Jules Lemaître

1899

Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série

2013
Les contemporains : études et portraits littéraires. Septième série, Deuxième édition.H. Lecène et H. Oudin (Paris).1899. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (Secrétariat d’édition), Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).
{p. 01}

Mme Desbordes-Valmore §

20 avril 1896. §

… Je crois pouvoir, sans mentir à la rubrique de ce feuilleton1, vous entretenir d’un ménage de comédiens : c’est Marceline Desbordes et son mari Valmore que je veux dire. Je me servirai pour cela de cette extraordinaire lamentation en deux cent quatre-vingt-trois lettres, qui est la Correspondance intime de Marceline Desbordes-Valmore, récemment parue chez Alphonse Lemerre.

Nous y apprenons en détail ce que nous savions en gros ; nous y voyons jour par jour la vie de misères, de déceptions, de pauvreté et de douleurs que mena sans interruption cette passionnée créature {p. 02}qui fut éminemment une « pas de chance », et qui eut une âme admirable et un peu de génie. Mais, en outre, la préface de la Correspondance intime nous apporte un renseignement entièrement nouveau, et qui nous fait comprendre l’intensité singulière de certains cris des Élégies, et l’âcreté de quelques-unes de leurs larmes. Nous connaissons aujourd’hui de quelle blessure coulaient ces pleurs de sang. Huit ans avant son mariage, Marceline avait été séduite et abandonnée avec un enfant, qui était mort encore au berceau.

On a dit : — Pourquoi nous révéler ces choses ? Cette femme qui fut pendant quarante ans une épouse et une mère irréprochables, pourquoi nous livrer son douloureux secret ? Laissons dormir les morts. Cette révélation n’a-t-elle pas quelque chose de sacrilège ? Ne ressemble-t-elle pas à une trahison ? — J’avoue ne pas comprendre ce scrupule ni cette indignation, où je trouve quelque chose de convenu et d’oratoire. Je ne les comprends pas, du moment que la postérité de Marceline est éteinte, et que nul vivant ne peut plus être atteint directement par la divulgation de la chute qu’elle fit en l’an 1808 ou 1809. Les morts n’ont de pudeur que celle que nous leur prêtons pour donner bonne opinion de notre délicatesse. Il leur est fort égal qu’on révèle même leurs crimes. Mais il ne s’agit, ici, de rien de tel. Nous savons maintenant que Marceline fut crédule et faible un jour, et qu’elle en {p. 03}souffrit abominablement toute sa vie ; voilà tout. Nous n’irons pas nous en prévaloir contre elle ni en prendre sujet de la mépriser. Mais, mieux avertis, nous lirons mieux ses Élégies, et, sachant quelle triste réalité y est pleurée et que ce ne sont point là souffrances en idée ni sanglots de rêve, « nous irons de confiance », si je puis dire, et nous compatirons avec plus de sécurité aux beaux désespoirs de notre Sapho bourgeoise.

Donc Marceline Desbordes avait vingt-deux ans. Elle était comédienne et chanteuse au théâtre Feydeau ; et c’est une profession qui met peu de garde-fous autour des jeunes personnes. Elle avait été sage jusque-là, mais aussi déjà très malheureuse, comme elle fut toute sa vie. Elle était follement sensible ; elle avait un grand besoin d’être aimée, — et elle faisait des vers. Elle eut le malheur de tomber sur un homme « distingué. » Cela commença par un commerce de poésies et une amitié « littéraire. » Marceline se défendit un assez long temps. Elle était infiniment romanesque et dut faire beaucoup de cérémonies. Puis, un jour, elle céda. Son séducteur paraît l’avoir lâchée dès qu’il sut qu’elle allait être mère…

Quel était cet inconnu ? L’éditeur de la Correspondance intime, M. Benjamin Rivière, ne le dit pas, et l’ignore peut-être. Mais M. Auguste Lacaussade, dans l’édition elzévirienne des Œuvres de Marceline, semble en savoir plus long qu’il n’en dit.

{p. 04}« Parmi les habitués du théâtre Feydeau, que charmait sa tenue décente autant que son jeu naturel, ne s’est-il pas trouvé un homme du monde, un lettré, un rimeur versé dans l’art d’Ovide, lequel, frappé et peut-être ému des rares aptitudes poétiques de la jeune artiste, sut tout de suite les apprécier et offrir des conseils accueillis avec une gratitude ingénue ? »

Oui, c’était un « poète », au témoignage même de Marceline :

J’ai lu ces vers charmants où son âme respire.

Or, nous sommes en 1809. Mon Dieu, mon Dieu, si c’était Baour-Lormian, ou Esménard, ou Luce de Lancival ? Ou bien, puisque M. Lacaussade nous parle d’un rimeur « versé dans l’art d’Ovide », n’y eut-il pas, à cette époque, un certain Saint-Ange qui traduisit en vers les Métamorphoses ?… Mais non ; Marceline écrit quelque part :

Ton nom ! partout ton nom console mon oreille…
……………………
Tu sais que dans le mien le ciel daigna l’écrire ;
On ne peut m’appeler sans t’annoncer à moi,
Car depuis mon baptême il m’enlace avec toi.

Il s’agirait donc de trouver un littérateur du Premier Empire qui s’appelât, de son petit nom, Marcel, ou peut-être Marc. Mais je n’ai pas le temps ni les {p. 05}moyens de faire cette recherche. Et, d’ailleurs, c’était peut-être un simple « amateur », dont l’histoire littéraire n’a pas gardé le souvenir… Paix à la cendre de ce « mufle ! »

Je dis mufle, car non seulement il abandonna la pauvre fille, mais il paraît l’avoir abandonnée hypocritement. Il la quitta sans rupture déclarée ; il partit un beau jour, puis oublia de donner de ses nouvelles :

J’ai tout perdu ! mon enfant par la mort,
Et dans quel temps ! mon ami par l’absence,
Je n’ose dire, hélas ! par l’inconstance ;
Ce doute est le seul bien que m’a laissé le sort.

Ainsi, il y avait quatre ans environ que la malheureuse avait été lâchée, — puisque son petit garçon, qu’elle aimait avec une ardeur triste de fille-mère, mourut vers 1813, et elle espérait encore un peu !

Toutefois, en 1817, elle n’espérait plus. C’est alors qu’elle rencontra, dans la troupe de Bruxelles, le comédien Valmore, de son vrai nom Prosper Lenchantin. Elle avait trente et un ans, et il en avait vingt-quatre. Elle l’avait connu tout enfant à Bordeaux, et l’avait fait sauter sur ses genoux. Cet ancien souvenir les rapprocha. Puis, Valmore s’aperçut qu’il aimait sa grande amie d’autrefois… C’était de ces comédiens qui se piquent de lettres, — et c’était un romantique. La mélancolie de Marceline, {p. 06}ses beaux yeux, ses cheveux éplorés, son long visage pâle, expressif et passionné, d’Espagnole des Flandres, émurent vivement le jeune « artiste » ; il connaissait d’ailleurs les vers de Marceline et lui croyait du génie. Elle, raisonnable, se défiait, objectait la disproportion des âges… Mais quoi ! il était beau, sincèrement épris, ingénument troubadour. Elle était seule au monde, avec un cœur meurtri, mais toujours un infini besoin d’aimer et d’être aimée, un besoin surtout d’être bonne à quelqu’un, de se dévouer… On devine sans peine ces nuances de sentiments, ce qu’il y eut d’admiration, d’enthousiasme, — et de respect, — dans l’amour de Valmore, et de demi-maternité et de tendresse protectrice chez Mlle Desbordes. Ce comédien et cette comédienne étaient, du reste, deux cœurs parfaitement ingénus, comme il appert de la Correspondance intime. Bref, ils s’épousèrent.

C’était l’union de deux « guitares », et aussi l’union de deux déveines, de deux guignes noires. Valmore n’avait jamais eu de chance… « Le 2 mai 1813, on donnait Amphitryon au Théâtre-Français. Valmore y jouait le rôle de Jupiter ; à la dernière scène, lorsqu’il apparaît dans un nuage, armé de sa foudre, appuyé sur son aigle, la corde qui le retenait en l’air se brisa, et précipita de quarante-cinq pieds de haut le dieu amoureux. La chute était épouvantable ; le pauvre Valmore fut emporté de la scène brisé, moulu, et plusieurs mois {p. 07}se passèrent avant qu’il pût remonter sur les planches. »

Chute symbolique. Toute sa vie Valmore dégringola de son nuage. Mais il se cramponnait. Comme l’illustre Delobelle, il « ne renonçait pas. » Valmore, m’a dit M. Sardou sur le témoignage de gens qui l’avaient vu jouer, était un fort médiocre comédien. Je lis dans une lettre de Marceline : « Valmore a rêvé de solliciter l’Odéon… Ce serait comme administrateur qu’il voudrait ce théâtre, et je t’avoue que j’aimerais mieux présentement pour lui cette carrière que celle d’acteur, car son genre est perdu en province. » Cela signifie qu’il paraissait « vieux jeu », — en province ! et en 1836 ! L’infortuné passait son temps à déclarer, tantôt qu’il n’accepterait de place qu’au Théâtre-Français, et dans les premiers emplois, — tantôt qu’il ne s’abaisserait pas à y rentrer, dût-on l’en prier à genoux. Et cependant il cabotinait où il pouvait pour gagner son pain, à Lyon, à Bordeaux, à Bruxelles…

Et chaque année, pendant trente ans, au temps des vacances, sa femme vient à Paris pour lui chercher un engagement qu’elle n’obtient jamais. Mais rien n’entame sa foi dans son cher artiste. Fidèlement, naïvement, elle entre dans ses illusions, dans ses rancunes, dans ses colères, dans ses gestes drapés, dans ses faux dédains. De dix pages en dix pages on croit entendre les phrases de la douce Mme Delobelle ou de Désirée : Monsieur Delobelle ne {p. 08}renonce pas ; Monsieur Delobelle n’a pas le droit de renoncer ; ou : Monsieur Delobelle dit qu’il renonce, qu’on lui en a trop fait. » Le ton, l’accent est le même, à s’y tromper : « Mon mari, dit Marceline, est un homme tout entier, immobile dans ses aversions. Il abhorre Paris ; rien ne pourra le changer. » Ou bien : « Valmore m’a avoué qu’il préférait toutes les chances désastreuses que nous éprouvons de faillite en faillite et de voyage en voyage, à rentrer jamais à la Comédie française qu’il abhorre. » Ou bien : « Valmore est tout à fait réveillé de ses beaux rêves d’artiste… Il veut nous emmener dans quelque cour étrangère ou essayer une direction théâtrale à Paris… » Ou encore : « Mon mari qui t’aime de toujours incline jusqu’à tes genoux toutes ses fiertés d’homme… » (Cela, c’est tout à fait l’accent « Delobelle », ou, mieux, le style « Delmar » : vous vous rappelez l’étonnant cabot-pontife de l’Éducation sentimentale ?) « Valmore, qui t’aime bien à travers ses grincements de dents contre la destinée… » Etc., etc… C’est d’un comique navrant.

Ce sont des ingénus, non des simples. Ils demeurent gens de théâtre par une innocente exagération de langage et par de petites déformations avantageuses de la réalité. « À vingt ans, dit Marceline, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer. » L’explication est charmante ; mais la vérité, c’est qu’elle perdit la voix à la suite de ses couches, et {p. 09}qu’elle avait alors vingt-trois ans, et non pas vingt.

Elle l’aime bien, son Valmore. Mais les rôles sont intervertis dans cette union, puisque c’est lui qui est le plus jeune (de sept ans), le plus faible et le plus beau. Elle parle de lui comme pourrait faire de sa femme un mari d’actrice, j’entends un mari amoureux. « Il est certain, mon bon ange, que je ne te connais pas de rival au théâtre. Ta chère voix a des physionomies aussi mobiles que ton visage, et, quand elle est dans ses bons jours, je sais qu’il y en a peu d’aussi pénétrantes, car ta prononciation est aussi distinguée que celle de Mlle Mars. » Marceline avait cinquante-six ans quand elle envoyait ces lignes à son mari. — Elle lui écrit, le 3 juillet 1846 : « Tu n’es plus là le matin pour me laisser dormir… Dès sept heures, je tends les bras à la Providence et à toi. » Et, le 7 décembre de la même année : « Je t’aime ! à tes pieds ou dans tes bras, je t’aime !… » Elle avait alors soixante ans ; et il est vrai qu’elle venait de perdre une de ses filles. — Elle lui écrit, le 27 décembre 1852 : « Bon jour et amour, cher mari à moi ! » Elle avait alors soixante-six ans, et il en avait donc cinquante-neuf.

Lui, le digne comédien, en imaginait de bonnes pour se rendre intéressant. Il avait eu, ça et là, de courtes et banales liaisons avec des petites camarades. Il s’avisa, un beau jour, d’en éprouver d’affreux remords et de s’en ouvrir à sa femme. Miséricordieusement et, vers la fin, un peu avec le sentiment {p. 10}d’une mère qui pardonne aisément aux femmes d’avoir trouvé son fils trop beau, elle lui répond : « Pourquoi, Prosper, es-tu triste à ce point du passé ?… Par quel miracle aurais-tu échappé aux entraînements que la chaleur de l’âge et la facilité de notre profession plaçaient devant toi ?… Je n’en veux à personne de t’avoir trouvé aimable, mon cher mari. N’avaient-elles pas à me pardonner d’être ta femme, et, franchement, de ne pas mériter un tel bonheur ?… Les rêves tristes du passé n’existent plus pour moi. Je te prie de les traiter toi-même avec indulgence et de ne rien haïr de ce qui t’a aimé… »

Qu’est-ce à dire ? Au fond, cette absence de jalousie signifie que Marceline a eu pour son jeune mari une tendresse très sincère et très profonde, et la plus candide admiration, mais qu’elle a toujours aimé « l’autre », le séducteur, l’ingrat, et qu’elle n’a jamais aimé que lui, au sens entier et redoutable du mot. Cela éclate, dans cette correspondance, en traits bien significatifs. En 1836 (vingt ans après sa triste aventure), Marceline écrit à son amie, la chanteuse Pauline Duchambge, qui venait d’être lâchée, si j’ai bien compris, par le père Auber : « Tu es triste ? Ne sois pas triste, mon bon ange, ou du moins lève-toi sous ce fardeau de douleurs que je comprends, que je partage. Toutes les humiliations tombées sur la terre à l’adresse de la femme, je les ai reçues. Mes genoux ploient encore, et ma tête est courbée comme la tienne, sous des larmes encore bien amères. » {p. 11}Les mots soulignés dans ce passage l’ont été par Marceline elle-même. — En 1838, le ménage Valmore est venu jouer à Milan. Marceline écrit à Pauline Duchambge : « Je t’envoie comme un sourire mon premier chant d’Italie. Leurs voiles, leurs balcons, leurs fleurs m’ont soufflé cela, et c’est à toi que je le dédie. Venir en Italie pour guérir un cœur blessé à mort d’amour, c’est étrange et fatal. » Le mot « amour » a été effacé dans le texte original, et cette rature est étrangement expressive. Deux mois plus tard, les Valmore sont sur le pavé de Milan, abandonnés, avec leurs deux petites filles, par un impresario en faillite. Marceline écrit à sa confidente : « Valmore a horriblement souffert ; mais il ne se consolera jamais de ne nous avoir pas fait voir Rome. » Puis, sans autre transition : « Et moi, sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome ? La trace rêvée qu’il y a laissée de ses pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement puissante sur moi. » C’est elle-même encore qui souligne. « Je ne demanderais à Rome que cette vision ; je ne l’aurai pas. » Il, c’est « l’autre », celui qui est parti et n’est pas revenu.

J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes,
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.
{p. 12}La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

Oui, Marceline a vécu d’un souvenir. Souvenir « odorant », mais brûlant aussi à d’autres heures, souvenir « rouge », souvenir de sang. C’était si facile à voir que Valmore lui-même en soupçonna quelque chose, et s’en émut à deux ou trois reprises.

Marceline, en l’épousant, avait oublié de lui conter son aventure. Telle Mme de Montaiglin dans Monsieur Alphonse ; mon Dieu, oui. Seulement, ici, l’enfant était mort ; et puis, c’était si loin ! Marceline n’eut le courage ni de renoncer à ce qu’elle pouvait encore attendre de bonheur, ni de désespérer un brave garçon par l’inutile confession d’un passé dont les traces étaient totalement abolies… S’arrangea-t-elle pour qu’il crût l’avoir intacte ? ou se soucia-t-il médiocrement qu’elle le fût (elle avait alors trente et un ans) ? Mystère.

Le fait est qu’il ne s’opposa point à la publication des Élégies de sa femme (1819), et qu’il en conçut même quelque fierté. Mais c’était décidément un de ces malheureux qui passent leur vie à « se raviser », un eautontimôroumenos ingénieux et plein d’imprévu. Au bout de treize ans, il s’aperçut que certains vers de ces élégies étaient tout de même diablement brûlants, que ça n’était pas naturel, qu’il devait y {p. 13}avoir quelque chose là-dessous. Il se dit, — plus élégamment, car il se piquait d’élégance dans ses propos — : « Sapristi ! où ma femme est-elle allée chercher tout cela ? Ceci n’est point amour en l’air ni paroles de romances. » Et il lui fit, soit de vive voix, soit par lettres (car ces fâcheuses idées lui revenaient plus aigrement quand il était seul) des scènes de jalousie. Et Marceline éplorée lui répondait : « Mais, mon ami, il n’y a rien, je te le jure, rien de rien. C’est Pauline Duchambge et Caroline Branchu qui me content leurs peines ; je me mets à leur place ; et tout ça, c’est de la littérature. »

Valmore se laissait convaincre. Mais sept ans plus tard, au cours d’une autre absence de Marceline, — qui avait alors cinquante-trois ans, — son accès le reprenait. Et elle recommençait son plaidoyer qui est simplement délicieux, et combien habile ! « … La poésie n’est qu’un monstre, si elle altère ma seule félicité, notre union. Je t’ai dit une fois, je te répète ici, que j’ai fait beaucoup d’élégies et de romances de commande sur des sujets donnés, dont quelques-unes n’étaient pas destinées à voir le jour. Notre misère en a ordonné autrement. Bien des pleurs et des plaintes de Pauline se sont produites dans ces vers que tu aimes, et dont elle est, en effet, le premier auteur. Après quoi notre vie a été si grave, si isolée… que je n’ai pas, je te l’avoue, donné une attention bien profonde à la confection de ces livres que notre sort nous a fait une obligation de vendre. {p. 14}Toute ton indulgence sur le talent, que je dédaignerais complètement sans le prix que ton goût y attache, ne me console pas d’une arrière-pensée pénible qu’il aura fait naître en moi… Tu vois que j’avais raison, mon bon ange, en n’éprouvant pas l’ombre de contentement d’avoir employé du temps à barbouiller du papier au lieu de coudre nos chemises, que j’ai pourtant tâché de tenir bien en ordre, tu le sais, toi, cher camarade d’une vie qui n’a été à charge à personne. »

Il suit peut-être de ces jalousies sans cesse recommençantes que, dans cette union bizarre, c’était le jeune mari qui aimait le plus ; et cela est assurément flatteur pour notre Marceline.

27 avril 1896. §

… Mais enfin qui donc fut l’amant de la pauvre Marceline Desbordes ? Il paraît que la question est excitante, car elle m’a valu tout un paquet de lettres.

Et, d’abord, rassurez-vous : ce n’est ni Esménard, ni Luce de Lancival, ni Baour-Lormian. Et ce n’est pas non plus Saint-Marc Girardin, comme le voulait d’abord un de mes correspondants, qui s’est ravisé ensuite, ayant fait réflexion que ledit Saint-Marc n’aurait eu que sept ans au moment de cette rencontre.

Un autre m’écrit : « … Ce nom, que Marceline Desbordes-Valmore voile de cette indication,

Tu sais que dans le mien le ciel daigna l’écrire,

{p. 15}ne serait-il pas celui d’un des Marcellus ? soit le comte Auguste de Marcellus, ou celui de son fils André-Charles ? Dans la correspondance de Chateaubriand, ce nom de Marcellus revient souvent, et aussi dans le journal d’Alexandrine d’Alopens (Mme Albert de La Ferronnays). »

Quand j’ai reçu cette lettre, je venais d’arriver, en feuilletant le Bouillet, aux mêmes conclusions. Ou, plus exactement, j’écartais André-Charles, qui n’aurait eu que seize ans à l’époque du malheur de Marceline ; mais j’inclinais à croire que son père, le comte Auguste du Tirac, comte de Marcellus-Demartin, auteur d’Odes sacrées, de Cantates sacrées, et d’une traduction des Bucoliques de Virgile, étant né en 1776, pourrait bien être le séducteur cherché.

Mais non, il paraît que ce n’est pas lui. Et, bien que cela lui soit sans doute égal, je fais mes sincères excuses à cet honnête mort d’avoir failli porter sur lui un jugement téméraire.

Un troisième correspondant a eu une autre idée : « … Les vers que vous citez :

Ton nom…
Tu sais que dans le mien le ciel daigna l’écrire,

me semblent s’appliquer parfaitement à Saint-Marcellin, fils naturel de Fontanes, auteur dramatique et journaliste, et qui fut tué en duel en 1819 ou 1820. »

Eh bien ! non, il paraît que ce n’est pas non plus Saint-Marcellin.

{p. 16}Pendant que les lettres pleuvaient chez moi, M. Auguste Lacaussade révélait à M. Gaston Stiegler, rédacteur à l’Écho de Paris, la moitié de ce mystère : « … L’amant ne s’appelait pas Marc, ni Marcel, mais Henri. On lui doit (c’est une façon de parler) des vers, des romans et des pièces de théâtre. Il eut quelque notoriété. Il ne fut point marié, ne laissa pas d’enfants et mourut aux environs de Paris, à Aulnay-lès-Bondy. »

Voilà qui va bien. Par malheur il serait assez difficile de retrouver dans « Henri » « Marceline »… Une femme, qui porte un nom honoré dans les lettres, a bien voulu débrouiller pour moi cette énigme :

« Monsieur, puisque la triste histoire de Marceline Desbordes-Valmore vous intéresse, je crois devoir vous révéler que l’abominable « mufle » qui l’a si indignement lâchée n’est autre que Henri de Latouche.

« Ses véritable prénoms étaient : Hyacinthe-Joseph-Alexandre ; ceux de Mme Valmore : Marceline-Félicité-Josèphe.

« Une de vos hypothèses est donc pleinement réalisée. Je tiens ces renseignements de mon vieil ami Auguste Lacaussade. Il n’en fait pas mystère.

« Nous eussions préféré sans doute qu’on ne fît pas tant de bruit autour de la tombe d’une femme qui eut, comme tant d’autres, le tort de {p. 17}croire à l’honnêteté d’un gredin de lettres. Mais puisque le mal est fait, il n’est pas mauvais que la postérité connaisse aussi le nom de celui qui récompensa par le plus lâche des abandons l’amour le plus pur et le plus désintéressé.

« Vous avez été vous-même un peu dur et un peu ironique pour cette pauvre Marceline, mais… l’on ne saurait trop vous en vouloir, car vous avez dit ses vérités au Latouche sans le connaître. »

Ce n’est pas fini. Je disais, dans mon dernier feuilleton, que Marceline avait tu son secret à Valmore, n’ayant le courage ni de renoncer à la part de bonheur qu’elle pouvait encore attendre, ni de désespérer un brave garçon par l’inutile révélation d’une aventure dont les suites matérielles étaient totalement abolies. Or, M. Lacaussade a affirmé à M. Gaston Stiegler que Marceline « avait le cœur trop haut pour mentir à celui qui lui offrait son nom et pour ne pas lui avouer loyalement, avant de l’épouser, son passé et sa faiblesse. » Elle le fit, comme M. Lacaussade l’a su par M. Hippolyte Valmore ; et « c’est un beau trait de caractère, qui achève d’ennoblir une belle figure. » Soit ; mais, si Valmore savait tout, j’ai beaucoup de peine à m’expliquer les faux-fuyants par lesquels Marceline répondait à ses accès de jalousie. Elle n’avait qu’une chose à dire : « Je ne l’aime plus, et je le méprise. » Or, elle s’évertue dans ses réponses en explications détournées, et ne fait même jamais la moindre allusion {p. 18}à son aventure. J’en avais conclu, assez raisonnablement, que cette aventure était ignorée de Valmore. Mon impression, c’est que, si Marceline se confessa à son mari, comme l’affirme M. Lacaussade, ce fut plus tard, et après 1839. Aussi bien, à partir de cette date, on ne trouve plus, dans la Correspondance intime, trace de ces querelles jalouses. Valmore a cessé de trouver étrange l’ardeur de certains vers de sa femme. Il ne s’en inquiète plus, parce qu’il est fixé. Est-ce que je me trompe ?

Petite remarque, non tout à fait insignifiante, je crois : — La seconde fille de Marceline, née en 1821, qu’on appelait Ondine et que Sainte-Beuve dut épouser, s’appelait en réalité Hyacinthe. Vous avez vu que c’était un des prénoms de Latouche. J’en conclus que, plus de dix ans après son abandon, Marceline gardait à son séducteur un sentiment qui n’était point de la haine. Si l’on pouvait savoir à quelle époque elle changea le nom d’Hyacinthe en celui d’Ondine, on saurait peut-être, du même coup, la date de la guérison de son pauvre cœur. Ne le pensez-vous pas ?

Enfin, j’ai reçu de M. Benjamin Rivière, l’éditeur de la Correspondance intime, une lettre fort intéressante :

« Vous ne me faites pas le reproche d’avoir mis Marceline nue devant les siècles » ; je vous en suis reconnaissant.

« Si la correspondance que j’ai publiée m’avait appartenu, j’aurais hésité à la faire paraître. Mais elle {p. 19}est dans une collection publique, la bibliothèque de la ville de Douai, où MM. Valmore père et fils l’ont déposée. Évidemment ils en ont retiré ce qu’ils ont voulu. Leur intention, du reste, était de publier ces lettres, toutes ou en partie, et, en les éditant, je n’ai que réalisé leur désir.

« … La première partie de votre étude a peiné les amis de Mme Valmore ; ils ont été attristés par votre ton un peu… railleur. Quant à moi, j’en attends la continuation avec confiance… »

M. Rivière a bien raison. Et je prie respectueusement M. Lacaussade de ne plus me reprocher « le ton narquois et boulevardier » de cette étude (moi, boulevardier !) avant d’en avoir vu la fin.

4 mai 1896. §

… Eh bien, non, le séducteur de Marceline, ce n’est plus Henri de Latouche !

Je reçois de M. Benjamin Rivière la lettre suivante :

« Oui, M. de Latouche est un « mufle », mais non pas « le mufle ». J’espère que votre conviction sera faite sur ce point, après la lecture des fragments de lettres originales adressées par Mme Desbordes-Valmore à son mari, fragments que je viens de réunir pour vous.

« Vous y verrez que les relations entre Henri de Latouche et la famille Valmore étaient de pure amitié. {p. 20}Le prénom d’Hyacinthe a pu être donné à la fille aînée de Mme Desbordes-Valmore à cause de ce monsieur, mais seulement en raison de cette amitié.

« Il faut accueillir avec défiance les racontars, de quelque source qu’ils viennent… Ainsi on disait, il y a quelque cinquante ans, dans un salon littéraire de Paris (mettez l’Arsenal), que M. de Latouche avait été l’amant de Mme Valmore, qu’Ondine était sa fille, et que l’on s’était séparé parce qu’il avait voulu séduire la jeune fille. Ce dernier point seul est exact. Il faudrait donc admettre que Marceline aurait conservé, après son mariage, des relations avec son amant et qu’elle l’aurait fait entrer dans l’intimité de son mari. La droiture et la loyauté de Marceline s’élèvent contre cette odieuse supposition. La rupture, qui eut lieu en 1839 entre H. de Latouche et la famille Valmore, fut causée par l’exigeante amitié et surtout par la conduite ignoble de ce drôle. Et cependant on prit des précautions vis-à-vis de lui, tant on le craignait.

« Latouche a-t-il connu Marceline Desbordes avant son mariage ? Est-il le père de l’enfant, Eugène, mort en 1816 ? On n’a qu’une affirmation, celle de l’honorable M. Lacaussade, qui tenait ce renseignement du fils même de Marceline, Hippolyte. Mais Hippolyte, d’où le tenait-il lui-même ? De son père ? De sa mère ? Il n’y faut point songer. De qui ?

« Et alors, quelle créance peut-on donner à cette affirmation ?

{p. 21}« Une notice de M. Ch. de Comberousse, placée en tête de la Correspondance de Clément XIV et de C. Bertinazzi, par Latouche (Paris, Michel Lévy, 1867), nous apprend que Hyacinthe-Joseph-Alexandre Chabaud de Latouche est né le 3 février 1785. Il épousa en 1807, à l’âge de vingt-trois ans, Mlle de Comberousse, fille du président du Conseil des Anciens : ce fut un mariage d’amour. De ce mariage naquit un fils que Latouche adorait.

« Admettez-vous que Marceline Desbordes se soit donnée à un homme marié ? Non, n’est-ce pas ?

« Autre chose : j’ai eu entre les mains une lettre non signée et sans date, émanant évidemment de Marceline ; le style et l’écriture ne laissaient aucun doute. Cette lettre était adressée à un Olivier. Qu’était cet Olivier ? Un nom de convention sans doute. La question, posée dans l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux l’année dernière, est restée sans réponse.

« Et, après tout, qu’importe de connaître ce nom ? »

Les fragments que M. Rivière a bien voulu m’envoyer sont du plus vif intérêt. Il est impossible, après avoir lu ces lettres, de croire que Latouche ait jamais été pour Marceline autre chose qu’un ami, à moins de prêter à cette noble femme une puissance diabolique de dissimulation.

Et voici un autre argument, accessoire, mais assez fort. Sans doute, « Joseph » était un des prénoms de Latouche, et « Josèphe » un des prénoms de {p. 22}Mlle Desbordes ; mais ce n’étaient point ceux dont on les appelait ni qui leur servaient de signature. J’avais supposé bénévolement qu’un hasard ou le caprice d’une conversation tendre, les avait amenés à se révéler mutuellement la liste complète de leurs prénoms respectifs et qu’ils s’étaient réjouis entre eux d’une coïncidence dont les archives de l’état civil dérobaient le secret au public. Vaine hypothèse ! Car, dans la pièce où Mme Valmore nous dit que son nom était écrit dans le nom de son amant, je trouve ce vers :

On ne peut m’appeler sans t’annoncer à moi.

Or, on ne l’appelait jamais que Marceline. Alors ?…

Et c’est pourquoi je suis tenté d’en revenir à ma première hypothèse et de troubler de nouveau les mânes paisibles de M. de Marcellus. Tout, ici, concorde assez bien avec le peu que nous savons de l’infidèle. L’âge d’abord : M. de Marcellus aurait eu trente-cinq ans quand il rencontra notre amie. Il devait venir au théâtre Feydeau ; il était « homme du monde » et il était « poète. » Ami de Chateaubriand, et auteur de Cantates sacrées, imbu, sans doute par snobisme, de ce christianisme vague que nous avons vu revenir à la mode ces années-ci, il devait donner aisément dans un pathos idéaliste, propre à séduire la sentimentale comédienne. Non, vraiment, rien ne s’oppose, que je sache, à ce que ce gentilhomme lettré ait été le Marcellus de Marceline. {p. 23}Je me hâte d’ajouter, pour couper court aux réclamations possibles, que rien ne démontre non plus qu’il l’ait été. C’est une impression que je donne. Et M. Sardou la partage, de quoi je ne suis pas médiocrement fier.

Quant au mystérieux « Olivier » signalé par M. Rivière… on pourrait voir s’il n’y aurait pas, dans les œuvres du comte de Marcellus, quelque chose qui expliquerait le choix que fit Marceline de ce « nom de convention. » Ou peut-être est-ce un nom emprunté à quelque roman du temps ? ou tout bonnement pris au hasard ?…

Et ne dites point : « Le gaillard était peut-être un inconnu, qui n’avait de talent qu’aux yeux de Marceline, ou dont le talent était ignoré des contemporains ; un obscur amateur dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir. » Non, c’était un homme qui eut quelque notoriété en son temps, et dont le nom a été presque sûrement enregistré par les Bouillet, les Dezobry et les Vapereau ; témoin ces mauvais vers de sa triste maîtresse :

Je le lisais partout, ce nom rempli de charmes…
D’un éloge enchanteur toujours environné,
À mes yeux éblouis il s’offrait couronné…

… C’est bête, tout de même, de se donner tant de mal pour découvrir le mot d’une énigme qu’il importe si peu de débrouiller. Je suis évidemment, depuis quinze jours, dans un « état d’âme » approchant de {p. 24}celui de l’Œdipe du café de l’Univers, au Mans.

On m’a reproché de divers côtés d’avoir, dans mon premier article, parlé du ménage Valmore avec ironie. On a eu tort. L’ironie n’est exclusive ni du respect, ni de la sympathie, ni même de l’admiration. J’ai peur de m’être, à moi-même, mon ami le plus cher, c’est-à-dire d’être comme tout le monde ; or il m’arrive assez souvent, je vous assure, de mêler de l’ironie aux jugements intimes que je porte sur moi. Exigerez-vous que je traite les autres encore mieux que je ne me traite moi-même !

Au surplus, si, considérant surtout Marceline, comédienne retirée, dans ses rapports avec son mari, tragédien en exercice, j’ai pu sourire un peu tout en l’aimant bien, — absolvant aujourd’hui en bloc les candides exagérations de langage d’une femme qui vécut eu des temps emphatiques et qui, pour sa part, n’eut jamais, jamais, à aucun degré, le sentiment débilitant du ridicule, c’est sans l’ombre d’un sourire, cette fois, que je la déclare admirable, vénérable, presque sainte.

J’ai déjà dit que ses deux cent quatre-vingt-trois lettres n’étaient qu’une longue lamentation. Peu de vies offrent un pareil exemple de guigne noire et continue. Elle naît pauvre, elle entre au théâtre pour nourrir sa famille. Ses premiers directeurs font faillite, — comme feront les autres, invariablement. À Bordeaux, elle reste deux jours sans manger et tombe évanouie dans la rue. Elle s’en va avec sa {p. 25}mère à la Guadeloupe, où les appelle un cousin riche. Quand elles arrivent, l’île est en pleine révolte, les plantations incendiées par les noirs, le cousin disparu. La mère de Marceline meurt de la fièvre jaune. « Après une traversée où sa vie et son honneur sont en péril », l’orpheline revient en France. Elle cabotine où elle peut. À vingt-deux ans, elle est séduite et abandonnée. Elle perd sa voix à la suite de ses couches. Son enfant meurt. Elle épouse un comédien sans talent et qui avait bien du mal à gagner son pain. (J’ai reçu d’un « vieux lecteur des Débats » ce renseignement : « L’acteur Valmore a créé le rôle du geôlier dans Marie Tudor en 1832 ou 1833 ; il disait d’une voix pâteuse, exécrable, les quelques lignes de ce rôle ; il était très mauvais artiste. ») Elle perd sa première fille, Junie. Elle perd sa fille Inès, de la phtisie, à vingt et un ans ; elle perd son frère, ses sœurs, sa plus chère amie Caroline Branchu, sa fille Ondine. Elle meurt après deux années d’une maladie atroce. Joignez à cela une pauvreté qui dura toute sa vie, la perpétuelle angoisse du loyer, des billets à ordre, même du repas du lendemain ; il lui arrive de commencer le mois avec un franc dans son tiroir, et de n’avoir pas de quoi affranchir ses lettres… Ce fut une malheureuse, une crucifiée…

Or, — et ceci est magnifique, — sans doute elle se lamente, mais jamais elle ne désespère, — et jamais elle n’exprime un sentiment où l’on puisse surprendre même un commencement de méchanceté {p. 26}ou de dureté, ou seulement de révolte. À travers tout, une joie intérieure l’illumine. L’optimisme de cette affligée et de cette « geignarde » est sublime, renversant ! Au reste, vous l’avez peut-être remarqué : les pessimistes absolus, les « professionnels » du pessimisme sont tous des hommes dont la vie ne fut point exceptionnellement malheureuse, et qui n’eurent tout au plus, de la souffrance humaine, que leur portion congrue. Il semble que l’excès et la continuité des souffrances (j’excepte toutefois les extrêmes tortures physiques) soient moins favorables à l’éclosion du pessimisme qu’une vie de tracas tempérés et de malheurs espacés et moyens. Apparemment, c’est un allègement moral que de n’avoir plus rien à perdre. Quand on a été aussi malheureux que possible pendant des années, on finit par être tranquille sur l’avenir : on sait qu’il vaudra toujours bien le passé. Les misères, les déceptions, les douleurs exorbitantes et ininterrompues amènent peu à peu une sorte de renoncement ; et le renoncement est, comme vous savez, la condition de la joie véritable. Dans cet état, on perd la triste faculté qu’ont les « heureux » de sentir le malheur en dehors du moment où il les frappe, et de l’allonger par l’appréhension et par le souvenir. Enfin, quand on n’a plus rien à attendre de bon, les plus humbles petits bonheurs, même les simples trêves qui surviennent dans une infortune à laquelle vous étiez accoutumé, acquièrent un prix que ne {p. 27}soupçonnent pas ces faux malheureux de pessimistes… Et je crois aussi que, très cruels au début, les embarras d’argent, quand ils sont devenus un mal chronique, mènent assez aisément à une sorte d’insouciance bohème…

25 mai 1896. §

Une lettre de M. Auguste Lacaussade m’assure que, bien décidément, le séducteur de Marceline fut Henri de Latouche. (M. Lacaussade n’en donne, d’ailleurs, aucune preuve sérieuse.) Mais, il y a huit jours, une lettre signée pareillement Lacaussade m’avait apporté déjà le même renseignement. Or, cette lettre était l’œuvre d’un loustic.

Là-dessus, j’entre en méditation, et cherche à me figurer l’état d’esprit de ce mystificateur imbécile.

Je n’ai jamais eu, pour ma part, l’âme assez trempée pour pratiquer la mystification, même en famille ou entre amis. Chaque fois que j’ai essayé, je n’ai pu me tenir, avant la réussite de la farce projetée, d’en avertir moi-même la victime. L’art de mystifier suppose à mon avis, chez ceux qui s’y adonnent, une certaine dureté de cœur, un germe et un commencement de cruauté. Cependant cet exercice que je réprouve, il est des cas où, tout au moins, je le comprends. C’est quand le résultat en doit être comique, quand la personne dupée doit finalement {p. 28}apparaître dans une posture qui prête à rire. À la vérité, je trouve que les loustics professionnels, les Vivier, les Sapeck, les Lemice-Terrieux, se sont souvent donné beaucoup de mal pour un fort petit effet. J’ai maintes fois admiré quelle somme d’énergie inepte ils ont dépensée, à quelle longue et patiente dissimulation ils se sont astreints ; et, mettant en balance l’énorme travail des préparations et l’insignifiance du résultat, il me semblait que, dans le fond, ces laborieux mystificateurs étaient peut-être les vrais mystifiés. Toutefois, le plaisir bas, mais réel, de rendre autrui ridicule, ou de l’épouvanter, ou simplement de le faire souffrir, expliquait en quelque manière la peine que prenaient ces bizarres spécialistes, et leurs feintes prolongées, et leurs attentes, et leur endurance de Peaux-Rouges.

Mais je me demande quel plaisir a cherché l’inconnu facétieux qui nous a trompés, M. Lacaussade et moi. Ce n’est pas celui de nous rendre ridicules : la lettre fabriquée était plausible ; elle ne contenait rien de désagréable pour moi ; la rédaction n’en était ni absurde ni incorrecte ; et qu’y avait-il de plaisant à ce que, ne connaissant pas M. Lacaussade et n’ayant jamais vu son écriture, je crusse à l’authenticité de ce billet ? — Quelle a donc pu être la pensée du subtil faussaire ?

Je ne vois que ceci : il a voulu tromper pour tromper, d’une façon toute désintéressée, sans même l’idée d’un effet comique à produire, et sur un point {p. 29}qui n’importe à personne. Voilà qui est bien singulier. Il s’est réjoui d’introduire, dans une discussion de pure curiosité, et dont les conclusions ne peuvent toucher qu’un mort et une morte, un document faux, mais dont la fausseté n’était d’ailleurs ni paradoxale, ni imprévue, ni, d’autre part, désobligeante à aucun degré pour ceux qu’il abusait un moment. Bref, il a machiné un mensonge tout à fait indifférent et qui ne pouvait avoir d’autre mérite, à ses yeux, que de n’être pas la vérité. C’est donc la mystification pour la mystification, sans même l’« excuse » d’être plaisante ou d’être malfaisante. Ce monsieur a goûté de secrètes joies (chose étrange) à ajouter pour quelques jours, à l’énorme et tragique somme d’erreurs dont pâtit l’humanité, une erreur infime et totalement insignifiante ; et il a joui de cette pauvre petite erreur où il m’induisait, uniquement parce que c’était tout de même une erreur. Qu’est-ce que cela ? Il n’y a pas à dire, c’est du satanisme, mais très humble ; satanisme de jocrisse, à moins que ce ne soit simple imbécillité.

Ou peut-être n’a-t-il voulu que m’entraîner dans ce développement ? Si c’est cela, qu’il soit heureux.

Mais Marceline nous attend.

Je vous ai naguère énuméré ses malheurs. Je constatais qu’à travers tout une joie intérieure l’illuminait, et que le secret optimisme de cette martyre était renversant, et j’en cherchais les raisons… Mais il y en a d’autres que celles que je vous ai déjà {p. 30}dites ; et ce n’est pas seulement de l’excès même et de la continuité de sa déveine que lui vint son extrême sérénité. Elle avait une foi ardente en Dieu : et elle était infiniment bonne.

Elle écrit un jour à une de ses amies : « Nous pleurerons toujours, nous pardonnerons et nous tremblerons toujours. Nous sommes nées peupliers. » C’est bien cela. Elle frémit à tous les souffles du dehors. Ce qui l’empêche de mourir de ses propres souffrances, c’est qu’elle souffre et palpite et vit continuellement des souffrances des autres. Cette affligée se fond en compassion sur tous les affligés. Cette indigente passe son temps à faire la charité à de plus pauvres qu’elle ; aumône d’argent quand elle peut, aumône de consolations, de visites, de démarches, toujours trottinante dans les rues, sous son châle étroit, vers quelque œuvre de bonté. Un jour elle s’intéresse à un jeune forçat repentant, arrive à le tirer du bagne, fait une quête pour lui. Sa charité et sa pitié ne choisissent point. Elle s’exalte et s’attendrit sur Barbès, sur Raspail, sur le prince Louis au fort de Ham et sur Victor Hugo à Jersey. Elle verse des larmes brûlantes sur le peuple massacré, en 1839, dans les émeutes de Lyon. Elle en versera d’autres, ou, si vous voulez, elle versera les mêmes, sur la mort tragique du duc d’Orléans. Elle écrit, en 1837 : « Quelle année ! Trente mille ouvriers sans pain, errant dans le givre et la boue, le soir, et chantant la faim !… Allez ! le peuple de Lyon, que l’on {p. 31}peint orageux et mauvais, est un peuple sublime ! un peuple croyant ! C’est vraiment ici, et seulement ici, qu’une pauvre madone, surmontant un rocher, arrête trente mille lions qui ont faim, froid, et haine dans le cœur… et ils chantent comme des enfants soumis. C’est là le miracle… Moi, je deviendrai folle ou sainte dans cette ville… Mélanie, on n’ose plus manger, ni avoir chaud, contre de telles infortunes… » Et ailleurs : « Quel spectacle depuis deux mois ! Je n’ai plus la force ni les moyens de consoler cette pauvreté qui augmente et fait frémir, entends-tu ? malgré leurs vertus sublimes, car il y en a de sublimes dans ce peuple. » Et à Paris, en 1849 : « Tous les genres d’ouvriers sont bien à plaindre aussi ! Qui aura jamais poussé l’amour triste plus loin que moi pour eux ? Personne, si ce n’est notre adorable père et maman… Va ! j’ai vu ceux de Lyon, je vois ceux de Paris, et je pleure pour ceux du monde entier. » Humanitaire et chrétienne, elle a des alliances, toutes féminines, d’idées, de sentiments et de croyances, — alliances dont le secret semble perdu, et qu’elle seule pouvait oser, et qui paraîtraient aujourd’hui extravagantes, je ne sais pas pourquoi. Que dites-vous de cette phrase sur les émeutiers massacrés à Lyon : « Tomber ainsi en martyr, sous l’atroce barbarie des rois, c’est aller au ciel d’un seul bond, et ce qui nous reste à voir peut-être dans cette ville infortunée nous faisait par moments envier l’élite qui montait à Dieu » ? N’est-ce {p. 32}pas le propre esprit révolutionnaire des évangiles, candide, tout formé d’amour et totalement dénué de « prudence » humaine ?

Marceline est une admirable et touchante visionnaire. Elle prête à tous ceux qui l’approchent la beauté de son âme, à travers laquelle elle les voit et les entend. — À cause de sa profession première et de celle de son mari, cette très honnête femme, d’une scrupuleuse vertu, a toujours eu une partie du moins de ses relations dans un monde forcément mêlé. Ses plus intimes amies étaient des irrégulières : les chanteuses Caroline Branchu et Pauline Duchambge, — celle-ci, maîtresse d’Auber, — et Mélanie Waldor, qui n’a pas laissé, me dit-on, la réputation d’une femme très bonne ni très pure. Marceline les pare de toutes les vertus, les appelle ses anges, idéalise avec une imperturbable naïveté ce qu’elles lui laissent savoir des aventures de leurs sens. Oh ! le séraphisme des consolations qu’elle prodigue à Pauline, délaissée par le petit père Auber !…

Ah ! elle sait aimer et admirer, celle-là ! Tous les hommes et toutes les femmes illustres de la première moitié de ce siècle, elle ne les voit que grands, généreux et charmants. Jamais l’ombre même d’une restriction ou d’une raillerie dans les images qu’elle se forme d’eux. Je ne pense pas qu’il y ait eu, même parmi les saints, une âme plus incapable d’ironie ou d’observation malveillante que l’âme angélique de Marceline. Et il semble aussi que, en général, les {p. 33}hommes qui l’ont connue, même les secs, les défiants ou les distraits, aient été bons pour elle. Il leur eût sans doute été difficile d’être autrement : comment ne pas aimer, fût-ce en souriant un peu, cette passionnée tendre, aux propos naïfs et colorés, qui portait en elle un si grand foyer de charité et un si inépuisable trésor d’illusions, cette sainte échappée du chariot de Thespis, et que son indigence et ses habitudes de demi-bohème faisaient si particulière et pittoresque à son insu ? Outre qu’elle aimait naturellement la beauté, le bonheur et le génie des autres, elle aimait encore, dans ses illustres amis, la bonté émue et amusée qu’elle-même leur communiquait dans le temps qu’ils étaient en sa présence.

Je note quelques-unes de leurs apparitions, à mesure que je les rencontre dans la correspondance de Marceline. « On frappe… C’est Dumas lui-même, avec Charpentier ; Dumas, grand comme Achille, bon comme le pain, et qui se baisse en deux pour arriver à me baiser la main… Il est parfait, il a couru de suite à la maison du roi de toutes ses immenses jambes, mais il est rentré désolé. C’était fête, tout fermé. Les démarches étaient remises, et il vient ce matin. » — « J’ai couru à l’Abbaye-au-Bois ; tout ce que tu peux rêver d’affable, de tendre, de bon, de grâce, c’est Mme Récamier. Elle m’a embrassée dix fois, mais du cœur. Elle est simple… tiens, comme la bonté, c’est tout dire. Elle a tout ensemble vingt ans et soixante ans, et ces deux âges {p. 34}lui vont bien. Elle touche le cœur. Elle m’a entraînée dans un coin pour m’offrir bien des choses ! Il me semble que je les ai reçues trois fois, tant mon âme en est pleine !… Mars m’avait écrit qu’elle me réunissait à dîner avec Dumas et sa femme. Tu n’as pas d’idée de Mars, elle y met du cœur et une volonté qui récompense de tout ce que je lui ai porté d’admiration désintéressée dans ma vie. Dumas est plein de chaleur et de zèle, et sa femme m’a prise en goût tout à fait… J’ai vu Bocage chez Mlle Mars, il a été d’une grâce et d’une chaleur toutes romantiques… » Tout cela dans la même lettre ! — « … Nous sommes partis et revenus avec M. de Lamennais qui nous a ramenés jusqu’à la porte… Je te laisse à juger si l’on a parlé progrès, religion, liberté, avenir humanitaire !… Il a toute la grâce d’un enfant. Celui-là encore, tu l’aimerais beaucoup, si pauvre, si curé de campagne, avec ses gros bas bleus et ses pantalons trop courts. » — « … J’ai revu M. Sainte-Beuve, affectueux et serviable : comme Charpentier n’est point venu encore, il s’est chargé d’y passer aujourd’hui lui-même et de me rapporter sa réponse pour l’argent… Mme Récamier, que j’ai revue hier, et M. de Chateaubriand m’ont prise en affection plus vive. Elle est entrée avec moi dans tout ton sort et veut s’en occuper, ainsi que des enfants, plus tard. Elle m’a donné un beau livre pour Inès et brûle de voir Line… » — « … J’ai vu M. Victor Hugo, qui m’a reçue à cœur découvert… Il demeure attaché à l’idée {p. 35}de te ramener à Paris. Il t’aime et t’honore, et fera tout dans des circonstances indiquées pour te servir… » — « M. Sainte-Beuve est venu dîner tranquillement ; il t’aime et te regrettait beaucoup. » — « M. Sainte-Beuve fait des vœux bien sincères pour ton retour et s’ingère pour te servir. Celui-là, par exemple, s’il pouvait !… Je lui dois déjà trois cents francs de pension par Mme Salvandy. Jamais je n’ai rien vu de si simplement bon. » — « M. Balzac est venu me voir il y a quelques jours, je te conterai cela. C’est un bon être par-dessus son talent. » — « M. Sainte-Beuve a ta lettre et m’en a bien récompensée par des poésies et par le soin religieux qu’il va prendre d’émonder un volume pour M. Charpentier, afin d’avoir un peu d’argent pour déménager. » — « Béranger était venu accidentellement pour obliger de son concours une pauvre femme que tu connais… Béranger est un homme humain et loyal, fort simple. Il m’a grondée d’avoir révélé son nom à la dame obligée, mais grondée de bonne foi et à mériter que tu l’embrasses, ce que tu feras un jour, dans la mansarde véritable où il demeure comme un gros chien sans dents, sans griffes, avec des lunettes vertes. » — « … Je ne t’ai pas dit que je connais maintenant la mère de M. Sainte-Beuve, toute petite et adorable d’amour pour son fils. Sa maison est celle de la Fée aux miettes. Il y sent bon de calme et de fleurs. » — « M. Jules Favre a passé tout le soir avec moi… M. Favre est un homme très droit et très simple ; son {p. 36}âme seule est exaltée, mais son imagination ne plane jamais qu’en dessous de sa raison. » — « Cet illustre prisonnier (le prince Louis) est, dit-on, très bon par le cœur ; il s’amuse à faire du bien pour se désennuyer des tristes barreaux qui sont élevés entre la vie et lui… » — « Hier mardi, M. Michelet est venu me voir. Je voudrais te donner non l’émotion trop vive, mais la consolation qui reste d’une telle entrevue. Il m’a donné son premier volume de la Révolution française », etc., etc… Mon Dieu ! comme dit le Blandinet de Labiche, que les hommes sont bons !… Si l’on vous livrait la correspondance intime de quelque femme de lettres d’aujourd’hui (et je la suppose indulgente) adonnée à la fréquentation des grands hommes, pensez-vous que nos contemporains célèbres y fissent tous aussi bonne figure et aussi immaculée ? Honorons nos pères, — ou Marceline qui sut les voir ainsi.

Et comme elle sait admirer ! — Elle assiste, chez Mme Récamier, à une lecture solennelle des Mémoires de Chateaubriand. « Je n’ai rien ressenti depuis longtemps qui m’arrachât si doucement à mes peines. J’ai rappris en une heure la puissance du génie. M. de Chateaubriand s’écoutait avec une rigueur intègre. Son lecteur était clair et sec, mais le style ! mais ces ailes d’aigle qui battaient dans l’air ! » — « Je suis très contente d’avoir ici ton volume sur l’Allemagne. Chaque ligne de Mme de Staël est une lumière qui pénètre mon ignorance d’admiration et {p. 37}toujours d’attendrissement. Quel génie ! Mais quelle âme ! Quel bonheur de croire à notre immortalité pour la voir aussi, comme je l’ai rêvé une fois ! » (Avons-nous, jamais, nous autres cœurs secs que nous sommes, vu Mme de Staël dans nos songes, et avons-nous tressailli de joie à l’idée de retrouver cette dame au Paradis ?…) Suit cette réflexion : « Plus je lis, plus je pénètre sous les voiles qui me cachaient nos grandes gloires, moins j’ose écrire ; je suis frappée de crainte, comme un ver luisant mis au soleil. » — À propos du retour des cendres : « Les vers de Hugo sont dans le Siècle, 14 décembre. Barthélemy marche après, bien après ! C’est bien, c’est beau ; mais l’autre a écrit avec du sang d’empereur, et d’empereur du monde lâchement assassiné. C’est bouleversant… Son ode est grande comme le rocher, et puis adorable de tendresse. Il nous venge de toute l’Angleterre ; Napoléon doit en avoir tressailli. » — « Je profite de ces moments pour relire Victor Hugo et brûler toutes mes feuilles à ce soleil. J’en demeure courbée, je te l’avoue… J’ai dix fois posé ce livre sur mon front près d’éclater. Ne te semble-t-il pas, mon ange, que la raison vacille plus devant ces prodiges humains que devant les merveilles incompréhensibles de l’Auteur éternel ?… Je t’avoue que j’ai quelquefois peur de toucher à de certaines pages de Victor Hugo. » Cette femme manquait délicieusement de mesure et d’esprit critique. Elle dit d’Auber qui lui avait envoyé sa carte : {p. 38}« Je garderai donc cette carte qui me touche et m’honore… Je l’ai approchée de mon cœur brisé. Je ne verrai pas de quelque temps M. Auber lui-même. Il ne faut pas éclater en sanglots devant ces âmes harmonieuses qui chantent pour consoler le monde. J’ai horreur d’interrompre ces grands missionnaires de Dieu. » Auber missionnaire de Dieu… Après celle-là, il faut tirer l’échelle, — l’échelle de Jacob.

Vous avez vu tout à l’heure que Sainte-Beuve revenait souvent dans ces lettres. Il y apparaît vraiment bon, d’une bonté active et effective. Vous savez qu’il s’était attelé à la gloire de cette humble femme. Sainte-Beuve est le meilleur garant de la qualité d’âme de Marceline et de son génie intermittent, attendu qu’il fut, à coup sûr, le plus clairvoyant de ses amis. Il traduisait en souriant la devise de Marceline : Credo, par : Je suis crédule. Évidemment elle le divertissait et l’attendrissait à la fois ; elle lui inspirait un respect mêlé de curiosité amusée, et qui cependant lui mouillait un peu les yeux. Et enfin Sainte-Beuve faillit épouser Ondine, la fille aînée de Mme Valmore ; et c’est une histoire qui vaut peut-être la peine d’être brièvement contée, d’autant plus que cette Ondine ne fut point une personne négligeable2.

{p. 39}

15 juin 1896. §

Conçues dans la tristesse et la pauvreté, élevées parmi des angoisses quotidiennes dans une bohème indigente de comédiens errants, les deux filles de Marceline, Ondine et Inès, furent des malades extrêmement distinguées. Ondine était spirituelle, avec des gaietés nerveuses, — mais froide et sans abandon. Sa mère s’étonnait et souffrait de ses refus de se confier… Cette souffrance se peut mesurer à la joie qu’éprouve la pauvre femme un jour que sa fille, attendrie par l’absence (elle était alors en Angleterre), a bien voulu lui ouvrir un peu son cœur :

« … Dans une vie aussi haletante que la nôtre, répond la mère, où prendre le temps d’un récit, d’une confidence ? Tout s’y jette par larmes, par sanglots, par une étreinte passionnée qui n’a rien dit, mais qui a empêché de mourir. Avec toi surtout, j’ai vécu de silences forcés. Je croyais les devoir à ton repos, à ta santé… Ce qui doit apaiser ta charmante colère contre M. Alexandre Dumas (cette colère qui m’a fait entrevoir un moment le ciel d’une mère, le cœur de son enfant soulevé en sa faveur), c’est que ce n’est pas ici, dans ce monde {p. 40}comme il est fait, qu’il faut prétendre être jugé suivant ses vertus et ses fautes… »

J’emprunte ici quelques détails à des fragments de Mémoires : Un projet de mariage de Sainte-Beuve, publiés par la Gazette anecdotique du 31 janvier 1889. (M. Benjamin Rivière devrait nous dire, s’il le sait, quel est l’auteur de ces Mémoires.) Sans être précisément jolie, Ondine était d’une physionomie douce, « avec le regard un peu maladif. » Elle était, comme sa mère, réfractaire à la toilette. « Mme Valmore avait la parole un peu traînante et larmoyante, sa fille avait plus de décision et de netteté dans la repartie ; elle plaisait au premier abord. »

En 1842, je pense (elle avait alors vingt et un ans), Ondine entra comme institutrice dans un pensionnat de demoiselles qui était situé rue de Chaillot. La directrice, Mme Lagut, personne de grand mérite, avait un salon très fréquenté, où Sainte-Beuve, déjà célèbre, était reçu familièrement. Les jeunes maîtresses étaient admises à ces réunions. L’auteur de Joseph Delorme et des Consolations, l’ami de la poésie lakiste et des nuances morales gris-perle, devait se plaire dans ce monde modeste, gracieux avec décence, un peu mélancolique au fond, de jeunes institutrices. C’était une société à souhait pour son âme frôleuse de confesseur laïque. Dans un coin du salon, on jouait au whist ; dans un autre coin, on causait, ou l’on s’amusait au jeu des petits papiers, quiproquos ou bouts-rimés. Sainte-Beuve prenait {p. 41}assez souvent part à ces exercices, où triomphait Ondine.

Il la remarqua bien vite ; et un commerce spirituel et littéraire ne tarda pas à s’établir entre eux… Après la mort d’Ondine, en 1833, Sainte-Beuve écrira à la mère : « … C’étaient mes bonnes journées que celles où je m’acheminais vers Chaillot à trois heures et où je la trouvais souriante, prudente et gracieusement confiante. Nous prenions quelque livre latin, qu’elle devinait encore mieux qu’elle ne le comprenait, et elle arrivait comme l’abeille à saisir aussitôt le miel dans le buisson. Elle me rendait cela par quelque poésie anglaise, par quelque pièce légèrement puritaine de William Cowper qu’elle me traduisait, ou mieux par quelque prière d’elle-même et de son pieux album qu’elle me permettait de lire… »

Sainte-Beuve, nous dit l’auteur des Mémoires, était le contraire d’un dandy : il se rapprochait précisément des deux dames Valmore par son peu de respect de la mode et son insouciance de la tenue. La littérature, le latin, la poésie anglaise, un même dédain des « extériorités » (Sainte-Beuve était encore dans la période religieuse de sa vie)… que de raisons de s’entendre ! Un beau jour, il confia à l’excellente Mme Lagut son amour naissant pour Ondine et le projet qu’il avait formé de demander sa main. Mme Valmore et Ondine, pressenties, se montrèrent disposées à accueillir la demande ; et sans doute, peu après, il se déclara à Ondine elle-même, puisque, {p. 42}le premier mai 1843, Marceline écrit à sa fille : « M. Sainte-Beuve t’attend sur tes gages donnés. »

Mais ensuite Sainte-Beuve hésita, et, finalement, ne conclut point. Il eut sans doute peur du mariage, et peur de lui-même. Il comprit que ni l’indépendance et l’infinie curiosité de son esprit toujours en quête, ni ses habitudes irrégulières de célibataire sans-gêne et assez peu dégoûté, n’auraient pu se plier à la loi du mariage. Et pourtant, il eut un vrai chagrin lorsque, quelques années plus tard, Ondine épousa un jeune avocat, M. Jacques Langlais. Chose curieuse, elle demeura jeune fille dans le souvenir de Sainte-Beuve, dans l’image idéalisée qu’il conserva d’elle et qu’il entretint pieusement. Il considérait le mari comme non avenu. Il écrit dans la lettre que je citais tout à l’heure : « C’est à vous, poète et mère, qu’il appartient de recueillir et de rassembler toutes ces chères reliques, toutes ces reliques virginales, car je ne puis m’accoutumer à l’idée qu’elle ait cessé d’être ce qu’il semblait qu’un Dieu clément et sévère lui avait commandé de rester toujours. » Peut-être, parmi les raisons qui l’empêchèrent d’épouser Ondine, faut-il compter ce scrupule et ce respect devant une vierge, et la terreur d’abolir ou seulement de transformer ce par quoi elle l’avait surtout séduit : terreur d’autant plus invincible que celui qui l’éprouve est plus habitué, — et c’était le cas de Sainte-Beuve, — aux rencontres grossières. On peut, quand on a à la fois l’âme délicate et les mœurs {p. 43}cyniques, estimer répugnant de demander à une jeune fille intacte précisément ce qu’on a accoutumé de demander à de tout autres personnes ; on peut très bien, dis-je, rester célibataire toute sa vie par respect des jeunes filles : je parle très sérieusement.

