1920

Enquête : Pourquoi aucun des grands poètes de langue française n’est-il du Midi ? (Les Marges)

2015
Source : « Pourquoi aucun des grands poètes de langue française n’est-il du Midi ? », Les Marges, 3e série, nº 73, 15 mai 1920, p. 265-294.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique ) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

[Question] §

Nous avons adressé à quelques poètes et quelques critiques la lettre suivante :

Dans Les Marges du 15 avril, M. Jacques Chaumié fait cette remarque qu’aucun des grands poètes de langue française (il n’est pas, bien entendu, question des poètes vivants) sauf André Chénier, dont le père était marseillais, mais la mère grecque, n’était du midi de la France. M. Chaumié, recherchant la cause de ce phénomène, a trouvé celle-ci : qu’il n’y a de grands poètes de langue française que dans les pays de langue française, de langue d’oïl. Il n’y en a pas dans toute la terre de langue d’oc, parce que la race a perdu sa langue, qui était une des plus propres à la poésie que l’Humanité ait connue :

Ce fait d’une répartition si tranchée des grands poètes de langue française nous a semblé tellement intéressant que nous croyons utile de recueillir à son sujet des opinions autorisées.

Nous vous serions donc reconnaissants de bien vouloir nous dire :

Si, comme M. Chaumié, vous ne trouvez aucun grand poète de langue française, — jusqu’en 1880 par exemple — d’origine méridionale ?

La loi, que M. Chaumié a formulée, étant juste, quelles causes vous lui attribuez ?

Les Marges

Voici les réponses que nous avons reçues :

Joseph d’Arbaud §

Au 1er février 1914, à propos de l’apparition d’un livre de poèmes provençaux qui me touche de près, M. Albert Thibaudet écrivait dans La Nouvelle Revue française :

« A-t-on remarqué que le Midi n’a donné à la France, dans toute son histoire littéraire, pas un seul de ses grands poètes ? Au contraire, un bon nombre de nos grands prosateurs, des originaux, des parfaits, sont du Midi… Certainement ce n’est pas un hasard ! La musique la plus secrète d’une langue, celle qui se traduit par la poésie, ne se révèle que par celui qui appartient à cette langue tout entier et qui plonge en elle chacune de ses plus profondes racines. La poésie d’oc, coupée et renversée après le tumulte du xiiie siècle, est demeurée, jusqu’au xxe siècle, en sommeil… Et durant tout ce temps, le Midi, qui n’a pas chanté dans sa langue, a mal chanté dans celle d’outre-Loire, ou, du moins, n’y est pas parvenu à la pointe extrême de musique. » Voilà formulée déjà, semble-t-il, avec grande précision, la question (et sa réponse) posée aujourd’hui par l’enquête des Marges d’après la récente et judicieuse remarque de M. Jacques Chaumié. Je réponds donc :

1º Évidemment : ni Ronsard, Malherbe et Racine ; ni Vigny. Lamartine et Hugo ; ni Baudelaire, ni Banville ne sont, en effet, du Midi et il nous faut bien admettre l’absence, dans toute la terre d’oc, de grands poètes de langue française, en exceptant les vivants de cette constatation, comme l’indique le formulaire des Marges.

2º Mais il faut protester avec force contre la forme donnée à ses raisons par M. Jacques Chaumié. Oui, le Midi eut pu fournir en tout temps de très grands poètes, si, pervertis et contraints par l’esprit niveleur de l’unitarisme français, ceux que tentait le chant, n’eussent dédaigné l’usage de leur propre langue. L’usage retrouvé ne nous a-t-il pas aussitôt donné un Mistral et un Aubanel ? Mais, cette langue, depuis sa première grande floraison des xiie et xiiie siècles jusqu’à l’apparition de Mirèio, à aucun moment, et c’est en quoi M. Chaumié se trompe, la race ne l’a perdue. Effectivement et pratiquement parlée des Alpes aux Pyrénées, dans ses divers dialectes, par des millions d’hommes, support et expression d’une sensibilité, d’une âme particulière, elle n’a cessé, même aux époques où le sens de sa destinée s’est le plus obscurci, d’être véritablement écrite.

Malgré « les tumultes du xiiie siècle » et tant d’autres tumultes historiques, malgré la persécution ouverte ou sournoise de tous les régimes, malgré l’abandon, le mépris et l’ignorance des lettrés, des bourgeois et des aristocrates, elle a, depuis l’époque des troubadours, vigoureusement évolué et s’affirme aujourd’hui selon l’expression même de M. Chaumié, « une des plus propres à la poésie que l’Humanité ait connue ».

La floraison qu’elle fournit, en dépit de tout, depuis le début de la période mistralienne, permet de pressentir, peut-être, l’intérêt qu’il y aurait, au nom de l’intelligence, à servir cette langue chez elle, à l’exalter justement, à la sauver, au lieu de la laisser qualifier officiellement de « patois », de l’opprimer, de l’humilier sous les règlements primaires et, sous prétexte d’unité française, de la traiter dans ses écoles populaires (alors qu’on lui ouvre timidement par ailleurs les portes de l’enseignement secondaire), à peu près comme les Boches, naguère, dans les écoles de Pologne, traitaient précisément le polonais.

À cet odieux système, la langue d’oïl n’a pas gagné (nous sommes bien d’accord sur ce point) un seul grand poète de premier rang et la langue d’oc, en a, certainement, perdu plusieurs.

Remercions Les Marges d’attirer l’attention sur une situation plus tragique qu’aux yeux de certains elle n’en a l’air, sur cette lutte soutenue ici pour nos autels et nos foyers linguistiques par une poignée de patriotes et de poètes, parmi lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur le Directeur, etc.

Alexandre Arnoux §

Les poètes méridionaux se sont exprimés, au moyen âge, en langue d’oc. Puis ils ont perdu leur instrument et ceux d’entre eux, doués de génie lyrique, ont, au cours du xixe siècle, tenté la magnifique aventure de la Renaissance provençale. Voilà pourquoi le Midi n’a pas produit de poète français du premier rang. Cependant la traduction que Mistral a donnée de sa Mireille peut prendre place parmi les chefs-d’œuvre français.

Paul Æschimann §

La thèse de M. Jacques Chaumié semble inattaquable à première vue. Mais puisqu’il a cité Malherbe dans sa nomenclature des grands poètes français, on peut y ajouter Maynard, qui est bien un aussi grand poète que l’auteur de l’Ode à Marie de Médicis. Et le président Maynard était de Toulouse. Il est l’exception qui confirme la règle.

Cependant je ne crois pas que les hommes du sud de la Loire soient moins doués pour la poésie que ceux du Nord. Ils ont eu de grands poètes.

M. Jacques Chaumié les nomme : Mistral, Aubanel, Jasmin, auxquels il faut joindre le grand catalan Verdaguer. Et puisque M. Chaumié cite Claudel, on peut aussi évoquer le nom de Joseph d’Arbaud, qui est un admirable lyrique. Cela, à seule fin de prouver que la race méridionale possède un fonds de poésie aussi riche que les autres. Pourquoi n’a-t-elle pas donné davantage de grands poètes de langue française ? C’est parce que le français, dit M. Chaumié, n’est pas sa langue originelle. Effectivement, les Alsaciens-Lorrains pas plus que les Méridionaux n’ont donné à la France de poètes de premier ordre, car Verlaine est né à Metz par hasard. C’est une consolation pour Marseille et pour Toulouse. Île-de-France, Touraine, Normandie, voilà les pays d’élection des Muses françaises.

Pourtant le grec Moréas ? et le flamand Verhaeren ? Qu’est-ce à dire ?

