Jules Lemaître

1920

Impressions de théâtre. Onzième série

2015
Source : Jules Lemaître, Impressions de théâtre : onzième série, Paris, Ancienne librairie Furne, Boivin & Cie Éditeurs, 1920.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapova (OCR et relecture), Stella Louis (Numérisation et encodage TEI) et Vincent Jolivet (Encodage TEI).

La comédie au Moyen Âge

La Comédie en France au moyen âge, par M. Petit de Julleville. §

M. Petit de Julleville vient de publier le quatrième volume de son Histoire du théâtre en France. Il s’occupe, cette fois, de la Comédie au moyen âge. L’ouvrage est très complet, fort bien composé, écrit avec la simplicité la plus élégante, et je demeure stupide en songeant à la masse énorme d’écritures qu’il analyse et résume.

Nous devons une reconnaissance infinie aux hommes de bonne volonté qui font pour nous tant de recherches patientes et de lectures insipides et qui, du fatras épouvantable des manuscrits et des imprimés, tirent, à notre usage, le peu de substantifique moelle qui, d’aventure, s’y trouve contenu. J’avoue que, si j’étais réduit à me faire à moi-même ma science, je me résignerais à ignorer presque tout. Je me contenterais de quelques vagues notions du temps passé, de ces impressions qu’on reçoit des vieux livres feuilletés au hasard, des vieux monuments, de tout ce qui reste, épars dans le présent, des vestiges des âges anciens, enfin de ce qu’on apprend d’histoire tous les jours, sans presque y songer. Mais, au reste, le spectacle d’aujourd’hui suffirait à remplir ma vie et à exercer toutes mes curiosités, et je jugerais que je ne perds pas grand’chose à ignorer les parcelles insignifiantes de l’esprit de nos aïeux qui peuvent être enfouies dans l’amas des antiques parchemins.

J’aurais raison en pensant ainsi, mais je ne serais pas sûr d’avoir raison. Or, cette assurance, le livre de M. Petit de Julleville me l’apporte sur un point, et c’est là un grand bienfait. M. Petit de Julleville a lu plusieurs centaines de « moralités, farces et sotties ». Il a lu, en outre, tout ce qui a été écrit, en français et en allemand, sur la comédie au moyen âge. Sans doute, cet immense labeur, cette patience angélique, tant de journées et de veilles passées à déchiffrer d’interminables platitudes, tout cela n’aboutit, en somme, qu’à la constatation de trois ou quatre vérités, que je soupçonnais déjà, je le jure ! et dont l’énoncé tient en quelques lignes. Mais c’est quelque chose de tenir pour assuré ce qu’on ne faisait que pressentir, et quand même ce ne serait rien, les hommes comme M. Petit de Julleville doivent être d’autant plus loués et glorifiés que le résultat de leurs recherches est, en général, totalement disproportionné avec l’effort qu’elles ont coûté, et que leur courage s’ennoblit encore d’abnégation.

Des brèves conclusions de M. Petit de Julleville, la plus importante pour l’histoire littéraire est celle-ci, qui vaut assurément la peine d’être citée : « L’histoire de la comédie en France n’est pas, comme celle du drame sérieux, coupée par la Renaissance en deux moitiés distinctes. Entre le Mystère et la tragédie il n’y a véritablement rien de commun. Quand on passe de l’un à l’autre, la nature du sujet, la conduite de l’action, la versification et le style, la mise en scène et les procédés dramatiques, en un mot, la forme et le fond, tout paraît changé. Au contraire, l’histoire de la comédie, quoiqu’on y puisse distinguer des périodes et des tendances successives, ne présente pas une seule interruption bien tranchée de la tradition originale. Depuis le xiiie siècle jusqu’à nos jours, on peut suivre, dans cette histoire, l’éclosion, puis le développement et les modifications nombreuses, mais lentement ménagées, d’un même genre littéraire toujours identique à lui-même, sous des formes diverses, pendant six cents ans. Ainsi s’explique, en grande partie, l’incomparable perfection où s’est élevé le genre comique en France. Cette suite et cette unité, maintenues pendant tant de siècles, ont dû contribuer, plus qu’aucune autre cause, à donner à notre comédie une vie si florissante et un si durable éclat. Aucun effort n’a été perdu ; chaque époque a instruit, formé, enrichi l’époque suivante ; et la tradition comique ininterrompue est arrivée jusqu’à Molière, qui se vantait, on le sait, de prendre son bien où il le trouvait, etc… »

Si je ne me trompe, cela n’avait pas encore été dit, du moins avec cette netteté. Les autres découvertes de M. Petit de Julleville (mais quoi ! ce n’est point sa faute) ne sont pas tout à fait aussi neuves. C’est à savoir : que la liberté du théâtre comique a été sans frein pendant le xve siècle et une partie du xvie siècle, et que cet esprit d’universelle et brutale raillerie a certainement hâté la fin du moyen âge et de ses institutions. C’est aussi que tout ce théâtre est bien décidément nul au point de vue littéraire et que, Patelin excepté, il n’y a rien à en retenir.

S’ensuit-il que M. Petit de Julleville ait perdu son temps à nous étaler ce rien, comme il fait, à nous donner l’analyse consciencieuse d’une bonne cinquantaine de « moralités, sotties et farces » ? Point, et je faisais, tout à l’heure, un peu trop bon marché de ce vaste travail. D’abord, il faut louer le savant professeur de n’avoir point voulu être cru sur parole et de nous apporter ses preuves. Puis, cette série d’analyses nous dégoûte et à la fois nous dispense pour toujours de lire les textes originaux. De plus, l’ensemble de ces productions informes donne quand même à penser et à rêver sur l’âme si singulière du moyen âge. Et enfin, parmi ces œuvres enfantines, on en découvre quelques-unes qui, méprisables par le style, intéressent du moins par l’idée, par l’originalité de la fable.

Voici, par exemple, une « moralité » tout à fait extraordinaire : Le Miracle de saint Martin, par André de La Vigne (1496). Saint Martin vient de mourir ; son corps est exposé au fond du théâtre, et l’on va tout à l’heure l’emporter à l’église en procession solennelle. Deux mendiants sont en scène : un boiteux et un aveugle, deux joyeux drôles, deux bons malandrins qui rappellent ceux que Victor Hugo fait sauteler autour de Gringoire dans la cour des Miracles. Ces gueux se conjouissent d’infirmités qui leur permettent de vivre grassement, sans rien faire, en grattant leur vermine au soleil. Mais le boiteux apporte à son compère une terrible nouvelle : « Un saint vient de mourir, qui fait des miracles comme s’il en pleuvait. » Admirez ici, dans ces deux belles âmes, un effet imprévu de la foi : « Dieu ! s’écrie l’aveugle, si ce nouveau saint allait nous guérir ! Ce serait autant dire nous enlever notre gagne-pain ! » Le bancroche en frémit : « Méfions-nous, dit-il, et filons ! » Mais comment ? Car il peut à peine se traîner et l’aveugle ne peut se conduire. Une bonne idée ! Le bancal monte sur l’aveugle et ils s’en vont ainsi, l’un portant l’autre, vers le cabaret voisin. Mais l’aveugle est trop chargé pour courir. « Ecoute ! — Quoi ? — Ce bruit ? — Si c’était le saint ? — Diable ! — Cachons-nous sous une porte. »

Trop tard ! Ils tombent en plein dans la procession, et pan ! voilà nos drôles guéris.

Quelque chose, ici, d’assez finement observé, à ce qu’il me semble. Le boiteux est furieux de se sentir solide sur ses jambes. Mais l’aveugle-né, au moment où ses yeux s’ouvrent, éclate en transports involontaires. « Hélas ! dit-il, je ne savais pas quel grand bien c’était de voir clair. Je vois la Bourgogne, la France, la Savoie, et je remercie Dieu humblement ! » Le boiteux lui-même finit par se résigner à sa guérison ; il en sera quitte pour faire semblant désormais d’être bancal.

Cela n’est-il pas d’une haute saveur ? Ces deux silhouettes de gueux philosophes et néanmoins bons croyants, cette guérison miraculeuse redoutée comme une tuile qui vous tomberait sur la tête, ce « retournement » si naturel et si piquant du digne aveugle, et, par-dessus tout, cette conception du miracle, dont on ne sait si elle est souverainement naïve ou profondément ironique et irrévérencieuse, tout cela fait sûrement de l’œuvre d’André de La Vigne la plus joyeuse et la plus imprévue des « moralités ».

En voulez-vous une autre, dans un genre tout différent ? Un vieil empereur, sentant sa fin prochaine, abdique en faveur de son neveu. Il lui donne de sages conseils, et il y joint les plus terribles menaces, au cas où le jeune homme trahirait ses devoirs de souverain. Or, le premier acte du neveu est de faire enlever par ses valets une jeune fille qu’il aime. La jeune fille déshonorée et sa mère vont se jeter aux genoux du vieil empereur en criant : « Justice ! »

Le vieillard, alors, fait appeler son neveu et, après lui avoir reproché son crime, l’égorge de sa propre main.

Le lendemain, le vieil empereur est mourant ; son chapelain lui refuse la communion à cause du meurtre qu’il a commis. Mais le vieux prie… et, tout à coup, l’hostie vient, d’elle-même, se poser sur ses lèvres.

Ne dirait-on point un canevas tout prêt pour quelque poème grandiose de La Légende des siècles ? Cet empereur-là eut fait un bien beau vieillard de bronze, genre don Jaime ou Barberousse.

Peut-être seulement Hugo se serait-il cru obligé de substituer à l’hostie ambulante quelque miracle d’un caractère moins catholique. Et pourtant, cette hostie qui marche et qui absout, c’est bien aussi beau et c’est plus mystérieux que l’épée invisible qui tranche la tête de Ratbeat, ou que l’aigle d’airain qui crève les yeux de Tiphaine.

Voilà donc deux découvertes (l’Aveugle et le Boiteux, et l’Empereur qui tua son neveu), dont il faut remercier M. Petit de Julleville. Mais, Seigneur ! quel ennui distillent les « moralités » allégoriques, les « sotties » et, s’il faut le dire, les « farces » elles-mêmes, sauf Patelin, le Cuvier et deux ou trois autres que l’on connaît ! Il est trop vrai que le génie gaulois, réduit à ses propres forces, n’a rien produit, pendant quatre ou cinq siècles, que de chétif, d’incomplet et de misérable. Et je songe à la beauté accomplie des poèmes qui, deux mille ans auparavant, jaillissaient comme des fleurs du génie de la Grèce adolescente, et je me dis, avec un peu de chagrin et presque avec un sentiment d’humiliation, que, si elle n’avait enfin connu un jour la noble antiquité païenne, la pauvre race dont je suis n’aurait peut-être jamais réalisé la beauté.

Oui, mais aussi, dès que les Grecs et les Latins lui eurent apporté la forme qu’elle cherchait en vain, en quelles œuvres originales, et vigoureuses, et délicates, éclata le génie de la France ! Et comme notre littérature apparut bientôt plus riche d’idées et de sentiments que les littératures païennes ! C’est que, au moyen âge, sous l’insuffisance et la gaucherie des choses écrites, on devine une humanité plus tourmentée, agitée de passions plus violentes et plus profondes, plus intéressante enfin (à mon avis) que l’humanité antique. C’est que la pensée de l’autre monde a changé pour les hommes l’aspect de celui-ci ; c’est que la foi chrétienne a dramatisé la conception de la vie ; c’est que, en se mêlant aux passions humaines, elle les a compliquées et agrandies par l’idée de l’« au-delà » et par l’attente ou la crainte des choses d’outre-tombe. Il y a des songes, des désirs, des espérances, des désespoirs ignorés des anciens. Il y a même eu des sentiments entièrement nouveaux : la haine de la nature, l’amour de la contrition, Dieu, des luttes intérieures qu’on ne connaissait pas auparavant, un approfondissement de la tristesse, un enrichissement de la sensibilité…

Pour nous en tenir aujourd’hui à la comédie, celle du moyen âge a ce caractère particulier, qu’elle est essentiellement « pessimiste ». « Toute comédie est médisante, dit M. Petit de Julleville, mais celle du moyen âge l’a été au plus haut degré. » Et ailleurs : « C’était une idée fort répandue à cette époque de libre jugement et de libre parole (les matières du dogme seules exceptées) que le monde était surtout composé de fous… Lâchez sur la scène une troupe de fous de tout habit et de tout rang, roi, juge, abbé, gentilhomme ou laboureur, toutes les absurdités qu’ils pourront faire offriront une assez juste image de la société humaine. » Or, ce pessimisme ne se rencontre pas au même degré, il s’en faut, dans la comédie antique. Ce pessimisme est bien d’origine chrétienne. C’est lui qui explique le fond d’âpreté et de tristesse de la comédie moderne considérée dans ses œuvres les plus éminentes, et, par suite, l’extrême supériorité de notre comique sur celui des anciens.

Molière1 §

Bibliographie dramatique : Le théâtre au xviiie siècle ; la Comédie, par M. Victor Fournel. §

La Comédie au dix-septième siècle, de M. Victor Fournel, est un bon livre, exact, judicieux, agréable. Je ne puis mieux faire, pour vous donner une idée de son contenu, de son ordonnance toute simple, et de l’intérêt qu’il présente, que de transcrire ici la table des matières : « La comédie avant Molière. — Les types de la vieille comédie. Molière. — La comédie contemporaine de Molière. — Les successeurs de Molière : Edme Boursault ; la monnaie de Molière : Baron, Brueys et Palaprat, Dufresny ; un cadet de Molière : Regnard ; un vaudevilliste au xviie siècle : Dancourt. »

Molière, comme vous voyez, est le centre de l’ouvrage, et tout s’y rapporte à lui. Cela devait être. M. Victor Fournel ne l’a pas dit le premier, — et vraiment ce n’est pas sa faute, — mais il le répète avec beaucoup de raison : « Toute la comédie antérieure est venue aboutir à Molière, et presque toute la comédie postérieure, jusqu’à la révolution romantique, en est sortie. C’est l’axe auquel se rattache l’ensemble du théâtre comique du xviie siècle et sur lequel il tourne. Ceux qui l’ont précédé le préparaient lentement et peu à peu ; on le retrouve, amoindri, mais visible à chaque page dans ceux qui l’ont suivi, et, après plus de deux siècles, il domine toujours la comédie. »

C’est là l’idée maîtresse et directrice de l’ouvrage et ce qui en fait l’unité. Mais, au reste, cette unité n’a rien de tyrannique ; le plan reste large et aisé ; les divers chapitres abondent en détails qui sont amusants ou intéressants par eux-mêmes. Ce livre vous apprendra pas mal de petites choses. M. Victor Fournel y analyse avec soin beaucoup de pièces oubliées, ou encore de celles dont les manuels d’histoire littéraire citent les titres et dont on connaît en gros le sujet et la façon, mais qu’on n’a guère lues et qu’on ne trouverait d’ailleurs que dans les collections publiques.

J’estime qu’il a fait là une très louable besogne. D’abord, c’est presque un acte de piété. Nous aurons été, dans ce siècle-ci, plusieurs milliers d’auteurs dramatiques. Plusieurs centaines auront eu du talent. Selon toute apparence, cinq ou six survivront. Quant aux autres, ce qu’ils peuvent attendre de plus glorieux, c’est que, dans deux ou trois siècles, un érudit mentionne une douzaine d’entre eux et consacre trente lignes à leurs œuvres en piquant dans le tas. Remercions M. Victor Fournel d’avoir fait pour quelques-uns de nos arrière-grands-pères ce que nous souhaiterions, naïfs que nous sommes, qu’un charitable arrière-petit-neveu fît pour nous.

Puis, sans nous révéler rien d’essentiel, ces résumés d’œuvres abolies ont du moins l’avantage de nous mieux démontrer, de nous rendre présente et évidente, de nous faire toucher du doigt une vérité que nous connaissions déjà, à savoir qu’il n’y a jamais de discontinuité dans les transformations de la littérature ; ou, comme dit Hugo dans la préface de Cromwell, que « rien ne vient sans racine, et que chaque époque est en germe dans celle qui la précède ». C’est devenu un fort lieu commun, mais ça fait toujours plaisir à constater.

En somme, le livre de M. Fournel pourrait servir de commentaire, d’éclaircissement et d’illustration à quelques-uns des chapitres où M. Ferdinand Brunetière nous explique l’évolution de la comédie en France (les Epoques du théâtre français). Je n’essayerai pas de vous montrer comment. J’ai trop de peine à manier les idées générales, ou même à répéter celles d’autrui. C’est un effort que je ne puis faire tous les jours. M. Brunetière, lui, n’a que des idées générales ; d’impressions, presque pas ; de sensations, jamais. Il est incapable, ce semble, de considérer une œuvre quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement : et ainsi de suite. Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres de ses jugements. Don merveilleux ! Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits, depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité. J’admire de bon cœur la majesté d’une telle critique. Si tel de ses jugements particuliers paraît « étroit », comme on dit, ce n’est que par une illusion ou un jeu de mots ; car toute une conception de l’esprit humain et de la destinée humaine tient dans l’ampleur sous-entendue de ses considérants. Oui, cela est beau. Mais en voici le rachat. Quelle tristesse ce doit être de ne plus pouvoir ouvrir un livre sans se souvenir de tous les autres et sans l’y comparer ! Juger toujours, c’est peut-être ne jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Brunetière fût devenu réellement incapable de « lire pour son plaisir ». Il craindrait d’être dupe, il croirait même commettre un péché. Là est notre revanche à nous. Cela nous est égal de nous tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations d’aujourd’hui. Consentant au plaisir, nous consentons à l’erreur. Mais d’abord nos erreurs sont sans conséquence ; elles ne sont pas liées entre elles ; elles ne portent que sur des cas particuliers ; au lieu que si, d’aventure, M. Brunetière se trompait, ce serait effroyable ; car, outre que son erreur aurait été sans plaisir, elle serait sans recours, ni remède ; elle serait totale et irréparable ; ce serait un écroulement de tout lui-même. Or, il ne se trompe point, sans doute ; mais enfin, qui le jurerait ? — Et ne dites pas non plus que la critique personnelle, la critique impressionniste, la critique voluptueuse, comme vous voudrez l’appeler, est bien pauvre vraiment, et bien mesquine, comparée à l’autre critique, à celle qui fait entrer le ressouvenir des siècles dans chacune de ses appréciations. Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’évoquer librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports, n’en point choisir et presser l’un aux dépens des autres, respecter le charme propre du livre que l’on tient et lui permettre d’agir en nous… Et comme, au bout du compte, ce qui constitue ce charme, ce sont toujours des réminiscences de choses senties et que nous reconnaissons ; comme notre sensibilité est un grand mystère, que nous ne sommes sensibles que parce que nous sommes au milieu du temps et de l’espace, et que l’origine de chacune de nos impressions se perd dans l’infini des causes et dans le plus impénétrable passé, ou peut dire que l’univers nous est aussi présent dans nos naïves lectures qu’il l’est au critique-juge dans ses défiantes enquêtes…

Je crois bien que j’ai fait une digression. Si vous y trouvez quelque galimatias, je vous répondrai que c’est bien possible ; que j’ai cru pourtant avoir une idée et que j’essayerai de la mieux élucider une autre fois.

Pour en revenir à la Comédie au dix-septième siècle, il est une remarque de M. Brunetière dont M. Fournel aurait pu tenir un peu plus de compte. C’est que les genres littéraires, d’abord flottants et confus, ne se déterminent et ne deviennent distincts que dans les chefs-d’œuvre qu’ils produisent enfin. On pourrait presque affirmer qu’avant le Cid et avant le Menteur, ou plutôt avant les Précieuses ridicules, il n’y a pas de tragédie ni de comédie proprement dite. M. Victor Fournel s’en est bien aperçu. Le volume dont je vous entretiens traite uniquement, comme le titre l’indique, de la comédie ; un second volume traitera de la tragédie ; et un troisième de la tragi-comédie et de la pastorale. Or, il est visible que, dans les trente premières années du xviie siècle, M. Fournel a toutes les peines du monde à découvrir quelques comédies pures. Encore, plusieurs des pièces qu’il nous donne pour des comédies pourraient-elles être tout aussi bien qualifiées de tragi-comédies. Le savant écrivain a ici le tort de devancer l’histoire. Il ne devait pas s’efforcer de « distinguer » artificiellement les genres, avant l’époque où ils achèvent de se distinguer dans la réalité. La littérature dramatique du premier tiers du xviie siècle ne pouvait, à mon avis, être traitée que dans son ensemble.

Donc, la comédie que cette époque a connue, ce n’est encore que la comédie d’intrigue, à l’italienne et à l’espagnole, toute proche soit de la tragi-comédie, soit de la farce, soit de la pastorale. Pas la moindre trace d’observation directe et sincère ; les personnages sont tous de pure convention. M. Fournel dit très bien que le théâtre de ce temps-là « s’arrête au masque immuable avant d’arriver à la physionomie vivante ; il fait mouvoir des mannequins, afin d’apprendre à faire mouvoir des hommes. Ce sont ces mannequins que nous avons rencontrés à chaque pas chez Larivey, Desmarets, Scarron, Tristan l’Hermite, Cyrano… Les traits, grossis à plaisir, y prennent une sorte de rigidité grimaçante : on cherche moins à y faire preuve d’observation que d’imagination bouffonne, à y reproduire la souplesse et la variété de la nature qu’à y entasser les hyperboles burlesques. La comédie débutait, comme la peinture, par des figures immobiles, peintes dans les mêmes poses, avec les mêmes couleurs.

Ces « figures immobiles », ces « types » (dont quelques-uns nous venaient de la comédie latine), c’est le capitan ou matamore, le parasite, le pédant, le poète extravagant, le vieillard amoureux et jaloux, généralement avare, la vieille amoureuse, la femme d’intrigue, la nourrice, le valet farceur et fripon.

On comprend, au surplus, que ç’aient été là, nécessairement, les premiers types du théâtre comique. Car le plus ancien sujet de comédie, et qui resta longtemps presque l’unique, chez Ménandre, chez Plaute, chez Térence, chez les Italiens, chez les Espagnols, c’est, essentiellement, une histoire d’amour contrarié et qui triomphe enfin par la ruse. Or, nous avons là tout le personnel indispensable au développement de cette histoire, c’est-à-dire, — outre les amoureux, — le barbon jaloux et l’amoureuse trop mûre, l’entremetteuse et le valet serviable. Et quant au matamore, au pédant, au poète timbré, à la nourrice bavarde, au parasite glouton et au valet loustic, qui ne voit que ce sont éminemment des poètes désireux d’amuser la foule par une imitation telle quelle des ridicules humains ?

Ils sont bien gros et bien rudimentaires, ces types de l’ancienne comédie d’intrigue. Et pourtant, c’est bien par eux, — et aussi par des commencements épars, çà et là, d’imitation plus fidèle de la « conversation des honnêtes gens » (voir surtout les comédies de Corneille), — que se prépare, dans la première moitié du xviie siècle, la comédie de l’âge suivant, la comédie de caractères et le théâtre même de Molière. Ce n’est pas en répudiant ces types, mais plutôt en les contrôlant, en les modifiant, en les enrichissant par l’observation, bref en leur donnant la vie, que Molière créera la plupart de ses personnages. « Le grand progrès réalisé par lui, dit M. Fournel, ce sera de substituer la vérité du caractère à la convention du type. » Et M. Fournel nous le montre en détail ; et, bien qu’il y mette parfois un peu de complaisance, on ne saurait dire qu’il cherche à nous imposer ; car, n’est-ce-pas ? nous aurons beau faire, nous ne trouverons jamais que sept péchés capitaux ; et ces immobiles figures de la vieille comédie sont à ce point générales qu’elles pourraient presque servir à désigner de vastes catégories de travers et de vices humains où trouveraient à se ranger, aujourd’hui encore, toutes les façons, ou à peu près, d’être vicieux et ridicule.

Par exemple, s’il y a surtout du tartufe dans le Tartufe, il y a aussi du « parasite ». Il y en a dans le Dorante du Bourgeois Gentilhomme. Molière a recueilli le « pédant » (en le mêlant quelquefois au « poète extravagant » ). Il en a fait Vadius et Trissotin. Il en a fait Métaphraste, Pancrace et Marphurius. « Oronte est une variante ingénieuse de la même figure : le poète ridicule, homme du monde et même homme de cour. Le tronc primitif a poussé des rameaux innombrables : le pédant de la vieille comédie n’a pas seulement donné naissance au poète grotesque, mais au médecin tout gonflé d’une sottise doctorale… comme les Desfonandrès et les Diafoirus ; aux précieuses ridicules dont la pédanterie s’accusait sous le vernis mondain quoiqu’elles fissent vœu de haïr les pédants, aux femmes savantes, comme Bélise et Philaminte ; à l’auteur tout hérissé des règles d’Aristote, comme le Lysidas de la Critique.

De même, le « barbon jaloux » est devenu Arnolphe et Harpagon. La « vieille amoureuse » est devenue la Bélise des Femmes savantes. La « femme d’intrigue » est représentée par la Frosine de l’Avare. Il n’est pas jusqu’à « la nourrice », type aboli de bonne heure, qui ne se retrouve cependant dans la Nérine des Fourberies de Scapin et dans la Jacqueline du Médecin malgré lui.

Quant au « valet », il s’appelle, chez Molière, Mascarille et Scapin, et, sous ces deux noms, il n’est encore qu’un être de convention vivifié par la fantaisie du poète. Mais il s’appelle aussi Gros-René et Sganarelle. Et l’ancienne « suivante » ou « nourrice » s’est muée en Nicole, Toinette, Dorine, Martine, figures bien vivantes celles-là, « vraies suivantes bourgeoises, nourries dans la famille et en épousant les intérêts ».

C’est donc bien de la vieille comédie artificielle à types immuables, qu’a été tirée, par un homme de génie, la « comédie de caractères ». Ce qui manquait à cette comédie-là, ce qu’elle est devenue depuis et, à mon sens, très heureusement devenue, c’est ce que je vous dirai prochainement, si les théâtres continuent à me faire des loisirs.

Livre de l’institution de la femme chrestienne, tant en son enfance que mariage et viduité, aussi de l’office du mary, naguères composez en latin par Jehan Loys Vives, et nouvellement traduictz en langue françoyse par Pierre de Changy, escuyer, avec préface et glossaire, par A. Delboulle. §

3 août 1891. §

En vous parlant de l’institution de la Femme chrétienne, je ne mentirai que fort peu, croyez-le bien, à la rubrique de cette causerie. Car ce vieux livre, traduit du latin de Vivès par Pierre de Changy et imprimé pour la première fois en 1542, se trouvait, assurément, cent vingt ans plus tard, dans la bibliothèque de Sganarelle et dans celle d’Arnolphe ; et les théories que Sganarelle expose à Ariste dans l’École des Maris, et le sermon qu’Arnolphe fait à Agnès dans l’École des Femmes, ne paraissent autre chose que des résumés de cet antique ouvrage.

La traduction que M. Delboulle vient de remettre au jour « dans son gracieux costume du xvie siècle pour la joie de ceux qui aiment les beaux et bons livres » est la plus ancienne de toutes, et celle qui a le plus de saveur. « Cette traduction est presque une œuvre originale, en ce sens que Pierre de Changy abrège, supprime les longueurs du texte, dont il prend le commun, c’est-à-dire les idées principales… Il a des tours heureux, des expressions pittoresques, un peu crues parfois, que ne rencontrent presque jamais ni Mayerne Turquet, ni Linocier qui, après lui, ont traduit textuellement Loys Vivès. Souvent il ajoute à l’original des traits charmants… » Ainsi s’exprime M. Delboulle dans une préface où il y a de la grâce, de la bonhomie, de la malice, et qu’il a ingénieusement semée de citations empruntées aux bons auteurs, selon la coutume des écrivains du vieux temps, dont il a accoutumé de faire sa nourriture. M. Delboulle, que j’ai connu au lycée du Havre, voilà tantôt quinze ans, était dès lors un habile et passionné philologue. Il entretenait avec le vénérable Littré une correspondance érudite. Aujourd’hui, retiré dans la rustique maison du sage, il habite, j’imagine, une grande bibliothèque au milieu d’un grand verger, et continue de romaniser sous ses pommiers normands.

Malgré sa diligente curiosité, M. Delboulle n’a rien pu découvrir touchant Pierre de Changy, sinon que son grand-père, écuyer tranchant du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, fut fait chevalier par la main du seigneur de Croy dans un combat contre les Gantois ; que Pierre lui-même fit longtemps la guerre (bella ferocia gessit, comme dit une épître en distiques, composée par Simon Romygloens, Angevin, et mise en tête de l’Institution de la femme chrestienne) et que, « atteint de mille infirmités dans sa vieillesse », il se consola de ses maux en traduisant pour ses filles l’ouvrage de Louis Vivès.

Quant à celui-ci, c’est un cligne érudit espagnol, né à Valence en 1492, mort à Bruges en 1540. Il vécut à Paris, à Louvain, à Londres, à Oxford. Les humanistes de ce temps-là étaient tous des cosmopolites. Il fut l’ami et l’élève d’Erasme. A vrai dire, on ne s’en douterait guère. Cet Espagnol m’apparaît, dans le peu que je connais de lui, comme un orthodoxe imperturbable. Ce fut d’ailleurs un homme de conscience. Précepteur de Marie, fille de Henri VIII, il osa désapprouver le divorce du roi, ce qui lui valut quelques mois d’emprisonnement.

Ne croyez pas que je vous donne ces détails pour le vain plaisir d’étaler une information que vous pourriez puiser, tout comme moi, dans les dictionnaires. Des minces renseignements qui nous sont parvenus sur Pierre de Changy, nous pouvons conclure tout au moins qu’il ne fut nullement un homme de plume. Et il y paraît en effet. On voit par sa traduction comment un « amateur », un brave homme qui n’était évidemment muni que d’humanités sommaires, écrivait au temps de Rabelais. Et l’on reconnaît à quel point il est vrai de dire que ce sont nos grands écrivains qui ont fait la langue française. La langue de Pierre de Changy, comparée à celle de Rabelais (et la première partie du Pantagruel est antérieure de vingt ans à l’Institution de la femme chrétienne), ressemble à un agréable balbutiement. Cela est, le plus souvent, d’une syntaxe amorphe ; c’est plein d’anacoluthes, de syllepses, d’ellipses, avec, çà et là, des latinismes aussi féroces et aussi crus que ceux de l’écolier limosin.

Voici un exemple que je prends vraiment au hasard : « Achiles roy avec la serviette feit la cuysine, et prépara viande aux princes Ulixes et Nestor, quand ilz vindrent à luy pour la reconsiliation avec Agamemenon, et les receut en convive honneste, sobre et tempéré qu’il appresta luy mesmes, tant estoit humain. » Je pense qu’il faut comprendre : « … et les reçut en convive sobre et tempéré, et si honnête qu’il apprêta lui-même… (apprêter étant sans doute pris absolument pour faire des apprêts). Et alors « tant estoit humain » devient inutile ; sans compter que « appresta » continue de faire double emploi avec « prépara viande ».

Autre exemple, puisque nous sommes de loisir. L’auteur parle des femmes de mauvaise vie qui osent prier les saintes, leurs patronnes. « La femme impudique n’a pas crainte avec son bordeau se mesler parmi les saintes vierges, et de invoquer celle dont elle porte le nom, qui est tant différente et dissemblable par sa luxure et mauvaise volonté, sans avoir été contraincte et ces dames ont tant souffert pour garder leur intégrité. » Lisez : « Elle n’a pas crainte de se mêler… et d’invoquer la vierge dont elle porte le nom, elle qui est si différente de cette sainte patronne par sa luxure et sa mauvaise volonté, et cela bien qu’elle n’ait subi aucune contrainte, au lieu que les saintes ont souffert pour garder leur vertu. »

Vous voyez ce que j’entendais tout à l’heure par « syntaxe amorphe », et comme cela est loin de la précision et de la netteté de Rabelais.

Et je n’ai pas choisi les phrases les plus difficiles ni les plus obscures. Il est vrai que M. Delboulle reproduit exactement et sans y rien changer le texte de l’édition de 1542, et qu’ainsi nous sommes souvent exposés à prendre pour incorrection et pour obscurité, ce qui n’est peut-être que faute d’impression : car on imprimait, dans ces temps-là, avec une terrible négligence. J’ajoute que, à partir de la soixantième page, le livre semble mieux et plus fermement écrit, et que ces empêtrements de phrases y deviennent beaucoup plus rares. Et enfin, malgré tout, en dépit de ses inexpériences et de ses gaucheries, ce vieux Pierre de Changy a des endroits charmants, où tout à coup se révèlent chez lui l’intelligence et le sentiment du style. Je feuillette un instant son livre et j’y cueille ceci au passage : « … Par telles et semblables cogitacions, la pucelle suyvra sa mère, les yeulx baissez, non la teste eslevée, ou avec quelque femme grave et morigénée, ou autre compaigne de vie approuvée, attrempée en son parler, et de louable crainte et saincte vergogne, ainsi que récite Homère de la pudicque Pénélope. » Ne voilà-t-il pas une phrase d’un parler plein et rond, une phrase nombreuse, colorée et succulente ?

Quant à Jean-Louis Vivès, il n’est point indifférent de savoir qu’il fut espagnol, et orthodoxe jusqu’à l’héroïsme. Ce qu’il développe tout le long de son traité d’éducation, c’est, en effet, l’antique doctrine chrétienne dans toute sa rudesse. Ce livre respire la plus farouche défiance de la nature humaine. Ce ne sont que préceptes de retranchement et de coercition. On est un peu surpris de l’idée qu’il semble se faire des jeunes filles. Il a l’air de les considérer comme des bêtes chaudes et malignes, qui n’ont qu’une chose en tête (vous devinez laquelle), qui, laissées à elles-mêmes, courraient tout de suite à l’homme, et qu’il faut donc surveiller et garder strictement, et garrotter de devoirs et de disciplines. Un peu plus, il conseillerait les saignées. Évidemment, la jeune fille qu’il s’agit d’éduquer, lui apparaît sous les espèces d’une Espagnole de Valence, trop brune, aux yeux trop noirs, trop duvetée et de trop de tempérament. Il faut la mater, voilà tout. Lui accorder une ombre de liberté, soit matérielle, soit morale, serait d’une extrême imprudence. Toutes les idées de Vivès touchant l’éducation des jeunes filles reviennent à ceci : combattre leur impudicité naturelle. Le mot revient plusieurs fois à chaque page, et tous les préceptes accessoires se ramènent et se subordonnent à ce précepte essentiel. La continuité de cette préoccupation finit par être déplaisante et par inquiéter sur l’état d’esprit du saint éducateur.

Il n’y a pas, d’ailleurs, grande finesse ni dans ses remarques, ni dans ses prescriptions. Ce n’est que psychologie de catéchisme.

Il commence par un bon conseil : il veut que les mères nourrissent elles-mêmes leurs enfants, car « non-seulement les petits succent le laict de leur mère, mais aussi leur amour, mœurs et complexions ». Et voilà du moins un avis qui est encore de saison. Rien ne nous paraît plus odieux ni plus lamentable que la facilité croissante avec laquelle nos horribles poupées de femmes, soit dans le monde, soit dans la bourgeoisie aisée, et même déjà dans la petite bourgeoisie, se dispensent du premier, du plus naturel et du plus évident des devoirs maternels, et cela pour des raisons qu’il vaut mieux ne pas sonder.

La petite fille, une fois sevrée, ne devra jouer qu’en présence de sa mère ou d’une autre femme âgée, et jamais avec des garçons. « Elle ne doit continuer de hanter les enfans masles, pour non se acoustumer à soy délecter avec les hommes. »

Puis, elle apprendra à coudre, à filer, à tenir le ménage et à faire la cuisine, et cela quelle que soit sa condition. Car saint Jérôme conseilla ces travaux à une descendante des Scipions ; car Tarquin trouva Lucrèce en train de filer la laine ; car César Auguste fit apprendre la couture à ses filles et à ses nièces ; car la mère du prophète Samuel lui fit un surplis de ses mains ; car Pénélope fit de la tapisserie pendant les vingt années que dura l’absence d’Ulysse ; car la reine Isabelle de Castille…, etc.

La jeune fille apprendra à lire, attendu que les bonnes lectures et les récits d’actions vertueuses incitent à la vertu. Car Cornélie, mère des « Graconiens » (sic) fut si savante qu’elle fit elle-même l’éducation de ses enfants ; car « Cléobuline, fille de l’ung des sept sages, adonnée aux lettres, naquit si vertueusement qu’elle eut en horreur tous plaisirs vénériens et demoura vierge toute sa vie » ; car saint Jérôme assure « les dix Sibylles par leur grant sçavoir avoir gardé virginité » ; car Diodorus eut cinq filles illustres en pudicité et doctrine ; car l’impératrice Eudoxie…, etc.

Le grave auteur ajoute que, si l’on parcourt les siècles passés, on y trouve « peu de femmes doctes qui aient été impudiques ». Je ne dis pas que cette remarque soit d’un grand observateur.

Vous garderez de laisser aux mains de votre fille ou même d’avoir dans votre bibliothèque « livres pleins de lascivetés et pestifères, attirans à vice, comme Lancelot du Lac, le Romant de la Rose, Tristan, Fierabras, Merlin, Florimond, etc…, les Facéties de Pogge, infestissimes, et plusieurs autres translatez par gens oyseux, pleins de immundicitez, adonnez à vice et lubricité ». Il est un peu singulier que Vivès mette nos vieilles épopées au même rang que les Facéties de Pogge. Ce saint homme était décidément un esprit sans nuances.

Mais la jeune fille lira « les vies des saincts et sainetes, Boëce de Consolation, la vie des Pères, la fleur des commandemens et autres escriptures salutaires, esquelles elle aura grant délectation, etc… » (Par Boëce de Consolation, Pierre de Changy entend la Consolation, de Boëce ; il a évidemment traduit le latin Boetium de Consolatione sans bien savoir de quoi il s’agissait. )

Ici commence la série des chapitres particulièrement consacrés à la virginité et aux moyens de la garder intacte : « De Virginité. — De la cure et sollicitude de Virginité. — De la cure du corps en la pucelle. — Des aornemens. — De la solitude de la vierge. — Des vertus des femmes et exemples qu’elles doivent ensuivre. — Quelle contenance doit avoir dehors. — Des dances et saltacions. — Des amourettes. »

Vivès énumère diverses preuves de l’excellence du trésor en question. C’est d’abord que Dieu « voulut avoir mère vierge, disciple vierge, l’Église vierge ». C’est aussi que Cybèle, Diane et Minerve sont vierges, et aussi les neuf Muses, et pareillement les dix Sibylles ; et, parmi les animaux, la licorne. Mais il recommande, en outre, la pudicité par des raisons pratiques dont quelques-unes sont assez imprévues :

« Moult est à estimer, dit-il, le bien qui souvent des princes, des gendarmes et grans exercites de guerre a garanti les pucelles. Nous lisons plusieurs ravyes par courses de chevaliers et tyrans avoir esté délaissées et renvoyées par seule révérence de virginité, existimans pour briefve et momentanée délectation ne vouloir tel bien par eulx estre diminué, et aymaient mieulx telle cruauté estre perpétrée par autre aucteur que par eulx. »

Et, comme il ne saurait être mauvais qu’un peu de terreur vienne appuyer les commandements de la religion et les conseils de l’intérêt, il ajoute quelques exemples propres à épouvanter les jeunes personnes légères. « Ung prince d’Athènes enferma sa fille non chaste en une estable avec un cheval destaché, lequel par famine la mangea et dévora… Deux frères en Espaigne, en présence de la baille (sage-femme), tuèrent leur propre sœur en couche, incontinent après l’enfantement. Audit lieu, en mon enfance, trois pucelles suffocquèrent d’une serviette une de leurs compaignes qu’elles surprindrent en lubricité. Autres innombrables exemples et hystoires en pourroient estre racomptées… »

Voici enfin quelques maximes, par où la hiérarchie des vertus se trouve si complètement renversée d’un sexe à l’autre, et qui impliquent l’idée d’une si profonde différence de fonction et presque de nature entre l’homme et la femme, qu’elles équivalent, en somme, à une négation formelle de l’égalité des âmes entre les sexes, et qu’on y sent, plus encore qu’une dureté de théologien, un étrange orgueil d’homme, que dis-je ! une conception quasi-musulmane du rôle de la femme, — comme si Vivès se ressouvenait d’être né dans un pays qui fut mauresque et qui est resté le pays des grilles, des judas, des jalousies, des voiles, des masques et des duègnes : « Aux hommes, dit fièrement notre auteur, sont nécessaires plusieurs vertus : Prudence, Eloquence, Mémoire, Justice, Force, Libéralité, Magnanimité, Art pour vivre, Astuce à gouverner le bien publicque… mais à la femme, riens n’y est désiré que pudicité, et si elle seule deffault, c’est comme si elles deffailloient toutes à l’homme, car lors la femme est réputée méchante et vicieuse, quelque autre vertu qu’elle ayt en soi… Car par pudicité le demourant est sauf, et icelle perdue toutes autres vertus sont effacées. » Sauf erreur, cela peut être chrétien par le fond de la doctrine ; mais à je ne sais quel accent, cela est plus masculin, plus espagnol et même plus mahométan que vraiment chrétien.

Passons au chapitre « de la cure du corps en la pucelle ». Il n’y est question que de corps à « débiliter », que d’« ardeur de jeunesse » à réfréner et à éteindre.

La jeune fille ne boira que de l’eau, ou du vin très étendu d’eau, « pour digérer la viande, non pour enflammer le corps » ; elle s’abstiendra d’épices et de sauces ; elle ne mangera que des viandes légères, et encore rarement et en petite quantité, et elle se nourrira surtout de potages. Son lit sera dur et son sommeil « non pas long, suffisant toutefois à la valitude de sa personne ». Et jamais elle ne demeurera oisive. Car Ovide, racontant l’amour adultère d’Egisthe pour Clytemnestre, et comment il assassina Agamemnon, n’en donne d’autre raison, sinon qu’Egisthe était un homme paresseux et qui n’avait pas d’occupation.

La jeune fille ne mettra point de fard.

« Tu es misérable, s’écrie Vivès, si par ta seule paincture tu attires à toy mary ou autre ; car, quand le fard sera passé, comment luy pourras-tu complaire ? » (Décidément ce Vivès connaissait peu les hommes). Il ajoute que c’est offenser Dieu que de prétendre retoucher son œuvre. La jeune fille ne portera pas de bijoux ; elle ne se parfumera pas ; elle n’aura que des robes de simple drap, et tout unies, comme en portait la sainte Vierge… Car les filles de Denys de Syracuse refusèrent les bijoux que leur envoyait leur père ; car la vestale Claudia fit parler d’elle parce qu’elle aimait trop la toilette ; car les Romains, après la seconde guerre punique, défendirent aux femmes de porter des bijoux et des robes de couleur ; car Aristote et Caton l’Ancien…, etc.

Si la jeune fille chante, « que ce soit doulcement, et chansons honnestes, graves et décentes ». Elle parlera peu. Jamais elle ne restera seule avec un homme.

Quant aux « vertus et exemples qu’elle doit ensuyvre », c’est encore et toujours la pudicité et les exemples de pudicité. Elle doit sortir le moins possible ; elle ne doit pas deviser avec les jeunes gens. Car « n’est-ce pas approcher les estoupes du feu, qui leur preste (que de leur prêter) matière de ardoir l’ung contre l’autre, pour contraindre la fille à parler, et dire les laudes et suffrages d’enfer ? Telles sont appellées femmes de court. Aussi Sathan leur appreste à sa grant salle chaires parées pour y estre entretenues, puis après les fera dancer au son de menestriers. » (Cf. les « chaudières bouillantes » d’Arnolphe).

La jeune fille évitera le tête-à-tête, même avec un proche parent. Car « Amon viola sa sœur Thamar, et Camius sa sœur Biblie ». Elle ne dansera jamais ; car « des dances naissent les amourettes », et l’amour est la chose la plus funeste du monde. Car c’est l’amour qui perdit Troie ; car « Adam mist tous ses successeurs en peine pour Eve ; David ses subjets pour Betsabée ; Salomon se mescogneut pour estrangières ; Sanson pour Dalila ; Jason pour Médée… » Or, si la jeune fille ne fuit les occasions, comment pourra-t-elle résister à l’amour, « quand amour a incité le grand prophète David à faire mourir ung innocent ? Salomon à ydolatric ? Sanson à débilitation ? Médée à lacérer son frère et tuer ses enfans ? Catelina à occire son propre fils ? » Songez à cela, Mesdemoiselles !

J’arrive malheureusement au bout de mon papier… C’est égal, une jeune fille ainsi élevée devrait avoir bien de l’agrément !

J’ai voulu vous montrer d’abord la naïveté de ce vieux livre. Je vous dirai lundi prochain en quoi il est excellent.

10 août 1891. — Livre de l’Institution de la femme chrestienne (suite). §

Il m’est échappé, l’autre jour, une assez forte sottise. Je sais bien que ce ne sera pas la dernière : je n’en ai pas été moins désagréablement impressionné quand j’ai connu celle-là. Vous vous rappelez peut-être cette phrase de Pierre de Changy sur la réception que fit Achille à Ulysse et à Nestor « … et les reçeut en convive honneste, sobre et tempéré qu’il appresta luy-memes, tant estoit humain. » J’avais trouvé cette phrase obscure et m’étais donné beaucoup de mal pour vous l’expliquer. M. Gaston Pâris m’avertit charitablement que « convive » vient ici de convivium et signifie banquet, ce qui arrange tout. J’ai un peu de chagrin et de dépit, — et un étonnement que vous jugerez naturel, — d’avoir été assez bête pour ne pas trouver cela tout seul.

Je vous ai exposé, dans toute sa rudesse ingénue, le programme tracé par Louis de Vivès pour l’éducation des filles. Ce traité est, à vrai dire, une série de défenses, d’interdictions, de retranchements. Peut-être vous a-t-il paru inhumain et mal plaisant. Mais il a le mérite d’être irréprochablement logique et conséquent avec son titre. C’est, comme j’ai dit, la pure doctrine chrétienne, aggravée par un peu d’orgueil masculin et par la maussaderie d’un homme qui semble avoir peu aimé les femmes, — à moins que, au contraire, il ne les eût trop aimées.

Au reste, il n’y a que deux principes d’éducation : la croyance au péché originel et la croyance à la bonté de la nature. Et, par suite, il n’y a, au fond, que deux traités d’éducation possibles : l’Institution de la femme chrestienne ou l’Émile. Sous des formes aussi diverses que vous voudrez, tout ouvrage d’éducation tendra à se rapprocher de l’un ou de l’autre de ces deux types.

Notez, en outre, qu’il ne s’agit ici que de théorie. En dépit de l’abondance des exemples empruntés, selon l’usage du temps, à l’antiquité anecdotique et amusante, Louis Vivès, dans ses préceptes, ne sort guère de l’abstraction et de la généralité ; il nous dit comment doit être élevée la jeune fille. Que si l’on cherchait à quelle sorte de jeunes filles se peuvent adresser certaines recommandations un peu plus particulières, on trouverait que c’est aux filles de la noblesse et de la bourgeoisie aisée. Notamment, la jalouse réclusion qu’il conseille ne saurait être observée par les filles du peuple, et ce n’est pas à elles non plus qu’il faut enjoindre de ne jamais sortir qu’avec une duègne. Et ainsi ce livre si chrétien ne paraît, en somme, que médiocrement évangélique : ce qui est le cas de beaucoup de livres chrétiens.

Mais enfin, comme je disais, toute cette rigueur n’est que théorique. Dans la pratique, cela s’adoucit et s’accommode. Il reste seulement un principe directeur, toujours agissant dans l’esprit de éducatrice, — mère ou gouvernante —, et par lequel seront déterminées l’espèce et l’étendue des adoucissements et des concessions. Il ne faut donc plus qu’opter entre le principe de Vivès et celui de Rousseau ; pour le demeurant, on considérera le tempérament, le caractère, la condition et le sexe de l’enfant que l’on voudra « former » ; et, au surplus, on se décidera d’après les circonstances.

Sous ces réserves, je serais tenté d’être avec Vivès. Tout simplement parce que ce système d’attentive répression, — à condition qu’il n’exclue pas toute indulgence ni toute douceur, — me paraît plus capable, après tout, de redresser les mauvaises natures que de déformer ou d’appauvrir les bonnes. Or, sauf erreur, ce ne sont point celles-ci les plus nombreuses. Et puis, il se pourra sans doute que les maximes de Vivès, appliquées par Arnolphe, produisent des Agnès et pire que des Agnès ; mais, si c’est une mère tendre qui les met en pratique, ce qui sortira de là, ce sera cette fleur unique de grâce morale : la pudeur de la jeune fille chrétienne.

Et ainsi je crains d’avoir, lundi dernier, traité un peu légèrement notre auteur. Au moment où je me disais : — « Ah ! les pauvres petites ! qu’est-ce qu’il leur reste donc ? Quoi ? ni toilettes, ni sauteries, ni romances, ni romans, — pas même anglais, — ni petit cousin ? Voilà un régime étrangement sec. Que pourront-elles bien faire de leur imagination et de leur cœur ? » — à ce moment-là je tournais la page, et j’arrivais au chapitre xv : « De l’amour de la vierge », et je lisais ces lignes, graves comme un cantique, plus pures et plus sereines que les « vers dorés » des Hésiode, des Pythagore et des Théognis, et que j’ai trouvées, pour moi, d’une beauté merveilleusement douce et touchante :

« Affin que la pucelle ne soit totallement frustée d’aymer, en premier lieu elle aymera Dieu souverainement, Jésu-Christ son espoux, sa sœur la Vierge Marie, les saints et sainctes de Paradis, l’Église de Dieu, et son bon Ange qui l’a en garde… Successivement elle aura fin de son amour à ses père et mère qui font engendrée, et par grant labeur et sollicitude, sans lesquels elle ne fust née, et les doit avoir en révérence, comme ceulx qui sont, quant à elle, au lieu de Dieu, et à iceulx doit ayder à son pouvoir. Endure, pucelle, d’ilceulx tes parents et te adonne à leur service toute ta vie, en ce que les pourras soulager de ta personne et de tes biens… En oultre, tu aymeras ton honneur, les vertus et le bon renom pour venir à félicité perpétuelle. » Après tout, voilà, en effet, pour le cœur d’une jeune fille bien née, de quoi ne jamais chômer.

Sur un point, le rigorisme de Vivès traite les jeunes filles avec beaucoup plus d’honneur que ne fait notre indulgence, particulièrement dans le roman et au théâtre. Nous voulons les filles plus libres et moins ignorantes ; et cependant, nous sommes infailliblement ravis de voir nos romanciers et nos dramaturges plaider la faiblesse et l’inconscience des filles tombées. C’est là un lieu commun, auquel le ferme génie de M. Dumas lui-même a largement sacrifié (préface de M. Alphonse ; les idées de Mme Aubray). Or, c’est simplement se moquer de nous ; car, sans doute, il y a le printemps, les troubles secrets du corps et l’énervement des soirs d’orage ; mais enfin nous savons bien comment se passent les choses, et que la chute proprement dite a été nécessairement précédée de sollicitations et de caresses assez hardies et significatives pour que la jeune fille n’en pût absolument pas ignorer l’impureté. On dirait vraiment qu’une fille tombe comme un fruit mûr, sans se donner plus de mouvement et sans y mettre plus du sien ! Oh ! que ce vieux Vivès est ici plus vrai que nos moralistes profanes ! S’il estime que la jeune fille doit être sévèrement gardée, il lui fait du moins la grâce de croire qu’elle apprend par là à se garder elle-même : car obéir, c’est se dompter ; c’est se préparer à vouloir, et, ce qu’on retranche au désir, on l’ajoute à l’énergie de la volonté… Ecoutez ceci, Jeannine, Raymonde, et vous aussi, Denise :

« Ne doivent être ouyes que celles qui se dient avoir été contrainctes, car c’est excusation en péché.

L’amour ne se peult extorquer, n’avoir que par pur et voluntaire consentement ; pour ce fault remémorer que l’on n’a excuse sur le dyable, sur les poursuytes, dons, présens, prouesses ou menasses. Car le mal ne peult venir que de ta propre volupté, par laquelle tu as accepté et receu les occasions, quoy que tu te retires de l’opération. »

Passons maintenant, avec Vivès, aux préceptes qui regardent la femme mariée. Ces préceptes si vigoureusement chrétiens, Vivès continue à les appuyer sur quantité d’exemples presque exclusivement païens. Il ne faut pas s’en étonner. D’abord, c’est l’usage du temps. Moitié soumission d’esprit, moitié pédantisme naïf et contentement de savoir tant de choses, on n’écrivait pas alors une seule ligne sans alléguer ses « autorités » ; et c’est à grand renfort de citations que l’on affirmait que les roses sentent bon, que le vice est haïssable ou que la richesse ne fait pas toujours le bonheur. Et cette manie a duré jusqu’à la fin du xviie siècle, et par-delà. De plus, il se trouve ici que les vertus recommandées par Vivès à la jeune fille ou à l’épouse au nom de la religion chrétienne, sont aussi, sur bien des points, celles à qui la conception du mariage antique attribuait le plus d’importance et de prix. Par suite, les mesures de précaution les plus propres à préserver ces vertus sont sensiblement les mêmes dans l’« hostel » bourgeois du seizième siècle que dans le gynécée et presque dans le harem. Et enfin, ce à quoi Vivès s’attache dans ces exemples empruntés à l’antiquité grecque et latine, ce sont les faits, et non pas l’esprit. De cet esprit, il paraît souvent n’avoir pas le moindre soupçon.

Vivès commence par nous dire (en s’appuyant sur un passage de l’Énéide ! ) que la jeune fille doit accepter sans observation le mari que lui ont choisi ses parents. « … Pour ce est décent à la pucelle se taire, quand père et mère tiennent propos de son mariage, ausquelz elle en doit laisser la cure ; car d’iceulx elle n’est point aymée que de soy-mesme, et congnoissent mieulx ce qu’il lui fault… Par quoy n’est décent à fille désirer nopces ou déclairer son affection… » Il est vrai que, deux pages plus loin, Vivès ajoute : « Ce n’est pas petite cure à une fille eslire mari, ne légièrement le doit accepter ; car il n’y a riens qui desnoue tel lien que la mort, comme dit est. » C’est là une inadvertance dont nous lui saurons gré, si vous le voulez bien. Apparemment, il nous permettrait, dans l’application, les mêmes petites contradictions et accommodements où il se laisse aller, lui, dans la théorie. Il ne s’agit que de s’entendre…

Voyons donc, maintenant, quels sont les devoirs de l’épouse. Ils sont nombreux, sévères, accablants. Vivès montre plus d’une fois, dans la distribution des devoirs entre le mari et la femme, une partialité exorbitante et cynique. Il saute effroyablement aux yeux que l’Institution de la femme chrestienne a été écrite par un homme. « Si les lions savaient peindre… » Je voudrais qu’une femme, même austère et sainte, écrivît, à son tour, son petit traité des devoirs féminins. Il est clair que ce ne serait pas précisément le même livre que celui de Vivès. Pourtant les deux livres seraient chrétiens. Bienheureuse variété des applications d’un même principe !…

Deux vertus, nous dit Vivès, sont particulièrement requises chez la femme mariée : « C’est honneste pudicité et amour grande et souveraine à son mary. » La femme « se segrège et sépare de ses progénitures, consanguins, prochains et amys, pour se exposer et suyvre du tout son mary, comme aussi faict le religieux qui mect sa volunté en la main du supérieur. »

« Il ne suffit aymer son mary comme frère germain, parent ou aultre amy ; car, avec l’amour, crainte ou révérence, doit grande obéissance et service, selon les ordonnances des droictz de nature, qui commandent la femme estre subjecte à l’homme et lui obéyr. » Et encore : « Femme qui veult dominer son mary, c’est comme le chevalier qui veult commander à l’empereur, le paysan à son seigneur, la lune au soleil, et le bras à la teste. En union de mariage l’homme est l’âme et la femme est le corps : l’un commande ; l’autre sert. »

L’Institution de la femme chrestienne, — que ce fût la traduction de Changy, ou de Turquet ou de Linocier, — devait se trouver encore, au xviie siècle, dans la bibliothèque de beaucoup de familles bourgeoises. Il me paraît donc presque évident que Molière se souvient de ces passages quand il fait dire à Arnolphe :

Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
L’une est moitié suprême et l’autre est subalterne ;
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;
Et ce que le soldat dans son devoir instruit
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur, le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.

Ici, quelques préceptes excellents. La femme ne doit pas « inciter son mary à prendre labeur extrême pour vivre plus délicatement, estre nourrie abondamment ou mieulx parée. » Elle ne doit pas discuter avec lui « plus avant qu’il ne l’aura à gré » ; elle ne doit pas « l’ostiner », comme disent les bonnes gens. S’il est malade, elle doit rester auprès de lui et le soigner elle-même. Vivès en donne une très belle raison : « Considère entre les bestes brutes les femelles lescher les playes des masles, soit entre les beufz, chiens, ours ou aultres. »

A ce sujet, il nous raconte l’histoire d’une dame de Bruges, nommée Claire, « vierge tendre et spécieuse », qui épousa un certain Bernard Vaudeure, âgé de plus de quarante ans, et qui, le premier soir de ses noces, « veit son mary ulcéré es jambes enveloppées de drappeaulx et oignement. » Si vous voulez le savoir, Bernard avait « le mal de Naples ou d’Espaigne ». Claire le veilla d’abord pendant six semaines ; elle le pansait elle-même et lavait ses linges. Puis, comme Bernard rendait des humeurs par les narines, les médecins ordonnèrent de lui souffler dans le nez, par un tuyau, des herbes pulvérisées ; et « pour ce que l’on ne put trouver personne qui ne refusast tel labeur », ce fut Claire qui s’en chargea. Ce n’est pas tout. La barbe du malade « fut tant arrosée de tel humeur infaict que nul barbier y voulut mettre le rasouer ; sa femme lui tondoit des forces (ciseaux) chacune sepmaine ». Et « elle affirmoit son alaine doulce, mais nul ne voulait approcher de dix pas ». Et cela dura vingt ans. Et elle eut des enfants de ce mari. Et quand il mourut, elle fut inconsolable, et « ceux qui la cognoissoient disoient n’avoir jamais veu jeune mary, beau, riche et entier de son corps, laisser sa femme en telles lamentations ». Et Claire ne se remaria point, « disant que jamais ne trouverait tel qu’estoit son Bernard. »

C’est apparemment qu’elle aimait pour de bon cet ancien Don Juan. Cela se voit. Peut-être aussi cet éclopé était-il un homme délicieux. Ou peut-être avait-elle fini par l’aimer à cause de ce qu’elle faisait pour lui… Le cas de dame Claire reste cependant exceptionnel ; mais, avez-vous remarqué ? C’est effrayant ce qu’on rencontre, dans la rue, au théâtre, aux promenades, partout, de jolies femmes, jeunes, saines, élégantes, traînant des maris laids, chétifs, ridicules, et qui paraissent aimer ces maris ! et qui, très probablement, les aiment ! Presque tous les infirmes ont des femmes ravissantes… Et cela signifie, ou que les femmes sont très bonnes, ou que les jeunes filles sont de plus en plus difficiles à placer.

Autres bons préceptes. La femme ne doit pas courir les églises quand son mari a besoin d’elle à la maison. Elle ne sera point querelleuse ni acariâtre ; autrement, elle risquerait de voir son mari retourner aux filles : car « les hommes dient que mieulx leur est et plus commode user de concubines, lesquelles n’osent faire telles molestes, de peur d’être déchassées. » La femme aimera tout ce qu’aime son mari ; elle louera ou blâmera tout ce qu’il loue et ce qu’il blâme ; et elle le croira toujours, quand même il lui dirait « choses difficiles et incroyables ». Jamais elle ne se préférera à lui, « mais le tiendra à seigneur, à père plus grand et meilleur que soy ». Si c’est elle qui a apporté la fortune, elle ne s’en souviendra point, car « tout ce que la femme apporte elle-mesme sont au mary comme au seigneur ». S’il est las ou ennuyé, elle lui racontera « joyeuses fables ou devises ou hystoires » pour le récréer. S’il revient de voyage, elle s’informera de sa santé, mais ne lui demandera point en quels lieux il a été ni ce qu’il a fait.

Et elle ne dira à personne ce qui se passe dans son alcôve et ce qu’il lui confie sous les courtines. Car Olympiade, femme de Philippe, roi de Macédoine, gardait pour elle ces choses-là, et pareillement Porcie, femme de Brutus.

Que si le mari est jaloux, ce n’est rien ; que dis-je ? C’est un grand avantage pour la femme. « Si tu souffres et as mary jaloux, tu as peine et vertu, et en ce tu es bien heureuse. » Mais la femme, elle, ne doit jamais être jalouse. « La femme doit penser le mary estre le maistre et le seigneur, et que à elle n’est licite de faire comme luy, ny la pudicité estre tant requise en luy que en elle par les loix humaines, ne si dommageable. » D’ailleurs, il arrive souvent malheur aux femmes jalouses. Vivès raconte l’histoire de jeunes femmes qui, faisant le guet, la nuit, en défiance de leur mari, furent dévorées par des chiens. C’est bien fait ! Oh ! combien plus sage cette demoiselle qui, sachant que son mari avait une maîtresse et ayant appris que les frères de celle-ci avaient résolu de la tuer, « remonstra à son mary le péril et le danger, luy priant de l’amener en sa maison, et elle la traiteroit humainement comme sa sœur, et luy donneroit la meilleure tour de son chastel ; ce qui fut faict, en sorte qu’il fut ung ang sans coucher avec sa femme ». Et pendant ce temps, la femme fit à la maîtresse toutes sortes de « courtoysies ». Mais enfin le mari, rassasié de plaisir, prit sa maîtresse en haine, la jeta à la porte, et « mist perpétuellement son esperit et sa vie es mains de sa femme, que tant avoit trouvée vertueuse et patiente. »

Enfoncée, Grisélidis !

