Collectif

1886

Revue wagnérienne. Tome I

Édition de Frédéric Gagneux
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (2011, coordination éditoriale), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Frédéric Glorieux (2013, édition TEI).

Préface de l’éditeur §

 

La Revue wagnérienne est une expérience singulière dans la longue liste des revues françaises de la fin du XIXe siècle. Son titre laisse à penser qu’elle concerne principalement Richard Wagner et la sphère musicale. En réalité, si la Revue wagnérienne (qui parut entre le 8 février 1885 et le 15 juillet 1888) a bien pour but de diffuser l’œuvre du compositeur, elle s’impose rapidement comme le lieu d’une réflexion intense sur la nature de l’art et l’évolution de la littérature. Elle est une tribune pour les symbolistes qui s’interrogent sur le lien entre les arts, et particulièrement entre la littérature et la musique. Wagner est considéré comme l’artiste complet capable de composer musique et livrets mais aussi comme un théoricien de l’art total. Ses écrits théoriques sont étudiés au même titre que ses drames musicaux. Le wagnérisme est alors une question aussi bien littéraire que musicale, et on voit dans le compositeur et son œuvre, un moyen d’appréhender la modernité.

Le premier numéro est distribué le 8 février 1885 à la sortie des Concerts Lamoureux. Édouard DujardinI en avait conçu l’idée avec Houston ChamberlainII à Munich, après ses voyages à Londres, Munich ou Bayreuth pour assister à des représentations wagnériennes. Il rencontra Chamberlain à l’occasion d’une Tétralogie munichoise montée après la mort du compositeurIII. L’idée d’une revue naquit de leurs discussions « dans l’atmosphère des représentations et la passion des découvertes qui succédaient aux découvertesIV ». Dujardin ne parlait pas allemand et avait d’autant plus conscience de la nécessité de traduire les textes, d’en présenter une analyse aux futurs spectateurs de Bayreuth. Après sa mort en 1883, le contexte était un peu plus favorable au compositeur mais, jusque-là, Wagner était mal considéré en France. La création de Tannhäuser avait été un immense scandale en 1861 et, depuis 1870, au-delà de la dimension esthétique, c’était le contexte politique qui était devenu ouvertement hostileV. Le 17 mai 1882, Wagner confiait son hostilité à une représentation parisienne de Lohengrin dans une lettre à Dujardin : cela supposerait une traduction nuisible à l’œuvre, le public n’étant pas prêt à l’entendre en allemandVI. Quant aux extraits donnés en concert, il tolère les ouvertures mais n’apprécie pas les actes séparés en français, toujours accompagnés de polémiques variées. Ailleurs, le contexte lui était plus favorable. La même année, la création de Parsifal à Bayreuth avait eu un retentissement international. En 1883, sa mort suscitait des publications diverses. L’année suivante, Munich présentait la Tétralogie et Parsifal était remonté à Bayreuth. À cela, s’ajoutait l’intérêt pour ses théories esthétiques, source inépuisable de réflexion sur la synthèse des arts. Une revue encouragerait donc la représentation de son œuvre et permettrait une diffusion de ses conceptions esthétiques.

Dujardin fit appel à des wagnériens pour financer le projet. L’histoire a retenu principalement trois nomsVII : Antoine Lascoux (juge d’instruction), Alfred Bovet (industriel collectionneur d’autographes) et Agénor Boissier (Genevois fortuné). La liste complète parut dans le premier numéroVIII. Dujardin organisa un repas à Paris et réunit entre autres Catulle Mendès (qui avait rencontré Wagner à Triebschen avec sa femme Judith Gautier), Champfleury, Léon Leroy, Jules de Brayer, le chef d’orchestre Charles Lamoureux, le traducteur Victor Wilder. Il y avait aussi des peintres (Fantin-Latour, Jacques-Émile Blanche, Renoir) et des musiciens (Chabrier, Chausson, d’Indy, Dukas…). Parmi la liste des premiers collaborateurs, « wagnériens notoires » outre Schuré, Chamfleury, Leroy, Mendès, on trouve Édouard Rod, Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé. Un spécimen de la revue présente une liste complète des « auteurs d’études littérairesIX ».

Le but de Dujardin est clairX :

Pour parler sans nuances, nous voulûmes, Chamberlain et moi, répandre notre découverte. Wagner grand musicien ? La chose était trop évidente. Mais Wagner grand poète, Wagner grand penseur, et surtout Wagner créateur d’une nouvelle forme d’art.

« Wagner grand musicien », cela supposait de présenter ses conceptions musicales et de créer les conditions de la bonne réception des représentations parisiennes.

« Wagner grand poète », c’était traduire, analyser, commenter les livrets. La question de la traduction fut une source de débats agités (et l’une des causes de la fin de la revue) mais permit aussi de riches tentatives pour lier musique et texteXI.

Enfin, « Wagner grand penseur », c’était étudier ses textes en prose, ses grands traités esthétiques (comme L’Œuvre d’art de l’avenir ou Opéra et Drame) publiés sous le titre de Gesammelte Schriften (entre 1871 et 1888 pour la première édition, entre 1887 et 1888 pour la seconde), en dix volumesXII. On connaissait la Lettre sur la musique, parue en français en 1860XIII mais il restait un immense travail de traduction et d’exégèse. Wagner développait les idées qui l’avaient conduit de l’opéra au « drame musical » et élaborait une théorie de l’art total qui faisait de lui, sinon un philosophe ou un penseur comme le voulaient certains wagnériens, en tout cas un théoricien de l’art. Comme le rappelle Cécile LeblancXIV, Wagner avait été défendu dans les années 1850 par une première génération de musiciens (Berlioz, Gounod, Saint-Saëns) ou d’écrivains (Gautier, Champfleury) qui s’intéressaient surtout à sa musiqueXV. Pour la seconde génération regroupée autour de Dujardin, « Wagner devient bien plus un penseur, un philosophe, le créateur d’un système et donc un thème plus littéraire que musical ».

Les wagnériens se distinguent des wagnéristes. Les premiers défendent l’œuvre lorsque les seconds cherchent une nouvelle forme d’art à travers les théories wagnériennes. Teodor de Wyzewa consacre des articles à la peinture (8 juin 1885-8 mai 1886), la musique (8 juillet-8 septembre 1886) puis la littérature wagnériennes (8 juin 1886). Dans le premier il affirme que le wagnérisme « appelle la fusion de toutes les formes de l’art dans une intention commune » et que les « wagnéristes ne se bornent pas à la musique […] : ils espèrent et recherchent les progrès de l’art wagnérien dans les œuvres des littérateurs, des poètes, des peintres. L’art reflète tous les aspects de la vie : « la peinture, la littérature, la musique, suggèrent seulement un mode de la vie. Or la vie est l’union intime de ces trois modes ». La revue encourage donc toutes les formes nouvelles de création liées à la fusion des arts et étudie leurs manifestations dans le monde entier. Chamberlain pose directement la questionXVI : « voulons-nous un nouvel art ? Ou n’en voulons-nous pas ? » La revue devient la vitrine du symbolisme, Dujardin considérant que ce mouvement est directement issu du wagnérismeXVII :

Wagner était l’un des maîtres du symbolisme, et on n’allait pas tarder à s’en apercevoir ; sa conception de l’art, sa philosophie, sa formule même étaient à l’origine du symbolisme. Il était impossible d’aller au fond du wagnérisme sans rencontrer le symbolisme ; c’est-à-dire qu’il était impossible d’exposer la conception wagnérienne sans y reconnaître la doctrine ou tout au moins l’un des éléments primordiaux de la nouvelle doctrine poétique.