Je crois que si les Méridionaux voulaient travailler, ils auraient de grands poètes même en langue française. Mais ils se contentent de parler. L’ordre, le classicisme, la pureté, on n’entend que cela dans leurs discours. Ils n’oublient qu’une chose ! C’est d’appliquer à leurs œuvres leurs belles théories françaises.

Or la langue de Ronsard et de Racine n’est pas naturellement poétique, comme l’italien ou le provençal. Il faut, pour arriver à en faire un instrument lyrique, un travail constant, une science que l’on ne possède jamais assez. Le poète français ne peut pas chanter comme l’oiseau sous la feuille ; c’est là sa misère et sa grandeur, qui est incomparable. Mais lorsqu’on arrive à jouer sur cette lyre, elle rend le plein comme aucune autre.

Voilà ce qu’on oublie trop facilement peut-être, au pays du soleil, de l’indolence heureuse et des oliviers. Mais que les Méridionaux le comprennent, et venant d’Agen, d’Antibes ou de Port-Vendres de grands poètes entreront en gare de Lyon.

Jacques Bainville §

À vos questions, permettez-moi de répondre par une autre : n’y a-t-il pas de grand poète français dont le père ait pu être de langue d’oïl et la mère de langue d’oc, ou inversement ? Ainsi Renan, qui peut bien passer pour un poète, avait une ascendance bretonne et une autre gasconne.

Entre Français et Françaises du Midi et du Nord, il y a longtemps qu’on se marie. Notre composé national vient de là. Cette considération n’introduit-elle pas une nuance dans la remarque de M. Jacques Chaumié ?

Jules Bertaut §

L’absence de grands poètes nés dans le midi de la France se peut expliquer par la psychologie du méridional incapable de réduire dans le moule strict et un peu guindé du vers français les fantaisies de sa chaude imagination. La clarté, la précision étant l’essence même de notre facteur poétique, il n’est pas extraordinaire que des esprits enclins aux images brillantes mais floues éprouvent une certaine répugnance à les ordonner. Au lieu que la prose et surtout l’éloquence sont moins exigeantes, elles ne fixent aucune limite à la verbosité qui devient même une qualité dans cette dernière branche de l’art. Dans leurs plus beaux élans, nos vrais poètes ont toujours une certaine retenue qui est un des traits distinctifs de notre génie. Si exaltés qu’ils soient ils ne débordent pas, au lieu que le méridional déborde toujours. Enfin la cadence de nos vers forme une musique dont les accents ne sont ni très déchirants ni très subtils pour une oreille exercée. Aucun extrême atteint dans aucune direction, et au génie méridional qui n’aspire qu’à l’amplification en tous sens !

Max Daireaux §

La naissance d’un génie poétique est un accident heureux qui ne semble avoir que des rapports lointains avec la géographie. Mais, pour qu’un tel génie éclose, il faut que, qui le possède, possède aussi, entre autres qualités essentielles, le sens de la mesure et le souci de la perfection. Qu’une atmosphère favorable soit nécessaire au développement de la première de ces qualités, cela n’est pas douteux, comme il n’est pas douteux que la seconde soit l’apanage des pays qui vécurent dans le rayonnement d’un centre de civilisation raffinée. Qu’il y ait concordance, comme cela s’est produit en Touraine et dans l’Île-de-France, et le résultat sera… ce qu’il fut.

D’autre part, toute œuvre durable comporte une difficulté vaincue ; cette victoire souvent lente, exige la volonté de travail, la discipline, l’obstination dans l’effort, vertus qui ne sont pas, dit-on, caractéristiques des races du Midi et que, d’ailleurs, les conditions de vie trop facile, dissolvent.

Au reste, si la raison invoquée par M. J. Chaumié était suffisante, s’il ne s’agissait là que d’une question de « langue », la musique, qui se rattache à la poésie par l’harmonie et le nombre et n’en diffère que par les moyens d’expression, c’est-à-dire, précisément par la langue, échapperait à la loi qu’il formule, et l’on trouverait dans le Midi autant de grands musiciens que dans toute autre région de France. À première vue, il ne semble pas qu’il en soit ainsi, mais c’est à voir avec la statistique, et je n’y suis point maître.

Tristan Derème §

a répondu dans L’Ère nouvelle :

Je rencontrai, hier matin, mon ami M. Gabriel Decalandre, auteur de quelques inventions merveilleuses et merveilleusement peu connues. Mais Sénèque n’a-t-il pas dit : « Certains ont la réputation ; les autres la méritent. »

Au demeurant, M. Decalandre paraissait en proie au délire sacré et, secouant une revue à couverture jaune, il ne m’eût pas serré la main, qu’il se répandit en sonores discours — avec le pur accent de Castres et de Lombez, comme parlait Laurent Tailhade, lequel, étant né à Tarbes, était fort qualifié pour railler l’accent méridional. Et des lèvres de M. Decalandre, les paroles bourdonnantes sortaient plus nombreuses que, de la ruche, les abeilles quand les troënes sont fleuris.

M. Jacques Chaumié l’avait mis en fureur, qui affirme, dans Les Marges, que les grands poètes français ne sont point gens du Midi. C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière… Mais ne pouvant nier que Villon, Corneille, Malherbe, Baudelaire et Ronsard et quelques autres ne fussent point nés au-dessous de la Loire, M. Decalandre entreprit de déduire les raisons d’une si singulière aventure :

— C’est, dit-il, que le Nord est la région du labeur et le Midi le domaine de la paresse. Les divers climats font les diverses humeurs. Vivre est chose plus facile à Nîmes et à Toulouse qu’à Lille et à Paris. Si parfois le Midi bouge, il bouge sur place, cependant que, par les siècles, les hommes du Nord, munis de haches ou d’arbalètes, vinrent conquérir les terres méridionales du loisir. Or, le loisir…

— … incite au chant.

— Non point par lui-même, sans quoi tous les oisifs seraient des poètes et Les plus grands des oisifs les plus grands poètes. Le loisir dans le bonheur incite seulement à rêver, c’est-à-dire à sommeiller et à dormir, la tête à l’ombre et les pieds au soleil, à pratiquer ce bel hédonisme que je nommerais volontiers édredonisme.

Il convient de noter ceci, que si l’homme heureux n’a pas de chemise, il n’a pas non plus le goût de faire des vers. Voulez-vous mon avis ? Un poème est une réclamation, une réclamation contre la destinée. Qui réclame ? Ce n’est point l’homme heureux.

Mais l’homme qui, sous un ciel moins indulgent, dans une nature moins affectueuse, travaille et lutte contre les hommes et les choses et sent qu’il joue son sort, celui-là éprouve le besoin de chanter son amertume, son impatience, sa détresse. Les chocs de la vie le font rentrer en lui-même — comme un escargot ; cependant que la félicité le ferait se dilater comme un ballon rouge au soleil. Les ballons rouges ne méditent pas ; ils finissent par éclater vainement, quand ils ne se dégonflent pas sans gloire.

Il faut donc voir dans la vie plus fiévreuse, plus incertaine, plus dangereuse, que connaissent les hommes du Nord, la source merveilleuse du flot poétique.

Au reste, ne savez-vous point que Lamartine se prit à chanter Elvire, non pas lorsqu’il la pouvait serrer dans ses bras, à Aix ou à Paris, mais lorsqu’il se trouva seul au bord du lac…

— … dans le lac…

— … et qu’il sentit qu’il fallait perdre à jamais. Un homme heureux, s’appelât-il Lamartine, ne chante point. Son bonheur suffit à son bonheur, si je puis dire. Vous n’ignorez pas ; les chants désespérés… et, résolu à ne rien prendre au tragique, je vous dirai que l’étoffe lyrique se mesure à la douleur : la douleur est son mètre.