Sainte-Beuve écrit encore à Marceline : « … Ici, du moins, il y a tout ce qui peut adoucir, élever et consoler le souvenir : cette pureté d’ange dont vous parlez, cette perfection morale dès l’âge le plus tendre, cette poésie discrète dont elle vous devait le parfum et dont elle animait modestement toute une vie de règle et de devoir, cette gravité à la fois enfantine et céleste par laquelle elle avertissait tout ce qui l’entourait du but sérieux et supérieur de la vie… » Je suis tenté de croire, — car le même sentiment s’y retrouve, et presque les mêmes expressions, — que l’admirable pièce des Consolations :

Toujours je la connus pensive et sérieuse…

fut inspirée à Sainte-Beuve par le souvenir de cette charmante Ondine Valmore. (Mais, pour l’affirmer, il faudrait consulter les dates ; et je n’ai point sous la main les poésies de Sainte-Beuve.)

Cette Ondine avait bien de l’esprit et de la grâce, avec, peut-être, une pointe d’affectation. M. Rivière nous donne une de ses lettres. En 1852, mariée, heureuse, semble-t-il (du moins ce jour-là), et guérie de ce que son adolescence avait eu de bizarre et de {p. 44}farouche, elle écrit de Saint-Denis-d’Anjou, où elle était en villégiature, à son frère Hippolyte : « Dans quelques jours, nous serons ensemble, cher frère, et il faut tout le besoin que nous avons de nous voir, pour nous consoler de rentrer dans ce Paris qui nous fait peur. Je n’ose pas penser à cette rue de Seine : il me semble que je vais retrouver là l’horrible hiver de l’an passé. Ici, on oublie tout, on se plaint par genre, mais sans amertume ; on dort, on mange, on n’entend point de sonnette. On s’éveille pour dire : « Va-t-on déjeuner ? » On se promène à âne et on rentre bien vite pour demander : « Va-t-on dîner ? » Il y a des fleurs, des herbes, des senteurs de vie qui vous inondent malgré vous-même ; il y a une atmosphère d’insouciance qui vous berce et vous rend tout facile, même la souffrance. Que n’es-tu là ? Tu prendrais ta part de tant de biens ! Tu nous aiderais à traduire Horace dans un style élégant et philosophique comme celui-ci :

Cueillons le jour. Buvons l’heure qui coule ;
Ne perdons pas de temps à nous laver les mains :
Hâtons-nous d’admirer le pigeon qui roucoule,
Car nous le mangerons demain.

« Ne fais pas attention au pluriel rimant avec un singulier ; c’est une licence que la douceur de la température nous fait admettre. Nous devenons de véritables Angevins : molles, comme dit César (ou un autre). »

{p. 45}Cela est vraiment joli ; et j’y reconnais la trace des leçons latines de Sainte-Beuve. Je songe avec plaisir que, en se livrant à ce badinage presque savant, la jeune Mme Langlais se revoyait dans le pensionnat de la rue de Chaillot, le front penché auprès de celui de Joseph Delorme, sur un volume d’Horace.

Elle continue : « Ne te marie pas avant notre retour. Je tiens à être consultée sur la toilette de la mariée, — peut-être sur la mariée elle-même. Quant à l’Alice de la rue Miromesnil, cela me paraît fruit vert destiné à devenir fade. Je crois qu’il n’y a pas grande intelligence dans ce front-là. Il est vrai que je la connais peu… »

Il y a, dans cette lettre, un joli ton d’ironie, sentiment inconnu de la bonne Marceline. Ondine, évidemment, n’avait rien d’une harpe ni d’une guitare. J’imagine que la sentimentalité un peu larmoyante et les crédulités romanesques et les enthousiasmes à grands bras ou les désespoirs à cheveux tombants de sa sainte mère devaient paraître à la fois adorables — et excessifs — à cette élève de Sainte-Beuve. Elle l’aimait, elle la vénérait, mais se sentait incapable de « vibrer » toujours avec elle. Je m’explique par là que Mme Valmore ait cru qu’Ondine se retirait d’elle, alors que cette fine personne se tenait simplement un peu à l’écart de tout ce lyrisme. De loin, ne se souvenant plus que du grand cœur de sa mère, Ondine osait se livrer davantage, ainsi que nous l’avons vu.

{p. 46}Moins froide qu’Ondine, nous dit M. Rivière, mais plus fantasque, Inès avait de longs silences, suivis d’une agitation fébrile, inquiétante, que la mère attribuait à une croissance difficile. La maladie se déclara, étrange comme sa nature, faisant naître chez elle une jalousie folle contre sa sœur, lui enlevant la voix : « La voix d’Inès était d’une douceur pénétrante et, comme celle de sa mère, faisait pleurer. S’éteignant de plus en plus par le progrès de la maladie, cette voix déchirait le cœur de la mère lorsque l’enfant faisait de vains efforts pour moduler certains airs flottant dans sa mémoire : ils ne sortaient plus qu’étouffés de cette gorge brûlante et sèche. Celle qui la veillait, en l’écoutant, pleurait dans la chambre d’à côté. La Voix perdue est un des souvenirs de ces veilles poignantes. » (Œuvres de Marceline Desbordes-Valmore, III, p. 251.)

{p. 47}

« L’amour » selon Michelet §

Michelet a écrit l’Amour en 1858, parce que la France « était malade », qu’on n’y savait plus aimer, et que les statistiques des mariages et des naissances y étaient pitoyables. Il ne paraît pas, après quarante ans passés, que les choses aillent mieux, ni que le livre de Michelet ait rien perdu de son à-propos. Il serait d’ailleurs excellent de remettre Michelet à la mode, parce qu’il a été une des grandes âmes les plus aimantes et les plus croyantes de ce siècle, et que nous avons surtout besoin qu’on nous réchauffe un peu.

L’Amour de Michelet est un livre ardent et grave, candide, d’un accent religieux, et qui n’a donc pas grand’chose de commun avec l’Amour de Stendhal ou la Physiologie du Mariage de Balzac.

Presque tous ceux de nos écrivains qui ont « professé » sur l’amour ont tenu principalement à montrer {p. 48}qu’ils n’étaient pas dupes de la femme et qu’ils étaient munis de la plus féroce expérience ; qu’ils étaient capables des plus subtiles et défiantes analyses, et qu’ils n’étaient pas incapables eux-mêmes de perversité. Ils sont pessimistes, libertins, un peu fats. Et ils nous surfont la complexité féminine pour nous faire mieux croire à leur propre profondeur et à l’étendue de leur enquête personnelle.

Puis, il ne s’agit guère, chez eux, que de l’amour-maladie, — ou de l’amour-libertinage, — quelques noms qu’ils lui donnent ; bref, d’un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine. C’est l’amour des sens à ses divers degrés, de la simple débauche à la pure folie passionnelle. À son degré supérieur, cet amour-là est « le grand amour », celui qui rend idiot et méchant, qui mène au meurtre ou au suicide, et qui n’est qu’une forme détournée et furieuse de l’égoïsme, une exaspération de l’instinct de propriété. Une créature est « tout pour vous » ; elle vous fait indifférent au reste du monde, parce que vous attendez d’elle des sensations uniques. Vous l’aimez comme une proie, avec l’éternelle terreur de la partager. Vous voulez être pour elle ce qu’elle est pour vous : l’univers de la sensation. Sinon, vous la haïssez en la désirant. Voilà le grand amour. La jalousie en est presque le tout.

Rien de tel chez Michelet. Car « l’amour », est un mot qui désigne des choses profondément différentes {p. 49}ou même contraires. Désirer la possession d’un corps afin d’en tirer, pour soi, d’agréables secousses nerveuses… quoi de commun entre cela — et aimer ? L’amour de Michelet est, très simplement, l’amour qui aime. Et c’est pourquoi, dans tout son livre, il ne mentionne même pas la jalousie des sens.

Aimer, c’est se donner plus que vouloir prendre ou retenir ; c’est se donner avec son cœur, son esprit et son âme : et ce don ne se peut faire qu’à une autre âme, à un autre esprit, à un autre cœur, dont un corps gracieux et désirable n’est, après tout, que l’enveloppe et le signe. C’est placer hors de soi, dans un autre être, sa raison de vivre, mais de vivre totalement, de développer son être propre en se dévouant à lui. Au fond, Michelet conçoit l’amour comme Platon, comme les poètes des Chansons de chevalerie, comme d’Urfé (à cela près que d’Urfé, par un scrupule renchéri touchant la possession physique, ne veut considérer l’amour qu’avant le mariage), comme Corneille enfin, et Pascal lui-même. « À mesure qu’on a plus d’esprit, dit Pascal, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit, quoiqu’ils soient occasionnés par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit même et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacité. » Pareillement Michelet : « L’amour est chose cérébrale. Tout désir fut {p. 50}une idée… Les renouvellements du désir sont inépuisables par la fécondité de l’esprit, l’originalité d’idées, l’art de voir et de trouver de nouveaux aspects moraux, enfin l’optique de l’amour. »

L’amour est un exercice de l’intelligence et de la volonté. Tout le livre de Michelet nous le montre tel. Ce livre n’est point une œuvre d’observation, ou du moins l’observation n’y fournit que des arguments complaisants à l’appui d’une doctrine. C’est le poème de l’amour et c’est un ouvrage d’édification, au sens exact du mot ; un traité d’élargissement, d’affranchissement de l’âme, et de perfectionnement moral par l’amour.

Ce travail dure toute la vie. Voici peut-être la vue la plus originale et la plus féconde du livre de Michelet : « L’Amour n’est pas une crise, un drame en un acte. C’est une succession, souvent longue, de passions fort différentes, qui alimentent la vie et la renouvellent. » Autrement dit, un amour, c’est une vie.

Michelet choisit un couple : une jeune fille de dix-huit ans et un jeune homme de vingt-huit ; il les suppose s’aimant d’un amour égal ; il les isole à peu près (quoi qu’il dise) du monde ambiant ; les suit année par année, jusqu’à la mort, et étudie, aux âges différents, l’action physique et morale de l’homme sur la femme, et inversement : « création de l’objet aimé (c’est-à-dire création de l’épouse par {p. 51}le mari) ; initiation et communion ; incarnation de l’amour (dans l’enfant) ; alanguissement de l’amour ; rajeunissement de l’amour. »

Michelet propose un idéal, et qui se trouve être, sur la plupart des points, traditionaliste : il est remarquable que, ayant intitulé son livre l’Amour, Michelet n’y parle que de l’amour conjugal. Mais cet idéal n’est que l’achèvement, par l’esprit, des indications fournies par la nature. Je dirais, si je ne craignais la barbarie scolastique des termes, que cette conception de l’amour est toute éclatante d’un « idéalisme naturiste » qui rappelle celui de Rousseau et qui en réalité le continue. C’est cela, je crois, qui est le plus curieux à examiner un peu en détail.

* * *

Personne, je pense, n’accusera Michelet de timidité. Et pourtant la question de l’« union libre » n’est même pas soulevée par lui. Ou plutôt il ne distingue pas entre l’union libre et le mariage légal : il ne les conçoit l’un et l’autre que « pour la vie. » L’homme et la femme, vus dans le beau de leur instinct, sont essentiellement monogames. La physiologie conseille et veut en quelque façon la monogamie. « La fécondation s’étend bien au-delà du présent immédiat ; l’acte générateur ne donne pas un résultat unique, mais il a des effets multiples, durables, et souvent continués longtemps dans l’avenir. » Les enfants de l’amant ressemblent au mari. Les {p. 52}enfants du second mari ressemblent au premier mari. Le premier homme qui aime une femme met en elle sa marque pour toujours. — Mais, au surplus, l’avancement moral de la femme et de l’homme étant à la fois le but de la vie et l’œuvre de l’amour, il est clair que la meilleure condition de cet avancement, et la plus souhaitable, c’est d’être l’œuvre d’un seul amour et qui dure autant que la vie même. — Bien différent de nos plus récents moralistes, Michelet n’a pas l’ombre de complaisance pour le libertinage, ni pour l’adultère, ni pour cette espèce « de divorce dans le mariage qui est, dit-il, l’état d’aujourd’hui (1858). » Les mauvaises mœurs ne lui inspirent aucune curiosité spéculative. Il parle avec horreur et naïveté de la courtisane. « Il n’y a plus de filles de joie : il y a des filles de marbre et des filles de tristesse. »

De même, Michelet n’est point « féministe ». Pourquoi ? Parce qu’il adore la femme.

Cette adoration s’exprime à toutes les pages, tantôt par le plus beau lyrisme et le plus largement frémissant, tantôt par de petits cris, de menues caresses, des gentillesses et des mièvreries d’une incontestable fadeur. Et c’est la « jeune dame » par-ci, « la belle paresseuse par-là » ; et « la chère rêveuse » avec sa « charmante petite moue », et le mari qui est « le cher tyran », et les apostrophes dans le goût du siècle dernier : « Objet sacré, ne craignez {p. 53}rien !… » Et c’est pire encore, lorsque Michelet badine, car ce poète est dépourvu d’esprit à un surprenant degré. « Voici votre sujet, ô Reine !… Il croira monter en grade si vous l’élevez à la dignité de Valet de chambre titré, à la position féodale de Chambellan, grand Domestique, grand Maître de votre maison… fier et honoré, madame, si Votre Majesté accepte ses très humbles services. » Et plus tard, quand la femme veut se faire le secrétaire de son mari : « … Il y a, à son bureau, quelqu’un qui s’est levé à quatre heures et qui a écrit les lettres pressées… Il s’éveille, ne la voit pas, s’inquiète, l’appelle. Et la plume est jetée : M. le secrétaire accourt, humble page, à son lit. » Notez qu’ici le petit page a trente-six ans, qui, il est vrai, « en valent quinze. » Il n’est pas toujours plaisant de voir ce grand lyrique faire ainsi le gamin. Il y a vraiment, dans son empressement autour de l’Idole, trop de petites mines et de frétillements puérils. Son adoration prend toutes les formes, même les plus niaises. Mais elle est profonde et continue.

Or, pour mieux adorer la femme, il s’applique à la voir aussi différente que possible de l’homme.

Il ne proteste même pas, du moins dans ce volume, contre l’éducation que recevaient encore la plupart des jeunes Françaises de son temps. Il aimerait peu la jeune fille anglaise ou américaine, qui a du muscle, qui voyage seule, qui veut, qui décide, qui ose. Il estimerait que l’abus des sports communique aux {p. 54}mouvements de cette vierge quelque chose de trop net et de trop hardi, sans rien d’enveloppé ni d’hésitant, et rapproche trop son air, sa marche, ses gestes, de ceux des garçons. — Ne vous y trompez pas, la jeune fille que Michelet met dans les bras du jeune mari, c’est l’ingénue, la jeune fille timide, rougissante, ignorante d’elle-même, mystérieuse, inachevée ; oui, l’ingénue de Scribe, l’Ingénue nationale ! — Car il la faut ainsi, molle et incertaine, pas encore formée de corps ni d’esprit, pour que l’homme la puisse pétrir et créer entière et que, la créant, il soit à son tour renouvelé et achevé par elle.

Pour mieux l’adorer, Michelet la traite à la fois comme une déesse, comme une reine, comme une sainte, comme une malade, comme une blessée, comme une enfant. Il insiste avec une complaisance extrême sur les particularités physiologiques qui la distinguent de l’homme ; au besoin il en inventerait. « La femme ne fait rien comme nous. Son sang n’a pas le cours du nôtre… Elle ne respire pas comme nous. Elle ne mange pas comme nous. Elle ne digère pas comme nous… Elle a un langage à part, qui est le soupir, le souffle passionné », etc… Mais surtout une image obsède Michelet : celle du « flux et du reflux de cet autre océan, la femme ! » Cette idée le ravit, que la vie de la femme soit rythmée, par les lunaisons, ainsi qu’un beau poème. Et l’une de ses grandes joies a été d’apprendre, par des expériences de Bouchardat, que, contrairement au préjugé de {p. 55}l’Église et du moyen âge, le sang féminin dont les mouvements composent ce rythme harmonieux est un sang parfaitement pur. Il s’excite là-dessus ; il explique toute la femme par ce sang et par la blessure d’où il sort. Et, dès lors, jamais elle n’est, pour lui, assez blessée, ni assez malade. Par des calculs artificieux, étendant les signes avant-coureurs et prolongeant les cicatrices du mystérieux déchirement, il établit qu’« en réalité, quinze ou vingt jours sur vingt-huit (on peut dire presque toujours) la femme n’est pas seulement une malade, mais une blessée. Elle subit incessamment l’éternelle blessure d’amour. »

Il se la représente donc, avec exaltation, comme une perpétuelle fontaine de sang. Et c’est pourquoi il veut qu’on la ménage, qu’elle travaille peu, et seulement dans sa maison, qui est son petit royaume. — Au reste il ne la flatte point. Il ne lui croit pas le cerveau très fort. Il pense que le mari ne doit pas tout lui laisser lire, qu’« elle ne doit pas savoir ce que sait l’homme, ou doit le savoir autrement. » Il ne craint pas de lui attribuer une certaine vulgarité de jugement, un faible pour l’« amateur », l’homme agréable, l’« honnête homme » d’autrefois, brillant et superficiel. Il dit que « la grande mission de la femme ici-bas étant d’enfanter, d’incarner la vie individuelle, elle prend tout par individu, rien collectivement et par masses », qu’elle sent à merveille l’amour, la sainteté, la chevalerie, et difficilement {p. 56}le droit ; enfin qu’elle est toujours plus haut ou plus bas que la justice.

Mais il l’adore.

Il croit à l’infinie bonté native de la femme. Toutes les fois qu’elle paraît un peu moins bonne, c’est qu’elle souffre (toujours la blessure). On la dit capricieuse ; ce n’est pas vrai : elle est au contraire régulière, « très soumise aux puissances de la nature. »

Sur l’adultère, le grand poète semble peu complet, soit insuffisance d’information, soit indulgence et tendre partialité. Sans doute il reconnaît, se conformant en cela au bon sens, à la tradition, que l’adultère de la femme est plus « coupable » à cause des conséquences, que celui du mari : mais d’autre part, il la croit beaucoup moins responsable que l’homme. Dans le chapitre : La Mouche et l’Araignée, cherchant comment elle peut être amenée à la faute, il n’ose imaginer que deux cas : si elle tombe, — c’est qu’une perfide amie avait résolu de la faire tomber, la pauvre petite ; — ou c’est que, de très bonne foi, elle voulait, la chère enfant, servir les intérêts de son mari… Et pour elle Michelet imagine des fractions de responsabilité morale. Il précise : il la démêle responsable de son acte pour un trentième exactement, vingt trentièmes étant attribuables à la surprise et les neuf autres à une contrainte extérieure.

Jugez si, après cela, le mari doit pardonner ! Michelet approuverait les innombrables absolutions {p. 57}maritales qui font, depuis quelques années, la gloire de nos comédies et de nos romans. Il va aussi loin que possible dans ses conseils de miséricorde. Il en fait bénéficier jusqu’à la jeune fille qui se laissa endommager et qui ne s’en vante pas la nuit de ses noces : « Vous devez, dit-il au mari, vous fier à elle tout d’abord pour son passé : que serait-ce si elle osait vous interroger sur le vôtre ? » Et il ajoute, avec une générosité magnifique et aisée : « Eh ! quand elle aurait eu un malheur, une faiblesse même, vous êtes sûr qu’elle aimera celui qui l’adopte, bien plus que le cruel, l’ingrat, dont l’amour ne fut qu’un outrage. »

Tentée, la femme doit se confesser à son mari. C’est ce que les roses, notamment, lui conseilleront toujours (Voyez le chapitre : Une rose pour directeur). Il faut dire que, dans les cas supposés par Michelet, la femme ne montre point de perversité, oh ! non, et que cela lui rend l’aveu moins difficile. Celui qu’elle est tentée d’aimer, c’est un jeune homme que son mari aime, un commis de la maison ou un jeune cousin. Donc elle confessera à son époux son trouble, ses inquiétudes. Elle lui dira : « Garde-moi ! aie pitié de moi !… soutiens-moi !… Je sens que j’enfonce. Si faible est ma volonté, que d’heure en heure elle glisse, elle va m’échapper… » etc…

Dans le roman de Mme de La Fayette, M. de Clèves reçoit de sa femme une confidence pareille, suivie des mêmes supplications : « Conduisez-moi ; {p. 58}ayez pitié de moi et aimez-moi encore si vous pouvez ! » Or, M. de Clèves meurt de cette confession, tout simplement. Le mari de Michelet a plus d’estomac. Il soignera l’âme de la jeune pénitente, la consolera, l’exhortera, la fera changer d’air, et il ne sera ni soupçonneux ni jaloux. Et si ce traitement ne sert à rien, il gardera sa femme, même coupable. « Quoi qu’il advienne, et quand même elle faiblirait, ne quittez jamais la chère femme de votre jeunesse. Si elle a faibli, d’autant plus elle a besoin de vous. Elle est vôtre, quoi qu’elle ait fait. »

Je pressens que, si j’étais femme, tous ces chapitres : la Mouche, Tentation, Médication, me paraîtraient accablants de bonté, de pitié, de miséricorde, et, dans le fond, un peu injurieux. Ils prêtent par trop de faiblesse à la femme, et à l’homme par trop de sublimité. Et l’on sait bien que l’homme n’est pas sublime à ce point, mais on soupçonne aussi que la femme n’est pas, à ce degré, blessée, malade, infirme, irresponsable, incapable de se défendre contre les autres et contre elle-même. Consulté sur le cas à propos duquel Mme de La Fayette montre tant de finesse et Michelet un si bon cœur, Molière n’hésiterait point :

Oui, je tiens que jamais de semblables propos
On ne doit d’un mari traverser le repos.

Et c’est cependant un bon « naturiste » que Molière. {p. 59}Mais Michelet, comme j’ai dit, est un naturiste mystique.

Plus il exagère, chez la femme, la part de l’inconscient, de l’involontaire, du fatal, plus il la fait rentrer dans la nature mystérieuse, et plus il croit, par là, la magnifier. Qu’elle pense par à peu près ; qu’elle soit peu apte aux idées générales ; qu’elle n’ait point la notion du juste ; qu’elle ne puisse, toute seule, résister au mal, — vous croyez peut-être que tout cela, mis ensemble, signifie que la femme est inférieure à l’homme ? Grossière imagination ! « … Qui aura le courage de discuter si elle est plus haut ou plus bas que l’homme ? Elle est tous les deux à la fois. Il en est d’elle comme du ciel pour la terre, il est dessous et dessus, tout autour. Nous naquîmes en elle. Nous vivons d’elle. Nous en sommes enveloppés. Nous la respirons, elle est l’atmosphère, l’élément de notre cœur. » C’est presque la formule : In ea movemur et sumus.

Cette adoration s’emporte à des excès singuliers. Devant des planches d’anatomie qui représentent la matrice après l’accouchement, Michelet est pris d’un délire pieux ; il sanglote de pitié, d’admiration et d’extase. Et il conclut : « Ces quelques planches de Gerbe, cet atlas étonnant, unique, est un temple de l’avenir, qui, plus tard, dans un temps meilleur, remplira tous les cœurs de religion. Il faut se mettre à genoux avant d’oser y regarder… Je ne connais {p. 60}pas l’étonnant artiste. N’importe, je le remercie. Tout homme qui eut une mère le remerciera. »

Voilà qui dénote un état d’esprit bien curieux. Renan y était venu vers la fin de sa vie, comme on le voit dans la préface de l’Abbesse de Jouarre. Michelet n’aborde l’acte de la génération et tout ce qui le concerne qu’avec un respect terrible, des airs solennels et, si je puis dire, toutes sortes de momeries. Son livre est empreint d’une volupté très précise et très vive, mais d’une volupté d’un caractère religieux et même dévot. Ce sentiment s’oppose, d’une part, à la grossière frivolité gauloise et, de l’autre, à la pensée chrétienne qui attache toujours à l’amour physique une idée de souillure. Michelet, et certes il l’en faut louer, est aux antipodes d’un sentiment que j’ai rencontré chez quelques âmes, peut-être anormales sans le savoir : une grande répugnance à faire de la même femme un objet d’amour (l’amour impliquant ici estime, respect, tendresse, adoration) et un objet de possession physique. Invinciblement, chez ces renchéris, le cœur et les sens faisaient leur jeu à part. Leurs scrupules, malheureusement, ne les préservaient pas toujours de la débauche : mais ils ne désiraient pas posséder les femmes qu’ils aimaient, et ils ne tenaient pas du tout à aimer celles qu’ils possédaient. Ils étaient de forcer à ne se point marier, par respect de la jeune fille, parce que le geste final est le même avec celle-ci qu’avec la femme publique, et que ce geste leur paraissait {p. 61}odieux. Au fait, il n’est pas nécessaire d’avoir un vieux fond chrétien pour sentir ainsi : le pauvre Maupassant a été un jour soulevé de dégoût en songeant que les organes de l’« amour » sont aussi ceux des plus viles sécrétions.

Michelet n’a point de ces délicatesses qui sont peut-être perversités. Michelet, prêtre de la bonne Isis, de la sainte Cybèle, croit que ce qui est naturel, universel, inévitable, ne saurait être un sujet de honte non plus que de facéties. Sous les mêmes gestes il distingue avec aisance la volupté du libertinage ; ce sont rites qu’il célèbre avec la conscience d’être en harmonie avec le vaste monde, de collaborer à une œuvre divine.

Et il a raison ; évidemment il a raison… Mais tout de même il y met trop de piété ! Je ne vois pas bien en quoi ce qui est naturel est nécessairement vénérable. C’est une fantaisie de notre esprit de considérer la nature comme « sacrée. » Elle n’est pas sacrée là où elle est absurde, brutale, injuste, meurtrière des faibles, etc. Même d’être incompréhensible, en quoi cela la rend-il sacrée ? Elle ne le devient que par la charité ingénieuse de nos interprétations, par ce que nous lui prêtons de bonté, de vertus et d’intentions humaines. L’acte même de la génération et tout ce qui l’entoure n’a rien de saint en soi. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il est ignoble ou insignifiant. Et je ne vois pas non plus {p. 62}en quoi l’un des résultats éventuels de cet acte, qui est la conservation de la race, le ferait religieux et sacré. Tout cela n’est qu’une phraséologie propre à ce siècle où les ennemis des religions ont eu presque tous la manie de fourrer partout le sentiment religieux.

* * *

En résumé, Michelet est fort éloigné des théories et des vœux de nos féministes, et cela pour des raisons scientifiques et mystiquement voluptueuses. Il montre bien que la femme est d’autant plus notre égale qu’elle est moins notre pareille et que son sexe s’étend à son âme, à son esprit, à elle tout entière. L’égalité des deux sexes devant le code civil, l’accession de la femme à tous les emplois et professions, sont des choses qu’on peut souhaiter comme justes ou comme nécessaires (quand tant de femmes vivent seules et tant de filles ne se marient pas), mais non comme normales et harmonieuses.

Il est d’ailleurs peu philosophique d’introduire dans la considération des rapports de l’homme et de la femme ces idées de supériorité et d’infériorité, l’homme n’étant pas moins « complémentaire » de la femme que celle-ci de l’homme. C’est ce qui apparaît de plus en plus dans le livre de Michelet, dont la dernière partie est délicieuse. La femme y joue un rôle moins passif. Formée par l’homme dans sa première jeunesse, à son tour elle agit sur lui. Elle devient {p. 63}vraiment son associé, son exquis camarade. Elle surveille et soigne « religieusement » l’alimentation de son mari. Elle lui donne le calme ; elle lui affine et lui « harmonise l’esprit » ; elle lui est une source inépuisable de rajeunissement. Michelet décrit très bien ces souples accommodations de l’âme féminine aux diverses saisons de l’homme, et comment la femme n’est pas seulement, pour son mari, l’épouse, mais aussi, selon les temps, une fille, une sœur, une mère.

Surtout, il a merveilleusement parlé de la maturité et de la vieillesse féminines, avec des pénétrations qui font songer : « Oh ! le grand poète ! » et aussi, ma foi, des aperçus qui feraient presque dire : « Le coquin ! »

Il pose cet axiome qu’« il n’y a point de vieille femme », et le développe en un chapitre dont le sommaire tout seul est déjà bien joli :

« … Le visage vieillit bien avant le corps. — L’ampleur des formes est favorable à l’expression de la bonté. — Une génération qui n’aimerait que la première jeunesse et ne serait pas policée par le commerce des dames resterait grossière. — Une femme qui aime et qui est bonne peut, à tout âge, donner le bonheur, douer le jeune homme. »

Il vous apparaîtra de nouveau, si vous pesez les mots de cette dernière phrase et si vous en cherchez le commentaire dans le texte du chapitre, que le naturisme de Michelet n’est pas précisément le naturisme de Molière.

{p. 64}L’achèvement de l’amour, c’est-à-dire de l’histoire de deux âmes s’élevant et s’épurant l’une par l’autre, c’est la bonté. L’amour mène à l’amour universel. « L’amour, dit l’auteur de l’Imitation, tend toujours en haut. » — C’est quand tous deux se rencontrent dans une idée de charité, « s’attendrissent dans la surprise d’avoir tellement le même cœur », que s’opère entre l’homme et la femme « l’échange absolu de l’être » et que se consomme leur « unité ». Michelet fait remarquer, que, dans ces moments où « l’amour et la pitié coulent en douces larmes », les sens se renouvellent et, « souvent plus vif qu’au jeune âge, revient l’aiguillon du désir. » Ainsi la nature récompense les vieux époux d’être bons, et la sensibilité et la bienfaisance engendrent la volupté. Page consolante, tout à fait dans l’esprit du dernier siècle et, particulièrement, de Diderot.

Et le livre se termine par des méditations de l’idéalisme le plus émouvant sur « l’amour par-delà la mort », sur le culte rendu au défunt par la veuve « qui est son âme attardée » ; car il sied que la femme survive. « C’est à l’homme de mourir et à la femme de pleurer. »

Tout cela est très beau. Aussi est-ce un rêve. On est effrayé du rôle du mari, de la quantité et de la minutie de ses obligations. Par crainte de l’intrusion du prêtre, Michelet enfle démesurément le ministère spirituel du mari. Il solennise et dramatise tout. Il dira, par exemple : « Chaque fois que la femme consent {p. 65}au désir de l’homme, elle accepte de mourir pour lui. » Cela est bien exagéré. La vie est plus simple, plus plate, moins montée de ton. La femme n’est pas toujours femme avec cette intensité. Elle n’est ni si malade, ni si innocente. L’union que nous raconte Michelet est un phénomène, une « réussite ». On peut toujours discuter si l’état de mariage est ce qui convient le mieux au sage, et s’il ne lui est pas loisible de se faire, dans d’autres conditions, une vie supportable et qui ait pourtant sa dignité et qui ne soit pas inutile aux autres.

Mais le poème de Michelet garde une rare valeur de conseil, d’exhortation éternellement opportune. Il est très bon de dire aux gens d’aujourd’hui, — et de tous les temps, — que la vérité, c’est de se marier jeunes, de n’aimer qu’une femme et de l’aimer toute sa vie. Il est très bon de leur persuader que vivre ainsi, c’est suivre la nature en l’interprétant, et que, par la vertu d’un amour unique et qui dure, l’homme atteint à son maximum de force. « Ou concentre-toi, ou meurs. La concentration des forces vitales suppose avant tout la fixité du foyer. »

Et voici le charme et la saveur du livre, et par où il peut nous reprendre. Ces préceptes, qui excluent l’union libre, le divorce, l’émancipation de la femme, toute théorie un peu aventureuse, et qui impliquent les croyances les plus délibérément spiritualistes ; ces préceptes si sensés d’un historien éclairé par l’expérience des âges, affectent la forme la plus maladive, {p. 66}la plus nerveuse, la plus haletante et trépidante. Des idées paisibles et utiles y ont l’accent d’un délire sacré, semblable à l’ivresse des prêtres orphiques. La sensibilité et l’optimisme du XVIIIe siècle, dont Michelet fut le plus fidèle continuateur, y vaticinent avec une romantique frénésie. Les « harmonies de la nature » y sont expliquées et célébrées en phrases sursautantes et fiévreuses. Cela fait songer à un Bernardin de Saint-Pierre un peu épileptique. C’est ravissant.

{p. 67}

Victor Duruy §

M. Jules Lemaître, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Duruy, y est venu prendre séance le 16 janvier 1896 et a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

En m’appelant ici à la succession de M. Victor Duruy, vous m’avez fait, non seulement le plus grand honneur que je pusse espérer, mais un honneur dont nul souci de parer ou d’amplifier mon sujet ne sera la rançon. Les obligations que votre choix m’impose aujourd’hui me seront, je ne dis point faciles, mais assurément très douces à remplir. À aucun moment ni dans aucune partie de la vie et de l’œuvre de mon illustre prédécesseur, je n’aurai d’autre embarras que d’égaler mon respect et ma louange aux mérites d’une vie et d’une œuvre si évidemment bienfaisantes. Et cela déjà, Messieurs, est un éloge tout à fait rare, même ici.

La certitude et l’activité ; des croyances morales {p. 68}simples et fortes, héritées de l’antiquité grecque et latine, attendries par le christianisme, élargies par la Renaissance, enrichies de toute la générosité acquise par l’âme humaine à travers trente siècles ; des actes conformes à ces croyances ; des écrits conformes à ces croyances et à ces actes ; le plus ardent patriotisme et le plus humain ; les plus solides vertus privées et publiques ; une sincérité entière ; toutes communications ouvertes, si je puis dire, entre la vie publique, la vie privée et l’œuvre écrite ; des passages aisés et tranquilles de la médiocrité à la puissance, de la chaire du professeur à la tribune et au cabinet du ministre, et de là au foyer domestique et au recueillement de l’étude… bref, c’est une vie singulièrement harmonieuse que celle de M. Victor Duruy, et qui laisse une telle impression de force, de suite et de sécurité dans son développement qu’elle fait songer à quelque très belle Vie de Plutarque, — côté des Romains.

J’aurai, pour vous la remettre sous les yeux, un secours qui me deviendrait une gêne, si je pouvais avoir la prétention de mieux parler de M. Duruy, ou même d’en parler autrement, que ne l’a fait M. Ernest Lavisse dans l’admirable petit livre qu’il a consacré à son ancien chef et vénérable ami. Le tableau qu’il trace de l’enfance et de la jeunesse de son maître est tout cordial et charmant. Victor Duruy naquit en 1811 d’une bonne race d’ouvriers-artistes employés à la manufacture des Gobelins depuis sept {p. 69}générations. L’enfant respira, à la maison paternelle, ce qu’il y avait de meilleur dans l’âme populaire du temps. Amour de l’ordre et de la liberté, « fidélité aux principes de 89 (et pourquoi non, je vous prie ?), fierté des gloires militaires de la Révolution et de l’Empire, rêve d’une France libre, glorieuse et honorée parmi les hommes », cela composait une sorte de religion civique, commune alors à un très grand nombre de Français, et faite de très antiques bons sentiments, mais qui, naturellement, revêtaient les formes accidentelles propres à cette époque : on n’était pas clérical dans la maison ; on était de ces Parisiens qui, à l’endroit des « capucinades » officielles de la Restauration, retrouvaient les propos de la Satire Ménippée ; et, le samedi soir, on se réunissait entre amis, sous la tonnelle, pour chanter les premières chansons de Béranger.

Né du peuple et dans le plus large courant de l’esprit de la Révolution française — en sorte qu’il n’eut ni à changer ni à se contraindre pour être « avec son temps », — la vie de Victor Duruy, exemplaire, tout unie dans son fond, mais avec un air de merveilleux, et, au milieu de son cours, un coup de baguette des fées, ressemble à quelque beau récit de la « morale en action », à mettre entre les mains des écoliers, de ces écoliers de France pour qui il a tant travaillé.

Ce petit enfant, qui sera un grand ministre, va d’abord à l’école communale de la rue du Pot-de-Fer. {p. 70}En même temps il suit un cours de dessin à la manufacture et travaille à l’atelier des apprentis. Mais, le voyant souvent le nez dans un livre, un des habitués du samedi dit au père qu’il le fallait pousser. L’enfant entre donc en 1824, avec une demi-bourse, dans une grande institution du quartier, qui devint plus tard le collège Rollin. Il y reste six ans. Au début, il était un des derniers ; à la fin, il obtient le prix d’excellence. M. Duruy disait volontiers de lui-même : « Je suis un bœuf de labour. » Dès l’enfance, il commença de tracer son sillon, qui fut droit et profond, et fertile en moissons dont s’enrichirent les greniers publics.

Il passe son baccalauréat le 27 juillet 1830, première journée des « trois glorieuses », devant un jury qui portait des rubans tricolores à la boutonnière. La nuit, il saute par-dessus les murs de son collège et, s’étant procuré un uniforme et un bonnet à poil, il rejoint la compagnie de la garde nationale dont son père était capitaine. Il eût bien voulu être un héros : mais sa compagnie fut simplement employée à remettre l’ordre dans la prison de Sainte-Pélagie. Après quoi, le jeune garde national s’en va au collège Louis-le-Grand faire ses compositions d’École normale. Il s’était dit : « Professeur ou soldat ! Si je suis refusé à l’École, je m’engage dans l’armée d’Afrique. » Il ne fut point soldat. Deux de ses fils devaient l’être pour lui.

Entré le dernier à l’École normale, il en sortit, en {p. 71}septembre 1833, premier au concours de l’agrégation d’histoire. C’était, vous le voyez, sa destinée, d’avoir des commencements modestes et des réussites éclatantes, en sorte que chaque épisode de sa vie pût être tourné en exemple et en leçon. Son succès lui valut, après un trimestre passé au collège de Reims, d’être appelé au collège Henri IV, où le roi Louis-Philippe venait d’envoyer deux de ses fils. L’un était le duc de Montpensier. L’autre est ici. Une Providence ingénieuse donnait à ce professeur ardemment français entre nos historiens un élève, futur historien lui-même, profondément français entre nos princes.

Et Victor Duruy continue de creuser à son rang, patiemment, son loyal sillon. Car, dans cette vie si bien composée, la période illustre eut des préparations longues et fortes. Il fut donc professeur pendant plus de vingt ans. C’était un professeur excellent, grave, sans gestes, un peu lent, fait pour la toge, et qui attachait autant par son sérieux même que par le don qu’il avait de voir et de peindre ; profondément respectueux de sa tâche, et qui n’ignorait point, — je cite ses expressions, — que « l’esprit de l’enfant est un livre où le maître écrit des paroles dont plusieurs ne s’effaceront pas. »

Cependant on commençait à le connaître. Tous les collégiens français apprenaient l’histoire dans ses manuels si clairs, si vivants, et qui firent une petite révolution dans la librairie scolaire. Les deux premiers {p. 72}volumes de sa grande Histoire des Romains paraissaient en 1843 et 1844, et lui valaient d’être décoré par M. de Salvandy. En 1845, il était nommé professeur au lycée Saint Louis. Puis, M. de Salvandy parla de l’envoyer comme recteur à Alger. M. Duruy accepta la proposition avec joie. Il eût retrouvé là-bas, faisant belle besogne, son ancien élève, M. le duc d’Aumale. Il se voyait déjà enfermé dans un gourbi ou parcourant les montagnes kabyles pour y apprendre la langue et les mœurs des vaincus, et les aimant, et par là les civilisant à mesure qu’on les battait. Le rectorat qu’il rêvait était un rectorat très agissant, très peu sédentaire, debout et même à cheval, avec les larges façons d’un préteur romain de la bonne époque pacifiant une province. Mais sa candidature ne plut pas à MM. Cousin et Saint-Marc Girardin. M. Duruy n’était pas sympathique à ces deux hommes, sans doute par quelques-uns des traits que nous goûtons le plus en lui.

Il aimait, notamment, à dire et à écrire ce qu’il pensait. Et c’est pourquoi, en même temps que l’évidente solidité de son mérite lui valait, même avant qu’une volonté toute-puissante ne s’en mêlât, d’appréciables honneurs dans sa carrière professorale, sa franchise ne laissait pas de lui attirer quelques difficultés. Il paraît que c’était, en 1851, une hardiesse insupportable chez un professeur de l’Université que de préférer Athènes à Lacédémone. M. Duruy ayant, dans un de ses manuels, avoué cette {p. 73}préférence, une note officielle la qualifia d’« audacieuse témérité ». Il eut aussi, en 1853, de longs ennuis pour un court passage de son Abrégé de l’Histoire de France, relatif à la constitution civile du clergé. Enfin, en 1855, soutenant ses thèses en Sorbonne, il eut ce malheur, qu’une page de sa pénétrante étude sur Tibère suggérât à M. Nisard la phrase célèbre : « Il y a deux morales », phrase qui dépassait assurément la pensée de M. Nisard et que celui-ci aurait bien voulu n’avoir pas prononcée tout à fait ainsi, mais que M. Duruy, avec une incorruptible fidélité de mémoire, se souvint d’avoir entendue.

Qu’il y ait « deux morales », il l’avait cru à son heure, le prince aux yeux troubles et aux pensées vagues qui allait faire une des meilleures actions de son règne en élevant au premier rang le professeur du lycée Saint-Louis. La théorie des deux morales, c’est-à-dire, pour parler net, le privilège accordé aux souverains et aux hommes d’État de manquer à la morale dans un intérêt public ou qu’ils estiment tel, peut être également l’erreur volontaire et calculée d’un prince selon Machiavel — ou l’illusion d’un mystique, comme paraît avoir été ce mélancolique empereur au souvenir de qui trop de douleur s’attache pour que nous puissions, nous, le juger en toute liberté d’esprit, mais qui, au surplus, se trouverait sans doute suffisamment jugé, si l’on regarde sa fin, par le mot de Jocaste à Œdipe : « Malheureux ! malheureux ! je ne puis te donner un autre {p. 74}nom ». Notez que, si la morale double est, en effet, dans la plupart des cas, l’invention commode et l’expression du scepticisme, elle se peut parfaitement allier avec la croyance en un Dieu qui se soucie de certains hommes, choisis par lui pour de grands desseins, au point de conclure avec eux, même en morale, des pactes spéciaux. Il est à remarquer que, dès sa seconde entrevue avec M. Duruy, l’empereur Napoléon III ait soutenu contre lui la théorie des « hommes providentiels », exposée dans la préface de la Vie de César. Évidemment, c’était là une de ses pensées habituelles et chères. M. Duruy la combattit avec une respectueuse vigueur ; mais l’empereur ne se rendit point et maintint le passage, ainsi qu’un autre où il expliquait qu’en certains cas on peut légitimement violer la légalité. « On fait quelquefois ces choses-là, avait dit M. Duruy, mais il vaut mieux ne pas les rappeler. »

L’empereur souffrait ces franchises, et n’en pensait — ou n’en songeait pas moins ; car il me paraît avoir songé sa vie plus qu’il ne l’a vécue. L’épopée de son oncle, l’étrangeté merveilleuse de sa propre aventure, lui étaient une sorte d’opium, d’autant mieux qu’il avait été extraordinairement servi par les circonstances, qu’on avait beaucoup agi pour lui et qu’il avait passé d’une extrémité de fortune à l’autre sans être proprement un homme d’action. Les yeux toujours à demi clos, il ruminait confusément l’affranchissement des nationalités, l’établissement {p. 75}d’une démocratie un peu socialiste et pourtant césarienne et, par là, l’achèvement historique de la Révolution française : grands desseins dont les moyens d’exécution se précisaient mal dans son imagination de doux fataliste qui, ébloui par un destin prodigieux dont il était l’heureux jouet et dont il se croyait le héros, comptait indolemment sur la vertu de son étoile. Il fut de ceux dont on peut dire qu’ils sont meilleurs qu’une partie de leurs actes, parce que ses actes furent rarement siens ou que rarement il y fut tout entier. Il vécut ainsi dans une brume de rêve — qui, vers la fin, s’ensanglanta.

M. Duruy rêvait peu, avait l’esprit net, était actif, croyait à une seule morale, ne se sentait point providentiel. Comment plut-il à l’empereur ? Ceci n’est point un mystère, puisque les hommes s’attirent également par leurs contrastes et par leurs ressemblances. L’empereur aima donc cette netteté, cette précision, ce sens pratique dont il était lui-même si mal pourvu. Il aima aussi cette probité, cette franchise, cette gravité douce. Il trouvait d’ailleurs en M. Duruy (je cite ici M. Ernest Lavisse) « le sincère sentiment démocratique, la générosité d’instincts, la foi aux idées, le patriotisme idéaliste qui étaient en lui-même, et le même amour philosophique de l’humanité ». Enfin — et je suis tenté de dire surtout, — l’auteur de la Vie de César aima l’historien attitré de Rome, de cette Rome dont la période impériale, {p. 76}bienfaisante du moins pendant un siècle, sous Auguste, puis sous les Antonins, occupait l’imagination du neveu de Napoléon Ier, lui présentait à la fois son idéal et son apologie. C’est en lisant le second volume de l’Histoire des Romains, où déjà Caïus Gracchus, si sympathique, semble une ébauche de Jules César, qu’il lui prit envie de connaître M. Victor Duruy.

Il le vit, et tout de suite ces deux hommes s’entendirent. M. Duruy ne dissimula point sa grande liberté quant aux choses de la politique. Sous le gouvernement de Juillet, il avait été de l’opposition modérée. En 1848, il n’avait pas cru qu’une république se fondât en plantant des arbres, et, le ministre Carnot ayant voulu le nommer « lecteur du peuple », il avait refusé cette fonction vague et idyllique. Il n’avait jamais été ni tout à fait pour les gouvernements qui s’étaient succédé, ni entièrement contre, étant vraiment un sage et d’un parti fort supérieur à tous les partis, celui de la raison. Il disait lui-même qu’il n’avait jamais crié ni « Vive la République », ni « Vive la Monarchie », ou « Vive le Roi », ni « Vive l’Empereur ». Nullement indifférent pour cela, ou pusillanime. La haine du désordre républicain ne l’avait point jeté dans la réaction ; il avait voté le 10 décembre 1848 pour le général Cavaignac ; et aux plébiscites qui suivirent le coup d’État de décembre 1831, il avait voté non. Il expliqua ces votes à l’Empereur, qui lui assura qu’il les comprenait {p. 77}fort bien. L’empereur le prit comme il était. Cela fait honneur à tous deux.

En février 1861, M. Duruy était nommé maître de conférences à l’École normale et inspecteur de l’Académie de Paris ; en février 1862, inspecteur général ; la même année, professeur d’histoire à l’École polytechnique. Il avait passé la cinquantaine, était d’un mérite reconnu, et l’un des professeurs les plus en vue de l’Université. Son avancement ne parut anormal à personne dans sa rapidité tardive.

Or, le 23 juin 1862, étant à Moulins en tournée d’inspection, une dépêche lui apprit qu’il était nommé ministre de l’Instruction publique. Il vit le lendemain l’empereur, qui lui dit simplement : « Ça ira bien. » Et ça alla très bien.

Le nouveau ministre conçut sa tâche dans toute son étendue. Il reprit, très franchement, l’œuvre ébauchée par la Convention nationale. Il était lui-même, par sa foi philosophique et sa conception de la cité, un Français de la Révolution, mais muni d’expérience historique, et de prudence et d’obstination romaines : quelque chose comme un idéologue pratique (je vous prie de donner au premier de ces deux mots son plus beau sens). Il se dit que depuis un demi-siècle, la classe dirigeante, par égoïsme ou par hypocrisie, avait trahi sa mission d’une façon générale en limitant à elle-même le bienfait de la Révolution d’où elle était née, et particulièrement en laissant languir l’enseignement public. Il se dit {p. 78}que l’égalité des droits, récemment achevée par le suffrage universel, comportant pour tous plus de devoirs, réclamait aussi pour tous plus de lumières. Il se dit encore que l’accession possible de tous au pouvoir avait pour naturel corollaire l’accession possible de tous à la science, et à tous les degrés de la science. Il considéra que, la Révolution étant rationaliste dans son essence, l’encouragement et la propagation de la science devaient être un des principaux soucis d’une société issue de la Révolution. Et, d’autre part, historien averti par l’étude des réalités, il comprit que l’enseignement doit être quelque chose de souple et de varié dans ses formes et qui s’applique aux catégories les plus diverses d’aptitudes, de besoins ou de conditions. Et il comprit aussi que l’enseignement supérieur, plus qu’à tout autre régime, importe au démocratique, lequel est plus visiblement fondé sur la raison ; que d’ailleurs tous les ordres d’enseignement se tiennent secrètement et influent les uns sur les autres, soit que l’ordre supérieur fasse descendre dans les autres son esprit et leur fournisse leurs méthodes, soit qu’il se recrute continuellement et se renouvelle en eux, par la facilité offerte à tous ceux que ces méthodes ont éveillés de s’élever à un degré plus haut de la connaissance. Organiser l’enseignement, ce fut donc pour M. Duruy organiser à la fois tous les enseignements.

Quelques semaines après son entrée au ministère, {p. 79}il exposait son plan à l’empereur dans une lettre confidentielle.

« Sire, écrivait-il, il y a vingt ans on se méfiait de la démocratie, et cette méfiance, que 1848 a augmentée, s’est maintenue dans la loi. Les hommes qui ne voulaient pas de l’adjonction des capacités peuvent encore se réjouir en voyant la faiblesse de nos écoles primaires. » — Et c’est pourquoi il posa tout au moins le principe de l’obligation et de la gratuité, car « dans un pays de suffrage universel, l’enseignement primaire obligatoire, étant pour la société un devoir et un profit, doit être payé par la communauté ». Il étendit la gratuité, amena même plus de six mille communes à voter la gratuité absolue, créa dix mille écoles nouvelles ; fonda les cours d’adultes, les bibliothèques scolaires, la caisse des écoles ; réforma les études dans les écoles normales d’instituteurs ; essaya d’accommoder l’enseignement aux milieux et aux régions ; introduisit des notions industrielles dans les écoles de villes, agricoles dans les écoles de campagne ; mit un peu de maternité dans les salles d’asile ; améliora notablement les traitements des instituteurs et des institutrices… Je m’arrête avant la fin de l’énumération et vous prie de considérer, Messieurs, que ce n’est point ma faute si l’abondance des œuvres de M. Duruy me condamne à la brièveté des indications et à la sécheresse des nomenclatures.

Dans la même lettre, au sujet des treize millions {p. 80}de citoyens occupés par l’industrie et le commerce, M. Duruy écrivait : « L’enseignement qu’il faut créer pour eux ne devra pas être purement technique ni étroitement préparatoire au métier, mais il dirigera vers le métier. L’industrie moderne vit autant de science et d’art que de procédés traditionnels : travaillons donc à développer l’esprit, à épurer le goût de nos futurs industriels ». — Et c’est pourquoi il transforma les collèges classiques des petites villes en « collèges spéciaux », et surtout il constitua cet « enseignement moderne », si évidemment nécessaire dans notre démocratie, et dont on arrivera, espérons-le, à trouver la forme convenable.

Il écrivait encore à l’empereur : « Assurons à ceux qui, par leurs qualités naturelles, leur naissance ou leur fortune, sont appelés à marcher au premier rang de la société… la culture de l’esprit la plus large… afin de fortifier l’aristocratie de l’intelligence au milieu d’un peuple qui n’en veut pas d’autre… » — Et c’est pourquoi il supprima la bifurcation en études scientifiques et littéraires, « qui sépare, disait-il, ce qu’on doit unir lorsqu’on veut arriver à la plus haute culture de l’intelligence » ; introduisit dans les lycées l’histoire contemporaine et quelques notions économiques ; restaura la classe de philosophie, si prospère aujourd’hui et suivie avec tant de passion par les mieux doués de nos enfants. Et pour l’enseignement supérieur, il fit tout ce qu’il put : mais assurément il fit {p. 81}beaucoup en créant l’École pratique des hautes études, si féconde et si vite illustre.

Il écrivait en terminant : « Nous ne devons pas oublier que les femmes sont mères deux fois, par l’enfantement et par l’éducation ; songeons donc à organiser aussi l’éducation des filles, car une partie de nos embarras actuels provient de ce que nous avons laissé cette éducation aux mains de gens…3 enfin, de gens qui n’avaient pas toute la confiance de M. Duruy. — Et c’est pourquoi, préoccupé, ici comme ailleurs, de l’unité morale du pays, et pour atténuer les dissentiments que la différence des éducations apporte dans tant de ménages français, il fonda, à la Sorbonne et dans les grandes villes, ces cours de jeunes filles qui, depuis, ont été agrandis en lycées.

Autrement dit, Messieurs, toutes les réformes de l’enseignement poursuivies par la troisième République, c’est M. Duruy qui les a commencées ; et, de toutes ensemble, c’est lui qui a tracé la méthode et, pour longtemps, défini l’esprit. Depuis les sports et lendits scolaires jusqu’à la résurrection des universités provinciales, il a tout prévu, tout préparé. Et ce qu’il fit, on peut dire, en un sens, qu’il le fit seul ; j’entends sans autre secours que celui de collaborateurs dont le zèle, communiqué et échauffé par lui, {p. 82}était son ouvrage encore. Il était isolé parmi les autres ministres, leur était presque suspect. L’empereur le laissait faire, ne le désavouait pas, mais ne l’aidait point ; et peut-être cela valait-il mieux. Les réformes du ministère Duruy furent véritablement l’œuvre personnelle de M. Victor Duruy.

Par là, et par l’ampleur, l’harmonie, la beauté rationnelle et la souplesse du plan conçu ; par l’activité ardente et méthodique déployée dans l’exécution ; par l’importance des résultats acquis et des fondations demeurées ; enfin par le bonheur qu’il eut d’imprimer à tout l’enseignement national une direction si juste, si bien prise dans le droit fil des plus légitimes besoins et des meilleurs désirs de notre temps, que ses successeurs, depuis vingt-cinq ans, n’ont eu qu’à la maintenir, j’ose dire que le ministère de M. Victor Duruy fut un des plus grands ministères de ce siècle.

Il eut de sourds ennemis : les beaux esprits universitaires, les dilettantes, les sceptiques. Il en eut de déclarés et de violents : la plus grande partie des évêques et du clergé.

M. Duruy était très réellement respectueux du christianisme, très scrupuleux observateur de la neutralité religieuse. Il n’y a pas, dans ses livres, un mot qui puisse alarmer la foi d’un écolier. Jamais il ne troubla par une taquinerie la vie religieuse des écoles, où l’on apprenait encore, de son temps, le catéchisme et l’histoire sainte. Chaque année, il se {p. 83}faisait un devoir d’accompagner, dans les lycées où ce prélat donnait la confirmation, Mgr Darboy, qui était, d’ailleurs, un homme doux et triste et, dit-on, d’une foi très peu agressive.

Mais il a été dit aux prêtres : « Ite et docete. » L’Église ne peut renoncer à l’éducation des âmes ou consentir à la partager sans renier sa mission divine. Du moins elle pensait ainsi, ou plutôt (car elle ne saurait penser autrement), ce que la nécessité l’oblige à taire aujourd’hui, elle pouvait encore, il y a trente ans, le crier très haut. Elle ne s’en fit point faute. Les deux plus chauds épisodes de la lutte furent la discussion au Sénat de la pétition Giraud (qui concluait à la liberté de l’enseignement supérieur), et l’assaut de quatre-vingts évêques contre les cours de jeunes filles ; « nos jeunes filles », disait l’un d’eux.

Ici, Messieurs, je me dérobe avec simplicité. Il ne convient pas, dans une cérémonie aussi manifestement pacifique que celle-ci, d’agiter de ces questions qui veulent qu’on prenne parti, et toujours contre quelqu’un, et presque toujours véhémentement, malgré qu’on en ait. Je veux, parcourant l’histoire de ce passé, n’en retenir que ce dont nous pouvons tomber tous d’accord : la hauteur du dessein et la beauté de l’effort de M. Duruy ; admirer pourquoi il le tentait, et non pas contre qui ; et dire ma piété pour sa mémoire sans désobliger personne, fût-ce parmi les morts… Je me contenterai de {p. 84}remarquer que des prêtres, même excellents, ont peut-être, dans ces dernières années, regretté M. Victor Duruy.

Laissons donc ce que les évêques et des catholiques fervents ont jadis pensé de son œuvre. Notons seulement ce qu’un sceptique même en pourrait dire. — Il dirait que le grand ministre dut être surpris de quelques-uns des résultats de ses réformes ; qu’il ne paraît guère que l’instruction gratuite, obligatoire et laïque ait éclairé le suffrage universel ; que la superstition du savoir a jeté dans l’enseignement des fils et des filles du peuple et de la petite bourgeoisie, qui, infiniment plus nombreux que les places à occuper, n’ont fait que des déclassés et des malheureuses ; que la demi-science, exaspérant les vanités, les rancunes, les ambitions, ou simplement les appétits, en même temps qu’elle ôtait aux consciences les entraves et à la fois les appuis des croyances religieuses, a grossi l’armée des chimériques et des révoltés ; qu’ainsi la société s’est trouvée, justement par ce qui devait la pacifier et l’unir, plus menacée qu’elle ne fut jamais ; et que, si l’œuvre de M. Duruy fut une œuvre de grande volonté et de grand courage, elle fut donc aussi une œuvre d’étrange illusion.

Ces objections, Messieurs, Victor Duruy les a sûrement prévues, et j’estime qu’il n’a pas dû en être troublé outre mesure. D’abord, quand on veut signaler les maux qui se mêlent à une réforme, on a {p. 85}toujours soin d’oublier ou de taire ceux auxquels elle est venue remédier. Puis il s’agit d’une de ces entreprises qui ont besoin du temps pour être consommées et pour porter leurs vrais fruits. Habitué par ses travaux historiques aux lenteurs des transformations sociales, M. Duruy nous eût conseillé les patients espoirs. Il n’entrait pas dans son esprit que l’ardeur de savoir pût n’être pas un bien. Car, si l’univers a un but, il faut que ce soit, pour le moins, d’être connu de l’homme et de se réfléchir en lui, puisque, au surplus, les métaphysiciens nous disent que le monde n’existe qu’en tant qu’il est pensé par nous. « Science sans conscience est la ruine de l’âme ». Certes, M. Duruy en était énergiquement d’avis ; mais il eût nié que la science, à l’entendre bien, puisse être sans conscience. Un homme qui saurait tout serait nécessairement bon. Il serait guéri de la vanité, de la haine et de l’envie ; car l’intelligence totale de ce qui est en impliquerait pour lui, j’imagine, la totale acceptation ; et puis, connaissant tout, j’aime à croire que, entre autres choses, il connaîtrait avec certitude que l’intérêt de l’individu coïncide avec celui de la communauté humaine. C’est par un seul et même raisonnement que l’ancienne théodicée prouve Dieu omniscient et tout bon. Or, si la science, supposée complète, entraîne la bonté, elle ne peut, incomplète, être malfaisante en soi, ni même parce qu’elle est incomplète, mais seulement par la faute des passions qui occupaient {p. 86}déjà avant elle le cœur des hommes. D’un autre côté, une morale rationaliste, non assise sur des dogmes, non défendue par des terreurs et des espérances précises d’outre-tombe, fondée sur le sentiment de l’utilité commune, sur l’instinct social, sur l’égoïsme de l’espèce qui est altruisme chez l’individu et s’y épure et s’y élargit en charité, enfin sur ce que j’appellerai la tradition de la vertu simplement humaine à travers les âges, une telle morale ne peut que très lentement établir son règne dans les multitudes : il lui faut du temps, beaucoup de temps, pour revêtir aux yeux de tous les hommes un caractère impératif. Oui, M. Duruy eût dit : « Attendons ! » Et il lui eût été fort égal d’être taxé d’optimisme, c’est-à-dire, au jugement de quelques-uns, d’ingénuité. Un certain optimisme n’est qu’une forme ou une condition même du courage et de l’activité. Le pessimisme est excellent pour soi, pour la vie et le perfectionnement intérieurs, — à moins qu’au contraire (cela s’est vu) il ne devienne une excuse à la corruption et à la lâcheté. Mais agir pour les autres, durant de longues années, durant toute une vie, cela ne se conçoit guère sans un peu de confiance en la future victoire de la raison. Il faut bien alors affronter la honte d’être optimiste. J’avoue que, pareil en cela aux hommes du siècle dernier, M. Victor Duruy l’a affrontée largement.