Quant à la toilette, c’est, bien entendu, le mari qui « en disposera comme de toute autre chose. » S’il la veut simple, tu t’en dois contenter ; car, si tu la désires plus élégante ou plus riche, c’est donc pour plaire aux autres, non pour plaire à ton mari, ce qui est « signe d’improbité et mauvais vouloir. »

Ainsi, dans les Maximes du mariage ou Devoirs de la femme mariée, versifiés par Molière pour l’usage d’Agnès :

     Elle ne se doit parer
     Qu’autant que peut désirer
     Le mari qui la possède ;
C’est lui que touche seul le soin de sa beauté ;
     Et pour rien doit être compté
     Que les autres la trouvent laide.

Lundi 17 août 1891. — L’Institution de la femme chrestienne (fin. ) §

Ce bréviaire d’Arnolphe m’amuse autant qu’il m’édifie. Je souhaite qu’il ne vous ennuie pas trop. Continuons donc à le feuilleter.

Mais auparavant, je veux vous dire une chose dont je suis assez satisfait. Quand je vous faisais remarquer que certains propos d’Arnolphe et de Sganarelle (j’ajoute : et de Gorgibus dans le Cocu imaginaire) semblaient directement inspirés du livre de Vivès, je ne pensais pas faire une découverte. Eh bien, c’en était une. J’ai pu, cette semaine, en traversant Paris, consulter la grande édition d’Eugène Despois. J’ai bien vu que, à propos du sermon d’Arnolphe, le savant éditeur renvoyait à la Précaution inutile de Scarron et à la Sagesse de Charron (livre III, chapitre xii, Devoir des Mariés), mais il ne mentionne point l’lnstitution de la femme chrestienne ; et pourtant, comme vous avez pu voir, il y a, entre le texte de Molière et celui de Vivès, des rencontres frappantes, et même assez poussées dans le détail. Si une folle présomption ne m’abuse, j’ai été le premier à signaler ces coïncidences. Cela n’était pas, je l’avoue, excessivement difficile. Mais on découvre ce qu’on peut, et cela me haussera du moins dans l’opinion de Monval.

Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits,
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits.
Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les quatrains de Pibrac et les doctes Tablettes
Du conseiller Mathieu ; l’ouvrage est de valeur
Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.
Le Guide des pécheurs est encore un bon livre :
C’est là qu’en peu de temps on apprend à bien vivre.

Ainsi parle Gorgibus à Célie. L’Institution de la femme chrestienne est tout à fait de la même espèce que ces livres excellents, et il y a apparence que Molière l’avait trouvée avec les Quatrains, les Tablettes et le Guide, dans la bibliothèque de son bonhomme de père.

Sur ce, reprenons notre vieux bouquin.

« O bestes insensées et desmesurées ! (Il s’agit des femmes qui aiment trop la toilette. ) Elles spolyent et destruysent marys et enfans pour se vestir et réparer, et laissent la maison dégarnie, affin qu’en public que puissent monstrer leur gloire ; et souvent incitent leurs marys à gaings déshonnestes… pour estre richement accoutrées comme leurs voisines et parentes ; et qui pis est, pour tel entretenement, vendent leur pudicité pour suppléer la nécessité du mary qui ne venit ou ne peult. »

Après cette apostrophe aux lionnes pauvres de 1530, Vivès dit que les femmes mariées « doivent être encore plus rares et tardives que les vierges à hanter les lieux publics », et comme il ne manque pas d’esprit, il en donne cette fine raison : « Car elles ont ce que les pucelles semblent chercher. »

De même, dans l’exquise chanson populaire, mais plus doucement, avec une mélancolie dans la malice, les jeunes filles chantent à la jeune épouse :

Vous n’irez plus au bal,
Madam’ la mariée,
Danser sous le fanal,
Dans les jeux d’assemblée ;
Vous gard’rez les poupons,
Tandis que nous irons.

Au reste, qu’irait faire l’épouse dans les réunions et les fêtes ? Voir d’autres hommes ? Abominable pensée ! « Bonne matrone ne prendra plaisir à écouter et à ouïr homme étranger, ni à discuter de sa beauté : car pour elle, qu’ils soient beaux ou qu’ils soient laids, tous les hommes se ressemblent, — excepté son mari, qu’elle doit réputer le plus vénuste et le plus beau, comme fait la mère son fils unique. » Voici, à ce propos, une histoire racontée par saint Jérôme : Un prince romain, qui fut un capitaine fameux, avait une femme tout à fait recommandable par sa pudicité. Un jour, ce capitaine entendit des soldats qui parlaient de lui et qui disaient « qu’il avait la bouche puante ». Quand il revit sa femme, il lui demanda pourquoi elle ne l’avait pas averti de ce défaut. Elle répondit que c’était par ignorance et parce qu’elle croyait que tous les hommes avaienl l’haleine mauvaise. Et ce coquin de Vivès ajoute spirituellement : « De ce ne se pourroient excuser celles qui baisent plusieurs hommes avant que estre maryées. »

Les femmes qui sont marchandes de leur état doivent particulièrement se surveiller. Qu’elles n’aguichent point les clients ; qu’elles n’aillent point les attirer, « par blandimens, à marchander drap et honneur », et qu’elles consentent à « diminuer de leur gaing plus tost que de leur renommée et pudicité. »

Ce n’est pas une fort bonne recommandation pour une femme que d’avoir un sobriquet tel que : « la belle, la gorgiase, la mignonne, la dorée, la rousse, la boyteuse, la grassette, la maigre, la bien coëffée… », car c’est signe qu’elle s’est fait voir un peu plus qu’il ne faut.

Vivès recommande ensuite l’humilité aux femmes ; il les engage à ne pas s’en faire accroire, à ne pas se laisser prendre aux politesses et aux respects dont les hommes ont coutume de les entourer. Notre judicieux auteur se montre, ici, étrangement peu homme du monde, et oublie totalement qu’il est Espagnol. Ecoutez comme il rudoie les pauvres petites : « Quelle est, à votre avis, la cause pour laquelle les hommes blandissent les femmes et leur parlent doucement ? Est-ce parce qu’ils les ont en vénération et estime ? ou n’est-ce pas plutôt parce que votre sexe imbécile est avide et convoiteux d’honneur ?… Non, non, ce n’est pas votre vertu qui vous vaut tous ces égards : vous ne les devez qu’à l’urbanité et gracieuseté des hommes. C’est parce qu’ils voient que vous tenez si fort à ces vains témoignages, qu’ils vous en gratifient bénignement. Ils se découvrent et vous saluent, ils vous donnent le haut bout, robes molles et précieuses, bagues et pierreries comme on faict aux enfants, affin qu’ils ne pleurent ; mais cela ne veut pas dire qu’ils vous en estiment plus sages. »

Croyez-vous que cette méprisante tirade de misogyne, un peu arrangée et soufflée, ferait mal dans une préface de Dumas fils ?

A l’un des chapitres suivants : « De la cure et soing que la femme doit avoir envers ses enfans », j’ai eu une surprise. Je comptais que notre auteur conseillerait à la femme mariée d’avoir beaucoup d’enfants ; car enfin, aux yeux d’un homme hanté comme lui par la terreur de la chair, il semble que ce qui peut le mieux absoudre et purifier le mariage, c’est la maternité. Je me trompais. La maternité le dégoûte absolument, sans doute parce que la maternité est encore chose charnelle, et que l’origine en est abominable en soi. Dans sa méconnaissance haineuse des volontés de la bonne nature, notre saint homme en vient à parler des douleurs de l’enfantement, — douleurs que sa piété devrait estimer saintes et expiatrices, — comme le pourrait faire la plus égoïste et la plus sèche des petites bourgeoises ou des mondaines. « Au commencement, si la nouvelle mariée ne devient enceinte, non seulement elle ne doit pas s’en chagriner, mais elle s’en doit réjouir, car elle est quitte de l’incroyable douleur qu’on a de l’enfantement. » Et il énumère les souffrances, les inconvénients et périls auxquels la femme grosse est exposée. Il s’emporte ; il devient excessif et grossier : « Je ne puis entendre, dit-il, la raison de ce désir de porter enfans. Veux-tu être mère pour remplir le monde, comme si sans toi il dût finir ? C’est comme ajouter deux ou trois épis aux champs des moissons. » Dirait-on pas une belle-mère admonestant sa bru, après avoir sommé son fils « d’être raisonnable » ?

« Sache, poursuit notre homme, que la malédiction ancienne de la stérilité est passée. Maintenant tu as une autre loi, en laquelle virginité est préférée à mariage. » Et il raconte avec une allègre férocité l’aventure d’une femme des Flandres qui se remaria à près de cinquante ans pour savoir si elle était restée brehaigne par la faute de son premier mari ; et elle eut un enfant, mais elle mourut en couches et Vivès nous laisse entendre que ce fut bien fait. La pieuse brute finit par dire à la jeune femme (et je ne sais si c’est la sottise qui l’emporte ici, ou la dureté) : « Tu désires voir tes enfants. Seront-ils aultres que ceux que tu connois ? et y a-t-il de quoi montrer appétits si immodérés, quand tu peux choisir enfans pour les adopter et aimer comme tiens ? » « Si l’on savait, continue-t-il, tout ce que les parens souffrent par leurs enfans, l’on auroit en crainte de porter comme serpens venimeux. »

Ces dangereux reptiles, qui sont nos petits enfants, le dévot célibataire recommande de ne pas les gâter, — ce qui est bien, — mais même de ne point les caresser, et de ne point leur laisser voir qu’on les aime. Et il cite en exemple sa propre mère : « Jamais, dit-il, mère n’aima son fils mieux que la mienne ; mais c’était sans que je m’en aperçusse. Car oncques elle ne me montra bon visaige, ni ne me pardonna une faute sans correction. Quand j’étois absent, elle étoit en grand souci de moi : mais, au retour, elle ne me le laissoit point voir. » Et il rapporte, pour notre édification, le propos d’un de ses camarades de Paris, lequel « se réjouissoit de la mort de sa mère », parce que, disait-il, si elle avait vécu, il n’aurait jamais pu se donner à l’étude, tant elle l’entourait de gâteries ;

Les sentiments humains, mon frère, que voilà !

Il n’est pas mauvais de battre les garçons ; mais il est meilleur encore de battre les filles ; car « l’indulgence corrompt sans doute les mâles, mais elle perd totalement les femelles ».

Les parents devront être fort réservés devant les enfants. « Nous lisons que Caton, le censeur, déchassa du Sénat, un romain nommé Caïus Manlius pour ce qu’il avait baisé sa femme en présence de sa fille. »

Quelques gentillesses encore à l’adresse des femmes : « Bien, est-il vrai que les maris ne blandissent ou s’esbattent familièrement avec les enfans, comme voudraient bien les mères ; cela seroit sot et indécent aux hommes ; plus convient au sexe mulièbre. Aucunes femmes sont si simples ou sottes qu’elles pensent que les maris n’aiment point les enfans pour ce qu’ils ne les tiennent sur leur giron et qu’ils les portent ou festoyent peu ; mais la magnétude et excellence du courage viril dissimule l’amour bien autrement que les femmes, lesquelles louent et extollent jusques au ciel ce qu’elles aiment, et dépriment jusques au centre de la terre ce qu’elles ont en haine, tant sont ténébreuses leurs affections. »

Voilà les femmes bouclées. Passons aux veuves. Si celles-là encore croient qu’elles vont s’amuser, elles se trompent joliment.

La veuve doit d’abord éprouver le plus affreux chagrin de la mort de son mari. Toutefois, il n’est pas convenable qu’elle l’étale en public. « Et, pour cette raison, dit Vivès, j’approuve assez l’usage de plusieurs nations, où l’on paye des femmes pour suivre le corps du mari défunt et pour faire publiquement les exclamations et les regrets que pourroit faire la veuve. »

La femme sans mari est comme un enfant sans maître, un bateau sans pilote et un cheval sans bride. Incapable de se conduire elle-même, ce qu’elle a de mieux à faire est de rester à la maison. Saint Paul, saint Jérôme, saint Ambroise et saint Augustin écrivent que larmes, pleurs, regrets, solitude, jeûnes et oraisons doivent être « les vrais parements de la sainte veuve ». « Faute de maris, qu’elle parle et devise avec Dieu ! »

En principe, elle ne doit pas se remarier.

Par malheur, la femme est, comme vous savez, une bête inapaisée et que brûle secrètement le feu de la luxure. Sa solitude lui est insupportable ; et alors elle allègue des raisons : « Mon bien se perd ; mes serviteurs n’obéissent point ; qui prendra soin de mes affaires ? Qui élèvera mes enfants ? » — Ce ne sont que prétextes « pour couvrir sa lubricité » et sa « turpitude ». Car « il n’y a veuve qui reprenne mary pour aultre chose que pour dormir avec luy. » (Mais sapristi ! saint homme, vous ne songez donc qu’à ça ? Et puis, enfin, à qui en avez-vous ? Est-ce nous, par hasard, qui avons composé l’argile dont nous sommes pétris ? Ou bien tout ce qui est naturel est-il forcément immonde ?… Je crois bien qu’au fond c’est là votre pensée. )

Si toutefois la tentation est trop forte, si la veuve ne peut « ou plutôt si elle ne veut refréner les componctions et aiguillons de la chair »… eh bien, qu’est-ce que vous vouiez ? c’est révoltant, mais qu’elle fasse ce que dit saint Paul, qu’elle se remarie ! car, au bout du compte, « mieux vaut encore être mariée que de brûler du feu de luxure. »

Cy se termine le Livre de l’Institution de la femme chrestienne, qui pourrait s’intituler tout aussi bien :

« Traité du musèlement de la femme. »

Suit le traité De l’office du mary. Vous vous dites :

« Ah ! voici donc la contre-partie et nous allons apprendre quels sont les devoirs de l’homme. » Les devoirs de l’homme ? Ah ! c’est bien simple : ils consistent principalement à veiller à ce que la femme remplisse les siens. »

La table des matières en témoignerait déjà : « De eslire femme » ; « Des habits et acoustrement de la femme » ; « De la discipline des femmes » ; « De la repréhension et castigation de la femme », tels sont les titres des plus longs chapitres De l’office du mary ! Dans ce manuel des devoirs masculins, on tombe tout le temps sur des phrases comme celles-ci : « Tu admonesteras la femme traiter les viandes… rhabiller les choses lacérées et décousues… » — « Souviens-toi que tu n’es pas né pour la femme, mais la femme pour toi. Pour ce tu l’accoutumeras à te servir. Qu’elle sache qu’elle t’a été donnée pour aide de tes labeurs, non pour être voluptueuse et gorgiase. » — « S’il te faut absenter, feins ton brief retour. » — « Il y a en mariage trois espèces de vices qu’il faut que par trois manières châtie le mary, etc. » En sorte que l’Office du mary n’est qu’un appendice farouche et comminatoire à l’Institution de la femme.

Vivès revient, à un endroit, sur la question de l’instruction des femmes. J’avais chrétiennement cru qu’il les tolérerait fécondes ; je croyais un peu, pour les mêmes raisons, qu’il les préférerait ignorantes. Je me trompais. « N’est-ce pas, s’écrie-t-il, grande folie, mieux estimer ignorance que savoir ?… Quelle différence seroit entre la personne et les animaux, n’étoit l’instruction ? » Sans doute il veut que la femme ne soit pourvue que de « bonnes lettres », mais enfin il veut qu’elle en soit pourvue, et l’on devine, pour la seconde fois, qu’une femme un tantinet pédante ne déplairait pas trop à cet humaniste. Nous sommes décidément loin, extrêmement loin de Molière, — et de toutes façons.

Ai-je besoin de vous avertir qu’il y a, dans le livre de Vivès, touchant les choses de la vie conjugale, certaines recommandations que je dois passer sous silence, encore qu’elles soient singulières et intéressantes par plus d’un point ? Mais, n’étant pas docteur en théologie, je suis tenu à quelque réserve.

Il y a pourtant un moment où la dureté de notre Catalan, son mépris pour les femmes, la répugnance que lui inspirent « leur imbécilité, leur sexe et inconvénients » (et il entre dans le détail), font place à un sentiment presque amical et quasi respectueux. Ce n’est point, nous l’avons vu, quand elles sont mères ; c’est quand elles sont vieilles, très vieilles, quand elles ne sont plus des femmes, et que la bête est enfin morte qui grouillait en elles.

A partir de ce moment-là, il est permis d’honorer sa femme et de « la rendre comme égale à soi ». Vivès en donne une raison bien gracieuse : « Nous lâchons la bride, dit-il, au cheval et au bœuf devenus vieux ; nous les retirons du labour et nous les laissons paître et vaguer à leur guise : à plus forte raison devons-nous honorer et traiter doucement la fenune âgée. » Il est encore heureux que, dans sa comparaison, Vivès n’ait parlé que du bœuf.

Que si, maintenant, vous avez pris en pitié les pauvres femmes soumises à la discipline ombrageuse et impitoyablement préventive de notre rude docteur, cessez de les plaindre, car voici leur récompense.

Après leur mort, elles entreront au paradis. Là, on n’est jamais fatigué ; là, on n’a jamais ni trop chaud, ni trop froid ; là, on est rassasié de tout ce qu’on peut désirer. (Quelle bizarre manière de concevoir le bonheur ! ) Là « on va plus vite que le vent par-dessus les nues et par-dessous les eaux. »

La femme vertueuse pénétrera les nues et tous les cieux, à savoir « le firmament, le ciel cristallin et le ciel empyrée ». Elle prendra un plaisir infini à voir « les danses et esbattements des esprits angéliques », et à entendre leurs chants.

Elle arrivera alors à la Jérusalem céleste. C’est une ville dont les murs, les portes et les fondements sont de pierres précieuses. « Le pavé est d’or pur, et clair comme verre. »

Donc, ô femme de bien, saint Pierre t’ouvrira la porte. La troupe des prophètes, celle des martyrs et celle des confesseurs « te salueront en bon ordre », ils t’embrasseront et te souhaiteront la bienvenue, et « tu leur rendras leur salut ». Et tes parents, et tous ceux que tu as délivrés du purgatoire, et tous ceux que tu as secourus sur la terre accourront te remercier.

Puis, la vierge Marie, « accompagnée des innombrables vierges, matrones et veuves tant excellentes, comme des saintes dames Anne, Madeleine, Barbe, Catherine et autres, viendra au devant de toi. Elle t’embrassera, te prendra par la main et « te présentera au siège de l’essence divine. »

Et Dieu descendra de son trône ; il coiffera la femme de bien d’une fort belle auréole, et il lui assignera sa place parmi les élus, pour l’éternité.

Et la femme de bien « chantera perpétuellement des hymnes avec les bienheureux » ; et « elle sera joyeuse de la justice rigoureuse que Dieu rend aux mauvais ».

Évidemment, tout cela est très engageant. Mais, si l’on se reporte à certains chapitres de l’lnstitution de la Femme chrestienne, on trouvera que ce n’est pas trop payé…

J’ai un remords. Il fallait discuter le livre de Vivès, en tirer des réflexions générales, au lieu de le résumer indolemment et avec une paresse préméditée. Du moins, tandis que je traitais sans bienveillance l’ascétisme de ce digne écrivain, de ce prédicateur des devoirs difficiles, un retour sur moi-même devait m’avertir, et une pudeur m’arrêter, moi qui ai réduit aujourd’hui mon devoir à un si lache minimum.

Vous ai-je dit que ce vieux livre est imprimé par M. Lemale d’irréprochable façon et avec un soin d’artiste ?

Comédie Française : L’École des Femmes2. §

J’ai pris un plaisir infini à la représentation de l’Ecole des Femmes. L’Ecole des Femmes m’a plus intéressé qu’aucune des autres comédies de Molière et que celles mêmes qui passent pour plus parfaites. C’est que, malgré l’artifice, aimable d’ailleurs, de l’intrigue, malgré la convention du lieu et celle du dénouement, malgré les vers enfin, j’ai eu cette impression que l’École des Femmes était peut-être, dans l’œuvre de Molière, ce qui se rapproche le plus des meilleures comédies de notre temps. Comment cela ? Je voudrais le démêler, si je puis.

D’abord, il y a dans l’Ecole des Femmes une thèse, une question débattue, et une question grave et dont la solution importe à la société tout entière. Vous ne trouverez point cela dans Tartufe, ni dans l’Avare, ni dans les Femmes savantes. Car, de savoir si l’hypocrisie et l’avarice sont des vices détestables ou si le pédantisme des femmes est déplaisant et peut devenir funeste à une maison, ce n’est point une question ; nous accordons tout cela d’avance. Le principal et presque l’unique intérêt de ces comédies est donc dans la peinture des caractères. Mais l’Ecole des Femmes est bien, comme on dit, une « pièce à thèse ». Or, les pièces de ce genre, ennuyeuses et froides quand la théorie de l’auteur reste extérieure au drame et nous est démontrée ex professo, ont, au contraire, sur nos esprits et nos cœurs la plus forte prise quand la thèse se fait vivante, est toute en action, se confond avec le drame lui-même. Et il semble bien que ce soit le cas pour l’École des Femmes.

Autre chose encore. On peut dire, d’une façon très générale, que les œuvres les plus considérables de notre ancien théâtre comique avaient pour principal objet les rapports des enfants et des parents, et que l’amour n’y est considéré que sous ses aspects plaisants et légers, tandis que la grande comédie de notre temps s’est plutôt occupée des rapports des sexes, et que le mariage, l’adultère, et, par exemple, les passions des hommes mûrs ou même des vieillards y sont pris au sérieux, et volontiers au tragique.

Eh bien ! par là encore, l’Ecole des Femmes est presque une exception dans le répertoire de la comédie classique. La poétique de ce répertoire exige que l’homme qui aime, passé quarante ans, soit ridicule et soit bafoué ; et Molière n’a point voulu qu’Arnolphe échappât à la règle. Mais, en bafouant cet amour incongru, il l’exprime toutefois avec une sincérité entière. Tout en faisant Arnolphe ridicule, il le fait beaucoup plus passionné, plus pris par les sens et par le cœur, plus cruellement mordu que ne le sont communément les barbons amoureux de l’ancien théâtre. Il lui prête des cris et des mots grotesques, mais qu’on sent du moins partir du plus profond des entrailles. Et quoique absurde et risible, Arnolphe nous émeut presque, à la réflexion. Et tant pis si Molière ne l’a pas tout à fait entendu ainsi ! Que voulez-vous ? La saison d’aimer s’est allongée depuis le xviie siècle, et savons-nous ce que nous ferons à quarante ans, et même après ? Chose singulière, l’École des Femmes est (avec le Misanthrope) la seule comédie classique où nous entendions cette plainte de l’amour douloureux. Ce n’est plus là une amourette, le doux accord des cœurs de Clitandre et de Lucile ou leurs dépits passagers, leurs chagrins aisément consolables ; l’histoire d’Arnolphe et d’Agnès, elle seize ans, lui quarante-deux, c’est déjà un épisode de cette lutte atroce entre les deux sexes qui défraye les plus sérieuses des comédies contemporaines et le théâtre entier de Dumas fils.

Il fallait bien, au reste, que l’Ecole des Femmes eût je ne sais quoi de tout à fait inusité et surprenant pour avoir soulevé, quand elle parut, une si forte tempête de protestations et d’insultes.

J’ai eu le caprice de relire quelques-unes des petites comédies injurieuses que donnèrent, à ce sujet, les théâtres rivaux ; et quoique ces choses soient connues, laissez-moi rafraîchir un peu vos souvenirs.

Ce que tous reprochent d’abord à Molière, c’est la franchise et la bravoure de son comique. Tous font les dégoûtés sur le potage d’Alain, sur la tarte à la crème qu’Agnès met dans le corbillon, sur les puces qui la tourmentent la nuit, etc. Dans l’impromptu de l’Hôtel de Condé, Montfleury, le rabelaisien Montfleury, l’auteur de la Femme juge et partie, accuse Molière (et cela est admirable) de n’être pas décent. Il lui en veut aussi de faire courir la foule à ses farces, de lui désapprendre le chemin des pièces du genre noble, d’abaisser enfin le goût du public.

Car pour le sérieux, on devient négligent ;

dit « le marquis », défenseur ridicule de Molière,

Et l’on veut aujourd’hui rire pour son argent ;
L’on aime mieux entendre une turlupinade
Que…

Alcidon.

… Par ma foi, marquis, notre siècle est malade.

De même, le comédien Florimont, dans Elmire hypocondre, de ce nigaud de Le Boulanger de Chalussay :

… Pour peu que le peuple en soit encor séduit,
Aux farces pour jamais le théâtre est réduit.
Ces merveilles des temps, ces pièces sans pareilles,
Ces charmes de l’esprit, des yeux et des oreilles,
Ces vers pompeux et forts, ces grands raisonnements
Qu’on n’écoute jamais sans des ravissements,
Ces chefs-d’œuvre de l’art, ces grandes tragédies,
Par ce bouffon célèbre en vont être bannies,
Et nous, bientôt réduits à vivre en Tabarins,
Allons redevenir l’opprobre des humains.

Mais je ne veux m’arrêter qu’aux critiques les plus significatives et les plus intéressantes, à celles qui visent le rôle d’Arnolphe, et, d’autre part, l’esprit même de la pièce et le fond de la thèse qui y est soutenue, c’est-à-dire ce par quoi la comédie de Molière me paraissait tout à l’heure originale et encore neuve.

La scène où Arnolphe soupire et se tord aux pieds d’Agnès a particulièrement déconcerté les contemporains. A propos de cette scène fameuse que nous aimons tant aujourd’hui, Lidamon, un des interlocuteurs du Panégyrique de l’École des Femmes (titre ironique, auteur inconnu) soutient avec un pédantisme ineffable, croyant par-là confondre Molière, que sa prétendue comédie est une pièce tragique, « le héros y montrant presque toujours un amour qui passe jusqu’à la fureur et le porte à demander à Agnès si elle veut qu’il se tue, ce qui n’est propre que dans la tragédie, à laquelle on réserve les plaintes, les pleurs et les gémissements. Ainsi, au « lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d’un amant qui se retire avec un ouf, par lequel il tache d’exhaler la douleur qui l’étouffe, de manière que l’on ne sait pas si l’on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble qu’on veuille aussitôt exciter la pitié que le plaisir. » (Ce Lidamon n’a pas le style léger ! ) — D’autres, au contraire, dont Lysidas, dans la Critique de l’École des Femmes, se fait l’interprète, trouvent dans la même scène « quelque chose de trop comique et de trop outré ». Au fond, tous semblent se plaindre d’avoir reçu de ce passage une impression trop forte et contradictoire, un heurt brutal et imprévu, et prennent pour une répugnance du goût ce qui était, peut-être à leur insu, une souffrance, un malaise du cœur au spectacle d’une passion violente, à la fois grotesque et douloureuse. Molière aurait pu leur répondre (et leur répond, en effet, quoique en d’autres termes) : Si cette scène vous est pénible, c’est que la vérité en est poussée jusqu’au bout. Accusez donc de votre malaise, la réalité que je copie. « Je voudrais bien savoir, dit Dorante (Critique de l’École des Femmes), si les plus honnêtes gens mêmes et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses !… » Mais on n’admettait pas que la comédie pût couler dans le cœur une amertume et faire entrevoir des dessous qui ne sont pas toujours risibles. Molière même n’a jamais fait exprès de laisser transparaître par instants le fond triste de la grande farce humaine. Si cela lui arrive, c’est comme malgré lui et par la force des choses : c’est qu’il est impossible, eût-on les intentions les plus purement comiques du monde, d’aller un peu loin dans l’étude des hommes sans que le rire devienne amer ou s’éteigne peu à peu, soit dans un sentiment d’effroi, soit dans une pensée sérieuse et compatissante. Mais cet effroi et cette pitié, quand toutefois ils s’éveillent, ne sont que l’écho prolongé de son œuvre en nous : ils ne sont pas expressément dans cette œuvre même.

L’autre critique à retenir est plus intelligente, — ou plus hypocrite. C’est au sujet du discours qu’Arnolphe fait à sa pupille, au troisième acte de l’École des Femmes. Amarante, dans le Portrait du peintre de Boursault, considère le discours d’Arnolphe comme une parodie du sermon et cette parodie comme une impiété :

Au seul mot de sermon, nous devons du respect,
C’est une vérité qu’on ne peut contredire.
Un sermon touche l’âme et jamais ne fait rire ;
De qui croit le contraire on doit se défier
Et qui veut qu’on en rie en a ri le premier.

Et plus loin :

Ainsi, pour l’excuser, quoi que vous puissiez dire,
Votre ami du sermon nous a fait la satire ;
Et de quelque façon que le sens en soit pris,
Pour ce que l’on respecte on n’a point de mépris.

Ainsi encore dans Zélinde (de Villiers) : « Je ne dirai point que le sermon qu’Arnolphe fait à Agnès et que les dix maximes du mariage choquent nos mystères, puisque tout le monde en murmure hautement. »

Molière, qui, dans la Critique, n’a dissimulé ni atténué aucune des accusations portées contre lui, avait fait dire le premier à Lysidas, presque dans les mêmes termes : « Le sermon et les maximes ne sont-ils pas choses ridicules, et qui choquent même le respect que l’on doit à nos mystères ? ». Et Dorante, un peu plus loin, répondait fort habilement : « Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l’ont ouï n’ont pas trouvé qu’il choquât ce que vous dites, et sans doute que ces paroles d’enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l’extravagance d’Arnolphe et par l’innocence de celle à qui il parle. »

Je ne me porterais pas garant de l’entière orthodoxie de la pensée et des intentions de Molière. Si l’on met à part les chefs-d’œuvre de nos grands orateurs chrétiens, il est certain que le « discours moral » d’Arnolphe ne ressemble pas mal à la moyenne des sermons religieux, en reproduit, avec un peu d’exagération scénique, le tour et le style, surtout le ton affirmatif et la grossièreté des arguments. Arnolphe prenant tout à coup, pour exécuter son abominable plan, le langage de la chaire chrétienne, et ce langage s’adaptant le mieux du monde à la pensée de l’ingénieux tyran et paraissant lui être naturel, voilà qui donnait à songer.

On pouvait soupçonner qu’aux yeux de Molière, il y avait de singulières ressemblances entre l’éducation que l’Église imposait aux enfants, particulièrement aux filles, et celle qu’Arnolphe avait imaginée pour abêtir Agnès. Nous comprenons que les « faux dévots », et peut-être aussi quelques dévots sincères, se soient scandalisés, et que les ennemis de Molière aient exploité et traduit cette indignation. Ce sont les mêmes qui le forceront à expurger Don Juan, puis à le retirer du théâtre, et qui, pendant quatre ans, empêcheront la représentation de Tartufe.

Nous voyons en somme que ce qui choquait le plus dans l’École des Femmes, c’est précisément ce que nous y admirons le plus aujourd’hui. Ce qu’on reprochait au comique de Molière, c’est ce qu’il a de franc, de profond et de hardi. Aucune de ses pièces, d’ailleurs, ne fut aussi discutée que celle-là (car la guerre qu’on fit au Tartufe n’était que religieuse.) C’est un grand signe pour l’École des Femmes.

Conférence de M. Ferdinand Brunetière sur Tartufe3. §

La conférence de M. Brunetière sur Tartufe a été un tour de force de dialectique et une merveille aussi d’habileté oratoire. L’impérieux critique de la Revue des Deux Mondes me séduit d’autant plus que je crois bien que nous ne sommes qu’un petit nombre à le voir comme il est. M. Brunetière est, avant tout, un logicien-artiste, qui se délecte de ses propres constructions. Un bel enchaînement d’idées lui fait le même plaisir que fait à d’autres une sensation finement notée. Il est évidemment moins soucieux de la vérité des choses qu’il dit que de la beauté spirituelle de leur ordonnance. C’est un des esprits les plus aventureux de ce temps et les plus épris de paradoxes. Mais il sait donner à ses plus audacieuses fantaisies l’expression, le tour, l’accent le plus dogmatiques, ceux qu’on croyait convenir uniquement à l’exposition des idées traditionnelles. Je me trompe ; car ce ton d’assurance a toujours été celui des grands sophistes, et de Joseph de Maistre aussi bien que de Jean-Jacques Rousseau. Mais, plus qu’aucun d’eux peut-être, M. Brunetière sait garder, dans les caprices les plus risqués de la pensée individuelle, la sérénité imposante de l’orthodoxie. Il juge par impressions, et ces impressions sont souvent aussi singulières et aussi insolentes que celles du plus féminin des critiques (ah ! qu’on en ferait une belle liste, si on voulait ! ) ; mais, avec tout cela, il a toujours l’air de parler au nom de la raison universelle. Il ne dit jamais : « je », ni « moi », et peut-être croit-il cette abstention modeste ; mais elle lui sert à ériger en vérités absolues ses sentiments d’homme de chair soumis, comme nous, à mille influences d’éducation, de milieu, de jour et d’heure, de maladie ou de santé, d’amitié ou de haine, je dis à toutes les influences. Son horreur du « moi » ne va donc qu’à rendre son moi plus imposant.

Son érudition et sa souplesse vigoureuse de dialecticien lui sont aussi d’un grand secours. Presque toujours, à première vue, il semble avoir raison, parce qu’il démontre tout ce qu’il avance. Et ainsi, lors même qu’il lui arrive de se tromper sur un point, il ne manque pas d’appuyer son erreur sur une quantité de faits adroitement interprétés. Et ces interprétations sont peut-être d’autres erreurs ; mais alors cela fait tout un système d’erreurs si fortement et si logiquement liées entre elles, qu’il faudrait être aussi savant et aussi subtil que M. Brunetière lui-même pour le réfuter, et que tout ce qu’on peut faire, c’est de se défier un peu en admirant beaucoup. Bref, si M. Brunetière se trompe, ce ne peut jamais être que largement et superbement, sur de vastes objets et non sur des vétilles. Et de cela, j’entends bien lui faire un éloge. Pour toutes ces raisons, M. Brunetière a l’autorité. On croit sentir en lui quelque chose de solide, de constant, d’immuable, où l’on peut s’appuyer ; une intelligence qui reste invariablement la même en face de la diversité des choses où elle applique son jugement. Cette impression est, en partie, une illusion, et il est possible de faire voir les variations de la critique de M. Brunetière depuis quinze années ; mais comme il apporte dans ses changements le même air de certitude et d’immutabilité, il faut un effort et des recherches pour s’en rendre compte.

Enfin, M. Brunetière est un virtuose de la parole. Il l’est par certains dons extérieurs auxquels rien ne supplée ; il l’est aussi parce qu’il est né très bon logicien. Logicien, il l’est éminemment, et dans le même degré où il manque de sensualité. Car on ne saurait exprimer à quel point il en manque. Nous autres (je veux dire simplement par là ceux qui me ressemblent), il arrive que, dans les pages écrites, un tour de phrase, une cadence, une sonorité, une forme, une couleur, une odeur, ou encore telle nuance étrange ou fine de sentiment, nous ravit au point de nous rendre fort indulgents pour l’ouvrage total, presque indifférents à ses mérites ou à ses défauts de composition, à sa signification, à sa portée, même à sa valeur morale, et assez peu soucieux de savoir quelle place et quel rang il doit occuper parmi les ouvrages de l’esprit. Cela, nous le chercherons si on nous le demande, mais sans passion. Car il y a des moments qui valent tout, et la vie est composée de moments. Nous avons joui de certains mots ; ils nous ont apporté un instant de véritable volupté intellectuelle ; cela nous suffit, c’est de cela que nous serons reconnaissants à l’auteur et c’est cela que nous essayerons de définir, si notre goût ou notre métier est de définir l’effet que les livres produisent sur nous. Et c’est pourquoi nous aimons quand même et malgré tout, en dépit de leurs limites et de leurs faiblesses que nous connaissons bien (mais comme ça nous est égal ! ), des livres que M. Brunetière ne peut souffrir : Baudelaire, par exemple, ou les romans de Flaubert, ou ceux de Goncourt. Ce qui nous réjouit surtout, nous, c’est la perception voluptueuse de nos rapports avec les objets extérieurs, quand ces objets sont traduits par une imagination ou une sensibilité plus rare que la nôtre : ce qui le réjouit uniquement, lui, c’est la perception des rapports des idées entre elles et de ses rapports avec les idées, en tant qu’il les ordonne et les enchaîne. Son plaisir est beaucoup plus orgueilleux que le nôtre ; il est aussi plus voulu et plus factice…

Je disais donc que M. Brunetière enchaînait ses idées avec une rapidité surprenante. Pour qu’il fût orateur, il suffisait qu’il joignît à ce don celui d’exprimer aisément ce qu’il pense, car la démarche habituelle de sa pensée muette est précisément la démarche du discours. Aussi M. Brunetière est-il un remarquable orateur. Il est si merveilleusement doué pour la parole publique, si maître de lui, si sûr de son art, qu’il commence à en abuser et qu’il m’a semblé, dimanche dernier, le surprendre deux ou trois fois en flagrant délit de coquetterie, de virtuosité et d’isocratisme.

En somme, un puissant critique, un historien paradoxal des littératures, un idéologue effréné, à qui l’on ne saurait reprocher, quelquefois, qu’un certain manque de sérieux sous les apparences d’une des plus imperturbables gravités qui se soient jamais vues. Et, pour moi, je ne le lui reproche point : car c’est si amusant !

Venons à la conférence sur Tartufe.

Ah ! l’habile exorde ! Que de précautions ! Que de préparations ! Quelle jolie façon d’hésiter devant l’audace de sa propre pensée ! Quelle modestie feinte dans quelle assurance ! Quel art de nous faire attendre je ne sais quoi de surprenant et de scandaleux, et de nous disposer à croire qu’on va casser les vitres !

La thèse était celle-ci : Molière, dans le Tartufe, s’est attaqué, non point à l’hypocrisie, comme on a coutume de le dire dans les manuels, mais bien à la religion elle-même.

Ne vous récriez pas : « Ce n’est que cela ? Nous le savions ! » et pesez bien les mots. Que, par la nature même et la constitution du sujet, les coups portés dans le Tartufe à la fausse dévotion tombent nécessairement, et en plein, sur la vraie ; que le Tartufe soit fait pour inquiéter et pour chagriner les âmes pieuses, ce n’est pas cela qui est nouveau. D’honnêtes gens, qui n’étaient ni des hypocrites, ni des fanatiques, l’ont dit du temps même de Molière. Bourdaloue l’a dit et en a donné les raisons ; le solide et borné Geoffroy les a quelque part développées ; Sainte-Beuve, pareillement, et combien d’autres ! Il ne faut qu’un peu de bon sens et de bonne foi pour reconnaître que, d’abord, ce qui est ridiculisé par Molière, c’est l’extérieur et ce sont les rites de la piété, vraie ou fausse, et que, ce qui finalement y paraît funeste et odieux, c’est bien la dévotion, sans épithète. Moi-même, j’ai rappelé tout cela, longuement et de mon mieux l’an dernier, par l’analyse minutieuse du personnage de Tartufe, et en invoquant aussi les rôles d’Orgon, de Mme Pernelle — et d’Elmire —. On savait aussi depuis longtemps que Molière avait eu l’âme franchement antichrétienne sans qu’on pût dire dans quelle mesure ni avec quel degré de conscience, et qu’il avait eu le culte de la « nature » (il ne s’agit point ici de paysages) autant que du naturel.

Ce que M. Brunetière a affirmé de neuf, c’est que Molière a voulu en effet, dans le Tartufe, atteindre la religion elle-même et pas autre chose que la religion. M. Brunetière lui a attribué, dans cette lutte pour la nature et contre la croyance au surnaturel, qu’on aperçoit ou qu’on entrevoit si on lit bien son théâtre, la préméditation nette et décidée d’un Rabelais, ou même d’un Voltaire, et je ne dis pas que cela soit faux ; je dis que cela est indémontrable.

Toutefois, M. Brunetière l’a démontré par trois arguments principaux, si j’ai bonne mémoire :

1e Par les dates. Tartufe n’a été joué publiquement qu’en 1669, mais il a été composé en 1663 ou 1664. En réalité, c’est la première grande comédie que Molière ait écrite après l’École des Femmes, et elle achève la campagne énergique menée par l’auteur contre tous ceux à qui l’École des Femmes avait déplu ou qu’elle avait scandalisés. Il s’en prend, avec beaucoup de suite, aux divers ennemis de son œuvre ; aux pédants et aux prudes dans la Critique ; aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne, dans l’Impromptu de Versailles ; enfin (après un intermède rempli par le Mariage forcé et par des divertissements écrits pour la cour), il s’en prend aux dévots dans Tartufe.

Aux dévots et non point aux hypocrites. L’hypocrisie n’infestera la cour et la ville que vingt ou vingt-cinq ans plus tard. Tartufe, ce n’est point l’abbé Roquette ou le sieur de Charpy ; Tartufe, soyez-en sûrs, ce sont tous les bons chrétiens que Molière haïssait naturellement ; c’est tous ceux dont la remontrance ou l’exemple pouvait gêner, dans ses déportements, le jeune roi, patron du poète. C’est la pieuse Anne d’Autriche, inquiète pour la santé et pour l’âme de son fils ; c’est tel gentilhomme de la cour exilé dans ses terres pour avoir fait murer la porte par où le roi pénétrait la nuit chez les demoiselles d’honneur ; c’est Bossuet qui commençait à prêcher ; c’est Pascal qui ébauchait ses Pensées. M. Brunetière a fait, peu s’en faut, de Molière écrivant Tartufe, une façon de ruffian qui protège les plaisirs de son maître, et il a fait de Louis XIV le complice allègre et entièrement renseigné des insolences de son valet.

C’est que, a-t-il ajouté, le xviie siècle n’est point ce qu’un vain peuple pense. La libre pensée et la haine de la religion y sont choses fort communes. Et il nous a rappelé le sempiternel passage du Père Mersenne sur les trente mille athées qu’il y avait à Paris (et aussi les fréquentes sorties de Bossuet contre les incrédules, et le chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts). Je ferai remarquer que le Père Mersenne jette un chiffre au hasard ; que, suivant toute apparence, ces trente mille athées sont morts administrés et confessés, et qu’enfin, à dénombrer au jugé et en faisant du mot athées à peu près le même emploi que le Père Mersenne, nous dirions aujourd’hui qu’il y a à Paris quinze cent mille athées, ce qui ne laisse pas de faire une différence.

2e Par l’examen de la pièce. M. Brunetière a laissé de côté la constitution même du personnage de Tartufe, d’où il pouvait cependant tirer d’excellentes raisons à l’appui de sa thèse. Il a insisté sur le rôle d’Orgon. Avant d’être dévot, Orgon était un bon citoyen, un bon chef de famille et un bourgeois intelligent. La dévotion seule, — et une dévotion absolument sincère — l’a abruti et lui a endurci le cœur. L’orateur pense que Molière a voulu faire expressément, dans le rôle d’Orgon, la parodie du rôle de Polyeucte. Aux strophes du martyr, à ces vers :

Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.

répond la déclaration du dévot :

De toutes amitiés il détache mon âme, etc…

M. Brunetière aurait pu faire remarquer encore que Mme Pernelle, qui est aussi une dévote sincère, est grotesque et presque odieuse, et que, par contre, les honnêtes gens de la pièce, ceux à qui va notre sympathie, Elmire, Damis, Cléante même, il est visible que la religion ne les étouffe pas.

3e Par ce fait que, l’hypothèse de M. Brunetière étant admise, toutes les difficultés d’interprétation que la pièce peut présenter s’évanouissent. Ainsi, certains traits du rôle de Tartufe ont fait dire que Molière visait les jansénistes ; d’autres traits laissent plutôt croire que c’était aux jésuites qu’il en avait. La vérité, c’est que, s’en prenant à la religion même, il met jésuites et jansénistes dans le même sac, comme Rabelais avait fait catholiques et protestants.

Quant à la fameuse distinction établie au premier acte entre les vrais et les faux dévots, M. Brunetière estime que c’est une simple précaution, et qui était tout à fait nécessaire ; et cela est très possible. Mais justement parce qu’elle était nécessaire, nous ne saurons jamais ce qu’il s’y trouve de sincérité. Notez, du reste, que ces distinctions si raisonnables sont tout à fait dans les habitudes et dans l’esprit de Molière. Cléante parle ici au nom du bon sens, comme Ariste dans l’École des Maris, comme Philinte dans le Misanthrope, comme Clitandre dans les Femmes savantes. Si nous croyons, malgré Cléante, que c’est bien à la religion qu’il en veut, nous devons donc croire, malgré Clitandre, qu’il en veut aux sciences et aux lettres en général, et il se trouvera qu’étant déjà Voltaire, il est aussi Jean-Jacques. Ce qui surprend, car l’antijésuitisme à la Homais qu’on lui prête semble, au contraire, inséparable du zèle pour la science laïque, pour l’instruction des femmes et pour la « diffusion des lumières »…

M. Brunetière a paru dévoré, durant toute sa conférence, de la démangeaison de dire du nouveau et d’étonner, voire même de scandaliser son public. C’est pour cela que, tout à l’heure, je refusais le sérieux à ce grand artiste en théories et en disputes.

Pas un de ses arguments qui ne puisse être réfuté par d’aussi bonnes raisons que les siennes ; et le pire, c’est qu’il le sait bien. Ses sentiments les plus justes dans leur fond appellent des atténuations de toutes sortes.

Je n’ai plus le temps de m’engager dans une discussion méthodique. Mais, par exemple, Molière a fort bien pu détester la dévotion en général, les allures qu’elle imprime aux hommes, l’aveuglement et la dureté qu’elle leur communique souvent, sans nourrir pour cela contre la foi au surnaturel des desseins si noirs et si précis. J’aurais volontiers l’impression qu’il ne visait pas si loin, et M. Brunetière lui-même me fournit une raison de le croire, lui qui fait presque du Tartufe une œuvre de circonstance, une riposte du comédien défendant sa boutique. Remarquez aussi que la dévotion n’est point uniquement ni même directement attaquée dans la pièce. Tartufe est un dévot, mais c’est avant tout un « imposteur », un chevalier d’industrie ; Orgon est un dévot, mais c’est avant tout l’homme coiffé d’un autre homme, un séide comique ; Mme Pernelle est une dévote, mais c’est aussi une vieille dame entêtée et acariâtre. Molière ne nous montre point le dévot pur ; il ne le pouvait, étant un excellent poète dramatique et qui n’aimait point les abstractions. Alors ?… Et je ne sais si Molière haïssait le christianisme ; mais à coup sûr il n’a pas détesté tous les dévots. Boileau, Racine, qui devaient être des dévots et qui furent toujours des chrétiens pratiquants, étaient ses meilleurs amis. Et ces dévots ont entièrement cru à la sincérité de Molière parlant par la bouche de Cléante. Et cet excellent chrétien de La Bruyère y a cru aussi, lui qui, d’ailleurs, a repris, quinze ou vingt ans après, la campagne de Molière contre les faux dévots.

Je vous dis tout cela un peu pêle-mêle. Bref, il me semble qu’il y a eu, dans le fait de Molière, beaucoup plus d’instinct et beaucoup moins de réflexion ; qu’il a agi, dans tout ceci, en poète comique attentif aux ridicules et aux vices de son temps, bien plus qu’en philosophe ennemi du surnaturel. M. Brunetière oublie trop de le considérer dans son milieu. Quand les croyances et les pratiques chrétiennes sont aussi généralement répandues que dans la société du xviie siècle ; quand elles font partie de l’éducation, des institutions et des mœurs, et cela dans un pays où règne — provisoirement — la plus profonde paix religieuse et politique, elles ne sauraient être bien gênantes pour les dissidents, quand ce ne sont ni des hérétiques ni des rebelles, quand ce sont bonnement de tranquilles athées et de braves épicuriens, car alors la majorité des fidèles vit, à peu de chose près, comme ces épicuriens. Ces croyances, dis-je, ne peuvent gêner ou menacer les incrédules que par accident ; et je crois, qu’en effet, Molière les a visées dans la mesure et dans le temps où elles menaçaient ses intérêts…

Une chose, enfin, que je pardonne peu à M. Brunetière, c’est d’avoir, sans nécessité, diminué et presque dégradé Molière et, le culte de la nature pouvant s’entendre de diverses façons, d’avoir attribué à l’auteur de Tartufe la plus superficielle et la plus basse. Je m’explique. L’orateur a dit en substance : « Molière croit à la bonté de la nature ; mais la nature n’est pas bonne ; si elle l’était, aurions-nous besoin d’élever nos enfants ? Y aurait-il une police et une gendarmerie, etc. ? » Ces propos ne sont point de Mgr de Ségur, ils sont de M. Brunetière. J’avoue que je n’avais point cru que l’éducation des enfants ni les institutions politiques et sociales fussent contre la « nature » ou en dehors d’elle. Apparemment, s’il est dans la nature de voler, il est dans la nature de se protéger contre les voleurs ; il est dans la nature d’aimer ses enfants et, par suite, de les préserver des habitudes qui leur deviendraient funestes. Et la croyance au surnaturel est aussi dans la nature, et la nature est bonne autant qu’elle est mauvaise, puisqu’elle est tout. Il fallait, du moins, commencer par définir ce mot mystérieux et ne pas oublier que le naturam sequere est une maxime stoïcienne. Si Molière eut la religion de la nature, pourquoi ne l’aurait-il pas eue un peu à la manière de Marc-Aurèle ou simplement de Lucrèce (qu’il traduisit), et pourquoi préférez-vous que ç’ait été à la façon d’un plat chansonnier du Caveau ?

Comédie française : L’hommage à Flipote, à-propos en vers de M. Ernest d’Hervilly. §

20 janvier 1896. §

L’idée de la piécette de M. Ernest d’Hervilly, malheureusement un peu improvisée et bâclée (du moins j’en ai peur), est ingénieuse et charmante. L’auteur suppose que, tout à l’heure, au foyer des artistes, alors que les sociétaires les plus qualifiés déclinaient, avec leur modestie habituelle, l’honneur de haranguer au nom de la Compagnie le buste de Molière, Flipote, ou l’humble petite comédienne chargée du rôle muet de Flipote (car ici c’est tout un), s’est écriée étourdiment : « Eh bien ! puisque personne ne veut Lui parler, je Lui parlerai, moi ! » Et alors, Mme Pernelle la traîne sur le théâtre, par devant le public, et lui dit : « Parlez, Flipote ! » Et Flipote, éperdue de honte, voudrait bien être ailleurs. Et tout de même, la voyant si tremblante, la sèche et péremptoire Mme Pernelle a pitié d’elle et l’encourage affectueusement : « Voyons, mon enfant, essayez toujours. La foi naïve plaît. Il est bien vrai que vous n’êtes que le plus mince de Ses personnages et qu’Il ne vous a fait paraître en scène que pour y recevoir un soufflet de ma main dévote. Mais ce Géant fut paternel aux petits. Il était soucieux de gagner leur pain aux pauvres gens de sa troupe. On dit qu’un jour… » Et Flipote, attendrie au point de n’avoir plus peur, et interrompant la vieille dame d’une effusion involontaire :

Je sais !… oui, Madame Pernelle,
Je sais qu’on vit Orgon, Arnolphe ou bien Scapin
Traiter son mal cruel ainsi qu’un vain obstacle,
Pour ne pas décevoir ceux qui comptaient sur lui,
Et, défendant qu’on fit relâche du spectacle,
Jouer, tremblant de fièvre et presque râlant ; oui !

Et plus loin :

Ô rêveur, qui toujours vis la Réalité
Et la peignis, avec le soupir de tristesse
De la bonté, salut !…

Décidément, je regrette que M. Ernest d’Hervilly, qui est un si fin ouvrier en vers, n’ait pas un peu plus soigné ceux-ci. Mais n’importe : la pensée est louable, et le léger détour scénique par où l’auteur l’a exprimée, n’est point sans grâce.

Ce qu’il a voulu célébrer particulièrement, c’est donc la bonté de Molière, soit dans sa vie, soit dans son théâtre.

Sur le premier point, nous sommes tous d’accord. Oui, il paraît établi que Molière eut un bon cœur. Il était aumônier ou plutôt bienfaisant, la bienfaisance étant la charité philosophique et laïque. On sait l’histoire de ce mendiant à qui il avait donné un louis et qui le lui rapporta, croyant à une erreur, et la réflexion de Molière : « Où diable la vertu va-t-elle se nicher ? » L’anecdote montre du moins que, dans ses libéralités de la rue, il allait assez volontiers jusqu’au louis ; et cela n’est pas si commun. Il donnait, comme don Juan, « au nom de l’humanité », au nom de la solidarité humaine, pareil en cela, aux philanthropes du siècle suivant. Je crois qu’il eut aussi cette facilité, cette générosité assez fréquente, chez les bohèmes, chez les irréguliers, qui n’a rien d’héroïque ni d’admirable, mais qui témoigne pourtant qu’on se soucie de n’être pas plus dur aux autres qu’on ne l’est à soi-même, et qui est donc une suite et une forme assez logique de la douce vertu de tolérance. C’est déjà quelque chose. Évidemment, il est plus beau d’être libéral et bon pour autrui, en se traitant soi-même rudement. Mais la bonté des purs, des irréprochables, des sévères pour soi, c’est le commencement de la sainteté. Contentons-nous que Molière ait été un très bon homme.

Quant à la bonté qui est dans son théâtre… oui, sans doute, elle y est ; plus exactement, on l’y suppose sans trop de peine et on l’en peut déduire. Mais il ne semble pas, si j’ose dire mon impression là-dessus, qu’elle en soit un des caractères éminents.

Cette bonté pourrait se montrer de deux manières ; 1e par l’invention de personnages qui seraient bons en effet, profondément bons, et dont la bonté serait d’autant plus touchante que leur condition serait plus humble, — et 2e, par les discours empreints de bonté et de charité que l’auteur ferait tenir à certains de ses personnages et qui exprimeraient du même coup ses propres sentiments.

Bien entendu, la comédie devant être une représentation de la vie et, par conséquent, nous faire plus souvent des portraits du mal que du bien, nous admettrions que les créatures vraiment bonnes ne fussent, chez Molière, que des exceptions reposantes et rassurantes. Mais ces exceptions, où sont-elles ? Les personnages de condition inférieure, les « humbles » comme nous disons aujourd’hui très évangéliquement, sont tous, dans ce guignol si jovialement pessimiste, ou vils ou abominables, — sauf quelques-uns qui ne sont que ridicules, mais que ne recommande non plus aucune espèce de bonté. Rappelez-vous les valets, Scapins ou Mascarilles, et les paysans, Pierrots, Mathurines et Charlottes, et les pédants et les cuistres… Quant aux servantes, Dorines, Nicoles, Toinons ou Marions, elles sont gaies, elles ont du bon sens, elles sont attachées à la maison, dévouées aux intérêts de leurs maîtres, et plus encore aux amours de leurs jeunes maîtresses ; et cela est bien (quoique leur mérite y soit, en somme, petit) ; et je n’irai point leur reprocher de vivre commodément dans des maisons grasses, de n’avoir point l’occasion de nourrir leurs maîtres tombés dans l’indigence, et de n’être point des prix Montyon. Je ne leur reprocherai pas non plus le terre à terre de leur sagesse, mais seulement l’assurance un peu agaçante dont elles l’étaient quelquefois, et l’excès de leur caquet dur et dru…

Montons d’un degré, et continuons, parmi les personnages dits « sympathiques », de chercher la bonté. Les amoureux et les amoureuses ne songent qu’à leur désir, — qu’ils expriment, en général, par une déplorable phraséologie où il n’y a même pas de tendresse, — et quand ils ne sont pas de mauvais fils et de mauvaises filles, sont du moins de parfaits égoïstes. Ne m’opposez pas ce que dit Angélique quand elle croit son père mort, puisqu’elle ne pourrait dire moins, à ce moment, sans paraître dénaturée. Agnès est féroce ; Agnès n’est qu’une petite bête d’instinct ; et là, d’ailleurs, est sa vérité et sa puissance. Henriette est charmante, oui ; mais il saute aux yeux que la caractéristique de cette fille aux libres propos, de cette vierge qui n’a rien du tout de virginal, c’est la franchise et le bon sens, beaucoup plus que la douceur, la délicatesse ou la bonté.

Passons aux meilleurs. Certes, Mme Jourdain a de la rondeur et du bon sens, — encore ! — et j’avoue que, outre la prudence et le bon jugement, il y a même de la cordialité dans une au moins de ses phrases, qui est celle-ci : « Je veux un homme qui m’ait obligation de ma fille et à qui je puisse dire : — Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi ! » Assurément, Chrysale est loin d’être un méchant homme, et je lui sais un gré particulier de ces cinq vers où point quelque chose qui ressemble pour de bon à de l’attendrissement, et qu’il faudrait donc précieusement enchâsser, tant la rencontre en est rare chez Molière :

Allons, prenez sa main et passez devant nous ;
Menez-la dans sa chambre. Ah ! les douces caresses !
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,
Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

Mais le plus doux, le plus « gentil » de tous et celui avec qui on aimerait le mieux à vivre, c’est l’Ariste de l’Ecole des Femmes. Je veux vous remettre sous les yeux son exquis couplet du premier acte, parce que c’est, à mon avis, dans tout le théâtre de Molière, l’endroit qui contient le maximum, je ne dis pas de bonté, mais d’un sentiment qui en approche et qui peut y conduire :

Il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui faire point peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes.
A ses jeunes désirs j’ai toujours consenti,
Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies ;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;
Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre.
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge et nœuds :
Que voulez-vous ? je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Un ordre paternel l’oblige à m’épouser ;
Mais mon dessein n’est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venants,
Une grande tendresse et des soins complaisants
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
Elle peut m’épouser ; sinon choisir ailleurs…

Oui, cela est délicieux. Toutefois, remarquez que cette gentillesse et cette indulgence n’impliquent aucun sacrifice ; qu’il ne faut que bien peu d’efforts pour entourer de soins et pour éviter de contrarier une jolie pupille de dix-huit ans ; que la tolérance d’Ariste vient sans doute de ce qu’il aime beaucoup mieux sa pupille, mais aussi de ce qu’il l’aime beaucoup moins qu’Arnolphe n’aime la sienne ; que le discours d’Ariste ne signifie pas tant la profondeur de sa bonté que l’optimisme riant de sa philosophie ; qu’enfin, plus cultivé, plus gracieux, plus « honnête homme » que Chrysale et Mme Jourdain, il limite, comme eux, les effets de sa « bonté » à son parentage…

Restent Alceste et Philinte. L’indulgence de Philinte est, dirait un chimiste, à base de mépris. Il sera capable, je le crois, de rendre un service, de faire une charité, peut-être même de remettre une offense, mais avec un petit sourire de dédain où paraîtra le gré infini qu’il se sait de ne pas être dupe. On a beaucoup répété que la haine d’Alceste contre les hommes était une forme détournée de son amour de l’humanité. Certes, il a la sincérité, le sérieux, la noblesse d’âme, et ce sont autant d’acheminements à la bonté, si « toutes les vertus sont sœurs », comme on le dit, et si, d’être strict pour soi et d’être doux aux autres, ce sont deux dispositions que nous conseille et nous insinue, l’une plus tôt, l’autre plus tard, le même idéal moral. Mais que la bonté d’Alceste est donc inexprimée ! que sa pitié est sommeillante ! et combien il semble plus proche d’un Robespierre que d’un Vincent de Paul !

Il faudrait maintenant examiner les passages où Molière exprime visiblement sa propre pensée, je veux dire les dissertations qu’il prête à ses « raisonneurs ». Or, nous y trouvons, comme dans les rôles de ses « personnages sympathiques », la franchise, la droiture, le bon sens, la modération, la haine du faux ou de l’artificiel, la docilité à la « nature » ; et tout cela n’est point le contraire de la bonté, mais ce n’est point non plus la bonté même.

Faisons ici une distinction nécessaire. Ce que je cherche ne se confond nullement avec le pathétique. Du pathétique, on en trouve chez Molière jusqu’à trois et quatre fois. Il y en a dans la naïve supplication de Marianne (Tartufe, IV) ; il y en a dans la plainte passionnée d’Alceste (le Misanthrope, IV) ; surtout il y en a dans l’amère lamentation du père de Psyché, — dont Molière tira ensuite son très beau « sonnet à Lamothe de Vayer sur la mort de son fils », — et particulièrement dans la dernière partie de cette lamentation (Psyché, II). Et pour que vous ne m’accusiez pas d’être le monsieur qui « chine » Molière, je veux vous citer consciencieusement tout le meilleur de ce morceau, en vous faisant néanmoins observer ce qu’il y a de dur dans la sincérité des quatre premiers vers, que suivent par bonheur des vers si touchants. — Le roi vient de dire que les dieux lui reprennent bien plus qu’ils ne lui ont donné ; et il développe ce thème :

            Je reçus d’eux en toi, ma fille,
Un présent que mon cœur ne leur demandait pas ;
            J’y trouvais alors peu d’appas
Et leur en vis sans joie accroître ma famille.
            Mais mon cœur, ainsi que mes yeux,
S’est fait de ce présent une douce habitude :
J’ai mis quinze ans de soins, de veilles et d’étude
            A me le rendre précieux…
A lui j’ai de mon âme attaché la tendresse ;
J’en ai fait de ce cœur le charme et l’allégresse
La consolation de mes sens abattus,
            Le doux espoir de ma vieillesse.
            Ils m’ôtent tout cela, ces dieux,
Et tu veux que je n’aie aucun sujet de plainte
Sur cet affreux arrêt dont je souffre l’atteinte ?
Ah ! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
            Des tendresses de notre cœur ;
Pour m’ôter leur présent, leur fallait-il attendre
            Que j’en eusse fait tout mon bien ?
Ou plutôt, s’ils avaient dessein de le reprendre,
N’eût-il pas été mieux de ne me donner rien ?

