Jules Lemaître

1896

Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série

2013
Les contemporains : études et portraits littéraires. Sixième série, Deuxième édition.H. Lecène et H. Oudin (Paris).1896. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (Secrétariat d’édition), Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).

En guise de préface §

Il y a, dans une Revue illustre, un écrivain que je respecte et que j’admire infiniment. Depuis quelque temps, il ne peut plus écrire une page sans marquer son dédain et son antipathie pour ce qu’il appelle la littérature et la critique personnelles. (Au fait, est-ce que ce ne serait pas de la « littérature personnelle », l’expression si fréquente et si véhémente de cette antipathie ?) Il traite avec moquerie les critiques qui parlent trop d’eux-mêmes, et qui à cause de cela ne seront jamais que de « jeunes critiques ». Et, par malheur, comme il est grand dialecticien, il appuie ce sentiment d’excellentes raisons. Et chaque fois, bien qu’il n’ait peut-être nullement pensé à moi, je prends cela pour moi, je m’humilie, je rentre en moi-même… afin d’apprendre à en sortir, ou à faire semblant.

(Et, chose admirable, je n’ai jamais tant parlé de moi que depuis qu’on me le reproche, justement parce que je veux m’en défendre.)

Oui, je songe quelquefois à me corriger. Il me semble que cela ne serait pas très difficile. Je vous assure que je pourrais, comme un autre, juger par principes et non par impressions. On me traite d’esprit ondoyant. Je serais fixe si je le voulais ; je serais capable de juger les œuvres, au lieu d’analyser l’impression que j’en reçois ; je serais capable d’appuyer mes jugements sur des principes généraux d’esthétique ; bref, de faire de la critique peut-être médiocre, mais qui serait bien de la critique…

Seulement alors, je ne serais plus sincère. Je dirais des choses dont je ne serais pas sûr. Au lieu que je suis sûr de mes impressions. Je ne sais, en somme, que me décrire moi-même dans mon contact avec les œuvres qui me sont soumises. Cela peut se faire sans indiscrétion ni fatuité, car il y a une partie de notre « moi », à chacun de nous, qui peut intéresser tout le monde. Ce n’est pas de la critique ? Alors c’est autre chose : je ne tiens pas du tout au nom de ce que je fais.

* * * * *

… M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement ; et ainsi de suite. Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres de ses jugements. Don merveilleux ! Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité. J’admire de bon coeur la majesté d’une telle critique. Si tel de ses jugements particuliers paraît « étroit », comme on dit, ce n’est que par une illusion ou un abus de mots : car toute une conception de l’esprit humain et de la destinée humaine tient dans l’ampleur sous-entendue de ses considérants. Oui, cela est beau. Mais en voici le rachat. Quelle tristesse ce doit être de ne plus pouvoir ouvrir un livre sans se souvenir de tous les autres et sans l’y comparer ! Juger toujours, c’est peut-être ne jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Brunetière fût devenu réellement incapable de « lire pour son plaisir ». Il craindrait d’être dupe, il croirait même commettre un péché. Là est notre revanche à nous. Cela nous est égal de nous tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations d’aujourd’hui. Consentant au plaisir, nous consentons à l’erreur. Mais d’abord nos erreurs sont sans conséquence ; elles ne sont pas liées entre elles ; elles ne portent que sur des cas particuliers : au lieu que si, d’aventure, M. Brunetière se trompait, ce serait effroyable ; car, outre que son erreur aurait été sans plaisir, elle serait sans recours ni remède ; elle serait totale et irréparable ; ce serait un écroulement de tout lui-même. Or, il ne se trompe point, sans doute : mais enfin qui le jurerait  Et ne dites pas non plus que la critique personnelle, la critique impressionniste, la critique voluptueuse, comme vous voudrez l’appeler, est bien pauvre vraiment et bien mesquine comparée à l’autre critique, à celle qui fait entrer le ressouvenir des siècles dans chacune de ses appréciations. Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’évoquer librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports, n’en point choisir et presser un aux dépens des autres, respecter le charme propre du livre que l’on tient et lui permettre d’agir en nous… Et comme, au bout du compte, ce qui constitue ce charme, ce sont toujours des réminiscences de choses senties et que nous reconnaissons ; comme notre sensibilité est un grand mystère, que nous ne sommes sensibles que parce que nous sommes au milieu du temps et de l’espace, et que l’origine de chacune de nos impressions se perd dans l’infini des causes et dans le plus impénétrable passé, on peut dire que l’univers nous est aussi présent dans nos naïves lectures qu’il l’est au critique-juge dans ses défiantes enquêtes.

* * * * *

… Il est, pour le moins, deux façons d’entendre la critique des œuvres littéraires.

Dans le premier cas, on cherche si l’œuvre est conforme aux lois provisoirement « nécessaires » du genre auquel elle appartient, ou simplement aux exigences ou habitudes de l’esprit et du goût latins, et, d’autres fois, si elle est conforme aux intérêts de la moralité publique et de la conservation sociale. Ou bien, quand l’œuvre est d’importance et qu’on veut « élever ses vues », on s’efforce de la situer historiquement dans une série de productions écrites ; ou bien, on recherche quel moment elle marque dans le développement, la dégénérescence ou la transformation d’un genre  les genres littéraires étant considérés comme un je ne sais quoi de vivant et d’organique, qui existerait indépendamment des œuvres particulières et des cerveaux où elles ont été conçues… Cette critique-là, qui n’est qu’une idéologie, exclut presque entièrement la volupté qui naît du contact plein, naïf, et comme abandonné, avec l’œuvre d’art. Elle nous demande, en outre, de continuels actes de foi. Et elle suppose, chez ceux qui la pratiquent, une grande superbe intellectuelle, une extrême surveillance de soi, et comme une terreur de jouir d’autre chose que des démarches, jeux et prouesses dialectiques de son propre esprit. On m’a rapporté que l’écrivain incroyablement vivace et impétueux qui représente chez nous cette école critique disait un jour à un confrère suspect d’indolence, d’ingénuité et d’épicuréisme littéraire : « Vous louez toujours ce qui vous plaît. Moi, jamais ». Dur renoncement apparent !… J’ajoute que cette critique ascétique et raisonneuse, difficile à exercer supérieurement, est de ces emplois qui supportent le mieux une médiocrité honorable.

L’autre critique consiste à définir et expliquer les impressions que nous recevons des œuvres d’art. Elle est modeste ; toutefois, ne la croyez pas forcément insignifiante. Les raisons qu’on donne d’une impression particulière impliquent toujours des idées générales. On ne la peut motiver sans motiver à la fois tout un ordre d’impressions analogues. Et, sans doute, le critique « impressionniste » semble ne décrire que sa propre sensibilité, physique, intellectuelle et morale, dans son contact avec l’œuvre à définir ; mais, en réalité, il se trouve être l’interprète de toutes les sensibilités pareilles à la sienne. Et ainsi il n’y a pas de « critique individualiste ». Celle qu’on appelle ainsi, au lieu de classer les ouvrages, classe les lecteurs (ou les auditeurs). Mais ne voyez-vous pas que classer ceux-ci, c’est, au bout du compte, distribuer en groupes et juger ceux-là, et qu’ainsi la critique subjective arrive finalement au même but que l’objective, par une voie plus humble, plus couverte et peut-être moins aventureuse, puisqu’on est beaucoup moins sûr de ses jugements que de ses impressions ?

Louis Veuillot §

I §

J’ai dessein de reprendre et de poursuivre cette série des Contemporains, interrompue pendant cinq ou six ans par des besognes à la fois plus ambitieuses et, au fond, plus frivoles. Car c’est sans doute encore la forme de la critique qui, à propos des personnes originales de notre temps ou des autres siècles, permet le mieux d’exprimer ce qu’on croit avoir, touchant les objets les plus intéressants et même les plus grands, d’idées générales et de sentiments significatifs.

Vous me demanderez peut-être pourquoi j’ai choisi, cette fois, Louis Veuillot. J’ai, en effet, un peu peur que toutes vos lumières sur lui ne se bornent à savoir qu’il fut un grand journaliste, le plus violent, le plus éloquent et le plus spirituel des « ultramontains », et qu’il a laissé une page curieuse sur Thérésa. Je pourrais vous répondre simplement que je continue à me laisser apporter mes sujets par le hasard de mes curiosités ou de mes souvenirs… (Hélas ! je sens que je glisse encore dans cette « critique personnelle » qu’on m’a tant reprochée ; mais qu’y faire ?) Donc, les premiers volumes que j’ai reçus comme « livres de prix », c’était Rome et Lorette et les Pèlerinages de Suisse ; et ainsi j’eus de bonne heure ce pli de considérer Veuillot comme un grand homme. Enfant et adolescent, j’ai fréquenté des curés de campagne qui ne juraient que par lui, et pour qui le rédacteur en chef de l’Univers était le Judas Macchabée de notre âge. Et, comme ils l’aimaient et l’admiraient un peu en cachette de leur évêque, ce culte qu’ils me faisaient partager avait pour moi l’attrait de quelque chose de vaguement défendu ; et le Macchabée catholique m’apparaissait avec le prestige d’un héros réfractaire, d’un outlaw, suspect aux puissances établies. Innocente perversité ! J’avais pour Veuillot d’autant plus de considération que je savais qu’il était redoutable à Mgr Dupanloup, lequel m’avait « confirmé ». Ces impressions-là ne s’oublient point.

Mais au reste Louis Veuillot nous est tout à coup redevenu « actuel ». Naguère deux des plus anciens rédacteurs de l’Univers se retiraient du journal, ne pouvant prendre sur eux de conformer désormais leur conduite politique aux instructions du pape Léon XIII. Ces instructions, M. Eugène Veuillot les avait pleinement acceptées. Je me demandai alors : Qu’eût fait Louis Veuillot ? Et quelle serait aujourd’hui son attitude ? Et c’est ainsi que je fus amené à mieux connaître son œuvre, que je n’avais jusque-là qu’effleurée.

Cette œuvre est considérable : cinquante volumes presque tous fort compacts  sans compter les articles non recueillis et qui, je pense, formeraient une masse au moins égale d’imprimé. De tout cela, je crois avoir exploré et retenu l’essentiel. Ce qui est sûr, c’est que j’ai rarement vu plus immense labeur, ni plus rigoureuse unité d’esprit et de doctrine dans des occasions plus variées, ni plus riche et plus robuste tempérament d’écrivain. Et je l’ai aimé davantage, à mesure que j’ai compris quelle rare et forte et originale espèce de chrétien il avait été.

Mais, pour me retrouver dans cette surabondance de documents, je suis bien forcé de recourir à l’artifice des divisions et d’étudier tour à tour, dans Louis Veuillot, bien qu’en réalité ils s’y confondent (aussi m’arrivera-t-il sans doute de les mêler un peu), l’homme, le catholique et l’artiste.

II §

Il était du peuple, du tout petit peuple ; né à Boynes, dans le Gâtinais, d’une mère bourguignonne. Son père était ouvrier tonnelier et ne savait pas lire. Louis Veuillot connut, dans son enfance, la vie humble, étroite, indigente. Comme beaucoup d’artisans de la campagne, ses parents furent contraints par la misère de venir chercher un refuge à Paris. Louis s’éleva tout seul. Écolier de la mutuelle, puis saute-ruisseau, sans nulle éducation religieuse (il fit sa première communion comme la font les gamins de Paris, et ses parents étaient de braves gens qui n’allaient pas à la messe), il se forma principalement dans la rue et dans les cabinets de lecture, au hasard. Il fut un autodidacte, comme quelques-uns des plus originaux esprits de ce temps. Il était sensible et fier, frémissant aux injustices, prêt à la révolte. « Dans mon enfance, dit-il (1ère préface des Libres Penseurs), quand certain patron de mon père venait lui intimer durement ses ordres, mon coeur bondissait, j’éprouvais un frénétique désir d’écraser cet insolent. Je me disais : « Qui l’a fait maître et mon père esclave ? mon père qui est bon, brave et fort, et qui n’a fait de tort à personne ; tandis que celui-ci est chétif, méchant, larron et de mauvaises mœurs. Mon père et cet homme, c’était tout ce que je voyais de la société. » Rappelez-vous cette note.

Cependant, le don d’écrire était dans ce gavroche. Après la révolution de 1830, n’ayant pas encore vingt ans, il est journaliste à Rouen, puis, à Périgueux, rédacteur en chef d’un journal ministériel. Il y défendait le gouvernement du « juste-milieu » et y servait la bourgeoisie qu’il haïssait instinctivement. Mais il fallait vivre. « Sans aucune préparation, je devins journaliste. Je me trouvai de la Résistance : j’aurais été tout aussi volontiers du Mouvement, et même plus volontiers. »

C’est lui le petit journaliste vivace, le gamin hardi et généreux dont il nous fait le portrait dans son roman de l’Honnête Femme. À vingt-quatre ans, pour avoir vu de près la basse cuisine politique, la sottise et la vanité des gens en place, l’égoïsme et l’hypocrisie de ceux qui formaient alors le « pays légal », il commençait à connaître les hommes, et il les méprisait parfaitement. Mais sa jeune misanthropie était allègre et goûtait déjà ces joies de la bataille, dont jamais il ne sut se défendre. « Quel plaisir de dauber sur ce troupeau de farceurs illustres et vénérés ! Croirait-on, à les voir couverts de cheveux blancs, de croix d’honneur, de lunettes d’or, de toges et d’habits brodés, fiers, bien nourris, maîtres de cette société qu’ils grugent… croirait-on que leurs calculs sont dérangés, que leur sommeil est troublé par le bruit du fouet dont ils ont eux-mêmes armé un pauvre petit diable sans nom, sans fortune et sans talent !… Grosses outres gonflées de fourberie et d’usure, je saurai tirer de vous quelque chose qui pourra suppléer au remords ! »

Il rougissait d’être un bourgeois payé par des bourgeois : il se souvenait avec amertume de « cet infortuné peuple de ses frères qu’il avait quitté lâchement ». (Je cite beaucoup, car il est très important de bien connaître le point d’où Veuillot est parti.) « Là, continuait-il, j’ai mon père qu’on a usé comme une bête de somme, et ma mère courbée sous le chagrin… Le hasard a voulu qu’un rayon de soleil réchauffât leurs derniers jours. Je pouvais aussi bien n’être qu’un infirme de plus dans le grabat où la faim nous aurait dévorés… Ah ! j’ai fait une action honteuse quand j’ai vendu ma voix aux artisans des misères publiques, à ceux qui vivent des sueurs populaires et ne se soucient pas de remédier aux tortures que leur égoïsme enfante et perpétue ! Allez chez ces manufacturiers dont je suis ici l’organe : vous verrez dans leurs ateliers ce qu’on y fait de la chair humaine. Si mon père pouvait comprendre sa situation, il refuserait le pain dont je le nourris ; mieux vaudrait pour moi n’avoir ajouté qu’un cri de haine, un gémissement à cette plainte éternelle que n’écoutent ni la terre ni les cieux. » Et le petit journaliste ajoutait : « Ces pensées me jettent dans une espèce de délire ». Et ailleurs, pour se débarbouiller des bourgeois, il se retourne vers le peuple, que nul n’a aimé plus constamment que lui ; il croit découvrir chez les paysans « un fonds d’idées saines et généreuses, le robuste instinct de la justice, de violentes antipathies contre les mensonges du libéralisme, une vague attente de vengeance humaine ou divine contre tous ces petits oppresseurs qui les trompent, les tyrannisent et les humilient ». Et il les appelle contre « les messieurs », comme autrefois l’Église, « effrayée des crimes de la civilisation, se tournait avec une sorte d’espérance vers les barbares. »

Or, parmi toutes ces imprécations, le petit journaliste n’était pas content de lui. Il menait exactement la vie qu’il reprochera plus tard avec tant d’âpreté à beaucoup d’« honnêtes gens » de ses contemporains. Sans être fort débauché, il n’était point chaste. Sans être formellement impie (dès cette époque il paraît avoir été assez retenu dans ses discours touchant les choses de la religion), il était incroyant, et n’avait pas mis les pieds dans une église depuis sa première communion. Mais du moins il n’était nullement fier de son état moral, et il souffrait de ne savoir où il allait. Il était inquiet, avec d’étranges accès de sensibilité. Son ironie ne lui était souvent qu’un masque ou une attitude. «… Au sortir d’une conversation où j’aurai, par l’excès de mes dédains, étonné des âmes éteintes, j’irai dévorer en pleurant quelque puéril récit d’amour… Un son de voix, un regard, me jettent dans des chimères de tendresse et de mélancolie d’où je ne puis plus sortir. Je ne sais rien à quoi ne morde cette rage d’aimer. L’autre jour, en lisant Plutarque, j’étais épris de Cléopâtre. Jugez par là du reste. »

Si je ne me trompe, Veuillot à vingt-quatre ans était, ou peu s’en faut (car tout recommence), dans la disposition d’âme de ces jeunes gens d’aujourd’hui qui sont inquiets de Dieu et de l’humanité et qui cherchent à la fois la vérité religieuse et la solution des questions sociales, — à cette différence près que ces jeunes hommes dont je parle sont beaucoup plus instruits que ne l’était alors Veuillot, qu’ils connaissent les philosophes, qu’ils sont surveillés et arrêtés, après tout, par leur propre esprit critique, et qu’il est à craindre que leur raison trop exercée ne leur permette jamais de faire ce « saut dans le gouffre », qui est peut-être le saut dans la lumière.

À ce moment où le petit journaliste défendait à Périgueux le gouvernement des satisfaits, tout en songeant à part lui qu’il faisait peut-être une besogne honteuse  s’il avait rencontré sur son chemin quelque théoricien du socialisme, imposant par sa foi, ardent de langage, austère de mœurs et sacerdotal d’allures, comme il s’en est trouvé, il n’est pas déraisonnable de supposer qu’il eût suivi cet apôtre en lui disant : « C’est vous la vérité et la vie ». Il y avait certes, dans Veuillot, de quoi fournir une carrière admirable de révolté. Comme il était courageux et batailleur, il n’eût pas manqué une barricade et eût fait de la prison autant qu’aucun autre. Il eût composé de merveilleux évangiles de l’avenir tout bouillonnants de la plus redoutable éloquence et pénétrés de la plus tendre poésie. On le citerait aujourd’hui avec les Leroux, les Proudhon, les Lamennais, et il serait le plus grand écrivain de la révolution sociale.

Ou bien, simplement, les tourments sacrés de sa jeunesse se seraient peu à peu apaisés. Et alors il eût été un honnête homme suivant le monde, un vague libéral résigné à un ordre social où sa place n’eût point été mauvaise. Il n’eût été, enfin, qu’un littérateur de premier ordre. Il eût pu donner encore plus largement carrière à son esprit d’ironie et de dérision, car il eût eu moins de choses à respecter ; il eût écrit d’excellents romans satiriques et réalistes ; il eût, fort aisément, mis Edmond About et quelques autres dans sa poche ; il aurait été académicien ; il aurait mené une vie commode ; il n’aurait eu, en fait d’ennemis, que sa portion congrue ; tout le monde saurait aujourd’hui qu’il fut un des maîtres de la langue ; il commencerait à entrer dans les anthologies qu’on fait pour les lycées, et une rue de Paris porterait son nom.

Mais l’inquiétude du petit journaliste ne s’apaisa pas, et il ne rencontra point l’apôtre qui l’eût pu conquérir à l’armée de la révolte. Il alla à Rome, et il s’y convertit.

III §

Comment cela se fit-il ?    Dans toute conversion, il y a quelque chose qui nous échappe et qu’il faut bien appeler, comme le font les convertis eux-mêmes, « l’action de la grâce ». Tenons-nous en aux causes apparentes et aux caractères particuliers de la conversion de Louis Veuillot.

Je remarque d’abord qu’elle sortit d’une angoisse morale plutôt qu’intellectuelle, qu’elle n’eut rien de « métaphysique », qu’elle n’est nullement de la même espèce que la conversion (à rebours) d’un Jouffroy ou que la conversion (relative) d’un Pascal. Veuillot n’avait point le cerveau philosophique. C’était un pur sentimental. Il dit dans sa correspondance : «… Quant à moi, j’ai le bonheur d’être complètement inepte en philosophie, et je ne lis rien de tout ce qui se présente sous cette forme. »

Cette conversion ne fut non plus ni soudaine ni tragique. Veuillot n’eut pas, à proprement parler, sa « nuit ». L’illumination qu’il eut à Rome ne fut que l’achèvement d’un travail secret de plusieurs années.

Il avait un grand besoin de certitude. La profession de spectateur amusé n’était point son fait. Il éprouva de bonne heure, de façon aiguë et persistante, ce que nous ne sentons qu’à certaines minutes et mollement : le vide et l’inutilité de la vie d’un journaliste, ou d’un littérateur, ou d’un bourgeois, qui n’est que cela. Faire des besognes auxquelles on croit à moitié ou pas du tout ; écrire des livres où l’on ne met point son âme, mais seulement quelques conjectures ou spéculations sur la vie ; obtenir par là de petits succès ; cueillir en passant de petits plaisirs égoïstes ; vivre au jour le jour ; comprendre ça et là quelques petites choses, mais ignorer en somme ce que l’on est venu faire au monde ; vivre en se passant de la vérité ; vivre sans vouer sa vie à une cause aussi humaine et générale que possible ; c’est-à-dire vivre comme nous vivons presque tous… cela parut très vite misérable au jeune rédacteur en chef du Mémorial de Périgueux. Au temps même où il daubait les bourgeois libres-penseurs de Chignac, il lui arrivait de faire sur lui-même un loyal retour. C’est que le petit journaliste avait déjà une vie intérieure. « Ah ! s’écriait-il, je ris des reproches qu’ils peuvent me faire : mais j’évite de descendre en moi-même, car c’est là que je suis leur égal, et peut-être leur inférieur. Ils savent ce qu’ils veulent, et je ne le sais pas ; et, si j’ai des troubles qu’ils ne connaissent pas, qui m’assure que je ne suis pas traître à mon âme et à ma destinée, autant et plus qu’ils ne le sont eux-mêmes au but final de la vie ? Mais quel est-il, ce but mystérieux, invisible ? »

Il se convertit donc, premièrement, en haine de cette incertitude, parce que la spéculation philosophique, dont il est d’ailleurs peu capable, ne lui suffit pas ; parce qu’il lui faut une règle absolue de ses actes, et dont la sanction soit en dehors de lui : bref, il se convertit pour avoir la paix de la conscience.

Ce besoin de paix intime se confondait avec un autre : le besoin d’être meilleur, de mériter. Même avant d’être chrétien, il se sentait humilié de l’égoïsme, de l’inutilité et de l’impureté de sa vie. Mystérieux phénomène moral : il avait des remords sans croire pourtant qu’il fît des choses défendues ni qu’il transgressât une règle ; il avait le sentiment du péché avant la connaissance et l’acceptation de la loi. « Témoignage d’une âme naturellement chrétienne », selon l’immortel mot de Tertullien. Même au temps de son « erreur », alors qu’il lui arrivait de s’échapper, comme les autres, en facéties et impiétés d’estaminet, ses collaborateurs l’accusaient d’avoir, comme journaliste, « du penchant pour les choses religieuses ». C’est son frère qui nous le dit, et je n’ai aucune peine à le croire. Dès cette époque, il remarquait que les exemplaires les plus complets et les plus assurés de vertu, ceux qui nous inspirent le plus de confiance, nous sont offerts par des croyants au surnaturel, et qu’il n’y a rien de meilleur ni de plus respectable qu’un bon prêtre ou qu’une religieuse sainte. Et secrètement, peut-être à son insu, son sens pratique en tirait déjà des conséquences.

Enfin, la troisième et, il faut le dire à son honneur, la plus déterminante raison de sa conversion, ce fut la « charité du genre humain », ce fut l’amour du peuple, l’amour des humbles, des souffrants, des ignorants, des opprimés. Les textes abondent et surabondent chez lui, par où l’on pourrait le démontrer. Je veux du moins citer une page capitale de la première préface des Libres Penseurs :

    Mon père était mort à cinquante ans. C’était un simple ouvrier, sans lettres, sans orgueil. Mille infortunes avaient traversé ses jours remplis de durs labeurs… Personne, durant cinquante ans, ne s’était occupé de son âme… Il avait toujours eu des maîtres pour lui vendre l’eau, le sel et l’air, pour lever la dîme de ses sueurs, pour lui demander le sang de ses fils ; jamais un protecteur, jamais un guide… Au fond, que lui avait dit la société ?… « Sois soumis et sois probe ; car, si tu te révoltes, on te tuera ; si tu dérobes, on t’emprisonnera. Mais si tu souffres, nous n’y pouvons rien ; et, si tu n’as pas de pain, va à l’hôpital et meurs, cela ne nous regarde plus. » Voilà ce que la société lui avait dit, et pas autre chose… Elle n’a de pain pour les pauvres qu’au Dépôt de mendicité ; des consolations et des respects, elle n’en a nulle part…

Mon père avait donc travaillé, il avait souffert, et il était mort. Sur le bord de sa fosse, je songeai aux tourments de sa vie, je les évoquai, je les vis tous, et je comptai aussi les joies qu’aurait pu goûter, malgré sa condition servile, ce coeur vraiment fait pour Dieu. Joies pures, joies profondes ! Le crime d’une société que rien ne peut absoudre l’en avait privé. Une lueur de vérité funèbre me fit maudire, non le travail, non la pauvreté, non la peine, mais la grande iniquité sociale, l’impiété, par laquelle est ravie aux petits de ce monde la compensation que Dieu voulut attacher à l’infériorité de leur sort. Et je sentis l’anathème éclater dans la véhémence de ma douleur.

Oui, ce fut là ! Je commençais de connaître, de juger cette société, cette civilisation, ces prétendus sages. Reniant Dieu, ils ont renié le pauvre, ils ont fatalement abandonné son âme. Je me dis : — Cet édifice social est inique, il sera détruit. J’étais chrétien déjà ; si je ne l’avais été, dès ce jour j’aurais appartenu aux sociétés secrètes.

Jamais conversion religieuse ne fut, dans ses mobiles profonds, plus pitoyable aux hommes, plus soucieuse des souffrants, plus « populaire ». Longtemps avant le coup de la grâce, le catholicisme commençait d’apparaître à Veuillot comme le grand et seul remède aux maux humains : aux troubles de l’âme par la certitude ; aux souffrances et aux injustices sociales, soit par la charité chrétienne, soit par la sanction après la mort.

Ce fut dans ces dispositions qu’il alla à Rome. C’est le lieu par excellence des « retraites », celui où se nourrissent le mieux les rêves : rêves d’art, rêves de volupté, rêves de perfection morale. L’atmosphère y est pleine de souvenirs et comme saturée d’âme. J’ai dit que Veuillot était peut-être par-dessus tout un homme de sentiment, un poète : la Rome catholique s’empara de lui tout entier, et avec une force inouïe. Par la vertu des témoignages sensibles, des symboles qui y sont accumulés, et dont il subissait la magie enveloppante, le catholicisme s’imposa à son esprit comme la seule explication permanente et complète du monde et de la vie ; il y reconnut la vraie panacée de l’universelle misère, le salut de l’ignorante humanité. L’enchantement spirituel de ses sens acheva la transformation de son cœur : il eut d’ineffables attendrissements, il pleura dans les églises. Dans nulle conversion il n’y eut plus d’amour.

IV §

La vérité connue et embrassée, il ne la lâcha plus. Catholique, il voulut vivre pleinement en catholique. Cela n’alla pas d’abord tout seul. Le « vieil homme » résistait. Le nouveau converti eut quelques mois de profonde angoisse : il regrettait ce qu’il voulait quitter. Il écrivait à son frère (Corresp., I, p. 25) :

Je suis horriblement triste, et du vieux fonds que tu me connais, et de ce qui s’ajoute chaque jour, et enfin de la peur que me fait éprouver ce continuel accroissement, quand je viens à y songer.

Il dit encore ceci, que l’on sent être très vrai :

C’est justement depuis ce moment-là (celui de sa conversion définitive) que je souffre le plus. Le combat a réellement commencé à l’acte qui devait le finir : ce qui était clair à mon esprit devient douteux ; ce que j’ai abandonné avec le plus de facilité me devient cher.

Et ceci, d’une si belle et courageuse sincérité, et qui me paraît aller loin dans la connaissance de notre misérable cœur :

… Évidemment cette lutte doit se terminer par le triomphe du bien ; mais elle est longue et douloureuse en raison du mal qu’on a commis : car on n’a pas fait une faute, si odieuse soit-elle, qu’on ne désire la faire encore, et faire pis. Chaque vice de la vie passée laisse au coeur une racine immonde, qu’il faut en arracher avec des tenailles ardentes. Cela semble une chose épouvantable d’être tenu à une vie honnête et réglée par le grand devoir divin.

Et cependant, il se sent une force qu’il n’avait pas auparavant :

… Ces actes, ces fautes, ces plaisirs, pour lesquels on avait du mépris, on s’y laissait entraîner : maintenant qu’ils inspirent un attrait horrible, qu’ils vous donnent une soif d’enfer, vous n’y cédez pas. C’est la récompense : elle est lente, elle est rare, elle est maudite parfois lorsqu’elle vient ; mais elle vient.

Ce trouble, ces « tentations hideuses », je ne jurerais pas que Veuillot en fût jamais complètement affranchi. Jusqu’au bout, il aura, çà et là, des aveux sur sa misère intime, pour lesquels nous l’aimerons peut-être plus encore que pour ses généreuses et éblouissantes colères. Cet homme fut d’une étrange franchise et, contre l’opinion commune, doux et humble de coeur.    Il triompha du moins assez vite de ces premiers assauts, plus redoutables, qui suivirent immédiatement son retour à Dieu, de la séduction du péché encore tout proche, des mauvais souvenirs encore tout chauds dans le sang de ses veines. Comment ? Comme il le devait : par la prière, la confession, la communion, par la pratique obstinée de ce mystique « abêtissez-vous » de Pascal, dont il a donné (Mélanges, I) le plus pénétrant, le plus admirable commentaire.

Une des grandes sottises de ses ennemis fut assurément de l’avoir traité de tartufe. Cela ne vaut pas la peine d’être réfuté, pour peu qu’on ait lu Veuillot et que l’on sache lire. Sa conversion eut pour premier effet de lui faire payer ses dettes :

… Sais-tu jusqu’où vont les agréables restes de mon beau passé ? Sais-tu ce qui me reste de tous mes essais de plaisirs, de mes rages, de mes colères, de tant de pleurs versés et de temps perdu ? Je viens d’en faire le calcul : 5 000 francs de dettes, dont 1 000 francs pressent et devraient être déjà payés. Des dettes oubliées se sont réveillées au fond de ma conscience, et ma conversion n’eût-elle produit que cela, nous devrions tous la bénir. (Lettres à son frère.)

Il se mit à être un très scrupuleux honnête homme. Il s’occupa tendrement de son frère cadet, fit des livres pour constituer à ses deux sœurs une petite dot, ne se maria que lorsqu’elles furent pourvues. Très aimé et employé de M. Guizot, secrétaire, en Algérie, du maréchal Bugeaud, il ne tenait qu’à lui d’avoir une grande situation dans la presse ministérielle. Mais il était de ceux qui ne s’arrêtent pas en chemin, qui ne font pas au devoir sa part, qui vont jusqu’au devoir d’exception. Il repoussa les avantages offerts, voulut se garder libre, et, puisqu’il était catholique et que son don particulier était celui de l’écrivain, fonda un journal catholique : entreprise hasardeuse et qui eut de difficiles commencements. Toujours il dédaigna la fortune. Sa vie, quand on l’embrasse, est harmonieuse et belle, toute d’incroyable labeur et de sacrifices allègrement portés, les uns publics, les autres secrets et que ses lettres révèlent ou laissent deviner.

V §

Il fut un des grands catholiques de ce temps ; le plus grand peut-être, si l’on considère la puissance et l’ardente et amoureuse combativité de son talent ; le plus original, si l’on fait attention à l’absolue pureté de son catholicisme, rare et neuf par cette pureté même et cette simplicité.

Il lui fut avantageux, en somme, de n’avoir reçu, dans son enfance, presque aucune éducation religieuse ; d’avoir, en vrai gamin de Paris, fait sa première communion sans y prendre garde et, ensuite, de n’y avoir plus songé. Les hommes qui ont eu une enfance pieuse et qui se sont lentement détachés de la foi par l’insensible travail de leur esprit avec qui conspirent, quelquefois, les exigences de leurs passions de vingt ans, ceux-là ne se convertissent guère ou, s’ils se convertissent, ce n’est pas à vingt-cinq ans, c’est généralement beaucoup plus tard, et c’est par un simple réveil de sentiments qui, au surplus, n’ont jamais été, chez eux, tout à fait spontanés, mais qu’un enseignement exprès avait déposés dans leurs cœurs d’enfants. Leur retour à la foi peut avoir sa douceur et même son ardeur, mais ce ne saurait être le coup de foudre et l’éblouissement du chemin de Damas. Veuillot, lui, ne retrouve pas la vérité : il la découvre réellement, il la conquiert, et cela, par son propre effort et en plein frémissement de jeunesse. Il ignorait le sens de la vie : un jour, il le connaît. Ce n’est pas un ressouvenir, c’est une révélation. C’est pourquoi sa conversion a tous les caractères du plus fervent enthousiasme.

Il est catholique naïvement  sans respect humain, cela va sans dire, mais même sans rien de cette retenue, de cette discrétion de bon ton qu’observent volontiers les croyants « d’un certain monde » et qui fait qu’on peut les fréquenter longtemps sans soupçonner qu’ils vont à la messe et qu’ils communient. Sa foi, pénétrant toute son âme, est une foi de tous les instants, et il ne craint pas d’en donner des témoignages familiers. Jusque dans ses articles, mais surtout dans ses lettres et dans ses romans, dans ses recueils de petits contes et de « variétés », il ne rougit point d’avoir le style « dévot », à la façon d’un curé de campagne. Il parle sans embarras de ses pratiques religieuses, d’une messe qu’il a entendue, d’un chapelet qu’il a récité, d’une communion qu’il a faite. Le maigre du vendredi joue un rôle important dans ses petits récits d’édification. Sa foi, si souvent sublime de penser et de propos, est, dans le détail journalier, humble et populaire. Et ne croyez pas qu’il outre à plaisir, et par une sorte de défi aux esprits superbes, l’humilité et la simplicité du cœur : on reconnaît, lorsqu’on l’a pratiqué un peu, qu’il est naturellement ainsi.    Or il est bien évident, d’abord, que, parmi les illustres catholiques laïques de ce siècle, les Montalembert, les Falloux, les Ozanam, aucun n’a cet accent ; que ce sont gens bien élevés, dont les discours pieux sentent leur homme du monde et se distinguent toujours de ceux d’un desservant de village, d’un sacristain ou d’une Petite Sœur. Mais cette bonhomie dévote, ces façons candides de frère lai, ce ton de piété plébéienne, je ne pense même pas que vous les surpreniez jamais chez les prêtres célèbres qui furent les contemporains de Veuillot, chez les Lacordaire, les Ravignan, les Dupanloup, ces aristocrates de la foi.

Veuillot, lui, est bien peuple. Les catholiques considérables que je nommais tout à l’heure, clercs ou laïques, appartenaient par leur naissance à la noblesse ou à la bourgeoisie. Certes ils croyaient que le catholicisme est le salut de la société humaine et, par conséquent, des pauvres ; mais ils semblaient préoccupés moins directement de l’âme des pauvres que de celle des riches, et ils gardaient à ceux-ci, malgré leurs vices et leur indignité, une sympathie et une considération involontaires. Ils aimaient le peuple : mais ils le connaissaient à peine, ils ne l’avaient pas vu souffrir, ils n’avaient pas souffert avec lui. Il fut infiniment profitable à Veuillot d’être né de petits artisans, d’avoir été un pauvre petit gosse des rues, d’avoir vu son bonhomme de père maltraité par les patrons, d’avoir assisté et participé aux durs chômages, aux privations, aux angoisses pour le pain du lendemain. Il comprit mieux ainsi pourquoi le peuple est ce qu’il est, que c’est lui, surtout, qui a besoin du Christ, et qu’il est moins coupable que ses guides. Même féroce et impie, le peuple lui inspirera toujours plus de pitié que de colère. Dans ce livre splendide : Paris sous les deux sièges, il écrit, à propos des exécutions sommaires, contre lesquelles il proteste (pour d’autres raisons que les députés de Paris) : «… Devant ces misérables, la société… subit la conséquence horrible de rester sans pitié. Dieu, n’étant jamais sans justice, n’est jamais sans pitié… Parmi les foules qu’il faut engouffrer aux géhennes sociales, se trouvent beaucoup de ces publicains et de ces mérétrices qui entreront avant leurs juges dans le royaume de Dieu. Les anges que Dieu commet à la visite des fanges humaines ne l’ignorent point. Ils y ramassent des perles que peut-être ne contiennent pas en pareil nombre les riches demeures, les cours et les palais… » Nul catholicisme plus anti-bourgeois que celui de Veuillot.

Point d’ascétisme, sinon peut-être dans la partie la plus réservée de sa vie intérieure. Il ne se fit pas uniquement catholique pour orner et sauver son âme, mais pour servir le plus d’âmes possible, propager le bienfait qu’il avait reçu, et leur donner la foi qui seule assure à tous la vie heureuse ou supportable, même en ce monde-ci, en inspirant la bonté aux puissants autant que la patience aux déshérités. Ce trait est fort remarquable chez Veuillot. C’est bien en vue de la vie éternelle, mais c’est aussi, et très formellement, pour diminuer les douleurs de la vie présente (les deux buts devant d’ailleurs être atteints par les mêmes voies) que Veuillot se soucie de l’humanité, étant lui-même trop vivant, trop débordant d’énergie et trop épris de l’action pour se désintéresser, à la façon des ascètes, de cette vie mortelle et transitoire. La cité de Dieu dont il rêve, il ne la rejette pas tout entière par-delà la mort. Pour lui, le temps de l’épreuve est déjà le commencement de la récompense. C’est un saint très pratique par tempérament.

Peu de métaphysique, je l’ai dit. S’il en avait une, ce serait la métaphysique imaginative de Joseph de Maistre, qu’il connaît bien et qui est un de ses oracles. C’est avec le coeur qu’il croit. Il reçoit comme mystère ce qui est mystère. La Trinité en est un, le péché originel en est un, et l’incarnation, et la rédemption, et l’eucharistie, et la grâce. Cela va bien : il y a dans ces dogmes quelque chose à la fois d’inconcevable et de fort émouvant. Mais vous savez qu’en ce siècle raisonneur il s’est trouvé des prêtres ou des philosophes chrétiens, ou d’anciens élèves de l’École polytechnique, pour expliquer couramment ce qui est, par nature, inexplicable. Il y a un pseudo-rationalisme catholique. Que trois soient un ; que Dieu ait été homme ; que du pain et du vin soient Dieu ; que Dieu soit juste et qu’il nous fasse porter la peine d’une faute que nous n’avons pas commise ; que Dieu soit bon et que, prévoyant la damnation de la majorité des hommes, il ait créé l’humanité ; que Dieu soit bon et que l’enfer soit éternel, etc., on a vu des moines éloquents qui donnaient de ces choses des interprétations philosophiques : et cela est étrange, car un mystère que l’on comprendrait ne serait plus un mystère, et on ne rend pas raison de ce qui est au-dessus de la raison. (Tout ce qu’on pourrait faire, ce serait de rechercher la formation historique des dogmes et quels états d’esprit ont pu les engendrer : mais cela est besogne d’incroyants.) Veuillot ne donna pas dans le travers de ces chrétiens qui veulent faire au surnaturel sa part. Il accepte tout, il n’en trouve jamais assez. L’Immaculée Conception, et tous les miracles modernes, et la Salette, et Lourdes, il dévore tout. La liberté que l’Église laisse aux fidèles sur certains points douteux, il la refuse, il n’en a que faire. Il n’a jamais été troublé le moins du monde de ce qui indignait si fort un Proudhon ou un Michelet et, par exemple, de ce que suppose d’arbitraire divin la théorie de la grâce. Bon et tendre comme il était, il parle à l’occasion et sans vergogne de l’enfer, sur qui les prêtres « éclairés » glissent volontiers. Il y plonge Voltaire et quelques autres avec une sainte allégresse. Sa foi est intrépide, va jusqu’à lui donner l’apparence de sentiments qui sont peu dans son caractère. Il lui arrive de renchérir sur le charbonnier.

Un des lieux communs de notre littérature lyrique et romanesque, c’est le « supplice du doute ». À mon sens, c’est assez souvent une plaisanterie. Je ne crois que difficilement à la douleur métaphysique. Du moins, j’ai connu des esprits, même éminents, qui ne souffraient pas du tout de ne pas croire, et à qui il ne semblait point nécessaire, pour vivre, de tenir l’explication du monde. Veuillot est aux antipodes de cette famille d’esprits. Oui, le doute pour lui eût été bien réellement « un supplice ». L’intrépidité de sa foi et même la hardiesse des jugements qu’elle lui inspire sur les affaires de ce monde recouvre et suppose, à l’origine, l’horreur de l’incertitude et de la solitude, l’impossibilité de durer dans la non-affirmation, l’impérieux besoin de support et de magistère, en somme le frisson de je ne sais quelle peur irréductible, la peur du noir, celle qui jette les mourants aux bras des prêtres. Il y a de la physiologie dans cette peur-là : il y en avait dans la foi de Veuillot. Il n’aurait rien compris à ce raisonnement que j’ai souvent fait en songeant à la mort : — « Oui, c’est le noir, c’est l’inconnu. Mais s’il y a une destinée humaine par-delà la mort, quelle qu’elle doive être pour moi, je serais fou de redouter un sort qui me sera forcément commun avec des milliards d’individus de mon espèce. » Cela ne l’eût point rassuré. On le dirait hanté de la crainte de n’être pas suffisamment orthodoxe. Il a comme la rage de s’en remettre du plus de choses possible à l’autorité du représentant de Dieu ; et il semble qu’il se soit surtout appliqué à concentrer dans le pape seul le privilège d’infaillibilité autrefois épars dans l’Église entière, afin d’être plus tranquille. J’ai entendu des croyants, qui avaient d’ailleurs l’âme très belle, dire à propos de certaines difficultés du dogme : « J’aime mieux ne pas penser à ces choses-là. » Tel Veuillot. Quand il était seul avec lui-même, il fermait les yeux.

Mais, s’il se jette dans la foi par le même mouvement de recours craintif que les femmes et que les plus simples de ses frères, une fois assuré de ce refuge, il se retrouve homme de pensée. Il comprend profondément le rôle social de l’Église et en quoi ses dogmes correspondent aux besoins les plus intimes et les plus nobles de la nature humaine. Sur ce qui est l’âme même du christianisme, il abonde non seulement en sentiments, mais en idées. Lisez, dans le Parfum de Rome, le chapitre sur les Indulgences :

Par la création de l’Église, les fidèles constituent un corps immense, prolongé dans le ciel, sur la terre et dans les lieux de purification que nous appelons le purgatoire. Triomphante, souffrante, militante, l’Église est une en ces trois états. Jésus-Christ en est la tête. Ainsi se trouve accomplie l’unité des hommes avec Dieu et des hommes les uns avec les autres… Le membre humain de l’Église conserve son individualité. Portion du corps mystique de Jésus-Christ, il a tous les bénéfices de la vie d’ensemble ; homme, il garde la prérogative, mêlée de péril et de gloire, de l’être responsable et libre. Ainsi ce corps de l’Église nous apparaît divinement humain… Le dogme des Indulgences n’est pas l’abri de la paresse : il est le dogme des douces condescendances envers la fragilité humaine… Quand nos mains sont pures, elles sont magnifiquement transformées ; elles deviennent le vase qui peut répandre à larges ondes l’eau du rafraîchissement… Ainsi nous pouvons, par la prière et les bonnes œuvres, descendre dans ce formidable purgatoire, etc.

Mais il faut lire tout le morceau. Cela est d’une théologie grandiose, et si humaine ! Vous y verrez ce qui se cache sous l’une des pratiques les plus exposées aux moqueries des incrédules, sous les mômeries des bonnes femmes dévotes et sous le commerce des scapulaires, des cierges et des affreuses petites images de sainteté… « Vous avez une pointe de panthéisme, dit le pieux écrivain au symbolique Coquelet. Vos erreurs sont souvent des vérités que vous n’entendez pas, et vous vous empoisonnez avec des sucs divins. » Il cite alors à Coquelet un étonnant passage de saint Jean Damascène, et il ajoute : « Quand vous voudrez du panthéisme que vous puissiez comprendre, vous savez où il faut vous adresser. » Et je ne saurais vous dire si l’union de Dieu et de l’humanité dans l’Église est en effet un panthéisme plus facile à « comprendre » que l’autre : mais c’en est un ; et c’est de ce vin que les mystiques ont été ivres. Et, de même, la théorie de la réversibilité des mérites, ce n’est autre chose, après tout, que du communisme, le communisme des âmes, et c’est encore où Veuillot trouve de quoi contenter ce sentiment et cet amour de la solidarité humaine qu’il avait au plus haut point. Car sans doute il se peut que cette théorie des Indulgences heurte la conception de la justice qui a prévalu dans la Révolution et dans la philosophie moderne, et que la mise en commun des mérites et des grâces soit traitée avec dérision par ceux mêmes qui appellent la mise en commun des biens matériels : mais les philosophes qui, comme Proudhon, voient dans le catholicisme la religion de l’injustice, ne prennent pas garde que l’injustice disparaît par le seul fait du consentement et du sacrifice volontaire de ceux qui ont mérité davantage en faveur de ceux qui ont moins mérité ; qu’ainsi c’est l’amour et le renoncement du fidèle qui crée la justice de son Dieu, et que, si la matière, ici, est obscure, la pensée est belle et toute formée de charité.

La théorie des Indulgences, mystère qui implique tous les autres mystères chrétiens, serait  sans l’éternel enfer  celle d’une sorte d’universel socialisme moral. Et c’est ce qui enchante l’âme grande, affectueuse et « populaire » de Louis Veuillot. Pour lui, la religion est bien essentiellement, selon l’étymologie, un lien  lien des hommes entre eux, et des hommes avec Dieu. Souvenons-nous qu’il a été un des premiers à dénoncer l’individualisme :

Quand nous disons que la France a besoin de religion, nous disons absolument la même chose que ceux qui disent qu’elle a besoin de concorde, d’union, de patriotisme, de confiance, de moralité, etc. Il n’est pas difficile de comprendre qu’un pays où règne l’individualisme n’est plus dans les conditions normales de la société, puisque la société est l’union des esprits et des intérêts, et que l’individualisme est la division poussée à l’infini… Tous pour chacun, chacun pour tous, voilà la société. Chacun pour soi, et par conséquent chacun contre tous, voilà l’individualisme…

Edmond Schérer et d’autres ont dédaigneusement reproché à Louis Veuillot de manquer de philosophie, de n’être point un « penseur ». Il est vrai qu’il s’était retranché, une fois pour toutes, les libres spéculations sur l’origine du monde, sur le libre arbitre, sur la matière et l’esprit, sur la destinée des hommes ou même simplement sur l’histoire ; et j’ai confessé, tout à l’heure, qu’il n’avait pas le cerveau proprement philosophique. Mais enfin, être un penseur, cela sans doute en vaut la peine quand on est Descartes, Kant ou Hegel ; autrement, cela n’est ni si rare, ni si éblouissant. Quand on ne peut pas être un penseur, il reste d’être « un homme ». Schérer était, si vous y tenez, plus intelligent que Veuillot : il s’en faut que sa personne intellectuelle, morale, littéraire, soit aussi intéressante. Il y a quelque chose d’extraordinaire chez l’auteur des Libres Penseurs et de Paris sous les deux sièges : c’est  étant donné sa foi qui le lie et l’emprisonne  la puissance, la souplesse et quelquefois l’audace avec laquelle il interprète tous les événements, grands et petits, selon cette foi. Cet homme, qui n’est pas un philosophe, n’a que des sentiments d’un caractère universel. Au fond il ne se soucie que de l’humanité et se soucie de toute l’humanité. Il ne lâche point la croix ; mais, du pied de la croix, il a, sur tout ce qui passe, des vues d’une ampleur souvent surprenante. Il n’a qu’une idée  et dont il n’est pas l’inventeur, — mais génératrice d’idées harmonieuses, à l’infini.

Cela est peut-être aussi beau et aussi rare que d’avoir beaucoup d’idées personnelles qui se contrarient.

VI §

Étant l’espèce de catholique que j’ai dit, le rôle de Veuillot dans la société moderne, telle qu’elle est, ne pouvait être que ce qu’il a été : un rôle de combat. On sait avec quelle vigueur, quel courage et quelle persévérance, quel emportement et quel éclat il l’a soutenu. La belle campagne ! Pendant plus de quarante ans, presque chaque jour, il tient tête à ses ennemis, c’est-à-dire aux ennemis du catholicisme et, pareillement, à ceux qui n’étaient pas catholiques de la même façon que lui ; bref, il tient tête à tout le monde, ou à peu près, successivement.

Son premier adversaire, c’est, bien entendu, la classe qui s’est épanouie après la Révolution et l’Empire, la bourgeoisie rationaliste et libre penseuse ; la bourgeoisie riche, égoïste, jouisseuse, dure aux pauvres, qui a flatté le peuple pour conquérir le pouvoir, mais qui n’aime pas le peuple ; qui l’a abaissé et dépravé en lui volant Dieu, mais contre qui le peuple, inévitablement, se retournera un jour.

Nul n’a été plus dur pour l’esprit de la Révolution que ce fils de tonnelier, d’âme si évidemment démocratique. C’est qu’en effet l’idéal de la Révolution est la constitution de la société en dehors de la croyance à tout surnaturel, et même de la croyance en Dieu. Veuillot y découvre et y déteste l’œuvre finale de l’incrédulité furieuse du xviiie siècle, œuvre de l’orgueil et de l’envie, et aussi de ce pédantisme philosophique, ignorant des vraies conditions de la réalité humaine, que Taine appellera l’esprit classique. Et l’on a l’étonnement de voir Louis Veuillot, en plus d’une page, se rencontrer sur ce point  et sauf la différence des conclusions — avec Taine et avec Renan. De même, il constate que la Révolution a surtout profité aux riches ; il cherche en vain ce qu’elle a fait pour les pauvres : et l’on a la surprise de le voir se rencontrer là-dessus avec les plus décidés révolutionnaires d’aujourd’hui.

Toutes les variétés de l’espèce libre penseuse l’exaspèrent : non seulement le libre penseur militant, celui dont il a férocement tracé le type sous le nom de Coquelet et qui ressemble déjà très exactement à M. Homais bien avant le roman de Flaubert, mais encore et surtout le libre penseur douceâtre, qui a de la condescendance pour la religion. Plus que le Siècle ou le Constitutionnel, il exècre le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes. J’imagine qu’il se fût étrangement défié de nos néo-catholiques, de ces gens qui font des gestes pieux et qui, mis au pied du mur, confesseraient qu’ils ne croient même pas à la divinité du Christ. Il vous les eût mis dans le même sac que le protestantisme, qu’il considère comme une pure hypocrisie, comme une forme hybride et honteuse du rationalisme. Chose curieuse, c’est aux pasteurs protestants qu’il trouve l’air béat et cafard de Basile ; et il les accable tout justement des mêmes railleries que les libres penseurs vulgaires ont coutume d’adresser aux « curés ». — Bref, il ne comprend pas ou refuse énergiquement de comprendre le sentiment religieux sans la foi, et sans la foi catholique. Et c’est encore une des marques de cette dureté de logique, qui eût pu faire tout aussi bien de lui, certaines circonstances étant données, un sectaire du socialisme ou de l’anarchie, et qui, en tout cas, ne lui permettait pas de s’en tenir à aucune de ces opinions qu’on appelle « modérées » et qui sont comme de faux ménages (souvent commodes) d’idées et de sentiments contradictoires.

Il n’a, comme vous pensez bien, que mépris pour le parlementarisme, chose bourgeoise en effet, et il en démontre avec une force extrême la vanité, les injustices et la stérilité. Sur la sottise et le ridicule des bourgeois « dirigeants », des censitaires, il éclate intarissablement en moqueries étincelantes, et, sur leurs vices et leur malfaisance, en flamboyantes imprécations. Sur la presse impie et libertine, grave ou plaisante  chose bourgeoise encore  sur notre littérature romanesque, sur nos arts, sur nos divertissements, et sur ceux qui en vivent, il a tout dit. Il a des galeries de portraits qui sont du La Bruyère au vitriol. Sauf erreur, les Libres Penseurs et les Odeurs de Paris restent nos plus beaux livres de satire sociale. Cela est plein de génie. On pourrait aisément extraire de l’œuvre de Veuillot plusieurs volumes de prose insurgée, que ne renieraient point les adversaires les plus enragés de la « société capitaliste ». J’en avertis ici le directeur du « supplément littéraire » des Temps nouveaux.

Il est vrai que, de ces morceaux choisis, il faudrait souvent retrancher les réflexions préliminaires ou les conclusions. Veuillot n’a guère moins lutté contre le socialisme, sous toutes ses formes, que contre ce qui s’est appelé le libéralisme bourgeois et qu’on nomme aujourd’hui le radicalisme. Au fond, c’est à une conception toute matérialiste de la société que tend la bourgeoisie incrédule. Or, cette conception est grosse de conséquences. Pour servir ses ambitions, la bourgeoisie a ôté Dieu du coeur des souffrants ; puis elle s’étonne qu’un jour les souffrants se révoltent contre elle. Et pourtant les révolutionnaires inassouvis et furieux sont bien les fils des révolutionnaires repus, devenus conservateurs de leur situation acquise et défenseurs de l’ordre en tant qu’ils en bénéficient. Le dernier mot de la politique sans Dieu, c’est le déchaînement de la brute qui a faim, et qui veut jouir, et qui ne sait pas autre chose. Le bourgeois libre penseur engendre le nihiliste qui le mangera. En vain le bourgeois opposera « les lois universelles imposées à l’humanité… la morale que la nature nous a mise dans le coeur… le bon sens, la nécessité de la résignation provisoire, la patrie, etc. ». Que pèsent ces mots pour qui ne croit plus qu’aux besoins de son ventre et aux joies de sa haine ?

Cela est développé, avec la plus sombre éloquence, dans cet admirable dialogue : l’Esclave Vindex. Et certes je ne dis point que Veuillot soit avec Vindex, le gueux révolté qui va jusqu’au bout de sa pensée, contre Spartacus, le « radical » bien mis, qui a du linge et garde des principes : mais Vindex a vraiment, dans ce pamphlet, des airs du Satan de Milton ; et il est certain qu’il y avait en Veuillot un je ne sais quoi de caché, de secret, de dompté et d’étouffé par la foi, mais qui, sous couleur de fiction littéraire, s’épanche, gronde et rugit avec une sinistre allégresse dans les propos sauvages de l’esclave romain. À coup sûr, Veuillot préfère encore Vindex à Spartacus, et Barrabas à Barras. « Je ne me pique d’aucune vertu, fait-il dire à Vindex, et c’en est une au moins que j’ai de plus que toi. » Ce que Veuillot a fait là, c’est la psychologie vivante du nihiliste. Et ce qu’il a exprimé, on ne peut s’empêcher de croire qu’il le découvrait en lui-même, en y descendant jusqu’au fond. J’ajoute tout de suite qu’en y descendant plus loin encore et jusqu’au tréfonds, il y trouvait la foi au Christ et l’amour de la Croix. C’est égal, j’en reviens à mon dire : quel bel insurgé eût été cet homme, s’il n’eût été chrétien !

VII §

Il l’était, et si parfaitement, que ses adversaires les plus assidus furent d’autres chrétiens, et qu’il reste plus illustre peut-être pour avoir lutté contre le catholicisme libéral que pour avoir « tombé », durant quarante ans, la Révolution et le rationalisme. Car les querelles de famille sont les plus âpres, et, quand ce sont des frères égarés que l’on combat, le prix tout particulier qu’on attache à la victoire ne permet plus, en conscience, de prendre aucun repos ni d’observer aucun ménagement.

Mais j’ai tort de railler. Dans cette longue et douloureuse bataille  plus quam civilia bella  il me semble bien que c’est Veuillot, en principe, qui a raison. Pour lui, être catholique, c’est l’être à toutes les minutes de sa vie et dans toutes ses démarches sans exception. La foi n’est pas faite pour nous servir de règle uniquement dans la conduite privée : nul ordre d’action ne demeure en dehors d’elle. Comme elle est à l’homme une explication totale des choses et de lui-même, elle doit le prendre et le gouverner tout entier. Certes il est permis à un bon catholique et il lui est même recommandé d’être, s’il peut, un bon politique, de se servir avec habileté des circonstances, voire de s’y plier dans l’intérêt de sa foi, mais à une condition : c’est qu’il ne paraisse jamais réduire ou limiter le domaine où cette foi doit s’exercer et qui est, par définition, universel, ni faire à ses adversaires l’abandon de ses propres principes et se diriger d’après les leurs. L’Église étant, aux yeux de Veuillot, la vérité et, par suite, l’empire du monde lui appartenant, l’esprit laïque, c’est-à-dire l’esprit libéral, qui se défie d’elle et qui prétend la cantonner dans le secret des temples ou du foyer domestique, apparaît nécessairement à Veuillot comme l’esprit d’erreur.

La vérité est une, et c’est pur sophisme de distinguer l’esprit qui convient aux prêtres et celui qui convient aux simples fidèles. On parle des droits de l’État, et de les défendre contre l’Église, comme si l’Église n’était pas seule compétente pour définir et fixer tous les droits, y compris ceux de l’État. Un doctrinaire, un catholique libéral, un gallican, est un homme qui, renversant l’ordre des choses, remet à l’État le soin de définir les droits de l’Église. Écoutez Veuillot qualifier l’attitude du duc de Broglie en 1840, dans un des épisodes de la lutte entre l’Église et l’Université : « Il n’y a rien de plus remarquable, dans le rapport de M. de Broglie, que son dédain fastueux pour les réclamations de nos évêques. Malgré l’impartialité qu’il étale, le noble pair n’a pu prendre sur lui de déguiser cette passion qu’il éprouve au même degré que nos ministres en exercice, cette passion gouvernementale et doctrinaire qui ne veut pas que les évêques s’occupent des affaires de l’Église et s’en occupent publiquement d’une autre façon que le pouvoir ne le désire. » Et, trente ans plus tard (car, là-dessus, Veuillot n’a jamais varié) : « Nous n’ignorons pas que, selon la doctrine catholique libérale, la politique est une chose et la religion en est une autre, et que tout homme a le droit de faire ou l’une ou l’autre de ces deux choses, ou de faire l’une et l’autre à part, et même contradictoirement, mais n’a jamais le droit de les confondre. Nous disons, nous, qu’aucun des hommes qui croient ainsi n’est du nombre de ceux qui sauvent les peuples… »

Je me figure qu’ici encore son tempérament « peuple » se retrouve. Un gallican, un doctrinaire, un catholique libéral, c’est d’abord, à ses yeux, un homme qui se trompe. Mais c’est aussi, le plus souvent, un bourgeois riche et « bien pensant » — ce qui ne veut nullement dire un vrai chrétien  C’est un avocat, un politique de métier, un jurisconsulte disputeur, plein d’orgueil et de défiance, peu fraternel aux hommes, imprégné du vilain esprit laïque des légistes de l’ancienne monarchie ; — ou bien encore un jeune homme élégant et un peu pédant, membre de la conférence Molé, d’existence luxueuse, et pour qui la foi est si peu le tout de la vie que ses mœurs ne sont pas chrétiennes, bref, quelque chose comme le Henri Mauperin des Goncourt   ou enfin quelque prêtre « éclairé » et tolérant, trop soigné dans sa mise, trop attentif à plaire, qui a fini par voir dans l’Église une branche de l’administration et par se considérer lui-même comme un fonctionnaire en soutane. J’imagine qu’involontairement (car les idées, chez lui, se faisaient concrètes avec une singulière rapidité), il se représentait le prêtre « libéral » sous les espèces de celui qu’il apostrophe dans les Libres Penseurs, au chapitre des Tartufes : « Pour Dieu ! monsieur l’abbé, ou ne dites plus la messe et ne portez plus ce titre d’abbé, ou habillez-vous en prêtre, et vivez en prêtre… Malheur à vous, race fausse, prêtres mondains, non seulement stériles, mais qui, par votre seul aspect, frappez souvent de stérilité le travail des autres ! Malheur à vous, qui êtes un argument dans la bouche de l’impie ! »

Les différences essentielles d’esprit ou de tempérament par où se séparent de nous les autres hommes, nous les percevons avec plus de colère chez ceux qui professent extérieurement les mêmes doctrines que nous. On enrage d’avoir raison contre ceux qui se réclament de nos propres principes. Et c’est ainsi que, dans l’amer chapitre où il nous raconte les métamorphoses de Tartufe depuis la fin du xviie siècle jusqu’à nos jours, Veuillot n’hésite pas à faire finir l’« imposteur » dans la peau d’un « catholique sincère, mais indépendant », c’est-à-dire d’un catholique libéral.

Un épisode caractéristique de cette lutte fut la prise d’armes de Veuillot contre les classiques païens. Il jugeait qu’un peuple baptisé devrait restreindre leur part dans l’éducation de ses enfants, et agrandir celle des auteurs chrétiens. Il osait croire que la pratique de Lucrèce, d’Horace et d’Ovide, de Cicéron, de Sénèque et de Tacite, n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus propre à former des âmes vraiment chrétiennes. Et, en effet, si je consulte là-dessus ma propre expérience, je sens très bien que ce que les classiques de l’antiquité ont insinué et laissé en moi, c’est, en somme, le goût d’une sorte de naturalisme voluptueux, les principes d’un épicurisme ou d’un stoïcisme également pleins de superbe, et des germes de vertus peut-être, mais de vertus où manque entièrement l’humilité. Il est assurément singulier que, depuis la Renaissance, la direction des jeunes esprits ait été presque exclusivement remise aux poètes et aux philosophes qui ont ignoré le Christ. Il est étrange qu’aujourd’hui encore, et jusque dans les petits séminaires, des enfants de quinze ans aient entre les mains la septième églogue de Virgile  et la deuxième. Les conséquences de cette anomalie, que personne n’aperçoit, sont, je crois, incalculables. Il n’y a pas lieu de s’étonner que les collèges des jésuites sous l’ancien régime aient produit tant de païens et de libres penseurs, y compris Voltaire.

Or Veuillot, dans cette occasion, eut contre lui tout le monde, et notamment la plupart des prêtres. Tant il avait raison, et plus encore qu’il ne croyait ! Tant il est vrai que notre société n’est plus chrétienne que d’étiquette, et tant l’éducation par les païens y pétrit le cerveau même de ceux qui sont préposés par état à la garde de la vérité religieuse !

Comment eût-il pu s’entendre avec ces parlementaires, ces avocats, ces bourgeois, et ces évêques demi-chrétiens qui craignaient, au fond, de passer pour des cléricaux ! Un moment, il se rencontre avec eux pour revendiquer la liberté de l’enseignement ; mais il est vite dégoûté par leurs concessions et leurs habiletés de politiques. Il demandait, lui, tout ou rien. Après le coup d’État, il est contre eux, et pour l’Empire, en homme aux yeux de qui l’intervention directe de la Providence dans les événements de ce monde est une réalité vivante. Il est contre eux dans la question de l’infaillibilité du pape. Et là encore je ne saurais dire à quel point, comme catholique, il me paraît être dans le vrai. Les autres étaient si entêtés du régime parlementaire, qu’ils le voulaient même dans l’Église ; préoccupés d’ailleurs de « garder une mesure », de demeurer des « hommes d’aujourd’hui » jusque dans leur croyance. S’ils avaient osé, ils eussent confessé que l’infaillibilité du pape offusquait leur raison. Que l’instinct de Veuillot était plus sûr ! Il sentait que le dogme de l’infaillibilité aurait pour effet de grandir la situation morale du pontife, de le mettre décidément au-dessus des souverains, de lui rendre quelque chose de son rôle d’autrefois, de son rôle d’arbitre suprême entre les rois et les peuples ; que ce dogme, qui semblait aux « libéraux » rétrograde et gothique, ouvrirait à la papauté une ère de rajeunissement et de puissance renouvelée.

Cela contentait en même temps, chez Veuillot, ce besoin de certitude qui était sa maladie, en concentrant dans un seul homme le phénomène de la Révélation continue ; et cela satisfaisait aussi ses instincts de démocratie spirituelle : il pensait que rapprocher le pape de Dieu, c’était le rendre au peuple. Nous voyons qu’il ne s’est pas trompé. S’il eût vécu, les façons de Léon XIII l’eussent d’abord un peu surpris ; il eût regretté Pie IX, si bon, si généreux, et qui l’aimait tant. Mais l’Encyclique du nouveau pape sur la question ouvrière eût répondu à ses plus chères pensées. Personne, au reste, mieux que M. Eugène Veuillot n’avait qualité pour exprimer les sentiments posthumes, si je puis dire, du fondateur de l’Univers, et l’on sait quelle a été, dans ces derniers temps, la conduite de M. Eugène Veuillot.

Jamais Louis Veuillot n’a lié le sort de la vérité éternelle à celui d’aucune puissance passagère. Il a penché pour la monarchie, traditionnelle ou non, dans le temps et dans la mesure où cette forme de gouvernement lui a paru plus favorable aux intérêts de la religion. Mais il a été contre le régime de Juillet, et contre l’Empire, du jour où l’Empire a trahi l’Église. Ce qu’il a combattu et haï dans la République, ce ne fut jamais la République, mais l’impiété : et, quand il appelait de ses vœux Henri de Bourbon, il n’exigeait point pour ce prince le titre de roi. Toutes ses variations apparentes s’expliquent par l’immutabilité même de sa pensée. Sur Montalembert, Falloux, Lacordaire, Dupanloup  et sur l’empereur Napoléon III  et sur beaucoup d’autres, vous le trouverez, tour à tour, débordant de sympathie et d’amertume. Ce n’était pas Veuillot, c’étaient eux qui avaient changé, ou c’étaient les circonstances qui lui montraient ces hommes sous de nouveaux aspects. C’est donc être fort superficiel que de l’accuser de versatilité, comme on a fait. Sa vie me semble, au contraire, admirable et presque surnaturelle d’unité.

