Georges Renard

1900

La méthode scientifique de l’histoire littéraire

2015
Georges Renard, La méthode scientifique de l’histoire littéraire, Paris, F. Alcan, 1900, 502 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

À mes élèves de l’université de Lausanne §

Je dédie, en les quittant non sans regret, ce livre, qui fut parlé devant eux avant d’être écrit pour le grand public. Il garde des traces du langage plus vivant, mais moins châtié, qui convient à un cours. Je n’ai pas cru devoir les effacer toutes ; il résume en effet, et je ne crains pas qu’on le sache, de nombreuses années d’enseignement où j’ai toujours été soutenu dans mon labeur par de jeunes et chaudes sympathies qui sont devenues souvent de fidèles amitiés. En souvenir et en reconnaissance de cette constante harmonie qui m’a rendu facile et douce la carrière de professeur en pays étranger, j’ai voulu laisser à ceux et à celles dont je fus le maître un instrument de travail que j’eusse éprouvé par un long usage et qui leur permit de se passer de moi. Puisse-t-il sous cette forme nouvelle leur être encore utile, servir aussi à leurs camarades de France et d’ailleurs, et, manié, perfectionné par leurs mains juvéniles, les aider tous à dégager de la gaine de pierre où elle est ci demi emprisonnée les lignes pures et harmonieuses de la Vérité !

Introduction §

Une méthode est un ensemble de procédés raisonnés pour arriver à un but. Le but qu’on poursuit détermine donc la méthode qu’on doit suivre : il faut savoir où l’on veut aller avant de chercher les chemins par où l’on passera.

Or, quel est le but de l’histoire ? Une connaissance du passé aussi précise, aussi complète que possible. Cela revient à dire qu’elle vise avant tout à la vérité. Et, en effet, où est-il l’historien qui oserait déclarer aujourd’hui que la recherche du vrai n’est pas sa première et essentielle préoccupation ? Qu’il s’agisse de l’évolution politique, religieuse ou littéraire d’une nation, l’idéal pour quiconque veut la retracer est d’aboutir à des résultats certains et définitifs.

Mais, hélas ! que l’écart est profond entre l’idéal et la réalité ! Pour ne parler que de la littérature, c’est un curieux spectacle bien digne de pitié ou de raillerie que {p. 2}celui des conclusions contradictoires où peuvent aboutir des écrivains de talent et de bonne foi traitant de la même époque. Que l’on rapproche, par exemple, les dédains dont Nisard ou Faguet accablent le xviiie siècle et les enthousiasmes que les œuvres du même temps inspirent à Michelet ou à Paul Albert ! Il est difficile de rêver contraste plus complet. Et ce combat d’opinions ne cesse pas : il se renouvelle avec chaque génération ; l’histoire devient ainsi un perpétuel recommencement.

On comprend après cela les dérisions des sceptiques qui ne veulent y voir qu’un jeu de patience, une construction de fantaisie, une simple amusette à savants, « une fable convenue », disait Fontenelle ; « l’art de choisir entre plusieurs mensonges », disait Jean-Jacques. Leur opposer des raisonnements est inutile ; il faut des faits ; il faut pouvoir leur montrer des portions de vérité, qui restent acquises une fois pour toutes ; il faut construire pierre à pierre un monument auquel on puisse incessamment ajouter, mais où l’on ne puisse plus rien retrancher. Ce livre ne promet pas de répondre entièrement à ce besoin ; il est du moins un essai pour fixer les bases et pour esquisser le plan d’un édifice à la fois imparfait et solide, que l’avenir puisse continuer et achever sans être obligé de le reprendre en sous-œuvre tous les vingt ou trente ans.

L’instabilité, qu’il est trop aisé de constater dans les monuments historiques bâtis jusqu’ici par les meilleurs architectes, tient à plusieurs causes et en particulier à des défauts de méthode. Mais ces défauts tiennent eux-mêmes en grande partie à une confusion qu’il est nécessaire de dissiper dès le début.

Je voudrais qu’on distinguât nettement l’histoire de la littérature de la critique proprement dite.

{p. 3}Je ne dis pas qu’elles n’aient aucune ressemblance ; je prétends seulement qu’elles ont encore plus de dissemblance. Sœurs tant que l’on voudra : deux sœurs, fussent-elles jumelles, n’en sont pas moins deux personnes distinctes.

La critique est à l’histoire de la littérature ce que la politique est à la sociologie, la médecine à la physiologie ; l’une applique ce que l’autre a trouvé et prouvé ; l’une veut agir immédiatement sur les hommes et les choses ; l’autre porte dans l’étude des lois de la vie un désintéressement absolu et une sérénité toute scientifique.

Le critique, en jugeant les œuvres littéraires, a l’intention, avouée ou tacite, d’influer sur ses contemporains. Il est le conseiller ordinaire et des écrivains et du public. Aux auteurs, il crie ou il insinue : ―Suivez cette voie qui est la bonne ; gardez-vous de cette autre qui est dangereuse. Aux spectateurs et aux lecteurs, il donne des avis qui peuvent se résumer ainsi : — Lisez tel livre et vous y aurez profit. Voyez telle pièce et vous y prendrez plaisir.

Il s’attaque le plus souvent aux ouvrages des vivants. Sa fonction principale est, en effet, de renseigner et de guider la foule, d’opérer pour elle un premier triage dans la masse de la production courante, de lui désigner ce qui mérite d’être mis à part. Par cela même, il est militant et il l’est nécessairement. Il suffit qu’il approuve ou blâme pour pousser les gens dans un sens ou dans un autre. Il peut être large ou étroit, indulgent ou sévère, ondoyant ou dogmatique. N’importe ! Il fait éclater ou laisse deviner ses préférences. Admirer, c’est proposer un modèle à l’imitation  ; railler, c’est empêcher la sympathie de naître ou de se déclarer.

En ce faisant, il exerce d’ailleurs un droit ; il accomplit {p. 4}même un devoir. Car non seulement il a, en quelque sorte, charge d’âmes, mais aussi et surtout, en qualité de penseur, d’artiste, de citoyen, d’homme, il a son rôle à jouer dans la bataille des idées, dans le conflit des écoles, dans la lutte des différents genres de beauté. L’impartialité n’est pour lui ni désirable ni possible1. Il faut bon gré mal gré qu’il se prononce, qu’il prenne parti, qu’il choisisse entre les diverses façons de concevoir l’art et la vie, sous peine de se décerner à lui-même un brevet de parfaite insignifiance.

Le critique s’occupe parfois des morts, mais toujours en vue des vivants. Tantôt il les tire du tombeau pour les offrir en exemple ; tantôt il leur demande des arguments pour soutenir une thèse qui lui est chère. Il les utilise dans tous les cas comme des instruments qui lui servent à défendre ses convictions ou ses prédilections personnelles.

L’historien, au contraire, s’il tient à éliminer la grande cause d’erreur, doit se défaire autant qu’il peut de sa personnalité. Il ne s’agit pas pour lui de dire ce qu’il aime ou ce qu’il déteste. Sa première obligation est de s’effacer pour laisser en pleine lumière ce qu’il tâche de comprendre et d’expliquer. Est-il catholique ou protestant, monarchiste ou républicain, idéaliste ou réaliste, classique ou romantique ? est un secret entre sa conscience et lui, un secret qu’il lui est interdit de trahir dans ses jugements. Ne faut-il pas qu’il découvre et montre la raison d’être de tous les goûts, de toutes les théories qui ont tour à tour régné sur les hommes ? S’il n’a pas l’intelligence assez ouverte et le cœur assez calme pour rendre {p. 5}justice aux œuvres les plus contraires à son propre tempérament, qu’il se fasse polémiste, qu’il se jette bravement dans la mêlée, mais qu’il renonce à l’histoire ! C’est un domaine qui n’est pas fait pour lui. Sur la porte par où l’on y pénètre devrait se lire cette inscription : Vous qui entrez ici, mettez bas toute passion autre que l’amour de la Vérité d’abord et de la Beauté ensuite.

L’historien ne devrait pas même écrire en vue de soutenir une thèse, d’établir le bien fondé d’un système ; il risque trop ainsi de fausser le sens des phénomènes qu’il étudie. S’il désire puiser dans les faits des arguments à l’appui d’une doctrine qui lui tient à cœur, il est entraîné malgré lui à grossir les uns et à négliger les autres ; il se crée un intérêt, ce qui est un moyen sûr « pour se crever agréablement les yeux », suivant l’expression de Pascal. Il aurait beau garder la ferme volonté de dire tout ce qu’il verra, il n’est plus en état de bien voir.

Est-ce à dire que l’histoire, en s’interdisant toute visée utilitaire, soit condamnée à n’être qu’un gaspillage de temps et de forces ; que son immense labeur aboutisse à un vain savoir dont l’humanité ne tirera jamais aucun avantage ? Cela serait triste ; heureusement, il est certain que la connaissance du passé peut servir au présent et à l’avenir, et même qu’il doit s’en dégager des leçons de haute valeur. Mais c’est à condition que les choses parlent d’elles-mêmes, qu’elles imposent sans y tâcher des conclusions démontrables ! Au critique revient la tâche de les appliquer, de fonder ses arrêts et ses conseils sur les lois découvertes ; l’historien, lui, borne son ambition à en établir solidement la réalité. Des résultats pratiques peuvent et doivent être la conséquence de ses recherches ; ils ne sont point son véritable but. L’histoire, pourrait-on dire si {p. 6}l’on ne craint pas une formule paradoxale, ne peut être : vraiment utile que traitée comme si elle devait, être vraiment utile que traitée comme si elle devait être inutile.

Tout ce qui précède pourrait se résumer en quelques mots. La critique est surtout un art ; l’histoire tend à être de plus en plus une science. L’une doit rester en majeure partie subjective ; l’autre travaille à devenir aussi objective que possible. Par quelle méthode peut-elle se rapprocher de cet idéal ? C’est la question qui va nous occuper.

Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature §

Chapitre premier. Nécessité d’une histoire d’ensemble §

{p. 9}Le but que je me propose est d’esquisser le plan sur lequel une histoire de la littérature peut et doit être construite pour être aussi scientifique que possible.

Ce n’est pas à dire qu’il y ait dans ma pensée un plan unique et éternel, un plan fixé dans ses moindres détails et dont il soit interdit de s’écarter. Non, je veux seulement donner un aperçu des conditions que l’édifice doit remplir et partant des grandes lignes qu’il aura nécessairement. C’est, à l’usage des architectes futurs, une espèce de cahier des charges ou de mémoire à consulter.

Je bornerai d’ailleurs mon tracé au champ déjà si vaste de la littérature française. La raison en est simplement que je la connais mieux que toute autre ; il sera facile ensuite, à ceux qui le voudront, d’appliquer des procédés analogues aux littératures des diverses nations.

On s’attend peut-être ici que je vais faire la critique des histoires aujourd’hui existantes de la littérature française. Je m’épargnerai cette besogne, qui serait longue et superflue. Outre qu’il est désobligeant et le plus souvent injuste de rabaisser les travaux de ceux qui nous ont frayé la route, l’exposé seul de ce que j’entends réclamer des historiens à venir suffira pour montrer ce qui manque, selon moi, aux historiens présents ou passés.

Je tiens pourtant à signaler les avantages et même la nécessité d’une histoire d’ensemble. Certes, il ne manque pas de {p. 10}livres très estimables qui sont consacrés à un homme, à une époque2, à une série d’écrivains ou au développement d’un genre littéraire. Mais, d’abord, ces études partielles forment un amoncellement de documents où le spécialiste a quelque peine à se débrouiller et où le grand public a toutes les chances de se perdre entièrement. Supposez, par exemple, qu’on veuille seulement lire tout ce qui a trait à l’école romantique et notez que ce n’est guère dépasser les limites d’un demi-siècle. Que d’ouvrages originaux a rassembler et à compulser tout d’abord ! Puis, quel entassement de lettres, de mémoires, d’articles pour ou contre, de brochures, de volumes ! Quelle bibliothèque formidable et cosmopolite à former, à dépouiller, à classer ! Il faudra presque une vie entière pour connaître à fond une époque. Or, la postérité est pressée ; elle est emportée par un train de plus en plus rapide ; elle est obligée, et le sera chaque jour davantage, de faire un choix parmi tant d’œuvres qui sollicitent son attention. Pensez au nombre de livres que chaque siècle ajoute à la masse des livres déjà imprimés ! Comment nos descendants feront-ils dans trois ou quatre cents ans ? On se plaint déjà du surmenage qui menace les jeunes générations. Que sera-ce en ce temps-là ? — Eh bien ! c’est à la science de guérir le mal que peut causer l’abus de la science. On connaît le mot de Mme de Sévigné sur les Essais de Nicole, qui lui semblaient trop délayés et un peu longs à déguster : « Je voudrais qu’on en fit un bouillon pour l’avaler. » Il faudra de même que l’avenir fasse un consommé de toute cette nourriture intellectuelle qui serait capable, sous sa forme présente, de surcharger et de gâter l’estomac le plus robuste. Il faudra, en d’autres termes, une histoire qui condense les résultats de ces recherches et qui, méritant le grand éloge que Montesquieu a fait de Tacite, voie tout pour tout abréger.

Une autre raison rend cette histoire générale indispensable. C’est que tout tient à tout. Une société est un être vivant dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres. Un ouvrage, un auteur ne peuvent être compris isolément. Autour {p. 11}d’un individu, il faut tracer, si l’on veut avoir de lui une idée suffisante, des cercles concentriques qui sont la famille, le groupe de ses amis et camarades, sa ville, sa province, sa nation, sa race. Une œuvre littéraire peut être comparée à une fleur ; la fleur dépend du rameau ; le rameau se rattache à une branche ; la branche se relie à un tronc ; nous sommes contraints, pour nous expliquer la fleur, de considérer l’arbre tout entier et le sol même où il a grandi. Encore avons-nous borné nos regards aux dépendances prochaines !

Ce n’est pas assez dire. Non seulement des fragments détachés ne permettent pas de saisir les relations étroites qui existent entre les choses, ni les mille actions et réactions qu’elles exercent les unes sur les autres ; mais quel chaos ne peuvent-ils pas aussi produire dans l’esprit ! Laissent-ils une impression nette de l’importance relative des choses qu’ils étudient séparément ? Sont-ils conçus d’après les mêmes principes ? Evidemment non. Qu’on me passe encore une comparaison : une nuée de travailleurs s’est abattue sur un terrain où étaient jetés pêle-mêle des matériaux destinés à un vaste bâtiment : les uns ont percé çà et là de grands trous pour éprouver la solidité des couches souterraines ; d’autres ont soigneusement équarri des blocs de pierre pris au hasard ; d’autres ont taillé dans le marbre ou le grès des statues, des colonnes, des moulures. Mais tous ont travaillé séparément, sans plan commun. Il en est résulté un je ne sais quoi d’étrangement incohérent. N’est-il pas nécessaire qu’il vienne un architecte pour coordonner les efforts et les travaux discordants, pour assigner leur place aux fondations, aux murs, aux piliers, pour ramener à des proportions justes ce qui est trop grand ou trop petit, pour construire enfin un édifice dont les différentes parties, comme les membres d’un corps, se fondent en un tout organique d’une harmonieuse complexité ?

Chapitre II. Pourquoi il faut préférer la méthode inductive §

Nous voici donc ramenés au plan de cette histoire qui doit embrasser l’évolution d’une littérature entière.

De quelle façon grouper et enchaîner les faits ? Faut-il employer la méthode déductive, celle qui va du général au particulier et qui est usitée surtout dans les sciences mathématiques ? Faut-il préférer la méthode inductive, celle qui va du particulier au général et qui trouve son emploi ordinaire dans les sciences physiques et naturelles ? C’est ce qu’il faut se demander tout d’abord.

Si nous connaissions tous les facteurs dont une œuvre littéraire est le produit et toutes les conséquences qu’elle produit à son tour, nous pourrions, pour dérouler la série des phénomènes qui nous occupent, recourir à la méthode déductive. Nous pourrions, posant au début deux ou trois causes essentielles, former ensuite un tissu serré de causes et d’effets qui ne laisserait rien en dehors de ses mailles. C’est, au fond, ce que Taine a voulu faire dans ses remarquables et téméraires essais de critique historique. C’est même, si l’on veut, l’idéal pour une science de pouvoir se tirer tout entière de deux ou trois principes féconds, comme le sont les axiomes qui servent de base à la géométrie. On peut dire que toutes les sciences tendent et s’acheminent vers cet état de perfection. Mais il faut se garder de confondre le point d’arrivée avec le point de départ ; l’on a droit d’espérer qu’un jour, dans quelques siècles peut-être, on pourra comprendre ainsi l’histoire des littératures ; mais {p. 13}aujourd’hui elle n’est pas, non plus que les autres branches des sciences sociales, assez avancée pour se prêter à de rigoureuses déductions.

Nous savons, par exemple, que toutes les influences déterminant l’activité humaine viennent nécessairement ou de l’homme même ou de ce qui l’entoure. Nous savons, par conséquent, que toutes les causes des phénomènes littéraires se rangent en trois grandes catégories, sans plus : milieu psycho-physiologique (hérédité, race, tempérament, etc.)  ; milieu terrestre et cosmique (climat, aspect du sol, nature ambiante, etc.)  ; milieu social (conditions économiques, politiques, religieuses, etc.). Mais nous ne savons pas et nous ne saurons pas de longtemps les effets précis qui résultent de chacun de ces trois milieux : nous sommes réduits dans une multitude de cas à des hypothèses non vérifiées, parfois même non vérifiables, parce que les documents nous manquent ou que les sciences auxiliaires de l’histoire fournissent des données incertaines. Il en est ainsi pour la part d’influence qu’il convient d’attribuer à l’hérédité où à cet ensemble fort complexe qu’on désigne sous le nom de climat. Il s’ensuit que la méthode déductive, employée prématurément, conduit à des affirmations hasardées et je n’en veux d’autre preuve que les assertions aventureuses trop faciles à relever dans les brillantes généralisations de Taine.

Il me semble plus modeste et plus sage de nous en tenir à la méthode inductive, de partir pour le moment de faits bien et dûment constatés, en nous élevant petit à petit à ces faits généralisés que l’on appelle des lois. Les lois sont beaucoup plus faciles à constater que les causes. Qu’est-ce, en effet, qu’une loi ? La simple induction, tirée d’un grand nombre de faits particuliers, qu’en telles circonstances données les choses se passent de telle ou telle façon. Elles fournissent, en attendant mieux, le moyen d’ordonner les phénomènes. Elles me paraissent devoir, jusqu’à nouvel ordre, fixer les cadres d’un ouvrage historique qui veut avoir la marche sûre et prudente de la science. Elles n’empêchent point, d’ailleurs, de rechercher, chemin faisant, les causes et les effets dès maintenant accessibles ; elles relèguent seulement cette recherche au second plan. Elles se prêtent à deux nécessités également impérieuses pour l’historien : {p. 14}elles lui permettent de construire l’histoire en constituant des groupes naturels parmi le monceau des faits ; elles lui permettent aussi de faire une place au mystère, à l’inexpliqué, de laisser dans sa construction des lacunes que pourra combler l’avenir, sans qu’il ait à détruire des explications problématiques ou erronées.

Chapitre III. Les questions que l’historien doit se poser. §

Cela dit, abordons l’histoire d’une littérature.

Une littérature est, comme tout ce qui vit, à la fois matière et mouvement. C’est-à-dire qu’elle se compose d’un certain nombre d’éléments qui varient et se transforment.

Elle est aussi, comme tout ce qui vit, étroitement liée à tout ce qui l’environne. Elle fait partie d’un vaste ensemble, qui se métamorphose en même temps qu’elle.

L’historien doit donc considérer les faits littéraires à trois points de vue divers. D’une part, il doit les envisager en large et en long, si l’on peut ainsi parler, ou, si l’on préfère, étendus dans l’espace et déroulés dans le temps, dans leur existence simultanée et dans leurs développements successifs. D’autre part, il doit rechercher leurs relations de toute nature avec les milieux divers et changeants dans lesquels ces faits se produisent.

Le problème qui se pose à lui se ramène ainsi à trois questions :

1° Quels sont, à un moment donné, les caractères de la littérature qu’il étudie ? Quelle en est la formule ?

2° Quels sont, en ce même moment, ses multiples rapports avec les autres phénomènes qui l’environnent ?

3° Puisque l’observation la plus superficielle constate que cette littérature n’est plus la même cent ans, trente ans, dix ans après un moment quelconque de son existence, comment et pourquoi ce changement s’est-il opéré ?

Peut-on exiger, espérer même, une réponse complète à ces trois questions ? Non, la réalité contient et contiendra toujours quelque chose que ne peut saisir la science la plus minutieuse et la plus subtile. Il faut se contenter d’une réponse qui soit {p. 16}moins complexe que la totalité des faits, mais qui, en revanche, en rende la masse confuse plus claire, plus logique, plus intelligible.

La formule la plus parfaite, en apparence, ne donnera pas tous les éléments qui constituent une littérature à l’un de ses moments, mais elle présentera les principaux caractères des principales œuvres simplifiés, rangés dans un ordre qui révélera au premier coup d’œil leur importance relative.

De même, l’étude la plus attentive ne pourra relever les innombrables rapports de cause, d’effet, de coïncidence, que cette littérature soutient avec la constitution physique et mentale d’une nation, avec la nature du pays où elle se développe, avec toutes les branches de la civilisation dont elle fait partie. Mais elle pourra en rassembler assez pour lui assigner son rôle et sa place dans l’évolution générale de la société dont elle est une des expressions.

De même encore, il n’est guère possible de suivre et de noter jour par jour la marche des variations du goût ; de marquer, à l’instant même où elle a dû agir, chacune des causes qui ont modifié son insensible évolution. La vie est une métamorphose continue. On ne devrait pas chercher le mouvement perpétuel ; on devrait bien plutôt se demander où il n’est pas. — « Tout passe, tout s’écoule », disait déjà un philosophe grec. — « Tout est un flux perpétuel, répète Diderot. Le monde commence et finit sans cesse ». Une littérature, pas plus qu’une plante ou un homme, n’est exactement aujourd’hui ce qu’elle était hier. Il s’ensuit que l’historien, sous peine de se perdre dans la myriade des changements infiniment petits et infiniment nombreux qui se succèdent dans la durée, doit déterminer des points de repère, ceux par exemple où une force nouvelle intervient, où un mouvement d’esprits se met en branle, s’arrête, ou bien change de direction.

Une littérature, dont le développement s’étend sur plusieurs siècles, peut être assimilée à un puissant cours d’eau qui roule intarissable, reçoit sur la route de nombreux affluents et traverse beaucoup de pays divers. Parfois, le fleuve semble faire halte dans la profondeur d’un lac où il s’épure, miroite et s’endort. Mais il se réveille, reprend son élan, et tantôt lent, tantôt {p. 17}rapide, emporté à travers plaines et montagnes, entre des bords fleuris ou arides, toujours autre et toujours lui-même, il poursuit sa course jusqu’au terme lointain où il doit perdre son nom et son existence propre dans les flots de la mer immense.

Le géographe qui l’étudié sait bien que c’est toujours le même fleuve ; mais il est forcé, pour le bien connaître, de diviser sa longue étendue en différentes parties qu’il considère tour à tour. Le bassin du Rhône, par exemple, se découpe à première vue en trois parties qui ont chacune leur caractère particulier : la première, depuis le glacier d’où il sort torrent aux ondes grises et limoneuses jusqu’au point où il entre dans le lac Léman ; la seconde, depuis l’endroit où il y pénètre jusqu’à celui où il disparaît sous terre, étranglé dans une fente de rochers ; la dernière, depuis le moment où il revoit le soleil et peut porter de grands bateaux jusqu’à celui où il se mêle aux flots bleus de la Méditerranée.

Ainsi doit faire l’historien. Sans oublier qu’il n’y a et ne peut y avoir, dans la vie d’une littérature, solution de continuité, il doit diviser le temps comme le géographe l’espace.

Traduisons tout cela en langage plus simple :

Par la complexité, par la solidarité, par la mobilité du vaste ensemble que l’historien d’une littérature embrasse, il est obligé : D’abord de distinguer, dans la suite ininterrompue des âges, des époques enfermées entre des dates aussi précises que faire se peut ;

Ensuite de trouver la formule générale de la littérature pendant chacune de ces époques ;

Puis d’indiquer, ses attaches, lors de ces mêmes époques, avec tous les phénomènes d’ordre divers au milieu desquels elle évolue ;

Enfin, d’expliquer par quelles transitions et, si possible, par quelles causes et suivant quelles lois elle a passé de l’une à l’autre.

Ce sont là les grandes lignes de son travail ; ce sont les cadres où doit venir s’enchâsser l’étude des grandes œuvres individuelles qui retrouveront ainsi leur place naturelle dans la série des œuvres environnantes.

La suite de cet ouvrage est destinée à développer le détail du plan général que je viens d’esquisser.

Chapitre IV. Moyens de déterminer les limites d’une période littéraire §

Comment déterminer d’une façon scientifique les diverses périodes qui remplissent les neuf siècles de la littérature française ? Telle est la première question à résoudre.

Il serait aisé de les tailler au hasard : mais ce découpage arbitraire n’aurait aucune valeur. Il est évident qu’une division de ce genre, pour être satisfaisante, doit être imposée par la réalité.

Il faut recourir aux procédés des classifications naturelles : rapprocher, comparer les œuvres littéraires nées à différents moments ; constater les caractères principaux qu’elles présentent ; noter à quelle date apparaissent ceux-ci et disparaissent ceux-là. Nous avons le droit de dire : L’existence de tels caractères constitue une époque. La disparition de ces mêmes caractères marque la fin de cette époque et le commencement d’une autre.

On découvre à première vue qu’il y a des caractères d’une persistance inégale. Il en est qui se retrouvent en tout temps ; d’autres qui durent plusieurs siècles ; d’autres qui s’effacent au bout de trente ou quarante ans ; d’autres qui périssent en une quinzaine d’années ou même au bout de deux ou trois ans.

Il suit de là que toutes les œuvres de la littérature française forment ainsi des groupes, d’abord considérables, qui comprennent d’autres groupes plus petits, auxquels sont subordonnés des groupes moindres encore. Il s’ensuit, en d’autres {p. 19}termes, que l’évolution littéraire de la France se divise en grandes périodes, qui se subdivisent à leur tour en périodes de plus en plus petites.

La grosse difficulté est de marquer le point précis où l’une finit, où l’autre commence. On connaît cet axiome qui, pour être exprimé en fort mauvais latin, n’en exprime pas moins une idée fort juste : Natura non facit sallus. La nature n’avance point par bonds et saillies ; elle marche pas à pas. Entre deux espèces animales ou végétales voisines, il y a régulièrement une frontière indécise, une série de formes intermédiaires. On peut appliquer la même remarque à l’histoire : l’humanité fait aussi partie de la nature. Il n’y a pas de saut brusque d’une époque à une autre ; il existe toujours une transition plus ou moins longue. Même quand éclate une de ces crises d’évolution qu’on appelle des révolutions, elle a été annoncée par des signes avant-coureurs, elle a été préparée souvent durant de longues années dans la profondeur des âmes. Le jour où elle passe dans les faits, c’est qu’elle est déjà presque entièrement accomplie dans les esprits.

Il n’est donc pas permis de s’attendre à des dates d’une précision mathématique qui mesurent, aussi nettement que des stations sur une ligne de chemin de fer, les étapes de la littérature. Cette réserve faite, il est assez aisé de découvrir, presque du premier coup d’œil, trois grandes périodes dans notre histoire littéraire. La première comprend tout le moyen âge et se prolonge, jusque vers le milieu du xvie° siècle ; les œuvres qui la remplissent offrent ces caractères communs d’être, en immense majorité, d’inspiration féodale et catholique, d’appartenir à des genres nés spontanément sur le sol même de la France : la langue seule dans laquelle elles sont écrites, langue à deux cas qu’on nomme aujourd’hui le vieux français, suffirait à les séparer de celles qui les ont suivies. La seconde période, qui va de la Renaissance jusqu’à la Restauration, au début de notre siècle, est l’époque classique, en rendant à ce mot le sens exact qu’il devrait toujours avoir ; j’entends par là que la littérature ? est alors tout animée de l’esprit de l’antiquité classique qu’elle se modèle de parti pris sur les Grecs et sur les Romains qu’elle est par suite savante et faite surtout pour une aristocratie ; {p. 20}les œuvres qui la composent ont presque toutes un caractère hybride ; elles sont semi-païennes et semi-chrétiennes ; elles sont anciennes par la forme, les sujets, les titres, l’imitation voulue, l’emploi de la mythologie ; modernes par les idées et les sentiments qui sont coulés dans ces moules d’autrefois. Quant à la dernière période, dont nous faisons partie, nous sommes gênés par cela même pour en démêler nettement les traits. Il faut être à distance d’un grand tableau pour en saisir l’ensemble. Elle est aussi trop voisine de son début pour que nous puissions savoir exactement ce qu’elle deviendra. La courbe d’un mouvement aussi complexe que celui d’une nation ne saurait se calculer, quand on n’en voit qu’une très faible portion. Nous pouvons à peine indiquer dans cette époque nouvelle, qui est à peine centenaire, des tendances à la fois démocratiques, scientifiques et cosmopolites, et nous pouvons encore moins préjuger quand elle finira.

Il est sans doute peu nécessaire de faire remarquer combien les confins qui séparent ces grandes périodes sont vagues et incertains. Entre la première et la seconde comme entre la seconde et la troisième s’étendent de vastes espaces mixtes et partant litigieux. N’y a-t-il pas entre la clarté du jour et l’obscurité de la nuit l’indécise grisaille crépusculaire ? Ainsi l’on peut bien dater le commencement de notre ère classique du moment où Du Bellay et Ronsard entrent en jeunes conquérants dans la carrière littéraire. Mais Le Maire des Belges, soixante ans plus tôt, est un Ronsard anticipé. L’esprit de la Renaissance, avant de rayonner et de resplendir avec la Pléiade, perce discrètement dans Marot et s’allie étrangement dans Rabelais aux contes gras et aux copieux lazzi du moyen âge. L’âge intermédiaire n’a guère duré moins de cent ans. — De même, J.-J. Rousseau est un romantique avant le romantisme. L’école nouvelle a ses précurseurs dans Chateaubriand et Mme de Staël. L’école ancienne a ses attardés dans Viennet et quelques autres. Casimir Delavigne, Pierre Lebrun, Soumet sont des semi-romantiques. Il faut aussi près d’un siècle à la transformation pour être achevée.

Malgré la confusion créée par ces lents crépuscules, il est relativement facile de distinguer les grandes périodes de notre {p. 21}vie intellectuelle. L’histoire politique a d’ailleurs frayé la voie à l’histoire littéraire ; elle a reconnu et vulgarisé, depuis longtemps déjà, ces larges divisions de l’évolution nationale et même européenne. Mais où la tâche devient plus malaisée, c’est quand il s’agit de les subdiviser. Faute de mieux, on s’est borné jusqu’à présent, sauf de rares exceptions, à grouper les faits par siècles : groupement commode, si l’on veut, mais grossier et très artificiel. Il est bien rare qu’un mouvement d’idées finisse juste avec un siècle. Qui osera dire que le xviie siècle se termine en 1700 ? Si l’on cherche un point d’arrêt naturel, un moment critique qui marque un changement grave dans les mœurs et la marche de la nation, force est de pousser jusqu’en 1715. La mort du grand roi est le fait décisif qui se dresse, comme une véritable borne, sur la route parcourue par le temps et qui nous permet de dire : Ici un monde finit et un autre commence.

Voltaire, quand il mit en honneur l’appellation consacrée de « siècle de Louis XIV », eut au fond une idée heureuse. Sans doute, un siècle est un ensemble trop complexe pour être représenté par un seul individu. On peut dire, en modifiant légèrement le vers fameux du poète :

Non, un siècle n’est à personne.

Puis, cette désignation laisse encore à désirer au point de vue de la précision ; le mot de siècle est trop vaste ; le mot d’époque vaudrait mieux, à condition d’être précisé par les deux dates qui enferment le gouvernement personnel du Roi-Soleil (1661-1715). Du moins Voltaire semble-t-il avoir entrevu que les variations du goût littéraire se lient aux grands événements politiques, et aussi que dans une monarchie absolue la disparition du souverain est d’ordinaire le signal d’une réaction contre les idées et les pratiques du règne précédent.

La vérité est que, pour déterminer les périodes secondaires, il faut étudier avec un soin extrême l’histoire générale. Il est des cas où le cours régulier des choses est interrompu brusquement ; où chaque génération veut un régime refait à son gré et brise d’un coup violent la chaîne des traditions. Ainsi, notre siècle est coupé, d’une façon si visible qu’elle crève, pour {p. 22}ainsi dire, les yeux, par de grandes commotions nationales et internationales ; sur le fond uniforme des années se détachent, éclairées d’une lueur plus éclatante, joyeuse ou sinistre, ces dates mémorables : 1815,1830, 1848, 1870. Toute crise sociale étant un ensemble de crises individuelles, il y a bien des chances pour que la littérature ait subi le contre-coup des secousses qui ont ébranlé alors la société entière.

Ces dates se recommandent d’elles-mêmes à l’historien. D’autres fois, au contraire, il lui faut une attention méticuleuse pour saisir, sous une surface calme, le frisson presque imperceptible d’un ébranlement profond.

Je choisis pour exemple l’époque qui va de 1715 à 1789 et qui constitue le cœur même du xviiie siècle. Elle est tout entière une préparation de cette grande et multiple métamorphose qui s’appelle la Révolution. Elle est, dans le domaine des idées, une époque d’action, de combat. Elle remue toutes les questions et elle prend pour devise : En avant, en avant ! C’est là ce qui fait son unité ! Toutefois, dans le cours de ces soixante-quinze ans si pleins d’ardeur, d’élan, de foi en l’avenir, animés d’un si vif désir de changer les bases de la société existante, il y a un instant où les esprits conçoivent des pensées nouvelles et les cœurs des sentiments nouveaux. C’est aux environs de 1750. Aucune agitation ne révèle ce mouvement souterrain. Louis XV continue à régner. La France est alors offerte aux autres pays d’Europe comme le modèle des peuples paisibles et faciles à gouverner. Rien de bruyant qui sorte du train ordinaire des événements. Et pourtant, je le répète, nous sommes arrivés à une date importante, à un tournant du siècle.

C’est l’instant où la France, qui semble avoir dû ses dernières victoires à la vitesse acquise au siècle précédent, va déchoir de sa grandeur militaire ; le traité d’Aix-la-Chapelle, signé en 1748, est pour elle une halte, présage d’une décadence prochaine. C’est l’instant où va se produire un schisme parmi les philosophes, où Rousseau va disputer à Voltaire la royauté des intelligences, où la sensibilité va s’opposer à la raison, où le courant négatif en matière religieuse va entrer en lutte avec un courant positif qui ramène les esprits vers le christianisme et les doctrines spiritualistes. C’est encore l’instant où les attaques {p. 23}des écrivains, jusque-là dirigées contre l’Eglise, vont se tourner contre l’Etat, où la préoccupation des affaires publiques va primer toutes les autres, où les théories politiques, réalistes et modérément réformistes avec Montesquieu, vont devenir dualistes et révolutionnaires avec l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité.

Les contemporains les plus clairvoyants remarquèrent ce changement de direction dans la pensée française. Voltaire écrivait3 : « Vers l’an 1750, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéra, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On écrivit des choses utiles sur l’agriculture : tout le monde les lut, excepté les laboureurs. » Et en même temps qu’un élan rapide entraînait la France d’alors vers la liberté et l’égalité, naissait un mouvement parallèle qui, au nom de la nature, allait renouveler la littérature française. Assurément des faits de cette espèce ont plus de portée dans la vie d’un peuple que la mort d’un prince, voire même qu’une bataille gagnée ou perdue ; mais ils sont cachés, et l’historien n’a pas trop de toute sa perspicacité pour les découvrir ni de tout son talent pour les mettre en lumière.

Comme il arrive toujours en pareil cas, une série de petits faits individuels trahit la puissante évolution qui s’accomplit obscurément. Et en effet, aux environs de 1750, voici Montesquieu qui disparaît, sa tâche faite ; Voltaire, qui va chercher hors de sa patrie un asile où il puisse dire librement ce qu’il pense ; Rousseau, qui entre dans la gloire par un coup de foudre ; Diderot, qui se fait mettre en prison pour son début dans la littérature philosophique ; Buffon, qui publie les trois premiers volumes de son Histoire naturelle ; l’Encyclopédie, cette énorme machine de guerre, qui commence à battre en brèche les remparts croulants de l’ancien régime. Autant d’indices révélateurs qui confirment le droit que nous avons de dire : Vers ce temps-là, quelque chose de nouveau apparut.

Ce n’est point notre intention ni notre affaire d’énumérer ici {p. 24}toutes les périodes secondaires entre lesquelles doit se morceler l’histoire de la littérature française ; il nous suffit d’avoir indiqué les moyens d’en reconnaître les limites. Nous n’ajouterons à cela que deux ou trois remarques.

D’abord les changements littéraires et les changements politiques, quoique liés entre eux de façon étroite, sont souvent loin de se produire ensemble. On peut dire qu’en général les changements d’idées précèdent et que les changements de forme, suivent une métamorphose sociale. Ainsi, la littérature française du xviiie siècle, à n’envisager que le fond des choses, est révolutionnaire avant la Révolution. Mais le romantisme, qui n’admet plus le style noble, les règles de Boileau, la séparation des mots et des genres en castes nettement tranchées, bref, qui abolit l’ancien régime en matière littéraire, ne triomphe que dans les trente premières années de notre siècle.

Ensuite, il ne faut pas se figurer que les diverses périodes seront toutes de grandeur égale. Si nous jugions uniquement d’après ce qui se passe de nos jours, nous pourrions affirmer qu’une certaine façon de concevoir l’art et le monde dure environ trente-cinq ou quarante ans. Il est aisé, en effet d’observer que, de 1815 à 1850 environ, l’idéalisme a dominé en France, et que, de 1850 à 1885 à peu près, la conception réaliste a pris à son tour le dessus. On pourrait dire encore que ces périodes, considérables pour la courte durée d’une vie humaine, se divisent en deux moitiés et que, tous les quinze ou vingt ans, comme le prouvent les révolutions du xixe siècle, il est possible de constater une orientation nouvelle des esprits. Mais il serait téméraire de conclure d’une vérité passagère à une loi générale. Il n’est pas certain que la vitesse de l’évolution soit la même en tout pays ; les variations du goût peuvent avoir un cœfficient national. Puis, dans la vie même d’un seul peuple, comme dans celle d’un individu, il y a des moments de croissance rapide et des moments de stabilité relative. L’adolescent change plus de la quinzième à la vingtième année que l’homme fait de vingt-cinq à trente-cinq ans. Du mois de mai 1789 au 9 thermidor, la France parcourt avec une rapidité vertigineuse des étapes énormes qu’elle mettra ensuite plus d’un siècle à refaire posément. En revanche, il est vraisemblable {p. 25}qu’au moyen âge les opinions et les mœurs se modifiaient plus lentement qu’aujourd’hui. L’imprimerie, la vapeur, l’électricité, la diffusion des lumières et la pénétration mutuelle des races, qui sont la conséquence de ces découvertes, accélèrent, à n’en pas douter, la transformation des modes et des habitudes. De plus, une société, après de longues et terribles secousses, arrive parfois ù un état d’équilibre qui donne aux contemporains l’illusion d’un repos indéfini ; c’est ainsi que, dans la première partie du règne personnel de Louis XIV, la plupart des Français crurent la langue, les règles de la poésie et du bon goût, le régime politique et religieux aussi bien que le régime littéraire fixés en France pour l’éternité. Pour toutes ces raisons, il serait chimérique de chercher dans les divisions de l’histoire une symétrie parfaite qui risquerait de produire la même impression que de fausses fenêtres sur la façade d’une maison.

Il ne faut pas non plus (c’est une question de mesure) multiplier à l’infini ces espèces de compartiments qui sont destinés à mettre de la clarté dans la longue série des faits, mais qui peuvent, s’ils sont trop nombreux, aboutir au résultat contraire. Qu’on se rappelle l’aventure de Jean Petit, le théologien, qui se chargea, au xve siècle, de défendre le meurtre du duc d’Orléans par Jean sans Peur. Il partagea son discours, suivant l’usage du temps, en tranches innombrables. Il le divisa d’abord en deux parties : la première fut redivisée en quatre points ; puis, chacun de ces quatre points fut de nouveau subdivisé ; le quatrième seul contient huit vérités, et une seule de ces huit vérités est établie par douze arguments en l’honneur des douze apôtres. Avant d’arriver au milieu de la harangue, on a déjà rencontré tant de points de repère que l’on est tout à fait dérouté. C’est ce qui s’appelle obscurcira force d’éclaircir. En cela, comme en beaucoup d’autres choses, la sobriété est de rigueur.

Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire §

Chapitre premier. La question de fait et la question de goût §

Supposons que nous ayons dressé comme il convient, la liste des différentes périodes, qui sont comme les étapes de notre itinéraire à travers le passé. Nous n’avons encore que des cadres vides : il s’agit de les remplir. Comment procéder pour sillonner le terrain en tous sens et pour ne rien omettre de ce qui doit être noté et examiné ?

Nous nous trouvons désorientés, perdus au milieu d’une quantité effrayante d’œuvres. Comment nous y reconnaître ? Comment les étudier, les grouper, les classer ?

Le bon sens indique qu’il faut aller du simple au composé, du particulier au général, et, par conséquent, qu’il faut déterminer tout d’abord les procédés d’étude qu’il convient d’appliquer à une œuvre littéraire, prise isolément.

Mais, en présence de toute œuvre littéraire, on peut se placer à deux points de vue divers.

On peut se borner à constater certains des caractères qu’elle présente et à les établir de façon à défier toute contradiction. On peut dire, par exemple : Cette œuvre est en vers ; les vers ont tant de syllabes ; la césure en est régulière ; les rimes en sont riches ; elles sont combinées de telle ou telle manière. L’auteur y exprime telles idées, tels sentiments. Il y redit à sa façon des choses qui ont été dites avant lui par d’autres écrivains de tel siècle et de tel pays. Il a réussi à charmer certains de ses contemporains ; il a déplu à certains autres ; il a trouvé, {p. 30}pendant un laps de temps plus ou moins long, des admirateurs et des imitateurs.

Ou bien l’on peut émettre sur cette même œuvre des appréciations personnelles, la louer ou la blâmer, en un mot la juger. On peut dire : elle est exquise, excellente, adorable ; ou bien : son mérite est surfait ; elle est pleine de défauts, mal composée, mal écrite, mal pensée, immorale, que sais-je encore ? Bref, on peut énoncer un jugement, qui variera d’une époque, d’une contrée, d’une personne à une autre, qui ne pourra jamais être fixé, témoin les hauts et les bas par lesquels a passé toute réputation. Le divin Homère a été parfois traité de radoteur. Racine a été, selon les moments, considéré comme un poète merveilleux de grâce et de pénétration ou comme un auteur de tragédies aussi ennuyeuses que régulières. Voltaire, suivant Gœthe, a été un génie multiple pour lequel il déroule une longue litanie d’éloges ; suivant Joseph de Maistre, ce fut un petit esprit et un grand corrupteur, auquel il consent qu’on élève une statue, à condition que ce soit par la main du bourreau.

Cela revient à dire qu’en présence d’une œuvre littéraire se posent toujours deux questions : une question de fait, sur laquelle l’accord peut s’opérer ; une question de goût, sujet d’interminables discussions.

L’historien, comme tout homme, rencontre sur son chemin ces deux questions différentes et si souvent confondues. Mais avant tout il doit s’occuper de la première ; et, s’il ne peut éviter la seconde, nous tâcherons de montrer commentai doit, en y touchant, réduire autant qu’il est possible la part de ses préférences personnelles. Il sied donc de commencer par l’étude scientifique d’une œuvre littéraire.

Étude scientifique d’une œuvre littéraire ! singulière alliance de mots ! Antithèse qui surprend et qui choque ! Elle n’est pourtant que l’expression précise de cette vérité très simple, qu’il y a, quand on examine une œuvre littéraire, des faits qu’on peut mettre hors de doute, connaître de science certaine. Ces faits me paraissent pouvoir être rangés sous trois chefs différents :

{p. 31}1° Les caractères de cette œuvre, les traits particuliers qui la ; distinguent ;

2° Quelques-unes des causes qui ont contribué à la rendre, telle qu’elle est ;

3° Quelques-uns des effets qu’elle a produits, soit sur les contemporains, soit sur la postérité.

Je vais tâcher de démontrer que ces trois ordres de faits peuvent être atteints par une enquête prudente et habile.

Chapitre II. L’analyse interne d’une œuvre littéraire §

{p. 32}Comme le mot de « littérature » est pris souvent dans un sens très vague, il n’est peut-être pas inutile de se demander ici : l’qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ?

On peut la définir ainsi : une œuvre qui cherche à plaire en exprimant et en suggérant, à l’aide de phrases écrites ou parlées, des sensations, des sentiments, des idées, des tendances pratiques, des visions et des aspirations idéales.

Une œuvre qui cherche à plaire. Ces mots sont essentiels. Un traité de géométrie, une lettre d’affaires, un manuel de la parfaite cuisinière n’ont rien à voir d’ordinaire avec la littérature. Et cependant un traité scientifique, une lettre, un manuel de cuisine deviennent littéraires en une certaine mesure, dès qu’y apparaît un souci d’ordre, de clarté, d’élégance, de bien dire. Qui songerait à exclure de la littérature les ouvrages de Buffon, les lettres de Mme de Sévigné, la Physiologie du goût de Brillat-Savarin ? Il y a des œuvres où plaire est le but principal et presque unique de l’écrivain ou de l’orateur : tels un conte, un roman d’aventures, un vaudeville, un discours d’apparat. Il en est d’autres où plaire n’est qu’un but secondaire ou, mieux encore, un moyen de gagner l’esprit par le cœur, de faire pénétrer des vérités ou de déterminer des résolutions à l’aide de phrases artistement enchaînées : tels un sermon, un pamphlet, l’exposé d’une théorie scientifique. Mais, pour être littéraire} il faut qu’une œuvre, quelle qu’elle soit, provoque ce genre de plaisir particulier qu’on a nommé le plaisir esthétique ; il faut {p. 33}qu’elle éveille, de façon forte ou légère, un sentiment qui a mille formes et mille degrés, le sentiment du beau. La définition précédente contient encore deux éléments à retenir : elle distingue, dans une œuvre quelconque, les choses exprimées, que j’ai réduites à cinq catégories correspondant à la nature même de l’homme4, et les moyens d’expression.

Il suit de là que, pour connaître complètement une œuvre littéraire, il faut la soumettre à une double analyse, l’une interne, l’autre externe. Je veux dire qu’il faut considérer tour à tour en elle le fond et la forme, ces deux choses intimement unies qu’on peut cependant séparer par abstraction.

Commençons par l’analyse interne.

Elle portera sur les cinq ordres de qualités qu’une œuvre peut avoir en vertu de la définition précédente : qualités sensorielles, sentimentales, intellectuelles, tendancieuses, idéales ou supra-sensibles.

§ 1. — Comme toutes les impressions qu’un homme peut recevoir du dehors passent nécessairement par ses sens, pi est bon de se demander tout d’abord à quels sens une œuvre parle, quel genre de sensations elle traduit.

Par exemple, vous relevez chez un écrivain la fréquence des images, le souci du décor, du costume, de la mise en scène, de ce qu’on appelle le pittoresque. Vous constatez ainsi sans peine que les sensations de la vue prédominent dans son œuvre ; vous pouvez dire que l’écrivain est un visuel. Mais ce n’est pas assez. Il faut arriver à plus de précision ; il faut classer ces sensations elles-mêmes. Il faut se demander ce qu’il voit. Est-il sensible aux couleurs ? Et quelles sont les couleurs qui le frappent le plus ? Aime-t-il les contrastes violents, les effets de lumière éclatants ? Ou, au contraire, reproduit-il avec prédilection les nuances douces et tendres, les harmonies délicates et changeantes comme celles du cou de la colombe ?

Mais la couleur n’est qu’une des qualités que la vue peut saisir dans les objets. Il convient de faire porter une enquête semblable sur la figure des choses. Comment l’écrivain que {p. 34}nous étudions reproduit-il la ligne, le contour ? Est-il attiré par la sinuosité, par les rondeurs molles, élégantes, efféminées ? Ou bien préfère-t-il les angles aigus, les surfaces rugueuses, les aspects heurtés comme ceux des rochers, des escarpements ? Se complaît-il dans la régularité, dans la symétrie, dans les formes bien ordonnées, comme le sont les édifices classiques ou les allées géométriques du parc de Versailles ? Ou, au contraire, est-ce qu’il représente plutôt les ensembles confus, accidentés, tourmentés, chaotiques, comme ceux qu’offre parfois l’art gothique ou la nature à l’état sauvage ? Voit-il les choses directement ou à travers des tableaux restés dans sa mémoire ?

Voilà bien des questions. On peut en ajouter beaucoup d’autres. La vue nous révèle l’étendue. Il faut donc chercher si une œuvre nous fait percevoir le petit ou le grand, le microscopique ou le démesuré, ou encore tous les deux ou seulement les aspects moyens. Ainsi tel écrivain emploiera toutes ses ressources à rendre sensible la mer ou la montagne dans ce qu’elles ont de plus grandiose ; tel autre mettra tout son art à reproduire les fins détails d’une fleur ou d’un visage féminin, la grâce d’un arbrisseau, d’une petite rivière, d’une clairière ensoleillée, d’une maisonnette tapissée de plantes grimpantes. Bernardin de Saint-Pierre a poussé jusqu’à la plus extrême minutie la description d’un fraisier. Théophile Gautier (les Grotesques) s’est espacé avec complaisance autour du nez de Cyrano de Bergerac. J.-J. Rousseau, quand il trace le dessin d’un verger selon ses rêves, a soin de border les limites de cet Elysée d’une rangée de grands arbres, afin que la vue ne s’égare pas sur les hautes montagnes environnantes : il emprisonne le regard dans le fouillis frais et vert où se complaît sa rêverie. Sainte-Beuve s’arrête volontiers à ce qu’il nomme « les coteaux modérés ».

Ce n’est pas tout. C’est par la vue que nous constatons d’ordinaire le mouvement, que l’ouïe et le toucher nous font aussi connaître. Il faudra donc rechercher quelles sortes de mouvements l’œuvre retrace : mouvements souples, ondoyants, rapides, comme ceux des torrents, des fauves, des enfants ; mouvements lents, solennels, majestueux, comme ceux d’un grand fleuve, d’un cortège d’apparat, d’une procession religieuse, {p. 35}etc. Et il sera bon de savoir encore si l’écrivain s’intéresse aux mouvements en eux-mêmes ou à ce qu’ils peuvent exprimer, comme il arrive aux gestes et aux attitudes qui décèlent le plus souvent un état d’âme correspondant5.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que d’un seul de nos sens ; il est vrai que c’est, dans l’enquête que nous poursuivons, le plus important par la multitude et la diversité des impressions qu’il nous fournit. Mais il faut répéter pour les autres sens une série d’opérations analogues.

Regardez tel morceau littéraire : c’est un tableau, parfois un bas-relief. Quand Théophile Gautier disait : « Je suis un homme pour qui le monde visible existe », — il voulait dire qu’il savait voir et décrire un intérieur, un paysage, un monument. Il s’avouait écrivain pittoresque et plastique. Aussi écrivait-il en tête d’un de ses recueils de poésies ce titre significatif : Emaux et Camées. Il sentait sa parenté artistique avec l’orfèvre et le ciseleur. Les frères de Goncourt, de leur côté, avaient coutume d’apercevoir la nature à travers un tableau de musée ; ils disaient couramment d’un paysage : c’est un Van der Meulen, un Corot, un Ruysdaël. Eux aussi, comme Hugo, comme Gautier, sont avant tout des visuels.

D’autres sont des auditifs. Ils font, en écrivant, des « transpositions d’art » d’un genre différent. Leurs œuvres sont des symphonies. Elles s’adressent principalement à l’oreille. Il faut alors noter l’harmonie spéciale qui s’en dégage. Ici ce sera une harmonie douce, berceuse, un peu monotone et assoupissante, pareille au murmure des vagues qui expirent sur la plage ou au souffle du vent qui se joue dans les branches ; telle vous la trouverez dans les vers de Lamartine. Ailleurs ce sera une harmonie vibrante, guerrière, un peu rauque parfois, comme dans certaines odes de Victor Hugo. Tel poète recherchera les rythmes bien marqués et les mots sonores éclatant comme une fanfare : c’est le cas pour José de Hérédia. D’autres, des rêveurs, comme Verlaine, jaloux de donner à leur poésie le vague de la musique, composeront en vers imprécis, flottants {p. 36}et en quelque sorte fluides, ce qu’ils nommeront des Romances sans paroles.

Même analyse à faire pour le goût et l’odorat. Baudelaire, en composant ses Fleurs du mal, a rempli son livre de parfums étranges, artificiels, raffinés, capiteux ; et les réalistes de tous les temps, attirés vers ce qu’il y a de plus grossier et de plus animal dans l’homme, par conséquent vers les sensations réputées les moins nobles, parce qu’elles intéressent moins l’intelligence, ont été particulièrement préoccupés des saveurs et des odeurs. Je n’en citerai que deux preuves. Chacun sait que Zola (Le Ventre de Paris) s’est délecté à décrire en style plantureux les puissants aromes des fromages et de la charcuterie  ; et deux siècles plus tôt, Saint-Amand, avec un lyrisme rabelaisien, chantait aussi le fromage et « la crevaille ». D’autres écrivains, par exemple André Theuriet, ont des pages qui embaument la fraise, la menthe, la framboise, les fruits mûrs et le foin coupé. D’autres, comme Gustave Droz, sentent la poudre de riz, le musc, le lubin, les parfums des boudoirs.

Il faut noter avec soin cette particularité et j’en dirai autant du toucher, qui peut être plus ou moins sensible aux impressions de chaud et de froid, de douceur ou de dureté, de rudesse ou de poli, etc.

C’est dans cette catégorie que rentrent les sensations voluptueuses, toutes les variétés de la sensibilité amoureuse, qui est, suivant les gens, fine ou grossière, émoussée ou violente, etc.

Je ne puis ni ne veux dire tout ce que peut révéler cette enquête sur les sensations. On voit assez, sans que j’insiste davantage, qu’elle est féconde en renseignements nombreux et précis.

§ 2. ― L’analyse des sentiments exprimés par l’écrivain est plus riche encore en résultats.

Il est nécessaire de recourir ici à l’aide de la psychologie. Il faut savoir regarder dans son ensemble et classer toute la flore des sentiments humains pour distinguer ceux que contient une œuvre littéraire.

A considérer leur nature, ces sentiments sont tous des {p. 37}variétés de l’amour ou de la haine. Ainsi, la joie de vivre, l’amitié, l’ambition sont des formes de la sympathie que nous éprouvons pour les choses, pour les autres ou pour nous-mêmes. La colère, la peur, le désir de la vengeance sont en revanche les manifestations diverses d’une antipathie à nous inspirée par les êtres animés ou inanimés qui nous environnent. Voilà donc une première distinction à faire dans les émotions : c’est, au fond, les distinguer d’après leur qualité essentielle, suivant qu’elles sont agréables ou désagréables, qu’elles impliquent attraction ou répulsion.

Mais on doit examiner les sentiments à d’autres points de vue. — Quel est leur degré d’intensité ? Sont-ils tempérés ou violents, forts ou faibles, éphémères ou durables ? Puis, à quels objets se rapportent-ils ? A nous-mêmes ? aux autres hommes ? A des êtres ou à un être supérieur ? Sont-ils égoïstes, altruistes, mélangés de l’un et de l’autre ? Concernent-ils la famille, la patrie, l’humanité tout entière ? Sont-ils esthétiques, moraux, religieux ?

Enfin, ces mêmes sentiments sont-ils simples ou complexes, primitifs ou acquis, communs ou exceptionnels ?

De la sorte, surgissent une quantité de questions qu’on doit se poser et auxquelles peut répondre l’examen d’une œuvre littéraire. Des exemples éclairciront ce que tout cela peut avoir d’abstrait.

Il arrive souvent que la peinture d’un sentiment prédomine dans une œuvre. Ainsi il est évident, presque au premier coup d’œil, que Racine se plaît à suivre, dans les méandres du cœur humain et surtout du cœur féminin, l’amour-passion, comme dit Stendhal, l’amour tragique avec son cortège de fureurs, de jalousies, d’emportements allant jusqu’au meurtre et au suicide. Il est tout aussi évident que Marivaux aime à démêler les coquetteries, les manèges, les timidités de l’amour-goût, d’un amour mondain, aimable, qui se cache ou s’ignore et qui arrive à peine à être une passionnette.

Tel auteur, comme Corneille, nous montre sous mille faces le triomphe de l’énergie et les sentiments de fierté qu’une volonté ferme donne à une âme virile.

Tel autre, comme Zola, met d’ordinaire en action les appétits {p. 38}grossiers et puissants par lesquels l’homme plonge dans l’animalité.

Parcourez toute l’œuvre de Colin d’Harleville : vous n’y trouverez que des affections douces, des sentiments tendres voilés d’une légère brume de mélancolie.

Prenez les nouvelles et les romans de Mérimée : ce ne sont au contraire le plus souvent qu’émotions fortes, violentes, éclatant en actes brusques, imprévus et sanglants.

Mais il est rare qu’un écrivain se borne à retracer une seule espèce de sentiments. Presque toujours, quelle que soit sa prédilection pour celle-ci ou celle-là, il touche à beaucoup d’autres. Balzac parcourt à peu près toute la gamme des passions. Vous trouverez chez lui, portés au paroxysme, l’amour de la possession, dégénérant en avarice effrénée ; l’amour paternel poussé jusqu’au sacrifice de soi-même ; l’amour sensuel finissant en manie ; le sentiment de l’honneur commercial, arrivant à l’héroïsme ; l’amour de la richesse et du pouvoir, aboutissant au crime et acquérant une certaine grandeur par son excès même.

Racine, à côté de ces grandes amoureuses qui s’appellent Hermione et Phèdre, a peint cette mère admirable qui s’appelle Andromaque, ce croyant fanatique qui se nomme Joad, cette ambitieuse qui est Agrippine.

Victor Hugo mêle à la véhémence des colères politiques une pitié ardente pour tous ceux qui souffrent, depuis les parias de la société humaine jusqu’à l’araignée, à l’ortie, au crapaud, ces parias du règne animal et végétal. Il a pour les enfants une tendresse infinie, une tendresse de grand-père et presque de grand’mère.

La Fontaine trahit une certaine antipathie pour l’enfance, « cet âge sans pitié », en même temps qu’une sympathie profonde et fort rare de son temps pour les bêtes. Tout reste d’ailleurs chez lui dans la note tempérée.

Le souci du moi tient la première place dans Chateaubriand ; l’amour de l’humanité, mieux encore, de tout ce qui vit, envahit et anime les livres de Michelet et de G. Sand.

Edgar Pæ a rendu avec intensité les angoisses de la peur ; V. Hugo a maintes et maintes fois décrit les souffrances de la douleur physique.

{p. 39}Jean-Jacques Rousseau, Lamartine sont pleins d’un souffle religieux qui s’exhale en prières, en hymnes, en tirades lyriques.

A. de Vigny trahit une désespérance intime par des cris sourds, des mots amers, des maximes misanthropiques.

L’amour de l’art devenant une maladie, une frénésie, fait le fond de tel roman des Goncourt ou de Zola (Manette Salomon, L’œuvre).

On voit quelle variété de combinaisons offrent les sentiments exprimés par les écrivains, et nous sommes loin de les avoir toutes énumérées.

Si l’on voulait rencontrer des sentiments étranges, recherchés, extraordinaires, on n’aurait qu’à examiner l’œuvre de Baudelaire, de Huysmans, de Verlaine. On trouverait lit de singuliers mélanges, la soif de la volupté unie à la crainte du lendemain de la vie, la sensibilité débridée faisant ménage avec une religiosité hystérique, etc.

La sensibilité humaine a été s’augmentant et s’affinant de siècle en siècle ; et, les Goncourt l’ont quelque part remarqué, elle réserve encore bien des filons inexplorés à ceux qui essaient d’en rendre la complexité croissante.

C’est pourquoi ce que j’appellerai l’analyse sentimentale d’une œuvre littéraire doit être de plus en plus pénétrante et multiple. Il y faut un effort d’attention et de patience. Mais il n’est pas chimérique de rêver que le tableau des sentiments exprimés par une œuvre puisse être assez complet, assez nuancé, pour que leur importance relative et même leur intensité ressorte par leur simple rapprochement. Intéressant par ce qu’il renfermera, ce tableau ne sera pas moins instructif par ce qu’il ne contiendra pas. Que de lacunes révélatrices et faciles à constater, depuis ceux qui n’ont pas senti la nature extérieure, comme Boileau, jusqu’à ceux auxquels manque le souci de l’au-delà, comme Stendhal ; depuis ceux qui n’ont jamais eu le moindre battement de cœur pour une cause politique et sociale jusqu’à ceux auxquels l’amour de la famille paraît être resté presque tout à fait étranger, témoin l’étrange époux et père que fut notre La Fontaine !

§ 3. ― Supposons ce tableau tracé avec tout le soin possible ; {p. 40}une troisième espèce d’analyse interne va s’imposer à nous : l’analyse des idées.

Le champ à parcourir est énorme. Pour peu qu’un auteur ait vécu longtemps, que son œuvre contienne de nombreux volumes, on risque de voir défiler devant soi presque toutes les idées d’un demi-siècle, des idées sur toutes sortes de choses, sur ce qu’on peut connaître et même sur ce qu’on ne peut pas connaître. Comment se retrouver dans cette masse immense ?

Il faut encore grouper, classer. On cherchera la conception que l’auteur se faisait du monde extérieur, de la société humaine, de la vie, de l’art, de l’ensemble des choses. Autrement dit : idées relatives à ce qui est du domaine des sciences physiques et naturelles ; idées morales ; idées politiques et sociales ; idées esthétiques ; idées philosophiques et religieuses ; tels sont les principaux cadres qu’il faudra remplir les uns après les autres.

La tâche est plus longue que difficile. Il y a des auteurs qui étalent ce qu’ils pensent de la religion, de la politique, de la destinée humaine et dont les opinions forment un système fort bien lié : tel est Bossuet, par exemple, ou Montaigne. D’autres, il est vrai, par prudence ou par goût du mystère, se voilent à demi, usent de réticences, veulent être devinés : du nombre sont Rabelais et Fontenelle. D’autres disent tour à tour blanc et noir, s’amusent à se contredire et se gardent presque toujours de conclure : Renan fut un maître en ce genre. L’analyse exige donc, suivant les cas, plus ou moins de sagacité, plus ou moins de précautions. Mais en général elle ne dépasse point la portée d’une intelligence moyenne et elle arrive à constituer une série de documents solides.

Le simple examen du nouveau tableau qu’on forme ainsi permet de constater si les idées de l’écrivain qu’on étudie étaient rares ou nombreuses, claires ou obscures, indécises ou arrêtées ; si elles ont changé au cours de sa carrière s’il y a des matières auxquelles il songeait peu ; si au contraire il a été obsédé par la préoccupation de tel ou tel problème. On possède en un mot un résumé de son activité et de son évolution intellectuelle. On peut, par la même occasion, se poser quelques questions qui pénètrent plus profondément. On peut se {p. 41}demander si une œuvre trahit quelque prédilection pour l’analyse ou pour la synthèse, ou bien si, comme c’est le cas pour un esprit complet, l’auteur a su équilibrer l’une et l’autre. Je veux dire que tel écrivain aimera à considérer le détail, à étudier les infiniment petits, à décrire avec un soin minutieux un coin de nature ou une particularité de caractère, à débattre une question microscopique, à couper, suivant l’expression consacrée, un cheveu en quatre ; que tel autre, au contraire, se plaira aux grandes généralisations hâtives, aux considérations philosophiques hasardeuses, aux vastes systèmes embrassant l’univers ; qu’un troisième, réunissant les qualités de l’un et de l’autre, essaiera de concilier l’exactitude et la précision dans les moindres choses avec les vues d’ensemble suggérées par l’étude des faits particuliers.

Il sera aussi facile de constater laquelle ou lesquelles parmi les facultés intellectuelles a ou ont le plus de part dans une œuvre littéraire.

Ainsi il y a dans l’esprit humain deux facultés opposées et coexistantes : l’une est la faculté créatrice, celle qui invente, qui avec des éléments anciens construit quelque chose de nouveau : on l’appelle l’imagination. L’autre est la faculté modératrice, celle qui refrène les élans et les écarts de la première, qui essaie de lui imposer des règles et des limites : on la nomme la raison. Elles peuvent exister très souvent côte à côte dans une même œuvre. Mais très souvent aussi l’une ou l’autre prédomine et cela suffit pour établir une distinction très nette entre deux ouvrages.

Il faudra recourir encore aux secours de la psychologie moderne, qui dénombre et classe les différentes opérations de l’intelligence : on aura de la sorte une nouvelle voie ouverte à l’enquête scientifique que nous poursuivons.

§ 4. — Plus délicate est la quatrième analyse qui s’impose à nous dans l’analyse interne d’une œuvre littéraire. Il s’agit maintenant de relever les tendances, les intentions, les desseins qu’elle peut manifester.

Sans doute, il y a des œuvres qui ont la prétention de n’avoir aucune tendance ; de refléter, avec l’indifférence d’un miroir, les mœurs environnantes ou le spectacle de la nature. Mais {p. 42}cette prétention est elle-même une intention curieuse à relever ; puis elle est loin d’être toujours justifiée ; et il suffit parfois de bien regarder pour découvrir dans ces peintures soi-disant impersonnelles un parti pris, un esprit de système, par conséquent une tendance assez mal dissimulée. C’est ce qu’il est aisé de constater dans les romans de M. Zola6, dont il a voulu faire, nous dit-il, une copie fidèle de la nature. On y aperçoit bien vite un pessimisme violent qui n’est autre chose qu’une tendance à rabaisser l’homme et à dégoûter de la vie. Mais quand même il y aurait des ouvrages vraiment indifférents entre le bien et le mal, ils sont à coup sûr peu nombreux et cela n’empêche nullement qu’il n’y en ait une foule d’autres qui inclinent et veulent incliner les esprits dans une direction facile à reconnaître.

On oublie trop souvent qu’une œuvre littéraire n’a pas toujours pour but essentiel de plaire ; qu’elle s’efforce en bien des cas de persuader, de convaincre, de changer les âmes, et, par leur intermédiaire, les mœurs et les lois. Par exemple, un plaidoyer, un sermon, un discours ou un pamphlet politique n’ont pas pour unique ni même pour principale raison d’être, de charmer : c’est par surcroît qu’ils veulent plaire. Ils visent avant tout à modifier les volontés, à déterminer des résolutions et des actes. La beauté n’est pour eux qu’un moyen d’arriver plus sûrement à leurs fins.

S’il est des genres littéraires voués ainsi à l’action par leur nature même, tous peuvent à l’occasion prendre ce caractère militant. On sait assez que le théâtre devint pour Voltaire une [tribune publique du haut de laquelle il attaquait ses adversaires et prêchait des idées neuves. « Les poètes dramatiques sont les meilleurs prédicateurs de l’Empire », écrivait-il. Un dictionnaire (quoi de plus anodin qu’un dictionnaire, semble-t-il ?) se transforme en une colossale machine de guerre, quand il est composé par Bayle ou quand il s’appelle l’Encyclopédie. Une chanson, comme la Marseillaise, a aidé parfois à gagner des batailles ou à faire une révolution. Le roman à thèse a été {p. 43}une arme des plus redoutables entre les mains de Voltaire ou de George Sand.

Il suit de là qu’il faut se demander quels effets pratiques une œuvre littéraire aspire à produire, quel but elle poursuit. Ce procès de tendance peut paraître indiscret et être souvent difficile à instruire : il n’est pas cependant au-dessus des forces d’un habile analyste. Les intentions de l’auteur, ou tout au moins ses tendances, se trahissent ici par l’approbation d’un acte ou d’une pensée, là par une ironie, tantôt par une préface, tantôt par la conclusion de l’ouvrage, souvent par la peinture des caractères ou encore par mille autres signes qu’il serait trop long d’énumérer.

Parfois, l’auteur prend la peine de dire ce qu’il veut. Il combat à visage découvert ; il met une cocarde à son chapeau. Voltaire s’écrie quelque part : « Qu’est-ce qu’une pièce qui ne fait pas pleurer ? » — Et il déclare qu’il entend faire des tragédies tragiques, qui arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Nous voilà prévenus qu’il va rechercher des situations ultra-pathétiques, et en effet il nous montre une mère sur le point de poignarder son fils (Mérope), un fils assassinant son père (La mort de César), un frère près d’épouser sa sœur (Mahomet). Nous savons à n’en pas douter, par ces conflits violents de devoirs et de passions autant que par ses aveux formels, qu’il a prétendu frapper fort, faire couler des flots de larmes, tendre les nerfs jusqu’au paroxysme.

Lorsque André Chénier, sous les verrous, rime ses Iambes et s’écrie :

Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice !
Toi, Vertu, pleure, si je meurs !

nous ne pouvons pas méconnaître qu’il brûle de nous faire partager uné indignation vengeresse.

Souvent le titre seul de l’ouvrage nous renseigne sur l’effet visé. On est dûment averti, en ouvrant les Châtiments de Victor Hugo, qu’il va se faire justicier et fouailler ses ennemis.

Parfois, au contraire, l’auteur se cache à demi. Il se dérobe en se livrant. Il procède par réticences, par demi-mots. C’est ce qui arrive d’ordinaire aux époques de compression politique {p. 44}ou religieuse. Qu’est-ce qui va servir alors d’indice révélateur  ? Un mot, un détail, le ton général. S’agit-il d’un roman ou d’une pièce : cherchez le personnage sympathique. La plupart du temps, on peut déterminer sans grande peine si une œuvre est d’esprit pessimiste ou optimiste, si elle présente le monde de façon qu’on l’aime et l’approuve tel qu’il existe, ou tout au moins qu’on le croie susceptible d’être amendé, ou bien si elle s’obstine à le montrer incurablement mauvais de façon à tuer l’espérance du mieux. Au reste, ici comme toujours, entre les deux extrêmes il y a place pour une foule de degrés intermédiaires.

Ainsi, sans secours étranger, on arrive vite en la plupart des cas à savoir quel sentiment, quelle disposition d’esprit une œuvre a été destinée à produire. Victor Hugo, dans la pièce des Contemplations intitulée « Melancholia », travaille visiblement à propager la haine de l’injustice, à stimuler la pitié fraternelle pour les êtres souffrants. Plus d’une fois, sans doute, un ouvrage est fait pour laisser une impression double ou multiple, comme telle fable de La Fontaine qui se termine par deux morales. Mais toujours, même chez les écrivains qui prennent à tâche de demeurer impersonnels, perce la passion qui leur tient le plus à cœur et qu’ils ont l’envie inconsciente de rendre contagieuse en l’exprimant. A certaines ironies féroces et énormes on devinerait, ne le sût-on pas d’ailleurs, que Flaubert a écrit l’histoire de Madame Bovary, afin de satisfaire et de répandre son mépris de la vulgarité bourgeoise.

Bref, on pénètre assez aisément jusqu’aux intentions qui se croient le mieux cachées ; et si, malgré tout, elles viennent à rester douteuses, il faut avoir le courage de conclure par un point d’interrogation. L’équivoque est une bonne caractéristique de certaines œuvres.

§ 5. — Reste une cinquième et dernière espèce d’analyse interne. Une œuvre ne se borne pas toujours à décrire ou à exprimer la réalité. Elle peut emporter les esprits au-delà du monde sensible, offrir des visions de choses surhumaines, s’élancer sur les ailes du rêve dans des régions inaccessibles à la science et à la raison. C’est le cas pour toute la littérature fantastique et mystique. Qu’il s’agisse de contes de fées qui {p. 45}émerveillent les enfants ou d’histoires de revenants qui leur font si grand’peur, qu’il s’agisse d’hymnes religieuses essayant de percer le mystère de la tombe ou d’utopies sociales s’efforçant d’esquisser l’avenir de l’humanité, qu’il s’agisse de méditations métaphysiques sur l’origine et la fin des choses ou de poèmes paradisiaques et prophétiques, nous rencontrons là des qualités nouvelles, des élans d’imagination, des envolées dans le vaste champ du possible, voire même de l’impossible, dans le royaume des hypothèses et des chimères, en un mot de l’idéal.

Songez. à quelqu’un de ces poèmes obscurs ou grandioses où V. Hugo fait parler en vers apocalyptiques ce qu’il appelle la bouche d’ombre, où il entend la voix de spectres gigantesques visibles pour lui seul ; rappelez-vous l’Eloa d’Alfred de Vigny, où anges et démons flottent dans l’espace indéterminé, et les Tragiques de d’Aubigné, où le poète transformé en voyant nous dit la joie ineffable des élus et les transes immortelles des damnés. Regardez aussi, si vous voulez, ces histoires macabres de morts vivants, d’êtres inanimés prenant une âme, d’ombres impalpables circulant autour de nous, comme vous en trouverez à foison dans les légendes du moyen âge ou, plus près de nous, chez Maupassant ou chez Rollinat. Lisez encore ces romans où l’auteur nous transporte dans une société qui n’a jamais existé, comme a fait Voltaire en nous décrivant le merveilleux pays d’Eldorado, ou comme font de nos jours les frères Rosny en nous introduisant dans les profondeurs de la terre7, dans la région des cavernes mystérieuses, des pâturages blancs, des grandes chauves-souris aux ailes de neige. Vous avez là une ample moisson à faire de songes, de rêveries, de visions et d’aspirations dépassant de beaucoup ce que nous pouvons voir, toucher et démontrer.

Aussi quelle série de nouvelles questions à nous poser ! Dans quel domaine l’écrivain nous entraîne-t-il avec lui ? Est-il attiré du côté religieux ou du côté social ? Cherche-t-il à produire l’extase ou le frisson ? Emprunte-t-il à la tradition ses vieilles croyances ou crée-t-il, en s’aidant de la science la plus récente, {p. 46}des êtres inconnus nés de sa propre imagination ? Croit-il lui-même aux choses dont il parle ou se fait-il un jeu des inventions qu’il prodigue ? Ses vues sur la destinée future de l’univers sont-elles claires ou obscures, basses ou élevées, vieilles ou neuves, simples ou complexes ? Sont-elles un prolongement qui se superpose à la réalité ? ou sont-elles en contradiction avec les données de nos sens et nos connaissances scientifiques ?

Là encore il faut retourner l’œuvre de mille manières pour la considérer sous toutes ses faces ; et, pour résumer le travail qu’il sied d’accomplir, disons que l’analyse doit porter sur la nature, la variété, la complexité, la vraisemblance, l’intensité des aspirations ou des visions idéales de l’œuvre qu’on étudie. L’analyse, en deux mots, doit toujours être qualitative et quantitative.

Chapitre III. L’analyse externe d’une œuvre littéraire §

Elle porte, nous l’avons dit plus haut, sur les moyens d’expression employés par l’auteur. Mais dès le début il y a une distinction très importante à faire.

Il existe des œuvres où l’auteur exprime directement ses émotions, ses idées, ses tendances. C’est le cas pour la poésie lyrique ou descriptive, pour les sermons, pamphlets, discours politiques, pour les ouvrages de théorie, etc.

Il en est d’autres, où, au lieu d’exprimer en son nom ce qu’il pense, ce qu’il sent, ce qu’il désire, il prend pour intermédiaires des personnages qu’il fait parler et agir et derrière lesquels il semble parfois s’effacer et disparaître. C’est le cas pour la poésie épique, le roman, les pièces de théâtre, l’histoire, etc.

L’analyse des œuvres appartenant à cette dernière catégorie a un double caractère, un caractère mixte. Elle doit porter sur les idées, les sentiments, les tendances des personnages mis en scène ; elle est en ce sens interne ; mais, comme ces personnages sont ou bien créés de toutes pièces par l’auteur ou en tout cas interprétés et en une certaine mesure formés ou déformés par lui, comme ils servent de la sorte à exprimer la nature même et les conceptions particulières de l’auteur, l’analyse est en ce sens-là externe.

Appelons-la analyse mixte, et définissons-la en disant qu’elle consiste à chercher comment l’auteur a représenté la vie.

{p. 48}§ 1. ― Passons en revue les principales opérations que comporte cette analyse mixte.

Il faut d’abord faire l’examen du sujet traité. Est-il pris dans la réalité ou dans les vastes espaces de la fantaisie ? Est-il comique ou tragique, ou bien mêle-t-il les deux aspects de la vie ? A quelle partie de la société se rapporte-t-il ? Quelle est la nature des questions auxquelles il touche, etc. ?

A propos du sujet, il convient de ne pas oublier de se demander quelle est l’époque choisie par l’écrivain. Se plaît-il à rester dans les temps modernes ou à s’enfoncer dans le passé ? Ce n’est pas chose indifférente de savoir que Corneille pour ses tragédies puisa surtout dans l’histoire romaine et que Racine tira la plupart de ses pièces de la légende grecque ou de la Bible qu’Augustin Thierry s’enferma dans le moyen âge ; que Zola n’est pas sorti des mœurs contemporaines.

Après l’époque, le moment représentés, il est bon de constater quel est le pays, le milieu physique où l’écrivain s’est cantonné. En d’autres termes, il faut transporter son enquête du temps dans l’espace, déterminer le décor dans lequel évoluent les hommes et les choses.

Puis, c’est le tour des personnages. Quels sont-ils ? Hommes, femmes, enfants ? Jeunes gens ou vieillards ? De quelle condition ? De quel caractère ? Simples ou complexes ? Excessifs ou tempérés ? Élevés ou vulgaires ? Comment les grands seigneurs, les paysans, les bourgeois, les ouvriers sont-ils représentés ? Il faut ainsi envisager sous toutes leurs faces ces êtres imaginaires que le romancier ou l’auteur dramatique ajoute à l’humanité qui a vécu réellement. Il faut constater la façon dont l’historien ou le poète épique a compris et figuré les hommes des autres âges.

Et des données importantes apparaissent aussitôt. On s’aperçoit bien vite que la femme a été le sujet d’études favori de Racine et de Marivaux ; que V. Hugo a de préférence mis en lumière le plébéien ambitieux, sombre et fatal, comme Ruy Blas et Didier, l’enfant pour lequel il a témoigné une tendresse presque maternelle, le monstre, qu’il construit de pièces formant un contraste violent, témoin : Quasimodo, Triboulet, Lucrèce Borgia, Gwinplaine.

{p. 49}Vient après cela l’intrigue, l’action, c’est-à-dire la suite et l’enchaînement des événements où les personnages sont intéressés. Est-elle le principal, comme il arrive dans un roman d’aventures à la façon d’Alexandre Dumas ou dans une comédie-vaudeville à la mode de Scribe ou de Sardou ? Est-elle, au contraire, l’accessoire, comme cela se produit dans une comédie de caractère telle que le Misanthrope ou dans un roman d’analyse signé Stendhal ? Est-elle courte, simple, violente, réduite à une crise rapide, comme c’est le cas dans nos tragédies classiques ? Est-elle complexe, chargée d’incidents, largement déroulée, comme cela peut se voir dans les Misérables de Victor Hugo ? Se termine-t-elle par un dénouement heureux ou considéré comme tel (le mariage de deux amoureux) ou s’achève-t-elle dans le sang et les larmes ? Se maintient-elle dans le train ordinaire de la vie ou est-elle étrange, surprenante, exceptionnelle ?

Tels sont quelques-uns des points de vue divers où l’on doit se placer pour étudier dans une œuvre littéraire la représentation de la vie. Il s’en faut que j’aie tout dit : mais j’en ai dit assez pour faire saisir l’intérêt de cette étude et la direction où il sied de la pousser. Nous pouvons passer maintenant à l’analyse externe proprement dite.

§ 2. — Elle ne nous arrêtera pas longtemps : c’est celle qui a été le plus pratiquée, enseignée, vulgarisée.

Cette analyse des moyens d’expression employés par un auteur portera d’abord sur la structure de l’œuvre. Elle commencera par ce qu’on peut nommer l’étude anatomique. Un livre, un discours, une pièce de théâtre est un ensemble organisé dont il est aisé de distinguer les différentes parties. On constate alors si elles sont bien rattachées les unes aux autres, si elles sont bien proportionnées entre elles. On recherche si le plan s’étale à ciel ouvert ou s’il se dissimule sous la parure des phrases, comme celui d’une cathédrale gothique sous la broderie de la pierre. On note si l’ouvrage est disposé en chapitres ; longs ou courts, à peu près de même longueur ou fort inégaux ; si la pensée offre une continuité visible et avance à pas réguliers, suivant les habitudes classiques, ou si elle marche d’une allure capricieuse et vagabonde, sans autre souci que de laisser {p. 50}une unité d’impression, comme il arrive en plus d’un écrit romantique.

On peut se demander encore si l’écrivain ou l’orateur procède par narrations, par dialogues, par descriptions, par raisonnements enchaînés et quelle part il accorde à chacun de ces procédés.

Cette étude de ce qu’on nomme couramment la composition mène à des résultats certains. Il suffit de lire de suite à la table des matières les titres de quelques chapitre8 pour reconnaître que les Essais de Montaigne forment un assemblage des plus lâches et comme invertébré où l’idée dominante apparaît et disparaît presque au hasard. Le premier venu, en revanche, saura voir et faire voir dans l’Oraison funèbre du prince de Condé, par Bossuet, un ordre nettement indiqué dès le début et rigoureusement suivi jusqu’à la fin9. De même, on démêlera sans peine dans la Nouvelle Héloïse, de Rousseau, où la trame est faite par les amours de Julie et de Saint-Preux, de véritables hors-d’œuvre, par exemple, les aventures de Milord Edouard, tenant si peu au corps du récit que l’auteur lui-même a fini par les rejeter en appendice. De même encore, on s’apercevra bien vite que le quatrième acte de Ruy Blas est cousu au reste de la pièce par un fil si léger qu’on pourrait le supprimer tout entier sans que la clarté de l’action en souffrit.

Quand on a déterminé de la sorte les grandes lignes, et, pour ainsi dire, la charpente osseuse d’une œuvre, on travaille à démêler les autres éléments de cet organisme. On s’occupe de ( la langue.

On dresse le vocabulaire dont l’écrivain se sert. Un peu de {p. 51}patience suffit pour relever le nombre de mots que contient une tragédie. N’a-t-on pas fait le compte de ceux qu’a employés Racine ? Rien de plus simple ensuite que de les classer d’après leur nature. On sait bientôt avec une précision mathématique combien, sur cent mots, il y en a de concrets ou d’abstraits, de nobles ou de familiers, de rares ou d’usage courant, etc. On aura soin de noter si l’auteur multiplie les verbes ou les adjectifs, s’il supprime les conjonctions ou les articles ; et surtout on remarquera les mots qui reviennent avec insistance. Ces mots favoris, très indiscrets, décèlent chez celui qui les répète à chaque instant une qualité ou une préoccupation dominante. Ce n’est point par hasard que le mot nature et le verbe sentir avec tous ses dérivés se glissent sans cesse sous la plume de Rousseau ; et il n’est pas inutile d’observer chez Lamartine la fréquence des termes : flot, océan, harmonie.

Des mots l’on passera tout naturellement aux phrases. Comment sont-elles construites ? Sont-elles courtes, saccadées, hachées, comme chez Montesquieu ? Se déroulent-elles avec ampleur et majesté comme chez presque tous les orateurs ? Il n’est pas besoin d’un œil bien exercé pour saisir la différence qui sépare la période harmonieuse et vigoureuse de Jean-Jacques du babil sémillant et coquet de Marivaux. On distingue, au premier abord, la prose alerte, agile, ailée de Voltaire de la prose nonchalante et un peu traînante de Fénelon.

Puis, comment ces phrases sont-elles agencées ? Il ne faut point négliger les particularités de syntaxe qui peuvent se présenter. Se suivent-elles dans la correction et la régularité uniformes de l’ordre grammatical ? Ou bien l’auteur, emporté par la vivacité de sa pensée, se permet-il des ellipses, des inversions, des tournures qui sont d’énergiques raccourcis ? A ce point de vue, personne ne confondra, j’imagine, la façon hardie, brusque, impétueuse, imprévue dont Michelet lance, et, pour ainsi dire, darde ses phrases avec la manière calme, lente, solennelle, méthodique dont Buffon développe et enchaîne les siennes.

Chemin faisant, on n’oubliera point de relever les particularités orthographiques, les majuscules mises à certains mots ; les habitudes personnelles de ponctuation, les formes qui dérogent à l’usage où à la tradition. Voltaire fut des premiers {p. 52}à écrire par ai les imparfaits comme on les prononçait depuis longtemps déjà à Paris ; et, quand, en 1835, l’Académie se décida à adopter cette réforme, certaines maisons religieuses se refusèrent à suivre l’orthographe nouvelle, qui devait avoir quelque chose de satanique, puisqu’elle avait été préconisée par Voltaire. La Revue des Deux-Mondes, le Journal des Débats se sont obstinés, et je crois qu’ils le font encore, à écrire enfans et parens comme on faisait au siècle dernier. Minces détails, si l’on veut, qui sont pourtant des traits de caractère, des indices révélateurs d’un ensemble d’opinions et qui peuvent en certains cas devenir le point de départ de conjectures intéressantes  !

Les opérations que nous venons d’indiquer s’appliquent aussi bien aux vers qu’à la prose ; mais il est évident que les vers prêtent à des remarques nouvelles et qui leur sont propres.

On a bien vite reconnu si la rime est riche ou pauvre, si la césure est régulière ou vagabonde. On peut analyser le rythme d’un morceau avec une précision, avec une minutie dont les critiques modernes ont donné des modèles. Je n’ai qu’à renvoyer les curieux aux études de Guyau à ce sujet, dans ses Problèmes d’esthétique10.

En allant du simple au composé, nous rencontrons bientôt sur notre chemin deux analyses plus difficiles : celle du ton, celle du style proprement dit.

Le ton d’un morceau est la résultante de beaucoup de choses diverses ; il se détermine d’après la nature des mots, la disposition des phrases, l’emploi de certaines tournures, moyens d’expression à travers lesquels on remonte jusqu’au sentiment dominant qui donne au morceau son accent particulier. Le ton peut être ainsi reconnu pour véhément, léger, ironique, tranchant, familier, solennel, etc. Un court apprentissage permet de mener à bien ce travail d’interprétation qui est déjà un travail de synthèse.

Le style est aussi une résultante. C’est la combinaison personnelle à l’auteur de tous les moyens d’expression qu’il a trouvés à sa disposition ou inventés lui-même. Il résume, {p. 53}comme une formule algébrique, bien des résultats que nous avons déjà obtenus un à un. Par là même, c’est une nécessité de décomposer ce que contient ce terme vague et général de style.

Ainsi, l’on cherchera quels sont les procédés de description d’un auteur. Comment rend-il l’impression que fait sur lui un paysage, un monument, un intérieur, un costume, un visage, un tableau, que sais-je encore ?

On étudiera ses procédés de narration. Quels faits met-il en vedette, quels autres laisse-t-il dans l’ombre ? Est-il rapide ou prolixe, clair ou embrouillé ? Quel ordre préfère-t-il, celui de la vie qui a souvent la complexité de la nature, ou celui de la logique qui est une simplification factice ?

On étudiera ses procédés de démonstration. A-t-il des raisonnements serrés ? Procède-t-il par abstractions ou par exemples ? Essaie-t-il de convaincre ou de persuader ? A-t-il l’art de résumer sa pensée en formules nettes, frappées comme des médailles ? Va-t-il droit à son but ou use-t-il de paraboles, d’apologues, de symboles ?

On étudiera ses procédés de dialogue. Sait-il garder le souple mouvement de la causerie ? Fait-il parler ses personnages comme des livres ? Aime-t-il à opposer ses interlocuteurs comme deux combattants qui engagent un duel de paroles ? Se complaît-il, comme Platon ou Renan, dans d’infinis détours qui conduisent insensiblement à des conclusions non prévues ?

On étudiera ses transitions d’un ordre d’idées à un autre. Sont-elles aisées, variées, ou pénibles, monotones ? Pivotent-elles sur un mot ou sur une pensée ?

Tout cela ne suffira pas encore. On peut, pourvu qu’on y mette l’attention nécessaire, relever avec autant d’exactitude les diverses qualités d’un style que les propriétés d’un métal. On reconnaîtra, je suppose, à Lamartine un style fluide et musical, tout aussi bien que l’on convient que le fer est ductile et sonore. En chimie, on soumet un corps à chacun de nos sens pour en déterminer les caractères distinctifs : il y a lieu de soumettre un style à une enquête semblable et plus complète encore, parce que nous avons affaire ici à quelque chose de vivant.

J’oserais presque parler des propriétés physiques d’un style. {p. 54}Il en est de relatives à la vue, qui nous révèle la lumière et le mouvement. On cherchera ainsi s’il est clair, coloré, terne, gris, sombre, nuancé, etc ; on constatera s’il est rapide, souple, agile, ou au contraire lent, lourd, traînant. On l’interrogera sur sa densité ; on verra s’il est concis, ramassé, ou bien diffus et lâche. On se demandera quelle résistance il présente ; on examinera s’il est ferme et solide ou bien mou et flasque. L’oreille aura son tour après les yeux et le toucher. On constatera s’il est Sonore, harmonieux, rocailleux.

Le mot de style est si vaste, si imprécis qu’on peut se poser encore à ce propos une foule d’autres questions. Est-il pauvre ou somptueux ? fin ou grossier ? simple ou élégant ? original ou banal ?

Je pourrais prolonger indéfiniment cette liste d’interrogations. Mais mieux vaut dire qu’après toutes les analyses précédentes la réponse sera presque toujours prompte et facile. Les épithètes qu’on accolera dès lors au style d’un écrivain ne feront que condenser en quelques mots une série de données ramassées une à une au cours de notre féconde et multiple enquête.

§ 3. — Nous voici au bout de notre travail d’analyse. L’œuvre, dont nous ne sommes pas sortis encore, nous a révélé tout ce qu’elle pouvait nous apprendre sur elle-même. Il reste, pour en finir avec cette longue dissection, à réunir et à mettre en regard dans une espèce de tableau les résultats acquis. Ce serait peu d’avoir amoncelé une multitude de faits, si on les laissait épars ; après avoir décomposé, il faut recomposer ; on ne décompose même que pour cela. La synthèse, il faut se garder de l’oublier, est le but de l’analyse ; on ne dégage les éléments divers qui forment un ensemble que pour avoir de cet ensemble une conception logique et raisonnée, à la fois plus claire et plus profonde. La science a ainsi deux façons de procéder qui se suivent, s’enchaînent régulièrement et se complètent l’une l’autre. Séparer les choses pour les grouper ensuite, en considérant tour à tour les points par où elles diffèrent et ceux par où elles se ressemblent, c’est la marche naturelle et nécessaire dans toutes les recherches qui portent sur des objets concrets.

On peut même dire que l’analyse est inséparable de la synthèse ; décomposer est en même temps recomposer. Qu’avons-nous {p. 55}fait nous-même en étudiant séparément la forme, les idées, les sentiments, les tendances d’une œuvre littéraire, sinon unir par la pensée des éléments analogues, tout en les distinguant de ceux qui les avoisinent ? Rassembler en un tableau d’ensemble ces synthèses partielles, de telle façon que le regard puisse les embrasser d’un coup d’œil est le travail qui achève et résume ces investigations minutieuses.

Chapitre IV. Cause immédiate d’une œuvre littéraire.
L’auteur. Moyens de le connaître §

Nous avons accompli une première étape ; nous avons relevé, classé les caractères qui distinguent une œuvre littéraire  ; nous sommes en possession d’un nombre considérable de faits scientifiquement constatés.

Nous voudrions en vain nous arrêter au point où nous sommes parvenus. Un axiome, qui est le fondement même de toute science d’observation, s’impose à notre intelligence. C’est celui-ci : Il n’y pas de fait sans cause. Convaincus que rien n’arrive sans raison d’être, nous ne sommes pas satisfaits, quand nous avons établi la réalité et même l’importance relative de certains phénomènes ; nous nous demandons forcément de quelles causes inconnues ils sont le produit.

Comment se fait-il que telle œuvre littéraire ait tels caractères et non tels autres ? D’où proviennent-ils ? Nous ne pouvons échapper à cette question. Elle est matière à recherches scientifiques : car il s’agit, non pas d’apprécier d’après notre goût personnel la valeur des qualités dont nous avons pu reconnaître l’existence, mais d’en découvrir l’origine.

Au fond, la marche de l’esprit est la même ici qu’en histoire naturelle. On a constaté qu’une montagne a telle forme, telle structure, qu’elle est formée de couches de terrain disposées de telle façon, qu’elle est vêtue, suivant les hauteurs, de plantes différentes. Mais pourquoi en est-il ainsi ? La géologie, la botanique, la minéralogie travaillent à élucider ce mystère, à trouver {p. 57}les causes qui ont ainsi façonné celle masse colossale et complexe. Il nous faut une enquête semblable pour pénétrer jusqu’aux forces qui ont modelé une œuvre littéraire.

Si l’on veut atteindre ce monde mystérieux des causes, il est y nécessaire de sortir de l’œuvre dans laquelle nous sommes jusqu’à présent restés enfermés.

Le premier mouvement est de remonter à la cause prochaine, immédiate, indéniable de toute œuvre humaine, je veux dire à l’être humain qui en est l’auteur. Il est bien évident que tout ce qui est dans l’une a dû être d’abord dans l’esprit de l’autre. La question se ramène donc à étudier l’auteur. Or il y a trois moyens de le connaître : 1° par son œuvre, 2° par sa biographie ; 3° par une observation directe et méthodique. Nous parcourrons tour à tour ces trois voies ouvertes à nos investigations.

§ 1. — Avant tout, une œuvre est révélatrice de celui qui l’a conçue et exécutée. C’est une opération légitime et relativement facile d’en dégager ce qu’elle contient. Tel caractère d’un écrit ou d’un discours présuppose et permet d’affirmer l’existence de telle faculté correspondante chez l’écrivain ou l’orateur, et chacune des facultés ainsi constatées peut être considérée comme une des forces productrices cherchées. Toutefois, il faut avouer qu’on n’accroît guère de la sorte la somme de ses connaissances, qu’on n’explique pas encore les phénomènes dont il s’agit de trouver la raison d’être. On se borne à préciser et à ordonner ce qu’on sait. Si, en effet, on a reconnu dans les écrits d’un homme un style éclatant, riche en comparaisons et en métaphores, une grande fertilité de combinaisons dramatiques, une habileté remarquable à dresser en pied un être vivant ou à brosser un paysage à grands traits, déclarer après cela que cet homme est doué d’une forte imagination, c’est au fond répéter la même chose en d’autres termes. Il semble qu’on se satisfasse d’une explication purement verbale ; qu’on se rapproche de la vide et doctorale réponse du Malade imaginaire, quand on lui demande pourquoi l’opium fait dormir ; « quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assopire ». ― Oui, sans aucun doute, l’œuvre est telle, parce que l’auteur avait les aptitudes nécessaires pour là faire telle. Noter ces aptitudes, c’est simplement ramasser des {p. 58}notions multiples dans une sorte d’expression algébrique. Je vois un enfant courir, sauter, franchir une barrière ; j’en conclus qu’il est agile ; la conclusion est irréfutable, mais elle ne m’apprend rien de neuf.

Faut-il pourtant regarder comme inutile ce rattachement de certaines qualités de l’œuvre à certaines capacités de l’auteur ? Je ne le crois pas. Si l’on ne fait aucune nouvelle conquête sur l’inconnu, on organise du moins son savoir ; on opère des groupements qui clarifient et simplifient la réalité ; on établit un lien entre des phénomènes d’apparence disparate ; on découvre les trois ou quatre forces internes dont l’œuvre étudiée n’est que la projection extérieure ; on peut en mesurer approximativement la puissance proportionnelle, on arrive à renfermer dans une formule plus ou moins complexe la constitution mentale d’un individu

Cette nouvelle synthèse, à laquelle une méthode rigoureuse donnera une précision croissante, n’est certes pas à dédaigner. Il est intéressant, par exemple, de savoir qu’une sensibilité maladive fut une des facultés maîtresses de Rousseau. Que de choses diverses sont reliées par ce fil unique ! Logique passionnée, effusions lyriques, style oratoire, apostrophes à la nature et à l’Etre suprême, exclamations perpétuelles qui choquaient tant Buffon, goût du roman sentimental, incapacité d’écrire sauf sous le coup d’une émotion violente, irritabilité nerveuse aboutissant à la manie de la persécution, tout cela nous apparaît désormais comme une série de faits unis entre eux par une dépendance mutuelle. Quand on est parvenu à former plusieurs chaînes du même genre, on possède, si je puis risquer cette image, le squelette d’une âme.

On peut rêver et l’on doit essayer d’aller plus avant. La physiologie est devenue de nos jours une puissante auxiliaire de la psychologie, sa sœur. On est arrivé avec son aide à localiser certaines facultés dans certaines parties du cerveau. Pourquoi, à force de peser, d’analyser, de disséquer la matière cérébrale ou bien (que sais-je ?) à force d’expérimenter directement sur elle par la suggestion hypnotique, pourquoi, dis-je, n’arriverait-on pas un jour, dans un siècle ou plus tard, à découvrir en totalité des corrélations dont quelques-unes ont {p. 59}été déjà surprises ? Ce n’est certes pas folie d’espérer que les progrès de la science puissent s’étendre jusque-là. Pourtant, fût-on à même de dire avec une certitude parfaite à quelle mystérieuse combinaison de libres nerveuses celui-ci doit d’avoir été plutôt que celui-là doué du génie créateur ; est-on en état de déclarer à coup sûr : cet homme a eu telles aptitudes, parce que telle était la conformation ou la composition chimique de son cerveau ; ce serait sans doute une conquête inappréciable pour le psychologue, mais j’ose soutenir que l’historien n’en serait guère plus avancé. Il n’aurait devant lui qu’une série de cas particuliers, de faits individuels et isolés, que rien ne permettrait de relier ensemble ; la genèse et la nature d’une œuvre littéraire, sa liaison avec ce qui précède et ce qui suit ne seraient pas expliquées.

Supposez, en effet, qu’en présence d’une tragédie de Racine on se borne à dire pour toute explication : — Le génie du poète, telle est la cause unique des caractères qui distinguent son ouvrage. Il a écrit ainsi, parce qu’il avait le cerveau constitué de telle façon. Inutile de chercher plus loin. — Est-ce que le bon sens ne réclamerait pas avec énergie ? Elles sont étranges et plus qu’étranges, les conséquences où aboutirait cette manière par trop simple et commode d’expliquer les choses. Il s’ensuivrait que Racine, s’il eût vécu au moyen âge, aurait quand même écrit Andromaque et Phèdre telles que nous les possédons. Il faudrait admettre que Bossuet, s’il était né en Chine, aurait composé les mêmes sermons qu’en France à la cour du grand roi. Il faudrait croire que la poésie des troubadours aurait pu s’épanouir sur le sol glacé de la Laponie tout aussi bien que sous le clair soleil et le ciel bleu de la Provence. En vérité, quel esprit pourrait accepter aujourd’hui ces conclusions ? Qui n’est obligé de reconnaître qu’une œuvre, tout en étant le produit direct des aptitudes de l’auteur, est encore déterminée par d’autres causes, dont la recherche est précisément la fonction de l’histoire ?

Il est donc nécessaire de ne pas s’en tenir à une analyse psychologique ou même physiologique fondée sur une analyse littéraire, si rigoureusement que puissent être opérées l’une et l’autre. Quand même il ne s’agirait que de connaître l’auteur, {p. 60}il faut d’autres procédés pour avoir do lui une idée, je ne dis pas complète, mais suffisante.

§ 2. — La biographie vient alors offrir une nouvelle source de renseignements. On ne se souciait guère d’y puiser autrefois ; d’aucuns11, aujourd’hui encore, prétendent qu’elle ne sert de rien pour les écrivains supérieurs, qu’il faut interroger l’œuvre seule. Je ne saurais me ranger à cet avis. On connaît le mot de Joubert : « Le talent de Racine est dans son œuvre ; il n’y est pas lui-même. » Admettons que ce soit une boutade, excessive comme le sont souvent les boutades ; il n’en est pas moins vrai que l’homme tout entier n’est jamais dans ses discours et ses écrits, et que parfois l’homme réel n’y est qu’à demi.

D’abord qu’on me montre l’orateur ou l’écrivain qui ait rempli sa mesure, qui ait conscience d’avoir dit tout ce qu’il aurait voulu et pu dire, qui n’ait jamais senti trembler au bout de sa plume ou au bord de ses lèvres une pensée restée inexprimée. Sully Prudhomme se plaint d’un malheur commun hélas ! à tous les artistes, lorsqu’il s’écrie12 :

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus.
Le meilleur demeure en moi-même ;
Mes vrais vers ne seront pas lus.

Alphonse Daudet répète avec mélancolie13 : « Tant de choses se perdent en ce voyage de la tête à la main ! »

Et puis, est-il si rare qu’un artiste se pare et se farde pour le public auquel il veut plaire ? que, sachant qu’on cherchera peut-être le peintre dans sa peinture, il se représente volontairement, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il voudrait être ou, ce qui revient quelquefois au même, tel qu’il croit être ? Ou bien ne peut-il arriver que, par forfanterie, pour « méduser le bourgeois », il se fasse fanfaron de vices ? Il s’est rencontré, je le crains, des orateurs politiques qui ont dit au peuple ou aux Chambres tout autre chose que ce qu’ils pensaient. Il se trouve {p. 61}tous les jours des imitateurs pour traduire en belles phrases des sentiments qu’ils n’éprouvent pas. Et encore n’ai-je rien dit des écrivains qui, pour un motif ou un autre, ont cru devoir dissimuler une partie de leurs opinions. Quand Diderot insérait dans l’Encyclopédie des protestations de respect pour l’Eglise catholique, je n’oserais jurer de sa sincérité. Voltaire écrivait alors14 : « La plupart des livres ressemblent à ces conversations générales et gênées dans lesquelles on dit rarement ce que l’on pense. »

Notre siècle a donc eu raison de ne pas négliger la biographie des auteurs. Je sais bien que, suivant l’usage, on a poussé jusqu’à l’excès des investigations qui avaient le mérite de la nouveauté. Il existe une maladie propre au biographe : c’est de s’imaginer qu’il a inventé son héros et, partant, d’avoir pour lui un amour paternel, mieux encore, la tendresse aveugle et verbeuse d’une mère qui ne tarit pas sur les moindres faits et gestes, sur les plus insignifiants propos du cher enfant. Cette maladie a fait de nos jours bien des victimes ; je parle aussi des lecteurs. La chasse à l’inédit a fait sortir des greniers et des vieilles malles quantité de papiers qui auraient pu y rester sans dommage ; des chiffons sans valeur ont été érigés en documents précieux et publiés avec une exactitude implacable. Il est arrivé parfois que le patient, qui servait de prétexte à ces débauches d’érudition, a été presque enseveli sous ce fatras comme un vieil arbre mort sous un fouillis de plantes parasites. Quelques grands hommes sont devenus l’objet d’une véritable idolâtrie ; ils ont eu leurs pontifes, leurs dévôts, leurs fanatiques ; leurs livres ont été commentés comme un texte sacré ; les plus minces événements de leur vie ont donné lieu à des querelles quasi théologiques ; des reliques problématiques de ces nouveaux saints ont même été pieusement recueillies sous verre et exposées à l’adoration des fidèles. Manie risible, qui n’a pas toujours été aussi innocente qu’elle le paraît ! Le souci des petites choses empêche souvent d’apercevoir les grandes ; un aigle ne s’amuse pas à prendre des mouches, disaient nos anciens. Certains déchiffreurs de paperasses ont fini par croire {p. 62}ou faire croire que le but principal de l’histoire est d’exhumer et d’étaler au grand soleil ces débris émiettés du passé ; ils ont oublié que sa tâche, plus noble et plus difficile, consiste surtout à interpréter et à résumer cette masse de documents humains.

Il y aurait cependant de l’ingratitude à déprécier les services qu’ont rendus ou que peuvent rendre ces fouilles acharnées dans les archives, dans les bibliothèques, dans les cartons des notaires et des familles. On a eu raison d’interroger les portraits et l’écriture d’un auteur, de le suivre pas à pas dans son voyage à travers la vie, de pénétrer dans sa maison et dans les milieux divers qu’il a traversés, de relever son tempérament, ses habitudes, ses goûts, ses amitiés, ses lectures favorites, sa façon de travailler, etc. On est arrivé ainsi à reléguer au rang des fables quantité de légendes qui ne peuvent plus trouver place dans le tissu serré des événements reconnus pour vrais ; puis, d’antiques mensonges une fois écartés, l’on s’est trouvé en présence d’un bon nombre de notions importantes.

La biographie d’un auteur éclaire d’abord d’une lumière nouvelle sa structure psychologique. Ce ne sont plus maintenant des documents toujours destinés au public qu’il s’agit d’interpréter : ce sont des paroles échappées dans la causerie, des lettres intimes où la pensée se montre sous forme familière et parfois dans toute sa nudité ; ce sont des actes où se trahit la vraie nature de celui qui les commet. On soumet tout cela à une analyse rigoureuse, comme on a fait pour l’œuvre même. Les matériaux sont autres ; mais la méthode est la même. On complète, on contrôle les documents personnels par les témoignages des contemporains. Bref, on accomplit tout un travail de critique historique dont les règles sont aujourd’hui connues.

Les détails patiemment rassemblés de la sorte révèlent des façons habituelles de penser, de sentir et surtout de vouloir, ce qu’on appelle souvent du nom vague de caractère.

La science des caractères est encore dans l’enfance. Malgré des efforts qui méritent l’estime15, les classifications proposées {p. 63}laissent encore à désirer. Mais, au moyen des ressources que fournit la psychologie, on peut déjà esquisser le caractère d’un homme.

En groupant les habitudes semblables, que nous fait connaître une biographie, on aboutit à une seconde synthèse. On tâche, comme on l’a déjà fait une première fois d’après l’œuvre, d’arriver à une ou à plusieurs qualités maîtresses, en se rappelant qu’une qualité est d’ordinaire doublée d’un défaut correspondant ; qui dit brave, dit souvent téméraire ; austérité confine à rigidité. C’est qu’au fond toute disposition naturelle, toute faculté est une force neutre, qui pareille à la langue dont parle Esope, peut-être bonne ou mauvaise dans ses effets, suivant les conditions où elle s’exerce. On se gardera, d’ailleurs, de vouloir, par un amour périlleux de l’unité, concentrer tout un caractère dans une seule faculté. L’homme n’est jamais ou presque jamais tout d’une pièce ; sa faculté maîtresse, s’il en a une vraiment dominante, sera donc accompagnée d’ordinaire de facultés subordonnées qui la limitent et la combattent. Il y a la plupart du temps dans un caractère une lutte de forces qui se résout, il est vrai, en harmonie par le triomphe de l’une d’elles ; mais l’équilibre est instable et ce n’est pas toujours la même qui remporte la victoire.

Sans insister sur les précautions qu’il convient de prendre, disons que la formule cherchée, pour être complète et féconde, doit répondre à cette définition 16 : « L’analyse d’un caractère, si elle est bien faite, donne un air de nécessité à tous les actes d’un homme. »

§ 3. — On inaugure en ce moment en France un troisième procédé d’étude qui consiste à déterminer directement les facultés, les habitudes, les particularités d’un individu. Il se rattache à cette psychologie expérimentale qui promet des résultats sérieux. Il consiste en épreuves, en essais, en expériences {p. 64}pratiqués sur le vif, quand le patient veut bien s’y prêter.

Le Dr Toulouse a soumis plusieurs personnes, en particulier MM. Zola, Lemaître, Alphonse Daudet, Rodin, Puvis de Chavannes, Berthelot, c’est-à-dire des écrivains, des artistes, des savants à une investigation méthodique et minutieuse.

L’enquête est multiple, poursuivie durant des mois et des années, compliquée d’analyses et de vérifications nécessaires. Elle s’efforce de connaître le tempérament du sujet, sa taille, la conformation de son crâne, le volume probable de son cerveau, sa vigueur musculaire, le plus ou moins de justesse et d’acuité de ses différents sens. Comme pour un criminel, on recourt à l’exacte et méticuleuse anthropométrie en usage dans les prisons. Comme pour un malade, on note sa façon de se nourrir, ses altérations dentaires, les troubles digestifs, cardiaques, cérébraux qu’il a pu ressentir ; on représente par des graphiques, soit le va-et-vient de sa respiration, soit la circulation du sang dans ses artères, soit les changements de température par où passe son corps17.

Mais on ne s’en tient pas à cet examen purement physique et médical. On cherche à savoir, au moyen de procédés ingénieux, de tests, comme on dit en langage technique, quelle est chez lui l’association habituelle des idées, quelle mémoire il a des couleurs, des sons, des mots, des phrases, des pensées ; comment il apprécie la distance, la durée, les dimensions des objets, à quel degré il possède l’adresse des mouvements, la facilité de la parole, etc. Innombrables sont les questions que peut poser l’observateur. N’est-on pas allé jusqu’à noter les tics nerveux, les petites superstitions ou manies dont n’est pas exempt même un homme supérieur ?

On accumule de la sorte une masse formidable de véritables documents humains. Ce n’est pas à dire que les renseignements ainsi recueillis soient à l’abri de toute critique. Telle ou telle expérience peut avoir été mal conçue ou mal conduite ; le personnage observé peut avoir eu intérêt à dissimuler certaines {p. 65}tares, à s’attribuer libéralement des qualités qu’il n’a pas. Il y a parfois lieu de se défier, comme c’est le cas lorsqu’on lit les confessions de certains auteurs. Mais, malgré toutes les réserves que commande la prudence, on se trouve en présence de matériaux solides qui auront pour les historiens futurs une importance considérable.

Le malheur est qu’au moment où nous sommes parvenus cette méthode nouvelle offre peu de ressources pour le passé. Les morts se dérobent à de pareilles recherches, et il nous faut pour eux nous contenter des autres moyens d’enquête ci-dessus indiqués.

§ 4. — On a obtenu ou pu obtenir ainsi trois synthèses : il faut maintenant les comparer. Ne mettons en regard, si l’on veut, que les deux premières, puisque la troisième n’existe encore que pour un nombre infime de nos contemporains.

Tantôt celle que fournit la biographie confirme et complète celle où aboutit l’analyse de l’œuvre. En considérant la vie de Jean-Jacques, par exemple, quand nous le voyons balbutier et rougir de timidité, souffrir atrocement pendant son séjour aux Charmettes d’une maladie à demi imaginaire, embrasser la terre au moment où, chassé de France, il franchit la frontière suisse, fondre en larmes à tout propos, nous avons une preuve de plus qu’une de ses facultés dominantes et probablement sa faculté maîtresse était bien, comme ses ouvrages nous l’avaient déjà révélé, une sensibilité excessive, et nous redisons sans hésiter le mot que lui adressait le marquis de Mirabeau : « Vous avez l’âme écorchée. » — Tantôt, au contraire, nous découvrons une contradiction entre ce qu’un homme a fait et ce qu’il a dit ou écrit. Quel Romain ! quel puritain ! quel héros ! est-on tenté de s’écrier devant certaines maximes de ce même Rousseau ! Quel pauvre être inconsistant, est-on forcé de dire, quand on rapproche ses velléités héroïques de ses molles défaillances ! Comme on retouche le portrait moral qu’on tracerait de lui d’après l’Emile ou le Contrat social, quand on consulte ses Confessions ou les récits des contemporains ! A cette sensibilité vive que nous avons constatée, il faut ajouter (et la contradiction apparente expliquera l’homme et l’auteur) une volonté fougueuse et faible.

{p. 66}Mais l’enquête biographique ne sert pas seulement à obtenir une seconde épreuve de la personne qu’on étudie. Elle est plus qu’un contrôle et un supplément d’informations. Elle nous introduit au milieu de ces causes et de ces effets que l’histoire a pour tâche de débrouiller.

Parfois elle nous découvre, comme un fait dont l’autorité est l’indiscutable, l’action exercée sur un écrivain par un événement ou un objet extérieur. Cela se produit surtout pour les écrivains qui ont été prodigues de confidences sur eux-mêmes. Lorsque Lamartine18 écrit : « C’est Ossian, après le Tasse, qui me révéla ce monde des images et des sentiments que j’aimai tant depuis à évoquer avec leurs voix… Ossian fut l’Homère de mes premières années ; je lui dois une partie de la mélancolie de mes pinceaux… » — voilà une filiation poétique qu’il serait désormais bien hardi de contester. Jean-Jacques, au hasard de ses courses vagabondes, arrive un soir, mourant de faim, chez un paysan français qui commence par lui dire qu’il n’a rien à lui donner ; puis, petit à petit, son hôte tire d’une cachette du pain, du jambon, du vin ; il avoue qu’il avait dissimulé tout cela par crainte des collecteurs d’impôts. Jean-Jacques ajoute, après avoir conté l’anecdote19 : « Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. » On sait, après cela, et de science certaine, l’une des causes qui firent de Rousseau un ancêtre du socialisme moderne.

Faut-il d’autres exemples ? Qu’est-ce que Candide, si l’on {p. 67}isole ce roman de Voltaire des circonstances où il est né ? Une quintessence de misanthropie, un élixir de pessimisme, d’autant plus amer, semble-t-il, qu’il est emmiellé de gaîté. Mais si l’on sait que c’est une réponse ironique à Rousseau20, une façon de réfuter quelqu’un qui vous crie : Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, — ce n’est plus qu’un tableau poussé volontairement au noir pour servir de repoussoir à un tableau trop poussé au rose. L’œuvre recouvre son sens vrai, reprend sa portée réelle.

Quiconque reprocherait à Voltaire d’avoir agrémenté d’une intrigue amoureuse le terrible sujet d’Œdipe roi s’exposerait à l’accuser injustement ; il fut forcé par les comédiens et plus encore par les comédiennes de coudre à sa tragédie cet oripeau qui lui déplaisait. Cependant la pièce, si soigneusement qu’on l’examine, ne nous dit rien de cette contrainte : la biographie seule nous permet de faire remonter à qui de droit la responsabilité.

Sans doute la biographie ne permet pas toujours de saisir d’une atteinte aussi sûre et aussi directe les motifs qui ont dirigé la plume d’un auteur, les influences qui ont agi sur sa pensée. Mais elle suggère toujours à qui sait regarder les faits des conjectures utiles sur leurs causes probables. Et qu’on ne dise pas que nous sortons ici du domaine scientifique, parce que nous parlons de choses conjecturales. La conjecture, pourvu qu’elle soit donnée comme telle, y a sa place marquée ; elle y joue un grand rôle sous le nom plus savant d’hypothèse. Une vérité acquise n’est bien souvent qu’une hypothèse dont on a fait la preuve.

Chapitre V. Des trois ordres de causes qui peuvent agir sur un auteur §

On pense bien que les causes, que l’historien cherche à surprendre, varient suivant les cas particuliers. Cependant on peut déterminer les voies où il doit pousser son enquête.

Or les causes qui agissent sur un individu ne peuvent être cherchées qu’en lui ou hors de lui. En lui, elles sont physiologiques ou psychiques ; hors de lui, elles sont cosmiques ou sociales. Pour dire la même chose en d’autres termes, un être humain se développe dans trois milieux : l’un, le milieu psycho-physiologique, est l’ensemble des éléments qui composent sa constitution corporelle et mentale ; le second, le milieu terrestre et cosmique, est l’ensemble de la nature environnante ; le troisième, le milieu social, est l’ensemble de la civilisation humaine, qui, de toutes les parties de la terre et du passé, peut faire sentir et pénétrer son action .

Nous allons parcourir tour à tour ces trois milieux et montrer qu’on peut démêler des liens certains entre eux et l’individu qu’on étudie.

§ 1. — Un homme à sa naissance n’est pas une table rase. Il a des aptitudes, des prédispositions, des virtualités de sentiments et d’idées. Il porte en lui tout un mystérieux passé qui contient en partie son avenir. Il est l’aboutissant d’une longue série d’ancêtres. De tous ceux dont le sang coule dans ses veines et, en particulier, de ses derniers aïeux il tient des puissances qui existent en lui à l’état latent, des germes qui sommeillent {p. 69}engourdis, mais vivants, dans les profondeurs de son être. On désigne par le nom d‘hérédité l’ensemble de ces manières d’être corporelles et mentales que tout enfant apporte en venant au monde.

Il est évident que, pour en découvrir l’origine, il faut chercher parmi les ascendants de l’individu qu’on étudie. Recherche délicate, qui demande beaucoup de prudence et de tact, mais qui peut réussir à prouver que tel trait de physionomie ou de caractère est un trait de famille. Les cas de ressemblance physique entre père et fils, oncle et neveu, grand-père et petit-fils sont des plus fréquents : de même aussi goûts et façons de sentir se transmettent d’une génération à une autre ; un ancêtre revit et agit tout à coup dans quelqu’un de ses descendants. Il semble parfois qu’il ait fallu plusieurs essais pour faire un grand homme ou une femme supérieure. Comment par exemple ne pas reconnaître comme une ébauche de Mirabeau dans son père l’Ami des hommes, cet original personnage dont la fougue, l’énergie, la ténacité soutiennent une lutte si terrible, avec les qualités semblables de son fils ? N’est-ce pas Sainte-Beuve qui remarque chez Mme Necker, à l’état pénible de préparation, des façons de dire et de penser qui se retrouveront aisées et assouplies chez sa fille, Mme de Staël ?

Malheureusement, les lois de l’hérédité sont encore bien mystérieuses pour la science actuelle ; les familles d’écrivains qui ont une généalogie en règle sont une rare exception ; les accidents auxquels le mariage est sujet, comme disent nos comiques, forcent parfois à un scepticisme prudent ; bref, l’interprétation incertaine de documents incertains ou insuffisants risque de conduire à des conclusions aventureuses. Cette enquête, pour bien longtemps encore, ne saurait être très féconde pour l’historien.

Plus importante et moins aléatoire est celle qui suit l’homme dans son développement. Qui niera que la maladie, l’âge, la vieillesse ne modifient fréquemment et d’une façon profonde nos idées, nos sentiments, notre humeur ? Il est permis de croire que l’exaltation religieuse de Pascal, son renoncement si brusque et si absolu à la vie du monde, voire même à la vie scientifique, furent dus en grande partie au mal obscur et grave {p. 70}qui l’atteignit à la fleur de l’âge et le coucha si jeune au tombeau. On a le droit de conjecturer que l’énorme fatigue que Flaubert éprouvait à écrire et qu’il communique parfois à ses lecteurs n’est pas sans relation avec les ravages que l’épilepsie exerça sur son tempérament.

A côté des changements soudains ou tout au moins rapides que produit une de ces terribles perturbations accidentelles, viennent se placer les modifications lentes qu’apportent l’alimentation, le régime quotidien. L’abus des parfums violents, de l’opium, de la morphine n’est pas étranger à certains raffinements morbides d’imagination. La débauche et l’absinthe ont eu leur part certaine, quoique difficile à doser, dans le suicide moral de Musset. Une infirmité naturelle suffit à faire dévier une intelligence et un talent ; un myope ne verra pas et, par conséquent, ne peindra pas les choses comme celui qui a la vue longue et perçante. Qui sait si les fanfaronnades de force et d’adresse, dont Byron fut coutumier, si même son irritation contre la société n’avaient pas une de leurs origines dans la souffrance d’amour-propre qu’il éprouvait à se sentir pied-bot de naissance ? Benjamin Constant disait : « Ce qui a décidé du caractère de Talleyrand, ce sont ses pieds21 ». On sait que Talleyrand était boiteux. Sainte-Beuve a écrit22 : « On serait étonné si l’on voyait à nu combien ont d’influence sur la moralité et les premières déterminations des natures les mieux douées quelques circonstances à peine avouables, le pois chiche ou le pied-bot, une taille croquée, une ligne inégale, un pli de l’épiderme  ; on devient bon ou fat, mystique ou libertin à cause de cela. » Il arrive mainte et mainte fois, témoin les dernières années de la vie de Rousseau, que le biographe est obligé de faire appel, pour comprendre certains actes et certains écrits, au secours de la science médicale. Nous ne pouvons encore mesurer, mais nous ne pouvons pas davantage contester l’action de ces causes physiologiques.

D’autre part, l’esprit peut agir sur lui-même, et par suite, il est modifié dans son évolution par une seconde série de causes {p. 71}que j’appelle, faute de mieux, psychiques ou mentales. — Le génie est une longue patience, a dit Buffon. Il est bien autre chose, à coup sûr ; mais il se développe, assurément aussi, par cette gymnastique intellectuelle qu’est le travail, par cet effort de volonté qu’est l’attention, par cet exercice du regard interne qu’est la réflexion. Quand je me rappelle que telle Lettre Provinciale a été refaite jusqu’à treize fois ; quand je vois surchargé de ratures le brouillon d’une fable de La Fontaine ; quand je pense à l’implacable, acharnement avec lequel Rousseau et Flaubert retournaient une phrase dans leur tête pour la rendre conforme à leur idéal esthétique, je me dis qu’au nombre des influences qui développent les facultés contenues dans l’organisme initial, qui font sortir la fleur et le fruit du germe où ils étaient cachés, cette action de la pensée sur la pensée ne saurait être laissée de côté comme une quantité négligeable.

§ 2. — Toutefois les causes extérieures à l’homme me paraissent être à la fois les plus importantes pour l’histoire et les plus faciles à pénétrer : au lieu, en effet, d’être particulières à un individu, elles portent le plus souvent sur un grand nombre ; elles peuvent par là même être mieux contrôlées et conduire à des résultats généraux.

Nous le constaterons en considérant le milieu terrestre et cosmique. Un écrivain a-t-il vécu, surtout à l’âge où l’âme est de cire pour les impressions du dehors, dans un de ces climats tièdes et parfumés où la poésie semble pousser et fleurir d’elle-même en pleine terre comme les orangers et les lauriers-roses ; il y a gros à parier que son imagination en gardera quelque chose de net et de lumineux. A-t-il été, au contraire, élevé dans le brouillard, sous un ciel gris et terne, sur les bords d’un Océan toujours sombre et agité, au milieu de sapins qui bruissent et se plaignent incessamment comme les vagues ; il est probable qu’un reflet de cette nature mélancolique passera dans son humeur et dans ses œuvres. Il est banal de constater qu’il existe un rapport entre l’homme et les choses qui l’environnent.

D’où vient cependant que l’on n’est pas jusqu’ici parvenu à l’établir d’une façon qui défie la contradiction ? C’est d’abord qu’on a employé une mauvaise méthode : on a étudié cette influence du monde extérieur sur les grands hommes, qui sont {p. 72}des êtres d’exception, qui ont le plus souvent voyagé, quitté leur pays, qui, par conséquent, appartiennent à plusieurs milieux. Il faudrait plutôt l’étudier sur la masse restée sédentaire et par conséquent ayant subi, sa vie durant, l’action continue des mêmes causes naturelles. La statistique bien faite nous apportera peut-être un jour de quoi résoudre le problème. C’est qu’ensuite on a négligé de décomposer le milieu terrestre et cosmique. On s’est borné à des analyses trop vagues ou à des intuitions trop hâtives. Que d’éléments divers, en effet, il faudrait distinguer ! Température, aspect général du monde extérieur, nature du sol, flore et faune, état ordinaire du ciel, régime des eaux et des saisons : tout cela doit être considéré et tout cela varie parfois d’année en année et dans l’espace de quelques lieues. Les impressions éprouvées ne sont plus les mêmes, si l’on a eu pour séjour la ville ou la campagne, la montagne ou la plaine, le voisinage d’un volcan ou d’un marais, un terroir fertile ou une lande aride, un vignoble ou des prairies. Et puis avec les voyages qui nous transportent en quelques heures du Nord au Midi, de l’Orient à l’Occident, d’une partie du globe dans une autre, quel entrelacement dans les influences subies ! Quel écheveau pénible à débrouiller ! N’importe ! Les images qu’un écrivain préfère, les réminiscences qui viennent spontanément sous sa plume, montrent assez quel est le pays qui l’a le plus séduit, le plus ému. Ce n’est pas toujours celui où il est né ; la patrie de notre âme n’est pas toujours celle de notre corps ! Beyle, né à Grenoble, voulait qu’on mît sur sa tombe : Arrigo Beyle, Milanese. Tel paysage, qui nous a charmés, parce que nous l’avons traversé dans une heureuse disposition d’humeur, parce qu’il s’est trouvé ce jour-là en harmonie avec notre état d’esprit, se grave dans notre mémoire avec une énergie singulière et garde dans nos souvenirs une importance disproportionnée avec la durée pendant laquelle il a frappé nos regards. A qui n’est-il pas arrivé de localiser ses rêves de bonheur dans quelque coin de terre à peine entrevu, mais qui nous a paru, peut-être pour cela même, une réduction du Paradis terrestre ?