Oui, cette élégie est émouvante, encore qu’un peu syllogistique ; et l’explosion finale est tout à fait belle :

Je veux, je veux garder ma douleur à jamais,
Je veux sentir toujours la perte que je fais, etc…

Mais comme celle de Marianne et d’Alceste, la plainte du père de Psyché n’exprime que la grande pitié qu’un être souffrant s’inspire à lui-même. Un homme méchant peut être pathétique. Et c’est de tout autre chose que je suis aujourd’hui en quête.

J.-J. Weiss affirmait tranquillement la « dureté » de Molière qui était d’ailleurs, ajoutait-il, celle de tout son siècle. Je n’irai pas si loin. Mais enfin, on ne peut pas dire que le lait, le fameux « lait de la tendresse humaine » déborde du théâtre de Molière. Tout au plus pourrait-on se persuader qu’il y serpente par-dessous.

Comprenez-moi bien. Je ne m’étonne pas de ne point rencontrer dans ce théâtre les Achim et autres saints moujicks de Tolstoï. Je ne m’étonne même pas de n’y rien voir de semblable à Mme Aubray, par exemple, ou seulement à Mme Guérin. Je ne suis pas autrement affligé de l’absence des « bêtes à bon Dieu », ni de celle des « vieux garde chasse au cœur d’or… » Mais quand, dans ce répertoire d’un bon sens pléthorique, je constate que je ne puis même pas mettre la main sur une créature égale en bonté à l’aînée des trois sœurs des Corbeaux (et les Corbeaux ne sont pourtant pas une idylle), j’ai beau faire, j’en éprouve comme un petit regret.

La bonté est quelquefois dans La Fontaine, — pas souvent. Elle est dans ce que Bossuet, Fénelon et Bourdaloue, lorsque par hasard ils parlent des pauvres, ont conservé, çà et là, de l’Évangile. Elle est plus encore dans la Bruyère (Du Cœur, des Biens de fortune, l’Homme). Mais si elle est peut-être dans Molière, jamais, à coup sûr, elle n’y éclate… J’ai presque toujours vu que son rude théâtre offensait les âmes vraiment tendres, qu’il leur faisait mal, très mal. — Renan, tout en l’honorant comme un de nos libérateurs, ne pouvait pas le souffrir. — « Précurseur de la Révolution française », Molière l’est en quelque façon (sans l’être autant que le croyait le père Dumas) ; mais il l’est bien plus par l’esprit, qu’il avait tout à fait libre, que par le cœur.

Je dirais bien que cela s’explique par sa philosophie, qui est le naturam sequere, et que précisément la parfaite bonté ne va pas sans lutte contre la nature. Mais je me souviens à propos que le naturam sequere est fort élastique et prête à des interprétations diverses, et que ce fut une maxime stoïcienne. Et alors, je ne sais plus, du moins en ce moment…

Ou bien encore, peut-être est-ce nous qui n’entendons plus très bien Molière, par l’habitude que nous avons prise de ne point discerner la bonté de la pitié, et de faire ainsi, de la première, quelque chose de larmoyant et de veule. Mais, s’il est vrai que la pitié n’implique point nécessairement la bonté, je ne pense pas que la proposition inverse se puisse soutenir… Tout compte fait, et malgré ce qu’on y peut reprendre, il est difficile de ne pas croire qu’il s’est produit chez nous, depuis deux siècles, un certain attendrissement des cœurs et un certain approfondissement de la sensibilité. C’est une impression que, n’ayant rien de mieux à faire aujourd’hui, j’ai voulu rafraîchir en moi par une petite expérience, que vous auriez également tort, je vous assure, de juger ou superflue ou peu convaincante.

6 avril 1896. — L’inutile question de la « bonté » de Molière (suite). §

C’est déjà très ancien, puisque cela remonte au 20 janvier de cette année. Dans mon feuilleton de ce jour-là, à propos d’un « à-propos » où M. Ernest d’Hervilly célébrait particulièrement la bonté de Molière, soit dans sa vie, soit dans son théâtre, je disais que, sur le premier point, nous sommes tous d’accord et qu’il paraît établi que Molière eut un bon cœur ; puis, que la bonté est sans doute aussi dans son théâtre ou, du moins, qu’on l’y suppose sans trop de peine et qu’on l’en peut déduire, mais qu’il ne semble pas qu’elle en soit un des caractères éminents. Et j’appuyais cette impression d’arguments que je trouvais bons au moment où je les employais.

Dès le lendemain, je reçus de mon excellent maître M. Hatzfeld une lettre dont voici le passage capital :

« Allons au fond même de la question ; c’est la Comédie qui est dure, et non Molière ; la Comédie qui, ayant pour essence de peindre les travers, ne saurait s’apitoyer, car le ridicule disparaît si l’on s’attendrit. Et pourtant nul poète comique n’a été aussi doux que Molière pour nos ridicules, parce que nul n’a saisi comme lui le caractère essentiel du travers, cette aberration d’esprit qui le constitue et qui ne permet pas de le prendre au sérieux, parce que celui qui en est possédé, est loin d’avoir conscience de son infirmité morale ; il s’en applaudit, au contraire, croit agir le mieux du monde et exhorte les autres à l’imiter. De là ce rire cordial, sans cruauté, sans fiel, ce bon rire qui éclate quand Molière nous montre, comme aucun autre ne l’a su faire, l’homme vraiment dupe de lui-même dans l’aveuglement des travers, etc. »

Je me contentai de reproduire cette protestation. Là-dessus, nouvelle lettre de M. Hatzfeld :

« … De même qu’on disait jadis : « Brûler n’est pas répondre », je suis tenté de vous dire : « Imprimer n’est pas répondre. » La question pourtant en vaut la peine, non la question de fait (Molière plus ou moins bon et sensible), mais la question de fond, la Comédie et la définition que votre serviteur a donnée du « travers », que l’on confond sans cesse avec le défaut ou le vice. »

Ce n’est pas tout. J’ai reçu deux autres lettres fort intéressantes à des titres divers et qui me permettront peut-être d’élargir la question ou, plus exactement, de la mieux poser.

La première est d’un jeune homme de vingt ans. Elle n’est pas partout très bien écrite ; mais elle est sincère, et, vers la fin, ingénument ingénieuse.

« … En vous entendant vous plaindre de ne point trouver dans le théâtre de Molière cette bonté et cette tendresse qu’y cherchent les âmes vraiment tendres, j’ai compris très nettement pourquoi mon admiration pour Molière m’a toujours paru renfermer une dose peut-être un peu trop forte, d’intellectualité ». (Oh ! que j’aime peu cette phraséologie ! Mais passons. ) « Impression longue et répétée dont je me rendais compte après coup, grâce à vous. Qui donc disait que les critiques étaient gens inutiles ?

« Et tout en applaudissant à votre réquisitoire, je repassais dans ma mémoire les principaux personnages de Molière. Ni Alceste, ni Mme Jourdain, ni l’Angélique du Malade, ni Elmire, ni Clitandre, ni Marianne, ni Elvire ne me parurent franchement et profondément bons. Je n’ai point cité Agnès, dont parle M. Hatzfeld, et c’est à dessein. Car Agnès m’arrêta plus longuement.

« Je me souvenais de sa délicieuse lettre à Horace, et surtout de ces vers exquis où elle raconte si naïvement à Arnolphe son aventure :

Moi, j’ai blessé quelqu’un ! fis-je, lout étonnée, …
Sur lui, sans y penser, fis je choir quelque chose ?…
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?…
Mon Dieu ! j’en aurais, dis-je, une douleur bien grande.
Mais, pour le secourir, qu’est-ce qu’il me demande ?

Et enfin :

                                N’ai-je pas eu raison ?
Et pouvais-je après tout avoir la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance,
Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir,
Et ne puis sans pleurer voir un poulet mourir.

« Je ne vous rappelle point tout ce qui suit, tout ce qu’Agnès accorde à Horace dès la première entrevue ; n’est-ce point vraiment par bonté, par charité, pour lui faire plaisir, sans ombre de coquetterie ni de sensualité, du moins au début ?

« Car je sais bien qu’Agnès sera tout à l’heure moins désintéressée ; qu’elle dira à Arnolphe :

J’admire quelle joie on goûte à tout cela,
Et je ne savais point encor ces choses-là ;

que, si elle dit dans sa lettre : « Je sens que je suis fâchée à en mourir de ce qu’on me fait faire contre vous », la bonté de son âme n’est point la seule cause de ce louable sentiment ; qu’elle ne se fait point scrupule de jouer à Arnolphe de très vilains tours… ; mais il ne m’en paraît pas moins que, à l’endroit où elle se laisse séduire par les malignes paroles de la vieille et par les feintes et précieuses douleurs d’Horace, Agnès fait preuve de profonde et réelle bonté.

« De simplicité aussi sans doute. Bonté d’ignorante, de fille élevée de façon « à la rendre idiote autant qu’il se pourrait », assurément. Mais, est-ce vous qui me contredirez, Monsieur, si je me laisse aller à dire que c’est là la bonté pure, celle des humbles que vous aimez tant ; bonté que nous avons, hélas ! bien peu de chance de rencontrer, aujourd’hui que nous sommes devenus si intelligents, si cultivés et si profondément bêtes…

« J’ai bien peur de prêter à Molière des pensées qui n’ont jamais été les siennes ; mais enfin, il n’est pas impossible que Molière ait précisément voulu marquer, dans l’évolution du personnage d’Agnès, comment la bonté du cœur diminue à mesure que l’intelligence croît et que se développe l’expérience.

« Et voilà qui expliquerait du coup pourquoi la bonté est si rare dans le théâtre de Molière. Agnès y est unique ; les autres personnages, même les plus ignorants, savent beaucoup de choses qu’Agnès ne soupçonne point ; ils en savent trop pour être bons simplement, et trop peu pour l’être grandement et pour retrouver cette bonté qui, à en juger d’après Agnès, serait peut-être le fond de l’homme, et aussi de la femme. Rousseau n’a point songé à toutes ces belles conséquences quand il est parti en guerre contre Molière… »

L’autre lettre est d’un esprit plus mûr et plus exercé à penser… J’aime mieux vous dire tout de suite qu’elle est d’un professeur de philosophie dont vous connaissez le pseudonyme si vous lisez les Revues jeunes. La voici :

« … J’ai l’impression que Molière fut plutôt ce qu’on est convenu d’appeler un brave homme et de cœur bon ; pourquoi donc cette disposition psychologique ne transparaît-elle pas dans son théâtre ? (Car vous avez raison, et toutes les citations des Femmes savantes, voire de Don Juan, ne suffisent pas à infirmer votre thèse. ) Pourquoi la bonté est-elle absente de toute son œuvre ? Est-ce, comme le prétend M. Hatzfeld, parce que la Comédie est dure par essence et définition ? Autrement dit, les conditions du genre comique excluent-elles de façon rigoureuse toute manifestation de bonté ?

« Sans doute la bonté n’est pas en soi divertissante ; elle ne constitue pas un ridicule et, à moins de tomber dans la faiblesse et, par là, de confiner à la niaiserie, elle ne relève pas de la comédie satirique, qui est la comédie classique par excellence. (Castigat ridendo mores. )

« Mais ce n’est là, à mon sens, qu’une raison secondaire, et la vraie raison m’apparaît plus générale. Vous avez constaté l’absence de la bonté dans le théâtre de Molière ; mais ne croyez-vous pas qu’il eût été possible de faire une constatation semblable dans l’œuvre entier de Corneille, de Racine, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de La Fontaine même, quoi qu’on ait pu dire ? Ne pensez-vous pas que l’insensibilité extérieure des personnages de Molière soit explicable par des raisons analogues à celles qui justifient, à quelque degré, l’insensibilité de Mme de Sévigné ?

« Ces raisons, je pense, relèvent de l’esthétique générale de nos classiques. Toutes les fois qu’ils se présentent au public (soit au théâtre, soit dans une correspondance, comme Mme de Sévigné), ils font préalablement la toilette de leur âme, si je puis dire, et la purifient de toute manifestation de sensibilité : ce sont des rationalistes coquets et qui ont la coquetterie de tous les êtres raisonnables, trop raisonnables, si vous voulez : paraître plus que des hommes en étant le plus hommes possible, dans le sens cartésien du mot (l’essence de l’homme n’est que de penser).

« Par suite, l’art de leurs préférences sera essentiellement objectif, impersonnel, s’adressera à la raison, s’efforcera de plaire par l’ordonnance de la composition, par la lucidité du développement, et évitera de séduire par l’attendrissement. En un mot, tous les classiques se sont cachés, et presque défendus, d’être capables d’émotion ; ils ont la pudeur de leur sensibilité ; en quoi ils se sont montrés rationalistes et cartésiens très conséquents…

« Il ne me semble pas qu’avant Voltaire on se soit intéressé à la bonté toute nue ; et encore, au dix-huitième siècle, faudrait-il distinguer ; car, chez presque tous les écrivains de ce temps, elle apparaît faussée et adultérée par la préoccupation de paraître bon et par la sensiblerie. Mais, certainement, sous l’influence des larmoyants, de La Chaussée, de Diderot, de Beaumarchais, la littérature s’attendrit ; la sensibilité est autorisée à fournir des impressions esthétiques. Simultanément, la littérature devient plus personnelle, comporte la confidence intime. Les lyriques sont imminents.

« Il est inutile de poursuivre : le développement est facile. Mais si le point de vue que j’indique n’est pas erroné, il suit de là qu’il serait injuste de faire à Molière seul reproche de sa dureté dame… Toute la littérature de ce temps a la même dureté apparente, je dirais presque d’apparat. Elle semble indiquer chez l’écrivain le parti pris orgueilleux de n’intéresser l’homme à l’homme que du biais de l’analyse psychologique et rationnelle. Jamais l’auteur ne consent à compatir. Il est en dehors du débat, il fait œuvre d’homme dont c’est la fonction de penser, et, s’il a la vocation de divertir, c’est virilement qu’il divertira. Tout appel à la sensibilité lui semblerait un moyen de corruption et presque une façon de chantage. Il se mépriserait d’avoir une action sur le public par des procédés vaguement féminins.

« Ce sont, je crois, les philosophies qui nous ont fait comprendre le prix intellectuel de la bonté, et que vraiment le plus intelligent sera de toute nécessité le meilleur. Au xviie siècle, le rationalisme eût protesté contre une affirmation de ce genre ; séparait-on la bonté de la sainteté ? On eût canonisé le meilleur, mais on eût regardé comme le plus intelligent l’homme le plus capable d’ordonner en un système cohérent des idées plus élucidées et mieux définies… »

Ne m’accusez pas, je vous prie, de faire faire, par mes correspondants, mon feuilleton de Pâques. Ces lettres sont curieuses par leur vagabondage d’impressions et même par ce que leurs généralisations peuvent avoir de hâtif et d’outré, et aussi par le petit exemple amusant qu’elles offrent de la diversité des jugements humains, et enfin parce que toutes ensemble embrouillent merveilleusement la question que chacune d’elles, prise à part, semblait à peu près élucider.

Et maintenant je ne m’y reconnais plus, plus du tout. M. Hatzfeld dit : « Si Molière est dur, c’est que la Comédie est dure par définition, puisque son objet est de rendre risibles des choses qui sont souvent tristes dans leur fond ». — Le jeune homme de vingt ans me dit (et l’idée est singulière) : « Si la bonté est absente du théâtre de Molière, c’est que ses personnages représentent la société, et que ceux-là seulement sont bons qui sont tout près de la nature : témoin Agnès dans la première partie de son rôle ».

Et, bravement, il assimile Agnès, ou peu s’en faut, aux saints ignorants de la littérature russe, aux Akim et aux Pluton Karatief, sans prendre garde que la « bonté » d’Agnès, d’ailleurs présentée uniquement par le côté comique et comme un effet de sa sensibilité niaise de petite fille, ne signifie rien, puisqu’elle ne saurait se distinguer, chez cette ingénue, du désir instinctif et tout égoïste de plaire à un joli garçon. — Et enfin, le professeur de philosophie me dit : « Si Molière est dur, c’est que tous les classiques du xviie siècle sont durs ; et, s’ils sont durs, c’est qu’ils ne s’adressent qu’à la raison, et qu’ils sont cartésiens, et qu’ils se défient, à ce titre, de la sensibilité ». Comme si Boileau ne recommandait pas continuellement le pathétique :

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

et comme si les tragédies de Racine ne donnaient jamais envie de pleurer. Et, d’autre part, tandis que le jeune homme de vingt ans, imbu de néo-évangélisme, m’affirme que « la bonté du cœur diminue à mesure que croît l’intelligence », le philosophe m’assure que « l’homme le plus intelligent sera nécessairement le meilleur ». Auquel entendre ?

Toutefois, un point reste acquis. De l’aveu de tous mes correspondants, le théâtre de Molière est duriuscule (je me permets de vous renvoyer là-dessus à ma très méthodique dissertation du 20 janvier. ) On s’en convainc mieux encore en rapprochant son théâtre de celui d’Augier et de Dumas fils, qui pourtant furent des esprits plus robustes que tendres. — Mais, direz-vous, il n’y a pas une seule pièce de Dumas ni d’Augier qui soit une comédie pure. — A la bonne heure ! C’est précisément parce que la Comédie est dure dans son essence, qu’on a fait, dans notre siècle, si peu de comédies proprement dites, mais presque uniquement des vaudevilles et des drames. Les comédies franches, on les compterait. (Les faux Bonshommes ; Le Testament de César Girodot ; Et puis ?…) Nos contemporains n’ont presque jamais eu le courage d’en faire. Et de là je conclus à un certain amollissement des cœurs.

Que la pitié ne soit pas toujours la bonté ; que la sensibilité nerveuse ne soit pas toujours la pitié ; qu’il y ait ici toutes sortes de distinctions à faire ; cet amollissement des cœurs n’en paraît pas moins incontestable. La pitié était comprimée, je crois, au xviie siècle, par la croyance au dogme catholique, par l’idée que la souffrance humaine est dans les desseins de Dieu et que cette misérable vie n’est qu’un commencement. Les sermonnaires, en même temps qu’ils plaignent les pauvres, les félicitent toujours d’être pauvres. Il semble aussi que la faculté de sentir avec acuité les objets extérieurs ait été moins répandue qu’aujourd’hui. Or, il y a peut-être, dans la littérature, une relation entre raffinement des sens et le don de compatir : c’est de ses visions concrètes et lancinantes que viennent à Michelet ses compassions furieuses. Bref, au xviie siècle, les grands cris de pitié humaine sont très clairsemés. Les dragonnades en ont arraché fort peu ; et pareillement la misère du peuple. Tous tiendraient, je crois, en une dizaine de pages. Les plus beaux sont de La Bruyère : « Il faut des saisies de terre », etc… « Il y a des misères qui saisissent le cœur », etc… « L’on voit certains animaux farouches », etc… « Petits hommes, hauts de six pieds », etc… « Faut-il opter ? Je veux être peuple ». (Il est à remarquer que l’écrivain le plus pittoresque de ce temps-là en est aussi le plus pitoyable. ) — Notez que la tendresse amoureuse, la passion, le pathétique, l’émotion excitée par une aventure particulière, et par une aventure feinte, — choses qui abondent chez Racine, — ne se confondent pas du tout avec ce que je recherche en ce moment. — Quant au xviiie siècle, je ne le regarde nullement comme le siècle de la pitié ; de l’optimisme, oui ; de l’étalage sentimental et de l’attendrissement sur la beauté de son propre cœur : ce qui est fort différent. C’est pour cela que ce siècle a pu laisser subsister jusqu’à la veille de la Révolution la torture, la roue et le bûcher, et que la Révolution a pu être si atrocement cruelle…

Mais à partir de 1830, l’humanité commence à avoir éperdument et interminablement pitié d’elle-même. La pitié déborde de nos livres, lamento de détresse ou cantique de charité. Ce qui ne forme à travers la littérature classique que de petits gémissements fort espacés, et si discrets, et si pudiques, éclate presque à chaque page de Lamartine, de Hugo, de Michelet, de George Sand. A l’heure qu’il est, vous trouverez plus de pitié et de bonté exprimées, — fausses ou vraies, saines ou morbides, pures ou entachées de sensualité égoïste, — dans tel numéro de journal que dans tous les livres du xviie siècle. Et je sais bien, encore une fois, qu’il faudrait distinguer la bonté de la pitié, et la pitié de l’ébranlement des nerfs devant certaines images ; et qu’on peut pleurer tous les jours sur les souffrances des hommes et sur la détresse de vivre, et se révéler parfaitement égoïste et féroce dans les affaires où notre intérêt personnel est engagé ; et aussi que les foules demeurent brutales dans leur fond et qu’il ne faut qu’une occasion pour déchaîner cette brutalité… Tout cela est possible ; et il est possible qu’à la diminution des instincts cruels corresponde une décroissance des énergies morales et, encore, que telles « mufleries » soient pires que des crimes. Il reste vrai, quels que doivent être nos lendemains, qu’il n’y a jamais eu moins de sang répandu en vingt-cinq ans sur la terre de France. Et enfin, comparez les « cruautés » de la Commune de Paris (même en tenant compte de la durée et des circonstances) à celles de la Terreur, et comparez les « persécutions » d’aujourd’hui et ce que furent les « persécutions » d’autrefois.

… Mais je ne sais plus du tout d’où j’étais parti ni où je voulais aller. Et voilà donc bien des embarras pour constater qu’on ne rencontre point chez Molière l’hystérie de Michelet, et que cela n’a rien de surprenant.

La Chaussée

Bibliographie : Nivelle de La Chaussée et la Comédie larmoyante. §

Vous savez ce que c’est que la philosophie de l’histoire. Cela consiste à démontrer les effets et les causes et toute la liaison des événements humains, à expliquer comme quoi tout ce qui est arrivé ne pouvait arriver autrement. On y réussit toujours ; car la matière de l’histoire est infinie, et d’ailleurs très malléable ; on prend dans cette multitude de faits ce qui se suit, ce qui s’enchaîne, ce qui peut être expliqué : on néglige tout ce qui ne peut pas l’être.

Mais, si la réussite, telle quelle, de ce travail est assurée, elle est cependant plus ou moins complète, selon le génie des ouvriers. Vous connaissez ces architectures enfantines qu’on édifie avec de petits morceaux de bois qui affectent diverses figures géométriques. Imaginez un énorme amas de ces matériaux, mais taillés au hasard, non combinés ni concertés d’avance. On pourra construire avec eux vingt édifices différents ; mais il y aura toujours un reliquat de morceaux de bois. L’architecte le plus habile sera celui qui, tout en élevant l’édifice le plus solide et le plus cohérent, laissera le moins de matériaux inemployés…

M. G. Lanson, dans son livre sur Nivelle de La Chaussée, est un de ces architectes. En d’autres termes, il a écrit là un chapitre excellent de philosophie de l’histoire littéraire. Il y explique, avec beaucoup de pénétration et de force, que la comédie larmoyante (ou drame bourgeois, ou comédie-drame) devait naître et est née, en effet, de la décadence fatale de la tragédie, et des transformations nécessaires de la comédie durant le premier tiers du xviiie siècle. Il explique aussi, mais peut-être avec moins d’exactitude dans la démonstration, comment ce nouveau genre, ayant avorté d’abord, a fini par triompher de nos jours, avec MM. Augier et Dumas fils. Et, entre ces deux belles dissertations historiques, il a placé une minutieuse étude sur l’œuvre de La Chaussée, un inventeur de très médiocre esprit, qu’il nous présente comme le précurseur authentique, très original et très peu admirable pourtant, du théâtre contemporain.

Je résume très sèchement ses riches déductions, où abondent, avec les idées d’ensemble, les vues de détail les plus subtiles et les plus plausibles.

Le xviie siècle n’a pas connu le drame bourgeois (sauf au commencement et par accident). Cela vient d’abord de l’esprit de ce siècle, où « les hommes ont un besoin impérieux d’ordre et de régularité », où « la distinction des genres est la loi de la littérature », où « l’inspiration individuelle est enfermée dans des limites rigoureusement définies ». Mais surtout le drame bourgeois n’offrait aucun avantage que la tragédie ne possédât alors. La tragédie était vivante… Corneille, qui devina le drame (préface de Don Sanche) « le rendit inutile par la manière dont il comprit la tragédie, dont il la rendit capable de recevoir tous les sentiments, toutes les passions, tous les caractères… » Sauf erreur M. Lanson exagère quelque peu, en cet endroit, le « souci de la vérité », dont témoigne le théâtre de Corneille. Mais voici ce qui me paraît fort bien vu :

« Tout ce qui nous dépayse aujourd’hui (dans la tragédie) et nous condamne à un effort pénible pour retrouver le fonds éternel de la nature humaine, était familier aux contemporains. Les âmes étaient encore montées à un ton héroïque, et les Rohan, les Guébrian, les Gassion, les Condé, tant de gentilshommes qui s’illustrèrent ou périrent sous eux, voyaient de la vraisemblance dans le récit de Rodrigue, qui a pour nous le merveilleux irréalisable de l’épopée. Dans ce temps d’intrigues, de conjurations et de coups d’État, d’émeutes et de révoltes, de galanterie passionnée et d’aventures romanesques, dans ce temps où les affaires d’État se compliquaient d’affaires de cœur, où tout ne respirait, ne parlait qu’amour et politique, les sujets tragiques n’étaient pas froids : ce n’étaient pas des fictions de poètes, c’était la vie de tous les jours, le théâtre était l’écho de la rue, des salons, et du cabinet des princes. Corneille n’était pas seulement le poète sublime de la raison et de la volonté : c’était aussi le peintre exact de l’esprit de son temps ; il y avait en lui, outre le génie tragique que nous savons encore admirer, une faculté d’observation exacte que nous n’apercevons plus et que tout le monde alors comprenait. »

Vivante encore, la tragédie de Racine. Quand Louis XIV (comme Auguste) eut tout « pacifié », la seule affaire des courtisans, après le soin de plaire au roi, fut l’amour, « non plus l’amour romanesque, source d’actions sublimes ; mais l’amour délicieux, source de plaisirs et de crimes », et Racine fut le peintre véridique et hardi de cet amour-là…

Vivante aussi, du moins en quelques-unes de ses parties, la tragédie même de Pradon, de Genest ou de Longepierre. Elle était « médiocrement écrite, ridicule souvent et dégoûtante de platitude », mais cependant « elle avait encore ce mérite d’offrir au public une représentation de la vie, dont il saisissait le rapport avec la réalité ».

M. Lanson démontre ce dernier point par des exemples ingénieusement choisis et commentés : dirai-je : trop ingénieusement ? )

Mais vers la fin du siècle, la tragédie change et « cesse soudain de répondre à ce qu’on demandait d’elle ». Elle vivait ; tout à coup, elle ne vit plus. Pourquoi ?

M. Lanson en donne pour raison l’imitation même de Racine, laquelle dispensa ses disciples de regarder le monde, la renaissance du goût romanesque, la rhétorique, l’insouciance du vrai, la recherche du rare et du monstrueux, et, au milieu de tout cela, la plus effroyable banalité.

J’entends bien : la tragédie cessa de vivre (non de durer), parce qu’elle était malade. Mais qu’est-ce donc qui l’avait rendue malade ? Que dis-je ? Paraissait-elle si malade que cela aux yeux du xviiie siècle ? M. Lanson nous disait tout à l’heure que les tragédies de Corneille étaient choses vivantes, parce que Corneille était « le peintre exact de l’esprit de son temps. » Eh bien ! et les tragédies de Voltaire, et même plus tard, celles de Saurin, de du Belloy et de Ducis, est-ce que « l’esprit du temps » ne s’y trouvait point ? Et, de fait, elles semblaient vivantes à nos arrière-grands-pères.

C’est peut-être bien faute de génies tragiques que la tragédie est morte, et non point parce que cette forme d’art ne pouvait plus « répondre à ce qu’on attendait d’elle ». Encore a-t-on mis cent ans à s’apercevoir qu’elle était morte. Il ne faut donc compter, parmi les causes qui ont déterminé la naissance de la comédie larmoyante, ni la décadence de la tragédie, — puisque cette décadence n’était point aperçue alors ou ne l’était que par quelques individus, — ni l’impossibilité d’approprier la tragédie au goût, aux mœurs, à l’esprit et aux exigences d’une société nouvelle, puisque, au contraire, nous pouvons constater presque partout cette appropriation. Elle mourut, dites-vous, par la rhétorique, le romanesque et la philosophie ? Mais c’est plutôt par là qu’elle avait l’air de vivre encore, puisqu’on n’aimait que cela ! Si Voltaire et Crébillon avaient eu le génie de Corneille et de Racine, pourrions-nous dire aujourd’hui qu’après Athalie la tragédie meurt ou ne fait que languir ?

Je m’arrête, car je sens quelle mince querelle je cherche ici à M. Lanson. En somme, je lui reproche de dire : « La tragédie ne pouvait plus vivre », au lieu de « La tragédie ne vivait plus », et : « Le drame devait naître », au lieu de : « Le drame naquit. » Je veux croire que ce n’est qu’une nuance.

Or, tandis que la tragédie dépérissait, la comédie évoluait vers le touchant et le sérieux. Voyons comment.

Molière se maintient aussi strictement dans le comique que Racine dans le tragique, et pour les mêmes raisons… Après Molière, on rit encore ; mais le rire s’encanaille avec Regnard, Montfleury, Lesage… et, d’un autre côté, « ceux qui veulent peindre les honnêtes gens ne savent pas faire rire. » Bientôt même, « on ne peint plus de caractères plaisants. » Pourquoi ? « C’est qu’il n’y a plus de caractères, ou bien ils sont impossibles à découvrir ; il faudrait courir douze ans la province, comme Molière, pour trouver des originaux comiques ; et, à Paris, la vie de société absorbe et efface tout ». (Oh ! que j’aurais bonne envie d’arrêter ici M. Lanson ! ) — Mais s’il n’y a plus de caractères, comment remplir les cadres de la comédie ? Il arrive « nécessairement » que l’intrigue d’amour devient l’objet principal du poète. Les amoureux passent au premier plan et la comédie en prend aussitôt une couleur sentimentale (Marivaux). — Mais la comédie ne pouvant se contenter de la tendresse, on s’ingénie de mille façons pour y mettre de l’intérêt et du piquant : de là la peinture des ridicules de société, de tous les caprices de la mode, de toutes les nuances successives de la fatuité ; puis l’abus des maximes et des portraits (Gresset, Saurin, Poinsinet). — Mais, dans tout cela, que devenait la prétention de la comédie, de corriger les mœurs ? N’y aurait-il personne pour reprendre la tradition de Molière ?… Justement la philosophie, à mesure qu’elle se détachait davantage de la religion, était prise d’une rage de moraliser et de diriger les consciences. Et voilà que d’honnêtes esprits se mettent à prêcher sur la scène. Boursault avait découpé dans La Fontaine les cinq actes d’Esope à la ville et d’Esope à la cour.

Destouches inventa la comédie pédagogique, écrite en style d’épître morale. Mais trop de vertu fatigue. Destouches sentit le côté faible de son théâtre ; il y chercha un remède et crut le trouver dans l’emploi de l’émotion et du pathétique.

Déjà toute la comédie larmoyante est dans « le Glorieux ; moralités, caractères vertueux, fictions romanesques, scènes touchantes ; aucun élément ne manque. La Chaussée n’eut, semble-t-il, rien à inventer. Qu’eut-il donc à faire ?

Et comment l’honneur de l’invention lui revint-il ?

Voici : « Le larmoyant était, pour Destouches, une exception ; La Chaussée en fît l’essence et y fonda le mérite de son drame. En cela consiste son invention. »

Alors commence, sur le théâtre de La Chaussée, une longue étude, très intéressante par elle-même, mais surtout très piquante par le mélange des sentiments que La Chaussée inspire à M. Lanson. L’historien de la comédie larmoyante voit très bien que l’auteur de Mélanide fut un assez pauvre esprit, et que son œuvre est la plus ennuyeuse du monde. Même il en convient de très bonne grâce. Mais, d’un autre côté, soit parti pris, soit conviction, il attribue à ce même La Chaussée un rôle extrêmement considérable dans l’histoire de la littérature dramatique. Et ce rôle, il l’explique et le démontre ; car, comme j’ai dit, on démontre tout. Seulement, le cœur n’y est pas. Ainsi, tandis que M. Lanson nous affirme et nous prouve : 1e que La Chaussée fut le véritable inventeur d’un nouveau genre ; 2e que la comédie d’Augier et de Dumas y était en germe, et 3° que c’est bien de là qu’elle est sortie, il a en même temps des tours de phrases qui témoignent d’une très mince estime pour cet homme extraordinaire et nous laissent entendre que de si grandes choses ont été l’ouvrage d’un fort petit génie. M. Lanson est le panégyriste le plus habile, — et le moins épris de son héros. Et cela est d’un effet curieux, mais nous met un peu en défiance.

1º Je veux bien que La Chaussée ait réellement inventé une nouvelle forme dramatique, quoique, de l’aveu même de M. Lanson, l’invention se réduise à fort peu de chose et que la proportion du comique et du sérieux ou du larmoyant soit encore sensiblement la même dans le Préjugé à la mode, ou dans la fausse Antipathie que dans le Glorieux ou le Philosophe marié. Mais d’abord, qu’est-ce que cela fait ? Ce n’est point nécessairement une marque de génie ni même de grand talent que d’inventer une forme d’art. Je dirai presque que c’est à la portée de tout le monde, et que les inventions de cette sorte ont été souvent le fait d’esprits médiocres. Car les formes anciennes suffisent presque toujours aux grands écrivains, ou, s’ils les modifient, c’est sans trop s’en apercevoir. Boursault a inventé un genre ; La Mothe a inventé un genre ; Beauchamps, dans les Amants réunis, a inventé un genre ; c’est lui qui le dit :

En m’écartant de la route ordinaire,
Je me paraissais téméraire.

Et le Mercure de décembre 1727 le répète : « On n’a guère vu de pièces au théâtre du ton de celle-ci. » (Et, en effet, les Amants réunis offrent un mélange assez neuf de farce italienne et de romanesque tendre. ) Inventer une forme, ce n’est donc rien. Il faut voir ce que vaut l’invention.

2e Celle de La Chaussée est-elle aussi merveilleuse que le veut M. Lanson ? « Tous ses sujets, nous dit-il, sont pris dans le vif de la vie réelle ; cela est si vrai, que la comédie de nos jours les a traités de nouveau, et que les drames de La Chaussée touchent tous par quelque côté aux œuvres les plus fameuses du théâtre contemporain. » Oh ! que ce « par quelque côté » était nécessaire ici ! Dans une page d’une surprenante habileté ou, pour mieux dire, d’une astuce profonde, M. Lanson parvient en effet, à retrouver, dans chacun des drames de son auteur, le sujet d’une pièce d’Augier, de Dumas, de George Sand ou de Sardou ! Eh bien ! j’ai lu, il n’y a pas très longtemps, le théâtre de La Chaussée et je vous le dis en vérité, M. Lanson nous trompe ! Voulez-vous un exemple ? Il écrit, à propos de Mélanide : « N’avons-nous pas revu le fils naturel, en face de son père, lui réclamant son nom, fût-ce l’épée à la main, ou même lui disputant l’amour d’une femme ? » Et il cite en note le Fils naturel, de M. Dumas. Or, lisez Mélanide, je vous prie, et vous verrez que c’est la même chose, si l’on veut (au moins dans une scène), et que, pourtant, c’est tout autre chose ; qu’il n’est question, dans Mélanide, ni des devoirs des séducteurs, ni des droits des bâtards, que l’intérêt est uniquement dans le mystère de la naissance de Darviane, dans les combinaisons d’événements qui font de lui, à son insu, le rival de son père, et dans la façon dont ce fils abandonné retrouve son père et sa mère ; bref, que l’intérêt est ici purement romanesque. Mais ce qui ruine mieux que toutes les assimilations audacieuses où se complaît l’artificieux critique, c’est, si je puis dire, le son que rendent les drames de La Chaussée. Que ce son est faux et qu’il paraît lointain ! Toute l’invention de La Chaussée, j’en ai peur, c’est d’avoir ajouté à la comédie sérieuse de Destouches des complications absurdement romanesques et le plus affreux déploiement de sensibilité. Par-là, La Chaussée se trouve peut-être plus éloigné de nous que Destouches lui-même. Les vrais précurseurs, les vrais inventeurs (s’il en est) de la comédie moderne, c’est bien, comme on le croyait, Diderot, par l’intention, et çà et là, par l’accent, et c’est Sedaine (qui ne l’a point fait exprès) avec le Philosophe sans le savoir.

3e M. Lanson constate que le genre « créé » par La Chaussée avorta. Une des raisons qu’il en donne, c’est l’abus même de la « sensibilité » qu’il définit et caractérise dans un fort beau chapitre (le meilleur du livre, je crois, et sur lequel je reviendrai quelque jour). La comédie larmoyante fut éphémère comme la manie morale qui en avait assuré le succès…

Or, cela n’empêche point M. Lanson de conclure bravement : « … En voilà assez pour faire comprendre l’importance du mouvement dont La Chaussée a donné le signal. Le Préjugé, Mélanide, la Gouvernante, ce n’était rien moins que la comédie moderne qui faisait son apparition sur la scène. Cette première tentative a pu échouer ; elle n’en a pas moins porté ses fruits, et ceux qui ont cherché, après la fin du romantisme, quelle pouvait être la destinée du théâtre, n’ont fait que remettre le pied dans le sentier frayé par La Chaussée ; ils se sont trouvés sur un terrain solide, et n’ont eu qu’à marcher. »

Voyez-vous La Chaussée exerçant, près d’un siècle après sa mort, une influence décisive sur Augier et Dumas fils ? Pour moi, je ne le vois pas très nettement. Mais alors, dira-t-on, comment expliquez-vous que M. Dumas ait écrit, un beau jour, la Dame aux Camélias, puis le Demi-Monde ? — Je répondrai simplement : Pourquoi Molière, un beau jour, a-t-il écrit l’École des Femmes ? M. Lanson prétend démêler les causes de tout. Mais il y en a qui nous échappent ; et, dans l’histoire de la littérature, il faut compter avec ce hasard : le génie dramatique se révélant tout à coup, on ne sait pourquoi, dans une cervelle.

Je dirais donc volontiers : — La comédie moderne est née aux environs de 1850, non point parce que La Chaussée, un siècle auparavant, avait écrit le Préjugé et Mélanide, mais parce que deux ou trois écrivains se sont rencontrés, qui avaient un peu du génie de Molière et de son amour de la vérité. Quant aux différences, elles s’expliquent toutes par une plus large façon d’entendre la loi de la séparation des genres, et par les changements survenus dans ce qui est la matière même de l’œuvre dramatique. Autrement dit, les différences s’expliquent par l’eau qui a passé sous les ponts. Mais, théoriquement, nous voyons la comédie moderne (tragédie bourgeoise ou comédie tragique) sortir d’elle-même des grands ouvrages de Molière. Pour cela, presque rien à faire. Se moins soucier de maintenir le ton comique, et faire des dénouements vrais : voilà tout.

Jugez plutôt. Agnès, dans l’École des Femmes, retrouve son père et épouse son amoureux. Marianne, dans l’Avare, a le même bonheur. Alceste, par un effort de volonté, échappe à Célimène. Tartufe est arrêté et la famille d’Orgon sauvée, etc. Or, qu’arriverait-il dans la réalité ? Il est fort rare qu’un père, qu’on croyait mort, revienne avec des millions vous tirer d’embarras. Donc Agnès épousera Arnolphe parce qu’elle ne peut faire autrement. La mère de Marianne la livrera à Harpagon parce qu’il est riche. Tartufe ne sera point arrêté, et la fille d’Orgon se sacrifiera pour sauver son père de la ruine et du déshonneur. Ou bien, si vous trouvez que ces dénouements tristes ne sont pas des dénouements, mais plutôt de nouveaux drames qui commencent… eh bien ! nous chercherons autre chose : Damis ou Valère entrera en lutte contre Tartufe, et je ne sais trop ce qui arrivera ; Alceste, je suppose, sera sauvé violemment par un de ses amis, comme Nanjac par Olivier de Jalin ; et, pour le dénouement de l’Avare, ne pourrions-nous imaginer quelque chose de pareil à celui de Maître Guérin : Harpagon abandonné par ses enfants et restant tout seul avec maître Simon, comme Guérin avec Brenu ?…

Sérieusement, ne vous semble-t-il pas que les comédies d’Augier, par exemple, même les plus tragiques, sont bien du même genre que les grandes comédies de Molière ? Car, si elles arrivent au tragique, ce n’est que vers la fin, et en déroulant jusqu’au bout les conséquences de situations créées par des vices profonds et redoutables… (De fait, la plupart des pièces d’Augier et de Dumas ne sont guère plus tragiques, dans leur première partie, que les quatre premiers actes du Tartufe). J’avais donc raison ; une comédie mêlée de tragique, et, si vous voulez, la tragédie bourgeoise, pouvait sortir beaucoup plus naturellement du théâtre de Molière que de celui de La Chaussée. Le théâtre larmoyant, loin de préparer la comédie moderne, en est à cent lieues, justement parce qu’il est à cent lieues aussi du Tartufe ou du Misanthrope. L’innovation de La Chaussée, à quoi qu’elle se réduise, a été, dans l’histoire de la littérature dramatique, non un progrès, mais un recul ou une déviation.

Maintenant, pour être tout à fait sincère, mon sentiment sur tout cela est plausible, sans doute, mais la théorie de M. Lanson ne l’est pas moins. Nous ne pouvons en ces matières tenir le vrai, mais seulement imaginer le probable ; et il y a plusieurs probables. Celui qui connaîtrait parfaitement l’état actuel de la littérature et des esprits n’en serait pas moins incapable de prévoir ce que sera la littérature dans cinquante ans — et même cette impossibilité de deviner l’avenir est, quand on y songe, pleine d’angoisse. Or, si nous ne pouvons, bien qu’ayant dans le présent un point de départ solide, enchaîner avec quelque certitude les effets aux causes dans l’avenir, comment le pourrions-nous dans le passé, où tout est si confus, et où nous manque même l’appui de ce point de départ ?… (J’ai peur d’avoir fait un sophisme, mais je crois, naturellement, ma cause si bonne qu’un mauvais argument ne saurait la compromettre. )

Diderot §

Bibliographie : Diderot. §

Deux études sur Diderot viennent de paraître presque en même temps ; l’une, de M. Joseph Reinach ; l’autre, de M. Louis Ducros. Je n’ai le droit d’en retenir ici que ce qui se rapporte au théâtre.

Les jugements de MM. Reinach et Ducros sur les théories dramatiques de Diderot sont assez dissemblables. M. Reinach les juge en orateur, en homme politique et en démocrate consciencieux. M. Ducros les juge en critique. L’un est plus éloquent et plus enthousiaste ; l’autre plus précis et plus strict.

Ce que M. Reinach nous expose, c’est surtout l’esprit des réformes souhaitées par Diderot, et ce sont ses divinations plus que ses théories. Il arrive à cette conclusion : « … Diderot ne s’adressant d’abord qu’aux comédiens, leur a commandé, au nom de la nature, de marcher et de parler comme tout le monde ; mais, partant, il est indispensable que les poètes, eux aussi, ne s’inspirent que de la nature, où les hommes ne parlent pas en vers, où les passions ne soufflent pas seulement sur les sommets historiques ; et le jour où il a décrété ainsi ces nouveautés, sous prétexte de revenir à la simplicité de l’art, c’est le théâtre moderne qu’il a fondé. La scène, jusqu’à lui, était divisée en deux compartiments ; l’un, la tragédie, réservée aux grands et aux rois, seuls dignes d’émouvoir le public au récit de leurs aventures, d’inspirer la pitié ou l’horreur ; l’autre, la comédie, où tous les ridicules étaient bourgeois et tous les vices étaient peuple ; Diderot culbute la cloison… Diderot appelle sur la scène tragique, à côté des princes et des nobles, seuls privilégiés jusqu’alors pour les belles souffrances du théâtre comme pour les biens du monde, le tiers état relégué, depuis des siècles, dans les bas-fonds de la comédie et de la farce. Aujourd’hui, plus de genres tranchés à la scène ; demain, dans l’ordre social, plus de classes. »

Oui, cela est éloquent ; mais ne vous semble-t-il pas que cela est un peu de la critique littéraire pour la Chambre des députés ? Je ne saurais vous dire à quel point les passages que j’ai soulignés me paraissent excessifs.

Plus loin, M. Reinach est bien forcé de reconnaître la surprenante stupidité des œuvres dramatiques de Diderot : le Fils naturel et le Père de famille. Il remarque très justement que « l’alexandrin le plus ampoulé est plus proche de la vérité que cette prose à la fois vulgaire et prétentieuse. » Il en cite des exemples — que je cite après lui parce qu’on ne saurait s’en lasser — ; ces propos d’un amant qui lutte contre sa passion : « Sortez de mon esprit, éloignez-vous de mon cœur, illusion honteuse ! Vertu, douce et cruelle idée ! Chers et barbares devoirs ! Amitié qui m’enchaîne et me déchire ! Ô vertu, n’ai-je point encore assez fait pour toi ?… » ou cette phrase inestimable d’un père qui cherche à connaître le secret amoureux de sa fille : « Comment blâmerais-je en vous les sentiments que je fis naître dans le cœur de votre mère ? »

Mais cela n’empêche point M. Reinach d’ajouter avec la plus audacieuse et, d’ailleurs, la plus ingénieuse partialité : « Il est heureux pourtant que Diderot soit tombé dans le piège. Un méchant tableau, mais qui donne franchement une note nouvelle, fait plus que dix volumes d’esthétique pour sortir la peinture de certaines routines… Que les Lysimond, les Clairville et les Saint-Albin n’aient point réalisé du premier coup l’idéal de la nouvelle poétique, cela n’est pas douteux ; mais, tout indécis qu’ils soient encore dans leur primitive ébauche, le Père de famille et le Fils naturel n’en sont pas moins des ancêtres, et l’innombrable lignée qui remplit le théâtre contemporain, Antoinette Poirier et Denise, Sergines et Mme Caverlet, Olympe et Séraphine, d’Estrigand et Mme Aubray ne descendent pas d’une autre soucheLes Lysimond, les Clairville et les Saint-Albin n’ont-ils pas été les premiers à raconter en prose des passions simplement terrestres où la colère et la vengeance des cieux ne sont pour rien ? »

Ici encore, je pousse un « oh ! » de surprise, et je m’inscris en faux, et avec la dernière énergie. Entendez maintenant une autre cloche.

Voici la conclusion de M. Louis Ducros (et tous les termes en ont été auparavant expliqués avec beaucoup de soin) : « En définitive, ce que Diderot a inauguré au xviiie siècle, c’est la tragédie domestique en prose… et, d’autre part, la tragédie professionnelle. Il a pratiqué la première et n’a guère fait que formuler la seconde ; il n’a pas su ajouter, comme il en a eu un instant l’ingénieuse idée, la vérité professionnelle à la vérité humaine des caractères. Ses personnages ont bien, si l’on veut, une profession ; mais elle n’est pas précisément celle que visait Diderot. Ils sont tous prédicateurs, et leurs sermons laïques sont très bien faits pour attendrir un auditoire bourgeois du xviiie siècle. » M. Ducros analyse alors le Fils naturel et le Père de famille, puis cherche quelle a été leur influence sur le développement de l’art dramatique. Et certes, il accorde à Diderot tout ce qu’il est permis, en bonne conscience, de lui accorder.

On a voulu trouver, dit-il à peu près, dans les théories ou dans les drames de Diderot, les origines à la fois du mélodrame, du théâtre romantique et de la comédie moderne. Il faudrait voir. Ce qui reste de Diderot dans le mélodrame, c’est le style imbécile et la psychologie simpliste ; mais cela ne veut pas dire qu’il ait inventé le mélodrame. Ce que Diderot a de commun avec les romantiques, c’est la haine de la tragédie, et de la tyrannie des règles et des genres consacrés ; mais il eût réprouvé le mélange du tragique et du grotesque, et les vers, et le lyrisme. Enfin, parce qu’Augier a écrit Gabrielle, qui est évidemment une « comédie sérieuse » selon le cœur de Diderot, dirons-nous que Diderot est l’ancêtre d’Augier et de ses émules et lui laisserons-nous l’honneur d’avoir fondé la comédie moderne ?

Remarquez que M. Louis Ducros emploie ici l’expression même de M. Joseph Reinach. Mais il répond excellement :

« Ce serait oublier, ce nous semble, qu’avant Diderot, il y a eu en France un auteur vraiment dramatique celui-là, et vraiment créateur d’âmes, et dont les comédies, à commencer par le Tartufe, et malgré deux siècles de distance, sont plus voisines de nos grandes comédies contemporaines que les drames mort-nés et les théories à peu près stériles de Diderot. Ce ne pouvait être Diderot, qui n’a rien créé, mais c’est vraisemblablement Molière, par les vivants modèles que leur offraient ses personnages, et par cet arrière-fond tragique qu’il leur était si facile de dégager de ses plus comiques intrigues ; et c’est plus encore que Molière, la vie même qui a enseigné leur art aux Augier et aux Dumas.

Donc « Diderot n’a été le vrai créateur d’aucun genre, si ce n’est de la tragédie bourgeoise, qu’il n’a pas su faire vivre. » Voilà qui est bien ; mais pourquoi ce repentir : « Il garde toutefois le mérite d’avoir entrevu, bien longtemps à l’avance, une foule de choses que d’autres ont exécutées. Il occupe donc une place, et très grande, dans l’histoire des idées, mais non des œuvres dramatiques. »

Mon avis, à moi, je vous l’ai laissé voir. Je ferais à Diderot, théoricien dramatique, la part moins large encore que M. Louis Ducros. Resterait à donner mes raisons. Ce sera pour la prochaine fois.

Diderot, théoricien dramatique (suite et fin). §

M. Joseph Reinach m’écrit qu’il me remercie, mais qu’il persiste dans son sentiment, ce qui est fort naturel. Il ajoute : « Vous protestez avec énergie contre cette phrase : « Un méchant tableau, mais qui donne franchement une note nouvelle, fait plus que dix volumes d’esthétique pour sortir la peinture de certaines routines ; il n’en a pas été autrement des drames bourgeois de Diderot. » Or, en dehors de ses imitations des Espagnols, de Goya et de Velasquez, qui sont presque des copies, connaissez-vous un bon tableau de Manet ? C’est lui, cependant, qui, plus que tout autre, a remis en honneur la peinture claire et lumineuse. Si nous nous interrogeons avec conscience, il n’est pas étranger à notre haine de ces Bolonais que tout le xviiie siècle, après le xviie siècle, admirait à l’égal de Raphaël et de Véronèse. Donc, mauvais tableau ou plutôt certains mauvais tableaux ; donc, certaines mauvaises pièces de théâtre… »

Je répondrai à M. Reinach, sans aucun espoir de le convaincre : — Votre proposition générale peut fort bien se soutenir ; et l’application que vous en faites à Manet me paraît juste, mais non point celle que vous en faites à Diderot. D’abord, sans être excellents, les tableaux originaux de Manet sont infiniment meilleurs que le Fils naturel ou le Père de famille. Mais surtout les tableaux de Manet sont, éminemment, des tableaux de peintre : au lieu que les drames de Diderot ne sont, à aucun degré, des pièces d’auteur dramatique. Enfin, la peinture de Manet donnait certainement, pour reprendre vos expressions, « une note nouvelle » ; mais il ne me semble point, même en les replaçant à leur date, que les drames de Diderot rendent un son nouveau, ni qu’il y ait une idée proprement nouvelle dans ses bruyantes dissertations.

Qu’il ait pu, sur ces deux points, faire illusion à ses contemporains et à la postérité, c’est une autre affaire. Il parlait très haut ; il avait une extrême assurance. Il sentait vivement, et, tantôt, par la fraîcheur de son impression, rajeunissait d’assez vieilles idées, tantôt inventait tout simplement les idées de ses amis, ou celles de tout le monde, celles qui étaient dans l’air. Bref, c’est un très remarquable journaliste.

Il ne fut pas plus novateur, dans ses théories dramatiques, que ses prédécesseurs, La Chaussée, Destouches et La Motte. Et il le fut moins, dans ses pièces, non seulement que Destouches ou la Chaussée, mais même que Beauchamp, Fagan et Guyot de Merville ! Un scrupule m’empêche de nommer ici Sedaine, dont le Philosophe sans le savoir est de 1765. Et pourtant, je suis bien de l’avis de M. Louis Ducros : « De prétendre, comme on l’a fait, que c’est à Diderot que nous devons le Philosophe sans le savoir, ce serait prêter, si l’on peut ainsi dire, au bonhomme Sedaine plus de préméditation qu’il n’en mit, à coup sûr, lorsque, novateur lui-même sans le savoir, il donna son œuvre ingénue et spontanée. »

Vous vous rappelez que M. Reinach nous donnait tranquillement Diderot pour le « fondateur de la comédie moderne. » Mais, dans son livre sur Nivelle de La Chaussée, dont je vous ai parlé, je crois, il y a six ou sept ans, M. Gustave Lanson concluait avec la même sécurité : « En voilà assez pour faire comprendre l’importance du mouvement dont La Chaussée a donné le signal. Le préjugé à la mode, Mélanide, la Gouvernante, ce n’était rien de moins que la comédie moderne qui faisait son apparition sur la scène. Cette première tentative a pu échouer : elle n’en a pas moins porté ses fruits ; et ceux qui ont cherché, après la fin du romantisme, quelle pouvait être la destinée du théâtre, n’ont fait que remettre le pied dans le sentier frayé par La Chaussée ; ils se sont trouvés sur un terrain solide et n’ont eu qu’à marcher. » Et M. Lanson donnait ses raisons et apportait ses exemples ; et beaucoup de ses exemples paraissent probants ; et toutes ses raisons étaient ingénieuses, et quelques-unes semblent solides.

Or, le mérite de nouveauté que M. Reinach et M. Ducros (ce dernier avec de très sages restrictions) reconnaissent à Diderot et que M. Lanson avait auparavant, et non sans une assez forte vraisemblance, reconnu à La Chaussée, il est de toute évidence que quelque jeune professeur le reconnaîtra un de ces jours à Destouches, dans quelque thèse spécieuse, avec une vraisemblance égale. Car rien ne manque aux pièces de Destouches de ce qui constitue la tragédie bourgeoise ou la comédie larmoyante : moralité, caractères vertueux, fictions romanesques, scènes touchantes. Et M. Lanson lui-même, très loyalement, réduit quelque part l’innovation de La Chaussée à ceci : « Le larmoyant était, pour Destouches, une exception ; La Chaussée en fit l’essence et y fonda le mérite de son drame. » Mais ce n’est pas fini de remonter. Avant Destouches, il y a La Motte. N’ayant point cet auteur dans ma bibliothèque, j’emprunte à un livre de critique, très curieux et très personnel de M. Alexandre Parodi, les remarques et citations suivantes : « … La Motte est le premier qui, pour appuyer ses théories d’un exemple, ait écrit en prose une tragédie. C’était déjà un acheminement au drame, mais il y conduisit plus sûrement par ses exhortations à quitter la voie traditionnelle de l’imitation et à frayer de nouveaux chemins.

Il est encor des beautés neuves !

s’écriait-il, avec une juste confiance dans la fécondité de l’esprit humain… Il examinait les règles de l’art, en trouvait « d’utiles et judicieuses », mais n’admettait point « qu’on exigeât pour elles un respect aveugle », et, avant Métastase, avant Schlegel, avant Manzoni, il attaquait les unités de temps et de lieu dans la tragédie. Il faisait plus : il découvrait, dès 1721, que l’étude du théâtre anglais pouvait être utile au nôtre et que « la plupart de nos pièces ne sont que des dialogues et des récits ». Par cette critique, La Motte commençait le mouvement qui, par Diderot, Mercier et Lessing, se propageait de France en Allemagne, et d’Allemagne, revenant en France, devait aboutir à la révolution dramatique de 1830. »

Et, remontant toujours, on retrouverait tel ou tel élément de la « comédie sérieuse » ou de la « tragédie dramatique » dans les « moralités », déjà pleurardes, de Boursault, puis dans les comédies de Corneille ; on noterait aussi, dans la préface de Don Sanche, la phrase bien connue où Corneille fait cette réflexion, que les malheurs des hommes de notre condition, transportés sur la scène, pourraient d’aventure nous inspirer plus de terreur et de pitié que les infortunes des rois (je cite de mémoire ou à peu près) ; et l’on conclurait donc que le « théâtre moderne » est en germe dans cette phrase. Et peut-être enfin s’aviserait-on, chemin faisant, qu’il est aussi dans l’École des Femmes ou le Tartufe. Mais je réserve Molière pour tout à l’heure.

Sans sortir même des quarante premières années du xviiie siècle, on s’apercevrait que plusieurs auteurs dramatiques, et d’assez modestes, ont, autour de Destouches et de La Chaussée « inventé » pour leur part la comédie sérieuse ou le drame bourgeois, comme il vous plaira de l’appeler.

C’est bien déjà un petit « drame » que les Amants réunis de Beauchamps, qui furent joués en 1727, c’est-à-dire la même année que le Philosophe marié de Destouches. Les noms des personnages appartiennent encore à la comédie italienne ; mais les actions et les sentiments sont du romanesque à la fois le plus bourgeois et le plus tendre. Le bon Lélio a eu jadis, d’un mariage clandestin, une fille nommée Léonor. Il a été obligé de la faire élever secrètement, loin de lui. Quinze ans après, devenu riche, il l’a reprise et amenée à Paris, sans lui dire qu’il est son père. Elle rencontre un jeune officier vertueux, qu’elle aime et dont elle est aimée. Le bon Lélio découvre l’amour des deux jeunes gens, les met à l’épreuve, se fait connaître enfin, et les marie en les baignant de larmes… Notez que c’est justement, — mais combien mieux aménagée ! — l’action du Fils naturel, de Diderot. Je vous avertis d’ailleurs que Beauchamps avait parfaitement conscience de la « nouveauté » de sa pièce. Il écrivait, dans sa dédicace au duc d’Alincourt :

En m’écartant de la route ordinaire,
Je me paraissais téméraire.

Et le Mercure de décembre 1727 le rassurait en ces termes : « On n’a guère vu des pièces du ton de celle-ci. Avec la bienveillance et les mœurs qui y règnent partout, elle est pleine d’esprit et de sentiments, et d’un si grand intérêt que les spectateurs y sont attendris. » C’est étonnant, voyez-vous, la quantité de fois que le théâtre a été « renouvelé » depuis Thespis !

C’est proprement, une « comédie touchante » que la Pupille de Fagan, qui fut jouée en 1734, et où l’on vit, pour la première fois, je pense, une ingénue aimer d’amour un homme mûr. Et c’est aussi (sauf les noms des personnages) un petit « drame bourgeois », et, d’avance, tout à fait selon le cœur et l’esprit de Diderot, que le Consentement forcé de Guyot de Merville, qui est de 1738. Le jeune Cléante a, malgré son père Orgon, épousé sa maîtresse Clarice. Orgon est furieux parce que la jeune fille est pauvre ; mais, au reste, il ne la connaît pas, il ne l’a jamais vue. Un de ses amis, complice des deux jeunes époux, la lui présente comme sa nièce. Elle est charmante et ne tarde point à faire la conquête du vieillard, etc. Ce petit drame domestique, dont je ne vous indique que l’essentiel, est extrêmement bien intrigué et conduit. On y pleure déjà presque autant que chez Diderot, mais moins niaisement. Et comme la donnée est bien d’un temps qui, non content d’aimer la vertu, l’adorait, mais l’adorait surtout dans les situations irrégulières ! Car Cléante et Clarice nous sont présentés, j’ai à peine besoin de le dire, comme des personnages excessivement vertueux.

Nota bene : Ces trois petits drames, les Amants réunis, la Pupille et le Consentement forcé sont en prose. §

Voilà donc le drame selon Diderot inventé, avant Diderot, par la Chaussée, Destouches, Fagan, Beauchamps et Guyot de Merville. Et je ne vous parle que de ce que je connais ! Et je laisse de côté les étrangers : en Angleterre, Lillo et son Barnwell (1730), Moore et son Beverley (1753) ; en Allemagne, Lessing et sa Sara Simpson !

Qu’est-ce que Diderot a donc trouvé ?

Serait-il par hasard le premier qui ait dit : « La vérité ! la nature ! voilà ce que je ne me lasserai point de crier aux Français » ? Non, car tout le monde criait la même chose autour de lui, et c’est là un souhait qui est, en effet, à la portée de tout le monde. Au surplus, c’est au nom de la vérité que se sont accomplies toutes les révolutions de l’art dramatique. Sophocle a voulu être plus vrai qu’Eschyle, et Euripide que Sophocle. Térence a prétendu être plus vrai que Plaute, et Cecilius que Térence. Que dis-je ? C’est au nom de la vérité que l’abbé d’Aubignac défendait les unités pseudo-aristotéliques. Et Marivaux, et Voltaire, et La Chaussée, et Sedaine, et Beaumarchais, — et même Scribe, je vous assure — , ont eu, chacun à son tour, le dessein de s’approcher davantage du vrai. Diderot aussi, mais à son rang ; et autant que les camarades, mais pas plus. Le théâtre romantique, retour à la vérité (qui le croirait ? ) ; et, retour à la vérité, la Dame aux Camélias ; et retour à la vérité les Corbeaux ; et retour à la vérité les néovaudevilles du Théâtre-Libre. Et soyez sûrs que ça continuera.

Diderot n’a pas conçu le premier, nous l’avons vu, la « comédie sérieuse », ni la « comédie larmoyante ». Peut-être est-ce lui qui a baptisé l’une et l’autre « tragédie bourgeoise ou domestique » ; et encore, je n’en jurerais pas.