Mais l’homme malheureux ne se contente pas, fût-il aigri et plein de Heine, de faire de petites chansons avec ses grandes douleurs : il construit, dans ses vers, les pays heureux où il voudrait vivre… et ne point mourir. Son âme, comprimée par les doigts de la vie, laisse jaillir des rêves comme des jets d’eau vers l’azur. Rappelez-vous Baudelaire : « Il me semble que je « serais toujours bien là où je ne suis pas… Tu connais cette « maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité » ?

Or, voyez, en effet, que le Nord nous a donné le gothique aérien, qui jaillit, qui s’élève, qui abandonne le sol pour monter légèrement vers le ciel, cependant que le Midi, par les puissants piliers du roman, par ses voûtes pesantes, semble encore s’accrocher à la terre heureuse, descendre vers elle, pour ne la point quitter.

— Enfin, dis-je à M. Decalandre, c’est à vous entendre, la nature rebelle, la vie âpre qui forment les poètes.

— À n’en point douter. Et le plus grand poète…

— … réside dès lors, incontestablement, au lieu le plus désolé, par-delà les morses et les phoques ; il joue de la lyre sur la glace solitaire du pôle Nord.

Charles Derennes §

La constatation de mon compatriote Jacques Chaumié, je n’avais jamais pensé à la faire pour mon compte et elle m’a pris au dépourvu. Sa justesse est incontestable.

On pourrait adjoindre au nom d’André de Chénier ceux du sire du Bartas et du président Maynard, vrais poètes que la postérité n’a jamais mis ou remis à leur place. Mais ces nouvelles exceptions ne feraient non plus que confirmer la règle.

Pourquoi peu ou point de grands poètes qui soient strictement du midi de la France ? N’oublions pas ici que la poésie fait généralement escorte aux princes temporels. Durant le moyen-âge, troubadours ou trouvères se groupaient autour des Guillaume de Poitiers, des Raymond de Toulouse et des Thibaut de Champagne. L’unité française réalisée ou sur le point de l’être, les gloires poétiques se sont développées, à de très rares exceptions près, dans l’atmosphère de serre chaude de la cour et le rayonnement du roi.

Nul doute que des germes de talents ou de génies réels n’aient été étouffés du seul fait que le hasard les avait placés loin du soleil, — et que, d’autre part, voici cinq cents ans et moins, il y avait entre les bords de Loire ou de Seine et ceux de la Garonne ou du Rhône encore plus de distance que depuis la crise des transports. De même que, populairement, il n’était bon bec que de Paris, il ne fut que de Paris beau langage et savante lyre. Les Méridionaux devinrent vite des parents pauvres, lointains, peu glorieux, que reniait Marot et que ridiculisa Molière.

Je n’indiquerai que cette raison entre bien d’autres que parce qu’elle rejoint l’essentielle, qui est celle qu’a mise en lumière Jacques Chaumié. Il est arrivé au peuple d’oc ce qui serait arrivé à la France tout entière si nous avions été écrasés par les Allemands voici un peu plus d’un lustre : la langue teutonne nous eut été imposée, nous nous serions accoutumés plus ou moins vite à cette contrainte vitale pour des vaincus, mais il est sûr que, de bien longtemps, les poètes d’origine française n’auraient pu rivaliser de talent, de science, — et de gloire, — avec leurs confrères strictement germains.

Un peuple qui oublie sa langue ne mérite que l’anéantissement, a dit Mistral ; qu’il l’oublie, c’est vilain et néfaste ; si on la lui supprime brutalement, l’honneur est sauf, mais, à cela près, le résultat est le même. Les Francs, — les Barbares d’outre-Loire, comme on disait il y a huit cents ans à Toulouse, — aidés d’ailleurs par quelques barbares d’outre-Rhin, envahirent et ravagèrent le pays d’oc, massacrèrent la fleur de ses fils, égorgèrent ou brûlèrent ses femmes, lui imposèrent leur parler et leurs lois, bref lui firent connaître toutes sortes de choses que nous avons pu apprécier d’assez près il y a quelque temps ; une précoce et puissante civilisation fut ainsi anéantie jusque dans son épanouissement suprême : sa langue, cette langue d’oc si miraculeusement belle que ses purs servants n’ont presque jamais osé la compromettre en vulgaire prose. Quoi d’étonnant à ce que la race qui la parlait ait été, pour des siècles, poétiquement désemparée, déroutée ?… Mais, par contre, si l’unité française s’était réalisée au profit des comtes de Toulouse par exemple, il y aurait des chances pour que les Ronsard ou les Racine de notre littérature n’eussent pas été gentilshommes vendômois ou natifs de la Ferté-Milon.

Qu’il y ait depuis quelques années bon nombre de poètes rigoureusement méridionaux honorant les lettres françaises et la langue d’oui (je ne les nommerai pas, je laisse prudemment ce soin à nos neveux) cela n’infirme en rien ma thèse, bien au contraire. Depuis cinquante ans, nous assistons à une sorte de revanche de la bataille de Muret, en ce sens que les seuls princes que puisse s’offrir une république, parlementaires retentissants ou ministres relativement durables, ont été très fréquemment des enfants du Midi… Et des poètes des mêmes régions, plus nombreux parce que démocratiques, se sont tout naturellement développés à leur ombre, comme d’autres jadis dans le rayonnement royal…

Mais je m’arrête. Ceci n’est plus de l’histoire, et les malveillants pourraient aller racontant que je me mêle de politique…

Fernand Divoire §

À première vue, je ne vois pas que M. Chaumié ait tort, mais sans doute suis-je un peu trop nordique pour être tout à fait impartial.

Il me semble naturel, puisque les poètes du Midi avaient une langue, qu’ils n’aient pas employé celle de France. Mais est-ce que vous ne trouvez pas qu’il y a là quelque chose d’un peu humiliant pour le français, qui a su s’imposer au choix de poètes étrangers comme Verhaeren et Mme de Noailles et qui n’a pas su se faire préférer des poètes de Narbonnaise et d’Aquitaine ? Le provençal serait-il plus attachant que le roumain, ou les Flamands seraient-ils plus perméables au génie français que les gens de Languedoc ?

Cela dit, pourquoi ne naîtrait-il pas de génie français dans le Midi, malgré les cigales « emblèmes des mauvais poètes », comme dit Polti.

Henri Duvernois §

Il ne faut pas me pousser des colles aussi difficiles. Je suis forcé de vous envoyer un aveu d’incompétence et d’ignorance : comme a dit le poète :

Je n’ sais pas, je n’ sais rien
Je n’ sais rien, crénom d’un chien…

Albert Erlande §

Je ne possède pas l’érudition nécessaire pour apprécier, comme elle m’en semble digne, la loi formulée par M. Jacques Chaumié. Pourtant, je veux répondre à l’enquête des Marges.

Le 20 décembre 1900, disparaissait Emmanuel Signoret. Je le tiens pour un des plus grands noms de la Poésie française. Il a découvert, dans les éléments, des mines inexplorées dont il a extrait le métal unique de son Vers. Il a fait rendre à la langue des sons qui n’avaient pas été entendus avant lui ; et, en saisissant de nouveaux rapports entre le monde physique et l’Homme, il a créé d’éternelles images.

La Forêt, le Chant pour Prométhée, les Sonnets, les trois Élégies (page 207 et suivantes de l’édition du Mercure de France) sont à la poésie française, ce que les Odes de Keats sont à la poésie anglaise : d’inestimables trésors.

Signoret était méridional. Il naquit à Lançon. Son buste, sculpté par de Groux, honore la place publique de ce village, et domine la grand’route qui mène à Paris…

Fagus §

— Oui, le fait semble irrécusable : le Midi a fleuri en nombreux et riches poètes de langue d’oc ; on n’oserait même décider si Dante et Pétrarque étaient beaucoup plus toscans que provençaux. En langue d’oïl ou de oui, rien ou à peu près.