VIII §

Une autre accusation qu’on ne lui a pas ménagée, c’est d’avoir été un polémiste non seulement violent, mais brutal, mais grossier, mais outrageant, mais cynique. Cette accusation retarde. Elle ferait sourire si l’on comparait la polémique de Veuillot à celle qui s’étale aujourd’hui dans nos gazettes. Violent, certes, il l’était ; grossier et injurieux, je n’y consens pas. Il connut l’ivresse de la bataille, et cette espèce d’exaltation que donne l’impopularité aux âmes bien trempées : mais il n’a jamais combattu dans les hommes que les idées dont ils étaient les représentants, et il ne les a entrepris que sur ce qu’ils avaient livré eux-mêmes de leurs pensées et de leurs personnes. Il a fait, de quelques-uns, de terribles silhouettes « publiques » : jamais il ne les a offensés dans leur vie privée. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir été trop porté à taxer de mauvaise foi ceux qu’il croyait dans l’erreur : mais il est clair qu’en cela il était lui-même de bonne foi. Que s’il a pu lui échapper çà et là quelque allusion désobligeante et gamine aux imperfections plastiques de ses adversaires et à la forme de leur nez, ce sont là, avouons-le, de minces peccadilles, et Dieu sait si l’on se privait de lui rappeler, à lui, qu’il n’était pas joli, joli, et que la petite vérole lui avait quelque peu gâté le visage. Avant de reprocher à Veuillot la violence de sa polémique, il faudrait voir comment il a été traité lui-même pendant quarante ans. Et vous ne me ferez pas croire que c’est toujours lui qui a commencé.

Oui, ce fut un railleur et un peintre redoutable. Mais d’abord, beaucoup de ses portraits (Greluche, Ravet, Tourtoirac, Barbouillon, Galvaudin, Pécora, le Narquois, le Respectueux, etc., etc.) sont anonymes, s’élèvent à la généralité de types. Dans les autres cas, lorsqu’il empoigne et se met à déshabiller, à tenailler, à désarticuler, à démantibuler un homme, que ce soit Thiers, Girardin, Havet, Jourdan, Eugène Suë, Hugo et les fils Hugo, Lamartine même, ou telle vieille barbe de 48, ou tel sinistre pantin du 4 septembre, ou le vieux Pyat, ou Edmond About, ou Henri Rochefort (ah ! les belles exécutions ! et comme on est souvent avec lui ! et comme souvent il fouaille juste !), vous ne le surprendrez jamais, je le répète, à se servir contre ses victimes d’autre chose que leurs paroles et leurs actes publics, d’autre chose que ce qui le blesse et l’outrage, lui, dans sa foi. Ses haines les plus féroces ne sont que l’envers de l’amour, et ses colères sont celles de la charité. À le bien prendre, il n’a point de haines personnelles, et ce n’est pas uniquement parce qu’il le dit que je le crois.

… Quant aux haines personnelles, je les ignore. Nul homme n’avancera dans la vie sans connaître qu’il doit être indulgent envers les autres hommes… Combien plus aisément s’apaisent les griefs particuliers ! J’étais d’ailleurs peu fait pour les ressentir, et trente années de polémique ont anéanti en moi cette faculté dont la nature ne m’avait que médiocrement pourvu. L’idée que je me fais de la haine est celle d’une étrange bassesse par laquelle le haineux s’asservit stupidement au haï. Toute espèce de haine me semble totalement ridicule, sauf une qui est totalement abominable : la haine du bien.

Il a sur lui-même d’émouvants retours. Quand il parle de son œuvre, il a la modestie la plus charmante, une modestie qui n’est plus guère de ce temps-ci, où la vanité littéraire a perdu toute pudeur ; et quand il parle de sa personne, il a l’humilité la plus vraie. J’en pourrais ici multiplier les témoignages. En voici un que je prends véritablement au hasard :

… Non, je n’adresse point à Dieu… les coupables actions de grâces du pharisien. Je ne me crois pas meilleur que cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l’or et la volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme ; ils me pressent, ils me tourmentent. Lorsque, paisible, je regarde avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la fange, sur l’appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied glisse, d’humiliants désirs se soulèvent et me rappellent la boue dont je suis fait. Plusieurs, m’écoutant parler, disent : « Celui-ci gagnera le ciel… » Et moi, je voudrais monter sur une tour, et crier d’une telle voix que tous les chrétiens qui sont dans le monde puissent l’entendre : « Oh ! mes frères, mes frères, priez pour moi, je vais périr ! » Mais, si mon âme est faible, elle a du moins embrassé une loi forte ; si elle penche à de vils désirs, elle aime pourtant une loi sainte et pure ; si je me rends coupable dans mon coeur, du moins je ne veux point devenir la pierre où trébuche le pied de l’innocent. Je ne suis point la voix qui gâte le peuple ; je condamne mes fautes et je ne cherche pas, en les justifiant par d’abominables théories, à faire des complices et des victimes…

Continuellement, chez lui, sous l’auteur on retrouve l’homme, et cela est un charme.

Une autre séduction, pour nous, de son œuvre de polémiste, c’est que, catholicisme mis à part, il montre souvent un esprit plus libre, plus « avancé », et — faisons-nous ce compliment — plus rapproché du nôtre que ses adversaires habituels, les routiniers du parlementarisme et de l’impiété bourgeoise. Tandis qu’il s’attache à la vérité éternelle, maintes fois il rencontre la vérité de demain, la vérité généreuse et hardie. Héraut d’une minorité vaincue d’avance, honnie, enserrée d’hostilités croissantes, son rôle fut constamment un rôle de protestation, et son attitude générale est, comme nous avons vu, celle de la révolte. Or, cela ne nous déplaît point. Ce catholique a passé sa vie à combattre quantité de despotismes et d’hypocrisies, et nul n’a plus fréquemment ni plus fortement parlé au nom de la liberté que ce « jésuite », ce « sacristain », ce suppôt de la tyrannie de l’Église. Il a arraché beaucoup de masques, que sans doute on a remis depuis, mais qui ne tiennent plus aussi bien. Il lui a été excellent d’être un vaincu et, dans quelques circonstances, un persécuté : cela lui a donné beaucoup d’idées, et de fort belles. Nombre de ses invectives sont reprises aujourd’hui par des hommes très éloignés de lui par leur foi. Contre le régime de centralisation à outrance issu de la Révolution et de l’Empire, contre l’esprit jacobin, la tyrannie de l’État, la bureaucratie, les chinoiseries administratives, et contre ce qu’il y a, dans l’individualisme moderne, de funeste à la démocratie même, il abonde en magnanimes fureurs et en sarcasmes clairvoyants. On pourrait presque dire qu’il a répandu dans ses articles et ses pamphlets ce que Taine devait ordonner en un corps de théorie dans les derniers volumes de ses Origines de la France contemporaine.

Et Taine eût approuvé, dans son ensemble, le « projet de constitution » que Veuillot écrivit un jour pendant le siège de Paris. À mon avis, Veuillot s’y révèle grand libéral (au sens vrai de ce malheureux mot), bon philosophe, bon psychologue. Il considère la France comme un organisme vivant et qui a un passé. Sa « solution » est exactement le contraire de la solution jacobine et napoléonienne. Tout ce projet est à lire et à méditer. En voici quelques paragraphes :

Le Régent convoquera une assemblée nationale constituante, élue par le suffrage universel.

Les bases morales de la constitution seront la religion, la famille, la propriété, la liberté.

Les bases politiques seront le suffrage universel, l’hérédité de la fonction suprême, la division du territoire en grandes agglomérations territoriales correspondant aux anciennes provinces.

Chaque province ou État s’administrera librement par ses élus, depuis la commune jusqu’à la subdivision départementale et jusqu’à la division provinciale ou État.

La province aura sa magistrature, son budget, sa milice, son université ou ses universités. Elle ne subira de contrôle que celui de l’assemblée générale, et sur les seuls points qui intéresseraient l’unité nationale…

On est électeur à vingt-cinq ans, éligible à trente. Pour être électeur et éligible, il faut être chef de famille. Le célibataire doit payer un cens, à moins d’exemption prévue par la loi.

Le citoyen jouit de la liberté de tester.

Liberté d’association religieuse et civile…

Les corporations ouvrières existent de droit ; elles choisissent leurs officiers, font leurs règlements et exercent leur police intérieure.

La commune et la corporation sont nécessairement propriétaires, et la loi les oblige d’avoir, partie en fonds immobiliers, partie en rentes, au moins de quoi suffire à un établissement hospitalier, selon leur importance, etc.

Il est très beau, ce projet. Je ne pense pas qu’aucune constitution puisse être plus respectueuse de la dignité humaine, ni à la fois plus favorable au développement de l’initiative individuelle et de la « vie en commun », ni mieux faite pour préparer la solution pacifique et graduelle de la « question sociale ». Oui, je suis persuadé que ce serait le salut… Seulement nous y tournons le dos. Un trop grand nombre d’entre nous ont le virus jacobin dans les moelles. Et il n’est pas bien sûr que Dieu ait fait « les nations guérissables ».

Êtes-vous curieux de connaître l’article de cette constitution qui concerne l’Église catholique ? Veuillot lui accorde « toutes les latitudes du droit commun », le droit de posséder, d’acquérir, d’hériter ; l’usage de son droit particulier, de ses tribunaux intérieurs, la liberté de la charité, la liberté d’enseignement à tous les degrés ; le droit de fonder des universités canoniques, une au moins par province. Il admet, il désire la séparation de l’Église et de l’État. « Les propriétés de l’Église sont soumises aux charges communes, et elle devra, dans un temps et moyennant les dispositions transitoires nécessaires, subvenir aux dépenses du culte. »

En somme, il réclame pour l’Église « toute la liberté ». Pensait-il que l’Église est aujourd’hui encore une si grande puissance morale que lui assurer toute la liberté c’est presque lui assurer la domination ? Peut-être ; et c’est pour cela précisément qu’il n’a jamais souhaité, même en rêve, ni gouvernement théocratique, ni religion d’État (il est très net sur ce point), rien ne devant être plus fort que l’Église libre sous la loi commune. Toutefois, certains articles de son projet impliquent que l’État a le devoir de reconnaître, sinon la vérité de la doctrine catholique, du moins le caractère vénérable et bienfaisant de cette doctrine et de lui assurer le respect public. Mais songez que ce traitement spécial  au cas où il vous plairait d’y voir une atteinte indirecte à la liberté de conscience  c’est dans un projet tout idéal que Veuillot le sollicite. Ne nous hâtons donc point de crier à la tyrannie cléricale.

Oh ! je connais bien le fond de sa pensée, et je sais que, dans son Icarie, le citoyen serait moins « libre » que l’Église ; je veux dire qu’il n’aurait la pleine liberté ni de l’« immoralité » ni de l’« impiété » publique. Je n’ignore pas que, si Louis Veuillot eût vécu quelques années de plus, certaines pages qu’il m’est arrivé d’écrire eussent pu, encore qu’assez innocentes, exciter son indignation. Il m’eût maltraité, comme tant d’autres, moi qui l’aime tant (et je sens que je ne lui en aurais pas voulu). Les lois de sa république ne nous permettraient pas d’écrire tout ce que nous voulons et nous retrancheraient, par conséquent, un de nos plus chers plaisirs. Et cependant, quand j’y réfléchis, je soupçonne que ce n’est pas peut-être ce qu’il y a de meilleur en moi qui serait gêné par ces prohibitions. Et puis, par un sentiment que je conçois mal, j’ai toujours été tenté d’accorder sur moi, à ceux dont la foi est absolue, des droits que je ne me reconnais pas sur eux. À condition, bien entendu, qu’ils me laissent penser et parler à ma guise dans mon privé. Heureusement, d’ailleurs, les personnes de foi absolue n’ont pas toutes la même. Grâce à cela, nous sommes, nous, tranquilles. Pour le surplus, je m’accommoderais assez de la république de Veuillot.

Sa Constitution est humaine. Si elle peut gêner sur quelques points les riches et les lettrés, elle multiplie les supports, matériels et moraux, autour des humbles. Que dis-je ? j’eusse accepté sa Constitution entière, pourvu qu’il fût chargé lui-même d’en appliquer, en ce qui me concerne, les règles restrictives. Veuillot était bon, Sainte-Beuve lui rend cette justice. Veuillot a parlé du peuple, en maints endroits, avec la plus profonde tendresse, et de la dignité des pauvres avec la grâce de saint François d’Assise. Tout l’essentiel des écrits évangéliques de MM. de Vogüé et Paul Desjardins sur le summum bonum qui est le renoncement, vous le découvrirez en feuilletant les Libres Penseurs, Çà et là et le Parfum de Rome. Il avait l’âme grande. Il faut lire, dans Çà et là (II, 217-267), le chapitre De la noblesse. Ses idées sur ce qui fait la vraie « noblesse » de la vie sont d’une ravissante pureté et d’une fierté tout héroïque. Il a l’âme ardemment française. Les pages que lui inspira la guerre de Crimée sont de la plus haute et de la plus chaude éloquence. C’est peut-être le seul moment de sa vie politique où il ait eu la joie de ne point se sentir isolé et suspect et de pouvoir communier avec toute la France. Il a la haine atavique et instinctive, mais aussi raisonnée et chrétienne, de l’Angleterre et de l’esprit anglais. Car son patriotisme et sa foi ne font qu’un, et souvent sa foi a fait son patriotisme singulièrement clairvoyant : contre la Prusse, contre l’Italie. Enfin, ce fut un idéaliste exquis. Nul n’a mieux compris ni exprimé que c’est par l’âme que nous sommes grands et que « c’est de là que nous nous relevons ». (Pascal.) Nul n’a embelli de plus de dignité intime les soumissions volontaires aux indispensables hiérarchies extérieures qu’il croyait établies ou consenties par Dieu pour le bien du monde. Sans illusion ni sur les représentants ni sur le fondement humain de l’aristocratie, aussi impitoyable aux « mauvais nobles » qu’aux « mauvais prêtres », c’est lui qui, à propos d’un domaine dépecé par un gentilhomme de boulevard et de cabinets de nuit, écrit ces lignes, où se révèle délicieusement la qualité de son âme :

Je ne peux prendre mon parti de ces décadences de la noblesse. C’était une institution si belle, le pauvre petit peuple en avait si grand besoin ! Il me semble que ce grand seigneur qui a vendu à la bande noire sa terre, son château, ses papiers de famille, m’a trahi personnellement.

Je sens en moi une singulière pente, singulière du moins en ce temps. J’ai l’esprit de roture comme je voudrais que les gentilshommes eussent l’esprit de noblesse. Si je pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m’en mettrais pas. Je voudrais travailler pour mon compte à rétablir la roture.

En vérité, j’ai joué un rôle de dupe, si je n’y regarde qu’avec l’œil de la raison humaine. J’ai défendu le capital sans avoir eu jamais un sou d’économies, la propriété sans posséder un pouce de terrain, l’aristocratie, et j’ai à peine pu rencontrer deux aristocrates ; la royauté, dans un siècle qui n’a pas vu et ne verra pas un roi. J’ai défendu tout cela par amour du peuple et de la liberté, et je suis en possession d’une réputation d’ennemi du peuple et de la liberté, qui me fera « lanterner » à la première bonne occasion. Cependant ma pensée est droite et logique : mais j’ai trop cru au devoir, et j’en ai trop parlé.

C’est la seule chose qui me console, quand je considère, hélas ! tout ce que je n’ai pas fait.

J’ai quelque idée que, si Veuillot vivait encore, il préférerait le moment où nous sommes, malgré ses misères inouïes, à l’époque de la monarchie de Juillet ou aux dix dernières années du second Empire. Il verrait avec espoir la fin prochaine de ce qu’il a le plus haï, la fin du parlementarisme bourgeois et du catholicisme libéral, et de malentendus et de mensonges également compromettants pour la liberté et pour la religion. Plus menaçante, la situation actuelle lui paraîtrait plus nette. Il serait content, comme Ajax, de combattre dans plus de lumière, fût-ce dans une lumière d’orage. Il penserait que le rationalisme révolutionnaire, étant plus près de porter ses derniers fruits, est plus près de se juger lui-même par là, et que de sa tragique banqueroute peut sortir notre salut.

Certaines inquiétudes morales de ce temps lui sembleraient d’un heureux augure : il les jugerait semées dans les esprits par une suprême « prévenance » de la bonté divine. Il prendrait enfin son parti, sans trop le dire  comme fait le Souverain Pontife tout le premier  de la destruction du pouvoir temporel, qu’il sentirait voulue de Dieu. Il comprendrait que cette destruction et l’affaiblissement de ses liens avec le gouvernement politique des peuples est moins pour l’Église une perte qu’un allègement ; que le catholicisme reprend ainsi son vrai caractère, et que l’annonce de l’éternelle « bonne nouvelle » en peut devenir plus libre et plus efficace. Il n’aurait pas de peine à conformer son apostolat à ce nouvel état de choses ; et, en s’inquiétant avec une charité grandissante de l’âme des petits et des ignorants, il n’aurait pas à changer son attitude…

Voilà bien des raisons pour l’aimer. Mais, si vous lisez sa Correspondance, vous ne vous en défendrez plus du tout. Vos préjugés contre l’homme, si vous en avez, tomberont. Cette correspondance me paraît être, avec celle de Voltaire  pour des raisons combien différentes   la plus extraordinaire qu’ait laissée un homme de lettres1. Là, vous le connaîtrez tel qu’il est, et tout entier. Vous serez étonné de la prodigieuse activité de ce cerveau et de la parfaite bonté de cette âme. Vous y goûterez autre chose qu’un plaisir d’amusement, car l’homme, le chrétien et le publiciste ne se séparent guère chez Louis Veuillot, et des idées d’importance et toute sa vie publique s’entrelacent, dans ces causeries, aux détails de ménage et de pot-au-feu. Mais surtout les « lettres à sa sœur » vous seront un délice. (Je voudrais mettre aussi à part les lettres à Olga de Ségur, plus tard comtesse du Pitray.) Vous y aimerez tout : le naturel, la simplicité des mœurs, la bonhomie, l’esprit, le comique, — ce comique invincible qui secouait sur sa base mon bon maître Sarcey, un jour que j’étais chez lui et qu’il lisait le morceau sur les douches ascendantes, à moins que ce ne fût la conversation avec le dentiste ; — et les portraits et les paysages en trois coups de plume, et mille traits spontanés d’un pittoresque intense ; et toutes les vertus que trahissent ces libres expansions, la fierté, le désintéressement, l’indépendance, l’éloignement du monde, la douceur patriarcale envers les serviteurs, et la charité, et les larges aumônes, et la libéralité (« … N’oublie jamais qu’un chrétien doit être humble, mais magnifique. » À son Frère, I, page 284) ; et la grâce partout répandue, et, — comme il ne visite guère en voyage que des chrétiens comme lui et des gens d’église ou de couvent  un sentiment difficile à comprendre pour les profanes, le sentiment d’une sorte de franc-maçonnerie spirituelle, d’une sécurité sereine et très douce dans la communauté des croyances. Vous estimerez la beauté simple de sa vie domestique, la profondeur de ses affections familiales, et son immense labeur, et son courage allègre à le porter. Vous penserez que celui-là fut un vaillant et un tendre. Et vous connaîtrez quelle forte vie intérieure eut ce grand homme d’action ; vous verrez comment il porta la douleur (il perdit en quelques années sa femme et trois filles, et une des deux autres se fit religieuse), et vous jugerez comme moi que les lettres qu’il écrit sur ses filles mortes et à sa fille cloîtrée sont de purs diamants de spiritualité, atteignent au sublime du sentiment religieux et sont assurément parmi les plus incontestables chefs-d’œuvre de la prose chrétienne, — et de la prose sans épithète. J’ose dire qu’aux heures douloureuses il y eut, chez Louis Veuillot, de la « sainteté ».

Il y eut aussi de l’« humanité », et largement. Prenez à la fois le mot dans le meilleur sens, et dans l’autre. Il faut pourtant bien que je finisse par avouer  au moins une fois  que, dans l’échauffement de la lutte, Veuillot eut des violences, des injustices, et des erreurs à demi volontaires sur la qualité morale des personnes contre qui il combattait. Plus d’une fois il m’a désolé par la façon dont il traite des gens pour qui j’ai de l’indulgence, de la sympathie, ou même du respect  Mais il eut en même temps des « faiblesses » charmantes. Une de celles dont je suis le plus touché, c’est son amour pour la littérature. Il écrit un jour à sa sœur : « Tout pour Pierre (le pape), rien pour Pétronille (la littérature). Seigneur ! vous savez si j’ai aimé cette femme-là. »

Oh ! oui, il l’a aimée  avec crainte, avec remords ; car il savait bien qu’aux yeux d’un chrétien elle ne doit être qu’un instrument : mais, tremblant toujours de l’aimer pour elle-même, il l’adorait avec d’autant plus de passion. Il lui arrivait à chaque instant d’être séduit comme artiste par ce qu’il était tenu de réprouver comme chrétien ; et de là de réelles angoisses.

Son goût, lorsqu’il reste spontané, est à la fois très large et très pur. Il a eu cette chance que, n’ayant point fait d’études régulières, il a pu aborder les classiques d’une âme libre et neuve et, par suite, les sentir du premier coup. Et, comme un grand nombre d’entre eux sont plus ou moins pénétré d’esprit chrétien, il ne fut pas trop gêné ensuite par ses croyances dans les jugements qu’il porte sur eux. Le chapitre de critique, ensemble chrétienne et impressionniste, qui termine Çà et là, est excellent et original. Veuillot nous y fait l’histoire de ses lectures. On y voit en plein ses préférences instinctives. Il aime Corneille, et surtout le Cid, Racine, et surtout Phèdre ; plus tard, les tragédies de Racine le faisaient pleurer, ce dont je lui sais particulièrement gré, et il écrivit, dans les Odeurs de Paris, des pages singulièrement pénétrantes sur Britannicus. Dans Saint-Simon, l’écrivain lui plaît, mais l’homme lui est odieux. « … Certes ses Mémoires sont un beau pays, et plantureux à merveille : mais il y a des fondrières et des bêtes venimeuses, et je n’aime pas à me promener en compagnie de ce duc enragé … Tout le jour courbé comme le plus souple courtisan, il éponge les souillures et les scandales ; il se sature et, le soir, il dégorge en flots de lave… Il se cache, il fabrique ses prétendues histoires en secret comme on fabrique de la fausse monnaie … On ne connaît aucun autre exemple d’une telle force ni d’une telle lâcheté… » Lisez tout le morceau, qui est superbe, et où se révèle une fois de plus une âme vraiment noble et bonne (j’y reviens toujours). — Il adore Sévigné et lui passe tout. Chose remarquable, il aime peu Molière et son naturalisme ; il le voit déjà comme le verra M. Brunetière. Il n’aime pas La Rochefoucauld (« c’est un précieux peu aimable et peu sincère ») ; ni Montaigne. Il aurait plutôt un faible secret pour Rabelais. Il témoigne plus de respect que d’affection à Pascal, dont la foi est trop inquiète pour lui. Mais, Gil Blas est « le premier livre qui le dégoûta de la littérature du XVIIIe siècle ». L’écrivain qu’il aima le plus quand il commença à savoir lire, ce fut La Bruyère, et son style en demeura pour toujours imprégné. Devenu chrétien, il fut plein de Bossuet. Vous entrevoyez ses naturelles origines littéraires. Veuillot est un classique, d’« écriture » à la fois traditionnelle et audacieuse.

Du XVIIIe siècle, il exècre, et comme chrétien et, par suite, comme littérateur, à peu près tout, — sauf les romans de Mme Riccoboni. Tout ce qu’il peut accorder à Voltaire, c’est que « sa prose est jolie ». Sur Chateaubriand : « Il a tenu et mérité une grande place, mais ce n’est pas mon homme. Ce n’est ni le chrétien, ni le gentilhomme, ni l’écrivain tels que je les aime ; c’est presque l’homme de lettres tel que je le hais », etc.

Sur les écrivains du XIXe siècle il est partagé presque douloureusement. Il n’en est presque pas un sur qui son jugement ne soit double, selon les ouvrages, et aussi selon qu’il les juge davantage avec sa conscience ou avec son goût. Je n’apporterai en exemple que ce qu’il dit de Sand et de Hugo. Il a, sur la philosophie de George Sand, sur ses femmes émancipées et sur ses catins penseuses, des railleries impayables et impitoyables :

… Il paraît à la comtesse, dès le second entretien, que cette infinie vague, dont le sentiment la tourmente, prend des épaules et qu’elle sait à quoi s’en tenir … Guillaume est taillé en valet de ferme ; et, je le jure, la comtesse Isidora l’estimerait mince penseur s’il était fluet.

Mais, là même, il a des indulgences :

… C’est toujours George ; et, l’histoire commencée, je suis allé jusqu’au bout. Daniel (Stern) ne me mènerait pas si loin.

Et, après avoir conté l’histoire de la courtisane Afra, qui devint chrétienne et fut martyre :

Mets de côté ta passion, tes systèmes et tes livres, ô, George. J’en appelle à cette meilleure part de toi-même, qui t’élève quelquefois au-dessus de tant de misères, j’en appelle à ton génie, qui t’a permis souvent de voir, de sentir et d’admirer ce qui est grand et beau, et pur. Que dis-tu de cette courtisane ? Ne trouves-tu pas, comme moi, qu’elle vaut bien ton Isidora, et que la foi chrétienne s’entend à relever les âmes encore mieux qu’Helvétius et Rousseau ?

Et ailleurs, et à diverses reprises, il déclare carrément : « Mme Sand est un grand écrivain. »

De même, personne n’a sans doute, à l’occasion, déchiqueté Victor Hugo avec plus de férocité. Mais, à considérer l’ensemble de ses appréciations, il lui rend justice. N’est-ce pas Veuillot qui a dit que la Chanson des Rues et des Bois est « le plus bel animal de la langue française » ? Il a parlé dignement, et des Contemplations, et de la première partie des Misérables. Et un jour, en 1870, s’étant remis à feuilleter l’œuvre de l’énorme poète, il écrit magnifiquement :

M. Hugo a été « l’homme moderne » plus qu’aucun autre contemporain. Entre ceux qui n’ont qu’un cerveau et ceux qui n’ont que des sens … il est l’homme vrai… On ne trouve point cela chez Lamartine, qui est un orgue ; ni chez Musset ni est un oiseau … M. Hugo est plein de feu, de sang et de larmes. Il se sent vivre et il se sent mourir … Il prend l’énigme au sérieux ; il va au sphinx, il l’interroge parmi les débris de ceux qui furent dévorés. Il a été vaincu… Quiconque voudra l’étudier le plaindra. Il est plus vaincu que d’autres parce qu’il pouvait mieux vaincre. Les ossements qu’il a laissés sont d’un géant.

Et vous comprendrez mieux la magnanimité de ce jugement, si vous vous souvenez du vers abominable où Victor Hugo avait insulté Louis Veuillot dans sa mère.

Vers la fin du joli chapitre de critique de Çà et là, Veuillot, après quelques jugements sévères sur la littérature de ce temps, rentre en soi :

Je ne crains pas que l’on m’ahonte en m’opposant à moi-même le peu que je vaux. Je connais ma faiblesse. Si je n’aimais la vérité, je me condamnerais au silence ; mais la vérité a encore sa force dans les plus humbles voix, et elle commande la hardiesse aux plus humbles esprits. Sa lumière me remplit d’une aversion sans borne pour les chefs-d’œuvre d’un art ou je ne suis qu’un pauvre vieil écolier, lorsque ces chefs-d’œuvre n’ont pas la marque du vrai…

Cette aversion avait ses défaillances. Veuillot céda souvent à la tentation de pardonner beaucoup au talent. Il aima Musset, il ne détesta point Gautier ; il adora Sainte-Beuve, sans le dire tout à fait. Et que d’autres on sent qu’il n’ose pas aimer ! Je crois bien qu’il ne fut sans entrailles, même littéraires, que contre Renan. Et je songe : « Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois, — et peut-être également, — Renan et Veuillot ! »

X §

Telle fut, chez le bon soldat de Pierre, la secrète morsure de passion pour « Pétronille » qu’il glissa au plaisir et qu’il trouva le temps d’être lui-même, on le sait, poète et romancier.

Ses vers (les Satires et les Couleuvres) sont intéressants, souvent très beaux. Mais, quand ils le sont, c’est généralement à la façon de très belle prose. C’était le caprice d’un esprit curieusement « traditionnaliste » que de ressusciter ainsi la vieille satire en vers, après que le lyrisme romantique avait ruiné les « petits genres » et que le journalisme les avait rendus inutiles. Veuillot procède des versificateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec, seulement, une rime plus nourrie, un vocabulaire plus riche, un peu plus d’images et, comme il était naturel, l’accent d’aujourd’hui. Toutefois vous trouverez, du moins dans la première partie des Satires, un rien de pédantisme classique, trop de métaphores héritées des satires littéraires de Boileau, trop de « sifflets » et le pli trop fréquent de renvoyer les mauvais au auteurs sur les quais ou chez l’épicier. En revanche, — et cela surtout dans les Couleuvres et dans les poésies du premier volume de Çà et là, — de beaux coups d’aile, un peu brefs ; quelques sonnets merveilleux de relief et d’énergie incisive ; une abondance de verbes, ou de « vers dorés ». Que dites-vous de ceux-ci (A un jeune homme) :

Prends garde, en les aimant, d’aimer l’amour des hommes :
Combats en pardonnant, mais toutefois combats.

En somme, exception faite pour trois ou quatre pièces (la Pâle jeune Veuve …, J’ai passé quarante ans, le Cyprès, et l’admirable Epitaphe), c’est plutôt dans sa prose que Veuillot est proprement poète, souvent grand poète. Il est remarquable qu’une de ses meilleures pages en vers soit celle où il définit la prose, page succulente et que Sainte-Beuve prisait si haut :

Ô prose ! mâle outil et bons aux fortes mains !…

Ajoutez que Veuillot ne s’en faisait pas accroire. Il parle de sa manie rimante avec un mélange de modestie à demi sincère et d’inquiétude tout à fait plaisante et « gentille ».

Romancier, il était fort empêché et se chargeait lui-même de prohibitions et de chaînes. D’abord, il n’avait aucune illusion sur l’amour. « Tout ce que j’ai pu observer de cette fameuse passion de l’amour tant célébrée, me persuade que sa forme la plus fréquente et la plus saisissable est la jalousie … L’amour est, au fond, un très vif sentiment d’adoration pour soi-même … » Il croyait d’autre part que, si on lisait moins de romans, il y aurait, heureusement, moins d’amoureux. Mais au reste il savait le pouvoir contagieux de presque toutes les peintures des passions humaines. Ainsi, il se retranchait volontairement la plus grande part de la matière ordinaire des romans et des drames. Il se condamnait au roman chrétien, au roman d’édification.

Il est très vrai qu’un roman d’édification peut être sincère, émouvant, vivant. Seulement, le public ne le croit pas ; beaucoup de chrétiens même s’en défient par avance. Une des nombreuses étrangetés de ce temps, c’est que le catholicisme soit à peu près absent de la littérature d’un peuple dont la très grande majorité professe encore, s’il la pratique peu, la religion catholique. Mais le plus étonnant, c’est que ce fut ainsi dès le XVIIe siècle, dès le XVIe, et même avant.

Si, pour les neuf dixièmes des « fidèles », la foi n’était chose d’habitude et de convenance, sans nulle action sur la vie morale, il devrait pourtant leur sembler naturel que, dans une histoire de passion combattue, la prière, le chapelet, la messe, la confession même tinssent une place notable. Car, pourquoi, je vous prie, la lutte serait-elle moins intéressante et moins tragique entre le scrupule religieux et la passion qu’entre la passion et, par exemple, les affections de famille ou le sentiment philosophique du devoir ? Ne peut-il tenir autant d’émotion, de trouble, de douleur, de faiblesse et d’effort, et de « drame » enfin, dans l’examen de conscience d’un catholique tenté que dans le monologue d’Auguste ou dans celui d’Hermione ?

Veuillot le pensait, et il osa en courir l’aventure. L’Honnête femme paraît un roman excessivement bizarre, tout simplement parce que c’est un roman catholique. Ce n’est autre chose que l’histoire d’un Joseph dévot et d’une dame Putiphar circonspecte, dans une petite ville de province. Joseph est toujours ridicule, quoi qu’il fasse : jugez quand il se confesse ! Or, Valère se confesse afin de trouver, dans l’absolution, la force-de résister aux entreprises d’une femme mariée. Le sacrement de pénitence est le ressort principal de l’action ; le drame tourne sur ce mot : Absolvo te in nomine Patris. Cela se peut-il souffrir ? Sainte-Beuve lui-même ne se tient pas de traiter Valère de dadais … Et cependant, si je ne m’abuse, il y a peut-être, aujourd’hui encore, des âmes qui croient à la révélation, au péché, à la grâce et à tout ce qui s’ensuit, et qui luttent, avec larmes et déchirement, contre elles-mêmes, et qui cherchent le secours où Dieu leur a dit qu’elles le trouveraient. Leur trouble, et leur angoisse, et leur courage, et leur espoir et, si vous voulez, leur illusion sont ils donc en dehors de l’humanité ? Et, parce que vous n’avez pas leur foi, vous sont elles plus incompréhensibles et plus étrangères que les âmes de l’antiquité orientale ou hellénique ?

Il paraît que oui ; et je vous abandonne donc ce sacristain de Valère, qui, chaste comme l’Hippolyte d’Euripide, est évidemment plus grotesque, étant catholique romain. Mais, si cette figure vous offense, d’autres ont de quoi vous retenir. Lucile est un type très vrai, et très finement étudié, de reine de petite ville et de coquette hypocrite et prudente. Je l’appellerais Mme Tartufe, si elle n’était d’esprit laïque. Dans la scène de la clairière, quand elle se déchaîne et laisse éclater, sincère enfin et secouant sa fausse vertu, ce qu’il y a dans son coeur bourgeois de désir brutal, d’égoïsme et de « concupiscence » toute crue (car c’est là, pour Veuillot, le résidu de l’amour proprement « passionnel »), je vous assure que c’est très beau. Il est clair ici que Lucile souffre, et l’auteur, malgré tout, a pitié d’elle. Veuillot a refait, et très bien, la scène de Didon et d’Énée avant la grotte et avec une autre Rome à l’horizon. N’importe, il y a dans cet entretien une flamme sombre et des motus deordinati, et plus sans doute que l’écrivain ne l’a voulu. Nous avons beau faire : nous ne détestons pas assez Lucile. Lui non plus peut-être. Il est rentré un instant, bon gré mal gré, dans le roman profane. C’est que la Réalité est une grande païenne …

Un autre endroit a de la grandeur : c’est lorsque le curé de Marsailles, ayant absous Valère, s’agenouille à son tour ; se confesse à son pénitent, le remercie de l’avertissement courageux qu’il a reçu de lui sur ses prudences de prêtre-fonctionnaire… Mais vous trouverez que ce sublime-là sent trop la calotte, et vous préférerez sans doute ce doux entremetteur d’abbé Constantin. Je ne vous signalerai donc plus que les vifs croquis des notables de Chignac, tracés, je l’avoue, du temps de Paul de Kock, mais vingt ans avant Madame Bovary. Et enfin, il y a Veuillot lui-même, « le petit journaliste », que je vous ai présenté au commencement de cette étude.

Veuillot s’exprime modestement sur l’Honnête Femme :

Œuvre d’un jeune homme, d’un converti … ce livre appartient pleinement à la classe des fruits verts. Il est gauche, prêcheur, rigoriste, involontairement entaché d’imitation …

Oui ; et, avec cela, qu’il est curieux !

Mais le chef-d’œuvre, la merveille des merveilles, ce sont les quarante premières pages de Çà et là : C’est l’histoire tout unie d’un mariage chrétien. Idylle franchement pieuse, effrontément édifiante, et exquise cependant. Un jeune homme est présenté par un bon prêtre chez de bonnes gens qui ont une fille à marier. Elle est bonne, timide, pudique ; il est bon, sérieux, un peu inquiet. Il hésite, fait sa demande, est agréé. Rien d’extraordinaire, sinon la rencontre de la sévérité du fond et de la grâce infinie de la forme. Il s’en dégage une conception très belle, — puisque c’est la conception chrétienne, — de l’amour et du mariage, et cette idée que l’amour n’est pas du tout la passion, et cette autre idée que le mariage ne diffère pas essentiellement d’une « prise d’habit » à deux, et que c’est par là qu’il est grand et qu’il est doux. Vous serez surpris de certaines réflexions des deux fiancés : «  Je vais donc me marier, se dit Marianne. Voilà mon sort fixé, je ne serai pas religieuse. Que la volonté de Dieu soit faite ! » Selon Silvestre, « le renoncement au monde ne devait guère, en quelque façon, être moins absolu pour l’épouse chrétienne que pour la religieuse. » D’autres remarques vont loin :

… On eût étonné Marianne en lui disant que l’instinct qui souffrait en elle n’était autre que la fierté. Elle ne se trouvait pas entièrement libre en cette rencontre. Mais rien ne l’avait amenée à réfléchir sur les préjudices que l’organisation présente de la société apporte aux privilèges de l’âme, et, par un autre instinct plus parfait dans son coeur et plus connu, elle se soumit humblement à ce qu’elle regardait comme la condition nécessaire de la femme, qui lui ôte le droit de choisir et ne lui laisse que tout juste celui de refuser.

Cette histoire est, quant au fond, précisément le contraire des romans de la bonne Sand. Et cela reste suave, d’une onction mêlée de beaucoup d’esprit qui ne se cherche pas, d’observation exacte, même de pittoresque. Nulle trace de fadeur dans ces fiançailles si austères et si blanches.

C’est que Louis Veuillot est poète éminemment. Une bonne moitié du Parfum et de Çà et là en témoigne. Lisez, dans Çà et là, les chapitres intitulés Dans la montagne, la Plage, et la Campagne, la Musique et la Mer. Il était très sensible à la musique, très amoureux de Mozart et de Beethowen. Sa pente était au rêve mélancolique et tendre. Rêve toujours surveillé par sa conscience de chrétien ; car c’est dangereux, la nature et la musique, et la mélancolie, et même la tendresse. Mais souvent on devine que ses luttes et ses haines lui pesaient et que, sans cette surveillance virile qu’il exerçait sur son âme, il eût aisément glissé à la contemplation chantante, comme un simple poète lyrique, ou à l’indulgence universelle et inactive, et à la douceur des larmes oisives, de celles dont on jouit comme d’une volupté et qui ne purifient point. La poésie n’est pas toujours absente de son œuvre même de polémiste. Du moins on la sent, par endroits, toute proche, et je pense que Veuillot est le seul de nos grands journalistes de qui cela se puisse dire.

On sait et on convient qu’il fut un remarquable écrivain : est-on persuadé qu’il est de tout premier rang, et par l’importance des idées qu’il a traduites, et par la perfection de la forme ? Ce n’est point sans doute un méconnu ; mais il n’est pas connu tout entier. Dans ce dur monde, on gagne, du moins un temps, à être du côté des plus forts ; et Veuillot, catholique, fut de l’autre.

Entre les écrivains qui comptent, Veuillot me paraît celui qui est le mieux dans la tradition de la langue, tout en restant un des plus libres, des plus personnels. Il n’apprit le latin qu’à vingt-cinq ans mais il était nourri de la moelle de nos classiques. Il est soucieux de pureté et même de purisme, jusqu’à faire volontiers la leçon aux autres là-dessus, — mais d’un purisme large et dont les informations remontent au moins jusqu’au xvie siècle. Il est aussi préoccupé, et presque à l’excès, de l’harmonie du style, très rigoureux sur ce point, sévère aux cacophonies (cf. Odeurs de Paris, page 213). Sa prose est impeccablement musicale ; et, quand il sortait de la polémique et écrivait pour son plaisir, il aimait à cadencer sa pensée en des sortes de strophes attentivement rythmées (Çà et là, deuxième volume ; le Parfum de Rome). Au reste, une souplesse incroyable, une extrême diversité de ton et d’accent  depuis la manière concise, à petites phrases courtes et savoureuses, et depuis la façon liée, serrée, pressante du style démonstratif, jusqu’au style largement périodique de l’éloquence épandue, et jusqu’à la grâce inventée et non analysable de l’expression proprement poétique…

Bref, il me semble avoir toute la gamme, et la grâce et la force ensemble, et toujours, toujours le mouvement, et toujours aussi la belle transparence, la clarté lumineuse et sereine. Je note seulement, dans la prose de ses dernières années, quelque abus de l’antithèse et des facettes, du parallélisme verbal et même des allitérations, et aussi un peu de trépidation et de halètement, un je ne sais quoi par où il rejoint Michelet… Somme toute, je n’hésite pas un moment à le compter dans la demi-douzaine des très grands prosateurs de ce siècle.

XI §

Et il en est le grand catholique ; pour un peu je dirais le seul. Il a dégagé le catholicisme de tout ce qui n’est pas lui, s’étant gardé soit de le compromettre avec la Révolution, soit de prétendre le ramener, comme d’autres « épureurs » de religion, au christianisme des premiers temps. Veuillot l’a pris tel qu’il est, avec sa hiérarchie, avec ses doctrines autoritaires en politique, même avec les us et traditions qui, pour les inattentifs et les superficiels, paraissent s’éloigner de l’esprit de l’Évangile. Il l’a pris, dis-je, tel que son développement historique l’a fait, parce que ce développement est divin.

Lacordaire, Montalembert, Falloux, Dupanloup sont, auprès de Veuillot, des catholiques à tendances hérésiarques. Ceux-là ont des faiblesses pour l’œuvre de la Révolution : ils se figurent que l’égalité civile, la liberté politique, le régime parlementaire, le suffrage universel sont, peu s’en faut, choses évangéliques. Veuillot, non : il ne pense point que ces institutions soient nécessaires aux âmes ni excitatrices de la bonté humaine, ni qu’elles soient même d’un secours sérieux pour l’amélioration matérielle du sort des pauvres. Il est persuadé et a constamment tâché d’établir que la Révolution est essentiellement rationaliste, c’est-à-dire impie, au surplus purement bourgeoise ; qu’elle n’a profité qu’aux classes moyennes : curée pour celles-ci, mystification pour le peuple ; et qu’elle a rendu la vie plus lourde aux petits en leur enlevant ce qui était l’allégement et faisait la dignité de leur condition. La Révolution est, pour Veuillot, la dernière des hérésies. Et c’est ainsi que, comme je l’ai déjà remarqué, Veuillot, du moins par ses négations, est moins loin du socialisme, si énergiquement qu’il l’ait combattu, que du libéralisme bourgeois.

Bref, il croit que la philosophie ne peut rien pour le bonheur, même terrestre, des hommes (car le matérialisme les dispense de se contraindre, et le spiritualisme ne peut que le leur conseiller, sans leur en apporter les moyens). Reste donc l’Église. Seule elle peut « sauver » le monde, même selon la chair : car seule elle a qualité pour enseigner à la fois au peuple la résignation, et le sacrifice à ceux qui sont au-dessus du peuple.

Veuillot est un grand rêveur. Misanthrope à l’égard du présent, il est d’un optimisme fou dans le passé et dans l’avenir.

Le passé, il le transfigure ; il voit le moyen âge et l’ancien régime comme il lui plaît de les voir. Il ne doute point que le moyen âge n’ait connu la fraternité divine dans l’inégalité apparente des conditions et n’ait presque réalisé l’unité morale nécessaire au bonheur universel. Lui si doux, il absout dans les âges écoulés la répression de l’hérésie, surtout parce que l’hérésie lui paraît attentatoire à cette indispensable unité. Il oublie ou méconnaît les brutalités, les cruautés, les vices, l’affreuse misère ; il oublie que les hommes, même alors, ne furent que des hommes.

Et c’est du même regard visionnaire qu’il considère l’avenir. Évidemment, si tous les pauvres et si tous les riches étaient de vrais chrétiens, la question sociale serait résolue du coup, et toutes les autres pareillement. Il n’y faudrait que deux petites conditions : il faudrait que tous les hommes, dans l’univers entier, eussent la foi ; et il faudrait que la foi communiquât forcément aux croyants la vertu et la bonté.    Ce poète est donc plein d’illusions, et, parfois, d’illusions « à rebours ». S’il doit à l’intransigeance même de sa foi des vues profondes sur l’histoire contemporaine et des clairvoyances terribles sur les personnes, il lui arrive aussi de se tromper fâcheusement sur elles, de nous surfaire leur perversité, et de perdre, pour ainsi parler, la notion du vrai humain. Il a eu, souvent, de la peine à comprendre que l’on pût ne pas croire au surnaturel, et à son surnaturel à lui, sans être un démon d’orgueil ou d’impureté. S’il avait vécu assez longtemps pour qu’un peu de ma prose parvînt jusqu’à lui, j’aurais voulu, après quelque article où il m’aurait traité de simple Galuchet, le prendre à part et lui dire :

  • — Non, je vous jure, ce ne sont point « mes passions » qui m’ont ravi la foi : je ne leur obéis pas toujours ; et, en tout cas, le prêtre m’absoudrait si j’avais la volonté de mieux vivre. Et ce n’est pas non plus la « superbe de l’esprit ». Sincèrement, je ne me sentirais pas diminué si je croyais ce que Pascal, Racine et Bossuet ont cru. Je suis humble, ou j’y tâche. L’humilité est un sentiment très philosophique : c’est l’acceptation de notre être comme il est, c’est-à-dire nécessairement inférieur et incomplet. Je ne suis pas un « libre penseur », car c’est une grande sottise de s’imaginer que l’on peut penser librement. Et notez bien que vous, je vous comprends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et j’aime les saints, les prêtres, les religieuses — non par une affectation de « largeur d’esprit » ou par une espèce de niaise et suffisante coquetterie morale. J’aime réellement presque tout ce que vous défendez, et je le défendrais moi-même à l’occasion. Mais enfin, si je ne puis aller au-delà de ce sentiment ?

Vous me direz : « Cherchez la vérité ; instruisez-vous. » Hélas ! tous vos arguments, je les connais ; pendant les six années de catéchisme de persévérance qui ont suivi ma première communion, j’ai entendu réfuter toutes les hérésies, sans compter les schismes. Vous reprendrez : « Alors le mal est dans votre coeur et dans votre volonté. » Mais, voyons, est-ce que, sérieusement, vous me regardez comme un méchant ? Comprenez donc un peu ! La « grâce », je le vois bien, vous a fait une seconde nature, mais est-ce que vous ne l’oubliez pas quelquefois ? Est-ce qu’il n’y a pas eu des moments où, loin de la lutte, aux champs ou sur la grève, ou bercé par la musique, il vous semblait étrange que vous fussiez Louis Veuillot, rédacteur en chef de l’Univers, voué, dans un coin de la planète, à la tâche d’anathématiser des hommes comme vous à cause de certaines affirmations, inconcevables et incontrôlables, sur le monde et la cause première ; des moments où vous ne vous voyiez plus vous-même que de loin, où il vous paraissait à la fois incompréhensible et doux de vivre ? Et est-ce qu’il n’y a pas eu d’autres moments encore, des moments d’angoisse mortelle et d’universel dégoût, où vous admettiez presque que l’on pût totalement désespérer et où vous n’étiez retenu dans votre foi que par une habitude d’âme ?

Dans ces heures-là, heures d’humaine détente ou d’humaine détresse, est-ce que, ayant à me juger, vous m’eussiez envoyé, vous, au feu éternel ? Considérez que je suis justement dans l’état où fut, assez longtemps encore après votre conversion, votre frère Eugène que vous aimiez tant, et qui, je suis tenté de le croire, se convertit, d’abord, un peu pour vous faire plaisir et pour que vous le laissiez tranquille. Considérez aussi qu’un dixième ou un vingtième seulement des habitants de notre petit astre sont guidés (et, parmi eux, combien y réfléchissent ?) par le symbole de Nicée et les définitions du concile de Trente et que, depuis trois siècles, ce nombre va décroissant. Considérez enfin que, selon votre orthodoxie même (est-ce que je me trompe ?), Dieu a créé la plupart des hommes, non sans doute pour qu’ils fussent damnés, c’est-à-dire éternellement méchants et malheureux, mais sachant qu’ils le seraient. C’est là une idée si épouvantable… que, justement à cause de cela, on finit par se tranquilliser.

Mais, par cela même qu’il y aura toujours, et forcément, des hommes comme moi — et de bien pires — et en très grande quantité, — vous ferez sagement de renoncer, pour aujourd’hui, à la partie terrestre de votre rêve. C’est ce que vous faites d’ailleurs assez volontiers : maintes fois, à la façon des anarchistes, quoique dans une autre pensée, vous prédisez, vous appelez de vos vœux le « chambardement général »… Le plus probable cependant, c’est que la condition humaine s’améliorera peu à peu par la bonté, mais par la bonté simplement humaine, et aussi par cette notion lentement répandue, que l’intérêt de chacun se confond ou tend à se confondre avec l’intérêt de tous, et que l’égoïsme est une duperie. Et le monde ira comme il pourra. Est-ce qu’on ne voit pas que les sociétés même de brigands arrivent à s’organiser, à assurer à tous leurs membres une vie supportable ? Nous avons des siècles devant nous. L’humanité pourra s’accorder dans la résignation même à l’ignorance métaphysique, et dans le sentiment que votre solution, à vous, est impossible. Seulement, nous profiterons de vos indications : nous serons moins dupes de la « Déclaration des droits de l’homme » ; nous concevrons mieux que c’est sur les cœurs qu’il faut agir et que l’apparente justice géométrique des lois n’est rien si le désir de la justice et si la charité ne sont point en nous.

Les hommes ont horriblement souffert et ont été horriblement méchants, quoi que vous disiez, même dans le temps où votre chimère d’une foi unique était le plus près d’être une réalité. Alors ? Pourquoi n’essayerions-nous pas d’autre chose ? Vous seul êtes logique, c’est entendu : mais, par exemple, pourquoi avez-vous raillé si durement ces chrétiens qui, tout en partageant l’essentiel de vos croyances, en ont accommodé une partie à l’œuvre purement humaine, toujours défaite et toujours recommençante, de construction sociale qui se poursuivait autour d’eux ? On dirait que vous ne voulez nous laisser le choix qu’entre le catholicisme universel (vous savez bien que ces deux mots ne forment pas, hélas ! un pléonasme) — et l’anarchie, le « il n’y a rien ». N’est-ce pas un peu imprudent ?

Mais aussi que cela est rare et fier ! Et que vous eûtes raison de vous entêter dans un rêve qui vous a rendu, vous, si noble, si bon et si grand ! Je relis les vers que vous écrivîtes, un jour, pour votre tombe :    

Placez à mon côté ma plume :
Sur mon front le Christ, mon orgueil ;
Sous mes pieds mettez ce volume ;
Et clouez en paix le cercueil.    

Après la dernière prière,
Sur ma fosse plantez la croix ;
Et, si l’on me donne une pierre,
Gravez dessus : J’ai cru, je vois.    

Dites entre vous : « Il sommeille ;
Son dur labeur est achevé » ;
Ou plutôt dites : « Il s’éveille ;
Il voit ce qu’il a tant rêvé. »

Ceux qui font de viles morsures
À mon nom sont-ils attachés ?
Laissez-les faire ; ces blessures
Peut-être couvrent mes péchés.     . .

Je fus pécheur, et sur ma route,
Hélas ! j’ai chancelé souvent ;
Mais, grâce à Dieu, vainqueur du doute,
Je suis mort ferme et pénitent.

J’espère en Jésus. Sur la terre
Je n’ai pas rougi de sa loi ;
Au dernier jour, devant son Père,
Il ne rougira pas de moi.

Laissez-nous embaumer votre mémoire, respectueusement, dans cette sublime épitaphe.

Lamartine2 §

I §

M. Émile Deschanel vient de publier sur Lamartine deux volumes qui sont, j’imagine, le résumé de son cours du Collège de France. Ces deux volumes sont d’un vif agrément et, par endroits, d’une chaleur de coeur communicative. La partie qui concerne le rôle et l’évolution politiques du poète me paraît neuve, ou tout comme  M. Félix Reyssié, avocat à Mâcon, nous a décrit, avec une pieuse exactitude, la maison et le pays natal de son illustre compatriote ; et son heureuse diligence a su rassembler, sur l’enfance et la jeunesse de l’auteur des Méditations, des documents d’une réelle saveur  Le noble poète Charles de Pomairols, étudiant l’intelligence et l’art de Lamartine, a défini avec la plus affectueuse pénétration cette âme un peu cousine de la sienne  Enfin, M. Anatole France, qui assurément n’ignore pas que les légendes ont leur prix, mais qui, comme M. l’abbé Jérôme Coignard, ne s’en fait jamais accroire et n’aime que les illusions qu’il lui plaît de se donner, nous a conté l’histoire de la véritable Elvire, laquelle fut une petite femme obligeante et bonne, exaltée en amitié, un peu bavarde dans ses lettres, un peu quémandeuse et tracassière, d’ailleurs d’une santé déplorable et qui devait mal s’accommoder des promenades nocturnes sur l’eau ou des courses dans les bois de Chaville au mois de mars…

Il y a des gens à qui les découvertes de cette espèce paraissent très inutiles ou un peu affligeantes. Pourquoi ? M. Deschanel rappelle un passage de Sainte-Beuve : « Lamartine est, de tous les poètes célèbres, celui qui se prête le moins à une biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes choisies… Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit du temps plutôt qu’aux détails vulgaires, qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques… » De ce sentiment de Sainte-Beuve, M. de Vogüé nous donne, avec sa magnificence habituelle, la raison philosophique : « En quoi votre décomposition par l’analyse est-elle plus légitime que la création synthétique de la foule ? Dans une de ses poésies écrites loin de Milly, Lamartine avait parlé par erreur d’un lierre qui tapissait le mur de la maison ; il n’en existait point : par une inspiration délicate, sa mère planta le lierre absent et fit du mensonge une vérité. La foule, aidée par le temps, agit comme cette mère : elle achève l’œuvre du poète, elle fait des vérités de ses erreurs. Son opération est normale, conforme au travail de la Nature, qui retouche constamment ses œuvres, pour dégager les grandes lignes, pour les débarrasser du caduc et de l’accessoire. Ce qui crée de la vie est supérieur à ce qui en détruit. » — « Nous n’ôterons pas le lierre », dit gentiment M. Deschanel.

Mais il revendique ensuite le droit, sinon de l’ôter, au moins de l’écarter. Et, en effet, tout le long de son étude, il l’écarte respectueusement, et il a bien raison.    Il a pu m’arriver à moi-même de répéter après d’autres, croyant exprimer une opinion distinguée : « La légende est plus vraie que l’histoire. » J’ai peur maintenant que ce ne soient là des mots. Nous devons certes tenir compte de la légende, puisque la légende c’est l’idée que le plus grand nombre des hommes se sont faite ou ont fini par se faire d’un personnage historique. Il est à croire que ce personnage avait du moins en lui de quoi suggérer cette idée : et ainsi la légende exprime presque toujours avec force les traits caractéristiques de l’homme qu’elle magnifie. Par suite, elle peut être d’un grand secours pour retrouver et reconstituer ce qui fut le « vrai ». Mais prétendre qu’elle est elle-même le vrai « supérieur », — comme s’il y avait plusieurs vérités  ne pensez-vous pas que c’est pure phraséologie ? Il suffit peut-être de dire que la légende, étant de l’histoire simplifiée et achevée par le rêve, est généralement plus belle que l’histoire, et que par là elle mérite notre respect. Vous ajouterez, si vous voulez, qu’elle peut être bienfaisante, propagatrice de générosité, de foi, de vertu, et qu’à ce titre également nous la devons révérer… Et encore, il y a légende et légende. Il en est de plates et totalement insignifiantes ; il en est de funestes. Et il y en a plusieurs, et contradictoires, sur les mêmes hommes et les mêmes événements. « Ce qui crée de la vie (c’est-à-dire la légende) est supérieur, dites-vous, à ce qui en détruit (c’est-à-dire à la critique). » Soit, n’ayons nul souci de la vérité, qui pourtant, même humble et fragmentaire, même inquiétante et triste, me semblait désirable et vénérable, uniquement parce qu’elle est la vérité. Mais, enfin, toute légende ne « crée » pas « de la vie », et, d’autre part, toute critique n’en « détruit » pas. Alors ?… Je comprends de moins en moins.

Pour en revenir à Lamartine, je crois bien que, quelques lézardes qu’on m’eût montrées sous « le lierre », et quelques faiblesses que la critique m’eût révélées en lui sous le déguisement de la légende, j’en eusse pris mon parti, puisque je l’aime. Que dis-je ! il y aurait eu, dans mon amour, de la pitié, du pardon, du chagrin, un retour chrétien sur moi-même : et ainsi, cette fois encore, la critique, loin de « détruire » de la vie, en eût « créé », puisqu’elle eût provoqué en moi des mouvements profitables, en somme, à ma vie morale. Mais il se trouve que la critique, appliquée à la personne de Lamartine, ne compromet que fort peu sa légende, ou même (on pourrait aller jusque-là) la modifie et la précise à son avantage.

Au surplus, qu’est-ce que la « légende » de Lamartine ? Celle, apparemment, qu’il a arrangée lui-même dans ses Confidences et ses Commentaires et que la foule a acceptée. L’image résumée qui s’en dégage  quoique d’ailleurs plus d’un endroit des Confidences y contredise un peu  c’est quelque chose d’assez ressemblant à la vignette de certaines éditions anciennes des Méditations poétiques : un long poète sur un promontoire, les cheveux dans le vent, une harpe à son côté… Ce Lamartine de la légende, couvé sous les douze ailes croisées de sa sainte mère et de ses cinq anges de sœurs, dolent, pieux, féminin, la harpe de David appuyée contre sa longue redingote, nous offense presque par je ne sais quoi de trop suave, de trop angélisé, de fadement théâtral. Si on voulait le mal prendre, ce serait tout justement le « grand dadais » qui déplaisait si fort à Chateaubriand.

Les recherches de MM. Deschanel et Reyssié lui prêtent un tout autre relief ; et, par conséquent, c’est ici l’histoire ou la critique qui « crée de la vie », et c’est la légende qui « en détruit ».

II. La jeunesse de Lamartine. §

Le futur chantre des Harmonies était un rustique, un vrai petit Bourguignon. M. Émile Deschanel nous dit, dans une page colorée : « Il ne faut pas du tout, comme on l’a fait, se figurer un enfant blond et mou, fait de roses et de miel. Il est dru, et même assez rude, résistant, ayant du silex dans sa complexion, comme le terroir de ses vignes ; prompt à s’exalter et prompt à s’abattre, d’un ressort puissant, d’une trempe d’acier, avec des alternances de tristesse, encore impétueux dans ses crises de pleurs et de sanglots enfantins ; difficile à manier et à conduire ; riche de sève comme les ceps du Mâconnais : il en est un lui-même ; c’est là qu’il a pris terre et ciel : tout son être physique et moral est né de ce Milly, y a jeté des racines profondes, y a poussé en pleine terre de craie et en plein air, y a puisé tous les aromes et tous les sucs de son génie poétique et oratoire. Milly ne fait qu’un avec Lamartine. »

Et M. Félix Reyssié, opposant au portrait romantique « vague, impalpable », que le Lamartine des Confidences nous trace du Lamartine enfant, certain dessin au crayon qui nous le représente au naturel, à l’âge de huit ans : « C’est un bon gros garçon joufflu, l’air étonné, la bouche bée, le nez en l’air, cheveux en broussailles, l’air éveillé pourtant ; en somme, un beau gars de Milly qui a bien employé son temps et se porte à merveille. » — Et, à ce propos, je vous recommande la description que M. Reyssié nous fait de Milly, de Saint-Point et des environs, bref, de la nature au milieu de laquelle grandit Lamartine : paysage de Sicile ou de Grèce pendant l’été, de Norvège ou d’Écosse à partir de l’arrière-automne ; paysage aéré et découvert, à grandes lignes, avec beaucoup de ciel ; dont les images emplirent pour jamais les yeux du jeune rêveur et qui  avec certains sites d’Italie, — forment le « décor », toujours largement baigné d’air et découpé en vastes plans, des Harmonies et des Méditations. Ces pages de M. Félix Reyssié, c’est de la géographie vivifiée par l’amour.

L’enfance, l’adolescence et la jeunesse de Lamartine  jusqu’à vingt-huit ou trente ans  furent celles d’un hobereau assez pauvre, très vivace, même un peu rude, qui eut beaucoup de temps pour s’ennuyer et rêver et qui se forma à peu près tout seul. Enfant, il courait la montagne avec les petits paysans, une miche de pain et un fromage de chèvre dans sa poche  La première éducation qu’il reçut de sa mère ne paraît pas avoir été tout à fait cette éducation molle, tendre, fondante, les yeux dans les yeux ou la tête dans les plis de la jupe maternelle, dont il parle dans les Confidences. Voici, selon le Manuscrit de ma mère, l’emploi de la journée : « La messe tous les jours à sept heures ; lecture de la Bible ; leçon de grammaire ; lecture de l’histoire de France ou de l’histoire ancienne ; le soir, après dîner, quelques vers des fables de La Fontaine ; puis la prière en commun accompagnée d’une petite méditation improvisée à haute voix. » — À dix ans, on le met dans une petite pension, à Lyon. Il s’y ennuie et, la seconde année, il s’en échappe. On le met alors au collège de Belley, chez les Pères de la Foi. Il s’y trouve bien et y fait de passables études, purement littéraires, et à l’ancienne mode.

Après le collège, il revient vivre à Milly, lisant au hasard, se promenant, chassant, rêvant. Dans les intervalles du rêve, « il remplit de ses escapades amoureuses, nous dit M. Deschanel, les pentes du Vergisson et du Solutré. Qu’on y applaudisse ou qu’on le regrette, il était, comme le roi Henri, un vert galant. Le peu qui restait des belles de ce temps-là dans les vallées du Mâconnais en savaient bien que dire, naguère encore. » Il passe ses hivers à Mâcon ou à Lyon, sous prétexte d’y faire son droit, et y mène, autant qu’il peut, joyeuse vie. Il apprend le violoncelle et la flûte ; il apprend l’anglais et l’italien. Pour se distraire, il envoie des vers à l’Académie de Besançon, à l’Athénée de Niort, à l’Athénée d’Avignon, aux Jeux floraux de Toulouse  et ne remporte aucun prix. Puis, il se fait recevoir membre de l’Académie de Saône-et-Loire (je vous rappelle que ces choses se passent longtemps avant les chemins de fer et quand les provinces avaient, plus qu’aujourd’hui, leur vie propre). Il compose, pour sa réception, un discours sur l’Étude des littératures étrangères, qui témoigne tout au moins d’une assez grande ouverture et liberté d’esprit.

Il va en Italie, loge à Naples, chez un de ses parents, directeur d’une manufacture de tabacs, et y connaît la petite plieuse de cigarettes dont il fera Graziella. Parties carrées sur le lac de Baïa avec l’ami Virieu  Lamartine ayant sa Prociditane et Virieu sa Sorrentine. Puis Alphonse revient à Milly, faute d’argent. Il s’ennuie, a des humeurs noires. Il va à Paris, s’amuse, joue, fait des dettes que sa mère a bien de la peine à payer. Nouveau retour à Milly, et, derechef, il rêve, s’ennuie, rime par-ci par-là, jette sur le papier ce qui lui vient, tourmenté de désirs vagues, d’une ambition indéfinie ; souvent malade du foie.

L’invasion, les Cent jours, Waterloo le secouent. Avant et après les Cent jours, il est dans les gardes du corps  Puis c’est, au lac du Bourget, sa rencontre avec Mme Charles, celle qui sera Elvire et qui restera, en somme, son plus grand amour. Il est obligé de passer une année loin d’elle, toujours faute d’argent ; puis elle meurt ; puis il est lui-même très malade. Tout cela approfondit sa sensibilité ; il en résulte qu’il écrit, pour la première fois, des vers originaux, des vers « lamartiniens ». Vers la même époque, il est très répandu à Paris, dans le monde aristocratique ; des femmes s’intéressent à lui ; des copies de ses vers circulent ; on commence à s’apercevoir qu’il est quelqu’un. Et les premières Méditations paraissent en mars 1820, sans nom d’auteur : une mince plaquette contenant seulement vingt-quatre pièces.

