Georges Renard

1894

Critique de combat

2013
Source : Georges Renard, Critique de combat, Paris, E. Dentu, 1894.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (2011, coordination éditoriale), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Frédéric Glorieux (2013, édition TEI).

Avant-propos à la jeunesse de mon pays §

Je dédie ce livre de littérature militante, parce que la jeunesse est l’humanité en mouvement, l’avenir en marche, Demain qui vient.

Qui donc a dit que la jeunesse française d’aujourd’hui était indifférente à tout, endormie dans l’égoïsme, molle au travail, veule jusque dans le plaisir ? Qui donc a dit que le soleil était mort et qu’il n’y aurait plus de printemps ?

Un souffle de renouveau (tant pis pour qui ne le sent pas !) a passé sur les âmes jeunes. Elles s’éveillent, frémissent, s’agitent ; comme un essaim d’abeilles au sortir de la ruche, elles volètent deci et delà, essaient leurs ailes, interrogent le ciel et la terre pour savoir de quel côté elles prendront leur essor.

On leur crie de toutes parts : — A nous ! Par ici ! — Non, par là ! — Mais la plupart des voix les appellent en arrière. Nous voulons, nous, les attirer vers les idées nouvelles, vers la région où l’aurore se lève.

C’est ce désir qui fait l’unité de ce livre. Les articles qui le composent sont tous orientés vers le monde naissant qui se dégage peu à peu du brouillard matinal.

Il est intitulé Critique de combat, parce que marcher de l’avant, c’est toujours combattre. On ne peut défendre et propager une conception nouvelle de l’art et des choses sans en attaquer et en déloger d’autres.

Au fond même, tout critique est un combattant. En vain voudrait-il borner son rôle à faire comprendre et goûter le beau, sans prendre parti pour ou contre quoi que ce soit. Il peut, à la rigueur, réaliser cet effacement, s’il étudie une œuvre reculée dans le lointain des âges, et encore faut-il qu’elle ne contienne que des cadavres d’idées, j’entends des idées abolies que personne ne songe plus à reprendre et à professer.

Mais quand il s’agit d’œuvres vivantes, toutes chaudes des passions du moment, touchant aux intérêts ou aux croyances du jour, où est-il, le critique qui envisagera les formes comme si elles étaient vides, qui pourra n’émettre aucun avis sur le fond qu’elles recouvrent ? Le pauvre homme, s’il existait ! Et le triste métier que le sien !

La vérité est que, d’une façon plus ou moins ouverte, plus ou moins consciente, tout écrivain qui se mêle de juger les œuvres de ses contemporains blâme ceci, loue cela, et forcément pousse ainsi les esprits dans un certain sens.

Voilà pourquoi, au lieu d’affecter une impartialité impossible, j’ai mieux aimé planter franchement à mon chapeau une cocarde de soldat.

C’est peu de chose, je le sais, qu’un soldat dans la mêlée. Mais pourtant c’est de gouttes d’eau qu’est composé l’Océan ; c’est d’animalcules pétrifiés qu’est faite la chaîne des Pyrénées. L’évolution sociale est, je le sais aussi, le produit d’efforts individuels en nombre incalculable. Et je suis entré, drapeau flottant, dans la bataille intellectuelle.

Qu’y avait-il sur mon drapeau ? Je vais le dire ; je puis bien épargner aux critiques, mes confrères, la peine de chercher ce que je suis venu combattre et défendre.

Je suis parti de cette vérité acquise qu’il n’y aura jamais de formule définitive de l’art. L’art, comme la vie, est incessamment mobile. C’est un fleuve qui coule intarissable entre des rives toujours changeantes.

Faut-il essayer d’opposer à cette éternelle mobilité la digue de théories absolues, de dogmes immuables ? Faut-il, au contraire, la laisser aller à l’aventure sans essayer de la diriger ? Ni l’un ni l’autre.

Je crois que la critique, comme l’art, doit être mobile. Je veux dire qu’elle doit varier ses conseils suivant les besoins de l’époque et du pays où elle s’exerce. Elle aurait tort sans aucun doute de méconnaître que les œuvres d’hier ou d’avant-hier ont eu leur raison d’être, voire même leur utilité, leur nouveauté, leur grandeur. Mais elle a le droit d’être la voix des aspirations confuses du public pour dire aux écrivains : — Tel goût a vieilli. Tel genre est usé. Voici ce qu’il nous faut maintenant ! —

Il m’a semblé de la sorte que la France avait assez et trop pour le moment de pessimisme, de dilettantisme, de décadentisme, de mysticisme, d’exotisme, toutes façons de penser, de sentir ou d’écrire qui ont fait leur temps et leur œuvre.

L’heure n’a paru trop critique, trop tragique pour l’art qui s’enferme dans une petite chapelle d’initiés ou dans l’analyse infinitésimale du moi, à plus forte raison pour celui qui ne veut qu’amuser.

J’ai donc avant tout soutenu de ma plus vive sympathie les œuvres sérieuses en qui se trahit la préoccupation des grands problèmes de notre temps, en qui retentit, comme un écho, le sourd grondement précurseur des tremblements de terre et des profondes commotions sociales.

Je n’entends pas par là les œuvres funèbres, pleurardes, gémissantes, efféminées, qui prêchent le désespoir et l’inutilité de l’action ; je les trouve aussi peu appropriées à nos besoins actuels que celles qui se bercent avec indolence dans un optimisme aveugle et béat.

Je veux dire les œuvres toniques, vivifiantes, qui voient le mal, le regardent en face, le dévoilent bravement, mais croient à la possibilité du mieux, secouent les énergies engourdies, relèvent les volontés affaissées, cherchent les moyens de rendre l’humanité meilleure et plus heureuse, non point dans un retour pusillanime aux croyances et aux régimes du passé, mais dans le rayonnement toujours plus intense, toujours plus pénétrant de la lumière et de la justice.

J’ai aimé les œuvres où j’ai trouvé largeur de pensée et largeur de cœur ;

Celles qui ont fait couler sur la souffrance d’autrui la rosée bienfaisante de la sympathie ;

Celles qui ont gardé leur ironie pour les forts et leur pitié pour les faibles ;

Celles qui ont pâti du dédain immérité des salons et des journaux bien pensants, parce qu’elles se sont encanaillées à peindre et à plaindre les misérables.

J’ai loué encore les œuvres qui osent être originales et françaises, quand il est de bon ton de se faire une âme étrangère postiche ;

Celles qui ont richesse d’idées vêtues simplement, quand la mode est aux pauvretés richement habillées ;

Celles qui ne se croient pas obligées de ramper dans la boue sous prétexte de réalisme ou de s’envoler dans les nuages sous prétexte d’idéalisme, mais qui, considérant le réel comme la base de l’idéal et l’idéal comme le prolongement du réel, marchent, ainsi que l’homme, les pieds solidement appuyés sur la terre et la tête fièrement dressée vers le ciel.

En revanche, j’ai raillé ces esprits indécis, équivoques, ambigus, crépusculaires, qui, par impuissance ou politique, se complaisent dans le vague mystérieux des phrases sibyllines.

J’ai négligé d’admirer les chercheurs de brutalités faciles ou de saletés lucratives.

J’ai tenu en la même estime les diseurs de banalités solennelles et les prétentieux alambiqueurs de mots qui ont vainement essayé de noyer dans leur fatras le clair génie de la France.

Et maintenant je crois avoir fait ma confession complète. Grâces en soient rendues au journal1 où ont paru ces articles, j’ai eu (rare avantage !) pleine liberté de dire ce que je pensais et de travailler selon mes forces et mes opinions à l’avenir prochain de la littérature française.

Il se peut que je me sois trompé çà et là dans mes jugements : il faut être pape ou fou pour se croire infaillible. Mais j’ai conscience d’avoir respecté les personnes en attaquant leurs idées, d’avoir été sans haine pour les hommes, même quand j’étais sans ménagements pour leurs livres, d’avoir enfin toujours cherché, sinon rencontré, la vérité.

Puissent à présent les jeunes, les vrais jeunes, ceux qui ont au cœur de la flamme, du courage, de l’audace, créer l’art nouveau, l’art viril et sain, que la démocratie attend ! Et salut d’avance au chef-d’œuvre, qui saura réconcilier dans une admiration commune les simples et les raffinés, en exprimant, dans la langue de tout le monde et dans un style à lui, les pensées les plus hautes et les aspirations les plus nobles des âmes contemporaines !

Qui sait s’il ne germe pas déjà dans le cerveau de l’un de vous, jeunes amis inconnus à qui j’adresse ces lignes ?

Georges RENARD.

I. Politique et littérature §

Quelle singulière idée d’inaugurer une série d’études critiques au moment où la politique envahit tout, où la parole est au suffrage universel, où la France va compter plus d’électeurs que de lecteurs !

Vous allez nous parler de romans ? C’est bien de romans que nous avons affaire ! De vers peut-être ? Comme si la poésie n’était pas morte et enterrée ! C’est du moins l’avis de M. Yves Guyot, qui l’a vu mettre au tombeau avec Victor Hugo et qui prophétise qu’elle est destinée à disparaître du monde prochainement et pour jamais.

N’en déplaise aux gens qui raisonnent de la sorte, le moment n’est pas mauvais pour s’occuper des choses littéraires. Il y a des livres faits uniquement pour amuser, pour distraire, et je n’en dirai point de mal ; l’esprit a besoin de se mettre au vert de temps en temps. Mais il y en a d’autres qui prétendent agir sur les hommes, qui appellent la discussion, qui visent à faire penser. Est-il même un seul ouvrage de valeur qui ne contienne une conception particulière de la vie, qui n’incline le lecteur dans un sens déterminé ?

Ces livres-là, on peut les discuter même en temps de bataille électorale. « La critique, a-t-on dit, est une guerrière, non une virtuose. » Ainsi la définissait Lanfrey sous l’Empire. La définition est restée bonne : on a changé si peu de choses depuis lors !

Mais qu’a-t-elle à faire aujourd’hui, cette critique militante, qui entend avoir sa place de combat et s’attaquer aux idées, non pas seulement aux phrases ?

Elle a un rôle considérable à jouer, pour peu qu’elle veuille et sache le remplir. Un rôle presque nouveau, hélas ! C’est d’être une critique d’avant garde, une critique résolument républicaine et démocratique, qui juge le présent non plus au point de vu du passé, mais avec le souci et le pressentiment de l’avenir.

 

Avez-vous remarqué ce qu’a été la critique en France depuis tantôt vingt-trois ans que nous sommes en République ? A parler de la tendance, non du talent, on peut dire qu’à très peu d’exceptions près elle a été ou insignifiante ou rétrograde.

Dans la presse avancée, qui est et doit être la presse à bon marché, mais qui décidément s’éparpille en feuilles trop nombreuses et trop maigres, elle a dégénéré le plus souvent en simple bibliographie ; elle s’est bornée modestement à esquisser des vues à vol d’oiseau des livres parus dans la quinzaine, ou bien, plus modestement encore, elle s’est résignée à n’être que la docile enregistreuse des réclames payées par les libraires. A qui la faute ? Bien moins aux critiques eux-mêmes qu’à la superbe indifférence des directeurs de journaux. Qui donc parmi les chefs de la démocratie française s’est préoccupé du sort fait aux livres et aux écrivains ayant le malheur de ne pas être réactionnaires ? Qui, parmi nos gouvernants, s’est avisé que les critiques, guides naturels de l’opinion publique, faiseurs de réputations nouvelles, initiateurs des jeunes générations à là littérature, exercent ainsi sur le mouvement des idées une action des plus sérieuses ?

La presse bien pensante et bien payante a compris cette vérité. Plus habile et plus riche, elle a ouvert (c’était son droit et son intérêt) une large place à la critique. Elle est devenue, pour l’étranger comme pour tous les lettrés du pays, le bureau de renseignements où l’on est obligé de s’adresser, quand on veut suivre l’évolution littéraire de la France. Et alors (conséquence inévitable) les jugements portés et propagés d’un bout de l’Europe à l’autre ont été plus que cléments à ceux qui défendent l’ancien ordre social, plus que sévères à ceux qui rêvent une société meilleure. En un mot, la critique a été conservatrice.

Ô les bonnes petites indulgences qu’on a eues pour les auteurs poussant de toutes leurs forces en arrière ou prêchant les douceurs de l’immobilité ! Quelles admirations complaisantes pour les historiens refaisant l’histoire au gré des classes dirigeantes ! Quelle émulation des critiques « notables » pour préparer sans bruit une réaction doucereuse !

Celui-ci faisait un procès en règle à la Révolution, dont les plus grands hommes n’ont été que des tigres, des crocodiles, des monstres à face humaine. Celui-là découvrait que les théories de Bossuet, cette incarnation de l’autorité, peuvent fort bien être appliquées à la France moderne. Un troisième démontrait doctement que Voltaire fut un sot, un M. Jourdain double d’un M. Homais, et que le dix-huitième siècle eut grand tort de prêcher l’égalité, la fraternité et autres fariboles.

 

Tous ne procédaient pas de même. Les uns pontifiaient comme des évêques, les autres étaient plutôt de robe courte et travaillaient pour l’Église et la monarchie avec des grâces sémillantes et des coquetteries très laïques. Tous n’étaient pas non plus en parfait accord. Il s’élevait parfois entre eux de petites querelles d’amoureux. Mais à la Revue des Deux Mondes, à la Revue bleue, comme dans les journaux roses ou blancs, c’était, avec des nuances légères, le même esprit qui régnait. On y prônait mêmes hommes, mêmes doctrines. Il était convenu que, pour être un grand économiste, il fallait appartenir à l’école orthodoxe du « Laissez faire, laissez mourir ». Il était admis que, pour avoir droit au titre de penseur, il fallait être vaguement teinté de mysticisme ou bien savoir osciller artistement entre Oui et Non. Les salons répétaient l’opinion des revues et des grands journaux, les Académies, qui sont, par nature, les citadelles de la tradition, encourageaient, récompensaient, s’agrégeaient les représentants des saines idées ; le gouvernement, séduit, les décorait ; la Sorbonne, les lycées de Paris, les grandes écoles de l’État étaient livrés aux renommées surfaites créées par cette sainte alliance de toutes les forces conservatrices, et voilà comme, à l’étranger, je me suis tant de fois entendu poser cette question embarrassante :

— Expliquez-moi donc cette contradiction : la France est sous le régime républicain, n’est-ce pas ? elle fête tous les ans la prise de la Bastille ; elle a choisi la Marseillaise pour chant national ; elle est restée pour les autres nations le peuple de la Révolution. Comment se fait-il donc qu’en même temps elle réserve ses sourires et ses faveurs aux écrivains qui raillent l’idéal démocratique, à ceux qui semblent préférer le titre de sujet à celui de citoyen ? Est-ce qu’elle n’a point d’autres penseurs, d’autres philosophes, d’autres sociologues ?

— Oui certes, elle en a. Mais, durant ces vingt dernières années, par une contrepartie facile à saisir, la même critique a eu de charmants dédains, d’adorables ignorances à l’égard des écrivains qui avaient l’audace de trouver que les motifs et l’espace ne manquent pas encore pour marcher en avant. Je connais des professeurs à qui l’on n’a point pardonné d’avoir parlé avec éloges de la Révolution. J’en pourrais nommer qui sont suspects pour avoir dit trop de bien de Victor Hugo. On ne peut pourtant pas l’admirer comme une brute ! disait à ce propos un gros personnage de l’université. —. Soit, mais peut-être devrait-on encore moins le dénigrer comme un imbécile.

Si l’on maltraitait les Hugo, les Michelet, ces républicains de l’avant-veille, vous pensez bien qu’on n’épargnait pas les écrivains actuels cherchant de bonne foi une base nouvelle à notre société mal assise, réclamant des réformes, profondes, osant s’avouer socialistes. Est-ce que ces gens-là pouvaient avoir du talent ? Est-ce qu’ils existaient ? L’an dernier, M. de Vogüé publiait un article qui fit quelque bruit dans le monde académique. C’était intitulé : Les Cigognes. Il avait aperçu dans l’azur du ciel des oiseaux messagers du printemps, avant-coureurs d’un renouveau idéaliste : Il éclatait en cris de joie et il citait parmi ces volatiles des romanciers, des journalistes, dont quelques-uns, par leur plumage et leur ramage, n’avaient guère le droit de figurer en pareille compagnie. Il allait même jusqu’à mettre au nombre de ces précurseurs de l’idéalisme des gens qui s’étaient fait connaître comme apôtres du réalisme. Mais, en revanche, il n’y nommait point, M. Fouillée, le théoricien des idées-forces, un philosophe mal famé pour avoir rendu à la science sociale des principes larges et généreux. Il y oubliait Guyau (je supplie les typographes de ne pas imprimer Guyot) l’auteur puissant, mais trop hardi sans doute, de L’irréligion de l’avenir. Il y omettait Benoît Malon et tous ceux qui, avec lui, font du socialisme, non seulement un effort pour améliorer les conditions économiques de l’humanité, mais une noble aspiration vers un idéal moral supérieur.

Et le tour était joué : l’honneur du réveil idéaliste était accaparé par un petit groupe mystico-littéraire.

Que d’omissions semblables, que de silences prémédités ou involontaires, mais en tout cas injustes, on pourrait reprocher à la critique contemporaine ! Cherchez par exemple, hors des revues spéciales, des articles qui aient recommandé comme il convenait à l’attention publique les belles et solides études du docteur Letourneau sur l’évolution de la famille, de l’Etat, du droit, etc. Vous chercherez en vain. On aura peine à me persuader qu’on l’eût traité avec le même sans façon, s’il s’était appelé Leroy-Beaulieu et s’il eût professé des opinions respectables, je veux dire conservatrices.

Donc, pour des raisons qu’il est inutile de développer davantage, il me paraît que la critique depuis de longues années a trop fait pencher la balance du même côté ; il serait temps de rétablir l’équilibre, de l’essayer du moins. Il serait temps de ne plus dire en tremblant :

Une idée a frappé chez nous :
Fermons notre porte aux verrous !

La saison est venue de réviser des théories et des réputations trop aisément acceptées, de rendre leur part légitime de lumière à des œuvres laissées à dessein dans l’ombre.

C’est pourquoi, tous les huit jours, même en pleine mêlée politique, je crois pouvoir vous parler ici littérature : il y a aussi sur ce terrain des combats à livrer.

II. Yves Guyot : La Tyrannie socialiste §

M. Yves Guyot a publié récemment, sous ce titre ronflant : La Tyrannie socialiste, une brochure à laquelle j’estime que les journaux socialistes ne feront jamais trop de réclame, et voilà pourquoi, bien qu’on en ait déjà parlé ici même en fort bons termes, je ne crains pas d’y revenir avec quelques détails.

La brochure, qui tient du pamphlet et de l’apologie personnelle, du réquisitoire et du boniment électoral, est écrite avec une verve copieuse et lourde, en un style lâché, où la négligence n’exclut pas la violence. Elle est agrémentée de nombreux fragments de discours : M. Guyot (ce qui est son droit) cite souvent M. Guyot.

Comme il faut toujours tâcher de rendre justice à ses adversaires, même quand ils vous rendent, la tâche difficile en négligeant d’en faire autant, je dois reconnaître à l’assaillant une certaine crânerie dans l’attaque. Il s’engage à fond, au risque de s’enferrer. Le malheur est que sa confiance intrépide en lui-même se traduit aussi par un ton superbe et triomphant ; suivant une expression anglaise, on dirait Dieu faisant la leçon à une punaise. Ce qui ne l’empêche pas (au contraire) de laisser échapper d’amusantes naïvetés. Il s’écrie, par exemple : « Je ne soutiens pas une thèse, je démontre des vérités. » Comme si tout homme qui soutient sérieusement une thèse n’avait pas la prétention de démontrer aussi des vérités !

Il fait un grand étalage de savoir ; il jette à la tête des gens une masse formidable de mots scientifiques et en même temps il hasarde des définitions qui ne le sont guère. Je livre celle-ci à l’appréciation des vrais savants : « L’évolution est l’ensemble des qualités acquises par l’humanité depuis son apparition et transmises en s’accumulant à travers les séries de générations. » On avait cru jusqu’ici que l’évolution est un mouvement, une suite de phases, une succession d’états divers et non une somme de qualités acquises devenues héréditaires. M. Guyot a changé tout cela.

Il se croit philosophe et se pare hors de propos de sa philosophie. Au début de son factum, un déterministe, plein de sagesse et qui ressemble fort à l’auteur lui-même, cause avec un délégué de la Bourse du travail, lequel est naturellement un imbécile. Il lui dit : — Vous êtes socialiste. Moi, je suis déterministe. — Les deux choses s’opposent si peu l’une à l’autre que le délégué serait fort excusable de lui répondre : — Et moi je suis ébéniste.

Ce ne serait pas plus incohérent, et peut-être serait-ce moins ridicule, que cette façon d’insinuer que la doctrine, d’après laquelle les faits physiques, moraux et sociaux forment un enchaînement serré de causes et d’effets, est le monopole de M. Guyot et Cie.

Non content de mettre les autres hors de la philosophie, le dit déterministe parle latin au délégué. Il lui dit : — Sais-tu ce que c’est que l’atavisme ?

Et comme celui ci, bonne bête, répond : « Ce n’est pas dans notre programme », le déterministe réplique :

— S’il n’y est pas totidem litteris, l’atavisme le domine tout entier.

Ah ! bons dieux ! Que M. Guyot doit se savoir gré d’être si savant et comme le pauvre délégué doit être ébloui et foudroyé !

Mais M. Guyot ne dogmatise pas toujours : il daigne plaisanter. Il faut voir comme il se moque de la loi d’airain des salaires. — Loi d’airain ! Pourquoi pas de bronze ? dit-il. — Nous le prierons, un autre jour, de nous indiquer la différence entre airain et bronze ? C’est encore, j’imagine, une agréable plaisanterie qu’il s’amuse à développer, quand il entend démontrer aux socialistes qu’ils sont des rétrogrades. Il n’est pas sérieux évidemment, quand il soutient que la suppression de la misère, le libre accès de tous les enfants aux divers degrés du savoir, le travail devenu obligatoire et par suite le loisir devenu possible pour tous les hommes, ne seraient qu’un retour en arrière. Il serait surpris qu’on prît la peine de réfuter cette fantaisie et de lui demander pourquoi les conservateurs de tout pays se sont mépris sur ce caractère régressif des théories socialistes, au point de leur faire une si implacable et si féroce opposition.

Où M. Guyot ne plaisante plus, en revanche, c’est quand il enrichit son argumentation d’injures, tout au moins superflues. Il a voulu avoir, tout comme un autre, son petit dilemme. — Ignorance ou mauvaise foi ! Choisissez, dit-il aimablement aux socialistes (p. 93.) — Ailleurs il les accuse « de se laisser aller à des impulsions épileptiformes ou à des rêveries de millénaires. » — Tartufes et jésuites, ceux qui prétendent s’intéresser à la condition des femmes et qui déclarent qu’elles sont mieux à leur place dans la famille qu’à l’atelier ! Purs affamés de pouvoir, ambitieux aveugles, MM. Goblet, Jaurès, Millerand et tutti quanti qui se permettent de trouver légitimes les plaintes et les réclamations des travailleurs !

 

Je ne suivrai pas M. Guyot dans la voie de cette polémique discourtoise, qui peut être de mise dans un journal, mais qui est déplacée dans un livre.

Je ne lui emprunterai pas son langage par trop parlementaire, voire ministériel. Je ne le traiterai pas de renégat, quoiqu’il ait été le candidat d’un comité radical socialiste. Je ne lui demanderai pas s’il a renoncé à tout espoir de redevenir ministre, lui qui reproche à des hommes politiques de vouloir conquérir le pouvoir, ce qui est pourtant le seul moyen à leur usage d’appliquer les idées politiques qu’ils croient justes. Je ne lui dirai pas : Vous êtes de mauvaise foi, quand vous assimilez les socialistes aux protectionnistes, en oubliant cette légère différence que les uns travaillent pour les petits, et les autres pour les gros ; que les premiers ont pour but de diminuer l’inégalité sociale et que les derniers, grands industriels et grands propriétaires, visent à l’augmenter en s’enrichissant. Je ne l’accuserai pas de tartuferie, quand il laisse entendre que le socialisme actuel est tout germanique et qu’il néglige de dire ce que, depuis dix ans, les Français ont fait pour l’élargir et le compléter. Je n’aurai pas même l’indiscrétion de rechercher en quoi il est plus patriotique (si tant est que le patriotisme ait rien à voir en cette affaire) de prendre ses idées à l’Angleterre, de citer à chaque page Bentham, Cobden, Summer Maine et autres insulaires, champions des vieilles doctrines économiques.

 

Non, je déclare hautement, au contraire, que je crois M. Guyot très sincère, très convaincu, très solide dans ses opinions, très conséquent avec lui-même, quand il raille la pitié qu’on porte aux mineurs, quand il trouve bon qu’on fasse travailler la femme du peuple à peine accouchée, quand il s’oppose à toute loi de protection en faveur des faibles, quand il vante les avantages de la concurrence à outrance, quand il borne son idéal social à voir les lois implacables de la lutte pour la vie régner sans restriction parmi l’humanité, comme au sein du monde animal et végétal.

C’est bien là le fond de sa nature. M. Yves Guyot, semblable à beaucoup d’hommes d’Etat de ces dernières années, est essentiellement un utilitaire. Il se pique d’être un homme pratique, un esprit positif. Il n’a pas assez d’admiration pour la formule trouvée par M. Constans : Rassurer les intérêts. Quel beau programme, n’est-il pas vrai ! La politique n’est pour lui qu’un jeu d’intérêts et de forces. Foin des spéculations qui embrassent l’avenir ! Rêveries folles ou coupables ! Qu’on ne lui parle pas d’introduire dans l’économie politique la compassion, le sentiment de la justice ! Fadaises que tout cela ! M. Yves Guyot écrit imperturbablement : « Quand l’employeur et le travailleur se trouvent en présence, il ne faut voir que deux négociants : un vendeur et un acheteur de travail. » Il trouve, j’en suis sûr, extraordinairement naïfs ceux qui voient là deux hommes luttant à armes inégales, et qui considèrent cette inégalité comme synonyme d’iniquité.

Je le définirais volontiers un homme-chiffre, sec par instinct et par principe, sec comme un traité d’arithmétique, sec comme un tableau de statistique. Avec ses façons d’ex-orateur populaire et ses raisonnements de bourgeois renforcé, il est le type nouveau modèle de l’économiste vieux jeu. En somme, dans le domaine de la vie publique, un des plus beaux égoïsmes que je connaisse, un égoïsme complet, formidable, intransigeant, qui s’étale, se carre et s’admire, un égoïsme d’une envergure et d’une sérénité toutes britanniques. Libre à lui de revendiquer ce dernier trait comme un éloge !

Quand on connaît cette psychologie de M. Yves Guyot, on comprend sa haine pour les socialistes. On comprend ses critiques contre leurs idées. De ces critiques, qui sont multiples, je ne veux retenir et discuter que les deux qui me paraissent à peu près sérieuses.

M. Yves Guyot reproche aux socialistes une contradiction doctrinale. Ils veulent, dit-il, deux choses inconciliables : Liberté politique, tutelle économique.

Avez-vous lu le petit écrit de Spencer intitulé : L’individu contre l’Etat ? M. Guyot, qui a l’ingratitude de ne citer qu’une seule fois Spencer, a pris là toute sa philosophie sociale, la plupart de ses arguments, le titre même de sa brochure. Son procédé, comme celui de son modèle, consiste toujours à laisser dans l’ombre une moitié de la vérité.

Oui, l’homme est un individu ; mais il est aussi par nature un être sociable. Oui, dans toute société il y a lutte pour la vie ; mais il y a en même temps coalition pour la vie. Comme individu, l’homme tend à se développer dans son intégrité. Comme être sociable, il tend à s’unir plus étroitement avec ses semblables. Ces deux tendances, aussi naturelles, aussi respectables l’une que l’autre, ont un droit égal à être satisfaites. C’est une conception simpliste et quelque peu simplette de sacrifier l’une à l’autre, d’opposer sans cesse ce qu’il faut accorder et concilier. Guyau, le regretté Guyau (je parle du philosophe) a écrit quelque part : — « L’équilibre, la conciliation de l’individualité croissante et de la solidarité croissante, tel est le difficile problème qui se pose pour les sociétés modernes. »

Cela rappelé, où est la contradiction, quand les socialistes disent : Nous croyons que dans le domaine politique, où il s’agit de régler les rapports des hommes avec les hommes, le maximum d’individualité est désirable ; que dans le domaine économique, où il s’agit de régler les rapports des hommes avec les choses, le maximum de solidarité est à souhaiter.

A ceux qui affirment : Cela est inconciliable, les socialistes répondent : — Bien au contraire ! L’égalité économique (une égalité non parfaite, mais approximative, obtenue en rendant la grosse part à la propriété collective, en laissant la petite à la propriété privée) est la condition même de la liberté individuelle.

Dans un état social, où il y a côte à côte des millionnaires et des gueux, l’individu n’est pas libre et ne peut pas l’être, s’il est pauvre. Il n’est pas libre, parce qu’il est obligé pour vivre de se plier aux volontés du riche ; il n’est pas libre, parce que dans la lutte pour l’existence, il se trouve nécessairement moins armé que le riche. Dans une discussion de salaires, le riche a le privilège de pouvoir attendre ; dans une élection, le riche a le privilège de pouvoir acheter des journaux, des journalistes et même des électeurs. On a vu de richissimes industriels signer des livres que de pauvres diables d’écrivains avaient écrits, n’est-ce pas, M. Yves Guyot ? Autant d’atteintes à la liberté de l’individu. C’est pour briser cette tyrannie de l’argent, héritière des antiques tyrannies, que les socialistes veulent se rapprocher autant que possible de l’égalité économique.

N’en déplaise à M. Guyot, approximation de la liberté par l’égalité, cela semble assez raisonnable.

 

L’autre critique de M. Guyot, qui me paraît digne d’attention, porte sur les lois dites ouvrières.

De quel droit, dit-il, faire en faveur des travailleurs des lois de protection qui sont des lois de privilège ? — Je me permets de recommander à M. Guyot la lecture des pages 365 ; 366 et suivantes de la Science sociale contemporaine, par M. Fouillée. Je sais bien que M. Fouillée n’est pas un philosophe anglais ; mais peut-être mérite t-il quand même quelque considération. Il est trop commode de passer, sans avoir l’air de les voir, à côté des réponses qu’on a faites à des objections surannées.

Or, suivant le philosophe français, ce n’est pas assez de réformer une iniquité sociale pour que l’Etat soit quitte envers ceux qui en ont été victimes ; il conserve ensuite à leur égard un devoir de justice réparatrice et, pour cette raison, les lois ayant de temps immémorial favorisé les riches aux dépens des pauvres, elles peuvent bien aujourd’hui, par compensation, favoriser les pauvres et les aider à sortir de la situation misérable que leur a faite une oppression archi-séculaire.

Voilà pour la question de principe. Quant au détail de ces lois protectrices et réparatrices, il est vraiment trop aisé d’en faire la critique ! Etant des lois de transaction, faites de pièces et de morceaux par la Chambre, puis estropiées encore par le Sénat, elles ne sont en conformité (cela est évident) ni avec le reste du régime bourgeois ni avec l’idéal de la société future, tel que le conçoivent les socialistes. Mais quoi ! Faut-il les abolir, comme le conseille M. Guyot ? Faut-il admettre avec lui que Bourses du travail, conseils de prud’hommes, voire même œuvres philanthropiques des patrons sont non seulement inutiles, mais nuisibles ? Cela revient à conclure que tout essai de réformes pacifiques est condamné d’avance ; que la Révolution violente est la seule ressource laissée aux prolétaires.

M. Guyot accuse les socialistes de prêcher la guerre sociale, et le moment est mal choisi, alors que tous les groupes socialistes acceptent pour arme le bulletin de vote. Les véritables prêcheurs de guerre sociale, les artisans de révolution violente, ce sont ses pareils. Ce sont ceux qui aux souffrants, aux déshérités, à l’immense armée des misérables, criant vers la justice et réclamant leur part de joie, répondent impitoyablement : — Arrière ! On a déjà fait trop pour vous. Voulez-vous savoir ce que nous avons à vous offrir comme remède à vos maux ? Le retrait des concessions qu’on vous a accordées.

Bien imprudents ceux qui tiennent un pareil langage, et l’auteur de la Tyrannie socialiste, le ci-devant radical devenu conservateur, mais conservateur révolutionnaire, le loup devenu berger, peut écrire sur son chapeau :

C’est moi qui suis Guyot, berger de ce troupeau.

Pendant que j’écris ces lignes, la grande voix de la mer, semblable à la rumeur de la foule, entre dans ma chambre par la fenêtre ouverte.

Et je pense à une puissante vision symbolique de Victor Hugo. Une vague énorme apparaît noire à l’horizon brumeux : le vieux monde la voit venir avec angoisse ; mais il se rassure en se disant : N’ai-je pas mes digues et mes falaises pour l’arrêter ?

La vague approche, déferle, submerge ou brise tout, et elle gronde ces paroles :

On me croit la marée et je suis le déluge !

III. Émile Zola : Le Docteur Pascal §

Vous lirez, si vous ne l’avez déjà lu, le dernier roman d’Emile Zola, celui qui termine cette fresque colossale où le puissant romancier a brossé à grands traits l’histoire naturelle et sociale des Rougon-Macquart. Je n’aurai donc garde de vous le conter ; je voudrais seulement, à propos de cette œuvre, tâcher de saisir et de dégager l’évolution de l’auteur.

En tout homme, pour peu qu’il ait vécu, l’on peut aisément distinguer deux sortes de choses ; les unes qui tiennent au fond même de sa nature, qui se retrouvent identiques aux diverses époques de sa vie ; les autres qui sont un mobile apport des années, des alluvions venues du dehors, des modifications de surface causées par l’âge, l’expérience, les circonstances ambiantes.

Il me semble que dans le Docteur Pascal apparaissent nettement ces deux couches d’origine différente et de profondeur inégale.

 

Et d’abord vous y revoyez ce que vous pouviez être sûrs d’y rencontrer : avant tout cette imagination vigoureuse et grossissante qui colore et grandit la réalité, qui aime l’excessif, qui dédaigne ou ignore la mesure, imagination de poète romantique qui se trahit par des effusions lyriques, par des créations de types exceptionnels, par des déchaînements de passions aboutissant au détraquement cérébral ou à des catastrophes terribles. M. Zola a encore enrichi sa galerie déjà si riche de morts tragiques. Il nous avait montré l’ivrogne brisé par les convulsions du delirium tremens ; il nous le fait voir cette fois s’évaporant en fumée dans un cas de combustion spontanée. Nous avons tour à tour la folle foudroyée par une congestion, l’enfant malingre se vidant par un saignement de nez, l’agonie du médecin suivant sur lui-même jusqu’à la dernière minute, le progrès d’une maladie de cœur.

C’est ensuite l’amour conçu comme une espèce d’ivresse à la fois mystique et sensuelle. Appétit brutal de la chair et prosternement devant la beauté féminine, flambées violentes du désir et délices extatiques de l’adoration, son héros en cheveux blancs connaît tout cela sur le tard ; les limites du « temps d’aimer » ont été si fort reculées en cette fin de siècle ! L’auteur, avec plus d’audace que de vraisemblance, a imaginé une chaude idylle entre un vieillard de soixante ans et une jeune fille de vingt-cinq, qui pourraient s’épouser, mais qui préfèrent s’aimer librement à la face des hommes et du ciel. Il y passe un souffle ardent venu de l’Orient à travers la Bible. Le romancier s’est souvenu de Ruth et de Booz, d’Abisaïg et de David. Il a voulu, il a cru sans doute être chaste : mais, en pareille occurrence, il est toujours d’une chasteté à faire frémir.

Viennent après cela des procédés littéraires, que l’on reconnaît et dont quelques-uns deviennent presque des tics : conversations coupées par des descriptions de nature, effort souvent heureux pour relier l’homme au milieu qui l’entoure, répétitions voulues, répétitions de mots et d’idées, qui soudent invariablement telle épithète à telle personne, qui, ainsi que les leit-motiv de Wagner, rappellent par intervalles le trait dominant d’un caractère ou d’une physionomie.

Vous retrouvez enfin (et c’est ici l’essence même du roman) la préoccupation scientifique qui remplit, dès le début, les livres de M. Zola. Le docteur Pascal est le théoricien de l’hérédité ; il a pris sa famille, celle des Rougon-Macquart, comme champ d’observation, et il croit être arrivé à déterminer quelques-unes des lois suivant lesquelles se produit, d’une génération à l’autre, la transmission des aptitudes. Est-il besoin de faire remarquer que l’auteur et son personnage, sur ce point du moins, ne font qu’un ?

Cela nous vaut quelques jugements savoureux de M. Zola sur la valeur scientifique de son œuvre entière. « Ah ! écrit-il, ces sciences commençantes, ces sciences où l’hypothèse balbutie et où l’imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètes autant que des savants ! » On ne saurait mieux dire. Oui, la théorie ébauchée de l’hérédité a pu très bien fournir à un romancier le moyen de relier entre elles les différentes parties d’une immense tragi-comédie humaine. Oui, les choses ont pu se passer ainsi, et cela me suffit, à moi. Quant à affirmer qu’elles ont se passer de la sorte, c’est une autre affaire. Le docteur Pascal dit quelque part : « Notre famille pourrait aujourd’hui servir d’exemple à la science, dont l’espoir est de fixer un jour mathématiquement les lois des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race. »

Eh bien ! non. La fantaisie du poète suffit à fausser l’expérience. Il a fait un choix arbitraire parmi la multitude des combinaisons possibles. Une chose suffirait d’ailleurs à ôter une portée générale à l’exemple particulier qu’il a mis en lumière ; c’est la névrose originelle de l’aïeule, de celle qui sert de tronc à l’arbre généalogique.

M. Zola faisant, sans en avoir l’air, sa propre apologie, compare l’histoire des Rougon-Macquart à un fleuve débordé qui roule de la boue, mais aussi de l’or mêlé aux herbes et aux fleurs de la berge. Il rappelle qu’on y rencontre « des figures de charme et de bonté, de fins profils de jeunes filles, de sereines beautés de femmes. »

Rien de plus vrai ; mais il n’est pas moins vrai que les détraqués, les fous, les déséquilibrés, les névrosés y surabondent, et cela est logique, étant donné le point de départ. L’humanité moyenne n’y occupe pas une place proportionnée à son importance.

L’auteur, en dépit de sa prétention à refléter la réalité tout entière comme un miroir, a trop souvent étudié et reproduit des raretés physiologiques, des êtres voués de naissance au crime et à la démence par une lésion organique héréditaire.

Et c’est ainsi que son œuvre gardera, grâce à son talent d’artiste, une grande valeur littéraire, une valeur historique moindre, mais considérable encore, comme représentation partielle de la société du second empire, mais une valeur assez mince, comme document scientifique pouvant aider les savants futurs à débrouiller les mystères de l’hérédité.

 

Si bien des pages du docteur Pascal nous remettent sous les yeux un Zola dès longtemps connu, d’autres nous révèlent un Zola nouveau. Où est-il, le pessimiste désespéré qui entassait, sous ce titre ironique La joie de vivre, une telle masse de souffrances que le livre eût mérité de s’appeler : Le mal de vivre ? Où est-il, celui qui partait de cet axiome : « L’art est triste » et se posait en professeur de désillusion ? Il est devenu une manière d’optimiste.

Ecoutez cet hymne à la vie : « La vie, la vie qui coule en torrent, qui continue et recommence, vers l’achèvement ignoré ! La vie où nous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer sans bornes ! »

Et ce n’est pas assez. Le docteur Pascal, à la fin de sa carrière (je vous ai déjà dit combien ses théories se confondent avec celles de l’auteur), pousse la foi en la vie jusqu’à ne plus vouloir la corriger ou la diriger d’après sa conception personnelle : « Qu’allons-nous faire là, de quoi allons nous nous mêler dans ce labeur de la vie dont les moyens et le but nous sont inconnus ? Peut-être tout est-il bien ! »

Il loue sans doute la valeur bienfaisante de l’effort accompli, ce qui est passablement contradictoire ; car accomplira-t-on l’effort, si l’on a la conviction qu’il est parfaitement inutile ? Il veut « une résignation vaillante au grand labeur commun. » Mais son respect devant la vie est tel qu’il la considère comme une force qui sait trop bien son chemin pour que personne ait besoin de l’aider à y marcher. Sa conclusion définitive est : Laissons faire la nature !

Il est permis de se demander d’où est venu ce changement dans les idées de M. Zola. Il a bien des causes probablement. Les succès qu’il a obtenus, de longues et fécondes années de régularité laborieuse n’ont pas peu contribué, je pense, à le réconcilier avec la vie ; mais je ne crois pas me tromper en ajoutant qu’il a cédé à un courant général. Les générations nouvelles ne sont plus les amantes platoniques de la mort. Elles crient volontiers : « Vive la vie ! » Ils sont passés, les jours d’engourdissement et de veulerie où il était de mode d’aspirer au néant et de prêcher la désespérance ! Finie, cette épidémie de petite vérole noire ! Un jeune, M. Henry Bérenger, dans son intéressant roman intitulé : l’Effort, célébrait naguère la convalescence de la jeunesse. Il y sonnait la diane des énergies viriles, le réveil des volontés.

M. Zola a marché avec la société environnante. L’unité d’esprit fera par suite un peu défaut aux vingt volumes qui composent l’histoire des Rougon-Macquart. En revanche, cela même permettra d’y suivre l’évolution de l’auteur et de la pensée française durant une vingtaine d’années.

Mais dans le mouvement auquel il s’est laissé emporter, M. Zola s’est arrêté à mi-chemin. C’est fort bien de vanter le travail et la joie qu’il procure : mais c’est une étrange façon de l’encourager que de dire en même temps : «  Il n’y a qu’à hisser faire la vie. »

Si M. Zola n’a pas vu ou voulu voir cette contradiction, c’est qu’il a été gêné par le vieil homme qui subsiste en lui.

Je m’explique. De même que le moteur de tout effort est l’aiguillon d’un besoin matériel ou moral, de même le guide de tout effort, dans la vie individuelle comme dans la vie sociale, est une idée conçue par l’intelligence. Cette idée, non plus de ce qui est, mais de ce qui pourrait ou devrait être, est ce qu’on nomme couramment un idéal.

Voilà ce qui trouble M. Zola. Le vieux réaliste qu’il est tient rancune à l’idéal. Il a peur, il a horreur du mot même ; c’est tout au plus s’il l’a écrit une fois ou deux dans ce volume où il conte l’existence d’un idéaliste fieffé, qui n’a cessé de rêver et de poursuivre le bonheur de l’humanité. Fidèle à lui-même, il néglige de dire que le travail, pour avoir un sens, ne peut se passer d’idées directrices. Il supprime l’idéal, fleur du cerveau humain destinée à devenir fruit avec le temps, seul modèle pourtant d’après lequel on puisse réformer l’homme ou la société. De là, la conclusion apathique et béatement abstentionniste à laquelle il aboutit.

Par là même l’œuvre de M. Zola n’est pas de nature à satisfaire les générations montantes. Il demeure le robuste et glorieux représentant de l’art d’hier, mais il ne peut plus prétendre à guider l’art d’aujourd’hui et de demain ; un art qui sans doute ne renonce point à la recherche de la vérité, à l’observation précise du réel, mais qui entend n’être plus le peintre indifférent ou vaguement fraternel de la misère humaine, ne plus garder « l’attitude impersonnelle du démonstrateur » ; un art qui veut produire au grand soleil ses sympathies, ses colères, ses rêves, ses idées d’avenir ; qui veut marcher ainsi les pieds sur la terre, mais les yeux levés et fixés sur l’horizon lointain, au risque d’avoir parfois la tête dans les nuages.

L’auteur de Germinal nous donnera plus d’une fois encore, nous l’espérons, le plaisir de lire sa prose solide ; on ne trouve pas tous les jours un écrivain de cette vigueur et de cette vaillance. Mais il peut se dire qu’il a mis du même coup un point final à son œuvre capitale et à l’ère réaliste commencée vers 1850.

IV. Jules Lemaître : Les Rois §

M. Jules Lemaître est un écrivain plein de rouerie, un critique fin et pénétrant, un conteur délicat, un dramaturge ingénieux. Il a de la grâce, du charme, une souplesse féminine et féline. Il est intelligent, et en lui l’esprit n’a pas tué le cœur. Ce dilettante n’est pas indifférent aux souffrances des humbles. Cet ironiste essaie de comprendre leurs réclamations, et son roman qui a pour titre Les Rois pourrait être intitulé : Les Rois et la question sociale.

On pense bien que les pages piquantes n’y manquent pas. Ah ! mes amis, comme il accommode les pseudo-primitifs et les pseudo mystiques, les apôtres nuageux du je ne sais quoi, les prêcheurs de suicide au teint frais et fleuri, les femmes éthérées qui s’habillent comme la Demoiselle élue de Dante Rossetti et prennent l’abus de la morphine et le galimatias pour de suprêmes distinctions !

Des scènes dramatiques viennent rappeler que l’auteur est un habitué du théâtre. Quelques caractères bien tracés prouvent qu’il n’en est plus à ses débuts comme créateur d’âmes. Et pourtant je lui en veux d’avoir été déçu par son livre et, comme son talent mérite l’hommage d’une critique sérieuse et sincère, je vais tâcher de dire mes raisons.

Le roman commence largement. Hermann, un fils de roi, se trouve appelé au pouvoir par la maladie de son vieux père. C’est un prince convaincu qu’il n’est qu’un homme et désireux de faire le bonheur de ses sujets. Il voudrait surtout résoudre la question sociale à coups de décrets. Mais ses premières réformes mécontentent les nobles et les bourgeois ; une manifestation qu’il autorise dégénère en émeute. Le prince fait tirer sur la foule ; après quoi, écœuré, découragé, il se réfugie dans la retraite et dans l’amour d’une jeune fille qui a été l’inspiratrice de ses velléités libérales. Il est sur le point d’abdiquer et de s’enfuir avec elle, quand il est tué mystérieusement. Quel est l’assassin ? Un frère ambitieux ? Un agent du parti révolutionnaire ? Sa maîtresse ? Non, mais sa propre femme, poussée par la jalousie et plus encore par l’indignation de voir un prince trahir la royauté. Le vieux roi, au nom de la morale des rois, fait pendre une innocente, absout la meurtrière et, comme elle a un fils enfant, remet la régence entre ses mains sanglantes.

 

Si brève que soit cette analyse, elle suffit à faire voir que l’ouvrage se compose de deux parties assez mal cousues. Le roman social finit en roman d’aventures. Le cours d’eau, qui promettait d’être un fleuve, se perd, ruisselet tari, dans les sables. A partir du moment où le prince Hermann renonce à ses grands projets, l’intérêt dévie et change de nature. Il n’y a plus pour soutenir l’attention que l’attrait d’une devinette. Cherchez la coupable, cherchez la femme, comme dans les romans sans nombre écrits à la gloire des agents de police !

J’avoue que le mélodrame, renouvelé du drame de Meyerling où mourut l’héritier de la couronne d’Autriche, est adroitement machiné. Je reconnais que l’énigme est habilement embrouillée et débrouillée. M. Sardou, dont Jules Lemaître a si souvent médit, s’est vengé en déteignant sur lui. Il lui a enseigné l’art de construire une histoire compliquée,

Où l’intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d’un mirliton.

C’est quelque chose. Pourquoi faut-il que M. Lemaître nous ait donné le droit d’espérer davantage ?

Mais je ne veux pas m’attarder à discuter le faire du romancier. Ce que je cherche à mettre en lumière dans ces études critiques, c’est l’âme des livres.

Quelles sont les idées générales qui ressortent de celui-ci ?

 

L’une, qui se trouve en quelque sorte soulignée par le titre même, c’est que les rois, prisonniers de leur passé, de leur rôle traditionnel, des classes jadis dirigeantes, ne peuvent pas présider à la transformation inévitable de la société. Fussent-ils animés des meilleures intentions du monde, ils sont condamnés par leur situation, d’une part à exciter les défiances du peuple, de l’autre à sembler traîtres à la cause de la bourgeoisie et de la noblesse. Ils n’ont que le choix entre deux partis : ou abdiquer ou régner par la force.

La thèse est soutenable ; elle me paraît même vraisemblable. Mais, hélas ! que l’épreuve tentée par le prince Hermann est peu probante ! Le prince le reconnaît lui-même (p. 226) et je ne saurais dire à quel point je suis de son avis.

Quelles réformes a t-il octroyées à son peuple, ce souverain qui trouve justes les doléances de la classe ouvrière, et qui entend leur donner satisfaction ? Il lui a donné deux Chambres, dont l’une est nommée par lui, dont l’autre est élue par le suffrage restreint. Il a ensuite choisi pour ministre un avocat, chef de l’opposition, une sorte d’Emile Ollivier, qui devient réactionnaire dès qu’il est au pouvoir. J’oubliais. Il a supprimé quelques fêtes et abandonné aux pauvres l’argent qu’elles auraient coûté. — Et c’est tout. Il faut avouer que c’est peu.