Il emmène Mallarmé et Huysmans au concert. Le premier fit scandale par le style hermétique de son « Richard Wagner, rêverie d’un poète français » (août 1885). L’ouverture de Tannhäuser vue par Huysmans (avril 1885) fut perçue comme un outrage à la religion et la morale. La publication, en janvier 1886, de huit sonnets « wagnériens », de Mallarmé, Verlaine, René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Teodor de Wyzewa et Dujardin surprit plus encore. On rappela Dujardin à l’ordre : la revue devait publier « des études sur Wagner et non des poèmes symbolistesXVIII ».

Pour Cécile Leblanc, « l’esthétique symboliste est issue du wagnérisme ; que ce soit par une écriture qui se veut synthèse de tous les arts, mais aussi par l’élaboration d’une Œuvre, d’un Livre qui se veut explication du monde, les poètes symbolistes ont trouvé, dans la Revue wagnérienne, un véritable manifeste de leur mouvementXIX ». Ajoutons la musique, art propre à saisir le Mystère, l’essence de l’être et du monde ; la mystique de l’art ; la recherche d’un théâtre qui se fait célébration.

Trois périodes marquent la parution de la revue, ponctuées par deux séries de poèmes et deux adresses aux lecteurs (janvier 1886 puis janvier 1887 et février 1887).

Entre février 1885 et janvier 1886, il s’agit « d’expliquer au public, l’œuvre lyrique de Richard Wagner », et pour ceux qui la connaissaient déjà, de « présenter les conceptions littéraires, philosophiques, religieuses, et esthétiques de WagnerXX ». Cette première série a été marquée par une vulgarisation des œuvres (par Mendès, Dujardin, Schuré), une présentation de la théorie wagnérienne et de ses sources philosophiques (Wyzewa). La revue tente également de changer l’image négative du compositeur en publiant La Légende de Bayreuth de Villiers de L’Isle-Adam et un dossier sur la farce Une Capitulation qui avait fait beaucoup de tort à Wagner. Le festival de Bayreuth est présenté comme la recherche d’un « théâtre idéal ». Cette première série est marquée en Août 1885 par la publication du texte de Mallarmé. La publication de sonnets (janvier 1886) marque la tentative d’aboutir à une forme de création originale. La revue est illustrée par Fantin-Latour et Odilon Redon.

Dans un second temps, Dujardin s’adresse à ceux « qui doivent devenir des wagnéristes ». Wyzewa publie ses textes sur la peinture, la littérature puis la musique wagnériennes (Mai, juin, juillet et septembre 1886) et annonce un nouvel art. Chamberlain analyse la genèse de Parsifal, du Crépuscule des dieux et le fonctionnement du leitmotiv. On pose la question de la représentation : le théâtre nouveau, la représentation idéale (juin, juillet, septembre 1886). Lohengrin, à nouveau programmé, est annulé après une violente campagne de presse (8 mars 1886). Cette seconde période est illustrée par Jacques-Émile Blanche et se termine par une série de textes wagnériens de Jean Richepin, Amédée Pigeon, Jean Ajalbert, Gabriel Mourey, Catulle Mendès, Gramont.

La dernière période est marquée par la volonté de donner une « place importante au mouvement artistique contemporainXXI ». La revue se fait l’écho des « manifestations artistiques qui […] relèvent de la rénovation wagnérienne » et les encourage. On s’interroge sur la question de la représentation : Dujardin critique les coupures et attaque les traductions de WilderXXII. Il imagine un théâtre idéal, proche d’un spectacle intérieur délivré des accessoires et de la mise en scène. Parsifal s’impose comme l’œuvre suprême et conservera cette place chez les symbolistes.

Les querelles de Dujardin et Lamoureux (qui n’aimait pas « les extravagances décadentesXXIII »), les attaques contre les traductions de Wilder et Ernst marquent la fin de la revue. On reproche à Lamoureux d’avoir abandonné Lohengrin aux manifestants et d’avoir utilisé des traductions médiocres alors que Dujardin et Chamberlain avaient présenté le fruit de leur réflexion dans la revue. Ernst annonce la fin de la publication dans le numéro 12 de 1888 : la période « héroïque » est terminée, Wagner est reconnu et la revue reste une référence pour l’étude du wagnérisme. Chamberlain conclut que sa principale qualité aura été de « tenter une théorie générale de l’art » sans se limiter à la musique. Mais peut-être est-ce là son principal défaut. Le tort de Dujardin et de Wyzewa est peut-être d’avoir qualifié la revue de « wagnérienne » et d’avoir été trop théoriques. Paradoxalement, la revue n’aura pas réussi à imposer les représentations parisiennes. Pour DujardinXXIV elle aura été le lien entre Wagner et Mallarmé, entre Schopenhauer et le symbolisme. Elle aura aidé ce mouvement à prendre conscience des éléments qui le constituent : mélange des formes et des genres, recherche d’une œuvre idéale, d’un art élevé au rang d’une religion. De ce point de vue, elle est une manifestation originale de l’influence de la musique et de la pensée du compositeur sur la littérature, et plus largement un point de rencontre entre le romantisme allemand et la littérature française de la fin du siècle.

Principes d’édition §

Cette édition critique propose un double appareillage de notes. Les notes suivies de la mention [NdA] correspondent aux notes originales de l’édition originale. Les notes suivies de la mention [NdE] correspondent aux commentaires critiques de l’éditeur.

Table §

I — 8 Février 1885 §

  • Chronique de Janvier (Drame musical ou Opéra ; les Concerts ; le mouvement Wagnérien)1.
  • Wagnérisme, par Fourcaud.
  • Tristan et Isolde, et la critique en 1860 et en 1865.
  • Mois Wagnérien de janvier.
  • La légende de Tristan, d’après les romans du Moyen-Age.
  • Nouvelles.

II — 14 Mars §

  • Chronique (Tristan et Isolde ; les Maîtres Chanteurs).
  • Notes sur la théorie et l’œuvre Wagnériennes, par Catulle Mendès.
  • Les Maîtres Chanteurs, par Fourcaud.
  • Le Rituel des Maîtres Chanteurs, Wagner et Wagenseil, par Victor Wilder.
  • Mois Wagnérien.
  • La Revue de Bayreuth (Février).
  • Correspondances.

III — 8 Avril §

  • Chronique (les Wagnéristes).
  • L’Ouverture de Tannhæuser. par J.-K. Huysmans.
  • Les œuvres théoriques de Richard Wagner, par Édouard Dujardin.
  • La Musique descriptive, par Teodor de Wyzewa.
  • Mois Wagnérien ; articles des journaux.
  • Publications nouvelles.
  • Hans de Wolzogen : Le Public Idéal.
  • Camille Benoît : Souvenirs de Richard Wagner, par Alfred Ernst.
  • Camille Benoît : Les motifs des Maîtres Chanteurs.
  • Glasenapp : De Bach à Wagner, par Jules de Brayer.
  • La Revue de Bayreuth (mars).
  • Correspondances et nouvelles.