(Il n’a cessé nonobstant de fournir des prosateurs de premier ordre : témoignage de la prééminence de la Poésie.)

C’est qu’un poète est l’expression sublime du génie de sa terre, par le génie de la langue d’icelle.

Le centralisme jacobin étranglant le génie méridional — comme celui de toutes provinces — en a étouffé l’expression.

À remarquer que l’effort de Mistral et ses fidèles enfanta non seulement de nobles poètes en oc, mais à la suite, de beaux poètes francisants : pour ne citer que ces trois, tombés au champ d’honneur, le Dauphinois Jean-Marc Bernard, le Gascon Émile Despax, le Provençal Lionel des Rieux (souvenons-nous aussi d’Emmanuel Signoret).

Ainsi, tout nous suggère qu’une résurrection du parler d’outre-Loire enrichirait par surcroît les Lettres cis-ligériennes. Et que ce ne peut venir que d’un complet changement politique, qu’il faut donc s’empresser d’opérer.

— (Et, mêmes réflexions ne s’appliqueraient-elles pas au catalan et au breton ?)

Fernand Fleuret §

La remarque de M. Chaumié est juste dans son ensemble, en s’en tenant strictement aux véritables grands poètes, comme Ronsard, Malherbe, Corneille, Racine, La Fontaine, Lamartine, Musset et Victor Hugo. Mais, si l’on admet au même titre Villon, du Bellay. Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Leconte de Lisle, Charles Guérin et Paul Claudel, parmi lesquels il s’en trouve au moins quatre de troisième ordre, et dont le dernier ferait honneur aux Tchécoslovaques, alors, cent poètes du Midi peuvent briguer les mêmes lauriers, et quelques-uns demander du supplément… M. Chaumié, dans son article, ne tient pas assez compte des gloires éphémères, que la mode, une sensibilité nouvelle, ou de nouvelles conceptions rendront peut-être caduques. L’avenir maintiendra-t-il la renommée de Verlaine, de Rimbaud, de Mallarmé, de Baudelaire même ; ou ceux-ci seront-ils aussi effacés que Mellin de Saint-Gelais, qui faillit entraver la gloire naissante de Ronsard, que Maurice Scève, chef de l’École lyonnaise, où brillèrent Héroet et Louise Labé, que du Bartas, qui se vit mettre au-dessus du grand Vendômois, ou que Gilles Durant de La Bergerie, délicieux traducteur de la Pancharis, et collaborateur de la Ménippée ?… Le loisir et la place me manquent pour dresser un état du Parnasse occitanien, mais n’est-ce pas réfuter en partie la thèse de M. Chaumié, que de citer encore Marguerite d’Angoulême, Olivier de Magny, Jean de La Gessée, Nicolas Rapin « — Le favory d’Apollon et des Muses », — François Maynard, aussi pur écrivain que son maître Malherbe, et souvent plus pathétique, Claude de Trellon, Annibal de Lortigue, et, enfin, Théophile de Viau, qui eut une soixantaine d’éditions, de 1621 à 1656. Le Midi réclamera sans doute Agrippa d’Aubigné ; et, puisque M. Chaumié se refuse à considérer Chénier comme provençal, la Normandie se refuse à son tour à l’abandon de Clément Marot, né à Cahors, il est vrai, mais d’un père normand. La vénalité de Barthélemy, qui servit plusieurs partis contraires d’une plume étincelante, ne suffit pas à justifier son oubli. Méry fut un des dieux de son époque, et Pierre Dupont demeure un véritable poète. Bien que le silence sur les contemporains soit de rigueur, paraît-il, je ne puis taire le nom d’Emmanuel Signoret, ni celui du grand lyrique qu’est Raymond de La Tailhède.

Tous ces poètes ayant écrit en français, je ne vois pas leur inaptitude à se servir « d’une langue qui n’est pas la leur ». La même thèse, appliquée aux Bretons, serait démentie par l’exemple de Renan et de quelques autres. Enfin si la langue provençale est morte, je ne m’explique pas davantage, non seulement que Mistral ait écrit Mireille, mais encore qu’au xviie, après quatre siècles de silence, la Muse occitanienne ait ressuscité sur la lyre du toulousain Gondelin. Ou, du moins, ce sont là des miracles que seuls de véritables poètes peuvent accomplir. Mais, cette question de la langue parlée n’a guère d’importance : sans citer les meilleurs poèmes de Du Bellay, qui sont en latin, il y a bien vingt-cinq millions de Français — pour être décent —, qui s’entendent mieux aux divers argots de la Phynance, du Journalisme, de la Chambre et du Bordel qu’à la langue poétique. Cependant, les Muses ne cessent de chanter sur la Montagne…

Au fond, M. Chaumié est trop impatient, ou trop égalitaire, ce qui part d’un bon naturel : Il voudrait que le Midi eût son Ronsard, son Malherbe, son Corneille, son Hugo et son Musset. Or, rien ne prouve qu’ils ne leur naîtront pas un jour ; et, puisque les Normands ont attendu pendant des siècles, les Gascons, et les Provençaux peuvent attendre encore, bien que M. Chaumié ait l’air de dresser un bilan de fin du monde.

Il se peut, après tout, que la conquête du Midi par le Nord, au temps de la Croisade albigeoise, ait porté préjudice au génie de la langue d’oc, en bouleversant les institutions, en rompant la tradition des grands troubadours ; mais, j’ose à peine le dire ici… c’est la faute à Montfort !

Louis de Gonzague Frick §

Je suis parisien comme Mademoiselle Mistinguett, par exemple, mais j’aime trop Marseille pour oser écrire dans Les Marges et même ailleurs, qu’aucun des grands poètes de notre langue n’est du midi de la France.

André Fontainas §

Depuis longtemps j’avais arrêté en moi cette règle de ne répondre aux enquêtes : à quoi bon parler de choses auxquelles on ne s’est pas préparé ? Mais, cette fois, homme du Nord, passionnément épris de toute poésie, je perçois une occasion de rendre hommage au Midi, que j’aime, aux Méridionaux que j’admire. Je ne la laisserai pas tomber.

Il n’y aurait eu, né en Occitanie, aucun poète valable entre Chénier, qu’on nous interdit de nommer quoique de famille marseillaise, et les temps actuels, si l’on prend comme limite l’an 1880. Est-ce bien sûr, et cela prouverait-il que Provence et Languedoc, ayant perdu leur langue, ne parviennent, quoique terres ardentes de poésie, à s’exprimer en langue, non plus d’oc, mais d’oïl ?

Qu’entendez-vous, tout d’abord, par un grand poète, et où établissez-vous la démarcation entre un grand poète et un moindre ? Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, Baudelaire, Verlaine, Verhaeren, grands poètes sans conteste. Mais Leconte de Lisle ? Mais Théodore de Banville ? Mais Desbordes-Valmore ? Aucun n’est du Midi, il est vrai. Seulement, il y a Théophile Gautier, de Tarbes ; il y a même Catulle Mendès, de Bordeaux et Armand Silvestre, sans doute, de Toulouse…

Je crains d’enfreindre la règle que vous imposez ; je m’arrête, non à ceux qui en 1880 ne sont pas nés, mais à ceux qui, en 1880, n’ont pas produit encore ! La langue perdue se serait-elle, alors, retrouvée ? Et je ne veux citer ni Laforgue né à Montevideo, de père tarbais, ni Mikhaël, toulousain ainsi que Tailhade, ni Signoret ; et encore moins, quoique leur origine soit signalée dans Les Poètes d’aujourd’hui de MM. Van Bever et Léautaud, je ne me permettrai de nommer MM. Francis Jammes, Paul Valéry, Henry Bataille, Léo Larguier, La Tailhède, Le Cardonnel, Magre, Saint-Pol-Roux, Souchon… Jolie collection, ma foi ! de poètes, dont aucun peut-être, selon vous, n’est grand, mais qui, néanmoins, n’usent pas déjà si mal, à mon avis, d’une langue qu’ils auraient perdue !