On voit assez le fouillis d’apparence inextricable où le chercheur est menacé de s’égarer. Mais quoi ! Faut-il s’arrêter, {p. 73}parce que la forêt des phénomènes est touffue ? Il en est ainsi pour toute science qui commence. Patience et longueur de temps, comme disait le fabuliste, ouvrent des éclaircies, frayent des sentiers, et peu à peu les actions multiples du milieu cosmique cesseront de former la masse confuse où se perdent encore les pionniers de l’histoire scientifique.

§ 3. — On peut en dire autant du milieu social. Il est celui qu’on a jusqu’ici le plus profondément fouillé. Et pourtant des observateurs à déductions précipitées 23, remarquant que des écrivains d’une même époque ont laissé des œuvres très différentes d’idées, de formes, de caractères, en ont conclu que l’influence de ce milieu-là était capricieuse et fugace, qu’elle n’existait pas pour un grand nombre de talents notables et pour la plupart des génies suprêmes.

Raisonnement peu serré ! Conclusion singulièrement téméraire  ! Comment se figurer les grands hommes ainsi suspendus dans le vide, séparés de tout ce qui les environne ? Mais sur quoi se fonde cet essai pour nier l’influence du milieu social ? Voici l’argument mis en forme : Des hommes ayant vécu dans le même milieu social ont produit des œuvres différentes. Or une même cause ne peut produire des effets différents. Donc l’influence du milieu social est nulle. — Pardon ! les deux prémisses sont fausses et la conclusion n’a point de valeur.

D’abord la même cause produit souvent des effets différents et même contraires. Il suffit pour cela qu’elle agisse sur des êtres différents. Qu’on entre, par exemple, dans une salle de spectacle, un jour où l’on joue quelque gros mélodrame, et l’on sera convaincu que l’un rit où l’autre pleure. Est-ce que bravos et sifflets ne se croisent pas fréquemment à la représentation d’une pièce ? Est-ce que l’apparition d’un poème ou d’un roman, pour peu qu’il remue des idées, ne suscite pas de violents conflits d’admiration et de colère ? J’ai ouï dire qu’un discours politique, prononcé devant une assemblée, recevait rarement pareil accueil à droite et à gauche. Or, comme deux enfants, nés en même temps, ne sont pas identiques, il s’ensuit {p. 74}que, même en les supposant soumis à des influences absolument semblables, ils ne peuvent en être modifiés de la même façon. Il y aura non seulement différence, mais parfois opposition complète des effets produits. Soumettez un caractère faible à une éducation sévère et rigide ; il en restera ployé pour toute sa vie. Appliquez les mêmes procédés à un caractère énergique et résistant ; il se raidira contre ce qu’on prétend lui imposer et peut-être ira-t-il par réaction jusqu’à en prendre le contrepied.

Ce n’est pas tout. Je ne connais pas deux hommes, fussent-ils frères, fussent-ils jumeaux, qui aient jamais vécu dans un milieu social identique. C’est qu’à vrai dire on a coutume d’entendre ce mot milieu dans un sens trop peu précis ; on n’a pas l’air de se douter en quelle multitude de milieux partiels le milieu social se fractionne. Voici, pour commencer, la famille, l’école, maîtres et camarades, l’église, les gens du village ou du quartier. Voici plus tard la foule des personnes rencontrées, les groupes où l’on est entraîné par le hasard ou la sympathie. Puis, c’est la vie du cœur : amour, amitié, haine, la vie politique avec ces grands événements où l’individu est enveloppé et roulé comme une goutte d’eau dans un fleuve. Ajoutez la vie mondaine, les salons, les cafés, les théâtres, les concerts, les fêtes publiques, les voyages. Que d’idées, que de sensations et de sentiments entrent ainsi dans l’homme par tous les pores ! Et je ne dis rien encore de ce milieu artificiel que se fait chacun de nous en lisant tel journal, en poursuivant tel genre d’études, en choisissant des auteurs favoris, en se créant par la lecture une intimité avec des vivants et des morts dont il absorbe la substance et la mœlle !

Faut-il s’étonner après cela que des individus, déjà différents de naissance et soumis ensuite à une telle diversité de milieux, présentent des divergences et même des contrastes saisissants ? Mais, pour être nombreuses et entrecroisées, ces influences extérieures ne sont pas inaccessibles. On les découvre en appliquant aux phénomènes qu’on étudie les méthodes d’investigation qui sont usitées dans les sciences naturelles. Je n’ai pas à énumérer ici les divers procédés qui servent en ce domaine à la recherche des causes ; on les-trouvera indiqués dans les {p. 75}traités de logique ; il me suffit de montrer qu’ils peuvent conduire à des résultats précis.

Prenons un exemple. Nous remarquons, en lisant les tragédies de Racine, que tous ses personnages ont toujours un langage noble ; qu’ils gardent, même dans la passion, un sentiment profond des bienséances ; qu’Achille en fureur, que Néron prêt au crime, enveloppent de politesse leur colère et leurs desseins de meurtre ; que Mithridate expire avec une majesté théâtrale ; qu’un enfant comme Joas, qu’une nourrice comme Œnone, parlent en termes choisis où ne détonne aucune expression basse ou vulgaire ; que, en dépit d’une amitié restée proverbiale, Pylade ne tutoie pas Oreste (par lequel il est tutoyé), parce que l’un est simple citoyen, et l’autre héritier du trône d’Agamemnon. Nous nous demandons d’où est venu à l’auteur ce souci de l’étiquette, ce respect des distances sociales, cette proscription presque absolue du mot ou du détail familier. Est-ce des modèles qu’il a imités ? Evidemment non, car c’est précisément un des traits qui distinguent son œuvre de celle des poètes grecs et même des pièces de Corneille. Est-ce de Port-Royal, où il a été élevé ? Les mœurs y avaient sans douter une dignité un peu raide ; elles y étaient pourtant plus simples. Serait-ce de la famille de Racine ? Elle était de condition trop bourgeoise pour lui inspirer cet amour impérieux de l’élégance. Reste, parmi les milieux qu’il a traversés, la cour de Louis XIV, de ce roi qui, au dire de Mme Sévigné, gardait sa majesté jusqu’en jouant au billard, et il faut bien admettre que la cour, où l’on retrouve ces mêmes caractères dans la vie de tous les jours, a marqué de son empreinte le génie naturellement fin et délicat du poète.

Nous sommes donc en droit de conclure : Il est possible de découvrir scientifiquement un certain nombre des causes qui ont agi sur une œuvre littéraire par l’intermédiaire de son auteur.

Chapitre VI. Recherche des effets produits par une œuvre littéraire §

{p. 76}De même que l’étude attentive d’une œuvre littéraire et de son auteur nous révèle ainsi des causes particulières qui ont agi sur lui et sur elle, de même cette étude peut nous révéler aussi des effets dont cette œuvre et cet auteur ont été le point de départ.

C’est qu’en effet une œuvre, tout en étant le produit de plusieurs facteurs, doit être également considérée par l’historien comme le facteur de plusieurs produits. Elle exerce sur les lecteurs, spectateurs ou auditeurs, des actions diverses qu’il est intéressant de rechercher.

Peut-on les déterminer scientifiquement ? On pourrait en douter. Au premier abord, on dirait qu’il est chimérique de vouloir extraire quoi que ce soit de certain de l’infinie variété des opinions et impressions individuelles que suscite un roman, une pièce de théâtre, un poème, un discours, etc. N’est-ce point le cas de répéter le fameux adage : « Autant de têtes, autant d’avis » ? Qui n’a vu d’interminables discussions provoquées par un livre paru de la veille ? Quel ouvrage célèbre, à commencer par l’Iliade, n’a eu ses admirateurs et ses détracteurs ?

En dépit de cette apparence, une observation attentive sait découvrir, surtout dans les époques les plus voisines de nous qui sont les plus riches en documents, beaucoup des répercussions qu’une œuvre a eues sur les âmes. On arrive sans trop de peine à savoir si elle a réussi auprès des contemporains et en {p. 77}quelle mesure, si elle a obtenu un succès lent ou rapide, disputé ou presque unanime, éphémère ou durable. On peut noter à quelle partie du public elle a plu ou déplu et ce qu’on y a trouvé de louable ou de répréhensible. Les articles des journaux, les jugements des critiques sont en l’occurrence de précieux éléments d’information. On peut même mesurer approximativement jusqu’à quel point le succès d’une œuvre s’est étendu dans le temps et dans l’espace. Le nombre et la date de ses éditions et traductions successives renseignent sur la vitalité d’un livre. Interrogez le répertoire des théâtres, les programmes d’enseignement ; regardez les morts que les vivants imitent ou combattent ; tout cela fournit des lumières sur la durée des renommées.

Rien de plus instructif que de suivre dans ses vicissitudes la réputation d’un grand écrivain. Elle subit un mouvement de hausse et de baisse qu’on pourrait représenter par une courbe. Ainsi la gloire de Corneille, de celui que l’admiration passionnée des spectateurs du Cid et de Cinna avait baptisé le grand Corneille, décline à partir de 1660, pendant que celle de Racine monte à l’horizon comme un astre nouveau. À la fin du xviie siècle, à partir de 1685 environ, quand le génie du poète a été sacré par la mort, sa mémoire se relève, témoin Crébillon père qui le prend pour modèle et Fontenelle qui le vante par esprit de famille. Au xviiie siècle, ce siècle du joli, de l’esprit, des mœurs efféminées, nouvelle et longue éclipse. Voltaire, à chaque page de « ce diable de Jean Racine », s’écrie : Sublime ! Sublime ! En revanche, dans son Commentaire sur ou plutôt contre Corneille, il le traite, nous dit-il lui-même, tantôt en dieu, tantôt en cheval de fiacre, et je crains bien que les coups de fouet ne l’emportent de beaucoup sur les coups d’encensoir. La Harpe, écho docile du maître, répète et aggrave ces sévérités ; et cette diminution d’estime, dont Corneille est victime, dure jusque vers la fin. du règne de Louis XV. Mais la Révolution est proche ; les caractères deviennent plus virils, les tragédies plus austères, témoin les œuvres de Marie-Joseph Chénier ; aussitôt Corneille remonte dans l’opinion générale, pendant que Racine, considéré comme trop courtisan et trop délicat, y descend. Vive le poète patriote, qui a créé l’âme du vieil Horace ! On lui sait gré d’être un professeur {p. 78}d’énergie, d’héroïsme. Il est par là en harmonie avec les contemporains de la Constituante et de la Convention. Napoléon l’aime et l’admire pour des raisons analogues, et quand il fait jouer ses pièces à Erfurth, devant un parterre de rois, il s’écrie avec conviction. « Quel homme ! Je l’aurais fait prince !… » Survient le romantisme. Racine a le tort d’être trop docile aux règles, trop classique : des exaltés le traitent de polisson. Corneille, au contraire, bénéficie de ce qu’il a regimbé contre les théories d’Aristote, écrit des tragi-comédies et des comédies héroïques ; c’est un ancêtre, un précurseur. Et le va-et-vient continue jusqu’à nos jours. De 1870 à 1885, la France a subi un certain affaissement des caractères ; on s’est accordé à signaler chez elle, durant cette époque, une maladie des volontés, une certaine veulerie efféminée. Aussi les rôles ont-ils été renversés : Racine a de nouveau grandi, pendant que Corneille était rabaissé par les juges attitrés de notre littérature  ; ils ont préféré la psychologie fine aux grands sentiments et à la force d’âme, preuve en soit les articles de MM. Lemaître, Brunetière, Anatole France, critiques si différents d’ailleurs, dont l’accord sur ce point est d’autant plus significatif.

Alternatives curieuses, qui non seulement démontrent la permanence des effets produits par l’œuvre de Corneille sur les Français, mais qui permettent d’en noter avec une précision presque mathématique et la nature et la puissance dans les différentes époques de notre histoire !

On peut opérer dans l’espace comme dans le temps cette analyse qualitative et quantitative. Il suffit pour cela de franchir les frontières, de chercher dans les pays voisins jusqu’où s’est propagée une œuvre originale, comment elle y a été suivant les moments appréciée, traduite, adaptée, transformée. Quiconque ferait ce travail pour la Chanson de Roland ou pour le Cid en calculerait, si je puis m’exprimer ainsi, l’intensité de rayonnement.

Je n’ai parlé jusqu’ici que des effets littéraires de la littérature : mais elle en a d’autres qu’on ne saurait oublier. Si la société agit sur elle, elle réagit à son tour sur la société. Toutes les branches de la civilisation peuvent, suivant les circonstances, en ressentir le contre-coup.

{p. 79}S’agit-il de vie politique ? Qui niera que les chansons de Béranger et les pamphlets de Paul-Louis Courier n’aient été des armes redoutables contre le trône des Bourbons ? Est-il question de religion ? Le plus aveugle ne saurait méconnaître la puissance de destruction que les écrits de Montesquieu et de Voltaire ont eue sur la croyance au dogme catholique. C’est que les idées sont des forces ; animées par la passion, elles renversent et elles édifient ; elles transforment le présent ; elles créent l’avenir ; elles ne guident pas seulement l’humanité, elles la modèlent à leur image. Toute société, avant d’être réalisée, existe à l’état de rêve, de conception, de désir ; et cela devient de plus en plus vrai à mesure que les peuples prennent d’eux-mêmes et de leurs besoins une conscience plus claire. Tel chant de guerre, né dans la fièvre de l’enthousiasme, a valu une armée ; tel discours, prononcé à propos, a lancé des milliers d’hommes à l’assaut d’un trône ou d’une bastille.

La mode, à plus forte raison, suit souvent les impulsions de la littérature. Le héros d’un roman qui réussit se reproduit dans une foule d’imitateurs. Faut-il rappeler ce Seigneur des Yveteaux, qui, séduit par les bergeries de l’Astrée, s’improvise berger, porte la houlette et garde les moutons dans son parc avec une bergère de son choix ? On n’a pas encore oublié quelle quantité de petits René, quelles contrefaçons de Don Juan les succès de Chateaubriand et de Byron firent éclore au commencement de notre siècle.

Les historiens qui ont vu dans Rousseau et les philosophes, ses contemporains, les précurseurs et, pour mieux dire, les préparateurs de la Révolution française ; les moralistes qui attaquent ou recommandent un livre, parce qu’il leur paraît susceptible de corrompre ou d’améliorer les mœurs ; les législateurs qui punissent les provocations au crime commises et propagées par le journal ; tous ces hommes ont reconnu implicitement la répercussion que les âmes ont sur d’autres âmes, l’espèce de suggestion qui s’opère par l’intermédiaire de la parole ou de l’écriture. Les Essais de psychologie de M. Bourget ne sont pas autre chose qu’un effort pour démêler les influences exercées sur une génération donnée par les œuvres de la {p. 80}génération précédente24. Il y a étudié les écrivains qui lui paraissent avoir fait passer le plus de leurs pensées et de leurs sentiments dans la jeunesse dont il faisait partie lui-même. Il a noté aussi précisément qu’il l’a pu le genre d’action qu’Alexandre Dumas fils, Renan, Baudelaire et quelques autres ont eu, je ne dis pas sur tous leurs lecteurs, mais sur un groupe choisi de ceux-ci.

La voie est déjà grande ouverte à ces enquêtes fécondes : il reste à s’y enfoncer résolument ; il reste surtout à perfectionner les méthodes employées, à en éliminer les chances d’erreur qu’amène l’intrusion de la question de goût là où elle n’a que faire. La chose est délicate, non décourageante. Les résultats déjà obtenus sont garants de ceux qu’on a le droit d’espérer.

Chapitre VII. Objections à l’étude scientifique d’une œuvre littéraire §

{p. 81}Avant d’aller plus loin, il faut répondre ici à des objections qui doivent avoir surgi dans l’esprit de plus d’un lecteur.

§ 1. — « Soit, dira-t-on, nous voulons bien à la rigueur qu’une œuvre soit contrainte par une analyse sévère de livrer la plupart de ses secrets, de laisser paraître au grand jour les mystères de sa nature intime et même de révéler les principales qualités de son auteur. Tout cela s’y trouve contenu et enveloppé : tout cela peut en être tiré. Mais, dès qu’on passe à la recherche des causes et des effets, que de difficultés, et souvent quelle impossibilité de saisir le vrai !

« Comment, par exemple, retrouver toutes les forces dont une œuvre est la résultante ? Pour les écrivains morts depuis plusieurs siècles avons-nous des documents suffisants ? Leur biographie problématique tient parfois en quelques lignes.

Pouvons-nous pénétrer les milieux qu’ils ont traversés ? Avons-nous quelque moyen d’interroger leur cerveau, de connaître leur famille ? Pour ceux qui sont plus voisins de nous, il semble que nous soyons accablés, écrasés, étouffés sous un monceau de renseignements et que notre plus grand obstacle soit l’énormité même du fatras à débrouiller. Mais que de choses nous manquent encore pour avoir une connaissance pleine et entière d’un individu ! Savons-nous quelle a été son enfance ? N’y a-t-il pas des coins de sa vie qui nous échappent ? Sommes-nous au clair sur ses parents, sur ses ancêtres, sur {p. 82}leur dose d’intelligence ? Combien de lacunes, que rien ne peut combler ! N’est-ce pas assez pour rendre fragile et illusoire cette science que vous prétendez construire ? »

Il faut l’avouer sans hésitation, l’objection est spécieuse et elle renferme une part de vérité. Il est certain que toute science humaine, même quand elle suit une méthode sûre, a ses limites et ses impuissances. Il est certain que, dans le domaine de l’histoire littéraire comme dans tous les autres, il restera toujours des obscurités impénétrables. Mais quoi ! Parce que nous ne pouvons pas tout savoir, faut-il renoncer à organiser ce que nous savons ? Parce qu’il y a des ignorances nécessaires, faut-il se résigner à celles qui ne le sont pas ?

Le savant, qui étudie l’évolution des plantes et des animaux, a aussi de vastes lacunes à déplorer parmi ses sources d’information. Telle espèce s’est éteinte presque sans laisser de traces. Tel être disparu de la face de la terre n’est plus représenté que par des fragments épars dans ses profondeurs. L’histoire naturelle ainsi que l’histoire humaine a ses espaces vides. La chaîne des faits y est, ça et là, brisée. Mais qui donc osera conclure de là que la botanique et la zoologie ne sont pas des sciences ?

Qu’on me permette une comparaison. Certaines pierres à bâtir sont criblées de petits trous, telle la pierre meulière, ce qui ne l’empêche pas d’être une des plus solides que l’on connaisse. Un architecte hésitera-t-il à s’en servir ? Assurément non, et si le ciment qui unit les blocs est de bonne qualité, si le plan est bien tracé, le bâtiment pourra défier le temps et les tremblements de terre. De même, l’historien a le regret de constater des lacunes inévitables dans les matériaux qu’il doit mettre en œuvre ; c’est une raison suffisante pour qu’on lui recommande d’être prudent ; ce n’en est pas une pour qu’on lui dénie le pouvoir d’élever un édifice qui résiste et qui dure.

§ 2. — On dira encore : « Mais voyez donc les erreurs commises par ceux qui ont essayé d’introduire dans l’histoire la méthode scientifique. Taine, malgré son incontestable talent, a hasardé dans ses livres quantité d’assertions qu’il eût été fort embarrassé de prouver. A quoi n’aboutira pas le maniement de cet outil dangereux par des mains inexpérimentées ? »

Il n’est pas très malaisé de répondre. Oui, sans doute, des {p. 83}erreurs sont possibles. A qui n’arrive-t-il pas de se tromper, même en appliquant des principes justes ? L’arithmétique est un modèle d’exactitude ; l’addition est la plus simple des opérations, et pourtant il n’est pas rare de rencontrer des additions fausses. Descartes a imaginé sa théorie des tourbillons qui a fait loi pendant près de cent ans, qui a perdu ensuite toute l’autorité pour retrouver aujourd’hui, dit-on, quelque créance : personne songera-t-il pour cela à rayer l’astronomie du nombre des sciences ? Le bon sens veut seulement que l’on soumette à un contrôle sévère les faits et leur interprétation, qu’on en fasse la preuve, comme on procède pour tout calcul un peu compliqué. Arrière les explications hâtives, les généralisations prématurées ! Seulement, loin d’infirmer la valeur de la méthode scientifique, elles en proclament, elles en démontrent la nécessité et la puissance ; elles en supposent même l’existence, puisqu’on ne peut les redresser qu’à l’aide de cette méthode. Corriger une erreur, c’est toujours en appeler de l’homme mal informé à l’homme mieux informé ; c’est toujours, en somme, faire un acte de foi dans la possibilité de la science.

Concluons donc que les caractères d’une œuvre littéraire, ses rapports avec l’auteur qui l’a exécutée ; puis, — en partie du moins et avec plus de difficulté — les causes dont elle est l’effet et les effets dont elle est la cause sont accessibles à la recherche scientifique.

Mais nous n’avons à dessein considéré jusqu’ici dans l’histoire littéraire que des choses qui peuvent être matière à science, des phénomènes et la liaison entre ces phénomènes. Nous avons à nous demander maintenant si l’historien peut se borner à constater des faits ; s’il n’est pas obligé en une certaine mesure de juger les œuvres dont il parle ; si dès lors n’intervient pas une question de goût qu’il faut poser et résoudre.

Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science25 §

{p. 84}Supposons scientifiquement faite l’étude des œuvres littéraires qui remplissent une période. Faut-il les placer toutes sur le même plan, leur accorder à toutes la même attention, la même importance, la même place dans l’histoire ? Il semble bien que cela soit impossible ; et s’il faut les classer, mettre les unes en lumière, laisser les autres dans la pénombre ou dans les ténèbres de l’oubli, d’après quel principe instituer entre elles des degrés et une sorte de hiérarchie ? De quel droit déclarer que celle-ci est médiocre et celle-là supérieure ?

Question inévitable ! Question de goût, puisqu’il s’agit d’apprécier, non plus seulement de constater, et question singulièrement délicate !

Les faits sont déjà trop souvent difficiles à établir, témoin les discussions interminables que soulève la réalité de certains événements historiques. Mais enfin ils sont susceptibles de rencontrer une adhésion unanime. Ils ne relèvent que de l’intelligence, et l’intelligence est en l’homme ce qu’il y a de plus universel, de plus constant. Les lois de la logique sont les mêmes à Paris qu’à Pékin ; deux et deux font quatre en Australie comme en Europe ; il n’y a pas de géométrie nationale, de chimie variant d’un continent à l’autre.

{p. 85}Si, malgré tout, on ne s’accorde pas toujours sur le vrai, que dirons-nous du beau ? Ici, la sensibilité intervient, et, sans différer entièrement d’homme à homme, elle est cependant ce qu’il y a en chacun de plus individuel. C’est en matière de goût, de préférences, de prédilections qu’on peut répéter le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées ! Erreur au-delà ! » Bien plus, ce qui plaît à l’un déplaît souvent à son voisin le plus proche. L’expérience l’enseigne ; le raisonnement l’explique. En effet, le plaisir ou le déplaisir que nous fait éprouver une chose dépend, non seulement de la nature de cette chose, mais encore de notre tempérament, de notre âge, de notre sexe, de notre humeur, de notre culture, de nos tendances, bref, de ce qui varie le plus d’un individu à l’autre et parfois même dans un seul individu. De là des divergences nécessaires et légitimes, une diversité infinie qui ne saurait être ramenée à l’unité.

Que va faire l’historien en présence de cette difficulté si embarrassante ? Il faut regarder l’obstacle en face et l’aborder de front.

§ 1. — Quelques-uns ont essayé de le tourner. Ils ont dit : « Quel besoin l’historien a-t-il de juger ? Qu’il se contente de nous dire ce que contient une œuvre, ce qui l’a fait naître, ce qu’elle a engendré à son tour ! Nous le tenons quitte du reste. L’indifférence sereine est son premier devoir.. Nous ne lui demandons pas ce que nous devons penser d’un auteur ou d’un ouvrage ; qu’il nous mette seulement en main les pièces qui nous permettront de juger par nous-mêmes. »

Le malheur est que cette parfaite indifférence est. impossible. L’historien juge et classe nécessairement. Peut-être n’est-il pas inutile de le démontrer, puisqu’on a essayé de le contester.

Considérons d’abord les œuvres littéraires dans le temps. Est-il possible de mettre sur la même ligne celles d’un homme ou celles d’un peuple aux différentes époques de leur vie ? A première vue, cette égalité est choquante. Voici trois pièces de Corneille : Clitandre, le Cid et Attila. Pourra-t-on admettre qu’elles sont toutes trois aussi heureusement venues, qu’elles occupent une place aussi importante dans la carrière du poète {p. 86}et dans l’évolution de la littérature ? Évidemment non. Dans le cas choisi comme dans mille autres semblables, nous ne pouvons-nous refuser à constater un progrès et une décadence. Par suite, une juste proportion entre l’histoire et la réalité qu’elle veut retracer exige qu’on mette en pleine lumière la tragicomédie dont l’apparition est devenue une date du théâtre français en laissant dans la pénombre ses deux sœurs mal nées.

Ce qui est vrai pour la vie d’un homme l’est aussi pour la vie d’une nation. On s’accorde à y reconnaître des périodes brillantes et des moments crépusculaires, où les artistes tâtonnent et cherchent une voie nouvelle sans la trouver. Personne ne soutiendra que la littérature du règne de Louis XII peut être mise en parallèle avec celle du règne de Louis XIV. Pour peu qu’on suive le développement de la poésie lyrique depuis le temps de Ronsard jusqu’à nos jours, on verra clairement qu’un genre, autant et plus que le génie d’un individu, passe par des phases d’éclat, de déclin, de renaissance, etc.

Considérons maintenant les œuvres littéraires dans l’espace. Est-il possible d’assigner le même rang à toutes celles de la même époque ou aux différentes formes du beau qui ont été réalisées par des peuples différents ? Le bon sens proteste avec énergie. Essayez de dire que Pradon vaut Racine, qu’une comédie de Boursault a droit à la même attention, à la même admiration qu’une comédie de Molière. Soutenez encore l’équivalence artistique de Sparte et d’Athènes, des Romains et des Grecs, et vous entendrez quel éclat de rire saluera ce paradoxe.

Je ne dis pas, sans doute, qu’il soit toujours aisé ni même possible de décider la question de préséance entre des œuvres supérieures appartenant à des époques ou à des races diverses ; il est permis d’hésiter entre le Parthénon et une belle cathédrale gothique, entre un drame de Shakespeare et une tragédie de Sophocle, entre le Faust de Gœthe et la Divine Comédie du Dante. A une certaine hauteur d’art, il semble que les différences de rang s’effacent, et il est le plus souvent aussi aléatoire qu’oiseux de tenter une hiérarchie des chefs-d’œuvre, qui ont atteint leur perfection relative par des routes très divergentes et même opposées. Ce sont comme des êtres de nature très différente, entre lesquels manque une unité de {p. 87}mesure. Qui pourra dire lequel est le plus admirable en son genre, d’un éléphant ou d’une fourmi, d’un aigle ou d’un lion, d’un lis ou d’un chêne ? Il n’en est pas moins certain qu’en présence de choses de même espèce un regard exercé opérera d’ordinaire assez vite un triage et saura distinguer une élite. Or, ce triage, qui est déjà un jugement sommaire, l’historien l’accomplit par cela seul qu’il parle des uns et non des autres, qu’il met ceux-ci sur le devant du tableau et laisse ceux-là à l’arrière-plan. Puisqu’il est ainsi forcé de choisir et partant de juger, nous sommes ramenés à chercher d’après quels principes il doit se prononcer.

§ 2. — L’idéal serait d’avoir une théorie complète du beau. Mais on la cherche encore et il y a apparence qu’on la cherchera longtemps, peut-être toujours. Sans savoir, en effet,, tout ce qu’est le beau, nous savons du moins qu’il est quelque chose qui se transforme et se renouvelle d’âge en âge ; l’art est une création perpétuelle ; l’œuvre, qui demain grossira le nombre des chefs-d’œuvre, sera précisément celle qui sera neuve et originale. Comment dès lors construire une théorie qui convienne d’avance à des choses dont le principal mérite sera de sortir du connu et du déjà vu ? Il y a, semble-t-il, une contradiction cachée dans toute tentative pour donner une formule parfaite et définitive de la beauté artistique.

Nos ancêtres ont cru pourtant la posséder. Ô le bon temps de l’ancienne critique ! Qu’ils étaient simples et commodes les procédés de ceux qui se mêlaient autrefois de juger les auteurs ! Il existait un ensemble de règles convenues, un système de dogmes littéraires, un code officiel du beau. On n’avait qu’à en appliquer les articles à tout le monde, aux morts comme aux vivants, aux étrangers comme aux gens du pays. Rien de plus facile, rien de plus rapide. L’Art poétique de Boileau eut ainsi force de loi durant un siècle et plus. Que d’arrêts furent rendus et que de sottises débitées en son nom ! Malheureusement on s’aperçut un jour que ces règles étaient en grande partie arbitraires, qu’elles étaient du moins la cristallisation d’un goût éphémère, l’expression d’une seule époque, un effort stérile et dangereux pour mettre l’éternel dans le passager ; qu’elles ne pouvaient s’appliquer sans injustice au passé, en même temps {p. 88}qu’elles devenaient des entraves pour l’avenir. Leur autorité fut brisée et le souvenir de leur empire quasi tyrannique contribua puissamment à jeter les esprits dans l’extrême opposé.

Sur leurs ruines on proclama l’avènement de ce que je pourrais appeler la critique anarchique. Elle a fleuri en France, pendant ces dernières années, sous le nom de critique impressionniste. Il a été de mode de revendiquer la souveraineté de l’opinion individuelle. Pour les adeptes de l’école nouvelle, non moins commode et expéditive que l’autre, le seul principe a été de n’en reconnaître aucun. Donner telle quelle son impression fugitive, changer d’avis suivant la disposition du moment, s’abandonner doucement au caprice de ses préférences personnelles, fuir toute apparence de dogmatisme : voilà ce qu’ont pratiqué et enseigné des critiques ondoyants qui se sont crus modestes. Et pourtant leur orgueil inconscient aboutissait à dire au public : — Ce qui est bon, c’est ce que j’aime. — Si on leur eût demandé quel garant ils avaient de la justesse de leurs arrêts (car forcément ils en rendaient quand même, et souvent de très durs), ils n’auraient pu que répondre comme la Médée de Corneille :

Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.

D’ailleurs, chacun d’eux avait bel et bien sa philosophie de l’art, sa théorie du beau ; pour être enveloppée, dissimulée, sous-entendue dans leurs jugements, elle n’en existait pas moins au fond de leur intelligence et un bon analyste est de force à l’y surprendre. Seulement, comme on peut s’y attendre, les idées et les sentiments qui la constituent varient singulièrement d’un juge à l’autre.

L’historien se trouve donc dans un grand embarras. Il ne lui est plus permis de remettre en vigueur le code suranné de nos classiques ; ce serait bâtir sur une base aussi étroite que fragile. Il ne peut pas davantage se laisser paresseusement aller au gré de ses prédilections ; ce serait une autre façon d’être étroit et d’ôter à son histoire le fondement solide qu’il veut lui donner. Il doit donc chercher et indiquer bravement ce qui constitue à son avis la valeur d’une œuvre littéraire. Il doit se {p. 89}faire un principe de jugement et de classement, qui soit à la fois aussi large et aussi scientifique que possible. En vain serait-il convaincu qu’il n’arrivera jamais à éliminer absolument cette cause d’erreur que Sainte-Beuve a signalée en disant : « C’est toujours soi qu’on aime, même dans ceux qu’on admire », il doit travailler à réduire au minimum cet élément subjectif, ou, pour emprunter une expression au langage de la science, ce cœfficient personnel.

§ 3. — Mais n’y aurait-il pas des procédés empiriques et indirects pour distinguer le bon du mauvais ? Que penser, par exemple, du jugement des contemporains ? Hélas ! on sait trop combien il est sujet à caution. Le Timocrate de Thomas Corneille reçut du public un accueil enthousiaste qui n’empêche pas l’auteur de n’être pour nous que le frère du grand Corneille. Si l’on mesurait le mérite des livres de Stendhal au nombre des lecteurs qu’ils eurent à leur apparition, on pourrait presque se dispenser de les mentionner, et pourtant nul n’ignore la puissante action qu’ils ont exercée cinquante ans plus tard. Tel volume de vers, médiocre d’ailleurs, réussira, parce qu’il caresse les passions et les préjugés du moment. Tel livre devra son insuccès aux vues nouvelles dont il est plein et qui lui vaudront au bout d’un siècle la réparation d’une gloire tardive. On s’est moqué des génies incompris ; mais on a pu dire aussi26 : « Le génie, c’est le talent d’un homme mort ». Inimitiés politiques ou religieuses, routine ou légèreté de la foule, jalousies ou cabales de rivaux, timidité de l’écrivain ou fierté qui lui interdit certains moyens de parvenir, mille autres causes peuvent priver une œuvre de l’estime qui lui est due. Les passe-droits de ce genre ont été si communs qu’il serait banal d’y insister.

Mais la postérité ? N’est-elle point la grande redresseuse de torts  ? Ne peut-on la considérer comme une cour d’appel, comme un tribunal suprême qui siège toujours, revise tous les procès, n’admet point la prescription, casse les réputations usurpées, réhabilite les méconnus, remet chacun à son rang véritable ? Je connais des odes et des discours où un recours à {p. 90}l’infaillible postérité fait bon effet, surtout quand il est exprimé en vers sonores ou en périodes ronflantes. Je crains cependant qu’elle ne mérite pas tout le bien qu’on a dit d’elle. D’abord, si l’on peut dire où commence, qui dira où finit la postérité ? Et comment faire, si celle d’aujourd’hui contredit celle d’hier ? Or, c’est le cas ordinaire. Elle n’est pas un être immuable, pétrifié à jamais dans ses admirations et ses dédains ; elle est inconstante comme les individus, parce qu’elle vit et par conséquent se transforme comme eux ; elle est même plus changeante que les individus, parce qu’elle vit plus longtemps qu’eux. Qu’on me montre un seul grand homme dont la renommée n’ait point subi d’éclipse ! Et le pis, c’est que la postérité est un tribunal, non pas seulement incertain, mais partial. Elle a, dans les jugements qu’elle rend, des motifs de derrière la tête, des considérants qu’elle ne dit pas et souvent qu’elle ne sait pas. Les hommes qui la composent exaltent inconsciemment dans les siècles passés ceux qui ont eu des qualités et des défauts pareils aux leurs ; ils rabaissent ou négligent les autres. Comme le disait Lamartine27  : « Chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies immortels qui sont toujours ainsi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même ; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Comment se fier à une mobilité aussi intéressée ?

— Prendrons-nous alors pour guide l’opinion des nations étrangères  ? Elle n’échappe pas aux causes d’erreur que nous venons de signaler ; elle est également variable et contradictoire. De plus, sans compter les œuvres dont la renommée n’a jamais franchi les frontières de leur pays natal, il n’est pas rare que certains auteurs soient peu goûtés à l’étranger, précisément parce qu’ils sont trop originaux, parce qu’ils contiennent comme une quintessence de l’esprit national. Irons-nous demander à l’Allemagne une équitable appréciation de la bonhomie fine et malicieuse qui donne aux fables de La Fontaine une saveur de terroir si piquante et si agréable à des palais français ? Il en est de certains talents comme de certains vins : ils ne se prêtent pas à l’exportation.

{p. 91}Peut-être alors qu’il vaudra mieux s’en référer aux jugements portés par les maîtres de la critique ? Mais il faudra d’abord dresser la liste de ces maîtres hors de pair. Je demande à quel signe on les reconnaitra pour tels. Si l’on peut me dire quel est ce signe, je n’ai plus besoin de croire sur parole messieurs les critiques ; je possède leur secret ; je puis juger sans leur aide. Si l’on ne peut me l’indiquer, tout essai pour leur assigner des rangs me paraît fort aventureux, et je prévois bien des querelles. D’ailleurs, se fût-on, par le plus grand des hasards, entendu sur les noms de ces grands juges de la littérature, il y a gros à parier qu’ils seraient eux-mêmes en désaccord sur une foule de points, et l’on serait replongé dans l’incertitude.

Quoi qu’on essaye, on est donc ramené à cette nécessité : tirer de l’examen direct des œuvres littéraires le moyen de les classer.

§. 4. — La difficulté est grande. Il sied d’être modeste et de borner ses prétentions à ce qui est indispensable à l’historien d’une littérature. A-t-il besoin de s’être fait une théorie complète de la beauté ? Pour que cette théorie pût embrasser toutes les variétés du beau, il faudrait, nous l’avons dit, que l’évolution de l’art et par conséquent de l’humanité fût achevée ; ce serait un peu long d’attendre jusque-là. Heureusement, ce n’est point nécessaire pour la besogne restreinte qui s’impose à l’historien d’une littérature. Il n’a pas à s’occuper du beau dans la nature non plus que dans les différents arts. Son domaine est limité d’une façon précise. Dans le cercle où il est enfermé, il n’a pas non plus à chercher un type absolu, un idéal unique avec lequel il puisse confronter les œuvres soumises à son appréciation. Tout au contraire, son premier devoir est de sympathiser avec toutes les formes du beau que les diverses époques ont réalisées. Il n’a le droit d’en méconnaître, d’en ignorer, d’en répudier aucune. A lui de comprendre et d’expliquer pourquoi Scarron, le roi du burlesque, a mérité d’être le grand homme d’une petite époque. Il lui faut une âme assez large pour goûter un sermon de Bossuet et un roman de Voltaire, une fable de La Fontaine et une méditation de Lamartine. Sa devise est le mot connu : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. » A son esprit doivent toujours être présentes {p. 92}ces paroles que deux grands écrivains n’ont pas craint d’émettre, alors que l’autorité, même en matière littéraire, s’affirmait avec énergie. Molière disait28  : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. » Et Racine, à son tour, répétait en écho29 : « La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. » Il suit de là que toutes les œuvres qui ont plu, qui ont été qualifiées de belles, se recommandent par cela seul à l’attention de l’histoire.

Mais, parmi celles-là, comment établir une hiérarchie ?

Avant d’indiquer dans quelle mesure et à quelles conditions elle est désirable et possible, il est bon de fixer, comme des garde-fous, les barrières que l’historien ne doit pas chercher à franchir.

Il est parfaitement oiseux pour lui de comparer des œuvres qui ne sont pas de même espèce. Il n’a pas à se demander si un roman bien fait vaut plus ou moins qu’une comédie excellente. Il perdrait son temps à vouloir décider si la poésie épique est supérieure à la poésie lyrique. C’est assez qu’il rapproche les œuvres de même nature, soit simultanées, soit successives. De plus, en posant cette question de supériorité, il ne doit jamais oublier qu’elle est très souvent insoluble, parce qu’on veut la résoudre en bloc. Mettez deux ouvrages en parallèle ; celui-ci, inférieur sur un point, peut fort bien reprendre l’avantage sur un autre. Les drames de Victor Hugo sont moins concentrés, moins élégants, moins simples, moins psychologiques que les tragédies de Racine ; ils ont, en revanche, plus de couleur, de mouvement, de vie extérieure. Musset n’a pas l’ampleur, la noblesse, l’abondance fluide et harmonieuse de Lamartine ; mais il a plus de grâce, d’esprit, de finesse, de passion. Entre ces différentes supériorités il est permis d’hésiter, et chacun, suivant son tempérament, préférera l’une ou l’autre. Préférence légitime et invincible contre laquelle il serait puéril de lutter ! Autant vaudrait reprendre l’éternelle et {p. 93}vaine discussion sur les yeux noirs et les yeux bleus, sur la beauté brune et la beauté blonde !

Le rôle de l’historien se réduit donc à constater si une œuvre est vraiment supérieure et en quoi elle l’est. Il lui suffit de savoir distinguer, dans le champ de blé qui ondule sous ses regards, les épis les plus pleins, les plus dorés, les plus hauts. La tâche, même ainsi bornée, est encore assez délicate, et ce n’est pas trop de plusieurs méthodes, qui se corrigent et se complètent l’une l’autre, pour mesurer, peser, jauger, par une série de calculs approximatifs, ces produits si complexes de l’esprit humain. Il pourra se féliciter d’avoir fait tout ce qu’il pouvait faire, s’il a conscience de n’avoir laissé de côté aucune œuvre qui ait marqué dans l’évolution littéraire.

§ 5. — La première méthode qui s’offre à lui consiste à consulter les jugements antérieurs. Nous avons montré plus haut qu’il ne peut leur accorder une foi absolue ; mais cette moitié de vérité réclame une contre-partie. Ces mêmes jugements, dont l’autorité est fragile si l’on prétend leur conférer une infaillibilité factice, gardent une valeur très réelle si on les considère seulement comme des présomptions.

Les contemporains, d’abord, opèrent, dans la quantité croissante des œuvres jetées en pâture au public, une première sélection, dont les résultats ne sont pas négligeables. D’un accord presque unanime, ils en éliminent qui ne comptent pas et ne compteront jamais. Ils en tirent quelques-unes de cette masse énorme et les recommandent ainsi à l’attention de ceux qui viendront après eux. La tâche de l’historien est par là déjà simplifiée. Quelles épaules pourraient en soutenir le fardeau, s’il lui fallait relire, par exemple, toutes les pièces qui ont été représentées au temps de Molière, tous les poèmes épiques mort-nés qui ont été composés au temps de Napoléon 1er ?

Les générations successives, en révisant tour à tour les sentences de celle qui a fait le triage primitif donnent une force de plus en plus grande aux opinions qu’elles confirment. Comme on l’a dit30 : « A la longue et par un effet à peu près certain de {p. 94}justice distributive, les rangs se rétablissent, les suprématies usurpées se perdent, l’ombre et la lumière se répartissent avec une sorte d’équité finale entre les auteurs ; le temps, aidé de la raison qui n’abdique jamais complètement, remet chaque chose et chacun à sa place. » Il est certains procès qui sont pour la postérité définitivement vidés. Pourquoi tout le monde connaît-il Britannicus ou Andromaque, tandis que vingt ou trente curieux tout au plus s’avisent de lire aujourd’hui la Judith de Boyer ou le Germanicus de Pradon ? N’est-ce pas la preuve que d’un consentement universel il y a sur bien des points chose jugée ?

Il faut avouer encore qu’une œuvre, quand elle est entrée dans le patrimoine de l’humanité presque entière, a bien des chances pour n’être pas indigne de cet honneur. Chaque hommage qui lui vient de l’étranger peut passer pour une consécration nouvelle de son mérite.

Enfin il y aurait orgueil et témérité à se priver du secours des critiques et des historiens, qui ont, d’lige en âge, armés de la loupe et de la pierre de touche, contrôlé les épreuves subies par les réputations des siècles disparus. Parmi ces juges du passe comme parmi les autres écrivains, il s’est produit peu à peu un classement. Sans être d’accord sur leur valeur relative, on en reconnaît un certain nombre qui valent la peine d’être interrogés. Leurs successeurs auraient grand tort de ne pas tenir compte du précieux travail accompli par tant d’illustres devanciers.

Un second procédé pour évaluer le mérite des œuvres littéraires, procédé qui confine au précédent, consiste à suivre et à mesurer leur expansion dans l’espace et dans la durée. J’ai déjà dit (Ch. vi, Partie II) comment on peut l’appliquer et je n’y reviens pas.

Si utiles pourtant que puissent être les résultats ainsi obtenus, ils sont approximatifs, purement empiriques ; ils n’ont par là même qu’une valeur secondaire. J’arrive à des moyens plus précis et plus directs.

§ 6. L’appréciation d’une œuvre littéraire doit reposer sur l’étude approfondie de cette œuvre.

Nous revenons à la double analyse dont nous avons parlé plus haut, l’analyse interne et l’analyse externe.

{p. 95}Si nous commençons, comme il convient, par la première, nous voyons qu’une œuvre peut être supérieure à cinq points de vue très différents. On s’accordera, je pense, à reconnaître qu’une description de Théophile Gautier est saisissante pour les yeux ; que la Nuit d’Octobre est émouvante ; qu’un roman de Voltaire fait penser ; que le Qu’il mourût du vieil Horace est d’une héroïque vigueur ; que le Corbeau d’Edgar Poe emporte l’imagination bien au-delà du monde réel. Nous pouvons dire déjà que toute œuvre qui a réussi à atteindre un haut degré dans l’un ou l’autre de ces cinq ordres de beauté mérite par cela seul de ne pas rester confondue dans la foule.

Veut-on, dans chacun de ces ordres naturels, établir d’une façon aussi rigoureuse que possible la supériorité d’une œuvre ? Il faut examiner sous des angles divers les divers éléments (sensations, sentiments, idées, etc.) qui constituent chacun de ces ordres.

Des exemples éclairciront ma pensée. Comment reconnaître que telle œuvre est supérieure au point de vue de la beauté sensorielle ? On peut noter le nombre et la variété des sensations qu’elle éveille ; on peut en considérer la profondeur, l’intensité ; on peut en évaluer le plus ou moins d’élévation. (Ainsi l’ouïe et la vue, sens intellectuels par excellence, prêtent à des sensations plus relevées, plus nobles que le goût et l’odorat.) On peut enfin en constater la nouveauté, la complexité, la finesse. Autrement dit, par une analyse à la fois qualitative et quantitative, on peut déterminer avec une précision très suffisante ce qui d’abord semblait se dérober à tout calcul.

Il en est de même pour les sentiments. Telle œuvre est supérieure, parce qu’elle exprime et éveille beaucoup de sentiments tempérés (Gil Blas)  ; telle autre, parce qu’elle peint une passion déchaînée dans toute sa violence (Manon Lescaut, le Père Goriot)  ; celle-ci, parce qu’elle suscite des émotions nobles, comme la pitié pour les faibles, l’amour de la justice, la sympathie pour la vie universelle (les Misérables)  ; celle-là, parce qu’elle va toucher au fond du cœur des fibres secrètes, rarement ou jamais atteintes jusque-là, parce qu’elle donne, comme on l’a dit, un nouveau frisson (les Fleurs du mal). Autant de nuances de supériorité sentimentale qu’il faut savoir distinguer.

{p. 96}Mêmes distinctions à faire quand il s’agit de beauté intellectuelle. L’auteur a-t-il abondance de pensées fines, de raisonnements bien enchaînés ? A-t-il su, à travers mille circuits, suivre une idée jusque dans ses dernières conséquences ? A-t-il conçu quelque vaste théorie embrassant et résumant des millions de faits ? A-t-il découvert des vérités inaperçues du commun des mortels ? soulevé un coin du voile qui nous dérobe l’éternelle Isis ? En tous ces cas, pour des motifs divers, son œuvre est de nature à satisfaire l’esprit.

La valeur morale, à son tour, doit se mesurer à des échelles différentes. Il convient avant tout de donner au mot de moralité l’extension large qu’il doit avoir. Une œuvre est belle moralement, quand elle montre et par conséquent suggère le triomphe du devoir sur un désir mauvais, de la volonté raisonnable sur les appétits grossiers ; quand elle inspire l’horreur d’un vice comme l’hypocrisie ou l’avarice ; quand elle pousse au dévouement, au sacrifice ; quand elle combat l’injustice, la misère, l’égoïsme.

L’historien, dans l’appréciation de la beauté morale d’une œuvre, doit donc tenir compte de la variété, de la puissance, de la noblesse et aussi de la nouveauté plus ou moins grandes des tendances que cette œuvre essayait de faire triompher.

Des principes identiques s’appliquent à l’examen des œuvres qui nous emportent au-delà du monde sensible, qui nous donnent la vision de choses surhumaines, qui nous font explorer sur l’aile du rêve des régions inaccessibles à la raison et à la science.

Comment distinguer, parmi ces hardies envolées au sein du mystère qui nous enveloppe, celles dont la valeur esthétique est la plus sérieuse ? Ici encore il faut recourir à plusieurs critériums. L’intensité avec laquelle l’auteur voit et fait voir l’invisible ; la variété des tableaux fantastiques qu’il évoque ; la largeur des symboles qu’il conçoit ; la somme de nouveau que ses rêves ajoutent aux aspirations des autres hommes ; voilà autant de facteurs (et il s’en faut que nous les ayons énumérés tous), qui, isolés ou réunis, constituent la supériorité cherchée.

Tenons pour faite et bien faite l’analyse dont nous venons {p. 97}d’indiquer la marche générale. A quel résultat nous amène cette tentative pour opérer une première sélection parmi les œuvres littéraires ? A cette formule, autour de laquelle nous n’avons cessé de tourner :

Il y a pour une œuvre littéraire (à ne considérer que ses qualités intérieures) cinq ordres différents de beauté ; elle est supérieure, si elle possède à un degré très élevé une des qualités essentielles à l’un de ces ordres ou, à un degré suffisamment élevé, la plupart des qualités qu’il comporte.

Guyau a dit quelque part31 : « Le génie est caractérisé, soit par le développement extraordinairement intense et extraordinairement harmonieux de toutes les facultés, soit par le développement extraordinairement intense d’une faculté spéciale ; tantôt enfin par une harmonie extraordinaire entre des facultés suffisamment intenses. En un mot, le génie complet est puissance et harmonie, le génie partiel est ou puissance ou harmonie.  »

La formule à laquelle nous aboutissons dit la même chose en termes plus précis. Car, s’il est vrai qu’une œuvre est déjà supérieure pour s’être mise hors de pair dans un seul des ordres de beauté que nous avons distingués, il est évident qu’elle sera plus remarquable encore, si elle occupe un rang élevé dans plusieurs ou dans tous. C’est une simple addition à faire. Une œuvre qui plaît aux sens vaudra mieux, si elle satisfait en même temps notre besoin d’émotions et notre intelligence ; elle sera une œuvre suprême, un vrai chef-d’œuvre, si elle est par surcroît largement douée de la beauté morale et de la beauté idéale.

Notre formule nous fournit ainsi le moyen de tracer une seconde hiérarchie ; mais on peut encore en esquisser une troisième.

Les cinq ordres de beauté dont nous avons constaté l’existence sont-ils d’égale valeur ? Il semble bien que non. De même qu’il y a des sentiments plus ou moins nobles, des pensées plus ou moins hautes, etc., de même aussi les cinq ordres de beauté, si on les range comme je l’ai fait, me paraissent figurer {p. 98}une échelle ascendante. Pour prendre les deux extrêmes, une œuvre idéalement belle est plus rare, plus exquise, plus admirable qu’une œuvre dont la beauté serait presque uniquement sensorielle.

Mais, dans le classement nouveau que l’on pourrait tenter d’après ce principe, il faut s’astreindre à de sévères précautions.

D’abord une œuvre qui sait puissamment éveiller ou exprimer des sensations par des mots peut valoir beaucoup mieux qu’une œuvre qui exprime ou éveille médiocrement des idées. Cela revient à dire qu’une chose peut appartenir à un ordre inférieur, mais être plus parfaite que telle antre appartenant à un ordre supérieur. J’emprunte cette remarque à un critique italien très pénétrant, M. Mario Pilo, envers qui j’ai un devoir de reconnaissance à remplir, parce que ses idées m’ont beaucoup aidé à éclaircir les miennes. Il illustre sa pensée par une série de comparaisons32 : « Le troisième étage d’une maison bourgeoise peut être plus élevé au-dessus du sol que le premier d’un palais. Un vieux sergent peut avoir plus de mérite qu’un officier novice. Un couteau neuf et affilé peut être de meilleur service qu’une épée historique rouillée et épointée. Un chien hardi et robuste peut mordre plus fort qu’un lion décrépit et paralytique. » Autre réserve nécessaire. Les ordres inférieurs de beauté (sensoriel, sentimental, intellectuel) sont en revanche, non seulement les plus accessibles à la généralité des hommes et des artistes, mais encore indispensables à la réalisation des beautés d’ordre supérieur. « C’est une nécessité pour l’œuvre d’art, a dit Sully Prudhomme33, de caresser les sens. » Et de là, pour le dire en passant, l’importance extrême de la forme. On n’arrive à produire l’émotion que par l’intermédiaire d’une jouissance sensorielle. Que vaut un poème où les vers sont durs et boiteux ? Peut-on concevoir une œuvre littéraire sans un minimum de sensations, de sentiments et d’idées ? Avant tout, il faut qu’elle donne à la sensibilité et à l’intelligence les légitimes {p. 99}satisfactions que celles-ci réclament. Un roman, très moral, s’il n’émeut pas, s’il nous promène parmi des personnages et des événements qui ne sont ni vrais ni vraisemblables, n’est qu’une ennuyeuse inutilité et la plus fade des lectures. Ainsi encore un poème mystique ou un conte fantastique, s’il déroule un chapelet d’aventures extravagantes que ne rattache aucun lien logique ; s’il nous montre des êtres avec lesquels nous ne pouvons pas sympathiser, parce qu’ils n’ont plus rien de commun avec nous ; si, au lieu d’être un prolongement ou une transfiguration du réel, il se met en pleine contradiction avec lui, ce n’est plus qu’une chevauchée dans l’absurde et dans l’impossible, la folle aberration d’un cerveau malade. « Je veux qu’un conte, disait Voltaire avec raison34, soit fondé sur la vraisemblance et qu’il ne ressemble pas toujours à un rêve. Je voudrais surtout que sous le voile de la fable il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire.  » Qu’est-ce à dire, sinon que les ordres inférieurs de beauté sont la base et par suite la condition d’existence des ordres supérieurs ; que la beauté morale et la beauté idéale sont le couronnement d’un édifice qui peut se passer d’elles, mais dont elles ne peuvent point se passer ?

Supposons après cela qu’une œuvre appartenant à un ordre supérieur soit supérieure elle-même dans cet ordre et qu’elle ait de plus à un degré élevé ou du moins suffisant les qualités d’ordre inférieur qui lui sont nécessaires ; nous pouvons dire qu’elle aura une valeur plus haute que les œuvres les plus parfaites dont la beauté serait purement sensorielle, sentimentale ou intellectuelle. On peut donc arriver de la sorte à un troisième classement qui complète les deux autres.

§ 7. ― Nous n’avons rien dit encore de la forme, sinon qu’elle a une extrême importance, étant l’intermédiaire indispensable entre l’âme de l’auteur et celle des lecteurs ou auditeurs. A quels signes la reconnaîtrons-nous pour belle ?

Il nous faut recourir à l’analyse externe cette fois et nous avons vu comment celle-ci peut, à coups d’interrogations redoublées, amasser une quantité de données aussi variées que précises.

{p. 100}Mais, si ce travail de dissection nous révèle l’existence de tels ou tels caractères, il ne nous apprend rien sur la valeur esthétique qu’on doit leur assigner. Nous voici de nouveau, semble-t-il, perdus dans un chaos inextricable ! Comment nous retrouver au milieu des innombrables règles de toute espèce qu’ont multipliées les faiseurs de rhétoriques et de poétiques ? Est-il possible de les ramener à l’unité ? On peut du moins l’essayer, et, pour courir droit au résultat, l’adaptation des moyens à la fin poursuivie me paraît être, comme dit Molière, « la règle de toutes les règles ».

L’harmonie entre le dedans et le dehors, entre les choses à exprimer et la façon de les exprimer, entre la conception et l’exécution, cette harmonie qui est seule capable de produire ce que Taine a appelé « la convergence des effets », telle est, à mon avis, la qualité essentielle qui fait d’une œuvre littéraire un tout organique et vivant et qui en constitue la supériorité plastique.

Au nom de ce principe, nous pouvons approuver les formes les plus différentes : la phrase ample et majestueuse de Bossuet déroulant les destinées des empires et le caquetage vif, sautillant, coupé, le style parlé de Marivaux analysant les menus états d’esprit d’une jeune fille ; les vers aisés, inégaux et sinueux, qui se moulent avec tant de souplesse sur la pensée de La Fontaine, et les larges vagues de mélodieux alexandrins où se berce mollement la rêverie de Lamartine.

Au nom de ce principe, nous pouvons comprendre et accepter deux conditions qui s’imposent à tout écrivain et qui se limitent l’une l’autre. Une œuvre littéraire (cela ressort de sa nature est chose à la fois individuelle et sociale ; elle interprète, elle traduit un être humain à des êtres humains. Il s’ensuit, d’une part, que le style doit être personnel, original, c’est-à-dire qu’il doit obtenir, par une combinaison neuve des éléments qui sont ses matériaux, ce caractère irréductible qui est l’individualité ou, comme on disait jadis, la marque de l’ouvrier sur son ouvrage. Il s’ensuit, d’autre part, que pour pénétrer jusqu’au public, ce qui est sa fin sociale, le style doit être à la portée de ceux auxquels il s’adresse. De là, pour le juge, le droit de condamner comme inférieurs, en vertu de {p. 101}motifs opposés, le banal et l’obscur, le commun et l’alambiqué.

Non pas qu’il soit facile de fixer avec une rigueur mathématique le point où l’originalité devient nuisible à la clarté ou réciproquement. Les questions de frontière sont toujours délicates et litigieuses. Mais, s’il est malaisé de distinguer dans la série des êtres organisés où commence l’animal et où finit la plante, personne n’hésitera, quand il s’agira de classer un cheval ou une rose.

§ 8. — Quelles que puissent être en certains cas les difficultés d’application, nous avons désormais la possibilité de tenter une hiérarchie raisonnée des œuvres d’une littérature. Si nous voulons condenser dans une dernière et brève formule les principes auxquels nous a conduits une patiente analyse, nous dirons :

Sensations, sentiments, idées, tendances, aspirations idéales sont le fond vivant de toute œuvre littéraire. Une œuvre littéraire est donc essentiellement expressive de la vie et elle est plus ou moins belle, selon qu’elle exprime, par des moyens plus ou moins appropriés à ses fins générales ou particulières, une vie plus ou moins intense, complexe, originale et élevée.

§ 9. — Est-ce à dire que cette formule puisse être appliquée presque mécaniquement, comme une formule d’algèbre ; qu’elle dispense l’historien de la littérature d’avoir le sentiment vif et affiné des choses littéraires ; qu’elle supprime par suite, dans ses jugements, tout élément d’incertitude dû à l’intervention du goût personnel ?

Il n’en est rien. La part faite à la science dans la détermination des signes qui dénotent la supériorité d’une œuvre n’empêche pas celle de l’art de rester encore très grande.

D’abord il est évident qu’il y a manière et manière de pratiquer la double analyse sur laquelle doivent reposer toute appréciation et tout classement méthodiques. Il ne suffit pas, pour étudier les infiniment petits, d’avoir de bons yeux et un bon microscope à sa disposition ; il faut avoir appris à s’en servir. De même, sans compter les dons naturels dont ne peut se passer l’historien, il faut qu’il ait aiguisé sa pénétration, sa sagacité, qu’il ait développé en lui le sens esthétique : On {p. 102}peut dire, à ce propos, qu’il faut encore de l’art pour faire de la science.

D’autre part, à quelques moyens qu’on recoure pour mesurer la somme de vie contenue dans un ouvrage, fût-on d’une habileté consommée à démêler tous les éléments dont se compose cette résultante mystérieuse, ce n’en est pas moins un avantage précieux que de sentir directement la vie et la beauté. Je ne dirai pas avec Guyau35 : « Lorsqu’il s’agit d’apprécier si une œuvre d’art représente la vie, la critique ne peut plus s’appuyer sur rien d’absolu : aucune règle dogmatique ne vient à son aide. La vie ne se vérifie pas ; elle se fait sentir, aimer, admirer.  » L’éminent philosophe me paraît s’être laissé entraîner ici à quelque exagération de pensée ou de langage, et la présente étude a eu précisément pour objet de montrer que le sentiment peut être efficacement aidé, guidé, contrôlé. Mais Guyau a raison en partie, et c’est pourquoi il ne faut jamais oublier ce mot d’Augustin Thierry : ― « La sympathie est l’âme de l’histoire.  » ― Oui, l’historien de la littérature comme le critique devrait avoir un cœur assez sensible pour vibrer sous le choc de toutes les variétés du beau. Oui, il faut qu’il devienne en quelque sorte un être multiple, capable de se faire contemporain de Louis XIV pour goûter Racine, familier de l’Hôtel de Rambouillet pour se plaire avec Voiture, homme de la Renaissance, enivré de grec et de latin, pour entrer en communion avec Ronsard. La puissance de sociabilité avec les hommes de toutes les époques est pour lui une qualité maîtresse que rien ne saurait remplacer, et tel voyant de l’histoire, comme fut Michelet, a su, par un privilège de nature, par une sorte d’intuition magique, prendre la vie sur le fait aussi bien et mieux que n’aurait pu le faire l’analyste le plus minutieux.

Pourtant, fût-on doué de la sympathie la plus large et la plus sûre, la méthode que nous avons indiquée pour mesurer la valeur d’une œuvre littéraire est un secours qui n’est point à dédaigner. Elle n’est pas parfaite ; elle a besoin d’être précisée perfectionnée, et elle le sera sans nul doute par ceux qui viendront après nous. Telle qu’elle est, la formule provisoire où {p. 103}nous l’avons résumée me paraît assez large pour ne laisser de côté aucune œuvre vraiment supérieure et assez flexible pour ne point mettre à la gêne les créateurs de la beauté future. Elle a surtout le mérite de réduire au minimum la part de l’arbitraire et d’offrir loyalement au lecteur, en lui donnant les considérants qui motivent les jugements de l’historien, les moyens d’en vérifier la justesse.

Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire §

Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres §

Jetons un coup d’œil sur le chemin déjà parcouru. Qu’avons-nous fait jusqu’ici ? Nous avons montré comment on peut étudier des œuvres individuelles et les rattacher à des individus. Nous avons montré comment on peut étudier ces individus eux-mêmes en les rattachant à leur tour aux diverses causes qui ont pu agir sur eux et aux divers effets dont ils ont pu être la cause. Nous avons montré enfin à quels signes on peut reconnaître la supériorité d’un œuvre littéraire.

Mais est-il possible de nous en tenir là ? Suffit-il de mettre côte à côte ces études particulières, de présenter dans un ordre vaguement chronologique un monceau de vérités de détail sans lien entre elles ? Ou, sous prétexte que les œuvres supérieures sont les plus expressives, l’histoire de la littérature doit-elle être seulement l’histoire des grandes individualités, des génies et des talents exceptionnels qui rayonnent dans l’ombre du passé ? Nous touchons ici à l’un des problèmes les plus délicats de » l’histoire. Il s’agit de savoir quel rôle y jouent les grands hommes et quelle place doit leur être accordée.

Pour rester dans le domaine de la littérature, les grands hommes sont ceux qui apportent quelque chose de neuf et d’original ; ceux qui sont vraiment créateurs de formes, de sentiments, d’idées, de types, non encore réalisés ; ceux, comme dit le poète36,

Dont les pas inventeurs ouvrirent les sentiers ;

{p. 108}ceux ainsi qui devancent leurs contemporains, qui deviennent bientôt des modèles pour leurs admirateurs, qui sont le point de départ d’une longue vague d’imitation, précisément parce qu’ils ont été de puissants agents d’innovation.

Certains historiens, frappés de voir ces êtres d’exception dépasser du front la foule environnante, ont cru qu’on pouvait les isoler et que, pour dérouler l’évolution littéraire d’un peuple, on pouvait se borner à courir de l’une à l’autre de ces têtes lumineuses. Une galerie de portraits représentant ces hommes providentiels : tel a été pour eux l’idéal de l’histoire. Ainsi faisaient jadis les historiens politiques qui croyaient écrire l’histoire de la France en faisant uniquement celle de ses rois, de Pharamond à Louis XVI.

Mais je ne crois pas qu’on puisse accepter cette simplification excessive de la réalité, et cela pour plusieurs raisons. D’abord on brise ainsi l’enchaînement des faits ; et Turgot a dit, au siècle dernier, avec une admirable précision : « Tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état présent du monde à tous ceux qui l’ont précédé. » Cette pensée doit être pour l’historien comme un phare qui le guide dans la nuit et les brouillards des âges révolus. Or, en sautant d’un grand homme à un autre, on risque de laisser des abîmes énormes entre deux d’entre eux, de faire croire qu’il y a des déserts dans la durée comme il y en a dans l’espace, de détruire le sentiment de cette continuité qui est la condition même de la vie.

Ensuite, on oublie qu’entre génie et talent il y a différence de degré, non de nature ; ou, si l’on aime mieux une formule plus claire, qu’à toute époque l’originalité, la faculté d’innover, le don de créer sont répartis à doses inégales parmi beaucoup de personnes, au lieu d’être concentrés en deux ou trois seulement. Est-il juste, est-il conforme à ce qui s’est passé réellement de supprimer les écrivains secondaires, qui ont été les précurseurs moins heureux ou les rivaux moins brillants de leurs illustres confrères ? Comment d’ailleurs mesurer de combien ceux-ci s’élèvent au-dessus de la moyenne, si l’on commence par les détacher de leur entourage ?

Inconvénient plus grave encore ! A ne considérer que ces {p. 109}rois de l’intelligence, on s’expose à les grandir jusqu’à des proportions surhumaines ; on en arrive à confondre en eux ce qui leur est personnel avec ce qui leur est commun avec leurs voisins. On leur prête libéralement des initiatives dont ils n’eurent pas le mérite ; on finit même par se les figurer comme planant dans le vide. On s’habitue à ne plus voir par quels liens ils tiennent à leur temps et à leur pays. On ne comprend plus qu’avant d’être causes de certains effets ils ont été effets de certaines causes, qu’avant de modifier les milieux où ils vécurent ils ont eux-mêmes été façonnés par ces milieux. Bref, on ne mutile pas seulement la vérité : on la fausse.

Il s’en faut bien que les grands hommes soient les facteurs uniques des transformations littéraires ou sociales. On serait tenté de crier à l’histoire qui prétend leur accorder une attention exclusive le mot qu’Anacharsis Clootz adressait à la France : Guéris-toi des individus !

S’il en faut croire une fable antique, Jupiter en son Olympe disait un jour aux autres Immortels : « Suspendez-vous tous à cette corde ; tirez de toutes vos forces. Moi seul je tirerai de l’autre côté, et je vous amènerai tous à moi, même avec la mer et la terre, si telle est ma volonté. » C’était parler en souverain du monde. Mais quoi ! Un grand homme aurait-il une puissance semblable ? Pourrait-il traiter les autres hommes comme Jupiter traitait les autres dieux ? Serait-il capable d’arrêter un siècle sur la pente où il roule et de lui imprimer la direction qu’il lui plaît ?

Pour répondre à cette question, il faut se rappeler qu’un individu n’a d’action sur la masse d’un peuple que si on lui reconnaît une certaine supériorité. Il faut, par conséquent, se rendre compte des conditions auxquelles un homme est reconnu pour supérieur et comme sacré grand homme de son vivant. Suffit-il qu’il ait du génie ? Point du tout. Il faut autre chose encore. A toute époque, il y a dans une société certaines idées nouvelles qui naissent à la fois dans un grand nombre d’esprits, des germes de pensées et de sentiments qu’on sent flotter autour de soi et qu’on respire, pour ainsi dire, dans l’air ambiant. Il y a des désirs, inconnus jusqu’alors ou du moins amortis durant de longues années, qui s’éveillent ou se réveillent {p. 110}dans les âmes et qui demandent à être satisfaits. Tout cela est d’abord vague, indécis, confus, noyé dans une sorte de crépuscule. Mais qu’un homme, un grand écrivain, si l’on veut, vienne préciser ce qui était nuageux, condenser ce qui était éparpillé, mettre en pleine lumière ce qui était encore enveloppé d’ombre, exposer brillamment ces besoins que beaucoup sentaient sans en avoir la conscience bien nette, alors on lui sait gré d’avoir « dit le secret de tout le monde », d’avoir exprimé tout haut ce que tant d’autres pensaient tout bas, d’avoir donné une voix à des aspirations jusque-là presque muettes. L’heureux auteur est admiré, célébré, porté aux nues. Il est le grand homme du jour, de l’année, de l’époque, du siècle, suivant que son accord avec la société environnante a plus ou moins de durée, suivant aussi que son talent a plus ou moins d’éclat et de vigueur.

On peut donc dire que, pour agir sur ses contemporains, un grand homme doit marcher avec eux. On connaît ce mot plaisant prêté à je ne sais plus quel chef de bandes indisciplinées : « Il faut bien que je les suive : je suis leur chef. » De même un grand homme n’est aussi reconnu pour tel qu’à condition d’aller dans le sens du courant qui l’entraîne et le porte.

Sans doute un homme peut être un esprit de premier ordre et, malgré cela ou quelquefois par cela même, être en lutte avec le courant dominant. Sans doute, il peut avoir vingt et cent fois raison contre la masse qui pense autrement que lui. Mais, en ce cas, il est méconnu ; il s’épuise en efforts stériles ; s’il vit en un temps où les passions sont exaltées, il est écrasé, broyé, foulé aux pieds ; s’il a la chance de vivre en des jours plus calmes, il est raillé, dédaigné, condamné à l’obscurité, et il va grossir la longue liste des génies incompris. Quelle que soit d’ailleurs sa destinée, son action sur ses contemporains est très faible et souvent à peu près nulle. C’est seulement après sa mort qu’il est réhabilité, remis à son rang ; c’est du fond du tombeau que sa voix se fait écouter et vient éveiller dans les âmes un écho tardif.

S’il est vrai que chaque époque se forge de la sorte des dieux mortels à son image et maltraite ou ignore des hommes de valeur réservés à l’admiration des générations suivantes, il est nécessaire de réduire le rôle excessif attribué trop fréquemment {p. 111}à ces fortes individualités qui dominent du haut de leur gloire le siècle où elles ont vécu. Non pas, certes, qu’il faille crier : A bas les grands hommes ! briser et renverser leurs statues. Mais, au lieu de les laisser isolés, il faut les replacer dans le groupe social où ils se sont développés ; il faut, sans les rapetisser, rehausser la foule anonyme et les écrivains moins connus qui les environnent. Chacun d’eux n’est pas un sommet géant qui se dresse, majestueux et solitaire, au milieu d’une plaine ; c’est bien plutôt le point culminant d’une chaîne de montagnes.

De là, pour l’historien, une double obligation : mettre en relief ces sommets dont la base plonge aux mêmes profondeurs que celle des cimes moins hautes ; construire le massif montagneux d’où se détachent et montent en plein ciel les pics les plus élevés.

Laissons là les métaphores. Nous avons commencé par étudier les œuvres individuelles et les individus eux-mêmes ; nous avons amassé une quantité de vérités particulières. Mais il est visible, au premier coup d’œil, que, si nous trouvons, en parcourant la littérature d’une époque, des caractères qui sont strictement individuels, nous en rencontrons d’autres qui sont communs à plusieurs auteurs, à des groupes plus ou moins étendus. Nous sommes ainsi en passe d’arriver à des vérités générales, et c’est à cette étude d’ensemble qu’il nous faut travailler maintenant.

Chapitre II. Recherche des vérités générales37 §

§ 1. ― Comment passer des faits particuliers à des vérités générales ? Rien de plus simple, en apparence. « Généraliser, a dit Spencer, c’est grouper les coexistences et les séquences semblables. » Cela revient à dire qu’il faut constater entre les choses trois sortes de rapports : rapports de coexistence et rapports de succession, qui peuvent être des rapports de cause à effet ou d’effet à cause. Instituer entre les œuvres des comparaisons multiples, en les rapprochant tantôt d’après tel de leurs caractères, tantôt d’après tel autre, est un infaillible moyen d’étendre ses connaissances. On peut, si l’on veut, mettre en regard les œuvres d’une même époque, ou d’une même province, ou d’une même école. On peut, si on l’aime mieux, étudier en quoi diffèrent et se ressemblent les phases successives d’un genre littéraire. Un jour, on cherchera des rapports d’idées ou de sentiments ; le lendemain, des analogies de structure ou de style.

On établit ainsi, à des points de vue aussi divers que possible, des groupes sympathiques et l’on aboutit, pourvu qu’on procède avec toute la prudence que réclame la logique, à des constatations dont l’intérêt ne saurait échapper à personne.

Des exemples expliqueront ce que je veux dire.

A comparer ensemble les écrits, d’ailleurs si dissemblables, de Rousseau, de Buffon, de Diderot, de Thomas, on s’aperçoit {p. 113}bien vite que tous ces écrivains, qui furent contemporains, ont la phrase ample, périodique, largement déroulée, et l’on conclut sans témérité aucune que la prose oratoire, dans la seconde moitié du xviiie siècle, a joui d’une vogue éclatante. Suit-on, durant quelques siècles le développement du vers français de douze syllabes ; on remarque facilement que chez les poètes de la Pléiade il est souple, libre, aisé, qu’il se permet beaucoup d’enjambements et de rejets en même temps qu’il est richement rime ; qu’à partir de Malherbe et de Boileau, surtout au xviiie siècle, une césure presque immuable le divise en deux parties égales, tandis que la rime devient souvent pauvre et banale ; que les romantiques, en disloquant, comme ils disaient, « ce grand niais d’alexandrin », rendent à la rime une plénitude de sonorité dont elle avait perdu l’habitude ; que Musset semble, il est vrai, faire exception en lançant aux partisans de la consonne d’appui cette moqueuse profession de foi :

C’est un bon clou de plus qu’on met à la pensée ;

mais qu’aussi ses vers, sauf dans ses poésies de jeunesse où il s’abandonne à sa fantaisie gamine, sont restés, bien plus que ceux de Victor Hugo ou de Sainte-Beuve, fidèles à la coupe classique. On est, par suite, amené à cette conclusion générale : que fia richesse de la rime et la régularité de la césure ont été dans l’alexandrin en raison inverse l’une de l’autre. On est en présence d’une loi analogue à celle que la biologie appelle la loi de balancement des organes.

Les découvertes que l’on fait de la sorte sont d’importance inégale, mais de nombre indéfini. Pour en accroître le total, l’aide des sciences voisines est une ressource utile et permise. Toutes les sciences se touchent et se prêtent un mutuel appui ; aucune ne peut avancer sans que les autres profitent de ce progrès. Or, de nos jours l’homme est, si l’on peut s’exprimer ainsi, rentré dans la nature ; on a compris qu’il n’est pas isolé au centre de l’Univers ; qu’il est soumis à des lois qui lui sont communes avec les êtres environnants. Il suit de là que l’histoire a plus d’un point de contact avec les sciences naturelles et que le développement de l’humanité, malgré sa complexité plus grande, peut être éclairci par ce que l’on sait déjà de {p. 114}l’évolution des plantes et des animaux. Au reste, la philosophie, dans ses tentatives à demi heureuses pour unifier le savoir, a constaté des lois qui dominent tous les ordres de connaissances38. Ne voulût-on les considérer que comme des hypothèses à vérifier, elles peuvent encore guider les recherches de quiconque veut étudier dans sa marche l’histoire de la littérature.

C’est peu d’affirmer ; il faut prouver. On sait que tout mouvement se fait en suivant la ligne de la plus grande traction, de la plus faible résistance ou de leur résultante. Cette loi du moindre effort, comme on la nomme souvent, s’applique au monde moral comme au monde physique. La paresse est la reine de la terre, pourrait-on dire ; même quand l’homme est sollicité à agir par le désir ou le besoin, il agit de façon à atteindre son but avec le moins de peine possible. Or, cette règle préside à la transformation des langues ; nos ancêtres, au moyen âge, adoucissent pigmentum en piment, axilla en aisselle, spiritum en esprit ; qu’est-ce autre chose qu’un procédé inconscient pour rendre la prononciation plus facile ? Les savants du xvie siècle calquent le mot latin ; porticum devient portique ; blasphemare donne blasphémer ; ils ajoutent des lettres parasites ; ils écrivent aultre, coulteau, debvoir ; ils compliquent à plaisir l’orthographe. On pourrait croire qu’ils sont séduits par l’attrait de la difficulté. Erreur ? Comme le latin en ce temps-là est beaucoup plus écrit que parlé, comme ils consultent leurs yeux plutôt que leurs oreilles, la forme qui se rapproche le plus visiblement de la forme ancienne est celle qui se présente le plus aisément à leur pensée. Application différente de la même loi.

Tout mouvement est rythmique. Flux et reflux de l’Océan, courbes symétriques des fleuves, battements du sang dans l’artère, fièvre, musique ou danse, tout autour de nous et en nous révèle une alternance plus ou moins régulière. La littérature, elle aussi, suit dans son allure un rythme composé. Réalisme et idéalisme se succèdent dans la vie d’une nation comme de grandes vagues qui durent à peu près le même {p. 115}nombre d’années. Un peuple qui vient de se raidir dans l’austérité est par là même près de se ruer en débauches. Voyez les mœurs et la littérature du Directoire au lendemain de la sévérité Spartiate que les hommes de 93 avaient essayé d’imposer.

Tout ensemble qui évolue part d’une forme moins cohérente pour arriver à une forme plus cohérente. Ainsi les nébuleuses se condensent en systèmes stellaires, les phénomènes isolés en sciences, les peuplades éparses en cités et en États. Regardez maintenant la genèse des chansons de geste à la lumière de cette loi. Est-ce qu’elles ne sont pas formées à l’origine de parties incohérentes qui s’ajustent, se soudent et deviennent peu à peu un tout organisé ?

On le voit, soit par une comparaison directe des œuvres littéraires entre elles, ce qui est le moyen le plus sûr et le plus fécond en résultats, soit par une application de lois générales ou universelles déjà découvertes, ce qui exige beaucoup de tact et de prudence —. c’est-à-dire le plus souvent par la méthode inductive et quelquefois par la méthode déductive — on peut obtenir quantité de vérités démontrables, qui contiennent et résument une multitude de faits particuliers. Calculera qui pourra l’enrichissement énorme de savoir qu’on peut atteindre par cette double voie.

§ 2. — De même que la comparaison d’un grand nombre de faits particuliers permet d’aboutir à des faits généraux, de même le rapprochement de plusieurs causes individuelles amène à constater des causes générales.

Ainsi l’examen de leur œuvre et de leur vie nous apprend que Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Ducis ont tous aimé, admiré, reproduit certains écrivains anglais : nous voici autorisés à déclarer que l’Angleterre a exercé sur la France une forte influence intellectuelle au cours du xviiie siècle, et avec un peu d’attention, il est aisé de marquer dans quels domaines, entre quelles dates, en quel sens elle a agi. Nous tenons un des facteurs étrangers qui ont modifié en ce temps-là l’évolution de la pensée française.

Choisissons un cas plus compliqué. Dans la seconde moitié du siècle dernier renaissent en France des goûts qu’on n’y connaissait plus ; on s’y éprend à la fois des voyages, de l’agriculture, {p. 116}des idylles, des jardins anglais, des romans champêtres, des sites sauvages qualifiés de « romantiques », des tableaux représentant la vie du village : choses d’ordre différent, mais qui se ressemblent et qu’on peut réunir sous une seule formule en disant : la France revient à la nature extérieure. Pourquoi ? se demande l’historien.

Il regarde autour de la France d’alors dans l’espace et dans le temps. Il remarque que le mouvement est général, qu’il se produit au Nord comme au Midi de l’Europe ; il suppose qu’il pourrait venir de quelque nation voisine ! Il écarte, après examen, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, dont les mœurs et les écrits sont peu connus ou peu goûtés des Français de l’époque. Mais il remarque que les écrivains anglais et un écrivain suisse, Rousseau, sont parmi les préférés du moment. Il considère les dates. Il voit que les œuvres de Rousseau, qui sont les premières à prêcher en langue française l’amour des champs, paraissent de 1750 à 1760 ; il constate que les Anglais, Thomson, par exemple, ont exprimé les mêmes sentiments plus de vingt ans auparavant. L’influence de l’Angleterre d’abord, et celle de Rousseau ensuite sont donc à l’origine du grand courant d’imitation qui s’est propagé par toute la France.

Mais ce n’est pas assez. Il en est des idées comme des plantes ; elles ne peuvent passer d’un pays à un autre et y prospérer que si elles y rencontrent un sol et un climat favorables. En d’autres termes, un peuple n’adopte des façons de sentir et de penser étrangères que si elles répondent à des aspirations qui existent déjà chez lui. Il faut donc que la France et l’Europe entière aient été prédisposées à ce réveil du sentiment de la nature.

L’historien cherche encore. Il ne trouve pas à cette variation du goût de causes physiques ou physiologiques. Point de changement grave dans les conditions atmosphériques ; le ciel n’est pas devenu plus bleu, les roses plus roses ; les hommes n’ont pas été doués d’un sens nouveau. Cette cause générale doit être une cause sociale.

L’historien regarde alors la fin du xviie siècle pour mieux s’expliquer le xviiie siècle. Il sait que ce fut l’âge d’or de la société polie ; qu’en ce temps-là la vie mondaine fut l’idéal de tout ce qui comptait alors parmi les hommes ; que les jardins mêmes {p. 117}étaient des salons ; que les philosophes prouvaient l’existence de la matière par celle de la pensée ; que les poètes, acharnés à peindre l’âme humaine civilisée, laissaient à peine tomber quelques regards distraits sur la nature environnante. Il songe à cette tyrannique nécessité de changement, à cette alternance régulière qui emporte les nations d’un extrême à l’autre ; il comprend que la France et l’Europe ont repris goût à la verdure des bois et des prairies et aux charmes de la solitude, précisément parce qu’elles étaient lasses et dégoûtées de spectacles et de plaisirs contraires ; il trouve enfin dans cette réaction violente contre les prédilections du siècle précédent un cas particulier de cette grande loi du rythme qui semble être une des lois de la vie universelle.

Possède-t-il désormais la solution complète du problème ?

Pas encore. Pourquoi, d’une part, l’Angleterre a-t-elle été la première à réagir contre les mœurs et les idées de la France de Louis XIV ? Question de race peut-être ; mais surtout parce que l’esprit mondain y fut une importation, une mode exotique venue d’outre-Manche, par conséquent une chose superficielle, un vernis peu solide, et aussi parce qu’une nation de marins, de commerçants, de voyageurs était par là même restée en contact perpétuel avec la nature. Pourquoi, d’autre part, est-ce Rousseau qui a « fait reparaître du vert » dans la littérature française ? Parce qu’il avait dans sa jeunesse contemplé de près la splendeur des montagnes et des lacs, vécu dans leur, intimité, respiré dans l’air pur l’âme des paysages alpestres ; parce qu’il avait parcouru à pied la Suisse et la Savoie, deux pays où des contrastes grandioses et charmants parlaient plus qu’ailleurs aux yeux et aux cœurs, où les fêtes, les usages, la vie de tous les jours avaient encore la saveur d’une agreste simplicité ; parce qu’enfin cet être si sensible, écrivant en un moment où la sensibilité se réveillait en France, rencontrait des lecteurs préparés aux émotions qu’il allait leur communiquer.

Si l’on veut après cela résumer les causes qui ont amené en France cette renaissance du sentiment de la nature, on arrive à cette formule : Cause essentielle : la longue et fatigante durée d’une civilisation trop exclusivement mondaine, durée qui {p. 118}engendre le désir de sensations opposées. Causes secondaires : l’action dans le même sens de l’Angleterre et celle de la Suisse s’exerçant par l’intermédiaire de Jean-Jacques et de quelques autres.

J’ai réduit au minimum les preuves dont on peut étayer ces conclusions39 ; la démonstration, pour écourtée qu’elle soit, me paraît cependant suffire à établir qu’il est possible de déterminer les causes qui expliquent un ensemble de faits. On pourrait même soutenir qu’on arrive plus facilement à la vérité en opérant sur une masse de phénomènes qu’en se restreignant à l’étude de cas individuels. Le calcul des probabilités indique, à un ou deux près, le nombre des morts et des mariages qui se produiront en un pays dans l’espace d’une année ; il ne saurait apprendre si telle personne désignée se mariera ou mourra durant ces douze mois. De même, l’historien hésitera à se prononcer sur l’origine de tel fait isolé ; plusieurs faits semblables s’éclaireront mutuellement, révéleront d’où ils découlent et transformeront en certitude ce qui n’était qu’une hypothèse.

Je choisis un second exemple. J’observe chez Racine une soumission absolue aux règles de la tragédie. D’où provient cette docilité ? Peut-être des excès antérieurs du drame libre. Boileau, Bossuet, l’Académie, l’entourage de Louis XIV m’offrent dans des domaines divers le spectacle d’un pareil respect de l’autorité. N’aurait-il pas une cause analogue ? Les désordres de la Fronde ont pu dégoûter de la liberté politique. Les querelles de religion ont pu renforcer le pouvoir de l’Église, le désir d’unité religieuse. « La folle du logis » s’est si bien donné carrière dans les œuvres de Scarron, de Bergerac, de Saint-Amand que le besoin d’une discipline pour la langue et d’un code pour la littérature a pu se faire sentir impérieusement. La supposition initiale se consolide à mesure qu’on avance ; on en cherche la confirmation dans les témoignages des contemporains ; dans les lois déjà connues qui président à la marche de l’esprit {p. 119}humain, et l’on finit par avoir, au lieu d’une opinion dont on doutait soi-même, une conviction raisonnée qui s’impose.

C’est par des procédés tout à fait semblables qu’en rapprochant plusieurs effets particuliers on constate des effets généraux. Je crois inutile d’insister sur les applications possibles de la même méthode.

Chapitre III. Des moyens de trouver la formule générale d’une époque §

Nous savons comment d’un grand nombre de faits particuliers on peut tirer des vérités plus larges, plus étendues qui s’y trouvent contenues. Nous pouvons dès lors chercher ce que nous avons appelé la formule générale d’une époque littéraire.

Nous croyons devoir répéter ici ce que nous avons déjà dit à ce sujet : qu’une littérature est, comme tout ce qui vit, matière et mouvement et que par suite la formule cherchée doit être double. Elle doit, d’une part, comprendre les éléments littéraires qui composent l’époque étudiée, les divers groupes qui s’y touchent et s’y combattent, l’importance relative de ces différents groupes et des différents genres littéraires, etc. Elle doit nous faire connaître, d’autre part, le sens dans lequel ont marché durant cette époque les parties solidaires et distinctes dont le tout est composé, et, s’il y a lieu, le courant dominant qui a emporté cet ensemble à la fois un et multiple.

Mais, pour atteindre cette formule, suffit-il d’étudier les faits purement littéraires, dont la liaison étroite n’a pas besoin d’être démontrée ? Évidemment non. Tout tient à tout et le moment est venu de replacer la littérature au milieu de tout ce qui l’environne-. Seulement reste à savoir comment il convient de mener cette enquête, portant non seulement sur toutes les branches de la civilisation, mais sur toutes les forces qui peuvent modifier l’évolution humaine. C’est là un ensemble si complexe qu’en voulant le considérer dans toutes ses manières {p. 121}d’être on risque de négliger toujours quelque chose d’important. Il est nécessaire d’appeler à notre aide toute la précision de la sociologie pour réduire au minimum les chances d’omission dans cette analyse d’une société à chacune de ses époques.

Or nous avons vu (2e partie, ch. v) que toutes les forces, qui forment, déforment et transforment un individu et par conséquent une société, peuvent se ramener à trois catégories : milieu psycho-physiologique ; milieu terrestre et cosmique ; milieu social. Ce classement nous fournira les grandes lignes de notre itinéraire dans notre exploration d’une époque.

Aucun de ces trois groupes de forces n’est à négliger ; mais ils ne nous permettent pas tous une moisson égale de renseignements utiles.

Le milieu psycho-physiologique est le moins important pour nous dans l’ordre de recherches où nous nous engageons, puisqu’il change d’un individu à l’autre et que nous travaillons maintenant à déterminer les caractères généraux d’une époque.

Le milieu terrestre et cosmique a déjà une importance plus considérable, quoiqu’elle aille en diminuant à mesure qu’on s’éloigne des temps primitifs. L’homme, en effet, s’affranchit de la nature et la soumet de plus en plus, à mesure que la civilisation progresse.

Le milieu social est celui dont l’étude est la plus féconde et la plus variée. Aussi faut-il prendre pour l’étudier toutes les précautions possibles.

L’observation la plus superficielle nous révèle qu’une société, à une époque quelconque de son existence, n’est pas un simple total d’éléments rassemblés au hasard et juxtaposés. Suivante un mot connu40, quand on parle de « corps social », on ne fait pas une métaphore ; on exprime une vérité désormais acquise. Il existe entre les diverses branches d’une civilisation une dépendance mutuelle, analogue à celle qui relie les différents membres dont le corps d’un animal est composé. Nous n’avons point pour le moment à rechercher si cette dépendance est exactement de même nature dans les deux cas, ni en quoi une société {p. 122}diffère d’un organisme végétal ou animal. Il nous suffit de constater que, en un temps et en un pays donnés, l’art, la littérature, le costume, l’habitation, l’état politique et religieux sont rattachés par des traits d’union que nul ne songe plus sérieusement à contester. Et comment pourrait-il en être autrement ? Par quel prodige les mêmes hommes, comme autant de maîtres Jacques, pourraient-ils avoir non seulement d’autres dehors, mais d’autres idées, d’autres sentiments, une autre âme, en passant d’un domaine à un autre domaine de l’activité humaine ?

Nous savons donc que l’évolution littéraire ne peut être séparée que par abstraction du reste de l’évolution sociale ; qu’il y a ainsi des ressemblances et aussi des rapports de cause à effet ou d’effet à cause entre les œuvres qui nous intéressent et leur entourage. A vrai dire, l’historien d’une langue et d’une littérature devrait être universel au profit de l’histoire spéciale qu’il construit ; il devrait connaître les relations sans nombre que l’une et, l’autre soutiennent, les actions et réactions sans nombre que l’une et l’autre exercent et subissent dans leur contact perpétuel avec la science, l’art, la religion, en un mot avec toutes les manifestations diverses de la vie nationale. Par malheur, le programme est plus facile à dresser qu’à exécuter. Cette universalité, même restreinte aux limites d’un seul pays, est un idéal à peu près inaccessible, comme tout idéal, mais, comme tout idéal aussi, utile pour guider les pas du chercheur, pour lui montrer le but lointain, dont il peut sans cesse approcher tout en désespérant de l’atteindre jamais complètement.

On a le droit toutefois d’être effrayé en songeant à la masse de connaissances qu’il faudrait réunir pour rétablir tous les liens de la littérature avec l’ensemble dont elle dépend ; on a le droit aussi d’être inquiet et de se demander si, en voulant la replacer au milieu de tout ce qui l’environne, on ne risque pas de l’étouffer, de la perdre de vue, de sacrifier le principal à l’accessoire.

Ce malheur ne lui a pas toujours été épargné. Taine, au lieu d’étudier la littérature pour elle-même, l’a considérée trop souvent comme un moyen de mieux connaître la société dont elle exprime les mœurs, les tendances, les rêves. D’autres, au lieu de viser uniquement à en dérouler l’histoire, ont subordonné {p. 123}ce but, déjà bien assez difficile à toucher, au désir de faire avancer la psychologie. Je ne nie pas, à coup sûr, que l’histoire bien faite d’une littérature ne puisse servir à tirer de l’ombre des faits sociaux de haute valeur ou encore à éclaircir certains mystères de la mentalité humaine. Mais je crois qu’il est inutile et dangereux de porter dans cette étude des préoccupations étrangères à son objet propre ; je crois que les phénomènes littéraires sont assez intéressants et assez complexes en eux-mêmes pour que l’historien emploie et borne tous ses efforts à les débrouiller. Je crois, en un mot, qu’il importe de renverser les procédés dont je viens de parler : j’entends que l’historien de la littérature doit mettre les données de la sociologie et de la psychologie au service de l’histoire particulière qu’il élabore, et non pas faire le contraire pour le plus grand avantage peut-être de la philosophie, mais au détriment certain de la tâche qui lui incombe.

Il arrive parfois, dans l’exécution d’une cantate par une société musicale, que les chanteurs, basses, barytons, ténors, se groupent au fond du théâtre et forment en sourdine un chœur puissant, tandis que, sur le devant de la scène, en pleine lumière, se détache une prima donna ; elle chante et sa voix domine toutes les autres, sans cesser cependant d’être en harmonie avec elles. Tel doit être le rôle de la littérature dans une histoire qui. lui est consacrée ; à elle, sans conteste possible, revient la place d’honneur ; mais autour d’elle, au second plan, doivent se grouper harmonieusement les voix des autres parties de la société, qui accompagnent, soutiennent et font ressortir le chant du personnage en vedette.

Ainsi, puisque la littérature

Est au centre de tout comme un écho sonore41,

l’historien parcourra tous les domaines, mais il les parcourra en vue de tout rapporter à la littérature. Les faits de toute nature, qu’il rencontre chemin faisant, n’ont pas pour lui d’intérêt en eux-mêmes, ils ne méritent de l’arrêter que par leurs rapports avec les idées, les sentiments ou les formes qui {p. 124}se manifestent dans les œuvres littéraires de l’époque. Ils sont tantôt des signes, tantôt des causes, tantôt des effets, d’un état d’esprit qui se reflète, qui s’incarne dans les ouvrages des écrivains ou des orateurs. C’est seulement à ce triple point de vue qu’il convient de les envisager.

Nous allons donc parcourir lentement la série des opérations qu’il convient de faire pour étudier dans une époque donnée les divers milieux où se développe la littérature, en nous gardant d’oublier que les faits environnants doivent être envisagés tour à tour par nous comme révélateurs, producteurs ou produits de faits littéraires.

Chapitre IV. La littérature et le milieu psycho-physiologique §

Par milieu psycho-physiologique nous avons désigné les aptitudes qu’un homme apporte en venant au monde, les germes de qualités et de défauts qui existent en lui à sa naissance, cette combinaison particulière d’éléments qu’on appelle souvent du mot vague de tempérament. Il est certain que ces dispositions premières sont développées ou atrophiées, en tout cas modifiées par la vie. Il s’agit donc de découvrir, dans les limites de l’époque qu’on a choisie pour champ d’études, les phénomènes généraux qu’il faut rapporter soit à l’hérédité, soit aux circonstances nouvelles qui ont pu modifier l’organisation primitive des hommes durant cet espace de temps.

On a beaucoup parlé dans notre siècle de la transmission héréditaire de certains caractères qui se fait dans un peuple de génération à génération. On a raisonné à perte de vue sur l’influence de la race, pour prendre le mot consacré. Il est en effet naturel de supposer que, dans l’incessante mobilité des coutumes et des goûts par lesquels passe une nation, il y a des traits fondamentaux qui subsistent toujours. On peut admettre que des causes permanentes ou presque insensiblement changeantes ont dû produire en tout temps sur les corps et les humeurs des effets à peu près identiques. On s’accorde assez à reconnaître, en théorie du moins, que la moyenne des Français se distingue de la moyenne des Espagnols ou des Allemands par la taille, la complexion, le visage, la constitution {p. 126}physique ou morale ; même dans la pratique, à qui de nous n’est-il pas arrivé, en présence d’un inconnu, de dire au premier abord, sans qu’il ait eu besoin d’ouvrir la bouche : « Cet homme est Italien ! Celui-ci est Anglais ! »

Mais, dans le domaine intellectuel, combien il est difficile de préciser, alors que le génie national se manifeste sous des apparences s. diverses, ce qui appartient à la race, et surtout ce qui lui appartient exclusivement ! Voltaire est Français comme Bossuet, Rabelais, est Tourangeau comme Alfred de Vigny. Essayez un peu de démêler l’écheveau embrouillé que forment les croisements de sang dans un pays composite où se sont mêlés, dès les premiers temps, des Celtes, des Romains, des Germains, des Basques, des Israélites ! Comment calculer l’apport que, par invasion ou infiltration, fournirent à maintes reprises l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne ? Comment suivre de nos jours, dans ce Paris cosmopolite où se fondent tant d’éléments originaires des quatre coins du monde, ce qui est purement français ? Il est convenu en notre siècle que le peuple de France est mutin, remuant, indocile, incapable du calme et de la sagesse pratique que montrent ses voisins d’outre-Manche. C’est une de ces vérités banales qu’on ne prend plus la peine de démontrer. Et pourtant, de 1660 à 1750, lorsqu’on voulait citer aux Anglais rebelles et agités le modèle d’un peuple soumis et tranquille, on venait le chercher de ce côté-ci du détroit.

Au reste, dans la formation du caractère national, si tant est qu’on arrive à le déterminer, quelle part attribuer à l’hérédité physiologique proprement dite ? Le climat, la langue, l’éducation façonnent et transforment les gens avec une telle puissance qu’on s’expose à de singulières erreurs, lorsqu’on prétend reconnaître en eux ce qu’ils doivent uniquement à leurs ancêtres. « Nourriture passe nature » ? disaient nos pères. Une famille qui s’établit à l’étranger s’assimile assez vite au milieu nouveau qui l’enveloppe. N’y a-t-il pas en France de vrais Français portant des noms germaniques ? Et ne prendrait-on pas pour des Allemands pur sang tels descendants des réformés que Louis XIV chassa de son royaume et qui se réfugièrent à Berlin ou à Francfort ?

{p. 127}Je ne prétends certes pas que, d’une génération à une autre, des pères ou des aïeuls aux fils ou aux petits-fils, il n’y ait pas un legs de manières d’être corporelles ou mentales. Je dis seulement que cet héritage est mal connu, problématique, indéterminable dans l’état actuel des connaissances humaines. On peut se proposer une théorie des races comme point d’arrivée de longues études qui sont encore à faire ; on ne saurait l’assigner pour point de départ aux recherches qui nous occupent, si l’on veut aboutir à des résultats sérieux et solides.

Faut-il conclure de là qu’il n’y ait point à relever, dans une époque donnée, des faits physiologiques généraux utiles à l’histoire de la littérature ? La conclusion serait excessive. Je m’aventure ici sur un terrain peu exploré ; il faudra beaucoup de bons travaux médico-littéraires pour fouiller en tous sens cette contrée inconnue, mitoyenne entre deux ordres de choses séparés, semble-t-il, par une large distance. On me pardonnera, si je ne puis guère qu’indiquer des commencements de sentiers, têtes de ligne des grandes routes à tracer.

§ 1. — Je vois d’abord un curieux rapport de coïncidence entre la prédominance de certains tempéraments et celle de certains caractères littéraires. Il y a presque toujours dans une période ce que j’appellerai un tempérament régnant, et ceux qui en sont doués sont par là même prédestinés à représenter la tendance maîtresse de leur temps, à devenir les grands hommes du moment.

Ainsi, la seconde moitié du xviiie siècle voit s’épanouir avec une force singulière la sensibilité française, qui commençait, depuis une vingtaine d’années, à reprendre, aux dépens de la raison, une place croissante dans la littérature et la philosophie. « Les grandes pensées viennent du cœur », disait déjà Vauvenargues, et il entendait par là qu’il n’est point de génie ni d’héroïsme sans passion. Duclos fait bientôt chorus avec lui. Il s’écrie : « Qu’il y a d’idées inaccessibles à ceux qui ont le sentiment froid ! » Un jour, il accompagne Mme d’Épinay dans une visite qu’elle rend au précepteur de son fils, et, comme on cause de la manière dont l’enfant doit être élevé, Duclos, avec sa brusquerie habituelle, lance tout à coup ces paroles : « N’allez pas faire la bêtise de lui dire du mal des passions et des plaisirs ; {p. 128}j’aimerais autant qu’il fût mort que condamné à n’en pas avoir. » Rousseau va plus loin encore. Pour lui, la réflexion est un état contre nature ; il écrit cette phrase énergique : « L’homme qui médite est un animal dépravé. » Il se plaît à railler la raison, à l’humilier, à la fouler aux pieds ; il proclame la royauté, que dis-je ? l’infaillibilité du sentiment. Il dit, en effet, dans son Emile : « La nature ne se trompe pas. » Et « la nature » signifie là les penchants naturels au cœur humain. Quelques années plus tard, la sensibilité a si bien absorbé tout l’homme qu’on le définirait volontiers un être qui sent, et Bernardin de Saint-Pierre propose, en termes formels, de remplacer le fameux argument de Descartes : « Je pense, donc je suis », par celui-ci, qui lui paraît plus simple et plus général : « Je sens, donc j’existe ! » — La raison, dit-il encore42, produit des hommes d’esprit ; le sentiment fait les hommes de génie. La raison varie d’âge en âge ; le sentiment est toujours le même. — Et il continue longuement ce parallèle où la pauvre raison est immolée sans pitié en l’honneur du sentiment réhabilité. Ceux même des philosophes qui défendent la raison la trahissent : Condillac fait de l’intelligence une dépendance de la sensibilité, puisque les idées ne sont pour lui que des sensations transformées.

Ce triomphe de la sensibilité éclate alors partout. Rousseau restaure, je ne dirai point la religion, mais le sentiment religieux. Il fait dire au Vicaire savoyard, interprète fidèle de ses propres opinions : « Quand tous les philosophes du monde prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage. » Sa démonstration de l’immortalité de l’âme ne repose pas sur une autre base. Il disait un jour : « J’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Je sens qu’il doit me revenir quelque chose. » On sait qu’il médita un grand ouvrage qui aurait eu pour titre : la Morale sensitive. Voltaire, de son côté, veut faire des tragédies tragiques, qui arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Il s’écrie, à propos de Corneille43 : « Qu’est-ce qu’une pièce qui ne fait pas pleurer ? » La comédie s’est faite larmoyante ; le drame {p. 129}bourgeois, avec Diderot, est sentimental et déclamatoire ; le conte, avec Marmontel, devient pathétique et pleurard. Les larmes, l’émotion, l’amour ardent et exalté, rentrés dans le roman avec Manon Lescaut, y débordent avec la Nouvelle Héloïse. Rousseau dit en parlant de certaines lettres de Saint-Preux : « Quiconque ne sent pas amollir et fondre son cœur dans l’attendrissement doit fermer le livre. » Les apostrophes, les élans passionnés, les effusions lyriques, les explosions d’éloquence, d’indignation, d’enthousiasme animent mille pages fiévreuses ; et si l’emphase, les tirades creuses et sonores les phrases ampoulées abondent également, si la sentimentalité fade et la sensiblerie fausse donnent une saveur écœurante à des ouvrages médiocres et gâtent çà et là ceux des meilleurs écrivains, c’est que, à toute époque, défauts et qualités sont intimement unis, c’est que toute forme d’esprit a, comme toute médaille, un revers et que ce revers est d’ordinaire la caricature de l’autre face. Michelet, à propos de Zaïre, écrit44 : « L’âme française un peu légère, mobile et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur. » Ce qui était vrai dès 1732 l’est bien davantage dans les soixante années qui suivent. Qui pourrait dire le déluge de larmes dont la France fut alors inondée ? Il y a sous Louis XVI des pièces officielles qui commencent ainsi : « La sensibilité de mon cœur me porte à…, etc. » La Révolution fut le paroxysme, le déchaînement, l’éruption brûlante de la passion accumulée dans les cœurs, comme une lave volcanique, depuis plus d’un demi-siècle.

Je ne crois pas avoir besoin de détailler davantage le rôle considérable que joue la sensibilité dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Chercherons-nous maintenant quel a été le caractère principal du tempérament chez les personnages marquants de cette période ?

Sans doute, il y eut alors, comme toujours, bien des tempéraments divers et aussi, comme toujours, bien des hommes, singes d’autrui, qui affectaient les manières d’être à la mode. N’importe ! Il est aisé de noter chez la majorité de ceux qui ont {p. 130}agi le plus sur leurs contemporains une sensibilité extrême et souvent féminine. Les femmes, en tout temps, sont plus sensibles, tout au moins plus expansives, que les hommes ; mais, en ce temps-là, elles sont plus que jamais exaltées, romanesques. Quand Bernardin de Saint-Pierre a publié ses Etudes de la Nature, une jeune fille de Lausanne, dans un accès d’admiration, lui écrit pour lui offrir sa main. « Je veux avoir, dit-elle, un mari qui n’aime que moi et qui m’aime toujours. » Elle ajoute naïvement qu’elle est belle et riche ; mais elle veut que l’élu de son cœur se fasse protestant, et cette pieuse exigence met fin au roman ébauché. Chaque fois qu’une jeune femme est présentée à Voltaire, devenu le patriarche de Ferney, il est d’usage qu’elle pâlisse, tremble, frissonne, se trouve mal en l’apercevant. S’il faut en croire Mme de Genlis45, « on se précipitait dans ses bras, on balbutiait, on pleurait, on était dans un trouble qui ressemblait à l’amour le plus passionné ». Eh bien ! les plus grands hommes ont alors des transports pareils. Voyez Diderot, En un clin d’œil, il s’anime, s’allume : c’est un volcan qui toujours gronde, fume et bouillonne ; son cœur est dans une perpétuelle fermentation. Voltaire l’appelait Pantophile, et, en effet, il s’éprend de tout, admire tout, s’attendrit sur tout. Il lit un roman de Richardson, et il pleure ; il assiste à une comédie, et il pleure ; la tsarine Catherine Il lui adresse un mot d’amitié et il pleure. Son ami Sedaine vient d’avoir un succès au théâtre : Diderot court chez lui, l’embrasse, veut le féliciter ; mais la voix lui manque et les larmes lui ruissellent le long des joues.

D’autres sont encore plus faciles à émouvoir que lui. Il en est qui sont vraiment martyrs de leur sensibilité, qui en souffrent cruellement, qui sont, comme la sensitive, froissés et blessés par le contact le plus léger. C’est le cas bien connu de J.-J. Rousseau. On sait assez que cet excès de nervosité tourna vers la fin à la maladie mentale. Mais il n’est pas seul de son espèce. Bernardin de Saint-Pierre est, comme lui, victime d’une sensibilité trop vive, et il le sait si bien qu’il fait cet aveu significatif : « Une seule épine me fait plus de mal que l’odeur de cent roses {p. 131}ne me fait de plaisir. » Il s’en plaint comme d’une infirmité qui lui a longtemps rendu insupportable le commerce des autres hommes : « Il m’était, dit-il, impossible de rester dans un appartement où il y avait du monde, surtout si les portes en étaient fermées. Je ne pouvais même traverser une allée de jardin public où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées. Dès qu’elles jetaient les yeux sur moi, je les croyais occupées à en médire46 ». Chamfort nous fournirait un nouvel échantillon d’irritabilité maladive. Mirabeau, « Monsieur de l’Ouragan », comme on l’appelait dans sa famille, nous montrerait la passion fougueuse, effrénée, indomptable, arrivant enfin à l’action, qui en est l’aboutissant et l’assouvissement naturel.

 

Je choisis un autre exemple de l’harmonie qu’offrent entre elles la littérature d’une époque et la constitution physique des représentants les plus connus de cette époque.

Un des traits les plus saillants des œuvres qui parurent pendant la période agitée de la Fronde, c’est je ne sais quoi de heurté, de discordant, de difforme, de grotesque. N’est-ce pas alors que le burlesque sévit en France comme une épidémie ? N’y a-t-il pas dans les écrits de Scarron ou de Cyrano de Bergerac des dislocations comiques de style et d’idées, des contrastes violents qui font rire, des bouffonneries énormes et truculentes ? Or, il semble que la discordance, la difformité, la bizarrerie se retrouvent alors jusque dans l’extérieur des gens Le grand Condé, avec son nez en bec d’aigle, a l’apparence d’un oiseau de proie. Retz est « un petit homme noir qui ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toutes choses »47. Michelet l’appelle « un basset à jambes torses ». Le prince de Conti, général en chef des frondeurs, est bossu et disgracié de toutes façons, si bien que Condé, son frère, passant devant un singe, s’incline gravement et s’écrie : « Serviteur au généralissime des Parisiens ! »

Regardons de près d’autres personnages fameux alors. Le grand Arnauld est petit, sec et de piètre mine. Pellisson, au {p. 132}dire de Mme de Sévigné, abuse de la permission qu’ont les hommes d’être laids ; il a été affreusement défiguré par la petite vérole. Mlle de Scudéry est si noire de peau que, selon Mme Cornuel, une de ses bonnes amies, la nature semble lui avoir fait suer toute l’encre qu’elle devait employer ; elle a pourtant des attraits aux yeux de Pellisson, ce qui fait répéter aux plaisants le dicton connu : « Qui se ressemble s’assemble ». On cite encore, en ce temps-là, des nez qui ont une notoriété dont leurs possesseurs se seraient volontiers passés. C’est celui de Fouquet, d’abord ; mais sa cassette de surintendant a de si beaux yeux qu’il peut emplir une autre cassette de billets doux à lui adressés par nombre de belles dames. C’est celui de l’abbé d’Aubignac, qui s’allonge démesurément au milieu d’une tête carrée par le bas et pointue par le haut. C’est celui de Vincent de Paul, qui eut une célébrité légitime et justifia l’adage que long nez est marque de bonté. C’est surtout celui de Cyrano de Bergerac, qui fut (tout le monde le sait aujourd’hui) l’occasion de plusieurs duels : car le porteur n’entendait pas qu’on raillât cette partie trop remarquable de sa personne. Théophile Gautier l’a décrit avec amour48 : « Ce nez invraisemblable se prélasse dans une figure de trois quarts, dont il couvre entièrement le petit côté ; il forme sur le milieu une montagne qui me paraît devoir être, après l’Himalaya, la plus haute montagne du monde ; puis il se précipite vers la bouche qu’il obombre largement, comme une trompe de tapir, ou un rostre d’oiseau de proie ; tout à fait à l’extrémité, il est séparé en deux portions… Cela fait comme deux nez distincts, dans une même face, ce qui est trop pour la coutume… »

Les gens de lettres sont alors riches en particularités comiques du même genre. Saint-Pavin, l’esprit fort, le poète, l’ami de Ninon, trace de lui-même ce portrait peu flatté 49 :

Mon teint est jaune et safrané,
De la couleur d’un vieux damné,
Pour le moins qui le doit bien estre
Ou je ne sçay pas m’y connoistre.
{p. 133}Soit par hazard ou par despit,
La nature injuste me fit
Court, entassé, l’espaule grosse ;
Au milieu de mon dos je hausse
Certain amas d’os et de chair
Faict en pointe comme un clocher ;
Mes bras d’une longueur extrême,
Et mes jambes presque de même,
Me font prendre le plus souvent
Pour un petit moulin à vent.

Scarron, le roi du burlesque, est, par une harmonie de la nature, comme eût dit plus tard Bernardin de Saint-Pierre, le burlesque incarné. Voici de quel ton il raille sa propre laideur : « Les uns disent que je suis cul-de-jatte ; les autres que je n’ai point de cuisses et que l’on me met sur une table dans un étui, où je cause comme une pie borgne ; et les autres, que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie et que je le hausse et le baisse pour saluer ceux qui me visitent… » Il proteste gaiement contre ces peintures de fantaisie ; mais, revues et corrigées par lui, elles ne le rendent pas beaucoup plus séduisant. « Mes jambes et mes cuisses ont fait d’abord un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu ; mes cuisses et mon corps en font un autre et, ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras ; enfin je suis un raccourci de la misère humaine. »

Qui sait si cette apparence simiesque ne fut pas une des causes qui déterminèrent le succès de Scarron, si elle ne contribua pas à faire de lui la vivante expression du goût littéraire contemporain ?

 

Il y a ainsi une certaine similitude entre les types physiques et les types intellectuels d’une époque ; il y a de même une relation plus étroite qu’on ne pense entre des faits d’ordre purement matériel et les faits littéraires.

Qui croirait au premier abord que la cuisine et la littérature pussent avoir quelque chose de commun ? Cependant l’une et l’autre se transforment sous la même influence. Le Français de nos jours a introduit dans son alimentation le thé, qui était {p. 134}pour nos grand’mères une tisane, le grog, le punch, avec les biftecks et les poudings ; le Français, devenu de la sorte mangeur de viandes saignantes et de pâtisseries lourdes, amateur de condiments violents et de boissons tour à tour fortes ou fades, est le même qui goûte les brusques secousses de l’humour, les drames de Shakespeare, les romans de Dickens, la gaieté macabre des clowns et les sports de tout genre. Il n’est donc pas permis d’étudier la littérature comme si l’homme n’avait point de corps. Les choses de la matière, pour parler avec Molière, agissent souvent

Sur les productions d’esprit et de lumière,

et l’historien n’a pas le droit de dédaigner, comme faisaient les Femmes Savantes, la partie animale si intimement liée à la partie spirituelle.

§ 2. — Les modifications qui se produisent dans l’état physiologique d’un peuple ne sont pas seulement corrélatives de celles que subit sa littérature ; il est parfois possible de dire lesquelles sont effet, lesquelles sont cause des autres.

L’invasion brusque d’un fléau, comme la peste ou le choléra se répercute dans les œuvres littéraires. Elle amène, en général, une recrudescence à la fois de vie religieuse et de vie sensuelle. Préoccupation de l’au-delà et jouissance affolée du présent peur de la Mort et fougueux élan vers l’Amour, son frère ennemi voilà ce qu’inspire d’ordinaire une de ces calamités où l’homme se sent à la merci d’un mal mystérieux et implacable.

Qu’on se rappelle la peste de Marseille, contemporaine des orgies débridées de la Régence. Qu’on cherche dans les romans, les pièces et les poésies du temps, le contre-coup du grand choléra de 1832. Cela n’expliquerait-il pas, en partie, le coloris funèbre qui assombrit la Lucrèce Borgia de Victor Hugo, jouée l’année suivante ? Paris avait vu des milliers d’êtres humains emportés par une maladie inconnue et foudroyante ; des rues entières dépeuplées, au point que les fabricants de cercueils ne suffisaient plus à la consommation ; des cadavres empilés nus, pêle-mêle, à ciel ouvert, dans des charrettes quelconques ; des terreurs paniques, où la foule avait mis en pièces des hommes accusés d’empoisonner le vin et les fontaines ; le plaisir {p. 135}côtoyant la mort ; des mascarades plus folles que jamais ; et dans les théâtres mêmes des sachets de camphre, des seaux d’eau chlorurée destinés à conjurer le péril toujours invisible et présent. Les esprits étaient obsédés d’images lugubres, de pensées effrayantes. Le poète subissait sans doute la même hantise que son public en étalant sur les planches des crimes horribles, des empoisonnements, des cercueils, tout l’appareil des enterrements. Le drame et le succès qu’il obtint étaient en plein accord avec le vent de folie et d’épouvante, le souffle délétère et putride qui venaient de passer sur la grande ville.

De même que ces crises tragiques, un changement dans la nourriture, dans la manière de vivre se répercute en sentiments et en idées que les écrivains expriment, sans en soupçonner souvent l’origine. « Savez-vous, disait Edmond de Goncourt à Taine50, si la tristesse anémique de ce siècle-ci ne vient pas de l’excès de son action, de ses prodigieux efforts, de son travail furieux, de ses forces cérébrales tendues à se rompre, de la débauche de sa production et de sa pensée dans tous les ordres ? »

Cela est vrai en partie, semble-t-il. Il faut donc suivre avec attention les changements que subit le tempérament d’une nation. Ils sont souvent très graves. Un peuple a non seulement ses maladies comme un individu ; mais sa constitution, suivant la manière dont il vit, peut se modifier de façon profonde. Il y a des époques sanguines et des époques nerveuses. Au temps de Louis XIV, la France, à ne considérer que les hautes classes, est de sang riche ; la saignée est le grand remède des médecins ; il y a foison, à commencer par le roi, de grands mangeurs, de corps solides, de tempéraments robustes. Qu’on regarde au contraire la fin du xive siècle ou du nôtre. La France y est malade de nervosisme : elle passe par des alternatives épuisantes de surexcitation et de dépression fébriles ; elle a comme des accès d’épilepsie ; les cerveaux se détraquent aisément ; la folie envahit les palais des puissants de la terre comme les logis des artistes ou des écrivains. C’est, d’un côté, Charles VI, un fou couronné, avec son entourage {p. 136}fertile en modes bizarres, en mascarades macabres, en équipées, en désordres, en violences de toute espèce. C’est, de nos jours, la vie ardente et artificielle des grands centres, l’abus de l’alcool, de la morphine, des excitants, des plaisirs faciles. Les nerfs sont tendus à l’excès ; la sève vitale s’épuise. Il faut alors à l’esprit des mets épicés ou faisandés. La plaisanterie devient âcre, mordante, la passion convulsive ; l’outrance fait partout irruption ; et, au milieu de rires éclatants et saccadés, on voit grimacer la mort qui obsède les imaginations, on entend un long gémissement qui monte du fond des âmes et qui révèle la fatigue, la souffrance d’une société anémique et hystérique.

Le nervosisme, qui paraît être la grande maladie de notre siècle, a eu certainement sa part dans l’efflorescence éphémère de ce qu’on a nommé la littérature décadente. Perversion des sens, recherche de l’horrible, propension à se délecter dans les corruptions et les déliquescences de la langue et des mœurs, tout cela relève en une certaine mesure de la pathologie, et les médecins-philosophes ont dans ces phénomènes morbides un sujet de curieuses études.

§ 3. — La littérature à son tour réagit sur la santé physique d’un peuple. Elle peut faire l’effet d’un toxique ou d’un tonique. N’a-t-on jamais vu se produire, à la suite de quelque œuvre désespérément pessimiste, un étrange appétit de suicide, et, comme dit Victor Hugo :

Une facilité sinistre de mourir ?

Croit-on que les jeunes générations puissent impunément supporter une littérature qui, de parti pris, excite aux raffinements de la volupté ? Ou bien encore n’arrive-t-il jamais qu’à force de peindre des détraqués on aboutisse à en créer ? Certaines maladies morales, trop complaisamment décrites, deviennent contagieuses ; elles le sont pour les lecteurs par la magie et je dirais presque par la complicité de l’art ; elles le sont pour les auteurs. Je veux bien que la masse de la nation demeure indemne, que la manie d’imitation ne descende pas jusqu’aux couches profondes. Il n’en est pas moins vrai que dans les classes les plus instruites se propagent des {p. 137}états morbides à demi factices. Il fut de mode sous la Restauration de jouer au poitrinaire, au poète mourant. Les morphinomanes, les adeptes de la vie à rebours n’ont pas manqué de nos jours sous l’action de certains courants littéraires. C’en est assez pour que l’historien de la littérature ne néglige pas ces répercussions du moral sur le physique, comme on disait jadis.

Chapitre V. La littérature et le milieu terrestre et cosmique §

La théorie des climats, comme celle des races, a inspiré de brillants essais à plus d’un écrivain de nos jours. — Il suffit de rappeler l’espèce de géographie à la fois physique et morale dont Michelet a rempli le livre III de son Histoire de France ; c’est un effort hardi pour retrouver les liens qui rattachent à leur sol natal les grands hommes de chaque région. Ainsi encore Taine, poursuivant la « philosophie de l’art » en différents pays, n’a garde d’oublier que les habitants y furent et y sont toujours façonnés par les mille influences de la terre, de l’eau, de l’air ambiants. Oui, certes, il est très clair que, sous la pression constante du monde extérieur, les esprits ne peuvent manquer de contracter des habitudes, de prendre des plis ineffaçables. Comment refuser une formidable vertu plastique au climat, cette force qui agit incessamment et presque toujours dans le même sens ? Le climat, qui modifie les corps, qui, les endurcit ou les amollit, qui peut calmer les nerfs surexcités ou ranimer la sève vitale dans des veines épuisées, est lui-même un des grands facteurs de la race. Les naturalistes ont établi, de façon irréfutable, à quel point les espèces varient en s’adaptant à des milieux physiques différents. Mais cela même crée une grave difficulté. Quand on examine le caractère d’un peuple, le départ est souvent presque impossible à faire entre le fond primitif, apporté par les ancêtres lors de leur établissement dans le pays, et les couches successives qui, de génération en {p. 139}génération, y ont été surajoutées par l’action des choses environnantes.

Il faut une longue série d’observations prudentes et méthodiques pour déterminer les effets multiples et infiniment variés que tel ou tel aspect de la nature produit sur les imaginations, que telles ou telles conditions atmosphériques exercent sur les différents tempéraments. Ces études sont à peine commencées. Ceux des historiens qui s’en sont le plus occupés, Buckle ou Taine, par exemple, ont procédé par de vives intuitions qui, sans être le moins du monde à mépriser, n’ont pas une valeur vraiment scientifique. Ils ont fait d’ingénieuses ou profondes conjectures qu’il reste à vérifier. Ils ont remarqué avec raison que l’influence du milieu physique, très puissante aux débuts des sociétés humaines, va diminuant à mesure que la civilisation progresse. La chose est facile à comprendre. Le progrès matériel est toujours une victoire de l’homme sur la nature ; c’est un asservissement de forces jusque-là indomptées ; c’est, par conséquent, une diminution dans les moyens d’action du monde extérieur. — Il est évident que l’hiver, par exemple, aujourd’hui que les hommes savent se bâtir des maisons munies d’épaisses murailles, de doubles fenêtres, de tapis mœlleux, de tableaux ou d’étoffes qui égaient les regards, de lampes et de grands feux qui suppléent le soleil absent, de fleurs et de verdures qui donnent l’illusion du printemps, n’a plus d’effets aussi redoutables sur l’organisme humain qu’au temps où nos ancêtres, à demi nus, vivaient dans des cavernes froides, humides et obscures. Il est certain encore que le voisinage des fleuves endigués, régularisés, n’est plus aussi périlleux qu’il pouvait l’être lorsque les cours d’eau n’étaient, pour la plupart, que des torrents fangeux, s’étalant en nappes immenses après une pluie d’orage ou à la fonte des neiges. Les sentiments qu’ils inspirent doivent, par là-même, changer et s’adoucir.

Mais, pour être moindre qu’aux âges primitifs, cette influence est bien loin de disparaître. Pour la déterminer, il faudra rechercher patiemment quels sont les traits essentiels qu’on retrouve en tout temps chez les habitants d’un pays et qu’on ne trouve que parmi eux, C’est l’œuvre de l’avenir de construire la {p. 140}science des rapports qui existent entre le monde physique et le monde moral. En attendant qu’elle soit constituée, on peut du moins relever un bon nombre de ces rapports au cours d’une période de quelque étendue.

§ 1. — Il y a, d’abord, entre certains caractères de la littérature et certaines parties du milieu physique, des relations de coexistence intéressantes à constater.

A certains moments, c’est telle ou telle province qui prend le premier rôle ; qui exerce une sorte de suprématie intellectuelle ; qui marche en tête de la France ; qui est en possession de lui fournir ses plus grands hommes.

Au milieu du xvie siècle, le centre du bassin de la Loire a cet honneur. Pendant que les rois promènent leur cour dans les châteaux merveilleux qui se nomment Blois, Amboise, Chambord, Chenonceaux, écrivains et artistes sont nés en foule dans ce coin de terre privilégié. C’est Rabelais, enfant de Chinon ; Ronsard, la gloire du Vendômois ; la famille Du Bellay, originaire de l’Anjou, etc.

Bientôt le bassin de la Garonne hérite de cette prééminence. Il donne à la France un roi, d’abord, Henri IV, et autour du Béarnais se presse toute une brigade d’hommes remarquables ! Voici Montaigne et La Boétie, les deux inséparables. Voici Agrippa d’Aubigné et Du Bartas, deux vaillants poètes qui mettent leur plume et leur épée au service de la Réforme. Voici Montluc, le catholique impitoyable et le capitaine héroïque dont les Mémoires seront le bréviaire des soldats.

Quelques années se passent. Le tour de la Normandie et des contrées avoisinantes est arrivé. Malherbe est de Cæn comme Bertaut, Sarrazin, Bois-Robert ; Régnier est de Chartres comme son oncle Desportes. Les Corneille sont de Rouen comme Saint-Amand, les Scudéry du Havre, Rotrou de Dreux comme Godeau, « le nain de Julie ». Benserade, Mézeray, Saint-Evremont sont Normands encore. Le Poussin est né aux Andelys.

Au milieu du xviie siècle, la province maîtresse est l’Ile-de-France, cette France primitive et française par excellence. Faut-il nommer tous les illustres d’alors qui sont nés à Paris ou dans le voisinage ? Ils sont légion : Retz et la Rochefoucauld, deux adversaires politiques, deux rivaux de gloire littéraire ; {p. 141}Scarron, Molière, Boileau, trois maîtres, à des degrés divers, du comique et de la satire ; Mme de Sévigné, la reine du style épistolaire ; Cyrano de Bergerac, malgré son nom de ; consonance gasconne ; Bachaumont et son ami Chapelle, le bon buveur, qui doit son surnom au village de la Chapelle, devenu aujourd’hui un faubourg de Paris agrandi ; Patru, Chapelain, Conrart, les petits grands hommes de l’Académie naissante ; d’Aubignac, un auteur de pièces sifflées qui se venge en se faisant le législateur du Parnasse ; le galant abbé Cotin, ce martyr de la critique littéraire, d’autres encore, sans compter les peintres Lesueur et Lebrun, attestent la fécondité alors décuplée de la grande ville. Port-Royal des Champs, qui est en ce temps-là un foyer si actif de vie religieuse et morale, est situé dans la banlieue, et la famille Arnauld est parisienne. Enfin. La Fontaine, Racine, la Bruyère viennent au monde dans les alentours ou à Paris même.