  • — « Mais Diderot a eu le premier l’idée d’écrire des drames bourgeois en prose », disent les personnes qui veulent faire du tort à La Chaussée. — Non ; puisque Mme de Graffigny avait écrit en prose Cénie (que vous n’avez pas lue, non plus que moi) ; puisque Beauchamps, Fagan et Guyot avaient écrit en prose, comme j’ai eu soin de vous le faire observer, leurs petites comédies touchantes ; et puisque La Motte voulait qu’on écrivît en prose même les tragédies non bourgeoises ; ce qui était encore plus « hardi », si l’irréflexion contredisante et brouillonne et la démangeaison vaniteuse de penser « avec originalité », — chose facile en un sens, oh ! combien facile ! — sont en effet de la hardiesse.
  • — « Mais Diderot, contrairement à Destouches et à La Chaussée, voulait exclure du drame bourgeois tout mélange de comique. » — Voilà de quoi je ne lui ferai pas compliment. Car cela signifie que, ayant d’abord repoussé, au nom de la vérité et de la nature, les conventions de la tragédie, il les rétablissait, en partie, dans le drame bourgeois ; qu’il retardait donc sur La Chaussée et sur Destouches lui-même ; qu’il ne respectait pas autant qu’eux la nature et la vérité, et qu’il s’éloignait beaucoup plus qu’eux de cette « comédie moderne », que M. Reinach veut absolument qu’il ait fondée.
  • — « Mais Diderot n’a pas eu seulement l’idée de la tragédie domestique : il a rêvé la tragédie professionnelle. Diderot, et c’est par là surtout qu’il se distingue de ses prédécesseurs, exige que le but même et le but unique du drame nouveau soit de montrer les devoirs des conditions, leurs avantages, leurs inconvénients et leurs dangers. » Ce doit être là la base de « l’intrigue et de la morale de nos pièces. » Il veut que le caractère, d’où l’on tirait jusqu’alors toute l’intrigue, soit remplacé par la condition. « Jusqu’à présent, dans la comédie, le caractère a été l’objet principal, et la condition ou la profession n’a été que l’accessoire ; il faut que la profession devienne aujourd’hui l’objet principal et que le caractère ne soit que l’accessoire. » — Certes nous ne nierons point que le pli de la profession ou de la condition ne puisse ajouter à la réalité d’un personnage dramatique (et je crois qu’on s’en était avisé avant Diderot), ni qu’il ne se puisse livrer des combats intéressants entre le devoir humain et le devoir professionnel. Ce ne serait là, d’ailleurs, qu’une remarque sensée et d’une nouveauté médiocre. Mais ce drame des conditions et des professions, ce drame du gentilhomme en soi, du bourgeois en soi, de l’homme du peuple en soi, et aussi du magistrat ou de l’ingénieur, ou du cocher, ou du charcutier en soi, et aussi sans doute du père de famille en soi, et du fils, et du frère, et de l’oncle… Au fait, du vivant même de l’auteur, Palissot avait immédiatement trouvé la réponse, la vraie réponse : « Si je choisis un de ces sujets, par exemple le magistrat, il faudra bien que je lui donne un caractère ; il sera triste ou gai, grave ou frivole, affable ou brusque, et ce sera ce caractère qui en fera un personnage réel, qui le tirera des abstractions métaphysiques ; voilà donc le caractère qui redevient la base de l’intrigue et la morale de la pièce, et la condition qui n’en est que l’accessoire. »
  • — « Mais Diderot a eu le premier l’idée d’introduire sur le théâtre des espèces de tableaux vivants, à la Greuze, et même de relier entre eux les actes du drame par des pantomimes. » — Grand bien lui fasse !
  • — « Mais Diderot a eu l’idée de faire servir le théâtre à l’amélioration des masses, de discuter sur les planches des points de morale, d’y soutenir des thèses, comme fera plus tard Dumas fils. » — Hélas ! même quand Diderot se trompe, il n’est pas original.

La Chaussée avait copieusement prêché avant lui, et Destouches, et, plus directement encore, par le moyen d’apologues naïvement assénés, l’honnête Boursault…

  • — « Mais, reprendra M. Reinach, non découragé, tout ceci n’est que vétilles. Si les diverses réformes de Diderot, prises dans leur sens grossier et littéral, ne lui appartiennent peut-être pas entièrement, ce qui est bien à lui, et ce qui n’est qu’à lui, c’est l’esprit de ces réformes. Il lui reste d’avoir voulu démocratiser le théâtre et y proclamer une égalité qui allait passer bientôt de la scène à la société. C’est par cette généreuse ardeur révolutionnaire qu’il fut unique, et je le tiens pour un théoricien assez neuf, puisqu’il fut assez bon démocrate. » — Eh bien non, l’esprit même des prétendues innovations de Diderot ne lui appartient pas en propre. Vers le temps où il commençait à raisonner de l’art dramatique et la même année peut-être, Jean-Jacques Rousseau écrivait, dans la Nouvelle Héloïse : « Maintenant, on copie au théâtre les conversations d’une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n’y apprend rien des mœurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n’est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis. Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs d’aujourd’hui, qui sont des gens d’un autre air, se croiraient déshonorés s’ils savaient ce qui se passe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier… » Et plus loin : « C’est ainsi que la sphère du monde et des auteurs se rétrécit ; c’est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité ; on n’y sait plus montrer les hommes qu’en habit doré. » Théoricien du théâtre, Diderot n’a donc même pas, si je puis dire, le premier prix de démocratie ou de « prévision de la Révolution française ».

Qu’a-t-il donc inventé en art dramatique ? Je réponds avec assurance : il n’a exactement rien inventé. Ce qui était à peu près viable, dans ses « inventions », n’était pas à lui, et ce qui était à lui était insignifiant, inutile ou faux. Supprimez, par la pensée, de l’histoire de notre théâtre, l’œuvre et les théories dramatiques de Diderot, et cette histoire demeure intacte ; et Sedaine n’en succède pas moins à La Chaussée, et Beaumarchais à Sedaine. Rien de rompu dans la chaîne.

Est-ce que j’en prends occasion de triompher contre Diderot ? Nullement, car je l’aime beaucoup. Qu’est-ce que cela fait qu’il n’ait rien inventé au théâtre ? Sa gloire est ailleurs. Ce n’est point nécessairement une marque de génie ni même de grand talent que d’inventer une forme d’art. Je dirai presque que c’est à la portée de nous tous, et que les inventions de cette sorte ont été souvent le fait d’esprits assez ordinaires. Car les formes anciennes suffisent presque toujours aux grands écrivains, et s’ils les modifient, c’est sans trop s’en apercevoir. Mais Boursault a inventé un genre ; mais Beauchamps a inventé un genre ; mais La Motte a inventé un genre ; mais Destouches et La Chaussée ont inventé un genre. Et que reste-t-il d’eux ?

Je vais donc plus loin. Supprimez de notre littérature, non seulement Diderot, mais toute la série dramatique dont les pièces de Diderot font partie. Supprimez le Glorieux, le Philosophe marié, et le Préjugé à la mode, et Mélanie, et Eugénie, et la Mère coupable, et la Brouette du vinaigrier, et nous n’aurons rien perdu ; et Scribe n’en écrira pas moins ses comédies bourgeoises, et celles de Casimir Delavigne n’en prépareront pas moins celles d’Augier, de Dumas et de Sardou.

Et, en effet, le drame bourgeois ou la comédie dramatique, bref ce que MM. Reinach et Ducros appellent la « comédie moderne », aurait fort bien pu (je l’ai montré une fois) sortir assez aisément des grandes pièces de Molière. Mais ce n’est point ainsi que s’est formé le drame au xviiie siècle. Né de cette superficielle sensibilité et de cette manie de prédication qui sont parmi les plus déplaisants travers de ce temps-là, préparé par les comédies sérieuses et morales du genre de celles de Destouches, et aussi (c’est un point où il vaudrait la peine d’insister) par le romanesque tendre de certaines pièces du théâtre italien, il n’a pas été le développement naturel de la comédie de mœurs et de caractères, mais plutôt une artificielle transposition et une dégénérescence de la tragédie ; et c’est pourquoi il n’a abouti qu’au mélodrame.

Ainsi, quand Diderot serait l’inventeur de ses théories, il n’y aurait pas de quoi s’échauffer sur lui. Mais encore une fois, il n’en est pas l’inventeur. Comment donc M. Reinach peut-il être à ce point convaincu de l’originalité des vues de Diderot ? Parce que Diderot les a proclamées originales. C’est de la même façon que, à relire par exemple ses feuilletons du Bien public, on pourrait croire que M. Zola a bouleversé le théâtre de nos jours. Or, il a sans doute écrit sur telle ou telle pièce, des feuilletons robustes et vivants ; mais au fond, il n’a fait que crier, comme Diderot et comme tout le monde : « Nature ! Vérité ! » et nous savons bien qu’il a tout au plus contribué à l’éclosion du vaudeville « rosse », lequel est déjà mort.

Théâtre-Libre

Bibliographie : Le Théâtre-Libre, brochure de M. André Antoine4. §

Ah ! les belles choses que nous promet M. André Antoine dans sa très intéressante brochure : le Théâtre-Libre !

Voici. Il y aura l’an prochain, à Paris, entre l’Opéra et la Madeleine, un théâtre de neuf cents places, où tout le monde entendra les acteurs, et où le moins favorisé des spectateurs « se trouvera encore dans une position telle, que son rayon visuel embrassera complètement l’ensemble de la scène ! »

Il n’y aura plus d’ouvreuses ! Je ne dis point de mal de cette estimable corporation. Je connais, à la Comédie-Française, à l’Odéon, — et au théâtre Beaumarchais (parfaitement !) — des ouvreuses qui sont tout à fait de bonnes femmes, d’esprit méthodique et de caractère conciliant. Mais je sais d’autres théâtres où les ouvreuses ont l’aspect négatif de ces bureaucrates sournois dont le plaisir essentiel est de faire poser le public, où il faut attendre un quart d’heure et, au milieu des objurgations, pratiquer soi-même des fouilles dans l’amas des pardessus et des parapluies pour retrouver son bien. Or, au théâtre d’Antoine, « le fauteuil même, aménagé spécialement, servira de vestiaire. On pourra se vêtir et se dévêtir dans la salle, sans exposer les dames en toilette à une station dans les couloirs. » (La phrase est mal faite, mais elle part d’un sentiment qu’on ne saurait trop louer.)

Ce n’est pas tout. On ne sera plus obligé, pendant les entr’actes, d’affronter les frimas au sortir d’une étuve, de traverser le boulevard en habit noir et d’exposer sa vie pour une cigarette ou pour un verre de bière. Il y aura, à gauche et à droite de la salle, et derrière la rangée de loges du fond, de vastes promenoirs. Il y aura des cafés, des fumoirs aérés, une salle de correspondance, un salon de lecture pour les journaux du soir. « On pourra se rafraîchir, écrire un mot, télégraphier ou téléphoner, fumer sans quitter le théâtre »…

« Un local particulier sera mis à la disposition de la presse. Ce salon sera pourvu d’un nombre suffisant d’appareils, pour qu’au besoin, un courriériste puisse téléphoner une nouvelle ou sa « soirée » au journal, sans perdre de temps. »

Le théâtre sera construit en fer. La décoration consistera en revêtements et remplissages de faïences, terres cuites, mosaïques, etc. Le théâtre sera donc incombustible.

Les comédiennes le seront aussi ; elles seront exclusivement les prêtresses du grand art. Les soirs de première, elles ne s’empêtreront pas dans des robes trop neuves et trop riches, fruit de leur déshonneur. Les mœurs libres seront exclues du Théâtre-Libre. « Là galanterie vénale et le proxénétisme, soigneusement maintenus jusqu’ici dans les théâtres à exhibitions », seront ignorés chez Antoine. Car « une actrice ne peut pas travailler avec des préoccupations de cet ordre. » (Au fait, pourquoi ai-je l’air de railler ? Ma foi, je n’en sais rien. Il a raison, M. Antoine, absolument raison. )

Mais je vais vous dire quelque chose de plus surprenant encore. Les comédiens auront une diction et un jeu naturels. Ils n’auront aucun geste, aucune intonation de Conservatoire. Ils ne hurleront pas, ils ne vibreront pas, ils ne parleront pas du nez. Et, grâce à la merveilleuse acoustique de la nouvelle salle, on les entendra !

Et M. Antoine nous affirme qu’ils ne feront pas toutes les liaisons, et que, par exemple, ils ne prononceront pas (comme à la Comédie-Française) : « vers-z-un but ». Vous voyez bien que nous voguons en pleine chimère !

Vous n’êtes pas au bout de vos étonnements. Il n’y aura pas d’étoiles au Théâtre-Libre ! Les comédiens seront dociles et modestes. « Ils joueront tous les emplois (dit-on : jouer un emploi ? ) que la direction leur assignera. Les rôles importants seront remplis tour à tour, dans le même ouvrage, par plusieurs artistes. » Ils reconnaîtront que l’auteur est pour quelque chose, même dans une bonne pièce. Ils pousseront la modestie jusqu’au renoncement : « les noms des artistes ne paraîtront jamais sur les affiches publiques, lesquelles mentionneront simplement l’heure du spectacle, l’ouvrage représenté et l’auteur de cet ouvrage ».

Les acteurs joueront d’ensemble, c’est-à-dire que chacun d’eux maintiendra son rôle à son plan, subordonnera son jeu à l’effet total que l’auteur a voulu produire. Nul ne tirera à soi la couverture.

La mise en scène sera, autant que possible, approchée de la réalité. Les changements de décors se feront rapidement.

Et il n’y aura pas d’entr’actes !!!

Le spectacle sera renouvelé tous les quinze jours, quel que soit le sort de l’œuvre représentée ; car « s’attarder sur un succès, ce serait recommencer l’encombrement et ralentir la production ». Et il y aura seize spectacles par saison, tous éminemment littéraires.

Et tout ce que j’ai dit, théâtre de fer et de gaies faïences, plafond mobile d’où pleuvront les roses, ouvreuses supprimées, fauteuils-vestiaires d’où l’on verra et d’où l’on entendra, promenoirs, fumoirs, salon, téléphones, comédiennes vertueuses, comédiens modestes et non vibrants, mise en scène exacte, et seize pièces nouvelles par saison, vous aurez tout cela, et d’autres choses que j’oublie, pour un prix de moitié inférieur au prix moyen des bonnes places dans les autres théâtres.

Et le directeur et la troupe y gagneront encore leur vie. Cela est admirable. Ce prestigieux programme, je crois M. Antoine fort capable de le remplir. Il a la foi. Il est actif et intelligent. Il paraît désintéressé. Enfin il a la chance. J’espère qu’elle ne l’abandonnera point, et j’accompagne son entreprise de tous mes vœux.

Où je ne puis être toujours avec lui, c’est dans les considérants dont il a fait précéder son ingénieux et hardi projet. Il s’y montre bien sévère pour les autres directeurs, ceux du Vaudeville exceptés (ai-je besoin de dire que j’approuve fort cette exception ? ) et il me paraît quelquefois prendre le théâtre pour autre chose que ce qu’il est forcément dans la vie contemporaine.

Voyons les choses comme elles sont. La Comédie française et l’Odéon, étant subventionnés, ont des devoirs envers la littérature : les directeurs des autres théâtres n’en ont pas.

Maintenant, si le devoir de MM. Claretie et Porel est évident, la façon d’entendre et de pratiquer ce devoir est tout ce qu’il y a de plus incertain, et de plus sujet à discussion. Je crois cependant que, en bonne conscience, ni M. Claretie ni son comité ne sont sans reproche. Mais cet excellent Porel ? De quoi lui en voulez-vous ? Si peut-être il joue trop de Shakespeare et de Goethe, peut-on dire qu’en faisant traduire ou adapter Gœthe ou Shakespeare par de jeunes poètes, il manque à sa mission de directeur de l’Odéon ? Mais il y est en plein, dans sa mission ! Vous dites qu’il a « mandat de jouer les jeunes gens » (avez-vous voulu faire un mot ?) Eh bien ! il les joue ; même, il n’en joue guère d’autres. Il est vrai qu’il ne joue pas les mêmes que vous. Mais cela prouverait que vous n’avez pas tous deux exactement les mêmes goûts littéraires, ce qui est heureux pour la variété de nos plaisirs. Encore Porel a-t-il joué presque tous vos auteurs préférés. Que pouvez-vous reprocher sérieusement à un homme qui nous a donné Jacques Damour, Henriette Maréchal, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Numa Roumestan, Grand’Mère, Amour, et qui reprend tous les mois l’Arlésienne ?

Nul plus que moi ne rend justice au Théâtre-Libre. Je déclare ne m’y être presque jamais ennuyé, et y avoir passé, depuis trois ans, quelques-unes de mes meilleures soirées. Il est certain que j’ai trouvé plus d’art, plus de sérieux, plus de sincérité, plus d’observation, un plus grand effort intellectuel dans Esther Brandès, Rolande, les Résignés, le Comte Witold, le Maître ou l’École des veufs que dans tel vaudeville joué deux cents fois de suite. Mais il est clair comme le jour qu’aucune des soixante pièces jouées en trois ans au Théâtre-Libre (sauf peut-être Tante Léontine) n’aurait attiré la foule. Pourquoi donc chercher noise aux dignes entrepreneurs de spectacles qui ont repoussé ces pièces ou qui n’ont pas su les découvrir ? Assurément ces commerçants avisés et défiants ne méritent point notre estime ; mais aussi n’y prétendent-ils point. C’est beaucoup trop, dans tous les cas, de s’indigner contre eux.

Avec une noble candeur, M. Antoine considère le métier de directeur de théâtre comme une mission littéraire et sociale. Il a l’air de croire que toutes les pièces offertes au peuple français doivent être de la littérature, qu’on n’a pas le droit de lui en servir d’autres. Il oublie d’abord qu’il est très difficile de dire où commence et où finit la littérature. Il oublie surtout que le théâtre (comme les romans et tout l’art en général) n’est et ne peut être pour la foule qu’un divertissement, et que la foule est juge de son propre plaisir. J’avoue que je me sens parfois peuple ; qu’il m’est arrivé de goûter un plaisir humble, mais encore assez vif, soit à de misérables refrains de café-concert, soit à des exhibitions de personnes agréables, soit à de modestes vaudevilles à quiproquos, à des pièces banales et « bien faites », cuisinées selon de vieilles formules et saupoudrées de vieux sel. On ne peut cependant pas faire tout le temps du grand art, même naturaliste ! Si les vœux de M. Antoine étaient réalisés, le théâtre deviendrait quelque chose d’un peu bien austère ; on ne donnerait plus, sur toutes les scènes, que des pièces littéraires, littéraires terriblement, et encore d’une seule espèce de littérature. Et alors, qu’est-ce qui resterait pour les bonnes gens, pour les naïfs ou les ignorants qui ne veulent qu’être amusés, qui ne demandent point aux images de la vie tracées par les auteurs dramatiques d’être exactes ni profondes, et à qui les plus antiques et les plus niaises conventions semblent éternellement délicieuses ? Comme il faut de la religion, il faut des Feu Toupinel et des Abbé Constantin pour le peuple. Et ne fait pas qui veut des Abbé Constantin et des Feu Toupinel. Je me le donne en mille.

Au lieu de faire la leçon aux industriels de l’art dramatique, à ceux qui cherchent avant tout le succès, M. Antoine devrait, ce me semble, les remercier ; car, c’est justement leur insouciance des choses d’art qui justifie son entreprise et qui lui laisse des chances de réussite. M. Antoine pourrait dire à peu près ceci :

  • — « Il est inévitable, il est dans la nature des choses, qu’une pièce de théâtre soit, avant tout, pour un directeur de théâtre, une denrée commerciale. Vous avez donc raison, mes chers confrères, de rechercher premièrement des pièces qui fassent de l’argent. Au reste, vous ne demandez pas mieux que ces pièces aient, par surcroît, quelque mérite littéraire. Mais enfin, il est tout à fait impossible dans une démocratie de trente-six millions d’hommes, que la majorité des citoyens soient artistes ; Paris n’est pas Athènes, quoi qu’on dise, et ce siècle ressemble extrêmement peu à celui de Périclès.

« Il s’ensuit que les pièces qui plaisent au plus grand nombre, si elles ne sont pas nécessairement les pires qui se fassent, ne sauraient être non plus les meilleures.

Ce n’est que par une rencontre tout à fait singulière et rare que de belles œuvres ont pu, de notre temps, contenter à la fois « le peuple et les habiles » (tels les drames de Dumas fils, les romans de Daudet et de Zola). Et il n’en est pas moins vrai que les œuvres qui, jusqu’ici, et sans comparaison possible, ont eu le plus de lecteurs ou de spectateurs, c’est encore tel roman du Petit Journal, tel mélodrame ou telle opérette, et que, d’autre part, les choses les plus fortes, les plus originales et les plus belles qui aient été écrites en ce siècle n’ont été et ne devaient être connues et aimées que d’un public excessivement restreint.

Il serait puéril de s’en étonner ou de s’en fâcher. Plus l’art se vulgarise en bas, plus il s’affine en haut, par dédain de la foule. Plus il tourne, d’une part, à la denrée, et plus, d’un autre côté, il tourne au Saint-Graal. Les formes d’art les plus recherchées, les plus mystérieuses, les plus prétentieuses si vous voulez, les moins accessibles à la foule, les plus aristocratiques, c’est surtout depuis que l’état démocratique s’est affermi chez nous qu’on les a vues naître…

Vous avez raison, barnums ingénieux, de vous détourner de ces mystères et d’offrir à la multitude la pâture qui lui plaît. Car, grâce à vous, je vais pouvoir faire autre chose que vous. Il y a de doux jeunes gens qui ont du génie. Vous repoussez leurs pièces ; Sarcey dit que c’est parce qu’ils cherchent midi à quatorze heures et parce que ces pièces sont « mal faites ». Je dis que c’est parce qu’elles sont trop sincères et trop fortes pour les bourgeois. Quoi qu’il en soit, vous faites bien de les repousser. Car votre mission n’est pas de nourrir les jeunes littérateurs, ni de rénover l’art dramatique. Cette mission, je me la donne. Ces pièces, je m’en empare. Je donnerai des spectacles faits pour être goûtés des personnes vraiment intelligentes et curieuses, c’est-à-dire d’un quart de la salle (je ne me fais pas d’illusion). Mais à ce petit groupe je saurai joindre, par divers artifices et surtout en les prenant par l’amour-propre, en leur faisant croire qu’ils sont une élite, trois ou quatre milliers de Parisiens et de Parisiennes « dans le mouvement », de ceux qui tiennent à avoir des goûts et des opinions « chics ». Et je suis persuadé qu’après tout ils ne s’ennuieront pas, moitié parce qu’ils croiront devoir s’amuser, moitié parce qu’ils s’amuseront, en effet. »

Au fait, je crois bien que c’est là la vraie pensée de M. Antoine. Maintenant, trouvera-t-il dans son année seize spectacles qui soient intéressants et qui, en même temps, ne le soient pas de la même façon que ceux qu’on donne ailleurs ? Et, d’autre part, s’il rencontre, sans la chercher, une pièce à succès et qui fasse salle comble, aura-t-il vraiment le courage de l’arrêter après la quinzième représentation ? Ou bien, ce courage lui manquera-t-il, et aura-t-il ainsi la honte de revenir, par le plus long, à ce qu’il condamne si hautement chez les autres ? C’est ce que nous verrons bien. En tout cas, il mérite de réussir, car ce qu’il rêve n’est point banal.

Regnard

Odéon : Conférence de M. Sarcey sur le Légataire universel, de Regnard5. §

Mon cher maître M. Francisque Sarcey nous a prodigieusement amusés, dimanche dernier, à l’Odéon. Il défendait Regnard contre M. Ferdinand Brunetière. Le paradoxal critique de la Revue des Deux Mondes avait été singulièrement dur pour l’auteur du Légataire universel. Il en avait fait une banale doublure de Molière ; il lui avait à peu près tout refusé ; et ce qu’il avait pu faire de mieux pour lui, c’avait été de trouver du macabre dans le Légataire.

M. Sarcey a dit en substance :

« Eh ! oui, c’est entendu, Regnard n’a ni observation, ni comique, ni rien de rien. Mais pour macabre, ah ! non, il ne l’est pas. Car il a une qualité, mystérieuse dans ses origines, irrésistible dans ses effets : la gaieté ! La gaieté, ce n’est pas le comique, qui est toujours sérieux et amer par réflexion ; et ce n’est pas non plus l’esprit. On ne sait pas bien ce que c’est. Nous dirons, si vous le voulez, que c’est comme une efflorescence de la santé, un besoin de rire et un don de faire rire, souvent pour pas grand’chose. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des hommes gais, et ils peuvent avoir de l’esprit, mais il ne faut pas les confondre avec les hommes d’esprit. Rabelais était gai ; Piron était gai ; Paul de Kock était gai ; mon ami Fernand Papillon était gai ; Chavette est gai ; Labiche était le plus gai des hommes. Deux jours avant sa mort, il racontait à Abraham Dreyfus que le curé de sa paroisse venait prendre de ses nouvelles, et il ajouta : « Il me guette. » C’était un mot gai. Cela n’a pas empêché Labiche de mourir en très bon chrétien, croyant de tout son cœur à la Cagnotte et au Chapeau de paille d’Italie. »

Cette dernière phrase est textuelle. Elle est elle-même bien gaie. Peut-être ne vous fera-t-elle pas même sourire. Mais nous, nous nous tordions. Pourquoi ? C’est ça, la gaieté.

« Il y a deux sources principales de la gaieté : les basses fonctions corporelles — et la mort. C’est que ce qui produit la gaieté, c’est toujours un contraste ; et il n’y a pas de contrastes plus forts que ceux que fait la mort avec la vie, ou les fonctions de notre ventre avec les prétentions de notre orgueil. »

M. Sarcey a eu ici une remarque très pénétrante.

« Je sais bien, a-t-il dit, qu’aujourd’hui, dans les livres de certains romanciers de la nouvelle école, la description de nos misères et nécessités physiologiques ne fait plus rire du tout. Au contraire. Elles y sont prises au sérieux, et même au tragique. Pourquoi ces choses, qui égayaient nos pères, sont-elles prises par ces jeunes gens avec tant de gravité et de maussaderie ? Pourquoi l’idée d’un lavement ne les met-elle plus en joie ?… C’est qu’au fond, nos pères étaient imprégnés de croyances spiritualistes. Dès lors, les misères de leur corps pouvaient se tourner pour eux en drôleries : ils n’étaient point humiliés par elles. On sait que les plaisanteries scatologiques ne sont pas absolument bannies des conversations entre ecclésiastiques. Elles sont une affirmation détournée de la croyance à l’âme. Mais, quand on ne croit qu’au corps, tout en lui devient considérable et digne d’égards, et les drames de la digestion ne doivent pas être traités avec plus de légèreté que ceux du sentiment ou de l’intelligence. »

Ainsi s’est exprimé, à peu près, M. Francisque Sarcey. On pourrait lui objecter que Regnard et ses bons compagnons, si enclins aux facéties stercoraires, étaient pourtant des spiritualistes médiocres. Mon maître répondrait sans doute qu’ils l’étaient plus qu’ils ne croyaient ; qu’ils l’étaient par éducation, qu’ils avaient ce pli-là, même à leur insu.

M. Francisque Sarcey a ajouté que la gaieté, si malaisée à définir, est, en outre, chose de moment, de lieu, de circonstance ; que ce qui nous a paru gai peut fort bien sembler funèbre aux autres ; et que ce qui nous a fait rire aujourd’hui ne nous fera peut-être plus rire demain. Oh ! que cela est vrai ! L’avouerai-je ? En dépit de M. Sarcey, j’ai toujours trouvé le Légataire passablement ennuyeux et les Folies amoureuses franchement insupportables. Ce n’est pas ma faute, et je n’y mets point de parti pris. Et, d’autre part, je tiens Émile Bergerat et, dans un autre genre, Grosclaude et Alphonse Allais pour des écrivains pleins de gaieté. Ce n’est donc pas impuissance à la sentir. Mais, au reste, mon cas vient à l’appui de la théorie de Sarcey.

C’est lui, l’autre jour, qui a été gai. Encore qu’il ait mis beaucoup d’esprit dans sa conférence, il nous a fait comprendre, par son exemple, que la gaieté est autre chose encore que l’esprit ; une manifestation de la bonne santé intellectuelle et de la joie de vivre. Il nous a démontré le mouvement en marchant.

Piron

Comédie française : La Métromanie, comédie en cinq actes, en vers, d’Alexis Piron. §

La Comédie-Française a repris la Métromanie de Piron.

Si vous me disiez que vous savez par cœur l’intrigue de la Métromanie, j’aurais beaucoup de peine à vous croire. Je commencerai donc par vous la rappeler. Et je vous demanderai un petit effort d’attention, car c’est assez embrouillé en somme.

Damis, fils de bonne maison, était étudiant en droit à Paris. Mais la vérité, c’est que ce généreux jeune homme y faisait surtout des vers. Un jour, entraîné par un camarade chez le riche bourgeois Francaleu, un bonhomme entêté de littérature, Damis a oublié de rentrer chez lui, a suivi son hôte à sa maison de campagne et s’y est tranquillement installé sous le nom de M. de l’Empyrée.

(Or, le digne Francaleu a une fille, la jolie et indolente Lucile. Et Lucile a un amoureux, Dorante, qui se trouve être justement l’ami de Damis.

Le malheur, c’est que le père de Dorante est un vieux chicanier qui est depuis dix ans en procès avec le père de Lucile. Et c’est pourquoi Dorante n’a pas osé se déclarer à M. Francaleu. Il se contente de chercher sa bien-aimée dans tous les coins du parc et de lui remettre des vers d’amour. Ces vers, c’est Damis, bon garçon, qui les lui fabrique. Damis fait plus. Francaleu ayant dessein de jouer la comédie dans son château, Damis lui présente son ami Dorante et le lui donne pour incomparable dans les rôles de jeune premier. Francaleu l’engage tout aussitôt, et voilà Dorante dans la place. )

Cependant, le valet de Damis, qui est depuis longtemps à la recherche de son maître, le découvre enfin et lui apprend que l’oncle Baliveau est à Paris, fort en peine de son neveu et fort en colère.

Et c’est le premier acte.

Or, voyez comme cela se rencontre : Baliveau et Francaleu sont deux amis d’enfance.

Baliveau vient donc trouver son vieux camarade qu’il sait influent, et lui dit en substance : « Tu me rendrais un grand service en me faisant avoir une lettre de cachet pour enfermer mon coquin de neveu. J’ignore d’ailleurs où il est, mais c’est un détail. » Francaleu promet la lettre de cachet, mais il exige, en retour, que Baliveau fasse un rôle de père noble dans la comédie qu’on doit jouer au château. Baliveau accepte la condition en grommelant.

(Nous retombons alors dans les amours de Lucile et de Dorante. Pour secouer l’indolence de Lucile, la camériste Lisette conseille à Francaleu de dire à sa fille qu’elle peut choisir le mari qu’elle voudra, Dorante excepté. C’est assez pour que Lucile, assez tiède jusque-là, s’échauffe en faveur de Dorante. Et, comme elle le croit l’auteur des vers qu’il lui a remis,

L’auteur seul de ces vers a su toucher mon cœur,

dit-elle gentiment, s’imaginant lui faire par là grand plaisir. Mais, sur cette déclaration, innocemment équivoque, Dorante, qui est d’un naturel ombrageux, soupçonne Lucile de se moquer de lui, et Damis, de le trahir. )

Damis en est pourtant bien incapable. Notre poète est uniquement féru d’une poétesse de la Basse-Bretagne, Mériadec Kersic, avec qui il correspond en vers dans le Mercure.

Et c’est le deuxième acte.

Ici, un coup de théâtre. Vous vous rappelez que Baliveau a été engagé par Francaleu pour jouer un rôle de père grondeur dans la représentation que l’on prépare. Damis, lui, doit faire le personnage d’un fils dissipé. Francaleu les met en présence pour qu’ils répètent ensemble leur affaire. Tableau ! Stupéfaction de l’oncle, ahurissement du neveu. Et les voilà qui jouent la scène au naturel. Scène fort bien conduite et d’un ample et beau mouvement. Tout ce qu’un honnête bourgeois peut dire de solide et de sensé à un fils qui donne dans la littérature, et tout ce que ce fils peut lui répondre de déraisonnable et de généreux y est largement et brillamment développé.

(Dorante, cependant, de plus en plus jaloux, provoque Damis. Mais, au moment où les deux jeunes gens sortent pour se battre, Francaleu, envoyé par Lisette, s’empare de Dorante afin de lui infliger la lecture d’une tragédie de son cru. )

Et c’est le troisième acte.

Renouons derechef les bouts flottants de l’action principale. Vous n’avez pas oublié ce que Francaleu a promis à Baliveau. Donc, Francaleu vient trouver Damis qu’il ne connaît que sous le nom de M. de l’Empyrée : « Je sais, mon cher Monsieur, que vous avez des relations. Mon vieil ami Baliveau voudrait une lettre de cachet pour mettre à l’ombre un coquin de neveu. Tâchez donc de m’avoir ça. — Mais comment donc ! répond Damis. Vous ne pouvez mieux vous adresser. Comptez sur moi. » La scène est charmante.

(De nouveau, nous nous emberlificotons dans les amourettes de Dorante et de Lucile. Je ne fais qu’indiquer, car ce couple m’agace, une scène de brouillerie suivie d’une scène de raccommodement. La trop zélée Lisette continue à faire des siennes. Elle a su que Damis a écrit au père de Dorante ; ce ne peut être, pense-t-elle, que pour desservir son rival.

D’autre part, elle a fait avouer à Damis qu’il est ’auteur anonyme d’une comédie qui doit être donnée le soir même au Théâtre-Français. Elle persuade à Dorante de monter une cabale pour faire tomber la pièce. )

Et c’est le quatrième acte.

La pièce de Damis est tombée à plat. Il supporte cette épreuve avec grandeur d’âme. Là-dessus Francaleu apprend coup sur coup que M. de l’Empyrée n’est autre que le neveu de Baliveau, et que ledit Damis de l’Empyrée est l’auteur de la comédie tombée la veille au soir. Mais ces découvertes n’entament point l’estime où le digne Francaleu tient son jeune ami. Même il lui offre incontinent la main de sa fille avec cent mille écus de dot. Damis refuse ; son cœur ne lui appartient plus : il est à Mériadec, la belle poétesse basse-bretonne, sa correspondante du Mercure galant. « Mériadec… c’est moi », répond Francaleu. Et il insiste pour que Damis épouse Lucile.

(Mais Lucile se jette aux pieds de son père, avoue qu’elle aime Dorante. Dorante survient jaloux et furieux, comme à son ordinaire. « Hé ! calmez-vous, dit alors Damis. Si j’ai écrit à votre père, c’était pour plaider votre cause. Je viens de recevoir sa réponse. Il consent à votre mariage et se réconcilie avec M. Francaleu. Ne vous inquiétez pas de moi, les Muses me tiendront lieu de fortune et d’amours. » )

Ouf !… Je ne sais si cette analyse vous paraîtra claire. Sachez, en tout cas, qu’elle l’est beaucoup plus que la pièce de Piron.

Elle est un peu longue, cette pièce. Il y a deux actions parallèles ; celle des deux qui est accessoire et subordonnée, — et dont j’ai mis le résumé entre parenthèses, — tient évidemment trop de place. En supprimant cet insupportable Dorante, on aurait une fort jolie comédie en trois actes. Damis épouserait Lucile, et cette fin ne serait point invraisemblable. Je sais bien que Piron a voulu multiplier les occasions où son héros pût montrer sa générosité et son désintéressement ; et c’est à cela que lui a servi Dorante. Mais il n’était point nécessaire pour cela que ce Dorante eût un rôle aussi démesuré.

Cette réserve faite, la Métromanie n’est point désagréable. Il ne faut point parler ici de grande comédie. Le travers doucement raillé par Piron est trop léger, trop inoffensif (tel, du moins, qu’il nous est présenté) et particulier à un trop petit groupe pour que l’œuvre ait une sérieuse portée. Mais ce travers est, dans son fond, assez persistant à travers les âges pour que sa peinture nous intéresse encore.

Surtout, la pièce est gaie. C’est une verve continue de dialogue, un bel entrain et comme une folie légère. Sauf une demi-douzaine d’endroits laborieux et empêtrés, le style est excellent, succi plenus. Piron est peut-être, avec Gilbert et Lebrun (André Chénier étant mis à part), celui qui a fait les meilleurs vers du xviiie siècle, les plus drus, les plus pittoresques, et les mieux rimés. Piron, dans la Métromanie, est de l’école de Régnier, de Molière, de Regnard. Et je ne parle pas seulement des vers-proverbes, qui pétillent presque à chaque page :

Dans ma tête, un beau jour, ce talent se trouva,

Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva…

J’aurais été poète onze ou douze ans plus tôt…

Est-ce vous qui parlez, ou si c’est votre rôle ?…

… J’ai ri ; me voilà désarmé…

Voilà de vos arrêts, Messieurs les gens de goût !…

Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante.

Et celui-ci, vraiment beau, d’une signification si riche et d’une expression si concise :

A ce que nous sentons que fait ce que nous sommes ?

Enfin, il y a dans la Métromanie, — outre le bonhomme Baliveau— deux personnages très vrais et très vivants : Francaleu et Damis…

Le travers qu’ils représentent était peut-être encore plus répandu au siècle dernier que de notre temps et, je crois, plus encouragé ; les recueils de vers tels que le Mercure étaient plus lus, et la société lettrée qui s’intéressait à ces exercices était relativement plus nombreuse. Il suffisait d’une pièce bien tournée pour vous mettre en lumière. Voyez, dans la Correspondance de Voltaire, la quantité de jeunes poètes qu’il encourage.

Francaleu est le type d’une espèce impérissable, le type des vieux Messieurs, colonels, magistrats ou notaires en retraite, qui font des fables, des traductions en vers, des poèmes didactiques et des tragédies. Brave homme, bon vivant, d’une naïveté exquise :

Pour moi, je suis de tout, joueur, amant, convive,

Fréquentant, festoyant les bons faiseurs de vers ;

J’en fais même comme eux.

« Comme eux ? » se récrie-t-on ; et lui :

Pas tout à fait comme eux, car je les fais sans peine.

Au reste, avouant son travers pour qu’on le lui passe, et comme il voit toujours un sourire sur les lèvres de ses auditeurs, allant toujours au-devant de la raillerie et affectant de faire bon marché de ses œuvres pourvu qu’il les lise…

Le personnage est resté rigoureusement vrai dans tous ses détails, et jusque dans la façon dont il entend la poésie. Remarquez, en effet, que ceux de nos contemporains qui se sont mis, comme Francaleu, à faire des vers aux environs de la cinquantaine les font encore dans le goût de Francaleu, dans le goût pseudo-classique du xviiie siècle et du premier empire. A peine les plus audacieux tentent-ils des vers lamartiniens.

Francaleu, ou le métromane sexagénaire, est donc tout entier immuable. Mais Damis, ou le métromane jeune, s’est modifié, extérieurement du moins, depuis cent cinquante ans.

Tel qu’il est chez Piron, il est fort plaisant, plus plaisant sans doute qu’il ne pourrait être aujourd’hui ; et vous en voyez la raison. C’est que la poésie est nulle au xviiie siècle, tandis que dans le nôtre elle a débordé. Et ainsi, la métromanie de Damis est la démangeaison des vers à une époque où il n’y a pas de poésie et où même l’on ne sait plus bien ce que c’est.

Ce que Damis prend pour de l’inspiration est un échauffement de rhétorique à la façon de Boileau dans l’Ode sur la prise de Namur, de J.-B. Rousseau ou d’Ecouchard-Lebrun. Et le bon jeune homme est d’autant plus amusant pour nous par cette disproportion et ce contraste entre ses airs d’inspiré et la pauvre qualité de la « poésie » de collège à laquelle il s’acoquine. Aujourd’hui, il ne se méprendrait que sur son talent ; au xviiie siècle, il se méprend sur la poésie même.

On pourrait transposer le type, si on voulait.

On le placerait entre 1830 et 1840. Il imiterait Byron, Hugo, Musset. Il porterait de longs cheveux et des gilets rouges, fumerait du haschich, serait mélancolique, fatal et satanique, et écrirait à peu près les mêmes vers que le candide Daniel Jovard dans la Jeune France de Gautier :

Par l’enfer ! je me sens un immense désir

De broyer, sous mes dents, sa chair, et de saisir,

Avec quelque lambeau de sa chair bleue et verte,

Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte !

Ou bien, on le ferait vivre entre 1865 et 1870. Il se ferait imprimer chez Lemerre à ses frais ; il imiterait Banville, Baudelaire, Leconte de Lisle, serait pessimiste et athée, sensuel et brutal, ou peut-être impassible. D’ailleurs, il serait habillé comme tout le monde et il ferait son droit ou serait employé dans un ministère.

Ou bien encore, il florirait dans ces toutes dernières années. Il aurait une tête de quatrocentiste, le culte de feu Jules Laforgue, et le plus profond mépris pour ses aînés. Il serait plein de pédantisme et d’intolérance ; il aurait, si j’ose dire, le plus fichu caractère. Et il écrirait des poèmes abscons en langage précieux et en lignes très inégales, assonancées.

Et, dans les trois cas, romantique, parnassien ou symboliste, il pourrait finir par épouser la fille d’un notaire…

Ce qui fait la grâce de la comédie de Piron est aussi ce qui en limite la portée. Il peint la manie littéraire et ses effets dans un esprit de bienveillance et d’optimisme. Ses deux métromanes sont des parangons de délicatesse morale ; et il nous donne à entendre que leur manie, qui fait leur joie, est aussi la source de leurs vertus, et qu’elle les rend donc à la fois heureux et bons. La vanité de Francaleu est de l’espèce la plus bénigne ; et, quant à Damis, il n’a même pas de vanité, mais un orgueil ingénu, ou plutôt le don de l’illusion inépuisable et des vastes espoirs. C’est que, voyez-vous, Damis, dans la pensée de Piron, c’est Piron lui-même. Or, il est trop certain que la manie des vers et de la littérature ne développe pas nécessairement, chez ceux qui en sont possédés, le désintéressement et la bonté du cœur. Après la comédie de la métromanie innocente et magnanime, il y aurait à faire le drame de la littérature malfaisante et enragée.

Toutefois, le parti pris optimiste de Piron n’est point exclusif de toute vérité. Peut-être siérait-il d’abord de distinguer entre la littérature et la poésie proprement dite, que j’ai tout à l’heure affecté de confondre. Je ne serais pas éloigné de croire à une certaine supériorité morale de la plupart des poètes sur la plupart des prosateurs. En tout cas, je ne croirai jamais à la méchanceté totale de ceux qui sont vraiment poètes, ne fût-ce que par l’aspiration et le désir. Car, outre que la poésie, si on la considère comme un méchant métier, suppose en général un méritoire détachement du gain matériel, elle implique la faculté d’être ému, la puissance d’aimer, l’intelligence et le goût de l’ordre et de l’harmonie. Il n’y a point de poésie, — demeurât-elle chez le poète à l’état de rêve, — sans générosité ni sans le don de sortir de soi. Et si ces vertus ne sont pas toujours très apparentes dans la conduite de ceux qui pratiquent la poésie, c’est donc qu’ils ont deux âmes ; et il reste que leur âme de poète vaut mieux que l’autre.

Et je me souviens de cette jolie page d’Horace (Épîtres, II, 1) dont la Métromanie n’est, en somme, qu’une manière et un commencement de mise en action : « … C’est vrai, savants ou ignorants, nous avons la rage d’écrire des vers. Mais voyez que de vertus suppose d’ordinaire cette manie inoffensive. Le poète n’est presque jamais avare ou cupide. Il aime les vers et n’a pas d’autre souci. Il se moque des pertes d’argent ; il ne trahira point un ami ; il ne dépouillera point un pupille. Il vit de fèves et de pain bis. Sans doute il pourra faire piètre figure dans les armées ; il n’en est pas moins utile à la patrie qui a besoin aussi des vertus modestes. Le poète façonne la bouche tendre et balbutiante des enfants ; il ferme leur oreille aux discours grossiers ; il forme leur cœur par de belles maximes, leur communique l’humanité et la douceur. Il leur raconte les belles actions et instruit la génération naissante par les exemples des anciens. Il console le pauvre et celui qui souffre. Et c’est lui qui apprend les belles prières aux jeunes gens et aux jeunes filles. »

Tel est, au fond, l’idéal de ce gentil Damis. Il vit dans le bleu ; il est bon, il est heureux, et il n’est, après tout, ni sot ni ridicule. Il a clairement conscience de l’effet que doit produire sa manie sur ceux qui ne la partagent point ; mais il s’y tient quand même, car elle lui est plus chère que tout. Les moqueries légères qu’il fait de son propre cas laissent sa sincérité intacte. Quelle mauvaise querelle lui cherche Nisard ! (Je viens de découvrir, dans ma bibliothèque de campagne, son Histoire de la littérature française, et j’ai eu l’idée de l’ouvrir. ) « Si la manie de Damis est sérieuse, dit Nisard, il va nous donner à rire ; mais, dès la première scène, je vois qu’au lieu de s’appeler de son vrai nom, Damis, il s’est donné le sobriquet de M. de l’Empyrée. Il ne m’en faut pas plus pour le juger. S’il ne se prend pas au sérieux, je suis sûr qu’il ne sera pas plaisant. » Mais, d’abord, Damis a un motif pour changer de nom, et il l’explique à son valet dans le premier acte. Puis, ce « sobriquet », il ne l’a pas choisi lui-même : ce sont les convives de Francaleu qui le lui ont donné. Et, s’il a accepté ce nom excessif, et si, par endroits, il se raille lui-même, cela ne l’empêche point de se prendre, au fond, au grand sérieux. Et c’est un trait de vérité de plus. Tous les métromanes sont ainsi ; ils se raillent eux-mêmes de fort bonne grâce ; mais essayez un peu de les prendre au mot !

Manie heureuse, pour conclure ; manie qu’il est bon d’avoir de dix-huit à vingt-cinq ans et même au-delà, et qui ne sera jamais trop répandue. Car écrire en vers des sottises, cela détourne parfois d’en faire. Et plus tard, cela console et allège. Il y a quelque chose de touchant dans le cas des rimeurs naïfs à cheveux gris. Cela veut souvent dire qu’ils ont conservé la jeunesse du sentiment et la faculté de l’admiration. C’est toujours bon d’aimer les vers jusqu’à en faire soi-même de mauvais. De cette imitation gauche de la vraie poésie, on garde quelque chose, un reflet, un rayon au cœur.

Meilhac

Variétés : Ma cousine, comédie en trois actes de M. Henri Meilhac6. §

Jamais peut-être la délicieuse ironie de M. Meilhac ne s’est jouée plus sûrement ni plus librement, avec une finesse plus incisive ni une grâce plus hardie, que dans ce dernier chef-d’œuvre : Ma cousine. Cette ironie, à la fois aisée et profonde, toute la pièce en est pénétrée, de la première à la dernière réplique, — et cela, sans que l’auteur l’ait jamais exprimée librement, directement. Si le point de départ et si les moyens qui amènent le dénouement n’étaient de pure fantaisie ; si l’impression que devait faire sur nous, en y réfléchissant, la vérité des personnages, n’était continuellement allégée par le caprice et la gaieté de l’action, on verrait qu’en réalité les plus grandes audaces de chez Antoine sont ici tranquillement dépassées. D’ailleurs, j’ai toujours pensé que, au fond, le vrai « théâtre-libre », c’était le théâtre de Meilhac.

La donnée première, déjà, est une ironie : car c’est proprement une donnée de mélodrame. Voici. Un honorable viveur, M. de L’Espinoy, a laissé une nièce, la petite Mme d’Arnay-Lahutte, et une fille naturelle, la comédienne Riquette. Il les aimait toutes deux d’une tendresse égale.

Dans un mélodrame, M. de L’Espinoy eût, selon toute apparence, recommandé Riquette, l’enfant naturelle, à la petite femme du monde. Mais M. de L’Espinoy sait la vie, et que, au train dont vont aujourd’hui les choses, Mme d’Arnay est plus exposée que Riquette à se trouver quelque jour dans l’embarras. Et c’est pourquoi il a recommandé, en mourant, la femme du monde à la comédienne.

Nous voyons qu’il a eu raison. Le moment est venu, pour Mme d’Arnay-Lahutte, d’avoir recours aux bons offices de sa cousine de la main gauche.

Mme d’Arnay-Lahutte est très malheureuse ; son mari, qu’elle adore, la trompe avec une de ses amies, Mme Champcourtier, une jolie rnondaine à tempérament de fille. Dans son désespoir, elle se souvient du conseil de son bon oncle, et comme, toute jeune dinde qu’elle soit, elle n’a point de préjugés bourgeois (au reste, personne n’a de préjugés dans cette comédie), elle s’en va docilement trouver Mlle Riquette, lui expose son cas, la supplie de lui venir en aide.

Elle ne saurait mieux s’adresser. Car Mlle Riquette, artiste au théâtre des Folies-Amoureuses, est, à coup sûr, la personne la plus honnête, la plus loyale, la plus raisonnable, la plus intelligente et la meilleure de la pièce. C’est une bonne fille, au sens le plus honorable du mot. Elle a des amants, mais elle ne les trompe jamais, et quand, d’aventure, elle en a plusieurs à la fois, elle a soin de les prévenir. En ce moment, elle est avec un certain Gaston, très gentil et qu’elle aime bien et qui a pleine confiance en elle. Et, tandis que les mariages réguliers des Champ-courtier et des d’Arnay-Lahutte vont aussi mal que possible, le faux ménage de Gaston et de Riquette nous donne l’exemple rafraîchissant de l’union parfaite, de la tendresse gentille et de la confiance réciproque. Et, par une suprême ironie, c’est la petite cabotine galante qui va raccommoder les ménages déplorables de tous ces gens du monde.

  • — Donnez-moi carte blanche, dit Riquette à Mme d’Arny-Lahutte, et je vous promets : 1e d’enlever votre mari à Mme Champcourtier, et 2me de vous le repasser intact.

Par quels moyens ?

Champcourtier est un imbécile très « sympathique », bon garçon, correct ; il a la sottise satisfaite, l’ineffable fatuité des hommes du monde qui le sont par profession, et avec cette particularité qu’il a la superstition de « son cercle », qu’en dehors de « son cercle » le monde n’existe pas pour lui, et qu’il fait des pièces pour le théâtre de « son cercle ».

Il est venu tout à l’heure, rougissant d’une orgueilleuse timidité, soumettre à Riquette sa dernière production : le Piston d’Hortense. « Cela ne ressemble pas, lui a-t-il dit, à ce que vous jouez tous les jours.. Non, c’est une pièce où, dès le premier mot, l’on reconnaît qu’elle a été pensée, qu’elle a été écrite par un homme du monde. » Et il a supplié Riquette de se charger du principal rôle.

  • — Ce que vous avez à faire est bien simple, dit Riquette à Mme d’Arnay-Lahutte. Annoncez à votre mari que vous voulez donner la comédie chez vous, que vous avez choisi Le Piston d’Hortense, de l’ami Champcourtier, et que vous m’avez donné rendez-vous tantôt pour la première répétition.

Sur quoi Riquette écrit au baron d’Arnay-Lahutte une déclaration d’amour.

Au second acte (je suis obligé d’aller vite, hélas ! et de laisser de côté mille détails exquis), le baron d’Arnay-Lahutte a reçu la déclaration de Riquette.

Il est radieux. Mais d’ailleurs cette bonne fortune ne l’étonne nullement. Ce d’Arnay-Lahutte appartient simplement au type commun de l’homme à femmes : nebulo vulgaris. Il est seulement un peu nigaud, — et assez agréablement cynique, comme il sied aujourd’hui, dans sa nigauderie. On cite ses mots. Un jour, sa mère, une antique farceuse, lui ayant confessé qu’il n’était point le fils du vieux d’Arnay-Lahutte, mais d’un certain comte Briquet :

« Ah ! ma mère, a répliqué le fils, que me dites-vous ? Moi qui croyais que mon père était le duc de Mora ! »

Avec des mines, des pudeurs, des audaces impayables, et en simulant « le coup de foudre » comme un ange, Riquette a bientôt fait perdre la tête au baron. « Hélas ! lui dit-elle, mon mal est sans remède, puisque vous aimez Mme Champcourtier.

  • — C’est vrai, répond d’Arnay-Lahutte ; mais comme mon amour pour elle est arrivé au plus haut point, il ne peut plus que diminuer. » Vous saisissez le ton.

Champcourtier, « l’auteur », est venu à la répétition, et il a amené sa femme. Bien étonnante aussi, cette petite Mme Champcourtier. Elle n’avait pas le sou, et son mari l’a épousée pour ses beaux yeux ; et c’est sans doute pourquoi elle le trompe à journée faite. Car, après tout, songez-y, elle continue à se donner aux hommes pour les mêmes raisons qu’elle s’est donnée à son mari. C’est on ne peut plus naturel. Mme Champcourtier est, d’ailleurs, une ennuyée, une agitée, une détraquée et une chercheuse d’émotions, — parce que c’est la mode. Bébête avec cela. Bref, une grue névropathe. Bonne fille, elle aussi, mais dans un autre sens que l’aimable Riquette. Elle est ravie de faire la connaissance de la comédienne. Elle se jette sur elle, l’appelle ma chère amie au bout de cinq minutes, veut avoir la même couturière que Riquette : « Nous ne nous quitterons plus ; nous serons deux inséparables, voulez-vous ? »…

Là-dessus, on se met à répéter. Le Piston d’Hortense commence par un peu de pantomime. Hortense, jeune ouvrière, aime un jeune cornet à piston. Ce cornet à piston est coureur. Pour l’empêcher de courir, elle a fermé la porte à clef et mis la clef dans sa poche. Le piston menace d’enfoncer la porte. Hortense exprime, par gestes, que s’il a le malheur de sortir, elle s’en ira de son côté « chahuter » au Moulin-Rouge. C’est ici que Réjane a reproduit les danses célèbres de Mlle La Goulue et de Mlle Grille-d’Egout. Avec quel art, avec quelle hardiesse mesurée, quelle grâce dans l’encanaillement, quelles torsions du buste, quelles invites des yeux baissés, quelles façons de relever les dentelles des jupons comme une guirlande, et d’adresser pudiquement à l’heureux Raoul d’Arnay-Lahutte, comme un décisif hommage, l’encensement effréné des deux fines jambes moulées en noir parmi l’écume des tulles et des batistes… si vous voulez le savoir, je ne puis que vous envoyer aux Variétés ; car ces choses dépassent tout à fait mes facultés descriptives…

Et j’ai oublié de vous dire que Réjane, auparavant, avait chanté, par gestes, la romance de Jenny l’ouvrière, et que cette mimique était si parfaite que, en vérité, on entendait la chanson.

Mais, pendant la répétition, Mme Champcourtier a remarqué que Raoul et Riquette échangeaient des signes mystérieux. Elle marque sa défiance par un jeu de physionomie. Raoul répond de la même façon.

La petite baronne, qui n’est pas tranquille, mime son inquiétude. Riquette la rassure par gestes. Et ainsi, tandis que Champcourtier, machinalement, tient le piano, les voilà tous les quatre qui, la pantomime finie, la continuent spontanément pour leur propre compte… La scène est étourdissante, et l’effet en a été prodigieux.

J’abrège avec douleur. Au dernier acte, nous sommes à Passy, rue des Bassins, dans un petit appartement loué par la cordiale et multiple Mme Berlandet, qui est manucure et marchande à la toilette, qui place des cigares et du champagne et qui, en outre, tient des garnis commodes pour rencontres avec femmes mariées.

C’est là que le baron a donné rendez-vous à sa maîtresse. Car, bien qu’il aime déjà Riquette, il aime encore un peu la petite Champcourtier. C’est l’avantage des passions peu violentes de pouvoir coexister dans un cœur sans trop le gêner. Et, voyez-vous, dans cette pièce-là, personne ne prend l’amour au tragique, oh ! non !

Mais Riquette a été informée de ce rendez-vous, et c’est elle qui s’y trouve la première. Arrive ensuite Mme Champcourtier. L’explication entre les deux femmes est exquise et d’une saveur perverse, par tout ce qu’elle suppose, surtout chez la femme du monde, de dépravation ennuyée et de « jemenfichisme » à la fois gentil et féroce. « Ma foi, je reste, dit la petite Champcourtier ; le baron choisira entre nous deux : voilà tout. — Sors, dit Riquette ; mais alors, je ferai du tapage. Remarquez que, moi, je n’ai rien à perdre. Tandis que vous, une femme mariée, une femme du monde… — Eh bien ! donc, j’aurai peut-être une émotion ; ça m’amusera… »

Oh ! qu’elle est vraie, la petite femme du monde à l’âme de fille ! Et si vous saviez combien on en rencontre aujourd’hui, de ces dignes sœurs des Paul Astier, des Lortigue, des « petits féroces » signalés par Alphonse Daudet ; de ces terribles poupées inassouvies, de ces petites bêtes de joie dont l’exaspération et l’affinement du système nerveux a fait des petites bêtes d’ennui et de tristesse et dont peut-être on n’avait point revu de si parfaits exemplaires depuis la décadence romaine et byzantine ; de ces gracieuses mondaines qui n’ont pas d’enfants ou qui les subissent ; idolâtres de leurs corps ; clientes enragées de toutes les bonnes faiseuses, — y compris les faiseuses d’anges ; éprises, dans ces derniers temps, des abominables courses de taureaux, et qui, si vous leur racontez qu’en Espagne c’est bien mieux et qu’on y rebouche le ventre aux chevaux étripés avec un bouchon de paille, vous répondent du ton le plus naturel (j’ai entendu ça) : « Oh ! que ce doit être emballant ! »

On frappe à la porte. Ce n’est pas d’Arnay-La-hutte : c’est Champcourtier. La bonne Riquette pousse Mme Champcourtier dans la chambre voisine. Mais, par malheur, la pelisse de la petite femme est restée sur le dos d’un canapé. Champcourtier reconnaît l’objet. Il ne peut plus garder le moindre doute. Et maintenant, cela l’ennuie. Il avait bien besoin de venir ! Il va être obligé de se battre avec le baron. Et sans doute, le baron le ménagera, car on ménage toujours le mari. Mais que ce sera donc ennuyeux, la rentrée au cercle, le sourire des valets de pied, la poignée de main des amis, et les : « ma pauvre vieille ! »… Voyons, est-ce qu’il ne devrait pas être entendu que, quand on est « du cercle », ces accidents-là ne vous atteignent pas ?… Bref, il est « très embêté ». Blessé au cœur ou indigné ? Nullement. Et cela est admirable. Meilhac a noté là, avec une précision qui serait implacable si rien pouvait être implacable chez Meilhac, l’impression toute spéciale que doit faire le « cocuaige » sur un clubman qui n’est que clubman, sur le clubman « en soi ».

Riquette paraît ; étonnement de Champcourtier. Elle lui explique que c’est elle qui attend le baron. « Et la pelisse de ma femme ? — C’est bien simple : Votre femme est jalouse ; elle a cru que c’était vous que j’attendais ; elle est venue pour nous surprendre. Et Riquette improvise toute une histoire, donne des détails. Tant et si bien que Champcourtier a ce mot sublime : « Ecoutez : je voudrais que tout ce que vous me dites là ne soit pas vrai, pour l’amour de l’art ! »

Champcourtier et sa femme raccommodés et partis, le baron arrive enfin. Il trouve donc Riquette au lieu de Mme Champcourtier. Mais il a bon caractère ; il admet la substitution. Il devient même si pressant que Riquette, qui a promis de le renvoyer intact, se demande si elle pourra tenir sa parole. Heureusement, elle a une inspiration. Elle se souvient à propos que le fameux comte Briquet dont le baron se vante d’être le fils, a laissé des enfants un peu partout. Et comme le baron vient de dire à Riquette que ce qui le charme surtout en elle c’est sa distinction : « Cette distinction, répond Riquette, me vient de mon père, le comte Briquet. — Le comte Briquet ? Mais alors, vous êtes ma sœur ! » Et le baron d’Arnay-Lahutte s’enfuit avec épouvante. Ce n’est pas que… Mais il faut bien en finir, n’est-ce pas ?

Elle est, cette comédie, une des plus caractéristiques de nos mœurs (j’entends chez les classes oisives) que j’aie vues depuis longtemps ; tout imprégnée du plus pur nihilisme moral, et avec cela, je ne sais comment, plus gaie, plus légère, plus aimable et même plus pénétrée d’indulgente douceur que je ne saurais dire.

J’ai loué comme j’ai pu Réjane mime et Réjane danseuse. Quant à Réjane comédienne… elle est simplement merveilleuse. Les nuances multiples de son rôle, les origines faubouriennes corrigées par le sang de l’honorable M. de L’Espinoy ; ce qu’ont ajouté à cela la vie de théâtre et la vie galante ; puis, parmi ce laisser-aller et ces vulgarités, la grâce d’une expérience malicieuse et d’un esprit de tous les diables, et, à travers la gentillesse un peu canaille des façons, la bonté réelle et la parfaite loyauté de l’excellente fille… Mlle Réjane a rendu tout cela avec une extrême justesse, et cependant sans minutie inutile, clairement, largement, avec un naturel, une franchise, une vérité, dont je ne sais, à l’heure qu’il est, aucune autre actrice capable, du moins à ce degré. Joignez-y le je ne sais quoi, le piment, le grain de poivre, ce qui fait que ce talent est expressément de Paris, et éminemment d’aujourd’hui. Réjane est, par excellence et de plus en plus, l’interprète-née de Meilhac. Cette comédienne a été mise au monde pour ce poète.