Et pour me réfugier mieux entre les limites que vous avez prévues, je m’aperçois que de la liste des poètes indubitablement grands que je vous ai proposée, il convient de retrancher le nom de Verhaeren : pourquoi (cherchez en effet de 1800 à 1880) la Belgique bilingue, tant wallonne — c’est-à-dire de langue d’oïl — que flamande, bien que le français y soit parlé et cultivé, n’a-t-elle produit aucun poète ? La Champagne, la Picardie, le Berry, avaient-ils donc, durant cette période, également perdu leur langue ?

Joachim Gasquet §

Évidemment… Mais les deux plus grands écrivains de langue d’oïl, c’est Montaigne et Pascal que je veux dire, leur langue maternelle était la langue d’oc.

Et le tour des poètes viendra,
Et le tour des poètes est venu…

Fernand Gregh §

Je suis très étonné de la constatation faite par M. Chaumié dans Les Marges. Je n’ai pas le loisir de vérifier cette loi générale ; j’ai tout lieu de croire qu’il ne l’a pas énoncée sans preuves. En ce cas, il faudrait voir dans l’énorme supériorité du nombre de grands écrivains nés dans la France du Nord un effet de l’histoire même de notre développement en tant que nation. La France, c’est l’Île-de-France s’arrondissant peu à peu par les conquêtes et par les mariages. C’est en somme le Nord (pays d’oïl au nord de la Loire), s’annexant le Midi (pays d’oc au sud de la Loire). Le génie du Midi vaincu a été mis en état d’infériorité jusqu’à ce que Nord et Midi ne fissent réellement plus qu’un. C’est à peu près vers le temps de la Révolution que l’unité a été complète. La formule de la « République une et indivisible » exprimait cet état. Jusque-là, le Nord a dominé. On dit que le commerce suit le drapeau ; il est encore plus vrai de dire que l’art est en fonction des armes.

(Artistes, ne l’oublions pas !) Nos arts ont d’abord été ceux du Nord vainqueur.

Le Midi s’est rattrapé depuis.

Guy Lavaud §

Jusqu’en 1880 les faits paraissent donner raison à M. J. Chaumié. Mais quoi ? est-il défendu au Midi de reprendre haleine ?

Vous limitez votre enquête à je ne sais quel passé qui exclut les trois ou quatre cents poètes de Toulouse (que vous connaissez comme moi). Ça, mon cher Montfort, c’est de la mauvaise foi.

Georges Le Cardonnel §

M. Jacques Chaumié me paraît soutenir un ingénieux paradoxe. Je ne crois pas beaucoup aux lois du genre de celle qu’il formule : elles ne sont jamais vérifiables que superficiellement. Il est bien évident que le lieu de naissance d’un poète ou plus généralement d’un écrivain ne signifie pas grand’chose. Ainsi mon frère et moi, nous sommes nés à Valence-sur-Rhône : mais notre père était originaire des environs de Coutances, issu lui-même de Normands appartenant à la même région, donc normand ; notre mère était née à Valence, d’un père lorrain et d’une mère dauphinoise. Nous ne sommes donc ni tout à fait dauphinois, ni tout à fait normands. Ce cas n’est pas rare ; il a même dû être probablement très fréquent. Il est donc bien difficile de formuler une loi, comme celle de M. Jacques Chaumié. Ainsi, il cite comme faisant exception à sa loi, Clément Marot né à Cahors ; mais le père de Clément Marot, lui-même bon poète mais dont la gloire a été éclipsée par celle de son fils, était originaire de Caen, ce qui prouve qu’au xve siècle, on voyageait déjà.

D’ailleurs, il faudrait commencer par s’entendre sur une délimitation exacte des pays de langue d’oïl et des pays de langue d’oc. Parler de pays au-dessus et au-dessous de la Loire est trop simple. M. Ch. de Tourtoulon, qui est l’auteur d’une savante étude sur la limite géographique de la langue d’oc et de la langue d’oïl, conclut ainsi une série d’observation faites sur les lieux mêmes où les patois du nord confinent aux patois du midi, où la terre d’oïl finit et la terre d’oc commence.

En partant de l’Ouest, la limite commune aux deux langues de la France suit le cours de la Gironde, depuis l’embouchure du fleuve jusqu’à six kilomètres en amont de Blaye. À ce point, elle pénètre dans les terres et reste à peu près parallèle au cours de la Dordogne jusqu’à Libourne, dont elle effleure le territoire au nord ; puis elle remonte vers le nord-est, dans la direction générale du chemin de fer de Tours, se tenant à quelques kilomètres à l’est de cette ligne dont elle se rapproche et s’éloigne tour à tour. Arrivée à la limite nord du département de la Charente, notre frontière linguistique tourne au nord-est, détache un coin du département de la Vienne et de l’Indre, se dirige vers l’est entre l’Indre et la Creuse, coupe l’Allier au-dessus de La Palisse remonte vers Mâcon, qu’elle laisse au pays d’oc, se prolonge jusqu’à une petite distance au sud de Vesoul ; là, elle se recourbe sur Montbéliard et coupe la frontière française en s’avançant sur la ville suisse de Bienne, à la pointe du lac de ce nom.

Ainsi d’après cette délimitation, Mâcon, patrie de Lamartine, et Besançon, patrie de Victor Hugo seraient en pays d’oc. Et voilà que la loi de M. Jacques Chaumié serait en défaut. Il est vrai que M. de Tourtoulon ajoute :

La ligne que je viens de tracer est la plus septentrionale où l’on puisse faire remonter la langue d’oc. On comprend que la limite puisse varier suivant les caractères que l’on attribue à cette langue. Cependant, de l’embouchure de la Gironde jusqu’au-dessus d’Angoulême, la différence des idiomes en contact est si tranchée que le doute n’est pas permis et que le partage peut être fait avec une précision mathématique, au point que l’on doit diviser les communes où se parle d’un côté un dialecte d’oïl, de l’autre un dialecte d’oc. Mais dans la partie nord-est du département de la Charente commence une zone mixte donc nous avons indiqué plus haut la limite supérieure. La limite inférieure, c’est-à-dire, la ligne où disparaissent les derniers caractères d’oïl, part d’un point situé à 15 kilomètres environ au nord-est d’Angoulême, à l’extrémité supérieure de la forêt de la Braconne, se dirige vers le nord-est, laissant Confolens en pays d’oc, passe au-dessus de Bellac, contourne Guéret au sud, sépare le Puy-de-Dôme de l’Allier, touche par leur limite nord aux territoires de Roanne et de Lyon pour rejoindre la frontière à peu près au point où le Rhône pénètre en France.

Ainsi le plus qu’on puisse dire, c’est que Mâcon et Besançon sont dans une zone intermédiaire. Lamartine et Victor Hugo ne confirmeraient donc ni n’infirmeraient la loi de M. Jacques Chaumié.

Mais ce qui n’est pas pour la confirmer, c’est que dès le xve siècle on trouve de charmants poètes français nés en pays d’oc, et qui ne donnent déjà point l’impression d’écrire dans une autre langue que la leur ; il y a par exemple Martial de Paris, né en Auvergne. Au xvie siècle, sans parler de Clément Marot dont le père était normand, et qui est né à Cahors, nous trouvons non seulement Agrippa d’Aubigné, né à Pons, mais des poètes comme Olivier de Magny, né à Cahors, Gilles Durant, à Clermont ; au xviie Théophile de Viau qui vit le jour dans l’Agenois.