Certes, il y a sans aucun doute des causes sociales qui expliquent la richesse des moissons humaines portées ainsi tour à tour par les différentes provinces. Ces raisons sont diverses : Paris et ses environs, dont l’importance est toujours considérable, paraissent jouer un rôle plus éclatant dans les époques de troubles politiques ; telle contrée a dû, semble-t-il, son éclat éphémère à un séjour de la cour, à l’existence de quelque université prospère ; telle autre s’est trouvée sur la route d’un courant d’idées venant d’un pays étranger : ainsi la Gascogne, à la fin du xvie siècle, bénéficia de la grandeur de l’Espagne, sa voisine. Mais, quelles que soient les causes qui transportent d’une région à l’autre la royauté intellectuelle, il résulte de là que l’esprit d’une époque peut avoir une teinte gasconne, ou normande ou parisienne. On peut, si l’on analyse et compare avec soin les ouvrages des hommes qui sortent alors de la province régnante, relever nombre de locutions, de faits locaux, d’usages particuliers, d’images familières, qui représentent l’apport de cette province à la civilisation nationale. On ramasse ainsi des matériaux qui serviront à constituer plus tard ce qu’il est permis de nommer : la géographie littéraire de la France. En attendant, il est toujours utile de constater certaines coïncidences curieuses où il {p. 142}est bien difficile de voir un pur effet du hasard. Comment, par exemple, n’être pas frappé de ce fait, qu’au temps de saint Louis et dans la première moitié du règne de Louis XIV, c’est-à-dire aux époques où la langue et la littérature françaises ont eu leur plus grande force d’expansion sur le monde, l’activité intellectuelle de la France s’est concentrée autour de sa capitale, comme si le génie national poussait ses fleurs les plus originales, les plus vivaces et partant les plus capables de séduire les étrangers, en ce coin de terre qui est, en quelque sorte, la France de la France ?

Lorsqu’on a noté ainsi la partie du territoire où s’est manifestée pour un temps la vertu créatrice, lorsqu’on a aussi délimité l’étendue des pays où se parle et s’écrit le français51, il est indispensable de rechercher quelle part revient au monde extérieur dans les préoccupations de la littérature.

En certains moments, cette part est à peu près nulle. Il est devenu banal de rappeler que dans la seconde moitié du xviie siècle, si l’on excepte La Fontaine, Fénelon et un peu Racine, nos écrivains jetèrent sur la campagne des regards distraits et indifférents. Il n’est pas moins banal de répéter, après tant d’autres, que depuis Jean-Jacques la verdure des bois et des champs a reparu, parfois avec surabondance, dans nos couvres littéraires. Mais ce qui est plus difficile et plus intéressant à savoir, c’est la conception que telle époque s’est faite de la nature, c’est l’espèce de sentiments qu’elle a éprouvés pour elle.

Il s’en faut que ce soient toujours les mêmes. Les contemporains du grand roi. la dédaignent ; ceux de Rousseau l’admirent, mais encore de loin. Elle est pour Bernardin de Saint-Pierre une immense harmonie. Elle devient pour Joseph de Maistre le théâtre d’une éternelle entre-mangerie. Elle est pour ceux-ci une maternelle consolatrice qu’ils associent, comme Diderot, à leurs chagrins et à leurs espérances. Elle est pour Victor {p. 143}Hugo, tantôt une grande oublieuse au front serein52 qui efface l’homme éphémère sous la continuité de sa vie exubérante, tantôt une auxiliaire du progrès53, qui révèle à l’humanité ses mystères, lui soumet ses forces, l’émancipé, la rend plus puissante, la mène par la science à la liberté, l’aide à briser les vieux moules du passé, à faire germer le bien et la joie pour les générations futures. Alfred de Vigny voit en elle une étrangère inquiétante :

On me croit une mère et je suis une tombe,

dit-elle par la bouche du poète, qui a peur de son impassible beauté. « La nature pour moi est ennemie, s’écrie Edmond de Goncourt54. La campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me paraît un grand cimetière qui attend. » Bien plus ! elle ne le fait pas penser seulement à un sol repu de cadavres ; c’est, à ses yeux, le royaume de la force, de l’injustice, l’impitoyable cirque où les faibles sont dévorés par les forts. Elle lui inspire une véritable horreur. A Sully Prudhomme55, elle apparaît, dévoilée et comme déflorée par la science, sous des traits durs et rigides :

La nature n’est plus la nourrice au grand cœur ;

Elle n’est plus la mère auguste et bénévole,

Aimant à propager la grâce et la vigueur,

 

Celle qui lui semblait compatir à la peine,

Fêter la joie, en qui l’homme avait cru sentir

Une âme l’écouter, divinement humaine,

Et des voix lui parler, trop simples pour mentir.

 

Il apprend que sa face, ou riante ou chagrine,

N’est qu’un spectre menteur ; tendre fils, il apprend

Qu’elle offre sans tendresse à ses fils sa poitrine,

Et berce leur sommeil d’un pied indifférent ;

 

Que c’est pour elle et non pour eux qu’elle travaille ;

Que son grand œil d’azur leur sourit sans regard ;

Que l’homme dans ses bras meurt sans qu’elle en tressaille,

Né de père inconnu dans un lit de hasard.

{p. 144}Assurément, ces sentiments divers peuvent dépendre de telle ou telle prédisposition individuelle ; mais ils se rattachent le plus souvent à de grands systèmes scientifiques ou philosophiques. Il est visible ainsi que les invectives passionnées de Goncourt, la conception mélancolique de Sully Prudhomme et les théories de Darwin sur la lutte pour la vie sont des choses du même temps, trois formes d’une seule et même idée qui flottait dans l’air ambiant.

 

Il ne suffit pas d’observer les diverses conceptions du monde extérieur qui se concilient ou se heurtent dans une société. On doit se demander quelle partie de la nature a le don d’attirer l’attention ou la sympathie. Je sais tel siècle où les îles ont été à la mode : c’est le xviiie. Les robinsonnades y pullulent : vous trouvez déjà dans Fénelon l’île de Calypso et l’île des Plaisirs ; Marivaux vous montre l’île de la Raison et l’île des Esclaves, terres fabuleuses qui ne figurent pas (et pour cause) sur les certes ; Diderot place ses rêveries amoureuses et sociales dans l’île d’Otaïti. N’est-ce pas Amiel qui a forgé le mot d’insularité, pour désigner la tendance de Jean-Jacques à s’enfermer dans le cadre étroit d’un territoire insulaire ?

« Rousseau, écrit-il56, qui mettait le Robinson au-dessus de tous les autres livres, s’est toujours senti attiré par les îles. Nul séjour ne l’a plus enchanté que l’île Saint-Pierre. Après l’avoir quittée, son refuge est la Grande-Bretagne ; mais cette île était trop vaste. A plusieurs reprises, l’ermite de Montmorency a fait des démarches peu connues pour émigrer en quelque île de la Méditerranée ; il a songé à Minorque, à Chypre, à la Corse. C’est une harmonie secrète qui a fait déposer sa dépouille dans l’île des Peupliers, à Ermenonville ; et plus tard ériger, à Genève, sa statue dans l’île qui porte son nom. Quel est, en effet, le symbole le plus naturel du génie de Rousseau ? Une île volcanique, émergeant de l’immensité bleue, avec son panache de fumée, une ceinture d’écume, un manteau de verdure et une couronne de fleurs. » — J’allais oublier Bernardin de Saint-Pierre qui place dans {p. 145}l’île de France sa printanière idylle de Paul et Virginie.

A un autre moment, les lacs auront la préférence. Ce fut le cas au commencement de notre siècle. Chenedollé, Lamartine, Sainte-Beuve sont nos lakistes, Ce n’est pas sans raison que le Lac fut et demeure la pièce des Méditations la plus populaire. Ce n’est pas sans raison que Musset, dégoûté par les imitateurs de son grand devancier, raille

les rêveurs à nacelles,
Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles.

Des époques se sont éprises de jardins réguliers et géométriques, peuplés de statues et d’arbres qu’on taillait en pyramides, en cônes, en éventails, c’est-à-dire qu’elles ont aimé la nature parée, pomponnée, civilisée, humanisée, artialisée, comme eût dit notre vieux Montaigne. D’autres ont préféré les rochers escarpés, les ravins embroussaillés, les sites sauvages qualifiés tout d’abord de romantiques.

Chacun sait combien il a fallu d’étapes au goût français pour s’élever peu à peu, à partir de Rousseau, de la forêt et de la prairie plus gracieuses encore que grandioses, jusqu’aux âpres et tragiques splendeurs des hautes régions alpestres. Il a fallu une centaine d’années et un bon nombre d’initiateurs pour que la rude majesté des sommets glacés, leur silencieuse et formidable solitude fût comprise et sentie par les descendants des habitués de Versailles et de Trianon. Chateaubriand, Mme de Staël avaient encore de superbes dédains pour la montagne.

La mer aussi n’a conquis les âmes que par degrés. Longtemps elle n’a été qu’une chose effrayante, horrible, insensée, fertile seulement en naufrages et en dévastations. Il a fallu presque un siècle d’apprentissage à la France pour goûter et surtout pour rendre la magnifique horreur de ses tempêtes ou les séductions de ses perfides sourires. Pendant que chaque été emportait dans les vallées et sur les glaciers des Alpes des caravanes de plus en plus nombreuses, un mouvement simultané a entraîné sur les plages de la Normandie ou de la Bretagne une foule croissante, ravie de jouer avec l’océan et d’en contempler l’éternelle mobilité. Poètes et romanciers ont alors {p. 146}rivalisé d’ardeur pour le chanter, pour le décrire ; et les romans de Loti, par exemple, ont su nous faire voir les moussons de la mer des Indes aussi bien que les brumes mystérieuses dont l’Islande s’enveloppe au début de l’automne, comme un pays de féerie qui veut se dérober sous un voile aux regards indiscrets des hommes.

On voit par là combien il importe à l’historien de déterminer dans chaque période quel est le genre, et, si je puis ainsi parler, quel est le degré des beautés naturelles qu’on a su y apprécier.

J’oserai ajouter qu’il existe un accord curieux, très explicable d’ailleurs, entre ce qu’on aime dans le monde extérieur et ce qu’on préfère dans le monde intérieur. Cela est bien visible à l’époque romantique. En même temps que les âmes, lasses de la nature arrangée, asservie par l’homme, revenaient vers la nature libre et indomptée, le dégoût pour les mensonges, les petitesses et les vulgarités de la société civilisée rejetait plus d’un écrivain vers l’humanité rude et fruste des âges ou des pays barbares. Ainsi Mérimée, pour n’en pas citer d’autre, plus enclin à regarder au dedans qu’au dehors, se plaisait à décrire en style assorti des états d’âme violents, des caractères âpres, des éclats de passion sauvages pareils aux paysages que les descriptifs et les peintres d’alors jetaient sur le papier ou sur la toile.

Ce qu’on peut se demander encore, c’est vers quelles contrées se portent les regards et les rêves des écrivains et du public. Chaque époque a son ou ses pays de prédilection. Le xviiie siècle se partage entre l’Orient et l’Amérique ; il oscille entre la patrie des Mille et une Nuits, du café, des sultanes, des Chinois, des Persans et des Juifs et les fantastiques mirages de la Louisiane et de l’Eldorado, les prairies glacées des Hurons et des Iroquois, l’empire des Incas, fils du soleil, les savanes : de Chactas et d’Atala. Si l’on me demandait la ville qui parlait le plus à l’imagination de nos romantiques, je serais embarrassé : car il y eut, aux entours de 1830, une orgie d’exotisme. Ce fut à qui se chercherait en pays étranger quelque patrie idéale ; on s’échappa par toutes les frontières. Il est impossible de ramener à l’unité la diversité des préférences qui se déclarèrent {p. 147}en ce temps-la. Je pourrais dire cependant que Venise et Naples, Tolède et Grenade, Athènes et Constantinople (pardon ! Stamboul, comme on disait par respect pour « la couleur locale »), sont au nombre des cités qui ont eu alors en France le plus d’adorateurs.

Quelle que soit la partie du monde qui a ainsi l’honneur d’être le plus avant dans la faveur publique, cela se trahit dans la littérature par une multitude de traits ; ce sont des mots nouveaux désignant des choses exotiques, fleurs, arbres, animaux ; ce sont des comparaisons, des images, des sujets empruntés qui viennent enrichir le fonds national. A chaque moment de l’histoire, on retrouve des apports littéraires qui sont dus à cette préoccupation des contrées voisines ou lointaines. Mais ce n’est pas assez de constater les rapports du milieu physique et de la littérature qui peuvent être considérés comme de simples indices des goûts d’une époque ; il faut pousser plus avant et tâcher de mettre en lumière les phénomènes physiques qui peuvent être regardés comme des causes véritables de phénomènes littéraires.

§ 2. — Parmi les causes physiques dont l’action peut être sensible dans la courte durée d’une période, il en est d’accidentelles, il en est de permanentes.

Il peut se produire une catastrophe qui se répercute dans l’œuvre des écrivains. La peur seule d’un cataclysme a suffi parfois. La simple apparition d’une comète a suscité des prophéties, des fantaisies funèbres ou railleuses. Bayle a pris prétexte d’un fait semblable pour émettre ses idées sur la tolérance religieuse. Nul n’ignore de quelle épouvante l’approche de l’an 1000 frappa les imaginations. Il peut se produire aussi un changement momentané de climat, et la chose est grosse de conséquences. Il n’est pas indifférent, même au point de vue littéraire, qu’une nation traverse la série des vaches grasses ou des vaches maigres. Il suffit de quelques degrés de plus ou de moins dans la moyenne de la température pour qu’une époque s’éclaire d’un rayon de gaieté ou s’embrume de tristesse. « Si les glaciers reculent, écrit Michelet57, l’été est fort, {p. 148}la moisson abondante, les subsistances faciles et l’aisance assure la paix. S’ils avancent, l’année est froide, pluvieuse, les fruits peu mûrs, les blés manquent et le peuple souffre. La révolution n’est pas loin. » — Il n’en faut pas davantage pour donner une nuance différente à la littérature de deux époques voisines.

Faut-il un exemple des effets littéraires dont peut être suivie une de ces convulsions de la nature que l’homme ne sait ni prévoir ni prévenir ? Au siècle dernier, en 1755, le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne devint aussitôt l’occasion d’un tournoi fameux entre deux rois de l’opinion, Voltaire et Rousseau. Le premier se demanda avec tristesse ce que faisait la Providence pendant ces bouleversements qui engloutissaient tant de vies innocentes, et il posa une fois de plus cet angoissant problème de l’existence du mal physique sur la terre. Le second, partant de son hardi principe que « tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses », défendit la théorie optimiste dans une longue lettre qu’il adressa au philosophe de Ferney. Voltaire ne répondit pas sur-le-champ ; mais sa réponse vint plus tard sous une forme inattendue. Ce fut le roman de Candide, qui doit ainsi naissance à un cataclysme géologique.

La transformation du milieu ne se fait pas toujours aussi violemment. Elle peut être et elle est en général lente et presque insensible. L’homme contribue à l’opérer par son travail, et de la sorte il modifie lui-même les conditions où ses descendants vont se développer. Ainsi, de la Gaule ancienne à la France moderne, quels changements profonds ! Où sont les forêts impénétrables, les marais empestés ? Voici que les landes elles-mêmes disparaissent peu à peu, vaincues et envahies par la culture. Or, avec la mystérieuse obscurité des forêts s’en vont certaines croyances, certaines terreurs. Adieu les fées, les sylphes, les lutins ! Qu’est devenue la peur du loup, qui met un frisson dans tant de nos vieux contes populaires ? Les marais une fois desséchés, le chœur des follets ne sait plus où dérouler ses rondes nocturnes. A mesure qu’un pays est découpé en champs bien cultivés, sillonné dans tous les sens par des routes, l’humeur des habitants devient plus douce, plus égale ; leur esprit, lui aussi, s’ouvre, s’aère, s’assainit. Il se délivre des {p. 149}antiques superstitions ; il devient moins poétique peut-être, mais plus raisonnable. C’est la règle, Buckle l’a justement remarqué. Partout où l’homme domine la nature, la raison prend le pas sur l’imagination, la science sur la fantaisie exaltée. Partout, au contraire, où la nature écrase l’homme, dans le voisinage de l’océan ou dans la haute montagne, quand il se sent petit et faible en présence de la tempête ou de l’avalanche, il y a persistance en lui des paniques de l’humanité primitive ; il trahit un penchant à la tristesse rêveuse, il croit au merveilleux, il se voit entouré d’êtres surnaturels  ; dans sa foi, dans ses coutumes, dans ses fêtes, dans ses légendes, il garde au passé un pieux attachement, qui est une entrave au progrès des mœurs et des idées, mais qui a aussi quelque chose de touchant et de pittoresque.

Regardez la Bretagne. Presqu’île incessamment battue par la vague qui ronge et sape ses rocs de granit, pointe de terre qui supporte et brave, comme l’éperon d’un navire, le choc fougueux de l’océan, contrée encore hérissée d’ajoncs et de broussailles, elle a doué la race qui l’habite d’une ténacité sans égale en même temps que d’une mélancolie mystique. Tournée vers le couchant, elle semble suivre des yeux et du cœur le soleil qui plonge dans les abîmes de la mer et les vieilles choses qui s’enfoncent dans la nuit du passé. Elle a été le refuge des druides et la forteresse inexpugnable des Celtes ; fidèle à elle-même, elle se cramponne aujourd’hui d’une étreinte désespérée au catholicisme qui décline et à la monarchie qui s’en va ; et en même temps vaincue dans sa lutte contre les vagues, perdant chaque mois, presque chaque jour, quelques-uns des siens au milieu des écueils, elle a peur encore des sorciers et des korrigans ; elle est convaincue que tous les ans, à la Toussaint, les noyés remontent à la surface des eaux et pour rien au monde elle ne mettrait une barque à flot ce jour-là ; elle abonde en légendes tristes ; elle est pleine de fantômes vagabonds ; et par cela même elle a gardé une physionomie archaïque, qui, non seulement se reflète dans les œuvres de ses enfants, mais l’a rendue chère aux écrivains et aux artistes de notre siècle.

Sans connaître à fond les montagnards des Alpes, je les {p. 150}connais assez pour savoir que des causes analogues ont eu chez eux des effets semblables. J’ai pu constater que la croyance aux sorciers, aux follets, aux dragons gardiens de trésors, aux êtres mystérieux et malfaisants, y était singulièrement vivace. J’ai pu constater que la menace perpétuelle des masses énormes qui les dominent, les emprisonnent et peuvent les étouffer, eux et leur village tout entier, sous un amoncellement de neige, de rocs, de débris, a développé en eux l’imagination aux dépens de la pensée.

Pour la France, ainsi que pour la plupart des pays d’Europe, le défrichement du pays, la multiplication des villages et des villes ont par une progression continue rendu possible une littérature élégante et polie dont le moyen âge n’a pu connaître les raffinements que par exception. On peut même observer que, depuis le milieu du siècle dernier, la nature, cessant d’être une ennemie et un objet de terreur, est devenue pour nos écrivains une inspiratrice et un objet d’admiration enthousiaste. Rien ne montre mieux le renversement des rôles qui s’est accompli dans ses relations avec l’homme ; rien n’atteste mieux les victoires qu’il a remportées. En effet, de même que le montagnard (j’entends le montagnard pur, non affiné et non gâté) appelle la montagne « le mauvais pays », l’homme redoute et n’admire pas les torrents, les ravins, les escarpements, tant qu’il y voit un danger et un obstacle permanents. Il n’apprécie la nature rude et sauvage que le jour où la nature civilisée lui permet d’arriver sans trop grand effort aux parties qui ont échappé à son action et de regarder sans crainte et sans arrière-pensée des forces imposantes contre lesquelles il se sent ou se croit abrité. On n’a jamais tant décrit et chanté les Alpes que depuis le moment où l’art des ingénieurs y a tracé des routes praticables, facilité l’accès des sommets et des gorges, où aussi les habitants des plaines, fatigués du spectacle uniforme de la campagne fertile et bien soignée, ont éprouvé le besoin d’un contraste violent et de nouveaux aspects. Le goût des voyages est alors né presque partout à la fois, et une foule d’œuvres ont surgi pour satisfaire ce goût, qui était chez nos grands-pères une rareté.

{p. 151}J’ai nommé les voyages. Ils ont sur la littérature des effets puissants. Ils agrandissent l’espace où elle va chercher des sujets ; ils lui ouvrent de larges échappées sur des choses encore inconnues ou mal connues. On peut aisément s’en rendre compte. Supposez qu’on vienne un jour à établir une communication entre la terre et quelqu’une des planètes qui tournent avec nous autour de notre soleil. L’hypothèse n’a rien d’extravagant. Elle est même vraisemblable. Elle a mérité l’attention de la science astronomique ; on a commencé à discuter les moyens d’une télégraphie astrale. Supposez le problème résolu, les habitants de notre globe pouvant échanger leur pensée avec les habitants de Mars ou de Vénus, si Vénus et Mars sont habités par des êtres intelligents, ce qui est probable. Sentez-vous quel choc donné aux imaginations, quel élan imprimé à la poésie, quel champ ouvert aux savants, aux historiens, peut-être aux psychologues ?

Eh bien ! la découverte de l’Amérique eut, à l’aurore des temps modernes, un effet analogue. Elle contribua pour sa large part à la floraison poétique de la Renaissance, aux spéculations élargies des philosophes, à l’essor plus hardi de l’esprit humain. En ce temps-là toutefois, les voyages étaient lents, difficiles, périlleux. Rares étaient les voyageurs qui maniaient la plume. On voyageait pour conquérir des terres, de l’or, de l’ivoire, des esclaves ; on ne songeait guère à partir en quête d’idées ou d’images. De nos jours les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les routes qui escaladent ou éventrent les montagnes, les ponts qui franchissent les bras de mer, le télégraphe qui vous permet de rester à portée des vôtres, fût-ce à mille lieues de distance, les journaux qui sont aux aguets pour satisfaire la curiosité universelle par des récits d’aventures piquantes ou dramatiques, tout cela a créé, multiplié la race des touristes, fait pulluler les écrivains-voyageurs. Impressions recueillies à vol d’oiseau, notes, études, enquêtes, réflexions philosophiques, poèmes descriptifs, récits d’ascensions, de chasse, d’excursions, romans de mœurs exotiques ou cosmopolites, fantaisies à la Jules Verne, itinéraires à la Chateaubriand, pérégrinations amoureuses à la Pierre Loti, — comptez, si vous pouvez, {p. 152}l’infinie variété d’œuvres qui démontrent cet élargissement du domaine littéraire, et vous comprendrez sans peine combien il importe de savoir en quels points précis chaque époque fixait les limites du monde connu.

§ 3. — II resterait à intervertir les rôles, à rechercher maintenant les effets que la littérature peut produire sur le milieu physique. Au premier abord, l’idée seule de cette recherche peut paraître bizarre. Il y a apparence que l’action exercée sur les autres par les millions de pages qui s’impriment sur notre pauvre petite terre n’est pas considérable. On ne voit pas la marche d’une étoile troublée par quelqu’un des livres qui excitent notre admiration ou notre colère. Le climat non plus ne semble pas en devoir être beaucoup modifié. Les tempêtes, la pluie et le beau temps n’obéissent guère aux injonctions qui peuvent leur être adressées par un écrivain, fût-ce un savant, fût-ce un mage ou un journaliste.

Cependant, si étrange que soit le fait, la littérature a plus d’une fois contribué à la conquête, à la transformation de la nature. Et comment ? En vulgarisant les résultats acquis par le labeur humain, en décrivant les pays lointains, en chantant les exploits des découvreurs de mondes, en contant les efforts des aventuriers héroïques qui ont pénétré les premiers dans les déserts et les forêts vierges. S’il est vrai, comme je le disais tout à l’heure, que les voyages ont vigoureusement aidé au développement de la littérature, on peut dire, en retour, que la littérature l’a bien rendu aux voyages. Elle en a répandu le goût en éveillant les imaginations, en faisant briller devant, elles le mirage de l’inconnu. Combien de grands voyageurs ont pris en des livres, dévorés par eux dans leur enfance, leur vocation d’explorateurs ! Bernardin de Saint-Pierre, qui habita l’île de France, qui rêva d’aller établir une colonie en plein cœur de l’Asie, sur les bords de la mer d’Aral, avait à peine huit ans qu’il s’enfuyait de la maison paternelle pour vivre de racines et d’eau pure, comme les Pères du désert, dont il avait lu ou entendu lire les légendes. Il n’alla pas très loin, cette fois-là. Après avoir mangé les provisions qu’il avait emportées dans un petit panier, il se sentit grand’faim. Il attendait avec quelque impatience les corbeaux qui devaient le nourrir, comme ils {p. 153}firent pour saint Paul, ermite. Mais il ne voyait rien venir et s’inquiétait, quand il aperçut sa bonne, qui le cherchait, et qui ramena au logis, moitié content et moitié fâché, l’aventureux bambin.

Un romancier de notre siècle a marqué fortement l’action des récits de voyages sur une imagination vive de femme qui s’ennuie. C’est Flaubert que je veux dire. Le romantisme avait excité dans une quantité d’âmes une fièvre intense de voir du nouveau, de changer de vie en changeant de lieu, de se mettre en quête par le monde de sensations artistiques et imprévues.

Il était convenu alors que le voyage était ce qu’il y avait de plus poétique, surtout s’il était agrémenté de quelque accident, comme diligence versée, rencontre de brigands, route perdue dans la nuit, etc. On peut suivre l’effet de ces excitations sur une femme claquemurée dans la banalité d’une petite ville de province, dans l’uniformité d’une vie casanière : Mme Bovary rêve de voitures qui l’emportent, au galop de quatre chevaux, vers de vagues pays à noms sonores. « Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. » Le rêve que raille le romancier, il le fait pour son propre compte, et il le réalisera en partie, quand il parcourra l’Egypte ou l’Espagne. N’est-ce pas lui qui s’écrie (octobre 1847)  : « Penser que peut-être jamais je ne verrai la Chine ; que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ; que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous !… »

Combien d’autres ont eu des regrets ou des aspirations semblables  ! Combien sont partis sur la foi d’un livre séducteur pour des contrées mal connues, poétisées par la distance ! Combien de colonies sont nées d’un roman, d’un poème, d’un récit qui avait fait une profonde impression sur des âmes jeunes et naïves ! Ainsi s’établit cette vérité paradoxale que la littérature a contribué pour sa petite part à changer la face du monde qui nous environne.

Je m’arrête. Malheur à l’écrivain qui veut tout dire ! C’est enlever aux lecteurs le délicat plaisir de collaborer avec lui, de {p. 154}laisser leur pensée courir à côté de la sienne et au-delà. Si j’ai pu ouvrir des échappées par où passent quelques rais de lumière, que d’autres y plongent plus avant et y découvrent des vérités que j’ai réussi seulement à faire entrevoir. Je les remercierai d’avoir fait un pas de plus vers les vastes théories, espoir et but de la science future.

Chapitre VI. La littérature et le milieu social. Décomposition de ce milieu §

Le milieu social, dont nous avons maintenant à rechercher les rapports avec la littérature, est si complexe qu’il est nécessaire de le décomposer, si l’on veut être certain de le sillonner en tout sens.

Or les phénomènes divers que l’on y rencontre peuvent se ranger en neuf classes :

Economiques ; 2° Politiques ; 3° Juridiques ; 4° Familiaux ; 5°, Mondains ; 6° Religieux ; 7° Moraux ; 8° Scientifiques ; 9° Artistiques.

Je ne nomme point les phénomènes littéraires, en vue desquels nous devons étudier tous les autres ; cependant il y aura lieu de réserver une place à certaines institutions ou à certains groupements ayant un caractère spécialement littéraire.

Il va de soi qu’on pourrait diminuer ou augmenter le nombre de ces classes, qui ne sont que des compartiments voisins et souvent difficiles à délimiter avec précision. Telle qu’elle est ; cette division, qu’on est libre de perfectionner, ne nous paraît rien laisser de côté qui soit essentiel. Elle groupe les faits dans un ordre, qui s’efforce d’être simple, naturel et logique, puisqu’il va des plus matériels aux plus spirituels, des plus éloignés aux plus rapprochés de la littérature. Nous traçons comme une série de cercles concentriques, de moins en moins vastes, autour du sujet de notre étude.

Ce sera déjà beaucoup de parcourir tous ces domaines ; ce ne {p. 155}sera pourtant pas encore assez. Une société n’est pas isolée dans l’espace ni dans le temps. Elle se rattache à d’autres sociétés qui l’entourent ou qui l’ont précédée. Il faut donc encore étudier les rapports que chaque époque a pu avoir soit avec le dehors, soit avec le passé et ces rapports, comme tous ceux que nous avons à relever, sont de trois sortes. Entre les œuvres d’une époque et les œuvres antérieures ou étrangères, on peut trouver ou bien un développement parallèle, par suite des causes semblables, ou un rapport d’effet à cause, ou un rapport de cause à effet.

Tantôt donc on découvrira une coïncidence entre ce qui s’est passé en France et ce qui se passait vers le même temps chez les nations voisines ; c’est le cas, par exemple, pour le retour à la nature qui a été un des faits saillants du dix-huitième siècle.

Tantôt on reconnaîtra une action exercée sur la nation qu’on étudie par quelqu’une des époques de sa propre histoire ou bien par les sociétés se trouvant en contact avec elle ; ainsi en France, par une espèce d’atavisme, le moyen âge, le seizième siècle, le commencement du dix-septième ont obtenu, sous le premier Empire et lors de la Restauration, un regain de popularité qui est sensible dans le développement de notre école romantique ; ainsi encore on sait quelle déviation la résurrection de l’antiquité grecque et latine fit subir au génie français, lors de la Renaissance, ou à quel point nos écrivains du siècle dernier furent les disciples de l’Angleterre.

Tantôt enfin on constatera que la littérature française déborde à certains moments au-delà de ses frontières naturelles et agit sur les pays environnants. Qui n’a remarqué ; par exemple durant le règne de Louis XIV et les cinquante années qui suivent, l’expansion de l’esprit français sur toute la surface de l’Europe ?

Quand nous aurons passé en revue tous ces facteurs sociaux de l’évolution littéraire, nous aurons enfin rassemblé tous les éléments qui nous permettront d’esquisser la formule d’une époque donnée.

Chapitre VII. La littérature et les conditions économiques §

{p. 157}Quand on entend poser cette question : Des rapports de la littérature et de l’état économique d’un pays, on est tout d’abord tenté de se dire : Qu’importe, par exemple, à la littérature française que la France ait reçu de l’étranger cent mille balles de coton ou exporté cent mille hectolitres de vin ? En quoi la récolte des betteraves ou la fabrication de la soie peuvent-elles avoir réagi sur les œuvres des écrivains ? N’est-ce pas s’amuser aux subtilités du paradoxe que d’établir un lien entre des choses de nature si différente ?

Eh bien ! non. Tantôt les deux ordres de phénomènes sont simplement concomitants. Tantôt la littérature est cause de certains phénomènes économiques. Le plus souvent, c’est le contraire. La littérature, comme un instrument très sensible, reproduit et indique les variations que subit la prospérité matérielle d’un peuple ; ou bien elle doit certains caractères particuliers à la prédominance du commerce, de l’agriculture, de l’industrie.

Il s’agit de le démontrer. Je ne veux pas épuiser le sujet ; il me suffira de présenter quelques aperçus qui mettent cette connexion hors de doute.

§ 1. — Historiquement et logiquement, les phénomènes économiques sont antérieurs aux phénomènes littéraires. C’est ce que les anciens exprimaient par ce dicton fameux : Primum vivere, deinde philosophari. (Vivre d’abord, philosopher ensuite.) {p. 158}Cela revient à dire que l’art suppose une société où les besoins urgents de la vie sont déjà satisfaits ; il faut du loisir pour goûter les œuvres des poètes ; il en faut pour les créer. Cela est vrai au début des civilisations ; cela reste vrai de nos jours. Comme le dit fort bien Guillaume de Greef dans son Introduction à la sociologie58 : « L’inaction libre ou forcée est la condition sine qua non de l’art ; à la différence du producteur ordinaire, l’artiste travaille irrégulièrement, à ses heures, c’est-à-dire quand le repos l’a rendu sensible et irritable… ; c’est dans cet état nerveux que l’homme de génie inconscient et véritablement inspiré enfante ces créations en apparence subites et spontanées, mais, en réalité, jaillies d’une lente et considérable épargne d’accumulation d’énergie. »

Aussi y a-t-il une liaison perpétuelle entre l’état plus ou moins prospère d’un pays et les œuvres auxquelles ce pays donne naissance.

L’époque est-elle riche et heureuse ? La fécondité littéraire s’en ressent aussitôt. La production est plus active. Les fêtes et la poésie vont volontiers de compagnie. La comédie, qui, chez les Grecs, naquit des vendanges, fleurit encore dans les époques de vie large et facile. Ainsi regardez les débuts du règne personnel de Louis XIV, de 1661 à 1672 environ. La France est alors paisible et puissante ; les coffres de l’État sont remplis ; le commerce cherche et trouve des débouchés aux Indes comme au Canada. Colbert imprime un mouvement énergique à la marine marchande aussi bien qu’à l’industrie ; il administre avec une habileté prudente les ressources du pays. C’est aussi le moment où la cour et la ville, comme on disait alors, passent sans relâche d’un divertissement à un autre. Carrousels, ballets, opéras se succèdent à Vaux, à Paris, à Saint-Germain, et l’esprit est de toutes les fêtes. Benserade fait descendre du ciel les Muses et toutes les divinités pour célébrer la gloire du nouvel Apollon, du roi-soleil. Molière écrit pour les plaisirs de Sa Majesté des pastorales médiocres et des farces immortelles qui s’appellent l’Impromptu de Versailles ou le Bourgeois gentilhomme. Des libéralités, des pensions encouragent les écrivains {p. 159}à se lancer dans la carrière, dégagés du souci de gagner leur pain. Combien d’œuvres doivent leur naissance à ces solennités et à ces largesses que rend seul possibles le bon état des finances publiques !

Mais traversons le siècle. Transportons-nous au temps où Louis XIV vieilli survit à sa grandeur et à sa fortune. La France est épuisée d’hommes et d’argent par les guerres qui durent presque sans interruption depuis le début du règne ; le trésor est vide ; le roi est obligé de faire fondre sa vaisselle ; ou même de fabriquer de la fausse monnaie pour avoir de l’argent. On le voit un jour condescendre à recevoir et à promener lui-même dans le parc de Versailles un simple roturier, mais un roturier qui est le plus riche banquier d’alors, Samuel Bernard. Le grand roi daigne lui prodiguer des sourires et ces paroles obligeantes dont les courtisans étaient si avides et si rarement honorés. Et pourquoi cet excès d’honneur ? C’est que le souverain a besoin des fonds amassés par son sujet. Les sourires du prince coûtèrent au banquier quelques millions qui passèrent de ses coffres dans ceux de l’État. Grand signe de détresse !

La détresse est en effet profonde. L’expulsion des protestants a frappé l’industrie nationale d’un coup dont elle a peine à se relever. Les impôts multipliés ont tari la source où les ministres puisaient sans compter. Plus de bras pour cultiver la terre ; en plusieurs provinces, les habitants obligés de mêler de l’argile à la farine pour faire du pain ; de temps en temps, des émeutes terribles, émeutes de la faim et du désespoir ; des hivers rigoureux qui tuent en germe l’espoir de la récolte future ; les laquais du roi mendiant aux portes du palais ; les grands seigneurs et même Mme de Maintenon réduits parfois à manger du pain d’avoine ; tel est le tableau qu’offre à la fin du grand siècle la France, près de faire banqueroute. Ceux qui observent cette ruine, ces tristesses se demandent déjà, comme fait Fénelon, combien de temps la machine délabrée pourra aller encore.

Or, que devient alors la littérature ? Elle est en pleine décadence. Les grands écrivains de la période précédente disparaissent sans être remplacés. Boileau, sur le point de mourir, {p. 160}entend lire une tragédie de Crébillon père et il s’écrie épouvanté : « Les Pradon étaient des soleils auprès de ces gens-là. »

Voltaire écrira plus tard, frappé de cette stérilité soudaine : « La nature fatiguée après avoir produit tant de beaux génies sembla vouloir se reposer. » Et ce ne sont pas seulement les œuvres qui sont moins nombreuses, les grands hommes qui sont plus petits ; il y a aussi un changement profond dans l’esprit qui anime les auteurs.

Un esprit nouveau est né, esprit de doute, de libre examen, de critique, de révolte contre l’autorité, l’esprit même du xviiie siècle. Il perce discrètement dans tous les domaines. Avec Fontenelle, avec Bayle, il sape à petit bruit les fondements des croyances religieuses. En matière politique, il se trahit par des satires voilées, par des projets de réformes, par une riche floraison d’utopies. On sait les rêves généreux et prématurés de l’abbé de Saint-Pierre. Fontenelle esquisse, à la façon de Platon, un État idéal qu’il intitule Ma République, et non seulement il y introduit l’égalité civile et politique, le suffrage universel, mais il va jusqu’à y proposer des mesures presque socialistes, témoin celle-ci : « Un homme qui offrira de cultiver les terres d’un autre mieux qu’il ne les cultive y sera reçu en payant au propriétaire le revenu quelles lui produisaient.  » Massillon prêche contre la guerre, demande ce que les siècles futurs diront de ces monuments élevés pour éterniser la mémoire d’un carnage, rappelle qu’à l’origine tous les biens appartenaient en commun à tous les hommes et que la simple nature ne connaissait ni propriété privée ni partage. Le voilà qui apparaît, cet état de nature, dont on va tant parler jusqu’à la Révolution française ! Et Fénelon, dans son Télémaque, propage cette haine de la société civilisée qui sera le point de départ de Rousseau. Quand il vante le bonheur des peuples de la Bétique (livre VII), on peut dire qu’il caresse un idéal anarchiste. Parcourez la philosophie du temps : même rébellion commençante contre la morale courante. Et enfin, dans le domaine littéraire, les règles, les sacro-saintes règles d’Aristote et de Boileau ne sont pas épargnées davantage : on réclame des tragédies en prose, on bafoue les anciens. Bref, c’est partout un mécontentement qui s’essaie, un désir timide encore {p. 161}d’innovation, qui a pour cause, non pas unique, mais principale, la décadence matérielle dont la France est victime. A cette étude des rapports, voulez-vous voir un autre exemple des effets que produit la misère ? Remontons plus haut encore dans le cours des âges. Regardons la France à la fin du xive siècle et au commencement du xve. C’est le moment où le régime féodal se dissout, ; menaçant d’entrainer la France dans sa décrépitude. Le pays, envahi, ravagé par les Anglais, souffre à la fois des calamités, de la guerre étrangère et des horreurs pires encore de la guerre civile. Or, la guerre, qui est toujours désastreuse, traîne après elle en ce temps-là plus de malheurs encore qu’aujourd’hui. Les paysans, rançonnés, massacrés, se réfugient dans les villes fortes, ou se terrent dans les forêts, « remettant tout, suivant l’énergique expression d’un chroniqueur, aux mains du diable ». Ils cessent de semer des moissons destinées à être récoltées par d’autres, et alors la disette décime cités et villages. La peste est amenée par le nombre des morts qui gisent sans sépulture ou par l’entassement de la population dans des enceintes trop étroites. Guerre, famine, épidémie forment ainsi un cercle meurtrier dont il est bien difficile de sortir. Ajoutez que les soi-disant défenseurs du sol national, les soldats, sont autant et plus à craindre que les ennemis. Ils vont tuant, brûlant, pillant, et ils sont désignés par la terreur populaire sous les noms significatifs de Tondeurs, Houspilleurs, Écorcheurs.

Or, cherchez en ce temps-là de grandes et belles œuvres ! Vous ne trouvez rien que quelques poésies qui ressemblent à des plaintes, des ballades dont l’une des plus connues a pour refrain : ça ! ça ! du l’argent ! L’histoire littéraire du temps laisse une lugubre impression de vide. La nation, qui deux siècles plus tôt fournissait l’Europe de contes, de romans, de poèmes, borne ses efforts d’invention à traduire en prose ce qu’elle avait dit en vers, à se répéter lamentablement comme une vieille qui radote. La langue garde surtout la trace indélébile de cet affaissement de la société. Il arrive au français ce qui était arrivé au latin lors de l’invasion des barbares. Plus de règles. Les manuscrits contemporains sont criblés de fautes énormes. Une véritable anarchie grammaticale où se perdent {p. 162}les écrivains et encore davantage les copistes. Une ignorance profonde des formes les plus simples. La langue d’oïl ne possédait que deux cas : certes, ce n’était pas un mécanisme très compliqué ; mais, dans cet âge enténébré, c’était encore trop pour les intelligences et, quand l’ordre renaquit, quand la France fut sortie du chaos, le français moderne, fils de la langue d’oïl, avait perdu sur la route un des deux cas qui embrouillèrent si fort les bonnes gens de cette malheureuse époque.

§ 2. — Si le degré de prospérité du pays influence ainsi la marche de la langue et la littérature, il en est de même de la forme particulière ou dominante que prend le travail national. Il n’est pas indifférent de savoir si l’agriculture, le commerce ou l’industrie a la première place dans la société.

Il y a des époques plus agricoles que d’autres dans la vie d’une nation. Une époque pareille se présente au lendemain des atroces guerres de religion qui ont ensanglanté le xvie siècle. Sous le règne réparateur de Henri IV, le souci du roi et de ses ministres se porte avec prédilection sur les besoins de l’agriculture. On connaît la fameuse poule au pot qu’il souhaite aux paysans. « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France », dit Sully à son tour ; et on le voit tracer de grandes routes ombragées de beaux ormes, planter des mûriers, dessécher des marais, protéger les villageois contre les violences des gens de guerre et la rapacité des usuriers.

Le contre-coup littéraire de ces préoccupations agronomiques ne se fait pas attendre. Olivier de Serres publie aussitôt un ouvrage qui a pour titre : Le théâtre de l’agriculture et mesnage des champs. Et, pendant que les éditions s’en multiplient, paraît un autre ouvrage dont la vogue durera (chose curieuse) à peu près aussi longtemps que celle du livre précédent. C’est l’Astrée, du sieur Honoré d’Urfé, ce roman pastoral qui met en scène des bergers et des bergères enrubannées plus habiles à deviser d’amour qu’à conduire des chèvres et des moutons. A coup sûr, nous sommes loin avec lui de la vraie vie des champs ; et pourtant certaines descriptions de la vallée du Lignon nous sortent du monde convenu où il nous promène. Du même temps sont les Bergeries de Racan, une pastorale dramatique cette fois, comme il y en eut bientôt par dizaines. Oh ! les personnages {p. 163}qu’on y rencontre sont d’étrange nature ! Des bergers vêtus de soie, qui sont poètes, musiciens et qui parlent comme des livres ; des bergères, jolies, aimables, précieuses. Le décor est assorti aux personnages ! Est-ce la campagne ? Est-ce un grand parc ? On ne sait trop ; on y trouve des moutons bien blancs et bien peignés, dignes d’avoir pour les garder des Alcidor, des Daphnis, des Sylvie, des Amaranthe. Les noms les plus harmonieux s’y sont donné rendez-vous. L’unique souci de tous ces êtres privilégiés (ai-je besoin de le dire ?), c’est l’amour. Je ne vois que noms entrelacés et gravés sur les arbres, berceaux favorables aux doux entretiens, grottes qui retentissent du son de la flûte.

Les rochers et les bois n’entendent nuit et jour
Que de pauvres bergers qui se plaignent d’amour.

Dans ce monde enchanté, les hommes abordent les femmes en leur disant : Mon soleil ! Mon âme ! Et les femmes répondent aux hommes en les appelant : Mon mieux ! Mon tout !

Merveille d’ici-bas, chef-d’œuvre de notre âge,

dit le berger à la bergère, et la bergère répond au berger :

Beau chef-d’œuvre des cieux, agréable pasteur.

Dans tout le cours de la pièce, c’est ainsi un assaut de galanterie, un tournoi d’esprit et de courtoisie. L’amante malheureuse soupire une élégie. L’amant au désespoir exhale sa douleur en une chanson. Mêlez à tout cela des satyres qui représentent la brutalité, un peu de magie, des danses champêtres, des travestissements, des vers coulants, faciles, des apostrophes aux oiseaux, aux forêts, à la nature entière, ajoutez-y comme dénouement des mariages où l’on voit des rois épouser des bergères ; vous aurez une idée de la façon dont une société mondaine transpose à son usage les mœurs villageoises, et du même coup vous aurez la preuve qu’à l’agriculture aimée et florissante correspond l’idylle dans le livre et sur le théâtre. L’idylle à son tour réagit sur la vie réelle. Un seigneur eut l’idée d’épouser une Philis de village et les deux époux, la houlette à la main, prirent plaisir à garder les troupeaux dans {p. 164}le parc de leur château. Les dames de la cour, les femmes les plus illustres du temps s’habillent en nymphes ou en bergères, et c’est sous ce travestissement qu’elles ont légué leur portrait à la postérité.

Chaque fois que l’agriculture est en honneur, tel est le spectacle qui s’offre à nous. Nous le retrouvons tout pareil à la fin du xviiie siècle. Alors aussi il y a un réveil agricole qui met en mouvement les esprits sérieux. Les physiocrates proclament que la terre est la source de toute richesse. Et c’est à qui raisonnera sur les blés, propagera la pomme de terre, discutera les avantages de la grande et de la petite propriété, proposera des modèles de charrue, etc. Aussitôt voilà que l’idylle reparaît, que la poésie pastorale refleurit. C’est un défilé de poèmes rustiques qui font, il est vrai, quand on les évoque aujourd’hui, reflet d’une procession de fantômes. « Un auteur de ce temps-là59 écrivait mélancoliquement : « J’ai vu naître et passer devant moi : les Saisons, de Saint-Lambert ; celles de Bernis ; les Mois, de Roucher ; l’Agriculture, de Rossey ; la Nature champêtre, de Marnesia, les Fastes, de Lemierre ; les Jardins et l’Homme des champs, de Delille ! » La liste est longue et incomplète. Après les jardins, c’était le verger qui avait l’honneur d’être chanté en quelques milliers de vers ; le potager avait son tour un peu plus tard, et les choux, les navets, les carottes, se présentaient au public plus ou moins poétiquement travestis.

La prose ne le cédait pas à la poésie. J’en citerai une ou deux preuves entre mille. Bernardin de Saint-Pierre n’est pas un ordinaire faiseur d’idylles. C’est un utopiste. Ecrire est pour lui un pis-aller ; son bonheur eût été d’être un fondateur d’Etat. Il chercha longtemps un pays où il pût créer « une république d’hommes vertueux ». Il songea à l’établir au Brésil, à Madagascar, sur les bords de la mer d’Aral ; puis il se convainquit que le siècle de fer où il vivait ne se prêtait pas à cette résurrection des mœurs innocentes qui avaient dû, suivant lui, exister à l’origine des temps, et il se décida, non sans soupirer, à reporter dans le passé ses rêves d’avenir, à se réfugier dans l’antiquité, à imaginer en Arcadie un peuple de bergers et de {p. 165}laboureurs vivant dans la paix, la candeur et la prospérité. « Les mœurs, disait-il, y sont patriarcales comme aux premiers jours du monde. Point de querelles entre les jeunes gens, si ce n’est quelques débats entre amants ; des inscriptions simples sur l’écorce d’un hêtre ou sur un rocher brut conservent à la postérité la mémoire des grands citoyens et le souvenir des bonnes actions. La mort même, qui empoisonne tant de plaisirs, n’y offre que des perspectives consolantes. Les tombeaux des ancêtres sont au milieu de bocages de myrtes, de cyprès et de sapins. » L’heureux pays, n’est-il pas vrai ! Comme il ferait bon y vivre et même y mourir !

Le malheur est que ces Edens sont des paradis perdus dont on n’a jamais su retrouver l’entrée. N’importe ! Ils abondent dans les œuvres des poètes et des romanciers. La recette pour en fabriquer de pareils est si vieille et si connue qu’on pourrait la résumer en ces termes : Prenez deux ou trois couples de bergers et de bergères ; parez-les de tous les charmes, de toutes les grâces que vous pourrez imaginer ; faites-les tous, cela va sans dire, amoureux ; mais que des rivaux jaloux et des parents sévères traversent leur bonheur. Donnez à tous ces personnages un cœur si tendre, si tendre qu’ils tombent en pâmoison à la première émotion vive ; prêtez-leur avec prodigalité un talent merveilleux pour jouer de la flûte, composer de petits vers galants et débiter des madrigaux comme celui-ci :

Si je dis qu’elle est la plus belle
Des bergères de ce hameau,
Je n’aurai rien dit de nouveau :
Ce n’est un secret que pour elle.

Couvrez les troncs des peupliers d’inscriptions langoureuses, faites retentir les grottes de soupirs et d’élégies plaintives. Que l’amant meure d’amour… plusieurs fois et envoie à son amante ces adieux éplorés : « Dites-lui que mon dernier soupir sera pour elle, qu’en expirant je prononcerai son nom, que son image adorée me suivra jusque dans la tombe. », ce qui n’est pas trop mal rédigé pour un berger : Que des torrents de larmes {p. 166}arrosent les prairies et gonflent les ruisseaux ; car, comme le dit un poète compatissant :

Ainsi toujours les cœurs sensibles
Sont nés pour être malheureux.

Placez le tout dans une contrée où les rivières aient l’obligeance de ne jamais noyer les désespérés qui s’y jettent, où les gens de guerre épargnent toujours les amants infortunés qui veulent se faire tuer. Puis, à la fin, que tout le monde obtienne ce qu’il désire ; que la constance inébranlable des héros soit récompensée  ; que tout se termine par des noces et des chansons ; que le lecteur puisse, comme dans un conte de fées, conclure par la formule consacrée : « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

Voilà comment, dans la seconde moitié du xviiie siècle on fait un roman pastoral, et, si vous en doutiez, relisez l’œuvre de ce sentimental capitaine de dragons qui s’est appelé M. de Florian, C’est les yeux fixés sur son Estelle que je viens de décrire ce monde enchanté. On aura remarqué comme il ressemble à celui que Racan nous a présenté dans ses Bergeries. A un siècle et demi de distance, les mêmes causes ont produit les mêmes effets ; tant il est vrai qu’une société ne peut se passionner pour l’agriculture sans faire naître aussitôt, comme autant de fleurs champêtres, une quantité d’œuvres inspirées par la vie des champs !

§ 3. ― Le commerce, lui aussi, apporte son contingent à la vie intellectuelle d’une nation. Dans les époques où il est dans toute sa vigueur, ce ne sont que marchands voyageant d’un bout de la terre à l’autre, sillonnant les mers, échangeant des produits de toute espèce avec les nations étrangères, semant des colonies françaises sur toute la surface du globe. Or l’échange des marchandises amène l’échange des idées. Le va-et-vient d’un peuple à l’autre prépare et opère en partie la fusion des races. Dans ces rapports perpétuels avec des hommes ayant d’autres lois et d’autres mœurs, l’esprit s’élargit, apprend à supporter des idées nouvelles, à goûter des formes imprévues du beau ; l’amour-propre national y perd de sa naïve infatuation.

Le goût des voyages, inhérent aux commerçants (témoin les {p. 167}Anglais qui sont le peuple le plus commerçant et le plus vagabond du monde), passe peu à peu aux autres classes de la nation. Le commerce active la circulation du genre humain, comme la course et la lutte font circuler plus vite le sang dans les veines. C’est lui qui a porté le drapeau et la langue de la France en des pays lointains, restés dès lors de petites Frances exotiques d’où nous arrivent à certains moments des œuvres originales d’une saveur pénétrante. Ainsi, par qui nous ont été révélés le ciel de feu et la végétation luxuriante des tropiques ? Par des hommes nés à l’île de la Réunion, à l’île de France, ou conduits là-bas par les hasards d’une vie aventureuse. Bernardin de Saint-Pierre a vécu en qualité d’ingénieur parmi les pamplemousses où il a placé son célèbre roman de Paul et Virginie. Chateaubriand a parcouru les savanes du Nouveau-Monde avant de rajeunir notre littérature pittoresque en les décrivant. Et, en notre siècle, est-ce que la littérature française ne doit pas ses peintures les plus éclatantes de la nature dans le pays du soleil et des bengalis à un poète créole, à Leconte de Lisle ? N’est-ce pas par l’intermédiaire de ce Français, né entre la France et l’Inde, qu’a pénétré en nous la vision la plus nette et la plus puissante des jungles où le tigre est aux aguets et l’esprit des doctrines où respire le génie endormeur de l’Inde antique ?

Le commerce, qui convie toutes les civilisations à ses expositions universelles, a contribué plus que toute autre chose à donner à la littérature de notre siècle ce caractère cosmopolite qui la distingue. De même qu’un salon parisien a été souvent de nos jours un fouillis de bibelots et de meubles où la Chine coudoie l’Amérique, où le Japon fraternise avec le royaume de Siam, de même les œuvres de nos écrivains empruntent quelque nuance à toutes les littératures du monde. Vous y trouverez des pantoums malais, des romans chinois, des japonaiseries tant qu’il vous plaira, des souvenirs de Taïti et des pampas, des tableaux vivants de l’Islande glacée et de l’Afrique brûlée. Or, dans tous ces pays, qu’on ne l’oublie pas, explorateurs et commerçants sont entrés les premiers ; soldats, marins, et à plus forte raison écrivains et artistes ne sont venus qu’à la suite de ces précurseurs.

{p. 168}Si le commerce a ainsi ouvert des voies nouvelles non seulement aux produits de la France, mais à sa littérature, il lui a aussi, sans sortir de la métropole, fourni des aliments et des sources d’inspiration. Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur les rapports des financiers et des gens de lettres. Les rois de la finance ont souvent exercé ce privilège royal de protéger les lettres. On se rappelle ce M. de Montauron que la reconnaissance un peu gauche de Corneille, mettant, comme dit Montaigne, de grands souliers à de petits pieds, comparait pour sa libéralité à l’empereur Auguste. On sait aussi la cour de lettrés dont s’était entouré le surintendant Fouquet qui trouva en eux ses amis les plus fidèles et ses défenseurs les plus vaillants. Mais les financiers n’ont pas été seulement les patrons des écrivains : souvent aussi, ils leur ont servi de plastrons ; ils ont été pour eux des modèles qu’ils ont transportés tout vivants sur la scène ou dans le roman. Lesage les représentait dans son Turcaret sous des traits si peu flatteurs que les financiers du temps firent tous leurs efforts pour empêcher la représentation de la pièce. Et dans notre siècle, combien de fois la comédie n’a-t-elle pas exploité les ridicules ou flétri les expédients des faiseurs d’affaires ! La Bourse, avec ses fortunes si vite élevées et plus vite écroulées, est devenue un thème de satire pour les moralistes, les romanciers, les auteurs dramatiques. Les uns se sont plu, comme Ponsard, à opposer, ainsi que deux ennemis, l’honneur et l’argent. Balzac a incarné l’esprit d’intrigue et l’habileté, qui à force d’être malheureuse, finit par devenir malhonnête, dans son personnage si actif, si ingénieux, si roué de Mercadet. Alexandre Dumas fils lance cette épigramme à l’adresse des boursicotiers : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » Emile Augier, contemporain de la fièvre de spéculation qui sévit sous le second Empire, revient dix fois à la charge contre les agioteurs. Tantôt il leur attache ce nom qui leur reste : Les effrontés. Tantôt il les signale comme un danger public (La contagion). Et je passe sur le nombre énorme de romans, de pamphlets, qui depuis lors ou auparavant ont représenté au vif les manœuvres, les travers et les vices de ces aventuriers de la fortune.

Il y aurait une contrepartie à opposer aux sombres couleurs {p. 169}de ce tableau. Sedaine a fait dans Le philosophe sans le savoir, un éloge très senti du commerce. Balzac a montré, par l’histoire de César Biroteau, que l’honneur commercial peut avoir ses héros. Zola a puissamment décrit la vie intense d’un de ces grands magasins où l’art de tenter la femme a été poussé près de la perfection (Au bonheur des dames). L’économie politique qui n’est pas toujours « de la littérature ennuyeuse », comme on l’a définie malicieusement, a consacré plus d’une page brillante au flot incessant de richesses qui roule sur toutes les grandes routes terrestres, fluviales ou maritimes du monde.

Mais le commerce ne s’est pas borné à fournir des sujets d’étude aux littérateurs : l’esprit de lucre, qui en est l’âme et qui a grandi si vigoureusement sous le régime de la ploutocratie bourgeoise, a de nos jours envahi la littérature elle-même. Et alors elle est devenue un métier autant et plus qu’un art.

Or, l’Art et le Métier ont des exigences contraires, et l’homme de lettres s’est trouvé tiraillé entre deux directions opposées.

— Produis vite et beaucoup, ordonne le Métier. Il faut vivre de ta plume. Puisque tu as eu le tort de naître sans rentes, mets ton talent en coupe réglée, débite en menue monnaie la cervelle d’or qui t’est départie. La valeur d’un livre est une valeur marchande ; elle se mesure à ce qu’il rapporte. Ton seigneur et maître, c’est le public qui te paie ; écris selon son goût, non selon le tien. Sois habile à flairer le vent et à changer d’orientation selon celui qui souffle. Sois tour à tour vendeur de romans épicés, de théories pessimistes, de nouvelles mystiques, de pièces à spectacle, de tout ce qui est à la mode du jour. Tu n’auras pas sans doute exprimé tes idées, tes sentiments, ta nature ; mais tu n’auras pas perdu ton temps et ta peine. Le prix de ta prose se sera élevé, chemin faisant, de vingt centimes à un franc la ligne. Ton style n’aura peut-être pas autant gagné : mais cela n’importe guère. On a calculé qu’un chef-d’œuvre, comme les Maximes de La Rochefoucauld, n’aurait guère produit, au taux actuel, que sept à huit cents francs : c’est une somme misérable. Mieux vaut soigner ta réclame, comme un fabricant de chocolat, fonder, si tu peux, une usine {p. 170}littéraire dont tu seras le directeur. Taine a dit60 : « Un homme n’arrive qu’à l’aisance par le travail qu’il fait lui-même ; s’il parvient à la richesse, c’est par le travail qu’il fait faire aux autres. » Tous les moyens sont bons pour multiplier la copie destinée à se transformer en bon argent. A l’aide de jeunes manœuvres littéraires, dont tu remanieras et signeras les manuscrits, remplis de ton nom journaux, revues, théâtres. Ton œuvre sera éphémère : mais tu ne te soucies pas d’une gloire posthume, n’est-ce pas ; et tu auras pu te payer, ta vie durant, toutes les jouissances du luxe et même l’illusion du succès littéraire.

L’Art, lui, parle tout autrement. Il réclame des idées hautes et même, si possible, des idées neuves. Il exige effort et sincérité. Il dit à l’écrivain que l’on presse : — Le temps ne fait rien à l’affaire. C’est l’artisan et non l’artiste qui travaille à la vapeur. Dédaigne le profit facile des romans à la toise, des pièces bâclées, des volumes expédiés à la diable. Mets ton honneur à rester toi-même, à ne dire que ce que tu penses et à le bien dire. Aie le respect de ton talent. Préfère l’estime des connaisseurs et la tienne propre à l’argent des imbéciles. Porte fièrement ta pauvreté et moque-toi des succès mal acquis. Je ne te promets pas un bon rang dans la course aux écus : mais tu auras la pure et profonde satisfaction d’avoir poursuivi de toutes tes forces et d’avoir traduit de façon personnelle ton rêve de beauté.

L’homme de lettres de nos jours entend perpétuellement ces deux voix. Celui qui suit les conseils de la première écrit, écrit, écrit, compile, compile, compile ; il arrive ainsi à se faire bon an mal an une jolie rente, et il offre alors ce contraste paradoxal d’être souvent l’auteur de trente ou quarante ouvrages et d’être à peu près nul et non avenu pour l’histoire de la littérature. Celui qui veut demeurer artiste en dépit de tout est apprécié d’une petite élite ; mais, à moins d’une chance Ou d’un talent extraordinaire, il se condamne à une demi-obscurité qui a pour conséquence une certaine médiocrité de vie ; il n’est pas coté sur la place : il est dédaigné des libraires {p. 171}et des éditeurs ; il est même en danger de mourir de faim, s’il n’a pas une autre source de revenus.

Le plus souvent l’homme de lettres obéit tour à tour aux deux suggestions qui chuchotent à son oreille. Ceci n’arrive pas à tuer Cela, et il marche hésitant, ballotté, mécontent des autres et de lui-même, s’épuisant à concilier deux choses à peu près inconciliables.

La littérature devenue une branche de commerce comme une autre a pris par là-même des caractères nouveaux. Au théâtre, il s’est formé parfois de vrais syndicats de vaudevillistes se réservant le privilège d’approvisionner une salle de spectacle et excluant tout concurrent de ce débouché monopolisé ; ce fut le triomphe de la pièce à femmes et à décors ou du vaudeville mécanique, si bien que quelques personnes ont pu se demander avec un mépris excessif, mais ayant quelque raison d’être, si le théâtre était encore un genre littéraire. Dans le roman, il s’est produit une profusion d’œuvres malsaines, flattant les appétits les plus grossiers, parce que la gaillardise était une denrée fort demandée sur le marché.

Autre résultat de la même cause : Comme le théâtre et le roman sont avec l’article de journal « ce qui fait le plus d’argent  », ils ont attiré à eux la plupart des forces intellectuelles. Les genres peu lucratifs, l’histoire, la philosophie ont été durant de longs intervalles délaissés, négligés. La critique a été presque supplantée par la bibliographie, c’est-à-dire que la réclame payée par l’éditeur et quelquefois par l’auteur a pris la place du jugement raisonné et désintéressé des ouvrages. Les éloges tarifés sont entrés dans le courant des mœurs littéraires ; on commence à trouver naturel d’acheter sa gloire : n’est-ce pas aussi une marchandise qui se monnaie à son tour ?

§ 4. — Si les phénomènes littéraires se ressentent ainsi du voisinage des phénomènes commerciaux, ils se modifient également quand la civilisation revêt un caractère industriel. Il n’est pas d’époque où le fait soit plus saillant que dans notre siècle.

Chacun sait quel essor l’industrie a pris, du jour où une force inconnue ou du moins insoumise à nos ancêtres, la {p. 172}vapeur, fut vaincue et disciplinée ; et déjà l’on peut prévoir le temps où cette force sera détrônée par une autre qui gagne tous les jours du terrain, l’électricité. Les applications si variées de l’une et de l’autre ont été depuis cent ans des causes de progrès et de perturbation sans nombre. Grâce aux machines, une multiplication des produits comparable à celle que l’imprimerie opéra pour les livres ; un confort tout nouveau répandu dans les couches moyennes de la société ; puis d’immenses agglomérations de travailleurs formées de toutes parts ; ici des mines de fer ou de houille ensevelissant dans leurs profondeurs toute une population souterraine exilée du soleil ; là des cités, noires de charbon et de fumée, s’improvisant sur un sol boueux d’ort montent, comme les mâts d’une flotte pétrifiée, de colossales cheminées de briques ; partout des faubourgs environnant les vieilles villes d’un cercle de manufactures et de masures sordides ; puis les campagnes se dépeuplant au profit de ces centrés de production, qui fonctionnent comme autant de foyers aussi intenses que dévorants : voilà quelques résultats, visibles au premier coup d’œil, de cette fièvre d’activité qui a transformé et bouleversé les conditions économiques du monde contemporain.

Certes, il est impossible, en présence des merveilles que l’industrie a réalisées en si peu de temps, de ne pas admirer la puissance de la science et du génie humain. Les chemins de fer, les télégraphes, tant d’inventions éclatant coup sur coup, rendant commun et banal ce qui eût semblé fabuleux à nos pères, permettant à des navires d’aller sans voiles ni rames, à des enfants de mouvoir les fardeaux les plus énormes, à tout le monde d’accomplir en quelques heures des trajets qui demandaient jadis des semaines et des mois, à la pensée et à la voix de voyager avec la vitesse de l’éclair, tous ces miracles devaient exalter les imaginations et fournir aux poètes des thèmes nouveaux. Aussi les hymnes au génie de l’homme ne manquent-ils pas dans la poésie de notre siècle.

Ce n’est pas tout. Les hommes chargés de diriger ces forces redoutables deviennent populaires et prennent dans les romans, dans les pièces de théâtre les premiers rôles réservés jadis aux grands seigneurs ou aux hommes de guerre. Comptez dans {p. 173}combien d’œuvres (je ne dis pas toutes supérieures, hélas !) le héros se trouve être un ingénieur, un maître de forges, un chimiste. La poésie a fait même des efforts pour pénétrer dans les usines, malgré le fracas des marteaux, le grincement des roues, la vitesse vertigineuse des courroies de transmission, les sifflements étourdissants de la vapeur. Elle a tenté de se renouveler pour chanter un spectacle qui l’épouvante et qui l’émerveille. Maxime du Camp, qui fut poète et novateur avant d’être académicien et réactionnaire, l’invitait déjà, dès le milieu du siècle, à se mettre à l’unisson du monde transformé, si elle voulait encore être écoutée. Il se moquait de son attachement aux formes vides du passé et il s’écriait61 :

« De quel fou rire ne serions-nous pas pris, mon Dieu ! si à l’heure qu’il est, nous voyions arriver un chevalier armé de pied en cap, portant écu, haubert et gorgerin, et qui viendrait tranquillement lancer des javelots contre des batteries de canons. Nous dirions : « Cet homme est un fou ; mais il ne sait donc pas que toutes ces vieilles armures dont il est risiblement accoutré sont bonnes à mettre en quelque musée ; mais il va se faire tuer. Eh ! l’homme ! allez prendre d’autres armes si vous voulez combattre et être bon à quelque chose ! — La littérature ressemble aujourd’hui à ce preux imbécile et l’on peut lui tenir le même langage. En proie à l’amour du passé, regrettant toujours d’inutiles fadaises, antique, moyen âge, rococo, bonnet rouge et jamais actuelle, elle assiste au travail émouvant de son siècle en mal de vérité, sans même paraître s’en apercevoir… »

Je n’ai point ici à juger si la poésie a répondu brillamment à cet appel. Il me suffit de constater que les aspects inattendus pris par le travail moderne offraient et offrent encore à la verve des écrivains une riche et nouvelle matière.

Mais nous n’avons regardé que d’un seul point de vue la transformation sociale opérée par l’industrie. Autre est l’impression, si l’on considère les produits ou les producteurs, les machines ou les hommes, les ouvriers de fer ou les ouvriers de chair.

{p. 174}Qui donc, à moins d’être aveugle et volontairement aveugle, n’a remarqué le cortège de maux dont le développement de la richesse industrielle a été partout accompagné ? Ici, l’alcool absorbé, comme un combustible par une locomotive, par des travailleurs qui ont besoin de rendre à leurs muscles épuisés une vigueur éphémère ; là, femmes et filles arrachées au foyer domestique, débauchées par la promiscuité de l’atelier, livrées par la faim aux caprices de ceux qui peuvent les acheter ; des chômages périodiques, décimant les gueux ou les jetant sur le pavé, irrités, faméliques, forcés de réclamer du plomb ou du pain, du travail ou la mort. Et tantôt ont éclaté des grèves, ces étranges guerres en pleine paix, où les deux adversaires, au lieu de se saisir et de s’étreindre corps à corps, luttent à qui pourra rester le plus longtemps les bras croisés ; tantôt aux faubourgs des grandes capitales ont surgi des émeutes formidables, prélude sanglant de la guerre la plus implacable qui existe, la guerre de classes, la guerre entre pauvres et riches. Bref, avec une intensité croissante, s’est posée cette question troublante qui est le fond même de la question sociale : Pourquoi tant de luxe en haut et tant de misère en bas ? Pourquoi ces deux catégories d’hommes : ceux qui travaillent et ceux qui font travailler ? Pourquoi, dans la répartition des biens de la terre, une part si petite à ceux qui les produisent, une part si grosse aux autres ?

Dès lors que de nouveaux problèmes s’imposent aux penseurs ! Quels sujets d’amère tristesse offerts aux poètes ! Quelle source de profondes spéculations ouverte aux rêveurs, aux théoriciens, aux philosophes !

En 1837, Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, fit un voyage d’exploration dans les mines de Newcastle et les filatures de Manchester. Il crut avoir pénétré, comme Dante, au séjour des damnés. Son poème s’intitule Lazare ; c’est le poème des misérables ; c’est la plainte des enfants, esclaves de la machine, privés d’air pur, de jeux, de sommeil ; c’est l’appel de détresse des femmes réduites à envier le sort de la vache, qui reste du moins à l’étable, oisive et paisible, lorsqu’elle a mis au monde un petit. Et le poète s’apitoie sur cette population qui ne peut se consoler de la vie qu’en s’abrutissant de gin ; il montre {p. 175}l’amour dégénérant en bestialité sauvage dans ces centres putrides  ; il supplie les habitants de climats plus doux, les joyeux enfants de l’Italie, de ne pas changer leur heureuse pauvreté pour cette existence infernale, où, dans le bruit des métiers, des rouets, des bobines,

Le fer use le fer et l’homme use les hommes.

Déjà, en 1833, Hégésippe Moreau, dans sa pièce intitulée L’Hiver, lançait à l’égoïsme des riches un flot de malédictions et de prédictions sinistres :

Des hommes que la faim moissonne par millions,
En se comptant des yeux, disent : Si nous voulions !…

Oh ! quand donc viendra-t-il, ce jour que je rêvais,
Tardif réparateur de tant de jour mauvais,
Ce niveau qui, selon les écrivains prophètes,
Léger et caressant, passera sur les têtes ?

Voilà dans notre poésie les premiers cris de pitié en faveur des ouvriers, les premiers cris de révolte à leur adresse ! Ils allaient être suivis de bien d’autres. Et Alfred de Vigny, et Pierre Dupont, et Victor Hugo ont fait tour à tour ressortir le contraste poignant de ces pauvres, condamnés de naissance à produire pour d’autres tant de richesses.

Est-il besoin de montrer davantage comment une révolution économique se répercute dans la littérature ? Mieux vaut montrer comment la littérature à son tour réagit sur les conditions économiques d’un peuple.

C’est un mécanisme des plus simples. Les idées, auxquelles les œuvres littéraires servent de véhicule, sont formées en partie par l’état du monde environnant. Mais à leur tour ces idées le transforment dans la mesure qui leur appartient. De même qu’au siècle dernier les écrits des philosophes français ont ruiné, dans les esprits d’abord, dans les institutions ensuite, les privilèges de la noblesse et du clergé, de même en notre siècle le régime nouveau du travail (salariat et prolétariat, qui en est la conséquence) a créé des idées, suscité des écrits qui tendent à le détruire.

Le régime industriel commençait à peine à se constituer en {p. 176}France qu’il engendra ainsi quantité de projets, de systèmes destinés à le corriger. Ce fut dans les cinquante premières années du siècle une éclosion printanière, presque une éruption de théories destinées à régénérer la société moderne. Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Cabet s’érigèrent tour à tour en messies ou tout au moins en prophètes d’un avenir meilleur. Et ils eurent le bonheur de trouver des disciples passionnés, des interprètes éloquents. Où est-il l’historien de la littérature qui pourra passer sous silence le développement matériel du pays, s’il veut rendre compte, comme il le doit, de l’esprit qui anime alors tant de romans, qui, pour ainsi dire, en est l’âme ? Comment oublier que George Sand, dans certaines de ses œuvres, a marié curieusement l’idylle et la question sociale ? Comment ne pas se rappeler le succès que certains romans d’Eugène Sue obtinrent aux environs de 1848 ? Comment laisser de côté Lamennais, qui, vers la même époque, faisait entrer dans ses ardentes tirades : l’évangile, la liberté, la démocratie, la Pologne, éléments bien divers qu’unissait pourtant un grand souffle de fraternité, un amour sincère et violent des petits et des opprimés ?

Ainsi qu’il arrive toujours, cette littérature humanitaire (humanitaire est, pour le dire en passant, un mot né alors) excite des railleries et des colères ; elle crée de la sorte, par contrecoup, une littérature contraire. Musset en est la preuve. Il fut à ses heures teinté de socialisme. Il a écrit62 : « Ô peuples des siècles futurs, lorsque par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie ; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère féconde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé ; lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bleuets et des marguerites au milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres, quand alors vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous {p. 177}que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouirez ; plaignez-nous plus que tous vos pères ; car nous avons beaucoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait. » Mais celui qui sentait si bien que la terre doit compenser la banqueroute du ciel, celui qui comprenait que les misérables, privés, comme a dit plus tard Jaurès, de la vieille chanson qui berçait la misère humaine, doivent nécessairement réclamer leur part immédiate de soleil et de joies, ce même Musset parlait bientôt d’un autre ton. Le dandy qu’il était au fond se réveillait en lui ; il se moquait en prose et en vers des utopies qui foisonnaient autour de lui ; il s’est amusé à railler dans Dupont et Durand le fourmillement des extravagances dans deux cervelles détraquées.

Vers le même temps, Louis Reybaud étudie les nouvelles doctrines dans un livre superficiel, mais d’allure grave, que l’Académie couronne et que presque personne ne lit ; puis il les parodie dans un roman satirique qui ajoute un type à la série des êtres créés par les écrivains, êtres qui n’ont jamais vécu et qui sont cependant pour nous aussi vivants, aussi réels que les personnages de l’histoire : c’est Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.

Concluons. Le désordre et l’injustice économiques commencent par enfanter des romans à thèse, des pièces et des histoires à tendance, des pamphlets et des satires, toute une littérature d’action et de combat, bref ce qu’on a nommé de nos jours un « art social ». Mais à leur tour ces œuvres militantes apportent des plans d’organisation, des idées directrices, des conceptions neuves de la vie ; elles contiennent en germe les lois à venir, la société de demain. Les révolutions sont les exécutrices testamentaires des penseurs qui les ont précédées et préparées ; elles sortent tout armées de leurs cerveaux et de leurs livres.

 

Il me semble inutile d’insister davantage sur les liens qui rattachent ainsi la littérature à l’industrie.

J’en ai dit assez pour faire voir l’intime connexion qui existe entre des phénomènes en apparence indépendants les uns des autres, et je ne voulais rien faire de plus pour le moment.

§ 5. —  {p. 178}A cette étude des rapports de la littérature avec les faits économiques il faut rattacher l’étude de la condition matérielle des écrivains.

À toute époque, il est utile de connaître ce que rapporte un livre, une pièce ; comment et de quoi vivent les auteurs ; à quelle classe sociale ils appartiennent par la naissance, quelles ressources leur sont offertes en dehors de ce qu’ils gagnent par la vente de leurs ouvrages ; quels genres sont encouragés ou découragés par ceux qui paient ; quels changements graves, comme une extension de territoire, un accroissement de population, une diffusion plus grande du savoir, élargissent les débouchés ouverts à la production littéraire.

Le développement de la littérature influe sur la situation faite aux écrivains, et réciproquement.

Veut-on voir grandir soudainement le salaire accordé à leur travail et du même coup les égards accordés à leur personne ? Qu’on regarde un de ces moments où le goût des choses de l’esprit pour une cause ou pour une autre se répand dans la nation. C’est ce qui arrive, par exemple, au xvie siècle. La découverte de l’imprimerie qui va faire de la lecture un pain quotidien, la résurrection des œuvres grecques et latines qui fait bouillonner dans les cerveaux une sorte d’ivresse, ce grand réveil de la pensée qui s’appelle la Renaissance, cette ardeur de connaître qui, venue d’Italie, se propage dans l’Europe entière, le brusque agrandissement du monde en même temps que du passé, toutes ces secousses profondes et répétées éprouvées par les intelligences ont une répercussion presque immédiate sur le sort de ceux qui cultivent les lettres. Je ne sais s’il faut croire aveuglément à l’anecdote fameuse qui nous représente le roi François Ier faisant un jour antichambre chez le grand imprimeur et grand latiniste Robert Estienne. Mais il est bien certain que Ronsard obtient des honneurs et des rémunérations insolites. Un de ses biographes nous conte qu’il naquit l’année où le vainqueur de Marignan fut vaincu et pris à Pavie et que cette naissance heureuse compensa le désastre subi par la France. Un contemporain déclare qu’il aimerait mieux avoir fait une seule de ses odes que de posséder le duché de Milan. Elisabeth et Marie Stuart, les deux reines ennemies, s’accordent {p. 179}à le combler d’éloges et de présents. Lui-même parle du rôle des poètes avec une fierté que chacun trouve naturelle. Ses funérailles sont quasi royales et la foule y est si considérable que des princes et un cardinal ne parviennent pas à la fendre pour assister à la cérémonie. N’est-ce pas vers le même temps que Charles IX, dans le premier essai d’Académie qu’ait vu la France, exige, en dépit de l’étiquette, que tous les membres demeurent assis en sa présence ?

Au lendemain d’une grande époque littéraire on revoit ce même respect pour ceux qui manient la plume. Après le règne de Louis XIV, on s’avise que de grands écrivains font autant pour la gloire d’un peuple que de grands capitaines ou de grands diplomates ; on s’aperçoit que les Corneille, les Molière, les Racine ont opéré des conquêtes plus durables que celles du grand roi, et si Voltaire peut traiter presque d’égal à égal avec des têtes couronnées, en sa qualité de roi de l’opinion publique, s’il a des correspondants et des flatteurs parmi les souverains d’Europe, il doit en partie ce prestige au souvenir de ses illustres devanciers, à l’admiration qu’ils ont inspirée, à la haute idée qu’ils ont donnée des droits sacrés du génie.

Ainsi l’estime méritée par une littérature, glorieuse rejaillit en considération sur les littérateurs, même sur ceux des générations suivantes, comme, par un cas semblable et inverse, une décadence momentanée de leur art les fait descendre, eux et leurs successeurs, du rang qu’ils occupaient dans la société. Mais ce qui vaut surtout la peine d’être étudié en détail, c’est l’autre face de la question, j’entends la série des effets que leur position sociale produit sur la nature de leurs œuvres.

Il est à peine besoin de faire observer que les idées, les sentiments, le langage varieront étrangement, selon que les auteurs sont nés dans l’opulence ou la pauvreté, dans l’aristocratie, la bourgeoisie ou le peuple. Il est rare que toutes les classes à un moment donné ne soient pas représentées parmi les auteurs ; mais la proportion d’hommes que chacune fournit à la littérature est loin d’être la même d’une époque à l’autre et il est toujours intéressant de relever laquelle est, pour un temps, la plus féconde. Dans la première moitié du xviiie siècle, la bourgeoisie aisée, en y comprenant la noblesse de robe, me {p. 180}paraît avoir été la plus riche ; il suffit de citer Voltaire, Montesquieu, Marivaux, Fontenelle, Mairan, Vauvenargues, Crébillon, la Chaussée ; et il est permis de croire qu’il y a une harmonie entre leur origine et leur éducation, leur situation sociale et les qualités fines, spirituelles, élégantes d’une littérature hostile, il est vrai, à l’Église et à la monarchie absolue, mais discrète encore dans ses désirs d’innovation et tempérée dans ses hardiesses. Laissez passer quelques années et voici que surgissent des hommes partis de plus bas : Rousseau., fils d’horloger et ancien laquais ; Diderot, fils de coutelier, qui a connu la misère et la faim ; Sedaine, qui fut tailleur de pierre ; d’Alembert, enfant naturel recueilli par la femme d’un vitrier ; Chamfort, né aussi de père inconnu ; la Harpe, élevé par charité, etc.. Ce n’est pas sans doute un hasard si avec ces plébéiens, qui ont lutté, peiné, souffert, apparaissent un langage plus rude, des passions plus ardentes, des instincts de révolte et des tendances égalitaires. Et comment ne pas remarquer qu’au sortir de la Révolution la réaction catholique et monarchique s’incarne tout d’abord dans le comte de Maistre, le vicomte de Bonald, le vicomte de Chateaubriand ?

Autant que la classe d’où sortent les auteurs, il importe de noter leur degré de fortune. Ceux dont la vie est à l’abri des soucis d’argent forment une catégorie qui a des mérites et des défauts particuliers. Ils ne sont pas toujours les plus laborieux ; comme il leur est permis de produire peu, ils sont enclins à une certaine nonchalance ; ils laissent volontiers leurs facultés naturelles s’arrêter au demi-talent des amateurs ; mais en revanche ils peuvent se payer le luxe d’une indépendance de pensée qui décèle leur sécurité et d’un raffinement de forme qui prouve leur loisir.

Mais ces privilégiés, qui ne sont gens de lettres que par accident ou par une vocation tout à fait désintéressée, ne sont le plus souvent qu’une petite minorité. Les autres, les plus nombreux, sont obligés d’employer leur talent comme moyen d’existence et pour ceux-ci il faut toujours se demander quel est, en dernière analyse, le groupe qui les paie ; car de sa valeur intellectuelle et morale, de la part de revenus qu’il veut ou peut consacrer à la satisfaction de ses goûts esthétiques dépend en {p. 181}une mesure non négligeable l’orientation des œuvres littéraires.

Quand on examine les groupes qui tiennent les auteurs par des chaînes plus ou moins dorées, on voit qu’ils varient beaucoup suivant les époques. Parfois c’est une élite de grands seigneurs, qui se chargent de nourrir et de loger poètes et poètereaux ; qui les attachent à leur maison à titre d’aumôniers, de secrétaires, d’historiographes ; qui mettent leur point d’honneur à se faire ainsi les protecteurs des lettres. A leur défaut, des financiers, qui ont eu l’esprit de s’enrichir, savent dépenser un bien trop souvent mal acquis en Mécènes généreux, tel ce fastueux et malheureux Fouquet dont le nom doit à la courageuse reconnaissance de ses protégés une espèce de persistante auréole. Fréquemment c’est le roi qui considère comme un devoir du souverain de répandre ses grâces, sous forme de pensions ou de sinécures, sur des sujets dont les ouvrages honorent son règne. En France, l’Église a eu longtemps en réserve des canonicats, des abbayes, des évêchés même, pour des écrivains qui ne semblent pas avoir eu toujours l’âme très ecclésiastique, témoin Rabelais et Régnier. A mesure qu’on approche des temps modernes, l’homme qui écrit cesse d’avoir figure d’humble parasite et de mendiant honnête. L’État impersonnel prend la place du monarque ; des institutions permanentes, comme nos diverses Académies, distribuent des prix qui ne sont pas toujours des faveurs ou des aumônes déguisées ; enfin et surtout l’écrivain s’habitue à tirer un profit régulier de ce qu’il publie ; lecteurs, spectateurs, auditeurs lui apportent chacun leur tribut modeste qui, multiplié par dizaines et centaines de mille, dépasse les largesses les plus princières. Déjà Scarron, quoiqu’il s’intitulât « le malade de la reine », comptait pour remplir son escarcelle sur son « marquisat de Quinet » (Quinet était son libraire)  ; et de nos jours Scribe a pu inscrire sur sa maison de campagne : Offert par Sa Majesté le Public. Ce n’est pas en vain que l’instruction s’est répandue : le nombre des gens capables de goûter et de payer un plaisir littéraire s’est accru immensément et les écrivains ont aujourd’hui ce double avantage de gagner plus qu’autrefois et d’avoir une dette moins lourde à porter envers la foule inconnue qui leur fournit leurs ressources.

{p. 182}Quel qu’ait été le système de rémunération usité aux différentes époques, il a été presque toujours précaire et toujours fort inégal. Il a laissé subsister côte à côte de grands seigneurs de la littérature et des affamés. Tandis que Desportes mange douillettement les revenus d’une quantité de grasses abbayes, son neveu, Régnier, esquisse en traits inoubliables le portrait des poètes crottés. Leurs pareils abondent, lorsque l’économie règne en haut lieu, comme au temps de Sully et de Henri IV, ou bien quand la misère générale tarit la source des libéralités, comme au lendemain de la Fronde. Après le triomphe du romantisme, alors que dans la carrière encombrée se pressent et s’étouffent des concurrents trop nombreux leurrés par le succès d’un Lamartine ou d’un Hugo, Hégésippe Moreau peut redire les vers mélancoliques de Maynard :

Pégase est un cheval qui porte
Les poètes à l’hôpital.

Les « ratés » de la bohème s’épuisant à courir après un gîte et un souper problématiques, et ce qu’on appelle de nos jours le prolétariat intellectuel rejoignent à travers les siècles les misères d’un Rutebœuf, couchant sur la paille, toussant de froid, bâillant de faim, ayant pour toute fête l’espérance du lendemain, ou d’un Villon, vivotant d’expédients et de filouteries, frisant la potence et promenant de prison en prison son squelette plus noir qu’une mûre et plus maigre qu’une chimère.

Quoique la condition matérielle des ouvriers de la pensée se soit certainement élevée du moyen âge à nos jours, et d’un mouvement presque constant, ces contrastes fréquents, ordinaires même, d’opulence et de gueuserie ne permettent guère de suivre avec précision les phases par où elle a passé. Il faut pour chacune des époques que l’on traverse dresser une moyenne. Il en est où la vie littéraire a été plus difficile : qu’on se rappelle-le pauvre Hardy, fournisseur attitré du théâtre du Marais, grand fabricant de tragédies, comédies, pastorales et autres pièces innombrables, s’écriant lamentablement : « Les fers de la pauvreté empêchent l’esprit de volet dans les cieux ! » En revanche, après des années où les forces vives de la nation ont été détournées vers d’autres activités, comme ce fut le cas {p. 183}dans l’orgie militaire du premier Empire, il semble qu’un chemin de velours s’ouvre aux débutants : « Michelet raconte63 que, quand il sortit du collège, les libraires se jetaient sur le moindre écolier pour en faire un homme de lettres. C’était le beau temps pour paraître. On n’était pas étouffé dans la foule. »

Mais qu’il soit rude ou adouci, éclatant ou dissimulé, le servage économique des écrivains, j’entends par là leur dépendance à l’égard de ceux qui les font vivre, ne disparaît jamais ; il est un des facteurs perpétuels et importants de la littérature.

Plaire à ceux qui tiennent les cordons de la bourse est, sinon une nécessité vitale, du moins une chance de succès et de vie aisée qu’on ne s’interdit pas de gaité de cœur. Aussi lorsque rois, princes et principicules tiennent à honneur de s’entourer d’une petite cour de lettrés qu’ils dispensent du souci de gagner leur pain, il est bien naturel que les adulations montent comme une fumée d’encens vers ces demi-dieux et leurs compagnes. Epithalames, madrigaux, épitres dédicatoires, oraisons funèbres, discours académiques, odes et dithyrambes, gros livres proclamant l’éternité du régime existant, histoires complaisantes immolant le passé au présent, acquittent sous mille formes diverses la dette de gratitude des protégés envers les protecteurs. La littérature est alors aristocratique et monarchique ; et, quand les rois dressent la liste des bénéfices, elle est aussi pleine d’indulgence pour le catholicisme. Les titulaires des charges lucratives que l’Eglise laisse s’égarer sur la tête de mondains plus recommandés que recommandables croient devoir, tout au moins sur la fin de leur vie, rimer une paraphrase des psaumes, et de là ces milliers de vers dévots qui ont trop souvent l’air d’avoir été composés pour la pénitence des lecteurs autant que des auteurs. Qui sait si l’évolution qui tourna les hommes de la Pléiade contre les réformés ne fut pas déterminée en partie, comme les pamphlets protestants le reprochaient à Ronsard, par les mérites temporels d’une Église si hospitalière aux poètes de cour, fussent-ils suspects d’être à demi païens ?

On voit déjà que la domesticité brillante acceptée ou recherchée {p. 184}par les écrivains ne va pas sans quelque inconvénient. Il leur arrive aussi d’être raillés, bernés, maltraités, et tous n’ont pas le courage de crier comme l’un d’entre eux : « Prenez garde ; j’ai une plume ». — Il leur arrive d’être employés à de vilaines besognes, comme le pauvre Jodelle qui use les restes de sa verve à faire par ordre l’apologie de la Saint-Barthélemy. Il leur arrive de devenir des espèces de bravi à gages, comme ces tristes hères qui, pendant la Fronde, aboient tantôt pour, tantôt contre Mazarin, suivant le parti où ses caprices entraînent leur bailleur de fonds.

Si l’on essaie de résumer l’effet produit sur l’esprit des écrivains par la tutelle des puissances établies, on peut dire qu’en général elle encourage l’art pour l’art, l’art élégant, aimable, soigné, occupé surtout à se parer, voilà pour la forme, et la pensée docile, réservée, soumise avec passion ou résignation, dénuée de hardiesse et fréquemment de franchise, voilà pour le fond des idées.

C’est donc chose grave quand ce patronage des écrivains passe d’un groupe social à un autre, quand il échappe par exemple aux autorités officielles. Le cas se présente au xviiie siècle. La littérature rompt alors avec l’Église et la royauté et c’est elle qui repousse pensions et bénéfices ! On entend Montesquieu répondre à quelqu’un qui lui offre une de ces faveurs jadis si bienvenues : « N’ayant point fait de bassesses, je n’éprouve pas le besoin d’être consolé par des grâces. » Voltaire reçut un jour un brevet de Franciscain pour je ne sais plus quel service rendu à un couvent de l’ordre de Saint-François et il s’amusa quelquefois à signer ses lettres : Capucin indigne. Mais on ne se le figure guère chanoine ou curé, fût-ce de Meudon, et Diderot encore moins. Le même Voltaire, loin d’être pensionné par les grands seigneurs, leur prête de l’argent qu’ils ne daignent pas rendre, et c’est lui alors qui les tient ; il est bien plus que leur favori ou leur ami : il est leur créancier ; il a barres sur eux.

Qu’est-ce qui permet aux écrivains cette émancipation relative et par moments ce complet renversement des rôles ? C’est qu’ils ont alors des lecteurs dans toutes les villes de France et d’Europe. C’est qu’ils se sont fait un public immense. C’est qu’ils relèvent d’une bourgeoisie riche, active, ambitieuse, qui {p. 185}les soutient et qui aspire déjà au pouvoir. Le droit de propriété sur les œuvres littéraires commence à être reconnu. Les comédiens se sont accoutumés à rétribuer les auteurs en leur accordant un tant pour cent sur la recette. Des ressources nouvelles et régulières leur viennent de ce Tiers-Etat auquel ils appartiennent et dont ils vont être les porte-parole.

En effet, ils se jettent sur les grands sujets qu’un La Bruyère, avec un soupir de regret, déclarait interdits à un homme né chrétien et français. Ils touchent aux questions brûlantes, ils sont novateurs, ils travaillent à la transformation sociale ; ils l’accélèrent vigoureusement. Une littérature d’action s’est substituée à la littérature fainéante. Les écrivains sont devenus eux-mêmes des puissances ; l’avènement des gens de lettres au rang des personnages les plus redoutés est désormais un fait acquis et qui reflète la révolution économique accomplie autour d’eux et à leur profit.

Dans la France nouvelle, leur position sociale s’est améliorée encore, et cela s’explique aisément. Démocratie et aristocratie ne sont pas, comme l’imaginent les esprits simplistes, deux termes opposés et contradictoires. Le principe même, qui est à la base de la théorie démocratique, est un principe aristocratique, au sens le plus élevé du mot. Il consiste à proclamer et à rendre les fonctions publiques aussi accessibles au fils d’un ouvrier ou d’un paysan qu’à celui d’un financier ou d’un marquis ; à égaliser le point de départ pour tous les enfants ; à exiger que la place de chaque citoyen dans la société soit en raison de sa valeur intellectuelle et morale. Il peut se résumer en cette formule : les plus hautes situations aux meilleurs. Il aboutit à remplacer l’aristocratie fausse, factice, convenue, celle qui se fonde sur des parchemins ou des sacs d’écus, par l’aristocratie vraie, naturelle, qui repose tout entière sur le mérite personnel. Comment les écrivains, qui ont toute leur fortune dans leur tête, n’auraient-ils pas bénéficié de l’expansion des idées démocratiques ?

Aussi leur rôle est-il devenu considérable. Leurs querelles ont parfois fait autant de bruit que les querelles politiques, et ce n’est pas peu dire ; les tumultes excités par la représentation d’Hernani furent à peine couverts par le fracas de la Révolution {p. 186}de 1830. Leur popularité a éclaté au grand soleil par des démonstrations d’enthousiasme dont les autres siècles offrent peu d’exemples. Des poètes ont été portés à la direction des affaires publiques par l’admiration de la foule : Lamartine fut un instant le membre le plus en vue du gouvernement provisoire dans la République de 1848. Victor Hugo, exilé, isolé, armé seulement de sa plume, a pu, du haut de son rocher de Guernesey, engager et soutenir contre un empereur, ayant pour lui le nom de Napoléon, l’armée, la police et la complicité de la France, une sorte de duel héroïque d’où l’empereur ne sortit pas vainqueur. Ses obsèques ont été une apothéose : elles ont égalé et dépassé en solennité grandiose les funérailles de n’importe quel souverain. La curiosité s’est attachée aux moindres faits et gestes de ces privilégiés de l’intelligence ; leurs souvenirs, les volumes d’indiscrétions dont ils sont les héros et les victimes ont toujours trouvé des acheteurs. Il n’est pas jusqu’aux comédiens qui par reflet ne soient devenus dans l’État d’importantes personnes.

De plus, cette popularité croissante s’est traduite en écus sonnants. Non seulement la propriété littéraire a été reconnue par les lois ; mais les gens de lettres, associés pour défendre leurs intérêts, ont su fort habilement l’administrer. Ils ont soumis à des règles sévères la représentation des pièces, la reproduction des romans ; une législation internationale commence à se créer pour empêcher d’un pays à l’autre les fraudes de la contrefaçon. Il n’est pas étonnant qu’après cela les fortunes faites par les écrivains renommés aient dépassé ce qu’auraient rêvé les plus ambitieux d’argent parmi leurs devanciers.

Puisque nous parlons choses économiques, il nous sera permis de donner quelques chiffres64. En 1835, voici les sommes que leurs œuvres rapportaient aux auteurs. Émile de Girardin divisait les écrivains (sans parler des poètes qui financièrement ne comptaient pas) en cinq catégories :

1° Ceux dont les ouvrages se vendaient jusqu’à 2.500 exemplaires {p. 187}et s’achetaient de 3.000 à 4.000 francs le volume. Ils étaient deux : Victor Hugo et Paul de Kock.

2° Ceux dont les ouvrages s’écoulaient de 1.000 à 1.200 exemplaires et s’achetaient de 1.000 à 1.200 francs le volume. C’étaient : Alphonse Karr, le bibliophile Jacob, la duchesse d’Abrantès, la Contemporaine (Ida Saint-Edme).

3° Ceux dont les ouvrages se vendaient de 600 à 900 exemplaires, et s’achetaient de 500 à 800 francs le volume. Il en voyait douze : Alfred de Musset était peut-être de ceux-ci.

4° Ceux dont les ouvrages se débitaient au-dessous de 500 exemplaires et s’achetaient de 10 à 300 francs le volume. Ils étaient en nombre confus : Théophile Gautier, dont les Grotesques se vendirent à 200 exemplaires, eut de la peine à sortir de cette catégorie.

5° Enfin, la masse de ceux dont le nom ni les chances ne méritaient d’entrer en ligne.

Tout cela fut changé par l’invention de la presse à bon marché et par la vogue triomphale du roman-feuilleton. Alexandre Dumas père signait avec Émile de Girardin un traité qui lui assurait 64.000 francs par an. Le même Dumas s’engageait à fournir au Siècle 100.000 lignes par an, payées 1 fr. 50 chacune, et encore se réservait-il le droit, dont il usait et abusait, de composer une ligne de deux mots, d’un seul, et souvent d’une seule syllabe comme Oh ! ou Ah ! Eugène Sue vendait son Juif errant 100.000 francs. De nos jours, ces sommes ont été surpassées par ce que tel de leurs romans a rapporté à Zola, à Alphonse Daudet, à Georges Ohnet. Jules Verne peut voyager, comme ses héros, dans un yacht à lui que lui ont payé ses lecteurs.

Même transformation au théâtre. Grâce à l’accroissement de la population urbaine, les salles se sont agrandies et, grâce aux tournées en province ou à l’étranger, les villes les plus lointaines ont apporté leur contribution aux gains des auteurs dramatiques. La même pièce a pu être jouée des centaines de fois, tandis que le plus grand succès du xviie siècle (c’est le Timocrate de Corneille, de celui qui ne fut pas le grand) ne dépassait pas quatre-vingts représentations. L’accroissement a procédé en notre siècle par bonds énormes. Marion Delorme, {p. 188}pour 11 représentations, rapportait à Victor Hugo 817 francs. Musset, pour 145 représentations de pièces diverses, touchait 4.773 francs. Il y a dix ans, une seule comédie jouée à la Comédie-Française a fait encaisser en moins d’un an à son auteur, Alexandre Dumas fils, le joli denier de 142.700 francs. La Théodora de Sardou, aux environs de la centième, lui avait déjà rendu un million, et le même Sardou possède à Marly-leRoi un château princier précédé, comme le palais d’un Pharaon, par une avenue bordée de sphinx.

Qui dit richesse, dit pouvoir, dit surtout indépendance. Certes les écrivains sont plus indépendants qu’autrefois. Les gens ne sachant pas lire commençant à devenir une rareté, le public qui contribue à la rémunération de ceux qui écrivent est devenu le peuple presque tout entier, et mieux vaut dépendre de cent mille maîtres que d’un seul ou de deux ou trois tyran neaux. Le lien qui rattache un auteur à ceux qui achètent ses œuvres est d’autant plus lâche qu’ils sont pour lui des inconnus et se divisent en groupes différents de goûts et d’opinions. Or il ne faut pas que les mots fassent illusion : il y a toujours en réalité, non pas un public, mais plusieurs publics coexistant côte à côte.

On peut toutefois constater des restes de servitude économique. Le peuple étant devenu celui qui paie, on a cherché à lui complaire ; on a écrit, chanté, parlé pour lui ; il a eu ses poètes, ses romanciers, ses orateurs, et même, comme le roi jadis, ses flatteurs, ses courtisans. Ce n’est pas le moment de détailler les caractères bons et mauvais que la littérature de notre siècle a pu devoir à ce déplacement d’influence ; mais on peut être sûr qu’ils ont été nombreux et importants. Nous aurons l’occasion d’y revenir65 ; en attendant, je voudrais montrer encore quelques-unes des contraintes dont la question d’argent ligotte le talent et parfois la conscience des écrivains.

Ils sont, à l’égard des éditeurs, dans la même relation que les ouvriers avec les entrepreneurs qui les embauchent. L’auteur apporte son travail ; l’éditeur fournit le capital pour la publication de l’ouvrage ; et le produit de la vente est partagé {p. 189}entre eux, bien souvent de façon fort inégale. Mais que les marchands de prose ou de vers tirent à eux la grosse part du profit au détriment de ceux qui ont eu la peine et l’honneur de créer, c’est un mal plus capable d’influer sur la quantité que sur la qualité de la production littéraire. Ce qui est plus grave, c’est que parfois le commerçant qu’est nécessairement l’éditeur impose ou du moins cherche à imposer certains goûts à l’auteur qui ne peut sans lui atteindre au grand soleil. On a entendu des chefs de maisons bien assises dire à des débutants : « Donnez-nous donc quelque chose d’épicé, de poivré ! Il n’y a que cela qui se vende. » Et par leur intermédiaire la littérature a subi jusqu’en ses mœlles l’action de ces motifs peu relevés qui faisaient dire déjà au héros de la Métromanie:

Ce mélange de gloire et de gain m’importune.

Il existe un exemple plus frappant encore du pouvoir occulte exercé par la pièce de cent sous. A ne voir que l’apparence, la presse semble être la reine de l’opinion et par conséquent du monde contemporain. Mais c’est une reine-esclave, soumise à la grande, à la vraie puissance de notre temps, l’Argent.

Il est rare aujourd’hui qu’un journal soit seulement l’organe d’une opinion, le moyen d’expression d’un groupe politique. Il est encore, et trop souvent avant tout, une affaire, une spéculation, un instrument entre les mains d’un richard désireux de s’enrichir encore ou d’une société anonyme qui entend placer ses fonds au taux le plus élevé possible. Et alors, quoi qu’on fasse, la caisse domine la plume. Celui qui gouverne, c’est le financier qui, du fond de la coulisse où il reste invisible, donne leur consigne aux rédacteurs, décide en quel sens on se prononcera, ce qu’on défendra ou attaquera. Ce tout-puissant personnage vient-il à changer d’avis, à faire volte-face ? Le journaliste n’a que le choix entre deux partis : Ou bien obéir, courber la tête, suivre docilement ces variations, se résigner au rôle nourrissant et modeste de machine à écrire ; ou bien s’en aller chercher dans une autre feuille un gagne-pain qui sera aussi précaire, à moins qu’il ne se dégoûte pour jamais d’une profession où la pensée est sous le faix d’un pareil joug.

Mais trève à ces répercussions que la vie économique exerce {p. 190}sur les écrits et les paroles des hommes ! J’en ai dit assez pour montrer que, si l’histoire fouille les livres de comptes des écrivains et ceux des éditeurs, les registres des directeurs de théâtre et de journal, ce n’est point par un goût puéril pour les commérages. Il me semble difficile qu’on ne sente pas l’intérêt et l’importance des renseignements que peut fournir cette application à l’ordre d’études qui nous occupe de ce qu’on appelle « le matérialisme historique ». Cette théorie, qui consiste à donner la première place aux facteurs économiques dans l’évolution humaine, serait fort insuffisante à expliquer en totalité l’évolution littéraire ; mais elle appelle l’attention sur quelques-unes des causes les plus profondes dont la littérature subit l’influence et je n’ai pas craint d’insister sur les rapports étroits qui existent entre des phénomènes qu’on néglige trop souvent de rapprocher les uns des autres.

Chapitre VIII. La littérature et la vie politique §

{p. 191}La liaison de la politique et de la littérature n’est pas difficile à établir. Elle a été maintes fois signalée, maintes fois étudiée partiellement. C’est qu’en effet, si les événements politiques ne sont pas les plus profonds de ceux qui composent la vie d’un peuple, ils sont d’ordinaire les plus visibles, les plus bruyants, et que pour ce motif ils ont été les premiers à frapper les historiens, par conséquent aussi les premiers dont on ait saisi les rapports avec les autres formes de l’activité sociale.

§ 1. — Faut-il prouver tout d’abord que les mêmes caractères se retrouvent dans les phénomènes politiques et les phénomènes littéraires d’une même époque ? Je choisirai ce moment de l’histoire de France connu sous le nom d’époque de la Fronde (1643-1661).

Que voyons-nous dans l’Etat durant cette période de troubles ? Un effort pour secouer le joug de l’autorité, mais un effort à la fois timide et désordonné, fougueux et éphémère, se gaspillant en intrigues et en aventures, condamné à l’impuissance par son incohérence même, capable d’exciter une révolte, incapable d’opérer une révolution, parce qu’il manque à ces velléités d’émancipation le sérieux, l’esprit de suite, des principes nettement formulés. Aussi n’est-ce qu’une compétition d’intérêts, un chassé-croisé de mécontentements, un imbroglio d’ambitions passant d’un parti à un autre avec la plus étrange désinvolture. Condé est tour à tour pour et contre Paris. Turenne est {p. 192}tour à tour pour et contre Condé. On connaît l’anecdote de ce gentilhomme gascon qui part pour offrir ses services aux Frondeurs. Il rencontre, chemin faisant, un de ses amis, gascon comme lui, qui l’a devancé. Il s’en va aussitôt se mettre à la disposition de la cour, en s’écriant : « Il ne convient pas que les deux plus grands fous du royaume soient du même côté. » C’est l’emblème de la constance et de la gravité que les hommes du temps portent pour la plupart dans les affaires publiques ; et voilà pourquoi le nom d’un jeu d’enfants désigne encore cette effervescence de surface d’où ne se dégage aucune direction générale.

Que voyons-nous en sus dans cette guerre folle, dans cette « guerrette », comme l’appelle Tallemant des Réaux ? Un rapprochement violent et soudain des diverses classes sociales, qui, dans la France de ce temps-là, étaient échelonnées en une sévère hiérarchie. Chacune avait son champ d’action. Au clergé le domaine spirituel ; à la noblesse la guerre, le gouvernement des provinces, certaines fonctions honorifiques ; aux parlements la justice à rendre ; à la bourgeoisie et au peuple le commerce, l’industrie, la culture du sol et les tailles à payer. Tout cela est mêlé, confondu, bouleversé durant quelques années. Un ballet comique joué en 1659 est intitulé : Chacun fait le métier d’autrui. On y voit en particulier une harengère qui fait office de docteur en droit et donne à ses compagnes des leçons de politique et de morale. Le titre du ballet pourrait s’appliquer à l’époque entière. Il y a une telle discordance entre le rang ordinaire des personnages et le ton qu’ils prennent, entre leurs fonctions traditionnelles et les rôles qu’ils usurpent, qu’il en résulte une série de scènes burlesques, de contrastes comiques au premier chef.

Je rassemble entre mille quelques faits qui le prouvent. Princes et princesses descendent de leur piédestal et semblent prendre à tâche de dissiper eux-mêmes le prestige qui les environne. La reine régente a des colères où elle oublie sa dignité ; témoin le jour où elle déclare au coadjuteur qu’elle aimerait mieux étrangler Broussel de ses propres mains que de le rendre aux Parisiens… Et ce disant, elle lui portait ses ongles au visage comme si elle eût voulu l’égratigner. Quand {p. 193}ce ne sont pas ses emportements, ce sont les circonstances qui la font déchoir de sa majesté. Ainsi, le soir où les Parisiens soupçonnent qu’elle veut s’enfuir de Paris avec le jeune roi, elle est obligée d’ouvrir tout grand le palais royal à la foule et le futur Roi-Soleil, qui dormait ou faisait semblant, resta plus d’une heure sous la surveillance d’un officier de la garde bourgeoise qui se trouva être un ancien laquais. Après la fuite, la cour arrive à Saint-Germain la nuit ; les grands seigneurs couchent dans la paille ou dans leur carrosse ; on dirait un campement de Bohémiens. La grande Mademoiselle a pour logis un galetas sans fenêtres et elle gîte par terre, sur un matelas, avec sa petite sœur qui voit la « bête » et hurle de peur ; l’altière princesse n’a pour tout linge de corps que deux chemises qu’elle est réduite à faire blanchir tour à tour.

Pendant ce temps, le premier ministre Mazarin n’a pas besoin d’être abaissé ; il s’abaisse assez de lui-même. C’est un modèle de fausse humilité. Il est tout occupé à demander pardon de sa haute fortune. Ce prince de l’Eglise qui lésine et triche au jeu n’est pas fait pour inspirer le respect, et certaines aventures de son passé ne sont pas de nature à lui donner l’ascendant qui lui manque. On conte sous le manteau les coups de bâton qu’il a emboursés lors de ses amours juvéniles avec une fruitière d’Alcala. Ses manières et son langage ne rachètent pas ces fâcheux antécédents. Il est fécond en pantalonnades. Il parle un baragouin mi-partie français et italien. Il dit des Parisiens : « Laissez-les chanter la canzonette : ils pagaront. » Il supporte les impertinences avec une patience plus que chrétienne. Condé, prenant congé de lui, lui donne presque une nasarde en lui disant : Adieu, Mars ! Ou bien il lui envoie une lettre qui porte cette adresse : A Al Illustrissimo signor facchino.

Si tels sont « les maîtres du chœur », on peut deviner ce qu’il advient des autres grands personnages du temps. Ils s’embourgeoisent, ils s’encanaillent à qui mieux mieux. Le vainqueur de Rocroy descend à la guerre des pavés et des rues, à ce qu’il appelle lui-même « la guerre des pots de chambre ». Enfermé à Vincennes, il emploie ses loisirs à cultiver des œillets, et Mlle de Scudéry, qui va plus tard comme {p. 194}les badauds parisiens visiter la cage de l’aigle, écrit ce quatrain :

En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier
Arrosa d’une main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles
Et ne t’étonne pas de voir Mars jardinier.

Mars n’est pas seulement jardinier : le voilà presque portefaix, se colletant, échangeant des gourmades avec un gentilhomme. Il soufflette un M. de Rieux qui lui rend son soufflet, et l’on est obligé de les tenir à bras le corps pour les empêcher de se ruer l’un sur l’autre. Autre scène qui semble détachée, par avance, du Lutrin de Boileau. Chacun se rappelle la lutte à coups de poings et de livres qui s’engage entre les partisans du chantre et du prélat ; au moment critique, le prélat imagine une ruse de guerre : il étend le bras et bénit solennellement ses adversaires qui sont forcés de plier les genoux sous l’implacable bénédiction. Une chose toute semblable arriva pendant la Fronde. Retz et Condé se bravaient ; leurs partisans étaient près d’en venir aux mains. Or, tout à coup, dans une rue étroite, Condé, suivi de ses gens, rencontre Retz il la tête d’une procession. Retz saisit l’occasion, bénit le prince qui enrage, mais qui doit se découvrir et s’incliner.

Toutefois Condé ne prèle pas toujours à rire. Il a des accès de férocité qui inspirent la crainte à défaut du respect. La gaîté reprend ses droits avec le duc de Beaufort, le vrai chef des Frondeurs. Ce « roi des Halles, cet « amiral du Port au foin », ce prince-truand, qui est en même temps un prince-marguillier que deux paroisses se disputent l’honneur d’avoir comme fidèle, offre ces contrastes heurtés d’où jaillit un éclat de rire irrésistible. Il est fils d’un bâtard de Henri IV, de haute mine comme de haute lignée, avec une chevelure blonde qui encadre son visage de boucles superbes ; mais ce Phébus-Apollon écorche le français ; il bavarde à tort et à travers ; il est coutumier des quipropos les plus saugrenus. Il parle des hémisphères de Mazarin, voulant dire ses émissaires ; il dit que les ennemis sont dans la constellation, ce qui signifie qu’ils sont dans la consternation ; il se plaint d’avoir reçu dans la {p. 195}bataille une conclusion, ce qui serait pour d’autres une contusion. Un jour qu’il est appelé à dire son avis en plein Parlement, il s’embrouille désespérément. Un libelle s’avisa de mettre en vers cette malencontreuse harangue, si bien qu’un plaisant déclara que de la sorte elle aurait la rime à défaut de la raison ; Il n’est pas étonnant qu’avec un pareil personnage les affaires les plus graves tournent au grotesque. Dans une de ces trêves qui séparèrent les différentes Frondes, les gentilshommes fidèles à la cour se plaisaient à prendre avec les Parisiens des airs provocants. A leur tête était M. de Janzé, celui pour qui l’on créa l’expression de « petit-maître ». Il se trouva un jour attablé au cabaret de Renard, qui, situé au milieu du jardin des Tuileries, était le rendez-vous de la bonne compagnie. Il offrait à des camarades un banquet aux violons. Le duc de Beaufort, agacé, veut troubler la fête ; il entre avec quelques amis. On peut croire que le sang va couler. Quelle erreur ! C’est à peine si les deux partis ont le temps d’échanger quelques mots injurieux. Le duc tire la nappe, renverse la tablé, coiffe plusieurs convives d’une assiette de potage, casse leurs violons sur la tête des musiciens. Les épées sont tirées ; mais tout se termine sans qu’il y ait rien de répandu, sinon la soupe.

Retz, moins bouffon, laisse pourtant à maintes reprises une impression comique. Mais on dirait qu’il le fait exprès ; il semble un chef de troupe, un entrepreneur de représentations théâtrales qui fait concurrence à Tabarin. Il est frappé lui-même de la ressemblance ; les métaphores tirées de la vie du théâtre reviennent à chaque instant sous sa plume. Il joue du reste son rôle dans la tragi-comédie et il attrape au passage quelques bonnes railleries. Prélat belliqueux, il a un régiment qu’on nomme le régiment de Corinthe, parce qu’il est évêque in partibus de cette ville infidèle. Comme ses soldats sont battus à leur première sortie, chacun va répétant le mot connu : « C’est la première aux Corinthiens. » Une autre fois, il se rend au Parlement avec un stylet dont le bout dépasse, et les gens de dire : « Voilà le bréviaire de notre archevêque ! » On sait la mésaventure qui lui arriva au Palais de justice. Pendant que sas partisans et ceux de Condé, armés jusqu’aux dents, se profitaient et se mesuraient des yeux dans la grande salle {p. 196}Retz, myope comme pas un, s’aventura trop loin des siens. Il est aussitôt enveloppé. Il veut revenir sur ses pas. Trop tard ! Il est pris entre les deux battants d’une porte, le corps d’un côté, la tête de l’autre. Il faillit avoir le cou tordu comme un canard. Le duc de la Rochefoucauld poussait un des battants tant qu’il pouvait. Les amis de Retz accoururent à la rescousse ; il en réchappa, mais il garda une rancune assez légitime à l’ami la Franchise, sobriquet peu noble qui désignait le noble duc de La Rochefoucauld.

Pendant que les hommes d’Église se font ainsi hommes de guerre, les magistrats se font hommes politiques, et ce n’est pas sans faire à leur toge de notables accrocs. Le chancelier, le chef de la justice, est trop heureux en un moment critique de pouvoir se cacher dans une armoire. Mais ceux qui paraissent le plus risibles, ce sont les bourgeois en armes. Les plaisanteries pleuvent dru comme grêle sur ces ventres cuirassés. Chaque maison munie d’une porte cochère devant fournir un cavalier, la troupe ainsi recrutée devient « la cavalerie des portes cochères ». On raille le comte de Brûlon avec son bataillon formé, dit une chanson, de cinq hommes et de quatre tambours. Une caricature représente le capitaine Picard composant à lui seul toute sa compagnie. Il n’y a pas du reste besoin de grand effort pour extraire le comique de la réalité. Dans la Journée des barricades, on rencontre des enfants de cinq à six ans avec des poignards à la main. Retz vit même une lance énorme traînée plutôt que portée par un petit garçon d’une dizaine d’années…

Si nous résumons ce qui se dégage de tout cela, nous pouvons dire que dans la vie politique du temps se détachent deux caractères essentiels, qui sans doute ne sont pas les seuls, mais qui nous apparaissent comme les plus saillants : d’une part, un désir de liberté, vague, confus, frivole, qui n’aboutit qu’à renforcer l’autorité royale ; d’autre part, un rapprochement brusque d’éléments contraires, le populaire et l’aristocratique, le plaisant et le sérieux, le grossier et le raffiné, contraste qui produit le grotesque.

Si nous regardons maintenant la littérature, nous allons y découvrir les deux mêmes caractères.

{p. 197}Il y a une Fronde littéraire. Elle se marque, au théâtre, par une insurrection contre les règles d’Aristote. Corneille essaie de s’affranchir du joug des conventions et même des convenances. Il risque des scènes crues, violentes, scabreuses, par exemple dans Théodore, vierge et martyre. Il risque des nouveautés hardies. Il écrit des tragédies où domine le ton ironique et familier, comme Nicomède. Il hasarde ce qu’il appelle lui-même des pièces d’une constitution assez extraordinaire. Il compose des comédies héroïques. Et Rotrou, son émule, écrit, lui aussi, des œuvres dramatiques où souffle un vent de révolte contre les théories formulées par Chapelain.

Dans la poésie, on se moque de la tradition, on parodie les anciens. Dans les romans (je citerai seulement ceux de Cyrano) se donne libre carrière une imagination débridée, capricieuse, celle qu’on allait nommer bientôt la folle du logis.

Dans la littérature religieuse, Pascal lance son immortel pamphlet, les Provinciales, et le jansénisme, à le bien prendre, est une Fronde contre Rome, un essai de rébellion qui a peur d’aller jusqu’au bout de son audace. Le style à la mode est hérissé de pointes, chamarré d’images, bigarré de métaphores. Il se rit des limites qu’on voudrait lui imposer au nom du bon goût et du bon sens.

Et comment finissent ces velléités d’émancipation, ces folles équipées, ces aventureuses chevauchées ? Par la victoire complète de la raison, des règles, de la discipline. La littérature se pacifie, s’assagit ; elle achève de se soumettre au moment où Louis XIV prend en main les rênes du gouvernement ; elle a suivi la même marche que le reste de la société dont elle fait partie.

Voilà pour le premier caractère constaté ; voici pour le second : rien de plus facile à relever dans la littérature d’alors que le rapprochement brusque de deux éléments contraires. Nous rencontrons côte à côte le grossier et le raffiné, des précieux assoiffés de purisme et d’élégance et des écrivains populaciers affectant le cynisme et la trivialité. La carte du Tendre est contemporaine des farces de Scarron et de son Roman comique où retentit le tintamarre des poêlons et des casseroles, où dans une rixe nocturne Ragotin, le souffre-douleur du livre, {p. 198}est coiffé de certain vase facile à deviner. Parfois les deux éléments opposés se heurtent dans la même personne. Tallemant des Réaux, qui reste dans la mémoire comme un conteur rabelaisien d’anecdotes crues et drolatiques, a porté dans les ruelles le nom d’Astibel, un héros de roman galant, et il a fourni sa fleur à la guirlande de Julie. Saint-Amand, un lyrique de cabaret, le chantre de la Crevaille, s’appelait Sapurnius pour figurer à l’hôtel de Rambouillet.

Le plaisant et le sérieux se coudoient et fraternisent également. La comédie et la tragédie font chacune un pas vers l’autre et il se trouve nombre de pièces, comme le don Sanche de Corneille, qui témoignent d’une réconciliation provisoire entre ces deux sœurs ennemies.

C’est du reste le comique qui domine et je n’en veux citer qu’une preuve : cet épanouissement du burlesque qui dura une dizaine d’années et qui demeure le trait le plus caractéristique de la littérature d’alors. Il suffit de nommer Scarron, le burlesque incarné, qui eut en ce temps-là tant d’admirateurs, de rivaux et d’imitateurs.

Mais, de même qu’aux environs de 1661, la hiérarchie sociale un instant bouleversée se reforme plus sévère ; de même que les classes superficiellement mêlées se séparent, si bien qu’il se constitue deux Frances, l’une aristocratique, l’autre bourgeoise et populaire, ayant chacune ses mœurs et ses intérêts ; de même les mots de la langue se divisent en deux castes, ceux-ci nobles et réservés à une petite élite, ceux-là roturiers et abandonnés à la foule ; les genres littéraires un moment confondus s’écartent l’un de l’autre ; la comédie et la tragédie sont parquées dans deux domaines différents avec défense formelle de franchir les barrières qui les isolent ; le mélange des tons, accepté ou recherché comme quelque chose de piquant, répugne au goût nouveau ; le burlesque, où les deux faces de la vie étaient violemment confrontées de façon à faire rire aux dépens des choses graves et des grands de la terre et du ciel, tombe dans le mépris et l’oubli. L’évolution littéraire a passé par les mêmes phases que l’évolution politique.

§ 2. — Mais il ne suffit pas de constater cette marche simultanée dans le même sens. Il importe de voir s’il y a eu entre les {p. 199}deux ordres de phénomènes dont nous suivons la marche, non seulement une corrélation étroite, mais aussi des rapports de cause à effet.

Or ces rapports sont visibles, avant tout lors de ces grandes crises qui modifient dans ses profondeurs le régime de la société.

Si l’on étudie les causes qui ont amené au siècle dernier la Révolution française, on rencontre parmi les plus puissantes l’influence des écrivains. En effet, tous les écrivains qui comptent au dix-huitième siècle ont été des novateurs, tous ont travaillé plus ou moins à la ruine de l’ancien régime.

Si l’on étudie, au contraire, les causes qui ont amené en notre siècle la transformation de la littérature française, on rencontre parmi les plus puissantes l’influence de la Révolution. Ayant en effet changé les mœurs et l’état social, elle a produit par là même un changement correspondant dans les œuvres qui en sont l’expression.

Il y a ainsi entre la vie politique et la vie littéraire d’un peuple une série d’actions et de réactions. Nous allons en examiner quelques-unes.

A certaines époques, la forme de la société ne répond plus aux besoins, aux aspirations de ceux qui la composent ; les écrivains se font alors les interprètes de ce désaccord, les portevoix du mécontentement qui en est la suite. Ils essaient donc de modeler la réalité sur leur idéal ; leurs écrits sont des actes qui poussent dans le sens de leurs désirs et de leurs opinions. Ces époques-là sont celles qui précèdent les révolutions.

En France, la littérature a souvent joué ce rôle militant. Mais deux fois surtout elle a été en avance sur l’évolution politique et elle a préparé la transformation des institutions par la transformation des intelligences.

La première fois, c’est au quatorzième siècle, sous le règne de Philippe le Bel et de ses successeurs. En ce temps-là, la satire domine ; elle se glisse partout et devient virulente. Les auteurs ne cherchent pas à modifier les formes qui leur sont transmises par la tradition ; ils sont trop occupés des idées pour songer à inventer des moules nouveaux. Ainsi le Roman de la rose n’est dans sa première partie qu’une idylle gracieuse {p. 200}et quintessenciée ; il devient dans la seconde une terrible machine de guerre contre la religion catholique et la féodalité. Le poème est un monstre avec une tête de colombe et des serres de vautour. Et cependant Jean de Meung, qui l’a continué, a fidèlement conservé l’allégorie et les personnages imaginés, par Guillaume de Lorris, qui l’a commencé ; seulement il les a animés d’un esprit différent. Ainsi encore les derniers fragments du Roman de Renart contiennent une critique amère des lois et coutumes existantes, de véritables appels à la révolte ; et pourtant ceux qui les ont composés ont gardé le cadre commode de la fable tel que leurs aînés l’ont façonné ; ils se servent toujours des animaux pour donner des leçons aux hommes ; ils racontent toujours les prouesses de leur héros populaire. Seulement la fable est devenue entre leurs mains comme un tonneau où le vin s’est tourné en vinaigre. Tous les genres littéraires subissent alors une métamorphose analogue. Ils se transforment en armes redoutables dans la guerre acharnée que les écrivains livrent au régime constitué ; et les choses durent de la sorte jusqu’au jour où, après de terribles convulsions, un ordre nouveau s’établit sur les ruines de l’ancien.

Même spectacle au dix-huitième siècle. Les écrivains, à demi conservateurs en matière littéraire, sont résolument novateurs en matière politique. Voltaire ne touche guère aux règles et au cadre consacré de la tragédie ; mais il remplit la tragédie de tirades contre les prêtres et le despotisme. Un simple dictionnaire, l’Encyclopédie, devient comme un immense bélier manié par des centaines de bras et destiné à saper les bases de la société monarchique. Aussi le jour où la Révolution éclate, ce n’est, pour ainsi dire, qu’un passage de la théorie à la pratique. Les idées sortent des livres, s’animent, courent les rues. Les hommes d’action prennent leurs formules toutes faites dans les œuvres des penseurs qui les ont précédés. On pourrait signer du nom d’un des grands écrivains de l’époque antérieure chaque réforme accomplie ou tentée. Bien plus ! La Révolution, qui parcourt en quelques années avec une rapidité vertigineuse le chemin que les esprits ont parcouru en un siècle, suit la marche que les idées ont suivie. Ses phases se succèdent {p. 201}dans le même ordre que les différentes étapes du siècle.

Voyez plutôt ! En matière politique, l’Assemblée constituante, qui vient la première, veut une monarchie constitutionnelle, un roi qui règne et ne gouverne pas, mais admet des inégalités entre les citoyens actifs et passifs. C’est à peu de chose près l’idéal de Montesquieu, le premier en date des théoriciens du siècle. Plus tard, la Convention décrète et essaie d’organiser la république démocratique, mais sacrifie en partie la liberté à l’égalité. C’est Mably, c’est Rousseau, postérieurs à Montesquieu, qui prévalent à leur tour. Dans le règlement des rapports du pouvoir civil et de la religion, quand on enlève au clergé ses biens, quand on ouvre les couvents, quand on impose aux prêtres le serment à la Constitution, vous pouvez reconnaître l’inspiration de Voltaire. Quand on va plus loin, quand on célèbre le culte de la déesse Raison, quand on supprime les noms des saints, quand on remplace la semaine par la décade, ce sont les opinions de Diderot, de d’Holbach qui mènent le branle. Mais une réaction religieuse s’opère. Robespierre combat l’athéisme et fait décréter que le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême. C’est Rousseau, schismatique de la secte encyclopédique, qui triomphe en la personne de ses disciples. Il est difficile de rêver une relation plus étroite et une symétrie plus parfaite entre les deux ordres de faits que nous venons de rapprocher.

Mais regardez maintenant la contre-partie ! Une fois la société assise sur de nouvelles bases, une fois les lois mises en harmonie avec les idées des novateurs, c’est le régime politique qui se trouve à son tour en avance sur la littérature. Les formes que celle-ci employait hier encore paraissent vieillies, surannées ; elles ne sont plus adaptées au milieu environnant ; elles doivent changer pour se mettre en harmonie avec la société transformée.

C’est ainsi qu’après les bouleversements qui secouent et déchirent la France au xive siècle non seulement la langue se métamorphose, mais, tous les genres littéraires chers au moyen âge, la chanson de geste, le roman en vers, le grand poème allégorique dépérissent et meurent. Et cela se répète au lendemain de notre grande Révolution. La littérature classique a été {p. 202}frappée mortellement avec l’ancien régime. La disparition sans doute n’est pas immédiate ; il faut quelques années au contrecoup pour se produire ; il y a des essais désespérés pour conserver ou faire revivre les formes, la langue, les genres, le style même du xviie siècle. Nos pseudo-classiques du premier Empire s’épuisent à cette tâche impossible. Vains efforts ! Bientôt éclate une révolution littéraire, complément et conséquence de la révolution politique et sociale d’où date la France nouvelle.