IV— 8 Mai §

  • Chronique (Richard Wagner et le public ; l’œuvre de Bayreuth ; l’Association Wagnérienne).
  • La légende de Bayreuth, par le comte de Villiers de l’Isle Adam.
  • Beethoven, par Richard Wagner (analysé et traduit par Teodor de Wyzewa).
  • L’Évocation d’Erda, de Richard Wagner, traduite par Édouard Dujardin.
  • Mois Wagnérien ; articles de journaux.
  • Publications nouvelles.
  • Correspondances et nouvelles.
  • L’Évocation d’Erda, lithographie par Fantin-Latour.

V— 8 Juin §

  • Chronique (Richard Wagner et Victor Hugo).
  • Le jeune prix de Rome et le vieux Wagnériste, entretien familier, par Catulle Mendès.
  • Bayreuth (histoire du théâtre de Richard Wagner à Bayreuth), par Édouard Dujardin avec la vue intérieure du théâtre de Bayreuth.
  • Beethoven, par Richard Wagner (suite).
  • Mois Wagnérien.
  • Peinture Wagnérienne : le Salon, par Teodor de Wyzewa.
  • La Revue de Bayreuth (mai).
  • Correspondances et nouvelles.
  • Catalogue des lithographies de M. Odilon Redon.

VI — 8 Juillet §

  • Chronique (Lohengrin et les œuvres de Wagner à Paris ; les opéras et les drames de Wagner).
  • Le Prélude de Lohengrin, paraphrase par Liszt, avec le Commentaire-Programme de Wagner et l’interprétation de Baudelaire.
  • Le Pessimisme de Richard Wagner, par Teodor de Wyzewa.
  • À propos de Sigurd, par Jules de Brayer.
  • Le Symbole de Lohengrin, par Georges Noufflard.
  • Bayreuth (suite), l’Association Wagnérienne.
  • Beethoven, par Richard Wagner (suite).
  • Mois Wagnérien. Publication nouvelle.
  • Correspondances.

VII — 8 Août §

  • Chronique (Akëdysséril).
  • Richard Wagner, rêverie d’un poëte français, par Stéphane Mallarme
  • Souvenirs Wagnériens, par Édouard Rod.
  • Bayreuth (fin), théories Wagnériennes.
  • Beethoven, par Richard Wagner (fin).
  • Brünnhilde, scène finale de l’Anneau du Nibelung (traduite par Édouard Dujardin).
  • Bibliographie.
  • Edouard Rod : Wagner et l’esthétique allemande.
  • Pierre Bonnier : l’Orientation auditive.
  • Mois Wagnérien, correspondances.
  • Brünnhilde, lithographie par Odilon Redon.

VIII-IX — 8 Octobre §

  • Chronique (Richard Wagner et les Parisiens : Une Capitulation).
  • Une Capitulation, par Richard Wagner, fragments traduits, avec la préface et la lettre à M. Monod.
  • Nouvelles de l’Opéra, par Gramont.
  • La religion de Richard Wagner et la religion du comte Léon Tolstoï, par Teodor de Wyzewa.
  • L’Or du Rhein, traduction française littérale de la première scène, par Edouard Dujardin et Houston Stewart Chamberlain, précédée d’une note.
  • Bibliographie.
  • Saint-Saens : Harmonie et Mélodie, par T. de W.
  • Lohengrin à l’Opéra-Comique : les deux traductions de Lohengrin, par Jules de Brayer.
  • Mois Wagnérien. Correspondances.

X — 8 Novembre §

  • Chronique (la saison de 1885-1886).
  • Parsifal, par Édouard Schuré.
  • L’esthétique de Wagner et la doctrine Spencérienne, par Emile Hennequîn.
  • La Revue de Bayreuth (juillet et août).
  • Bibliographie.
  • Richard WagnerŒuvres Posthumes, par Teodor de Wyzewa.
  • Edouard schure : Seconde édition du Drame musical avec la nouvelle préface.
  • Mois Wagnérien, correspondances.

XI — 8 Décembre §

  • Chronique (chronique musicale).
  • Fragments inédits de Richard Wagner.
  • I : Programme au prélude de Tristan.
  • II : Programme au prélude du troisième acte des Maîtres.
  • III : Programme au prélude de Parsifal.
  • IV : Esquisse au drame buddhique : les Vainqueurs.
  • Amfortas, paraphrase moderne, par Édouard Dujardîn.
  • Documents de critique expérimentale : le motif-organe des Maîtres Chanteurs, par Pierre Bonnier avec un tableau de l’orientation des 83 principaux aspects du motif-organe.
  • Mois Wagnérien, correspondances.
  • Catalogue des lithographies Wagnériennes de M. Fantin-Latour.

XII — 8 Janvier 1886 §

  • Hommage à Wagner, sonnets par Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Teodor de Wyzewa, Édouard Dujardin.
  • Notes sur Lohengrin, par Houston Stewart Chamberlain.
  • Le système harmonique de Wagner, par Albert Soubies et Charles Malherbe.
  • Bibliographie.
  • Mois Wagnérien et correspondances.
  • À nos lecteurs.

Paris, 8 février 1885. §

Chronique de Janvier §

Drame musical ou opéraXXV ; l’opéra réformé ; nouvelles dramatiques. — Les concerts ; les œuvres de Wagner aux concerts. — Le mouvement wagnérien ; Bayreuth ; les anti-wagnéristes.

Richard Wagner a dit : « Je ne prétends pas réformer l’opéra ; je le laisse tel qu’il est, et je fais autre chose. » Prenons cette devise ; rien n’est commun entre l’opéra et le drame musical ; l’un est un spectacle de concert, l’autre est l’œuvre dramatique pressentie par Rameau, Gluck, Weber, Beethoven, Lesueur, et comprise par Richard Wagner : il faut choisir, se décider. Il existe un compromis, l’innovation à la mode, l’opéra réformé, mélange d’opéra et de drame, ni drame ni opéra. La Walküre est un drame ; Haendel a composé des opéras qui sont des chefs d’œuvre ; mais quelle place dans l’art tiendra ce mélodrame à cavatines : Étienne Marcel ?

Les directeurs de l’Opéra paraissent avoir compris la nécessité de choisir ; s’exposant à un petit procès et à de grandes rancunes, ils ont refusé à MM. Wolf, Salvayre et Millaud leur Egmont, encore un simili-drame sans doute ; ils ont abandonné Françoise de Rimini, où sont des récitatifs ; la reprise de Françoise de Rimini avait été, apparemment, une concession au wagnérisme. MM. Ritt et Gailhard sont résolus à repousser toutes nouveautés dangereuses : ils ont donné Tabarin, une pantomime agréable, accompagnée, je crois, de chants et de musique ; ils nous ont rendu Faust, avec une foule de chanteurs et d’airs renouvelés ; enfin ils nous promettent Rigoletto, pour attendre un grand opéra de Clapisson.

Ils ont raison : mieux vaut mille fois l’Elisire d’Amore que l’insipide niaiserie de Françoise de Rimini, doublée même d’Hamlet.

Les toilettes élégantes, les décors somptueux et les ballets sont à l’Opéra : l’art est au concert. M. Lamoureux reprend les grandes exécutions de Tristan et Isolde. Absolument, il faudrait blâmer les exécutions des drames wagnériens dans un concert : le drame est pour le théâtre. Aux concerts appartient la symphonie, le poème lyrique ; telles, ces œuvres entendues récemment : Saugefleurie, si charmante, de d’Indy, Espana, de Chabrier, les grandes Rhapsodies, de Lalo, les Argonautes, d’Augusta Holmès, exécutés au Conservatoire ; aussi, les poèmes symphoniques de notre maître César Franck que nul, pourtant, ne joue. Mais, puisqu’il n’y a pas un théâtre musical, c’est le concert qui doit préparer les auditeurs à l’œuvre dramatique de Wagner. Cette œuvre n’est point facile ; et le concert est une bonne école. M. Lamoureux a bien présenté ces exécutions de Tristan comme des répétitions générales sans mise en scène. En somme donc applaudissons.