Voilà, en abrégé, la vie extérieure de Lamartine jusqu’à trente ans. Était-il donc si inutile de la connaître ? Vie de campagnard et de solitaire, mais non pas d’Éliacin, car ses solitudes sont coupées, tous les hivers, de « bordées » provinciales de fils de famille. Pas une influence, pas une direction : c’est un sauvageon qui pousse à sa fantaisie. Seulement, une correspondance assez copieuse avec deux ou trois amis intimes, très abandonnée, très naïve, où il apparaît surtout qu’il a un fond d’âme très noble, qu’il souffre de ne rien faire, de n’être rien « à son âge », et qu’il est toujours en gésine de quelque chose, sans savoir au juste de quoi. J’estime qu’il faut bénir cette oisiveté rêvasseuse et ce malaise qui le conduisirent jusqu’à la trentaine. Je suis charmé qu’il n’ait pas été précoce. Jugez ce qu’il put accumuler en lui d’impressions, de sentiments et d’idées. Il est excellent d’avoir vécu, ou même, simplement, de s’être laissé vivre, avant d’écrire. C’est sans doute parce qu’il ne produisit rien jusqu’à trente ans que Lamartine put improviser avec magnificence jusqu’à quatre-vingts. Musset, qui écrivit d’admirables vers à dix-huit ans, était vidé à quarante. Hugo, qui, à quinze ans, faisait des vers comme un homme, attendit vingt ans pour être pleinement lui-même, pour nous donner avec les Contemplations, son vrai chef-d’œuvre lyrique. Nous voyons que, presque toujours, les écrivains qui ont débuté sur le tard, La Fontaine, Molière, Rousseau, Gustave Flaubert, Montaigne et Rabelais si vous voulez, nous ont donné, du premier coup, les livres les plus rares, les plus pleins, les plus savoureux. Ce pauvre Maupassant avait canoté, chassé, et regardé tranquillement autour de lui jusqu’à la trentaine, avant de débuter par la merveille que l’on sait. — Ce qui gonfle de sève ces exubérantes Harmonies, ce paradisiaque Jocelyn et cette inégale, monstrueuse et splendide Chute d’un ange, ce sont peut-être les douze ans d’oisiveté inquiète où il se chercha lui-même et où se forma en lui comme un vaste et secret réservoir de poésie inexprimée. Il n’avait plus désormais qu’à laisser couler…

J’ai dit que le jeune gentilhomme campagnard dépeint par MM. Reyssié et Deschanel n’avait rien de l’Éliacin que plusieurs s’étaient figuré. Il n’était pas fort tendre ; il bousculait parfois ses petites sœurs. Toutefois, d’avoir été élevé par une très pieuse et très douce femme et au milieu de cette « nichée de colombes » (comme Royer-Collard appelle les sœurs de Lamartine), on pense bien qu’il lui en resta quelque chose. Heureusement. Il en garda une grâce, mais superposée, si l’on peut dire, à une très vigoureuse virilité. Tels ces héros de légende qui ont des airs de vierges, avec des musculatures de guerriers ; tels ces archanges qui ressemblent à la fois à des jeunes filles et à des hercules ; tel le beau « chevalier au cygne », ou tel le petit Aymerillot, qui avait des yeux de pervenche et qui, on ne sait comment, « prit la ville. » De cette douceur de caresses qui enveloppa son enfance et où, plus tard, le grand diable venait sans doute s’abriter et se réchauffer sans déplaisir après chaque escapade ; de cette « nourriture » féminine  pour parler comme autrefois, — Lamartine garda aussi le culte religieux de la femme, l’amour de la pureté, une répugnance à l’ironie et une incapacité de la comprendre chez les autres, une invincible chasteté de plume, une incroyable inhabileté à peindre le vice et le mal, inhabileté qui éclatera presque plaisamment dans la Chute d’un ange

MM. Deschanel et Reyssié nous apprennent encore  ou nous rappellent, — que Lamartine eut au plus haut point ce qu’on a nommé avec indulgence le « don de l’inexactitude », spécialement quand il parle de lui-même. (Beaucoup d’autres, si je ne m’abuse, et notamment Chateaubriand et Victor Hugo, eurent le même don.) Continuellement Lamartine se trompe sur son âge. Une fois, il se rajeunit de trois ans, parce qu’il lui semble beau d’avoir été allaité par sa mère dans les prisons de la Terreur. Il a l’habitude d’antidater ses pièces pour nous faire croire qu’il a eu du génie de très bonne heure. Il raconte à tout bout de champ que tel de ses chefs-d’œuvre a été griffonné par lui, au crayon, en marge d’un Pétrarque, ou bien oublié dans un volume de Dante, et qu’heureusement un de ses amis s’en est aperçu et le lui a rapporté. Bref, il altère très souvent la vérité pour se faire valoir. Il prend des poses. Et, certes, j’aimerais mieux qu’il eût le respect de l’humble vérité ; mais je lui vois bien des excuses. D’abord ses inexactitudes sont innocentes et sans malice. Puis, beaucoup sont inconscientes : la preuve, c’est qu’il voulut publier ce Manuscrit de sa mère, où il devait pourtant savoir que ses propres Confidences étaient à chaque instant démenties ou redressées. Ces Confidences, d’ailleurs, il nous laisse assez entendre qu’elles sont un peu « romancées », qu’il s’y montre tel qu’il a été à peu près et tel qu’il aimerait avoir été tout à fait. Au surplus, quand on rêve un grand rôle public et bienfaisant, n’est-il pas permis de se présenter soi-même aux autres hommes de façon à agir le plus possible sur leur imagination ? Que dis-je ! n’est-ce pas là une sorte de devoir ?

Et enfin « la vérité matérielle a très peu de prix pour l’Oriental ; il voit tout à travers ses idées ». (Renan). Or, Lamartine est Oriental, comme la plupart des grands chefs de peuples. Car les Lamartine ont, de père en fils, « la taille haute et mince, l’œil noir, le nez aquilin, le cou-de-pied très élevé sur la plante cambrée… » La tradition les fait sortir « d’un grand village du Mâconnais, colonie exclusivement arabe jusqu’à nos jours ». (Ce village se trouve dans le département de l’Ain et s’appelle Izernore.) Et, en 1572, on voit figurer un « Allamartine » dans les Mémoires de Condé. Dans « Allamartine », il y a « Allah », c’est clair comme le jour. Donc Lamartine est Sarrazin d’origine. Parfaitement !

Il faut relire la préface des Méditations qu’il écrivit en 1849. Si loin de sa jeunesse, il la revoyait à son gré et ordonnait magnifiquement ses souvenirs. Cela commence ainsi : « L’homme se plaît à remonter à sa source ; le fleuve n’y remonte pas. C’est que l’homme est une intelligence et que le fleuve est un élément. Le passé, le présent, l’avenir, ne sont qu’un pour Dieu. L’homme est Dieu par la pensée… » Et cela continue. Ah ! on n’était pas simple, il y a quarante-cinq ans.

Lamartine nous dit son enfance et sa jeunesse. Il nous explique un de ses premiers jeux, que ses petites sœurs et lui appelaient la « musique des anges ». Ce jeu consistait à plier une baguette d’osier en demi-cercle, à en rapprocher les extrémités et à les lier par une corde, à nouer ensuite des cheveux d’inégale longueur aux deux côtés de l’arc (sapristi ! ça ne devait pas être facile !) et à exposer cette petite harpe au vent. Il paraît qu’il en sortait des sons délicieux. Généralement, le jeune Alphonse employait à cet usage les cheveux de ses sœurs. Un jour, il eut l’idée d’y employer les cheveux d’une grand’tante, — des cheveux « blanchis dans les cachots de la Terreur », s’il vous plaît ! Et la musique des cheveux blancs fut, paraît-il, plus belle encore que celle des cheveux blonds. « … Depuis ce jour, nous importunions souvent notre tante pour qu’elle laissât dépouiller par nos mains son beau front… » Et il ajoute que la destinée idéale pour un poète, ce serait de faire, dans sa jeunesse, des vers qui rendraient le même son que les cheveux de sa sœur et, dans ses dernières années, des vers qui chanteraient comme les cheveux de sa tante… Ah ! qu’il est bien d’Izernore !

En attendant qu’il retrouve un jour, par une inspiration divine, la musique aérienne des cheveux blonds (et ce seront les Méditations poétiques), il rêve, il lit les poètes, particulièrement le Tasse et surtout Ossian, qu’il considère comme un grand poète (il semble avoir voulu ignorer toute sa vie l’artifice de Macpherson). Puis, au sortir du collège, il se met à écrire : « J’ébauchai plusieurs poèmes épiques et j’écrivis en entier cinq ou six tragédies… J’écrivis aussi un ou deux volumes d’élégies amoureuses, sur le mode de Tibulle, du chevalier de Bertin et de Parny. » Deux pages plus loin, il nous dit : « Je passai huit ans sans écrire un vers. » Or, comme il nous dit d’autre part, dans le discours Des destinées de la poésie, qu’il jeta au feu « des volumes de vers écrits dans les deux ou trois années qui précédèrent la publication des Méditations » (soit de 1818 à 1820), il s’ensuit que les ébauches de poèmes épiques, la demi-douzaine de tragédies et les deux volumes d’élégies amoureuses ont dû nécessairement être écrits par lui de 1808 à 1810.

Il n’y a pas un mot de vrai dans cette chronologie. Il suffit, pour s’en persuader, de consulter la propre correspondance de Lamartine, comme ont fait MM. Deschanel et Reyssié ; mais notre fastueux Sarrasin voulait reculer le plus possible dans le passé l’époque où il n’était pas encore original, et nous communiquer en même temps cette impression que les Méditations s’élevèrent tout à coup comme un chant céleste, absolument spontané, involontaire, inattendu, et sans lien apparent, même dans le développement intellectuel de l’auteur, avec aucune autre poésie, quelle qu’elle fût.

La vérité, c’est qu’il rima beaucoup et presque sans interruption, et comme on rimait de son temps, jusqu’au jour où il écrivit les Méditations, et que la moitié même des Méditations ressemble encore à ce qu’on rimait autour de lui. La vérité, c’est qu’il a appris le métier, comme les camarades (de quoi nous devons lui faire notre compliment), et qu’il a fait beaucoup plus d’études et d’exercices préparatoires que le rossignol des nuits d’été. La vérité, enfin, vous la trouverez dans ces excellentes observations de M. Émile Deschanel : « … Il finira malheureusement par se faire improvisateur dans la seconde moitié de sa vie d’écrivain ; mais son talent n’a pas été du tout improvisé. Cet art suprême devenu invisible s’est cherché fort longtemps. Nous allons l’observer se formant peu à peu pendant une dizaine d’années, de la dix-huitième environ à la vingt-huitième, avant d’éclore. C’est au prix de ce long travail obscur que le poète deviendra enfin maître de sa forme, au point qu’elle ne lui demandera plus aucun effort… »    

Tandis que d’un léger coton
Mon visage frais se colore…

Ces vers de Lamartine sont de 1808.    

……… Cependant le char roule,
Il nous entraîne, et nous suivons la foule
Vers ces jardins par Le Nôtre plantés,
D’un peuple oisif chaque soir fréquentés.
Du dieu d’amour ces jardins sont le temple, etc…

Il s’agit du jardin des Tuileries. Ces vers sont de 1813. Lamartine imite Gresset, Pezay, Dorat, Bertin, Parny. Il retarde notoirement sur Fontanes et Chênedollé. Entre 1812 et 1818, il écrit (ou ébauche) six tragédies : Saül, Médée, Zoraïde, Brunehaut, Mérovée, César ou la Veille de Pharsale. Il imite Voltaire et Alfieri ; il retarde sur Népomucène Lemercier. Puis il entreprend un Clovis, épopée chrétienne en vingt chants. Il imite, de loin, Chateaubriand. Il imite aussi Chapelain et Desmarets de Saint-Sorlin. Mais, à partir de 1816, il s’est mis à écrire, un peu au hasard, des « élégies » qu’il qualifie lui-même de « bagatelles », de juvenilia ludibria. La plupart devaient être médiocres : mais les Méditations étaient au moins en germe dans quelques-unes. « Il a travaillé dix ans le métier, conclut M. Deschanel ; mais le souffle intérieur le pousse : ces petites feuilles volantes, crayonnées en marchant dans le sentier pierreux qui monte de Milly au sommet du Craz, — péchés de jeunesse, à ce qu’il croit, — lui donnent l’absolution de Saül et de Clovis, et l’envoient tout droit à un ciel nouveau, qu’il rencontre, comme Christophe Colomb l’Amérique, sans s’en douter. »

Revenons à la légende  Lamartine chante. Le monde tressaille à cet hymne d’un poète inconnu et, soudain, tous les cœurs sont à lui. (Voir la Préface et les Destinées de la poésie.)

Dans la réalité, le succès des Méditations fut très habilement préparé, et de très loin. Depuis plusieurs années, Lamartine était fort répandu dans les salons aristocratiques. Des dames s’intéressaient très vivement à lui. Il dit quelque part : « La bonté de Mme de Sainte-Aulaire m’illustrait d’espérance ». Un moment, il eut l’idée de publier son volume par souscriptions : il était sûr de cinq cents souscripteurs, tous du « monde ». Aujourd’hui encore, « le monde »  ou ce qui en reste  peut beaucoup pour le succès d’un écrivain : jugez de ce qu’il pouvait à cette époque. Cette haute société royaliste  et spiritualiste depuis la Révolution  avait son grand écrivain, Chateaubriand, et son philosophe, Bonald. Elle éprouvait le besoin d’avoir son poète. Seul, un poète manquait à ce beau mouvement de renaissance religieuse. De toute force, il fallait qu’il vînt. On sentit que cet élu était Lamartine… Les Méditations furent donc admirablement « lancées ». Il se trouvait par bonheur que ce beau jeune homme avait en effet du génie, qu’il en avait même autant qu’on en puisse avoir. Je crois que « ça se serait su » tôt ou tard. Mais, sans la complicité du très brillant « faubourg » d’alors, Lamartine eût fort bien pu attendre la gloire encore quelques années.

Ainsi se réduit, dans la destinée de Lamartine, la part du « surnaturel ». Ne vous en plaignez pas : car, même ramenée au « naturel », il y reste encore assez de mystérieux  Je viens de relire des vers de Chênedollé et de Fontanes, très purs, très harmonieux, très beaux enfin, je vous le jure, et que j’aimerais à vous citer. Il s’en faut parfois de très peu, de l’épaisseur d’un cheveu  d’un cheveu blond des petites sœurs  que ce ne soient déjà les Méditations. Mais ce ne les sont pas. Pourquoi ?

III. Les Méditations. §

… J’ai un remords. J’ai eu l’air d’excuser Lamartine des inexactitudes de sa mémoire. J’ai paru croire qu’elles étaient du moins à demi volontaires, et qu’elles s’absolvaient uniquement par l’innocence du sentiment qui les avait dictées. Après y avoir réfléchi, il me semble que peut-être Lamartine n’a même pas besoin de cette excuse, non plus que Rousseau dans ses Confessions ou Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Tous ces souvenirs ont été rédigés de longues années après les événements. Or la mémoire, même la plus sûre et la plus tenace, est toujours fuyante par quelque endroit, et en même temps invinciblement créatrice. Je sens que je serais fort empêché, à l’heure qu’il est, de raconter avec fidélité les choses de mon enfance et de ma jeunesse et les faits même où j’ai été le plus directement et le plus douloureusement intéressé. Sur les dates et les détails matériels, je sens bien que je broncherais à chaque instant ; et quant aux sentiments éprouvés jadis, ils ne me reviendraient qu’effacés ou voilés par la distance, ou au contraire profondément modifiés et façonnés par les efforts même que j’ai pu faire, dans l’intervalle, pour les saisir et les fixer, et par le plaisir ou la tristesse que m’ont apportés ces évocations. Tantôt, on se souvient avec complaisance, et l’on substitue, à ce qu’on a senti ou pensé, ce qu’on aimerait avoir pensé ou senti ; on se voit invinciblement en plus beau : et c’est le cas ordinaire. Tantôt, par une affectation de sincérité, où il y a de la bravade, et qui est donc encore une forme de l’orgueil, on se prête des postures et des pensées plus humiliantes et plus désobligeantes encore que celles qu’on eut en réalité : et c’est souvent le cas de Jean-Jacques Rousseau.

Bref, tout acte de la mémoire altère son objet. En dehors des dates et de certaines apparences extérieures, nulle certitude sur le passé. Personne n’est seulement capable d’écrire avec vérité sa propre histoire. Il arrive même que, de très bonne foi, nous donnions successivement, du même événement de notre vie, des versions différentes. Irons-nous, après cela, chicaner Lamartine sur la chronologie de ses œuvres ou sur celle de ses sentiments ? La plupart de ses erreurs consistent, en somme, à antidater les manifestations particulièrement honorables de son génie et de son âme, à se voir déjà semblable, dans le passé, à ce qu’il est dans le présent. Il nous raconte ce qu’il a cru vrai au moment où il le racontait ; mais pouvait-il nous raconter autre chose ?

J’ai oublié de vous parler du mariage de Lamartine. Les circonstances de ce mariage lui font grand honneur, encore que notre légèreté y puisse trouver matière à raillerie et qu’on ait dit qu’il s’était marié « par pénitence » (on l’a bien dit de Racine !). Ce fut le mariage d’un idéaliste et d’un chrétien ; mariage non de passion, mais de haute raison, de tendresse et d’estime. On sent, je ne saurais trop dire à quoi, que Julie eût-elle été libre, il n’eût pas épousé Julie. La chanter, à la bonne heure. Il épousa, après d’assez longues fiançailles cachées, une Anglaise du même âge que lui, pas très jolie  mais avec de beaux yeux pourtant, de beaux cheveux et une belle taille, et qui, enfin, l’adorait. Tous deux se conduisirent avec générosité ; car Maria-Anna Birsch, qui était protestante, abjura en secret pour pouvoir être à son grand homme ; et lui, c’est après la publication des Méditations et quand déjà la gloire lui était venue, soudaine et enivrante, qu’il épousa cette fille médiocrement belle et médiocrement riche. Je veux vous mettre sous les yeux  et si vous la connaissez déjà, vous en serez quitte pour la relire  une curieuse lettre de Lamartine à son ami Aymon de Virieu, où il apparaît  et bien d’autres endroits de sa correspondance nous le confirment  que ce poète, d’un lyrisme si épandu, n’en eut pas moins une très forte vie intérieure et que son christianisme somptueux ne s’exhalait pas tout en paroles.

« Je te dirai le fin mot, à toi seul : c’est par religion que je veux absolument me marier… Il faut enfin ordonner sévèrement son inutile existence, selon les lois établies, divines ou humaines ; et, d’après ma doctrine, les humaines sont divines. Le temps s’écoule, les années se chassent, la vie s’en va : profitons de ce qui en reste ; donnons-nous un but fixe pour l’emploi de cette seconde moitié, et que ce but soit le plus élevé possible, c’est-à-dire le désir de nous rendre agréables à Dieu, hors duquel rien n’est rien. Pour cela, enchâssons-nous dans l’ordre établi avant nous tout autour de nous ; appuyons-nous sur les sentiers qu’ont suivis nos pères ; et, s’ils ne nous suffisent pas totalement, implorons de Dieu lui-même la force et la nourriture qui nous conviennent spécialement ; faisons-lui, pour l’amour de lui, le sacrifice de quelques répugnances de l’esprit, pour qu’il nous fasse trouver la paix de l’âme et la vérité intérieure, qu’il nous donnera à la juste dose que nous pouvons supporter ici-bas… »

Peu de temps après son mariage, il écrivait :

« J’aime décidément ma femme, à force de l’estimer et de l’admirer. Je suis content, absolument content d’elle, de toutes ses qualités, même de son physique. Je remercie Dieu. » N’est-ce pas charmant, cette absence de romanesque chez l’auteur de Raphaël   Maria-Anna Birsch paraît avoir été une créature excellente. Ce fut elle qui voulut que sa fille portât le nom de l’idéale amoureuse du Lac. Le père trouva cela tout naturel : « Julia, ce fut le nom qu’un souvenir d’amour donna à notre fille. » Maria-Anna fut bonne au poète, fidèle à toutes ses fortunes, plus tendrement fidèle encore à sa chute, à ses revers et à sa pauvreté qu’à sa gloire…

Mais il faut bien que j’arrive enfin aux poésies de Lamartine. J’ai retardé autant que j’ai pu — et vous vous en êtes aperçus sans doute — ce moment fatal. Et me voilà bien embarrassé. L’instant est venu de réfléchir, et de faire effort. De ce que j’aime infiniment Lamartine, j’avais conclu qu’il me serait facile et agréable de parler de ses vers. Mais je suis comme ces amoureux qui, pour être trop pleins de leur objet, ne peuvent plus du tout exprimer leur amour. Et comment, d’ailleurs, aurais-je la prétention d’ajouter quoi que ce soit aux analyses et définitions que MM. Émile Faguet, Ferdinand Brunetière, Charles de Pomairols, Émile Deschanel et Paul Bourget ont essayées de la poésie lamartinienne ? Et qu’ont-ils ajouté eux-mêmes d’essentiel à ce jugement synthétique de Sainte-Beuve, qui dit tout : « Lamartine, en peignant la nature à grands traits et par masses, en s’attachant aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie et sous ces horizons immenses tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime et a fait une fois pour toutes ce qui n’était qu’une fois possible. »

J’ai dit qu’en feuilletant Fontanes et Chênedollé, on rencontrait des vers si harmonieux et si purs qu’il était assez difficile de dire en quoi ils différaient des vers de Lamartine. Et pourtant ils en diffèrent. Je relis le Vallon et je sens bien tout à coup que les vers y abondent qui n’avaient pas encore été faits :    

La fraîcheur de leur lit, l’ombre qui les couronne,
M’enchaînent tout le jour sur le bord des ruisseaux ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le coeur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.    
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.

Et cette merveilleuse strophe où se trouve formulé si exactement (car Lamartine est précis quand il veut), et formulé pour toujours, le « sentiment de la nature », tel qu’il s’épanchera sans fin dans la poésie de notre siècle :    

Mais la nature est là, qui t’invite et qui t’aime :
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours.
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

Certes, Chênedollé, ce timide et cet incomplet, d’ailleurs si intéressant, et Fontanes lui-même, ce beau fonctionnaire, avaient eu, en réaction contre l’âge précédent, leurs minutes d’inquiétude religieuse, et aussi leurs attendrissements sous la lune ou devant le soleil couchant ; une grâce assouplissait çà et là leurs vers habiles et prudents ; et tous deux avaient ce mérite d’être des façons de poètes raciniens. Mais, ici, il y a la source et le flot, l’harmonie large et continue, une spontanéité, une facilité divine, et une beauté simple d’images  ce « sentier des tombeaux », ce « voyageur assis aux portes de la ville »  images grandes, non détaillées, non situées dans le temps, et qui font songer aux fresques d’un Puvis de Chavannes. Et nous verrons ce qui s’y joint plus tard, quelle hardiesse et quelle franchise imperturbable d’expression, quelle énergie sereine et non tendue, et souvent, si l’on peut dire, quel mauvais goût splendide— et toujours aisé : car, en dépit des lambeaux de phraséologie classique qu’il laisse parfois négligemment flotter sur les nappes étalées de son verbe, Lamartine est, à coup sûr, le plus libre, le plus aventureux, le moins scolaire et le moins académique des grands écrivains…

Qu’apportait-il donc ? Ou qu’avait-il retrouvé ? Trois choses, dont les deux premières au moins paraissent aujourd’hui surannées, faute peut-être d’être comprises : l’amour platonique, un spiritualisme ardent, et l’amour religieux de la nature.

L’amour platonique  Le fâcheux esprit gaulois s’en est beaucoup égayé. La théorie de Platon sur l’amour n’a pourtant rien de ridicule, il s’en faut. En somme, elle repose sur l’expérience. Montaigne a beau dire, en parlant de La Boétie : « Je l’aimais parce que c’était lui ». Cette délicieuse tautologie « explique » pourquoi l’on aime, mais non pas pourquoi l’on s’est mis à aimer. On commence d’aimer une personne parce qu’on croit voir en elle une conformité à un certain idéal que l’on portait en soi, et qui déjà la dépasse. Le débauché lui-même, qu’aime-t-il, au bout du compte, sinon une « idée » de plaisir dont il cherche la réalisation ? L’amour de don Juan, c’est donc encore l’amour platonique. Nous aimons toujours, pour ainsi dire, par-delà ceux et celles que nous aimons ; et la preuve, c’est que nous ne les aimons jamais tels qu’ils sont, ni tels qu’ils apparaissent aux autres hommes, mais tels qu’il nous plaît de nous les représenter. Il y a longtemps, un de mes amis définissait l’amour platonique, au moins par un de ses effets, dans ces vers grêles et secs, pas du tout lamartiniens, mais qui disent ce qu’ils veulent dire :    

Je ne sais pas (car tout le jour
Ses yeux clairs me hantent sans trêve)
Si c’est elle ou si c’est mon rêve
Que j’aime d’un si grand amour.    

Parfois, ma tendresse blessée
Saigne et s’effraye obscurément
D’un mot, d’un geste qui dément
Son image en mon coeur tracée.    

Et je sens chanceler ma foi :
Le tissu magique se brise
Du voile qui l’idéalise
Et que j’ai mis entre elle et moi.    

Mais voilà que la chère belle
Me sourit : mes doutes s’en vont ;
Mon amour renaît plus profond,
Car un peu de remords s’y mêle.    

Est-elle ce que je la fais ?…
Ô coeur ennemi de toi-même,
Puisses-tu ne trouver jamais,
Pauvre coeur, le mot du problème !

Bref, l’amour platonique, c’est l’amour humain, c’est l’amour sans épithète, mais considéré dans son mouvement naturel d’ascension  mouvement si justement observé, après et d’après Platon, par le saint auteur de l’Imitation de Jésus-Christ : « L’amour tend toujours en haut… Il n’y a rien au ciel et sur la terre de plus doux que l’amour, rien de plus fort, de plus élevé… parce que l’amour est né de Dieu, et qu’il ne peut trouver de repos qu’en Dieu, en s’élevant au-dessus de toutes les choses créées. » (Imit., Liv. III, chap. V.) Y a-t-il donc là de quoi tant « se gondoler » ?

Le spiritualisme . — Comme l’amour platonique, le spiritualisme est un peu tombé dans le décri. Le positivisme, l’évolutionnisme  ou même le pessimisme et le néo-kantisme, qui sont pourtant encore du spiritualisme, et en plein  ont bien meilleur air, semblent impliquer plus de liberté et d’étendue d’esprit. C’est qu’on songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des Manuels de philosophie. Mais Lamartine n’a rien de commun, ou pas grand’chose, avec Adolphe Garnier ou Damiron. Pensez que, avant de devenir la philosophie du baccalauréat, le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Pris en lui-même, le spiritualisme est la plus généreuse explication de l’univers, celle qui contient le plus d’amour, celle qui donne au monde le plus beau sens…

Le sentiment de la nature  Cela encore ne nous est plus du tout nouveau. Ce ne l’était même pas en 1820, et je ne vous dirai donc point que c’est Lamartine qui l’a inventé. Il est vrai que ce n’est pas non plus Chateaubriand, que ce n’est pas non plus Bernardin de Saint-Pierre, que ce n’est pas non plus Jean-Jacques Rousseau, que ce n’est pas non plus Fénelon, que ce n’est pas non plus La Fontaine, que ce n’est pas non plus Ronsard. Bref, ce n’est personne. Mais, tout de même, on peut assurer que ce sentiment délicieux, un peu languissant et endormi auparavant, ou qui ne s’était guère exprimé que sous des formes indirectes et imitées des anciens, s’est décidément réveillé et développé chez nous vers le dernier tiers du dix-huitième siècle, et qu’alors seulement nous avons appris à bien voir l’univers physique et à connaître entièrement combien la terre est belle, douce, mystérieuse et divine. Cet amour de la nature, nous le respirons à présent dès l’enfance, dans les premiers vers que nous épelons ; il fait désormais partie des sentiments essentiels et constitutifs de l’homme moderne ; et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus si différents des hommes d’autrefois, il faut tenir grand compte de celle-là.

Non, sans doute, Lamartine n’est pas le premier en date de nos grands « peintres de la nature ». Mais il est resté, je crois, le plus aisé et le plus large, le plus naïvement ému, le plus spontané. Je trouve souvent, je l’avoue, plus de précision et de force que de grâce dans les descriptions de Rousseau, qui d’ailleurs eut à créer, en partie, le vocabulaire du genre et comme son outillage verbal. Il y a, parfois, bien de la sensiblerie et de l’enfantillage chez Bernardin. Les merveilleux paysages de Chateaubriand sentent volontiers le décor, l’arrangement théâtral. Ces grands artistes font « poser » la nature devant eux ; Lamartine, non. Il ne s’en sépare point : il s’y baigne. C’est que, plus longtemps et plus assidûment que les autres, il a vécu près de la terre d’une vie intimement et profondément agreste.    

Je suis né parmi les pasteurs.
. . . . . . . . . . . . . . .
Saules contemporains, courbez vos longs feuillages
Sur le frère que vous pleurez.

Je vous prie de relire, dans la Préface des Méditations écrite en 1849, le récit d’une de ses excursions d’enfant, avec son père, à travers la montagne, et la visite au vieux gentilhomme qui vivait dans une si jolie maisonnette de curé et qui copiait ses vers sur de si beaux cahiers  et de savourer la couleur et l’accent du morceau. Lamartine mourut vigneron, grand vigneron, hanté par des rêves de vendanges démesurées  Au lieu qu’il faut presque aller jusqu’aux Feuilles d’Automne pour trouver, chez Victor Hugo, une vue directe de la nature, la terre, les eaux et les feuillages murmurent, chantent, fleurissent, ondoient et surabondent à toutes les pages de l’œuvre poétique de Lamartine, depuis les Méditations jusqu’à l’évangélique Histoire d’une servante, en passant par Jocelyn et la Chute d’un ange. Les autres, Chateaubriand, Hugo, Michelet, peuvent être de grands amoureux des spectacles de la terre : Lamartine, lui, est réellement un « rustique »  comme George Sand.

Voulez-vous savoir où, dans quelles circonstances  et dans quelle posture  il traça, sans le savoir, le premier crayon de ce qui devait être le Lac ? C’était en 1814 ; il était garde du corps du roi Louis XVIII, et fut envoyé en garnison à Beauvais. Aux heures de loisir, il s’en allait errer autour de la ville en faisant des vers. « Hier, écrit-il à son ami Virieu, je découvris, assez loin de la ville, un petit sentier ombragé par deux buissons bien parfumés. Il me conduisit au milieu des vignes, qui sont parsemées de cerisiers. Je me couchai sous leur ombre fraîche et épaisse ; j’ôtai mon épée et mes bottes : l’une me servit de pupitre et l’autre d’oreiller. Je sentais dans mes cheveux un vent doux et frais. Je n’entendais rien que les bruits qui me plaisent, quelques sons mourants de la cloche des vêpres, le sourd bourdonnement des insectes pendant la chaleur et les rappeaux (rappels) d’une caille cachée dans un blé voisin. »

C’est là, c’est dans cette attitude que le jeune cavalier griffonna la première esquisse de l’immortelle élégie. Le Lac ébauché sous un cerisier, dans une vigne, sur une botte de gendarme… Que la réalité a parfois d’imprévu et de bonhomie !    Ainsi, conception « platonique » de l’amour, spiritualisme ardent, amour de la nature, voilà ce que Lamartine semblait rapporter aux hommes, ce dont il faisait de suaves mélanges, et ce qu’on eût dit qu’il inventait à force de fervente candeur. Les beaux rêves et les doux sentiments ! encore qu’ils aient été si souvent déshonorés, soit par une simulation intéressée, soit par une forme banale de Jeux floraux, et que trop de jeunes filles ou de vieux messieurs se soient figuré que, pour écrire des vers lamartiniens, il suffisait d’avoir une belle âme  Tout ce que l’âme humaine a conçu de plus pur à travers les âges, la fleur de spiritualité des plus nobles races et des plus beaux siècles, le monothéisme dramatique, passionné — et majestueux — de la poésie juive ; le rêve que faisait Platon d’un monde harmonieux par l’Idée, où les divers ordres de réalités sont assimilables à des ombres et à des reflets gradués de la pensée divine et, parallèlement, le rêve de l’ascension naturelle de l’âme par l’amour ; le mysticisme amoureux de Dante et de Pétrarque ; la grâce fluide et épurée, la piété soupirante et le semi-molinisme si tendre de Fénelon, et sa sensualité d’ange ; les cantiques de Jean Racine, d’un si grand charme de virginité, avec ce lyrisme d’on ne sait quels célestes « catéchismes de persévérance » ; même l’onction lentement murmurante de l’Imitation de Jésus-Christ, et même, d’autre part, ce que l’élégante poésie érotique du siècle dernier avait, çà et là, de plus léger, de plus fuyant et de moins charnel, tout cela, en vérité, se retrouve, se confond, s’achève et s’épanouit dans la poésie lumineuse et ailée d’Alphonse de Lamartine. Il ne serait peut-être pas absurde de dire que notre littérature classique, qui, sauf une petite part du dix-septième siècle et une part notable du dix-huitième, avait été chrétienne, eut en lui, sur le tard, son poète lyrique. Lamartine complète et ferme une ère  ce qui ne l’empêche point, nous le verrons, d’en ouvrir une autre.

Je n’entrerai pas dans le détail des Méditations. Je sens que je glisserais tout de suite aux notules admiratives, aux exclamations dont les professeurs d’autrefois garnissaient le bas des pages de leurs éditions d’écrivains classiques. Mais je sais particulièrement gré à M. Émile Deschanel d’avoir daigné revenir, en deux ou trois chapitres, à quelques-uns des meilleurs usages de l’ancienne critique scolaire. Aujourd’hui, en effet, la critique est, le plus souvent, une muse un peu dédaigneuse, uniquement préoccupée d’idées générales, qui considère les livres de très haut et qui n’en retient que ce qui peut servir d’argument à telle théorie esthétique ou s’adapter à telle interprétation évolutionniste d’une période littéraire. Cette critique-là est du plus sérieux et du plus profond intérêt ; mais elle n’implique nullement et l’on pourrait presque dire qu’elle exclut la lecture lente, paresseuse et voluptueuse, la lecture qui savoure, qui se récrie et qui annote, la lecture à la façon des bons humanistes du temps passé.

M. Deschanel ne craint point de donner dans ces doctes baguenauderies   oh ! discrètement  et de faire, çà et là, le professeur. Il ne rougit point d’analyser certaines pièces, de les apprécier en elles-mêmes, d’y rechercher les « imitations » volontaires et involontaires, de les classer enfin par ordre de mérite. Et pourquoi en aurait-il honte ? Avant d’assigner aux œuvres leur place dans l’histoire du développement des idées ou des formes littéraires, il n’est peut-être pas superflu de s’assurer que ces œuvres « existent », d’en expliquer et d’en démontrer, s’il se peut, l’excellence ; et ainsi le bon professeur de rhétorique prépare modestement les voies au critique transcendant. Aujourd’hui que Lamartine et Hugo entrent dans les programmes du baccalauréat et de la licence, il faut bien commencer à faire pour eux ce qu’on fait depuis deux cents ans pour Corneille, Racine et Molière. Au surplus, le commentaire des textes, même un peu ingénument admiratif ou un peu minutieusement grammatical, n’est point un exercice sans agrément. J’aime ces petites besognes, à la fois nobles par leur objet et commodes à l’esprit par le peu d’effort qu’elles exigent. M. Deschanel a donc bien fait de s’y livrer par divertissement. Je l’en remercie. C’est très bon, à un certain âge, de se croire redescendu  ou remonté  en rhétorique. Cette bonne vieille critique à la façon de La Harpe et, ma foi, aussi de Voltaire, où cette chose un peu surannée et ancien régime, « le goût », a le principal rôle. Sainte-Beuve lui-même n’a point dédaigné de s’y amuser deux ou trois fois et, si je ne me trompe, jusque dans les Nouveaux Lundis… Comme La Harpe, comme l’abbé Batteux ou comme M. de Féletz, M. Deschanel s’attarde à de bons petits « rapprochements ». Le vers de Lamartine :    

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé,

lui rappelle incontinent celui de Racine :    

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Il ne peut rencontrer la strophe du Lac :    

Assez de malheureux ici-bas vous implorent, etc…

sans éprouver le besoin de nous réciter, tout de suite après, la strophe de La Jeune Captive :    

Ô mort, tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
Le pâle désespoir dévore, etc…

Il nous conte, à un endroit, que Lamartine, pour échapper à la mélancolie, s’était mis au travail manuel, au métier de menuisier et de tourneur : tout aussitôt, ce mot de « tourneur » lui rappelle le vers d’Horace : Et male tornatos, etc…. Une strophe du Chant d’amour sur les mouvements harmonieux d’une jeune femme entraîne la citation d’un distique de Tibulle. Ces deux vers de la Réponse à Némésis :    

J’ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
Dont la terre eût blessé leur tendre nudité,

amènent, au bas de la page, ce vers des Bucoliques :

Ah ! cave ne teneras glacies secet aspera plantas ;

et ainsi de suite.    Ces rapprochements ne servent à rien ; et de tous les vers cités par M. Deschanel à propos de ceux de Lamartine, il n’en est peut-être pas un seul auquel Lamartine ait songé ; mais, comme dit l’autre, « ça fait toujours plaisir ». Je me souviens d’une anecdote que contait Ernest Bersot. Il avait passé tout un après-midi à causer littérature avec Saint-Marc-Girardin et Nisard ; et l’on avait fait des citations, et chacun y était allé de son latin et même de son grec : « C’est égal, dit Saint-Marc-Girardin en prenant congé de ses compagnons, nous sommes là trois pédants qui nous sommes joliment amusés ! »

Donc, encore une fois, M. Deschanel a parfaitement raison de se souvenir qu’il fut professeur de rhétorique. Je lui ferai néanmoins quelques légers reproches. Il distingue très justement, dans les Méditations, trois groupes de pièces : les pièces entièrement neuves, telles que l’Isolement, le Lac, le Vallon, le Soir, l’Automne ; les odes à l’ancienne mode, telles que l’Enthousiasme et le Génie ; et enfin les « morceaux en vers alexandrins sur des sujets philosophiques », tels que l’Homme, la Prière et l’Immortalité. Oserai-je dire qu’il me paraît un peu sévère pour les deux derniers groupes ? Même dans les Odes je trouve, outre cette fluidité de diction qui est propre à Lamartine, une largeur de mouvement et comme une ampleur de geste qui ne se rencontraient guère dans J.-B. Rousseau, Pompignan et Lebrun. Et quant aux pièces philosophiques, il n’y a pas à dire, c’est tout autre chose que les « discours » de Voltaire. Et je ne parle plus seulement des vers, aussi magnifiquement épandus chez l’amant d’Elvire qu’ils sont d’ordinaire courts et grêles chez l’ami de Mme du Châtelet : je parle du sentiment. Le déisme de Voltaire ne contient pas une parcelle d’amour de Dieu : Lamartine en déborde. Il est (Racine mis à part) le premier et est resté, je crois, le seul de nos grands poètes qui ait profondément ressenti et exprimé cet amour-là. Toute son œuvre, du commencement à la fin, en est pénétrée. Il est essentiellement pieux. M. Charles de Pomairols dit fort bien : « Lamartine nous semble le déiste le plus ému qui fut jamais, le seul peut-être chez qui la raison ait pu alimenter une adoration aussi fervente. Preuve manifeste de sa profonde sensibilité ! On se dit avec étonnement qu’elle devait être bien puissante, pour se maintenir si religieuse dans une philosophie d’ordinaire si dépouillée. »

C’est  avec l’abondante splendeur de l’imagination  cette ardeur du sentiment religieux qui sauve de la sécheresse et de la banalité les discours déistes de Lamartine, et qui les empêche d’être des dissertations. Et, de même, au Carpe diem des Horace et des Parny, ajoutez le sentiment religieux ; et, si vous avez du génie, vous écrirez le Lac. Non que le nom de Dieu soit ici prononcé ; mais, par le seul mouvement ascensionnel de l’amour et du désir, par l’évocation, dès le début, de la « nuit éternelle » et de l’« océan des âges », par la soif d’étendre son être, de le « relier » à l’univers (relligio) et de rattacher l’éphémère à l’éternel, la traditionnelle élégie épicurienne se trouve agrandie jusqu’aux étoiles…

M. Émile Deschanel parle dignement du Crucifix, de Bonaparte, du Poète mourant : mais pourquoi ne nomme-t-il même pas la pièce qui ouvre les Nouvelles Méditations et qui est intitulée le Passé ? C’est une de celles que je relis le plus volontiers. Je ne dis point que ce soit une des plus surprenantes que Lamartine ait écrites. Mais c’est, je crois, une des plus parfaitement caractéristiques du lyrisme de ses deux premiers recueils. Cela est délicieusement chantant et ailé. Rappelez-vous ces « départs » de phrases musicales :    

Arrêtons-nous sur la colline…

Puis :    

Repassons nos jours, si tu l’oses…

Puis :    

Hélas ! partout où tu repasses,
C’est le deuil, le vide ou la mort…

Et enfin :    

Levons les yeux vers la colline
Où luit l’étoile du matin…

Il me semble que ces strophes s’élancent ou plutôt se détachent comme d’un coup d’aile blanche, presque silencieux. Celles de Victor Hugo s’arrachent d’un effort puissant, et l’aile qui les soulève est musclée, on le dirait, comme une aile d’aigle. Mais les vers de Lamartine glissent sans secousse dans un air léger.

La courbe et la molle cadence du vol, l’essor et le mouvement en haut, voilà, bien décidément, l’un des signes les plus constants de cette poésie. La convenance est donc entière entre la forme et le fond. Cette belle philosophie platonicienne qui fait de l’univers un système de symboles ascendants, Lamartine l’exprime par des mots et des images qui toujours, toujours montent. M. Charles de Pomairols a étudié avec une rare et amoureuse pénétration la « spiritualité » du style de Lamartine. On ne dira pas mieux sur ce sujet, et je ne saurais donc mieux faire que de vous citer quelques-unes des observations de l’inquiet et souffrant poète des Rêves et Pensées sur l’heureux et glorieux poète des Harmonies.

« Souvent traditionnelles, générales comme il convient à un esprit philosophique, effacées quelquefois par l’usage, peu nourries, toujours délicates, les comparaisons interviennent dans son style poétique non pas comme d’insistantes et serviles copies de la réalité, mais comme les allusions légères d’un esprit qui plane sur la nature. »

M. de Pomairols observe aussi que, dans l’immense champ des images, « Lamartine choisit spontanément    

Tout ce qui monte au jour, ou vole, ou flotte, ou plane,

parce que, occupé avant tout de l’âme, il se plaît à retrouver au dehors les attributs de légèreté, de souplesse, de transparence de l’élément spirituel. » Et encore : « C’est l’élément liquide qui fournit à Lamartine le plus grand nombre de ses images… Tous les phénomènes qu’offre la fluidité, aisance, transparence, reflets du ciel, murmures harmonieux, défaut de saveur peut-être, manque de limites et de formes arrêtées, tous ces caractères de la fluidité se confondent avec les attributs de l’imagination lamartinienne. » Et voici, entre beaucoup d’autres, un exemple bien joliment choisi et commenté, à l’appui de ces remarques : « Il est des êtres, semble-t-il, pour qui l’idée de pesanteur n’est pas à craindre, comme la jeune fille. Voyez pourtant comme Lamartine l’allège encore par l’image :    

Son pas insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre où le jour est bercé.

« Comme il s’élève en deux vers sur l’échelle diaphane : un pas, un flot, le jour ! » « Le but secret et le résultat de toutes ces images, c’est l’allègement de la sensation. »

Avec tout cela, les réflexions de M. de Pomairols, si justes dans leur généralité, nous donnent peut-être l’idée d’une poésie par trop immatérielle, inconsistante jusqu’à l’évanouissement. Ces remarques, qui lui ont été surtout inspirées par les Harmonies, ont besoin, je crois, d’être complétées. D’autre part, M. Émile Deschanel met, assez nettement, les Harmonies au-dessous des Méditations. Je voudrais vous dire pourquoi je ne puis être de cet avis.

IV. Les Harmonies. §

Les Harmonies de Lamartine me paraissent être, avec les Contemplations de Victor Hugo, le plus magnifique débordement de poésie lyrique qui soit dans notre langue. Si différents de forme et d’inspiration, les deux recueils ont pourtant quelque rapport par leur objet. C’est, ici et là, la plus haute et la plus large poésie qui soit ; ce sont deux âmes de poètes en plein contact avec l’immense nature et l’humanité. Mais, de ces deux imaginations souveraines, l’une nous ravit par sa spontanéité et sa grandeur, l’autre nous étonne par son énormité et sa violence. L’une, nous enchante d’« harmonies », l’autre nous éblouit d’antithèses. Lamartine disait que « les ombres n’ajoutent rien à la lumière ». Lumière et ombre, c’est toute l’esthétique de Hugo. Ici, triomphe la sereine liberté d’une écriture qui semble improvisée ; là, le plus prodigieux effort d’expression plastique qui fut jamais. Les Harmonies semblent presque toutes conçues dans quelque paysage élyséen, au bord d’une mer méridionale, et les Contemplations, dans quelque forêt sinistre ou devant un océan livide d’éclairs. Et c’est comme si l’œil de Lamartine ne voyait les objets qu’à travers un voile diaphane qui en émousse et en agrandit les contours, et comme si, au contraire, leurs saillies subitement démesurées heurtaient l’œil visionnaire de Victor Hugo. Et la philosophie des Contemplations est donc le manichéisme, c’est-à-dire le monde ramené  provisoirement  à une antithèse ; et la philosophie des Harmonies, c’est le platonisme, ou le monde ramené dès maintenant à l’unité par l’amour ; et ainsi se répondent les Novissima Verba et Ce que dit la bouche d’ombre.

Je voudrais étudier les Harmonies avec un peu de méthode. La vieille distinction, artificielle, mais commode, de la forme et du fond m’y servira. Et si je commence par la forme, c’est que j’éprouve le besoin de m’inscrire tout de suite en faux contre un jugement de M. Deschanel.    « … Jamais, dit-il, la virtuosité ne fit éclater plus de maestria et de verve ; mais les brillantes variations des Harmonies religieuses ressemblent plus souvent à celles d’un improvisateur italien qu’aux chants célestes d’un Palestrina. Je me figure le diplomate poète, à Florence, dans ce milieu cosmopolite, passant ses soirées à la Pergola « entre des abbés et des filles », comme Hercule entre la Vertu et la Volupté ; le lendemain, improvisant ses vers dans les jardins de Boboli ou aux Cascine, l’oreille encore pleine des fioritures du ténor ou de la « prima donna » : quelque chose de leur manière rossinienne s’y glissa malgré lui, à son insu. On sait à quel point Rossini est païen tout pur, jusque dans ses Messes et dans ses Stabat. Pour un Italien, l’opéra et la messe ne diffèrent pas sensiblement. Cimarosa, comme Rossini, charmait Lamartine dans sa jeunesse. Il le chantait à pleine poitrine. Génies mélodiques, analogues au sien par la veine heureuse et la grâce. Non moins grande, j’imagine, devait être son affinité avec Bellini qui, lui aussi, était un féministe, et en mourut jeune, comme Mozart… »

Oui, cela est spirituel ; mais cela est à mille lieues de ce que je sens, à mille lieues de l’impression que je viens de recevoir, une fois de plus, de la lecture totale des Harmonies. Il m’est impossible de souffrir que, discrètement et sans y toucher, on rapproche ainsi Lamartine d’un improvisateur napolitain, d’un « ténor », d’une « prima donna » et de ces « féministes » qui, d’avoir été féministes, moururent jeunes. En tous cas, Lamartine n’est pas de ceux qui en meurent, puisqu’il mourut, lui, à près de quatre-vingts ans. Je ne puis non plus comprendre qu’on voie en lui un « païen » à la façon de Rossini. Puis ces mots de « maestria » et de « verve », appliqués à Lamartine, me font peine : ils me semblent le rapetisser étrangement. Et, pour tout dire, je suis bien fâché qu’un livre qui renferme ces chefs-d’œuvre : Bénédiction de Dieu dans la solitude, Pensée des morts, l’Occident, l’Infini dans les Cieux, le Chêne, l’Humanité, la Vie cachée, Éternité de la nature et brièveté de l’homme, Milly, le Cri de l’âme, Hymne au Christ, la Retraite, Hymne de la mort, Souvenir à la princesse d’Orange, le Premier Regret, Novissima Verba et Les Révolutions, paraisse susciter finalement dans l’esprit de M. Deschanel l’image d’un abbé Liszt « pour qui Jéhovah n’est qu’un thème sur lequel il brode des fugues ».

Il est vrai que M. Deschanel ajoute : « Par moments ». Oh ! que cette restriction était nécessaire ! La vérité, c’est que, de même que Hugo remplit parfois les intervalles de son inspiration par des exercices de sa forte rhétorique plastique, il peut arriver aussi que Lamartine s’abandonne à son innocente rhétorique musicale. On trouverait, dans les Harmonies, jusqu’à trois ou quatre « cavatines » un peu faciles. Je peux vous dire où : c’est dans l’Hymne de la nuit, dans l’Hymne du matin et dans Encore un hymne. Nulle part ailleurs, je vous assure. Le reste du temps, la surabondance de la forme n’est visiblement que l’effet du trop-plein de l’inspiration. Et en tout cas, dans les rares passages qui ont suggéré à M. Deschanel de si damnables observations, il serait beaucoup plus juste d’accuser Lamartine de nonchalance que de « virtuosité. »

Pour moi, je l’avoue, j’aime ces nonchalances, pêle-mêle avec le reste. Oui, Lamartine est le seul de nos poètes qui ait presque constamment improvisé, dans le sens presque rigoureux du mot. Quand il nous conte qu’il écrivit en un jour les six cents vers de Novissima Verba, je crois qu’il se vante à peine. Vous savez le jugement de Musset sur Jocelyn (dans la première version de Il ne faut jurer de rien) : « Il y a du génie, du talent et de la facilité ». Cette gentille épigramme se peut tourner en suprême louange. Cela veut dire que Lamartine réalise le mieux l’idée que les anciens hommes se faisaient du poète (enthéios, kouphone ti kaï ptéréone, etc…). Lui-même a déclaré avec insistance qu’il n’a jamais fait de vers que pour soulager son coeur, et que faire des vers n’est pas un métier. Et je sais bien tout ce qu’on peut dire là contre ; mettons que le cas de Lamartine est et restera probablement unique dans la poésie moderne. Toujours est-il que, Lamartine ayant eu par bonheur « du génie », sa « facilité » est un charme à quoi rien ne ressemble. Non, rien peut-être n’égale l’ivresse sereine de cet essor sans heurt et sans arrêt, comme en plein éther. On glisse d’un mouvement que sa continuité même accroît ; on n’a pas, comme chez Victor Hugo, des soubresauts sur de certaines saillies et arêtes de l’expression, et l’on ne se cogne pas aux numéros qui divisent l’ode en compartiments. L’admirable période de Hugo, beaucoup plus savante, beaucoup mieux faite, exactement « carrée », pour parler comme les Traités de rhétorique, et où les incidentes et les subordonnées sont toujours comprises entre le verbe et le complément direct de la proposition principale (en sorte que la chute en est toujours nette, précise et pleine), ressemble vraiment à quelque bâtisse solide et régulière, palais, forteresse ou prison. La période lamartinienne, plus vaste encore ou, pour mieux dire, plus allongée, presque sans coupes ni enjambements, par conséquent uniforme dans son cours  avec sa profusion de participes présents, et ses si et ses quand éternellement reproduits  et qui, se terminant presque toujours sur une énumération, ne s’arrête que lorsque l’imagination du poète a épuisé les objets énumérables, est une vague immense, aux plis symétriques et souples, qui monte, se gonfle et expire, « où le ciel est bercé », et qui nous berce.

Voilà bien des métaphores, d’ailleurs faciles et que je n’ai pas inventées. En voici une autre. Dans ce large flot traînent, assez souvent, de vieilles algues. J’entends par là certaines queues d’expressions un peu connues, certains lambeaux de la phraséologie d’avant les romantiques, phraséologie qu’ils ont, d’ailleurs, simplement remplacée par une autre. Oui, il y a, chez Lamartine, quelque chose d’assez analogue à ces vers « faits d’avance » qui reviennent de temps en temps chez Homère ou chez les poètes des Chansons de gestes, chez ceux qui se servaient peu de la plume et de l’encrier, ou qui même ne s’en servaient pas du tout, et pour cause. Mais tout cela, fuyantes traces de rhétoriques périmées, incorrections naïves, témérités de syntaxe, est emporté d’un si vaste mouvement que, dans les endroits (rares en somme) où l’expression défaille, on se contente de la beauté toujours intacte du rythme, et qu’on ne veut voir, dans ces généreuses négligences, qu’un témoignage candide de la glorieuse spontanéité de cette poésie, tantôt fleuve et tantôt torrent. Torrent ? non, mais souffle du ciel, zéphyre aux grandes ondes aériennes : j’entends le fort Zéphyre des poètes anciens, chargé de germes et d’odeurs et qui, partout où il passe, promène de beaux frissons où se joue la lumière…

Car, tandis qu’on accorde à Lamartine l’abondance et la grâce, on semble lui refuser la force et le pittoresque, ou plutôt on ne songe plus à se demander s’il les a. Il les a pourtant, et au plus haut degré.

M. Charles de Pomairols dit très bien : « Cette force, presque tous les hymnes des Harmonies en sont la manifestation. Et d’où viendrait cette abondance inépuisable qu’on ne peut s’empêcher de remarquer dans le nombre de ses ouvrages, dans l’étendue de ses périodes, dans ses strophes immenses, dans ses rimes multipliées, d’où viendrait une si remarquable richesse, si elle n’était pas un épanchement de la force ?… Au surplus, on peut, dans l’œuvre de Lamartine, dégager et mettre en lumière des passages, des confidences, qui sont la révélation expresse de cette qualité de force insuffisamment reconnue, etc… »

Il est cependant une preuve que M. de Pomairols oublie. Lamartine est le seul des grands poètes de ce siècle qui ait pu oser le vers libre dans la poésie lyrique (je néglige à dessein quelques pièces des Odes et Ballades). Cela est un grand signe pour lui. La strophe à forme fixe est la plus commode des gênes. On sait que rien n’est plus facile à faire qu’un sonnet passable. C’est un grand avantage pour le poète que le rythme de ses vers lui soit imposé d’avance : il n’a qu’à le remplir pour donner l’illusion du mouvement, et quelquefois de l’inspiration. Mais, dans le vers libre, le mouvement est imprimé et le rythme est créé par l’inspiration même, et la défaillance de celle-ci est tout aussitôt trahie par le fléchissement de celui-là. Pousser sans faiblesse, comme Lamartine le fait souvent, des pages entières et des masses énormes de vers libres, aller ainsi droit devant soi, au hasard, et trouver son rythme à mesure, cela suppose une puissance inouïe de sensations et de sentiments, un involontaire et invincible débordement de l’âme, bref, cet état extraordinaire que notre poète exprime, précisément en vers libres, dans une de ses Harmonies :    

Mon âme a l’oeil de l’aigle, et mes fortes pensées,
Au but de leurs désirs volant comme des traits,
Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
Que les colombes des forêts,
Montent, montent toujours, par d’autres remplacées,
Et ne redescendent jamais.
. . . . . . . . . . . . .

Et de quelle « force », en effet, pleine, soutenue, infatigable, prodigieuse, sont soulevés et lancés des poèmes tels que l’ode Contre la peine de mort, l’Éternité de la nature, la Marseillaise de la paix, le Toast du banquet celtique ; les Laboureurs dans Jocelyn, le Choeur des Cèdres dans la Chute d’un ange, et la Vigne et la Maison !

Et notez que Lamartine n’a pas seulement la force expansive, mais aussi, quand il veut, la force de concentration. Ce flot épandu se ramasse, au besoin, dans un jet rapide et net. Le poète des mélancolies et des langueurs a, dès qu’il lui plaît, des vers « forts », des sentences robustes et concises, à la façon de Corneille ; et c’est alors comme une pluie retentissante de médailles d’airain… Voyez, par exemple, dans les Premières Méditations, une pièce que le poète y ajouta en 1842 : Ressouvenir du lac Léman. Il répond à son ami Huber Saladin qui s’était plaint, un jour, que la Suisse lui fût une trop petite patrie :    

Adore ton pays et ne l’arpente pas.
Ami, Dieu n’a pas fait les peuples au compas :
L’âme est tout ; quel que soit l’immense flot qu’il roule
Un grand peuple sans âme est une vaste foule.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    
Sparte vit trois cents ans d’un seul jour d’héroïsme.
Un pays ? C’est un homme, une gloire, un combat,
Zurich ou Marathon, Salamine ou Morat.
La grandeur de la terre est d’être ainsi chérie :
Le Scythe a des déserts, le Grec une patrie.

Et plus loin :    

La conquête brutale est l’erreur de la gloire.
Tu l’as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
De triomphe en triomphe un ingrat conquérant
A rétréci le sol qui l’avait fait si grand.

Voilà comme cette longue main féminine et languissante sait frapper les vers. Et cela continue. Le poète allègue les gloires de la Suisse, et l’âme de Rousseau, que cette nature a nourrie et formée. Il ajoute que le souvenir de ses premières félicités suivit Jean-Jacques dans l’ombre des villes :    

. . . . . . . . . . .
Ses pieds rampants gardaient l’odeur des herbes hautes ;
Son premier ciel brillait jusqu’au fond de ses fautes…

Vers splendides, qui me sont un acheminement à vous parler du « pittoresque » de Lamartine.

Lamartine voit la nature comme le grand peintre Puvis de Chavannes (j’ai déjà fait ce rapprochement, qui me paraît inévitable). Il la domine et la simplifie, de manière à produire, à l’ordinaire, une impression de grandeur, de sérénité et d’allègement spirituel. Les Harmonies sont, pour la plupart, des paysages qui prient. Les formes y sont ordonnées par groupes, sous le ciel libre, comme pour un chœur, pour un hymne en commun. Donc, pas de « coins » ni de menues curiosités descriptives. Mais Lamartine n’en est pas moins un rustique ; il a vu, il a touché les choses de la campagne. Il peint par très larges touches, mais avec une réelle connaissance de son objet, et souvent avec une familiarité, une naïveté du plus grand air. Et de là, très souvent, des traits d’un pittoresque aisé et délicieux, très ingénu, très franc, souvent très hardi sans y tâcher.

Ces traits abondent dans la pièce des Méditations dont je vous parlais tout à l’heure :    

De grands golfes d’azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d’un bord à l’autre, avec les blonds troupeaux,
Les foins fauchés d’hier qui trempent dans les eaux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Plus loin, les noirs sapins, mousses des précipices,
Et les grands prés tachés d’éclatantes génisses…

Mais, pour nous en tenir aux Harmonies, quelle moisson l’on y ferait d’images neuves et vraies ! Cueillons à l’aventure :    

L’ombre des monts lointains se déroule et recule    
Comme un vêtement replié.

Ou bien, en parlant des nuages, « lambeaux de nuit… déchirés par l’aile de l’aurore » :    

Ils pendent en désordre aux tentes du soleil.

Et, toujours feuilletant :    

Le jour plein et léger tombe, et voilà le soir :
Sur le tronc d’un vieux orme au seuil on vient s’asseoir ;
On voit passer des chars d’herbe verte et traînante.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un beau soir qui s’endort dans son lit de nuages.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un matin qui s’éveille étincelant de joie…

Sur une plage :    

Et d’un sable brillant une frange plus vive
Y serpente partout entre l’onde et la rive
Pour amollir le lit des eaux.

Sur les heures :    

Les autres s’éloignent et glissent
Comme des pieds sur les gazons

    Impressions matinales :    

Les brises du matin se posent pour dormir…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La mer roule à ses bords la nuit dans chaque ride…

Impressions de midi :    

… À l’heure où les rayons sur les pentes s’étendent
Comme un filet trempé ruisselant sur les prés…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand les tièdes réseaux des heures de midi,
En vous enveloppant comme un manteau de soie, etc.

Impression nocturne :    

Les étoiles, ces fleurs que minuit fait éclore,
Naissaient sous notre doigt dans les jardins des cieux…

Mettez ici quelques centaines d’etc

Si j’entends bien (mais qui en est sûr ?) les jeunes poètes d’aujourd’hui, surtout ceux qu’on appelle les « symbolistes », il me semble que Lamartine doit leur plaire infiniment, et qu’il a souvent fait par instinct ce qu’ils veulent faire avec préméditation.

Ils se plaignent, si je ne me trompe, que, chez la plupart de nos poètes et même chez quelques-uns des plus grands, la poésie ressemble plus à un beau discours qu’à un chant ; ils se plaignent qu’elle soit plus éloquente que suggestive, qu’elle ait des reliefs trop nets et des contours trop arrêtés, et qu’enfin nos vers français aient un peu trop constamment le genre de beauté des vers latins, de ces vers trop sonores, au rythme trop marqué et trop énergique et qu’un Virgile seul a pu amollir quelquefois, rythme qui commande presque la précision dans les mots et dans les images et qui exclut la demi-teinte, la pénombre et l’ondoiement.

Or, il est certain que Victor Hugo, par exemple  comme Lucain, comme Juvénal, comme Claudien, encore qu’avec beaucoup plus de génie  fatigue assez souvent et accable l’esprit par un éclat trop dur, par des saillies trop vigoureusement éclairées, par trop de perfection dans l’agencement du style, trop de justesse dans les jointures des phrases, trop d’exactitude dans les comparaisons, trop d’ordre et de symétrie dans la composition des morceaux, trop de « beautés » d’un caractère un peu étroitement « littéraire » et prévu par les Traités de rhétorique ; et qu’enfin, il y a trop de Boileau dans Victor Hugo, même dans le prodigieux versificateur des Contemplations et de la Légende des siècles. Lamartine est certes beaucoup moins savant, beaucoup moins précis, moins fécond en images achevées et sensiblement inférieur par l’invention verbale : et pourtant, avec leurs rimes non cherchées, la monotonie de leurs coupes, la fluidité, l’allongement indéfini de leurs périodes, leurs négligences et leurs à peu près d’expression, en dépit même des restes de phraséologie surannée qu’ils charrient çà et là dans leurs plis, les vers de Lamartine me semblent plus souvent approcher de ce qui serait « la poésie pure ».

Comment cela   L’essence de la poésie  ce en dehors de quoi elle ne se distingue plus de la prose que par certaines cadences de mots  c’est peut-être le sentiment continu de correspondances secrètes, soit entre les objets de nos divers sens, formes, couleurs, sons et parfums, soit entre les phénomènes de l’univers physique et ceux du monde moral, ou encore entre les aspects de la nature et les fonctions de l’humanité. Or, ces correspondances, il me paraît bien que Victor Hugo en perçoit sans doute de plus imprévues, et qu’il les exprime plus complètement ; mais je crois que Lamartine en suggère un plus grand nombre, et avec moins d’effort. Et comme il se contente de les indiquer, le signe, chez lui, ne se détache pas tout à fait de la chose signifiée, mais il en est tout imprégné encore ; ce sont, grâce à je ne sais quelle délicieuse indécision de termes, des passages aisés de l’idée à l’image et, presque dans le même moment, des retours de l’image à l’idée : en sorte que (presque toujours) cette poésie exprime simultanément l’âme et les choses, et est donc la plus large, la plus compréhensive et, au fond, la plus riche qu’on puisse concevoir.

J’ai peur que tout ceci ne vous paraisse pas très clair. Il faudrait trouver quelque exemple, qui valût pour des milliers de cas  Je vous rappelle d’abord que, dans la « comparaison », le poète exprime les deux objets que son imagination rapproche ; que la « métaphore » est une comparaison dont le second terme est seul exprimé ; que l’« allégorie » n’est qu’une métaphore prolongée et que le « symbole » n’est peut-être qu’une allégorie plus libre et plus flottante. Ceci posé, je crois que la meilleure métaphore, et la plus vivante, est celle où l’objet sous-entendu reste le plus présent, le mieux mêlé à l’image par laquelle on l’évoque en nous  à condition que cette image n’en soit point elle-même effacée ou affaiblie.

C’est cet effacement que l’on peut constater dans la bonne vieille allégorie ou « métaphore prolongée » de Mme Deshoulières (Dans ces prés fleuris, etc.). C’est ingénieux, mais cela ne contient pas une parcelle de poésie. Pourquoi ? C’est que pas un instant nous ne voyons un troupeau, des prés, un berger, mais bien les filles de cette dame, et le roi à qui elle les recommande. Le terme inexprimé de la comparaison a mangé l’autre. Par contre, il arrive fort souvent, chez Victor Hugo, que l’image ait un tel relief, une telle précision, et qu’elle vive si bien par elle-même, et comme détachée de ce qu’elle exprime, que nous ne voyons plus qu’elle (de quoi, d’ailleurs, nous ne nous plaignons pas trop), et que nous avons besoin de quelque effort pour en ressaisir la signification. Mais, comme j’ai dit, les images de Lamartine restent d’ordinaire inachevées et transparentes ; elles fondent et se dissolvent à mesure qu’elles surgissent : et de là leur charme singulier.

L’exemple caractéristique qu’il me fallait, le voici. C’est dans une pièce adressée à Mme Victor Hugo « en souvenir de ses noces » (Recueillements poétiques).    

La nature servait cette amoureuse agape ;
Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits.
Et l’anneau nuptial s’échangeait sur la nappe,
Premier chaînon doré de la chaîne des nuits.

Ceci, je m’en aperçois maintenant, est une « comparaison » proprement dite, plutôt qu’une « métaphore », mais peu importe pour ma démonstration. Remarquez-vous comme les deux termes de la comparaison sont intimement liés ; comme ils se pénètrent l’un l’autre ; comme le premier demeure présent dans le second ; comme le mot « nuits » vient rappeler, dans le dernier vers, le mot « nuptial » du vers précédent ; comme cette expression adorable est un peu fuyante et vague : « chaîne des nuits », corrige ce qu’il y aurait de trop précis et de puéril dans la vision d’une chaîne formée d’anneaux de mariage, et sauve ainsi le poète de tout gongorisme ; comme l’idée de la ressemblance matérielle de l’anneau d’une chaîne avec une bague est seulement suggérée et s’évanouit aussitôt ; comme on passe mollement de l’image de la bague à l’image de la chaîne et de celle-ci à l’idée de la « succession » indéfinie des nuits amoureuses, et comme tout cela est fondu, fluide, indéterminé dans les mots, et quelle grâce et quelle suavité dans l’impression totale. Et ne serait-ce pas un peu cela que cherchent aujourd’hui les plus inquiets de nos jeunes poètes ?

Un des procédés qui contribuent le plus à donner à la poésie de Lamartine cet on ne sait quoi de fluide, d’aérien, d’angélisé, c’est ce que nous appellerons, si vous le voulez bien, la comparaison ascendante. Je crois, sans en être absolument sûr, que Victor Hugo a plutôt l’habitude de comparer les choses de l’âme et de l’esprit à celles de la matière. Au contraire, Lamartine ; tous les objets qu’il touche de son verbe, c’est pour les élever en dignité. Il tire la vie de l’élément vers la vie de la plante et de l’animal, l’animal et la plante vers l’homme, l’homme vers Dieu. Il pousse tout l’univers visible sur l’échelle de Jacob. Les exemples, ici, foisonnent à chaque page. Je vous en donnerai quelques-uns, beaucoup moins pour votre instruction que pour mon délassement :    

Pourquoi relevez-vous, ô fleurs, vos pleins calices,
Comme un front incliné que relève l’amour ?
.     .     .     .     .     .     .     .     .   .     .     .     .
Ô Dieu, vois sur les mers !
Le regard de l’aurore
Enfle le sein dormant de l’Océan sonore
Qui, comme un coeur de joie ou d’amour oppressé,
Presse le mouvement de son flot cadencé
Et dans ses lames garde encore
Le sombre azur du ciel que la nuit a laissé.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À une source :    

Mais tu n’es pas lasse d’éclore ;
Semblable à ces cœurs généreux
Qui, méconnus, s’ouvrent encore
Pour se répandre aux malheureux.

Sur la « fleur des eaux » :    
Elle est pâle comme une joue
Dont l’amour a bu les couleurs…    
Les cygnes noirs nagent en troupe
Pour voir de près fleurir ses yeux…

Ou bien :

Endormons-nous dans nos prières
Comme le jour s’endort dans les parfums du soir.

(Ceci est, je crois bien, une comparaison « descendante », mais si peu !)    Le Mont-Blanc cache à l’ombre de ses vastes flancs une vallée et un doux lac, où il se mire. Tel l’homme de génie ; il est isolé et battu de la tempête :    

Mais souvent, caché dans la nue,
Il enferme dans ses déserts,
Comme une vallée inconnue,
Un coeur qui lui vaut l’univers.    

Ce sommet où la foudre gronde,
Où le jour se couche si tard,
Ne veut resplendir sur le monde
Que pour briller dans un regard…

Lisez toute cette petite pièce : le Mont-Blanc. Vous verrez que, d’un bout à l’autre, l’idée et l’image s’y entrelacent mollement, mais inextricablement.