Le renouvellement porte sur toutes choses. La langue littéraire s’élargit démesurément ; c’en est fait du purisme, cette espèce de pruderie grammaticale ! Mais il se produit des rajeunissements plus profonds ; Diderot les avait pressentis. Il écrivait : « Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après le temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins. » La prophétie s’est réalisée à la lettre66. Et ce que Diderot disait des poètes, on aurait pu le dire des historiens. L’histoire contemporaine a servi de clef pour pénétrer dans l’histoire ancienne, surtout dans celle des républiques antiques ou des communes du moyen âge. Augustin Thierry, dont on ne récusera pas le témoignage, écrit à ce propos67 : « Ce sont les événements, jusque-là inouïs, des cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du moyen âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques, à tirer des écrits des bénédictins ce que ces savants hommes n’avaient point vu, ce qu’ils avaient vu d’une façon partielle et incomplète, sans en rien conclure, sans en mesurer la portée. Il leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. Ils ont étudié curieusement les lois, les actes publics, les formules judiciaires, les contrats privés ; ils ont discuté, classé, analysé les textes, fait dans les actes le partage du vrai et du faux avec une étonnante sagacité ; mais le sens politique {p. 203}de tout cela, mais ce qu’il y a de vivant pour l’imagination sous cette écriture morte, mais la vue de la société elle-même et de ses éléments divers, soit jeunes, soit vieux, soit barbares, soit civilisés, leur échappe, et de là résultent les vides et l’insuffisance de leurs travaux. Cette vue, nous l’avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l’histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l’empire élevé sur les ruines de la République française, qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XVI. »

En même temps que le sens historique s’aiguisait ainsi, des idées inconnues surgissaient ; des émotions nouvelles, matière littéraire s’il en fut, sollicitaient les écrivains. Les âmes n’ont pas été vainement agitées par de pareilles secousses. Tant d’existences bouleversées ; tant de vieilles institutions jetées à bas ; tant d’exemples éclatants des vicissitudes de la fortune ; un lieutenant d’artillerie devenu empereur, presque maître du monde, et, après cette prestigieuse épopée, allant s’éteindre misérablement dans une île perdue de l’Océan ; des rois décapités, détrônés, chassés, remplacés par des fils d’aubergistes et des officiers d’aventure ; l’Europe entière partagée, remaniée, des populations entières passant d’un maître à l’autre comme un bétail ; voilà certes un amas de choses tragiques qui trouble, étonne, force à réfléchir, à s’interroger, à scruter les mystérieux replis de l’âme et de la société humaines, à chercher les ressorts secrets, les causes obscures des événements. Sans doute la génération qui a été à la fois témoin, auteur et victime de cette Révolution n’est pas celle qui pourra profiter des ouvertures que cette grande rupture de traditions a faites en tout sens. Pour admirer un ouragan, pour en sentir l’épouvantable et sublime majesté, il ne faut pas être livré soi-même à sa fureur, forcé de combattre les vagues sans relâche, en danger de périr à chaque instant. Mais qu’on le voie du rivage ou qu’on la revoie par le souvenir, c’est alors qu’on en peut apprécier l’horrible beauté, c’est alors qu’on peut songer aux moyens de la rendre sensible aux autres. Il faut du temps à l’épouvante, à {p. 204}l’horreur, au saisissement, pour se transformer en impressions artistiques.

Voilà pourquoi ceux qui ont vu de près ces grandes tempêtes sociales, qui en ont fait partie, qui ont senti la terre trembler sous leurs pieds et la foudre gronder sur leur tête, ceux-là ont été comme atterrés, écrasés par ce cataclysme inattendu. Quand ils se reprennent à vivre et à combattre, leurs écrits trahissent le contre-coup de ce qu’on a énergiquement nommé « la peur rouge ». C’est une aversion passionnée des hommes et du régime dont ils ont subi la domination ; c’est une réaction violente contre les principes qui ont eu un triomphe éphémère ; c’est un violent effort de pensée pour les déraciner de l’esprit des autres. Une révolution est ainsi un tournant dans l’histoire des idées d’un peuple. Elle marque une orientation nouvelle chez beaucoup de penseurs ; elle coupe souvent en deux parties qui s’opposent de façon presque complète leur vie intellectuelle. Ils peuvent, quoique ce soit assez rare, reconnaître dès l’abord la grandeur de la tragédie où ils ont été enveloppés ; ils y verront même parfois je ne sais quoi de vertigineux et de surhumain  ; mais pourtant, soit effarement prolongé, soit bouillonnement excessif de colère et de haine, leurs sentiments ont grand peine à se traduire en beaux développements littéraires. Et ce sont, d’ordinaire, d’autres hommes venus plus tard, quand le péril était passé, quand le ciel était rasséréné, qui ont été inspirés, stimulés, élevés au-dessus d’eux-mêmes par la vue lointaine de ce déchaînement gigantesque. Les faits ont eu besoin de passer par la mémoire pour enflammer les imaginations. Ainsi la Révolution, qui ne fut pas et ne pouvait pas être une grande époque littéraire, est pourtant le point de départ d’une ère nouvelle en littérature.

§3. — Il n’est pas nécessaire d’évoquer ces perturbations violentes pour mettre en lumière la liaison perpétuelle de l’évolution politique et de l’évolution littéraire. Elle est facile à constater en toute époque.

Si le pays traverse une période de compression, non seulement l’autorité triomphe dans tous les domaines, du moins tant que le pouvoir réussit dans ses entreprises : c’est ce qui s’est produit dans la partie brillante du règne personnel de {p. 205}Louis XIV ; mais de plus certains genres sont étouffés ou gênés. Cherchez par exemple en ce temps-là des livres où l’on examine et discute les principes ou les actes du gouvernement. Vous ne trouvez que l’ouvrage de Bossuet : La politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte. Et ce n’est qu’une apologie de ce qui existe, un panégyrique sans réserves de la royauté de droit divin. Mais de discussion, point ! Toute tentative d’élever la voix sur les affaires publiques était sévèrement interdite. La peine de mort fut prononcée contre je ne sais plus quel auteur d’écrit séditieux. S’il s’imprime des pamphlets, ils paraissent hors de France, à Genève ou en Hollande. Les faits les plus graves, qui en d’autres moments auraient amené des controverses passionnées, s’accomplissent en silence. La paix et la guerre sont décidées à la muette. Ainsi encore, lors de la révocation de l’édit de Nantes, les efforts des pasteurs pour arriver jusqu’au roi furent vains pour la plupart. Un d’entre eux obtint cependant un jour l’insigne faveur d’être écouté et le roi avoua qu’il n’avait jamais ouï parler si bien ; mais cela ne l’empêcha pas, quelques mois plus tard, de donner quinze jours aux ministres de la religion prétendue réformée pour quitter le royaume, de faire condamner aux galères ou à mort ceux qui s’obstinaient à rester, et de faire couvrir par le roulement des tambours la voix de ceux qui, du haut de l’échafaud, essayaient de haranguer la foule. Comment l’éloquence et la science politiques auraient-elles pu se développer dans de pareilles conditions ?

Mais, sans sortir de la littérature pure, il est un genre qui a souvent pâti de l’humeur intolérante des hommes au pouvoir. C’est le théâtre. L’art dramatique est asservi de tout temps68 par les classes dominantes et en Grèce, dans l’Inde, comme dans l’Europe du moyen âge, le clergé a confisqué longtemps à son profit ce merveilleux véhicule de sentiments et d’idées. Il n’est pas étonnant que les puissants du jour, rois, souverains ou ministres, le tiennent sévèrement en bride. François Ier, qu’une flatterie décidément excessive a surnommé le Père des Lettres, mais qui fut un père fort impérieux, mécontent des {p. 206}railleries que les auteurs de farces et de moralités n’épargnaient pas aux scandales de sa cour et aux dilapidations des favoris et favorites, rendit un édit qui interdisait sous peine de la hart toute allusion aux affaires publiques. Or, la crainte d’être pendu modère singulièrement l’envie de rire, et c’est ainsi que le Père des Lettres acheva de tuer le théâtre qui avait fleuri au moyen âge.

Combien de fois, depuis lors, la censure n’a-t-elle pas eu le même effet meurtrier ? La chose crève les yeux sous le premier Empire, qui est peut-être dans notre histoire l’époque du despotisme le plus complet et le plus brutal. Napoléon, à Sainte-Hélène, écrivant pour la postérité et plaidant sa cause sans en avoir l’air, se vante d’avoir récompensé tous les mérites, encouragé le libre développement de toutes les facultés. S’il était sincère, il se faisait une étrange illusion. La vérité est qu’il a fait peser sur les esprits un joug intolérable. Les tragédies qu’il aimait, c’étaient celles qui pouvaient créer des soldats, lui fournir des recrues, exciter l’amour de la gloire militaire, ce qu’il appelait lui-même « de bonnes pièces de quartier général  ». Pour les autres, il n’avait que défiances, menaces et mauvais procédés. Il disait de Corneille : « Je l’aurais fait prince » ; mais il disait aussi : « Je n’aurais pas laissé jouer Tartufe. » Peut-être n’eût-il pas laissé jouer non plus les Plaideurs. Picard, le meilleur auteur comique du moment, s’était permis de ridiculiser des auditeurs au Conseil d’État. Il fut invité à ne pas mettre en scène des fonctionnaires. Napoléon et ses censeurs sont à l’affût de la moindre allusion. Un certain Brifaut avait fait une tragédie dont l’action se passait en Espagne, et l’Empire français était en guerre avec l’Espagne. On le pria de transporter la scène ailleurs ; l’auteur obéit ; il s’enfuit jusqu’en Babylonie, dans les temps les plus reculés, sous le règne de Ninus II, et, pour le dire en passant, rien ne montre mieux le peu de souci qu’on avait alors de l’exactitude historique ; on pouvait conserver une pièce telle quelle en changeant le titre et les noms des personnages. Je crois que le Cid, coupable de célébrer un héros espagnol, eût fort risqué d’être arrêté au passage, si Richelieu eût été aussi ombrageux que l’Empereur.

{p. 207}Les aventures du même genre abondent69. Alexandre Duval, auteur et acteur, voit pleuvoir sur lui les interdictions. Il compose un drame intitulé la Jeunesse de Charles II. Mais Charles II, c’est un Stuart restauré ; on songera aux Bourbons. Prière, c’est-à-dire ordre au poète de ne pas éveiller ces pensées fâcheuses. En vertu du système ci-dessus indiqué, son drame devient alors la Jeunesse de Henri V. De l’an 1660, nous sautons à l’an 1413. Il y a bien quelques inconvénients à reculer ainsi de deux siècles et demi. Il est question dans la pièce de montre et de pistolet, engins qui avaient le tort de n’être pas inventés au quinzième siècle. Mais qu’importaient ces détails ! L’ordre social était sauvé. — Le même Alexandre Duval fait jouer une autre pièce intitulée : Guillaume le Conquérant. Cette fois, le sujet est agréable en haut lieu. Napoléon n’avait-il pas rassemblé au camp de Boulogne une armée destinée à conquérir l’Angleterre ? Si seulement le poète voulait profiter de l’occasion pour faire l’éloge du nouveau conquérant et lui prophétiser le succès, tout serait pour le mieux. Mais le poète s’obstine à garder le silence sur ce point. Silence criminel ! La pièce fut interdite après la première représentation, et l’auteur, harcelé de tracasseries sans nombre, dut se résigner à quitter la France.

Népomucène Lemercier se heurte à des obstacles aussi insurmontables. Il compose une pièce dont Charles VI est le héros. Mais un roi fou ! Cela compromet la majesté royale et toutes les Majestés, royales ou impériales, sont solidaires. La pièce est interdite avant la première représentation. Une autre fois, le poète veut porter Charlemagne au théâtre. Charlemagne est de circonstance. Napoléon, encore consul, rêve d’être bientôt un nouveau Charlemagne, sacré, lui aussi, par le Pape. Mais quoi !, On demande à Lemercier une petite complaisance. Qu’il daigne placer quelque part une députation venant offrir la couronne au futur Empereur. Chacun comprendra à demi-mot cette scène à double entente. Le poète refuse, il sera dès lors persécuté ; sa maison sera démolie ; il n’a plus qu’à se taire et à Napoléon, {p. 208}qui lui demande pourquoi il ne fait plus rien, il répond par ce mot hardi : « Sire, j’attends. »

Il y a mieux encore. Raynouard écrit une pièce patiemment étudiée : Les Etats de Blois. Il s’est efforcé d’y faire revivre l’époque tourmentée de la Ligue. Elle est interdite, et voici en quels termes Napoléon motive cette mesure : « L’auteur a fait d’Henri IV un vrai Philinte et du duc de Guise un Figaro : ce qui est par trop choquant. Car le duc de Guise était un des plus grands personnages de son temps, avec des talents supérieurs auxquels il ne manqua que d’oser pour commencer dès lors la quatrième dynastie. D’ailleurs, c’est un parent de l’Impératrice, un prince de la maison d’Autriche, avec qui nous sommes en amitié et dont l’ambassadeur était présent ce soir à la représentation. » Ce dernier motif est une véritable trouvaille. Je ne crois pas que dans l’histoire de la censure, si riche pourtant en sottises, on puisse trouver allégation plus baroque où plus hypocrite. Il ne restait après cela aux pauvres auteurs dramatiques qu’à cesser d’écrire ou à s’exiler. Et c’est ce que firent tous ceux qui avaient au cœur quelque sentiment d’indépendance.

Je ne parle point des orateurs réduits au silence par la suppression de la tribune et des délibérations publiques ; des journalistes privés de débouchés par la suppression des journaux : des historiens, qui doivent suivre le plan qu’on leur trace, s’enthousiasmer et s’indigner à point nommé, sous peine d’être (admirable expression de l’Empereur !) « découragés par la police ».

Les plus grands écrivains n’échappent pas à cette haine du sabre pour la pensée. Chateaubriand avait commencé par être assez bien accueilli du terrible maître que la France s’était donné. Mais, en 1807, il écrivait au Mercure les lignes suivantes : « Lorsque dans le silence de l’abjection l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère ; Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus et déjà l’intègre {p. 209}Providence a livré à un enfant obscur la gloire du monde. » Dès lors c’est un ennemi qu’il faut frapper. L’occasion ne se fait pas trop attendre. Élu membre de l’Académie française, il avait écrit dans son discours de réception cette phrase, en faisant, suivant l’usage, l’éloge de son prédécesseur qui était Marie-Joseph Chénier : « La liberté est si naturellement l’amie des sciences et des lettres qu’elle se réfugie auprès d’elles, lorsqu’elle est bannie, du milieu des peuples. » Il avait eu beau prendre ses précautions, mêler à ses paroles un hommage à César ; quand l’Empereur eut entre les mains le discours qui devait lui être soumis avant d’être prononcé, il entra dans une colère frénétique. Il s’écria, en s’adressant à l’auteur, comme si l’auteur eût été présent : « Sortez de mon Empire, si mes lois ne vous conviennent pas. » Et, quant au malheureux discours, voici ce qu’en dit Chateaubriand : « M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon. L’ongle du lion était enfoncé partout et je croyais le sentir dans mes flancs. » Ai-je besoin d’ajouter que le discours ne fut pas prononcé ? Mais le dénouement de l’affaire est bien remarquable. « On avait copié le discours au château, dit encore l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Quelques phrases y furent supprimées, d’autres interpolées, et peu de temps après il parut dans les provinces imprimé sous cette forme. »

Mme de Staël ne fut pas mieux traitée. Elle avait un double tort ; elle aimait la liberté ; elle avait en littérature des opinions qui ne portaient pas l’estampille officielle. Il y avait en ce temps-la une douane littéraire. Une brochure de Schlegel, qui n’était pas assez favorable à la Phèdre de Racine, était arrêtée à la frontière. Napoléon rêvait pour les idées une sorte de blocus continental ; défense leur était faite de circuler. Aussi quand Mme de Staël écrivit son livre De l’Allemagne, où elle soutenait des théories peu classiques, où elle rendait justice à un peuple en guerre avec la France, les ciseaux des censeurs commencèrent par pratiquer d’abondantes coupures, et, comme cela ne suffisait pas encore, le livre fut mis au pilon et l’auteur prié de s’exiler.

Est-il utile d’insister davantage ? On demandait en ce temps-là {p. 210}à Sièyes « à quoi il pensait ». Il répondit : « Je ne pense pas. » Toute l’époque a fait comme lui ou du moins a dû s’en donner l’apparence. Aussi quoique plusieurs causes aient concouru à la stérilité littéraire et philosophique dont elle a été frappée, faut-il, pour une grosse part, en faire remonter la responsabilité à l’action désastreuse d’un despotisme tracassier et trop averti par une expérience récente de la puissance de l’idée pour n’en pas entraver l’expansion.

Quand la littérature n’est pas ainsi émasculée par la volonté de fer d’un maître absolu, elle prend, du moins, sous un régime de compression, des caractères particuliers. Elle peut sans doute avoir un aspect florissant, tenir dans les préoccupations du public une place plus grande qu’aux époques où l’attention est distraite par les intérêts vitaux de la vie nationale. Mais elle s’abaisse, s’avilit, se vide de pensée, se dégrade au rang de simple amuseuse. On le vit bien sous le second Empire, copie et parodie du premier. Dans le silence de dix ans, imposé par l’homme du Deux-Décembre aux écrivains indépendants, ce qui est encouragé par le nouveau souverain et par la société positive et affamée de plaisir, qu’il représente sur le trône, c’est la presse à commérages et à scandales, c’est le roman sensuel ou purement romanesque, ce sont les fantaisies frivoles ou pimentées d’un dilettantisme indifférent à tout, sauf au succès et aux questions de forme. Victor de Laprade, spectateur écœuré de cet avachissement littéraire, le flétrit en ces termes70 :

Le réel avant tout… Fi du vieil idéal !
Donnez à vos romans une odeur d’hôpital ;
Faites-en des charniers peuplés de bêtes fauves :
Allez fouiller du nez dans toutes les alcôves ;
Peignez-nous chaque ulcère et chaque exploit galant,
Comme dit le critique, « en style truculent » ;
Et pour féconder l’art dans ce nouveau domaine
Traînez tout le fumier de la nature humaine.

Ailleurs dans un dialogue satirique, où il ressuscite les bergers de Virgile, il fait dire à Tityre71 :

Quel air faut-il jouer et sur quel instrument ?

{p. 211}Et Daphnis lui répond :

Mon Dieu ! rien de trop neuf. Laissant là ta morale,
Tu peux, comme au vieux temps, chanter la pastorale,
Les roses, le sainfoin, le pasteur Corydon,
La belle Amaryllis et son mol abandon,
Le miel de l’Age d’or, les jeux dans les prairies
Tous nos hommes d’Etat aiment les bergeries
Rien de tel pour calmer les noires passions
Et nous donner l’horreur des révolutions.
Mais ne va plus, au moins, te perdre dans les nues,
A travers tes forêts, tes cimes inconnues
Où dans l’air libre et pour les aigles font leur nid,
Où l’on fuit les tyrans jusque dans l’infini,
Ou la liberté gronde avec les avalanches…

En pareille circonstance, il y a toujours une littérature française hors de France, une littérature de proscrits. Elle porte dans les pays hospitaliers où elle reçoit accueil la langue, les goûts, les idées de la mère patrie, et en même temps la haine du régime, quel qu’il soit, qui la force à se développer sur le sol étranger. Par là même elle propage autour d’elle et en France aussi, où elle pénètre en contrebande, l’amour passionné de la liberté, ou tout au moins de la tolérance. Elle est en général d’une extrême virulence, témoin les pamphlets des Réformés au lendemain de la Révocation de l’Edit de Nantes ou ceux de Victor Hugo après le coup d’Etat de 1851 Elle est mélancolique, parce qu’elle trouve amer le pain de l’exil, et cependant consolée par le tenace espoir d’un retour triomphant dans le pays natal, encline même aux prophéties qui annoncent aux vainqueurs une expiation prochaine et terrible. Enfin elle est le trait d’union naturel entre la pensée française et celle des autres nations ; elle devient le fil conducteur par où passent au-dessus des frontières ces subtiles influences qui circulent invisibles comme un fluide électrique et vont à distance modifier les esprits ; elle est en un mot l’agent le plus actif de la pénétration mutuelle des littératures et des races. Tel est le rôle qu’ont joué, dans les deux siècles qui ont précédé le nôtre, les réfugiés protestants, et dans notre siècle, et dans notre siècle, après chacune de nos révolutions, les bannis de la monarchie, de l’Empire, de la République, tous ces essaims jetés et dispersés sur la surface du {p. 212}monde par le peuple qui exile le plus, sans doute parce qu’il est celui qui émigre le moins.

Quant aux écrivains qui restent dans le pays, c’est, suivant les caractères, ou une adulation qui va jusqu’à la servilité ou un effort d’adresse pour insinuer une partie de leurs convictions secrètes. Ainsi au temps de Louis XIV, la flatterie se gonfle en hyperboles énormes, quand Boileau s’écrie :

Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d’écrire ;

quand l’Académie met au concours ce sujet : De toutes les vertus du prince laquelle mérite la préférence ; quand la même Académie reçoit comme un de ses membres, le duc du Maine, âgé seulement de treize ans, mais bâtard du roi ; quand Racine l’assure que, s’il n’y eût pas eu de place vacante, chacun des académiciens existants aurait été heureux de mourir pour lui en faire une.

Ces flagorneries renaissent dans les platitudes officielles, qui, au temps de Napoléon ler, sous le titre de cantates, d’épithalames, de dithyrambes, célèbrent victoires, mariages, naissances princières avec le même enthousiasme de commande. N’y eut-il pas un professeur pour appliquer vers par vers au roi de Rome la quatrième églogue de Virgile et pour annoncer au monde le retour de l’âge d’or ramené par cet enfant miraculeux ?

Mais ceux qui gardent un peu plus de fierté ou qui ont des idées et ne veulent ni les taire ni les trahir, que feront-ils ? Ils chercheront mille moyens détournés pour faire entendre le quart ou la moitié de leur pensée. Qui n’a remarqué, dans notre xviiie siècle, combien il se publie de lettres Siamoises, Persanes, Chinoises, Juives, Iroquoises ? Cadre commode où se glisse la satire des mœurs et des institutions françaises. Expédient imaginé pour se soustraire aux sévérités du pouvoir. C’est le triomphe de l’allusion. Tout procédé paraît bon pour faire passer un fragment de la vérité à travers les mailles du filet où elle est enserrée. Ecrits anonymes datés de l’étranger, quoique imprimés à Paris, ouvrages signés de noms de fantaisie ou attribués à des morts, ironies, demi-mots, réticences, tout cela pullule de toutes parts. Parfois les auteurs flagellent {p. 213}les anciens, qui n’en peuvent mais, de coups vigoureux qui ricochent sur les modernes. Camille Desmoulins se couvre du bouclier de Tacite pour attaquer Robespierre, et c’est la loi des suspects qu’il vise en frappant sur la loi de majesté. Marie-Joseph Chénier, quand il fait le portrait de Tibère, prend pour modèle un empereur qui n’est pas romain. Tacite devient un ennemi personnel des Napoléon : Labiénus sort du tombeau pour faire la leçon au neveu de César, ressuscité maître de Paris.

 

Ainsi le développement ou le dépérissement de certains genres littéraires, les procédés employés par les écrivains, l’esprit général qui anime leurs œuvres, dépendent du plus ou moins de pouvoir que s’arrogent ceux qui sont à la tête de l’État. On comprend avec quel soin il faut noter les changements de direction qui se produisent dans la politique du : groupe ou de l’homme qui gouverne ; le relâchement ou le resserrement des liens qui garrottent la presse ou le théâtre ; les mille fluctuations de l’atmosphère dans ces hautes régions dont la littérature, comme un baromètre très sensible, subit et reproduit les moindres variations.

Les effets qui résultent de là sont si nombreux et si importants qu’il ne sera sans doute pas superflu de les envisager d’un autre point de vue. Nous savons ce qui arrive quand l’autorité prédomine dans le domaine politique. Qu’advient-il, quand c’est la liberté ?

§ 4. — Il est aisé de pressentir que nous allons rencontrer des effets exactement contraires à ceux que nous venons de parcourir. Mais nous ne pouvons-nous en tenir à cette brève indication : ils méritent qu’on les détaille.

La liberté dans une société organisée est toujours relative, limitée, et elle comporte une infinité de degrés. Mais elle implique, pour tous les citoyens ou du moins pour une partie privilégiée d’entre eux, le droit et l’habitude d’exprimer leur opinion sur les objets d’intérêt général, et par suite des conflits, une lutte entre les différentes convictions.

La vie politique est donc intense dans les pays ou dans les moments de libre discussion. Elle l’est parfois assez pour faire tort à la vie littéraire. Quand un peuple est appelé à décider s’il doit {p. 214}s’engager dans une guerre, changer son système d’impôts, reviser sa Constitution légale, il ne songe guère à se passionner pour une pure question d’art, à discuter la propriété d’un mot ou le mérite d’une combinaison de rimes. Les littérateurs proprement dits, ceux qui dans leurs œuvres n’ont point de visée pratique, mais qui chantent pour chanter ou content pour conter, sont alors portés à maudire le bruit qui couvre leur voix. Par réaction, ils vont même jusqu’à professer une sorte de nihilisme élégant, de transcendante indifférence pour les choses matérielles et vulgaires qui préoccupent la foule. La littérature, jalouse de la politique, qui lui dérobe les cœurs et les intelligences, ne lui épargne pas les dédains et les colères. M. Zola, qui ne s’attendait pas à être un jour au plus fort de la mêlée sociale, a lancé jadis des invectives amères contre cette gêneuse, contre cette concurrente tapageuse et sans scrupule. Protestations perdues ! Tant qu’une nation, tiraillée en tout sens, par des partis vigoureux, cherche en vain un équilibre durable, la littérature, loin de pouvoir accaparer l’attention et la faveur publiques, subit l’action de sa remuante et brutale voisine. Elle ne peut plus se bercer paresseusement dans son rêve de beauté. Elle devient elle-même militante, agissante ; elle travaille à la refonte des codes et à la destruction des abus ; elle essaie d’apporter sa part à l’élaboration de l’avenir. Le roman à thèse, le théâtre à tendance trahissent en elle l’invasion des débats qui agitent la société environnante.

Cela explique pourquoi les époques les plus littéraires, au sens étroit du mot, sont celles où la nation retrouve le calme dans un ordre accepté par la grande majorité ; où il se forme pour un temps une quasi-unité de la conscience collective ; où le régime établi, quel qu’il soit, féodal, monarchique, démocratique, donne une impression de stabilité.

C’est alors que brillent ces glorieux âges d’or, après lesquels il semble souvent qu’il y ait une décadence irrémédiable, quoique ce soit seulement un acheminement vers un autre moment d’harmonie sociale et de perfection relative correspondante.

Mais revenons aux moments de lutte ardente et ouverte entre des principes politiques rivaux et tâchons d’en noter la répercussion sur les œuvres des écrivains.

{p. 215}C’est d’abord une floraison de toute la littérature politique. Discours, pamphlets, brochures, articles de polémique éclosent avec une formidable abondance ; et, après ces ouvrages inspirés par les circonstances, animés par les passions du jour, adressés aux contemporains et peu soucieux de la postérité, il en apparaît bientôt d’autres plus médités, plus apaisés, plus froids en apparence, mais où il n’est pas difficile de retrouver le feu couvant sous la cendre ; j’entends les mémoires et les histoires qui prétendent transmettre à l’avenir et déjà juger les événements de la veille.

En tout pays et de tout temps, les hommes aiment à parler d’eux et à occuper les autres de leur personne ; mais, en ces moments-là, ce désir devient une passion et pour beaucoup un besoin véritable. Les uns, après avoir donné leur jeunesse à l’action, consacrent le soir de leurs jours à raconter ce qu’ils ont fait et se plaisent à revivre ainsi leur vie trop tôt passée. D’autres ont le souci de défendre leur honneur, de repousser les accusations ou même les calomnies dont les partis sont prodigues envers leurs adversaires. D’autres encore, qui sont restés simples spectateurs, qui ont regardé la mer en tumulte sans quitter le rivage, ne résistent pas à la tentation de retracer un spectacle qui les a émus ou amusés. C’est pourquoi le xive siècle, le xvie et le xixe, en le faisant commencer en 1789, ont en ce genre une richesse exubérante.

Mais c’est peu de constater un fait si facile à remarquer, si l’on n’ajoute que la langue, le style, le ton de tout ce qui s’écrit ou se dit alors se trouve modifié par cette surexcitation de la vie nationale.

Polémistes et orateurs sont obligés de frapper fort et de frapper vite. Ils sont, les uns et les autres, des improvisateurs. Ils n’ont pas le loisir d’arrondir leurs périodes, de polir leurs expressions, de remettre leur ouvrage deux et trois fois sur le métier. Il faut saisir l’occasion au vol, profiter de la minute d’attention que le public veut bien accorder, lui jeter sa pensée toute brûlante et telle qu’elle a jailli du premier jet. Impossible de faire le délicat sur le choix des mots. Les premiers venus, les plus aisés à saisir sont les meilleurs.

Or quels sont les résultats de cette nécessité ? Notre littérature {p. 216}de la Révolution permet de les voir en pleine lumière. Un des reproches qu’on a faits à Mirabeau, c’est d’avoir introduit dans la langue des termes nouveaux. Peu lui importait, j’imagine, qu’un terme fût jeune ou vieux, pourvu qu’il arrivât à son adresse. On a mieux à faire que du purisme en temps de révolution. Adieu aussi le ton mesuré, poli, qui peut régner dans un salon ! Les intérêts engagés sont si graves que le ton prend soudain une véhémence, et l’on peut dire, une violence en harmonie avec la bataille acharnée qui se livre. Eclats de voix, mots crus, apostrophes énergiques retentissent de toute part. A quoi serviraient les armes courtoises qui sont émoussées ou les plis embarrassants des circonlocutions académiques ? On ne se pique plus de ménagements ni de beau langage. On va droit au but. On mesure la valeur d’une expression, non à sa beauté artistique, mais à son efficacité pour convaincre ou déterminer une action. Bref, le style gagne alors en vigueur, en simplicité, en rapidité, autant qu’il perd en noblesse, en élégance, en sentiment de la mesure.

Il faut dire encore que la pensée devient plus hardie et plus franche ; qu’elle soumet au contrôle de la raison les traditions les plus accréditées ; qu’elle réduit, par le contact étroit avec les réalités, la part du merveilleux, du romanesque, du préjugé ; qu’elle juge avec une entière indépendance les hommes et les doctrines ; qu’elle est d’ailleurs dans un perpétuel état de fermentation qui produit pêle-mêle des rêveries, des utopies, des chimères, mais aussi des idées neuves et des projets viables. Ces époques tumultueuses sont comme des fonderies où s’élaborent et s’accumulent dans le bruit et la fumée quantité d’ébauches que les époques calmes reprennent, trient avec soin, dégrossissent et achèvent plus tard à loisir.

§ 5. — Si les traits de la littérature changent ainsi selon que la vie politique est intense ou languissante, selon que le gouvernement est fort ou faible, il n’importe pas moins de considérer à quelle classe appartient le pouvoir.

Est-il aux mains de l’aristocratie ? La littérature aura des qualités et des défauts aristocratiques : élégance et mièvrerie, noblesse de style et allure guindée, etc. Nous en reparlerons, quand nous rencontrerons sur notre chemin le monde et les {p. 217}salons, par l’intermédiaire desquels s’exerce la puissante influence de la classe privilégiée.

Est-ce, au contraire, la démocratie qui l’emporte ? La littérature va se teindre de couleurs nouvelles.

A qui veut étudier les effets du régime démocratique sur la littérature française, il faut avant tout rappeler une difficulté grave. C’est que ce régime n’a jamais existé en France, sinon à l’état d’ébauche. Quand Alfred de Vigny dans Stello allègue l’exemple d’André Chénier pour prouver que le poète est malheureux dans un pays où le pouvoir est aux mains du peuple, il étend abusivement à un état social qui serait régulier et organisé ce qui a pu être vrai dans un moment de crise aiguë et de lutte désespérée. L’argument peut lui avoir paru commode pour la thèse pessimiste qu’il soutenait ; il n’a pas grande valeur aux yeux d’une logique froide et sévère. Il faut d’abord qu’un régime soit fortement enraciné, et cela depuis une certaine durée, pour qu’on puisse juger avec équité les fleurs et les fruits qu’il peut porter. Depuis un siècle sans doute la France, avec une ténacité qui est demeurée inébranlable sous son apparente légèreté, s’est malgré les obstacles et les entraves de toute sorte rapprochée de l’idéal qu’elle avait entrevu au temps de sa grande Révolution. Mais, si les hésitations et les reculs dont elle a donné le fâcheux spectacle ont été compensés par de formidables bonds en avant, si sa marche saccadée a en somme abouti à un avancement dans une direction toujours la même, il s’en faut que le but lointain poursuivi par elle ait été atteint. Elle tâtonne et trébuche toujours ; elle est retenue sur la route de l’avenir par les liens mal rompus qui l’attachent au passé.

C’est à peine si les bases du régime nouveau sont constituées. Le suffrage universel, après cinquante ans d’existence, n’est pas organisé. L’instruction universelle, qui en est le complément ou plutôt la condition indispensable, ne date que d’une vingtaine d’années et, limitée à l’enfance, elle n’a pas eu le temps de relever le niveau moyen des intelligences. La puissance de l’argent, qui permet d’acheter des votes, des journaux, des sièges au Parlement, et les privilèges de l’Église qui a gardé mille moyens de peser sur les consciences, font {p. 218}échec à la liberté des citoyens. L’inégalité économique gêne et rend souvent illusoire l’égalité civile et politique. La République, instaurée pour la troisième fois, attend encore des mœurs et des lois républicaines qui justifient l’étiquette mise sur un ensemble incohérent d’institutions et de traditions rappelant la France féodale ou monarchique de jadis. Bref la transformation commencée n’est pas achevée. Qui donc oserait soutenir que le principe démocratique, en vertu duquel tous les membres de la société doivent avoir des moyens égaux de se développer inégalement, s’est épanoui dans sa plénitude ? La France actuelle n’est en réalité qu’une nation semi-démocratique, moins avancée en ce sens que les États-Unis ou la Suisse, et par conséquent ce qu’elle peut nous montrer, c’est tout au plus un commencement d’évolution littéraire correspondant à un commencement d’évolution sociale.

Or, comme une période de transition, de conflit, de désharmonie est peu favorable à l’éclosion d’œuvres sereines, équilibrées, harmonieuses, il se peut que, parmi les premiers effets du grand mouvement démocratique qui entraîne notre siècle, nous en rencontrions plus d’un qui nous apparaîtra comme fâcheux et choquant. Il ne fallut pas moins de cent ans après la Renaissance pour que l’esprit français se coulât sans effort dans le moule classique et sût dégager son originalité de la servile imitation des anciens. Que d’œuvres manquées ont précédé les chefs-d’œuvre ! Faut-il s’étonner si notre littérature, pour arriver à un nouvel âge d’or, digne, mais différent de ceux qu’elle a traversés au xiiie et au xviie siècle, doit passer par une sorte de mue, qui, comme tous les changements profonds subis par un être ou un groupe d’êtres, est pénible et douloureux ?

Quoi qu’il en soit, on peut essayer de marquer quelques-unes des modifications déjà opérées.

Le peuple en tout temps, je parle du peuple mal dégrossi, tel qu’il l’est encore par la faute d’une élite trop longtemps insouciante ou malveillante à son égard, aime ce qui émeut fortement  ; il a le goût du grandiose, du passionné et en même temps du simple ; il comprend peu ce qui est savant et raffiné.

De plus, le peuple de France, par instinct peut-être ou grâce à {p. 219}l’éducation que lui ont donnée les événements, témoigne de nos jours une préférence visible pour l’idéal fraternel et humain qui fut dressé, comme un phare éblouissant, par nos penseurs et nos hommes d’action du siècle dernier. L’histoire de nos révolutions démontre en lui la persistance du rêve de justice et de bonheur universels qui inspira soit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, soit la fête de la Fédération. En 1830 et en 1848, cette large sympathie embrassant tous les peuples du monde a jailli de nouveau de son cœur, comme un pacifique jet de flamme, et dans ces dernières années, après avoir couvé sous la cendre de nos désastres de 1870, elle reparaît en flambées puissantes et vainement comprimées.

Ces caractères permanents du goût populaire se reflètent dans le succès des deux écoles littéraires les plus bruyantes et les plus fécondes de notre siècle. Le romantisme et le naturalisme représentent, sous des formes diverses et à deux degrés différents, l’entrée de la démocratie dans la littérature.

Le romantisme, si l’on me permet de répéter ici ce que j’ai dit ailleurs72, « proclame la liberté de l’art, l’égalité des genres, la fraternité des mots, devenus tous, au même titre, citoyens de la langue française ». Donc abolition des règles d’Aristote et de Boileau ; mort à la tragédie, cette grande dame, cette aristocrate, et vive le drame, où le rire, le ton familier et les plébéiens.

pénètrent pêle-mêle ! A bas le style noble et la périphrase académique.

Plus de mots roturiers ! Plus de mots sénateurs !

écrira plus tard Victor Hugo, le démolisseur en chef de l’ancien régime littéraire. Et déjà le roman s’imprègne de pitié pour les faibles, de tendresse pour les petits. C’est en ce temps-là que le socialisme reçoit son nom de baptême.

Toutefois, révolution bourgeoise plus que populaire, le romantisme est le contemporain et l’équivalent du libéralisme de 1830. Il a peur d’être trop hardi ; il n’ose pas être franchement peuple. Le drame n’ose pas s’abaisser à la vie et au langage de tous les jours ; il reste historique et empanaché ; il parle {p. 220}en vers ; ses héros sont des grands de la terre ou des hommes à passions et à destinées extraordinaires, toujours des êtres d’exception ; la basse condition d’un Ruy Blas ou d’un Didier est voilée d’un manteau tissé d’images éclatantes.

Mais pendant ce temps la société continue à se démocratiser. Les droits électoraux, réservés aux plus riches, sont étendus à tous les citoyens ; un second et un troisième essai de république, une première et une seconde explosion de socialisme menacent les derniers privilèges des classes dirigeantes. Ce qui va répondre à ce mouvement, c’est l’école réaliste ou naturaliste. Si elle est par certains côtés une réaction contre l’école romantique, elle en est par d’autres la continuation. Elle marque dans la littérature l’avènement de ces nouvelles couches sociales dont Gambetta signala l’entrée dans la vie politique.

En effet, le drame descend des princes aux simples bourgeois et des vers à la prose ; le roman campe au premier plan des ouvriers et des paysans ; les pauvres, les gueux, les humbles, envahissent jusqu’à la poésie. Quant à la langue écrite, elle s’élargit jusqu’aux extrêmes limites de la langue parlée. Victor Hugo se vantait quand il disait :

J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.

Il n’avait fait, dans le domaine du vocabulaire, qu’un Quatre-vingt-neuf ; Zola y opère un Quatre-vingt-treize.

Sans qu’il soit besoin d’insister davantage, on voit comment, par leur tendance essentielle, les deux écoles qui ont régné tour à tour en notre siècle, sont d’accord avec la tendance dominante du siècle entier, celle qui emporte la société française et même la société européenne vers la démocratie. Mais ce n’est pas assez de constater cet accord général : il faut détailler les changements que nous venons d’indiquer en bloc et les envisager sous les deux faces qu’ils présentent.

Pour la langue d’abord, c’est la fin du purisme qui régnait depuis Malherbe. C’est le droit de cité rendu dans la république des lettres à tous les mots populaires. C’est la rentrée dans le style de locutions savoureuses et pittoresques. C’est par suite un enrichissement énorme des ressources offertes aux écrivains. C’est la possibilité reconquise de tout dire, de mouler {p. 221}la phrase sur la réalité même, de reproduire la vie dans sa complexité, et, au besoin, dans sa nudité. Voilà, vue du bon côté, la transformation accomplie ; la voici vue du mauvais. C’est l’intrusion de l’argot des rues, du parler gras de l’atelier ou du cabaret là où ils n’ont que faire ; c’est le puéril plaisir pris par certains à choquer par bravade la bégueulerie des raffinés ; c’est la crudité des termes recherchée par esprit de contradiction  ; c’est le mot propre apprécié surtout quand il a le mérite d’être malpropre.

La langue est modifiée du même coup dans sa grammaire ; la rigidité de certaines règles s’adoucit comme le sens de certaines finesses se perd ; et l’orthographe à son tour tend à se simplifier. On discute les complications introduites par les savants. On se demande pour quels motifs ignorés du vulgaire l’Académie a décrété que honneur et honnête prendraient deux n, tandis que les mots latins correspondants, ainsi d’ailleurs qu’honorable en français, se contentent d’en avoir une. On trouve étrange qu’applaudir et aplanir, malgré leur formation identique, s’écrivent de façon différente ; que poids, venant de pensum et non de pondus, reste agrémenté d’un d superflu, n’ayant d’autre raison d’être que de perpétuer une vieille erreur d’étymologie. On réclame la correction de ces irrégularités et la réclamation, assez molle tant que la lecture et l’écriture étaient les privilèges d’une élite, devient vive et pressante du jour où l’obligation de savoir lire et écrire est imposée à tout le monde. Il faut économiser le temps et la peine des enfants du peuple, qui n’ont que peu d’années à consacrer à l’école, et c’est ainsi que, servant les intérêts de la démocratie, des réunions d’instituteurs, des comités formés à Paris, en Belgique, en Suisse, travaillent à la suppression des pièges sans nombre dont est semée notre orthographe. Une œuvre semblable s’est accomplie sous l’influence des mêmes causes en Angleterre et en Allemagne. Une simplification notable, à défaut de la refonte totale souhaitée par quelques intransigeants qui veulent calquer l’écriture sur la prononciation, s’accomplira aussi en France, avec l’Académie française, si elle consent à sortir de ses perpétuels atermoiements, sans l’Académie, si elle tarde ou se dérobe.

{p. 222}Autant que la langue, la littérature porte les traces de l’expansion, de l’esprit démocratique. La forme et le fond en sont également modifiés. La hiérarchie des genres est brisée ou renversée. Au premier rang montent quelques-uns de ceux qui étaient relégués dans les basses régions. Le drame, la comédie de mœurs, longtemps humiliés au profit de la tragédie, prennent le haut du pavé. Un simple coup d’œil révèle l’immense développement pris par le roman, cette réduction de l’épopée, qui est le régal des femmes, de, la jeunesse et des gens du peuple, parce que ces trois catégories de personnes, ayant une imagination plus neuve ou une sensibilité plus vive, éprouvent un insatiable besoin d’aventures et d’émotions factices. La chanson, qu’un Boileau daignait à peine nommer, a eu ses jours de triomphe et de gloire. L’éloquence, qui soulève ou apaise les foules, a renouvelé les légendaires miracles des orateurs de Rome ou d’Athènes.

Mais aussi et surtout, si l’on pénètre jusqu’à l’âme des œuvres en qui le souffle populaire se fait sentir, quel élargissement ! Au poète libéré de la tyrannie des bienséances le droit de parler de tout et de lui-même en particulier, de chercher son inspiration dans les sentiments de famille ou dans les incidents de la vie quotidienne. Une communion fraternelle, non seulement avec les déshérités, mais avec les animaux, nos frères inférieurs, avec les arbres et les fleurs, avec tous les êtres qui, comme nous, respirent, sentent et vivent. Le monde était, pour ainsi dire, divisé en castes que séparaient des abîmes. Or, dans la conception démocratique de l’univers, il y a rapprochement et comme fusion des espèces ; et l’homme, petit dieu terrestre, roi despotique du globe, rentre dans la nature hors de laquelle il se classait superbement. Le passé, comme le présent, change d’aspect à la lumière des idées dominantes. L’histoire n’était guère que le récit monotone des hauts faits et surtout des méfaits ayant pour auteurs des princes, des conquérants, des gens de cour. Démocratisée, elle s’efforce de suivre l’obscure ascension des masses anonymes vers le mieux être, le lent et pénible dégrossissement des nations et de l’humanité entière. Le peuple, là aussi, a détrôné les rois.

Est-il nécessaire de répéter que l’infiltration de l’esprit démocratique {p. 223}dans la littérature n’a pas été pour elle tout profit ? Il est trop évident que parfois elle a ressemblé à une invasion de la barbarie ; que certains écrivains ont peint de parti pris, sous couleur de mœurs populaires, des mœurs populacières, et entassé à plaisir les laideurs, les vulgarités, les brutalités. Il n’a certes pas manqué d’hommes qui, aimant mieux obtenir le succès que le mériter, se sont abaissés au niveau d’une foule ignorante au lieu de travailler à l’élever jusqu’aux purs sommets de l’idéal humain. A ceux-là, nous devons des œuvres niaises et plates, ou criardes et enluminées comme des images d’Epinal, n’ayant souci ni de style ni de vraisemblance, relevant moins de l’art que de l’industrie : chansons dont la musique aigrelette est digne des paroles ineptes ou grossièrement bouffonnes  ; romans interminables déroulés durant des mois au rez-de-chaussée d’un journal, débités par tranches à des abonnés patients et promenant du bagne à la cour, du boudoir à l’hôpital, tout un monde de personnages comme on n’en voit qu’en rêve ; mélodrames naïfs et voyants, pauvres de psychologie, mais riches de coups de théâtre et de coups de fusil, rouges de sang et de feux de Bengale, fertiles en miracles de la Providence et du machiniste, étourdissant les yeux et les oreilles par l’éclat des costumes, des décors et des tirades ; littérature faite Sur commande pour un public friand de grosses émotions et de spectacles qui parlent aux sens, parce qu’il ne sait pas encore apprécier des mets plus délicats, parce qu’il n’est initié que d’hier aux jouissances esthétiques, parce qu’il n’a pas fait son apprentissage littéraire.

Les détracteurs de la démocratie n’hésitent pas à clamer que c’est la seule littérature que ce régime puisse produire. Affirmation gratuite autant que haineuse ! Un regard rapide jeté sur le siècle qui vient de s’écouler prouve déjà que, si l’on veut porter un jugement sérieux, il faut, comme toujours, opposer en un tableau bilatéral les pertes et les gains littéraires qu’on peut attribuer à l’orientation politique de la France nouvelle. J’ai déjà dit pourquoi notre expérience historique, réduite sur ce point à cent années, court espace de temps pour une transformation sociale aussi grave, ne nous permet pas d’embrasser toutes les conséquences qui doivent en découler. Je n’ai plus {p. 224}qu’à redire ce qu’on peut du moins pressentir : à savoir que le régime démocratique, une fois établi, consolidé, organisé, sera, comme les autres, et probablement plus que les autres, parce que la sélection du talent s’opérera sur un beaucoup plus grand nombre de cerveaux, paré et couronné d’une littérature qui exprimera de façon supérieure l’équilibre retrouvé par la société.

§ 6. — Mais quittons l’avenir pour retourner au passé ! Nous pouvons encore envisager la vie politique à des points de vue qui offrent une autre espèce d’intérêt. Ainsi, il n’est pas inutile de rechercher les effets qu’a pu produire la centralisation croissante.

C’est un fait propre à la France moderne que cet effacement presque complet des provinces, que cette concentration des forces vives de la nation dans une seule ville. Paris, que Henri III appelait déjà « tête trop grosse pour le corps », a pris une telle prépondérance qu’il a imposé sa langue, son goût, ses modes au reste du pays. D’un côté, le dialecte de l’Ile-de-France est devenu la langue de la France entière ; il refoule et fait reculer sans cesse les patois qui agonisent. Paris, d’autre part, a peu à peu éteint les foyers qui brûlaient et brillaient jadis dans les autres cités. Il a jeté une teinte de ridicule sur les œuvres nées loin de lui ; il a dédaigné, ignoré les hommes qui n’ont pas pu ou voulu entrer dans son orbite. Il s’est accoutumé à régner sur la France, dont il a drainé toute la sève vitale, toute la force nerveuse. Certes, la Ville-Lumière, comme l’appelle Victor Hugo, a rayonné ainsi d’un éclat intense ; elle est restée sans interruption un phare éblouissant ; elle est encore comme un milieu électrique où le frottement de tant d’éléments divers fait perpétuellement jaillir l’étincelle et la flamme. Mais on peut se demander si la littérature française, devenue presque exclusivement littérature parisienne, n’a pas perdu en profondeur et en variété, en fraîcheur et en naïveté surtout. On peut se demander si l’accumulation des talents dans un espace trop étroit n’en a pas étouffé plus d’un en germe. On peut se demander si la corruption inhérente aux grandes villes n’a pas marqué certains écrivains d’une tache ineffaçable. Il faudrait mettre tout cela en regard des services éminents que Paris a rendus et rend encore en affinant les esprits, en émancipant la {p. 225}pensée, en grossissant par la liberté de mœurs qu’il permet à ses hôtes et à ses habitants les types offerts à l’observation, en y rassemblant sur un même point tant de personnes originales et intelligentes que les idées se respirent, pour ainsi dire, dans l’air ambiant. L’influence de Paris mériterait à elle seule une étude particulière, et elle explique plusieurs des différences qui existent, au point de vue littéraire, entre le moyen âge et les temps modernes.

Du reste, comme il y a eu de nombreuses étapes dans la marche de la France vers l’unité et qu’un commencement de mouvement en l’autre sens paraît se dessiner, il est toujours important de noter en chaque époque quelles extinctions ou quelles résurrections de la vie locale se sont produites ; quelles villes, quelles provinces, quelles régions ont adopté ou combattu les modes et les mots d’ordre venant de la capitale. Il est toujours curieux de rechercher pourquoi telle littérature provinciale, assoupie durant des siècles, comme celle qui s’exprime en langue d’oc, a repris tout à coup vigueur et faveur. Il n’est jamais indifférent de savoir qu’à tel moment une Université, une petite cour, une Académie ont été, sur tel ou tel point du sol national, des centres lumineux d’un rayonnement plus ou moins vaste. Lyon, Toulouse, Bordeaux, Nérac, la Provence ont droit dans l’histoire de la littérature française à une place qu’on néglige trop souvent de leur accorder.

§ 7. — On peut encore, si l’on veut (et on doit le vouloir), se préoccuper de la politique extérieure qui a été suivie dans une époque donnée. Les alliances, les guerres surtout réagissent sur la littérature. Les premières, en rapprochant les peuples, créent de l’un à l’autre des courants d’imitation. Les secondes ont des effets multiples.

Quand la guerre est, faite par des mercenaires, des volontaires ou une classe spéciale qui se fait gloire de ne payer que l’impôt du sang, comme on disait jadis, ou encore quand elle a son théâtre à l’étranger, aux colonies, loin du cœur de la patrie, elle peut ne susciter que des passions modérées ; comme elle n’a pas pour la nation un intérêt vital, elle n’a souvent qu’un faible retentissement sur les autres branches de l’activité sociale. Mais quand tout le monde est soldat, quand l’enjeu du {p. 226}combat est, non plus seulement un agrandissement de territoire ou le simple honneur d’être victorieux, mais l’intégrité et l’indépendance même du sol national, alors elle accapare toutes les énergies de la société ; elle devient la chose essentielle ; elle attire tout ce qui est jeune et ardent ; elle force même à sortir de leurs loisirs studieux les hommes qui ont le moins de goût pour la vie aventureuse des camps. En ces cas-là, elle peut créer des poètes et des orateurs comme des héros ; elle peut, dans un accès de fièvre et d’enthousiasme, faire jaillir du cœur d’un poète de rencontre un de ces chants vibrants où frémit l’âme d’un peuple prêt aux derniers sacrifices ; elle peut inspirer à un capitaine quelqu’une de ces harangues ou proclamations qui semblent sonner la charge. Mais quand elle perd le caractère sacré de défense du foyer, quand elle se corrompt et se dégrade en devenant un moyen de conquête, un instrument d’ambition et d’injustice aux mains d’un homme, d’un groupe avide ou d’une caste militaire, elle exerce sur la littérature une action stérilisante.

On le vit bien sous le règne de Napoléon Ier. Il faut combler les vides faits dans l’armée par des batailles perpétuelles ; il faut fournir à cette effroyable consommation de chair à canon qui dure quinze ans sans interruption et qui ensanglante toute l’Europe. Or, ainsi que l’a dit un écrivain moderne73, « les grands poètes naissent comme les bluets dans les blés ; mais dans les moissons humaines que faisait Napoléon, les bluets tombaient avec les épis ». — Que d’espérances fauchées alors en leur fleur ! Parmi ceux qui périssaient sous les balles ou les boulets, par les coups de sabre ou les fatigues, il en était certes plus d’un qui dans une période pacifique aurait vécu et apporté son contingent d’efforts aux œuvres de la paix ; et parmi ceux mêmes qui faisaient sous les armes leur réputation et leur fortune, il en était plus d’un qui en d’autres temps aurait gagné une gloire moins trempée de larmes et de sang.

Veut-on une preuve du dédain que la jeunesse, grisée par le bruit des tambours, ressentait pour tout ce qui n’était pas la {p. 227}vie militaire ? Qu’on se rappelle ces paroles d’Alfred de Vigny74 : « Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des Te Deum. Lorsqu’un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armées et nos cris de vive l’Empereur ! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d’armes, nos salles d’études à des casernes, nos récréations à des manœuvres et nos examens à des revues. »

A considérer sous une autre face cette prédominance des préoccupations belliqueuses, guerre et centralisation sont deux termes corrélatifs. Militarisme et liberté sont deux choses ennemies. Tout peuple, qui veut être fort contre ses voisins, resserre les liens qui unissent ses membres et réprime les écarts de la fantaisie individuelle. Aussi le sabre et la pensée, qui ne peut se passer d’indépendance, font-ils d’ordinaire mauvais ménage, et le dressage des futurs soldats est-il calculé, en vue de leur inculquer le respect de la discipline, même en matière intellectuelle. S’il était besoin de le démontrer, je renverrais à ce cri de colère où éclate la rancune de Lamartine vieillissant75 : « Tout était organisé contre la résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût baillonnée par sa main de plomb. »

Si la guerre prolongée et l’organisation de combat qu’elle {p. 228}impose à une nation frappent ainsi de léthargie la littérature du même temps, elle peut, au contraire, une fois passée, lui fournir des aliments et la stimuler. Ainsi le souvenir de l’Empire inspire poètes et historiens que sa présence a étouffés. Il fait éclore par dizaines les livres de Mémoires. D’abord, l’Europe bouleversée, les royaumes et les républiques abattus et dépecés, la carte du monde remaniée sans relâche par la puissante main de Napoléon, tant de victoires et d’exploits merveilleux suivis si rapidement d’un effondrement terrible, c’étaient là de ces coups capables d’émouvoir les cœurs les plus calmes, d’ébranler les imaginations les plus paresseuses. Beaumarchais disait déjà de Bonaparte, alors qu’il n’était pas encore l’Empereur : « Ce n’est pas pour l’histoire, c’est pour l’épopée que travaille ce jeune homme. Il est hors du vraisemblable. » Le Genevois Mallet du Pan s’écriait : « Sa carrière est un poème. » Et en effet, Napoléon n’était pas mort qu’il était légendaire ; il prenait des proportions de géant ; il apparaissait au début du siècle comme un colosse dépassant la stature humaine, comme un volcan couronné de fumée, suivant la comparaison d’un poète. On voyait se reproduire dans un siècle se croyant éclairé l’admiration fanatique qui avait grandi démesurément la figure de Charlemagne et avait fait de l’illustre empereur le héros de tant d’aventures fabuleuses. La poésie trouvait là un magnifique thème à lyriques effusions et l’histoire le plus beau sujet de méditation. Aussi comptez ceux qui depuis Béranger et Victor Hugo, jusqu’à Lamartine, Quinet, Barbier, ont chanté, en l’exaltant ou en le maudissant, l’homme à la redingote grise, le vaincu de Waterloo, sa vieille garde et ses grenadiers épiques. Comptez aussi ceux qui, depuis Thiers jusqu’à Lanfrey et Taine, depuis le général Marbot jusqu’à Mme de Rémusat, ont essayé de déchiffrer l’énigme de sa destinée ou conté les moindres faits et gestes du conquérant et de ses compagnons.

La guerre, quand elle a été malheureuse, entraîne d’autres conséquences. Abattement momentané, suivi d’un réveil violent du sentiment national ; éclosion de poésie et d’œuvres patriotiques où revivent les hauts faits et les héros du passé ; imitation du peuple vainqueur et à la fois réaction contre son influence, allusions et rancunes se glissant partout, au théâtre, {p. 229}dans l’histoire, dans la critique, voilà les effets littéraires produits ordinairement par la défaite76. On peut les constater en France au lendemain de 1815 et de 1870 aussi bien qu’en Allemagne après Iéna et Wagram.

Mais terminons là cette revue à vol d’oiseau des principales relations qui existent entre la vie politique et la vie littéraire d’une nation. J’en ai dit assez pour montrer combien il importe de noter en chaque période la forme et l’essence du gouvernement, le degré de liberté atteint, les grands événements intérieurs ou extérieurs.

Je laisse au lecteur le soin de compléter cette étude, et je pousse plus avant sur la route encore longue qu’il me reste à parcourir.

Chapitre IX. La littérature et le droit §

§ I. — Faut-il prouver tout d’abord que la littérature et le droit passent au même moment par des phases analogues ?

On peut employer deux méthodes de démonstration : partir des faits particuliers, en accumuler un grand nombre et voir à quelle vérité générale ils aboutissent ; ou bien supposer établie cette vérité, la prendre elle-même pour point de départ et voir si elle conduit, par voie de conséquences, à des faits prévus qui la confirment.

Je choisis ici cette dernière méthode et je dis par exemple : Si à une époque quelconque le réalisme domine en littérature, les théories dominant à la même époque dans le domaine juridique ont dû, en vertu de la concordance que nous posons comme régulière et nécessaire, être également réalistes.

Éprouvons la valeur de cette conclusion, en prenant pour champ d’expérience une période très voisine de nous, celle qui commence vers 1850 et se termine aux environs de 1885. Chacun sait qu’en France, durant ces trente-cinq années, tous les genres littéraires ont vu triompher avec éclat, sous le nom de réalisme ou de naturalisme, la tendance à subordonner le beau au vrai, l’art à la science. Il est presque banal de rappeler les aspects multiples de ce triomphe : le roman s’efforçant d’être impersonnel, documenté et de calquer le langage parlé ; le théâtre s’ingéniant à réduire au minimum la part de la convention et à porter au maximum l’exactitude de la mise en scène ; l’histoire se confinant dans les travaux d’érudition et {p. 231}dans les recherches minutieuses ; la critique se faisant scientifique, analytique, aussi impartiale qu’elle peut l’être ; la poésie même s’inspirant de la science ou de la vie familière.

Or, quelles ont été, pendant ce temps-là, les théories régnantes en matière de droit ? Je n’entends pas des théories qui aient régné sans conteste. En tout temps les esprits sont partagés ; en tout temps il y a des gens qui restent attachés au passé ou qui s’élancent dans l’avenir ; mais, en tout temps aussi, du conflit des opinions individuelles se dégage un courant plus fort, qui, malgré les remous et les contre-courants, entraîne la majorité de ceux qui pensent et la masse de ceux qui se reposent sur autrui de cette fatigue.

Eh bien ! Ce qui caractérise ces théories provisoirement victorieuses, c’est le dédain, la peur, l’aversion de l’idéal.

Entre nations, on pratique et on proclame le droit de la force, le vieux « droit du poing », selon l’expression allemande. On considère le fait accompli comme faisant loi, comme créant une légitimité. On en revient aux annexions de territoires, fondées non plus sur la volonté des habitants, mais sur le succès des armes ; et pour défendre cet abandon des principes modernes, ce retour aux brutalités des âges barbares, on s’appuie sur la science mal comprise. On invoque les découvertes de Darwin ; on remarque que parmi les animaux et les végétaux les plus faibles sont la proie des plus forts, que les espèces inférieures sont détruites ou asservies par les espèces supérieures ; et l’on conclut que de même, parmi les hommes, le progrès est au prix de la disparition des races mal douées, que les nations sont vouées à une entremangerie où les mieux armées, ce qui constitue et implique leur supériorité, ont pour mission de dompter ou d’exterminer les autres.

Hélas  ! Qui peut avoir oublié en France les sanglants démembrements opérés au nom de ce culte de la force, les rogues et froids mépris jetés à la face des vaincus par les docteurs qui représentaient cette conception naturaliste du droit international. Affligeante contagion ! La France, victime de cette politique de conquête, en est devenue bientôt la complice, et on a pu la voir figurer au nombre des puissances européennes, qui, fières de leur haute culture attestée par des millions de soldats {p. 232}et des canons d’acier, se sont ruées (de quel appétit !) sur l’Afrique, sur l’Asie, sur tous les pays coupables d’être impuissants à se défendre.

Il y a eu, je le sais, des protestations. Quelques obstinés ont rappelé le droit qu’ont les peuples de disposer librement d’eux-mêmes. Ils ont fait observer que Voltaire77 a répondu par avance à ceux qui ont faussé, en la tirant hors de l’histoire naturelle, la pensée de Darwin. « Tous les animaux, écrivait le philosophe du xviiie siècle, sont perpétuellement en guerre ; chaque espèce est née pour en dévorer une autre. Il n’y a pas jusqu’aux moutons et aux colombes qui n’avalent une quantité prodigieuse d’animaux imperceptibles. Les mâles de la même espèce se font la guerre pour des femelles comme Ménélas et Paris. L’air, la terre et les eaux sont des champs de destruction. Il semble que, Dieu ayant donné la raison aux hommes, cette raison doive les avertir de ne pas s’avilir à imiter les animaux, surtout quand la nature ne leur a donné ni armes pour tuer leurs semblables ni instinct qui les porte à sucer leur sang. » Ces mêmes obstinés, trouvant étrange qu’on offrît pour modèles à l’humanité les loups et les ours, ont dit encore : Quand même l’histoire prouverait que de grands empires d’autrefois se sont formés par ce vol à main armée qu’on appelle la conquête, quand même de grands empires d’aujourd’hui ne seraient qu’une agglomération de provinces ou de colonies soudées de force ensemble, s’ensuit-il que le passé puisse servir de règle à l’avenir et qu’il soit permis de confondre ce qui a été ou ce qui est avec ce qui doit être ?

Mais quelle grêle de railleries s’est abattue sur ces idéalistes impénitents ! Comme on leur a fait expier leur chevalerie sentimentale ! Comme on les a traités de rêveurs et d’utopistes ! Pendant près d’un demi-siècle l’esprit dit pratique et positif a étouffé ce que nos pères appelaient le droit naturel et ce qu’il est beaucoup plus exact de nommer le droit idéal.

Entre citoyens d’un même État comme entre États, le souci de la justice a été sacrifié au respect du fait historique. En effet qu’avons-nous entendu répéter à satiété ? Qu’une société {p. 233}est un organisme qui se développe comme un grand arbre ; qu’il est inutile et même dangereux d’intervenir dans cette croissance par des idées de réforme, capables de troubler cette évolution naturelle ; qu’il est sage de bannir tout principe abstrait et général de la conduite des affaires publiques ; qu’il suffit de régler au jour le jour les intérêts de la nation sans prétendre apporter dans les rapports des hommes entre eux une équité factice.

Combien de fois Taine n’a-t-il pas écrit que la forme sociale dans laquelle un peuple peut entrer et durer ne dépend pas de sa volonté, mais lui est imposée par son caractère et son passé. En vertu de cette conception réaliste, empruntée mi-partie à l’Allemagne et à l’Angleterre, il n’a pas eu assez de reproches et de sarcasmes à l’adresse de Jean-Jacques osant poser pour base de son système l’égalité des citoyens entre eux, quand si visiblement les hommes sont inégaux de nature ; il a foudroyé « l’esprit classique » formulant des principes universels et aboutissant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; il a écrasé de son mépris les « métaphysiciens » de la Révolution s’épuisant à forger de toutes pièces des Constitutions qui, suivant lui, ne pouvaient être viables, par cela seul qu’elles n’étaient pas le produit d’une sorte de végétation inconsciente.

En même temps que ce dédain du droit idéal se faisait sentir dans l’interprétation de l’histoire, il condamnait les efforts qui ont pour but d’améliorer la société présente. Renan, se défiant, comme Taine, de la raison et des hardies revendications formulées au nom d’une justice extérieure et supérieure aux faits, déclarait qu’il était sage d’entretenir l’inégalité des races, des classes, des conditions individuelles. Il écrivait sans hésiter : « Des classes entières doivent vivre de la gloire et de la puissance des autres. » Ainsi toute une partie de l’humanité était vouée pour jamais à n’avoir que la fumée ou les miettes d’un banquet où serait assise une élite privilégiée. Impossible de douter que la misère ne fût éternelle, comme la maladie et la mort, puisqu’elle avait toujours existé. C’était chose convenue qu’à l’état actuel des choses humaines, on ne pouvait, sans folie et témérité, opposer {p. 234}un état idéal, considéré comme désirable et possible.

Ces théories, qui s’étalaient dans des livres graves, avaient leur répercussion dans les Chambres et dans le Conseil des ministres. C’était un abandon volontaire des réformes promises par les républicains avant leur arrivée au pouvoir ; c’était, sous l’étiquette équivoque d’opportunisme, le dessein bien arrêté de subordonner toute application de principes à l’intérêt du moment ; c’était, par crainte des aventures et de l’inconnu, une prédilection avouée pour une politique d’affaires qui risquait fort de dégénérer en une politique d’expédients.

Mais où se montre de la façon la plus éclatante et la plus singulière la prédominance tyrannique de la conception réaliste chère à toute cette époque, c’est peut-être dans le caractère que prend alors le socialisme. Il a beau être, à son origine et dans son essence, un élan spontané de ceux qui souffrent vers le mieux-être, vers une répartition plus équitable des jouissances matérielles et spirituelles entre tous les membres de la société ; il a beau être, à ce titre, une aspiration vers une cité future qui n’existe qu’en idée dans le cerveau d’un petit nombre de penseurs ; sous l’inspiration de Marx et de ses disciples, il change de figure ; il se pique de renoncer aux chimères, de ne relever que de la science ; il raille les visées humanitaires ; il affiche la haine du sentiment ; il se moque de la fraternité et autres « fariboles » ; il met tout son espoir dans la force, cette accoucheuse des sociétés en travail ; il bannit l’idéalisme de l’histoire comme de la formation de l’avenir ; il déclare que l’intérêt est le point de départ réel de tous nos actes. Est-ce Taine ou un théoricien du marxisme (on pourrait aisément s’y tromper) qui a dit que la volonté est serve, et non maîtresse des faits ; que les concepts de justice, d’égalité, de liberté sont de la mauvaise métaphysique ? Sans doute, tous les socialistes n’acceptaient pas, même en ce temps-là, ces doctrines si peu conformes à la tradition française  ; mais l’école qui les propageait rencontra des esprits préparés à les accueillir, parce qu’il y avait alors un véritable interrègne d’idéal ; elle profita de son accord avec les opinions ambiantes et elle put croire durant quelques années qu’elle avait triomphé, comme elle s’en vantait, « de l’illusion juridique ».

{p. 235}Je n’ai pas à discuter et à juger ici cette invasion de la conception réaliste dans le domaine du droit ; sans quoi je devrais faire le départ des effets bons et utiles et des résultats mauvais et funestes qui en furent la conséquence. Il me suffit d’avoir démontré qu’elle est bien contemporaine et corrélative du réalisme littéraire et je n’avais pas pour le moment d’autre intention.

§ 2. — Mais le droit et la littérature ne se teignent pas seulement des mêmes couleurs sous l’influence des mêmes causes : ils agissent et réagissent l’un sur l’autre.

Parfois le droit fournit des sujets à la littérature qui, à son tour, travaille à modifier certains articles du code.

Rien de plus visible que ce va-et-vient dans ce qui s’est écrit en notre siècle à propos de la peine de mort. Elle inspire à l’implacable apôtre de la rédemption par le sang, à ce catholique si peu chrétien que fut Joseph de Maistre, des pages rouges et sombres comme le manteau de ce bourreau dont il fait un être providentiel et l’une des pierres angulaires de la société. Puis elle devient thème à discussion passionnée ; la vertu des sacrifices humains est mise en doute ; on se demande si la suppression du criminel est utile et légitime, si au contraire elle ne doit pas être condamnée au nom de l’Évangile, de la pitié, de la justice largement comprise, si la rosée sanglante tombée des échafauds n’est pas une semence de haine et de cruauté. Et alors dans le roman, dans la poésie, à la tribune se multiplient les attaques contre cette survivance des âges barbares. Victor Hugo fait ce tour de force78 d’apitoyer les lecteurs sur un personnage sans nom, dont ils ignorent et les antécédents et l’état civil et le crime même, dont ils ne savent rien sinon qu’il est un homme retranché par d’autres hommes du nombre des vivants et condamné non seulement à la mort par la guillotine, mais à l’agonie lente qui la précède. C’est le début d’une campagne que le poète poursuivra durant sa vie entière dans ses vers, dans ses pamphlets, dans ses discours, dans ses lettres. Il répètera sur tous les tons à la société : Tu ne tueras point, même celui qui a tué. — Il aura dans son {p. 236}entreprise des alliés : tel Eugène Sue qui proposera ce cruel adoucissement : aveugler le meurtrier au lieu de le faire périr. Il aura des adversaires aussi, tel Alphonse Karr, qui mettrait l’initiative du progrès social en de singulières mains, si l’on s’avisait de prendre au sérieux son mot fameux : « Que messieurs les assassins commencent ! » Ainsi tout autour de la peine de mort s’épanouit une abondante floraison d’œuvres littéraires, qui, si elles n’ont pas encore réussi à la faire disparaître, l’ont du moins réduite à se défendre, à se cacher, à reculer devant la lumière du jour et le regard de la conscience humaine.

Comme le code pénal, le code militaire a excité la verve des écrivains. Peintures tragiques de soldats qu’on fusille ou torture, souvent pour une peccadille ; puis, par contre-coup, éveil d’un sentiment d’horreur contre les férocités de ce livre de sang ; enfin dessein avoué d’y faire pénétrer un souffle d’humanité79 ; voilà ce qu’on rencontre dans une quantité de drames et de romans qui, depuis un siècle, ont exploité ce filon. A la fin du siècle dernier, Mercier faisait jouer le Déserteur, dont le héros était fusillé au dénouement ; c’était le seul homme que ce dramaturge débonnaire eût tué dans sa carrière ; encore le ressuscita-t-il à la prière de Marie-Antoinette ; le déserteur, dans une version nouvelle de la pièce, fut gracié au dernier moment. Plus tard, Alfred de Vigny, dans le meilleur de ses ouvrages en prose : Servitude et grandeur militaires appela l’attention sur les périls et les tristesses de l’obéissance passive. De nos jours, une dizaine d’œuvres vraiment vécues80, comme on dit, ont forcé le public à réfléchir sur les abus de l’autorité trop souvent excessive ou arbitraire exercée sous le couvert de la discipline, et, si l’on se décide un jour à réformer la législation draconienne qui pèse sur l’armée, nos romanciers auront contribué pour une large part à ce recul de l’antique sauvagerie.

Le droit civil à son tour peut prêter et emprunter beaucoup à la littérature. Qu’on regarde par exemple la question du {p. 237}divorce en notre siècle. Comme elle a été tour à tour tranchée par la loi en deux sens opposés, elle permet de constater d’une façon très précise la curieuse dépendance qui relie certaines modifications littéraires et certaines modifications législatives.

Tant que le mariage est proclamé indissoluble, le désaccord du mari et de la femme mène à une situation insoluble, par conséquent triste et tragique, si les caractères en présence sont sérieux et passionnés ; bouffonne au contraire et propice au vaudeville, si les caractères mis aux prises sont tièdes et vulgaires. On sait quelle a été dans notre théâtre comique ainsi que dans nos fabliaux, contes et chansons, la profusion des plaisanteries grasses sur les maris malheureux et sur les femmes revêches. On sait en revanche à quelles catastrophes aboutissent dans nos drames modernes et dans nos romans de passion les défaillances de la fidélité conjugale et les complications causées dans le ménage par l’intrusion d’un tiers trop aimé. Dans la Princesse de Clèves, l’époux meurt de chagrin et de jalousie en séparant par sa mort ceux qu’il a séparés de son vivant. Dans la Nouvelle Héloïse, c’est la femme qui périt par accident, juste à temps pour ne pas tomber dans les bras de son ami ou dans une profonde désespérance. Dans Jacques, de George Sand, c’est le mari qui disparaît par un suicide discret, parce qu’il se sent de trop sur la terre. Ajoutez à cela les duels, les assassinats ; l’amant sauvant l’honneur de l’amante en la poignardant, comme dans Antony ; l’époux outragé se vengeant par le meurtre des deux coupables ou de l’un d’entre eux ; la femme empoisonnant ou faisant tuer celui qui la retient sous le joug. Que de larmes, de colères, de déchirements, de sang !

Chose remarquable et qui s’explique par ce fait que les mœurs sont toujours en avance sur les lois et souvent la littérature sur les mœurs, tant que le mariage apparaît comme une chaîne rivant l’un à l’autre pour la vie deux malheureux, victimes d’une illusion plus ou moins courte, la plupart des romanciers et des dramaturges plaignent ou même poussent à la révolte les couples prisonniers. L’adultère devient sous leur plume quelque chose de poétique ou tout au moins de sympathique  ; car il a l’excuse d’une quasi-nécessité en certains cas de tyrannie masculine et d’impossible union ; il prend une certaine {p. 238}grandeur par le danger bravé ; il émeut par le malheur presque inévitable où il mène. Bref, la plupart des écrits suscités par les crises du mariage sont alors des plaidoyers directs ou indirects en faveur du divorce.

Mais un jour vint où cette prédication aboutit, un jour où le divorce, institué par la Révolution, pratiqué par Napoléon Ier, supprimé par la Restauration, fut rétabli dans la loi française. Aussitôt dans l’attitude des écrivains changement bien significatif, correspondant au changement survenu dans le code.

Alexandre Dumas fils, un des littérateurs qui ont le plus vivement réclamé pour chacun des deux époux le droit de rompre le lien légal, quand il est devenu insupportable, écrivait prophétiquement ces paroles81 :

Que les Chambres nous donnent enfin le divorce, et un des résultats immédiats de ce vote, celui qui entre certainement le moins, qui n’entre même pas du tout dans les raisons que font valoir les promoteurs de la réforme, ce sera la transformation subite et complète de notre théâtre. Les maris trompés de Molière et les femmes malheureuses des drames modernes disparaîtront de la scène, l’indissolubilité du mariage autorisant seule les revanches secrètes ou les lamentations publiques de la femme adultère. Il y aura au théâtre toute une esthétique nouvelle, et ce ne sera pas un des moins heureux effets de la modification de la loi. On ne pourra plus nous reprocher de rendre l’adultère intéressant, par la raison bien simple que, le divorce existant, l’adultère de la femme ne sera plus que le désir de bénéficier du mari et de l’amant et qu’il s’appellera le libertinage. La question ne relèvera plus du drame, mais de la comédie, les conséquences du divorce ne pouvant amener que des situations comiques.

Cela s’est trouvé vérifié presque à la lettre. Il s’est produit une série de comédies et de vaudevilles, roulant sur les démariages et les remariages : divorces essayés, abandonnés, raccommodés, femme entre deux maris, mari entre deux femmes ont ouvert une veine nouvelle de situations aisément drolatiques.

Autre changement non moins curieux ! Parmi les littérateurs deux camps se formèrent.

{p. 239}Les uns se retournèrent contre le divorce que leurs devanciers avaient appelé de tous leurs vœux et de toutes leurs forces. Affaire de mode, je le veux bien ; opinion de salon ou de sacristie qu’il fut de bon ton d’afficher ; mais aussi revirement qui est imputable à des raisons plus sérieuses et plus nobles. Alexandre Dumas, dans la préface citée plus haut, rappelle que le divorce ne sépare pas seulement deux époux qui ne peuvent plus s’entendre, mais qu’il ôte aux enfants le nid dont leur faiblesse a encore besoin. Elle est assurément délicate et douloureuse, la situation des enfants tiraillés et partagés entre le père et la mère désunis. Si elle n’est pas nouvelle, si elle existe plus grave, plus triste encore dans les cas de séparation, correctifs déjà anciens des mariages mal assortis, elle est devenue plus frappante, surtout plus fréquente ; elle a été compliquée par la faculté laissée aux deux divorcés de se remarier chacun de son côté. Elle prête ainsi à de pathétiques développements. C’est pourquoi les romanciers et les auteurs dramatiques se sont jetés avec avidité sur ce sujet attendrissant, et en quelques années ils ont prodigué les fictions82 où ils se sont faits les porte-parole de l’Église catholique, des esprits conservateurs ou des cœurs tendres contre la dissolution légale de la famille.

Pendant ce temps, d’autres écrivains étaient frappés des illogismes, des timidités, des compromis qui vicient la loi récente. Loin de la trouver trop libérale, trop destructive de l’antique foyer domestique, ils l’accusaient, de gêner encore, par des bouts de chaîne mal coupés, la libre expansion des individus. Ils blâmaient telle disposition, qui a été une concession forcée à des adversaires, comme celle qui proscrit le divorce par consentement mutuel et provoque ainsi au scandale public, ou bien celle qui interdit aux deux complices, en cas d’adultère constaté, de réparer leur faute en s’épousant. Ils concevaient comme supérieure au mariage, attachant de force l’un à l’autre deux êtres humains qui peuvent en être venus à se haïr ou à se mépriser, une union ne reposant que sur {p. 240}l’amour, pouvant se nouer et se dénouer sans l’intervention de l’autorité sociale, et ils voulaient acheminer les intelligences paresseuses vers cet idéal encore lointain. Donc ils écrivaient des pièces83 invitant à desserrer les mailles du filet qui enlace les époux, ou bien même ils revendiquaient fièrement pour chacun d’eux le droit de reprendre son indépendance, dès que l’affection mutuelle, seul lien ayant une valeur morale en pareille occurrence, a disparu par un coup brusque ou une usure lente.

On voit combien d’œuvres sont écloses autour d’un seul point du code civil. A quel total n’arriverait-on pas, pour peu qu’on voulût compter celles qu’ont fait naître tant d’autres des prescriptions qu’il contient ! Est-il nécessaire de rappeler que certains auteurs, Alexandre Dumas fils, par exemple, se sont donné pour mission de corriger, non seulement les mœurs, mais les lois ; que la condition des femmes, celle des enfants naturels, voire les principes régissant l’héritage et la propriété ont été maintes fois débattus par le roman et le théâtre ; que des cas de conscience84, comme en présente par dizaines la profession du juge ou celle de l’avocat, se sont déroulés en savantes et émouvantes, péripéties ; que l’art, aux époques où il est militant, travaille à la préparation d’un code de l’avenir ? Billevesées, fadaises, paroles en l’air, ont crié quelquefois des juristes choqués de ces empiètements sur leurs terres et triomphant de quelques erreurs échappées à leurs confrères improvisés ! ― Fâcheuse subordination du beau à l’utile, ravalement de la littérature à de basses besognes, ont dit de leur côté les champions de l’art pour l’art, les élégants et dégoûtés partisans de ce que Victor Hugo appelle « l’art fainéant ! » ― En dépit de ces oppositions, les écrivains ont continué et continueront avec raison à dire leur mot sur des problèmes qui nous concernent tous comme citoyens et comme hommes et à croire que le talent ne perd rien à servir la cause de la civilisation ; et selon leurs opinions, leurs tempéraments, le milieu où ils vivent, retenant ou poussant en avant la société dont ils font partie, ils ne cesseront {p. 241}d’entrecroiser d’une façon étroite l’histoire de la littérature et celle du droit.

§ 3. — Il est dans nos codes une partie qui se lie plus intimement encore à la littérature : c’est celle qui porte sur la publication de la pensée et sur les profits que l’auteur peut en tirer.

Ce serait une longue et intéressante étude que celle des rapports de la pensée française avec les lois ou coutumes qui en ont régi la publication depuis le temps où l’on avait la langue percée d’un fer rouge pour un blasphème et où l’on était brûlé sur un bûcher pour une hérésie jusqu’au moment où le livre a conquis une franchise presque absolue. Si l’on voulait faire avec soin cette étude (dont nous pouvons tout au plus esquisser ici les grandes lignes), il faudrait suivre dans chaque période le régime imposé à la pensée écrite et à la pensée parlée. On verrait que l’une et l’autre ont été peu à peu affranchies dans l’ordre même où je viens de les ranger.

L’invention de l’imprimerie, en permettant la multiplication rapide et indéfinie de la pensée, est le fait capital qui en a rendu possible l’émancipation. Toutefois le livre, pendant très longtemps, on peut dire jusqu’en 1789, a été soumis aux tracasseries d’une autorité capricieuse, à ce « despotisme tempéré par l’arbitraire », qui fut la règle souple et inquiétante de l’ancienne monarchie. Légalement il ne pouvait paraître sans un privilège qui était délivré après mûr examen par des censeurs royaux. Contre ceux qui contrevenaient aux ordonnances étaient édictées les peines les plus sévères comportant pour les libraires la saisie des exemplaires mis en vente, l’amende, la prison, le pilori, les galères, entraînant pour les auteurs le bannissement, la Bastille, et même en certains cas la mort. On connaît le mot de Duclos. Défense était faite aux écrivains, par un édit de Louis XV, de médire de la religion, du roi, des ministres, des traitants, de tous ceux qui, de près ou de loin, touchaient à la chose publique. Et le philosophe de s’écrier : « Messieurs, parlons de l’éléphant ; c’est la seule bête un peu considérable dont il soit permis de parler. » L’histoire du xviiie siècle est pleine d’écrivains arrêtés ou exilés, d’ouvrages mis au pilon, lacérés, brûlés par la main du bourreau : l’Eglise et l’Etat, la Sorbonne et les Parlements collaboraient il cet étouffement.

{p. 242}Mais ces sévérités étaient intermittentes. Elles variaient d’intensité suivant le ministre ou la favorite qui gouvernait, suivant l’homme qui était directeur de la librairie. Quand Malesherbes fut chargé de cette fonction, les lettres bénéficièrent d’une large tolérance. Il était l’ami des novateurs ; il avait corrigé les épreuves de l’Emile qui fut à son apparition un ouvrage séditieux ; il prévenait Diderot des perquisitions dont son logis était menacé. Ainsi les mœurs adoucissaient la rigueur des lois. Pourtant l’on n’était jamais sûr de rien ; c’était le bon plaisir avec toutes les sautes d’humeur dont il est coutumier.

Sous, la Révolution, la crise où se débattait la France empêcha d’établir quoi que ce fût de régulier. Les tempêtes sociales rendent difficile, sinon impossible, le paisible exercice de la liberté ; mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait posé ce principe, base de la législation future : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Ce droit, solennellement proclamé, n’en fut pas moins étranglé par l’Empire. C’est seulement à partir de la Restauration que la publication des livres fut réglée par des textes précis. Il y eut depuis lors des alternatives de compression et de relâchement. Mais, en somme, le volume imprimé a fini par avoir ses coudées franches ; la censure préalable n’est plus, en ce qui le concerne, qu’un souvenir.

Si l’on essayait de déterminer dans quel ordre s’est opéré l’affranchissement des diverses matières qui peuvent faire l’objet des livres, on verrait que la littérature pure, celle qui borne ses visées à plaire et à divertir, qui par conséquent ne heurte aucun intérêt grave et ne peut guère commettre d’autre méfait que d’ennuyer, a la première, comme il est naturel, obtenu sa place au soleil ; que la science, grande redresseuse de préjugés et par là suspecte, mais protégée contre les défiances du pouvoir par sa sereine impassibilité comme par les formules mystérieuses dont elle est d’abord enveloppée, a eu déjà plus de peine à se dérober au contrôle des gouvernants excités contre elle {p. 243}par l’Eglise ; que les écrits philosophiques et religieux ou antireligieux, malgré de nombreux retours offensifs de la même Eglise, ont su ensuite se libérer de la surveillance officielle ; enfin que l’histoire, les mémoires, et surtout les ouvrages traitant de questions politiques et sociales, exprimant de la sorte des idées pouvant du jour au lendemain se transformer en actes et troubler l’ordre établi, ont été les derniers à conquérir la faculté de paraître sans encombre. Il y a trente ans, les Châtiments, de V. Hugo, n’entraient en France que par contrebande. Certains livres d’audacieuse théorie (par exemple La société mourante de Jean Grave) y ont été saisis voici quelques années à peine. Mais heureusement les faits de ce genre sont de plus en plus rares.

Quant à la morale, rien de plus vague, rien de plus élastique que la loi ayant la prétention de la faire respecter. Elle a été mainte fois remaniée. Le difficile a été toujours de marquer le point précis où finit le droit incontestable de l’art à peindre le vice et où commence l’excitation voulue à la débauche. Délicate affaire d’appréciation où, pour comble de difficulté, peuvent se cacher des motifs qui n’ont rien à voir avec la morale. Est-il bien certain que dans les chansons de Béranger le gouvernement de la Restauration eût songé à poursuivre la gaudriole, si elle n’eût été assaisonnée de satire politique ? Madame Bovary, de Flaubert, la Chanson des gueux, de Richepin, ont-elles mérité d’être traduites en justice et condamnées plus que tel ou tel roman de l’école naturaliste ? L’arbitraire est là si évident et le public s’est si bien habitué depuis une vingtaine d’années à toute espèce de nudités de style que le cercle des choses jadis défendues s’est étrangement rétréci. Il semble que l’on s’achemine doucement vers cette conclusion : le livre est justiciable de la conscience des lecteurs ; il ne relève de la loi qu’en des cas très exceptionnels, par exemple quand il prend le caractère d’une tentative avérée de corruption sur des mineurs.

Plus que le livre, la feuille périodique (journal, revue) ou encore l’écrit de peu de pages (brochure, pamphlet) a subi des restrictions sévères et durables. Pourquoi cette différence de traitement, dont Courier s’est si joliment moqué ? Sans doute parce que ces petites choses légères, ailées et le plus souvent {p. 244}piquantes, comme les guêpes ou les flèches, pénètrent où n’atteint pas le volume pesant ; parce que, plus militantes, elles participent davantage aux vicissitudes et aux violences de la bataille quotidienne. On n’attend pas de moi, je pense, que je conte ici le long duel qui s’est engagé entre nos gouvernements successifs et la presse jalouse de sa pleine liberté. On sait assez qu’en définitive le pouvoir n’a pas été le plus fort, qu’il a dû, de concessions en concessions, se résigner à désenchaîner l’arme dirigée contre lui et se contenter de la retourner à son profit en achetant une partie de ceux qui la font mouvoir. Les nombreuses lois sur la presse qui se sont succédé dans nos codes sont de la sorte assez différentes ; mais quiconque voudra faire l’histoire de la littérature en France au xixe siècle devra les examiner de près, car elles ont exercé une action considérable sur le journalisme et, par le journalisme, sur la production littéraire.

L’article de journal et le livre sont fatalement en concurrence. Le premier, leste et court, s’adresse aux gens pressés ou paresseux. L’autre, compact et volumineux, veut des lecteurs attentifs qui aient des loisirs. Aussi, dans les époques où. la presse se développe sans entraves, le livre, pour ne pas être tout à fait vaincu dans une lutte inégale, doit se faire plus mince et moins coûteux. Que sont devenus ces énormes in-folio qui donnent une si haute idée de la patience de nos pères ? A peu près disparus, ces Léviathans de l’imprimerie. Mais en même temps que la verve des écrivains est invitée à se renfermer dans des limites plus restreintes, elle est stimulée par la possibilité d’atteindre, au moyen du journal même, un public plus vaste, de monnayer leur talent à la journée, d’obtenir une rémunération immédiate et plus forte. Avantages qui ont, hélas ! leur contrepartie ! S’adressant à une foule encore mal dégrossie, ils s’abaissent volontiers à sa taille au lieu de l’élever à leur niveau, ils se gaspillent en œuvres bâclées ; ils ressemblent à cet homme à la cervelle d’or dont parle quelque part Alphonse Daudet : ils s’arrachent chaque matin un morceau du trésor qu’ils ont dans la tête et, quand ils ont durant des années éparpillé ainsi leur pensée, ils s’aperçoivent un peu tard qu’ils sont parvenus au bout de leurs forces et de leur vie sans avoir rempli leur mérite, {p. 245}sans avoir condensé le meilleur d’eux-mêmes en un ouvrage élaboré avec amour. Pas plus que la gloire future de l’écrivain, la langue et le style ne se trouvent bien de ces perpétuelles improvisations ; en revanche, certains genres naissent ou prospèrent  ; la polémique sur les affaires publiques prend une intensité et aussi une violence extrêmes ; la critique au jour le jour, le roman débité en tranches, la nouvelle, l’essai, en un mot l’exposé, le commentaire et la discussion de tout ce qui est actuel, susceptible d’être présenté en peu d’espace et compris sans effort, croissent et fleurissent avec énergie.

Supposez au contraire une époque où la presse rencontre des barrières à son expansion. Comme en pareil cas, les sujets politiques et religieux sont d’ordinaire ceux qu’on lui interdit (on l’a vu sous le premier Empire et sous le second), le livre reprend faveur, parce qu’il est seul admis à traiter certaines questions graves, et le journal pour remplir ses colonnes recourt à cette causerie sur les faits du jour qu’on nomme la chronique, au récit des crimes et des accidents, aux commérages de salon ou de coulisses, aux descriptions de cérémonies, aux feuilletons ; il se fait de la sorte plus littéraire, à condition de se maintenir dans ce que des mécontents ont baptisé dédaigneusement « la littérature facile » ; ou encore il invente, pour toucher aux matières brûlantes, une série d’allusions, de périphrases, de réticences, de malices sournoises qui passent, comme des pointes d’aiguille, à travers les mailles du réseau où la loi s’efforce de l’emprisonner.

S’il importe ainsi, pour s’expliquer le ton, l’abondance et le succès de certaines œuvres, de connaître le régime légal où a dû évoluer la pensée écrite, il ne faut pas non plus négliger les conditions faites à la parole. Pouvant s’adresser directement à un grand nombre de personnes, plus vivante, plus immédiate dans ses effets que l’article de journal, elle a été la dernière à triompher de la peur qu’elle inspire. C’est une des raisons pour lesquelles le théâtre demeure encore soumis à la censure. Une assemblée est plus facile à remuer qu’un lecteur isolé. Il y a là comme une contagion d’émotions qui circule dans les rangs d’une foule et qui semble à certains moments créer une âme unique à cet être multiple. Il n’est donc pas étonnant que la {p. 246}parole ait été purement et simplement étouffée par des pouvoirs ombrageux. Sous Napoléon III, plagiaire de son oncle, elle ne put durant dix ans retentir qu’à l’Institut ou dans les églises où elle ne risque pas de soulever des orages de passion ; puis elle commença à reparaître dans les assemblées délibérantes, dans des conférences dûment autorisées, dans des réunions publiques strictement surveillées. Encore aujourd’hui, moitié par la mauvaise volonté persistante des dépositaires de l’autorité, moitié par la faute des auditeurs qui savent mal écouter et supporter la contradiction, on peut dire que la parole libre est à peine entrée dans les mœurs françaises et, au moindre frisson de réaction, elle est aussitôt suspendue ou menacée.

Je crois inutile d’insister davantage pour montrer à quel point les lois réglementant la publication de la pensée peuvent et doivent en modifier l’expression. Mais outre ces lois de police, il est nécessaire de considérer également celles qui régissent la propriété littéraire. Elles sont toutes modernes ; la première, si je ne me trompe, date de 1791 ; leur action n’a donc pu se faire sentir qu’en notre siècle. Je ne veux pas la détailler ; il me suffira de dire qu’en fixant pour combien de temps une œuvre appartient à l’auteur et à ses héritiers, au bout de quelle durée elle tombe dans le domaine collectif, elles ont permis aux écrivains de prendre dans le monde la situation confortable et nouvelle pour eux de propriétaires ; qu’elles leur ont fourni l’occasion et les moyens de s’organiser en corporation, de former des associations nationales et internationales ; bref qu’elles ont contribué puissamment à régulariser le métier littéraire avec ce que ce mot implique de bon et de mauvais : d’une part, l’indépendance de l’homme qui vit de son travail et ne relève que du public ; d’autre part, la littérature industrielle fabriquant à la vapeur des romans ou des pièces comme on fabrique des robes de soie ou des bas de laine.

§ 4. ― Si rapide que soit cette revue des rapports de la littérature et du droit, je ne saurais oublier que le droit positif s’incarne en des corps spéciaux et en des personnages qui, à des titres divers, coopèrent à la tâche de rendre la justice.

Ce monde de la basoche, comme on l’appelait jadis, a sa vie littéraire propre : plaidoyers des avocats, réquisitoires des {p. 247}procureurs, mercuriales des présidents autrefois et des officiers du ministère public aujourd’hui, n’ont pas seulement leur mérite professionnel et leur utilité du moment ; ces discours visent parfois à la beauté ; ils peuvent y atteindre et beaucoup d’entre eux sont dignes de figurer dans le livre d’or de l’éloquence. Je ne cite que pour mémoire cette littérature judiciaire, et de même les hommes que la magistrature et le barreau ont prêtés à l’histoire, à la sociologie, à la tribune parlementaire, aux lettres. Il serait oiseux d’énumérer les magistrats et les avocats qui ont peuplé nos différentes Académies. A peine mentionnerai-je la vieille tradition qui rattache au Palais les origines de notre théâtre comique : personne n’ignore que la table de marbre de la grand’salle a servi longtemps de scène aux « causes grasses », aux soties et moralités, et ce n’est point par hasard que la farce de l’Avocat Patelin est demeurée le chef-d’œuvre dramatique de notre moyen âge.

Ce qu’on a moins remarqué, c’est la nature des appréciations portées le plus souvent par la littérature sur les usages et le personnel des tribunaux. Il faut avouer qu’elles sont plutôt aigres et sévères. Sans doute je pourrais citer l’éloge enthousiaste d’un Lamoignon par Boileau, d’un Mathieu Molé ou d’un Michel de l’Hospital par Voltaire ; on rencontrerait aisément des pages à la gloire d’un d’Aguesseau ou d’un Malesherbes. Mais ces amabilités sont assez rares. La plupart du temps, une certaine hostilité se trahit dans les opinions des gens de lettres à l’égard de la magistrature.

Pourquoi en est-il ainsi ? Est-ce parce que la justice a eu et a encore la prétention de contrôler et de refréner les incartades de la littérature ? Est-ce parce que la pensée indépendante, volontiers novatrice et aventureuse, se heurte au passé cristallisé dans les formules rigides des codes, se sent en désaccord avec l’esprit d’un corps qui, par la langue qu’il parle, le costume qu’il porte, les usages qu’il pratique et maintient, est régulièrement en retard sur les idées et les mœurs de son temps ? Toujours est-il que, dans le cours des quatre derniers siècles, juges, plaideurs, huissiers, avocats ont été mainte et mainte fois maltraités en vers et en prose.

Les plus grands parmi nos poètes et nos conteurs ont contre {p. 248}eux manié gaillardement le fouet de la satire. Marot, enfermé au Châtelet, décrit sous le nom d’Enfer la prison où il a vu torturer pêle-mêle innocents et coupables. Rabelais incarne les porteurs de toques et d’hermine, tantôt dans le bonhomme Bridoye décidant à coups de dés les procès qu’il a laissés mûrir au fond d’une armoire, tantôt dans les Chats fourrés, bêtes horribles et puantes, nourries de sang et de corruption, armées de griffes acérées et d’énigmes horrifiques. Agrippa d’Aubigné les peint hypocrites, serviles, cruels, avares, ignorants, réunissant en leurs tristes personnes tous les péchés capitaux et quelques autres en sus. Au dix-septième siècle, dans la société qui entoure Louis XIV et qui est si respectueuse de toute autorité, les attaques ne sont pas aussi rudes, mais elles ne cessent point.

La Fontaine nous présente Grippeminaud, le bon apôtre, croquant ceux qui recourent à lui, et un de ses pareils avalant l’huître dont il leur abandonne les coquilles. Racine esquisse en Perrin-Dandin un fou féroce qui offre à une jeune fille le divertissement d’aller assister à la question :

Car cela fait toujours passer une heure ou deux.

Boileau même s’égaye aux dépens de « l’antre de la Chicane ». Si plus tard Montesquieu (et pour cause) épargne les Parlements, Voltaire bataille contre eux pour les forcer à réhabiliter Calas et Sirven, pour leur faire honte du sombre plaisir qu’ils trouvent à conserver la torture et les supplices raffinés. Beaumarchais, le futur père du formaliste Bridoyson, commence sa renommée par le combat épique qu’il soutient contre des juges vendus qui le « blâment » et qui sont blâmés à leur tour par l’élite du Paris d’alors. André Chénier, avant de mourir par eux, décoche un trait envenimé « aux juges tigres, nos seigneurs ». Ainsi se renouvelle d’âge en âge une protestation dont la forme, la cause et les destinataires varient, mais dont le fond est presque identique. Béranger chansonnera les commissaires et les procureurs du roi, pendant que Paul-Louis Courier criblera de railleries les phrases emphatiques du maladroit harangueur chargé de requérir contre lui. Victor Hugo, tantôt flagelle le riche juré qui condamne un pauvre hère, coupable d’avoir volé un pain pour nourrir sa famille, et il en appelle {p. 249}

au Christ pensif et pâle,
Levant les bras au ciel dans le fond de la salle,

tantôt il traîne dans la boue la robe rouge des hauts magistrats qu’il assimile à la casaque rouge des forçats, parce que ces punisseurs officiels de la trahison se sont faits complices d’un coup d’État qui a réussi Enfin il n’y aurait pas à chercher bien loin, si l’on voulait signaler une dernière révolte des « intellectuels  » contre les superstitieux adorateurs de la chose jugée.

Mais nous en avons assez dit pour faire voir la liaison perpétuelle et intime des phénomènes littéraires et des phénomènes juridiques, et puisque, dans cette brève étude, nous nous sommes placé au point de vue de l’historien soucieux de démêler les rapports d’une littérature avec le milieu social environnant, nous pouvons résumer ainsi les recherches qui s’imposent à lui dans le domaine que nous venons de parcourir. Il importe, dans chaque période, de se demander quelles questions de droit public, pénal, civil, etc., ont préoccupé les contemporains  ; quelles théories générales ont été alors acceptées pour vraies ; quelles conditions ont été faites par la loi aux différentes formes de la pensée et aux écrivains eux-mêmes considérés comme producteurs ; enfin quelles œuvres ont été suscités par l’activité spéciale des cours de justice. Il y a de tout cela une ample moisson de renseignements à recueillir pour qui voudra écrire le chapitre de sociologie dont nous avons tracé les linéaments.

Chapitre X. La littérature et la vie de famille §

§ 1. — Cette société primitive, naturelle, fondamentale qui s’appelle la famille se compose du père, de la mère, des enfants, des parents plus éloignés et encore des domestiques. Ce sont les relations de ces différentes personnes entre elles qui en forment la vie. Elles ont une influence continue sur la littérature, de même que la littérature à son tour les modifie incessamment. En effet, tantôt les écrivains reproduisent dans leurs œuvres cette vie intime, le jeu compliqué des sentiments qu’elle suscite et les conflits de volontés qu’elle amène ; tantôt, comme nous l’avons vu déjà, opposant leur idéal à la réalité, ils travaillent à changer dans le sens de leurs prédilections les traditions consacrées par l’usage ou l’organisation sanctionnée par le Code.

Aussi convient-il à toute époque d’étudier avec soin la vie familiale, de savoir si elle est forte ou faible, sévère ou relâchée, de noter les différences et les ressemblances qu’elle présente d’une classe, d’une région et presque d’une ville à une autre.

Il faut commencer par déterminer quelle est dans ce milieu restreint, mais singulièrement enveloppant pour l’individu, la situation relative de l’homme et de la femme. Cela revient à rechercher la conception que les différents groupes sociaux se font de l’amour et du mariage ; et il est à peine besoin de faire remarquer quel rôle immense cette conception changeante joue dans l’histoire littéraire de la France. Car, lorsqu’on passe des {p. 251}anciens aux modernes, la première différence qui frappe est l’envahissement de la littérature par l’amour.

Durant notre époque classique, il domine au théâtre ; il est le thème principal ou l’accessoire obligé de presque toutes les pièces ; il est le roi et souvent le tyran de la scène. Aristote assignait à la tragédie comme ressorts essentiels la terreur et la pitié. Ouvrez au contraire l’Art poétique de Boileau. Quoique Boileau respecte profondément Aristote, qu’il n’ait jamais été accusé d’être galant à l’excès, qu’il ait même fait une lourde satire contre les femmes, il écrit :

Bientôt l’amour, fertile en tendres sentiments,
S’empara du théâtre ainsi que des romans.
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Dès lors, point de sujet qui ne s’agrémente d’une intrigue amoureuse, quand ce n’est pas l’intrigue amoureuse qui fait le fond de l’ouvrage. On peut compter les pièces où elle manque : Athalie, la Mort de César, quelques tragédies de Marie-Joseph Chénier font exception à la règle générale ; mais ces exceptions sont bien rares. Même quand le poète veut s’affranchir de l’usage, les comédiens et surtout les comédiennes l’y plient bon gré mal gré. J’ai déjà cité l’aventure de Voltaire à ses débuts, lorsqu’il voulut mettre en scène Œdipe, cette victime sanglante du destin. Il dut faire soupirer amoureusement Jocaste, comme Racine, cinquante ans plus tôt, avait cru devoir transformer en amoureux Hippolyte, le héros virginal voué chez les anciens au culte de la déesse de la chasteté.

Si de la tragédie nous passons à la comédie, la tradition lui impose un dénouement heureux et elle finit régulièrement par un mariage, le mariage étant toujours un dénouement heureux au théâtre. Faut-il rappeler combien de fois les mésaventures conjugales et les méfaits des belles-mères ont fourni un thème à plaisanteries vieilles comme le monde et cependant toujours goûtées de nos ancêtres aussi bien que de leurs descendants ?

Les contes d’autrefois, les fabliaux ainsi que les romans, depuis ceux de la Table ronde jusqu’à ceux qui s’étalent sous des couvertures neuves dans les vitrines des libraires, ont {p. 252}aussi de mille manières exploité la mine inépuisable que leur offrent des sentiments toujours les mêmes et cependant toujours nouveaux par la forme qu’ils prennent aux différentes époques.

Elle s’est étrangement diversifiée, cette forme. L’amour s’est raffiné, nuancé, compliqué à l’infini. Amour chevaleresque et héroïque, amour platonique et éthéré, amour léger et à fleur d’âme, amour passionné et fort comme la mort, amour sensuel et libertin, amour ingénu et délicat, amour fougueux et volage, à la hussarde, amour dégénérant en un duel entre les deux sexes, amour coupable et perverti, amour avant, pendant et hors le mariage…, que de variétés voisines, mais distinctes ! Elles peuvent coexister dans la même époque ; elles peuvent se combiner de façon à produire des variétés nouvelles. C’est une tâche parfois ardue de démêler laquelle a dominé dans un moment donné et en quelle proportion les autres étaient alors représentées dans une société. Il faut, pour la remplir aussi bien que possible, interroger les Mémoires, les lettres, les procès, les statistiques, et, au cours de ces investigations, on remarquera vite que les œuvres littéraires ont souvent agi, non seulement sur l’expression, mais aussi sur l’intensité ou même sur la nature des sentiments que les deux sexes ont l’un envers l’autre. Il me paraît que les poètes et les romanciers ont maintes fois fait l’éducation amoureuse de leurs lecteurs et de leurs lectrices, qu’ils leur ont appris à sentir plus vivement et plus finement, qu’ils ont ainsi leur grande part dans la complexité plus grande et dans les allures romanesques ou tragiques que l’amour a prises dans les temps modernes. Suivant un mot de Buffon, l’imagination a brodé de soie et d’or l’étoffe simple fournie par la nature. Combien d’hommes se sont modelés sur Saint-Preux ou sur don Juan ! Combien de femmes ont aspiré à être des Elvires ou des Lélias ! L’histoire des mœurs en notre siècle rencontre bien des cas où des personnages réels ont emprunté des traits à des personnages fictifs, où la vie a imité cette imitation de la vie qu’est en partie la littérature !

Ainsi la littérature et la réalité, quoique toujours séparées par un écart qui est plus ou moins large, suivant que l’époque est réaliste ou idéaliste, se rapprochent assez pour qu’on puisse {p. 253}saisir une analogie de direction entre la courbe de l’une et celle de l’autre.

Sans vouloir dérouler la longue histoire des façons, diverses dont l’amour a été compris par les différentes époques, il est permis de choisir quelques exemples pour montrer les phases extrêmes par où ont passé ce sentiment et son expression.

Les chansons de geste, surtout les plus anciennes, ne s’occupent guère de l’amour. Dans la Chanson de Roland, sa fiancée, la belle Aude, apparaît à peine et c’est pour mourir subitement en apprenant la mort du vaillant capitaine. Cette mort sans phrases a, d’ailleurs, sa grandeur et sa délicatesse. Dans Berte aux grands piés, l’héroïne du poème est victime d’une odieuse trahison ; pendant qu’une serve prend sa place d’épouse auprès du roi Pépin, on la perd dans une forêt. Là elle souffre, vit misérable dans la solitude, parmi les bêtes, mais toujours résignée, parce qu’elle croit avoir déplu à son seigneur et maître et avoir subi ce traitement par son ordre. C’est une martyre de l’obéissance conjugale. La femme de Guillaume au court nez, dame Guibourg, est un modèle de bravoure, d’énergie virile. Elle est restée gardienne d’une place forte ; Guillaume blessé, vaincu, mis en fuite par les Sarrasins et déguisé lui-même en Sarrasin pour mieux leur échapper, se présente aux portes de la ville. Sa femme le regarde du haut d’une tour et elle refuse de faire ouvrir. — Vous fuyez, lui dit-elle. Vous n’êtes pas Guillaume. A ce moment, passent cent cavaliers musulmans, qui sont sur le point de s’emparer du fugitif. Il insiste pour qu’on lui donne asile. — Quoi ! reprend dame Guibourg, l’ennemi passe à votre portée et vous ne l’attaquez pas ! Vous n’êtes pas Guillaume. ― Désespéré, le héros fait un suprême effort. Il se jette sur les cavaliers, les disperse et alors seulement sa femme daigne le reconnaître et le laisser entrer dans la ville avec tous les honneurs qui lui sont dus. Si la femme joue ainsi parfois un rôle brillant ou touchant, on sent pourtant le plus souvent que sa place dans la famille féodale du nord de la France est encore humble et secondaire. Dans un autre poème (Garin le Loherain), la femme du roi Pépin voulant se mêler de lui donner un conseil politique, le roi lui assène un coup en plein visage, et, comme sa main est gantée de fer, la pauvre reine s’en va, toute saignante, {p. 254}méditer ce rappel au silence et à la modestie. La femme nous apparaît ainsi soumise à son mari, traitée avec rudesse et brutalité, mais en même temps pure, fidèle et dévouée.

Tout autre est, vers la même époque, la condition de la femme, et par conséquent, le rôle de l’amour, dans le midi de la France. Là le respect, la courtoisie envers la femme sont les premiers devoirs d’un chevalier. — Il doit, dit une formule du temps, servir et honorer toutes les dames pour l’amour d’une seule. Il gagne ainsi l’estime en ce monde et le paradis dans l’autre. Car, suivant une autre maxime du temps, qui sert loyalement sa dame est sauvé. La femme noble, au pays des troubadours, est véritablement reine. Dans les tournois en champ clos, elle décerne le prix au champion le mieux faisant. Dans les tournois poétiques, elle accorde la palme au poète le mieux disant. Entourée d’adulations, elle est l’objet d’un amour romanesque, qui tantôt s’exalte en dévotion presque mystique et tantôt s’évapore en galanteries légères. Elle préside des débats sur des questions graves comme celles-ci : — Vaut-il mieux perdre sa dame par son mariage avec un autre ou par la mort ? — Lequel aime le mieux, du jaloux ou de celui qui ne l’est pas ? ― L’amour doit-il et peut-il exister entre époux ? — Et à cette dernière question, la réponse ordinaire est Non. C’est qu’en effet l’amour tel qu’on le conçoit dans cette civilisation déjà raffinée, loin d’avoir le mariage pour aboutissant naturel, en est presque l’opposé. Il est regardé comme un sentiment si libre qu’il se dérobe à toute contrainte, même à celle du devoir. Cela était poussé si loin qu’on cessait d’être le chevalier en titre d’une dame, par cela seul qu’on devenait son mari. Et, autre forme de la même idée, un chevalier et sa dame pouvaient fort bien se marier chacun de son côté et avoir chacun, dans son ménage, beaucoup d’enfants, sans briser le lien idéal qui les avait unis.

On comprend sans peine que les deux littératures correspondant à ces deux conceptions de l’amour et de la famille soient séparées par une large distance.

On retrouve ce contraste dans toute l’histoire de la France. Corneille nous représente fréquemment l’amour noble, élevé, austère, inspirateur des beaux sentiments et des grandes actions. Ainsi Pauline, qui aime encore Sévère et qui est encore {p. 255}aimée de lui, pousse jusqu’au renoncement le plus vertueux le respect de la foi conjugale. Comparez aux peintures du poète ce qui se passe dans certaines familles, surtout dans les familles jansénistes du temps, et vous verrez qu’il n’a eu qu’à idéaliser certains traits choisis dans la réalité. Puis transportez-vous dans la première moitié du xviiie siècle. En ce temps-là, dans la société aristocratique (celle qui alors influe le plus sur la littérature), le mariage est considéré comme une institution surannée et contre nature. Le marquis d’Argenson, un fort honnête homme, l’appelle « un droit furieux ». Il en fait gaillardement l’oraison funèbre et prédit qu’il passera bientôt de mode. Mais enfin, quand la mode en sera passée, faudra-t-il que le monde, devenu un immense monastère, soit réduit au célibat à perpétuité ? Les philosophes du xviiie siècle ne sont pas si cruels. Ils font, tout au contraire, une guerre acharnée au célibat, aux vœux perpétuels, aux couvents. Que veulent-ils donc ? J’appelle un apologue du temps à mon aide pour expliquer leurs désirs. Dans une fable de Lamothe-Houdar, la rose dit au papillon : Ingrat, je vous ai vu courtiser la violette,

Entre les fleurs simple grisette.

Je vous ai vu, perfide, caresser la tulipe, la jonquille, la tubéreuse. Et le papillon répond à la rose : Eh ! que faisiez-vous pendant ce temps-là ? N’avez-vous pas accueilli l’abeille et le frelon, et le moucheron encore ? — Le poète termine cette querelle de ménage par cette morale, si le mot de morale peut ici s’appliquer :

C’est providence de l’amour
Que coquette trouve un volage.

Eh bien ! que toute femme à son gré puisse être la rose et tout homme le papillon, voilà, selon beaucoup d’hommes et de femmes de cette époque, le vœu même de la nature. Le mariage ne doit plus être qu’une étiquette destinée à couvrir les unions libres et passagères, facilement nouées, plus facilement dénouées. Voulez-vous retrouver ce papillonnage dans le roman : Crébillon fils et bien d’autres l’y introduisent. Vous plaît-il de le revoir au théâtre : on joue alors une petite pièce intitulée : {p. 256}Le préjugé à la mode, et savez-vous quel est ce préjugé, d’ailleurs combattu par l’auteur85 ? C’est qu’une femme ne saurait décemment aimer son mari et qu’un mari ne doit pas avoir le mauvais goût d’aimer sa femme. C’est, en un mot, la théorie (correspondant à la pratique) de l’infidélité mutuelle et presque obligatoire.

Je pourrais suivre chez les romanciers et les auteurs dramatiques de notre siècle les métamorphoses subies par les idées et les sentiments qui se rapportent à ce sujet si grave : l’union de l’homme et de la femme. Mais elles ont été si souvent étudiées qu’il serait banal d’y insister. J’aime mieux indiquer ce qu’il sied de noter avec soin à chaque moment, si l’on veut aboutir à des résultats précis et nouveaux.

Il faut remonter à la raison d’être de ces métamorphoses, et la principale, c’est la condition de la femme dans la famille et dans la société. La prépondérance de l’amour dans les littératures modernes est due sans aucun doute au puissant mouvement qui depuis l’antiquité a relevé sa situation. Ce n’est point le lieu de rechercher les causes nombreuses de cette lente ascension qui dure encore : il y faudrait tout un volume. Mais il est bon de se rappeler que dans ce long effort, qui tend à établir une équivalence parfaite, c’est-à-dire une égalité de droits n’excluant pas une diversité de fonctions entre les deux moitiés de l’humanité, il y a eu des moments d’arrêt, de progrès rapide et aussi d’effervescence désordonnée. Tout cela se reflète dans les œuvres contemporaines : car les femmes exercent toujours une triple action, comme partie intégrante du public comme auteurs, comme conseillères ou inspiratrices d’un frère, d’un mari, d’un amoureux, d’un ami. Il importe donc de savoir si elles ont été tenues à la maison, occupées à filer, à coudre, à faire le ménage, à soigner les enfants ; si, au contraire, plus ou moins émancipées, plus ou moins instruites, plus ou moins fringantes, elles ont pris une part active aux choses qu’en d’autres temps les hommes se réservent jalousement.

Un bon historien devrait distinguer des époques où les femmes sont viriles, d’autres où les hommes sont féminins, {p. 257}d’autres encore où s’opère entre les deux sexes un partage à l’amiable et réglé pour un temps des fonctions mâles et des fonctions femelles qui existent toujours côte à côte dans une société.

Regardons une époque où les femmes se virilisent, où elles secouent le joug des traditions et des règles qui les assujettissaient, où elles réclament fièrement leur indépendance et se donnent libre carrière en tous domaines. Je ne vois pas d’époque, sauf peut-être celle où nous vivons, qui soit à cet égard aussi remarquable que la minorité de Louis XIV.

Les femmes, durant les années troublées de la Fronde86, sont partout dans la vie publique. Amazones, diplomates, aventurières de haut vol, elles gouvernent, intriguent, négocient, conduisent des armées, soutiennent des sièges, manient les armes au besoin. Une d’elles est régente ; une autre est presque reine de Paris insurgé ; une autre entre de vive force dans Orléans. Elles mènent tout, à commencer par les hommes. Elles font varier la politique au gré de leurs coups de tête et de leurs coups de cœur. En même temps, dans la vie privée, elles sautent sans hésiter par-dessus les barrières accoutumées ; elles courent les rues et les grandes routes en masque, en habits de cavalier ; elles se moquent de leurs maris et du mariage ; elles ont des toilettes tapageuses, un langage gaillard, des manières hardies, des passions débridées ; on en voit qui se battent, boivent et sacrent comme des soudards. Ces libres viveuses sont souvent des libres penseuses. Bien plus ! Les grandes dames n’ont pas scrupule à fraterniser avec les courtisanes ; il y a déjà un demi-monde qui confine et se mêle à l’autre. Une fois la guerre civile apaisée, elles se jettent tête baissée dans les querelles religieuses ; ces belles guerrières se font théologiennes ; elles sont jansénistes ou orthodoxes avec la même frénésie et la même légèreté qu’elles ont été frondeuses ou mazarines. Du reste, il est juste d’ajouter que, parmi les princesses et les bourgeoises d’alors, on rencontre à côté des viragos de vraies héroïnes ; que les Ninon de Lenclos et les Marion {p. 258}Delorme ont pour pendant les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; qu’en matière de diplomatie, de courage, de dévouement, d’esprit, il ne manque pas en ce temps-là, comme dit quelque part, Fontenelle, « de femmes qui valent des hommes ».

Quels rapports maintenant entre cette espèce d’insurrection féministe et la littérature ? D’abord la littérature pourrait bien y avoir été pour quelque chose. Les poètes et les romanciers, dans la première moitié du xviie siècle, ont proclamé sur tous les tons qu’un honnête homme doit être toujours amoureux, qu’il est l’esclave né des dames ; qu’il doit accepter, le sourire aux lèvres et la soumission au cœur, leurs volontés, leurs ; désirs, leurs caprices. Les tendres bergers du Lignon, comme les galants héros des pastorales et des tragédies précieuses, font profession de ne vivre que pour l’amour. Comment les femmes, à force d’être logées au ciel empyrée et transformées en divinités, n’auraient-elles pas été prises de vertige ? D’autant que les plus grands faisaient fumer l’encens devant elles à pleines cassolettes. Corneille flatte leur orgueil comme pas un. Quel est, dans son Cinna, l’homme de la pièce ? J’oserais dire que c’est Emilie, celle que les contemporains appelaient « une adorable furie ». N’est-ce pas elle qui anime, excite, soutient son pâle amant, qui le force à tenir ses promesses, quand il est près de renoncer au complot où elle l’a jeté ? Le pauvre Cinna. se plaint, en y cédant, de la contrainte qu’on lui impose :

Eh bien ! Vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous.
Il n’a point jusqu’ici tyrannisé les âmes ;
Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés
Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés.

Les héros les plus héroïques deviennent, comme Cinna, des modèles achevés de faiblesse amoureuse ; ils font même volontiers parade de leur servitude. Polyeucte, le futur martyr, s’écrie :

Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort.

César humilie sa gloire devant Cléopâtre : il lui rend grâces-de la victoire qu’il vient de remporter à Pharsale :

{p. 259}Car le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appâts.
Ils conduisaient ma main : ils enflaient mon courage ;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.

C’est uniquement pour la reine qu’il est venu en Egypte ; il se soucie peu d’être le premier de Rome et du monde, s’il n’ennoblit ce titre par celui de captif de Cléopâtre.

Tels étaient les sentiments romanesques qui étaient applaudis par les spectateurs, sans parler des spectatrices. Bientôt Corneille, mêlant de plus en plus l’amour et la politique, outre encore les volontés tyranniques de ses héroïnes. Rodogune, sa pièce favorite, n’est qu’un duel entre deux femmes qui toutes deux commandent un crime atroce ; l’une parle en mère et ordonne à ses deux fils de tuer celle qu’ils aiment ; l’autre parle en amante et ordonne aux deux mêmes princes de tuer leur ; mère. Que croyez-vous que fassent deux jeunes hommes loyaux et généreux pris entre ces deux furies ? Sans doute ils vont éclater en cris de révolte et d’indignation. Point. Ils ne savent que soupirer en se dérobant plaintivement au meurtre qu’on réclame de leur obéissance. Quand l’un des frères se permet de protester avec quelque vigueur contre les terribles exigences de leur princesse, l’autre le rappelle à l’ordre en lui disant :

Plaignons-nous sans blasphème…
Il faut plus de respect pour celle qu’on adore.

C’en est assez pour montrer que les écrivains ne furent pas innocents de la haute idée que les femmes d’alors se firent de leurs prérogatives et du rôle qu’elles s’arrogèrent en conséquence. Comme il arrive toujours, les mœurs à leur tour réagissent sur la littérature et il est parfois difficile de décider quand les poètes et les romanciers prennent ou fournissent des modèles à la société environnante. Corneille n’avait qu’à transfigurer légèrement les grandes dames qu’il avait sous les yeux pour créer ses héroïnes au caractère impérieux, fait de fierté, d’assurance et de fermeté mâle ; et l’on comprend, que les Sévigné, les femmes qui avaient été jeunes dans l’époque tumultueuse de la Fronde, aient toujours préféré à Racine (chez qui l’homme bien souvent prend sa revanche) celui {p. 260}qu’elles appelaient « leur vieil ami ». Prédilection bien naturelle ! Elles retrouvaient leur portrait dans ses peintures et elles s’y reconnaissaient d’autant mieux qu’elles y étaient quelque peu flattées.

Si nous sortons du théâtre pour entrer chez les précieuses, la souveraineté de la femme est article de foi à l’hôtel de Rambouillet comme chez Mlle de Scudéry. M. de Montausier, avant que la belle Julie d’Angennes daigne se rendre à ses désirs et l’accepter pour époux, doit faire quatorze ans bien comptés le siège de ce cœur récalcitrant : le siège de Troie avait duré quatre ans de moins. Et voici tout aussitôt le contre-coup littéraire des opinions qui ont cours dans ce monde quintessencié. Mlle de Scudéry traçant le portrait de Sapho, qui est le sien, la représente comme une ennemie déterminée du mariage. « Je le regarde, dit-elle, comme un long esclavage. » Et, fidèle à ses principes, elle sauvegarde son indépendance avec une constance que sa figura lui rend peut-être plus facile qu’elle n’aurait souhaité. La grande Mademoiselle, qui n’a pas encore rencontré Lauzun, craint aussi de se donner un maître sous le nom de mari, et quand elle rêve de transformer les dames et les officiers de sa cour en bergers et en bergères vivant aux champs et gardant des moutons enrubannés, elle entend que le mariage soit interdit dans cette société idéale. « Car, écrit-elle, ce qui a donné la supériorité aux hommes a été le mariage, et ce qui nous a fait nommer le sexe fragile a été cette dépendance où le sexe masculin nous a assujetties. » La pucelle d’Orléans dont le pauvre Chapelain a, si malheureusement pour elle et pour lui, fait la victime de son poème épique, était habilement choisie pour plaire à ces vierges sages si jalouses de leur liberté. Et les héroïnes de roman ne le cèdent pas sur ce point à celles de l’histoire. Dans la Clélie, la hautaine Tullie pousse ce cri de révolte : « J’aimerais mieux être soldat que princesse, tant je suis peu satisfaite de mon sexe ! » Or, pourquoi ce mécontentement ? C’est que la femme est toujours esclave, esclave de ses parents, esclave des bienséances, esclave de son mari ; et Tullie, qui pense ainsi, revendique pour elle et ses compagnes d’infortune une émancipation complète.

{p. 261}On voit l’enchevêtrement de la littérature et de la vie ; et on peut le constater à chaque instant. Les chefs des Frondeurs s’appellent souvent de noms empruntés à des héros de roman ; La Rochefoucauld, blessé, en danger d’être aveugle, fait hommage de ses souffrances à Mme de Longueville par ces deux vers. qu’il emprunte, en les remaniant, à une tragédie :

Faisant la guerre au roi, j’ai perdu les deux yeux ;
Mais pour un tel objet je l’aurais faite aux Dieux.

Pascal n’a qu’à regarder autour de lui pour que lui vienne à l’esprit cette remarque : « Le nez de Cléopâtre un peu plus court et la face du monde était changée. »

Ainsi la littérature a subi la répercussion d’un mouvement qu’elle avait en partie suscité. Si l’on voulait analyser dans les œuvres du temps la multiple influence des femmes, il faudrait noter d’abord le grand nombre de femmes écrivains qui se sont alors révélées et formées, Mlle de Scudéry, Mme de Motteville, la grande Mademoiselle, Mme Deshoulières, sans oublier les deux plus illustres, qui n’ont été connues que plus tard, mais qui ont fait en ces années-là leur apprentissage de la vie,, Mme, de Sévigné et Mme de La Fayette. Chez toutes sans exception persistent une liberté d’opinions et une franchise de style qui distinguèrent ce qu’on appela, dans l’entourage du jeune roi Louis XIV, l’ancienne cour ; il n’est pas jusqu’à la délicate aventure de la Princesse de Clèves où l’on ne retrouve quelque chose de Cornélien. Il faudrait ensuite relever, en attachant une attention scrupuleuse aux dates, les types nouveaux de femmes qui surgissent soit au théâtre soit dans le roman et voir en quoi ils sont la reproduction de types apparus dans la réalité. Il faudrait rechercher si l’amour romanesque, aventureux, fantasque, n’a pas envahi certains romans et certaines pièces. Il faudrait se demander si le désir de gagner une élite féminine très remuante n’a pas contribué à donner leur allure vive et cavalière aux Provinciales de Pascal, qui font pour la théologie ce que les. écrits de Descartes avaient fait pour la philosophie, je veux dire qui la sécularisent, la mettent à la portée des profanes, la font pénétrer dans les causeries et les discussions du monde.

{p. 262}Toutefois ces époques où les femmes se ruent dans les activités d’ordinaire dévolues aux hommes ne sont pas celles où leur influence sur la littérature est le plus marquée. Et cela se comprend sans peine. Elles ont en pareille occurrence bien d’autres choses à faire qu’à s’occuper de vers, de grammaire, de questions d’art ; puis, comme elles prisent et encouragent avant tout les qualités fortes et masculines, elles s’intéressent plus aux hommes d’épée et aux politiques qu’aux hommes de lettres, et, si par hasard elles agissent sur ces derniers, le résultat de leur action est peu visible, parce qu’elles les portent à développer en eux ce qu’il y a de moins féminin.