Chez M. Colonne les fragments de la Walküre ont un succès : la Chevauchée avec les solistes est bissée chaque fois. Le style de ces exécutions est celui qui convient à Berlioz, non à Wagner : il est romantique. Néanmoins, par les concerts du Châtelet, le public apprend toujours à apprécier les œuvres du maître.

M. Benjamin Godard qui feignait, il y a six mois, ignorer l’existence du nommé Wagner, a osé la marche de Tannhæuser, et même la Chevauchée avec, toutefois, moitié moins qu’il ne faut d’instruments et moitié plus de temps.

La Revue Wagnérienne tâchera à donner par des statistiques une idée du mouvement wagnérien dans le monde artistique : il est considérable ; l’œuvre de Wagner accapare toute l’attention ; ainsi, à Paris, chacun s’occupe de ses drames que nul théâtre ne peut jouer. Il est même des Parisiens qui vont chercher à Bayreuth le sens véritable de l’œuvre wagnérienne : car c’est à Bayreuth seulement, dans le théâtre modèle créé par Richard Wagner, que sont, solennellement, les vraies représentations de ses drames.

Cependant le mouvement wagnérien pourra-t-il résister aux terribles objections des anti-wagnéristes ? — Il y a eu la lettre de M. Saint-Saëns à M. Ernst : l’auteur de la Danse macabre déclare ennuyeux le second acte de Tristan, et défend aux dames françaises d’admirer Wagner. Il y a eu les fines critiques du Charivari, un entrefilet de M. Véron : M. Véron fit savoir au monde qu’il était à ce point ennemi du révolver qu’il ne tuerait même pas quelqu’un lui jouant du Wagner. Il y a enfin, toujours là et toujours lui, M. Oscar Comettant du Siècle, qui composa un quatrain contre les Wagnéristes, le 22 décembre 1884.

L’avenir, — cela peut être espéré, — fera triompher Wagner de ces oppositions : aujourd’hui les abonnés du Siècle et du Charivari apprécient encore M. Ambroise Thomas ; mais pour nous l’œuvre de Richard Wagner domine excellemment ; elle apparaît vivante, grande, forte, née pour régner : c’est bien l’œuvre d’art complète, qui n’est ni poésie, ni musique, ni plastique, mais qui, étant tout cela ensemble, est le drame.

Wagnérisme §

La publication d’une Revue wagnérienne, à Paris, est chose assurément utile et qui vient à son temps. Nous n’en sommes plus, grâce à Dieu, aux basses plaisanteries d’autrefois et voici que, peu à peu, les préjugés se dissipent ; il est bon qu’un recueil spécial, rédigé par des écrivains de bonne foi et de compétence, achève d’éclairer la question. Qu’a été Richard Wagner ? Qu’a-t-il voulu faire ! Qu’a-t-il fait ? Quelle est son influence sur la musique dramatique ? Comment le public de chaque pays est-il progressivement impressionné par ses drames lyriques si majestueux, si intimes et si puissants ? Telle est la riche et inépuisable matière qui s’impose aux réflexions de tous et que nous nous proposons d’étudier ici sous ces faces diverses. Montrons, autant qu’il sera en nous, par des documents d’ordre privé, des souvenirs, des notes familières, ce qui fut l’homme en ce créateur prodigieux qui a tiré de soi-même un art complet, à jamais vivant ; racontons s’il se peut, la genèse de ses ouvrages, de la conception première au plein épanouissement de l’exécution et, tout au moins, efforçons-nous d’en traduire le frisson particulier ; descendons à l’examen des procédés techniques — surtout des moyens expressifs ; répandons, enfin, notre admiration profonde et raisonnée pour ce génie hors de pair qui a ramené le Théâtre musical à l’humanité, à la vérité, à la musique. Cette tâche nous plaît ; nous nous y consacrons volontiers, avec le ferme espoir de jeter au vent la poussière des derniers malentendus. Depuis que le maître est couché pour les siècles sous sa pierre de Wahnfried, la place immense qu’il tenait parmi nous apparaît davantage ; sa gloire monte comme un soleil, éblouissante et féconde, et l’oiseau mystérieux dont Siegfried entendit la voix dans la forêt chante incessamment au-dessus des lauriers de sa tombe.

J’ai connu Richard Wagner et j’ai reçu de lui des témoignages de bienveillance dont je me fais honneur. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour le revoir, en ma mémoire, ainsi que je l’ai vu, le béret de velours noir sur ses cheveux d’argent lisse, en veston de satin noir, sa tête de géant, énorme et fine, dominant sa taille ramassée qu’elle grandissait. Je retrouve en moi son regard vif, ardent, varié comme un foyer d’étincelles. Il y avait dans tout son corps, où régnaient les nerfs, une électricité que chaque sensation renouvelait et qui se communiquait à ses auditeurs. Je le revois s’agiter sur son siège, se lever, marcher en parlant ; je l’entends encore s’épancher, se retenir, s’impatienter, éclater de rire, entremêler les locutions plaisantes et les idées graves, rebondir d’une anecdote piquante en de grands aperçus. Jamais il ne s’étendait sur un objet, quel qu’il fût : il réservait la forte contention de son esprit pour les heures du travail et la causerie ne lui était, visiblement, qu’une manière de se délasser. C’est pourquoi il n’avait garde de se tourmenter d’aucun développement ; il effleurait tout, jetait çà et là un trait de caractère, passait outre aux éclaircissements, s’égayait de mille boutades. Comme toutes les natures spontanées et vigoureuses, il avait le fond joyeux. Je suis assuré qu’il ne faisait rien que par passion et volupté, si bien que tout sincère idéaliste qu’il se décelait, ses cinq sens étaient les plus grands amis de sa tête. Par là s’explique le réalisme constant de ses effets, aussi voisins des effets réels que la musique le permet. Toutes les fois que j’ai cherché à m’analyser à moi-même l’extraordinaire intensité de plénitude qui me venait des drames de Wagner, en dépit de leurs visées métaphysiques, je suis arrivé à cette conclusion : c’est que, chez Wagner, l’amour de la vie et le sentiment de la réalité sont antérieurs et restent supérieurs à toute spéculation cérébrale.

Maintenant qu’est-ce au juste que le wagnérisme ? On a le tort d’accepter, pour cette doctrine, des définitions compliquées alors qu’il n’est rien de si simple. Dramatiquement, c’est le triomphe de la vérité humaine sur les artifices convenus. Musicalement, c’est l’étroite union du drame actif qui se meut sur la scène et de la symphonie expressive qui se déroule dans l’orchestre.