Nous sommes bien loin des vieilles pratiques traditionnelles :    

1º Telle qu’une bergère au plus beau jour de fête…
2º Telle, aimable en son air, mais humble dans son style…

Les classiques mettent d’un côté l’objet comparé, de l’autre côté l’objet auquel ils le comparent  et une cloison entre les deux. (Victor Hugo fait encore souvent ainsi, et je ne dis point que Lamartine ne le fasse jamais.) Et cela n’est pas, sans doute, le contraire de la poésie ; mais ce n’est pas non plus la poésie même. La poésie même, c’est, bien décidément, la concomitance du sentiment et de sa représentation concrète, et la pénétration de celle-ci par celui-là. Et, sauf erreur, c’est bien ce qu’on appelle le symbolisme, et c’est ce que Lamartine offre presque à chaque instant.

Du premier coup, il avait trouvé cela. Déjà, dans la Prière (Premières Méditations), les traits dont se compose la description de la campagne à l’heure du couchant évoquent d’eux-mêmes la vision d’un temple, et la nature prie avant même que le poète se soit mis à prier  Dans le Passé (Nouvelles Méditations), vous vous rappelez le premier vers :    

Arrêtons-nous sur la colline.

Cette colline est une vraie colline, d’où le poète revoit à ses pieds le théâtre de sa jeunesse ; mais c’est en même temps le sommet de l’âge mûr, l’arête qui sépare les deux versants de la vie, et cela, sans que ces correspondances soient formellement énoncées . — Dans la Retraite (Harmonies), la pénétration des images par l’idée est plus intime et plus profonde encore. Cela vous ennuiera-t-il beaucoup que je vous cite quelques-unes des dernières strophes, si connues ? Le poète vient de nous dire que « sa fenêtre est tournée vers le champ des tombeaux », où l’herbe couvre le sommeil des morts ; que « plus d’une fleur nuance ce voile » et que, là, tout parle d’espérance et de réveil. Il continue :    

Mon œil, quand il y tombe,
Voit l’amoureux oiseau
Voler de tombe en tombe,
Ainsi que la colombe
Qui porta le rameau,    

Ou quelque pauvre veuve,
Aux longs rayons du soir,
Sur une pierre neuve,
Signe de son épreuve,
S’agenouiller, s’asseoir,    

Et, l’espoir sur la bouche,
Contempler du tombeau,
Sous les cyprès qu’il touche,
Le soleil qui se couche
Pour se lever plus beau.    

Paix et mélancolie
Veillent là près des morts,
Et l’âme recueillie
Des vagues de la vie
Croit y toucher les bords…

Les choses, ici, sont vraiment translucides et comme imbibées de lumière. Tous les traits sont bien empruntés à un cimetière de village : mais la transmutation est instantanée, du pigeon qui, de la maison voisine, vient picorer sur les tombes en la colombe de l’arche ; du soleil qui s’éteint (pour renaître) derrière les cyprès, au soleil éternel qui se lève de l’autre côté de la mort ; et l’on ne sait si cette forme sombre agenouillée sur une pierre « aux longs rayons du soir » est en effet une veuve qui prie, ou la vague statue de l’Âme espérante… Et, encore une fois, que cherchent donc les jeunes symbolistes, si ce n’est cela ?    Lisez enfin l’Occident (dans les Harmonies). Voilà la merveille des merveilles, l’exemplaire idéal de la poésie symbolique. Lamartine décrit simplement un coucher de soleil :    

Et la mer s’apaisait comme une urne écumante
Qui s’abaisse au moment où le foyer pâlit…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Et la moitié du ciel pâlissait…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et dans mon âme, aussi pâlissant à mesure,
Tous les bruits d’ici-bas tombaient avec le jour.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Et vers l’Occident seul, une porte éclatante
Laissait voir la lumière à flots d’or ondoyer…

Et alors il semble que tout soit attiré vers cette porte et aille s’y engouffrer :    

Et les ombres, les vents, et les flots de l’abîme,
Vers cette arche de feu tout paraissait courir,
Comme si la nature et tout ce qui l’anime
En perdant la lumière avait craint de mourir !
. . . . . . . . . . . . . . .
Et mon regard long, triste, errant, involontaire,
Les suivait et de pleurs sans chagrin s’humectait…

Et de l’Image immense, sans effort et comme si tombait seulement un dernier voile diaphane, l’Idée surgit :    

Ô lumière, où vas-tu ?. . . . . . . . . . . . . . .
Poussière, écume, nuit ; vous, mes yeux, toi mon âme,
Dites, si vous savez, où donc allons-nous tous ?…
À toi, Grand Tout, dont l’astre est la pâle étincelle,
En qui la nuit, le jour, l’esprit vont aboutir !…

Au reste, les Harmonies tout entières (et j’arrive ainsi à l’étude du « fond ») ne sont qu’un long et opulent symbole, puisque nul tableau n’y est peint pour lui-même et que toutes les choses décrites y sont représentatives de quelque chose qui les dépasse, soit de la grandeur et de la bonté divines, soit des sentiments que l’homme doit avoir pour Dieu.

M. Deschanel écrit : « Les idées de Lamartine sont inconsistantes ; elles flottent à tous les vents du siècle. Il mêle l’Ancienne et la Nouvelle Loi. Dieu est pour lui, tantôt le Jéhovah biblique, tantôt le Christ, tantôt l’Esprit-Saint, avec toutes sortes de métamorphoses ; tantôt le Dieu du Vicaire savoyard, à moitié rationaliste ; tantôt l’Âme de la Nature, et la Nature elle-même, confondues ; de sorte qu’on l’accusa de panthéisme, non sans apparence. »

Cela est très bien dit. Seulement, où M. Deschanel semble mettre un reproche, je mettrais une louange. L’éminent professeur dit encore mieux, un peu plus loin : « Les Harmonies parcourent au hasard, si l’on ose dire, toute la gamme des concepts sur l’idée de Dieu. C’est moins le panthéisme philosophique que le panthéisme lyrique. »

Ici, je souscris pleinement, je ne repousse que ces deux mots : « au hasard ». Ces « psaumes modernes », comme Lamartine avait voulu les nommer, sont en effet un vaste cantique au Divin perçu et considéré successivement dans toutes ses manifestations et tous ses modes ; mais ils suivent, si je ne m’abuse, une espèce d’ordre logique, naturel  et ascendant.

1º C’est d’abord le développement, en quatre ou cinq magnifiques symphonies, de ce délicieux psaume énumératif de François d’Assise, où l’âme légère et si douce de ce saint de plein air invite toutes les créatures à louer Dieu  avec, peut-être, des réminiscences de ces charmantes hymnes du Bréviaire romain, pour Matines, pour Laudes, pour Vêpres, etc., où le rapport de chaque prière avec l’heure du jour est si gracieusement indiqué, et où l’on dirait que pénètre un peu de la nature, comme un rayon de soleil qui vient tomber sur le tabernacle, ou comme une branche de feuillage aperçue par le vitrail entr’ouvert :    

Celui qui sait d’où vient le soleil qui se lève
Ouvre ses yeux noyés d’allégresse et d’amour.
Il reprend son fardeau que la vertu soulève,
S’élance et dit : « Marchons à la clarté du jour ! »

(Cf. les Hymnes traduites par Jean Racine.)

Et c’est encore, si vous voulez, le bon vieil argument d’école, l’innocente « preuve de l’existence de Dieu par le spectacle de la nature », harmonieusement développée déjà par Fénelon, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, reprise, renouvelée, rendue splendide par l’imagination d’un grand poète. Ce que vaut cette preuve philosophiquement, je n’ai pas à le rechercher. La valeur, très variable, en est proportionnelle à la puissance d’émotion qui est en chacun de nous et à notre aptitude à jouir du beau dans l’univers physique. C’est une de ces preuves de pur sentiment, qui sont les plus faibles ou les plus fortes selon les cas.

M. Deschanel voit de l’« artifice » (I, page 204) dans ces effusions. Moi, pas, c’est tout ce que j’ai à dire. À mon avis, Lamartine est peut-être le seul poète qu’il ne faille jamais accuser d’artifice   de nonchalance ou de maladresse, ou de naïveté, oui, si l’on veut.

2º Beaucoup de ces hymnes sont, sans doute, des hymnes déistes et, par conséquent, dans la pensée du poète, nullement contradictoires au dogme chrétien. Mais il arrive ceci, que le déisme de Lamartine prend souvent, à son insu, l’accent proprement panthéistique. C’est que, en dépit de son acte de foi préalable en un Dieu personnel et distinct de la création, Lamartine a bien, en présence de l’univers physique, la même disposition sentimentale et éprouve bientôt la même espèce d’ivresse que les panthéistes décidés. Concevoir les phénomènes sensibles comme des signes de la puissance, de la grandeur et de la bonté de Dieu, ou croire que ces phénomènes sont des modes d’existence de la divinité même, ce n’est sans doute pas, philosophiquement la même chose ; mais, s’il s’agit de glorifier Dieu  ici par ce qu’on appelle ses œuvres, là par ce qu’on appelle ses manifestations et ses divers aspects, — ce seront nécessairement les mêmes développements, ce sera l’énumération des mêmes objets, des mêmes images. Entre ces deux conceptions métaphysiques pourtant si différentes, il n’y aura plus guère que l’épaisseur d’une métaphore.

Le déisme  abstrait et glacé chez d’autres  est, chez lui, ardent, vivant, luxuriant. Il sépare Dieu du monde dans sa pensée, jamais dans son imagination, jamais dans sa prière. Prier, c’est pour lui, le plus souvent, communier avec le symbolique univers et jouir avec exaltation de la beauté des choses.

J’ai fait une découverte, en feuilletant l’Histoire de la littérature hindoue, du poète excellent et de l’irréprochable bouddhiste Jean Lahor. C’est que la moitié des Harmonies de Lamartine sont tout simplement des hymnes védiques. Non qu’il ait imité les Védas ; il est même fort probable qu’il ne les connaissait point au moment où il écrivait les Harmonies. Cet homme d’Orient (vous vous souvenez qu’il croyait fermement à ses origines orientales) a retrouvé cela tout seul.

Il serait curieux de noter la ressemblance, non seulement de sentiment, mais, çà et là, d’expression entre les hymnes de Lamartine et ceux des antiques brahmanes. Dans l’Hymne de la nuit je lis cette strophe :    

Ces chœurs étincelants que ton doigt seul conduit,
Ces océans d’azur où leur foule s’élance,
Ces fanaux allumés de distance en distance,
Cet astre qui paraît, cet astre qui s’enfuit,
Je les comprends, Seigneur ! Tout chante, tout m’instruit
Que l’abîme est comblé par ta magnificence…

Ainsi, dans le Rig-Véda : «De sa splendeur, il remplit l’air… De cette même clarté, Dieu purifiant et protecteur, tu couvres la terre, tu inondes le ciel, l’air immense, faisant les jours et les nuits, et contemplant tout ce qui existe… »

Dans l’Hymne du soir :    

Il me semblait, mon Dieu, que mon âme oppressée
Devant l’immensité s’agrandissait en moi,
Et sur les vents, les flots ou les feux élancée,
De pensée en pensée
Allait se perdre en toi.

Ainsi, dans la Prière de Parasasa et de Mukukanda : « Je viens à toi… aspirant à une plénitude de félicité, aspirant à l’extinction de moi-même, à mon absorption en toi. »    Dans le Golfe de Gênes :    

« Mais où donc est ton Dieu ? » me demandent les sages.
Mais où donc est mon Dieu ? Dans toutes ces images,
Dans ces ondes, dans ces nuages,
Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieux,
Dans ces ombres du soir qui des hauts lieux descendent,
Et dans ces horizons sans bornes, qui s’étendent
Plus haut que la pensée et plus loin que les yeux.

Ainsi, dans le Rig-Véda : « Ô Varuna, le vent, c’est ton souffle agitant les airs… En toi repose l’immensité de la terre et du ciel. Ô Varuna, tous les mondes sont en toi. Tes clartés heureuses voient se développer autour d’elles les belles formes du ciel et de la terre… »

Dans l’Infini, dans les cieux :    

Cet œil s’abaisse donc sur toute la nature ;
Il n’a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure,
Et, devant l’Infini, pour qui tout est pareil,
Il est donc aussi grand d’être homme que soleil.

Ainsi, dans l’Isa Upanishad : « Il est loin et près de toutes choses… L’homme qui sait voir tous les Êtres dans ce suprême Esprit, et ce suprême Esprit dans tous les Êtres, ne peut dès lors rien dédaigner… »

Dans Pourquoi mon âme est-elle triste ?    

Et qu’est-ce que la vie ? Un réveil d’un moment,
De naître et de mourir un court étonnement,
Un mot qu’avec mépris l’Être éternel prononce…
Éclair qui sort de l’ombre et rentre dans la nuit…

Ainsi, dans le Mahabharata : « De même que des millions d’étincelles jaillissent d’un feu brûlant, de même les âmes sortent de l’être immuable et y retournent… »

Je sais bien que, tout de même, ce n’est pas exactement la même chose. Nulle part (jusqu’à présent du moins) Lamartine n’identifie explicitement Dieu et la Nature. S’il lui arrive de dire tour à tour, comme les poètes hindous : « Dieu est dans l’univers » et « l’Univers est en Dieu », il recule toutefois devant cette affirmation que « l’Univers est Dieu », et s’en tient à celle-ci, que l’univers est la langue, le verbe de Dieu. Mais nous sommes ici, j’en ai peur, dans une région de rêve où les mots n’ont plus un sens bien précis… Dire que le monde est la parole de Dieu, ce n’est peut-être déjà plus distinguer nettement l’un de l’autre ; et nous nous demandons, et Lamartine se demande lui-même ce que peut bien être Dieu en dehors de sa parole qui est le monde, et si Dieu serait encore concevable, cette parole supprimée. Le poète nous dit :    

Il est une langue inconnue
Que parlent les vents dans les airs,    etc., etc.

Il énumère ici tous les phénomènes de l’univers physique, et conclut : « — Cette langue parle de toi,    

De toi, Seigneur, être de l’être,
Vérité, vie, espoir, amour !
De toi que la nuit veut connaître,
De toi que demande le jour,
De toi que chaque son murmure,
De toi que l’immense nature
Dévoile et n’a pas défini… »

Autrement dit : « Sans la nature qui est son verbe, et qui exprime, semble-t-il, une volonté aimante et bienfaisante, nous ne saurions rien de Dieu. » Or, de là à songer : « Ce verbe, c’est Dieu, puisque, sans lui, Dieu serait pour nous comme s’il n’était pas », y a-t-il si loin   Et, d’autre part, lorsque les poètes hindous écrivent : « Écume, vagues, tous les aspects, toutes les apparences de la mer ne diffèrent pas de la mer : nulle différence non plus entre l’univers et Brahma », ou lorsqu’ils font dire à Dieu : « Je suis dans les eaux la saveur, la lumière dans la lune et le soleil, le son dans l’air, la force masculine dans les hommes, le parfum pur dans la terre, la splendeur dans le feu, etc. », n’avouent-ils pas implicitement que Dieu n’est point, proprement, l’eau, la lune, le soleil, l’air, les hommes, la terre, le feu, mais qu’il se manifeste sous ces « apparences » ; et que le feu, la terre, l’air, le soleil, l’eau, la race humaine sont les signes, les symboles, la parole de Dieu ? Ne se rencontrent-ils pas enfin, par un détour, avec le poète des Harmonies ? Ainsi se réconcilient, dans le vague, les métaphysiques.

Que si les bons Hindous font parfois un pas vers Lamartine, plus souvent c’est Lamartine qui fait un pas vers eux. À de certains moments, ébloui par la splendeur du monde, il oublie la distinction prudente entre le signe et l’Être signifié, et adore expressément, sans doute par inadvertance, la Nature-Dieu. Il s’écrie dans l’Hymne du matin :    

Montez donc, flottez donc, roulez, volez, vent, flamme,
Oiseaux, vagues, rayons, vapeurs, parfums et voix !
Terre, exhale ton souffle ! Homme, élève ton âme !
Montez, flottez, roulez, accomplissez vos lois !
Montez, volez à Dieu ! plus haut, plus haut encore !….
Montez, il est là-haut ; descendez, tout est lui !

Ailleurs, le rôle que Lamartine prête à l’Esprit-Saint ne paraît pas extrêmement différent de celui de Vishnou : « Gloire à toi, dit la Prière de Parasasa, tout-puissant Seigneur, ô Vishnou, âme de l’univers… » Et Lamartine :    

Tu ne dors pas, souffle de vie,
Puisque l’univers vit toujours !

Et plus loin :    

Tu revêts la forme sanglante
D’un héros, d’un peuple, d’un roi…

Et encore (car, tandis que j’y suis, je m’en voudrai de ne point vous citer cette strophe admirable) :

Il se fait un vaste silence :
L’esprit dans ses ombres se perd,
Le doute étouffe l’espérance
Et croit que le ciel est désert.
Puis tel qu’un chêne obscur, longtemps avant l’orage,
Dont frémit tout à coup l’immobile feuillage,
Et dont l’oiseau s’enfuit sans entendre aucun son,
Le monde où nul éclair ne te précède encore,
D’un inquiet ennui se trouble et se dévore,
Et, comme à son insu, de l’Esprit qu’il ignore
Sent le divin frisson.

Mais ce que les Harmonies lamartiniennes ont en commun avec les hymnes du Rig-Véda, c’est, plus encore que certaines conceptions métaphysiques, la poésie, la couleur, l’abondance, la magnificence, l’accent… Oui, je trouve dans les Harmonies quelque chose qui n’est pas chez les poètes grecs, qui n’est pas dans Jean-Jacques, qui n’est pas dans Chateaubriand, qui n’est pas dans George Sand ni dans Victor Hugo : une sorte d’ébriété sacrée au spectacle et au contact de l’immense univers. Hugo lui-même, visionnaire, reste beaucoup plus séparé des objets qu’il décrit et des visions, le plus souvent terribles, où il les déforme. L’âme de Lamartine, autant que cela est concevable, se dissout délicieusement dans les choses… Il peut dire avec vérité :

Mon âme est un torrent qui descend des montagnes
Et qui roule sans fin ses vagues sans repos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mon âme est un vent de l’aurore
Qui s’élève avec le matin…

Il est dans cet état de ravissement et d’allégresse divine où nous sommes tous entrés quelquefois, surtout parmi des paysages vastes et découverts, qui évoquaient en nous l’image de l’immensité et la beauté totale et la figure même de la planète, sur la montagne ou au bord de la mer lumineuse ; quand nous descendions, dans l’air léger, presque délivrés du sentiment de la pesanteur, vers les vallées doucement bruissantes de l’invisible sonnerie des troupeaux ; ou quand nous marchions l’été, dans une grande plaine, par un grand soleil, tout enveloppés de rayons et d’odeurs végétales. Dans ces moments-là, on est à ce point envahi de sensations puissantes et suaves qu’on serait fort incapable de faire nettement le départ des effets et de la cause et d’abstraire Dieu de tout ce « divin » où l’on est plongé, et qu’on ne discerne plus bien si Dieu est dans la nature, ou si la nature est Dieu. Sentir se confond, alors, avec adorer. Ce ravissement, d’ailleurs, nous ne saurions le traduire (à supposer que nous en eussions le talent) qu’en le faisant cesser par la même. Sully-Prud’homme le définit en analyste, avec un art exquis et laborieux, dans la pièce des Stances et Poèmes intitulée : Pan. Lamartine, lui, l’exprime sans effort, ou plutôt il le « chante », il l’exhale, il l’épanche en paroles splendides, et qui semblent involontaires. Et, je le répète, cela ne s’était point vu depuis les poètes de l’Inde antique.

Quelquefois son extase balbutie ; on dirait que les mots vont lui manquer  Tu comprends, vient-il de dire à Dieu, l’hymne silencieux des astres :    

Ah ! Seigneur, comprends-moi de même.
Entends ce que je n’ai pas dit !
Le silence est la voix suprême
D’un coeur de ta gloire interdit.
C’est toi ! C’est moi ! Je suis ! J’adore !

Ainsi le brahmane : « Quand je pense que cet être lumineux est dans mon coeur, les oreilles me tintent, mes yeux se troublent, mon âme s’égare… Que dois-je dire ? et que puis-je penser ? »    Mais bientôt le torrent repart et les mots se précipitent. Écoutez ce Cri de l’âme :    

Quand le souffle divin qui flotte sur le monde
S’arrête sur mon âme ouverte au moindre vent,
Et la fait tout à coup frissonner, comme une onde
Où le cygne s’abat dans un cercle mouvant ;

Quand mon regard se plonge au rayonnant abîme
Où luisent ces trésors du riche firmament,
Ces perles de la nuit que son souffle ranime,
Des sentiers du Seigneur innombrable ornement ;

Quand d’un ciel de printemps l’aurore qui ruisselle
Se brise et rejaillit en gerbes de chaleur,
Que chaque atome d’air roule son étincelle
Et que tout sous mes pas devient lumière ou fleur ;

Quand tout chante ou gazouille, ou roucoule, ou bourdonne,
Que d’immortalité tout semble se nourrir,
Et que l’homme, ébloui de cet air qui rayonne,
Croit qu’un jour si vivant ne pourra plus mourir ;

Que je roule en mon sein mille pensers sublimes,
Et que mon faible esprit, ne pouvant les porter,
S’arrête en frissonnant sur les derniers abîmes,
Et, faute d’un appui, va s’y précipiter…    

Quand je sens qu’un soupir de mon âme oppressée
Pourrait créer un monde en son brûlant essor,
Que ma vie userait le temps, que ma pensée,
Et remplissant le ciel, déborderait encor :

Jéhovah ! Jéhovah ! ton nom seul me soulage…

Vous sentez bien qu’il crie ici : « Jéhovah » comme ses lointains ancêtres eussent crié: « Vishnou », et que les deux cris ont le même sens  Et, par exemple, vous trouverez le même souffle, le même mouvement, les mêmes images, le même son et, j’y reviens, la même « ivresse » dans l’Hymne de Cutsa (vous savez que Cutsa est le nom de l’Aurore) et dans l’Hymne du matin :    

Ô Dieu, vois dans les airs !…
Ô Dieu, vois sur les mers !…
Ô Dieu, vois sur la terre !…

J’ai cité tout à l’heure un peu pêle-mêle, pour les rapprocher des cantiques de notre poète, des prières hindoues d’époques et même d’inspirations un peu diverses. Je précise maintenant : c’est aux plus anciennes hymnes  à celles où le panthéisme n’est qu’en germe et n’a pas encore enfanté le pessimisme bouddhique  que ressemblent particulièrement certaines Harmonies. Et cette poésie, védique ou lamartinienne, est sans doute la plus grande et la plus glorieuse que les hommes aient entendue.    

Il pense, et l’univers dans son âme apparaît.

Cette poésie-là, c’est bien, en effet, l’apparition chantante de l’univers dans une âme.

3º Mais sous le Lamartine hindou que nous venons de voir, sous le brahmane ébloui par les phénomènes et prêt à se fondre en eux, l’Occidental, le chrétien, le Bourguignon veille, et tout à coup se ressaisit et oppose son « moi » retrouvé à l’univers délicieux et accablant. Cette reprise se fait, notamment, dans l’ode incomparable : Éternité de la nature, brièveté de l’homme.

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. » (Ce n’est pas ma faute si cette phrase, si belle, est vieille de deux cent trente ans, ou à peu près.) Le cantique de Lamartine exprime, avec une splendeur devant quoi tout pâlit, une idée analogue. Analogue seulement. Pascal disait : « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » Lamartine ajoute à cela quelque chose. Il ne dit pas seulement à la Nature : « Toi, tu ne sais pas ; moi, je sais. » Il lui dit : « Toi, tu ne connais et tu n’aimes pas Dieu (sinon dans les vers des poètes et par un jeu de métaphores dont j’ai moi-même quelquefois abusé) ; moi, je l’aime. » Et, après avoir, dans des strophes impétueuses, salué l’immensité de l’océan, de la terre, des astres et du ciel ; après s’être vu petit, si petit ! dans l’espace, et si éphémère dans le temps, perdu dans l’humanité totale comme l’est une goutte d’eau dans la mer, et comme l’humanité l’est elle-même dans l’infini des mondes, le poète…. Non, j’ai beau faire, je ne puis me tenir de copier encore  pour moi, non pour vous  la fin de cet hymne sublime, un des chefs-d’œuvre du verbe humain :    

… Vous allez balayer ma cendre,
L’homme ou l’insecte en renaîtra.
Mon nom brûlant de se répandre
Dans le nom commun se perdra.
Il fut ! voilà tout. Bientôt même,
L’oubli couvre ce mot suprême,
Un siècle ou deux l’auront vaincu…
Mais vous ne pouvez, ô Nature,
Effacer une créature.
Je meurs ! Qu’importe ? J’ai vécu !    

Dieu m’a vu ! Le regard de vie
S’est abaissé sur mon néant.
Votre existence rajeunie
À des siècles, j’eus mon instant !
Mais dans la minute qui passe,
L’infini de temps et d’espace
Dans mon regard s’est répété,
Et j’ai vu dans ce point de l’être
La même image m’apparaître
Que vous dans votre immensité !    

Distances incommensurables,
Abîmes des monts et des cieux,
Vos mystères inépuisables
Se sont révélés à mes yeux :
J’ai roulé dans mes vœux sublimes
Plus de vagues que tes abîmes
N’en roulent, ô mer en courroux !
Et vous, soleils aux yeux de flamme,
Le regard brûlant de mon âme
S’est élevé plus haut que vous !    

De l’Être universel, unique,
La splendeur dans mon ombre a lui,
Et j’ai bourdonné mon cantique
De joie et d’amour devant lui ;
Et sa rayonnante pensée
Dans la mienne s’est retracée,
Et sa parole m’a connu ;
Et j’ai monté devant sa face,
Et la Nature m’a dit : « Passe ;
Ton sort est sublime ! il t’a vu ! »…    

Vivez donc vos jours sans mesure,
Terre et ciel, céleste flambeau,
Montagnes, mers ! Et toi, Nature,
Souris longtemps sur mon tombeau !
Effacé du livre de vie,
Que le Néant même m’oublie !
J’admire et ne suis point jaloux.
Ma pensée a vécu d’avance,
Et meurt avec une espérance
Plus impérissable que vous !

Lamartine écrit dans son Commentaire : « C’est un chant ou plutôt un cri de pieux enthousiasme échappé de mon âme à Florence, en 1828. C’est une des poésies de ma jeunesse qui me rappelle le plus à moi-même le modèle idéal du lyrisme dont j’aurais voulu approcher. »

Ainsi l’auteur des Harmonies parcourt, d’un mouvement naturel, toutes les façons de concevoir et d’aimer Dieu. J’ai indiqué la façon catholique  d’un catholicisme où le dogme n’est pas serré de très près, mais où persistent l’accent des hymnes liturgiques, l’odeur de l’encens, le recueillement du sanctuaire, un charme très doux d’oraison pieuse. (La Lampe du Temple ou l’Âme présente à Dieu ; Hymne du soir dans les Temples.) — Puis nous avons vu le déisme du poète, par la nature des arguments qui l’appuient et par l’espèce d’ivresse amoureuse dont il est envahi en les développant (ces arguments étant les spectacles même de l’univers sensible), aboutir à une disposition d’âme proprement panthéistique  Enfin, cet enchantement secoué, voici reparaître le spiritualisme ardent et pur des Méditations (le Tombeau d’une mère, Hymne de la mort). Dans ce vaste soliloque : Novissima Verba, le poète, près de désespérer, se réfugie, parmi la fuite, la vanité et le néant du tout, dans la seule certitude de la conscience morale, et rencontre, pour la définir, des images qui semblent d’exactes transpositions des formules kantiennes :    

Non ! dans ce noir chaos, dans ce vide sans forme,
Mon âme sent en elle un point d’appui plus ferme,
La conscience ! instinct d’une autre vérité,
Qui guide par sa force et non par sa clarté,
Comme on guide l’aveugle en sa sombre carrière
Par la voix, par la main, et non par la lumière.
Noble instinct, conscience, ô vérité du cœur !

Et un peu plus loin, devançant, cette fois, les meilleures formules de Renan :    

… Et dût ce noble instinct, sublime duperie,
Sacrifier en vain l’existence à la mort,
J’aime à jouer ainsi mon âme avec le sort ;
À dire, en répandant au seuil d’un autre monde
Mon coeur comme un parfum et mes jours comme une onde :    

« Voyons si la vertu n’est qu’une sainte erreur,
L’espérance un dé faux qui trompe la douleur ;
Et si, dans cette lutte où son regard m’anime,
Le Dieu serait ingrat quand l’homme est magnanime. »

D’autres pièces traduisent et enseignent la religion en esprit et en vérité, ce que nous avons appelé le néo-christianisme, et qui est en effet l’Évangile encore, mais appliqué à un état de civilisation fort différent de celui où vécurent les pêcheurs et les vagabonds de Galilée. La Pensée des morts, d’une si mélancolique tendresse, dit la perpétuité du lien entre les morts et les vivants et somme Dieu d’être clément au nom même de sa justice et de sa grandeur. L’exhortation Aux chrétiens dans les temps d’épreuves, l’Hymne à l’Esprit-Saint, l’Hymne au Christ, les Révolutions dégagent le sens véritable de l’Évangile, s’indignent des emplois où les politiques ont abaissé la sainte parole, affirment le progrès humain par la bonté et le sacrifice, et la croyance à un dessein divin dans le gouvernement du monde et dans l’économie de l’histoire… Et ces choses avaient été dites, je crois ; et l’on s’est mis, depuis dix ans, à en répéter quelques-unes, mais non pas mieux ni plus clairement, ni plus magnifiquement, parce que cela est impossible.

Au surplus, nous retrouverons ces pensées, avec des développements nouveaux et plus hardis peut-être, dans Jocelyn, dans la Chute d’un ange et dans les Recueillements.

V. Jocelyn. §

Je ne voudrais point trop ressasser des choses que vous savez aussi bien que moi. Ce que les Harmonies sont aux Contemplations, l’énorme épopée dont la Chute et Jocelyn forment des « chants » détachés le devait être à la Légende des siècles. Et comme on voit, dans la Légende, l’humanité s’élever peu à peu à une morale plus pure, ainsi sans doute devait s’épurer, dans ses vies successives à travers les siècles, l’âme déchue dont le premier nom est Cédar, et le dernier, Jocelyn. Et je ne m’exagère point l’originalité de ces conceptions. Mais c’est qu’au fond il n’y a qu’un seul sujet de « divine comédie ». Le rêve généreux de la pauvre humanité est toujours le même depuis trois mille ans, et plus ; et ce dont il s’agit dans les vieux poèmes de l’Inde et dans les mystères d’Eleusis, c’est déjà la purification et le progrès par la douleur acceptée.

Je ne vous conterai pas la fable de Jocelyn ; je ne vous rappellerai pas son charme puissant, ni la profondeur de quelques-uns de ses sanglots, ni l’Idylle chaste, et pourtant enivrée, des deux enfants dans l’Alpe vierge, ni la sérénité et l’ineffable beauté morale des derniers tableaux. Je ne retiens que l’essentiel. Jocelyn, c’est l’idéal du sacrifice réalisé dans un homme. Tout, dans l’affabulation du poème, est subordonné à cette pensée ; et par là s’expliquent et se justifient les épisodes même qui ont le plus heurté les critiques et que tous, sans exception, ont condamnés.

Ils ont du moins fait grâce à la première immolation de Jocelyn. Ils ont supporté que Jocelyn entrât au séminaire pour permettre à sa sœur d’épouser celui qu’elle aime. Vocation fausse et contrainte ? Non pas. C’est par un acte de charité particulière que Jocelyn se détermine au sacerdoce, qui est, selon Lamartine, le ministère de la charité universelle. Le prêtre est, à ses yeux, l’homme qui souffre et expie pour les autres. Le besoin d’accomplir un premier sacrifice induit Jocelyn à devenir, professionnellement, « l’homme de sacrifice ». Dès le moment où il a consenti à s’immoler au bonheur de sa sœur, il commençait déjà à être prêtre : en entrant au séminaire, il n’a fait que poursuivre sa marche. Tout cela est parfaitement logique et harmonieux.

Mais bientôt voici l’obstacle : une année passée dans une vallée des Alpes avec un jeune garçon qui se trouve être une jeune fille. L’amour d’une personne et, au bout du compte, l’amour charnel, va donc détourner Jocelyn de sa vocation qui est l’amour de tous les hommes dans l’amour de Dieu ? Vous ne le voudriez pas ! Et, en effet, cet obstacle, il le franchit. Et les critiques dont je parlais sont désolés qu’il le franchisse  et indignés surtout des raisons occasionnelles par où il se décide à le franchir.

Écoutez ici M. Émile Deschanel : « … La fonte des neiges a rouvert les chemins : Jocelyn est mandé à Grenoble pour assister un vieil évêque son protecteur qui, en prison, se prépare au martyre. À la veille du grand voyage, il veut se pourvoir du saint viatique, qu’un prêtre seul peut lui offrir. Il faut donc que Jocelyn devienne prêtre. En vain Jocelyn lui révèle sa vive amitié pour Laurence ; l’évêque le presse de renoncer à cette affection terrestre et d’être tout à l’Église. Jocelyn cède : il est ordonné prêtre par l’évêque dans son cachot, afin de pouvoir à son tour lui donner les derniers sacrements et une mort sainte. Adolescent, il s’est immolé à sa sœur : il s’immole maintenant à son vieil évêque.

« Pour lui-même, il en a le droit, et on peut nommer cela, si l’on veut, « la perfection héroïque » (le mot est de M. Émile Ollivier) ; mais Laurence, a-t-il donc le droit de la sacrifier aussi   « Ô poète imprudent ! s’écrie le pasteur Vinet, quel fantôme vous élevez à la place du catholicisme ? Jocelyn devient prêtre afin de pouvoir donner l’absolution… Personne n’oserait dire qu’un homme pieux perd son titre à l’héritage céleste parce que, contre sa volonté et son vœu, il serait mort loin des consolations de l’Église… Le fanatisme est beau en poésie, mais le poète ne doit pas laisser lieu de penser qu’il épouse les emportements du zèle aveugle et amer. C’est, à mes yeux, le tort de M. de Lamartine en cet endroit. »

« Mais laissons de côté l’argument religieux, voyons les choses humainement. Si le sacrifice de Jocelyn en faveur de sa sœur est d’une beauté parfaite, le second, son obéissance aveugle à l’évêque, est bien discutable. Qu’a donc fait la malheureuse Laurence pour être immolée aussi, avec Jocelyn et par lui ? C’est à cela pourtant que tient tout le poème ; c’est le postulat nécessaire afin que Jocelyn, devenu prêtre, ne puisse plus l’épouser. Eh bien ! cela n’est pas plus vraisemblable qu’orthodoxe. Et ce n’est pas la même sorte d’invraisemblance que celle du long tête-à-tête angélique de toute une année dans la solitude ; invraisemblance résultant de l’idéalité seule : ici c’est une accumulation de circonstances inadmissibles, sans aucun bénéfice d’idéal. Jocelyn n’est-il pas responsable des conséquences funestes de sa docilité excessive ?… »

Bref, ni M. Deschanel, ni le pasteur Vinet, ni les autres, ne peuvent digérer l’évêque. Moi, je trouve que l’évêque a entièrement raison dans ce qu’il exige de Jocelyn, sinon peut-être dans tous les arguments qu’il emploie pour l’obtenir. Les discours du saint vieillard sont irréprochablement justes, beaux et humains, si l’on en considère l’esprit : on n’en peut contester, çà et là, que la lettre, et encore ! J’ai peur que M. Deschanel et même l’austère Vinet n’aient été dupes, ici, d’une fâcheuse et un peu banale sensiblerie romanesque. Le « doux » Lamartine a su, lui, énergiquement s’en défendre. Et comme il a bien fait ! Car enfin supposez que Jocelyn résiste aux objurgations de son évêque et que, dans le temps même où la persécution ensanglante l’Église à laquelle il avait promis de se dévouer, ce séminariste aille retrouver sa bonne amie. Il l’épouse ; ils sont heureux. Notre défroqué est un mari d’autant plus ardent que son tempérament a été plus longtemps comprimé. Ils s’adorent. Et puis ?… Et puis, au bout de quelques années, ils s’aiment plus paisiblement. Ils ont des enfants. Ils ont de petits plaisirs, de petits intérêts, de petites préoccupations  quelquefois de petites querelles de ménage. Ils ressemblent à tout le monde. (Rien même ne nous garantit que Laurence ne fera pas Jocelyn cocu, mais écartons cette hypothèse.) Puis ils vieillissent, établissent leurs enfants ; Jocelyn a des rhumatismes et Laurence des gastralgies ; ils se soignent ; ils font des bésigues ; un jour ils meurent. Oh ! mon Dieu, tout cela est très bien, et la plupart des hommes ne rêvent point une autre destinée. Mais est-ce cela que vous voulez, brillant Deschanel et austère Vinet ? Et trouvez-vous cela très intéressant ?… Soit. Mais alors avouez que votre Jocelyn a eu bien tort de se donner tant de mal et d’aspirer si haut ; que ce n’était pas la peine de sanctifier son adolescence par un si beau sacrifice, puis de connaître la chasteté paradoxale de l’union de deux âmes dans une solitude paradisiaque, pour aboutir à ce petit ménage bourgeois — (voyez-vous les anciennes soutanes du mari utilisées par la femme en jupons de dessous ?) — et qu’enfin l’histoire ne valait plus guère la peine d’être contée, ou plutôt qu’il ne reste rien, rien du tout, de ce qui devait être le poème du sacrifice idéal.

La pensée de Lamartine n’est jamais fade ni basse. Il est le poète de l’amour, oui, mais de l’amour « qui tend toujours en haut » (le Banquet, l’Imitation) ; et c’est pourquoi il a toujours conçu quelque chose de supérieur aux amours  permises sans doute, belles quelquefois, mais toujours forcément égoïstes et médiocrement profitables à la communauté humaine  d’un jeune homme et d’une jeune femme. Il lui est même arrivé (Graziella) de mettre quelque dureté dans l’aveu de ce sentiment. Jamais il n’a donné, comme Hugo, Musset ou Sand, dans la glorification romantique de l’amour fatal, de l’amour-possession, de celui qui fait tout oublier, Dieu, les hommes, la patrie  Jocelyn dans la montagne, c’est Énée à Carthage, à cela près que sa tâche est plus large encore et plus sainte que celle du chef phrygien ; qu’il s’est d’ailleurs moins compromis ; que la grotte des Aigles est restée plus innocente que la grotte de Didon, et qu’enfin les circonstances feraient sa renonciation plus lâche que n’eût été celle du pieux Énée… En somme, l’évêque ne fait qu’adjurer Jocelyn d’être fidèle à lui-même, fidèle à sa vocation sacerdotale. Au surplus, mettez-vous à la place de ce vieillard qui va être guillotiné demain, qui voit les choses d’ici-bas, non seulement à travers sa foi, mais du seuil de la mort et de l’éternité et comme de la fenêtre d’un autre monde ; et jugez quelle misère doit lui paraître la petite aventure alpestre du jeune lévite. Ou plutôt écoutez-le : il parle fort bien, avec une éloquence âpre, ardente, impérieuse, une éloquence d’outre-tombe déjà, qui remet joliment les choses en place et en rétablit, avec certitude, la vraie perspective.    

Ainsi donc, mon enfant, voilà ce grand secret
Dont tout autre qu’un père en l’écoutant rirait ;
Voilà par quel honteux et ridicule piège
L’Esprit trompeur poussait vos pas au sacrilège…..
Quoi ! ce rêve d’une âme à s’enflammer trop prompte
Pour un enfant jeté par hasard sous vos pas,
Ce trouble d’un coeur pur qui ne se connaît pas
Ces jeux de deux enfants loin des yeux de leurs mères,
Qui prennent pour amour leurs naïves chimères,
Risible enfantillage et des sens et du coeur,
Voilà ce qui du ciel serait en vous vainqueur !…
Je ne me doutais pas que dans ces jours sinistres,
Où l’autel est lavé du sang de ses ministres,
Pendant que des cachots chacun d’eux comme moi
S’élance à l’échafaud pour confesser sa foi…..
Je ne me doutais pas qu’un des soldats du temple,
Du lévite autrefois la lumière et l’exemple,
Au grand combat de Dieu refusant son secours,
Amollissait son âme à de folles amours ;
Au pied de l’échafaud où périssaient ses frères
Sacrifiait au dieu des femmes étrangères,
Pensant sous quel débris des temples du Seigneur
Il cacherait sa couche avec son déshonneur !

Et, quand Jocelyn a sangloté qu’il aime Laurence :    

Parler d’amour, grand Dieu ! sous ces ombres muettes !
Insensé, regardez, et songez où vous êtes !
Voyez, dans ces cachots, ces membres amaigris,
Ces bras levés au ciel, par des chaînes meurtris,
Cette couche où l’Église expire, et sent en rêve
Le baiser de l’Époux dans le tranchant du glaive,

(Sont-ils beaux, ces deux vers !)    

Ce sépulcre des morts par la vie habité,
Qui ne se rouvre plus que sur l’éternité…
Et c’est là, c’est devant ces témoins du supplice,
Devant ce moribond qui marche au sacrifice,
Que vous osez parler de ces amours mortels,
Vous, dévoué d’avance à nos heureux autels,
Vous, que leur sacré deuil, le sang qui les colore,
Par un plus fort lien y consacrait encore !
Ah ! que cette amertume ajoute à mon trépas !
Quoi ! vous, trahir ! Mais non, cela ne se peut pas !

Mais ce qui choque surtout Vinet et M. Deschanel, c’est l’argument suprême auquel le vieux martyr a recours. « Il n’a, disent-ils, nul besoin, pour mourir absous, d’être confessé par Jocelyn et de recevoir de ses mains la communion, ni, par conséquent, de contraindre au sacerdoce le clerc récalcitrant. L’espèce de violence morale qu’il lui fait n’est pas seulement odieuse : elle est inutile, au jugement même de l’orthodoxie catholique. »

Ils ont mal lu. L’évêque ne dit pas à Jocelyn : « Sauvez mon âme, qui serait perdue sans vous », mais : « Accordez à mon âme une dernière consolation. » Nous sommes ici avec des croyants. La communion à l’heure de la mort n’est sans doute pas, aux yeux de l’évêque, une condition indispensable de son salut éternel : mais elle serait pour lui une immense joie ; et, comme ses membres mutilés ne lui permettent pas de se la procurer tout seul, il l’implore de son disciple aimé. Il la lui demande ainsi qu’une sublime aumône. Et (admirez une fois de plus l’harmonie du développement moral de Jocelyn), de même qu’il était entré au séminaire par un acte de charité humaine, c’est par un acte d’humaine charité que le jeune clerc consent à recevoir l’onction sacerdotale.

  • — Mais, direz-vous, l’évêque abuse ici de la tendresse de coeur de Jocelyn, et il y a vraiment de l’indiscrétion dans le dernier argument qu’il lui pousse  Parfaitement. Et après ?
  • — Mais ce vieillard est bien imprudent. En contraignant Jocelyn, il s’expose à donner à l’Église un prêtre douteux, et qui sera malheureux ou coupable.    — Vous oubliez toujours que cet évêque et ce séminariste sont d’autres croyants que vous ou moi. L’évêque est convaincu qu’il y a, dans le sacrement de l’ordre, une « grâce » qui changera l’âme du nouveau prêtre, qui lui communiquera la force de résister aux tentations et de tenir ses engagements sacerdotaux. Et, même humainement, ce vieux saint ne raisonne point si mal. Ce qu’il veut, c’est mettre entre Laurence et Jocelyn l’irréparable, sachant bien, d’ailleurs, qu’il y a des âmes (et Jocelyn en est une) qui ne lésinent point avec le devoir, qui finissent par chérir celui-là surtout qu’elles n’ont pas choisi librement, car elles le sentent d’autant plus impérieux qu’il exige d’elles un plus grand sacrifice. Il est sûr, le rude apôtre, de servir les desseins de la Providence en imposant à cette âme évidemment élue un acte de charité qui l’engagera à tout jamais dans le ministère de la charité universelle. Il est sûr que Jocelyn se trompait sur lui-même ; d’un geste infaillible, il ramène ce prédestiné dans le chemin du renoncement, qui est son vrai chemin. Il prend cela sur lui, ou plutôt il ne fait que transmettre à Jocelyn l’ordre de Dieu :    
Il est dans notre vie une heure de lumière,
Entre ce monde et l’autre indécise frontière…
Je suis à cet instant, et je sens dans mon coeur
Ce verbe du Très-Haut qui parle sans erreur.
Il me dit d’arracher, d’une main surhumaine,
Un de ses fils au piège où le monde l’entraîne.
Je prends sur moi l’arrêt qui de mes lèvres sort.

Et la suite, qui est l’histoire des douleurs, mais aussi de la charité grandissante et, finalement, de la sainteté de Jocelyn, prouve bien que le vieil évêque avait raison et qu’il fut, dans sa violence inspirée, bon aiguilleur de cette destinée hésitante.

  • — Mais, direz-vous encore, et Laurence ? Si Jocelyn a le droit de s’immoler lui-même, a-t-il le droit d’abandonner cette jeune fille ? Et n’est-ce point la faute de Jocelyn si, plus tard, Laurence tourne mal   Je répondrai sans hésitation : — Laurence n’avait qu’à bien tourner. En tournant mal elle justifierait presque la fuite de Jocelyn, si cette fuite avait encore besoin d’être justifiée, et si ce n’était une suffisante excuse à l’abandon d’une jeune fille (d’ailleurs laissée intacte) que le sacrifice total et réel d’une vie à l’humanité.

La douleur pouvait être, pour cette adolescente, un ferment de vertu  comme elle le devient pour son chaste amoureux. Supprimer le rôle de l’évêque, ce serait ôter de l’histoire de Jocelyn la douleur et, par suite, la sainteté. Encore une fois, le voudriez-vous ? Si j’insiste, c’est que l’épisode qui a été le plus blâmé par tous les critiques sans exception est justement le plus indispensable à l’intelligence du poème, et comme le nœud de ce merveilleux drame moral.

Enfin, que Jocelyn « abandonne » son amie, cela n’est vrai qu’en un sens. Il ne l’abandonne point, puisqu’il l’aimera toujours, qu’il fera pénitence pour elle, qu’elle sera présente à toutes ses pensées et à tous ses actes, que le sacrifice dont elle a été l’occasion le fera capable de tous les autres sacrifices, et que Laurence, après avoir été la pierre d’achoppement de sa sainteté, en sera l’intime aiguillon. Et nous assisterons à l’une des plus belles « ascensions d’amour », platoniciennes et chrétiennes, à l’une des plus belles transformations de l’amour d’une créature en amour des hommes et en amour de Dieu (les trois se confondant en un seul) que jamais poète ait conçues et décrites :    

Tes péchés sont les miens, et je t’en justifie…
Peines, crimes, remords sont communs entre nous ;
Je les prends tous sur moi pour les expier tous.
J’ai du temps, j’ai des pleurs ; et Dieu pour innocence
Va te compter là-haut ma dure pénitence.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dieu me sèvre à jamais du lait de ses délices.
Eh bien, j’épuiserai la coupe des supplices ;
Dans les vases fêlés où l’homme boit ses pleurs,
Avec lui je boirai ses gouttes de douleurs ;
J’élèverai le cri de toutes ses alarmes,
Je saurai l’amertume et le sel de ses larmes ;
Comme dans ceux du Juste immolé sur la croix,
Tous ses gémissements gémiront dans ma voix ;
Du haut de ma douleur comme de son Calvaire,
Ouvrant des bras saignants plus larges à la terre,
J’embrasserai plus loin, de ma sainte amitié,
Mes frères en exil, en misère, en pitié.
Mon amour fut ma vie : en épurant sa flamme,
Ô Jésus, prête-moi ta charité pour âme !
Fais que j’aime le monde avec le même amour
Dont j’aimai l’ange absent que j’entrevis un jour !
Que chaque enfant de l’homme à mes yeux soit Laurence !

Et enfin :    

J’irai, j’attacherai mon âme aux solitudes,
J’écorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
Bénissez-moi, Seigneur ! Que mon coeur consumé
Par l’amour, et puni pour avoir trop aimé,
Au foyer de l’autel s’éteigne et se rallume,
Et d’un feu plus céleste en mon sein se consume,
Mais pour aimer en vous, avec vous et pour vous,
Tous au lieu d’un seul être et cet être dans tous !

Fécondité merveilleuse de la douleur. Oui, c’est bien sa blessure qui fait le coeur de Jocelyn si profond, si large et si tendre. Chez les âmes élues, la puissance d’aimer engendre la souffrance, qui en est le signe et la mesure ; et la souffrance, à son tour, agrandit et exalte la puissance d’aimer : de sorte qu’elles ne se peuvent bientôt emplir et satisfaire qu’en prenant à leur compte, par la charité, toutes les souffrances des autres… Dans les derniers épisodes du poème, Jocelyn nous offre le spectacle d’une âme entièrement et uniquement aimante  aimante parce qu’elle est douloureuse, et douloureuse d’être aimante… Et ce spectacle n’a rien d’abstrait, puisque cette âme se présente sous les espèces charmantes d’un prêtre de campagne, caché dans un village alpestre, vivant parmi les enfants et les paysans, au milieu d’une nature rude et magnifique. Cette âme est située dans l’espace : elle est située aussi dans le temps et dans l’histoire. Jocelyn fait songer un peu  seulement un peu  à Rousseau, à Bernardin, à René, au vicaire de Wakefield, aux solitaires de George Sand. Ils transparaissent vaguement en lui, mais de très loin, et purifiés. Le curé de Valnège n’a gardé d’eux tous que ce que chacun eut de meilleur. Ce n’est point un prêtre romantique hanté par des souvenirs charnels. Et ce n’est pas non plus un prêtre philosophe. Il demeure, dans ses rêveries même, « un bon curé »3, qui croit aux mystères qu’il célèbre sur son humble autel, mais qui paraît hardi çà et là, parce qu’il comprend très bien l’Évangile et le commente avec candeur. Il atteint, vers la fin, à la paix, à la sérénité dans la douleur même, ayant vaincu son mal, non pas en l’oubliant, mais en le faisant servir à sa sanctification. Cette histoire d’une âme, le poète la résume dans cette image splendide :    

J’ai trouvé quelquefois, parmi les plus beaux arbres
De ces monts où le bois est dur comme les marbres,
De grands chênes blessés, mais où les bûcherons,
Vaincus, avaient laissé leur hache dans les troncs.
Le chêne, dans son nœud le retenant de force,
Et recouvrant le fer d’un bourrelet d’écorce,
_Grandissait, élevant vers le ciel, dans son coeur,
L’instrument de sa mort, dont il vivait vainqueur_.
C’est ainsi que ce juste élevait dans son âme,
Comme une hache au coeur, ce souvenir de femme.

Parlerai-je du style de Jocelyn ? Mais qu’aurais-je à vous en dire qui n’ait été dit vingt fois ? C’est un extraordinaire épanchement de paroles rythmées, toujours ample et libre, souvent hasardeux. Il y a des longueurs, des répétitions, des impropriétés, des incorrections, des négligences, des nonchalances. Mais pas une page où n’éclate quelque merveille d’invention verbale. Le ton va du réalisme le plus familier et le plus franc à la plus lyrique sublimité. Par la luxuriance continue, et la surabondance de l’expression, et l’hyperbole volontiers presque enfantine, ce style, plus encore que celui des Harmonies, se rapproche de l’antique poésie hindoue.

Voici, par exemple, des vers, dont je n’ose dire qu’ils sont les plus mauvais du livre, car je les prends au hasard :    

Au-dessus de la grotte un lierre enraciné,
Laissant flotter en bas ses festons et ses nappes,
Étend comme un rideau ses feuilles et ses grappes,
Et, se tressant en grille et croisant ses barreaux,
Sur la fenêtre oblongue épaissit ses réseaux.

Comptez : cela fait cinq verbes et huit substantifs, là où un seul substantif et un seul verbe suffiraient : mais aussi cela donne l’idée d’un rideau de lierre tout à fait sérieux  Tous les sentiments simples, amour du village et de la maison, tendresse maternelle, piété filiale, amitié pour les bêtes, tristesse du retour dans la maison natale qui a changé de maître, etc… ; et les spectacles les plus généraux de l’univers physique, printemps, hiver, soir, matin, lac, plaine, montagne… ; et les travaux de la vie pastorale et agricole, tout cela y est décrit avec une ampleur, une naïve opulence d’expression, qui trois mille ans après l’Odyssée, et malgré tout ce qu’il a passé d’eau sous les ponts, sent, je ne sais comment, son poète primitif, et fait surtout songer (j’y reviens) aux descriptions de Valmiki et des bons brahmanes  Tout y est magnifié. Quand on pleure dans Jocelyn (et l’on y pleure souvent), c’est, comme dans les antiques épopées, une pluie, un torrent de pleurs :    

L’ombre de ses cheveux me cachait son visage,
Mais j’entendais tomber des gouttes sur la page.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des mèches de cheveux, qui ruisselaient de pleurs,
Détachés de sa tête, et collant sur sa joue…

Que ne suis-je plus savant ! Ce caractère hindou de la poésie lamartinienne, je vous le rendrais clair jusqu’à l’évidence par des rapprochements ingénieux. J’en suis réduit à vous affirmer la justesse de mon impression. N’ayant même pas le Ramayana sous la main, tout ce que je puis faire, c’est de rapprocher pour vous un trop court morceau (cité par Jean Lahor) du Mahabharata et une page de Jocelyn.

Voici le passage du poème hindou : « Dushmanta était entré dans un bois ravissant, plein d’oiseaux chanteurs, dont les arbres fleuris toujours répandaient une fraîcheur délicieuse, et, secoués par le vent, couvrirent le rajah d’une pluie de fleurs. Sur les ramilles, que le poids des fleurs inclinait, bourdonnaient les abeilles avides ; et dans les lignes habitaient les Ghandarvas, les Apsaras et des troupes de singes, ivres de joie. Un vent frais, doux, parfumé, jouait dans les branches et disséminait le pollen. Des tigres familiers bondissaient au milieu des gazelles sur les bords d’une rivière sainte, parsemée d’îles, séjour des serpents et des éléphants enfiévrés d’amour, rivière aux eaux limpides, toute couverte d’oiseaux, et qui embrassait cet ermitage, comme la mère aimante de tous ces êtres animés. »    Et voici, très abrégée, la « réplique » lamartinienne :    

L’air tiède et parfumé d’odeurs, d’exhalaisons,
Semblait tomber, avec les célestes rayons,
Encor tout imprégné d’âme et de sèves neuves,
Comme l’air virginal qui vint fondre les fleuves
Du globe enseveli dans son premier hiver,
Quand la vie et l’amour se respiraient dans l’air…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et les herbes, les fleurs, les lianes des bois
S’étendaient en tapis, s’arrondissaient en toits,
S’entrelaçaient aux troncs, se suspendaient aux roches,
Sortaient de terre en grappe, en dentelles, en cloches,
Entravaient nos sentiers par des réseaux de fleurs,
Et nos yeux éblouis dans des flots de couleurs.
La sève, débordant d’abondance et de force,
Coulait en gomme d’or des fentes de l’écorce,
Suspendait aux rameaux des pampres étrangers,
Des filets de feuillage et des tissus légers,
Où les merles siffleurs, les geais, les tourterelles,
En fuyant sous la feuille, embarrassaient leurs ailes ;
Alors tous ces réseaux, de leur vol secoués,
Par leurs extrémités d’arbre en arbre noués,
Tremblaient, et sur les pieds du tronc qui les appuie,
De plumes et de fleurs répandaient une pluie…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure,
Les herbes nous montaient jusques à la ceinture,
Des flots d’air embaumé se répandaient sur nous,
Des nuages ailés partaient de nos genoux,
Insectes, papillons, essaims nageants de mouches,
Qui d’un éther vivant semblaient former les couches ;
Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant,
Comblaient l’air, nous cachaient l’un à l’autre un instant
Comme dans les chemins la vague de poussière
Se lève sous les pas et retombe en arrière.
Ils roulaient, etc…

De l’auteur du Mahabharata et du poète bourguignon, c’est évidemment ce dernier qui déborde le plus largement. Son printemps est d’une divine intempérance… Les visions de Hugo sont certes aussi abondantes, et son vocabulaire est, en outre, beaucoup plus riche mais ces visions, Hugo les domine, il les fait saillir par des oppositions, ou il les aligne, comme des soldats, en rangs profonds ; il les dispose, il les gouverne, il les régente ; en somme, il applique à ces masses, si vastes qu’elles soient, le compas latin et le compas même de Boileau. Mais Lamartine a l’inexpérience sublime des premiers poètes qui se sont enivrés de l’univers. Des phrases indéfinies, et dont les contours flottent et ondulent ; pas d’arêtes, pas d’antithèses ; une syntaxe molle, fluide, à peine correcte si l’on y regarde de près ; la plus élémentaire juxtaposition des détails ; tout au même plan ; un afflux de sensations à peine ordonnées… Lamartine, je le répète, est le moins classique et le plus vraiment primitif de nos grands poètes. Et tous, pourtant, à certaines minutes, s’effacent devant lui.

VI.La Chute d’un ange. §

La Chute d’un ange est la plus étrange aventure qu’un poète ait courue chez nous. Car Lamartine s’y contente de rêver tout haut et d’écrire à mesure, n’importe comment. C’est le plus inégal des poèmes, le plus baroque, le plus fou, le plus puéril, le plus ennuyeux, le plus assommant, le plus mal écrit, — et le plus suave et le plus inspiré et le plus grand, selon les heures.

Le poète a un double objet : nous conter l’une des incarnations expiatoires du « héros » de ce vaste poème qui devait s’appeler les Visions  et nous décrire une des périodes de l’histoire de l’humanité, la période antédiluvienne.

Cette première expiation de Cédar paraît assez complète : car il souffre vraiment tout ce qu’il peut souffrir  dans son corps et dans son âme  et comme époux, et comme père, et comme membre d’une société humaine. Mais cette souffrance, d’ailleurs démesurée et, si je puis dire, gigantesque, il n’en comprend pas la vertu purificatrice, il ne l’accepte pas ; il maudit à la fin la terre et Dieu même ; il se réfugie dans le suicide. Et c’est pourquoi il devra, sous une autre forme, recommencer l’épreuve. Le poète nous annonce qu’il la recommencera neuf fois, avant que son âme devienne l’âme parfaite et sublime de Jocelyn.

Quant à la conception que le poète s’est formée de l’humanité antédiluvienne, tous les critiques ont répété, plus ou moins, qu’elle était incohérente, antihistorique, enfantine, saugrenue. Mais j’avoue qu’elle me paraît, à moi, d’une philosophie peut-être profonde, et d’une extrême vraisemblance morale.

Lamartine a rapproché, a rendu contemporains l’un de l’autre, deux états de société radicalement différents en apparence :

D’un côté, des tribus de pasteurs nomades, chez qui se dessinent les premiers linéaments de la civilisation. Ces pasteurs adorent des dieux particuliers de tribus, des fétiches. Ils honorent la famille et les ombres des parents morts ; et la tribu se gouverne par des lois assez douces, qu’appliquent sagement des Conseils de vieillards : mais elle est défiante, terrible contre les étrangers, et contre ceux de ses membres qui ne partagent pas ses craintes haineuses. Les tribus sont ennemies entre elles, se pillent, s’enlèvent leurs femmes et leurs enfants pour les faire esclaves. Nul coeur d’homme n’y est plus large que la tribu elle-même. À peine de très vagues germes de « charité du genre humain »  Néanmoins, les mœurs ont de la grâce dans leur rudesse naïve ; ces pasteurs et ces chasseurs ont quelque sentiment de la beauté des choses, s’expriment par des images ingénues et fleuries… En somme, Lamartine n’a fait que simplifier, ramener tout près de ses origines et comme renfoncer vers un passé plus lointain l’état social dont l’Odyssée et les Travaux et les Jours nous présentent encore les traits essentiels. Et l’on a confessé que les peintures de Lamartine avaient, ici, de la grandeur et de la poésie et étaient, en outre, suffisamment plausibles.

De l’autre côté  et dans le même temps, ne l’oubliez pas  une ville énorme, si prodigieuse par ses édifices que nous serions incapables, aujourd’hui, d’en construire une pareille. Une corruption de mœurs si abominablement raffinée, qu’elle rappelle et dépasse de beaucoup tout ce que nous savons des plaisirs des anciens rois de Perse et des empereurs romains ou byzantins. Au service de cette corruption, des arts mécaniques tellement avancés que cette société antérieure au déluge connaît, non seulement l’artillerie, mais les ballons dirigeables. Et le secret de ces inventions est aux mains d’une aristocratie très intelligente, très voluptueuse et très méchante, dont les membres sont des géants, des titans, et se disent eux-mêmes des dieux, et qui gouverne par la terreur, exploite et opprime affreusement tout un peuple réduit en esclavage.

Qu’est-ce à dire ?… Vous vous souvenez du rêve de Renan dans les Dialogues philosophiques. « … Je fais parfois un mauvais rêve, c’est qu’une autorité pourrait bien un jour avoir à sa disposition l’enfer, non un enfer chimérique, de l’existence duquel on n’a pas de preuve, mais un enfer réel… Les tyrans positivistes dont nous parlons se feraient peu de scrupule d’entretenir dans quelque canton perdu de l’Asie un noyau de Bachkirs ou de Kalmouks, machines obéissantes dégagées des répugnances morales et prêtes à toutes les férocités… Les forces de l’humanité seraient ainsi concentrées en un très petit nombre de mains et deviendraient la propriété d’une Ligue capable de disposer même de l’existence de la planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. Le jour, en effet, où quelques privilégiés de la raison posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée ; ces privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leur main l’existence de tous ; on peut presque dire qu’ils seraient dieux et qu’alors l’état théologique rêvé par le poète pour l’humanité primitive serait une réalité. Primus in orbe deos fecit timor. »

Renan, il est vrai, suppose que ces tyrans seraient bons. Il le suppose parce que cela lui fait plaisir, et bien que la nature même des moyens de compression qu’il leur prête et le fait même de tourner la science en instrument de domination et de terreur soient peut-être contradictoires à l’idée de bonté. Mais supposons que, par un malheur, les « tyrans positivistes » de Renan ne soient pas bons ; et nous aurons tout justement les hommes-dieux savants et méchants (« science sans conscience est la ruine de l’âme ») conçus par Lamartine trente-cinq ans avant que les Dialogues philosophiques ne fussent écrits.

Or, on a trouvé absurde que ce rêve affreux de civilisation uniquement industrielle et urbaine, de panmécanisme et d’aristocratie scientifique, renvoyé par Renan à un très lointain avenir, Lamartine l’eût placé aux premiers âges de l’humanité. Et je dis, moi, que c’est là un anachronisme admirable, tout plein du plus beau sens moral, et plus vrai que la réalité même et que l’histoire.

Car, par ce renversement des temps, par cette juxtaposition hardie d’une société ignorante et à demi sauvage et d’une société très civilisée et très savante, mais horriblement injuste et impitoyable, Lamartine nous signifie que celle-ci a beau devoir être séparée, historiquement, de celle-là par des siècles et des siècles, elle en est moralement toute proche ; que ces deux sociétés, l’une très primitive et l’autre très « avancée », mais l’une et l’autre sans Dieu, ne sont que deux formes de la même barbarie et que, des deux, c’est la seconde qui est la pire. Il exprime par là que ce qui est décoré du nom de progrès par l’illusion de quelques positivistes et de la plupart de nos politiciens, le progrès des sciences, et particulièrement de la physique, de la chimie et de la mécanique appliquées à l’industrie, n’a rien à voir ni avec le progrès moral, ni même avec le progrès du bien-être pour le plus grand nombre  et qu’il n’est donc pas le progrès. Remarquez que cette vision monstrueuse de la ville de Balbeck, c’est tout simplement le tableau grossi de la suprême cité industrielle ; que les tyrans-dieux y sont comme des « patrons » qui auraient traversé avec succès la crise révolutionnaire et socialiste et qui, par la science, seraient venus à bout, une fois pour toutes, des prolétaires. Il semble bien, en effet, que le dernier mot d’une civilisation purement matérialiste, ce soit, logiquement, l’oppression scientifique des faibles par les forts. La science toute seule, l’accroissement du pouvoir sur la nature, sans un accroissement équivalent de l’esprit de charité et de renoncement, n’a rien qui puisse atténuer chez les hommes les instincts égoïstes de l’humanité première : il n’apporte point au progrès de l’humanité un élément nouveau ; il met seulement, chez les mieux doués et les plus intelligents, au service de ces instincts, de nouveaux instruments par où s’aggrave encore l’antique et fatale inégalité. Il laisse l’humanité toujours aussi « animale », et non pas plus heureuse ; il n’est, en réalité, qu’un piétinement, sinon un recul.

Cela, nous l’entrevoyons, et dès aujourd’hui. Il serait tout à fait impossible de démontrer que les applications de la science aux commodités de la vie nous aient vraiment faits plus heureux. Si les chemins de fer, le télégraphe et les inventions du même ordre m’étaient retirées, j’en sentirais une petite privation parce que je les ai connues ; mais si je les avais toujours ignorées ?… Et d’autre part il est évident que ce sont les progrès de l’industrie, parallèles à ceux de la science, qui ont créé les grandes villes modernes, qui ont compliqué les « questions sociales », qui en ont même fait surgir de nouvelles, et qui en même temps empêchent de les résoudre : car c’est seulement dans les médiocres agglomérations, où les hommes se peuvent tous approcher et connaître, que la répartition des biens et des maux a quelque chance de devenir un peu plus conforme à la justice. Mais, au contraire, le progrès industriel, par la formation de ces cités énormes où l’exercice de la fraternité est si difficile même aux gens de bonne volonté, par l’isolement croissant des classes, par la nature des travaux imposés à certaines catégories d’ouvriers, par l’incertitude du pain quotidien, les hasards du chômage, les jeux de la surproduction et de la spéculation ; enfin, en diminuant chez eux, par l’appât d’un rêve tout matériel et tout grossier, la résignation, mais non point la possibilité de souffrir, a amené et propagé dans le monde des formes de misère sans doute inconnues autrefois.