En réalité, les grands poètes français ne sont ni du Nord, ni du Midi ; c’est parce qu’ils unissent dans leurs meilleurs réussites les qualités de l’un et de l’autre qu’ils sont de grands poètes français.

Sébastien-Charles Leconte §

La vérité est plus simple :

Tous les Méridionaux sont poètes, et grands poètes.

Albert Mockel §

Votre question est très intéressante. Mais on n’y peut répondre que par des conjectures, et celle de M. Jacques Chaumié ne me satisfait guère. Comment concilier cet essai d’explication avec l’histoire de notre littérature au moyen âge ? Je sais qu’il faut tenir compte de la croisade des Albigeois, et de tout ce qu’eut à souffrir la délicate culture méridionale. Mais enfin notre grande épopée appartient surtout au Nord, — qu’elle soit guerrière ou qu’elle soit féerique ; au Nord encore les romans bretons ; et c’est en langue d’oïl qu’écrit Marie de France, et c’est en langue d’oïl que nous pouvons lire ce gracieux chef-d’œuvre de prose et de vers mêlés : Aucassin et Nicolette. La langue d’oc était pourtant bien vivante alors, et littérairement cultivée.

Quant à moi, au risque de me faire déchirer par tous les professeurs de France, je pense que, dans l’Europe occidentale, la poésie est surtout une manifestation du sentiment celtique. Cette proposition, que je hasarde timidement, ne serait plus que folie si on prétendait la raidir jusqu’à une affirmation catégorique ; aussi m’en suis-je bien gardé. Mais regardez autour de nous, et voyez la part proportionnellement si grande faite à la poésie dans les provinces du centre et du nord, pour l’Italie, — dans l’Allemagne du sud pour la Germanie, dans le Portugal pour la péninsule ibérique, dans l’Islande et l’Écosse chez les Britanniques. Ces régions, qui sont les moins avares de poésie, ne sont-elles pas les plus riches en éléments celtiques ?

De « race » pure, il n’est point question. Partout il y a mélange, c’est bien entendu. Mais, pour ce qui concerne notre Gaule, le mélange des Celtes avec les Goths et les Francs paraît avoir été particulièrement favorable.

Pierre Mille §

nous a répondu dans L’Avenir :

On en arrive à se demander s’il n’y a point là affaire de génie spécial à la race — à la race telle que l’a fait évoluer en partie sa langue, d’ailleurs. Nos populations du Midi sont, malgré certaines apparences, beaucoup plus réalistes que celles de notre Centre et de notre Nord. Elles ont moins de propension au « rêve intérieur ». Elles ont de l’imagination, autant d’imagination que les autres, mais pas la même : ce que cette imagination se représente surtout c’est le monde extérieur, et aussi les faits de l’intelligence, plus que les impressions de la sensibilité. Car elles sont plus sensuelles que sensibles, selon la signification que le romantisme a prêtée à ce terme, et ce serait peut-être pourquoi Maurras, par exemple, a été aussi sévère pour cette école, ou plutôt, pratiquement, pour ses aboutissements contemporains. Elles sont douées pour l’éloquence et l’analyse, remarquablement intelligentes et fines d’esprit. (On ne peut s’empêcher de remarquer combien les conversations des femmes du peuple, dans notre Provence, même quand elles parlent français, trahissent plus d’idées, d’associations d’idées, que celles de nos campagnes et de nos villes du nord de la Loire.) Elles ont moins de ce qu’on appelle maintenant « l’intuition », en mettant le mot à toutes sauces ; elles sont également moins susceptibles d’émotion musicale. La musique, pour elles, tend à devenir aussi un mode d’expression oratoire.

Toutes ces qualités, et même ces lacunes, auraient pu convenir à la poésie française de nos siècles classiques. Mais, à cette époque, notre Midi se trouvait beaucoup plus qu’aujourd’hui éloigné de Paris, en raison de la lenteur des communications et aussi d’un système politique qui lui laissait plus d’autonomie provinciale que la monarchie n’en accordait aux autres régions. L’immense majorité de ses habitants continuait pour ces motifs à parler la langue d’oc, n’en connaissait pas d’autre ; et l’explication de M. Chaumié jouait alors beaucoup plus qu’à notre époque : car il y a beaucoup plus de chances de trouver un poète, sur cent mille âmes parlant français, que sur dix mille ou sur mille. À cette heure, tous les Méridionaux parlent le français alors que la bourgeoisie seulement, chez les Flamands, possède notre langue. Mais l’esprit flamand est doué des qualités qu’exige le lyrisme romantique — y compris l’aptitude à une certaine sorte de vague métaphysique naturaliste à laquelle répugnent les races latines, qui sont théologiennes tant qu’on voudra, mais pas métaphysiciennes — tandis que nos Méridionaux ne les ont point.

Louis Perceau §

I. — Il me semble que M. Jacques Chaumié s’est contenté de dresser un inventaire fort sommaire de la poésie française, sans quoi il lui eût été facile de découvrir des poètes dans le Midi.

Voici d’abord des poètes de second ordre, mais dont le dernier est encore supérieur à beaucoup de « célébrités » de la seconde moitié du xixe siècle, Baudelaire mis à part :

Poitou. — Charles et Scévole de Sainte-Marthe ; Jacques Béreau ; Jean Bouchet ; André de Rivaudeau ; les Dames des Roches ; Louis de Fontanes.

Saintonge. — Octavien de Saint-Gelais ; Ogier de Gombauld.

Auvergne. — Jean de Boyssières ; Gilles Durant de La Bergerie ; Antoine-Léonard Thomas.

Limousin. — Eustorg de Beaulieu.

Lyonnais. — Anne d’Urfé (le père de l’auteur de L’Astrée) ; Pernette du Guillet ; Louise Labé ; Berchoux ; Ch. Borde (dont le Parapilla est l’un de nos meilleurs poèmes libertins) ; Vergier (dont les Contes furent parfois attribués à La Fontaine, ce qui est le meilleur éloge qu’on en puisse faire).

Dauphiné. — Pierre Cornu ; Balthasar Baro ; le sieur de Montgaillard ; Émile Augier ; Philoxène Boyer, chanté par Mürger :

Dans les salons de Philoxène
Nous étions quatre-vingt rimeurs !

Provence. — Arbaud de Porchères ; Joseph Autran ; Barthélemy, et son collaborateur Méry.

Languedoc. — Bérenger de La Tour ; Gratien Du Pont, sieur de Drusac ; Guy du Faur de Pibrac ; Cailhava de l’Estandoux ; Michel de Cubières (Dord-Cubières) ; Imbert ; le chevalier de Florian ; Fabre d’Églantine ; Baour-Lormian ; Jean Reboul.

Guyenne et Gascogne. — Brantôme ; Pierre de Brach ; Berquin ; La Grange-Chancel ; Benech de Cantenac (dont L’Occasion perdue et recouvrée put être facilement attribuée au grand Corneille, car elle en était digne).

Voici maintenant des noms plus notoires, qui seront familiers à tous ceux qui ont quelque culture poétique et ne s’imaginent pas naïvement, comme tant de snobs éberlués par la soi-disant « sensibilité » moderne, que la poésie française fut « inventée » par Laforgue ou Rimbaud et « perfectionnée » par M. Paul Claudel :

Marguerite de Navarre (Angoumoise) ; Mellin de Saint-Gelais (Angoumois) ; Agrippa d’Aubigné (Saintongeois) ; Olivier de Magny (Gascon) ; du Bartas (Gascon) ; Nicolas Rapin (Poitevin) ; Pierre Motin (Berrichon) ; Jean de Lingendes (Bourbonnais) ; Théophile de Viau (Gascon) ; Gentil-Bernard (Dauphinois) ; le cardinal de Bernis (Dauphinois) ; Le Franc de Pompignan (Gascon) ; Jacques Delille (Auvergnat) ; Désaugiers (Provençal) ; François Ponsard (Dauphinois) ; Pierre Dupont (Lyonnais).