J’ai dit qu’il s’appuyait uniquement sur l’estime {p. 87}et l’amitié de l’empereur : c’est pour cela qu’il fut si libre et put tenter de si vaillantes entreprises. Il jugeait que l’empire devait d’autant plus faire pour le peuple que le peuple avait abdiqué entre ses mains. Lors donc que Napoléon III fit un ministère libéral, M. Duruy se trouva plus libéral, et bien autrement, que ce ministère ; en sorte que le souverain, devenu constitutionnel, dut se séparer du serviteur trop hardi qu’il avait pu maintenir au temps de son absolutisme.

Tranquillement, comme Cincinnatus à sa charrue, M. Victor Duruy retourna à son Histoire des Romains. Il changeait ainsi de besogne, mais non de pensée, et ne quittait point le service de la France. Irréprochable unité de dessein dans cette longue vie ! C’est un ancien projet d’histoire de France qui l’avait conduit à écrire l’histoire de Rome et l’histoire de la Grèce. Il disait, dans l’avant-propos de celle-ci, quelques années avant sa mort : « Il y a plus d’un demi-siècle, élève de troisième année à l’École normale, j’avais, avec l’ambition ordinaire à cet âge, formé le projet de consacrer ma vie scientifique à écrire une Histoire de France en huit ou dix volumes. Devenu professeur, je me mis à l’œuvre ; mais, en sondant notre vieux sol gaulois, j’y rencontrai le fond romain, et pour le bien connaître je m’en allai à Rome. Une fois là, je reconnus que la Grèce avait exercé sur la civilisation romaine une puissante influence ; il fallait donc {p. 88}reculer encore et passer de Rome à Athènes. Ce qui ne devait être qu’une étude préliminaire a été l’occupation de ma vie. Les deux préfaces sont devenues deux ouvrages. »

Historien d’incroyable labeur, de composition vaste et harmonieuse, d’exposition colorée et vivante, M. Duruy est surtout original en ceci, qu’à la scrupuleuse critique d’un savant moderne il joint constamment le souci moral d’un historien antique. Il fait songer, par endroits, à un Tite-Live épigraphiste, ou mieux, à un Polybe muni, par le progrès des siècles, de plus sûres méthodes. Dans son Résumé général de l’Histoire des Romains, morceau d’une gravité, d’une majesté toute romaines, et d’une plénitude et d’une fermeté de pensée et de forme qui égalent Victor Duruy aux plus grands, après avoir confessé que la philosophie de l’histoire, cette prophétie du passé, ne permet pas les prévisions certaines, il ajoute : « Non, l’histoire ne peut annoncer quel sera le jour de demain ; mais elle est le dépôt de l’expérience universelle ; elle invite la politique à y prendre des leçons, et elle montre le lien qui rattache le présent au passé, le châtiment à la faute. Cette justice de l’histoire n’est pas toujours celle de la raison ; elle épargne parfois le coupable et saute des générations ; mais jamais les peuples n’y échappent… Considérée ainsi, l’histoire devient le grand livre des expiations et des récompenses ».

C’est autant peut-être par ce souci moral que par {p. 89}amour de la vérité vraie qu’il évite de faire trop large la part des personnages historiques, même des plus séduisants. Écoutez ces fermes paroles : « … Les plus grands en politique sont ceux qui répondent le mieux à la pensée inconsciente ou réfléchie de leurs concitoyens. Ils reçoivent plus qu’ils ne donnent… Cette doctrine ne détruit la responsabilité de personne, mais elle l’étend à ceux qui trouvent commode de s’en affranchir. »

Il nous rappelle ainsi à chaque instant que c’est tout le monde qui fait l’histoire et que nous avons donc tous, pour notre part infime, le devoir de la faire belle — ou de l’empêcher d’être trop hideuse. Oui, l’historien, chez M. Duruy, est un moraliste qui tire, à mesure, la morale de l’énorme drame dont sa scrupuleuse érudition a vérifié les innombrables scènes. Le « résumé général » de l’Histoire des Romains et celui de l’Histoire des Grecs ressemblent à l’examen de conscience de deux peuples. Car (pour ramener la complexité des choses à des expressions toutes simples) on aurait presque tout dit en disant que si la Grèce s’éleva par sa générosité charmante, elle périt par quelque chose d’assez approchant de ce que nous nommons le dilettantisme ; et de même, si c’est en somme par la vertu que grandit la république romaine, dire que, avant de mourir par les barbares, l’Empire mourut du mensonge initial d’Auguste et de n’avoir pas eu les institutions qui en eussent fait une patrie au lieu d’un assemblage {p. 90}de provinces, et à la fois de la corruption païenne et de l’indifférence chrétienne à l’égard de la cité terrestre, et encore de l’abus de la fiscalité qui amena la disparition de la classe moyenne, c’est dire, au fond, qu’il périt faute de franchise ou de bon jugement chez ses fondateurs, faute de liberté et d’égalité, faute de communion morale entre ses parties et, finalement, faute de bonté. — Et toutefois le sévère historien sait gré à Rome d’avoir eu quelque chose de ce qu’il lui reproche de n’avoir pas eu assez. Après tout, la conquête romaine, relativement douce aux vaincus, substitua aux lois étroites de la République les lois générales et moins dures de l’Empire ; elle aplanit sans le savoir, pour la propagande chrétienne, tout le champ méditerranéen, et, d’autre part, respecta presque toujours l’indépendance de la pensée philosophique et commença de fonder, à travers le monde, la république des libres esprits ; elle fut enfin, pour une portion considérable de la race humaine, un puissant agent d’unité, encore qu’imparfaite et bientôt défaite… Et puis, nous venons de Rome ; et Victor Duruy ne peut se défendre d’aimer en Rome, initiée de la Grèce et notre initiatrice dans le travail jamais achevé de la civilisation, l’aïeule même de la France.

1870 le surprit dans ce labeur. Il avait pressenti la catastrophe. En 1864, il avait souhaité une intervention en faveur du Danemark ; en 1866 une alliance avec l’Autriche et l’envoi d’une armée d’observation {p. 91}sous Metz. Et après Sadowa, il avait conseillé de préparer la guerre, à toute occurrence. — Pendant que son fils Albert, âme héroïque de l’aveu de tous ceux qui l’ont connu, partait avec les turcos pour être des premiers à la frontière, M. Duruy, à soixante ans, réclamait une place dans la garde nationale.

Tels ces citoyens de foi opiniâtre qui après Cannes, refusèrent de désespérer de Rome (car cette vie d’un bon Français éveille aisément des souvenirs romains), ou tel Condorcet, traqué, écrivant son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, — ainsi, une nuit du tragique hiver, dans sa casemate, Victor Duruy crayonna pour lui-même, sur un carnet, cette profession de foi, admirable en cet excès de détresse : « À cette heure funèbre, quelle est ma foi et mon espérance ?… La France peut succomber momentanément sous l’effort d’ennemis qui, depuis cinquante ans, se sont si bien préparés à l’assaillir. Elle se relèvera si elle reconnaît bien le grand courant du monde, et si elle s’y plonge et s’y précipite… L’humanité, comme Dieu même, n’a que des idées fort simples et en petit nombre, qu’elle combine de diverses manières… » Il marquait alors la suite historique de ces combinaisons et il admirait ce long effort « logique » pour affranchir « le fils du père, le client du patron, le serf du seigneur, l’esclave du maître, le sujet du prince, le penseur du prêtre, l’homme de sa crédulité et de ses passions », pour mettre « légalité dans la loi, la liberté dans les institutions, {p. 92}la charité dans la société, et donner au droit la souveraineté du monde ». Et, constatant que la France marchait en avant des autres peuples vers cet idéal, il concluait : « Pour nous venger, il nous faudra y traîner nos ennemis même ».

Hélas ! la plaie n’en était pas moins inguérissable au cœur du patriote. Joignez à cela de cruelles douleurs domestiques : la mort d’une femme, de deux filles, de deux fils. Parmi de tels deuils, j’ose à peine compter pour des joies le succès européen de l’Histoire des Romains, et l’admission de M. Duruy dans trois Académies. Mais sa vieillesse commençante avait rencontré la plus dévouée et la meilleure des compagnes ; et, de ses deux fils survivants, il vit l’un, historien et romancier de vive imagination et de sensibilité vibrante, trouver l’emploi de son généreux esprit dans cette chaire d’histoire de l’École polytechnique où il avait lui-même enseigné jadis, et l’autre, sorti premier de Saint-Cyr, s’en aller défendre nos ultimes frontières dans cette Algérie où le père avait dû être envoyé comme recteur au temps de la conquête. Il y a ainsi de beaux sangs, et forts, où la magnanimité se perpétue.

Les dernières années de M. Duruy furent entourées d’un respect universel. On l’exceptait, pour ainsi parler, du second empire, — sans qu’il sollicitât, en aucune manière, cette exception. Le respect, jamais homme ne le mérita mieux, et de toutes manières, et, avec le respect, l’affection. Tous ceux qui l’approchaient, {p. 93}soit dans son modeste appartement de Paris, soit à Villeneuve-Saint-Georges, où sa médiocrité de fortune lui avait pourtant permis d’acquérir la maison et le jardin du sage, l’aimaient pour sa bonté, sa douceur, la simplicité de ses mœurs et l’on peut bien ajouter, — car la chose était exquise chez un vieillard, et l’on sait ici le vrai sens des mots, — pour sa naïveté : disposition d’esprit franche et fière, qui n’excluait ni la connaissance des hommes ni la finesse, mais seulement les défiances et les moqueries stériles et le pessimisme d’amateur. Candor ingenuus, comme disaient ses chers Romains.

De telles figures sont bonnes à regarder. Elles rappellent aux âmes inquiètes que, entre les croyances confessionnelles et le doute ou la négation, il reste à la conscience des refuges ; qu’il est toute une vénérable tradition de postulats moraux, sur qui l’on peut dire que, depuis les temps historiques, ont vécu tous les hommes de bien : car ceux mêmes d’entre eux qui n’y croyaient pas ont agi comme s’ils y croyaient, et ceux, qui croyaient à quelque chose de plus croyaient donc à cela aussi. Le probe historien Victor Duruy fut un homme excellemment représentatif de cette tradition, qui fait tout le prix de la longue histoire humaine. Il dit quelque part que les Grecs de la décadence « manquaient de ces fermes assises si nécessaires pour porter honorablement la vie ». Ces assises séculaires, il les eut en lui profondes ; et vous savez si, en effet, il porta la vie {p. 94}honorablement. Sans prétendre définir dans la grande rigueur ces idées entrevues par la conscience et sommées par elle d’être des vérités, il croyait en Dieu, à une survie de l’âme et à une responsabilité par-delà la mort, à une signification morale du monde et, malgré sa marche un peu déconcertante, au progrès. Il croyait que le travail, la domination sur soi, la sincérité, la justice, le dévouement à la famille, à la patrie, à l’humanité, sont des devoirs dont la base est assez éprouvée pour que nous y donnions notre vie sans crainte de nous tromper trop grossièrement et pour que nos scepticismes et nos ironies ne soient plus qu’exercices de luxe et d’agrément passager. Il croyait que les vivants sont comptables, devant la génération qui les suit, de tout l’actif de l’héritage des morts. Il avait pour la France qu’il servit si bien le plus ardent amour, le plus religieux et le plus confiant. Et il mourut doucement, malgré tout, une invincible espérance au cœur. Recueillons sa vie comme un exemple. Plus qu’un grand ministre et plus qu’un historien illustre, Victor Duruy fut un de ces hommes qui, par la façon dont ils ont vécu, nous rendent plus claires et augmentent même à nos yeux les raisons que nous avons de vivre.

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Les snobs §

Le mot de snob est très employé depuis quelques années, — et par les snobs eux-mêmes, comme tous les mots à la mode. Je le prendrai, avec votre permission, au sens très élargi où il plaît aux Parisiens de l’entendre et dont s’étonnerait peut-être l’auteur de la Foire aux vanités.

Nous avons eu successivement les snobs du roman naturaliste et documentaire, les snobs de l’écriture artiste, les snobs de la psychologie, les snobs du pessimisme, les snobs de la poésie symboliste et mystique, les snobs de Tolstoï et de l’évangélisme russe, les snobs d’Ibsen et de l’individualisme norvégien ; les snobs de Botticelli, de saint François d’Assise et de l’esthétisme anglais ; les snobs de Nietzsche et les snobs du « culte du moi » ; les snobs de l’intellectualisme, de l’occultisme et du satanisme, sans préjudice des snobs de la musique et de la peinture, et des snobs du socialisme, et des snobs de la toilette, du sport, du monde et de l’aristocratie, — lesquels {p. 96}sont souvent les mêmes que les snobs littéraires, car les snobismes s’attirent invinciblement entre eux et se peuvent donc cumuler. Mais je ne vous parlerai ici que du snobisme en littérature, et je ne sais pas bien, en vérité, si ce sera pour en faire la satire ou l’apologie.

Qu’est-ce donc, en effet, que le snobisme ? C’est l’alliance d’une docilité d’esprit presque touchante et de la plus risible vanité. Le snob ne s’aperçoit pas que, d’être aveuglément pour l’art et la littérature de demain, cela est à la portée même des sots ; qu’il est aussi peu original de suivre de parti pris toute nouveauté que de s’attacher de parti pris à toute tradition, et que l’un ne demande pas plus d’effort que l’autre ; car, comme le dit La Bruyère, « deux choses contraires nous préviennent également, l’habitude et la nouveauté. » C’est par ce contraste entre sa banalité réelle et sa prétention à l’originalité que le snob prête à sourire. Le snob est un mouton de Panurge prétentieux, un mouton qui saute à la file, mais d’un air suffisant.

Or, cette docilité vaniteuse, cette fausse hardiesse d’esprits médiocres et vides, cette ardeur pour les nouveautés uniquement parce qu’elles sont des nouveautés ou que l’on croit qu’elles en sont, tout cela est très humain ; et c’est pourquoi, si le mot de snobisme est récent dans le sens où nous l’employons, la chose elle-même est de tous les temps.

Il y a eu les snobs de l’hôtel de Rambouillet, les {p. 97}snobs du précieux. Cathos et Madelon sont proprement des snobinettes et les aïeules authentiques des dames bizarres qu’on voit dans les couloirs du théâtre de l’Œuvre. « C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin », est une phrase de snob et même d’esthète. Madelon fait cette dépense d’admiration à propos de l’impromptu de Mascarille : elle la ferait aujourd’hui à propos de quelque poème symbolique en vers invertébrés et s’entendrait tout juste autant. Le snobisme littéraire des filles de Gorgibus se complique d’ailleurs du snobisme mondain et de celui de la toilette, ou plutôt s’y confond ; car c’est du même esprit qu’elles jugent les vers de Mascarille et ses canons ou sa petite oie. Bref, elles sont complètes.

Une autre espèce de snob, c’est le marquis de la Critique de l’École des Femmes : snob d’Aristote, qu’il a découvert dans l’abbé d’Aubignac, et des trois unités : car les trois unités d’Aristote, qui ne sont pas dans Aristote, furent une nouveauté, une mode, « le dernier cri », avant d’être une vieillerie ; et le marquis les défend dans le même sentiment et avec la même compétence que les conspuera tel naïf gilet rouge de 1830.

Lorsque la jeune cour délaissa le vieux Corneille pour l’auteur d’Andromaque et de Bajazet, il y eut, n’en doutez point, les snobs de Racine. Et il y eut, au siècle suivant, les snobs de la philosophie, ceux de l’anglomanie, ceux de la sensibilité et de l’amour {p. 98}de la nature, les snobs de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Les bergeries de Trianon furent les jeux du snobisme charmant d’une reine. Les snobs de l’optimisme firent la Terreur. Si je nomme encore les snobs du romantisme et ceux du réalisme, et ceux du positivisme, nous aurons rejoint les snobs des vingt dernières années, que j’énumérais en commençant. Ainsi le snobisme, parallèlement à la série des écrivains novateurs, forme tout le long de notre histoire littéraire une chaîne ininterrompue.

Qu’est-ce à dire ? C’est que les snobs jouent un rôle aveugle, mais parfois efficace, dans le développement de la littérature. Ils se trompent sans doute dans l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et dans les raisons qu’ils se donnent de leurs préférences, mais non toujours dans ces préférences mêmes. Comme ils courent indifféremment à tout ce qui affecte un air d’originalité, ils s’attachent le plus souvent à des modes ridicules et qui passent ; mais il est inévitable qu’ils s’attachent aussi quelquefois à des nouveautés qui demeurent ; et leur concours, alors, n’est point négligeable. Ils ne sauraient soutenir longtemps le faux et le fragile et ce qui n’a pas en soi de quoi durer : mais leur zèle, quoique ignorant, peut hâter le triomphe de ce qui est appelé à vivre. Leurs erreurs ne sont jamais de longue conséquence, mais le bruit qu’ils font peut servir quand, d’aventure, ils ne se sont pas trompés. Ils ont donc, à l’occurrence, leur utilité sociale. Il faut, à cause de cela, {p. 99}les traiter doucement et, sinon les honorer, du moins les absoudre.

Mais, au fait, pourquoi ne pas les honorer ? Je crois vraiment que quelques-uns des événements les plus heureux de notre littérature, et par exemple l’épuration et l’affinement de la langue dans la première moitié du dix-septième siècle, l’entrée des sciences politiques et naturelles dans le domaine littéraire au dix-huitième, le mouvement sentimental et naturiste provoqué par Jean-Jacques, et l’évolution romantique suivie de l’évolution réaliste qu’a suivie la réaction idéaliste, un peu trouble, à laquelle nous assistons, ne se seraient point accomplis aussi vite sans les snobs. Puisque, forcément, les esprits médiocres sont toujours en majorité, il faut bien que ce soient des esprits médiocres, mais inquiets et préoccupés de nouveauté, qui assurent la victoire des innovations viables. Ce qu’on appelle les bons esprits, c’est-à-dire ceux qui sont à la fois dociles et modestes, seraient plutôt capables de retarder cette victoire.

Les bons esprits se méfient ; ils sont tentés de croire que « tout a été dit depuis qu’il y a des hommes et qui pensent. » Ils ont la manie de reconnaître des choses très anciennes dans ce qu’on leur présente comme nouveau. Pour eux, Ibsen et Tolstoï sont déjà dans George Sand ; tout le romantisme est déjà dans Corneille ; tout le réalisme dans Gil Blas ; tout le sentiment de la nature dans les poètes de la Renaissance et, par-delà, dans les poètes anciens ; {p. 100}tout le théâtre dans l’Orestie, et tout le roman dans l’Odyssée. Ils disent à chaque invention prétendue :

« À quoi bon ? nous avions cela. » Les snobs, plus crédules, se trouvent parfois être plus clairvoyants, sans bien savoir pourquoi. Presque tous les snobismes que je vous ai énumérés furent les auxiliaires agités et ahuris d’entreprises finalement intéressantes. Une histoire du snobisme se rencontrerait sur bien des points avec l’histoire des évolutions de la littérature et de l’art.

Il y a plus. J’ai dit que ce qui distingue les snobs des autres esprits soumis et dépourvus d’originalité, c’est qu’ils ont la docilité vaniteuse et bruyante. Hélas ! cela les en distingue-t-il en effet ? On peut mettre de la vanité et de la suffisance, même dans la soumission au passé, même dans le culte de la tradition, même dans la routine. On est tout aussi fier de défendre l’immobilité que de pousser au progrès, et l’on s’en fait pareillement accroire dans l’un et dans l’autre cas. En somme, tradition ou progrès, l’une ne s’établit et l’autre ne se détermine que par la docilité et la crédulité des esprits subalternes, et par la suggestion qu’exercent sur eux quelques esprits supérieurs autour desquels se rangent, en deux camps, les snobs de la nouveauté et les snobs de l’habitude, diversement, mais également dociles, et satisfaits de l’être.

Cela est fort bon. On s’en aperçoit quand on essaie d’être sincère avec soi-même et de juger vraiment {p. 101}par soi. On découvre que quelques-unes de nos plus grandes admirations nous ont été imposées ; que ce qui nous fait le plus de plaisir ou le plus de bien, ce ne sont pas toujours les œuvres reconnues et consacrées, mais tel livre moins célèbre, qui nous parle de plus près et pénètre en nous plus avant… Or, si chacun faisait ainsi, quel désordre ! quelle anarchie ! Il n’y aurait pas d’histoire littéraire possible, ni même concevable, si la multitude n’en croyait quelques-uns sur parole.

Enfin, cette suggestion que les conducteurs des esprits et, si vous voulez, les critiques dignes de ce nom exercent sur le vulgaire, ils l’exercent souvent aussi sur eux-mêmes. Oui, il y a dans la critique une grande part d’auto-suggestion et, je dirai presque, d’auto-snobisme. L’homme est ainsi fait qu’il tire vanité de ses admirations : il se pique d’admirer pour des raisons qui lui appartiennent, et il s’admire alors lui même d’admirer avec tant d’originalité. Par là, le critique même le plus loyal est conduit à s’exagérer ce qu’il sent de beauté dans un écrivain, et presque à l’inventer. Dogmatiste ou impressionniste, il a volontiers des jugements qui ressemblent à des défis, et dont il se sait d’autant plus de gré. Nisard en a aussi bien que Taine, pour ne nommer que des morts. Tout critique est, plus ou moins, sa propre dupe, la dupe de ses théories et de ses idées générales, qui faussent à son insu ses jugements particuliers. Tout critique affecte de voir à certains {p. 102}moments et finit par voir dans un ouvrage ce que les autres n’y voient pas, et pourrait dire comme Philaminte :

Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
Mais j’entends là-dessous un million de mots.

Ainsi les snobs du commun ont pour guides des façons de snobs inventifs et supérieurs ; et, au point où nous sommes parvenus, le snobisme ne nous apparaît plus que comme un des noms particuliers de l’universelle illusion par laquelle l’humanité dure et semble même marcher.

Voilà les snobs vengés, j’imagine. Ils pullulent à l’heure qu’il est, et c’est plutôt bon signe, si cela veut dire que rarement autant de gens se sont intéressés à l’art et à la littérature. La floraison du snobisme prouve, non pas la santé, mais l’abondance et comme l’intensité de la production littéraire. Et c’est pourquoi je vous ai parlé des snobs avec aménité.

{p. 103}

Figurines (Deuxième Série) §

Horace §

Oh ! celui-là n’est pas du tout « d’actualité ». Il n’a pas eu la chance de Virgile, dont l’immortalité est entretenue par deux contresens sublimes et par un mot profond qu’il n’a peut-être pas dit. Après avoir été le plus cité et le plus traduit des poètes anciens, Horace en est aujourd’hui un des plus délaissés. Et pourtant…

Écoutez cette odelette d’Horace que je ne choisis point parmi les plus connues :

« Si jamais un seul de tes parjures avait eu pour effet de déformer un de tes ongles ou de noircir une de tes dents,

« Je croirais à tes serments, ma chère. Mais plus tu les violes, et plus tu es belle et plus tu excites l’universel désir.

« Si bien que tu trouves finalement ton compte à te jouer des cendres de ta mère, et des dieux immortels et des astres silencieux.

{p. 104}« Vénus en rit, les nymphes en rient, et Cupidon s’en amuse, en aiguisant ses flèches sur un grès ensanglanté.

« Et toute une génération grandit pour toi et t’assure de nouveaux esclaves, — sans que, du reste, tes anciens adorateurs aient le courage de déserter ton seuil impie.

« Et, de plus en plus, les mères et les pères économes te redoutent pour leurs fils ; et les jeunes femmes tremblent que ton odeur ne détourne leurs maris. »

(Notez que ma traduction est médiocre et que la grâce des strophes saphiques en est forcément absente.)

Écoutez encore ceci :

« Citoyens ! citoyens ! cherchez l’argent d’abord ; la vertu, si vous avez le temps ! » Voilà ce que répètent les hommes de Bourse entre les deux Janus. Tu as du cœur, des mœurs, de l’éloquence, de la probité. Par malheur, il te manque cinq ou six mille sesterces pour être chevalier : tu seras peuple. Mais les enfants chantent dans leurs rondes : « Tu seras roi, si tu fais bien. » « N’avoir rien à te reprocher, n’avoir jamais à pâlir d’une mauvaise action, que ce soit là ton inexpugnable citadelle. »

Et ceci encore :

« … Le poète n’est point avare ni cupide… Il se moque des pertes d’argent ; il ne trahira point un ami ; il ne dépouillera point un pupille. Il vit de {p. 105}fèves et de pain bis… Le poète façonne la bouche tendre et balbutiante des enfants ; il défend leur oreille contre les propos grossiers ; il forme leur cœur par de belles maximes ; il leur enseigne l’humanité et la douceur… Il console le pauvre et celui qui souffre. Et c’est lui qui apprend aux jeunes gens et aux jeunes filles de belles prières. »

Serait-ce par hasard Chaulieu ou Désaugiers que vous rappellent ces passages, pris entre cent d’égale qualité, et dont j’ai affaibli, bien malgré moi, la beauté solide ?

La malechance d’Horace, c’est d’avoir été, pour quelques chansons bachiques et quelques développements de philosophie bourgeoise, accaparé par les chansonniers et par les vieux messieurs des académies provinciales de jadis. Grâce à quoi, on l’a enfin pris lui-même tantôt pour un membre du Caveau et tantôt pour un vieux monsieur dans le genre du regretté Camille Doucet. Or cela est absurde, et jamais on ne vit maître plus différent des disciples qu’il eut à subir.

Car, d’abord, rien n’est moins « artiste » qu’un membre de la Lice chansonnière : et il se pourrait qu’Horace fût, dans ses vers lyriques, le plus purement artiste des poètes latins. Ses Odes sont, à la vérité, des odelettes parnassiennes. Savantes et serrées, d’une extrême beauté pittoresque et plastique, elles n’ont pas grand’chose de commun, à coup sûr, avec les chansons de Béranger. Et les vers {p. 106}des Satires et des Épîtres ne ressemblent guère davantage à ceux d’un Andrieux ou d’un Viennet. Ils rappelleraient plutôt, par la liberté et l’ingénieuse dislocation du rythme, les fantaisies prosodiques de Mardoche ou d’Albertus : je parle sérieusement. Joignez qu’Horace a, le premier, introduit dans la poésie latine les plus belles variétés de strophes grecques, sans compter certaines combinaisons de vers qui lui sont, je crois, personnelles. En sorte qu’il fait songer à Ronsard infiniment plus qu’à Boileau.

Secondement, il n’est pas d’animal plus timide ni plus esclave de la tradition qu’un chansonnier gaulois ou un retraité qui traduit Horace. Or le véritable Horace fut, en littérature, le plus hardi des révolutionnaires. Il traita les Ennius, les Lucilius et les Plaute comme Ronsard et ses amis traitèrent les Marot, les Saint-Gelais et les auteurs de « farces » et de « mystères ». D’esprit plus libre, d’ailleurs, que les poètes de la Pléiade, Horace fut, à tort ou à raison, ce que nous appellerions aujourd’hui un enragé moderniste. O imitatores, servum pecus ! et Nullius addictus jurare in verba magistri, sont des mots essentiellement horatiens.

Enfin, rien n’est plus plat ni plus borné que la sagesse d’un chansonnier bachique ou d’un rimeur de l’école du bon sens. Or, le véritable Horace a bien pu se qualifier lui-même, par boutade, de pourceau d’Épicure : vous savez que l’épicurisme n’est nullement {p. 107}la philosophie des refrains à boire ; et celui d’Horace est, finalement, d’un stoïcien qui n’avoue pas. C’est que, chez les âmes bien situées, l’épicurisme et le stoïcisme, et généralement tous les systèmes, ont toujours abouti aux mêmes conclusions pratiques. On trouve dans Horace les plus fortes maximes de vie intérieure, de vie retirée et retranchée en soi, supérieure aux accidents, attachée au seul bien moral et l’embrassant uniquement pour sa beauté propre. — Soldat de Brutus, il accepta le principat d’Auguste par raison, par considération de l’intérêt public ; mais il fut, ce semble, moins complaisant pour l’empereur et pour Mécène et sut beaucoup mieux défendre contre eux sa liberté et son quant-à-soi que le tendre Virgile. Ce fut un homme excellent, un fils exemplaire, un très fidèle ami, — et une âme ferme sous une tunique lâche et sous des dehors à la Sainte-Beuve.

Ce que j’en dis est, du reste, bien inutile. On n’en continuera pas moins, j’en ai peur, à le prendre pour un vulgaire « bon vivant » ou pour une espèce de vieil humaniste enclin aux amours ancillaires et à le confondre presque avec ceux qui, dans les provinces reculées, le traduisent encore en vers, sans y rien comprendre…

{p. 108}

Alfred de Vigny ou l’orgueil sauveur §

Non, il ne faut pas regretter ces publications, de plus en plus fréquentes, de la correspondance intime des écrivains illustres. L’immortalité de ces morts demeurerait, sans cela, quelque peu léthargique, car nous n’avons pas le loisir de relire leurs œuvres tous les matins. Si d’ailleurs ces lettres divulguées nous révèlent en eux des faiblesses et des erreurs que nous ne connaissions pas, et dont nous les savions seulement capables puisqu’ils furent des hommes, le mal n’est pas grand. Mais ils gagnent aussi quelquefois à nous être dévoilés tout entiers ; et c’est singulièrement le cas pour Alfred de Vigny, comme vous le verrez par les Lettres que vient de publier la Revue des Deux Mondes.

Les jeunes gens en seront heureux, s’il est vrai que, parmi les poètes de la première génération dite « romantique », c’est lui qui les satisfait le plus. Cinq ou six fois du moins, Vigny a su inventer, pour les idées les plus profondes et les plus tristes, {p. 109}les plus beaux symboles et les mythes les plus émouvants, et fondre de telle sorte la pensée et l’image que les objets sensibles sont, chez lui, tout imprégnés d’âme, que la forme précise et rare y est suggestive de rêves infinis, et que ses vers, signifiant toujours au-delà de ce qu’ils expriment, retentissent en nous longuement et délicieusement, y parachèvent leur sens et s’y égrènent en échos lents à mourir… Et c’est, comme vous savez, une poésie de cette espèce, plus libre seulement et plus fluide, mais pareillement évocatrice, que poursuivent les derniers venus de nos joueurs de flûte.

Or, nous sommes encore plus sûrs que ce grand poète fut aussi un héros, depuis que nous avons lu ses lettres intimes à sa petite parente.

* * *

« Intimes », oui, puisqu’il y découvre ou y laisse apercevoir souvent le fond même de sa pensée sur la vie. Familières, non pas. Vigny ne sait pas, ou ne veut pas être familier. Mais, justement, il est remarquable que ces lettres, adressées à une jeune cousine, d’humeur frivole, à ce qu’il semble, continuent, sous leur simplicité relative et leur demi-abandon, l’attitude morale qu’exprimaient Moïse, la Colère de Samson, le Christ aux Oliviers et la Maison du Berger, et attestent à la fois la sincérité et la profondeur de son pessimisme et l’efficacité merveilleuse de son orgueil.

{p. 110}Les idées de Vigny, vous les connaissez. Le monde est mauvais ; l’injustice y règne, et la douleur ; le monde comme il est serait une infamie si Dieu existait ; la nature est insensible et cruelle ; toute supériorité condamne à un plus grand malheur ceux qui en sont affligés… Donc il faut se taire, se résigner, demander à la nature non une consolation, mais un spectacle, avoir pitié de la vie — de très haut — sans jamais se plaindre pour son compte.

Ce pessimisme est absolu, assez simple en somme, original seulement par son intensité. Il se confondrait avec le nihilisme philosophique, n’étaient les conclusions (arbitraires, il faut le dire).

Ce qui est admirable, c’est que, portant dans son esprit cette négation et dans son cœur ce désespoir, — et croyant, dans le fond, à moins de choses encore qu’un Sainte-Beuve, si vous voulez, ou un Renan, — Alfred de Vigny ait fait toute sa vie, avec une exactitude attentive, les gestes de son rôle social : gentilhomme accompli ; très bon officier ; royaliste intransigeant ; fidèle, sous Louis-Philippe, à la branche aînée ; respectueux de la religion ; homme du monde peu répandu, mais fort convenable en discours : de sorte que ceux de sa caste purent croire que, sauf dans ses vers (mais des vers, n’est-ce pas ? ce n’est que de la littérature), le comte de Vigny fut vraiment des leurs.

Les lettres à la petite cousine nous apprennent {p. 111}quelque chose de plus. La vie d’Alfred de Vigny apparaît là comme un défi sublime. « La plus forte protestation contre le monde injuste et contre Dieu absent, c’est de m’appliquer à faire ce qui me permettra de m’estimer le plus. Moins le monde vaut, plus je vaudrai. » Ainsi raisonnait-il. Cela, sans l’ombre d’espérance. Sur le fondement de ce sentiment irréductible du devoir, Vigny aurait pu, comme d’autres, se rebâtir après coup toute une métaphysique encourageante. Il ne daigne ; il est désolé à fond. Mais il veut valoir, pour lui-même et pour jouir solitairement de son propre prix. Et nous voyons dans ses lettres la magnifique fructification de cet orgueil.

C’est à cet orgueil, d’abord, qu’il doit sa conception, très aristocratique et presque sacerdotale, de la mission du poète. Et c’est cette conception qui lui donne la force de vivre à l’écart, dans sa « tour d’ivoire », de rechercher la gloire peut-être, jamais le succès ni la popularité, de n’écrire que pour dire quelque chose et, par suite, de n’imprimer que tous les dix ou vingt ans : irréprochable vie d’écrivain, et à laquelle on ne peut comparer que celle d’un Flaubert ou d’un Leconte de Lisle.

Cet orgueil le sauve de la vanité, aussi sûrement que le ferait l’humilité elle-même. L’orgueil sait se passer d’autrui. L’étalage que Chateaubriand et Lamartine font de leur personne répugne à Vigny comme une prostitution. Et pourtant il les traite {p. 112}l’un et l’autre sans dureté : le sentiment qu’il a de « valoir » plus qu’eux lui permet l’indulgence. — Il ne parle presque jamais de lui ; et, quand il en parle, il s’en excuse. « Vous avez remarqué un jour que je ne parlais jamais de moi. Mes amis me le reprochent souvent… Cette disposition native n’a fait que s’accroître pendant seize ans de vie à l’armée, où le silence est une consigne ; cette coutume s’est accrue encore par un long séjour en Angleterre… Il en résulte qu’il y a sur mon caractère une enveloppe de taciturnité, qui fait que j’aime à parler des idées et des sentiments, jamais des personnes. » Et ailleurs : « Quand j’étais dans la Charente, d’où je vous écrivais souvent, je fus atteint de la fièvre typhoïde. Je souffris et fus guéri entre deux de vos lettres, sans vous le dire. » Il se tait comme le loup dans la Mort du Loup, et par le même sentiment.

Cet orgueil a chez lui les mêmes effets que la charité. Je ne dirai pas qu’il se soit tourné en bonté chez l’auteur de Moïse, mais il lui a communiqué la puissance d’agir pendant trente ans comme s’il eût été parfaitement bon. Pendant trente ans Vigny fut le garde-malade patient et assidu de sa femme, massive, paralytique, demi-aveugle et qui, nous dit M. de Ratisbonne, « née en Angleterre, avait oublié l’anglais et n’avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait la conversation assez difficile » ; ne la quittant jamais, s’interdisant pour elle toute distraction, tout voyage, presque toute absence. {p. 113}Il fit tout son devoir, — précisément parce que c’était très difficile.

Cet orgueil s’amollit, se transforme en douceur pour la petite cousine. Il y a, dans le sentiment qu’elle lui inspire, de la tendresse, de l’amusement à regarder s’agiter une jolie forme, de la pitié et un imperceptible dédain. Il lui donne de bons conseils, qu’il sait qu’elle ne suivra pas. Il lui reproche paternellement ses lettres trop courtes et ses trop rares visites ; et cependant il sait qu’elle ne peut lui donner que cela : un plaisir d’« apparition », le plaisir de la voir de temps en temps vivre sa vie gracieuse et inutile. Il l’aime un peu (quoique avec moins de gravité) comme il aime l’Éva de la Maison du Berger : pour se reposer de la contemplation des choses insensibles et immuables dans celle d’une créature éphémère, plus séduisante d’être fugitive, — et souffrante aussi, quoique frivole…

Tout de même, elle est bien étourdie, la petite cousine, bien inattentive au mal de son ami. Une fois, quelques mois avant sa mort, il s’en plaint : « Si j’ai gardé le silence après votre dernière lettre, c’est qu’il y a un si cruel contraste entre mes souffrances de l’âme et du corps et la légèreté cavalière de vos lettres, que je ne pouvais me décider à vous empêcher de jouir en paix de votre vie évaporée. Tous vos bals n’étaient pas dansés encore, je crois, et, quoi que vous en disiez, vous n’y preniez point de peine ». À mesure qu’il souffre davantage et {p. 114}que la mort approche, il se détache de la jolie « apparition », et en reconnaît mieux l’inutilité. Il désire même ne plus la voir, sinon en passant. « … Si vous continuez à faire chaque jour vos trente visites nécessaires, indispensables, supposez-moi à Londres, et vous vous acquitterez de ces délicieux devoirs. » Ce qu’il attend d’elle, c’est, tout au plus, la dernière vision d’une forme agréable… Oui, sa mort sera bien la « Mort du Loup ».

Dans son orgueil, enfin, il puise la force de supporter, avec une tenue parfaite, les longues tortures d’un cancer de l’estomac… « Puisqu’il faut vous parler de moi, sachez donc qu’il n’y a pas de martyre comparable au mien. Depuis deux ans, je ne suis pas sorti et je ne peux marcher, et j’ai toutes les nuits une insomnie qui me condamne à compter tous les coups de ma pendule… » Et, tandis que des cousines pieuses multiplient autour de lui « les amulettes, les médailles de la Vierge immaculée, et même de saintes amoureuses comme Mme de Chantal », et que « le pauvre archevêque de Paris » vient le voir, et aussi l’évêque d’Orléans, « au milieu des empressements exagérés de tant de monde… de médecins tout neufs qui ont fait des miracles, et de petits abbés qui en ont vu plusieurs dans la semaine », le comte de Vigny, convenable, souriant à ces zèles pieux, respectueux de tous les rites, mourait, sans croire à rien, avec une tranquillité farouche.

Sans croire à rien ? Je me trompe. Voici la dernière {p. 115}ligne de sa dernière lettre à sa jeune parente : « Vous parlez beaucoup de croire et de croyants. Croyez en moi, avec une ferme foi ». C’est-à-dire : — Croyez en mon orgueil, en cet orgueil sauveur par qui j’ai pu souvent agir comme si j’avais été un saint, et vivre héroïquement dans l’état de désespoir.

{p. 116}

J.-K. Huysmans §

Rapproché de ses autres ouvrages, éclairé par eux et les éclairant, le dernier livre de M. Huysmans, En route, nous fait concevoir une aventure morale d’un rare intérêt : la transformation du naturalisme en mysticisme et la purification d’une âme par le dégoût.

J’appelle ici de ce mot très impropre de « naturalisme » le genre de littérature qui fut en faveur de 1875 à 1885, ou à peu près. Il se distingue expressément du réalisme. Car le réalisme est tranquille, simple et court ; il n’ajoute pas à la laideur des choses ; il n’en souffre pas ; il ne saurait jamais en être excédé. Les vrais réalistes sont Hérondas, Pétrone, Alain Lesage. Leur disposition d’esprit est radicalement anti-chrétienne.

Mais il y avait sans doute un germe chrétien dans les furieux dégoûts qu’exprimaient les premiers livres de M. Huysmans. L’exactitude flamande des peintures y aboutissait à de soudains haut-le-cœur. {p. 117}Les sujets étaient si bas et la bassesse en était étalée avec un si sombre parti pris, l’auteur s’excitait dans une vision si méprisante, si inventrice de platitudes et d’ordures, que je me suis demandé jadis si cette vision n’était point un jeu d’art maladif et que j’ai suspecté la vérité des ces minutieuses nausées. Je vois bien aujourd’hui que je me trompais.

Non, jamais le monde n’a si étrangement pué au nez d’un homme. Il y avait chez M. Huysmans deux sentiments contradictoires en apparence : celui de la laideur des hommes et des choses et de l’impureté de la chair et de ses œuvres et, au fond, une complaisance pour cette laideur et un consentement à cette impureté, se trahissant par une sorte d’orgueilleuse virtuosité à les décrire et par la hantise non repoussée de leurs images. Mais son jugement sur les ignominies dont il subissait, dont il aimait peut-être l’obsession, était déjà un jugement chrétien, le jugement d’un moine tenté et succombant avec honte à la tentation. Ses livres laissaient loyalement paraître que le fond du « naturalisme » était la « délectation morose » des théologiens, et que l’attachement même à considérer le laid y était encore une forme détournée de l’impureté.

D’autres en sont restés là ; non M. Huysmans. L’extraordinaire sensibilité physique et morale qui est son tout le lui interdisait. Il poussa donc plus avant. Le pessimisme et l’impureté, à leur dernier {p. 118}degré d’exaspération, c’est le satanisme, ou la luxure blasphématoire. M. Huysmans est allé jusque-là, du moins par la curiosité inassouvie de l’imagination (Là-Bas). En réalité, il était déjà « en route » vers Dieu.

Car, lorsque l’on croit à Dieu assez pour le maudire, c’est bien simple : autant l’adorer. La messe noire est proche de l’autre messe, puisqu’elle en est le contraire ; et le désespoir satanique peut engendrer la divine espérance. Le pessimisme absolu, quand il est moins une perversion de l’esprit qu’un état du système nerveux, peut être grand créateur de rêves. La conversion de M. Huysmans (ou de Durtal) fut une évasion hors des réalités hideuses.

L’horreur de l’universel cloaque de lâcheté, de sottise et d’impudicité qui est le monde ne lui laissait de refuges que ces étroits et secrets paradis d’entier renoncement et de pureté parfaite qui sont les couvents ; entendez les couvents intransigeants des carmélites ou des trappistes. Et, là même, c’est encore par ses sens excédés qu’il était conduit. Ces blancs asiles lui étaient, physiquement, un bain de paix.

Rien du catholicisme littéraire de Chateaubriand ; très peu même de celui de Baudelaire ou de Barbey d’Aurevilly, purs artistes qui ne concluent point par des actes. Les nerfs de Durtal ne lui permettent de séjourner que dans les extrêmes : il va jusqu’au bout du catholicisme, et jusqu’au fin fond. Or, le fond, {p. 119}c’est le monde considéré comme le champ de bataille de Dieu et du démon ; c’est la foi au surnaturel continu, au miracle chronique, à l’action directe et personnelle de Dieu sur les âmes et au jeu de la réversibilité des mérites.

Ces prodiges s’opèrent par la prière, l’oraison méthodique, la confession, la communion. L’action divine se traduit, chez l’homme et la femme, par des signes sensibles et corporels. La chasteté, la sainteté sont des états de la chair. Et c’est pourquoi le vocabulaire et le style de Durtal ont pu rester aussi concrets, aussi brutaux dans l’expression des phénomènes de la vie mystique que jadis dans la peinture de la vie immonde.

Le haut-le-cœur de son naturalisme l’a jeté au mysticisme ; mais on a cette impression qu’il demeure le même homme. D’autant mieux qu’il a commencé par être un converti du plain-chant et de l’art du moyen âge, un converti par les sens. — Sa chasteté n’est peut-être qu’un moment singulier de son impureté, et son tragique catholicisme qu’un moment de sa curiosité de sentir.

Ce point, Durtal pourra-t-il s’y fixer ? Que vaut sa conversion ? On a vu des prostituées prises tout à coup d’une horreur physique insurmontable pour leurs besognes habituelles. L’abus de leur corps avait totalement aboli en elles le désir : apaisées, endormies, amorties, angélisées, la seule approche de l’ancien péché les eût fait s’évanouir d’épouvante. {p. 120}Le lendemain, la plupart retournaient à leur vomissement ; mais quelques-unes devenaient sainte Thaïs ou sainte Marie l’Égyptienne. « Les voies de Dieu sont mystérieuses… »

{p. 121}

Henri Lavedan §

La saveur si particulière des écrits de M. Henri Lavedan, d’où vient-elle donc ? Je crois l’entrevoir. La Haute et le Nouveau Jeu, Leur Cœur et Nocturnes, le Prince d’Aurec et Viveurs, c’est la surface brillante et pourrie de la société contemporaine, décrite par un esprit aigu, — mais en même temps jugée, le plus souvent sans le dire, par une âme qui, dans sa rencontre avec l’éphémère, continue de porter en soi quelque chose de stable et de traditionnel : la vieille France, simplement.

Avant de toucher ce vrai fond de Henri Lavedan, voyons d’abord en lui ce qui, tout de suite, apparaît.

L’œil guetteur et amusé, il a commencé par être un écrivain excessivement pittoresque, un peu dans la manière d’Alphonse Daudet (Inconsolables, Sire). C’est de ces savants exercices qu’il a passé à la peinture des mœurs mondaines. Venu immédiatement après Gyp, il a coloré et corsé le langage de Gyp. Ou, si vous voulez, il a poussé et développé le dialecte de Monpavon (du Nabab). Nul peut-être n’a parlé {p. 122}de façon plus soutenue « le parisien » des dix dernières années ; nul n’en a mieux connu le vocabulaire, la syntaxe, les images, le ton, le geste, et ce que roule cette langue dans ses petits bouts de phrases inachevées et baroques, et les divers argots superposés qui y transparaissent. Il y a même ajouté de nouveaux tics. Cela va, parfois, dans le Vieux Marcheur, jusqu’à la convention la plus extravagante. Le style du père Labosse s’éloigne presque autant du langage usuel que de la prose de Bossuet. On y sent un petit commencement de démence.

Lavedan a connu aussi, mieux que personne, les rites et cérémonies de la toilette et du chic. Là encore, son observation s’exaspère volontiers en une fureur de fantaisie imaginative. Lisez, par exemple, dans Leur beau physique, le soliloque de ce mourant qui se fait apporter sur son lit toutes ses cravates, et les palpe, et les caresse, et s’enivre d’elles mélancoliquement avant d’entrer dans l’éternelle nuit. Cela est proprement lyrique.

Enfin, dans le brillant concours de nos conteurs ou dialoguistes mondains, dans cette lutte à qui nous offrira, sous prétexte de morale ou même sans prétexte, les plus surprenants tableaux de mauvaises mœurs dites élégantes, je crois démêler, chez Henri Lavedan, une peur d’être dépassé, une ardeur de frapper plus fort que les autres et de peindre plus cru, une excitation et comme une ébriété de pinceau. Bref, sa caractéristique est, très souvent, {p. 123}une outrance un peu haletante, capricante et fébrile.

Par là-dessous, une âme traditionaliste, profondément chrétienne d’éducation.

Hervieu est avant tout un déterministe vigoureux et subtil ; Donnay, un ironique et un voluptueux. Lavedan, malgré tout, demeure un moraliste. Il a, plus que les autres, insisté sur le surgit amari aliquid de la vie joyeuse. L’immense ennui, le néant qui est au fond des existences purement mondaines, cette mélancolie noire dont sont envahis, quand ils ne s’amusent plus et même en s’amusant, ceux qui font profession de s’amuser, il nous en a donné, maintes fois, l’impression poignante (la Haute, Nocturnes). Et, une fois ou deux, il nous a dénoncé ce qui grouille dans ce vide, et comment ce nihilisme, d’ordinaire avachi et doux, des vieux viveurs peut tourner au farouche et au macabre. Voyez, dans le Nouveau Jeu, l’entretien nocturne du père Labosse avec son valet de chambre : chef-d’œuvre absolu ; du Balzac en petites phrases.

Et voici paraître l’âme « vieille-France » de Henri Lavedan. Dans le monde qui s’amuse, il distingue toujours scrupuleusement les Salomon et les d’Aurec, et les viveurs de la bourgeoisie riche ou de la finance et ceux de l’ancienne aristocratie. Quoique ces deux classes se touchent souvent et se mêlent (et cette rencontre même est un phénomène social que l’auteur du Prince d’Aurec a étudié d’un effort très sérieux), elles lui inspirent des sentiments bien {p. 124}différents. Ses honnêtes duretés contre cette noblesse décadente dont il s’est fait spécialement le peintre impliquent, avec un sens très juste du rôle historique de la noblesse, une irréductible sympathie et un rien de préjugé. « Si l’on pèche plus dans cette société-là, fait-il dire à un abbé, on rachète aussi davantage. Vices et vertus, quand on dépense, c’est à pleines mains et par la fenêtre, à la gentilhomme. » Et en avant les zouaves de Charette et « les duchesses qui montent dans les mansardes ». Les gentilshommes ni ne meurent ni ne font la fête comme ceux qui ne sont pas « nés ». Au mot du prince d’Aurec : « Il y a la manière », répond le mot de Mme Blandain : « Vous vous croyez des Grammont-Caderousse ». Joignez un goût d’artiste, et de Français du pays de Loire (vera et mera Gallia), et peut-être d’historien pour les vieilles choses jolies et fanées — croyances et meubles, mœurs et bibelots, pensées et fanfreluches — de cet ancien régime où nos origines plongent, qui est à nous tous et par où nous sommes tous « nobles » (Sire).

Au travers de tout cela, un sentiment chrétien très persistant, aux rappels inattendus (« la petite épouse chrétienne » de Viveurs, l’acte d’amère contrition de Mme Blandain). Derrière Paris, ou dans Paris même, Lavedan nous montre la province, c’est-à-dire, derrière ceux qui s’agitent dans le vide du présent, ceux qui vivent de la foi du passé. Il aime, il peint avec une émotion vraie et un charme rare les vieux {p. 125}prêtres, les « bonnes dames », les vieilles demoiselles pieuses, les jeunes filles innocentes, les mœurs terriennes, les antiques foyers, les vies modestes, dévouées, secrètement héroïques…

Parce que le père Labosse, au milieu de ses gambades, n’a point cessé d’être « bien pensant », qu’il a gardé le respect des choses essentielles et que, docile au fond et enfantin, il n’a jamais commis « le péché de l’esprit », Henri Lavedan, bon psychologue en même temps que bon interprète de la miséricorde divine, accorde à ce polichinelle une mort comiquement orthodoxe et touchante… Sur quoi, je me pose cette question : — Tandis qu’il absolvait son vieux marcheur, qui sait s’il n’y avait pas, chez Lavedan, cette arrière pensée que Dieu lui appliquerait à lui-même, pour des péchés plus fins, le bénéfice de bons sentiments plus réfléchis, mais analogues ?…

Et c’est ainsi que, sous le délicieux et pittoresque écrivain, sous le satirique osé, sous le moraliste inquiet et quelque peu divisé contre lui-même, sous l’observateur trop complaisant des « petites fêtes » de la chair triste, survit et se devine encore, — grandi et libéré, mais non point infidèle — le « bon petit enfant » à qui Mgr Dupanloup fut paternel autrefois.

{p. 126}

Émile Faguet §

C’est principalement dans ses études sur le seizième siècle et sur le dix-huitième, et dans ses Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle, qu’il le faut considérer.

Sa marque, comme critique, c’est d’être, avant tout et presque uniquement, préoccupé et amoureux des idées ; d’être un pur « cérébral », un pur « intellectuel », dirais-je, si ces mots étaient mieux faits et si un mauvais usage n’en avait corrompu et obscurci le sens.

D’autres critiques racontent leur propre sensibilité à l’occasion des œuvres qu’ils analysent. D’autres sont de bons biographes ou de bons peintres de caractères. Émile Faguet est, éminemment, un descripteur d’intelligences.

Tel autre, dessinant à grands traits impérieux l’histoire des idées ou l’histoire des formes littéraires, semble toujours écrire contre quelqu’un ou quelque chose et, même avant d’être moraliste, est invinciblement orateur et « dialecticien. » Faguet est un « logicien », et de quelle puissance !

{p. 127}Ses reconstructions de systèmes, religieux, philosophiques, politiques, sociologiques, sont merveilleuses d’ampleur, d’harmonie, de précision, de juste emboîtement de toutes leurs parties. Du cerveau de Faguet, Calvin, Buffon, Montesquieu, Joseph de Maistre, Proudhon, Auguste Comte sortent plus lumineux, plus liés, plus consistants, plus complets, plus forts.

Sa probité intellectuelle est des plus irréprochables qu’on ait vues. C’est elle qui lui a conseillé de s’en tenir presque toujours à des monographies d’esprits. Il lui eût été facile de produire, lui aussi, des systèmes ; d’expliquer, par exemple, tout le développement d’une littérature par deux ou trois idées directrices, et de l’enfermer de gré ou de force (et si c’est de force, c’est plus beau) dans le cadre ingénieusement contraignant d’une histoire philosophique. Mais il y voit trop d’arbitraire et trop d’hypothèse. C’est un divertissement qu’il ne s’est plus permis depuis Drame ancien, Drame moderne, œuvre de jeunesse. Les aperçus systématiques sur une époque, il les relègue honnêtement dans ses préfaces.

Il s’en dédommage en construisant dans l’avenir. (Avez-vous lu cette étonnante étude : Ce que sera le vingtième siècle ?) Et, en effet, ce n’est que le futur qu’on peut « systématiser » sans violenter le vrai.

Cette probité paraît dans son style si exact, si concis, si étroitement appliqué sur les idées, d’une {p. 128}clarté extraordinaire dans la plus vigoureuse subtilité, dédaigneux de la musique, dédaigneux de la couleur, et vivant (mais avec intensité) du seul mouvement de la pensée.

Faguet est le critique le plus austèrement « objectif » que je sache (et c’est cela peut-être qui rend austère aussi la définition que je tente de son talent). Nul ne tient sa personne plus strictement absente de ses ouvrages. Nul n’est plus exempt de parti pris, de passion, d’intolérance, de snobisme, de cabotinage, ni moins possédé (dans ses grandes études) par le désir de plaire.

Mais, comme il arrive, l’homme en lui se laisse deviner par tout ce que l’écrivain se refuse. Liberté fière, ignorance de toute intrigue, nulle vanité, simplicité de mœurs, humeur un peu farouche, bienveillance de pessimiste pour les personnes… je ne dis point que ces vertus ou ces dispositions sont impliquées par son scrupuleux objectivisme critique ; mais, quand on connaît qu’il les a en effet, le souvenir de ses livres fait qu’on n’en est point étonné, et que l’on s’y attendait.

Je n’oserais dire qu’il ait toujours entièrement senti, à mon gré, les poètes, les romanciers, les dramatistes. Mais, comme critique des « penseurs », il me paraît le critique idéal. Il donne l’impression d’être égal, et quelquefois supérieur, à ceux qu’il définit. — Il ne lui manque qu’un peu de sensibilité, un peu de tendresse, un peu de paresse, un peu de {p. 129}sensualité : ce qui signifie simplement que sa complexion intellectuelle est des plus nettes, des plus accusées, et qu’il « remplit tout son type ».

Je vois en lui une des pensées par qui les choses sont le plus profondément comprises et le moins déformées ; une pensée calme, incroyablement lucide, d’une pénétration sereine ; bref, un des cerveaux supérieurs de ce temps. Et tant pis pour ceux qui ne s’en doutent pas !

{p. 130}

Paul Deschanel §

Son dernier discours est affiché, à l’heure qu’il est dans toutes les communes de France. Des paysans en épèlent, chaque dimanche, ce qu’ils peuvent et estiment que c’est « envoyé ». Ils n’ont pas fini de le lire. Au surplus, ce discours reste « actuel » tant que la Chambre est en vacances.

Ce discours, j’ai eu la bonne fortune de l’entendre. Et j’avais entendu auparavant une des trois parties de celui de M. Jaurès. Ce fut vraiment une belle joute. On ne parle pas toujours, au Palais-Bourbon, si mal que vous croyez. Et l’éloquence, quand elle s’y rencontre, y est, en général, moins pompeuse et moins enflée qu’elle ne fut dans les Parlements de la Restauration ou même du gouvernement de Juillet. Les discours de Manuel et du général Foy, relus, nous feraient un peu sourire. Nous avons quelques orateurs émouvants et plusieurs debaters. Ce sont moins les talents et les connaissances que les caractères qui manquent à cette Chambre méprisée.

{p. 131}J’ai trouvé nos représentants mieux élevés et de meilleure tenue qu’aux autres séances auxquelles j’avais assisté. M. Jaurès a été écouté avec beaucoup de politesse par les centres et par la droite. Et M. Paul Deschanel n’a été que peu interrompu par l’extrême gauche. Une fois seulement, un petit homme noir, de figure sèche et mauvaise, a jeté quelques cris brutaux. Quant à M. Jaurès, tantôt il ricanait, tantôt il haussait ses larges épaules, mais avec plus d’ostentation que d’hostilité réelle, et surtout comme quelqu’un qui se sait regardé. À un moment, les deux adversaires ont échangé des propos tout à fait obligeants. Ils paraissaient croire au talent et même à la bonne foi l’un de l’autre.

* * *

C’était la première fois que j’entendais M. Jaurès. Autant que j’en puis juger sur une seule épreuve, M. Jaurès est un orateur-né, doublé d’un rhéteur habile, et qui a aisément une imagination de poète : ce qui fait bien des affaires. Nous avions eu la phrase de « la vieille chanson » : nous eûmes, ce jour-là, celle de « la cloche », et quelques autres, non moins belles. La voix est un peu sèche, mais d’un métal inaltérable et que nulle fatigue ne saurait fêler. La diction a d’harmonieux balancements. Elle est monotone et, même dans la discussion, elle est d’un prédicateur plus que d’un orateur politique. {p. 132}À cause de cela, et parce qu’il me semble avoir plus d’imagination et plus de sensibilité feinte ou vraie que de précision dans les idées ou de force dans le raisonnement, M. Jaurès ne serait peut-être pas mal nommé le Père Hyacinthe du socialisme.

Sa sincérité, quant au fond de ses doctrines, me paraît aussi incontestable que son manque de rigueur lorsqu’il s’agit de les exposer, et que les défaillances de sa probité intellectuelle lorsqu’il s’agit de les propager ou de les défendre. C’est que chez lui, et pareillement chez les meilleurs de ses compagnons, le socialisme est sans doute, avant tout, un état sentimental. Cela les rend dupes, j’imagine, d’une espèce d’illusion de la conscience. Comme ils sont toujours assurés de ce qu’il y a de généreux dans cet état sentimental et qu’ils s’en savent bon gré, volontiers ils se croient dispensés d’être précis dans le discours et scrupuleux dans l’action. Ils vont jusqu’à croire que la facile magnanimité de leur rêve les autorise à courir la chance des pires calamités publiques pour l’établissement aléatoire d’un régime social qu’ils sont même incapables de définir avec exactitude. Ils ont, dans la pratique, un peu de cette absence de scrupules qui est propre aux sectaires religieux.

Le socialisme, d’ailleurs, prête à l’éloquence. Et, comme il est encore dans la période de destruction (dont il est douteux qu’il sorte jamais), il a donc la partie belle, car c’est une ivresse de détruire, et {p. 133}c’est, en outre, une besogne où l’on excelle à peu de frais.

* * *

Malgré les avantages qu’ils ont ainsi ou qu’ils prennent sur lui, M. Paul Deschanel, à force de talent, mais surtout à force de sérieux, d’amour de la vérité, de franchise, de loyauté et de courage, a fini par conquérir l’estime même de ses plus irréductibles adversaires. Il lui est arrivé, l’autre jour, de se faire applaudir par l’assemblée tout entière. Je sais bien que lorsque d’aventure tous nos députés applaudissent ensemble, on est à peu près sûr que les uns applaudissent contre les autres, ou pour détourner les autres d’applaudir. Un applaudissement peut donc être universel sans être unanime. Mais j’aime mieux croire à l’unanimité de celui-là, et que toute la Chambre remerciait M. Paul Deschanel d’avoir su exprimer avec éclat des idées vraiment populaires et nationales et, par-delà, vraiment humaines.

Triomphe mérité. Depuis quelques années, une double évolution, très intéressante, s’est accomplie dans le talent de M. Paul Deschanel et dans sa pensée politique.