M. Baron est parfait de nigauderie sereine dans le rôle de l’homme du monde et de l’auteur-amateur. M. Raymond (d’Arnay-Lahutte) est agréable ; mais je ne pardonnerai jamais à M. Dupuis d’avoir refusé ce rôle. Mlle Lender m’a paru presque excellente dans le rôle de Mme Champcourtier, la petite dinde nihiliste. Mme Crosnier a été bonne, mais n’a peut-être pas été assez moderne dans celui de Mme Berlandet. Mlle Crouzet continue à être bien gentille. Et M. Cooper est charmant dans le rôle du petit homme de Riquette.

Théodore de Banville §

Socrate et sa femme, comédie en un acte, en vers, par M. Théodore de Banville7. §

J’aime surtout les vers, cette langue immortelle !
C’est peut-être un blasphème et je le dis tout bas,
Mais je l’aime à la rage ! Elle a cela pour elle,
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas…

Il faut croire que nous n’étions que des gens d’esprit l’autre soir, à la Comédie-Française, car je vous assure qu’on y a fait grand cas des vers de M. Théodore de Banville. C’étaient des « oh ! » et des « ah ! » de plaisir, un ravissement, un enchantement, une douce pâmoison, et ç’a été, finalement, une ovation enthousiaste.

Mais aussi, voilà des vers ! Non pas de ces vers qui sont « beaux comme de la prose » ; de ces pauvres petits vers de satire ou d’épître, avec des maximes, des proverbes, de petites finesses, de petites antithèses et des images « sobres », de ces vers pleins de bon sens et cependant plus maigres que des clous comme en ont fait au théâtre, même de nos jours, beaucoup d’auteurs respectables qui croyaient continuer Regnard et Molière et qui nous ont enfin inspiré le dégoût de la comédie rimée ; mais de vrais vers, des vers de poète lyrique, fleuris, épanouis, éclatants et déraisonnables, bruyants comme des trompettes, chatoyants comme des tapis d’Asie et parfumés comme des roses. Ces beaux vers insinuaient dans nos veines une volupté presque physique, mettaient une flamme dans les yeux humides et rendaient plus belles les femmes bien parées qui les écoutaient. Pendant une demi-heure, il a été évident pour tout le monde que la poésie est la seule chose ici-bas qui mérite qu’on s’en occupe, et que rien n’est plus sérieux ni plus auguste que ces séries égales de syllabes mélodieuses qui bercent, qui consolent, qui font rêver, et qu’on appelle des vers alexandrins.

Le canevas sur lequel M. de Banville a déroulé ses broderies est d’une adorable simplicité.

Socrate médite dans la cour de sa maison. Sa femme Xantippe l’appelle ; il n’entend pas, perdu dans sa rêverie. Xantippe se fâche et finit par l’accabler d’injures : — Vagabond ! Traître ! Bigame ! Sycophante ! — Ce n’est rien, c’est ma femme, dit Socrate avec douceur. Elle reprend sa diatribe : Socrate est un nigaud, il renvoie les présents qu’on lui offre ; au reste, il n’enseigne que des sottises. Le beau métier ! Mais retourne donc aux Pnyx ! Les badauds t’y attendent. Mais vas-y, vas-y donc ! Pourquoi n’y vas-tu pas ? — J’y vais, Xantippe, répond Socrate avec une douceur croissante.

Xantippe, restée seule, enrage ; il est donc dit que cet homme ne se fâchera jamais ! Ah ! s’il pouvait la battre ! Mais Socrate revient avec une bande d’auditeurs, Dracès, Eupolis, Antisthènes, et des femmes et des enfants. Ils sont tristes ; à l’extérieur, tout va mal ; la peste vient de ravager Athènes : — Laissons, disent-ils, à d’autres plus heureux les festins, les chansons, les arts, la poésie… Socrate relève les courages : Sparte rirait trop ! Restons Athéniens, aimons la beauté, c’est encore le meilleur moyen d’être grands. Ah ! les admirables vers ; et comme je voudrais tout citer !

N’empêchons pas chez nous la grâce de fleurir.
Rions, et soyons ceux qui veulent bien mourir…
………………………………………………………..
Lorsque l’invasion marchait dans nos chemins,
Affreuse, et que les dieux eux-mêmes étaient tristes,
Qui sut le mieux mourir parmi nous ? Les artistes,
Et plus d’un tomba, jeune et l’œil étincelant,
Dont une muse avait baisé le front sanglant !
Alors que Xerxès, fou de sa gloire emphatique,
Jetait des millions de guerriers sur l’Attique,
Quand l’Asie en fureur inondait tous nos champs,
Le peintre, le sculpteur, le poète aux doux chants,
Ô Pallas ! ont bien su combattre pour ta ville ;
Et ce fut un soldat fidèle, cet Eschyle,
Dont la tombe ne dit qu’un mot, selon ses vœux :
C’est qu’il fut bien connu du Mède aux longs cheveux.
Ah ! quand nous marcherons dans les noires mêlées,
Songeons dans notre esprit aux divins Propylées,
…………………………………………………………
Car Sophocle est vivant ! Euripide est vivant !
Et déjà le laurier d’Eschyle orne leurs têtes.
Allons donc au théâtre apprendre des poètes
Comment dans un pays grandi par les revers
Les belles actions renaissent des beaux vers…

Là-dessus, le bon Socrate offre à boire à ses hôtes. Xantippe survient qui renverse les cruches et la table et met tout le monde dehors. — Amis, dit Socrate, je vous ai offert ce que j’ai de mieux, mon meilleur vin et la vérité ; et de même

Je ne puis vous offrir que la femme que j’ai.

Il ne s’est pas fâché ! dit Xantippe exaspérée. Entre alors Myrrhine, une jolie femme qui vient avec le dessein d’injurier Socrate, parce que son mari la délaisse pour suivre les leçons du philosophe camard. — Ne te gêne pas, ma belle, dit Xantippe : crie ! tempête ! déchire à belles dents ! mords ! Quand il sera bien en colère, tu m’appelleras.

Socrate arrive au même moment. Rends-moi mon mari ! dit Myrrhine. C’est toi qui me l’as pris ! Mais il interroge doucement l’enfant méchante : — Restait-il près de toi, au commencement de votre mariage ? — Oh ! oui. — Et que faisais-tu ? — Je tâchais d’être belle. — Et quand il t’avait bien admirée, que lui disais-tu ? — Rien. — Ce n’est pas assez. Si tu veux le retenir auprès de toi, il faut lui montrer ton esprit et non pas seulement ton joli visage ; il faut chercher la sagesse avec lui et, après avoir orné ton corps, il faut parer ton âme. — Ah ! bon philosophe, s’écrie Myrrhine tout émue, il faut que je t’embrasse !

Mais Xantippe l’a vue : — Bon appétit, Myrrhine ! C’est cela, je serai votre porte-flambeau ! Et, folle de colère et de jalousie, elle veut battre la petite femme. Socrate la retient ; elle se trouve mal. Il appelle ; les voisins et les voisines accourent. Le bon Socrate croit sa femme morte ; il se lamente : après tout, elle avait des qualités : elle était fidèle, économe ; elle formait son mari à la patience et le rappelait sans cesse à la modestie. Et puis, que voulez-vous ? Il l’aimait. Xantippe, revenue de son évanouissement, a entendu ce dernier mot. Prise de remords, elle tend un bâton à Socrate : — Bats-moi ! Mais bats-moi donc ! je veux que tu me battes ! dit-elle en sanglotant. Et comme le philosophe s’y refuse obstinément, impatientée, elle lui donne un grand soufflet. Mais aussitôt, stupéfaite de sa propre action, elle tombe aux pieds de Socrate :

                                         Misérable !
Voilà que je retombe en mon égarement.
Ta Xantippe n’est rien que démence et tourment.
Hélas ! à quoi, taillée en une telle étoffe,
Peut-elle donc servir ?

Socrate la relevant et la prenant dans ses bras :

A faire un philosophe.

Le vieux poète a dû invoquer, avant d’écrire, les Charites aux belles ceintures, car son œuvre est charmante et rare. Grecque ? je ne sais : elle est pour nous mieux que cela encore. Des gens disaient en sortant : — Comme c’est grec ! Hein ! est-ce assez grec ? — Eh oui, sans doute ; il y a là des lauriers-roses et des abeilles ; le noble et enthousiaste discours de Socrate fait un peu songer à la triomphante oraison funèbre prononcée par Périclès au second livre de Thucydide ; sa façon d’interroger Myrrhine et de l’endoctriner par une sorte d’apologue, tout cela rappelle assez certains chapitres de Xénophon ; et enfin, mêlant tous les tons comme Aristophane, M. de Banville sait passer, avec une aisance de demi-dieu, de la poésie la plus haute à un comique de farce lyrique. Surtout on sent dans ses vers la joie et l’orgueil de vivre, l’amour des belles formes et des belles couleurs, la sérénité, la confiance en l’homme et cette fierté sublime qui gonfla le cœur d’Athènes après Salamine. Vous pouvez donc vous récrier que cette fantaisie est bien grecque, si cela vous fait plaisir. Mais, si vous y cherchez la philosophie de Socrate, vous y trouverez la métaphysique de Victor Hugo, qui est un peu moins précise :

Le corps, hideux et vil, subit tous les désastres ;
Mais l’âme suit le vol redoutable des astres,
Et, comme eux, plane aussi dans le ciel radieux ;
Comme un monstre effrayant et divin couvert d’yeux,
Elle vit dans la nuit et dans l’horreur sublime
Du chaos sombre et dans le néant de l’abîme.

Lorsque Socrate dit à Myrrhine :

Sois la terre fertile où passe le semeur,
Levant sa large main par le grain débordée,

on voit bien que le second vers est d’une grande beauté, et on serait assez embarrassé de dire s’il est grec ; mais lorsque Socrate ajoute :

Et de vous deux naîtra la moisson de l’idée,

il saute aux yeux que cette expression est de la langue de Victor Hugo, et non de la meilleure. — Voici des vers qui sont, si l’on y tient, d’une grâce antique :

Ô Myrrhine, dans Cypre, île de fleurs vêtue,
On vit un statuaire épris de sa statue ;
Mais, par bonheur, Cypris vint à passer par là,
Si bien que Galatée eut une âme et parla.
Sans quoi Pygmalion l’eut bien vite laissée.

Mais les vers qui viennent ensuite, et qui sont exquis, sont bien des vers d’à présent :

Ta robe est de couleurs charmantes nuancée ;
Mais on épouserait les roses des jardins,
Si les roses, pour nous oubliant leurs dédains,
Ouvraient pour nous ravir leurs corolles sacrées,
Et nous parlaient après qu’on les a respirées…

En résumé, vous trouverez, dans cette petite comédie, du Platon, de l’Aristophane, de l’André Chénier, du Victor Hugo, même du Molière ; mais heureusement et par-dessus tout, vous y trouverez du Banville. Ses personnages sont grecs à peu près comme le sont les dieux et les déesses des peintres de la Renaissance. C’est du grec flamboyant, du Xénophon empanaché. Ainsi les écrivains, vers la fin des littératures, imaginent des composés imprévus, et font de savoureux mélanges du moderne et de l’antique. Socrate, revenant parmi nous l’autre soir, aurait peut-être eu quelque peine à se reconnaître et à reconnaître Athènes ; mais il se serait gardé de nous avouer son hésitation, car il se serait trouvé décidément mieux comme cela, lui et sa ville. Et il aurait fait comme nous : il aurait applaudi de tout son cœur.

Au fond, c’est l’œuvre tout entière de M. de Banville que l’on a fêtée, et la personne même de l’écrivain. Et ce n’était que justice, car ce poète est bien une des figures les plus originales de ce siècle. Quel être paradoxal et invraisemblable, à l’heure de prose où nous sommes, dans ce monde de marchands et de politiciens, que ce vieux porte-lauriers, — vieux si l’on compte ses années de gloire, mais immortellement jeune comme les dieux — qui persiste à faire pour son plaisir des vers inutiles et souverainement beaux ; qui se promène dans la vie comme dans un rêve magnifique, et à qui la réalité, même contemporaine, n’apparaît qu’à travers des souvenirs de mythologie, des voiles éclatants et transparents qui la colorent et l’agrandissent ! Il y a je ne sais quoi d’irréel et d’hoffmannesque dans ce dernier croyant de la lyre, qui se nourrit de belles images et de beaux sons, comme les cigales sacrées se nourrissent de leur chant ; dans ce poète d’apothéoses dont le regard divinise tout ce qu’il effleure, et qui, portant un nez railleur dans un visage olympien, a inventé (ou peu s’en faut) cette ironie lyrique et hyperbolique que l’on connaît, et n’a point voulu d’autre arme pour se venger du monde réel : en sorte que cet enfant des dieux n’a jamais écrit une parole vraiment amère ni exprimé directement une laideur. Et comme c’est étrange de penser que nous avons au milieu de nous, sous un habit noir semblable aux nôtres, un poète aussi authentiquement « inspiré » que Pindare ou Simonide, une créature aussi particulière et aussi chimérique que feu Orphée ou feu Linus, un de ces hommes dont les anciens disaient que des abeilles avaient voltigé sur leurs bouches quand ils étaient au berceau !

Je suis bien heureux qu’on n’ait pas donné à une duègne le rôle de l’aigre Xantippe. C’est Mme Samary qui est la femme de Socrate. La fraîcheur, la rondeur, la mine appétissante de cette rieuse et délicieuse boulotte forment un contraste impayable avec le caractère du rôle dont elle est chargée, et c’est bien plus amusant ainsi. Puis elle a mis une belle robe toute rouge et a relevé sur sa tête ses cheveux blonds en forme de casque ; on songe à ces poulettes de Cochin chine, si divertissantes à voir parce qu’elles sont très mignonnes avec des airs extrêmement belliqueux. Et elle pousse des cris aigus, elle enfle ses joues fraîches, elle roule en agitant ses bras potelés : c’est une tempête rosée ! J’attendais toujours que Socrate l’appelât : Mon bébé. Ah ! elle n’a pas contribué, celle-là, à donner à la pièce de Banville l’air d’une chose grecque ! Notez que je ne m’en plains pas, au moins.

Coquelin a très habilement composé le rôle de Socrate ! il nous a bien montré le philosophe grec tel qu’on peut se le figurer : non point un professeur solennel, mais un causeur de beaucoup d’esprit, de grâce et de bonhomie. Il y a surtout une difficulté dont il s’est très heureusement tiré. Le poète a mis dans la bouche de son Socrate beaucoup de vers très fleuris ou très sonores qu’on pouvait être tenté de déclamer avec un peu d’emphase ; sauf le discours sur Athènes, qui devait être, en effet, jeté à pleine voix, M. Coquelin a dit tout le rôle avec modestie et simplicité, et a rapproché autant qu’il a pu le Socrate un peu lyrique de M. de Banville du Socrate familier de Xénophon.

Le Forgeron, scènes héroïques, par M. Théodore de Banville. §

L’Amour, le premier des Dieux, fils du Chaos et de la Nuit, frère de Prométhée, frère des Titans amis des hommes, a soulevé la montagne sous laquelle Jupiter, le Dieu usurpateur, l’égoïste Olympien, croyait l’avoir écrasé. Il a semé sur la mer le sang qui ruisselait de ses blessures, et, de cette écume rouge, Vénus est née. Elle entre dans l’Olympe, conduite par Mercure. La Titane est si belle que Jupiter l’épargne, mais à condition qu’elle prendra un mari.

Bacchus et Apollon lui font d’abord leur cour. « Prends-moi, dit Bacchus ; j’eusse été digne d’être un Titan. Je me suis offert en sacrifice pour les hommes et je les abreuve de mon sang divin. Je leur ai versé l’oubli, le courage et la joie. Et j’ai la coupe ciselée par Vulcain. »

« Prends-moi, dit Apollon ; j’apporte la lumière aux hommes, je tue les dragons et les hydres avec mes flèches d’or. Et j’ai la lyre qui a dompté les loups, bâti les villes et changé en peuples les troupeaux humains. J’ai la lyre, façonnée par Vulcain. » « Ne te marie pas, reprend Diane. Fais comme moi. J’ai l’ivresse de la chasse et des courses dans les forêts. Et j’ai l’arc, œuvre de Vulcain. » Et Pallas : « Fais comme moi, déesse. Reste fille. J’ai l’ivresse de la bataille ; et, contre les javelots, j’ai ma cuirasse, forgée par Vulcain. »

Mais Jupiter lui-même se met sur les rangs. « J’ai eu des épouses plus nombreuses que les vagues ; mais prends-moi, Vénus, et je t’aimerai seule. Je suis le roi, le vainqueur des anciens Dieux, et j’ai la foudre, fabriquée par Vulcain. »

« Quel est donc ce Vulcain dont ils parlent tous ? se demande Vénus pensive. Quel est ce Dieu hardi, maître et vainqueur du feu ? » Et elle prie Mercure de la conduire chez le forgeron.

« Ô Vénus, dit Vulcain, je suis boiteux et je suis laid, mais tu verras que ma pensée est belle. Je suis le grand ouvrier. J’ai eu pitié de Prométhée ; j’aime les hommes et je leur ai enseigné les métiers et les arts. Et, pour toi, je viens d’inventer les joyaux. » Et les Grâces attachent au front de Vénus, à son cou, à ses oreilles, à ses bras, à ses doigts, à ses flancs, le diadème, les colliers, les pendants d’oreille, les bracelets, les bagues et l’immortelle ceinture. Et Jupiter descend et demande à la déesse : « Qui prends-tu pour mari ? » Et Vénus répond : « Le forgeron. »

Je vous prie de n’entendre point malice à ce dénouement. Il ne signifie pas que la femme choisira toujours — ou du moins choisira d’abord — l’amoureux qui lui donne le plus de bijoux ; et l’industrieux Vulcain n’est nullement ici le représentant des rastaquouères ambrés aux favoris de cirage et aux plastrons étoilés de diamants. Vulcain, c’est le Travail humain épousant l’Idéal qui le sollicite et le rend fécond. Vénus, étant la beauté, est la bonté. L’hymen de cette fille de l’Amour, douce et pitoyable aux hommes, avec le Dieu qui nous aime, avec le Dieu le plus intelligent et le plus proche de nous, c’est comme un Mystère joyeux et triomphant, une Rédemption païenne, la rédemption de l’humanité par la révélation du Beau… Et ce que le symbole peut garder d’incertitude et de demi-obscurité ne fait que le rendre plus charmant en permettant au Rêve de se jouer autour…

Ce poème est un enchantement. Certaines pages sont de l’Hésiode flamboyant ; d’autres font songer aux grâces de l’Anthologie, et vous y trouverez enfin, parmi les splendeurs et parmi les mignardises, d’élégants lazzi dignes de la comédie italienne. Je ne connais rien de plus largement éployé ni de plus fleuri que les vers de M. Théodore de Banville. Notez ceci, qui n’a l’air de rien : il fait des vers qui ne ressemblent jamais à de la prose. Il est un des rares poètes qui se soient créé une langue constamment poétique. Il n’emploie que de beaux mots et les embellit encore par la façon dont il les enchaîne.

Je n’ai rien cité du Forgeron, parce que, chez M. de Banville, peu de vers et même peu de pages peuvent se détacher : c’est un tissu continu et abondant d’images, une nappe, un flot ininterrompu de belles mélodies, tout cela un peu monotone, mais à la façon du printemps divin ou du splendide été.

M. Théodore de Banville est trois fois opulent et luxuriant : comme un Grec d’Alexandrie, comme un sonnettiste de la Renaissance et comme un poète romantique. Et il mêle à cette opulence l’esprit d’un Parisien d’aujourd’hui. Mais surtout il a, au plus haut point, l’allégresse lyrique, une sorte d’ivresse innocente et ravie. Par-là, il est l’égal des plus grands. Ce rimeur si savant fait songer aux poètes involontaires des toutes jeunes civilisations. Il divinise tout ce qu’il regarde. Il se promène dans la vie comme dans un rêve magnifique, et la réalité, même contemporaine, ne lui apparaît qu’à travers des souvenirs de mythologie, des voiles éclatants et transparents qui la colorent et l’agrandissent. Sa poésie est somptueuse et bienfaisante.

Et, après ses vers, lisez ses contes du Gil Blas. Ils sont merveilleux d’outrance et d’ironie lyrique. Tous les personnages y ont du génie, jusqu’aux femmes de chambre et aux notaires. Un déjeuner dans un atelier, avec une côtelette et des fruits, y revêt la beauté d’un festin d’Homère ou d’un goûter de Théocrite. Tout le vieux personnel des romans de Balzac y prend des airs d’assemblée olympienne. Ce poète a des histoires de poètes indigents et de courtisanes amoureuses qui sont des contes bleus adorables, — et grandioses…

Son Forgeron est donc une variante ingénieuse et superbe de la légende de Vulcain ; je me disais, en le lisant : « Ô la chère mythologie grecque qui se prête à tout, et que les poètes pourront éternellement pétrir et façonner à l’image de leurs rêves, tantôt gracieux et tantôt sublimes ! » Et je me rappelais une petite comédie mythologique du siècle dernier, d’un tout autre ton, que je n’ai pas eu le temps de vous conter à propos de Psyché, mais que je veux vous dire aujourd’hui, parce qu’elle est jolie et qu’on ne la connaît point. Elle est de Dancourt et s’appelle Céphale et Procris. Ce ne sont point de « ces grands vers pompeux », mais c’est de la poésie du xviiie siècle, fine, élégante et gaie.

Voici : l’Aurore a enlevé Céphale dont elle est amoureuse. Céphale est nouvellement marié et aime sa jeune femme Procris. Mais cela n’arrête point la Déesse, comme l’explique un valet philosophe :

Peut-être elle ressent quelque petite honte
A débaucher ainsi, dans l’ardeur qui la dompte,
Un nouveau marié ? Cela n’est pas trop bien
                          Dans le fond ; mais, au bout du compte,
                          On n’est pas Déesse pour rien.
                          Chez les mortels, à des bornes étroites
La morale restreint ; mais les Dieux ont leurs droits,
                          Et la sévérité des lois
N’est pas pour ceux qui les ont faites.

Céphale résiste d’abord assez bien à la Déesse. Tandis que, provocante et un peu émue, elle lui déclare sa tendresse, il se confond en respects et lui promet des temples :

Céphale, quels discours ! quelles promesses vaines !
Vous me parlez d’encens, je vous parle d’amour !

Cependant, Procris se désole, à ce que raconte Mercure :

                          Une jeune prude d’Athènes,
Que depuis peu de temps l’hymen tient eu ses chaînes,
Et qui se targue fort d’une austère vertu,
Fait un vacarme affreux pour un mari perdu.

Procris, en quête de son époux, est arrivée dans le royaume de l’Aurore. Il est temps, car Céphale commence à chanceler :

En cédant à l’amour, quel blâme je m’attire !
                          Que ferai-je penser de moi ?
                          Et d’un pareil manque de foi ;
                          Dans la Grèce, que va-t-on dire ?

Philacte.

Ce n’est donc plus que sur ce qu’on dira,
Seigneur, qu’à présent vous en êtes ?

Il lui reste pourtant de sérieux scrupules, et voici de quoi s’avise l’Aurore pour les lever :

Procris croit retrouver Céphale dans ces lieux ;
Sous des traits différents, qu’il paraisse à ses yeux !

Elle change donc la figure de Céphale. Si, ainsi transformé, il se fait aimer de Procris, il n’aura aucune raison d’être plus constant que sa femme ni de repousser l’Aurore.

Céphale.

Si, sous ces traits nouveaux, je venais à lui plaire ?

Philacte.

Le grand malheur ! Vous la planterez là,
Et l’Aurore pour vous sera
Le pis-aller de cette affaire.

Céphale.

Et si je fais d’inutiles efforts ?

Philacte.

Oh ! l’embarras pour vous sera plus grand alors !

Mais, comme dit Philacte, un peu après,

La princesse Procris, ou je m’y connais mal,
Ne sera pas inconsolable,
Et, sous de nouveaux trails, devenu plus aimable,
Céphale est pour lui-même un dangereux rival.

Tout se passe comme l’Aurore et Philacte l’ont prévu. Les scènes où Céphale, sous un visage d’emprunt, parvient à séduire sa propre femme, sont menées avec beaucoup d’art ; l’évolution se fait par un mouvement insensible, par des gradations d’une délicatesse qu’avouerait Marivaux. Je ne sais, mais peut-être le dénouement serait-il plus piquant et plus vrai si Céphale, en séduisant sa femme, au lieu de se détacher d’elle, lui revenait par la jalousie, et plantait là l’Aurore.

Comme dans Amphitryon, parallèlement à la comédie des maîtres se déroule celle des valets. Même scène entre Philacte, confident de Céphale, sa femme Dione et Callitée, suivante de l’Aurore, qu’entre les trois autres ; mais ici, point de scrupules aristocratiques ni d’hésitations décentes ; on y va rondement et non sans gouailleries. C’est comme l’accompagnement ironique de la romance de Don Juan. Ecoutez Dione :

Mon mari s’est perdu, dit-on, avec le vôtre ;
                          Est-ce lui que je viens chercher ?
Et, pour le retrouver, ai-je fait afficher ?
………………………………………………
Mon cœur est droit, mes intentions pures.
                          Mon mari part sans m’en parler,
                          Il faut bien le laisser aller ;
                          N’est-il pas maître du ménage ?
                          Suis-je en droit de le retenir ?
Mais, s’il lui prend un jour en gré de revenir,
                          Je serai peut-être en voyage.

Un jour que le Théâtre-Français ou l’Odéon seraient de loisir, je serais charmé qu’ils nous rendissent cette aimable fantaisie.

François Coppée §

Comédie française : Le Passant, comédie en un acte, en vers, de M. François Coppée. §

La Comédie-Française nous a rendu le Passant, de M. François Coppée. C’est une fantaisie charmante. Est-elle toujours jeune ? Je ne sais, mais, du moins, on sent encore qu’elle a été extrêmement jeune. C’est presque aussi honorable pour le poète, et c’est tout aussi intéressant.

Le Passant, c’est « le petit acte en vers » par excellence. Depuis, de bons jeunes gens en ont fait des milliers ; mais le Passant est resté le type du genre. Il a une valeur de document historique. Il résume et représente, avec beaucoup d’exactitude, l’espèce particulière de poésie et de rêve qui plaisait à la jeunesse il y a vingt ans, à l’époque du romantisme finissant. Et, à cause de cela, le Passant ne passera pas, encore qu’il soit, par endroits, un peu passé.

Les formes conventionnelles du rêve varient avec les âges. Ce qui paraissait le plus exquisement poétique, c’était, au xviiie siècle, un prince ou une princesse de l’antiquité telle qu’on l’entendait alors. C’était, au siècle dernier, un berger ou une bergère, ou bien un Inca et une jeune Indienne. Et, vers le milieu du nôtre, ç’a été un adolescent à maillot et à guitare, et une courtisane sentimentale et chaste, — toujours italienne, et généralement florentine.

Notez que les personnages du Passant sont aussi étrangement éloignés de la réalité que les Cyrus ou les Clélie du temps de Louis XIV, ou que les Annette et les Lubin du temps de Louis XV. Cela est à remarquer : toute forme du rêve destinée à devenir populaire ; — en d’autres termes, le rêve bourgeois ou, si vous préférez, le romanesque, — est toujours à cent lieues du monde réel. Et c’est à cela, comme je vous l’ai déjà dit une fois, qu’on peut, à la rigueur, distinguer le romanesque de la poésie : car celle-ci a toujours pour âme la Vérité.

Prenez Zanetto. Il est effroyablement irréel. C’est un garçon de seize ans, et il est d’une grâce et d’une gentillesse accomplies. Or, regardez autour de vous. Seize ans, c’est l’âge ingrat, l’âge où on est laid, où on est gauche, où la voix mue, où la barbe commence à pousser inégalement, où les traits ont quelque chose d’imparfait et de transitoire. — Et que fait Zanetto ? Comment vit-il ? Ecoutez :

Depuis l’enfance, étant d’un naturel nomade,
Je voyage. Ma vie est une promenade.
Je crois n’avoir jamais dormi trois jours entiers
Sous un toit ; et je vis de vingt petits métiers
Dont on n’a pas besoin. Mais pour être sincère,
L’inutile, ici-bas, c’est le plus nécessaire.
Je sais faire glisser un bateau sur le lac,
Et, pour placer la courbe exquise d’un hamac,
Choisir dans le jardin les branches les plus souples.
Je sais conduire aussi les lévriers par couples
Et dompter un cheval rétif. Je sais encor
Jongler dans un sonnet avec la rime d’or,
Et suis, de plus, mérite assurément très rare,
Eleveur de faucons et maître de guitare.

Cet adolescent, dont un des métiers consiste à placer les hamacs dans les jardins ( ! ) nous raconte, en outre, qu’il dîne souvent de noisettes ; que, quand il pleut, il se met à l’abri sous les arbres ; « qu’il sort, ruisselant, de la forêt mouillée », et que cela lui est égal, et que cela même est délicieux. Il paraît que c’est là la plus belle vie et la plus « poétique » qu’on puisse concevoir… Sentez-vous ce qu’il y a d’audacieusement « convenu » dans cette fantaisie ? Essayez un peu de vous figurer cet étonnant jeune homme, de vous le figurer en chair et en os. Horreur ! vous verrez surgir le pifferaro, l’exotique voyou à longs cheveux, type Renaissance (tenez-moi ! ) qui joue de la harpe ou du violon devant les cafés ; et, par-delà, le Chanteur florentin du Luxembourg ; et, par-delà encore, d’innombrables dessus de pendules bourgeoises, et, sur tout cela, « le Travesti », le travesti de théâtre, cette chose infâme et contre nature… Tout ça, c’est la faute à l’Italie, l’Italie des romantiques, la bella Italia de M. Perrichon, qui est absolument la même. On ne saura jamais toutes les sottises qu’elle nous a fait écrire, ni tous les songes saugrenus qu’elle nous a suggérés.

Et Silvia ? Qu’est-ce que Silvia ? Une courtisane. Nous savons avec quelque précision ce que c’est qu’une courtisane. Or, écoutez celle-ci :

L’aventurier toscan, alourdi de butin,
Vient jeter à mes pieds les anneaux et les chaînes,
L’orgueilleux podestat et l’argentier de Gênes
Luttent à qui pourra troubler mes yeux sereins
En ouvrant devant eux la splendeur des écrins.
Mais nul ne m’a causé même de la surprise.
Ah ! c’est que je les hais, comme je les méprise,
Tous ces hommes au cœur aisément contenté,
Dont le désir me veut moins que la vanité.

Je prends ma tête dans mes mains. Elle hait ses amants ; soit, je le comprends ; mais pourquoi diable les méprise-t-elle ? Quelle raison peut-elle bien avoir de mépriser les hommes dont elle vit, dont elle reçoit les cadeaux et auxquels elle se donne pour leur argent ? Elle s’ennuie, j’y consens. Mais, de plus, elle souffre. Elle souffre de ne pas aimer, et elle prétend que nous la plaignions à cause de cela. Eh bien ! qu’elle aime ! qui l’en empêche ? — Mais elle ne trouve pas qui aimer. — Alors, ce n’est pas vrai qu’elle souffre. On ne peut pas souffrir de ne pas aimer à moins d’avoir trouvé qui l’on aimerait, de se figurer comment on l’aimerait, et, par conséquent à moins d’aimer déjà ; et, si l’on aime déjà, on ne souffre plus de ne pas aimer. C’est un peu l’histoire des épinards… Or, cette bonne courtisane en quête d’un petit amant de cœur rencontre un jeune vagabond, joli et tendre, et qui ne demanderait pas mieux que de jouer ce rôle ; elle sent remuer dans son cœur quelque chose pour lui… et elle se détourne de ce jeune poseur de hamacs, et elle le renvoie pour ne pas le souiller, et parce qu’elle est, nous dit-elle, une femme fatale. Et, certes, c’est gentil, et l’on trouve parfois chez les filles, les filles les plus perdues, ces réveils de pudeur et ces respects subits de l’innocence. Mais cela leur vient un peu plus simplement, — quand cela leur vient, — si cela leur vient jamais (car la règle, ici, c’est l’aventure de Nana et de Zizi). Nous reconnaissons en vous, aimable et artificielle Silvia, une petite fille de Marion Delorme. Ce que vous représentez, c’est l’idéal populaire de cinquante années de poésie. Oui c’est ainsi ; pendant toute une période de notre littérature, les types humains les plus « distingués » aux yeux de la foule ont été celui du jeune Florentin à toque ou du lazzarone napolitain, qui est aussi « le Poète » ou celui du révolté en pourpoint de velours noir, marqué d’un signe et poursuivi par la destinée, ou enfin celui de la courtisane à torsades de perles, mélancolique, amoureuse, fière, vertueuse et pudique, et nonobstant, fatale à ceux qui l’aiment !

Tout cela est vrai, peut-être ; mais je relis le Passant, et il est également vrai que la forme en est restée élégante et fraîche ; que ces vers sont à la fois adroits et naïfs et que, si l’on écoute gazouiller, se plaindre Zanetto et Silvia, sans trop se soucier de ce qu’ils disent, la chanson qu’ils chantent est toujours bien jolie. Beaucoup de ces vers si bien faits ont en même temps la grâce de la première inspiration, la beauté du diable :

Tandis que vous parliez avec tant de douceur,
Tout à coup j’ai rêvé vaguement d’une sœur…
…………………………………………………
Eh bien ! à votre doux conseil je m’abandonne,
Alors qu’on est si belle, on doit être si bonne !
Voulez-vous essayer, Madame, s’il vous plaît,
De garder près de vous le petit roitelet
Et de le transformer en oiseau de volière ?
Tenez : je quitterais ma vie irrégulière,
Et je vivrais ici, n’ayant d’autre dessein
Que de passer le jour assis sur un coussin,
A vos pieds, vous faisant trouver les heures brèves,
Et berçant de chansons fugitives vos rêves.

Mlle Brandès est un peu bien tragique dans le rôle de Silvia. Comment peut-on avoir le jeu et la diction si rudes avec ces jolis yeux chinois ? Oui, beaucoup de tempérament ; mais assouplissons, Mademoiselle, assouplissons ! Mlle Ludwig, un Zanetto un peu potelé, est très gaie, très vive, très gracieuse. Et elle a une voix charmante, une ’voix pure, légère, cristalline. Cela est beaucoup :

Tout cède au charme de la voix,

dit Théodore de Banville dans le refrain d’une de ses ballades.

Odéon : Les Jacobites, de M. François Coppée. §

« A Porel, directeur de l’Odéon, au fraternel ami qui m’a aidé, avec tant de courage et de désintéressement, à défendre la poésie au théâtre, et à Mlle Weber, en qui je salue l’aurore d’un grand talent, je dédie ce drame. »

Telle est la dédicace inscrite, par M. Coppée, en tête des Jacobites. Elle m’a ému et piqué d’honneur. Je veux défendre, moi aussi, la « poésie au théâtre », entendez les Jacobites, bien qu’ils se défendent assez eux-mêmes, et que ce soit pour une œuvre un certificat de vie que d’être discutée. Et j’aurai, quoique indigne, le plaisir d’être l’allié de Mlle Weber, qui est plus charmante qu’on ne peut dire, et qui, elle, pour défendre victorieusement la poésie, n’a eu qu’à se montrer.

Voici d’abord le résumé de l’action :

Nous sommes en Ecosse ; le prétendant Charles-Édouard vient de débarquer. Le vieux lord Fingall, poussé par sa jeune et jolie femme Dora, s’est rallié au prince ; mais ses tenanciers sont peu disposés à le suivre. Angus, un mendiant aveugle, qui a perdu ses quatre fils pour la défense des rois légitimes, une espèce de vieillard épique à la parole abondante et grandiose, harangue les hésitants, leur fait honte, les entraîne… Ce mendiant a pour Antigone sa petite fille, Marie. Elle a vu débarquer le prétendant, il l’a baisée au front et elle a conçu pour lui un amour enthousiaste et religieux. Charles-Édouard apparaît enfin, jeune, brillant, fringant, sentant son Versailles, parmi ces rudes montagnards. On l’acclame, et en guerre !

Nous voici dans le camp du prince. Il vient de remporter quelques petites victoires. Il a dans son état-major, parmi d’autres nobles dames, lady Dora qui a voulu suivre son vieux mari et pour qui cette guerre est un amusement de haut goût. La jolie amazone est devenue la maîtresse du prince. Ils se rencontrent, la nuit, dans une maison écartée. Mais quelques chefs de clan de vertu puritaine et farouche et qui veillent sur la moralité de Charles-Édouard ont découvert ces mystérieux rendez-vous. Ils veulent savoir quelle est la maîtresse du prince, ils iront la surprendre après le départ de son amant ; et, si cette malheureuse est la femme de quelque chef, ils quitteront farinée du prétendant. Ils décident lord Fingall à les accompagner dans cette belle expédition.

Marie a tout entendu. Elle sait qu’ils trouveront lady Fingall dans la maison criminelle, et elle hait cette femme dont elle est jalouse sans le savoir. N’importe, elle la sauvera pour conserver des défenseurs à la bonne cause. Elle va l’avertir de ce qui se passe. Mais nulle issue pour fuir. Marie se dévouera donc jusqu’au bout et, quand les justiciers ont enfoncé la porte, c’est elle qui se présente. « Bah ! disent les maris, ce n’est qu’une fille, cela ne nous regarde pas ». Car ces hommes austères permettent les filles à leur roi. Ils vont se retirer, quand arrive Angus, qu’ils avaient convoqué pour cette cérémonie. « Laissons-la, disent-ils à l’aveugle, ce n’est qu’une fille du « peuple. — Le déshonneur est-il moindre ? » dit l’entêté vieillard. Il veut savoir quelle est cette femme, il l’interroge, il lui parle doucement : elle ne répond pas. Ce silence est bien étrange : on lui cache quelque chose. Il faut que cette fille soit plus coupable qu’on ne dit… L’aveugle éclate, il va la maudire… « Grand-père ! » s’écrie la pauvre enfant. Vous devinez le désespoir de l’aïeul… Enfin les autres se retirent. Dès qu’elle est seule avec Angus : « Grand-père, j’ai menti ! » dit Marie. Je vous assure qu’à ce moment-là, personne ne songeait dans la salle qu’il fût besoin de défendre la poésie au théâtre. Lady Dora sort de sa cachette, très confuse et très repentante ; elle va se battre pour de bon et elle espère bien se faire tuer dans peu.

Lorsque s’ouvre le quatrième acte, l’armée jacobite est vaincue, le prince et ses partisans en fuite ; les Anglais battent le pays en faisant la chasse à l’homme. Lord Fingall, dont la tête est mise à prix, se cache dans la pauvre maison du fidèle Duncan, un de ses tenanciers. Dora est morte, comme elle l’avait dit ; il la pleure et la vénère, car il n’a rien su… Mais on entend des coups de fusil dans la plaine ; un homme, un proscrit, entre en demandant asile. Le bon Duncan et sa femme reconnaissent le prince et le conduisent à leur meilleure chambre… Cependant, lord Fingall apprend, par un hasard dont le détail importe peu, que sa femme a été la maîtresse du prétendant. Et cet homme est là, à sa discrétion… Le vieux lord empoigne une hache… Mais le prince est son hôte et un hôte est sacré. Et quand arrivent les sicaires (car ils ont vu Charles entrer dans la maison), c’est lord Fingall qui se livre à eux, pour en finir.

Au cinquième acte, le roi fugitif erre au bord de la mer, dans une déchirure de la falaise, en attendant le vaisseau ami qui doit le prendre. Il rencontre là le vieil Angus. Le roi, ayant faim, demande l’aumône au mendiant. Il retrouve aussi Marie malade et mourante et se rembarque enfin, longtemps suivi des yeux par la jeune fille à qui il a donné le dernier baiser sur la terre d’Ecosse comme il lui avait donné jadis le premier, et qui meurt, dans les bras de l’aïeul, du départ de son roi.

« Voyre mais », dit Panurge et répètent ses moutons, tout cela c’est de la poésie et c’en est beaucoup à la fois et plus que le théâtre n’en supporte. Il y a aussi trop de patrie là-dedans. Le patriotisme est un beau sentiment, mais dont la forme est aisément banale, et qui nous laisse froids, surtout à la scène, à moins d’entrer en lutte avec quelque autre passion ; et il n’y entre ici qu’au troisième acte : c’est trop tard. Et puis, l’Écosse est bien défraîchie depuis la Dame Blanche. Trop de plaids, trop de jambes nues ; passe si c’étaient des jambes de femmes ! Trop de pibrocks, trop de claymores, trop de « tagnards ».

« Ce vieux burgrave d’Angus est bien monotone : pourquoi a-t-on laissé ce maniaque s’évader du théâtre de Victor Hugo ? Est-ce que le jeune idiot du quatrième acte ne vous a pas agacé ? Il y en avait déjà un dans l’Arlésienne (comme aussi un vieux marmiteux phraseur à barbe de Père Éternel). Apparemment, l’Odéon a fait vœu de ne plus donner de pièce où il n’y ait au moins un idiot, pour nous faire croire que les autres personnages ne le sont pas. Mais nous ne nous y laissons pas prendre. Ces highlanders qui pénètrent dans les maisons pour châtier les femmes adultères sont des gens bien mal élevés ; et cette petite lady Dora qui, après son retour à la vertu, garde à son cou le médaillon qui contient le portrait de son amant et un de ses billets doux, est une personne bien inconséquente. Lord Fingall n’est qu’un revenant : nous l’avons déjà vu sauver Hernani parce qu’il est son hôte. Le sacrifice de Marie ne vous rappelle-t-il pas vaguement celui de Blanche dans le Roi s’amuse ? Charles-Édouard séduit la femme de son plus fidèle serviteur, tout comme Christian d’Illyrie dans les Rois en exil. Et puis, qui ne voit que l’action est double ? Nous avons, d’une part, l’entreprise malheureuse d’un roi proscrit qui veut reconquérir le trône et d’un peuple qui veut reconquérir son souverain légitime, c’est-à-dire un drame historique et patriotique ; et, d’un autre côté, le drame des amours de Charles-Édouard. Le premier drame, direz-vous, n’est là que pour servir de cadre à l’autre. Alors, le cadre est démesuré et opprime le tableau. Sur cinq actes, nous n’en voyons qu’un et demi qui soit un peu dramatique. Et, encore une fois, il y a là trop de poésie pour nous. On y voit jusqu’à des fleurs et à des oiseaux ! M. Coppée nomme huit espèces d’oiseaux, de quoi monter une cage : c’est un chroniqueur qui en fait le calcul. Huit oiseaux en deux mille vers ! N’est-ce pas un excès tout à fait condamnable ? Trop de lyrisme, trop d’images, trop de beaux vers ! Il y en a partout ; ils se déroulent sans interruption, en monologues et en tirades ; il y en a tant qu’ils empêchent de voir le drame comme les arbres empêchent de voir la forêt. Pauvre Coppée ! C’est dommage, car nous l’aimons tendrement. Ah ! le Reliquaire ! ah ! le Passant ! voilà qui est exquis ! Mais comment voulez-vous qu’un poète qui a fait tant de petits chefs-d’œuvre fasse un bon drame ? Cela est impossible, cela est contre nature. Aussi, il ne le fera pas ! Jamais ! Jamais ! Nous le lui défendons. Nous l’aimons tant ! »

Voilà ce qu’on a dit ou insinué à propos des Jacobites, et je crois n’avoir oublié ni une objection, ni une méchanceté. Il se peut même que j’en aie ajouté, par jeu. Et après ? Vous avez pu voir que la plupart étaient négligeables. Il faut d’abord laisser de côté les critiques qui portent sur certaines invraisemblances de l’action ; car on y peut toujours répondre, et il n’y a pas une pièce de théâtre au monde qui ne prête à des critiques de ce genre. Quant aux réminiscences de Hugo, qui ne sont ni si nombreuses, ni si évidentes qu’on l’a dit, pourquoi nous choqueraient-elles ? C’est se moquer des gens que de rapprocher le troisième acte des Jacobites du quatrième acte du Roi s’amuse, sous prétexte qu’ici et là une jeune fille aime un roi et se dévoue pour lui ; car les deux situations sont d’ailleurs aussi différentes que possible. Et M. Coppée n’avait assurément pas besoin que le roman de Daudet lui suggérât cette idée fort simple, de rendre un roi amoureux de la femme d’un de ses serviteurs. Ceux qui s’arrêtent à ces chicanes se font une singulière idée de l’invention dramatique.

Mais j’arrive à l’objection la plus sérieuse, ou la plus pédante : « La pièce manque d’unité. » Il me semble, au contraire, que les deux actions qu’on y veut découvrir (l’insurrection écossaise et les amours du prince) sont très étroitement liées entre elles et que M. Coppée n’a pas dû les concevoir, comme on le dit, l’une après l’autre, mais toutes deux ensemble. Le dernier mot du drame : « Fidèle ! » nous en révèle l’idée génératrice. Voici, je pense, comment l’œuvre a dû se construire dans l’esprit du poète. Un jour, en rêvant ou en feuilletant les livres, M. Coppée a été frappé de la beauté du sentiment qui a quelquefois attaché les peuples à leur roi : sentiment profond, irraisonné, mystique, et de la même nature que la foi religieuse. Mais cette fidélité paraîtra plus éclatante si le roi est exilé et malheureux, si ses sujets ne l’ont jamais vu, s’il n’a ni leurs mœurs, ni leur esprit, ni leur costume, s’il est aussi affiné et aussi frivole qu’ils sont naïfs et sérieux. Justement ces conditions se rencontraient dans l’aventure du prince Charles-Édouard. Chose intéressante au plus haut point que ce dévouement de chefs de clan puritains et de paysans à demi sauvages à ce beau fils élégant et poudré, formé aux belles manières de France, de ces ours austères à cet oiseau sans cervelle ! Cette fidélité de la vieille terre écossaise, nous l’incarnerons d’abord dans un vieillard d’allure épique, dans un mendiant-prophète, qui formera le plus violent contraste avec le joli petit roi, puis dans une jeune fille qui représentera la foi naïve du peuple, et dans un vieux seigneur qui représentera le loyalisme de la noblesse. Il ne s’agit plus maintenant que d’imaginer les actes de dévouement par où cette fidélité s’élèvera jusqu’à l’héroïsme.

Quels sont donc les sacrifices qui doivent le plus coûter à la vierge et au vieux lord ? M. Coppée les a trouvés : Marie sacrifie à la cause du roi son honneur de jeune fille, et lord Fingall la vengeance de son honneur conjugal. Voyez comme, avec un peu de bonne volonté, tout s’enchaîne et tout se justifie. Ainsi s’explique ce quatrième acte, qui n’a semblé un peu languissant et inutile que parce que Mlle Weber n’y paraît pas. Car nous avions les oreilles et les yeux pleins de sa voix et de son image, et ces scènes, dont elle est absente, nous ont fait l’effet d’un grand trou ennuyeux et gris au milieu du drame éclatant. Quant au cinquième acte, l’acte d’adieu, de fuite et de mort, mélancolique, élégiaque et crépusculaire, je suis plein de pitié pour ceux qu’il n’a pas émus délicieusement.

Pour moi, il n’y a qu’une objection à laquelle je tienne un peu. La voici. En réalité, le sacrifice de lord Fingall n’a pas tout à fait le caractère que j’indiquais tout à l’heure. S’il épargne et sauve le roi qui l’a outragé dans son honneur, c’est parce que ce roi est son hôte et dort sous son toit ; il le dit expressément. Or, cela fait dévier, si je puis dire, l’idée du drame. J’aurais voulu que le vieux seigneur épargnât le roi, non par hospitalité écossaise, mais parce qu’il est le roi, et un roi malheureux, et que l’infortune du prince impose plus de fidélité encore à ses sujets. Alors on ne se serait pas demandé à quoi sert ce quatrième acte ; on eût clairement vu qu’il complétait et renforçait l’acte précédent, et l’unité de l’œuvre eût apparu avec évidence, même aux yeux des plus prévenus. Sur tout le reste, il passe aisément condamnation. Peut-être y aurait-il avantage à nous faire connaître plus tôt l’austérité puritaine des chefs de clan : leur vertueux complot nous étonnerait moins. Peut-être le second acte est-il un peu vide et gagnerait-il à être réuni au premier. (Comment ? ce n’est pas mon affaire. ) Peut-être, au quatrième acte, serait-il possible de trouver un meilleur artifice que celui du médaillon révélateur. Peut-être le grand haillonneux Angus est-il d’un symbolisme un peu trop facile, et peut-être ce vieillard a-t-il déjà beaucoup servi. Peut-être… Mais à quoi bon énumérer des doutes et des scrupules auxquels je ne veux pas m’arrêter. Le personnage de Marie sauverait la pièce à lui seul, si elle avait besoin d’être sauvée. Cette figure, symbolique aussi, mais en même temps si vivante, cette Jeanne d’Arc modeste et sans visions, qui est par surcroît une Antigone et une Cordelia, cette fiancée humble et mystique de son roi — qui porte en elle l’âme de l’Écosse, et qui reste la petite Marie — est, assurément, une des plus nobles et des plus poétiques figures qu’on ait vues depuis longtemps au théâtre.

Un premier acte, d’allure épique, un troisième acte violemment dramatique, un cinquième acte de couleur élégiaque ; les plus beaux vers qui aient retenti sur la scène depuis Victor Hugo et depuis les Erinnyes du cher maître Leconte de Lisle ; une conception grande et fière ; une exécution quelquefois incertaine et compromise par un excès de lyrisme ; un drame d’inspiration et de forme romantiques, oui — et pourquoi pas ? — mais comme humanisé et amolli par l’âme rêveuse et tendre du poète des Humbles… n’est-ce donc rien que cela ? Les Jacobites sont une de ces œuvres où les « beautés », comme disaient nos pères, l’emportent de beaucoup sur les défauts ; mais c’est précisément la définition de toutes les belles œuvres, en ce monde misérable où nul n’accomplit entièrement ses rêves. Le poème de M. François Coppée n’a été qu’un long enchantement à ceux qui sont poètes au moins par l’âme et le désir, et pour qui le premier mérite d’une pièce n’est pas qu’elle soit « bien faite ». Mais les gens qui n’aiment pas la poésie et qui estiment qu’un drame en vers est une entreprise honorable, mais naïve, ont dû bien souffrir. Ou plutôt non ; car ils ont assisté comme nous au lever d’un jeune astre, à la triomphante éclosion d’une grâce et d’une force ; et c’est là un spectacle charmant. Nous avons tous acclamé Mlle Weber dans un transport de joie où notre cœur se fondait ; car les destins bienveillants nous l’ont évidemment donnée pour mettre çà et là de belles heures dans la monotonie et la tristesse de nos jours, et pour nous consoler quelquefois de vivre. Cette jeune fille n’est point une créature mortelle : c’est la Tragédie en personne.

Elle a d’abord la plus admirable petite tête de tragédienne que l’on puisse imaginer, le profil israélite dans ce qu’il a de plus noble et de plus fin, des traits à la fois énergiques et délicats qui semblent taillés dans un marbre très dur ; point d’empâtements ni de fossettes ; quelque chose de pur, de chaste, de très élégant et d’un peu sévère ; une bouche d’un dessin ferme et fier ; de grands yeux sombres et chauds ; un corps souple et jeune, qu’on sent tout dévoré d’une flamme intérieure ; des attitudes et des gestes naturellement beaux et harmonieux ; une voix de contralto, émouvante et profonde et qui dit aussi bien la tendresse et la pitié que l’enthousiasme ou la douleur. Elle a joué le rôle de Marie en grande artiste. Elle a dit comme une muse le « Chant de l’épée » ; elle est morte comme un ange ; elle nous a, au troisième acte, pris le cœur dans un étau, et quand elle a crié : « Grand-père, j’ai menti ! » nous ne savions plus où nous en étions. Car elle joue avec toute son âme, elle se livre tout entière, éperdument, et cependant elle reste assez maîtresse d’elle-même pour imposer à sa diction et à sa mimique la règle de la beauté. Son jeu est ardent et contenu, passionné et plastique. Cela est rare.

M. François Coppée est un si excellent poète que deux fois une étoile s’est levée au son de sa musique : Mme Sarah Bernhardt pour le Passant, Mlle Weber pour les Jacobites. « … Et les peuples allaient se demandant entre eux : quel est donc ce mortel, jeune, doux, pareil de visage au premier consul, et qui fait germer de nouvelles fleurs dans le champ du ciel, rien qu’en touchant les cordes de sa lyre ? »

Maintenant, si j’étais un critique de grand âge, je dirais à Mlle Weber, en hochant un menton vénérable : « Dieu, mon enfant, vous a magnifiquement douée ; mais ne vous laissez pas griser par cette gloire subite qui vous est venue. Tout ce qu’on dit de vous est vrai en très grande partie, et le deviendra tout à fait si vous ne croyez pas avoir atteint du premier coup à la perfection de votre art. Par exemple, il y avait l’autre soir dans votre jeu un peu de tension et de fièvre. Vous étiez comme affolée de bonne volonté, et vous avez eu, çà et là, quelques gestes et quelques cris excessifs. Il faut que vous soyez parfaite, nous vous en supplions, et cela vous sera si facile ! Travaillez bien, soyez modeste et sage ; n’écoutez pas d’autres conseils que les miens et, pour le reste, suivez votre inspiration. Ah ! que j’ai hâte de vous voir jouer les grandes amoureuses, les femmes damnées de Racine ! Restez à l’Odéon, pour l’amour de Dieu ! Vous y jouerez beaucoup plus souvent qu’à la Comédie-Française, et dans un bien plus grand nombre de rôles, et j’aurai tant de joie à vous voir grandir dans mon quartier ! Sur ce, allez en paix, et aimez bien Racine, car il est divin ».

Reprise de Severo Torelli, drame en cinq actes, en vers, de M. François Coppée. §

On voit bien tout de suite qu’il y a, dans la littérature française, des écrivains du Nord et des écrivains du Midi, des Provençaux, des Gascons, des Auvergnats, des Belges, des Hellènes et des coloniaux. Mais y a-t-il des Parisiens ? On peut se le demander. Car, d’abord, Paris, c’est trente-six mille choses à la fois ; et puis on sait que la plupart de ceux qui passent pour représenter l’esprit de Paris sont venus des plus lointaines provinces… Et pourtant, oui, il y a des Parisiens, puisqu’il y a Béranger et puisqu’il y a M. François Coppée.

Plusieurs voient surtout, en M. Coppée, ce praticien en vers et en prose, d’une habileté extraordinaire. Et je fais cette première remarque que l’auteur de la Grève des Forgerons est adroit, en effet, comme un ouvrier de Paris. Mais il est encore bien autre chose. On pourrait dire que la netteté, le poli, l’aisance imperturbable et le « fini » classique de son œuvre, qui font que tout le monde peut s’y plaire, n’en laissent sentir toute l’originalité qu’aux lecteurs très attentifs.

Si l’on y veut prendre garde, on saisit chez lui d’intéressants contrastes. Il a commencé par être un parnassien pur, un artiste voluptueux et fier, uniquement dévot aux mystères de la forme. Il a écrit le Lys et l’Enfant des armures et ciselé d’irréprochables petites « légendes des siècles ». En même temps, il montrait, dans ses délicieuses Intimités, une sensualité fine et languissante, maladive un peu. Il pouvait mal tourner. Il pouvait tomber de la poésie parnassienne dans l’héliogabalisme, et de l’héliogabalisme dans le symbolisme, le mysticisme et la Kabbale. Les jeunes gens qui le considèrent aujourd’hui comme un funeste bourgeois ne réfléchissent pas que Coppée, il y a vingt-cinq ou trente ans, parut un jeune poète « très avancé ».

Or, tout de suite après le Reliquaire et les Intimités, M. François Coppée, chose assez inattendue, écrivait les Humbles. En vers modestes et familiers, dont toute l’élégance consistait dans leur souple exactitude, et dont le prosaïsme n’était sauvé que par la grâce du rythme, en vers nus, tout nus, il façonnait de petits poèmes gris, tout gris, où s’exprimait, sans fausse honte, une sensibilité et parfois même une sentimentalité de peuple. Ces ingénieuses compositions eurent très vite le suprême honneur de la parodie. Je ne rappellerai que le petit homard des Batignolles, dont une bonne fille garde les pattes pour sa mère.

On put croire d’abord que le jeune poète parnassien n’avait vu dans ces récits qu’un exercice amusant et difficile de versification, quelque chose comme le plaisir d’écrire en français des vers latins (si j’ose cette catachrèse) sur des sujets réfractaires à la poésie. Mais M. Coppée a recommencé si souvent, il y est revenu avec une si évidente complaisance qu’il faut bien qu’il y ait mis son cœur et qu’il ait trouvé, dans ces peintures en vers, — à peine ironiques çà et là, et si affectueusement ! — de la vie, des mœurs, des souffrances et des mérites des « humbles », — et non point des « humbles » pittoresques : bergers, pêcheurs, vagabonds, gueux de Richepin, mais des « humbles » incolores ; épiciers, employés, vieilles filles, — une autre douceur, plus intime, plus humaine que celle d’accomplir des tours de force. En somme, Coppée, dans ses Humbles, a presque créé un genre ; il a presque réalisé un rêve de Sainte-Beuve.

Toutefois, il se pourrait qu’en dépit du rêve de Sainte-Beuve, ce genre restât un peu hybride et douteux. C’est dans ses récits en prose non rimée que je goûte, avec le plus de sécurité, la sensibilité vive et franche de M. François Coppée. On a dit (et ce n’est d’ailleurs qu’à moitié vrai) que le réalisme de la plupart de nos romanciers était dur, hautain, méprisant ; que rien n’égalait le soin avec lequel ils peignent les existences humbles ou médiocres, sinon leur dédain pour cette humilité, et qu’enfin ils n’aimaient pas les petites gens. M. Coppée les aime. Nul, si ce n’est peut-être M. Theuriet, n’a exprimé avec une sympathie aussi vraie la vie des pauvres foyers, des foyers de tout petits bourgeois, leurs habitudes, leurs soucis, leurs plaisirs, leurs ambitions ; nul ne nous a mieux fait sentir, sous la mesquinerie des détails matériels, qui devient touchante, l’immortelle poésie du cœur. Je dirais que, par là, le réalisme de M. Coppée ressemble à celui des romanciers anglais ou russes si j’avais besoin, pour goûter nos écrivains à nous, de constater qu’ils ressemblent aux étrangers.

D’autre part, l’auteur des Humbles et des Contes rapides est, comme on sait, un compagnon de propos libres et qui, comme plusieurs d’entre nous, manque un peu d’innocence. Il a l’esprit, et il a la « blague ». Il n’est pas immensément respectueux, ni de beaucoup de choses. L’âme d’un titi supérieur sonne dans son rire, dont il est impossible de ne pas aimer le joli timbre légèrement nasillard.

Or, ce railleur est tellement ingénu qu’il est un des trois ou quatre de nos contemporains qui ont fait des tragédies — oui, des tragédies en cinq actes, — où tout est pris grandement au sérieux, où se déroulent des événements imposants, où des personnages royaux se débattent dans des situations douloureuses et terribles, où s’entrechoquent les passions les plus violentes et où s’énoncent en alexandrins les sentiments les plus nobles et les plus hauts dont l’humanité soit capable. Faire des tragédies ! songez à ce que cette entreprise suppose aujourd’hui de courage, de persévérance, de gravité et de foi !

Rassemblons ces traits. Un parnassien qui est un sentimental, et un blagueur qui fait des tragédies ; un raffiné qui a l’âme populaire et un ironique qui a l’âme enthousiaste… Ne vous le disais-je pas que M. François Coppée, lui, du moins, est bien de Paris ? Il est même le seul de nos poètes qui soit de Paris à ce point.

Car on trouve dans ses pages, épuré et revêtu de beauté par son clair génie, ce qu’il y a de meilleur et de plus généreux dans les sentiments du gavroche, de la grisette, du garde national, du chauvin et aussi de l’ouvrier révolutionnaire, du médaillé de Sainte-Hélène et particulièrement du barricadier. Ses causeries du Journal nous le montrent baguenaudant à travers sa bonne ville, se mêlant volontiers au populaire, attendri et frondeur, excusant les misérables, sévère aux bourgeois et aux politiciens, paternel aux jeunes gens, évangélique jusqu’à la plus noble imprudence, et conciliant cet évangélisme avec le culte du grand Empereur, qui n’est, chez lui, que le culte de l’effort et de la volonté héroïque ; saluant un vague bon Dieu, célébrant le printemps et sa mie, se racontant lui-même avec une bonhomie charmante ; d’ailleurs, artiste toujours soigneux, mais autant qu’artiste, brave homme. Ainsi, depuis quelques années surtout, nous avons vu Coppée devenir insensiblement le Béranger de la troisième République.

Il a fait une chose très singulière et très audacieuse dans sa simplicité. Il a fait entrer Lisette à l’Académie. Académicien, confrère d’un évêque, de plusieurs ducs, et de divers professeurs et moralistes, il n’a pas été hypocrite ; il n’a pas craint de chanter l’idylle faubourienne de sa quarante cinquième année. Et cette franchise lui a réussi. Sa dernière Elvire, fleur pâlotte et douce, nimbée, à travers les losanges d’une maigre tonnelle, par les derniers rayons du soleil couchant sur la Marne, n’a point paru sans poésie. Et même peu de livres de vers respirent autant de sincère tendresse et de mélancolie pénétrante que cette si jolie Arrière-Saison.

Mais si nous parlions de Severo Torelli ?

La pièce vient de retrouver, au Théâtre-Français, l’éclatant succès qu’elle eut à l’Odéon, il y a dix ou douze ans. Et c’est, en effet, une très belle tragédie ; non point Racinienne, à la vérité, mais plutôt une tragédie, selon Corneille et Hugo, une tragédie de la même espèce, ou à peu près, que Rodogune, Héraclius et Pertharite ou que Lucrèce Borgia. Jugez-en d’ailleurs par le sujet.