Aussi faut-il considérer les moments où la puissance des femmes s’exerce de façon moins bruyante, mais plus profonde et plus sûre. Il n’est pas du tout nécessaire qu’elles possèdent le pouvoir en titre. Il ne faut jamais oublier ces paroles de la duchesse de Bourgogne à Mme de Maintenon87 : « Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois ; et savez-vous bien pourquoi, ma tante ? » — Et toujours courant et gambadant : « C’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » Le règne des favorites en France a prouvé la justesse de cette boutade, et, sans parler des Maintenon ou des Diane de Poitiers qui ont, chacun le sait, inspiré, commandé, suscité des œuvres conformes à leurs préférences, il y a des temps où les hommes féminisés subissent un ascendant qui, pour être doux et insinuant, n’en modifie pas moins leur façon de penser et d’écrire. On peut choisir comme exemple le second tiers du xviiie siècle alors que des seigneurs de la cour, souvent capitaines ou colonels, la figure rasée, la tête poudrée, portaient des dentelles et des manchons, se piquaient d’exceller dans le parfilage ou la broderie, se présentaient dans les salons avec des ciseaux et des aiguilles d’or. Il est clair qu’en ces moments-là poètes et poètereaux, romanciers et conteurs, littérateurs de tout genre écrivent surtout en vue du soi-disant sexe faible qui a su adoucir et amollir à son image le prétendu sexe fort. Les comédies de Marivaux, le Vert-Vert {p. 263}de Gresset, les poésies musquées d’un Dorât ou d’un Bernis, portent la marque ineffaçable de cette condescendance au goût féminin. Encore aujourd’hui pourquoi ces romans qui s’étalent en tête des Revues ou au rez-de-chaussée des journaux, sinon pour allécher la même clientèle ? Musset avouait que ses pièces étaient faites surtout pour ce qu’il appelait son public de petits nez roses ; et j’ai entendu dire à Alexandre Dumas fils qu’en composant un drame ou une comédie il ne s’occupait pas plus des hommes que s’il ne devait pas y en avoir un seul dans la salle de spectacle.

Cette action permanente que les femmes exercent ainsi, même sans y tâcher, explique bien des caractères de notre littérature  ; mais il me suffit pour l’instant de l’indiquer ; nous la préciserons un peu plus tard en étudiant les effets de la vie mondaine qui est l’intermédiaire ordinaire par où passe cette subtile et puissante influence.

§ 2. — Revenons à la vie de famille. Il faudrait parler maintenant des relations entre parents et enfants, entre frères et sœurs, etc. Il y a encore là bien des sentiments, bien des situations, bien des luttes qui ont fourni aux écrivains de tous les temps une abondance inépuisable de sujets. On pourrait croire qu’ils ont dû se répéter de la façon du monde la plus fastidieuse. Mais non. De même que l’amour dans les temps modernes s’est transformé avec une souplesse infinie et est devenu quelque chose de plus complexe, de plus troublé et partant de plus dramatique que dans l’antiquité, de même ces sentiments toujours jeunes, comme ce qui est éternel, ont varié, suivant les époques, d’expression et même d’intensité. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique, a suivi curieusement quelques-unes de ces métamorphoses. Il resterait à en étudier la marche avec une méthode historique plus rigoureuse. Mais je veux seulement effleurer ici deux ou ’trois points qu’il n’a pas touchés.

Nul n’ignore quelle était la sévérité de l’éducation dans la plupart des familles nobles et bourgeoises d’autrefois. Au seizième siècle, Agrippa d’Aubigné ayant mécontenté son père par sa paresse, celui-ci le fit habiller comme un enfant d’artisan, lui mit des outils à la main et l’envoya en apprentissage. {p. 264}La leçon fut courte ; mais elle avait été rude et elle profita au jeune garçon. Voulez-vous voir cette rigueur s’adoucir de siècle en siècle ? Vous pouvez indifféremment parcourir les Mémoires ou les comédies. Ces deux sortes de documents, si peu semblables qu’ils soient, offrent le même spectacle, avec cette différence que les comédies sont souvent en avance sur les mœurs et prêchent encore plus qu’elles ne peignent l’adoucissement de l’autorité paternelle et maternelle.

Considérons seulement trois auteurs appartenant à trois siècles successifs, Molière, Marivaux, Emile Augier.

Molière oppose l’un à l’autre deux systèmes d’éducation. D’un côté l’éducation répressive, à l’ancienne mode : une jeune fille élevée dans l’isolement et comme cloîtrée depuis son enfance ; sevrée des plaisirs du monde et même de rubans ; habituée à n’avoir rien à elle, surtout une volonté ; maintenue dans l’innocence à force d’ignorance, munie pour toute règle de conduite de préceptes sur la façon de se bien tenir et de faire gracieusement la révérence, préceptes mondains auxquels se mêlent quelques pieuses leçons sur la nécessité d’obéir à ceux qui ont reçu du ciel le droit de commander. D’autre part la jeune fille qui a grandi dans une honnête liberté, partagée entre le monde et la maison de son tuteur ; celle-ci n’est point une chose dont on dispose ; c’est une personne qui a ses préférences, qui les avoue ingénument et ne craint point qu’on veuille les violenter. L’une s’appelle Agnès ou Isabelle et n’a que de l’aversion pour celui qui l’a élevée ; elle le dupe avec autant de sérénité que d’innocente rouerie. L’autre se nomme Léonor et, pleine de tendresse pour celui qui a veillé sur son enfance, elle finit, moitié reconnaissance, moitié amour, par l’épouser. Molière commence ainsi la campagne que ses successeurs mèneront contre la discipline de fer léguée par les couvents du moyen âge aux siècles suivants et qui pesait, qui pèse encore si lourdement sur tant de jeunes filles88. Cependant regardez d’un peu près ses personnages. Le ton des fils n’est certes pas toujours respectueux ; les Gérontes sont bernés et dupés par eux ; et Cléante à Harpagon qui lui donne sa malédiction {p. 265}réplique avec une impertinente ironie : Je n’ai que faire de vos dons. Mais dans leurs emportements les plus vifs les fils gardent encore une certaine humilité ; ils se laissent menacer du bâton ; ils observent certaines formules consacrées. Le tutoiement, par exemple, n’est pas de mise dans la famille, même chez de simples bourgeois. Argan, dans le Malade imaginaire, en interrogeant la petite Louison, lui dit vous.

Chez Marivaux, il n’en est déjà plus de même. Il se moque de ces appellations solennelles qui étaient encore d’usage entre père et fils. Il les admet dans la noblesse, mais à condition qu’elles y restent. Des enrichis viennent rendre visite à leur père qui n’est qu’un brave aubergiste, et ils lui donnent du Monsieur. Le bonhomme se retourne, s’imaginant qu’ils parlent à quelqu’un placé derrière lui, Quand il est bien convaincu que ses fils s’adressent à lui, il faut voir comme il se fâche ; et il faut entendre de quel ton son frère lui explique cette mode du grand monde. « C’est, dit-il, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier ; il n’y a que les petites gens qui s’en servent ; mais chez les personnes aussi distinguées que Messieurs vos fils, on supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que donne la nature, et, au lieu de dire rustiquement mon père comme le menu peuple, on dit Monsieur ; cela a plus de dignité89. »

L’ironie est visible, et, dans les pièces de Marivaux, les parents tutoient déjà leurs enfants, ce qui est un acheminement à se laisser tutoyer par eux. Mince détail, si l’on veut, mais qui trahit un grand changement dans les idées. Ce n’est pas en vain que soixante ans de paix et de sécurité intérieures ont passé sur la France et que la bourgeoisie a conquis au soleil une place plus importante. L’antique sévérité, où il y avait à la fois de la rudesse et de la morgue, s’est quelque peu relâchée ; les parents sont devenus plus jaloux d’affection que de vénération ; en un mot, dans la famille comme dans la société, le principe d’autorité commence à perdre de sa force.

Le père est, en général, d’une bonté, d’une indulgence qui va presque jusqu’à la faiblesse. Ce n’est plus un vieillard morose, un Géronte ou un Harpagon, qu’on berne et dupe sans scrupule, parce qu’il semble prendre à tâche de rendre ridicule ou odieuse la dignité paternelle. Non, c’est un brave homme qui veut se faire aimer plus que se faire craindre et qui mérite l’affection de ses enfants par celle qu’il leur témoigne. Il ne songe pas à imposer ses goûts et sa volonté. M. Orgon90 annonce à sa fille qu’il a fait choix pour elle d’un mari. C’est le fils d’un vieil ami. Il désire naturellement que son choix soit ratifié par sa fille. Mais il a si grand peur de peser sur sa détermination qu’il prend toutes les précautions imaginables. Il a soin de lui rappeler qu’elle garde sa liberté pleine et entière. Je l’entends, il est vrai, qui ordonne. Mais quel ordre ! Il dit à Silvia : « Je te défends toute complaisance à mon égard. »

Même indulgence à l’égard des fils. Il y a peut-être, suivant la coutume et la nature, une nuance de tendresse de plus envers les filles. Mais les fils auraient mauvaise grâce à se plaindre d’un joug despotique. Je rencontre dans une pièce91 un père rival de son fils. Harpagon, dans la même situation, gronde, menace, exige du jeune homme le renoncement à son amour. M. Damis, lui, comprend que la passion amoureuse convient mieux à la jeunesse qu’à la vieillesse, et non seulement il se retire de bonne grâce, mais il demande lui-même pour son fils la main de la jeune fille. Si le père se fâche quelquefois, c’est colère plus apparente que réelle. Ainsi un père irrité s’écrie quelque part : « Je le déshérite. » Mais le valet n’est pas dupe de ce moment de fureur et il répond : « Eh ! eh ! Je remarque que ce n’est qu’en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de déshériter. Vous en êtes effrayé vous-même. »

Si Marivaux s’est plu à nous montrer des pères souriants et débonnaires, il a été infiniment moins favorable aux mères. Ce sont le plus souvent des femmes revêches, acariâtres, impérieuses, de vraies belles-mères, conformes au type classique de ces martyres de la comédie., Mais on dirait qu’à cette maternité {p. 267}revêche il a voulu opposer son propre idéal et travailler ainsi pour sa part à la transformation des mœurs. Il a créé la mère amie et sœur aînée de sa fille92. « Je n’ai point d’ordres à vous donner, ma fille, dit Mme Argante ; je suis votre amie, et vous êtes la mienne ; et si vous me traitez autrement, je n’ai plus rien à vous dire. » Il est donc convenu que les deux amies n’ont plus de secret l’une pour l’autre ; la plus âgée met seulement son expérience au service de la plus jeune, et comme celle-ci hésite à lui confier ses peines : « Ah ! ma chère Angélique, s’écrie-t-elle, tu ne me rends pas. tendresse pour tendresse.  » Dans toute la comédie, Marivaux nous offre le spectacle curieux de cette mère qui soutient comme une gageure le parti qu’elle a pris. Il expose à dessein l’imprudente Angélique aux plus grands périls ; il l’amène au bord du précipice ; mais c’est pour mieux faire éclater le triomphe de l’amitié maternelle. Mme Argante sauve l’étourdie d’elle-même et des entreprises de son amant, et cela sans avoir usé une seule fois des droits que lui confère son titre de mère. Je n’ai point à discuter ici la thèse développée par Marivaux ; il me suffit de remarquer que la loi a plus tard conclu en sa faveur, en décidant qu’à vingt et un ans une jeune fille est parfaitement maîtresse de sa destinée et n’a plus que des conseils à recevoir de ses parents.

Faisons un pas de plus. Notre siècle nous a fait voir, dans la vie réelle comme sur les planches, le père camarade et parfois frère cadet de son fils. C’est, pourrait-on dire, une des conceptions favorites de Dumas fils et d’Emile Augier. Chez le premier, c’est le fils naturel qui humilie et repousse le père tardivement repenti ; c’est le fils raisonnable qui sermonne, sauve et marie le père prodigue. Chez le second, c’est le fils honnête qui juge, condamne et abandonne à sa solitude le père usurier93 ; c’est le fils au cœur délicat qui donne des leçons d’honneur au père dont la conscience de banquier fut trop élastique et qui le contraint même à réparer ses fautes. Les rôles traditionnels sont complètement intervertis. Quand le père veut morigéner {p. 268}son fils, celui-ci l’écoute d’un air narquois et l’interrompt d’un ton gouailleur. Qu’on relise, dans les Effrontés, la scène94 où Charrier essaie de gronder Henri, une scène qu’Augier a refaite avec complaisance dans plusieurs comédies :

Charrier. — Asseyez-vous, Monsieur. Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery.

Henri. — Je sais bien.

Charrier. — Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris, avec quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?

Henri. — Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu…

Charrier. — Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.

Henri. ― Parbleu ! tu es fâché contre moi qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement…

Adieu l’antique autorité paternelle ! Elle est ici raillée, bafouée ; et, pour en achever la ruine, c’est au dénouement le fils qui représente la morale et voit le père trembler et rougir devant lui.

Ces simples rapprochements parlent d’eux-mêmes. Qui ne sent l’abîme qui sépare la famille d’aujourd’hui de celle d’autrefois ? Et qui ne comprend pour l’historien la nécessité de noter en chaque époque à quelle étape en est l’émancipation des enfants ou, si l’on préfère, la désagrégation de la famille patriarcale ?

En même temps que le respect des enfants a diminué, la tendresse des parents pour eux semble avoir augmenté. C’est un fait qui éclate aux yeux dans notre siècle qui aurait pu prendre pour devise ce vers de Musset :

C’est mon opinion de gâter les enfants.

Chose étrange ! Rousseau, qui fut si dur pour ses propres enfants, qui les abandonna à la charité publique, a fait entrer l’enfant dans notre littérature. Avant lui, on ne se souciait guère d’observer et de peindre les petits hommes et les petites {p. 269}femmes. Qui donc prenait la peine d’écrire pour eux ? Les contes de Perrault, les fables de La Fontaine, à supposer qu’elles soient faites pour des enfants, quelques récits de Fénelon, voilà à peu près tout ce qu’on avait composé à leur usage, en dehors des livres de classe qui ne pouvaient point passer pour des livres d’agrément. Quand un homme ou une femme écrivait ses Mémoires, il ou elle passait avec un dédain superbe sur ces premières années de la vie qui sont pourtant si fécondes. On ne supposait pas qu’elles pussent avoir le moindre intérêt pour le public. Mais une fois que Rousseau, dans l’Emile et dans ses Confessions, a su tantôt montrer l’épanouissement progressif de cette fleur délicate qui s’appelle un enfant, tantôt rajeunir ces souvenirs du premier âge qui gardent pour la plupart d’entre nous la fraîcheur d’une matinée de printemps, c’est à qui s’avisera de regarder et de saisir sur le vif les joies et les douleurs naïves, les drames, les méfaits, les prouesses, les mille et une expériences de la vie enfantine. L’enfant, peu à peu, est devenu le petit roi de notre société. Dans la famille, tout le monde, à certaines dates, par exemple à Noël et au Nouvel an, reconnaît son pouvoir et fête sa jeune Majesté. Hors de la famille, il a sa cour ; il a ses journaux qui paraissent tout exprès pour lui ; il a une armée de conteurs qui travaillent à l’amuser et à l’instruire ; il a des artistes pour le peindre, des poètes pour le chanter, et parmi ceux-ci vous trouverez les plus grands. On a pu faire tout un gros volume des vers que Victor Hugo lui a consacrés. Je ne sais point si la ’tendresse maternelle a été plus vive de nos jours qu’autrefois ; je suis tenté de le croire, bien qu’elle ait été de tout temps passionnée  ; mais, à coup sûr, l’art d’être père et grand-père n’a jamais été poussé plus loin qu’aujourd’hui, si cet art consiste à satisfaire les désirs et les caprices de la gent enfantine ; et, comme il est aisé de le voir, cette exaltation d’un sentiment naturel a leu aussitôt son contrecoup dans les œuvres de nos écrivains.

§ 3. — Je ne rechercherai point les changements analogues qui ont pu se produire dans les relations des frères et des sœurs ou des autres membres qui composent la famille. Je rappellerai pourtant qu’il conviendrait de compléter cette étude par celle de la place qu’y occupent les serviteurs.

{p. 270}De siècle en siècle, les valets et les servantes, tout comme les femmes, s’élèvent vers un état de mieux-être ; ils conquièrent peu à peu le droit d’avoir une existence personnelle ; ils arrivent à faire respecter en eux la dignité humaine. Cette transformation, heureuse par un côté, est souvent fâcheuse par d’autres. Elle ne va pas sans entraîner la disparition de cette humble et légendaire fidélité qui les attachait à une maison comme des meubles familiers ou des animaux domestiques. Cet antique dévouement est souvent remplacé par l’arrogance ou même par le talent de plumer le maître au profit des gens qu’il paie et nourrit. L’augmentation d’indépendance correspond à une diminution de bonhomie et parfois d’honnêteté. En un mot, les serviteurs tendent à sortir de la famille, à n’y être que des auxiliaires passagers.

C’est à l’historien de mettre en parallèle la situation qui leur’ fut faite à chaque époque avec la représentation qu’en ont donnée les peintres attitrés des mœurs. On a déjà esquissé cette histoire en partie double95 ; il faut la pousser plus avant, en ayant soin de discerner ce qui, par exemple, dans nos anciennes comédies, fut tradition ou fantaisie de ce qui fut reproduction exacte de la société environnante. C’est au théâtre surtout et ensuite dans le roman et la chanson qu’il y a lieu de suivre les gens de maison, et de Scapin jusqu’à Ruy Blas en passant par Figaro, de Martine jusqu’à la servante-maîtresse de Maître Guérin en passant par Lisette et Marton, la liste est longue des personnages en qui les écrivains ont incarné cette classe populaire si intimement liée à la vie des classes supérieures.

Un exemple suffira pour montrer comment on peut noter, par comparaison, le degré atteint dans l’échelle sociale par le valet ou la servante. Je l’emprunte encore à Marivaux, et je me borne à considérer le valet tel qu’il l’a crayonné.

Sans doute Pasquin a toujours le malheur de rimer trop richement avec coquin et faquin. Il reste, comme ses confrères, Crispin, Dubois ou Trivelin, le roi des fourbes et des déclassés.

Il lui est arrivé d’être maître et propriétaire, d’avoir même, à {p. 271}ses heures, de l’honneur et de la probité. Mais quoi ! Il a trois grands ennemis qu’il aime trop : le vin, le jeu, l’amour. Il a pâti de sa faiblesse à leur endroit. Il ne possède plus rien, que des créanciers qui sont de deux espèces : « Les uns ne savent pas qu’il leur doit ; les autres le savent et le sauront longtemps. » Il va dès lors au hasard, gardant pour l’argent, surtout pour l’argent jaune, une passion qui n’est pas payée de retour ; sa poche n’est qu’une auberge où les écus passent et ne séjournent pas. Dans ses malheurs, il a été recueilli par Dame Justice et il a fait chez elle, pour raison de santé, quelques petites retraites. Le sort veut qu’il soit maintenant au service : mais ne l’appelez pas laquais ! Fi donc ! Vous froissez sa délicatesse. Il est soldat, seulement soldat d’antichambre96 ; son uniforme est une livrée. Que dis-je ? Il est mieux que cela encore. Il est le bras droit de celui qu’il habille : « Je suis son associé97, dit-il avec une modestie fière ; c’est lui qui ordonne, c’est moi qui exécute. » Encore sait-il bien, sans le dire, que les rôles sont souvent renversés. On dirait vraiment que Marivaux a prévu l’officieux de Quatre-vingt-treize.

Ce valet a des ambitions et des espoirs qui étonneraient bien ses devanciers. C’est qu’il a assisté au bouleversement des fortunes par l’aventure de Law ; il a passé par la rue Quincampoix  ; il a vu des camarades monter dans les carrosses au lieu de monter derrière ; il se sent assez alerte d’esprit et assez léger de scrupules pour devenir, lui aussi, financier. Il pourrait avoir entendu dire que le corps des laquais est « le séminaire de la noblesse98 » ; et, en attendant que la fortune le traite selon son mérite, il est plein d’égards pour sa grandeur future ; il ôterait volontiers son chapeau pour se parler. Entre homme de condition et homme en condition, il ne voit que la différence d’une lettre ; il ne se borne plus à copier les façons de son maître ; il prend ses habits et son nom, et ce n’est pas toujours pour le parodier, comme ce fou de Mascarille. Il joue l’homme de qualité avec tant de perfection qu’il en impose même à cette fine mouche de Lisette, qui hésite entre le témoignage de ses yeux et celui de sa mémoire et n’ose reconnaître une ancienne connaissance dans ce personnage si digne et si sérieux99. La timidité n’a jamais été son faible ; il s’est toujours moqué des coups de langue ; mais, jadis, il craignait du moins les coups de bâton. On obtenait tout de lui à l’aide de cet argument ; à présent, au contraire, il se rit des menaces ; il faudrait bien autre chose pour le forcer à dire ce qu’il veut taire100. — «  Je te ferai périr sous le bâton, si tu me joues davantage, s’écrie Lélio furieux. M’entends-tu ? »« Vous êtes clair », répond Trivelin avec une placide insolence. Lélio, hors de lui, tire son épée. Vous rappelez-vous comme Scapin tombe à genoux à la vue de cet instrument trop aigu ? Trivelin ne s’émeut pas pour si peu. ― « Fi donc ! repart-il. Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d’honnête homme ? » — Et Lélio n’a plus qu’à rengainer son épée et sa velléité d’effrayer les gens. Le valet se sent protégé par la douceur accrue des mœurs et par le progrès des idées d’égalité. Il ne craint pas de répondre, quand on l’injurie : « C’est mon habit qui est un coquin. » Il y a déjà dessous un homme qui réfléchit et soupçonne que son tour de commander pourrait venir un jour. On pressent Figaro.

 

J’arrête ici cette revue rapide des rapports de la vie de famille avec la littérature. Je crois pourtant nécessaire de ne point passer outre sans ajouter qu’elle développe chez ceux qui s’y complaisent le goût d’une certaine simplicité de manières et de langage, la propension au ton moral et aux vertus bourgeoises, l’habitude d’exprimer ses sentiments intimes sans apprêt et sans crainte du détail terre à terre. Quand elle est en honneur dans une société, elle agit doublement sur les écrivains, d’une part, en les marquant eux-mêmes de son empreinte, d’autre part, en les déterminant à donner à leurs œuvres la teinte toute particulière qui peut plaire à un public soucieux de ces qualités familiales. En somme, comme nous allons le voir, ses effets sont sur plus d’un point l’inverse de ceux que produit la vie mondaine.

Chapitre XI. La littérature et la vie mondaine §

{p. 273}Chacun sait que les rapports de la littérature et de la vie mondaine sont et surtout ont été en France d’une importance capitale. Leur liaison intime et permanente est même un des traits les plus saillants qui distinguent la civilisation française. Mais quel bien et quel mal en ont résulté pour l’une et pour l’autre, c’est ce qu’il est intéressant de rechercher dans une étude d’ensemble.

§ 1er. — La littérature a eu sa part, non petite, dans cette efflorescence de sociabilité qui se remarque en tant d’époques de notre histoire. Elle a été l’amusement favori des élites à qui la cour et les salons ont servi de centres. Elle a eu la même vertu éducatrice que la musique en Allemagne. Elle a été prétexte à réunions, discussions, divertissements, fêtes de toute espèce. Elle a affiné le goût dans les milieux élégants où elle pénétrait et s’est ainsi préparé à elle-même un public de connaisseurs. Elle a fourni aux gens du bel air des types à imiter, des maladies littéraires et distinguées à colporter. Elle a transformé certaines maisons mondaines en bureaux d’esprit, en antichambres ou en succursales de l’Académie, et, du nombre des amateurs, qui l’appréciaient comme un jeu, elle a fait sortir parfois de grands écrivains. Bref, elle a souvent animé, vivifié, relevé, rendu à la fois aimables et utiles des assemblées d’oisifs qui, sans elle, risquaient de consumer leur temps en commérages, intrigues et vaines frivolités. Elle est devenue un des principaux attraits et parfois l’âme même de ces petits {p. 274}cercles où hommes et femmes cherchent avant tout leur plaisir.

Mais si la littérature a de la sorte agi sur la vie du monde, elle en a bien davantage subi l’action ; elle doit même à cette influence un de ses caractères essentiels durant toute notre période classique. La cour, les ruelles, les salons, par qui cette action s’exerce, sont toujours le rendez-vous d’une société triée ; aristocratie de naissance, aristocratie de fortune, aristocratie de talent s’y rencontrent et y fraternisent. C’est tantôt l’une, tantôt l’autre, qui, suivant les temps, y occupe le premier rang ; mais toujours y prédominent des goûts et un esprit aristocratiques. D’autre part, la femme en est la reine naturelle. — « Une cour sans dames, c’est un printemps sans roses », — disait galamment le roi François Ier ; et qui dit salon évoque aussitôt l’idée d’une femme présidant à la réunion. Il s’ensuit qu’en étudiant les effets littéraires de la vie mondaine, c’est une série d’influences à la fois aristocratiques et féminines qu’il s’agit de préciser.

Cela entraine des conséquences graves : d’abord un dédain profond des classes subalternes, un parti pris d’écarter ce qui peut rappeler les vulgarités de la vie domestique ou populaire ; puis, entre les privilégiés admis sur un terrain de choix, un code très sévère de bienséances : peu parler de soi ; épargner l’amour-propre d’autrui ; flatter ou ménager les travers des gens en leur présence, ce qui n’interdit pas — au contraire — de les railler en leur absence ; beaucoup de tact et de circonspection ; adoucir les angles de son caractère ; mettre une sourdine aux émotions trop vives, aux convictions trop fortes ; laisser entendre ce qu’on ne peut pas dire tout haut ; s’habituer ainsi à une fine analyse des sentiments, à une psychologie déliée qui permet de reconnaître à un froncement de sourcils, à un regard, à une inflexion de voix les plus subtils mouvements du cœur. Puis encore, comme on est là en parade et pour se divertir, éviter ce qui attriste, ce qui ennuie ; se montrer par ses beaux côtés ; soigner ses gestes comme ses paroles ; parer sa pensée comme sa personne ; rechercher ce qui est joli, léger, élégant. Enfin, comme les femmes ont ici la haute main apporter, pour leur plaire, l’ombre au moins de l’amour : la {p. 275}galanterie ; afficher pour toutes les dames une courtoisie chevaleresque ; être à leur égard toujours en fonds de flatteries délicates. Tels sont quelques-uns des devoirs que prescrit la civilité mondaine.

Le langage s’en ressent aussitôt. Il ne peut être, en pareil milieu, ni savant, ni populaire. Il relègue les termes techniques et rébarbatifs dans les gros livres et dans les dictionnaires plus gros encore où peuvent aller les chercher ceux qui en ont besoin : il condamne également les mots qui ont cours aux halles et qui gardent l’odeur du peuple. Il donne dans le purisme. Il proscrit les mots anciens, sous prétexte qu’ils sont surannés ; il n’admet guère eu fait de néologismes que des mots étrangers ; car le bon ton consiste, comme chacun sait, à jargonner en anglais ou en italien ce qu’on pourrait tout aussi bien dire en français. Il aime, en revanche, toutes les expressions qui sont capables d’enjoliver et d’adoucir la pensée. Tendances multiples et divergentes en apparence, mais qui partent toutes du même principe : du désir de se distinguer de la foule.

Suivons-les, si vous voulez, dans l’époque où la société polie se constitua en France, c’est-à-dire dans la première moitié du xviie siècle. Entrons chez les précieuses, et remarquons, en passant, qu’on parle toujours des précieuses et rarement des précieux, ce qui nous rappelle que les femmes ont dans le monde la place d’honneur. Les voyez-vous faire la guerre aux mots grecs ou latins qui hérissent les poèmes de Ronsard et la prose de Rabelais, chasser honteusement les vocables habillés à l’ancienne mode ? En vain, Mlle de Gournay, une vieille fille, qui est elle-même un honorable débris du siècle précédent, essaie-t-elle de défendre ses contemporains, je veux dire les termes employés et consacrés par son père d’adoption, Montaigne. On rit de ses efforts comme de son costume. On a tellement peur des savants et des pédants — deux espèces voisines que l’on confond volontiers — qu’on essaie de rendre les mystères de l’orthographe accessibles à tout le monde ; on propose de supprimer les lettres parasites, inutiles, de rapprocher l’écriture de la prononciation, « afin, dit un projet du temps, que les femmes puissent écrire aussi correctement et assurément {p. 276}les hommes ». N’allez pas croire pourtant qu’on opère ces réformes dans l’intérêt du peuple ignorant ! Est-ce que le peuple existe ? Loin que l’on songe à lui, il suffit que des mots se trouvent dans sa bouche pour être suspects de grossièreté.

Le mauvais usage est celui du plus grand nombre. C’est le suffrage universel à rebours. Parler comme tout le monde, comme les bourgeois, comme les boutiquiers, fi donc ! Et c’est alors un abatis impitoyable ! Besogne est condamné à mort : il sent le travail servile et la roture. Pourquoi est menacé comme indiscret. Coterie est vulgaire ; il s’appliquerait sans doute merveilleusement à certaines ruelles ; mais, en dépit ou à cause de cela, les précieuses le traitent en ennemi personnel. On ne veut plus que des mots nobles, choisis, des mots de « bel usage ». On mettra en honneur celui urbanité devenu nécessaire pour exprimer le raffinement des mœurs. On dotera le verbe féliciter d’une acception nouvelle, qui faisait faute dans un milieu si fertile en congratulations. On empruntera aux Italiens concetti, lazzi, opéra, le mot et la chose du même coup. On dira avec les Espagnols : « je vous baise les mains », et même : « je vous baise les pieds ». On terminera une lettre avec toute l’exubérance de la politesse méridionale en se proclamant « le très passionné serviteur » du destinataire. On imaginera surtout mille tours ingénieux pour rendre toutes les nuances et toutes les délicatesses de sa pensée. On se plaira aux périphrases et aux demi-mots. On fleurira son langage d’images chatoyantes. On le chamarrera de métaphores qui brillent comme des paillettes d’or ou de clinquant. On se gardera de dire de quelqu’un qu’il a les cheveux roux : on trouvera qu’ils sont d’un blond hardi. On n’aura pas la cruauté de déclarer crûment qu’une femme devient laide : on insinuera que « la neige de son visage se fond ».

La langue, soumise à cette épuration, gagne assurément en finesse et en décence. Elle devient académique et noble. Elle mérite de devenir dans l’Europe entière la langue des cours, des salons, de la diplomatie. Elle acquiert ainsi dans la haute société des pays environnants une sorte d’universalité. Mais aussi, comme toujours, l’abus n’est pas loin. Comme toujours la médaille a son revers. La langue s’épure, mais elle s’appauvrit. Qu’on relise, dans La Bruyère, la longue liste des mots {p. 277}réprouvés par les précieuses. Chaleureux, courtois, jovial, coutumier, certes et bien d’autres y figurent. Ne voulurent-elles pas proscrire le mot de poitrine, parce qu’on disait la poitrine d’un veau ? Il ne convenait pas que l’homme eût rien de commun avec ce vil animal. Le mot de face faillit périr aussi pour une raison non moins sérieuse ; on disait : la face du Grand Turc. Ce qui s’appliquait à cet Infidèle pouvait-il être seyant à des chrétiens ? Le père Bouhours, un agréable jésuite qui a laissé un traité sur le Je ne sais quoi, fut un des apôtres les plus fanatiques de ce purisme mondain. Il avait des scrupules et des pruderies sans nombre. Intrépidité lui semblait d’une hardiesse à faire frémir ; tracasser était bien peuple ; desservir était bien vieux. Un écrivain ayant osé donner je ne sais plus à qui le nom de « roi des peintres », le jésuite protestait avec indignation ; n’était-ce pas un délit de lèse-majesté que le nom de roi attribué à un simple « artisan », comme on disait alors ?

Le grand tort de tous ces réformateurs de la langue, du père Bouhours et de Vaugelas lui-même, fut de procéder sans méthode, avec une légèreté qui reflète les frivoles jugements du monde. Tel mot était condamné, parce qu’il avait déplu à telle grande dame, à tel écrivain en vogue. On sait quelle bataille acharnée décida du destin de la conjonction car, qui s’était attiré la colère du romancier Gomberville. Voiture dut intervenir pour sauver le pauvre car qui n’en pouvait mais. Il dut intéresser à son sort les beaux yeux de Julie d’Angennes. Il dut prouver que sans lui l’autorité des rois de France allait péricliter, puisque tous leurs édits se terminaient ainsi : « car tel est notre bon plaisir ». Car fut sauvé, mais il put se vanter de l’avoir échappé belle.

Heureusement que le peuple et les écrivains, moins dégoûtés que les précieuses et moins soucieux de leur approbation, réagissaient contre ces excès. Ils pouvaient dire :

Les mots que vous tuez se portent assez bien.

Ils les employaient dans leur parler et dans leurs écrits. Ils empêchèrent ainsi que la large saignée pratiquée sur la langue française ne fût irrémédiable. Ils conservèrent pour des temps {p. 278}moins épris d’élégance mondaine des richesses que poètes et prosateurs ont été fort aises de retrouver.

En même temps que l’influence mondaine amaigrissait la langue en l’affinant, elle gâtait le style en l’ennoblissant hors de propos. La crainte du mot propre, qui était le mot ordinaire, menait à des périphrases singulières. Une menteuse s’appelait « une diseuse de pas vrai ». Une ignorante avait « les lumières éloignées ». Une pendule devenait « la mesure du temps » ; la terre, « ce bas élément », etc. Le langage des précieuses, une fois engagé dans cette voie, pouvait être défini : l’art de ne pas appeler les choses par leur nom. Au lieu de dire comme aurait pu le faire le premier venu : Je rencontre souvent le prince — on dira : « Ce demi-dieu borne incessamment ma vue ». C’est aussi le vulgaire qui va dîner purement et simplement  ; les précieuses se soumettent, se résignent avec quelque peine à ce qu’elles nomment « les nécessités méridionales ». Quand on en arrive à ce style alambiqué, la réaction n’est pas loin. Molière écoute ; il se prépare à faire rire « des commodités de la conversation » et du « conseiller des grâces » ; et Boileau, son auxiliaire dans sa campagne en faveur du naturel, va bientôt poursuivre aussi de sa rude critique ce qu’il nommera « le galimatias double » : incompréhensible pour l’auteur et pour l’auditeur.

Et pourtant, malgré les railleurs, malgré l’exemple des grands écrivains, cette influence mauvaise du milieu mondain s’est prolongée des années et des années sur notre littérature. A la fin du siècle dernier et même au commencement de celui-ci, les poètes se croyaient encore obligés de recourir aux périphrases les plus vagues ou les plus bizarres pour exprimer les choses de la vie familière. On n’appelait plus un chat un chat, mais :

L’animal traître et doux, des souris destructeur.

Fontanes, dans la Maison rustique, voulant parler poétiquement de la ménagère qui fait des confitures, tirait de l’Etna le vieux roi des Cyclopes pour l’aider en cette besogne difficile et il écrivait :

Cette pâte épaissie au souffle de Vulcain.
Boit le miel du roseau que planta l’Africain.

{p. 279}Il n’a pas fallu moins qu’une révolution sociale, brisant la, prépondérance du monde, pour qu’une révolution du goût fit enfin renoncer à cette coutume de farder tout ce qui n’était pas réputé assez noble.

§ 2. — Mais c’est assez parler de la langue et du style. L’influence du monde s’est fait sentir à bien d’autres choses dans la littérature française. Elle a donné un essor inattendu à certains genres littéraires.

Que faire en un salon, à moins que l’on ne cause ? On cause, donc, et alors se développe l’art si français de la conversation. Entre ces esprits brillants qui se rencontrent, c’est une lutte à qui brillera le plus, un feu d’artifice où la pensée part en fusées, un pétillement étincelant de saillies et de mots spirituels. On ne saurait désirer plus de finesse ni d’agilité. Et qu’on ne s’y trompe pas, si la légèreté est toujours à la surface, le sérieux est souvent au fond. Dans les ruelles du xviie siècle, on s’occupe, il est vrai, avec prédilection, de discussions frivoles sur un mot, sur un sonnet, sur un point de galanterie. Mais parfois aussi l’on y parle d’importants sujets qui passionnent le public, des querelles sur la grâce, de la philosophie de Descartes. Au xviiie siècle, ce qui était l’exception devient la règle. Les questions qui se débattent alors dans les salons, le sourire aux lèvres, sont de celles qui engagent les plus graves intérêts de l’humanité. La conversation, qui semble une fête, et un délassement que se donnent les penseurs du temps, est pour eux une chasse aux idées. C’est là qu’ils hasardent ce qu’ils n’osent encore écrire. C’est là que des théories destinées à troubler et à renouveler la société essaient leurs ailes avant de prendre leur vol. Les salons ne sont plus seulement une école du bien-dire ; ils sont aussi pour les écrivains un milieu excitant, où ils pensent pour le plaisir de penser, où ils sont entraînés par le mouvement de la causerie à tirer de leur cerveau les trésors qu’il contient à l’état latent et à faire en eux-mêmes des découvertes.

Mais la conversation, dira-t-on, ressemble à ces feux d’artifice dont nous parlions tout à l’heure ; que reste-t-il de leur courte féerie après la pluie de perles, de rubis, de diamants qu’ils ont fait ruisseler dans le ciel ? Ce qui reste, le voici. Sans parler des écrivains qui causent leurs livres avant de les {p. 280}écrire, ainsi que faisaient, par exemple, Mme de Staël et Alphonse Daudet, n’est-ce pas là qu’on apprend à tourner vivement cette conversation écrite que l’on appelle une lettre ? La perfection du style épistolaire correspond à l’apogée de la vie mondaine, et ce sont souvent des femmes du monde qui excellent à laisser courir leur plume la bride sur le cou, comme elles sont passées maîtresses dans l’art de diriger et d’animer la causerie vagabonde d’un salon.

Puis c’est la comédie qui bénéficie à son tour de cette causerie alerte et brillante. Non seulement les salons sont le berceau de la comédie de société, de ces petites pièces légères et faites de rien, qui comptent en France plus d’un frêle chef-d’œuvre  ; mais la vraie comédie, celle qui est destinée au grand public, trouve là le secret du dialogue vivant et aisé. Sans compter que les réunions du monde sont les endroits où le ridicule est le mieux senti, le mieux saisi, le mieux raillé ! Il est naturel que le meilleur poète comique de l’Europe moderne appartienne à la nation la plus mondaine de cette Europe, et que le meilleur poète comique de la France appartienne à l’époque la plus mondaine de son histoire.

Ce n’est pas tout. Les salons sont comme des jardins d’hiver où fleurissent certaines plantés qui craignent le plein air. Ce ne sont pas les fleurs les plus parfumées, les plus fraîches, les plus saines, les plus robustes. Non, ce sont des fleurettes, délicates et fragiles, qui ont quelque chose de musqué et d’artificiel, mais qui, en certaines heures, à la clarté des bougies, dans la douce atmosphère d’une fête, ont leur grâce et leur charme. La poésie légère s’épanouit dans ce tiède milieu ; le madrigal y foisonne ; le sonnet y brille de tout son éclat ; l’épigramme y pousse ses feuilles épineuses ; la pastorale galante y apporte l’illusion de la campagne. L’esprit, sous les mille formes qu’il peut prendre, y miroite et chatoie. A certains jours on s’amuse à esquisser des « caractères », des « portraits », à condenser en maximes piquantes l’expérience acquise dans mille escarmouches où la finesse est une qualité obligatoire ; et qui pourra croire qu’un La Rochefoucauld, un La Bruyère, un Marivaux n’ont rien dû à cette habitude d’observer et de disséquer les âmes ?

{p. 281}Si le monde est un excellent terrain de culture pour certains genres littéraires, tous, sans en excepter les plus sévères, sont modifiés par son voisinage et par l’empire qu’il exerce sur les esprits.

Notre tragédie classique était prédestinée à en subir l’empreinte ineffaçable. Inspirée de l’antiquité, ressuscitant de parti pris des Grecs et des Romains, elle s’adressait nécessairement à une élite de gens instruits, seuls capables de s’intéresser à l’évocation d’un passé lointain ; elle était un spectacle élégant et noble ; et si elle a brillé surtout au milieu du xviie siècle, c’est qu’elle a rencontré là des mœurs et un état d’esprit avec lesquels elle était, par son origine même, en secrète harmonie. Cela est si vrai que transplantée dans des pays, en des temps où l’idéal était moins raffiné, où la société était moins polie ou plus démocratique, elle a dépéri comme une fleur délicate exposée aux intempéries d’un climat plus rude.

Que de traits révèlent son caractère aristocratique et mondain ! D’abord la condition des personnages : ce ne sont que princes et princesses, rois et empereurs, à moins que ce ne soient des héros légendaires à qui leur mystérieux éloignement prête je ne sais quelle vaporeuse grandeur. Puis le ton général : aucune familiarité ; point de scènes comiques où la dignité des grands de la terre pourrait se trouver compromise ; l’étiquette règne sur la scène comme à la cour. Il est admis, en ce temps-là, qu’un prince ne marche pas, ne parle pas, ne meurt pas, comme un simple mortel. La solennité est une nécessité de son état. Suivant une expression du temps, « il représente » toujours. Même en fureur ou au désespoir, il est contenu, réservé ; sa douleur sera bienséante, sa colère gardera une noblesse décente. En un mot, que la scène soit à Rome, à Athènes, chez les Barbares ou chez les Turcs, elle est toujours un salon : la politesse y est de rigueur. « La politesse, a dit Alfred de Vigny, est la Muse de la tragédie française. » Gestes et paroles trahissent le perpétuel souci des convenances. Un terme grossier choquerait comme une fausse note, et il y eut des puristes pour reprocher à Racine d’avoir hasardé dans Athalie les mots bouc et pavé.

{p. 282}Certes, la tragédie obtient de la sorte une pureté de lignes, une harmonie d’ensemble, une beauté calme et imposante pareille à celle qui nous frappe dans certaines statues antiques. Elle n’ébranle pas l’âme de secousses trop vives ; elle ne la force pas à sauter brusquement d’un ordre de sentiments à un autre. Si, pendant un siècle, elle fit son tour d’Europe en séduisant les aristocraties de tout pays, elle le dut en grande partie à ce qu’elle offrait des tableaux de mœurs et des façons de parler qui pouvaient passer pour l’idéal de la société polie.

Le même idéal inspire alors la poésie épique. Il suffit de regarder la moins mauvaise des épopées artificielles qui encombrent notre période classique, je veux dire la Henriade. Voltaire a soin d’amputer le caractère de son principal personnage des qualités qui pouvaient nuire à sa dignité. Henri IV, le Béarnais sceptique et narquois, l’adroit politique qui changeait de religion comme on change d’habits, l’homme qui appelait cela « faire le saut périlleux » et calculait que « Paris vaut bien une messe », a été par Voltaire transfiguré, je dirais presque défiguré, en héros dont la gravité ne se dément pas une minute. Il ne se permet ni railleries ni familiarités et dans tout ce poème, où devait revivre l’époque frénétique de la Ligue, vous chercheriez en vain un mot cru ou brutal.

La poésie descriptive, à son tour, essaie ce tour de force : peindre les choses en termes généraux, abstraits, incolores et nobles ; elle déguise ce qui est rustique sous des périphrases semblables à des manteaux de cour ; la mythologie couvre d’oripeaux de pourpre les vulgarités de la vie campagnarde, et voilà comme les blés se transforment en trésors de Cérès, la vache en Io, la chèvre en Amalthée, la bergère en Amaryllis. La nature n’est admise qu’en toilette, humanisée, civilisée, dénaturée.

Faut-il rappeler ces traductions qu’on appelait « les belles infidèles » ; la Bible pomponnée, attifée, presque enrubannée ; les formules superbes prêtées aux orateurs des républiques antiques : Messieurs les Athéniens, j’ai l’honneur de vous proposer telle mesure. ; les hommes des siècles passés, qu’ils s’appelassent Achille ou Pharamond, dotés de cette majesté dont Louis XIV ne se départait pas, « même en jouant au {p. 283}billard » ; tel poète d’autrefois, à commencer par Homère, honni par les uns, parce qu’il a manqué aux convenances, en mettant aux prises des héros qui se traitent de cœur de cerf et d’œil de chien, défendu par les autres, au nombre desquels est Boileau, sous prétexte que le mot âne, trivial en français, est parfaitement noble en grec.

La science, elle-même, quand elle pénètre dans les salons, cache son austérité sous un voile de dentelle ; elle sourit, s’adoucit, se défait de son parler rude et de sa physionomie sévère ; elle a peur d’être ennuyeuse, ce qui en pareil endroit est le pire des défauts ; elle s’efforce d’être piquante et même amusante autant que savante. C’est là que pourrait bien avoir pris naissance un art encore très français, celui de séculariser la philosophie et de populariser la science, j’entends le talent de mettre à la portée des intelligences à demi cultivées les mystères réservés d’abord aux initiés.

Les salons donnent ainsi le ton à toute la littérature. Ils imposent courtoisie, élégance, amabilité. Au temps de Molière, ils font rentrer dans l’ombre le pédantisme et les savants en us, qui depuis la Renaissance tenaient le haut du pavé. Le débat de Clitandre et de Trissotin, dans les Femmes Savantes, nous permet de prendre sur le fait la lutte de ce qui était alors l’esprit nouveau contre la tradition mourante du xvie siècle :

Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire,
Avec tout le respect que votre nom m’inspire,
Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,
De parler de la cour d’un ton un peu plus doux ;
Qu’à le bien prendre, au fond, elle n’est pas si bête
Que, vous autres, messieurs, vous vous mettez en tête ;
Qu’elle a du sens commun pour se connaître à tout ;
Que chez elle on sa peut former quelque bon goût,
Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie,
Tout le savoir obscur de la pédanterie.

Trissotin et Vadius sont alors battus dans la réalité comme dans la comédie. L’homme de cour triomphe et l’esprit régnant s’incarne, comme toujours, en un type significatif. C’est « l’honnête homme », comme on dit en ce temps-là, cultivé sans étalage de savoir, spirituel sans presque y tâcher, aisé dans son langage et ses manières, à la fois galant et respectueux à l’égard {p. 284}des femmes, gardant en toute occasion une urbanité exquise et un impeccable sentiment des convenances. Sa règle de conduite n’est pas le devoir, maïs quelque chose qui est à la fois plus et moins, plus délicat et moins austère, mais pour lui tout aussi impératif. C’est l’honneur. Il est jaloux de préserver de toute atteinte sa dignité personnelle ; il tient à l’estime des autres presque autant qu’à la sienne propre, et il est toujours prêt à tirer l’épée qu’il a au côté pour défendre sa considération menacée. Cherchez maintenant combien de fois le roman et le théâtre ont reproduit ce type de l’honnête homme, transformé en galant homme ou en gentleman ; examinez quel parti littéraire ils ont tiré de l’honneur et du point d’honneur ; comptez, si vous pouvez, dans combien de pièces, depuis le Cid jusqu’à nos jours, le duel, cette survivance mondaine des usages chevaleresques, intervient comme moyen dramatique ; et vous aurez une idée à peu près suffisante, quoique incomplète, des innombrables répercussions que la vie du monde a eues et a encore sur les œuvres de nos littérateurs.

Elles n’ont pas toujours été heureuses ; et la revue rapide que nous venons d’en faire laisse déjà pressentir le mal qu’elles ont pu causer. Le désir de plaire au monde a poussé maintes fois écrivains et orateurs à sacrifier les qualités fortes et solides aux qualités douces et brillantes. Il risque d’efféminer et d’amollir ceux qui le prennent pour guide. Il les mène à l’affectation, à la mièvrerie. Le monde n’apprécie l’art que rapetissé à sa taille, qui est petite. Il adore le gracieux, le joli ; il a pour le beau simple une admiration froide, ou plutôt encore une estime de commande ; il ne comprend guère le sublime. Il peut avoir lin engouement de parade pour une œuvre large et grande qui a réussi sans lui et peut-être malgré lui ; mais, en général, ce qui est hardi, puissant, énergique ou violent, le choque, le déconcerte et même l’irrite. Polyeucte fut dédaigné par l’Hôtel de Rambouillet et devait l’être. L’âme du cercle, le grand homme du petit groupe, ce n’était pas Corneille ; c’était Voiture, un amuseur. Que d’esprits rétrécis par le goût étroit des salons ! Que de talents affadis par l’air parfumé qu’on y respire !

A chacun de leurs bons effets nous pouvons opposer une contre-partie. Ils enseignent à causer, mais ils accoutument à {p. 285}dire des riens ; ils développent le travers du commérage et là manie du bel esprit ; ils apprennent à préférer les bons mots au bon sens, la crème fouettée qui amuse le palais au mets substantiel qui nourrit l’estomac ; à force de redouter l’ennui, ils rendent les gens incapables de pénétrer tout ce qui réclame peine et attention. Ils créent des dilettantes qui parlent de tout sans rien connaître à fond.

Ils ont fait apprécier le mérite d’un billet joliment tourné. Mais Balzac et Voiture sont là pour témoigner du vide de ces lettres, ampoulées ou badines, qui sont de purs exercices de rhétorique.

Ils ont fait naître d’aimables pièces de vers. Mais appeler quelqu’un poète de salon, c’est un éloge qui ressemble fort à une critique. Et que de rimailleurs ont gaspillé un temps qui aurait pu être mieux employé, soit à célébrer un petit chien chéri de sa maîtresse, soit à faire pleuvoir un déluge de versiculets musqués sur des Chloris, des Philis ou telle autre victime qu’ils s’étaient choisie !

Ils ont aidé la comédie à remplir la tâche difficile de faire rire les honnêtes gens ; mais, dans la comédie même, le jeune premier est parfois trop réduit au rôle d’éternel soupirant. Il perd alors ses qualités sans gagner celles des femmes dont il se rapproche ; car jamais Hercule n’a dû filer aussi bien qu’Omphale. Chez Marivaux, par exemple, Dorante ou Lélio (peu importe le nom ; c’est toujours le même personnage sous des noms différents) est un joli garçon à combler d’aise toutes les jeunes pensionnaires. Son unique fonction semble être de plaire aux dames, et il s’en acquitte en conscience. Il les charme par l’élégance d’un langage toujours aussi bien peigné que lui-même. Il ne leur parle qu’en madrigaux ; il met à leur service un fonds inépuisable de friandises galantes. Les compliments ne lui coûtent rien. Ce qui lui coûterait, ce serait d’y renoncer, et je ne sais pas même s’il le pourrait. Feint-on de mépriser les douceurs dont il est prodigue, il répond, la bouche en cœur101 : « Il ne s’agit pas de compliments, Madame ; vous êtes bien au-dessus de cela, et il serait difficile de vous en faire. » {p. 286}N’essayez pas de l’empêcher de débiter ses sucreries ; vous n’y réussiriez pas. — « Tu peux te passer de me parler d’amour, dit Silvia. — Tu pourrais bien te passer de m’en faire sentir, répond Dorante. — Ahi ! Je me fâcherai, réplique Silvia. Tu m’impatientes ! Encore une fois, laisse-là ton amour ! — Quitte donc ta figure, riposte Dorante102. » Que faire avec cet intarissable complimenteur ? Il ne reste qu’à le laisser dire et c’est à quoi se résignent sans trop de peine celles qu’il accable de ses déclarations.

C’est bien cet homme-là qu’on pourrait appeler « un confiseur déguisé ». Lubin, le paysan, est tout émerveillé de son abondance en doux propos, et il s’écrie103 : « C’est un plaisir que de l’entendre débiter sa petite marchandise ; il ne dit pas un mot qu’il n’adore. » Il arrive à Dorante d’être mécontent, maltraité, joué par une coquette104. On l’abandonne ; on rit de ses soupirs ; on se moque de sa langueur ; on le renvoie aux bergeries. Vous croyez qu’il va se fâcher et rendre coup pour coup ? Non vraiment. Il ne sait que s’affliger, la bonne âme ; son plus grand effort va jusqu’à nommer ingrate celle qui lui perce le cœur. Il s’écrie un instant : « J’ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colère. » Mais ne craignez rien ; l’éruption reste à l’état de menace. Il a beau, une fois seul, se plaindre qu’on l’assassine, qu’on lui plonge le poignard dans le sein, il supporte avec trop de calme ces blessures mortelles pour inspirer beaucoup de pitié. On pardonne aisément à l’auteur de l’assassinat.

Que ce paisible amoureux ressemble peu aux héros de notre théâtre contemporain, qui ferraillent si volontiers avec les femmes à fleuret démoucheté ! Comme il les trouverait grossiers et sacrilèges, ce paladin vêtu de soie, toujours prêt à baiser la petite main qui le soufflette ! Est-il en guerre avec le beau sexe ; il ne connaît qu’une façon de le combattre : c’est de le fuir. Lélio, trahi par sa maîtresse, s’est ainsi sauvé à la campagne, et, à l’entendre, quand on lui vante une femme aimable, c’est comme si on lui parlait d’une charmante vipère. Le voilà, semble-t-il, bien armé de haine et de résolution ! Mais mettez-le en présence de l’ennemi et voyez comme il le ménage, comme il a peur de l’égratigner. « Si je parlais (dit-il à une… vipère qu’il voit pour la première fois), il pourrait m’échapper des traits d’une incivilité qui vous déplairait et que mon respect vous épargne. » Il aime mieux se taire que blasphémer. On ne saurait être plus aimable en refusant de l’être, et c’est le cas de dire des comédies de Marivaux ce qu’on peut appliquer à tant de pièces françaises :

Que jusqu’à : je vous hais, tout s’y dit galamment.

Les méfaits de l’influence mondaine sont plus graves encore, si l’on regarde les genres littéraires qui ont des visées plus sérieuses et plus hautes.

La tragédie, à son souci perpétuel d’élégance et de noblesse, a dû, il faut l’avouer, une fâcheuse monotonie. Elle a péché par là. contre la vérité en même temps que contre la variété. Elle a pu être accusée d’inventer à plaisir ces personnages implacablement guindés qui ne se détendent jamais en un sourire.

Elle a fatigué par un décorum et une solennité qui font regretter souvent des beautés plus simples. Puis, à force de plier ses héros aux règles d’une courtoisie raffinée, elle les a maintes fois affadis et faussés. Boileau signalait aux poètes de son temps le danger de :

Peindre Caton galant et Brutus dameret.

Avis excellent et inutile ! Ils roulaient sur une pente irrésistible. Quand Pyrrhus compare « sa flamme » pour Andromaque à l’incendie de Troie, quand il dit de lui-même :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ;

j’entends un écho de la société précieuse. Quand je vois encore Racine transformer un Hippolyte ou un Bajazet en petit-maître ou en amoureux élégiaque, digne de figurer dans les galeries de Versailles, je retrouve le monde là où j’aimerais mieux ne pas le rencontrer. Et si le défaut est sensible chez un maître, que sera-ce chez les imitateurs ? Le langage, lui aussi, s’ennoblit à l’excès. Un enfant parle comme un maître des cérémonies.

{p. 287}Le jeune Eliacin s’exprime avec une aisance et une sûreté qu’on n’eût pas attendues d’un âge si tendre. Voltaire s’emporte contre un critique anglais qui a osé blâmer les paroles d’Arcas à Agamemnon, au début d’Iphigénie :

Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
Les vents vous auraient-ils exaucé cette nuit ?
Mais tout dort, et l’armée, et les vents et Neptune.

Et, comme le critique professe une préférence nationale pour la sentinelle qui répond dans Hamlet : ― Je n’ai pas entendu trotter une souris.

« Oui, Monsieur, s’écrie Voltaire, un soldat peut répondre ainsi dans un corps de garde, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation, qui s’expriment noblement et devant qui il faut s’exprimer de même. »

En vertu de ce système, s’agit-il de rendre un détail familier, mais nécessaire ; vite la périphrase académique accourt à la rescousse. Racine a besoin de faire savoir qu’Atalide est cousine de Bajazet. Mais cousine ! Quel mot trivial !

Il dira :

Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;

et les spectateurs devront faire in petto un petit calcul généalogique. Il veut parler de la robe verte du prophète qu’on arbore chez les Turcs en cas de péril grave. Cela devient

cet étendard fatal,
Des extrêmes périls l’ordinaire signal.

Devinera l’énigme qui pourra ! Je pourrais citer mille travestissements du même genre ; je n’en rappellerai qu’un Legouvé (le père), dans sa tragédie La mort de Henri IV, rencontra sur sa route le mot si connu : « Je voudrais que chaque paysan pût mettre la poule au pot le dimanche. » Une poule ! Un pot ! Melpomène fait la moue. Voilà Legouvé fort embarrassé ! Le dimanche même, c’est, paraît-il, une chose terrible à exprimer en style noble. Il n’est pas jusqu’aux paysans qui sont bien difficiles à amener dans ce salon qu’est alors la scène tragique. Aussi quel détour, quel miracle, d’adresse ! Il écrit :

{p. 289}Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos
L’hôte laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.

Ayant élaboré ce logogriphe, Legouvé dut être aussi fier de son ouvrage que Boileau le fut le jour où il eut déguisé sous les plis d’une ample circonlocution son âge et sa perruque. Conséquence extrême, mais logique, de l’idéal aristocratique que poursuivit toujours et réalisa parfois notre tragédie classique !

Si nous passons à l’épopée, Voltaire, dans la Henriade, s’épuise en tours de force semblables, quoique un peu moins malheureux, pour faire entendre, sans user des mots du langage courant, la messe et le mystère de l’Eucharistie. Au moment où le roi abjure, le Christ descend sur l’autel

Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n’est plus.

L’auteur triomphe d’avoir ainsi fait entrer les dogmes théologiques dans le moule de l’alexandrin sans en compromettre la noblesse. Piètre victoire, qui n’empêche pas son poème entier d’être, à cause de son effort persistant pour polir son style et ses personnages, revêtu d’une teinte grisâtre qui efface et les caractères et les événements !

Parlerai-je de l’éloquence religieuse énervée par la crainte de hasarder un mot vif ou un reproche blessant ; du sentiment de la nature entravé dans son expansion et peu à peu étouffé, parce qu’on daignait à peine entrevoir la campagne par les vitres d’un château et qu’il était de mauvais ton de nommer par leur nom veaux, vaches, couvée et villageois aussi ? Dirai-je la critique et l’histoire impuissantes à comprendre les âges barbares, parce qu’elles se les figuraient à l’image des époques civilisées ; la poésie lyrique à peu près tuée en son germe, parce que toute effusion personnelle est d’un homme « mal élevé », ainsi que disait Buffon en parlant de Jean-Jacques ; enfin la vie du peuple et celle de la famille proscrites de la littérature comme choses basses et indignes de son attention ? Tout cela est connu, mais prouve avec quel soin il faut étudier, sous les deux faces qu’ils présentent, les résultats de l’influence mondaine.

{p. 290}§ 3. — Je n’ai dit encore que les résultats généraux de la vie du monde. Ce n’est pas assez. Il convient, dans chaque époque, de noter le plus ou moins d’intensité, le plus ou moins d’importance qu’elle a eue. Il convient surtout d’analyser la couleur particulière à chacun des divers centres de réunion qui se sont, tour à tour ou simultanément, formés ou désagrégés.

Ainsi la préciosité est un des fruits ordinaires de la vie mondaine. Mais elle n’a pas toujours le même caractère. Autre elle fut dans la chambre bleue de l’hôtel de Rambouillet et aux Samedis de Mlle de Scudéry ; autre encore, au temps de Fontenelle et de Marivaux, quand le fin, le pensé, comme on disait, sont devenus à la mode et trahissent une société d’esprit plus subtil et plus quintessencié que celle du siècle précédent.

Il importe de savoir s’il y a une cour et quel est le ton donné par elle. La cour de Louis XIV jeune est brillante et féconde en ballets, comédies, fêtes galantes ; celle de Louis XIV vieilli est morose et vouée aux sermons, aux tragédies bibliques, aux querelles de théologie ; celle du Régent provoque et encourage une littérature décolletée et même débraillée. Un salon n’agit point de même sur les intelligences, s’il est présidé par une grande dame ou par une bourgeoise, par une femme de vie régulière pu par une célébrité du demi-monde ; ceux qui fréquentaient chez Ninon de l’Enclos étaient certainement poussés en un autre sens que les hôtes habituels de la protestante Mme Necker. N’est-ce pas Sainte-Beuve qui a dit que l’Abbaye-au-Bois où Mme Récamier trônait dans le demi-jour, comme une sainte dans sa chapelle, était de nuance gris-perle ?’ On n’en pourrait certes pas dire autant du salon de Mme de Staël en son château de Coppet ; il était de teinte plus vive.

Il faut toujours chercher, pour chacun de ces petits milieux fermés, quel en a été le grand homme, le favori, le Dieu mortel ; si la préoccupation dominante y fut politique, littéraire, philosophique  ; si la société qu’il admit fut triée sévèrement ou mêlée, nationale ou cosmopolite, parisienne ou provinciale, etc.

Mais ce n’est pas encore assez de parcourir et de définir avec précision les salons d’une époque. A côté d’eux existent, sans parler des assemblées qui ont, comme les Académies et les cénacles, un but spécialement littéraire, d’autres lieux de réunions {p. 291}sérieuses ou joyeuses qui méritent d’arrêter l’historien.

Preuve en soit, à la fin du règne du grand Roi, ce groupe mal famé de libres viveurs et de libres penseurs, qui soupe, rime et s’ébaudit au Temple autour des princes de Vendôme, entretient à huis clos un esprit de moquerie, d’impiété, de révolte et rattache ainsi, comme un chainon vivant, la Fronde, qu’il rappelle, à la Régence, qu’il annonce. Un peu plus tard, le Club de l’Entresol rassemble un certain nombre de réformateurs en chambre qui donnent là carrière à leurs rêves et même à leurs utopies. Puis les cafés deviennent des lieux de discussion, rendez-vous d’oisifs, de littérateurs, de critiques, de nouvellistes. Michelet prétend quelque part que, si le xviiie siècle fut par excellence le siècle de la causerie et de l’esprit, il le doit en bonne partie à la noire liqueur, en ce temps-là nouvelle en France, qui vint donner plus de lucidité aux cerveaux et je ne sais quoi de plus nerveux à la pensée. Toujours est-il que les établissements où on la déguste voient s’essayer le journalisme naissant et s’organiser maintes fois des cabales et des coteries littéraires. L’écho du renom dont a joui alors le café Procope s’est prolongé jusqu’à nos jours.

En ces endroits-là où il n’y a point de femmes et où les conventions mondaines sont réduites à leur plus simple expression, la conversation est plus hardie, plus débridée que dans les salons. Elle ne craint pas de remuer des idées ; d’aborder les grosses questions politiques et religieuses, si bien que la police croit utile de s’y glisser, invisible et présente, et que pour la dépister on invente un argot incompréhensible aux profanes. L’âme s’y appelle Margot ; la religion, Javotte ; la liberté, Jeannette ; Dieu, M. de l’Être. Qui sait si ce n’est pas dans ces foyers d’agitation philosophique que les écrivains du temps apprirent à se serrer les uns contre les autres, à former malgré leurs querelles un parti compact, à concentrer leurs forces éparpillées dans cette œuvre énorme et collective que fut l’Encyclopédie ?

En notre siècle aussi, comment faire l’histoire de la chanson sans aller la chercher dans les nids où elle gazouillait avant de s’élancer à travers l’espace, dans le Caveau, séjour de la gaudriole au temps de Désaugiers et de Béranger, et, naguère, {p. 292}dans les cabarets de Montmartre où elle a donné tant de bons coups de bec et de gosier ? Alphonse Daudet prétend quelque part105 que le « vrai salon littéraire, le salon où des gens de lettres ou se croyant tels s’assemblent une fois par semaine pour dire de petits vers, en trempant des petits gâteaux secs dans un petit thé, ce salon a bien définitivement disparu. » Je ne suis pas aussi sûr qu’il l’était de cette disparition ; je croirais plutôt à une transformation ; mais il est bien certain que telle brasserie, comme celle qu’il nous décrit dans le même livre106, ou comme celle qui fut, suivant Champfleury107, le temple où officièrent les pontifes du réalisme naissant, a eu sa part dans le développement de certaines écoles et de certains talents. Le fait seul que des salles ouvertes à tous, ennuagées de fumée, retentissant du (cliquetis des chopes et du bruit des disputes, peuplées de bohèmes en goguette et de vierges folles, ont remplacé des appartements luxueux et douillets où les voix, les pas, les sentiments et les idées étaient discrètement amortis, cela seul suffirait à révéler une orientation nouvelle de la littérature et à l’expliquer en partie.

Qui saura suivre ainsi dans ses variations sans fin la vie mondaine comprendra pourquoi la littérature française diffère si profondément de la littérature anglaise ou allemande durant notre période classique, et pourquoi elle s’en rapproche à partir du romantisme.

Chapitre XII. La littérature et la religion §

§ 1. — Quand on regarde de haut l’histoire religieuse de la France, on s’aperçoit bien vite de deux grands faits qui s’en dégagent : l’un, c’est que du moyen âge à nos jours l’Église catholique perd peu à peu sa puissance, ses privilèges, son autorité sur les esprits ; l’autre, c’est qu’elle passe par des alternatives de grandeur et de décadence qui se succèdent avec une parfaite régularité.

Voici la marche ordinaire des choses : si nous prenons pour point de départ une époque où elle est maîtresse incontestée des âmes, par exemple l’époque des premières croisades, nous la voyons d’abord, dans la plénitude et l’orgueil de sa force, faire peser un joug de fer sur les consciences, régenter la société civile, essayer de gouverner à la fois et les rois et les peuples, se faire l’arbitre de la paix et de la guerre, s’ériger en dépositaire unique et infaillible de la vérité tant religieuse que scientifique. Mais sous cette oppression s’éveille le désir de la liberté ; des abus de pouvoir provoquent le mécontentement ; et ce sont d’abord des attaques sourdes, des railleries légères ; l’ironie, l’arme des faibles, est tournée contre les prêtres, les moines, les prélats ; puis les attaques se font plus vives, plus hardies, plus franches ; de la satire contre les personnes et la discipliné ecclésiastique, on passe à la critique du dogme ; on vise ainsi la religion au cœur. C’est alors une lutte très vive contre les hérétiques, contre les incrédules ; et jusqu’au xvie siècle la victoire appartient à l’Église. Elle brûle, écrase, {p. 294}extermine ses adversaires ; mais, une fois son triomphe et sa tranquillité assurés, elle se reprend à imposer aux hommes et aux choses sa domination et le mouvement de révolte recommence.

A partir du xvie siècle, grâce surtout à la découverte de l’imprimerie, massacres et bûchers ne suffisent plus à étouffer la rébellion. L’Église est vaincue par les novateurs : à chaque assaut elle abandonne aux mains de l’ennemi quelqu’une de ses positions. Mais jamais sa défaite n’est complète ni définitive. Au moment où elle est amoindrie, abattue, les excès des vainqueurs, leur impatience, leur ardeur précipitée de négation et de destruction, les vieilles traditions enracinées dans une multitude d’esprits, la solidité d’une organisation qui d’âge en âge se resserre et se concentre, amènent un réveil religieux, et l’Église retrouve, au moment où ses adversaires s’y attendent le moins, un regain de faveur, de puissance et de popularité.

On peut suivre de siècle en siècle cette série d’actions et de réactions. Au xiie siècle, l’Église est menacée par les prédications d’Abélard et surtout par les doctrines albigeoises qui se sont infiltrées dans tout le midi de la France. Une exécution sanglante, impitoyable, au début du xiiie siècle, supprime l’hérésie avec les hérétiques ; le membre gangrené, suivant l’expression du temps, est violemment retranché du corps des fidèles. Les quatre ordres de moines mendiants, créés alors, sont comme une immense armée aux ordres du Saint-Père ; la religion monte, pour ainsi dire, sur le trône de France avec saint Louis. Mais la satire se déchaîne bientôt contre l’ambition et la cupidité des Frères prêcheurs. Les rois se mettent à la tête de ceux qui en veulent aux richesses du clergé et à la suprématie du pape. Philippe le Bel brûle les Templiers et confisque leurs biens. On pourrait presque dire qu’il confisque la papauté à son profit en l’arrachant de Rome pour l’établir à Avignon.

C’est alors que se produit le grand schisme ; la tunique sans couture est déchirée ; il existe à la fois deux et trois papes qui se foudroient mutuellement. L’Église est ainsi, durant tout le xive siècle, victime de ses dissensions intérieures qui la mettent à la merci de ses adversaires. Mais elle se relève, se réorganise au quinzième et elle peut croire qu’elle fait périr sur le bûcher de {p. 295}Jean Huss les projets de réforme et le libre examen ; elle peut s’imaginer qu’elle sort de la bataille plus forte et plus invincible que jamais.

Tel est le résumé rapide des phases que l’Église traverse en France au moyen âge. Si j’ai pris la peine de les rappeler, c’est que la littérature passe à la même époque par des phases tout à fait semblables.

Au début, toutes les œuvres littéraires sont pleines d’une piété sincère et naïve. Les chansons de geste respirent l’héroïsme religieux des croisades. Les héros dont elles disent les exploits finissent par devenir des saints. Charlemagne arrête le soleil comme Josué ; il a un ange à ses côtés qui le guide de ses conseils  ; il reçoit du ciel des songes qui l’avertissent de ses périls futurs ! Guillaume d’Orange, dans sa vieillesse, se retire en un couvent qu’il a fondé et devient après sa mort saint Guillaume du Désert. Renaud de Montauban termine une vie d’aventures par une pénitence étrange qu’il s’inflige ; il se fait maçon pour travailler à bâtir la cathédrale de Cologne et il meurt martyr, assassiné par des ouvriers jaloux qui ne lui pardonnent pas de porter à lui seul des pierres que quatre d’entre eux ne pourraient soulever. A chaque instant éclate la foi ardente des auteurs et des auditeurs. Les reliques opèrent des miracles. Durandal, l’épée de Roland, doit sa trempe merveilleuse, qui lui permet de trancher le marbre, à un cheveu de la Vierge dont sa garde est munie. Guillaume d’Orange, sur le point de combattre un géant musulman, est rendu invulnérable par un bras de Saint-Pierre qu’on promène sur tout son corps ; seulement on a oublié une petite partie de sa personne, son nez, qui sera coupé dans la lutte, ce qui lui vaudra le surnom de Guillaume au court nez. Voyez alors tous ces chevaliers aller à la bataille : ils se confessent, se font bénir et absoudre par les évêques qui, comme Turpin, combattent les Infidèles à coups de sermons et à coups d’épée. Quand ils meurent sur le champ de bataille, loin des secours de la religion, ils communient, faute d’hostie, avec trois brins d’herbe mis en croix ; moyennant quoi ils vont tout droit en paradis, conduits par les anges qui sont descendus tout exprès du ciel pour chercher leurs âmes.

Même caractère de foi robuste et naïve dans les autres œuvres {p. 296}du temps. Troubadours et trouvères chantent avec une dévotion égale leur dame et la sainte Vierge. Ils sont les auxiliaires des prédicateurs ; ils poussent les chevaliers à partir pour la Terre Sainte ; ils font honte à ceux qui en reviennent sans avoir rien fait. Les œuvres les plus légères sont sanctifiées par le but qu’on leur donne. Ainsi certains fabliaux, connus sous le titre de Contes dévots, annoncent l’intention d’exciter à la piété, et l’auteur nous apprend même que le diable voulut un jour l’étouffer, tant le Malin redoutait le bien que ce livre allait faire. Quand on les ouvre, après cet avis au lecteur, on est tout étonné d’y trouver des scènes égrillardes, des peintures fort peu édifiantes. Les personnages meurent en état de grâce ; mais ils vivent tout autrement ; et, s’ils finissent par arriver au paradis, il faut avouer que c’est par des chemins singuliers et après un véritable voyage en zigzag. N’importe ! Le sérieux de l’auteur ne se dément pas et à travers tous les incidents scabreux il ne perd point de vue son but, qui est d’amener des fidèles à la benoîte Vierge Marie.

En ce temps-là encore l’histoire n’est guère sortie des cloîtres ; la philosophie se confond avec la théologie ; le théâtre n’est qu’un appendice aux cérémonies du culte ; il se borne à rendre visibles les histoires de la Bible et de l’Évangile. L’Eglise règne bien sans conteste dans la littérature.

Les choses vont ainsi jusqu’au milieu du treizième siècle. Mais alors l’accord se brise entre l’Église et les écrivains. Voici déjà Rutebœuf qui flagelle à tour de bras jacobins et cordeliers. Voici plus tard Jean de Meung, qui met en scène dame Raison et dame Nature, deux dames peu orthodoxes qui reparaîtront de compagnie au temps de Voltaire et de Rousseau. Voici le pape qui nous apparaît sous les traits de Renart, le maître fourbe, croquant de pauvres poules qui n’en peuvent mais. Voici des fabliaux moqueurs qui choisissent pour victimes les curés et les nonnes et qui parlent de l’autre monde en termes fort peu révérencieux. On croirait entendre déjà les sarcasmes des réformateurs ou même les plaisanteries voltairiennes.

Cependant l’Église parvient à ressaisir l’autorité qui lui échappait ; et au quinzième siècle des œuvres remarquables, comme l’Imitation de Jésus-Christ, comme les discours et les {p. 297}écrits de Gerson, attestent un réveil de la piété. Mais qu’il s’en faut que la littérature soit toujours la fille docile de l’Église ! Rien ne montre mieux le progrès de l’esprit laïque que l’émancipation graduelle du théâtre sérieux. Le drame sacré a commencé par être écrit en latin, la langue de l’Eglise. Puis on a composé des pièces farcies, moitié françaises, moitié latines ; enfin la langue vulgaire l’a tout à fait emporté. Même transformation dans l’emplacement de la scène : le théâtre est d’abord l’intérieur de l’église, puis le porche, puis une place publique. Les acteurs et les auteurs ont été des prêtres au début ; des laïques se sont peu à peu mêlés aux clercs et ont fini par rester seuls. Les sujets traités ont été avant tout tirés de l’histoire sainte ; de là le nom de miracles et de mystères que les pièces ont gardé ; mais à la fin du moyen âge le nom devient menteur  ; il couvre des sujets empruntés à l’histoire nationale, aux romans d’aventure, à la vie de tous les jours et même aux fables païennes. Le Mystère de Troie la Grand annonce que la Renaissance est proche et que l’Église est menacée de perdre l’ascendant qui lui reste encore.

 

§2. Dès les premières années du seizième siècle, elle engage en effet une lutte formidable avec l’esprit classique, avec les idées païennes, avec les systèmes de la philosophie antique, avec les souvenirs des premiers siècles du christianisme. Depuis cette époque son histoire peut se résumer ainsi : Deux grandes défaites ; l’une, c’est la victoire de la Renaissance et de la Réforme ; l’autre, c’est le triomphe des philosophes du dix-huitième siècle et de la Révolution. Mais aussi, au lendemain de ces deux défaites, deux grandes restaurations catholiques ; l’une qui commence avec la création de la Compagnie de Jésus et la réunion du Concile de Trente, qui se continue avec le retour à la discipline austère parmi les Oratoriens et les solitaires de Port Royal, qui aboutit à la fougueuse intolérance de Bossuet, aux dragonnades et à la révocation de l’Édit de Nantes ; l’autre qui commence avec les théories ultramontaines d’un Bonald et d’un Joseph de Maistre, qui continue avec la brillante apologie du catholicisme par Chateaubriand, avec le Concordat, avec les tirades éloquentes de Lamennais contre l’indifférence religieuse, {p. 298}qui aboutit à la tentative manquée de Charles X pour raffermir à la fois le trône et l’autel et pour ramener la société française de quelques siècles en arrière.

Depuis lors, suivant les moments et les besoins, l’Eglise a essayé soit de faire alliance avec la démocratie montante, comme on l’a vu un instant lors de la révolution de 1848 et dans les premières années du pontificat de Léon XIII, soit, ce qui est plus conforme à sa tradition, d’enrayer la marche du peuple en s’unissant aux partis conservateurs, représentants, comme elle, du passé. Ainsi depuis 1830, en notre siècle où les courants contraires se sont succédé avec rapidité, où les vagues d’idées ont été, pour ainsi dire, plus courtes, on compte en moins de cinquante ans trois de ces coalitions avec les forces de résistance ; l’une après la première explosion de socialisme qui menaça la société bourgeoise, c’est-à-dire au lendemain des journées de juin 1848 ; l’autre après la seconde grande levée du prolétariat, lors de la Commune de 1871 ; la troisième enfin qui a commencé de 1885 à 1890 et qui dure encore, causée par les craintes que le progrès des nouvelles théories sociales inspire aux détenteurs des derniers privilèges.

Si l’on voulait suivre durant ces quatre siècles les influences diverses de la religion sur la littérature, c’est un livre entier qu’il faudrait écrire. Je choisis seulement deux époques, l’une où l’Église est à la fois soutenue par le pouvoir civil et acceptée, comme maîtresse par la majorité de la nation ; ce sera la fin du dix-septième siècle ; l’autre où l’Église a encore pour elle l’autorité séculière, mais où elle sent son ascendant sur les âmes contesté et menacé par la plupart des écrivains ; ce sera le milieu du dix-huitième siècle.

Sous le règne de Louis XIV, sûre de son appui, en harmonie avec les convictions des contemporains, elle a la haute main sur la littérature. La chose est sensible, surtout quand le roi, devenu vieux, tourne à la dévotion, quand, docile exécuteur des volontés du clergé orthodoxe, il chasse les protestants, persécute les quiétistes et les jansénistes, menace les Juifs d’expulsion. Dans les vingt dernières années du siècle, une teinte catholique s’impose à toutes les œuvres qui se publient. La Bruyère termine ses Caractères par un chapitre dirigé contre les esprits {p. 299}forts. Boileau vieillissant rime une épître sur l’amour de Dieu. Je ne parle pas des évêques, tels que Bossuet et Fénelon, qui brillent au premier rang des orateurs et des écrivains de l’époque. Je ne parle pas de la controverse, qui est alors uniquement religieuse ou littéraire. La domination de l’Église se montre à d’autres signes. Dans les premières années du règne, l’éloquence de la chaire avait une rivale dans la poésie dramatique. C’est même un des traits les plus caractéristiques de l’époque, que cet équilibre qui se maintenait entre la scène et l’autel. Molière et Racine faisaient échec aux prédicateurs. Tartufe attirait autant de monde que les sermons de Bourdaloue. Mais Molière est mort et l’Église, qui depuis la Réforme traite le théâtre, son fils légitime, mais émancipé, en véritable marâtre, poursuit la comédie de ses anathèmes. Elle s’écrie par la bouche de Bossuet : Malheur à vous qui riez ! et elle montre la main du Dieu vivant venant frapper jusque sur les planches cet histrion qui fut l’auteur du Misanthrope. Si elle est moins sévère pour la tragédie, elle l’engage dans une voie nouvelle, elle la pousse à puiser son inspiration dans la Bible, à se faire chrétienne, et c’est ainsi que Racine converti, repentant de ses œuvres profanes, compose Esther et Athalie. La philosophie s’est christianisée comme le théâtre. L’Eglise avait vu avec peine et défiance Descartes mettre à la portée de tout le monde des discussions réservées jusqu’alors aux initiés ; et tout d’abord, bien que Descartes eût professé le plus pur spiritualisme, bien qu’il eût pris l’existence de Dieu pour preuve de l’existence du monde, ses doctrines avaient inquiété les théologiens et elles avaient été proscrites de l’enseignement. Cependant l’Église avait bientôt trouvé avantage à absorber, à s’approprier cette philosophie conforme aux dogmes ; si vous cherchez quels sont les philosophes du temps, vous rencontrez le Père Malebranche, Bossuet, Fénelon. Ces noms seuls sont significatifs. La philosophie apparaît avec eux comme une sœur timide et soumise de la théologie. L’histoire, elle aussi, se fait alors au profit et sous la direction de l’Église : c’est Bossuet qui, dans son Discours sur l’histoire universelle montre le catholicisme comme le terme triomphal où aboutissent toutes les civilisations de l’ancien monde ; ce sont les Bénédictins {p. 300}qui débrouillent patiemment le chaos de notre passé national. Qu’on parcoure, en un mot, tous les genres littéraires  ; tous laissent voir une pensée enchaînée aux principes dont le Concile de Trente a fait la règle des catholiques.

Un demi-siècle plus tard, quel changement ! Contre l’Église, l’esprit d’indépendance, disons plus, l’esprit de révolte a soufflé, et toute la littérature reflète cette hostilité.

Au théâtre, des tirades contre la fourberie et la cruauté des prêtres ;

Notre crédulité fait toute leur science,

disait déjà, dans l’Œdipe de Voltaire débutant, un personnage qui n’est visiblement que le porte-parole de l’auteur. Et dès lors, qu’il nous transporte en Arabie avec Mahomet, en Amérique avec Alzire, en Chine ou en Palestine, tous les héros du poète viendront tour à tour prêcher le déisme et la tolérance.

« Les meilleurs prédicateurs de l’Empire, disait Voltaire, sont les auteurs dramatiques. » Mais il faut ajouter qu’ils prêchent tout autre chose que l’orthodoxie catholique. Si le théâtre par une revanche imprévue fait à son tour la guerre à la religion, la philosophie, elle aussi, se pose en ennemie de la foi. Le nom de philosophe est alors synonyme d’esprit fort, de libre-penseur. Les théories soutenues n’ont plus l’innocence du système de Descartes ; on ne pourrait plus dire des philosophes qu’ils sont des théologiens sans le savoir ; sensualisme, matérialisme les emportent à cent lieues de la doctrine chrétienne. La poésie chante la loi naturelle et flétrit le fanatisme ; le roman, hardi dans ses propos comme dans ses peintures de mœurs, raille tant qu’il peut l’idéal monastique. La morale se proclame indépendante de la religion. L’histoire ne prétend plus dérouler une suite de miracles opérés par la Providence, mais bannit le surnaturel de l’évolution humaine, pousse jusqu’à l’injustice la sévérité envers rëglise, et n’est pas loin de voir une marque de folie dans l’aveugle piété du moyen âge. Chose plus curieuse encore, et qui montre à quel point la source des sentiments religieux est alors tarie ! L’éloquence sacrée, si retentissante au siècle précédent, se tait ou du moins ne trouve guère de voix énergiques qui viennent du cœur et qui aillent au cœur.

{p. 301}Le contraste est d’autant plus fort que l’Église, ainsi déchue de sa royauté sur les esprits, n’a pas perdu l’appui du pouvoir séculier, et qu’elle voit les âmes lui échapper malgré les chaînes qu’elle essaie de leur forger avec l’aide de l’État. Ses démêlés avec les écrivains remplissent l’histoire du xviiie siècle. La cour de Rome intervient pour empêcher la vente de la Henriade coupable de flétrir la Saint-Barthélemy et de célébrer Coligny, un huguenot. La Sorbonne, c’est-à-dire la faculté de théologie, censure un conte (Bélisaire) où Marmontel s’est permis de prêcher la tolérance et parmi les propositions qu’elle condamne se trouve celle-ci : « On n’éclaire pas les esprits avec des bûchers ». Les lettres de Voltaire sur l’Angleterre, où il vulgarise les idées de Locke et les découvertes de Newton sur la gravitation universelle sont lacérées et brûlées solennellement ; l’ouvrage a été déclaré scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû aux puissances. Mais l’Église a beau multiplier ces entraves à l’indépendance de la pensée ; les écrivains éludent les barrières et ne voient dans la gêne qu’on leur impose qu’un grief de plus contre la religion.

 

§3. — On voit assez quel caractère différent prennent tous les genres littéraires, suivant que l’époque est religieuse ou antireligieuse. Mais il ne suffit pas de constater vaguement le mouvement qui emporte la société dans l’un ou dans l’autre sens. Les mots Eglise et religion ne sont pas assez précis. Ils désignent des sectes et des doctrines distinctes et l’historien doit tâcher de démêler les effets produits sur la littérature par la domination de tel parti ou de tel dogme religieux. Il est évident que jésuites, jansénistes, quiétistes imprimeront des caractères spéciaux aux œuvres écrites sous leur inspiration. Il est plus évident encore que catholiques et protestants n’auront pas la même conception de la vie et de l’art.

Ainsi avec les jésuites, si nous les considérons surtout au dix-septième et au dix-huitième siècles, domine une piété fleurie, qui ne déteste ni les plaisirs du monde ni les agréments du style. Une chapelle bâtie et ornée à leur gré ressemble à une salle de théâtre, tant le bariolage des couleurs, l’éclat des marbres et des dorures, la profusion des statues sont calculés {p. 302}pour frapper et éblouir les yeux ! De même, dans leurs collèges ils enseignent à leurs élèves toutes les élégances, ils font jouer des tragédies, ils encouragent et cultivent le talent d’écrire en vers latins, parfois même en vers français ; ce sont d’habiles, professeurs de rhétorique. S’ils ne tiennent pas à donner à la pensée toute la force qu’elle pourrait avoir, ils apprennent à la parer, à la vêtir de beau langage. Ils ne font pas des philosophes, des historiens ; mais ils étendent sur l’esprit ce vernis brillant dont l’homme du monde sait couvrir son savoir superficiel ; ils ont le goût du bel esprit et les œuvres qu’ils suscitent rappellent ces abbés à petit collet qui pullulaient dans les salons du siècle dernier ; elles sont de robe courte ; elles ont une physionomie moitié mondaine, moitié ecclésiastique.

Les jansénistes, au début surtout, dans la ferveur de leur austérité puritaine, n’admettent point pareil alliage. Ils bannissent de leurs écrits et de leurs sermons la vanité, le désir de briller. Ils condamnent les ornements qui gâtent, ’suivant eux,, l’éloquence chrétienne. « Ces fleurs, disait l’un, nuisent aux fruits et l’auditeur s’amusant à la gentillesse des paroles ne s’applique qu’à demi à la vérité des sentences. » — « C’est, dit un autre, une éloquence babillarde qui dit tout et ne persuade rien ». Critiques sévères, ils déclarent qu’il faut viser au cœur, non à l’esprit ; ils blâment ces gens qui auraient laissé déborder le torrent des vices et périr le christianisme sans s’échauffer, de peur qu’un mot bas ou familier ne vînt à leur échapper ou que la symétrie de leurs périodes ne fût rompue. Par réaction contre l’éloquence académique, Port-Royal court à l’extrémité opposée. L’art lui devient suspect ; tout ce qui brille lui semble mauvais ; les grands mouvements comme le grand éclat sont proscrits. « C’est aux académistes de bien parler, dit Saint-Cyran ; il suffit que le style n’ait rien de choquant ». On obtient ainsi une éloquence grave, mortifiée, vraiment pénitente, un tissu solide, mais gris et terne sur lequel rien ne se détache. Le style janséniste (exception faite pour Pascal qui, étant un militant, recourt aux moyens du monde, afin de gagner le monde) est en général sain, judicieux, exact, correct ; mais il manque de brillant, de vigueur, de sobriété aussi. « Les jansénistes, disait Voltaire, ont la phrase longue ». Or, qualités et défauts tiennent à l’idée {p. 303}qu’ils se font du rôle de l’écrivain. Toute parure est considérée comme une superfluité, comme un effet de l’amour-propre. Le souci de la forme est rejeté comme indigne d’un chrétien ; tout est sacrifié à une préoccupation unique, celle du résultat moral à atteindre, de l’effet salutaire à produire sur les âmes.

Faut-il passer à une autre secte catholique ? Le quiétisme consiste à s’anéantir en Dieu, à chercher le parfait repos dans l’extase, à s’enivrer, pour ainsi dire, de la contemplation des mystères, à endormir la volonté dans ce qu’il appelle le pur amour. Or, le style quiétiste, tel qu’il nous apparaît dans Mme Guyon ou dans Fénelon, est en harmonie avec cette doc trine mystique. Exaltation douce, onction, tendresse, élans de sensibilité, voilà ce que nous trouvons chez la prophétesse et chez l’évêque.

Plus visible est encore l’influence littéraire des idées religieuses, quand on passe des catholiques aux réformés. Je n’oublie pas que le protestantisme s’est brisé en une quantité infinie d’Églises et que de l’une à l’autre la distance est souvent considérable. Malgré leur base commune, le calvinisme et le luthéranisme, pour n’en pas citer d’autres, se sont violemment combattus et leur action sur les âmes et sur la littérature n’a certainement pas été la même. Faisons toutefois abstraction pour un instant de la multiplicité des sectes, et mettons en un bloc tous les chrétiens qui se sont détachés de l’obédience romaine depuis le xvie siècle. Si l’on compare des écrivains de la même époque, mais appartenant parleurs convictions ou simplement par leur éducation aux deux confessions principales qui se partagent l’Europe occidentale, on remarque sans peine dans leur tour d’esprit des différences ineffaçables. Aux catholiques l’habitude de s’adresser à l’imagination ; le goût des pompes théâtrales et des arts qui parlent aux yeux ; un style volontiers sensuel, coloré, voluptueux. Quand Chateaubriand, au début de notre siècle, écrivit son Génie du Christianisme, qui n’est au fond et encore partiellement que le génie du catholicisme, il défendit sa religion en montrant qu’elle était artistique, aimable, qu’elle avait des fêtes charmantes, des cérémonies touchantes, des beautés extérieures de toute espèce. J’ose dire que l’idée d’une pareille apologie ne fût pas venue à un protestant. Les écrits des {p. 304}réformés se sont presque toujours adressés à la raison ; ils ont eu quelque chose de plus sobre, de plus sévère, de plus terne aussi. Et qu’on ne cite pas Jean-Jacques comme une exception ; Jean-Jacques, il faut toujours s’en souvenir, est un protestant qui a été catholique ; un genevois qui, dans la mystique Savoie, à l’âge où l’âme garde, comme une cire molle, toutes les impressions, a pris part aux solennités de l’Eglise romaine ; il a suivi le lent déroulement des processions sous les arceaux des cathédrales ; il a respiré la fumée enivrante de l’encens ; il a rempli ses yeux d’un spectacle doux à la vue et son cœur d’une doctrine plus tendre que forte, plus féminine que virile.

Si du reste on considère, non plus un cas particulier, mais l’ensemble, comment n’être pas frappé des caractères qui distinguent les Réformés français ou parlant français du reste de la population française ! Une crainte de l’art dramatique, si puissante et si durable, que les Genevois, il y a cent ans, brûlèrent la première salle de spectacle qui se fut élevée sur leur territoire, et que la création d’un théâtre dans la ville de Lausanne rencontra, voici une trentaine d’années, une vive opposition religieuse ; un goût persistant pour le roman sérieux, moral et volontiers prêcheur ; une philosophie, qui, grâce à l’élasticité de la doctrine protestante, n’a pas eu besoin, comme en pays catholique, de secouer un joug pesant et est demeurée par cela même en bon accord avec la théologie108. Tels sont quelques-uns des traits que le protestantisme a donnés à la littérature éclose à son ombre, et si quelques-uns de ces signes particuliers tendent aujourd’hui à s’effacer, ils sont encore assez visibles pour qu’une observation attentive permette de constater à quel point un ensemble de croyances religieuses modèle les œuvres littéraires.

On peut dire que la façon de penser et d’agir d’une population en est modifiée jusqu’en ses profondeurs. Les nations réformées ont (ce n’est pas un vain jeu de mots) l’esprit réformiste ; elles concilient la tradition et l’innovation ; elles ne croient pas qu’il faille créer un abîme entre l’avenir et le passé ; en détruisant {p. 305}les choses surannées devenues gênantes, elles conservent ce qui est inoffensif ou ce qui a sa raison d’être ; elles avancent ainsi à petits pas, sans brusque secousse, mais aussi presque sans recul.

Les nations catholiques ne savent pas marcher posément ; elles se meuvent par bonds et saccades ; elles passent de la soumission absolue à la révolte complète, et réciproquement ; elles vont presque incessamment d’un extrême à l’autre ; elles disent volontiers, comme l’Église qui les a conquises et façonnées : Tout ou rien. Elles sont tour à tour routinières et révolutionnaires. Elles ont de superbes élans en avant, suivis non seulement de piétinements sur place, mais de longs retours en arrière.

Et quand même on dirait que ces nations sont restées catholiques ou devenues protestantes, parce qu’elles devaient déjà soit à la race, soit au climat, une sorte de prédestination à cette différence de culte ; quand même on ferait ainsi remonter à une cause commune leurs préférences religieuses, politiques, morales, esthétiques, il n’en serait pas moins vrai que leurs croyances sur l’au-delà et sur la destinée humaine, cristallisées dans des institutions permanentes et dans des pratiques séculaires, ne peuvent que maintenir et renforcer leur tempérament primitif.

Elles sont si puissantes, ces habitudes imposées à la pensée par le catholicisme et le protestantisme, que la foi peut disparaître sans que le caractère national ou individuel perde le pli ainsi contracté. Il n’est pas difficile de retrouver l’onction et parfois le patelinage ecclésiastique chez des hommes qui, élevés au séminaire et destinés à entrer dans les ordres, ont abandonné cette carrière. Alphonse Daudet a pu dire de Renan qu’il ressemblait à une cathédrale désaffectée. Il n’est pas difficile non plus de retrouver un fond de gravité et de sévérité protestantes chez des hommes, qui, vivant à Paris, dans un milieu sceptique, ont jonché leur route des débris de leur orthodoxie. Le critique Schérer en fut un exemple frappant.

Si la tournure d’esprit varie ainsi d’une secte à une autre, elle se transforme aussi dans la même secte d’époque à époque.

La chose est sensible même dans le catholicisme, malgré sa {p. 306}prétention d’être immuable. Voltaire disait109 : « Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu ». — Et, en effet, non seulement chaque civilisation, chaque siècle, se représente Dieu à sa façon et le modèle d’après son idéal ; non seulement on peut répéter en ce sens, après Renan : — Dieu n’est pas ; il devient ― ; mais encore le Dieu des catholiques, si bien défini qu’il paraisse par la théologie orthodoxe, s’est incessamment modifié.

Telle ou telle de ses faces est tour à tour mise en lumière. Rabelais, qui était curé après tout, écrivait : « C’est celluy grand bon piteux Dieu, lequel créa les salades, harans, merlans, etc., etc., item les bons vins. » Il voyait en lui, ce jour-là du moins, un être paterne et débonnaire, assez semblable à celui que Béranger appela plus tard le Dieu des bonnes gens. Tout autre est le Dieu de Louis XIV et de son temps. C’est un Dieu abstrait, qui parle à l’intelligence et peu au cœur. Il est le grand architecte de l’univers ; il a créé et il maintient les lois qui le régissent ; il y est soumis lui-même ; il est l’esclave de sa volonté une fois exprimée ; car il ne connaît pas le caprice ni le changement. C’est un Dieu grand plus encore qu’un Dieu bon. A l’égard des hommes, il est comme un souverain absolu envers qui ses sujets ont des devoirs sans avoir de droits. Il peut sauver qui il lui plaît ; il peut avoir damné dès l’éternité des pécheurs encore à naître ; c’est le mystère de la grâce et de la prédestination sur lequel le xviie siècle a entassé tant de volumes. Ses créatures doivent accepter docilement le rang qu’il a bien voulu leur assigner dans la création. Ce monarque divin, qui trône au ciel, est, comme le roi qui le représente sur terre, jaloux d’hommages et d’adorations. On doit l’honorer et le prier, sans croire jamais qu’un Dieu placé si haut s’occupe du sort des individus, sinon de certains individus privilégiés qui sont des princes chargés par lui de présider aux destinées des nations. C’est ainsi un Dieu officiel qui a établi toutes les puissances par lesquelles la terre est gouvernée ; c’est par lui que les rois règnent dans leurs royaumes et les pères dans leurs familles, si bien que se révolter contre l’autorité royale ou paternelle {p. 307}équivaut à se révolter contre lui. Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, représente comme des ennemis du Tout-Puissant, comme des rebelles à l’autorité divine, tous ceux-qui en Angleterre ont ébranlé et renversé le trône des Stuarts, tous ceux qui en France ont, au temps de la Fronde, réclamé tumultueusement des libertés ; Dieu apparaît ainsi comme le garant de l’ordre social, comme le protecteur particulier de la royauté de droit divin.

La religion ainsi comprise n’est pas un principe de vie intérieure, de perfectionnement moral, d’amour pour ses semblables. Elle a quelque chose de raide et d’impérieux ; elle se contente aisément de pratiques conventionnelles qui n’entraînent pas une conduite conforme aux préceptes de l’Évangile, d’un culte pompeux qui admet bien des accommodements avec le monde. Il découle de là de curieuses conséquences littéraires. On est souvent étonné que le xviie siècle, siècle de foi, surtout si on le compare au nôtre, n’ait pas inspiré d’éloquentes méditations religieuses comme celles de Lamartine et que la plupart des vers dévots, nés alors, soient d’une glaciale froideur ou même d’une remarquable platitude. On est frappé du divorce voulu qui exista entre la poésie et la religion : le christianisme était proscrit, par Boileau, de la tragédie aussi bien que de l’épopée et ce n’est que par exception qu’il y pénétra. Comment expliquer ce phénomène, qui paraît étrange au premier abord ? Il eut plusieurs causes sans doute ; mais il faut l’attribuer en partie au caractère à la fois cérémonieux et intolérant que le catholicisme français eut dans cette époque, qui fut pourtant pour lui l’apogée d’une brillante renaissance. Il fut alors chose d’Église et chose d’État, une matière réservée presque exclusivement aux prêtres et aux théologiens de profession, permise à peine aux laïques ; les écrivains ne pouvaient y toucher qu’avec une prudence extrême et les poètes, en particulier, eurent les ailes liées par la nécessité de ne rien dire qui ne fût parfaitement orthodoxe.

Chez toutes les sectes, quoiqu’elles aient gardé certains traits constants, il s’est produit des variations analogues dans la façon de concevoir les rapports de l’homme avec le divin et par suite avec la vie et l’art. La littérature réformée n’est pas {p. 308}la même dans les moments et dans les pays où le protestantisme peut se développer à l’aise et dans ceux où il est réduit à lutter pour son existence. Au lendemain de la Saint-Barthélemy ou de la Révocation de l’Édit de Nantes, les idées et le langage des auteurs protestants prennent naturellement une virulence, une exaltation qui s’apaisent en des situations moins troublées. Les jansénistes, au temps de Pascal, ne pensent et n’écrivent point comme feront, aux jours de persécution, les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard. Les jésuites, contemporains de la Ligue et vaincus avec elle, sont révolutionnaires, prêchent le régicide, lancent des pamphlets, cultivent l’éloquence populaire ; devenus au siècle suivant confesseurs et directeurs des rois, ils auront des souplesses de courtisans, une morale facile, une connaissance approfondie de la casuistique, des façons de parler onctueuses et doucereuses. Mais je m’arrête : j’en ai dit assez pour indiquer de quelles teintes diverses la même secte, suivant qu’elle est triomphante ou traquée, militante ou apaisée, peut colorer les œuvres littéraires composées sous son influence.

§ 4. — Il faudrait ici mettre en regard la contre-partie, l’action de la littérature sur la religion.

Il est évident qu’elle s’est exercée tantôt pour, tantôt contre elle. Je crois peu utile de démontrer qu’elle a souvent opéré sur la foi comme un acide dissolvant. On prête à Voltaire ces paroles : « Je m’ennuie d’entendre dire que douze hommes ont suffi à établir le christianisme ; je veux prouver qu’un seul homme peut suffire à le détruire. » Il est possible que ces mots, comme tant d’autres mots historiques, n’aient jamais été prononcés. Mais il est certain qu’ils résument la campagne entreprise par Voltaire et menée par lui durant sa vie entière avec une indomptable persévérance. Avec lui et avec la plupart des philosophes du siècle dernier la littérature travailla (on sait avec quelle passion et quel succès) à délivrer la raison humaine du joug pesant des dogmes, et c’est pourquoi depuis lors toute réaction religieuse en France s’annonce par un nouvel écrasement posthume de Voltaire et de ses compagnons d’armes.

En ces moments où le mouvement de l’évolution, comme {p. 309}l’oscillation régulière d’un balancier, ramène les esprits vers les croyances et les institutions ébranlées, la littérature change de rôle. Force neutre et flexible, qu’on peut ployer en tous les sens, elle est aussi bonne ouvrière de restauration que de démolition. Avec Chateaubriand, Lamartine, les adeptes du romantisme commençant, elle a été pour la théologie une auxiliaire d’autant plus efficace qu’elle était moins sermonneuse et plus mondaine ; elle a ramené les indifférents et les tièdes aux offices par le charme de sa parole d’or ; elle a ravivé le sentiment d’angoisse et de mélancolie que l’homme éprouve devant l’énigme de sa destinée, devant la mort qui l’engloutit avec toutes ses ambitions ; elle a poétisé les ruines couronnées de lierre des vieux cloîtres écroulés, la mystérieuse pénombre des cathédrales, la voix lointaine des cloches éveillant même en l’homme qui ne croit plus les souvenirs de sa pieuse enfance ; elle a dit et redit les aspirations inassouvies de l’âme humaine vers l’infini de l’espace et du temps. Il y a eu ainsi dans la France de ce temps-là une renaissance littéraire et artistique du catholicisme.

L’Eglise catholique pourrait par suite répéter du corps des écrivains ce que Corneille disait de Richelieu :

Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal ;
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.

Mais si, suivant les temps, les lettres ont desservi ou servi la religion, si tour à tour elles ont raillé dans Tartufe l’hypocrisie dévote et dans M. Homais l’incrédulité niaise, on peut se demander, en considérant la série des siècles, ce qui l’emporte en somme de leurs effets destructeurs ou réparateurs.

Question difficile, à laquelle il est peut-être nécessaire de répondre par un subtil distinguo. Il semble que la littérature désagrège lentement en la religion ce qu’elle a de dogmatique et d’impératif, ce qui en est comme la charpente osseuse. Il semble en même temps qu’elle dégage et rende de plus en plus visible ce qui en est l’âme, l’essence, je veux dire le sentiment religieux qu’éveille soit notre ignorance de l’origine et de la fin des êtres, soit le contraste de notre existence éphémère et de notre faiblesse avec la perfection et l’éternité que nous rêvons.

{p. 310}Les plus croyants des écrivains ont contribué sans le vouloir à élargir, à humaniser, même à laïciser la religion, à la dépouiller de son caractère de chose intangible et surnaturelle. Pascal, continuateur en cela de Calvin et des protestants, sécularisa la théologie, c’est-à-dire livra aux discussions des profanes les dogmes arrachés à l’ombre du sanctuaire. Fénelon a mérité qu’on dit à propos de lui et de ses pareils : « Épaississez-nous donc un peu la religion qui s’évapore à force d’être subtilisée. » Chateaubriand a « romancé » le christianisme et l’a fleuri de fleurs parfois artificielles. A plus forte raison, des écrivains, indifférents ou hostiles, ont-ils introduit soit des tendances soit des idées hérétiques. Le théâtre et le roman ont singulièrement ébranlé le crédit de la morale ascétique, et les auteurs dramatiques, traités par Nicole d’empoisonneurs d’âme et maudits par Rousseau avec une égale âpreté, ont fait éclore en bien des cœurs les premiers germes de rébellion à l’égard des préceptes du catéchisme. La littérature, sans être aussi redoutable pour les dogmes que la science l’a toujours été par sa ferme volonté de ne rien admettre qui ne soit prouvé, est devenue, elle aussi, dangereuse pour eux, à mesure qu’elle a été pénétrée de l’esprit scientifique ; l’histoire, la philologie, la philosophie, armées de méthodes sévères, ont critiqué les faits, les textes, les conceptions qui s’offraient à leurs regards aigus dans les livres dits sacrés, et nul n’ignore l’abatis qui s’en est suivi de légendes et d’erreurs données comme des vérités révélées. Le libre examen s’est ainsi peu à peu propagé, et les laïques, les profanes, réclamant le droit de dire toute leur pensée, ont fait lentement prévaloir cette grande idée de tolérance qui est le contrepied du pouvoir absolu que l’Église s’arrogeait jadis sur les intelligences. La littérature a certainement contribué pour une large part à cet effritement de l’autorité dans le domaine spirituel, et l’Église s’en est bien rendu compte. Ce n’est pas sans motif qu’après avoir protégé les lettres dans les siècles où elles végétaient, dociles comme des enfants, dans la tranquillité close des, monastères, elle les a poursuivies de son hostilité, combattues, condamnées, une fois que, douées par l’imprimerie d’une force inouïe d’expansion, elles se sont lancées hardiment à travers le {p. 311}vaste monde et ont appelé aux joies et aux luttes de la pensée les élites d’abord et les foules ensuite. L’opposition acharnée qu’elle a faite au développement de l’instruction populaire prouverait, à elle seule, la défiance et peut être la rancune qu’elle nourrit contre la vertu émancipatrice contenue dans les œuvres littéraires, du moment qu’elles se dérobent à sa tutelle et se proclament libres de toucher à ces grands sujets qui étaient jadis, au dire de La Bruyère, interdits à un homme né chrétien et français.

§ 5. — Il me paraît superflu d’insister plus longuement sur la liaison des phénomènes littéraires et des phénomènes religieux ; mais je voudrais encore résumer les principales opérations qu’elle commande à l’historien d’une littérature.

Il faut suivre en chaque époque l’histoire de l’Église, noter si son influence allait croissant ou décroissant, dans quelles limites elle était contenue, et si elle a rencontré un de ces points d’arrêt qui se trouvent d’ordinaire pour toute puissance au lendemain d’un triomphe et d’un excès de prétentions.

Il faut relever le caractère spécial qu’a revêtu alors le catholicisme ; quelle secte, quel ordre y dominait ; quel saint, quel grand homme du passé y était pris pour modèle ; quelle face du dogme y était exposée en plein jour et quelle laissée dans l’ombre ; si la première place y était donnée à l’Ancien ou au Nouveau Testament ; s’il s’adressait de préférence au peuple ou bien à telle ou telle classe privilégiée ; s’il voulait parler à la raison, au cœur, à l’imagination, aux sens ; quels étaient les ; sujets de controverse où il se complaisait, etc. Il faut regarder de près l’organisation de l’Église ; savoir si elle fut gallicane ou ultramontaine ; en quel sens le pape la poussa ; quels furent ses rapports avec l’État, sa richesse, ses moyens d’action ; quelle part elle eut dans l’éducation de la jeunesse en général et des écrivains du temps en particulier.

Il faut soumettre à une enquête analogue chacune des sectes qui ont alors existé, et tracer ce que j’appellerai l’aire religieuse de l’époque ; j’entends l’espace compris entre les points extrêmes atteints par la foi et par l’incrédulité. Ces limites se déplacent incessamment d’une génération à une autre ; tel qui fut rangé parmi les mécréants peut, vingt ans après, sans avoir {p. 312}changé d’opinion, se trouver classé dans le gros des demi-croyants  ; de l’aile gauche il a passé au centre sans avoir fait un mouvement.

Ce qu’il importerait surtout de connaître, c’est l’importance relative des différents groupes. La statistique en est, je l’avoue, fort difficile à dresser dans la plupart des cas. Même de nos jours, pour les cultes reconnus par l’État, catholiques, réformés, israélites, les chiffres recueillis par les recensements officiels sont sujets à caution, et quand il s’agit de supputer en un moment donné le nombre des diverses variétés de libres-penseurs, la difficulté devient à peu près insurmontable. Il faut bon gré mal gré se contenter d’approximations, et il en est de même lorsqu’on veut se rendre compte des sympathies plus ou moins déclarées que les hommes de certains temps ont eues pour des religions anciennes ou lointaines. Il est pourtant nécessaire et intéressant de savoir que, par exemple, lors de la Renaissance, il y a eu un réveil du paganisme dont on trouverait la trace dans l’œuvre de Ronsard et de bien d’autres : qu’au dix-huitième siècle les surates du Coran ou les maximes de Confucius, témoin les écrits de Montesquieu, de Voltaire, du marquis d’Argens, ont eu parmi les philosophes une sorte de popularité ; que dans notre siècle le bouddhisme, preuve en soit la poésie de Leconte de Lisle ou de Jean Lahor, a rencontré en France des amis et presque des fidèles.

La littérature reflète toujours ces fluctuations des opinions religieuses, et les sujets traités, les tendances, le ton, le style des œuvres littéraires en portent la marque ineffaçable.

Chapitre XIII. La littérature et la morale §

§ 1. — Il serait oiseux de prouver que les mœurs influent sur la littérature, puisque la littérature se donne souvent pour tâche de les reproduire. Il ne me semble pas beaucoup plus nécessaire de prouver que la littérature réagit à son tour sur les mœurs : on sait assez que les personnages créés par les poètes ou les romanciers servent fréquemment de modèles aux jeunes gens ; que les sentiments ou les idées exprimés dans des ouvrages qui réussissent peuvent devenir ainsi des motifs d’action. D’ailleurs l’institution de la censure, la police de la presse, la loi qui permet de déférer aux tribunaux les livres trop scandaleux sont autant d’actes de foi dans l’effet moral, ou, si l’on veut, immoral que peuvent avoir certaines œuvres.

Mais si la liaison de l’état moral et de l’état littéraire d’une société n’a pas besoin d’être démontrée, on se heurte, quand on veut la préciser, à plusieurs difficultés.

La première est de connaître exactement l’état moral d’une société à un moment donné. Rien qui varie davantage d’une époque à une autre. Sans doute, on entend dire à chaque instant : « Le cœur humain est toujours le même ; les vertus et les vices d’aujourd’hui sont ceux d’hier et ceux de demain. Nous n’avons rien inventé depuis les anciens en fait d’orgueil, de sensibilité, de cupidité. » — Cela est vrai et faux à la fois. Oui, les passions essentielles qui poussent l’homme, comme les vents qui font mouvoir les ailes du moulin, sont à présent les mêmes qu’autrefois, et, comme autrefois, ces forces font du {p. 314}bien et du mal. Mais aussi la combinaison de ces éléments éternels varie incessamment ; vices et vertus changent suivant les temps et de forme et d’intensité ; la moralité dans l’humanité et même dans une seule nation a son va-et-vient, sa hausse et sa baisse, autrement dit son évolution.

Pour déterminer à quel niveau elle est dans une époque, il faut d’abord se défaire d’un préjugé vulgaire. Pour beaucoup de gens, immoral signifie ce qui blesse la pudeur. Il semble, de la sorte, que la vertu tout entière réside dans la chasteté. Mais c’est garder trop pieusement un legs de ce moyen âge chrétien qui plaça son idéal dans la vie monastique, glorifia le célibat, l’imposa aux prêtres, le conseilla comme le plus sûr moyen de gagner le paradis. C’est conserver étourdiment l’esprit d’un temps où régnaient cette haine de la chair, ce mépris de l’amour que le christianisme naissant paraît avoir puisés dans le spectacle des voluptés impures de la décadence païenne. Il convient aujourd’hui de rendre au mot de morale l’extension large qu’il doit avoir. La moralité d’un peuple comporte non seulement les relations d’un sexe avec l’autre, mais aussi les façons d’agir des hommes qui le composent soit avec leurs concitoyens, soit avec les étrangers, soit avec eux-mêmes. Elle forme ainsi un ensemble très complexe.

Il s’ensuit qu’une société est toujours un composé de vices et de vertus et qu’elle peut être à la fois fort morale à certains égards et fort immorale à d’autres. Cela est visible dans la France du xviiie siècle. Si l’on considère les débauches élégantes de la cour et du grand monde, le goût de persiflage qui règne dans les salons à la mode, la grivoiserie qui gâte alors tant d’écrits et des plus sérieux, on est tenté de lui assigner un rang peu élevé sur l’échelle de la moralité. On a pu lui reprocher, sans trop de malveillance, d’avoir eu à un faible, degré l’amour de la famille et de la patrie. Quand Frédéric II de Prusse avait battu à Rosbach ou ailleurs ceux que Voltaire appelait les blanc-poudrés, c’est-à-dire les soldats de Sa Majesté Louis XV, on faisait à Paris des chansons sur leur retraite précipitée. Et cependant les mêmes hommes, qui applaudissaient aux railleries contre les généraux d’antichambre ou même contre Jeanne d’Arc, étaient animés d’un zèle incessant {p. 315}et désintéressé pour le bonheur de l’humanité. Les philosophes, s’ils n’ont pas été des époux sans défaut et des rivaux sans jalousie, ont enveloppé tous les êtres souffrants d’une sympathie large et active ; ils ont compati à toutes les misères, dénoncé toutes les injustices, salué de cris de joie tout progrès de la société vers un état meilleur. Voltaire, ce prince des moqueurs, écrivait dans son Dictionnaire philosophique110 ces lignes de généreuse inspiration :

Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents.

Si quelqu’un dans la voie lactée voit un individu estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes.

Le cœur a partout les mêmes devoirs, sur les marches du trône de Dieu, s’il a un trône, et au fond de l’abîme, s’il est un abîme.

Des mots, des mots, dira-t-on ! Non, le chantre de la Pucelle fut aussi le sauveur de Calas. Qu’on déplore tant qu’on voudra les vices qui souillèrent le xviiie siècle, c’est par cette énergie de pitié, de bienfaisance, de passion pour la justice et la vérité qu’il reste grand ; c’est par là qu’il mérite, non seulement l’estime, mais la reconnaissance de ceux qui en parlent aujourd’hui. N’est-ce pas Guizot, le protestant rigide, qui applique à ce siècle si peu chrétien les paroles mêmes du Christ : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup aimé ». Et, en effet, il suffit de se rappeler la noble et vigoureuse campagne qui fut alors menée contre la guerre, contre les usages barbares fidèlement conservés par les cours de justice, contre la torture, contre la disproportion des délits et des peines, contre l’atrocité de certains supplices et déjà même contre la peine de mort. Ainsi envisagé, sous ses diverses faces, le xviiie siècle apparaît semblable à la petite statue que le philosophe Babouc présenta au génie Ituriel, pour lui faire entendre ce qu’il pensait de la ville de Persépolis : elle était composée « des terres et {p. 316}des pierres les plus précieuses et les plus viles. » Si l’on représentait par un de ces graphiques, qui sont aujourd’hui d’usage courant, les différentes vertus et le niveau moyen que le xviiie siècle a atteints dans chacune d’elles, c’est une ligne montant très haut et descendant très bas qu’on obtiendrait de la sorte.

Une seconde difficulté, dont il faut tenir compte, c’est que dans une société quelconque, il y a, en même temps, différents groupes qui, non seulement ont des vices et des vertus de nature différente, mais encore sont en désaccord, ou même en conflit sur les prescriptions pratiques et sur les fondements théoriques de la morale.

De nos jours, par exemple, il est évident qu’il existe, à côté d’un bon nombre de préceptes universellement acceptés, des questions qui sont matière à controverses passionnées. Faut-il faire rentrer l’assistance des pauvres dans les devoirs de pure charité, qu’on remplit ou ne remplit pas suivant le caprice individuel ou parmi les devoirs de stricte justice auxquels on ne saurait se dérober sans forfaire et qui peuvent être imposés par le pouvoir civil ? A quel point précis l’obéissance du soldat cesse-t-elle d’être obligatoire et légitime ? Doit-il être entre les mains de ses chefs un instrument aveugle, perinde ac cadaver ? Ou doit-il rester sous les drapeaux homme et citoyen, par conséquent libre de raisonner sa docilité et de se refuser à l’exécution d’un ordre illégal ou injuste ? Faut-il, avec Tolstoï, déclarer que tout service militaire est immoral, parce qu’il est en contradiction avec le commandement du décalogue : Tu ne tueras point ? Voilà, entre vingt autres, des sujets de discussion qui prouvent qu’une société peut contenir et contient d’ordinaire cinq ou six morales en lutte les unes avec les autres.

Par suite, telle vertu devient vice et réciproquement, si l’on passe d’un groupe à un groupe voisin. Ainsi, pour les catholiques, le culte des saints, des reliques, de la Vierge fait partie intégrante de la piété chrétienne ; pour les protestants, la piété chrétienne consiste à bannir ces pratiques soi-disant pieuses. Ainsi encore, pour le fidèle de l’Église romaine, la soumission aux décisions du pape en matière de foi est chose méritoire ; pour le libre-penseur, pour l’homme de science, soumettre tout {p. 317}croyance au contrôle de l’expérience et de la raison, puis se décider en pleine indépendance est à la fois un droit et un devoir.

De même, si l’on passe d’une époque à une autre, on voit, si l’on peut ainsi parler, des vertus qui meurent, répudiées et méprisées par les générations nouvelles avec autant d’énergie qu’elles étaient honorées et recherchées par les générations précédentes. Ce fut, au moyen âge, un acte de piété envers Dieu et de charité envers les hommes d’exterminer les infidèles et les hérétiques. Chaque croisade fut précédée d’un massacre de Juifs. On brûlait les corps pour sauver les âmes. Victor Hugo a incarné en la personne de son Torquemada cette bonté impitoyable, cette charité inhumaine. Or, un jour vint (c’était hier, au xviiie siècle) où, par un heureux contrecoup des persécutions aussi atroces qu’inutiles exercées au nom de la religion, grâce aux efforts des philosophes et de Voltaire en particulier, cette ancienne vertu parut sauvage, horrible, souillée du crime de lèse-humanité. Le respect de la pensée d’autrui, la tolérance mutuelle, la volonté de reconnaître à tous une égale liberté de conscience prit peu à peu dans l’estime générale, malgré la résistance des partisans attardés de l’orthodoxie forcée, la place si longtemps occupée par la conception chère aux Inquisiteurs.

L’historien doit suivre avec soin ces changements d’opinion sur telle ou telle façon d’agir ; il doit aussi distinguer les particularités morales propres à chaque classe sociale. Les vices du grand seigneur ne sont pas d’ordinaire ceux du peuple. Les vertus bourgeoises sont souvent raillées de l’artiste et méprisées du militaire. L’orgueil est le péché mignon de toute société aristocratique ; l’avarice et la cupidité sont plutôt les plaies d’un monde ou l’argent est dur à gagner. La vie débraillée, hasardeuse, débauchée se rencontre plus fréquemment parmi les nobles, les peintres, les gens de lettres que dans un milieu de commerçants qui ont un intérêt trop puissant à être prudents et rangés.

On voit que de précautions il faut prendre pour se représenter nettement l’état moral d’une époque. Cependant, malgré la variété infinie des caractères et des tempéraments individuels, {p. 318}on parvient à trouver en chacune des vertus dominantes et par conséquent des vices régnants, qui ne sont que l’envers ou l’exagération de ces vertus.

§ 2. — Supposons vaincues les difficultés que nous venons de signaler. Supposons connu jusque dans ses nuances cet état moral si malaisé à démêler : la littérature le reflète comme un miroir qui peut l’embellir, l’enlaidir ou le reproduire tel quel, mais qui en donne toujours une image plus ou moins ressemblante.

L’époque est-elle guerrière ; ce qui domine dans la vie réelle, ce sont naturellement les vertus militaires, le courage, la force, le mépris du danger et de la mort. On est sûr de retrouver alors tout cela grandi, idéalisé dans les héros créés par les poètes. Ainsi, dans les chansons de geste contemporaines des croisades, la première qualité des personnages offerts à notre admiration, c’est la force. Les chevaliers assènent de si terribles coups d’épée qu’ils tranchent à la fois l’armure, l’homme et le cheval. Ils ont beau être moribonds : les restes de leur vigueur sont encore effrayants. Roland, blessé à mort, presque expirant, assomme avec son cor d’ivoire un Sarrasin qui a voulu le lui dérober. A chaque pas l’on rencontre des géants, vaincus comme de raison, quand ils sont musulmans, vainqueurs, dès qu’ils combattent pour la sainte cause. L’un de ceux-ci, un chrétien nommé Renoart, est armé d’un sapin de quinze pieds qu’il manie en guise de massue. On le charge un jour de s’emparer d’un cheval pour un héros qui se trouve démonté. Il se précipite dans la mêlée ; mais le malheur est que, chaque fois qu’il écrase un cavalier, le cheval est du même coup broyé, comme le papillon qu’un enfant saisit et serre dans sa main maladroitement meurtrière.

En ces corps solidement charpentés et vêtus de fer, les poètes ont logé des âmes énergiques, violentes, poussant le courage jusqu’à des proportions surhumaines. Combattre un contre mille, défier tous les supplices quand ils tombent aux mains de l’ennemi, n’est guère qu’un jeu pour tous ces héros. Ils font bien davantage. Un jeune homme, presque un enfant, Vivien, a fait serment de ne jamais reculer devant les Sarrasins, fût-ce d’un pied de terre. Or, dans la bataille des Aliscamps, {p. 319}Vivien a été blessé si grièvement qu’on peut voir le soleil à travers les plaies qui le transpercent. Il a les yeux crevés, le ventre ouvert ; ses boyaux pendent derrière lui. Il coupe avec son épée ceux qui le gênent ; puis, il dit à ses compagnons : Passez-moi le reste autour du corps et attachez-moi à mon cheval. — Ainsi équipé, le mourant se rue au milieu des Sarrasins et en fait un carnage épouvantable ; après quoi, se confessant avant de rendre le dernier soupir, il a un remords, bien inattendu. Il a failli manquer à son serment ; il a un instant reculé d’un demi pied devant les infidèles et il ne veut pas mourir sans être absous de cette faute. La bravoure ne se traduit pas seulement par des actes qui sont hors du vraisemblable ; elle éclate en mots héroïques, cornéliens. Ainsi un guerrier s’écrie111 : « Maudit soit le premier qui fut archer. C’était un lâche : il n’osait approcher ».

A cette vaillance se lie naturellement la loyauté. La ruse n’est point l’arme des forts. Ces braves ont, au cœur même du combat, une générosité que de leur nom nous appelons encore chevaleresque. Roland et Olivier sont aux prises dans un duel formidable ; Olivier brise son épée ; Roland attend qu’on lui en donne une autre ; il ne veut pas user de son avantage. Un peu plus tard, pendant une courte trêve, un homme du camp d’Olivier apporte à boire à Roland et veut profiter du moment où le héros se désaltère pour l’assassiner ; c’est alors Olivier qui protège son adversaire et tue sans pitié le traître. — Le traître, le félon, c’est l’homme voué à la haine et au mépris. La mémoire de Ganelon est restée flétrie à jamais. La trahison est le vice infâme par excellence. En revanche, les poètes célèbrent l’amitié, le dévouement entre compagnons d’armes. Roland s’évanouit, quand il voit tomber mort son ami Olivier. Cette tendresse des chevaliers s’étend même à d’autres compagnons de leurs aventureuses chevauchées, je veux dire à leur cheval et à leur épée. Le cheval a un nom ; celui de Roland s’appelle Veillantif : celui de Renaud, le fameux Bayard, est un cheval-fée qui fait des bonds de quinze pieds et révèle à son maître les embuscades dressées contre lui. L’épée, elle aussi, a son nom ; elle {p. 320}s’appelle Durandal, Joyeuse, Hauteclaire. C’est une amie ; le héros mourant songe avec inquiétude à ce qu’elle va devenir ; il ne veut pas qu’elle souffre en passant aux mains des mécréants, il lui parle, il lui fait ses adieux. Ainsi s’achève, dans cette fidèle affection des chevaliers pour les instruments de leur gloire, cet idéal de vertu militaire dont la réalité a fourni les premiers traits aux trouvères, auteurs de nos vieilles chansons de geste.

On peut deviner sans peine les vices qui correspondent à ces vertus guerrières et on les rencontre à chaque pas dans les mêmes poèmes. Qui dit courage dit aussi presque toujours témérité. Les fanfaronnades abondent. Les héros mettent leur point d’honneur à refuser d’appeler à leur aide. Roland, trahi, surpris par une nuée de Sarrasins, s’obstine à ne pas sonner du cor, pour qu’on n’accuse de lâcheté ni lui, ni ses parents, ni la France. Il aime mieux se laisser massacrer avec toute l’arrière-garde de l’armée. Ailleurs, c’est Guillaume d’Orange qui s’introduit avec deux hommes dans une ville musulmane ; il est reconnu, enveloppé, mais il combat si crânement qu’il donne aux siens restés hors des murs le temps d’accourir et de prendre la ville. — Qui dit énergie, fermeté dit souvent aussi brutalité, violence, cruauté. Et, en effet, sous l’empire de la colère, ces héros, tout à l’heure si généreux, deviennent de véritables sauvages. Dans un banquet, ils se jettent à la tête les couteaux et les quartiers de viande. Dans une partie d’échecs, ils abattent d’un coup d’échiquier leur adversaire qui est sur le point de gagner. Dans la bataille, ils mutilent l’ennemi vaincu et l’accablent par surcroît de plaisanteries féroces. « Tu es boiteux, s’écrie l’un, et Ernaut est manchot : l’un sera portier, l’autre guetteur. » L’ennemi tué, c’est pour eux un plaisir exquis de plonger leur épée dans sa cervelle. Un chevalier arrache le cœur de celui qu’il vient de terrasser et le jetant à un cousin du mort, il lui crie : « Vous pouvez le saler et le faire rôtir. » Les rancunes invétérées des vainqueurs sont plus fortes que la mort et le temps. L’un de ces barbares fait exhumer un cadavre, fait orner le crâne de pierres précieuses et se plaît à boire dans ce hideux trophée transformé en coupe de fête devant le fils même de la victime. Que dire des bourgeois, des paysans, des serfs ? {p. 321}Ils sont pillés, rançonnés, maltraités, sans que jamais un mot de commisération soit prononcé à leur adresse. Il est visible que pour les trouvères de ce temps-là les petits sont destinés à être la proie et le jouet des grands.