C’est l’aboutissement de tout cela qui apparaît dans l’odieuse Balbeck de la Chute d’un ange. Si c’est là que l’humanité doit en venir, elle n’aura rien gagné du tout à peiner durant des milliers et des milliers d’années. Autant valait pour elle ne pas se mettre en route. Et donc, en faisant la suprême barbarie industrielle et chimiste contemporaine de la barbarie originelle, à laquelle il l’estime même fort inférieure, Lamartine, par un trait de génie, l’a remise à sa vraie place.

Le progrès, s’il se fait, se fera par l’amour, par la charité agissante, par l’empire de l’homme sur soi plutôt que sur la nature, par l’effort de préférer les autres à soi, et par une foi qui nous rende capable de cet effort. Ce ne sont point les rois de Balbeck  en dépit de leur chimie ou de leur physique plus perfectionnée que la nôtre  c’est le vieillard Adonaï, et c’est, un peu, Cédar et Daïdha qui portent en eux l’avenir. Tel est le sens du poème.

Ce que seraient les derniers hommes d’une civilisation sans charité (c’est-à-dire, pour lui, d’une civilisation sans Dieu), Lamartine l’a conçu avec une logique audacieuse et candide. Ils ne feraient servir toute leur science qu’à la sensation égoïste. Or, la sensation égoïste par excellence, c’est la luxure. Ils seront donc infiniment luxurieux. Mais il paraît (bien que j’aie peine, pour mon compte, à comprendre ces choses) qu’étant, de sa nature, inassouvissable, la luxure, par la poursuite désespérée de la sensation qui se dérobe, devient inévitablement cruelle. Témoins les Cléopâtre, les Néron, les Marguerite de Bourgogne et les de Sade. Les tyrans-dieux seront donc des sadiques. Il faut nous les montrer tels. Pauvre Lamartine ! Dans quelle aventure s’est-il engagé là !

Oh ! cette fête des géants ! Les jardins suspendus de Sémiramis, et la Maison d’or de Néron, et les douze palais et les baignoires de Caprée, et les parfums, et la musique, et les vins précieux, et les mets de Lucullus ou de Trimalcion, qu’est-ce que cela ? Ils ont inventé de bien autres délices.    Un de leurs raffinements consiste dans la substitution méthodique de la femme vivante et nue aux décors architecturaux et même au mobilier des appartements. Car non seulement les tyrans-dieux ont trouvé ceci, d’enrouler en spirale autour des colonnes, de grouper en cercle sous les chapiteaux et de dérouler en guirlandes le long des frises d’innombrables corps sans voiles ; mais c’est une jonchée de corps vivants et dévêtus qui leur sert de tapis ; ce sont des « toisons de jeunes filles » qui leur servent de coussins, et ce sont des corps assouplis de belles esclaves qui leur tiennent lieu de tables, de fauteuils, de chaises longues, de pupitres  et de chancelières :    

… Leurs pieds chauds reposaient entre des mains d’ivoire…

Si vous prenez la peine de feuilleter Tacite et Suétone, vous verrez que c’est là un développement de certaines idées de Néron  Mais vous remarquerez d’abord que les femmes-meubles des tyrans-dieux seraient fort incommodes ; que rien ne vaut un rocking-chair pour être bien assis, et que la volupté n’est donc pas la même chose que le confortable  Puis, ces tableaux d’orgies démesurées, ces jonchées de nudités sur des nudités et ce qu’elles suggèrent si l’on y arrête son esprit, toutes ces images, qui, exprimées par un écrivain sensuel  fût-il médiocre  finiraient assurément par émouvoir vos sens, vous serez surpris que, en dépit de la bonne volonté de Lamartine, et du pullulement et de la minutie des détails juxtaposés (qui rappellent, ici, Théophile de Viaud ou Saint-Amand bien plus encore que les poètes indous), elles demeurent si froides et vous laissent si parfaitement tranquille.

C’est sans doute que Lamartine, écrivain, est chaste invinciblement. Les nudités abondent dans la Chute d’un ange : mais la sévère Mme de Lamartine avait bien tort d’en vouloir ôter, quand elle recopiait les manuscrits de son mari. Car elles ne sont pas plus troublantes en vérité que les descriptions de la nature végétative, fleurs, fruits, feuillages, eaux souples ; ou, si elles le sont à la longue, elles le sont exactement de la même façon.

Et, par exemple, dans la « Première Vision », la description du corps de Daïdha endormie n’a pas moins de soixante-dix vers ; chacune des parties de ce corps  les bras, le cou, les mains, les doigts, les épaules, les cheveux, le sein, la hanche, le visage, les yeux, les paupières, le nez, la bouche, etc.  nous est dépeinte avec une minutie d’artiste primitif : mais, de ces soixante-dix vers, le grain de poivre est absent, et le je ne sais quoi de brûlant, d’âcre et d’impur, qu’un Parny  ou un Mendès  rencontre sans y faire effort… Quand le poète nous dit :    

Comme un pli gracieux de rose purpurine,
Une ombre dessinait l’aile de sa narine,

nous voyons la narine moins que la rose. Quand il nous dit :    

Ses lèvres, comme un lis dont le bord du calice,
Prêt à s’épanouir, en volute se plisse,
S’entr’ouvraient et faisaient éclater en dedans,
Comme au sein d’un fruit vert, les blancs pépins des dents,

les dents et les lèvres nous sont moins présentes que ce fruit éclaté et que ce lis qui s’entr’ouvre ; et, quand nous lisons ces vers :    

Ses membres délicats aux contours assouplis,
Ondoyant sous la peau sans marquer aucuns plis,
Pleins, mais de cette chair frêle encor de l’enfance
Qui passe d’heure en heure à son adolescence,
Ressemblaient aux tuyaux du froment ou du lin,
Dont la sève arrondit le contour déjà plein,
Mais où l’été fécond qui doit mûrir la gerbe
N’a pas encor durci les nœuds dorés de l’herbe,

nous songeons bien un peu qu’il s’agit des bras et des jambes d’une belle enfant ; mais nous sommes, surtout induits en une vision de blés verts et, par-delà, de plaines fécondes et d’ondoyantes végétations qu’enfle la poussée du Printemps divin…

Bref, chaque partie du corps de Daïdha semble rentrer et se fondre, par l’intermédiaire des comparaisons trop développées, dans la nature ambiante. Lamartine nous peint ce corps de jeune fille, comme il peindrait le corps symbolique d’un dieu, la forme d’Indra ou de Bouddha, représentative de l’Univers lui-même. Un peu plus, et Daïdha, toujours grandissante, ou plutôt insensiblement dévorée par les images qu’a évoquées sa beauté, dissoute d’ailleurs dans le clair de lune qui l’enveloppe, deviendrait Pan, se muerait au Grand-Tout, comme le Satyre de Victor Hugo. Dans tout cela, nulle volupté précise, rien de l’émotion spéciale que peut donner le spectacle d’une nudité féminine : le poète est saisi, devant cette chair de jeune fille, de la même ivresse vague et sacrée qu’en présence de la mer infinie, des beaux promontoires, des forêts profondes ou des montagnes qui sont l’ossature de la planète…

Mais revenons aux tyrans-dieux. Pas plus que la chasteté de Lamartine ne sait rendre émouvante leur luxure, sa douceur ne parvient, en nous montrant leur cruauté, à nous faire frissonner d’horreur.

Non qu’il n’ait très justement senti le lien mystérieux et fatal qui unit la cruauté à la luxure. Tous les érotomanes célèbres ont été, je crois, de méchants hommes. Chez les bêtes, l’amour ressemble souvent à une fureur, est un bond sur une proie, s’accompagne de griffes enfoncées dans la chair. Les anciens le savaient, que l’amour n’est pas bon, et qu’il contient, « virtuellement », le goût de faire souffrir. Et c’est d’après eux que l’excellent mythologue Théodore de Banville, dans ses Exilés, ayant conté « l’éducation de l’Amour » dans une forêt, parmi les fauves, termine ainsi :    

Et c’est pourquoi tu fais notre dure misère,
C’est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre,
Amour des sens, ô jeune Éros, toi que le roi
Amour, le grand Titan, regarde avec effroi,
Et qui suças la haine impie et ses délices
Avec le lait cruel de tes noires nourrices.

Il est difficile d’expliquer ces choses, mais on les conçoit pourtant. On conçoit que la recherche contradictoire d’on ne sait quel infini dans la sensation égoïste arrive à « déshumaniser » ceux qui s’y abandonnent tout entiers. Chaque tentative que fait l’amour des sens pour s’assouvir aboutit forcément à une déception qui l’exaspère. La possibilité de l’assouvissement recule à mesure que les expériences se multiplient. Et plus leur fureur croît, et plus la sensation s’émousse : et de là une rage par laquelle le désir de sentir se confond enfin avec le désir de détruire. Or, à l’homme atteint de cette démence, la joie de la destruction est surtout sensible par la souffrance des autres, quand cette souffrance est son œuvre, et quand il la leur inflige précisément en poursuivant sa violente chimère de volupté. Joignez que, les sensations douloureuses étant beaucoup moins fugitives que les sensations agréables, l’homme dont nous parlons, en faisant de la souffrance d’autrui le signe et la condition de son plaisir, s’assure de celui-ci par celle-là ; et que ce plaisir emprunte en quelque façon à cette douleur sa réalité et sa durée. « Ils souffrent, donc je jouis. » Il y a là comme un phénomène d’aimantation, le voisinage de la sensation atroce, dont il est certain, réveillant chez le misérable fou le pouvoir de sentir voluptueusement. Ou encore, puisque les minutes aiguës que poursuit ce damné sont de celles où les nerfs vibrent comme dans un supplice, il se substitue, par l’imagination et par une sorte de monstrueuse sympathie, à la victime qu’il torture, et parvient à sentir du moins quelque chose en se figurant que c’est lui-même qui est supplicié… Et puis, je ne sais plus ; je suis trop gêné par la nécessité d’user de périphrases ; et il y a des choses que j’entrevois et que je n’ose pas dire… Bref, c’est cela le « sadisme ».

… Pour nous donner quelque idée des plaisirs cruels des tyrans-dieux, Lamartine s’est encore inspiré de certaines indications de Tacite et de Suétone touchant les fantaisies de l’empereur Néron. Néron, vous vous en souvenez, s’amusait à faire représenter, « pour de bon » et sans nul artifice, les fables les plus obscènes ou les plus sanglantes de la mythologie. Un jour, on réalisa devant lui l’aventure de Pasiphaé  puis celle d’Icare. (Suétone : Néron, XII) « Icare, à son premier essor, tomba près du lit sur lequel était assis Néron, et le couvrit de sang. »

À vrai dire, c’est une assez belle invention de souffrances, de souffrances brutales et extrêmes, que la tragédie en tableaux vivants, en tableaux réels, dont les tyrans-dieux s’offrent le régal. Écoutez  et frémissez si le coeur vous en dit.

La scène est une cour de prison. Par des lucarnes adroitement dissimulées, les géants, « de leurs lits de roses », peuvent tout voir sans être vus. Tel, « Néron regardait les jeux par de petites ouvertures. » (Suétone.)    Les personnages du drame sont un jeune homme, Isnel, une jeune femme, Ichmé, et un enfant de six mois, leur fils.    

De l’asile où leurs jours de joie étaient cachés,
Des bourreaux, le matin, les avaient arrachés :
Conduits séparément dans l’enceinte céleste,
Ils tremblaient l’un pour l’autre : ils ignoraient le reste.

Ichmé est assise, avec son enfant, dans la cour de la prison, qu’une haute tour domine. En levant les yeux, elle aperçoit Isnel au sommet de la tour. Joie des deux amants. Une corde se trouve nouée aux créneaux ; Isnel la déroule, descend auprès de son aimée. Baisers, transports… Ichmé lui dit : « Sauve d’abord l’enfant ! » Isnel prend le nourrisson et remonte par la corde. Mais tout à coup la corde, secouée du haut de la tour par des bourreaux embusqués, oscille épouvantablement et heurte contre les murailles Isnel et son cher fardeau. Comme ça, très longtemps, sous les yeux d’Ichmé.

Puis la corde redevient immobile. Et alors des bourreaux entrent dans la cour, et, l’un après l’autre, « souillent Ichmé de baisers odieux ». Comme ça, très longtemps, sous les yeux d’Isnel.

Et c’est le premier tableau.

La malheureuse Ichmé s’est évanouie. Quand elle reprend ses sens, des bruits inaccoutumés viennent, par un soupirail, de la loge souterraine où sont les lions. Des voix crient : « Isnel, l’enfant ou toi ! Nos bêtes ont faim. Jette-leur ton enfant, ou deviens toi-même leur pâture. Choisis ! » Ichmé entend le bruit d’un corps qui tombe. Est-ce l’enfant ? Est-ce le père ? Un faible vagissement lui fait croire que c’est l’enfant. Bruit d’os broyés. Ichmé se tord de désespoir et « brise ses dents » sur les barreaux de fer. Et c’est le second acte.

Mais Isnel  qu’en réalité on a laissé s’évader et qui est allé déposer l’enfant dans un asile qu’il croit sûr  revient, par la corde à noeuds, pour sauver la mère. Elle lui crie : « Misérable ! tu as tué notre enfant ! et tu vis ! » Elle brandit sur lui ses chaînes, et l’assomme d’un seul coup. Puis elle s’ouvre une veine, je ne sais trop comment.

Or, tandis qu’elle agonise, des torches illuminent la cour, et les bourreaux rapportent à Ichmé son enfant vivant :    

« C’était un jeu, vois-tu, jeune fille insensée !
D’immoler ton amant pourquoi t’es-tu pressée ?
Du repas des lions il était innocent.
Quel lait aura ton fils ? Tiens, nourris-le de sang ! »
Les monstres à ces mots poussent un affreux rire :
D’une convulsion du coeur la mère expire,
Et les bourreaux, traînant le vivant et les morts
Vers l’antre des lions, leur jettent les trois corps.

Tel est ce mélo-mimodrame sanglant et sincère en trois actes. Assurément un psychologue, comme Edgard Poë, aurait pu produire des combinaisons de souffrance morale et physique plus compliquées et plus profondes. Même, malgré leur naïf étalage d’horreur matérielle, les « situations » imaginées par Lamartine n’égalent pas en subtile cruauté telles situations de Théodora ou de la Tosca ; car M. Sardou a été plusieurs fois, au théâtre, le roi de l’angoisse et de la torture. En somme, Ichmé éprouve la peur intense, mais toute simple, et venant d’un objet présent et déterminé. Puis, la douleur des êtres qu’elle chérit ne dépend point d’elle ; et enfin elle ne connaît pas, comme la Tosca ou Théodora, « la terreur du choix »… L’histoire d’Ichmé et d’Isnel, avec ses cris et sa pluie de sang, ressemble à quelque rouge croquemitainerie, sent presque l’enluminure populaire des images de supplices.

Tout cela cependant, chair meurtrie, sang qui coule, hurlements, sanglots, douleur élémentaire de la femme devant qui sont martyrisés son époux et son enfant, tout cela pourrait encore ébranler nos nerfs, comme les ébranlent tels tableaux des cruels peintres espagnols, ou les vastes, exactes et lancinantes descriptions de tortures physiques où se complaît Flaubert l’impassible dans Salammbô : les quatre cents mercenaires contraints de s’entr’égorger, le sacrifice à Moloch, l’armée mourant de faim dans le défilé de la Hache, et le supplice de Mathô. (Il serait facile de noter, en passant, plus d’une ressemblance entre la civilisation de Balbeck et celle de Carthage.) — Mais le fait est que, je ne sais comment, l’aventure horrifique d’Isnel et d’Ichmé ne nous émeut guère ; pas plus que ne nous émeuvent les autres atrocités qui s’étalent dans la dernière partie de la Chute d’un ange, et pas plus que ne parviennent à nous intéresser  je veux dire à nous paraître vivants  Nemphed, Arasfiel, Sérandyb, ces monstres de méchanceté que le poète innocent peine tant à nous décrire  Et j’avoue sans doute que la petite pièce jouée devant les tyrans-dieux par des tragédiens sans le savoir n’est point un proverbe de paravent, et que ce mélodrame sommaire, corsé d’une boucherie de cirque, est même un spécimen assez plausible de ce que deviendrait le théâtre dans une société en proie, si je puis dire, à l’extrême civilisation industrielle et matérialiste. Que dis-je ! ces jeux d’arène, ce drame brutal, ces tableaux vivants et ces exhibitions toutes crues, je crains bien que notre théâtre ne s’y achemine tous les jours… Mais, je le répète, les cruautés lamartiniennes ne nous hérissent pas plus que les luxures lamartiniennes ne nous avaient troublés. La Chute d’un ange nous offre un très singulier exemple de l’impuissance d’un grand poète à peindre soit la laideur morale, soit l’horreur physique, comme si ces sujets lui avaient été interdits par Dieu, et comme s’il avait été créé uniquement pour exprimer ce qui est pur, ce qui est beau, ce qui resplendit et ce qui s’élève, pour dire la magnificence de la planète et traduire la prière et le rêve de l’humanité répandue à sa surface…

Avec tout cela, ce bizarre poème est très grand. J’aime à m’y plonger à l’aventure. Les pages les plus mêlées et les plus bourbeuses roulent, parmi les algues et les graviers, des perles rares. Cela pullule de vers spontanés, tels que Lui seul en sut écrire. J’ouvre au hasard (je vous le jure !) et je tombe sur la traversée aérienne de Cédar et Daïdha. Le beau voyage ! Les belles visions de nuit, d’aurore et de crépuscule ! La belle « carte en relief » et les beaux paysages à vol d’aigle ! Je cite un peu, pour votre plaisir et pour mon repos :    

Ils fendaient, engloutis, les ténèbres palpables :
L’écume des brouillards ruisselait sur les câbles.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tantôt, sortant soudain de la mer des nuages,
Les étoiles semblaient pleurer sur leurs visages.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les étoiles, fuyant au-dessus de leurs têtes,
Couraient comme le sable au souffle des tempêtes.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des teintes du matin le ciel se nuançait.
Déjà, comme un lait pur qu’un vase sombre épanche,
La nuit teignait ses bords d’une auréole blanche ;
Les étoiles mouraient là-haut, comme des yeux
Qui se ferment, lassés de veiller dans les cieux.
Le soleil, encor loin d’effleurer notre terre,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Montait, pâle et petit, de l’abîme sans fond,
Et ses rayons lointains, que rien ne répercute,
Du jour et de la nuit amollissaient la lutte.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’était la terre, avec les taches de ses flancs,
Ses veines de flots bleus, ses monts aux cheveux blancs,
Et sa mer qui, du jour se teintant la première,
Éclatait sur sa nuit comme un lac de lumière.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Le navire ailé reconnut sa route :    

Et, dirigeant sa proue aux pointes du Sina
Sur la mer Asphalite en glissant s’inclina.
Il entendit d’en haut battre contre ses rives
Les coups intermittents de ses vagues massives.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les cimes du Liban, qu’ils avaient à franchir,
Devant les nautonniers commençaient à blanchir.
Ils entendaient grossir cet immense murmure
Qui sifflait nuit et jour parmi sa chevelure.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils voyaient ondoyer en bas, à grandes ombres,
La bruissante mer de leurs feuillages sombres…

Autres merveilles, et plus soutenues : la prodigieuse description de la terre avant le déluge ; le chœur des cèdres, les mœurs des tribus nomades, le culte des ancêtres et les discours des vivants aux morts ; les amours de Daïdha et de Cédar ; leur fuite dans la forêt vierge ; le défilé des peuples devant les géants, fresque lamentable, fourmillante et démesurée, mais piquée de détails violemment réalistes ; fresque symbolique et qui fait songer à l’éternelle et vaine procession de l’humanité douloureuse sous les yeux d’un Dieu méchant :    

Ils passaient, ils passaient, squelettes de la faim… ;

tout le rôle de Lackmi, qui est la figure la plus vivante du poème, sa passion humble et furieuse, ses discours ardents, sa ruse, sa mort amoureuse ; la suprême malédiction jetée par Cédar au monde et à Dieu ;

Et surtout, surtout, le Fragment du Livre primitif !

Je n’ai voulu vous soumettre, touchant la Chute d’un ange, que quelques impressions qui me fussent à peu près personnelles (encore m’abusé-je peut-être). Mais si vous en désirez une critique plus complète, et intelligente, et précise, et généreuse, je vous renverrai simplement au livre de M. Charles de Pomairols (pages 169-225). Car je ne saurais que répéter soit les pénétrantes objections, soit les pieux éloges de ce juge excellent, poète lui-même et philosophe.

Je vous rappellerai aussi le jugement de Leconte de Lisle, jugement très significatif et très précieux, si vous songez à quel point la négligence de Lamartine, et sa surabondance désordonnée, et la facilité de sa mélancolie et de ses larmes devaient offenser un artiste aussi soucieux de la perfection de la forme et de l’objectivité de la poésie que l’auteur des Poèmes barbares.

« M. de Lamartine, écrivait Leconte de Lisle en 1864, a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies : il a écrit la Chute d’un ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du petit nombre, je le sais. La critique, d’ordinaire si élogieuse, a rudement traité ce poème, et le public lettré ne l’a point lu ou l’a condamné. La critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues dans la Chute d’un ange. Les lacunes, les négligences de style, les incorrections de langue y abondent, car les forces de l’artiste ne suffisent pas toujours à sa tâche ; mais les parties admirables qui s’y rencontrent sont de premier ordre. »

VII.Le Fragment du livre primitif et les Recueillements. §

Je voudrais, pour terminer, dire quelques mots de la philosophie de Lamartine. Nous l’avons rencontrée, éparse, dans les Méditations, dans les Harmonies, dans Jocelyn. Mais le Livre primitif (dans la Chute d’un ange) et certaines pièces des Recueillements nous l’offrent plus ramassée, et c’est donc là qu’il faut la considérer ; d’autant mieux que nous y trouvons la pensée de Lamartine à quarante-huit ans (1838), et qu’il n’y a pas apparence qu’elle ait beaucoup varié depuis.

Il s’agit d’abord de définir Dieu. Pour la première fois, dans le Fragment du Livre primitif, dissipant les équivoques de ce christianisme sentimental dont on ne savait trop s’il enveloppait ou s’il excluait le dogme, Lamartine s’affirme nettement rationaliste et nie la révélation :    

Le seul livre divin dans lequel il écrit
Son nom toujours croissant, homme, c’est ton esprit !
C’est ta raison, miroir de la raison suprême,
Où se peint dans la nuit quelque ombre de lui-même.
Il nous parle, ô mortels, mais c’est par ce seul sens.
Toute bouche de chair altère ses accents.
L’intelligence en nous, hors de nous la nature,
Voilà la voix de Dieu ; le reste est imposture.

Tout le morceau, qui est considérable (632 vers), demeure fidèle à ce caractère. Le poète devait pourtant être tenté de faire prédire la venue du Christ, Fils de Dieu, par le vieux sage du mont Carmel. La prédiction eût pu être éloquente et magnifique. Lamartine, vingt ans auparavant, n’y eût sans doute pas résisté. Ici, il s’est abstenu. Et je ne prétends point sans doute que cela l’empêchera plus tard d’être repris par le charme ouaté d’une foi imprécise et d’adorer de nouveau dans le Christ, aux heures d’attendrissement, une divinité métaphorique et mal définie. Et ce n’est pas non plus d’avoir pensé de cette façon dans le Livre primitif que j’ai à le louer, mais d’avoir dit, ce jour-là, le fond de sa pensée et de n’avoir pas confondu ce qu’il pensait avec ce qu’il pouvait se ressouvenir d’avoir cru et aimé.

C’est donc à la raison de définir Dieu. Vous vous doutez que cela n’est pas facile. Ni le déisme ne nous satisfait, ni le panthéisme. Il ne reste alors qu’à fondre ces deux conceptions opposées dans une espèce d’idéalisme ou, un peu plus exactement, de pansymbolisme, qui ne pourra jamais être bien clair.

Lamartine croirait volontiers à un Dieu personnel ; et même il y croit. Mais un Dieu personnel, ce n’est, forcément, que l’homme agrandi. Le déisme n’est que l’expression la moins déraisonnable de l’anthropomorphisme. Vous savez les difficultés que présentent et la Création, et la Providence, et l’existence d’un Être suprême doué de facultés et de sentiments humains dont on a seulement retiré la limite  par une opération bien malaisée à concevoir et que, au surplus, on oublie toujours de refaire quand on songe à lui. Ce qu’on voit invinciblement, c’est un très bon vieillard à barbe blanche ou un tragique jeune homme à cheveux roux. Ces images emprisonnent la pensée spéculative qui les suggéra ; et le signe résorbe la chose signifiée…

Le panthéisme, lui, est très beau. C’est l’expression la plus enivrante de l’anthropomorphisme  duquel on ne sort pas. Le déisme érigeait au-dessus de tout une âme humaine distendue et unique ; le panthéisme infuse l’âme humaine dans tout. En réalité, c’est le monde mis en métaphores ; une prosopopée universelle. Mais Spinoza lui-même a bien de la peine à en tirer une loi morale qui oblige… Et puis, au fond, on n’est pas bien sûr de comprendre. Sully-Prudhomme confesse un « scrupule » dans un sonnet des Épreuves  Vous êtes ignorants comme moi, plus encore, dit il aux astres ; la raison de vos lois vous échappe. Tu ne sais rien non plus, rose ; ni vous, zéphyrs, fleurs ;    

Et le monde invisible et celui que je vois
Ne savent rien d’un but et d’un plan que j’ignore.    

L’ignorance est partout ; et la divinité,
Ni dans l’atome obscur, ni dans l’humanité,
Ne se lève en criant : « Je suis et me révèle ! »

Et il conclut :    

Étrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le coeur comme pour la cervelle,
Que l’Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir !

Que faire donc ? Maintenir un Dieu personnel, afin d’échapper à l’obscurité du panthéisme et aux difficultés qu’on trouve à fonder sur le panthéisme une morale ; mais ne point séparer l’existence de Dieu de celle du monde, afin d’éviter que ce Dieu ne se rétrécisse en une personne humaine ; par suite, regarder le monde comme co-éternel à Dieu, concevoir la création comme continue et toujours actuelle, car elle est pour nous la condition même de l’existence de Dieu ; considérer enfin l’univers et la vie à tous ses degrés, depuis la vie inorganique jusqu’à la pensée humaine, comme un système de signes de plus en plus clairs et conscients et comme la parole même de l’Être divin : parole balbutiante et ignorante chez les créatures inférieures, mais qui, chez l’homme, commence à savoir ce qu’elle dit… À quoi il faut ajouter ce corollaire : — Si Dieu n’existe qu’à la condition d’agir, de créer, en retour les choses n’existent qu’en tant qu’elles signifient Dieu et dans la mesure où elles le signifient ; autrement dit, elles n’existent qu’en tant qu’elles sont pensées par l’homme, puis qu’elles n’ont de sens que dans son cerveau. Et c’est ainsi que, de cette sorte de fusion du déisme et du panthéisme, résulte l’idéalisme pur.

Tout cela est exprimé dans des vers moins clairs sans doute que des vers de Boileau, mais cependant aussi précis qu’ils le pouvaient être, et où il faut admirer le plus grand effort qu’ait sans doute fait la poésie pour énoncer des conceptions métaphysiques. (Je n’y vois à comparer que certaines pages de Sully-Prudhomme :)    

Dieu dit à la Raison : Je suis celui qui suis ;
Par moi seul enfanté, de moi-même je vis ;
Tout nom qui m’est donné me voile ou me profane,
Mais pour me révéler le monde est diaphane.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Celui d’où sortit tout contenait tout en soi ;
Ce monde est mon regard qui se contemple en moi.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les formes seulement où son dessein se joue,
Éternel mouvement de la céleste roue,
Changent incessamment selon la sainte loi :
Mais Dieu, qui produit tout, rappelle tout à soi.
C’est un flux et reflux d’ineffable puissance,
Où tout emprunte et rend l’inépuisable essence,
Où tout foyer remonte à ce foyer commun,
Où l’œuvre et l’ouvrier sont deux et ne sont qu’un,
Où la force d’en haut, vivant en toute chose,
Crée, enfante, détruit, compose et décompose ;
S’admirant sans repos dans tout ce qu’elle a fait,
Renouvelant toujours son ouvrage parfait ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Où la vie et la mort, le temps et la matière,
Ne sont rien, en effet, que formes de l’esprit ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Où Jéhovah s’admire et se diversifie
Dans l’œuvre qu’il produit et qu’il s’identifie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Trouvez Dieu : son idée est la raison de l’être ;
L’œuvre de l’univers n’est que de le connaître.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout exhale un soupir, tout balbutie un nom ;
Ce cri, qui dans le ciel d’astre en astre circule,
Tout l’épelle ici-bas, l’homme seul l’articule.
L’Océan a sa masse et l’astre sa splendeur ;
L’homme est l’être qui prie, et c’est là sa grandeur.

Sur l’impossibilité de concevoir Dieu séparé du monde, Lamartine avait d’abord écrit :    

Mes ouvrages et moi, nous ne sommes pas deux ;
Comme l’ombre du corps, je me sépare d’eux ;
Mais si le corps s’en va, l’image s’évapore :
Qui pourrait séparer le rayon de l’aurore ?

Ému par les reproches des chrétiens et des purs déistes, il voulut bien remplacer ces vers par ceux-ci :    

Rien ne m’explique, et seul j’explique l’univers ;
On croit me voir dedans, on me voit au travers ;
Ce grand miroir brisé, j’éclaterais encore !
Eh ! qui peut séparer le rayon de l’aurore ?

Il ne daigna pas s’apercevoir que, dans cette seconde version, le dernier vers contredit absolument l’avant-dernier. Ou plutôt je crois qu’il s’en aperçut, et j’en conclus  me souvenant d’ailleurs de certains autres vers  que c’était la première version qui rendait sa vraie pensée.

Au surplus, un poème d’une souveraine beauté, pittoresque, morale et lyrique  fort inconnu ; et que personne ne cite jamais  le Désert, que vous trouverez à la suite des Recueillements, dans les Épîtres et Poésies diverses, et qui, daté de 1856, est donc la dernière grande pièce qui soit sortie de la main de Lamartine, nous offre un décisif commentaire de cette partie du Livre primitif.

Dans le Désert, le poète fait ainsi parler Dieu :    

Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
Vous prendrez-vous toujours au piège des images ?
Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus ?
J’apparais à l’esprit, mais par mes attributs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne mesurez jamais votre espace et le mien.
Si je n’étais pas tout, je ne serais plus rien.

Sur quoi, pris d’un vieux scrupule chrétien  dans une période embrouillée, inachevée peut-être, et dont il n’est presque pas possible de saisir la construction grammaticale  il s’efforce de distinguer entre « le Tout » des panthéistes, « ce second chaos… où Dieu s’évapore… où le bien n’est plus bien, où le mal n’est plus mal », et « le Tout » orthodoxe, « centre-Dieu de l’âme universelle »… Mais enfin, il reconnaît qu’il n’y voit goutte ; et il s’en tire par ce que j’appellerai une loyale défaite. Il fait dire à Dieu :    

Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre
Pour m’y trouver un nom ; je n’en ai qu’un : Mystère.

Et il répond :    

Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi !
Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres
J’en relève mon front ébloui de ténèbres !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et je dis : « C’est bien toi, car je ne te vois pas ! »

En d’autres termes, il renonce à comprendre ; il se récuse  avec un geste sublime…    Revenons au Livre primitif. Donc, l’homme est le fils de Dieu et l’interprète de la création ; mais il y a, dans la création, des choses qui ne sont vraiment pas commodes à interpréter. Nous rencontrons ici le problème de l’existence du mal :    

Le sage en sa pensée a dit un jour : « Pourquoi,
Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi ?
Si l’homme dut tomber, qui donc prévit sa chute ?
S’il dut être vaincu, qui donc permit la lutte ?
Est-il donc, ô douleur ! deux axes dans les cieux,
Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux ? »

Lamartine répond comme il peut, ni mieux ni plus mal que ceux qui ont répondu avant lui. Le Seigneur, dit-il, emporta l’âme du sage    

Au point de l’infini d’où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin,
Et, complétant les temps qui ne sont pas encore,
Du désordre apparent voit l’harmonie éclore :
« Regarde ! » lui dit-il.

Et il paraît que le sage comprit instantanément. Il comprit la partie par le tout :    

La fin justifia la voie et le moyen ;
Ce qu’il appelait mal, fut le souverain bien ;
La matière, où la mort germe dans la souffrance,
Ne fut plus à ses yeux qu’une vaine apparence,
Épreuve de l’esprit, énigme de bonté,
Où la nature lutte avec la volonté
Et d’où la liberté, qui pressent le mystère,
Prend, pour monter plus haut, son point d’appui sur terre.
Et le sage comprit que le mal n’était pas,
Et dans l’œuvre de Dieu ne se voit que d’en bas.

Allons, tant mieux. Le malheur, c’est que c’est seulement d’en bas que nous pouvons, nous, voir l’œuvre de Dieu. Et alors nous concevons sans doute l’utilité de certaines douleurs, et qu’elles sont la condition de l’effort, qui est la condition du mérite. Ainsi s’explique une partie du mal physique. Mais, cette opération faite, il reste tout de même un terrible déchet de douleurs inutiles, et qui n’expient rien et qui ne peuvent être productrices d’aucune bonté. C’est un étrange mystère que la souffrance des petits enfants, pour ne parler que de celle-là. Même, les chevaux de fiacre suffiraient à ruiner les raisonnements de l’optimisme  Et enfin, que dirons-nous de l’énorme portion du mal moral que l’épreuve du mal physique ne suffit pas à transmuer en bien ? Les méchants qui persistent, les méchants qui doivent demeurer impénitents pourquoi vivent-ils ?…

Ici encore, Lamartine répond ce qu’il peut. Personne ne demeurera éternellement méchant. L’épreuve n’est limitée, pour chacun de nous, ni à une seule vie d’homme, ni à une seule planète. Le rêve que les anciens Indous ont rêvé pour excuser Dieu, le rêve que Platon a refait dans le Phédon d’une série d’existences par où les âmes, plus ou moins vite, s’épurent et remontent à Dieu, ce rêve que Victor Hugo développera à son tour dans Ce que dit la bouche d’ombre, Lamartine l’indique ici en quelques vers. Il n’avait point à y insister davantage, puisque ce rêve moral est le fond même et comme la trame ininterrompue de la série d’épopées que devaient former les Visions, et puisque Jocelyn n’est que la dernière incarnation de Cédar, lentement purifié et sanctifié.

Comme les âmes individuelles, ainsi progressent, malgré les arrêts et les retours, par une force « mystérieuse » (il faut se résigner, en ces matières, à abuser de cette épithète), les collectivités et l’humanité elle-même. Cette force divine immanente au monde, c’est celle qu’adoraient les stoïciens (Mens agitat molem… Spiritus intus alit), et c’est aussi quelque chose d’analogue à la force que reconnaît, par un postulat nécessaire, la doctrine de l’évolution, à ce je ne sais quoi qui, dans les minéraux, veut s’agréger ou se cristalliser ; qui, dans le règne végétal ou animal, veut vivre et croître, s’adapte aux milieux pour en tirer le plus de vie possible, assouplit et achève les types, et les transmet perfectionnés…

Nul poète, nul philosophe, nul historien n’a mieux senti que Lamartine, ni plus superbement exprimé la marche évolutive de l’histoire. Nul, non pas même Renan, n’a mieux dit les sourds instincts dont le travail, pareil à celui des germes, prépare les transformations des peuples, ni les désirs dont les masses humaines sont émues longtemps avant que ces désirs ne deviennent des pensées par où la réalité sera repétrie… Écoutez ces strophes d’Utopie :    

. . . . . . . . Il est dans la nature
Je ne sais quelle voix sourde, profonde, obscure
Et qui révèle à tous ce que nul n’a conçu ;
Instinct mystérieux d’une âme collective,
Qui pressent la lumière avant que l’aube arrive,
Lit au livre infini sans que le doigt écrive,
Et prophétise à son insu.    
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est l’éternel soupir qu’on appelle chimère,
Cette aspiration qui prouve une atmosphère…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Il se trompe », dis-tu ? Quoi donc ! se trompe-t-elle
L’eau qui se précipite où sa pente l’appelle ?
Se trompe-t-il le sein qui bat pour respirer,
L’air qui veut s’élever, le poids qui veut descendre,
Le feu qui veut brûler tant que tout n’est pas cendre,
Et l’esprit que Dieu fit sans bornes pour comprendre
Et sans bornes pour espérer ?    
Élargissez, mortels, vos âmes rétrécies !
Ô siècles, vos besoins, ce sont vos prophéties !
Votre cri de Dieu même est l’infaillible voix.
Quel mouvement sans but agite la nature ?
Le possible est un mot qui grandit à mesure,
Et le temps qui s’enfuit vers la race future
A déjà fait ce que je vois !…

Suit une vision des derniers âges. Ce n’est, en somme, que la description lyrique de la société idéale dont la formation est racontée, étape par étape, dans les strophes des Laboureurs, et dont le code est formulé dans le Livre primitif : revenons donc à celui-ci.

Déisme ou panthéisme, double projection de l’âme humaine agrandie, planante au-dessus du monde pour le gouverner, ou immanente au monde même pour en développer lentement les formes, ces deux conceptions de Dieu ne sont pas neuves ; elles sont écloses d’elles-mêmes dans l’esprit des premiers hommes qui ont su penser ; et les derniers venus, même quand ils s’appelaient Descartes, Spinoza et Kant, sont demeurés emprisonnés entre elles deux. Tout ce qu’on a pu faire, ç’a été, tantôt d’aller de l’une à l’autre, et tantôt de les concilier en apparence, grâce aux fuyantes équivoques et aux duperies des mots.

Déjà, il y a deux mille quatre cents ans, Euripide faisait dire à l’un de ses personnages : « Prions Jupiter, quel qu’il soit, nécessité de la nature, ou esprit des hommes. » (Les Troyennes, vers 893.) Ces deux définitions de Dieu  profondes dans leur simplicité, car elles vont à l’essentiel et dissipent les prestiges des systèmes philosophiques  ces définitions que le délicieux poète grec laisse tomber avec un ironique détachement, Lamartine n’a fait que les embrasser  tour à tour ou même à la fois  de toute la force de sa pensée et de son imagination… Et que pouvait-il davantage ?

Après le Dieu personnel, créateur et extérieur au monde ; après le Dieu immanent, le Dieu évolutionniste, ressort de l’histoire et du progrès humain, reste « Dieu sensible au cœur », Dieu postulat de la morale, le Dieu solide et pratique. C’est ce Dieu-là dont Lamartine suppose la loi enfin obéie par tous les hommes dans l’idéale cité d’Utopie. Et c’est cette loi dont il énumère les préceptes dans la dernière partie du Livre primitif : code d’une majesté ingénue, où les devoirs éternels de l’homme semblent gravés sur des stèles immémoriales par quelque législateur de l’âge d’or, et que M. de Pomairols résume ainsi, fort exactement :

« Faites prier par les plus doux et par les poètes ; ceux-ci achèveront l’image de Dieu… Tu ne mangeras pas de chair ; tu ne boiras ni vin, ni suc de pavots ; fuis l’ivresse. Respecte ton père… Allie-toi à une seule femme et qui ne soit pas de ta famille, afin que la tendresse humaine s’étende… Ne vous séparez pas en tribus, en nations… Possédez, aimez et cultivez la terre ; elle est inépuisable à transformer par l’homme ses éléments en pensée… Chaque fois qu’un homme naîtra, vous lui donnerez une part de terre… Ne bâtissez point de villes, habitez les campagnes… N’amassez pas d’avance… Vivez en paix avec les animaux, n’imposez point de mors à leur bouche ; ceux qui sont cruels s’adouciront… N’élevez pas au-dessus de vous de juge ni de roi, ils se feraient tyrans… N’ayez ni loi ni tribunal pour punir. »

Oui, c’est un rêve ; mais c’est le grand rêve humain ; je dirai presque le seul. Ce fut le rêve du Bouddha et de Jésus. Et c’est, présentement, le rêve de Léon Tolstoï, pour ne nommer que lui. Seulement, nous en sommes loin, très loin… Lamartine est de ceux qui ont le plus fortement cru et le plus répété que la civilisation industrielle est la grande erreur, le grand péché de l’humanité. Il a la haine des villes. Oh ! dans ce Désert, la belle ivresse de solitude, de liberté et d’orgueil !    

Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
L’un est un pan du ciel, l’autre un pan de prison ;
Aux pierres du foyer l’homme des murs s’enchaîne,
Il prend dans les sillons racine comme un chêne :
L’homme dont le désert est la vaste cité
N’a d’ombre que la sienne en son immensité.
La tyrannie en vain se fatigue à l’y suivre.
Être seul, c’est régner ; être libre, c’est vivre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Au désert l’esprit plane indépendant du lieu ;
Ici l’homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.

Au désert, l’homme soulève en marchant « les serviles anneaux de l’imitation ».    

Il sème, en s’échappant de cette Égypte humaine,
Avec chaque habitude un débris de sa chaîne…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La liberté d’esprit, c’est ma terre promise.
Marcher seul, affranchit ; penser seul, divinise.

Pareillement Ibsen : « Il n’est de grand que celui qui est seul. » Ainsi il semblerait que par moments, en haine de tout ce qui offusque dans le présent sa vision de charité universelle, Lamartine fût près de se réfugier dans le culte du moi (en sorte que nul sentiment d’un caractère religieux ne lui demeurât étranger)  s’il n’était, avant tout, invinciblement, celui qui aime et qui se répand. Et c’est pourquoi, aux cris de solitaire orgueil du Désert répondent les strophes d’Utopie, ardemment aimantes :    

… Servons l’humanité, le siècle, la patrie :
Vivre en tout, c’est vivre cent fois !    
C’est vivre en Dieu, c’est vivre avec l’immense vie
Qu’avec l’être et les temps sa vertu multiplie,
Rayonnement lointain de sa divinité ;
C’est tout porter en soi comme l’âme suprême,
Qui sent dans ce qui vit et vit dans ce qu’elle aime ;
Et d’un seul point du temps c’est se fondre soi-même
Dans l’universelle unité.

Tant qu’enfin la superbe intellectuelle du Désert et la charité d’Utopie se réconcilient dans cette image :    

Ainsi quand le navire aux épaisses murailles,
Qui porte un peuple entier bercé dans ses entrailles,
Sillonne au point du jour l’océan sans chemin,
L’astronome chargé d’orienter la voile
Monte au sommet des mâts où palpite la toile,
Et, promenant ses yeux de la vague à l’étoile,
Se dit : « Nous serons là demain ! »    

Puis, quand il a tracé sa route sur la dune
Et de ses compagnons présagé la fortune,
Voyant dans sa pensée un rivage surgir,
Il descend sur le pont où l’équipage roule,
Met la main au cordage et lutte avec la houle.
Il faut se séparer, pour penser, de la foule,
Et s’y confondre pour agir.

Commencez-vous à sentir la profondeur et l’étendue de cette âme ? Peut-être est-ce dans les Recueillements (et j’y comprends les Poésies diverses) qu’elle apparaît le plus en plein  J’estime, d’ailleurs, que ce recueil n’est pas mis à son vrai rang. Je ne dis point que les Harmonies ne forment pas un ensemble plus lié, et plus harmonieux en effet. Mais rien, dans les Harmonies même, ne dépasse le Cantique sur la mort de la duchesse de Broglie, Utopie, la Cloche du village, la Femme, la Marseillaise de la paix, la Réponse à Némésis, le Désert, la Vigne et la Maison, les vers À M. de Virieu après la mort d’un ami commun. Dans cet assemblage de poèmes, qui ne fut ni prémédité ni « composé », le génie du plus spontané des poètes éclate plus spontanément que jamais. Au milieu de ses travaux d’historien, des plus grandes affaires publiques et des soucis privés, tout à coup, et parfois sous un choc très léger, remontait de son coeur la source de poésie. Ce sont éminemment « pièces de circonstances », comme Goethe voulait que fussent toujours les poèmes lyriques. Pièces d’humbles circonstances, souvent. Il est curieux, il est touchant de voir que quelques-uns des plus somptueux morceaux des Recueillements sont adressés à des êtres excellents, j’imagine, mais assez obscurs : M. Wap, M. Guillemardet, M. Bouchard, ou Mlle Antoinette Carré, jeune ouvrière de Dijon..  Mais, bien que les pièces de ce volume aient été, entre toutes, écrites sans labeur, uniquement pour soulager l’âme du poète, et que la disposition d’esprit propre à l’homme de lettres professionnel et la préoccupation du métier en soient plus absentes encore que de Jocelyn ou de la Chute, jamais, je crois, la forme de Lamartine n’a été plus drue, plus chaude, plus colorée, ni  certains passages un peu nonchalants mis à part  plus savante que dans les Recueillements (la rime même s’est enrichie, et l’ancienne fluidité des images, fréquemment, s’est concrétée) ; soit qu’il subît en quelque mesure, sciemment ou non, l’influence de Victor Hugo ; soit plutôt qu’il fût dans l’âge de la maturité pleine et des sensations d’autant plus fortes qu’on sait que la puissance de sentir décroîtra demain  Et d’autre part, bien que nul dessein préconçu ne relie entre eux ces morceaux, tous ensemble se trouvent principalement exprimer les deux sentiments contrastés de l’arrière-saison des grandes âmes : la tristesse de leur vie individuelle, chaque jour plus isolée, et, dans le même moment, leur foi dans la Vie ; bref, l’éternelle mélancolie et l’éternel espoir. Les vraies « Feuilles d’automne », ce sont les Recueillements : le soleil de l’avenir humain y brille, pour le poète, à travers les feuillages jaunis de son automne, au bout des sentiers jonchés de ses illusions et de ses deuils…

L’éternelle mélancolie et l’éternel espoir… Mais pourquoi un critique impérieux et inventif, dialecticien de la même façon que d’autres sont poètes, et qui produit des théories comme un rosier porte des roses, a-t-il dit  et même démontré  que la poésie romantique et la poésie personnelle, c’est tout un ; que ce qui distingue, en gros, les romantiques des parnassiens, c’est que les premiers, monstres de vanité, se jugeaient si intéressants et si particuliers qu’ils ne nous parlaient que d’eux-mêmes et de leurs petites affaires, au lieu que les seconds se sont appliqués à peindre ce qui leur était extérieur, et qu’ainsi « l’évolution de la poésie lyrique » en ce siècle, c’est, en somme, le passage de la poésie subjective à la poésie objective   Je crois pourtant n’avoir presque jamais rencontré, ni dans Chateaubriand, ni dans Lamartine, Hugo ou Vigny, ni même dans Musset, rien de personnel qui ne soit en même temps général ; et je le pourrais prouver très facilement, si c’était ici le lieu. Je vois en eux des âmes grandes ou ardentes, mais simples. Aucun d’eux ne me paraît, proprement, un raffiné. Mais c’est chez Baudelaire, chez Sully-Prudhomme, chez le Coppée des premiers recueils, même chez Leconte de Lisle, que je trouverais le « moi » jaloux et amoureux de ses particularités, l’attitude cherchée et entretenue, la croyance et la complaisance de l’artiste en la rareté de ses sentiments et de ses souffrances ; bref, l’égotisme de la poésie et  se trahissant parfois, comme chez Leconte de Lisle, par la superstition même de l’objectivité  la poésie subjective. Et cela encore, si c’était le lieu, se prouverait avec aisance  Pour Lamartine, en tout cas, le reproche de subjectivisme est étrange ; ou bien, alors, je ne sais pas quel poète y échapperait. Je ne vois rien qui soit plus vraiment de tout le monde et à tout le monde  sauf le degré et sauf la forme  que les sentiments exprimés par Lamartine dans tous ses livres, depuis le Lac et L’Isolement, qui sont ses premiers chefs-d’œuvre, jusqu’à la Vigne et la Maison, qui est à peu près son dernier. Son Lac est bien notre lac à tous, et sa Vigne et sa Maison sont les nôtres ; et nôtres, encore plus, toutes ses prières (les Harmonies) et nôtre, l’expiation de Jocelyn et de Cédar. Si jamais poète fut pareil aux divins Oiseaux d’Aristophane, qui « ne roulaient que des pensées éternelles », c’est bien lui.

Il fut suave et puissant. Puissant surtout, peut-être. Ne vous en tenez pas, sur son compte, à l’image de doux archange plaintif qu’ont suggérée jadis à ses contemporains certaines langueurs de ses premières poésies. Chanter comme on respire, cela est exquis ; mais soutenir cet exercice comme il le fit, cela est fort. L’idée même qu’il avait de la poésie, ou plus exactement, de la place que la production de la poésie écrite peut tenir et doit accepter dans une existence normale, est d’un homme qui sentait bouillonner en lui toutes les énergies et qui prétendait vivre tout entier. Je ne vois, pour ma part, nulle affectation vaniteuse, mais l’expression d’une pensée réfléchie et virile et le franc aveu d’une nature robuste et superbement équilibrée, dans ce passage, souvent raillé, de la Lettre qui sert de préface aux Recueillements : « Quand donc l’année politique a fini…, ma vie de poète recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le public croit que j’ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles ; je n’y ai pas employé trente mois, et la poésie a été pour moi ce qu’est la prière, le plus beau et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour… Je n’ai fait des vers que comme vous chantez en marchant, quand vous êtes seul et débordant de force, dans les routes solitaires de vos bois… »

Cette impression de puissance, Lamartine la donnait à tous ceux qui l’ont approché. Dans sa vie rustique, il avait l’allure et le geste d’un chef de clan, d’un conducteur de tribu, bon et fort. Dans ses amours, très nombreuses, il n’avait rien du tout de languissant. Le formidable travail de sa vieillesse n’était point d’un anémié. Les imaginations féminines s’obstinèrent assez longtemps à voir en lui une colombe gémissante. Or, il ressemblait physiquement, vers la fin, à un vieil aigle, et c’était la véritable figure de son âme.

 

Il fut un des plus fiers exemplaires de notre race ; un demi-dieu. Arrivé au bout de cette longue et aventureuse étude, c’est tout ce que je trouve à dire de lui. Car, de ramasser dans une seule formule les traits que j’ai notés chemin faisant, c’est à quoi je renonce ; soit que l’effort m’en paraisse trop grand ; soit crainte d’altérer ces traits par l’assemblage même que j’en essayerais ; soit peur de répéter encore des choses déjà dites plusieurs fois  Et, quant à le « situer » dans notre histoire littéraire, à dire d’où il sort et ce qui procède de lui, la difficulté que j’y pressens m’avertit que je ferais là une besogne purement spécieuse et que, si peut-être tous les grands poètes sont « à part », Lamartine est lui-même à part d’eux tous. Il ne semble point que son œuvre marque un moment nécessaire (ou qui soit démontré tel après coup) dans le développement de notre lyrisme. Elle n’est point un anneau dans une chaîne. Car, si je vois bien qu’il y eut d’abord en lui quelque chose de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand, et qu’un peu de la Chute d’un ange a pu passer dans la Légende des siècles et dans les Poèmes barbares, je suis plus sûr encore que, si Lamartine procède de quelqu’un, c’est, comme je l’ai dit à satiété, des anciens poètes hindous, et qu’après Lamartine il n’y eut pas de lamartiniens, sinon négligeables ou ridicules. Donc, il domine notre histoire poétique ; il ne s’y accroche ou ne s’y emboîte qu’imparfaitement. Il a donné à toute la poésie lyrique de ce siècle la secousse initiale, mais de haut. Il se rattache à une tradition beaucoup plus lointaine que Victor Hugo. Celui-ci, homme de lettres accompli, est comme la perfection et l’aboutissement du génie latin. Plus que gréco-latin, l’oriental Lamartine, nullement scribe de cabinet, est proprement un poète arya. Sa poésie est, pour ainsi parler, contemporaine de trente siècles d’humanité indo-européenne ; et les solitaires de l’antique Gange,

fleuve ivre de pavots,
Où les songes sacrés roulent avec les flots,

l’eussent encore mieux comprise que ne firent les salons de la Restauration. Il est, dans son fonds et dans son tréfonds, le poète religieux ; autrement dit le Poète, puisque la poésie, reliant le visible à l’invisible et la fantasmagorie du monde au rêve de Dieu, est religion dans son essence. Il se connaissait bien. « J’ai usé, dit-il dans le Tailleur de Saint-Point, mes yeux et ma langue à lire, à écrire et à parler de Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues. » Et c’est pourquoi  attendu qu’en outre il fut, avec une évidence fulgurante, un homme de génie  je ne dis pas qu’il soit, (car on n’est jamais sûr de ces choses-là), mais que je le sens (à l’heure qu’il est) le plus grand des poètes.

De l’influence récente des littératures du nord §

Encore une fois les Saxons et les Germains, et les Gètes et les Thraces, et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. Événement considérable, mais non point surprenant.

Un des plus pardonnables de nos défauts, c’est, comme on sait, une certaine coquetterie généreuse d’hospitalité intellectuelle. Dès qu’un Français a pu se donner une culture, non plus seulement classique et nationale, mais européenne, c’est merveille comme il se détache, du même coup, de tout chauvinisme littéraire. Les plus sérieux se rencontrent ainsi, en quelque façon, avec les plus frivoles, avec les affranchis du chauvinisme du linge ou des bottes, avec ceux qui, suivant une expression désormais symbolique, « se font blanchir à Londres ». Il est clair que Renan, par exemple, qui d’ailleurs connaissait peu la littérature française contemporaine, demeurait possédé par la science et le génie allemands et mettait un Goethe, ou même un Herder, au-dessus de ce qu’il y a de mieux chez nous. Et Taine estimait que nous n’avons rien de comparable, à Shakespeare d’abord, cela va de soi, mais aussi aux poètes et aux romanciers anglais contemporains.

Car, tandis qu’au xvie et au xviie siècle, c’était le Midi, l’Espagne, l’Italie, c’est, depuis bientôt deux siècles, le Nord surtout qui nous attire. Cette attirance a eu, bien entendu, ses sursauts et ses répits. Mais notre dernier accès de septentriomanie a été particulièrement violent et prolongé. Il dure encore.

Il a commencé, je pense, voilà une douzaine d’années, en haine des brutalités et des prétentions « naturalistes », par le culte, aujourd’hui peut-être un peu oublié, de Georges Eliot. À cette époque, MM. Edmond Schérer et Émile Montégut nous démontrèrent à l’envi, dans d’éloquentes et profondes études, que Georges Eliot l’emportait de beaucoup sur tous nos conteurs réalistes. Puis, M. de Vogüé nous révéla magnifiquement Tolstoï et Dostoïewski, et, devant ceux-là encore, nos pauvres romanciers ne pesèrent pas lourd. On adora l’évangile russe, et tout le monde se mit à tolstoïser. En même temps, le Théâtre-Libre joua la Puissance des Ténèbres, et je ne sais plus quelle troupe nous donna l’Orage d’Ostrowski. Enfin Ibsen eut son tour d’apothéose. Toutes ses dernières pièces (depuis 1886) ont été traduites. Nous avons vu, au Théâtre-Libre, les Revenants et le Canard sauvage ; au Vaudeville, Hedda Gabler et Maison de Poupée ; au théâtre de l’Œuvre, Rosmersholm, Un ennemi du peuple, Solness le constructeur, Brand, et le Petit Eyolf ; au théâtre des Escholiers, la Dame de la mer. Ce n’est pas tout : le Théâtre-Libre nous a révélé Une faillite du Norvégien Bjoernson, les Tisserands et l’Assomption d’Hannele Mattern, de l’Allemand Gérard Hauptmann, et Mademoiselle Julie, de l’Allemand Auguste Strindberg ; le Théâtre Idéaliste, l’Intruse, les Aveugles, Pelléas et Mélissande, du Belge Mæterlinck ; l’Œuvre, les Âmes solitaires, de Hauptmann, les Créanciers, de Strindberg, Au-dessus des forces humaines, de Bjoernson. Et certainement j’en oublie. Vous ne pouvez vous imaginer la fureur et l’intolérance de l’admiration des jeunes gens et de certaines femmes pour ces produits du Nord. Oui, on le dirait, ces âmes polaires parlent vraiment à nos âmes ; elles y entrent très avant, elles les remuent, par moments, jusqu’au tréfonds.

Et je relis avec mélancolie cette page de M. de Vogüé, dans la préface de son Roman russe :

« Il se crée de nos jours, au-dessus des préférences de coteries et de nationalité, un esprit européen, un fond de culture, un fond d’idées et d’inclinations communs à toutes les sociétés intelligentes ; comme l’habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences, à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin… Cet esprit nous échappe ; la philosophie et la littérature de nos rivaux font lentement sa conquête ; nous ne le communiquons pas, nous le suivons à la remorque ; avec succès parfois, mais suivre n’est pas guider… Les idées générales qui transforment l’Europe ne sortent plus de l’âme française. »

C’est peut-être qu’elles en sont sorties il y a cinquante ans.

I §

Il est de mon devoir de vous prévenir que, si je vous parle de Georges Eliot et de George Sand (comme je vous parlerai tout à l’heure de quelques autres), c’est sur des lectures forcément un peu lointaines et sur les images simplifiées qui, d’elles-mêmes, à la suite de ces lectures, se sont déposées en moi. Et, si l’on peut combattre ce que j’en vais dire, remarquez que ce sera encore sur des souvenirs formés de la même façon et pareillement distants. Car nous ne pouvons relire chaque matin une bibliothèque. Et il va sans dire aussi que je ne puis tenir compte des effets particuliers produits par Eliot et Sand sur des sensibilités particulières. Je considérerai seulement ce qui est au fond de ces deux romanciers, les idées maîtresses, les sentiments dirigeants, et comme le substratum de leurs œuvres respectives.

Je pense que les romans les plus connus de Georges Eliot, et les plus caractéristiques de sa manière, c’est Silas Marner, Adam Bede, le Moulin sur la Floss, et Middlemarch.    Silas le tisserand est un pauvre homme d’intelligence étroite et de coeur droit. Il appartenait à l’une des nombreuses petites églises indépendantes de là-bas. Accusé faussement de vol, il n’a su que dire : « Dieu me justifiera », et il a attendu. Dieu ne l’a pas justifié : on a cru Silas coupable et on l’a chassé de la communauté. Alors, c’est bien simple, il ne croit plus en ce Dieu qui l’a trahi ; il ne vit plus que pour amasser. Un jour, on lui dérobe son bas de laine. De ce jour, Silas, insensiblement, redevient bon ; il semble qu’en lui volant son argent on ait délivré son âme. Un devoir inattendu, une petite fille abandonnée qu’il recueille, achève son retour à la vie morale  Adam Bede, ouvrier charpentier, aime une jeune paysanne coquette, pas méchante, mais qui, de faiblesse en faiblesse, en vient à se laisser séduire par un gentilhomme campagnard et, devenue mère, étouffe son nouveau-né. C’est donc la vieille histoire de Gretchen. Adam pardonne à la coupable et, déjà bon auparavant, il devient excellent par la douleur  De même, le Moulin sur la Floss, c’est l’histoire de deux enfants, Tom et Maggie, l’un d’une honnêteté un peu dure, l’autre d’une sensibilité un peu désordonnée, que la ruine complète de leurs parents surprend au moment de l’adolescence, et que l’épreuve de la souffrance fortifie et rend meilleurs  Et Middlemarch, c’est la vie, minutieusement contée  oh ! combien minutieusement   d’une grande âme dans une condition médiocre, d’une âme que l’on sent d’autant plus grande qu’elle n’a pas eu tout son emploi.

Ce qui frappe dans ces romans, qui sont tous des histoires de conscience, c’est la constante préoccupation morale dont ils sont marqués à chaque page, et c’est la sympathie cordiale et attentive de l’auteur pour les formes les plus modestes et les plus ordinaires de la vie humaine.

Or, ce second caractère tout au moins, pour ne retenir maintenant que celui-là, se retrouve évidemment, et avec une plénitude qui ne laisse rien à désirer, dans une partie considérable de l’œuvre de George Sand.

Je dis « évidemment ». Si cela ne vous apparaît pas, à vous, avec la même évidence, qu’y puis-je ? Oui, j’affirme et je juge, et je prends cela sur moi, et j’y suis bien obligé. Un jugement, c’est une impression contrôlée et éclairée, chez le même homme, par des impressions antécédentes. Et un jugement qui « fait autorité », c’est celui qui résume et contient les impressions concordantes d’un certain nombre d’individus. Il est bien vrai que l’impression d’un seul peut, par la confiance que sa personne inspire ou l’ascendant qu’elle exerce, commander et entraîner la masse des esprits qui ont avec le sien quelque ressemblance. Mais, il n’y a pas à dire, tout commence par l’impression qu’un individu reçoit d’une œuvre   et naturellement, je ne puis vous donner ici que la mienne.

Donc je poursuis avec une tranquillité modeste. Relisez la Mare au Diable, la Petite Fadette, François le Champi, le Meunier d’Angibault. Il y a sans doute autant de bonhomie robuste et charmante, autant de goût pour la vie simple et les détails familiers, autant de complaisance et d’art à nous faire sentir, quelle qu’en soit l’enveloppe et la condition sociale, combien c’est intéressant et digne d’attention, une âme humaine ; il y a, je le veux bien, autant de tout cela chez le Georges d’outre-Manche que chez le George français ; je dis qu’il n’y en a pas plus, parce que je crois que c’est impossible. Et ma grande raison, c’est que je le crois.

Mais, comme je vous l’indiquais, Eliot, sans être oubliée chez nous, n’est pourtant plus, depuis quelques années, un de nos grands soucis. Et au surplus, nous la retrouverons. Passons à Ibsen.

Dans les Revenants, Mme Alving, dont la vie a été jusque-là une vie de foi et d’immolation chrétienne, bouleversée par l’atroce injustice de la destinée d’un fils condamné à la maladie et à la folie par les vices de son père, secoue subitement le joug de ses anciennes croyances et, du premier coup, va si loin dans cette indépendance retrouvée que, à un moment, elle n’hésite pas à pousser dans les bras du malade une servante qu’elle sait être sa sœur naturelle.

Dans Maison de poupée, Norah s’aperçoit que son mari ne la comprend pas et que, par conséquent, leur union repose sur un mensonge. Son mari est un honnête homme, mais d’une honnêteté littérale et timide. Norah lui en veut de n’avoir pas pris la responsabilité d’un faux commis par elle dans une intention charitable, et aussi de l’avoir toujours traitée comme une petite fille, comme une « poupée ». Et c’est pourquoi elle abandonne son mari et ses enfants pour s’en aller, toute seule, chercher la vérité, refaire son éducation intellectuelle et morale.

Dans l’Ennemi du peuple, un médecin de petite ville découvre que la source d’eau minérale dont l’exploitation fait toute la richesse du pays est empoisonnée. Il le dit, car c’est son devoir. Mais aussitôt les autorités constituées et le peuple ameuté par elles le traitent en ennemi public, et il succombe sous ces pharisaïsmes et ces égoïsmes ligués ensemble.

Dans _Rosmersholm_, Rosmer, descendant d’une vieille famille très fermement religieuse, a recueilli chez lui une jeune fille libre penseuse et révolutionnaire, Rébecca, dont il subit l’influence jusqu’à renier ses anciennes croyances et embrasser, comme on dit, les « idées nouvelles ». La liaison, d’ailleurs chaste, de Rosmer et de Rébecca a poussé à la folie, puis au suicide, la douce Mme Rosmer. Et, dès lors, le veuf et sa jeune amie sentent entre eux ce cadavre. Rosmer reste désemparé entre la foi qu’il n’a plus et celle que Rébecca a voulu lui communiquer. L’aventurière elle-même est prise de doute et de découragement… Et, enfin, tous deux se noient au même endroit de la rivière où leur victime a cherché la mort.

Dans Hedda Gabler, Hedda a épousé un brave homme banal, qu’elle méprise. Elle retrouve, momentanément corrigé de son ivrognerie et de sa crapule, une espèce de bohème de génie, Eilert, qui lui a jadis fait la cour. Elle veut le reprendre, car un de ses rêves est de « peser sur une destinée humaine ». Mais, auparavant, elle veut s’assurer qu’Eilert est devenu digne d’elle. L’épreuve échoue pitoyablement. Sur quoi Hedda, ne pouvant décidément supporter la disproportion qu’il y a entre sa destinée et son âme, se tue d’un coup de revolver.

Dans la Dame de la mer, Ellida, mariée au docteur Wangel, pour qui elle a de l’amitié et de l’estime, mais qui est de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu’elle, aime un marin, un pilote, un personnage mystérieux et vague, qui vient de temps en temps la visiter. Elle s’en confesse à son vieux mari loyalement, Wangel lui dit : « Je te rends ta liberté ; suis l’Étranger, si tu veux. » Mais, du moment qu’Ellida est libre, le charme est rompu. « Jamais, dit-elle à son mari je ne te quitterai après ce que tu as fait. » Wangel s’étonne : « Mais cet idéal, cet inconnu qui t’attirait ? » Elle répond : « Il ne m’attire ni ne m’effraye plus. J’ai eu la possibilité de le contempler, la liberté d’y pénétrer. C’est pourquoi j’ai pu y renoncer. »

Toutefois, dans le Canard sauvage, Ibsen nous montre que ce qui est bon pour l’élite ne l’est pas pour tous. Un rêveur, un apôtre croit rendre service à une famille qui vivait tranquillement dans un déshonneur inconscient, en lui révélant son ignominie, en essayant d’éveiller en elle la conscience morale : et cela n’aboutit qu’aux plus tristes et aux plus inutiles catastrophes  Et, de même, dans Solness le constructeur, il nous fait voir l’orgueil intellectuel induisant un homme de génie à manquer de bonté, à faire souffrir tout autour de lui, et le poussant finalement à une mort ridicule et tragique.

Ainsi  sauf dans deux ou trois pièces où il semble se défier de ses rêves et les railler  les drames d’Ibsen sont des crises de conscience, des histoires de révolte et d’affranchissement, ou d’essais d’affranchissement moral.

Ce qu’il prêche, ou ce qu’il rêve, c’est l’amour de la vérité et la haine du mensonge. C’est quelquefois la revanche de la conception païenne de la vie contre la conception chrétienne, de la « joie de vivre », comme il l’appelle, contre la tristesse religieuse. C’est encore et surtout ce qu’on a appelé l’individualisme ; c’est la revendication des droits de la conscience individuelle contre les lois écrites, qui ne prévoient pas les cas particuliers, et contre les conventions sociales, souvent hypocrites et qui n’attachent de prix qu’aux apparences. Et c’est aussi, en quelques endroits, le rachat et la purification par la souffrance. C’est, dans nos relations avec autrui, la miséricorde indépendante, le pardon de certaines fautes que le pharisaïsme, lui, ne pardonne pas. C’est, dans le mariage, l’union parfaite des âmes, union qui ne saurait reposer que sur la liberté et l’absolue sincérité des deux époux et sur l’entière connaissance et intelligence qu’ils ont l’un de l’autre. C’est enfin la conformité de la vie à l’Idéal  un idéal qu’Ibsen ne définit guère expressément, où l’on distingue un peu de naturalisme antique et beaucoup d’évangile, mais d’un évangile orgueilleux et raisonneur, des velléités de socialisme et, presque dans le même temps, la superbe d’un dilettantisme aristocratique et, sur le tout, une couche de pessimisme. Je ne puis mettre dans cette affaire plus de précision qu’Ibsen n’en met lui-même. Mais c’est sans doute dans un sentiment général de révolte que se résolvent les éléments contraires dont son « rêve » semble formé. Bref, Ibsen est un grand rebelle, un homme qui est mécontent du monde et inquiet avec génie.