C’est assez cependant pour que les privilégiés fassent la grimace et pour que le prince se décourage. Découragement brusque que va suivre une catastrophe plus brusque encore ! Il a bien voulu autoriser une manifestation ; il consent à laisser aux ouvriers mécontents la « liberté de la plainte. » Mais il n’admet pas qu’on déploie le drapeau noir. Il a horreur du noir comme d’autres du rouge. Ce régent d’Alfanie partage ce préjugé bourgeois et français que tout est perdu, pour peu qu’apparaisse sur la voie publique un chiffon dont la couleur n’est pas réglementaire. Aussi, dès que le drapeau interdit se montre, arrestations, bousculades, ordre de faire feu ; il reste sur le carreau cinq ou six cents victimes, dont une soixantaine de femmes ou d’enfants. Il n’y va pas de main morte, le régent d’Alfanie ! Il eût mérité d’être empereur ou ministre en France !

Je sais des gens qui estimeront que ce soi-disant bonhomme est un pauvre homme et que sa façon de travailler au bonheur de ses sujets laisse à désirer. N’importe ! Il croit avoir épuisé le possible dans le champ de la politique libérale et il se laisse aller à dire : « Peut-être qu’il n’y a rien à faire pour les hommes, que rien ne sert à rien, et que le vieux mot « tout est vanité » a un sens précis, terrible, désespérant, le sens complet qu’on n’ose jamais lui donner. »

Et il n’est pas seul à devenir ainsi nihiliste, dans la véritable acception du terme. La jeune fille, qui lui a insufflé ses aspirations réformatrices, est convertie du même coup. Elle a beau avoir été nourrie d’enfance des principes révolutionnaires, être la petite-fille d’un condamné mort en Sibérie, l’élève favorite d’une certaine Audotia Latanief qui ressemble fort à Louise Michel. Elle sent subitement s’envoler ses chimères et, enivrée d’amour pour le massacreur malgré lui, elle se dit tout bas : «  Quand tu serais le plus orgueilleux des tyrans, va, je t’aimerais toujours et je ne pourrais faire autrement !… »

Voilà qui est lestement tourner le dos à ses rêves, renier l’idéal de toute une vie, se résigner à la commode politique des bras croisés ! On voudrait au moins que l’expérience du prince eût été plus longue et moins insignifiante. Elle n’était guère solide, la volonté de bien faire qui s’est ainsi brisée au premier obstacle !

 

La seconde conclusion qui se dégage du livre est presque aussi négative et elle est plus vaste, en ce sens qu’elle porte, non plus seulement sur l’inanité des efforts princiers, mais sur le néant des espérances populaires.

Elle est exprimée tout au long dans une lettre du prince Renaud, un prince dilettante, qui descend au rang de simple particulier pour épouser une danseuse de corde et courir le monde en liberté. Il s’est fait passer pour mort, mais en réalité il se survit en Amérique où il a eu soin « d’emporter de quoi vivre commodément. » On songe à l’aventure récente d’un autre archiduc. M. Lemaître doit beaucoup cette fois à la maison d’Autriche !

C’est ce rat retiré dans un fromage qui va nous donner sa philosophie des choses. L’auteur, suivant sa coutume, voile sa pensée en la dévoilant ; il nous met en garde contre son personnage et contre lui-même ; il nous prévient que le prince Renaud est un rêveur, qui se fait quelques illusions sur le Nouveau Monde. Mais, cette précaution prise, il va de l’avant, et n’épargne pas ceux qui travaillent à faire une société meilleure.

Nous apprenons donc que la vieille Europe est pour toujours vouée à l’injustice. Vive au contraire l’Amérique ! « Ici, dit le prince Renaud, tous mangent et quelques-uns pensent noblement… Si l’humanité n’est pas née en vain, Si elle a une œuvre à faire, un but à atteindre, et Si ce but doit être atteint, c’est ici qu’il le sera d’abord. »

Que de si ! Malgré tout, j’ai peur que le prince Renaud n’ait, en effet, quelques illusions, s’il croit que le mal social dont souffre le vieux monde n’a pas atteint le nouveau. Je lisais ces jours derniers dans le compte rendu du Congrès international de Zurich : « Un délégué américain communique une note sur la condition des ouvriers aux Etats-Unis, où actuellement plus de cinquante mille hommes sont sans travail par suite de la crise financière qui sévit. » L’Amérique ne semble pas être encore le pays d’Eldorado, où les riches capitalistes peuvent aller chercher une nouvelle et paisible patrie.

Mais passons. L’auteur, qui n’est pas près de partir pour Chicago ou le Far-West, ne tient guère, j’imagine, à la partie positive de sa conclusion. Ce qui nous importe comme à lui, c’est le sort promis à notre vieille Europe. Or, il paraît que « l’utopie socialiste » y est irréalisable ; que « les grossières objections des hommes de bon sens » en ont aisément raison.

Ce n’est pas seulement parce que les souvenirs du passé et l’existence des frontières sont une barrière ; c’est aussi parce que l’idéal socialiste est « tout matériel » ; qu’il ne pourrait passer dans les faits sans « tuer la beauté de la vie. »

Et M. Lemaître, après beaucoup d’autres, oppose l’idéal démocratique, qui est, selon lui, d’assurer à tous un demi bien-être, à l’idéal aristocratique, qui consiste dans le développement d’une élite. Opposition banale, stérile et fausse ! M. Lemaître déclare qu’il faudrait les concilier.

Eh mais ! le socialisme cherche-t-il à faire autre chose ? Ses théoriciens ont protesté, et de longue date, contre ceux qui prétendent réduire la question sociale à n’être que la question du ventre. Ils aspirent à relever l’homme tout entier ; ils veulent fournir à chacun, non seulement la gamelle, mais les moyens de se développer intégralement et, partant, inégalement.

Il n’est pas digne de l’esprit si ouvert de M. Lemaître de répéter des accusations vingt fois réfutées. Qu’il ouvre le Socialisme intégral de Benoît Malon, le dernier en date des ouvrages d’ensemble sur les théories socialistes ! Il y verra si elles se bornent à réclamer pour tous les membres de la société la possibilité de manger à leur faim.

Moi-même (on me pardonnera de me citer, parce qu’étant en pleine campagne je n’ai pas sous la main d’autre texte) j’écrivais l’an dernier dans l’AImanach de la question sociale :

« La démocratie ne tend pas seulement à rendre à l’aristocratie vraie, à l’aristocratie personnelle, sa place et son rôle usurpés par l’autre ; elle tend aussi à l’étendre, à la généraliser. En mettant une instruction complète à la portée de tous les enfants, elle fait porter la sélection, non plus sur un petit nombre de privilégiés, mais sur l’ensemble d’une génération. En même temps qu’elle offre aux mieux doués les moyens de sortir de pair, elle relève le niveau général, elle crée un public plus capable d’apprécier le talent ; elle permet ainsi à l’humanité de porter toutes ses fleurs et tous ses fruits.

On dit parfois aux démocrates : — Fi donc ! Vous voulez le gouvernement de la populace ! — Non, peuvent-ils répondre, car nous voulons qu’il n’y ait plus de populace.

On ne saurait être plus aristocrate. »

Il me semble que la conciliation souhaitée par M. Lemaître est en bon train. Qu’après cela la réalisation de ce double idéal puisse s’opérer sans efforts, sans luttes, sans souffrances, nous ne le croyons pas. M. Lemaître nous démontre qu’il ne faut pas compter sur les rois pour accomplir cette œuvre. Nous nous en doutions un peu.

Nous ajouterons, qu’il ne faut pas davantage compter sur les dilettantes, gens aimables, mais trop enclins à désespérer, avant même d’avoir mis la main à l’ouvrage, trop portés à se contenter de « mariages blancs » avec les idées. Heureusement qu’il reste encore bon nombre d’hommes, même dans la vieille Europe, pour vouloir avec énergie, pour vouloir encore, pour vouloir toujours l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale des sociétés humaines !

V. Paul Hervieu : Peints par eux-mêmes. §

Tenez-vous bien ! Je vais vous conduire aujourd’hui dans le grand monde, dans le meilleur monde. Nous voici en villégiature, dans un château historique de Touraine, parmi des gens titrés, armoriés, historiques aussi, qui ont pour devise : Dieu et le Roy ! On y mène la haute vie, et quelle vie, messeigneurs !

Je vous présente M. et madame de Pontarmé, les propriétaires du manoir, les hôtes de la société choisie qui vient y passer l’été, deux heureux imbéciles résolus à s’en tenir à l’écorce des choses ! Puis leur fille, madame de Courlandon, une jeune femme, qui, séparée de son mari et même de son amant, s’ennuie (cela se comprend), se désespère de ne pas connaître les exaltations de l’amour et s’avise de tenter sur un jeune peintre une expérience in anima vili, laquelle est près, fort près d’aboutir. Elle a pour conseillère, pour directrice de conscience, une vénérable douairière, qui a jadis rôti le balai et qui pousse de toutes ses forces les autres à en faire autant.

Vient ensuite un ménage de snobs, M. et madame de Floche, qui, étant presque nobles, ont une admiration béate pour tout ce qui a le prestige d’un nom authentique. Madame, pour achever de s’anoblir, se jette à la tête d’un jeune prince italien.

Nous rencontrons après cela le baron de Munstein, le juif classique, hideux et richissime, qui vend, je veux dire qui marie pour quelques millions sa fille au susdit prince italien, jeune homme très pratique, guidé par son père, auquel il marchande le prix de sa commission.

Je cite pour mémoire un acteur à la mode, quart ou huitième d’amant d’une cocotte qui, en dernière analyse, lui semble moins chère et moins collante que les femmes du monde.

J’ai gardé pour la fin les héros du livre, la brune madame de Trémeur et son ami très intime, M. Le Hinglé. Celle-ci, amoureuse ardente et imprudente, se trouve menacée d’avoir un enfant que son mari aurait toute sorte de raisons de ne pas reconnaître. Sur le conseil de l’ami et avec l’aide d’un « prince de la science », elle fait disparaître le danger et l’enfant à naître. Ces deux amants (n’allez pas croire que je raille) sont les personnages sympathiques du roman.

Vous me demandez l’intrigue qui s’engage entre ces fines fleurs d’aristocratie ? Oh ! mon Dieu ! Elle est d’une simplicité patriarcale. Madame de Trémeur (Dieu ou le diable sait pourquoi) éprouve le besoin de conter à son amie de couvent, madame de Floche, la petite opération qu’elle s’est imposée avec succès. Celle-ci renvoie l’épître à son amie, en l’agrémentant de commentaires sur ses propres aventures. M. de Munstein décachète l’enveloppe, s’empare des deux poulets, rend l’un à madame de Floche, sous conditions, s’entend ; le baron, vrai disciple du marquis de Sade, aime à pimenter ses voluptés par la souffrance des autres. Il veut obtenir la même rançon de madame de Trémeur ; mais, attiré à un faux rendez-vous, il est forcé de rendre le papier compromettant à M. Le Hinglé, qui le lui réclame, un bon revolver au poing. Après quoi, le sieur Le Hinglé, exécuté à son cercle pour avoir triché au jeu, s’exécute avec le même revolver ; madame de Trémeur s’empoisonne avec du laudanum ; et madame de Pontarmé, qui dans tout cela n’a vu ou voulu voir que du feu, aussi bien que dans deux ou trois autres intrigues moins tragiques, mais aussi propres, conclut en ces termes : « Ah ! plaignons ces esprits malveillants (si vraiment il y en a de sincères) qui se refusent à regarder la vie telle que je la sens, pourtant si facile à voir…, c’est-à-dire un temps où l’on a le bonheur de faire son salut, au milieu de bonnes choses, avec de bonnes gens ! »

Au sortir de ces vilenies, moi, lecteur naïf, qui n’ai ni la prétention ni l’envie de connaître ce grand monde-là, je suis tenté tout d’abord de m’écrier :

— Pouah ! Elle est jolie, la haute société ! Des clubmen qui corrigent la fortune au baccara ! De belles dames qui font de même au jeu de l’amour et du hasard ! Des barons juifs-qui volent des lettres et prennent des femmes par force ! Rien que des coquins et des faquins, des nigauds et des saligauds !

Pas moyen seulement de supposer qu’ils ne sont pas ressemblants ! Peints par eux-mêmes, nous dit d’avance l’auteur qui, pour plus de sûreté, ne prend jamais la parole et se borne à mettre bout à bout des lettres de ses personnages.

Hein ! le bon coup de balai à donner, pour raison de salubrité publique, dans ce ramassis d’immondices ! M. Hervieu prend rang de romancier révolutionnaire. Quel pamphlétaire mordant ! Quel satirique austère ! Quel Alceste en habit noir ! En voilà un qui doit travailler avec les socialistes à détruire et à refondre une société aussi pourrie !

 

Mais ici un ami me tire par la manche et me dit avec un sourire narquois :

« Défie-toi des apparences, mon cher ! Ne va pas prendre un dilettante du pessimisme, un adepte de la manière rosse pour un médecin qui scrute le mal en vue d’y apporter un remède !

Es-tu bien sûr que ton Juvénal, s’il conclut, ne conclue pas comme l’écrivain qu’il met quelque part en scène ! — Mêmes vices en bas qu’en haut ! Même snobisme ! Mêmes saletés. Ah ! la la la ! Misère partout ! — Ce qui reviendrait à dire que ce n’est pas la peine de changer quoi que ce soit au train des choses.

Où tu crois découvrir un nouvel Alceste, je n’aperçois qu’un disciple de Diogène le chien ; une espèce d’ironiste universel, de railleur à la glace, qui, sans colère et sans pitié, pour le plaisir, étale les nudités et les plaies de la pauvre humanité. Au besoin, il en inventerait pour corser le tableau !

Aussi, comme cet autre qui criait à Diogène : — Je vois ton orgueil à travers les trous de ton manteau ! — je crierais volontiers : Je vois l’auteur à travers son masque d’impassibilité.

Je le vois fouilleur d’alcôves, amateur de polissonneries élégamment tournées, peintre égrillard de scènes qui chatouillent les sens, excellant à détailler les tentations de la chair, faisant des tours d’adresse pour dire ce qui ne se dit pas, chercheur de périphrases savantes et précises pour jeter sur le nu un voile affriolant. Quand tu parles de son talent satirique, je me demande parfois s’il ne faudrait pas écrire ce mot avec un y

Je vois l’auteur derrière ses personnages, les soufflant, leur prêtant ses façons de penser et de parler.

Ils sont, comme lui, des analystes, experts en anatomie psychologique, en dissections morales. Ils ont tous l’air de faire, suivant l’expression de l’un d’eux, des essais de bonne foi sur eux-mêmes.

Comme lui, ils ne détestent pas la préciosité. Tu peux lire sous leur plume, tantôt de jolies dissertations sur la somme d’art et de civilisation que représente un salon, ou sur les yeux, cette porte mystérieuse « où l’urne s’avance sur le seuil d’elle-même », tantôt des phrases dans le goût de Mascarille et de Cathos, celle-ci par exemple sur le ciel d’Italie, d’où « la lumière semble tomber si blanche, parce qu’elle vient d’y être passée au bleu !!! »

 

Mon ami souffla, puis reprit de plus belle :

Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’en M. Hervieu Marivaux se double d’un outrancier. Ce précieux tient à être ou à paraître brutal. Livre sans hypocrisie, a-t-il inscrit en tête de son roman. Je le veux bien. Mais n’a-t-on jamais vu des gens, par crainte de l’hypocrisie, tomber clans le défaut contraire, dans la crudité voulue, dans les fanfaronnades de cynisme (Encore Diogène !)

Quoi qu’en pense M. Hervieu, c’est peut-être l’hypocrisie qui manque le plus à son livre. Tu comprends bien que je ne lui reproche pas d’avoir fait ses personnages trop vrais ; j’entends au contraire qu’ils ne le sont pas assez, parce qu’ils n’ont pas cette hypocrisie, hélas ! trop humaine, qui consiste à dissimuler ses défauts, à taire ses petitesses, à couvrir de beaux motifs ses bassesses et ses lâchetés. Tous, tant que nous sommes, nous nous jouons la comédie à nous-mêmes et nous sommes, en ce rôle-là, si bons acteurs, que nous arrivons à nous créer l’illusion du désintéressement, de la générosité, de la grandeur d’âme.

Il y a donc des choses qu’on ne se dit guère, qu’on dit plus rarement aux autres, qu’on leur écrit encore moins. M. Hervieu l’oublie dans sa fureur de déshabiller les gens. Comment admettre, par exemple, que madame de Trémeur, sans nécessité, sans utilité, raconte par lettre à une amie qu’elle sait écervelée des affaires qui pourraient les conduire toutes deux en cour d’assises ?

Ah ! comme je vois l’auteur, quand un des personnages du roman, après avoir écrit deux ou trois phrases qui sont conformes à son caractère ou à sa situation, en lâche tout à coup une, telle que pourrait l’écrire un observateur ironique et malveillant.

Je reconnais le procédé du Théâtre libre, le mot cruel qui n’est ni vraisemblable ni vrai, mais qui doit tirer l’œil et produire un effet.

Il est fâcheux que le procédé soit un peu gros et déjà usé.

Veux-tu un exemple ? Madame de Floche nous est donnée comme une petite linotte, éblouie de toute supériorité sociale, enragée d’être de famille bourgeoise. Or, elle insère au milieu d’une lettre cette parenthèse. — Moi qui surtout n’ai rien de bourgeois ! — Monsieur l’auteur, la naïveté est un peu bien forte. Que faites-vous du proverbe : On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu ?

Je pourrais te signaler un autre procédé qui trahit le parti pris d’outrance. Il existe une recette connue pour étonner, voire même pour effarer et méduser le lecteur. Vous prenez une idée commune, courante, banale. Vous la poussez à l’extrême. Vous l’exagérez du ton le plus sérieux qu’il vous est possible. Vous obtenez un paradoxe formidable. Et les bonnes gens de se récrier, de se hérisser ! Et l’auteur de s’applaudir ! Le moyen est commode et sûr.

Ainsi, une vieille douairière conseille à une jeune femme de se donner à un amant de passage ; elle lui démontre qu’il n’y a pour la femme rien de plus modestement grand, rien de plus noblement humble, et elle termine son sermon par ces mots : J’allais ajouter : rien de plus chrétien. — Voilà le trait imprévu sur lequel l’auteur a compté. Quelle joie, si l’on pouvait en être scandalisé !

Ainsi encore un artiste à qui l’on reproche de fréquenter la noblesse, trouve pour sa défense ce bel argument : — Quand il arrive à un noble de passer en police correctionnelle, n’est-on pas toujours assez édifié de ce que son attitude a de décent auprès des juges, pour en prévoir ce qu’elle aura de doux et de distingué envers les gardiens. Tu crois que je plaisante. Non pas…

Comment donc ! Impossible d’être plus sérieux, n’est-ce pas ? Ah ! monsieur Hervieu, monsieur Hervieu, je crains bien que dans ce livre vous n’ayez peint le pince-sans-rire que vous êtes plus encore que vos prétendus modèles ! »

 

Mon ami s’arrêta sur ces mots, à bout d’haleine. J’en profitai pour lui dire qu’il était trop sévère ; qu’il ne rendait pas assez justice à de remarquables qualités d’observateur ; qu’il restait encore beaucoup de vrai dans la peinture que le romancier nous trace de la vie des désœuvrés. Je lui représentai que l’ironie n’était pas preuve d’indifférence ; qu’après tout il pouvait bien y avoir un fond de philanthropie aigrie dans une quintessence de misanthropie.

« Bah ! me répondit-il, mes critiques ne peuvent faire grand mal à l’auteur. Son livre est cuisiné avec talent, savamment épicé, faisandé à point. Il ne gêne en somme personne, parce qu’il ne conclut à rien. Peut-être même que la haute société, pour laquelle il me paraît surtout écrit, aime à être battue. Il doit réussir. »

VI. Réponse d’un de ceux qui ont vingt ans à M. de Vogüé §

M. de Vogüé a réuni récemment sous le titre de Regards historiques et littéraires un certain nombre d’articles qu’il a éparpillés ces années dernières dans différentes publications. Il les a fait précéder d’un avant-propos adressé à ceux qui ont vingt ans. Entendez ceux qui ont eu le loisir d’étudier et de penser. M. de Vogüé ignore ou néglige les autres.

Il serait bien curieux de savoir l’opinion des jeunes gens sur les idées et les sentiments qu’on leur prête. Mais qui a le droit de parler au nom de cette formidable inconnue, la jeunesse ? Faute de mieux, j’ai fait comme M. de Vogüé lui-même ; j’ai causé avec des étudiants, j’ai interrogé des élèves de nos grandes écoles, et voici ce que l’un d’eux me prie de lui répondre au nom d’une bonne partie de sa génération :

 

« Vous venez d’être nommé député, monsieur. C’est dans votre vie un moment critique. Vous allez passer de la théorie à la pratique, du conseil à l’action. Vous allez jouer un rôle dans cette comédie humaine dont vous aimez à suivre, du haut d’une loge confortable le déroulement infiniment divers.

Voulez-vous permettre, à cette occasion, qu’un de ces jeunes, dont vous sondez, les cœurs et préjugez les dispositions morales, vous parle à son tour en pleine liberté ?

Vous nous êtes apparu, monsieur, comme un beau nuage, aux formes onduleuses et vagues, empourpré de feux dont nous ne savions trop s’ils étaient ceux d’une aurore nouvelle ou d’un soleil descendu sous l’horizon. Nous avons levé les yeux vers ce nuage lumineux, qui flottait majestueusement dans le ciel crépusculaire et qui semblait savoir où il allait. Quelques-uns de nous avaient envie de le prendre pour guide. Puis, comme il se balançait au gré du vent, toujours indécis et mystérieux, nous avons été saisis d’une inquiétude et nous nous sommes demandé : Est-il sûr de sa route ? Nous conduit-il vers l’avenir ? Nous ramène-t-il vers le passé ?

L’incertitude, où vous nous réduisiez, nous a été pénible : car nous avons soif d’idées claires ; nous cherchons de bonne foi la lumière, et nous craignons qu’il n’y ait trop en vous de « cette âme des forêts et des brumes » que vous attribuez, je ne sais vraiment pourquoi, aux Gaulois nos ancêtres.

Essayons, si vous le voulez bien, de préciser le sens dans lequel vous êtes orienté.

 

Le problème qui se pose à nous tous dans le domaine des affaires publiques a trois faces principales : il est politique, social, religieux.

En matière politique, nous voyons bien que vous vous présentez comme républicain indépendant ou dissident, d’aucuns disent rallié, d’autres disent résigné. Vous nous direz que vous ne tenez pas aux questions d’étiquette gouvernementale ; vous supposez même qu’elles n’ont pas d’importance pour nous ; que nous n’avons point d’opinions sur ce sujet ; que nous n’irions pas écouter un cours qui se ferait « sur les moyens de se procurer le meilleur gouvernement. »

Détrompez-vous, monsieur. Nous n’avons pas ce dédain transcendant des théories et des formules ; nous ne croyons pas qu’il soit indifférent d’être en monarchie ou en République, d’avoir le suffrage universel ou le suffrage restreint. Nous pensons qu’il est utile de se faire l’idée du meilleur gouvernement possible pour améliorer celui qui existe, et nous sommes même étonnés qu’un idéaliste déclaré comme vous fasse si bon marché de tout idéal politique. Vous appelez cela « des sujets de politique pure. » Nous ne comprenons pas très bien ; il n’y a pas de cloisons étanches entre les différentes parties de la société et toute réforme politique sérieuse a son retentissement dans l’ensemble de l’organisme national.

Nous estimons que le régime républicain est la forme naturelle de la souveraineté populaire et qu’une profession d’indifférence sur ce point capital ne peut être qu’un reste de dilettantisme ou d’opinions réactionnaires mal déguisées. Nous nous rappelons qu’avec M. Leroy-Beaulieu vous considérez la Révolution, origine de la France nouvelle, comme un accident historique presque négligeable ; que vous lui reprochez d’avoir été un simple déplacement de pouvoir, comme si transporter le pouvoir, de ceux qui ont ou ont eu la force à ceux qui ont le droit, n’était pas l’œuvre éternelle et suprême de la justice sociale ! Ce souvenir, nous vous l’avouons, nous rend suspects ceux qui nous disent : — Laissons là les problèmes de politique pure !

Il est vrai, monsieur, que les problèmes sociaux, comme vous l’avez remarqué, priment aujourd’hui ceux-là dans nos préoccupations. Vous semblez nous pousser du côté où nous penchons. Il ne vous déplaît pas que la jeunesse des écoles regarde vers les grands faubourgs énigmatiques et silencieux.

Mais ici encore nous ne sommes pas certains d’être d’accord avec vous. Il ne nous paraît pas que les faubourgs soient aussi énigmatiques et silencieux qu’il vous plaît de l’affirmer. Les faubourgs savent ce qu’ils veulent et ils le disent à haute et intelligible voix.

Êtes-vous avec eux ?Êtes-vous contre eux ? Voulez-vous les réformes profondes que réclame le parti socialiste ? Vous contentez-vous, au contraire, d’appels éloquents et vagues à la charité et à la pitié ? Prêchez-vous aux pauvres, comme Tolstoï, la résignation, le mépris de l’action et de la science, le renoncement aux jouissances dont ils sont sevrés ?

Nous vous dirons en ce cas que le tolstoïsme, s’il convient aux paysans russes (ce que nous ignorons), n’est point fait pour les énergiques populations de l’Occident ; qu’à notre avis il faut aujourd’hui, non plus seulement de bonnes paroles, mais des actes, mais des lois, pour donner satisfaction aux travailleurs conscients de leur force et de leur droit.

Or nous cherchons en vain dans vos ouvrages des vues nettes sur les mesures qui peuvent acheminer vers la solution de la question sociale. Vous citez quelque part (Spectacles contemporains, p. 67) avec éloges un article où un évêque dénonce la flagrante inégalité qui fausse la lutte entre ouvriers et patrons : puis vous ajoutez aussitôt : « Mais je n’ai pas qualité pour discuter ces thèses économiques… » Pourquoi donc vous dérober ainsi ?

Ô nuage, beau nuage, faut-il, quand on essaie de vous presser, qu’il ne jaillisse de vous que des phrases trop prudentes ou bien quelque mythe hindou très poétique, à moins que ce ne soit quelque conte arabe très symbolique !

 

Mais nous arrivons à la question religieuse, qui est pour vous la grosse, l’essentielle question du jour. Enfin sans doute nous allons pénétrer jusqu’au fond de votre âme, savoir le chemin où vous conviez la jeunesse à vous suivre, fût-ce le chemin de Damas !

Hélas ! que trouvons-nous ? Du vague, toujours du vague. Vous avez imaginé une sorte de concentration mystique autour de l’autel du Dieu inconnu. Vous nous avez représentés écoutant des voix qui viennent on ne sait d’où.

Vos disciples (car vous en avez eu au moins trois ou quatre) nous ont alors prêché les mérites de la foi même sans objet, de la religion même sans dogmes. Ils ont rêvé une « communion des saints », étrange pêle-mêle où toutes les confessions se confondraient dans un vaste brouillard.

Nous a-t-on assez chanté, après vous ou d’après vous, les délices du mysticisme, les extases de l’âme perdue dans la contemplation de l’au-delà, les joies exquises d’une sainte Thérèse ou d’un saint François d’Assise ! Nous a-t-on assez vanté le délicat plaisir de s’arrêter sous le porche de l’église sans en franchir la porte, en goûtant de loin l’harmonie des orgues, le chant des cantiques, les jeux de la lumière à travers les vitraux !

Comme toujours, les disciples maladroits ont compromis le maître. Ils nous ont forcés de voir que le seuil de l’Église est bien près de la nef, que le Dieu inconnu ressemble fort à celui qu’on encense au fond des cathédrales.

Et, en regardant de plus près dans vos livres, monsieur, nous y avons reconnu sans effort que vous nous rameniez tout doucement, par des sentiers tournants et semés de fleurs, au bon vieux catholicisme ; mais que, vicomte-académicien comme Châteaubriand, vous donniez une couche de peinture nouvelle à la façade quelque peu écaillée par le temps. Il l’avait passée à la couleur romantique : vous raccommodez, vous, à la dernière mode du jour.

Reprenant les idées du Lamennais de 1832, des idées hérétiques alors qui sont devenues orthodoxes pour le moment, vous diriez volontiers : Tout par le pape et pour le peuple. Vous accepteriez du moins les trois premiers quarts de la formule.

Vous avez en effet découvert que l’esprit de l’Église catholique est tout démocratique et vous le démontrez hardiment par ce fait que l’Évangile est plein de tendresse pour les déshérités. Nous n’aurons pas la cruauté de vous demander ce qu’il y a de démocratique dans une organisation qui met tout le pouvoir spirituel aux mains d’un monarque absolu et infaillible ; qui institue, sous les noms de cardinaux et d’évêques, une noblesse ecclésiastique ; qui ne laisse pas même aux fidèles le droit de choisir leurs curés.

Nous vous dirons seulement : Si, comme il y a apparence, vous êtes vraiment catholique (et il faut l’être tout à fait où pas du tout ; la doctrine de l’Église romaine n’est point, ainsi que celle des Églises protestantes, un cercle flexible qui s’étend ou se resserre à volonté) ; si vous acceptez l’Immaculée-Conception et la damnation des enfants morts sans baptême ; si vous pensez qu’il faut rétrograder vers les croyances du moyen âge ; que, faute de pouvoir expliquer tous les mystères qui nous environnent, nous n’avons qu’à renier la raison et nous jeter, les yeux fermés, dans l’abîme du surnaturel ; que sainte mère Église, comme on disait jadis, doit être, pour les générations futures, l’instrument du progrès moral et social ; daignez, monsieur, le confesser clairement.

Nous saluerons votre franchise et votre conviction, respectable comme toute autre conviction. Mais nous passerons au large. Pour ressusciter la foi morte, il faudrait réparer les brèches irréparables faites au dogme par la science et la philosophie. Il faudrait nous démontrer que la conception du monde, telle que l’ont eue vos docteurs angéliques ou séraphiques, peut encore se soutenir. Et cela, ni vous ni vos disciples n’osez guère l’essayer. C’est matière de bréviaire et de séminaire.

Si par hasard, monsieur, nous nous méprenions sur vos croyances, ce ne serait pas notre faute et nous vous saurions gré de nous dire exactement ce que vous êtes. Le temps des équivoques est passé ; le suffrage universel vient de signifier à vos amis les ralliés qu’il en est fatigué. La jeunesse, elle aussi, entend qu’on marche drapeau claquant au vent et flottant au soleil.

Vos amis ont dû vous féliciter, monsieur, de votre élection comme député ; vos ennemis, si vous en avez, ceux qui vous appellent le grand pontife des idées troubles, auraient peut-être lieu de s’en réjouir également. Au grand jour de la vie parlementaire il faut révéler ce qu’on veut, ce qu’on pense : votes, discours, silence même sont significatifs.

Nous vous attendons à l’œuvre et nous vous prions en attendant, monsieur, de croire à la considération avec laquelle, nous restons, sur la réserve et même sur la défensive, vos lecteurs attentifs et défiants.

Un Étudiant de Paris.

VII. Anatole France : La Rôtisserie de la Reine Pédauque §

Aimez-vous le blanc-manger, les mets délicats et raffinés qui amusent l’estomac sans le nourrir ? Aimez-vous les bulles de savon, qui s’irisent si joliment au soleil et qui crèvent sous le doigt dès qu’on veut les saisir ? Aimez-vous les livres où le fond a la consistance d’une pelure d’oignon, et la forme, l’éclat chatoyant d’une soie de nuance fine ? Lisez alors le dernier roman que M. Anatole France a publié sous ce titre bizarre : La Rôtisserie de la reine Pédauque.

Sachez que la Reine Pédauque, c’est-à-dire la reine aux pieds d’oie, fut l’enseigne d’une rôtisserie fameuse de la rue Saint-Jacques, au commencement du dix-huitième siècle. Le dauphin de cette honorable maison, Jacquot, dit Tournebroche, est supposé conter candidement quelques particulatés de son existence.

Imaginez qu’il a pour maître, en la personne de Jérôme Coignard, un de ces abbés, comme il n’en manquait pas en ce temps-là, un abbé paillard, ivrogne, voire même tricheur et un peu voleur,

Au demeurant, le meilleur fils du monde,

bon catholique et bon helléniste par dessus le marché.

Supposez que le maître et l’élève sont employés comme traducteurs chez un certain baron d’Astarac, grand cabbaliste et fou profond, Don Quichotte des sciences occultes, intimement convaincu qu’il communique avec les salamandres, esprits du feu, et avec les sylphes, esprits de l’air.

Figurez-vous qu’un jour les deux amis, compromis dans une débauche où l’on a presque assommé un traitant, sont obligés de s’enfuir avec un gentilhomme et une belle juive, sa maîtresse ; qu’en route le bon Jérôme Coignard est assassiné par un vieux juif, oncle et amant de la donzelle ; enfin que Tournebroche, après cet incident tragique, rentre au bercail et s’élève au rang de libraire dans sa rue natale …

Vous avez là toute la trame du récit et j’essaierais en vain de vous dissimuler qu’elle est assez mince.

C’est pour les aventures, pour le ton et pour la langue (à quelques mots près), un agréable pastiche du roman, tel qu’il fleurissait sous le règne de Louis XV le bien-aimé. L’auteur s’est plu à faire une amusante résurrection de la vie bourgeoise et populaire du vieux Paris.

La veine gauloise n’y manque pas, naturellement. M. France manie même le style polisson avec une aisance qu’on n’aurait pas attendue d’un rédacteur du Temps. Il a retrouvé sans effort apparent les allures gaillardes d’une époque où l’amour s’appelait la bagatelle.

Il a poussé le respect du passé jusqu’à reproduire en ses personnages des types connus. L’honnête Jacquot fait songer à Candide. L’abbé Coignard est cousin de Frère Jean des Entommeures et de Pangloss. Rabelais et Voltaire ont contribué à lui donner sa verve intarissable, sa bonhomie narquoise, sa robuste belle humeur.

Quand je l’entends soutenir qu’un cul-de-jatte a plus de chances de bonheur qu’un empereur, parce que ses désirs sont plus aisés à satisfaire, je me rappelle ce conte de Voltaire où les envoyés d’un prince, qui doit être guéri par la chemise d’un homme heureux, ne peuvent trouver ce merle blanc que dans la peau d’un gueux sans chemise. (Un argument que je recommande en passant aux avocats de la bourgeoisie, désireux de démontrer, aux pauvres les avantages de la pauvreté !)

Ailleurs, quand le digne abbé développe cette thèse que l’amour et la faim sont les deux pôles de la vie humaine, je songe à certain chapitre où il est prouvé que Messer Gaster, vulgairement nommé l’estomac, est le maître du monde et l’inventeur de tous les métiers.

M. France a voulu sans doute nous fournir ainsi l’occasion, toujours bienvenue, de nous remémorer d’anciennes connaissances.

 

Mais, puisqu’il nous fait repenser à Voltaire et à Rabelais, son œuvre ne serait-elle pas, comme les leurs, de celles qui disent plus qu’elles ne semblent dire ? Ne sied-il pas de briser l’os, pour en extraire la substantifique moelle ?

Opération difficile avec M. Anatole France ! C’est un fantaisiste, un humoriste, un ironiste. Il se reprend quand il a feint de se livrer. Il a des pensées à double et à triple fond. Jusqu’à quel point est-il sérieux ? L’est-il même jamais ?

Nul ne le saurait dire, pas même lui peut-être.

Comment prendre sur le fait cette ironie subtile, qui circule, invisible et présente, d’un bout à l’autre de l’ouvrage ? On peut affirmer, du moins, qu’elle n’est pas de nature à édifier les âmes pieuses. Écoutez, par exemple, cette tirade de l’excellent abbé Coignard sur l’utilité de la pénitence in extremis.

« C’est là qu’il faut admirer l’économie de la religion chrétienne qui fonde principalement le salut sur le repentir. Il est à remarquer que les plus grands saints sont des pénitents, et, comme le repentir se proportionne, à la faute, c’est dans les plus grands pécheurs que se trouve l’étoffe des plus grands saints… La matière première de la sainteté est la concupiscence, l’incontinence, toutes les impuretés de la chair et de l’esprit. Il importe seulement, après avoir amassé cette matière, de la travailler selon l’art théologique et de la modeler pour ainsi dire en figure de pénitence, ce qui est l’affaire de quelques jours et parfois d’un seul instant, comme il se voit dans le cas de la contrition parfaite. »

Je doute qu’un catholique soit charmé de ce petit commentaire du catéchisme. Mais la raillerie de l’auteur va plus avant, témoin cette démonstration imprévue de l’existence de Dieu : Un jeune abbé s’éprend d’une maritorne et l’épouse provisoirement le soir même dans un grenier. D’où cette réflexion sur la liaison providentielle des choses :

« Un jeune ecclésiastique, une fille de cuisine, une échelle, une botte de foin ! Quelle suite ! quelle ordonnance ! quel concours d’harmonies préétablies ! quel enchaînement d’effets et de causes ! quelle preuve de l’existence de Dieu !… Je me réjouis de pouvoir ajouter cette démonstration profane aux raisons que fournit la théologie et qui sont, d’ailleurs, amplement suffisantes. »

Voyez-vous les irrévérences que M. Anatole France coule en douceur d’un air de chattemite ?

 

A vous, maintenant, messieurs les moralistes ! Apprenez que la vertu est contre nature. A vous, messieurs les savants ! Savez-vous qu’il est impossible de distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas ? — « Connaît-on assez l’universelle Isis pour discerner ce qui la seconde ou ce qui la contrarie ? »

Vous me direz que les deux opinions ci-dessus énoncées sont contradictoires. Peu importe ou plutôt tant mieux ! Heurter et briser l’une contre l’autre les opinions est le régal favori du professeur de néant, qu’est de plus en plus M. France.

Gardez-vous d’ailleurs de vous indigner, de discuter, de vous passionner pour ou contre telle assertion ! Ce sont là jeux de sceptique, divertissements de mandarin-dilettante. — Les idées, dit quelque part un des personnages, ne peuvent guère « faire autre chose que d’agréables passantes. » Cela pourrait bien être la devise de l’auteur et aussi la cause pour laquelle son ouvrage n’est que l’ombre d’un roman philosophique.

 

Je l’ai comparé tout à l’heure aux romans du xviiie siècle. Il en a le tour aisé, badin, moqueur ; mais qu’il est loin d’en avoir la portée ! Un conte de Voltaire ou de Diderot avait un but, une idée maîtresse ; c’était un acte ; il forçait à réfléchir ; il combattait un abus, un préjugé, une erreur. On sentait sous les mots une âme ardente, passionnée pour la justice et la vérité.

Ici rien de pareil. C’est dans le même cadre un esprit tout autre. Une ironie nonchalante, un détachement poli et dédaigneux, un air de dire aux gens : — Si vous saviez comme tout m’est égal ! — et même contre l’Église, qui paraît seule directement visée, des hardiesses rétrospectives, attardées, trop vieilles aujourd’hui pour avoir besoin d’être voilées.

Ah ! M. France est un heureux homme ! La société où il vit tremble sous ses pieds. Le monde qui l’environne est en travail. Les témoins de cette redoutable fermentation dont va sortir l’avenir sont dévorés d’angoisse ou d’espérance, à tout le moins d’une curiosité infinie. Une foule de questions nouvelles, en tout cas renouvelées, sollicitent l’attention de l’observateur, convient l’écrivain à se lancer dans le bouillonnement de la vie contemporaine.

M. France paraît ne rien voir, ne rien sentir. Il s’enfuit du temps présent ; il s’abstrait de ce qui intéresse la multitude inélégante. Il se réfugie dans des époques et dans des sujets où il soit loisible d’arrondir des périodes, de ciseler des phrases, voire même d’aiguiser des épigrammes, sans courir le risque d’exciter un sentiment trop vif, d’éveiller une colère, une indignation, ou encore de toucher à des idées chargées de poudre.

Comme il a un gentil brin de plume, il réussit à trousser lestement des anecdotes, à esquisser des scènes humoristiques, à filer de sinueuses conversations, à mélanger, suivant une formule qui est à lui, l’érudition plaisante avec la grâce moqueuse, la naïveté voulue avec un grain d’attendrissement. Je vous le dis, M. France est un homme heureux !

Il a débuté, vers la fin de l’Empire, parmi les impassibles et les olympiens du Parnasse contemporain. Là régnait sans conteste la théorie de l’art pour l’art, une théorie charmante pour les gouvernants qui craignent l’action dissolvante de la pensée. Il était convenu que la politique, la philosophie même, devaient être réservées à des spécialistes. La littérature interdisait de parti pris les problèmes brûlants du moment. Elle se confinait, comme on a dit d’Alfred de Vigny, dans une espèce de tour d’ivoire, d’où les profanes devaient être le plus possible écartés.

M. France en est resté à ses premières amours. Les besoins du public et, j’ose le dire, de l’art lui-même ont eu beau changer autour de lui. Il en est toujours aux fantaisies aimables, savamment énigmatiques et archaïques, aux histoires dénuées, non certes de valeur littéraire, mais d’un sens précis, profond et actuel.

C’est son droit d’écrivain de choisir ses sujets où il lui plaît et je ne veux pas le lui contester. Mais je ne saurais m’empêcher d’exprimer un regret. M. France a le talent de dire joliment les choses : quel dommage qu’il ne l’emploie pas plus souvent à dire quelque chose !

VIII. Th. Ziegler : La Question sociale §

Si nous parlions un peu socialisme ! Le socialisme est à l’ordre du jour ; il le sera plus encore cet hiver. Les bons bourgeois, qui ne lisent rien que leur journal bien pensant ; les gens du monde, qui n’aiment que les romans pimentés et les pièces à femmes, sont atteints dans leur quiétude. Peut-être vont-ils se dire qu’il serait temps de faire enfin connaissance avec cet inconnu qui fait tant parler de lui !

Voici précisément sur la grosse question du jour un livre qui a pour auteur un homme grave, un professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg. Il nous est présenté en français par un autre professeur de philosophie, M. Palante. C’est assez rassurant pour les timorés, quoique M. Jaurès ait fortement compromis les professeurs de philosophie en devenant socialiste.

M. Ziegler ne l’est pas. Mais il n’a pas tout à fait échappé à la contagion. Si je voulais préciser la dose de socialisme que contient son œuvre, je vous rappellerais le mot du Normand :

— Pour une année où il y aurait des pommes, il n’y en a pas. Pour une année où il n’y aurait pas de pommes, il y en a.

Il me fait penser encore à une vieille chanson du xviiie siècle. Lise dit à Colin : — Je veux bien t’avouer que tu es le plus gentil berger du hameau ; je veux bien te promettre de ne danser qu’avec toi ; je veux bien t’accorder un baiser… Mais, Colin, je ne veux pas, je ne veux pas t’aimer.

Ainsi, M. Ziegler veut bien reconnaître qu’il existe un mal social d’une profondeur effrayante ; que le système actuel est condamnable, parce qu’il oblige les individus à être injustes ; que l’idéal serait la défaite de l’individualisme égoïste par le socialisme, le triomphe du bien général sur l’intérêt privé.

Il parle en termes très vifs de ces personnes qui vont criant : — Il n’y a plus de classes, — mais qui seraient cruellement mortifiées de se trouver dans un concert ou dans un café côte à côte avec leur couturière ou leur coiffeur. Il a des pages émues sur le droit des pauvres aux jouissances élevées de la vie, sur la triste condition où le travail de l’atelier réduit les femmes et les enfants du peuple. Il se prononce vertement contre ceux qui croient voir un remède à la misère dans la bienfaisance, mal nécessaire, qui n’est que le palliatif d’un autre mal. En vérité, la moitié du volume pourrait être signée d’un socialiste.

Mais dans l’autre moitié, M. Ziegler répète avec énergie en s’adressant aux socialistes de son pays : Non, non, je ne veux pas être des vôtres. — Et pourquoi cette répulsion ? Parce que leur socialisme est, dit-il, tout extérieur et superficiel ; qu’il borne ses vœux à la conquête du bien-être ; qu’il ne va pas jusqu’à comprendre qu’une réforme morale et mentale doit être le prélude d’une transformation de la société.

Tenez ! M. Pierre Laffitte, le grand prêtre de la petite chapelle positiviste, formulait à Paris, il y a quelques jours, presque dans les mêmes termes, une excommunication semblable contre le socialisme.

M. Ziegler, pour en revenir à lui, a écrit tout son livre pour établir cette vérité : Améliorez d’abord les hommes, si vous voulez améliorer le régime social.

 

On ne saurait contester les bonnes intentions de l’auteur. Il voudrait arriver à une entente entre ouvriers et patrons, à une réconciliation du travail et du capital. Il rêve un souverain qui serait l’initiateur des réformes et, en attendant (comme il risquerait d’attendre longtemps), il insiste sur la nécessité de propager parmi les hommes l’esprit de sacrifice et de solidarité, condition nécessaire de leur bonheur futur.

Ce n’est pas nous qui lui reprocherons d’attacher une importance extrême à la réforme intérieure, de rendre aux forces morales la part considérable qui leur revient dans l’évolution des choses humaines. Il y a beau temps qu’avec l’accroissement pour tous des jouissances et du bien-être corporel, avec la diffusion plus égale et plus large du savoir, nous réclamons le relèvement et l’ennoblissement des consciences.

Pourtant nous avons deux critiques graves à formuler contre l’ouvrage de M. Ziegler.

 

Il se peut que, voici dix ou vingt ans, dans certains groupes ou dans certains pays, le socialisme ait eu le caractère étroit et sec que lui attribue M. Ziegler. Il se peut que quelque théoricien excessif, comme il s’en trouve dans toute école, lui ait donné pour but unique le bien matériel de l’humanité ou encore ait restreint à tort le nom de travailleurs aux travailleurs manuels. Mais il n’y a point de pape infaillible du socialisme ; point de Bible, où ses doctrines soient pétrifiées, cristallisées en dogmes immuables. Elles évoluent comme tout ce qui vit. Elles se corrigent, se complètent, se perfectionnent chemin faisant. Elles se modifient, suivant l’esprit de chaque génération, suivant le génie de chaque peuple.

Or, M. Ziegler ne semble pas se douter des « mues intellectuelles » par où a passé le socialisme ; ce moraliste bien intentionné est en même temps un historien mal informé.

Je ne suis pas du tout certain que l’esprit social, l’esprit de justice et de fraternité, manque au socialisme allemand autant que le prétend le professeur de Strasbourg. Mais je suis bien certain que le socialisme français, fidèle à son origine et à ses traditions, ne sépare pas dans ses espérances l’amélioration morale et l’amélioration matérielle des sociétés humaines.

Par malheur, M. Ziegler passe absolument sous silence le socialisme français. Je me trompe : il cite une fois le Germinal de Zola, et c’est tout. Il n’a pas l’air de soupçonner que de ce côté-ci des Vosges des penseurs socialistes ont, avant lui et aussi nettement que lui, mis en lumière la nécessité de refondre les cœurs et les intelligences autant que les institutions.

Est-ce de sa part dédain, légèreté, excès de chauvinisme ou simplement défaut d’information ? Je pencherais pour cette dernière hypothèse et je dirais même volontiers que la faute de cette omission ne doit pas lui être imputée tout entière.

Je la mettrais en partie au compte de la critique française, qui n’a pas rempli son premier devoir de vulgarisatrice. Supposez que M. Ziegler ait lu la Revue des Deux Mondes, le Temps, les Débats, et c’est là ce qu’on lit le plus à l’étranger, quand on veut être renseigné sur la France pensante. Ajoutez-y, si vous le voulez, le Journal des économistes. Croyez-vous qu’il ait pu d’après cela se représenter le mouvement d’idées si intense qui agite les profondeurs du monde socialiste ? Ce mouvement-là, les grands seigneurs de la presse bourgeoise ont daigné parfois le railler et le dénaturer pour le mieux combattre ; mais, quant à l’étudier sérieusement, jamais !

Quoi qu’il en soit, je dirai à M. Ziegler qui me paraît être un homme de bonne foi : Feuilletez donc seulement la collection de la Revue socialiste ; vous aurez la surprise, et, je l’espère pour vous, le plaisir d’y retrouver exprimés à chaque numéro les principes et les sentiments qui sont chers à votre âme de moraliste.

 

L’autre critique que je lui adresserai porte sur la thèse même qu’il soutient.

M. Ziegler reproche aux socialistes de dire : Transformons le régime social et nous transformerons du même coup l’humanité. Et, renversant la proposition, il écrit à son tour : Transformez d’abord l’humanité et vous transformerez le régime social.

N’en déplaise à l’honorable professeur, les deux aflirmations me semblent également justes… et incomplètes. Il faut non les opposer ; mais les réunir et les corriger l’une par l’autre.

Le changement moral est tour à tour effet et cause du changement social, et par suite, comme on dit en géométrie, la réciproque est vraie.

La Révolution française, pour ne prendre qu’un exemple, fut précédée d’une longue métamorphose des croyances et des mœurs. La Révolution accomplie eut, en revanche, pour résultats d’innombrables changements dans les coutumes, dans les idées, voire même dans les goûts littéraires et artistiques.

Tantôt l’homme s’adapte au milieu social où il vit : tantôt il l’adapte à ses besoins ou à son idéal. Il y a ainsi dans l’évolution humaine une série de modifications qui vont et viennent de son entourage à l’homme et de l’homme à son entourage. Il faut être aujourd’hui par trop simpliste pour constater les unes sans apercevoir les autres.

Quant à savoir lesquelles sont logiquement antérieures, c’est l’éternelle question jadis débattue dans les écoles : L’œuf naît-il de la poule ou bien la poule de l’œuf ?

M. Ziegler, par réaction contre ceux qui ont vu surtout l’influence du dehors sur le dedans, ne voit plus guère que l’influence du dedans sur le dehors. C’est cette vue exclusive que je condamne.