* * *

Il avait contre lui, à l’origine, je ne sais quelle apparence de jeune parlementaire poussé en serre chaude, de député mondain, recherché des « salons », {p. 134}et dont les discours — déjà très substantiels pourtant — plaisaient comme de jolies conférences. Sa parole semblait presque trop « élégante », et sa diction apprêtée comme celle d’un clubman qui aurait reçu les leçons d’un sociétaire de la Comédie-Française. Mais, dès ce temps-là, j’avais confiance dans la netteté des traits de son visage ; dans sa mâchoire, qui est robuste ; dans le timbre si franc de son rire, et enfin, dans un certain regard, qui n’était pas d’un faible ou d’un efféminé.

J’avais raison. Le Deschanel politique a fini par tuer la légende du Deschanel mondain, ce qui n’était pas commode. J’ai remarqué que nul ne songeait plus, l’autre jour, à lui reprocher le soin légitime qu’il prend de son vêtement ou de ses cheveux, ni les « succès de salon » qu’il a pu rencontrer quand il était très jeune. — À mesure que sa pensée mûrissait, sa manière oratoire s’est simplifiée. Son dernier discours est admirable d’ordonnance serrée et lucide. Il a eu, à diverses reprises, de la cordialité dans le ton, et presque de la bonhomie. Sans doute, dans les passages proprement « éloquents », j’ai cru retrouver quelque reste d’artifice quand il y parlait au nom du sentiment ; et j’eusse aimé mieux (quoique le morceau ait été acclamé) qu’il évoquât les « chers paysans de France » autrement que par prosopopée. Mais dans les endroits, plus nombreux, où il parlait au nom de la raison, il a montré une puissance que ses {p. 135}amis même attendaient à peine de lui. À ne considérer (s’il se peut) que la forme, j’ai eu l’impression que sa parole, directe, énergique, vibrante — merveilleusement claire — luttait sans désavantage contre l’énorme flot, épandu en nappe, de l’éloquence de M. Jaurès.

M. Paul Deschanel est, dès maintenant, un de ceux qui sont le plus capables d’agir sur les autres hommes par le discours.

* * *

Mais l’évolution de sa pensée politique est plus méritoire encore.

Il pouvait vivre et mourir « centre gauche », s’immobiliser dans une attitude de « sagesse » et de « modération » clairvoyante, ironique et totalement stérile. Or, le premier parmi les politiques de son éducation et de son monde, il a proclamé qu’il n’y a plus de centre gauche ; qu’il ne faut plus qu’il y en ait, non plus que de parti radical ; que cela ne répond plus à rien ; et que ce qu’il faut fonder, c’est un grand parti national, un large torysme, généreux, humain, hardi aux réformes, — en face du socialisme révolutionnaire.

En même temps, M. Paul Deschanel rompait avec les économistes classiques. Leur idéal est de réduire au minimum l’intervention de l’État, par égard pour la liberté des individus. Mais cela suppose peut-être un régime où l’État n’imposerait aux individus {p. 136}qu’un minimum de charges. Chez nous, à l’heure présente, avec les impôts monstrueux que nous avons et le service obligatoire, il n’est vraiment pas assez sûr que l’État rende aux particuliers l’équivalent de ce qu’il leur prend. Il leur doit donc du retour. Il en doit surtout aux classes populaires. L’État n’est point quelque chose d’aussi abstrait qu’on le dit. L’État, c’est la communauté. Tous doivent aide et protection à tous. Il faut seulement que cette protection ne soit point oppressive de la liberté individuelle, et serve même à la développer.

Le philosophe Izoulet a trouvé cette formule : « L’individu comme principe et comme fin ; l’État comme moyen. » Voilà peut-être l’idéal nouveau.

M. Paul Deschanel semble de cet avis. Il oppose très heureusement, à l’« association forcée » qu’est le socialisme, les associations libres. Il pense que l’État doit les favoriser, tout en les laissant libres en effet. J’ai peur que la forme et la mesure de l’intervention de l’État ne soient assez difficiles à fixer dans de telles conditions. Mais en cherchant bien…

* * *

M. Paul Deschanel cherche, travaille, progresse, apprend, ose de plus en plus. Né d’un vieux sang républicain et très pur ; muni des meilleures « humanités » ; formé à la fois par la fréquentation du monde, par l’étude de l’histoire et de l’économie {p. 137}politique, et par de longs voyages en Amérique et en Allemagne (tout à fait l’éducation d’un homme politique d’outre-Manche, comme vous voyez) ; honnête homme avec raffinement ; très courageux, et du courage le plus allègre ; et, par surcroît, ayant eu l’esprit de n’être pas encore ministre, il m’apparaît, j’ai plaisir à le dire, comme une des grandes espérances de notre pays.

{p. 138}

Alphonse Daudet §

Ce que l’on va rendre à la terre cet après-midi, c’est l’enveloppe mortelle d’une âme charmante, servie par les sens les plus fins et qui sut exprimer par des mots les frissons qu’elle recevait des hommes et des choses ; âme infiniment impressionnable, tendre, frémissante, aimante. Et c’est pourquoi, parmi la banalité ou la hâte forcée des panégyriques que cette mort a suscités, il y a eu — chose rare en telle circonstance — de la tendresse, une émotion non jouée, des larmes ou, comme le disaient les Grecs, pères lointains d’Alphonse Daudet, « un désir de larmes ».

* * *

Personne n’aima plus la vie que celui qui vient de mourir après avoir souffert vingt ans. Enfant et adolescent (il le contait lui-même volontiers), il était comme ivre d’être au monde, de voir la lumière, et de sentir. Transplanté de Nîmes à Lyon, la cité brumeuse {p. 139}lui fait prendre conscience de son Midi et met en lui, sans doute, de quoi être un jour quelque chose de plus qu’un félibre supérieur. Toutefois, venu à Paris, il continue de gaspiller ses jours et les présents des fées : mais une femme — sa femme — le recueille, l’apaise à la fois et le fortifie, et, en apportant à ce tzigane l’ordre et la paix du foyer, le fait capable de tâches sérieuses et de beaux livres. La maladie, enfin, le complète. Elle agrandit son cœur et sa pensée par l’effort de souffrir noblement, et par les méditations mêmes et les lectures de ses longues insomnies ; et d’autre part elle pousse à l’aigu son expressive fébrilité d’artiste. En sorte que je ne sais si l’on vit jamais chez aucun écrivain, plus surprenant accord de la sensibilité pittoresque et de la sensibilité morale.

* * *

Romancier, Alphonse Daudet est très original et très grand. Le réaliste, c’est lui, et non M. Zola : l’auteur lui-même des Rougon-Macquart le confessait loyalement l’autre jour. Daudet est comme « hypnotisé » (c’était son mot) par la réalité. Il « traduit » ce qu’il a vu, et le transforme, mais seulement ce qu’il a vu. Ses livres, construits sur des impressions notées (les fameux « carnets »), participent encore quelquefois du décousu de ces impressions, en même temps qu’ils en conservent l’incomparable vivacité. — Ses personnages ne nous sont présentés {p. 140}que dans les moments où ils agissent ; et il n’est pas un de leurs sentiments qui ne soit accompagné d’un geste, d’un air de visage, commenté par une attitude, une silhouette. C’est à cause de cela qu’ils nous entrent si avant dans l’imagination et qu’ils nous restent dans la mémoire. — Les personnages des romans « psychologiques » redeviennent pour nous, la lecture finie, des ombres vaines. Mais, presque autant que le pesant Balzac, Daudet, de sa main légère, pétrit des êtres qui continuent de vivre, et « fait concurrence à l’état civil ».

Ce réaliste est cordial. Il aime ; il a pitié ; il ne dédaigne point. Il s’est préservé de ce pessimisme brutal et méprisant qui fut à la mode et qui s’appela, on ne sait pourquoi, le naturalisme. Alphonse Daudet a été, dans un coin de tous ses livres, le poète affectueux des petites gens et des humbles destinées.

Mais ce réaliste à mi-côte est aussi un grand historien des mœurs, et qui s’est trouvé aisément égal aux plus grands sujets. Une part notable de l’histoire du second Empire et de la troisième République est évoquée dans le Nabab et dans ce Numa Roumestan dont la personne et l’aventure sont si largement représentatives du monde et de la vie politique d’il y a quinze ans. Les Rois en exil, c’est presque toute la tragédie des rois d’aujourd’hui. L’Évangéliste est une des plus fortes études que je sache du fanatisme religieux ; et combien curieuse, cette rencontre de l’esprit protestant avec l’âme de {p. 141}ce catholique païen ! Et Sapho — avec les différences que vous sentez et qui sont toutes à l’avantage de Daudet — est simplement la Manon Lescaut de ce siècle : c’est notre version, à nous gens d’à présent, de l’éternelle aventure des captifs de la chair ; version parfaite et définitive, d’une signification si générale et d’une couleur si particulière ! Et Sapho est donc un chef-d’œuvre, et je crois que l’Évangéliste en est un autre. Et ces livres ont à la fois un sourire à fleur de phrase et, gonflé jusqu’à déborder souvent au travers, un profond réservoir de pitié et de tendresse humaine.

* * *

Et l’écrivain, chez Daudet, est de la qualité la plus rare. La Bruyère, Saint-Simon, Michelet, sont de sa famille. Dans ses derniers ouvrages surtout, son style est celui d’un extraordinaire « sensitif ». Il a l’immédiat frémissement de la vie aussitôt exprimée que perçue. Pas une phrase de rythme oratoire ou de tour didactique. Jamais on ne fit un tel usage de toutes les « figures de grammaires » abréviatives : anacoluthe, ellipse, ablatif absolu. Des notations brèves, saccadées, comme autant de secousses électriques. Pas un poncif ; une continuelle invention verbale. L’impression, vers la fin, en était presque trop forte, et comme lancinante. C’était comme le trop-plein de sensations qui vous oppresse par les temps d’orage. On eût dit, en feuilletant cette {p. 142}prose, qu’il vous partait des étincelles sous les doigts… Et néanmoins, je ne sais comment, dans ses plus vives audaces, Daudet savait se garder, soit du « précieux », soit du charabia impressionniste ; il conservait un instinct de la tradition latine, un respect spontané du génie de la langue.

Ai-je défini cet adorable écrivain ? Hélas ! non. C’est qu’il est très complexe dans sa transparence… On rencontre, en littérature, de beaux monstres, des phénomènes, assez faciles à décrire grâce à l’évidence de leur faculté maîtresse et de leurs partis pris. Mais que dire de ce Latin harmonieux ? Il y a chez lui trop de choses : des nerfs, de l’ironie, du pessimisme même et de la férocité, mais aussi de la gaîté, du comique, de la tendresse, le goût de pleurer… Pour les bonnes gens, voyez-vous, (et pour les autres aussi), Daudet possède un don qui domine tout : le « charme » ; et c’est à ce mot simple et mystérieux qu’il faut toujours en venir quand on parle de lui.

Mais le charme, comment cela se définit-il ? Un classique a dit : « Si l’on examine les divers écrivains, on verra que ceux qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l’âme plus de sensations en même temps. » N’estimez-vous pas que cette réflexion s’applique très bien à Daudet, et qu’une des marques essentielles de son talent est cette aisance avec laquelle il passe et nous fait passer d’une impression à l’autre et ébranle presque dans le même {p. 143}instant toutes les cordes de la lyre intérieure ? Et son charme n’est-il pas, en effet, dans cette facilité et cette incroyable rapidité à sentir, et dans cette légèreté ailée ?…

* * *

Bien sûr je n’ai pas encore tout dit, ni même tout indiqué. Je reviens à son âme, qui était gracieuse et noble, et qui alla toujours s’embellissant. — Il faut se souvenir ici que les pages les plus douloureuses peut-être et les plus imprégnées de l’amour de la terre natale qui aient été écrites sur l’« année terrible » sont d’Alphonse Daudet. — Il ne faut pas oublier non plus que cet homme dont la sensibilité et l’imagination furent si vives et l’observation si hardie, n’a pas laissé une seule page impure ; qu’en ce temps de littérature luxurieuse, et même lorsqu’il traitait les sujets les plus scabreux, une fière délicatesse retint sa plume, et que l’auteur de Sapho est peut-être le plus chaste de nos grands romanciers.

* * *

Il me disait un jour : « Quand je songe à quel point j’ai eu jadis la folie et l’orgueil de vivre, je me dis qu’il est juste que je souffre. » Je me suis rappelé ce propos d’héroïque résignation en voyant, parmi les roses qui jonchaient son lit de mort, sa tête devenue ascétique et, sur sa poitrine, le crucifix…

{p. 144}

La République Française §

On dira d’elle ce qu’on voudra : elle a ceci pour elle, qu’étant la plus révolutionnaire des républiques, elle est pourtant l’héritière d’un passé monarchique plus long et plus illustre que celui d’aucune des nations européennes. Fille du peuple, bonne fille quand elle veut, pas imposante, Marianne a de plus vieux meubles, de plus vieux châteaux et de plus vieux parchemins que tous les rois et tous les empereurs du monde. Et ainsi, elle a su faire le plus bel accueil au dernier des autocrates, rien qu’en faisant saluer les trois siècles de la très jeune Russie par quatorze cents ans d’histoire de France.

(Car je ne pense pas qu’on fasse plus de tort à la Russie en la datant d’Ivan le Terrible, qu’à la France en la datant de Clovis.)

C’est Napoléon Ier, invisible et présent sous le porche de l’Arc de Triomphe, qui reçut le czar à l’entrée de la bonne ville. À l’hôtel de la Monnaie, les jetons de la reine Marie-Antoinette l’amusèrent un moment. La Révolution l’accueillit au Panthéon ; {p. 145}Saint Louis et le moyen âge à Notre-Dame et à la Sainte-Chapelle ; Louis XIV et Napoléon aux Invalides ; Molière chez lui ; Richelieu, Corneille et Racine à l’Académie. Là, puis sur la rive historique de la Seine « aux peupliers d’or », et le lendemain, chez le Roi Soleil, sa bienvenue lui fut souhaitée en des vers magnifiques ou gracieux, dont le tour propre et toute la composition secrète témoignaient de l’antiquité d’une langue lentement formée et à la fois épurée et enrichie par toutes les savantes lèvres qui l’ont parlée depuis le Serment de Strasbourg. Au nouvel Hôtel de Ville, pieusement reconstruit selon la figure de l’ancien, quarante générations de prévôts des marchands firent leur compliment au monarque absolu par la bouche d’un socialiste. Et là encore, la façon dont nos plus décidés révolutionnaires reçurent le despote ami impliquait une gentillesse et une finesse d’esprit héritées de beaucoup de siècles et retrouvées fort à propos. Louis XIV, enfin, lui fit les honneurs de Versailles. Bref, la République, pour se tirer galamment d’affaire, n’eut qu’à dire à son hôte : « Sire, je vous présente mes aïeux ; et, ce que vous pouvez voir en moi-même d’agréable et d’élégant, c’est à eux que je le dois. »

Il me semble donc que, pendant ces heures uniques, nul, même parmi le peuple ombrageux des faubourgs, ne put haïr complètement ce passé de la France, qui venait si gracieusement à notre aide. {p. 146}Le plus ignorant sentit peut-être que l’ancien régime n’est pas tout entier dans la Saint-Barthélemy ou dans les Dragonnades, pas plus que la Révolution n’est tout entière dans la Terreur. On n’était pas fâché de montrer à cet empereur, de bonne famille sans doute, qu’on n’était pas non plus sans papiers et qu’on avait même des ancêtres assez reluisants.

Et je voudrais que, de ce contentement si naturel et si légitime, il restât à la République un sourire, une douceur, le désir de juger toujours dans un esprit équitable ce passé qui, en cette occasion, lui fut si avantageux ; qu’elle acquît par là l’utile notion de la lenteur nécessaire des transformations politiques et sociales, et qu’alors, sans rien perdre de sa générosité et sans rien répudier de ses rêves, elle se défiât un peu plus de ses ignorances, de ses impatiences, de ses intolérances, et se gardât aussi de quelques-uns de ses conducteurs.

Ce ne serait pas le moindre bienfait de la visite du Czar que d’avoir réconcilié Marianne avec l’histoire de France.

{p. 147}

Bernadette de Lourdes §

C’est un poème délicieux, un chapitre ajouté à la Légende dorée par un artiste à la fois ingénu et subtil.

M. Émile Pouvillon, cet amoureux de la terre, qui nous apporte quinze jours à peine, chaque année, ses yeux bleus de faune et d’enfant dans une bonne figure cuite d’officier et qui, le reste du temps, rêve là-bas dans son Quercy, était tout disposé à comprendre la petite pastoure visionnaire. Il a reconnu, en Bernadette Soubirous, une Césette plus sainte, mais non plus compliquée ou plus savante. Il a su entrer si aisément dans cette âme limpide et, d’autre part, il a si harmonieusement enveloppé le drame surnaturel du décor naturel qui lui convenait, que le miracle paraît presque tout simple et charme plus qu’il n’étonne.

La vision de Bernadette est préparée par ses solitudes de bergère dans un paysage où les objets prennent volontiers des airs d’apparitions. Il n’est pas probable que la Vierge se montre jamais beaucoup {p. 148}en Beauce, ou même en Sologne. Mais les montagnes, c’est la terre qui touche au ciel et qui s’y mêle déjà. Surtout au crépuscule : « … Le jour meurt…, les limites des choses se dissolvent. Il n’y a plus de certain que les sommets, comme des escaliers pour le rêve. Bernadette regarde. Ce qu’elle aime habite par là : le Bon Dieu, la Sainte Vierge. Oh ! se hausser sur la pointe des pieds, voir un peu ! »

La petite sainte ne subit que des tentations humbles comme elle : une brebis rétive qui l’induit presque en colère, des fraises sauvages qui sont tout près d’éveiller sa gourmandise, les rubans et le dé du colporteur qui la mènent à deux doigts du péché de coquetterie. Et elle conçoit aussi un paradis à sa portée. Ce n’est qu’un paysage de la terre, allégé, angélisé, un paysage avec des fleurs, des arbres, des clochers et des noms de paroisses, et des angélus, et des cérémonies, et des processions ; et les saints et les élus continuent d’y faire ce qu’ils ont fait ici-bas, — comme les ombres des morts dans l’île des Cimmériens, avec plus de joie seulement. Car imaginer, c’est, inexorablement, se souvenir : et de quoi Bernadette se souviendrait-elle ?

* * *

Le bon hagiographe Pouvillon a pieusement extrait de cette histoire miraculeuse tout ce qu’elle comportait de poésie, d’humanité et d’évangélisme.

{p. 149}Poésie méridionale, lumineuse et précise. Ciel, terre, animaux et plantes, tout a une âme, comme jadis pour le bon saint François. Et tout vit, dans ce drame mystique, d’une vie concrète. Tout y est matérialisé. Pas une pensée qui n’ait son « signe » terrestre, très arrêté de contours. Rien de vague ni de nuageux dans les impressions de Bernadette. Les « voyants », du moins ceux du Midi, sont des gens qui « voient » mieux et plus nettement que nous, même les images de ce bas monde. La création est un système de symboles, mais les symboles sont clairs et consistants au pays du soleil.

À un seul moment, le poète estompe les objets. C’est pour nous peindre une après-dînée, à Biarritz, dans la villa impériale. Son art est tel que ce « tableau de cour » ne détonne point dans cette naïve histoire d’un miracle rustique. Il nous suggère impunément l’idée de crinoline : « Les convives se dispersent sur la terrasse dans le parc. Les mauves délicats, les bleus pâles des robes flottent légers comme des fleurs dans l’herbe. Les jupes s’étalent très larges, noient les fauteuils en bambou ; des fichus, des écharpent moussent sur les épaules, sur les gorges dont la blancheur ça et là s’épanouit… »

Le drame humain éclate surtout dans un épisode. C’est quand Bernadette, retirée en un couvent de Nevers avant l’érection de la basilique de Lourdes, avant la splendeur des pèlerinages nationaux, vit humble et cachée et comme absente de sa gloire, durant {p. 150}que toute la catholicité exalte son nom. En se figurant les magnificences sorties d’elle, et qu’elle ne verra jamais, la candide religieuse a un mouvement d’orgueil, vite réprimé et pleuré. Mais cela nous a valu des pages d’une couleur vibrante et d’une émotion profonde.

Du petit jardin de son cloître, sœur Marie-Bernard retourne en esprit dans Lourdes transformée. Elle assiste à l’une des grandes journées : supplications de toute une multitude, prières presque furieuses, sommation de la souffrance humaine à la pitié divine, arrachement du miracle trop avare : « … Au signal des prêtres, les pèlerins s’agenouillent, se prosternent, et par moments ils demeurent immobiles, les bras en croix, comme un peuple de suppliciés… L’ostensoir passe et un frisson agite les malades. Les fronts se mouillent, les paupières battent. Un éclopé, pas loin de sœur Marie-Bernard, travaille à remuer sa jambe inerte ; un hydrocéphale balance sa tête avec un gloussement qui doit être une prière. Et, seuls vivants dans un pauvre paquet d’os et de muscles ankylosés, noués en boule dans une corbeille, les yeux d’une rachitique roulent, désorbités, effrayants du désir de vivre, de la volonté de guérir… » Mais il faut tout lire.

Enfin, le poème d’Émile Pouvillon est tout pénétré d’évangélisme, de partialité pour les petits, de défiance à l’égard de la société bourgeoise et des « autorités constituées », de doutes sur le bienfait de la {p. 151}civilisation industrielle, et de cette idée que le chef-d’œuvre de l’homme, ce qu’il y a de plus beau et de meilleur au monde, c’est la foi et la bonté parfaite dans une âme simple.

* * *

Bref, M. Pouvillon aime sa petite bergère ; il aime ses visions ; il aime Notre-Dame de Lourdes. Croit-il en elle ?

Non ; car, le soir même de l’apparition de la Vierge, par une imagination digne de Victor Hugo, il entend converser entre eux les pics pyrénéens. Chaque mont rappelle qu’il eut, lui aussi, sa chapelle miraculeuse et son pèlerinage. Et le Gar, alors, dit au Béout : « Ne t’enorgueillis pas trop… La Vierge t’a visité, prétends-tu ? Telle est ta gloire ? Que serait-elle donc si, comme moi, tu avais été dieu ! Ce fut ainsi pourtant… Seul maintenant, sans honneurs, je survis à ma divinité. Prends garde, ami : la pensée des hommes est changeante. » Et d’autres voix de montagnes s’élèvent : « Nous aussi, nous avons été des dieux. Les anciens hommes avaient voué des autels au dieu Béiséris, au dieu Illumne… » Et M. Pouvillon sait aussi que les miracles sont injustes, puisqu’ils ne guérissent pas tous les malades qui ne sont pas des méchants ; il sait qu’au surplus ni la phtisie ni le cancer n’ont jamais senti la vertu de l’eau miraculeuse ; et il sait encore d’autres choses.

{p. 152}Il ne croit, pas, et cependant !… Du moins, il aime ardemment ce qu’il ne croit pas tout à fait, et qu’il voudrait croire. Il est comme sont aujourd’hui beaucoup d’entre nous : il a la piété sans la foi. Il songe :

  • — Que l’image de Notre-Dame de Lourdes ait été uniquement créée par le désir de Bernadette, qu’importe ? Elle a consolé et guéri de pauvres âmes et des corps souffrants ; elle a fait connaître à de bonnes personnes des minutes ineffables, de ces minutes où l’on vaut davantage, où l’on vit hors de soi, où l’on communie dans un même sentiment avec des milliers d’autres êtres. Et c’est là un bénéfice assez clair. Et puis, que savons-nous ? Ce qu’on appelle miracle n’est sans doute qu’une dérogation aux lois naturelles que nous connaissons, par conformité à d’autres lois que nous ne connaissons pas. Il est vrai qu’alors ce ne serait plus proprement le miracle… Ou bien n’y a-t-il point des phénomènes qui, tout en restant « naturels », — tels que l’hallucination de Jeanne d’Arc ou de Bernadette, — ne s’expliquent pourtant que par quelque chose d’inexplicable, par une force divine cachée dans une âme ?…

Et ne dites point : « À peine un malade sur mille a été guéri ; et pourquoi celui-là ? » Qu’importe, si l’âme croyante reconnaît à son Dieu, et à Celle qui lui porte nos prières, le droit de paraître agir arbitrairement ? On pardonne tout, pour ainsi parler, {p. 153}au Dieu qu’on aime ; on lui pardonne même les choix dont on est exclu ; on le déclare juste et bon, quoi qu’il fasse. C’est le croyant qui crée, par son amour, la justice de son Dieu. On l’aimerait moins s’il était parfaitement et évidemment équitable, car on aurait moins à lui sacrifier. Bernadette le savait bien, elle qui, ayant procuré tant de guérisons, ne fut point guérie, et mourut, à trente ans, d’une nécrose, et fut heureuse d’en mourir…

Et voilà des sentiments qui font furieusement honneur aux hommes.

* * *

Ce livre est infiniment doux. Il nous fait sentir ce que le rêve du surnaturel ajoute d’adorable aux âmes naturellement bonnes. Il contient l’âme vraie de Bernadette, et il interprète Lourdes avec une bienveillance qui écarte les grossièretés fâcheuses du spectacle extérieur.

Que va être le roman de M. Zola ?

Ah ! que je crains l’étude médicale du cas de Bernadette Soubirous, et la description du Lourdes commercial, des hôtels et des boutiques, et les plaies, et le grouillement des stropiats autour de la grotte, et les odeurs des trains de pèlerins, et les pelures de saucisson !…

Mais, après tout, cela aussi pourra être beau ; et, enfin, nous verrons bien.

{p. 154}

Philosophie du costume contemporain §

On vient de publier les jugements de quelques personnes considérables sur le chapeau haut de forme. « Élargissons la question », si vous le voulez, et cherchons ce que vaut le costume contemporain. Ou, pour procéder avec méthode, voyons ce que devrait être le costume, ce qu’il est, et pourquoi il est ainsi.

* * *

Sur ce qu’il devrait être, les philosophes n’hésitent pas. Le vêtement a pour objet de protéger le corps contre le froid, et ensuite de l’orner.

Utile, on le désire commode autant qu’il se peut. L’idéal, c’est que le vêtement nous sauve d’un danger sans nous imposer de gênes superflues. Il ne devra donc comprimer aucune partie du corps.

D’autant moins que, en comprimant le corps, il le déformerait. Or, ce serait dommage, un corps humain de proportions normales étant nécessairement ce que nous connaissons de plus beau. Si donc, {p. 155}après avoir considéré le vêtement comme utile, nous l’envisageons comme décoratif, il est évident qu’il ne pourra orner le corps qu’à la condition d’en respecter les contours, de n’en point briser l’ensemble harmonieux et l’unité.

De plus, la matière employée pour le costume, ce sont surtout des tissus. Les tissus flottent naturellement, font d’eux-mêmes des plis, et c’est là leur grâce propre. Il faut la respecter aussi : il ne faut donc pas que les tissus collent au corps.

Ces principes sont parfaitement observés dans la toilette antique. Voyez les peintures des vases grecs, et voyez les figurines de Tanagra. Dans ce système, le moindre changement d’attitude se traduit par des déplacements de plis du vêtement tout entier : en sorte que, malgré la simplicité et l’uniformité des pièces de leur habillement, les Tanagréennes offrent des silhouettes et des arrangements de lignes beaucoup plus variés et plus imprévus que ne font nos Parisiennes avec leur harnachement si compliqué.

Autre remarque : le costume grec ou latin est le même, dans son principe, pour l’homme et pour la femme. Il ne dissimule pas la différence des sexes, mais il ne s’attache pas à l’accentuer. La tunique n’est qu’une stola plus courte. Les habits des hommes se drapent aussi largement que ceux de leurs compagnes. Le vêtement est, pour l’un et pour l’autre sexe, flottant et décoratif.

* * *

{p. 156}Regardons maintenant la toilette de nos contemporains. Nous reconnaissons aussitôt qu’elle part de tout autres principes. Deux choses sautent aux yeux :

  • 1º le costume est toujours, plus ou moins, ajusté ;
  • 2º il diffère très profondément, selon les sexes.

Sans doute, le vêtement ajusté a pu, à l’origine, s’expliquer par le climat, contre lequel il était utile de se prémunir. Mais il est clair que cette utilité n’est plus présente que très accessoirement à l’esprit de nos tailleurs et de nos couturières. Aucune des règles que je rappelais n’est observée aujourd’hui dans la toilette féminine. Le corsage ne se contente pas de s’appliquer au torse de la femme pour le protéger : il le comprime et le repétrit. Les étoffes sont tendues sur des armatures rigides qui modifient très notablement la forme de la poitrine. Et, de dix ans en dix ans, les jupes, tour à tour trop amples et trop étroites, s’étalent sur des contours artificiels et démesurés, ou épousent du plus près possible les contours réels : deux façons diverses de nous communiquer une même impression.

Quelle impression ?

On a pris à tâche d’exagérer toutes les parties que la nature a faites plus saillantes dans le corps féminin : la poitrine, les hanches, la croupe et même, dans une mesure plus discrète, le ventre. Ce résultat a été surtout obtenu par une compression forcenée {p. 157}de la taille. Et des artifices de détail sont venus compléter ce premier artifice. On a augmenté le relief des contours par le corset et, suivant les temps, par les paniers et la tournure, ou, au contraire, par le fourreau qui bride les cuisses. Sans compter les manches à gigot qui amincissent encore la taille, ou les hauts talons faits pour jeter le buste en avant et pour imposer aux mouvements du corps une gêne qui révèle mieux les formes. D’une façon générale, la femme a été à la fois considérablement amplifiée — et coupée par le milieu.

Vous voyez les effets de cette division. L’unité du corps féminin étant rompue, on ne l’embrasse plus aussi facilement d’un seul regard ; mais nos yeux sont tour à tour attirés sur les deux parties qui le composent et, dans chaque partie, sur les proéminences. En somme, la ceinture telle que l’entendent nos contemporaines, non plus souple et commode comme chez les femmes antiques, mais totalement déformatrice du corps, et jusqu’au renversement des proportions de la cage thoracique, divise résolument la femme en deux — pour localiser notre attention.

Bref, la toilette féminine est devenue, essentiellement, expressive du sexe.

Elle est sans doute restée décorative dans le détail de ses ornements — où la « décoration » prend d’ailleurs, de plus en plus, un caractère de curiosité archéologique. C’est ainsi que, depuis vingt {p. 158}ans, nous avons vu passer en fantaisies changeantes, dans la parure des femmes, maintes réminiscences discrètes ou hardies de ce qu’elles ont trouvé de joli ou d’extravagant dans les modes de leurs aïeules ou dans les costumes nationaux de tous les pays du monde. Mais la grande originalité de la toilette féminine, c’est bien, au fond, d’exprimer ce que j’ai dit.

De là son charme étrange. Je n’ai point à rechercher si ce charme n’a pas sa rançon : maux d’estomac et d’entrailles, anémie, migraines, métrites, couches avant terme, etc. Ajoutez l’absurdité et l’abomination, au point de vue social, d’un système de toilette entièrement incompatible avec la grossesse : en sorte que cet état si véritablement « intéressant », qui ne se trahissait dans la toilette antique que par un léger surcroît d’ampleur, apparaît à une jeune femme de nos jours comme je ne sais quoi de monstrueux et qui la signale risiblement aux regards.

Le corset est la pièce essentielle et secrètement génératrice de tout l’ajustement féminin : et la maternité ni l’allaitement ne souffrent le corset. Tirez la conclusion : elle est lamentable. La toilette actuelle des femmes est l’irréconciliable ennemie de leurs devoirs naturels : voilà la vérité.

* * *

Passons au vêtement des hommes. À aucune époque, je crois, il n’a été si profondément différent de celui des femmes.

{p. 159}Les contours du corps féminin s’éloignent très sensiblement de la ligne droite : la toilette s’applique à les en éloigner encore. Les contours masculins s’en éloignent beaucoup moins : la toilette les en rapproche le plus possible. Tandis que la toilette de nos compagnes a pour fin suprême l’attrait du sexe et ne se soucie point de la commodité, c’est de la commodité presque seule que notre costume se préoccupe. Il a fini par faire avec le leur un contraste absolu.

La démocratie a aidé à cette évolution, en supprimant, surtout pour les hommes, les différences de costume entre les classes. — Aujourd’hui, il n’y a plus que les femmes qui se parent de « jabots », de « petites oies », de rubans, de dentelles et de fanfreluches, et qui arborent de beaux tissus aux couleurs éclatantes. Chez nous autres, les différences ne sont que dans la qualité cachée des étoffes et dans leur coupe plus ou moins savante et précise. L’invention des élégants se confine dans la cravate, dans le velours d’un col, le plissé d’une chemise, ou dans le soin des « dessous ». Mais un ouvrier proprement mis se rapproche beaucoup d’un bourgeois négligé.

Il ne faut pas s’en plaindre. L’uniformité pratique de la mode virile, s’opposant au bariolage, à la diversité superficielle et aux artifices contraignants de la mode féminine, signifie aux yeux que l’homme est né pour agir et la femme pour plaire, et nous {p. 160}suggère cette idée que l’extrême différenciation des costumes entre les sexes est peut-être une des marques de l’extrême civilisation.

La toilette féminine n’est pas commode : elle est même meurtrière. Elle est immorale aussi, puisqu’elle est antimaternelle et antinourricière : mais elle est délicieuse.

Le vêtement masculin n’est pas délicieux : mais il est si commode !

* * *

Seulement, puisque le vêtement masculin s’inspire, avant tout, de la commodité, je voudrais qu’il fût entièrement conséquent à son principe, tout en offensant le moins possible la beauté.

Passe pour le pantalon ! S’il manque de grâce, comme je le crois, la forme n’en saurait être modifiée sans nous gêner beaucoup. Je ne regrette pas la culotte. Je ne regrette pas non plus les habits mauves, bleu tendre, zinzolin ou gorge-de-pigeon. Je n’aspire point à me promener par les rues dans l’accoutrement d’un marquis du répertoire. Mais je voudrais que le vêtement eût le droit d’être plus flottant, plus aisé, de ne point ressembler à une carapace, comme cela se voit ailleurs encore que sur les gravures de mode.

La redingote est tolérable, à cause de ses larges pans. Le veston est mieux. Mais la jaquette est laide et l’« habit » de cérémonie est hideux par les élytres {p. 161}inexplicables dont il nous orne le derrière. Le col et le plastron de la chemise empesée font des taches de lumière amusantes par la crudité même de leur éclat et par un air de netteté unie et précise : mais je voudrais que la chemise molle, et même de couleur (rien ne lui interdirait d’être propre et jolie), fût partout tolérée, et à toutes les heures. Je demanderais la même faveur — et aussi le droit d’être en velours — pour le veston, cher aux poètes et aux « artistes », et qui peut être charmant : les gens du temps de Louis XIII le savaient bien. Je voudrais enfin l’abolition du chapeau haut de forme, objet aussi inconcevable pour le moins et aussi mystérieux que l’« habit », et plus épouvantable encore, en dépit de la perverse accoutumance de nos yeux…

Mais je sens bien ici que je suis en plein rêve.

{p. 162}

Objections d’un moraliste contre l’exposition de 1900. §

Mon ami le moraliste me saisit par un bouton et me dit :

  • — Alors, elle vous enchante, vous, cette Exposition ?
  • — Mon Dieu…
  • — Moi, elle m’écœure, m’exaspère et m’épouvante. Et d’abord, qui la fait ? qui l’a décrétée ? A-t-on consulté la France ? A-t-on consulté même les habitants de Paris ? Qui la réclamait ? Qui en sentait le besoin ?… Oui, je sais, le gouvernement, la Chambre… de vagues députés… dont vous ne connaissez même pas les noms, ni moi non plus. C’est le régime représentatif… Autrement dit, la tyrannie anonyme, ou à peu près… Au moins, sous l’ancien régime — qui, du reste, ne valait pas mieux, — on savait à qui s’en prendre.

Mais je m’égare… Donc, nous l’aurons, cette Exposition. Il nous faudra non seulement la subir, mais {p. 163}en subir les préparatifs. Ça durera cinq ans. C’est exquis.

Si encore elle devait se cantonner, comme les autres fois, au Champ de Mars et à l’Esplanade ! Mais une idée qu’ils ont, idée digne d’eux, la plus absurde et la plus antiesthétique des idées, c’est que la beauté d’une Exposition se mesure premièrement au nombre d’hectares qu’elle couvre. Or, celle de 1889 était déjà éreintante à parcourir. Que sera la prochaine ?

On va nous éventrer nos Champs-Élysées, mettre à bas ce bon vieux Palais de l’Industrie auquel nous étions faits et qui semblait la grande serre de ce beau jardin. Et pourquoi ? Pour qu’en montant les Champs-Élysées nous puissions, d’un certain endroit, voir les Invalides à l’horizon… Mais on ne les verra guère, puisqu’en traversant l’avenue nouvelle on sera surtout préoccupé de ne pas se faire écraser par les voitures… Puis, c’est une bêtise de croire que deux avenues se coupant à angle droit ajoutent à la beauté l’une de l’autre. Ceux qui iront vers l’Arc de Triomphe ne verront pas le Dôme des Invalides, et ceux qui iront vers le Dôme ne verront pas l’Arc. Alors ?…

Je laisse de côté les agréments prévus que nous réservent les six mois de la fête : la mêlée meurtrière des voitures et des piétons le long des boulevards — déjà impraticables aujourd’hui de cinq à sept heures ; pas un fiacre libre, plus une place dans les restaurants ni dans les brasseries ; l’enchérissement {p. 164}de toutes les choses nécessaires à la vie ; le Parisien accablé de maux, dépossédé de Paris, outlaw dans sa propre ville envahie par les barbares…

Le dehors te fait peur : si tu voyais dedans !

dit Ruy Blas à don César de Bazan. — Les ennuis matériels de cette fâcheuse Exposition, j’en prendrais encore mon parti. Le dommage moral est pire.

Au fond — en dépit des galeries consacrées à l’industrie, à l’agriculture, à l’instruction publique, et des vitrines à étiquettes où personne ne s’est jamais arrêté — une Exposition n’est qu’une énorme kermesse. Deux « styles » : celui des gares, et surtout celui des pièces de pâtisseries montées. Le décor est un décor de casino, d’éden, d’alcazar, de bastringue, de mauvais lieu. Les architectures même, par ce qu’elles ont de criard, de canaille et d’éphémère, conseillent le plaisir brutal, rapide et sans lendemain. Perdu dans cette cohue en liesse, on se sent affranchi des prudences gênantes. Chacun s’accorde les licences du voyageur qui, loin de chez lui, se débride incognito. Une Exposition (et l’Exposition, ce sera tout Paris, de la Porte Saint-Martin au Bois de Boulogne) est essentiellement un endroit où les étrangers et les provinciaux viennent tirer des bordées.

1889 nous a légué toutes les variétés de la danse du ventre, qui est une excitation immédiate à la débauche. De cette danse dérivent les levers, couchers {p. 165}et bains de filles qu’on nous a servis dans les cafés-concerts. Nous avons vu depuis six ans une extraordinaire recrudescence des bas spectacles de music-halls : exhibitions de chairs nues, chansons d’alphonses et de gigolettes, chansons de Mlle Guilbert. Toute Exposition est suivie d’une diminution de la pudeur publique.

La foule exige de plus en plus le chatouillement direct, devient incapable de tout plaisir qui n’est pas celui-là, et celui-là tout cru… Les divertissements qui veulent un effort de réflexion sont trop relevés et trop laborieux pour elle. La comédie a déjà bien de la peine à vivoter : vous verrez qu’en 1900 il n’y aura place dans les théâtres que pour les vaudevilles acrobatiques et pour les pièces où l’on étalera de la femme. Les Expositions sont la mort de l’art dramatique.

Comme la débauche et la cruauté se tiennent, 1889 avait failli nous léguer, avec les danses obscènes, les courses de taureaux. Qui sait si 1900 ne nous les ramènera point, et si nous ne serons pas mûrs alors pour cet ignoble plaisir ? Chaque Exposition nous laisse plus prêts aux spectacles violents de cirque et d’arène, aux jeux romains ou byzantins…

Oui, je parle en moraliste effaré. Que serait-ce si j’étais économiste ? et que font ici les économistes, s’ils ne s’effarent pas ?

Je néglige tout ce qu’une Exposition universelle {p. 166}peut permettre et recouvrir de spéculations louches — avant, pendant et après — et tout ce déchaînement de réclame, de puffisme, c’est-à-dire de mensonge et de vol, et toute cette fureur d’entreprises de plaisirs publics. Une année d’Exposition, c’est l’hégire sainte pour tout ce qui porte une âme de maquignon, de négrier ou de forban cosmopolite.

Mais voici qui est plus grave peut-être. Des milliers de pauvres gens, que l’Exposition aura attirés à Paris et momentanément occupés, y resteront quand il n’y aura plus de travail pour eux, et y grossiront l’armée des meurt-de-faim…

D’autre part, une Exposition universelle, c’est le Chanaan des filles. Cette année-là est, dans un sens que n’a point prévu l’Écriture, « l’année des vaches grasses ». Elles pullulent et prospèrent. L’offre grandit avec la demande… Puis, la demande décroît subitement. Que deviennent alors ces malheureuses ?… — Toute Exposition a pour conséquence un développement considérable de la prostitution et, peu après, la diminution de ses débouchés. D’où une crise qui s’ajoute à tant d’autres.

La réjouissance finie, les misérables, plus nombreux, se retrouvent aussi moins résignés… Des voix autorisées nous diront que ces fêtes sont les fêtes de la paix et de la fraternité ; et jamais nous n’aurons entendu plus de solennelles facéties et de sottises officielles. La vérité, c’est qu’en exaltant l’espoir des peuples sans leur apporter plus de {p. 167}vertus, les fêtes de la paix sèment en eux des germes de guerre. Les plus hideuses journées de la Révolution suivirent de près la messe surprenante (c’était Talleyrand qui la célébrait) de la Fédération de 1790. Les lendemains des rêves sont dangereux, surtout quand ces rêves furent d’une qualité un peu basse. On se heurte de nouveau à la réalité ; on la trouve plus rude qu’auparavant, et l’on s’irrite. La foule est plus paresseuse, plus envieuse, plus prête aux inutiles révoltes après ces brèves godailles et ces grossières féeries.

Je me résume…

Mais, à ce moment, mon bouton céda sous les insistances de ce raseur ; et je m’esquivai prudemment.

{p. 168}

Pour encourager les riches. §

Qu’on ne se méprenne pas sur l’esprit des réflexions qui vont suivre. Je sais que, entre l’égoïsme où nous vivons presque tous et la charité parfaite, l’entier dépouillement des saints, la distance est grande, et les degrés nombreux et rudes. Ceux qui en ont franchi, ne fût-ce que quelques-uns, méritent déjà beaucoup de respect et d’estime, et il convient plutôt de les louer de ce qu’ils ont fait que de leur reprocher de n’avoir pas fait davantage. Une telle sévérité n’irait pas sans hypocrisie, car sommes-nous sûrs que, à leur place, nous en eussions fait même autant ?

Mais, cela dit, il me sera peut-être permis, à l’occasion d’un événement récent, de hasarder une remarque fort simple. C’est que les personnes très riches sont privilégiées de plus de façons encore qu’il ne paraît à première vue ; c’est que, en même temps que la charité sous sa forme la plus élémentaire, qui est l’aumône en argent, semble devoir être {p. 169}plus facile aux gens qui en ont beaucoup, ceux-ci, à mérite égal — et en vertu de leur richesse même, qui les signale à l’attention et leur permet des largesses d’un chiffre imposant — sont singulièrement plus assurés de la reconnaissance publique que les gens de condition médiocre ou petite, et, ainsi, ne manquent guère de recevoir, dès ici-bas, la récompense de leur bonne volonté. En sorte qu’on pourrait recommander la charité aux gens exceptionnellement millionnaires comme un « sport » avantageux, au cas où il ne suffirait point de la leur recommander comme un devoir.

* * *

Donc, la semaine dernière, à propos de la mort d’une dame qui fut évidemment une femme de bien, les journaux abondèrent en louanges si enthousiastes sur la charité de la défunte, que je ne vois guère ce qu’on y eût pu ajouter s’il se fût agi de saint Vincent de Paul ou de la Sœur Rosalie.

Qu’avait donc fait cette dame ? Oh ! des choses excellentes.

Elle avait une fortune de cent quatre-vingts millions. Le chiffre a été donné par un journal monarchiste, religieux et mondain. Et, soit dit en passant, il est remarquable que de telles révélations, et sur des choses d’un ordre si privé, puissent être faites par les journaux, et que celle-là en particulier, si propre à étonner les pauvres et à les induire {p. 170}en de mauvais sentiments, nous ait été apportée par une gazette dont l’emploi ordinaire est de défendre ce qui nous reste du vieil ordre social et, spécialement, l’aristocratie du nom et celle de l’argent et leurs conjonctions si intéressantes…

Une fortune de cent quatre-vingts millions, si elle n’a pas été mal acquise, n’a pu être acquise pourtant que par la spéculation, qui est une forme du jeu et qui, étant la recherche du gain sans travail, est, aux yeux d’un chrétien, sur la limite extrême des choses permises. Je ne dis rien de plus et ne vous répéterai pas la phrase de Bourdaloue sur les commencements des grandes fortunes. Et c’est pourquoi, outre un naturel sentiment de compassion pour les pauvres, cette dame éprouva sans doute le besoin de racheter ce qu’il pouvait y avoir, non certes de souillé et d’injuste, mais, forcément, de gênant pour une âme haute, et de pas du tout vénérable et de pas du tout évangélique, dans l’origine, quelle qu’elle ait été, d’une opulence aussi démesurée. Et il la faut louer d’avoir eu cette idée-là ; car enfin « rien ne l’y forçait », et des personnes aussi riches qu’elle ne l’ont pas eue.

Et donc, dans les vingt dernières années de sa vie, je crois, cette dame consacra, fort intelligemment, de quinze à vingt millions à des fondations de bienfaisance. Qu’est-ce à dire ? Cela vaut la peine d’être précisé.

Cette dame devait avoir, il y a vingt ans, cinq ou {p. 171}six millions de rente. Je n’imagine pas qu’elle dépensât pour elle-même plus d’un demi-million, car elle n’avait pas de vices ; et, dans notre société aux mœurs peu fastueuses, il doit être difficile à une vieille femme, et qui vit seule, de dépenser davantage. Puis elle donnait aux pauvres… mettons un million. Et ainsi elle n’économisait que de quatre à cinq millions chaque année. Et cela, je le répète, est admirable, puisque enfin notre conception, toute romaine et toute païenne, de la propriété lui conférait le droit strict de capitaliser indéfiniment tout son revenu et de n’en pas détourner pour les autres un rouge liard.

Après quoi, jugeant avec raison qu’elle avait fait son devoir, et plus que son devoir, cette dame, sur ses cent quatre-vingts millions, s’est contentée de léguer trois cent mille francs à diverses bonnes œuvres. Qu’est-ce à dire encore ? C’est comme si, ayant cent quatre-vingt mille francs — et pas d’héritiers naturels directs — vous faisiez, après votre mort, largesse de quinze louis aux pauvres de Jésus-Christ. Mais en réalité, c’est encore moins, s’il est vrai que la proportion entre la part de jouissance légitime et la part d’aumône chrétiennement due soit fort différente, et même inverse, dans un avoir familial de cent quatre vingt mille francs et dans une fortune de cent quatre-vingts millions.

Toutefois, je crois comprendre ici la pensée de cette dame. Elle n’a voulu pratiquer que la charité {p. 172}la plus difficile : celle qu’on fait de son vivant. Elle a dédaigné la gloire de ce dur et habile M. de Montyon. Si elle eût seulement légué quinze ou vingt millions aux indigents, elle passait du coup pour une des plus illustres bienfaitrices de l’humanité souffrante. Elle s’y est refusée, par un tact très délicat. Elle a redouté de recevoir alors plus que sa récompense : elle a craint la statue. Il faut apprécier ici la modestie et la finesse de sa pensée, quoique les pauvres en aient pâti.

Au reste ce détail, et aussi le formidable total de sa fortune, ont été connus trop tard pour arrêter les premières manifestations de l’admiration et du deuil publics. Déjà cette dame avait reçu, vivante, la distinction officielle la plus considérable qui ait jamais été accordée à une femme. Ses obsèques ont été suivies par de nombreux représentants du pouvoir et par le président du Conseil municipal socialiste de Paris. Tout cela est bien curieux. Je ne prétends pas que, vivante ou morte, on l’ait uniquement récompensée d’avoir été riche : mais il ne serait pas non plus exact de dire qu’on l’a uniquement récompensée d’avoir été charitable. Ce qu’on a glorifié en elle, c’est l’un et l’autre à la fois, c’est la rencontre impressionnante d’un peu de vraie bonne volonté et de beaucoup d’argent. Et l’on croit la démocratie envieuse !

Certes elle l’est : mais qu’elle est douce aussi, et facile à séduire ! Un saint Jean Chrysostome ou un {p. 173}saint Grégoire de Nazianze eût jugé que cette dame avait seulement commencé à faire son devoir ; et notre République démocratique l’exalte comme une héroïne de la charité.

* * *

Et cependant, telle humble femme du peuple donne non seulement le peu de pauvre argent qu’elle gagne à la sueur de son front, mais tout son temps, et toutes ses forces, et tout son cœur, bref, se « sacrifie » à des enfants abandonnés, à des filles sans asile, à des malades, à des vieillards. Il arrive qu’on la signale à l’Académie. L’Académie ne peut pas la nommer officier de la Légion d’honneur : elle lui octroie cinq cents francs, — auxquels elle joint, il est vrai, un mot spirituel et, quelquefois, un compliment ironique.

* * *

Je prie les gens très riches qui peut-être liront ceci, de ne point se dire : « Voilà une singulière façon, et bien engageante vraiment, de nous prêcher la charité ! Si, d’avoir donné vingt millions aux pauvres, cela vous attire de telles oraisons funèbres, nous avons donc deux raisons pour une de garder notre bel argent. »

Ces personnes se tromperaient. Non, encore une fois, ceci n’est point un discours de haine. Je n’ai pas nié un instant le rare mérite de la dame dont {p. 174}j’examine, comme j’en ai le droit, les actes publics. Et même, ce mérite m’apparaît mieux en y réfléchissant.

Rentrons en nous-mêmes. Il faut un grand effort, une extrême attention à écarter les prétextes égoïstes, beaucoup de petites victoires remportées sur soi, pour donner réellement aux pauvres, selon l’antique commandement, la dixième partie de son revenu, quand il la faut prélever sur un argent qu’on doit à son travail, et à un travail qui souvent nous est pénible jusqu’à l’angoisse. Cela ne va pas tout seul, et il faut le bien vouloir, même quand l’argent que nous gagnons dépasse notablement nos besoins et nous permet une vie déjà large et aisée. On est tenté de croire que ce prélèvement, ou plutôt cette extraction est moins dure quand elle se pratique sur de l’argent qu’on a reçu sans peiner et sur un superflu énorme, un superflu de cent ou de cent cinquante millions, comme dans le cas qui nous occupe… Eh bien, c’est peut-être une erreur.

Mathématiquement, il se peut que cinq mille francs, par exemple, soient pour un Gould ou un Vanderbilt ce qu’est un sou pour un ouvrier ou un petit commis ; et vous en conclurez que le roi de l’or n’aura pas plus de mérite à donner ces cinq mille francs que l’homme du peuple à donner un sou. Il en va peut-être autrement dans la réalité. Je crois que, finalement, l’argent se fait encore plus aimer par sa masse que par le besoin qu’on en a. L’homme {p. 175}a moins de mal à lâcher quelques sous qui représentent quelques secondes ou quelques minutes de son labeur et dont il pourrait profiter effectivement, qu’à abandonner une grosse somme dont il n’a nul besoin et qui représente surtout le travail des autres. Cela est ainsi.

L’argent nous possède d’autant plus qu’il est en plus grande quantité et que, en un sens, il nous appartient moins, n’étant presque plus le produit de notre effort personnel. Il nous fascine alors par toute la puissance que nous sentons accumulée en lui ; et, justement parce que cette puissance, étant indéfinie, paraît énorme et merveilleuse, nous n’avons plus le courage de la détacher de nous, ni même de diminuer sérieusement ce qui amplifie si fort notre être. Quand je dis « nous »… Mais, comme dit Figaro, il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner…

« Malheureux les riches ! Il leur est plus difficile d’entrer dans le royaume de Dieu qu’à un câble de passer par le trou d’une aiguille. »

Puisque l’Évangile même reconnaît implicitement que la charité leur est si malaisée, il est excellent que des louanges et des honneurs publics, et des décorations, et de la réclame et des « échos », payés ou non, encouragent ces infortunés à s’arracher les entrailles, et les aident à passer par ce chas, qui figure pour eux la porte de l’affranchissement et du salut.

Voilà tout ce que j’ai voulu dire.

{p. 176}

Malaise moral. §

Nous croyons que notre gouvernement fait, en Orient, ce qu’il peut. La majorité de la Chambre a plusieurs fois approuvé sa conduite, et l’approuvera probablement encore, — quelle qu’elle soit. Nous sommes décidés à toutes les prudences pour éviter une guerre européenne, — que personne en Europe ne veut. Nous désirons conserver une alliance qui est encore populaire chez nous, — et qui finira sans doute par nous rapporter quelque chose. Nous sommes très dociles, très pratiques, très raisonnables.

Seulement, c’est incroyable comme nous éprouvons peu de satisfaction à être ainsi. Nous ne réclamons pas : mais, involontairement, quelque chose en nous se plaint. Nous voyons bien qu’il faut se résigner au rôle que nous jouons là-bas : mais nous ne pouvons nous dissimuler qu’il n’y a pas là de quoi être fiers. Si résolus que nous soyons à ne {p. 177}nous plus nourrir de « vaines fumées », le manque de cette pâture légère nous demeure sensible.

Bref, nous souffrons d’une contradiction trop forte entre ce que nous sentons, naturellement ou par tradition, et ce que nous faisons.

* * *

Et peut-être ce malaise s’aggrave-t-il d’un premier remords.

Soyons sincères, même contre nous. Les premières nouvelles des massacres d’Arménie ont paru laisser la France assez indifférente. Il faut dire pour l’excuse du public (et ce point est tout à fait digne de remarque) que ces nouvelles ne nous ont guère été données, d’abord, que par des publicistes de tempérament violent et enclins à l’exagération, et que la plupart des journaux qui passent pour « sérieux » et « modérés » ont commencé par garder sur ces affaires un silence tenace. On en a, depuis, cherché les raisons ; et, bien entendu, on en a supposé de vilaines. La vérité, c’est que, sans doute, le gouvernement n’a mis aucun empressement à nous renseigner ; mais c’est aussi que, rendus timides par une humiliation d’un quart de siècle, conscients de notre impuissance à défendre désormais, à travers le monde, les causes « humaines », nous ne tenions pas beaucoup à savoir, parce que nous étions incapables d’agir. Et cela est triste.

Enfin, nous avons connu, malgré nous, les trois {p. 178}cent mille égorgés d’Arménie. Nous avons été secoués par les récits de M. Victor Bérard et par les manifestes de M. Ernest Lavisse. Puis sont venus les massacres de Crète et l’agitation de la Grèce. L’Europe s’est émue. Le « concert européen » — formé seulement des grosses puissances intéressées, et qui ne comprend ni la Suisse, ni la Belgique, ni la Hollande, ni le Danemark, ni la Suède et la Norvège — s’est mis à poursuivre un accord presque impossible et toujours fuyant : faux tribunal d’Amphictyons, où manquent à la fois les petits peuples libres — et le Pape.

* * *

Et voici notre second remords.

Il était tout naturel que nous fussions de cœur avec les Grecs. Nos souvenirs, notre éducation classique, une communauté de sang, les principes les plus chers de la Révolution et toute notre tradition nationale nous y poussaient. L’intervention des Grecs, sans être désintéressée, ne laissait pas d’être généreuse. Il est clair que, si les Grecs n’avaient pas bougé, s’ils étaient restés « sages », tout se serait terminé une fois de plus par des « réformes » demandées à la Turquie, promises par elle, et non réalisées. Les Hellènes servaient donc la justice et l’humanité. Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, la France même du second Empire, toute la France {p. 179}d’avant 1870 leur eût crié : « Courage ! » et se fût portée à leur secours.

Nous ne pouvions le faire, c’est convenu. Mais il est des choses que nous pouvions dire. Nous pouvions tout au moins — avant de nous rabattre à l’« autonomie » crétoise avec vassalité et tribut payé à l’égorgeur — exprimer le désir qu’il fût permis à la Crète de disposer d’elle-même par un plébiscite.

Je connais là-dessus les propos des hommes « sensés » qui se trouvent être presque tous, je ne sais pourquoi, des hommes d’argent. « Laissez donc ! les Turcs sont des gens très honnêtes. Je vous assure que leur moralité est fort supérieure à celle des chrétiens. » Il n’en est pas moins fâcheux que ces honnêtes gens, mus par le plus respectable des sentiments religieux, deviennent, à certains moments, de si surprenants massacreurs. Et puis, j’ai beau me raisonner, ces chrétiens, si peu recommandables qu’ils soient, me sont cependant plus proches que les Turcs. J’ai pu constater l’impénétrabilité réciproque (sinon par le fer et les balles) des chrétiens et des musulmans. Il doit être horrible, pour un chrétien même médiocre, d’être gouverné par des hommes qui nous sont si profondément étrangers. Il est décidément regrettable que l’Europe du XVe siècle ait été trop distraite ou trop occupée pour barrer la route à des conquérants dont l’âme diffère à ce point de la nôtre.

{p. 180}On ajoute : « Qui presse tant les Crétois d’être Grecs ? Ils y perdraient ; ils payeraient plus d’impôts. » Cela, c’est leur affaire ; ce serait à eux de juger si le contentement de faire librement partie d’une plus grande communauté fraternelle ne compenserait pas quelque accroissement d’obligations et de charges. — On dit enfin : « Cette solution serait grosse de dangers. Qui sait si telles provinces actuellement « autonomes et tributaires » ne réclameraient pas, et peut-être par l’insurrection, le même traitement que la Crète ? » Cela est fort douteux, car j’imagine que ces provinces-là sont heureuses : mais, en tout cas, qu’aurions-nous à y perdre ? Il y a ceci de bon dans notre abaissement, que nul désordre en Europe, nulle éventualité orientale ne peut nous nuire, si nous savons croiser les bras, épier et attendre.

Au reste, quand j’indique ce que la France aurait pu proposer, je n’ignore point que sa proposition n’avait aucune chance d’être accueillie. La vieille Europe traîne un passé trop chargé de crimes. Il n’est presque pas une grande puissance qui n’ait derrière soi son injustice et sa rapine, et des sujets qui ne l’ont pas choisie. L’Europe nous eût répondu par le plus énergique non possumus ; soit : mais, ce refus enregistré, la France se retrouvait, dans le concert européen, en une tout autre posture morale. Elle eût dit ce qu’elle devait et seule pouvait dire ; et cela eût « délivré son âme ».

* * *

{p. 181}Mais, pour que notre gouvernement parlât ainsi, il fallait qu’il y fût encouragé par quelque grand mouvement d’opinion publique. Or, d’opinion publique, il n’y en a plus. On accepte tout quand il s’agit de politique extérieure, par appréhension de « se faire des affaires » et par la lamentable désaccoutumance de se sentir fort. Vrais ou faux, les bruits qui, ramassés, créeraient des embarras à nos ministres, tombent d’eux-mêmes. Aucun journal n’a songé à demander s’il était vrai qu’un de ces derniers dimanches, au Théâtre de la République, on eût prié M. Mounet-Sully de ne pas réciter les strophes de l’Enfant grec ; ni pourquoi l’offrande, par les étudiants hellènes, d’une couronne à la tombe de Victor Hugo avait dû prendre des airs de cérémonie clandestine. Je dirais qu’il règne chez nous une sorte de petite « terreur turque », si tout ne s’expliquait assez par un très humble égoïsme national.

Le gouvernement français n’a pas proposé le plébiscite en Crète ; il n’a pas fait cette démonstration, inutile dans le présent, mais nullement dangereuse, conforme à notre mission dans le passé et à notre intérêt dans l’avenir, — parce qu’il a craint d’être plus magnanime que la nation. On ne saurait le lui reprocher bien sérieusement. Toutefois, {p. 182}il dépendait peut-être de lui que nous fussions nous-mêmes moins timorés. Il ne s’agissait que de prononcer publiquement certaines paroles. Ne pouvait-il, en ne nous cachant rien, se laisser contraindre par nous à les dire ? Les mots ne sont que des mots, et pourtant il y en a qui soulagent.

* * *

À l’heure qu’il est, il n’est pas impossible qu’un boulet français tue des chrétiens en train de combattre pour des idées qui sont françaises. De telles nécessités font frémir. A-t-on dit ce qu’il fallait pour les conjurer ? On n’ose pas insister là-dessus. On a peur d’être trop facilement généreux, et avec trop de risques pour le pays.