Or, tout ce que je viens de dire (je ne parle que des idées, puisque c’est de ses idées plus encore que de sa forme que l’on fait honneur à Ibsen), n’est-ce pas précisément la substance des premiers romans de George Sand ? Et, si je la nomme de nouveau, c’est qu’elle eut un merveilleux don de réceptivité et qu’elle refléta toutes les idées et toutes les chimères de son temps. Oui, on nous a déjà dit que le mariage est une institution oppressive, s’il n’est pas l’union de deux volontés libres et si la femme n’y est pas traitée comme un être moral. Déjà on nous a parlé des conflits de la morale religieuse ou civile avec l’autre, la grande, celle qui n’est pas inscrite sur des Tables ; et déjà, chez nous, on a opposé les droits de l’individu à ceux de la société ; et l’on a cherché le néo-christianisme, le vrai, le seul, la religion en esprit. Nous avons entendu ces choses entre 1830 et 1850, et je doute que, même alors, elles fussent toutes parfaitement neuves.

Je n’ai pas relu, je l’avoue, les quatre-vingts volumes de George Sand ; mais je sais ce qu’ils renferment et j’en ai été longtemps imprégné. Je ne choisis pas ; j’ouvre son premier roman, et je lis (page 152) : « Indiana opposait aux intérêts de la civilisation érigés en principes les idées droites et les lois simples du bon sens et de l’humanité ; ses objections avaient un caractère de franchise sauvage qui embarrassait quelquefois Raymon et qui le charmait toujours par son originalité enfantine… » Et sur Ralph : « Il avait une croyance, une seule, qui était plus forte que les mille croyances de Raymon. Ce n’était ni l’Église, ni la monarchie, ni la société, ni la réputation, ni les lois qui lui dictaient son sacrifice et son courage, c’était sa conscience. Dans l’isolement, il avait appris à se connaître lui-même, il s’était fait un ami de son propre coeur. »

Indiana, c’est déjà Norah. Elle s’enfuit de chez le colonel Delmare dans le même sentiment que Norah de chez Helmer. Ce que Norah va chercher, Indiana le rencontre ; Indiana, épousant Ralph en présence de la nature et de Dieu, c’est Norah, après sa fuite, trouvant l’époux de son âme, le choisissant dans sa liberté  Et Lélia, c’est déjà Hedda Gabler. Elle a un orgueil au moins égal, et le même sentiment pléthorique, si je puis dire, des droits de l’individu. Elle traite Stenio comme Hedda traite Eilert Lovborg. Ce significatif roman est plein des plus délirants cris d’orgueil intellectuel et moral qu’on ait jamais poussés  Et la Dame de la mer, c’est Jacques, sauf le dénouement. Comme Jacques, Wangel donne à sa femme la permission de suivre un autre homme. L’une en profite, et l’autre non, voilà toute la différence  Ibsénienne, Marcelle qui, dans le Meunier d’Angibault, renonce à tout, se fait sa religion, épouse un ouvrier après une année d’épreuve. Ibsénien, Trenmor dans Lélia. C’est au bagne, où il était pour un crime de passion, que, forcément seul avec lui-même, il a connu la vérité. « Le secret de la destinée humaine, sans cet enfer, je ne l’aurais jamais goûté… Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponnant aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire… »

Et enfin, la nouvelle religion, le christianisme naturel, celui qu’Ibsen prophétise sans l’expliquer clairement nulle part, ce qu’il appelle le « troisième état humain », qui sera fondé « sur la connaissance et sur la croix » (le second étant fondé seulement sur la croix et le premier seulement sur la connaissance), ai-je besoin de vous avertir que vous en rencontrerez du moins, dans George Sand et ses contemporains, de vastes et vagues esquisses ? « Trenmor croit l’avènement d’une religion nouvelle, sortant des ruines de celle-ci, conservant ce qu’elle a fait d’immortel… Il croit que cette religion investira tous ses membres de l’autorité pontificale, c’est-à-dire du droit d’examen et de prédication… » Etc., etc. Et, là-dessus, lisez Spiridion, si vous en avez le courage.

Que si Henri Ibsen n’était déjà pas tout entier, quant aux idées, dans George Sand, c’est donc dans le théâtre de Dumas fils  antérieur, ne l’oubliez pas, à celui de l’écrivain norvégien  que nous achèverions de le retrouver.    La protestation du droit individuel contre la loi, et de la morale du coeur contre la morale du code ou des convenances mondaines, mais c’est l’âme même de la plupart des drames de M. Dumas ! Seulement, tandis que les révoltés d’Ibsen se soulèvent contre la loi et la société en général, les insurrections de M. Dumas visent presque toujours un article déterminé du code civil ou des préjugés sociaux. Et je ne vois pas que cette précision soit nécessairement une infériorité.

La Dame aux camélias nous montre l’amour libre s’absolvant à force de sincérité, de profondeur et de souffrance  Le Fils naturel, l’Affaire Clémenceau protestent contre la situation faite par le code aux enfants naturels. — Les Idées de Madame Aubray et Denise, ces deux pièces d’esprit vraiment évangélique, nous veulent persuader que, dans de certaines conditions, un honnête homme peut et doit, en dépit de prétendues convenances, épouser une fille séduite, et séduite par un autre que lui  Dans la Femme de Claude, un homme, après avoir prié Dieu, se met avec sérénité au-dessus des codes humains, et substitue son tonnerre à celui de Dieu même, dans la lutte engagée par la conscience contre les deux grandes puissances mauvaises qui perdent le monde moderne : la luxure et l’argent, ou, plus expressément, la spéculation financière  L’Ami des femmes, la Princesse Georges, l’Étrangère, Francillon reposent sur la même conception du mariage que la Dame de la mer ou Maison de poupée  Et si vous voulez des orgueilleuses, des insurgées démoniaques, Mme de Terremonde, et mistress Clarkson, et Césarine ne le cèdent point, ce me semble, à Hedda Gabler  Bref, le théâtre de Dumas, comme celui d’Ibsen, est plein de consciences ou qui cherchent une règle, ou qui, ayant trouvé la règle intérieure, l’opposent à la règle écrite, ou enfin qui secouent toutes les règles, écrites ou non.

Que dis-je ! Les traits même purement septentrionaux ne sont pas absents des drames de notre compatriote. Vous vous rappelez, car les gens frivoles s’en sont assez moqués, que, dans Denise et ailleurs, M. Dumas exige que l’homme arrive au mariage aussi intact qu’il souhaite ordinairement sa fiancée. Et cette égalité des sexes au regard de ce devoir spécial est justement le sujet d’une des comédies de Bjoernson : le Gant. Seulement, chez l’écrivain polaire, c’est une jeune fille qui soutient publiquement cette thèse, devant sa famille, devant des hommes. Et tout de même c’est bizarre, et l’on peut estimer que l’âme de cette courageuse vierge manque un peu de duvet…

Venons aux romanciers russes à Dostoïewski, à Tolstoï. M. de Vogüé nous dit que deux traits les distinguent de nos réalistes à nous :

1º « L’âme flottante des Russes dérive à travers toutes les philosophies et toutes les erreurs ; elle fait une station dans le nihilisme et le pessimisme : un lecteur superficiel pourrait parfois confondre Tolstoï et Flaubert. Mais ce nihilisme n’est jamais accepté sans révolte ; cette âme n’est jamais impénitente ; on l’entend gémir et chercher : elle se reprend finalement et se sauve par la charité ; charité plus ou moins active chez Tourguenief et Tolstoï, affinée chez Dostoïewsky jusqu’à devenir une passion douloureuse. »

2º « Avec la sympathie, le trait distinctif de ces réalistes est l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie. Ils serrent l’étude du réel de plus près qu’on ne l’a jamais fait ; ils y paraissent confinés ; et néanmoins ils méditent sur l’invisible ; par-delà les choses connues qu’ils décrivent exactement, ils accordent une secrète attention aux choses inconnues qu’ils soupçonnent. Leurs personnages sont inquiets du mystère universel, et, si fort engagés qu’on les croie dans le drame du moment, ils prêtent une oreille au murmure des idées abstraites : elles peuplent l’atmosphère profonde où respirent les créatures de Tourguenief, de Tolstoï, de Dostoïewsky. »

Voyons d’abord la pitié, la bonté russes. Deux épisodes, très connus, souvent cités, nous en fournissent, je crois, les deux expressions culminantes.    C’est, dans Crime et Châtiment, la rencontre de Sonia, la fille publique, et de Raskolnikof, l’assassin. Sonia fait son métier pour nourrir ses parents. Elle porte son ignominie et comme une croix et comme un saint-sacrement, car cette ignominie même est son mystérieux rachat. Raskolnikof est le seul homme qui ne l’ait pas traitée avec mépris : elle le voit torturé par un secret ; elle essaie de le lui arracher… L’aveu s’échappe : la pauvre fille, un moment atterrée, se remet vite ; elle sait le remède : « Il faut souffrir, souffrir ensemble… prier, expier… Allons au bagne ! » Et, un peu après, Raskolnikof tombe aux pieds de Sonia et lui dit : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline : je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »

L’autre épisode souverainement caractéristique, c’est, dans la Guerre et la Paix, la rencontre de Pierre Bézouchof et du paysan Platon Karatief, tous deux prisonniers des Français. « Bézouchof, dit M. de Vogüé, est un raffiné, Karatief une âme obscure, à peine pensante. Cet homme endure tous les maux avec l’humble résignation de la bête de somme ; il regarde le comte Pierre avec un bon sourire innocent ; il lui adresse des paroles naïves, des proverbes populaires au sens vague, empreints de résignation, de fraternité, de fatalisme surtout. Un soir qu’il ne peut plus avancer, les serre-file le fusillent sous un pin, dans la neige, et l’homme reçoit la mort avec indifférence, comme un chien malade ; disons le mot, comme une brute. De cette rencontre date une révolution morale dans l’âme de Pierre Bézouchof : le noble, le civilisé, le savant, se met à l’école de cette créature primitive ; il a trouvé enfin son idéal de vie, son explication rationnelle du monde dans ce simple d’esprit. Il garde le souvenir et le nom de Karatief comme un talisman ; depuis lors il lui suffit de penser à l’humble moujick pour se sentir apaisé, heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer dans la création. L’évolution intellectuelle de notre philosophe est achevée ; il est parvenu à l’avatar suprême, l’indifférence mystique. »

Rien ne m’étonne plus que l’étonnement de ceux qui ont cru découvrir, dans ces pages, la charité, la pitié, le respect de la bonté et de la beauté morales offusquées par d’humbles et sordides apparences. Ai-je besoin de faire remarquer que Victor Hugo et les romantiques n’avaient point attendu Dostoïewsky ni Tolstoï pour nous montrer des prostituées qui sont des saintes, ou des mendiants et des misérables qui possèdent le secret de la sagesse et de la charité parfaite ? Tout le caractère de Sonia consiste dans une antithèse romantique. À vrai dire, il est extraordinairement difficile de concevoir sa sainteté si l’on se représente avec quelque précision le métier qu’elle fait. Il faut d’abord admettre que, dans le cours de ses immolations quotidiennes, Sonia n’éprouve jamais le plus petit plaisir. Car, si la victime s’amuse, nous nous méfions. Son infamie cesse tout à fait d’être sublime si elle cesse un instant d’être douloureuse. Il y a plus : le haut sentiment religieux dont elle paraît animée rend à peu près incompréhensible le genre de sacrifice auquel elle a consenti. Étant donné sa foi en Dieu et l’idée qu’elle se fait de cette vie transitoire, elle ne devait, elle ne pouvait que se laisser mourir avec ses parents. Au moins la Fantine des Misérables n’est qu’une pauvre bonne catin qui n’a jamais réfléchi ni sur Dieu ni sur le mystère de la rédemption par la souffrance. Le personnage de Sonia ne serait-il que la fantaisie d’une imagination déclamatoire ? Et quant à Platon Karatief, si son grand mérite est d’être bon et résigné tout en restant très simple d’esprit, nous avons encore mieux que ce moujick, puisque nous avons l’âme du Crapaud de la Légende des siècles :    

Bonté de l’idiot ! Diamant du charbon !

S’il est vrai que la littérature septentrionale de ces derniers temps reproduise à la fois l’idéalisme sentimental et inquiet de nos romantiques et le réalisme minutieux et impassible, d’intention ou d’apparence, qui date de l’année 1855, tout ce qu’on peut dire, c’est donc que ces écrivains du Nord nous offrent intimement mêlé ce qui fut, chez nous, successif et séparé (ou à peu près) et qu’ainsi ils abordent la peinture des hommes et des choses avec une âme et un esprit entiers, non mutilés, non resserrés dans un point de vue ou restreints à une attitude. Mais, au surplus, est-il certain que nos réalistes et nos naturalistes manquent de sympathie autant qu’on l’a prétendu ? qu’ils se tiennent si orgueilleusement au-dessus de ce qu’ils racontent où décrivent ? qu’ils le dédaignent et le jugent toujours ridicule ou vil ? En quoi l’objectivité des peintures, à laquelle ils tendent loyalement et non sans effort, implique-t-elle l’insensibilité, le dédain ou l’ironie du peintre ?

Je laisse M. Zola, et son furieux et brutal pessimisme, si éloigné de l’indifférence ; et la petite Lalie de l’Assommoir, l’enfant-martyre, plus souffrante, et aussi douce, et aussi illettrée que Platon Karatief ; moins religieuse, je le sais ; mais pourquoi serait-elle en cela moins émouvante ou moins sublime, si sa bonté n’en est que plus surprenante encore et plus mystérieuse ? Je laisse M. Alphonse Daudet, si pénétré de tendresse. Je laisse les maladifs Goncourt, chez qui la sensation littéraire semble déjà, elle-même, une souffrance, et qui, ne fussent-ils pas torturés comme hommes, le seraient déjà comme artistes ; je n’alléguerai pas le calvaire de leur Germinie, à la fois héroïque et infâme, qui, parmi les hontes et la folie de son corps, garde un si grand coeur et, dans ses « ténèbres », pour parler comme Tolstoï, la pure flamme d’un absolu dévouement. Et je ne rappellerai pas que cette formule : « la religion de la souffrance humaine », est probablement de leur invention.

Mais je prends celui de nos romanciers qui a la réputation la mieux établie d’impassibilité et de dédain : Gustave Flaubert. J’ai toujours admiré qu’on refusât à Flaubert le don de sympathie, parce qu’il n’exprime point effrontément la sienne, et qu’on fît de ce don, une des caractéristiques, par exemple, de l’Anglaise Georges Eliot. Jamais la haute équité de Flaubert ne se fût permis les lourdes railleries dont Eliot accable, avec une insupportable abondance, les petites gens du Moulin sur la Floss. Et les humbles qu’elle aime, je sens trop qu’elle « condescend » à les aimer ; qu’elle est à leur égard dans la disposition d’âme artificiellement chrétienne d’une protestante philosophe et éclairée, en visite chez des inférieurs. Au moins, chez Flaubert, il n’y a pas trace de cette affreuse condescendance.

Qu’il méprise les petits bourgeois d’Yonville, cela est possible, mais cela ne ressort pas nécessairement de ses peintures, et nous n’en avons jamais le témoignage direct. Il n’a point de bienveillance philanthropique et confessionnelle, mais n’a point de haine non plus pour sa bande d’imbéciles. Après l’avoir lu, on a l’impression qu’on dînerait volontiers, à quelque grasse table normande, avec le père Rouault, Charles Bovary, la mère Lefrançois, l’abbé Bournisieu, qui ferait au dessert des calembours opaques, même avec le pharmacien Homais. Plus sûrement que chez Eliot (car ici nul étalage de cordialité ne me met en défiance), je devine chez Flaubert une espèce d’affection spéculative pour ces êtres qui représentent tout le monde, qui sont à peine responsables, qui, avec beaucoup d’égoïsme, ont quelque bonté, qui travaillent et qui peinent comme nous…

Les soixante dernières pages de Madame Bovary sont si étrangement douloureuses que j’ose à peine les relire. Est-ce que vous ne sentez pas que Flaubert aime la pauvre Emma ? Vicieuse et sotte, mais si naïve au fond, et si malheureuse ! Oh ! les retours dans la diligence ! Oh ! la chanson grivoise de l’aveugle qui couvre les prières des morts ! Qui donc a dit que ce livre était sans entrailles ? Lisez la lettre du père Rouault. Lisez la peinture de la vieille domestique récompensée au Comice agricole. Page si belle ; vision si profonde de misère et de bonté, si révélatrice du lien qui unit la bonté et la souffrance, et encore de cette vérité troublante et contradictoire, que la société est fondée sur l’injustice et que l’injustice est la condition de la vertu qui permet au monde de durer, — que M. Brunetière, au temps où il goûtait peu Flaubert, n’a pu se tenir de citer comme un chef-d’œuvre cette page extraordinaire. L’âme de Flaubert n’est-elle point, à l’égard de la bouvière Élisabeth Leroux, sensiblement dans la même position morale que l’âme de Tolstoï vis-à-vis du moujick Platon Karatief ? Non, non, l’ironie, ou la crainte pudique des émotions dont on s’honore trop facilement n’excluent point la compassion. Une immense compassion, celle qui vient de la science de la vie, se dégage silencieusement du roman de Flaubert, et la résignation au monde comme il est. Charles Bovary, après la mort d’Emma et ses tristes découvertes, dit exactement ce que dirait à sa place le moujick de Tolstoï : « C’est la faute de la fatalité. » Le moujick mêlerait peut-être à cela l’idée et le nom de Dieu. Mais nous reviendrons là-dessus.

Est-ce que vous ne comprenez pas que Flaubert aime la servante Félicité d’Un coeur simple ? Est-ce que vous ne comprenez pas qu’il aime l’admirable Dussardier de l’Éducation sentimentale, et était-il nécessaire qu’il vous en informât ? Si « l’indifférence mystique » où l’on nous dit que Bézouchof et Tolstoï lui-même (pour un temps) finissent par se réfugier, présuppose la douleur et la compassion, l’ataraxie philosophique où aspire Flaubert les implique tout justement au même titre. Quoi de plus triste dans leur sérénité que les maximes d’un Marc-Aurèle affirmant sa soumission aux lois inéluctables de la nature ? Ah ! la grande pitié qu’il peut y avoir, par tout ce qu’il sous-entend, dans le renoncement à l’expression des pitiés particulières !

Quant à l’autre caractère distinctif des romans russes : « l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie… l’inquiétude du mystère universel », pensez-vous que cela suffise davantage à les différencier des nôtres ?

« Les dessous de la vie », qu’est-ce que cela ? S’agit-il des puissances obscures et fatales de la chair et du sang, instincts, complexion physiologique, hérédité, qui nous gouvernent à notre insu ? Mais cela, c’est presque la moitié de Balzac, et c’est presque le tout de M. Émile Zola  Et « l’entour de la vie » ? S’agit-il de l’influence des milieux ? Qui l’a mieux connue et exprimée que l’auteur de la Comédie humaine ou que l’auteur de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale ? Ici encore relisez Madame Bovary : vous verrez que tous les actes, toutes les démarches, toutes les rêveries même d’Emma sont expliqués, d’abord par sa nature, puis par quelque excitation du dehors, une rencontre, un objet qu’elle voit, un mot qu’elle entend. Souvent, le dernier petit poids qui emporte la balance n’a l’air de rien : ce rien est tout, venant après le reste…

Ou bien, quand on accorde à ces étrangers le privilège de savoir rendre seuls « l’entour de la vie », veut-on dire que, tandis que le romancier français « choisit, sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix, le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde, et n’oublie jamais que tout est conditionné partout ? » Oui, je connais et j’admire la richesse surabondante, et presque égale à celle de la vie même, de cet embroussaillé roman : la Guerre et la Paix. Mais n’avons-nous donc point chez nous de ces romans conformes à la complexité des choses, où l’entre-croisement des faits moraux ou matériels correspond à celui de la réalité et qui contiennent en quelque façon toute la vie ? Ce sera, si vous y faites attention, les Misérables, et ce sera, peut-être plus encore, l’Éducation sentimentale. Je le dis après réflexion et avec sécurité.

Ni les personnages distincts et fortement caractérisés n’y sont moins nombreux ou d’âmes et de conditions moins variées que dans la Guerre et la Paix, ni leur grouillement moins animé ; ni les incidents, tour à tour rares et communs, n’y sont moins divers et moins épars. Frédéric et Deslauriers ne sont pas des individus moins largement représentatifs que Volkonsky et Bézouchof, et ils ne sont pas moins complètement « au milieu des choses ». Et c’est bien, ici et là, un moment historique qui nous est peint dans sa totalité : ici, la société russe durant les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815 ; là, la société française de 1845 à 1851. Et je doute même que, en dépit de leur grandeur extérieure, les événements publics  mêlés aux comédies et aux drames privés  que nous raconte Tolstoï, dépassent en intérêt et en importance ceux dont Flaubert nous offre le vaste et minutieux tableau. Car, non seulement l’Éducation sentimentale est l’histoire de deux jeunes gens, très particuliers comme individus et très généraux comme types, puisqu’ils représentent, l’un, le jeune homme romantique, et l’autre, le jeune homme positiviste, et cela juste à l’heure où la période du positivisme va succéder chez nous à celle du romantisme ; et non seulement cette histoire se combine avec une étude des idées et des mœurs dans les dernières années du règne de Louis-Philippe : l’Éducation sentimentale est quelque chose de plus : l’histoire pittoresque et morale, sociale et politique, de la Révolution de 1848 ; elle nous dit, et avec profondeur, les barricades et les clubs, la rue et les salons, et elle nous montre cette chose extraordinaire : la confrontation effarée des bourgeois avec la Révolution, cette Révolution que leurs pères ont faite soixante ans auparavant, mais qu’ils croient terminée, puisqu’elle les a enrichis, qu’ils s’indignent de voir recommencer ou plutôt qu’ils ne reconnaissent plus quand c’est eux à leur tour qu’elle menace, et qu’ils renient alors avec épouvante et colère. Voilà peut-être une aventure aussi considérable que la campagne de Russie. Mais, au surplus, je n’ai voulu que vous suggérer cette idée, que la Guerre et la Paix et l’Éducation sentimentale étaient, au fond, deux œuvres de même espèce et de composition analogue.

Et, enfin, qu’est-ce que cette « inquiétude du mystère universel », dont on veut faire exclusivement honneur aux romanciers slaves ? Ce « mystère », ce n’est sans doute, ce ne peut être que celui de notre destinée, de notre âme, de Dieu, de l’origine et du but de l’univers. Mais qui ne sait que presque tous nos écrivains, de 1825 à 1850, ont fait spécialement profession d’en être inquiets ? De cette inquiétude, Hugo est plein, il en déborde. (Et si j’allègue tour à tour nos romantiques et nos réalistes, c’est que leur influence se fait sentir concurremment  si toutefois c’est elle, — chez les derniers écrivains septentrionaux.)

Dira-t-on qu’il s’agit moins d’une inquiétude philosophique que du sentiment de l’inconnu formidable qui nous entoure, sentiment qui peut être lui-même provoqué par une sensation accidentelle ?… Oui, j’entends bien, il y a des moments où ce seul fait, que l’on est au monde, et que le monde existe, apparaît comme tout à fait incompréhensible, nous emplit d’une indicible stupeur. Mais, d’abord, cet étonnement de vivre, cette sorte d’« horreur sacrée » ne comporte, par sa nature même, qu’une expression assez courte, ou qui ne s’allonge qu’en se répétant. Et, d’autre part, nous avions assurément éprouvé cet obscur frisson avant d’avoir ouvert un livre russe ou norvégien. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », est une phrase qui ne date pas d’hier  Un des passages de Tolstoï où l’inquiétude du mystère est le mieux traduite, c’est apparemment quand le prince André Volkonsky, blessé à Austerlitz, est étendu sur le champ de bataille et regarde le ciel, « ce ciel lointain, élevé, éternel ». Il songe : « Si je pouvais dire maintenant : — Seigneur, ayez pitié de moi ! Mais à qui le dirais-je ? Ou une force indéfinie, inaccessible, à qui je ne puis m’adresser, que je ne puis même exprimer par des mots, le grand tout ou le grand rien, — ou bien Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que m’a donnée Marie ?… Rien, il n’y a rien de certain, excepté le néant de tout ce que je conçois et la majesté de quelque chose d’auguste que je ne conçois pas… » Oui, cela est beau, mais d’une beauté qui nous était déjà, si je ne m’abuse, on ne peut plus connue et familière.

« L’inquiétude du mystère », mais elle est jusque dans la petite âme sensuelle et triste d’Emma Bovary. « L’inquiétude du mystère », elle est dans l’âme simple et lourde de Charles Bovary quand il dit : « C’est la faute de la fatalité ». — Et, si ce n’est l’inquiétude du mystère, c’est donc la résignation à ne pas le comprendre  en somme, un sentiment consécutif à cette inquiétude, et non moins humain, et non moins navrant  qui pénètre la dernière conversation, à petites phrases brèves et mornes, de Frédéric et de Deslauriers, quand ils se rappellent leur vie, et comment ils l’ont manquée, et que cela leur est presque indifférent parce qu’ils la mesurent, sans le dire, à quelque chose qu’ils ne sauraient nommer ; et quand, s’étant remémoré une anecdote honteuse et naïve de leur enfance, ils disent tranquillement et désespérément : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur » ; de meilleur, puisqu’ils n’ont eu que le rêve, et que ce rêve était le premier. Souvenir si mélancolique, qu’il cesse d’être impur ; jugement si gros, dans sa bassesse voulue, de considérants inexprimés, qu’on n’en sent plus le cynisme, mais seulement l’affreuse tristesse…

L’inquiétude du mystère, enfin, cela paraît immense, et cela est peu de chose, ou plutôt cela est toujours la même chose. Elle se dégage  soit directement, soit sous la forme du nihilisme, où si facilement elle se résout  de toute œuvre qui nous présente, de la réalité, une image un peu poussée et qui ne s’en tient point aux superficies. L’inquiétude du mystère, il n’est pas un écrivain digne de ce nom qui ne l’ait connue. Que dis-je ? Croyez-vous que les imbéciles même l’ignorent ? Bouvard et Pécuchet, ces deux bonshommes que Flaubert chérissait quoique ridicules, et dont il a prétendu faire des sortes de don Quichottes de la demi-science, mais ils ne font que ça, être inquiets du mystère universel !

II §

Si donc tout ce que nous admirons chez les récents écrivains du Nord était déjà chez nous, comment se fait-il que, retrouvé chez eux, cela ait paru, à beaucoup d’entre nous, si original et si nouveau ? Est-ce parce que ces écrivains sont de plus grands artistes que les nôtres ? Est-ce parce que leur forme est supérieure à celle de nos poètes et de nos romanciers ?

J’estime que la question est insoluble. Celui-là seul pourrait décerner le prix de la forme, qui posséderait toutes les langues de l’Europe aussi à fond que nous possédons la nôtre, c’est-à-dire de manière à percevoir, dans ses moindres nuances, ce qui constitue le « style » de chaque écrivain. Cela, je pense, n’arrive guère. Je vois que les plus savants hommes, les plus accomplis polyglottes étrangers, ne parviennent jamais à sentir comme nous la phrase d’un Flaubert ou d’un Renan. Cette incapacité apparaît lorsqu’ils s’avisent de classer nos écrivains : ils mettent ensemble les grands et les médiocres. De même le style des écrivains étrangers doit toujours nous échapper en grande partie. Je suis tenté de croire qu’on peut savoir très bien plusieurs langues, mais qu’on n’en sait profondément qu’une. L’espèce de volupté que nous cause la forme chez nos grands artistes, il est certain que ni Eliot, ni Tolstoï, ni Ibsen, ne nous la procureront jamais.

Je sais bien que nous les avons lus surtout dans des traductions. Mais alors on me dira que leur supériorité n’en est donc que plus grande, si elle a pu éclater à certains yeux, même sans le secours du style. À quoi il est aisé de répondre que ce que ces auteurs perdent d’un côté à être traduits, ils le regagnent d’un autre, et avec usure. J’ai tâché d’expliquer cela la première fois que j’ai abordé le théâtre d’Ibsen.

Parfois, disais-je, chez les écrivains de mon pays, même chez les meilleurs, — et surtout chez les romantiques  je discerne et je sens quelque phraséologie, une rhétorique inventée ou apprise, des artifices systématiques de langage ; et il arrive que cela me fatigue un peu. Or il doit y avoir, à coup sûr, quelque chose de semblable chez les étrangers. Mais précisément cela n’est pas transposable dans une autre langue, cela ne nous est pas révélé par la traduction. Ou plutôt, leur rhétorique à eux, s’ils en ont une, a chance de nous paraître savoureuse. Là où ils sont peut-être médiocres ou mauvais, ils ne me semblent que bizarres, et c’est peut-être à ces endroits-là que je me crois le plus tenu de les goûter, pour ne pas avoir l’air d’un homme totalement dépourvu du sens de l’exotisme. Et enfin, s’ils m’ennuient, je puis croire que c’est ma faute.

D’autre part, quand ils sont excellents et quand ils m’émeuvent, ils m’émeuvent vraiment tout entier, car alors je suis bien sûr que c’est uniquement par la force de leur pensée, la justesse de leurs peintures et la sincérité de leur émotion qu’ils agissent sur moi. Il est évident que, dans ces moments-là, le fond chez eux ne se distingue plus de la forme : je sens, même dans la traduction, que tous les mots sont nécessaires, qu’on ne pouvait en employer d’autres. Et, de rencontrer chez eux des choses qui sont belles exactement de la même manière que les belles choses de chez nous, j’éprouve un plaisir que double la surprise et qu’attendrit la reconnaissance.

Et ainsi, soit dans les instants où leur rhétorique et leur banalité possible m’échappent, soit dans ceux où ils se passent de toute rhétorique, j’ai constamment l’impression de quelque chose de franc, de naïf, d’honnête, de spontané, d’intéressant même dans les gaucheries, les lenteurs ou les obscurités. Sous cette forme neutre, cette espèce de cote mal taillée qu’est une traduction, sous ces mots français recouvrant un génie qui ne l’est pas, de vieilles vérités ou des observations connues me font l’effet de nouveautés singulières. J’y veux trouver et j’y trouve une saveur, une couleur, un parfum…

Et cela, certes, je ne l’invente pas toujours. Ce qui nous plaît, au bout du compte, dans les œuvres septentrionales, c’est l’accent, l’accent nouveau, particulier, d’idées, de sentiments, d’imaginations qui ne nous étaient point inconnus.    La Norvège a des hivers interminables, presque sans jours, coupés par des étés éclatants et violents, presque sans nuits. Condition merveilleuse, soit pour mener lentement et patiemment ses visions intérieures, soit pour sentir avec emportement. Londres, près de qui Paris n’est qu’une jolie petite ville, est la capitale de la volonté et de l’effort ; et je crois aussi que c’est une excellente atmosphère pour la réflexion qu’un brouillard anglais. Je n’ai point vu la steppe : pour l’imaginer, je multiplie l’étendue et la mélancolie des bruyères, des étangs et des bois de Sologne, l’hiver. Puis il y a le passé russe, le passé anglais, le passé norvégien, les traditions, les mœurs publiques et privées, la religion, et la marque de tout cela imprimée aux cerveaux norvégiens, anglais et russes. Bref, les écrivains du Nord, et c’est là leur charme, nous renvoient, si vous voulez, la substance de notre propre littérature d’il y a quarante ou cinquante ans, modifiée, renouvelée, enrichie de son passage dans des esprits notablement différents du nôtre. En repensant nos pensées, ils nous les découvrent.

Ils ont, semble-t-il, moins d’art que nous, une moindre science de la composition. Des œuvres comme Middlemarch sont décourageantes par leur prolixité. Il faut huit jours, à ne faire que cela, pour lire la Guerre et la Paix. De telles dimensions ont, en soi, quelque chose d’anti-artistique. Il est à peu près impossible d’embrasser de pareils ensembles, de tenir à la fois présentes à sa mémoire toutes les parties qui devraient conspirer la beauté de l’œuvre et, par conséquent, de connaître au juste et d’apprécier cette beauté. Les détails superflus et vraiment insignifiants pullulent. Je ne suis d’ailleurs nullement persuadé que ces écrivains aient plus d’émotion que les nôtres ; et ils n’ont assurément pas plus d’idées générales. Mais ils ont, plus que nous, le goût et l’habitude de la vie intérieure, et ils sont, plus que nous, religieux.

Plus patients  non point peut-être plus pénétrants, mais d’une plus grande endurance, si je puis dire, dans la méditation ou l’observation  plus capables de se passer eux-mêmes de divertissement, ils s’adressent à des lecteurs qui ont moins besoin que nous d’être amusés. Les longues et grises conversations d’Ibsen, ses infatigables accumulations de détails familiers, d’abord nous accablent, mais peu à peu nous enveloppent. Cela finit par former, autour de chacun de ses drames, une atmosphère qui lui est propre, et dont l’air de vérité des personnages est augmenté. Nous les voyons vivre d’une vie lente et profonde. Ils sont très sérieux. Ils offrent cette particularité, que les incidents de leur vie les remuent jusqu’au fond de l’âme et nous révèlent ce fond ; que leurs drames de foyer se tournent tous en drames de conscience, où toute leur vie spirituelle est intéressée. Là, une femme qui s’aperçoit que son mari ne la comprend pas ou que son fils est atteint d’une maladie incurable se demande instantanément si Martin Luther n’a pas été trop timide, si c’est le paganisme ou le christianisme qui a raison, et si toutes nos lois ne reposent pas sur l’hypocrisie et le mensonge. Peut-être l’auteur oublie-t-il trop que ces questions, passionnantes quand on les voit débattre par un grand philosophe ou par un grand poète, ne peuvent recevoir, d’une petite bourgeoise ou d’un honnête clergyman qu’une solution médiocre ; et peut-être nous surfait-il l’inquiétude métaphysique de l’humanité moyenne et son aptitude à philosopher. Toutefois, comme c’est, en réalité, sa propre pensée qu’il nous traduit, on y peut prendre un vif intérêt.

Une des idées qui dominent les romans de Georges Eliot, c’est l’idée de la responsabilité, entendue avec la plus pénétrante rigueur ; l’idée qu’il n’y a pas d’action indifférente ou inoffensive, pas une qui n’ait des suites et des retentissements à l’infini, soit en dehors de nous, soit en nous, et qu’ainsi l’on est toujours plus responsable, ou responsable de plus de choses, qu’on ne croit. La conséquence, c’est une surveillance morale de tous les instants exercée par les personnages sur eux-mêmes, ou par l’auteur sur ses personnages. La plupart ont la notion du péché, une vie intérieure au moins aussi développée que leur vie de relations sociales. Ils font de fréquents examens de conscience ; ils se repentent, ils deviennent meilleurs. Il est clair que tout cela est plus rare dans nos romans, sans doute parce que c’est plus rare aussi dans nos mœurs. J’ai remarqué que les héros de George Sand ne se repentent presque jamais. Si Mauprat progresse dans le bien, c’est en vertu de son amour pour Edmée, non par la recherche de ses péchés. D’autres accueillent la leçon des événements, s’améliorent par l’expérience. Les personnages supérieurs, chez Sand et Hugo, songent plus au bonheur de l’humanité qu’à leur propre perfectionnement moral. Ce sont gens pressés, qui commencent par la fin, j’y consens. Leur évangile est toujours un peu l’évangile de la Révolution.

Les « humbles » et les « misérables » sympathiques des romans septentrionaux gardent tous des restes au moins et des habitudes de foi confessionnelle ; et l’on sent que l’auteur leur sait gré d’être, au fond, « bien pensants ». Les misérables et les humbles de nos romans sont généralement moins religieux ; ils n’ont souvent, comme l’héroïque Dussardier, d’autre religion que le culte ingénument philosophique de la justice absolue. Je me refuse d’ailleurs à admettre qu’ils soient nécessairement, par là, moins émouvants ou d’une moins riche substance humaine.

Enfin, il y a, dans les romans de Tolstoï, les commencements et les approches d’une sorte de mysticisme dont ses derniers ouvrages nous ont montré l’achèvement, dont nous n’avons peut-être pas chez nous l’équivalent exact, et qu’on pourrait appeler le nihilisme évangélique. Définition contradictoire d’un état d’esprit formé, en effet, de contradictions. Déjà, dans ses romans, je ne sais par quel paradoxe, tandis que sa vision des choses impliquait le plus radical pessimisme (et d’autres fois un fatalisme asiatique), ses appréciations des actes impliquaient la foi chrétienne. Nous connaissons maintenant l’aboutissement de sa pensée. Le retour à l’ignorance, à la simplicité d’esprit et à la vie agricole ; pas de lois, pas de juges, pas d’armée, la non-résistance aux méchants devant procurer, paraît-il, la disparition des méchants ; en somme, le renoncement entier, voilà sa morale. Mais à cette morale quel appui ? Rien ; nul dogme, pas même celui d’une vie et d’une sanction d’outre-tombe. Bref, la morale évangélique poussée à ses plus extrêmes conséquences, et en même temps vidée de la métaphysique qu’elle suppose. Le devoir d’être bon jusqu’à l’immolation de soi ; mais aucun support de ce devoir, sinon que nous mourrons tous (vérité qui prêterait tout aussi bien à une conclusion égoïste et épicurienne) et qu’il est naturel que nous soyons tous pénétrés de pitié et de bonté les uns pour les autres, étant tous guettés par l’immense et éternelle nuit. Ce sont ces ténèbres de la mort et de l’inconnu qui servent de toile de fond, dans ses romans, aux drames fourmillants de la vie, et qui se glissent dans les interstices de ces tableaux mêmes. Et c’est tout ce mystère, enrayant d’abord, puis rafraîchissant, conseiller de renoncement, de vertu, de bonté  pourquoi ? parce que Tolstoï l’a voulu ainsi  qui sans doute ne fut jamais, à ce point, présent à nos œuvres occidentales.

J’ajoute encore que le réalisme de ces étrangers est plus chaste que ne fut le nôtre. L’œuvre de chair tient assez peu de place dans leurs œuvres, et certes je les en loue. J’observe toutefois que, si la réalité est peut-être moins impudique qu’elle n’apparaît dans quelques-uns de nos romans réalistes, elle l’est certainement beaucoup plus que les romans anglais ou russes ne nous le feraient croire. Nous sommes plus véridiques à cet égard. Si c’est là une supériorité, je l’ignore ; mais notre réalisme, plus sensuel, est aussi plus réellement désenchanté. Ces écrivains du Nord ne reculent point sans doute devant la peinture des souffrances, des cruautés, des misères humbles et abominables de la vie humaine, mais, on ne peut le nier, ils en atténuent, ils en esquivent certaines vilenies. Ils ne disent jamais tout. Vous ne trouverez jamais chez eux l’équivalent de telle page, je ne dis pas de M. Zola, mais de Flaubert ou de Maupassant. Ils peuvent bien nous montrer le monde infiniment triste et pitoyable : ils hésitent à le montrer simplement dégoûtant, ce qu’il est pourtant aussi, ne le pensez-vous pas ? Leur pessimisme n’est jamais aussi radical qu’ils le prétendent.

Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable s’expliquent encore par l’esprit religieux dont ils restent quand même imprégnés. Et ainsi nous aboutissons à ce truisme que les différences des littératures se rattachent aux différences profondes des peuples.

Les livres d’Eliot et d’Ibsen demeurent, en dépit de l’émancipation intellectuelle de ces écrivains, des livres protestants. Car, sortir par le libre examen, comme Ibsen et Eliot, d’une religion dont le libre examen est lui-même le fondement, ce n’est point proprement en sortir, c’est plutôt en développer et en épurer la doctrine. On ne secoue réellement que ce qui est réellement un joug ; on ne s’insurge à fond que contre une religion qui interdit toute liberté d’esprit. Les autres, on y peut demeurer en les élargissant. C’est seulement où sont les défenses radicales que les scissions peuvent être absolues. Mais la très libre Eliot et le révolté Ibsen n’ont point cessé d’être des « réformés » : Eliot, par la continuité de son prêche et par les textes bibliques dont elle a gardé l’habitude d’appuyer ses pensées personnelles ; Ibsen, dont le théâtre abonde en pasteurs, par on ne sait quel accent et quel son de voix. Car, justement, ce qu’il y a de liberté dans le protestantisme empêche, non les affranchissements intellectuels, mais, si je peux dire, les affranchissements de langage et de tenue. Chez les peuples protestants, où le fidèle ne relève que de sa conscience et n’admet pas d’intermédiaire entre lui et Dieu, les habitudes universelles de discussion et de méditation qui suivent de là font que le sentiment et le souci religieux sont mêlés à toute la littérature, même profane, et que les écrivains incroyants conservent du moins l’allure et le ton des croyants. Chez nous, au contraire, catholiques émancipés  ou catholiques pratiquants, mais que la confession sacramentelle décharge en partie du soin d’administrer leur propre conscience  il y a une littérature religieuse, ou plutôt ecclésiastique, que nous ne connaissons guère, et une littérature toute profane et laïque, chacune faisant son jeu à part. Certaines vues sur l’arrière-fond des âmes, certains morceaux de casuistique morale, certaines effusions du sentiment religieux (même abstraction faite de toute église confessionnelle), qui nous émerveillent chez Eliot ou chez Ibsen, c’est dans Bossuet, c’est dans les écrits de tel prêtre et de tel moine que nous ignorons, c’est chez Lacordaire et Veuillot même, que nous en trouverions des exemples analogues ; et c’est où nous ne nous avisons guère d’aller les chercher. Nos deux littératures ne se mêlent point, et la laïque y perd un peu. Elle y perd parfois, peut-être, quelque profondeur morale.

Mais déjà, voyez-vous, cette infériorité est en bon train d’être réparée. Car, depuis dix ans, tandis que M. Gerbart Hauptmann paraissait s’inspirer de M. Émile Zola, et M. Auguste Strindberg de M. Alexandre Dumas fils, et que Nietzsche reproduisait les rêveries maladives des Dialogues philosophiques de Renan ; d’un autre côté, M. Paul Bourget nous affranchissait du naturalisme, et la plus large sympathie et la préoccupation morale ou religieuse rentraient dans notre littérature. Tout le sérieux, toute la substance morale de Georges Eliot semblent avoir passé dans les profondes études de M. Bourget, dont les derniers romans sont, en maint endroit, des récits piétistes. Maupassant lui-même s’attendrissait visiblement et devenait plus « grave », quand la mort vint le prendre. Et la même gravité, et la pitié des romanciers russes, et le don qu’ils ont de nous faire sentir, autour des médiocres drames humains, les ténèbres et l’inconnu, tout cela donne un très grand prix aux livres singulièrement sincères de M. Paul Margueritte. Quant à l’idée de la mort, je ne pense pas que jamais écrivain en ait été plus intimement pénétré que Pierre Loti. Et si ce n’est point, comme chez Tolstoï, pour notre conversion ou notre édification, c’est que la vanité des choses peut prêter à des conclusions extrêmement différentes, ou même se passer de conclusion.

En somme, on voit dans quelle mesure ces étrangers nous ont rendu service. Nous avons accueilli leur idéalisme par dégoût ou lassitude du naturalisme ; et il est vrai qu’ils nous ont induits à mettre plus d’exactitude et de sincérité dans l’expression d’idées et de sentiments qui nous furent jadis familiers, à préciser notre romantisme en même temps que notre réalisme s’attendrissait. Mais, si nous avons embrassé, une fois de plus, avec cette facilité et cette ardeur les exemples étrangers, cela n’est-il point un signe que c’est nous, en réalité, qui avons, sinon les mœurs, du moins l’âme cosmopolite ? L’Anglais parcourt le monde et reste partout Anglais. Nous ne quittons pas le coin de notre feu, mais, de ce coin, nous nous plions sans peine à toutes les façons de sentir des diverses races, et des plus lointaines.

Oui, ce sont nos écrivains que j’appelle les vrais cosmopolites. Ils le sont : car une littérature cosmopolite, c’est-à-dire européenne, doit être, par définition, commune et intelligible à tous les peuples d’Europe, et elle ne peut devenir telle que par l’ordre, la proportion et la clarté, qui passent justement, depuis des siècles, pour être nos qualités nationales. Ils le sont encore par cette large sympathie humaine que nous croyons aujourd’hui découvrir chez les étrangers et qui, pourtant, a toujours été une de nos marques les plus éminentes. Nous aimons aimer ; nous sommes peut-être le seul peuple qui soit porté à préférer les autres à soi. Mais cet enthousiasme même, avec lequel nous avons chéri et célébré l’humanité miséricordieuse du roman russe et du drame norvégien, ne montre-t-il pas que nous la portions en nous et que nous l’avons seulement reconnue ?

Toutefois, en la reconnaissant, il faudra songer à la refaire et à la garder nôtre. On peut craindre que la caractéristique de nos esprits ne finisse par s’atténuer ; qu’à force d’être européen, notre génie ne devienne enfin moins français. Faut-il voir là une conséquence indirecte des nouveaux programmes de l’enseignement secondaire, de l’affaiblissement des études classiques ? Les jeunes gens sont moins sensibles à la belle forme latine, moins choqués de l’absence de cette forme chez les étrangers. Cela me déplaît : car préférer décidément et systématiquement les œuvres étrangères, ce serait les préférer à cause de ce qu’il y a en elles ou d’inassimilable à notre propre génie, ou de vague, d’indéfini, d’informe et, au bout du compte, d’inférieur à ce génie même. Et alors, quelle humilité ! ou quelle duperie ! Que si nous les aimons précisément parce qu’elles sont très imparfaites, et parce qu’elles nous permettent de rêver autour d’elles et de créer ou d’achever nous-mêmes leur beauté à travers les traductions, sachons du moins que c’est à cause de cela que nous les aimons, et non pour une supériorité qu’elles n’eurent jamais…

Je crois bien que je donne depuis quelques minutes dans le chauvinisme littéraire. Disons plus équitablement : — Ces échanges et ces reprises d’idées entre les peuples, on les a vus de tout temps, et encore plus depuis que la rapidité des relations commerciales a entraîné celle des relations intellectuelles. Tantôt, nous avons emprunté aux autres peuples, et nous avons imprimé à ce que nous tenions d’eux un caractère européen : tels les emprunts de Corneille ou de Lesage aux Espagnols. Tantôt, et plus souvent, comme nous sommes curieux et bons, nous leur avons repris, sans le savoir, ce que nous leur avions nous-mêmes prêté. Ainsi au xviiie siècle nous avons découvert les romans de Richardson, qui avait imité Marivaux. Ainsi nous avons retrouvé chez Lessing ce qui était dans Diderot, et chez Goethe beaucoup de ce qui était dans Jean-Jacques ; et nous avons cru devoir aux Allemands et aux Anglais le romantisme que nous avions déjà inventé. Car, n’est-ce pas ? le romantisme, ce n’est pas, seulement le décor moyen-âgeux ni, au théâtre, la suppression des trois unités ou le mélange du tragique et du comique : c’est le sentiment de la nature, c’est la reconnaissance des droits de la passion, c’est l’esprit de révolte, c’est l’exaltation de l’individu : toutes choses dont les germes, et plus que les germes, étaient dans la Nouvelle Héloïse, dans les Confessions et dans les Lettres de la Montagne… Dans cette circulation des idées, on sait de moins en moins à qui elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa forme, et chacune de ces formes semble successivement la plus originale et la meilleure.

Ce n’est donc qu’un moment que je note et, qui sait ? combien fugitif ! Cette inquiète septentriomanie, que durera-t-elle ? Ne commence-t-elle point à languir déjà ? Et au surplus, pour en revenir au règlement présent de cette espèce de compte de « doit et avoir » ouvert entre les races, ne resterait-il pas à chercher si le piétisme d’Eliot, l’idéalisme contradictoire et révolté d’Ibsen, le fatalisme mystique de Tolstoï sont nécessairement quelque chose de supérieur soit à l’humanitarisme, soit au réalisme français ? Qui affirmerait que notre ardeur de foi scientifique et de charité révolutionnaire, médiocrement intérieure et plutôt tournée aux réformes sociales, ne compense pas, même aux yeux de Dieu, l’aptitude plus grande des peuples du Nord à la méditation et au perfectionnement intérieur ? Qui jurerait enfin que, largement et humainement entendue, la philosophie positiviste, pour l’appeler par son nom, et, si vous voulez, la philosophie de Taine, celle qui passe pour responsable des brutalités et des sécheresses de la littérature naturaliste, ne correspond pas à un moment plus avancé du développement humain que la religiosité protestante et septentrionale ? Des livres comme ceux de M. J.-H. Rosny, pour ne citer que ceux-là, ne présagent-ils point la conciliation de deux esprits qui, chez nous, furent trop souvent séparés ? et n’y reconnaissons-nous pas à la fois l’enthousiasme de la science et l’enthousiasme de la beauté morale et, déjà, comment ces deux religions se tiennent et s’engendrent ? Qui vivra verra. En attendant, dépêchez-vous d’aimer ces écrivains des neiges et du brouillard ; aimez-les pendant qu’on les aime, et qu’on y croit, et qu’ils peuvent encore agir sur vous  comme il faut se servir des remèdes à la mode pendant qu’ils guérissent. Car il se pourrait qu’une réaction du génie latin fût proche.

Figurines §

Virgile §

C’est assurément, parmi les grands poètes, un de ceux qui ont eu le plus de chance.

Il y a de lui trois paroles fameuses, d’un très beau sens, et qui, continuellement citées, entretiennent sa mémoire dans un éternel renouveau.

D’abord le vers sibyllin :

Magnus ab integro seclorum nascitur ordo.

« Une ère nouvelle commence. » (Généralement on ne manque pas d’estropier le texte et l’on dit : « Novus rerum nascitur ordo. ») Virgile ayant, par hasard, écrit ce vers et les suivants vers le temps de la naissance du Christ, le moyen âge le déclara chrétien, prophète et magicien. Des moines lettrés prièrent pour son âme. Dante le choisit pour guide dans l’autre monde, et jusqu’au seuil du paradis. Et Victor Hugo écrivit :    

Dans Virgile parfois, dieu tout près d’être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.
C’est que, rêvant déjà ce qu’à présent on sait,
Il chantait presque à l’heure où Jésus vagissait…
Dieu voulait qu’avant tout, rayon du Fils de l’homme,
L’aube de Bethléem blanchît le front de Rome.

C’est ensuite l’inévitable : Sunt lacrymæ rerum. Depuis les romantiques, on traduit bravement : « Les choses elles-mêmes ont des larmes. » Ou bien, en style de Hugo : « Les larmes des choses, cela existe. » Et l’on rapproche cet hémistiche du vers de Lamartine :    

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?…

et l’on affirme, avec une apparence de raison, que toute la poésie du dix-neuvième siècle est en germe dans ces trois mots du pieux Énée.

Enfin, Virgile a dit : « On se lasse de tout, excepté de comprendre ». Parole admirable, digne de Sainte-Beuve ou de Renan, et qui semble la propre devise du dilettantisme, ou même de la philosophie. Virgile n’ignorait d’ailleurs aucune des grandes théories de son temps, qui sont encore sensiblement celles du nôtre. Le vieil Anchise parle en bon panthéiste au sixième livre de l’Énéide, et Silène, dans la sixième églogue, paraît pénétré de la doctrine de l’évolution.

Ainsi, le christianisme, et toute la poésie, et toute la sagesse, tiennent dans quelques mots virgiliens, comme un champ de roses dans un flacon, le bruit de l’océan dans un coquillage, ou le ciel dans une goutte d’eau.

Or, le magnus seclorum nascitur ordo n’est qu’un des traits gentiment hyperboliques d’une pièce de circonstance, d’un « compliment » de bienvenue au nouveau-né d’un riche protecteur, Asinius Pollio. Les « larmes des choses », faut-il le rappeler ? sont un contresens radical. Lorsque Énée, voyant à Carthage, dans le temple de Junon, des peintures qui représentent le siège de Troie, fait cette remarque : Sunt lacrymæ rerum…, cela signifie simplement, comme vous savez : « Notre triste renommée est donc parvenue jusqu’en ce pays ! Nos malheurs y obtiennent des larmes, et l’on y plaint la destinée humaine. » Et, enfin, le mot profond : « On se lasse de tout, sauf de comprendre », n’est point dans l’œuvre même de Virgile, mais lui est seulement attribué par le commentateur Servius.

D’où il suit que la part la plus vivante de sa gloire est fondée sur un faux-sens, sur un contresens et sur une tradition incertaine.

Je me hâte d’ajouter que Virgile mérite cette étrange fortune, et que jamais erreur ne fut plus intelligente que celle dont bénéficie un tel poète. Car toute son œuvre donne, au plus haut point, l’idée d’un grand esprit et, à la fois, d’une âme mélancolique et tendre.

Des images gracieuses, fortes ou tragiques, se lèvent de ses poèmes et restent dans nos mémoires longtemps après que nous ne le lisons plus. C’est, dans les Églogues, le doux exilé Mélibée et, quoi que j’en aie dit, le radieux berceau de l’enfant rédempteur, et la terre agitée d’une divine espérance. C’est, dans les Géorgiques, l’hymen de Jupiter et de Cybèle, l’ivresse sacrée du printemps, la fraternité des plantes, des animaux et des hommes, la sérénité et la bienfaisance de la vie rustique  et le désespoir de l’Orphée symbolique, de l’éternel Orphée pleurant l’éternelle Euridyce. C’est, dans l’Énéide, l’amour de la Tyrienne Didon, la plus ardente et la plus torturée des femmes de trente ans ; la rouge lueur de son bûcher sur la mer, et la fuite muette de son fantôme dans les pâles myrtes élyséens. C’est l’Andromaque d’Hector agenouillée sur une tombe vide, gardant un amour unique et la fidélité du coeur dans l’involontaire infidélité d’un corps d’esclave ; l’amoureuse amitié de Nisus et d’Euryale ; Pallas, ou la grâce de la jeunesse fauchée ; la blonde amazone Camille, la jeune aïeule des « travestis » héroïques, de Clorinde à Jeanne d’Arc… Et c’est, partout, l’ombre de la grande Louve, la majesté du peuple romain, régulateur et pacificateur du monde, le sentiment de sa mission, de sa « vocation » terrestre, crue et révérée comme un dogme religieux : Excudent alii

Tout cela ramassé, condensé en expressions choisies, d’une brièveté profondément significative, et qui se prolongent et qui retentissent dans le coeur et dans l’imagination. Nul n’a écrit des vers plus chargés d’âme. Et il est vrai que tout cela ne forme que quelques centaines de vers.

Le reste… Oh ! Le reste est le comble de l’art, et même de l’artifice. Rien de moins spontané. Virgile est le premier des poètes de cabinet. Il détourne et combine Homère, Hésiode, les tragiques grecs, Apollonius, Théocrite et Lucrèce dans ce qu’on appelait autrefois d’industrieux larcins. Il fut un poète officiel, un poète lauréat, un Tennyson.

L’Énéide est un miracle d’ingéniosité, un extraordinaire tour de force. C’est un poème national, fait avec foi, mais sur commande. Le programme était dur. Il fallait insérer dans le récit épique Rome entière, l’histoire de Rome depuis les origines jusqu’à la bataille d’Actium, la légende des vieilles races qui avaient peuplé d’abord le sol italien, une sorte de livre d’or de la noblesse, qui se disait sortie des compagnons d’Énée ; toute la religion romaine, les dieux indigènes, les dieux helléniques latinisés, les vieilles divinités locales, les mœurs et usages publics et privés du peuple romain, etc… Virgile y a réussi. L’Énéide est un chef-d’œuvre de mosaïque, exécuté par le plus patient des poètes alexandrins.

Virgile mit trente ans à composer les douze mille vers qu’il nous a laissés. Dans les parties de son œuvre qu’on lit le moins, sa poésie est merveilleusement pittoresque et plastique. Celle de M. Leconte de Lisle et de M. de Heredia y ressemble beaucoup.

Ce qui est tendre paraît plus tendre, ce qui est émouvant plus émouvant, ce qui est humain plus humain, ce qui est simple plus simple, dans une poésie à ce point docte et composite. Quelquefois, dans les contes, les larmes se changent en pierres précieuses. Nous sommes plus touchés quand, parmi ces dures et précises pierreries virgiliennes, un joyau bouge, tremble, vit, est une larme, et nous fait ressouvenir que ce poète officiel, ce poète-lauréat et ce roi des parnassiens mérita par sa douceur d’être appelé « la jeune fille. »

L’auteur de l’Imitation §

Il est à la mode. Le citer est élégant. Est-ce que réellement nous l’aimons ? Et pourquoi l’aimons-nous ? Son idéal, qui se compose de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, est-il donc le nôtre ? Entre cet ascète du quatorzième siècle et nous, qu’y a-t-il de commun ?… Cherchons.

Il nous plaît d’abord par l’image parfaite qu’il nous suggère, à nous les agités, d’une vie recluse et silencieuse, de la vie dont nous rêvons quelquefois, d’une pure et blanche retraite au milieu de l’enfer terrestre, plus douce à concevoir en plein siècle des Jacqueries et de la guerre de Cent ans.    Puis cela nous amuse de découvrir çà et là, dans son livre anonyme, un peu de sa vie et de sa personne. Même je préfère ne le connaître que par son livre. Il était d’un temps où les hommes d’Église faisaient brûler les hérétiques et les sorciers pour la gloire de Dieu : j’aurais peur d’apprendre sur son compte des choses qui me chagrineraient.

Il ne faisait pas partie d’un ordre rigoureusement cloîtré. « C’est une chose louable pour un religieux, dit-il, de sortir rarement. » Donc il pouvait sortir. « N’ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu, en général, toutes les femmes de vertu. » Donc il connaissait des femmes. Il ne fut point abbé ni prieur, il ne remplit point de grande charge ecclésiastique. « Mon fils, lui dit Jésus-Christ, ne vous affligez point si vous voyez qu’on honore et qu’on élève les autres, pendant qu’on vous méprise et qu’on vous abaisse… On confiera aux autres différents emplois et l’on ne vous jugera capable de rien. La nature s’en attristera quelquefois, et ce sera beaucoup si vous le supportez en silence. »

Il avait fait de la métaphysique, et il en était revenu : « Qu’avons-nous à faire de ces disputes de l’école sur le genre et l’espèce ? » Il était versé dans les lettres profanes, et de cela il n’est jamais revenu tout à fait. Je veux croire qu’il priait pour l’âme de Virgile. Lui, le saint, il cite Sénèque le philosophe ; il cite Ovide, lui, le mortifié. Il est vrai qu’il ne les nomme pas, par une pieuse pudeur.

Quoi qu’il fasse, il reste épris de la beauté, même humaine. Il écrit très bien, avec élégance, souvent avec plus d’élégance qu’il ne faut, c’est-à-dire avec recherche. Puisse Dieu lui avoir fait grâce, mais il a beaucoup plus de rhétorique que le Christ sur la montagne. Il aime l’antithèse, le parallélisme dans les constructions, l’assonance, l’allitération. Sa prose, toute pleine de symétries, est rythmée presque toujours, souvent rimée : Amor modum sæpe nescit, sed super omnem modum fervescit… Amor vigilat, et dormiens non dormitat. Fatigatus non lassatur, arctatus non coarctatur, territus non conturbatur

Il était sensible aux beaux paysages, curieux des formes charmantes ou magnifiques de la terre, et il se le reprochait : « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Vous avez devant vos yeux le ciel, la terre et tous les éléments. Toutes les choses du monde n’en sont-elles pas composées ?… » C’est sans doute par un coucher de soleil, l’été, à l’heure où, pour parler comme Hugo,    

Une immense bonté tombe du firmament

que, pris d’attendrissement, il écrivait : « Il n’y a point de créature, si petite et si vile qu’elle soit, qui ne représente la bonté de Dieu. » Et peut-être, rassuré par cette pensée, il se permettait pour une fois d’admirer sans scrupule cette nature intempérante, immortifiée, païenne, qui n’est pas cloîtrée, qui n’est pas chaste, qui aime la vie, et qui ne prie pas, sinon dans les vers des poètes.

Il nous plaît aussi par le contraste que fait sa profonde douceur avec l’austérité impitoyable de sa doctrine ; et par le biais dont il accommode à un idéal inhumain son âme très humaine. Ce moine lointain dont la parole est dure et la voix tendre, fait songer à ces maigres figures des vitraux gothiques, dont les lignes sont sèches et la couleur suave, et qui baignent leurs contours rigides dans une belle lumière mystérieuse.

Sa doctrine, c’est le renoncement complet à tout sentiment naturel, même à ceux qui passent pour nobles et généreux, aux affections terrestres, à la science, aux ambitions intellectuelles, bref, à tout ce qui ne sert pas au « salut ». Il a, et en quantité, des maximes horribles, par exemple : « Ne désirez pas faire l’occupation du coeur d’un autre et vous-même ne vous occupez pas de l’amour que vous avez pour lui. » Rien de plus âpre que ses conseils de détachement, mais rien de plus amoureux que ses entretiens avec Jésus.

Or celui qui aime ainsi Dieu aime les hommes. Qu’importe que cet amour ne s’arrête pas à nous, et que ce soit de Dieu qu’il redescende ensuite sur nous ? Platon avait déjà dit, comme l’auteur de l’Imitation, ou à peu près, que « l’amour tend toujours en haut, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut trouver de repos qu’en Dieu ». Relisez dans le Banquet l’histoire de cette perpétuelle et nécessaire ascension de l’amour, qui toujours dépasse les êtres finis pour monter plus haut, soit à un Dieu personnel, soit à ce qu’on a appelé, faute d’autres mots, la « catégorie de l’Idéal ». Nous aimons toujours, en quelque sorte, au-delà de ceux que nous aimons. Il avait bien un coeur d’homme, un doux et tendre coeur, ce moine qui écrivait : « C’est faire beaucoup que d’aimer beaucoup. C’est faire beaucoup que de bien faire ce qu’on fait. C’est bien faire ce qu’on fait quand on songe plus à procurer le bien commun qu’à satisfaire sa volonté. Chacun a ses défauts et sa charge, personne ne se suffit à soi-même et n’est assez sage pour soi ; mais il nous faut supporter les uns les autres, nous consoler, nous aider et nous avertir mutuellement. »

Et puis il y a, malgré tout, même dans les maximes extrêmes du détachement ascétique, un point par où elles restent humaines. Parmi les choses qu’elles réprouvent, il en est quelques-unes dont nous aimons qu’on se détache et dont il nous plaît de paraître détachés. L’ascétisme, en même temps qu’il heurte plusieurs de nos sentiments naturels, flatte nos instincts de justice et nos révoltes contre le monde tel qu’il est. L’ascète est moins mal venu à mettre, sous ses pieds nos affections et nos plaisirs, quand nous le voyons traiter de la même manière les causes de nos souffrances. Nous avons un faible pour les saints plébéiens qui maltraitent les riches, les puissants, les heureux de la terre. Et les saints eux-mêmes ne sont pas fâchés sans doute de pouvoir mépriser en sûreté de conscience, par une pensée religieuse, ce que le vulgaire déteste par un mouvement naturel. Ici, du moins, la nature et la grâce sont d’accord.

Il est sûr enfin que, si ce détachement nous arraché à nos plaisirs, il nous affranchit de nos servitudes. Il satisfait en nous ce désir de liberté, d’indépendance à l’égard des choses, de suprématie sur ce qui est soumis aux lois du hasard et de la force brutale. L’ascète tressaille de joie de ne plus se sentir lié aux choses, aux hommes, aux événements, de ne rien voir que d’en haut ; et le fond humain revit dans cet orgueil épuré. « Celui qui ne désire point de plaire aux hommes et qui ne craint point de leur déplaire jouira d’une grande paix. Quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre ? »

Je me demandais ce qu’il y a de commun entre ce saint et nous. Il y a ses négations, il y a sa mélancolie. Le pessimisme est la moitié de la sainteté : c’est, dans l’Imitation, cette moitié-là qui nous rend indulgents à l’autre. Nous y cherchons les moyens, non de nous sanctifier, mais de nous pacifier ; non un cordial, mais un calmant, un népenthès ; non la rose rouge de l’amour divin, mais la fleur pâle du lotus, qui est la fleur d’oubli. J’ai toujours eu envie de mettre pour épigraphe symbolique à ce petit livre la phrase de Quincey : « Ô juste, subtil et puissant opium, tu possèdes les clefs du paradis ». Nous prenons pour point d’arrivée ce qui est pour le pieux solitaire le point de départ. Nous apprenons de lui, aujourd’hui encore, non pas à vivre en Dieu, mais à vivre en nous, et de façon à ne point souffrir des hommes.

Racine §

Nous sommes en train de l’aimer beaucoup. Sa vie est vraiment « humaine », toute pleine de belles larmes, et de faiblesse, et d’héroïsme. Elle ressemble en quelque façon  si vous écartez la diversité des apparences  à la vie de la sainte courtisane Thaïs, qui eut une enfance pieuse, qui ensuite s’abandonna au désordre, mais en gardant le souci de la beauté et de la bonté, et qui enfin se reposa des autres amours dans le seul amour qui ne trompe pas  puisque, s’il trompe, nous n’en saurons jamais rien.

C’est cette figure d’une femme d’amour devenue sainte que je placerais sur le tombeau de Racine, dans le cimetière idéal des grands poètes. Elle serait chaste et drapée à petits plis. Et, sur la pierre funèbre, je graverais en beaux caractères le mot de Mme de Sévigné : « Il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses » ; le mot de Mme de Maintenon : « Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de sœur Lalie », et le mot de Racine lui-même, recueilli par La Fontaine dans les Amours de Psyché : « Eh bien ! nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous ! »

Son enfance est d’un Éliacin élevé dans l’ombre du sanctuaire par de saints hommes très graves et très naïfs. Il était « le petit Racine de M. Antoine Lemaître ». Pieux comme un ange, romanesque déjà, jusqu’à apprendre par coeur Théagène et Chariclée, très sensible à la beauté de la terre et du ciel : les sept Odes sur Port-Royal sont des paysages d’une forme puérile mais d’une émotion vraie. Il continua, au témoignage de La Fontaine, « d’aimer extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages », et c’est lui qui retient ses amis pour assister aux féeries du soleil couchant.