Nous sommes à Pise, en 1494. Le jeune Severo Torelli a juré de poignarder l’affreux Barnabo Spinola, tyran de sa ville. Tout à coup il apprend de sa propre mère qu’il est le fils de Spinola : la pauvre femme n’a pu, vingt ans auparavant, sauver son mari qu’en se livrant à l’abominable Barnabo. (Telles, avec moins de façons, la belle Saint-Yves et la bonne Cosi-Santa. ) Severo hésite à tuer son père. Pourtant, il va s’y décider, quand sa mère le sort d’embarras en frappant elle-même le tyran.

On a dit, je crois, il y a douze ans :

  • — L’auteur nous impose, ou plutôt nous glisse en douceur, et sans le dire, un « postulat » un peu fort. C’est sans doute ce même postulat sur lequel sont fondés des centaines de drames et de romans ; mais il n’en est pas moins fâcheux. Comment Pia Torelli fait-elle pour être si sûre que Severo est bien le fils de Spinola ? Car enfin, puisque son mari ne s’étonna point de la voir devenir mère, c’est donc qu’il avait des raisons de ne s’en point étonner. Et, dès lors, d’où vient à Pia son imperturbable certitude sur un point forcément si obscur ? Ou, si le jeune homme ressemble au tyran par quelques traits de son visage, cela même est-il une preuve sans réplique ?

Non ; mais si nous faisons les difficiles, il n’y a plus de pièce.

On a dit aussi :

  • — Cette confession de Pia à son fils est bien étrange. Oui, je sais, c’est pour l’empêcher d’être parricide qu’elle lui raconte son histoire. Mais, si Severo tuait Spinola sans savoir que Spinola est son père, il ne serait point parricide. Pia n’a donc qu’à laisser faire. Le prétendu crime que va commettre Severo n’est crime que dans sa pensée à elle ; il reste, en soi, un acte vertueux. Et Pia, elle-même, le considère comme tel, pourvu qu’il s’accomplisse par d’autres mains que celles de son fils. Elle est dupe des mots. Car, en réalité, ni le fait d’engendrer ne constitue véritablement la paternité ; ni, d’autre part, le fait de tuer un procréateur qu’on ignore ne constitue le parricide. — Oui ; mais n’est-il pas naturel que cette femme, qui n’est nullement philosophe, soit dupe des mots ?
  • — En tout cas, reprend-on, elle n’avait qu’à frapper elle-même, sans s’attarder à ces confidences, l’homme qui l’a déshonorée, puisqu’aussi bien c’est elle qui le poignarde à la fin du cinquième acte. — Oui, mais alors (comme ci-dessus), il n’y aurait plus de pièce ; ou bien la pièce finirait au troisième acte, ce qui serait dommage ; ou bien ce serait une autre pièce.

On pourrait dire encore : « — Mais comment Spinola sait-il que Severo est son fils ? Et par où l’a-t-il appris, puisqu’il n’a jamais revu sa maîtresse d’une heure ? Ou sur quel fondement croit-il que Torelli, à trente ans, fût déjà incapable d’être père (car Torelli n’avait que cet âge quand le tyran lui fit grâce) ? » Et l’on pourrait faire bien d’autres questions. Par exemple, après s’être étonné que la pauvre Pia ait l’esprit si peu philosophique, on s’étonnerait que Severo soit, en revanche, si aisément philosophe sur un point ; on jugerait excessive la facilité avec laquelle il pardonne à sa mère, à sa « sainte mère », un acte excusable, sans doute, mais tout de même bien déplaisant à concevoir. C’est cette image devenue, malgré lui, de plus en plus concrète et précise dans sa pensée, qui devrait le torturer plus encore que tout le reste. Or c’est à quoi il n’a pas l’air de songer un instant. Il dit à sa mère, sans l’ombre d’hésitation ni de combat intérieur :

… Je vous plains, mère, et je vous pardonne,

Et, un peu plus loin :

Autant que je te plains, ma mère, je t’adore !

Et, d’un autre côté, il répète vingt fois qu’il se vomit lui-même, que son propre sang le dégoûte, parce que c’est le sang de Barnabo. Ce dégoût qui le fait fuir à travers champs, dans la nuit, implique une « vision » dont il est affreusement hanté. Mais à cette vision, sa mère est forcément mêlée ; il est impossible qu’il ne l’y aperçoive pas. Alors ?…

Mais est-ce que vous croyez par hasard que je tiens à ces objections ? Nullement.

Je voulais en venir à une citation de Corneille. Je relis la préface d’Héraclius.

« … J’irai plus outre, dit l’intrépide bonhomme ; et quoique peut-être on voudra prendre cette proposition pour un paradoxe, je ne craindrai point d’avancer que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable. La preuve en est aisée par le même Aristote, qui ne veut pas qu’on en compose une d’un ennemi qui tue son ennemi, parce que, bien que cela soit fort vraisemblable, il n’excite dans l’âme des spectateurs ni pitié ni crainte, qui sont les deux passions de la tragédie ; mais il nous renvoie la choisir dans les événements extraordinaires qui se passent entre personnes proches, comme d’un père qui tue son fils, une femme son mari, un frère sa sœur ; ce qui, n’étant jamais vraisemblable, doit avoir l’autorité de l’histoire ou de l’opinion commune pour être cru ; si bien, qu’il n’est pas permis d’inventer un sujet de cette nature. C’est la raison qu’il donne de ce que les anciens traitaient presque les mêmes sujets, d’autant qu’ils rencontraient peu de familles où fussent arrivés de pareils désordres, qui font les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion. »

« J’irai plus outre », moi aussi, et je dirai que nous permettons très bien aux auteurs d’« inventer un sujet de cette nature », parce que, s’ils l’inventent, ils ne l’inventent guère, et ne font qu’imiter l’histoire ou la légende. Peu importe, au surplus. Il reste que, selon Corneille, « le sujet d’une belle tragédie ne doit pas être vraisemblable ». La conséquence, c’est que, dans un sujet de ce genre, les sentiments des personnages n’ont point besoin d’être plus vraisemblables que l’action ou, pour mieux dire, qu’on ne sait jamais bien s’ils le sont ; car, je vous prie, que peut bien être pour nous la vraisemblance des sentiments, dans des situations dont nous ne saurions avoir l’expérience, puisqu’elles sont follement extraordinaires et exceptionnelles ?

Je disais naguère, à propos d’Œdipe-Roi, et on me l’a reproché : « Vous découvrez, Monsieur, que, il y a douze ans, étant dans le cas de légitime défense, vous avez, sans le savoir, tué votre père, un père que vous n’aviez jamais vu et qui, lui, a voulu vous supprimer quand vous étiez petit. Qu’éprouveriez-vous ? Rien du tout, je vous assure, si ce n’est un certain étonnement. La seconde découverte (celle de votre mariage avec Madame votre mère) vous troublerait probablement un peu plus. Mais enfin, cette femme serait là, avec la même figure que vous lui connaissez depuis douze ans ; vous ne pourriez pas supprimer le passé, faire que ce qui est n’ait pas été, et il ne dépendrait même pas de vous de changer la nature des sentiments que vous avez pour elle et qu’elle a pour vous, de tenir pour non avenu votre second lien, impie à votre insu. Votre malheur ne serait qu’une conception de votre esprit. Vous auriez l’idée que vous devez souffrir, plutôt que vous ne souffririez réellement. Ou mieux, vous souffririez de ne pas savoir quels devraient être au juste vos sentiments. Ce serait un hébétement plus qu’une douleur. Vous vous en iriez, et vous laisseriez faire le temps. Mais je doute que vous vous crevassiez les deux yeux avec une agrafe. »

De même, je vous demande cette fois :

  • — Si, près de tuer un tyran pour affranchir votre patrie, vous appreniez tout à coup de votre mère que ce tyran est votre père, qu’éprouveriez-vous ? et que diriez-vous ? Vous n’en savez rien. Moi non plus. Severo, lui, s’écrie :
Un vertige d’horreur du cœur au front me monte,
Et mon sang me dégoûte, et mon corps me fait honte !
Moi, fils de Barnabo ! moi, fils de ce tyran !
Et ce vieillard si bon, ce citoyen si grand,
M’aime comme son fils et croit être mon père !
Il a, dans son giron, chauffé cette vipère ;
Et mes baisers d’enfant, — c’est à faire frémir ! —
S’il avait le secret, il voudrait les vomir.
…………………………………………………………
Je comprends à présent, portraits des vieux ancêtres,
Qui tous avez haï les tyrans et les traîtres,
Pourquoi vous me suiviez d’un regard courroucé,
Lorsque, enfant, devant vous, si souvent j’ai passé !
Je comprends à présent, héroïques armures,
Pourquoi sous votre airain j’entendais des murmures,
Et pourquoi, dans les trous des morions de fer,
Je croyais voir des yeux briller d’un feu d’enfer !
Regards des vieux portraits, flammes sous les vieux heaumes,
Ô Torelli, c’étaient vos illustres fantômes,
Qui, du pays des morts chassés par la douleur,
Venaient maudire en moi l’intrus et le voleur !…
…………………………………………………………………
…. Redoublez vos regards de colère,
Vieux aïeux !… Vous savez, je suis très populaire,
Et, m’arrêtant parfois, quand je passe en rêvant,
Une mère me fait embrasser son enfant.
Tous me tendent la main, lorsque je sors de vêpre…
N’approchez pas de moi, malheureux ! J’ai la lèpre !
Le sang qui rend ma main froide comme un tombeau,
C’est du sang de serpent, du sang de Barnabo !
Stupides, attendris, des pleurs sous les paupières,
Vous me tendez les mains… Allons ! cherchez des pierres !
J’ai la lèpre, vous dis-je, et je répands l’effroi…
Des pierres ! Ramassez, vite, et lapidez-moi !

Est-ce cela que vous diriez, vous, dans votre prose ? Un délire soudain vous inspirerait-il tant de prosopopées, à la fois si farouches et si ingénieusement conduites ? Pour moi, si je m’en souviens bien, les nouvelles les plus douloureuses et les plus imprévues qui ont pu m’être apportées, je les ai reçues presque en silence, sans exclamation ni rugissement et sans nul épanchement de métaphores. Mais il est vrai qu’il ne s’agissait de rien de pareil à la révélation dont Severo est bouleversé. Il est vrai aussi que je ne suis point un jeune gentilhomme pisan du xve siècle, de vie tout extérieure, de tempérament communicatif, de sang ardent et d’imagination forte. Donc, je me récuse. Ou plutôt, j’admets toute cette psychologie tragique du jeune Severo et de sa mère, ancienne paysanne, restée primitive, et de son croquemitaine de père. Cette psychologie est évidemment incontrôlable ; donc elle est bonne pourvu qu’elle nous émeuve, ou pourvu seulement qu’elle nous amuse.

Même, je ne trouve point le troisième et le quatrième acte si languissants qu’on l’a prétendu. Sans doute, les trois monologues de Severo se répètent un peu. C’est qu’il n’est point Hamlet ; c’est que sa situation à l’égard de sa mère est moins complexe que celle du prince de Danemark ; c’est qu’il a beaucoup moins d’idées et c’est que, en somme, il n’a pas grand’chose à dire. « Mon sang me fait horreur » et « être parricide ou parjure, quelle alternative ! » Il ne saurait guère sortir de là. Il n’est pas très fin. Il ne se dit pas qu’il a juré de tuerie tyran, mais non de tuer son père, et que, par conséquent, son serment ne le lie plus. Il a un raisonnement bizarre et contradictoire. Il dit, à un endroit : « Puisque je suis né de ce père, pourquoi ne suis-je pas, comme lui, une bête féroce et pourquoi hésité-je à le tuer ? » Et tout de suite après : « Je sais que ce meurtre est permis, qu’il est juste. » Si bien que, dans le même instant, il considère le même meurtre comme l’acte d’une bête féroce et comme l’acte d’un héros… Et tous ces traits seront, si vous voulez, des traits de vérité et les marques d’une nature ingénue et simple.

Mais, ce qui est intéressant, c’est que, si Severo raisonne parfois faiblement, il souffre pour de bon ; et c’est surtout que, tandis qu’il s’arrête pour chercher son devoir, le drame ne cesse point de marcher et que les événements tranchent pour lui l’insoluble question. Il pensait d’abord s’en tirer par une sorte de suicide : il déclare que c’est lui qui a écrit sur le piédestal des lions : « Mort à Spinola ! » Mais Spinola ne le croit point et lui refuse la mort. — Il espérait trouver un moment d’oubli dans le baiser de l’inconnue qui vient, la nuit, avec une grâce hardie, lui offrir son amour. Horreur ! cette femme, c’est Portia, la maîtresse du tyran. Il voudrait attendre, mais, sans le consulter, ses amis ont combiné le guet-apens où il devra frapper Spinola, et le petit orfèvre Sandrino lui met dans la main le poignard vengeur… Cette conspiration des choses, bousculant, poussant par les épaules ce Brutus-Hamlet, le précipitant à l’acte dont il doute, mais qu’il ne saurait éviter, n’est pas, à mon avis, médiocrement dramatique.

Et le dénouement est, comme vous savez, plus dramatique encore. Et toute la partie pittoresque de la tragédie est d’une couleur vigoureuse ou charmante. Et la conjuration classique du commencement est un excellent morceau de Conciones romantisé. Et la pièce est clairement et largement construite. Et les personnages sont très simples, parfois très grands. Et les sentiments ont de la noblesse, de la force, de la beauté, de la sublimité même. Et les vers sont d’un maître ouvrier. Et il n’y a rien à demander de plus à une tragédie cornélienne. Et Severo Torelli est peut-être, en effet, une des trois meilleures tragédies de ces vingt-quatre dernières années, les deux autres étant la Fille de Roland et Rome vaincue.

Seulement, la tragédie selon Corneille ou Hugo est le conte, — noir ou bleu — des passions humaines. La tragédie racinienne en est l’histoire.

Alexandre Parodi §

Comédie française : La reine Juana, tragédie en cinq actes, en vers, de M. Alexandre Parodi. §

Un drame humain, et des plus poignants, puisque c’est l’histoire de la séquestration d’une pauvre femme qu’on veut faire passer pour folle, et que cela rappelle, quant au fond, le troisième et le quatrième acte de Marie-Jeanne ; un drame royal et des plus imposants, puisque Marie-Jeanne est ici la reine Jeanne, puisque ses geôliers s’appellent Fernand le Catholique et Charles-Quint, et puisque le drame se déroule dans le décor magnifique et sombre de l’Espagne d’il y a quatre siècles ; une œuvre très haute et très noire, imparfaite et inégale, il est vrai, où le poète n’a su qu’à demi réaliser son rêve, mais où l’inachevé même a de la grandeur, voilà, en résumé, comment m’apparaît la Reine Juana, « tragédie ».

Je raconterai d’abord l’essentiel de la pièce, et noterai, chemin faisant, ce qui s’y trouve de tragique et de beau. Puis je dirai quels en sont peut-être les défauts, ou, si vous voulez, ce qu’on regrette d’y voir çà et là, et aussi ce qu’on regrette de n’y point voir.

Nous sommes dans un couvent de dominicains, à Tortola, au haut d’une montagne, le soir. Nous apprenons, par des conversations de moines, que la reine Juana, fille de Fernand et d’Isabelle, est une personne bizarre, et qu’on la soupçonne d’être hérétique, et qu’on la dit folle ; et que le roi, son père, n’est point fâché qu’elle passe pour telle. Seule héritière du royaume de Castille par la mort de sa mère Isabelle, elle a vu mourir subitement son jeune mari, Philippe le Beau, qu’elle adorait ; et elle traîne après elle, par la montagne, en grande pompe, le cercueil du défunt vers la sépulture lointaine qu’il a choisie, au bord du Jénil.

Le mystère, peu à peu, s’éclaircit… Des propos échangés entre le prieur Fray Marcos et un certain Mosen Ferrer nous révèlent ou nous laissent deviner que ce Mosen a empoisonné le mari de Juana, et cela par l’ordre du roi Fernand, lequel, ayant l’Aragon, veut avoir la Castille…

Hélas ! elle a tout un monde contre elle, la pauvre reine. La voici venir, douce, plaintive, mélancolique, et il faut bien le dire, l’allure un peu étrange : en quoi elle a tort. Si elle savait !… Elle est reçue par Fray Marcos, un terrible homme, l’inquisiteur « classique ». Et, comme un glas sonne en ce moment, qui annonce pour le lendemain un autodafé de juifs, elle a l’imprudence de marquer son horreur pour cette petite fête et de parler de la clémence et de la bonté de Dieu… « Hélas ! Seigneur, elle est folle ! » murmure Fray Marcos, concevant l’affreux malheur que serait pour l’Église une reine tolérante.

Arrive enfin le roi Fernand. Il revient de batailler contre les Maures. Juana, qui l’attendait, se jette en pleurant dans ses bras. Le vieux roi (M. Parodi et M. Leloir semblent avoir conspiré pour lui prêter, au physique et au moral, la silhouette de Louis XI) fait le bon père et le bon apôtre. Doucement, il insinue à sa fille qu’elle devrait bien abdiquer pour vivre en repos. Elle répond qu’elle n’en a pas le droit, qu’elle a promis à son époux mourant de garder intacte sa couronne pour son fils, le petit Carlos…

Tout à coup, le cercueil de Philippe fait son entrée, avec son escorte de prêtres et de soldats. Alors la reine se redresse et, devant tous : « On m’a accusée de folie, dit-elle, pour avoir exhumé le corps de mon mari. C’est que, je vais vous dire, ce corps est un témoin ! » Et elle accuse, en face, Mosen Ferrer d’avoir empoisonné le roi Philippe. Elle veut qu’on découvre le cadavre qui porte encore les traces du crime :

Avant qu’il rentre enfin dans la paix de la terre,
Qu’il parle ! il doit parler ! Ô roi juste, ô mon père,
Viens voir ce que cet homme a fait de mon époux.
Sors, cadavre vengeur, et parais devant tous.

La malheureuse ignore que c’est son père qui a commandé le meurtre. Le vieux Fernand n’hésite pas :

Et nous, roi d’Aragon ; nous, régent de Castille,
Faisons défense à tous d’écouter notre fille.

Il ajoute : « Elle est folle ; qu’on m’épargne sa vue. » — « Dieu la frappe », dit Fray Marcos. Et le vieux roi donne l’ordre d’enfermer Juana au château de Tordesillas… Belle fin d’acte ; coup de théâtre éclatant et rapide.

Et maintenant nous allons voir l’infortunée Juana tomber de Don Fernand, son père, en don Carlos, son fils.

Quatre ans plus tard, Fernand le Catholique est mort. Carlos (Charles-Quint) a dix-huit ou vingt ans. Il tient l’Aragon pour son compte, et la Castille au nom de sa mère, qui est toujours enfermée et passe toujours pour démente. Il en croit, là-dessus, la voix publique. Au reste, il est animé des meilleurs désirs ; il se propose d’être un grand prince et un roi juste.

Cependant, la reine séquestrée a gardé des amis, entre autres l’ardent et généreux Juan de Padilla. Juan sait que Juana n’est point folle : il a le courage de l’affirmer au roi Carlos. Mais si sa mère n’est point folle, il faut donc que Carlos lui rende la Castille, c’est-à-dire la plus belle partie de ses États ! C’est le renversement de tous ses rêves d’ambition et de grandeur. Vous voyez l’intérêt de la situation morale, et vous sentez venir la « tempête sous un crâne ». Elle se déchaîne, avec un peu trop de modération peut-être, en vagues courtes, dans un monologue quelque peu haché. Je cite la fin, qui est belle, en dépit de cet excessif martèlement :

Je devrais à ma mère immoler mon génie ;
En aurais-je la force ?… Ô justice infinie,
J’ai promis d’observer et de venger tes lois ;
Mais prince eut-il jamais à faire un pareil choix !
Ici le parricide, et là… Quel sacrifice !…
Entre un monde et ma mère, il faut que je choisisse !
L’épreuve est surhumaine, et je voudrais pouvoir…
Dieu ! chasse de mon cœur l’inavouable espoir
Qui, malgré moi, surgit au fond de ma pensée…
Je voudrais que ma mère, hélas ! fût insensée.

Ici, Fray Marcos, qui n’était auparavant qu’un assez ordinaire inquisiteur de drame romantique, se révèle grand connaisseur d’âmes, admirable de finesse hardie et de pénétration scélérate. Déjà, avant le monologue, voyant Carlos troublé, il s’est approché de lui, le crucifix à la main, et il a dit ces seuls mots :

L’inapaisable angoisse et les pleurs de sa mère,
Sire, ont-ils détourné le Sauveur du Calvaire ?
Ont-ils fait sur la croix fléchir ses bras ouverts ?…
Il la laissa pleurer et sauva l’univers.

(Oh ! que je regrette que la propriété des expressions ne soit pas plus parfaite dans le troisième de ces alexandrins ! ). Sur quoi, Fray Marcos s’est retiré discrètement. Il revient vers la fin du soliloque royal et entend le souhait sacrilège qui le termine :

« N’allez donc pas voir votre mère, dit-il à Carlos. — Mais pourquoi ? — La reine n’est pas folle », répond simplement le moine. Il y a assurément des choses plus grandes dans cette tragédie, mais il m’a paru que ce bref passage en était la partie la plus distinguée et la plus rare.

L’acte suivant nous transporte, quelques années après, il me semble (puisque Carlos est devenu l’empereur Charles-Quint), dans le château où la reine Juana est enfermée. Elle y a pour gardien un vieux gentilhomme fort dur, loyal à sa façon, et qui ne connaît que sa consigne : le marquis de Denia.

On attend la visite de l’empereur. Charles-Quint a résolu, enfin, la question qui le tracassait. Il verra sa mère. Si elle consent à renoncer à ses droits, il la délivrera ; car il est bon fils et il veut bien que sa mère ait sa raison, — pourvu qu’elle entende raison. Mais si elle refuse d’abdiquer, il continuera, avec tout le monde, à la tenir pour folle, et la laissera où elle est.

Par précaution, il a envoyé devant lui un médecin, le docteur Soto, pour examiner la prisonnière. Ce médecin, ne comprenant point ce qu’on attend de son dévouement, déclare d’abord que la reine est saine d’esprit ; mais le marquis de Denia lui affirme qu’il se trompe, et notre homme, qui n’est pas une bête, en convient sans peine, et signe tout ce qu’on veut.

Ces assurances prises, l’empereur se présente devant sa mère. Celle-ci, un peu naïve, ne s’étonne point que cette visite ait tant tardé, couvre son fils de caresses, et l’accueille comme un libérateur. Elle crie : « Tu vas m’emmener, n’est-ce pas ? et tu vas venger ton père ? » Il lui promet de faire mettre à mort l’empoisonneur Mosen. Puis, la voyant toute vibrante, toute secouée de fièvre, il tire habilement de là l’exorde de son petit discours :

Quel terrible instrument de douleur est ton âme !
Et tu voudrais régner ?

Et il lui explique que ce n’est pas commode à l’heure qu’il est, allègue la situation de l’Europe, et la France, et Rome et Luther :

Renonce au lourd fardeau qui me pèse à moi-même.

Mais elle veut régner ; elle l’a promis à Philippe mourant. Charles insiste : elle s’entête. Il lui signifie enfin qu’elle ait à choisir entre l’abdication et la prison. La lutte se poursuit, lui, tour à tour suppliant et menaçant ; elle, immobile dans son idée fixe. Elle n’entend rien, elle ne raisonne pas : « Reine je suis née ; reine je mourrai. Adieu, tu peux partir. »

Scène éminemment tragique. Je voudrais toutefois que les affres morales du jeune prince y fussent moins sommairement exprimées. Il eût été possible, je crois, de nous intéresser davantage à l’empereur tenté. Toutes les raisons qu’il donne ne sont pas mauvaises ; il les donne de bonne foi, et il a cette excuse que son ambition, criminelle d’un côté par ce qu’elle immole, est bienfaisante de l’autre, et que l’utilité publique conspire avec son égoïsme. Quand il somme sa mère de choisir entre son droit royal et sa liberté, il a eu lui-même à opter entre la morale universelle et la morale des rois. S’il succombe, c’est à une tentation illustre ; et il est clair que, s’il n’y succombait pas, l’Espagne en pâtirait. Il fait le choix qu’ont fait avant lui la plupart des grands conducteurs d’hommes. J’aimerais qu’il le rappelât, qu’il plaidât mieux sa cause, qu’il suppliât sa mère, au nom de l’Espagne, qu’il en appelât, — vainement d’ailleurs, — au sentiment même qu’elle a sans doute du devoir royal, et qui est le naturel corollaire du sentiment qu’elle a de son droit… Telle qu’elle est, la scène reste grande de toute la grandeur du cas de conscience qui s’y trouve, — trop secrètement — débattu…

Il se passe, durant l’entr’acte qui suit, des choses assez considérables. Le parti de la reine Juana, d’abord victorieux, l’a, pour quelques semaines, réinstallée sur le trône, puis les rebelles ont été domptés par Charles-Quint ; don Juan, leur chef, décapité, et Juana ramenée au château de Tordesillas. Mais le parti vaincu reste un danger pour l’État. Il importe que la folie de la reine soit publiquement constatée par des témoins non suspects, par des délégués des Cortès. On use pour cela d’un moyen atroce. Le docteur Soto fait observer que, si Juana n’est pas démente, elle pourrait le devenir sous le coup d’une émotion imprévue. Reste à lui procurer cette émotion. Pour commencer d’ébranler ses nerfs, on la menace d’abord de lui retirer la compagnie de sa fille, la petite Catalina. Puis, l’empoisonneur Mosen, celui dont elle a demandé la mort, est introduit auprès d’elle, chargé de chaînes. On a espéré qu’il parlerait ; et, en effet, n’ayant plus rien à ménager, il parle. Il apprend à la reine que, si son mari a été jadis empoisonné, c’était sur l’ordre de son père, le roi Fernand ; que c’est par l’ordre de son fils, l’empereur Charles, qu’elle a été replongée dans sa prison, et qu’elle n’a plus nulle pitié à attendre de lui… Ces révélations brutales bouleversent l’esprit de la malheureuse, affaibli déjà par tant de tortures ; elle a un accès de vraie démence, de démence furieuse. On en profite pour faire entrer les honnêtes envoyés des Cortès, qui ne peuvent que constater un fait trop évident.

Nous ignorons toutefois (et je m’en plains) si c’est l’empereur Charles qui a été l’instigateur de cette machination, ou si c’est le marquis de Denia qui a « fait du zèle ».

Vingt-cinq ou trente années s’écoulent encore. La vieille Juana est en train de mourir. Enfin ! Elle se plaint, d’une voix de spectre. Soulevée sur son lit, elle parcourt des yeux les murs de sa chambre souterraine, meublée de tableaux de sainteté et de crucifixions :

Depuis combien de temps le vois-je sur sa croix,
Ce Dieu que l’homme plaint, pour qui le monde pleure ?
Heureux supplicié, qui n’a souffert qu’une heure !
Et sa mère ?… Mater dolorosa !… Non, non ;
La mère de Carlos seule a droit à ce nom.

Elle blasphème ; elle appelle la mort libératrice… Son fils, alors, se décide à venir la visiter. Elle l’accueille avec une ironie triste et lasse. Elle a mis, pour le recevoir, sa couronne sur ses cheveux blancs, et drapé sur ses vieux os un vieux manteau royal. Il se repent ; il a attendu longtemps pour cela, et son repentir doit être sincère (je le dis sans moquerie), car il n’a plus grand’chose à y perdre. Elle éclate en reproches ; puis, faible, s’attendrit insensiblement :

Que t’avais-je fait, dis ? Je t’adorais. Comment,
Durant un quart de siècle, impitoyablement,
M’as-tu pu torturer, toi dont la tête chère
A si souvent dormi sur ces genoux !

Il implore son pardon. Elle y met comme condition qu’il déposera la couronne, qu’il résignera son pouvoir aux mains de son fils, et qu’il passera ses dernières années dans la pénitence :

Le père doit mourir sujet du fils, de même
Que je meurs ta sujette.

L’empereur recule devant le sacrifice ; mais sa mère lève la main pour le maudire. Alors, éperdu (il n’a du reste plus rien à attendre de la vie, ayant joui de la puissance jusqu’à l’assouvissement ; puis le voisinage de la mort achève de le détacher ; et enfin, vieilli lui-même, il se sent près de ce Dieu qui ne reconnaît pas la morale des rois), ses genoux fléchissent, et il tombe aux pieds de la vieille reine, qui l’absout et l’attire dans ses bras, et lui tend, elle-même, la couronne qu’il a juré de déposer…

Et ce dernier acte est d’une étrange grandeur. C’est le mot qui revient toujours en parlant de cette tragédie, ce qui doit nous rendre indulgents à ses imperfections.

Elle est grande, et elle est sombre. Pour « l’égayer » un peu, l’auteur s’est avisé d’y joindre un épisode d’amour que j’ai laissé de côté. Voici : la reine Juana a pour compagne fidèle la gentille Floresta, qui est la sœur de Don Juan de Padilla ; et cette Floresta est aimée par Don Arias, le propre fils du marquis geôlier de la reine. Ça ne pouvait pas manquer. Don Juan ayant été mis à mort par le marquis, Arias s’éloigne, — car le fils du bourreau ne saurait épouser la sœur de la victime, — et entre dans un couvent d’hiéronymites. Et les deux amoureux se retrouvent, vingt-cinq ans après, au chevet de Juana mourante. Et je ne reproche à cette histoire d’amour que de trop sentir l’opéra et de n’être pas développée avec assez de conviction pour être fort émouvante.

Aurai-je le courage de faire d’autres reproches à M. Alexandre Parodi ? Je l’aurai. Je ne me plaindrai pas, toute réflexion faite, que sa pièce soit horriblement triste, car j’aime la tristesse, ni même que l’horreur en soit trop continue, car, que dirons-nous, je vous prie, de l’Orestie et du Roi Lear ? Mais la Reine Juana est une tragédie, et c’est pourquoi j’y voudrais une étude un peu plus poussée des passions et des caractères. Il me plairait que le combat intérieur de Carlos ne se réduisît pas aux trente ou quarante vers de son monologue. Il me plairait que Juana fût moins passive dans son entêtement ; qu’elle parût plus intelligente et plus capable, en effet, de régner ; qu’elle eût autre chose à dire que : « C’est mon droit et je m’y tiens ! », et qu’elle fût moins hébétée et moins bizarre avant de sombrer dans la démence ; car plus elle sera éloignée d’être folle, plus affreuse sera sa torture et plus nous y compatirons.

Il me plairait aussi que le drame fût moins épars dans le temps. Il s’espace, si je ne me trompe, sur plus de cinquante années. A chaque acte nouveau, nous avons besoin d’un effort pour nous retrouver, pour nous remettre au courant, refaire la connaissance des personnages. Cela est un grave inconvénient ; car cela use, en l’interrompant chaque fois, l’émotion antérieurement accumulée. J’aurais approuvé que le poète, comme ce beau titre de « tragédie » l’y engageait, ramassât fortement, dans les trois actes du milieu, qui se fussent suivis sans interruption et eussent formé une seule action continue, tout l’essentiel de la lutte entre la mère et le fils, le premier acte et le dernier n’étant qu’un prologue et qu’un épilogue.

On a été très dur pour le style de M. Alexandre Parodi. Il m’a semblé que ces sévérités n’étaient pas toutes très compétentes. J’accorde la dureté et la gaucherie de certains vers, quelquefois le défaut d’exactitude dans l’expression, quelquefois aussi un peu de banalité dans les images (il y a trop d’aigles, de nuits, de tempêtes, de « sommets » des siècles ou de la gloire). Encore faudrait-il distinguer entre les parties de l’œuvre : ces défauts se rencontrent surtout au deuxième et au troisième acte. Et ils ne sont pas très sensibles à la représentation. Ce qui est plus sensible, à mon avis, c’est un manque général de souplesse et de liaison dans le dialogue, et c’est le « haché » de ce style ; la période poétique est rare, difficile et courte ; et trop de phrases s’interrompent sur des points de suspension… Mais enfin, parmi ces maladresses et ces indigences, la force est incontestable, et, souvent, une sombre couleur à l’espagnole. Vous l’avez pu voir par les citations que j’ai faites. Vous en faut-il d’autres ? Ecoutez Fray Marcos :

Peut-on assez punir la noire impiété,
Qui, s’attaquant à Dieu, combat la Vérité,
Pour qui tant de martyrs, qu’au ciel l’ange révère,
Ont accru de leurs os la hauteur du Calvaire ?

Le même, sur le roi Fernand :

Grand qui poursuit son but d’un esprit inflexible,
Pareil au trait que rien n’arrête, hors la cible !

Et le docteur Soto :

Rien ne vaut un soupir, car tout dure un éclair.

Et Juana :

L’amour a fait mes maux, lui qui fait les heureux !
Parents, époux, enfants, j’ai tout souffert par eux…
Oh ! je t’étoufferai, cœur trop plein de tendresse !

Et don Arias à la reine :

La douleur sanctifie et nul ne pleure en vain ;
Toute croix touche au ciel ; tout Calvaire est divin.

Et don Arias encore, retrouvant Floresta :

Les voilà donc blanchis, ces cheveux que j’aimais.

Etc., etc.

J’ai parlé de l’interprétation : je n’y reviendrai point, sinon pour constater de nouveau le triomphe mérité de Mlle Dudlay.

La Reine Juana a paru chez l’éditeur Dentu. Elle ne perd point à la lecture.

Bibliographie : La Jeunesse de François Ier, drame historique en vers, en cinq actes, dont un prologue et un épilogue (tome IIe du Théâtre de M. Alexandre Parodi). §

Le second volume du Théâtre de M. Alexandre Parodi contient, avec la Reine Juana, la Jeunesse de François Ier, drame qui « dut successivement être représenté sur trois théâtres », qui fut goûté par Émile Perrin, refusé par la Comédie-Française et admiré de Victor Hugo. M. Parodi cite la lettre que l’énorme poète lui écrivit alors : « C’est une maîtresse œuvre que vous m’envoyez… Donnez-moi la joie de serrer la main qui a écrit ces belles et nobles pages » ; et il ajoute avec beaucoup de grâce : « Je sais combien était facile la louange du poète et qu’en tirer vanité ce serait s’enorgueillir d’un rayon du soleil. » Puis, avec une généreuse franchise : « Mais je m’estimerais peu moi-même si, pour faire ma cour à mes juges d’hier et de demain, je n’avouais ingénument que leur décision me paraît aujourd’hui aussi injuste qu’il y a neuf ans. »

Je ne puis encore vous dire qui eut raison, de M. Parodi ou du comité de lecture, et je suis seulement tenté de croire que ce fut M. Parodi. Mais ce qui est sûr, c’est que la Jeunesse de François Ier est un drame étrangement touffu et que, au moment de vous le conter, je ne sais par quel bout m’y prendre. On y voit deux batailles : Marignan et Pavie, et la lutte de François Ier et de Charles-Quint, et l’avènement de Charles à l’empire, et la passion fâcheuse de Louise de Savoie pour le connétable de Bourbon, et la trahison de celui-ci, et la machination ourdie par la mère du roi contre sa maîtresse, et Bayard, et Léonard de Vinci, et la Renaissance française, et quantité d’autres choses encore… Tâchons de dégager de cet opulent fouillis l’action principale.

C’est au lendemain de Marignan. Le jeune roi, grisé, vit dans une fête ininterrompue. Il adore sa maîtresse, Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand. Pour lui faire plaisir, il a donné à Lautrec, frère de Françoise, le gouvernement de Milan.

Or, Louise de Savoie, la mère du roi, voyant que cette douce Françoise lui prend son fils, — et son pouvoir, — est dévorée des mêmes fureurs, à peu près, que l’antique Agrippine. Elle osera tout contre l’ennemie, même le crime. Lautrec, à Milan, a besoin d’argent pour tenir ; et Semblançay, le trésorier du roi, doit lui envoyer quatre cent mille écus. Elle dit à Semblançay : « Donnez-moi cet argent. Voici un reçu signé de ma main. J’agis par ordre du roi. » Et le vieux Semblançay, crédule, donne l’argent et prend le papier.

Et donc, là-bas, Lautrec, sans ressources, est obligé de rendre Milan et de quitter l’Italie. Un gentilhomme, Vendôme, vient en apporter la triste nouvelle : « Le lâche ! s’écrie le roi. — Hélas ! dit Vendôme ; ce n’est point sa faute. Il ne se fut pas laissé battre,

Si, pour avoir du fer, il avait eu de l’or.

  • — Mais je lui avais envoyé quatre cent mille écus !
  • — Il jure qu’il ne les a pas reçus, sire. — Il ment.
  • — Sire, il ne les a pas reçus. » Quel est donc ce mystère ?… .

Le roi fait venir Semblançay. Le vieillard raconte qu’il a remis l’argent à la reine mère contre quittance. « Montrez la quittance, dit le roi. » Mais Semblançay ne retrouve point le papier qui le justifierait, car il lui a été volé par un complice de cette atroce Louise de Savoie. Voilà le roi contraint d’opter entre la parole de celle-ci et le serment du vieux trésorier et, par suite, entre le déshonneur de Semblançay et le déshonneur de sa propre mère. Il ne vous échappera pas à quel point la situation est forte et tragique. Tous, Bourbon, Vendôme, Bayard, protestent de l’innocence de Semblançay. « Mais alors, dit le roi, ma mère est donc coupable ? » Tous se taisent. Et, devinant la pensée qui gronde sous leur silence, le roi prend la main de Louise, et, les congédiant :

Dieu vous garde, Messieurs ! c’est la mère du roi !

Cependant, la disgrâce de Lautrec a entraîné celle de sa sœur… Le roi, néanmoins, l’aime toujours, la pauvre Françoise, et il voudrait bien la reprendre ; et c’est elle, terrifiée par la haine de Louise, d’ailleurs troublée de remords, et enfin détachée des choses par un obscur pressentiment de sa mort prochaine, c’est elle qui dit à son amant le suprême adieu. Mais auparavant, sachant Semblançay condamné à mort, elle supplie le roi de ne pas souiller ses mains du sang de ce juste. François répond : « J’avais devancé ton désir, et j’ai dit qu’on amène le condamné. »

Il lui offre sa grâce. Semblançay la refuse ; c’est à l’honneur qu’il tient, non à la vie. Alors le roi :

Mais, vous rendre l’honneur, c’est l’ôter à ma mère !

Semblançay.

Laissez-moi donc mourir !

Le Roi.

Je vous nommais mon père
Et je vous… Non ! Partez ! Fuyez !

Semblançay.

Je ne puis pas.
Vos juges m’ont dit : « Meurs ! » — Et je marche au trépas,
Fier encor de pouvoir, par mon supplice même,
Rendre un dernier service au jeune roi que j’aime.

Le Roi, le rappelant.

Semblançay !

Semblançay, continuant de marcher.

L’aube naît ! C’est le couchant pour moi.
Je vais à Montfaucon. Dieu bénisse le roi !

La scène est d’une surprenante grandeur.

Or, Semblançay à peine pendu, François a la preuve irréfutable de son innocence et du crime de sa mère : l’homme qui avait volé le papier s’est suicidé, et, avant de mourir, a fait des aveux. Le roi ordonne à Louise de quitter la cour. Mais, juste à ce moment, on lui annonce la mort de sa femme Claude, qu’il avait, jusque-là, quelque peu oubliée. Et alors, subissant de nouveau la raison d’État, et de nouveau sacrifiant sa conscience d’homme à l’intérêt public et à son devoir de roi, il proclame sa mère régente ; et, en route pour Pavie !

Voilà le drame essentiel. Peut-être aurais-je voulu que le roi fût déjà certain du crime de sa mère à l’instant où il condamne Semblançay, ou, du moins, que cette certitude nous fût plus clairement signifiée : sa situation morale en serait plus angoissante et plus tragique encore. J’aurais voulu aussi une Françoise moins effacée, moins inoffensive, et que nous sentissions mieux en quoi son amour peut devenir funeste au roi et au royaume ; cela atténuerait d’autant la noirceur de la conduite de Louise, lui apporterait quelque ombre d’excuse et pourrait même lui ramener quelque sympathie. Mais ce qui m’a semblé, à la lecture, trop faiblement indiqué, apparaîtrait sans doute à la représentation. Et enfin, tel qu’il est, le drame est d’une indéniable puissance.

Passons aux épisodes.

1re Action épisodique. — Françoise a un mari, le comte de Laval. C’est un fier et sombre seigneur, nullement résigné. Au premier acte, pendant une fête, ayant aperçu sa femme dans les bras du roi, il envoie à François, par son écuyer, son épée brisée avec une lettre :

Sire, vous m’avez pris l’honneur : prenez l’épée ;

J’ai voulu la briser de peur de m’en servir.

(Encore une scène de grande allure. )

Plus tard, sur le champ de bataille de Pavie, il guette sa femme qui a voulu revoir le roi, et la poignarde ; ce qui vaut, d’ailleurs, à la pauvre petite, le délice suprême de mourir dans les bras de son amant.

2e Action épisodique. — C’est la trahison du connétable de Bourbon, et surtout les troubles et combats intérieurs qui précèdent cette trahison. Le personnage est curieusement étudié. Bourbon est un mélancolique et un orgueilleux. Il porte au cœur un amour unique, le souvenir de sa jeune femme morte ; et c’est pourquoi il repousse durement les avances de Louise de Savoie, amoureuse mûre et d’autant plus ardente. Rebutée, la dame se tourne contre lui, refuse de lui restituer je ne sais plus quel héritage qui lui est dû. Et, frémissant de colère, — et de dégoût, — Bourbon porterait aussitôt son épée à Charles-Quint, s’il n’était arrêté, cette fois, par l’héroïque intervention de Bayard et la magnanimité du roi. (Encore une scène de tournure grandiose. ) Puis, l’action abominable de la reine mère et l’infâme condamnation de Semblançay achèvent, il le croit du moins, de délier Bourbon de son devoir, et le précipitent dans la trahison, comme dans une vengeance. Il part sans joie, furieusement, en proie à des remords anticipés. Et nous le retrouvons à Pavie, où il évite les malédictions des blessés, où Bayard mourant le flétrit, et où sa victoire pèse sur ses épaules comme une chape de plomb. Type très humain de criminel sans bassesse d’âme, de traître inquiet puni par sa trahison même et, dès avant sa trahison, par sa conscience.

3e Action épisodique (prologue). — C’est Marignan, ou la victoire, la victoire jeune et joyeuse ; le roi armé chevalier par Bayard ; les députés de Milan lui apportant les clefs de la ville et lui souhaitant la bienvenue comme à un libérateur, et le roi, au milieu de son triomphe, recevant une lettre de Françoise : volupté plus grande encore que les autres, et qui pourtant sera le principe de ses fautes et de ses infortunes à venir.

4e Action épisodique (épilogue). — C’est Pavie, ou la défaite, ou le châtiment. Et certes, je vois bien en quoi le prologue et l’épilogue tiennent au drame central ; que l’ivresse de Marignan engendre les erreurs du jeune roi, et que ces erreurs engendrent Pavie ; que, si la raison d’État peut expliquer la flétrissure et la condamnation d’un juste, et s’il y a peut-être quelque héroïsme dans le sacrifice horrible que le jeune roi fait à sa mère, il est du moins responsable de l’état de choses par où il s’est trouvé finalement réduit à ce sacrifice, et que la déroute de Pavie est donc bien réellement une expiation ; mais, c’est égal, deux épisodes forment ensemble un bon tiers de l’œuvre totale ; c’est peut-être beaucoup.

5e Action épisodique. — Léonard de Vinci apporte au roi la « Renaissance » dans les plis de son manteau. Il dit de fort beaux vers, ce Léonard. Ecoutez-le parler de son siècle :

N’en doutez pas, mon roi, c’est un siècle puissant !
Le siècle du désir, plein du réveil des choses,
Aimant l’or et le sang, les femmes et les roses ;
Jetant aux vents du ciel les effluves brûlants
De la sève qui monte et bouillonne en ses flancs.
Il vient de clore une ère, il en commence une autre.
Colomb, trouvant un monde, a complété le nôtre ;
Et, d’un verbe immortel armant l’esprit humain,
Gutenberg au progrès assure un lendemain ;
Mahomet, refoulant les Grecs vers l’Italie,
L’a du rayonnement de Minerve remplie ;
Athène est dans Florence ; et l’antique beauté
Revient tout rajeunir avec la liberté.
L’Olympe au Vatican étale ses merveilles ;
Vénus charme les yeux, Homère les oreilles
Des aimables païens qui, dans la pourpre assis,
Brillent, cercle de gloire, autour de Médicis.
De l’âme du passé notre âme se féconde :
Une flamme en jaillit qui changera le monde.
L’ombre fuit : tout renaît. Sur l’avenir béant
L’esprit générateur qui remplit le néant
Plane, jeune et divin, ravivant la nature ;
Et c’est un créateur que chaque créature !
La Mort est morte enfin : c’est la Pâque ! Et le jour
Voit des Sages anciens le triomphal retour…

Et ça continue !

La conclusion ? Je ne sais ; je ne la puis donner sur une simple lecture et une réflexion trop hâtive. L’œuvre est toute pleine de beautés tragiques, mais un peu éparse et diffuse. Je crois pourtant que « si j’étais la Comédie-Française », je voudrais jouer les trois actes du milieu, et me laisserais aller à jouer les deux autres, par-dessus le marché. Mais c’est une grosse affaire, et qui n’est pas la mienne.

Maeterlinck

Bouffes-Parisiens : Pelléas et Mélisande, drame en cinq actes de M. Maurice Maeterlinck. §

Nous pouvons le dire, maintenant qu’ils ne sont plus là, les jeunes gens farouches qui, l’autre jour, surveillaient les boulevardiers frivoles : Pelléas et Mélisande, ce n’est pas du Shakespeare, car Shakespeare est toute la vie ; ce n’est pas du Musset, car Musset est tout l’amour ; ce n’est pas de l’Edgar Poe, car Edgar Poe est toute la peur. Mais c’est une charmante amusette de décadence, un bizarre joyau de simplicité artificielle, un doux et baroque petit poème de balbutiement concerté, d’un vague et d’un inachevé très précieux.

Où cela se passe ? Ecoutez. Je suis charmé de pouvoir enfin les placer, et dans une occasion où vous les attendiez si peu, les strophes du bon Casimir, celles que je ne pardonnerai jamais à la Comédie française de n’avoir pas récitées, l’autre mois, devant les ingénieux marchands, compatriotes du poète :

Comme un vain rêve du matin,
Un parfum vague, un bruit lointain,
C’est je ne sais quoi d’incertain
                             Que cet empire ;
Lieux qu’à peine vient éclairer
Un jour qui, sans rien colorer,
A chaque instant près d’expirer,
                             Jamais n’expire.
……………………………………
L’air n’entr’ouvre sous sa tiédeur
Que fleurs qui, presque sans odeur,
Comme les lis ont la candeur
                             De l’innocence ;
Sur leur sein pâle et sans reflets
Languissent des oiseaux muets ;
Dans le ciel, l’onde et les forêts,
                             Tout est silence
……………………………………
Rien de bruyant, rien d’agité
Dans leur triste félicité.
Ils se couronnent sans gaîté
                             De fleurs nouvelles.
Ils se parlent, mais c’est tout bas ;
Ils marchent, mais c’est pas à pas
Ils volent, mais on n’entend pas
                           Battre leurs ailes…

Pelléas et Mélisande, c’est un drame de marionnettes dans les limbes. On voit, des demi-ténèbres, émerger de petites ombres. On ne sait d’où elles viennent ; elles ont à peine un nom ; c’est le vieillard, la mère, le mari, l’amoureuse, l’amoureux. Elles n’appartiennent à aucun pays et sont vêtues comme des personnages de contes très anciens. Elles se meuvent comme dans un rêve, avec des gestes lents. Elles ont l’air profondément étonné ; elles font de toutes petites phrases, — car elles ont l’haleine très courte, — des phrases sans liaison entre elles avec, parfois, une image inattendue et vive. Elles répètent les mêmes mots plusieurs fois, tant elles sont paresseuses à penser. Il y a, çà et là, je ne dirai pas du « je ne sais quoi », mais plutôt de « l’on ne sait pourquoi » dans leurs discours. Elles n’ont rien de ce qu’on appelle « caractère » dans les rhétoriques ; point de « vice dominant » ou de « qualité maîtresse », point de suite dans les actes, nul souci du servetur ad imum… Elles sont entièrement passives. Elles sont inexpliquées, puisque leur explication gît toute dans la destinée, qui est inexplicable. On pourrait dire d’elles toutes ce que le vieil Arkel dit de Mélisande : « C’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde ».

La fable est peu compliquée. Une jeune femme, mariée à un vieux mari, se laisse aimer par son beau-frère. Le mari tue l’amoureux ; la jeune femme meurt, et il lui demande pardon. C’est tout.

L’histoire se déroule en une série de dix-neuf petits tableaux dialogués. La poésie en est un peu celle de certaines chansons populaires, — si belles ! — repensée par un artiste très délicat et dégoûté, soit ennui, raffinement ou inaptitude, des formes régulières du développement classique. L’auteur a trois ou quatre préoccupations : maintenir chez les personnages, l’indétermination des traits ; exprimer avant toutes choses la fatalité qui les mène ; annoncer et figurer, à mesure, les événements du drame par des symboles précurseurs, par des images concrètes qui, perçues par les personnages, les emplissent d’une terreur indéfinie ; bref, nous donner autant que possible l’impression du mystère, c’est-à-dire du caractère irresponsable et inconscient des actes humains, la sensation que nous sommes immergés dans un océan de forces fatales, que nous sommes de petites vagues surgissant une minute à la surface de cet océan, et, en même temps, qu’il y a, dans ce chaos, de continuelles et secrètes correspondances entre les phénomènes de l’âme et ceux du monde physique.

Un vieux château, n’importe où, entre de grandes forêts et la mer.

Des servantes vêtues de noir viennent pour laver le seuil de la porte. Entendez qu’elles veulent laver — déjà ! — le sang qui tachera ce seuil. « Oui, oui, dit le portier ; versez l’eau ; versez toute l’eau du déluge ; vous n’en viendrez jamais à bout. » Premier symbole.

Une forêt. — Golaud, qui s’est perdu à la chasse, rencontre Mélisande qui pleure au bord d’une fontaine où elle a laissé tomber sa couronne.

Qui est-elle ? Où est-elle née ? D’où vient-elle ? Elle ne sait pas. Elle dit seulement : « Je suis perdue, perdue, perdue. » Il lui dit : « Venez avec moi. » Elle demande : « Où allez-vous ! » Il répond : « Je ne sais pas. Je suis perdu aussi. » Telle la Phèdre de Racine :

Et Phèdre, au labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Second symbole, je pense.

Une salle dans le château. — Une lettre, apportée au vieil Arkel, lui annonce que Golaud a épousé la petite fille de la forêt, et qu’il va l’amener dans trois jours. Pelléas, l’autre petit-fils du vieil Arkel, voulait justement partir pour un voyage : l’aïeul le force à attendre son frère. Ainsi, c’est le sage vieillard qui prépare, sans le savoir, le malheur de ses enfants. Ça, c’est pour exprimer la fatalité.

Devant le château. — Pelléas et Mélisande regardent, au crépuscule, les bateaux sortir de la rade. Mélisande reconnaît le navire qui l’a amenée. « Il aura mauvaise mer, cette nuit », dit Pelléas. « Pourquoi s’en va-t-il cette nuit ? dit Mélisande… Il fera peut-être naufrage. » Troisième symbole.

Une fontaine dans le parc. — Les deux jeunes gens viennent se promener par là. Mélisande a les mains brûlantes : « On dirait que mes mains sont malades aujourd’hui ». (Quatrième symbole, j’imagine. ) Elle voudrait les tremper dans l’eau. « C’est au bord d’une fontaine qu’il vous a trouvée ? demande Pelléas. — Oui. — Que vous a-t-il dit ? — Rien ; je ne me rappelle plus. — Etait-il tout près de vous ? — Oui ; il voulait m’embrasser. — Et vous ne vouliez pas ? — Non. — Pourquoi ne vouliez-vous pas ? » Elle ne répond point, mais se met à jouer avec son anneau de mariage et elle le laisse tomber dans l’eau. Et cela signifie sans doute qu’à partir de cet instant-là son cœur s’est détaché de son mari. Cinquième symbole.

Un appartement dans le château. — Golaud est sur son lit, blessé d’une chute de cheval. Midi sonnait quand il est tombé de cheval ; midi sonnait quand la bague est tombée dans l’eau : vous n’aurez pas de peine à découvrir, dans la corrélation de ces deux faits, un sixième symbole. Golaud demande à Mélisande pourquoi elle est triste ; elle dit : « Je ne sais pas… je ne suis pas heureuse. » Il remarque qu’elle n’a plus son anneau. Elle dit qu’elle a dû le perdre dans une grotte où elle ramassait des coquillages. « Il faut aller le chercher tout de suite, avant la marée montante, dit Golaud. Demande à Pelléas d’y aller avec toi. » Et cette idée imprudente du mari signifie de nouveau la fatalité.

Devant la grotte. — Pelléas et Mélisande arrivent, tout tremblants. « Entrons-y, dit Pelléas. Il faut pouvoir décrire l’endroit où vous avez perdu la bague, s’il vous interroge. » Mais, au moment d’entrer, ils aperçoivent, à « une certaine profondeur, trois vieux pauvres à cheveux blancs, endormis contre un quartier de roc ». Mélisande a peur et s’enfuit… Que signifient ces vieux pauvres endormis dans cette grotte ? En vérité, je ne sais pas. C’est peut-être un septième symbole… Est-ce un septième symbole ?… Je ne sais pas si c’est un septième symbole… Voilà que je parle comme l’auteur.

Un appartement dans le château. — Pelléas voudrait partir. Le vieil Arkel ne devine pas pourquoi et le retient encore. Et ceci exprime, pour la troisième fois, la fatalité.

Un autre appartement dans le château. — C’est le soir. Mélisande file sa quenouille ; Pelléas est auprès d’elle. Le petit Yniold, un fils que Golaud a eu d’un premier lit, est avec eux. L’enfant ne veut pas aller se coucher. Tout d’un coup, il se met à pleurer : « Qu’y a-t-il ? dit Mélisande. — Petite mère… petite mère… vous allez partir. » Partir… mourir… huitième symbole. Puis l’enfant, par la fenêtre, voit les cygnes qui se battent contre les chiens : « Oh ! oh ! ils chassent les chiens !… Ils les chassent !… Oh ! oh ! l’eau ! les ailes !… les ailes !… Ils ont peur !… » Faut-il entendre, par ces cygnes, les âmes de Pelléas et de Mélisande, et, par ces chiens, leurs destinées ?? Mettons toujours : neuvième symbole. Mais voici Golaud qui revient de la chasse. Le petit Yniold apporte une lampe, et Golaud s’aperçoit que Mélisande et Pelléas ont pleuré…

Une des tours du château. — … Mélisande, penchée à la fenêtre, laisse crouler ses cheveux sur Pelléas. Oh ! les charmantes choses que dit Pelléas ! « … Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi !… Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour… Je n’ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande… Vois, vois, vois, ils viennent de si haut, et ils m’inondent encore jusqu’au cœur… Ils m’inondent encore jusqu’aux genoux… Tu vois, tu vois ? Mes deux mains ne peuvent plus les tenir ; il y en a jusque sur les branches du saule… Ils vivent comme des oiseaux dans mes mains… et ils m’aiment, ils m’aiment plus que toi ! » Cela est délicieux, ne trouvez-vous pas que cela est délicieux ?… Je crois bien que cela est délicieux… Mais, à ce moment, des colombes s’envolent de la tour. Est-ce un neuvième symbole ? Cela doit être un neuvième symbole… J’ai des raisons de croire que c’est un neuvième symbole… Le mari survient et dit simplement : « Vous êtes des enfants… Ne jouez pas ainsi dans l’obscurité… Vous êtes des enfants… Quels enfants !… Quels enfants !

Les souterrains du château. — Golaud y conduit Pelléas et lui montre un gouffre. Ce gouffre exhale une odeur de mort. Golaud oblige son frère à se pencher au-dessus : « Voyez-vous le gouffre ? » M. Perrichon dirait simplement : « Mais, malheureux, tu marches à l’abîme ! » Et c’est par conséquent un dixième symbole.

Une terrasse. — Pelléas respire au sortir des souterrains, où l’air « est humide et lourd comme une rosée de plomb, et les ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée ». Il a encore de très jolies phrases : « Il y a un vent frais, voyez ; frais comme une feuille qui vient de s’ouvrir, sur les petites lames vertes… » Ici, la silhouette du mari semble émerger un peu du vague des limbes. Il conseille à son petit frère, en termes précis, de ne plus « jouer » avec Mélisande et de l’éviter autant que possible. A cet instant, Pelléas aperçoit dans le lointain des troupeaux qu’on mène vers la ville. « Ils pleurent comme des enfants perdus ; on dirait qu’ils sentent déjà le boucher. » Et il ne vous échappera pas que c’est un onzième symbole.

Devant le château. — Golaud vient s’asseoir avec le petit Yniold, sous la fenêtre de la chambre où il sait que Mélisande et Pelléas viennent de se rejoindre. Il interroge l’enfant sur ce que font son oncle et sa « petite mère » quand ils sont ensemble… « Tu es toujours près d’eux ? — Oui, oui ; toujours, petit père. — Ils ne te disent jamais d’aller jouer ailleurs ?

  • — Non, petit père ; ils ont peur quand je ne suis pas là. — Ils ont peur ?… A quoi vois-tu qu’ils ont peur ?
  • — Petite mère qui dit toujours : Ne t’en va pas, ne t’en va pas… Ils sont malheureux, mais ils rient.
  • — Mais cela ne prouve pas qu’ils aient peur. — Si, si, petit père, elle a peur. — Pourquoi dis-tu qu’elle a peur ? — Ils pleurent toujours dans l’obscurité. » Je ne sais pas si vous vous apercevez que cela est très beau ?

Je laisse de côté un loup qui passe dans la forêt à cette minute-là et qui est sans doute un douzième symbole… Golaud demande à l’enfant « s’ils s’embrassent quelquefois. — Oui, ils se sont embrassés une fois…, une fois qu’il pleuvait. — Mais comment se sont-ils embrassés ? — Comme ça, petit père, comme ça l » Et l’enfant donne à son père un baiser sur la bouche ; puis, riant : « Ah ! ah ! votre barbe, petit père ! Elle pique ! elle pique ! elle pique ! Elle devient toute grise, petit père, et vos cheveux aussi ; — tout gris, tout gris, tout gris. » Dirait-on pas, ici, un couplet de quelque admirable chanson populaire ?

Je néglige encore un treizième et un quatorzième symbole : des pauvres qu’on aperçoit au loin et qui essayent d’allumer un petit feu sur la terre mouillée, et un vieux jardinier qui essaye de soulever un arbre que le vent a jeté en travers du chemin : symboles que Golaud nous traduit lui-même en disant : « Il n’y a rien à faire à tout cela. »

Cependant, Golaud élève le petit garçon vers la fenêtre et lui demande ce qu’il voit dans la chambre. Et cela peut paraître un peu risqué, car enfin il expose l’enfant à voir de drôles de choses ; mais quoi ! Golaud n’est plus qu’un malheureux homme. Il demande : « Sont-ils près l’un de l’autre ? — Non, petit père. — Et… le lit ? Sont-ils près du lit ? — Non, petit père. — Est-ce qu’ils parlent ? — Non, ils ne parlent pas. » Et soudainement, l’enfant a peur, et il ne sait pas pourquoi. « J’ai peur, petit père, laissez-moi descendre !… Je n’ose plus regarder… Oh ! oh ! je vais crier, petit père… Laissez-moi descendre ! Laissez-moi descendre ! »

Un corridor dans le château. Pelléas rencontre Mélisande et lui annonce qu’il va partir. C’est son père qui lui a dit : « Tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps… Il faut voyager ; il faut voyager. » Car, j’avais oublié de vous le dire : outre l’aïeul Arkel, il y a dans le château un vieillard, un malade qu’on ne voit pas : le père de Golaud et de Pelléas..Pourquoi ? Pour rien ; pour que ce soit plus triste : pour qu’on marche plus doucement et qu’on parle plus bas dans le château mélancolique, et pour qu’un peu plus de mort et de terreur plane sur les aventures des vivants. Donc, Pelléas va partir, et il donne à Mélisande un dernier rendez-vous à la fontaine.

Un appartement dans le château. — Qu’est-ce donc que le petit Yniold a vu par la fenêtre ? Il n’a rien vu ; seulement l’instinct de quelque chose d’inconnu et qu’il ne devait pas voir l’a fait reculer d’épouvante. Mais Golaud croit que l’enfant a vu quelque chose. Et c’est pourquoi, comme le vieil Arkel caresse Mélisande et s’apitoie sur la tristesse qu’il y a dans l’« innocence » de ses yeux, Golaud éclate : « Ah ! oui !… ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence !… J’en suis si près que je sens la fraîcheur de leurs cils quand ils clignent ; et, cependant, je suis moins loin des grands secrets de l’autre monde que du plus petit secret de ces yeux… » Et, pris de fureur, il saisit Mélisande par les cheveux et la jette sur les genoux… Puis il se calme : « Vous ferez comme il vous plaira, voyez-vous. Je n’attache aucune importance à cela… Je suis trop vieux ; et puis je ne suis pas un espion. » Sa douleur est d’une telle espèce que la vengeance même n’y apporterait aucun soulagement… Cependant, si l’occasion se présente, il tuera les amants, parce qu’il faut bien faire quelque chose… « J’attendrai le hasard… et alors… Oh ! alors… simplement parce que c’est l’usage… » Très intéressant, savez-vous ? ce mélange de désespoir atroce et de détachement total, ces gestes réflexes, et qu’on sait inutiles, de la colère et de la vengeance dans l’anéantissement de toute l’âme par la douleur ?…

Une terrasse de château. — Le petit Yniold essaye de soulever un quartier de roc ; et c’est sans doute un quinzième symbole (mais j’ai dû en oublier quelques-uns, chemin faisant. ) Le petit Yniold voit passer le troupeau de moutons déjà signalé par Pelléas. Les moutons ont peur. « Où vont-ils ? demande l’enfant au berger. Ce n’est pas le chemin de l’étable… Où vont-ils dormir cette nuit ? » Et c’est un seizième symbole.