À coup sûr, il n’est point d’art sans une convention préalable. Comment faire chanter des personnages tragiques, si ce n’est en vertu de cette convention. Mais, la concession une fois faite à l’artiste, son devoir est de se tenir dans les limites, assez larges, d’ailleurs, de la vraisemblance poétique. Il faut donc, comme Wagner le demande, que le poème, la musique et le décor se complètent l’un l’autre, que l’un soit conçu pour l’autre et qu’ils constituent, en leur trinité, une œuvre une et parfaite. La légende seule rend une action hautement musicale en la réduisant au caractère humain le plus essentiel. Chacun des acteurs parlera comme il doit parler ; les scènes se suivront franchement et se déduiront logiquement ; l’orchestre enveloppera la tragédie d’une atmosphère de sons appropriés, commentera les péripéties, fera comprendre les âmes et, par des mélodies typiques qui circuleront à travers toute l’œuvre, rappellera à la pensée de l’auditeur tel personnage, telle situation, telle émotion. Ainsi l’orchestration devient une source de vie scénique et l’agent, par excellence, de la psychologie du drame. Le drame est au-dessus de l’orchestre, mais, sans lui, il ne serait pas clair. L’unité est saisissante : tout porte coup et nous subjugue irrésistiblement.

Peu à peu les nations se rallient à cette forme moderne et populaire de l’époque créée par Richard Wagner. Vainement, on s’acharne à prolonger d’inutiles transitions, le mouvement gagne de proche en proche et déjà l’art français aspire à se renouveler. Nous avons vu, ces dernières années, d’honorables opéras, tout d’à peu près et de prudence où le vieux était masqué et le neuf dissimulé, tomber les uns après les autres. Aucune partition nouvelle ne s’est emparée du public, en dehors des chefs-d’œuvre du maître de Bayreuth. Le passé s’en va, l’arbre ancien est mort et l’on aura beau l’empanacher des branches du jeune arbre qui pousse, on ne lui redonnera plus la sève tarie. Qu’on en prenne son parti : lorsque tout se renouvelle dans la société, tout se transforme dans les arts.

Plusieurs insinuent, cependant, que nous prêchons l’imitation de l’auteur de Tristan et de Parsifal et le choix de sujets analogues à ceux qu’il traite. Sous ce rapport, nous nous sommes bien souvent expliqué, mais il sied, à ce qu’il paraît, de s’expliquer encore. Richard Wagner est essentiellement et supérieurement de sa terre et de sa race. Allemand, il produit des œuvres allemandes d’invention, de style et de goût. Ses poèmes sont d’une gravité naturelle et d’une étonnante concentration symbolique. Le génie germain est vraiment en lui. Français, nous sommes d’une autre humeur ; nous voulons, avant tout, des faits et du mouvement et nous n’agréons le symbole qu’inhérent à la réalité. Faisons donc, comme il convient, des œuvres françaises, vives et nettes, jaillies de nous seuls, mais rappelons que le théâtre n’est pas un lieu de concert et, si nous l’abordons, soumettons-nous résolument à la logique théâtrale. Mais je vous prie de considérer, à présent que Richard Wagner n’a pas seulement doté sa patrie de chefs-d’œuvre nationaux : il a donné le branle à l’universelle logique de la scène en ce qui touche la musique, Or, je ne vois, malheureusement, pas qu’on s’y soit abandonné jusqu’ici franchement.

Les ouvrages que l’on nous façonne ne sont que des recueils de pièces détachées, reliées entre elles avec plus ou moins d’adresse. Où s’impose d’urgence un dialogue haletant, on place un duo amplifié par périodes, des mélodies coupées, des ensembles, des reprises, tout un appareil de symétrie incompatible avec la poussée d’une action vraie et la mise en jeu des passions. Ainsi de tout et partout. Ce n’est plus la peinture des caractères qui préoccupe le musicien ; c’est la satisfaction des chanteurs. Ce baryton exige un arioso ; cette cantatrice réclame impérieusement des vocalises. L’arioso n’a pas de sens ; les vocalises sont hors de saison… la belle affaire ! Il importe que les virtuoses soient applaudis et le reste est superflu. Le poète et le musicien comptent presque pour rien. Tranchons le mot, ils sont les sacrifiés de leur propre drame.

Que penserait-on, si quelque dramaturge excentrique, au lieu de dérouler rigoureusement sa fiction en attribuant à ses héros le langage qui leur sied, rompait à tout instant sa trame en mettant des sonnets et des stances dans la bouche de ses personnages supposés agissants ? Il ne lui servirait de rien que ces épisodes parasites fussent d’exactes paraphrases de sentiments humains. Le public crierait à l’abus, se révolterait contre une si grossière invraisemblance. À l’Opéra, néanmoins, les auteurs se croient forcés de suivre ces monstrueux errements. Ils entremêlent leurs poèmes d’intermèdes oiseux ; ils enguirlandent leur drame de tant de cavatines, de romances et de chœurs sans raison qu’ils finissent par l’étouffer. Pour un-fragment de scène virilement conduit, on rencontre dix scènes sans cohésion, sans vérité. Nous ne sommes guère plus avancés, au total, qu’au temps où les marquis poudrés obstruaient le théâtre et où l’on jouait les Alceste et les Orphée en habits à rubans et en chapeaux à plumes.

Les choses allaient, de l’autre côté du Rhin, non moins mal que de celui-ci, quand Richard Wagner, héritier de Bach et de Beethoven, de Gluck et de Weber, entra vaillamment en lice armé de sa personnalité et de sa persévérance. Appuyé par le roi de Bavière, il a fait prévaloir, à la fin, sa dramaturgie lyrique, théoriquement, au moyen de la polémique, et, pratiquement, au moyen de ses œuvres dramatiques. Il y a en lui un poète très fier et un musicien très grand ; mais il y a, par dessus tout, un logicien de théâtre d’une surprenante fermeté. Avec lui, point d’équivoques ! ses héros obéissent à leur tempérament, à leur situation et le drame, commenté par la symphonie, suit implacablement son cours de l’exposition au dénoûment. L’absolue conformité de la musique aux paroles et la liberté de l’orchestration, chargée de fournir à l’action une atmosphère, de dégager le fluide lyrique et d’éclairer le dessous des caractères, voilà les deux principes de la méthode wagnériste. Principes généraux, applicables à l’art de tous les peuples et dont nous poursuivons, assidûment, chez nous, le salutaire triomphe ! Nous admirons au plus haut degré Wagner, mais il n’est pas vrai que nous engagions personne à le pasticher. Le point est de s’assimiler sa doctrine et de constituer le drame lyrique français avec autant de force et d’indépendance qu’il a constitué le drame musical de l’Allemagne. Ceux qui nous prêtent d’autres intentions et d’autres idées mentent ou se trompent. Encore un coup, le wagnérisme, tel que nous le concevons, c’est le retour à la logique et à l’humaine vérité.

FourcaudXXVI.

Tristan et IsoldeXXVII et la Critique en 1860 et 1865 §

Il y a trente-cinq ans environ, l’empereur du Brésil, voulant offrir à son théâtre de Rio-Janeiro la primeur d’un grand opéra nouveau, s’adressa à Richard Wagner. Richard Wagner pensait alors à Tristan : il promit Tristan à l’empereur du Brésil.

Ainsi le raconta Wagner lui-même à M. Catulle Mendès.

Tristan fut achevé en 1859, à Venise ; Wagner ne l’emporta pas à Rio-Janeiro, mais à Paris. Au mois de février 1860, il donna ses concerts du théâtre italien ; le prélude de son Tristan y fut exécuté. Après la chute de Tannhæuser, en mars 1861, Wagner retourna en Allemagne. La première des représentations de Tristan fut donnée, à Munich, en juin 1865. L’histoire en est trouvée dans le chapitre « Souvenirs sur Schnorr » du livre de M. Camille Benoit (Souvenirs de Richard Wagner).