Enfin, l’un des plus grands poètes français, un élève de Malherbe qui égale souvent le maître, — et c’est une gloire dont bien peu peuvent se parer ! — François de Maynard, le président Maynard, était toulousain.

*
*  *

II. — J’ai démontré, en répondant à la première question, que, la loi formulée par M. Jacques Chaumié n’était pas juste. Il serait facile d’en administrer une seconde preuve en publiant la liste des poètes nés dans certaines provinces du Nord. On verrait que la Bretagne, les Flandres, la Picardie, le Maine, et d’autres encore, ne sont guère plus riches en poètes que les provinces méridionales. En fait, à part la Normandie et les provinces des bords de la Loire (Anjou, Touraine, Orléanais), d’ailleurs voisines de la Capitale et souvent visitées par la Cour, c’est surtout Paris qui a fourni les grands poètes français.

M. Jacques Chaumié n’affirmera pas, sans doute, que tous les poètes nés à Paris appartenaient à des familles originaires des provinces de langue d’oïl ? Au xvie siècle déjà, ainsi que de nos jours, Paris était habité surtout par des gens de province et les Méridionaux n’y devaient pas manquer.

Et si M. Chaumié n’en veut rien croire, il me restera toujours la ressource d’annexer au Midi Clément Marot, de Cahors, dont le père était normand…

Michel Puy §

La remarque de M. Jacques Chaumié paraît juste : les meilleurs poètes de langue française ont été, pour la plupart, élevés dans des pays de langue d’oïl.

Que faut-il en conclure ? Évidemment pas que les méridionaux sont moins sensibles à la poésie que les gens du Nord. Au contraire, les poètes de langue d’oc, soit à l’époque des troubadours, soit depuis que la langue d’oïl a pris le pas sur sa rivale, ont été et sont encore fort nombreux. Mais, si quelques-uns de nos meilleurs prosateurs (citons Montaigne, Montesquieu, Rivarol) sont des méridionaux, peut-être que cette spontanéité qui est nécessaire à la poésie, et qui fait qu’elle est plus une chose d’instinct que de raison, ne peut s’épancher que dans une langue dont les sons, la construction ont été mêlés à notre vie familière en ces années d’enfance où nous apprenons à sentir.

En outre, un poète n’arrive guère à donner toute sa mesure que s’il rencontre un milieu où on l’écoute, où on l’encourage. La création artistique ou littéraire a besoin d’être stimulée par cet échange d’idées, de sentiments, d’impressions qui est possible seulement dans un cercle où règne la curiosité des choses de l’esprit. C’est pour cela que la Normandie, la Champagne, dont les relations ont été faciles et continues avec le centre intellectuel qu’était et qu’est demeuré Paris, ont fourni à la littérature française tant de poètes et d’écrivains.

Jehan Rictus §

On peut répondre à la remarque de M. J. Chaumié par les vers de Verlaine :

Prends l’éloquence et tords-lui son cou.

Le Midi paraît, en effet, confondre la Poésie avec la Rhétorique rimée.

Le Midi est la région des Tribuns. On y parle aux Foules en plein air, grâce aux organes puissants dont la Nature a généreusement gratifié ses enfants.

La même remarque qui s’applique aux grands Poètes peut également s’appliquer aux Musiciens. Il n’y a pas, autant dire, de grand musicien originaire du Midi, mais en revanche il y a des chanteurs qui ont des voix d’airain et des poumons en béton armé.

Déjà Jules Lemaître avait remarqué que le Midi fournissait au Parlement le plus grand nombre d’avocats politiciens et d’orateurs redoutables.

Citerai-je les exemples célèbres de Gambetta et de Jaurès ?

Sans doute les sonorités de la Langue d’oc se prêtent plus à la splendeur verbale, toujours un peu vide, que la Langue d’oïl qui comporte une musique des syllabes plus sourde et plus intime.

D’une façon générale on parle moins dans le Nord.

Donc, question de mœurs et de phonétique.

On ne fait, dit Carlyle, rien de grand sans le silence.

Voilà, je crois, qui répond encore à l’observation de M. Chaumié.

Paul Souday §

nous a répondu dans Le Temps :

En fait, il semble difficile de nier que M. Chaumié n’ait à peu près raison. Villon est né à Paris, Ronsard en Vendômois, du Bellay en Anjou, Malherbe à Caen, Corneille à Rouen, Racine à La Ferté-Milon, La Fontaine à Château-Thierry, André Chénier à Constantinople, Lamartine à Mâcon, Vigny à Loches, Victor Hugo à Besançon, Musset, Baudelaire et Mallarmé à Paris, Leconte de Lisle à La Réunion, Verlaine à Metz, Moréas à Athènes. M. Jacques Chaumié fait remarquer qu’Agrippa d’Aubigné est bien né dans une province de latitude assez méridionale, mais de langue d’oïl : la Saintonge. Il avoue que Clément Marot est de Cahors, et Théophile Gautier de Tarbes, mais les qualifie d’aimables poètes de second rang. On peut reconnaître qu’ils ne sont pas tout à fait du premier, même en se gardant de les dédaigner et en les aimant beaucoup. Même observation pour M. Francis Jammes, qui est d’Orthez. M. Jacques Chaumié fait remarquer aussi qu’Arthur Rimbaud est ardennais et M. Paul Claudel, bourguignon. Il ajoute que les poètes en prose sont logés à la même enseigne que les poètes en vers, Jean-Jacques étant genevois et Chateaubriand, breton.

Tout cela est exact, mais sous bénéfice de quelques réserves. L’hérédité ne se détermine pas uniquement par le lieu de naissance. M. Jacques Chaumié avoue lui-même qu’André Chénier, né à Constantinople, était fils d’un père marseillais et d’une mère grecque : il aurait tout aussi bien pu naître à Marseille. La Réunion, où est né Leconte de Lisle, n’est pas une île fort septentrionale : il est vrai que sa famille était d’origine bretonne. Mais celle de Jean-Jacques était d’origine cévenole : c’étaient des réfugiés de la révocation de l’édit de Nantes. Pour d’autres poètes, nés de ce côté de la Loire, nous ignorons peut-être certains traits de leur généalogie qui corrigeraient un peu la thèse de M. Chaumié. Renan, dont il ne parle pas, et qui est bien un peu aussi un poète en prose, a lui-même avoué qu’il était en partie gascon, par sa mère. D’autres, qui n’ont rien dit, peuvent avoir été dans le même cas. Les gens des diverses provinces se mêlent depuis bien des siècles et n’ont pas attendu pour cela l’invention des chemins de fer. Il y avait un assez grand nombre d’aventuriers gascons, précisément, dans l’armée de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie. Qui sait si quelqu’un d’entre eux ne fut pas des lointains aïeux de Corneille ou de Malherbe ?