Ainsi l’état moral de la société féodale se reflète, sous ses deux faces contraires et inséparables, dans les types imaginés par les poètes. Qu’arrive-t-il, le jour où d’autres vertus prennent dans la vie réelle la place des vertus militaires ? Ce jour-là les types littéraires changent à leur tour. Les poètes comiques, qui à toute époque se chargent de faire saillir le désaccord existant entre l’idéal et la réalité, se moquent du personnage accepté comme modèle ; ils font la parodie ou la satire des héros qui sont déplacés dans un milieu nouveau. Un poème héroï-comique nous présente, par exemple, un vaillant chevalier qui part en guerre, affublé d’une armure rouillée, armé d’une gaule à abattre les noix, monté sur une vieille jument, vénérable aïeule de Rossinante ; il est le digne fils d’un père qui n’avait pas son égal pour transpercer les limaces et les papillons ; il a pour adversaire une vieille femme et il est battu. Ou bien nous voyons Charlemagne et ses douze pairs, qui, arrivés à la cour de l’Empereur de Constantinople et ayant peut-être bu plus que de raison, font assaut de gasconnades. L’un s’engage à remuer du bout de son petit doigt une énorme boule de fer qui git dans une salle du palais ; un autre se flatte de faire éclater les mailles d’un haubert en gonflant les veines de son cou et les muscles de sa poitrine ; un troisième prétend toucher un écu sur le haut d’une tour en lançant une flèche d’un quart de lieue. Voilà, n’est-il pas vrai, la bravade, qui est le péché des braves, joliment raillée ! Or le jour où l’on sait si bien tourner en ridicule les exagérations de la vertu depuis longtemps régnante, c’est qu’elle a été détrônée par une autre et ce jour-là aussi le héros des poètes et des romanciers a déjà pris un autre caractère.

§ 3. — Je choisis un autre exemple, un cas particulier que je suivrai dans trois époques. Je choisis ce lieu commun du roman et du théâtre, la lutte de l’amour et du devoir conjugal dans un cœur féminin, et je vais tâcher de montrer comment les solutions différentes que donnent à ce conflit Corneille, Racine et {p. 322}Voltaire correspondent à l’état moral de la société où ils ont vécu112.

Corneille est le contemporain des jansénistes de la première heure qui sacrifient sans hésiter les plaisirs du monde et les affections les plus légitimes au désir de vivre en communion avec Dieu, qui prêchent et pratiquent les préceptes les plus sévères. Sans être du parti des solitaires, il se développe dans la même atmosphère morale que les fortes vertus des hommes de Port-Royal, que les volontés robustes et les âmes austères de ces puritains catholiques. Il est le contemporain des précieuses, qui aiment sans doute la galanterie, mais qui tiennent pour l’amour platonique, qui poussent la pudeur jusqu’à la pruderie, qui proclament, comme Armande dans Les femmes savantes, la suprématie de l’esprit sur la matière, de la raison sur la partie animale. Ninon de l’Enclos, qui s’y connaissait, les appelait « les jansénistes de l’amour ». Il n’est pas jusqu’à l’entourage du roi qui n’offre, au temps où Corneille est dans la force de l’âge, le spectacle d’une retenue assez rare. Louis XIII, qu’on a surnommé le Juste, mériterait à meilleur titre le surnom de Chaste. Il se distingue des autres Bourbons par une pureté de mœurs qui ne se retrouve ni chez son père Henri IV ni chez son fils Louis XIV. Quelles sont encore, en ce temps-là (vers 1640), les théories morales en vogue ? La grande majorité est croyante et la morale chrétienne n’est guère battue en brèche. Or, elle soumet les appétits des sens aux lois de la raison et de l’Église. La morale philosophique est d’accord avec elle pour le moment. C’est Descartes qui domine, et Descartes est profondément spiritualiste. Il voit essentiellement dans l’homme un être qui pense. « Ô pur esprit », lui écrira Gassendi, adversaire railleur, mais d’abord impuissant, de sa doctrine. Quant aux passions, qui tiennent trop du corps, elles sont condamnées comme des causes d’erreur et d’achoppement : ce sont elles qui empêchent l’homme d’aller droit au vrai et au bien.

{p. 323}Si tel est bien l’état moral du milieu où vit Corneille, il est naturel que dans les personnages créés par lui le devoir l’emporte sur la passion. Oh ! sans doute il y aura lutte : que serait un drame sans lutte ? Mais le résultat n’est jamais une défaite pour la volonté sûre d’elle-même. C’est une dure épreuve pour la fermeté de Pauline que son entrevue avec Sévère, qu’elle a cru mort et qui revient pour l’épouser, alors qu’elle est d’un autre. Elle l’a aimé ; elle l’aime sans doute encore ; car elle rêve de lui, elle a peur de le revoir, et elle souffre, elle pleure même de ne pouvoir plus être sienne. Seulement elle résiste à son penchant ; son âme est déchirée, non ébranlée. Sa vertu demeure impitoyablement maîtresse. Pauline le dit et redit avec insistance, et pas un instant elle n’hésite à décourager l’amoureux qui reparaît si mal à propos. De même qu’elle l’a repoussé jadis par obéissance il son père, de même elle le congédie avec une dignité profonde par respect des droits que Polyeucte, en devenant son mari, a reçus à son affection. Elle lui dit adieu avec une austérité qui n’exclut pas un reste de presse, mais qui interdit toute espérance à celui qu’elle appelle

Trop malheureux et trop parfait amant.

Si nous passons il l’époque de Racine, les théories morales n’ont pas encore eu le temps de changer. Mais l’ascétisme n’est plus en faveur, on n’en est plus même aux vertueuses indignations de Pascal contre la morale relâchée. On semble admettre en pratique du moins, qu’il est avec le ciel des accommodements. C’est l’avis du roi et de la jeune cour. Louis XIV se partage entre ses favorites et son confesseur ; on remarque en lui, à certains moments, le combat de l’amour et du jubilé, suivant l’expression d’une malicieuse contemporaine ; mais c’est l’amour qui triomphe, sans préjudice de brusques accès de dévotion, jusqu’au jour où le grand roi vieilli fera décidément pénitence avec Mme de Maintenon. Quant aux autres femmes que le roi a aimées, elles rachètent leur grandeur

Ces surprises des sens que la raison surmonte…
Et sur mes passions ma raison souveraine…
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments…

{p. 324}éphémère et leurs éclatants péchés par une pieuse expiation. Mlle de La Vallière se fait carmélite ; Mme de Montespan se retire dans un couvent. Si bien qu’on peut résumer ainsi la conduite de cette élite sociale qui seule importe aux écrivains d’alors : brèves victoires de la passion sur le devoir ; mais victoires mêlées de tremblement, de remords et suivies d’une pénitence finale.

Qu’on regarde après cela le rôle de Phèdre. Ne semble-t-il pas fait sur le modèle de ces coupables repentantes ? Elle est faible contre la tyrannie de l’amour ; elle cède à l’emportement des sens ; mais elle se reproche sa faute en s’y laissant aller ; elle est malgré elle la proie de Vénus ; et plus tard, honteuse, désespérée, elle se réfugie dans la mort pour échapper au sentiment amer des maux qu’elle a causés, au regret tardif des crimes inutiles qu’elle a commis.

Si nous considérons maintenant l’époque de Voltaire, nouvelle et plus profonde transformation. Dans le passage du xviie siècle au xviiie, la foi aux dogmes du christianisme s’est singulièrement attiédie et la morale chrétienne a en même temps perdu beaucoup de son empire sur les âmes. De plus les philosophes ont ébranlé le système de Descartes. Fontenelle s’est ennuyé d’entendre toujours vanter la raison aux dépens de la passion et il s’est complu à renverser les rôles. Il s’est attaché à montrer que cette raison tant célébrée ne peut mener ni au bonheur ni à la vertu113. Si l’idée du devoir décidait seule à agir, dit-il, que de héros à rayer des fastes de l’humanité ! — En revanche, il réhabilite les passions. Il ne veut pas qu’on les condamne, parce que vivre, c’est agir, et que, sans les passions, l’homme serait voué à l’immobilité de la mort. Ce sont elles qui produisent les grandes actions, qui poussent l’homme à la recherche de la vérité, qui le font croire à un bonheur qu’il poursuit toujours sans l’atteindre jamais.

Obéissez donc à vos penchants ; suivez la nature, vous serez à la fois vertueux et heureux, autant qu’on peut l’être dans la misérable condition humaine : tel est le précepte ou plutôt le conseil auquel aboutit Fontenelle. Il se moque de la morale {p. 325}rigide telle que l’ont faite certains moralistes : elle touche l’homme, écrit-il, autant que l’astronomie.

Cette théorie, qui transporte de l’intelligence à la sensibilité la direction de la vie, qui propose comme guides les mouvements du cœur, tout le xviiie siècle l’adopte et l’applique. Louis XV s’abandonne à ses passions avec une désinvolture parfaite et une entière sécurité de conscience. Mme de Pompadour, malgré un court accès de repentance intéressée, n’éprouve aucun besoin d’aller chercher la paix intérieure et le pardon dans un cloître. Rousseau même ne posera-t-il pas en dogme absolu l’infaillibilité de la passion, quand il écrira : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses. »

Est-il malaisé de deviner dès lors ce qui va dominer dans les personnages du théâtre de Voltaire ? C’est à coup sûr l’impulsion du cœur, ce que le poète appelle les mouvements de la nature. Et non seulement la passion les entraîne et les dirige, mais cette suprématie de la passion est présentée comme nécessaire et légitime. Par suite, la lutte, qui fait le fond de toute œuvre dramatique, change de caractère. Elle n’est plus dans chaque personnage entre ce qu’il doit et ce qu’il désire faire. Il n’y a en lui qu’un conflit de passions différentes ; il y a surtout effort et combat de sa part contre des forces extérieures à lui114, forces qui l’écrasent souvent, mais sans qu’il se reconnaisse vaincu à bon droit. Il s’ensuit encore que ces mêmes personnages sont, comme on l’a dit, plus victimes que héros et qu’ils excitent, ce qui était d’ailleurs le but de Voltaire, plus de pitié que d’admiration.

Pour éclaircir ce que ces paroles ont peut-être de trop abstrait, il suffit de comparer Alzire à Pauline. L’Américaine Alzire a été mariée à demi contre son gré, à l’Espagnol Gusman.

Elle croyait que Zamore, son amant, son fiancé, avait péri, quand tout à coup elle se retrouve en sa présence. La situation (ai-je besoin de le faire remarquer ?) est exactement celle de Pauline revoyant Sévère. Mais que les choses : se passent différemment ! Tandis que Sévère s’éloigne triste et résigné, Zamore presse Alzire de se soustraire au joug qu’elle a subi et réclame {p. 326}hardiment des droits antérieurs à ceux du mari. Alzire résiste,, il est vrai, mais elle veut se tuer pour se dérober à celui qui est devenu son époux et son maître, pour rejoindre au moins dans la tombe l’amant qu’elle a perdu. Et le contraste éclate plus violent encore au dénouement. Corneille ne fait pas épouser Pauline par Sévère, une fois que Polyeucte a disparu ; elle devient chrétienne comme son époux ; elle veut le suivre jusque dans le martyre. Voltaire, lui, supprime Gusman, le mari, qui meurt en unissant ceux qu’il avait séparés de son vivant.

Il me semble inutile d’insister : on voit assez comment l’état moral des trois époques trouve son expression chez les trois poètes.

Il serait facile de multiplier les preuves de semblables répercussions littéraires. Au temps de Louis XI, qui est bien près d’être celui de Machiavel, la ruse, le manque de parole sont procédés familiers ; la finesse dégénère en déloyauté, l’habileté en fourberie. La théorie du succès est proclamée, affichée. L’essentiel est de réussir ; peu importent les moyens. Jusque dans les premières années du seizième siècle, la conscience des rois, des princes, des hommes politiques est d’une souplesse infinie. N’est-ce pas l’un d’eux, et non des pires, Gonzalve de Cordoue, qui disait que la toile de l’honneur doit être lâche ? Louis XI demandait à la Vierge la permission et le pouvoir de duper ses ennemis. On connaît aussi le mot de Ferdinand le Catholique ; Louis XII disait avec humeur : « C’est la seconde fois qu’il me trompe. — Il en a menti, s’écria Ferdinand. C’est au moins la dixième. »

Or, qu’on jette un coup d’œil sur la littérature de ce demi-siècle. Voici Villon qui célèbre les Repues franches, c’est-à-dire les festins qu’il s’est offert aux dépens d’autrui, et certains tours d’adresse qu’on qualifierait aujourd’hui d’escroqueries. Puis Philippe de Comynes raconte avec une sérénité parfaite, sans un mot de blâme, sans un cri d’indignation, les trahisons, les perfidies, dont abonde l’histoire contemporaine, les trafics de conscience dont il a été le témoin et le complice en qualité de conseiller du roi Louis XI. Il écrit sans sourciller : « Qui aura le proufict aura l’honneur ! » Et il semble même se délecter dans le récit des intrigues savamment ourdies, des victoires de {p. 327}l’astuce sur la force et l’honnêteté naïve. Cherchez-vous quel est au théâtre le chef-d’œuvre du temps ? C’est La farce de l’Avocat Pathelin, dont toute la moralité peut se résumer en ces termes : A trompeur, trompeur et demi. Pathelin est alors le héros populaire. C’est à qui le mettra en scène et lui prêtera de nouvelles prouesses. La littérature a créé, comme toujours, un type en qui s’incarnent les qualités et les vices du moment.

Un dernier exemple. Quand le chemin du paradis commence à être le chemin des honneurs terrestres, quand Bossuet et Bourdaloue sont dans tout l’éclat de leur puissance, quand le roi Louis XIV prépare la révocation de l’Édit de Nantes, quand les controverses religieuses entre protestants et catholiques, entre jansénistes et jésuites passionnent le public autant que les querelles politiques et sociales le font de nos jours, quel sera le vice régnant ? Molière se charge de répondre par la bouche de son Don Juan : « L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer. Aujourd’hui la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée. » Bientôt paraît Tartufe, et la fausse dévotion est si bien le vice de cette seconde moitié du xviie siècle que La Bruyère, vingt ans plus tard, peindra sous le nom d’Onuphre un Tartufe retouché et affiné.

§ 4. — On ne saurait étudier les rapports de la littérature et de la morale sans parler de l’influence exercée sur les œuvres littéraires par l’idée même qu’on se fait des rapports qu’elles doivent avoir.

En cette matière il existe deux théories extrêmes et opposées. L’une soutient que la littérature, ayant pour but unique le beau et ainsi sa fin en elle-même, n’a rien à voir avec la morale, n’a nullement à se soucier de savoir si elle pousse au bien ou au mal. Il y a des œuvres belles et des œuvres laides ; il n’y en a point de saines et de malsaines. C’est ce qu’on appelle souvent la théorie de l’art pour l’art.

L’autre prétend que la littérature n’est pas seulement un jeu d’esprit et une amusette pour oisifs ; qu’elle propage des idées et des sentiments en les exprimant ; qu’elle suggère parfois {p. 328}des actes ; qu’étant une force considérable, elle peut et doit travailler au progrès moral et social, devenir un instrument de perfectionnement individuel et collectif.

Suivant que l’une ou l’autre prédomine, les caractères de la littérature sont bien différents.

Si l’on admet que l’art doive être « fainéant », comme dit Victor Hugo, si l’on veut qu’il ressemble aux lys des champs, qui ne travaillent ni ne filent et sont pourtant velus de splendeur, si l’on exige qu’il plane, indifférent et superbe, au-dessus des vils intérêts humains, sans avoir ni patrie, ni religion, ni préférence politique ou philosophique, on supprime, on retranche de la littérature plusieurs genres qui comptent pourtant plus d’un chef-d’œuvre. Adieu sermons, pamphlets, satires, discours politiques ! Dans ce qui reste après cette grave amputation, l’écrivain est condamné au perpétuel dilettantisme, qui jongle avec les opinions et dit tour à tour blanc et noir ; impassible, il risque de composer des ouvrages qui ont le froid et le poli de la glace ; détache de la lutte des idées, il est réduit au souci exclusif de la forme ; forcé de s’abstenir en toute question qui touche à la vie profonde de la nation, il s’abâtardit en une sorte de veulerie et de lâcheté intellectuelles  ; il en arrive à fabriquer de jolis riens, des bibelots de décadence, flacons ciselés où ne demeure plus une goutte de liqueur, plus un atome de parfum ni de pensée. Il advient même qu’à force de répudier tout souci de la morale certains auteurs se plaisent à la heurter dans leurs ouvrages ; qu’ils prennent un goût dépravé pour les pourritures élégantes, pour les paradoxes effarouchants, pour les crudités répugnantes ; et alors, dénoncés par les moralistes comme des corrupteurs de parti pris et des malfaiteurs publics, ils compromettent et avilissent avec eux la littérature.

Si au contraire elle se donne pour tâche d’élever et de redresser les âmes, si elle entend, non pas seulement faire naître des fleurs et des herbes folles, mais semer le bon grain, elle aura d’autres qualités et d’autres défauts. Elle sera passionnée et passionnante ; elle s’adressera, non plus aux raffinés, mais à la foule ; elle deviendra militante, capable ainsi de soulever des enthousiasmes et des colères ; elle pourra exercer {p. 329}une action sur l’évolution d’un peuple, sur la marche d’une société. Le danger est alors qu’elle introduise cette préoccupation de moraliser les gens dans des genres qui ne s’y prêtent pas ; qu’elle dénature les faits pour les accommoder au but qu’elle poursuit ; qu’elle fausse la vérité historique pour soutenir une thèse ; qu’elle fausse, au théâtre ou dans le roman, la vérité psychologique, en vue d’aboutir à tel dénouement, dans l’intention de rendre sympathique ou antipathique telle opinion ou tel personnage. Le danger est aussi que l’écrivain, désireux de prêcher ses lecteurs, de les diriger en un certain sens, oublie ou dédaigne de plaire, provoque l’ennui, sacrifie la beauté, froisse et dégoûte par une intolérance mesquine. Que de romans fastidieux, que de pièces fades, où l’auteur a mutilé et défiguré la vie sous prétexte de la peindre, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être !

Je n’ai point à discuter ici ces deux théories, qui alternent dans le développement d’une nation. Elles ont tour à tour leur raison d’être et leur utilité ; elles répondent à des besoins changeants. Chacune corrige les excès de l’autre et entre elles deux se placent à certains moments des théories moins tranchantes qui essaient de concilier ce que chacune contient de juste. Mais l’historien n’a point à faire un choix entre ces conceptions diverses ; il aura rempli tout ce qu’on est en droit d’attendre de lui, s’il a su relever les effets littéraires différents qui en découlent.

§ 5. — Il devrait encore étudier à fond l’action de la littérature sur les mœurs, étude à la fois longue et délicate, dans laquelle on ne saurait trop se mettre en garde contre les affirmations erronées ou hasardées.

Assez souvent la liaison entre certains livres et certaines façons de penser, de sentir et d’agir s’impose d’elle-même à l’attention. Il y a des épidémies morales qui sont, en grande partie, d’origine littéraire. Ainsi, pour peu qu’on suive dans sa marche ce qu’on a nommé de nos jours « le mal du siècle », cette espèce de petite vérole noire qui a sévi durant bon nombre d’années, on voit, pour ainsi dire, la contagion passer de certains écrivains fameux à leurs lecteurs ; on voit le suicide parfois, plus souvent l’aveulissement de la volonté dériver des {p. 330}œuvres pessimistes et déprimantes composées par les hommes de talent qui furent atteints de cette maladie. Il arrive même qu’une théorie émise par un philosophe ou un romancier, puis couvée dans un cerveau fruste et violent, se répercute en crime ; des procès retentissants ont permis de constater quelques-unes de ces mystérieuses transmissions de fluide qui vont foudroyer à distance quelque victime. Les méfaits et le cynisme du Julien Sorel de Stendhal ont suscité une triste émulation chez de naïfs ambitieux. M. Bourget, dans Le disciple, a choisi pour sujet un cas de ce genre. J’aurais bien à dire sur le fil un peu léger qu’il établit entre l’acte commis par un jeune détraqué et la doctrine du savant austère qui fut son inspirateur sans le savoir ; j’estime qu’il calomnie le déterminisme en lui reprochant de supprimer la distinction du bien et du mal ; je crains qu’il ne conseille une chose de valeur morale très douteuse, quand il invite l’homme qui croit avoir trouvé une vérité psychologique contraire aux opinions reçues à ne pas la divulguer, de peur des conséquences qu’elle pourrait entraîner. Mais il a raison de rappeler aux écrivains qu’ils manient des armes dangereuses, dont la portée dépasse leurs prévisions ; qu’une idée lancée par le monde est, comme la balle du fusil, une force déchaînée qui va sans qu’on puisse la faire rentrer dans sa prison ; que par suite il convient, avant de la laisser aller, de s’assurer, par tous les moyens dont on dispose, qu’elle est conforme à ce qui est ou à ce qui doit être. Il voudrait que tout auteur se considérât comme ayant charge d’âmes et tenu de rendre compte aux générations futures de ce qu’elles auront recueilli dans ses ouvrages ; et il écrit très justement à ce propos115 : « Pensant à cela, il n’est pas d’honnête homme de lettres, si chétif soit-il, qui ne doive trembler de responsabilité. »

Voilà qui est bien ! Mais comment déterminer les effets moraux produits par une œuvre littéraire ? La tâche est des plus ardues et l’on comprend aisément pourquoi. Ces effets dépendent de deux choses : de la nature de l’œuvre, de la nature du public. Or, œuvre et public sont tous deux des ensembles complexes qu’il faut décomposer.

{p. 331}On a repris pour les appliquer au livre ces paroles de l’Evangile : Vous connaîtrez l’arbre à ses fruits. — Le malheur est que les fruits du même arbre peuvent être singulièrement mêlés ; qu’il peut y en avoir côte à côte d’exquis et de pourris. Le roman de Rabelais, si l’on en croit La Bruyère, n’est-il pas par endroits « le charme de la canaille » et par d’autres « le mets des plus délicats » ?

Pour prolonger la comparaison, le même fruit, poison pour un estomac, ne peut-il être, pour un autre, nourriture délectable et salutaire ? Ecoutez Rousseau parler de La nouvelle Héloïse A l’entendre, la jeune fille « qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page, est une fille perdue ; mais qu’elle n’impute pas sa perte à ce livre ; le mal était fait d’avance116. » Il paraît ainsi accepter, provoquer même la sévérité des magistrats de Genève qui défendirent aux cabinets de lecture de faire circuler un ouvrage pernicieux pour la jeunesse. Mais ailleurs117 Rousseau qualifie les personnages qu’il a créés de « bonnes gens », de « belles âmes » ; il s’applaudit de leur avoir donné l’existence et l’on a pu soutenir, sans paradoxe, que l’ouvrage condamné en Suisse comme corrupteur fut en France le symptôme et l’auxiliaire d’une véritable renaissance morale. — Jugements contradictoires et parfaitement conciliables ! Qu’est-ce à dire, sinon que des esprits différents peuvent puiser aux mêmes sources des suggestions différentes. Oui, La nouvelle Héloïse peut laisser une tache sur une âme blanche comme un lys, de même qu’elle peut épurer une âme souillée. Dangereuse peut-être pour les enfants d’une petite ville encore à demi puritaine, parce qu’elle leur offrait des tableaux voluptueux de couleur assez chaude, la peinture de la passion qui brûle Julie et Saint-Preux devenait inoffensive, voire même bienfaisante à Paris, parce qu’elle ramenait la société frivole et débauchée de la grande ville à voir dans l’amour, non plus un passe-temps, non plus « la bagatelle », selon l’expression significative du moment, mais un sentiment grave et fort où le cœur a plus de part que les sens. Tant il est vrai que deux groupes de lecteurs, suivant {p. 332}la prédisposition de chacun d’eux, peuvent être affectés par la même œuvre de façon diverse et même contraire !

Que faut-il donc faire pour triompher des difficultés qui entravent en pareille matière les investigations sérieuses ?

Il faut d’abord recueillir avec soin tous les aveux directs par lesquels les hommes d’une époque ont confessé l’influence exercée sur leur conduite par tel ou tel livre. Parfois tout un parti, toute une école, toute une secte crie son admiration pour une œuvre ou un écrivain ; quand des gens se proclament calvinistes, byroniens, stendhaliens, tolstoïstes, que sais-je encore, ils avertissent qu’on doit chercher sur eux l’empreinte d’un maître ; et de fait, dans leur conduite et leur pensée, si l’on connaît bien ce maître, on retrouve aisément les traces de l’ascendant qu’ils ont subi. M. P. Bourget, dans ses Essais de psychologie, essaie de démêler quelles ont été les idées dirigeantes suggérées à un homme de sa génération par les écrivains de la génération précédente ; il aboutit de la sorte à des constatations précieuses ; car elles sont incontestables pour lui-même et valent encore pour bon nombre de contemporains qui se sont reconnus en lui. On sait après cela quels livres ont influé sur un groupe d’esprits et en quel sens ils ont agi. Il serait à souhaiter qu’à toute époque un représentant de tous les groupes intellectuels existant alors eût pris la peine de faire un travail analogue pour lui et les siens ; on aurait de la sorte une série de témoignages qui donneraient le droit d’embrasser une époque entière dans les conclusions qu’on tirerait sur l’origine de ses principales tendances. Faute de mieux, les biographies des hommes célèbres, les mémoires où ils ont conté la genèse de leurs convictions sont fort utiles à consulter. Quiconque lit avec attention les Confessions de Jean-Jacques y découvre sans peine qu’en son enfance la Bible, Plutarque et les romans de Mlle de Scudéry sont les ouvrages qui ont eu la part prépondérante dans la formation de son caractère. Les registres des loueurs de livres, des éditeurs, des théâtres fournissent aussi des renseignements sur ce qui plaisait le plus au grand nombre et servent de guides dans la recherche des points sur lesquels la vie a pu imiter la représentation de la vie.

Il faut conseiller encore à ceux qui poursuivent une enquête {p. 333}de cette espèce de distinguer nettement deux catégories d’œuvres : celles qui avouent l’intention d’agir sur les lecteurs, spectateurs ou auditeurs ; celles qui agissent sans que les auteurs l’aient voulu et même contre leur volonté.

Pour les premières (sermons, pamphlets, articles de polémique, pièces et romans à thèse), animées d’un esprit réformateur et partant idéaliste, les documents du temps révèlent l’accueil qui leur fut fait et souvent l’effet immédiat qu’elles eurent. Dans les moments de ferveur religieuse la prédication a des triomphes qui paraissent surnaturels ; des paroles tombées du haut de la chaire se traduisent aussitôt en actes passionnés ; ainsi, à la voix puissante de Savonarole, jeux, danses, tableaux et statues profanes disparaissent de la légère et païenne Florence et toutes les vanités mondaines sont brûlées solennellement sur la grande place, en compagnie du seigneur Carnaval, par une population fanatisée. Tel discours politique a renouvelé ces miracles de l’éloquence ; telle proclamation affichée, en un jour de crise et de danger public, a mis en fermentation tout un peuple. On n’a pas oublié la fièvre de maternité qui fit éruption dans le beau monde de Paris, quand Rousseau eut dénoncé comme de mauvaises mères les femmes qui livraient leurs enfants à des nourrices ; jusque dans les couloirs de l’Opéra, on put rencontrer des enfants à la mamelle que leurs jeunes et pimpantes mamans venaient allaiter durant les entr’actes. Quelquefois l’effet produit n’est pas du tout celui que désire l’auteur : il peut même en être le contre-pied. Pour peu qu’une sommation impérieuse à marcher dans un sens indiqué s’adresse à des esprits déjà las et trouvant qu’ils sont allés assez loin, l’envie leur vient aussitôt de rebrousser chemin. Tel est, en tout domaine, le mécanisme ordinaire des réactions. Il ne manque pas de caractères contredisants à qui l’on fait aimer ce qu’on cherche à leur faire haïr et ceux-là sont le châtiment des propagandistes à outrance. Quand d’Holbach et ses amis, au siècle dernier, devenant des fanatiques à rebours, voulurent imposer autour d’eux une sorte d’athéisme obligatoire, Duclos, le philosophe, qui n’était guère chrétien, s’écriait avec humeur : « Ils en diront tant, qu’ils me feront aller à la messe. » On raconte qu’un avare, voyant l’Harpagon de Molière souffler une {p. 334}chandelle inutile, laissa échapper ce cri de joie : « Voilà une leçon dont je profiterai. » Leçon d’avarice tirée d’une pièce contre l’avarice ! J’ignore si l’anecdote est authentique, et peu m’importe ; mais elle enseigne que, pour mesurer le résultat obtenu par l’effort de ceux qui prétendent terrasser un vice ou une superstition, il faut très souvent regarder dans la direction opposée au but qu’ils ont visé.

Pour les œuvres qui s’attachent à peindre la réalité sans essayer de la transformer, qui mettent leur point d’honneur à ne pas trahir les préférences de l’auteur, qui s’efforcent de reproduire impartialement le spectacle du monde environnant, pour les œuvres réalistes, en un mot, il semble d’abord qu’elles soient, pour ainsi parler, amorales et, par conséquent, incapables d’exercer un genre d’action qu’elle ne recherchent pas, qu’elles font même profession de s’interdire. Ce n’est pourtant là qu’une illusion. Ces œuvres ont doublement leur moralité.

D’abord, par cela seul qu’elles déroulent une suite logique d’événements, un engrenage serré de causes et d’effets, elles donnent souvent de lumineuses leçons de choses ; elles montrent comment telle conduite engendre telle conséquence, et cela vaut un prêche. C’est pourquoi des Sociétés de tempérance n’ont pas hésité à faire jouer le drame tiré de L’Assommoir de M. Zola ; la déchéance et la mort de Coupeau dans les convulsions du delirium tremens leur ont paru être une illustration saisissante des dangers de l’ivrognerie. Puis on peut dire aussi que de tout ouvrage, à moins qu’il ne soit d’une rare insignifiance, se dégage une conception particulière du monde, un jugement sur la vie. En vain l’auteur a-t-il voilé ses intimes convictions ; elles percent toujours à travers son masque impassible. Il suffit que certains personnages, certains actes apparaissent plus sympathiques que d’autres (et comment pourrait-il en être autrement ?)  ; lecteurs ou spectateurs tendent à incliner dans le sens où l’auteur a penché lui-même, et ils y sont entraînés d’autant plus volontiers que celui-ci, au lieu d’asséner ses opinions, laisse à moitié deviner le fond de sa pensée.

Du reste, qu’il s’agisse d’œuvres idéalistes ou réalistes, ce qui importe n’est pas seulement l’idée maîtresse, la thèse inconsciente {p. 335}ou déclarée dont elles sont l’enveloppe ; le détail est à considérer autant que l’esprit général. Je sais des contes dévots abondants en scènes scabreuses qui jurent étrangement avec l’intention et les conclusion édifiantes. J’ai entendu des sermons sur la chasteté qui étaient fort instructifs et des plus troublants pour des âmes innocentes. Un roman qui est un élixir de désespoir et de misanthropie peut contenir un épisode qui réconforte et relève. Des livres, qui se croyaient irréprochables, ont été condamnés par des moralistes austères, parce qu’ils excitaient à la volupté en la décrivant pour en montrer les périls. Les puritains qui réprouvent en bloc le roman et le théâtre allèguent qu’il s’y glisse presque toujours des tableaux capiteux et ils proscrivent comme contagieuse et grisante la description seule des mouvements de l’amour. Une scène, une page, une ligne peuvent ainsi contenir une essence subtile qui monte à la tête des gens. Nous n’en conclurons pas que la littérature est nécessairement un dissolvant des bonnes mœurs, un formidable agent de dépravation. Certes, la débauche, l’impudeur, la sensualité ont dans la nature de l’homme et dans la constitution d’une société des causes plus profondes que dans la littérature, même dans celle qui est, à bon droit, taxée d’immorale. Tout n’est pas faux pourtant dans le préjugé courant qui fait volontiers de celle-ci le bouc émissaire des péchés d’Israël ; des craintes qu’elle inspire nous retiendrons seulement ceci : que les moindres des productions littéraires ont comme une vertu magique dont nul ne peut calculer ni méconnaître la puissance ; et que, tantôt corruptrices, tantôt éducatrices, elles sont toujours des forces sociales.

Reste à savoir en quels cas et en quelle mesure ces forces font du bien ou du mal. Mais ce problème, qui intéresse l’éducation autant que l’histoire, ne sera résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques qui auront établi son bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une génération. Ai-je besoin de répéter que je n’ai pas songé à résoudre ici un problème aussi compliqué, que j’ai voulu seulement en préciser les termes et indiquer quelques moyens d’en préparer la solution ?

Chapitre XIV118. La littérature et la science §

{p. 336}La littérature et la science poursuivent deux buts différents : l’une cherche à plaire, l’autre à instruire ; l’une vise à la beauté, l’autre à la vérité. Cela ne veut pas dire que la littérature, en tâchant avant tout d’exciter ce plaisir particulier qu’on appelle le plaisir esthétique, néglige ou dédaigne les données fournies par la réalité et les résultats acquis par le savoir humain ; elle est obligée d’en tenir compte, et suivant les temps, les genres littéraires, les goûts des individus, elle fait une part plus ou moins large au vrai et au vraisemblable. Cela ne veut pas dire non plus que la science, en s’efforçant de débrouiller le mystère qui nous enveloppe, fasse fi de l’ordre, de l’élégance, du bien dire, de tous les attraits que l’art prête à l’exposé des idées et des faits ; elle aussi, suivant les temps, les matières traitées et les goûts individuels, elle aspire plus ou moins à charmer, ne fût-ce que pour les tenir en éveil, les intelligences qu’elle veut avant tout éclairer.

Il peut y avoir des ouvrages qui relèvent uniquement de l’une ou de l’autre ; un traité de géométrie ou d’algèbre ne se pique guère d’avoir des qualités littéraires ; un conte de fées ou un poème fantastique n’a le plus souvent rien à démêler avec la science. Mais il y a aussi quantité d’œuvres qui sont mixtes, qui ont un caractère double. C’est le cas, par exemple, pour les écrits qui traitent des sciences concrètes et sont appelés à tracer des descriptions du monde extérieur ou bien pour ceux qui exposent quelque vaste théorie. C’est le cas encore pour ce qui rentre dans le cadre des sciences dites morales et politiques, par exemple pour l’histoire et la philosophie.

Presque à toute époque, dans cette espèce de domaine indivis, la science et la littérature se livrent un combat acharné. La question de frontière n’a jamais été vidée. Chacune empiète tour à tour sur sa rivale. Chacune tour à tour prédomine, et il est assez aisé d’indiquer comment alternent leurs victoires successives. Dans les périodes réalistes, la science, qui constate, accumule et ordonne des faits réels, triomphe et fait invasion sur le territoire de sa voisine ; dans les périodes idéalistes, la littérature, qui ne peut créer la beauté sans avoir devant les yeux un idéal, prend sa revanche et ressaisit une partie du terrain conquis. A considérer l’ensemble des siècles, il semble bien que la science ait eu, en somme, l’avantage et obtenu des agrandissements définitifs ; mais ce n’est pas sans des reculs momentanés, sans des défaites partielles sur des points où elle s’était indûment avancée et où elle ne pourra jamais s’établir. Duel utile, qui stimule, fortifie, développe les deux adversaires ! Duel intermittent d’ailleurs, qui n’empêche pas entre elles un échange de bons offices, quand elles savent rester chacune à la place qui lui appartient en propre ! Elles peuvent, à l’occasion, se prêter mutuelle assistance  ; et c’est pourquoi il importe de noter avec soin, aux divers moments de l’existence d’un peuple, la nature des relations qu’elles ont ensemble.

§ 1. — Comment la littérature peut-elle exercer sur la science une action heureuse et légitime ? C’est d’abord et surtout en lui donnant des leçons de beau langage.

On le vit bien en France au xviiie siècle. Alors coexistent en beaucoup d’hommes des préoccupations scientifiques et des visées littéraires. C’est un des traits saillants de l’époque en même temps qu’un fait gros de conséquences. Montesquieu dissèque des grenouilles, étudie le gui au microscope et songera plus tard à mettre une Invocation aux Muses en tête de l’Esprit des lois. A l’Académie des sciences, Fontenelle, auteur {p. 338}de tragédies et de pastorales, débite avec compétence des éloges de savants. Voltaire y présente des mémoires sur le feu. A l’Académie française, d’Alembert, géomètre et mathématicien, lit des Éloges de littérateurs ; Buffon y prononce son fameux discours sur le style. Diderot, encyclopédie vivante, est le précurseur à la fois du drame romantique et de la théorie de l’évolution.

Or, en s’unissant ainsi à la science, la littérature lui rend des services signalés. Elle met à la portée de tout le monde ce qui risquait de rester enfermé dans un petit cercle d’initiés. Elle donne des ailes aux trouvailles qui ont vu le jour dans les gros livres techniques ou dans les creusets des laboratoires. Elle répand l’agrément, la grâce sur les notions les plus abstruses. Elle ôte à sa sœur, laborieuse, mais trop souvent pédante, sa mine rébarbative ; elle fait d’elle une personne, non seulement accessible aux profanes, mais avenante, aimable, séduisante.

Ce fut et c’est encore une des gloires de la littérature française d’être la grande vulgarisatrice. Elle a par là bien mérité de la civilisation humaine. Vérité inutile et comme non avenue, celle qui demeure au fond d’un puits, fût-ce un puits de science ! Il est nécessaire de l’en tirer, de la vêtir, de la parer pour l’introduire dans les salons, dans les familles, dans les écoles. Non seulement on lui donne ainsi le rayonnement auquel elle a droit, mais on fait davantage ; en augmentant le nombre de ceux qui la connaissent, on éveille parmi eux des vocations dormantes, on incite les générations nouvelles au labeur ardu d’accroître la somme de nos connaissances ; on fait germer une moisson plus abondante de savants, parce que la sélection des génies à venir s’opère sur un milieu plus large et de niveau moyen plus élevé. La littérature, en répandant la science, lui prépare une légion d’amoureux et des lendemains triomphants.

Oh ! sans doute, il y a une condition indispensable pour qu’elle ne fasse pas de mal en croyant faire du bien. C’est de savoir se subordonner à celle qu’elle veut aider ; c’est de ne pas satisfaire, aux dépens de la vérité, sa prédilection pour la beauté ! Si elle prétend faire passer au premier rang le désir de plaire ou d’amuser qui est sa principale raison d’être, [si elle devient de la sorte une servante-maîtresse, une alliée qui commande, {p. 339}adieu le profit de son intervention ! La science attifée, pomponnée, enrubannée ne perd pas seulement le charme austère et viril qui lui convient ; elle est sujette à perdre du même coup la précision, qui est sa qualité essentielle. A force d’être embellie et efféminée, elle peut être faussée. Fontenelle, quand il fait de l’astronomie galante à l’usage des marquises, roule sur une pente dangereuse qui mènerait vite à l’astronomie romanesque. Buffon, quand il décrit les animaux en termes d’une noblesse impeccable, est tenté de sacrifier un détail d’apparence grossière à l’élégance d’une phrase académique.

Ce péril se fait déjà sentir dans les ouvrages essentiellement scientifiques ; mais il est plus sensible et plus grave encore dans les genres d’écrits qui sont mitoyens entre la littérature et la science, tels que l’histoire et la philosophie. Dans les moments où l’esprit littéraire prédomine et prend plus que sa part, l’exactitude est victime de la rhétorique et des effets de style. On a des philosophes qui remplacent les raisonnements serrés par des effusions sentimentales, les arguments solides par des tirades oratoires. On a des historiens qui glissent vers la fiction, qui prêtent à leurs personnages des mots superbes et des harangues sonores, qui refusent des documents gênants en disant : Mon siège est fait ―, qui seraient presque capables, comme Paul-Louis Courier le reproche à Plutarque, de faire gagner par Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir leur période. Heureusement, à mesure qu’on avance, les méthodes deviennent plus sévères et le départ se fait plus nettement entre les deux collaboratrices qui travaillent côte à côte dans ces sortes d’écrits. A la science revient de plus en plus la constatation des faits particuliers et généraux, la recherche des effets et des causes, la critique des textes, des dates, des documents ; à la littérature le souci de l’arrangement, des proportions, du style. La philosophie, si expérimentale, si scientifique qu’elle puisse être un jour, fie sera jamais dispensée de mettre toute la lumière et toute l’harmonie possibles dans l’exposé des systèmes de plus en plus vastes auxquels elle aboutit ; l’histoire si érudite, si prudente qu’elle veuille être, n’échappe pas à la nécessité d’être une résurrection et par là même une œuvre de vie, une œuvre d’art.

{p. 340}Et ceci nous amène à un second service que la littérature rend parfois à la science. Il lui arrive en certains cas de la devancer, de lui frayer la route, tout au moins de lui ouvrir des échappées, de lui indiquer des directions.

Dans le domaine de la science pure, la chose est assez rare. Il ne faut pas s’attendre à trouver de grandes et nombreuses découvertes suggérées par des écrivains. Cependant une imagination lancée à l’aventure peut rencontrer sur sa route quelque idée féconde. On sait généralement que Cyrano de Bergerac, dans son Histoire comique des Etats et Empires de la Lune, indique parmi les moyens pour y monter un globe rempli de fumée : voilà le principe de la Montgolfière plus d’un siècle avant Montgolfier ! Ce qu’on sait moins peut-être, c’est que le même Cyrano dans le même ouvrage prévoit le phonographe. Voyez plutôt la description d’un livre singulier usité chez les habitants de la Lune : « C’est un livre miraculeux…, où pour apprendre les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un souhaite lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, cette machine ; puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il veut écouter, et en même temps, il en sort, comme de la bouche d’un homme ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage. » On pourrait dire de même que de nos jours tel roman de Jules Verne, telle fantaisie d’un poète, de Victor Hugo, par exemple, dans Plein ciel, présagent l’invention des bateaux sous-marins ou des nacelles ailées qui opéreront la traversée effrayante d’un astre à un autre. Le malheur est que cette prescience n’a de valeur qu’une fois les choses trouvées, parce qu’elle est le plus souvent trop vague pour servir de guide aux chercheurs.

Mais, dans les branches du savoir humain qui se partagent à proportions presque égales entre la science et la littérature, plus fréquent et plus utile est le rôle de ces vives intuitions qui précèdent les investigations méthodiques et lentes. On a connu des voyants de l’histoire qui par une sorte d’instinct ont su deviner des faits oubliés ou cachés, dont ils auraient été parfois bien embarrassés de démontrer la réalité que l’avenir cependant a mise hors de doute. Il y a eu des philosophes-poètes {p. 341}qui, envolés sur les ailes du rêve, ont pénétré jusqu’à des vérités que la raison a plus tard atteintes par une marche plus prudente et plus sûre. Dans les sciences dites sociales et qui jusqu’ici sont si peu sciences, l’utopie, qui esquisse la figure de l’avenir, a eu et aura toujours sa fonction nécessaire à côté des enquêtes sur le présent et le passé. Il ne suffit pas en effet de savoir ce qui est ou ce qui a été pour dire ce qui sera ; si l’on reconnaît à l’homme le pouvoir de modifier par une conduite raisonnée, soit sa propre destinée, soit celle du groupe auquel il appartient, il faut bien admettre, au-delà et au-dessus de la science, se dégageant d’elle et la dépassant, un idéal qui tend à se réaliser par cela seul qu’il est conçu, qui est ainsi de la réalité en puissance, ou pour mieux dire encore, en voie de formation.

Cette projection hardie des vues de l’esprit peut, c’est trop évident, n’être qu’une équipée aventureuse de la fantaisie ; elle peut aboutir au chimérique, à l’impossible, si elle est en contradiction avec des vérités dûment éprouvées. Mais aussi, ce qu’on oublie trop, elle peut être un prolongement logique du réel, une construction ayant ses fondations dans un terrain solide en même temps que son faîte dans les nuages. Elle est souvent une protestation légitime et utile contre la prudence excessive de certains savants enclins à mettre au bout de ce qu’ils savent : Limite de ce qu’on peut savoir. L’imagination ne se laisse pas arrêter par cette défense d’aller plus loin ; elle se rit des barrières qu’on lui oppose et pénètre dans des régions où la science n’ose pas s’engager, mais finit un jour ou l’autre par la suivre. Or, ce déploiement de la faculté inventive et poétique, qu’est-ce autre chose souvent qu’une réaction de l’esprit littéraire contre les timidités et même contre les prétentions exorbitantes de l’esprit scientifique ?

§ 2. — Mais il faut regarder la contrepartie : l’action de la science sur la littérature. Elle est multiple et longue à détailler.

C’est en notre siècle surtout qu’elle s’est exercée. Pas n’est besoin d’être savant pour savoir quels progrès immenses les sciences physiques et naturelles ont accomplis à la fin du siècle dernier. Ce fut une éclosion subite, presque une éruption de sciences jusqu’alors inconnues. Ce fut aussi une transformation {p. 342}merveilleuse des sciences déjà existantes par l’application de méthodes nouvelles. La botanique et la zoologie apprennent à classer les plantes et les animaux dans un ordre indiqué par leur structure même, et voilà des parentés inattendues qui se révèlent, une échelle des êtres qui s’ébauche, une série régulière de formes qui va de l’infiniment petit jusqu’à l’homme. Les alchimistes d’autrefois cherchaient dans leurs alambics le moyen de faire de l’or ; Lavoisier y trouve, y crée mieux que cela : une science, riche de jeunesse et d’avenir, qui s’appelle la chimie. Un autre jour, Buffon a fouillé du regard les entrailles de notre globe ; il a demandé aux métaux, aux rochers, aux couches du terrain comment s’est formée la planète dont nous peuplons la surface, et la géologie vient à son tour prendre rang parmi ses sœurs plus anciennes. Faut-il énumérer les forces de la nature qui sont alors asservies, disciplinées, utilisées par le génie humain ? La vapeur contrainte pour la première fois à mouvoir des bateaux et des voitures ; la conquête de l’air entreprise par d’audacieux aérostats ; la foudre obligée de dire son secret et de suivre la route qu’on lui trace ; le magnétisme dévoilant quelques-uns de ses mystères, qui font l’étonnement de la foule et la fortune des charlatans : voilà, non le tableau complet, mais une esquisse rapide des fruits que fait naître une observation plus attentive du monde extérieur. Et ces résultats ne restent pas emprisonnés dans les livres spéciaux. Non, les hommes de science se font hommes de lettres pour répandre leurs idées, pour les rendre accessibles, aimables, attrayantes ; et les hommes de lettres, à leur tour, se laissant tenter par la gloire du physicien ou du naturaliste, poussent des pointes dans un domaine qui trop souvent leur est étranger. Il n’est pas jusqu’aux gens du monde dont la frivolité ne se pique de goût pour les sciences naturelles, et les grands amphithéâtres où l’on enseigne la physique et la chimie, devenus trop petits pour la foule qui s’y presse, voient avec surprise s’asseoir sur leurs bancs peu rembourrés l’élite de l’aristocratie féminine. Et encore ce qu’on sait n’est-il rien auprès de ce qu’on espère savoir ! Les esprits, ivres d’enthousiasme, ne croient plus à l’impossible. Un ministre d’Etat, le marquis d’Argenson, prévoit le temps où l’on ira en Californie {p. 343}aussi aisément que de Paris à Versailles ; il croit fermement que l’homme pourra un jour fendre l’air et disputer la victoire aux oiseaux dans leur propre élément. Il y a même des téméraires, qui, à l’exemple de Franklin, cette incarnation du bon sens pourtant, prédisent aux hommes des âges futurs la longévité de Mathusalem.

Si notre siècle n’a pas réalisé toutes ces espérances, il n’a certes pas été indigne de ce prodigieux essor. Toutes les sciences se donnant la main, fraternellement unies, se poussant mutuellement en avant, ont marché à pas de géant vers une interprétation plus profonde de l’univers. L’histoire ne saurait citer aucun autre siècle qui ait avancé aussi vite dans cette voie. Les hommes qui ont vécu il y a deux cents ans seulement seraient stupéfaits, s’ils pouvaient revenir au monde, de voir dépassés quelques-uns de leurs rêves les plus audacieux. Les plus savants d’entre eux seraient ravis autant qu’étonnés de voir courant les Revues et même les rues des centaines de mots dont ils ne comprendraient pas le sens : mots désignant tantôt des matières récemment découvertes (gallium, sodium, gaz acétylène, etc.), tantôt des machines créées par l’industrie (locomotives, microphones, cinématographes, etc.), tantôt même des sciences dont ils n’avaient aucune idée (biologie, météorologie, sociologie, que sais-je encore). Un simple collégien a sur mille choses, sur la composition du soleil, sur la respiration des plantes, sur la formation des montagnes, des notions plus claires et plus exactes que les plus grands esprits du temps de Louis XIV. Comment ne pas s’émerveiller du formidable espace conquis en si peu d’années sur l’inconnu ?

Aussi n’est-il pas surprenant que la littérature ait subi jusqu’en ses mœlles l’influence de cet énorme développement scientifique ? La langue d’abord en porte la marque indélébile.

Des mots nouveaux y ont fait invasion par milliers. Mots bizarres parfois : mots formés du grec qui seraient des énigmes pour les grecs anciens (hypnotisme, électrothérapie, téléphone, etc.)  ; mots à terminaison latine qui jetteraient Cicéron ou Virgile dans des abîmes de perplexité (aluminium, fuchsia, eucalyptus, etc.). Mots qui à force d’être savants deviennent {p. 344}barbares et sont en certains cas de vrais monstres ; tel le mot potassium, qui, semi-germanique et semi-romain, ressemble aux fabuleux centaures ; tel le mot centimètre, qui est le résultat d’un alliage imprévu entre Rome et la Grèce ; tels les mots kilomètre et myriamètre, enfants mal venus, estropiés en naissant par des accoucheurs maladroits. Assurément le français s’est ainsi enrichi, mais combien alourdi ! Il traine désormais dans ses bagages quantité de vocables hétérogènes et hétéroclites qui ralentissent son allure. Car, si beaucoup de ces termes forgés par la science ne se hasardent pas dans le langage ordinaire, beaucoup aussi sont entrés dans l’usage courant avec les choses qu’ils représentent et les plus délicats des puristes n’oseraient affronter le ridicule de s’en passer.

Mais ce n’est là qu’une modification de mince importance. Le changement grave, profond, essentiel, le voici : c’est une orientation spéciale des intelligences. L’esprit scientifique, partout où il pénètre, apporte avec lui l’habitude de rechercher le comment et le pourquoi des choses, l’effort pour établir un enchaînement serré de causes et d’effets, le dessein de condenser une quantité de faits particuliers dans une formule générale, le désir de découvrir des lois constantes dans la suite des phénomènes.

Au siècle dernier, dès que la préoccupation scientifique envahit les écrivains, leurs ouvrages prennent des titres significatifs. C’est Montesquieu qui écrit ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. C’est Voltaire qui compose son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Vers le même temps, Duclos lance ses Considérations sur les mœurs de ce siècle et Diderot publie son Essai sur le mérite et la vertu. Dans tous ces livres, comme dans l’Esprit des lois, se décèle la volonté de percer l’écorce des choses et de chercher sous l’apparence ce qui peut les expliquer. En notre siècle, la même préoccupation se traduit dans tous les domaines par la prédominance de deux conceptions intimement unies : d’une part, l’idée d’un déterminisme universel reliant entre eux par un fil de plus en plus visible tous les phénomènes qui se succèdent dans le temps où se côtoient dans l’espace ; d’autre part, l’idée d’un perpétuel devenir, d’une évolution {p. 345}régulière et continue. Il n’en faut pas davantage pour renouveler les méthodes appliquées à des branches d’études qui passaient autrefois pour être presque exclusivement littéraires.

Nul ne songerait aujourd’hui à étudier les langues comme on faisait jadis. Nul ne voudrait, ne pourrait en réduire l’enseignement à une collection de recettes empiriques consacrées par l’usage. On ne se borne plus à constater une règle de grammaire : on en cherche patiemment la genèse à travers les âges ; on remonte à son origine, à son principe. On relève les transformations microscopiques par où ont passé les mots, les lettres, les sons ; on analyse à la loupe les métamorphoses incessantes de la vie linguistique d’une nation. Voltaire avait le droit de railler les audaces naïves de ceux qui s’aventuraient au hasard dans les mystères de l’étymologie. Science étrange, pouvait-il dire, où les consonnes comptent pour peu de chose et les voyelles pour rien du tout. On comprend ces moqueries) quand on entend, cinquante ans après Voltaire, le bon Nodier déclarer que le mot luron vient sans doute de tra deri dera, attendu qu’on dit un joyeux luron et qu’un homme joyeux fredonne volontiers un refrain. Cet homme a dû chanter tra deri dera, puis tra leri lera, puis luri, lura, comme le prouve le refrain connu de turlurette. Il ne restait plus après cela qu’un pas à franchir et on le franchissait gaillardement. C’en est fait à présent de ces exercices de voltige. Philologie, étymologie sont devenues des sciences précises, soumises à des préceptes rigoureux, accoutumées à une marche prudente, et s’il se produit d’aventure quelque réminiscence attardée des fantaisies d’antan, elle tombe bien vite sous les éclats de rire.

Tout ce qui a un caractère historique a bénéficié du grand courant scientifique qui s’est si puissamment épandu travers notre siècle. L’histoire, qui est et sera toujours science et art, a renversé l’ordre jusqu’alors accepté dans la proportion de ces deux éléments. Elle a compris que son premier devoir est d’être vraie et elle a mis son point d’honneur à devenir exacte jusqu’au scrupule. Adieu dès lors le surnaturel, venant briser la suite logique des événements ; adieu le commode recours aux insondables desseins de la Providence, que chaque historien sondait avec désinvolture et accommodait au gré de ses convictions {p. 346}personnelles ! L’étude des textes, des inscriptions, des médailles, des documents de toute sorte, a été entourée des précautions les plus sévères. Les témoignages divers ont été pesés, comparés, contrôlés. Et en même temps qu’on s’efforçait de mettre hors de conteste les faits, matière primordiale de toute histoire, on s’attachait à les grouper, à les coordonner, aies subordonner, à les réunir en systèmes. Certes, l’édifice du passé, qui se construit ainsi laborieusement, présente encore de nombreuses lacunes et il y a apparence qu’il en présentera toujours ; ça et là se dressent des arches colossales qui ne se rejoignent pas ; tel pilier façonné, sculpté, demeure isolé ; mais peu à peu, parmi les matériaux gisant à terre ou enfouis dans le sol, il s’en trouve qui comblent les vides et viennent se placer sur les pierres d’attente ; les substructions acquièrent de jour en jour une solidité à toute épreuve ; certaines parties sont assises, selon le vœu de Thucydide, pour toujours.

Ce que nous disons là de l’histoire, il faut l’étendre à la critique. L’appréciation des œuvres littéraires ou artistiques, qui est affaire de goût personnel, varie et ne peut cesser de varier d’un individu à un autre ; mais ce qui est affaire de science, pure question de fait, je veux dire l’analyse des caractères qui distinguent un ouvrage, le relevé des rapports qui l’unissent aux choses du même temps, voire même la connaissance des causes qui font varier d’une époque à l’autre le genre de beauté à la mode, tout cela s’élève lentement au-dessus de la discussion. Cela revient à dire que la critique, appliquée aux œuvres d’autrefois, rentre de plus en plus dans l’histoire, en devient partie intégrante et gagne par là même en certitude. On commence à pouvoir parler, dans les limites que je viens de tracer, de critique scientifique.

La philosophie, elle aussi, s’est transformée sous la même influence. Au lieu de se cantonner, comme elle l’a fait à certains moments, dans l’étude de l’homme et de ses destinées, elle s’est assigné un domaine plus large. Elle a fait rentrer l’homme dans la nature et elle s’est donné pour tâche d’expliquer, sans les séparer, la partie et le tout. Si une science, suivant la définition de Spencer, est du savoir partiellement unifié, la philosophie, ainsi élargie, aspire à être le savoir totalement unifié ; elle {p. 347}rêve de résumer par des lois identiques ou analogues la formation et le développement de l’astre, de la plante, de l’animal, de l’homme, de la société. En se fixant ce but lointain, cet idéal perdu dans les brumes de l’avenir, elle a dû changer de méthode. Il ne lui a plus suffi d’interroger la conscience ; elle a senti la nécessité de connaître les résultats où chaque science particulière aboutit, de relier les phénomènes physiques aux phénomènes moraux, de rattacher par exemple la psychologie à la physiologie. Qui donc aujourd’hui prétendrait étudier le mécanisme de la sensibilité ou de la volonté humaine sans se tenir au courant des travaux de ceux qui pèsent, dissèquent, analysent les cerveaux des hommes et des bêtes ? Qui s’aviserait, sous prétexte que l’observation directe de l’esprit par l’esprit fut le procédé de Socrate ou de Platon, de négliger l’aide que le médecin ou le chimiste peuvent apporter aux investigations mentales ? Il existe des laboratoires comme des Revues de philosophie expérimentale, et cela seul suffirait à démontrer que le nombre des faits acquis augmente incessamment en ce domaine comme dans tous ceux que nous venons de parcourir.

La littérature pure n’a pas non plus échappé à cette féconde invasion de la science.

Le théâtre s’en est assez peu ressenti. On peut en relever cependant quelques traces dans l’effort qui s’y est dépensé pour détruire certaines conventions et serrer de plus près la vérité, dans le souci de donner une exactitude rigoureuse au costume, au décor, à la mise en scène, de rétablir ainsi quelques-uns des fils mystérieux qui rattachent les acteurs d’un drame au milieu où ils vivent. Je pourrais noter encore le rôle important dévolu souvent aux inventeurs, aux savants, aux médecins, les tirades sur les vibrions ou sur la liquéfaction de l’oxygène, et même l’emploi, en qualité de ressorts dramatiques, de certains engins nouveaux tels que le télégraphe et le téléphone : ressorts qui, pour le dire en passant, auraient été bien précieux au temps où régnait la règle des trois unités, puisqu’ils permettent de faire parler et prendre part à l’action les personnages absents. C’est à peu près tout, et c’est en somme peu de chose.

En revanche, le roman, ce cadre élastique, s’il en fut, a admis {p. 348}beaucoup plus d’éléments empruntés à la science. Mentionnerai-je à ce propos ces œuvres qui ont pour but d’amuser en instruisant ou d’instruire en amusant et qui ont pour point de départ quelque vérité scientifique dont l’auteur tire hardiment des conséquences extraordinaires ? Les romans de Jules Verne sont les modèles du genre. Je crains que ces ouvrages, où le vrai et le faux, le réel et le chimérique s’enchevêtrent d’une façon inextricable, ne satisfassent guère, passé un certain âge, ni la raison ni l’imagination. Mais je ne voudrais pas contrister ceux qui leur ont dû quelques vives impressions d’enfance et leur gardent dès lors un souvenir reconnaissant. Il ne faut pas être trop sévère pour des livres, d’ailleurs si magnifiquement dorés et reliés, dont l’apparition fut une fête dans la vie d’une multitude de petits hommes et de futures femmes. Mieux vaut signaler chez de nombreux écrivains qui ont devancé ou suivi Edgar Poe l’existence d’un fantastique particulier, lucide, méthodique, où les idées s’enchaînent avec une logique si serrée qu’il est presque impossible de marquer le point précis où l’on passe de ce qui est à ce qui peut être et du possible à l’impossible. Mieux vaut rappeler encore les sujets nouveaux que telle découverte de la veille a fournis aux auteurs en quête d’histoires émouvantes. On sait quel parti les romanciers, depuis Alexandre Dumas père jusqu’aux feuilletonistes de journaux à un sou, ont tiré du sommeil provoqué et de la suggestion, et je n’énumérerai pas les innombrables écrivains-carabins qui ont puisé dans des traités de médecine des descriptions de maladies à faire frémir ou à faire vomir.

Toutefois nous restons jusqu’ici à la surface du roman : c’est dans sa constitution intime qu’il a été modifié par la science. On me pardonnera d’être bref sur ce point : j’ai, voici déjà bien longtemps119, développé les raisons que le naturalisme a eues de se définir lui-même « la science appliquée à la littérature. » Il me suffira de les résumer.

Le roman naturaliste a été scientifique par le but qu’il s’est proposé : toute la vérité, rien que la vérité, telle fut sa devise {p. 349}ambitieuse. Il à été scientifique par la méthode qu’il a dû suivre pour approcher de ce but : accumulation de notes et de documents, réduction au minimum de la part laissée à l’imagination, remplacement de l’intrigue, habilement nouée et dénouée, par « une tranche de vie » donnée telle quelle, analyse patiente pour entasser les faits, théories savantes servant de fil conducteur pour les ordonner. Il a été scientifique par l’effort des auteurs pour arriver à l’impassibilité, pour éliminer l’émotion personnelle, pour reproduire la réalité tout entière avec l’implacable fidélité d’un miroir, pour substituer à tout parti pris moral la leçon de choses qui se dégage de l’enchaînement des causes et des effets. Il a été scientifique par l’obligation où il s’est mis de travailler sur le modèle vivant, de peindre d’après nature, de choisir ses sujets dans le monde contemporain ; il a prétendu même recourir non seulement à l’observation, mais à l’expérience ; il s’est intitulé roman expérimental. Il a été scientifique en appliquant le déterminisme au tracé des caractères, en rattachant les pensées, les sentiments et les actes des personnages à leurs antécédents, en remontant pour les expliquer aux trois milieux qui façonnent l’individu : milieu physique, milieu social, milieu psycho-physiologique. M. Zola a groupé sous ce titre : Histoire naturelle, d’une famille toute une série d’œuvres dont les acteurs forment les rameaux d’un grand arbre généalogique et il a pu croire ou faire croire qu’il se fondait, pour dérouler leurs aventures, sur les lois mystérieuses de l’hérédité. Scientifique, il l’a été encore et enfin par sa volonté de tout dire, par son intrépide emploi soit des vocabulaires techniques soit des nudités et des crudités de style, par la précision et l’ampleur de ses descriptions, par l’effacement de toute distinction entre la langue qui se parle et celle qui s’écrit, par le soin scrupuleux de laisser à chacun sa façon propre de s’exprimer. Il ne s’agit pas de juger en ce moment si les résultats obtenus ont toujours été à la hauteur des prétentions déclarées ; ce qui nous importe, c’est de constater la tenace résolution que durant une trentaine d’années le roman a eue de « faire vrai » avant tout.

Ces retours de la littérature vers la vérité, retours qui se produisent plus ou moins violemment à intervalles périodiques, {p. 350}la sauvent des phrases creuses, des déclamations vagues, des formules vides ou convenues. Ils la ramènent des nuages sur la terre ; ils lui rapprennent à marcher sur un terrain solide, quand elle s’est égarée trop longtemps dans les espaces illimités du rêve. Ces corps à corps avec la réalité lui sont salutaires : ils la retrempent, lui rendent vigueur et fermeté.

Mais il faut redouter aussi les abus de l’esprit scientifique. Qui s’attache aux faits positifs d’une étreinte trop exclusive, qui se cantonne dans la recherche trop méticuleuse des notions exactes, risque fort de perdre l’élan, l’essor ailé, l’allure souple et légère. Et bientôt c’est, dans la philologie, l’érudition lourde d’ennui qui sait à merveille corriger un texte, mais non plus en sentir la grandeur ou la grâce ; dans l’histoire, la monographie substantielle et indigeste qu’on estime et ne lit pas ; dans la philosophie, la peur des vastes synthèses et la mise sous scellés de la métaphysique et de ses éternels problèmes ; dans le roman, au théâtre, la décroissance de la verve inventive, la froideur, la sécheresse, la vulgarité du terre à terre, l’impuissance à créer un type supérieur ; en toute matière, le style pesant, épais, scolastique, engrisaillé de termes abstraits ou hérissé de vocables rébarbatifs ; bref, tout ce que comprend d’étroit, de rogue, de fastidieux, de glacé, de mort le mot de pédantisme.

Quand la littérature en est là, elle revient brusquement à l’idéal, à la passion, à l’amour ardent de la vie et de la beauté, et la science fait, non pas banqueroute, comme le croient et le crient les gens à courte vue, mais une retraite momentanée hors des territoires usurpés où elle prétendait commander. Pour parler sans métaphore, il se fait dans le domaine intellectuel un partage sur de nouvelles bases entre l’élément personnel ou subjectif fourni par l’homme et l’élément réel ou objectif fourni par la nature, et le mouvement de pendule qui fait tour à tour prédominer l’un ou l’autre continue ses régulières et larges oscillations.

§ 3. — J’ai réservé, pour en parler avec plus d’ampleur, les rapports de la poésie et de la science, parce qu’elles passent pour être placées aux deux pôles et parce que, sans être aussi opposées l’une à l’autre qu’on le dit, elles sont pourtant séparées par un vaste écart.

{p. 351}Il semble, au premier abord, que la science n’ait sur la poésie qu’une influence désastreuse. Ecoutez le chœur de ceux qui dénoncent ses effets meurtriers : Elle ôte aux choses l’attrait du mystère ; elle jette sur l’univers un jour cru contraire aux mirages de l’illusion ; elle dissipe le clair-obscur propice à la rêverie ; elle fait évanouir mythes et légendes comme une troupe de fantômes chassés par le chant du coq. Musset peut s’écrier devant la lueur azurée qui tombe de l’astre que les hommes ont appelé Vénus :

Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !

Lyrique extravagance ! Le premier savant venu vous le dira : La planète Vénus, que le poète (bévue horrible !) qualifie d’étoile, n’a rien à voir avec l’amour ; comme le tas de boue que nous habitons, elle gravite autour du soleil suivant des lois connues, et pas n’est besoin de lui adresser des adjurations suppliantes pour qu’elle accomplisse sa route accoutumée. Arrière les vaines croyances ! Arrière les lutins et les fées dansant dans les clairières, les dryades palpitant sous l’écorce des chênes,

… et les nymphes lascives
Ondoyant au soleil parmi les fleurs des eaux !

Les fées ont disparu, les dieux immortels sont morts ! Et la poésie va mourir avec eux, tuée par la science. On a souvent cité ce toast d’un poète anglais120 : Honnie soit la mémoire de Newton ! — Il flétrissait ainsi, en la personne de son grand compatriote, celui qui a détruit la poésie de l’arc-en-ciel, en le réduisant à n’être plus qu’un jeu de lumière, une variété du prisme. Ô l’admirable instrument que la science pour couper les ailes à l’imagination, pour tout flétrir en décomposant tout, pour tarir la source des émotions d’où jaillissent les beaux vers ! Et plus d’un répète avec mélancolie, après Sully Prudhomme121 :

Comment chanter, pendant qu’un obstiné chimiste
Souffle le feu, penché sur son œuvre incertain,
Et suit d’un œil fiévreux un atôme à la piste,
De la cornue au four, du four au serpentin ?
Dans les combats légers de l’air avec la feuille
Il nous fait voir un gaz attaquant du charbon.
La fleur même, pour nous, depuis qu’il en recueille
L’âme sous l’alambic, ne sent plus aussi bon.

Ennemie dangereuse de la poésie dont elle attaque l’heureuse ignorance, d’où naissent les fables merveilleuses, la science est pour elle une alliée plus dangereuse encore, quand elle s’offre traîtreusement à elle comme matière à mettre en vers. Qui dira la formidable nullité de ces poèmes didactiques qui encombrèrent le moyen âge de leur stérile abondance ? Qui lit encore pour son plaisir ces bestiaires, volucraires, bréviaires du monde où la naïve crédulité de nos ancêtres a entassé les contes de nourrice et les platitudes rimées ? Au commencement de notre siècle, dans la pauvreté pseudo-classique du premier Empire, il pleut des poèmes du même genre : pluie d’hiver, triste, froide, monotone. De patients versificateurs chantent (cela s’appelle chanter !) la navigation, l’astronomie, la gastronomie. Ils chantent jusqu’à l’alphabet et à la versification ! Et ils ne réussissent qu’à composer des œuvres bâtardes, auxquelles il manque la précision pour être scientifiques et la poésie pour être poétiques.

Ainsi, soit l’examen direct des effets produits par la science sur l’esprit, soit le souvenir des tentatives avortées d’un passé lointain ou voisin, tout semble démontrer que la science réduit sans cesse le domaine et menace même l’existence de sa rivale, et il n’est pas étonnant que certains savants, dignes pendants des littérateurs qui proclament la faillite de la science, aient gaillardement prononcé l’oraison funèbre de la poésie.

Quand on parlait à Victor Hugo de cette mort prochaine, il se mettait à rire et répondait122 : « Force gens de nos jours, volontiers agents de change et souvent notaires, disent et répètent : La poésie s’en va. — C’est à peu près comme si l’on disait : Il n’y a plus de roses ; le printemps a rendu l’âme : le soleil a perdu l’habitude de se lever ; parcourez tous les prés de la terre, vous n’y trouverez pas un papillon ; il n’y a plus de clair de lune et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, l’aigle ne plane plus ; les Alpes et les Pyrénées s’en sont allées ; il n’y a {p. 353}plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes ; personne ne songe plus aux tombes ; la mère n’aime plus son enfant ; le ciel est éteint ; le cœur humain est mort. »

Le fait est que l’imagination est en l’homme une faculté non moins essentielle et immortelle que la raison ; et c’est pourquoi la poésie non seulement garde à côté et au-delà de la science son royaume inviolable, mais aussi sait puiser dans la science-même des éléments de vie et d’inspiration.

D’abord le livre d’or des savants, comme la légende dorée des saints, abonde en dévouements obscurs et en touchantes histoires qu’il est légitime et aisé de revêtir d’une pourpre éclatante. Pourquoi les martyrs et les héros qui plongent intrépidement dans le mystère, qui donnent à la recherche de la vente leur peine et leur vie, n’auraient-ils pas droit aux sourires de la Muse autant et plus que les capitaines qui reviennent triomphants au son des fanfares ou qui périssent enveloppés dans les plis du drapeau ? Serait-ce parce que leur gloire n’est pas rouge du sang d’autrui, parce qu’au lieu de coûter des larmes à l’humanité elle rayonne, sur elle en bienfaisante lumière ? Pourtant il est rude et multiple, le combat qu’ils ont à livrer, combat contre la misère, contre la faim, comme celui que soutinrent Bernard Palissy et tant d’autres, sacrés grands hommes après leur mort ; combat contre l’intolérance, contre une foi ombrageuse et brutale, comme ce fut le cas pour Galilée ; combat perpétuel enfin contre la nature, qui dérobe ses secrets, qui ne se les laisse arracher que par la force et qui se venge semble-t-il, des violences qu’on lui fait, témoin ces physiciens foudroyés par l’électricité qu’ils voulaient surprendre et dompter, ces chimistes mutilés, déchirés par la mitraille de quelque explosion et tombés dans leur laboratoire comme des soldats sur le champ de bataille, ces audacieux partis en plein ciel sur la foi d’un frêle aérostat etrejetés sans vie sur le sol ou dans les flots de l’Océan, à moins qu’ils n’aient disparu pour jamais dans l’espace sans y laisser plus de traces que des étoiles filantes. Certes, il y a dans ces victoires et ces désastres de l’homme lancé à la conquête de l’inconnu assez de grandeur d’imprévu, de courage, de périls, d’aventures dramatiques pour faire vibrer le cœur d’un poète.

{p. 354}Mais ce n’est pas la seule façon dont la science puisse éveiller la poésie. Elle suscite parfois dans l’homme un trouble, un tumulte, qui met aux prises une moitié de lui-même avec l’autre moitié ; elle entrechoque la raison et le sentiment ; elle déchaîne ainsi une lutte douloureuse, une sorte de tempête intérieure où la pensée erre ballottée, comme une barque fragile, au gré des souffles contraires. Sully Prudhomme, dans son noble poème de la Justice, a condensé en un dialogue tragique l’antagonisme de ces deux voix que l’homme moderne entend retentir au fond de sa conscience ; l’une est celle de la science, implacable et sereine, qui renverse sans pitié les vieilles idoles, les croyances chères à l’enfance des peuples, les préjugés enracinés par une longue accoutumance ; l’autre est celle du cœur qui proteste, qui tantôt a peur de ce bouleversement, s’attendrit sur les choses détruites, proclame l’inutilité du savoir humain et conseille au chercheur de s’endormir dans le plaisir et l’insouciance, tantôt se révolte, taxe la science d’impie, l’accable d’invectives passionnées, l’accuse de désenchanter la vie, d’anéantir le bonheur et la vertu. Contestera-t-on qu’il y ait dans ces déchirements intimes une source féconde d’inspiration pour une poésie, non pas frivole et joyeuse, mais grandiose et austère ? Sully Prudhomme a répondu par avance ; il a fait comme ce philosophe antique devant qui l’on niait le mouvement : il a marché.

Est-ce tout ? Non pas. La science devient encore et surtout poétique, parce qu’elle transforme et renouvelle en nous la conception du monde, parce qu’elle fait naître une philosophie plus complexe et plus large que les vieux systèmes désormais dépassés. « La poésie, écrivait Lamartine123, sera de la raison chantée. Voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique. ; elle sera, non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère des plus hautes conceptions de l’intelligence.  »

La poésie sera sans doute autre chose aussi ; bien téméraire qui voudrait enfermer l’incessante mobilité de l’art dans une {p. 355}formule rigide ; mais il est certain qu’elle peut et doit réaliser la prophétie de Lamartine. Et en effet, j’admets volontiers que les mythes d’autrefois ont eu leur raison d’être, leur grandeur et leur grâce ; que les dieux et les déesses de l’Olympe, les fées et les lutins des légendes populaires, les anges et les démons de la religion chrétienne ont pu être, aux yeux de nombreuses générations, de commodes incarnations des forces inconnues qui agissent autour de nous et sur nous. Il faut toutefois reconnaître que ces êtres aimables ou terribles répondaient à une interprétation singulièrement mesquine de l’univers. Les enfants prêtent la vie à tout ce qui les entoure ; ils se figurent comme des êtres bienfaisants ou malfaisants ces forces invisibles dont ils sentent les effets ; ils injurient le feu qui ne veut pas brûler ; ils se mettent en colère contre la porte qui s’obstine à ne pas s’ouvrir. Les peuples enfants ont raisonné ou déraisonné de même ; ils se sont représenté la foudre lancée par une main irritée, le vent déchaîné par le souffle d’une bouche divine, la mer soulevée par une puissance à la fois individuelle et surhumaine. Seulement faut-il regretter que ces fantaisies enfantines cèdent de jour en jour la place à des vérités plus viriles et, somme toute, plus grandioses ?

L’âge d’or, tel que l’imaginaient les anciens, avec ses ruisseaux de lait, son printemps perpétuel, ses arbres d’où coulait le miel, ses hommes innocents parmi lesquels erraient des lions, des ours, des tigres aussi innocents qu’eux, cette idylle aimable et douceâtre a pu prêter à de jolis tableaux. Mais, sans compter que les vivants ne sauraient être condamnés à copier et recopier sans cesse les tableaux de leurs devanciers, est-il bien sûr que ce roman de l’humanité commençante vaille la réalité, telle que la préhistoire la démêle peu à peu dans l’obscurité d’un passé aux trois quarts effacé ? J’aime mieux, je l’avoue, ce que nous fait entrevoir la science actuelle : les tumultueux bouillonnements de la vie à la surface de notre planète ; la formation lente du végétal et de l’animal dans la vase épaissie et solidifiée ; puis l’homme, ce nain intelligent, perdu d’abord au milieu de ces monstres dont les débris gigantesques nous épouvantent encore, l’homme errant, muet et sombre, parmi ces terribles compagnons, disparaissant dans l’épaisseur des {p. 356}prairies comme la fourmi qui chemine dans les hautes herbes d’aujourd’hui, rencontrant tout autour de lui une nature hostile, des forêts inextricables où le jour pénétrait à peine, des torrents grondants aux eaux fangeuses et au lit changeant, des marais énormes et grouillant de reptiles, séjour de la fièvre et de la mort, des montagnes abruptes cachant dans la nue leur tète neigeuse ou vomissant leurs entrailles en feu. Dites, est-ce que l’effort héroïque, l’endurance, l’ascension lente du futur roi de la terre vers le bien-être, la lumière, la puissance, la justice ne sont pas cent fois plus émouvants, plus poétiques que les fables trop docilement répétées de siècle en siècle ?

Guidés par le grand exemple de Lucrèce, nos poètes l’ont compris. Louis Bouilhet, Victor Hugo (et ils ne sont pas les seuls) ont osé s’aventurer, à la suite du géologue, dans ces époques reculées, dont l’immense lointain donne déjà la sensation de l’infini dans la durée. D’autres, à la suite de l’astronome, se sont élancés dans l’infini de l’espace. André Chénier suivait déjà dans l’éther impalpable

Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.

Et combien de fois Lamartine, reflétant dans le miroir de son âme la nuit semée d’étoiles, n’a t-il point plané au plus haut des cieux sur les ailes du rêve, laissant comme il le dit,

sa pensée
Flotter comme une mer où la lune est bercée !

Où est-il, celui qui, devant le pullulement des soleils emplissant l’étendue illimitée, regrettera le temps où le ciel n’était pour le penseur et le poète qu’une voûte de cristal piquée de clous d’argent ? Il me paraît que l’imagination, prisonnière sous ce dôme étouffant, doit rendre grâce aux savants qui ont, en le brisant, ouvert à son vol ébloui l’abîme de l’azur, cet Océan sans fond et sans rivages.

Pour redescendre sur la terre, les êtres que nous y rencontrons, animaux, plantes, rochers même, ne sont pas non plus pour nous ce qu’ils étaient pour nos ancêtres. Saint-Lambert, le médiocre auteur des Saisons, a dit ce mot profond : « Les anciens aimaient et chantaient la campagne ; nous chantons et aimons {p. 357}la nature. » Et qu’est-ce que la nature ? Nous n’entendons plus seulement par là les champs opposés à la ville. La nature, c’est le grand Tout vivant dont nous faisons nous-mêmes partie ; un tout organisé, harmonieux, obéissant à des lois auxquelles nous sommes soumis comme ce qui nous environne. La science nous a donné de nos jours le sentiment puissant de la vie universelle. Elle nous a rendu visible l’immense fraternité des êtres qui composent le monde. De là dans nos poètes modernes une veine nouvelle de sensibilité. De là cet apitoiement sur un cheval qu’on torture, sur un crapaud qui agonise, sur la fleur qui périt fauchée et se sépare avec douleur de la terre nourricière, sur les choses qui souffrent et pleurent, parce qu’elles ont une âme. Nous savons désormais que, si la nature dans son ensemble voit passer avec indifférence nos joies et nos chagrins, en revanche, les êtres dont elle est formée luttent, peinent, triomphent et meurent comme nous-mêmes et nous sont dès lors rattachés par un lien de sympathie et de solidarité.

Nous nous élevons de la sorte à des conceptions vraiment philosophiques où la science se transfigure d’elle-même en poésie. Les grandes généralisations d’un Darwin, d’un Spencer, l’effort pour enfanter une théorie nouvelle qui explique l’univers, cette doctrine de l’évolution qui nous fait assister à la formation et à la transformation incessante des continents, des plantes, des animaux, de l’homme, qui s’applique au développement des sociétés comme à celui de la faune ou de la flore terrestres, tout cela a reculé notre horizon et en même temps nous a fourni un moyen de nous orienter dans la forêt touffue des détails. Chênedollé, au commencement du xixe siècle, désespérant de marier comme il l’aurait voulu la science et la poésie, disait : « La science n’est pas encore nubile. » Et il avait raison. Elle ne présentait alors que des vérités éparpillées, des résultats fragmentaires et presque sans lien entre eux. La philosophie aujourd’hui les coordonne ; elle permet au penseur de monter sur un sommet d’où il peut embrasser le panorama de l’univers et saisir ou du moins pressentir l’unité sous l’infinie variété des aspects. Comment un pareil spectacle laisserait-il insensibles et froids ceux qui peuvent le contempler ?

Et qu’on ne craigne pas la disparition de ce mystère, de cette pénombre chers aux rêveurs et aux défenseurs de la poésie du passé. Si nous voyons plus avant, nous ne voyons pas tout, nous ne le verrons jamais. — Il y a, dit Montaigne, ignorance abécédaire et ignorance doctorale. — L’une est celle d’où part la science ; l’autre est celle où elle aboutit. L’origine et la fin des choses sont encore impénétrables au regard humain ; beaucoup pensent qu’elles le demeureront toujours. Sans nous prononcer sur cette hypothèse, nous pouvons dire que, pour des centaines et des centaines d’années, il reste un vaste champ ouvert aux visions, aux rêveries, aux intuitions des poètes.

Il nous est permis après cela de conclure que la science et la poésie peuvent s’allier heureusement. Sans doute c’est à condition que le poète soit poète ; qu’il sache transformer des idées en émotions ; qu’il ne rime pas des formules techniques, mais les sentiments éprouvés par une âme enthousiaste ; qu’il ne se pique pas d’enseigner, mais qu’il travaille à suggérer des impressions  ; qu’il s’appuie sur les données fournies par les savants, mais pour s’élancer jusqu’à des élévations qui les dépassent ; qu’il soit en un mot capable de comprendre et d’appliquer ce précepte d’André Chénier :

L’art ne fait que des vers ; le cœur seul est poète ;

ou, mieux encore, qu’il se conforme à cette définition de l’art proposée par Tolstoï124 : « C’est un organe vital de l’humanité, qui transporte dans le domaine du sentiment les conceptions de la raison. »

Ces conditions marquent une fois de plus la limite que la science ne peut franchir dans son alliance avec la littérature sans lui faire tort. A l’historien de noter dans chaque époque et dans chaque œuvre mixte si cette frontière a été respectée ou violée.

§ 4. — J’ai montré quel entrecroisement de causes et d’effets relie étroitement le développement scientifique et le développement littéraire d’une société. J’aurais terminé là tâche que je me suis proposée dans ce chapitre, si je ne tenais encore à signaler {p. 359}brièvement entre ces deux sections du mouvement intellectuel des rapports qui n’impliquent pas une action directe de l’une sur l’autre, mais qui révèlent un véritable parallélisme dans leur marche simultanée.

On peut à toute époque relever entre les caractères essentiels de la littérature régnante et le groupe de sciences qui prédomine une analogie d’où ressort cette vérité, aujourd’hui presque banale, qu’une société, à un moment donné de son existence, est un ensemble organisé dont les diverses parties sont en harmonie.

Il est intéressant d’étudier à ce point de vue le milieu du xviie siècle. C’est en France une grande époque pour les sciences physiques et mathématiques, pour les mathématiques surtout. Descartes, Pascal, Fermat sont des géomètres plus encore que des physiciens. Or comment ne pas remarquer les rapports du système philosophique de Descartes avec la géométrie ? Le philosophe emploie la méthode déductive ; d’un principe unique, je pourrais dire d’un axiome, il tire l’existence de Dieu, l’existence du monde, toute une série de corollaires enchaînés comme les théorèmes d’Euclide. Les sciences mathématiques sont les plus abstraites et, si je puis hasarder le mot, les moins matérielles de toutes. Elles se composent d’une chaîne de raisonnements solidement liés. Les figures imparfaites dont elles se servent pour l’invention ou la démonstration ne sont qu’un auxiliaire dont elles peuvent se passer. Elles sont presque tout entières dans l’esprit. De même la philosophie de Descartes est toute spiritualiste. Il met en doute l’existence du monde extérieur, et il ne peut la démontrer (circuit étrange) que par l’existence de l’âme qui perçoit le monde et par l’existence de Dieu qui, étant parfait, ne peut avoir voulu tromper l’homme en lui donnant de fausses perceptions.

Si l’on regarde les œuvres littéraires du temps, qu’y trouve-t-on ? Un style clair, qui vaut surtout par la logique, la précision des lignes, l’enchaînement serré des idées, qui n’admet guère que des épithètes abstraites et générales ; un théâtre où les personnages sont comme détachés de leur milieu et se meuvent dans un cadre vague, indéterminé, où ils se présentent presque comme de purs esprits dont les pensées et les {p. 360}sentiments méritent seuls l’attention ; des tragédies simples ; d’une structure rigide et géométrique, d’une sobriété de mise en scène qui montre qu’elles s’adressent à l’âme, non aux sens ; une littérature qui se concentre tout entière dans l’étude, de l’homme civilisé, qui ne daigne ou ne sait pas voir le reste de l’univers, qui ne connaît pas la campagne, qui soumet l’imagination, « la folle du logis », aux commandements de la raison, qui marche à pas comptés, d’une allure méthodique et posée.

On dira que certains écrivains font exception. Molière, par exemple, se moque des précieuses qui font profession de mépriser en l’humanité

la partie animale
Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.

Cyrano de Bergerac, comme plus tard La Fontaine, n’a garde d’adhérer aux doctrines orgueilleuses qui refusent une âme aux chiens, aux chevaux, aux fourmis, à nos frères inférieurs. Mais ces écrivains-là, qui forment minorité, appartiennent à un autre courant d’idées ; ils sont disciples de Gassendi, le philosophe, qui, après Epicure et Lucrèce, se plongea dans la grande nature et réclama vigoureusement pour les sens méconnus. Leur opposition à Descartes et les qualités particulières de leur œuvre sont dans la littérature le reflet d’une autre philosophie, d’une autre méthode scientifique. Elles confirment, au lieu de l’infirmer, la relation perpétuelle des deux ordres de choses que nous mettons ici en regard.

Si nous considérons, au contraire, une époque où la première place appartient aux sciences concrètes, à la zoologie, à la botanique, aux sciences naturelles et médicales, nous pouvons deviner ce que seront dans leurs traits essentiels la philosophie et la littérature du temps. Le problème est aisé à résoudre. Chacun sait comment Cuvier, au moyen de quelques ossements fossiles, a pu reconstruire le corps entier d’un animal dont l’espèce a disparu. Il s’est fondé sur l’harmonie qu’offrent les membres divers d’un être viable, sur ce que les savants appellent l’unité de composition. L’historien, lui aussi, peut opérer des reconstructions semblables. S’il connaît une branche {p. 361}de la civilisation en un moment et en un pays donnés, il possède là de quoi prévoir et retrouver les caractères principaux des autres branches en ce moment et en ce pays.

Or la philosophie, quand elle ne reste pas flottante dans le doute, quand elle ne se borne pas à la commode interrogation : Que sais-je ? quand elle se mêle d’affirmer quelque chose, oscille entre deux directions où elle s’avance plus ou moins selon les temps. Tantôt elle s’occupe avec prédilection de la vie mentale ; elle scrute, à l’aide de la conscience, ce microscope interne, les pensées, les aspirations, les rêves de l’âme ; elle s’envole dans l’au-delà, poursuit l’absolu, s’aventure dans l’infini, vogue en plein ciel au risque de se perdre dans les nues. Elle est alors, comme on dit, mystique, spiritualiste, idéaliste, mots qui expriment des degrés divers d’une même tendance. Ou bien elle s’attache avant tout au monde extérieur ; elle procède avec circonspection, marche pas à pas, appuyée, comme sur deux béquilles, sur l’observation externe et sur l’expérience. Alors elle ne s’élève jamais bien haut au-dessus du sol ; il lui arrive même de ramper à sa surface. On l’appelle en ce cas empiriste, positiviste, matérialiste.

Laquelle de ces deux tendances l’emportera, quand triomphent les sciences dites naturelles ? Evidemment la dernière. En faut-il une preuve ? Comparez le milieu du xviie siècle au milieu du xviiie. Descartes doutait du témoignage de ses sens, de la réalité des objets qu’ils lui révélaient. L’existence de l’âme et de Dieu était pour lui plus certaine que celle de tout ce qu’il voyait et touchait. Par un renversement complet des rôles, les philosophes du siècle suivant se moquent de Descartes, et Diderot, Helvétius, d’Holbach doutent de tout ce qui ne tombe pas sous les sens, nient l’âme et Dieu. Cette floraison du matérialisme correspond à une magnifique floraison des sciences naturelles, et l’on peut dans notre siècle, de 1850 à 1885 environ, constater la même coïncidence.

La littérature a dans ces moments-là des qualités que j’oserais presque qualifier de matérialistes. Le style est coloré, pittoresque ; il parle aux yeux ; il sait décrire la nature, exprimer avec vigueur les sensations. Les romans et le théâtre ont une teinte réaliste ; le décor, la mise en scène y prennent une importance {p. 362}nouvelle. Les écrivains s’adressent aux sens et négligent volontiers la psychologie pour la physiologie.

On pourrait pousser plus avant ces analogies curieuses entre la littérature et les méthodes en honneur dans le groupe de sciences dominant. On verrait, par exemple, comment les théories microbiennes d’un Pasteur, ses recherches sur les infiniment petits des corps ont pour pendant les fines études des romanciers analystes, les subtiles anatomies morales d’un Bourget coupant, comme on l’a dit, un cheveu en quatre, ses tentatives pour pousser ses délicates dissections jusqu’au plus menu détail, son talent à saisir et à rendre visibles les infiniment petits du cœur humain ; on verrait comment cette prédominance de l’esprit d’analyse se marque, dans l’érudition du temps, par des discussions acharnées sur un point ou une virgule, par une foule de travaux minutieux dont les auteurs fouillent à la loupe avec une patience infatigable quelque coin exigu du passé.

Mais il est temps de conclure. J’ai connu dans ma jeunesse un professeur de rhétorique qui se vantait à ses élèves d’ignorer les quatre règles élémentaires de l’arithmétique, et l’on sait le mot de ce géomètre qui disait après la représentation d’une belle tragédie : Qu’est-ce que cela prouve ? Il m’a paru qu’il serait bon de faire cesser ces étroitesses de goût, ces dédains réciproques, ces prétentions exclusives auxquelles les programmes d’enseignement servent encore aujourd’hui de champ de bataille. J’aurais voulu surtout démontrer aux historiens qu’ils ne peuvent retracer le mouvement littéraire d’une époque quelconque en l’isolant du mouvement scientifique contemporain, et j’ai tâché de leur indiquer les voies où doivent s’engager leurs investigations.

Chapitre XV. La littérature et les arts §

Les Muses étaient sœurs dans la mythologie antique et les peintres se plaisaient à les représenter fraternellement unies ; ils plaçaient côte à côte et la main dans la main celle qui présidait à la science et celle dont relevait l’histoire, celle qu’invoquaient les poètes lyriques et celle qui était la divine patronne de la dansé. Mais on pourrait dire que parmi ces sœurs immortelles quelques-unes sont plus étroitement liées ensemble que les autres, ou, pour parler en style plus moderne, que, s’il y a, par exemple, cousinage entre les lettres et les sciences, il existe une parenté plus rapprochée entre les lettres et les arts.

Les lettres et les arts ont ceci de commun que les unes et les autres visent essentiellement à plaire, poursuivent également et avant tout la beauté. Il est donc naturel que l’union soit plus intime entre ces deux branches de la culture humaine ; et en effet parfois elles exercent l’une sur l’autre une action directe, toujours elles présentent dans leur développement des analogies frappantes.

§ 1. ― Commençons par un coup d’œil sur l’histoire des relations que la littérature et la musique ont eues ou ont encore.

Comment méconnaître qu’elles passent en même temps par des phases semblables ? Les gavottes et les menuets de Rameau, légers, gracieux et grêles évoquent l’idée de la prose ailée, pimpante et sèche qui s’écrivait dans la première moitié du xviiie siècle. Quelques années plus tard, quand la France se {p. 364}reprend d’amour pour l’azur du ciel, pour la verdure des prés, pour la mystérieuse obscurité des forêts ; quand la rêverie, ce breuvage grisant et assoupissant, enivre et endort les cœurs ; quand une mélancolie douce se complaît au murmure des sapins agités par la brise ou au clapotis des vagues expirant sur la grève ; alors aussi, par une coïncidence logique, la société française s’éprend de la fumée du tabac, des chimères de l’illuminisme et des voluptés d’une musique plus large et plus profonde. Alors aussi commence à refleurir la poésie lyrique, liée jadis, comme son nom l’indique, au son de la lyre et qui de nos jours, où les poètes ne touchent plus la lyre que par métaphore sauf dans certaines gravures de l’époque lamartinienne, a prospéré de compagnie avec les sonates et les vastes symphonies des grands compositeurs modernes.

La musique, qui, étant le plus subjectif des beaux-arts, bénéficie comme la poésie de l’exaltation du sentiment, change de caractère avec la littérature. Chez Berlioz, elle est romantique, c’est-à-dire fougueuse, éclatante, colorée, passionnément descriptive, comme une ode de Victor Hugo ; elle s’inspire, comme plus d’un écrit du temps, de Shakespeare ou des légendes allemandes. Sous le second Empire, la musiquette d’Offenbach, leste, moqueuse, spirituelle et canaille, mène gaillardement la ronde d’une société affolée de plaisir et fait danser le cancan aux dieux, aux héros, aux grands de la terre. Elle est contemporaine d’une renaissance du burlesque ; elle est en plein accord avec les poèmes funambulesques de Banville, avec la parodie, qui, sous le nom de blague, raille les grands gestes et les grands sentiments, avec les acrobaties d’un style qui grimace et se disloque dans les pieuses invectives d’un Veuillot ou dans les drôleries virulentes d’un Rochefort. Trente ans après, grave et triste, bruyante et savante, avant tout théâtrale, c’est-à-dire aussi objective qu’elle peut l’être, la musique, avec Wagner et son école qui veulent réformer le drame lyrique et en bannir la convention, se rapproche, par cette recherche de la vérité, du roman naturaliste, qui est, lui aussi, violent, sensuel, pessimiste et scientifique.

 

Mais laissons ces coïncidences qu’on peut relever à toute {p. 365}époque ; il sied de se demander s’il y a entre la littérature et : la musique, non seulement une ressemblance générale dans leur courbe de développement, mais de mutuelles dépendances.

La littérature, dans toutes ses œuvres, a souci de plaire à l’oreille ; par conséquent, elle désire avoir et a souvent des qualités musicales. Les orateurs savent combien importe le choix des mots sonores, l’arrangement des périodes qui tombent avec grâce et solennité. Les prosateurs, qui, tel Jean-Jacques, suivent la dictée d’une voix intérieure et retournent vingt fois dans leur tête les phrases qu’ils construisent ; ceux qui, tel Flaubert, les font passer par leur « gueuloir » pour en éprouver l’euphonie, attachent une légitime importance aux délicates combinaisons de syllabes qui forment ce qu’on appelle « le nombre ». Mais la poésie, plus encore que la prose, se pique d’être agréable à entendre. On a pu dire qu’elle est elle-même une musique, ce qui est vrai en un sens, faux en un autre.

En réalité, la musique et la poésie sont deux arts complets, profondément différents, mais ayant quelques caractères communs. Nés tous deux du langage instinctif, ils se sont attachés chacun à l’un des deux ^éléments qui le composaient ; le premier a travaillé sur les cris et les inflexions qui expriment les différents sentiments ; le second sur les sons qui sont devenus des mots exprimant des idées. L’un s’adresse surtout à la sensibilité, l’autre à l’intelligence. Ils se sont ainsi écartés de plus en plus ; pourtant ils gardent des traces de leur lointaine communauté d’origine. A tous deux la voix humaine sert d’instrument  ; à tous deux les mouvements de l’âme sont une matière inépuisable. Delà des rapprochements inévitables. La poésie, avec le soin qu’elle prend d’éviter certaines dissonances, avec son rythme qui mesure le nombre, sinon la durée des syllabes, avec l’écho régulier que fait la rime et parfois le refrain, s’efforce de charmer l’ouïe à sa manière et obtient une harmonie particulière qui n’est point à dédaigner. D’autre part, chaque fois qu’elle veut dire les agitations d’un cœur troublé ou un conflit de passions entre plusieurs êtres, elle marche sur un terrain où elle peut rencontrer la musique.

Ces rencontres ont amené entre les deux sœurs tantôt restant {p. 366}séparées, tantôt collaborant à la même œuvre, des rapports de voisinage et des tentatives d’union qu’il faut considérer tour à tour.

 

La musique a parfois agi à distance sur la littérature. Elle a pu être une inspiratrice pour l’écrivain. Elle lui a fourni des effets à traduire et à transposer, à rendre intelligibles par des formes verbales.

Victor Hugo125, qui est un voyant du monde visible et invisible, se représente le carillon des cités flamandes sous les traits d’une danseuse espagnole qui descend à petits pas du haut d’un beffroi et qui égrène sur la route les notes cristallines dont est plein son tablier d’argent. Il essaie une autre fois de lutter de richesse avec une symphonie en la décrivant.

Musset semble définir sa propre poésie — railleuse, séduisante et voluptueuse — quand il parle de la sérénade du Don Juan de Mozart où l’accompagnement qui rit se moque des paroles et de la mélodie qui supplient et caressent. George Sand, à Genève, entendant Liszt jouer un rondo intitulé le Contrebandier, tâche de rendre les impressions qu’elle a éprouvées et compose un conte lyrico-fantastique qui porte le même titre126. Les critiques du temps saluent comme une piquante nouveauté cette traduction littéraire d’une œuvre musicale. C’est du reste la mise en action d’une idée chère à la romancière. Elle croit que toutes les compositions des grands maîtres sont traduisibles, que telle combinaison de sons correspond naturellement à telle image ou à telle idée, et, chose curieuse, en application de cette théorie, Liszt dans ses concerts inaugure l’usage de distribuer aux auditeurs des programmes où les différentes parties d’une symphonie ou d’un concerto sont, comme il disait, « expliquées en langue vulgaire ». La même George Sand a consacré deux romans entiers à la musique : l’un, Consuelo, faillit par un singulier retour devenir un opéra entre les mains de Liszt ; l’autre, Les Maîtres sonneurs, est un pieux hommage à la musique populaire de son Berry. Depuis lors, Taine127 a brillamment interprété des sonates de Beethoven, non sans faire remarquer avec justesse que la musique, évoquant, non des formes distinctes ni des idées précises, mais des états d’âme et des nuances de sentiment, laisse à l’interprétation une liberté des plus larges. Bien hardi, certes, qui oserait garantir la fidélité d’une traduction de ce genre ! Mais qu’importe, en somme, si les pensées ou les rêveries suggérées à l’écrivain ne sont pas celles qui hantaient la cervelle du musicien, pourvu qu’elles soient intéressantes et qu’elles ne trahissent pas le sens général du morceau ? L’exactitude en pareille matière, à moins que l’auteur n’ait pris la peine de commenter ses intentions, est chimère pure.

Outre ces prétextes à « transpositions d’art », la musique a encore fourni à la littérature des procédés et des modèles. Les poètes, sans parler de leurs efforts rarement heureux pour reproduire par l’harmonie imitative les voix de la nature, se sont livrés à des recherches de sonorité ou d’euphonie qui les ont menés fort loin. Ils se sont laissé entraîner hors des limites de leur art, sur les terres de la musique, et la poésie s’est trouvée alors transformée et même absorbée par sa voisine.

On le vit bien dans les curieux essais de l’école dite décadente. Ce fut au lendemain d’une époque où la musique avait suscité des admirations et des querelles ardentes ; ce fut aussi dans un temps où les âmes, troublées et désorientées, se plongeaient à s’y perdre dans la pénombre des sciences occultes et dans la grisante atmosphère du mysticisme ; ce fut enfin à un moment où le culte de l’art pour l’art rendait les écrivains plus sensibles au vêtement de l’idée qu’à l’idée même, plus attentifs à l’extérieur de la phrase qu’à son contenu.

Théophile Gautier, ce grand « visuel », n’était certes pas un fanatique de la musique, témoin la fameuse boutade où il la définissait « le bruit le plus cher qui existe ». Il devait cependant contribuer à son triomphe. N’avait-il pas écrit que les mots ont par eux-mêmes leur valeur et leur beauté propres, {p. 368}indépendamment du sens qu’ils peuvent avoir ? Flaubert, qui s’épuisait à ôter les assonances d’une ligne, n’avait-il pas dit qu’un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ?

Survint tout un bataillon de jeunes poètes pour pousser jusqu’au bout le mouvement qui emportait les esprits vers une poésie jalouse de rivaliser avec la musique. Le fond et la forme des vers furent également bouleversés.

D’abord il fut convenu que le vague était le fin du fin. « Ta pensée, garde-toi de la jamais nettement dire128 », ordonnait un des pontifes de l’art nouveau. Elle était invitée, cette belle mystérieuse, à demeurer jusqu’à la fin enveloppée « du nimbe subtil d’une équivoque féconde ». Par quoi les idées nettes allaient-elles être remplacées ? Par des sentiments indécis et flottants comme les brouillards du matin, par des rêves insaisissables comme des fantômes, par des symboles volontairement obscurs comme les oracles des Sibylles. Par des sensations aussi, par des « notations musicales » ; telle désinence avait, paraît-il, un éclat voilé qui éveillait dans l’âme mille retentissements prolongés ; telle voyelle équivalait à tel instrument ; A donnait le son de l’orgue, E de la harpe, U de la flûte ; il s’ensuivait qu’on pouvait orchestrer un poème comme le compositeur marie dans une symphonie les cors, les fifres et les hautbois.

D’autre part, le vers disloqué, désarticulé, désossé, devenait onduleux, fluide, vaporeux. Il perdait son rythme pour se mouler sur celui de la phrase musicale, et, comme la rime le gênait encore dans ce travail d’assimilation, il finissait par s’anéantir dans une prose chantante qui n’était plus qu’une mélodie continue.

Je fais ici de l’histoire, non de la polémique. J’explique le plus que je peux et je juge le moins possible. Je ne rechercherai donc pas si la poésie lyrique, ainsi comprise, mérite l’impertinente qualification que Montesquieu appliquait à celle de son temps : une harmonieuse extravagance. Il se peut qu’un Verlaine, un Mallarmé aient obtenu de la sorte quelques effets {p. 369}inattendus de délicatesse caressante ; il se peut qu’ils aient réussi à charmer quelques initiés par de petits morceaux raffinés où il n’est pas très nécessaire de savoir ce qu’on veut dire. Il resterait à se demander combien de temps une littérature peut se passer de clarté et vivre dans des régions crépusculaires. Question qui prête à discussion, bien que les faits semblent y avoir déjà répondu ! Ce qui est du moins indiscutable, c’est qu’en certaines circonstances la pénétration de la poésie par la musique peut se produire et qu’en pareil cas les œuvres poétiques d’une dizaine d’années en gardent l’ineffaçable empreinte.

Il faut dire qu’à d’autres moments la littérature prend sa revanche. C’est elle qui à son tour agit sur sa rivale. Elle a été maintes fois l’inspiratrice des musiciens ; elle a éveillé leur imagination par contre-coup. Telle légende, tel roman, tel drame (je parle d’œuvres dont les auteurs ne songeaient pas du tout à cet honneur et le redoutaient peut-être) ont été des sources fraîches d’où ont coulé sur le monde des flots d’harmonie. Sur telle pièce de vers qui s’épanouissait au soleil, drue, vivace, parfaite en son genre, sans désirer un inutile surcroît de grâce, le chant est venu se poser comme un oiseau sur un rameau fleuri. Rien de plus ordinaire que ces miracles de transsubstantiation artistique. Il est plus aisé de traduire la poésie en musique que de faire l’inverse, et c’est par centaines que l’on compterait les compositeurs qui ont laissé courir leur verve inventive à la suite des écrivains.

De plus, est-ce que parfois la musique ne s’est pas aventurée, elle aussi, dans des domaines où elle n’avait pas le pied solide ? N’est-il jamais arrivé qu’à l’imitation de la littérature elle se soit crue capable d’exprimer des idées abstraites et compliquées ? Il me semble avoir rencontré, sur des programmes destinés à commenter des symphonies, des considérations philosophiques ou historiques que l’auteur prétendait traduire par des sons. Mais je laisse aux historiens de l’évolution musicale, plus compétents que moi en la matière, le soin de décider si la musique ne s’est pas trompée parfois sur la portée de ses forces, et je passe à l’étude des œuvres où les deux rivales, appelées à travailler ensemble et de concert, ont {p. 370}dû contracter une union d’autant plus fertile en conflits qu’elle était plus intime.

 

Leur union n’a pas eu le don de plaire à tout le monde. Lamartine ne pardonna jamais aux musiciens, sauf à Niedermeyer, d’avoir osé surajouter une mélodie aux vers si mélodieux du Lac. Suivant lui, la poésie et la musique se nuisent en s’associant, perdent chacune quelque chose de leur puissance et de leur beauté. Malgré cette protestation renouvelée plus tard par Laprade, leur alliance, aussi perpétuelle que celle des cantons suisses, s’est maintenue depuis l’origine des temps.

Pour ne parler que de la France, elle se retrouve toujours dans le drame et dans la chanson. Au moyen âge, dans les miracles et les mystères, on entend parfois un trio composé d’une basse, d’un baryton et d’un ténor : c’est la Sainte Trinité qui est censée parler. La foule prend de temps en temps une part active à la représentation, en entonnant un cantique avec les acteurs ; et dans les profondeurs de l’église, à laquelle est souvent adossé le théâtre, l’orgue mêle au chœur sa clameur puissante qui tour à tour gronde ou s’apaise au gré du Créateur. En des époques plus anciennes encore, les troubadours accompagnent sur la viole d’amour les chansons, aubades et sérénades qu’ils composent en l’honneur de la dame de leurs pensées. Des cantilènes populaires sont l’origine et le noyau de nos chansons de geste, et, plus tard, les jongleurs qui les débitent en font une sorte de récitatif ou de mélopée, comme ce Taillefer « qui moult bien cantait » et qui, en tête de l’armée de Guillaume le Conquérant, lançait à pleine voix la Chanson de Roland, vraie Marseillaise de ce temps-là. Plus près de nous, l’alliance reparaît au théâtre, depuis le grand opéra et la comédie-ballet jusqu’au vaudeville, à l’opéra-comique, au mélodrame, à l’opérette ! Elle se montre dans les cantates, les oratorios, les chansons, soit qu’elles ressemblent à une sonnerie de clairon, comme le Chant du départ, soit qu’elles s’élèvent jusqu’à l’ode, soit qu’elles s’attendrissent en romances, soit qu’elles dégénèrent en chansonnettes de café-concert ou se transforment en lamentations, comme celles que le poète {p. 371}Rollinat exhalait dans les salons en s’accompagnant d’un violon plaintif.

On peut suivre dans deux de ces genres mixtes, la chanson et l’opéra, les effets de cette coopération. On ne sera pas étonné de rencontrer des tiraillements et des compromis entre les deux alliées.

Dans la chanson, la musique paraît avoir servi plus que gêné la littérature. Sur les ailes de la mélodie, des paroles parfois médiocres ont volé plus haut et plus loin qu’elles n’auraient pu aller par leurs propres forces. Grâce à quelque vieil air, resté dans les mémoires, telle piécette de vers a gardé une popularité qu’elle n’avait pas le droit d’espérer. Et puis le refrain, le rythme imposé, qui étaient souvent gracieux et légers, ont donné à l’allure du poète plus de vivacité. Le cadre étroit, où il devait s’enfermer, l’a forcé à une sobriété salutaire, à une concision énergique : son talent y a gagné une vigueur qu’il n’aurait peut-être pas eue sans cela. L’œuvre de Béranger fournirait, au besoin, mille preuves du profit qu’il a tiré de cette contrainte heureuse. Elle prouverait aussi qu’il en a quelquefois souffert, que sa pensée est devenue ça et là pénible et même obscure à force d’être condensée. Il semble pourtant que, somme toute, en ce domaine leur action combinée ait été bienfaisante aux deux collaboratrices et on ne voit pas qu’il se soit élevé entre elles de graves différends.

Il n’en est pas de même dans l’opéra. L’une ou l’autre s’est, tour à tour, montrée despotique.

La musique, à maintes reprises, n’a pas hésité à réclamer impérieusement la suprématie. Mozart disait : « Dans l’opéra, la poésie doit être la fille absolument obéissante de la musique.  » Et l’on pense si la pauvre fille, ainsi réduite à l’humble place de Cendrillon, a été mal traitée. Auber, en France, le prenait de haut avec le collaborateur de rencontre qu’il pouvait avoir pour les paroles. Il lui faisait entendre une ariette, un motif quelconque, puis il disait : « Adaptez-moi à cela des mots qui soient dans le sentiment de la phrase musicale, du rythme, et, autant que possible, de la situation dramatique129. »

{p. 372}Soumise à des conditions pareilles, obligée de se plier aux caprices du compositeur, la poésie a pu se plaindre souvent d’être sacrifiée, et il n’est pas surprenant qu’elle ait alors rempli sa tâche avec quelque négligence. Beaumarchais déjà lançait l’aphorisme fameux : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Scribe, le librettiste ordinaire de Meyerbeer, a commis des vers qui sont des péchés impardonnables contre la poésie et même contre la langue française. On connaît ce passage des Huguenots : « Ses jours sont menacés ! Ah ! Je veux t’y soustraire. » Il ne faudrait pourtant pas oublier que des libretti ont été signés des plus grands noms de notre littérature. Corneille ne dédaigna pas de travailler avec et pour un musicien. Quinault, par la molle harmonie dont il fit preuve dans ses drames lyriques, ne fut peut-être pas inutile à Racine, le futur auteur des chœurs d’Esther et d’Athalie. Mais aussi que de fois les vers d’un poète n’ont-ils pas été brisés, tordus, défigurés, massacrés sous prétexte de devenir un canevas à grands airs ou à chœurs plus ou moins ridicules !

Par une revanche facile à comprendre, les poètes ou leurs amis ont parfois prétendu réduire la musique au rôle accessoire. Un directeur de l’Opéra de Paris avait coutume de dire qu’il fallait avant tout s’occuper de la pièce, en choisir une qui eût réussi et possédât par avance la faveur du public, puis la confier à un arrangeur habile chargé de la découper en scènes à effet ; après quoi l’on pouvait jeter dessus n’importe quelle musique ; le succès était sûr. — Recette douteuse où le musicien est ravalé au rang du cuisinier qui se charge de faire passer, à l’aide d’une sauce affriolante, la fraîcheur douteuse d’un poisson !

Il est permis de rêver une entente plus fraternelle et plus heureuse entre les deux puissances. C’est celle qui repose sur une mutuelle reconnaissance de leurs droits et de leurs limites, sur une espèce de contrat où, considérées comme équivalentes, elles s’accordent l’une à l’autre un égal respect en se répartissant des fonctions différentes.

Chacune d’elles a par nature, comme l’homme et la femme dans un ménage, des aptitudes et des attributions spéciales. La poésie possède une faculté de précision qui manque à la pensée musicale ; elle est donc appelée à formuler l’idée mère {p. 373}du drame, à combiner les événements et les passions dont la rencontre et le conflit amèneront des situations terribles ou plaisantes ; elle détermine ainsi la voie où doit s’engager après elle l’inspiration du compositeur. La musique, de son côté, triomphe, dès qu’il s’agit d’imiter les bruits de la nature ; elle peut atteindre en cela une perfection refusée à sa sœur. Quel écrivain pourra jamais, par exemple, faire parler les voix mystérieuses de la brise et des oiseaux dans les branches, de façon à égaler les frémissements aériens et les frissons harmonieux par lesquels Wagner évoque (dans Siegfried) les murmures de la forêt ? La musique, en outre, complète et renforce l’expression dont la poésie a revêtu les sentiments ; elle donne aux paroles et aux cris partis du cœur une puissance de pénétration plus grande ; elle leur donne en même temps une signification plus large, plus générale, en les traduisant dans une langue universelle. Elle n’accompagne pas seulement la poésie ; elle la dépasse ; elle va jusqu’où les mots n’arrivent plus ; elle peut exprimer certains paroxysmes qui défient toute notation ver baie. Et, parfois, le défaut qu’elle a d’être vague devient une qualité précieuse ; elle excelle à rendre sensibles certains états d’âme imprécis et crépusculaires ; elle est le langage de la rêverie, de l’indéterminé, de l’indéfinissable130.

De la sorte, si l’on veut que chacune reste à la place qui lui appartient, c’est la poésie qui commande d’abord, tandis que la musique est obligée de se plier docilement aux inventions du poète, aux rythmes qu’il a choisis, à l’accent tonique des mots qu’il a entrelacés. Mais la servante devient bientôt maîtresse : la musique, en se développant dans le cadre qui lui est tracé, passe au premier plan ; elle efface par son éclat, en suivant les lignes qui règlent sa marche, la poésie même qui les a dessinées. On dirait un ministre, qui a reçu des ordres d’un souverain, mais qui l’éclipsé ensuite par la façon brillante dont il les interprète et les exécute.

La conception de ce partage équitable des rôles peut {p. 374}s’appuyer sur des autorités considérables. Gluck écrivait déjà : « La musique doit ajouter à la poésie ce que l’heureux accord de la lumière et des ombres, la vivacité des couleurs ajoutent à la correction et à la bonne tenue du dessin, en animant les figures sans en altérer les contours. » Seulement pour que l’accord et l’équilibre, difficiles à établir et faciles à déranger, se maintiennent, peut-être faut-il qu’il y ait fusion du poète et du musicien en une seule et même personne, et qu’en sus l’artiste doublement doué ait une égale maîtrise dans l’un et l’autre art. En Allemagne, Wagner ; en France, Mme Augusta Holmes, M. Vincent d’Indy jet quelques autres ont poursuivi cet idéal et s’en sont approchés.

Mais ces relations d’une idéale intimité entre la musique et la littérature n’ont pas encore eu le temps de se développer, et, comme je n’ai voulu être ici qu’un historien, je m’arrête au seuil de l’avenir qui les rendra peut-être aussi ordinaires qu’elles paraissent l’avoir été aux beaux jours de la Grèce antique.

 

§ 2. — L’architecture et la littérature, pour peu qu’on compare leur histoire, apparaissent liées dans leur développement par des rapports étroits et constants.

Au moyen âge, églises, châteaux, hôtels de ville représentent les trois faces principales de la société française ; ce sont les monuments d’une France chrétienne, féodale et municipale. Or les chansons de geste, les poésies guerrières et galantes des troubadours et trouvères, les mystères, qui étaient souvent joués par toute la population d’une ville, ont dans leur ensemble les mêmes caractères. Si l’on voulait pousser dans le détail la comparaison, on pourrait observer que les cathédrales mettent plusieurs siècles à s’achever ; que, commencées dans un style, elles sont fréquemment finies dans un autre ; qu’elles sont de grandes œuvres collectives où ont collaboré beaucoup d’architectes inconnus ; que dans leurs statues, leurs bas-reliefs, leurs vitraux, elles sont la vivante image des croyances du temps ; mais que d’ailleurs elles laissent libre carrière à la fantaisie des artistes et admettent la satire et la parodie, fût-ce celle du clergé. Or, n’en est-il pas ainsi des grands poèmes de la même {p. 375}époque ? Tel d’entre eux se continue pendant plus de cent ans et change de nature sur la route ; il commence par la gaieté, par la joie de vivre, et finit par l’amertume et la raillerie mordante. Les poètes qui ont travaillé à ces vastes constructions sont souvent inconnus. On y va de la piété sincère à la moquerie et l’une fraternise avec l’autre dans plus d’un drame sacré. Le Roman de la Rose est comme un animal chimérique, ayant une tête d’agneau et un corps de loup ; il passe de l’allégorie quintessenciée à l’attaque violente de l’Église et des autres puissances. Le Roman de Renart, qui débute par une malice innocente, se termine par des appels à la révolte.

Si l’on doutait de la marche parallèle des deux arts, ce qui se passe lors de la Renaissance suffirait à la mettre hors de contestation. Au moment où Ronsard et son école ressuscitent les dieux du vieil Olympe, calquent les procédés et les mots mêmes des poètes de l’antiquité classique, l’architecture se refait grecque et latine comme la littérature. Adieu l’ogive ! Vivent le plein cintre et la coupole ! Et de même que les œuvres du moyen âge paraissent aux contemporains de Louis XIV barbares, grossières, surannées et sont flétries par eux du nom de gothiques, de même les plus belles cathédrales de l’ancienne France sont victimes de leur goût dédaigneux. Elles ne retrouveront faveur qu’à l’époque où la France, se retournant avec sympathie vers ce passé lointain, se reprendra d’amour pour la poésie des trouvères, c’est-à-dire au commencement de notre siècle. Monuments écrits, monuments bâtis ont souffert du même mépris, bénéficié du même regain d’admiration !

Qui croirait aujourd’hui, en parcourant les châteaux dont la Renaissance a semé les bords de la Loire, en voyant ces merveilles d’élégance et de délicatesse, à la fois si sobres et si riches dans leur ornementation, qu’à certaines époques ils ont déplu au point d’être regardés comme indignes d’être conservés ? Ce fut pourtant le cas. Au château de Blois, Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, fit démolir toute une aile pour la rebâtir à sa guise, et la mort seule l’empêcha de détruire le reste. A Paris, sous le règne de Louis XV, on fit le plan d’un nouvel Hôtel de Ville, parce que l’autre, un chef-d’œuvre datant de François Ier, paraissait d’une structure trop peu {p. 376}classique. Ces dédains rigoureux correspondent au temps où Malherbe et Boileau dénigraient Ronsard, où Voltaire exhalait son aversion à l’égard d’un siècle durant lequel l’on s’était égorgé pour des controverses religieuses.

L’architecture subit ainsi les mêmes modes que les œuvres littéraires. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, il y eut comme, une seconde Renaissance. L’adoration pour l’antiquité se réveilla. Il fut convenu qu’il fallait tout faire à la grecque. C’est alors que dans un souper, où les convives couronnés de roses avaient bu du vin de Chypre et mangé couchés suivant l’usage des anciens, l’enthousiasme des convives dota le poète Lebrun du surnom qui lui est resté de Lebrun-Pindare. C’est alors aussi que colonnades, portiques, temples grecs se bâtissent de toutes parts, jusque dans les îles en miniature, dont les grands seigneurs ne manquent pas d’orner les bassins de leurs parcs.

Notre siècle enfin, qui a fouillé l’histoire avec tant de zèle et de patience, qui a pris tant de plaisir à ressusciter les âges disparus, a eu les plus habiles restaurateurs de monuments anciens, si bien qu’à force de reproduire tous les styles il a presque oublié d’avoir le sien propre. Il a bâti bien des maisons Renaissance, des églises romanes ou ogivales. Il n’a guère montré son originalité, vrai siècle de commerce et d’industrie, que dans des ponts, des gares, des viaducs, des palais d’Exposition, constructions souvent énormes où le fer et le verre remplacent en partie les antiques matériaux et inaugurent peut-être un art nouveau, capable d’une hardiesse et d’une puissance plus grandes. Evolution semblable à celle de la littérature actuelle, qui, dégagée peu à peu des formes et des traditions du passé, essaie en tâtonnant de créer des moules nouveaux pour la pensée.

Si nous cherchons cependant une action directe de l’architecture sur la littérature, il faut avouer que nous trouvons peu de chose. Nous la voyons tout au plus lui fournir des sujets de y description. Une cathédrale est l’héroïne d’un roman fameux de Victor Hugo. C’est le temps où les mots ogive et pyramide expriment le superlatif de l’admiration à l’égard d’un poème et l’on dirait parfois que les écrivains romantiques se piquent {p. 377}d’une belle émulation à l’égard des architectes. Qu’on relise la curieuse préface des Orientales. Le poète y souhaite « pour la France une littérature qu’on puisse comparer à une ville du moyen âge », et si on lui demande ce qu’il a voulu faire lui-même dans son livre, il répond : une mosquée, « la mosquée orientale, au dôme de cuivre et d’étain, aux portes peintes, aux parois vernissées, avec son jour d’en haut, ses grêles arcades, ses cassolettes qui fument jour et nuit, ses versets du Koran sur chaque porte, ses sanctuaires éblouissants, et la mosaïque de son pavé et la mosaïque de ses murailles ; épanouie au soleil comme une large fleur pleine de parfums ».

L’architecture ainsi a peut-être aidé parfois les littérateurs à concevoir leur œuvre comme un ensemble touffu, complexe et ordonné quand même, dont les différentes parties s’agencent en vue d’un effet harmonieux. Parfois aussi, elle a prêté un symbole de pierre à l’idée d’un poète ou d’un romancier. Théophile Gautier, un soir qu’il rêve à son existence passée, se représente visitant « le Château du Souvenir131 », un vieux manoir perdu dans les broussailles, rongé par le temps et les orages, meublé de vieilles tapisseries et de portraits effacés, peuplé d’ombres grises et roses qui disparaissent avec le soleil levant. M. Zola, lui, s’est plu à donner pour centre à ses romans, quelque vaste édifice132 : une halle, un cabaret, un grand magasin, une usine, une église même ; il l’anime alors d’une vie fiévreuse, fantastique, inquiétante ; il en fait un être redoutable mêlé à l’action, agissant sur les personnages qui s’y meuvent, devenant plus d’une fois le plus important d’entre eux tous.

Plus profonde serait l’influence de la littérature sur l’architecture, s’il fallait en croire une prophétie sibylline que Victor Hugo, rapprochant la cathédrale de Paris du premier livre imprimé, a condensée dans une formule de style lapidaire : Ceci tuera cela.

Cet oracle a deux sens au moins, ce qui est peu pour un oracle. Il peut signifier que l’imprimerie doit tuer la foi catholique ; que Gutenberg est le précurseur de Luther et de Voltaire ; {p. 378}que l’hérésie jusque-là étouffée va devenir, grâce à la presse, la Réformation victorieuse et l’incrédulité triomphante. Mais il veut dire aussi que les Eglises sont des livres de pierre où les générations d’autrefois écrivaient leur pensée pour l’éternité ; qu’elles ont été des symboles compliqués, où le plan, les sculptures, les plus minces détails exprimaient des idées ; que, parlant ainsi aux initiés un langage mystérieux, elles parlaient en même temps aux yeux de la foule par leurs vitraux, leurs fresques, leur peuple de statues ; qu’elles ont matérialisé durant des siècles le génie poétique et les aspirations populaires ; que les cathédrales gothiques en particulier, par leur élan vers le ciel, par la hardiesse de leurs lignes verticales, ont rendu à merveille les espérances et les envolées mystiques d’un âge de foi tourné presque tout entier vers l’au-delà ; seulement que, l’imprimerie étant inventée, la pensée, au lieu de se pétrifier, devient oiseau, vole d’un bout du monde à l’autre, se rit du temps et de l’espace, sûre qu’elle est de pouvoir se multiplier à l’infini ; que désormais la Bible de marbre et de granit est vaincue et destinée à être remplacée par la Bible de papier, plus claire, plus mobile et, malgré l’apparence, plus durable.

L’auteur a développé cette prédiction dans un chapitre magistral. On peut cependant se demander s’il n’a pas tordu les faits pour les besoins de sa thèse. Il s’en faut que tous les monuments construits depuis le moyen âge soient des monuments de décadence. Et à supposer même que l’architecture sacrée ait été frappée au cœur par une découverte qui contenait en germe l’émancipation des intelligences, ce n’est pas une raison suffisante pour conclure à une hostilité fondamentale entre l’art d’écrire et l’art de bâtir. L’architecture est en mue ; elle n’est pas morte et ne semble pas en voie de mourir.

Il est vraisemblable que la pensée humaine de l’avenir trouvera de nouvelles occasions et de nouveaux moyens de s’incarner dans des édifices qui auront aussi leur signification et qui symboliseront, à leur manière, les tendances des moments où ils seront élevés. Le chapitre du poète est curieux à lire : on ne saurait le prendre au pied de la lettre.

Cela est si vrai que V. Hugo lui-même, en faisant une guerre acharnée à ceux qu’il appelait les gâcheurs de plâtre, a contribué, {p. 379}non seulement à sauver de la destruction beaucoup d’édifices du passé, mais à changer le goût des architectes de son temps ; il leur a enseigné à opérer des restaurations intelligentes et même à créer un style d’architecture analogue au style du romantisme littéraire.

L’influence des deux arts l’un sur l’autre n’a donc pas été nulle, mais il sont trop différents pour qu’elle ait été considérable.

§ 3. ― Plus nombreux et plus intimes sont les rapports de la littérature avec la peinture, la sculpture, l’orfèvrerie, la gravure. Son union étroite avec elles est prouvée déjà par ce fait que beaucoup d’expressions leur sont communes : la chose est facile à remarquer dans le langage de la critique. Artiste est devenu souvent synonyme d’écrivain. On parle couramment du coloris, de la palette, du pinceau d’un auteur qui sait décrire. On dit volontiers, en argot d’atelier, que les personnages d’un romancier sont « faits de chic », s’ils trahissent plus de fantaisie que d’observation ; ou bien qu’ils sont solidement campés, peints en pleine pâte, bien dessinés ou gravés en relief s’ils présentent des traits nettement marqués. Oh définit un conte en l’appelant un tableau de genre. On donne titre à une série de petits morceaux en prose ou en croquis, pastels, profils, etc.