La défaite est une chose atroce pour une race aussi impressionnable que la nôtre. Elle amoindrit la confiance en soi, la « joie de vivre », même la vertu, dans une plus grande proportion qu’elle ne diminue les forces. Elle rend timide à l’excès. Et les effets en sont plus funestes encore quand le peuple vaincu a longtemps représenté dans le monde la justice. Tous les faibles et tous les opprimés ont été, en réalité, atteints par notre désastre. Et il nous a démoralisés nous-mêmes en mêlant trop d’humiliation, de tristesse et de défiance de l’avenir aux seuls sentiments où nous puissions encore nous sentir unanimes. La communion d’un peuple {p. 183}dans un sentiment orgueilleux et joyeux n’est pas, croyez-le bien, d’un petit secours aux vertus privées ; et cette communion nous manque. Nos défaillances et nos désordres intérieurs viennent peut-être, en grande partie, de notre diminution européenne. Voilà vingt-sept ans qu’il n’y a plus guère de plaisir à être Français. On n’y pense pas toujours, non ; mais, quand on y pense, comme je le fais aujourd’hui, c’est dur.

{p. 184}

Casuistique. §

Une femme, jeune, jolie, et qui paraît n’avoir pas été du tout une mauvaise fille, est morte ensanglantée par deux opérations chirurgicales. L’homme qui l’aimait, ancien officier, et qui semble avoir été un assez brave homme et d’une moralité au moins moyenne, s’est tué pour échapper à un procès déshonorant. Quoi qu’ils aient fait, ils ont souffert, soit physiquement, soit moralement, à peu près autant qu’on peut souffrir ; et c’est de leur vie qu’ils ont, comme on dit, « payé leur dette à la société ». Qu’ils reposent en paix ! — Quant aux deux médecins qui sont accusés d’avoir été leurs complices, s’ils sont coupables, ils méritent le plus dur châtiment, et je n’aurai pour eux qu’une pitié sans sympathie ; mais, comme nous ne sommes pas des magistrats, nous devons, tant que leur culpabilité n’est pas démontrée, les souhaiter innocents.

Ce qu’avaient fait cette jeune femme qui est morte et cet homme qui s’est suicidé, est qualifié de {p. 185}crime et par la morale religieuse et par le Code. Ce crime est une variété du meurtre.

Mais, ayons la franchise de le dire, ce meurtre est si spécial, il peut être entouré de circonstances qui en voilent et en travestissent si parfaitement l’abomination, que la conscience, même d’un honnête homme peut en être troublée et n’y plus voir très clair. Vous me permettrez donc d’y regarder d’un peu près et me ferez la grâce de ne point m’accuser d’immoralité avant d’avoir lu mes conclusions.

* * *

L’acte dont il s’agit est un meurtre, oui, mais un meurtre dont la victime est cachée dans d’impénétrables ténèbres et n’est qu’une dépendance secrète d’un autre être vivant, en sorte que celui-ci peut se croire, instinctivement, une sorte de droit sur elle. C’est un meurtre, oui, mais dont on peut douter s’il tue de la vie, et quelle espèce de vie : car les médecins ne savent pas à quel moment le germe de ce qui sera un homme devient en effet une créature humaine, et les théologiens ne savent pas à quel moment il reçoit une âme.

De là des questions difficiles. Ce meurtre enveloppé, invisible, et qui ne saurait être confondu avec l’infanticide proprement dit, si quelque pauvre servante l’a commis dans un accès de désespoir et de demi-folie et parce qu’elle n’avait à choisir qu’entre cela et être jetée sur le pavé pour y mourir {p. 186}de faim… il ne la faut point absoudre sans doute, mais comme il faut avoir pitié d’elle, et comme il faut se demander quelle part de responsabilité revient, dans son crime, à la dureté de notre état social !

Et l’on peut imaginer — ou rencontrer — des cas plus déconcertants encore.

Voici l’un de ces « problèmes » comme en proposent d’ingénieux théologiens dans les traités de casuistique. Un mari découvre à la fois que sa femme a un amant et qu’elle doit être mère, à une échéance très éloignée, aussi éloignée qu’elle peut l’être. Je suppose qu’il aime sa femme, et qu’il lui pardonne, et qu’il la veuille garder. Si l’enfant vient au monde, le mari ne saura jamais si c’est son enfant ou celui de « l’autre », puisque la femme l’ignore la première (conséquence effroyable du « partage », et qui suffirait à le condamner). Vous prévoyez quelles tortures morales attendent les deux époux, et que l’enfant lui-même ne saurait être que malheureux dans ces conditions. Le mari n’a pas le courage d’accepter un pareil avenir.

Délivrer la femme, avec son consentement et par des moyens qui, dans ce premier moment, ne présentent aucun danger pour elle, c’est supprimer un je ne sais quoi de pas encore vivant ou qui, dans l’échelle de la vie, occupe le plus bas degré, est tout proche de la vie purement végétative ; et c’est, d’autre part, conjurer une terrifiante possibilité d’angoisse et de souffrance, épargner à {p. 187}la mère et au père putatif de ce je ne sais quoi des années de géhenne, et de ces douleurs sans recours, qui rendent injuste et méchant. C’est un meurtre, oui, toujours ; mais ne semble-t-il pas plus excusable en somme que tel meurtre lâchement « passionnel », avec guet-apens, sang versé, agonie de la victime, victime adulte, qui peut laisser après soi des êtres chers et qui vivaient d’elle : toutes choses qui n’empêcheront point le Code d’absoudre publiquement l’assassin ?

* * *

La vérité, d’ailleurs, c’est que l’acte en question est toléré par la « morale » commune, même par celle des gens « comme il faut », — à condition de demeurer secret. Il ne devient crime qu’à partir du moment où il est dénoncé. Si la police avait les facilités d’investigation du Diable boiteux et la volonté de s’en servir… quelle belle rafle de « femmes du monde » elle pourrait faire !

Comment en serait-il autrement, quand le crime dont je parle est si pareil, dans son fond, à d’autres actes, absous ceux-là par le Code, ou dont la loi ne saurait connaître, et que la « morale » commune, non seulement supporte, mais avoue ? N’avez-vous point entendu dire que, rassurées par la bienfaisante antisepsie, des noceuses, les unes du monde et les autres d’ailleurs, hésitaient peu à se faire délivrer une fois pour toutes afin d’être tranquilles, attendu {p. 188}que sublata causa tollitur effectus ; et que cette opération, préservatrice de la maternité, était presque à la mode, au point qu’un humoriste a pu écrire que ce dont elles se débarrassent « ne se porte pas cette année ? »

Or, quelle différence y a-t-il entre cette opération et celles qui tombent sous le coup de la loi, sinon une différence de date ; et qu’est cette manœuvre allégeante, sinon un meurtre en masse, sournois, anticipé, préventif et radical ? — Et que dire même des pratiques prudentes, non point conseillées par cet honnête Malthus, mais suggérées par ses théories, et auxquelles il a eu la malchance de donner son nom : pratiques si atrocement déplaisantes à concevoir, mais qui n’en sont pas moins devenues, chez nous, presque nationales et qu’un vers d’Émile Augier a publiquement absoutes un jour, avec une bonhomie désarmante, sur les planches d’un théâtre subventionné par l’État ?

* * *

Ma conclusion ? Je n’en ai point d’autre que le commandement du Décalogue : « Tu ne tueras point ». Cela est absolu. Il ne faut pas tuer, jamais, sous quelque forme que ce soit. Hic murus aheneus esto. Si l’on se met à subtiliser, à distinguer, pour les absoudre, des meurtres atténués, des dixièmes ou des centièmes de meurtre, on ne sait plus jusqu’où l’on sera conduit. Voltaire répète très souvent, dans {p. 189}son Dictionnaire philosophique, une maxime de Zoroastre : « Lorsque tu doutes si une action que tu es sur le point de faire est bonne ou mauvaise, abstiens-toi ». Le vrai, en morale, c’est le rigorisme pour soi-même. Toute excuse sur un cas douteux est égoïste, donc suspecte. Quelles que soient nos défaillances dans la pratique, il faut toujours reconnaître, en théorie, la loi stricte, et sincèrement. C’est encore une façon de vertu que de savoir discerner, sans complaisance, le mal du bien.

Les remèdes ? Je vous confesse que je n’en ai pas. La réforme de l’humanité, ou simplement de notre état social (ce qui est la même chose), dépasse tout à fait mon pouvoir. Il est très facile, mais complètement inutile — et d’ailleurs quels titres y aurais-je ? — de conseiller au peuple et aux bourgeois d’avoir des mœurs pures, de « maîtriser leurs appétits », d’être moins égoïstes, de moins aimer l’argent, de renoncer à ces besoins de luxe relatif et de vanité qui déterminent les ménages français à limiter par tous les moyens le nombre de leurs rejetons. Il serait seulement souhaitable que les hommes qui parlent à la foule prissent à tâche d’incliner du moins l’opinion publique à certaines rigueurs, — et aussi à certaines générosités.

Les rigueurs, il faudrait que l’opinion les exerçât contre toute une bohème de médecins, « gynécologues » prétendus et vrais meurtriers. (Meurtriers pleins de gentillesse et de fantaisie quelquefois : on {p. 190}m’en a signalé un qui invite de temps en temps une de ses faciles amies à venir le voir « opérer » dans sa clinique, et qui lui offre, pour divertissement, le spectacle des pauvres filles endormies dont il taille les chairs secrètes.) Et il faudrait être sans pitié aussi pour toute une catégorie des clientes de ces gens-là, pour leurs clientes riches, pour les perruches et les poupées sans cœur qui ne veulent pas être mères, parce que cela gâte la taille et interrompt le plaisir.

Corollairement, et pour enlever à ces meurtres, s’il se peut, un reste d’excuse, il faudrait qu’il devînt « de bon ton » de n’être pas dur aux filles-mères, — ni même aux jeunes veuves du monde qui se trouvent subitement « dans l’embarras ». Il faudrait plier l’opinion à honorer, partout et toujours, la maternité, à la considérer comme auguste et purificatrice, à penser qu’elle lave les souillures même d’où elle est sortie, par la souffrance, par le devoir accepté, et par ce qu’elle apporte de renfort possible à la communauté humaine dont nous faisons partie. Bref, il faudrait tâcher de mettre la maternité à la mode, comme Rousseau, jadis, l’allaitement maternel.

{p. 191}

Bilan des dernières divulgations littéraires. §

Donc, les révélations continuent.

Cela a commencé, cet été, par la correspondance de Mme Desbordes-Valmore ; puis vinrent les lettres de George Sand à Alfred de Musset et le journal de Pagello, et les lettres de jeunesse de Victor Hugo ; et la Revue de Paris nous donnait ces jours-ci les lettres de George Sand à Sainte-Beuve. Et ce n’est pas fini, je l’espère.

Là-dessus, critiques et chroniqueurs, et non seulement ceux qui ne sont pas très intelligents, mais aussi les autres, se sont écriés comme un seul moraliste (et, tandis qu’ils suppliaient « qu’on ne parlât plus de ces choses », ils en parlaient eux-mêmes abondamment) : — À quoi bon ces exhumations ? Elles ne nous apprennent rien que de futile ou d’affligeant. Voilà bien l’esprit de ce temps et sa rage de tout diminuer ! Au moins, que l’indiscrétion et la badauderie de l’interview s’arrêtent devant ces {p. 192}tombes ! Paix aux morts, respectons leur cendre, laissons intacte leur gloire et l’image épurée que nous nous formons d’eux ! Etc…

C’est contre ce lieu commun oratoire que je voudrais réclamer avec modestie.

* * *

D’abord, il n’est pas vrai que les correspondances intimes récemment publiées ne nous aient rien apporté que d’insignifiant ou de désobligeant pour des mémoires respectées.

Je n’ose plus nommer cette touchante Marceline. Mais si elle m’inspira naguère un intérêt un peu débordant, ce ne fut pas sans raison. Ses Lettres nous révélaient en effet ou nous laissaient deviner le plus poignant et le plus singulier des drames intimes. Grâce à quoi, la pauvre petite comédienne du théâtre Feydeau, la crédule et douloureuse compagne de Delobelle-Valmore eut quelques semaines de réelle survie et presque de gloire.

Et cela était juste, et d’une justice gracieuse.

Ce fut un divertissement distingué que de chercher « le jeune homme de Marceline ». Et ses vers parurent meilleurs, même à ceux qui ne les avaient pas lus, quand on sut de quelle blessure ils avaient coulé en pleurs de sang. Les gens du monde eux-mêmes furent avertis qu’il ne fallait pas confondre Mme Valmore avec Loïsa Puget ou Anaïs Ségalas. Bref, les lettres de Marceline et la découverte de son {p. 193}« malheur » créèrent, en quelque façon, la beauté de ses vers.

Car on sait que la beauté de certains vers dépend beaucoup de la disposition d’âme de ceux qui les lisent.

* * *

Et que de choses, tristes ou réjouissantes selon le biais dont on les prend, nous révèlent les lettres de George Sand — et le journal, si plaisamment tranquille et consciencieux, de son docteur vénitien, prudent comme Ulysse, rougissant comme une jeune fille et « fort comme un cheval ! » Oh ! ce Pagello avec « son beau gilet », si pareil aux robustes gars demi rustiques des romans de cette excellente Lélia… avouez qu’il eût été dommage que cet homme-là ne nous fût pas présenté.

Nous connaissons mieux encore, par ses lettres, le cœur inquiet et hospitalier de George, sa prodigieuse facilité à croire, quand elle aimait, qu’elle aimait uniquement avec son âme (et cela, au fort des démonstrations les plus concrètes) et à se figurer qu’elle souffrait le martyre quand elle n’aimait plus. Nous y voyons (et cela est neuf) que la multiplicité de ses amours vint de ce qu’elle se croyait d’un tempérament froid, et que c’était cette persuasion, un peu humiliante, qui l’incitait à plus d’expériences qu’elle n’eût voulu… Nous y découvrons aussi qu’elle ne commença à aimer Musset « pour de bon » {p. 194}qu’à partir du jour où, l’ayant trompé, elle le congédia : et ce nous est une nouvelle preuve qu’elle fut une personne d’une extraordinaire imagination. Et enfin, parmi cette étrange puissance d’illusion, au travers des confusions qu’elle fait de ses sens avec son cœur, et sous les boursouflures de son inlassable lyrisme, nous avons la joie de retrouver quand même sa bonté et sa bonhomie profonde, et son invincible maternité.

Et c’est pour nous un allégement de constater que ces extases, ces tortures, ces cris, ces sanglots de George et d’Alfred, et ce mirifique essai d’amour à trois, tout cela, aussitôt « vécu », et avant même d’être fini, s’est sagement transformé en « copie », et en copie de premier ordre, puisque ce fut celle de Jacques et des Lettres d’un voyageur, des Nuits et de On ne badine pas avec l’amour, en attendant la Confession d’un Enfant du siècle. Cela nous rappelle que la matière première des plus beaux livres n’est, fort souvent, qu’une réalité souillée et médiocre. Cela nous rassure, en outre, sur le cas de ceux qui, ayant eu cette aventure, en ont su tirer à mesure cette prose et ces vers. Et cela nous avertit de ne pas croire trop ingénument à leur souffrance, et de réserver notre pitié pour les vrais malheureux. Que d’utiles enseignements !

N’oublions pas un détail exquis, et qui enrichira d’une « note » bien précieuse les éditions classiques du théâtre de Musset. La plus belle phrase {p. 195}peut-être, et la plus profonde, de On ne badine pas avec l’amour a été empruntée textuellement par Alfred à une lettre de George. Car un homme de lettres ne laisse rien perdre. Mais, au fait, de quoi pourrions-nous former la substance de nos livres, sinon de notre vie même, et parfois de la plus secrète ? Il y a forcément de la prostitution dans le métier d’écrivain : prostitution sacrée, si vous voulez, comme celle qui était pratiquée dans les temples de Babylone. Et voilà un enseignement de plus !

* * *

Je ne vous dirai pas si Musset et Sand ont gagné ou perdu, mais assurément Victor Hugo a beaucoup gagné aux récentes divulgations. Un personnage de Labiche dit à un mari trompé : « Tiens-toi tranquille ; tu as le beau rôle : garde-le ! » Dans ses rapports intimes avec Sainte-Beuve, c’est Victor Hugo qui eut « le beau rôle », il le faut dire sans raillerie. Ses lettres au critique nous montrent que l’énorme poète eut, jusqu’à trente ans, une âme tendre, noble, confiante, parfaitement candide, naturellement héroïque, — sublime. Cela est peut-être une découverte, et qui valait la peine d’être livrée au public.

Et maintenant j’aspire, je l’avoue, aux lettres de Sainte-Beuve. Fut-il l’amant, ou seulement l’amoureux de la femme de son ami ? Et comment cet {p. 196}homme de peu de mine sut-il s’y prendre ? Ce Livre d’amour, que je ne connais pas, est-il, comme on le dit, une infamie ? Et, si l’auteur de Volupté l’a commise en effet, y a-t-il quelque moyen, je ne dis pas de la justifier, mais de l’expliquer, de la faire rentrer dans l’idée que nous nous faisons de Sainte-Beuve ? Car enfin il est difficile de croire que cet esprit si complexe, si délicat et généreux à quelques égards, ait été, en cette occasion, purement et simplement abominable. De quoi fut-il coupable au juste ? et s’il fut plus coupable que nous ne souhaiterions, dans quelle mesure fut-il excusé par l’agacement si naturel que donne un homme de génie à un homme extrêmement intelligent, et par l’impossibilité où étaient les deux amis de se comprendre et de se pénétrer, impossibilité que leur intimité même devait rendre plus irritante ?… Ah ! quel ennui de ne pas savoir !

* * *

Enfin, les lettres de George Sand à ce même Sainte-Beuve m’ont ravi. George s’y confesse ; elle consulte le critique sur les aventures de ses sens, du ton dont elle consulterait un prêtre sur les moyens de parvenir à la sainteté. Et là encore il faut admirer sa bonne volonté à recommencer sans fin les expériences sentimentales et à parer de beaux mots et de philosophie (telle cette noiraude de Mme d’Épinay) les inquiétudes de sa chair. Elle dit, ayant {p. 197}rencontré Mérimée : « Cette fois, c’est pour la vie, car je sens que celui-là est vraiment mon maître ». Et, huit jours après, c’était fini, parce que Mérimée la « blaguait » et qu’il lui demandait des choses !… Elle écrit : « Je n’aimerai donc plus », et, deux mois plus tard, elle était folle de Musset, chérubin alcoolique et génial. Elle écrit : « L’amour me fait peur » et, dans la même année, elle aime Sandeau, Mérimée, Musset et Pagello, tout en demeurant persuadée de la froideur de son tempérament. Entre temps, elle se montre pleine de respect pour le petit travail de séduction entrepris par Sainte-Beuve auprès de Mme Hugo. Et avec cela elle est bonne, mais bonne ! C’est charmant.

* * *

Vous trouverez, vous, que c’est horrible, et vous répéterez avec tous nos austères chroniqueurs : « Mais à quoi bon ces révélations ? Ne ressemblent-elles pas à une violation de sépulture et à une trahison ? » — J’avoue ne point partager ce scrupule. Les morts n’ont de pudeur que celle que nous leur prêtons pour donner bonne opinion de notre délicatesse. Il leur est fort égal, et pour cause, qu’on divulgue même leurs crimes. Mais il n’est question ici que de péchés. Et puis, au fond, les morts n’ont pas de secrets et n’en sauraient avoir. Quoi qu’on nous apprenne d’eux, il n’y a pas de quoi nous étonner, puisqu’ils furent des hommes et des femmes, {p. 198}et qu’on ne nous en apprendra jamais rien qui ne soit humain, hélas ! Absolvons les morts en bloc (sauf ceux qui furent méchants). Les pauvres diables étaient comme nous : ils ont fait ce qu’ils ont pu.

  • — « Mais, s’il n’y a peut-être pas grand inconvénient, quel profit y a-t-il à publier leurs faiblesses ou leurs sottises cachées ? » — Quel profit ? D’abord de menus gains pour l’histoire de la littérature, ainsi que vous l’avez vu. Et puis, tout cela c’est de la vie, de la vie vraie, toute palpitante, et rien n’est plus intéressant que la vie elle-même, fût-ce celle du plus vulgaire des hommes. Or, il s’agit ici de types éminents de notre espèce. N’aimeriez vous pas connaître dans le détail la vie passionnelle de Racine et de Molière ? Mais il y a encore autre chose. Tous ces hommes de génie ont sur nous assez d’avantages ; et notre instinct de justice trouve son compte dans toutes ces divulgations, dussent-elles les rabaisser un peu. Je serai franc : j’aime de tout mon cœur les œuvres des écrivains illustres, mais je n’éprouve pas le besoin de respecter particulièrement leur personne.
  • — « Mais ce sentiment est odieux ! » — Hé ! non, si je suis d’ailleurs disposé à accorder mon respect à ceux d’entre eux qui le méritent. Il est assez probable que la publication de la correspondance même la plus secrète de Corneille ou de La Bruyère ne les desservirait point : de quoi je me réjouirais sincèrement. Mais enfin si je veux de la vertu, je sais où {p. 199}la trouver. Ce sera chez tel homme complètement obscur ou chez telle humble femme qui n’a jamais écrit. Je ne l’attends point des grands écrivains, ni des autres ; et dès lors le bien qu’on m’apprendra d’eux me causera un plaisir mêlé d’un peu d’étonnement, mais la découverte de leurs défaillances ne leur fera aucun tort dans mon affection.

En résumé, Marceline et Victor Hugo gagnent personnellement aux récentes indiscrétions ; Musset, Sand et Sainte-Beuve n’y perdraient que si nous avions eu beaucoup d’illusions sur eux. Et nous y gagnons, nous, de les mieux connaître, quels qu’ils aient été, de les avoir vus et sentis vivre naïvement : spectacle inestimable. Le tout se solde par un bénéfice évident.

Continuez, éditeurs, à ouvrir les tombes.

{p. 200}

Des avantages attachés à la profession de révolutionnaire. §

Ils sont nombreux et considérables.

Les opinions révolutionnaires sont les plus favorables de toutes à l’éloquence. Rêve de justice et de bonheur universel, amour des faibles et des opprimés, malédiction jetée à une société pourrie ; extase prophétique, pitié, colère, révolte, ce ne sont qu’attitudes généreuses (certes !) et avantageuses, et thèmes essentiellement oratoires. Jamais une idée ingrate ou maussade, de ces idées qui peuvent faire soupçonner immédiatement d’insensibilité et d’égoïsme celui qui les exprime, ou rappeler que la réalité n’est pas du tout simple ou que l’homme, même du peuple, n’est pas toujours un très aimable animal. Non ; le rôle est bon à fond et dans toutes les circonstances ; bon dans sa partie affirmative : le rêve ; bon dans sa partie négative : la haine.

Et c’est pourquoi, non seulement certains hommes ne sont éloquents que parce qu’ils sont révolutionnaires ; {p. 201}mais on en cite qui, peut-être à leur insu, ne sont devenus révolutionnaires que parce qu’ils étaient nés éloquents ; qui, partis du criticisme un peu timide du centre gauche, ne se sont arrêtés que là où ils trouvaient l’emploi total de leur éloquence magnifique, violente et vague, et qui, menés par leur langue, dupes de leur propre séduction, ont sans doute fini par croire qu’ils remplissaient une mission, quand ils ne faisaient qu’accomplir une fonction naturelle et fatale.

Qui d’ailleurs les pourrait avertir ? L’esprit révolutionnaire a ceci de commode, qu’il délie de tout scrupule à l’égard des idées. En théorie, il est optimiste, absolument et sans examen ; il professe la croyance à la possibilité proche de la fraternité et de la répartition égale et durable des biens de la terre et des produits du travail. En pratique, il croit que l’obstacle à la réalisation de cet idéal est, non point dans la nature humaine elle-même, partout mauvaise ou fort mêlée, mais dans l’égoïsme, la dureté, la cupidité, les vices, les crimes volontaires et prémédités d’une seule classe sociale. — Comme les héros des chansons de gestes voyaient le monde divisé en deux camps : les chrétiens, qui sont les bons, et les païens, qui sont les méchants ; ou comme saint Ignace, dans un de ses « exercices », partage l’humanité en deux armées : celle du bien et celle du mal, ou celle des amis des Jésuites et celle de leurs ennemis, ainsi pour l’esprit révolutionnaire {p. 202}la nation se divise exactement en prolétaires et en bourgeois. Et dès lors, il est bien à l’aise ; il sait pour qui il doit être, et contre qui, toujours et quoi qu’il arrive. Oh ! oui, cela est simple.

Par suite, l’esprit révolutionnaire délivre aussi de tout scrupule quant aux actes. Pour lui, très réellement la fin justifie et sanctifie les moyens. Que son idéal social, prêché d’une certaine façon aux intéressés, ne caresse en réalité que leurs instincts et leurs appétits et les pousse à des révoltes qui, même justes à l’origine, se corrompent chemin faisant, leur deviennent rapidement désastreuses et les laissent à la fois moins bons et plus misérables, l’esprit révolutionnaire n’en a point souci. Il admet, par définition, la légitimité de la violence et de ces aveugles mouvements populaires qui font toujours, nécessairement, des victimes innocentes. N’est-il pas d’avance absous de toutes les conséquences de ses actes par la beauté de son rêve ? Et les oppresseurs ne sont-ils pas toujours, et dans tous les cas, seuls responsables de toutes les souffrances des opprimés et, au besoin, de leurs crimes mêmes ?

* * *

Et voici la merveille : en retour de ces avantages, l’esprit dont je parle n’impose à ceux qui en sont animés aucune vertu ni aucun sacrifice particulièrement difficile. Je sais que de bons nigauds de bourgeois les ont quelquefois comparés aux disciples {p. 203}de Jésus et aux doux Ébionites. La méprise est forte, ou la générosité étrange. Les disciples de Jésus étaient sobres et chastes. Ce qu’ils s’assuraient les uns aux autres par la mise en commun de leur pauvreté, ce n’était point leur part intégrale des jouissances terrestres, telle que la peut concevoir un ouvrier, et qui comporte, très naturellement, une nourriture copieuse et les plaisirs qu’on trouve chez le marchand de vin et ailleurs : ce n’était que quelques figues sèches et la douceur d’attendre ensemble le royaume de Dieu. Mais, chose remarquable, les révolutionnaires modernes, qui sont, en philosophie sociale, des rêveurs intrépides, sont pourtant aussi, presque tous, des matérialistes décidés. Ils ont la bonne foi de reconnaître la légitimité des appétits qu’ils flattent ou déchaînent. Tout en présentant au prolétariat un idéal qui ne saurait être atteint que par le sacrifice volontaire et le progrès moral de chacun et de tous, ils n’exigent point de leurs clients ce perfectionnement intérieur et, bien entendu, ne s’y obligent point eux-mêmes. Et, avec une bonne foi pareille, leurs clients ne leur demandent pas non plus d’être vertueux, ni austères, ni exceptionnellement charitables. Quand vous pourriez démontrer au parti que tous ses chefs vivent comme des bourgeois luxurieux, il ne s’en scandaliserait point. Car tout ce qu’il veut, c’est entendre d’eux certaines paroles. Aucun ouvrier n’en a jamais voulu à tel écrivain démagogue {p. 204}d’être riche, de mener une vie élégante et de mépriser au fond le peuple, tout en l’aimant peut-être comme on aime l’instrument de sa réputation et de sa fortune. Et cette tolérance est charmante et fort habile.

(À la vérité, ce n’est point par une nécessaire liaison d’idées, mais par une rencontre accidentelle, que nous voyons les doctrines révolutionnaires associées chez nous au matérialisme le plus franc et le plus cru : car celui-ci pourrait aussi bien, et même mieux, avoir pour conclusion, en politique, la monarchie absolue ; et c’était, notamment, l’avis de l’Anglais Hobbes. Non, il n’y a aucune raison, en bonne logique, pour que l’État socialiste ou collectiviste sorte de la conception matérialiste du monde : il n’en peut être déduit que par l’optimisme le plus naïf — ou le plus avisé. Si, partis de principes « philosophiques » sensiblement analogues, la Grande Catherine ou Frédéric II conclut à la monarchie absolue, et nos collectivistes à la nécessité d’un « chambardement général », c’est peut-être que la différence des conditions sociales et des intérêts entraîne ici la différence des applications.)

* * *

Quoi qu’il en soit, meneurs et menés se passent, provisoirement, presque tout. Et voici un quatrième ou cinquième avantage de la profession de chef révolutionnaire. Le parti n’étant encore qu’une {p. 205}minorité imposante, la discipline ne laisse pas d’y être assez forte. Je crois que les bourgeois s’exagèrent beaucoup les dissensions de leurs ennemis. Elles cessent du moins dans les occasions critiques. Elles ne seraient sérieuses qu’au lendemain de la victoire. Un orateur révolutionnaire, à la Chambre, est à peu près sûr de n’être pas « lâché », d’être soutenu par les applaudissements, les cris et les hurlements des siens.

De là une griserie, et singulièrement entêtante. Il ne faut point faire fi de ces triomphes-là, et encore moins, je crois, de ceux des réunions publiques. C’est la que la popularité est vraiment un poison mortel à l’âme, un irrésistible opium. On y doit goûter d’âpres jouissances par le sentiment d’une communion parfaite avec des âmes véhémentes et frustes, par la conscience qu’on a de déchaîner et l’illusion qu’on se donne de diriger une puissance aveugle qui vous soulève, vous enveloppe et vous roule dans ses tourbillons ; — tout cela exaspéré encore par la lourde atmosphère des salles et par la brutalité même des sensations dont l’ouïe et l’odorat sont assiégés…

Il y a une ivresse physique, une sorte d’hystérie dans la révolte, et qui se multiplie quand on la partage avec une foule. Je me souviens de l’avoir sentie très nettement, à Paris, pendant le premier mois de la Commune, à lire les affiches et les journaux enfiévrés, à voir flamber dans les rues le drapeau rouge, {p. 206}à me mêler, sous le grand soleil, aux cohues démentes de la place de l’Hôtel-de-Ville ; et pourtant j’étais un enfant très raisonnable. — Bref, je conçois, sans nul effort que cet homme, l’autre jour, soit monté sur cette table et qu’il y ait chanté cette chanson assassine contre une classe pleine de vices et d’égoïsme assurément (comme toutes les classes sociales sans exception), mais où il y a aussi de braves gens, et dont il se pourrait que la très modeste moyenne de vertu et de bonté ne fût pas trop inégale à la bonté et à la vertu de ceux qui réclament du plomb contre elle. Oui, je conçois que ç’ait été là une des minutes les plus voluptueuses de ce rhétoricien à cou de taureau.

* * *

Enfin, si cette considération les touche, les révolutionnaires ont, par surcroît, la quasi-certitude d’être traités sans trop de défaveur par la postérité. Car nous avons beau savoir que les fauteurs de révolte ont toujours participé largement de l’égoïsme contre lequel ils s’insurgeaient ; que, si la justice et la charité appellent quelquefois les révolutions, c’est la haine et l’envie qui les accomplissent, et que, par exemple, ce sont les meneurs de grèves qui, nés capitalistes, eussent été les plus durs patrons : il semble parfois que, les révolutions faites, il en revienne tout de même quelque chose, au bout d’un certain temps, aux résignés, aux humbles de cœur, {p. 207}bien qu’elles n’aient été faites ni par eux ni même, au fond, pour eux ; et il arrive ainsi que les violents et les féroces paraissent finalement avoir travaillé pour la justice… Ou peut-être que je m’abuse, et que le bénéfice humain acquis par des moyens révolutionnaires eût pu l’être, et mieux, par un progrès uniquement légal et pacifique. Mais cela s’est-il jamais vu ? Je ne sais.

Je conclus : « Quel joli métier ! et si facile ! » Ce n’est pas que le rôle de réactionnaire, ou de conservateur, ou de républicain de gouvernement, ou de radical simplement jacobin, n’ait aussi son charme et ses profits. Mais je crois que les avantages attachés au rôle de révolutionnaire l’emportent encore : car c’est le rôle qui gêne le moins le pur instinct, tout en lui donnant, assez fréquemment, une apparence d’honorabilité.

{p. 208}

Les brimades4. §

Vous connaissez les faits. Les anciens de l’École polytechnique ayant fait subir aux nouveaux d’excessives « brimades », et l’administration étant intervenue pour y mettre fin, toute l’École, en guise de protestation, s’est consignée deux dimanches de suite.

* * *

Que les bourreaux, en cette affaire, aient eu pour complices leurs victimes elles-mêmes, c’est ce qui condamne celles-ci sans absoudre ceux-là. Je ne puis voir, dans la conduite des uns et des autres, que l’effet d’une affligeante dureté d’âme et d’un orgueil un peu ridicule.

Nous ne valons guère, c’est entendu ; nous sommes pleins de vices et vides d’énergie. Mais, que la pitié ne soit pas toujours la bonté, et que la sensibilité {p. 209}nerveuse ne soit pas toujours la pitié, il n’en paraît pas moins qu’il y a eu, de nos jours, un certain amollissement des cœurs et quelque diminution de la cruauté. C’est déjà bien assez que nous fassions souvent du mal aux autres sans le vouloir, rien qu’en suivant nos passions ou notre intérêt, ou que nous en fassions volontairement, quelquefois, à ceux que nous haïssons. Mais faire souffrir, par divertissement, ou pour montrer notre force, ceux qui ne nous sont pas ennemis, c’est de quoi je croyais incapable, aujourd’hui, toute âme un tant soit peu affinée.

Telle n’est pas, il faut bien le reconnaître, l’âme de nos polytechniciens. — Imposer à des camarades des souffrances réelles et de réelles humiliations, les contraindre à de stupides et pénibles corvées, les priver de nourriture et de sommeil, — et y trouver plaisir, tranchons le mot : cela est odieux. Un tel plaisir ne se peut expliquer que par un éveil de l’antique férocité animale chez « l’élite de la jeunesse française », et par ce fait qu’une réunion d’hommes est plus méchante et plus inepte que chacun des individus qui la composent (meilleure aussi en certains cas, mais c’est infiniment plus rare).

Quant aux jeunes gens qui supportent cette tyrannie et qui, l’ayant supportée, la réclament encore (« Et s’il me plaît, à moi, d’être battu ? »), — si ce n’est point par terreur qu’ils montrent une si belle patience, c’est donc dans la pensée qu’ils pourront, {p. 210}dans un an, être cruels à leur tour. Et cela est vraiment exquis.

* * *

Mais il y a autre chose. Un secret et profond sentiment de vanité burlesque unit ici les tourmenteurs qui furent victimes l’an passé, et les victimes qui seront bourreaux l’année prochaine. Ces « brimades » sont symboliques. Elles signifient que l’École est un corps si sacré et d’une si prodigieuse excellence qu’il faut, pour y entrer, souffrir des épreuves longues et compliquées, — comme pour être admis dans la maçonnerie aux temps héroïques de la Comtesse de Rudolstadt, alors que cette Compagnie de Jésus à rebours n’était pas encore tombée dans le décri.

Ces rites brutaux et ces momeries servent donc, en somme, à relever le « prestige » de l’X à ses propres yeux. L’École abrite plus de trois cents élèves. Il en est de tout à fait distingués ; qui le nie ? Mais tous ne sauraient être des aigles, pour cette simple raison que les sots sont partout en majorité. Puis, faites attention que l’aptitude aux sciences mathématiques et physiques (je parle d’une aptitude moyenne et je connais d’ailleurs les exceptions) est la faculté qui témoigne le moins sûrement en faveur des autres dons de l’esprit et qui s’allie le mieux avec la médiocrité sur tout le reste. Entre le don littéraire, le don de sentir et d’exprimer le beau, et {p. 211}notre vie morale, un lien existe, assez facile à percevoir. Mais, entre notre vie morale et intellectuelle et le don mathématique, il n’y a le plus souvent nul rapport.

L’entrée à l’X prouve qu’on a fait pendant trois ou quatre ans, avec application, des mathématiques spéciales, et ne prouve rien de plus. Cela est fort bien, cela est fort estimable : cela n’est pas éblouissant. Pris à part et considéré en soi, un polytechnicien de force ordinaire n’a rien de surprenant ni de sacré. C’est un fort travailleur qui avait un petit don, et que le fantasque hasard des examens a favorisé ; voilà tout.

Sorti de l’École, il continuerait à ne briller, par lui-même, que d’un éclat tempéré. Dans plus de la moitié des cas, un ancien élève de l’X est un homme qui, ayant aspiré à l’honneur de fabriquer du tabac, est réduit au désagrément de faire manœuvrer des canons ou de bâtir des casernes. C’est un soldat malgré lui ; c’est, moralement, un déclassé.

Mais, si un polytechnicien isolé est presque aussi proche du néant que les autres hommes, tous les polytechniciens ensemble sont infiniment imposants, et l’École elle-même est une chose immense. Et, avec le costume, le chapeau, l’épée, les traditions, l’argot spécial, ce sont les brimades, en quelque manière, qui la font auguste. Ayant un air de sacrement, elles lui donnent un air de temple.

{p. 212}Telle est, je crois, la pensée de ces jeunes gens ; pensée haïssable, mais fertile pour eux en orgueilleuses délices.

« Taupins », ils se croyaient déjà considérables (pourquoi, mon Dieu ?) et d’une essence supérieure à celle des autres collégiens ; ils étaient déjà intolérants, défendaient durement leurs privilèges et leur coin de cour. L’entrée à l’École achève de les gonfler. Ces « brimades », ces souffrances infligées par les uns et subies pieusement par les autres déposent en eux tous la conviction que l’École est un grand mystère. Elles scellent entre eux l’engagement mutuel de garder fidèlement cette naïve croyance ; de n’estimer qu’eux au monde ; d’être rogues, dédaigneux, formalistes ; d’être absolus et abstraits ; d’appliquer à tout une étroite et outrecuidante logique ; d’user aveuglément de l’« esprit géométrique » là même où l’« esprit de finesse » serait le plus nécessaire ; de mépriser les autodidactes (si intéressants !), les chercheurs et les inventeurs non estampillés à la marque de l’X, et tous ceux qui, pour apprendre à construire des machines ou à fabriquer des engrais, ont suivi des voies pratiques et n’ont eu besoin que d’un minimum de mathématiques pures ; enfin, de se tenir et soutenir entre eux, quoi qu’il arrive, et, s’il apparaît que l’un d’eux a bâti une digue incertaine ou un pont douteux, de proclamer en chœur que c’est le pont et la digue qui ont tort.

{p. 213}Ainsi, cette épreuve des brimades est comme la sanctification du Tchin par la souffrance volontaire. Ce serait beau en son genre, si ce n’était funeste.

L’esprit d’école me semble, ici, mauvais, parce que c’est, ici, l’esprit d’un groupe artificiel, et qu’il est moins efficace pour ceux qui sont de ce groupe que contre ceux, bien plus nombreux, qui n’en sont pas. Au surplus, il nuit à ceux même qui « en sont ». Il les remplit d’illusions sur leur propre mérite ; il les emprisonne ; il risque de leur enlever à jamais le sens et l’intelligence de la réalité et de faire d’eux, pour toute la vie, des écoliers, — tout flambants du prestige emprunté de l’École, mais des écoliers.

Les brimades de l’X, qui sont la manifestation la plus brutale de cet esprit-là, sont donc condamnables deux fois. Et elles le sont trois fois, si, comme on me l’affirme, ces sauvageries ont disparu de Saint-Cyr et même des régiments et si l’École polytechnique en maintient seule l’odieuse tradition.

* * *

On m’objectera l’École normale. Je tâche de n’en avoir pas la superstition. J’ai rencontré tant d’hommes supérieurs et originaux qui n’en sortaient pas ! Je l’aime simplement comme on aime sa jeunesse. Je crois d’ailleurs que, si les amitiés y sont fortes, la « camaraderie » proprement dite y est moindre qu’à l’X. Les mœurs enfin y sont joviales, sans férocité. J’atteste qu’il y a vingt-cinq ans les brimades y {p. 214}étaient inoffensives, qu’elles affectaient une forme uniquement littéraire, encore que d’une littérature peu choisie. On m’assure que cela a continué. Serait-ce que, après tout, les « humanités » sont humaines en effet ; que les lettres, au moins dans le temps où on ne les pratique pas pour vivre, adoucissent les cœurs, et que la mathématique les endurcit ?…

* * *

Vous avez pu voir que j’apportais dans mes réflexions sur l’X la plus entière malveillance. C’est que j’étais indigné et que, comme Montaigne, « je hais cruellement la cruauté. »

J’ignore si à l’heure qu’il est nos enfants de l’École polytechnique — qui, dans le fond et quoi que j’aie dit, doivent être presque tous de « gentils garçons » — ont eu l’esprit et le courage de désarmer. S’ils l’ont eu, je retire généreusement les trois quarts de mes désobligeantes remarques. Sinon, je suis bien forcé de les maintenir provisoirement, et je prie ces adolescents de considérer qu’il ne tient qu’à eux de les faire paraître vraies ou calomnieuses.

{p. 215}

Chirurgie. §

Je suis un ignorant, et je m’adresse à des ignorants comme moi. Je tâcherai d’ailleurs de m’exprimer modestement.

Voici quelques petites choses que je viens d’apprendre touchant la chirurgie.

* * *

Deux inventions, comme vous savez, l’ont transformée de notre temps, ont extraordinairement agrandi son pouvoir : l’application des anesthésiques, et en particulier du chloroforme, et l’antisepsie.

En dix-huit ans, le champ des grandes opérations chirurgicales s’est peut-être décuplé. D’abord limité à l’ovariotomie, il s’est étendu aux tumeurs solides du ventre, aux lésions les plus diverses du foie, de la rate, de l’estomac, de l’intestin, du rein et des poumons. L’opération césarienne est devenue bénigne, l’ouverture du crâne facilement praticable. Les cavernes pulmonaires, l’ulcère de l’estomac, la péritonite tuberculeuse, bien d’autres maladies qui jadis ne regardaient que le médecin, lequel n’y {p. 216}pouvait pas grand’chose, appartiennent désormais au chirurgien. La chirurgie des membres s’est elle-même transformée. Les opérations conservatrices, résections, ostéotomie, suture osseuse, ont réduit à presque rien le nombre des amputations. Le goitre s’extirpe sans danger. Et que ne peut-on espérer de la suture des tendons, des nerfs et, plus récemment, des veines et des artères ?

Songez-y bien : s’il y a quelque fond de vérité dans cette oraison, un peu cynique et vantarde, d’un de mes amis : « Seigneur, épargnez-moi la souffrance physique ; quant à la souffrance morale, j’en fais mon affaire », l’anesthésie et l’antisepsie ont peut-être plus sérieusement amélioré la misérable condition humaine que n’avaient fait soixante siècles d’inventions. Vous vous en apercevrez le jour où vous aurez une tumeur ou une fistule. Réfléchissez que la chirurgie d’aujourd’hui eût pu « prolonger » Bossuet, sauver Racine, sauver Napoléon…

* * *

Mais ce progrès, tout en restant un grand bien, n’a pas donné partout ce qu’on en pouvait attendre. Il fallait, en effet, tout en profitant des merveilleuses facilités de la chirurgie nouvelle, retenir du moins les bonnes habitudes de l’ancienne chirurgie : et c’est ce que tous les chirurgiens n’ont pas su faire.

Les grands praticiens d’autrefois, obligés d’opérer rapidement et sur une chair sensible, torturée, {p. 217}révoltée, hurlante, avaient une extrême habileté de main, une belle énergie, un imperturbable sang-froid. Ces qualités ne paraissant plus indispensables au même degré, beaucoup de nos chirurgiens oublient de les acquérir. La tranquillité que donnent l’anesthésie et l’antisepsie permet à l’opérateur de prendre son temps, de tâtonner, et, n’eût-il qu’une main hésitante et d’insuffisantes notions d’anatomie et de médecine générale, de mener à bien un certain nombre d’opérations jadis réputées malaisées. On a pu devenir, à peu de frais, un chirurgien passable, c’est-à-dire médiocre.

Par suite, l’occasion étant fréquente de faire certaines opérations relativement faciles, les « spécialistes » ont pullulé. Phénomène inquiétant ! Le titre de spécialiste, loin d’indiquer une supériorité, signifie trop souvent que celui qui se pare de ce titre, ne connaissant en effet que l’objet de sa « spécialité », risque de le connaître mal, s’il est vrai que toutes les parties et fonctions du corps soient liées entre elles et dépendantes les unes des autres.

Ainsi, dans bien des cas, tandis que l’anesthésie et l’antisepsie tolèrent la lenteur et la maladresse du chirurgien, la « spécialisation » lui permet, en outre, l’ignorance.

Enfin, chaque perfectionnement de l’outillage et du métier, en amenant une facilité nouvelle, a produit aussi un nouveau relâchement de l’art chirurgical. On a abusé de l’hémostase ; on a, pour une simple {p. 218}hystérectomie, employé jusqu’à quarante et cinquante pinces ; et l’opération durait trois ou quatre heures.

Or, l’abus de l’hémostase préventive n’empêche pas toujours l’hémorragie immédiate ou secondaire, et aggrave sûrement les opérations en les prolongeant. Le meilleur moyen de ne pas perdre de sang est d’opérer vite et de ne pincer ou lier que les artères et les veines de gros calibre. Deux, trois, quatre pinces y suffisent. « Le temps, pour l’opéré, c’est la vie. » Simplification de la technique opératoire, suppression de toutes les manœuvres inutiles, ablation rapide et, autant que possible, sans morcellement, puis sutures minutieuses et aussi lentes qu’on voudra ; hardiesse à « tailler », soin extrême à « recoudre » : voilà la vérité.

La conséquence, c’est que, pour exceller dans la première partie de ce programme, le chirurgien doit avoir, avec une connaissance toujours présente de tout le corps humain, un sang-froid inaltérable, un regard lucide et sûr, une main délicate et intelligente, et comme des yeux au bout des doigts, une initiative toujours prête, la puissance d’inventer ou de modifier, à mesure, les procédés de son art, une faculté divinatoire, bref un « don », aussi rare peut-être, aussi instinctif et incommunicable que celui du grand poète ou du grand capitaine. On naît chirurgien, comme on naît poète ou rôtisseur.

« L’art de la chirurgie est personnel.

{p. 219}« Tout chirurgien vraiment digne de ce nom doit avoir conscience de sa sagacité, de ses aptitudes. Il doit savoir juger ce qu’il peut, ce qu’il doit entreprendre.

« Il lui est permis alors de s’affranchir de toute tutelle et de s’enhardir à des opérations nouvelles et originales : il les réussira d’emblée. »

C’est par ces fières paroles que se termine l’Introduction de la Technique chirurgicale du docteur Eugène Doyen, où j’ai puisé mon érudition d’aujourd’hui. Cette introduction est admirable de fermeté impérieuse, et si clairement écrite qu’elle peut être lue, avec le plus vif intérêt, même des profanes.

Je ne vous dirai pas — car je n’en sais rien — si le docteur Doyen surpasse ses anciens maîtres, Championnière, Terrier, Périer, Labbé, Guyon, — et Bouilly qu’il vénère entre tous et admire, — et les Pozzi et les Second, et tels autres chirurgiens célèbres que vous pourriez nommer. Mais je sais que sa réputation est immense, et plus européenne encore que française ; qu’il est plein d’idées, fertile en inventions, et mécanicien et chimiste presque autant que chirurgien ; qu’il s’est élevé seul, en dehors des cadres officiels et des académies, et que son exemple est excellent à une époque où nous commençons à connaître mieux le prix de l’énergie individuelle et de ses œuvres.

Surtout, je l’ai vu « au travail » ; et — expliquez-moi {p. 220}cela, — bien que je ne pusse le comparer, je l’ai senti supérieur. J’ai compris, en le voyant, cet axiome de sa préface : « Le chirurgien doit être un artiste et non pas un manœuvre », et cette tranquille déclaration : « On a objecté que mes procédés étaient dangereux et inaccessibles à la majorité des opérateurs. Je regretterais qu’il en fût autrement. Il est temps que l’on sache que le premier venu ne peut s’improviser chirurgien. »

* * *

C’est un spectacle très prenant que celui d’une grande opération chirurgicale, surtout dans les cas où, le diagnostic n’ayant pu être entièrement établi, un peu d’aléa et d’aventure achève de la dramatiser.

D’abord, tout cet appareil compliqué, précis, luisant et froid ; ces multiples et fins instruments faits pour couper, percer, pincer, brûler, scier, limer, tordre, et qui éveillent en nous l’idée de sensations atrocement aiguës et lancinantes ; puis cette pauvre nudité exposée sur le lit opératoire, et qui (nous y pensons fraternellement) pourrait être la nôtre ; ce mystère violé de nos plus secrets organes ; cet aspect de corps éventré sur un champ de bataille ; la vue du sang, et des entrailles ouvertes, et des plaies béantes et rouges, vue qui serait insoutenable si le malade sentait, mais qui n’est que suprêmement émouvante puisqu’on a la certitude qu’il ne souffre pas et l’espoir que, en se réveillant, il {p. 221}aura la joie infinie de se savoir affranchi de la torture ou de la honte de son mal ou de son infirmité…

Et ce spectacle est aussi très bon pour l’intelligence. On conçoit, en voyant faire l’opérateur, un ordre d’activité qui vous est complètement étranger, — aussi étranger que celui du grand compositeur ou du grand mathématicien. On essaye de s’imaginer les préoccupations habituelles, l’état d’esprit, les impressions, les angoisses et les plaisirs de cet homme qui taille cette chair, qui répare ces organes, qui refait de la vie d’une manière plus visible, plus immédiate et plus sûre que le médecin, et qui a l’orgueil de créer presque après le Créateur. On songe qu’il doit éprouver, dans sa besogne libératrice, une sorte d’exaltation austère ; qu’il doit, à sa façon, « aimer le sang »… On se dit que le plus grand bienfait qu’un homme puisse attendre d’un autre homme, c’est le chirurgien qui le dispense. Et cela nous rend modestes sur la littérature.

Enfin, comme il s’agit ici, après tout, de choses qui se voient et se touchent, il suffit au spectateur le plus ignorant de connaître le but poursuivi pour s’intéresser aux gestes de l’opérateur. On s’associe aux explorations de ses doigts, à ses découvertes, à ses hésitations, à ses décisions, aux « réussites » successives dont se composera l’opération totale. On le suit avec une curiosité passionnée ; on le seconde de la ferveur de son désir ; on a pour le « patient » une sympathie, une pitié qu’on ne saurait {p. 222}dire, et, dans ce drame de vie ou de mort, on fait des vœux passionnés pour le triomphe de la vie. Non, il n’est pas de tragédie écrite qui égale, en intensité d’émotion, cette tragédie sans paroles.

* * *

Puisque j’ai dû au docteur Eugène Doyen quelques-unes de mes émotions les plus rares — émotions artistiques, car le bon sorcier était beau à voir ; il respirait la force et la joie dans sa fonction salutaire et sanglante, et je sentais le « drame » conduit par une main délicate et forte, et cette main elle-même dirigée par une intelligence audacieuse et inventive ; — puisque, d’autre part, ce poète du scalpel m’apparaît comme un des hommes les plus évidemment prédestinés à diminuer parmi nous la somme du mal physique, pourquoi ne vous le dirais-je pas ?

Donc je vous le dis, — bien moins pour sa gloire que par amour des malades, des infirmes, de tous les malheureux que ronge un ulcère, qu’une tumeur dévore ou qu’une difformité humilie.

{p. 223}

Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d’orléans. §

Chers élèves,

L’éloquent et généreux discours que vous venez d’entendre me facilite le commencement du mien. Car j’étais charmé, sans doute, mais un peu étonné et inquiet d’avoir à présider cette cérémonie. Je remercie donc M. Vacherot de m’avoir présenté à vous, et, comme vous pensez bien, je ne lui en veux pas d’avoir si gracieusement amplifié mes titres. Au reste, si je n’ai pas été élevé dans votre vieux lycée et si je ne suis qu’un Orléanais intermittent, cela n’empêche point, j’imagine, que je ne sois un très bon Orléanais tout de même ; que, en dépit des exils forcés, il n’y ait un coin de ce pays de Loire où est une part de mon cœur, et qu’ainsi je ne me trouve aisément avec vous en communauté de sentiments, de souvenirs et d’affections.

{p. 224}De quoi vous parlerai-je donc, mes chers compatriotes, si ce n’est de votre pays, si ce n’est de vous-mêmes ? Chaque province de France a sa marque, son caractère. Votre marque, à vous, n’est pas une des moins distinguées. On sait partout ce qu’il faut entendre par l’esprit des guêpins. C’est un esprit fait de raillerie, et aussi de bon sens et de modération ; fin, tempéré, harmonieux, comme les lignes et les teintes de vos paysages. Or, puisque c’est ainsi qu’on vous définit, je vous dirai : — Tâchez de ressembler à votre définition.

Oui, je sais bien, être modéré, cela ne paraît très reluisant au premier abord. Et il est vrai qu’il y a des gens chez qui la modération des idées se confond avec le désir de conserver leur bien et l’attachement aveugle à un état social qui sert leurs intérêts. Mais celle que je vous recommande est tout autre chose : elle est formée d’un sens très-vif du réel, qui n’est pas simple, et du possible, qui est limité, et de l’habitude de considérer les aspects divers et contraires des questions ; elle est le produit naturel de l’esprit critique. Et elle n’exclut pas la générosité, le sacrifice de soi ; car le bon sens même et l’expérience enseignent que nous sommes tous solidaires et que l’égoïsme est, en fin de compte, une plus grande duperie que le dévouement.

Cette modération-là est en train de devenir, par ce temps de modes outrancières, de cabotinage et de snobisme — en littérature, en art et, dit-on, en {p. 225}politique — quelque chose de rare et d’original ; j’ajoute de méritoire : car les idées extrêmes, plus frappantes, plus faciles à développer, ont bien meilleur air aux yeux des ignorants et sont généralement d’un profit plus immédiat pour ceux qui les professent. Il peut donc y avoir du courage et du désintéressement dans cette ironique modération orléanaise. Et, au surplus, si je vous recommande cette sobre vertu là où elle diminue les chances d’erreur et de malfaisance, il est des sentiments où je ne vous conseille plus du tout d’être modérés : c’est l’amour du bien et c’est l’amour du pays.

Nous avons, nous autres, cet avantage qu’il nous est presque impossible de distinguer notre petite patrie de la grande… Certes nous aimons et nous honorons les autres provinces. L’Île-de-France peut dire : « J’ai Paris » ; la Lorraine : « Je suis la frontière » ; la Flandre : « J’ai lutté pour la liberté des communes et j’ai vu quelques-unes des plus belles batailles de la Révolution » ; l’Auvergne : « J’ai Vercingétorix » ; la Normandie : « J’ai conquis l’Angleterre, qui, par malheur, a bien rendu ce mauvais procédé à la France » ; la Bretagne : « Je suis celtique, et les Celtes sont les aînés des Francs » ; la Provence : « Je suis romaine, et Rome fut l’éducatrice des Gaules » ; et ainsi de suite. — Mais l’Orléanais, c’est la France la plus ancienne, vera et mera Gallia ; son histoire ne fait qu’une avec celle de la royauté, et le sort de votre ville a été, à maintes reprises, celui de {p. 226}la France même. Un des ouvrages qui, au XIIIe siècle, ont commencé notre jurisprudence, s’appelle : Établissements de France et d’Orléans.

Si votre esprit semble, à bien des égards, comme une moyenne délicate de l’esprit français, c’est peut-être que votre province est, historiquement, la province centrale par excellence. — Ici, plus aisément que partout ailleurs, on conçoit ce que signifiait déjà la Chanson de Roland quand elle parlait de « France la doulce ». Vous avez le plus délicieux des fleuves. La Loire est une femme : elle a la grâce — et de terribles caprices. La Loire est une reine : les rois l’ont aimée et l’ont coiffée d’une couronne de châteaux. Quand on embrasse, de quelque courbe de sa rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air, et, non loin, quelque château ciselé comme un bijou, qui nous rappelle la vieille France, ce qu’elle a été et ce qu’elle a fait dans le monde, l’impression est si charmante, si enveloppante, qu’on se sent tout envahi de tendresse pour cette terre maternelle, si belle sous la lumière et si imprégnée de souvenirs.

Vous avez la Loire, et vous avez Jeanne d’Arc. Elle est tellement à vous que je ne puis pas ne pas vous parler d’elle. Elle est à vous autant qu’elle est à Domrémy, autant qu’elle est à Reims, autant qu’elle est à Rouen. Car sa route glorieuse ou douloureuse, de Lorraine en Normandie, enveloppe {p. 227}toute la France comme d’une ceinture : et ainsi la Pucelle continue toujours son œuvre, et, morte depuis tantôt cinq siècles, elle contribue aujourd’hui encore au maintien de l’unité française, puisque le culte de Jeanne d’Arc, pieusement entretenu à toutes les étapes de son tragique pèlerinage, est un des sentiments par où cette unité est rendue sensible et se conserve vivante.

On peut tirer de la vie de la Pucelle, comme d’une vie de sainte, toutes sortes de leçons. En voici une que j’adresse particulièrement à ceux d’entre vous qui s’en iront d’ici sans lauriers.

Jeanne était certes fort intelligente : il y a de la finesse, outre la sublimité, dans ses réponses à ses juges ; on a d’elle une sommation au roi d’Angleterre, qui est éloquente dans sa forme ingénue ; et, d’autre part, un officier d’artillerie démontrait, il y a quelques années, que Jeanne, dans la conduite des opérations militaires, avait eu du coup d’œil et de la décision. Mais, avec tout cela, il est évident que son don propre ne fut pas le génie des lettres ni le génie de la guerre, mais le génie du cœur.

C’est par là qu’elle fut incomparable. On peut dire que cette paysanne a autant inventé et créé, dans l’ordre du sentiment, qu’un Newton dans la science ou un Corneille dans la poésie. Car elle a, en quelque façon, réinventé la patrie, par-delà l’attachement au coin de terre natal et par-delà le service d’un roi où d’un seigneur. Elle a été, en son temps, {p. 228}un cœur plus large et plus aimant que tous les autres. Petite fille d’un petit village de la frontière, elle a souffert de ce que souffraient de pauvres gens à cent lieues, à deux cents lieues de là ; elle a conçu, entre eux et elle, un lien d’intérêts, de souvenirs, de traditions, de fraternité, de dévouement à un même homme, le roi, représentant de tous. Ce lien, elle l’a si profondément senti, que ce sentiment l’a faite capable d’actions héroïques ; que, par là, elle a révélé ce lien à beaucoup d’hommes de son siècle et l’a rendu plus réel qu’il n’était auparavant. Voilà l’invention de Jeanne d’Arc. Avoir trouvé cela est, certes, aussi beau et même aussi original, aussi surprenant, que d’avoir découvert la loi de la gravitation ou d’avoir écrit le Cid. À cause de cela, la gloire de Jeanne d’Arc est au-dessus de toutes les gloires ; et, pourtant, je le répète, elle n’eut aucune science et elle n’eut point une puissance intellectuelle extraordinaire : elle n’eut que de la bonté, de la pitié et du courage. Seulement, elle en eut autant qu’on en peut avoir.

Eh bien, chers élèves, il ne tient pas à vous d’être de grands savants, de grands écrivains, ni même, pour commencer, d’emporter tous les prix du Lycée ; mais il ne tient qu’à vous d’avoir du courage, de la loyauté, de la bonté. Et, par conséquent, il dépend de vous de devenir, aux yeux de Dieu et même des hommes, des créatures d’une qualité pour le moins égale à celle d’un grand savant, d’un grand capitaine {p. 229}ou d’un grand artiste. Ne vous attristez donc pas, pourvu que vous ayez bien travaillé (car il n’est pas dans ma pensée d’absoudre les paresseux), ne vous attristez pas de n’être point des forts en thèmes ou des forts en mathématiques, puisque, si vous le voulez, votre vraie valeur humaine, et celle qui compte le plus, est absolument entre vos mains.

Je vous ai parlé de votre esprit, de votre pays et de votre héroïne. Soyez fidèles au premier, aimez le second, vénérez la troisième ; et, puisque les sentiments sincères ne manquent jamais de se traduire par des actes, ce sera là, pour vous, un sérieux commencement de vie morale. Vous êtes d’une si bonne province, et si française, que, rien qu’en étant profondément des gens de chez vous, vous avez des chances de valoir déjà quelque chose.