Son adolescence est gentille, badine, un peu frondeuse  inquiète de l’amour. Chez son oncle le chanoine, à Uzès, dans ce Midi encore espagnol, il fait cette remarque : « Vous savez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amour médiocre ; toutes les passions y sont démesurées. » Peut-être se souviendra-t-il de ces Hermione et de ces Roxane à foulard rouge.

Entre vingt-cinq et trente-sept ans, il mord tant qu’il peut aux fruits de la vie : vaniteux, irritable, ingrat même, sensuel, tout proche de la débauche (vous vous rappelez ces soupers dont parle Mme de Sévigné : « ce sont des diableries »)… et tout cela ensemble ne veut pas dire méchant. C’est durant cette période qu’il écrit ses tragédies, si douces et si violentes, et qu’il crée ses délicieuses femmes damnées.

Toutefois, on a contesté que ce poète de l’amour tragique ait entièrement éprouvé pour son compte ce qu’il décrivait si bien. On a dit qu’il eut pour la du Parc, puis pour la très galante Champmeslé, flanquée du plus complaisant des maris, un amour en apparence assez tolérant. Mais, outre que nous ignorons ce qu’il put souffrir, il est trop clair que les âmes les plus délicatement impressionnables et tendres, les plus « amoureuses d’aimer », sont celles qui répugnent le plus à ce qu’il y a de nécessaire dureté, de brutalité — et de haine — dans l’amour-maladie. Et l’on sait enfin que, chez l’artiste, la passion s’amortit toujours un peu par la conscience qu’il en prend, et parce que ses propres sentiments lui deviennent « matière d’art ». Si Racine avait aimé comme l’Oreste d’Andromaque, jamais il n’aurait su peindre l’amour.

Or, tandis qu’il offrait aux hommes assemblés des spectacles d’une volupté noble, mais pénétrante, toutes les religieuses et les saintes femmes de sa famille (il y en avait beaucoup), et le grand Arnauld, et le bon M. Nicole, et le bon M. Hamon priaient pour l’enfant égaré. Et c’est pourquoi Racine s’aperçoit un jour que Phèdre était trop charmante ; et il accomplit le sacrifice le plus extraordinaire qu’ait enregistré l’histoire de la littérature : il tue en lui l’homme de lettres, à trente-huit ans.

Ce qui me touche, c’est que la consommation de ce sacrifice inouï laissa en lui des faiblesses. Il ne veut plus travailler pour le monde : mais un jour il commence, avec Boileau, l’opéra de Phaéton pour Mme de Montespan. Je crois qu’il lui fut très agréable d’écrire Esther et Athalie, parce qu’il les écrivait pour des jeunes filles. Une fois, aux répétitions d’Esther, on le surprend tamponnant avec son mouchoir les yeux d’une de ses innocentes et jolies interprètes, que ses critiques avaient fait pleurer.

Mais, peu à peu, il s’épure. Ses lettres à son ami Boileau, à son fils Jean-Baptiste, d’une simplicité si vraie, respirent la plus rare beauté morale ; et quelle tendresse on devine sous cette forme prudente et contenue, imposée par la « politesse » du temps et par la pudeur chrétienne ! À la fin d’une lettre à Boileau, il fait cet aveu : « Plus je vois décroître le nombre de mes amis, plus je deviens sensible au peu qui m’en reste. Et il me semble, à vous parler franchement, qu’il ne me reste presque plus que vous. Adieu. Je crains de m’attendrir follement en m’arrêtant trop sur cette réflexion. »

Ses ennemis l’accusaient d’être trop bon courtisan. Et pourtant il restait publiquement l’ami des jansénistes persécutés. De bonne heure il s’abstint, par scrupule religieux, lorsqu’il était à la cour, d’aller à l’Opéra et à la Comédie… Seulement, voilà ! il avait l’imprudence d’aimer le roi.

Les méchants ont raconté qu’il mourut d’avoir déplu à Louis XIV. S’il en mourut, il eut tort ; mais il ne craignit pas en effet de déplaire. On est d’accord aujourd’hui pour croire au récit de son fils Louis, à ce Mémoire sur la misère du peuple, confié par Racine à Mme de Maintenon. Au fait, on le voit, dans toute sa correspondance des vingt dernières années, très libéral et aumônier, d’ailleurs fort simple de mœurs. Les paysans de Port-Royal s’adressaient à lui pour leurs affaires. Il était grand ami de Vauban. Quand il écrivait ce vers :

Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,

il en concevait tout le sens.

Il fut un père de famille adorable. Il éleva toute une nichée de colombes : Marie, Nanette, Babet, Fanchon, Madelon. Marie, novice aux Carmélites à seize ans, rentra à la maison, finit par se marier : âme ardente et tourmentée, tantôt à Dieu, tantôt au monde. Nanette fut Ursuline ; Babet aussi, après la mort de son père ; Fanchon et Madelon moururent filles, assez jeunes encore et tout embaumées de piété et de bonnes œuvres… Racine sanglotait à la vêture de ses deux aînées, quoiqu’il sût bien que, par les leçons dont il les avait nourries, il était sans le vouloir le vrai prêtre de ce sacrifice…

Ainsi, l’auteur de Bajazet et de Phèdre, le plus savant peintre des plus démentes amours terrestres  continuant toujours d’aimer, mais d’autre façon  paya sa dette à Dieu en lui donnant quatre vierges, et, faible et grand jusqu’au bout, mourut peut-être d’un chagrin de courtisan, mais d’un chagrin qu’il s’attira pour avoir eu trop indiscrètement pitié des pauvres. Vie exquise que celle où l’amour, et tous les amours, s’achèvent en charité.

Il faut revenir à ce verset de l’Imitation de Jésus-Christ, qui semble traduit de Platon : « L’amour aspire à s’élever… Rien n’est plus doux ni plus fort que l’amour… Il n’est rien de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut se reposer qu’en Dieu, au dessus de toutes les créatures. » Et c’est là toute l’histoire de l’âme, longtemps inquiète, lentement pacifiée, de Jean Racine.

Madame de Sévigné §

Mme de Sévigné est la patronne charmante des chroniqueurs de journaux.

Cela pourrait se prouver sans trop solliciter les faits. Du jour où elle commença à écrire, elle sut qu’on se montrait ses lettres, qu’on les copiait, qu’on les collectionnait ; bref, qu’elle avait un public. Public composé, non point de cent mille lecteurs quotidiens, mais de cinquante ou de cent personnes riches, nobles, distinguées, cultivées, oisives. Qu’importe ? Plus ou moins sciemment, elle écrivit pour ce public de choix : d’où, peu à peu, un rien de marque professionnelle. Elle devenait une « épistolière », c’est-à-dire une chroniqueuse. Elle faisait la chronique de la cour, la chronique de la ville, la chronique de la littérature et du théâtre, la chronique de la province, la chronique de la campagne, la chronique des villes d’eaux, la chronique de la guerre, la chronique des crimes célèbres, la chronique de la mode, la chronique familière et de confidences personnelles— toutes les chroniques qu’on fait encore. On citait la Lettre du cheval, la Lettre de la prairie, la Lettre de la mort de Turenne, la Lettre de la mort de Vatel… Et l’on se demandait : « Avez-vous lu la dernière lettre de Mme de Sévigné ? comme sous l’empire : « Avez-vous lu la dernière chronique de Villemot, de Scholl ou de Rochefort ? »

Elle était « naturelle », c’est entendu. Autrement dit, elle avait naturellement le style échauffé, fringant, excessif, de trop de mouvement, de trop de gestes, de trop de bruit, par lequel se définit justement « le brillant chroniqueur ».

Je vous confesserai que, souvent, cet entrain m’assourdit et me bouscule ; j’ai envie de demander grâce. Mais on ne saurait nier qu’elle eut l’imagination puissante et drôle. Et puis, celle-là savait sa langue.

Pour le fond, elle avait un bon coeur, du bon sens et un esprit, je ne dirai pas moyen, mais en exacte harmonie avec son milieu et sans presque rien qui le dépassât. Je la crois moins intelligente que l’équivoque Maintenon et que la fine et ironique La Fayette.

Elle élève sa fille déplorablement, la dresse à s’adorer elle-même, la nourrit des plus sottes idées de grandeur.

Son jugement n’est jamais indépendant ni inventif. Il va sans dire qu’elle glorifie la révocation de l’édit de Nantes. Elle n’a, sur les « penderies » de Bretagne, qu’un mot de pitié rapide et quelques réflexions prudentes. C’est bien d’avoir été fidèle à Fouquet ; mais pas un moment cette chrétienne ne paraît se figurer dans sa réalité le cas moral de cet homme de finances. Elle suit en tout les goûts et les opinions des gens de son monde, ou de sa coterie, ou de son âge. Comme eux, elle en reste à La Calprenède ; elle est pour Corneille contre Racine. Elle ne voit rien au-dessus de Nicole. Elle va « en Bourdaloue » parce qu’elle le goûte, mais aussi parce qu’on y va. Elle ne juge jamais le roi, même un peu, etc.

Mais elle exprime des idées et des sentiments communs avec une vivacité et une fougue tout à fait surprenantes. On pressent une énergie de tempérament qui n’a pu se dépenser ailleurs. Et c’est par là que la vie de Mme de Sévigné est curieuse  plus peut-être que ses écritures.

Cette blonde réjouie, expansive, drue, d’un sang passionné (vous vous rappelez la sombre ardeur de son aïeule Chantal, enjambant le corps d’un fils pour entrer au cloître), cette femme trop bien portante, veuve à vingt-six ans et qui demeura évidemment honnête, eut pour exutoires ses lettres — et Mme de Grignan.

Deux particularités firent que son amour maternel devint vraiment l’occupation de toute sa vie : elle n’était pas aimée de sa fille  et elle ne la voyait presque jamais. Et ainsi, d’une part, la peur de lui déplaire et la nécessité continuelle de la conquérir tenaient son amour en haleine ; et, d’autre part, les deux cents lieues qui la séparaient de cette sèche personne lui permettaient de l’embellir plus aisément, d’adorer l’image qu’elle s’en formait et de ne pas se brouiller avec le modèle. Il est d’ailleurs certain que l’« idée fixe », l’obsédante représentation de l’objet idolâtré exerce plus pleinement les puissances de l’âme que ne ferait sa présence réelle.

Mme de Sévigné avait fort bien laissé Marguerite au couvent jusqu’à dix-huit ans, et l’on sait que, lorsque la mère et la fille se rencontraient, elles ne pouvaient s’entendre. Ce n’est point que la furieuse tendresse de Mme de Sévigné ne fût profondément sincère : mais il lui fallait, pour se déployer à l’aise, la mélancolie que laisse l’éloignement et l’illusion qu’il entretient. Elle pratiquait alors l’amour maternel comme un « sport » quasi tragique, où elle s’employait et se tendait toute.

Il y a, dans les pages brûlantes où elle traduit ce culte de dulie, de la gageure et de l’autosuggestion. Mme de Sévigné a passé sa vie à adorer une Ombre — comme sa grand’mère sainte Chantal. Et cela la détourna de mal faire.

C’est par là surtout qu’elle fut intéressante ; et c’est par là seulement que souffrit cette créature joviale. Ses plaintes sont discrètes, mais d’autant plus significatives. « Ce n’est pas une chose aisée à soutenir, écrivait-elle un jour à Mme de Grignan, que la pensée de n’être pas aimée de vous : croyez-m’en. »

Et, tandis qu’elle se consumait pour cette pédante impitoyable qui ne l’aimait pas, elle ne s’apercevait point que son fils Charles, dont elle ne se souciait guère, l’aimait, lui, de tout son coeur, et que c’était un garçon tout simplement délicieux.

Voilà, selon moi, l’originale aventure de Mme de Sévigné. Pour le reste, il n’y a qu’un point par où elle dépasse un peu l’alignement intellectuel et sentimental des gens de son temps. Je veux parler de son goût pour la campagne, autre fruit de ses solitudes forcées de veuve. Autant que La Fontaine, elle aime la nature et sait en jouir ; mieux que lui peut-être, et par de plus neufs assemblages de mots (« la feuille qui chante »), elle en rend l’impression directe, celle qui suit immédiatement la sensation elle-même. Aïeule des chroniqueurs, elle est quelque chose aussi aux écrivains impressionnistes.

Et je vous prie, en finissant, d’être persuadés que j’ai la plus vive affection pour cette grosse mère-la-joie  qui fut à certaines minutes, je le crois, une mère de douleur.

La bruyère §

Nous avons, entre plusieurs autres, une très sérieuse raison de l’aimer. Plus purement qu’aucun de ses contemporains, il est « homme de lettres ». Il est, dans sa vie, dans son caractère et dans son esprit, un des types les plus nobles — et les plus précoces — de cette espèce si étrangement mêlée.

Sa personne est d’autant plus attachante qu’on n’a sur elle qu’un petit n’ombre de renseignements, d’ailleurs contradictoires (Boileau, Saint-Simon, l’abbé d’Olivet), et qu’on la devine plus qu’on ne la connaît, aux hardiesses de toute sorte dont son livre abonde : hardiesses atténuées par des restrictions et de certains tours énigmatiques, soit nécessité, soit appréhension secrète des conséquences extrêmes de sa pensée. On ne saurait dire précisément jusqu’où allait sa liberté de jugement, mais on sent qu’elle était grande.

Ce fut un sage mécontent, clairvoyant et enclin à la révolte. Les malveillants diraient : un vieux garçon mécontent des femmes et un littérateur mécontent de la société.

Il fait constamment l’effet d’un réfractaire qui se retient, qui en pense plus qu’il n’en dit. (« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus… ») Il semble d’ailleurs avoir aménagé sa vie et composé son attitude pour pouvoir, penser, à part soi, le plus librement possible. Il demeure célibataire avec préméditation, pour circuler plus aisément, pour éviter d’être classé, d’être parqué dans son rang. Précepteur du petit-fils du grand Condé, hôte d’une famille de fauves, il y échappe aux familiarités humiliantes et meurtrières (vous savez la fin de Santeuil) à force de réserve et de respect exact et froid. (Voir les dix-sept lettres à Condé.)

Pourquoi resta-t-il là ? C’est que c’était un poste d’observation admirable. Mais on ne saurait douter qu’il n’ait cruellement souffert de sa situation subalterne et des prudences qu’elle lui imposait. Ce fut là une de ses plaies vives.

Il a la haine des grands, qu’il connaissait trop, et, déjà, l’amour du peuple. Nul n’a été plus implacable ni contre la noblesse, ni contre la finance. Vingt passages de son livre ont l’accent le plus radicalement révolutionnaire. La colère bouillonne sous son ironie âpre et méthodique à la façon de Swift. Relisez les pages sur les deux extrémités du vieil ordre social, le peuple et la cour (« L’on parle d’une région… » etc., et « L’on voit certains animaux farouches… » etc.), et sur la guerre (« Petits hommes, hauts de six pieds… » etc.). Le plus noir pessimisme est répandu dans le chapitre de l’Homme. Personne, enfin, n’a mieux vu la vanité du décor politique, social et religieux de son temps, et n’a entendu plus de craquements dans le vieil édifice. Trois grands faits dominent dans ses peintures éparses : l’avènement de l’argent, le déclin moral de la noblesse, le discrédit jeté sur le clergé et sur l’Église par la « fausse dévotion ». Les Caractères annoncent les Lettres persanes, qui annoncent tout.

Chrétien, certes La Bruyère l’était, quoique le chapitre postiche des Esprits-Forts ait bien l’air d’une précaution pour faire passer le reste. Car, s’il y avait des choses qu’on était tenu de taire, il y en avait d’autres qu’on était tenu de dire. Notez pourtant que le spiritualisme de ce chapitre a un caractère tout laïque et sent— déjà— la philosophie universitaire selon Cousin et Jouffroy.

Une autre plaie de La Bruyère, une seconde source d’amertume, ce fut l’humilité de la condition des écrivains qui n’étaient qu’écrivains. Comme il a senti toute leur dignité, il a conçu tout leur devoir. Il a, je crois, prévu l’homme de lettres du siècle suivant, ouvrier des idées généreuses, homme vraiment public. Il a eu d’avance l’esprit si sociable et si humain, à travers toutes leurs faiblesses, des philosophes du dix-huitième siècle. (« Venez dans la solitude de mon cabinet… » etc.) J’ajoute qu’il est à la fois bien plus honnête homme que la plupart des Encyclopédistes et, permettez-moi le mot, moins « gobeur ».

Par le style aussi, La Bruyère nous est tout proche. Le nom de « styliste » semble inventé pour lui tout exprès. Il a des détours et des recherches qui sont un délice ; il a le trait et il a la couleur. Il est de ceux « pour qui le monde matériel existe », selon la formule de Gautier. Plusieurs de ses tableaux et de ses portraits sont d’un réalisme très franc dans sa sobriété. La Bruyère mort, il se passera plus de cent ans avant que son pittoresque se retrouve.

Que ne rencontre-t-on pas dans son livre ? L’histoire d’Émire, au chapitre des Femmes, est un roman en cent lignes, ce qui est sans doute la vraie mesure du roman psychologique : car il y a des longueurs dans les quatre-vingts pages de la Princesse de Clèves (je ne compte pas les épisodes), et des redites dans les soixante pages d’Adolphe.

La Bruyère est tout plein de germes. Sa philosophie, — sentiment profond de la suprématie de l’esprit, amertume tempérée par le plaisir de voir clair et d’être supérieure ce qui nous offense  est une sorte de néo-stoïcisme, qui peut servir encore. Il a fait sur les femmes les remarques les plus audacieuses (que ne puis-je citer !) et a dit sur l’amour les choses les plus pénétrantes. (« L’on veut faire tout le bonheur ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime. ») et les plus délicates (« Être avec les gens qu’on aime, cela suffit ; rêver, parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d’eux, tout est égal. ») — Il a senti et aimé la nature infiniment plus qu’il n’était ordinaire en son temps. Dans le chapitre de la Ville, il plaint les citadins qui « ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses… Il n’y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée… ne se préfère au laboureur qui jouit du ciel… » Tout ce que développeront un jour Rousseau, Bernardin, Chateaubriand et Sand n’est-il pas enclos dans ces deux brèves et charmantes pensées : « Il y a des lieux qu’on admire ; il y en a d’autres qui touchent et où l’on aimerait à vivre  Il me semble que l’on dépend des lieux pour l’esprit, l’humeur, la passion, le goût et les sentiments. »

L’auteur des Caractères était essentiellement de ces esprits ouverts, « vacants » et inquiets, révoltés contre le présent, ce qui donne une bonne posture dans l’avenir ; de ces âmes qui sentent beaucoup et pressentent plus encore, par un désir de rester en communion avec les hommes qui viendront, et par une sympathie anticipée pour les formes futures de la pensée et de la vie humaine.    Je le tiens pour l’homme le plus « intelligent » du dix-septième siècle. Il est de tous les écrivains de ce temps-là  sans peut-être en excepter Molière ni Saint-Évremond  celui qui, revenant au monde, aurait le moins d’étonnements.

Joubert §

Sainte-Beuve, et quelques autres à la suite, l’avaient découvert il y a une trentaine d’années. Puis on l’a oublié. Mais le moment est peut-être venu de le « sortir » de nouveau. Car savez-vous ce qu’est Joubert ? Un symboliste accompli — et innocent.

D’ailleurs, un « vieil original », plein de tics délicats et de manies angéliques  qui dut peut-être à son mauvais estomac d’être un idéaliste irréprochable et inventif, un dilettante du bleu. Il connut d’Alembert, Diderot, les encyclopédistes, et les trouva d’une vulgarité choquante. Pendant la Révolution, il se tapit à Villeneuve-sur-Yonne, petite ville de Bourgogne, tapie elle-même dans un gai paysage, peuplée de bonnes gens d’humeur douce, et qui, comme la plupart des petites villes et des villages de France, traversa la crise révolutionnaire sans s’en apercevoir. Mais le bruit et le spectacle, quoique lointains, de la Terreur, achevèrent de détacher Joubert de ce brutal monde des corps.

Il se maria sur le tard, et son mariage aussi fut d’un idéaliste. Il épousa, par admiration, une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très dévouée, consommée en mérites. Imaginez  et ce sera très juste en dépit de la chronologie  qu’il épousa l’âme d’Eugénie de Guérin.

Joubert fut grand frôleur d’âmes féminines. Il lia, avec Mmes de Beaumont, de Guitaut, de Lévis, de Duras, de Vintimille, de ces commerces tendres et purs, plus caressants que l’amitié, plus calmes que l’amour. Il fut le Doudan alangui de deux ou trois petits salons aristocratiques qui se formèrent à Paris au commencement de l’Empire et où régnèrent, avec l’ancienne politesse, la religiosité la plus élégante. On y aimait, avec mille grâces, Dieu et Chateaubriand.

Souvent malade, Joubert aimait presque à l’être : il sentait que la maladie lui faisait l’âme plus subtile. Il avait des raffinements à la des Esseintes (supposez un des Esseintes sans perversité). Il déchirait, dans les livres du dix-huitième siècle, les pages qui l’offensaient et n’en gardait que les pages innocentes dans leurs reliures à peu près vidées. Il « adorait » les parfums, les fruits et les fleurs. Il avait des façons à lui de voir et de recommander la religion catholique : « Les cérémonies du catholicisme, écrit-il, plient à la politesse. »

Il ne tenait pas énormément à la vérité : il y préférait la beauté ; ou plutôt il les confondait avec une astuce séraphique. Ne croyez-vous pas que Renan eût contresigné cette pensée : « Tâchez de raisonner largement. Il n’est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu’elle soit dans la pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu’un raisonnement ait de la grâce : or, la grâce est incompatible avec une trop rigide précision. » Et cette autre : « L’histoire a besoin de lointain, comme la perspective. Les faits et les événements trop attestés ont, en quelque sorte, cessé d’être malléables. »

Il est plus platonicien que Platon. L’univers lui est, très exactement, un système de symboles, où il s’applique à saisir les correspondances du réel avec l’idéal, le reflet de Dieu sur les choses. Où manque ce reflet, il ferme les yeux. Il ne permet à la matière d’exister qu’en tant qu’elle traduit quelque chose de spirituel. En elle-même, elle le dégoûte. Aussi la réduit-il tant qu’il peut. Il ne lui reconnaît que l’épaisseur tout au plus d’une pelure d’oignon ; il fait du monde une prodigieuse baudruche. Cela, à la lettre : « Pour créer le monde, un grain de matière a suffi… Cette masse qui nous effraye n’est rien qu’un grain que l’Éternel a créé et mis en œuvre. Par sa ductilité, par les creux qu’il enferme et l’art de l’ouvrier, il offre, dans les décorations qui en sont sorties, une sorte d’immensité… En retirant son souffle à lui, le Créateur pourrait en désenfler le volume et le détruire aisément… »

Comme sa métaphysique, sa critique littéraire n’est que métaphores, comparaisons, allégories. Il dit de Voltaire : « Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux. » Il dit de Platon : « Platon se perd dans le vide, mais on voit le jeu de ses ailes, on en entend le bruit. » Il nous apprend que « Xénophon écrit avec une plume de cygne, Platon avec une plume d’or et Thucidyde avec un stylet d’airain ». On est tenté de continuer : « Corneille écrit avec une plume d’aigle, Racine avec une plume de tourterelle (vous savez que la tourterelle est violente), Chateaubriand avec une plume de paon, Joubert lui-même avec une plume d’ange. »

En politique, il est pour le régime où il entre le plus d’artifice. Ce qui lui déplaît dans la démocratie, c’est que, la force et le pouvoir s’y trouvant dans les mêmes mains, c’est-à-dire dans celles du plus grand nombre, « il n’y a point d’art, point d’équilibre et de beauté politique. » Il veut que la puissance soit séparée de la force matérielle, du nombre, et les tienne en échec. C’est dans cette fiction qu’il voit la beauté : « De la fiction, il en faut partout. La politique elle-même est une sorte de poésie. »

Sa psychologie aussi est toute en images. Il remarque que l’homme n’habite que sa tête et son cœur ; que la langue est une corde et la parole une flèche ; que l’âme est une vapeur allumée dont le corps est le falot ; que certaines âmes n’ont pas d’ailes, ni même de pieds pour la consistance, ni de mains pour les œuvres ; que l’esprit est l’atmosphère de l’âme, qu’il est un feu, dont la pensée est la flamme ; que l’imagination est l’œil de l’âme. Plus loin, je vois que l’esprit, qui tout à l’heure était une atmosphère et une flamme, est un champ, puis un métal ; qu’il peut être creux et sonore, ou bien que sa solidité peut être plane, si bien que la pensée y produit l’effet d’un coup de marteau ; puis, qu’il ressemble à un miroir concave, ou convexe ; qu’il y fait froid, qu’il y fait chaud ; que la pudeur est un réseau, un velours, un cocon, etc., etc.

Sentez-vous la revanche de la nature ? Voilà, pour un contempteur de la matière, une imagination bien matérielle. Tous ces renchéris n’en font jamais d’autre.

Avec cela, Joubert est très « particulier ». Ses subtilités quintessenciées, son épicuréisme virginal et ce que j’appelle son « angélisme » peuvent nous communiquer encore, çà et là, d’assez doux petits frissons d’âme. Par mille affectations mystérieuses, par son mauvais goût travaillé et délicieux, il reste proche de nous. Ce sensitif pudique est un des plus distingués parmi ces artistes joliment maniaques qui sont comme en marge des littératures…

Je dois seulement confesser que Joubert exprime ou indique toujours les deux termes de ses comparaisons : c’est, entre autres choses, ce qui le distingue, par exemple, de M. Stéphane Mallarmé. Cela n’empêche point la parenté. J’ai voulu signaler à nos poètes symbolistes un aïeul inattendu, mais authentique.

Hippolyte Taine §

Il est très grand. C’est peut-être le cerveau de ce siècle qui a emmagasiné le plus de faits et qui les a ordonnés avec le plus de rigueur. Chacune de ses « histoires », chacune de ses « descriptions » — description d’un homme, d’une littérature, d’un art, d’une société, d’une époque, d’un pays — ressemblent à des constructions massives et serrées. Sous les propositions qui s’enchaînent, les séries de faits se commandent  telles les assises successives d’un monument. Taine est un prodigieux bâtisseur de pyramides.

Nul n’a plus durement appliqué, ni à des objets plus divers, des théories plus étroitement déterministes. Mais, l’expérience du plus savant homme étant toujours fort restreinte, toute explication d’un ensemble un peu considérable de phénomènes, même suggérée par l’expérience, devient forcément création. L’esprit, au début, s’accommode aux parcelles de réalité qu’il a pu saisir ; mais, dès qu’il s’agit d’une réalité plus étendue, et de toute la réalité, c’est elle que nous accommodons à notre esprit ; c’est notre esprit qui complète les faits, et qui les pétrit, et qui suppose entre eux des relations afin de justifier des lois. Toute philosophie est poésie.

Et c’est pourquoi nul n’a fait, plus souvent que Taine, autre chose que ce qu’il croyait faire ; nul n’a plus senti et imaginé, alors qu’il croyait uniquement percevoir, observer et classer.

La théorie qui est censée former le support de l’Histoire de la littérature anglaise ne rend bien compte que des individus médiocres ; elle n’éclaircit par conséquent que ce qui nous intéresse le moins. Elle n’explique guère les grands écrivains. Tandis que Taine se travaille à voir en eux les produits du moment, du milieu et de la race ; il nous les montre surtout comme des producteurs d’une certaine espèce de beauté où nous ne saurons jamais au juste ce qui revient à la race, au milieu et au moment. L’Histoire de la littérature anglaise est un livre splendide ; mais le meilleur en subsisterait, la théorie ôtée ou réduite à d’assez modestes truismes.

Pareillement, « la faculté maîtresse » explique tout dans l’œuvre d’un artiste, excepté la beauté. La « faculté maîtresse » peut, en effet, se rencontrer aussi bien chez un galfâtre que chez un homme de génie.

En histoire aussi, Taine est souvent dupe. Sa conception déterministe donne inévitablement des résultats moroses, quels que soient le pays ou le temps qu’il étudie. Car il remonte toujours, par l’analyse, à des causes qui se confondent avec l’instinct animal. Et c’est ainsi qu’il a vu l’ancien régime et la Révolution également tristes et haïssables. Décomposés de la même façon, le moyen âge et l’antiquité lui eussent non moins sûrement paru hideux. La beauté même du siècle de Périclès, si Taine avait pu dépouiller les archives athéniennes, n’eût pas résisté à cette opération. Toute la destinée de l’humanité se résume pour lui dans le sombre tableau que trace Thomas Graindorge pour l’instruction de son neveu. (Les petits lapins, les gros éléphants… vous vous rappelez ?)

Il déforme les faits par cela seul qu’il les coordonne sans les connaître tous. Il est très peu évolutionniste, puisque sa mécanique prétend exclure le mystère et qu’il y a du mystère dans l’« évolution ». Il oublie le flottant, le vague, l’imprécision, la fuite et la transformation des choses. Il immobilise le réel pour l’observer : donc ce qu’il observe n’est déjà plus le réel. Assurément, les institutions jacobines et napoléoniennes sont artificielles et oppressives ; mais, en quatre-vingt-dix ans, n’ont-elles pu modifier le peuple qu’elles enserrent dans leurs cadres et lui faire une autre nature ? Saurions-nous revenir, au régime de la décentralisation et des petites associations libres ?

Peut-être y a-t-il un rapport secret entre les contrariétés de l’œuvre de Taine et les contrastes qu’on devine dans son caractère et dans son esprit.

Ce logicien est un poète. Cet abstracteur a le style le plus concret qu’on puisse voir. Aucun écrivain ne s’est plus continûment exprimé par des métaphores, ni plus colorées, ni développées avec plus de minutie, ni plus exactes dans le dernier détail. Cela va communément jusqu’au symbole et à la parabole. Et ainsi l’on craint que, la justesse surprenante des images emportant pour lui la vérité du fond, ce positiviste si défiant ne se soit laissé quelquefois tromper par les mots.

Cet homme d’imagination violente et charnelle (vous vous rappelez ses études sur la Renaissance et sur la peinture flamande) a eu la vie d’un ascète et d’un bénédictin. Ce grand apôtre de l’observation directe a vécu très retiré, a peu communiqué, je crois, avec les hommes d’une autre classe que la sienne ; et ce grand amasseur de faits les a surtout cherchés dans les livres.

Ce déterministe, qui regarde l’histoire comme un développement de faits inéluctables et qui a souvent goûté en artiste les manifestations de la force, s’est troublé, s’est fondu en compassion, dès qu’il a vu le sang et la souffrance d’un peu près. Il eût été indulgent à Sylla et à César : Robespierre et Napoléon l’ont trouvé inexorable.

Cet ennemi de l’esprit classique a, dans son besoin d’unité, soumis le réel aux simplifications et aux généralisations les plus impérieuses  Sa philosophie se retrouve, dramatisée, dans le roman naturaliste ; et l’on sait que le roman naturaliste lui faisait horreur.

Pour avoir trop vu dans l’histoire la bestialité humaine, il avait fini par avoir peur des hommes. Dans ses dernières années, sa sympathie était évidente pour des doctrines dont la sienne était la négation radicale, et pour les vertus mêmes que sa philosophie était le plus propre à décourager.

Cet homme d’une si intransigeante audace de pensée était devenu énergiquement « conservateur ». (Le fut-il pour les mêmes affreuses raisons que Hobbes ? On ne sait.) Et non seulement il refusa des obsèques civiles qui, seules, eussent été sincères, mais il ne se laissa point enterrer simplement selon le rite de sa religion natale, ce qui n’aurait eu, dans l’espèce, qu’une très faible signification : il demanda — ou accepta — des funérailles protestantes. Je n’ai jamais senti plus grande mélancolie intellectuelle qu’à cette mensongère cérémonie.

Mais cela n’a point aboli son œuvre écrite. Hippolyte Taine fut un de nos maîtres. La période positiviste de notre littérature  celle qui commença vers 1855 et que nous voyons s’achever  garde très profondément son empreinte.

On ne découvre des vérités neuves que par de grands partis pris qui entraînent tout autant d’erreurs. Qu’importe ? Les vérités restent. Taine est l’écrivain qui nous a fait le plus fortement sentir et comprendre l’animal et la machine qu’est toujours l’homme. Seulement, c’est là une vérité que nous avons assez vue, et des vérités un peu différentes sont en train de nous attirer davantage. Et, donc, il adviendra de Taine comme d’autres grands inventeurs ou rajeunisseurs d’idées : on l’abandonnera pendant trente ans  pour lui revenir.

Ferdinand Brunetière §

Je le tiens pour un des plus particuliers et des plus originaux des hommes d’à présent. Et nul peut-être ne diffère plus profondément de l’image que le public s’est formée de lui.

Professeur fieffé, doctrinaire intransigeant, continuateur vigoureux du grêle Nisard, défenseur de la tradition et de toutes les traditions, et par conséquent leur prisonnier : tel il apparaît aux inattentifs. Parce qu’il a gardé, avec une coquetterie hautaine, la syntaxe du dix-septième siècle, on le croit contemporain de Bossuet par les idées.

En réalité, l’esprit le plus libre, de l’indépendance la plus fière et la plus ombrageuse. Sa vie, d’abord, le prouverait, toute solitaire et, jusqu’à ces dernières années, toute en dehors des « cadres » officiels. C’est sans autre diplôme que celui de bachelier qu’il est parvenu aux premiers emplois de l’enseignement universitaire. En littérature, il n’a touché aux opinions traditionnelles que pour les redresser rudement, souvent pour en prendre le contre-pied. L’ensemble de son œuvre ne serait pas mal intitulé : « Suite de paradoxes sur la littérature française. »

Ce prétendu « immuable » s’est d’ailleurs beaucoup modifié en vingt ans. Ou, si vous préférez, je crois le comprendre mieux que je ne faisais jadis.

Ce critique est surtout un historien et un dialecticien.

Il a, au plus haut point, le sentiment de l’histoire. Pour lui, juger un livre, ce n’est nullement analyser l’impression plus ou moins voluptueuse qu’il en a reçue ; mais c’est, essentiellement, le « situer » dans une série. On connaît son mot : « Je ne loue jamais ce qui m’amuse ». Son objet est de fixer la valeur des œuvres par rapport, non à lui-même, mais à toute la littérature. Dans le moindre de ses jugements il tient compte d’une chose considérable en effet : le jugement exprimé ou supposé des morts, qui sont plus nombreux que les vivants.

Non, certes, pour s’y conformer aveuglément. Cet historien est artiste en dialectique. Même, il s’y complaît, et c’est la seule espèce de volupté à laquelle il soit publiquement accessible. Entre les ouvrages écrits, envisagés comme des faits dont il faut chercher la loi de succession, la grande joie de M. Brunetière est d’établir des « liaisons » inaperçues et surprenantes.

Sa logique est toujours imaginative. Comme Taine a théorie du milieu, du moment et de la faculté maîtresse, M. Brunetière a trouvé la théorie de l’« évolution des genres ». Son sens historique devait l’y amener : car le darwinisme, c’est — provisoirement — le vrai nom de l’histoire, c’est l’histoire même.

Il a étudié les « genres littéraires » un peu de la même façon que Taine étudiait les écrivains. Et il lui est arrivé, comme à Taine, d’être dupe des métaphores. Les genres littéraires sont devenus, dans son système, un je ne sais quoi d’organique, qui vivrait indépendamment des œuvres particulières et des cerveaux où elles ont été conçues ; abstractions végétatives, qui ont des troncs et qui poussent des branches ; entités réalisées à la manière scolastique. Les « genres » seuls existent ; les œuvres, très peu ; la personne des écrivains, moins encore.

Ainsi M. Brunetière a pu, l’an dernier, à propos de l’évolution de la poésie lyrique, parler de Musset sans presque mentionner ses comédies, où est pourtant tout Musset. C’est que, l’année précédente, il avait parlé, à propos de l’évolution du genre dramatique, de ces mêmes comédies, qui pourtant sont à peine du théâtre. Musset lui-même s’évanouit : son nom ne désigne plus que le passage accidentel, à travers un cerveau, de deux « genres littéraires » à une certaine minute du développement de ces deux plantes…

La logique de M. Brunetière est ardemment combative. Il parle toujours contre quelqu’un. Il a la démonstration menaçante. Au moment où il nous écrase, il nous avertit qu’il nous ménage. « Et, si je le voulais à ce propos, j’ajouterais, etc… » Derrière ses béliers, il a toujours des catapultes en réserve.

Il donne l’impression d’une vitalité intellectuelle et physique extraordinaire, presque maladive (avez-vous assisté à ses cours ?) et, en y regardant de plus près, d’une immense tristesse. Nulle grâce ; jamais de sourire ni d’abandon ; point d’esprit, sinon à coups de massue. Mais cela ne serait rien. Lui-même a confessé à maintes reprises un pessimisme si radical et si âcre qu’on sent bien que son amour de l’action et son grand courage le défendent seuls du nihilisme pur. Il est sans doute l’homme qui, moitié par respect de ce qu’ont fait et pensé les pauvres hommes disparus, moitié par un souci d’utilité publique, a déployé le plus de vigueur pour défendre des principes et des institutions auxquels il ne croyait pas.

De tout cela, mélancolie foncière, pessimisme absolu, travail effréné, activité fébrile qui semble avoir peur du repos et vouloir tromper la vie, refus de sourire, retranchement ascétique de tout épicuréisme intellectuel, je conclus naturellement à une excessive sensibilité, et d’autant plus violente qu’elle est publiquement plus comprimée  à une extrême capacité de désir et de souffrance… Et cela est très singulier, à cause de la forme qui n’est pas précisément, ici, celle d’un Musset ou d’un Byron.

… On a dû voir parfois, dans quelque couvent du haut moyen âge, un moine théologien ardent aux disputes, orthodoxe avec des témérités de dialectique à faire trembler, austère, secret, ne livrant jamais rien de son coeur ni de ses sensations, dur en apparence et étranger à tout plaisir… Un matin, ses frères le trouvaient pendu dans sa cellule, sous son grand crucifix. Que s’était-il passé ? Drame de désespoir métaphysique ? Drame d’ennui mortel ? Ou quoi de plus insoupçonné encore ?

Ma plaisanterie n’est pas gaie, et elle est d’un romantisme fâcheux. Mais M. Brunetière me fait songer, malgré moi, à un théologien damné.

François Coppée

On voit bien tout de suite qu’il y a, dans la littérature française, des écrivains du Nord et des écrivains du Midi, des Provençaux, des Gascons, des Auvergnats, des Belges, des Hellènes et des coloniaux. Mais y a-t-il des Parisiens ? On peut se le demander. Car, d’abord, Paris, c’est trente-six mille choses à la fois ; et puis on sait que la plupart de ceux qui passent pour représenter l’esprit de Paris sont venus des plus lointaines provinces… Et pourtant, oui, il y a des Parisiens, puisqu’il y a Béranger et puisqu’il y a M. François Coppée.

Plusieurs voient surtout, en M. Coppée, un praticien en vers et en prose, d’une habileté extraordinaire. Et je fais cette première remarque que l’auteur de la _Grève des forgerons_ est adroit, en effet, comme un ouvrier de Paris. Mais il est encore bien autre chose. On pourrait dire que la netteté, le poli, l’aisance imperturbable et le « fini » classique de son œuvre, qui font que tout le monde peut s’y plaire, n’en laissent sentir toute l’originalité qu’aux lecteurs très attentifs.

Si l’on y veut prendre garde, on saisit chez lui d’intéressants contrastes. Il a commencé par être un parnassien pur, un artiste voluptueux et fier, uniquement dévot aux mystères de la forme. Il a écrit le Lys et l’Enfant des armures et ciselé d’irréprochables petites « légendes des siècles ». En même temps il montrait, dans ses délicieuses Intimités, une sensualité fine et languissante, maladive un peu. Il pouvait mal tourner. Il pouvait tomber de la poésie parnassienne dans l’héliogabalisme, et de l’héliogabalisme dans le symbolisme, le mysticisme et la kabbale. Les jeunes gens qui le considèrent aujourd’hui comme un funeste bourgeois ne réfléchissent pas que Coppée, il y a vingt-cinq ou trente ans, parut un jeune poète très « avancé ».

Or, tout de suite après le Reliquaire et les Intimités, M. François Coppée, chose assez inattendue, écrivait les Humbles. En vers modestes et familiers, dont toute l’élégance consistait dans leur souple exactitude, dont le prosaïsme n’était sauvé que par la grâce du rythme, en vers nus, tout nus, il façonnait de petits poèmes gris, tout gris, où s’exprimait, sans fausse honte, une sensibilité et parfois presque une sentimentalité de peuple. Ces ingénieuses compositions eurent très vite le suprême honneur de la parodie. Je ne rappellerai que le petit homard des Batignolles, dont une bonne fille garde les pattes pour sa mère.

On put croire d’abord que le jeune poète parnassien n’avait vu dans ces récits qu’un exercice amusant et difficile de versification, quelque chose comme le plaisir d’écrire en français des vers latins (si j’ose cette catachrèse) sur des sujets réfractaires à la poésie. Mais M. Coppée a recommencé si souvent ; il y est revenu avec une si évidente complaisance qu’il faut bien qu’il y ait mis son coeur et qu’il ait trouvé, dans ces peintures en vers de la vie, des mœurs, des souffrances et des mérites des « humbles », — et non point des « humbles » pittoresques : bergers, pêcheurs, vagabonds, gueux de Richepin, mais des « humbles » incolores : épiciers, employés, vieilles filles  une autre douceur, plus intime, plus humaine, que celle d’accomplir des séries de tours de force  En somme, Coppée, dans ses Humbles, a presque créé un genre ; il a presque réalisé un rêve de Sainte-Beuve.

Toutefois il se pourrait qu’en dépit du rêve de Sainte-Beuve ce genre restât un peu hybride et douteux. C’est dans ses récits en prose non rimée que je goûte avec le plus de sécurité la sensibilité vive et franche de M. François Coppée. On a dit (et ce n’est d’ailleurs qu’à moitié vrai) que le réalisme de la plupart de nos romanciers était dur, hautain, méprisant ; que rien n’égalait le soin avec lequel ils peignent les existences humbles ou médiocres, sinon leur dédain pour cette humilité, et qu’enfin ils n’aimaient pas les petites gens. M. Coppée les aime. Nul, si ce n’est peut-être M. Theuriet, n’a exprimé avec une sympathie aussi vraie la vie des pauvres foyers, des foyers de tout petits bourgeois, leurs habitudes, leurs soucis, leurs plaisirs, leurs ambitions ; nul ne nous a mieux fait sentir, sous la mesquinerie des détails matériels, qui devient touchante, l’immortelle poésie du coeur. Je dirais que, par là, le réalisme de M. Coppée ressemble à celui des romanciers anglais ou russes, si j’avais besoin, pour goûter nos écrivains à nous, de constater qu’ils ressemblent aux étrangers.

D’autre part, l’auteur des Humbles et des Contes rapides est, comme on sait, un compagnon de propos libres et qui, comme plusieurs d’entre nous, manque un peu d’innocence. Il a l’esprit, et il a la « blague ». L’âme d’un titi supérieur sonne dans son rire, dont il est impossible de ne pas aimer le joli timbre légèrement nasillard.

Or, ce railleur est tellement ingénu qu’il est un des trois ou quatre de nos contemporains qui ont fait des tragédies  oui, des tragédies en cinq actes où tout est pris grandement au sérieux, où se déroulent des événements imposants, où des personnages royaux se débattent dans des situations douloureuses et terribles, où s’entre-choquent les passions les plus violentes et où s’énoncent en alexandrins les sentiments les plus nobles et les plus hauts dont l’humanité soit capable. Faire des tragédies ! songez à ce que cette entreprise suppose aujourd’hui de courage, de persévérance, de gravité et de foi.

Rassemblons ces traits. Un parnassien qui est un sentimental et un railleur qui fait des tragédies ; un raffiné qui a l’âme populaire et un ironique qui a l’âme enthousiaste… Ne vous le disais-je pas que M. François Coppée, lui du moins, est bien de Paris ? Il est même le seul de nos poètes qui soit de Paris à ce point.

Car on trouve dans ses pages, épuré et revêtu de beauté par son clair génie, ce qu’il y a de meilleur et de plus généreux dans les sentiments du gavroche, de la grisette, du garde national, du chauvin et aussi de l’ouvrier révolutionnaire, du médaillé de Sainte-Hélène et pareillement du barricadier. Ses causeries du Journal nous le montrent baguenaudant à travers sa bonne ville, se mêlant volontiers au populaire, attendri et frondeur, excusant les misérables, sévère aux bourgeois et aux politiciens, paternel aux jeunes gens, évangélique jusqu’à la plus noble imprudence, et conciliant cet évangélisme avec le culte du grand Empereur, qui n’est, chez lui, que le culte de l’effort et de la volonté héroïque ; saluant un vague bon Dieu, célébrant le printemps et sa mie, se racontant lui-même avec une bonhomie charmante ; d’ailleurs artiste toujours soigneux, mais, autant qu’artiste, brave homme. Ainsi, depuis quelques années surtout, nous avons vu Coppée devenir insensiblement le Béranger de la troisième République.

Il a fait une chose très singulière et très audacieuse dans sa simplicité. Il a fait entrer Lisette à l’Académie. Académicien, confrère d’un évêque, de plusieurs ducs et de divers professeurs et moralistes, il n’a pas été hypocrite ; il n’a pas craint de chanter l’idylle faubourienne de sa quarante-cinquième année. Et cette franchise lui a réussi. Sa dernière Elvire, fleur pâlotte et douce, nimbée, à travers les losanges d’une maigre tonnelle, par les derniers rayons du soleil couchant sur la Marne, n’a point paru sans poésie. Et même peu de livres de vers respirent autant de sincère tendresse et de mélancolie pénétrante que cette si jolie Arrière-Saison

Eugène Melchior de Vogüé §

Une de ses caractéristiques, c’est d’être un auteur à « considérations »4, de ne pouvoir écrire trois lignes sans « s’élever » à des idées générales. Ces idées ne sont jamais insignifiantes. Cosmopolite par la culture, avec de belles parties d’esprit philosophique, M. de Vogüé, ayant beaucoup vu, peut beaucoup comparer et, par suite, beaucoup abstraire.

Ces idées sont, presque toujours, majestueusement tristes. Depuis dix ans, M. de Vogüé nous parle, presque sans interruption, du malaise de nos âmes. Il a repris, avec quelques variantes, la chanson de 1830. Je crois que ce malaise, il l’éprouve pour son compte. Intelligence haute et mélancolique  mélancolique d’être haute, et haute pour les mêmes raisons qui la font mélancolique  il ne paraît pas d’aplomb dans sa vie. Il a un peu l’air d’un exilé, et cela de diverses façons.

Sous l’ancien régime, même sous la Restauration, sa carrière eût été toute tracée. Il eût été dans les grandes charges de l’armée, du gouvernement ou de la diplomatie. Sa rêverie se fût dissipée en action. Gentilhomme éclairé, à tendances libérales, il eût écrit, dans ses vieux jours, des Mémoires où l’on remarquerait de la finesse et de l’élévation. Son existence aurait été, en dépit de quelques agitations de surface, harmonieuse et paisible. Mais aujourd’hui la vie est plus difficile aux descendants de l’ancienne aristocratie, quand ils ne sont pas très riches et quand ils ne se résignent ni à l’oisiveté ni à la nullité. Ils ne trouvent plus leur place faite. Ils ont plus de peine à se faire nommer députés qu’un cabaretier ou un coiffeur… Et ainsi, M. de Vogüé semble d’abord exilé dans son temps.

Mais voici qui lui est plus particulier. Ce temps, il l’a aimé. Il en a connu l’âme souffrante ; et, comme il prend tout très au sérieux, il est un des premiers qui se soient employés à la guérir. Pour cela, il a découvert l’Évangile. Il l’a découvert dans le roman russe, vous n’avez pas oublié avec quel succès. Il a jugé que Balzac, Sand et Flaubert ensemble étaient bien peu de chose auprès de Léon Tolstoï ou de Dostoïewsky …. C’est presque toujours à des étrangers qu’il a demandé son aliment spirituel. Et ainsi, tout en l’aimant ; il a semblé exilé dans son pays.

D’autre part, il a l’esprit inquiet, généreux et hardi. Il n’a peur ni des faits ni des idées. Il accepte la démocratie. Il a de très larges vues d’historien et de belles pénétrations. Il a, dans ces derniers temps, beaucoup encouragé le pape. Mais, comme il est académicien, qu’il mène forcément une vie plutôt artificielle et mondaine, la vie que son nom et sa condition lui imposent, et qu’il est, quoi qu’il fasse, sinon d’une coterie, au moins d’une société, avec qui qui sa pensée intime n’a presque rien ’ de commun, il semble, en quelque manière, exilé dans son monde.

Je l’ai prié, un jour, bien indiscrètement, de formuler son credo. Lorsqu’il s’écriait : « Croyons ! » sans nous dire à quoi, je l’ai comparé à ces ténors qui chantent : « Marchons ! » sans bouger de place. C’était pure taquinerie. Le devoir de pitié, de charité, d’aide mutuelle et de renoncement peut être promulgué en dehors de tout dogme confessionnel ou philosophique. C’est le cas de dire, comme ce personnage de Molière : « J’y crois pour ce que j’y crois… » Néanmoins, si j’ose le dire, la conception du devoir, chez M. de Vogüé, ne me paraît que provisoirement coupée du dogme catholique. Il sait très bien lui-même qu’il mourra confessé… Et ainsi en attendant, il semble exilé de sa religion et exilé dans sa morale.

Enfin il se préoccupe extrêmement des humbles et des petits ; il se penche sur le peuple. Sévère pour l’individualisme, désireux de sentir avec les masses, il épie le réveil, la transformation morale qui se prépare peut-être dans leurs ténèbres. Il est merveilleusement évangélique d’intention. — Et, cependant pas de style moins évangélique et moins « populaire » que le sien. Sa forme a quelque. Chose de fastueux et d’orgueilleux ; elle manque de simplicité et de bonhomie à un degré invraisemblable. M. de Vogüé est de ceux qui ont le mieux gardé, sur un fond rajeuni, le geste de la prose du temps de Louis-Philippe. Il abonde en métaphores savantes. Il a des paraboles, mais de mandarin. Evidemment, il n’y aura jamais de communication entre la foule et lui. Aucun ignorant ne le comprendrait. Lui-même s’en, rend parfaitement compte. Il s’en est remis un jour, du salut de l’humanité, à quelque capucin qui tout à coup surgira… Bref, il est comme exilé dans son grand style.

C’est du sentiment de tous ces exils qu’est faite sa tristesse. Il a au front le pli soucieux de Vauvenargues et de Vigny, auxquels il fait songer ; et c’est le Chateaubriand de la troisième République.

Paul Hervieu §

C’est le peintre le plus véridique des mœurs de ce petit monde qu’on appelle « le monde ». Paul Bourget nous décrit des mondains et des mondaines d’exceptionnelle qualité morale. Lavedan et Gyp, l’un avec son imagination poétique, l’autre avec sa gaminerie si drue, nous déroulent surtout l’extérieur du guignol mondain, peignent en superficie des âmes futiles en effet et superficielles.

Plus analyste que dialoguiste ou aquarelliste, M. Paul Hervieu a vu ce que recouvrent, après tout, ces surfaces. Il a vraiment fait la « physiologie » des mondains, pour employer une expression qui fut à la mode il y a cinquante ans. Il nous a montré, comme elle est dans son fond, l’existence monstrueuse des hommes et des femmes du monde qui ne sont que cela, des riches qui ne vivent que pour paraître, pour observer des rites de vanité qu’ils ne comprennent même pas — et pour jouir. Il nous a fait concevoir de secrètes analogies entre cette vie-là et celle que mènent, à l’autre bout de la société, les « joyeux » et les « joyeuses » des boulevards extérieurs, qui sont des oisifs, eux aussi, mais moins polis, et pressés de nécessités qui ne leur permettent pas d’être inoffensifs.

Flirt exprime avec une tranquillité terrible l’immensité de la niaiserie et du néant des mondains. C’est parmi les élégances et les plaisirs stupéfiants à force d’être conventionnels, l’histoire d’un adultère « décent », accablant de nigauderie, d’insincérité, de banalité, de nullité. La sensation du vide intellectuel va jusqu’au vertige.

Mais, le « monde » étant, au fond, un libre harem épars, dissimulé, inavoué (songez, par exemple, à la nécessaire signification du décolletage des femmes), le vernis de la vie dite élégante doit forcément recouvrir de sourdes brutalités. M. Paul Hervieu nous les révèle dans Peints par eux-mêmes, ce quasi chef-d’œuvre. Il ne s’agit pas seulement ici, comme dans les romans d’Octave Feuillet, de passions tragiques, de violents drames raciniens, « distingués » quand même, mais de sensualité toute crue, de vices, de vilenies déshonorantes, de crimes, de « faits-divers » de forte saveur. Escroquerie, avortement, chantage, suicide avant les gendarmes, amours effrénées, de même essence que celles qui finissent dans les bouges ou sur les « fortifs » par un coup de surin : c’est de quoi se compose l’aventure du brillant Le Hinglé et de l’exquise Mme de Trémeur. Certains mondains redeviennent ainsi des primitifs, et même des primates. Mais la surface reste souriante et concertée, et la bonne douairière de Pontarmé n’a rien vu ni rien compris.

M. Paul Hervieu s’est préparé de loin, de très loin, à l’œuvre par laquelle, surtout, il vaut.

Il a commencé par aimer le type le plus contraire à celui de l’homme du monde : le type du réfractaire, de l’homme qui vit volontairement en dehors des conventions (Diogène le chien). Puis il a compris et aimé les humbles héroïques (l’Alpe homicide) et hanté la montagne et la vierge nature avant les salons.

De là, chez M. Hervieu, l’absence complète de snobisme, la redoutable clarté du regard, la justesse de la perspective. Perrichon a raison : « Que l’homme, même du monde, est petit, vu de la mer de Glace ! »

Puis, il a écrit des histoires de fous dont on peut se demander si ce sont des fous (l’Inconnu, Les Yeux verts et les Yeux bleus), et étudié certains mystères soit de l’imagination, soit de la chair et du système nerveux (l’Exorcisée).

De là sa compétence et son acuité dans la description d’un monde dont la grande occupation est l’amour et en qui l’excitation artificielle et continue des sens aboutit volontiers aux énigmatiques névroses.

Ainsi l’alpinisme d’une part, la charcotisme de l’autre — sans compter certains exercices d’observation minutieuse et ironique (Deux Plaisanteries) — ont contribué à faire de M. Paul Hervieu le peintre le plus pénétrant peut-être, le plus profond, le plus hardi — et le moins suspect d’illusion ou de complaisance — des infortunés mondains5.

Assurément je voudrais qu’il écrivît une langue moins difficile et d’une syntaxe plus sûre. Il le pourrait sans rien perdre de sa froide et coupante subtilité. Mais tel qu’il est, et mutatis mutandis (relisez, je vous prie les lettres du prince de Caréan), je ne suis pas éloigné de considérer dès maintenant Paul Hervieu comme notre Laclos6.

Marcel Prévost §

Il n’est pas de plus habile jeune écrivain que M. Marcel Prévost. Je n’en vois point qui ait plus adroitement administré de plus heureux dons naturels. Avec le talent il a, au plus haut point, le savoir-faire.

La malignité publique est telle qu’on voudra peut-être voir, dans cette constatation, une manière de mauvais compliment. Pourquoi ? Ce dont vous faites un mérite à un trafiquant ou à un homme politique, pourquoi votre pudeur s’en offenserait-elle quand vous le rencontrez chez un artiste ? Un romancier est-il obligé d’être gauche dans sa conduite ? « Vous n’en parlez que par envie. »

Admirons, dès ses débuts, la précision de coup d’œil et la sûreté de calcul de ce polytechnicien. Il fut des premiers, voilà huit ou dix ans, à discerner que le naturalisme touchait à son déclin, et il eut l’idée de s’en ouvrir à M. Dumas. Alors que ni Octave Feuillet ni M. Victor Cherbuliez n’avaient cessé d’écrire, il proclama qu’il était urgent d’inventer le  « roman romanesque ». Et il l’inventa. « Cette chaise était libre, dit-il, je m’en suis emparé. » Et M. Dumas, bonhomme, répondit : « Asseyez-vous donc. »

Et M. Prévost se mit à cuisiner des romans, — romanesques si l’on veut (je ne pense pas que lui-même tienne beaucoup à cette étiquette)  disons simplement des romans d’amour, où je vois bien qu’il y a moins de gros mots que dans les livres de M. Zola, mais où je doute parfois qu’il y ait plus de chasteté.

Toujours adroit et lucide, M. Marcel Prévost tira un excellent parti de renseignements qu’il avait reçus chez les Pères de la rue des Postes, de sa connaissance sérieuse de la morale chrétienne, — connaissance qui n’abonde pas chez nos écrivains, — et, spécialement, de l’exacte notion qu’il avait du « péché ».

Son premier roman, le Scorpion, est remarquable par de très justes descriptions de la vie d’un grand collège ecclésiastique et des formes particulières que peut prendre l’incontinence chez un jeune clerc. Dans Mademoiselle Jaufre, qui est peut-être son meilleur ouvrage, il développe une sorte de corollaire du mot de saint Paul sur la « loi » qui « fait le péché », et, nous contant l’histoire d’une fille élevée selon la nature par un père à théories, il montre comment, à cette âme primitive, c’est le péché qui révèle la loi. — L’inspiration de la Confession d’un amant est plus chrétienne encore, et il s’y ajoute le tolstoïsme filtré de MM. de Vogüé et Desjardins. Le héros du livre, ayant mâché la cendre amère que la faute laisse après soi, n’a plus de repos qu’il n’ait trouvé une grande cause humaine et chrétienne à qui dévouer son corps et son âme, et se précipite de l’amour dans la charité …

On sait que jamais tant de soutanes n’ont traversé les romans, ou même les comédies, que depuis une dizaine d’années, soit réveil d’un vague et équivoque mysticisme, soit recherche de ce que peuvent mêler de piment aux choses de l’amour les choses de la religion. Mais les soutanes de M. Prévost sont vraies. Les amours de la femme de quarante ans, dans l’Automne d’une femme, s’encadrent entre deux confessions de deux entretiens de la pécheresse avec son directeur, où le ton est singulièrement juste, la casuistique pénétrante, l’orthodoxie irréprochable. M. Marcel Prévost doit cela à sa pieuse éducation. J’en reconnais aussi des traces dans sa complaisance et sa compétence à peindre les doux adolescents, timides, tendres, faibles et scrupuleux, de rôle passif, plus jeunes que la femme aimée, et beaucoup plus séduits que séducteurs … Il a donné des frères charmants au délicieux Hubert Liauran de M. Paul Bourget.

Il semblait que, par la Confession d’un amant, M. Marcel Prévost se fût lui-même condamné à une certaine sévérité d’imagination et de style. Or, il s’en faut d’extrêmement peu qu’il n’y ait du libertinage dans ses Lettres de femmes et dans ses études sur l’Adultère. A mesure que M. Bourget tournait au piétisme, devenait un romancier purement anglo-saxon, M. Prévost glissait à une spécialité dangereuse, qui exige, pour ne paraître pas un peu ridicule, beaucoup d’aplomb à la fois et de tact chez celui qui la détient et la professe : la spécialité d’écrivain « féministe », de docteur ès sciences de l’amour, consulté par les perruches troublées.

Mais, là est le piquant, l’immoralité courageuse des peintures commente et « illustre », chez M. Marcel Prévost, une doctrine très sûre, presque austère. Par exemple, il n’hésite point à noter et à condamner, non sans la décrire, l’impudicité de la plupart des jeunes mariées. Il conseille toujours, finalement, la vertu stricte. C’est un rigoriste qui, ferme sur ses conclusions, ne craint pas d’insister sur les choses contre lesquelles il conclura. Avec sa finesse expérimentée, sa hardiesse enveloppée de la grâce d’un style souple, clair, abondant, un peu flou, sa sensualité et son orthodoxie qui se donnent du prix et du ragoût l’une à l’autre, il n’est pas loin de réaliser un type rare : celui de l’érotique chrétien7.

Le Chat-Noir §

Cet ingénieux animal n’est pas mort ; mais on peut dire, sans l’offenser, qu’il est sorti de sa « période héroïque ». On a publié dernièrement un volume de ses Gaîtés. Le moment semble donc venu de dire ce qu’il a été et ce qu’il a fait.

Vous connaissez le petit théâtre de la rue Victor-Massé. Au-dessus de la lucarne aux ombres chinoises est peint un chat noir, à la queue en tringle, aux contours simplifiés, un chat de blason ou de vitrail, qui pose, une patte dédaigneuse sur une oie effarée. Ce chat représente l’Art et cette oie la Bourgeoisie.

Mais, contrairement aux traditions, cette oie et ce chat ont eu ensemble les meilleurs rapports. L’oie, reçue chez le chat — non gratuitement — s’est crue en pays de bohème ; et c’est, en somme, le chat qui a galamment « exploité » l’oie, tout en l’amusant, et même en lui ouvrant l’intelligence.

Le Chat-Noir a joué son rôle dans la littérature d’hier. Il a vulgarisé, mis à la portée de l’oie une partie du travail secret qui s’accomplissait dans les demi-ténèbres des Revues jeunes.

Il a été des premiers à discréditer le naturalisme morose, en le poussant à la charge. Il a, je ne dis point inventé (car nous avions eu Richepin et, avant Richepin, Alfred Delvau), mais rajeuni et propagé le naturalisme macabre et farce par les chansons de Jules Jouy et d’Aristide Bruant. Il a révélé aux gens riches et aux belles madames la « poésie » des escarpes et de leurs compagnes, les boulevards extérieurs, les « fortifs » et Saint-Lazare, et ce que c’est que « pante », que « marmite », que « surin », que « daron, daronne et petit-salé… »

Et, en même temps, le Chat-Noir contribuait au « réveil de l’idéalisme ». Il était mystique, avec le génial paysagiste et découpeur d’ombres Henri Rivière. L’orbe lumineux de son guignol fut un œil-de-bœuf ouvert sur l’invisible. Mais, au surplus, le conciliant félin nous a appris que le mysticisme se pouvait allier, très naturellement, à la plus vive gaillardise et à la sensualité la plus grecque. N’est-ce pas, Maurice Donnay ?

Au fond, le digne Chat resta gaulois et classique. Il eut du bon sens. Quand il choisit Francisque Sarcey pour son oncle, ce ne fut point ironie pure. Quelques-uns des Schaunards de cette bohème tempérée furent ornés des palmes académiques. Le Chat eut l’honneur d’être loué un jour sous la coupole de l’Institut. Il tenait à l’opinion du Temps et du Journal des Débats. Son idéalisme n’a jamais « coupé » ni dans la « Rose-Croix », ni dans la poésie symboliste. Il a raillé celle-ci  oh ! les étonnants vers amorphes de Franck Nohain   comme il avait décrié d’abord le naturalisme de Médan.

Puis, le Chat-Noir a été patriote, et chauvin, et grognard. Comme la vogue des « gigolettes », et comme la piété vague et veule qui nous émeut sur les Madeleines et sur les Izéyls, la napoléonite qui nous travaille est un peu venue de lui. Vous vous rappelez l’Épopée, de Caran d’Ache. Le Chat, sur quelques menus points, fut un précurseur.

Il a, avec ce même Caran d’Ache, avec Willette et Steinlen, rajeuni la « caricature » (j’emploie ce mot devenu impropre, faute d’un meilleur). Et il a restauré, en lui donnant une forme neuve, la « vieille gaieté française ».

Car il eut pour nourrisson le bienfaisant Alphonse Allais. (Je veux nommer aussi, tout au moins, Georges Auriol, ne pouvant les nommer tous.) Allais vaudrait, à lui seul, une étude. Allais a certainement enrichi l’art du coq-à-l’âne et de l’absurdité méthodique. Toujours le burlesque a suivi les évolutions de la littérature dite sérieuse. De même que la fantaisie de Cyrano de Bergerac répercute tout le pédantisme fleuri du temps de Louis XIII, de même qu’un grand nombre des facéties de Duvert et de Labiche supposent le romantisme : ainsi les écritures bizarres d’Alphonse Allais, par leurs tics, clichés et allusions, par le tour indéfinissable de leur rhétorique et de leur « maboulisme », impliquent toute l’anarchie littéraire de ces quinze dernières années…

(Laissez-moi ouvrir ici une parenthèse. Quelques types curieux florirent dans cet illustre cabaret. Tel, le pianiste Albert Tinchant. Il n’était pas sobre, mais il était doux ; il faisait de petits vers tendres et langoureux, pas très bons. Pendant cinq ou six ans, il vécut sans jamais avoir un sou dans sa poche, très heureux. Son incuriosité fut telle, ou sa pauvreté, qu’il ne trouva pas le moment — ou le moyen — d’aller, en 1889, voir l’Exposition. Le trait me semble rare. Tinchant mourut à l’hôpital. Il avait été autrefois, en rhétorique, un de mes meilleurs élèves. Jamais il ne me demanda rien, qu’une mention dans ma chronique dramatique. Celui-là était un bohème-né, un bohème authentique. Je suis bien fâché qu’il n’ait pas eu de génie.)

Vous avez vu tout ce que nous devons au Chat-Noir. Ce chat éclectique, qui sut réconcilier la bourgeoisie et la bohème, forcer les gens du monde à payer, très cher, tant de bocks, et tantôt les attendrir sur des histoires pieuses, tantôt les scandaliser avec modération et leur donner l’illusion qu’ils s’encanaillaient ; ce chat qui sut faire vivre ensemble le Caveau et la Légende dorée, ce chat socialiste et napoléonien, mystique et grivois, macabre et enclin à la romance, fut un chat « très parisien » et presque national. Il exprima à sa façon l’aimable désordre de nos esprits. Il nous donna des soirées vraiment drôles.

Nous prions les futurs historiens de la littérature de ne point refuser un salut amical à cet ingénieux descendant du Chat-Botté. Comme son aïeul, il connut plus d’un tour et valut à son maître un beau château.