Aussi est-il naturel que dans le développement de ces arts voisins qui font échange de vocabulaire se remarquent à chaque instant des coïncidences. Aux environs de 1830, c’est à qui jettera sur la toile ou le papier des idées empruntées à Byron, à Gœthe, à Shakespeare. Peintres et écrivains ont mêmes modèles, même idéal. Les sujets traités, les caractères généraux, le style offrent chez les uns et les autres de frappantes ressemblances. Delacroix est un romantique en peinture comme Victor Hugo l’est en littérature. Cette liaison existe plus ou moins à toute époque. Pour peu qu’on parcoure un musée ou qu’on feuillette une collection d’estampes, on voit se dresser en pied devant soi des êtres qu’on retrouve dans les pièces ou les romans contemporains. Les amoureux et les amoureuses de Marivaux, si fins, si délicats, si gracieux, revivent dans ceux {p. 380}que Watteau embarque pour Cythère : le peintre explique le poète et réciproquement. Les figurines modelées par Clodion sont par leur gentillesse polissonne en complète harmonie avec les vers musqués de Dorat et les récits égrillards de Crébillon fils. Un peu plus tard, quand le goût de la campagne mêlé à une sensiblerie larmoyante s’est réveillé dans le cœur des citadins blasés, Greuze représente l’Accordée de village et d’autres scènes villageoises bien propres à toucher les âmes sensibles. De vraies vaches et de vraies prairies reparaissent dans l’œuvre des peintres en même temps que dans celle de Rousseau. Lorsque André Chénier essaie de reproduire la simplicité des idylles anciennes, David et son école se vantent de faire « de l’antique tout cru ». A la fin du second Empire, Carpeaux, sur la façade de l’Opéra de Paris, figure la danse par un groupe de bacchantes échevelées, et il n’en faut pas davantage pour évoquer l’image de la haute vie parisienne durant les années qui précédèrent la débâcle de 1870. Ces danseuses nues qui tourbillonnent emportées par un mouvement vertigineux, qui semblent ivres de plaisir et prêtes à se pâmer, cette ronde effrénée où le marbre palpite d’une vie si intense et si voluptueuse que, lors de sa mise en place, la pudeur effarouchée de quelque pieux vandale l’inonda une nuit d’une épaisse couche d’encre, comment les regarder sans entendre aussitôt dans sa mémoire les flons-flons endiablés d’Offenbach, sans revoir par les yeux de l’esprit cette folle orgie dont la cour impériale et les rois en exil ou en vacances menaient le branle et dont témoignent encore les opérettes d’Halévy et Cie ?

Les théories dominantes d’une époque se reflètent dans ses arts plastiques comme dans sa littérature. Chacun sait que l’exaltation de la sensibilité est un des traits saillants du xviiie siècle en sa seconde moitié. Ce triomphe de la passion atteint la sculpture elle-même, bien qu’elle soit le plus calme et le plus rigide des beaux-arts, bien qu’elle recherche d’ordinaire la pureté des lignes et redoute les gestes trop violents. Le sculpteur Falconet reproche alors à la statuaire antique de n’avoir pas été assez expressive et il revendique pour les modernes le droit d’animer la pierre. Il prétend enrichir l’art français d’un talent qui a manqué, suivant lui, à l’art grec. Il {p. 381}écrit : « Ce talent, si essentiel et si rare, quoiqu’il paraisse à la portée de tous les artistes, c’est le sentiment. Il doit être inséparable de toutes leurs productions. C’est lui qui les vivifie ; si les études en sont la base, le sentiment en est l’âme. » Et les contemporains le félicitent de faire sentir et penser le marbre, de le rendre capable d’exprimer les affections douces et tendres aussi bien que les émotions vives et fortes. Ses œuvres ont, en effet, quelque chose de fougueux et de dramatique. Or, Voltaire, au même moment, se flattait de faire des tragédies plus tragiques, plus pathétiques que celles de ses devanciers, ou, comme il disait, d’armer Melpomène d’un poignard plus acéré.

En voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour prouver que les arts dont nous parlons suivent la même marche que la littérature et se transforment avec elle sous l’action des mêmes causes générales.

Mais agissent-ils sur elle ? Et comment ?

Il est aisé d’en montrer maint exemple. Je ne fais que mentionner les critiques d’art qui, par métier, rendent compte des Salons et s’efforcent de traduire par des combinaisons de mots des combinaisons de couleurs et de lignes. On peut signaler des cas plus rares et plus inattendus, des œuvres littéraires inspirées par un tableau ou une statue. Casimir Delavigne eut l’idée de mettre au théâtre l’histoire de Marino Faliero en voyant à Venise, dans la salle où sont tous les portraits des doges, un cadre voilé d’un crêpe noir et portant cette inscription : Hic est locus Marini Faletro decapitati pro criminibus. Au salon de 1827, Mlle de Fauveau exposa un bas-relief qui représentait Christine, reine de Suède, faisant assassiner son favori Monaldeschi ; aussitôt trois jeunes écrivains, Brault, Soulié et Alexandre Dumas, furent séduits par le sujet et composèrent chacun un drame qui roulait sur cette vengeance royale. Victor Hugo133 rencontre, prisonnier dans sa gaine de pierre et oublié dans un parc désert, un vieux faune qui rit éternellement et il interroge ce témoin des splendeurs mythologiques et princières d’autrefois, ou bien, au sortir de l’atelier du statuaire David d’Angers, il dit les rêves rayonnants de ceux qui {p. 382}s’efforcent de « sculpter l’idéal ». Parfois même, il semble reproduire quelque vision sculpturale restée au fond de ses yeux  ; on a cité134 ces vers :

L’empereur surhumain,
Devant qui, gorge au vent, pieds nus, les Renommées
Volaient clairons en main.

Ne dirait-on pas des figures détachées de l’Arc de triompher Cette influence des arts qui s’adressent à la vue s’est fait sentir non seulement à l’imagination des auteurs, mais à la langue littéraire elle-même. A la fin du siècle dernier, elle était abstraite et décolorée ; n’était-il pas recommandé de n’employer que les termes les plus nobles, c’est-à-dire les plus généraux et partant les plus ternes ? Aussi qu’ils étaient à plaindre les descriptifs d’alors, Delille tout le premier, qui « faisait » à volonté un colibri, un chameau, une forge, qui se vantait d’avoir fabriqué une dizaine de soleils couchants et tant d’aurores qu’il ne pouvait plus les compter ! Ils étaient condamnés à représenter les pourpres du soir, les nuances délicates du matin, la verdure naissante des bois, la moire changeante des lacs avec une palette sur laquelle il n’y avait guère que du gris. C’est peu à peu que le coloris est rentré dans la langue. Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand ont d’abord restitué à la prose la faculté de parler aux yeux, et les poètes, après eux, ont si bien su opérer un rafraîchissement analogue du vocabulaire poétique que les faiseurs de paysages ou de portraits à la plume ont abondé en notre siècle.

On peut dire qu’avec les romantiques la littérature est devenue pittoresque et plastique.

Théophile Gautier est à la fois un exemple et un artisan de cette transformation. Il serait un de nos plus grands écrivains, si écrire consistait uniquement à décrire. Peintre de vocation, il le resta la plume à la main. Admirateur du monde visible, il se plut à en retracer le spectacle. L’ex-rapin, qui à la première représentation d’Hernani, arborait et mariait hardiment un pourpoint de satin cerise et un pantalon vert d’eau, devint un {p. 383}habile et puissant coloriste, sachant placer au bon endroit l’épithète voyante, faire flamber sous un coup de lumière une colonne de marbre ou le dôme d’une mosquée, iriser ses écrits de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Comme un Italien de la Renaissance, comme un Francia, il est orfèvre autant que peintre. Un de ses recueils de vers est intitulé : Emaux et camées. Titre significatif ; mais plus significative encore l’explication qu’il en donne135 : « Ce titre exprime le dessein de traiter sous forme restreinte de petits sujets, tantôt sur plaque d’or ou de cuivre avec les vives couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la cornaline ou l’onyx. Chaque pièce devait être un médaillon à enchâsser sur le couvercle d’un coffret, un cachet à porter au doigt, serti dans une bague, quelque chose qui rappelât les empreintes de médailles antiques qu’on voit chez les peintres et les sculpteurs. Mais l’auteur ne s’interdisait nullement de découper dans les tranches laiteuses ou fauves de la pierre un pur profil moderne et de coiffer à la mode des médailles syracusaines des Grecques de Paris entrevues au dernier bal. » Est-ce un joailler qui parle ? On pourrait le croire. Son œuvre apparaît comme un cabinet de gemmes, quand ce n’est pas comme une galerie de tableaux. Il a toujours la mémoire tellement pleine d’œuvres d’art anciennes ou modernes qu’il voit la nature même à travers. Il dit à chaque instant devant un paysage : c’est un Claude Lorrain, un Ruysdaël. Il prodigue, pour exprimer ses sensations, les termes de métier empruntés à l’architecture, à l’archéologie. C’est un artiste qui offre à ses yeux une fêté perpétuelle et relègue au second plan idées et sentiments, absorbé qu’il est par le plaisir de créer des images et de ciseler de belles phrases où les mots brillent comme des rubis ou des émeraudes.

Les frères de Goncourt ont été en cela les continuateurs de Th. Gautier. Inventeurs et propagateurs de « l’écriture artiste », ils ont, eux aussi, commencé par des études de peinture ; ce sont des dessinateurs et des aquarellistes convertis et relaps. {p. 384}S’ils ne reviennent que rarement au pinceau après l’avoir quitté, ils retournent avec prédilection aux tableaux des autres ; ils ont contribué autant que personne à mettre ou à remettre en vogue l’art du xviiie siècle français et celui du Japon. Ce sont, comme on l’a dit, des hommes de musée ; mais de plus ils sont novateurs  ; ils sont les chefs d’une école qu’on peut appeler impressionniste. Plus nerveux que Gautier, ils ajoutent à la vision nette des choses et des gens la sensation aiguë que donne tel aspect fugitif d’une personne ou d’un site. Regardez ce paysage croqué au vol136 : « 1861 ― 9 juin —. Sur l’eau, à l’ombre, un jardin formé par une haie de roseaux à la Fragonard, levant leurs lances, d’où retombent si élégamment des tiges brisées, et tout au bord les larges feuilles des nénuphars, offrant et présentant, ainsi que des tasses sur des soucoupes, leurs fleurs étincelantes de blanc frais à cœur jaune, reflétées dans la rivière lucide. J’adore ces fleurs aquatiques. L’eau me semble rouler la flore de l’Orient et l’Orient même. Le roseau, le nénuphar me font penser au décor de la porcelaine de Chine, et il y a de l’Asie pour moi au bord de toute rivière… » Voyez-vous la précision des détails ? C’est ainsi que l’endroit frappait le regard, le 9 juin, à l’ombre. Voyez-vous les réminiscences de collectionneur qui surgissent et se pressent ? Ceci fait penser à un tableau de Fragonard, cela évoque ces fleurs éclatantes qui s’épanouissent sur la porcelaine de Chine. Les épithètes mêmes sont choisies, calculées pour rendre le ton exact d’une nuance. Le blanc du nénuphar est frais. La rivière n’est pas seulement limpide ; elle est lucide ; elle roule de la lumière. Et la description reprend : « Ce soir, au bord de l’eau, la crécelle lointaine des rainettes ; par instants, le cri guttural du tire-arache dans les roseaux ; un poisson qui saute ; des arbres qui font dans le ciel une ombre mouillée comme dans l’eau, et dans toute cette nature la paix de la nuit, de la mort. Je reste là jusqu’à onze heures… » Cette fois, c’est l’heure qui est notée, c’est la qualité spéciale d’une ombre. Car on sait que tout ce qui nous entoure change de minute en minute et l’on envie à la photographie la faculté de saisir des instantanés.

{p. 385}Il faudrait citer ici Flaubert. N’a-t-il pas déclaré que, en écrivant Madame Bovary, il avait voulu faire quelque chose nuance cloporte ou punaise et, en composant Salammbô, une œuvre couleur pourpre. On pourrait nommer beaucoup d’autres écrivains de nos jours137. Pour toucher à l’extrême limite où puisse, semble-t-il, atteindre l’invasion des procédés des peintres dans la littérature, il ne restait plus qu’à proclamer que les syllabes des mots ont leur couleur propre. Un sonnet fameux ― peut-être ironique — essaya de préciser celle des voyelles. A, si je ne me trompe, était noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu et, dès qu’il devenait long, violet. Le jaune manquait. Pourquoi ? Mystère ! On n’en concluait pas moins qu’en amalgamant des mots diversement colorés on pouvait en faire un bouquet agréable aux yeux. Il y avait là fusion ou plutôt confusion de deux arts plus éloignés encore que la poésie et la musique. On tombait dans l’incompréhensible et le chaotique. On arrivait au moment où, suivant la coutume, un nouveau style dégénère entre les mains des imitateurs et des outranciers en un pitoyable jargon.

Le désir de rapprocher la littérature de la sculpture n’a pas abouti à un pareil mélange. On pourrait cependant signaler chez les Parnassiens un effort vers les formes impassibles et pures, une versification rigide, un style ayant parfois le poli et le froid du marbre. Mais, sans insister davantage, il est permis de dire que l’historien ne saurait négliger les effets de cette pénétration des arts plastiques dans les domaines propres à la littérature. Balzac distinguait deux classes d’écrivains : les écrivains d’idées, ceux qui s’adressent surtout à l’intelligence, recherchent le raisonnement serré, la langue vive, sèche et abstraite ; ils ont dominé chez nous au xviie et au xviiie siècle ; les écrivains d’images, ceux qui tiennent à parler aux sens et veulent les frapper par l’évocation directe des choses visibles. Ces derniers ont abondé au xvie siècle ; ils ont retrouvé un éclat éphémère sous la minorité de Louis XIV ; puis ils ont reparu avec le romantisme et plus encore avec les écoles qui l’ont {p. 386}suivi. Ces particularités de l’évolution littéraire ne peuvent sans doute s’expliquer que par une étude attentive de l’évolution artistique.

 

Ceux qui s’occupent de cette étude feront bien d’examiner aussi quels effets la littérature à son tour peut avoir sur les arts de la forme, de la couleur et du dessin. Le volume imprimé évoque des figures, des scènes entières devant les regards de l’illustrateur et c’est par centaines qu’on nommerait ceux qui de nos jours ont excellé à traduire par des lignes ou des couleurs la pensée ou les rêves d’autrui. Ils deviennent alors les commentateurs et, à vrai dire, les collaborateurs des écrivains ; ils forment, avec ceux qu’ils interprètent, une association étroite ; ainsi Tony Johannot, Eugène et Achille Deveria sont inséparables des membres du cénacle romantique. Lequel rend alors le plus de services à l’autre, de l’interprète ou de l’auteur du texte ? Question qui, suivant les cas, peut être tranchée dans les deux sens. Gœthe, à propos de son Faust, illustré par Delacroix138, disait à Eckermann, qui remarquait combien de tels dessins aident à l’intelligence complète d’un poème : « C’est certain : car l’imagination plus parfaite d’un artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées à lui-même. Et s’il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au-delà des images qu’ils se sont créées. » Mais à qui remonte en pareille occurrence l’inspiration première ? Théophile Gautier dit de Delacroix : « Le fond de son talent est fait de littérature.  » Et ce n’est pas alors une exception. Comme le dit encore le même témoin irrécusable : « En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les artistes. On trouvait Shakespeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. »

{p. 387}En fournissant ainsi des sujets, des motifs, des types à la peinture, il se peut que la littérature l’ait parfois poussée hors de son vrai chemin ; qu’elle ait incité les artistes à chercher l’intérêt ailleurs que dans la combinaison des tons et des jeux de lumière, je veux dire dans la représentation de scènes pathétiques, émouvantes. Diderot faisait de Greuze cet éloge inquiétant : « Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et de bonnes mœurs » ; le Mauvais Fils puni lui semble un excellent tableau-leçon ; dans l’Accordée du village, il relève un détail qui lui plaît, et il s’écrie : « Voilà un petit trait de poésie tout à fait ingénieux ! » Décrivant un paysage du Poussin, il s’extasie sur l’idée que le peintre a eue de mettre au premier plan une femme enveloppée par un serpent, et il conclut avec assurance : « Voilà les scènes qu’il faut savoir imaginer, quand on se mêle d’être un paysagiste !… Il s’agit bien de montrer ici un homme qui passe ; là un pâtre qui conduit ses bestiaux ; ailleurs un voyageur qui se repose ; en un autre endroit, un pêcheur, la ligne à la main et les yeux attachés sur les eaux ? Qu’est-ce que cela signifie ?… Quel esprit, quelle poésie y a-t-il là-dedans ? » Diderot paraît ainsi avoir encouragé une peinture théâtrale, philosophique, morale, littéraire. Les critiques d’art, en étudiant ces revanches assez fréquentes de la littérature, apporteront à son histoire, telle que nous la rêvons, une importante contribution.

 

§ 4. — Nous en aurions fini avec la liaison des phénomènes littéraires et des phénomènes artistiques, s’il n’existait des arts dits inférieurs, qui ne méritent pourtant pas d’être dédaignés, parce qu’ils contribuent, eux aussi, au charme de la vie ; j’entends ceux qui prennent à tâche de meubler et de décorer les habitations, de dessiner les jardins et les parcs, de parer la personne humaine, et à cela il convient d’ajouter les jeux, fêtes et divertissements qui aident l’homme à jouir de ses loisirs.

On s’est avisé en notre siècle que l’homme, n’étant pas un pur esprit, est sensible aux choses qui l’environnent, non seulement aux divers aspects de la nature, mais aux objets avec lesquels il vit tous les jours et qui par leur seule présence exercent une action profonde sur sa manière d’être et de penser. {p. 388}On a, par suite, au théâtre, replongé les personnages dans le milieu artificiel où s’est écoulée leur existence ; on leur a rendu leur entourage de meubles familiers et leur costume habituel ; les poètes n’ont pas craint de se faire archéologues et tapissiers pour reproduire avec une exactitude rigoureuse le décor intime dans lequel se déroulent leurs drames. On commence à comprendre aussi qu’un musée digne de ce nom, au lieu de ranger côte à côte dans des galeries quelconques des œuvres séparées souvent par une large distance dans l’espace et le temps, œuvres disparates qui hurlent de ce rapprochement forcé, devrait replacer chaque groupe de tableaux et de statues dans un intérieur aménagé, meublé, orné à la mode de l’époque et du pays où ils naquirent. Il n’y aurait presque point d’exagération à dire qu’un sens nouveau semble ainsi s’être éveillé dans les âmes : le sens de l’harmonie entre l’homme et la coquille, qui, façonnée d’abord par lui à son usage, le façonne ensuite en l’enveloppant de toutes parts.

L’histoire littéraire doit bénéficier à son tour de la faculté précieuse acquise par l’intelligence humaine ; et, pour commencer, elle ne peut pas oublier les liens qui rattachent la littérature à l’ameublement. Le mot de style n’a-t-il point passé de l’une à l’autre ? Ne dit-on pas d’une pendule, d’un fauteuil qu’ils sont de style Louis XVI ou de style Empire ?

Cette liaison est si réelle que la vue seule d’un édifice, d’une chambre appelle l’idée de certaines œuvres et exclut celle de certaines autres. Est-on en présence d’un manoir du moyen âge, perché sur une montagne comme un nid d’aigle, emprisonné dans une triple enceinte, formé de murs si épais qu’un réduit de plusieurs mètres carrés est parfois taillé dans leur épaisseur ; pénètre-t-on dans les hautes salles, froides et nues, où la lumière et les meubles étaient également rares ; on reconnait dès l’abord une demeure calculée en vue de la sécurité, adaptée aux besoins d’une société où la guerre sévissait partout et toujours ; on se représente aisément en ce château-fort une vie large, puissante, batailleuse, mais aussi triste, d’horizon court, peu élégante, où les plaisirs de l’esprit et les goûts délicats trouvent une place des plus restreintes. On se figure très bien sous ces voûtes sonores une chanson guerrière déclamée d’une {p. 389}voix tonnante, quelque conte gras et gaillard faisant éclater un gros rire sur de larges faces ; on entend à la rigueur un chant d’amour charmant l’ennui des longues soirées d’hiver où la châtelaine rêve et soupire. Mais peut-on imaginer dans un pareil endroit une conversation fine et spirituelle, une éclosion de madrigaux et de sonnets galants, des discussions sur la noblesse d’un mot ou sur une règle de grammaire ? Evidemment la cage ne convient pas à des oiseaux de cette espèce.

Et en effet le jour où la société polie naît en France, le jour où la vie mondaine s’organise, il faut un nouveau genre d’habitation qui réponde aux besoins nouveaux. L’hôtel de Rambouillet, avant d’être le rendez-vous de l’aristocratie contemporaine, fut une nouveauté par son ordonnance. La marquise, combinant des souvenirs d’Italie et d’Espagne, en traça le plan elle-même. Il lui fallait, pour recevoir, plusieurs chambres se faisant suite de plain-pied et communiquant par des portes à deux battants. Elle relégua dans un coin du bâtiment l’escalier qui aboutissait à ce vaste appartement. Elle laissa le jour entrer par des fenêtres hautes et larges s’ouvrant sur des jardins. Elle fit peindre les murs de couleurs gaies. Elle amassa dans la fameuse chambre bleue où elle se tenait assise ou couchée quantité de choses rares, des fleurs et des meubles toujours à la dernière mode. C’est là que put s’épanouir à l’aise la littérature précieuse. On comprend que dans l’enfilade de ces salles élégamment aménagées, embaumées du parfum des fleurs, revêtues de tapis mœlleux, illuminées de l’éclat des bougies, grands seigneurs et grandes dames aient pu prendre plaisir à mille jeux d’esprit impossibles ailleurs, s’amuser à des bouts-rimés et à des énigmes, se divertir à tracer des caractères ou à chercher des formules brillantes à leurs pensées ; on comprend que les jeunes filles s’y soient parfois déguisées en nymphes et en bergères ; que la galanterie et la poésie légère y aient germé comme sur leur terrain naturel139.

Toujours un changement de la décoration intérieure et du mobilier accompagne et trahit un changement dans les goûts {p. 390}littéraires. Cela est bien visible dans le passage du xviie siècle au xviiie. Les meubles, au temps de Louis XIV, ont quelque chose de majestueux, de solennel et en même temps de raide et de sévère. Les canapés sont pompeux et incommodes. Les lits sont des monuments compliqués ; ils trônent sur une estrade élevée de deux marches ; ils sont entourés d’une balustrade dorée qui forme ruelle ; aux quatre coins se dressent des colonnes torses surmontées d’un entablement, d’une frise, d’une corniche. Au-dessus du lit s’étale un baldaquin doré, sculpté, agrémenté d’animaux fantastiques ou de figurines ; du haut de ce dôme pendent des rideaux étoffés, bordés de franges d’or ou d’argent, et assez larges pour former en se rejoignant une espèce de pavillon fermé. Ces lits d’apparat révèlent une société (il ne s’agit, cela va de soi, que de la haute société) où l’on représente perpétuellement ; ils s’harmonisent, chez les princes, avec le cérémonial du petit et du grand lever ; ils sont les sanctuaires d’où les belles dames, enfouies dans des dentelles, tendent leur main à baiser aux visiteurs.

Si l’on passe au temps de Louis XV, tout s’allège, devient leste, pimpant, coquet. Le goût du confort et du luxe amène d’aimables métamorphoses. Le salon devient distinct de la chambre à coucher, où le lit rétréci, frileux, blotti dans une niche cesse d’être un meuble de parade. En revanche, ce salon, d’où est exilé ce qui a un caractère intime, s’égaie de plafonds et de panneaux peints de couleurs claires, de lambris où des fleurs, des fruits, des oiseaux se suspendent en guirlandes légères ; il s’encombre aussi de bagatelles précieuses, de bibelots parisiens ou exotiques. Voici les figurines de. Saxe et les vases de Sèvres, les porcelaines de la Chine et du Japon, les étagères chargées de bronzes ciselés, les miroirs prodigués, les cheminées ornées de pendules et de candélabres, les consoles sculptées, les parquets en marqueterie, les petits meubles en bois odoriférant. Tout porte la marque d’un siècle voluptueux, de mœurs douces et sensuelles. Plus de formes raides ! Les fauteuils prennent des contours onduleux. Les bureaux sont remplacés par des « commodes », dont le nom seul est significatif. Les canapés se changent en sophas, en ottomanes, en sultanes, en duchesses, et tous ces sièges à noms variés ont ce caractère {p. 391}commun d’être souples, mœlleux, capitonnés, de cacher le bois sous l’étoffe. Changement de couleurs aussi dans les tentures : on n’aime plus que les nuances tendres : le mauve, le vert d’eau, le jaune soufre, le rose passé plaisent aux regards raffinés par la délicatesse de leurs teintes.

Comment croire que la contemplation quotidienne de ces jolies choses ne donne pas des habitudes à l’esprit comme aux yeux ? Est-ce qu’un éclat de voix et de passion ne détonnerait pas au milieu de ces agréables brimborions ? Est-ce que des œuvres outrées, amères, violentes ne seraient pas en plein désaccord avec ces appartements si bien calculés pour réunir toutes les douceurs de l’existence ? Et, en effet, ce qui fleurit dans cette première moitié du xviiie siècle, c’est une littérature souriante, gracieuse, sachant donner un air de frivolité aux choses les plus graves, témoin les Lettres Persanes de Montesquieu. Ne cherchez plus le sérieux d’un Boileau, l’austérité d’un Bossuet : C’est en souriant que Fontenelle prépare le renouvellement de la philosophie. C’est en riant que Voltaire sape les fondements de l’Eglise. C’est le temps où Marivaux est, sinon le père, du moins le parrain du marivaudage. C’est le règne du joli et de l’esprit.

Les révolutions du mobilier continuent jusqu’à nos jours à s’associer à celles du goût littéraire. A la fin du xviiie siècle, l’antiquité est partout, dans les maisons comme dans la littérature. Des chaises presque curules, des lampes imitées des Grecs, des sujets romains sur les pendules, voilà ce qu’on rencontre à chaque pas. Survient l’Empire et le moyen âge commence à ressusciter chez les poètes et les historiens ; on chante le beau Dunois partant pour la Syrie, et aussitôt les dieux et les héros antiques qui composaient les garnitures des cheminées se transforment en troubadours langoureux et en châtelaines plaintives.

 

Il est inutile de prolonger cette revue des changements que les œuvres littéraires et la décoration des intérieurs subissent de compagnie. Mais il est bon de dire un mot des parcs et des jardins.

Qui veut avoir une bonne leçon de littérature comparée, {p. 392}saisir sur le fait la différence du goût entre le xviie siècle et la fin du xviiie n’a qu’à traverser la courte distance qui sépare le château de Versailles du Petit Trianon. D’abord un parc dont : les avenues se coupent avec une régularité géométrique ; des pièces d’eau rondes, carrées, ovales, peuplées de statues mythologiques  ; des gazons ras instruits à flatter, devenus, eux aussi, courtisans, et dessinant sur le sol des fleurs de lys ou l’initiale du Roi ; des arbres prenant toutes les figures qu’il plaît au jardinier de leur donner ; des charmilles prolongeant à perte de vue leurs murs de verdure où pas une feuille n’oserait dépasser l’autre ; au milieu de tout cela des terrasses sablées, des escaliers solennels ; bref quelque chose qui ressemble à un salon en plein air, une véritable ce livre d’architecture. Mais, si l’on continue sa route, voici des allées sinueuses, des accidents de terrain, des eaux courantes, un joli petit lac dont les rivages capricieux sont ombragés de grands arbres, de jolis petits rochers tapissés de mousse, des montagnes de trente pieds de haut, une Suisse en miniature. Là, enfouis dans la verdure, des chalets coquets et mignons, où la reine de France venait battre le beurre de ses blanches mains et jouer à la bergère avec les dames et les seigneurs de sa cour. J’imagine que les Suisses de la garde royale devaient rire un peu dans leurs moustaches de ces chalets d’opéra-comique et de ces bergères en souliers de satin et en robe de mousseline. Mais qu’importe ? De même que les jardins anglais, les déserts, les ermitages, les élysées, qui se multiplient à la même époque, Trianon prouve qu’à la ville, à la cour même, on veut avoir l’illusion de la campagne et il permet d’évaluer combien en cent ans a changé l’idéal de beauté. La littérature majestueuse et correcte a été remplacée par une littérature coquette et sentimentale, éprise déjà de la nature : tel est le sens qui se dégage du rapprochement des deux caprices royaux.

§ 5. — De même qu’il est utile à l’historien de chercher le goût d’une époque dans les objets dont l’homme aime à s’entourer, de même il lui importe de connaître les types de femmes qui ont été tour à tour à la mode. Il y a toujours un rapport entre le genre de beauté féminine qui attire des adorateurs {p. 393}et le genre de beauté littéraire qui attire des admirateurs.

On peut s’en rendre compte en regardant la Restauration. Trois types principaux de femmes sont en vue.

Le premier date de l’Empire : il est une survivance de la génération précédente ; il a quelque chose de viril, de cavalier, de hardi, je dirais presque de soldatesque. Et, comme les révolutions du costume marquent souvent des révolutions dans les mœurs, il n’est pas superflu de consulter les journaux de modes. Jusqu’en 1824, nous voyons durer le costume qui a été celui des contemporaines de Napoléon : des robes à taille remontée, à jupe courte ; des chaussures en forme de cothurnes, se rattachant à la jambe par des lacets ; une coiffure très haute se terminant par un chignon touffu, que soutiennent des fils de fer, et, par-dessus cet édifice compliqué, un turban (le turban des mamelucks), une espèce de baril de soie, comme on disait, ou bien un immense chapeau chargé de fleurs, ou encore une toque sur laquelle flotte un menaçant panache de plumes d’autruche. En somme, une toilette voyante, tapageuse, rappelant à la fois la manie de l’antiquité qui avait sévi si fort au temps de la Révolution et l’allure militaire qui fut de règle sous l’Empire.

Les manières ont gardé aussi une certaine désinvolture martiale. Mme de Staël, dans sa façon de marcher, de parler, de discuter, a une vivacité, une fougue, une exubérance qui suffit à prouver qu’elle a brillé au temps du régime impérial. Ses intimes la comparent à un bel orage. Mme Sophie Gay, auteur de romans applaudis, mais dont l’œuvre la plus célèbre sera sa fille Delphine, est également, pour prendre une expression qui a le tort d’être vulgaire, mais l’avantage d’être très claire, toute en dehors. On a dit d’elle140 : « Tout en elle était sonore : ses amours, ses amitiés, ses haines, ses défauts, ses vertus. » Elle avait le verbe haut, la parole vive, animée. Elle était infatigable à causer, à veiller, à s’amuser. Elle avait cette surabondance de vie que les hommes de sa génération dépensaient sur les champs de bataille. Elle et celles qui lui ressemblent répondent à la littérature pseudo-classique qui fleurit chez les écrivains libéraux et bonapartistes, aux vers à cocarde et à panache {p. 394}des Messéniennes de Casimir Delavigne ou des chansons de Béranger.

Pour avoir une idée du type de femme qui va succéder à celui-ci, je n’ai point à sortir de la famille de Mme Sophie Gay. Il suffit de considérer sa fille, la belle Delphine. Impossible de rêver contraste plus frappant. Pendant que la mère s’étale avec éclat et fracas, la fille, malgré des succès qui la désignent aux regards, apparaît modeste, vêtue de blanc, le front grave, l’air inspiré, tenant le milieu entre l’ange et la muse. Mme Récamier, quoique son ingénuité soit un peu défraîchie, conserve la grâce et la blancheur virginales d’un lys qui se fane dans la tiédeur close d’une petite chapelle. Elle a, suivant le mot d’une jeune femme d’alors, des mines de pensionnaire vieillie. « C’est la madone de la conversation », ont dit plus tard les Goncourt. C’est qu’en effet l’idéal a changé. La femme qui par son âge ou par sa volonté de rester jeune représente la nouvelle génération est éprise de poésie, de rêve. Elle est mystique et nerveuse. Ce n’est plus une beauté robuste, opulente, sanguine. Le règne est venu de la beauté frêle, langoureuse, éthérée qui vit les yeux levés vers les étoiles et toujours prête, semble-t-il, à s’envoler de terre. Si elle est brune, elle fera songer à Mignon aspirant au ciel ; si elle est blonde, elle sera mélancolique et pâle comme Ophélie, ou semblable

A quelque ange pensif de candeur allemande

(Il était convenu en ce temps-là qu’on était toujours candide en Allemagne). Elle aura une admiration sans bornes, extatique, pour quelque grand écrivain. Si elle n’est pas chateaubrianisée, c’est-à-dire lasse de la vie avant d’avoir vécu, désenchantée, pénétrée du néant des choses, elle adorera Lamartine, elle rêvera d’être une Elvire et de mourir poitrinaire. Il lui arrivera de défaillir en se trouvant subitement en présence de son grand homme. Les modes, comme toujours, reflètent ce nouvel état d’esprit. On se coiffe à la vierge, ou bien on laisse pendre ses cheveux en longues boucles qu’on appelle des anglaises et qui font penser au feuillage éploré d’un saule élégiaque. Les robes, agrémentées de bouillonnés, de larges manches pagodes, ont je ne sais quoi de vaporeux, d’aérien, et l’écharpe dont les {p. 395}bouts flottent au vent achève de donner à celle qui la porte l’air d’un oiseau aux grandes ailes. Elle répond au romantisme commençant, teinté d’exotisme, imprégné d’une vague religiosité et annonçant un puissant réveil de la poésie lyrique.

Reste un troisième type intéressant. C’est la femme politique, suivant avec passion les débats du Parlement, buvant les discours des orateurs, écrivant au besoin un article sur les affaires publiques. Ce sera, si vous voulez, la duchesse de Broglie, qui passe des journées à la Chambre des députés et chaque soir jette sur le papier des notes sur les hommes et les choses qu’elle a vus, en citant bravement du latin au risque de l’écorcher. Ce sera Mme de Duras, encore une duchesse, qui fait et défait des ministres, et des ambassadeurs. Ce sera Mme Guizot qu’on trouve un jour toute en larmes, parce que le gouvernement prorogeait les élections de certains départements et que cela compromettait la nomination des députés de son parti. Les femmes de ce genre sont ambitieuses, ardentes, désireuses de jouer un rôle par l’entremise de l’homme de leur choix. On trouverait quelqu’une de ces Égéries à côté de presque tous les hommes d’État du moment. Elles sont d’ailleurs austères, un peu guindées, d’une vertu inattaquable ; elles ont quelque chose de protestant, de puritain. Elles répondent aux théories doctrinaires, à toute cette littérature politique et historique qui s’épanouit en gros livres, en discours, brochures et innombrablables articles de journaux.

En toute époque, il y a une enquête semblable à faire ; et, bien menée, elle peut jeter quelque lumière sur les plus délicates variations du goût littéraire. Car toujours les variations de l’idéal en matière de beauté humaine les provoquent, les reproduisent ou les accompagnent.

 

Cette étude implique, on vient de le voir, celle des variations que subit le costume. Quoi ! dira-t-on, la mode, ce papillon insaisissable et toujours en mouvement, ne va-t-elle point au hasard ? Sa marche folle et désordonnée ne se dérobe-t-elle pas à toute espèce de règle et de formule ? Eh bien ! non ! La mode, comme toute chose au monde, obéit à des lois ; et elle est, à n’en pas douter, pour qui sait l’interpréter, une grande révélatrice {p. 396}de l’esprit d’un peuple à un moment donné. Les frères de Goncourt ont écrit : « Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe, l’histoire ne le voit pas vivre », et Renan a quelque part défini la coquetterie « le plus charmant de tous les arts ».

La mode tout d’abord enrichit la langue de termes nombreux dont la destinée est diverse. Ou ils disparaissent après un succès éphémère ; ou ils demeurent comme des témoins indestructibles de choses ou d’idées qui ont eu un instant de vogue. Ce sont, par exemple, des noms de vêtements qui rappellent que telle influence étrangère s’exerçait au moment où ils ont reçu droit de cité : le haubert, le heaume nous reportent à l’époque guerrière où les Francs imposaient leur domination et quelques-uns de leurs mots à la Gaule vaincue, tout comme, de nos jours, redingote, raglan, mac-farlane, etc., montrent l’action de l’Angleterre sur nos mœurs nationales. D’autres fois ce sont des sobriquets satiriques donnés à ceux qui se piquent d’être les rois de la mode et qui en suivent ou même en devancent les prescriptions. Le xviie siècle a connu les petits-maîtres et la Régence les roués ; et la France a vu tour à tour défiler depuis la Révolution les muscadins, les mirliflors, les gandins, les dandies, les lions et les tigres, les cocodès, les petits crevés, les gommeux, les grelotteux, les poisseux, les pschutteux, les smarteux, etc. On me pardonnera si j’oublie dans la liste quelques-uns de ces élégants bipèdes. Ces raffinés ont laissé des traces de leur passage dans certaines particularités de langage ; ils ont parfois modifié la prononciation usuelle ; ainsi les courtisans du xvie siècle se plaisaient à mettre une s là où le commun des mortels mettait une r ; ils disaient un pazoquet pour un perroquet ; une chaise pour une chaire, et, comme le montre ce dernier exemple, nous parlons encore à leur manière sans nous en douter.

Mais l’historien ne doit pas seulement noter au passage ces enrichissements ou ces altérations de la langue ; il faut qu’il tâche de démêler le caractère dominant de la mode à chaque époque ; car celui qui domine dans la littérature est analogue. On peut faire l’épreuve sur un siècle.

Au début du xive siècle, la littérature, représentée surtout par la seconde partie du Roman de la Rose, est hardie, sensuelle, {p. 397}en pleine révolte contre l’Eglise, contre la morale chrétienne, contre la chasteté. L’œuvre de Jean de Meung sera plus tard attaquée et censurée comme contraire aux bonnes mœurs, et il est de fait que le langage de dame Raison, de Vénus et d’autres personnages encore se distingue par une verdeur et une crudité singulières. Or quel est le costume du temps ? Parmi les jeunes gens, surtout ceux de la cour, coutumiers d’exagération et d’extravagance, c’est un luxe de joyaux, de plumes, qui scandalise les gens simples ; c’est une débauche de formes bizarres et indécentes auxquels les bons chroniqueurs de l’époque attribuent les malheurs de la France. Les moines, qui rédigent la grande Chronique de Saint-Denis, écrivent au lendemain de la funeste bataille de Crécy :

« Nous devons croire que Dieu a souffert ceste chose pour les desertes141 de nos peches, jaçoit142 a nous n’aparteigne pas de ce juger. Mais ce que nous voyons, nous tesmoignons ; car l’orgueil estoit moult grand en France, et meismement es nobles et en aucuns autres, c’est a savoir en orgueil de seigneurie et en convoitise de richesses, et en deshonnestete de vesture et de divers habits, qui couroit communément par le royaume de France. Car les uns avoient robes si courtes et si estroites qu’il leur falloit aide au vestir et au despouiller, et sembloit que l’on les escorchoit, quand l’on les despouilloit. Et les autres avoient robes froncees sur les reins comme femmes et si avoient leurs chaperons destranches143 menuement tout autour, et si avoient une chausse d’un drap et l’autre d’autre ; et si leur venoient leurs cornettes et leurs manches près de terre et sembloient mieux jongleurs que autres gens. Et pour ce ne fut pas merveille si Dieu voulut corriger les exces des François par son fléau, le roi d’Angleterre… »

Mais au milieu de la guerre de Cent ans il y a un intervalle de repos : c’est le règne de Charles V, dit le Sage. Aussitôt le costume s’assagit comme la littérature. Les robes longues et amples, vêtements cossus et bourgeois, reparaissent dans l’entourage du roi ; et en même temps la raison, le bon sens {p. 398}pratique et terre à terre dominent, même dans les poèmes ; on écrit des chroniques rimées ou bien une allégorie ingénieuse qui est un traité de politique à l’usage des paysans et qui présente le gouvernement royal comme l’administration d’un bon père de famille144.

Cette trêve dans les calamités de la France est malheureusement courte. Charles VI tombe en démence et avec ce fou couronné reparaissent les désastres de la guerre étrangère et les horreurs de la guerre civile. L’esprit de vertige, de folie, qui semble frapper l’époque entière, se traduit alors en costumes de la fantaisie la plus outrée, de l’étrangeté la plus forcenée. On dirait une mascarade perpétuelle. Les hommes semblent déguisés en femmes. Ils s’affublent de robes qui ont douze aunes de long ; ou bien, sautant à l’extrême opposé, ils portent des chausses collantes avec des manches qui traînent jusqu’à terre et des mahoitres, destinés à faire les épaules plus larges que nature. Ceux-ci ont des habits brodés d’animaux du haut en bas ; ceux-là se transforment en cahiers de musique ambulants ; ils étalent sur leur poitrine ou leur dos des notes que l’on peut chanter ; ou bien encore ils sont tout bariolés d’inscriptions comme un monument égyptien. Leurs souliers sont, comme on dit, à poulaines, c’est-à-dire qu’ils se terminent par des pointes qui ont deux fois la longueur du pied et qui se recourbent en corne, en queue de scorpion, en griffes diaboliques. On croirait parfois que les gorgones, les guivres, tous les monstres inventés et prodigués dans les cathédrales par l’imagination des artistes se sont détachés de l’édifice et sont venus folâtrer parmi les humains. L’Église foudroie de ses anathèmes ces bizarreries, ces difformités, ces indécences. Monstrelet, le chroniqueur, écrit :

« En ce temps aussi, les hommes se prindrent à vestir plus court qu’ils n’eussent oncques fait, tellement que l’on voyoit les formes de leur corps, aussi comme l’on souloit145 vestir singes, qui146 estoit chose très malhonneste et impudique ; et si {p. 399}faisoient fendre les manches de leurs robes et de leurs pourpoints, pour montrer leurs chemises deliees147, larges et blanches ; portoient aussi leurs cheveux si longs qu’ils leur empeschoient le visage, mesmement leurs yeux ; et sur leurs testes portoient bonnets de drap, hauts et longs, d’un quartier ou plus. Portoient aussi, tout indifféremment, chaisnes d’or moult somptueuses chevaliers et escuyérs, les varlets mesme, pourpoints de soye et de veloux ; et presque tous, especialement es cours des princes, portoient poulaines a leurs souliers, d’un quartier de long, voire plus. Portoient aussi a leurs pourpoints gros mahoitres, pour monstrer qu’ils estoient larges par les espaules. »

Les femmes ne le cèdent point aux hommes. Leurs robes ont des queues d’une toise de long ; leur coiffure est un énorme bonnet conique, c’est le fameux hennin, qui les grandit de deux pieds, les force à se baisser aux portes, à entrer de côté, parce qu’il est garni de deux larges oreillettes, et qui de plus s’agrémente d’un voile de dentelle tombant jusqu’aux pieds. Elles vont ainsi fières, décolletées, parées comme des châsses, et elles fournissent bientôt aux moralistes et aux prédicateurs le prétexte de véhémentes tirades. L’un, Nicolas de Clémengis, rappelle que d’ordinaire le diable est peint sous la figure d’une femme cornue. Un autre, dans un sermon, dénonce le hennin comme un danger public, et invitant tous les bons chrétiens à courir sus à cette coiffure démoniaque, il crie : Au hennin ! Au hennin ! comme il crierait : Au feu ! ou : Au loup !

Ici, comme on voit, les modes, ainsi qu’il est arrivé souvent au cours de notre histoire, provoquent et alimentent directement la verve des orateurs sacrés et des prêcheurs de morale. Mais, en outre, la littérature du temps a le même caractère de sensualité, de bizarrerie ; elle est aussi fort préoccupée du diable ; la sorcellerie y tient une grande place ; dans les mystères, que les confrères de la Passion, amuseurs brevetés du roi et de la foule, jouent à Paris et ailleurs, non seulement Satan, Belzébuth et leurs pareils deviennent les favoris du public par leurs lazzi, leur accoutrement grotesque et leurs {p. 400}cabrioles, mais déjà, par une alliance monstrueuse, les auteurs greffent des fables païennes sur les histoires de l’Ecriture sainte.

On peut suivre dans des temps plus rapprochés de nous cette marche parallèle du costume et de la littérature. Pendant les dernières années de Louis XIV, sous la domination dévote de Mme de Maintenon, il existe encore des lois somptuaires destinées à réduire les dépenses de toilette. La dernière, je crois, qui ait été édictée en France, date de 1704. Et les modes du temps sont à peu près conformes à cet édit royal. Les femmes de la cour portent alors des habits de couleur brune, uniforme ; les cheveux se dissimulent sous une ample coiffe noire ; l’ensemble a quelque chose de triste et de monacal. Survient la Régence et c’est comme une délivrance. La France respire et s’égaie, et, comme il arrive après une longue oppression, c’est d’abord un débordement de joie et de vie animale, une fureur de plaisir. La littérature et le costume de la Régence seront donc également débraillés. Cette première éruption se calme bientôt ; mais la gaîté subsiste et l’impudeur ; la littérature sera pendant tout le siècle décolletée comme les femmes le sont alors, même en plein jour. Elle sera coquette, sémillante, et les femmes à la même époque apparaissent vêtues de couleurs vives, d’étoffes légères et brillantes, toutes pimpantes dans les dentelles, les broderies, les guipures, le frou-frou de la soie ; elles ont de petits souliers à hauts talons ; elles se piquent au visage et sur la gorge des mouches qui font valoir la blancheur de leur teint. Les hommes, eux aussi, se sont faits papillons ; ils ont raccourci la perruque, ils marchent dans un nuage de poudre de riz, ils se parfument à l’ambre ou au musc ; ils pirouettent avec désinvolture sur leurs talons rouges ; ils donnent le ton à toute l’Europe aristocratique. Et (voyez toujours la coïncidence) modes et pièces de théâtre, romans et livres de philosophie légère, maîtres à danser et perruquiers sont en ce temps-là pour la France de grands articles d’exportation.

Plus près de nous encore, la perruque, la poudre, l’habitude de se raser disparaissent avec le style noble et les œuvres littéraires presque exclusivement consacrées à la vie mondaine. {p. 401}Le jour Olt les romantiques attaquèrent les classiques, ils se distinguèrent de leurs adversaires par une barbe croissant en liberté et par une chevelure mérovingienne. « A la guillotine, les genoux ! » fut un des cris qui retentirent à la première d’Hernani. Il était lancé par les sectateurs de Victor Hugo qui avaient grand’peine à pardonner au maître son col rabattu et son menton imberbe.

Il arrive, à certains moments, que la littérature donne à la mode une impulsion passagère. Cela est sensible à l’époque du Directoire. Poètes, historiens, orateurs, philosophes avaient si bien vanté les anciens qu’on crut bon de se vêtir comme eux. Les merveilleuses imaginent des robes à la Minerve ou à la Cérès, des coiffures à la Vénus ou à l’Aspasie ; elles inventent aussi des syncopes à la Didon, des caprices à la Médée, des vapeurs à l’Iphigénie. Mme Tallien, la reine des salons, paraît portant sur le front un croissant ; ce jour-là elle est Diane ; un autre jour elle sera Calypso. On aime tant la Grèce, qu’on s’habille ou plutôt se déshabille à la grecque. Le cothurne remplace le vulgaire soulier et laisse voir les anneaux d’or dont la cheville est ornée ; la chlamyde flottante découvre la jambe ; la poche, cet accessoire inconnu des anciens, a été supprimée et les femmes doivent se faire suivre d’un cavalier servant qui porte leur mouchoir et leur éventail. La toilette des hommes a subi des changements analogues. En voyant l’Assemblée des Anciens, on eût pu croire qu’elle devait son nom à son costume. David et ses élèves ne se contentent pas d’être les conseillers ordinaires des femmes du monde qui veulent être drapées en statues ; ils ont adopté pour eux-mêmes une espèce de tunique dont la coupe se retrouverait sur les bas-reliefs de la colonne Trajane. Quelques-uns d’entre eux, plus hardis, osèrent déjà, en dépit d’un usage vieux d’un siècle et demi, hérisser leur menton d’une large barbe, à l’imitation des figures qu’ils avaient vues sur des vases étrusques ; les deux chefs de cette secte barbue, que l’on appelait la secte des penseurs ou des primitifs, se promenèrent même dans Paris travestis en héros de la guerre de Troie.

La même époque nous offre un autre exemple d’une admiration littéraire aboutissant à l’adoption d’un costume spécial.

{p. 402}Un soir, les gens qui habitaient dans le voisinage du Bois de Boulogne furent effrayés de voir au milieu des massifs briller une grande flamme. On accourut. Des hommes accoutrés à la scandinave essayaient de mettre le feu à un sapin et chantaient d’un air inspiré en s’accompagnant d’une guitare. C’étaient des enthousiastes d’Ossian qui voulaient, comme ses héros, dormir en plein air et allumer des arbres pour se chauffer. Ils apprirent à leurs dépens que le Bois de Boulogne n’était pas une forêt de l’antique Calédonie et qu’il y avait une police à Paris, ce qui n’a pas empêché d’autres époques de connaître depuis lors d’innocentes mascarades du même genre. On vit à l’époque romantique quelques zélés hasarder le pourpoint moyen âge et récemment, après le triomphe de l’Assommoir de M. Zola, il y eut des bals du grand monde où les invités trouvèrent charmant de se présenter en blouse et en casquette.

 

§ 6. — Mais c’est assez nous promener dans le domaine du tapissier, du tailleur pour hommes et du couturier pour dames. Il sied encore de ne pas oublier les divertissements de toute espèce qui se lient d’une façon étroite à l’histoire de la langue et de la littérature.

Que de locutions françaises seraient inexplicables, si l’on ne remontait aux jeux qui ont tour à tour amusé nos ancêtres ! Ces jeux peuvent avoir disparu depuis longtemps ; mais quelque dicton, quelque métaphore entrée dans le langage courant en conservent le souvenir. Ainsi les tournois, plaisirs évanouis d’une société guerrière, revivent dans ces expressions : descendre dans l’arène, entrer en lice, combattre à armes courtoises, se faire le champion de quelqu’un, etc. La chasse au vol, la chasse où l’on employait le faucon, nous a légué, en descendant peu à peu au rang des choses mortes, un bon nombre de termes. Si leurrer quelqu’un signifie le tromper par l’appât d’une fausse espérance, c’est que le leurre était primitivement un morceau de cuir rouge, en forme d’oiseau, qui servait à rappeler le faucon, quand il ne revenait pas droit sur le poing de son maître. De là aussi le mot déluré, désignant d’abord un faucon qui ne se laisse plus tromper par le leurre et plus tard, par extension, quelqu’un de déniaisé, {p. 403}de dégourdi. Nous disons tous les jours dessiller les yeux, sans songer que nous faisons ainsi allusion à l’usage où l’on était de coudre les cils ou les paupières de l’oiseau de proie, afin de le dresser plus facilement. Nous répétons souvent ce proverbe : Il faut saisir la balle au bond, sans penser qu’il nous vient du jeu de paume si cher à nos arrière-grands-pères. Nous félicitons un habile homme de savoir tirer son épingle du jeu, et beaucoup de personnes ignorent qu’elles font là un emprunt à un jeu de petites filles. Les fillettes mettent des épingles dans un rond, et avec une balle qui, lancée contre le mur, revient sur le rond, elles essaient d’en faire sortir les épingles ; celle qui réussit à regagner ainsi sa mise a « retiré son épingle du jeu ». Les écoliers, du reste, en fait de mots prêtés à la langue courante, n’ont rien à envier aux écolières. Ne disons-nous pas d’un homme qu’il a « barres » sur un autre, et des gamins maniant la fronde dans les fossés de Paris, à la barbe de la police, n’ont-ils pas eu l’honneur inattendu de voir le nom de leur amusement passer à un parti d’opposition politique ?

Ces curiosités du langage abondent. Le mot silhouette rappelle à la fois le plaisir que les gens du xviiie siècle trouvèrent quelque temps à jouer aux « ombres chinoises » et le financier Étienne de Silhouette, qui avait tapissé son château de profils noirs ainsi obtenus. Mater, signifiant dompter, abattre, est une réminiscence du jeu d’échecs. Les jeux de cartes ont fourni aussi beaucoup d’expressions et nous permettent de constater un lien de plus avec la littérature. Les valets (le mot a gardé le sens qu’il avait au moyen âge) portent des noms empruntés à l’histoire et à nos plus célèbres romans de chevalerie. Lahire fut un compagnon de Charles VII, un contemporain de Jeanne d’Arc. Ogier, Lancelot, Hector représentent nos trois grands cycles épiques, celui de France, celui de Bretagne et le cycle antique.

Si l’historien peut glaner de la sorte quelques renseignements utiles, plus riche est la moisson qu’il a droit d’espérer des fêtes religieuses ou patriotiques, populaires ou princières, auxquelles l’esprit a été si souvent intéressé. La poésie dramatique et la poésie lyrique en ont surtout tiré profit. Au moyen âge, les cérémonies du culte catholique ont engendré les miracles {p. 404}et les mystères. La farce est née, dans les fêtes de la Basoche, de ces causes grasses qu’avocats et étudiants en droit plaidaient et jouaient à certains jours dans la grande salle du Palais de justice. Le jeu de Robin et Marion, qu’on a nommé notre premier opéra-comique, se lie à des réjouissances annuelles qui avaient lieu dans la ville d’Arras. Dans les temps modernes, les parades de la foire et celles de Tabarin sur le Pont-Neuf, les Guignols et autres théâtres de marionnettes, les cortèges de carnaval et les ballets de cour n’ont pas été inutiles au développement de la comédie. Les mariages des grands de la terre, les naissances d’enfants royaux, la célébration d’une victoire ou d’un traité de paix, l’érection d’une statue, commémorative d’un grand homme ou d’un grand événement, ont fait éclore par centaines les poésies et les pièces de circonstance.

Sans doute toutes les œuvres ainsi provoquées n’ont pas été de premier ordre. Nombre de cantates officielles sont froides, ternes et vides. M. de Talleyrand disait un jour à des personnes que Napoléon Ier avait invitées à une représentation théâtrale : « Messieurs, l’Empereur entend qu’on s’amuse. » — L’Empereur entendait aussi qu’on fût inspiré pour chanter ses exploits ; mais le génie, assez indocile de sa nature, ne répondait pas toujours à l’appel. Cependant ces pompes solennelles ont été parfois l’occasion qui a éveillé un talent encore endormi. Racine, à ses débuts, fut peut-être jeté dans la voie où il devait trouver la gloire par le succès de son ode sur le mariage du roi et le traité des Pyrénées ; Casimir Delavigne, Pierre Lebrun (poetæ minores) réussirent, presque au sortir de l’enfance ; dans des poèmes ayant une origine semblable, qui leur valurent des encouragements précieux à cet âge. Songe-t-on que les odes de Pindare et les tragédies d’Eschyle naquirent ainsi presque sur commande et osera-t-on affirmer que ce miracle ne pourra jamais se répéter ?

A mesure que la démocratie s’affermit et s’organise en un pays, il semble que la littérature s’associe de plus en plus aux fêtes dans lesquelles tout un peuple communie et prend pour quelques heures une seule et même âme. On le vit bien, sous la Révolution, dans ces immenses concours de multitude sur {p. 405}lesquels planait, comme une étoile avant-courrière d’une nouvelle ère, une grande Idée nationale ou humaine, par exemple celle de liberté ou de fraternité, que peintres, sculpteurs, musiciens, poètes essayaient tous d’exprimer ou d’incarner à leur façon. On peut le voir encore dans ces spectacles grandioses qu’en Suisse une ville ou un canton déroule sous la voûte du ciel, tantôt en l’honneur de l’agriculture, tantôt en souvenir de l’indépendance conquise et assurée. Qui sait s’il ne se prépare pas ainsi, par le peuple et pour le peuple, un renouvellement de ces solennités légendaires de la Grèce où la poésie eut toujours sa place marquée parmi tous les arts qui font la joie et l’orgueil de l’humanité ?

Donc, que l’historien d’une littérature ouvré les yeux et ne dédaigne pas de regarder de près cette face du passé !

Chapitre XVI. La littérature et l’éducation publique. Les académies, les cénacles. §

Nous avons tourné tout autour de la littérature pour étudier ses rapports avec les autres branches de la civilisation. Mais il existe aussi dans une société des institutions permanentes ou des groupements éphémères qui ont un caractère spécialement littéraire et qui, par conséquent, sont liés plus étroitement au développement de la littérature et de la langue. Il ne s’agit plus des salons et autres réunions mondaines dont nous avons déjà signalé l’influence : nous voulons parler des établissements d’instruction, des Académies, des Cénacles.

Il n’y a pas lieu de montrer que ces trois espèces de choses suivent dans leur évolution une marche analogue à celle du mouvement littéraire ; elles en font en effet partie intégrante ; il suffit d’indiquer quelles impulsions elles donnent ou reçoivent tour à tour ; comment elles modifient les œuvres d’une époque et comment elles en sont modifiées.

§ 1. — Si l’on veut un exemple frappant de l’action que l’enseignement et les méthodes qu’on y pratique peuvent exercer sur la littérature, on n’a qu’à regarder ce qui s’est passé au moyen âge. Il est aisé d’y constater deux faits : le progrès très lent qu’y firent la philosophie, la connaissance du passé, et d’autre part, dans les écrits du temps, même les meilleurs, le style lâché, la composition flottante, la prolixité, bref l’à peu près d’écrivains qui ne sont pas maîtres de leur métier. {p. 407}Or ces deux faits pourraient bien tenir en grande partie au caractère qu’avaient alors les écoles.

La lenteur que les esprits mettent à faire des acquisitions nouvelles s’explique sans peine. Dans l’Université de Paris, qui servait de modèle aux autres, la théologie avait la première place : c’était un arbre touffu et immense qui couvrait tout de son ombre. A entendre Erasme, les murs des collèges suaient la théologie. Et quelle théologie ! Elle ne ressemblait en rien à celle qu’on peut trouver de nos jours dans les chaires des Facultés protestantes ; elle ne recourait pas à l’étude des textes originaux ; elle ne songeait point à les interpréter en suivant leur genèse et leur histoire à travers les siècles. Elle se bornait à faire apprendre par cœur une quantité formidable de dogmes qu’il fallait commenter à perpétuité. Ils étaient renfermés dans des manuels d’une masse aussi écrasante qu’imposante. La Somme de Saint-Thomas d’Aquin (je crois utile de rappeler que Somme signifie ici Abrégé) ne comprenait pas moins de dix-huit volumes in-folio ! On ne pouvait rien ajouter, rien retrancher aux articles de foi dont étaient bourrés ces énormes volumes. On ne pouvait discuter que des points de doctrine secondaires qui, non prévus ou n’ayant qu’une faible portée, n’avaient pas été fixés pour l’éternité. Dans ces limites, on usait et abusait de la discussion. Il semble que l’esprit d’examen se précipitât avec fureur dans la voie étroite qui seule lui restait ouverte. On s’enfonçait alors dans un labyrinthe de subtilités rebutantes. Dans un latin barbare, qui n’avait qu’une lointaine ressemblance avec la langue de Cicéron, on argumentait à perte d’haleine sur telle question oiseuse ou ridicule. Clément Marot dira des théologiens de son temps :

Ils nourrissaient leur grand troupeau de songes,
D’utrum, d’ergo, de quare, de mensonges.

Erasme, parmi les questions débattues, cite celles-ci148 : « Cette proposition : Dieu le père déteste son fils, est-elle possible ? Le Sauveur aurait-il pu prendre la figure d’une femme ou d’un {p. 408}diable, d’un âne, d’une citrouille ou d’un caillou ? Et en admettant qu’il eût pris la forme d’une citrouille, aurait-il pu prêcher, faire des miracles, être crucifié ? Qu’est-ce que Pierre aurait consacré, s’il avait consacré pendant que le Christ était sur la croix ? Au même moment pouvait-on donner le nom d’homme au Christ ? Sera-t-il permis de boire et de manger après la Résurrection ?… »

Le pis, c’est que la méthode autoritaire, dogmatique, passait de la théologie aux autres branches du savoir humain. On ne pensait plus par soi-même ; on cherchait ce qu’un autre avait pensé. On se combattait à coup de citations, non de raisonnements fondés sur des faits. On érigeait en dogme intangible l’opinion de quelque mort illustre ; Aristote devint sacré, comme s’il eût été, lui aussi, inspiré de l’Esprit saint. Ses livres, tels qu’on les possédait, avaient beau être mutilés, altérés ; en vain sa pensée arrivait-elle trouble et incertaine à travers la traduction latine d’une traduction arabe. On se gardait de changer, de corriger un mot aux manuscrits ; on n’osait contredire des assertions infaillibles ; il semblait qu’il n’y eût plus rien à découvrir après lui et qu’on fût réduit pour jamais à coudre des commentaires admiratifs à cet Évangile philosophique. Au lieu d’ouvrir les yeux, d’observer l’homme et la nature, de grossir le bagage scientifique transmis par les siècles, on jugeait de la vérité par ouï-dire, sur la parole d’un ancien. La scolastique, en somme, se concentrait en la logique.

C’est elle qui paraît avoir doté la langue française du mot d’ergoteur. Et, en effet, ceux qui croyaient devenir savants demeuraient englués dans les minuties du raisonnement déductif. On distinguait toutes les façons possibles de construire un syllogisme ; on en étudiait à fond les formes et les règles ; on leur donnait des noms bizarres ; on poussait des arguments en barbaro, en baroco ou en baralipton. Bref, on apprenait aussi bien que possible à tirer une conclusion juste de prémisses une fois posées ; on n’oubliait que la chose essentielle, à savoir de vérifier les prémisses, de s’assurer que les bases de l’édifice étaient solides. Il ne serait pas exact de dire que les intelligences étaient immobiles en ce faisant ; mais le vice de la méthode suivie transformait leur activité en une {p. 409}agitation stérile. Du moment que, pour être un docteur renommé, il suffisait de raisonner sans faute sur des propositions acceptées sans contrôle, on pouvait se borner à entasser sans choix dans sa tête des textes problématiques, des faits douteux, des phrases vides. On arrivait ainsi à avoir, comme dit Montaigne, la souvenance pleine, mais le jugement creux. Et c’est pourquoi, pendant de longs siècles, les esprits, tout en se remuant beaucoup, n’avançaient guère ; ils tournaient en cercle ou piétinaient sur place.

Autant que la pensée, le style et la composition littéraire souffrirent des habitudes de l’École. L’Université enseignait à parler, fort peu à écrire. Toutes les épreuves de la Faculté des Arts étaient orales et se faisaient d’ordinaire en latin. Les exercices imposés aux élèves étaient sans exception des tournois oratoires : « On dispute ici avant le dîner, écrivait Vives au xve siècle ; on dispute pendant le dîner ; on dispute après le dîner ; on dispute en public, en particulier, en tout lieu, en tout temps149 ». On formait ainsi de formidables disputeurs, des parleurs intarissables capables d’argumenter des journées et des semaines entières, comme ceux que Rabelais a si joliment raillés et parodiés. Mais ce n’était certes pas un système propre à former des écrivains, à leur apprendre la sobriété, l’art de composer un ouvrage, de choisir leurs mots, de surveiller l’expression de leurs idées. Se créer un style personnel et improviser sur n’importe quel sujet sont deux talents de nature différente et presque opposée.

Si l’on désire voir la littérature réagissant à son tour sur l’éducation, il suffit de regarder ce qui se passa quand ce même moyen âge fut à l’agonie.

Collèges, écoles, universités même ont toujours eu la fonction de transmettre d’une génération à l’autre une certaine provision de connaissances, des habitudes d’esprit, des procédés de travail, bref des résultats acquis par l’expérience des siècles. Ce ne sont donc pas, en général, des foyers d’idées neuves. Leur rôle ordinaire n’est point d’inventer, mais de {p. 410}maintenir la tradition. Un ouvrage littéraire n’est admis au périlleux honneur de devenir classique que s’il est consacré par de longues années d’admiration. Une méthode a besoin d’avoir fait ses preuves, d’avoir produit, provisoirement du moins, des fruits estimables, pour forcer l’entrée des programmes d’enseignement. Aussi le danger est-il que maîtres et élèves s’endorment en cheminant doucement dans l’ornière commode de la routine ; que le passé, cristallisé dans certaines règles et dans certaines théories, devienne un obstacle aux progrès de l’avenir. C’est alors que la littérature, animée de l’esprit plus vif et plus libre du dehors, réveille ceux qui se laissaient aller à une paisible somnolence et brise les moules gênants où les intelligences risquaient d’être emprisonnées.

Lors du grand mouvement de la Renaissance, les écrivains travaillèrent ainsi à faire avancer l’école qui demeurait attardée et embourbée. Clément Marot écrivait déjà de ses maîtres :

… c’estoient de grands bestes
Que les regents du temps jadis.
Jamais je n’entre en Paradis,
S’ils ne m’ont perdu ma jeunesse !

Rabelais les attaque avec son arme favorite, la raillerie. Chacun sait comment le pauvre Gargantua commença par être mis aux mains d’un « sophiste ès lettres latines », lequel lui faisait apprendre par cœur, puis redire à l’envers une grammaire et une logique, si bien que le jour où on voulut l’examiner, « il se print à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole. » Son père, Grandgousier, qui voit alerte, dispos, maître de sa langue et de ses idées, un garçonnet de douze ans élevé de façon moins surannée, entre dans une colère terrible contre les pédants dont « le sçavoir n’est que besterie abastardissant les bons et nobles esprits. » On décide alors de refaire l’éducation du géant, fils de prince, et son nouveau précepteur lui apprend tant et de si belles choses que l’élève devient habile, non seulement à sauter, lutter, nager, botteler du foin, mais encore à sculpter, peindre, jouer du luth, faire des vers, et qu’il peut deviser avec les docteurs comme avec les artisans. Aussi, lorsqu’il est enfin « hors de page », est-il le plus fort et {p. 411}le plus savant des gentilshommes de son temps. Montaigne, comme Rabelais, critique le système en usage. Tandis que dans la France féodale et ecclésiastique on élevait, comme deux êtres de race distincte, le chevalier et le clerc, l’homme d’action et l’homme de pensée, il ne veut pas de cette arbitraire division dans la nature humaine : « Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse ; c’est un homme. » Et, ne voulant pas non plus qu’on fasse de l’enfant « un âne chargé de livres », il entend compléter ses études par le commerce avec le monde, par les voyages à l’étranger. Sans doute beaucoup des réformes préconisées par lui et par d’autres restent longtemps à l’état d’utopies. Rousseau, deux cents ans plus tard, put lui emprunter des principes qui parurent tout neufs et qui l’étaient : car ils n’avaient jamais servi. Mais le contrecoup des idées émises par les novateurs se fait sentir peu à peu aux établissements d’instruction. Ramus ose médire d’Aristote et entreprend de modifier l’enseignement supérieur. Les calvinistes, pour qui la lecture de la Bible devient une obligation, créent l’enseignement primaire et rajeunissent la vieille théologie en y faisant entrer la discussion des textes. C’est bientôt une émulation féconde entre catholiques et réformés. Les Jésuites comprennent que, pour combattre efficacement l’hérésie, il leur faut se faire aussi doctes que les hérétiques. François de Sales, un peu plus tard, dit aux prêtres de son diocèse, en leur conseillant de s’instruire : « C’est par là que cette misérable Genève nous a surpris. » Et en 1600, sous les auspices de Henri IV, est décrétée une grande réforme de l’Université qui porte essentiellement sur la « faculté des arts », comme on disait alors. Le trait saillant en était la place d’honneur accordée aux classiques latins et grecs ; la Renaissance pénétrait triomphalement dans les collèges.

Elle était grosse de conséquences, cette réforme. Désormais la pensée païenne s’offrait aux jeunes intelligences à côté de la pensée chrétienne ; l’autorité se trouvait partagée entre les auteurs profanes et les auteurs sacrés ; c’était une porte ouverte au libre examen, un commencement d’émancipation. L’Église a plus d’une fois déploré, dénoncé les conseils d’indépendance et de révolte qui s’échappaient d’un Lucrèce ou d’un Lucien. {p. 412}Mais ce n’est pas seulement le fond, c’est aussi et surtout la forme des écrits qui, pendant deux siècles, portent l’empreinte du système alors constitué. Peut-être est-ce la cause la plus puissante qui a maintenu dans notre littérature, durant un si long espace de temps, l’imitation de l’antiquité, l’emploi de la mythologie, le respect des règles formulées par Aristote et par Horace, la survivance des genres cultivés à Rome et en Grèce. Aussi quelle est la controverse qui divise, durant cette période, le monde littéraire ? C’est la querelle des anciens et des modernes, qui n’était pas simplement une vaine dispute de préséance entre les illustres du jour et les grands hommes d’autrefois, mais qui impliquait un choix sur le sens où il convient de pousser la jeunesse, et, par elle, l’humanité. Querelle grave, qui renaît autour de nous entre ceux qui veulent garder à l’enseignement des collèges la base qui lui fut donnée au temps de Henri IV et ceux qui entendent la changer en faisant une part plus large aux sciences et aux langues vivantes.

Il ne faut point s’en étonner. Les discussions passionnées sur l’éducation se produisent chez un peuple à tous les moments de crise morale, quand la société, lasse de ce qui existe, aspire à un ordre nouveau ; elles annoncent, elles marquent la fin d’un régime. Elles pullulèrent dans la seconde moitié du siècle dernier avec Jean-Jacques, Diderot, Condillac, Bernardin de Saint-Pierre, Condorcet, pour aboutir sous la Révolution à des tentatives éphémères, mais aussi à des créations solides et durables. Elles reparaissent, depuis une quinzaine d’années, avec une abondance qui semble promettre, pour le début du xxe siècle, une profonde transformation sociale qui pourrait bien être l’organisation de la démocratie française.

 

Puisque les rapports de la littérature et de l’instruction nationale ont une telle importance, il faut que l’historien envisage celle-ci sous ses faces multiples. La première chose à considérer, c’est le total approximatif de la population scolaire, c’est la proportion des hommes et des femmes qui ont fréquenté, en une époque donnée, les établissements primaires, secondaires ou supérieurs. Il est utile de distinguer les degrés différents atteints par les différentes {p. 413}classes qui forment le public ; il est bon d’évaluer, autant que faire se peut, le nombre des privilégiés à qui les jouissances du beau ont été largement accessibles et l’épaisseur souvent énorme des masses ignorantes qui n’ont pu les connaître que sous leur forme la plus grossière. L’élargissement graduel du groupe des gens instruits a son contrecoup immédiat dans la situation des écrivains et aussi dans le caractère de leurs œuvres ; car un auteur, tout en songeant à exprimer ce qu’il pense et ce qu’il sent, dédaigne rarement de plaire aux lecteurs qu’il prévoit ou aux lectrices qu’il désire.

Il convient ensuite d’examiner de près chacune des corporations qui se chargent de distribuer le savoir. Au xviie siècle, par exemple, les Universités, les Jésuites, l’Oratoire, Port-Royal, voilà quatre corps enseignants qui, avec des traits de ressemblance, ont des physionomies distinctes. Au xixe siècle, l’École normale supérieure et l’École des Chartes n’ont certes pas imprimé à ceux qui ont traversé l’une ou l’autre la même direction intellectuelle. Parfois aussi quelque maître brillant et pétrisseur d’âmes, comme un Abélard ou un Michelet, mérite d’être étudié isolément, parce qu’il a été capable de faire, non seulement des élèves, mais des disciples.

Mais, pour ne parler que des institutions vouées à répandre l’instruction, il faut déterminer le but qu’elles se proposaient ou qui a pu leur être imposé du dehors. Les congrégations religieuses regardent l’éducation comme un moyen ; leur but est naturellement la propagande de la foi et quelquefois la conquête d’une influence politique. Il s’ensuit qu’elles redoutent la philosophie qui invite à réfléchir et incline à discuter les opinions traditionnelles ; c’est pourquoi sans doute les Jésuites étouffèrent avec tant d’acharnement les théories de Descartes, bien qu’il fût sorti d’un de leurs collèges ; c’est pourquoi ils aimaient mieux passer sous silence que réfuter les doctrines non orthodoxes. L’histoire, surtout celle des temps modernes, leur inspira des craintes du même genre ; elle risquait de réveiller des souvenirs fâcheux, de remettre en lumière des faits qu’on eût été réduit à voiler ou à dénaturer et qu’il valait mieux laisser dans une ombre discrète. N’est-ce pas un Jésuite qui a poussé ce cri d’alarme : « L’histoire est la perte de celui {p. 414}qui l’étudié. » Les belles-lettres sont moins dangereuses : mais encore sied-il de les aborder avec précaution. Elles doivent conduire « à mieux connaître et à mieux servir Dieu. » Elles deviennent dès lors « les bonnes lettres », comme on disait au temps de la Restauration. Les auteurs sont expurgés, selon les décrets du Concile de Trente, non seulement de tout ce qui pourrait choquer la pudeur, mais aussi de tout ce qui pourrait troubler la piété. Et ce n’est pas assez. Comme malgré les plus cruelles mutilations la pensée d’un ancien ne se laisse pas aisément ramener aux dogmes du catéchisme, comme malgré les plus adroites interprétations il est difficile de répéter le tour de force de cet oratorien150 qui retrouvait la Bible dans Homère, on en arrive peu à peu à vider l’œuvre qu’on étudie de son contenu d’idées, à concentrer l’attention des élèves sur les élégances de style, sur les beautés du langage, sur les figures et sur les mots. On aboutit à « une culture de pure forme », suivant l’expression du Père Beckx ; on fait des rhétoriciens brillants, des virtuoses de la phrase et de l’éloquence académique. Est-ce pour cela que les orateurs de la chaire, venant de la Compagnie de Jésus, ont été accusés, non sans raison, par leurs ennemis les jansénistes d’énerver la parole de Dieu en l’enguirlandant de fleurs inutiles ? Quand on voit, dans les collèges151 de la fameuse Société, cultiver « l’art de composer des énigmes  », multiplier les exercices qui doivent apprendre à dire les choses en style agréable et raffiné, on se demande si notre littérature mondaine, aimable, frivole et précieuse, n’a pas dû quelque chose à ces habiles dresseurs de la jeunesse riche et bien pensante.

Au reste, s’il y a des caractères communs à tous les systèmes qui subordonnent l’éducation au dessein de travailler avant tout pour la religion chrétienne, l’esprit dans chacun d’eux varie suivant la façon dont ceux qui l’ont adopté comprennent le christianisme. Chez les jésuites, qui ont voulu avoir prise sur la noblesse et la haute bourgeoisie, cet esprit a été par cela même le plus accommodé aux goûts du monde. A l’Oratoire, il {p. 415}fut déjà plus sérieux, plus grave ; à Port-Royal, il devint austère ; chez les calvinistes, l’habitude de chercher ou de mettre en tout écrit une intention morale ou édifiante fut si forte et si persistante que la littérature de la Suisse romande en a, de l’aveu même de ses représentants, gardé jusqu’à nos jours une allure prédicante.

A côté de ces divers enseignements visant à faire des chrétiens, supposez-en un autre, tout laïque, se donnant pour tâche de faire avant tout de bons citoyens et des esprits libres, accoutumés à éprouver toute opinion par le contrôle de l’expérience et de la raison. On devine l’écart immense qui séparera les hommes ayant subi l’action de deux disciplines si opposées. C’est hélas ! l’histoire de la France contemporaine. Il s’est formé en elle deux Frances qui se dressent menaçantes en face l’une de l’autre, deux nations différant de principes, de convictions politiques, de préférences littéraires, celle-ci tournée avec regret vers l’ancien régime, favorable aux prétentions de l’Eglise, admiratrice forcenée de Bossuet, du xviie siècle, de tout ce qui prêche la soumission aux puissances d’autrefois, celle-là répudiant le vieil idéal catholique et monarchique, proclamant que le xviiie siècle est « le grand siècle » et la Révolution le point de départ d’une ère nouvelle, appelant de tous ses vœux un état social où achèvent de disparaître les privilèges et les entraves du passé.

Ce contraste criant est une preuve tragique de la force de pénétration qu’ont les notions et les sentiments enfoncés dans la molle argile des âmes adolescentes. Il prouve la nécessité de connaître, pour en juger les effets, le ressort essentiel de tout système scolaire. Au temps de Napoléon Ier, par exemple, ce qu’on veut faire dans les lycées et prytanées, ce sont des officiers. Tout dès lors devient une préparation au régiment. Donc partout le tambour et la discipline militaire ; un uniforme pour le corps et pour l’esprit, pour les élèves et pour les maîtres ; des grades dans toutes les classes ; un enseignement où les lettres, ces superfluités, sont sacrifiées aux connaissances dites positives ; car à quoi les lettres pourraient-elles bien servir à un futur sous-lieutenant ? Aussi, au lendemain de l’Empire, y a-t-il une telle disette d’hommes ayant fait des études supérieures {p. 416}que ce sont des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, comme Villemain, Cousin, Guizot, qui sont « bombardés » professeurs à la Sorbonne, élevés aux plus hautes chaires, appelés à enseigner ce qu’ils savaient à peine.

Ce n’est pas trop d’une série de questions entrecroisées pour saisir à toute époque la tendance maîtresse (sans compter les autres) qu’avait l’éducation dans les divers organes qui ont eu mission de répondre à ce besoin social. L’esprit en était-il idéaliste ou réaliste ? égalitaire ou aristocratique ? catholique ou protestant ? religieux ou neutre ? monarchique ou républicain ? national ou cosmopolite ? civil ou militaire ? A chacun de ces caractères correspondent des répercussions d’une importance indéniable.

Mais il ne suffit pas de considérer ce qui a été voulu par ceux qui enseignent et par le pouvoir auquel ils obéissent. La pratique n’est pas toujours d’accord avec la théorie. Port-Royal fulminait contre les auteurs dramatiques qui, par la plume de Nicole, furent qualifiés d’empoisonneurs d’âmes ; et en même temps il faisait lire aux écoliers les tragédies de Sophocle et d’Euripide qui allaient éveiller le génie de Racine et le pousser du côté du théâtre. Que de fois les conséquences d’une mesure se dérobent de la sorte aux prévisions de ceux qui la prennent !

Il faut donc interroger les programmes. Quelle part y est faite aux sciences, aux lettres, aux arts, aux exercices du corps ? Quelle est la proportion entre les différentes branches se rattachant à la littérature ? Il n’est pas indifférent que les problèmes de la philosophie soient ou non posés devant les jeunes esprits ; ce n’est pas sans motif que les heures accordées à l’enseignement philosophique ont toujours été réduites ou supprimées, chaque fois que la peur de l’Idée a régné en France, c’est-à-dire après des révolutions qui en avaient démontré la force expansive, comme on peut le vérifier sous le premier et le second Empire. Ce n’est pas sans raison non plus que Michelet et Quinet furent chassés de leur chaire par la réaction triomphante, de même que Guizot eut pendant plusieurs années la bouche fermée par le gouvernement de la Restauration. L’histoire, elle aussi, a été bien des fois suspecte {p. 417}et proscrite, et l’on comprend qu’elle ait effarouché des autoritaires endurcis, si l’on se rend compte des effets qu’elle peut produire.

Le xviiie siècle en offre un exemple éclatant. En ce temps-là, on peut constater une certaine décadence des études classiques. Le latin perd du terrain. Fontenelle, quand il écrit ses Eloges des savants, ne croit plus nécessaire de contraindre la langue de Cicéron à exprimer les mystères de l’algèbre ou de la physique. Le latin est trahi par ses meilleurs amis. Rollin écrit en langue vulgaire son Traité des études et on le félicite de savoir parler le français comme si c’était sa langue naturelle. Quant au grec, on ne le sait guère. « Dans trente ans, écrit en 1753 un Père Jésuite152, personne ne saura lire le grec. » Exagération évidente ! Mais Rousseau, Marmontel, Diderot ne lisent Démosthènes ou Platon que dans une traduction. Qu’est devenu le temps où Budée, pour écrire à ses amis, se servait de la langue d’Athènes ? Un seul grand écrivain du xviiie siècle échappera à cette ignorance, et cela seul suffirait à colorer son talent d’une teinte particulière. C’est André Chénier que je veux dire. Seulement il est fils d’une Grecque et né à Constantinople  ; il aime d’un amour quasi filial

Ce langage sonore aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines.

Mais, tandis que les Grecs et les Romains perdent momentanément de leur influence littéraire, ils conquièrent en revanche une énorme influence politique et sociale. Rousseau propose Sparte et la Rome primitive à l’admiration de ses contemporains. Il vante la vertu et la simplicité de Cincinnatus. Il a sans cesse à, la bouche et devant les yeux les héros de Plutarque. Vers 1750 commencent à retentir en France des mots qu’on n’y entendait plus depuis longtemps. On y parle de démocratie et de citoyens. Le nom de tyran descend de la scène tragique dans la rue et est appliqué tout bas au roi régnant ; Ce sont là des réminiscences de la Grèce et de Rome. Mably écrit153 : « L’histoire de ces deux peuples est une grande école {p. 418}de morale et de politique. » Rollin dit à son tour154 : « Les Romains ont été regardés dans tous les siècles, et le sont encore aujourd’hui, comme des hommes d’un mérite extraordinaire et qui peuvent servir de modèles en tout genre dans la conduite et le gouvernement des États. » Marie-Joseph Chénier155 célèbre ces temps

Où des républicains étaient maîtres du monde,
Où le Tibre orgueilleux de leur porter son onde
Admirait sur ses bords un peuple de héros.

Cela fait bien des héros ! Une ville tout entière peuplée de grands hommes ! On n’a pas vu souvent pareille merveille ! Mais « comment exagérer, quand on parle de Rome ? » C’est l’abbé Delille156 qui prononce ces paroles en pleine Académie et il est difficile de pousser plus loin l’hyperbole.

Voilà une admiration bien enthousiaste, et c’est durant une quarantaine d’années le ton général. D’où vient cet accord pour demander à l’antiquité classique des leçons de civisme ? Si l’on veut se l’expliquer, il faut pénétrer dans les collèges où se sont formées les générations d’alors. J’ai jadis étudié longuement les causes et les effets de ce regain de popularité dont les anciens furent l’objet : on me pardonnera de reproduire un court fragment de cette étude157 :

Qui croirait que Rollin, le bon Rollin, l’inoffensif Rollin dût être cité parmi ceux qui ont préparé la Révolution française ? Il a pourtant, sans le vouloir, contribué au grand changement qui devait bouleverser la France. N’est-ce pas lui qui s’avisa le premier de composer pour les écoliers une histoire ancienne, de leur mettre sous les yeux un tableau complet des guerres, des révolutions, des conquêtes de la Grèce et de Rome ? Par lui les jeunes imaginations {p. 419}furent nourries de ces exemples d’héroïsme et de dévouement à la patrie si communs dans les républiques anciennes. Par lui fut éveillé dans les âmes un fanatisme nouveau de l’antiquité, qui n’allait plus chercher dans Plutarque ou Tacite des leçons de style, mais qui en rapportait l’amour des institutions républicaines et l’enthousiasme de la liberté. L’histoire des autres peuples et des autres époques aurait pu servir de contrepoids. Mais on la laissait de côté, et Rollin déclarait même impossible de trouver quelques heures pour les consacrer à l’histoire nationale. De la sorte, l’enfant sortira du collège ignorant les institutions du pays où il doit vivre ; il ne saura pas ce que sont les Parlements ou les États généraux ; mais en revanche il pourra expliquer ce qu’étaient les éphores et les tribuns, raconter dans le plus grand détail ce qu’ont fait les Gracques ou César. Il n’a pratiqué que l’histoire ancienne et n’est-ce pas le cas de répéter : Timeo homines unius libri. Ce ne sont pas des Français, ce sont des Grecs et des Romains que les collèges rendent à la société…

Quelle ne sera pas l’influence de l’antiquité sur des enfants naïfs, inexpérimentés, qui, pendant six ou sept ans, ont promené leur pensée du Capitole au Parthénon ! « Oh ! la délicieuse étude que celle de ces anciennes histoires, s’écrie André Chénier158 ! Elles entretiennent le cœur dans une noble haine de la tyrannie. « Et ce n’est pas assez que les jeunes gens apprennent à vivre avec le vieux Caton, à mourir avec Socrate ou Léonidas. Il semble qu’ils soient élevés pour les orageux débats du Forum, pour les gloires retentissantes de la tribune. Ils apprennent à parler au peuple avec les orateurs antiques, et Camille Desmoulins, sortant du collège, laisse voir l’impression qu’ils ont faite sur son âme ardente :

J’entends plaider encor dans le barreau d’Athènes :
Aujourd’hui, c’est Eschine et demain Démosthènes ;
Combien de fois avec Plancius et Milon,
Les yeux mouillés de pleurs, j’embrassai Cicéron159 !

On confie à la mémoire des écoliers ces harangues toutes brûlantes de passion, et ce n’est pas assez encore. On les fait orateurs. Il faut qu’ils combattent contre Philippe de toute l’énergie de leur parole ; il faut qu’ils s’emportent contre Antoine en invectives virulentes, qu’ils défendent leur vie, leur honneur, leur patrie. Comment ne pas s’exalter dans ces assauts d’éloquence ? Ils regrettent comme Rousseau, de ne pas être nés Romains. « Si j’avais vécu dans ce temps-là, écrit André Chénier160, je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses…

{p. 420}J’aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats,
Usé pour la patrie et ma voix et mon bras ;
Et si du grand César l’invincible génie
A Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie,
J’aurais su, finissant comme j’avais vécu,
Sur les bords africains défait et non vaincu,
Fils de la liberté, parmi ses funérailles,
D’un poignard vertueux déchirer mes entrailles.

Combien d’autres pensent ainsi dès le collège ! Tous ces héros futurs en sont-ils sortis ; adieu tribune, éloquence, liberté ! La société dans laquelle ils se trouvent lancés tout à coup n’offre rien de tout cela. Faudra-t-il donc renoncer à des idées caressées dès l’enfance, à des talents qu’on a pris tant de peine à cultiver ? N’aimeront-ils pas mieux essayer d’acclimater dans la société ce qu’ils y cherchent en vain ? Marmontel raconte dans ses Mémoires qu’étant en rhétorique il fut menacé du fouet par un maître injuste et sévère. Comme sa dignité s’oppose à ce qu’il subisse le châtiment ignominieux, il se souvient des discours qu’il a appris et composés, il rentre dans sa classe, adresse à ses camarades une véhémente exhortation, il les soulève et leur fait jurer de ne pas l’abandonner. C’est une révolte qui éclate à la voix du tribun improvisé. Vous avez là sous une forme plaisante l’image de ce qui se passe dans ces jeunes esprits, quand, au sortir du collège, ils se trouvent aux prises avec la réalité. Qu’on ne leur parle plus d’accepter docilement, l’autorité d’un roi et le nom de sujets ! Ils sont capables de répondre : Nous sommes citoyens romains.

Ces conséquences, tous ne les tirent pas, mais tous sont prêts à les tirer. Ecoutez l’un d’entre eux161 : « On nous élevait, dit-il, dans les écoles de Rome et d’Athènes et dans la fierté de la République, pour vivre dans l’abjection de la monarchie et sous le règne de Claude et de Vitellius, gouvernement insensé qui croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la patrie, du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles et admirer le passé sans condamner le présent ! » Dans une lettre qu’il écrit à l’un de ses camarades, celui qui parle ainsi lui rappelle le temps où, élèves du même collège, ils puisaient aux mêmes sources la haine des institutions de leur pays et le saint amour de la liberté, le temps où ils gémissaient sur la servitude de leur patrie et regrettaient de n’avoir pas un professeur de conjuration qui leur apprit à l’affranchir. Ce dernier enseignement peut sembler superflu, si l’on pense que cette lettre est écrite par Camille Desmoulins et adressée à Robespierre. — « Il n’y avait pas grand effort, écrit un autre162 (c’est Charles Nodier), à passer des études du {p. 421}collège aux débats du Forum. Notre admiration était gagnée d’avance aux institutions de Lycurgue et aux tyrannicides des Panathénées.

On ne nous avait parlé que de cela. Les plus anciens d’entre nous rapportaient qu’à la veille des nouveaux événements le prix de composition de rhétorique s’était débattu entre deux plaidoyers à la manière de Sénèque l’orateur en faveur de Brutus l’ancien et de Brutus le jeune… Le lauréat fut encouragé par l’intendant, félicité par le gouverneur, couronné par l’archevêque. » Des jeunes gens ainsi encouragés, félicités, couronnés, pour s’être montrés bons avocats des actes les plus farouches qu’ait inspirés aux Romains l’amour de la liberté, étaient tout disposés à transporter dans la société moderne les idées antiques dont ils étaient remplis. Ils portaient en eux la Révolution…

Est-ce à dire que Tite-Live, Tacite, Plutarque soient les seuls ou les principaux auteurs de la Révolution française, que sans eux elle ne se fût pas accomplie ? Assurément non. Mais autant il serait puéril d’amplifier jusque-là leur action, autant il serait déraisonnable de la nier. Or, si un enseignement historique exclusif, aidé d’une rhétorique assortie, a pu avoir pareilles conséquences, on peut imaginer combien il importe de noter dans l’enseignement littéraire l’espace accordé aux différentes branches.

Les effets ne sont pas les mêmes, selon que, dans l’étude des langues mortes, dominent les auteurs profanes ou les auteurs sacrés, selon que le latin tire à lui presque toute l’attention ou que le grec obtient une recrudescence de faveur. Par cela seul que Ronsard et ses amis, au collège de Coqueret, se sont plongés dans Pindare, Anacréon, les tragiques athéniens, aussitôt les sujets de leurs poèmes, leur style, les mots qu’ils forgent attestent ce retour à l’hellénisme. Corneille, élève des Jésuites, qui sont. surtout latinistes, fait une sorte de cours d’histoire romaine en sept ou huit tragédies. Racine, élève de Port-Royal, où on lui apprend à remonter jusqu’aux originaux imités par les Romains, s’inspire d’Euripide, de Sophocle, d’Aristophane et met volontiers en scène les fables de la Grèce primitive.

On aura soin également de marquer les étapes par lesquelles le français, relégué d’abord avec mépris hors de l’école, finit par y pénétrer en vainqueur. L’Oratoire commence par l’admettre {p. 422}dans les classes inférieures ; Port-Royal renonce à l’étrange coutume de faire apprendre à lire en latin et introduit des compositions françaises. Après l’épanouissement littéraire contemporain de Louis XIV, des auteurs pris parmi les modernes se glissent au programme. Esther et Athalie trouvent déjà grâce auprès de Rollin, si Molière est encore écarté. Puis le cercle s’élargit. Le xviie siècle devient peu à peu une seconde antiquité digne d’être étudiée comme l’autre et à son tour il est sommé de partager avec des rivaux plus jeunes. Le temps n’est pas loin où Victor Hugo est devenu « classique », au sens étroit du mot, et je me souviens d’avoir lu des protestations163 contre un décret ministériel mettant aux mains des futurs bacheliers la préface de Cromwell. Vaines protestations ! Le mouvement commencé ne s’arrête point. Notre génération a vu le prix d’honneur de rhétorique, si longtemps réservé au discours latin, passer à la composition française, et la langue nationale, illustrée par tant de chefs-d’œuvre, monter enfin au premier rang.

Croit-on que cette lente invasion des modernes dans un domaine qui, leur fut si longtemps interdit soit à négliger pour l’historien de la langue et de la littérature ? Est-il exagéré de dire qu’elle a contribué à dégager nos écrivains du latinisme qui pesait sur eux comme un joug pendant et après la Renaissance ; à rendre l’allure de leur style plus légère et plus leste ; à façonner le goût public en donnant pour nourriture aux enfants le suc et la mœlle du génie français ; à renforcer l’âme même de la nation par une assimilation permanente d’éléments qui ont aidé à la former ?

Les langues étrangères, à leur tour, n’échapperont point à l’examen de l’historien. Il notera quand telle ou telle apparaît au programme ou en disparaît. Que l’espagnol et l’italien soient au nombre des objets étudiés à Port-Royal ; qu’en 1732 l’abbé Pluche propose de remplacer l’espagnol par l’anglais ; que l’allemand et plus tard le russe soient admis dans les lycées de notre siècle, ce sont là des faits dont il me paraît superflu de faire saillir le sens et la portée.

{p. 423}Pourtant notre enquête est loin d’être terminée. Elle serait singulièrement incomplète, si elle négligeait les méthodes usitées. J’ai déjà dit où avait mené l’abus des exercices oraux ; l’excès des exercices écrits peut expliquer pourquoi l’éloquence des orateurs de notre Révolution, Danton excepté, est souvent si livresque, et comment il se fait que leurs discours soient si rarement des répliques directes à ce qui vient d’être dit. Autre est le résultat produit par l’enseignement, autres sont les qualités et les défauts qu’il développe, selon qu’il est actif ou passif, concret ou abstrait, selon qu’il s’adresse à la mémoire ou au jugement, à l’oreille ou aux yeux, etc. Qu’on se représente les changements profonds causés depuis une cinquantaine d’années par l’introduction de la méthode historique dans la théologie, la philosophie, la critique, la philologie ! Qu’on embrasse les vérités nouvelles, qui, observées à l’aide d’un nouvel instrument, sont sorties de la nuit et entrées pour toujours dans notre champ visuel comme les étoiles que l’astronome découvre en se servant d’un télescope perfectionné  ! Et l’on comprendra qu’il est nécessaire de savoir, non seulement ce qu’on étudiait, mais comment on étudiait chaque chose à toute époque. L’histoire romaine, froidement ramenée à un enchaînement serré de causes et d’effets, n’excite plus les mêmes enthousiasmes irréfléchis que présentée comme un traité de morale en action. La philosophie, si elle accepte une consigne, si elle approuve ou réfute sur commande, ne mérite pas et n’obtient pas l’ascendant qu’elle a le droit d’espérer, quand elle est un libre essai de réponse aux questions que nous posent la vie et la mort.

Il y a aussi façon et façon d’enseigner les lettres. M. Compayré rappelle164 qu’au début du xviie siècle les cahiers d’un rhéteur de la décadence nommé Aphtonius jouirent dans les collèges d’une estime singulière ; or les exercices littéraires imaginés par cet obscur praticien en l’art de bien dire étaient d’une rigoureuse uniformité ; l’ordre des développements y était toujours le même ; la marche de la pensée y était réglée comme {p. 424}celle d’un automate. Et M. Compayré à ce propos émet cette conjecture fort plausible : « C’est peut-être aux habitudes scolaires contractées dans des collèges où Aphtonius régnait en maître avec sa réglementation formaliste, avec son machinisme oratoire, qu’on doit attribuer en partie la régularité qui distingue la littérature du xviie siècle. » Il est bien certain, en tout cas, que les traductions pomponnées qu’on appelait alors « les belles infidèles » concordent avec cette rhétorique à l’ancienne mode ; et qu’au contraire le souci de minutieuse exactitude, qui a primé et parfois remplacé celui du beau langage chez les maîtres épris, après la guerre de 1870, des mérites de l’érudition germanique, a maintes fois alourdi la prose française, encombré nos livres d’histoire d’un fouillis de notes parasites, ennuagé la philosophie d’un jargon apocalyptique, hérissé même des œuvres à prétentions littéraires d’une broussaille de termes épineux.

On le voit, l’historien idéal, dont nous essayons de préparer la besogne, devra être doublé d’un psychologue rompu aux problèmes si nombreux qui relèvent de la pédagogie.

 

§2. — Parmi les institutions permanentes intimement liées à l’évolution littéraire, nous rencontrons sur notre chemin les Compagnies de gens de lettres, dont l’Académie française peut passer pour le type le plus accompli. Aussi est-ce son histoire qui va nous servir à démêler leur rôle.

On peut faire tout d’abord une remarque générale. Toute institution permanente est conservatrice de sa nature ; elle aime la stabilité, par cela seul qu’elle est stable. A plus forte raison en est-il ainsi pour une Compagnie, où l’on entre déjà mûr et d’où l’on ne sort que par la mort. L’Académie française, à sa naissance, représentait assez exactement le goût moyen de la société environnante ; mais, dès qu’il fut décidé que le nombre de ses membres ne dépasserait pas quarante et que les nominations seraient viagères, il s’ensuivit un renouvellement si lent du corps académique que la majorité se trouva bientôt en retard sur le mouvement du dehors. Ce retard, qu’on peut évaluer à un espace de quinze à vingt ans, n’a depuis lors jamais cessé d’exister et il durera autant que ce sénat littéraire ; {p. 425}il est dû en effet aux conditions de son existence ; il tient à la constitution de l’Académie elle-même ; il en explique les caractères essentiels.

Une lutte nécessaire s’établit entre deux forces, l’une intérieure qui tend à la maintenir dans ses opinions et ses habitudes, l’autre extérieure qui tend à la mettre en harmonie avec les changements opérés autour d’elle. D’une part, elle est un centre d’opposition aux idées neuves et aux mots nouveaux ; elle est un conservatoire de la littérature et de la langue nationales ; elle a écarté sans pitié un certain nombre d’hommes ou de termes qui effarouchaient par trop son attachement au passé. Mais, d’autre part, elle subit la pression perpétuelle de la vie ambiante, et elle y cède bon gré mal gré ; puis, il faut bien qu’elle puise dans le milieu qui l’enveloppe pour combler les vides que la mort crée dans ses rangs ; aussi, à mesure que les nouveautés triomphent et cessent d’être nouvelles, s’ouvre-t-elle aux hommes qu’elle a repoussés, admet-elle un, à un les vocables qui l’ont choquée ; elle enregistre ainsi les réputations consacrées et les faits acquis ; elle se rallie sur le tard aux révolutions qui ont réussi. Seulement d’ordinaire, au moment où elle accepte ce qu’elle n’a pu empêcher, elle est déjà distancée par la société qui a continué de marcher ; elle se trouve derechef en arrière, défendant ce qu’elle condamnait vingt ans plus tôt, combattant ce qu’elle accueillera vingt ans plus tard.

Quelques exemples permettront de saisir le jeu de ce mécanisme qui se résume en une série de résistances volontaires et de concessions forcées.

L’Académie à son origine est formée des écrivains qui figuraient avec honneur à l’hôtel de Rambouillet et dans les cercles du même genre. Elle est fortement teintée de préciosité.

C’est pourquoi, une trentaine d’années après, quand la littérature de ruelle et d’alcôve devient matière à raillerie, quand Molière et Boileau livrent à la risée Chapelain, Cotin et les autres petits grands hommes de la même école, l’Académie garde tant qu’elle peut son admiration et ses suffrages aux écrivains abandonnés par la faveur publique. Elle ne daignera jamais admettre Molière, ce moqueur ; elle ne subira Boileau {p. 426}que sur un ordre formel de Louis XIV ; elle recevra de mauvaise grâce La Bruyère ; c’est presque à contre-cœur qu’elle se laissera envahir par les maîtres de la génération nouvelle.

Mais aussi, le grand roi disparu, elle restera fidèle à l’esprit de l’époque révolue. Elle formera, dans la première moitié du xviiie siècle, comme un petit xviie siècle posthume. Elle exclura l’abbé de Saint-Pierre pour avoir osé juger avec sévérité le souverain défunt. Elle sera hostile aux novateurs. Montesquieu aura grand peine à se faire pardonner les hardiesses de ses Lettres persanes et, le jour où l’on se sera résigné à le recevoir, il sera tancé vertement sur l’insuffisance de ses titres à pareil honneur. Voltaire, repoussé plusieurs fois, multipliera les tours d’adresse pour se faire admettre et il n’entrera que grâce à un certificat de bon catholique arraché à la complaisance d’un père jésuite.

Notre siècle nous montre les mêmes efforts passionnés contre les inventeurs de formes ou de pensées nouvelles, les mêmes soumissions tardives à la force des choses. Le romantisme, vainqueur sur la scène, dans le roman, dans la poésie, est, longtemps après 1830, férocement combattu par l’Académie. Elle ferme obstinément ses portes à Balzac, à Dumas père, à Michelet. Quand Victor Hugo se présente, on lui préfère Dupaty, un de ces immortels comme il y en a tant, morts de leur vivant. Et Thiers dit alors à Cousin : « Je donnerai ma voix à M. Hugo, quand vous m’aurez montré quatre vers de lui qui soient seulement médiocres165 » Chacun sait les impertinences qu’Alfred de Vigny dut essuyer au cours de ses visites à ses futurs collègues. On attendit pour laisser entrer Musset qu’il fût l’ombre de lui-même.

En vertu de la règle posée, que sera l’Académie sous le règne de Napoléon III ? Un refuge des idées qui régnaient au temps de Louis-Philippe ; le temple des regrets orléanistes ; un rendez-vous pour les débris du régime tombé. Guizot, le ministre renversé avec le trône en 1848, y est le grand électeur et chaque séance solennelle est un prétexte à épigrammes contre le gouvernement et la littérature du jour. Il est permis de dire que {p. 427}c’est un symptôme inquiétant pour une école littéraire, quand ses représentants les plus saillants ont enfin leur fauteuil sous la coupole : l’hommage qui lui est rendu est presque funéraire  ; elle est bien près d’être morte, dès qu’elle a sa place en ce musée des antiques.

L’Académie sert ainsi de frein pour ralentir le mouvement qui emporte la langue et la littérature ; mais il ne faut pas s’en tenir à ce coup d’œil rapide sur la fonction qu’elle remplit ; il est bon de la préciser par des faits.

Fille de l’époque précieuse, l’Académie naquit puriste. Sur la proposition de Faret, elle se donnait pour tâche de « nettoyer la langue des ordures qu’elle a contractées dans la bouche du peuple et les impuretés de la chicane. » Elle prétendit donner la liste des mots de bel usage, exercer en matière de vocabulaire et de grammaire une sorte de magistrature. D’autre part, conformément aux vues de Richelieu, elle devait avoir dans la république des lettres une autorité officiellement reconnue ; et, conformément à l’esprit du temps, elle crut qu’elle pouvait fixer cette chose vivante et par suite incessamment changeante qui s’appelle une langue. C’est en vue de mettre dans le français toute la dose possible d’élégance et d’immobilité qu’elle commença son fameux dictionnaire.

Elle est restée fidèle à sa tendance primitive. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que la langue se transformait dans le temps même où l’on proclamait l’éternité de certaines formes passagères. Une épigramme courut bientôt Paris, épigramme qui n’était pas une simple méchanceté, mais qui exprimait une vérité aujourd’hui incontestée :

On fait, défait, refait ce beau dictionnaire,
Qui, toujours très bien fait, sera toujours à faire.

Dès lors l’Académie dut renoncer à la chimère d’arrêter le mouvement ; elle se contenta d’en diminuer la vitesse. Elle a opposé une barrière infranchissable à certains mots créés par le peuple ou les écrivains, ou encore importés de l’étranger ; elle a forcé les autres à faire un véritable stage avant d’obtenir leurs lettres de grande naturalisation ; elle les a traités comme des candidats à la nationalité française, dont bon nombre, {p. 428}après trois ou quatre scrutins, ont fini par obtenir droit de cité. En la plupart des cas, elle n’a, peut-on dire, que le veto suspensif. La décision suprême appartient à l’usage, c’est-à-dire en somme à la nation qui demeure la vraie souveraine, malgré tous les efforts qu’on a pu faire pour lui imposer la volonté d’une élite qui est parfois une coterie. Cela est si vrai que l’Académie finit toujours par céder, quand le public s’obstine à lui donner tort. Il suffit de considérer, pour s’en convaincre, les éditions successives du dictionnaire et surtout les dernières. En notre siècle, sous l’action des idées démocratiques, le purisme a été vaincu ; les mots nouveaux ont fait en foule irruption. Mais, qu’il y ait inondation ou infiltration, l’Académie est toujours une digue au flot envahisseur ; sa force de résistance aboutit régulièrement à un compromis, où la combinaison des éléments est variable entre la tradition et l’innovation.

Il en est de même, si l’on considère l’orthographe, la prononciation, la syntaxe. L’Académie opère là encore une série de transactions. L’orthographe qu’elle consacre est à mi chemin entre le système phonétique et le système étymologique ; la langue écrite suit lentement, d’âge en âge, les changements qui se produisent dans la langue parlée ; et les règles, multipliées par des grammairiens subtils, se simplifient aussi à mesure qu’augmente le nombre des gens sachant lire et écrire. On peut affirmer, du reste, que l’Académie, institution aristocratique, autoritaire et centralisatrice, qui a été un grand instrument d’unification pour la langue française, voit son influence décroître dans la France nouvelle. Elle n’a plus la même raison d’être qu’autrefois dans une époque où le bon usage a cessé d’être « le bel usage », où le dédain du populaire est un sentiment suranné, où la liberté en tout domaine a été revendiquée avec passion. Aux Parisiens elle apparaît souvent comme attardée, comme venant à la remorque de l’opinion publique, comme une chambre d’enregistrement pour des arrêts qui lui sont dictés ou imposés par la société environnante. Elle est déjà plus respectée en province ; mais c’est parmi les étrangers qu’elle a gardé le plus de prestige, et la chose est aisée à comprendre ; sur bien des points elle les tire d’un chaos d’incertitudes où ils risqueraient {p. 429}de se perdre ; pour eux elle continue à faire loi, à représenter officiellement l’usage établi.

Si son influence sur la langue demeure considérable, quoique amoindrie, que dire de son influence sur la littérature ? Elle a toujours été moins forte ; cependant elle s’est exercée et s’exerce encore sur les écrivains, surtout à trois moments de leur existence  ; d’abord quand ils débutent ; puis quand ils sont candidats à l’Académie ; enfin quand ils en sont devenus membres.

Aux débutants ou, du moins, à ceux dont la renommée n’est qu’à demi faite, elle offre des encouragements sous forme de prix qu’elle leur décerne.

Il faudrait distinguer ici les prix qui sont donnés après concours à des œuvres manuscrites dont le sujet est fixé par l’Académie elle-même et dont les auteurs doivent rester inconnus à leurs juges, et ceux qui sont accordés à des ouvrages imprimés et livrés au public.

Les premiers ne sont qu’au nombre de deux et alternent d’année en année (prix de poésie, prix d’éloquence). Ceux qui les briguent sont réduits à enfermer leur pensée dans un cercle tracé d’avance ; ils sont soumis à des conditions d’espace et de temps rigoureuses ; ils ne peuvent ainsi se mouvoir en pleine liberté ; en revanche ils sont protégés en grande partie contre les passe-droits par les enveloppes cachetées qui dérobent leurs noms à la sympathie ou à l’antipathie de la compagnie ; ils ont chance d’être impartialement appréciés. On a beaucoup médit de ces récompenses. Elles ne délivrent certes pas un brevet de génie à qui les obtient. On rencontrerait toutefois sur la liste des lauréats plus d’un nom devenu illustre : Victor Hugo, Sainte-Beuve, Villemain et bien d’autres ont trouvé dans ces premiers succès, non pas une simple satisfaction de vanité, mais une invitation à mieux faire et à s’engager plus avant dans la carrière des lettres.

Quant aux autres prix, ils se sont multipliés de telle façon, par suite de legs et de donations, que l’examen des volumes présentés aux suffrages des académiciens est devenu pour eux une charge très sérieuse et que le total des sommes distribuées chaque année s’élève aux environs de cent mille francs. Les écrivains qui appellent ainsi sur eux, à visage découvert, l’attention {p. 430}de l’Académie, ont été souvent accueillis ou repoussés pour des raisons qui n’avaient qu’un rapport lointain avec la littérature ; bien des fois leurs opinions politiques, religieuses, philosophiques, ou les recommandations de quelque puissant protecteur ont beaucoup plus que leur talent, déterminé les sentences du savant, mais partial aréopage. Le corps académique a de la sorte encouragé, suivant les temps, telle ou telle tendance sociale. Il a aussi poussé les esprits vers un certain genre de qualités et de défauts littéraires. Il n’aime pas plus les étrangetés ou les nudités de formes que les audaces de pensée. Une longue expérience a prouvé qu’il préfère la correction à la verve inventive et, s’il faut choisir entre deux maux, l’excès de pondération à l’excès d’originalité. Il n’a jamais été clément aux écarts d’imagination et il a toujours refusé ses couronnes aux novateurs hardis et violents. En revanche, il a trop souvent honoré d’une complaisante indulgence des œuvres douceâtres qui, remplaçant le bon style par les bonnes intentions, auraient mérité des prix de découragement pour avoir porté près de la perfection l’art de rendre la morale ennuyeuse. Pourtant, bien que ses largesses se soient à maintes reprises égarées sur de piètres médiocrités, il est juste de ne pas oublier que de nos jours Alphonse Daudet, MM. Anatole France, Loti, Bourget, Lemaître, pour ne citer que les plus connus, y ont eu large part ; que beaucoup de travaux solides et utiles, mais peu susceptibles d’être goûtés par le commun des lecteurs, ont dû les moyens de s’achever à ces libéralités intelligentes ; qu’enfin, pour beaucoup d’écrivains novices, ces distinctions, accompagnées d’une petite somme d’argent ont été la vie, l’indépendance, le loisir de travailler assurés pour plusieurs mois, l’accès ouvert aux revues, aux journaux, aux théâtres, bref une aide précieuse aux jours difficiles des premiers pas vers la lumière.

Il convient d’ajouter que l’Académie, au cours de son existence déjà longue, s’est affranchie de certaines conventions et timidités. A l’origine, par exemple, le prix d’éloquence, fondé par Balzac, était en réalité destiné à récompenser un sermon élégamment écrit ; il garda ce caractère jusqu’en 1758 où l’éloquence sacrée fit place à l’éloge des grands citoyens et des grands écrivains ; et depuis lors, cet exercice oratoire tend à se {p. 431}transformer en une étude historique et critique ou sont mis en balance mérites et démérites du grand homme désigné aux candidats. Une transformation analogue s’est produite pour le prix de poésie, créé par Pellisson ; pendant un siècle environ, le sujet imposé fut la mise en relief de l’une des vertus du souverain  ; mais il arriva que le nombre de ces vertus royales, si grand qu’il pût être, finit par s’épuiser, et, à partir de l’an 1753, le choix des sujets à traiter prit une variété qui n’est plus aujourd’hui emprisonnée dans aucune limite.

L’Académie, qui a ainsi quelque action sur les écrivains désireux d’obtenir en passant ses faveurs, en a bien davantage, comme il est naturel, sur ceux qui aspirent à y conquérir un fauteuil. Un candidat, quel qu’il soit, courtise et flatte volontiers les gens dont dépend sa nomination. S’il est critique, il découvrira des beautés cachées dans le livre ou la pièce de l’éminent confrère dont il espère la voix ; il ménagera l’opinion de tel salon qui est une antichambre connue de la docte assemblée parmi laquelle il désire siéger. S’il a été d’aventure un briseur d’idoles, s’il a porté dans sa jeunesse le drapeau d’une révolution ou d’une émeute littéraire, il sera tout à coup atteint d’un accès de modération ; il affichera une sagesse tout au moins provisoire. Dans l’œuvre d’un Voltaire ou d’un Sainte-Beuve, il est aisé de signaler tel ouvrage ou tel passage qui prouve que l’auteur était, au moment où il l’écrivit, en mal de candidature académique. Dans cet assagissement quelques-uns sont allés au-delà de ce qu’aurait exigé la prudence ; il en est qui ont atténué, adouci leur pensée jusqu’à la trahir ; on pourrait en citer qui dans les visites officielles, prélude obligatoire de toute élection, ont humilié plus qu’on ne voudrait leur indépendance. L’ambition d’entrer à l’Académie, en inclinant les têtes les plus fières, n’a donc pas toujours favorisé la franchise, et l’on comprend que des caractères peu flexibles se soient mal accommodés des concessions qu’il aurait fallu consentir pour y être admis. C’est pourquoi sans doute de grands écrivains ont dédaigné de se mettre sur les rangs, contents de figurer avec éclat parmi les occupants du quarante et unième fauteuil, celui qui n’existe pas et qui fut toujours le mieux rempli.

La nécessité d’émousser les pointes de son esprit ne cesse pas {p. 432}d’ailleurs, le jour où l’on a conquis le droit de s’asseoir sous la fameuse coupole. Elle dure et s’accroît même pour tous les membres de l’Académie. Le respect de certaines convenances, que d’aucuns appelleront conventions (mais le nom importe peu) leur est imposé par le titre commun qui les lie. Il est difficile à des hommes qui se coudoient à chaque instant et délibèrent ensemble sur des objets moins passionnants que les intérêts vitaux d’un pays, de ne pas avoir entre eux des ménagements et presque [des coquetteries de courtoisie. Le nouveau venu n’est-il pas astreint à prononcer l’éloge de son prédécesseur, encore qu’il ait parfois peu d’estime ou une rancune invétérée à l’égard du défunt ? La tradition ne veut-elle pas aussi qu’il soit couvert de fleurs par un aîné qui peut être un rival jaloux ou un adversaire déclaré ? Il est vrai que les fleurs dont on l’enguirlande ne sont pas toujours exemptes d’épines ; que l’épigramme relève fréquemment, comme un grain de poivre, la douceur et la fadeur des discours de réception ; que le suprême de l’art consiste même, en pareil cas, à savoir, comme disait Régnier, « sucrer sa moutarde ». Mais il n’est pas moins vrai qu’à l’Académie, comme dans un salon, il est de règle de mettre une sourdine à ses opinions, de procéder par demi-mots et sous-entendus. De là est né ce qu’on nomme « le style académique  ». C’est un style fleuri, élégant, ingénieux. L’esprit y entre comme un ingrédient à peu près indispensable. Allusions délicates, périodes harmonieuses, phrases pompeuses ou finement ciselées en sont les ornements ordinaires. Le malheur est que, comme toujours, le défaut tient à la qualité. Alphonse Daudet raille quelque part166 « ce style académique avec des un peu », des « pour ainsi dire », qui font à tout moment revenir la pensée sur ses pas, comme une dévote qui a oublié des péchés à confesse, un style orné d’arabesques, de paraphes, de beaux coups de plume de maître à écrire. » Et il faut avouer que la raillerie ne porte point à faux. Un vers gamin167 de Musset rit dans toutes les mémoires :

Nu comme le discours d’un académicien…

{p. 433}Il mérite explication. Le poète entend bafouer, j’imagine, dans ces harangues d’apparat la pauvreté d’idées, l’absence de sentiments forts et sincères. Mais cette nudité est parée de haillons multicolores ; ce vide est enveloppé et masqué de circonlocutions [compliquées. Le style académique travaille trop souvent à dire des riens en termes solennels ou alambiqués ; il se prête à mille petites perfidies habilement déguisées ; il est ennemi de la vigueur, de la simplicité, et il gâterait vite ceux qui le cultiveraient avec persistance.

On voit assez que les effets de l’Académie française sur la langue et la littérature réclament l’attention de l’historien. Encore n’avons-nous parlé que d’une seule compagnie littéraire  ; et il en est d’autres qui ont joué leur rôle ou leur « rôlet ». Au moyen âge, quantité de villes en possédaient une ; Toulouse avait déjà « ses jeux floraux », dont Ronsard et Victor Hugo n’ont point dédaigné de cueillir les fleurs symboliques ; Clermont, Rouen avaient leurs « puys » et le grand Corneille, avant de tenter fortune à Paris, brigua les couronnes de sa cité natale. Après la Renaissance, les Académies, venant d’Italie., pullulent en deçà des Alpes ; il y en a bientôt à Annecy, à Dijon, à Nancy. Ce sont en général de bonnes petites Académies modestes et discrètes, qui, comme les honnêtes filles, ne font pas parler d’elles ; mais il leur arrive de sortir de l’ombre par un coup d’éclat. L’Académie florimontane, qui s’est fondée à Annecy, donne Vaugelas à l’Académie française ; l’Académie de Dijon provoque par deux fois l’éruption du génie de Jean-Jacques en proposant des questions d’une singulière gravité. De nos jours chaque province a voulu avoir son association locale ; en Normandie, l’on s’est mis sous l’invocation de la Pomme ; les poètes du Midi se sont souvenus que les cigales étaient jadis chères aux muses ; ils se sont appelés cigaliers et leurs fêtes n’ont pas été étrangères à la renaissance de la langue d’oc en notre siècle. Quelques-unes de ces confréries littéraires se rattachent au développement de notre théâtre. Les Enfants Sans-Souci, les Confrères de la Passion ne peuvent être passés sous silence par quiconque étudie les mystères ou les moralités d’antan. Nombre de cercles, dans l’époque contemporaine, ont repris la tradition et joué ou fait jouer de petites pièces qui, {p. 434}pour une raison quelconque, n’auraient pas obtenu accès sur une grande scène. Enfin la Comédie-Française, exploitée sous le contrôle de l’Etat par une Société d’acteurs, a rempli une fonction analogue à celle de l’Académie ; elle a été, elle est encore, suivant une expression de M. Larroumet, « un conservatoire de chefs-d’œuvre et le régulateur de l’art dramatique ».

Je ne crois pas devoir insister plus longuement sur l’importance littéraire de ces institutions permanentes ; je passe à ces réunions éphémères qui sous des noms divers, pléiade, cénacle, école, ne sont pas moins dignes d’être regardées de près.

 

§3. Les cénacles, les écoles littéraires pourraient être définis : le contraire des Académies. Les Académies sont formées d’écrivains arrivés ou parvenus ; elles représentent l’âge mûr et la vieillesse. Les cénacles sont composés d’écrivains qui entrent dans la carrière, qui se mettent en marche vers la gloire ; ils représentent la jeunesse. Les Académies ont par suite le respect de la tradition, le culte du passé, elles incarnent la coutume ; les cénacles professent des idées neuves et révolutionnaires, ils s’élancent de toutes leurs aspirations vers l’avenir ; ils sont les agents de la mode. Les unes retardent sur l’opinion moyenne de quinze à vingt ans ; les autres sont en avance à peu près du même espace de temps. On peut aisément calculer l’écart qui les sépare.

Toutes les écoles littéraires qui se succèdent ont, malgré la diversité des théories qu’elles soutiennent, des caractères communs. C’est d’abord un dédain profond du passé le plus proche. La jeune génération, le jour où elle sent le besoin de quelque chose de nouveau, traite de haut la génération qui l’a précédée, et elle brûle sans pitié ce que celle-ci avait adoré. C’est l’usage en littérature qu’on hérite de ceux qu’on assassine, et les derniers venus ont beau profiter des travaux et des efforts de leurs devanciers immédiats, ils commencent le plus souvent par les condamner comme surannés, par les tuer autant qu’ils peuvent dans l’estime publique. Ingratitude naïve et cruelle, mais qui sera punie à son tour de la même façon par une autre génération montante !

L’histoire fournit à foison les preuves de ces sévérités régulières {p. 435}et implacables d’aujourd’hui pour hier et de demain pour aujourd’hui. Au temps de la Renaissance, lorsque les poètes, dans un essai de groupement renouvelé des Grecs d’Alexandrie, forment sous le nom de Pléiade une brillante constellation, il faut entendre de quel ton ils parlent de leurs confrères du moyen âge et même des disciples encore vivants de Marot : « Parmi les anciens poètes françoys, quasi seuls Guillaume du Lauris et Jean de Meun sont dignes d’estre leus, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent immiter des modernes, que pour y voir quasi comme une première imaige de la langue françoyse vénérable pour son antiquité. Quant aux récents qui ont esté nommez par Clement Marot en un certain épigramme à Salel, ils sont sujets à bien des reproches. La tourbe de ceux (hors mis cinq ou six) qui suyvent les principaux, comme port’enseignes, est si mal instruite de toutes choses, que par leur moyen nostre vulgaire n’a garde d’estendre guère loing les bornes de son empire. » Ainsi s’exprime Joachim du Bellay168 et il balaye à l’égout « rondeaux, ballades, virelays, chants royaulx, chansons et autres telles espisseries. » Même mépris insultant pour le théâtre des siècles précédents. Qu’on ne parle plus des mystères ! C’était bon pour les populations ignorantes de ces temps barbares. Grévin écrit (Prologue de La Trésorière)  :

Ce n’est notre intention
De mesler la religion
Dans le sujet des choses feinctes.
Aussi jamais les lettres sainctes
Ne furent données de Dieu
Pour en faire après quelque jeu.
Celuy donc qui. voudra complaire
Tant seulement au populaire,
Celuy choisira les erreurs
Des plus ignorants bateleurs…

Et Jehan de la Taille, en tête des Corrivaux, fait cette profession de foi : « Vous y verrez non point une farce ni une moralité ; nous ne nous amusons point en chose ni si basse ni si sotte, et qui ne montre qu’une pure ignorance de nos vieux {p. 436}Françoys… Aussi avons-nous grand désir de bannir de ce royaulme telles badineries et sottises… »

C’était dur pour les pauvres auteurs du moyen Age. Sans doute les œuvres ne répondaient pas toujours à ces superbes déclarations. Plus d’une pièce d’alors intitulée comédie n’est qu’une farce affublée d’un nom antique et qui fait piètre figure à côté de la farce immortelle de l’Avocat Pathelin. N’importe ! Les jeunes conquérants de la Pléiade n’ont qu’un souci : pousser au tombeau toutes ces vieilleries qui ne meurent pas assez vite. On l’a dit, pour une école littéraire « l’insurrection est le plus saint des devoirs » ; et c’est un devoir que les jeunes accomplissent avec enthousiasme contre le goût et les procédés de leurs anciens.

Mais aussi laissez passer une vingtaine d’années, parfois plus, parfois moins ; voici qu’une nouvelle insurrection détrône à leur tour les vainqueurs insolents de la veille. Quand Ronsard mourut en 1585, on lui éleva un tombeau de marbre surmonté de sa statue ; Apollon, les Muses, la France versèrent sur lui des torrents de larmes ; une oraison funèbre fut prononcée, où l’on évoquait les poètes de jadis pour immoler leur mémoire à la sienne. Le Parlement en corps suivit son convoi ; une pluie d’élégies et d’épitaphes célébrèrent Pindare et Homère mis au cercueil en sa personne. Moins de quinze ans après, Malherbe, relisant les poésies de Ronsard, en rayait la moitié ; et, comme on lui demandait s’il trouvait bonne la moitié épargnée, il répliquait que, réflexion faite, il valait mieux effacer le tout. C’était l’avènement d’une nouvelle école. C’était le déblayage obligatoire que les derniers venus pratiquent avec une brutalité presque féroce aux dépens des devanciers gênants qui encombrent les avenues de la gloire.

Les hommes mêmes qui à distance nous paraissent en matière littéraire les plus conservateurs du monde, les plus purs représentants-de la tradition et de l’autorité, ont commencé par être violemment novateurs, par se frayer leur voie à grands coups rudes et souvent injustes. C’est le cas pour Boileau. Nous le voyons de loin, pontife du Parnasse, légiférant tranquillement sur les règles de l’art d’écrire. Nous sommes enclins à nous figurer qu’il a d’emblée atteint cette sérénité, cette calme assurance {p. 437}qui nous frappent dans une partie de son œuvre. Simple illusion d’optique ! Il a dû avant tout écarter, terrasser les écrivains qui étaient, lors de ses débuts, en possession de la faveur générale. Il a fait une guerre acharnée à l’école précieuse ; il a criblé de railleries Chapelain, l’honnête Chapelain, dont le prestige était si grand que Colbert le choisissait pour dresser la liste des auteurs dignes de recevoir une pension. Ses satires, ses épigrammes ne sont pas seulement des amusements littéraires ; ce sont les armes très aiguës dont il usait pour abattre les réputations qui lui volaient son soleil. Aidé de Molière, qui avait donné le premier coup de balai, de Racine, de Furetière, qui mordaient à belles dents, il chassait gaillardement hors de son chemin les illustres de l’époque précédente. Il annonçait ainsi qu’une nouvelle façon de concevoir la beauté réclamait son droit à la vie et à la lumière.

Le siècle qui finit fut témoin d’un spectacle tout à fait semblable. Peut-être ce brutal : Ote-toi de là que je m’y mette s’y est-il étalé plus visiblement encore. Le xix° siècle, qui fut savant au point d’être pédant, s’est plu à multiplier les théories sur l’art. Chaque école a pris soin de condenser en corps de doctrines ses idées esthétiques, et les systèmes en isme, romantisme, réalisme, symbolisme, illusionisme, etc., ont pullulé avec surabondance. Or, chacune de ces écoles aux drapeaux si divers a débuté par accabler celle qu’elle remplaçait du dédain réglementaire. Les romantiques proclament Voltaire rococo, s’écrient après le succès d’un des leurs : ― Enfoncé, Racine ! — vont même jusqu’à le traiter de polisson ; ils flétrissent Boileau de son prénom de Nicolas ; fiers de leurs longs cheveux, ils jettent aux têtes chauves des derniers classiques une injure juvénile ; ils les traitent de perruques ; ils définissent l’art du xviie siècle : le perruquinisme169.

Mais, par un juste retour des choses d’ici-bas, les réalistes et naturalistes, successeurs et héritiers des romantiques, leur rendent la-pareille. Ils leur reprochent leurs envolées dans les nuages, leurs débauches d’imagination, leurs orgies de lyrisme. Victor Hugo, prophétisant du haut de son rocher de Guernesey, {p. 438}est qualifié de « Jocrisse à Pathmos ». George Sand est foulée aux pieds par M. Zola. Pour les adeptes de l’école du vrai à tout prix, dire d’un roman qu’il est romanesque ou romantique est une condamnation en bonne et due forme. Bref, c’est le renversement des dogmes et des demi-dieux devant qui la génération antérieure s’est prosternée.