Une fontaine dans le parc. — Golaud se trompait : sauf le baiser pendant la pluie, Pelléas et Mélisande sont restés purs comme de petits enfants. Ce soir-là, pour la première fois, ils se disent : « Je t’aime. » Et c’est alors qu’ils s’aperçoivent que Golaud les guette, caché derrière un arbre, une épée à la main. « Va-t’en, dit Pelléas, je l’attendrai, je l’arrêterai. — Non, non, non, dit Mélisande. — Il nous tuera. — Tant mieux, tant mieux, tant mieux. — Il vient ! il vient ! Ta bouche !… ta bouche !… » Et, sans bouger, sachant que la mort est là, que l’épée de Golaud s’approche, ils s’embrassent éperdument… Et voilà, je pense, un baiser qui n’est pas sans saveur.

Une salle basse du château. — Nous apprenons, par les propos des servantes vêtues de noir, que Golaud a tué Pelléas, qu’il a poursuivi Mélisande et lui a fait une légère blessure, qu’il a voulu se tuer ensuite et qu’il s’est manqué, et que Mélisande (vous ai-je dit qu’elle était enceinte ? ) a mis au monde une petite fille, une « toute petite fille qu’une pauvre ne voudrait pas mettre au monde… une petite figure de cire qui est venue beaucoup trop tôt.., une petite figure de cire qui doit vivre dans de la laine d’agneau… »

Un appartement dans le château. — On découvre Arkel, Golaud et le médecin dans un coin de la chambre. Mélisande est étendue sur son lit. Elle va mourir, non de sa blessure qui est légère, mais peut-être de ses couches, et surtout parce qu’elle est une petite créature qui doit mourir très jeune. Golaud lui demande pardon. « Oui, oui, dit-elle, je te pardonne… Que faut-il pardonner ? » Là-dessus, le malheureux est repris d’un doute : il veut savoir si Pelléas et Mélisande ont commis le péché. La petite femme ne comprend pas. Il insiste, il devient atroce. « Tu dois dire la vérité puisque tu vas mourir. — La vérité… la vérité, la vérité. » balbutie-t-elle, et elle meurt sans avoir même paru comprendre la question de son mari : il ne sait pas : il ne saura jamais.

Pelléas et Mélisande est une précieuse petite chose, écrite « pour être triste », et pour rêver. L’ayant relue afin de vous la raconter, je l’ai trouvée beaucoup plus pénétrante à la lecture qu’à la représentation. J’en ai aimé la langueur, la tristesse indéfinie, aiguë par secousses, et la grâce malade. Les figures semblent lentement, lentement venir à nous d’un fond de fumée, un peu comme ces figures des tableaux de Carrière, d’autant plus expressives que c’est, on le dirait, notre regard qui les crée à mesure, et qu’en même temps nous craignons de voir s’évanouir leurs contours de fantômes. Dans ce poème de songe, — à travers les symboles trop monotones et, à mon sens, de peu d’invention, à travers aussi les sautes de sensations et de paroles, les choses écrites exprès « on ne sait pas pourquoi », — trois ou quatre scènes se détachent, d’une étrange poésie, et même d’une beauté proprement dramatique. Aux meilleurs endroits, cela fait songer un peu à du Musset plus dolent et noyé de brumes délicates… Je ne suis pas suspect : ce charme a opéré sur moi peu à peu en feuilletant le livre : je ne l’avais senti que médiocrement pendant le spectacle. C’est que cela n’était point fait pour les planches.

La manœuvre du rideau, toutes les cinq minutes, était insupportable, et puis, malgré les demi-ténèbres, les interprètes ressemblaient à des créatures trop grossièrement réelles. Pourtant, ils ont recité leurs rôles sur le ton de mélopée uniforme qui convenait ici, et avec des voix d’ombre, autant qu’ils ont pu. Il faut louer particulièrement Mlle Meurris, Mlle Camée, M. Lugné-Poé, Mlle Marie Aubry, et une jolie et intelligente petite fille : Mlle Georgette Loyer.

Concours du Conservatoire §

Conservatoire national de musique et de déclamation. Concours de tragédie et de comédie. §

C’est un de ces spectacles sur lesquels on ne se blase jamais. Je sais d’honnêtes gens qui reviennent de l’étranger exprès pour voir ça. C’est toujours la même chose et c’est toujours nouveau. Oh ! la cour du Conservatoire pendant les entr’actes ! Le frétillement, le papotage, l’attente frémissante de tout ce joli petit monde ! Oh cette innocence ! Oh ! cette perversité ! Oh ! cet universel et contagieux cabotinage ! Oh ! pendant la séance, a tête immobile et maussade de M. Ambroise Thomas, et la semonce annuelle, et, dans la salle, ces mouvements de houle, ces passions déchaînées, ces fureurs d’enthousiasme ou de protestation, et ces tempêtes plus gaies que celles dont l’éminent directeur écrit la musique ! Et, au moment de la distribution des récompenses, le salut sec des lauréats qui ne se croient pas traités selon leur mérite ! les étreintes viriles et théâtrales de ceux qui sont couronnés ensemble, et le manège moitié sincère, moitié artificiel, de la petite cabotine primée qui, réellement émue, mais sachant en outre qu’il est convenable qu’elle le soit, exagère son émotion et l’exprime, — comme elle fera toute sa vie, au théâtre et à la ville pareillement, — par les battements désordonnés de sa poitrine sous son corsage !

Je connais un homme charmant, grand amateur de photographie, qui, en quelque endroit qu’il se trouve, fût-ce, comme disaient les poètes antiques, « par-delà les Indiens et les Garamantes », accourt ce jour-là rue Bergère, tout bardé de plaques perfectionnées et, du matin au soir, braque secrètement sur ce public original son « objectif » inaperçu. Et certes il ne perd pas son temps, et il doit s’en retourner le soir avec une jolie collection de frimousses et d’attitudes. Je ne vous dirai pas le nom de ce dilettante.

Il paraît que, cette fois, les gens qui n’ont pas de places numérotées ont fait queue, dans la rue, depuis deux heures du matin. C’est-à-dire qu’ils ont dépensé encore plus de patience que pour voir guillotiner.

Je les comprends. Et pourtant j’ai eu, durant cette journée, plus d’une impression douloureuse. D’abord il n’est plus là, celui que je m’étais fait une douce habitude de retrouver à chacun de ces concours, celui qui fut successivement Louis XI, Glocester, Marat, et qui trouvait moyen d’ajouter encore des ténèbres aux rôles les plus ténébreux. Damoye, Damoye ! où êtes-vous ? Je ne pourrai plus, comme je l’ai fait pieusement trois années de suite, vous consacrer un couplet descriptif tout plein d’épouvante, ni supputer en imagination ce que l’expression naturelle de votre visage suppose de crimes, de testaments fabriqués, d’infanticides, d’enlèvements, de viols, d’empoisonnements et d’assassinats ! Ah ! Damoye, pourquoi remportâtes-vous le premier prix de tragédie ? Nous vous verrions encore sans ce fatal triomphe…

Heureusement la nature est inépuisable ; et chaque année nous apporte quelque nouveau phénomène. L’année dernière, c’était le nez de Mondos et les quinze ans en fleur de Mlle Bertiny. Cette année, c’est un Chérubin, un Fortunio, un Zizi de dix-sept ans, M. Dehelly, un amour, un bébé rose, blond, blond de ce blond pâle et tendre des statuettes de Saxe, avec une jolie voix, trop jolie, la voix d’Amaury ou de Boucher. Cet enfant nous a dit très gentiment et plus que gentiment (car il a la diction fort nette, chose rare au Conservatoire) le rôle d’Horace dans l’École des Femmes. Seulement, il y paraissait si jeune que, vraiment, c’était Agnès qui avait l’air de détourner un mineur et que cette pensée devenait gênante. On ne lui a donné qu’un premier accessit de comédie, parce qu’il a le temps d’attendre. Peut-être eût-il préféré un sucre d’orge.

Je continue à chercher dans ma mémoire, pour le noter d’abord, ce que ce concours a eu de particulier. Ah ! voici. Vous savez, n’est-ce pas ? qu’il n’est plus du tout vrai, et cela depuis longtemps, que le Conservatoire se recrute dans les loges de concierges. C’est, à présent, la bourgeoisie française qui fournit des « sujets » au théâtre, comme elle fait à l’enregistrement ou au service des contributions indirectes. Nous avions vu, rue Bergère, il y a deux ans, une fille de colonel. Cette fois, nous avons mieux encore : une fille de général, s’il vous plaît ! et un prince moldovalaque, neveu d’une reine. Parfaitement !

Tous deux dissimulaient leur mystérieuse personnalité sous des pseudonymes comme dans les romans feuilletons ; et, comme dans les romans encore, tous deux ont été victimes de si étranges injustices que je n’hésite pas à vous les dénoncer, et plus sérieusement que je n’en ai l’air.

Mlle Sidney est une grande fille blonde, assez belle et de taille élégante. Elle jouait la scène de Célimène avec Arsinoé. Il est certain qu’elle a fort mal dit les premiers vers de son rôle, mais il est certain aussi qu’on n’a pas entendu un seul mot du reste. Car sa voix a été presque aussitôt couverte par des rires, des cris d’animaux, un tapage, un « boucan » le plus inconvenant du monde. On avait peut-être eu tort de permettre à cette jeune fille de concourir ; mais du moment qu’on le lui avait permis, elle avait le droit d’être entendue comme les autres. Or, le président n’a rien fait, absolument rien fait pour rétablir le silence. A un moment, quelqu’un s’est tourné vers la loge présidentielle et a crié que c’était scandaleux. Vous savez que je n’aime pas beaucoup les grands mots, mais je ne puis m’empêcher de trouver que cet inconnu avait pleinement raison. Car, tandis qu’on s’amusait si fort dans la salle, une pauvre fille, autorisée à concourir, je le répète, et qui, par suite, avait droit à la protection du jury, souffrait, contre toute justice, la plus rude et la plus cruelle humiliation publique. Et ce supplice a bien duré dix minutes. Je dois dire que Mlle Sidney n’a pas bronché, n’a pas pleuré (du moins sur la scène) et qu’elle a tenu bon jusqu’à la fin. Bref, elle s’est conduite en fille de général, et, si elle n’a pas de talent, elle a au moins du courage. Elle n’a pas été récompensée, naturellement ; mais j’affirme qu’il était tout à fait impossible de savoir si elle méritait ou non de l’être. Eût-on saisi quelques mots par-ci par-là qu’il ne faudrait pas la juger là-dessus, les conditions extérieures de l’épreuve n’ayant pas été les mêmes pour elle que pour ses camarades ; mais la vérité, c’est qu’on ne l’a pas du tout entendue. Si Mlle Sidney était une personne entêtée et processive, je l’engagerais à réclamer une nouvelle audition. Je suis prêt à témoigner qu’elle a été lésée dans son droit le plus évident. Je ne déteste pas le tapage et je suis même ravi quand on en fait au Conservatoire, mais je n’aime pas l’injustice ni la cruauté.

Passons au cas de M. de Max. Ici, le déni de justice n’est pas du même ordre, il n’est pas criant et je n’exprime, en me séparant du jury, qu’une opinion personnelle. Mais je ne conçois point que le jury, qui a osé donner un premier prix à Mlle Bailly et à Mlle Marty, n’ait pas même donné un accessit à M. de Max (Vous vous étonnerez peut-être, que je crie aujourd’hui « à l’injustice » comme si j’avais vingt ans de moins. Tant mieux ! C’est que j’ai encore mes heures d’ingénuité. ) Sans doute, M. de Max, qui a une petite tête judaïque avec un grand nez et une voix grêle, a le tort d’imiter tantôt Mounet-Sully et tantôt Sarah-Bernhardt. Parfois, il déblaye trop ; il fait succéder les simplicités affectées aux rugissements lyriques et les halètements de Cyclope aux lentes cantilènes ; il a des changements de ton trop brusques et trop faciles ; il abuse des plus récents trucs à effet de l’art de la diction. Mais avec tout cela, M. de Max ne m’a point paru banal. Ces affectations et ces excès sont de son âge. Et il a le feu intérieur, une conviction de tous les diables. Il était du moins évident que certaines intonations et certains gestes étaient de son cru : que, bon ou mauvais, il avait trouvé cela tout seul. Bref, on sentait dans son jeu l’effort d’une intelligence. Cela n’a l’air de rien : c’est pourtant très rare au Conservatoire, et cela, à mon sens, devait être récompensé.

Voyons maintenant s’il n’y aurait pas quelques observations à faire sur le choix des morceaux.

Pour la tragédie, cinq morceaux de Racine, deux de Dumas père, un de Corneille, un de Victor Hugo.

Rien à dire, sinon que deux scènes de Charles VII chez ses grands vassaux, c’est peut-être un peu plus qu’assez. On nous a dit la scène où Bérangère commande à Jacoub de tuer le prince de Savoisy. C’est exactement celle où Hermione commande à Oreste de tuer Pyrrhus. Et alors autant valait prendre Andromaque.

Pour la comédie, sept morceaux de M. Alexandre Dumas fils, cinq de Molière, quatre de M. Pailleron, un de Scribe, un de Casimir Delavigne, un de George Sand, un de M. Victorien Sardou, un de MM. Meilhac et Halévy. Rien de Marivaux, de Beaumarchais, ni de M. Émile Augier.

Je suis charmé, quant à moi, d’avoir passé en revue une partie du théâtre de M. Dumas fils et de M. Pailleron. Seulement, comme nous n’étions point là pour nous amuser, mais pour distribuer des prix, je dois dire qu’un pareil choix de morceaux n’était peut-être pas pour rendre facile l’appréciation du mérite des candidats. Rien évidemment ne vaut pour cela les bonnes vieilles scènes du répertoire classique. D’abord, on les sait par cœur ; bonnes ou mauvaises (et il est aisé de n’en prendre que de bonnes), elles sont consacrées ; on les admet telles qu’elles sont, on ne songe plus à en faire la critique, elles ne provoquent point la contradiction ou la moquerie ; elles n’inquiètent ni n’agacent, et l’on reste libre d’appliquer son attention tout entière à la façon dont ces jeunes gens les interprètent. Au contraire, M. Dumas étant encore vivant, Dieu merci ! et même n’ayant pas cessé de produire, son théâtre reste matière à dispute et à contestation. Tandis que le plus fat des moralistes, le plus imperturbable et le plus satisfait de lui-même, j’ai nommé Olivier de Jalin, définissait le « demi-monde », je songeais aux altérations de sens que le mot a subies depuis trente ans ; puis je me demandais si ce demi-monde-là existe encore aujourd’hui, s’il a les mêmes apparences, s’il est encore possible de le distinguer, soit du « monde » tout court, soit du monde de la galanterie proprement dite ; et enfin je rediscutais la conduite d’Olivier de Jalin, je tournais et retournais le cas de conscience que ce vieil homme d’esprit résout si gaillardement. De même, tandis que Catherine de Septmonts disait son fait à son mari et repoussait avec horreur ses tentatives de rapprochement, je me rappelais certaine lettre que M. Dumas me fit l’honneur de m’écrire à propos de mon feuilleton sur l’Étrangère, et que je vous donnerai un de ces jours, car elle est curieuse, elle est habile, elle est charmante, et je sais bien ce que j’y répondrai, mais je ne sais pas si j’aurai raison. Et ainsi pour les autres scènes. Mais surtout, quand après avoir entendu la jolie déclaration de Raoul à la comtesse, dans l’Étincelle, j’entendis le rire et les aboiements de Mlle Toinon dans cette même Etincelle ; et quand, ayant entendu une première Toinon aboyer, rire, puis s’attendrir sur les pauvres, et l’ayant vu tirer des noisettes de sa poche et chercher « son petit coin » derrière l’oreille de sa marraine, je vis une seconde Toinon chercher le même petit coin et sortir les mêmes noisettes, et que je l’entendis s’apitoyer sur les pauvres et rire et aboyer… mon Dieu, je sentais bien toujours que M. Pailleron avait beaucoup d’esprit, mais je sentais aussi que j’aurais eu plaisir à gifler la filleule de la marraine, voilà ! Car trois Etincelles dans un après-midi, ce n’est pas trop sans doute, mais c’est beaucoup. Et alors, occupé comme j’étais à disputailler avec Olivier de Jalin, ou à résister aux grâces de Toinon, j’oubliais un peu de suivre le jeu de M. Burguet ou de Mlle Guernier. En général, ce n’est pas dans les œuvres contemporaines qu’on doit chercher des sujets de concours, parce que, quand elles sont mortes, elles sont plus mortes que le théâtre classique et il n’en faut plus parler ; et quand elles sont vivantes, c’est d’une vie encore trop actuelle… Il ne faut là que des morceaux qu’on puisse ouïr avec sérénité.

Il serait si simple d’établir que les candidats ne doivent prendre leurs morceaux de concours que dans les auteurs défunts ! Cela parerait aux inconvénients que j’ai dits et à d’autres encore. Sept élèves avaient puisé dans le répertoire de M. Dumas, membre du jury et, naturellement, membre très influent. Je ne dis point que le grand écrivain soit accessible à des tentatives de corruption aussi enfantines. Mais, de bonne foi, il ne saurait en vouloir aux jeunes gens qui lui font cette politesse. De deux choses l’une : ou il se sentira, malgré lui, mieux disposé pour ceux-là ; ou, au contraire, il fera son homme de Plutarque et affectera de garder toute sa bienveillance pour les fanatiques de M. Pailleron. Dans les deux cas, son jugement sera d’abord déterminé, je n’en doute point, par le mérite des candidats, mais aussi, dans une mesure aussi petite que vous voudrez, par autre chose que ce mérite. Ou bien encore, s’ils sont mauvais ou s’ils conçoivent leur rôle à contre-sens, il leur en voudra bien plus que s’ils avaient massacré l’œuvre du voisin, et ce sera pour lui une troisième façon d’être influencé… Peut-être bien que j’exagère ou que j’invente et que, tout bonnement, « ça lui est égal » ; mais peut-être aussi que non, et il suffit que mes suppositions et mes inquiétudes soient plausibles.

Pour conclure, une scène de Corneille, de Racine, de Molière, de Marivaux ou de Beaumarchais, voilà ce qui vaut le mieux. De quoi les candidats ont-ils à faire preuve ? D’une bonne diction, d’une certaine intelligence, et de quelques-unes des qualités extérieures du comédien. Or, les textes classiques étant plus malaisés à dire, parfois même à comprendre, et d’un tour, d’une syntaxe, d’un vocabulaire un peu différents de ceux d’aujourd’hui, rendent cette expérience beaucoup plus nette et plus significative.

Encore un vœu (car je suis dévoré d’un besoin de réformes. ) Les honorables professeurs du Conservatoire devraient s’arranger de façon que leurs élèves ne présentassent que des morceaux d’une difficulté à peu près égale. Jouer avec agrément la scène d’Antoinette dans l’Étincelle, ou celle du moinillon Peblo dans Don Juan d’Autriche, cela ne prouve rien ou presque rien, car c’est, en vérité, trop facile ! Il n’y faut qu’un gentil minois et un peu d’espièglerie.

Sur ce, proclamons les récompenses :

Tragédie.

Côté des hommes : pas de premier prix ; deuxième prix, M. Cabel : c’est un grand brun, avec une tête énergique et commune, l’air d’un routier ou d’un moine espagnol. Une bonne voix, du creux, une articulation nette ; on entend tous ses mots ; ce n’est pas un mince éloge, je vous assure. Il a bravement dit la prophétie de Joad. Quelque excès de mimique. Avant de lancer les vers :

Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés !

il s’est cru obligé de faire des passes magnétiques, de nager dans les hautes herbes, d’arrondir les yeux, de se jeter en avant, de se rejeter en arrière, comme s’il songeait : « Non, mais qu’est-ce que je vois là ? ..

Ce n’est pas possible !… Mais si ! mais si ! positivement !… Des dômes, des dômes, des tours, des tours ! Mais non, j’ai la berlue… Voyons, ne nous laissons pas monter le coup, etc… » Je suis sûr qu’il essayait de se représenter l’Exposition universelle.

Premier accessit : M. Deval. La tête du général Boulanger en plus maigre ; grand, de longues jambes, l’air un peu vanné. De l’acquis. A dit correctement la tirade de Jacoub sur l’Orient, les caravanes, le désert, les croisades, etc.

Côté des femmes : premier prix : Mlle Bailly, blonde, maigre, mauvaise mine, beaucoup de cheveux, de la bouillie dans la bouche ; a trop crié le rôle de Roxane. Bonne élève en somme. Attendons.

Deuxième prix : Mlle Moreno (rôle de Monime), châtaine, assez petite et mince ; tète expressive ; voix tendre ; assez bonne diction. On l’entend !

Deuxième accessit : Mlle Laurent-Rouault. Cheveux châtain-clair, nez aquilin, pas laide, une voix fausse qu’elle prend on ne sait où. D’ailleurs, on n’entend pas la moitié des mots (rôle d’Andromaque).

Comédie.

Côté des hommes : deux premiers prix : M. Burguet (rôle d’Olivier de Jalin), blond, petite moustache, gentil, très bon élève ; M. Hirch (rôle de Jean Giraud), petit brun, tête en caoutchouc, assez comique et naturel. De beaucoup le meilleur parmi les hommes. Avait pourtant été insupportable l’année dernière dans l’intimé.

Deux seconds prix : M. Tarride (rôle d’Harpagon), brun, la tête classique du méridional, de Numa Roumestan, si vous voulez, correct et assez habile ; M. Maury (Raoul, dans l’Étincelle), gentil, agréable à entendre. Me paraît tenir à la fois de Noblet et de Delaunay.

Premier accessit : M. Dehelly (rôle d’Horace, dans l’École des Femmes) a été décrit plus haut.

Deuxième accessit : M. Camis (rôle d’André, dans Dora), assez grand, brun, nez en l’air ; passable, mais monotone.

Côté des femmes : premier prix : Mlle Marty (rôle d’Antoinette dans l’Étincelle), noire comme une taupe, un peu de moustache, mais physionomie vivante. Assez comique et pas maladroite.

Trois seconds prix : Mlle Moreno (Séverine dans la Princesse Georges), déjà décrite, de la franchise, de la netteté, même de la simplicité, a eu quelques intonations très justes ; de beaucoup la meilleure parmi les femmes.

Mlle de Méric (Catherine, dans l’Étrangère), blonde, frêle, maigrichonne, tête allongée, assez fine. Passable.

Mlle Déa (Geneviève, dans l’Age ingrat), blonde, fille de Dieudonné ; du naturel et de la gentillesse.

Premier accessit : Mlle Marcelle (Mlle de Rénat, dans l’Étincelle), nièce de Bressant ; grande, blonde, élégante, très jolie. Ne dit pas mal.

Trois seconds accessits : Mlle Syma (Adrienne, dans l’Été de la Saint-Martin). Nez et menton un peu pointus ; voix un peu blanche. Gentille et assez fine.

Mlle Laurent-Rouault (Suzanne, dans le Demi-Monde), déjà vue.

Mlle Duluc (Victorine, dans le Mariage de Victorine), blonde, mignonne, touchante, une petite Panot avec une voix plus frêle.

Concours de tragédie et de comédie au Conservatoire §

Vous arrivez de la rue ; vous êtes encore un peu endormi (car vous vous êtes levé plus tôt que de coutume) ; vous ne pensez à rien, ou vous pensez à des choses très ordinaires, banalement agréables ou platement ennuyeuses. Dans la cour du Conservatoire, déjà toute fleurie de chapeaux clairs, de robes légères et de frimousses fraîches ou adroitement réparées, vous rencontrez des amis ou des confrères, et vous échangez avec eux des propos vagues et veules, dépourvus de sérieux, et, généralement, de sincérité : car les Parisiens d’aujourd’hui ont une façon de s’aborder et de nouer l’entretien qui diffère notablement de celle des messieurs de Port-Royal… Vous entrez alors dans ce petit théâtre, également connu pour l’excellence de son acoustique et pour la ténacité de sa molesquine. Vous vous abandonnez alors au plaisir frivole de chercher dans la salle des figures de connaissance : et vous vous demandez s’il est là, à son poste, le fidèle photographe, princièrement apparenté, qui accourt chaque année des régions les plus lointaines pour voir ce qu’en effet on ne voit que ce jour-là et dans ce lieu-là, et pour fixer au vol les attitudes, les gesticulations et les silhouettes multiples d’un des plus amusants grouillements de civilisés que l’on puisse concevoir… Or, tandis que vous avez l’esprit occupé de ces agréables idées, tout à coup, les planches retentissent sous un talon furieux : un jeune homme en habit de soirée se précipite, l’air égaré. Il nous raconte qu’il a tué sa mère, ou il promet à sa maîtresse d’assassiner un homme dont elle a à se plaindre. Ou bien, c’est une jeune fille en toilette de bal qui nous apprend qu’elle a empoisonné son mari, ou que son père doit l’égorger pour obtenir un changement de temps…

Mais je crois que je vous ai dit cela trois années de suite. Je voulais seulement vous indiquer que c’est toujours drôle, et vous faire constater la fraîcheur annuellement renouvelée de mes impressions.

Maintenant, qu’est-ce que le concours de cette année a offert de particulier et qui le distingue des autres ? Vous n’y parûtes pas, Damoye, tête fatale, tête foudroyée ! Damoye le damné (qui, d’ailleurs, cachez une si bonne âme sous l’enveloppe de Marat, de Phalaris, de Glocester, de Rodin et de Zim-Zizi-mi !… Mais je crois qu’ici même j’ai invoqué Damoye quatre fois en quatre années… Qu’a-t-il donc eu de nouveau, ce concours ? Il a été médiocre dans son ensemble ; mais cela ne suffit peut-être pas à le distinguer. J’ai noté aussi que, parmi les femmes, la proportion des beautés maigres, frêles et pâles, était plus forte que l’an dernier. J’ai noté, d’autre part, que les femmes avaient été, en général, meilleures que les hommes (elles ont obtenu cinq prix de plus que leurs compagnons). Je ne sais s’il faut conclure à un rapport secret entre la fragilité physique des femmes et leur aptitude à jouer la comédie.

Mais voici deux particularités que j’ai le devoir d’enregistrer :

1º On n’a récité que des textes classiques ;

2e M. Ambroise Thomas a fait évacuer la salle avant d’avoir terminé la proclamation des récompenses.

Les deux choses, je le confesse, m’ont été pénibles.

Je n’ignore pas que, l’année dernière, les candidats abusèrent un peu du droit qu’on leur avait laissé prendre de choisir leurs scènes dans le théâtre contemporain. C’est ainsi que nous avions, trois fois de suite, entendu aboyer le petit chien de l’Étincelle et qu’on nous avait raconté trois ou quatre nuits de noces de M. Dumas. J’ai, comme mes confrères, protesté contre cet abus. Quelle naïveté ! et quelle imprudence ! Ah ! que la plupart des morceaux qu’on nous a récités cette année étaient peu divertissants ! et que de Regnard en un jour !

J’en veux aussi un peu à M. Ambroise Thomas d’avoir abrégé mon plaisir. Vous savez que le moment le plus gai de la journée est celui de la proclamation des prix et des accessits. Les parents et les camarades des lauréats, le petit monde du parterre et des galeries supérieures, applaudit ou proteste, et surtout fait du tapage pour faire du tapage. Quand M. Thomas a proclamé les trois deuxièmes prix des jeunes filles pour la comédie (Mlles Hartmann, Syma et Guernier), tout ce public a crié : « Syma ! Syma ! », faisant sans doute entendre par là que Mlle Syma lui paraissait digne d’une plus haute récompense. Alors, M. Thomas a agité sa sonnette et, le silence rétabli (le bruit n’avait duré que deux minutes tout au plus), a déclaré qu’il levait la séance, et que les noms des autres lauréats seraient affichés dans le vestibule. M. Thomas est bien dur pour les enfants. Ce qu’il y a d’aimable, de plaisant, même d’un peu frivole sous la solennité apparente de ses fonctions (car qu’est-il enfin que l’un des chorèges officiels et des recruteurs de nos futurs plaisirs ?), rien de cela ne déteint sur son austérité. Nul reflet des têtes gracieuses dont il est le pasteur n’éclaircit son front chargé de menaces. Chose rare, ce musicien considérable a, dans sa physionomie et dans sa démarche la tristesse ténébreuse que Shakespeare attribue à ceux qui n’aiment pas la musique.

Vous me direz que je manque de sérieux, que je n’ai pas le droit, en jugeant les choses du Conservatoire, de considérer uniquement mon plaisir, mais que je dois me souvenir de ce qui est juste et raisonnable et me préoccuper de la dignité des membres du jury. Je vous répondrai que j’aimerais voir le soin de cette dignité tempéré d’un peu de bonhomie. Vos reproches me toucheraient néanmoins, si je croyais fermement à la bonté et à l’efficacité spéciale d’un Conservatoire qui soit institution d’État. Mais si je n’y crois pas ? Me refuserez-vous la permission d’aller là tout bonnement comme à un spectacle, et plus en badaud qu’en critique ?

Sur ce, voici la liste des lauréats.

Tragédie.

Côté des hommes : Pas de premier ni de second prix. Trois premiers accessits.

1º M. de Max. Physiquement, un petit Mounet-Sully avec un nez crochu. Des cheveux presque sur les yeux. Cet adolescent tragique a, paraît-il, une légende. Né secrètement dans un château-fort des Balkans, exposé dans une corbeille sur le Danube bleu…, il est vaguement prince, confusément Moldo-Valaque, et peut-être filleul d’une reine. M. de Max a joué les dernières scènes du rôle d’Oreste avec une fougue méritoire, mais trop peu réglée. Puis sa prononciation a quelque chose de grêle, d’enfantin et d’un peu nasal. Enfin, il abuse du procédé qui consiste, après avoir hurlé à pleine gorge et sur le ton le plus déclamatoire, toute une série d’alexandrins, à lâcher le dernier vers tout tranquillement, avec une simplicité et une familiarité affectées. Je vois que ce truc est fort à la mode parmi nos jeunes comédiens. Je ne puis vous dire à quel point il m’exaspère.

2e M. Godeau. Brun, grosse tête, nez crochu, teint ambré, très bonne voix. A dit avec assez d’habileté une des grandes scènes d’Hamlet.

3e M. Fenoux. Brun, grand, très beau garçon. Barbe légère et mousseuse, une jolie frange de cheveux sur le front. La voix est bonne, mais l’articulation n’est pas toujours d’une parfaite netteté. A dit avec une louable chaleur la scène principale du rôle d’Achille dans Iphigénie.

Côté des femmes : 1er prix : Mlle Moréno. Un peu trop grêle encore, mais mieux que jolie ; la physionomie la plus gracieuse et la plus fine ; une voix charmante, un peu grave, souple et tendre. Mlle Moreno a dit avec une ardeur pénétrante la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Elle a fléchi vers la fin et n’a rien trouvé, pour le dernier cri, qu’elle a jeté à la grâce de Dieu :

Et Phèdre, au labyrinthe, avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue !

En somme, Mlle Moréno a paru infiniment meilleure dans l’expression des sentiments tendres ou fins que dans celle des passions violentes. Elle est moins faite pour la tragédie que pour les grands rôles féminins de la comédie moderne. J’ajoute que, même dans les endroits où elle n’est pas excellente, elle conserve une grâce, un charme. Elle a des inflexions de voix, des mouvements de tête, même certains abandons, certaines négligences, qui sont à elle, et qui plaisent. Si cette jeune fille si bien douée ne se laisse pas griser par son précoce succès, si elle consent à travailler, si elle ne croit pas dès maintenant tout savoir, je suis persuadé qu’elle aura un jour un grand talent.

2e prix : Mlle Dux. Celle-là est impayable. C’est une gamine de quinze ans, poussée trop vite. Grande, le long cou de Brandès, dans Georgette, une tête ronde à grosses lèvres, une tête de Javanaise. Cette grande « même » a une excellente voix de contralto, pleine et sans bavure, une diction nette, résolue, un peu sèche, une gesticulation vigoureuse et précise de jeune personne qui manie des poids (avec tournement de poignets avant chaque geste) ; enfin une sorte de gaucherie imperturbable ou d’aplomb dans la maladresse qui nous ont à la fois ébouriffés et séduits. Elle a le mérite, rare au Conservatoire, et même ailleurs, de comprendre et de sentir ce qu’elle récite, et de le traduire par des intonations qu’on sent ne lui avoir pas été serinées. Seulement, comme elle est de Montmartre ou des environs, ces intonations sont parfois un tant soit peu montmartroises.

Par exemple, elle nous a dit ce vers (d’Hermione à Pyrrhus) :

Mais, Seigneur, en un jour, ce serait trop de joie !

un peu du ton dont elle aurait dit : « Ah ! non, tu t’en ferais mourir ! » Et le reste à l’avenant. Et cela vaut mieux, après tout, que le ronron et les ficelles. Telle qu’elle est, cette longue fillette vivace nous promet une actrice sincère et originale.

1er accessit : Mlle Haussmann, châtaine, bonne figure, yeux vifs quoique petits, traits un peu gros. A dit passablement le même morceau que Mlle Moréno (la déclaration de Phèdre. ) Sarahbernardise un peu trop, tout de même que ses compagnons mounetsullysent avec excès.

2e accessit : Mlle Hartmann. Blonde, longue, élégiaque, jolie. A soupiré gentiment le rôle de Régine dans les Burgraves.

Comédie.

Côté des hommes : 1er prix : M. Dehelly. Un petit bonhomme blond, en sucre, très gentil. A dit la dernière scène du Chandelier, et a su montrer, vers la fin, une émotion vraie, qui n’excluait point une adresse très attentive. J’ajoute que M. Dehelly était « grand favori », qu’il a été très longuement et bruyamment applaudi par ses camarades, que le jury lui a accordé son premier prix « à l’unanimité » et qu’enfin, en présentant M. Dehelly à l’administrateur de la Comédie française, M. Delaunay a laissé tomber ce mot désormais historique : « Je vous fais un cadeau ; je crois me revoir tel que j’étais en 1844. » Pour moi, je ne louerai pas seulement M. Dehelly de son précoce talent, mais aussi de l’intelligence avec laquelle il a choisi son morceau de concours. Cette scène du Chandelier est assurément une des plus belles et des plus profondément émouvantes de notre littérature dramatique. Lue par un brigadier de gendarmerie, elle nous toucherait encore. Il faudrait être complètement abandonné des dieux et des hommes pour ne pas trouver, en la jouant, au moins quelques inflexions vraies. Je crois au talent du jeune Dehelly ; je serais mieux fixé sur le degré et la qualité de ce talent, si je l’avais entendu dans le rôle de quelque Horace ou de quelque Dorante. J’estime qu’il devrait, dans son cœur, partager son premier prix avec Alfred de Musset.

Pas de second prix.

Trois premiers accessits :

1e M. Lugné-Poé, long garçon, type Leloir ou Laugier. Quelque expérience.

2e M. Baron. Un des bouffons privilégiés qui n’ont qu’à se montrer pour réjouir les âmes de leurs contemporains. A-t-il bien ou mal dit le rôle d’Hector, le valet du joueur dans la comédie de Regnard ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il fait rire ; c’est qu’il a le masque de M. Coquelin aîné et l’ineffable voix de son illustre père, M. Baron, des Variétés.

3e M. Schutz.

Deux seconds accessits :

1e M. Fordyce.

2e M. Esquier. Celui-là me paraît être proprement un « pas de chance ». D’abord, il a eu la déveine de concourir immédiatement après le triomphe de M. Dehelly et quand nous avions dans les oreilles la divine prose de Musset. Puis, le malheureux avait choisi un morceau difficile et maussade : la scène de jalousie que cette grande âme d’Alceste vient faire à Célimène au quatrième acte du Misanthrope. La scène est belle, je ne dis pas ; mais quoi ! nous n’avions pas fini de nous attendrir sur ce petit Fortunio, qui est un bien autre amoureux ! La conséquence, c’est que nous avions décidément envie de prendre parti pour cette gentille Célimène contre l’homme aux rubans verts. Enfin, le morceau sur lequel s’évertuait M. Esquier a été fort mal dit, un peu auparavant, par un de ses camarades, et nous avions vaguement peur d’être « rasés » deux fois ; M. Esquier jouait donc de malheur.

On se serait plus aisément aperçu, sans cela, qu’il est intelligent, qu’il a la diction juste et nette, qu’il recherche la simplicité et la sobriété, et qu’il méritait peut-être mieux qu’un deuxième accessit.

Côté des femmes : 1er prix : Mlle Moréno. Elle a joué la scène où Alcmène reconduit, à l’aurore, le faux Amphitryon, puis celle où elle explique au véritable Amphitryon qu’elle a soupé et reposé avec lui. Un de mes confrères a accusé Mlle Moréno d’avoir mis dans sa diction des intentions grivoises. Je proteste. Ce même confrère n’a pas assez d’éloges pour le jeu pudique et discret de Mme Judie. Or il me semble que Mlle Moréno a eu exactement le même genre de pudeur.

Seulement, il se trouve que l’expression pudique de certaines réalités est ce qu’il y a de plus propre à mettre en joie un public folâtre. Ce n’est point la faute de notre jeune lauréate si l’Amphitryon de Molière, est, au fond, une jolie polissonnerie. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on eût été mieux inspiré, peut-être, en lui conseillant quelque scène de Marivaux, où elle aurait été, j’en suis sûr, absolument remarquable, et sans effaroucher personne. Il reste qu’elle a joué ce rôle délicat d’Alcmène avec esprit, et avec réserve, avec tendresse et avec dignité.

Trois seconds prix :

1e Mlle Hartmann, qui donnait la réplique à M. Dehelly dans le Chandelier. J’ai dit combien elle est jolie. Peut-être était-elle un peu trop svelte, trop pliante et languissante pour le rôle de cette Jacqueline qui, jusqu’au moment où elle est « touchée de la grâce », est la plus joyeuse et la plus pratique des commères et, en conséquence, nous apparaît plutôt comme une beauté solide, brune, et même un peu duvetée ;

2e Mlle Syma, grande, blonde, jolie. Beauté touchante, de la même qualité et de la même espèce, à peu près, que Mlle Hartmann. A joué le rôle de Claudie dans la première rencontre, si belle, de la pauvre fille avec Denys Ronciat. Elle y a montré une susceptibilité assez simple et naturelle. On eût voulu, peut-être, un peu plus de force çà et là ;

3e Mlle Guernier. Assez petite, très jolie, blonde, ronde, grosse tête (relativement), peu de hanches ; elle m’a, je ne sais comment, rappelé par sa silhouette, par sa tête lumineuse et dorée, et par l’étroitesse de sa jupe, ces jolis polichinelles soyeux montés sur un court bâton… Voyez-vous ce que je veux dire ? Naturellement gaie. A joué très gaiement, et par conséquent très bien, le rôle de Lisette dans Les Folies amoureuses.

Trois premiers accessits :

1e Mlle Duluc. Beauté fine et délicate. Elle nous avait séduits d’avance par la grâce frêle et souple de ses attitudes dans une scène d’Hamlet où elle donnait la réplique. Elle a joué agréablement, mais d’une allure trop peu anglo-saxonne, le rôle de cette jeune fille anglaise qui, dans Daniel Rochat, fait la leçon à un coquin de viveur, représentant de la frivolité française. Je vous rappelle un fragment de ce dialogue : « Esther : Avez-vous un canif ? — Le viveur sympathique : Ma foi, non ! — Esther : Voilà bien ces Français ! » Au fait, pourquoi cette exception à la règle qui interdisait, cette année, aux candidats de choisir leurs morceaux dans le répertoire des auteurs vivants ? Et pourquoi est-ce en faveur de M. Sardou que l’exception a été faite ? Bien entendu, cela m’est égal ; mais je ne comprends pas ;

2e Mlle Carlix. Blondinette, maigrichonne : un souffle, un rien. Cette créature minuscule a montré du sentiment et du naturel dans la scène finale de Il ne faut jurer de rien. M. Dehelly lui donnait la réplique. C’était vraiment bien zentil, ces deux tout petits bonshommes qui s’embrassaient…

3e Mlle Dux. Cette imperturbable jeune personne a été, ici, un peu moins drôle peut-être que dans la tragédie. Toutefois, elle nous a débité avec assurance et gaieté, et toujours ces mouvements de bras qui me rappelleraient les ailes du moulin de la Galette, si le Moulin de la Galette n’était condamné à l’immobilité, la scène des Trois Sultanes où la petite Française Roxelane donne au Sultan ses premières leçons de mœurs parisiennes, et où se trouve l’exquis couplet :

… Que du sérail les portes soient ouvertes
Et que le bonheur seul empêche d’en sortir.
Traitez vos esclaves en dames,
Soyez galant avec toutes les femmes,
Tendre avec une seule ; et, si vous méritez
Qu’on ait pour vous quelques bontés,
On vous en instruira. J’ai dit, je me retire…

Enfin, deux seconds accessits :

1e Mlle Gérard. Brune, mignonne, très jolie. Une voix charmante ; de l’esprit, de la grâce, et un peu de rouerie déjà, dans le jeu. A fort bien dit une scène du Barbier de Séville ;

2e Mlle Piernold. Blonde, réjouie, ressemble à Gyp. Zézaye un peu ; gaie, bonne fille, la voix bien timbrée. Agréable à voir et nullement pénible à entendre dans une soubrette de Regnard (la Sérénade).

… Mais que deviendront tous ces enfants ?

Conservatoire : Concours de tragédie et de comédie. §

J’ai très peu de remarques générales à faire sur le dernier concours du Conservatoire. Tout s’est passé en douceur. Pour la première fois depuis bien des années, M. Ambroise Thomas n’a pas eu à sortir ses foudres. La température était presque supportable. Nous n’avons eu, avec la molesquine de nos sièges, que des démêlés sans importance. L’éclat de ce concours a, d’ailleurs, été modéré. Sur vingt numéros de comédie, Molière n’en a fourni que quatre. Pas une scène de Marivaux, ni d’Alfred de Musset, ni d’Émile Augier. En revanche, nous avons entendu une fois de plus le récit de Valérie, et l’on a osé nous servir encore l’inepte Fausse Agnès, de Destouches ! — Beaucoup de ces jeunes filles m’ont paru fatiguées, et, si j’ose dire, d’une grâce mûrie et amollie avant l’âge. Le nez à la Roxelane, le joli nez spirituel et avenant qui fut cher à nos pères, se fait de plus en plus rare, le nez aquilin prédominant. — Le jury n’a pas été méchant, oh ! non, sauf peut-être pour le jeune Esquier, qui m’a tout l’air d’un « déveinard ». C’est tout. Venons au détail.

M. de Max a eu le premier prix de tragédie et le premier prix de comédie. Il méritait par surcroît le premier prix de ténacité et le premier prix de conviction.

Je vous ai parlé, il y a douze mois, de ce sinistre jeune homme. Il a changé de tête : il n’a plus maintenant la barbe bifide ni, sur le front, les mèches tordues comme des serpents. Il a maintenant le visage entièrement rasé, et ressemble à la fois à Tailhade, à Sardou et à Coppée, — mais en plus sombre. Il a gardé ces oreilles en anse qu’on voit souvent aux moines rasés. Il a l’air d’un mauvais prêtre très maigre et dévoré de remords. Il a la voix nasale et triste et, tour à tour, une mimique de dément et des affectations de tranquillité qui inquiètent. Il a fréquemment deux gestes : celui d’un malheureux qui souffre d’une rage de dents, et celui d’un homme qui lacère on ne sait quoi entre ses dix ongles. Il est extrêmement rare que les doigts de M. de Max se décrispent. Évidemment, ce sympathique émacié apporte dans l’interprétation de ses rôles une bonne foi éperdue. Mounet-Sully n’est qu’un sceptique à côté de lui. J’ai eu cette impression que, pour le romantisme de l’âme et ce que j’appellerai l’échevèlement intime, M. de Max est à Mounet-Sully ce que Mounet-Sully est à un bonnetier. C’est terrible. Avec tout cela, ce Valaque sans frein a eu des moments intéressants, et même quelques trouvailles curieuses et justes, dans le rôle d’Hamlet et dans celui de Louis XI, de Gringoire, encore qu’il ait presque partout prêté à Hamlet les gestes de Louis XI, et à Louis XI les gestes d’Hamlet, et à tous deux les gestes d’Ugolin, se décidant à conserver un père à ses fils.

M. Fenoux a joué le rôle de Ruy-Blas, et celui de Raymond de Nanjac. Il a eu un premier accessit de tragédie et un deuxième accessit de comédie. M. Fenoux est un grand brun, beau garçon, cheveux frangés et barbe légère. Il a de l’ardeur et fait bonne figure en scène. Quand il aura discipliné les éclats de sa voix, quand il se sera appliqué, pendant un an ou deux, à être simple et vrai, quand il se défiera de certains procédés de diction, par exemple de celui qui consiste à passer, tout à coup, de la déclamation et du hurlement à la voix naturelle et à l’intonation familière, — procédé que je vois très répandu et que je trouve très agaçant, — alors nous reconnaîtrons sans doute en M. Fenoux les commencements d’un bon acteur, car il semble avoir quelque étoffe.

Deuxième accessit de tragédie : M. Gauley, vingt-sept ans.

Deuxième prix de comédie : MM. Lugné-Poé et Baron.

M. Lugné-Poé, grand brun, nez et menton en casse-noisettes, s’est donné un mal effroyable pour dire et pour mimer cet étrange monologue d’Harpagon volé, qui tient de la parade de tréteaux, mais qui est aussi, par certains traits, un morceau de littérature aliéniste presque à la façon d’Edgar Poe.

Pour justifier sans doute la seconde partie du bizarre assemblage qui forme son nom, M. Lugné-Poé a traduit les hallucinations d’Harpagon avec un sérieux extraordinaire et la même outrance hagarde dont il aurait pu nous réciter le Cœur révélateur.

Quant à M. Baron, il n’a eu qu’à se montrer et à ouvrir la bouche pour nous séduire. Il ressemble à son père : il en a le nez, les yeux, les lèvres innocentes et la voix suave. A chaque réplique, nous nous pâmions de joie à retrouver, dans les vagissements du fils, les intonations et le timbre paternels.

Je ne sais pas comment il a dit le rôle de Pourceaugnac : je sais seulement qu’il nous a fait rire et qu’il est né pour cela.

Premier accessit : M. Veyret. C’est un petit bonhomme qui a une excellente voix et beaucoup d’aplomb. Il m’a semblé qu’il jouait Figaro en pur écolier ; mais je dois dire qu’il a été furieusement applaudi par ses camarades.

Enfin, M. Coste a obtenu un deuxième accessit avec M. Fenoux, déjà nommé.

Passons aux femmes.

Nous avons revu Mlle Dux. Elle a maintenant seize ans et demi. Elle est « renforcée », mais elle a toujours sa tête de gamine sérieuse, cou dégagé, cheveux relevés sur le front, nez un peu long, menton délicat ! l’air virginal, n’étaient les yeux. Je crois qu’elle a travaillé ; elle n’a plus ses gestes en équerre, ni ses tournements de poignets. Mais peut-être, étant un peu plus savante, est-elle moins savoureuse. Elle abuse, elle aussi, de ce truc détestable que je signale depuis six ans : la diction déblayée, rapide, unie et faussement familière, succédant brusquement à la déclamation aiguë. Cela peut saisir les badauds par l’énormité même du contraste, mais cela me semble tout le contraire de la vérité. J’ajoute pourtant que Mlle Dux applique ces procédés avec une intrépidité et un excès qui les rendent amusants, et qu’en d’autres endroits elle nous a intéressés par quelques accents sincères. Elle paraît comprendre et sentir ce qu’elle dit, et elle est très vivante. Sa diction et son jeu forment un mélange impayable de convention, de vérité, d’espièglerie, de candeur, d’imperceptible canaillerie et de noblesse naturelle, d’Athènes et de Montmartre. L’articulation est nette ; la voix est un peu grave et d’un riche métal. Cette fillette de seize ans a presque très bien dit la dernière partie du rôle de Phèdre, et pas mal du tout, — en dépit des déblayages trop faciles et des fins de phrases les mains dans les poches, — le rôle de la princesse Georges. Elle pourra avoir du talent, à la condition de ne pas se croire déjà du génie.

Mlle Dufrène, dix-sept ans, est une blonde un peu courte, laiteuse, avec une chevelure pesante qui lui tire la tête en arrière. Elle a tant de cheveux qu’on dirait qu’elle en a aussi un peu dans la bouche. J’entends par là que l’articulation mollit parfois. Elle a dit correctement une scène du rôle de Roxane et a même été, un instant, mieux que correcte. C’est quand Roxane, prête à sortir, est ramenée vers Bajazet, par un mouvement involontaire où il y a de l’amour, de l’espoir, de la colère, de la supplication, de la honte bravée, et aussi de la menace :

Ecoutez, Bajazet, je sens que je vous aime.

Mlle Dufrène a dit ce vers, non plus comme une écolière, mais comme une femme. En revanche, je ne vois pas pourquoi elle a hurlé ces deux vers :

… que le sérail reste aujourd’hui fermé
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

Mlle Dufrène n’en a pas moins mérité le premier prix de tragédie qu’elle a partagé avec Mlle Dux.

Mlle Haussmann se rattache, physiquement, au type le plus répandu de la jeune sémite (judæa vulgaris). Nez fin, lèvres un peu fortes, corps grêle, l’air fatigué. Je dois vous avertir une fois pour toutes que je portraiture ces jeunes artistes, non peut-être comme ils sont, mais comme je les ai vus ce jour-là, dans cette lumière particulière d’un théâtre éclairé moitié par le gaz ou l’électricité, moitié par le soleil du bon Dieu, — et enfin sous un angle spécial, de haut en bas et de côté ; car j’étais assis au balcon, côté droit. Il se peut donc que j’aie été victime de quelques illusions d’optique… Pour en revenir à Mlle Haussmann, elle a, outre ce que j’ai dit, une voix nette et assez agréablement nasale (un peu, à certains moments, la voix de Réjane), et quelque énergie dans son petit corps. On a très bien fait de lui donner un second prix de tragédie pour la façon dont elle a joué le rôle de la duchesse dans Henri III et sa Cour.

Mlle Hartmann est une belle blonde, douce et languissante, avec une bouche trop petite et une voix menue pour sa grande taille. Elle nous a récité les plaintes de Monime avec une gentillesse molle de grande fille paresseuse ; et comme elle est très régalante à voir et qu’elle n’a pas l’air méchant du tout, nous lui avons donné un deuxième accessit. Nous en avons fait autant pour Mlle Mellot, une jolie brune à moustaches, taille élégante, voix bien timbrée, quelque flamme. Vous vous rappelez les vers délicieux où Eriphile exprime les sentiments qu’elle éprouva en revenant de sa pâmoison dans les bras d’Achille. Mlle Mellot a murmuré ces vers comme si on lui eût fait des chatouilles, ou comme si elle eût senti encore autour d’elle les bras du beau guerrier. Vous nous avez fait rougir, Mademoiselle.

Blonde, lactée, tendre, délicate, telle est Mlle Thomsen… Vous avez pu remarquer qu’il y a beaucoup de blondes, cette année, au Conservatoire. J’espère que la chimie est totalement étrangère à ce phénomène… Mlle Thomsen (deuxième prix de comédie) a montré un naturel touchant dans le rôle de la petite Victorine.

Mlle Piernold est une fine rousse, très rousse, encore maigrichonne, qui a la voix mordante et gaie, et beaucoup de franchise et d’entrain. Bref, Mlle Piernold a, si j’ose dire, quelque chose d’apéritif. Elle a joué, avec une bonne humeur éclatante, le rôle de Nanon dans le Cœur et la Dot et largement mérité son second prix de comédie.

Premiers accessits : Mlles Laurent-Ruault et Vernon.

Nous connaissons déjà Mlle Laurent-Ruault. Elle a grandi et elle a fait des progrès. Sa voix, un peu dure, doit être encore assouplie, et, sans doute, le personnage de la baronne d’Ange exigeait un jeu plus félin.

Toutefois, Mlle Ruault n’a pas mal rendu les parties énergiques de ce rôle complexe. Et Mlle Vernon, blonde, drôlette, une jolie petite figure dans beaucoup de cheveux, a joué plus que gentiment la scène où Rosine remet la lettre à Figaro.

Deuxièmes accessits : Autre Rosine, presque aussi bonne dans la même scène (et, quand je dis presque aussi bonne, je vous avoue que je n’en sais rien, et que je m’en rapporte, pour cette nuance, aux lumières du jury) : Mlle Chappelas (de Fontainebleau). Cet à-peu-près que j’ai trouvé tout seul, et que je dédie à Grosclaude, est pour vous indiquer que cette jeune fille est blonde et dorée. Mlle Suger, tête ronde, châtain clair, avenante, bouche généreuse, voix agréable, a dit avec grâce le rôle de la jeune aveugle Valérie.

Enfin, Mlle Béry… Mais laissons-lui la parole, puisqu’elle a bien voulu faire ses confidences à un reporter du Gil Blas :

« … Sans Delaunay, j’abandonnais le théâtre, n’en ayant pas besoin pour vivre. Puis, j’ai plusieurs cordes à mon arc. Je suis musicienne. J’ai une voix superbe, d’après mon père, et d’après Massenet. Je n’étais donc pas embarrassée. »

Ce disant, Mlle Béry remue les bras, les jambes, tire la langue, et, comme elle s’en aperçoit : « Je suis nerveuse, hein ? Et encore je suis un peu calme maintenant, parce que ma femme de chambre vient de me masser et de me frotter avec un linge imbibé d’eau de Cologne. Il n’y a rien qui détende les nerfs comme ça ! »

Allons, tant mieux, tant mieux !

J’ignore si les autres candidats sont tous aussi « calés » que cette expansive personne, et s’il y a, parmi eux, comme les années précédentes, vous vous rappelez ? des fils ou des filles de généraux, de colonels, de chefs de bureau et de dentistes, et des filleuls de reine. Il est du moins certain que les comédiens se recrutent de plus en plus dans la petite bourgeoisie parisienne, et que leur métier tend à devenir dans l’opinion « un métier comme un autre ».

Cela est si vrai que le Roman, qui cependant est presque toujours un peu en retard pour noter l’évolution des mœurs, se met à nous présenter les comédiens comme des êtres qui ne sont pas du tout différents des bourgeois et que les bourgeois ne considèrent plus comme différents d’eux-mêmes. Avez-vous lu le Faux départ, le dernier roman de M. Alfred Capus ? Je l’ai, par bonheur, sous la main, et j’en détache pour vous le commencement de l’histoire d’Edmond Desclos.

Edmond est un jeune bourgeois ; sa mère est une bourgeoise bourgeoisante ; son père est un ancien avocat ; son frère Georges est en train de devenir un avocat à la mode, et sa sœur Marguerite est la femme d’un jeune millionnaire qui l’a épousée par amour. Or, Edmond, qui a raté trois fois son baccalauréat, mais qui a « une voix vibrante et agréable et l’instinct du théâtre dans les gestes », Edmond a une idée. Il s’en est ouvert une fois à sa sœur, avant le mariage inespéré de celle-ci.

« — Dis-la, ton idée !

  • — Je veux être cabotin… Je me sens des dispositions pour ça… Tout le reste me dégoûte.
  •  — Très bien ! fit-elle en raillant… Tu seras cabotin et moi institutrice… et le dimanche, tu m’enverras au théâtre… Voilà qui est arrangé. »

Mais, même après le mariage de Marguerite, la vocation d’Edmond persiste. Un jour, il annonce à sa mère, avec précaution, qu’il est engagé au théâtre des Folies-Parisiennes :

« J’ai signé sans vous le dire… parce que…

Sa mère recula d’un pas, en joignant les mains :

  • — Tu es engagé dans un théâtre ? Tu plaisantes, n’est-ce pas, malheureux ?

Ecoute, mère, continua Edmond, devenu très sérieux, je suis incapable d’être employé nulle part… On gagne de l’argent au théâtre aussi… C’est une carrière comme une autre.

Mme Desclos, cessant de l’écouter, alla chercher son mari… M. Desclos, voyant sur le visage de sa femme une agitation extraordinaire, se laissa conduire.

  • — Qu’y a-t-il donc ?

Elle répéta ce qu’Edmond venait de lui apprendre…

« — Eh bien ? demanda M. Desclos nonchalamment.

  • — Tu vas permettre à ton fils de faire une pareille sottise, de perdre sa position, de se compromettre ?

Il l’interrompit d’un geste calme et, s’adressant à Edmond :

  • — Tu aurais peut-être mieux fait de ne pas prendre cet engagement sans me consulter ; mais les enfants d’aujourd’hui se moquent bien de ces détails-là…

Enfin, c’est fini, n’en parlons plus… Tu veux être cabotin, mon garçon : sois-le… Comment s’appelle ton théâtre ?

Mme Desclos pleurait.

  • — C’est tout ce que tú dis à ce malheureux ? Il ne te manquait plus que de l’approuver…

Desclos se croisa les bras.

  • — Je l’approuve… Je l’approuve positivement, dit-il d’une voix nette. Cela t’étonne, cela, hein ? »

Vous voyez comme c’est simple. Et, plus loin :

« — Et Marguerite ? et son mari ? s’écria Mme Desclos.

  • — J’ai prévenu Marguerite. Elle m’a approuvé. Je t’assure que tu as des idées très fausses sur le théâtre. On y va comme à un bureau. Mais certainement, comme à un bureau, ajouta-t-il pour impressionner sa mère. Ainsi, moi, crois-tu que je vais mener une existence différente de celle que je mène parce que je serai acteur ? Pas le moins du monde. Je travaillerai, voilà tout, au lieu de ne rien faire du matin au soir.
  • — Tu continueras à demeurer ici ? demanda Mme Desclos.
  • — Parbleu !
  • — Tu prendras tes repas à la maison ?
  • — Quand je jouerai, je dînerai de meilleure heure, simplement.

Ebranlée, presque souriante, elle murmura :

  • — Enfin… »

Soyez persuadés que cette petite scène de famille n’a, à l’heure qu’il est, rien de très exceptionnel…

Je regrette de n’avoir ici le droit de détacher du livre de M. Capus que ce qui se rapporte à mon sujet. Car c’est un livre amusant et vivant. Il n’est point très rigoureusement composé et je le trouve inférieur en cela à Qui perd gagne. L’auteur semble aller un peu à l’aventure. Ce n’est que vers la fin que vous comprendrez le titre : Faux départ, tant les personnages partis à faux en paraissent faiblement troublés, et tant leur malaise est peu tragique ! Mais ce récit sans queue ni tête vous retiendra par sa seule vérité. M. Capus a une justesse, une simplicité et une tranquillité de notation tout à fait remarquables.

Il excelle à peindre l’inconscience ou plutôt l’indifférence morale où vivent aujourd’hui beaucoup de civilisés ; mais il fait cela modestement ; il ne croit point avoir découvert des choses étranges et exorbitantes ; il ne se récrie pas, il ne s’étonne de rien, il ne juge rien. Et il raconte comme un ange, d’un style quelquefois un peu lâché, mais toujours si fluide et si clair ! Cela repose de l’écriture-artiste. Vraiment, il y a du Lesage dans son cas.

Concours de tragédie et de comédie. §

(Conservatoire).

Multa ferunt anni venientes commoda secum ;

Multa recedentes adimunt, dit judicieusement Horace dans l’Epître aux Pisons. L’âge mur emporte des cheveux et apporte des honneurs. J’ai eu celui de faire partie, jeudi dernier, du jury du Conservatoire. Et je connais et j’apprécie tout ce que cette fonction flatteuse me confère d’avantages et de privilèges : mais je connais aussi ce qu’elle m’a enlevé de liberté et d’honnête amusement.

Car elle m’a retiré le droit de traiter familièrement les candidats, d’insister sur les attraits ou sur les gaietés de leur personne physique ; le droit de faire des calembours sur leurs noms (plaisir bas, mais vif) ; le droit d’établir le compte des profils judaïques et des nez à la Roxelane ; le droit de découvrir un nouveau Damoye et de lui adresser des apostrophes lyriques ; et enfin le droit de me moquer du jury et de contredire ses arrêts.

Je m’interdirai donc toute fantaisie et, par respect de ma fonction, je serai sec comme un procès-verbal.

Nous n’avons point décerné de premier prix de tragédie, et le public a paru nous approuver. MM. Godeau et Fenoux et Mlle Mellot ont eu chacun un second prix ; Mlle Grumbach et M. Gauley ont eu un premier accessit.

M. Godeau, à qui la nature a donné une longue tête un peu triste, et, à ce qu’il m’a semblé, des jambes et un torse un peu courts, a dit avec conviction la scène où Severo Torelli apprend de sa mère qu’il est le fils du tyran, de ce Barnabo dont il a juré la mort.

M. Godeau a beaucoup crié.

M. Fenoux, un grand et beau garçon au teint mat, au front néronien frangé de cheveux noirs, a dit les stances de Polyeucte, et la scène qui suit, avec plus de force que de piété, avec une exaltation toute laïque, si je puis dire : c’était moins l’ardeur mystique d’un martyr chrétien que l’enthousiasme menaçant d’un volontaire de 92 chantant la Marseillaise. Il a trop mimé les strophes ; il a montré une colère trop humaine, presque haineuse, accompagnée de mauvais regards, contre Félix et même contre Pauline. N’étaient les paroles, l’accent m’eût fait songer au Potyeucte de Montbrison.