Aux concerts de 1860, à Paris, il paraît que l’impression générale fut bonne ; mais Wagner, dont Tannhæuser allait être joué à l’Opéra avait de nombreux acharnés ennemis : en tête Berlioz ; dans son feuilleton du journal des Débats (février), il s’ingénia à trouver des critiques au moins étranges :

« Il est singulier, dit-il, parlant du prélude de Tristan, que l’auteur l’ait fait exécuter au même concert que l’introduction de Lohengrin, car il a suivi le même plan dans l’une et dans l’autre. Il s’agit de nouveau d’un morceau lent, commencé pianissimo, s’élevant peu à peu jusqu’au fortissime, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème qu’une sorte de gémissement chromatique, mais rempli d’accords dissonnants dont de longues appogiatures remplaçant la note réelle de l’harmonie augmentant encore la cruauté  ! »

Comparer le prélude mystique de Lohengrin au prélude passionnel de Tristan !

« J’ai lu et relu, continue-t-il, cette page étrange ; je l’ai écoutée avec l’attention la plus profonde et un vif désir d’en découvrir le sens ; eh bien, il faut l’avouer, je n’ai pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire… »

Berlioz ne pouvait cependant méconnaître absolument la valeur de ce prélude :

« Ce compte-rendu sincère, dit-il, met assez en évidence les grandes qualités musicales de Wagner. On doit en conclure, ce me semble, qu’il possède, cette rare intensité du sentiment, cette ardeur intérieure, cette puissance de volonté, cette foi qui subjuguent, émeuvent et entraînent. »

Et il termine son article par le fameux serment :

« Si telle est cette religion (« le beau est horrible, l’horrible est beau ») je suis fort loin de la professer ; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais… Je lève la main, et je le jure : Non credo ! »

Mais Wagner eut un vengeur, un ennemi, ennemi aussi de Berlioz, Seudo, qui pour la plus grande colère de Berlioz, écrivait (année musicale de 1861) :

« Berlioz et Wagner, deux frères ennemis, deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven qui serait bien étonné s’il pouvait voir ces deux merles blancs sortis de sa dernière couvée ! M. Berlioz a un peu plus d’imagination et, en sa qualité de Français, plus de clarté que le compositeur allemand ; mais M. Wagner, qui a pris à M. Berlioz, beaucoup de détails d’instrumentation, est un bien autre musicien que l’auteur de la Symphonie fantastique. »

Quant au prélude de Tristan, Seudo, en ayant cité le scénario avec de plaisantes remarques, s’exprimait ainsi :

« Sur ce texte, le compositeur a certainement dépassé tout ce qu’on peut imaginer en fait de confusion, de désordre et d’impuissance. On dirait d’une gageure contre le sens commun et les plus simples exigences de l’oreille. Si je n’avais pas entendu trois fois ce monstrueux entassement de sons discordants, je ne le croirais pas possible. On assure que l’auteur fait le plus grand cas de cette composition, qui contiendrait la révélation de sa seconde manière ; je ne pense pas que M. Wagner, malgré son audace, puisse jamais arriver à une troisième transformation de ce beau style. »

En somme, pas de critiques approfondies : le Ménestrel jugeait Tristan de cette façon expéditive : « l’histoire de Tristan et Isolde est d’un lamentable sans précédent. »

Dans leurs brochures apologétiques de Wagner, Baudelaire et Champfleury ne parlaient guère de Tristan. La palme restait, déjà, à Albert Wolf, qui, déjà, le plus spirituel, plaisantait la musique de l’avenir, en un Dialogue « Richard Wagner au Marais », le 12 février du Charivari.

Deux Français vinrent à la première représentation de Tristan à Munich : Gasperini, l’illustre critique mort en 1868, et notre collaborateur M. Léon Leroy ; il y avait encore, par hasard, un étudiant en chimie et un peintre qui, paraît-il, étonna la salle par l’exubérance de son enthousiasme. Enfin là se trouva également un jeune homme qui devait ensuite devenir l’ami et le commentateur et propagateur illustre du Maître, Edouard Schuré :

« C’est l’ineffaçable impression que j’en reçus, dit-il dans son livre du Drame musical, qui m’amena plus tard à une étude approfondie de Richard Wagner. »

M. Léon Leroy envoya au Nain jaune, journal bi-hebdomadaire d’Aurélien Scholl, une correspondance (24 juin 1865) où il raconte les vicissitudes de la 1re représentation, et expose avec enthousiasme le sujet du drame.

« Il ne fallait rien moins que le génie de Wagner pour faire accepter au public un drame aussi complètement subversif de toutes les lois théâtrales… »

M. Gasperini envoya à la France un long article ; voir encore la Saison musicale de 1866 ; Gasperini reconnût tout d’abord la puissance du drame nouveau.

« Wagner est un de ces hommes qu’on peut exécrer, condamner, ridiculiser ; on se révolte contre lui, on le prendrait volontiers à la gorge ; il faut l’écouter pourtant, il faut s’arrêter pourtant devant cette figure singulière. Et quand la colère est passée, quand les terribles harmonies ne sont plus là, quand l’âme bouleversée est rentrée en possession d’elle-même, elle sent qu’elle a été mordue d’une incurable morsure, et que la plaie qui a saigné ne se cicatrisera plus. C’est qu’elle a été vraiment aux mains d’un homme, et que la griffe du maître a porté. »

Témoin encore ces lignes qu’il écrivit dans une correspondance au Ménestrel :

« Dès les premières notes de l’introduction, vous sentez qu’un monde harmonique nouveau vient de s’ouvrir ; vous êtes surpris, quelque chose se révolte en vous, et ce n’est pas sans effroi que vous consentez à suivre le compositeur. Puis ces harmonies s’éclaircissent, le jour se fait dans ce chaos, vos oreilles s’accoutument à ces intervalles inusités. Peu à peu vous trouvez dans ces accords un charme inconnu qui vous attire ; vous vous livrez sans résistance, vous appartenez tout entier à la pensée du maître qui vous pénètre et vous envahit. »

Il ne semble pas cependant que Gasperini eut la pleine intelligence de Tristan : il arrivait, voyant Wagner tout dans Tannhæuser et Lohengrin, ayant voulu trouver dans Tannhæuser et Lohengrin les « motifs intérieurs » et la « mélodie de la forêt » : il fut étonné, déconcerté, et il avoua une déception. Il pressentit plutôt qu’il ne comprit la portée de l’œuvre nouvelle.

La fin de ses études sur la Nouvelle Allemagne musicale (Ménestrel) est belle pourtant :

« Un mot rayonne au frontispice de tous les ouvrages de Richard Wagner ; ce mot est le verbe indéfectible, celui qui ramène les égarés, retrempe les faibles, recrée les sociétés, refait les civilisations, révolutionne l’art de fond en comble ; ce mot est : vérité. »

Où fut l’admiration sans réserves, spontanée, enthousiaste ? — Il y eut un homme dont le fanatisme apologétique dépassa toute mesure, celui qui devait être l’auteur du Voyage au Pays des Milliards Victor Tissot, qui plus tard voulut livrer le nom de Wagner au mépris public.

Victor Tissot qui vint à Munich pour la troisième ou la quatrième représentation de Tristan, fut le seul qui, dans un article français, il y a vingt ans, célébra le drame nouveau de Richard Wagner.