Et l’éternelle Némésis continue son chemin et son œuvre. Les symbolistes, grands prêtres de l’idéal ressuscité, ont dit bientôt de dures vérités à M. Zola. Ceux mêmes qui avaient été de ses adorateurs se sont retournés contre lui. Et dès 1889, il a pu entendre cet anathème à l’adresse des fidèles restés sous sa bannière : « Les jeunes Naturalistes — ils sont déjà bien vieux — copient patiemment la nature à peu près telle qu’un aveugle la verrait… Laboratoire et document ! Ces pauvres jeunes gens doivent bien s’ennuyer. Ils n’écrivent, sans doute, que lorsqu’ils sont de mauvaise humeur… De leur œuvre et de celle de leurs maîtres fuse l’ennui. Ce n’est plus le désespoir qu’ont produit les classiques et dont les romantiques se sont follement enorgueillis ; c’est tout simplement un ennui bête, animal, un écœurement, un dégoût170… » La roue tourne, tourne ; et les symbolistes ont eu déjà leur apogée, leur déclin, et leurs enterreurs. Tant il est vrai que les partisans de chaque formule nouvelle se font leur place enrayant d’un trait de plume les fidèles attardés de la formule qui n’est plus à la mode.

En même temps que ce dédain du passé le plus voisin d’eux, les cénacles ont une confiance extrême en l’avenir, en leur avenir ; ce n’est au fond qu’une autre face du même sentiment. Ils sont convaincus qu’ils ont enfin trouvé le beau suprême, le beau absolu. L’art va être renouvelé, que dis-je, créé de toutes pièces. Jamais on n’aura vu, jamais on ne reverra rien de pareil. On éclate en cris d’allégresse et de triomphe. On annonce des écrits, qui feront l’émerveillement de la postérité. On prédit une moisson de chefs-d’œuvre. On va inventer la vraie poésie ; le cerveau humain est gros de prodiges. On répéterait volontiers le vers fameux :

Le soleil est levé : retirez-vous, étoiles !

{p. 439}Quand Pierre de Ronsard a construit laborieusement une ode, on déclare que les anciens sont égalés (ce qui est l’éloge le plus hyperbolique pour les hommes de la Renaissance), et un faiseur d’anagrammes découvre dans les lettres qui composent son nom ces trois mots prophétiques : Rose de Pindare. Quand il ébauche la Franciade, on s’écrie qu’il va naître quelque chose de plus grand que l’Iliade et l’Enéide. Il arrive que ces ambitieuses prédictions se réalisent : mais hélas ! que de fois la montagne accouche d’une souris ! Tel « qui cuide pindariser » et se hasarde en plein ciel sur des ailes fragiles tombe, nouvel Icare, d’une chute d’autant plus lourde qu’il a voulu s’élever plus haut. Leçon de choses qui n’empêche pas les générations suivantes de faire les mêmes rêves, de tenter les mêmes aventures, d’éveiller au départ les mêmes espérances. Chapelain vécut vingt ans sur la réputation de son poème encore à faire. Il escompta largement la gloire de l’œuvre épique et symbolique qu’il couvait en lui. Mais le jour où il publia la première partie de cette œuvre impatiemment attendue, cette gloire s’éclipsa comme par enchantement et le public eut la cruauté de ne jamais réclamer la seconde moitié du manuscrit. Ce fut un des plus beaux naufrages poétiques que l’histoire de la littérature ait enregistrés.

Les apprentis écrivains n’en sont pas devenus plus prudents. On parle des enseignements de l’histoire ; je vois bien ceux qui les donnent ; je cherche ceux qui en profitent. Notre siècle a vu les romantiques partir à la conquête de la célébrité avec la même ivresse d’enthousiasme que les poètes de la Pléiade. Et certes, bien des noms glorieux se sont inscrits au livre d’or de la postérité ; mais aussi que d’avortements douloureux ! que de destinées manquées ! Musset, qui fut l’enfant terrible du romantisme, s’est amusé à railler ces théories nébuleuses et ces fièvres poétiques où les illusions et les rêveries de la jeunesse x se mêlent toujours à une petite dose d’idées sérieuses et fécondes171. Expérience et railleries ont-elles corrigé personne ? J’en doute fort. M. Zola a pu écrire, sans qu’on se moquât trop de lui : « La république sera naturaliste ou elle ne sera pas. » Et {p. 440}peut-être plus près de nous rencontrerait-on des orgueils aussi grandioses, si j’en crois certaines ironies de la critique172 » Ils font de beaux rêves et nourrissent de vastes projets, dit un peintre peu flatteur des jeunes. M. X. dans sa tête porte, un monde. Ce n’est rien de moins qu’un monde ce que porte dans sa tête M. X. ― M. Y. à ses « madrigaux torrentiels » en voudra sans doute en ajouter d’autres qui ne seront pas moins impétueux. M. Z. a trouvé la formule du théâtre de demain qui est pour l’appeler par son nom : l’idéo-réalisme. Ils préparent qui une idéologie, qui « un drame à valeur d’éthopée ». Quelques-uns sont, dès maintenant, absorbés par des occupations dont nous ne pouvons même nous faire une idée, faute d’avoir jamais rencontré rien d’analogue. Pour un qui, « très en puissance de s’abnégatiser et capable de sortir victorieux de l’ascèse magique, a préféré œuvrer d’art », nous en citerions dix autres qui, tout au rebours, s’abstraient en des travaux mystérieux… »

Si les prétentions ontrecuidantes des cénacles, si leur « intrépidité de bonne opinion » ont provoqué et souvent mérité des moqueries de ce genre, est-ce à dire qu’ils n’aient pas leur fonction utile dans l’évolution littéraire ? A coup sûr, il ne faut pas leur demander une critique impartiale et large. Ils sont coutumiers d’exagérations énormes, de bévues formidables, d’injustices criantes. Et pourtant, malgré l’excès de sévérité qui est leur péché mignon, malgré les paradoxes où la passion les entraîne, ils ont le mérite de signaler, dans des œuvres trop complaisamment admirées, dans des règles trop docilement acceptées, des défaillances et des côtés faibles. Mais c’est là le moindre service qu’ils rendent. Leur principale utilité, c’est d’être un principe d’action. C’est d’apporter dans la littérature le mouvement qui est la vie. C’est de pousser en avant les esprits que les Académies tirent en arrière ou voudraient maintenir au repos. Très vive est la lutte entre les deux forces opposées. Un jeune romantique disait qu’il mangerait volontiers de l’académicien et un académicien s’écriait avec indignation :

Avec impunité les Hugo font des vers !

{p. 441}Si les inimitiés vont rarement jusqu’à ce point de férocité, elles sont toujours d’une vivacité extrême. M. Zola a recueilli tout, un volume de polémiques artistiques sous ce titre significatif : Mes haines. Or la lutte est la condition même de tout progrès.

Le progrès littéraire est la résultante du combat qui se livre entre les forces contraires. On commence à comprendre qu’il ne peut exister de beau immuable, de forme éternellement la même pour les conceptions changeantes de l’intelligence humaine ; qu’en ce domaine, comme en tous les autres, l’immobilisme est la pire des utopies. Mais le mouvement s’arrêterait sans ces démolitions et reconstructions partielles que les différentes générations opèrent à mesure de leur entrée dans le monde. Il est nécessaire de porter l’effort, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, suivant que l’art a suivi avec excès telle ou telle direction. C’est à ce travail incessant que les cénacles consacrent leur énergie et c’est pour cela qu’ils ont tous leur moment de succès et d’éclat, de vogue tout au moins, et leur influence heureuse sur la marche de la littérature.

Outre cette action, qui se fait sentir à l’ensemble du mouvement littéraire, ils ont encore d’autres effets particuliers, qui sont, comme il arrive d’ordinaire, mélangés de bien et de mal. Ils offrent aux débutants un milieu tiède et douillet où leur talent novice peut se développer comme une plante délicate en serre chaude ; ils leur fournissent aussi un centre de ralliement qui les sauve des désespérances de l’isolement et leur permet en pleine bataille de reprendre haleine et courage. Bien qu’en littérature le vieux proverbe : L’union fait la force soit le plus souvent menteur, les jeunes gens qui se groupent et se serrent autour d’un même drapeau forment un bataillon carré qu’il est difficile d’entamer et augmentent leurs chances de faire une trouée victorieuse. De plus, en échangeant leurs idées, en les discutant ensemble, ils donnent à leurs conceptions plus de largeur et de solidité que n’en ont souvent les opinions individuelles  ; ils élaborent en commun un credo artistique qui, sans être parfait, gagne en étendue et parfois en profondeur philosophique.

En revanche, les cénacles dégénèrent volontiers en petites chapelles, où, loin des regards du public, fleurissent dans une {p. 442}atmosphère surchauffée et quasi-artificielle les bizarreries et les excentricités. Les talents peuvent s’y déformer aussi bien que s’y former. C’est entre eux une émulation de hardiesse et d’innovation, qui aboutit à l’étrangeté. Le jour où des œuvres couvées dans ce nid ouaté et fermé affrontent le grand air, elles obtiennent parfois un succès d’effarement ou d’hilarité, qu’elles n’ont pas toujours cherché. Et ce n’est pas le seul danger que le huis-clos fasse courir à ceux qui s’y emprisonnent. On risque d’y prendre une certaine étroitesse de goût. C’est pour ces petites coteries littéraires qu’a été fait le vers de Molière :

Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.

Les complaisances de la camaraderie, les admirations mutuelles, les louanges intéressées faussent le caractère, habituent à déguiser la vérité, ôtent à la pensée son allure franche et digne. Péril plus grave encore ! Une école littéraire, comme toute école, contient beaucoup d’écoliers pour un maître, ou, si l’on préfère, beaucoup d’imitateurs pour un esprit original. Parmi les disciples, il en est plus d’un que son tempérament aurait entraîné sur une autre pente. Du temps où le réalisme était en faveur, j’ai connu de soi-disant réalistes qui étaient profondément idéalistes de nature. La mode et les engouements qu’elle suscite, la contagion de l’exemple, le désir d’associer sa fortune à celle d’écrivains déjà connus déterminent beaucoup de débutants à professer des théories contraires à leur propre talent et partant à composer des œuvres forcément médiocres. Ces suiveurs se condamnent ainsi à n’être que des copies, des reflets. Heureux ceux qui savent se détacher du troupeau, où ils se sont fourvoyés, assez à temps pour redevenir eux-mêmes !

En dirai-je davantage ? A quoi bon ? Les écoles littéraires se recommandent à l’historien par leurs polémiques bruyantes. Il n’a garde de les oublier ; mais il doit suivre minutieusement leur vie plus ou moins courte ; car leur naissance et leur disparition marquent des dates importantes, qu’il aurait peine à fixer autrement ; elles lui indiquent d’une façon précise les moments où s’opèrent ces variations du goût dont il s’efforce de dérouler l’enchaînement.

Chapitre XVII. Rapports d’une littérature avec les littératures étrangères et avec son propre passé §

Une littérature n’est pas isolée dans l’espace ni dans le temps. Elle soutient des rapports avec les autres littératures qui se sont développées antérieurement ou qui se développent simultanément dans les pays étrangers. Elle en soutient aussi à chaque époque de son existence avec les œuvres de son propre passé. Il nous faut considérer maintenant ces deux catégories de relations nouvelles.

§ 1. — Quand on découvre des ressemblances entre une littérature et les autres littératures avec lesquelles elle a pu se trouver en contact, on peut être en présence de trois cas bien distincts : ou la littérature donnée a passé par les mêmes phases que ses sœurs sous l’influence de causes analogues ; ou bien elle a subi leur action ; ou encore elle leur a fait sentir la sienne.

Le premier cas n’est pas rare. Il est parfois d’une netteté qui ne permet aucune supposition d’influence s’exerçant d’un pays ou d’un siècle à un autre. Ainsi quand on voit, dans notre moyen âge, nos chansons de geste se former comme les poèmes homériques, puis les trois grands genres littéraires, (épique, lyrique, dramatique) se succéder dans le même ordre que dans la Grèce ancienne, comme il est impossible d’attribuer à l’ignorance {p. 444}de nos ancêtres une imitation voulue ou même inconsciente de la civilisation hellénique, il faut bien convenir que la marche de l’évolution en France a dû être déterminée par une similitude des conditions ambiantes ou par une loi générale gouvernant le développement intellectuel des nations dans leur âge primitif. Mais, dans les temps modernes, l’indépendance de deux mouvements parallèles n’est pas aussi facile à reconnaître. Il arrive (et même la chose est de plus en plus fréquente) que plusieurs nations voisines voient à la fois triompher chez elles des idées presque identiques. Faut-il admettre alors que ces voyageuses ailées et invisibles, parties d’un seul point, ont, avec la vitesse de l’éclair, franchi ces lignes idéales qu’on appelle des frontières ?

On ne peut pas répondre non sans examen. Les peuples ne sont plus aujourd’hui séparés par des murailles de la Chine. Entre eux s’opère un va-et-vient perpétuel d’hommes, de livres, de journaux. Tel fait, qui s’est passé à Paris ou à Londres, se propage et se répercute au bout du monde avec une merveilleuse rapidité. Cependant, pour peu que la transformation des habitudes et des goûts qui nous a frappés ait une certaine profondeur et qu’elle apparaisse en plusieurs milieux éloignés et différents de langue et d’organisation sociale, il est bien difficile de croire à une transmission d’une pareille promptitude et l’on est obligé de se demander s’il n’y a pas eu sur ces points divers naissance multiple de phénomènes semblables. L’unité géographique de l’Europe a beau être brisée en une quantité d’États, n’y a-t-il point des éléments communs à ces États comme aux membres d’un même corps ? Certaines conditions de vie, certaines coutumes, certains besoins n’ont-ils pas une coexistence internationale ? On ose173, reprenant un mot de Gœthe, parler déjà de littérature européenne. On peut pressentir et, en partie, constater une pénétration mutuelle des races qui habitent notre vieux monde. On peut, sans trop exagérer, dire que, dans le domaine littéraire, les États-Unis d’Europe sont en voie de formation. Il est donc permis de croire que les nations de l’Occident, unies par des intérêts solidaires et par des liens fraternels en {p. 445}dépit des barrières et des inimitiés qui les séparent, se sont par moments trouvées en communion spontanée de pensées et de désirs174.

Ainsi, quand on étudie ces raffinements de langage, cette recherche de bel esprit, ce bariolage de métaphores qui, sous le nom de préciosité, d’euphuïsme, de marinisme, de cultisme, ont, à la fin du xvie siècle et au commencement du xviie, charmé la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, il semble que, sans aucune contagion épidémique, la manie d’alambiquer ait rencontré dans toutes ces contrées de suffisantes raisons d’être. Il en est de même pour ce mystérieux « mal du siècle » que Gœthe, Chateaubriand, Oberman, Byron, Ugo Foscolo ont crié ou soupiré, chacun à sa manière, dans les dernières années du xviiie siècle et dans les premières années du nôtre. Peut-on lui assigner une patrie unique ? Ou faut-il lui en accorder plusieurs ? Question que je ne prétends nullement trancher en ce moment, non plus que celle-ci : les idées démocratiques, dont l’expansion triomphale sur les deux rivages opposés de l’Atlantique est un des faits les plus saillants de la période contemporaine, n’auraient-elles pas rencontré dans toute une vaste région un terrain favorable à leur éclosion ? Pour répondre à ces points d’interrogation, une étude méticuleuse des sociétés et des époques qui nous les posent est indispensable. Il me suffit d’affirmer qu’à première vue il ne paraît pas déraisonnable de chercher la solution du problème ailleurs que dans la tendance et l’aptitude qu’ont les hommes à imiter leurs semblables.

Mais ce n’est pas à dire que l’imitation n’ait rien à voir dans d’autres cas de rapprochement entre deux littératures. Elle en est souvent l’explication naturelle et nécessaire. Et cela n’est pas contradictoire avec l’hypothèse que nous avons émise de la naissance en plusieurs berceaux de certaines formes d’art ou de certaines façons de penser et de sentir. Tout au contraire. Pour qu’une conception du beau passe d’un groupe d’hommes à un autre groupe d’hommes, il faut qu’il y ait déjà entre eux certaines analogies ; une idée, comme une plante, ne s’acclimate {p. 446}hors de sa terre natale que si elle rencontre un sol pour ainsi dire prédisposé à la recevoir. Il faut, comme on l’a dit, une sorte d’harmonie préétablie entre le pays d’où elle arrive et celui où elle pénètre.

Cette réserve faite, il est aisé de noter au cours de notre histoire des influences qui nous viennent du Nord et du Midi, des anciens et des modernes. Au moyen âge elles sont peu puissantes, peu nombreuses ; on n’en compte guère que cinq foyers principaux, l’antiquité profane et surtout latine, l’antiquité juive et chrétienne, le monde celtique, la civilisation germanique, l’Orient musulman. Mais, à partir du xvie siècle, ces forces croissent en nombre et en intensité. On sait quel élan fougueux et quelle direction nouvelle furent imprimés à l’esprit français par la Renaissance. Et dès lors, avec les Romains et les Grecs ressuscités, Allemands, Italiens, Espagnols, Anglais, ensemble ou isolément, tantôt en lutte et tantôt agissant dans le même sens, tour à tour en hausse Ou en baisse, mêlent quelque chose d’eux-mêmes à notre originalité nationale et la prédominance des uns ou des autres donne une teinte particulière à chaque époque de notre littérature.

Toutefois, pendant notre période classique, surtout en son milieu, l’exotisme se glisse avec une discrétion relative dans les âmes et dans les mœurs. Mais, au lendemain des guerres de la Révolution et de l’Empire, il fait invasion et presque irruption par toutes les frontières. Ce n’est pas en vain que le drapeau tricolore a flotté au Kremlin comme à Lisbonne ; que Hambourg a été comme Rome une préfecture française ; que les proscrits de la République, de l’Empire et de la royauté restaurée ont promené en tous pays leur fidélité aux Bourbons, aux Bonapartes ou à la liberté ; que les nations coalisées ont rendu toutes ensemble à la France la visite armée que chacune d’elles en avait reçue. Il faut dater de ce temps-là le commencement de ce cosmopolitisme que la suppression des distances par la vapeur et l’électricité a si prodigieusement accru durant le siècle qui finit. L’Europe, secouée tout entière par cette longue commotion sociale comme par un grand cataclysme naturel, y a ravivé le sentiment d’une étroite solidarité, preuve en soit « la sainte alliance » des souverains, protectrice officielle des {p. 447}trônes, ou bien la mystérieuse entente des aspirations populaires, visible en ces journées de 1830 et de 1848 où l’esprit de révolte, comme une traînée de poudre, court et fait explosion de capitale en capitale, visible encore aujourd’hui dans les revendications presque identiques de tous les partis socialistes. Bien plus ! On dirait que la terre entière est diminuée, rétrécie. Sillonnée en tout sens par les commerçants et les explorateurs, elle prend conscience de son unité globale et dès lors il n’est plus de peuple assez lointain, assez isolé pour qu’il n’entre un jour en contact avec notre civilisation. Vers le même temps, le passé de l’humanité, comme son royaume planétaire, est fouillé dans ses recoins les plus obscurs. Les annales et les littératures de l’Egypte, de la Perse, de l’Inde, de l’Islande, du Japon s’éclairent de vigoureux jets de lumière ; et c’est encore un contingent énorme de faits, de doctrines, de coutumes, de légendes, de poèmes qui ont leur répercussion sur la vie de la France pensante.

Un cercle immense et sans cesse grandissant s’ouvre ainsi devant quiconque veut connaître tous les tenants et aboutissants (qu’on me passe cette expression familière) de la littérature française. On ne saurait donc prendre trop de précautions pour ne rien omettre d’important et voici des conseils et des remarques qui pourront épargner quelque oubli à l’historien soucieux de faire à ce point de vue le relevé d’une époque déterminée.

Il faut commencer par un dénombrement exact des pays étrangers qui peuvent avoir laissé quelque trace dans les œuvres littéraires de cette époque. Les plus petits, les plus distants peuvent avoir eu leur action passagère. Par exemple, le premier coup d’œil révèle, au xviiie siècle, une nouvelle renaissance de l’antiquité classique et une transfusion partielle du génie anglais dans les âmes françaises ; mais on risque d’oublier un apport venant de l’Orient et des contrées sauvages de l’Amérique et de l’Océanie, apport considérable pourtant, témoin tant d’écrits où les Persans, les Chinois, les Arabes sont appelés à donner des leçons aux sujets de Louis XV, témoin tant de robinsonnades et d’utopies où l’état de nature est opposé à la corruption des grandes villes. Il convient de ne {p. 448}pas négliger non plus ces petites Frances du dehors, où l’on parle français, mais où l’on pense suisse ou belge, et dont les produits gardent par là même un goût prononcé de terroir ; elles ont leur originalité, par conséquent leur action propre, et, en sus, elles sont comme des jardins d’acclimatation où les idées des peuples voisins font halte et se francisent à demi avant de s’introduire en France ; elles sont nos initiatrices ordinaires aux littératures étrangères. Il sied encore de regarder dans l’intérieur même de la France les provinces où subsiste une autre langue que celle de la capitale ; à certains moments les patois, ces parents pauvres, prêtent des mots à la sœur plus riche et plus brillante qui les éclipse ; la Bretagne, demeurée fidèle à l’idiome des ancêtres, fut au moyen âge un des chemins par lesquels ont pénétré dans nos romans les vieilles légendes celtiques ; en notre siècle, la résurrection d’une poésie en langue d’oc n’a pas été sans effet sur l’inspiration des poètes du Midi qui ont écrit en français.

Il est bon d’examiner ensuite quels ont été les rapports officiels de la France avec les diverses nations. Une guerre qui heurte deux peuples l’un contre l’autre les rapproche dans ce corps à corps ; elle leur apprend à se mieux connaître ; les prisonniers deviennent entre eux un lien vivant ; le séjour des armées sur territoire ennemi amène des contacts journaliers et prolongés ; les négociations entamées en vue de la paix donnent lieu à des congrès où l’on discute autrement qu’à coups de canon. Aussi la part que les reîtres allemands et les mercenaires suisses prirent à nos guerres de religion entre catholiques et réformés est-elle encore sensible dans un certain nombre de termes germaniques qui se sont introduits chez nous en ce temps-là et maintenus depuis lors. Les guerres d’Italie, un peu plus tôt, aidèrent fort la Renaissance à traverser les Alpes. — Une alliance a des résultats non moins graves. Par désir de se complaire l’une à l’autre, les deux puissances amies s’envoient des ambassades, s’offrent des fêtes, organisent des rencontres entre les grands personnages qui les représentent ; un rapprochement des deux littératures est la conséquence, quand il n’a pas été le prélude, de ces ententes cordiales. L’admiration de la France contemporaine pour le {p. 449}roman russe a témoigné d’une amitié naissante entre la troisième République et l’Empire des Tsars. Sous le règne de Louis XIV, il suffit qu’un petit-fils du grand roi monte sur le trône de Madrid pour qu’il n’y ait plus de Pyrénées en matière littéraire ; car, aussitôt, l’Espagne, qui depuis un tiers de siècle avait à peu près cessé d’inspirer la France, redevient avec Le Sage un sujet de peintures à la mode. A défaut de traité formel et signé, une sympathie instinctive vient-elle à créer une liaison entre la France et un peuple luttant pour son indépendance, cela se traduit vite dans une foule d’écrits. On l’a bien vu à maintes reprises, qu’il s’agît des États-Unis d’Amérique, de la Grèce ou de la Pologne. De même une exploration géographique, une fondation de colonies ont des contrecoups littéraires. Le Huron de Voltaire et le Chactas de Chateaubriand sont là pour rappeler le temps où le drapeau français flottait au Canada et dans la Louisiane.

Mais ce n’est pas assez de considérer les relations politiques où l’État est engagé. Il faut se demander quels individus ont servi d’agents de transmission entre deux peuples ; il faut rechercher quels Français ont résidé à l’étranger et quels étrangers en France ; quels ambassadeurs, commerçants, voyageurs, quels écrivains surtout ont pu importer ou exporter les denrées intellectuelles qui échappent aux douanes ; quels croisements ont été opérés par des mariages ; quels enfants ont été envoyés de part et d’autre faire ou parfaire leur éducation chez le voisin. Une attention spéciale est due aux proscrits : ils prêtent souvent autant qu’ils empruntent aux hôtes qui les accueillent. Si leur exil dure longtemps, ils finissent presque par avoir deux patries, et souvent ils les interprètent l’une à l’autre. Voltaire, obligé de vivre à Londres quelques années, en rapporte, entre autre choses, l’incrédulité méthodique de Bolingbroke, la philosophie de Locke, les théories de Newton sur la gravitation, les drames de Shakespeare. Les protestants, réfugiés en Hollande, prêchent de là, par la bouche de Jurieu et de Bayle, la haine de la tyrannie et la tolérance religieuse. Mickiewicz, chassé de Pologne, révèle aux Parisiens les mérites de la poésie slave.

Ces procédés d’enquête (ai-je besoin de le dire ?) ne peuvent {p. 450}s’appliquer qu’aux modernes ; en voici d’autres qui portent aussi sur les anciens. Il importe de savoir quels livres étrangers sont lus, admirés, discutés, traduits, étudiés dans les classes, quelles pièces venant des temps et des pays voisins ou lointains sont représentées devant un public pour lequel elles n’ont pas été composées. Seulement ici plusieurs observations s’imposent.

D’abord, qu’on ne se figure pas posséder un renseignement d’une précision suffisante, quand on a remarqué que tel auteur étranger fut en vogue à telle époque. Cette notion a besoin d’être complétée. Comment a-t-on compris l’auteur en question ? Quelle image se faisait-on de lui ? Il n’est pas de grand homme qui n’ait eu aux yeux des générations successives plusieurs physionomies fort dissemblables, et par suite des influences très différentes sur leur esprit. Homère, tel que Boileau, son admirateur, et Perrault, son dénigreur, s’accordent à se le représenter, est une sorte de poète de cabinet, calculant soigneusement ses effets et choisissant ses termes, un Virgile plus ancien, de qui l’on a le droit de réclamer la soumission aux règles et aux bienséances. Avec André Chénier, l’aveugle harmonieux devient un grand vieillard inspiré qu’on fête et révère comme un demi-dieu. Avec Anatole France175, le chanteur de Kymé est un aède encore à moitié plongé dans la barbarie des âges primitifs. Les mêmes vers ne peuvent agir de même façon sur des gens qui ont du poète des conceptions si divergentes. Quand nos ancêtres du moyen âge travestissent Virgile en magicien et en prophète, ils ont pour son œuvre et pour lui des sentiments que ne saurait partager un érudit de nos jours. Toute époque teint de ses propres couleurs les hommes d’autrefois ; toute nation accommode et interprète à sa manière les écrivains qui ne sont pas de chez elle. Je crois, par exemple, qu’Aristote eût été fort surpris des choses que les scolastiques lui faisaient dire et même des préceptes tyranniques qu’un abbé d’Aubignac prétendait tirer de sa Poétique.

L’erreur porte parfois, non plus sur un individu, mais sur toute une civilisation. Il n’est pas rare de constater de graves {p. 451}méprises d’un peuple à l’égard d’un autre, tantôt faute de moyens sérieux d’informations, tantôt parce que l’original a changé, tandis que son portrait, une fois tracé, restait immuable et continuait à passer pour fidèle. Ainsi la Chine idyllique, telle que les écrivains de notre xviiie siècle la dépeignent souvent, pourrait bien, comme leur fameux état de nature, n’avoir été qu’une aimable création de leur fantaisie ; ainsi, pour quantité de Français, la Suisse demeure aujourd’hui un pays simple et patriarcal où l’on fabrique des montres et des fromages ; ainsi encore, avant 1870, la France croyait à l’existence d’une Allemagne sentimentale, rêveuse, pacifique, où la petite fleur bleue de l’idéal fleurissait dans les cœurs comme le myosotis au bord des ruisseaux. On sait ce que nous a coûté cette méconnaissance de la réalité, cette illusion d’optique qui prêtait une persistance imaginaire à l’Allemagne romantique dès longtemps disparue176. On ne saurait trop se défier de ces mirages du passé ou de l’éloignement : ils faussent à chaque instant l’opinion qu’une moitié de l’humanité se fait de l’autre moitié.

Remarque non moins importante : c’est peu de savoir qu’un livre a été traduit à telle date, si l’on ne se demande comment il a été traduit. Peut-on supposer un instant que le Shakespeare atténué, affadi, édulcoré par la sage traduction de Letourneur, ait eu la même répercussion sur les âmes que le {p. 452}monstre en liberté qui crie et rugit dans celle de François-Victor Hugo ? Rien n’est plus révélateur du changement des goûts que la série des métamorphoses subies par un chef-d’œuvre dans son passage de sa langue originelle en un idiome étranger. Rien ne permet mieux de marquer les étapes que traverse cette transfusion de pensée qui est parfois si difficile entre deux peuples, même très rapprochés.

Au cours de ces investigations, on aura peut-être quelques surprises. On s’apercevra de temps en temps que tel ouvrage, ayant eu un médiocre succès dans sa patrie, a brillamment réussi au dehors. Le cas s’est présenté pour la Semaine de Guillaume du Bartas, qui fit surtout fortune en Allemagne, et pour les Contes fantastiques d’Hoffmann, qui furent mieux accueillis en deçà qu’au-delà du Rhin. Cette adoption par une famille humaine

Des enfants qu’en son sein elle n’a point portés

est toujours fertile en enseignements. On verra aussi tout à coup quelque auteur, ignoré ou dédaigné durant des siècles, obtenir une vogue éclatante. Shakespeare, avant d’être déifié par Victor Hugo, dut attendre deux cents ans pour se trouver en harmonie avec l’état d’esprit de la société française ; il eut peine encore sous la Restauration à conquérir ses lettres de naturalisation ; en 1822, il fut dénoncé par un patriote du parterre comme « aide de camp de Wellington » et ses drames furent taxés de « monstruosités dégoûtantes ». Que d’efforts n’a-t-il pas fallu, depuis le jour où Voltaire risquait dans Zaïre une pâle réminiscence de la jalousie d’Othello, pour que le grand dramaturge anglais forçât les portes de nos théâtres ! Milton, le vieux puritain, avait fait antichambre presque aussi longtemps avant de prendre rang parmi les poètes appréciés de ce côté-ci de la Manche. Gloires tardives et posthumes dont la clarté a mis des centaines d’années à franchir quelques dizaines de lieues !

 

Quand on a relevé les points de contact établis, soit par les hommes, soit par les livres, entre une nation et celles qui l’environnent, on n’a rempli qu’une moitié de sa tâche. On possède {p. 453}les causes qui ont pu influer sur le développement de cette nation ; reste à en examiner les effets.

Il faut les suivre en tout domaine ; tout peut subir et trahir une influence étrangère ; le jour où à Paris l’on porta des cravates à la Walter Scott, la popularité acquise en France par l’illustre romancier fut, par cet hommage qui n’avait rien de littéraire, démontrée d’une façon incontestable. Une fois qu’on a fait le tour de toutes les branches de l’activité sociale, on se rabat sur la langue d’abord. Les traces d’exotisme qu’on y découvre indiquent en quels domaines s’est exercée l’influence qu’on étudie. On peut, en classant les termes empruntés durant une époque par une nation à une autre, reconstituer les différences et même les principales supériorités qui distinguaient alors la civilisation de celle qui les a prêtés. Un simple coup d’œil sur les mots et locutions importés d’Italie en France depuis le règne de Charles VIII jusqu’à la mort de Mazarin prouve qu’en fait d’élégance mondaine, de stratégie, de beaux-arts, de marine, de commerce, de littérature régulière et classique, les Italiens de ce temps-là ont été des initiateurs pour leurs voisins. Du reste, on peut très nettement saisir dans les variations de la langue la lutte de l’esprit national contre la pression étrangère qui menace parfois de l’étouffer. Au xvie siècle, le français doit se défendre contre un terrible assaut des langues anciennes et des modernes ; le latin essaie d’abord de le supplanter ; puis, débouté de cette prétention, il réussit du moins à pénétrer en masse dans le vocabulaire, à compliquer l’orthographe, à changer pour un temps ou pour toujours le genre de certains substantifs, la forme de quelques comparatifs et superlatifs, le système de la versification. Aux « latiniseurs » s’unissent les « grécaniseurs » ; courtisans et catholiques, au grand scandale des huguenots, puisent à pleines mains dans l’italien et l’espagnol ; le Nord fait concurrence au Midi dans cette inondation de néologismes ; le réformé Du Bartas forge des mots composés à l’allemande. Il importe de fixer les dates où chacun de ces envahissements commence, arrive à son maximum, décline, reprend ou s’arrête ; et alors on peut constater un parallélisme régulier entre l’histoire linguistique et l’histoire politique ; Malherbe, contemporain et {p. 454}protégé de Henri IV, représente comme lui une réaction nationale.

Mais c’est dans la littérature que les courants venant du dehors ont les effets les plus multiples et les combats les plus acharnés soit entre eux, soit avec celui qui emporte le gros de la nation. Placée entre le nord et le midi de l’Europe, la France est souvent le champ de bataille où se heurtent des forces issues des deux régions opposées ; au xvie siècle, recevant d’Italie la Renaissance et d’Allemagne la Réforme, elle est tiraillée, déchirée entre les deux tendances contraires qui bouleversent les intelligences et la société. C’est que les idées colportées par la littérature ne sont pas purement littéraires. Elles peuvent être, suivant les cas, religieuses, politiques, morales, scientifiques, etc. Elles agissent sur ce qu’il y a de plus profond dans l’esprit d’un peuple. L’Angleterre a été longtemps pour la France une école de liberté. Le roman russe de nos jours a induit beaucoup de nos écrivains à se demander, après Tolstoï, quel est le sens de la vie et à prêcher « la religion de la souffrance humaine ». Une orientation nouvelle est parfois donnée de la sorte à une génération par des œuvres qui l’ont séduite. Les sujets traités, les théories soutenues, les conclusions exprimées ou suggérées, en un mot, l’âme même des livres, se transforment alors en bien ou en mal. Henri Estienne dénonçait le machiavélisme corrupteur qui suintait, comme un poison, des ouvrages italiens prônés et répandus par l’entourage de Catherine de Médicis. Et, par un phénomène inverse, nos dilettantes blasés ont salué naguère de cris de joie le souffle tonique et ragaillardissant qui s’élevait du théâtre d’Ibsen.

Il faut donc plonger au cœur des écrits de tout genre, pour y saisir le genre étranger qui a pu les vivifier ou les gâter ; après quoi, l’attention doit se porter sur les formes dont les écrivains ont revêtu leurs sentiments et leurs pensées. Il est bien certain que le drame libre, à la façon de Lope de Vega et de Shakespeare, a contribué à briser le moule de notre tragédie classique. Il n’est pas douteux que l’Allemagne est en grande partie responsable du jargon dont plus d’un parmi nos philosophes de ces trente dernières années s’est complaisamment {p. 455}enveloppé. Il est avéré que Rousseau prit aux Anglais le cadre commode du roman par lettres. Mais, en général, la forme, qui est chose précise, solide et personnelle, se transporte moins aisément d’un pays à un autre que l’idée, qui est chose fluide, subtile et sans marque de propriété.

Qu’il s’agisse d’ailleurs de l’une ou de l’autre, une grosse difficulté est de distinguer l’imitation de la simple inspiration. A côté de quelques écrivains qui ont la franchise d’avouer leurs maîtres et de reconnaître leurs dettes envers eux, combien n’y en a-t-il pas qui cachent leurs emprunts, même les plus innocents, comme si c’étaient autant de larcins ! Excès d’amour-propre et de prudence ! L’ignorance des langues étrangères, qui fut si longtemps l’apanage des Français, a eu du moins cet heureux résultat de les sauver le plus souvent du plagiat et même de l’imitation trop littérale. Victor Hugo fut lancé dans le roman historique par l’exemple de Walter Scott : il se proclama l’adorateur de Shakespeare ; il n’existe cependant entre son œuvre et celle des devanciers dont il suivit les pas qu’une ressemblance générale et lointaine. Musset fut appelé par quelques camarades malins « miss Byron ». Son dandysme, sa désinvolture moqueuse mêlée d’élans passionnés justifient ce surnom ; mais si l’on cherche des tirades ou des vers dérobés au poète anglais, on ne trouve à peu près rien. Je ne dis pas certes que tous nos écrivains aient le droit de répéter fièrement avec Musset :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.

Il n’est pas impossible de constater chez quelques-uns d’entre eux un excès de facilité à s’assimiler la substance d’autrui. Alphonse Daudet, qui avait, quand il voulait, une vision si originale des gens et des choses, les a vues parfois à travers les lunettes de Dickens ; Alexandre Dumas père a dans le vaste fleuve de son imagination débordante absorbé quelques petits ruisseaux ; André Chénier, qui fut un vrai poète, fut aussi par endroits un arrangeur industrieux de centons antiques. Il faut discerner la façon dont chaque auteur a su profiter des modèles qu’il a choisis ou rencontrés ; il y a cent degrés dans cet art ; on ne saurait confondre le copiste qui abdique son indépendance, {p. 456}et se fait le docile esclave d’un devancier avec l’adaptateur habile qui crée en imitant, qui prend un grain de semence chez autrui, le fait lever, fleurir, fructifier en pousses vigoureuses et nouvelles ; ni surtout avec l’inventeur qui ne puise guère qu’une noble émulation et un encouragement dans la contemplation des chefs-d’œuvre offerts à ses regards.

Dans cette analyse des procédés d’imitation177 il est bon de se rappeler qu’il y a des imitations à rebours. Si un homme ou un ouvrage attire et soumet, comme par une sorte de magnétisme, certains cerveaux, il en repousse et révolte certains autres. Les causes de ces répulsions sont variées ; elles sont individuelles ou générales ; l’homme ou l’ouvrage en question peut aussi bien être en désaccord avec notre tempérament, notre éducation, nos goûts particuliers que mal vu et condamné, parce qu’il appartient à une nation en querelle avec la nôtre. Au lendemain d’une guerre on remarque aisément chez un peuple vaincu cette double propension naturelle soit à calquer les usages ou les idées du peuple vainqueur soit à en prendre le contrepied. Après 1870, la France a considéré l’Allemagne tantôt comme une rivale à laquelle on pouvait utilement emprunter des armes ou des méthodes, tantôt comme une ennemie dont il était nécessaire de se garder et agréable de contrecarrer les goûts. Ces deux formes de patriotisme ont eu pour résultats des conduites contraires. Pendant que des Français, soucieux de ranimer la sève nationale par d’habiles greffages, importaient des théories, des procédés d’éducation et d’organisation militaire ayant cours en territoire germanique, d’autres Français, patriotes exclusifs et craignant de voir amoindrie la personnalité de leur pays, combattaient à outrance tout ce qui provenait d’une source suspecte et détestée, dénigraient de parti pris les gloires allemandes, sifflaient Wagner coupable d’avoir insulté la France, célébraient par réaction Roland, Jeanne d’Arc et les volontaires de la première République, faisaient des succès exagérés à l’opéra-comique, sous prétexte que c’est un genre éminemment français, {p. 487}ou à des poésies dont le principal mérite était de relever le courage et la confiance des battus de la veille.

 

Ce qui peut en cas pareil consoler les plus désireux de voir leur patrie grande et forte, c’est que, si la France s’inspire parfois de ses voisins, ceux-ci le lui rendent avec usure.

Il semble que, dans les derniers siècles, les principaux peuples de l’Europe occidentale se soient partagé plus encore que disputé l’honneur d’exercer une sorte de suprématie intellectuelle. Italie, Espagne, France, Angleterre, Allemagne ont eu tour à tour leur âge d’or, leur grande époque ; comme les coureurs dont parle le poète, ces nations se sont passé de ’une à l’autre le flambeau de la vie. Chacune d’elles, dans ses instants de rayonnement plus intense, répand sur le monde des idées qu’elle a marquées de son empreinte ; chacune, dans ses intervalles d’obscurcissement relatif et de reploiement sur elle-même, repense, mûrit, amende, perfectionne ce qu’elle a reçu des quatre coins du globe.

Il y a ainsi un tel entrecroisement d’échanges intellectuels entre les peuples, qu’il faut, pour chacun d’eux, dresser un compte en partie double avec tableau des sorties et des entrées. De bons travaux178 ont déjà commencé à établir entre plusieurs d’entre eux cette espèce particulière de balance du commerce ; il n’y a qu’à pousser plus avant dans cette voie. Pour ne parler que de la France, elle n’a pas été seulement au xiiie et au xviie siècle la nation-reine qu’on admire et imite ; presque en tout temps, elle a été pour ses voisines une fournisseuse inépuisable. Il arrive même assez souvent que des choses françaises lui reviennent vêtues à l’étrangère. De même que des mots comme tunnel ou budget ont été portés par elle en Angleterre avant d’en être rapportés avec un son et un sens nouveaux, de même certaines doctrines parties de chez elle ont fait de si longs voyages et se sont si bien transformées sur la route qu’à leur retour dans leur contrée d’origine elles ont paru avoir la saveur de l’inconnu. Problème délicat que celui {p. 458}qui consiste à discerner alors la part de la mère patrie dans ces produits si mélangés ! Qui pourrait dire, sans une minutieuse analyse, ce qui dans le positivisme est anglais et français ? Qui pourrait démêler exactement ce qui revient à George Sand dans les conceptions maîtresses de plusieurs pièces d’Ibsen ? On n’approchera de la vérité en ces matières que lorsqu’une série de monographies auront suivi au dehors l’expansion de nos différentes écoles, les adaptations innombrables de nos pièces, les traductions de nos romans, les annexions de mots faites aux dépens de notre langue. C’est avant tout l’affaire des historiens étrangers de relever ainsi ce que chaque pays peut devoir à la civilisation française : il faut être au point d’arrivée, non au point de départ, des forces qui ont agi pour en bien évaluer les effets complexes. En attendant que les nations aient fait le bilan de leurs dettes, l’histoire de la littérature française fera surtout celui de leurs créances sur la France, et ainsi se préparera ce débrouillement des fils entrelacés qui de plus en plus rattachent les uns aux autres tous les habitants de la planète et en font des collaborateurs autant et plus encore que des concurrents.

 

§ 2. — Un peuple n’imite pas seulement les peuples étrangers ; il s’imite aussi lui-même ; il a beau parfois se piquer de rompre la tradition ; il autorise cette rupture même par des exemples traditionnels ; il cherche dans son passé des précédents aux innovations qu’il hasarde. Les romantiques, en se dégageant des entraves classiques, se recommandèrent des audaces de la Pléiade et même des demi-révoltes de Corneille contre le joug que la critique de son temps lui imposait au nom d’Aristote.

Cette imitation est aussi variée dans ses procédés que celle qui a pour objet les autres nations. Elle est également contre-imitation, j’entends par là que de parti pris les hommes d’une génération font ou disent souvent le contraire de ce qu’ont dit ou fait ceux de la génération précédente ; j’ai déjà montré comment ce développement par opposition est régulier dans la succession des écoles littéraires ; c’est pourquoi aussi la période la plus périlleuse pour la renommée d’un grand {p. 459}homme est le tiers de siècle qui suit sa mise au tombeau.

On ne peut donc bien connaître la littérature dans une époque donnée sans déterminer quelles sont les époques de son passé qui revivent alors d’une vie posthume, qui sont admirées ou détestées, en tout cas discutées et par cela même présentes aux souvenirs.

« Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es. » La préférence qui reporte une société vers tel ou tel moment de son existence antérieure est révélatrice de son goût dominant. Si vous voyez la critique se prosterner devant Bossuet et traîner Voltaire dans la boue, grand symptôme de réaction cléricale. Suivant que le dix-septième ou le dix-huitième siècle est le plus estimé, vous pouvez conclure que l’esprit conservateur a le dessus ou le dessous. La nature d’un groupe, quel qu’il soit, se reflète dans le choix qu’il fait parmi ses ancêtres. Les romantiques, au début de leur lutte contre la tradition classique, appellent à la rescousse le moyen âge ; ils le réhabilitent, l’idéalisent, le proclament poétique, et leur révolution littéraire est ainsi aidée par la restauration monarchique et chrétienne, qui trouve son compte à cette renaissance de la vieille France.

Mais ces admirations rétrospectives, ces regains de sympathie pour un âge défunt ne servent pas seulement à trahir l’arrière-pensée de ceux qui les favorisent. Les auteurs qu’on exhume deviennent des êtres agissants. Ce sont des morts-vivants qui se mêlent aux combats du jour. La légende raconte que le cadavre du Cid, marchant en cuirasse et à cheval au milieu de ses vieux compagnons d’armes, remportait encore des victoires. De même ces revenants jouent leur rôle dans la bataille. Ils modifient la langue et la littérature. Tantôt, grâce à eux, des mots si vieux, si vieux qu’ils en sont redevenus jeunes, reprennent une vigueur imprévue ; au commencement de notre siècle, le français d’Amyot reparaît dans certaines pages de Paul-Louis Courier, surtout dans sa traduction d’Hérodote. Tantôt les sujets traités par les écrivains sont profondément renouvelés. A la même époque, sur les planches, seigneurs et « escholiers  » jurent par leur bonne lame de Tolède, et pourpoints, brassards, pertuisanes reluisent aux feux de la {p. 460}rampe ; la poésie fait sortir des tombeaux gnomes et farfadets, fées et lutins, châtelaines, troubadours et nobles chevaliers ; le roman évoque des truands, des gitanes et le moine bourru. Presque en même temps, le xvie siècle, si vivant, si tumultueux, si riche d’héroïsme et de crimes, bénéficie d’une semblable résurrection ; la vogue qu’il obtient s’étend jusqu’aux années qui touchent au règne personnel de Louis XIV. Aussitôt Charles IX et Henri III, mignons, raffinés et ligueurs, amis et ennemis de Richelieu, mousquetaires et frondeurs envahissent romans et drames ; l’école de Ronsard prête des rythmes aux romantiques, qui pétrarquisent et pindarisent comme les poètes de la Pléiade.

Ces regards en arrière ont la vertu magique de remettre en lumière des formes, des idées, des œuvres oubliées, et quelque écrivain de jadis, sorti tout à coup de la nuit du passé, se trouve avoir sa place et son influence parmi les fils d’un autre siècle. Dans le nôtre surtout, une foule d’auteurs gardent la trace de ce commerce avec les maîtres qu’ils se sont donnés. Cousin, l’amoureux de Mme de Longueville, a travaillé et réussi parfois à écrire comme les contemporains de son héroïne. Villon, Marivaux ont eu leurs suivants qui se sont modelés sur leurs chefs de file. On pourrait citer des sous-Voltaire et des diminutifs de Chateaubriand. Il est né jusqu’à des poèmes en vers assonancés à la mode de nos chansons de geste. Il semble que la France, dans une grande débauche historique, se soit complu à passer en revue ses traditions les plus différentes et à revivre toute son existence en quelques années. Jamais, en tout cas, elle n’a eu littérature plus composite ; jamais il n’a été si nécessaire de démêler les influences innombrables qui, de tous les points du globe et du passé ont agi sur son évolution.

Au milieu de cette masse énorme d’imitations, il n’en faut pas oublier une espèce particulière qui est de toute époque ; je veux parler de l’action que des écrivains contemporains et courant la même carrière exercent l’un sur l’autre. On voit, à certains moments, un auteur s’engager dans une voie nouvelle, parce qu’un autre vient d’y réussir. Un esprit dévie de sa direction première, comme une aiguille aimantée, par le voisinage {p. 461}d’un courant magnétique puissant. Un homme d’initiative peut ainsi entraîner après lui ceux qui sont moins originaux ou moins hardis et leur communiquer une partie de sa vigueur et de son audace. Rotrou prit dans les tragédies de Corneille des leçons d’art dramatique et, en portant à la scène le martyre de saint Genest, il rendit hommage au grand rival qui l’avait aidé à se surpasser. Émile Augier fut arraché à la comédie romanesque en vers par les triomphes retentissants qu’Alexandre Dumas fils obtenait près de lui dans la comédie réaliste et bourgeoise et il lui disputa bientôt le prix dans le genre où il se fit son concurrent. Parfois l’exemple du voisin n’est qu’un avis utile offert à un écrivain qui cherche son chemin ; souvent c’est une aubaine inespérée pour quelque esprit à la suite, trop heureux de s’accrocher aux basques d’un auteur qui a du succès. De là, ces épidémies de pièces ou de romans, qui, à quelques mois de distance, traitent le même sujet avec des variantes insignifiantes. Il peut arriver alors que le premier né de ces ouvrages similaires ne soit pas le meilleur, qu’une idée trouvée et mal exploitée par un talent novice ou secondaire soit plus tard mise en valeur par un maître, Molière a profité chacun le sait de trouvailles pareilles. Alexandre Dumas fils, dans Francillon, a repris un thème esquissé par des confrères moins heureux. Mais qu’elle aille du petit au grand, ou, ce qui est le cas le plus ordinaire, du grand au petit, cette assimilation entre gens qui se coudoient et visent au même but se produit régulièrement et elle contribue à donner un air de famille aux écrivains d’une même époque. Il faut suivre avec un soin extrême l’ordre des dates, si l’on veut rendre à César ce qui appartient à César. On ajoutera ainsi un curieux et dernier chapitre à cette longue étude des échanges et des contagions qui ont lieu d’intelligence à intelligence.

Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque §

§ I. — Supposons que nous soyons arrivés au terme d’une longue et multiple enquête à laquelle nous aurions soumis, sinon toutes les œuvres littéraires d’une époque, du moins la grande majorité d’entre elles ; que nous ayons relevé leurs principaux caractères et les rapports de tout genre qui existent entre ces expressions de l’esprit national et ce qui de loin ou de près entre en contact avec elles ; que nous ayons enfin réuni, en un tableau soigneusement dressé, les résultats obtenus. J’ose dire qu’au premier coup d’œil se présenteront à nous certains caractères communs à plusieurs de ces œuvres ; nous en remarquerons qui sont universels, d’autres généraux seulement, d’autres particuliers à quelques personnes, d’autres purement individuels. Une classification s’opérera, pour ainsi dire, d’elle-même. Elle aboutira à la distinction de divers groupes formés d’après la ressemblance de leurs éléments composants.

Pour opérer ce triage, il suffit de reprendre une à une les questions que nous nous sommes posées pour faire l’analyse d’une œuvre isolée179. Quelles furent les idées des auteurs et leurs théories d’art ? Quelle part faisaient-ils à la raison et à l’imagination, à l’idéal et à la réalité ? Étaient-ils optimistes ou pessimistes ? En quelle mesure se montraient-ils partisans de l’autorité ou de la liberté ? Quels étaient leur langue, leur style, leur situation {p. 463}sociale, leur pays d’origine, leur conception du monde, leur tempérament, etc., etc. ? La réponse à chacun de ces points d’interrogation est comme un fil qui rattaché une quantité d’œuvres, ayant toutes entre elles quelque affinité, mais pouvant être d’ailleurs fort disparates, et qui les assemble en chapelets plus ou moins considérables.

Quand on a devant soi un bon nombre de ces chapelets, on peut essayer de déterminer la formule générale de l’époque qu’on étudie.

Pour être complète, elle sera complexe180 ; elle devra, en effet indiquer deux choses qu’il importe également à l’historien de savoir ; elle devra d’abord classer par ordre d’importance les divers groupes entre lesquels se divisait la littérature d’alors, discerner celui qui était dominant et ceux qui restaient en sous-ordre ; elle devra ensuite marquer le sens du mouvement qui emportait, non seulement le premier, mais les autres.

D’une part, à côté des hommes qui représentent le goût moyen du moment, on est sûr de rencontrer des attardés et des précurseurs. Les uns gardent fidèlement les traditions et les habitudes de l’époque précédente ; les autres préparent les idées et les formes de l’époque suivante ; et comme l’art d’une nation oscille toujours entre deux pôles, idéalisme et réalisme, analyse et synthèse, pessimisme et optimisme, etc., comme sa pensée se développe par actions et réactions, il arrive souvent que les attardés sont en même temps des précurseurs partiels, qu’en demeurant attachés aux conceptions d’hier ou d’avant-hier ils annoncent déjà celles de demain ou d’après-demain.

D’autre part, de même que dans la marche d’un fleuve, à côté du grand courant qui entraîne la masse clés eaux vers la mer, il se produit sur les bords ou dans les profondeurs des remous et des contre-courants, de même dans l’évolution d’une société, à côté de la tendance maîtresse qui est suivie par le gros des esprits, il existe aussi des tendances secondaires qui la contrarient et la limitent sans pouvoir l’arrêter. Mais la puissance relative de ces forces ne demeure pas la même ; celles-ci croissent, celles-là, décroissent et un jour vient {p. 464}où celle qui régnait est détrônée et remplacée par une de celles qui la combattaient.

Pour saisir le jeu de ces mouvements qui se mêlent et s’entrecroisent, on est souvent obligé de sortir de l’époque qu’on étudie, de regarder ce qui l’a précédée et ce qui l’a suivie. La courbe d’un mouvement est plus facile à calculer, quand le regard peut l’embrasser sur une plus longue étendue. On est donc amené à replacer l’époque dont on s’occupe dans l’ensemble de l’évolution littéraire de la nation ; à comprendre qu’elle est elle-même, à certains points de vue, partie intégrante de périodes plus vastes ; qu’elle est seulement une phase dans la transformation incessante des êtres.

Je ne me dissimule pas que l’opération réclamée ici de l’historien est difficile et délicate ; que la théorie peut en paraître vague et obscure.. Un essai d’application est sans doute le meilleur moyen de donner un corps à ces abstractions.

Essayons donc de trouver la formule de l’époque qui va de 1661 à 1685 environ, c’est-à-dire de relever dans les œuvres du temps les caractères qui s’y retrouvent soit toujours, soit le plus souvent, et de marquer, chemin faisant, lesquels sont en voie de se renforcer, lesquels sont en train de s’affaiblir. Il est entendu que nous supposons accompli le long travail préliminaire dont nous ne donnons que les conclusions.

 

La littérature d’alors nous apparaît d’abord comme une conciliation du génie antique et du génie français. Un équilibre s’établit entre la libre imitation des Grecs et des Latins et l’observation du monde environnant. L’élément ancien et l’élément moderne se fondent en un tout harmonieux.

La tragédie emprunte aux anciens les sujets qu’elle traite, les personnages qu’elle met en scène, la structure même qu’elle affecte ; mais elle coule dans le moule d’autrefois des idées, des sentiments, des façons d’agir et de parler qui appartiennent au xviie siècle. Phèdre a des remords de chrétienne, Andromaque des délicatesses et des coquetteries de princesse habituée à la vie de cour ; Junie se fait vestale, comme une fille noble, ayant perdu son fiancé, entre en religion ; Mithridate expire aussi majestueusement que mourra Louis XIV. La comédie, {p. 465}bien que par nature elle soit le miroir grossissant de la société ambiante, reproduit volontiers des types et des travers dessinés par Plaute, par Térence, par Aristophane. La Fontaine, si original dans sa manière, met ses fables sous la protection d’Esope et de Phèdre ; on dirait, à l’entendre, qu’il se borne à les traduire, à les interpréter. Lorsqu’il dit de lui-même :

Je suis chose légère et vole à tous les vents,

il se souvient de Platon qu’il adore. Un aveu qu’il laisse échapper donne l’idée de son respect pour les maîtres de jadis. Il répète181, après Quintilien, qu’on ne saurait trop égayer les narrations, et il n’admet pas même qu’on discute ce précepte. « C’est assez que Quintilien l’ait dit. » Il écrit encore182 :

Térence est dans mes mains, je m’instruis dans Horace ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.

Mais il dit également :

Mon imitation n’est pas un esclavage.

Comme ses contemporains, il se soumet sans peine aux règles venues de l’antiquité ; seulement sa soumission est spontanée et il n’oublie pas plus que Molière ou Racine que « la grande règle de toutes les règles est de plaire183 ».

Boileau, qui pour siffler Chapelain et Cotin ne prend conseil que de lui-même, invoque et traduit sans cesse Aristote et Horace quand il compose son Art poétique. Il a beau fulminer contre Ronsard ; il conserve la moitié de l’idéal de la Renaissance  ; il érige en principe l’imitation des auteurs de la Grèce et de Rome ; il maintient les genres littéraires créés par eux ; il prescrit l’emploi de la mythologie ; il en fait une condition vitale du poème épique ; il invite les faiseurs d’odes à prendre Pindare pour modèle et il abritera sous l’autorité du poète thébain les hardiesses prudentes (oh combien prudentes !) qu’il se permettra, quand il voudra célébrer les hauts faits de « Louis » assistant à la prise de Namur. Bossuet sème ses discours chrétiens {p. 466}de latinismes, et quand il résume à l’usage de son royal élève l’histoire de l’humanité, c’est le peuple romain qu’il comprend le mieux et admire le plus. En ce temps-là, tel écrivain entre à l’Académie pour une traduction médiocre d’un médiocre auteur classique et tel autre est loué d’avoir su enchâsser dans son œuvre une belle sentence de Sénèque ou quelque délicate expression de Virgile.

C’est un caractère à peu près universel pour la littérature du temps d’être nourrie du suc de la littérature antique, sans en être étouffée ni alourdie. Dans le même ordre d’idées, voici un autre caractère qui n’est que général.

Les écrivains qui admirent si vivement les anciens dédaignent les modernes, crient arrière à l’Espagne et à l’Italie, ignorent l’Angleterre et l’Allemagne, effacent d’un trait de plume le moyen âge et même le xvie siècle. A peine si Boileau accorde à Villon et à Marot quelques maigres éloges qui encore portent à faux ; il traite Ronsard et son école avec une insultante pitié ; et l’historien qu’il essaie d’être pousse un soupir de soulagement, comme un homme perdu dans la nuit qui voit poindre l’aurore, quand, dans sa course rapide à travers le passé littéraire de la France, il arrive à Malherbe, son précurseur.

Enfin Malherbe vint…

On croirait vraiment que Malherbe a créé de toutes pièces la littérature française.

La plupart des Français de ce temps-là, avec un orgueil que justifie en partie la docile admiration des autres peuples, sont convaincus qu’avec eux commence une ère de grandeur et de perfection. Ils proclament hardiment la supériorité de leur goût comme Louis XIV la suprématie de la France. Les anciens mis à part, ils n’entendent relever que d’eux-mêmes. Loin d’imiter les étrangers, ils se flattent de leur servir de modèles. Bref, l’époque est française, très française ; ses grands hommes sont pour la plupart du cœur de la France, de Paris, de la Champagne, du bassin de la Seine et de la Marne ; on imprime même alors un caractère national aux choses qui paraissent le comporter le moins. L’église catholique, bien qu’elle soit universelle par définition et tienne par conséquent à honneur de {p. 467}s’élever au-dessus des différences de race et de climat, est en France, avec Bossuet, gallicane ; l’histoire l’est aussi, si je puis parler ainsi ; car, en dépit de toute vraisemblance, elle affirme que les Francs n’étaient pas des envahisseurs germains, mais qu’ils étaient nés sur le sol de la Gaule184.

Il y a sans doute quelques exceptions à ce dédain des écrivains du temps, soit pour la littérature des pays voisins, soit pour celle de la vieille France. Il suffit de citer Molière, La Fontaine, Corneille. C’est qu’ils appartiennent à la génération antérieure et forment un groupe à part. Mais les vrais contemporains du roi Louis XIV sont si exclusivement partagés entre l’admiration d’eux-mêmes et celle des Grecs et des Romains que la grande controverse littéraire du temps sera la querelle des anciens et des modernes. Rien de plus logique ; rien qui montre mieux le caractère double et en quelque sorte hybride de l’époque.

Or en quel sens se fait ici le mouvement ? Il est visible que la France, qui chasse les protestants, qui combat l’Europe coalisée, resserre ainsi son unité et cherche à se soustraire de plus en plus à l’influence du dehors, mais qu’elle va la ressentir par l’intermédiaire même de ces Français qu’elle a violemment déracinés. Il est visible d’autre part que les grands écrivains du xviie siècle, au nom desquels les modernes disputent la préséance aux anciens, tendent à devenir une seconde antiquité, rivale de la première.

L’époque se rattache ainsi à la grande période classique qui commence à la Renaissance et va jusqu’au romantisme, période où l’imitation des Grecs et des Romains est un des traits essentiels de la littérature française, comme l’étude du grec et du latin est le fond de l’enseignement donné aux enfants de la noblesse et de la bourgeoisie riche. Dans cette période elle représente le moment où la France, qui a mis un siècle entier à digérer toute la nourriture intellectuelle qu’elle avait dévorée avec avidité depuis la Renaissance, achève ce travail d’assimilation, et, ayant éliminé l’excès de substance venu de l’étranger {p. 468}et du passé, garde incorporée à la mœlle de ses os et au sang de ses veines la quintessence de la pensée antique.

 

Un second caractère saillant de la littérature du temps est son respect pour le principe d’autorité, et cela en tout domaine.

En politique, elle est soumise aux puissances établies ; elle est profondément monarchique ; je ne vois aucun écrivain qui se dérobe au prestige du roi-soleil, qui ne lui paie un jour ou l’autre son tribut d’adulation et d’idolâtrie. Il est oiseux, je pense, d’en accumuler les preuves. C’est le triomphe de la monarchie absolue, le terme de la poussée plus que séculaire qui a détruit peu à peu les privilèges des nobles et les libertés des bourgeois au profit de la royauté.

En matière religieuse, la littérature est soumise à l’Eglise catholique. Soumission moins parfaite. Il y a des groupes dissidents : protestants, jansénistes, israélites, quelques esprits forts. Mais on les exile, on les écrase, on les fait taire. Il y a bien aussi des débats sur les pouvoirs respectifs du pape et du roi, et c’est le roi qui l’emporte. Mais, ces réserves faites, tout s’incline devant l’Eglise. La philosophie se plie aux exigences du dogme, ce qui ne l’empêche pas d’être traitée en suspecte ; la doctrine de Descartes est proscrite de l’Université, les écrits de Spinoza sont interdits en France. Bossuet est chargé d’élever le futur souverain de la France et il s’érige en exécuteur des hautes œuvres ecclésiastiques sur la mémoire de l’auteur de Tartufe. Racine est sur le point de se faire chartreux, de même que La Vallière est devenue sœur Louise de la Miséricorde. La Fontaine, après s’être tant moqué des nonnes et des ermites, s’apprête à expier ses Contes et ses autres pochés en faisant une paraphrase des psaumes. La Rochefoucauld, qui n’a pas été un modèle d’orthodoxie, finit décemment entre les bras de l’évêque de Meaux. Molière, le moins religieux des écrivains d’alors, a soin, quand il attaque les faux dévots, de mettre dans la bouche d’un de ses personnages l’éloge de la piété sincère. Saint-Evremond, l’épicurien, végète exilé en Angleterre. L’époque se termine par la révocation de l’édit de Nantes, victoire éclatante de la grande Restauration catholique commencée dans le dernier tiers du xvie siècle en haine de la Réforme.

{p. 469}En fait de langue et de littérature, l’Académie et Boileau légifèrent. L’une et l’autre promulguent des édits qu’on accepte. L’Art poétique est un code et presque un code pénal. Il formule des dogmes aussi impératifs que ceux du catéchisme ; il dit avec la même assurance : Hors de là, point de salut ! Huet, évêque d’Avranches, écrit sur le roman une lettre-préface, et c’est pour imposer des règles au roman.

Les hommes de ce temps-là essaient de donner aux formes du moment une éternelle fixité. Ils croient être arrivés à quelque chose de parfait et partant d’immuable. La monarchie absolue, incarnée dans le grand roi, leur paraît le but grandiose vers lequel la France n’a cessé de s’acheminer depuis Clovis ; et maintenant qu’elle y est arrivée, elle n’a plus qu’à s’y arrêter pour toujours. Le triomphe du catholicisme est pour Bossuet le couronnement de l’histoire universelle, et tous les événements depuis le commencement du monde n’ont eu d’autre raison d’être que de le préparer ; il admet implicitement que tout ce qui change est par là même inférieur, et de là son grand argument contre les Églises protestantes. Leur doctrine a varié, donc elle est fausse. De là aussi le manque de sens historique chez les très médiocres historiens qui travaillent à conter élégamment des faits qu’ils ne comprennent pas. De là cette naïve persévérance que l’Académie apporte dans cette tâche impossible : fixer la langue. Bref un effort pour conserver tel quel ce qui existe, une halte de la société et de la pensée dans une immobilité sereine qui permet aux écrivains de songer presque uniquement à plaire et de soigner leur style avec amour, voilà le bilan de ces trente-cinq années185.

Cependant sous cette immobilité voulue, sous ce règne paisible de l’ordre et de la discipline, contre lesquels Molière et La Fontaine sont à peu près les seuls à regimber parfois, le mouvement de la vie continue quand même ; la monarchie de droit divin est à son apogée ; mais l’apogée est toujours voisin {p. 470}du déclin ; l’Eglise catholique, son alliée, a infligé une cruelle défaite à ses adversaires ; mais toutes deux, par l’excès même de leur tyrannie, provoquent le réveil de l’esprit de liberté ; en matière littéraire aussi, quoique le joug y soit moins lourd à porter, l’époque suivante verra déjà des essais, tout au moins des velléités d’émancipation.

Ce qui s’observe ensuite dans la littérature du temps, c’est un caractère aristocratique et mondain. Il s’y présente sous mille apparences diverses qu’il faut rappeler.

Il est sensible dans la conception de l’univers que se font les contemporains de Louis XIV ou, ce qui revient au même, dans la philosophie qui domine parmi eux et qui est celle de Descartes. Le philosophe mort est à la fois suspect et triomphant, ce qui n’est point contradictoire. Bossuet ne le nomme pas, mais il le commente et reproduit celles de ses opinions qui ne sont pas opposées au dogme.

Or, la conception de Descartes est dualiste et mécaniste. D’une part, très chrétiennement, il distingue de façon radicale la substance pensante et la substance étendue, l’esprit et la matière. Mais à l’une appartient toute la dignité, la réalité vraie et certaine ; c’est la première. Descartes n’est, pas sûr que la nature existe ; il se défie là-dessus du témoignage de ses sens ; il a besoin de se prouver à lui-même que le monde — tel qu’il le voit, tel qu’il le touche — n’est pas une illusion, et c’est par un long raisonnement qu’il arrive à établir que la terre, les arbres, les autres hommes sont bien des êtres réels. Ainsi ce douteur, qui se défie de ses sens, a une foi inébranlable dans sa raison, dans sa logique, dans les déductions de son intelligence. Il est sur ce point profondément idéaliste.

Conformément à cette tournure d’esprit, il définit l’homme un être qui pense — c’est-à-dire qu’il sacrifie en lui le corps à l’âme, et, disons plus, à une âme incomplète, mutilée. Il n’attache en effet d’importance qu’à la pensée ; il laisse presque tout à fait à l’écart la sensibilité et il la traite assez mal : les sens nous trompent ; l’imagination est, comme dit Pascal, une maîtresse d’erreur et de fausseté ; les passions sont des guides déplorables qui nous détournent de la vertu et de la vérité, etc. {p. 471}Descartes, à force d’abstraction, n’est pas loin de réduire l’homme à n’être plus qu’une intelligence servie par des organes, une âme qui a rencontré un corps par hasard, qui se trouve accouplée avec lui on ne sait comment et qui, en attendant d’en être délivrée, peut et doit raisonner comme si elle était seule.

De la sorte Descartes creuse un abîme entre l’homme, être pensant, et le reste de l’univers, être étendu. Et comme les animaux, placés entre les deux extrêmes, l’embarrassent fort, il leur ôte l’intelligence et même la sensibilité ; il ne veut pas qu’ils aient une âme, fût-ce un embryon d’âme ; il les assimile à des horloges ; il en fait de purs automates qui n’ont que l’apparence de la vie. Le Père Malebranche, disciple logique de Descartes, recevait à coups de pied sa chienne qui venait le caresser et, comme on le lui reprochait : « Et quoi ! s’écriait-il, vous croyez que cela sent, que cela souffre ! »

D’autre part, le monde est pour Descartes une machine admirable, un assemblage merveilleux de rouages et de ressorts, une combinaison savante de mouvements aussi compliqués que réguliers. Dieu est surtout pour lui un mécanicien, un horloger, qui a calculé et réglé pour toujours la rotation des astres dans leur orbite, qui a organisé suivant les lois de la géométrie la transmission de la lumière et du son à travers l’espace, qui veille à ce que cette harmonie, cet ordre ne soient pas dérangés. Conception de l’univers qui est au moins aussi incomplète que sa conception de l’homme ! Descartes ne considère pas la nature comme un ensemble vivant, dont toutes les parties fermentent et agissent incessamment les unes sur les autres ; la nature est à ses yeux quelque chose d’inerte et d’inanimé. Et en même temps il ne considère pas dans tout ce qui nous environne ce qui s’y trouve d’éternellement changeant ; il se plaît au contraire à y rechercher ce qu’il y a d’immuable dans les lois qui régissent les rapports des différents êtres entre eux.

Ces principes ne comprennent pas toute la philosophie de Descartes ; mais ils résument ce qui en est le plus apparent, ce qui frappe le plus la génération de Louis XIV. Tous les écrivains s’en inspirent, sauf trois ou quatre exceptions. Mme de Sévigné, La Fontaine s’obstinent à défendre les bêtes ; ils sont {p. 472}incapables de goûter cette superbe doctrine qui, de façon si tranchante, sépare l’homme de ses frères inférieurs. Molière, lui aussi, lui surtout, combat le spiritualisme étroit et dédaigneux de Descartes. La première scène des Femmes savantes n’est pas seulement une attaque contre les survivantes de la société précieuse ; elle est encore une charge à fond contre les théories du philosophe qui fut leur contemporain et leur inspirateur. Ainsi protestent quelques indépendants (toujours les mêmes)  ; mais le reste des écrivains du temps acceptent et reflètent la philosophie régnante. Il est aisé de trouver dans leurs théories et leurs œuvres186 le pendant de ce spiritualisme aristocratique, de ce rationalisme exclusif, de cet idéalisme abstrait.

Pour le moment, suivons-y la veine aristocratique. Les mots de la langue et les genres littéraires sont divisés en nobles et en roturiers, de même que l’homme est coupé en deux parties, l’une toute animale et l’autre presque divine, de même que la France est séparée en ordres et en castes. La tragédie est une grande dame, qui n’admet chez elle que des personnes de choix, un ton et des manières raffinés. La comédie, qui est simple bourgeoise et même un peu peuple, se permet un certain laisser-aller ; mais elle est blâmée, quand elle s’abaisse à la farce, et invitée à se hausser à des sujets plus relevés. Elle-même vante à chaque instant le bon goût de la cour. Quand vient à mourir un prince, une princesse, un homme de haut parage, on tapisse une église de tentures superbes ; on dresse au milieu de la nef un catafalque qui cache l’autel ; on expose des tableaux qui racontent les hauts faits du personnage et de sa famille ; on construit des estrades où s’entassent marquises, duchesses et grands seigneurs ; on fait en un mot de la cérémonie funéraire une pompe théâtrale capable d’effacer les plus belles décorations des ballets royaux. Puis un évêque monte en chaire, et dans un discours d’apparat célèbre les vertus du mort, qui fut souvent un piètre sire, exalte l’esprit de la princesse défunte, qui fut peut-être un modèle d’insignifiance, et ne manque pas de placer {p. 473}l’un et l’autre à la droite du Tout-puissant, attendu qu’un grand de la terre ne saurait être confondu, même dans la tombe, avec le troupeau de la vile multitude. Une éloquence grandiose et solennelle, qui est une vanité de plus, dit la vanité des choses humaines. C’est ce qu’on appelle une oraison funèbre.

La littérature est mondaine aussi, ce qui est une autre façon d’être aristocratique187. Le style, qui s’est dégagé à la fois de l’affectation et de la trivialité, a l’élégance aisée, la tournure noble et naturelle qui plaisent dans les salons. Les moralistes connaissent et peignent à merveille les gens des hautes classes ; tous les genres tenant à la vie du monde se développent ; la poésie s’unit à la musique et à la danse dans l’Opéra et les ballets de cour ; mais cette floraison est compensée par de graves lacunes. La majorité des écrivains a beau appartenir à la bourgeoisie ; elle dépend économiquement du roi et de la noblesse ; aussi est-ce à peine si les mœurs bourgeoises apparaissent ça et là par de brèves échappées chez Molière, chez La Fontaine, chez Furetière, chez Boileau ; quant à la foule inconnue qui travaille et végète dans les bas-fonds de la société, si l’on se fût avisé de la peindre, Louis XIV eût dit sans doute comme devant les scènes populaires de Téniers : « Tirez-moi ces magots ! » Molière esquisse en passant quelques pauvres paysans qui jargonnent leur patois en se laissant battre et berner par don Juan. La Fontaine, à peu près seul, dans quelques-unes de ses fables188, croque d’un crayon rapide leur grosse gaîté, leur humeur narquoise, leur appétit d’argent et de ripaille ou burine en traits énergiques une sombre eau-forte où revit leur misère. C’est tout et c’est peu. La vie intérieure est également laissée dans l’ombre, et j’entends par là aussi bien la vie du cœur que la vie domestique, l’expression des sentiments en chaque individu aussi bien que dans l’intimité du. foyer. D’une part, la réserve que chacun s’impose empêche le poète d’épancher ses joies et ses douleurs en effusions sincères. Il est convenu que « le moi est haïssable ». D’autre part, la tendresse des parents pour les enfants ne peut se montrer en public, surtout s’ils sont {p. 474}de condition noble, et il est bien remarquable que, dans l’Andromaque de Racine, le petit Astyanax, autour duquel pivote toute l’action, n’apparaît pas un seul instant. Autre lacune, si visible, qu’il suffit de la mentionner. On n’ignore pas seulement la nature, on la redoute. Un courtisan ne rêve pas de châtiment plus pénible que d’être relégué dans ses terres en tête à tête avec des arbres, des vaches et des villageois. Molière, faisant jouer une pastorale, indique ainsi l’endroit où se passe la scène : « Un lieu champêtre, mais agréable. » Ce mais en dit plus qu’il n’est gros. Mme Deshoulières nous parle des bords fleuris qu’arrose la Seine et des moutons qu’on y mène. Seulement c’est une allégorie pour demander au roi une pension en faveur de ses enfants. Nous voilà bien loin des bergeries ; nous sommes ramenés à la cour au moment où nous y pensions le moins. Bossuet ne daigne pas jeter un coup d’œil sur le parterre de son évêché, au désespoir de son jardinier qui voudrait qu’on y plantât, en place de fleurs, des livres de théologie ; ils auraient au moins chance d’attirer l’attention du maître. La campagne représente aux yeux des hommes de ce temps quelque chose d’inélégant, qui sent le fumier, qui est semé de bêtes malpropres et d’êtres humains assez semblables à ces bêtes. Il n’y a guère que ce rêveur de La Fontaine, cet ancien maître des eaux et forêts, qui sache apprécier et ose nommer veau, vache, cochon, couvée, qui plaigne d’un cœur fraternel l’arbre dépouillé de ses rameaux par l’ingratitude de l’homme, qui aime jusqu’à la solitude et lui trouve une douceur secrète. Mais on sait que le bonhomme passait pour être un peu bizarre et que la fable n’eut pas l’honneur de figurer dans l’Art poétique.

A cet égard, l’époque fait partie, mais n’est pas encore le point culminant, d’une période où la société polie est le centre lumineux que reflète avec prédilection la littérature ; la politesse se raffinera et surtout s’étendra dans les époques suivantes. En revanche, la bourgeoisie monte (Saint-Simon n’accusera-t-il pas Louis XIV de n’avoir choisi que des ministres bourgeois ?) et, en même temps que grandissent la fortune et le savoir du Tiers-Etat, la littérature tend aussi à s’embourgeoiser. Ce n’est pas tout : à mesure que la hiérarchie des castes perd de sa rigueur, la philosophie commence, elle aussi, à rapprocher dans l’homme {p. 475}les deux moitiés inégales entre lesquelles Descartes opérait un divorce si complet. Le mouvement va dans le sens égalitaire.

 

Un quatrième caractère se découvre bientôt. La littérature de l’époque est psychologique, abstraite, jalouse de satisfaire la raison.

Faut-il rappeler que la philosophie du temps s’occupe surtout de l’âme, abstrait de la complexe réalité la pensée pure, se fie en aveugle à la puissance du raisonnement, use de la méthode mathématique ? La prédominance de la raison ne se montre pas moins dans les œuvres purement littéraires. L’imagination, à laquelle l’époque précédente avait laissé libre carrière, est tenue sévèrement en bride. Dans la poésie même on estime peu la verve inventive et la fantaisie capricieuse. Boileau adresse aux poètes ce conseil :

Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Lui-même n’applique que trop rigoureusement ce précepte. Il roule sur la pente qui mène

A proser de la rime et rimer de la prose189.

Le bon sens est sa Muse, et s’il lui inspire des ouvrages bien ordonnés, des vers solides et pleins qui deviennent facilement proverbiaux, il ne peut, hélas ! sec et terre à terre comme il est, lui donner les images brillantes, le vol audacieux, la fougue emportée. L’ode se transforme en un effort de lyrisme factice, où l’émotion vraie est remplacée par « un beau désordre » qui n’est le plus souvent qu’« un effet de l’art ». L’épopée se construit d’après une recette qui dose savamment les descriptions et le merveilleux, et le législateur du Parnasse réduit Vénus et Neptune à l’état de froides abstractions. Les critiques, ses émules, dressent la liste des « machines poétiques », dont l’emploi est dûment autorisé. S’il existe encore des poètes plus hardis, plus aventureux, ils ne sont appréciés qu’à demi. La touche large, le style métaphorique, l’allure franche de Molière {p. 476}lui valent le dédain des raffinés. La Fontaine, avec sa grâce nonchalante, sa naïveté malicieuse, son talent de composer de vivants tableaux, a besoin que Molière se porte garant de son mérite.

Pendant que la poésie s’amincit et se décolore à force de s’adresser à l’intelligence pure, la prose a toutes les qualités de beauté calme et méthodique que préfère le goût régnant. Chaque auteur fait effort pour suivre un plan savamment ordonné, pour construire un tout bien proportionné, pour conduire la pensée par une série de propositions qui s’enchaînent et s’opposent l’une à l’autre. Boileau déclare que les transitions sont ce qu’il y a de plus difficile dans l’art d’écrire. Quantité de vérités générales sont exprimées avec bonheur ; le style prend volontiers un air sentencieux, et, à mesure qu’on avance dans le siècle, il se débarrasse des plis de la grande période oratoire, s’applique à condenser plus de choses en moins de mots, vise aux formules courtes et brillantes où la raison aiguisée reluit comme un diamant taillé à facettes. Cette tendance est déjà visible en La Rochefoucauld. Elle ira croissant. La prose deviendra peu à peu tendue et subtile, et, dès le début de l’époque suivante, La Bruyère pourra écrire : « On a mis dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable ; cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit.  »

Cette même tendance de la littérature à devenir de plus en plus raisonnable et raisonneuse se montre sous une autre forme au théâtre. On peut la reconnaître dans tous ces personnages qui débrouillent et expliquent leurs sentiments avec une logique et une clarté parfaites, comme s’ils étaient des psychologues de profession. Molière y cède, lorsque dans la plupart de ses pièces il introduit un représentant du bon sens, un raisonneur, qui porte des noms variés, mais qui toujours est chargé de rappeler au sentiment de la juste mesure ceux qui s’en écartent dans un sens ou dans l’autre. Molière y obéit encore, quand il s’efforce de tracer, non plus des portraits, mais des caractères, des types, quand il prétend peindre « l’avare » ou « le misanthrope  ». Les écrivains dramatiques du temps semblent convaincus que l’homme est le même dans tous les siècles et sous {p. 477}toutes les latitudes ; frappés par cette moitié de vérité, que le fond des sentiments ne change guère au cours des siècles, ils négligent de parti pris l’autre moitié, à savoir, que la forme, la combinaison et l’intensité de ces mêmes sentiments sont dans une mue incessante. Ils s’attachent au général plus qu’au particulier ; ils cherchent dans l’individuel ce qui est universel ; ils conçoivent une sorte d’homme abstrait et éternel, qui est, pour ainsi dire, hors du temps et de l’espace et qui ne se modifie jamais qu’en apparence.

Cette conception est plus visible encore, si l’on quitte Molière pour Racine. Son système théâtral est une abstraction hardie qui supprime résolument une moitié de l’homme et de la vie. Rien qui fasse songer que les choses ont une double face, triste et gaie, tragique et comique. Rien qui fasse supposer que nous dépendons tous plus ou moins du milieu qui nous enveloppe. A quoi bon parler aux sens ? L’action semble se passer n’importe où, n’importe quand, entre des âmes qui n’ont des corps que par une vieille habitude ; le décor est réduit au minimum ; la mise en scène est simplifiée à l’extrême ; l’extérieur des personnages n’est pas ce qui doit intéresser, leur vie interne a seule droit à l’attention ; et encore dans la peinture de leurs pensées et de leurs sentiments ne veut-on exprimer par des formules définitives que l’essence de la nature humaine.

Des philosophes ont pu, de nos jours, écrire des volumes sur la psychologie dans l’œuvre de Racine. Et son cas n’est point exceptionnel. Les écrivains psychologues abondent autour de lui. A côté des auteurs dramatiques qui font jouer devant le public le mécanisme secret des passions, il est des analystes qui préfèrent le démonter. Parmi eux, ceux-ci sont des moralistes moralisants, comme Nicole ; ceux-là se contentent de représenter les mœurs comme ils les voient, sans prétention à les corriger, tel La Rochefoucauld, qui concentre dans son petit livre des Maximes l’amertume et le désenchantement de son âme. Mais tous, en s’inspirant du monde environnant, s’efforcent de s’élever au-dessus ; ils ne se bornent pas à constater des faits particuliers ; ils veulent arriver à « des vérités qui soient vraies demain comme elles l’étaient hier. {p. 478}La Rochefoucauld tourne et retourne de mille façons cette idée que l’égoïsme est le mobile presque unique des actions humaines  ; et c’est ainsi que cette psychologie, quoique partie de l’observation directe de la réalité, aboutit, elle aussi, à l’abstraction.

Une dernière preuve de ce dédain pour ce qui est purement individuel, c’est la façon dont on conçoit alors l’histoire. Que rencontrons-nous en ce genre ? Ou bien de vastes généralisations comme celle qu’a essayée Bossuet, une vue à vol d’oiseau, à vol d’aigle, si l’on veut, des grandes révolutions qui se sont succédé dans le monde, rapide coup. d’œil sur la série des siècles dans lequel les hommes et les faits particuliers s’effacent et disparaissent. Ou bien, chez les historiens secondaires, une impuissance remarquable à noter les différences qui ont pu exister entre les époques lointaines et celle où ils vivent. Clovis, roi des Francs, leur apparaît comme un petit Louis XIV ; ils lui prêtent une cour, des palais splendides, un pouvoir presque absolu ; ils suppriment si bien l’élément pittoresque, ils se donnent si peu la peine de se figurer le costume et les usages des hommes d’autrefois, et surtout ils imaginent si naïvement la persistance à travers les âges d’un « cœur humain » identique à lui-même, que le tissu de l’histoire devient quelque chose de terne et de grisâtre où rien ne se détache en relief.

Cette prédominance de la raison, ce goût de l’abstraction ne sont pas alors près de disparaître. Ils dureront jusqu’au moment où le xviiie siècle (dans sa seconde moitié principalement) viendra rendre à la sensibilité, au Moi, au monde extérieur la part d’attention qu’ils méritent…

 

Certes, je ne prétends pas que les quatre caractères, dont je viens de montrer la coexistence, suffisent à exprimer dans sa complexité la littérature de l’époque choisie comme champ d’études. Il est trop évident que la synthèse, dans laquelle nous avons condensé les résultats de notre analyse est incomplète. Mais, telle qu’elle est, elle nous fournit déjà un ensemble de traits qui distinguent nettement l’époque littéraire dont il s’agit de celles qui l’avoisinent. Les exceptions que {p. 479}nous avons constatées, chemin faisant, les rapports que nous avons établis avec ce qui précède ou ce qui suit, nous font aussi discerner différents groupes d’esprits. D’une part, des écrivains, qui sont les contemporains proprement dits de Louis XIV, qui représentent le goût dominant de sa génération et de sa cour ; Boileau, Racine, Bossuet sont les chefs de cette petite troupe. D’autre part, des auteurs qui se rattachent à l’époque antérieure, qui gardent quelque chose du temps de la Fronde : tels Corneille, Molière, La Fontaine, Retz, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, même Mme de Sévigné ; tout soumis et pacifiés qu’ils sont avec la France entière, ils ont par moments une indépendance de pensée, une liberté de ton et d’allure, une verdeur de langage, voire une veine de gaillardise qui rappellent que leur jeunesse s’est écoulée dans une société moins régulière. De plus, ils se ressentent pour la plupart de l’engouement dont l’Espagne et l’Italie furent l’objet et ils ont des ressouvenirs de l’ancienne France.

Le passé de la veille se survit encore dans les débris de l’école précieuse, dans les réputations éclipsées qui peuplent l’Académie et jalousent les gloires les plus éclatantes ; et, frappant exemple de la façon dont l’avenir se relie au passé par-dessus le présent, ces groupes secondaires, comme des chaînons vivants, rattachent la fin du siècle à son commencement. Parmi ceux qui sont jeunes, vers 1685, beaucoup rejoignent par la sympathie ceux qui l’étaient vers 1650. Fontenelle continue, en le transformant, le genre précieux et galant prolongé par Benserade. Les sceptiques et les épicuriens de la société du Temple recueillent la tradition de Saint-Evremond et de Ninon de Lenclos, qui s’obstinent à vivre assez longtemps pour se voir refleurir en eux. Ainsi des tendances, qui sont en sous-ordre dans cette première moitié du règne de Louis XIV, s’apprêtent à reconquérir, après cette trentaine d’années, l’importance qu’elles ont eue auparavant. La couleur dominante s’atténue peu à peu et, par une série d’insensibles transitions, il se trouve, au bout de quelque temps, que telle nuance effacée a pris la place et l’éclat de celle qui éblouissait les regards.

 

§ 2. ― Je ne pousse pas plus loin cet aperçu, destiné simplement {p. 480}à donner une idée de ce que peut et doit contenir la formule générale d’une époque. Mais une formule est, de sa nature, sèche et rigide comme la science ; et l’histoire, surtout l’histoire d’une littérature, ne peut pas être seulement scientifique ; elle doit être en sus. quelque chose de souple, de vivant, de littéraire. C’est pourquoi l’on ne saurait s’en tenir aux lignes dures de la formule trouvée. Elle ne saurait dispenser d’un tableau artistique où l’époque étudiée retrouve le mouvement et la vie.

Seulement autre chose est la méthode qui convient à la recherche des faits, autre chose la méthode qui doit présider à leur exposition. On ne saurait ici codifier des prescriptions précises, indiquer un ordre qui s’impose. C’est à l’art de l’historien (et l’art comme le style est éminemment personnel) de savoir faire jaillir des documents entassés la lumière et la flamme ou, si l’on veut, de transmuer la vérité en beauté.

A peine oserai-je proposer quelques conseils à quiconque veut ressusciter une époque littéraire. On peut commencer par passer rapidement en revue tout ce qui environne la littérature, les milieux divers où elle se développe, les influences qui agissent sur elle du fond des pays étrangers ou des siècles passés, la condition faite alors aux écrivains. L’exposé des principaux caractères qui distinguent l’époque peut trouver sa place après ce travail préliminaire : théories régnantes, usages ou règles acceptés, conceptions du monde couramment admises, transformations subies par la langue, qui est l’instrument commun à tous ceux qui parlent ou écrivent, peuvent terminer cette partie générale.

Pour le reste, faut-il classer les auteurs par groupes ou les œuvres par genres ? Cela dépend. Il y a des époques qui ont respecté avec un scrupule superstitieux ces cadres qu’on appelle des genres littéraires. Au temps de Boileau, par exemple, il est admis que l’élégie, l’ode, la comédie, la tragédie ont chacune leur existence individuelle et leurs règles spéciales. Reproduire cette division traditionnelle peut être en pareille occurrence une façon de mieux faire saisir l’esprit du moment. Mais, en ce cas même, il semble que l’historien doive dans chaque époque, jeter en avant les genres qui ont alors le mieux réussi. C’est {p. 481}encore un moyen de rendre plus visibles les goûts dominants. Ainsi, dans l’époque que nous avons résumée plus haut, la poésie dramatique et la littérature religieuse me paraissent avoir droit aux deux premiers rangs, et ce rapprochement seul de deux genres qui se ressemblent si peu, qui sont même, à certains égards, en pleine opposition, fait comprendre à merveille cette société catholique et mondaine qui voltige avec aisance du théâtre au sermon et se partage entre l’Église et les plaisirs du siècle. De 1715 à 1760, la prose méritera de passer avant la poésie et la littérature à visées philosophiques sera sans doute celle qu’il faudra mettre au premier plan. Pendant la Révolution, la littérature politique aura son tour de primauté. Chaque époque a de la sorte son genre ou ses genres de prédilection qui révèlent sa nature.

Mais il y a aussi des moments où la distinction des genres est presque entièrement abolie. Notre siècle a mêlé le tragique et le comique ; il en est arrivé à des œuvres théâtrales qui, né sachant, comment se définir, se sont vaguement intitulées pièces. Les poètes ont sauté par-dessus les barrières qu’avaient élevées les critiques d’autrefois. On sait l’effarement de l’éditeur auquel Lamartine apportait ses Méditations. Etaient-ce des élégies ? des odes ? des dithyrambes ? Impossible de les classer dans l’un ou l’autre des compartiments ordinaires ! Le pauvre homme en était tout désorienté. S’il avait vécu jusqu’à nos jours, il aurait eu bien d’autres sujets de surprise. Qu’aurait-il dit devant certaines œuvres dont on ne saurait dire si elles sont en vers ou en prose, lyriques ou épiques ou dramatiques ? Dans ces époques de confusion voulue, il peut être avantageux de classer les auteurs par écoles, de grouper les ouvrages que rapprochent des affinités profondes et non point seulement des ressemblances superficielles.

Quel que soit d’ailleurs l’ordre qu’on préfère, il faut réserver une place d’honneur aux grands hommes et aux chefs-d’œuvre qui représentent sans doute leur époque, mais la dépassent et l’entraînent à leur suite, qui sont la brillante expression de l’esprit de leur temps, mais en même temps de puissants agents d’innovation. Il faut, à côté d’eux, placer les hommes et les ouvrages secondaires, qui a défaut d’autre mérite servent du moins {p. 482}à montrer, soit réduites au niveau moyen les qualités, soit portés à outrance les défauts des maîtres et de leurs productions géniales. Il faut enfin renoncer à tout dire, se résigner à faire un choix. N’a-t-on pas comparé l’historien à un Rembrandt qui dirige les jets de lumière sur les choses essentielles et laisse dans l’ombre celles qui méritent d’y rester ? Une histoire n’est pas un catalogue, un dictionnaire. Elle fausserait la vérité, si elle ne savait établir dans sa reproduction du passé une hiérarchie de talents et d’œuvres correspondant à ce que fut la réalité vivante.

Mais encore une fois, le tableau d’une époque peut être présenté de mille façons diverses et je me reprocherais la seule apparence de vouloir enfermer en un plan uniforme la libre inspiration de l’artiste que doit être l’historien digne de ce nom. Je reviens donc à ce qui est encore matière à science dans le vaste domaine que je suis bien près d’avoir achevé de parcourir.

Chapitre XIX. Cause et loi essentielles des variations du gout littéraire §

Pour peu qu’on ait tracé le tableau de plusieurs époques successives d’une littérature, deux graves questions se présentent auxquelles on ne saurait se soustraire :

Pourquoi le goût littéraire varie-t-il d’une époque à une autre ? Comment s’opère cette variation ?

Nous allons tâcher d’y répondre, au moins partiellement.

§ 1. — Il ne servirait à rien de dire que, si le goût littéraire varie, c’est que l’état social en se modifiant modifie l’état mental. Nous avons, à l’occasion, donné maint exemple de la dépendance qui unit un de ces changements à l’autre. Mais répondre ainsi serait reculer pour mieux sauter. Il faudrait se demander ensuite pourquoi l’état d’une société varie. Mieux vaut donc aborder directement la question et remonter à la cause primordiale et commune de toutes les variations dont l’histoire de l’humanité nous offre le spectacle.

Or, si l’esprit régnant dans une époque cesse d’être prédominant dans l’époque suivante, la cause en est la nécessité de changement qui est imposée aux sociétés comme aux individus par la constitution même de l’homme et de l’univers.

Figurons-nous un ensemble social aussi homogène qu’il est possible non pas de le réaliser, mais de le rêver. Imaginons-le si harmonieux qu’il y ait accord parfait entre les tendances de tous les êtres qui le composent. Même en de pareilles conditions il ne saurait rester dans cet état d’équilibre ; il doit {p. 484}changer et avec lui la littérature qui en fait partie. En effet, les êtres humains dont est formé cet ensemble sont exposés et soumis à l’action de forces inégales et différentes. Les uns habitent au bord de la mer, les autres dans la plaine, d’autres dans les montagnes ; autant de milieux physiques qui produisent des effets divers et tendent à diversifier ceux qui les subissent. Ceux-ci sont dans l’intérieur, isolés des influences exotiques ; ceux-là sont aux frontières, en contact avec des étrangers. En voici qui demeurent à la ville, en voilà qui résident à la campagne. C’en est assez pour les rendre de jour en jour plus dissemblables. Puis la population ne reste pas stationnaire ; elle croît et décroît ; elle se renouvelle par les naissances et les décès ; elle se mélange par la circulation, les croisements. Bref, de mille façons elle se différencie, se modifie, se transforme. Comment le goût littéraire pourrait-il rester immobile dans cette mobilité ambiante ?

A ne considérer qu’un individu, l’obligation ou il est de changer avec le temps n’est pas moins évidente. Pascal disait190 : « L’éloquence continue ennuie. La grandeur a besoin d’être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte en tout. » Mme de Sévigné fait la même remarque, quand elle écrit191 : « Ce que vous dites des arbres qui changent est admirable ; la persévérance de ceux de Provence est triste et ennuyeuse ; il vaut mieux reverdir que d’être toujours vert. Corneille dit qu’il n’y a que Dieu qui doit être immuable ; toute autre immutabilité est une imperfection. » Chacun connaît enfin le vers de Lamotte-Houdar :

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’est pas dans la nature humaine de se plaire longtemps sans relâche à un spectacle ou à une occupation qui ont pu commencer par lui être agréables. Le mot de monotone n’est-il pas devenu synonyme de fastidieux ?

Cette impuissance à jouir de tout ce qui se prolonge sans se modifier s’explique sans peine. Notre puissance de sentir, qui {p. 485}est limitée, s’use et s’épuise par la sensation même, et cela d’autant que la sensation est plus vive et plus durable. Un centre nerveux, à force d’être sollicité à l’exclusion des autres, se fatigue, s’émousse, et le plaisir que nous trouvions d’abord dans son activité se transforme peu à peu en souffrance. Cela provoque du même coup le désir, la tentation de mettre en œuvre les autres centres nerveux restés inertes pendant ce temps-là, et c’est ainsi que nous appelons de tous nos vœux avec une énergie croissante la variété salutaire, seule capable de nous délasser et de satisfaire notre sensibilité en la stimulant sur des points où elle est fraîche et reposée.

C’est à ce besoin de changement que répondent mille choses dans la vie de tous les jours : l’institution des récréations et des vacances dans les écoles ; l’habitude d’entremêler dans l’enseignement divers sujets d’études, histoire, langues, mathématiques ; les brusques volte-face de la mode ; le goût des voyages et des jeux ; les règles de rhétorique qui recommandent à l’écrivain de réveiller l’attention par la diversité des tournures, etc.

Peut-être faut-il croire que, si nous éprouvons un si tyrannique appétit de changement, c’est que tout change à tout instant en nous et autour de nous. Est-ce que notre être physique et moral n’est pas en incessante métamorphose ? Notre substance ne se renouvelle-t-elle pas plusieurs fois au cours d’une existence moyenne, si bien que le vieillard a dans son corps bien peu. des éléments qui composaient les membres de l’enfant ? Un seul de nous pourrait-il dire à la lettre : je suis aujourd’hui ce que j’étais hier ? Chaque moment ne voit-il pas un état de conscience nouveau s’ajouter à ceux dont la série constitue notre personnalité ? De même, autour de nous rien ne demeure fixe et immuable. Nous voyons le jour succéder à la nuit, l’hiver à l’été, le soleil à la pluie. L’arbre, le lac, le ciel n’ont plus le soir le même aspect que le matin. Musset frappé, après Diderot, de cette éternelle mobilité des apparences, de cette ronde fantastique où nous sommes emportés avec tout ce qui nous environne, s’écriait avec éloquence192 :

{p. 486}Oui, le premier baiser, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.

Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage.
La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l’image
De leurs traits oubliés.

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile,
Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
Qui regarde mourir.

Et nous pouvons ajouter aux paroles du poète : Oui, tout meurt, mais pour renaître, et tout renaît pour mourir. Nous pouvons redire avec Ronsard :

La matière demeure et la forme se perd.

Et la Vie, inséparable de la Mort, nous apparaît de la sorte comme un mouvement sans fin, comme une circulation perpétuelle ; la Vie elle-même est dès lors la grande force motrice qui fait varier les choses, les individus, les sociétés et avec elles le goût littéraire.

 

§ 2. — Reste à indiquer le comment de cette variation, à trouver les lois suivant lesquelles se transforme une littérature.

Il va de soi que nous ne saurions avoir la prétention de les connaître toutes. Le présent livre a précisément pour but d’esquisser une méthode qui mène à les découvrir. Il serait prématuré de viser à construire un système complet que l’avenir pourrait renverser ; il est sage de s’en tenir à quelques résultats généraux, mais certains, dont les travaux des historiens et des philosophes accroîtront peu à peu le nombre et la précision.

{p. 487}Je vais droit à la loi essentielle, j’appelle ainsi celle qui préside au passage d’une époque à une autre, à la succession des divers genres de beauté qui règnent tour à tour chez une nation.

Cette loi me paraît être résumée par deux vieux proverbes, qui semblent se contredire et qui en réalité se complètent : A père avare, fils prodigue, et Tel père, tel fils. Autrement dit, une époque procède de l’époque antérieure par réaction et par développement.

Il s’agit de prouver et d’expliquer ce double mouvement. D’abord, je veux dire que la tendance qui domine en une époque est toujours remplacée dans l’époque suivante par une tendance exactement contraire ; que le triomphe de l’autorité éveille l’amour de la liberté ; que la victoire du réalisme a pour lendemain un réveil de l’idéalisme ; que le souci exclusif de la vie mondaine fait naître la passion de la solitude et de la vie des champs.

Cette loi, qu’on peut appeler loi d’alternance, est, comme l’a remarqué Herbert Spencer, universelle. Le philosophe anglais a constaté que tout mouvement, et par conséquent tout changement, toute évolution, suit un certain rythme plus ou moins compliqué. Les flots de l’Océan ont leur flux et leur reflux qui se calculent ; le sang dans nos artères et dans nos veines a un va-et-vient qui se mesure par les battements du pouls ; la fièvre comme le besoin de manger ou de dormir, revient à intervalles périodiques ; la danse, la versification, la musique nous plaisent par le retour régulier de certains sons et de certaines cadences ; les éclats de la douleur, comme ceux de la tempête, ont leurs intermittences de paroxysme et de répit ; le fleuve, qui coule intarissable, forme des courbes, qui, à moins d’obstacles entravant son cours, sont infléchies symétriquement tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre ; la lumière et le son se propagent par ondulations qui se creusent et se renflent comme les vagues de la mer. On ne voit pas pourquoi l’évolution sociale et en particulier l’évolution littéraire feraient exception à la règle.

Il ne suffit pas d’une probabilité ; il faut des preuves. Elles peuvent être psychologiques ou historiques.

{p. 488}Voici les premières : quand dans une société a dominé longtemps la tendance en une direction donnée, quand l’art, pendant une série d’années, s’est complu à montrer de préférence une face du monde, il est naturel, comme nous le disions plus haut, qu’on soit las de voir toujours la même chose, de marcher toujours du même côté. Il est naturel, en vertu de ce besoin de changement dont nous avons signalé la puissance, qu’on aspire à d’autres conceptions, qu’on souhaite du nouveau. Or ce qui paraît, ce qui est momentanément le plus neuf, c’est ce qui était relégué le plus loin des regards, le plus dédaigné, le plus condamné ; c’est le contraire de ce qu’on faisait ou de ce qu’on voyait autour de soi. Et voilà comment, par exemple, à l’idéalisme qui, en se prolongeant et s’exagérant risque de compromettre l’art dans l’allégorie, dans la convention, dans le surhumain, le chimérique, le nébuleux, le réalisme vient opposer l’imitation de la nature, l’observation de ce qui est, le retour prudent au terre à terre. M. Tarde193 a bien saisi, sans en tirer tout le parti possible, cette vérité indéniable : que dans une société l’affirmation crée la négation, la thèse l’antithèse, et qu’ainsi s’engagent en tous les domaines une quantité de « duels logiques », comme il les appelle.

Mais ceci nous amène aux preuves historiques. Avant de les présenter, ajoutons deux remarques qui complètent l’énoncé de la loi d’alternance.

L’une, c’est que les tendances contraires s’opposent par ce qu’elles ont de plus violent, de plus excessif. L’anarchie débridée conduit au despotisme cru ; le naturalisme, tombé dans la platitude et la vulgarité, fait surgir les rêveries mystiques du symbolisme et de l’occultisme. On peut répéter, avec l’antique sagesse des nations, que les extrêmes se touchent et l’on peut dire mieux encore que les extrêmes s’appellent et s’engendrent. C’est après le duel entre ces extrêmes qu’une conciliation provisoire s’opère entré les principes ennemis ; il faut d’abord, si nous les comparons à des courants électriques, qu’il y ait eu décharge de fluide par la rencontre du pôle positif et du pôle négatif.

{p. 489}L’autre remarque, c’est que, dans la succession des deux tendances antagonistes, l’intensité ou la durée de l’une est à peu près égale à celle de l’autre. Si un genre d’esprit a dominé d’une façon exclusive durant trente ou trente-cinq ans, la conception du beau qui l’a détrôné et combattu a chance d’être en vogue pendant le même laps de temps. C’est un cas particulier de ce fait général que la réaction est égale à l’action.

Cela dit, vérifions si l’histoire confirme la loi que nous avons posée. On pourrait montrer que les siècles s’enchaînent et s’engrènent entre eux en s’opposant l’un à l’autre. Ainsi le seizième siècle est novateur, ardent, passionné, tumultueux. Il opère ou tente une quadruple révolution : une révolution économique, liée aux découvertes maritimes qui transportent du bassin de la Méditerranée aux bords de l’Atlantique le siège du grand commerce, qui ouvrent d’immenses débouchés à l’Europe soit aux Indes soit en Amérique, qui accélèrent la substitution de la richesse mobilière à la richesse terrienne, base du régime féodal ; une révolution intellectuelle qu’on a baptisée la Renaissance et qui n’est pas seulement la résurrection de l’antiquité classique, qui est aussi le réveil de l’esprit d’examen, l’essor de la pensée moderne, le point de départ d’une activité féconde dans les sciences, les lettres, la philosophie ; une révolution religieuse qu’on appelle la Réformation et qui, séparant l’Europe occidentale en deux confessions rivales, cause les guerres les plus atroces dont la différence de croyance ait jamais ensanglanté le monde ; enfin une révolution politique, conséquence des trois autres, qui ébranle les bases de la royauté, suscite des théories libérales et républicaines, des soulèvements populaires et même des appels au régicide. Bref le siècle est troublé, audacieux, révolutionnaire et les dernières vibrations des secousses qu’il a provoquées se prolongent jusqu’au milieu du siècle suivant.

Or, quel est le caractère dominant de celui-ci dès son début, mais surtout dans sa pleine maturité. C’est un siècle calme, ordonné, conservateur, où la pensée et la société se reposent sous le joug multiple de l’Etat, de l’Eglise, des Académies, des traditions, des convenances et des règles de toute espèce.

Mais ces contrastes de siècle à siècle peuvent paraître vagues, {p. 490}sujets à caution, d’une vérité qui n’est pas assez rigoureuse. Il faut serrer de plus près la réalité passée et apporter des faits qui ne permettent point le doute.

Sous la minorité de Louis XIV, le burlesque est en plein épanouissement et le burlesque consiste proprement à rabaisser de grands personnages par la trivialité des pensées, du langage et des actes qu’on leur prête. Vienne le règne personnel du jeune prince, occasion et début d’une nouvelle époque littéraire. Non seulement le burlesque est renvoyé à la province, mais on essaie de mettre partout noblesse et solennité  ; on ne pardonne pas le sac de Scapin à l’auteur du Misanthrope ; et si Boileau s’amuse, comme Scarron, à écrire une parodie d’épopée, il compose un poème héroï-comique, où, par un procédé qui est juste l’inverse de celui de son devancier, il pare et drape d’un style pompeux une mesquine querelle de chanoines.

En 1715, Louis XIV meurt, et la littérature officielle de ses dernières années, littérature dévote, guindée, retenue, fait place à un dévergondage d’athéisme, d’impudeur, de cynisme, de nudité.

De 1715 à 1750, le monde, la société polie, la vie de salon imposent aux écrivains l’allure sémillante et le ton léger, même quand ils traitent les plus graves questions. C’est pourquoi dans la seconde moitié du siècle la passion, l’emphase, le ton brusque et rude sont à la mode ; c’est pourquoi le mot de nature rallie tous les novateurs, pourquoi la vie des champs, que dis-je ! la vie sauvage trouvent aussitôt mille poètes et prosateurs pour la décrire et la chanter.

Au lendemain de la Révolution, Joseph de Maistre, de Bonald dressent dans toute son âpreté le dogme catholique, exaltent l’autorité paternelle et monarchique, vantent le moyen âge aux dépens de l’antiquité grecque et romaine : c’est le contrepied de l’esprit qui animait les philosophes du dix-huitième siècle.

En notre siècle le romantisme a été une débauche d’imagination ; l’école du bon sens qui se lève contre lui met le holà aux chevauchées de la fantaisie. Musset et ses imitateurs ont déifié la passion ; ils ont répété avec enthousiasme :

{p. 491}Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer…

Les Parnassiens, qui leur succèdent dans la faveur publique, se piquent d’être impassibles et impersonnels.

Je pourrais multiplier ces exemples ; mais n’en est-ce point assez pour qu’il soit bien avéré qu’une série de mouvements s’opposant directement l’un à l’autre constitue la marche normale de l’évolution littéraire. Cette marche peut être troublée, déviée par quelque événement accidentel, venant du dehors. Elle reprend bientôt et à peu près comme s’il n’y avait pas eu interruption.

Mais, s’il est vrai qu’une alternance régulière ramène tour à tour le règne d’états d’esprit et de procédés contraires, du réalisme et de l’idéalisme, de la raison et de l’imagination, de l’analyse et de la synthèse, de l’optimisme et du pessimisme, etc., il semble que la littérature, revenue au pôle qui fut son point de départ après avoir atteint l’autre, devrait se retrouver dans la situation même où elle était quand commençait l’oscillation. N’en est-il pas ainsi pour le balancier de la pendule qui, allant sans cesse de droite à gauche et de gauche à droite, reprend à chaque seconde la position qu’il occupait au début de la seconde précédente. Il semble, par suite, que l’évolution se résolve en une série de mouvements qui reviennent sur eux-mêmes ; qu’elle soit, dès lors, la négation de tout progrès ; qu’elle aboutisse à ces ricorsi, à ces retours périodiques au même point dont parlait jadis Vico ; qu’elle puisse être figurée par un serpent qui se mord la queue, par un cercle où elle chemine et tourne en repassant incessamment sur la trace de ses propres pas.

Or, l’expérience nous avertit que les choses ne se passent pas de cette façon à la fois simple et décourageante. Si l’on compare une époque idéaliste à une autre époque idéaliste, dont elle est séparée par un large intervalle où le réalisme a eu son tour, on s’aperçoit vite qu’il y a entre les deux époques similitude, mais non identité ; on constate que l’idéal de la seconde n’est pas exactement celui de la première ; que, si nous considérons l’idéal comme ayant continué à vivre obscur {p. 492}durant son interrègne, il a subi, au cours de cette éclipse, de notables changements. La littérature est donc différente de ce qu’elle était trente ou quarante ans auparavant. Et pourquoi cela ? Parce que les conditions intérieures et extérieures de la société ont changé ; parce que certaines découvertes et inventions ont été faites par la science et l’industrie ; parce que certains événements ont eu lieu qui ont modifié les choses et les gens ; parce que certaines œuvres ont été composées qui déterminent en partie la nature des œuvres venant après elles. Dès lors, l’évolution littéraire (et l’on pourrait dire l’évolution sociale) n’a plus pour figure un cercle, mais une spirale ; elle traverse les mêmes phases, mais dans un autre plan ; elle a, comme la terre, un double mouvement, mouvement de rotation sur elle-même, mouvement de translation dans l’espace. Le trajet qu’elle accomplit ressemble à ces routes de montagne qui serpentent en lacets ; on semble, en les gravissant, repasser plusieurs fois au même endroit ; on est toujours, en réalité, plus avant et plus haut.

C’est pour cette raison que j’ai dit : Une époque procède d’une autre par réaction et par développement.

Développement, cela veut dire accroissement et variation ; cela veut dire inventions accumulées, reproduites et perfectionnées ; cela veut dire imitation et création. J’entends que dans une littérature, au moment même où décroît la tendance régnante, d’autres tendances coexistantes croissent en vigueur, montent de l’ombre à la lumière, se préparent à devenir à leur tour dominantes. J’entends que les écrivains continuent leurs prédécesseurs en même temps qu’ils les contredisent. J’entends qu’ils sont leurs héritiers autant que leurs adversaires.

Comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce qu’une génération ne transmet pas à celle qui la suit une langue toute formée, des moules et des procédés éprouvés par une longue expérience, toute une technique enfin ? Est-ce qu’il est possible aux nouveaux venus, même quand ils répudient une partie de ce legs, de faire table rase de ce qui a existé avant eux, de n’en tenir aucun compte, de recommencer toute la civilisation, comme si le monde datait de leur apparition sur la terre ? Eussent-ils la folie de vouloir balayer tout le passé, est-ce que, malgré eux, {p. 493}ils n’auraient pas encore dans leurs cerveaux des rêves, des prédispositions, des aptitudes, survivances et souvenirs de leurs ascendants ? Les plus violentes ruptures de tradition ne peuvent briser la chaîne qui unit aujourd’hui à hier ; par leur sang comme par leurs idées, les fils les plus rebelles tiennent encore de leurs pères. Ils gardent des traits qui révèlent leur filiation et ils profitent, en les enrichissant par de nouveaux apports, d’acquisitions ancestrales dont ils n’ont pas toujours conscience.

Puis, il ne faut pas se faire d’illusions sur l’unité d’une société quelconque. Si grand que puisse être l’accord entre ses membres, elle contient toujours différents groupes. On peut dire qu’à toute époque toutes les tendances sont représentées dans un ensemble social un peu vaste. Or, par ce seul fait que les jeunes protestent volontiers contre la tendance dominante, ils favorisent celles qui étaient étouffées par elle. Leurs sympathies vont à des hommes qui étaient dans la génération antérieure des isolés, des persécutés peut-être, des dédaignés en tout cas. Ils se cherchent parmi eux des pères spirituels. Ils acceptent, ils propagent, ils approfondissent les idées de ces méconnus de la veille, et ainsi, par une double voie, s’opère toujours d’une époque à l’autre le développement de choses déjà existantes.

Ce que suggère sur ce point la logique, l’histoire le confirme abondamment.

Malherbe a l’air de rompre en visière sur tous les points à Ronsard et à ses disciples ; par aversion de leur langue trop savante, il renvoie les poètes à l’école des crocheteurs du Port-au-Foin  ; par réaction contre un lyrisme qui lui semble de verve et de versification trop lâches, il soumet la poésie à une discipline sévère qui en régente et le fond et la forme ; mais, ce faisant, il reprend à son compte en les aggravant des critiques qui avaient été dirigées avant lui contre l’abus du grec et du latin, témoin la fameuse rencontre de Pantagruel avec l’écolier limousin  ; et, d’autre part, il consolide l’œuvre de la Pléiade, puisqu’il conserve l’emploi de la mythologie, les genres usités chez les anciens, l’imitation de l’antiquité. Donc, doublement, malgré l’apparence, il continue la génération précédente en la combattant.

{p. 494}En notre siècle, l’école réaliste semble, au premier abord, avoir été en complète opposition avec l’école romantique. Prédominance de la prose sur la poésie ; substitution de l’observation précise et directe aux envolées de l’imagination ; effort des romanciers pour écrire, comme des greffiers impassibles, sous la dictée des choses ; propension à peindre, au lieu d’hommes et de faits grandis et embellis, les mesquineries de la vie journalière ou la brutalité des instincts grossiers ; certes, la réaction est nettement caractérisée. Mais en même temps le pessimisme, qui teignait de noir les romans de Zola et de ses adeptes, leur souci du milieu où vivent les personnages qu’ils mettent en scène, leur effort pour élargir la langue littéraire jusqu’aux limites de la langue parlée, leur style même souvent si chatoyant de couleurs et de métaphores, tout cela permet de dire : C’est une queue du romantisme. M. Zola le reconnaît et s’écrie : « J’en suis et j’en enrage ! » Flaubert, les Goncourt sont des traits d’union plus visibles encore entre les deux écoles. Et, de plus, elles reposent sur un fond commun ; elles représentent toutes deux l’invasion de la démocratie dans la littérature, seulement à des degrés divers ; la dernière venue est allée plus loin que son aînée dans la même voie.

Veut-on un cas plus restreint, plus aisé à suivre dans le détail ? Les Parnassiens, nous le rappelions tout à l’heure, prennent le contre-pied des grands poètes qui les ont précédés ; avec Banville, ils s’amusent à parodier le lyrisme ou ramènent d’exil les dieux et les déesses de l’Olympe ; avec Leconte de Lisle, au risque de n’atteindre qu’une petite élite d’initiés, ils refusent de troubler la sérénité de leurs vers par des plaintes oratoires et des élans de sensibilité ; avec Baudelaire, ils recherchent le paradoxe, l’étrange, l’artificiel ; avec Coppée, ils décrivent un coin de banlieue ou content les malheurs d’un petit épicier ; avec Maxime Ducamp ou Sully Prudhomme, ils chantent les miracles de l’industrie ou de la science. Mais, de même et plus que les romantiques contre lesquels ils réagissent, ils sont des dévots de la rime riche, des historiens et des archéologues, des écrivains plastiques et pittoresques promenant leur Muse à travers toutes les civilisations. Ils développent des germes qui ont commencé à percer chez leurs {p. 495}devanciers. Le burlesque de Banville dérive en droite ligne du grotesque de Victor Hugo. La poésie familière de Coppée se rattache aux pièces où Sainte-Beuve disait déjà les résignations grises et les destinées modestes. Le satanisme de Baudelaire est proche parent de l’air fatal et cadavérique qu’affectaient, vers 1832, les « jeunes France », admirateurs de Byron, proclamé aussi poète satanique. De Vigny avait offert ça et là, par exemple dans la Bouteille à la mer, des modèles de précision vigoureuse aux futurs ouvriers de la poésie scientifique. Enfin, comme toujours, des êtres amphibies, appartenant par moitié à l’école détrônée et à celle qui la remplace, servent de liens entre les deux groupes. Théophile Gautier et d’autres, restés au second plan dans l’époque précédente, jouent ce rôle d’hommes de transition.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de démontrer plus longuement que c’est bien par un mécanisme de réaction et de développement qu’une littérature et une société se transforment. Mais d’après quelles règles, quels motifs conscients ou inconscients une époque opère-t-elle ce triage parmi les éléments que lui fournit l’époque précédente ? Pourquoi garde-t-elle les uns, tandis qu’elle rejette les autres ? Je crois qu’on peut ramener ce double phénomène à quelque chose de plus simple encore. Je crois qu’en somme la loi d’alternance suffit à expliquer comment il se fait qu’une époque soit toujours contredite et continuée par celle qui la suit.

Il existe à la fois dans une société des tendances d’inégale puissance, ou, ce qui revient au même, d’inégale durée : il en est qui agissent pendant des siècles ; il en est qui durent trente ou quarante ans ; il en est qui ne dépassent point une quinzaine d’années ; il en est qui sont restreintes aux limites d’une ou deux saisons. Or, les tendances les plus longues se succèdent selon la même loi que les tendances les plus courtes. Il s’ensuit que l’une commence son évolution, tandis que telle autre la finit ; que celle-ci est au tiers de son mouvement ascendant, pendant que celle-là est à son apogée et cette troisième en plein déclin. De là résulte un enchevêtrement de rythmes, dont la multiplicité cache la simplicité de la loi unique qui régit tout : telle la loi de gravitation qui préside aux mouvements, en apparence {p. 496}si divers, des étoiles, des planètes et de leurs satellites.

Quelques exemples éclairciront ces abstractions. A regarder de haut l’évolution de l’Europe occidentale et de la France en particulier, on y reconnaît une série de successions par opposition qui se sont produites entre de vastes ensembles. Le christianisme a succédé en s’y opposant au polythéisme païen, la monarchie centralisée à l’éparpillement féodal, l’expansion des idées égalitaires à la division de la société en une sévère hiérarchie de classes. Dans le domaine qui nous intéresse ici particulièrement, à la littérature du moyen âge spontanée, nationale, populaire succède et s’oppose notre littérature classique qui est savante et en un sens artificielle, inspirée de l’antiquité, aristocratique.

Chacun de ces ensembles, où un principe commun unit opinions, croyances, institutions, tendances, peut être considéré comme le produit d’une force unique qui agit sur les hommes durant une longue période, et l’on peut dire que cette force va d’abord croissant, s’assimilant ce qui l’entoure, conquérant et organisant à son profit le milieu où elle évolue, jusqu’au moment où elle atteint son maximum d’extension ; après quoi, épuisée par son effet même (car vivre, c’est se tuer à petit feu), elle décline, perd de sa vigueur et finit par laisser se désagréger les éléments de tout genre dont elle était l’âme et le Jien. Ainsi l’idée féodale a été durant des siècles comme la sève d’un grand arbre qui est allé grandissant, poussant des feuilles, des fleurs et des fruits, couvrant de son ombre un vaste espace ; mais un jour est venu où l’afflux du suc nourricier a cessé de suffire à une croissance nouvelle, puis s’est retiré peu à peu des racines et des branches les plus éloignées du tronc, s’est enfin, sous l’action hostile de l’âge et des forces extérieures, ralenti et réduit à rien. De même l’esprit classique, après une poussée printanière d’une fécondité luxuriante, a eu sa maturité splendide, puis une lente et irrémédiable décadence.

Or, les vastes périodes dessinées ainsi par la vie et la mort d’une de ces forces contiennent non seulement des alternatives de hausse et de baisse dans l’intensité de cette force, une série de pas en avant et de pas en arrière, de progrès et de régressions, pendant qu’elle monte, de destructions et de restaurations {p. 497}partielles, pendant qu’elle décroît ; mais elles renferment encore une quantité d’alternances semblables qui portent, non plus sur la force essentielle, mais sur des tendances moins durables et plus profondes. Ainsi dans notre période classique, le respect et l’imitation de l’antiquité subissent plusieurs flux et reflux qu’il est aisé de suivre ; et en même temps la littérature passe tour à tour de l’idéalisme au réalisme, de la synthèse à l’analyse, de l’amour pour la vie mondaine à la passion de la nature, de la dévotion à l’impiété, de l’effusion sentimentale à l’impassibilité, etc.

On comprend dès lors pourquoi, lorsqu’on veut donner la formule générale d’une époque, il importe de noter avec soin en quel point de son développement est alors chacun de ces mouvements rythmiques. Il faut se représenter une horloge très compliquée, où tel balancier battrait plusieurs siècles, pendant que les autres battraient cent ans, quarante ans, quinze ans, moins encore. L’historien doit savoir dire quelle est, en un moment donné, l’heure marquée à chacun des cadrans qui correspondent à ces invisibles balanciers. On voit que la loi d’alternance universelle, pour être simple, ne laisse point de réserver aux chercheurs amoureux d’exactitude une tâche assez compliquée.

Chapitre XX. Conclusion §

La cause et la loi que nous venons d’assigner aux variations du goût ont ce mérite et ce défaut d’être très générales ; l’une fait comprendre pourquoi l’évolution littéraire est incessante ; l’autre permet de tracer la trajectoire sinueuse et pourtant régulière que parcourt une littérature. Mais il va de soi qu’elles ne peuvent, à elles seules, tout expliquer ; qu’elles ont besoin d’être complétées par des causes et lois secondaires qui s’appliquent au détail du mouvement.

Nous en avons indiqué plus d’une au cours de cet ouvrage ; mais il en reste une foule d’autres à découvrir. Les questions se posent en foule : Quelles sont les conditions favorables au développement du lyrisme, de l’humour, de la poésie épique ? Pourquoi le xixe siècle a-t-il vu mourir la tragédie, et le roman prendre une importance si considérable ? Qu’est-ce qui a déterminé, sous le second Empire, la renaissance du burlesque ? On pourrait allonger indéfiniment la liste des problèmes. Mais il ne s’agit pas de les résoudre ici. J’ai voulu seulement (je le rappelle une dernière fois) préciser la méthode qui peut conduire à trouver des réponses justes et nettes à ces multiples interrogations, et montrer ce que doit devenir l’histoire d’une littérature.

On me dira sans doute : ― A la quantité de lectures et de connaissances diverses que vous réclamez pour une pareille entreprise, savez-vous beaucoup d’hommes qui soient capables de la mener à bien ? — Je n’ai pas dit, répondrai-je, qu’elle {p. 499}fût facile ; je n’ai pas dit non plus qu’elle dût être nécessairement exécutée par un individu. Pourvu que l’œuvre soit conduite et achevée d’après un même plan d’ensemble, peu importe qu’elle soit collective, comme le fut la construction des grandes cathédrales. Aux architectes futurs, quels qu’ils puissent être, je souhaite patience, talent, largeur et finesse de vues, heureux si dans ce livre, dont je sens mieux que personne les lacunes et les imperfections, j’ai pu leur suggérer quelques moyens de faire l’édifice plus solide, plus riche, plus majestueux, plus complet.

Le jour où l’on aura su, ne fût-ce que dans la vie littéraire d’une nation, expliquer l’apparition et la disparition de tant de goûts divers, enchaîner l’une à l’autre les transformations subies par l’idée de beauté et les répercussions exercées par la littérature sur les autres branches de l’activité humaine, on aura certes accompli une œuvre dont la critique et la sociologie pourront tirer une grande utilité.

Le critique, juge et conseiller de ses contemporains, aura dès lors, la possibilité de dire aux auteurs avec une autorité singulièrement accrue : — Prenez garde ! Tel genre ne peut fleurir dans l’époque actuelle. Telle école a fait son temps et le public va exiger autre chose. — Il pourra pressentir le goût de demain, être la vigie qui annonce la côte voisine, qui crie Terre ! au navire encore perdu dans le brouillard ou la nuit194. Et ses avertissements, quand il parlera ainsi, ne seront plus de vagues et hasardeuses intuitions ; ils seront fondés sur les faits positifs et sur les lois de l’esprit humain.

Le sociologue, lui, dans l’histoire bien faite d’une littérature trouvera des lois démontrées, qui, lorsqu’un travail analogue aura été opéré sur d’autres littératures nationales, lui seront des éléments précieux pour une philosophie de l’évolution littéraire et même, comme les diverses parties d’une civilisation sont solidaires, de toute l’évolution sociale.

Bref, la science sera en possession de vérités qui, rendant {p. 500}plus intelligible la façon dont le passé s’est déroulé, rendront par-là plus facile l’art de prévoir et de créer l’avenir. L’humanité, devenue consciente de la marche qu’elle a suivie dans son mouvement d’oscillation et de progrès, saura les phases prochaines qu’elle doit traverser et elle pourra, sinon en modifier l’ordre, du moins éviter ou adoucir la brusquerie des secousses dans le passage de l’une à l’autre. Elle apprendra ainsi à gouverner, dans la mesure du possible, les forces obscures auxquelles jusqu’à présent elle a obéi sans le savoir et elle fera un pas vers cette liberté qui est seule à sa portée et qui consiste à connaître le jeu des lois naturelles pour commander aux puissances de la vie et pour les employer à la satisfaction de ses besoins matériels comme de ses plaisirs esthétiques.

FIN