S’il a raison dans son affirmation, les socialistes n’ont pas tort dans la leur. Et je puis résumer ainsi ma critique : Oui, la question sociale est une question morale ; mais elle n’est pas seulement une question morale ; elle est aussi une question d’organisation économique et politique. A bas les lois mauvaises et vivent celles qui égaliseront de plus en plus entre les membres de la société les chances du développement intégral !

 

Ces réserves faites, le livre de M. Ziegler peut rendre un double service. Aux bourgeois, qui s’arrêtent effarouchés au bord du socialisme, il offre des théories qui contiennent déjà beaucoup de la chose sans arborer le nom. Aux socialistes, qui pourraient se croire en possession d’un système définitif et parfait, il rappelle le danger qu’il y aurait pour eux à s’enfermer dans des formules trop étroites et trop rigides.

IX. Léopold Mabilleau : Victor Hugo §

Condenser en deux cents petites pages à l’usage des gens du monde ce qu’il faut savoir d’essentiel sur un grand écrivain n’est pas chose facile, surtout quand cet écrivain a été plus de soixante ans un premier rôle dans la vie littéraire et politique de son pays, quand il fut une des forces de son siècle, quand il est devenu une des gloires de l’humanité, quand il s’appelle Victor Hugo. La tâche réclame une certaine bravoure et je commence par féliciter M. Mabilleau de son courage.

Il a dû se résigner à opérer sur l’homme qu’il prenait pour sujet d’études des amputations énormes. D’aucuns estimeront même qu’il a abusé de la méthode chirurgicale.

Si vous désirez être renseignés sur la morale et la philosophie de Victor Hugo, j’aime mieux vous dire tout de suite que vous ferez bien de chercher ailleurs. Il eût été pourtant curieux de connaître sur ce point l’avis motivé de M. Mabilleau, qui est, je crois, professeur de philosophie.

Victor Hugo a eu cette étrange fortune que de purs littérateurs, comme MM. Brunetière et Lemaître, lui refusent toute valeur philosophique, tandis que de vrais philosophes, comme Guyau et Renouvier, n’ont pas dédaigné d’étudier avec respect ses conceptions de songeur, sinon de penseur. On eût souhaité que M. Mabilleau essayât de départager les voix.

 

De même on eût été fort aise de voir rassemblées, jugées, expliquées, les idées sociales que le poète ou l’orateur a lancées dans le monde, sur les ailes de sa parole.

Ici une femme lui apparaît, presque folle de bonté, enveloppant d’une tendresse maternelle, d’une indulgence égale criminels et malheureux, toutes les espèces de misérables, et elle dit au voyant :

On me croit la Pitié. Fils, je suis la Justice.

Là, le vieil ennemi des royautés plaint les princes, victimes de leur naissance, forçats du trône, condamnés par leur puissance héréditaire à l’orgueil, à la dureté, aux vices inhumains, et il s’écrie :

Je pleure sur les rois, ces grands déshérités !

Sont-ce là des idées si courantes, si banales qu’elles méritent d’être laissées dans l’ombre ?

Que pensait encore l’écrivain de l’avenir promis aux religions, à la France, à l’humanité ? Qu’entendait-il, quand, dans son discours au Congrès de la paix de Lausanne, il identifiait république et socialisme ? Point de réponse à ces questions qui sont cependant intéressantes.

Peut-être après tout qu’elles le sont trop, je veux dire qu’elles risquent de brûler les doigts qui osent y toucher. M. Mabilleau se contente de nous dire : « Toutes les théories politiques et sociales de Victor Hugo sont une conséquence de son système littéraire ou, pour mieux dire, de son imagination. » — C’est vague, probablement faux, et peu compromettant.

 

Au fond, M. Mabilleau n’étudie dans Victor Hugo que l’artiste, comme si l’auteur des Châtiments et des Misérables pouvait être traité en adepte de l’art pour l’art ! Disons plus encore ! Il détache l’artiste du milieu ambiant pour ne le considérer qu’en lui-même.

Une biographie sommaire, écourtée, effacée, sous prétexte que « la vraie vie d’un poète, c’est sa poésie même » ; à peu près rien sur l’évolution de son génie, sur l’influence que les événements et les changements de l’opinion dominante ont pu avoir sur la direction de sa pensée ; tout cela remplacé par l’affirmation hardie que Victor Hugo « ne doit rien qu’à lui ». Les historiens ne seront pas satisfaits de la première partie du livre de M. Mabilleau.

Ils trouveront que les théories assez peu claires de l’école romantique ne sont pas beaucoup éclaircies par une explication qui aboutit à ceci : Le romantisme, c’est Victor Hugo.

Ils se plaindront d’un certain pêle-mêle défaits et de dates dans l’énumération des œuvres qui ont paru aux environs de 1830.

Ils se demanderont, par exemple, comment par la trouée d’Hernani a pu passer, ainsi que l’affirme l’auteur (p. 63), l’Othello d’Alfred de Vigny, joué plusieurs mois auparavant.

Ils regretteront que Victor Hugo soit présenté comme ayant été, durant trois quarts de siècle, « le souple et constant interprète » de l’esprit national en France. Ils auront peine à oublier que cet accord constant du poète et de la majorité des Français a été singulièrement rompu (je le dis à l’honneur du poète) durant ses dix-neuf ans d’exil.

Ils concluront, j’en ai grand’peur, que M. Mabilleau en use légèrement avec l’histoire.

 

Heureusement (j’ai hâte de le dire), la seconde moitié du livre de M. Mabilleau est bien supérieure à la première.

On peut et l’on doit étudier un grand écrivain dans son développement historique, dans ses rapports avec la société environnante ; on peut et l’on doit aussi l’étudier dans la constitution intime de son génie, dans les facultés fondamentales qui sous tous les changements de surface demeurent identiques en un même individu.

C’est à cette dernière partie de sa tâche que M. Mabilleau a consacré toutes ses forces. Il cherche dans le tempérament de V. Hugo, dans sa façon de voir la lumière, les couleurs ou les formes, les origines de sa faculté créatrice. Il essaie de saisir sur le vif les procédés de cette imagination violente, qui simplifie et amplifie les choses, qui se complaît dans le contraste et l’outrance.

Il faut ici lui savoir gré de se tenir également loin des admirations aveugles, qui se bornent à s’extasier sans rien expliquer en criant : Sublime ! Inouï ! Prodigieux ! — et des dénigrements peu intelligents qui réduisent le génie du poète à la puissance verbale, qui font de lui un simple arrangeur de mots et de rimes.

Il y a des vues neuves et même justes dans cet essai de critique psychologique et scientifique.

 

Ah ! dame ! je ne prétends pas que ces analyses subtiles et compliquées soient d’une lecture facile et aimable. M. Mabilleau prodigue plus que de raison, même pour un philosophe, les grands mots abstraits. Son langage dégénère parfois en une sorte d’algèbre. Il devient rébarbatif à force d’être savant et certaines phrases se perdent en une obscurité qui n’est pas toujours imputable à la profondeur de l’idée qu’elles enveloppent.

Mais du moins la méthode suivie n’est point banale. C’est un sérieux effort pour démêler et pour rattacher par un lien logique plusieurs manifestations très diverses de la force intérieure dont l’œuvre du poète est la visible et multiple expression.

Je recommande aux curieux des remarques fines, et par cela même ça et là contestables, à propos de ces questions : Que voit Victor Hugo ? Comment voit-il ?

Je leur signale encore une tentative à demi heureuse pour classer les images dont le poète a si abondamment étoilé sa prose et ses vers. Quel est leur degré d’intensité, leur mode déformation et d’enchaînement ? En quelle mesure intéressent-elles la sensation, le sentiment, la pensée ? Autant de problèmes délicats qu’il est méritoire d’avoir posés, même quand on ne les a pas entièrement résolus.

 

Dirai-je, après cela, que M. Mabilleau a surpris le secret du génie de Victor Hugo ? Il m’en voudrait de l’écraser sous ce compliment-pavé.

Ne dit-il pas lui-même dans une phrase, d’ailleurs plus modeste que correcte : « On objectera… que nous n’avons, dans toute cette anatomie, saisi que la forme extérieure des choses, disséqué la feuille, l’écorce et le bois, décrit les branches, le tronc et les racines, sans atteindre la vie interne, qui fait monter la sève et craquer l’enveloppe sous l’effort de la tension organisatrice. Qui songe à le nier ? »

Il serait cruel de prendre au pied de la lettre cet aveu, qui fait honneur à la franchise de l’auteur. Mais on ne saurait méconnaître qu’il contient une part de vérité.

Esprit analytique, habile à saisir le détail des choses, il ne sait pas aussi bien pénétrer jusqu’à leur âme, jusqu’à ces profondeurs où les diverses parties d’un être, disjecti membra poetae (citons du latin ; nos moyens nous le permettent, comme dirait Giboyer) se relient et se coordonnent en un ensemble vivant, organique, harmonieux.

Je dirais presque, en reprenant la comparaison dont il s’est lui-même servi, que les branches et les feuilles lui cachent parfois le tronc du chêne colossal dont il essaie de mesurer la grandeur.

On cherche en vain ces formules précises où se résume en traits lumineux la physionomie d’un grand homme. Les rayons épars ne se rassemblent pas en faisceau. M. Mabilleau nous dit, en terminant, que Victor Hugo fut « l’Hermès du verbe et le Mage de la nature. » Je le veux bien : mais je crois qu’il a été encore autre chose. La synthèse me semble insuffisante.

C’est la faute de Victor Hugo aussi. Il se dresse comme une montagne géante ; comme un Mont-Blanc si vaste qu’il faut plusieurs journées pour en atteindre le sommet ou pour en faire le tour.

Son énormité renferme tout un monde. Les nuages s’amoncellent sur sa tête ; les rocs abrupts, les glaciers d’une blancheur étincelante hérissent ou parent ses flancs ; l’avalanche y gronde ; le torrent y roule ses eaux grises ; à mi-hauteur, verdoient des forêts,

Où le silence dort sur le velours des mousses,

des prairies où gazouille sans fin

Cette longue chanson qui coule des fontaines.

Un peuple entier s’agite à sa surface. Les sonnailles des troupeaux se mêlent aux cris aigus des aigles et au sifflement des marmottes ; des villages se cachent dans ses plis ou s’étalent sur ses pentes ensoleillées.

Comment rendre en quelques pages ce fourmillement de vie et de couleurs, cette infinie variété d’aspects, ce perpétuel mélange du gracieux et du grandiose, du doux et du terrible ?

Il sied d’être reconnaissant à ceux qui vous aident à pénétrer, ne fut-ce que dans un coin mal connu de cette masse formidable. M. Mabilleau a étudié d’une façon neuve une des faces de l’œuvre de Victor Hugo. C’est assez pour qu’on lui pardonne d’avoir négligé les autres.

X. G. de Greef : Les Lois sociologiques §

S’il est une vérité avérée, proclamée, reconnue, c’est que tous les socialistes sont des charlatans et des ignorants.

Demandez plutôt aux hommes et aux journaux sérieux. Consultez l’Académie des sciences morales et politiques, ce Sénat conservateur des saines doctrines économiques, cette quintessence de la sagesse bourgeoise, ce sanctuaire de la science officielle !

Science officielle ! Comme ces deux mots accouplés font bien ! Et comme la France doit être fière d’être, en Europe, à peu près la seule nation qui ait des corps constitués, dépositaires de ce précieux trésor !

Aussi, de quelle hauteur tombent les anathèmes de ces gardiens de l’orthodoxie sur les hérétiques assez audacieux pour contester les dogmes sacro-saints !

— La science vous condamne, malheureux ! La science prouve que les faibles sont la proie prédestinée des forts, que la misère est le lot nécessaire d’une partie de l’humanité. Croyez-vous donc, ô socialistes ! pouvoir échapper aux lois inéluctables de la science ? (Inéluctables est toujours d’un bel effet, à la fin d’une période).

Et M. Raffalovitch fait écho à M. Léon Say, M. Leroy-Beaulieu (Paul) à M. Leroy-Beaulieu (Anatole). Comment résister à tant d’autorités, considérables puisqu’elles sont estampillées ?

 

Si pourtant leur science était sujette à caution ! Si elle était contredite par une autre science, moins officielle, mais plus indépendante et plus scientifique !

Voilà qui serait inquiétant !

Or, on éprouve cette espèce d’inquiétude en lisant le livre récent de M. Guillaume de Greef sur les Lois sociologiques.

L’auteur est docteur en droit et professeur à l’Université de Bruxelles. Il s’est voué à l’étude des sciences sociales et il travaille bravement à en construire la philosophie.

Son ouvrage est précis, méthodique, solidement pensé. Rien qui sente la déclamation creuse ; aucune tendresse pour les utopies. Un effort tranquille et grave pour débrouiller les lois qui président au développement des sociétés.

C’est de la science froide, sereine, marchant à pas comptés, ne reculant ni devant les mots techniques ni devant les démonstrations ardues, si bien même qu’un article de journal est un cadre trop étroit pour en exposer les conclusions, pour en discuter les formules.

Faute de mieux, nous pouvons du moins relever ici d’étranges concordances entre les doctrines de ce savant et celles de ces ignorants de socialistes.

 

M. de Greef insiste sur la nécessité de faire de la sociologie intégrale, c’est à-dire d’étudier concurremment toutes les sciences sociales, attendu que les faits sociaux sont liés les uns aux autres comme les parties connexes d’un même organisme.

Eh quoi ! Notre cher et regretté Malon n’aurait donc pas eu tort d’embrasser dans son Socialisme intégral toutes les faces du grand problème que plusieurs voudraient réduire encore à une pure question économique ?

Aux économistes de la vieille école ne voyant dans les hommes que des bras et des chiffres, et cantonnés dans leur spécialité comme dans une forteresse, je me fais un plaisir d’indiquer le passage suivant : (p. 87).

« Tant que l’économie politique a eu la prétention de se suffire à elle-même…, elle devait sacrifier à ses formules arides nos besoins affectifs et familiaux, déprimer nos aspirations artistiques, violer continuellement les données des autres sciences, notamment de la physiologie et de la psychologie, dénaturer et abaisser nos mœurs et la morale de la manière la plus choquante, en nivelant notre dignité aux seules et égoïstes préoccupations d’un industrialisme à outrance, mettre en péril tous les progrès du droit en livrant l’humanité à tous les assauts d’une concurrence illimitée érigée en système et en loi, et finalement aboutir en politique à une simple négation de toute intervention de la volonté collective, c’est-à-dire en somme à la destruction du corps social… »

Un socialiste ne serait pas plus sévère.

 

Voici maintenant pour ceux qui raillent et combattent la limitation des heures de travail : (p. 90).

« Tout effort, au-delà d’une certaine limite, tend à se ralentir, à s’affaiblir ; toute attention diminue et finalement même est distraite, puis abolie entièrement. Ainsi la première législation à réclamer, en ce qui concerne les accidents du travail, est une législation qui limite la durée du travail en tenant compte des impératifs catégoriques de la physiologie et de la psychologie… »

Je continue à cueillir les citations. Je ne veux fournir, comme disait Montaigne, « que le filet à les lier ».

N’avez-vous jamais entendu des gens du monde, des lettrés, de belles dames se plaindre qu’ouvriers et paysans eussent les mains si noires et l’esprit si mal dégrossi ? Que ces délicats veuillent bien méditer ces lignes suggestives : (p. 89).

« Que voulez-vous que soit, au point de vue politique, au point de vue du droit, de la morale, de la culture scientifique et artistique, de la vertu et de la dignité domestiques, une famille où le père, la mère et même les enfants sont, par le fait de notre organisation ou plutôt de notre désorganisation industrielle, condamnés à ne se voir pour ainsi dire jamais, à vivre dans la promiscuité dans un taudis infect ; où l’enfant est arraché à l’école trop tôt, où la femme est détournée du ménage et de sa fonction éducatrice ; où le père est enlevé à tout et à tous pendant les trois quarts de la journée, n’ayant plus d’autre besoin en rentrant de l’ouvrage que celui de manger, de boire et de dormir, sans la moindre préoccupation morale ni intellectuelle (il n’en a pas le loisir), ni sans autre excitation idéale que celle que peut procurer l’alcool ? »

Aux attardés qui s’obstinent dans la perpétuelle opposition de l’Etat et de l’individu, je pourrais encore recommander cette formule :

« L’Etat n’est pas l’antithèse, mais la synthèse des individus. »

Aux réactionnaires honteux qui, afin de paraître progressistes, essaient de faire croire que le socialisme est un retour en arrière, une régression vers les âges barbares, je dédie cette dernière citation : (p. 168).

« La loi du retour aux formes primitives me semble inacceptable. Bien qu’elle semble s’observer, notamment en économie sociale, dans une certaine tendance vers les formes collectives primitives, particulièrement de la propriété, et de même dans quelques écoles artistiques ou dans plusieurs desiderata politiques tels que la législation directe, le referendum, etc., ce retour n’est qu’apparent, il indique simplement, la nécessité de renouer nos liens traditionnels avec l’égalité homogène, mais rudimentaire, primitive ; les sociétés modernes ne pourront le faire, dans tous les cas, qu’avec d’énormes modifications et adaptations en rapport avec leur complexité croissante… »

Ainsi, la sociologie vient corriger un certain nombre d’erreurs accréditées par la pseudo-science des économistes purs et prêter son appui aux thèses des théoriciens socialistes.

Est-ce pour cela qu’on lui a fait jusqu’ici en France une si petite part dans l’enseignement et qu’on a laissé aux Universités étrangères l’honneur d’organiser ces études nouvelles ?

Je sais bien que M. Letourneau professe avec distinction la sociologie à l’Ecole libre d’anthropologie, et qu’il s’est fondé cette année, sous la direction de M. René Worms, une Revue internationale de sociologie, qui promet d’être éclectique.

Je sais encore qu’il existe une Ecole libre des sciences morales et politiques, antichambre et succursale de l’Académie du même nom.

Je sais même que les Facultés de Paris se proposent d’inaugurer, dès la rentrée prochaine, des cours de sciences sociales avec des conférences pratiques, où élèves et professeurs travailleront en commun.

Tout cela prouve l’intérêt grandissant qui s’attache à cet ordre de connaissances. Seulement, dans nos écoles libres, ou bien l’enseignement sociologique est inspiré d’un esprit trop exclusif, ou bien il n’occupe au programme qu’une place peu proportionnée à son importance.

Puisque l’Etat songe à marcher à son tour dans la voie frayée par l’initiative privée, nous n’hésitons pas à l’en féliciter, tout en exprimant deux vœux, deux modestes vœux à l’adresse de ceux qui le représentent.

L’un, c’est qu’on sache ne point séparer ce qui est uni dans la réalité, qu’on veuille bien étudier de front et d’après une méthode uniforme, non pas seulement les lois du développement matériel des sociétés humaines, mais aussi celles de leur évolution morale, religieuse, littéraire, artistique, politique, etc.

L’autre, c’est que l’enseignement soit largement ouvert aux théories réputées non-orthodoxes et partant confié à des hommes n’ayant pas peur de se rencontrer à l’occasion avec le socialisme, qui, lui aussi, entend rester et devenir de plus en plus intégral et scientifique.

Paris aura-t-il bientôt un Institut sociologique répondant à ce double idéal ?

Sera-t-il bientôt sur ce point à la hauteur de Bruxelles ? Nous voudrions l’espérer.

XI. Un homme d’État (Louis Ruchonnet) §

Avec votre permission, mon cher Millerand, je vais faire cette fois une infidélité à la critique des livres pour parler aux lecteurs de la Petite République d’un mort d’hier, d’un homme politique comme je souhaiterais qu’il y en eût beaucoup en France.

Il était l’honneur et la fleur de cette petite démocratie suisse qui pourrait, sur tant de points, servir de modèle à la démocratie française. Ses compatriotes le pleurent avec une rare et touchante unanimité ; mais ce n’est pas seulement en son pays qu’il a droit aux hommages et aux regrets ; ce n’est pas seulement en son pays que le souvenir de ce qu’il a été peut hausser les cœurs et les caractères.

Quelques traits de sa physionomie suffiront à montrer ce qu’il eut d’original et de vraiment grand.

 

Louis Ruchonnet a été douze ans de suite conseiller fédéral, et, durant ce temps, deux fois président de la Confédération. (Un beau cas de longévité ministérielle qui doit paraître invraisemblable à nos ministres !) C’était donc bien un homme de gouvernement. En France, cela serait synonyme d’homme de résistance. Où est-il chez nous, sauf en temps de révolution, le ministre ou le chef d’Etat qui n’ait usé de son autorité pour s’opposer aux réformes réclamées par le peuple ?

Louis Ruchonnet, au pouvoir, comme au temps où il était simple député, est resté résolument homme de progrès, bien plus ! homme d’initiative. Il a été pour ses concitoyens, dans toute la force du terme, un conducteur, un guide.

Dans un discours de fête, qu’il prononçait en 1890, il disait : « Nous voudrions conquérir l’affection des peuples en faisant de notre territoire neutre et pacifique le laboratoire où s’étudie et s’expérimente tout ce qui peut assurer le progrès et le bien de l’humanité. »

Qu’en pensent les timorés, qui ont peur de la moindre expérience sociale et essaient de se barricader contre l’avenir ?

Ce n’étaient pas là de vaines paroles. Dans son canton, il avait été le premier à proposer l’impôt progressif. A Berne, il fut de ceux qui engagèrent la Confédération dans la voie des lois ouvrières. Il disait encore :

« Nous devons être une famille de frères… Que la solidarité soit notre inspiratrice ! Tel est riche aujourd’hui qui est pauvre demain. Telle contrée dont les industries fleurissent peut voir sa prospérité brusquement atteinte par les barrières qu’élève la politique rétrograde d’un voisin. Telle région, au sol fertilisé par le rude labeur de nombreuses générations, peut voir tarir, sous le suçoir d’un ennemi presque invisible, la source de ses généreux produits. Si ces épreuves doivent nous atteindre, qu’elles nous trouvent unis comme au jour du péril, comme au jour des cataclysmes, n’écoutant que la voix de la solidarité et répétant la vieille devise de nos pères : Un pour tous, tous pour un ! »

Voilà qui repose, n’est-il pas vrai, de la respectable insignifiance ou de l’esprit pusillanime de certaines harangues ministérielles, voire présidentielles.

 

Celui qui parlait ainsi vit grandir, sans en être effarouché, les forces du socialisme. Il avait pour amis des proscrits ; et quand il dut, sous la pression de l’Allemagne et de la diplomatie européenne, organiser en Suisse une police politique, ce lui fut un crève-cœur et une humiliation.

Il gardait par devers lui un fond de tendresse pour les aspirations de ceux que ne satisfait pas le régime actuel de la société. J’en ai eu moi-même une preuve curieuse, qu’on me pardonnera de rappeler ici.

Je venais de publier en volume une longue étude sur le Socialisme contemporain, étude scientifique, mais sympathique qui, par cela même, n’avait pu trouver asile dans aucune revue de Paris, sauf la Revue socialiste. (Les choses ont marché depuis lors !)

Ruchonnet, à qui j’avais offert mon livre, m’écrivait à propos de ce travail les lignes suivantes :

Berne, 16 avril 1888.

« … On devrait en rendre la lecture obligatoire pour tous les citoyens, dans notre pays surtout où tant de préjugés obscurcissent encore ces débats.

Vous avez fait une bonne action en écrivant cette étude et vous m’avez fait grand plaisir en me l’envoyant… »

Le signataire de cette lettre avait été et allait être de nouveau président de la Confédération. Voyez-vous Thiers ou même M. Sadi Carnot, fils du socialiste Hippolyte Carnot, accueillant de cette façon encourageante l’exposé des doctrines socialistes ?

Ils sont rares, ceux en qui l’exercice du pouvoir n’a pas usé la pitié pour les déshérités, la sympathie pour les idées nouvelles, la volonté de marcher en avant ! Un orateur a pu lui adresser sur sa tombe cet éloge, qui n’est pas un vain compliment funéraire : « Toute injustice te fait mal ; aucune cause généreuse ne t’est étrangère. »

Comptez les hommes d’Etat auxquels peut convenir cette épitaphe, qui semblait jusqu’ici réservée aux utopistes, aux révolutionnaires, aux éclaireurs de la justice sociale !

 

C’est que Louis Ruchonnet ne comprit jamais la politique à la façon des grands et petits Machiavels dont il est de mode de nous vanter l’habileté. Il ne la séparait pas de la morale. Il osait avoir des principes et s’y tenir. Il eut cette force énorme d’être un grand honnête homme dans la vie publique comme dans la vie privée.

Un jour (c’était en 1879), je me trouvais chez lui avec quelques amis. On vint à causer d’une émission de valeurs à lots, que projetait je ne sais plus quel canton suisse dont la situation financière était embarrassée. La plupart des personnes présentes s’accordaient à approuver l’expédient ! Quoi de plus naturel, de plus commun même ! Combien n’y a-t-il pas d’Etats recourant à ce moyen de se libérer !

Quelqu’un protestait pourtant. C’était Ruchonnet. Il s’indignait contre ce qu’il nommait une espèce de loterie officielle ; il soutenait que l’Etat a le devoir d’élever le niveau des consciences et qu’il est coupable, en encourageant le goût du jeu, en tentant le pauvre par l’appât d’une fortune de hasard ; il déclarait qu’autant que cela dépendrait de lui jamais son bien-aimé canton de Vaud ne s’abaisserait à un procédé aussi démoralisant.

Un scrupule à encourager la spéculation ! Plus tard un scrupule semblable à encourager la vanité, quand le Conseil fédéral, lors de notre dernière exposition, pria nos gouvernants de renoncer à décorer ses ressortissants ! Je sais des gens qui trouveront ce puritanisme étrange et naïf. Tant pis pour eux ! Pour moi, je pris ce jour-là une des meilleures leçons de haute politique dont il me souvienne.

Ah ! ce n’est pas celui-là qu’on pourra jamais accuser d’avoir sacrifié à l’idole du jour, au Dieu-Argent ! Il gagnait à Lausanne, en qualité d’avocat, de 30 000 à 40 000 francs par an (c’était d’ailleurs son seul avoir), quand il fut nommé membre du Conseil fédéral. Un conseiller fédéral touche en Suisse douze mille francs par an. Il reçoit en plus, pour frais de représentation, l’année où il est président de la Confédération, une somme de 1 500 francs. (Quinze cents francs, vous avez bien lu !)

C’était un vrai sacrifice que d’accepter une position, très honorable sans doute, mais rapportant plus de besogne et de tracas que d’écus. Ruchonnet hésitait ; il avait une famille, et puis il craignait, non sans raison, le climat de Berne. On lui fit observer que son pays avait besoin de ses services ; il se soumit et, sans cesse réélu pendant douze ans, il est mort à la tâche, aussi pauvre (probablement) qu’il était parti.

 

Vous vous rappelez, mon cher Millerand, l’intérieur modeste et charmant où nous reçut, par un jour neigeux d’avril 1890, le président de la Confédération. L’accueil vous ravit par sa simplicité plus que républicaine, par sa cordialité plus que courtoise.

Vous saviez, par tout ce qu’on vous avait dit, le mérite éminent de l’homme que vous veniez voir ; mais vous fûtes quand même étonné du savoir profond et varié, de la conversation nourrie, piquante et toujours élevée de ce juriste, qui pouvait parler littérature avec un homme de lettres, science avec un savant, qui avait tout lu, tout étudié, qui connaissait comme vous les choses de France et qui discutait avec vous les avantages comparés du referendum et du droit d’initiative populaire.

Ruchonnet, pour être et paraître quelqu’un, n’avait pas besoin de millions, de palais somptueux, de trains spéciaux, de fanfares et d’escortes empanachées, de plaques et de grands cordons, de journaux annonçant à l’univers le moindre de ses pas, enfin d’honneurs quasi-royaux, comme cela se pratique en certaines républiques restées par trop fidèles aux traditions et à l’étiquette monarchiques. Il tirait tout son prestige de lui-même.

Que de fois l’ai-je vu se promener seul et à pied dans les rues de Berne ou de Lausanne, serrer au passage la main d’un bourgeois ou d’un ouvrier, voyager en seconde classe de compagnie avec quelque ami rencontré par hasard !

Il ne croyait pas que sa dignité ou son autorité en fût amoindrie, et de fait, en aucun pays, jamais parole n’eut plus de poids que la sienne dans une discussion, jamais homme ne fut plus aimé et respecté que lui.

Je ne dirai pas que sa mort a été un deuil national, parce que trop souvent des adulations officielles m’ont gâté cette phrase qui serait ici la simple vérité. Je ne dirai pas non plus qu’on lui a fait à Lausanne, sa ville natale, des funérailles royales : car tout un peuple pleurait. Mais qu’est devenue la prétendue, la légendaire ingratitude des démocraties à l’égard de leurs fidèles serviteurs ? Le dehors et le dedans de la tombe, où le corps devait descendre, ont été trouvés tapissés de fleurs et de feuillages par des mains inconnues ; et, quand le cercueil eut disparu sous la terre et sous un monceau de couronnes, les assistants voulurent emporter chacun une branche fleurie ou un brin de verdure, comme autant de reliques sacrées.

Je voudrais, moi, sauver de la tombe et apporter à nos compatriotes l’exemple réconfortant de ce démocrate, si vaillant et si pur, qui laisse après lui une œuvre haute et une mémoire plus haute encore, qui a été, pour tout dire d’un mot, un grand homme d’Etat dans un petit cadre. Le contraire se voit, hélas ! si fréquemment !

XII. Mémoires du général baron Thiébault §

Les mémoires ont la vogue en ce moment ; il s’en publie par dizaines. On a toujours aimé en France cette menue monnaie de l’histoire, et ce goût national pour les romans vrais contés par ceux qui en furent les héros est plus vif encore, quand ces confessions portent sur une époque orageuse. Or c’est le cas aujourd’hui. La Révolution, vieille de cent ans, est assez lointaine pour devenir historique ; spectateurs et acteurs sortent un à un de la tombe pour redire le grand drame social et la prodigieuse épopée militaire qui, trente ans durant, étonnèrent, épouvantèrent éblouirent l’Europe de leur tragique splendeur.

Le général baron Thiébault, mort depuis quelque cinquante ans, vient à son tour nous dire ce qu’il a vu de 1769 à 1795. Il conte de race, si l’on peut ainsi parler. Il est le fils de Dieudonné Thiébault, qui n’était point baron, — car il disait à Frédéric II « Sire, j’ai l’honneur d’être roturier de père et de mère », — mais qui était homme de lettres et a laissé plusieurs volumes de Souvenirs sur la cour de Prusse.

Le général s’est trouvé situé à mi-hauteur dans la société de son temps par la condition comme par l’esprit ; bourgeois touchant à la noblesse, homme de guerre frotté de littérature, il a côtoyé bien des mondes et bien des événements.

Ce n’est pas un écrivain supérieur. Il n’a pas la magie de style d’un Jean-Jacques pour nous captiver par le récit de ses aventures d’enfance. Il a en revanche des admirations qui le jugent. Il prend Colardeau pour un grand poète ; il s’extasie sur les vers artificiels de son ami Jouy et il les qualifie de pindariques ; il en rimaille lui-même d’assez méchants. Il a souvent des phrases qui font sourire par leur coquetterie surannée et que l’éditeur des Mémoires, M. Fernand Calmettes, a eu le bon goût de ne pas corriger.

Il écrit par exemple d’un officier quittant le service : « Il vit le temple de Mars se fermer pour lui et se voua désormais au culte des Muses. » Il se montre lui-même en bonne fortune « cueillant cette fleur dont la Genèse a fait une pomme et dont poétiquement on a fait une rose. » Trop de fleurs de rhétorique ! Trop de perles fausses !

Parfois cependant, sous le coup d’une émotion vive, il rencontre le trait pittoresque. Lorsque, à la fête de la Fédération, une immense farandole se déroule dans la boue du Champ de Mars, il est frappé de ces deux cent mille parapluies de toutes couleurs qui s’ouvrent et se ferment suivant l’état du ciel et il s’écrie : « On eût dit un peuple de tortues, dont on ne voyait tantôt que les têtes, tantôt que les écailles. »

Puis il n’a pas sans profit vécu en contact avec des gens d’esprit. Un de ses camarades engage avec je ne sais quelle donzelle des amours qui ont des suites fâcheuses, et Thiébault d’écrire joliment : « Il n’échappa pas avec celle-là au malheur d’un bonheur complet. » On peut lui appliquer l’apologue antique : Une feuille morte exhalait un doux parfum. Quelqu’un lui demanda : es-tu donc une feuille de rose ? — Non, répondit-elle, mais j’ai séjourné longtemps parmi des feuilles de rose.

 

Le volume qu’on nous donne aujourd’hui peut se diviser en deux parties qui font un contraste violent : Avant 1789 — Après 1789.

Dans la première, Thiébault, qui n’a pas encore vingt ans, nous apparaît comme un bon jeune homme, selon la formule de son temps. C’est une âme sensible et naïve ; non seulement il pleure à chaudes larmes en lisant la Nouvelle Héloïse ; mais il arrive à la fin « criant, hurlant comme une bête. » Il parle des auteurs de ses jours, ainsi que le pourrait faire un personnage de Diderot. Les femmes sont pour lui des divinités. « C’est au point, dit-il, qu’une chèvre habillée en femme m’aurait monté la tête. » Honni soit qui mal y pense ! Il s’en tient d’ordinaire à la galanterie pure. On l’appelle l’amoureux des onze mille vierges. Est-ce pour cela qu’il est un peu caillette et trop ami des commérages, un peu dameret aussi, portant des cheveux bouclés qui ont trois pieds et demi de long et tournant à ravir le madrigal musqué ?

Mais ce n’est pas seulement lui-même qu’il nous peint ; c’est aussi le Paris de ce temps-là. Voyez-vous le roi Louis XVI, avec son rire de gros fermier en goguette, avec sa figure débonnaire qui fait dire à un archevêque ce mot cruel : « L’heureux masque ! » — Et en effet le roi prend plaisir à casser d’un coup de canne les reins d’un petit chien, et, quand il est en chasse, il distribue des coups de cravache aux perruquiers et aux prêtres qu’il rencontre. Voici maintenant la reine Marie-Antoinette en robe de percale fripée, ce qui donne lieu à des commentaires si vifs que l’honnête Thiébault se refuse à les répéter.

Ah ! Elle est gaie, la haute société d’alors ! Le comte d’Artois, le futur Charles X, préside, à Bagatelle, des orgies où tous les convives, à commencer par lui, se mettent à l’aise dans le costume d’Adam et d’Eve. Le maréchal de Richelieu emploie chaque matin, pour son bain, des seaux de lait qu’on revend dans le quartier et il se fait étirer la peau du visage pour effacer ses rides. Les officiers vont commander la manœuvre avec des parapluies et des patins pour ne point se crotter. Le cardinal de Rohan s’exclame : « Comment un homme de qualité peut-il vivre avec moins de 1 500 000 livres de revenu ? » Le duc de Béthune écrase une jeune fille sous les roues de sa voiture et à la mère qui se désole, il crie, sans daigner s’arrêter : « Que cette femme passe à l’hôtel : on la dédommagera. »

Les élégantes portent des chapeaux au Comptoir d’escompte, c’est-à-dire sans fond. (Déjà !) Les demi-castors (on appelle ainsi les aïeules des dames du demi-monde) font de tels assauts de luxe et d’impudeur que de temps en temps on les emprisonne pour l’exemple.

J’allais oublier les soldats des gardes françaises transformés en bravi et assassinant pour le compte des grands seigneurs.

En ce temps-là le Paris populaire est un labyrinthe de rues infectes, à peine éclairées ; on y heurte des convois de bœufs ; un Anglais peut se plaindre d’avoir été arrêté « dans un petit riou par un troupeau de bouilli. » La misère y est atroce ; le long des quais le peuple croupit dans des caves qui sont inondées dix fois par an, si bien qu’il faut la nuit porter les paillasses dans la boue pour échapper à la noyade. Aussi la race est-elle laide, chétive, maladive ; à la quatrième génération une famille disparaît. Qu’on ne parle point de propreté. Thiébault lui-même s’émerveille du courage d’une jeune fille noble qui se plonge tous les matins dans l’eau froide. Si une femme veut apprendre à nager, elle ne peut aller qu’au bain des hommes et à la même heure qu’eux !

Dans ce Paris grouillant et fiévreux, la pensée est fiévreuse et inquiète. Thiébault se passionne pour le magnétisme. Il a des pages qu’on pourrait croire écrites d’hier sur le médecin Deslon qui fit des cures plus remarquables que Mesmer, mais qui, ayant été moins charlatan, est naturellement plus oublié. C’est Deslon qui définissait le magnétisme « l’action de la volonté sur la matière animée ». On n’a pas encore trouvé beaucoup mieux ! C’est par Deslon que venait se faire guérir une jeune créole qui s’était fait brûler le bras volontairement pour éprouver sur elle-même le nouveau traitement, avant d’y exposer son enfant malade.

Un poète de notre siècle a appelé les prêtres

Ces saints magnétiseurs qu’on écoute à genoux.

Thiébault nous parle déjà d’un certain comte qui découvrait dans la Bible la révélation du magnétisme et prétendait que tous les gestes des prêtres dans les cérémonies religieuses ne sont que des manières de magnétiser. Les adeptes des sciences dites occultes rencontreront avec plaisir plusieurs cas de télépathie, en particulier l’histoire d’une jeune fille voyant à Berlin, couvert de sang, son père qui à cet instant même se brûlait la cervelle à Magdebourg.

Ils rencontreront avec moins de plaisir une évocation de mort, qui fit grand’ peur à de belles dames et qui n’était pourtant qu’une supercherie habilement machinée.

 

Mais trêve d’anecdotes ! Tandis qu’il fait bon vivre pour les privilégiés, tandis qu’ils gaspillent leur argent et leur gaîté en bals, duels, mascarades, amourettes, le tonnerre gronde tout à coup. Thiébault apprit l’insurrection de Paris, soulevé contre la cour et la Bastille, pendant une partie de campagne : on dansait sur le gazon. N’est-ce pas l’emblème de la surprise dont fut frappée cette société française, si frivole et si insouciante ?

« Cette révolution, qui pour ainsi dire nous est arrivée au milieu d’une contredanse, nous faisait doublement horreur », écrit Thiébault avec ingénuité. Il était de ceux qui croyaient avoir à y perdre. Mais quoi ! Il a vingt ans et la France est ivre d’espérance ; il est gagné par la contagion de l’enthousiasme ; il est des premiers à s’enrôler dans la garde nationale ; il joue au soldat, il pérore dans les clubs ; il se prononce pour les idées nouvelles.

Toutefois, il ne devient jamais peuple ; il reste bourgeois libéral. Il met sa gloriole à servir dans une compagnie d’élite, à professer des opinions bien portées. S’il comprend que la Révolution est nécessaire, il la voudrait calme et ordonnée comme un ballet bien réglé.

Sévère pour la cour, il n’est pas tendre pour les Jacobins. Les mesures que ceux-ci prennent ou conseillent sont taxées par lui de démoniaques, d’infernales, de sataniques. Robespierre est à ses yeux un agent des princes, un exécuteur de leurs vengeances qui a pris à tâche de dégoûter la France de la liberté. Un soir qu’il était gris, il aurait révélé ce plan machiavélique à la table de la belle Sainte-Amaranthe, et, le lendemain, il aurait fait guillotiner la célèbre courtisane pour enterrer le secret avec elle. Thiébault, confident de l’abbé Leduc, fils naturel de Louis XV, nous annonce des preuves qui doivent établir ce rôle étrange de Robespierre… Hélas ! L’avez-vous remarqué ? Dans les Mémoires, à l’endroit le plus intéressant, il y a presque toujours une lacune. Regardez plutôt ceux de Talleyrand ! Ici précisément deux pages manquent dans le manuscrit et c’est dommage.,

Cependant la guerre est commencée. Thiébault, bon patriote, part comme volontaire. Il a peine, d’abord, à se défaire de ses façons aristocratiques ; il compose, avec quelques camarades, « la tente dorée ». Puis, peu à peu, il sacrifie sa belle chevelure et son élégance ; un vrai soldat, un officier d’avenir se dégage du dameret.

Sa vie est alors un roman de cape et d’épée qui sent la poudre. Vainqueur, vaincu, compromis par des amitiés princières, arrêté, relâché, passant, comme on disait, des jeux de Mars à ceux de Vénus, il court les camps et les grandes routes de Paris au Rhin et du Rhin en Hollande. Son récit reflète à merveille ces années héroïques et tumultueuses où abondent les prouesses et les trahisons, où figurent aux armées des guillotines et des femmes hussards, où sortent de l’ombre des généraux improvisés, tantôt plus habiles à retourner une omelette qu’à commander un régiment, tantôt promis à la gloire et s’appelant Hoche, Marceau, Desaix.

Chemin faisant, il nous conte comment naquit d’un couplet la fameuse devise de Chamfort : Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières ! — Il nous cite avec épouvante ces paroles de Fourcroy, le savant chimiste, où gronde le souffle égalitaire de 1793 : « Rien n’est plus menaçant dans une République que ce qui peut donner indépendance ou prépondérance ; aussi j’espère bien qu’avant un an il ne restera pas en France une seule fortune de vingt mille livres de rente. »

Les historiens peuvent ainsi glaner dans ces mémoires quantité de traits de mœurs et de petits faits précis. Thiébault s’arrête au 13 Vendémiaire, au moment où Bonaparte sauve les représentants de la nation, en attendant qu’il les chasse. Mais ce n’est qu’un premier volume. A quand la suite ?

Le second volume a paru en mars 1894. — (Plon, Nourrit et Cie).

XIII. Marc Amanieux : La Chanson panthéiste §

Des vers ! Qui lit des vers aujourd’hui ? En province, dans d’heureux petits coins de terre où la vie est plus lente, plus recueillie, plus intime, il y a sans doute encore des gens pour bercer doucement à la cadence des rimes leur rêverie tendre ou mélancolique. Mais, à Paris, dans le fracas des grandes villes, dans le tumulte des affaires et de la bataille politique, qui donc a le loisir de prêter une oreille attentive au chant du poète ?

On fait pourtant des vers ; on en fait même beaucoup, de bons, de médiocres et de pires. Honneur aux braves, aux obstinés servants de l’idéal, aux fidèles de la poésie !

 

Marc Amanieux est du nombre. C’est un poète d’une espèce peu commune, un poète qui fait des poèmes, j’entends de longs poèmes majestueusement déroulés en milliers d’alexandrins. C’est ainsi qu’il a publié coup sur coup le Drame terrestre, la Révolution, Formose, trois grandes épopées lyriques animées d’un souffle puissant ; il nous donne maintenant : La Chanson panthéiste.

Cette fois, par exception, c’est un recueil de morceaux détachés, variés de genre et de ton, partant assez disparates.

L’auteur y a réuni en gerbe quantité de fleurs poétiques qu’il avait cueillies sur la route de sa vingtième à sa quarantième année. Il faut un petit effort pour en saisir l’unité ; mais l’occasion est bonne pour tâcher de définir le poète.

Il se définit lui-même sans y songer. En dédiant son livre à un ami, ne parle-t-il pas de ces causeries où « ils s’égarent ensemble dans le haut pays des idées philosophiques et des étoiles ? » C’est bien dans ce pays bleu aux vastes profondeurs, dans cet espace illimité traversé seulement par le vol des astres, de la lumière et de la pensée humaine, qu’il nous convie à voyager en sa compagnie.

Ah ! le moment où nous vivons est propice aux chevauchées aventureuses dans le champ de l’inconnu ! Il rappelle étrangement les époques fécondes en rêveurs et en chercheurs qui précédèrent la Révolution de 1789 et celle de 1848. Après une longue morte-saison de l’imagination, voici que les cerveaux fermentent et fument comme la bonne terre retournée par la charrue. A l’assaut du mystère ! Qui nous révélera l’avenir de l’humanité ? Qui nous dira le lendemain de la mort ? Qui arrachera le secret de notre destinée au sphinx implacable qui continue à dévorer les générations, sans leur laisser rien entrevoir que des lambeaux irritants de la vérité ?

Marc Amanieux est un songeur que cette énigme tourmente. Mais il n’est pas de ceux qui, par dépit, par impuissance, se rejettent vers les vieilles religions. Il ne se fait pas bouddhiste : il ne se refait pas chrétien. Il cherche et il se rattache à une théorie qui vient de loin, peut-être de l’Asie, l’antique patrie des mythes et des cosmogonies, en passant autrefois par Pythagore et Platon, en passant de nos jours par des esprits qui ne sont pas les premiers venus.

Vous la trouverez esquissée par Lamartine dans La Chute d’un ange. Vous la trouverez chez certains métaphysiciens, qui sont les poètes de la philosophie, comme certains poètes sont les philosophes de la poésie. Vous la trouverez surtout chez Victor Hugo.

C’est ce dernier que Marc Amanieux, avec un respect filial, proclame comme son maître :

C’est lui qui fit jadis fleurir mon âme en moi
Et me conduisit voir, nouveau-né plein d’émoi,
Dans l’air, l’ombre, le feu, le sol, les chairs, les roses,
Les visages de Pan sous la face des choses.

Nous avons donc un disciple de Hugo. Mais duquel ? Car il y en a plusieurs, — De celui qui converse avec la foudre, les archanges, les soleils et

Se penche frémissant au puits des grands vertiges ;

du Voyant qui a les yeux pleins de visions et d’éblouissements ; du Mage qui évoque les Titans et les Dieux morts ; du prestigieux créateur de symboles qui démêle les liens les plus imprévus entre l’âme humaine et l’âme des choses.

Mais Marc Amanieux ne s’est pas borné à accepter toutes faites les théories de l’auteur des Contemplations. Il les développe, les précise, les relie en système, et il me faut ici résumer sa doctrine : elle est la sève vitale qui circule dans les veines de son œuvre.

Pan ou l’Univers est une substance unique et incréée qui s’est divisée en fragments innombrables : de là cette poussière d’astres qui remplit l’immensité. Les fragments séparés cherchent à se rejoindre : de là l’attraction qui pousse les astres vers les astres, les molécules vers les molécules, les vivants vers les vivants.

Sur terre, s’opère une incessante ascension des êtres vers des formes supérieures. L’homme n’est pas un dieu tombé qui se souvient des cieux : c’est une âme montante qui a passé tour à tour par les corps du poisson, du reptile, du vertébré et qui a de vagues réminiscences de ces états successifs. Voilà pourquoi l’enfant aime tant la campagne.

Des pères, ignorés de vous, qu’il reconnaît
Sont là-bas dans les eaux, dans l’air, dans le genêt,
Avec leur parenté visible…

Il sent qu’il a d’abord habité dans l’éther,
Dans la conque des eaux, dans les ailes de l’air,
Dans le cerf qui paît sous les chênes,
Dans l’aegipan dont l’homme est le fils triomphant.

Que devient, à la mort, cet être en qui se résume une évolution archi-séculaire ? Victor Hugo a écrit :

Ne dites pas : mourir. Dites : naître…
La mort est bleue.

Marc Amanieux reprend à son tour :

D’un monde pire on naît dans un monde meilleur.
La mort est un vannier et non un fossoyeur.
A tresser des berceaux ses vieux doigts sont habiles.

Tout habitant de la terre a trois corps, qui correspondent à trois mondes distincts et concentriques. L’un est celui que nous avons sur la terre où nous vivons. Le second, corps astral, est celui que gardent les morts dans une terre aérienne, invisible pour nous, mais qui enveloppe la nôtre comme un manteau de vapeur. Le troisième, que nous aurons après des milliers et des milliers de réincarnations, fleurira, glorieux et immortel, dans une troisième terre qui se construit lentement au centre des deux autres.

En attendant ce paradis final, quel est le sort des morts dans le monde intermédiaire où ils vivent ? Ils sont plus ou moins haut dans la lumière et le bonheur, selon qu’ils ont été plus ou moins justes. Les plus bas placés touchent à notre sol, flottent autour de nous, se mêlent à notre vie. (On voit que les spirites et les occultistes ont beau jeu à les faire agir et parler.)

Ils remeurent au bout d’un certain temps, rentrent, après avoir perdu la mémoire, dans d’autres corps terrestres, et ainsi jusqu’au jour, où épurés par une longue série de métempsycoses, ils jouiront pour toujours de la béatitude et de la science parfaites.

Si Marc Amanieux se donnait pour un savant, pour un philosophe à prétentions dogmatiques, on pourrait s’amuser à lui demander :

« Comment faites-vous donc pour être si sûr de ces choses-là ? »

Mais quoi ? C’est un poète ! Pourquoi chicaner un poète sur son rêve de l’au-delà ? Dante a bien vu et décrit les sept cercles de l’enfer. Va pour la triplicité des corps et des mondes englobés l’un dans l’autre ! Ce qui nous intéresse, c’est le parti poétique que Marc Amanieux a tiré de ses doctrines.

Il les a appliquées d’une façon dramatique et singulière à l’histoire. En récrivant à sa manière la vie de Jésus, il suppose que le Christ mourant a lancé vers le ciel cinq gouttes de sang. Elles ont été recueillies par les grands morts, dont il était l’envoyé, l’inspiré, l’interprète, et des apparitions terribles sont venues avertir l’empereur et le pape, c’est-à-dire les puissants du monde, que, chaque fois qu’ils auraient passé la mesure des crimes et du despotisme, une de ces gouttes de sang se réincarnerait en une armée de vengeurs.