C’est dans la Revue Populaire de Paris de 1867 qu’on peut lire les deux articles où Tissot épancha son admiration :

« Le second acte, dit-il, dans l’article du 1er juin, est un sublime hosannah d’amour : on retient son souffle ; immobile comme une statue, on écoute dans une magnifique extase ces voix qui ne sont pas de la terre et qui parlent une langue inconnue… »

Il y a pourtant dans cet article autre chose que des mots :

« L’opéra, dit-il, resplendit de toutes les beautés du drame… Le but que Wagner a toujours poursuivi, c’est de faire monter l’opéra au drame. Il veut que la musique, la poésie, la mimique et les costumes de l’acteur, les décors, tout, jusqu’aux moindres détails, s’harmonise avec un accord parfait, s’unisse fraternellement et ne forme qu’un. »

Rien n’est à reprendre dans ces lignes.

Déjà deux mois plus tôt la même Revue (1er avril 1867) avait publié de Tissot des notes de voyage dont une partie était consacrée à la glorification de Wagner. C’est en citant la fin de ce premier article que nous terminerons l’analyse des enthousiasmes wagnériens du grand wagnérophobe.

Il s’est agi du navire de Tristan.

« Grondez, voix terribles de la mer ; vagues, secouez aux lueurs des éclairs vos crinières d’écume blafardes. Vous, vents révoltés, sifflez et mugissez…, piaffez comme des chevaux sauvages dans les flots, et faites les rejaillir en colonnes. — C’est le vaisseau de Tristan qui passe, et ce vaisseau surnagera et arrivera au port de l’avenir, fier de ses avaries et de son précieux chargement : l’harmonie immortelle. — Victor Tissot, 1867. »

Ces trop belles paroles se perdaient dans le flot des invectives et des injures. La Revue et Gazette musicale, qui n’avait donné du concert de 1860 qu’un compte-rendu insignifiant, reçut, en 1865, une correspondance non signée où il était surtout parlé de l’excentricité de M. Wagner. Quelle outrecuidance que celle de cet homme qui « croit à sa mission » à « son art ! ». La Revue et Gazette reproduisit encore un article de la Revue des Deux Mondes, par Blaye de Bury (sous le pseudonyme de Lagenevais) :

« Puisque nous sommes en Allemagne, (on vient de parler de Mendelssohn), restons-y pour nous donner un amusant spectacle… » Ensuite un développement de ce thème : « Heureuse Bavière, Bavaria félix… qui possède M. Wagner et son art ! » Pour finir, cette prophétie si bien accomplie :

« De toute cette fantasmagorie que restera-t-il après trois jours ? Ce qui reste d’une fusée d’artifice après qu’on l’a tirée. »

On ne peut mieux terminer qu’avec le jugement, modèle en l’espèce porté sur Tristan d’un philosophe esthéticien, M. Léon Dumont ; il entendit Tristan pendant un voyage en Allemagne, et ses notes ont été publiées récemment par Alexandre Büchner, professeur de littérature étrangère, à la Faculté de Caen :

« Tristan et Isolde : — Ce n’est pas du tout de la musique, ce n’est que du bruit et des cris. Rien de plus absurde… Pour faire cet opéra, Wagner a très certainement mis des notes de musique dans un sac et les a tirées au hasard. En fait d’émotion dramatique, cela ne donne que mal à la tête, en fait d’intérêt, cela fait désirer que le spectacle soit fini le plus tôt possible. Je suis plus que jamais persuadé que Wagner est un charlatan des plus effrontés. Me voilà converti pour toujours à la musique italienne. »

Le mois wagnérienXXVIII §

PARIS

  • 4 Janvier. Concert du Conservatoire : Marche de Tannhæuser.
  • 11 Janvier. Concert du Conservatoire : Marche de Tannhæuser.
  • 11 Janvier. Concert Godard : Romance (M. Jeno Hubay).
  • 23 Janvier. Concert Colonne : Ouverture de Tannhæuser ; Prière de Rienzi (chantée par M. Bosquin) ; la Walküre : Adieux de Wotan (chantés par M. Soum) ; Chant d’amour (chanté par M. Lubert) ; Chevauchée (avec les solistes).
  • 23 Janvier. Concert Lamoureux : Les Maîtres Chanteurs, prélude ; introduction du troisième acte ; Danse des Écoliers et entrée des Maîtres.

AMSTERDAM

  • 9 Janvier. Concert de la Société Wagner : Parsifal (prélude et 2e tableau du 1er acte, avec les solistes).
  • 17 Janvier. Théâtre : Lohengrin.

BADE

  • 7 Janvier. Théâtre : Tannhæuser.
  • 7 Janvier. Concert : Les Adieux de Wotan et l’Incantation du feu.

BROMBERG

  • 7 Janvier. Concert : Fragments de Lohengrin, Tannhæuser, la Walküre, le Hollandais Volant.

BRÊME

  • 7 Janvier. Théâtre : Tristan et Isolde (pour la première fois), la Walküre, Rienzi.

BRUNSWICK

  • 28 Janvier. Théâtre : Le Hollandais Volant.

BRUXELLES

  • 5 Janvier. Concert de l’Union Instrumentale : Transcript du Nibelung et de Parsifal (piano) ; mort d’Isolde et scènes de la Walküre (chant).
  • 17 Janvier. Concert de la Grande Harmonie : Chevauchée des Walküres (transcript. de Taurig) ; Marche nuptiale de Lohengrin (transcript. de Liszt) ; Marche de Tannhæuser (transcript. de Liszt) exécutés par Joseph Wienawski.

BUDAPEST

  • 17 Janvier. Opéra : Tannhæuser.
  • 17 Janvier. Opéra : Lohengrin.

CARLSBAD

  • 20 Janvier. Concert : Air de concours des Maîtres Chanteurs ;
  • 22 Janvier. Concert : Air de Dalad, du Hollandais Volant ; l’Enchantement du Vendredi-Saint (paraphr.)

CARLSRUHE

  • 1 Janvier. Opéra : Tannhæuser.
  • 11 Janvier. Opéra : La Walküre.
  • 11 Janvier. Concert : Faust-Ouverture.

CASSEL

  • 26 Janvier. Concert de l’Association Wagnérienne : Fragments de Rheingold et les Maîtres Chanteurs.

CHEMNITZ

  • 30 Janvier. Théâtre : La Walküre, (pour la première fois).

COLOGNE

  • 13 Janvier. Théâtre : Lohengrin.
  • 13 Janvier. Théâtre : Maîtres Chanteurs.
  • 17 Janvier. Concert de la Philharmonie : Scène de Lohengrin ; Marche impériale.

HAMBOURG

  • 1 Janvier. Théâtre : Tannhæuser.
  • 7 Janvier. Concert Laube : Fragments de Rienzi, le Hollandais, Tannhæuser, Lohengrin et Tristan,
  • 12 Janvier. Théâtre : Les Maîtres Chanteurs.
  • 15 Janvier. Théâtre : Les Maîtres Chanteurs.
  • 15 Janvier. Concert Parlow : Fragments de Tannhæuser, Lohengrin, la Walküre, les Maîtres, Goetterdaemmerung, Parsifal, Marche impériale.
  • 26 Janvier. Théâtre : Siegfried.
  • 31 Janvier. Théâtre : Lohengrin.

KIEL

  • 24 Janvier. Concert : Premier acte de la Walküre

KŒNIGSBERG

  • 24 Janvier. Concert : Tannhæuser.