Passons au second point. Même s’il est vrai que tous les grands poètes français soient nés dans le nord de la France, il paraît impossible d’y voir autre chose qu’un pur hasard. En effet, l’on conçoit qu’un pays puisse être d’un caractère qui le rende absolument impropre à la poésie Mais notre Midi a eu des poètes. Outre Marot et Gautier, signalés par M. Chaumié, il y a Louise Labé, la belle cordière, et Maurice Scève, qui sont de Lyon, du Bartas, qui est d’Auch ou des environs, Théophile de Viau, qui est de l’Agenais, Émile Augier, qui est de Valence, Charles de Pomairols, qui est de l’Aveyron, Paul Arène et Paul Guigou, qui sont provençaux, Laurent Tailhade, ariégeois, M. Raymond de La Tailhède, qui nous vient du Sud-Ouest, etc., etc. La vocation poétique fleurit donc dans le Midi, comme dans le nord de la France. À quoi tient-il que Marot soit inférieur à Ronsard, Gautier à Hugo, Émile Augier à Racine et Laurent Tailhade à Verlaine ? On ne sait pas. L’éclosion du génie est mystérieuse. Mais on ne voit pas qu’elle soit fixée par la prétendue loi de M. Jacques Chaumié. On le voit d’autant moins que le Midi, à défaut de grands poètes, a produit de grands prosateurs, notamment Montaigne et Fénelon, périgourdins, Pierre Bayle, ariégeois comme Gautier (et Gautier lui-même, plus grand en prose qu’en vers), Pascal, auvergnat, Massillon et Vauvenargues, provençaux, Stendhal, dauphinois, etc… L’esprit méridional, ami des sonorités claires et des rythmes allègres, semblerait même a priori moins apte à la prose qu’à la poésie. Il n’y a visiblement dans tout cela que des caprices de la nature, qui sème le génie où elle veut.

M. Jacques Chaumié avance une explication. Il n’y a, dit-il, de grands poètes français que dans les régions de langue d’oïl. Il n’y en a pas dans les régions de langue d’oc, parce que la race a perdu son idiome, et que les poètes méridionaux n’ont plus disposé de l’instrument qui leur convenait. D’où l’interrègne entre les troubadours et Mistral. Cette théorie se heurte encore à la même objection. Quand il naît un poète de génie, il sait user de l’instrument qu’il trouve à sa portée, ou, s’il le faut, il s’en forge un tout neuf. Les poètes du nord de la France n’ont pas eu à leur disposition une langue française toute faite : ce sont eux qui l’ont fixée, comme Dante a fixé l’italien. Et ce n’est point parce qu’il n’y avait plus de langue d’oc qu’il n’y a plus eu de grands poètes provençaux. C’est au contraire parce qu’il n’a plus surgi de grands poètes dans le Midi que la langue d’oc a végété et littérairement a disparu, avant la tentative de restauration mistralienne. Un poète de génie, né en Provence ou en Gascogne, aurait fait avant lui ce qu’a fait Mistral, — à moins qu’il n’eût préféré le français, et rien ne l’eût empêché d’y exceller. Car enfin il ne faut pas non plus exagérer l’importance de la langue maternelle, et l’on peut, si l’on est doué, écrire de très beaux vers dans une langue d’adoption, ainsi que l’ont prouvé de nos jours un Athénien, Moréas, un Américain, M. Francis Vielé-Griffin, et une Roumaine, Mme de Noailles, née Brancovan.

Toulet §

Je ne sais trop que répondre à votre question. De la façon dont elle est posée, on ne peut dire qu’elle soit complimenteuse pour un poète du Midi (encore que le Béarn soit du Sud). Surtout, il y en a deux ou trois dont je ne me rappelle pas assurément le patelin.

Il me semble que Marot est de Cahors. Les Chénier sont provençaux, sa mère d’éducation rhodano-levantine et il ne suffit pas d’un trait de plume pour en faire un Français du Nord. Passera-t-on sous silence du Bartas « The divine du Bartas » comme l’appellent les Anglais.

D’autre part, quelle opinion qu’on ait de Rostand, son succès universel — en dehors bien entendu d’une grande partie des milieux littéraires — ne permet pas de l’oublier, ni Paul Arène, qui a fait des vers exquis — Navarrot, béarnais, était aussi un excellent poète français. Et enfin, dans les pays d’oc, il est naturel que la langue transligérienne ait été celle de ces grands troubadours : en dehors de ceux que cite Dante, — Bertrand de Born, Richard Cœur de Lion — Jasmin — les trois patriarches de la Renaissance — Cros — Boissière. un grand poète méconnu — Navarrot — ou bien de nos jours, Camélat, honneur du Béarn, — et, béarnais aussi, Siminn Palay, plus tribun il est vrai que lyrique.

Non plus on ne saurait s’imaginer les Gaules Lenonaise, Sequanaise, Belgique et Armoricaine aussi fertiles en poètes qu’en ronces. Exception faite pour Adam de la Halle et Victor Hugo (Mais Victor Hugo : « C’est un mélange » diraient ces dames) — si l’on retranche le Pays Parigot, et les parties parisianisées de la Normandie (Corneille, Bouilhet, Maupassant, Barbey d’Aurevilly, et probablement Théroalde), de la Champagne, de la Bourgogne, on est étonné de ce désert de poètes qu’on aperçoit béant. — Quoi ! la Bretagne idéaliste et légendaire : personne, ou pis encore, Paul Féval (« Prends ta Vierge d’ivoire… ») et Brizeux dit le Sapeur ; le Morvan et ses profondes forêts, personne, non plus qu’en Angoulême, en Anjou, etc. Non, en vérité, le Midi, en fait de poètes n’a rien à envier au Nord.

Jules Véran §

La question que pose M. Jacques Chaumié n’est pas nouvelle. Voulez-vous me permettre de vous apporter la réponse de Mistral ? C’est une petite page délicieuse :

Il y a quelques années, dans un rapport à l’Académie des Jeux floraux, le secrétaire, M. Fernand de Rességuier avait exprimé son étonnement que Toulouse n’eût jamais eu, en dépit des encouragements et des fleurs distribués par son Académie, un seul grand poète français.

Dans le numéro du 27 mai 1905 du journal provençal L’Aiòli, qu’il publiait alors en Avignon, Mistral, sous son pseudonyme de Gui de Mountpavoun, commenta l’aveu désolé de M. Fernand de Rességuier. Nous traduisons :

Un maître joueur de flûte fut Berbiguier, de Caderousse, à qui Napoléon Ier fit présent d’une flûte cerclée d’or : On dit qu’étant enfant il avait appris son art, le long des roseraies du Rhône, en imitant sur son sifflet ou son flageolet de roseau, le chant des rossignols et des fauvettes. Maintenant supposons que Berbiguier, quand il monta à Paris, eût laissé la flûte pour jouer du violon : ne serait-ce pas folie de croire qu’il eût réussi comme il réussit ?

Eh donc ! les poètes nés dans le Midi qui ont cru pouvoir rendre en français les émotions de leur nature provençale ont changé leur flûte pour un violon étranger. En oubliant la langue, ils ont oublié le pays, et, en quittant leur vêtement, et ils se sont dépouillés de leur personnalité. N’est-il pas vrai d’ailleurs que les pactes du Midi qui veulent écrire en français n’ont qu’une préoccupation : imiter, dans leur manière et jusque dans leurs erreurs, les poètes de Paris ? Pauvres sots ! En poésie, mieux vaut sentir le thym, mieux vaut sentir l’ail, vous dis-je, que sentir l’odeur des autres. Voilà pourquoi les Provençaux, voilà pourquoi les Méridionaux qui, dans leur langue, au moyen âge, avaient conquis en poésie toutes les fleurs du Gai-Savoir, sont, depuis quatre ou cinq cents ans, Us pâles seconds de la poésie française. Et toutes nos académies et toutes nos écoles ne feront jamais chanter l’olivier des Alpilles ou les roseaux de la Durance autrement qu’en provençal.

Après avoir cité ces lignes de Mistral dans un article du Gil-Blas du 17 février 1910, nous ajoutions : « L’expérience des siècles justifierait cette conclusion. Pour les poètes français du Midi qu’elle attristerait, qu’ils se consolent et qu’ils espèrent en pensant que la Nature elle-même a ses fantaisies et qu’elle ne répugne pas aux exceptions — et je songe à notre cher Moréas qui nous vient d’Athènes pour entrer dans la lignée de nos grands classiques. »