La première devient Attila et c’est l’invasion des barbares ; la seconde suscite l’insurrection des communes et les jacqueries ; la troisième engendre la Réforme : la quatrième revit dans les hommes de la Révolution française. Quant à la cinquième, elle plane encore au ciel, prête à tomber, et elle pourrait bien faire la révolution sociale de demain.

On le voit, le poète a beau être de la famille

Des songeurs qui, pareils aux sommets dans les nues,
Ont un voile de brume au front.

C’est aussi un militant, qui réclame sa place dans la lutte pour la justice. J’aimerais à citer de lui, ne fut-ce que pour reposer le lecteur des abstruses spéculations d’outre-tombe, de robustes actes de foi en l’avenir, de fiers appels à l’espérance qui sonnent comme des coups de clairon.

J’aimerais encore à fleurir cet article de frais paysages, comme l’auteur sait en esquisser, soit qu’il contemple d’un œil fraternel les forêts des Landes ou les vagues de l’Atlantique, soit qu’il se représente chasseur distrait, bon à prendre les vers à la pipée et à rapporter dans son carnier plus d’images que de perdrix. Mais l’espace me manque et je voudrais poser, sinon résoudre, un problème délicat.

Certes Marc Amanieux est bien loin d’être un inconnu, il est justement estimé d’une élite ; ses vers sont bien frappés ; son inspiration est ample et élevée, et malgré tout, je le dis avec tristesse, quand les noms de tel chroniqueur de pacotille ou de tel romancier médiocre voltigent sur les lèvres du grand public, il n’a pas, lui, une réputation égale à son talent.

Faut-il accuser la foule indifférente et légère ? Faut-il admettre que la poésie symbolique, avec le clair-obscur qu’elle comporte, convient mal à notre race affamée de clarté ? Faut-il croire que le Français n’est pas, sauf de rares exceptions, un animal mystique et que le panthéisme, même quand celui-ci s’efforce d’être darwinien et scientifique, doit lui paraître encore fort teinté de mysticisme ?

Ou bien Marc Amanieux, trop modeste, ne s’est-il pas assez émancipé du maître qu’il s’est choisi ? Abuse-t-il parfois des mots savants ? Se laisse-t-il entraîner par la religion ou même par la superstition de la rime riche ? Il parle quelque part du mouvement effréné qui emporte les nations et il écrit :

Hélas ! au sein de ce délire
Qui songe à la nymphe Stellyre ?

La nymphe Stellyre fait rêver. Connaissez-vous la nymphe Stellyre ?

Que sais-je encore ? Est-il victime de la difficulté qu’on rencontre pour faire accepter à la foule moutonnière toute conception neuve et personnelle des choses ? Déroute t-il les gens par cette doctrine panthéiste, qui a le tort de ne satisfaire ni les partisans des croyances traditionnelles ni les amoureux de la science exacte ?

Voilà bien des questions ! Je voudrais que Marc Amanieux y répondît (il en est capable) par une œuvre nouvelle qui les rendît sans objet, en forçant l’attention du grand nombre. Je ne parle pas de la sympathie de ceux qui le connaissent : il la possède déjà et il la mérite par l’ardeur généreuse de ses sentiments, par la hauteur de sa pensée, par sa recherche constante d’une forme pure et lumineuse.

XIV. La simplification de l’orthographe §

Pour une fois que l’Académie française fait preuve d’esprit progressiste (le mot n’est pas encore dans son dictionnaire ; mais c’est un mot-candidat qui sera admis un jour ou l’autre), il convient de l’en féliciter hautement. Simplifier ce casse-tête chinois qui s’appelle l’orthographe française est une œuvre méritoire et, j’ose le dire, au risque de faire frémir les réactionnaires fieffés qui abondent parmi les Quarante, une œuvre démocratique.

L’Académie n’a pas eu l’initiative de l’entreprise ; ce serait trop beau. Il existe depuis longtemps des comités néographiques en Belgique, en Suisse, en France même ; l’Allemagne vient de procéder chez elle à une opération du même genre. Une réforme, fut-elle petite et tardive, n’en est pas moins chose grave et rare chez nous, chez le plus routinier et le plus révolutionnaire de tous les peuples, où la langue écrite et parlée est soumise comme tout le reste au contrôle d’une autorité constituée, en un temps où le statu quo est érigé en principe de gouvernement.

Donc il s’est trouvé un académicien, M. Gréard, pour proposer une série d’améliorations orthographiques et une commission académique pour adopter les conclusions de son rapport. Il n’est pas impossible que d’ici à quelques mois ou à quelques années l’on corrige les plus criantes bizarreries, les plus flagrantes incohérences de notre orthographe officielle.

Ô joie des écoliers, dont la candeur n’aura plus à se demander pourquoi une règle de grammaire se compose surtout d’exceptions ; dont l’âme tendre, n’aura plus à redouter la dictée, l’effroyable dictée à difficultés, hérissée de chausse-trapes et de pièges à loup !

Joie des maîtres, qui ne seront plus obligés d’expliquer l’inexplicable, qui ne perdront plus leur peine à faire comprendre pour quelle raison l’on écrit : battre et bataille, honneur et honorable, applaudir et aplanir, etc. ; qui pourront ramener sur les choses l’attention usurpée par les mots, substituer l’exercice du jugement aux stériles efforts de mémoire !

Joie des étrangers, qui maintes fois, exaspérés par de byzantines complications, étaient tentés de laisser là l’étude d’une langue assez mal avisée pour se rendre à dessein rebutante !

Mais aussi, ô deuil des pédants, qui se plaisaient à compliquer le labyrinthe où se perdaient tant de gens, jusqu’à ce noble duc qui posait, avec un luxe exagéré de consonnes, sa candidature à l’Accadémie ! Je sais un grammairien du seizième siècle qui avait trouvé que l’interjection ouich ! exprime une sensation de chaud si on la prononce rapidement, et de froid si on la prononce lentement (à moins, cependant, que ce ne soit le contraire !). J’en sais un autre de notre siècle qui a édicté ceci : — Automne est masculin ; mais il devient féminin, lorsqu’il éveille une idée de tristesse. On dira : Un automne beau et sec ; mais Une automne pluvieuse. — N’admirez-vous pas cette intrusion de la mélancolie dans la grammaire ?

Deuil des demi-lettrés bourgeois, qui se distinguaient de la vile multitude par la connaissance approfondie de cette espèce d’algèbre, devenue le signe d’une bonne éducation, un brevet de supériorité sociale ; et qui pensaient avoir convaincu de sottise et d’ignorance un ouvrier ou un paysan, quand ils avaient pu dire de lui avec un sourire de dédain : — Il ne sait pas seulement l’orthographe !

Deuil des immobilistes que tout changement inquiète et effarouche ! Le grand journal conservateur du moment présent ne s’y est pas trompé : c’est le Temps que je veux dire. Il a raillé, combattu, essayé de décourager les partisans de la réforme. Et pourquoi cela ? C’est qu’il redoute, là comme ailleurs, l’esprit de réforme ! On ne sait pas ce qui peut arriver. Pensez donc ! Si ce méchant esprit allait passer de la grammaire à la politique, des mots à la Société, de la langue à l’impôt, à la Constitution ! Le plus sûr est de conjurer ce démon, dès qu’il apparaît.

Ce n’est pas la première fois qu’un changement d’orthographe se heurte ainsi à des oppositions, dont la cause est une arrière-pensée qui n’a rien de grammatical. Quand l’Académie eut décrété, en 1835, que l’on écrirait les imparfaits par ai ainsi qu’on les prononçait depuis deux siècles et plus, il y eut un certain nombre de maisons religieuses où l’on continua d’écrire : Je boudois, tu boudois, etc. Elles avaient une raison excellente : cet affreux Voltaire n’avait-il pas, sa vie durant, réclamé cette mesure avec une infatigable tenacité ou ténacité !

De même aujourd’hui M. Gréard rencontre devant lui, cachée sous de mauvais prétextes, la mauvaise volonté de ceux qui ne veulent rien changer à rien. Mais il est sûr d’avoir pour lui deux grandes forces qui de tout temps ont travaillé à la simplification de l’orthographe : les femmes et le peuple.

Oui, mesdames, les femmes, par cela seul qu’elles ont été souvent d’aimables ignorantes, parce qu’elles n’étaient pas, comme dit l’autre, « embabouinées de grec et de latin », n’ont cessé de réclamer contre les formes rébarbatives et les lettres parasites introduites par les pédants barbus.

Au temps même des précieuses, trois petites bourgeoises, qui nous sont connues seulement sous les noms supposés de Déidamie, Roxalie et Silénie, proposaient, d’accord avec un auteur dramatique de l’époque, une nouvelle ortografie,  afin, disaient-elles, que les femmes pussent écrire aussi assurément et correctement que les hommes. »

Leurs principes, qui consistaient à se débarrasser des th et des ph, à supprimer les lettres doubles qui ne se prononcent pas, à établir l’uniformité partout où elle est possible, ne diffèrent pas trop de ceux qui guident les réformateurs d’aujourd’hui.

Et, j’y pense, M. Gréard lui-même, qui, en qualité de vice-recteur, préside avec la finesse d’un prélat laïque aux destinées de l’Académie de Paris, s’est occupé avec prédilection de l’instruction des filles. N’est-il pas naturel qu’il complète son œuvre par une réforme qui lui donne de nouveaux droits à la reconnaissance féminine ?

Quant au peuple, il est par nature ennemi de tout ce qui rend plus ardue la communication de la pensée. Toujours plus de lumière ! Toujours plus de clarté ! Arrière tous ceux qui tendent à faire du français un grimoire ! Place à ceux qui veulent que l’idée passe plus aisément du cerveau sur le papier !

La réforme de l’orthographe, c’est le complément logique et nécessaire de l’instruction obligatoire. Puisque les enfants du peuple ont si peu de temps pour apprendre tant de choses, c’est bien le moins qu’on leur facilite les moyens d’écrire leur langue bien et vite, qu’on les délivre d’entraves qui retardent la marche de leur intelligence.

Il en restera encore assez, c’est-à-dire toujours trop. N’importe ! Une impulsion est donnée. Le mouvement en avant triomphera, parce que la vie, c’est le mouvement. Et, songeant aux transformations futures et lointaines, je me prends à rêver…

Quand les hommes, fils de la même planète, auront élargi la patrie jusqu’aux limites du globe qui est leur commune prison ; quand la fraternité sera inscrite dans les cœurs et non plus seulement sur les murs ; quand l’humanité, consciente enfin de son unité, formera une vaste fédération internationale, un des premiers besoins sera de créer une langue universelle.

On s’inspirera du même esprit que la Révolution française, non pas quand elle imaginait son calendrier qui a le tort de n’être fait que pour le climat de la France, mais quand elle proclamait les droits de l’homme et du citoyen et qu’elle fondait son système métrique sur la mesure de la terre entière.

En ce temps-là — et il viendra certainement — on rira bien des longues années que les hommes d’autrefois perdaient à apprendre cinq ou six idiomes différents, et, si l’on se souvient encore des fêtes franco-russes de 1893, on citera avec émerveillement et pitié les bons bourgeois parisiens qui se gargarisaient consciencieusement le gosier pour arriver à mal prononcer deux ou trois mots dans la langue de leurs hôtes.

En ce temps-là, avec toutes les ressources d’une linguistique poussée bien près de la perfection, on refera scientifiquement l’œuvre que les peuples enfants ont faite spontanément. Un grand congrès de savants de tout pays forgera de toutes pièces, avec méthode et patience, un langage nouveau, non pas pareil à ce pauvre volapuk fabriqué de bric et de broc, à la hâte et presque à l’aventure, mais riche autant que précis, harmonieux autant que nuancé, capable de satisfaire à toutes les exigences d’un monde infiniment plus civilisé que le nôtre.

Peut-être empruntera-t-on à nos langues actuelles, devenues anciennes, ce que chacune avait de meilleur, par exemple, à l’italien, sa sonorité ; à l’anglais, l’usage si commode de faire masculin ce qui est réellement masculin, féminin ce qui est réellement féminin et neutre tout le reste ; au français, l’art d’exprimer les nuances de l’action par les temps et les modes de ses verbes, et bien d’autres choses, probablement.

Mais on s’attachera surtout à faire une langue logique et régulière ; on voudra que chaque mot décèle sa fonction par sa forme ; on voudra que chaque son soit toujours rendu dans l’écriture par la même combinaison de lettres ; et miracle ! l’orthographe sera à la fois parfaite et d’une simplicité enfantine…

Ainsi soit-il, mes frères ! Mais, en attendant, saluons le petit progrès qui est sur le point de s’accomplir : nous ne sommes point gâtés en fait de progrès !

XV. Un économiste socialiste (Léon Walras) §

Je vais me compromettre horriblement auprès des personnes raisonnables. Je vais dire du bien d’un économiste qui n’est point Russe, ni Allemand, ni Anglais, qui n’est pas décoré, ni lauréat, ni membre de l’Académie des sciences morales et politiques, qui n’est pas même mort. C’est tout simplement (j’en demande pardon) un Français qui fait honneur à la France hors de France.

Léon Walras a été vingt-deux ans professeur à la Faculté de droit de Lausanne. Il est reconnu à l’étranger pour un des penseurs les plus originaux du temps. Il est cité comme un des créateurs de l’économie politique nouvelle. On a donné son nom à l’un des théorèmes fondamentaux de cette science. On enseigne ses théories à Vienne, à Prague, à Munich, en Suède comme en Italie, en Russie comme en Hollande, en Angleterre comme en Amérique. De nombreuses sociétés savantes ont tenu à honneur de se l’agréger. Voici que ses idées pénètrent à Montpellier, à Bordeaux. Paris est un des rares endroits où l’on s’obstine encore à l’ignorer officiellement. Pourquoi aussi ne pense-t-il pas comme tout le monde ?

Voulez-vous savoir les points saillants de sa doctrine ? Il débute par une distinction qui n’a l’air de rien et qui est pourtant grosse de conséquences.

Dans l’économie politique il distingue trois choses : la science pure, qui constate les faits et leurs lois, qui considère ce qui est et n’a pas d’autre but que le vrai ; la science appliquée, qui recherche ce qui doit être, qui partant conseille et prescrit. Elle se divise en deux branches : quand elle étudie les rapports des hommes avec les choses, la production de la richesse, elle a pour critérium l’utile ; quand elle étudie les rapports de personnes à personnes, c’est-à-dire la répartition de la richesse, elle prend le nom d’économie sociale et a pour guide la justice.

Nous voilà déjà bien loin de ceux qui confondent dans un pêle-mêle habile toutes les questions et voudraient bien que la justice n’eût rien à voir dans la théorie de la propriété !

Léon Walras n’a encore publié qu’une partie de ses cours. La deuxième édition de ses Eléments d’économie politique pure a paru en 1889 (Paris, Guillaumin). C’est un gros volume qui, au premier coup d’œil, épouvante les profanes par les équations, les formules, les courbes dont il est hérissé.

L’auteur n’a point voulu faire joli ; il a voulu faire précis. Il a hardiment appliqué la méthode mathématique à la pseudo-science qui se complaisait trop dans le vague des phrases. Il avait été précédé dans cette voie par un Français, Cournot ; il s’y rencontra avec l’Anglais Jevons, avec l’Allemand Gossen. L’idée était dans l’air.

L’a-t-on assez combattue, cette idée, sous prétexte « que la liberté humaine ne se laisse pas mettre en équation ! » La vérité, c’est que les démonstrations ne sont pas faciles à suivre pour quiconque ne sait pas les mathématiques. Mais quoi ! Platon disait bien de son école : Nul n’entre ici sans la géométrie ! Et Karl Marx a dit à son tour : Il n’y a pas de route royale pour la science.

Hélas ! oui, la science est d’abord faite pour les savants, quitte à devenir ensuite plus avenante et plus accessible entre les mains des vulgarisateurs. Léon Walras, qui, à plus d’un égard, peut être considéré comme un Karl Marx français, n’est pas plus que le grand socialiste allemand un représentant de l’économie politique amusante. Permis d’ailleurs à qui le désire de traduire en langage vulgaire ses notations algébriques ; c’est plus long, moins rigoureux ; mais le fond ne perd rien à ce changement de forme.

Quoi qu’il en soit, Walras a traité ainsi d’une façon personnelle et neuve quatre grands problèmes, ceux qui ont pour objets l’échange, la production, la capitalisation et le crédit, la monnaie. C’est l’affaire des revues spéciales de discuter les solutions qu’il apporte ; il nous suffira de dire que le point de départ est la théorie de l’échange qui proportionne le prix des choses consommables à l’intensité du dernier besoin satisfait ; que cette théorie aboutit à déterminer, contrairement à l’ancienne formule de Ricardo, le prix des services producteurs par celui des produits ; qu’elle mène à des conclusions très graves sur le système de numéraire le plus conforme à la raison.

Nous entrons ici dans l’économie politique appliquée. Chacun sait vaguement quels embarras les variations de valeur de la monnaie causent au commerce et aux Etats. Walras, déduisant de ses théorèmes les corollaires qu’ils contiennent, s’est prononcé pour la monnaie d’or avec billon d’argent divisionnaire et billon d’argent régulateur. Il a eu la joie de voir ses principes, non seulement adoptés pour le règlement du problème monétaire anglo-indien, mais achevant de gagner le monde entier par le vote récent du Sénat des Etats-Unis. C’est une belle confirmation de ses théories.

La troisième partie de l’œuvre de Léon Walras, son économie sociale, celle qui s’occupe de la distribution rationnelle des biens du monde entre les hommes, serait vite, telle que je la connais, la plus lue, la plus populaire. Le malheur est qu’écrivain scrupuleux, jaloux d’une exactitude parfaite, il n’en a pas encore livré au public le développement complet. Il faut aller chercher sa pensée dans des brochures éparses, surtout dans un livre de jeunesse aujourd’hui presque introuvable et qui porte ce titre : Recherche de l’idéal social (Paris, Guillaumin, 1868). Il se compose de trois lettres à Ed. Schérer et de six conférences faites à Paris vers la fin de l’Empire.

Nous touchons là au vif de la question sociale. Elle est pour Walras à la fois morale et économique. Il entend donc donner aux solutions qu’il propose une base à la fois philosophique et scientifique.

D’une part, il conçoit l’homme comme un être vivant naturellement et nécessairement en société ; de là équivalence de l’individu et de l’Etat ; de là aussi cette conséquence, que dans le domaine politique il faut concilier la liberté, qui constitue les droits du premier, avec l’autorité, qui constitue ceux du second ; que dans le domaine économique il faut que tous les hommes, égaux en droit comme personnes morales, inégaux en fait comme êtres individuels, soient placés dans des conditions égales de développement pour arriver ensuite à des positions inégales.

D’autre part, il construit ainsi la théorie de la propriété. Il y a trois sortes de richesses : deux naturelles, la terre et les facultés personnelles ; une artificielle, fabriquée (mobilier, outillage, etc.) A qui doivent-elles légitimement appartenir ? Les facultés personnelles et leur produit à l’individu ; la terre et sa rente à la nation, puisque personne ne peut prétendre avoir créé le sol et le sous-sol ; la richesse fabriquée à ceux qui l’ont fabriquée (individus, sociétés, communes, Etat, suivant les cas).

Léon Walras a poussé les conséquences de cette doctrine jusque sur le terrain de la pratique. Il a emprunté à Gossen, mais complété et rectifié, un plan détaillé pour le rachat des terres par l’Etat… sans bourse délier. Il propose tout un système ingénieux qui, profitant du moment où le sol passe du régime agricole au régime industriel et commercial, indemniserait les propriétaires en faisant bénéficier la collectivité des plus-values futures et en la faisant rentrer dans la possession totale de la terre2. Il croit pouvoir affirmer que cette opération suffirait à faire disparaître le prolétariat. On voit qu’il a le droit de s’intituler, comme il le faisait dès 1868, démocrate socialiste.

Si incomplet que soit ce résumé, il suffit à montrer la valeur et l’importance des doctrines de Walras. Pourquoi n’ont-elles pas fait leur trouée en France ? Ancien élève de l’Ecole des mines, fils d’un universitaire de talent, rédacteur à la Presse, travailleur acharné, leur auteur semblait avoir en mains toutes les chances de succès. Mais il avait un double tort ; il apportait une méthode nouvelle et, circonstance aggravante, une méthode qui exige une culture scientifique ; et puis, surtout, il était socialiste, quoique économiste ! Le moyen de fléchir les gardiens attitrés de la science officielle !

Oh ! l’influence déprimante de l’Académie des sciences morales et politiques, on ne la maudira jamais assez ! Ils étaient là, disons mieux, ils sont là huit préposés à la défense de l’économie politique orthodoxe. Ils occupent les chaires ; ils tiennent les grands journaux, les Revues payantes ; ils ont 60 000 francs de prix à distribuer par an ; ils couronnent, caressent, élèvent à la brochette les jeunes gens qui épousent leurs filles, leurs idées et leurs rancunes ; ils lèguent leur place et la garde des dogmes sacro-saints à des fils, à des neveux, à des gendres, et l’école optimiste, immobiliste, l’école du rien à faire, comme vous voudrez l’appeler, se perpétue, figée dans une coterie aux trois quarts héréditaire.

Malheur à ceux qui demeurent en dehors de la petite famille ! On ne les persécute pas. Oh ! que non pas ! Une persécution peut faire du bruit. On les ignore. On les omet. Allez donc combattre le silence et l’ombre !

Et qu’on ne m’accuse pas de pousser le tableau au noir ! Je renverrais les accusateurs à l’article qu’écrivait en 1890 dans une revue américaine3, Charles Gide, le distingué professeur de Montpellier.

Telle fut l’histoire de Walras. On refusa ses articles. On étouffa ses communications. Il fut de ceux qu’on ne nomme pas. Et c’est ainsi que l’école mathématique, si française par son origine et son caractère, eut l’étrange fortune de réussir dans tous les pays avant de pénétrer en France. Malon, qui lisait tout, a cité plusieurs fois Walras ; Ch. Gide et quelques autres hérétiques ont discuté et propagé ses idées ces temps derniers. Mais sa méthode est restée chez nous à peu près lettre morte et je ne pourrais guère y rattacher que les ouvrages d’un homme qui l’a appliquée sans la connaître, je veux dire les essais de sociométrie d’Auguste Chirac. (Encore un qu’on ne doit pas nommer !)

Les compensations, je le sais, n’ont pas manqué à Walras. Il a pu, dans un pays libre, enseigner en pleine liberté ce qu’il croyait être la vérité et la justice. Il a conquis un peu partout des disciples et des admirateurs. Aujourd’hui qu’il vient de prendre sa retraite, fatigué avant l’âge par la lutte plus encore que par le travail, il peut se rendre le témoignage d’avoir accompli sa tâche. Il a contribué autant que personne à poser les fondements de l’économie politique scientifique : il a traité l’économie sociale, dans l’esprit d’équité et de large synthèse que Fouillée, Malon, Jaurès et quelques théoriciens-philosophes ont porté dans ces études ardues et délicates.

C’est beaucoup d’avoir pour soi sa conscience et l’estime du monde savant. Mais tout de même ce ne serait pas trop que ce penseur d’intelligence si nette et de caractère si droit trouvât enfin dans sa patrie un accueil respectueux et sympathique pour ses idées, et je m’estimerais heureux si je pouvais y contribuer par ces lignes rapides.

XVI. Séverine : pages rouges §

Pages rouges ! Ce titre voyant flamboie en lettres rouges au milieu d’une couverture blanche. De quoi peuvent-elles bien être rougies, ces pages de Séverine, la chroniqueuse socialiste ! Evidemment du sang des bourgeois, du sang des riches voués au massacre. Rassurez-vous, bonnes gens ! Séverine ne boit pas de ce vin-là !

Si son livre est rouge, comme le drapeau populaire, c’est qu’il reflète l’aurore des temps nouveaux, c’est qu’il fourmille d’images qui étincellent

Comme des fleurs de pourpre en l’épaisseur des blés.

Si l’incendie, « le coq rouge », y dresse sa crête ardente (rassurez-vous !), ce n’est pas sur les maisons enduites de pétrole ou dynamitées : c’est l’Opéra-Comique qui brûle, une locomotive qui embrase ses wagons et leur cargaison de chair humaine, le feu grisou qui dévore ses victimes ordinaires. Si le sang y coule (rassurez-vous, vous dis-je !), c’est celui des gueux, des va-nu-pieds, des écrasés de la vie, et chacun sait que cela ne compte guère ; c’est aussi qu’en présence des misères de notre pays et de notre temps dits civilisés des larmes de sang montent aux yeux des profondeurs d’un cœur généreux et pitoyable.

L’écrivain de grand talent qui a rassemblé là en une gerbe éclatante ses meilleures chroniques de sept ou huit années, parle, mais en artiste qui a des trouvailles, la langue de tout le monde et de tous les jours. Elle a volontairement le style peuple, j’entends le style vivant, énergique, pittoresque, familier. Elle ne boude pas devant le mot trivial, s’il rend mieux sa pensée. L’argot de Paris à la rescousse, si le français courant n’y suffit pas ! Elle a une vision intense des choses et, comme son maître Vallès, elle a le don de l’expression hardiment frappée, qui fait relief, qui fait médaille. Comme lui, elle vise à l’effet et elle y atteint souvent. Elle sait choisir le détail qui saisit, le trait qui enfonce.

Elle baptise une pauvre femme « une Notre-Dame des Sept Douleurs ». Elle rencontre des cercueils qui attendent leur provision de cadavres ; elle les appelle « la permanence de la mort ». Dans un accident de chemin de fer, elle entend le sang qui s’égoutte d’une banquette avec un petit pouf ! doux et monotone, et elle écrit : « C’est une existence qui coule à terre, qui filtre par ce tamis d’étoffe et de crin ! »

Elle est attirée, comme malgré elle, vers les scènes effrayantes ; elle a l’imagination tragique. Elle vit, elle décrit les vers qui vont creuser des galeries, extraire la pourriture dans le corps hier vivant des mineurs enfouis pour jamais sous la terre. Mais elle connaît trop bien la puissance du contraste pour s’en tenir à ce réalisme brutal qui prend les gens à la gorge. Tout à coup c’est une envolée dans l’air libre et le soleil, une flambée de poésie, une échappée dans le rêve.

Elle vient de montrer des débris d’hommes, des estropiés de la mine, et elle ajoute : « Le trou au crâne, qui laissait couler leur cervelle, a laissé aussi fuir leur raison ; on a bouché la fêlure de la cage ; mais l’oiseau divin n’est pas revenu ; il se promène dans le bleu. C’est peut-être cela qui attire aussi leurs yeux vers le ciel ; ils regardent voler leur âme. »

Elle parle du malheureux inventeur, qui, n’ayant jamais eu le caillou d’argent pour armer sa fronde et tomber le succès, sent la démence, comme une énorme chauve-souris aux ailes noires et visqueuses, voleter sur sa tête, quand, sous le clair soleil des matins diaprés, il s’éveille, dépourvu de tout, volé même de son idée. Voyez-vous quel luxe presque excessif de métaphores et d’épithètes, et comme la pensée de l’auteur s’est coulée d’elle-même dans le moule de l’alexandrin !

Il y a ainsi un poète dans ce peintre de tableaux crûment brossés et, si quelqu’un en doutait, qu’il relise l’article magistral où la tache sanglante, qui marque ineffaçablement la main de Lady Macbeth, devient (parlant et terrible symbole) la souillure dont ne pourra jamais se laver l’épée de certain général-marquis, élégant massacreur de prisonniers désarmés.

Mais dans cette justicière qui emprunte à Victor Hugo le fouet vengeur des Châtiments, il y a aussi du gavroche. C’est un gamin de Paris, qui fait la nique à tel magistrat atteint et convaincu de s’être encanaillé. C’est une gamine à qui les choses suggèrent quantité d’enfantines comparaisons.

Elle fait, nous dit-elle ; « l’école buissonnière de la Révolution ». Elle appelle la lune la grosse lampe, et les étoiles les lampions de la nuit. Ces ossements recueillis au hasard dans les décombres : un jeu de jonchets ou encore un jeu de patience dont les pièces se ressemblent toutes. Ces culottes blanches des toreros : des pantalons de pensionnaires. Un carrosse doré amène les cavaliers qui vont harceler le taureau : elle songe au potiron de Cendrillon. On pique aux flancs de la bête des banderilles : dirait-on pas des queues de cerf-volant ! Un obus fait sauter le toit d’une maison : tiens ! cela rappelle les bouchons de Champagne. La rieuse fillette qu’elle a dû être reparaît de la sorte aux moments les plus graves : son style a des fossettes.

J’ai commencé par relever (vieille habitude de critique) quelques-uns des procédés de l’écrivain ; mais il faut ajouter que Séverine obtient souvent ce triomphe de faire oublier pour les choses qu’elle dit la façon dont elle les dit. Ce serait lui faire injure que de glisser à la surface de son œuvre. Perçons l’écorce !

« Moi qui suis un homme et un soldat », dit-elle quelque part…

Soldat, je le veux bien. Je me la figure assez comme un brave petit hussard rouge, en coquet uniforme, caracolant crânement en avant des lignes, faisant sa petite guerre à lui, poussant des pointes et sabrant de gauche et de droite, en franc-tireur, se moquant de la discipline comme du danger, redoutable aux ennemis, parfois même à ses compagnons d’armes, quand ils veulent l’embrigader dans les troupes régulières.

Mais homme ! oh ! c’est une autre affaire ! Non, madame, ne vous en déplaise, on ne saurait pour toute espèce de raisons vous accorder ce titre-là. Voilà bien l’orgueil masculin, penserez-vous peut-être. Eh bien ! non. Je suis de ceux qui croient, non pas à l’égalité, mais à l’équivalence, des deux moitiés du genre humain ; et je ne ferai même aucune difficulté d’avouer qu’une femme, comme vous en connaissez ; peut valoir plusieurs hommes, comme j’en connais. Mais enfin équivalence n’empêche pas, implique même différence. Et ce n’est pas seulement à la grâce, à la souplesse, à l’allure un tantinet capricieuse (pardon !) que je retrouve en vous la femme. Vous souvient-il d’un jour où, pour descendre dans une mine, on vous affubla d’habits de garçon ? Vous disiez : « Ça fait rudement toc-toc là, à gauche, sous mon plastron masculin ! »

Voilà, madame, ce qui dans votre œuvre trahit votre essence féminine. Ça fait tout le temps toc-toc. C’est le cœur qui vous mène, qui frémit, qui parle, qui agit en vous.

Voilà pourquoi vous êtes, si j’ose le dire, la femme des catastrophes. Vous courez tout droit (c’est un goût très féminin) à ce qui ébranle les nerfs, secoue la chair d’un frisson, fait détourner la tête et les yeux ! Oh ! le plaisir d’avoir peur ! L’âcre volupté de l’horreur ! Vous vous êtes éveillée à la vie du cœur au bruit du bombardement de Paris, à la lueur de Paris incendié ; il semble que vous en ayez gardé un insatiable appétit d’émotions fortes. Vous supportez sans défaillir les cris des blessés, les odeurs d’hôpital. C’est qu’il y a dans la femme un carabin qui dort, diront les uns ; preuve en soit le nombre des étudiantes en médecine. Mais peut-être aussi, diront les autres, qu’il y a en elle une sœur de charité qui s’éveille, dès qu’elle voit souffrir.

Cela pourrait bien être le cas pour vous, madame. La grande cornette, qui voltige comme un papillon blanc sur le front des religieuses, n’est point pour vous effaroucher. Vous êtes femme par un reste de ferveur mystique, par le parfum d’encens qui traîne çà et là dans les feuillets de votre livre, par la plaie mal cicatrisée que vous ont laissée vos croyances perdues, par vos appels à la justice oisive d’en haut, par votre impérieux besoin d’idéal et d’espérance.

Vous êtes surtout trois fois femme par votre indulgence pour les misérables, par votre tendresse pour les enfants, les fleurs et les bêtes. Votre description du pays noir, du pays de la houille, des grèves et du grisou, devrait être le bréviaire de nos ministres des travaux publics : on en sort comme d’un cauchemar. Et votre instinct maternel ne s’épuise pas au profit des martyrs obscurs, des héros anonymes du travail ; le trop plein de votre cœur déborde sur l’animal qu’on torture, sur le coupable même qu’on accable.

C’est encore lui, ce cœur inapaisé, qui s’indigne contre les cruels et les lâches, qui s’épanche en ironies amères, qui saigne moins des coups portés par des adversaires que des piqûres infligées par des camarades de combat, qui s’emporte alors, rend blessure pour blessure et cingle impitoyablement ceux qui voudraient proscrire la pitié du règlement des affaires humaines.

Ce n’est pas devant vous qu’il faut railler le sentiment, le traiter de fadaise et d’inutilité ! Vous en avez fièrement revendiqué les droits, célébré et démontré la puissance. Elle est significative, cette phrase que vous avez écrite : « On a fait de la politique autour des puits où les mineurs agonisaient ; on a fait de l’économie sociale ; on a fait de la doctrine socialiste ; on a fait de tout enfin… sauf l’appel au cœur de la foule. »

Vous avez comme il faut comblé cette lacune, madame, et vous avez eu raison, brillamment raison. Oui certes, il faut, dans la grande lutte, contre l’iniquité sociale, souffler aux hommes, à ceux d’en bas comme à ceux d’en haut, l’amour de la justice et de l’humanité. Malheur à ceux qui disent : — Tout est force, intérêt, calcul. La compassion, la fraternité n’ont rien à voir là-dedans. — Leur sèche doctrine rebute et glace ; elle se prive follement de ce levier qui soulève les mondes, la passion.

Mais permettrez-vous, madame, à quelqu’un qui a réclamé, comme vous, pour le sentiment sa part légitime dans l’action, d’ajouter ceci :

Ce n’est pas seulement par des coups de cœur qu’on peut résoudre la question sociale. Une société est un organisme si compliqué que les meilleures intentions peuvent faire du mal, si elles ne sont pas éclairées. Place donc à la science ! Il faut des théoriciens pour déterminer ce qui doit revenir à l’Etat et à l’individu, pour établir sur des bases solides la justice, qui est au fond une conciliation d’intérêts, pour indiquer les voies et moyens de la transformation inévitable.

Et je dis encore : Place à la politique ! Il faut des hommes d’Etat, des vrais, qui descendent de la théorie à la pratique, qui s’efforcent de réaliser par degrés l’idéal, qui facilitent la transition toujours délicate entre hier et demain.

Autrement dit, madame, le sentiment, la science, la politique me paraissent tous trois avoir leur tâche nécessaire. Pourquoi donc tous trois, au lieu de se dédaigner et de se dénigrer mutuellement, ne travailleraient-ils pas de concert à cette œuvre pour laquelle il n’y aura jamais trop de bonnes volontés : Préparer un régime social qui assure à tous et à chacun le maximum de bonheur, de culture et de liberté.

Il me semble que vous avez rêvé ce rêve-là autrefois. Découragée par les discordes des uns, par les actes de violence des autres, vous vous arrêtez sur ce cri de doute et d’angoisse : Me serais-je trompée ?

Hélas ! madame, les événements dépendent de bien d’autres causes que de notre pauvre volonté. Mais quand on emploie ses forces et son talent à défendre, à consoler, à relever les faibles, les déshérités, les opprimés, on a le droit d’avoir la conscience tranquille ; on peut être trompé par le succès : on ne se trompe pas.

XVII. La résurrection littéraire du Ier Empire §

En a-t-on fait du vieux-neuf, durant notre siècle « historique ! » A-t-on assez réinventé ce que nos aïeux avaient trouvé ? On s’accorde à reconnaître que ceux qui suivent la mode ont peu d’imagination : mais ceux qui la font en ont-ils beaucoup davantage ?

Vous avez vu, ces temps derniers, reparaître et triompher la robe empire, la robe aux longs plis flottants, toute en jupe, avec la ceinture sous les seins, la robe jouant la tunique antique et s’harmonisant avec la coiffure à la grecque. Nos couturiers ont imité les couturières d’alors qui imitaient les anciens. Nos faiseurs de livres et de pièces imitent à leur tour nos couturiers.

C’est à qui publiera quelque chose sur l’époque de Napoléon, du grand, du vrai. Il pleut des mémoires et il en pleuvra encore. Le moment est venu où les éditeurs, moutons de Panurge, s’il en fut jamais, disent aux pauvres auteurs qui ont l’idée sangrenue de vouloir être originaux : — Apportez-nous donc des Mémoires, des correspondances inédites ! Il n’y a que cela qui se vende. —

Est-ce la grande histoire qui attire ainsi les chercheurs ? Je crains que non. Je vois bien les puissantes dissections de Taine, qui vous nettoient un homme, comme une armée de fourmis un cadavre d’éléphant. Je vois encore les études de M. Henry Houssaye sur 1814 et 1815, qui ont l’attrait d’un roman sérieux tout en ayant la solidité d’une œuvre de bénédictin.

Mais il me paraît que les anecdotes, les commérages, les miettes de l’histoire sont ce qui attire le plus auteurs et lecteurs.

Napoléon intime ! Napoléon amoureux ! Nous ne sortons plus des Napoléon.

Que penser de ce regain d’attention en faveur de l’homme d’Arcole et de Waterloo ?

Faut-il croire à un accès de boulangisme littéraire ? Est-ce une façon de tromper leur faim pour les bourgeois qui désirent un sauveur, pour les chauvins qui ont besoin d’un fétiche ?

Au moment de nos dernières fêtes, certains badauds du meilleur monde ont paru jouer la fable des grenouilles qui demandent un roi.

Un académicien illustre (ils le sont tous) n’est-il pas allé jusqu’à déposer les hommages de la France « aux pieds du czar ». Or Czar et César, c’est tout un. Qui sait si le vieil esprit napoléonien ne circule pas encore sous notre épiderme républicain ? Nous avons bien gardé du Premier Empire cette mirifique administration que les monarchies européennes nous envient et ont tant de raisons de nous envier ! On dirait parfois que la France, quoique ayant deux fois enfanté un Empire par l’opération césarienne et deux fois payé sa faute par l’invasion et le démembrement, est encore mal guérie des individus providentiels, des aventuriers bottés et empanachés.

Mais peut-être, au contraire, que cette irruption des fouilleurs d’archives sur l’empereur et son entourage est une preuve que le bonapartisme tend à devenir une opinion historique. Le royaume de l’Histoire, c’est le royaume de la Mort. C’est un grave symptôme pour un régime tombé, lorsque les rats s’y mettent, entendez les rats de bibliothèque, savants jusques aux dents. Le jour où les mémoires de Saint-Simon, après un long séjour dans la nuit des cartons, vinrent révéler au grand public les dessous du règne de Louis XIV, cela suffisait à démontrer que l’antique monarchie française était déjà réduite à l’état de souvenir.

Le plus mauvais signe, c’est qu’on déshabille l’empereur. Ce n’est plus la statue de bronze, mais un homme en chair et en os. Ni monstre ni titan ; ni démon ni archange ; pas même l’homme à la redingote grise ! Un Napoléon en robe de chambre, que dis-je ! en caleçon, en chemise de nuit, voilà ce que nous montrent ses derniers biographes avec une furie d’indiscrétion bien amusante !

M. Frédéric Masson s’est réservé pour son lot : Napoléon et les femmes (Ollendorff, éditeur). Il hésite entre deux états d’esprit qui semblent répondre à ses deux passés politiques. Il a été, nous apprend-il, républicain d’abord ; il est devenu ensuite bonapartiste militant ; il n’est plus aujourd’hui que bonapartiste honoraire. Il a eu ainsi comme deux âmes successives pour juger son personnage.

Lisez sa préface et sa conclusion : c’est un fidèle, un croyant, un dévot. Il appelle l’empereur un homme incomparable auquel il voudrait qu’on élevât des autels. Il le compare, cet être incomparable, à Jésus-Christ et il n’est pas loin de lui donner l’avantage : car si l’un était le fils de l’Homme, l’autre a été l’Homme même. Il nous déclare d’ailleurs que son histoire est tout entière à refaire. Et bravement il commence.

De quelle façon Napoléon aima-t-il ? Qui aima-t-il ? Quand aima-t-il ?

Il s’agit de répondre à ces questions affriolantes. L’auteur prend ses précautions, — Tout ce que Napoléon a touché s’est transformé en histoire. L’amour est un des mystérieux ressorts de la politique, etc. —

Mais, une fois qu’il s’est bien prouvé l’utilité de son entreprise, il s’en donne à cœur joie ; il nous introduit dans les alcôves les plus secrètes et tant pis si les révélations ne tournent pas à l’honneur du héros !

Vous rappelez-vous certain secrétaire de Sainte-Beuve, qui, tout en protestant de sa vénération pour son bon maître, s’avisa d’énumérer les inconnues nombreuses qui avaient traversé la vie du défunt ? L’énumération, quoique très riche, ne rehaussa pas la mémoire du critique ondoyant et paillard. Il en est à peu près de même ici. J’ai dû lire quelque part que certaines peuplades sauvages honorent leurs idoles en crachant dessus ou même en faisant pis encore. Il paraît que, dans ce qui reste du parti bonapartiste, on a reproché à M. Masson des irrévérences semblables.

Il répond :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Je ne le contredirai pas. Ce sont là querelles de famille auxquelles je n’ai ni le droit ni l’envie de me mêler.

Il faut cependant avouer que Napoléon amoureux paraîtra, aux femmes surtout, brutal, par trop pressé, quelque peu grossier. Je ne parlerai point des passades banales qui égaient sa course à travers l’Europe ; j’imagine que tout général rencontrerait les pareilles dans ses souvenirs de sous-lieutenant. Je laisserai dans l’ombre ses fadeurs de fidèle berger, ses roucoulements de troubadour et ses humilités de parvenu à l’égard de Marie-Louise, à laquelle il passera tout, même quelques petits bâtards, parce qu’elle est née archiduchesse d’Autriche. Je veux détacher seulement son aventure avec madame Walewska. C’est un beau sujet de roman intime que je recommande aux psychologues dans l’embarras.

Napoléon arrive triomphant en Pologne. Une jeune femme de dix-huit ans, belle, enthousiaste, naïve, court au devant de celui qu’elle regarde comme le sauveur prédestiné de sa patrie. Elle le salue, lui dit quelques mots, reçoit un bouquet que l’empereur lui donne et disparaît. Le voilà épris de la charmante inconnue ! Comme elle appartient à la plus haute société, il la retrouve dans un bal. Il expédie au camp ceux qui papillonnent autour d’elle. Il ne trouve rien à lui dire, sinon que sa robe lui va mal ; mais il lui écrit : — Je n’ai vu que vous, je n’ai admiré que vous ; je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l’impatiente ardeur de N… —-

L’amour au galop ! C’est la devise de la Grande Armée. Le conquérant s’étonne et s’indigne de n’être pas obéi le soir même. Je vous ai prévenus qu’il nous paraîtrait un peu pressé !

Mais on a surpris le secret du maître et aussitôt c’est une noble émulation pour le servir. Ô beauté des mœurs de cour ! Le prince Poniatowski, le grand-maréchal Duroc se font les Mercures du nouveau Jupiter. Ils assiègent pour son compte la porte et le cœur de la rebelle. Une madame de Vauban (un bien beau nom pour un métier douteux !) prête l’aide de ses conseils stratégiques, afin d’investir cette forteresse qui a l’impudence de se défendre.

Ce n’est pas encore assez. Voici mieux : Sous prétexte que la Pologne a besoin d’avoir une amie sûre auprès de l’empereur, la noblesse, le clergé, sa famille font honte de sa résistance à la pauvre petite. Son vieux mari, naturellement, la pousse de toutes ses forces (sans le savoir, je veux le croire) vers celui qui la traque. Elle est bonne catholique : on lui rappelle qu’Esther s’est donnée sans l’aimer à Assuérus ; on lui écrit dans une lettre presque officielle :

— Sachez, madame, ce qu’un homme célèbre, un pieux et saint ecclésiastique, Fénelon en un mot, a dit : « Les hommes qui ont toute autorité en public ne peuvent par leurs délibérations établir aucun bien effectif, si les femmes ne les aident à l’exécuter » —

Fénelon entremetteur ! On peut appeler cela une vraie trouvaille !

Napoléon presse, supplie, ordonne. Il combat à coups de diamants, de promesses, de menaces. Un soir il brise sa montre, en disant qu’il brisera ainsi la Pologne, si l’on s’obstine à le faire languir. Casser quelque chose était son argument suprême, lorsqu’il voulait courber une volonté récalcitrante. Que faire ? Le siège a duré sans doute moins longtemps que celui de Troie. La résistance n’a pas dépassé trois jours, si j’ai bien compté. Mais l’assaut est violent. Point de secours à attendre ! La jeune femme cède… pour la Pologne !

Pauvre Pologne ! Elle ne devait guère bénéficier du sacrifice, si tant est qu’il faille appeler ainsi une défaite bien rapidement acceptée. Elle ne fut pas ressuscitée. Le seul résultat, non prévu, quoique naturel (oh ! très naturel) de ce duel amoureux fut un certain comte Walewski, qui s’est trouvé en France, cinquante ans plus tard, président du Corps législatif sous un autre Napoléon, troisième et dernier du nom.

M. Masson nous conte plus d’un épisode croustilleux de ce genre. Il ne cite point les sources où il a puisé ; mais il paraît avoir eu les clefs d’une foule de coffrets riches en documents précis et en scandales rétrospectifs. On le lira avec curiosité ; je doute pourtant que l’on partage sans réserve son exubérante admiration pour la faculté d’aimer chez Napoléon :

« Par ce côté, conclut-il, comme par tous les autres, il demeure supérieur aux autres êtres. »

Tudieu ! quel homme incomparable ! Dites-moi pourquoi j’entends murmurer dans ma mémoire l’anecdote si lestement contée par Paul-Louis Courier ! Bonaparte, au temps où il a encore des égaux, arrive chez des camarades qui sont à table :

— Ce sont des artichauts dont vous déjeunez là ?
— Oui, général.
— Vous, Rapp, vous les mangez à l’huile ?
— Oui, général.
— Et vous, Savary, à la sauce ? Moi, je les mange au sel.
— Ah ! général, répond celui qui s’appelait alors Savary, vous êtes un grand homme. Vous êtes inimitable !

XVIII. L’internat §

M. Marion, qui enseigne à la Sorbonne, faut-il dire cette science ou cet art qu’on appelle du vilain nom de pédagogie, a publié récemment un livre intitulé : l’Education dans l’Université. L’Université, cela veut dire ici les lycées et collèges de l’Etat. Adoucir la discipline, créer l’illusion d’un régime paternel, préférer parmi les maîtres les caractères droits aux esprits brillants, rapprocher professeurs et élèves, tels sont les conseils que l’auteur donne en excellents termes.

Ce sont sans doute de bons palliatifs au mal dont souffre notre enseignement secondaire. M. Payot, qui édite chez Alcan un très intéressant volume sur l’Education de la volonté, signale à son tour les vices du même enseignement. Mais, hélas ! qu’espérer de ces remèdes et de ces plaintes, tant qu’on ne touchera pas à la grande plaie qui le mine, je veux dire à l’internat ?

Elle prospère, elle fleurit, cette belle institution catholique et bourgeoise ! Dire même que la République multiplie sans hésiter ces Bastilles scolaires, moitié couvents, moitié casernes, détestable legs du moyen âge et de nos monarchies royales ou impériales ! Dire qu’on se réjouit à chaque rentrée quand on peut annoncer triomphalement que ces « geôles de jeunesse captive », comme les nommait déjà Montaigne, ont augmenté leur effectif de prisonniers !

Pourquoi donc la France est-elle restée ainsi le pays béni de l’internat ? Il faut sans doute des motifs bien graves à un père et des motifs encore plus graves à une mère pour faire enfermer leurs enfants durant ces années printanières, qui devraient amasser à ces pauvres petits une provision de bonheur et de santé pour le reste de leur vie. Voulez-vous que nous les cherchions ensemble, ces motifs ?

Je ne pense pas que ce soit le désir de consolider les affections de famille. J’entends bien répéter que la famille est le fondement de notre société. Nos moralistes en ont plein la bouche, quand ils en parlent. Et pourtant, à voir les trois quarts de l’année ces parents sans enfants et ces enfants sans parents, ne croirait-on pas qu’on a voulu leur apprendre à se passer les uns des autres ?

On connaît ce vieil habitué des tribunaux à qui le président adressait la question traditionnelle : — Votre domicile ? — La prison, répondit-il. — La bonne moitié des jeunes Français de famille aisée pourraient répondre de même. La maison paternelle, ce n’est plus qu’un séjour d’été ou un pied-à-terre du dimanche.

Serait-ce alors pour endurcir à la souffrance ces êtres frêles et tendres qu’on les interne comme des criminels ? Mais je me suis laissé dire qu’on n’a même pas pour but unique d’en faire des soldats, comme au temps du premier empire.

Peut-.être est-ce pour le bien de leur corps ? Chacun sait, en effet, qu’au collège la nourriture est toujours saine et abondante ; que la vigilance de l’administration y remplace avec avantage les soins maternels ; que jamais, au grand jamais, la contagion du vice n’y a gâté les innocents exposés jour et nuit aux périls de la vie en commun. On m’assure toutefois qu’à Paris et ailleurs il y a plus d’une cour de lycée où les enfants, entre quatre grands murs, sont par trop à l’abri des coups de soleil et des courants d’air. J’ai, connu aussi quelque part certain dortoir qu’on appelait l’entrepont, et ce surnom emprunté à la marine ne voulait pas dire qu’on y respirât trop à l’aise. Je crois me souvenir que le matin cet étouffoir

Sentait plus fort, mais non pas mieux que rose.