{p. 230}

Discours prononcé à la société des visiteurs des pauvres. §

Mesdames, Messieurs,

Vous connaissez le mot d’Augier. Une dame, venant d’entendre un prédicateur à la mode, s’écrie avec admiration : « Il a dit sur la charité des choses si nouvelles ! — A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire ? » demande quelqu’un. Des choses nouvelles, je crois bien que, sur ce sujet-là, on n’en trouve guère depuis l’Évangile. Je ne vous en dirai donc point : je ne ferai que vous répéter à ma manière ce que j’ai lu dans le simple et éloquent rapport de M. René Bazin, et ce qui était auparavant dans vos esprits et dans vos cœurs.

Ne nous flattons point. Être charitable même au hasard et sans discernement, cela déjà veut un effort. Les pharisiens, peu estimés de Jésus, donnaient la dîme. Or, c’est déjà très rare de donner le dixième de son revenu. Il y a des gens, même riches et assez {p. 231}bons, pour qui ce serait un véritable arrachement. Mettons cependant tout au mieux. On a, je suppose, bonne volonté. On fait assez volontiers l’aumône. On la fait sans orgueil. On la fait dans une pensée de réparation et de restitution, comme le recommandaient les Pères de l’Église pour qui la conception romaine de la propriété — jus utendi et abutendi — était une damnable erreur, et aux yeux de qui certaines fortunes démesurées étaient par elles-mêmes un scandale et un péché.

Mais, avec les meilleures intentions et le plus ferme propos de n’être point égoïste ni avare, on est souvent fort embarrassé. Dans les petits groupes ruraux, même dans les petites villes, on sait où sont les pauvres et qui ils sont. À Paris il en va autrement. Un des crimes de la civilisation industrielle et scientifique, c’est, en entassant les têtes par millions, d’isoler les âmes. Dans ces agglomérations des grandes villes où les riches et les pauvres ne se connaissent point et sont plus séparés par les mœurs qu’ils ne l’étaient jadis par les institutions, où toute communication semble coupée entre ceux qui pâtissent et ceux qui seraient disposés à les secourir, et où, par surcroît, on a à se garder des professionnels de la mendicité, il y a une chose aussi difficile que l’effort de donner, c’est de savoir à qui donner ; c’est d’atteindre les pauvres.

Et les atteindre n’est pas tout ; on voudrait leur apporter un soulagement efficace. Il en est parmi {p. 232}eux, dont la misère est telle — quelquefois, hélas ! à cause de leurs vices — qu’elle ne peut être, pour ainsi dire, qu’entretenue et prolongée. Ce n’est pas que vous vous désintéressiez de ceux dont le cas paraît sans remède, ni même des misérables qui ne sont pas vertueux. Mais vous ne pouvez tout faire et vous êtes bien obligés de vous en remettre, pour empêcher ceux-là de mourir de faim, à des œuvres plus anciennes et plus riches que la vôtre. Ce que vous vous proposez, c’est justement d’enlever des recrues possibles à la sombre et dolente armée du vice pauvre et de la détresse sans espoir. Vous recherchez ceux qui peuvent encore être sauvés. L’article premier de vos nouveaux statuts, fruit d’une expérience généreuse, définit ainsi votre objet : « La Société des Visiteurs a pour but de venir en aide à des familles qui, se trouvant dans l’impossibilité momentanée de subvenir à leurs besoins, sont reconnues susceptibles d’échapper, grâce à un appui temporaire, à la misère définitive ».

Quand vous avez trouvé vos pauvres, une seconde difficulté se présente : c’est d’établir entre eux et vous des rapports vraiment affectueux et qui leur semblent, à eux comme à vous, « naturels ». Il n’est pas commode d’aborder les pauvres d’un air qui soit exempt d’affectation, qui ne sente ni un effort trop grand ni, d’autre part, le contentement de soi et le sentiment de sa supériorité. Ces gens, que vous voulez aider sont souvent très différents de vous par {p. 233}l’éducation, par les manières, par tout le détail de la vie extérieure. Ils ne sont pas toujours agréables à voir. Il y a chez eux des choses qui peuvent d’abord vous choquer, et l’impression que vous en recevez risque de vous donner un air de contrainte. Par suite, il est à craindre que le premier mouvement de vos clients ne soit la défiance, et que cette défiance ne fasse bientôt place à l’hypocrisie.

Surtout, il faut se garder de l’affreuse « condescendance » de certains philanthropes. Il faut venir aux pauvres comme de plain-pied. Il faut les convaincre que nous les aimons tout simplement parce qu’ils sont des hommes comme nous ; et je ne sais qu’un moyen de les en convaincre, c’est de les aimer en effet.

Les aimer… cela ne va pas tout seul. Pour en arriver là, les personnes pieuses trouvent une aide merveilleuse dans leur foi. Elles croient au prix inestimable et à la sainte égalité des âmes rachetées par le même Dieu. C’est en ce Dieu qu’elles les aiment, et, en travaillant pour les pauvres, elles travaillent pour lui. Rien, j’imagine, n’égale en puissance ces mystérieuses raisons.

On peut néanmoins concevoir d’autres excitants d’une vraie charité, d’un sincère amour des hommes. C’est d’abord le sentiment de la solidarité humaine, laquelle est un fait, quoique nous ne l’apercevions pas toujours. C’est l’idée que chacun est intéressé au bien-être et à la santé morale de tous, et inversement ; {p. 234}et que si la société, dont nous ne retirons, nous autres, que bénéfices, commet des erreurs ou des oublis et fait des victimes, nous en devenons responsables, pour notre part, dès que nous nous retranchons dans notre égoïsme. C’est encore l’idée que, seul, un hasard heureux nous a préservés des nécessités qui oppriment les pauvres et qui parfois les réduisent à un abaissement moral que nous aurions peut-être subi comme eux si nous avions été à leur place, mais qui, d’autres fois, développent en eux des vertus dont nous n’aurions peut-être pas été capables. C’est aussi un sentiment de fraternité dans la souffrance, la faiblesse et l’ignorance communes à tous les hommes, riches ou pauvres. C’est enfin la préoccupation de ne point laisser décroître, par notre faute, la somme de vertus indispensable à la vie de l’humanité, et de sauver de ce trésor fragile et nécessaire tout ce qui peut encore en être sauvé ; c’est le désir de rechercher s’il ne subsiste pas, chez ces êtres accablés, humiliés et ulcérés par leur triste destinée, quelques germes de noblesse et de dignité morale, de préserver ces germes et de les faire fructifier ; bref, d’« élever » les malheureux par la manière dont on leur tend la main.

Ils vous accorderont peu à peu leur confiance, s’ils sentent en vous une fraternelle pensée et que vous ne vous croyez pas meilleurs qu’eux ni d’une essence supérieure. En étant très simples et très francs ; en y mettant, s’il se peut, de la bonhomie ; {p. 235}en les traitant comme des hommes ; en respectant d’avance — sans vains discours, mais par votre façon d’être — la dignité que vous leur supposez, vous la ferez renaître en eux. Des conseils, des recommandations, des services plutôt que des aumônes ; l’aide spirituelle, qui rend efficace le secours matériel et l’empêche d’être humiliant, voilà la vérité. Vous l’avez parfaitement compris. La forme que vous savez donner à votre charité implique que vous regardez le pauvre comme étant moralement votre égal et comme n’étant pas incapable de le devenir même socialement. Dès lors, vous pouvez causer ensemble. Tout cela, je le répète, est délicat dans la pratique, demande de la patience, de la finesse, du tact. Mais ce tact, vous l’aurez si vous avez de la bonne volonté et un bon cœur.

Vous en serez récompensés, soyez-en sûrs. L’esprit de votre société est excellent : il n’a rien d’étroit, rien d’administratif ni de formaliste. Il respecte votre liberté et vous excite même à en user : il développe en vous l’initiative, l’effort individuel, tout comme si vous étiez des Anglo-Saxons. Votre œuvre vous fait mieux connaître la vie et les hommes. En sorte que la charité, comme vous l’entendez, non seulement sauve et élève les autres, mais vous améliore vous-mêmes et vous fortifie ; que c’est à vous-mêmes aussi que vous la faites, et que vous êtes les obligés de vos obligés.

Je suis étonné des propos édifiants que je vous ai {p. 236}tenus, et j’en éprouve quelque pudeur, car mes paroles valent évidemment mieux que moi. Mais vous ne m’accuserez pas d’avoir voulu me faire valoir en les prononçant, puisque je vous ai prévenus que ce que j’exprimerais ici, ce seraient vos propres pensées.

{p. 237}Au Gymnase : Les Transatlantiques, comédie en quatre actes, de M. Abel Hermant. — À la Comédie-Française : Catherine, comédie en quatre actes, de M. Henri Lavedan. — Aux Variétés : Nouveau Jeu, comédie en sept tableaux, de M. Henri Lavedan. — À la Renaissance : L’Affranchie, comédie en trois actes, de M. Maurice Donnay.

Oui, j’en serais persuadé depuis quinze jours si je ne l’avais été déjà auparavant, la critique impersonnelle est le vrai ; et « l’application de la doctrine évolutive à l’histoire de la littérature et de l’art » est presque seule « capable de communiquer au jugement critique une valeur vraiment objective »5. Je voudrais donc, de bon cœur, juger d’après cette méthode les comédies que ce dernier mois nous a apportées. Mais je ne vous cache pas que j’y pressens quelques difficultés. Le XVIIIe siècle a eu des douzaines d’auteurs dramatiques, qui ont écrit des centaines de pièces. Or je ne pense pas que la méthode évolutive et la critique impersonnelle puissent retenir, comme significatifs, plus de cinq ou six de ces auteurs, ni plus d’une vingtaine de ces ouvrages. — C’est {p. 238}par centaines que le XIXe siècle compte ses dramaturges, et c’est par milliers qu’il compte leurs comédies. L’éloignement permet sans doute d’en faire le triage pour la période antérieure à 1870, de discerner tout en gros celles par qui s’est faite l’évolution du théâtre, et de dessiner sommairement la « courbe » de cette évolution. Mais quel moyen avons-nous de connaître la valeur historique des comédies du dernier mois, et de savoir quelle place elles occuperont dans l’histoire littéraire, ou même si elles y occuperont une place ?

Si pourtant je crois entrevoir qu’aucune d’elles n’est destinée à « marquer une date » (et je vous ai déjà dit qu’il y avait eu des chefs-d’œuvre dans ce cas), suis-je du moins capable de fixer la valeur intrinsèque des Transatlantiques, de Catherine, du Nouveau Jeu, de l’Affranchie et de Paméla, et d’en faire une critique qui soit véritablement « impersonnelle » et « objective » ? Ces œuvres sont trop près de moi pour cela. L’esprit et la sensibilité qui s’y rencontrent sont trop « miens », j’entends qu’ils sont trop l’esprit et la sensibilité d’aujourd’hui pour que je ne risque point soit de m’y complaire, soit de m’en défendre avec un zèle excessif. — Et ce n’est pas tout. Supposez qu’un critique, ayant à parler des auteurs dramatiques du mois, se trouve avoir, avec tous, commerce d’amitié ou de camaraderie. Sera-t-il libre, même en s’y efforçant ? ou, s’il s’y efforce, ne tombera-t-il pas d’une indulgence trop {p. 239}molle dans une défiance trop inquiète et trop armée ? Et le dessein d’être stoïque contre un ami ne peut-il pas être aussi une cause d’erreur ?

Il reste que je « juge », si j’ose encore m’exprimer ainsi, les cinq dernières productions de notre art dramatique d’une manière toute subjective et sur le plaisir qu’elles m’ont fait. Ce n’est pas glorieux, mais c’est tout ce que je puis.

Il n’y a peut-être de critique digne de ce nom que celle qui a pour objet des œuvres suffisamment éloignées de nous et dont nous sommes personnellement détachés. Encore faut-il qu’elle porte sur d’assez vastes ensembles pour que nous y puissions saisir les justes relations que soutiennent entre elles les œuvres particulières. La critique au jour le jour, la critique des ouvrages d’hier n’est pas de la critique : c’est de la conversation. Ce sont propos sans importance. Et c’est très bien ainsi. À considérer dans quel rapport numérique sont les œuvres significatives et durables avec celles (souvent charmantes) que négligeront les historiens de la littérature, on voit que cette critique écrite sur le sable ne convient pas mal à des comédies dont si peu paraîtront un jour gravées sur l’airain.

Après cela, ce n’est pas nécessairement juger de travers que de juger d’après son plaisir. Car notre plaisir vaut en somme ce que nous valons. Il n’est pas seulement un effet de notre sensibilité : il dépend aussi un peu de notre raison, de notre goût, {p. 240}de notre expérience, même des dispositions et habitudes de notre conscience morale. Un esprit « bien fait » (je sais d’ailleurs ce que cette épithète sous-entend de postulats et qu’on ne peut écrire une ligne sans affirmer quantité de choses) ne saurait prendre un plaisir complet et sans mélange à une pièce qui, par exemple, n’est pas harmonieuse et mêle deux genres distincts et contraires ; — à une pièce mal composée et qui, après l’exposition, s’en va visiblement au hasard ; — à une pièce sur la vérité et la qualité morale de laquelle l’auteur paraît s’être mépris ; — à une pièce où la prétention vertueuse du dénouement fait un contraste trop fort avec l’excitation sensuelle qu’elle nous a auparavant donnée ; — à une pièce encore où l’action est réduite à un tel minimum que les conditions essentielles et naturelles de l’art dramatique y semblent presque méconnues, etc. Et ainsi la critique impressionniste et personnelle, si humble mine qu’elle ait au prix de l’autre, n’en est pas, du moins, l’opposé, comme on le croit communément. Elle peut, quelquefois et de très loin, lui préparer sa besogne, en commençant pour elle, modestement, le triage des œuvres.

M. Abel Hermant était, certes, de force à écrire la comédie du grand mariage franco-américain. Cette comédie, il l’a commencée ; il a même fait, et très bien fait, quelques-unes des scènes qu’elle comporte. {p. 241}Le jeune duc de Tiercé, ayant épousé pour ses dollars la fille d’un Yankee milliardaire, est puni, et très logiquement, de sa prostitution, car c’en est une. Ce pleutre ayant continué d’entretenir sa maîtresse avec l’argent de sa femme et se trouvant de nouveau criblé de dettes, le beau-père, Jerry Shaw, vient remettre les choses en ordre. Il tient à son gendre ce discours plein de sens : « Le mari est celui qui « fait de l’argent », comme nous disons, pour subvenir aux besoins et aux caprices de sa femme. Vous, c’est le contraire. C’est votre femme qui « fait de l’argent » pour vous. Vous êtes donc la femme, la petite femme. Par suite, vous devez la fidélité à ma fille, qui est le mari puisqu’elle a la fortune. Ça n’empêche pas que vous ne soyez gentil, très gentil… » Et, tout en lui parlant, il lui tapote les joues comme à une petite femme, en effet ; et il apparaît ici que le jeune duc est qualifié et traité, fort exactement, comme il le mérite.

Très bien vue aussi, la rencontre de la race d’outre-mer avec la nôtre, et les surprises et malentendus qui en résultent. Jerry Shaw réduit d’un million à 300.000 francs la créance des usuriers de son gendre. Quoique ceux-ci n’y perdent rien, le duc n’accepte pas cet arrangement, car enfin c’est pour un million qu’il a donné sa signature. Et sans doute ce raffinement de probité est beau : mais où étaient les scrupules de notre gentilhomme quand il empruntait, pour des plaisirs extra-conjugaux, un argent {p. 242}qu’il savait bien ne pouvoir jamais rembourser lui-même ? Ainsi éclate ce qu’il y a d’artifice et de vanité dans la conception de l’« honneur » aristocratique quand il se sépare de la simple honnêteté, et ce que cette conception a d’inintelligible pour l’esprit pratique d’un marchand américain.

Très vraie encore, la jeune duchesse yankee. Elle reste bien une fille de son pays. Elle approuve son père ; et, quand le duc lui rapporte avec indignation comment Jerry a maté le syndicat des usuriers : « Vous croyez, lui dit-elle, que je vais faire comme la marquise de Presle ? Vous attendez « le coup du Gendre de Monsieur Poirier » ? Eh bien, non, mon ami. Je ne suis pas d’ici, moi, et vous me l’avez trop laissé comprendre. » Mais tout de même, dans le fond, elle sent ce qui lui fait défaut ; elle a le respect et la superstition du seul luxe qui manque aux rois de l’or du nouveau monde : l’ancienneté des noms et des souvenirs, une tradition, des meubles et des portraits de famille, et les façons d’être qui sont liées à cette ancienneté. Et ce respect est bien celui qu’on a pour les choses qu’on achète : il est mêlé de quelque secrète mésestime. On respecte ces choses-là, parce qu’on les paye très cher ; mais, parce qu’on les paye, on les tient un peu au-dessous de soi.

Non moins finement rendu, le sentiment complexe, fait de mépris et d’émerveillement, qu’inspire à l’Américain Jerry ce futile Paris, ville de {p. 243}joie et capitale du plaisir. Et toutefois il est une scène où la grâce de Paris, tout simplement incarnée dans une fille galante qui n’est pas bête, touche décidément le Yankee positif et péremptoire ; où il balbutie des paroles de désir qui jamais auparavant n’étaient montées à ses lèvres rases ; et où il abdique et se fait humble, ou presque, devant la volupté du vieux monde. Et cela est exquis.

Bref, les Transatlantiques sont pleins de fragments de comédie sérieuse et quelquefois profonde. Par malheur ces fragments précieux sont noyés, emportés dans un flot tumultueux d’opérette. L’entrée de la tribu des Shaw dans le salon des Tiercé ressemble à une invasion de Peaux-Rouges. Cela continue pendant trois actes ; et cela, il faut le dire, est d’un amusement extraordinaire ; même, sous l’outrance exaspérée de la bouffonnerie, un peu de vérité transparaît encore çà et là ; on devine que l’auteur a voulu signifier que, en dépit de M. Demolins et de moi-même, quelque chose d’irréductible s’oppose à ce que nous soyons jamais des Anglo-Saxons, quelque chose d’intime et de séculaire qui est heurté, bousculé, offensé par ce qu’on sent de brutal et d’insociable dans ces pétarades de l’individualisme et dans ces excessives énergies transatlantiques, — et enfin par l’impudeur de ces « flirts », la pudeur étant mieux comprise, malgré tout, par le vieux peuple corrompu que nous sommes. — Mais, {p. 244}tout cela, M. Hermant le signifie avec trop de violence, et par des traits d’une convention par trop folle. Si bien que, lorsqu’il sort de l’opérette pour rentrer dans la comédie et redevient sérieux pour réconcilier tant bien que mal le duc et la duchesse, nous n’y sommes plus du tout. Cette pièce, où abondent l’observation la plus fine et l’imagination la plus farce, souffre de la plus déconcertante duplicité de ton. C’est là son seul défaut ; mais il est, j’en ai peur, rédhibitoire.

M. Henri Lavedan a fait un tour de force charmant. Il nous a donné, dans la même quinzaine, Catherine et le Nouveau Jeu, c’est-à-dire la comédie la plus effrontément attendrissante et vertueuse, et la plus effrontée peinture de mauvaises mœurs amusantes. Et le plus fort, c’est que, dans l’une et l’autre entreprise (j’en suis persuadé pour ma part), il a été également sincère ; j’entends qu’il a également suivi son goût et contenté son cœur et son esprit. Car il y a chez lui un fonds de candeur intacte, une âme « vieille France », des restes sérieux de bons principes, d’éducation religieuse et provinciale, un penchant aux attendrissements honnêtes, et qui ne craint même pas un rien de banalité, tant il est certain de sauver tout par la grâce. Mais en même temps M. Lavedan est un observateur pittoresque, aigu, hardi, et qui se grise volontiers de sa propre hardiesse ; un {p. 245}moraliste hanté de la peur que quelque autre moraliste n’aille encore plus loin que lui dans la peinture du vice contemporain et ne paraisse donc encore plus moral. Et c’est l’homme sensible et bon qui a fait Catherine, et, c’est le satirique un peu fiévreux qui a fait le Nouveau Jeu : mais les intentions de celui-ci égalent en pureté les intentions de celui-là ; et tous deux font bien un seul et même homme.

Tout ce qui pouvait le mieux charmer l’âme enfantine du public, et aussi tout ce qui était le plus propre à arracher du cœur soulagé des « honnêtes gens » le fameux : « Ouf ! » que provoqua jadis l’Abbé Constantin, tout ce qu’il y a de Berquin dans Jules Sandeau, de Bouilly dans Octave Feuillet, et de Mme de Genlis dans Émile Augier, M. Lavedan l’a résolument fourré dans Catherine, en y ajoutant encore du sien. Il n’a pas été chercher loin son sujet. Il a simplement transporté dans un décor d’à présent le conte éternellement aimable du roi qui épouse une bergère pour sa vertu. Le petit duc de Coutras, jeune homme à la fois vertueux et passionné, s’est mis à adorer la maîtresse de piano de sa sœur, Mlle Catherine Vallon. Il dit à sa mère : « Je veux l’épouser. » La bonne duchesse fait quelques objections, qu’elle est ravie de voir repousser par l’impétueux jeune homme, et dit : « Tu as raison, j’irai moi-même demander la main de Mlle Catherine. » — Puis, c’est l’intérieur pauvre et décent des Vallon : le père Vallon, bonhomme {p. 246}à longs cheveux, naïf et timide, organiste à Saint-Séverin ; la petite sœur poitrinaire qui fait des abat-jour ; et la bonne Catherine qui, presque dans le même moment, pioche son piano, coud à la machine, réconforte son père, aide sa petite sœur, et fait le pensum de l’aîné de ses petits frères : immuablement souriante, comme l’automate même de la vertu. Puis, c’est l’entrée de la duchesse, l’effarement du bon organiste, la demande en mariage… et le refus de Catherine.

Mais voilà le malheur. Si Catherine refuse, ce n’est pas du tout parce qu’elle est une fille raisonnable, je veux dire une fille à qui l’idée ne serait jamais venue d’aimer un duc (car, outre que, dans la réalité, l’occasion en est si rare que ce n’est pas la peine d’en parler, ces idées-là ne viennent que quand on le veut bien). Non, c’est que Catherine, un peu auparavant, a engagé sa foi à un brave garçon, Georges Mantel, qui l’aime depuis longtemps, pour qui elle a de l’estime et de l’amitié, et dont les six mille francs d’appointements sauveraient la famille Vallon.

Ici apparaît un des plus graves inconvénients du « romanesque », qui, étant une déformation optimiste du monde réel, ne peut absolument pas souffrir que la vertu soit longtemps malheureuse, et qui, dans son désir de la récompenser, ne s’aperçoit pas toujours qu’il lui communique trop à elle-même ce besoin de récompense et qu’il lui ôte quelques-unes {p. 247}des marques auxquelles précisément on la reconnaît. Si Catherine redemandait simplement à Mantel sa parole, elle ne serait pas héroïque, mais du moins elle serait franche. Au lieu de cela, elle lui dit (avec des façons, je le sais, et comme si cela lui échappait) : « Le duc demande ma main. Je suis forcée d’avouer que je l’aime, mais j’ai refusé, car vous avez ma promesse. » Elle dit cela, sachant bien ce que répondra le pauvre garçon, et elle se laisse parfaitement dégager par lui, et elle se résigne assez vite à écrire, sous ses yeux, le « oui » qui la fait duchesse et millionnaire. Bref, elle escompte et exploite la magnanimité de son ami, tout en prétendant garder elle-même les apparences de la générosité dans le moment où elle est le moins généreuse… Elle est hypocrite et faible, — avec circonstances atténuantes, je ne l’ignore pas, — mais elle l’est enfin ; et ce qui me choque, c’est que l’auteur n’a vraiment pas assez l’air de s’en douter.

Hormis cette inadvertance, les deux premiers actes de Catherine forment une moderne berquinade jolie et harmonieuse. Mais il faut poursuivre, et il semble que l’auteur ait éprouvé, ici, quelque embarras.

On a dit : « Il fallait nous montrer les difficultés que trouve l’institutrice devenue duchesse à s’adapter à son nouveau milieu, les fautes qu’elle commet contre le protocole mondain, les luttes qu’elle a à soutenir contre les belles dames du faubourg, etc. » À la bonne heure ; mais c’était sortir du pays bleu, {p. 248}c’était rentrer dans la réalité : et quelle figure eût faite alors l’innocente idylle du commencement ? Ce conte, nous n’y croyons pas : car, des mésalliances de cette force, on a pu en voir, quelquefois, qui étaient l’ouvrage du vice ; de la vertu, jamais. Nous ne croyons pas, dis-je, à ce conte de ma mère l’Oie, mais nous l’aimons. À une condition pourtant : c’est qu’il restera bien un conte. Celui-là ne comporte d’autre suite que : « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » L’histoire de la bergère épousée par le roi est finie lorsque le roi a épousé la bergère.

Voici toutefois ce qu’a ajouté M. Lavedan, parce qu’il se croyait obligé d’ajouter quelque chose. Quand le rideau se relève (six mois après), le jeune duc de Coutras paraît déjà détaché de sa femme. Il lui reproche, notamment, de ne pas savoir monter à cheval, de ne pas avoir assez l’air d’une duchesse, et de le tutoyer devant les étrangers ; et l’on s’étonne que l’intelligente « largeur de vues » et, si je puis dire, l’antisnobisme de ce gentilhomme philosophe aient si peu survécu à son mariage. Il reproche aussi à Catherine la vulgarité du papa Vallon et l’indiscrétion turbulente des petits frères ; et l’on s’étonne que la prudente et fine jeune fille des deux premiers actes ait commis cette erreur, d’installer toute sa tribu au château. On nous a changé notre roi et notre bergère. Horreur ! ils ne sont donc pas parfaits ? Et, là-dessus, voilà qu’une jeune parente du petit {p. 249}duc, Hélène de Grisolles, dont il est aimé depuis longtemps et qu’il n’a pas su deviner, se décide à lui faire sa déclaration en face, avec l’ardente brutalité de Julia de Trécœur ou de Gotte des Trembles ; elle tombe dans ses bras qu’il referme poliment sur elle, et Catherine les surprend dans cette attitude… En vain son mari, soudainement repentant, essaye de la retenir. « Je m’en vais, dit-elle. Une autre femme pourrait pardonner : moi, je ne puis pas ; car on me soupçonnerait toujours d’avoir voulu rester duchesse et millionnaire. » À quoi il n’y a rien à répondre. — Ce seul trait excepté, l’aventure des deux derniers actes pourrait servir de suite à n’importe quel autre mariage aussi convenablement qu’à celui du jeune duc indépendant et de la sage institutrice.

C’est le vertueux Georges Mantel qui arrangera tout. C’est lui, finalement, le héros du drame. Appelé par Catherine, il accourt exprès pour être sublime et pour se sacrifier de nouveau, non sans une emphase bien permise. D’abord bousculé par le duc, il dit à peu près : « J’aimais Catherine, et je vous l’ai donnée. Ce premier sacrifice me donne le droit de commander ici, et de disposer d’elle par une seconde immolation. Je lui ordonne de se réconcilier avec vous. » Ah ! vous voulez de la vertu ? Eh bien, en voilà ! Catherine obéit, et le duc serre respectueusement la main de l’indiscret et héroïque Mantel. La scène, en soi, a quelque grandeur. Pourquoi faut-il que je croie si faiblement à l’histoire qu’elle {p. 250}conclut ? Encore y croirais-je, si les personnages étaient habillés comme dans les Deux Billets ou dans le Bon Père de Florian : mais que ces jaquettes me gênent !

Le succès de Catherine a été éclatant.

Encore plus éclatant, le succès du Nouveau Jeu, qui est le contraire de Catherine et qui est pourtant, à certains égards, la même chose.

Car, si les personnages de Catherine étaient un peu les fantoches aimables de la vertu, les personnages du Nouveau Jeu sont comme les polichinelles du vice « chic », du plaisir enragé, de l’irrespect et de la blague ; et, selon la fantaisie, attendrie ou ironique, de M. Lavedan, ceux-ci et ceux-là semblent s’éloigner également, quoiqu’en sens contraire, de « l’humble vérité ». Mais, je l’avoue, le Nouveau Jeu me plaît davantage, et me plaît même infiniment. Ici d’abord, l’action, très simple, est bien ordonnée et forme un tout. Puis, la joyeuse outrance des types laisse encore voir les attaches qu’ils gardent avec la réalité. Ce n’est, en somme, que le monde de Viveurs, un peu plus agité et épileptique. M. Henri Lavedan n’a fait qu’exagérer jusqu’à la plus intense bouffonnerie la démarche capricante des images qui traversent ces faibles cerveaux, leur inconscience, l’incohérence de leurs associations d’idées, l’imprévu de leurs impulsions, rapides, irrésistibles et courtes comme celles des singes.

Le « nouveau jeu » est de tous les temps. Il y avait {p. 251}dans presque toutes les comédies romanesques du second Empire, un Desgenais qui le définissait avec indignation : « Ah ! vous allez bien, vous autres !… La vertu ? Vieux mot ! La famille ? Préjugé ! La patrie ? Rengaine !… » Vous reconnaissez le thème. Le nouveau jeu est simplement le nihilisme moral. Mais il n’est pas toujours tel qu’on le doive prendre au tragique. Il peut y avoir des ahuris, des jocrisses et des bouffons du nihilisme, qui est, à vrai dire, un bien gros mot pour eux. L’art de M. Lavedan, c’est d’avoir rendu leur néant prodigieusement amusant et gai, et d’avoir, dans leur vide profond, fait craquer et pétiller de fugitifs et fantasques feux d’artifice.

Pour cela, il leur a prêté une langue qu’il a en partie inventée ; et c’est peut être là le mérite le plus rare de sa pièce. L’origine de cette langue, c’est l’argot du boulevard, des cercles et aussi de beaucoup de salons, cet argot recueilli, il y a quinze ans, par Gyp, l’étonnante rénovatrice du genre « Vie parisienne ». Mais, au lieu que, dans la réalité, ils se contenteraient d’user docilement des quelques locutions colorées et canailles qu’ils ont apprises, les personnages du Nouveau Jeu en trouvent continuellement d’inédites ; et leur langage est comme un tissu de métaphores cocasses, de synecdoches débraillées, et de familières et violentes hypotyposes. Et Costard, Labosse, Bobette et les autres nous apparaissent ainsi comme des façons de poètes burlesques.

{p. 252}C’est ce langage, outré, convenu, mais d’un pittoresque et d’un mouvement extraordinaires, et ce sont les innombrables sautes de sentiments et d’idées que ce langage exprime, qui font l’intérêt de la simple et folle aventure de Paul Costard. Joignez-y un renversement presque continuel des rapports normaux entre les personnages, — lesquels sont tous de joyeux « hors-la-loi », et dont la psychologie fait exprès d’être souvent à rebours de toutes les prévisions des psychologues assermentés. — La jeune fille de bonne bourgeoisie que Paul Costard se décide subitement à épouser, c’est aux Folies-Bergère qu’il l’a rencontrée. Lorsqu’il en fait part à sa mère, c’est à une heure du matin, près de la table où traînent les restes d’un souper, et pendant que sa maîtresse attend dans le cabinet de toilette. Et le projet paraît tout à fait drôle à cette bonne mère aux cheveux rouges, « gobée » de Bobette qui un jour, étant malade, a reçu d’elle un panier de vin. — Or, le lendemain, venu chez Labosse pour faire sa demande, qui est instantanément accueillie, Costard reconnaît dans son futur beau-père le vieux monsieur avec qui il a fraternisé l’autre nuit, chez Baratte, à quatre heures du matin : et de se taper sur le ventre, et de se rouler de rire, tant « elle leur semble bonne ». — Peu de mois après, l’idée d’être trompé par sa femme amuse tellement Costard, que Bobette ne peut se tenir de lui apprendre que « ça y est » en effet. « Tiens ! vous ne riez plus » ? dit-elle. « Attends {p. 253}que ça vienne », répond-il. Et ça vient. Et il est vraiment « très bien » dans la scène où, son petit chien sur le bras, il fait constater le « flagrant délit » de sa femme : mais celle-ci est mieux encore lorsqu’elle ôte son corsage, dont les manches la gênent, pour remettre son chapeau, et se fourre ensuite, par pudeur, dans le lit de la chambre garnie. Joignez que Costard ne lui cède en rien quand, surpris à son tour en compagnie de Bobette, il offre le champagne au commissaire et déclare qu’il ne s’est jamais tant amusé. Tout cela, relevé par l’imprévu bariolé des propos, est d’une démence à quoi rien ne résiste.

Démence très attentive dans le fond. La suite des « mouvements d’âme » de Paul Costard est extravagante, mais vraie. À un moment, il raconte « la plus forte émotion de sa vie ». C’était un soir où, ayant « plaqué » une petite amie, il était venu chercher l’apaisement aux Folies-Bergère. Il y vit « sept étalons de l’Ukraine » présentés en liberté. Ces noirs coursiers balançaient lentement leurs têtes surmontées de panaches noirs, ce pendant que l’orchestre jouait une musique solennelle. Et cette musique, ces panaches de corbillard… Paul Costard sentit quelque chose pleurer dans son cœur. De même, après la constatation parallèle des deux flagrants délits, Costard, abandonné par Bobette, et, là-dessus, ayant lu par hasard Paul et Virginie, n’est pas très loin de croire à l’immortalité de l’âme. Pourquoi non ? Que, dans un moment de détresse sentimentale, {p. 254}les chevaux noirs et les cuivres imposants des Folies-Bergère l’aient fait songer à la mort ; que, dans une autre heure mélancolique, la symétrie des deux flagrants délits lui ait paru vaguement providentielle et l’ait rendu vaguement spiritualiste… c’est saugrenu, mais plausible ; nous connaissons cela ; c’est, après tout, d’impressions analogues que sont sorties les Nuits et l’Espoir en Dieu ; et il y a donc, dans Paul Costard, un Musset qui s’ignore ; un Musset « loufoque », pour parler sa langue.

C’est cette démence qui sauve ce que certaines scènes du Nouveau Jeu ont d’extrêmement osé. Lorsque dans la chambre de Bobette, au petit jour, Costard raconte à son amie dans quelles circonstances il a « pincé » sa femme, et que, durant dix minutes, charmée par ce récit, Bobette, en chemise de nuit, fait des sauts de carpe parmi le désordre des draps et des couvertures, ce tableau d’extrême intimité nous effarerait peut-être un peu, si nous ne nous souvenions que nous sommes à Guignol et que nous assistons aux ébats de deux marionnettes. Et puis, l’auteur de Catherine s’est si bien mis en règle avec la vertu qu’on lui peut passer quelques licences.

D’ailleurs, fidèle à son devoir, le moraliste convaincu qui cohabite, chez M. Lavedan, avec le satirique audacieux, surgit au dénouement. Les personnages, calmés, défilent devant le juge d’instruction, qui paternellement les sermonne ; et Bobette, avec l’autorité de l’expérience, donne l’explication de la {p. 255}comédie. Le « nouveau jeu », c’est une gourme qu’on jette, et cela ne tire pas à conséquence. On s’aperçoit un jour que la règle a du bon. Costard finira dans la peau d’un bourgeois correct, respectueux des convenances et même des préjugés, et Bobette, vieillie, sera une bonne dame qui invitera son curé et rendra le pain bénit. — À vrai dire, tout cela n’est pas sûr : témoin Labosse, demeuré polichinelle jusque dans un âge avancé. Puis, on ne voit pas assez si l’auteur est ironique dans cette conclusion même, et s’il se rend bien compte que Costard et Bobette, « rangés » de la façon qu’il dit, vaudront moins qu’ils ne valaient, puisque passer du nouveau jeu au vieux jeu, ce sera, pour eux, passer du cynisme ingénu à l’hypocrisie. — Mais surtout ce dernier acte est si inutile ! Et Catherine suffisait si bien à nous garantir la moralité de l’auteur !

M. Maurice Donnay a diverses originalités, toutes rares. Il me semble d’abord qu’il est le seul de sa bande qui écrive encore plus pour son plaisir que pour celui des autres ; et que cet esprit, qui plaît si naturellement, ne sacrifie que peu, si l’on y regarde de près, au désir de plaire. Ne vous y trompez pas, dans ses trois comédies psychologiques, ce « charmeur » est un réaliste très ingénu : je sens en lui un très sincère et presque intransigeant amour de la vérité, et une horreur des « ficelles », où il y a du défi et de la candeur. Son dialogue est unique. Si {p. 256}vous lisez ses pièces imprimées (j’excepte, bien entendu, Lysistrata), vous verrez que ce dialogue est ce qu’on a fait, au théâtre, de plus approchant, par le mouvement et la syntaxe, du style de la conversation. Pas une phrase « écrite » ; jamais on n’a plus subtilement usé de la syllepse, de l’ellipse, ni de l’anacoluthe. Et cette familiarité n’est jamais plate ; cela est ailé, fluide, et, d’autres fois, d’une couleur délicieuse. Car ce réaliste est un poète. Il fait beaucoup songer, par sa grâce, au Meilhac de la Petite Marquise, de la Cigale, de Ma Camarade, — avec, si vous voulez, une langueur plus chaude ou un pittoresque plus aigu : ce qui veut peut-être seulement dire qu’il est d’aujourd’hui.

Cette fois (dans l’Affranchie), il faut avouer que M. Maurice Donnay s’est laissé un peu égarer par sa chimère d’une comédie exactement ressemblante à la vie ; d’une comédie où il n’arrive, extérieurement, presque rien et où les principaux événements sont les sentiments des personnages ; d’une comédie absolument simple, plus simple encore, quant à la fable, que Bérénice ou Amants (cette Bérénicette). C’est un nouvel épisode de l’histoire éternelle des amants. Dans la première pièce amoureuse de M. Donnay, les amants se quittaient sans mensonge. Dans la Douloureuse, ils étaient séparés par un mensonge réciproque. Dans l’Affranchie, l’amant souffre moins d’un mensonge précis de sa maîtresse que de la découverte qu’il fait de son habitude de mentir, {p. 257}et il se débat moins contre tel ou tel mensonge que contre une menteuse. — Mais comme cette menteuse presque involontaire est une femme qui aime, cela forme quelque chose d’extrêmement complexe et embrouillé, qui demeure mal connu de celle même qui ment et de celui à qui elle ment ; quelque chose enfin de trop fuyant et de trop insaisissable pour être proprement dramatique. C’est du moins mon impression.

Voici les faits. Roger Chambrun est l’amant d’Antonia de Maldère, une dame libre, riche, de condition sociale un peu indécise. Roger a pour marotte la loyauté en amour. « Tu es libre, dit-il à Antonia ; et, le jour où tu ne m’aimeras plus, dis-le-moi franchement ; je ne te ferai aucun reproche. Pourquoi mentir, et souffrir ou faire souffrir inutilement ? » Roger est sans doute naïf de croire, ou que cette franchise est possible, ou qu’elle supprimerait la souffrance, ou que l’on connaît toujours le moment où l’on a cessé d’aimer. Mais les gens les plus spirituels peuvent avoir de ces naïvetés.

Or, au premier acte, Antonia ment à Roger, en lui faisant un récit arrangé de sa vie, et en lui contant qu’elle est veuve, alors qu’elle est divorcée et qu’elle a été chassée par son mari. — Au deuxième acte, Roger découvre ce premier mensonge, et Antonia lui en fait un second à propos d’une photographie d’un de leurs amis, Pierre Lestang. — Au troisième acte, Roger découvre ce second mensonge et que, {p. 258}dans l’entr’acte, Antonia est devenue la maîtresse de Pierre. Il lui dit son fait ; elle lui jure qu’elle n’a pas cessé de l’aimer ; elle lui avoue, avec les apparences d’une horrible franchise, qu’elle s’est donnée à Pierre par une curiosité perverse et inepte : mais Roger ne la croit plus ; il est plus irrité encore de ce perpétuel et inextricable mensonge que de la trahison elle-même ; et, Antonia étant tombée à la renverse sur un canapé, il sonne sa gouvernante et dit : « Soignez madame ; elle est peut-être évanouie. »

Ce « peut-être » est le mot final ; et le malheur, c’est qu’il pèse sur toute la pièce. — Lorsque Antonia, à Venise, au clair de lune, improvisait une version romanesque et avantageuse de son passé, elle ne s’apercevait peut-être pas qu’elle mentait ; ou, ce qu’elle en faisait, c’était pour plaire à son amant, et c’était peut-être moins par vanité ou par ruse que par amour. Lorsqu’elle s’est livrée à Pierre Lestang pour savoir comment était fait un homme à qui sa maîtresse a naguère logé une balle dans la tête, peut-être se méprisait-elle elle-même ; peut-être aimait-elle toujours Roger, comme elle l’assure ; et les lettres si enflammées et si tendres qu’elle lui écrivait étaient peut-être sincères. Et elle sera peut-être désespérée si Roger l’abandonne. Le cas d’Antonia est vrai. Il est très vrai qu’elle ignore, sur elle-même, la vérité. Il est très vrai que beaucoup de femmes, et quelques hommes pareillement, ne savent rien de l’arrière-fond de leurs âmes, ni s’ils {p. 259}aiment, ni qui ils aiment, ni comment et dans quel degré, ni s’ils mentent, ni pourquoi ils mentent. Mais le public, lui, veut savoir. Il veut voir clair, même où la vérité veut qu’il ne fasse pas clair. Il ne se laisse pas congédier sur un « peut-être ». C’est aussi bête que cela ; et c’est pour cette raison que l’Affranchie a finalement déconcerté la foule, en dépit du talent de l’auteur, qui n’a pas diminué ; en dépit du rôle adorable de Juliette, sœur de la petite Alice Doré de Sapho, mais moins « brebis » ; en dépit du five o’clock de perruches du deuxième acte, et des mots charmants, et des mots profonds, et de la psychologie pénétrante et souple, et de la grâce partout répandue.

Notez que le sens même du titre reste incertain. Il signifie, je crois, que l’« affranchie » Antonia a conservé des habitudes d’esclave. Je ne saurais cependant l’affirmer.

Mais est-ce que par hasard M. Maurice Donnay ne pourrait pas nous montrer un drame survenu dans un ménage régulier ?

{p. 260}Au Vaudeville, Paméla, marchande de frivolités, comédie en quatre actes et sept tableaux, de M. Victorien Sardou, — Au Gymnase, Mariage bourgeois, comédie en quatre actes, de M. Alfred Capus.

Paméla est une pièce de même genre que Thermidor et Madame Sans-Gêne. Ce genre agréable et mêlé, moitié drame historique, moitié comédie d’intrigue, Paméla n’en est pas le chef-d’œuvre ; mais c’est encore une pièce singulièrement ingénieuse.

Il y a dans Paméla deux endroits fort attendrissants. C’est d’abord quand Barras fait à une bande de jolies femmes la galanterie de les mener au Temple pour leur montrer le petit Louis XVII prisonnier. On sort l’enfant de sa chambre ; les jolies dames s’apitoyent, le questionnent d’un ton suave de perruches charmées de « tenir une émotion ». L’enfant, hâve, chétif, les genoux enflés, tout abruti par la souffrance, la maladie et la solitude, — trop bien peigné seulement, car nous sommes au théâtre, — garde un silence farouche. Si l’auteur s’en était tenu là, l’effet de cette apparition muette du petit martyr parmi ce carnaval de « merveilleuses » fût demeuré vraiment tragique. Mais il a craint de nous trop {p. 261}serrer le cœur. Il a donc voulu que cette bonne Paméla restât seule avec l’enfant. Elle le caresse, le débarbouille, l’apprivoise. Le petit, encouragé, demande des nouvelles de sa mère, comprend qu’elle est morte, sanglote et se pâme. Quel mauvais cœur résisterait à ce spectacle ?

L’autre endroit, c’est quand, le soir de l’enlèvement, le républicain Bergerin, l’amant de Paméla, découvre le petit roi dans le panier de blanchisseuse. Brutus va faire son devoir. Mais l’enfant royal, sommeillant à demi, lui jette ses deux bras au cou ; et ce geste d’enfantine confiance désarme Brutus et fait subitement crouler, au choc d’un sentiment très simple de pitié humaine, toute son intransigeance abstraite et têtue. « Bah ! dit-il, pour un enfant qu’on lui vole, la Nation n’en mourra pas ! » Et il laisse Paméla porter le petit Louis aux conjurés qui l’attendent à l’entrée du souterrain…

Le reste est rempli par l’histoire de la conspiration. C’est d’abord une matinée de Barras, avec beaucoup, presque trop de « couleur locale » et de détails anecdotiques artificieusement enfilés. Barras reçoit des policiers, — et quelques pots-de-vin, — puis Paméla, qui vient lui faire payer une note de Joséphine. Il interroge deux royalistes accusés de préparer l’évasion du petit roi, et les fait mettre en liberté : car il a son idée. — Puis, c’est la visite des merveilleuses au petit prisonnier. — Puis, c’est l’atelier de menuiserie où les conspirateurs, déguisés en ouvriers, {p. 262}ont creusé un souterrain qui aboutit à la cour de la prison. Tout est préparé pour l’enlèvement. Ils ont gagné les gardiens et la blanchisseuse du Temple ; cette femme emportera l’enfant dans un panier de linge. Mais au dernier moment, effrayée, elle se dérobe : tout est perdu ! La bonne Paméla s’offre à prendre sa place : tout est sauvé !

Puis, c’est une fête chez Barras, car il faut varier et contraster les tableaux. Barras dit à Paméla : « Je sais tout »… et lui donne un laissez-passer qui lui permettra de pénétrer au Temple après l’heure où l’on ferme habituellement les portes. « À une condition, ajoute-t-il : c’est que l’enfant me sera remis. » (Il compte s’en servir, le cas échéant, pour traiter avec le comte de Provence.) — Paméla rencontre alors le farouche patriote Bergerin, son amant, qui a des soupçons et à qui elle finit par tout avouer. Embarras de Bergerin : s’il dénonce le complot, il livre sa maîtresse ; s’il se tait, il trahit son devoir. Il s’arrête à cette solution : « Je serai ce soir au Temple. — J’y serai aussi ! » dit Paméla.

Ici, pour nous délasser de ce « sublime », un intermède tragi-comique. Les conspirateurs sont occupés, dans le souterrain, à donner les derniers coups de pioche… Ils savent qu’il y a parmi eux un traître, mais ignorent qui c’est. Là-dessus, une patrouille envahit le souterrain et arrête tout le monde. Le faux frère se trahit lui-même en montrant au chef sa carte de policier. On le ficelle avec soin. {p. 263}La patrouille était une fausse patrouille. Le « truc » est divertissant. — Vient alors le tableau de l’enlèvement, très adroitement aménagé et qui se termine, comme j’ai dit, par les deux bras du rejeton des tyrans autour du cou de Brutus.

Et ça finit en opérette, de façon qu’il y en ait pour tous les goûts. Des paysans de théâtre, qui sont des conjurés, font la fenaison au bord de la Seine. Le petit roi, qu’on s’est bien gardé de remettre à Barras, repose dans une maison voisine. Barras, qui s’est imprudemment mis à sa poursuite, se voit soudainement entouré par les faux villageois armés d’engins champêtres. Il ne perd pas la tête et demande à présenter ses hommages à Sa Majesté Louis XVII. On amène l’enfant sur un brancard orné de feuillages et de fleurs, sorte de pavois rustique, et Barras lui baise respectueusement la main et l’assure de son dévouement profond, quoique éventuel…

Voilà bien de la variété, bien de l’agrément, bien de l’esprit, bien de l’ingéniosité, et, semble-t-il, tout ce qu’il faut pour plaire. D’où vient donc que Paméla n’ait pas obtenu le succès étourdissant de Madame Sans-Gêne, ni même le succès de Thermidor ? J’en entrevois trois ou quatre raisons.

Il y avait dans Thermidor plusieurs forts « clous » : le chœur des tricoteuses, le cantique des religieuses dans la charrette, la séance de la Convention, — sans compter, dans un ordre d’intérêt plus rare, l’admirable scène des dossiers. Les « clous » de Paméla {p. 264}sont plus modestes. — Dans Madame Sans-Gêne il y avait le premier Empire, et il y avait « Lui » ! Le décor et les costumes de Paméla sont moins nobles et moins magnifiques ; et peut-être aussi que le Directoire est une période trop hybride et dont la description morale, même superficielle, comporte trop d’ironie pour que la foule y prenne un plaisir simple et sans mélange.

Surtout la pièce elle-même est hybride. L’hypothèse de M. Sardou touchant l’évasion de Louis XVII fait que Paméla n’est ni un drame historique, ni une fiction.

Il est peut-être vrai, quoique indémontrable, que l’enfant royal ait été enlevé de son cachot ; mais quelques curieux seuls y croient : la foule, prise en masse, n’y croit pas, et c’est sans doute ce qui la gêne ici. La défiance qu’elle a l’empêche de se laisser prendre aux entrailles. Elle pourrait s’émouvoir sur la délivrance d’un petit martyr qui s’appellerait Émile ou Victor et qui aurait été inventé par l’auteur. Mais, du moment que l’enfant dont on lui montre l’évasion s’appelle Louis XVII, elle résiste, parce qu’elle a idée que cette évasion n’a jamais eu lieu, et parce que Louis XVII, pour elle, c’est, essentiellement, l’enfant maltraité par le cordonnier Simon et mort de rachitisme au Temple. On est intéressé, mais peu touché, par le développement d’une hypothèse contre laquelle on était en garde d’avance. Paméla manque à cette règle, tant de fois promulguée et {p. 265}établie par mon bon maître Sarcey, qu’une pièce historique ne doit pas trop contrarier les notions ou les préventions du public sur les événements et les personnages qu’on lui met sous les yeux. Si bien que Paméla, pour réussir complètement, aurait dû être précédée d’une campagne de presse et de conférences qui eût persuadé le public de la vérité ou de l’extrême vraisemblance de ce que l’auteur prétendait, si j’ose dire, lui faire avaler. Est-ce que je me trompe ?…

Mais ce n’est pas tout. Ce qui, dans Paméla, tient la plus grande place, ce n’est pas Louis XVII et son martyre (et j’avoue que ce spectacle, trop prolongé, de souffrances surtout physiques eût été vite intolérable), et ce ne sont pas non plus les personnes et les sentiments des conjurés : c’est la conspiration elle-même, vue par l’extérieur. Et les détails matériels, les épisodes et les péripéties de cette conspiration sont tels, qu’ils conviendraient presque tous à n’importe quelle autre conspiration où il s’agirait d’enlever un prisonnier politique. Toutes les scènes de l’atelier de menuiserie, de la fête chez Barras et du souterrain pourraient servir, très peu modifiées, pour d’autres pièces. On est amusé par les faits et gestes des conjurés, indépendamment de ce qu’ils pensent et de l’objet qu’ils poursuivent : et, dès lors, on est seulement amusé, rien de plus, et encore assez doucement. C’est comme qui dirait la conspiration « en soi », la conspiration « passe-partout ».

{p. 266}On est un peu déçu. Car on s’attendait à quelque drame du devoir et de la passion ; on se figurait que l’essentiel de cette histoire, ce serait la lutte entre la sensible Paméla et son amant républicain. Mais cette lutte n’est qu’indiquée. Deux fois, chez Barras et au Temple, Paméla et Bergerin se trouvent en présence et font mine de s’expliquer. La rencontre pouvait être belle de ces deux amants, divisés entre eux et divisés contre eux-mêmes par des sentiments très vrais, très humains, très forts et peut-être également généreux. Bergerin pouvait aller beaucoup plus loin dans ce qu’il croit son devoir, être décidément romain et Cornélien. Et tous deux (mais peut-être n’eût-il pas été mauvais de nous convaincre davantage de la grandeur de leur amour mutuel) pouvaient avoir de beaux déchirements — et de beaux cris. Paméla en a quelques-uns, mais surtout des mots de théâtre, comme lorsqu’elle convie les femmes « au 14 juillet des mères ». Et Bergerin n’est qu’un Brutus de carton. Le mouvement du petit prince qui l’embrasse dans son demi-sommeil est une trouvaille charmante ; mais les fureurs qui cèdent à ce baiser d’enfant étaient étrangement pâles et modérées, et le petit prince avait trop beau jeu.

Ces deux rencontres de Bergerin et de Paméla, on dirait que M. Sardou les traite avec une sorte de négligence et d’ennui, et qu’elles ne le remuent lui-même que médiocrement. C’est comme si le grand dramaturge, pour avoir, dans sa vie, trop imaginé {p. 267}de ces situations violentes, trop développé de ces tragiques conflits, n’avait plus eu, cette fois, le courage de faire l’effort qu’il faut pour se mettre à la place de ses personnages, pour se congestionner consciencieusement sur leur cas, pour se représenter leurs émotions et trouver des phrases qui les expriment avec quelque précision et quelque force. Il y a, dans Paméla, comme un détachement fatigué à l’égard de ce qui est pourtant la partie la moins insignifiante de l’invention dramatique : les sentiments, les passions, les mouvements des âmes.

La dextérité de M. Sardou reste d’ailleurs surprenante, et j’aime cette dextérité pour elle-même. — J’aurais voulu sans doute que la politique et les intrigues de Barras fussent un peu plus poussées (je songe à Bertrand et Raton ou à Rabagas) : tel qu’il est, néanmoins, le Barras de M. Sardou ne me déplaît point. C’est un fantoche, soit ; mais beaucoup d’hommes de la Révolution ont peut-être été des fantoches, et je ne vois pas d’époque où la disproportion ait paru si grande entre les hommes et les événements. Et je garde un faible pour Paméla, figure facile, mais très bien venue, d’une gentillesse, d’une gaîté, d’une bravoure et d’une sensibilité si « bonnes filles ».

M. Alfred Capus continue de « s’affirmer » comme un réaliste de beaucoup d’esprit et de beaucoup d’observation à la fois, et comme le meilleur spécialiste {p. 268}que nous ayons de la « comédie de l’argent ». Il connaît très bien le personnel de cette comédie-là, surtout le personnel inférieur, qui en est aussi le plus pittoresque : coulissiers marrons, agents de publicité, entrepreneurs d’affaires vagues, ou d’affaires précises, mais un peu osées. Dans Mariage bourgeois, Piégois, directeur de Casino, — ou tenancier de tripot, comme il s’appelle lui-même, — est un type singulièrement vivant de forban cordial et de canaille bon enfant, et qui mérite de rester dans la mémoire tout autant que le visionnaire Brignol, de Brignol et sa fille.

Une « comédie de l’argent » est, naturellement, une comédie qui en fait voir la funeste puissance, et les lâchetés et les vilenies auxquelles l’argent plie les âmes. Elle est donc, d’une part, pessimiste et satirique. Mais, naturellement aussi, — et à moins d’un parti pris amer, comme celui de Lesage dans Turcaret, — l’auteur est amené à nous montrer, à côté des esclaves de l’argent, ceux qui échappent à son pouvoir, et par suite, à introduire dans sa comédie satirique une certaine dose d’optimisme et, volontiers, de romanesque. Cette dose me semble plus forte dans Mariage bourgeois que dans les autres pièces de M. Capus.

Par là, il tendrait à se rapprocher, quant au fond, d’Émile Augier. Mon Dieu, oui. Mais il est moins rigoriste, moins « ferme sur les principes », mieux instruit de la diversité des « morales » professionnelles {p. 269}ou individuelles, et de ce qu’il peut y avoir de relatif dans la valeur de nos actes. Puis l’horreur qu’il a des mauvaises actions conseillées par l’argent le rend infiniment indulgent aux fautes où l’argent n’est pour rien, et, d’autres fois, lui fait éprouver une sympathie presque excessive pour les mouvements accidentels de bonté dont peut encore être capable tel coquin qui s’est enrichi à force de manquer de scrupules.

Il fait dire, ou à peu près, par Piégois au jeune Henri Tasselin, probe (quoique avide) dans les questions d’argent, mais impitoyable et déloyal en amour : « Vous, vous ne feriez tort d’un sou à personne ; mais vous avez lâché, pour un beau mariage, la jeune fille à qui vous aviez fait un enfant. Moi, j’ai roulé beaucoup d’imbéciles dans ma vie ; mais j’ai épousé, quand elle est devenue mère, une ouvrière que j’avais séduite. Chacun a sa morale, et nul n’est parfait. » Et le bon tenancier, la sympathique crapule ajoute plaisamment : « Si les imbéciles n’étaient pas roulés, ils triompheraient et le monde ne serait plus habitable. »

L’auteur, ici, ne nous cèle guère sa préférence pour Piégois. Cependant Piégois a dû, au cours de ses louches spéculations, faire parmi les « imbéciles » qu’il a « roulés » des victimes aussi intéressantes — qui sait ? — et aussi à plaindre qu’une fille-mère abandonnée par son amant. Mais ces victimes lui demeuraient lointaines et inconnues, il ne les a pas {p. 270}vues souffrir ; et il est possible que notre responsabilité ne soit pas seulement en raison du mal que nous avons fait, mais en raison aussi de la malice réfléchie et de la dureté que nous avons déployées pour le faire. Le meurtre, par le moyen d’un bouton qu’on presse, d’un « mandarin » invisible, est, en soi, un crime aussi abominable qu’un assassinat par le couteau ; mais il n’est clairement tel qu’aux yeux d’une conscience très formée. Donc, nous inclinons à croire finalement, avec l’auteur, que Piégois, qui certes ne vaut pas grand’chose, vaut pourtant mieux que ce sec et lâche Henri Tasselin, qui n’a encore volé personne, mais qui est sans entrailles.

Pareillement, les filles-mères étant presque toujours sacrifiées à l’argent, M. Alfred Capus témoigne une tendresse et un respect croissants aux filles-mères. Il les fait honnêtes, loyales, désintéressées, héroïques. Il en a encore mis une dans Mariage bourgeois, qui est exquise. — Enfin, le mariage, trop souvent, se passant d’amour et n’étant qu’un marché, M. Alfred Capus confesse une préférence de plus en plus marquée pour le concubinage, dans les cas où le concubinage n’est pas déshonoré lui-même par la question d’argent. Et il a soin de communiquer ce sentiment à quelques-uns de ses personnages « sympathiques ». Dans Rosine, il faisait absoudre l’amour libre par un père de famille ; il le fait absoudre, dans Mariage bourgeois, par une jeune fille bourgeoise.

{p. 271}M. Alfred Capus paraît donc assez hardiment révolutionnaire. Mais je ne fais ici que signaler ses tendances, puisqu’il n’est point un écrivain à thèses et qu’il ne disserte jamais. Il a ce grand mérite, de soulever fréquemment des cas de conscience, sans s’en douter peut-être, et rien que par la façon dont il observe et traduit la réalité. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que l’esprit de son théâtre est généreux, avec un soupçon de scepticisme et de veulerie et quelque incertitude morale. Il n’a pas la sereine et sûre distinction du bien et du mal, qui est une des marques, par exemple, de M. Eugène Brieux. Cela veut peut-être dire que M. Capus respecte mieux la complexité des mobiles humains. Mais il est un point qui, au travers des questions de casuistique posées et non résolues, et peut-être non aperçues par l’auteur, ressort de plus en plus (qui l’aurait cru naguère ?) du théâtre de ce réaliste ironique ; et sur ce point nous pouvons nous accorder avec lui : c’est que la première et la meilleure vertu (il dirait lui, « la seule », en quoi il aurait tort), c’est la bonté.

Et maintenant, il faut bien dire un mot de la fable de Mariage bourgeois. Ce n’est pas très commode ; car l’éparpillement de l’action et de l’intérêt est le plus grand et sans doute l’unique défaut de cette comédie. Essayons pourtant, en ne retenant que l’essentiel.

Henri, jeune avocat qui veut faire son chemin, fils {p. 272}du digne chef de bureau André Tasselin et neveu du banquier Jacques Tasselin, est fiancé à Mlle Ramel qui a 200.000 francs de dot.

Ici intervient notre Piégois. Il dit au banquier Tasselin (j’abrège ses propos et j’en intervertis l’ordre, mais cela vous est égal) : « Vous êtes, quoique personne ne s’en doute encore, dans de mauvaises affaires. Je vous prête 500.000 francs, mais à une condition : ma fille Gabrielle, qui a un million de dot et trois millions d’espérances, est follement éprise de votre neveu. Je la lui donne si vous voulez. — Mais son mariage avec Mlle Ramel ? — Vous pouvez le défaire. Votre neveu a secrètement, à Paris, une maîtresse et un enfant. Que M. Ramel en soit averti, il retirera son consentement, et votre neveu épousera ma fille. » Marché conclu.

Seulement, nos gens ont compté sans la vertu de Suzanne Tillier, la jeune fille séduite par Henri Tasselin. Cette Suzanne est une brave créature ; n’étant plus aimée du père de son enfant, elle lui a rendu sa liberté ; et, quand M. Ramel vient la questionner, elle répond qu’elle n’est point la maîtresse d’Henri et qu’elle n’a aucune raison d’empêcher son mariage avec Mlle Ramel.