Le général de Galliffet §

C’est un beau soldat. Voici les principaux motifs de l’« image d’Épinal » qu’on lui pourrait consacrer :

À dix-sept ans, engagé volontaire, il a son premier duel avec un prévôt d’armes, et le tue  Sous-lieutenant, il parie de sauter à cheval dans la Saône du haut d’un pont, et gagne le pari  En Crimée, il traverse les lignes russes pour rejoindre une dame qui l’attend de l’autre côté  Au Mexique, une grenade lui ouvre le ventre. Il survit on ne sait comment, avec un ventre d’argent, dit la légende  À Sedan, il conduit une des charges héroïques  Il entre dans Paris avec l’armée de Versailles. (On s’est avisé qu’il avait manqué, dans cette affaire, de modération et de nuances. Cela est possible. Il est certain qu’il y eut, parmi les fusillés, des innocents et des inconscients ; il est certain aussi que le triage en était alors difficile. Puis, je vous prie de relire les articles parus dans les journaux au moment des incendies de la Commune. Enfin, je ne vous donne pas cet homme pour une âme hésitante et douce ; et, au surplus, ce serait l’offenser que de trop plaider pour lui les circonstances atténuantes.) — Quelques années après, il démolit une statue de la République  Un peu plus tard, ayant réfléchi, il met sa main dans celle de Gambetta.

Maigre, élégant, les pommettes saillantes, les yeux clairs et froids, un peu du nez de Condé, la voix forte et comme bourdonnante, toute sa personne exprime une farouche énergie. On sent qu’il dut être un extraordinaire entraîneur d’hommes. Très dur pour lui-même, strict avec les officiers, il était bon pour les soldats, d’une bonté protégeante d’aristocrate. Vous trouverez sa chromolithographie dans quantité de bureaux de tabac de village ; et là, les receveurs buralistes, vieux médaillés, vous diront ce qu’il fut, ce qu’il obtenait de ses hommes, vivant près d’eux, couchant avec eux sur la paille, refusant le lit des bourgeois.

Né pour la guerre  et pour la guerre d’autrefois, celle qui était vraiment une profession et où la bravoure individuelle avait souvent le premier rôle  il eut une joie frénétique de vivre, commune chez ceux dont le métier est de donner la mort et de la mépriser. Ici, l’image d’Épinal déroulerait la légende de sa vie civile : les Tuileries, Compiègne, duels, enlèvements, folies… Et une dernière vignette nous montrerait, la soixantaine venue, le général rêvant. Rêvant à quoi ? On ne sait, mais peut-être l’entrevoit-on.

Il apparaît, par sa complexion, comme un soldat-gentilhomme de jadis, un maréchal de camp de l’ancien régime ou tout au moins un général risque-tout du premier empire, égaré dans une démocratie niveleuse, empêtré dans des charges bureaucratiques autant que militaires, commandant durant une paix interminable une armée de citoyens et d’électeurs où le patriotisme abonde plus que le tempérament et l’esprit proprement guerriers. D’où, chez le général, un malaise et une angoisse, le sentiment d’une disconvenance croissante entre sa personne et son emploi, entre ses facultés et le milieu où elles ont à s’exercer, entre son idéal de vie et l’état politique de la société où il est condamné à vieillir. Imaginez Villars, ou seulement Marbot, revenant parmi nous. Sourdement, il regrette les soldats du service de sept ans, et les grognards et peut-être, par-delà, les partisans et les mercenaires. Il se sent désorienté et désheuré.

Et rien à faire, il le comprend. Je ne pense pas que l’aventure d’un autre général l’ait un instant abusé ou tenté. Mais il se dit qu’une des formes les plus brillantes de la vie d’autrefois, et celle même où tout semblait le prédestiner, est profondément modifiée, mutilée, amoindrie. Changées, la figure et l’âme des armées, changée, la guerre. Et, comme on sait qu’elle ne sera plus ce qu’elle a été tout en ignorant ce qu’elle sera, il est effrayé de cet inconnu. Des armées de deux millions d’hommes, la mélinite, la poudre sans fumée, les fusils à tir rasant, et tout le reste, cela veut une tactique nouvelle : que sera-t-elle ? et qui en détient le secret ?

Il pressent que les méthodes futures laisseront peu de place au déploiement des qualités par lesquelles surtout il vaut, et que la guerre à venir ne sera plus sa guerre. Et, par un mouvement excusable, ces méthodes mal déterminées encore, mais apparemment contradictoires à ses aptitudes, cette guerre trop savante, peu avantageuse aux « héros », il s’en défie, il les appréhende pour nous. Il se demande à quoi aura servi d’emprunter à l’ennemi son système de recrutement si l’on n’a pas su lui emprunter du même coup son âme patiente, endurante, disciplinée, encline au respect…

Si l’on s’était trompé, pourtant ? Qui sait, après tout, si, dans cet immense et sanglant jeu de mathématiques, les chefs héroïques prompts à payer de leur peau et les troupiers d’antan, les « troupiers finis », ne pourront pas jouer un rôle inattendu ? Mais y seront-ils encore, ces troupiers ? Puis, il songe que, en tout cas, il sera trop tard pour lui, que la fâcheuse « limite d’âge » le guette, que la retraite ajoutera à l’oisiveté de ses vingt dernières années une vieillesse inutile et qu’il n’aura rempli ni tout son mérite ni toute sa destinée naturelle. Concevez, je vous prie, sa mélancolie et son pessimisme.

Les a-t-il laissé percer devant des reporters ? Non, puisque le fait a été nié publiquement par le ministre de la guerre. Mais, quand il aurait trahi, dans un moment d’imprudente expansion, son désenchantement et sa défiance, aurait-il donc commis une infamie ? Assez d’affirmations optimistes compenseront cette boutade, la réduiront à un avertissement maussade, peut-être utile. Et il est d’ailleurs singulier que ceux qui ont accablé le général persistent à tenir pour criminelle la phrase du maréchal Lebœuf sur les boutons de guêtre.

Les Veuves §

À moins d’être très bonne, très simple, très modeste, et aussi d’avoir aimé son défunt « pour lui-même », — ne croyez pas que ce soit facile, le rôle de veuve d’un grand homme, ou d’un homme illustre, ou d’un homme célèbre.

On risque ou de paraître accaparer sa mémoire, ou d’en sembler trop détachée, d’avoir l’air trop consolé, ou trop bruyamment inconsolable ; de porter trop fièrement les reliques, et tantôt de s’en attribuer les miracles, tantôt de croire qu’elles en font toujours, alors qu’elles n’en font plus… À tout mettre au mieux, cela nous est si égal, au bout d’un certain temps, que vous soyez veuve de quelqu’un qui est dans le Larousse !

Il y a celles qui passent leur restant de vie, généralement très long, à exploiter, avec un soin âpre et pieux, les livres de leur mort, à vider ses fonds de tiroirs, à publier ses œuvres posthumes, niaiseries de jeunesse, notules, broutilles. Et cela peut durer indéfiniment, et ces œuvres posthumes, elles pourraient les écrire elles-mêmes. Elles les écrivent peut-être. Ces veuves « continuent le commerce du défunt », selon l’épitaphe connue.

Il y a celles dont le viril esprit fut en si intime communion avec leur illustre époux que, de très bonne foi, elles considèrent sa gloire, non comme héritée par elles, mais comme acquise en commun avec lui. Elles détiennent, elles captent, elles défendent leur mort. S’il fut de l’Académie, elles revendiquent le droit de lui choisir seules son successeur, car son fauteuil leur appartient. Elles ne savent plus bien si elles s’enflent de lui ou s’il fut grand par elles ; et  la mode étant que les femmes d’un certain rang signent de leur nom de jeunes filles  si leur mari s’appelait Shakspeare et si elles s’appellent Durand, elles font suivre, dans leur signature, un « Durand » énorme d’un « Shakspeare » menu et gribouillé. Cela s’est vu.

Il y a celles dont le mari fut un homme essentiellement élégant et qui eut de belles relations. Celles-là pensent l’honorer en continuant l’élégance de sa vie, en rendant publique l’élégance de leurs souvenirs ; en se conformant à l’idéal mondain exprimé dans ses livres, en se donnant l’air — piété touchante — d’être pareilles aux personnages que sa futilité affectionna. C’est d’une de celles-là, mêlée, sous son crêpe de deuil, aux divertissements de quelque villégiature aristocratique, qu’une méchante langue dit un jour : « Oui, c’est bien ainsi que ce pauvre un tel aurait voulu être pleuré. »

Il y a celles qui étaient au moins égales, par l’esprit et le talent, au mari qu’elles pleurent, et qui, tant qu’il vécut, se sont tues, se sont cachées, ont suivi ses succès, du fond de leur retraite volontaire, comme des mères indulgentes. Le veuvage, la médiocrité de situation qui a suivi, les ont fait sortir, malgré elles, de ce charitable effacement. Elles se sont mises à écrire à leur tour ; et la grâce la plus aisée, l’expérience la plus fine et la plus clémente, le spiritualisme le plus délicat ornent leurs récits ; et c’est en ajoutant au meilleur de ce qu’il passait pour représenter qu’elles gardent le nom dont elles sont dépositaires.

Il y a celles dont le défunt n’eut qu’une célébrité viagère, bruyante peut-être à son heure, mais d’ordre subalterne, et qui nous étonnent par le faste de leur culte, car nous ne savons déjà plus de quoi elles se souviennent.

Il y a celles, ô mon bon maître Renan, qui meurent quelques mois après leur compagnon, tout simplement. Et nous ne pouvons exiger, je l’avoue, que toutes soient ainsi.

Il y a les frères veufs, dont le mort avait du talent, et qui en ont aussi peut-être, mais qui, pouvant tranquillement jouir d’une gloire indivise, ont voulu, par leurs productions personnelles, nous mettre à même de dégager de l’œuvre commune l’apport du défunt. Et il a quelquefois paru que cela était imprudent : mais cela était assurément généreux et d’une exquise piété détournée.

Et enfin, parmi les veuves, il en est une dont la souffrance ne fut connue des profanes qu’en tant qu’elle était liée à un deuil public ; dont toute la conduite récente ne fut que modestie, dignité simple et discrète, charité, désintéressement sans effort, et que nous avons saluée tous avec le respect le plus ému pour le noli me tangere de sa profonde et silencieuse douleur.

… Et, pour la plupart des autres, ce que j’en ai pu dire ne se ramène-t-il pas à cette vérité, à la fois nécessaire, mélancolique et rassurante, que les morts n’arrêtent pas la vie ?

Guy de Maupassant §

La mort vient d’affranchir Guy de Maupassant. Il est étrange de songer que ce cerveau, en qui la réalité avait reflété des images si nettes, qui avait su interpréter, ramasser, coordonner ces images avec une vigueur et dans des directions si décidées, et nous les renvoyer, plus riches de sens, à l’aide de signes si fortement ourdis, n’ait plus, à partir d’un certain moment, reçu du monde extérieur que des impressions confuses, incohérentes, éparses, aussi rudimentaires et aussi peu liées que celles des animaux, et pleines, en outre, d’épouvante et de douleur, à cause des vagues ressouvenirs d’une vie plus complète ; et que l’auteur de Boule-de-Suif, de Pierre et Jean, de Notre Coeur, soit entré, vivant, dans l’éternelle nuit. Et cela, parce qu’un jour les microscopiques cellules dont se composait la pulpe tassée sous son front se sont mises, on ne sait pourquoi, à se désagglutiner…

Et je vois à quel point je me suis trompé il y a cinq ans, et j’ai presque un remords. C’était à propos du volume intitulé : Sur l’eau, où des méditations moroses, des soliloques désespérés alternaient avec d’admirables descriptions de paysages marins. J’écrivis alors, étourdiment :    « Tels sont les lieux communs développés par M. de Maupassant. Je ne vous les donne pas pour très neufs  ni lui non plus, je pense… C’est beaucoup de tristesse et de férocité à la fois. Il est extraordinaire qu’on ne soit pas plus gai sur un yacht qui porte le joyeux nom de Bel-Ami ; et M. de Maupassant, schopenhauérisant sur son bateau, « nous en monte un » dirait quelque mauvais plaisant. J’ai l’esprit si mal fait que le pessimisme trop étalé m’offense presque autant que l’optimisme béat. Il me semble que, lorsqu’on est en somme parmi les privilégiés de ce monde, lorsqu’on ne souffre ni continuellement, ni trop violemment dans son corps, et qu’on est préservé des extrêmes douleurs morales par la littérature et l’analyse (lesquelles, soyez-en sûrs, nous sauvent de plus de maux qu’elles ne nous interdisent de joies), une sorte de pudeur devrait vous empêcher de répéter trop longuement des plaintes déjà développées par d’autres. Un écrivain célèbre qui souffre de la grande misère humaine en souffre surtout par procuration, songez-y. Dès lors, je crains un peu de rhétorique. »

Je vois maintenant qu’il n’y en avait pas. J’aurais dû reconnaître, dans le cas de Maupassant, autre chose qu’un plaisir d’orgueil et d’ironie à constater que le monde est inintelligible et mauvais ; autre chose qu’un plaisir de langueur à s’abandonner aux mélancolies que versent certains crépuscules ou que distillent certains brouillards ; bref, autre chose que de la littérature. J’aurais dû m’apercevoir que la tristesse secrète de notre ami n’avait rien de concerté et n’avait rien de délicieux ; j’aurais dû deviner chez lui le rongement d’une idée fixe, le ravage continu d’une épouvante. Pour lui, très réellement, tout était vanité, et presque tout apportait une souffrance je le vois bien à l’heure qu’il est. Les contes où « il a peur »  comme le Horla et une demi-douzaine d’autres dont les titres m’échappent  n’étaient point des fantaisies ; non plus que, dans Bel Ami, la description du détraquement lent d’un cerveau par l’idée ininterrompue de la mort. Pierre, dans Pierre et Jean et le héros de Fort comme la mort, et celui de Notre Coeur, durant ses promenades dans la forêt de Fontainebleau, nous montrent à quel point le travail d’une idée fixe, altérant sans cesse, pour celui qui en est possédé, les rapports habituels des choses, le peut rapprocher de la folie. Je me rappelle les longues fuites de Maupassant hors de la société des hommes, ses solitudes de plusieurs mois, en mer ou dans les champs, ses tentatives de retour à une vie simplifiée, toute physique et tout animale, où il pût oublier l’ennemi sourd, l’ennemi patient qu’il portait en lui ; puis, quand il rentrait parmi nous, cette fièvre d’amusement, et de plaisanteries, et de jeux presque enfantins, qui était encore comme une fuite, une évasion hors de soi… Vains efforts ! Il semblait se plaire, on l’a dit, aux compagnies « joyeuses » ; il aimait la naïveté des « Boule-de-Suif » ou des « grosses Rachel » ; parfois, avec une grande affectation de sérieux et une grande dépense d’activité, et comme si ces choses eussent été infiniment plus importantes que les livres qu’il écrivait (rarement il consentait à parler littérature), il organisait des « fêtes » compliquées, volontiers un peu brutales ; mais, sauf les minutes où il s’appliquait, jamais on ne vit pareille impassibilité en pleine fête, ni visage plus absent. Il était loin… très loin… À quoi pensait-il, le pauvre garçon ?

C’est donc avec le sang de son âme qu’il écrivait, lui, ses lamentables variations sur des lieux communs tristes. Au fait, quand ils sont tristes, les lieux communs nous sont toujours neufs. En voici un : « Quelle vanité que la gloire ! » C’est assurément un des biens dont on jouit le moins. Viagère, elle reste douteuse, puisqu’elle n’est vraiment la gloire que lorsque le temps l’a consacrée ; et d’ailleurs nous voyons que la « notoriété » de très grands artistes est surpassée, de leur vivant, par celle de simples histrions. Posthume, elle ne sera plus rien pour ceux qui en seront favorisés. Ce serait une étrange folie que d’envier les hommes illustres après qu’ils sont morts. Que tel assemblage de drames porte le nom de Shakspeare et que tel entassement de vers lyriques porte celui de Victor Hugo, qu’importe ? Que leurs œuvres restent étiquetées, par le hasard, de ces syllabes-là plutôt que de celles qui forment les noms de Dupont ou de Durand, qu’est-ce que cela peut faire à ceux qui furent Hugo ou Shakspeare ? Songez qu’Homère n’est peut-être pas le nom de l’auteur de l’Iliade, et dès lors qu’est-ce que la gloire du chantre d’Achille ? J’ai l’air de développer gravement un truisme. C’est que je le trouve consolant pour les humbles. Du moment que « tout est vanité », il est excellent que tout soit vanité pour tous les hommes. Ce sont les exceptions à cette loi-là qui seraient affreuses.

Or, pour en revenir à l’auteur de Bel Ami, sans doute la gloire de son œuvre sera de longue durée ; mais nous voyons que pour lui, la jouissance n’en aura même pas été viagère. Qu’a été, pendant dix-huit mois, pour Maupassant dément, la gloire de Maupassant ?

… Vous vous rappelez l’effet que produisirent, il y a dix ans, Boule-de-Suif, la Maison Tellier, Mademoiselle Fifi, et les autres petits récits dont ces chefs-d’œuvre étaient accompagnés. Cela parut nouveau ; et c’était nouveau, en effet. Mais en quoi ? C’était, au fond, excessivement brutal : des histoires de filles, de paysans rapaces, de lâches et grotesques bourgeois ; les « faits-divers » d’une humanité élémentaire et toute en instincts. La philosophie qu’on en pouvait dégager à la rigueur était furieusement négative. Et, parmi son nihilisme, l’auteur n’en jouissait pas moins du monde physique avec une intensité extraordinaire et avec une franchise d’« avant le péché ». Or, chose remarquable, ce conteur si peu « moral » désarma, presque tout de suite, même les austères. Nous nous mîmes tous à parler de sa belle « santé ». Cette santé devint sa marque dans l’opinion commune. Personne ne fut plus souvent proclamé « sain » que ce jeune homme qui devait mourir fou. Et, pareillement, personne ne fut plus vite déclaré classique que cet écrivain dont les contes les plus illustres se passaient dans les couvents de La Fontaine rebaptisés de leur vrai nom.

On ne se trompait point. Maupassant offrait le singulier phénomène d’une sorte de classique primitif survenu à une époque de littérature vieillissante, décrépite et tourmentée. D’abord, nulle trace, en lui, d’éducation chrétienne. Son grand ami Flaubert l’avait « déniaisé » de bonne heure. L’esprit de Maupassant fut donc comme une table rase offerte aux impressions du monde ambiant. Sa philosophie simpliste  à laquelle il est bien possible que les raffinés des derniers âges reviennent par le plus long  était celle d’un jeune « Huron » de génie. Ce primitif avait reçu de la nature le don de l’expression, qu’il perfectionna, auprès de son vieux maître, par une discipline de dix années. Mais, s’il apprit à « voir » et à rendre ce qu’il voyait, il n’apprit rien de plus  heureusement. S’il garda, avec plus de largeur et d’aisance, quelque chose de l’ironie de l’Éducation sentimentale, il fut totalement exempt du romantisme de Flaubert. Il ignora également les « transpositions d’art » des Goncourt, ces rapins malades, et la trépidation nerveuse d’Alphonse Daudet. À l’une des époques où notre littérature fut le plus complexe et nous distilla les boissons les plus travaillées, le génie conteur de Maupassant jaillit comme une source de belle eau merveilleusement claire. Et, sensuel, il restait en quelque manière innocent. Rien de commun entre cette sensualité et celle de M. Émile Zola, si triste, si troublée, si morose, qui est celle d’un moine tenté, qui semble impliquer le sentiment de quelque chose de défendu et la croyance au péché. Maupassant, lui, n’y croyait pas. Cela se sentait, et c’est pourquoi les chastes eux-mêmes lui furent si indulgents.

Tel il fut dans les commencements de son œuvre. Il rappelait  avec un style plus plastique (car on ne naît pas impunément dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle) — les conteurs d’autrefois et, si vous voulez, cet imperturbable Alain Lesage. Et Bel-Ami semblait une « remise au point », après un siècle et demi, du Paysan parvenu

Puis, l’angoisse vint… La volupté finit toujours, comme on sait, par être grande maîtresse de métaphysique. Le désir est, de sa nature, inassouvissable. Et c’est pourquoi, dans les derniers livres de Maupassant, lentement, le surgit amari aliquid fait son œuvre.    Au reste, le naturalisme a deux grandes ennemies : la douleur et la mort. Et il ne sert de rien de dire que ce qui est doit être, qu’il n’y a rien à expliquer. Pour que la philosophie du Cas de Mme Luneau ou même de Marroca fût le vrai, il faudrait que la douleur fût absente du monde, et qu’on pût ne jamais songer à la mort. Mais on souffre ; et, par la porte de la souffrance, entrent la réflexion, la curiosité, l’inquiétude et l’appréhension de l’inconnu et, sous une forme ou sous une autre, l’idéalisme, et le rêve, et des besoins d’expliquer ce qui échappe aux sens…

À partir d’un certain moment, cela est visible, Maupassant s’attendrit. Son observation s’attriste  et s’affine aussi, à mesure qu’elle s’étend. Et, à mesure que son coeur s’amollit et que s’y ouvre la divine fontaine des larmes, il apprend aussi la pudeur.    D’un livre à l’autre, les âmes qu’il nous peint se compliquent et, en même temps, s’élèvent en dignité. De plus en plus il paraît compatir aux objets de ses peintures, et de plus en plus il semble se plaire à nous décrire des passions et des sentiments de telle espèce, que, de les comprendre et de les aimer comme il le fait, cela seul prouverait qu’il a dépassé  sans trop savoir d’ailleurs où il va, — ce naturalisme rudimentaire par où il avait débuté si tranquillement. Fort comme la mort dit un amour « fort comme la mort » en effet, et raconte à la fois le plus noble des drames intérieurs et l’immense tristesse de vieillir  Notre Coeur flétrit la femme qui ne sait pas aimer ; et si l’amoureux demande des consolations à l’amour simpliste, tel qu’il était conçu dans les Sœurs Rondoli, il est clair qu’il n’y trouvera plus jamais le repos. Bref, c’est l’humanité supérieure qui fait sa rentrée dans l’œuvre de Maupassant ; et l’humanité supérieure est faite, en somme, de tout l’idéalisme du passé et de ses plus nobles rêves ; et les décrire ainsi et de ce ton, ce n’est peut-être pas y croire, mais ce n’est plus les répudier.

Ce n’est pas du Bourget. Maupassant, presque toujours, se borne à noter les signes extérieurs  actes, gestes ou discours  des sentiments de ses personnages, et use peu de l’analyse directe, qui a ses périls, qui quelquefois invente sa matière, et l’embrouille pour avoir le mérite et le plaisir de la débrouiller… Mais enfin vous entrevoyez peut-être combien est curieuse l’évolution d’un écrivain qui, ayant commencé par la Maison Tellier, finit par Notre Coeur. Très sommairement, son histoire est celle d’un primitif venu tard et modifié, peu à peu, par l’atmosphère morale de son temps, ressaisi par les inquiétudes spirituelles que nous ont léguées les siècles écoulés. Et sans doute aussi la peur de la mort, la peur de l’inconnu, la préoccupation atroce de la folie menaçante ont été pour quelque chose dans cette transformation…

Anatole France, le Lys rouge §

« … Eh oui, je sais parler avec ma plume, tout comme un autre. Mais parler, écrire, quelle pitié !… Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture ? Une suite de faux-sens, de contresens et de non-sens. Lire, entendre, c’est traduire. Il y a de belles traductions peut-être. Il n’y en a pas de fidèles. Qu’est-ce que ça me fait qu’ils admirent mes livres, puisque c’est ce qu’ils ont mis dedans qu’ils admirent ? Chaque lecteur substitue ses visions aux nôtres… »

Ainsi parle le littérateur Paul Vence, dans un des premiers chapitres du roman. Vous voilà avertis : je ne vous puis donner que ma traduction du Lys rouge.

Si, tout en goûtant la grâce infinie de cette forme, presque unique dans notre littérature, je regarde ingénument ce qu’elle recouvre, j’aperçois, au travers des guirlandes de causeries et d’épisodes dont il est délicieusement fleuri, un drame très simple, très violent, surprenant d’âpreté et de cruauté.

Une jeune femme, de sens exigeants, avait un amant qui la contentait, mais qu’elle avait pris presque au hasard. Un jour elle rencontre un autre homme pour qui elle sent qu’elle est faite et qui lui donnera, elle en est sûre d’avance, des joies supérieures ; bref, « son homme. » Et l’homme sent en lui un avertissement pareil et un désir égal. Elle se donne à lui ; ils s’aiment avec une sombre fureur. Le premier amant vient la trouver ; il veut la reprendre ; il veut la tuer, il la meurtrit de coups de poing, puis s’affale en sanglotant, tandis qu’elle s’échappe le sourire aux lèvres. Cependant le second amant a des soupçons : elle les étouffe sous des baisers enragés. Mais la mauvaise destinée veut qu’il rencontre un soir son prédécesseur. Dès lors, hanté d’une image qui le torture et l’affole, il repousse celle qu’il aime (puisque cela s’appelle aimer). En vain, elle se jette sur lui et « l’enveloppe de baisers, de larmes, de cris, de morsures » ; il s’arrache d’elle en disant : « Je ne vous vois plus seule. Je vois l’autre avec vous, toujours. » Et elle s’en va, désespérée…

Il vous est aisé d’entrevoir par ce résumé fort incomplet, mais non inexact, que ce qui meut et broie ces trois créatures, c’est l’amour sensuel, et ce n’en est point un autre. Ce livre respire la plus âcre volupté. Les étreintes y sont fréquentes et variées dans leurs modes, et l’auteur les décrit avec une habileté rapide et qui reste décente, mais qui n’est point timide. Ses deux damnés ne redoutent ni les garnis modestes qui avoisinent les gares, ni les guinguettes à fritures, ni l’humidité des futaies. Ce qui les tient, c’est bien le durus amor, celui qui, comme dit le poète Lucrèce :    

… in silvis jungebat corpora amantûm.

C’est, dis-je, l’amour sensuel, car les autres amours ne tuent pas. Ni Dante ni Pétrarque ne troublèrent jamais de leurs violences Béatrice et Laure ; et Elvire mourut sans avoir été bousculée par Lamartine. Le seul amour tragique est l’amour des sens. C’est celui de Didon, qui défaillit dans une grotte, pendant un orage, et se poignarda sur son bûcher. C’est celui de Phèdre qui meurt, d’Ériphile qui dénonce, d’Hermione qui fait tuer, et de Roxane qui tue. Il est impossible d’hésiter sur la nature de cet amour, malgré la pudicité du style. Roxane adore Bajazet sans lui avoir jamais parlé : on ne saurait donc dire que c’est l’âme de ce jeune prince dont elle est éprise.

Or cet amour-là, étant essentiellement la recherche de la sensation  soit qu’on n’y apporte aucun choix, soit, au contraire, qu’on la demande à une créature en particulier, et à celle-là seulement  s’accommode, dans le premier cas, avec la plus complète insouciance de la personne, et, dans le second cas, engendre aisément la haine, par la peur d’être frustré. Et ainsi (car telle est la duperie des mots) ni dans son plus faible degré, ni dans son degré le plus fort, cet amour-là n’implique « l’amour ». Il est égoïste par définition ; il est amour au même titre que la soif ou la faim.

Le Lys rouge enseigne précisément ce qu’un amour de cette sorte, étant inséparable de la jalousie  et d’une jalousie dont l’objet est concret, délimité, visible et tangible  contient nécessairement de haine. C’est ce qu’exprime avec force le poète Choulette, donnant en peu de mots la morale de cette histoire. « Les fautes de l’amour seront pardonnées, dit-il. Ou plutôt, on ne fait rien de mal quand on aime seulement. Mais l’amour sensuel est fait de haine, d’égoïsme et de colère autant que d’amour. Pour vous avoir trouvée belle, un soir, sur ce canapé, j’ai été assailli d’une nuée de pensées violentes. Je revenais de l’albergo… J’étais inondé d’une joie céleste que votre vue m’a fait perdre. Il faut qu’une vérité profonde soit renfermée dans la malédiction d’Ève. Car, près de vous, je suis devenu triste et mauvais. J’avais sur les lèvres de douces paroles. Elles mentaient. Je me sentais au dedans de moi-même votre adversaire et votre ennemi, je vous haïssais. En vous voyant sourire, j’ai eu envie de vous tuer. »

Mais je ne vous ai point dit encore quels sont les personnages de ce roman. Si vous ne l’aviez point lu, si vous ne le connaissiez que par le raccourci de drame anonyme où je l’ai résumé en commençant, peut-être hésiteriez-vous sur leur condition sociale. La chose se pourrait passer aisément entre habitués des fortifications ou des boulevards extérieurs : car les « faits-divers » nous avertissent que c’est surtout dans ce monde-là que se rencontrent encore les sombres amours et les violences effrénées des tragédies raciniennes. La femme pourrait fort bien être une fille ; le premier amant, quelque rôdeur de barrière, et le second, quelque garçon boucher. Vous vous étonneriez que celui-ci ne joue point du couteau, mais je vous prierais de considérer que l’autre tape sur sa bonne amie, et que les sentiments du trio sont admirables de simplicité et de brutalité farouche. Assurément, ce sont de purs « instinctifs ». Vous apprendriez sans nulle surprise que la femme s’appelle Titine, et l’un des homme Bibi, et l’autre la Terreur des Ternes.

Or, elle se nomme la comtesse Martin-Bellème ; elle est la fille d’un financier puissant, la bru d’un ministre du second empire, la femme d’un ministre de la troisième République. C’est une femme très élégante et très distinguée. Le premier amant se nomme Robert Le Ménil. C’est un sportsman accompli, et c’est « l’homme du monde » en soi. Le second amant, Jacques Dechartre, est un sculpteur riche qui modèle, de loin en loin, des cires et des médaillons d’un goût tourmenté et subtil. Ils sont, tous trois, non seulement « du meilleur monde », mais du plus raffiné.

Nous avons déjà vu quelque chose d’analogue dans le roman finement féroce de M. Paul Hervieu : Peints par eux-mêmes. Les amours de Mme de Trémeur et de Le Hinglé, ces deux parfaits mondains, ressemblaient à une histoire de cour d’assises : l’avortement, le vol, le chantage, le suicide enfermaient la trame. Les amants du Lys rouge, n’ayant point d’embarras d’argent, ne paraissent capables que de « crimes passionnels ». Mais enfin, vous voyez que les romans mondains redeviennent singulièrement brutaux, c’est-à-dire véridiques. Les héroïnes de Feuillet, même perverses, gardaient dans leurs erreurs des façons qui passaient pour « aristocratiques ». Elles avaient des suicides élégants : suicide équestre, comme celui de Julia de Trécoeur, suicide neigeux, comme celui de Charlotte d’Erra. Elles avaient des sens, nous n’en saurions douter ; plusieurs étaient même détraquées avec grâce. Mais quand elles « concluaient », nous n’en étions qu’à peine avertis. Ce par quoi elles étaient, au fond, des bêtes de joie  et de tristesse, — nous était discrètement dérobé. Nulle part vous n’y reconnaissiez l’application sincère de ces axiomes inspirés à Bourget par le théâtre de Dumas : « … L’amour seul est demeuré irréductible, comme la mort, aux conventions humaines. Il est sauvage et libre, malgré les codes et les modes. La femme qui se déshabille pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne sociale ; elle redevient pour celui qu’elle aime ce qu’il redevient, lui aussi, pour elle : la créature naturelle et solitaire dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le malheur. » Or, ni M. France, ni M. Hervieu ne nous dissimulent que l’amour sensuel est, en effet, le grand niveleur des conditions, et que, par lui, la femme du monde ou la grande dame a, comme les autres, ses heures simplement brutales et peut avoir même ses minutes « canailles ». Par-dessus George Sand et Octave Feuillet, ils renouent, — oh ! très librement et en y ajoutant combien   avec l’audacieux roman du dix-huitième siècle, celui de Crébillon fils, de Diderot et de Laclos.

Toutefois  et c’est par où M. Hervieu semble rester plus près de la vérité commune  Mme de Trémeur et Le Hinglé n’étaient point des êtres exceptionnellement intelligents. Mais  et c’est ici que commence le paradoxe du Lys rouge, — la comtesse Martin et surtout Jacques Dechartre nous sont donnés comme des êtres de choix, singulièrement conscients, et d’un esprit tout à fait supérieur.

Thérèse exprime continuellement des pensées délicates, ingénieuses et profondes, puisque ce sont les pensées mêmes de M. Anatole France. Elle a l’esprit philosophique et libre. Elle n’a aucun des préjugés de son éducation et de sa caste, se plaît à errer dans les rues populacières et emmène avec elle, en voyage, un bohème ivrogne à cache-nez rouge. Elle est fort au-dessus des « convenances ». Mais peut-être direz-vous que, si elle est philosophe dans ses propos, c’est qu’elle reçoit Paul Vence à sa table et qu’elle a de la mémoire ; que c’est un instinct secret qui lui fait trouver plaisir aux rues mal soignées et fortement odorantes où grouille de l’humanité en tas, et qu’enfin son absence de préjugés lui vient de son tempérament et de son hérédité, car elle est la fille d’un rapace.

Le cas de Jacques Dechartre est plus net. Il est vraiment, lui, un philosophe, un critique, un observateur et un descripteur sagace de ses propres mouvements. Il est capable d’une conception générale du monde, qui, en lui montrant l’insignifiance et la vanité de sa pauvre petite aventure personnelle, devrait la lui rendre inoffensive. Et, en même temps il est si habile à voir clair en lui, même à prévoir ses sentiments, que, les prévoir ainsi, c’est presque les prévenir. D’un bout à l’autre du livre, il se regarde aimer, et être fou, et être malheureux, et être méchant. Il n’a pas un instant d’illusion, ni sur l’espèce de son amour, ni sur ses conséquences probables. Même la première « déclaration », qui est d’ordinaire naïve, confiante, optimiste, Dechartre la fait avec âpreté, en termes inattendus, menaçants pour tous les deux, et qui, vers la fin, semblent commenter Darwin. Il dit à Thérèse qu’il l’aime « non avec de molles et vagues tendresses, mais dans une ardeur sèche et cruelle ». Il ajoute : « Si vous ne pouvez pas m’aimer, laissez-moi partir ; j’irai je ne sais où, vous oublier, vous haïr. Car je me sens pour vous un fond de haine et de colère. Oh ! je vous aime ! » Et plus loin : «… Votre âme n’est pour moi que l’odeur de votre beauté. J’avais gardé les instincts d’un homme primitif, vous les avez réveillés. Et je sens que je vous aime avec une simplicité sauvage. » Plus tard, après que la première scène de jalousie qu’il lui a faite s’est terminée par une réconciliation furieuse, et qu’ils se sont repris, « les yeux assombris, les lèvres serrées, en proie à cette colère sacrée qui fait que l’amour ressemble à la haine », comme elle lui demande pourquoi il est triste, il a ce mot profond, affreux d’égoïsme et de clairvoyance : « Tu veux savoir ? Ne te fâche pas. Je souffre plus que jamais, parce que je sais maintenant ce que tu donnes. » Et il lui dit encore : « Thérèse, on n’est jamais bon quand on aime ».

Et alors, je me pose une question : — Est-il possible ou est-il vraisemblable qu’un homme qui a cette puissance et cette lucidité d’esprit se laisse à la fois emporter à l’excès de démence et de cruauté dont ce statuaire méditatif nous donne le spectacle détestable (voir surtout le dernier chapitre) ? Sachant à chaque minute ce qu’il fait, comment peut-il le faire ? Ou, si une force involontaire agit en lui, comment la fatalité n’en est-elle pas du moins tempérée par cela seul qu’il la prévoit ? N’y a-t-il pas une sorte d’incompatibilité entre la vie intellectuelle de Dechartre et sa vie passionnelle ? Je ne conçois ni Didon, ni Paolo, ni Hermione, ni Oreste philosophes à ce degré, ou dilettantes (car Dechartre est dilettante aussi, sur tout ce qui n’est point son amour). Et j’admets Montaigne ou la Rochefoucauld amoureux, et par suite un peu bêtes et souffrants et pleurants, mais non point mués  tout en restant la Rochefoucauld ou Montaigne !— en brutes mauvaises, torturées et torturantes. N’alléguez point que les personnages de Racine, par exemple, expriment en discours harmonieux et fins des passions sauvages d’êtres primitifs. Ils parlent sans doute avec élégance : mais, en somme, ils ont peu d’idées ; ce ne sont point des critiques ; leur culture philosophique est médiocre, et nulle part il n’apparaît qu’ils aient lu Darwin, Stendhal, Hartmann et Anatole France… Bref, la dualité de Jacques Dechartre me déconcerte. Mais c’est peut-être que je manque d’expérience.

Ce qui me met en garde, c’est qu’il me semble que Thérèse et Jacques vivent moins que les personnages épisodiques du roman, ils sont, en quelque manière, moins vivants que leurs actes. Je ne parviens pas à discerner nettement leurs figures. Cela vient peut-être de ce que l’auteur parle presque toujours pour eux. Écoutez Dechartre : « Une femme, dit-il à Thérèse, ne peut pas être jalouse de la même manière qu’un homme, ni sentir ce qui nous fait le plus souffrir… Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas dans le sang, dans la chair d’une femme, cette fureur absurde et généreuse de possession, cet antique instinct dont l’homme s’est fait un droit. L’homme est le dieu qui veut sa créature tout entière. Depuis des siècles immémoriaux la femme est faite au partage. C’est le passé, l’obscur passé qui détermine nos passions. Nous étions déjà si vieux quand nous sommes nés ! » etc… Ou bien : « Ah ! ce qui vit n’est que trop mystérieux..  Ne crains pas de te donner. Je te désirerai toujours, et je t’ignorerai toujours. Est-ce qu’on possède jamais ce qu’on aime ? », etc. Pensez-vous qu’un amant, même très lettré, ait jamais parlé ainsi à sa maîtresse   Et Thérèse à Le Ménil : « Méprisez-moi, si vous voulez, et si l’on peut mépriser une malheureuse créature qui est le jouet de la vie… Mais gardez-moi un peu d’amitié dans votre colère, un souvenir aigre et doux, comme ces temps d’automne où il y a du soleil et de la bise… Ne soyez pas dur à la visiteuse agréable et frivole qui passa à travers votre vie… », etc. Est-ce qu’une femme, même une spécialiste de dîners littéraires (et Thérèse n’est point cela), a jamais rencontré des paroles de cette moelle et de ce ton ? Les discours de Thérèse et de Jacques sont comme transposés. L’auteur nous les donne tels qu’ils se répercutent dans sa pensée, où ils s’éclaircissent et s’enrichissent à la fois. Il en écrit, avec force et avec grâce, la traduction philosophique. L’aventure du Lys rouge est dramatique à la façon, non d’une pièce de Dumas ou d’un roman de Maupassant, mais d’un chapitre de Schopenhauer…

Est-ce que je m’en plains ? Est-ce que je fais des objections ? Mon Dieu, non ; je cause.    De même que ces mondains ont des fureurs de satyresse et de faune ; de même que ce faune et cette satyresse ont des esprits ingénieusement et constamment critiques, ainsi ces païens enragés ont des sensibilités et des mélancolies toutes pieuses. Leurs charnelles amours ont pour théâtre la ville par excellence des quattrocentistes et la bourgade d’élection du très pur saint François. C’est devant une fresque de Fra Angelico, où de pâles figures, de peu de matière, expriment l’amour divin, que Jacques et Thérèse se donnent leur premier et brûlant et pesant baiser…    L’image des choses mortes excite leur lugubre ardeur de vivre. Ou peut-être imaginent-ils une parenté sacrilège entre les désirs inapaisés des âmes saintes d’autrefois et l’inassouvissement de leurs propres corps. Ils se disent que, comme les compagnons de François, ils poursuivent eux aussi, mais sur terre et douloureusement, un infini de joie. Ils s’aiment plus voracement sur la cendre des morts, plus harmonieusement parmi les images fanées de la beauté parfaite, plus solennellement parmi les témoignages de l’éternelle et divine inquiétude des cœurs. Le passé et la religion leur sont assaisonnements de volupté.

Et je goûte, je l’avoue, la richesse de ces contrastes.

Les personnages secondaires sont peut-être, je l’ai indiqué, plus vivants que les protagonistes. Le poète Choulette est admirable. Vaniteux, ivrogne, plein de vices, naïf et pervers, il estime que sa vie de crapule contient déjà, au fond, les premiers linéaments de la vie évangélique selon le bon saint François. C’est Choulette qui est chargé d’exprimer les opinions particulièrement subversives de l’auteur, ses négations et ses révoltes les plus hardies.

Car M. Anatole France est maintenant quelque chose de plus que le tendre ironiste du Crime de Silvestre Bonnard. On a vu depuis quelques années croître magnifiquement ce que des théologiens appelleraient son esprit de malice et son impiété. Nous sommes un peu redevables de cette évolution au plus impérieux de nos critiques : c’est M. Brunetière qui, en morigénant M. France, l’a contraint à sortir, pour ainsi parler, tout le dix-huitième siècle qu’il avait dans le sang. Il est arrivé à M. France de défendre presque violemment, contre M. Brunetière, non l’infaillibilité de la science, mais le droit illimité de la recherche scientifique et de la libre spéculation. Les Opinions de Jérôme Cogniard sont assurément le plus radical bréviaire de scepticisme qui ait paru depuis Montaigne. Une saveur amère et forte est venue s’ajouter aux derniers livres de M. France.

Mais, en même temps que son scepticisme  lequel, bien que confinant au nihilisme, n’excluait point une sensualité délicate et l’art de jouir de la surface brillante des choses  croissaient, d’autre part, sa sollicitude et son goût pour les formes de vie et de sentiment qui dérivent des croyances religieuses. La piété de son imagination grandissait dans la même mesure que l’impiété de sa pensée. Thaïs est l’histoire d’une sainte ; la Rôtisserie est l’histoire d’un prêtre bohème, de conscience originale ; et l’amour de Thérèse et de Jacques est grand visiteur d’églises…

Rien de surprenant dans ces prédilections. Un bon nihiliste aime naturellement les saints ; car la foi religieuse implique une part de révolte contre la société terrestre, contre ses injustices et ses atroces ou ridicules conventions, et elle peut agréer par là aux plus audacieux esprits. D’ailleurs, par l’opinion qu’il a lui-même de ce monde, un bon nihiliste comprend aisément  bien que, pour son compte, il s’en abstienne  que l’homme place au-delà de la terre sa raison de vivre et son « idéal ». Puis, c’est un phénomène connu, que les esprits très compliqués adorent souvent les âmes simples… Toutefois, cette préoccupation impie et affectueuse de la vie mystique commence à devenir singulière, chez M. France, par ses insistances et sa continuité. Car enfin Voltaire et les encyclopédistes ne l’ont jamais eue. M. France goûte pleinement le plaisir satanique de comprendre, de douter, de nier ; mais il semble qu’à chaque instant aussi il l’épuise, il en touche le néant… Je suis bien curieux de savoir où cela le mènera…

J’ai nommé Choulette. Voici encore Vivian Bell, Schmoll, Lagrange, Montessuy, le prince Albertinelli, le comte Martin, Garain, Loyer et la « bonne Madame Marmet », aux yeux fureteurs sous ses paisibles bandeaux blancs. Ils sont pittoresques, quelques-uns charmants, tous amusants. Ils vont uniquement à leur plaisir, et l’auteur les absout tous ensemble. La précieuse et grêle et agaçante gaieté d’oiseau de Miss Bell, et les petites images gracieuses qui dansotent perpétuellement dans sa tête frisotée, n’empêchent point cette esthète d’être « très habile à gagner de l’argent » et d’épouser pour son torse un bellâtre italien. M. France les enveloppe tous de son indulgence ironique. Indulgence si souple et si vaste qu’elle va du mépris à la charité, et qu’elle « remplit l’entre-deux ».

Et les paysages, parisiens ou florentins ! Et le style ! C’est un composé plus précieux que le métal de Corinthe. Il s’y trouve du Racine, du Voltaire, du Flaubert, du Renan, et c’est toujours de l’Anatole France. Cet homme a la perfection dans la grâce ; il est l’extrême fleur du génie latin.

La Solidarité §

Messieurs et jeunes camarades,

Vous venez d’entendre un excellent discours. Il vous reste à entendre le mien, et j’en suis bien fâché pour vous : mais, pendant que nous vous tenons encore, nous ne voulons vous lâcher que dûment chapitrés et bien munis de sagesse pour vos vacances.

Des réflexions si justes et si élevées de mon ami Corréard, je vous engage particulièrement à retenir ceci, que nous ne sommes pas des isolés dans le temps ; que tout ce que la vie a pour nous soit de commodité, soit de noblesse, c’est à nos pères, à nos aïeux, à nos ancêtres que nous le devons ; que nous devons aux morts la culture même d’esprit qui nous permet, sur certains points, de penser autrement qu’eux  et mieux, je l’espère  et qu’enfin, suivant le beau mot d’Auguste Comte, l’humanité est composée de plus de morts que de vivants. C’est toutefois en m’en tenant aux vivants que je voudrais, après votre éminent professeur d’histoire, vous prêcher le sentiment, l’acceptation et, s’il se pouvait, l’amour de la solidarité humaine.

Croyez bien que c’est une affaire qui ne va pas toute seule… Oui, sans doute, vous êtes aujourd’hui dans les meilleures conditions pour vous laisser persuader. Les liens nécessaires ou consentis qui vous unissent à vos camarades et à vos maîtres, vous ne les connaissez guère que par leur douceur, vous ne luttez que pour des palmes innocentes, vous n’avez pas à gagner votre pain les uns contre les autres ; vous avez, tout naturellement, des idées, des intérêts, des plaisirs communs. Je suis sûr que vous êtes contents d’être des « Charlemagne », que cela signifie pour vous quelque chose. Et comme j’en suis un, moi aussi, je me sens, par là, très agréablement relié à vous. Je retrouve ici, parmi vos professeurs, de vieux et chers camarades, et je devrais être dans leurs rangs, et je m’étonne de n’y pas être. Bref, nous communions tous aujourd’hui dans une bienveillance mutuelle très sincère et, d’ailleurs, très aisée, et dans l’attachement au vénérable et glorieux lycée qui nous a formés. Un peu de musique aidant, j’ose dire que nous sommes, à l’heure qu’il est, virtuellement très bons les uns pour les autres.

Mais après ? Mais demain ?

Les transformations historiques, dont M. Corréard vous signalait la majestueuse et fatale lenteur, ont abouti, chez nous, vous le savez, à l’émancipation de l’individu. Un des résultats de cette émancipation, c’est que, plus que nos aïeux, nous sommes obligés d’inventer, si je puis dire, nos devoirs envers les hommes.

Or, du moment que c’est à nous de les inventer, nous sommes tentés de les restreindre, cela est triste à dire. Et, par exemple, il est bien vrai que l’égalité des citoyens est inscrite dans nos lois, qu’il n’y a plus de castes et que, en théorie, tout est devenu accessible à tous. Mais, en fait, s’il n’y a plus de classes politiques, il y a toujours des classes ou des compartiments sociaux, et les riches et les pauvres sont peut-être plus profondément séparés aujourd’hui par les mœurs qu’ils ne l’étaient autrefois par les institutions. Pourquoi ? C’est sans doute que les liens s’offrent, d’eux mêmes, plus nombreux et plus étroits entre les membres d’une société fortement et minutieusement hiérarchisée, comme était l’ancienne, qu’entre dix millions de têtes supposées égales.

Eh bien, ces liens qui ne nous sont plus imposés par les institutions ou les traditions ou les croyances, nous devons essayer de les renouer nous-mêmes. Ces liens de jadis, liens d’obéissance et de commandement, de fidélité et de protection, il faut les remplacer par des liens de charité.

Oh ! cela est difficile, je le répète. Notre égoïsme trouve si bien son compte dans cette sorte d’émiettement social ! C’est si commode, de vivre dans son coin, pour soi et, tout au plus, pour les siens et pour deux ou trois amis, de se moquer du reste, de croire qu’on a fait tout son devoir de citoyen quand on a payé l’impôt, et tout son devoir d’homme quand on a lâché quelques aumônes prudentes, de pratiquer le dédaigneux odi profanum vulgus, d’être un spectateur détaché de la comédie ou de la tragédie humaine ! Remarquez que cette espèce d’épicuréisme abstentionniste est également l’idéal du bourgeois le plus épais et du dilettante le plus raffiné. Je voudrais, puisqu’ils se méprisent réciproquement, leur faire honte à tous deux de cette rencontre.

C’est là, mes amis, une basse et mauvaise façon de prendre la vie. Songeons sans cesse que, depuis que nous n’avons plus de devoirs de caste ou de corporation, notre devoir d’homme s’est accru d’autant. Combattons notre pente, qui est de nous dérober, de nous blottir dans une paix indifférente. Cherchons les occasions où beaucoup d’hommes assemblés sont animés à la fois d’une seule idée, et d’une idée salutaire pour tous. Même les associations professionnelles, les dîners de Labadens peuvent avoir du bon. Cherchons ce qui nous réunit, et cherchons à nous réunir. L’état d’âme que certains spectacles publics, une revue militaire, les funérailles d’un grand citoyen, propagent dans toute une multitude, cet état singulier, merveilleux, ou l’on se sent épris tous ensemble de quelque chose de supérieur à l’intérêt immédiat de chacun, tâchons de le ressusciter en nous jusque dans l’humble cours de nos occupations journalières, pour les spiritualiser.

Vous allez bientôt envahir les professions dites libérales, et quelques-unes des autres. Dans l’exercice de ces professions, souvenez-vous toujours de la communauté  Médecins ou pharmaciens (oh ! de première classe), vous aurez maintes occasions d’être secourables aux pauvres gens, de faire payer pour eux les riches, de réparer ainsi, dans une petite mesure, l’inégalité des conditions et d’appliquer pour votre compte l’impôt progressif sur le revenu  Notaires (car il y en a ici qui seront notaires), vous pourrez être, un peu, les directeurs de conscience de vos clients et insinuer quelque souci du juste dans les contrats dont vous aurez le dépôt  Avocats ou avoués, vous pourrez souvent par des interprétations d’une généreuse habileté, substituer les commandements de l’équité naturelle, ou même de la pitié, aux prescriptions littérales de la loi, qui est impersonnelle, et qui ne prévoit pas les exceptions  Professeurs, vous formerez les cœurs autant que les esprits ; vous… enfin vous ferez comme vous avez vu faire dans cette maison  Artistes ou écrivains, vous vous rappellerez le mot de La Bruyère, que « l’homme de lettres est trivial (vous savez dans quel sens il l’entend) comme la borne au coin des places » ; vous ne fermerez pas sur vous la porte de votre « tour d’ivoire », et vous songerez aussi que tout ce que vous exprimez, soit par des moyens plastiques, soit par le discours, a son retentissement, bon ou mauvais, chez d’autres hommes et que vous en êtes responsables  Hommes de négoce ou de finance, vous serez exactement probes ; vous ne penserez pas qu’il y ait deux morales, ni qu’il vous soit permis de subordonner votre probité à des hasards, de jouer avec ce que vous n’avez pas, d’être honnête à pile ou face  Industriels, vous pardonnerez beaucoup à l’aveuglement, aux illusions brutales des souffrants ; vous ne fuirez pas leur contact, vous les contraindrez de croire à votre bonne volonté, tant vos actes la feront éclater à leurs yeux ; vous vous résignerez à mettre trente ou quarante ans à faire fortune et à ne pas la faire si grosse : car c’est là qu’il en faudra venir  Hommes politiques, j’allais dire que vous ferez à peu près le contraire de presque tous vos prédécesseurs, mais ce serait une épigramme trop aisée. Vous ne promettrez que ce que vous pourrez tenir. Vous ne monnayerez pas votre influence ; vous ne tirerez pas, avec âpreté, de votre mandat tous les profits, petits ou grands, qu’il comporte. Vous aurez pitié, mais vous ne vous ferez pas, de la pitié, une carrière. Vous aurez de la pudeur : vous vous direz qu’il est déloyal d’afficher certaines idées extrêmes et simplistes qui, si l’on en était réellement pénétré, devraient se traduire par des sacrifices et des renoncements dont on est évidemment incapable. Vous haïrez l’hypocrisie. Vous réfléchirez que pousser les malheureux à une révolte d’où ne peut sortir pour eux qu’une aggravation de souffrance  et cela, pour arriver, vous, à la notoriété ou au pouvoir et, finalement, pour « jouir »  c’est vivre de leur substance, c’est s’engraisser de leur misère, sans rien risquer et en feignant de les servir, et qu’ainsi les exploiteurs peuvent se rencontrer ailleurs que dans les rangs des capitalistes. Pour tout dire, en un mot, humanisez vos professions, quelles qu’elles soient. Faites qu’entre vos mains elles soient toutes, et véritablement, libérales.

C’est votre devoir, et c’est votre intérêt. Vos professeurs de philosophie vous ont exposé la théorie selon laquelle la morale se confondrait avec l’intérêt bien entendu. Ils l’ont jugée imparfaite, mais ils ont dû ajouter que cette morale-là coïncide pourtant, sur bien des points, avec la morale du cœur. Il est excellent de croire le plus possible à ces coïncidences dans l’ordre social. Toutes les époques sont des époques de transition, je le sais ; d’autre part, M. Corréard vous rappelait que la France a connu des heures plus terribles que l’heure présente. Mais, tout de même, jamais moins qu’aujourd’hui on n’a été sûr de demain. Les cadres anciens sont brisés ; les vieilles institutions préservatrices et coercitives branlent ou sont à bas… Il apparaît avec une clarté croissante que le monde — et chacun de nous par conséquent — ne sera sauvé que par la multiplicité, sinon par l’unanimité, des bonnes volontés individuelles.

Voilà, mes amis, des propos bien sévères. Je me hâte d’ajouter qu’ils sont à peine miens et que, les ayant tenus, je voudrais bien en faire tout le premier mon profit. Cet aveu leur enlèvera peut-être de leur solennité, les fera, après coup, plus modestes et familiers… Et puis, que voulez-vous ? c’est peut-être bien fini de rire  sauf par ci par là, et dans des fêtes innocentes et confiantes comme celle-ci.

La Tolérance §

Discours prononcé au banquet de l’association générale des étudiants de paris le 7 juin 1894.

Messieurs les étudiants et chers camarades,

Je n’attendais pas le grand honneur qu’il vous a plu de me faire. Je l’ai accepté avec joie, avec reconnaissance et aussi, je vous assure, avec modestie. C’est plus intimidant que vous ne croyez de parler devant les étudiants. Car vous avez aujourd’hui, en tant que groupe dans la nation, votre existence propre, et c’est une des bonnes actions de la République de vous y avoir aidés. On s’est avisé que, tous ensemble, vous représentez quelque chose de considérable et de prodigieusement intéressant : la France de demain. On vous honore, on se préoccupe de ce que vous pensez. Des hommes éminents vous tâtent le pouls de temps en temps, se penchent sur votre âme pour l’ausculter. Et des journaux donnent le bulletin de l’état d’âme de la jeunesse française, comme ils donneraient, sous une monarchie, le bulletin de la santé de l’héritier présomptif.

C’est pourquoi je suis très impressionné. Je me dis que les choses en sont au point qu’il n’est plus permis de prendre la parole ici sans remuer les plus hautes questions. Or, les gens qui lisent mal m’ont accusé de ne pas savoir ce que je pense, même quand il s’agit d’un vaudeville. Jugez quand il s’agit de problèmes religieux, philosophiques, historiques, sociaux. Et puis j’ai relu les allocutions des hommes illustres qui m’ont précédé sur cette chaise d’honneur, et que pourrais-je bien vous dire après eux ? Enfin, quand je saurais (et je le sais peut-être) ce que je pense sur les sujets les plus importants, j’aurais encore la crainte de ne pas m’y rencontrer pleinement avec vous tous et, d’aventure, de déplaire à une partie de mes hôtes, ce qui serait mal.

Mais cette crainte même va me servir. Je fais réflexion qu’elle est vaine ; que je dois compter non seulement sur une sympathie dont vous m’avez donné la meilleure preuve en m’invitant à vous présider, mais sur quelque chose de plus extraordinaire encore : sur votre tolérance. Et ainsi je suis conduit à vous recommander cette vertu discrète et admirable.

Célébrer la tolérance, oui, c’est depuis cent cinquante ans un lieu commun : mais soyez persuadés que ce lieu commun n’est jamais hors de propos. La tolérance est une vertu excessivement difficile. Elle est plus difficile, pour quelques-uns, que l’héroïsme. On parle de la tolérance comme d’un devoir qui ne fait plus question ; elle est inscrite dans le catéchisme républicain ; tout le monde se figure être tolérant. Personne, ou presque personne ne l’est, voilà la vérité. Prenez-y garde, notre premier mouvement, et même le second, est de haïr quiconque ne pense pas comme nous. La différence des opinions a amené dans le passé plus de massacres et peut amener encore plus de troubles et de malheurs que la contrariété des intérêts. Ce charmant Voltaire, à qui il faut beaucoup pardonner, définissait à merveille et chérissait la tolérance : mais il voulait faire mettre à la Bastille les gens qui n’étaient pas de son avis. C’est pour des différences d’opinion bien plus que pour la conquête du pouvoir que les hommes de la Révolution se sont envoyés à l’échafaud : et cependant ils étaient d’accord sur les choses essentielles, l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité. Et aujourd’hui même… je suppose que vous avez tous assisté à une séance de la Chambre ? ou, simplement, que vous lisez les journaux ?

Vous lisez sans doute aussi les jeunes Revues. Pratiquons, mes chers camarades, la tolérance en littérature. Que ceux qui ont de vingt à trente ans ne se hâtent pas trop de traiter d’imbéciles ou de malfaiteurs littéraires ceux qui en ont quarante ou un peu plus. Ils reconnaîtront un jour qu’ils exagéraient. L’an dernier, à cette même place, M. Émile Zola s’accusait, avec sa puissante bonhomie, d’avoir été autrefois un « sectaire ». Les jeunes gens doivent songer qu’ils seront probablement traités par leurs cadets comme ils traitent aujourd’hui leurs aînés : c’est presque une loi, une condition du progrès, chose oscillatoire, que les générations s’opposent entre elles en se succédant.

Mais nous aussi, les vieux, soyons tolérants pour les jeunes. Reconnaissons ce qu’il peut y avoir de générosité et de désintéressement dans leurs intransigeances. Craignons qu’une certaine paresse d’esprit ou la peur d’être dupes ne nous rende aveugles ou étroits. Oui, il est vrai que les jeunes gens découvrent des choses depuis longtemps découvertes ; que ce qui a paru le plus neuf dans l’anarchie littéraire des dix dernières années, cet idéalisme, ce symbolisme, ce mysticisme, cet évangélisme, et ce qu’on aime dans Tolstoï et Ibsen et ce qu’on leur emprunte, tout cela ressemble fort à ce qu’on a vu chez nous il y a cinquante ou soixante ans et que, par conséquent, les jeunes sont moins jeunes qu’ils ne disent. Oui, il est vrai que tout recommence. Mais il est vrai aussi que rien ne recommence de la même façon et que tout se renouvelle en recommençant. Confessons, nous, les aînés, que ce néo-romantisme des jeunes gens a peut-être bien élargi et attendri en nous le vieil esprit positiviste hérité de la littérature du second Empire et qui eut, voilà quinze ans, son expression suprême dans le naturalisme. Perdons l’habitude de considérer comme stupide et comme ennemi quiconque n’entend pas et ne ressent pas le beau tout à fait comme nous, ce beau que, depuis vingt-quatre siècles, les philosophes ne sont pas parvenus à définir proprement. Élargissons nos fronts, comme Renan voulait élargir celui de Pallas-Athéné, pour qu’elle conçût divers genres de beauté. Cherchons ce qui nous rassemble. Si nous ne pouvons communier dans les vers et les proses des Revues blanches ou rouges, communions dans Hugo ou dans Racine, ou dans Shakespeare, ou dans Homère, ou dans Valmiki.

Et, si Valmiki n’est pas encore un bon terrain de conciliation, si nous ne pouvons décidément pas communier dans le même beau, communions dans le même amour de la beauté, dans les plaisirs que cet amour donne et dans les vertus qu’il inspire.

La tolérance serait aussi le salut en politique. Elle est la grâce des intelligences vraiment libres. Notez que souvent — outre des sentiments très bas — il y a, dans le fanatisme politique, une sorte d’archaïsme inconscient. Presque toujours l’intolérance est un legs du passé ; elle s’exerce en vertu d’opinions qu’on a reçues et qu’on oublie de contrôler. Beaucoup de ces opinions sont de purs anachronismes. Le jacobinisme en est un ; l’anticléricalisme en est un autre. Nous continuons à être divisés parce que nos pères le furent jadis ; et cela, quand tout est changé, quand les causes historiques de ces divisions ont disparu. Et le triste de l’affaire, c’est qu’on est beaucoup plus intolérant pour défendre les opinions que l’on a héritées ou que l’on accepte comme le mot d’ordre d’un parti que pour soutenir celles qu’on a essayé de se faire tout seul : car alors on sait par expérience ce qui s’y mêle d’incertitude…

Ah ! messieurs, je vous en prie, affranchissez-vous du passé  non point de ce qu’il y a, dans le passé, de beau, de glorieux, de pur et d’exemplaire pour tous — mais des formes surannées qu’y ont prises les querelles de nos pères et de nos aïeux. Vous êtes pour cela dans des conditions excellentes : vous êtes tous nés sous la République. La forme du gouvernement n’est plus guère contestée ; un pape intelligent a interdit qu’elle le fût des catholiques eux-mêmes. Le temps est venu où les questions politiques ne doivent plus être que des questions françaises ou des questions sociales.

Ici encore, attachons nous à ce qui nous réunit, songeons-y le plus possible, et tenons-nous-en compte les uns aux autres. Si l’on diffère sur les moyens, il n’est pas si difficile de s’accorder sur le but. Je ne vois personne qui réclame publiquement l’esclavage, l’inquisition, l’abrutissement du peuple, ni l’oppression des faibles par les forts. De l’extrême droite à la gauche la plus avancée, quel est l’homme qui n’affirme souhaiter toute la liberté compatible avec les conditions d’existence de la société, et la diminution de l’injustice et de la souffrance dans le monde, dût-il lui en coûter de sérieux sacrifices personnels ? L’important, pour arriver à s’entendre, c’est de penser sincèrement tout cela, de n’être pas des hypocrites, d’être d’abord de braves gens, des hommes de bonne volonté. Ce qui prépare le mieux la solution des questions sociales, c’est en somme, pour chacun, son propre perfectionnement moral, c’est l’amour des autres : et la tolérance en est déjà un joli commencement. Apporter à la besogne politique de la bonté, même de la bonhomie, voilà ce qu’il faut. Je crois savoir que vous êtes de mon avis et que vous en avez assez des politiciens de l’ancien jeu, des Cléons sans bonté et sans grâce, sceptiques à la fois et sectaires, car l’un n’exclut pas toujours l’autre.

Enfin, mes chers camarades, je n’ai pas besoin de vous prêcher la tolérance religieuse, mais je vous la prêche tout de même. Car enfin nous avons vu retourner contre l’Église une petite partie du moins des procédés dont elle usa contre ses ennemis au temps où elle était toute-puissante ; et il s’est rencontré, par-ci par-là, des bedeaux et des capucins de la libre pensée. Faites effort pour comprendre et pour supporter que d’autres hommes tiennent de leur hérédité, de leur tempérament, de leur éducation, ou de leurs réflexions et de leur vie même, une conception métaphysique du monde différente de la vôtre. Acceptez ce qui est encore principe de vertu pour des millions de créatures humaines et, je puis sans doute le dire pour un certain nombre d’entre vous, acceptez l’âme de vos mères et de vos sœurs.

Et, pour la troisième fois, j’ajouterai : cherchons ce qui nous met d’accord. Remarquez que les positivistes même et les athées peuvent s’entendre sans trop de peine, pour la grande œuvre commune, non seulement avec les spiritualistes, mais avec les fidèles les plus fervents des religions confessionnelles. De croire que cette vie n’est qu’une épreuve et un prélude, ou de croire qu’elle n’aura aucun prolongement ultra-terrestre, il semble, à première vue, que deux morales opposées dussent s’ensuivre : mais, dans la pratique, tout s’arrange. Si le christianisme commande aux pauvres, au nom de la vie future, la résignation, il ne commande pas moins en vue de cette même vie future, aux riches comme aux pauvres, la charité. Et, pareillement, si la philosophie positiviste place sur terre le paradis (paradis douteux jusqu’à présent) et semble, par la négation métaphysique, laisser-libre cours à tous les instincts, l’observation lui fait bientôt reconnaître que le bonheur de tous ne peut être procuré que par un peu du sacrifice volontaire de chacun. Les croyants disent : « Il faut avoir été bon pour être heureux dans l’autre monde ; donc, soyons bons. » Et les incroyants : « Puisque nous ne savons rien, puisque nous n’avons rien à attendre ni à espérer, puisque nous n’apparaissons un instant sur la surface d’une des plus petites planètes du système solaire que pour rentrer aussitôt dans l’éternelle nuit, arrangeons-nous pour que ce passage ne nous soit pas trop douloureux, ou pour qu’il ne le soit qu’au plus petit nombre possible d’entre nous. Supportons-nous et aidons-nous mutuellement. Soyons bons. » S’ils n’ont pas tous le crâne, les braves gens ont tous le cœur fait de même et arrivent, sur l’essentiel, aux mêmes conclusions. Pascal dit : « Le cœur aime l’être universel naturellement, et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne ; et il se durcit contre l’un ou l’autre, à son choix. » Adonnons-nous à « aimer l’être universel », et refusons de nous « durcir » contre lui. Cet effort, de l’aveu même de Pascal, qui n’est pas suspect, est dans la nature et selon la nature.

Je termine cette homélie. Je vous supplie, mes chers camarades, de ne pas la juger émolliente. La tolérance que j’ai louée n’est point l’indifférence, ni le dilettantisme, ni la paresse. Au contraire. Elle exige un grand effort, une perpétuelle surveillance de soi. Elle s’allie très bien avec les convictions fortes, et c’est parce qu’elle en connaît le prix qu’elle ne consent point à les haïr chez les autres. Elle implique le respect de la personne humaine. La tolérance enfin, c’est bien un des noms de l’esprit critique : mais c’est aussi un des noms de la modestie et de la charité. Elle est la charité de l’intelligence.

Tolérez, mes chers camarades, notre maturité et ses circonspections : nous tolérons, nous aimons votre jeunesse et ses ardeurs et ses emportements. Vous vaudrez mieux que nous ; vous le devez. Vous ferez et vous verrez de belles choses— que nous ne verrons point. C’est avec cette pensée et cet espoir (mêlé d’envie) que je bois affectueusement à l’Association générale des Étudiants de Paris.