C’est donc au bien de leur esprit qu’on a songé ? Ne met-on pas certains oiseaux en cage pour leur apprendre à chanter !

Par malheur pour cette comparaison, les oiseaux chantent aussi en liberté, et au collège l’externe vaut l’interne. J’ai consulté des professeurs ; je leur ai demandé où ils trouvent le plus de paresse, d’apathie, de mauvais vouloir ; la plupart m’ont dit que les cerveaux les plus rétifs se rencontrent d’ordinaire parmi ceux sur qui pèse la calotte de plomb de l’internat.

Faut-il admettre que cet internat est une nécessité fâcheuse, mais inévitable ? — Regardez la Suisse, l’Amérique ! Là aussi, l’enfant va au collège, et il arrive, là aussi, que le collège est loin. Impossible de rentrer chaque soir ! L’enfant va-t-il être pour cela parqué, avec mille ou quinze cents autres, dans un énorme et lugubre bâtiment ? Non, il change de foyer, voilà tout. Sa famille le confie à une autre famille. Il habite chez des parents, chez des amis. Ce n’est pas plus cher, et c’est plus sûr.

En ces pays-là, les gens prétendent que l’école ne doit pas prendre figure d’épouvantail ; que l’enfant n’a rien fait pour être séquestré, sevré tout à coup de tendresse et de liberté ; ils disent qu’il retrouve ainsi loin des siens ce milieu tiède et sain dont son jeune âge a encore besoin ; ils osent soutenir que tout le monde trouve son compte à cette façon d’agir, le père et la mère qui sont plus rassurés, l’enfant qui est mieux soigné et surveillé, ses hôtes qui se font de la sorte et sans grande peine un utile supplément de gain. En vérité, les Français ne sont donc pas forcés, plus que tout autre peuple, de tenir l’enfance en chartre privée.

Non, non, ce n’est rien de tout cela qui suffit à déterminer tant de pères et de mères à ne l’être qu’à demi.

Indépendamment de la routine, qui est le premier pouvoir de tous en ce bon pays de France, je vois chez trop de parents riches le désir mal dissimulé de s’affranchir d’un devoir, qui est une charge, comme tout devoir.

Pensez donc, si les enfants demeuraient à là maison, s’il fallait veiller sur eux en personne, monsieur et madame seraient obligés d’avoir une vie de famille et de se respecter l’un l’autre, ce qui pourrait les gêner beaucoup. Ils n’auraient plus la précieuse liberté de se quereller, à toute heure et de tirer chacun de son côté. Monsieur devrait prendre sur les heureux moments qu’il coule en paix au café, au cercle, dans les coulisses. Madame ne pourrait plus suffire à la multitude de ses occupations, visites, bals, soirées, concerts, spectacles, conférences avec la couturière ou le tailleur pour dames. Quoi de plus triste ? Quoi de plus peuple ?

Avoir des enfants, passe encore, à la rigueur ! Les nourrir, il le faut bien ! Mais donner une part de son temps et de son cœur à leur éducation, c’est un luxe qui ne convient qu’aux pauvres !

Quand on a l’honneur d’être à son aise, on commence par mettre son enfant en nourrice ; dès qu’il est grandelet, on le fourre au collège. Proviseur, principal ou directeur, censeur, surveillants, maîtres d’étude, autant de nourrices sèches qui, moyennant finance, se chargent de faire sucer aux jeunes esprits le lait de la science et des bons principes !

Les lycées, collèges et pensions ne prennent pas encore les bébés en sevrage. Mais les élèves y entrent dès l’âge de sept ans et ils peuvent y rester jusqu’à leur vingtième année. Quel débarras, quand on songe qu’ils sont bel et bien claquemurés dix mois sur douze et que, s’ils sont admis ensuite clans une grande école de l’Etat, ils ont encore à faire deux ou trois ans de séminaire laïque, avant d’avoir le droit d’ouvrir leurs ailes !

On serait tenté de prêter aux parents des motifs plus profonds, de supposer qu’ils raisonnent ainsi :

« Mon fils est destinéà vivre dans une société où il est mauvais d’avoir une trop grande indépendance d’allures, d’opinions et de caractère. On ne saurait trop tôt le prémunir contre ce danger-là.

A la maison, il aurait pu développer librement ses aptitudes naturelles ; il aurait été capable de se faire une volonté robuste et un esprit original. Or, le mot d’original est devenu une espèce d’injure. Il aurait souffert dans la suite de ne pas assez ressembler aux-autres.

Au collège, ses instincts sont comprimés, ses penchants entravés. On le dresse à penser et à faire comme tout le monde. On lui met un uniforme à l’esprit comme au corps.

Il s’accoutume à obéir, à craindre le pouvoir, à respecter l’arbitraire, à exécuter sans mot dire la consigne. Il apprend que l’autorité a toujours raison, que se plaindre est un danger, raisonner un délit, résister un crime puni des dernières rigueurs.

Quel apprentissage vaudrait celui-là ? Il va sortir de là plié, courbé, assoupli, préparé à toutes les servitudes de la vie, en un mot parfaitement discipliné. Il a tout ce qu’il faut pour être demain bureaucrate, fonctionnaire d’un gouvernement quelconque, rouage d’une machine, bourgeois routinier et soumis ! Son avenir en France est assuré. »

Le raisonnement est juste, sauf qu’en certains cas les volontés comprimées se redressent soudain comme des lames d’acier courbées par force. Mais les réfractaires sont quatre ou cinq pour cent Les autres sont matés pour toujours. Qu’est-ce qui pourra étonner et révolter plus tard celui qui dès l’enfance aura été rompu à des pratiques aussi fortement motivées que celle-ci, par exemple ?

— Attendu qu’il n’y a pas en France de religion d’Etat ; que juifs, protestants, catholiques, et même libres-penseurs sont égaux devant la loi ; que l’Ecole a été proclamée neutre ;

Il y aura dans tout établissement secondaire de l’Etat une chapelle et un aumônier ; tous les élèves feront maigre le vendredi, et, de plus, le mercredi pendant le Carême ; les congés seront fixés à l’époque des fêtes catholiques, Pâques, la Pentecôte, la Toussaint, etc.

Oui, certes, l’internat est bien l’image et l’école du monde illogique et autoritaire où nous vivons. Mais c’est peut-être par un autre système qu’on ferait des hommes libres et des citoyens.

Je me rappelle une vieille estampe où l’on voit le tombeau de Jean-Jacques dans son îlot d’Ermenonville. Tout alentour des enfants jouent, sautent, gambadent, nagent dans l’étang. Une douzaine de bambins naviguent dans un bateau, et sur une banderole qui flotte en haut du mât se lit cette inscription : « Au libérateur de notre esclavage ! »

Pauvres enfants ! Les idées de Jean-Jacques ont démoli en France la Bastille et la monarchie. Elles n’ont pas démoli l’internat.

Aux socialistes de préparer cette « destruction nécessaire ! » On les accuse volontiers d’avoir pour idéal une société enrégimentée, casernée, domestiquée. Ils peuvent répondre à leurs accusateurs » : C’est vous qui, plagiaires de l’Église, perpétuez des fabriques de sujets dociles et de petits vieux. C’est nous qui vous crions au nom de l’avenir et de la liberté : Elargissez l’enfance ! »

XIX. Léon Cladel §

En attendant que Léon Cladel ait son monument de marbre ou de bronze, quelques amis dédient à sa mémoire un livre collectif ; les monuments de papier ne sont pas les moins durables.

Le volume offre une étrange bigarrure de sujets et d’auteurs : on y trouve, côte à côte, des discours, des nouvelles dramatiques, des récits plaisants, des boutades amères, des morceaux de vie et d’histoire ; on y voit fraterniser (ô quelle magicienne que la mort pour rapprocher les distances !) Jules Simon et Hector France, André Theuriet et Camille Lemonnier, Henri de Bornier et Zola, bien d’autres encore.

Le tout s’intitule La Villa Bon Accueil (Ollendorff, éditeur). La villa Bon-Accueil, la bien nommée, c’est la retraite hospitalière où chaque dimanche, à Sèvres, au milieu de ses fleurs, de ses beaux enfants, de ses chiens, qui faisaient presque aussi partie de la famille, le doux et rude burineur des Va-Nu Pieds recevait ses confrères, les artistes de la plume, du pinceau, du maillet. Je le vois encore avec sa figure émaciée de Christ souffrant, sa barbe de lin embroussaillée, sa chevelure de guerrier Franc, prodiguer à plein cœur les bons conseils, les paroles hautes et réconfortantes, les encouragements et les services délicats. C’était son plaisir de faire ainsi du socialisme en action.

Celui qui écrit ces lignes a su par lui-même quel fraternel appui on rencontrait dans cette maison fleurie où le deuil est entré l’an dernier, et, sans vouloir ni pouvoir s’acquitter, il tient à honneur d’accrocher son offrande de critique, un petit portrait littéraire de Cladel, au premier monument funéraire qu’on lui élève.

Le portrait ne sera pas flatté ; cela ne serait pas digne de lui, et d’ailleurs à quoi bon ? Il suffit de faire ressemblant pour qu’on aime l’homme et l’écrivain.

 

Curieux choc de contrastes en lui ! Un idéaliste fougueux avec des procédés de fougueux réaliste ! Un démocrate pur-sang qui fut en même temps un raffiné, un aristocrate des lettres !

D’abord il poursuit le vrai avec passion, avec fureur. Pour être plus sûr de l’étreindre, il prend ses sujets autour de lui, sous sa main, dans son Quercy, dans sa famille. Paysan, il peint des paysans. Fils du peuple, il montre la vie du peuple.

Arrière conventions et convenances, ces deux formes du convenu ! Il se fait gloire de rendre ce qu’il voit avec « une sainte brutalité de touche ». Il se pique d’être un mâle. Ni les jurons, ni les mots crus, ni les vilenies, ni les frénésies de la bestialité humaine ne font hésiter son implacable exactitude. Voulez-vous qu’un chiffonnier ou un cocher parle et agisse comme un académicien ?

Ah dame ! Il n’écrit pas pour les petites filles dont on coupe le pain en tartines, comme disait Gautier. Il nargue les critiques timorés ; il se rit des scrupules, même quand ils empruntent la voix qui lui est la plus chère au monde, celle de sa femme. Il étale la nudité du vice ou du crime avec une sereine impudeur. Mais ce n’est pas chez lui désir de chatouiller les sens, d’émoustiller la chair. Non, tout reste franc et sain. C’est conscience d’observateur et de peintre.

J’ai dit peintre. Il l’est à la façon de Millet ou de Troyon, quand il déroule les champs ensoleillés et leur vaste horizon ; de Courbet, quand il retrace les grosses gaietés villageoises ; de Murillo, quand il dresse en pied quelque gueux dépenaillé. Mais graveur plus encore que peintre ! Ce n’est pas sans raison que plusieurs de ses morceaux s’intitulent : Eaux-fortes à la plume. Il a le trait précis, vigoureux, creusé, qui mord et qui pénètre.

N’empêche que cet obstiné chercheur du vrai fut aussi un acharné poursuivant de l’idéal.

Décrit-il les choses ? Il sympathise avec celles qui sont tenaces, vivaces, énergiques, comme les chênes et les rochers de son pays. Il sent et saisit leur âme, leur donne une expression humaine, dussent elles paraître fantastiques et irréelles.

Met-il les hommes en scène ? Il s’attendrit, s’apitoie sur eux. Il a beau être, par le soin infini du détail, un Parnassien de la prose. Il n’a point l’olympienne indifférence des adeptes de l’art pour l’art. Il ne veut point figurer dans l’école des lmpassibles. Il est, au contraire, un être nerveux et très passible (le mot est de lui), et il parcourt dans son œuvre toute la gamme des sentiments.

Le croirait-on ? Ce brutal est au fond un tendre. Il a des caresses dans la voix, quand il parle de la maison paternelle ou des bons animaux, serviteurs de l’homme. Plusieurs de ses héros, vrais héros de la charité, fanatiques de la vie universelle, exposent leurs jours pour sauver de petits chiens qu’on noie ou des rats qu’on supplicie par un jeu barbare.

Mais leur pitié est virile, et partant active, militante. S’il esquisse d’une main émue des êtres tout bonté, ses favoris, ce sont les braves, les résolus, les patients, ceux dont les sentiments sont forts comme la mort. Voyez son Bouscassié qui s’estropie par amour ; Achille et Patrocle, deux modernes incarnations de l’amitié héroïque ; Eral, le pâle voyou, qui s’improvise dompteur pour conquérir Andréa, la dompteuse !

Certes, nous sommes loin avec Cladel des personnages moyens et vulgaires. Il se complaît bien plutôt dans l’exception. En lui éclate à chaque instant un poète, qui écrit parfois en vers pittoresques, mais qui se trahit le plus souvent par le grandissement épique des caractères, ou encore par la création d’un type qui prend la largeur d’un symbole. En ces moments-là, il lui arrive d’oublier tout à coup les limites du vraisemblable et du possible. Je sais telle tirade ample et superbe, qui a le tort d’être dans la bouche, d’un agonisant (Zachario) et qui force le lecteur à dire en souriant : Ô poète !

Mais aussi quelles visions intenses et grandioses ! Vous rappelez-vous cette vieille paysanne, la veuve Jayfaim, qui, voulant faire donation de ses biens à ses enfants, les entend se disputer devant elle à qui ne paiera pas ses funérailles ? La pauvre martyre saigne et crie sous la blessure, dont elle fait hommage à son Dieu. Et quel tableau tragique pour finir :

« On vit la donatrice, aussi blanche de l’âme que des cheveux, se lever le front nimbé d’on ne sait quel halo par les rayons obliques du couchant, qui perçaient ensanglantés les vitres des fenêtres, se frayer un passage à travers la bande infernale et s’enfuir à tâtons, échevelée, éblouie par l’atroce vérité, comme un aveugle-né qui verrait à l’heure inéluctable du trépas, non pas les splendeurs, mais toutes les monstruosités de la nature. »

Et faut-il des exemples de ce symbolisme, qui fait incarner en une personne une idée de justice ou d’espérance ? C’est ce baron, renégat de tous les régimes, qui voit entrer chez lui la citoyenne Isidore, sa sœur, restée pauvre et intègre. Ecrasé de ses reproches, il lui demande pardon, veut lui l’appeler qu’il est son frère, et elle répond :

« Vous en avez menti ; je ne suis pas votre sœur. Je suis celle qui finit toujours par se faire entendre. Je suis la Vérité. »

Ainsi encore les derniers combattants de la Commune, réfugiés au Père Lachaise et prêts à bien mourir, baptisent le fils nouveau-né de leur commandant du nom significatif de Revanche.

Si Cladel atteint de la sorte aux effets de la haute poésie, on ne reconnaît pas moins l’adorateur du beau qu’il était à l’acharnement avec lequel il a ciselé sa prose. Lui aussi, comme Flaubert, il a connu « les affres du style. » Lui aussi, comme Baudelaire qu’il proclamait son maître, il a eu la religion du mot précis. D’aucuns regrettent même que, disciple trop docile, alors qu’il avait le droit de penser et d’agir en maître, il ait parfois outré l’amour et la recherche de l’expression rare, jusqu’à rendre certaines de ses dernières pages bien difficiles à lire pour ce peuple qu’il aimait tant !

Ses nouvelles, qu’il faisait courtes pour les faire plus soignées et dont beaucoup sont des chefs-d’œuvre, laissent voir à chaque pas l’horreur du banal. Mais, comme tout homme, il a les défauts de ses qualités. Par haine des phrases molles et lâches, il déroulera souvent sa pensée en longues périodes, pleines à craquer, serpentines et compliquées comme son paraphe. Par dégoût des mots usés, il inventera des vocables nouveaux ou il fouillera tous les dictionnaires pour en extraire des termes si vieux, si vieux qu’ils en sont redevenus jeunes.

Il cherchera pour ses personnages des noms bizarres, à sonorités extraordinaires : Hydulphe, Fiffogne, Ispaliud, Qouœl, Nazi, Yufko, Yxglu, voilà quelques-uns de ceux qui figurent au calendrier de Cladel. Il portait lui-même le prénom peu commun d’Alpinien et il devait en être content. N’a-t-on pas raconté qu’entendant un confrère parler d’un jumart, métis prétendu de la vache et de l’âne, il s’était fait céder en toute propriété le droit de mettre dans son œuvre ce problématique animal ? Innocente raillerie à l’adresse d’une maladie que ne soupçonnent pas les esprits vulgaires : la crainte de ne jamais être assez original !

Quand on s’est rendu compte du caractère double et presque contradictoire du talent de Cladel, on peut se demander : — Qu’aima-t-il le mieux, du vrai ou du beau ? — L’hésitation est permise ; mais on peut répondre sans hésiter : — Ce qu’il aima le mieux, c’est le juste.

Ô les âpres ironies contre les parvenus de la bassesse et de l’hypocrisie, voleurs de renommée ou de pouvoir ! Les beaux jaillissements de colère contre les égoïstes, pour qui tout est bien quand ils sont bien ! Les vaillantes indignations contre les lâches, qui courbent l’échine, contre les cruels, qui rient de la souffrance d’autrui ! Et aussi (c’est l’autre face des mêmes sentiments) les délicates tendresses pour les faibles, pour les petits, pour les victimes de la destinée ou des hommes plus méchants encore ! Les fiers appels à la révolte ! Les robustes actes de foi en un avenir meilleur, qu’il ne faut pas espérer mollement, mais forger, mais créer à force de courage et d’énergie !

Je lisais naguère, je ne sais où, qu’un homme à caractère, un homme fidèle à ses convictions et à ses rêves de jeunesse, risque fort d’être un imbécile. Pauvre niais de Cladel ! Il fut un républicain de l’avant-veille ; il fut le compatriote et l’ami de Gambetta. Et il a eu la sottise de n’en point profiter !

Il n’a pas su plier son âme hautaine aux palinodies et aux génuflexions. Il s’est obstiné à se tenir debout, faisant flamber au soleil ses opinions écarlates, reproche vivant pour les républicains déteints qui ont peur de leur passé. Aussi est-il mort pauvre et n’a-t-il emporté dans la tombe que le respect des honnêtes gens, l’admiration des artistes, l’affection et les regrets des humbles. Qu’est-ce que tout cela par le temps qui court ?

XX. A. Hamon : Psychologie du militaire professionnel §

« Les romanciers modernes, a écrit Paul Bourget, se sont découvert un riche, un inépuisable sujet d’observation, lorsqu’ils se sont avisés qu’il existe une sensibilité particulière à chaque métier. Ils ont ainsi reconnu que l’homme de lettres, par exemple, aime ou désire, hait ou regrette autrement que le commerçant, qui se distingue lui-même du diplomate, du savant et du soldat, par la nuance de ses passions ! »

A vrai dire, la découverte ne date pas des romanciers modernes. La Bruyère, dans ses Caractères, a déjà étudié le pli que la profession peut imprimer à l’homme. Quand il décrit les courtisans, il montre sur les âmes les effets d’un véritable métier qui consiste à conquérir, pour en vivre, les faveurs d’un souverain. Qu’a fait Lesage, dans son Turcaret, sinon marquer les déformations que l’exercice de la finance produit sur un individu !

En notre siècle on a repris, poussé plus avant ces études. Je me souviens d’une série de portraits intitulée : Les Français peints par eux-mêmes. On y trouve croqués les types du médecin, du sergent de ville, du gendarme, du rentier, etc. Et s’il fallait citer tous les écrivains qui, au théâtre ou dans le roman, ont consacré leur talent à la peinture des diverses professions, la liste remplirait aisément plusieurs colonnes.

« Le métier des armes », n’a pas échappé plus que les autres aux regards des analystes fouilleurs pénétrants de la réalité. Depuis Servitude et Grandeur militaires d’Alfred de Vigny jusqu’aux romans récents sur les Sous-offs et les Offs, combien d’œuvres qui ont mis en lumière les façons de penser, de sentir et d’agir propres aux soldats et à leurs chefs !

Cependant tous ces ouvrages ont ceci de commun que les faits y sont retracés avec la souplesse, l’imprécision, la part de fantaisie qui sont inhérentes à toute création littéraire. Ce qui fait l’originalité de la tentative de M. Hamon, c’est qu’il a voulu appliquer à la même matière la méthode scientifique. Il s’agit pour lui d’écrire non plus de brillantes variations sur un thème donné, mais un bon chapitre de sociologie.

Comment va-t-il s’y prendre ? Il commence par délimiter son sujet. Il ne parlera point des soldats, parce qu’ils ne sont sous les drapeaux que provisoirement, par nécessité. Une fois rentrés dans la vie civile, ils perdent vite les habitudes contractées au service. Il s’occupera seulement des professionnels, de ceux pour qui l’état militaire est une carrière ; autant dire que ses remarques ne porteront guère que sur le corps des officiers.

Cela posé, partant de cette idée que l’armée est faite pour la guerre et ainsi pour la violence, il rattache à cette fin essentielle les traits de caractère qui en sont la conséquence. Mépris de la vie humaine et de la souffrance ; brutalité et grossièreté dans les rapports avec les inférieurs, les pékins et souvent les femmes ; tendance à l’abus de pouvoir ; maladie du césarisme ou césarite, prétentions à l’omniscience, esprit de corps qui rend l’impunité ordinaire pour les coupables pourvus de hauts grades, tels sont les vices principaux que l’auteur signale avec une impitoyable tranquillité.

Mais il ne se borne pas à les souder à leur cause première par un lien de filiation. Il en établit, il en prouve l’existence. M. Hamon est un grand dépouilleur de journaux ; il puise à pleines mains dans les faits divers, dans les comptes rendus des tribunaux, dont la lecture est pour le commun des mortels un amusement d’une minute ; il explore curieusement les écrits de quelque général ou amiral en veine de confidences. Il tire de tout cela une masse de petits faits précis, datés, localisés ; il les met bout à bout, les éclaire en les rapprochant les uns des autres. La synthèse des détails accumulés s’opère, en quelque sorte, toute seule.

Bien que M. Hamon écrive en savant, en philosophe, qui vise, non pas à charmer, mais à instruire, le défilé de ces documents humains est d’un effet souvent piquant, toujours frappant. C’est la vie prise sur le fait qui parle, qui accuse, qui crie la vérité. Chacun des chapitres est une galerie d’anecdotes, mais une galerie qui mène à une autre et de proche en proche bien plus loin qu’on ne pensait aller.

La difficulté est de démontrer que certains traits de mœurs relevés sont bien le produit du milieu professionnel. L’auteur procède par élimination. Il montre qu’ils ne peuvent provenir ni de la famille, ni de l’école, ni de la société ambiante ; il faut bien conclure alors qu’ils sont dus au milieu spécial qui enveloppe et façonne les militaires.

Il convient d’ajouter que M. Hamon, déterministe conséquent, incrimine les institutions, non les hommes. Il condamne les actes en innocentant les agents. C’est sur le système, et non sur les personnes qui en sont les premières victimes, que tombe sa réprobation.

Elle se formule à la fin en termes sévères : « Le militarisme, dit-il, constitue une véritable école du crime. »

Le mot crime prend sans doute sous sa plume un sens extrêmement élargi ; il désigne « tout acte qui lèse la liberté individuelle ». Il n’en est pas moins vrai que la suppression du militarisme, et, en attendant, son amélioration par des réformes radicales reste à ses yeux un but qu’il faut poursuivre sans relâche pour le plus grand bien de l’humanité.

 

J’ai résumé le livre de M. Hamon ; je vais maintenant le discuter. Précisément parce que j’estime son talent et sa sincérité courageuse ; parce que j’approuve sa méthode et l’esprit, sinon la forme, de ses conclusions ; surtout parce que j’espère qu’il étendra ses recherches à d’autres professions, je tiens à lui signaler ce qui pourrait, à mon avis, rendre encore plus solide une étude de ce genre. Il me permettra bien de lui emprunter l’épigraphe de son propre livre : Amicus Plato, sed magis amica veritas.

Qu’un autre lui reproche d’avoir osé critiquer l’armée ! Aurons-nous toujours besoin en France d’avoir une arche sainte ? Ce fut, après le coup d’Etat de 1851, la propriété. Ce fut l’armée, après nos désastres de 1870. Mais le beau moyen de guérir les plaies de la patrie, que de fermer les yeux ou de crier à tue-tête quand on y touche, comme s’il s’agissait de sauver le Capitole !

Non, si M. Hamon est convaincu que le militarisme est mauvais, corrupteur d’hommes, générateur de crimes, il a eu raison de le dire bien haut. Ce n’est pas au nom d’un patriotisme maladroit qu’on peut attaquer ses opinions. La science ne relève que de la science.

Aussi est ce au nom de la vérité, notre commune amie, que je lui demanderai tout d’abord :

Ne serait-il pas juste de distinguer, dans les travers du militaire, ce qui lui appartient en propre et ce qui se trouve en tout professionnel ? Estime exagérée de la fonction qu’on remplit, dédain pour ceux qui pratiquent un autre métier, esprit de corps, est-ce que tout cela n’est pas commun au magistrat, au médecin, à l’universitaire, à bien d’autres ?

Travers généraux, non particuliers !

Puis ce petit livre tient-il tout ce que promet ce vaste titre de Psychologie ? Il s’annonce par là comme devant être une étude complète et impartiale des influences bonnes et mauvaises que l’état militaire exerce sur le moral tout entier.

Or, d’une part, je ne vois pas que l’auteur ait relevé, sur l’intelligence, l’action de la vie de garnison, d’une vie presque automatique, où tout est réglé, mécanique, uniforme. Il me semble que la terrible efficacité de cette vie-là pour tuer le rêve, l’initiative, l’imagination, mériterait d’être indiquée.

D’autre part, ce qui est plus grave, l’auteur semble n’avoir voulu voir qu’une face des choses. Il n’a pas été aussi bilatéral qu’il faut l’être, quand on prétend les étudier scientifiquement. Est-il possible que le métier des armes ne développe en l’homme aucune vertu, aucune énergie bienfaisante ? Qu’il ne soit jamais producteur de courage ou d’abnégation ?

Je voudrais rencontrer, rangés dans un double tableau et s’opposant les uns aux autres, les défauts et les qualités qui naissent d’un séjour prolongé au régiment. Cela serait plus équitable, plus philosophique aussi ; car il en est de ce milieu social comme de tout ce qui nous environne. Le torrent, qui ravage les montagnes, sert parfois à les fertiliser ; la tempête, qui renverse les arbres et fait sombrer les vaisseaux, purifie l’air aussi et en balaie les miasmes. Ainsi bravoure, audace, mépris du danger proviennent de la même source que brutalité ou mépris de la souffrance d’autrui. Pourquoi ne pas mettre en regard ces manifestations contraires d’une même force ?

En négligeant de le faire M. Hamon nous donne, non pas la physiologie, mais la criminologie du militaire professionnel. Il est connu pour un criminologiste distingué ; il ne s’est pas assez défié de ses habitudes de pensée ; il a gardé, lui aussi, le pli professionnel.

Peut-être a-t-il cru que sa thèse serait plus forte, s’il laissait dans l’ombre ce qui pouvait adoucir son réquisitoire contre le militarisme. Erreur de calcul, en ce cas. Un roman, un pamphlet, un écrit polémique, a le droit de ne pas tenir grand compte des circonstances atténuantes en faveur d’une institution mauvaise : une étude de sociologie n’a pas ce privilège. L’auteur qui fait de la science ressemble à un juge qui instruit un procès : il doit avec le même soin recueillir les accusations et les témoignages à décharge, il compare les unes avec les autres, et le jugement s’obtient non par addition, mais par soustraction.

 

J’ai dit les imperfections de méthode qui empêchent les conclusions de M. Hamon d’être aussi fortement motivées que je le voudrais. Son livre n’en a pas moins le rare mérite de condenser en peu de pages une somme d’arguments considérable, et de finir sur des conseils très sages.

Refonte du code militaire encore si sauvage, interdiction du port de l’uniforme, partout où il n’est pas nécessaire, fixation minutieuse des limites de l’obéissance due aux supérieurs, guerre infatigable à la guerre, lutte contre le chauvinisme qui ne rêve que tueries et victoires sanglantes, telles sont les principales mesures qu’il réclame.

Mais elles ne sont pour lui qu’un acheminement vers la disparition du militaire professionnel. L’armée permanente remplacée par des milices nationales, en attendant qu’il n’y ait plus d’armée du tout : c’est vers cet idéal qu’il s’oriente avec tout le parti socialiste.

Qui oserait dire que cet idéal est blâmable ? Je sais quelqu’un, un ancien officier, qui l’a conçu et exprimé comme M. Hamon :

« On ne saurait trop, a dit ce quelqu’un-là, hâter l’époque où les Armées seront identifiées à la Nation, si elle doit acheminer au temps où les Armées et la guerre ne seront plus et où le globe ne portera plus qu’une nation unanime enfin sur ses formes sociales ; événement qui depuis longtemps devrait être accompli. »

Et voulez-vous savoir quel est le sans-patrie, l’affreux socialiste qui a écrit ces lignes ? Il s’appelait Alfred de Vigny.

XXI. André Theuriet §

J’ai sous les yeux un petit bijou typographique, coquettement édité par Lemerre, finement illustré par Jeanniot. C’est, habillé de neuf, l’Abbé Daniel, d’André Theuriet, un des premiers récits qui firent aimer du public ce peintre délicat des bois, des champs, des mœurs villageoises et provinciales.

Et voici que ce petit livre, pareil à un vieil ami dont la vue seule fait lever dans notre âme un vol chantant de souvenirs, évoque en moi de doux paysages, de vagues mélodies, des senteurs champêtres, tout un monde de figures ennuagées par la brume légère du passé.

J’ai beau être dans ma chambre close que le vent assiège avec des hurlements de loup, que la pluie d’hiver bat de ses lourdes ondées, l’œuvre du romancier-poète m’y refait du printemps, du soleil, du ciel bleu. J’entends des vers qui chantent comme l’alouette, des nids qui jasent, des sources qui gazouillent, de vieilles chansons populaires qui montent, gaies et pimpantes, dans le tiède azur d’avril. Est-ce la bouilloire qui dit au coin du feu sa plainte monotone et mélancolique ? N’est-ce pas plutôt le feuillage qui ondule et frémit sous les caresses de la brise ? N’est-ce point la forêt qui soupire et chuchote ?

La fauvette au buisson
Murmure une romance,
Courte et leste chanson
Qui toujours recommence.
Verdiers, pinsons, linots,
Merles et loriots
Répondent en cadence.

Je ne me trompe pas. C’est le parfum pénétrant des feuilles mortes qui fermentent, de la terre où la sève bouillonne. C’est l’odeur grisante de la fleur de vigne, du foin coupé, de la framboise mûre, de la reine des prés et de l’églantine. Cela sent bon la vie, la jeunesse, la santé. Cela met au cœur de folles envies de rire, de crier, de courir, de se jeter en pleine nature, comme dans les bras d’une amoureuse.

Devant mes regards défilent les grands bois des Ardennes, où dansent sur la mousse des ronds de lumière blonde ; des bords de rivière, où papillons et libellules jouent et se poursuivent sous la profondeur mystérieuse des branches ; des prairies de Touraine, toutes bourdonnantes d’abeilles ; des lacs, comme celui d’Annecy, découpés en golfes capricieux par les montagnes qui les emprisonnent, irisés par les rayons qui rasent la surface de leur eau transparente.

Dans les vallées, sur les pentes des coteaux réapparaissent, tapis et comme endormis dans la verdure, de bons vieux petits bourgs, où il semble que le temps coule plus lentement et le sang aussi, où l’on croirait que les maisons et les âmes sont également muettes. J’ai l’impression de quelque chose de paisible, d’amorti, d’immobile, et je suis tenté de m’écrier… tout bas :

Calme petite ville, où t’ai-je déjà vue ?
Dans quel rêve ou dans quel pays ?

On y souffre, on y aime pourtant ! Et de même au village, dans ces veillées où fleurissent les contes et les amourettes, où s’échangent les quolibets et les mots savoureux qui ont un goût de terroir. Charretiers et bergers, attablés dans les grandes salles de fermes, ont aussi leurs passions : seulement les éternelles passions de la pauvre humanité prennent là par contagion un air rude et fruste. Les Pouvillon, les Ferdinand Fabre le savent bien. Dame ! on y travaille dur, au village, et les mièvreries du sentiment ne trouvent guère place chez des êtres qui sont avant tout les serviteurs et les amoureux de la terre.

Aussi vois-je surgir de cet âpre milieu des visages hâlés et rébarbatifs : telle cette Madame Heurteloup, la bête noire, comme on l’appelle, une robuste vieille qui se hérisse dans la haine de l’amour et le désir de la vengeance ; tels l’usurier madré, le viveur campagnard, etc. Il y a des loups dans les bergeries d’André Theuriet.

Mais, comme de juste, il y a plus de moutons encore, capables d’un coup de tête à l’occasion, au fond bons et généreux. Ils se présentent nombreux, les gars solides, un peu gauches, un peu brusques, en qui le cœur vaut mieux que la raison. Braves gens, qui ne sont point des saints, qui ont des verdeurs gauloises, des échappées de colère ou d’étourderie juvénile, mais qui sont droits, fiers, honnêtes, énergiques !

Paysans ? Non. A demi tout au plus ! Ils sont plutôt de toute petite bourgeoisie, infimes employés, rejetons de familles ruinées, enfants sans fortune ou même sans père, qui doivent gagner leur pain et n’ont pas le temps de se laisser aller aux langueurs du rêve, aux veuleries des volontés malades.

Pourquoi cependant tous ces jeunes hommes s’effacent-ils à mes yeux dans une sorte de brouillard ? C’est qu’à côté d’eux se dessinent, en traits plus nets et plus variés, une foule de figures féminines, caressées avec une prédilection visible par le pinceau du peintre.

Elles répondent mieux à son genre de talent. Il a pu, sans fausser leur physionomie, les faire vraies et poétisées. Il a pu verser en elles la douceur, la tendresse qui sont en lui. Il a pu employer à les rendre les tons fins et veloutés du pastel.

J’aperçois bien, en tête du bataillon, une vieille fille dont la bonté se cache sous des moustaches viriles et sous une enveloppe piquante comme celle d’une châtaigne (Le filleul d’un marquis). Mais que d’ombres gracieuses voltigent autour d’elle ! Que d’adorables tantes, que de charmantes sœurs et surtout que de jolies fillettes !

Je vous salue, Valentine, gaie comme l’oiseau, fraîche comme la rosée, naturelle comme l’enfant, fleurette blanche à cœur d’or comme la marguerite des champs ! Je vous salue, Mariannette, aux yeux de velours, dont la franchise donne et enlève si cruellement une éphémère illusion de jeunesse à l’automne finissant d’un Parisien ! Salut encore à vous, Sylvine, lys poussé dans l’obscur logis d’un tisserand, vous qui, de l’inutile héritier d’un nom antique, avez su faire un vaillant bûcheron ! Et je ne vous oublierai pas, petite Denise, que l’abbé Daniel (cause première de cette rêverie !) marie avec son filleul, un autre Daniel, pour se dédommager de son bonheur manqué avec une autre Denise, votre mère.

Elles ne sont pas toutes aussi pures, aussi idylliques, les jeunes filles et les jeunes femmes, qui m’apparaissent fugitives dans la pénombre. J’en vois de troublantes, d’inquiétantes, de vraies sirènes aux yeux profonds et perfides comme la mer, à la voix séductrice, aux caresses enlaçantes comme les algues qui se nouent aux pieds du nageur et l’entraînent dans l’abîme.

Les voyez-vous, les fées mauvaises, les mangeuses d’hommes ? par exemple Sauvageonne, l’indomptée aux cheveux roux, qui brise deux existences et la sienne même dans l’élan fougueux de son désir ; ou bien encore quelque belle étrangère, qui s’amuse à embraser l’âme d’un pauvre garçon de peintre, pour le laisser mourir ensuite captif « d’une ensorcelante et décevante vision. »

C’est que la passion flambe par éclairs subits dans la douceur tempérée de ces histoires plus souvent roses que noires. Le tragique y fait irruption ; la mort y grimace au détour d’une page. Il s’y produit, tantôt des catastrophes qui font couler sans bruit des larmes et du sang, tantôt de lents déchirements qui creusent au fond des cœurs de douloureuses et inguérissables blessures.

Aussi la mélancolie et la pitié n’y font-elles point défaut. Destinées avortées, espérances broyées par la dureté des choses, êtres faibles, inhabiles à la lutte et vaincus de naissance, comme tout cela vient jeter dans les fêtes de la nature toujours jeune la note plaintive de l’humanité souffrante !

Malheur à la brodeuse, coupable d’être pauvre !

Qui l’aimerait ? — Son cœur repousse fièrement
Ces vénales amours, fausses comme l’ivraie,
Qui laissent le dégoût à l’homme qui les paie
Et souillent à jamais la femme qui les vend.

Qui l’aimerait ? — Un pauvre et rude mercenaire ?
Mais l’amour prend du temps et chaque instant perdu
Goûte un morceau de pain : l’amour est défendu
A qui matin et soir lutte avec la misère.

Non, elle traînera ses jours laborieux
Dans son réduit glacé, sans enfants, sans caresse,
Jusqu’à l’heure où, tombant sous son faix de détresse,
Aux clartés de ce monde elle clora ses yeux.

Ce n’est plus là un personnage d’églogue. Les sombres masures des faubourgs se dressent devant moi et de là s’échappe la sourde lamentation qui, comme une basse éternelle et formidable, accompagne aujourd’hui tous ceux qui parlent de joie, d’amour, de bonheur. Ainsi parmi les bourgeois paisibles, les villageois rusés, les grandes dames exotiques, « les vierges aux belles couleurs », comme disait André Chénier, gémissent et frissonnent quelques pâles fantômes d’ouvriers et d’ouvrières, qui rappellent qu’André Theuriet a su compatir autant qu’un autre aux tristesses de la société environnante.

….. Pendant que je rêve, entraîné par le courant des souvenirs, les apparitions qui peuplaient la solitude de ma chambre se sont évanouies, et je puis me reprendre, songer que je dois faire ici de la critique.

Eh oui ! Je sais des œuvres plus éclatantes, plus vigoureuses, plus poignantes, plus pleines de pensée. Mais quoi ! le bouleau n’est pas le chêne, et pourtant sa grâce féminine a un charme qui manque au roi de la forêt. La fauvette n’est pas le rossignol, et pourtant elle a des accents si doux et si caressants qu’ils enchantent l’oreille.

Est-ce un inconscient besoin de contraste qui, en pleine bataille, dans le déchaînement des haines et des vengeances, m’a reporté vers des horizons pacifiques et reposants ? Je ne sais. Mais, à l’heure où l’année qui meurt conseille d’ordinaire un apaisement momentané, il est bien permis de laisser ses regards s’arrêter un peu sur une œuvre pareille à la rivière limpide, qui, traversant au plus vite pour ne s’y point salir les villages et les villes, s’attarde voluptueusement sous la voûte enténébrée des bois et dans le mol embrassement des prairies.

XXII. La philosophie du socialisme (Dr Pioger) §

On n’est pas à l’aise pour parler de philosophie dans un journal quotidien, fait pour l’action, voué à la lutte. Un ordre d’études, qui réclame une attention profonde et patiente, est-il bien à sa place dans une feuille légère, que le lecteur parcourt d’un coup d’œil hâtif et laisse aussitôt s’envoler au gré du vent ?

En vérité, tout ce qu’un critique peut faire, même en présence d’une œuvre de haute valeur, c’est la signaler, c’est en dégager le sens général et l’idée maîtresse.

Et pourtant un regard sur la philosophie contemporaine s’impose à quiconque veut comprendre Aujourd’hui et surtout Demain ! Savez-vous bien que, depuis une quinzaine d’années, il y a en France une renaissance philosophique qui comptera dans notre histoire ? Elle est visible dans les tendances de la jeune génération, dans ses goûts, dans ses rêves, dans ses romans. Elle se trahit même clans le domaine des affaires publiques. Je ne dirai pas que la République a réalisé le rêve de Platon : un Etat gouverné par des philosophes. Mais des professeurs de philosophie (ce qui n’est pas toujours la même chose) président les Chambres, siègent au banc des ministres, dirigent notre enseignement supérieur, secondaire et primaire, sont députés de la majorité ou de l’opposition.

Faits curieux, dont quelques esprits soi-disant pratiques pourront s’indigner en s’écriant : « Qu’avons-nous à faire de la philosophie en matière politique ? » Mais je leur répondrai : Eh ! bonnes gens, c’est la philosophie qui élabore les constitutions futures, qui crée et façonne dans les cerveaux d’élite ce qui sera la réalité prochaine. Elle est le réservoir élevé, d’où filtrent goutte à goutte les idées nouvelles, en attendant qu’elles débordent et coulent en cascade sur la foule environnante.

Voilà pourquoi je ne crains pas de vous entretenir aujourd’hui d’une trilogie philosophique qui a pour auteur le docteur Pioger. Ces trois ouvrages inséparables s’intitulent : Le Monde physiqueLa Vie et la Pensée. — La Vie sociale et la morale. — Les deux premiers ont déjà paru chez Alcan ; le troisième ne tardera guère, et l’on peut déjà saisir dans son ensemble le système qu’ils contiennent.

Car c’est bien d’un système complet qu’il s’agit. Il va de la nébuleuse à l’homme, des lois simples qui régissent le cours des astres aux lois complexes qui président à l’évolution des sociétés.

La méthode est purement scientifique. Point d’envolées dans les nuages de la métaphysique, que le docteur Pioger relègue dans les vastes et mystérieuses régions de l’inconnaissable ! Aucune prétention à pénétrer les choses « en elles-mêmes », mais un effort pour ordonner le savoir relatif, seul accessible à l’intelligence humaine. Par suite tombe la vieille et insipide querelle du matérialisme et du spiritualisme. Comment discuter sur les rapports et les différences de l’esprit et la matière, ces deux substances opposées que distinguaient les anciens philosophes, quand on pose pour point de départ que nous ne pouvons connaître aucune substance ?

Loin de séparer par des abîmes les différents ordres de phénomènes, l’auteur s’attache à passer de l’un à l’autre par une transition insensible. N’y a t-il pas toujours entre eux une frontière indécise, comme le crépuscule entre le jour et la nuit ? Qui dira où la vie commence ? Qui marquera le point précis, où l’inconscient se transforme en conscient, où la plante devient animal ?

En tout ce qui précède, le docteur Pioger ne se pique pas d’être inventeur. Il sait qu’il a de nombreux prédécesseurs, les positivistes, les évolutionnistes, pour n’en point citer d’autres. Mais où son originalité apparaît, c’est dans les lois générales qu’il découvre et qu’il applique à la formation des mondes comme aux combinaisons chimiques ou au développement des nations.

Les deux grandes lois qu’il retrouve et suit partout sont ce qu’il appelle : La loi d’équilibration, cause primordiale, et la loi de solidarité, condition essentielle de tous les phénomènes qui peuvent être perçus par nous, hors de nous ou en nous.

Cela revient à dire, par exemple, que tous les corps célestes tendent à s’équilibrer dans l’espace par leur mutuelle dépendance ; que les différentes parties du cristal qui se forme se maintiennent par leur groupement même ; que, dans une plante qui pousse, les molécules semblables s’agrègent en s’opposant aux molécules voisines ; qu’un animal est un composé d’organes qui se balancent et se subordonnent les uns aux autres.

A mesure que la complexité va croissant, la solidarité devient plus étroite, et, conséquence qui peut étonner au premier abord, l’individualité, se dégage de plus en plus. Un chêne est à la fois plus un et plus varié qu’une algue ; un lion forme un tout plus composite et mieux lié qu’une méduse.

Je laisse aux curieux le plaisir de suivre, dans le texte, les fines analyses où le docteur Pioger fait l’anatomie de l’instinct, de la volonté, de la pensée, et les vigoureuses synthèses où il rattache par un fil solide les éléments dissociés du monde physique ou du monde organique. Il ne peut être question de les discuter ici, et j’ai hâte d’arriver, d’ailleurs, à ce qui doit le plus intéresser les lecteurs de ce journal.

Que devient, appliqué à la sociologie, ce système que l’on peut nommer le solidarisme universel ?

D’une part, comme toute société qui se développe travaille sans cesse à s’adapter au milieu mobile qui l’environne, son évolution peut être définie « une équilibration en mouvement ». La formule est, je crois, de Guillaume de Greef, l’écrivain belge bien connu ; mais j’imagine qu’elle sera volontiers acceptée du docteur Pioger.

D’autre part, étant donné que toute société qui se complique s’organise aussi nécessairement d’une façon plus solide, il s’ensuit que le socialisme, dont le but est d’établir une solidarité sociale aussi parfaite que possible, se trouve en plein accord avec la science positive. Il n’est plus une utopie en l’air ; il est l’aboutissant logique, le terme nécessaire des tendances naturelles à l’homme ; il est le moyen de mettre les sociétés humaines en harmonie avec les lois qui gouvernent l’univers.

Il m’est impossible de ne point faire remarquer ici une étrange convergence de doctrines. Des penseurs qui ont vécu, écrit loin les uns des autres, sans se connaître, sont arrivés par des voies diverses à des conclusions presque identiques. Le docteur Pioger se rencontre tout à coup avec Guillaume de Greef. A côté de Walras, qui fonde sa théorie de la propriété sur cette vérité, que l’homme est de naissance un individu et un être social, par conséquent solidaire avec les autres hommes, Fouillée se prononce en ces termes : « L’idéal social le plus compréhensif est évidemment celui qui concilierait à la fois la plus grande individualité de chaque membre et la plus grande solidarité de tous les membres. » Guyau ne parle pas autrement.

Ainsi de Belgique, de Suisse, de France (et que serait-ce, si je faisais le tour de l’Europe !) des voix graves et calmes de savants viennent conclure en faveur du socialisme et achèvent de lui donner sa philosophie.

Ah ! messieurs les adversaires du socialisme, c’est là qu’il faut viser, si vous voulez frapper du cœur. C’est à ces doctrines, qui établissent sa raison d’être et sa légitimité, qu’il convient de s’attaquer ! Courage ! Prouvez-lui qu’il a tort de poursuivre ce double idéal : Emanciper progressivement l’individu en associant les hommes et en socialisant les choses !

Le malheur est qu’il faudrait étudier ces doctrines pour les réfuter. Il est bien plus simple et plus commode, n’est-ce pas, de les ignorer de les calomnier, de les tronquer, de les falsifier pour les mieux décrier.

Et alors on assiste à des discussions misérables, pauvres d’arguments, riches d’injures, où des ministres de la République, au lieu de travailler à dégager ce qui est juste et réalisable dans les revendications d’un grand parti, repoussent toute proposition d’enquête, aiment mieux étouffer, non pas seulement la vérité, mais la recherche même de la vérité sous les votes d’une majorité moutonnière. Comme la France doit être fière de l’intelligence et de la loyauté de pareils hommes d’Etat !

Ces jours derniers, au lendemain d’un stupide attentat dirigé contre la Chambre, on a fait en France quelques sottises et l’on en a dit bien plus encore. Les naïfs et les habiles, les peureux et surtout les hypocrites de la peur, ceux qui la feignent ou l’exagèrent parce qu’elle leur paraît un excellent moyen de défendre leurs intérêts menacés, ont essayé (naturellement !) d’en faire remonter la responsabilité aux doctrines socialistes.

Jusqu’où n’est-on pas allé dans cette recherche de la paternité ! D’austères protestants ont mis en cause (je ne plaisante pas) le bal des étudiants ; des catholiques ont incriminé l’école laïque (pourquoi pas le péché originel ?) ; M. Zola-Prudhomme s’est senti, paraît-il, des démangeaisons de revenir à la foi religieuse, comme si une bombe était un argument théologique ! Il a répété sérieusement ce que les frères de Goncourt font dire ironiquement à un personnage de roman (Renée Mauperin, p. 230) :

— « Ah ! la bourgeoisie a eu un grand tort !
— Lequel ? demanda M. Bourjot.
— Celui de ne pas laisser le paradis dans le ciel ; c’était sa place… Le jour où les pauvres ne se sont plus dit que l’autre vie les paierait de celle-ci, le jour où le peuple n’a plus compté sur le bonheur de l’autre monde… Voltaire a beaucoup nui aux propriétaires, voyez-vous !
— Ah ! que vous avez raison, fit avec élan M. Bourjot ! C’est évident ! Il faudrait que toutes ces canailles-là allassent à la messe… »

Est-il permis de raisonner encore dans cet affolement peu glorieux ? On peut du moins l’essayer. Or, qu’on ose regarder en face le principe de la théorie anarchiste ! Quel est-il, sinon l’indépendance absolue de l’individu, la suppression de toute organisation sociale ?

Rien que des atomes éparpillés, une poussière d’hommes flottant au hasard ! Une société sans forme où se rencontrent et se séparent sans cesse des éléments sans cohésion !

Eh bien ! cette théorie repose sur une erreur fondamentale, qui a été commise par Spencer et par bien d’autres. L’erreur consiste à considérer une société comme un simple total d’individus ; à oublier que, comme tout être vivant, elle n’est pas une juxtaposition, mais une association, une combinaison de parties intimement unies. C’est fort joli d’opposer infatigablement l’Etat et l’lndividu ! On invoque toujours contre les socialistes le pamphlet de Spencer, intitulé : L’individu contre l’Etat ! Le voilà, le principe dangereux qui mène un exalté à tourner contre la collectivité et ceux qui la représentent les caprices violents de son bon plaisir individuel !