Il est sensible que M. Fenoux aura du talent. Mais il a beaucoup crié.

Mlle Mellot est cette jeune fille que Sarcey n’a pas craint d’appeler « un pruneau incandescent. » Noire comme une morisque, les pommettes saillantes, les yeux flambants comme des torches, on l’a souvent vue dans les soirées bizarres et déconcertantes que donnent les jeunes hommes. Elle me paraît être, avec Mlle Georgette Camée, la muse des poètes symbolistes, occultistes, et graâliens ; et, Mlle Camée étant leur druidesse, Mlle Mellot est leur gitane. Je les nomme toutes deux les jeunes sybilles de Panzoust. Mlle Mellot a une fort belle voix, une étrangeté d’allure qui plaît et une ferveur qu’elle gouverne mal. Elle a dit la grande scène de l’involontaire confession de Phèdre à Hippolyte ; elle en trouvait sans doute chaque mot admirable, en quoi elle avait raison ; mais, à cause de cela, elle en soulignait et prolongeait chaque mot, en quoi elle avait tort. Mlle Mellot est évidemment une « nature », un « tempérament », un « foyer ». Je ne suis pas embarrassé de son avenir, pourvu que ce « pruneau » apprenne à gouverner son « incandescence ».

Mlle Mellot a eu quelques beaux cris, mais trop de cris.

Mlle Grumbach rappelle un peu Mlle Émilie Lérou par le son de sa voix et par l’expression plus énergique que gracieuse de sa physionomie. Elle paraît intelligente. Et pourtant elle n’a rien fait, ou n’a fait que peu de chose, pour varier la monotonie farouche des imprécations de Clytemnestre déchaînée dans les Erinnyes.

Mlle Grumbach n’a pas toujours mal crié, mais elle a crié énormément.

M. Gauley ne paye pas de mine ; mais il s’est rencontré de grands artistes qui étaient aussi dépourvus que lui de cette monnaie. Il semble capable de conscience, d’application, même de quelque recherche. J’estime qu’il s’est trompé en faisant de Louis XI un grotesque. J’ajoute que c’est un peu la faute de Casimir. Casimir a beaucoup subi Hugo sans s’en vanter. Son Louis XI est un personnage de Hugo, moins les vers.

M. Gauley n’a pu crier tout à fait aussi fort et aussi longtemps que les camarades. En revanche, il a été abondant en grimaces.

La scène jouée par M. Gauley a été le seul moment d’apaisement relatif dans ce concours ululatoire. Car, après Phèdre, Polyeucte, Clytemnestre et Severo Torelli, nous avons entendu hurler Camille et Hernani. On eût dit que les candidats s’étaient donné le mot pour choisir les scènes les plus rugissantes du répertoire tragique.

Nous n’avions jamais entendu d’affilée autant d’imprécations. Et nous faisions cette réflexion : si, parmi ces fauves de la caverne-drame, quelque fillette eût soudainement apparu, douce et gentille, même un peu bêlante et gnolle, qui nous eût récité d’une voix tendre, et sans cris, quelque harmonieux couplet des rôles de Junie, d’Iphigénie ou d’Esther, elle nous eût ravis parle contraste, et nous eussions été capables de lui décerner, par reconnaissance, un premier prix.

Passons au concours de comédie.

Côté des hommes. — Premier prix : M. Veyret ; second prix : MM. Fenoux et Esquier ; deuxième accessit : MM. Monrose et Frédal.

Si les jeunes artistes du Conservatoire n’avaient de très bons cœurs et toute la générosité qui convient à leur âge, j’eusse conseillé à leur camarade Veyret de se méfier en sortant de la maison, et, au premier tournant de rue, de prendre le milieu de la chaussée, selon le conseil de Benvenuto Cellini. Car la supériorité de M. Veyret sur ses concurrents a été si évidente qu’il n’a pu être question un seul instant de donner plusieurs premiers prix ; et c’est cela, autant peut-être que le médiocre éclat de leurs concours, qui a frustré MM. Lugné-Poé et Baron, les seconds prix de l’an dernier, de la récompense qu’ils attendaient cette année.

M. Veyret a joué deux scènes des rôles de Scapin avec une grâce, une gentillesse d’adolescent, et une expérience de vieux comédien blanchi sous la cape. La voix est d’un métal riche, résistant, que rien ne fêle ; l’articulation, d’une netteté qui est la joie de l’oreille ; les attitudes, d’une aisance, d’une prestesse et d’une justesse irréprochables. Et, chose plus étonnante encore, M. Veyret n’a pas imité Coquelin, ou, du moins, il n’en a pas eu l’air. Et il a trouvé une intonation pour le « petit mulet », — vous vous rappelez ? — oui, Monsieur, une intonation qui nous a paru nouvelle et tout à fait plaisante, un « effet » inédit qui n’était pas dans la tradition du rôle, qui a surpris Cadet lui-même, et que Cadet a approuvé. M. Veyret est assurément le meilleur élève que j’aie entendu, depuis six ans que j’assiste aux Concours du Conservatoire. Et, en disant cela, je n’oublie ni Leitner, ni Berr, ni Dehelly.

Maintenant, — car je n’oublie pas non plus la fragilité de ces gloires de concours et les lendemains précaires de ces triomphes de distributions de prix, — M. Veyret saura-t-il jouer autre chose que les deux scènes des Fourberies de Scapin ? Si vous voulez ma pensée, je le crois.

De M. Fenoux, je vous ai déjà parlé. Il a fait preuve, une seconde fois, d’adresse et de savoir-faire dans une scène du Demi-Monde, encore qu’il semblât peu fait pour jouer le personnage mordant et pinçant d’Olivier de Jalin. Je ne serais pas étonné que M. Fenoux devînt un très bon « grand jeune premier sympathique », une façon de Marais. Quant à M. Esquier, il a dit avec beaucoup d’intelligence le rôle de Gringoire et a fort bien « nuancé » la Ballade des pauvres gens. Il paraît extrêmement jeune et a, pour le moment, une voix plus grosse et plus âgée que lui. Mais il la « rattrapera », ce n’est qu’une affaire d’années. En attendant, il l’a déjà fort assouplie, et puis, ce qu’il fait n’est pas bête. Et puis, enfin, il est le neveu de Jeanne Samary et petit-neveu, à la mode de Bretagne, des deux Brohan. Je ne suis donc pas inquiet sur son compte.

Côté des femmes. — Pas de premier prix. Second prix : Mlles Laurent-Ruault, Wissocq et Marsa ; premier accessit : Mlles Mellot et Suger ; deuxième accessit ; Mlles Thomsen et Drunzer.

Mlle Laurent-Ruault a fait de très grands progrès depuis l’année dernière. Il y a quelque lourdeur dans ses traits accentués, dans son allure, dans sa voix même. Mais on commence à s’en moins apercevoir ; et d’ailleurs, si la grace lui fait encore défaut, on la sent capable d’énergie, d’expression forte et passionnée. Elle a joué avec assez de justesse le difficile rôle de Mme Morancé dans la Visite de noces, et nous a donné l’impression qu’elle le comprenait. Et cela est déjà fort méritoire.

Mlle Marsa, mignonne, grêle, touchante, une espèce de petite Baretta blonde et encore enfantine (c’est surtout sa voix qui m’a fait songer à Mme Baretta), a gémi et flûté le plus tendrement du monde le rôle de Charlotte dans les Deux Frères. (C’est une comédie de Kotzebuë, et Charlotte est une jeune fille qui, à force de gentillesse et de soumission, dompte un oncle récalcitrant. Je vous le dis parce que vous l’aviez peut-être oublié. )

Mlle Wissocq est, comme Mlle Marsa, une beauté de l’espèce délicate, mais un peu plus formée, et plus capable de vibrations. Elle m’a paru jouer avec une douleur et une nervosité vraies, et mieux qu’en écolière, la scène du Mariage de Victorine, où la petite Victorine, crucifiée, consent à épouser le commis Fulgence pour n’être point accusée d’aimer le fils de la maison.

Mlle Suger a déliré, puis est morte avec assez d’adresse sous le nom d’Adrienne Lecouvreur.

Mlle Thomsen est une blonde avenante et gaie, et Mlle Drunzer est une brune d’une extrême beauté.

Mlle Mellot n’a eu, pour la comédie, qu’un premier accessit. Elle ne méritait pas plus, à ne la juger que sur l’épreuve de ce jour-là. Et cependant, je le répète, cette moricaude n’est point banale. On croit sentir en elle un souffle, une âme tourmentée et tragique… Mais je n’ose plus vaticiner. Il n’y a rien qui vous claque dans la main comme les jeunes tragédiennes. Nous trompera-t-elle, celle-là aussi ? Je voudrais qu’elle ne s’en fît pas accroire ; qu’elle fût bonne enfant, simple, modeste, laborieuse ; qu’elle ne se laissât point griser par ses succès de cénacles et de petites chapelles… Est-il trop tard pour lui tenir ce discours d’oncle ?

Évidemment, nous avons dû paraître très injustes et très méchants à plusieurs de ces jeunes filles. Nous avons fait pleurer des yeux beaucoup plus jolis et plus frais que les nôtres ; nous avons empli de sanglots des gorges délicates et jeté en pâmoison des corps élégants et presque neufs. Tout cela est grande pitié ; mais nous n’avons pu juger autrement que nous n’avons fait. Puis, ces victimes, qui ont dix-huit ou vingt ans et qui sont jolies, se consoleront vite.

Elles se consoleront plus vite encore si elles ont l’idée de lire la Bichette, de M. Auguste Germain, un aimable volume qui est comme le conte bleu et le rêve allègrement transcrit d’une élève du Conservatoire.

Car elle a toutes les chances, cette Bichette.

Elle a, personnellement, « dix mille livres de rentes qui lui viennent de sa grand’mère » ; et sa maman en a vingt mille ; et cette maman est une délicieuse veuve de trente-deux ans ; et quand Bichette lui dit : « Je veux entrer au théâtre », elle répond à Bichette : « Comme tu voudras, mon enfant. »

Et Bichette entre au Conservatoire, et Bichette y reste sage. Elle commet pourtant un jour une assez forte sottise. Elle s’éprend d’un certain prince Marcos, un élève des classes de chant, un ténor gras, qui a des bandeaux couleur d’aile de corbeau et qui vibre terriblement, mais dont l’œil la fascine. Elle va jusqu’à accepter le rendez-vous qu’il lui donne dans son garni, à l’hôtel de l’Amérique du Sud. Un incident la sauve : l’intervention du garçon d’hôtel à qui le prince a commandé du champagne et qui refuse d’en monter, le prince ayant une forte note en souffrance.

Puis, Bichette fait des visites. Elle va trouver Sarcey ; elle va trouver Bauer ; elle rient me trouver. Comme elle doit jouer les Folies Amoureuses, il paraît que je me mets à « conférencier » sur Regnard de façon à éblouir Bichette. M. Auguste Germain qualifie très gracieusement cette conférence qu’il m’attribue. Je l’en remercie. Toutefois si une élève du Conservatoire venait me dire qu’elle a l’intention de concourir dans une scène des Folies Amoureuses, il est bien probable que je serais plus sobre dans ma réponse, et que je lui conseillerais tout bonnement de choisir un autre morceau.

Quoi qu’il en soit, Bichette s’en retourne enchantée de ses visites. Elle s’étonne seulement qu’aucun critique n’ait essayé de lui manquer de respect.

Au concours, Bichette remporte le premier prix, naturellement. Elle va passer un mois à Dinard, joue au casino, et, naturellement, avec le plus grand succès.

Et elle rencontre à Dinard un beau jeune homme, Raymond Deschamps, intelligent, élégant, qui a cent mille francs de rentes, qui en aura trois cent mille un jour, et sur qui, naturellement, elle produit le plus grand effet.

Après quoi, Bichette entre à la Comédie-Française. Ses débuts y sont éclatants. Tuck, le célèbre auteur dramatique, la distingue, écrit une pièce exprès pour elle. Cependant, on s’arrache Bichette dans les salons où, d’ailleurs, on la traite tout à fait comme une femme du monde. Elle joue enfin la pièce de Tuck : c’est un triomphe ; du coup, elle passe étoile. Et, dès le lendemain, M. Raymond Deschamps, le gentleman aux trois cent mille livres de rentes, demande la main de Bichette à Madame sa mère.

Il est exquis, ce Raymond Deschamps. Il consent que Bichette reste au théâtre et lui tient ce discours optimiste :

« J’ai pleine confiance en vous… On parle de la promiscuité ignoble des coulisses… Dans les petits théâtres, c’est vrai, cela existe… Aux Français, le milieu n’est pas le même… S’il y a quelques lépreux, on peut s’en garer… Oui, je sais, beaucoup d’hommes vous feront la cour… au foyer… mais il en va de même dans un salon, où vous, mari, vous laissez valser votre femme avec des gens plus ou moins scrupuleux… Si quelqu’un vous manquait, je tire très bien l’épée, très bien le pistolet ; je saurais administrer la correction nécessaire… Quant à prétendre que le théâtre fournit aux femmes des occasions de flirt et d’infidélité, c’est un argument juste pour les demoiselles qui cherchent voiture au mois et hôtel au parc Monceau ; cet argument, quand il s’agit de vous, est purement absurde… Le jour où vous ne m’aimeriez plus, j’espère que vous auriez la loyauté de me le dire ? »

Et Bichette se marie, en grand tralala, et Bichette est parfaitement heureuse, et Bichette, amoureuse et mariée, se sent beaucoup plus de talent encore qu’auparavant.

Il faut dire que, dans tout cela, un ange a veillé sur Bichette. Cet ange, c’est sa maman. « Sans P’tite Mère, pense Bichette, le soir de ses noces (et elle pense judicieusement), me serais-je jamais mariée ? Peut-être. Mais, en ce cas, la robe blanche eût peut-être été malséante… »

Le personnage de P’tite Mère est assurément ce qu’il y a de meilleur dans le petit livre aisé de M. Auguste Germain. C’est un type tout nouveau de mère d’actrice.

P’tite Mère, riche, jeune, jolie, est l’antithèse même de Mme Cardinal : et pourtant elle n’est pas une mère moins avisée, moins audacieuse ni moins utile. Elle a le goût de se sacrifier pour sauver la vertu de Bichette tout en servant ses intérêts.

Adam, le professeur de Bichette au Conservatoire, a dit un jour à son élève : « Puisque je ne pense pas vous avoir à la campagne, est-ce que je pourrais vous inviter, un matin, chez Ledoyen ? » Bichette, en rentrant, a raconté la chose à P’tite Mère ; et alors c’est P’tite Mère qui a invité Adam à déjeuner chez elle. P’tite Mère lui a versé beaucoup de champagne et lui a fait raconter des histoires croustillantes. Après le déjeuner, elle a éloigné sa fille, sous un prétexte. Bichette, en rentrant, les trouve assis tous deux sur le canapé, P’tite Mère très rouge et toute défrisée. « Est-ce que je vous dérange ? — Folle ! répond P’tite Mère, nous nous taisions parce que M. Adam vient de me confier un secret que nous ne voulions pas te révéler. — Oh ! dis-le-moi. — Eh bien, tu auras sûrement ton premier prix de comédie. »

Même manège avec Tuck, le célèbre auteur dramatique. Tuck a invité plusieurs fois Bichette à venir chez lui « voir ses Boucher ». Si Bichette continue à se dérober, Tuck est fort capable de lui retirer son rôle. Alors, P’tite Mère vient chez Tuck, ensorcelle Tuck, renvoie Bichette comme ci-dessus :

« Tuck me laissa partir sans regrets. Il resta seul avec P’tite Mère. Sans doute, P’tite Mère sut s’extasier comme il fallait devant les tableaux, car lorsqu’elle rentra :

Tu auras le rôle, me cria-t-elle.

« Brave P’tite Mère, comme elle m’est dévouée ! »

P’tite Mère, c’est la Perdrix de La Fontaine.

Toutes ces menues histoires, Bichette nous les raconte fort agréablement, avec plus de gaieté que d’esprit, une verve facile et un peu grosse de gamine échappée, beaucoup de naturel, du mouvement et un grand contentement d’elle-même. Elle est vraie en ceci, qu’elle est très perruche et que, lorsqu’elle se met à « faire de la littérature », c’est bien à la façon d’une petite cabotine. Quand Raymond se donne des airs de lui révéler Verlaine, elle se récrie : « Croit-il que j’ignore les principales pièces de Mallarmé, de Mendès, de Verlaine, Moréas, Laforgue, Stuart-Merrill, Jean Lorrain, Viélé-Griffin, Charles Morice ?… » Peste ! Et elle se met à murmurer ces vers des Fêtes Galantes :

Le soir tombait ; un soir équivoque d’automne ;
Les femmes se pendaient, rieuses, à mon bras…

Et soyez sûrs que le vers suivant :

En murmurant des mots si spécieux, si bas…

n’a rien du tout d’énigmatique pour elle. Ailleurs, elle nous parle, avec des phrases lues dans les journaux, des phrases vides de chroniqueur, de « l’intensité de la vie moderne », et de ses « côtés terribles et douloureux », et de ses « amertumes profondes, que rachètent des joies et des bouffonneries éperdues », etc. Pauv’ petite, va ! Et cela me paraît très bien noté. C’est fort peu de chose qu’une Bichette dans la vie ; c’est une toute petite cervelle et cependant Bichette, sur les planches, pourra très sérieusement nous émouvoir, comme si elle exprimait au-delà de ce qu’elle comprend.

Et la morale de ce conte, c’est apparemment que le théâtre est, pour une jeune fille bien née, le plus sûr moyen de faire très vite un très riche mariage bourgeois, et c’est encore qu’une élève du Conservatoire parvient à tout, à la condition d’avoir des rentes, de la beauté, du talent, une mère jeune, jolie, et qui tienne moins à sa propre vertu qu’à celle de sa fille, et beaucoup de chance par-dessus le marché. — Vous voyez, Mesdemoiselles, comme c’est simple.

Conservatoire : Concours de tragédie et de comédie. §

Soyons grave. Je n’ai plus le droit, étant membre du jury, de m’amuser au concours du Conservatoire, ni d’être familier avec les candidats, ni de faire le compte des blondes et des brunes ou des nez hébraïques et des nez à la Roxelane, et d’en tirer des réflexions. Et, si Damoye était encore là, il ne me serait plus permis d’apostropher Damoye en prose lyrique. Les encouragements paternes aux forts en thème, les avertissements aux égarés, et les considérations générales sur la valeur du concours, voilà où j’en suis désormais réduit.

Nous avons dû, à notre grand chagrin, être assez chiches de récompenses pour la tragédie. C’est que, — sauf les exceptions que je signalerai tout à l’heure, — ces jeunes gens et ces jeunes filles disent très mal les vers. Ils ont le tort de prendre pour modèles deux grands artistes qui les disent très bien quand ils veulent, mais qui les disent à leur façon, laquelle est proprement inimitable. Il y a quelques années, lorsqu’elles avaient pu entendre encore Mme Sarah Bernhardt, toutes les jeunes tragédiennes sarahbernhardisaient frénétiquement. Maintenant, elles mounetsullysent, elles aussi, comme les jeunes tragédiens. Et donc, tous jouent et déclament comme des prêtres ou des prêtresses, ou comme des inspirés, ou comme des ahuris, ou comme des fous, mais non plus comme des hommes et des femmes.

Voici Mlle Georgette Camm, connue dans les cénacles. Elle a un profil précis, au menton volontaire, et qui serait un peu dur sans la douceur candide des yeux ; une voix en même temps grave et touchante avec, parfois, des sons de flûte, frais et légers ; une naturelle décence d’attitudes, et enfin une conviction de tous les diables, ce qu’on appelle le feu sacré. Bref, de très heureux dons. Mais qu’elle nous a bizarrement récité le rôle d’Andromaque ! Elle le chantait, comme une hymne à l’église, avec une lenteur hiératique, prolongeant les sons indéfiniment, accentuant tous les mots, faisant des vers de quinze syllabes, et cela, selon je ne sais quelles ritournelles qui n’avaient plus rien de commun, vraiment, avec les vivantes intonations de la langue parlée. Sans doute elle croyait jouer encore la Dame de la mer, ou quelque tragédie symboliste de l’éminent sportsman Édouard Dujardin. Du Racine « extatique » ! Quel contresens ! Lui, qui est la vie même, et la vie passionnée et agissante ! Jouer Andromaque, comme on oserait à peine jouer la prophétesse Cassandre, ou sainte Thérèse !

Pareillement, M. Mitrecey, — une tête énergique sous des cheveux bouclés, une tête qui rappelle celle des cariatides de Puget ou, mieux encore, les tritons des fontaines de Versailles, — nous a montré un Polyeucte rédacteur de revue décadente, et qui semblait réciter des vers dans un sous-sol de brasserie néo-mystique. C’était un fakir au sourire vague et blanc, un Çakya-Mounet, si j’ose m’exprimer ainsi. Le geste hiératique du doigt levé, l’air tour à tour endormi et fou, les yeux sans prunelle, les syllabes tenues durant plusieurs secondes, les éclats de voix inexpliqués alternant avec les vagissements enfantins ou les plaintes de ramier mourant, tout y était, — sauf ce que Mounet garde pour lui et ne communique à personne.

Croyez que si j’insiste ainsi sur l’erreur de Mlle Camm et de M. Mitrecey (auxquels je pourrais joindre Mlle Roskilde, une maigre ardente, qui a tour à tour hurlé et vagi le rôle de Phèdre), c’est, comme disent les parents et les pédagogues, « dans l’intérêt de ces jeunes gens. » C’est qu’ils me paraissent avoir assez d’intelligence et de qualités naturelles pour qu’il vaille la peine de les avertir. Je les prie d’ailleurs de faire attention que c’est aujourd’hui leur bon temps ; que lorsqu’ils seront artistes connus et appréciés, les gazettes leur consacreront moins de lignes qu’au temps où ils étaient au Conservatoire. Tels, nos braves étudiants, qui font tant parler d’eux, qui ont l’air d’être quelque chose, et qui ne seront plus rien quand ils auront cessé d’être étudiants…

Enfin, si je m’en prends à deux ou trois candidats en particulier, c’est pour préciser par des exemples un mal très répandu et qu’il faut combattre. — Je n’en sais absolument rien (et comment le saurais-je ? ) mais je suis tenté de croire que la déclamation dramatique est en train de retourner, un peu, aux procédés du temps de Louis XIII, aux procédés des Montfleury et des Beauchâteau, — en y mêlant çà et là des trucs d’art réaliste. Le tout manque à la fois de vérité — et d’harmonie.

Nos jeunes tragédiens et tragédiennes oublient, d’une part, que les personnages lointains qu’ils représentent sont pourtant pétris de notre limon, et, d’autre part, que ce qu’ils récitent, ce sont des vers, que ni les mots dans l’intérieur d’un vers, ni les vers dans une période ne sont indépendants les uns des autres, non plus que la période dans un couplet ; que tout cela se tient, que tout cela forme un large rythme qu’on doit faire sentir. Tandis qu’ils font un sort à chaque mot, ou qu’ils aboient toutes les syllabes finales, ou qu’ils font alterner, on le dirait, des vers interminables avec des vers trop courts, le rythme de l’ensemble n’est plus du tout perceptible, et avec lui disparaît le mouvement même de la vie. « Ils recherchent des effets au lieu de l’effet », remarquait Ludovic Halévy, mon voisin. Des intonations vraies et simples dans une diction liée et harmonieuse, voici ce qu’il s’agit de trouver.

Maintenant, comment trouve-t-on des intonations simples, vraies et expressives ? En y songeant. Quelques-uns aussi les trouvent sans y songer, et c’est ce qu’on appelle les « comédiens de nature », et nous n’avons pas à nous occuper de ceux-là. Une diction est bonne, c’est-à-dire clairement et vivement significative, quand on y sent des « dessous », selon l’expression consacrée ; quand telle intonation, d’ailleurs modeste, et qui n’exige que peu d’effort physique et un médiocre déploiement de voix, nous suggère cependant, par ce qu’elle a de contenu, ou d’inachevé, ou d’hésitant, ou, au contraire, de tranquillement hardi et comme involontaire, quelque chose de plus que ce qui est rigoureusement exprimé par les mots, et nous donne l’idée de tout un travail antérieur ou de pensée ou de sentiment… La diction de Mlle Bartet, pour ne nommer qu’elle, est faite presque tout entière de ces inflexions modérées qui ajoutent au sens des mots prononcés.

C’est parce qu’elle a paru profondément comprendre et sentir ce qu’elle disait ; c’est parce que, d’un autre côté, elle a su respecter le rythme propre de chaque vers, de chaque période et de chaque couplet ; c’est parce que sa diction harmonieuse et naturelle nous a reposés de la chanson frénétique et incohérente de la plupart de ses camarades, c’est pour tout cela que Mlle Grumbach nous a tant plu dans le rôle d’Athalie, et que nous lui avons décerné le premier prix à « l’unanimité ». Et c’est parce que Mlle Ratcliff (voix brisée, visage intéressant) et Mlle Bouchetal (traits un peu accentués, air de franchise et d’intelligence) se sont du moins abstenues de rugir et de chanter et nous ont fait la surprise d’une diction à peu près « humaine » que nous leur avons donné un premier et un second accessit de tragédie.

Mlle Grumbach a eu, en outre, le premier prix de comédie. Elle jouait la Clara Vignot du Fils naturel. Elle sent vivement, je l’ai dit, et elle est simple. Elle a un peu la voix et la manière de Pasca. Presque plus rien de l’écolière. Et, comme elle continuera de travailler (j’ai déjà pu suivre ses progrès depuis deux ans), je suis persuadé qu’elle aura du talent, mais là, « pour de bon ». Elle a été la triomphatrice de la journée. Elle a pu voir que la vie apportait quelquefois de justes revanches, et elle a pu, en voyant le sort de quelques-unes de ses brillantes compagnes, faire cette réflexion, consolante pour les Philibertes, qu’il arrive, après tout, que Dieu donne, même aux comédiennes, la beauté « comme un présent de nul prix ». (Bossuet. )

M. Fenoux aussi a cueilli la double palme, tragique et comique. Il a été fort bon dans Œdipe et fort convenable dans Alceste. Son jeu et sa diction sentent encore un peu l’école. J’ajoute qu’il faut bien commencer par là. Il n’est point sans emphase, et il a la jambe avantageuse. Mais il est très beau ; il a une fort belle voix, une de ces voix étoffées qui font plaisir à l’oreille et l’emplissent bien. Il sait l’essentiel du métier, et je le crois intelligent et souple… D’année en année, je l’ai vu se former, se maîtriser, apprendre à réfléchir et à sentir. J’imagine qu’il sera quelque jour un beau comédien, au sens où l’on dit « un beau peintre », qu’il jouera avec éclat les « grands premiers amoureux », et recueillera la succession, toujours vacante, si je ne m’abuse, du pauvre Marais.

Les « élèves-hommes » n’ont point eu de second prix ni même d’accessit de tragédie. Ce n’est point qu’il n’y ait parmi eux des promesses de talent. Je ne suis pas sans penser, malgré tout, quelque bien de ce triton de Mitrecey. J’en pense aussi un peu de M. Dauvilliers. Il a dit le rôle d’Achille d’une façon trop martelée et hachée, avec des éclats de voix trop brefs, trop rapprochés et tout à fait fatigants. Mais je l’ai vu bien meilleur dans les examens non publics du courant de l’année. Enfin, ces deux-là, Mitrecey et Dauvilliers, auront, je crois, leur jour.

Il y a eu un « incident » naturellement. Un élève non admis à concourir, M. Siblot, s’était arrangé, — lui, très malin, — pour donner quatre fois la réplique à ses camarades plus heureux. Le public a trouvé que M. Siblot était, pour le moins, aussi bon que quelques-uns de ceux qui lui avaient été préférés. C’était parfaitement exact. Là-dessus, les jeunes spectateurs du parterre se sont mis, en manière de protestation, à faire un succès fou à M. Siblot, à l’applaudir interminablement dès qu’il ouvrait la bouche. Si bien que notre vénéré président, M. Ambroise Thomas, s’est vu obligé d’arrêter cet irrévérencieux divertissement par quelques mots sévères et justes.

J’aurai la bonté de répondre aux jeunes protestataires. Le nombre d’élèves qui doivent être admis au concours public est déterminé d’avance. Or, dans ces examens pour l’admissibilité, comme dans tous ceux du même genre, il y a presque toujours une demi-douzaine de concurrents qui, tout en ayant quelque mérite, ne s’imposent pas ; qui sont, comme on dit, « sur la limite », et entre lesquels il faut choisir. M. Siblot, si je ne me trompe, était de ceux-là. Il a dû avoir quelques voix : il n’a pas eu la majorité, voilà tout. Les mérites moyens sont exposés à ces mésaventures. Que dis-je ? les mérites éclatants, quand ils sont un peu excentriques, n’y échappent pas toujours. Nous faisons de notre mieux, mais nous ne sommes que des hommes. Et, au surplus, nous ne demandons pas que nos décisions soient vénérées : il suffit pour le bon ordre qu’elles soient « respectées ».

Donc, il est arrivé que M. Siblot a été meilleur dans une ou deux de ses « répliques » publiques qu’à son examen d’admissibilité. Le cas n’a rien d’extraordinaire.

Les candidats valent presque toujours mieux dans les scènes où ils donnent la réplique que dans celles où ils concourent. C’est que, quand ils ne « travaillent » pas pour leur propre compte, ils ont l’esprit plus libre et, par suite, plus d’aisance souvent et plus de naturel. En outre, le jeune Siblot se sentait porté et soutenu par la faveur publique. Voilà bien des avantages. Il doit être, maintenant, largement consolé de son mécompte du mois de juin : il a connu pendant une heure les ivresses de la popularité ; il a failli être le Mazaniello du Conservatoire. J’espère bien qu’il méritera de concourir l’an prochain ; et alors… ce sera quelque autre qu’on applaudira, — pour nous ennuyer.

Des critiques ont dit que le concours de cette année avait été d’une médiocrité pitoyable. On dit cela tous les ans. On ne prend pas garde que c’est à des écoliers qu’on a affaire. Cette année, d’ailleurs, le reproche tombe assez mal, car Mlle Grumbach, tout au moins, a déjà du talent. Quant aux autres lauréats, ce sont ou de très bons ou d’assez bons élèves ; et que leur demander de plus ?

On a dit aussi que plusieurs des « morceaux de concours » étaient bien mal choisis. Cela, c’est tout à fait mon opinion. Mais vous savez comment les choses se passent. Les candidats présentent chacun trois morceaux qu’ils rangent selon l’ordre de leurs préférences. Par bonté d’âme, nous choisissons toujours le n° 1 ; si bien qu’en réalité, ce sont les candidats eux-mêmes qui choisissent. Et c’est ainsi que, cette année, nous avons subi jusqu’à quatre scènes de ce déplorable Regnard. Heureux sommes-nous encore, puisque, par extraordinaire, la Fausse Agnès et Valérie nous ont été épargnées !

Enfin quelques critiques ont fait ce que je faisais autrefois : ils ont contesté certaines décisions du jury. Que voulez-vous que je dise ? Nous avons des éléments d’appréciation qui manquent au public : chaque candidat a passé sous nos yeux trois ou quatre fois dans l’année. Cela ne signifie pas que nous soyons toujours tous du même avis. En cas de non-entente, le scrutin secret est là, qui nous départage. Trouvez mieux que cela ! Je n’ai pas besoin, j’imagine, d’affirmer que nous sommes aussi consciencieux et aussi appliqués que nous pouvons…

Et enfin, je ne prétends point que tout soit pour le mieux dans le meilleur des Conservatoires. Mais le meilleur des Conservatoires, où est-il ?

Concours du Conservatoire : Tragédie et comédie. §

On a dit, comme tous les ans : « Concours pitoyable, au-dessous de tout. Qu’est-ce qu’on fait donc au Conservatoire ? » Et, comme tous les ans, on a protesté contre quelques-unes des décisions du jury, dont j’ai l’honneur d’être.

Sur le premier point, la réponse est simple. Voulez-vous donc que ces jeunes gens aient déjà du génie ? Qu’ils sachent se tenir et marcher, ou à peu près, articuler convenablement, observer dans les intonations une justesse approximative, c’est presque tout ce qu’on peut attendre d’eux ; et cela n’a l’air de rien, mais c’est plus difficile et plus méritoire que vous ne pensez. Que si quelques-uns apportent en outre, dans ces exercices, un petit quelque chose de sincère et de personnel, qui pourra devenir du talent, c’est déjà fort joli, je vous assure. Et tel a été cette année, à ce qu’il me semble, le cas de M. Magnier et de Mlle de Boncza, de MM. Ravet, Coste et Monrose, même de Mlles Camm et Lara. Et peut-être que j’en oublie.

Sur les inévitables dissentiments qu’on voit éclater entre le jury et le public ou la critique, il y en aurait un peu plus long à dire. Ceci d’abord, qu’ils sont précisément inévitables, le public ne jugeant les candidats que sur l’épreuve à laquelle il assiste, au lieu que nous tenons compte, dans notre jugement, de l’impression que nous avons reçue d’eux dans les trois ou quatre examens qui se font, chaque année, à portes closes.

Mais, au reste, ce surcroît de lumières, qui nous rend plus compétents, nous rend aussi, très souvent, plus incertains. Les causes de doute et de perplexité ne nous manquent point, hélas !

Il y a le bon élève appliqué, mais foncièrement médiocre. Son application fait qu’il apprend les éléments de son métier, et que, au bout de deux ans d’études, nous lui accordons, je suppose, un second accessit. Et sa médiocrité fait que nous le traînons ensuite comme un boulet. Il continue d’être très appliqué ; il répète assez honorablement les leçons de son maître ; et c’est pourquoi, l’année suivante, nous lui lâchons un premier accessit. Alors, il s’entête ; il voudrait son prix. Impossible de le lui donner, car, toujours studieux, il est demeuré médiocre ; et, pendant ce temps-là, ont surgi autour de lui des camarades mieux doués, à qui on ne saurait l’égaler sans injustice. Avec ennui, avec chagrin, on se décide à l’abandonner à son triste sort. Il le faut bien. Et les critiques font remarquer que ce garçon (ou cette jeune fille) aurait du moins mérité un premier accessit, oubliant que le malheureux, — ou la malheureuse, — l’a déjà eu, son accessit, aux précédents concours. Vous comprendrez que je m’abstienne de vous citer des exemples.

Il y a l’élève qui a obtenu des succès bruyants et faciles sur les théâtres de jeunes gens, dans les chapelles symbolistes ou ibséniennes ; l’élève excentrique, qui n’est pas bête, qui cherche, qui a le feu sacré, mais de qui les dons naturels sont mêlés vraiment de trop d’inexpérience et de bizarrerie inconsciente ou préméditée.

On sent bien que celui-là n’est pas banal, qu’il aura peut-être du talent ; on voudrait le récompenser ; mais comment primer l’incorrection, le caprice, et l’ignorance de ce qu’on pourrait appeler « la grammaire dramatique ? » Celui-là n’a peut-être pas grand avantage à s’attarder au Conservatoire. Gêné, contraint, il s’expose à y perdre ce qu’il avait d’original, sans se corriger d’ailleurs de ses mauvaises habitudes. Là encore je n’apporterai point d’exemple, — sauf celui de M. Mounet-Sully qui sortit jadis du Conservatoire avec un simple accessit tragique et un second prix de comédie l

Il y a le candidat qui a été très bon dans les examens privés et qui l’est beaucoup moins le jour du concours public. Tel est, cette fois, le cas de M. Ravet, qui, ayant voulu jouer le rôle de Clarkson (dans l’Etrangère) avec simplicité, — ce qui était louable, — l’a dépouillé de tout relief et de tout accent. Connaissant le mérite de M. Ravet, ses camarades, massés au parterre, ont protesté contre la médiocrité de la récompense qui lui était attribuée, — de quoi notre président les a paternellement réprimandés. J’excuse l’impertinence de ces adolescents ; mais enfin, si l’on doit se souvenir des antécédents des candidats et du mérite qu’ils ont montré à huis clos, faut-il ne tenir aucun compte du concours public ? Ne serait-ce pas absurde ? Doute pénible ! Déchirante incertitude !

L’infériorité subite d’un élève d’ailleurs bien noté peut s’expliquer par un peu d’énervement, par le temps qu’il fait, — et aussi par le mauvais choix de sa « scène de concours ».

Ce choix peut être mauvais en ce que la scène est trop difficile. C’est ainsi que M. Monteux, un jeune brun vivace, intelligent, et qui a déjà « de l’école », a paru écrasé par la terrible scène d’Hamlet avec sa mère. Ou bien le morceau n’est pas « avantageux ». Le même M. Monteux n’a pu nous faire écouter sans ennui la lyrique confession de Cordiani, dans André del Sarto. C’est que ces pages, fort belles à la lecture, ne sont point proprement dramatiques.

Ou encore la scène choisie est, au contraire, trop facile. Telles sont certaines scènes des Fourberies de Scapin, ou celle de Mascarille dans les Précieuses ridicules. Les « effets » et jusqu’aux moindres intonations en sont si connus, si immuablement fixés, qu’il ne faut au candidat que de la mémoire et un peu d’adresse pour les reproduire passablement ; et comment le juger là-dessus ? — D’autres fois, et surtout dans le comique, la scène trop facile devient difficile en ce que les élèves, portés et comme poussés par un bon gros texte, ne se méfient pas, ne savent point se défendre de l’outrance et de la vulgarité. Regnard, souvent, leur joue de ces tours. Les jeunes filles mal élevées et garçonnières de M. Pailleron sont aussi bien dangereuses. L’autre jour, Mlle Poncin, qui est pourtant une bonne élève, nous a rendu presque insupportable, par une turbulence trop peu surveillée et nuancée, la Suzanne du Monde où l’on s’ennuie.

Inversement, il y a le candidat qui a de faibles notes et un bon concours. Ici encore, que devons-nous faire ? On ne s’en peut tirer que par quelque cote mal taillée. Il y a l’élève qui ne concourt pas, mais qui donne des répliques, et qui, soudain, se révèle, dans ses répliques, supérieur à ceux qui concourent ; tout simplement parce que, ayant l’esprit plus libre, il a moins de peine à être un peu naturel et vrai. Il y a la fillette de quinze ans, qui dit à miracle, du premier coup, le rôle d’Agnès ou du moinillon de Don Juan d’Autriche. Repassez l’année d’après ; vous verrez ce qui restera de ce petit prodige.

Songez enfin qu’à chaque concours il se rencontre forcément une demi-douzaine de candidats ni très bons ni très mauvais, qu’on peut également, sans offenser la justice, récompenser ou renvoyer les mains vides, et sur qui nos avis sont partagés. On les discute ; puis le scrutin secret nous départage. Si vous connaissez un meilleur procédé pour nous sortir d’embarras, je vous serais obligé de me le faire connaître. Il serait à souhaiter que ceux qui président aux destins des empires eussent seulement la moitié du scrupule que nous apportons à décider du sort de ces enfants.

Concours du Conservatoire : tragédie et comédie. §

Ce feuilleton est écrit pour un public très spécial et très restreint qui, mercredi dernier, entre neuf heures et demie du matin et six heures et demie, cuisait patiemment dans la petite salle du Conservatoire où une lumière indéfinissable et fausse, gaz de la rampe et clarté diurne combinés, faisait paraître les têtes tantôt vertes et tantôt gris de cendre, suivant qu’au dehors (car la journée était orageuse), le soleil brillait et se couvrait de nuages, — cependant que, du petit mur rougeâtre et vaguement pompéien qui forme le fond de la scène, se détachaient tour à tour des jeunes filles enrobe blanche et des garçons en habit noir, presque tous agités de sentiments qui paraissaient vraiment excessifs par cette température.

Mais voici, sans plus de préambule, le palmarès.

Un premier prix de tragédie a été décerné à M. Monteux. M. Monteux a joué avec intelligence la scène où la jalousie commence d’empoisonner l’âme d’Othello.

Il a trouvé quelques intonations justes pour signifier le désagrègement de la raison de ce nègre, surtout quand, interrogeant Desdémona, on le sent hanté par une image précise qui lui donne, dans le même temps, l’envie de marquer la jeune femme de baisers furieux, — qui effacent les autres, — et de la tuer. D’Othello, M. Monteux a du moins le teint. C’est un petit homme basané, à forte voix ; Lekain, dit-on, était ainsi.

M. Ravet a obtenu un premier accessit. Ce jeune artiste, très connu dans les « théâtres à côté », a de la simplicité, du naturel, un calme extrême. Assurément je le remercie de n’avoir point rugi d’un bout à l’autre le rôle d’Oreste. Je lui sais même gré de n’avoir point ponctué de « ricanements sataniques » l’amère apostrophe :

Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance, etc.

Et certes, il a raison de fuir la vulgarité des intonations véhémentes ; mais, à force de rechercher l’impassibilité distinguée, M. Ravet en est venu à supprimer de l’apostrophe d’Oreste tout soupçon d’ironie et à la réciter comme une paisible prière d’actions de grâces. Il a fait du tumultueux Oreste un imperturbable pince-sans-rire.

… Oui, je sais, ces jeunes gens sont bien embarrassés. On leur prêche la simplicité, la sobriété, et, quand ils les ont consciencieusement piochées, on leur reproche d’être ternes. Il y a, au Conservatoire, un jeune tragédien, M. Froment, doué d’une voix tonitruante dont les éclats nous faisaient jadis tressauter. C’étaient d’éperdus accents de trompette tragique, le taratantara d’Ennius. Son professeur a passé deux ans à lui dire : « Éteignez, éteignez ! » M. Froment, docile, a si bien éteint son clairon toulousain qu’il n’en reste plus rien du tout, et que le vieil Horace, joué par lui, ressemblait l’autre jour au bonhomme Géronte. Il faut donc lui dire maintenant : « Éteignez moins ! » Mais, s’il éteint moins, il n’éteindra plus assez. Alors ?

Mlle Bouchetal avait eu, l’an dernier, le second prix de tragédie. Cette bonne élève a continué à mériter son second prix sans pouvoir se hausser au premier. Elle doit en avoir un grand chagrin et n’y rien comprendre… Mais quoi ! la nécessité impose au jury un Æs triplex.

La tragédie n’a, cette année, que de bien faibles nourrissonnes. Tout ce que nous avons pu faire, ç’a été de donner un deuxième accessit d’encouragement à Mlle Maille, élève de première année. Cette jeune fille est fort jolie, d’une grâce encore gauche, et qui ne doit rien à l’artifice. C’est par là qu’elle a plu, et par le plus grand sérieux, par la belle ardeur naïve qui paraît dans toute sa personne. Ayant « figuré » pendant deux ans auprès de Mme Sarah Bernhardt, elle a pris insensiblement quelque chose des gestes et de la diction de son illustre maîtresse ; et cette imitation, plus involontaire chez elle que chez d’autres, ne laisse pas d’y être aussi plus aimable. Mlle Maille ressemble par ses attitudes à Mme Sarah Bernhardt, comme les figures, encore égyptiennes, des plus anciens vases grecs, ressemblent à celles des vases de l’époque classique. Et cela a son charme.

Si elle travaille bien, si elle fortifie sa voix qui est tendre, mais frêle, et si elle se garde un peu plus des martèlements de mots et des mouvements qui cassent la taille en deux, et des bras à tout propos jetés en avant, les paumes renversées, un peu à la façon des petites danseuses javanaises, elle deviendra, je l’espère, une artiste intéressante. Son accessit ne couronne encore, dans la Monime et dans l’Alcmène qu’elle nous a montrées, qu’une gentille espérance.

Passons à la comédie.

Côté des hommes. Deux premiers prix : MM. Coste et Siblot.

M. Coste a joué avec verve, avec sûreté, et, — déjà — avec autorité, l’admirable rôle du docteur Pancrace dans le Mariage forcé. (Je dis admirable, parce que ce rôle n’est pas seulement une raillerie énorme et éclatante de l’ancien pédantisme scolastique ; mais c’est que, en écoutant ce fantoche, j’étais contraint de me demander si nous étions bien sûrs de n’être pas demeurés, plus ou moins, et sous des formes renouvelées, de simples Pancraces. Je ne parle pas seulement de la vanité, de l’infatuation imperméable de ce cuistre farouche, de sa totale incapacité d’entrer dans l’esprit des autres ou seulement de les entendre, et, à la fois, de sa docilité aveugle et servile, car il ne répète que ce qu’on lui a appris. Mais ne sommes-nous pas sujets encore à nous repaître de mots que nous prenons pour des choses ? ou à revêtir les idées fort unies d’une terminologie qui les obscurcit ou les surfait, — comme lorsque Pancrace demande : « Vous voulez peut-être savoir si l’essence du bien est dans l’appétibilité ou dans la convenance ? » Et enfin la critique, par exemple, n’est-elle pas encore de la scolastique, quand elle s’évertue à enfermer les œuvres et les esprits dans des formules qui, n’en pouvant expliquer qu’une faible partie, tiennent forcément le reste pour non avenu, suppriment ce qu’elles ne sauraient étreindre et, méconnaissant la vie, la mutilent ? etc…) — Donc, M. Coste a été remarquable. Il sera ce que « nous autres hommes de théâtre », comme dit mon maître Sarcey, nous appelons un acteur de composition. Sans doute, la scène qu’il jouait est de celles dont les moindres « effets » sont fixés par des « traditions ». Mais ces traditions, il s’y est conformé avec la plus heureuse aisance. Il a d’ailleurs donné de très bonnes « répliques » dans la Joie fait peur et dans Amphitryon.

M. Siblot est ce jeune homme qui faillit, il y a trois ou quatre ans, soulever une émeute au Conservatoire, parce que, non admis à concourir, il parut, dans ses « répliques », supérieur à quelques-uns de ceux qui concouraient. En tout cas, le stage qui lui fut imposé ne lui a pas été inutile. M. Siblot est, dès maintenant, comme son camarade Coste, un bon comédien. Cet aimable rôle du vieux Noël de la Joie fait peur, de ce doux Caleb à boucles d’oreilles, de cette perle des vieux serviteurs dévoués, familiers et bavards, — oh ! je ne vous donne pas le personnage pour fort original, et, au surplus, je le crois d’une vérité un peu bien arrangée ; mais enfin, il a certainement gagné ce jour-là à être repris et mollement repétri par des doigts de femme, et Mme de Girardin n’a rien fait de mieux ni même d’aussi bien, — M. Siblot y a montré, dans ce rôle du vieux Noël, une assurance, une habileté déjà grande, et surtout une vraie sensibilité. M. Siblot jouera très bien les vieux braves gens (la grammaire voudrait que j’écrivisse « les vieilles braves gens », mais je ne sais pourquoi cela m’ennuie), les bons vieux naïfs, malicieux et attendris ; les Barré, si vous voulez.

Deux seconds prix : MM. Ravet et Melchissédec.

M. Ravet est évidemment mieux fait pour dire la prose que les vers. Je vous l’ai laissé entrevoir tout à l’heure. La manière de ce jeune comédien me plaît. Il est de l’espèce de M. Saint-Germain.

Je ne vois à lui reprocher, avec un peu de lourdeur dans l’allure, qu’un excès de simplicité. Voilà un reproche qui n’est pas commun. Il a dit le rôle de Lebonnard, dans la Visite de noces, avec une belle placidité. Un peu plus de mordant çà et là ; de ces inflexions qui, sans rien d’affecté et sans aucun manquement à la simplicité bénie, détachent et marquent les mots significatifs ; et ce sera parfait. Et M. Ravet aura son premier prix, qu’il a frôlé cette année, de bien près. — Quant à M. Melchissédech, comédien naturellement gai, ce qui est un don précieux, il a mérité son second prix, dans le rôle de Sosie, par plus de goût et de mesure qu’on ne lui en avait vu jusque-là.

Deux seconds accessits : MM. Prince et Monteux, et un troisième accessit à M. Garbagny.

M. Monteux, le premier prix tragique, n’a certainement pas, dans le rôle d’Armand, des Faux Ménages, donné tout ce qu’il pouvait. C’est dans la comédie qu’il aurait dû avoir son premier prix. Mais les concours ont de ces surprises. — MM. Prince et Garbagny sont de bons élèves. Rien à dire.

Côté des femmes. Je vous présente la triomphatrice de la journée, Mlle Lara. C’est une blonde charmante, à tête ronde, qu’on a vue dans tous les « théâtres à côté ». Son « départ » avait été modeste. La grande scène de la duchesse de Septmonts avec son mari semblait bien forte pour sa voix douce, d’un timbre agréable, mais sans plénitude, et pour son jeu, naturel sans doute, mais un peu mince et précipité. Or voilà que, vers la fin, Mlle Lara s’est totalement emballée. Elle n’était plus elle-même ; elle vivait son rôle « … Je vous laisse, moi j’en ai assez ! Monsieur sait [que j’aime un autre homme… Il veut faire du scandale ; tâchez qu’il y en ait le moins possible, à cause de vous. Pour moi, cela m’est absolument égal ; s’il veut de l’argent, donnez-lui-en ; l’important, c’est queje ne le revoie plus. Adieu ! » Mlle Lara a trouvé, pour jeter ces phrases, un geste, un accent personnel, intense et vrai ; elle a joué cette fin de scène non plus comme une actrice, mais comme une femme. Et c’est pourquoi nous lui avons décerné, à l’unanimité, le premier prix de comédie.

Un de nos confrères en critique, et non des moindres, écrivait le soir du concours : « … L’épouvantable idée qui s’impose, après des séances telles que celle de tantôt, c’est que, grâce au système conservatorial, qui des élèves de naguère fait des professeurs d’aujourd’hui, et des élèves d’aujourd’hui fera les professeurs de demain, jamais ne pourra surgir un artiste qui ne soit le même, ou à peu près, qu’un artiste précédent ; et nos arrière-neveux subiront encore la dynastie sans fin continuée de traditionnels Ménechmes !… Mais voici justement que, quant à l’art du comédien comme, d’ailleurs, quant à tous les autres arts, se manifeste aujourd’hui et s’affirme et triomphe, non seulement chez les lettrés, mais chez les foules bourgeoises et populaires, le besoin du neuf, du pas-pareil, du pas-déjà-vu ; et tel est enfin notre ennui des recommencements sans changement, qu’il s’enragera bientôt jusqu’à la colère de briser les miroirs réflecteurs des reflets des miroirs anciens ! Quel serait le remède, — en ce qui concerne le métier des gens de théâtre, — à cette perpétuation d’aujourd’hui en tous les demains ? Mais d’abord, me semble-t-il, la suppression de l’École par qui l’exemple s’impose, la liberté offerte à l’inexpérience de se développer en talent, non par la leçon magistrale, mais par l’expérience personnelle ; et quelle admirable et extraordinaire troupe tragique et comique composerait peut-être le groupement, après des épreuves en province et des épreuves en errantes tournées, d’artistes qui ne devraient rien qu’à leur propre tempérament et ne sauraient rien que ce qu’ils auraient appris, sans être enseignés ! En tout cas, leur originalité, même brutale, même extravagante, nous serait moins fastidieuse que la savante monotonie de tas de bons ou médiocres élèves continuateurs de l’enfin surannée tradition… »

Ces propos m’étonnent de la part de M. Catulle Mendès qui, parmi toutes ses prestigieuses qualités, a même du bon sens. Oh ! que je me méfie ! et que j’en aurais long à répondre ! Si l’on voit au Conservatoire des élèves qui ressemblent à leur professeur, et des professeurs qui ressemblent à leurs élèves, ne serait-ce pas que les comédiens, comme les autres artistes, peintres ou écrivains, se partagent tout naturellement, selon leur tempérament et leur âme, en un certain nombre de « types », et que la force des choses ne souffre point que ce nombre soit illimité ? Et ce « pas pareil », ce « pas déjà vu » dont M. Mendès attribue même aux bourgeois et au peuple l’impérieux besoin, ah ! que cela sent son attrape-nigauds !

Mais, au reste, la diatribe de mon éminent confrère me paraît venir assez mal après le succès de Mlle Lara qui fut récompensée, j’imagine, non pour sa science, mais pour sa sincérité. Et je ne vois pas du tout ce que cette petite comédienne, très libre et très spontanée, a perdu à recevoir l’enseignement du Conservatoire ; mais, en revanche, je vois très bien, les ayant suivis dans leurs études depuis trois ou quatre ans, ce que MM. Coste, Siblot, Monteux y ont gagné. Professeurs ou membres du jury, nous sommes de bonnes gens qui ne donnons pas du génie à ceux qui n’en ont point, mais fort incapables, je le jure, de vouloir l’étouffer chez ceux qui en ont. Nous sommes même bien plus sensibles, vous pouvez m’en croire, au « don » sans expérience qu’à la correction sans flamme. Le malheur, c’est qu’il y en a beaucoup, de ces « dons », qui vous claquent dans la main. L’épreuve que M. Mendès voudrait tenter sur des troupes errantes, elle a été faite, à Paris même, dans les innombrables théâtres de jeunes gens. Là, plus d’une fois, des artistes se sont révélés, qui avaient « quelque chose », et qu’un public de complices, croyant découvrir du « pas déjà vu », acclamait frénétiquement. Quelques-uns de ces phénomènes entraient au Conservatoire. Ils négligeaient d’y apprendre leur métier, sans doute par respect pour leur génie. Et ils continuaient d’avoir « quelque chose » ; mais ce « quelque chose » ne donnait rien du tout. Revenus alors aux scènes libres, ils y rapportaient leur « quelque chose » intact (preuve de l’innocuité du Conservatoire), et ce « quelque chose » s’obstinait à ne pas donner grand’chose… Je ne citerai pas de noms, pour ne faire de peine à personne. Mais, d’autre part, voit-on que l’enseignement du Conservatoire ait étouffé, chez Mmes Sarah Bernhardt, Bartet ou Réjane, ce qu’il y a de personnel et d’évidemment « incommunicable » dans leur talent ? Oserai-je d’ailleurs insinuer qu’il est bien rare qu’on ait du génie (ou seulement de l’originalité) à vingt ans, ou que, si on en a, cela ne se sait que plus tard ?… Mais j’ai trop raison et cela me dégoûte.

Revenons à nos brebis. Pas de second prix, hélas ! Premier accessit : Mlles Bouchetal (déjà nommée) et Rabuteau. Mlle Bouchetal a dit convenablement la grande confession de Denise. Mais qu’elle nous a fatigués par les « temps » qu’elle a pris ! Naguère la durée de l’épreuve, pour chaque candidat, était limitée à dix minutes, ce qui était largement suffisant. Par facilité d’humeur, le jury leur a permis, cette année, de dépasser un peu les dix minutes s’ils le voulaient. Ils en ont profité, les insatiables ! pour nous infliger des scènes et des séries de scènes et des actes presque entiers et qui duraient jusqu’à vingt minutes. La plupart n’y ont pas gagné. — Mlle Rabuteau (rôle de Camille dans On ne badine pas avec l’amour) est une petite personne grosse comme le poing, avec une voix un peu plus grosse qu’elle, et qui paraît intelligente et qui a une diction très nette. — Deuxième accessit à Mlle Storck, un biscuit, et Mme Dehelly-Stratsaert, une petite Flamande de Memling.

C’est tout. Il me resterait à consoler M. Rozenberg et la belle Mlle Lestat, deux seconds prix de l’année dernière, d’avoir manqué leur premier prix, l’un en jouant avec une outrance par trop mécanique une scène des Fourberies aux « effets » trop prévus ; l’autre, en prêtant à la baronne d’Ange un ton quasi mélodramatique et peu convenable à cette fine et circonspecte personne, qui peut bien avoir des moments de sincérité, mais non de véhémence déclamatoire.

Concours du conservatoire : tragédie et comédie. §

On dit tous les ans : « Le concours a été médiocre. » Et c’est presque toujours vrai, et il ne peut guère en être autrement pour des raisons que je vous ai maintes fois exposées. Mais je crois que, cette année-ci, c’est encore un peu plus vrai que les autres années.

Est-ce peut-être parce que, cette année-ci, la plupart des candidats se sont fait entendre plus longtemps, et, par-là, nous ont mieux convaincus de leur excusable manque de génie ?… Je voudrais, à ce propos, et puisque, aussi bien, c’est la dernière fois que j’en ai l’occasion, donner à ces jeunes gens quelques conseils pratiques.

1e Ne pas choisir des scènes de concours trop longues. — Le règlement accorde à chaque candidat dix minutes au maximum. C’est très suffisant. Il n’y a pas, dans tout le théâtre, de « grande scène » qui dure plus de dix minutes ; et, d’autre part, dix minutes, c’est plus qu’il n’en faut à un comédien pour montrer son talent, et tout son talent, s’il en a. — Nous, bonnes gens, par faiblesse, par indolence, par bonté d’âme, nous avons laissé les élèves violer insensiblement, — et à leur profit, croyaient-ils, — cette règle si sage. Et alors, ils s’en donnent, les insatiables ! Ils se figurent qu’on ne les aura jamais assez vus. Il y en a qui nous servent des séries de scènes qui durent jusqu’à vingt minutes, et des actes presque entiers… M. Rozenbeng nous a joué presque tout Gringoire ; M. Hémery presque tout le Dépit amoureux ; Mlle Méry presque tout le prologue du Fils naturel, etc… Le premier inconvénient, c’est que ces épreuves nous assomment par leur longueur, et le second, c’est que, passé huit ou dix minutes, un élève a beaucoup plus de chances de nous mieux faire sentir ses défauts ou son insuffisance que de nous révéler tout à coup des qualités nouvelles… Plus d’une fois, au cours de ces interminables exercices, je songeais dans ma moustache : « Pas mal, pas mal, vraiment ! Mais arrête-toi donc ici, petit malheureux, ou tu vas gâter ton affaire. » Et cela ne manquait pas.

2e Ne pas choisir des scènes trop difficiles. — J’appelle ainsi les scènes d’une violence trop désordonnée, comme il y en a, par exemple, dans Hamlet ou dans les Erinnyes ; ou, au contraire, des scènes trop tranquilles, de pur raisonnement ou de simple exposition ; ou bien les scènes d’une psychologie douteuse, ou par trop exceptionnelle : telle la scène d’un pédantisme fébrile où Francillon développe à son amie les motifs de sa peu humaine et peu féminine conduite, et où Mlle Rabuteau, si bien douée pourtant, n’a su paraître que bizarre ; ou encore certains monologues malaisés à soutenir et à varier ; celui de Camille, celui de Triboulet, et l’amphigourique monologue de Charles-Quint.

3e Ne pas choisir des scènes trop faciles. Telles la plupart des scènes fameuses des farces de Molière : Dépit amoureux, Précieuses ridicules, Mariage forcé, Fourberies, etc. Les « effets » en sont si connus, si bien réglés d’avance, qu’on ne sait presque aucun gré au candidat de les reproduire et qu’il nous agace comme un mauvais perroquet, à moins d’y apporter un don de gaieté naturelle, ce qui est rare, et ce qu’a su faire, l’autre jour, le seul M. Prince dans le Médecin malgré lui ; de quoi je lui fais bien mon compliment.

Il est toutefois un cas où le choix d’une scène trop facile peut être recommandé ; c’est quand cette scène est profondément inconnue. — Peu de spectateurs savaient au juste ce qu’était cette piécette intitulée : Au Printemps, conversation en vers tempérés, entre une jeune fille toute jeune et un jeune homme. Mlle Maufroy y a été charmante, d’une ingénuité malicieuse et très joliment « faite exprès ». Et je ne veux point diminuer le mérite de cette gentille élève : mais supposez qu’elle eût joué, à la place, la dernière scène de Il ne faut jurer de rien, elle y eût rencontré à peu près les mêmes sentiments ; je doute qu’elle y eût obtenu le même succès ; car alors, non seulement nous aurions « vu venir » toutes les phrases de Cécile, mais nous nous serions souvenus, à mesure, de toutes les intonations de Mlle Reichemberg.

Une réflexion timide, en passant. Le règlement actuel du Conservatoire permet aux candidats la piécette de M. Laluyé (gracieuse, et dont je ne dis aucun mal), et Lady Tartufe, et les Deux Frères, et la Dot et la Main, et Valérie, et Oscar, et toutes les « scribouilleries » qu’ils veulent ; mais il leur défend Patrie, la Haine, Froufrou et toutes les meilleures comédies de MM. Sardou, Meilhac et Halévy. N’est-ce pas là un règlement un peu… singulier ?

4e Ne pas choisir de scènes trop bêtes. Il y en a. J’interdirais, si je le pouvais, les Folies amoureuses ; j’interdirais la Fausse Agnès ; j’interdirais la tirade de Gros-René sur les femmes et même le monologue d’Harpagon, facéties traditionnelles de tréteaux et de parade, qui voudraient être jouées devant une baraque et en plein air et que Molière a ramassées parce qu’elles faisaient rire de son temps, mais qui nous semblent, à nous, tout à fait désobligeantes, et dont nous sommes prêts à savoir mauvais gré au malheureux qui nous les débite.

Vous me direz : « — Si les candidats ne doivent choisir ni des scènes trop difficiles, ni des scènes trop faciles, ni des scènes trop bêtes, que choisiront-ils ? »

  • — C’est leur affaire, et je ne daignerai pas répondre à cette médiocre épigramme. J’ajouterai seulement que c’est à eux de se bien connaître eux-mêmes et de démêler les rôles qui conviennent le mieux à leur taille, à leur voix, à leur nez, à leurs moyens d’expression. Conseil banal, mais non pas superflu. M. Hémery, très bon élève, qui a de la simplicité, et de la bonne grâce, devait échouer dans le personnage violemment comique de Gros-René. Mlle Maille qui est une tragique, ou plus exactement, une élégiaque, ne pouvait qu’être insupportable dans le travesti un peu niais du moinillon Peblo. Mlle Méry eût été probablement une touchante Claudie : Claire Vignot était trop « étoffée » pour elle.