Mais, du moment qu’Henri ne peut plus être son gendre, Piégois refuse au banquier Jacques Tasselin les 500.000 francs qu’il lui avait conditionnellement promis. Acculé à la faillite, ayant même mangé la petite fortune de son frère le chef de bureau (ce qui {p. 273}amène enfin la rupture des fiançailles d’Henri et de Mlle Ramel), Jacques Tasselin songe d’abord au suicide. Puis, sur le conseil d’un vieux caissier philosophe, il « file » à l’étranger, — avec la ferme résolution, d’ailleurs, de se refaire et de restituer un jour ou l’autre. Et les angoisses du banquier, ses suprêmes tentatives, sa scène avec Piégois, sa scène avec son frère qui, d’abord furieux, finit par l’embrasser, tout cela forme un drame simple et poignant, d’une rare intensité d’émotion.

Ainsi, — et là est, à mon sens, l’idée vraiment originale de M. Capus, et, s’il l’eût mieux mise en relief, le succès de sa pièce n’eût pas été douteux, — c’est la générosité de la fille séduite, qui, sans le savoir, punit le séducteur en lui faisant manquer un mariage d’un million, et qui, en outre, ruine toute la famille de ce coriace jeune homme. C’est par la délicatesse d’une fille-mère qu’est bouleversée la vie de tous ces bourgeois. Piquante « justice immanente » et moralité ironique des choses !

M. Alfred Capus finit toutefois par consentir à un dénouement heureux, mais il a soin que l’optimisme en soit sans fadeur. Comme les affaires de la famille Tasselin avaient été gâtées par la vertu d’une irrégulière, c’est la bonté d’âme d’un irrégulier qui les rétablit. Piégois, en effet, se ravise. Sa fille est toujours aussi follement amoureuse du sec Henri Tasselin et dit qu’elle mourra si on ne le lui donne. (L’auteur ne nous a pas montré cette enfant, et des critiques {p. 274}s’en sont plaints ; mais je m’en console, parce que je me la représente très facilement.) Donc, Piégois

(Les cœurs de tenanciers sont les vrais cœurs de père)

va trouver le jeune avocat : « J’ai obtenu un concordat, des créanciers de votre oncle ; ils se contenteront de 250.000 francs ; j’ai arrêté les poursuites, car je connais beaucoup de juges. Ma fille est à vous avec son million, moins ces 250.000 francs, soit 750.000 francs. » Henri accepte, avec très peu d’hésitation.

Mais, si Henri est ignoble, sa petite sœur Madeleine est exquise. C’est une ingénue sans niaiserie ni timidité. Elle était l’amie intime de Suzanne Tillier, l’orpheline si vilainement séduite par Henri. (Et je ne vous ai pas assez dit combien cette Suzanne était charmante. Ce n’est plus la fille-mère geignarde et un peu hypocrite du théâtre d’autrefois. Elle a, notamment, la franchise de se reconnaître responsable de sa propre chute.) Dans un second acte, — épisodique, oui, mais touchant et d’un esprit généreux, — Madeleine s’en vient chez Suzanne, l’embrasse, la console, est charmée qu’elle ait un bébé, ne s’effare pas une seconde de la « situation irrégulière » de son amie. Elle-même, tandis que son frère ne cherche que l’argent dans le mariage, n’y cherche que l’amour et profite de la débâcle de sa famille pour épouser un bon petit garçon, à peu {p. 275}près sans le sou, qu’on lui avait refusé jusque-là. Mariée, elle recueillera chez elle Suzanne et son bâtard. Et la mère de Madeleine, brave femme, la laisse faire. « La bourgeoisie, dit Piégois attendri, sera sauvée par les femmes. » Ainsi soit-il. — Remarquez ici la décroissance, heureuse après tout, du pharisaïsme public. Des choses que Dumas fils, il y a trente ans, n’aurait hasardées qu’avec un luxe de préparations, et qu’il eût tour à tour insinuées avec des finesses de diplomate ou imposées avec des airs de dompteur, passent maintenant le plus aisément du monde et sans l’ombre de scandale.

Ce que je ne puis vous dire, c’est, dans cette histoire un peu éparse et que je suis loin de vous avoir résumée tout entière, l’esprit, l’observation pénétrante, la finesse des remarques sur le train de la société actuelle (exemple : « Il y a aujourd’hui tant de déclassés qu’ils formeront bientôt une classe »), et, partout, l’admirable naturel du dialogue.

{p. 276}Au Gymnase, l’Aînée, comédie en quatre actes, cinq tableaux.

L’Aînée n’est point une pièce à thèse et n’est qu’accessoirement une comédie de mœurs. C’est un simple « drame bourgeois » et, plus spécialement, une histoire d’âme.

Cette âme est celle de Lia, l’aînée des six filles du pasteur Pétermann. Lia est bonne, pieuse, dévouée ; et elle a habitué les autres à son dévouement. « Ah ! la brave fille ! » dit un voisin de campagne, mûr, curieux, et un peu philosophe, M. Dursay. « C’est elle qui a été la vraie mère de toutes ses jeunes sœurs, et qui tient le ménage, et qui gouverne la maison, et qui dispense M. et Mme Pétermann de surveiller leurs filles. Et tout cela avec une grâce presque silencieuse, et un oubli de soi, et une ignorance de son propre mérite !… Elle ne s’est pas aperçue, tandis qu’elle vivait pour les autres, qu’elle atteignait ses vingt-cinq ans. Heureusement, je crois qu’elle va épouser ce solennel pasteur Mikils, qui n’est qu’un bon nigaud, mais qu’elle a la naïveté de prendre pour un grand homme, à qui elle prêtera tous les talents et toutes les vertus, et avec qui elle {p. 277}sera probablement heureuse, parce que son bonheur est en elle. »

Mais l’ingénu pasteur Mikils s’est laissé prendre aux coquetteries effrontées de Norah la cadette, et il l’a choisie, justement parce qu’il ne devait pas la choisir. Il annonce lui-même la nouvelle à Lia, sous couleur de la consulter. Et Lia résignée dit à sa jeune coquine de sœur : « Ma pauvre, pauvre Norah ! Sois heureuse, et surtout ne le rends pas malheureux. Sois bonne, patiente, dévouée, fidèle. »

Cinq ans après. Le père Pétermann a perdu sa petite fortune dans des spéculations financières faites à bonne intention. Heureusement quatre des petites Pétermann étaient mariées avant le désastre. Lia reste seule, dans le foyer attristé et rétréci, avec sa dernière sœur, Dorothée. Elle est institutrice dans une des écoles de la ville. Elle n’est pas malheureuse. « Je vous ai, dit-elle à ses parents ; j’ai deux neveux et une nièce pour qui je tricote des brassières et des petits jupons ; j’ai ma classe qui m’intéresse. Toutes mes heures sont occupées ; c’est comme un réseau d’habitudes qui enveloppe et protège ma vie intérieure… » Mais elle n’a pas oublié l’avantageux pasteur Mikils.

Là-dessus tombent à la maison Mikils et sa femme, avec des figures bizarres. Norah n’a pu, tant il était ennuyeux, rester fidèle à son mari. Il en a eu de sérieux indices, sinon la seule preuve sans réplique, {p. 278}celle qui consiste à voir de ses yeux ; et alors, très embarrassé, il a trouvé cela, d’amener Norah à son père, au chef spirituel de la famille, pour qu’il la juge et qu’il décide d’elle. C’est Norah elle-même qui conte ces choses à Lia, et qui la supplie d’obtenir de Mikils qu’il pardonne sans rien dire. Et cette confidence et cette prière ont pour effet d’affranchir Lia de son premier et mélancolique amour, par le sentiment de l’ironie de la situation et de l’inutilité de son renoncement.

Elle s’indigne d’abord : « Ta faute, dit-elle à Norah, n’est pas seulement horrible en elle-même ; elle ridiculise, elle bafoue mes scrupules et ma résignation et rend grotesques à mes propres yeux cinq années de ma triste vie !… » Puis, elle se calme ; elle ne peut s’empêcher de trouver Mikils un peu ridicule, de le voir « comme un pauvre être diminué qu’on plaint avec un sourire », et « de le traiter presque dans sa pensée comme feraient les gens du monde et les personnes sans religion ni bonté ». C’est presque avec raillerie, et comme si elle prenait une revanche, qu’elle remontre à Mikils l’imprudence de son mariage et qu’elle l’exhorte au pardon. Or le malheureux aime toujours sa femme ; il l’aime, comme il dit, « honteusement » ; il confesse à Lia sa faiblesse, et la lâcheté de sa passion réveillée par les images mêmes de la faute, et comment, peut-être, le péché de Norah l’a lui-même corrompu. Et la vierge, restée seule : « Ah ! il m’a dégoûtée ! Faut-il, {p. 279}mon Dieu, avoir tant rêvé, tant prié, tant pleuré à propos de cet imbécile ! »

Du coup, Lia enterre, si l’on peut dire, sa vie de jeune fille. Elle a trente ans ; elle est moins naïve, plus intelligente, plus avertie qu’au premier acte. Le syndic Müller, quinquagénaire encore assez frais, et brave homme, et qui a rendu des services aux Pétermann, a, tout à l’heure, demandé sa main et doit venir chercher la réponse. Le cœur libre désormais, Lia accepte sans répugnance l’idée de ce mariage de raison : « Évidemment, dit-elle, il doit y avoir des émotions et des joies dont il faut bien que je fasse mon deuil… Mais elles sont très mêlées, ces joies-là, je le sais… J’aimerai M. Müller, puisqu’il est bon. Et puis, j’aurai peut-être des enfants… D’ailleurs mon mariage facilitera celui de Dorothée. M. Müller lui même s’y emploiera. Sans compter bien des petites douceurs pour papa et maman… Oui, oui, je suis plutôt contente. »

Mais il est sans doute dans la destinée et dans le caractère de Lia d’être dupe. Lorsque M. Müller vient « chercher la réponse », c’est Dorothée qui le reçoit. Sous prétexte de tendresse innocente et de jalousie de petite fille, la jeune effrontée se frotte, en pleurant, contre le bonhomme ; elle laisse échapper ce cri : « Je ne veux pas que vous épousiez Lia, parce que j’en mourrais ! » et s’abat, en une demi-syncope, sur le gilet de son respectable ami… Et quand elle est calmée, Müller s’esquive en murmurant : {p. 280}« Ma foi, je reviendrai un autre jour. »

Le lendemain, le voisin Dursay donne une garden party, où sont tous les Pétermann et quelques autres invités. Pendant que la compagnie se promène sur le lac, Lia est restée à garder les enfants. La bande revenue, elle sent que ses sœurs et ses beaux-frères, et Mikils et Norah réconciliés, tout le monde « s’aime » autour d’elle. Et Müller n’a toujours pas parlé. Lia commence à souffrir. Et voilà qu’elle apprend de son père et de sa mère que M. le syndic s’était trompé sur ses sentiments, le pauvre homme ! et qu’il les a priés de considérer comme non avenue sa démarche de la veille. Lia souffre tout de bon : « Ce que je ne lui pardonne pas, c’est cet effort que j’ai naïvement fait pour l’aimer ; je souffre cruellement, moi qui lui échappais par mon indifférence, de m’être mise, par bonté d’âme, dans le cas de pouvoir être rejetée et méprisée par lui. Ce n’est pas dans mon cœur que je suis blessée, mais dans ma fierté la plus légitime, et très profondément, je l’avoue… »

Mais que devient-elle, lorsqu’elle apprend que ce n’est pas tout, que Müller a demandé la main de Dorothée, et que M. et Mme Pétermann ont consenti à une substitution si naturelle ! Cette fois, c’est trop vraiment ; Lia se révolte contre son destin d’éternelle déçue et d’éternelle sacrifiée ; et au pasteur Pétermann qui lui dit : « Tu sais où est la consolation, tu te tourneras vers Dieu, tu prieras », elle répond : « Non, mon père. »

{p. 281}À ce moment critique, se présente un lieutenant de hussards, neveu de Dursay, et qui n’a d’autre caractère que d’être lieutenant de hussards, car c’est tout ce qu’il fallait ici. Le bel officier propose à Lia un tour de valse. Lia, énervée, et comme ivre de chagrin, se montre d’autant plus imprudemment provocante et coquette que c’est la première fois et qu’elle y apporte quelque gaucherie. Il y a des mots qu’elle veut entendre, ne les ayant jamais entendus ; et le lieutenant les lui dit sans se faire prier. Et elle s’excite, raille le monde où elle a été élevée, ne cache pas au militaire que ce qu’elle apprécie en lui, c’est qu’il n’a pas de « vie intérieure » et qu’il doit être « loyalement païen » ; traite de mensonge et d’hypocrisie une discipline morale qu’elle a acceptée jusque-là avec foi et avec respect ; prononce enfin, ne s’appartenant plus, des mots qu’elle réprouvera demain : et c’est la revanche momentanée de la nature contre la grâce.

Le lieutenant juge cette fille singulière et amusante. Doucement, il l’entraîne dans un pavillon écarté, la fait asseoir, veut la saisir et l’étreindre. Subitement dégrisée, elle retrouve sa vraie âme de vierge et de puritaine. Loyale, et pour se faire pardonner « sa vilaine, sa coupable coquetterie », elle lui conte, héroïquement et maladroitement, sa triste histoire et sa dernière et grotesque déception, et comment elle n’était plus elle-même quand le hussard est survenu. « Vous devez me croire, monsieur, {p. 282}car il faut être très humble et par conséquent très sincère pour dire tout ce que je vous ai dit là et que je n’avais dit à personne, bien sûr. »

Mais le lieutenant ne la croit pas. Tout ce qu’il voit en cette affaire, c’est que cette fille de trente ans doit « avoir quelque chose dans son passé » et qu’il peut donc « marcher ». Et il « marche », et de nouveau il veut la prendre, sincèrement ému d’ailleurs par cette confession et ces larmes, mais tout autrement que Lia ne le voudrait. Et cependant on cherche Lia dehors et on l’appelle. « Ils sont là toute une bande, dit le lieutenant. Si vous sortez, vous êtes perdue. — Perdue aux yeux des autres, pas aux miens ! » dit-elle. Et elle s’arrache des bras de l’officier et apparaît aux invités du bon M. Dursay, la robe froissée et les cheveux dénoués, en disant : « Me voilà ! »

Scandale effroyable. M. et Mme Pétermann, atterrés, ont beaucoup de peine à pardonner à leur fille aînée. Ils cèdent enfin aux évangéliques objurgations de Mikils, à qui la conscience de sa lâcheté charnelle a fait l’esprit miséricordieux, et surtout à l’intervention hardie de Norah, cette aimable prime-sautière n’ayant rien trouvé de mieux, pour hâter le pardon, que de déclarer à ses parents qu’elle a fait, elle, bien pis que sa grande sœur. « … Tu le sais bien, toi, Lia ; tu le sais bien, puisque c’est toi qui m’as raccommodée avec Auguste. Raccommodée quand il me croyait coupable. Depuis, il me croit innocente… »

{p. 283}On annonce alors M. Dursay. Il vient demander la main de Lia pour son neveu. Lia refuse : « Je ne saurais, dit-elle, être la femme d’un homme qui m’a voulu prendre de force, dont les bras m’ont meurtrie, dont mon visage a senti le souffle, et qui a pu croire, fût-ce par ma faute, que j’allais être sa maîtresse… Et enfin je n’aime pas votre neveu, et cela répond à tout. » Au reste elle ne se pose point en victime. Dursay lui ayant dit : « Mais, si vous refusez cette réparation, vous voilà probablement condamnée pour jamais à la solitude », elle répond : « Ce sera donc ma punition. Et, comme elle est juste, je l’accepterai d’un tel cœur qu’elle me deviendra légère… Si j’ai eu jadis quelques mérites, je les ai perdus du moment que j’ai pris des airs vulgaires de sacrifiée et que j’ai quêté sottement des consolations. Des consolations à quoi, je vous prie ? On m’aimait bien, on me prenait très au sérieux. J’avais une vie calme, réglée, harmonieuse, avec des renoncements qui n’avaient rien d’excessif ni de tragique, et qui pourtant me donnaient la flatteuse idée que je n’étais point inutile aux autres… Il ne me manquait rien… que les orages et les délices de la passion. Je les ai entrevus, et cela m’a peu réussi… Et mon seul vœu, c’est, après quelques années d’exil nécessaire, de reprendre ici cette vie pâle et douce, où j’avais la lâcheté de me croire malheureuse. » Bref, elle s’est ressaisie ; la foi, le courage et la paix lui sont revenus ; et elle a définitivement compris que ce fameux {p. 284}« droit au bonheur », dont de bouillants Norvégiens lui ont peut-être parlé, est un mot dépourvu de sens pour une chrétienne.

Et Dieu l’en récompense immédiatement, parce que nous sommes au théâtre. Le philosophe Dursay, qui a été le confident de Lia tout le long de la pièce, est vivement touché de cette modeste beauté d’âme. Il fait tout à coup une découverte : « Ma chère Lia, est-ce que vous ne croyez pas que nous sommes, à l’heure qu’il est, encore plus amis que nous ne nous le figurions ? » Et il ajoute : « Une idée me vient, qui n’a contre elle que d’être simple à l’excès et de me venir un peu tard. Mais quoi ? Je m’étais arrangé une vie égoïste et commode, telle que je n’en concevais pas de meilleure… Je m’étais peut-être trompé… » Il supplie donc Lia d’être sa femme ; et Lia le veut bien. Rien ne s’y oppose. Dursay s’était fait passer pour marié, afin, dit-il, d’être tranquille, — et aussi pour qu’on ne pût escompter le dénouement et que Lia ne pût l’entrevoir ou le désirer, même dans le plus secret de sa pensée. En réalité il n’y a jamais eu de Mme Dursay. — Dursay n’a que quarante-cinq ans. Son mariage avec Lia est un mariage d’automne, mais qui n’a rien de déplaisant à envisager.

Voilà l’histoire de Lia. Je me suis laissé entraîner à la conter un peu longuement parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Dans quelle mesure j’ai réussi à donner à cette histoire la forme dramatique ; si elle est vraisemblable, si elle est {p. 285}cohérente, si elle est intéressante, si j’ai su y introduire, comme je l’eusse désiré, le maximum d’analyse morale que supporte le théâtre, je l’ignore et je m’en remets à quelques-uns, — pas à tous, oh ! non, du soin d’en décider.

Un éminent critique romantique, — qui semble avoir pris pour criterium de la valeur des pièces la somme de vigueur génésique dépensée par les personnages, — souhaitait tour à tour, en rendant compte de l’Aînée, que Lia s’abandonnât totalement aux bras de l’officier bleu, et qu’elle se noyât dans le lac. Je n’ai rien à répondre, sinon que je n’y ai pas songé et que, ayant voulu très expressément montrer une fille chaste et croyante, il m’était vraiment bien difficile d’accueillir l’idée soit de cette chute, soit de ce suicide.

L’histoire de Lia est, comme j’ai dit, toute la pièce. Mais à cette histoire j’ai cherché un « milieu » qui lui fût approprié. Il m’a paru qu’une âme comme celle de Lia, sérieuse et de forte vie intérieure, devait plus vraisemblablement se rencontrer dans le monde protestant. Et c’est de quoi les protestants devraient me remercier. Mon dessein exigeait, en outre, que Lia eût derrière elle toute une bande de petites sœurs, et c’est dans un foyer évangélique qu’elles pouvaient le plus vraisemblablement pulluler. — Mais, d’autre part, l’histoire morale de Lia, telle que j’en avais conçu le développement, impliquait un peu d’égoïsme et d’innocent pharisaïsme {p. 286}chez ses bons parents et, aussi, l’infortune conjugale de son beau-frère le pasteur. Et c’est de quoi j’ai pris mon parti, et de quoi se sont émues certaines personnes « de la religion ».

Plusieurs m’ont envoyé des lettres d’injures. Cela me met à l’aise pour leur dire :

Ma comédie, je le répète, n’est point une comédie de mœurs et est encore moins une pièce à thèse. Ma peinture ou, plus exactement, mon croquis de mœurs protestantes et pastorales est tout accessoire, assez superficiel, et fantaisiste à demi. Donc, en disant que j’ai voulu jeter le ridicule sur les ménages de pasteurs et écrire un plaidoyer en faveur du célibat des prêtres, vous me faites un procès de tendances. Mais, puisque vous y tenez, « allons-y ! »

Quand j’aurais fait tout ce que vous dites, en quoi aurais-je excédé mon droit et manqué aux convenances littéraires ? Ces conséquences du mariage de vos ministres, ce contraste entre la mission sacrée de M. Pétermann et ses préoccupations de père de famille, les ai-je donc inventés ? Ne sautent-ils pas aux yeux ? À moins de supposer que les pasteurs sont réellement de bois, comme ils paraissent quelquefois, ne sont-ils pas sujets à aimer leurs femmes de la façon dont Mikils aime la sienne ? et cette façon-là n’a-t-elle pas un je ne sais quoi qui s’accommode mal avec la mission publique d’un ministre de Dieu ? Eh bien, oui, je prends à mon compte les aveux de cet excellent, de ce sympathique et sincère {p. 287}pasteur Mikils : « Mon caractère ? Ma profession ? hélas ! c’est d’être un homme, un pauvre diable d’homme. Oh ! je ne me fais plus guère d’illusions là-dessus. Comment se piquer d’être auprès des autres l’interprète de la parole divine, d’être leur guide public et reconnu, quand on est embarrassé soi-même des nécessités où se débat le commun des hommes ? Qu’est-ce qu’un ministre de Dieu amoureux de sa femme, troublé de désir ou d’angoisse dans son propre foyer, ou obsédé du souci de marier ses enfants ?… » — Est-ce ma faute si le prêtre marié me fait sourire, du moins hors des cités antiques où il n’était qu’un fonctionnaire de l’État et n’avait point charge des âmes ? — Mais j’irai plus loin : pendant que j’y suis, je songe à ces pasteurs « esprits forts », qui ne croient que bien juste en Dieu ; et, comme tout à l’heure je conciliais mal le sacerdoce avec le ménage, voilà maintenant que j’ai peine à concevoir le sacerdoce lui-même dans une religion rationaliste (si ces mots peuvent aller ensemble) ou qui tend au rationalisme.

Quelques-uns m’ont déjà répondu : — « La fonction du ministre protestant n’est point un sacerdoce proprement dit. Un ministre n’est qu’un père de famille chargé de faire de la morale aux autres et de les enterrer. Voilà tout. » Et il est vrai que, à voir en quoi consiste le rôle de beaucoup de pasteurs, je me suis souvent dit que je suffirais à le remplir, et que, de prêcher tous les dimanches la {p. 288}morale des honnêtes gens et la philosophie de Jules Simon, cela n’exige assurément pas une consécration spéciale. Mais alors il s’ensuit que j’ai raillé, — fort doucement, — non point des prêtres, mais une classe d’hommes pareille aux autres, et que mon crime n’est pas plus grand que si je m’en étais pris à la corporation des avocats, des professeurs ou des notaires.

Quant au reproche d’avoir livré à la moquerie publique de pauvres gens « odieusement calomniés et persécutés » à l’heure qu’il est (m’a-t-on assuré)… « non, laissez-moi rire ! » comme dit Mikils, déniaisé.

Enfin, si je ne craignais de paraître « reculer » et faire des excuses, je vous prierais de remarquer que la plupart des personnages protestants de l’Aînée sont de très bonnes gens. N’étaient les petites lâchetés, insoupçonnées d’eux-mêmes, où les entraîne la nécessité de marier leurs filles, M. et Mme Pétermann méritent notre respect et sont d’un niveau moral supérieur à celui de la plupart des misérables catholiques que nous sommes. Après ses pertes d’argent, le père Pétermann est admirable de résignation souriante, de courageux optimisme ; et c’est très sincèrement que, après l’aventure de Lia, Mme Pétermann, décidée à quitter la ville et ne pouvant plus respirer cet air « tout plein de la mauvaise renommée de son enfant », déclare que la pauvreté n’a rien qui l’effraie. Tous deux, à la fin, reconnaissent leurs faiblesses et, ayant pardonné à Lia, lui demandent {p. 289}de leur pardonner à son tour. Dorothée n’est qu’une petite bête d’instinct : mais il y a de la bonté dans cette folle de Norah… Je ne puis vous dire quelle amitié j’ai pour Mikils, avili un moment, mais humanisé en somme, et le cœur et l’esprit élargis par la souffrance qui lui vient de sa femme. Et pour Lia, ses coreligionnaires ne devraient pas oublier que, l’ayant voulue sérieuse et exquise, je l’ai faite protestante, afin de lui pouvoir prêter une vie morale plus attentive, plus profonde, plus consciente.

Mais j’aurai beau dire, ils ne m’absoudront point. Cela me laisse froid. Ou du moins, je trouve cela naturel. Il y a dans la patrie française, et quoique fondus en elle pour tout le principal, des groupes qui demeurent quand même un peu susceptibles et ombrageux. Ils ont la chance d’être plus vertueux et, proportionnellement à leur nombre, beaucoup plus forts que nous : mais cet avantage les laisse méfiants. C’est qu’ils sont arrière-petits-fils de persécutés. Leur mauvais caractère nous punit encore des crimes de nos aïeux. C’est bien fait, — quoique nous n’ayons, personnellement, ni révoqué l’Édit de Nantes, ni massacré Israël. Certains de nos embarras d’aujourd’hui viennent encore de ce que nos pères furent atroces :

Delicta majorum immeritus lues.

Résignons-nous ; soyons indulgents à ces frères sans grâce et reconnaissons que cette attitude de {p. 290}perpétuelle défensive et d’éternelle protestation sur des riens n’est pas seulement, chez eux, un phénomène d’atavisme, mais une marque, — déplaisante, il est vrai, — de leur noblesse morale.

C’est égal, il est curieux que ces gens-là, qui trouveraient très bien que je fusse détaché de ma religion natale, s’indignent que je paraisse détaché de la leur. — Notez d’ailleurs que je me suis contenu, justement parce que je suis né catholique. Si j’avais l’avantage (très appréciable aujourd’hui) d’être né protestant, j’aurais bien autrement poussé la satire.

Je me suis étendu sur ma pièce plus longuement que la décence ne le permettait. C’est qu’on m’avait attaqué, et injustement, et sur autre chose que sur son mérite dramatique ou littéraire, dont je crois faire exactement le cas que je dois.

{p. 291}Au Vaudeville : Zaza, comédie en cinq actes, de MM. Pierre Berton et Charles Simon. — Au Théâtre Antoine : l’Épidémie, un acte de M. Octave Mirbeau.

Que tout le monde l’ait dit, cela n’est pas pour m’empêcher de le redire : Zaza est « une pièce pour Mme Réjane », et d’ailleurs très adroitement appropriée à son objet.

Une pièce pour Mme Réjane, c’est d’abord une histoire d’amour brutalement sensuel. Puis c’est une pièce qui nous montre « l’étoile » dans toutes les postures où le public a coutume de l’admirer. Elle comporte donc un certain nombre de scènes prévues. Il y a la scène où la grande comédienne est gamine et fait rire ; la scène où elle se déshabille, largement ; la scène où, les yeux chavirés, elle s’abandonne à des étreintes furibondes et colle sa bouche sur celle de son amant ; la scène attendrissante et généreuse où elle nous découvre la délicatesse de son cœur ; la scène de jalousie et la scène de rupture, où, parmi les sanglots et les hoquets, elle crie (du nez) sa souffrance, sa rage, son désespoir et, par surcroît, son mépris de l’humanité ; la scène philosophique où elle se révèle femme supérieure {p. 292}et experte aux ironies désenchantées… Et enfin il y a la scène non prévue, celle où elle fait ce qu’on ne l’avait pas encore vue faire. Dans le Partage, elle sautait à la corde ; ici, elle époussète les meubles, avec ses jupes relevées jusqu’au ventre. Et autour de l’étoile, rien, ou presque rien.

Zaza est strictement conforme à ce séduisant programme. Zaza, fille de fille, est chanteuse dans un « beuglant » de Saint-Étienne. Elle « se toque » d’un voyageur de commerce qui traverse la ville, un nommé Dufresne, et l’allume de son déshabillage et de ses frôlements ; et c’est le premier acte. — Au second, Zaza et Dufresne se possèdent avec frénésie. Zaza a « sacqué » ses anciens amants ; elle est « toute changée », — comme Marguerite Gautier, — car tel est l’effet des grandes passions. Mais elle n’est pas sans inquiétude : Dufresne est souvent appelé à Paris pour ses affaires, et sera prochainement obligé de partir pour l’Amérique. Là-dessus Cascart, camarade et ancien amant de Zaza, pas jaloux, mais sensé, dit à la bonne fille : « Ma fille, tu perds ton avenir. Dufresne n’est pas riche, et puis il a un ménage à Paris. » Zaza répond : « J’y vais. » Et elle y va. Elle tombe chez Dufresne et y trouve, en l’absence de madame, une petite fille de huit ans qu’elle fait bavarder. Elle constate, avec fureur et attendrissement à la fois, que Dufresne est bon mari et bon père ; sent malgré elle que le vrai bonheur de son amant est là, qu’elle ne peut pas lutter contre « la {p. 293}Famille », et s’en va comme elle était venue. De retour à Saint-Étienne, elle laisse échapper, dans une conversation avec son amant, le secret de son voyage à Paris ; comprend, à la colère de Dufresne, que c’est, au fond, sa femme qu’il aime ; éclate en imprécations forcenées, et le chasse. — Cinq ou six ans après, Zaza est devenue une étoile de café-concert de la plus haute distinction, de celles qui portent l’esprit français à travers le monde, qui ont les appointements de vingt généraux de division, qui envoient des lettres aux journaux et qui ont des opinions sur la littérature. Attiré par la vedette de l’affiche, Dufresne l’attend, un soir, à sa sortie des Ambassadeurs. Il ne serait pas fâché de s’offrir l’étoile en exploitant les anciens souvenirs ; mais, douce et grave, un peu solennelle et faisant paraître dans ses discours la hautaine mélancolie d’une âme supérieure, la grue arrivée lui explique qu’il y a des souvenirs si poétiques, si frais, si « ailes de papillon », qu’il ne faut pas commettre ce sacrilège de les dévelouter.

Bref, Zaza, c’est la sempiternelle histoire de la courtisane amoureuse, une variation de plus sur le thème de Manon Lescaut, de la Dame aux Camélias et de Sapho (avec un dénouement « philosophique », à l’instar d’Amants). Mais Manon parlait une langue décente et jolie ; Marguerite ne redoutait pas l’élégance du style, une élégance aujourd’hui un peu surannée ; et Sapho s’exprimait, en général, comme {p. 294}une fille intelligente qui s’est frottée à des écrivains et à des artistes. Pour Zaza, ce n’est plus « courtisane amoureuse » qu’il faudrait dire, mais quelque chose comme « gigolette qui a un béguin. »

Ce qu’il y a de relativement nouveau dans la pièce de MM. Pierre Berton et Charles Simon, c’est que l’amour de Zaza est bien, dans son fond, « la grande passion », celle qui s’ennoblit, à ce qu’on assure, par « le désintéressement » et la souffrance, mais que cette passion, égale en « dignité » à celle des amoureuses tragiques de la plus haute littérature, s’exprime ici de la façon la plus bassement vulgaire, et, tranchons le mot, la plus canaille. Par exemple, dans l’une des scènes où Zaza est le plus torturée, Cascart lui ayant dit : « Tu souffres, hein ? » elle répond à travers ses larmes : « J’t’écoute ! » Et il vous est loisible d’estimer ce mot aussi tragique qu’une réplique de Roxane ou d’Hermione, de vous sentir aussi émus par cette exclamation ultra-familière que par un hémistiche de Racine, et de vous en émerveiller. En réalité, c’est là un procédé que nous connaissions déjà. Il est en germe dans la Chanson des Gueux, et notamment dans Larmes d’Arsouille ; et c’est lui qui fait le prix de la Lettre de Saint-Lazare et autres chansons, sentimentales dans l’ignominie, de l’astucieux ex-directeur du Mirliton.

Ce procédé me laisse assez froid pour ma part. En dépit des poètes, des romanciers et des dramaturges, je n’ai jamais clairement conçu pourquoi {p. 295}l’amour jouissait, entre toutes les passions humaines, d’un privilège honorifique, ni comment il confère, à ceux qui en sont possédés, une supériorité morale, ni en quoi c’est une façon plus relevée et plus estimable que les autres d’aller fatalement à son plaisir. À mes yeux donc, l’amour, dans le roman ou sur les planches, ne vaut pas par lui-même, mais par l’analyse des sentiments qu’il engendre et par l’expression qu’il revêt. Et cette expression, je l’aime mieux subtile et belle que sommaire et ravalée : voilà tout.

Or à la canaillerie de la forme s’ajoute, ici, celle du « milieu ». L’entourage de Zaza est digne d’elle. Laissons Dufresne, qui n’est qu’un pleutre. Mais Malartot, tenancier de beuglant, et ses pensionnaires ; Mme Anaïs, mère de Zaza, une Mme Cardinal, sans aucune tenue et adonnée à la boisson ; le bon Cascart, si soucieux de l’avenir de Zaza et qui conspire si cordialement avec la mère pour sauver la fille en la livrant au bon gâteux Dubuisson ; tous ces gens-là, — dont chacun, pris à part, ne serait peut-être que comique et pourrait même exciter en nous une sorte de sympathie veule et amusée, — ne laissent pas de former, tous ensemble, une société par trop uniformément crapuleuse et autour de qui flotte pesamment une atmosphère par trop épaisse de vice tranquille. Et, sans doute, je loue en quelque manière la véracité des auteurs, et j’accorde que, ayant voulu peindre {p. 296}le monde des coulisses d’un bouiboui, ils ne pouvaient guère le peindre autrement. Je veux simplement dire qu’il y a des peintures qui ne me touchent plus à l’âge que j’ai, qui me paraissent inutiles ou qui même me dégoûtent… On emporte de ces cinq actes une impression de basse humanité vraiment accablante. (Je le dis d’autant plus librement que je suis sûr, en le disant, de ne faire aucun tort à la pièce, mais plutôt d’y envoyer du monde.)

Je n’ignore pas, d’autre part, qu’une des façons de renouveler, si c’est possible, « l’histoire de la courtisane amoureuse » (en supposant qu’il soit absolument nécessaire de la renouveler), c’est d’en changer le « milieu ». Toutefois, je souhaiterais que les auteurs l’eussent choisi un peu moins bas, car vous ne trouverez, au-dessous, que la maison Tellier. Mais, au reste, je constate avec équité que, plus le « milieu » est bas, et mieux Mme Réjane y déploie son immense talent. Elle a été, dans Zaza tout bonnement admirable. Le seul moyen qui lui restât de nous paraître plus admirable encore, c’eût été de nous laisser respirer de temps en temps et de nous laisser entendre un peu ses camarades.

Car M. Huguenet, entre autres, est vraiment bien bon à entendre et à voir. Dans le rôle de Cascart (le moins banal de la pièce), avec sa lourde face romaine de bel homme rasé et son triangle de cheveux luisants et plats entre les yeux, il est, de pied en cap, le chanteur de café-concert, le chanteur avantageux et {p. 297}gras ; et, en même temps que l’extérieur et l’allure du personnage, il en exprime avec plénitude l’âme molle et paisible, l’expérience toute spéciale et qui ne saurait avoir d’étonnements, le doux cynisme totalement inconscient, cordial, bonhomme, et dont la bassesse n’admet pas un grain de méchanceté. Oui, il est bien le « moraliste » de cette pièce-là.

Telle qu’elle est, Zaza est une pièce amusante, au sens un peu humble du mot, mais enfin amusante. Elle est redevable à M. Porel d’une mise en scène vivante et ingénieuse, et à M. Jusseaume de deux décors pittoresques et divertissants : le premier et le dernier.

La bile ardente et le beau style passionné de M. Octave Mirbeau éclatent dans cette pochade à la Daumier : l’Épidémie.

Un conseil municipal apprend que la fièvre typhoïde sévit dans les casernes de la ville. « Ce ne sont que des soldats : qu’est-ce que ça nous fait ? » Mais on annonce qu’un bourgeois a succombé à l’épidémie. Le conseil s’affole, entonne le panégyrique du défunt, et vote un emprunt de cent millions pour mesures de salubrité. La donnée est donc fort simple, mais elle est développée avec une rare puissance verbale et une outrance étonnamment soutenue.

Et ce serait une satire farouche, si ce n’était, plutôt, un truculent exercice littéraire. Cela, pour deux raisons, je crois : l’artifice presque constant de {p. 298}l’exécution, et une certaine difficulté à saisir nettement l’objet même de cette « charge » furibonde.

L’artifice consiste d’abord à mettre dans la bouche des personnages de hideuses paroles, conformes peut-être à leur hideuse pensée secrète, mais que jamais, dans la réalité, ils ne prononceraient. Ainsi le maire, excusant l’absence du conseiller Barbaroux, boucher de son état : « Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle. Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident purement commercial. » Et le docteur Triceps : « … Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses clients civils et que, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes corrompues, ça n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup si intolérants, et à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance. » Ainsi encore le maire : « L’épidémie n’a pas atteint d’officiers, heureusement ! Le mal s’arrête aux adjudants. » Et les conseillers : « Si les soldats n’ont pas d’eau, qu’ils boivent de la bière ! — Plaignons-les, je le veux bien, mais les soldats sont faits pour mourir ! — C’est leur métier ! — Leur devoir ! — Leur honneur ! — Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerre, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme », etc.

Vous sentez la convention, d’autant plus déconcertante {p. 299}ici que ces manifestations invraisemblables de vraisemblables pensées sont mêlées çà et là de traits de vérité comique. En sorte qu’on ne sait plus bien ce qu’on a devant les yeux. Si ces personnages sont des abstractions et des symboles, au moins qu’ils le soient sans interruption ! (Ajoutez que, dans la vie réelle, un conseil municipal peut bien être uniquement composé d’âmes médiocres et viles, mais est composé aussi de pères de famille dont le fils est astreint au service militaire, et qu’ainsi, la salubrité des casernes ne saurait être tout à fait indifférente à leur égoïsme.)

L’artifice consiste encore à faire célébrer par les bourgeois eux-mêmes, en style livresque et d’une ironie énorme, l’ignominie du type dont ils s’avouent les représentants. « … Un bourgeois est mort… Nous ignorons son nom, qu’importe ? Nous connaissons son âme ! Messieurs, c’était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux !… Son ventre faisait envie aux pauvres… Sa face réjouie, son triple menton, ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social… » Et chaque conseiller exalte à son tour le défunt en strophes et antistrophes harmonieusement balancées. Et le plus vieux conseiller chante la dernière strophe : « Oui, ce fut un héros ! Un héros modeste, silencieux et solitaire !… Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !… Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de {p. 300}l’amour, son esprit des pestilences de l’art !… Il détesta, ou, mieux, il ignora les poésies et les littératures, car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier… Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien… » Je cite pour ma démonstration, mais pour mon plaisir aussi, car toute cette oraison funèbre du bourgeois est, en soi, un bon morceau de rhétorique.

Mais (j’arrive ainsi à mon second point) ce « bourgeois » que M. Mirbeau prend pour tête de Turc, ce bourgeois qui, chose étrange, se flétrit, s’insulte, se piétine et s’étripe lui-même avec une ironie atroce, qu’est-ce donc au juste ? Un type moral ou une classe sociale ?

Les bourgeois, disait Flaubert, sont ceux qui pensent bassement. Ce sont encore ceux qui à la fois sont peu intelligents et manquent de générosité et de bonté. On pourrait dire d’un seul mot, inélégant, mais expressif et qui est à la mode aujourd’hui, que les bourgeois ce sont les « mufles ». Mais, de ces gens-là, il y en a évidemment dans toutes les classes de la société sans exception ; il y en a parmi le peuple et les ouvriers, comme parmi les gens du monde, et même parmi les littérateurs, les artistes, les esthètes et les socialistes. Il y a, en ce sens, des « bourgeois » même parmi ceux qui font profession de « tomber » les bourgeois. Au reste, il faut ici {p. 301}rendre justice à M. Octave Mirbeau. Dans sa pièce, le bourgeois ce n’est pas seulement le « petit rentier » pleuré comme un frère par les conseillers municipaux ; ce n’est pas seulement le conservateur égoïste, obtus et dur. Bourgeois aussi, le « membre de l’opposition », radical avancé qui tient un cabaret « fréquenté de tous les souteneurs et de toutes les filles de la ville » ; bourgeois, le péremptoire docteur Triceps, homme de progrès et de science, quelque chose comme le docteur Homais, et de la race horrible des « médecins-députés »…

Si donc le « bourgeois » n’est, au bout du compte, qu’un type moral, pourquoi l’a-t-on appelé de ce nom de bourgeois, qui est celui d’une classe sociale, flottante, à vrai dire, et elle-même assez malaisément définissable ? C’est une petite question historique, que je n’ai pas la prétention d’élucider.

Le romantisme de 1830, en opposant les poètes et les artistes aux « bourgeois », commence de déshonorer, si je puis dire, ce dernier vocable. Le mauvais renom s’en aggrave encore quand on s’aperçoit que c’est presque uniquement l’ancienne bourgeoisie qui a profité des « conquêtes de la Révolution », et qu’elle en abuse. Il arrive enfin que, sous la monarchie de Juillet, et grâce au régime censitaire, le nom de bourgeois s’applique réellement à une classe distincte du reste de la nation ; et, comme cette classe se montre en effet égoïste, cupide et pusillanime, {p. 302}on conçoit assez la défaveur croissante du mot dont elle est étiquetée.

Cette défaveur se conçoit moins et ne paraît plus guère fondée en raison depuis le suffrage universel, et surtout après vingt années de République démocratique. L’emploi flétrissant du mot « bourgeois » sera donc, en somme, une réminiscence politique et littéraire. Ou plutôt, le mot ne signifie plus, à aucun degré, une classe, mais un état d’esprit inférieur et ignominieux. Et quand l’amère fantaisie de M. Mirbeau nous laisse finalement entendre que cet état d’esprit est, aujourd’hui encore, le propre d’une catégorie sociale, on flaire un anachronisme gênant et qui fait un peu tort à la limpidité de sa conception.

Cette catégorie sociale est, en réalité, infiniment diverse. Quelle dureté l’on y voit ! quelle avarice ! quel agenouillement devant l’argent ! quelle sottise ! quelle incompréhension de la poésie et de l’art ! quelle cuirasse de préjugés stupides ! Mais quelle générosité aussi ! quelle liberté d’esprit ! quel sentiment de l’art ! quel héroïsme ! Presque tous nos grands écrivains ont été bourgeois ; bourgeois, la plupart des premiers rôles de la Révolution ; bourgeois, Auguste Comte, Proudhon, Fourier, Leroux, et les vieux de 48. Le noble dessein d’affranchir et d’élever le peuple, d’établir le règne de la justice, de fonder la cité idéale, et de tuer la bourgeoisie, est presque toujours né dans des cervelles de bourgeois. {p. 303}Le socialisme est lui-même une invention bourgeoise. La bourgeoisie est une zone sociale aux limites indéfinissables et incessamment traversées par de nouveaux venus. C’est le peuple arrivé. C’est la partie de la nation où la vie est le plus intense, où fonctionnent les plus gros appétits et s’étalent les plus durs égoïsmes, mais où fleurissent aussi les aristocraties intellectuelles. Tel esthète ou tel rêveur humanitaire est fils du « petit rentier » de l’Épidémie, ou neveu du boucher radical Barbaroux. Et tous sont bourgeois.

C’est contre un mot que M. Mirbeau a l’air de se ruer. Ou plutôt, c’est contre un type littéraire : M. Prudhomme, M. Homais, M. Vautour. Cela ôte un peu de consistance à cette satire éperdue. C’est dommage. Car cet écrivain d’une violence si folle est un écrivain très pur, et dont l’outrance est respectueuse du génie de la langue et des règles de la rhétorique. Il a l’imagination burlesque et tragique, un don remarquable de grossissement et de déformation caricaturale et souvent, par suite, de très belles colères contre des fantômes. Il a une espèce de générosité vague, d’autant plus effrénée dans son expression que les mobiles et l’objet en demeurent un peu confus.

Mais ces fureurs laissent parfois deviner un envers de sensibilité souffrante, inquiète, et même cette sorte d’humilité qui fait que le pessimiste ne s’excepte point lui-même de son dégoût et de son {p. 304}universelle malédiction. M. Octave Mirbeau est, dans le fond, un « impulsif » sentimental, et un impulsif dont la forme est très volontiers celle d’un rhéteur : arrangez cela ! Au reste, je ne reçois de lui, je l’avoue, que des impressions incohérentes et mêlées, et, quoique je l’essaie ici pour la seconde fois, je vois bien que je n’ai pas réussi à le définir. Je crains aussi de m’être trop appesanti sur une petite pièce qui n’est sans doute, dans l’esprit de son auteur, qu’une fantaisie un peu véhémente.

{p. 305}

Réponse à M. Dubout. §

Dans le préambule vraiment évangélique où je cherchais à consoler d’avance M. Dubout du mal que j’allais dire de sa pièce, je lui remontrais, entre autres choses, qu’on peut être un méchant auteur et un homme d’esprit.

Charité perdue, comme vous l’avez vu par le factum qui encombre ce numéro, et qui est sans aucun doute ce que la Revue6 a publié de plus mauvais depuis sa fondation.

J’ai lu, pour ma part, ce morceau soigneusement, et il m’est encore difficile, à l’heure qu’il est, d’en saisir le véritable dessein. M. Dubout ne pouvait pas me reprocher d’avoir même effleuré sa personne et sa vie privées. Il ne pouvait non plus m’accuser d’inexactitude grave dans le compte rendu de sa pièce, et en effet il ne m’en accuse point. Qu’a-t-il donc voulu ? Démontrer « que ses vers sont fort bons » ? Entreprise bien chimérique, puisque la pièce est là. Alors, quoi ?

{p. 306}En tout cas, je remarque qu’il n’a pas toujours mis à citer ma prose le scrupule d’exactitude que j’avais apporté à transcrire ses vers, et, aussi, qu’il n’a point observé envers ma personne la stricte réserve dont j’avais usé envers la sienne. De sorte que c’est moi qui me trouve exercer légitimement, aujourd’hui, le droit de réponse.

Je vois d’abord, en feuilletant son papier, que cet homme a formé le noir projet de me brouiller avec la Comédie-Française. Il assure que j’ai répandu des « trésors d’ironie sur le Comité ». « Des trésors », c’est beaucoup dire ; mais enfin M. Dubout ne se méprend pas ici sur ma pensée. Seulement le désir de me nuire auprès de ces messieurs (chose impossible, je l’en préviens) l’entraîne un peu plus loin à de regrettables inadvertances.

« M. Jules Lemaître, dit-il, se borne à constater… les « grâces niaises » de Mlle Bertiny… le « bredouillement » de M. Albert Lambert fils », etc. Or voici mon texte : « M. Albert Lambert fils déploie une belle fougue et ne bredouille que peu. » Vous sentez combien cela est différent. Et je n’ai point parlé des « grâces niaises » de Mlle Bertiny, que je regarde au contraire comme une comédienne très fûtée, mais de la « grâce niaise de Néra », personnage de M. Dubout. Quand M. Dubout me cite, est-ce trop de lui demander je ne dis pas plus de bonne foi, mais un peu plus d’attention ?

Autre noirceur : M. Dubout veut me brouiller avec {p. 307}le public, auquel il dénonce mes irrévérences. « Le public, écrit-il, n’est guère mieux traité : M. Lemaître revient plusieurs fois sur sa « facilité à être dupé », sur l’état contristant de « son niveau intellectuel » et sur « cette inattention voisine de la sottise » qui le fait éclater en « furieux applaudissements » aux endroits où lui, Jules Lemaître, reste absolument froid. »

Ici, je proteste très sérieusement. J’ai pu insulter le public, mais non pas en ces termes. « L’état d’un niveau intellectuel… », « une inattention voisine de la sottise », jamais je n’ai écrit ça, grâce à Dieu, et M. Dubout n’a donc pas le droit de mettre ce charabia entre guillemets7. Qu’il me prête de mauvais sentiments, je m’en arrange encore ; mais qu’il ne me prête pas son style ! Je n’ai pas mérité cela.

M. Dubout continue : « J’ai pensé que la haute personnalité de M. J. Lemaître… ne me permettait pas de garder un silence qui, aux yeux de quelques-uns, pourrait être attribué ou à un sentiment d’extrême dédain ou à un sentiment d’extrême prudence, — ce que je ne veux ni pour lui ni pour moi. »

Voilà, monsieur, qui est noblement pensé. Je frémis {p. 308}en songeant que vous auriez pu vous taire ; j’ose à peine concevoir la signification, écrasante pour moi, qu’on eût donnée à ce silence ; et je vous remercie de m’avoir épargné une si rude épreuve. Peut-être, seulement, eût-il fallu écrire : « un silence qui pourrait être attribué par quelques-uns… » et non : « qui pourrait être attribué aux yeux de quelques-uns ». Mais je ne veux plus perdre mon temps à corriger vos fautes de grammaire, et j’arrive à un point plus intéressant.

Vous assurez que vous n’avez contre moi nulle rancune. « Pas un instant, dites-vous, je n’ai supposé que M. Lemaître ait voulu, comme l’ont insinué quelques médisants, se consoler sur l’œuvre d’un jeune (c’est vous qui soulignez) de l’échec de la Bonne Hélène et de l’Aînée devant le comité de la Comédie-Française. »

Permettez-moi une rectification, puis une réflexion.

Il est bien vrai que la Bonne Hélène a été refusée par le comité, l’un de ces Messieurs ayant dit que, si l’on recevait cet ouvrage blasphématoire, il n’oserait plus jouer la tragédie. Mais je ne leur ai pas laissé le plaisir de recevoir l’Aînée à correction. Ils faisaient de telles têtes que je m’en suis allé sans achever ma lecture. Je pense d’ailleurs, en toute simplicité, que ni l’Aînée ni la Bonne Hélène n’en valent moins pour cela, de même que, pour avoir été reçue avec acclamation, Frédégonde n’en vaut {p. 309}pas mieux. La lecture devant le Comité est une nécessité injurieuse que l’on subit ; mais il faudrait être bien humble pour reconnaître la juridiction littéraire de cette assemblée.

Ce n’est donc pas pour me venger du Comité que j’ai traité Frédégonde précisément comme le public l’a fait à partir de la seconde représentation, mais parce que je trouvais, comme lui, et bien sincèrement, que Frédégonde ne valait pas le diable. Mon honneur m’oblige à le déclarer : c’est bien en soi que votre tragédie m’a paru détestable. C’est par elle-même, c’est par la force de l’évidence et sans le secours d’aucune considération extrinsèque, que sa profonde misère s’est révélée à moi. Si la Comédie-Française nous donnait une bonne pièce, je me connais, je ne pourrais pas m’empêcher de le dire.

Mais, monsieur, de quel droit préjugez-vous de mes sentiments secrets et faites-vous part au public de vos offensantes conjectures sur ce point ? Si je disais à mon tour, vous empruntant votre tournure : « Pas un instant je n’ai supposé que M. Dubout, comme l’ont insinué quelques médisants, ait obéi à un autre sentiment qu’au zèle pur de la vérité ; pas un instant je n’ai cru qu’il cédait, dans sa poursuite grotesquement acharnée, à un dépit cuisant d’auteur tombé, à une rage de vanité déçue, à une démangeaison de réclame, à une humeur processive et hargneuse d’homme d’affaires et de chicanou provincial, ou encore au désir têtu de montrer aux habitants {p. 310}de sa petite ville, témoins de son retour humilié, que ces gens de Paris ne lui faisaient pas peur et qu’ils n’auraient pas avec lui le dernier mot. » Qu’auriez-vous à dire ? Et n’aurais-je pas tout lieu de vous répondre que c’est vous qui avez commencé ?

Je reprends votre papier. Vous vous donnez le plaisir facile et puéril (en soulignant naïvement les phrases flatteuses) de dresser une liste des contradictions de la critique touchant Frédégonde. Belle découverte ! On n’a peut-être jamais vu de pièce sur laquelle les critiques ne se soient contredits entre eux, même quand d’aventure tous en faisaient l’éloge. — Vous nous appelez tous en bloc, fort poliment, les « maîtres de la critique. » Cela en ferait beaucoup. Il arrive d’ailleurs à ces maîtres d’être inattentifs, ou bienveillants par lassitude et dédain, ou par scrupule de conscience et pour ne pas risquer de faire tort à une pièce qu’ils ont peu écoutée. — Il y en a un qui dit que votre langue « est solide », et je vous avertis que ce n’est pas vrai. Il y en a un autre qui dit que vos vers sont « de correction classique » : ce n’est pas vrai non plus.

Mais MM. Sarcey et Faguet ont admiré votre quatrième acte. Eh bien, tant mieux : que vous faut-il de plus ? Ce sont des hommes doux, bien meilleurs que moi, et qui ont coutume de découvrir, chaque saison, dans les pièces qui leur sont soumises, une bonne douzaine de « scènes supérieures » et de « scènes de premier ordre. » J’estime tout naturel {p. 311}que vous ayez plus de confiance en eux qu’en moi et que vous mettiez leur jugement fort au-dessus du mien ; mais enfin c’est le mien, et non le leur, que vous me demandiez, quand, avec l’espoir effréné que je vous trouverais du génie, vous m’avez convié à la représentation de votre drame et m’en avez même envoyé la brochure.

J’ai donc beau faire, je ne puis deviner à quoi sert, à quoi tend votre tableau synoptique des contradictions de la critique à votre endroit. Ou plutôt il est une leçon, banale mais consolante, que vous en pouviez tirer. Vous pouviez conclure, de cette plaisante confusion et contrariété d’avis sur un si petit objet, à l’incurable vanité des jugements humains et, par suite, dédaigner mon opinion pêle-mêle avec les autres. Mais vous ne l’avez pas dédaignée ; et, quoique j’eusse préféré l’oublier moi-même (tout cela, au fond, a si peu d’intérêt !), me voilà donc obligé de la défendre.

Le public, s’il en a le courage, lira votre « belle scène » et le commentaire élogieux que vous en faites. Je l’ai moi-même relue, hélas ! et j’ai le chagrin de la juger comme au premier jour. La forme en appartient à la plus basse rhétorique, et c’est le luxe le plus indigent de flasques et inexpressives métaphores. Mais le fond est pire.

Vous dites : « À quel moment Prétextat saurait-il que la confession de Frédégonde n’est pas sacramentelle ? » Mais au moment où l’étrange pénitente {p. 312}lui annonce, avec un fracas insolent, et des bravades, et des cris de haine, qu’elle va faire assassiner Mérovée. Vous alléguez que Prétextat est trop troublé, à ce moment-là, « pour débrouiller un problème de casuistique ». Ah ! il n’est pas compliqué, le problème ! La question est, exactement, de savoir si une personne est dans les conditions requises pour la confession sacramentelle dans l’instant où elle se vante d’avoir préparé un assassinat et où elle déclare, avec la plus furieuse insistance, qu’elle va l’accomplir. Mais il paraît que Prétextat, vieux prêtre blanchi dans le saint ministère, et plein d’une terrible expérience, — d’ailleurs préparé au choc par les précédents aveux de la reine, déjà si semblables à de cyniques défis, — doit être surpris par sa dernière révélation, au point d’en perdre subitement et complètement la tête. Et vous appelez ça, bravement, « la vérité comme dans la vie » !

Je viens, là-dessus, de relire mon article, et je ne puis, en conscience, en retrancher un seul mot. J’écrivais : « … Je veux bien que Frédégonde, chrétienne peu éclairée, ait conçu cette ruse grossière et en ait espéré le succès. Mais que Prétextat se range sans hésiter à cette casuistique de sauvage, nous ne le pourrions admettre que si ce saint évêque nous avait été présenté comme un homme d’une intelligence affaiblie par les années et touché, comme dit l’autre, du vent de l’imbécillité. » Et je crois vraiment l’avoir démontré ; du moins y ai-je apporté tout le {p. 313}soin et tout le sérieux dont je suis capable. Mais vous répondrez de nouveau : « La vérité comme dans la vie ! » Je répliquerai : « Vent de l’imbécillité ! » Et ce dialogue pourra durer longtemps. Nous n’avons probablement pas, monsieur, le cerveau fait de même. Nous sommes irréductibles, impénétrables l’un à l’autre, et cela sans doute est fâcheux pour moi ; mais qu’y puis-je ?

Voilà donc à quelle constatation chétive et superflue aboutit cette grande affaire. N’est-ce pas pitoyable ?

Ce n’est pas ma faute. Vous m’avez invité à entendre votre pièce en qualité de critique ; par là (soyons de bonne foi), vous avez sollicité mon jugement sur elle et m’avez signifié implicitement que vous m’autorisiez à le produire, quel qu’il fût, — à la seule condition qu’il ne portât que sur votre ouvrage et qu’il demeurât purement littéraire. Ce pacte tacite, je l’avais strictement observé ; mais vous, monsieur, vous l’avez rompu. Il ne vous a pas suffi de contester, comme vous le pouviez, dans quelque journal ou dans quelque brochure, la justesse de mes critiques ; vous avez prétendu me confondre dans cette Revue même, et vous avez voulu m’y discréditer par des insinuations désobligeantes sur des faits entièrement étrangers à notre différend : j’entends mes relations personnelles avec la Comédie-Française. Vraiment, cela n’est pas de jeu, quoi qu’il en ait semblé à nos doux juges.

{p. 314}Dans le fond, il y a ceci, qui est bizarre : il vous a été absolument impossible de supporter cette idée qu’il y eût en France un homme notoirement insensible aux beautés du 4e acte de Frédégonde. Et, pour en pouvoir exprimer votre immense dépit, non seulement par un papier public, — de quoi se fût contenté tout autre que vous, — mais dans des conditions choisies par vous, sous la même couverture où parurent les pages honnêtes qui vous ont fait saigner, et « à la même place et dans les mêmes caractères typographiques », vous avez dépensé plus d’obstination et plus d’énergie qu’il n’en faut pour faire son salut. Mais tout cela ne fera pas ni que j’aie outrepassé mon droit de critique, ni que Frédégonde soit autre qu’elle n’est, ni qu’elle me paraisse autre qu’elle ne me paraît. Et ainsi la disproportion entre votre effort et son résultat devient un peu comique. Ou, pour mieux dire, il y avait longtemps qu’un homme ne s’était édifié de ses propres mains, avec cet entêtement sombre, par une telle mobilisation de magistrats, d’avocats et d’huissiers, et sur un tel amas de papier timbré, une si haute réputation de ridicule. Et cela est beau dans son genre, et plus étonnant encore que la confession de Frédégonde.

… Et maintenant, monsieur, je puis bien vous l’avouer : je me suis appliqué à vous dire des choses justes sous une forme qui fût un peu désagréable, {p. 315}parce qu’il faut bien se défendre dans la vie ; mais je ne suis point si fâché que cela. Je n’ai aucune peine à entrer dans votre état d’esprit. Je suis comme vous : je n’ai presque jamais trouvé que la critique comprît entièrement mes pièces, ni même qu’elle les racontât comme elles étaient, ni qu’elle leur fût pleinement équitable. On s’y résigne quand on est sage ; et, quand on est fier, on se rend justice à soi-même silencieusement, et l’on se contente de son propre témoignage. On y est très aidé par la considération de ce qu’il y a de hasard mystérieux dans les succès de théâtre. Vous n’avez pas su prendre ce parti, et combien je le regrette ! Vos sentiments, tout involontaires et fort excusables, étaient d’un homme ; mais votre conduite, hélas ! a été d’un « gendelettre », et je suis obligé de donner ici à cet affreux mot toute sa force.

Si vous vouliez bien le reconnaître vous-même (et pourquoi non ? votre récente victoire a dû vous détendre), je vous répéterais, sans ombre d’ironie, ce que je disais il y a un an : « La susceptibilité des hommes de lettres est, quand on y réfléchit, bien misérable… Pourquoi tant souffrir d’appréciations qui ne nous atteignent ni ne nous diminuent dans ce qui nous devrait seul importer, j’entends notre valeur morale ?… On peut avoir fait un mauvais drame, et non seulement n’être pas un sot, mais encore, par d’autres dons que ceux qui font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour {p. 316}d’imagination, par l’activité, l’énergie, la bonté, par toute sa complexion et sa façon de vivre, être un individu plus intéressant et de plus de mérite que tel littérateur accompli. »

Non, je ne raille point. Toute notre querelle, ce n’est que de la littérature. La littérature, il faut l’aimer ; mais le mieux est de l’aimer sans en faire ; et, quand on en fait, les bénéfices que notre vain orgueil en attend ne valent pas que l’on devienne méchant à cause d’elle ni que, pour elle, on perde son âme. Voilà ce que nous sentons clairement dans nos meilleures minutes…

J’ai laissé la question juridique à M. Brunetière, qui l’a faite sienne, et qui continuera à la traiter avec plus de compétence, de rigueur et de vigueur que je ne ferais. Il est bien probable que cela finira par la révision d’une loi mal rédigée et dont l’application littérale heurte par trop le sens commun. Vous aurez contribué, monsieur, par votre obstination, à amener cet heureux changement, et ainsi vous nous aurez rendu un service dont nous vous serons plus reconnaissants que de votre tragédie.