La théorie socialiste, qui veut l’individu plus libre, mais dans la société plus justement et plus solidement organisée, est précisément celle qui corrige et contredit la théorie anarchiste.

Nous revenons ainsi, par un détour, aux livres du docteur Pioger. On comprend, sans qu’il soit besoin d’insister davantage, l’intérêt qu’ils présentent pour tous les esprits loyaux et soucieux d’aller au fond des choses. Ceux que pourrait effaroucher un style peut-être trop savant, où les abstractions ne sont pas assez souvent éclairées par des exemples concrets, ceux-là trouveront un excellent résumé du système, sous la signature du docteur Delon, dans la Revue socialiste de novembre 1893. Mais ceux qui ne craignent pas les épines du langage philosophique feront bien de recourir au texte même. Ils ne regretteront pas leur peine.

XXIII. Prédictions politico-littéraires pour l’an de réaction 1894 §

Que faire en un article destiné à paraître le premier jour de l’an, sinon souhaiter d’abord joie et prospérité à mes aimables lecteurs et à mes charmantes lectrices ? Les gens qui nous lisent sont toujours (n’est-il pas vrai, confrères ?) doués de vertus et de grâces sans nombre.

Ce devoir rempli, je veux, en guise de bonbons, leur offrir de surprenantes et véridiques révélations sur l’an qui commence. Dans le pays où je vis, il est d’usage, la nuit de Noël, de faire fondre du plomb dans une cuiller de fer et de jeter le métal liquide dans de l’eau glacée : les formes capricieuses qu’il prend en se solidifiant trahissent les mystères de l’avenir pour qui sait regarder.

Or, voici quelques-unes des choses futures que j’ai lues dans cet almanach magique :

 

M. Zola, retour de Lourdes et converti à la foi par un coup de bombe providentiel, entrera enfin à l’Académie française, après laquelle il languit depuis si longtemps.

Lors de sa réception, il sera baigné de larmes par M. Jules Simon, chapelain ordinaire de la vénérable Compagnie, béni et embrassé par M. Ferdinand Brunetière au nom de Bossuet et de la Revue des Deux-Mondes. On extraira des derniers ouvrages de l’élu les passages les plus propres à faire l’éducation de la jeunesse. Le volume s’appellera le Nouvel Emile et sera respectueusement dédié à M. le sénateur Bérenger.

 

Il y aura cette année des auteurs bien embarrassés. Ce sont les flaireurs de vent, les suiveurs en quête de l’idée en vogue, ceux qui ont été tour à tour naturalistes, illusionnistes, mystiques, néo chrétiens, pèlerins également dévots de Médan, de Bayreuth, d’Assise.

Ils se demanderont avec anxiété : « Le moment est-il ou non venu de nous faire socialistes ? Aujourd’hui, c’est dangereux. Mais demain cela pourrait être avantageux. » Ce dilemme leur causera des nuits blanches.

Ils prendront conseil de M. de Vogüé (Melchior), qui publiera un livre majestueux et terne sous ce titre : Regards politiques sur les choses de la terre. Il y expliquera comment on peut concilier l’amour de l’idéal et le souci de la réalité, être à la fois monarchiste en principe et républicain en pratique ou réciproquement, candidat officiel et candidat de l’opposition, protégé de l’Église et de ceux qui ont fait l’école laïque.

A son panache bicolore ou à quelque autre pareil se ralliera le grand parti de l’Equivoque. On s’y attendrira sur les pauvres ; on y prêchera l’action morale et la pitié ; on y pleurera de belles paroles sur la charité ; on y répétera : — Allons au peuple ! —

Et l’on y restera immobile ! On s’opposera même à toute réforme, à toute enquête ! Et en offrant aux malheureux une dilution, une tisane de socialisme, on aura l’air d’avoir inventé la fraternité humaine ; on se félicitera d’avoir réveillé les âmes ; d’avoir restauré l’idéalisme ; on fera semblant d’ignorer que les vrais socialistes n’ont cessé de parler et d’agir pour les déshérités, de réclamer la réparation des iniquités sociales, l’élargissement de l’idéal humain !

On ne se bornera pas à mettre ces trouble-fête hors de l’histoire des idées contemporaines ; on essaiera de les pousser tout doucement hors de la République. Des monarchistes ralliés d’hier à la République et des républicains ralliés à ces monarchistes leur diront avec une politesse exquise, comme cet honnête M. Loyal, un si brave homme ayant un si beau nom :

… Messieurs, sans passion,
Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors et faire place à d’autres.

Des socialistes protesteront à la Chambre. Ils prononceront de beaux discours, graves, précis et pleins. On leur répondra par une salade russe de citations tronquées, de phrases découpées dans les journaux, au besoin même forgées de toutes pièces, et le Temps, qui reproduira les répliques en oubliant les discours des premiers orateurs, conclura modestement : — « La supériorité du caractère et du talent est tout entière du côté des modérés. »

M. Yves Guyot profitera de l’occasion pour lancer le Paradis social, description idyllique de la vie des mineurs, afin d’expier les pages qu’il a jadis intitulées l’Enfer social, et dont le sujet était le même.

Quelques naïfs se poseront ce problème sans pouvoir le résoudre : Comment se fait-il que, la vie des mineurs n’ayant point changé, les opinions de l’auteur aient changé du tout au tout ?

 

Il y aura encore, cette année, bien d’autres littérateurs dans l’embarras. Ce seront les amateurs de vieilleries, ceux qui ont besoin d’un grand homme à revernir, d’un héros ou d’un saint à rebadigeonner.

Napoléon Ier sera visiblement fini. On nous l’aura montré dans tant de costumes et de postures, il aura été si abondamment la proie du vaudeville, du cirque, des reporters, des poètes, des anecdotiers, des caricaturistes ; il aura été si cruellement dépecé, disséqué, émietté qu’il ne sera plus utilisable comme idole.

D’autre part, le Christ cessera d’être à la mode comme personnage dramatique. On commencera à soupçonner que l’Evangile n’a pas été fait pour le théâtre ; on sera las des crèches sur la scène, des mystères, des fausses naïvetés, des piétés athées ; les belles dames du grand monde n’iront plus s’édifier aux tableaux sacrés du Chat noir ou de ce grand chrétien qui se nomme Armand Silvestre.

A qui le tour ? Les morts illustres, qui voltigent autour de nous, comme chacun sait, pourront s’écrier en chœur :

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

On essaiera (tâche ingrate) de redorer Louis-Philippe, et Royer-Collard, et Guizot et les doctrinaires, sous prétexte que leur contemporain, Casimir Périer, l’homme de la résistance, est sorti tout exprès du tombeau pour présider de nouveau un ministère. Vous porterez, n’en doutez pas, mesdames, des capotes 1830, et nous reverrons, soyez-en sûrs, citoyens, de bonnes petites lois de compression dans le genre des lois de septembre.

En littérature, on refera du romantisme mystique, lyrique, et nuageux. Quelques critiques hardis hasarderont, à propos de cette résurrection, que Victor Hugo avait un certain talent et qu’Alexandre Dumas père ne fut pas une bête.

M. Sarcey poussera de toutes ses forces à la renaissance du vieux vaudeville et du mélodrame.

Une ligue de chansonniers et d’étudiants opposera vigoureusement Béranger à Bérenger.

En politique, la bourgeoisie voudra se croire encore à son âge d’or. On traitera les socialistes comme on traitait les républicains de 1830 à 1840 ; et l’on marchera grand train vers une nouvelle révolution de 1848.

 

Seront encore bien embarrassés, messieurs les découvreurs de génies exotiques.

On aura si bien fouillé la Russie, la Norvège, la Suède, la Hollande, l’Allemagne, que nos directeurs de théâtre ne sauront plus où trouver des pièces étrangères à monter.

Les gens de lettres se désoleront de ne plus voir en Europe de modèles à imiter.

Quelques-uns se rabattront sur l’Afrique centrale ou sur l’Extrême-Orient.

D’autres (en petit nombre) auront l’idée bizarre de vouloir être simplement Français et eux-mêmes.

On dédaignera, comme il convient, ces originaux.

 

L’année sera féconde en chefs-d’œuvre, s’il faut en croire les journaux, qui ne mentent jamais, non plus qu’un ministre à la tribune.

On pourra lire, en effet par centaines des avis impartiaux et désintéressés comme ceux-ci :

Ecume de ruisseau, par X… Roman audacieux et émoustillant, qui introduit le lecteur dans les dessous de la basse galanterie parisienne. Le gros succès du jour. Un livre puissamment documenté qui restera.
Par-delà l’au-delà. En ce livre de doctrine ésotérique et transcendantale sont symboliquement décrites les sept méthodes de magnification correspondant aux sept planètes. Le mage Y…, auteur de cet ouvrage magistral, s’y montre toujours un kabaliste profond doublé d’un merveilleux conteur.
Vie et opinions de l’excellent chanoine Raminagrobis, par son élève indigne, Xavier P… Jamais le brillant écrivain n’a démontré avec plus de verve que le monde est un frêle tissu d’apparences, que c’est folie de se commettre avec des fantômes d’hommes et de choses, que rire et pleurer sont également ineptes et inélégants, que l’universel néant ne mérite rien qu’une ironie universelle. Un petit volume délicieux à relier coquettement pour le ranger à côté des Essais de Montaigne.

Etc., etc., etc.

Après avoir lu tant et de si élogieuses critiques (cela s’appelle ainsi, je crois), quelques abonnés de province seront tout étonnés à la fin de l’année de constater que ces ouvrages de premier ordre sont déjà tous, sauf un ou deux, confondus dans la foule anonyme des livres oubliés.

Ils douteront alors du goût public, mais non de leur journal, qui dit toujours vrai et ne vend point ses éloges.

 

Différentes questions (sans compter la question sociale) préoccuperont les diverses Académies.

L’Académie française se partagera sur celle-ci :

Peut-on conserver leur nom aux bombes dites à renversement, depuis qu’elles servent à consolider les ministères ?

L’Académie des sciences morales et politiques mettra cette autre au concours :

En quoi il importe à l’ordre public que les gros voleurs demeurent impunis et que les petits soient sévèrement châtiés.

Le prix décerné sera une médaille d’or portant sur une de ses faces le relief de la Tour Eiffel.

La même Académie discutera aussi, mais à huis-clos, les questions suivantes :

Des moyens de rendre tout à fait héréditaires les places de membres de l’Institut et de professeurs à la Sorbonne.

De l’art de rendre inutiles les Universités catholiques, en confiant l’enseignement dans les grandes Ecoles et dans les Facultés de l’Etat à des maîtres plus catholiques que le pape.

Comment on pourrait enrayer, parmi la vile multitude, l’esprit d’ambition et de libre examen imprudemment développé par l’instruction obligatoire.

 

Voilà bien des prédictions ! Il est temps de s’arrêter ; et pourtant l’an qui vient nous apportera en sus mille sujets de joie et de tristesse que nul ne peut prévoir. Mais quoi ! Cela vaudrait-il la peine de vivre, si l’on savait tout l’avenir ?

XXIV. Questions d’enseignement supérieur §

Un grand parti, comme l’est déjà et comme le sera de plus en plus le parti socialiste, ne doit laisser hors de son programme aucun point essentiel de la vie nationale ; c’est dire qu’il ne saurait se borner à porter intérêt à l’instruction primaire ou secondaire ; renseignement supérieur n’a pas moins de droits à son attention. Il faut avoir la vue bien courte ou se boucher volontairement les yeux pour ne pas voir que la démocratie, en vertu même de son principe fondamental — qui est : Point d’aristocratie autre que l’aristocratie personnelle — a mille raisons pour une de développer le savoir et le talent.

Or, la réforme de notre enseignement supérieur est à l’ordre du jour, — depuis longtemps, hélas ! comme tant d’autres réformes. On a beaucoup écrit, beaucoup parlé sur ce sujet. Taine et Renan s’en sont préoccupés. M. Liard lui a consacré un bon livre, M. Lavisse des articles brillants, MM. Bréal et Gaston Paris des études intéressantes, M. Izoulet une brochure très substantielle, où il montre la nécessité et les moyens de refaire « l’âme française ». On m’a dit aussi grand bien d’un ouvrage de M. Lot, et j’en aurais parlé avec plaisir : mais l’éditeur a aimablement refusé de m’envoyer le volume. La publicité d’un journal qui n’est pas monarchiste ou ministériel, est-ce que cela compte ?

Je voudrais à mon tour émettre quelques idées sur le même sujet. Toutes ne sont pas neuves, et tant mieux pour elles, les pauvres ! Que ne sont-elles assez courantes, assez banales, pour ne plus rencontrer qu’une approbation unanime ?

Un premier point sur lequel tout le monde est d’accord (j’entends tous ceux qui réfléchissent), c’est qu’il convient de recréer en France des Universités. Singulière fortune de ce mot d’« Université » ! Partout ailleurs que chez nous, il signifie un établissement supérieur, comprenant les quatre Facultés traditionnelles (théologie, droit, médecine, philosophie, divisée quelquefois en lettres et sciences). En France, Napoléon Ier a désigné par le même nom une chose toute nouvelle, non plus le groupement des matières enseignées, mais l’ensemble du corps enseignant à tous les degrés. L’Université impériale (elle est aujourd’hui nationale, mais toujours la même) est devenue ainsi une immense machine, étroitement centralisée, soumise à la réglementation la plus despotique et la plus uniforme.

Les Universités projetées sont destinées à ramener un peu de variété, de vie, de liberté dans la partie haute de cet organisme, admirablement combiné pour servir la volonté d’un maître, mais incapable de répondre aux besoins de la pensée moderne.

On sait malheureusement à quelle opposition s’est heurté le projet déposé. M. Challemel-Lacour, un universitaire de la vieille école, l’a combattu vigoureusement, et le Sénat, un outil merveilleux pour rendre les réformes impossibles et les révolutions inévitables, l’a arrêté au passage. On a fait jouer, au profit du statu quo, les rivalités de clocher ; on a utilisé la jalousie des villes qui n’auraient point d’Université contre celles qui avaient la chance d’en avoir.

Et voilà une banqueroute de plus à inscrire au compte de notre régime bourgeois, à moins qu’on ne trouve un moyen de sauvetage ! Peut-être y en aurait-il un. Au lieu de préciser dans la loi quelles seront les futures villes universitaires, pourquoi ne pas laisser à toute ville, qui le voudra et le pourra avec l’aide du département, de la région, de l’Etat ou de riches particuliers, le droit de fonder une Université ? Il suffirait de fixer le minimum de chaires et de Facultés qui permettrait de prendre le titre convoité.

Mais il y aurait de la sorte de grandes et de petites Universités ? — Sans nul doute. Et après ? L’important n’est-il pas que la sève intellectuelle circule dans toutes les parties du territoire, au lieu de rester accumulée dans sept ou huit centres privilégiés ? L’Allemagne, à côté d’Universités habitant des capitales, en a d’autres qui sont logées dans de minuscules cités, comme Iéna ou Marbourg. En Suisse, sur une ligne de quarante lieues, je compte quatre Universités prospères (Genève, Lausanne, Fribourg et Berne) et mal venu serait celui qui proposerait à l’une ou à l’autre de disparaître.

On rit, à l’étranger, quand on entend Montpellier crier que tout est perdu, si Marseille, sa voisine, marche sur ses brisées en voulant se payer aussi le luxe d’une Université. Est-ce que les besoins ne grandissent pas avec le nombre des organes destinés à les satisfaire ? Est-ce qu’une ligne de chemin de fer, créée dans un pays peuplé, ne crée pas des voyageurs ?

Supposons que, malgré la paralysie dont notre Parlement souffre depuis tant d’années, la création des Universités nouvelles puisse enfin aboutir. Tout sera-t-il réglé ? Il s’en faut de beaucoup et les vœux à formuler ne manquent pas.

Il serait à souhaiter qu’au lieu de calquer l’antique organisation des Universités allemandes, laquelle fut calquée sur celle de l’antique Université de Paris, on s’efforçât de mettre la distribution des branches d’enseignement en rapport avec les données de la science actuelle.

Il existe encore à la Sorbonne, je crois, une chaire d’éloquence latine. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Et les quatre ou cinq Facultés existantes, à quoi répondent-elles, sinon à une conception surannée des choses ? Dans laquelle ferez-vous rentrer la sociologie par exemple ? Pour quelle raison l’histoire ne figure-t-elle que dans la Faculté des lettres ? N’y a-t-il pas une histoire des sciences, du droit, des religions, de toutes les formes de l’activité humaine ? Ne siérait-il pas de prendre une classification naturelle des sciences pour principe de renouvellement de ces cadres vermoulus ?

Autre question embarrassante. Comment concilier dans l’enseignement le côté professionnel et le côté scientifique, qui ont tous deux leur part à réclamer ? De quelle façon éviter ce double écueil : Faire des praticiens purs ou bien des abstracteurs de quintessence ? Par quels moyens obtenir qu’on sorte des Universités avec une culture générale et des connaissances spéciales ?

Faut-il laisser subsister en dehors d’elles et tout à fait isolées de grandes écoles techniques qui leur font concurrence et leur dérobent l’élite de la jeunesse ? N’est-il pas dangereux d’enfermer prématurément dans une voie étroite et d’où ils ne sortiront plus (ainsi qu’on fait à l’Ecole Polytechnique) des esprits trop jeunes pour avoir une idée même approximative de l’ensemble du savoir humain ? Ne convient-il pas de rattacher aux diverses Facultés ou Sections les établissements pratiques correspondants, de manière qu’ils participent à la vie du Tout comme des membres à celle du corps ?

J’imagine qu’à Paris, en soumettant à une révision sévère les programmes de la Sorbonne, du Collège de France, de l’Ecole Normale, de l’Ecole des hautes études, de l’Ecole des langues orientales, on constaterait sans peine des cas de double et de triple emploi, à côté de lacunes étranges. Notre enseignement supérieur y est si bien composé de pièces et de morceaux qu’il apparaît comme une espèce de chaos. On peut en comparer les fragments épars « à des compartiments étanches et impénétrables » ; l’expression est, je crois, de M. Liard. Une pareille dispersion cause une énorme déperdition d’énergie. Il y aurait économie de travail et d’argent, aussi bien qu’augmentation de résultats, si l’on se décidait à coordonner tout cela pour en former un véritable organisme, harmonieux et solidarisé.

Que dire encore des examens ? Penser que des maîtres, qui n’ont pas trop de temps ni de force pour se tenir au courant de la science incessamment grandissante, sont obligés de perdre un ou deux mois par an à examiner si les élèves sortant du collège ou du lycée possèdent bien leur petit bagage de savoir ! En quel pays, sinon en France, les professeurs de renseignement supérieur sont-ils astreints à vérifier sur une masse de jeunes gens, dont une moitié à peine viendra suivre leurs cours, si l’enseignement secondaire a fait son devoir ?

Faiseurs de bacheliers, de licenciés, d’agrégés, quand les professeurs pourront-ils faire des hommes ? Quand pourront-ils faire vraiment de la science avec leurs élèves, au lieu d’être obligés de descendre au rôle misérable de préparateurs à un examen ? Quand les programmes seront-ils calculés de façon à ne plus forcer tous les candidats à un grade, d’un bout à l’autre de la France, de lire partout et au même moment les mêmes auteurs ?

Que de chinoiseries, héritage du passé, qui mériteraient de disparaître ! N’est-il pas grotesque que pour obtenir le titre de docteur ès-lettres, en France, on soit encore condamné à écrire une thèse en latin ? Et sur quels sujets souvent ! Jaurès, il y a deux ans, traita des origines du socialisme allemand. Il était bien utile, n’est-ce pas, de traduire Marx et Bebel dans la langue de Cicéron !

En même temps qu’on relèverait la fonction du professeur en le rendant maître de ses programmes, il serait bon d’assurer son indépendance. Je sais des penseurs qui voudraient arriver à ce résultat en donnant aux Universités à naître un patrimoine, une juridiction disciplinaire, voire une représentation politique en rapport avec l’office de premier ordre qu’elles doivent remplir dans la société.

Il ne serait guère moins important de régler la nomination et l’avancement des professeurs, de façon à réduire au minimum ces passe-droits, ce favoritisme qui ont fait la fortune de tant de médiocrités. Ô la phrase sacramentelle que j’ai entendue tant de fois : « C’est un jeune homme d’avenir : il a de si belles protections ! »

Il faudrait, par exemple, qu’à chaque place vacante un concours fût ouvert ; qu’un jury, composé de membres appartenant à la Faculté intéressée et de spécialistes pris en dehors du corps enseignant, fût alors appelé à se prononcer sur les mérites comparés des candidats ; que ce jury eût le droit, si les pièces fournies ne suffisaient pas à éclairer sa religion, de soumettre les concurrents à des épreuves pratiques et publiques ; qu’il se prononçât enfin par un rapport motivé, qui pourrait être, non seulement consulté par les candidats, mais publié sur la demande de l’un des vaincus.

On éviterait sans doute ainsi ces nominations scandaleuses qui rappellent trop souvent que le régime du bon plaisir n’est pas mort avec la monarchie et qu’une sage conformité avec les opinions avouées ou cachées du pouvoir régnant vaut tous les titres du monde.

Mais ce n’est pas tout de songer au recrutement des professeurs : on ne songe pas assez à celui des étudiants. L’enseignement supérieur est inaccessible aujourd’hui à la masse de la jeunesse ; il est le privilège, non des plus intelligents, ce qui devrait être, mais des plus riches, ce qui est une des iniquités les plus criantes de notre état social.

Les bourses sont trop peu nombreuses pour réparer le mal. En attendant que l’instruction intégrale soit mise à la portée de tous les enfants et que les plus aptes puissent, sans considération de fortune, monter de degré en degré jusqu’au sommet, il faut, par une sélection plus large, tirer des écoles primaires et secondaires les intelligences les plus vives et leur faire place au banquet de la science.

Qu’on ne craigne pas une surproduction de savants et de lettrés ! Hélas ! pour ce produit-là nous sommes en retard sur plus d’une nation voisine, il faut avoir le courage de l’avouer. Je prie d’ailleurs ceux qui n’estiment que la science appliquée de demander à la statistique combien de gros villages et presque de petites villes n’ont encore ni médecin ni pharmacien.

La série des questions délicates qui se posent à propos de notre enseignement supérieur est loin d’être épuisée. Mais il faut la clore provisoirement. Je n’ai point la prétention d’avoir tranché celles que j’ai touchées. Il me suffit d’avoir indiqué quelques solutions possibles en invitant les hommes de bonne volonté à y réfléchir. Une des fonctions du journal (et ce n’est certes pas la moindre) est de servir d’éclaireur à ceux qui cherchent le sens dans lequel il faut marcher.

XXV. Léon Daudet : L’Astre noir §

De la fumée et des lueurs qui éclatent ! Des nuages traversés d’éclairs ! Une orgie de métaphysique avec des flambées de passion ! De l’étrange, de l’horrible et des mièvreries ! Des choses vues et des échappées dans le rêve ! Des allusions aux contemporains, des éreintements de confrères et des scènes qui vous emportent au pays d’Utopie ! Une pléthore de théories qui dénonce un savant ! Une profusion d’images qui dénote un artiste ! Un bouillonnement juvénile d’idées, de colères, de dédains ! De l’audace dans l’action et de la timidité dans la pensée, de la recherche et du talent ! Tel est le pêle-mêle d’impressions que laisse l’œuvre compacte, symbolique, énigmatique, ibsénienne, mais point banale, de M. Léon Daudet.

C’est un roman philosophique. Il faut en étudier tour à tour la partie romanesque et la doctrine.

D’où vient d’abord ce titre de L’Astre noir ? Du principal ouvrage du principal personnage, nous est-il dit au cours du récit. Mais il est bien permis de chercher là une intention plus profonde de l’auteur. L’astre noir, ne serait-ce pas l’envers d’un grand homme, quelque chose comme la face non éclairée de la lune ? Ou encore n’est ce point le surnom prédestiné d’un génie malfaisant, pareil à un soleil qui rayonnerait de la nuit, ainsi que disait Victor Hugo ?

Quoi qu’il en soit, c’est devenu le nom de gloire de l’illustre Malauve, un grand virtuose de la métaphysique, pessimiste et quelque peu bouddhiste comme Schopenhauer, dramaturge puissant ayant son théâtre à lui comme Wagner, adoré des belles dames comme Caro, entouré de disciples et de flatteurs comme Hugo déjà nommé, amant des littératures du Nord converti, comme Gœthe, à l’esprit du Midi par un voyage en Italie, anarchiste de salon comme vous avez pu en rencontrer autour de vous (on m’assure que c’était très bien porté… avant la bombe), merveilleux metteur en scène de sa propre renommée comme… tant d’autres que je ne nommerai pas.

Malauve est à l’apogée au moment où s’ouvre l’histoire de sa destinée. Mais il va décliner et s’obscurcir. C’est qu’en effet le grand homme est un monstre par nature et presque par définition ; c’est une personnalité indomptable et colossale, qui fait craquer sous le choc de ses désirs les cadres trop étroits de la morale et de la société ambiantes.

Tout occupé, tout enivré, tout rempli de lui-même, Malauve dans sa famille est dur, autoritaire, cassant ; il est envers sa femme avare de tendresse et d’argent, envers son fils d’une sécheresse hautaine. De ses amis il fait volontiers des bouffons et des valets. Avec les femmes il est tantôt brutal et tantôt lâche. Et, dans toutes ces petitesses qui contrastent violemment avec sa grandeur intellectuelle, il reste un artiste implacable, transformant en littérature la souffrance des autres, montant en perles fines les larmes qu’il fait couler, faisant sur sa propre fille des expériences de douleur, ce qu’on pourrait appeler de la vivisection morale. Son cerveau fonctionne, presque malgré lui, comme un moulin à phrases, à métaphores et surtout à subtiles analyses. Patience ! Le châtiment approche.

Vous ai-je dit que les événements se passent quand il vous plaira ? Au xxive ou xxve siècle, dans un petit État, qui fut jadis une colonie anarchiste, mais qui, revenu à la monarchie, subsiste indépendant entre la France et l’Allemagne. Et, pour le dire en passant, peut-être n’était-il pas besoin de s’enfuir si loin dans le temps pour nous présenter un monde qui ressemble terriblement à celui où nous vivons.

La régente du pays, éprise un instant de Malauve, bien qu’il ait soixante ans sonnés, lui ordonne de rompre avec une jeune fille qui aime platoniquement, mais ardemment, le vieux philosophe. Servile, le grand homme obéit. Il rentre chez lui mécontent, surprend sa belle-fille à sa toilette, la viole à demi pour se consoler, est surpris par sa femme et son fils. Première catastrophe !

Précisément au même instant (il y a des hasards prodigieux dans la vie), la jeune fille abandonnée par Malauve s’enfuit de la maison paternelle ; elle rencontre en chemin le petit-fils de Malauve, un précoce gamin de dix à onze ans, qu’on a parfois envie de fouetter, non pas parce qu’il est amoureux fou de la jeune fille (ce qui est possible), mais parce qu’il rédige son amour en phrases de livre. Tous deux vont de compagnie se jeter dans un abîme. On ne trouve que des débris. Second cataclysme !

Que pensez-vous que fasse Malauve, le soir de cette journée tragique ? Retiré dans son cabinet de travail, il voit dans ce concours de circonstances matière à beaux effets dramatiques et il écrit d’enthousiasme, en les transfigurant, les scènes qu’il vient de vivre. Sa belle-fille, que son mari vient de chasser, la mère du petit mort qui repose à côté dans un cercueil, entre à ce moment dans la chambre du vieillard. Malauve est repris d’un désir fauve et, dans la maison funèbre, c’est une folle nuit d’amour.

Après cette accumulation d’horreurs, la famille se sépare ; le public, bien qu’il ignore les détails du drame, s’écarte soupçonneux. C’est la chute… Malauve, pris d’ennui, non de remords, ne saurait que devenir si, fort à propos, sa patrie n’était tout à coup envahie et annexée par un conquérant français. Le vainqueur (un nouveau Napoléon) a besoin d’un homme célèbre qui devienne en France le grand maître d’une Université esclave et le prêcheur d’une vérité officielle. Malauve est son homme. Il finira rhéteur domestiqué et comblé d’honneurs.

L’auteur, on le voit, a poussé férocement à bout l’égoïsme olympien de son grand homme, au risque de le mettre hors de l’humanité. Aussi son Malauve, atteint de philosophite aigüe, est-il plus étonnant qu’intéressant. Il lui manque, je ne dis pas pour plaire (l’auteur l’a voulu répugnant), mais pour faire l’effet d’un être vivant, de paraître possible.

L’entourage du monstre est d’une psychologie plus simple et plus vraisemblable. Il s’y trouve des personnages pris sur le vif et alertement dessinés en quelques coups de crayon. Il y a aussi des descriptions de nature sobres et saisissantes. Il y a un sentiment délicat de la musique. Il y a des scènes mondaines finement observées et rendues. Si M. Léon Daudet n’était pas le petit-fils par alliance de Victor Hugo, on jurerait qu’il a, en plus d’un endroit, visé certains travers du grand poète défunt ; du moins certaines fêtes et certaines platitudes font-elles penser à ce qu’il a pu et dû voir dans la maison du Maître.

 

Mais c’en est assez sur la trame du roman. Quelle en est la signification, la philosophie ?

Ici je tourne ma plume sept fois dans mon encrier car malheur à moi si j’allais dire que cette philosophie n’est pas claire ! Ils sont irritables, nos jeunes romanciers, surtout quand ils se savent fils et petits-fils de dieux ! Ecoutez cet avis aux critiques : « De génération en génération, il se fait des zones d’incompréhensibilité ; passé un certain âge, on ne doit plus que regarder la jeunesse avec intérêt et se taire, quand on ne sait ce qu’elle veut dire ; se vanter de ne pas comprendre, c’est se vanter d’être bête, c’est le comble de l’arrogance nulle. » C’est Malauve qui parle ainsi ; mais j’ai peur, grand’ peur qu’il n’exprime des opinions chères au jeune auteur !

Donc, dans la crainte d’être traité de crétin ou de vieille-ganache, ce qui ne laisse pas d’être désagréable, je me hâte lâchement de dire que je vois beaucoup de choses dans le roman de M. Léon Daudet. Ah ! que j’y vois de choses !

Cela pourrait bien être une charge à fond contre l’intellectualisme, une maladie découverte et cataloguée en cette fin de siècle, déjà brillamment dénoncée et combattue dans la préface de son roman l’Effort par M. Henry Bérenger. Plus exactement, c’est un anathème à l’adresse de l’esprit d’analyse, cet esprit dissolvant, cet acide rongeur, que Sully-Prud’homme, au début de son poème La Justice, montre aux prises avec la poésie :

Plus de hardis coups d’aile à travers le mystère,
Plus d’augustes loisirs ! Le poète a vécu.
Des maîtres d’aujourd’hui la discipline austère
Sous un joug dur et lent courbe son front vaincu.

Il semble que M. Léon Daudet, qui est, je crois, docteur en médecine, et qui, en cette qualité, a dû faire de longues et patientes études, en soit sorti avec une rancune contre la science positive.

Il dresse un réquisitoire passionné contre le mal de penser, contre le mal de savoir. Voyez plutôt (pages 307-318) un passage qui me paraît être la clef du livre. La science s’arrête impuissante devant la mort qui lui dérobe l’avenir derrière un voile noir : voilà pour le domaine de l’intelligence ! La science (surtout la vaine science du moi) mène à des actes coupables, qui font le malheur de celui qui les commet et de ceux qui l’entourent : voilà pour le domaine moral ! Malauve, aux instants critiques de son existence, voit apparaître et disparaître mystérieusement un petit vieillard qui lui crie : « Monsieur, vous n’avez ni la vérité ni le bonheur, et vous n’en savez pas la route. »

La science tue la volonté ; en montrant à l’homme que ses actes sont le produit de facteurs étrangers, en l’emprisonnant dans le réseau des lois nécessaires de la nature, elle le réduit à l’état d’automate ; et, dans le domaine de la pratique, le philosophe est asservi par le conquérant, la science est vaincue par l’action, qui se donne pour son exécutrice testamentaire.

Je pourrais demander à M. Léon Daudet s’il est bien sûr de ne pas confondre, comme bien d’autres, le déterminisme et le fatalisme, et s’il ne fait pas la science plus cruelle qu’elle n’est. Mais passons.

N’y aura-t-il aucun remède au mal ? M. Léon Daudet en indique deux. Il met malheureusement l’ordonnance dans la bouche de Malauve, qui, au moment où il la prescrit, est assez compromis auprès des lecteurs pour leur inspirer une médiocre confiance. Cela jette quelque doute sur les intentions du romancier et peut-être l’a-t-il voulu ainsi ; le grand art, aux yeux des imitateurs d’Ibsen comme des disciples de Renan, consiste à laisser une conclusion trouble.

Je crois bien pourtant que l’auteur et son personnage sont d’accord sur l’efficacité des deux moyens de guérison proposés : pour les humbles, l’esprit de sacrifice (hélas ! ne saurait-on leur offrir quelque chose de plus nourrissant ?) ; pour les intellectuels, le perpétuel effort vers une conception de plus en plus claire de la liberté métaphysique, c’est-à-dire dépouillée de toutes les contingences qui nous font croire à la fatalité.

Je vous en supplie, n’accusez pas à ce propos M. Léon Daudet d’être obscur. Le reproche tomberait sur un autre. Mais en revanche je lui reprocherai, moi, de n’être pas ici assez moderne, assez jeune, assez hardi. Je la connais de longue date, cette théorie qui dit à l’homme : Pense-toi libre pour être libre. Elle était nouvelle, cette doctrine de la liberté métaphysique, de la liberté en soi, vers 1840, quand elle fut formulée par Schopenhauer.

Il existe, pourrait-on dire, deux Schopenhauer, intimement unis d’ailleurs, puisqu’ils ne forment qu’une seule et même personne. L’un est le pessimiste amer et mordant, qui a été le premier et surabondamment transvasé dans notre littérature parce qu’il est le plus facile à comprendre. L’autre est le métaphysicien, beaucoup plus profond et plus abstrus, le théoricien du monde comme volonté et de la liberté transcendantale.

C’est ce dernier qui agit à son tour sur la jeunesse contemporaine française, puisque M. Léon Daudet se rattache par sa conclusion, ce qui est son droit, aux théories les plus intimes du penseur allemand.

Et maintenant j’aurais fort à dire, si j’avais le loisir de discuter Schopenhauer à travers l’œuvre que j’ai analysée. Mais il faut conclure. Quoiqu’elle pousse trop au noir le type de Malauve, personnification démesurée de l’esprit d’analyse, elle a des qualités littéraires distinguées. Quoiqu’elle n’apporte pas une solution bien neuve du problème posé, elle ne manque pas de portée philosophique. Elle doit surtout une certaine hauteur à la nature des questions qu’elle soulève. Elle intéressera le petit nombre de lecteurs pour qui elle est écrite.

Mais c’est égal ; M. Léon Daudet, sans imiter son père (car que deviendrait la vie, si les fils ne faisaient que répéter les pères ?), aurait bien fait de lui emprunter un rayon du soleil de Provence, un rayon de l’astre d’or, pour mieux éclairer sa lanterne.

XXVI. Jules Payot : Éducation de la volonté §

Depuis 1870, quantité de Français s’occupent de refaire la France. Les uns lui refont des muscles, les autres de la richesse ; ceux-ci veulent qu’elle croisse en savoir, ceux-là en justice. Mais on a passablement négligé de reconstituer sa volonté malade.

Bien plus ! La pauvre France émasculée, appauvrie de ce qu’elle avait de plus énergique par la guerre étrangère et la guerre civile, a été en proie aux prêcheurs de découragement, aux artistes en déliquescence. Il a été de mode de se complaire en je ne sais quelle veulerie soi-disant élégante. Les penseurs ont mis leur coquetterie à se bercer mollement dans l’équivoque. Les hommes politiques paraissent avoir pris à tâche de ne pas aboutir. Un dilettantisme ironique, ondoyant, capricieux, a été le triomphe des littérateurs et des critiques. Bref une apathie, coupée par des accès d’activité fébriles et incohérents, a trahi une des plus complètes anarchies intellectuelles et morales dont notre pays ait jamais souffert.

Depuis quelque temps, cependant, il semble que le réveil ait sonné ; qu’un désir de marcher avec persistance vers un but, qu’une velléité d’agir avec méthode, en tout cas qu’un effort pour faire quelque chose ait surgi dans la jeunesse pensante. Des voix murmurent de plus en plus nombreuses : — Nous voudrions vouloir. Qui peut nous aider à vouloir ?

 

C’est à ce besoin, plus senti encore qu’exprimé, que vient répondre le livre de M. Jules Payot. L’auteur est professeur de philosophie et il comprend son rôle comme celui d’un directeur de conscience, très laïque, mais ayant charge d’âmes. D’esprit et de cœur droits, clair quoique philosophe, il offre à la jeunesse convalescente une série de moyens pour se créer une volonté ferme.

Arrière les fatalistes qui disent avec une sérénité béate : « A quoi bon se donner de la peine ? On ne peut rien pour modifier son caractère. » Mais arrière également les partisans du libre arbitre, cette théorie que M. Payot qualifie de désastreuse et qui conclut avec une présomption enfantine : « Inutile de travailler à se corriger. Je pourrai quand je voudrai. Et ne suis-je pas libre à tout moment de vouloir ce qu’il me plaira ? »

Entre ces deux extrêmes, aussi faux, aussi périlleux l’un que l’autre, le déterminisme est au point juste ; car il dit à l’homme : « Telle cause donnée, tel effet suit nécessairement, Mais ôte la cause et l’effet disparaîtra. Tu as péché par faiblesse ; exerce et raidis ton énergie. Certaines passions t’ont retenu dans les régions inférieures ; efforce-toi de les soumettre. »

Et il me sera bien permis, à moi, qui ai combattu, voici quelque douze ans, pour la doctrine déterministe encore taxée en ce temps-là d’abominable hérésie par l’enseignement officiel, de constater avec joie qu’elle a conquis de haute lutte sa place au grand soleil, puisque M. Payot peut la professer aujourd’hui dans un lycée de l’Etat.

 

Etant admis que l’homme peut indéfiniment se rapprocher de cet idéal : Etre maître de soi, quels procédés employer pour en arriver le plus près possible ?

M. Payot conçoit le problème comme une bataille. Les ennemis à vaincre sont la paresse, reine du monde, puisque l’homme, quand il agit, réduit l’effort au minimum ; la sentimentalité vague aux douceurs amollissantes ; la sensualité, cette bête insatiable, dont l’appétit va croissant à mesure qu’on cherche à le satisfaire ; la vanité, mauvaise conseillère, qui entraîne tant de jeunes gens par la peur de la raillerie, etc.

Contre ces redoutables adversaires, à quelles puissances faire appel ? A l’intelligence ? Elle est sans doute le général en chef qui dirige le combat, combine les mouvements, prépare des réserves, envoie des renforts, engage à fond ses troupes ou les replie suivant l’occurrence, use de stratagème ou donne un assaut vigoureux à la position maîtresse. Mais ce serait un général sans soldats, si elle n’avait à sa disposition toutes les forces de la sensibilité, les émotions, les passions. À elle de les discipliner, de les dresser, de les organiser, de les utiliser à point nommé !

Elle apprend à en connaître les ressources par la méditation ; elle les aguerrit par une série de petites actions, d’escarmouches presque incessantes ; elle les tient en haleine par l’hygiène corporelle, sans laquelle elles seraient énervées et languissantes. Elle cherche des alliés tout alentour ; elle demande du secours à l’opinion publique, au souvenir des grands morts, aux bons sentiments contre les mauvais, au temps surtout, le grand modificateur des âmes ; et ainsi vaincue parfois, jamais découragée, elle a chance de remporter une victoire définitive, de conquérir une royauté indiscutée.

On peut suivre dans l’ouvrage cette stratégie compliquée ; comment on évite les tentations et les chutes, comment on se lie par des habitudes austères, comment on se dérobe aux sophismes d’une conscience trop facile, tout cela est minutieusement détaillé ! Ce n’est pas un simple livre de théorie : c’est aussi un traité pratique,

Il a fallu à M. Payot du courage pour avancer certaines opinions qu’on n’ose guère émettre en France, surtout à Paris. Il dit, par exemple, du mal de l’amour. L’amour, le tyran du roman et du théâtre, le souverain qu’aucune révolution n’a détrôné, il le traite avec une sévérité que bien des gens, bien des femmes surtout, auront peine à lui pardonner.

Il ne se borne pas en effet à dire avec Carlyle que c’est un des objets dont l’homme doit s’occuper parmi une foule d’objets plus importants. Il laisse entendre que ce pourrait bien être un hors-d’œuvre dans la vie d’un travailleur. Et l’on songe aussitôt aux stoïciens, aux puritains, aux héros à la Corneille. Par réaction contre les langueurs et les fadeurs, nous voici au bord de l’ascétisme !

Chemin faisant, comme un moraliste est toujours plus ou moins un satirique, M. Payot reproche aux journaux d’être une cause de dispersion pour l’esprit, aux milieux mondains d’être vides et d’une sottise contagieuse, aux mariages bourgeois de n’être le plus souvent qu’une course à la dot, etc. Vérités qui ne sont peut-être pas très neuves, mais qu’il n’est pas superflu de redire, puisqu’elles demeurent à l’état de vérités inertes.

On ne saurait trop approuver la sève morale qui circule d’un bout à l’autre de l’ouvrage. L’auteur, qui a surtout songé aux étudiants, leur rappelle les devoirs que leur impose la supériorité de leur instruction. Il leur met sous les yeux le bien qu’ils pourraient faire plus tard en introduisant dans les rapports sociaux plus de bonté, d’équité, de tolérance. Il leur dit, non sans raison :

« Tout jeune homme qui quitte les Universités et ne considère dans le barreau, la médecine, etc.. que l’argent que ces carrières peuvent rapporter et qui ne songe qu’à s’amuser sottement et grossièrement, n’est qu’un misérable. »

Mais n’aurons-nous que des éloges à donner à cette œuvre ? Non, ce serait lui jouer un mauvais tour que de l’ensevelir sous les fleurs. Et puisque M. Payot, avec une modestie peu commune par le temps qui court, réclame de ses lecteurs des critiques dont il puisse faire profit, cas échéant, je veux lui soumettre quelques observations.

Il en est deux qui sont en apparence contradictoires. Je trouve son traité à la fois trop particulier et trop général.

D’une part, il ne s’adresse qu’aux étudiants et aux travailleurs intellectuels. Libre sans doute à M. Payot de restreindre son étude à l’élite de ce que le langage courant appelle encore « les classes dirigeantes ». Mais ne siérait-il pas de l’étendre hors des professions libérales ? Une volonté ferme n’est-elle pas un avantage précieux dans toutes les conditions de la société ?

Peut-être M. Payot, en élargissant son sujet, eût-il remarqué que les moyens proposés par lui ne sauraient tous convenir à l’ouvrier, au commerçant, à l’officier, comme à ceux qui vivent plongés dans les livres.

Peut-être se fût-il demandé si une maîtrise de soi, aboutissant à une parfaite sérénité, est bien un idéal irréprochable. Il vante quelque part (p. 56) le beau flegme de Philinte, qui ne se met jamais en courroux contre les vices de l’humanité. Il lui arrive (p. 192), en dépassant sa pensée, je veux le croire, de condamner en bloc toute passion comme un relâchement de la volonté. J’oserai réclamer pour Alceste, pour les nobles indignations, pour les généreuses colères ; j’oserai répéter après je ne sais plus qui que les passions sont nécessaires à la volonté, comme le vent aux ailes du moulin ou aux ailes du vaisseau ; j’oserai dire enfin que la véritable doctrine déterministe aboutit à ceci : — Haine éternelle au mal ! Pardon à ceux qui le font ! — Elle ne tue pas et ne doit pas tuer l’indignation, la colère ; elle en déplace seulement l’objet ; elle les transporte des hommes aux choses.

D’autre part, y a-t-il des remèdes qui guérissent tous les malades ? Ne serait-il pas prudent de prescrire une thérapeutique différente suivant les cas ? Il n’est pas possible évidemment de suivre les tempéraments individuels dans leur infinie variété. Mais ne pourrait-on du moins distinguer certaines familles de caractères, comme le fait M. Paulhan, dans son remarquable essai de classification4 ? N’y a-t il pas lieu d’approprier les moyens de guérison à la diversité des tendances qui dominent dans les types divers ? L’uniformité en pareille matière n’est ni désirable ni possible, et je souhaiterais quelques ordonnances plus spéciales du médecin consultant.

Dirai-je encore que M. Payot prend un peu tard dans la vie l’éducation de la volonté ? Elle devrait, ce me semble, commencer dans la famille, continuer au collège ! Je ne reviens pas sur l’influence déprimante de l’internat ; j’en ai déjà parlé longuement ici même. Mais le jeune homme aurait moins à réformer en lui, si l’enfant avait été moins déformé ; la volonté se redresserait plus aisément, si elle avait été moins longtemps et moins rudement courbée.

Qui fera entrer dans les têtes la conviction que l’esclavage est une mauvaise école de liberté ? Qui enseignera aux parents et aux maîtres l’art de desserrer peu à peu leur autorité, qui cesse d’être légitime dès qu’elle n’est plus nécessaire, et qui, par un suicide intelligent, doit travailler à se rendre inutile ?

 

Quelques pages sur ces questions connexes ne gâteraient pas, je l’espère, le livre de M. Payot. Tel qu’il est, bien que d’aucuns puissent le trouver un peu trop doctoral et professoral, il est franc, nourri, plein de bons conseils et d’intentions meilleures encore ; il inspire l’estime et la sympathie pour celui qui l’a écrit. On serait heureux de pouvoir en dire autant après chaque lecture.

XXVII. Ch. Letourneau : L’Évolution litteraire dans les diverses races humaines §

Évolution ! C’est le mot favori, le mot régnant dans la seconde moitié de ce siècle. Taine remarquait déjà dans la pensée contemporaine cette tendance à voir en toute chose un perpétuel devenir, un développement régulier et soumis à des lois. Depuis Darwin et Spencer, il n’y a plus guère de réfractaires à cette façon d’envisager tout ce qui vit.

Elle a conquis jusqu’à la Sorbonne, jusqu’aux plus fougueux partisans de la tradition. M. Brunetière, après avoir protesté contre l’intrusion de la science dans l’histoire de la littérature, est aujourd’hui un fanatique de l’évolution ; il en parle comme s’il l’avait inventée, et je n’ai rien à dire contre cette conversion méritoire, sinon qu’elle a été jusqu’ici plus fertile en bonnes intentions qu’en résultats sérieux.

Je veux dire qu’il s’est borné à dérouler les phases par lesquelles a passé tel ou tel genre littéraire, mais qu’il est demeuré à peu près muet sur le comment et le pourquoi des variations du goût, sur l’entrecroisement de causes et d’effets, d’actions et de réactions, qui peut expliquer cette incessante métamorphose. Il s’est montré là, en dépit de lui-même, plus orateur que philosophe.

Le docteur Letourneau, qui aborde un sujet semblable, est, au contraire plus homme de science qu’homme de lettres. C’est un des membres les plus actifs de cette vaillante Société d’anthropologie, qui, depuis une dizaine d’années construit patiemment sa petite encyclopédie. Elle a déjà fait paraître une vingtaine d’ouvrages animés du même esprit et signés de noms aimés du public, comme ceux de MM. Hovelacque, Manouvrier, Vinson, etc. Pour sa part, M. Letourneau a étudie l’évolution du droit, de la famille, de la morale, de la propriété. C’est aujourd’hui le tour de la littérature.

Ne cherchez pas dans son volume une patiente analyse des motifs pour lesquels Aujourd’hui brûle ce qu’Hier adorait, des procédés suivant lesquels l’art se transforme au jour le jour. Aussi n’est-ce point ce qu’il a voulu faire. Son livre est une revue à vol d’oiseau, et d’oiseau aux grandes ailes, des littératures de tout pays.

Deux choses constituent la nouveauté de cette vaste synthèse. D’abord l’auteur embrasse la totalité du genre humain ; le temps n’est plus où l’histoire universelle, comme c’était le cas pour Bossuet, tenait dans le bassin de la Méditerranée. Ensuite, ce qu’il entend mettre en lumière, c’est ce qu’on peut nommer la pré-histoire ; c’est ce qu’il appelle heureusement lui-même « la paléontogie littéraire. » Autrement dit, il s’occupe des origines et de parti-pris il s’arrête à l’aurore des temps modernes, à la fin du moyen âge.

Le plan est simple et rigoureux. Il consiste à nous conduire successivement chez les différentes races, en partant des nègres, en passant par la race jaune à laquelle sont adjoints les peaux-rouges, et en finissant par les peuples de la race blanche.

Si nous pouvions suivre ce long voyage autour du monde et dans les ténèbres du passé le plus reculé, nous constaterions une fois de plus sur la route que notre pauvre planète est bien petite, que les hommes s’y ressemblent étrangement, et nous prendrions ainsi une utile leçon de modestie. Mais tout ce qu’il nous est permis de faire en ce court espace d’un article, c’est de noter la marche générale des phénomènes littéraires.

Oh ! nous remontons loin, très loin, pour en trouver l’originel ! Jusque chez les animaux, nos frères inférieurs ! Salut, oiseaux chanteurs, qui fûtes peut-être nos premiers maîtres de langue ! Salut, pigeons danseurs, que le tout-puissant Amour instruit à parader et à vous pavaner devant vos belles !

L’humanité à ses débuts n’en savait guère plus que vous. Elle se contentait sans doute, pour traduire ses sentiments les plus vifs, de romances sans paroles, de cris nuancés et diversement timbrés, comme l’enfant qui n’a pas encore appris à parler, comme le misérable Fuégien qui, vivant en l’état d’anarchie, répète indéfiniment la même syllabe pour se faire plaisir à lui-même. Beau spécimen d’art absolument individualiste !

Mais dès que la société naît, sous la forme, semble-t-il, de clan communiste, voici la danse rythmée, accompagnée d’un chant rudimentaire et mimant des scènes d’amour, de chasse, de guerre ; une sorte d’opéra-ballet, où tous prennent part et jouent leur rôle !

N’est-ce pas à peu près ce qu’a deviné le vieux Lucrèce, ce voyant du passé préhistorique, ce prophète de la science moderne ? Il parle ainsi, magistralement traduit par André Lefèvre :

Dans les gazons épais couchés près d’une eau vive,
Sous quelque haut ombrage à peu de frais heureux,
Nos pères dans l’oubli se délassaient entre eux,
Jouissant des beaux jours de la saison riante
Qui peint de riches fleurs la terre verdoyante.
Et les jeux, les propos, les rires et les voix
Confuses faisaient fête à la muse des bois ;
Et, pour s’en couronner, tressant des fleurs sauvages,
En festons sur l’épaule enroulant les feuillages,
La gaîté folâtrait en bonds mal cadencés,
Et quand ces rudes pieds, lourdement élancés,
Retombaient sur le sein de la vieille nourrice,
Quels éclats saluaient cette danse novice !
Tout alors était neuf et beau sous le soleil.

Comment peu à peu se compliquent et-se séparent la musique, la danse, le chant, les paroles ; comment cette littérature uniforme se partage en genres divers ; comment la société, d’abord presque homogène, se divise en acteurs et en spectateurs, en auteurs et en auditeurs ; c’est ce que M. Letourneau explique avec sagacité en se guidant sur la vraisemblance ; car, en ces époques où l’écriture était encore inconnue, vous pensez bien que les textes sont rares.

Il montre surtout (et c’est aujourd’hui une vérité acquise qui a seulement besoin d’être précisée et appliquée dans le détail) la liaison intime qui unit chaque changement profond dans le domaine artistique à une profonde transformation sociale. Il réduit au rôle de facteurs secondaires le climat et la race dont on a tant abusé.

Citerai-je quelques-unes des lois qu’il relève au passage ? Il reconnaît que partout, dans les littératures primitives, on semble être allé du rêve au réel, en passant par l’épopée, qui a servi de pont entre l’un et l’autre. Il constate que le théâtre, genre littéraire très ancien contre l’opinion commune, est celui qui s’émancipe le dernier, parce qu’il doit compter avec la masse routinière du public, et, en revanche, celui qui déchoit le premier parce que la décadence implique la mort de cette âme collective dont il est l’interprète.

M. Letourneau remarque encore que la longueur du vers va croissant à mesure que la civilisation devient plus complexe. (Pourvu grands dieux ! qu’un de nos jeunes poètes ne prenne pas cela pour un encouragement à risquer des vers de vingt cinq ou trente pieds !)

Il signale aussi la description du monde extérieur comme un signe de déclin ; et peut-être serais-je d’accord avec lui, quand il s’agit de description pure ; mais ne s’y mêle-t-il pas d’ordinaire le sentiment de la nature, qui ne va pas sans une interprétation de l’univers et marque en bien des cas un progrès ?

J’aurais ainsi à discuter avec M. Letourneau plusieurs de ses conclusions et certains de ses jugements, nécessairement sommaires ; j’aurais surtout à lui demander compte de sa méthode, à rechercher au nom de quel principe il déclare telle œuvre supérieure ou inférieure. Terrible question, je le sais, à laquelle pourtant on ne saurait échapper, dès qu’on admet dans l’histoire littéraire des apogées, des déclins, des renaissances ! Mais un dernier et grave sujet m’appelle.

Le livre se termine par un coup d’œil sur l’avenir. L’auteur confesse que le moment est critique, et il craint que la littérature, non seulement en France, mais dans l’Europe occidentale, ne vienne à mourir d’anémie, d’individualisme outré, de léthargie morale prolongée.

Il n’est pas tendre pour les contemporains ; il écrit : « Comme il arrive à toutes les époques de décadence littéraire, la forme est prisée beaucoup plus que le fond ; la consonne d’appui et d’autres futilités du même genre dispensent aisément d’avoir le sens commun ; on a des rimes riches et des pensées pauvres. Pour ne parler que de notre pays, c’est sûrement un fâcheux symptôme que de voir des ciseleurs de vers rebrousser chemin jusqu’à la littérature des sauvages les plus primitifs, à la littérature interjectionnelle où le son est tout, où le sens n’est rien… »

Oui, quoique la consonne d’appui soit déjà de l’histoire ancienne, la poésie est malade et la prose ne se porte pas bien. Mais faut-il désespérer de leur sort ? Le docteur Letourneau répond très justement :

— Tout dépend de la tournure que prendra révolution sociale.

Le salut, nous dit-il, est dans un retour à un régime de solidarité, retour qui n’est pas une régression au grossier communisme d’autrefois, pas plus que l’opéra de Wagner n’est une résurrection de l’opéra-ballet tel qu’il a pu exister chez nos lointains ancêtres. Le problème consiste en effet « à concilier une suffisante liberté individuelle avec une suffisante solidarité générale. »

Vous souvient-il qu’un de ces derniers lundis je signalais, entre des voix savantes venant des quatre coins de l’horizon, un accord imprévu pour réclamer une orientation vers le socialisme ainsi compris ? Nous pouvons joindre à ce chœur la voix du docteur Letourneau.

Mais comment l’art se relèvera-t-il, si la société s’engage hardiment dans cette route nouvelle ? Il y a longtemps que l’ont dit et Cladel, et Rosny, et bien d’autres, et moi-même ; mais il n’est pas mauvais de l’entendre répéter par un homme, dont la parole emprunte ici l’autorité de trente ou quarante siècles d’histoire.

A société rajeunie, littérature nouvelle ! A société solidaire, unie dans un idéal commun et dans des intérêts identiques, œuvres larges et puissantes, où bat le cœur d’un peuple, où respire l’âme d’une époque entière !

Quant aux littérateurs, je ne dis pas fin de siècle, ce qui ne signifie rien, mais fin de monde, ce qui veut dire l’agonie d’un système social, l’auteur leur crie avec indignation :

« Quoi ! tant de niaiseries et de grossièretés ! Tant de poètes incapables de s’abstraire de leur petite personnalité ! Tant d’écrivains nous racontant avec une ridicule minutie les très négligeables événements psychiques qui se passent dans leur cœur ou leur esprit et qui leur semblent gros, uniquement parce qu’ils les étudient avec le microscope de l’égoïsme ! Tant d’autres, si parfaitement décapités, qu’ils ne sauraient sortir de l’érotisme !… »

Le Dr Letourneau leur montre deux sources d’inspiration toutes fraîches et pleines à déborder ; deux vraies fontaines de Jouvence. L’une, c’est la sympathie pour tous les hommes, même quand ils ne sont pas nos concitoyens. L’autre, c’est la philosophie scientifique agrandissant chaque jour notre idée de l’univers.

A vous, jeunesse, la joie de boire à longs traits la vie dans ces sources fécondes et dans d’autres encore ! De là doit sortir une Renaissance, mais une Renaissance originale, ne se croyant plus obligée d’imiter personne ! C’est l’espérance du Dr Letourneau ; c’est la nôtre aussi. Mais n’oublions pas que ce renouveau a pour condition préalable et nécessaire une transformation économique !

XXVIII. Francois Coppée : Mon franc parler §

Un beau titre ! Un nom célèbre ! Voilà donc quelqu’un qui va nous dire joliment des choses graves et hardies ! Et d’avance on se pourlèche les babines en ouvrant le volume où l’auteur a recueilli les causeries qu’il a éparpillées durant six mois dans les colonnes du Journal.

Ai-je besoin de dire qu’on n’est point volé, si l’on ne cherche dans ces pages écloses au jour le jour que de la grâce, de la fantaisie, du talent ? Voulez-vous de fins croquis parisiens, de frais paysages à la Corot où le premier printemps met parmi les branches « une fumée de verdure » ? Aimez-vous mieux de l’esprit glissant jusqu’au calembour, témoin les amateurs du Théâtre-Libre soupçonnés de préférer « l’obscène à l’Ibsen » ? Ou encore vous plaît-il de savourer les mélancoliques regrets d’un poète qui se retourne inconsolable vers sa jeunesse lointaine, auréolée de rose et d’azur par le mirage du passé ?

Vous rencontrerez tout cela dans ces feuilles légères. Mais on peut y chercher davantage, par exemple ce que pense des choses du moment un écrivain indépendant. Et, ma foi ! l’occasion était trop belle de disséquer une âme d’académicien : je n’ai pas eu le courage de la laisser passer.

Or, le dirai-je ? j’ai eu la surprise de trouver dans le poète-chroniqueur l’âme honnête, mais un peu étriquée, d’un petit bourgeois de Paris.

Un petit bourgeois ! J’entends par là un homme sorti du peuple (suivant l’heureuse expression d’un ministre sorti lui-même du ministère), un homme qui, ayant eu la chance d’avoir un billet gagnant à la loterie de la gloire et de la fortune, se trouve en état de vivre à l’aise au-dessus de sa condition d’origine.

Un petit bourgeois, cela veut dire aussi quelqu’un qui n’est ni riche ni pauvre, qui côtoie le grand monde sans en être, et qui sait encore comprendre et aimer les humbles dont il a été.

C’est, par conséquent, un être double, ayant un côté peuple et un côté aristo, comme dit M. Coppée.

Voici le côté peuple. L’auteur du Passant et des Jacobites ne dédaigne pas de se rappeler le temps où, gamin de quinze ans, il allait au spectacle avec un morceau de pain et de saucisson dans sa poche. A d’autres les extases devant la musique de Wagner et devant les immenses hôtels où l’on mange pontificalement, surveillé par des sommeliers en habit noir qui ont l’air de gens du monde ayant eu des malheurs ! Tant pis pour les belles dames qui font du genre ! Il fredonne volontiers avec Béranger :

Je suis du peuple ainsi que mes amours.

Vivent les dînettes à deux, sous les tonnelles des guinguettes, avec les étoiles pour becs de gaz et le suresnes première en guise de Champagne ! Ô le bois de Meudon et ses ombrages discrets ! Qui donc a dit que la grisette est une espèce éteinte ? M. Coppée n’en croit rien et il veut bien qu’on le sache.

Il a l’audace d’avouer que le Misanthrope l’a ennuyé et que le vieux mélodrame avait du bon ; que le café-concert a pour lui plus de charmes aujourd’hui que la Comédie-Française. Il a plaisir à parler l’argot des faubourgs. (Ombre de Boileau, pardonne !) Il est capable de longues stations devant les bazars à treize.

Ne vous étonnez pas s’il suit le régiment qui passe, s’il est ému en revenant de la revue, même en l’absence du fameux cheval noir. Il se pique d’être non seulement badaud, mais chauvin, cocardier, avec passion, avec frénésie. Toujours Béranger ! Gloire, victoire, Napoléon, canon, mitraille, bataille ! Que dis-je ! Béranger n’est qu’un sans-patrie, qui a rêvé la sainte alliance des peuples. M. Coppée convie la France à se laver par la guerre des hontes du Panama. Il brûle d’une belle ardeur militaire, qui serait plus belle encore, s’il n’avait passé l’âge d’aller se faire casser les os.

Un Parisien de Paris, cela ne fait pas d’ordinaire un très bon catholique. Ne lui demandez pas s’il croit dur comme fer à la transsubstantiation. Voyez-vous ce sourire ironique au coin de ses lèvres ? Les dogmes, les mystères ! Il leur tire sa révérence et il passe son chemin ! Encore Béranger !

En revanche, il s’indigne, s’il est témoin d’une injustice, d’une cruauté. N’est-ce pas horrible qu’un pauvre diable soit arrêté et menacé de la prison pour avoir volé, ayant faim, deux sous de charcuterie ? Son cœur se fond en pitié. Il s’écrie : « De la bonté, de la bonté, et encore de la bonté ! » Des colères généreuses s’allument même en lui. Il lance à la jeunesse bourgeoise une apostrophe qui commence par ces paroles truculentes : « Ô fils des repus et des satisfaits… » Il va même jusqu’à écrire ces lignes explosives :

« Ils sont nombreux, ceux qui reconnaissent le vice de la société moderne, ceux qui comprennent que la Révolution a fait banqueroute et que l’aristocratie d’argent est pire que l’ancienne, ceux qui sont obsédés par la pensée de la misère, ceux que dégoûte cette hypocrite démocratie qui promet toujours et ne tient jamais et qui joue éternellement avec le pauvre, son créancier, la scène de don Juan et de M. Dimanche ? » — Dirait-on pas une tirade d’orateur populaire ?

Mais halte là ! L’autre côté du bourgeois ne tarde pas à se montrer.

Serait-il permis de rappeler ici, sans malice, certain âne qui fut mangé pendant le siège de Paris, du temps de la Ligue. Un âne à propos d’un académicien ! Honni soit qui mal y pense ! Il n’y a pas de danger qu’on les confonde, n’est-ce pas ! Donc un rimeur faisant l’oraison funèbre de l’honnête animal, mort au service de la patrie, a dit de lui :

Il était bourgeois de Paris,
Et de fait, par un long usage,
Il retenait du badaudage
Et faisait un peu le mutin
Quand on le sanglait trop matin.

Cela revient à dire en prose que le bourgeois de Paris est frondeur de son naturel, prompt à regimber, plus prompt à se soumettre, soupe au lait, vite monté, vite affaissé, plus porté à se révolter en paroles qu’en action. Je connais ces feux de paille. J’ai eu un cousin, Parisien parisiennant, qui était comme cela. Quelles belles flambées de colère contre les abus du gouvernement et les iniquités sociales ! C’était un terrible révolutionnaire à huis clos. Mais fallait-il en venir au fait ? Etait-il question de mettre la main à l’ouvrage pour réformer ce qu’il déclarait abominable ? Pfutt ! Plus personne !

Tel me paraît être, sauf le respect que je lui dois, le cas de M. Coppée. — Attaquons le mal, mais n’y touchons pas ! Déblatérons contre la société, mais n’y changeons rien ! — C’est la devise du frondeur et la sienne.

La réforme possible de l’orthographe suffit à le troubler. Notre orthographe est illogique, semée de pièges, dure à apprendre pour les étrangers et les enfants du peuple. Qu’importe ? C’est amusant cet illogisme : et ces lettres parasites qui surchargent les mots, comme c’est joli ! Votons pour le statu quo avec le duc d’Aumale, notre royal confrère !

Lui catholique ! Fi donc ! Pour qui le prenez-vous ? Mais cela ne l’empêche pas d’être parrain, de se prêter docilement aux cérémonies du culte. Sonnez, cloches de Bretagne ! « Il faut tout de même une église au milieu du village », n’est-il pas vrai ?

Il faut de la religion pour le peuple, disait-on jadis plus crûment, ce qui peut se traduire ainsi : « Il faut lui promettre le ciel pour ne pas lui donner la terre. Laissons au prêtre le privilège d’être son fournisseur patenté d’illusion ! » Reconnaissez-vous là l’esprit bourgeois, auquel il ne vient pas même à l’idée qu’il serait plus franc et plus viril de dire : Allez à la messe, si vous êtes catholique ! Mais point de vaine simagrée, si vous ne l’êtes pas !

Je lisais naguère dans un gracieux petit livre5 l’histoire d’un brave marin breton qui disait pis que pendre de son curé. Le curé vint à passer au moment même et le marin de se signer dévotement en lui tirant trois coups de chapeau. Pourquoi faut-il que M. Coppée fasse songer à ce Tartarin de la mer ?

C’est en matière politique que ce genre d’esprit est curieux à étudier. M. Coppée parle tout le temps de politique pour dire qu’il n’en parlera pas ; la moitié du volume au moins en est pleine. Il déclare qu’il n’y entend rien ; mais ce n’est pas une raison pour se taire, au contraire.

Écoutez plutôt ! La politique, c’est Canaille et compagnie. Tous les politicards, des filles de trottoir, des saltimbanques, des camelots, ou (quand l’académicien se réveille dans le faubourien) des imposteurs et des bavards ! « Il est impossible à un bon citoyen de ne pas avoir la bouche pleine de bile en songeant à ce que ces gens-là ont fait de la France. »

Ils ont tout sali de la boue de Panama ; ils ont envoyé les jeunes Français mourir comme des mouches aux colonies. « Qui a fait cela ? Un politicard de malheur, partisan sans savoir pourquoi, de la folie coloniale, d’un tas d’expéditions incompréhensibles, mais qui tremble dans sa peau, si l’on fait allusion seulement à la guerre sainte, à la seule guerre dont rêvent tous les bons Français ! »

Il ne faut pas être sorcier pour reconnaître que M. Coppée a visé ici celui qu’on avait surnommé le Tonkinois. Vous vous dites alors : Il paraît que M. Coppée n’aime pas les opportunistes et la République qu’ils nous ont faite. C’est son droit. Il y a de fort honnêtes gens qui n’en sont pas ravis non plus. C’est donc qu’il préfère les radicaux ? Ils sont pires encore. — Les socialistes ? Des flagorneurs du populo. — Les ralliés ? Des hommes masqués. — Les monarchistes ? Ils sont si nigauds. — Bref, tous ceux qui s’occupent de politique, électeurs ou élus, l’auteur les renvoie dos à dos et les loge tous impartialement à… Muffleville.

Il faut voir ses pudeurs effarouchées à l’idée seule d’être candidat ! Et non seulement il repousse avec horreur un mandat qu’on ne lui offre pas ; mais il crie aux étudiants qui pourraient être tentés de songer aux affaires de la patrie : « Allez courir les champs avec une amie. Cela est plus amusant et plus utile. » Il crie aux paysans : « Semez votre blé, engraissez vos porcs et ne vous souciez pas des ministres. »

Car enfin, quel homme raisonnable et de bonne foi peut se ranger encore dans un parti, croire à la vertu d’une forme de gouvernement ? — « La monarchie, l’oligarchie ou la démocratie, tout cela est kif-kif », comme on dit à l’Académie française.

Ce nihilisme gouvernemental finit par devenir inquiétant. On se demande : Est-ce que, par hasard, M. Coppée serait devenu anarchiste ? Il ne reste guère, en effet, que l’état de nature qui puisse se dérober à sa critique.

On est vite rassuré. L’esprit frondeur consiste à poser des prémisses révolutionnaires pour en tirer des conclusions conservatrices. Comme tous ceux qui affectent de n’avoir point d’opinions positives, M. Coppée laisse percer, sans y songer, des opinions réactionnaires. Le suffrage universel lui paraît stupide ; il n’a pas l’air de se douter un instant que dans un Etat, les intérêts de l’un étant précisément aussi respectables que ceux de l’autre, tout le monde a un droit égal à être consulté. Il aimerait assez le suffrage restreint ; mais, au fond, sa tendresse pourrait bien aller à un système qui dispenserait les gens de discuter et de voter. Un des reproches les plus bizarres qu’il fasse aux républicains de toute couleur, c’est de n’avoir pas su donner à la France un chef militaire. (Sans doute en l’élevant en chambre !) Hélas ! faut-il supposer que M. Coppée est de ceux qui croient tout sauvé, dès qu’ils ont un chef ou un maître ?

Et la question de la misère ? Ah ! certes, elle est cruelle, brûlante. Elle réclame une solution rapide. M. Coppée le dit bien haut. Aussi que propose-t-il ? Des réformes ? Il n’a garde. Sachez, socialistes, que le règne de la justice n’arrivera jamais et qu’il y aura toujours des pauvres. Donc, inutile de modifier l’organisation sociale ; l’aumône, la charité, l’esprit de sacrifice des riches, c’est là seulement ce qui pourra nous sauver.

Ressort-il de tout cela qu’il faille crier haro sur M. Coppée ? Eh ! non. Je le tiens non seulement pour un prosateur élégant et pour un très habile enfileur de rimes, mais encore pour un très brave homme, plein de cœur, aimant sincèrement le petit monde et pavé, comme l’enfer, de bonnes intentions. Mais c’est cela même qui rend plus significatif et plus lamentable le désarroi d’une cervelle honnête et bourgeoise tiraillée entre le dégoût du présent et la peur de l’avenir.

Voyons, monsieur Coppée (je dirais presque citoyen Coppée, si le mot, qui fait rire nos députés, ne devait paraître inconvenant à l’Institut), au lieu de prêcher l’inertie aux Français, qui ne considèrent pas l’avenir de la France comme une chose négligeable, ne vaudrait-il pas mieux, puisqu’ils ont chacun leur part de royauté, les exciter à vouloir quelque chose énergiquement et les aider à dégager ce qu’ils doivent vouloir ?

Il n’est pas défendu à un poète d’avoir des idées, et, quand il daigne écrire dans un journal, c’est apparemment pour répandre celles qu’il a. Sabre-dieu ! comme vous dites, les jours où vous jouez au vieux grognard, Lamartine et Victor Hugo faisaient, eux aussi, les vers assez proprement ; mais, quand ils prenaient la parole sur les choses du jour, ce n’était point pour être les apôtres du rien à faire.

XXIX. Jean Rameau : La Rose de Grenade §

Cela pourrait s’intituler : Mariés par un bœuf, ou, si vous préférez un titre plus académique : L’Epreuve périlleuse. Et cela ressemble à un conte de fée… réaliste.

Il y avait une fois un jeune trappiste qui se nommait Etienne et un vieux bœuf qui se nommait Martin. Et le jeune trappiste n’avait dans son cloître d’autre ami que le vieux bœuf, qui était pour lui un souvenir de la maison paternelle.

Or un jour il bêchait la terre, lorsqu’il entendit de l’autre côté du mur une voix douce qui chantait, une voix de jeune fille ; il ramassa une pomme, la jeta par dessus la muraille, et la pomme lui revint à demi mangée, ce qui le troubla beaucoup. (Il ne tient qu’à vous de voir dans cette pomme une intention symbolique.)

Et le trappiste alla conter à son bœuf l’émotion dont il avait été secoué ; mais comme il avait rompu le vœu du silence, le prieur décida qu’on vendrait Martin, cause du péché.

Et le bœuf fut vendu à un boucher pour être tué ; mais son ancien maître le suivit pour le racheter, et, n’ayant point d’argent, il s’en alla dans un château de la Belle au Bois chantant. La voix qu’il avait déjà entendue lui dit : « Rassurez-vous, mon frère. Votre bœuf vivra ici gras et content. »

Malheureusement le trappiste, coupable de s’être absenté, fut chassé du couvent, comme son bœuf, et, comme son bœuf, il trouva un refuge dans le château hospitalier. Et ils étaient heureux tous les deux, Martin ruminant, Etienne, qui n’était plus trappiste, menant la charrue et aimant sans le lui dire la jeune fille à la voix douce.

La jeune fille aussi regardait de fort bon œil l’ancien moine, et c’était Martin qui en profitait, bien nourri, bien caressé. Mais une vieille tutrice clairvoyante s’aperçut de la chose, et elle résolut qu’on tuerait le pauvre bœuf, voué décidément au rôle de bouc émissaire.

L’imprudent Étienne, pour le dernier repas du condamné, lui fit manger des herbes qui le grisèrent, et Martin, pris de folie, se jeta, les cornes hautes, sur Geneviève : c’était le nom de la jeune fille. Elle périssait, si Etienne ne l’avait sauvée en cassant la tête à son ami Martin. Il l’enterra en pleurant ; mais, s’il avait perdu son bœuf, il avait trouvé une amoureuse, mieux encore ! une fiancée !

Entre temps, il avait retrouvé un grand-père, qui était riche ; et il trouvait encore une place de secrétaire chez un armateur de Paris, qui, au bout de deux ans, devait le rendre déniaisé, décrassé, capable de faire un mari sortable pour Geneviève.

Vous croyez peut-être que l’histoire est finie ? Elle commence ou recommence, comme vous voudrez.

La mère de Geneviève avait été malheureuse, parce que son mari lui était infidèle, et Geneviève, qui était une petite fille pas ordinaire, s’était juré de ne jamais se marier, du moins avant d’avoir mis à l’épreuve la fidélité de son futur époux.

Il faut vous dire que la femme de l’armateur était la propre tante de la jeune fille, et, quoique Parisienne, on l’appelait la Rose de Grenade, parce qu’elle avait l’éclat et la beauté capiteuse d’une Espagnole des Batignolles.

C’est elle qui fut chargée par Geneviève de présider à la tentation de l’ex-trappiste. Elle devait l’exposer tour à tour aux séductions des femmes de chambre, des actrices et de ses meilleures amies ; s’il résistait, nouveau Joseph, elle devait elle-même entrer en campagne. Cette tante était bonne personne.

Or, Etienne demeurant de marbre, la Rose de Grenade en vint à cette suprême ressource. Une nuit, sur un îlot perdu de la côte de Bretagne, elle se laissa enfermer seule avec lui par la marée montante ; mais la dame en fut pour ses frais de coquetterie.

Vous devinez ce qui arrive alors. Elle se pique au jeu, ressent un dépit qui ressemble à de l’amour, supprime les lettres du vertueux fiancé à l’aventureuse fiancée. Geneviève, inquiète, craignant d’avoir trop bien réussi, se décide à accourir. La tante, prévenue de son arrivée, s’arrange pour se faire surprendre par elle dans un tête-à-tête d’apparence galante.

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Je ne vous ai pas dit que le mari de la tante, également poitrinaire et amoureux, est jaloux de sa femme comme un Espagnol qu’il est. Il a eu vent de l’entrevue, survient au moment précis, tire deux coups de revolver sur sa femme, qu’il blesse grièvement, et tombe évanoui. Geneviève, dupe comme lui de ce qu’elle a cru voir, s’enfuit indignée. Etienne, qui n’a plus de fiancée, est rudement puni de son innocence : c’est la coutume depuis Joseph.

Cela ne suffit pas encore. Le mari veut se venger de lui, et, comme il ne peut plus se tenir debout, par conséquent se battre, il a l’idée machiavélique de s’empoisonner en faisant croire qu’Etienne est l’auteur de sa mort.

Le voilà arrêté, accablé sous un faisceau de preuves écrasantes, triste héros d’un drame de cour d’assises ; il va être condamné par l’infaillible justice, quand la Rose de Grenade reparaît à point nommé. Elle est revenue à de meilleurs sentiments en revenant à la vie ; elle confesse ses péchés en pleine audience ; elle prouve qu’Etienne est innocent comme un enfant qui vient de naître.

Il est sauvé. Merci, mon Dieu ! Reste à arracher Geneviève d’un couvent où elle s’est faite trappistine. Vous pensez bien qu’elle ne se fait pas trop prier pour en sortir. Tout finit, comme il convient, par un mariage ; la trop inflammable tante est pardonnée et les deux amoureux sont heureux, ainsi que le veulent la rime et la raison. La mariée bénit la mémoire du bon bœuf Martin et j’imagine qu’elle est guérie de l’envie de renouveler pareille épreuve.

 

M. Jean Rameau, qui nous conte cette idylle mélodramatique, n’est pas le premier venu. C’est un poète qui a un nom et même qui le mérite. Son roman romanesque n’est pas ennuyeux ni mal écrit : il est lestement mené ; il peut plaire à ceux qui aiment mieux les aventures que la vraisemblance ; les événements s’y pressent ; il n’y manque pas le piment obligé de scènes discrètement décolletées ; une partie, la première, est assez neuve. Pourquoi cependant n’oserai-je lui promettre un de ces succès retentissants comme en ont obtenu jadis des livres du même genre ?

Est-ce parce que l’ouvrage sent légèrement la hâte, parce qu’il n’a pas toute l’unité, tout le fini désirables ? Peut-être un peu. Mais il me semble qu’il y a des raisons plus graves. J’ai peur que l’attention du public n’aille plus, et pour assez longtemps, aux récits anecdotiques, qui se promènent à la surface des choses et qui se bornent à être simplement amusants ou même intéressants.

L’avez-vous entendu, ce cri des éditeurs de romans : Rien ne va plus ? Elle a sans doute plus d’une cause, cette crise du roman contemporain, cette mue du goût général. Mais j’en veux dire une qui pourrait bien être la plus considérable.

C’est que nous sommes en pleine bataille sociale.

 

Il n’y a pas à se le dissimuler, la France, l’Europe entière, sont en un état de fermentation, prélude de commotions violentes. Je ne dis rien de cette grande veillée des armes où les nations, qui se guettent, épuisent leurs forces et leur patience. Je parle seulement de la lutte intérieure qui tourne une moitié de chaque peuple contre l’autre moitié. On se croirait à ce moment du seizième siècle où les adversaires allaient se diviser, non plus d’après leur pays natal, mais d’après leur croyance en papistes et en huguenots.

Les deux camps sont formés. D’une part, autour des gouvernements monarchiques ou républicains (peu importe la forme, si le fond est le même) s’opère une concentration de toutes les forces bourgeoises, un groupement en rangs serrés de tous ceux qui veulent maintenir la richesse héréditaire et les inégalités qu’elle crée à la base de la société.

D’autre part, une foule croissante de mécontents, ayant, comme toujours en pareil cas, divers drapeaux, mais une haine commune des iniquités présentes : les socialistes forment le gros de cette armée en marche.

Entre les deux corps de troupes, une masse indécise qui attend, s’inquiète et s’effare.

Naguères encore (vous en souvient-il ?) il fut question de paix sociale et de réformes. On fit quelques molles tentatives de conciliation. Ainsi à la veille de la révolte de Luther, des conciles avaient parlé de corriger les abus de l’Église. Ainsi, à la veille de la Révolution française, Turgot avait essayé de l’empêcher à coups de décrets.

De même, il y a eu des velléités d’entente. Tout le monde, un instant, s’est dit socialiste. Un empereur réunissait un congrès pour préparer une législation ouvrière internationale. Des ministres bourgeois ouvraient des Bourses du travail, encourageaient les syndicats, promettaient leur appui aux déshérités. Mais cela n’a pas été long. Fondues comme la neige au soleil, les bonnes volontés d’antan ! Fermées, les Bourses du travail ! Sournoisement attaqués, les syndicats ! Et voici que le masque est jeté ! Plus de promesses menteuses ! Plus de paroles doucereuses ! La guerre ! La guerre !

Elle est déclarée, commencée. Au moment même où leurs adversaires disaient et prouvaient leur volonté de s’en remettre à la lutte légale, les conservateurs ont ouvert le feu, brusquement. Il leur fallait un prétexte, comme à l’Allemagne en 1870. Ils ont choisi les attentats de quelques exaltés qui tuent au hasard et que l’on tue impitoyablement ; ils ont invoqué les actes de quelques enfants perdus qui ne sont pas socialistes ; puis ils ont crié : Sus au socialisme !

Et depuis lors, voyez ! Nous avons en France un gouvernement de combat. Ses journaux ne disent plus le parti, mais la faction socialiste. Ses agents ouvrent les lettres des particuliers. Ses membres prennent des mesures révolutionnaires. Ils ont fait des suspects, comme en Quatre-Vingt-Treize. Un sénateur républicain demande qu’on institue, pour juger des civils, des commissions mixtes composées de magistrats et de militaires. Une pétition à la Chambre propose la déportation en masse de tous les socialistes. Un député provoque délibérément des collègues, réveille, à propos de n’importe quoi, les haines d’une époque où des tonneaux de sang plébéien coulèrent pour chaque goutte versée de sang bourgeois, et l’on expulse, non pas le provocateur, mais un des provoqués, parce qu’il a osé protester.

Ô répétition éternelle de l’histoire ! Ainsi, sous la Restauration, Manuel fut chassé comme indigne et séditieux par une majorité servile et empoigné par des soldats, parce qu’il avait osé dire du bien de la Révolution précédente, qui, étant vaincue provisoirement, était, suivant l’usage, calomniée et honnie.

Et tandis que le pouvoir du jour donne des leçons de violence à ses ennemis, tandis qu’il se fait professeur de révolution, dans le camp opposé, qui n’est pourtant pas composé d’agneaux, on se contente pour le moment d’étouffer des colères, de repousser l’injure, de se défendre. De temps en temps aussi de pauvres gens, écrasés de misère, s’en vont de la vie, en famille, sans bruit, et c’est à peine si les heureux du monde remarquent

Cette facilité sinistre de mourir.

Seulement, gare aux réveils et aux représailles de l’âme populaire ! On a l’imprudence de lui montrer comment on abuse de la force. Elle pourrait bien en user un jour. Chose triste pour tous ceux (et j’en suis) qui ont toujours souhaité réduire la part de la force brutale dans le règlement des affaires humaines ! Mais chose à méditer surtout pour tous ceux qui ont plus à perdre qu’à gagner dans le bouleversement !

 

Ai-je oublié que je parle ici de littérature ? Non pas. Comprenez-vous, maintenant, que dans cette atmosphère d’orage le roman ne puisse plus guère être un jeu d’esprit, une amusette à désœuvrés ? qu’il ne puisse plus même garder l’indifférente tranquillité de la science ? Pour répondre aux besoins d’un public inquiet, troublé, fiévreux, il faut des œuvres où frissonne l’angoisse du moment actuel, où retentisse l’écho du combat engagé, où s’agitent les questions morales, philosophiques, sociales, dont tout homme qui pense est préoccupé ; où palpitent enfin la vie, les craintes, les espoirs, les doutes d’une société prête à enfanter dans la douleur un monde nouveau.

XXX. Émile Faguet : Le Dix-huitième Siècle §

Le xviiie siècle fut un siècle de combat, et la bataille qu’il a engagée dure encore. On ne doit donc ni s’étonner ni s’indigner s’il reste matière à controverse, si le dernier livre français qui ait prétendu en juger les hommes et les idées est un livre de combat.

L’auteur, M. Faguet, fut de la même promotion que moi à l’Ecole normale, et je commencerai par lui dire : « Mon cher camarade, camaraderie signifie dans le langage ordinaire une disposition à faire échange d’éloges, à se porter aux nues tour à tour, à constituer une petite société d’admiration mutuelle ; mais camaraderie peut désigner aussi (et ce sens est plus noble) une vieille habitude de franchise réciproque et de discussion loyale où chacun soutient ses opinions sans contrainte et sans amertume, sans réticences et sans désir de blesser. Supposons donc que nous sommes plus jeunes l’un et l’autre de quelque vingt ans et pardonne-moi d’avance si ma critique indépendante te paraît rude et sévère. On peut estimer quelqu’un, se rappeler avec plaisir qu’on l’a connu jadis, et le combattre, quand on croit qu’il a tort. »

S’il suffisait pour écrire l’histoire de la littérature d’avoir des qualités littéraires, je ne serais pas avare de louanges envers M. Faguet. Il a beaucoup lu et bien lu ; il excelle à analyser le style d’un écrivain ; il a sur le rythme des vers de tel ou tel poète des remarques ingénieuses jusqu’à la subtilité ; il sait rajeunir des sujets usés par la manière dont il les traite et même il aime tant la nouveauté qu’il en oublie de craindre le paradoxe ; il écrit joliment, quand il s’en donne la peine, quand il ne laisse pas sa phrase s’enchevêtrer dans un fouillis d’incidentes ; il a de l’entrain, du piquant, de la verve ; il cherche et trouve l’expression inattendue qui surprend l’attention ; il appelle Montesquieu « un réactionnaire éclairé », et, juste ou faux, le mot frappe et donne à penser ; il commence ainsi un article : « J.-J. Rousseau, romancier français, naquit à Genève », et ce début est alléchant ; il insinue que Fontenelle, l’homme au cœur déglacé, était « né centenaire », et le trait est bien lancé ; il définit l’intelligence de Voltaire « un chaos d’idées claires », et c’est une spirituelle impertinence. Il possède d’autres qualités encore : il n’est pas un critique ondoyant et fuyant ; il dit nettement ce qu’il pense ; il le dit même avec force et autorité ; il a, entre deux accès de modestie, une magnifique assurance qui impose. C’est un Brunetière moins savant peut-être, moins militant en apparence, mais plus souple, plus délié, plus artiste que l’autre. Ai-je besoin de confesser plus longuement que je lui reconnais une sérieuse valeur ? Je le prouve assez, ce me semble, en prenant une de ses œuvres pour sujet d’études. Le malheur est que, si j’aime beaucoup le talent de M. Faguet, j’aime encore mieux la vérité, et qu’à mon gré M. Faguet et la vérité sont loin d’aller toujours de compagnie. Il me paraît un guide fort peu sûr quand il promène ses lecteurs à travers les doctrines du xviiie siècle, et je vais essayer d’expliquer pourquoi.

I §

On n’est pas digne du titre d’historien (et le critique qui s’occupe du passé doit être avant tout un historien), lorsqu’en présence d’une époque où deux partis se sont heurtés on ne sait pas assez se dégager de ses sympathies pour voir et faire voir ce que chacun des deux avait de bon et de mauvais. Il faut, avant de juger, plaider la cause de l’un et de l’autre ; sinon, l’on peut être polémiste habile, mais historien, non pas !

M. Faguet a traité le xviiie siècle en polémiste conservateur qui ne lui pardonne pas d’avoir été un siècle novateur en politique et en religion. Il n’en a montré qu’une seule face, et ce n’est point la plus belle.

Dans son Avant-propos, il donne pour caractères essentiels du siècle qu’il n’a été ni chrétien ni français. Singulier procédé tout d’abord que de le caractériser par ce qui lui manque ! Il me revient à la mémoire une phrase naïve que j’ai lue dans je ne sais quel guide du voyageur : « Cette ville n’a de remarquable qu’une chapelle gothique récemment démolie. » Je sais bien que, vers 1800, le cri de la réaction monarchique, aristocratique et catholique était : « Faisons un art chrétien et national ! » Et ceux qui parlaient ainsi entendaient bien faire le contraire de ce qu’avait fait le siècle qu’ils abhorraient. Mais sied-il, quand on affiche l’intention d’apprécier une époque « sans rigueur et sans complaisance », de reprendre et d’adopter comme un arrêt définitif la formule étroite et passionnée de ses pires ennemis ? L’origine seule de ce jugement suffirait à le rendre suspect.

N’importe ! Examinons-le en lui-même. Il paraît donc que le xviiie siècle n’a pas été français. Ses écrivains ne rappellent leur pays d’origine que par la langue qu’ils écrivent. On est étonné après cela d’entendre dire à M. Faguet que Voltaire incarna « l’esprit moyen de la France », que Diderot ne fut pas, comme on l’a dit, la plus allemande de toutes nos têtes, mais « éminemment Français », que Montesquieu a eu pour idéal la constitution de la vieille France. Eh mais ! voilà qui ne semble pas trop d’accord avec la formule tranchante jetée en tête du volume ! Entend-il seulement que les illustres d’alors ont été peu patriotes ? Conclure de là qu’ils n’ont pas été de grands écrivains serait un raisonnement hardi. Ni Racine ni Molière n’ont, que je sache, composé des Marseillaises ou entonné des hymnes en l’honneur de leur pays natal. On n’a point encore songé à nier leur génie sous ce prétexte.

S’il peut être vrai, d’ailleurs, que la France, durant une soixantaine d’années, n’ait pas été française avec cette ardeur exclusive qui convient aux moments de péril national et qui se réveilla si puissamment au temps de la Révolution, ce n’est là que la moitié de la vérité. Voulez-vous que nous rétablissions l’autre ? Dans ce même temps la France a été humaine, ce qui est bien quelque chose. Elle n’a pas cru qu’un peuple fût obligé de s’emprisonner clans ses frontières, comme un colimaçon dans sa coquille ; elle s’est intéressée aux nations d’autre race et d’autre religion. Montesquieu écrivait : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le considérerais comme un crime. » Je ne saurais m’empêcher de voir là quelque largeur et quelque noblesse.

Je ne saurais non plus blâmer l’auteur de l’Esprit des lois d’avoir condamné l’usage de brûler les hérétiques, quoiqu’il ne fût en vigueur qu’au-delà des Pyrénées, ou d’avoir plaidé la cause des esclaves, quoiqu’ils ne fussent ni Européens ni Français. J’ose penser encore que Voltaire ne manque ni de bon sens ni de générosité, quand il attaque la guerre, la grande tueuse d’hommes, quand il émet sur un conquérant, voleur de provinces, ces réflexions générales qui trouveraient, même aujourd’hui, des applications particulières : « La province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui, que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement ; ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire6 »

Peut-on reprocher comme une faute aux philosophes du siècle dernier d’avoir enveloppé le monde entier d’une large et chaleureuse sympathie, d’avoir dénoncé des iniquités qui frappaient des étrangers, d’avoir fait rayonner leur pitié sur tous les membres souffrants de la grande famille humaine ? Montesquieu disait encore : « N’est-ce pas un beau dessein de laisser après nous les hommes plus heureux que nous ne l’avons été ? » Répondra non qui l’osera !

 

La Révolution, exécutrice testamentaire des philosophes, proclama dès ses débuts les droits de l’homme et du citoyen, et, en dépit des prêcheurs d’égoïsme, la France d’aujourd’hui n’est pas prête à renier le généreux enthousiasme qui lui fit rêver et chercher le bonheur de l’humanité en même temps que le sien propre. Elle ne pourrait agir ainsi sans se renier elle-même. Cet amour de la justice pour tous, ce désir passionné de progrès social pour la terre entière est devenu le cœur de son cœur. Avoir des idées et des sentiments humains, c’est être Français, essentiellement Français. Un philosophe éminent7 écrivait naguère en parlant de la France : « C’est un lieu commun de rappeler sa foi au triomphe universel de la raison, du droit et de la fraternité. » Et il montrait que cette foi est ce qui la distingue des nations environnantes. Or quel est le siècle où notre pays a pris pour jamais conscience de sa mission personnelle, de cet idéal national qui est comme l’âme d’un peuple ? Le xviiie. « Il est le siècle de l’humanité », ajoute une voix, qui est celle de M. Faguet lui-même. Quel dommage que cette phrase de réparation, de repentir tardif, soit, en quelque sorte, égarée dans un autre volume, tandis que dans l’avant-propos déjà cité il n’y a qu’une brutale mise hors la France des écrivains et des penseurs qui ont peut-être le mieux exprimé ce qu’il y a de plus intime dans son génie.

J’arrive au second grief de M. Faguet contre le xviiie siècle : il n’est pas chrétien.

Je voudrais ici plus de précision dans les termes. Le christianisme n’est pas un bloc dont on ne saurait rien détacher. On y peut distinguer la morale et le dogme ; le premier coup d’œil y démêle des sectes diverses, catholiques et réformés, jésuites et jansénistes ; elles ont eu des conceptions de la vie fort différentes, et, si incrédule que le xviiie siècle ait pu être, ce serait merveille qu’il ne se rencontrât pas sur certains points avec quelque variété des églises chrétiennes.

Et de fait Rousseau, en plein courant irréligieux, inaugure une réaction chrétienne. Je l’ai entendu revendiquer par des protestants libéraux comme le fondateur d’une sorte de christianisme naturel. M. Faguet considère le Contrat social comme le catéchisme politique de l’école protestante ; il écrit même ailleurs : « C’est le Christianisme qui a presque créé le droit de l’homme. » Or le xviiie siècle a défendu ce droit de toutes ses forces ; il aurait donc été très chrétien sans le savoir et sans le vouloir. Est-ce que M. Faguet se contredirait parfois, comme Voltaire ?

Il se pourrait en outre que les plus acharnés démolisseurs de l’époque eussent voulu conserver certaines parties du christianisme. Voltaire écrivait bien un jour à d’Alembert : « Détruisez, détruisez tout ce que vous pourrez ; vous servirez l’Etat et la philosophie » ; une autre fois un magistrat lui aurait dit : « Par quoi remplacerez-vous la religion chrétienne, si vous la supprimez ? » Et Voltaire aurait répondu : « On vous délivre d’une bête féroce et vous demandez ce qu’il faut mettre à la place ! » Mais ce sont là des boutades où l’expression dépasse la pensée, et il est au moins une chose que le philosophe voulait laisser debout : c’est la morale de l’Évangile. Quoiqu’il la critique sur deux ou trois points de détail, il va jusqu’à la qualifier de divine et voici comment il résume son opinion dans un petit traité qui porte ce titre piquant : Dieu et les hommes, œuvre théologique, mais raisonnable : « Swift a fait un bel écrit par lequel il croit avoir prouvé qu’il n’est pas encore temps d’abolir la religion chrétienne. Nous, sommes de son avis : c’est un arbre qui, de l’aveu de toute la terre, n’a porté jusqu’ici que des fruits de mort ; cependant nous ne voulons pas qu’on le coupe, mais qu’on le greffe. Nous proposons de conserver dans la morale de Jésus tout ce qui est conforme à la raison universelle, à celle de tous les grands philosophes de l’antiquité, à celle de tous les temps et de tous les lieux, à celle qui doit être l’éternel lien de toutes les sociétés. » Ce n’est pas encore assez dire. Voltaire gardait pour le Christ un sentiment fait de vénération et de pitié : il voyait en lui un Socrate rustique, un ennemi du fanatisme et de l’hypocrisie, une victime de haines cléricales : il se déclarait même son disciple, à condition de réduire tout le dogme à ce précepte unique Aimez Dieu et votre prochain comme vous-même.

Cet amour du prochain, qui est la quintessence de l’esprit évangélique, c’est lui qui pousse les philosophes contre les usages barbares pieusement conservés par les cours de justice, contre la torture, contre l’atrocité de certains supplices, même contre la peine de mort. Le mot de fraternité que le siècle finissant inscrit dans sa devise n’est encore qu’un synonyme laïque de celui de charité. Aussi un homme, peu suspect d’indulgence pour les novateurs (c’est Guizot que je veux dire), n’a-t-il pas craint d’appliquer à ce siècle, si peu chrétien par d’autres côtés, les paroles mêmes du Christ : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup aimé. » Il m’est doux de joindre à cela le témoignage d’un étranger, d’un Italien resté bravement fidèle à la France vaincue : M. Angelo de Gubernatis rappelle dans son dernier ouvrage8 « qu’elle appartient plus que toute autre nation à l’humanité et que la grandeur des sentiments humains dépasse encore chez elle la grandeur des sentiments patriotiques. A ce titre, dit-il, la nation dont les souverains s’appelaient très chrétiens est aussi la nation la plus véritablement chrétienne du monde, parce que, mieux que toute autre, elle comprend, elle devine, elle embrasse, elle crée, elle répand ce qui est humain. »

Mais supposons (ce qui est une demi-vérité et partant une demi-erreur) que le xviiie siècle ait « perdu absolument tout esprit chrétien », comme le prétend M. Faguet qui n’exagère jamais. Est-ce à dire que cette disparition momentanée n’aurait eu que de mauvaises conséquences ? Le xviiie siècle détruit cette idée chrétienne ou donnée comme telle qu’on peut en toute sûreté de conscience brûler, égorger, exiler, emprisonner ceux qui pensent autrement que nous sur la nature de Dieu ou sur celle de l’âme. Je n’ai point le courage de la regretter, ni M. Faguet non plus, je veux le croire. Le xviiie siècle conteste et arrache à l’Église le privilège qu’elle s’arrogeait encore de régenter la science et de proscrire les théories non orthodoxes. J’avoue hautement que je lui en sais une infinie gratitude et j’espère que M. Faguet partage ce sentiment de reconnaissance. Il prophétise que dans deux cents ans les philosophes du siècle dernier ne compteront plus pour rien dans l’histoire de la philosophie ; j’aime à me persuader qu’on leur saura gré tout au moins d’avoir rendu la philosophie possible en mettant ceux qui la cultivent à l’abri du bûcher et de la prison. Un critique, qui ne passe point pour révolutionnaire (il se nomme Jules Lemaître), écrivait récemment avec beaucoup de sens : « Ces hommes aux dures railleries, ces hommes d’esprit et de cœur trop peu religieux et par là peut-être incomplets, je les vénère cependant, je veux les vénérer par dessus tous, parce que je leur dois en somme des parcelles de ma liberté et que cela est sans prix. »

Faisons une petite comparaison. Dans son Cinquième avertissement aux protestants, Bossuet parlait ainsi de l’esclavage : « De condamner cet état…, ce serait non seulement condamner le droit des gens, où la servitude est admise, comme il paraît par toutes les lois, mais ce serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n’oblige point leurs maîtres à les affranchir. » Bossuet défend en même temps « le droit de conquête » et admet que « tout un peuple peut être vaincu jusqu’à être obligé de se rendre à discrétion, en sorte que son seigneur en puisse disposer comme de son bien. » Montesquieu demande que les princes d’Europe fassent une convention pour émanciper les nègres. Voltaire refuse aux conquérants le droit de s’annexer un pays sans le consentement de ceux qui l’habitent. Faut-il opter ? Je sais bien des gens qui préféreront les aspirations généreuses des deux philosophes aux théories très catholiques, sinon très chrétiennes, de l’évêque. M. Faguet constate qu’en France, avec l’affaiblissement des idées religieuses, une lumière s’est éteinte. Il aurait pu constater aussi qu’il s’en est allumé une autre.