{p. 317}

Deux tragédies chrétiennes : Blandine, drame en cinq actes, en vers, de M. Jules Barbier ; l’Incendie de Rome, drame en cinq actes et huit tableaux, de M. Armand Éphraïm et Jean La Rode. §

Blandine et l’Incendie de Rome ne se distinguent guère, à première vue, des autres tragédies chrétiennes et romaines qu’on a écrites chez nous depuis Caligula. Mais, si l’on y regarde de plus près, on finit par voir que la pièce de M. Barbier et celle de MM. Éphraïm et La Rode ont chacune leur dessein particulier, que je vous dirai tout à l’heure.

Une tragédie chrétienne dont l’action se passe à un moment quelconque des trois premiers siècles de l’Empire, de Néron à Dioclétien, cela comporte un certain nombre de personnages sans doute inévitables. Il y a l’esclave chrétien ; le philosophe stoïcien ; l’épicurien sceptique et tolérant, qui ressemble plus ou moins au Sévère de Polyeucte, et le fonctionnaire romain, qui fait plus ou moins songer à Félix. Surtout il y a, — formée sur le modèle de l’inquiète Leuconoé d’Horace, laquelle interrogeait tous les dieux afin de trouver le bon, — la patricienne {p. 318}de décadence qui a du vague à l’âme, et qui se fait chrétienne par romantisme.

Ce dernier type n’est pas dans Corneille, et pour cause, non plus que le vague christianisme lyrique, humanitaire et sourdement sensuel qui s’exhale de l’âme lettrée de ces Leuconoés, un peu tournées en Lélias. Le christianisme de Polyeucte et de Néarque n’est ni vide ni flottant. Il a sa théologie très arrêtée. Il est solide et précis, volontiers disputeur, comme il apparaît par les dissertations de Néarque sur la Grâce. Ce n’est peut-être pas le christianisme de l’Église primitive ; mais c’est celui du XVIIe siècle. Au moins on sait à quoi l’on a affaire. Mais souvent, dans les tragédies chrétiennes qu’on nous fait encore, les martyrs semblent verser leur sang pour un « idéal » aussi peu formulé que celui des poètes romantiques, ou, tout au plus, pour la religion de Pierre Leroux et de George Sand, et quelquefois pour celle du prince Kropotkine.

Et il y a la « couleur locale », la fâcheuse couleur locale romaine, dont se sont si heureusement passés Corneille dans Polyeucte et Racine dans Britannicus. Il y a, mêlés partout au dialogue, les détails de cuisine, d’ameublement ou d’habillement : gauche mosaïque qui fait ressembler la conversation des personnages au texte de ces « thèmes de difficultés » où d’ingénieux professeurs de grammaire se sont donné pour tâche de faire entrer certains mots, de gré ou de force. — Et j’allais oublier le Gaulois {p. 319}notre ancêtre, le bon esclave ou gladiateur gaulois que l’auteur ne manque pas de fourrer dans un coin de son drame, et à qui il prête un rôle honorable pour flatter notre patriotisme.

Quant à l’action, elle consiste généralement dans les amours d’une païenne et d’un chrétien (ou inversement) et dans les efforts que fait celui-ci pour amener l’autre à la foi. Si l’homme est esclave et la femme patricienne (ou vice versa), cela, bien entendu, n’en vaut que mieux. Au cinquième acte, la belle païenne est touchée de la grâce et mêle son sang à celui de son compagnon. Et c’est très bien ainsi, et, au surplus, il est très difficile de sortir de là. Pour trouver autre chose, pour concevoir avec émotion et avec profondeur et pour exprimer sans banalité une âme chrétienne des premiers temps, l’âme et le génie d’un Tolstoï ne seraient sans doute pas de trop. Du moins y faudrait-il, à défaut de génie, une longue méditation et plus de « vie intérieure » que n’en a le commun de nos dramaturges.

Les traits que j’ai dits se retrouvent dans Blandine, et ce n’est point un reproche. Voici les inquiets à la façon de notre vieille Leuconoé, les romantiques chercheurs d’idéal : c’est Attale et Æmilia,

Altérés d’inconnu, toujours inassouvis…
Enivrés, et rêvant encore quelque chose !…

Voici le stoïcien, et c’est Épagathus ; l’épicurien, et c’est Lucien de Samosate ; le politique étroit, {p. 320}pusillanime, cruel par terreur, et c’est Septime Sévère ; l’esclave chrétienne, et c’est Blandine. — Et voici la fâcheuse couleur locale. Æmilia n’hésite pas à interpeller Blandine en ces termes :

………. Blandine, prends ma stole,
Et me l’apporte !… Eh bien, à quoi rêves-tu, folle ?…
Blandine ?… Va chercher ma stole bleue !…

Et, plus loin, ivre de Dezobry, M. Jules Barbier ne craint pas de prêter à une certaine Phydile ces propos audacieusement « panachés » de latin et de français :

Devine
Ce qui me plaît, à moi, dans mes dix-huit peplum ?
Car j’en ai dix-huit !… oui !… C’est le linteolum
Cæsicium, ainsi nommé, parce qu’il s’ouvre
Sur la poitrine, — là ; jusqu’en bas, — et découvre,
En suivant les contours du sein comme cela…

Or, nous voyons que l’énigmatique et silencieuse esclave Blandine est aimée d’un jeune charpentier, nommé Ponticus. Elle lui dit : « Veux-tu de moi pour sœur ? » Il lui répond : « Non, pour femme ! » Sur quoi elle lui donne rendez-vous, la nuit prochaine, à l’assemblée des chrétiens, dans le propre temple de Rome et d’Auguste. Le médecin Alexandre doit conduire à cette même assemblée Attale et Æmilia, qui sont curieux de savoir ce que c’est que ces chrétiens. Et nous nous disons que le jeune Ponticus {p. 321}se fera sans doute prier avant de céder Blandine à Jésus ; qu’Attale et Æmilia, passionnément amoureux l’un de l’autre, ne semblent pas dans les meilleures conditions pour embrasser la religion du crucifié, et qu’ils y feront quelque résistance ; ou bien qu’Æmilia se convertira seule, et que sa lutte contre Attale sera, du moins, l’un des principaux épisodes de cette tragédie…

Mais rien de tout cela.

La vie et la passion de Jésus, contées à sa façon par Blandine, — en un récit naïf, décousu et ardent, tout à fait convenable à la simplicité et à l’imagination passionnée d’une esclave ignorante, — décident instantanément le jeune Ponticus, ce pendant qu’Attale et Æmilia cèdent à la première exhortation de l’évêque Pothin.

Et nous connaissons alors que l’objet de M. Jules Barbier n’est point une aventure particulière, mais la tragique et sanglante et merveilleuse histoire de l’Église de Lyon dans la dix-septième année du règne de Marc-Antonin ; que son dessein est de nous peindre des phénomènes moraux collectifs, de nous montrer, dans tout un groupe de chrétiens, la contagion de la foi et de l’héroïsme, la sublime émulation et, proprement, l’ivresse du martyre ; et, si vous voulez, de donner une forme dramatique au dix-neuvième chapitre du Marc-Aurèle d’Ernest Renan.

Ce dessein apparaît en plein dans la seconde moitié de la pièce. — Ce qui nous est montré plus spécialement {p. 322}au troisième acte, c’est l’émulation pour confesser la foi et pour se faire arrêter. Æmilia et Attale songent un instant à fuir. Ils emmèneront Blandine avec eux. Alors (et, vraiment, l’idée est belle) l’esclave demande la liberté à sa maîtresse. « Au nom de Jésus, je t’affranchis, dit Æmilia. Mais pourquoi as-tu voulu être libre ? — Pour mourir », répond Blandine. — Et là-dessus, le gouverneur étant entré et Épagathus s’étant lui-même dénoncé comme chrétien, Æmilia et Attale se dénoncent librement à leur tour ; et Blandine, qu’on oubliait dans son coin, vient tendre les mains aux chaînes en disant : « Et moi ? »

Au quatrième acte et au dernier, c’est l’émulation pour souffrir ; entendez pour souffrir dans son corps, et quelles tortures ! Les tenailles, les coins, les crocs, les ongles arrachés, la chaise ardente, la griffe et la dent des bêtes… Les supplices étaient publics. À une époque de civilisation avancée et de littérature savante, après Virgile, après Horace, après Lucrèce, sous le règne du plus vertueux des empereurs, de celui qui nous a légué cet admirable bréviaire de perfection morale : Ta eis eauton, dans la ville la plus riche et la plus cultivée de la Gaule romaine, des milliers d’hommes, dont un bon nombre, apparemment, étaient d’honorables bourgeois, se réunissaient pour le plaisir de voir torturer longuement et horriblement d’autres hommes. Et je sais bien que, il n’y a guère plus d’un siècle, des magistrats {p. 323}lettrés, et qui peut-être composaient de petits vers, faisaient « questionner » des misérables sous leurs yeux ; que l’on venait en foule voir « rouer » en place de Grève ; qu’aujourd’hui encore, des chevaux éventrés par un taureau, lui-même tout ruisselant sous les flèches des banderilles, forment un spectacle délicieux pour des gens qui sont cependant nos frères, et qu’enfin il se rencontre des personnes distinguées pour aller voir guillotiner sans y être obligées professionnellement. Oui, je sais que la vieille humanité est abominable et que, dans le fond, elle aime le sang et la souffrance d’autrui. Toutefois, si la bête féroce n’est pas morte en elle et n’y est qu’endormie, ne peut-on pas dire que ses réveils se sont quelque peu espacés de notre temps, et que, s’il n’y a peut-être pas moins de cruauté latente dans l’âme des foules, il y en a moins de déclarée dans les lois et dans les mœurs ? Le peuple n’a presque assassiné personne depuis vingt-sept ans. La bête humaine, si la prévoyance des législations s’appliquait de plus en plus à la sevrer de sang, finirait peut-être par en perdre un peu le goût. Et je crois, je veux croire qu’aujourd’hui déjà cette idée d’une multitude en fête réunie dans un cirque pour voir déchirer et brûler, parmi d’affreux hurlements, des chairs vivantes, serait intolérable et presque inconcevable à une assez imposante minorité d’âmes douces.

De là, pour le farouche auteur de Blandine, une première difficulté. Il inscrit, en tête de son œuvre, {p. 324}cette fière déclaration : « La genèse de ma Blandine est aussi douloureuse que celle de ma Jeanne d’Arc. L’avenir me réserve les mêmes revanches : j’ai foi. » Allons, tant mieux. Je crains cependant, si la pièce était jouée, qu’elle ne nous accablât par un excès d’horreur physique. Voici quelques-unes des indications de la mise en scène : « Au lever du rideau, Sextius est occupé avec les soldats à rassembler et à préparer des instruments de torture épars sur le sol, tenailles, lames, carcans, ceps, fouets, etc. » Plus loin : « Blandine, vivement éclairée, est attachée à une croix. Ponticus est étendu à ses pieds sur un chevalet, entouré de bourreaux armés de tenailles. Çà et là, dans l’arène, des cadavres. » À un endroit, le médecin Alexandre accourt « en levant des mains sanglantes » et en criant :

Cher légat, le plus fort n’est pas maître
De la douleur physique ; elle envahit tout l’être.
Alors, pour asservir ces nerfs injurieux,
Je me suis arraché les ongles… Trouve mieux !

Et ces vers sont immédiatement suivis de cette note :

(Les hurlements recommencent dans la coulisse).

Une seconds difficulté, pour l’auteur, était dans le caractère étrangement et violemment exceptionnel des sentiments et de l’héroïsme de ses personnages. Ils ont soif de souffrir (n’oubliez pas de quelles souffrances {p. 325}inouïes, démesurées et prolongées il s’agit ici). De cette disposition surhumaine, Renan donne ces explications : « L’exaltation et la joie de souffrir ensemble les mettaient dans un état de quasi anesthésie. Ils s’imaginaient qu’une eau divine sortait du flanc de Jésus pour les rafraîchir. La publicité les soutenait. Quelle gloire d’affirmer devant tout un peuple son dire et sa foi ! Cela devenait une gageure, et très peu cédaient. Il est prouvé que l’amour-propre suffit souvent pour inspirer un héroïsme apparent, quand la publicité vient s’y joindre. Les acteurs païens subissaient sans broncher d’atroces supplices ( ?) ; les gladiateurs faisaient bonne figure devant la mort évidente, pour ne pas avouer une faiblesse sous les yeux d’une foule assemblée. Ce qui ailleurs était vanité, transporté au sein d’un petit groupe d’hommes et de femmes incarcérés ensemble, devenait pieuse ivresse et joie sensible. L’idée que le Christ souffrait en eux les remplissait d’orgueil et, des plus faibles créatures, faisait des espèces d’êtres surnaturels. » Et encore : « Ceux qui avaient été torturés résistaient étonnamment. Ils étaient comme des athlètes émérites, endurcis à tout… Le martyre apparaissait de plus en plus comme une espèce de gymnastique, ou d’école de gladiature, à laquelle il fallait une longue préparation et une sorte d’ascèse préliminaire. » Peu s’en faut que Renan ne dise : « Le martyre était un sport. » — Il est certain que, d’être regardé, c’est une grande force : cela donne le courage de souffrir {p. 326}beaucoup, même pour des causes chétives et frivoles. Que sera-ce quand la cause est sublime, et quand les témoins sont tout un peuple en face duquel on confesse Dieu ! Peut-être aussi y a-t-il un degré de douleur physique qui ne peut être dépassé, au-delà duquel la souffrance s’anéantit. Notre système nerveux est un indéchiffrable mystère. M. Homais comparerait les martyrs chrétiens à ces Aissaouas qui, apparemment, au bout d’une demi-heure de hurlements rythmés et de balancements de tête au-dessus d’un brasier, ne sentent plus. M. Jules Barbier, dans son avant-dernière scène, met bravement cette note de couleur scientifique, un peu inattendue dans une tragédie chrétienne : « Ponticus complètement anesthésié ». Corneille n’eût pas songé à appliquer cette épithète à Polyeucte. — Enfin, ivresse de publicité, entraînement, anesthésie, — et aussi amour de Dieu et attente d’un bonheur infini, — vous avez le choix entre ces explications, ou vous les pouvez prendre toutes ensemble. Les croyants en proposent encore une autre, qui est la grâce divine.

Mais vous entrevoyez combien il était malaisé au poète de prolonger durant deux actes cette lutte pour le martyre, ce renchérissement ininterrompu dans le plus surprenant héroïsme, et d’en soutenir sans défaillance l’écrasant crescendo. Comment faire parler ces âmes, toutes parvenues au dernier point de tension morale ? Le seul tort de M. Jules Barbier, c’est d’avoir conçu un sujet où le poète était obligé {p. 327}d’être génial, et où, le fût-il, il risquait de l’être avec trop d’uniformité et d’ajouter à la monotonie de l’horreur physique la monotonie de la sublimité spirituelle. Mais ce sujet trop beau, c’est aussi le mérite de M. Barbier d’avoir osé le tenter. Il n’a pas d’ailleurs été partout inégal à sa tâche ; et voici une scène, — la dernière, — où la maternité chaste et sanglante de Blandine, aidant le pauvre petit Ponticus à souffrir et à mourir, est peinte de traits assez forts et assez doux :

PONTICUS

Pardonne-moi, j’ai peur !

BLANDINE

Est-ce qu’on a peur ?… Pense
Non pas à la douleur, mais à la récompense !
N’afflige pas Jésus par ton manque de foi !
Car il te voit, Jésus !… sans te parler de moi.
……………………………..
Je te sens sur mon cœur tout gros de tes alarmes,
Comme un fils enfanté dans les cris et les larmes !…
Songe que tout sera fini dans un moment.

PONTICUS

Oui, laisse dans tes yeux parler ton cœur charmant.

BLANDINE, le berçant.

Mon Ponticus ! (Clameurs au dehors.)

PONTICUS

Dieu !

BLANDINE

Quoi ?
{p. 328}

PONTICUS

Ces cris ! ces cris de rage !

BLANDINE, lui mettant les mains sur les oreilles.

N’entends pas !

PONTICUS

Ah ! ce sang !

BLANDINE, lui mettant une main devant les yeux.

Ne vois pas !… Du courage !
Et, quand le petit Ponticus est sur le chevalet :
Non ! tu ne souffres pas !… je le veux !… je l’ordonne !

PONTICUS

Non… je ne… souffre… pas… (Sa tête retombe ; il meurt.)

BLANDINE

Jésus !… Je vous le donne !

Oui, cela est beau, ne craignons pas de le dire. Mais, ailleurs, il semble que l’auteur eût pu nous montrer une Blandine plus originale et plus saisissante. Renan écrit : « … Quant à la servante Blandine, elle montra qu’une révolution était accomplie. Blandine appartenait à une dame chrétienne, qui sans doute l’avait initiée à la foi du Christ. Le sentiment de sa bassesse sociale ne faisait que l’exciter à égaler ses maîtres. La vraie émancipation de l’esclave, l’émancipation par l’héroïsme, fut, en grande partie, son ouvrage. L’esclave païen est supposé par essence méchant, immoral. Quelle meilleure manière de le réhabiliter et de l’affranchir, que de {p. 329}le montrer capable des mêmes vertus et des mêmes sacrifices que l’homme libre ! Comment traiter avec dédain ces femmes que l’on avait vues dans l’amphithéâtre plus sublimes encore que leurs maîtresses ? La bonne servante lyonnaise avait entendu dire que les jugements de Dieu sont le renversement des apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à choisir ce qu’il y a de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour confondre ce qui paraît beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait les tortures et brûlait de souffrir… »

Il m’eût donc plu que l’auteur conçût cette tragédie chrétienne de façon qu’elle signifiât principalement le triomphe moral des esclaves, des petites gens, des ignorants grands par le cœur. Blandine eût gardé, dans le commencement du drame, l’attitude effacée et muette que lui prête habilement M. Barbier, et qui est destinée à faire un dramatique contraste avec le rôle prépondérant qu’elle joue dans la suite. Mais, en outre, les chrétiens de la bonne société, Attale, Æmilia, Épagathus, Alexandre même, tout en la regardant comme leur sœur en Dieu, n’eussent pas, d’abord, fait grande attention à elle, lui eussent témoigné tout juste les sentiments fraternels qui sont « de commandement », et, malgré eux, se ressouvenant de leur condition sociale, eussent considéré l’humble servante comme une créature égale sans doute à eux-mêmes par sa participation au rachat divin, mais inférieure par l’intelligence, {p. 330}l’éducation, la distinction morale. Il dut y avoir nécessairement de ces nuances dans les sentiments qu’éprouvèrent les premiers chrétiens patriciens pour leurs frères esclaves. Et l’effacement de ces nuances sous la pourpre du commun martyre eût été ici presque tout le drame.

Au reste, dans ce drame que je rêve, Blandine ne payerait point de mine. Elle ne serait point la belle fille à la robe blanche et aux longs cheveux soignés qu’on nous montrerait certainement si la pièce de M. Barbier était représentée. Elle serait petite, faible de corps, plutôt laide, comme il semble qu’elle ait été dans la réalité. Et ce serait une raison de plus pour que ses frères patriciens, lettrés, élégants, l’eussent non pas dédaignée, mais négligée un peu, et presque ignorée. Or, du jour où il s’agirait de souffrir et de verser son sang, il apparaîtrait tout aussitôt que l’âme de la fille chétive et disgraciée est plus forte, plus douce et plus haute que celle même de ses plus saints compagnons. Cela se ferait sans qu’elle s’y efforçât. Elle demeurerait modeste, elle ne se mettrait point en avant ; mais on irait à elle parce qu’on sentirait en elle une divine flamme de charité et de foi. Elle serait le guide et le réconfort de tous. Elle aurait des mots simples et profonds, que je ne me charge point de trouver, des mots qui ressembleraient à quelques-uns de ceux que Tolstoï a su prêter au vieil Akim ou à Platon Karatief. Et la patricienne Æmilia découvrirait avec étonnement et {p. 331}vénération la sainteté de son esclave ; et, comme autrefois Blandine aidait Æmilia à sa toilette et lui parfumait ses cheveux, Æmilia à son tour servirait Blandine dans la prison, lui rendrait les offices qu’on se doit entre martyres, laverait ses plaies avec l’eau de la cruche et essayerait de démêler sa maigre chevelure raide de sang coagulé. Et ainsi Blandine deviendrait le centre du drame, ce qu’elle n’est pas dans la pièce de M. Barbier où l’intérêt, si je ne m’abuse, se disperse un peu, et où plusieurs des autres personnages, beaucoup moins singuliers et significatifs que Blandine, occupent une aussi grande place que l’humble et sublime servante.

Mais il est temps d’arriver à l’Incendie de Rome. Là aussi nous retrouvons d’abord les éléments habituels d’une tragédie chrétienne. Il y a une Leuconoé patricienne, amoureuse d’un esclave chrétien : c’est Marcia, femme du préfet de Rome. (Oh ! que voilà une aventure qui a dû être rare dans la réalité !) Il y a l’épicurien sceptique, et c’est Pétrone. Il y a le généreux esclave notre ancêtre, et c’est ici « Faustus, esclave germain », etc. Une déplorable « couleur locale » ne cesse d’égayer la pièce. Dès la première page, il est question de loirs assaisonnés de miel et de pavots, d’œufs de paon de Samos, de gelinottes de Phrygie enveloppées dans des jaunes d’œufs poivrés, etc. Sous prétexte qu’ils sont lointains, les personnages s’expriment avec une noblesse {p. 332}soutenue. Voici la première phrase du chef des cuisines : « Jamais festin plus somptueux n’aura été servi dans le triclinium du préfet de Rome, Pedanius Secundus » ; et l’intendant Priscus, à peine entré, interpelle les esclaves en ces termes choisis : « Approchez, Égyptiens, et vous, Éthiopiens, plus noirs que Pluton, dieu des enfers… À mesure que les convives apparaîtront dans l’atrium, précipitez-vous à leurs pieds ; que rien ne manque à leurs ablutions. Quant à vous, femmes, répandez vos cheveux sur vos épaules, afin que les amis de Pedanius puissent, s’ils le désirent, essuyer leurs mains. » — Les auteurs ont voulu nous mettre sous les yeux la vie élégante sous Néron, et la vie néronienne elle-même. C’était une entreprise difficile. Quand ils ont fait dire à Néron qui veut séduire Marcia : « Oh ! veux-tu ? à nous deux nous imaginerons, nous vivrons une vie affinée, grandiose, non vécue jusqu’ici… Elle ne t’attire donc pas, cette existence surhumaine ? Oh ! songes-y : pouvoir tout ce que tu veux ! » Et encore : « J’avais fait pour toi un beau rêve : j’aurais réalisé pour toi toutes les jouissances que peut imaginer un artiste tout-puissant ; j’aurais accumulé les voluptés, les fêtes ! » ils sont, si j’ose m’exprimer ainsi, au bout de leur rouleau… Je crois que l’emploi des vers s’imposait ici. Les auteurs n’y eussent pas mis une idée de plus que dans leur prose ; mais de beaux vers (il les fallait beaux) nous eussent peut-être suggéré, par leur musique et par leur volupté propre, {p. 333}quelque chose des voluptés néroniennes et de ce que Cléopâtre avait appelé déjà « la vie inimitable »…

La pièce elle-même est une broderie industrieuse sur le chapitre des Annales où Tacite conte l’assassinat de Pedanius Secundus et ce qui s’ensuivit. — Ce Secundus est un abominable homme. Il livre, par servilité, sa femme Marcia à Néron. Il viole la jeune Grecque Hébé, puis, l’ayant donnée pour femme à l’esclave germain Faustus, la lui enlève contre la foi jurée. Et c’est pourquoi Faustus égorge Secundus dans sa chambre, avec l’assentiment de Marcia qui a surpris le complot, et malgré l’esclave chrétien Théomène, qui se jette au-devant du poignard pour protéger son maître. Tous les esclaves de Pedanius sont, selon l’atroce loi romaine, arrêtés et condamnés. Mais quelques-uns, parmi lesquels Théomène et Faustus, ont pu se réfugier aux catacombes, où l’inquiète Marcia les rejoint et, tombée amoureuse de l’héroïque Théomène, est convertie par lui à la foi du Christ…

Tout cela est habilement développé. Il y a du mouvement, de la variété, des coups de théâtre qui, pour être facilement prévus, n’en font pas moins de plaisir, des fins d’actes qui sont toutes « à effet », des scènes tumultueuses à personnages nombreux et qui sont très bien réglées. MM. Éphraïm et La Rode ne s’entendent pas plus mal que d’autres à « mouvoir les masses. » Si la pièce était représentée {p. 334}(et je ne vois pas pourquoi l’Odéon n’en tenterait pas l’épreuve), peut-être paraîtrait-elle au public intéressante, colorée, violemment dramatique, qui sait ?… Mais à la lecture, et jusqu’à l’endroit où j’en ai arrêté le compte rendu, cette œuvre intelligente ne semble point particulièrement neuve, et je dirais qu’elle rentre dans l’ordinaire « formule » des tragédies romano-chrétiennes, si, dans sa dernière partie, ne se marquait fort heureusement le dessein par lequel surtout elle vaut.

Ç’a été une « opinion distinguée », du moins parmi les journalistes, et c’est devenu un lieu commun, de rapprocher nos révolutionnaires les plus emportés, et spécialement nos anarchistes, des chrétiens de la primitive Église, et d’affirmer qu’ils se ressemblent comme des frères. Si l’on considère en elles-mêmes ces deux espèces d’hommes, rien de plus faux qu’un tel rapprochement, puisque les chrétiens étaient chastes, doux, résignés, qu’ils combattaient en eux la « nature » à laquelle nos « libertaires » font profession de s’abandonner ; qu’ils pratiquaient justement les vertus qu’un bon anarchiste doit avoir le plus en horreur ; et qu’ils ne tuaient pas, mais, au contraire, se laissaient tuer. Sans compter qu’ils étaient déjà par leurs croyances (il n’y a pas à dire !) des manières de « cléricaux. » Mais avec tout cela, il est certain que les chrétiens devaient être assez exactement, aux yeux de la société régulière des premiers siècles, ce que les plus violents révolutionnaires {p. 335}sont pour la nôtre. L’État et le peuple romain se trompaient en attribuant aux chrétiens des crimes et des pratiques infâmes ; ils ne se trompaient point en les considérant comme des ennemis irréductibles.

Si les communautés chrétiennes étaient composées, en majorité, de très douces âmes, il devait pourtant s’y rencontrer, surtout parmi les catéchumènes, des malheureux venus là par désespoir, excès de souffrance, haine de la société établie, instinct de révolte, insuffisamment instruits et non encore imprégnés de l’esprit de Jésus. Or la haine des corruptions sociales, si l’on n’y prend garde, est toute proche de la haine des élégances, qui est toute proche de la haine des richesses, qui est toute proche de la haine des riches, qui implique aisément la condamnation de l’ordre social lui-même. Elle revêt donc assez aisément un caractère révolutionnaire. Les âmes chrétiennes les plus douces et les plus abondantes en vertus parlaient des « infamies du vieux monde » dans les mêmes termes que le font aujourd’hui les anarchistes les moins vertueux. Et comme ceux-ci croient à l’avènement de la Cité idéale, les chrétiens croyaient au millenium, au règne des saints, dont une des conditions était la destruction de Rome et de l’Empire. Cette destruction, ils l’appelaient de leurs vœux, et c’était assurément un désir permis. Mais il n’est pas impossible qu’à force de la désirer, et comme une chose promise par Dieu, {p. 336}certains néophytes grossiers et véhéments fussent tentés d’y mettre la main. Comment, échauffé par les pieuses imprécations d’un saint prêtre, le sympathique barbare Faustus passe soudainement du désir à l’acte, c’est ce que MM. Éphraïm et La Rode nous montrent dans une scène qui est, à coup sûr, la plus précieuse de leur drame.

Dans une salle des catacombes, à la lueur des torches, devant ses frères qui viennent d’apprendre que les quatre cents esclaves de Secundus ont été exécutés, le prêtre Timothée, — en des phrases dictées par Dieu même, puisqu’elles sont empruntées à l’« épître catholique de saint Jacques » et à l’Apocalypse, — maudit la ville impure et sanguinaire et en prophétise la fin : « … Riches ! pleurez et jetez des cris, à cause des malheurs qui vont tomber sur vous !… Vos richesses sont pourries ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers crie contre vous… Vous avez condamné et mis à mort les innocents, les justes, qui ne vous résistaient point… Qu’elle pleure et qu’elle gémisse, la ville d’iniquité !… Parce que, dans cette grande ville, le sang des saints et des innocents a été répandu… le Seigneur enverra le feu tordre dans ses flammes, comme dans les anneaux d’un serpent, tous ces palais superbes, tous ces repaires de voluptés infâmes ! » Et enfin : « … Sur vous qui aimez Dieu se lèvera le soleil de la justice. Quand les cieux auront passé… quand les éléments embrasés auront été dissous… vous, les pauvres… {p. 337}vous ressusciterez en vos corps glorieux, et vous jouirez d’une félicité infinie. »

Alors Faustus (remarquez que ce qu’il vient d’entendre est tout ce qu’il connaît du christianisme,) : — « Voilà ce que ton Dieu promet ?… Je crois en lui ! — Mais, dit Marcia, où est-il, l’envoyé de Dieu qui allumera l’incendie ? Où est-il, celui que Dieu a choisi pour renverser cet empire sanglant ? — Ce sera moi ! » dit Faustus en arrachant une torche fixée à la muraille ; et, suivi de quelques-uns de ses frères, il s’en va mettre le feu à la ville.

Si cela est peut-être discutable, cela est fort dramatique ; et très dramatique aussi, au dernier tableau, du haut de la terrasse de Néron, le saut des martyrs dans les flammes.

{p. 338}

Les deux Tartuffe. §

6 Juillet 1896. §

Presque tous nos meilleurs comédiens ont voulu s’essayer dans le rôle de Tartuffe, et il ne paraît pas qu’aucun d’eux y ait jamais remporté un entier succès. D’où vient cela ?

C’est peut-être que ce rôle n’est pas très bon. — Que le personnage soit antipathique, cela ne serait rien ; il pourrait être sauvé soit par beaucoup de comique, soit par un peu de terreur. Mais il est double. Il y a dans Tartuffe, et très distinctement, deux Tartuffe.

Tartuffe est, d’abord, une espèce d’épais et hideux bedeau. Il pète de santé ; il a le visage allumé et l’oreille rouge. C’est un goinfre. Il lui arrive de « roter » à table. (La délicatesse de nos Comédiens officiels a supprimé, je ne sais pourquoi, les vers où cette incongruité est rappelée.) Il est laid, d’aspect repoussant. Dorine y insiste : elle dit qu’il est difficile d’être fidèle à de certains maris « faits d’un {p. 339}certain modèle. » Et encore : « Oui, c’est un beau museau ! » Elle dit ironiquement qu’il est « bien fait de sa personne. » Elle dit à Marianne qu’il faut qu’une fille obéisse à son père, voulût-il lui donner un singe pour époux. Le point est donc hors de doute.

Ce premier Tartuffe, au surplus, est une brute. Il n’a aucune finesse. C’est par les artifices les plus grossiers, les plus faciles à percer, les plus impudents, ou, pour mieux dire, les plus naïfs, qu’il a séduit Orgon ; par des momeries de truand de la dévotion, des « soupirs » et des « élancements » à faire retourner les gens, etc… Il a des affectations purement imbéciles, comme lorsqu’il crie à Laurent de « serrer sa haire avec sa discipline », ou lorsqu’il s’accuse d’avoir tué une puce avec trop de colère. Il est si obtus que, voulant se déclarer à une femme jeune, spirituelle, nullement dévote, éminemment « laïque », il y emploie le style des Manuels de piété et ne conçoit pas ce qu’un tel langage, appliqué à une telle matière, doit avoir nécessairement, pour cette jeune femme, de répugnant et de souverainement ridicule.

Bref, Tartuffe n’est qu’un pourceau de sacristie, un grotesque, un bas cafard de fabliau, une trogne de « moine moinant de moinerie », violemment taillée à coups de serpe par l’anticléricalisme (déjà !) du « libertin » Molière.

Mais ce gueux, ce marmiteux, ce goinfre, ce balourd, cet incongru, comment Orgon, homme riche {p. 340}et notable, dont la conduite pendant la Fronde a été signalée au roi avec éloge ; comment ce bourgeois, qui a sûrement les préjugés de sa classe et de son rang, a-t-il pu le recueillir chez lui, l’y traiter en ami intime et en directeur de conscience ? Comment a-t-il pu subir à ce point l’ascendant de ce goujat qui, pour être un coquin, n’en est pas moins un simple d’esprit ? On ne voit pas non plus que les bourgeois, même dévots, soient détournés par leur dévotion du soin de marier richement leurs enfants : comment Orgon peut-il s’entêter à donner sa fille à cet ancien mendigot ? Il y a là, à mon avis, une impossibilité morale.

Et c’est pourquoi, le désaccord étant complet entre ce personnage et la besogne que Molière a dessein de lui faire accomplir, voici surgir, chemin faisant, un second Tartuffe, fort différent du premier. Plus rien du rat d’église. Le butor qui racontait aux gens l’histoire de ses puces, qui rotait à table et s’empiffrait à en crever, nous apparaît maintenant comme un homme de bonne éducation, comme un gentilhomme pauvre, et qui, même au temps de sa détresse, a conservé un valet. Gentilhomme, je ne sais pas bien s’il l’est en effet ; mais il faut croire à présent qu’il en a du moins les airs, puisque Dorine, son ennemie, dans le couplet où elle raille Marianne, admet elle-même qu’il tiendrait bon rang dans sa province :

Vous irez par le coche en sa petite ville, etc.

{p. 341}Et sans doute, dans son tête-à-tête avec Elmire, il débute assez lourdement par l’emploi du « jargon de la dévotion » ; mais, insensiblement, il sait tourner ce jargon en caresse, et le rapproche enfin de la langue vaguement idéaliste que l’amour devait parler, cent cinquante ans après Molière, dans des poésies et romans romanesques et qui a plu si longtemps aux femmes… Mais, en outre, il a de la finesse et de l’esprit, et des ironies, et des airs détachés qui sentent leur homme supérieur et qui sont d’un véritable artiste en corruption. Et, à sa deuxième rencontre, quand il veut lever les scrupules d’Elmire, la jolie leçon de casuistique, leçon qui semble une dérision préméditée et presque une « blague » de la casuistique même ! Ce Tartuffe-là ressemble à quelque abbé italien tortueux et élégant, athée, moqueur et sensuel, et qui se complaît, avec une grâce perverse, à ôter à demi son masque.

À ce propos, vous savez qu’on s’est demandé si Tartuffe avait la foi. La question eût semblé étrange à Molière. Si Tartuffe « croyait », il serait un pharisien, il ne serait pas un « imposteur », et Molière ne lui aurait pas donné ce nom. Mais, à supposer même que l’auteur n’eût pas assez signifié sa pensée sur ce point, il faudrait ici distinguer. Pour le premier Tartuffe, le bedeau, la brute, méchant, mais stupide, dénué d’esprit critique et incapable de se connaître lui-même, on peut admettre à la rigueur qu’il ait la foi, — la foi d’un abominable charbonnier. Mais il {p. 342}me paraît de toute évidence que le second Tartuffe, l’homme du monde, l’homme d’esprit, l’aventurier de haut vol, ne croit ni à Dieu ni à diable. Ou je ne sais pas lire, ou ces vers, par exemple :

Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention,

ne peuvent être que d’un terrible pince-sans-rire et d’un railleur raffiné et hardi.

La conclusion, c’est que le comédien est fort embarrassé. Il faut choisir entre trois partis : ou représenter le premier Tartuffe, ou représenter le second, ou essayer de réaliser un Tartuffe mitoyen ; car, de « fondre » les deux l’un dans l’autre, il n’y faut guère songer.

Or, si le comédien joue le premier Tartuffe, il fera rire ; mais l’action de la pièce deviendra totalement absurde. (Vous me direz : Qui s’en apercevra ?) S’il joue le second, la pièce redeviendra raisonnable ; mais alors, on ne comprendra plus du tout le portrait qui nous a été fait de Tartuffe avant son apparition. Le public sera dépaysé, lui qui ne voit Tartuffe que sous les espèces d’un bedeau gras, rouge et libidineux ; et l’acteur ne fera pas rire, et il devra, j’en ai peur, renoncer à la douceur des applaudissements. {p. 343}Reste, comme j’ai dit, qu’il prenne une moyenne entre les deux Tartuffe… J’aime mieux qu’il s’en charge que moi…

Du temps de Molière, conformément à sa pensée, Tartuffe fut joué en « comique » et même en « valet comique » ; et cette interprétation dura jusqu’au commencement de ce siècle. Régnier s’en plaint dans son Tartuffe des comédiens. Je lui emprunte ces lignes intéressantes : « … Au siècle passé… l’emploi des premiers comiques s’appelait aussi l’emploi des valets, et la garde-robe des acteurs qui tenaient ces sortes de rôles se bornait presque à des habits de livrée. Aussi l’habitude de jouer chaque soir Hector ou Crispin avait rétréci le talent des comédiens, circonscrit leur horizon ; leur unique tâche étant de faire rire, Tartuffe fut joué comme valet, et, peu à peu, ce grand rôle ne fut plus qu’un sournois plaisant et cynique dont les charges et les paillardises égayaient le public.

« Cette grossière interprétation du rôle devint la tradition, et Augé, grand, beau, bien fait, très aisé dans son jeu, au dire d’un contemporain, d’une gaieté un peu basse, naturel et inexact dans son débit, estropiant les vers, Augé s’y conforma en l’exagérant encore. Il a laissé dans le rôle un long souvenir de succès…

« Avec des regards lubriques, des gestes à l’avenant, il forçait Elmire, en plein théâtre, à subir des grossièretés qu’il serait répugnant d’indiquer. Dans {p. 344}la scène de la déclaration du troisième acte, il cachait ses pieds sous la jupe de Mme Préville, lui serrait les doigts, lui pressait le genou, et cela avec des attouchements si impudents, qu’exaspérée elle lui dit un jour, de façon à être entendue d’une partie de l’orchestre : « Si nous n’étions pas en scène, quel soufflet je vous appliquerais ! »

Mais un beau jour on s’avisa que Tartuffe ne devait pas faire rire à ce point. Tartuffe passa donc des comiques aux premiers rôles. Vanhove, Naudet, Molé, Baptiste aîné, Damas jouèrent surtout ce que j’ai appelé « le second Tartuffe ».

C’est aussi celui-là qui a été traduit par M. Febvre (à la Comédie), par Adolphe Dupuis (à l’Odéon) et, l’autre jour, par M. Worms. — À vrai dire, Adolphe Dupuis en fit un bon gros homme, presque un vieux général. M. Febvre en faisait, lui, un homme du monde et un « brillant causeur ». Mieux qu’aucun de ses devanciers, M. Worms a sauvé Tartuffe du ridicule. Ce qu’il a exprimé peut-être le plus fortement, c’est l’ardente passion sensuelle dont Tartuffe est dévoré. Il lui a prêté aussi une sorte d’âpreté triste, une allure sombre et fatale, et qui fait songer tantôt à don Salluste, tantôt à Iago. Enfin il semble qu’il ait voulu surtout nous rendre sensible cette idée, que Tartuffe se perd parce qu’il aime. Et, en même temps, il nous a montré un scélérat si élégant, d’une pâleur si distinguée dans son costume noir, si spécial par l’ironie sacrilège qu’il mêle à ses discours, {p. 345}que, si Elmire lui résiste, ce ne peut plus être chez elle dégoût et répugnance, et que, vraiment, en supposant cette jeune femme un rien curieuse, et de tempérament moins paisible, on aurait presque lieu de trembler pour elle… Oh ! qu’à ce moment le premier Tartuffe, le bedeau, le truand d’église, est loin de nos yeux et de notre souvenir !

Et pourtant, si Molière revenait au monde, c’est bien, j’en suis sûr, ce truand aux basses grimaces qu’il voudrait voir, et qu’il conseillerait à ses interprètes de rendre uniquement. Et c’est ce truand qui est resté, dans l’imagination populaire, le vrai Tartuffe.

Rien à faire à cela. Peu importe qu’à mes yeux le vrai Tartuffe ce soit l’autre, « le second », ou mieux encore (je l’avoue franchement), l’Onuphre de La Bruyère, si finement nuancé, si profond, si cohérent, si harmonieux.

« Il ne dit point : Ma haire et ma discipline, au contraire ; il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croie, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline… S’il se trouve bien d’un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite… il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration ; il s’enfuira, il lui laissera son manteau, s’il n’est aussi sûr d’elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d’employer, {p. 346}pour la flatter et la séduire, le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami… Un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel… Aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables : on ne les traverse pas sans faire de l’éclat, et il l’appréhende… Il en veut à la ligne collatérale : on l’attaque plus impunément ; il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l’ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune… Etc., etc… »

Oh ! je sais tout ce qu’on peut répondre, et ce que développent à ce sujet, sur les indications de leurs maîtres, tous les candidats à la licence ès lettres (car Molière est chez nous une superstition nationale) : que La Bruyère écrit en moraliste, et Molière en auteur dramatique ; qu’il faut tenir compte du « grossissement » nécessaire à la scène et de l’« optique du théâtre » ; qu’Onuphre, par trop de vérité, s’évanouirait sur les planches, etc… Je n’en suis plus du tout convaincu ; et, s’il faut tout dire, je ne goûte Tartuffe que dans les endroits précisément {p. 347}où, pour le ton du moins, il se rapproche d’Onuphre.

Encore une fois, qu’importe ? C’est le premier Tartuffe seul qui vit pour les foules, justement parce qu’il n’est qu’une trogne haute en couleur, aux traits simplifiés et excessifs, une tête de jeu de massacre. Les figures les plus populaires du théâtre ou du roman ne sont pas nécessairement les plus profondes, les plus étudiées ni celles qui résument le plus d’observations. (Et je pourrais ajouter que les figures les plus populaires ont été souvent créées par des esprits fort médiocres : tels Robert Macaire ou Joseph Prudhomme.) — Alphonse Daudet a conçu et fait vivre vingt personnages d’une vérité plus rare que Tartarin, d’une observation plus difficile, plus aiguë, plus curieuse ; et peut-être est-ce du seul Tartarin que les siècles se souviendront.

C’est égal, si quelque auteur contemporain mettait au théâtre un personnage aussi incohérent, aussi visiblement double que le Tartuffe de Molière, que diriez-vous, ô mon maître Sarcey ?

13 Juillet 1896. §

« Bien taillé ! comme disait l’autre. Et maintenant il faut recoudre. »

Recousons.

C’est de Tartuffe qu’il s’agit. À en juger par les {p. 348}lettres que j’ai reçues, beaucoup de Français en France désirent que le Tartuffe de Molière ne soit pas double. Démontrons donc qu’il ne l’est pas, et que les deux Tartuffe peuvent se fondre. Rien de plus facile.

Une première remarque à faire, et très importante, c’est que Tartuffe, tout le temps que nous le voyons en personne, est, à fort peu de chose près, cohérent, harmonieux, d’accord avec lui-même. Il n’est en désaccord qu’avec l’idée que nous ont donnée de lui Dorine, puis Orgon. En d’autres termes, il n’y a pas deux Tartuffe ; mais il y a Tartuffe, d’une part, et, d’autre part, le portrait qui nous a été fait de Tartuffe avant son entrée en scène.

Or, il faut considérer que ce portrait est moitié d’une ennemie, et d’une ennemie qui est servante (Dorine), et moitié d’un imbécile (Orgon) ; que, par conséquent, nous ne le pouvons accueillir que sous bénéfice d’inventaire, que nous en devons contrôler, rectifier ou, mieux, interpréter tous les traits.

Le Tartuffe de Dorine, c’est Tartuffe jugé et décrit par la cuisine et par l’office. « C’est un beau museau ! » Soit. Mais il y a des laideurs expressives, originales, et qui ne déplaisent pas à toutes les femmes. Apparemment, l’idéal masculin de Dorine, c’est un beau mousquetaire ou, comme nous disons aujourd’hui, un garçon coiffeur ou un ténor. Tartuffe peut s’éloigner de ce type ; il peut être mal bâti et avoir toutefois une flamme aux {p. 349}yeux, une grâce dans le sourire, une animation dans la physionomie, un je ne sais quoi de persuasif ou de dominateur, qui échappe à cette dondon de Dorine.

« C’est un goinfre », dit-elle encore. Mettons qu’il a grand appétit et ne dédaigne pas les vins loyaux. On n’ignore pas que la gourmandise est le péché mignon de beaucoup de personnes religieuses et même d’ecclésiastiques excellents. Louis Veuillot ne fut point une fourchette médiocre. Parmi les voluptés sensuelles, les plaisirs de la table sont ceux que l’Église interdit avec le moins de rigueur. Pourvu qu’ils n’aillent pas aux derniers excès, elle consent à y reconnaître une sorte d’innocence. Bien manger, c’est ne point faire fi des présents de Dieu qui « donne la pâture aux petits des oiseaux » ; bien manger, c’est déjà presque une façon de louer la Providence. « Les dévots, dit La Bruyère, ne connaissent de crimes que l’incontinence, parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l’incontinence. Si Phérécide passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidèle à son mari, ce leur est assez : laissez les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d’autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s’enivrer de leur propre mérite, sécher d’envie, mentir, médire, cabaler, nuire : c’est leur état. » À plus forte raison laissez-les manger à leur appétit et boire à leur soif, et un peu au-delà. Pour {p. 350}nombre d’hommes d’Église et de dévots, même sincères, les jouissances de la gueule sont comme une revanche licite de ce qu’ils se retranchent sur le point que vous devinez. Ces jouissances sont beaucoup plus assurées et beaucoup moins rapides que celles de l’amour ; par un bienfait de Dieu, elles sont presque aussi vives, et tout aussi matérielles, et tout aussi grossières ; et elles sont permises ! et bien plus largement que les autres, lesquelles ou ne sont autorisées que dans un seul lit ou ne le sont pas du tout ! Elles sont, elles, permises à toutes les tables où l’on peut s’asseoir ! Quelle aubaine pour les âmes pieuses ! Aussi en voyons-nous plus d’une s’empiffrer théologalement. — Joignez, ici, que le grand appétit de Tartuffe et ses connaissances de dégustateur ne sont pas pour déplaire à un opulent bourgeois comme est Orgon, que l’on peut sans témérité supposer ami de la bonne chère et fier de sa cave. C’est peut-être tout justement en bien mangeant et buvant sec que Tartuffe a achevé de le séduire.

« Tartuffe rote à table ? » D’abord, c’est Dorine qui le dit. Le digne homme a pu avoir un jour un léger hoquet, que la haineuse servante a exagéré, transformé en un bruit plus malséant. Et puis, n’oubliez pas que les gens du dix-septième siècle ne mangeaient pas fort proprement : ils prenaient la plupart des viandes avec leurs doigts, s’essuyaient les mains à la nappe, jetaient les os par-dessus leur épaule. {p. 351}La Bruyère écrit, par exemple, sans s’étonner : « … Si Troïle dit d’un mets qu’il est insipide, — ceux qui commençaient à le goûter, n’osant avaler le morceau qu’ils ont à la bouche, ils le jettent à terre… » Or, tout se tient ; et j’imagine que ces gens-là étaient moins exacts que nous à se garder de certaines incongruités. Notez que Dorine n’est pas précisément choquée des bruits vilains que fait Tartuffe, mais qu’elle raille surtout la bienveillance avec laquelle Orgon les salue :

Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide !

« S’il vient à roter… », entendez : si cela lui arrive, par hasard… comme cela peut arriver à tout le monde…

Du Tartuffe violemment caricaturé par Dorine, passons au Tartuffe pieusement et béatement dessiné par Orgon.

« Tartuffe, disais-je, n’a aucune finesse… Pour être un goujat et un drôle, il n’en est pas moins un simple d’esprit… C’est par les artifices les plus grossiers, les plus voyants, les plus faciles à percer, qu’il a séduit Orgon. » — Mais, au contraire, Tartuffe paraît fort intelligent en ceci, qu’il a su approprier ses moyens de séduction à la sottise de l’homme dont il a fait sa dupe. Un de mes correspondants me dit que Orgon peut fort bien être un bourgeois notable, avoir été fidèle au roi pendant la Fronde, et {p. 352}n’être qu’un imbécile ; et je suis tout à fait de cet avis, l’instinct conservateur en politique n’étant pas nécessairement une preuve d’intelligence. Les « soupirs » et les « grands élancements » à faire retourner les fidèles, la terre « baisée à tous moments », et la puce tuée « avec trop de colère », et « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline », ce sont donc là des traits tout à fait propres à frapper l’imagination de cet idiot. Les finesses y eussent été fort inutiles. D’ailleurs, la foi fait des miracles de plus d’un genre, et l’on a vu souvent des dévots beaucoup plus intelligents qu’Orgon traiter avec la déférence la plus sincère et la plus aveugle et prendre pour directeur de conscience tel « petit Frère » aussi grossier et trivial que celui de la Rôtisserie de la reine Pédauque

« Mais comment, disais-je encore, un bourgeois comme Orgon, et qui doit avoir les préjugés de sa classe et de son rang, peut-il bien s’entêter à donner sa fille à un ancien mendigot ? Car enfin on ne voit guère qu’un effet ordinaire de la dévotion soit de détourner les bourgeois opulents du souci de marier richement leurs enfants. » J’oubliais (volontairement ? qui sait ?) ces vers d’Orgon :

Sa misère est sans doute une honnête misère.
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
Puisqu’enfin de son bien il s’est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
{p. 353}Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

Souvenez-vous que Tartuffe, même au temps de sa détresse, a conservé un valet. Nous voyons un peu après, par les discours de Dorine, qu’il parle volontiers de son nom et de sa noblesse. Et cette noblesse, Dorine elle-même ne paraît pas la mettre en doute, lorsqu’elle dit à Marianne :

Vous irez par le coche en sa petite ville…
D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la Baillive et Madame l’Élue
Qui d’un siège pliant vous feront honorer…

Bref, c’est du hobereau peut-être autant que du saint homme que le bourgeois Orgon semble s’être entiché ; et cette croyance à la « qualité » de Tartuffe achève d’expliquer l’ascendant que Tartuffe a pris sur lui.

(Au surplus, des traits que nous jugeons grossiers et ridicules pouvaient fort bien toucher un bourgeois qui, sans doute, comme beaucoup de ses contemporains, lisait encore régulièrement la Vie des Saints. La puce de Tartuffe lui rappelait celle de saint Macaire : « Si comme Machaire eut tué une puce qui le poignait, il en issit moult de sang ; il se reprit qu’il avait vengé sa propre injure, et demeura {p. 354}six mois tout nud au désert, et en issit tout dérompu des mouches et d’autres bêtes. » Traduction du frère Jehan de Vignay, 1496.)

Et, enfin, j’avais tort de traiter Tartuffe de « mendigot ». Tartuffe n’a jamais mendié. Voici ce qui s’est passé, d’après Orgon. Orgon a, de lui-même, remarqué ce saint homme qui ne lui demandait rien et se contentait de lui offrir discrètement de l’eau bénite à la sortie de l’église :

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais avec modestie
Il me voulait toujours en rendre une partie.
« C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié » ;
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre…

Mélange de fierté décente et d’humilité chrétienne, Tartuffe a donc pu apparaître à Orgon bien moins comme un mendiant que comme une façon de bon Monsieur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul (excusez cet anachronisme), intermédiaire de bonne volonté entre les personnes pieuses et les pauvres. Et ces mots : « À mes yeux, il allait le répandre », peuvent bien nous faire sourire : là où nous voyons l’ostentation du personnage, Orgon n’a vu que son ombrageuse délicatesse… Oui, je conçois de plus en plus qu’il se soit laissé prendre.

Ceci nous amène à la scène où Tartuffe fait son {p. 355}entrée. Son second geste, le mouchoir tendu à Dorine, me paraît très conforme au caractère qu’il a ou qu’il se donne, et au rôle qu’il joue dans la maison. Et même, si j’ose dire toute ma pensée, lorsque Dorine répond :

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression ?

cela est sans doute fort plaisant ; mais enfin pourquoi Dorine, pourquoi les femmes montrent-elles leur sein nu, si ce n’est en effet pour « faire impression sur nos sens » ? Ou si ce n’est pas cela qu’elles veulent « en étalant leurs charmes », que diable veulent-elles donc ? Il se pourrait, ici, que la réplique de la servante ne fût pas non plus sans « tartufferie ». Car il n’est pas nécessaire d’être dévot pour être hypocrite. L’argument de Dorine, c’est l’argument commode qu’on a coutume d’opposer aux gens que scandalisent la lubricité d’un livre ou l’immodestie d’une œuvre d’art ; l’argument dont les chroniqueurs badins et les auteurs de revues accablent l’honorable M. Bérenger : « C’est vous qui êtes dégoûtant ; et ce que vous voyez là, c’est vous qui l’y mettez. » Les bons apôtres ! Vrai, j’aime mieux l’impureté franche et qui avoue.

Continuons. « Tartuffe, disais-je, est si obtus que, voulant se déclarer à une femme jeune, intelligente, nullement dévote, éminemment laïque, il y emploie {p. 356}le style des manuels de piété. » Mais veut-on qu’il se démasque tout de suite ? N’est-il pas tout naturel qu’il commence par user du langage qui lui est habituel et qu’on s’attend à rencontrer dans sa bouche ? Ce langage, d’ailleurs, c’est Elmire elle-même qui le lui impose et qui l’y ramène. Tartuffe vient de dire, à propos de son mariage projeté avec Marianne :

Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

Cela, c’est la langue ordinaire de la galanterie au dix-septième siècle. Mais Elmire :

C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.

Alors, Tartuffe :

Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.

Sur quoi Elmire, très prudente :

Pour moi, je crois qu’au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

Elle croit l’embarrasser et se sauver de lui en l’obligeant à ne parler qu’en dévot. C’est donc en dévot qu’il parlera. Heureusement le jargon de la dévotion a plus d’un rapport avec celui de l’amour humain. Les locutions par lesquelles les mystiques {p. 357}traduisent leur amour de Dieu, il n’aura pas à les torturer beaucoup pour leur faire exprimer l’adoration d’une femme. Insensiblement, il tourne ce jargon en caresse. Et, par cela seul qu’il applique à une passion profane le vocabulaire et les images de la « mystique » chrétienne, il se trouve presque composer, sans le savoir, une sorte d’élégie idéaliste aux airs déjà vaguement lamartiniens :

Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles…
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.

Ainsi Lamartine :

Beauté, secret d’en haut, rayon, divin emblème…
………………………..
Qui sait si tu n’es pas en effet quelque image
De Dieu même, qui perce à travers ce nuage ?
Ou si cette âme, à qui ce beau corps fut donné,
Sur son type divin ne l’a pas façonné ?…..

Si bien que Tartuffe apporte un secours imprévu aux théories de M. Brunetière qui veut que la poésie lyrique de notre siècle ne soit que l’éloquence de la chaire transformée… En tout cas, il y a ici dans les discours de l’ardent gredin une grâce, équivoque sans doute, mais qui ne laisse pas d’être enveloppante, {p. 358}et une flamme trouble, mais chaude. Il n’est donc pas si bête de s’en être tenu au jargon dévot.

Quant au petit cours de casuistique que Tartuffe fait à Elmire, dans leur second tête-à-tête, pour lever les scrupules qu’elle lui laisse voir, il n’est point si étrange, ni si propre à estomaquer cette jeune femme, qu’il semblerait au premier moment. Au temps de Molière encore les « honnêtes gens » et les bourgeois n’étaient nullement étrangers aux choses de la théologie. Il n’y avait pas tant d’années que la question de la grâce avait été agitée devant eux dans Polyeucte et qu’ils avaient lu passionnément les Provinciales, — tout de même que, sous l’Empire, on se jetait sur la Lanterne de M. Rochefort (ce rapprochement ne signifie pas que je juge les deux ouvrages équivalents). Lors donc que Tartuffe expose à Elmire le « truc » de la direction d’intention, elle a beau n’être qu’une assez faible chrétienne, ces discours ne sont point de l’hébreu pour elle ; elle a du moins entendu parler de ces choses, et elle peut estimer Tartuffe cynique, mais non point extravagant ni ridicule.

(Sur cette question, d’ailleurs accessoire : « Tartuffe a-t-il la foi ? » j’en tiens pour ce que j’ai dit l’autre jour. L’hypocrisie dévote peut être de deux degrés : ou l’hypocrite a la foi et singe seulement les vertus qui lui manquent ; ou il simule en même temps les croyances et les vertus qu’il n’a pas. Ce deuxième cas est, selon moi, celui de Tartuffe, et {p. 359}c’est sans doute parce que, dans la pensée de Molière, l’imposture du personnage est complète, qu’il l’a nommé l’Imposteur. Voyez aussi comme, au premier acte, il définit, par la bouche de Cléante, l’espèce à laquelle appartient Tartuffe, et ce qu’il dit de ces « francs charlatans »

De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue à leur gré
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré…..

Ajoutez que c’est surtout de nos jours qu’on s’est plié à concevoir le mélange de la sincérité des croyances et de l’hypocrisie ou de la scélératesse des actes. Le dix-huitième siècle philosophique n’admettait même pas la sincérité des fondateurs de religions, et les regardait tous comme des jongleurs. Et, enfin, si Tartuffe reproduit, en somme, les maximes du très sincère et très croyant Escobar, il en change singulièrement le ton, et y mêle (je persiste dans mon impression) une ironie et presque une « blague » de pince-sans-rire.)

J’ai fini de me réfuter. Reste le Tartuffe que j’appelais le « second Tartuffe », et qui est, en réalité, le seul. Oui, Tartuffe est un, et il n’y a qu’un Tartuffe. Seulement l’acteur qui le jouera fera bien de se souvenir, après tout, de la figure qu’a pu prendre Tartuffe dans l’imagination de Dorine : par où il sera conduit à nous mettre sous les yeux un personnage intermédiaire entre le Julien Sorel que nous a {p. 360}montré M. Worms, et le truand de sacristie que Dorine nous dépeint ; moins proche toutefois de celui-ci que de celui-là ; bref, quelque chose d’assez ressemblant à cet étonnant précepteur ecclésiastique que nous révéla naguère un procès retentissant.

Et maintenant me reprochera-t-on, une fois de plus, trop de complaisance à plaider le pour et le contre, et trop de goût pour de « vains exercices de rhétorique » ? Celui-ci, du moins, n’aura pas été entièrement vain, puisque, ayant retourné Tartuffe dans tous les sens, me voilà, finalement, plus assuré de la vérité et de l’unité secrète de cette illustre figure. Mais, au surplus, pourquoi mes oscillations ne seraient-elles pas la marque d’un esprit scrupuleux et modeste ? Ces incertitudes impliquent le sérieux, — bien loin de l’exclure, comme quelques-uns le disent. On peut fort bien manquer d’assurance à définir un personnage de drame ou de roman, — et ne point manquer de décision à distinguer le bien du mal ; on peut être hésitant dans ses investigations et jugements littéraires, — et ferme sur ses principes de conduite. Il y a des gens qui s’admirent et qui se croient l’âme belle, énergique et généreuse parce qu’ils ont sur tout des opinions violentes, insolentes, absolues et instantanées ; comme si la manie affirmative était une présomption de beauté morale ! Oh ! que je me méfie ! et combien j’ai peur que, tout au contraire, cette inaptitude à considérer les aspects divers des choses n’entraîne l’incapacité {p. 361}de se connaître soi-même et de voir sa pauvre vie comme elle est, et toutes les tristes suites de l’aveuglement sur soi ! Vagues, vides et bruyants, dupes des mots, dupes des modes qu’ils se figurent créer et qu’ils suivent avec fracas, n’hésitant jamais parce que jamais ils n’examinent, ceux-là peuvent me traiter de faiseur de tours. Ils ne comptent pas.

{p. 363}