Même quand le xviiie siècle a osé remettre en discussion ces graves problèmes, auxquels il était interdit de toucher, l’origine du mal sur la terre, la possibilité du miracle, la divinité du Christ, je ne vois pas qu’il suffise pour le condamner de remarquer qu’il rompait ainsi avec une tradition plusieurs fois séculaire. La Réforme, elle aussi, fut une révolte contre la façon dont le moyen âge avait compris le christianisme : est-ce assez pour prouver qu’elle fut un mal ? Voltaire ébranla tant qu’il put l’Église, telle qu’elle était constituée en France ; avant de juger qu’il eut tort, il faudrait au moins exposer ses arguments. Je veux que dans sa guerre au christianisme il ait été dur, violent, injuste, comme on l’est dans le feu du combat. Mais encore serait-il nécessaire de rappeler qu’un excès en provoque toujours un autre ; que le fanatisme et l’intolérance engendrent la haine de la religion ; que Voltaire n’est en somme que le fils légitime de Bossuet.

M. Faguet, pour qui le xviiie siècle est avant tout un composé de lacunes, si l’on peut ainsi parler, veut bien toutefois lui accorder l’honneur d’avoir presque créé trois choses : la science politique, l’histoire civile, les sciences naturelles. Il convient de savoir gré de la concession : mais voyez comme ce pauvre siècle joue de malheur ! En ce faisant, il a travaillé contre lui-même ; il a mené les esprits à des conclusions opposées aux siennes. Telle est du moins la remarque que M. Faguet se hâte d’ajouter, remarque pleine de malice, nous déclare-t-il lui-même, ou néanmoins je vois surtout une intrépidité d’affirmation que j’admire.

Ainsi toute l’œuvre positive du xviiie siècle serait condamnée sans rémission par xixe ! Voilà qui est gaillardement jugé ! Il faut être bien sûr de soi pour rendre un arrêt si formel ! Il est sans doute très audacieux d’en appeler : c’est pourtant ce que je me permets de faire.

La science politique, tout d’abord, serait arrivée à « cette conception modeste et réaliste » qu’en politique abstractions et déductions n’ont rien à faire ; que l’avenir est écrit tout entier dans le passé, que les enseignements de l’histoire sont des guides suffisants pour un homme d’État. Par suite, M. Faguet n’a pas assez d’éloges pour Montesquieu, quand il se borne à rechercher la raison d’être des constitutions existantes ou déjà mortes, pas assez de blâmes pour Rousseau, quand il pose en tête de son Contrat social ce principe gros de conséquences, la souveraineté du peuple. Cette théorie n’est pas neuve : c’est celle de M. Taine punissant à coups d’injures et de mépris les hommes de la Révolution d’avoir voulu réformer la Société en vertu de principes abstraits. M. Faguet l’adopte en disciple plus docile que prudent. Il est certain qu’il faut connaître le passé, quand on veut comprendre le présent ; se pénétrer des traditions d’un pays, quand on veut le gouverner. Mais quoi ! est-il nécessaire, est-il sage, est-il possible même de s’enfermer dans ce qui est, sans jamais songer à ce qui devrait être ? La loi ne peut-elle, ne doit-elle pas être corrigée au nom du droit ? Le désir du mieux, le sentiment de la justice sont-ils des motifs d’action qu’il faille proscrire, des forces qu’on puisse supprimer ? La conception réaliste, chère à M. Faguet et à M. Taine, est étroitement conservatrice ; elle est hostile à toute innovation, à toute réforme. Mais le temps n’est plus où on la donnait hardiment pour le dernier mot de la sagesse ; on la complète, on l’amende aujourd’hui par la conception idéaliste ; on admet que les idées ont un rôle légitime à jouer dans l’évolution humaine, qu’elles ressemblent aux colonnes lumineuses qui dirigeaient la marche des Hébreux. En vérité M. Faguet retarde sur ce point, et, s’il en doute, qu’il veuille bien lire ou relire les ouvrages9 où M. Fouillée, le représentant le plus autorisé de la science politique actuelle, a si magistralement déterminé la part qui revient à l’idéal social dans le développement d’une nation et de la France en particulier.

M. Faguet dit ensuite : L’histoire civile, « presque achevée par notre âge (?) », a prouvé, toujours contre le xviiie siècle, que la tradition est essentielle à la vie d’un peuple comme la racine à l’arbre, et que le progrès n’est qu’une suite de changements insensibles. N’en déplaise à M. Faguet, l’histoire démontre également, d’accord avec le xviiie siècle, que l’esprit d’innovation n’est pas moins essentiel à la vie d’un peuple que le respect de la tradition ; elle enseigne même qu’en certains cas les sociétés sont sujettes à des fièvres de croissance, à des crises d’évolution qu’on appelle des révolutions. Les changements qu’elles subissent alors, comme ceux d’un adolescent qui sort plus grand et plus fort d’une grave maladie, sont très sensibles, ce qui ne les empêche nullement d’être souvent très heureux. La Révolution, qui fut la fin chronologique et logique du siècle dernier, fut un mouvement brusque et violent ; je me suis laissé dire pourtant que des millions de Français la considèrent encore comme ayant été un progrès.

Enfin les sciences naturelles, toujours suivant M. Faguet, se retournent aussi contre l’époque qui leur a donné l’essor, comme des enfants qui battraient leur nourrice. « Elles ne croient pas à l’égalité… ; elles sont patriciennes », elles se prononcent en faveur de l’aristocratie. J’ai peur que M. Faguet ne mêle et brouille ici des choses qui n’ont rien à faire ensemble. Oui, les hommes sont inégaux en fait ; et peut-être n’était-il pas besoin du secours de la science pour établir cette vérité qui crève les yeux ; mais sont-ils pour cela inégaux en droit ? C’est une tout autre question qui ne se tranche pas si vite. Oui encore, dans le monde animal et végétal, les forts, sauf exception, dévorent les faibles ; est-ce un motif suffisant pour que l’humanité prenne modèle sur cette entremangerie ? « Il semble que, Dieu ayant donné la raison aux hommes, cette raison doive les avertir de ne pas s’avilir à imiter les animaux10. » C’était l’avis de Voltaire ; c’est l’avis de bien d’autres qui ne veulent pas conclure de ce qui se passe parmi les loups et les ours à ce qui doit se passer parmi les êtres humains.

En a-t-on joué assez des théories de Darwin pour essayer de galvaniser l’antique idéal aristocratique ! A-t-on fait assez sonner les grands mots de sélection et d’hérédité, en vue de tuer toute espérance d’égalité sociale ! Un monde divisé en races faites pour commander et en races condamnées à servir ; des sociétés séparées en classes nobles, auxquelles sont dus tous les privilèges, et en basses classes vouées à perpétuité aux travaux serviles : voilà ce que M. Faguet nous présente comme imposé aux hommes par les lois inéluctables de la science ? Ne dirait-on pas à l’entendre que ces fantaisies rétrogrades ont l’autorité de vérités acquises, démontrées, acceptées par tous les savants et les philosophes d’aujourd’hui ? L’assurance est une belle chose ; mais il est décidément trop commode de passer sous silence ceux qui se sont élevés contre ces interprétations hâtives et intéressées de la doctrine darwinienne. Ce ne sont pas tout à fait les premiers venus. M. Ribot et M. Fouillée, dont la compétence vaut bien celle de M. Faguet, ont réduit ces prétentions à ce qu’elles valent, c’est-à-dire à peu de chose ; le Dr Jacoby a écrit tout un livre11 dont les conclusions sont précisément contraires à celles des derniers apologistes de la noblesse. On comprend que nous ne puissions discuter ici un si vaste sujet ; mais le fait seul que des hommes de pareille valeur concluent autrement que M. Faguet prouve suffisamment que les sciences naturelles ne disent pas à tout le monde ce qu’il voudrait leur faire dire.

Et puis, quand même elles déclareraient (ce qu’elles n’ont garde de faire) que le mérite se transmet intégralement de père en fils, elles ne sauraient prévaloir contre l’expérience de tous les jours. Est-il rare de voir un sot qui descende d’un homme de talent, un grand écrivain qui sorte d’une lignée de paysans ? M. Faguet aura beau m’alléguer la sélection et l’hérédité ; il ne me forcera pas à le mépriser et à le replonger dans la vile multitude, parce qu’il a négligé de naître d’une famille de ducs et pairs.

Il s’en faut donc que le xviiie siècle soit atteint et convaincu d’avoir fait une œuvre inutile ou mauvaise, en demandant au nom de l’égalité l’abolition de l’esclavage ou celle des castes privilégiées, en réclamant des réformes au nom d’un principe et même en prenant de force des libertés que la minorité refusait à la majorité. Cette œuvre, c’est M. Faguet, et non la science, qui la condamne. Il a pris ses désirs pour des réalités ; il a entonné gaiement un De profundis sur des idées qu’il déteste. On pourrait lui répondre :

Les gens que vous tuez se portent assez bien.

Mais à quoi bon ? Il plaît à M. Faguet que ces idées soient au rang des choses mortes ; il lui plaît que le xviiie siècle ait mal fait en détruisant et mal réussi en construisant. Pertes réelles et gains illusoires, tel est à peu près le bilan du siècle tel qu’il le dresse. Soit impuissance, soit répugnance à considérer les deux faces de la vérité, il laisse dans l’ombre le côté noble de l’époque qu’il étudie, ses grandeurs, ses enthousiasmes féconds, les services qu’elle a rendus à l’humanité. Je le regrette plus pour lui que pour elle. Nos jugements nous jugent. Ces outrances passionnées accusent celui qui s’y abandonne. Que n’a-t-il dit dans son avant-propos : « Je laisse à d’autres le soin de faire comprendre le xviiie siècle ; je viens le combattre à mon tour. » C’eût été plus simple et l’on s’étonnerait moins de ne pas trouver chez lui un plus sérieux effort pour être équitable.

II §

Ce n’est pas seulement par l’étroitesse de son parti pris que M. Faguet manque aux devoirs de l’historien ; c’est aussi par l’étrange facilité avec laquelle il rompt la liaison des causes et des effets. Nul moyen n’est plus sûr pour arriver à des énigmes indéchiffrables ou à des appréciations iniques. Imaginez quelqu’un qui prétendrait donner une idée vraie de la Révolution française en la séparant des antécédents qui l’expliquent et la justifient.

M. Faguet a parfois l’air de croire, comme un critique des temps passés, qu’un écrivain et qu’une époque ont eu tel ou tel caractère par un pur caprice du hasard ou de leur volonté. Le xviiie siècle pouvait (c’est lui qui nous l’affirme) créer de grands systèmes philosophiques, infuser une sève nouvelle dans notre littérature classique. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait, demanderez-vous ? Point de raison générale à cela : c’est la faute des personnes. Et le critique écrit avec une naïveté amusante : « C’était une littérature nationale… qu’au moins il fallait essayer de créer, et c’est à quoi l’on n’a pas songé ! » Ah ! si M. Faguet eût été là pour glisser quelques bons conseils à ces étourdis de philosophes !

Partant de l’idée qu’on peut reprocher à la littérature du temps ce qu’elle n’a pas été, il se trouve amené logiquement à lui reprocher ce qu’elle a été. Il déplore qu’elle ait été si militante : « sa combativité lui a nui extrêmement », nous dit-il. Toujours le même procédé ! On oublie de dire que cette combativité lui a fait faire aussi des chefs-d’œuvre ; on n’a garde surtout de se demander pourquoi elle a été si constamment armée en guerre. Et pourtant c’est là le fil conducteur pour qui veut suivre la marche du siècle. Si les écrivains d’alors furent à peu près tous des combattants qui auraient pu faire graver sur leur tombeau une plume et une épée, c’est apparemment qu’ils souffraient et voulaient se délivrer du double joug que l’Église et l’Etat fraternellement unis imposaient aux intelligences. Leurs écrits furent polémiques, parce qu’ils ne pouvaient pas être autre chose ; il est assez puéril de leur en faire un crime ; mieux vaudrait, ce me semble, rattacher à ce caractère essentiel les beautés comme les défauts de leurs ouvrages.

Mais M. Faguet n’aime pas à replacer les hommes dont il s’occupe dans le milieu où ils se sont formés. Il les en ôte même avec une désinvolture cavalière ; les dates sont ce qui le gêne le moins. Montesquieu est à la fois « un ancien, un homme de son temps, un homme du nôtre, un homme des temps à venir ». Le Sage a beau vivre et écrire sous la Régence ; « il est homme de 1660 » ; le voilà transporté cinquante ans en arrière ! Marivaux est « déplacé au xviiie siècle ». Buffon « n’a point de date12 » ; il reste comme suspendu dans le vide. André Chénier est isolé et fourvoyé parmi ses contemporains ; si bien qu’on aboutit à ce résultat bizarre : les hommes qui font le plus d’honneur au xviiie siècle n’en sont pas.

La méthode est commode, je n’en disconviens pas. Elle dispense d’étudier les alentours d’un homme, de reconstituer la genèse de ses idées, de rechercher les actions et réactions incessantes que tout individu subit et exerce tour à tour. Mais elle nous reporte aux âges reculés où Boileau se figurait qu’Homère aurait pu et dû voir le même idéal de noblesse qu’un courtisan de Louis XIV. Veut-on voir à quelles erreurs elle mène ? Je choisirai seulement deux exemples.

M. Faguet constate que Montesquieu fut un adorateur de l’antiquité et il s’écrie qu’en cela Montesquieu fut « un homme extraordinaire pour cette date, un homme qui n’était point du tout de son temps13 ». Impossible de se tromper avec plus d’énergie. Le culte de Montesquieu pour les anciens n’est qu’un cas particulier d’un mouvement général des esprits. Dès lors était commencée en France cette espèce de seconde Renaissance classique qui eut son apogée au temps d’André Chénier, de David et de la Révolution. Rollin, comme Montesquieu son contemporain, se prosterne devant les Romains et les Grecs ; comme Montesquieu, il les propose à ses lecteurs, non plus pour maîtres de style, mais pour modèles de vertu civique et d’austérité républicaine. Dans le discours préliminaire qui est en tête de son Traité des études, il recommande « d’opposer à l’amour des richesses et des plaisirs, qui devient le goût dominant, les exemples de l’antiquité qui y sont contraires ». Jean-Baptiste Rousseau (encore un contemporain de Montesquieu) félicite en ces termes le même Rollin d’avoir mis l’histoire ancienne à la portée de tout le monde :

Rois, magistrats, législateurs suprêmes,
Princes, guerriers, simples citoyens mêmes,
Dans ce sincère et fidèle miroir
Peuvent apprendre et lire leur devoir.

Voltaire aussi compose la Mort de César et Brutus, tragédies de collège sévères, rigides, stoïciennes, où il n’est pas difficile de noter un idéal héroïque à la mode de Tacite et de Plutarque. Est-il permis de dire après cela que Montesquieu fut pénétré de la religion de l’antiquité « en un temps où on l’avait complètement mise en oubli » ? M. Faguet se serait épargné cette contre-vérité, s’il avait moins cédé à sa périlleuse habitude d’isoler ses personnages du monde environnant.

Ceux qui ont quelque peu le sens de l’histoire ne seront pas plus contents de cette phrase sur Buffon : « Comme écrivain, il semble appartenir plutôt au xviie siècle qu’à celui dont il était14. » Pourquoi ce nouveau déplacement ? Parce que Buffon a le style oratoire. Croirait-on pas qu’il fut alors le seul orateur sans tribune ? Est-ce que Rousseau, Diderot, Thomas, à des degrés divers, n’ont pas tous atteint ou visé à l’éloquence ? Quel besoin de faire du grand naturaliste une sorte d’anachronisme vivant ? Surtout quand le caractère saillant de sa prose s’explique si bien par ce mouvement rythmique qui est une des lois les plus visibles de l’évolution littéraire et sociale. Dans la première moitié du siècle, époque d’analyse, de persiflage, de raison sèche, la phrase avait été courte, vive, agile, sémillante ; elle avait fini par devenir sautillante et saccadée. Dans la seconde moitié du siècle, époque de synthèse, de sensibilité débridée, de passion ardente, elle redevient tout naturellement ample, majestueuse, périodique, musicale. Buffon est emporté, comme les autres, par un courant qui agit sur tous ceux qui l’entourent. C’est qu’une société, à un moment quelconque de son existence, n’est pas un ramassis d’éléments rassemblés au hasard. Elle est un être organisé, vivant. Quand on parle du corps social, on ne fait point une métaphore : on exprime en termes précis une chose réelle. Or, de même qu’il existe une dépendance mutuelle entre les différents membres qui composent le corps d’un animal, de même il existe une harmonie visible entre les diverses personnes qui forment cet être à la fois un et multiple. Il y a, par exemple, pour la littérature comme pour l’ameublement, un style Louis XVI. M. Faguet aurait dû s’en souvenir davantage.

Un homme à son tour n’est pas un simple agrégat de parties juxtaposées, sans aucune cohésion entre elles. Il ne se dérobe pas à cette loi de l’unité de composition, qui permit de reconstituer, à l’aide de quelques os, la masse entière d’un mastodonte ou d’un mégathérium. Y eût-il en lui des forces en conflit, des opinions qui vont mal ensemble : elles sont de toute nécessité reliées entre elles par quelque fil mystérieux qui ne doit pas échapper à une analyse bien faite. Admettre dans un cerveau humain tout un groupe d’idées n’ayant aucun rapport avec les autres idées qui s’y rencontrent, c’est à peu près comme si l’on croyait qu’un cheval peut avoir réellement une queue de poisson.

C’est pourtant ce que M. Faguet admet sans scrupule. Il écrit : « Les idées politiques de Rousseau me paraissent, je le dis franchement, ne pas tenir à l’ensemble de ses idées. » Je lui accorde que dès l’abord on est frappé d’un contraste violent, quand on compare, en suivant l’ordre des dates, les premiers et les derniers écrits politiques du citoyen de Genève. Il apparaît à la fin comme un réformateur de la société ; et il a commencé par crier que la société est une œuvre de convention, une création artificielle, contraire à la nature et qui mériterait d’être supprimée plutôt que corrigée. Mais faut-il pour cela creuser un abîme entre ses Discours et son Contrat social ? Bien des ponts les réunissent. Dès ses débuts Rousseau concède à son compatriote Bonnet que la société est naturelle à l’homme comme la vieillesse ; elle devient ainsi un état par lequel l’humanité doit passer, une sorte de mal nécessaire, un fait avec lequel il faut compter : voilà le trait d’union entre ses théories primitives, qui la condamnent, et les tentatives qu’il fera plus tard pour l’organiser. Et ce n’est pas tout. Que de pensées communes décèlent le même auteur ! Jean-Jacques, dans son second Discours, dénonce l’inégalité comme une des causes capitales qui ont fait de civilisation le synonyme de corruption ; et l’idée d’égalité est la principale génératrice du Contrat social. Cherchez-vous une liaison entre ce dernier ouvrage et les autres écrits du philosophe ? S’il est un rôle que Rousseau se plut à jouer toute sa vie, ce fut celui d’apôtre du retour à la nature. Or, quand il jette dans le cinquième livre de l’Émile l’esquisse de sa grande théorie politique, il débute par cette phrase : « Remontons d’abord à l’état de nature ; nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou libres… » Et dans le Contrat social tout entier, en quoi consiste sa méthode, sinon en une opposition du droit naturel à la loi positive ? N’y retrouve-t-on pas encore en mille endroits le puritain ennemi du luxe, le Genevois ami des petits États, le Suisse partisan du système fédératif ? Il m’est impossible après cela de voir dans le Contrat social un îlot isolé et comme perdu dans une masse de choses qui lui sont étrangères et je regrette une fois de plus l’aisance avec laquelle M. Faguet retranche un homme de son temps et une œuvre de l’ensemble dont elle fait partie.

III §

Toutes les manières de fausser l’histoire que j’ai dû relever chez M. Faguet, il les a condensées dans son article sur Voltaire ou plutôt contre Voltaire. Il faut y insister ; cette exécution est, dans la petite fête offerte aux ennemis du xviiie siècle, le numéro à effet qui allèche les amateurs de futte à main plate et qui fait dire aux bonnes gens :

« Voyez donc comme l’auteur est fort ! Il tombe Voltaire. »

Joseph de Maistre a dû en tressaillir au fond de son tombeau. Il est dépassé dans sa haine pour le grand démolisseur du dogme catholique. Il daignait lui reconnaître encore une certaine grandeur, la puissance malfaisante, mais surhumaine, d’un démon ; il voulait lui faire élever une statue par la main du bourreau. Quel excès d’honneur pour ce chétif personnage ! Voltaire, aux yeux de M. Faguet, n’est qu’un bourgeois-gentilhomme, une façon de parvenu ridicule et poltron, dur pour les petits, servile envers les grands, plat adorateur de la force, recevant avec grâce les coups de pied familiers des princes et des rois ; un Tartufe qui se masque par méchanceté, par peur, par plaisir, qui « ment comme l’eau coule » ; du reste, un parfait égoïste qui s’enrichit sous prétexte de faire du bien à autrui ; qui a la chance de satisfaire ses rancunes contre la magistrature et sa rage de popularité, le jour où il défend deux ou trois condamnés innocents ; en somme, « le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu » ; un être sans conscience et sans âme, qui n’a jamais su distinguer le bien du mal.

Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme. Peut-être au moins fut-il un penseur ? Lui ! Il n’a eu ni profondeur, ni imagination, ni sensibilité, ni dévouement à sa pensée, ni opinion fixe sur quoi que ce soit. Il était incapable de progrès et d’élargissement successif. Impossible de trouver même une idée maîtresse à sa vie intellectuelle. — Alors, il fut artiste ? — Fi donc ! Pas la moindre conception artistique qui lui soit personnelle. Pas l’ombre d’une idée neuve. Conservateur en toutes choses, précurseur en rien : telle est la formule qui le résume. — Mais il eut de l’esprit, à ce qu’on prétend ? — Si l’on veut ; quand il ne parle pas comme M. Jourdain ou comme M.Homais. On confesse qu’il fut un grand curieux, qu’il fut même très intelligent. Seulement, cet homme très intelligent « n’entend rien (je vous ai déjà dit que M. Faguet n’exagère jamais) à l’antiquité, au moyen âge, au christianisme ni à aucune religion, à la politique moderne, à la science moderne naissante, ni à Montesquieu, ni à Buffon, ni à Rousseau…15. » Que pourrait-il bien n’avoir pas compris encore ? Ah ! Il ne comprend pas qu’il puisse y avoir un mystère à l’origine ou à la fin des choses. Aussi, M. Faguet l’aimerait-il mieux, s’il s’était borné à demander quelques réformes de détail et à écrire une centaine de jolis contes. Il pardonnerait même à son Dictionnaire philosophique, si ce Dictionnaire ne touchait pas aux grandes questions, c’est-à dire s’il n’était point philosophique. Je le crois sans peine ! Il y a tant de gens qui préféreraient ainsi un bon petit Voltaire de poche, revu, corrigé et considérablement diminué, à l’usage des âmes pieuses et des Instituts bien pensants !

On ne peut pas dire que ce portrait du patriarche de Ferney soit flatté. Mais oyez ce qui suit, Français, mes frères, et frappez-vous la poitrine ; humiliez-vous, race futile et légère ! « Voltaire nous ressemble. L’esprit moyen de la France est en lui. » Sauf qu’il ne fut pas brave, c’est le type du Français. Vous avez bien entendu. M. Faguet, ce patriote chatouilleux qui ne trouve pas le xviiie siècle assez français pour lui, parle de nous comme on a eu coutume de le faire en Allemagne, ces années dernières. Ô pauvre France ! Ce n’est pas assez qu’elle ait été vaincue sur les champs de bataille : par quel excès d’humilité ses enfants, complices de sa défaite, prennent-ils plaisir à rabaisser ainsi l’esprit français !

Que faire pourtant, si tout cela n’est que justice ? Heureusement que les allégations de M. Faguet sont sujettes à caution. Nous l’avons déjà vu ; nous allons le voir encore. Non pas que nous voulions discuter toutes celles qui prêtent à la critique ! Ce serait long et fastidieux ; il suffira d’en choisir quelques-unes comme échantillons.

Faut-il vous montrer d’abord le parti pris dans toute sa beauté ? M. Faguet, pour mieux écraser Voltaire, a (c’était indiqué) grandi démesurément quelques-uns de ceux qui l’entourent, Buffon et Montesquieu, par exemple. Plût aux dieux (dont il parle souvent) qu’on n’eût à lui reprocher qu’un excès d’admiration pour les rivaux de sa victime ! Le malheur est qu’il a deux poids et deux mesures. Montesquieu se contredit : « Quel esprit vaste sachant embrasser les contraires ! » Voltaire n’est pas d’accord avec lui-même sur la nature de l’âme : « Quelle inconsistance, quel chaos ! » Voltaire, n’ayant point la vocation du martyre, prend ses précautions contre l’Église ; il écrit par exemple : « Le miracle est très respectable dans la Bible ; mais ailleurs il est absurde. » — Quel manque de sincérité ! quelle bassesse d’âme, ô ciel ! — Buffon, exactement pour la même raison, insère dans son œuvre des tirades chrétiennes : « ce sont formules de haute convenance, choses de bonne compagnie. »

On est dispensé de ménagements, de justice même, avec Voltaire. On peut impunément supprimer des opinions qu’il eut et lui en prêter de toutes contraires ; il est permis, sinon méritoire, de mutiler les textes. « La loi morale, pour lui, écrit M. Faguet, c’est ne pas commettre l’injustice… Jamais il ne va plus loin16 » Et il faut lire comme M. Faguet explique doctement que la vraie morale prescrit le dévouement, qu’elle commence à la charité, et que Voltaire n’atteint pas où elle commence. Ainsi donc la morale de Voltaire aurait été purement négative. La question est facile à élucider : il s’agit de faits, non d’opinions. Or, il avait repris à son compte la formule chère au bon abbé de Saint-Pierre : « Paradis aux bienfesants ! » Il écrivait17 : « Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents. Si quelqu’un, dans la voie lactée, voit un indigent estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes. » Ce qu’il disait en prose, il l’a vingt fois redit en vers.

C’est n’être bon à rien que n’être bon qu’à soi…
C’est peu d’être équitable ; il faut rendre service,
Le juste est bienfaisant…

… Aimez Dieu, mais aimez les mortels :
Voilà l’homme et sa loi ; c’est assez ; le ciel même
A daigné tout nous dire en ordonnant qu’on aime18.

Il faut choisir. Ou bien M. Faguet ne connaissait pas ces passages qui sont cités partout, et alors pourquoi se vante-t-il d’écrire après une lecture « récente, attentive et complète19 » des ouvrages de Voltaire ? Ou bien il les connaissait, et alors… J’aime mieux ne pas conclure. Mettons qu’il les a oubliés. C’est égal, Voltaire n’a pas du commettre beaucoup de légèretés plus fortes que celle-là.

Vous plaît-il maintenant de revoir à l’œuvre le talent particulier dont est doué M. Faguet pour séparer les choses des causes qui les expliquent ? Il insinue que Voltaire fut un lâche, en disant que « tous ses ouvrages sont des lettres anonymes, quand ils ne sont pas signés d’un nom qui n’est pas le sien20. » Mon Dieu ! oui, il y aurait eu plus de crânerie à s’avouer le père des pamphlets qu’il éparpillait au vent ; seulement, dès le premier, l’auteur eût été supprimé par lettre de cachet. Je ne veux pas supposer que M. Faguet eût préféré cela ; mais je voudrais le prier de se rappeler qu’en ce temps-là l’abbé Galiani définissait l’éloquence « l’art de tout dire sans aller à la Bastille » Sans doute, au xixe siècle (et ces affreux philosophes du siècle dernier y sont bien pour quelque chose), un homme peut en plein régime démocratique dire librement du mal de la démocratie ; il peut même être payé par la République et parler ou écrire, avec une bravoure d’autant plus grande qu’elle est sans péril pour lui, contre les principes qui sont à la base du gouvernement républicain ; mais les puissances étaient plus ombrageuses, il y a cent cinquante ans. Duclos disait plaisamment : « Messieurs, parlons de l’éléphant ; c’est la seule bête un peu considérable dont on puisse parler sans danger. » En 1728, un décret portait ou plutôt maintenait contre imprimeurs et libraires la peine de la confiscation, du carcan, des galères, n’eussent-ils publié qu’une page non revêtue de l’estampille officielle. En 1757, une ordonnance royale condamnait à mort tout auteur d’écrit « tendant à émouvoir les esprits » et, si les mœurs répugnaient à l’application de cette loi de sang, le nombre formidable des gens de lettres qui furent exilés ou emprisonnés, des livres qui furent saisis, lacérés ou brûlés, prouve que le pouvoir ne s’en tenait pas aux menaces. Que Voltaire, comme Montesquieu d’ailleurs ou Diderot, ait dû par suite recourir à toute sorte de subterfuges, on peut le regretter. Mais à qui la faute, s’il fallait se masquer pour dire sa pensée ? S’il eût daigné regarder d’un peu plus près les conditions précaires où étaient alors placés les écrivains, peut-être leur confrère plus heureux d’aujourd’hui eût-il fait remonter plus haut le blâme dont il accable son patient ordinaire.

Peut-être aussi qu’il aurait trouvé les contradictions de Voltaire moins énormes et plus explicables, en les rattachant aux circonstances qui les ont produites. Mais il préfère exagérer et choquer l’une contre l’autre les opinions successives par où le philosophe a pu passer. C’est le procédé brillant et injuste du polémiste, bon pour la bataille, mauvais pour la recherche de la vérité. Il a recours au dilemme qui a une apparence de rigueur et peut embarrasser les naïfs. Il s’écrie, par exemple : « Voltaire est-il optimiste ? Est-il pessimiste ? Croit-il au libre arbitre ou à la fatalité ? » Et il ajoute triomphalement : « Je défie qu’on réponde par un oui ou un non bien tranché. » Triomphe facile et défi sans danger ! Si quelqu’un me demandait, en me montrant un mulâtre : — Est-il blanc ? Est-il noir ? Répondez par oui ou par non ! — aurais-je tort de m’y refuser et de dire à ce quelqu’un-là : Commencez donc par poser vos questions comme il faut !

Pour la première, ne dirait-on pas qu’il faille de toute nécessite crier : Tout est bien ou Tout est mal ? N’est-il pas permis d’être d’avis que le vrai réside entre ces deux extrêmes ? Et, si par hasard c’était là le fond de la pensée de Voltaire, serait-il si coupable ? Or il existe dans son gros bagage un petit chef-d’œuvre de bon sens que M. Faguet a négligé de citer : c’est la Vision de Babouc. Babouc a été chargé par le Génie Ituriel d’étudier si la cité de Persépolis (lisez Paris) a mérité d’être détruite. « Voici comment il s’y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des piérides les plus précieuses et les plus viles ; il la porta à Ituriel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue, parce que tout n’y est pas or et diamants ? » Ituriel entendit à demi-mot ; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis et de laisser aller le monde comme il va ; car, dit-il, « si tout n’est pas bien, tout est passable. »

Voltaire a dit encore :

Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
Tout sera bien un jour, voilà notre espérance.

Telle est son opinion, quand il raisonne de sang-froid. — Mais voyez le Mondain, nous dit-on. — C’est vrai, il s’y écrie :

Ô le bon temps que ce siècle de fer !

Pourtant, tel peut préférer le luxe au brouet noir, déclarer qu’il vaut mieux

… Vivre à présent qu’avoir vécu jadis,

et n’être pas convaincu que notre globe est le séjour du bonheur parfait.

— Et Candide ? reprend-on. — Belle difficulté ! Un tremblement de terre vient de détruire une ville et d’engloutir des milliers d’hommes. Vous vous apitoyez sur les victimes de la catastrophe. Passe un monsieur qui vous crie : « Comment ! Vous osez trouver qu’il y a du mal dans l’univers ! Je vous dis, moi, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. » Que ferez-vous pour répliquer à ce monsieur ; vous accumulerez les malheurs, les désastres, les spectacles répugnants que vous avez pu voir de vos yeux ou dans l’histoire, et vous répliquerez à cet optimiste intransigeant : « Le voilà, votre monde si merveilleusement agencé ! » C’est-à-dire que vous écrirez Candide, si vous avez la plume de Voltaire, cela s’entend. M. Faguet sait aussi bien que moi que ce roman est une réponse à Rousseau ; qu’il a pour but de montrer l’envers de la réalité à quelqu’un qui n’a voulu en voir que l’endroit ; qu’il pousse exprès les choses au noir par réaction contre un tableau poussé au rose. En pareil cas, on exagère volontiers pour mieux réfuter son adversaire ; on laisse dans l’ombre la moitié de sa propre pensée.

Cela est si naturel que M. Faguet, attaquant à son tour l’optimisme absolu de Rousseau, étale aussi les souffrances et les misères de tout ce qui vit ; il refait Candide à sa façon21. Je vais me répéter ; mais, comme Pierrot, « je dis toujou la même chose, parce que c’est toujou la même chose ». Quel dommage que M. Faguet s’obstine à séparer les causes et les effets ! Il aurait pu faire l’histoire des variations de Voltaire, ce qui eût été intéressant : il n’en a fait que la satire.

Second dilemme : « Voltaire croit-il au libre arbitre ou à la fatalité ? » — Qu’est-ce à dire ? Il n’y a donc pas non plus de moyen terme entre ces deux extrêmes ! M. Faguet n’a pas entendu parler du déterminisme ! Il ne soupçonne pas l’existence de cette doctrine qui est, au gré de bien des philosophes, la conciliation de ce que l’un et l’autre contiennent de raisonnable ! Si pourtant. Car le dilemme prend un peu plus loin cette autre forme : « Voltaire est-il déterministe ou croit-il au libre arbitre ?22 » Et voilà comme par un habile tour de passe-passe on identifie deux systèmes philosophiques qui n’ont qu’un point commun ! La confusion est fâcheuse ; mais, cette réserve faite, je reconnais que Voltaire fut d’abord le champion du libre arbitre et qu’un beau jour il se convertit, sinon au fatalisme, du moins au déterminisme. C’est la marque, disons-le en passant, que son esprit était capable de progrès et d’élargissement, quoi qu’en pense M. Faguet. Il faudrait ajouter que jusqu’à la fin de sa vie il resta fidèle à l’opinion qu’il avait embrassée dans la maturité de l’âge ; et, si cela prouve qu’il n’eut pas sur un point les mêmes convictions dans la vieillesse que dans la jeunesse, ce qui est arrivé à bien d’autres, cela n’autorise pas à qualifier l’œuvre du penseur de « prodige d’incertitude. »

Oui, sans doute il est un domaine où il n’a jamais su se fixer : c’est celui de la métaphysique. Un personnage qu’il met en scène et qui lui ressemble fort s’écrie : « Moi, je ne suis sûr de rien ; je crois qu’il y a un être intelligent, une puissance formatrice, un Dieu. Je tâtonne dans l’obscurité sur tout le reste. J’affirme une idée aujourd’hui, j’en doute demain, après-demain je la nie, et je puis me tromper tous les jours. Tous les philosophes de bonne foi que j’ai vus m’ont avoué, quand ils étaient un peu en pointe de vin, que le grand Être ne leur a pas donné une portion d’évidence plus forte que la mienne. » Conclurons-nous de là qu’il fut un pur sceptique ? Eh, mon Dieu ! non. Il cherchait, et il reconnaissait que la vérité sur le problème de la destinée humaine, sur l’existence du mal, sur l’essence de la matière, sur l’origine des choses n’est apparemment point trouvée, puisque les hommes la cherchent encore. Il doutait même qu’on la trouvât jamais. Bien que M. Faguet l’accuse de n’avoir point soupçonné qu’il y eût dans le monde un mystère, Voltaire se moque de la fatuité qui croit pouvoir déchiffrer toutes les énigmes et il lance, à l’adresse des philosophes que rien n’arrête dans leur rage de dogmatiser, son petit conte intitulé : Les aveugles juges des couleurs. Cela ne l’empêche pas, à l’occasion, de hasarder et de retirer des conjectures sur ces graves sujets ; il ébauche, comme un autre, son petit système ; puis il le détruit lui-même, parce qu’il n’en est pas satisfait. C’est qu’au fond sa méthode est le bon sens. De là sa faiblesse et sa force. Il lui arrive de rencontrer en lui des croyances qui répugnent à rester côte à côte et il s’efforce, tantôt de les concilier, tantôt de les sacrifier l’une à l’autre ; mais aussi, sur le terrain de la philosophie pratique, il s’est établi solidement à distance égale des deux extrêmes. En morale, en religion, il a su ce qu’il pensait, ce qu’il voulait, et il s’y est tenu avec une fermeté inébranlable. M. Faguet lui-même le montre « redisant à soixante-dix ans son Credo de la trentième année », et il le lui reproche ; après quoi il lui reproche d’être une girouette. « Voltaire est admirable pour se contredire », écrit-il. Je connais quelqu’un qui est plus admirable encore.

Mais M. Faguet est si heureux de découvrir des contradictions dans les autres qu’il en met, qu’il en crée dans tous ses personnages. Montesquieu observe que les lois des peuples sont en grande partie l’effet du climat où ils vivent ; il propose d’autre part des lois nouvelles pour le pays qu’il habite. Contradiction ! Comme si, parce qu’on reconnaît l’action des causes physiques sur le développement des nations, on devait nier du même coup l’action des causes morales (idées ou sentiments) qui sont des forces aussi naturelles que les autres ! Voltaire aperçoit dans l’histoire de grands courants qui entraînent une époque entière ; mais il admet en même temps que les volontés individuelles ne sont pas une quantité négligeable dans l’évolution d’un siècle. Contradiction ! Comme si les volontés humaines n’étaient pas à la fois effets et causes ; comme si, tout en subissant l’influence du milieu qui les enveloppe, elles ne réagissaient pas à leur tour sur ce milieu pour le modifier ! M. Faguet serait-il trop simpliste pour saisir ce double mouvement si facile à constater ? Je lui ai reproché tout à l’heure de ne pas être assez historien. Dois-je lui reprocher maintenant de ne pas être assez philosophe ?

A force de prêter des contradictions aux gens, il devait finir par transformer leur vie en un pêle-mêle incohérent ! C’est bien ce qui lui est arrivé. Nous apprenons, ce qui ne laisse pas de nous surprendre, que « la vie intellectuelle de Voltaire n’a pas eu d’idée maîtresse. » On se demande, en présence d’une assertion pareille, si le critique se moque de ses lecteurs. Elle est si visible, si éclatante, cette idée maîtresse, qu’il faut vraiment fermer les yeux pour ne la point apercevoir.

Voltaire jeune disait un jour : « Je m’ennuie d’entendre dire que douze hommes ont pu établir la religion chrétienne ; il me prend envie de montrer qu’un seul suffit à la détruire. » Voltaire vieux, jetant un coup d’œil rétrospectif sur sa longue carrière, se rend cette justice :

J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.

Prenez sa première tragédie : il y soufflète le cierge catholique sur la joue des prêtres païens :

Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.

Regardez les Lois de Minos, une de ses dernières tragédies : il y continue contre l’Église la campagne commencée quelque soixante ans plus tôt. Et durant cet intervalle, pièces de théâtre, épîtres, satires, romans, ouvrages historiques, une bibliothèque entière de pamphlets révèlent sous mille formes et à peu près sans relâche la passion tenace, ardente, infatigable de cet ennemi du dogme catholique.

Ah ! vous cherchez l’esprit de suite dans la conduite de Voltaire et vous ne le trouvez pas ! Qu’est-ce donc que la Henriade ? Un plaidoyer en faveur de la tolérance. Mahomet ? Une attaque indirecte contre tous les fondateurs de religion. L’Épître à Uranie ? Une charge à fond contre la doctrine de la chute et de la rédemption. Le Dictionnaire philosophique ? Un arsenal d’arguments et de railleries contre le miracle et les récits de la Bible. L’Essai sur les mœurs ? Un effort pour rendre l’histoire purement humaine. Et dans tout cela vous ne sentez pas la persistance, je dirai même l’obsession, d’une idée unique ! Elle ne fut pas seulement dominante, elle fut impérieuse, tyrannique chez Voltaire. Elle l’exposa vingt fois à l’exil et à la prison ; elle lui mit à dos catholiques et protestants, jésuites et jansénistes ; elle l’empêcha de comprendre certaines époques, comme le moyen âge ; elle lui valut cette critique de Montesquieu ; « Voltaire est comme les moines ; il n’écrit que pour son couvent. » Elle ferma son cœur à la pitié pour l’écrasement de la Pologne, trop bigote à son gré ; elle le poussa à nier l’existence des fossiles trouvés sur les montagnes, tant il craignait qu’on ne l’invoquât comme une preuve du déluge universel. Elle fit parfois de lui un fanatique à rebours. Les contemporains ne s’y sont pas trompés, la postérité non plus. Demandez à n’importe qui ce que Voltaire représente et l’on vous répondra : La libre pensée, l’impiété railleuse, la lutte contre la théologie, la raison opposée à la foi.

J’ai honte de redire des choses qui sont banales à force d’être connues. Qu’on le pardonne à M. Faguet ! C’est lui qui m’y contraint, puisqu’il n’a pas su ou voulu voir ce qui donne une redoutable et presque excessive unité à la vie si active et si remplie de Voltaire. Il s’avise bien quelque part que « la guerre au surnaturel a été sa grande tâche et préférée. » Eh ! sans nul doute ! Seulement il ne fallait pas se borner à mentionner le fait en passant. Cette guerre-là, on doit l’étudier dans ses procédés, dans ses raisons d’être, dans ses résultats, quand on se mêle de parler de Voltaire. Sinon, c’est enlever de son œuvre ce qui en est l’âme. Je comprendrais certes qu’on s’écriât : « Catholique fervent, je déplore et condamne le téméraire abatis de croyances qu’il a opéré ; je déteste en lui le plus cruel adversaire de mon Église. » Mais qu’on vienne dire avec sérénité : « Voltaire ! est-ce qu’il a jamais eu une idée directrice ? » qu’on escamote (passez-moi le mot ) cette campagne incessante qu’il a menée contre les dogmes du christianisme ; cela produit sur moi le même effet qu’un article où un soi-disant historien voudrait apprécier le rôle de Calvin en laissant de côté ce que Calvin a pu faire dans le domaine de la religion.

M. Faguet a-t-il craint de se brûler les doigts à ces questions de controverse ? Les a-t-il négligées par dédain ? Il prétend que, pour nous passionner à ce sujet, « nous sommes trop loin des querelles religieuses, reléguées aujourd’hui dans les basses classes de la nation23 ». Je n’aurai pas l’indiscrétion de lui demander si, par hasard, les hautes classes se sont réconciliées dans une foi commune, ce qui serait bien beau, ou dans une commune indifférence, ce qui serait bien triste pour elles. Je voudrais seulement savoir comment, après un simple coup d’œil sur l’activité philosophique du grand moqueur, il a pu écrire et répéter cette phrase étonnante : « Voltaire fut conservateur en toutes choses. » Musset disait :

Voltaire jette à bas tout ce qu’il voit debout.

C’était excessif. Mais transformer Voltaire en pieux défenseur de toutes les traditions et partant de la tradition catholique, il faut avouer que c’est plus neuf et plus outré encore. Cette métamorphose est d’autant plus singulière que M. Faguet s’attache à prouver que le déisme de Voltaire équivaut à l’athéisme, attendu qu’il « n’avait pas l’idée de Dieu présente à son esprit d’une manière constante » et que « l’idée de Dieu n’est rien, si elle n’est pas tout ». Je ne me charge pas d’expliquer par quel tour il peut être à la fois qualifié d’athée et de « conservateur en toutes choses » ; mais je me figure tout de même que, s’il avait été plus conservateur en matière religieuse, beaucoup de ses détracteurs et M. Faguet lui-même, qui est à genoux devant Bossuet, auraient été moins durs à son égard.

Je m’arrête. En voilà plus qu’il n’en faut sans doute sur les graves défauts qui me gâtent le livre de M. Faguet. Ce n’est pas que je réclame de lui ou de qui que ce soit une apothéose des hommes du xviiie siècle : un peu de justice me suffirait. L’historien ne doit être le dévot de personne ; mais encore moins doit-il rapetisser, mutiler, défigurer ceux dont il est censé faire l’histoire. Or on peut louer, tant qu’on voudra, dans les études de M. Faguet telle jolie page sur Fontenelle, tel résumé bien fait et puisé aux bonnes sources des théories de Buffon : il n’en reste pas moins que le jugement d’ensemble, et, par dessus tout, l’article sur Voltaire, laissent l’impression d’un pamphlet attardé.

IV §

On peut dire aussi que c’est un pamphlet déguisé, ce qui n’est pas une circonstance atténuante. L’ouvrage se donne pour un livre de classe, impartial et anodin. L’auteur s’adresse particulièrement aux étudiants en littérature, et, comme depuis cette publication il est devenu suppléant à la Sorbonne, il peut maintenant, du haut de la chaire qu’il occupe, répandre avec plus d’autorité les doctrines qui lui sont chères. Je sais que dans sa leçon d’ouverture il s’est déclaré plein d’horreur pour le parti pris et qu’il a même risqué le mot de génie à propos de ce Voltaire si proprement accommodé par lui. Mais je doute qu’il ait été soudain converti à d’autres idées et j’aime mieux croire, à son honneur, qu’il professera dans son cours les mêmes opinions que dans son livre.

Le cas serait isolé qu’il n’y aurait pas lieu de s’en inquiéter ; tout au contraire. Il faudrait presque s’en féliciter. Rien de sot et de chimérique comme de vouloir discipliner l’histoire, la philosophie, la science. Rien de plus enfantin, si ce n’était odieux, que de chercher à fermer la bouche aux gens qui pensent autrement qu’on ne pense soi-même. Il est bon dans tout pays que l’enseignement supérieur soit hospitalier aux théories les plus opposées ; que la jeunesse soit mise à même de choisir en pleine connaissance de cause entre les systèmes divers ; que penseurs et savants puissent travailler librement à la lente et difficile élaboration de la vérité. Qu’il s’agisse de religion, de politique, de littérature, arrière les dogmes officiels ! Place au soleil pour toutes les convictions !

J’admets donc sans peine que M. Faguet parle de Voltaire en professeur d’Université catholique ; qu’il soit injuste et ingrat envers les hommes qui ont émancipé la philosophie et proclamé la souveraineté du peuple ; qu’il réserve toute ses tendresses à Bossuet et aux partisans de la monarchie constitutionnelle qui paraît être son idéal. Je suis même prêt à blâmer la condition qu’on lui a imposée, dit-on, de renoncer au feuilleton dramatique qu’il faisait avec agrément dans un journal royaliste. Mais ce qui me trouble et me semble étrange, c’est que, à la Sorbonne comme à l’Ecole Normale, parmi ceux qui enseignent la littérature française moderne et sont ainsi appelés à approvisionner d’idées et de jugements les jeunes hommes et, qui plus est, les jeunes maîtres de demain, je n’entends que des voix hostiles à la démocratie et aux aspirations de la France républicaine. Ici c’est M. Brunetière qui crie anathème à l’esprit français coupable d’être « foncièrement démocratique », à ces « tristes sires » qui furent Voltaire et Rousseau, à tous ceux qui peu ou prou ont manqué de respect pour la tradition. Là, je vois des hommes de mérite, dont je ne veux pas dire de mal ; j’ai pour les uns toute la déférence qu’on doit à d’anciens maîtres, pour les autres toute l’estime et toute la sympathie auxquelles ont droit d’anciens camarades qui ne manquent ni de savoir ni de talent ; mais enfin pas un d’eux ne saurait être accusé d’un penchant trop vif pour les écrivains qui ont travaillé à renverser l’ancien régime. Un seul, M. Lenient, représentait avec modération la tendance démocratique ; il est remplacé par M. Faguet.

Faut-il croire que la République, malmenée par ceux qu’elle favorise, a la magnanimité d’être battue et contente ? Un homme politique connu disait un jour d’un ministre non moins connu : « Quand je veux obtenir de lui quelque chose, je lui flanque des coups de pied au derrière. » Il semble que des procédés analogues aient servi de talisman à plusieurs de ceux qui occupent à Paris les places les plus en vue de l’Université de France. Qu’on y songe pourtant ! Il y a un péril grave à ne faire entendre que le son de la cloche réactionnaire à cette élite de la jeunesse bourgeoise qui va ensuite porter dans toutes les professions libérales et dans l’enseignement secondaire les idées reçues de la sorte. On n’espère pas sans doute arracher du cœur des masses populaires l’amour de la démocratie ni la reconnaissance pour la Révolution et pour les philosophes qui l’ont préparée. Est-ce donc qu’on veut faire deux Frances, l’une élevée dans le mépris de ce que l’autre admire ? L’État se donne-t-il la mission singulière d’encourager ce divorce intellectuel et moral ?

Encore une fois je ne demande pas qu’on crée, à l’exemple des gouvernements précédents, une ridicule orthodoxie littéraire ou historique. Mais, Français et ayant à ce titre le droit de dire mon avis sur les choses de France, enseignant à l’étranger et ne pouvant être en ceci soupçonné d’ambition personnelle, je puis bien exprimer tout haut un vœu modeste que plus d’un professeur à Paris et en province doit se borner à murmurer tout bas. Je le formule ainsi : Puisque l’histoire de la littérature française, surtout au xviiie siècle, est et sera longtemps un sujet de discussions passionnées en attendant que les hommes chargés de l’enseigner aient le cœur et l’intelligence assez larges ou assez calmes pour en embrasser-les deux faces ; ne pourrait-on pas, à la Sorbonne et à l’Ecole Normale, à côté de ceux qui rabaissent et piétinent les philosophes du siècle dernier, réserver une petite place à ceux qui osent encore aimer et défendre ces précurseurs de la France nouvelle ?

FIN