LEIPZIG

  • 1 Janvier. Gewand-Haus. Concert : Air de Tannhæuser.
  • 1 Janvier. Concert : Final de Lohengrin ; Ouverture de Rienzi.
  • 4 Janvier. Théâtre : Tristan et Isolde.
  • 9 Janvier. Concert : Chant des Filles du Rhin de la Gœtterdæmmerung.
  • 10 Janvier. Théâtre : Tristan et Isolde.
  • 20 Janvier. Chapelle militaire : Rêves (Traenme)
  • 25 Janvier. Théâtre : Tannhæuser.

MADRID

  • 25 Janvier. Opéra : Lohengrin.

MANNHEIM

  • 15 Janvier. 5e Concert de l’Académie : Faust-Ouverture.

MUNICH

  • 1 Janvier. Opéra : Tannhæuser (M. et Mme Vogl, Gura, Mme Wekerlin).
  • 6 Janvier. Opéra : Tannhæuser.
  • 22 Janvier. Opéra : Lohengrin (Nachbaur, Mme Vogl, Mme Wekerlin, Fuchs).

NEW-YORK

  • 22 Janvier. Th. Metropolitain : Tannhæuser.
  • 22 Janvier. Brooklyn : Concert de la Philharmonie. Fragments du Hollandais Volant.
  • 22 Janvier. Opéra allemand : La Walküre.
  • Brooklyn : Concert de la Philharmonie : La Forêt de Siegfried

PRAGUE

  • 12 Janvier. Opéra tchèque : Lohengrin (Mlle Sitt-Elsa)
  • 16 Janvier. Opéra tchèque : Lohengrin (Mlle Sitt-Elsa)
  • 18 Janvier. Opéra tchèque : Lohengrin (Mlle Sitt-Elsa)
  • 18 Janvier. Opéra allemand : Le Hollandais Volant.

ROME

  • 28 Janvier. Théâtre Apollo : Lohengrin. (10e et dernière) (Mme Divivier et Kupfer-Berger, MM. Vaselli, Quirot, Lorrain).

ROTTERDAM

  • 28 Janvier. Concert de l’Eruditio musica : Prélude de Parsifal.

SAINT-PÉTERSBOURG

  • 28 Janvier. 4e Concert de la Société Nationale Russe : Faust-Ouverture.

TRIESTE

  • 12 Janvier. Orchestre du Théâtre Municipal : Ouverture de Tannhæuser.

VÉRONE

  • 12 Janvier. Théâtre : Lohengrin.

VIENNE

  • En décembre, 20 représ. wagnériennes (Vogl).
  • 9 Janvier. Opéra : Lohengrin.
  • 11 Janvier. Opéra : Tannhæuser.
  • 11 Janvier.Opéra : Tristan et Isolde (Mme Materna, Winkelmann, Scaria).

WARNSDORF (Bohême)

  • 2 Janvier. Concert : Ouvert. de Tannhæuser, Fragments de Rheingold, Chevauchée des Walküres.

WEIMAR

  • 2 Janvier. Théâtre : Tristan (Mlle Malten)

Publications nouvelles §

Richard Wagner : Souvenirs, traduits de l’Allemand pour la première fois par Camille BenoîtXXIX (Charpentier, éditeur, Paris (1884)). Dans ce volume se trouvent rassemblés divers Souvenirs personnels épars dans les dix volumes d’écrits du maître (Fritzsch, éditeur, Leipzig) : 1. Esquisse autobiographique (1813-1842) ; 2. Défense d’aimer, compte-rendu d’une première représentation d’opéra ; 3. Le retour à Dresde des cendres de Weber (1844). 4. Souvenirs sur Spontini ; 5. Lettre au sujet de l’exécution de Tannhæuser à Paris (1861) ; 6. Souvenirs sur Schnorr (le créateur de Tristan, mort en 1865) ; 7. Un souvenir de Rossini ; 8. Histoire d’une symphonie (lettre à l’éditeur Fritzsch, 1882) ; 9. Lettres à M. G. Monod (1876), au duc de Bagnera (1882) ; 10. La mort de Richard Wagner (13 février 1883).

Articles de journaux §

Durant le mois de janvier il y eut, en somme, peu de faits wagnériens ; donc peu d’articles de journaux consacrés à Wagner. Mais le public a été consolé par la qualité grande de la quantité petite : le feuilleton du 5 janvier du Siècle, a été précieux. M. Oscar Comettant réclame une représentation d’un drame de Wagner, une représentation complète, parfaite, décisive, et loyale… sous peine que les wagnéristes ne massacrent leurs adversaires ; et M. Comettant prouve ensuite ceci, que Wagner a méprisé Beethoven.

La revue de Bayreuth XXX

(Bayreuther Blaetter) §

La Revue de Bayreuth a été fondée par Richard Wagner en 1878, pour être l’organe du Patronat de Bayreuth ; notre collaborateur Hans de Wolzogen en est le rédacteur en chef, depuis l’origine. En 1884, la revue est devenue l’organe de l’Association Wagnérienne Universelle qui a succédé au Patronat. Elle a publié des articles de Richard Wagner, et des articles des principaux critiques d’art : elle traite surtout d’esthétique, de linguistique et de philosophie.

Le numéro de janvier 1885 contient les articles suivants :

1° Richard Wagner : motifs extraits de ses écrits. — Cet article composé de passages pris aux livres de Wagner, expose comme quoi il faut juger toute œuvre en tenant compte du milieu où elle a été produite ;

2°  Sur Jacob Grimm, en mémoire du 4 janvier 1785 — Jacob Grimm est le philosophe allemand qui s’est le premier attaché à l’étude de l’esprit germanique ;

3° Etudes sur l’éternité, par Philipp van Hertefeld ;

4° Sur l’architecture théâtrale, par Friedrich Hofmann. — Cette étude montre que Wagner a repris l’idée du théâtre grec ; elle compare le théâtre de Bayreuth aux théâtres anciens et modernes ;

5° Observations sur Parsifal : explication de passages douteux ;

6° Un dialogue de fin d’année, au sujet du nouveau calendrier wagnérien ; enfin les communications nouvelles, etc.

La Légende de Tristan §

La légende de Tristan, suivant laquelle Richard Wagner a composé son drame de Tristan et Isolde, fut une « les plus populaires du moyen-âge.

Il semble aujourd’hui bien prouvé, dit M. de la Villemarqué dans sa célèbre étude sur les Romans de la Table ronde2, que les troubadours provençaux chantaient ses aventures dès l’année 1150 ; malheureusement leurs poèmes sont perdus ; quelques parties de ceux des trouvères ont survécu : l’un des trois plus anciens doit avoir été rédigé par un certain Bérox dans les dernières années du règne de Henri II, roi d’Angleterre ; le second est l’œuvre d’un poète nommé Thomas, postérieur au moins d’un quart de siècle au premier ; le troisième est généralement attribué à Chrestien de Troyes, déjà mort au commencement du treizième siècle. Quant au roman en prose de Luc du Guast, quoiqu’il ait bien son importance, il ne semble pas en avoir autant que les poèmes.

Chacune de ces versions est incomplète ; mais elles s’éclairent l’une par l’autre, et l’on peut aisément reproduire un tout en les rapprochant.

Tristan fait ses premières armes en Cornouailles, à la cour du roi Marc’h, son oncle, quand un chevalier irlandais, appelé Morhoult, n’y présente, réclamant un tribut des Bretons. Tristan le combat et le tue ; mais, ayant reçu dans la cuisse un dard empoisonné et ne trouvant pas en Cornouailles de médecin assez habile pour guérir sa blessure, il se déguise en joueur de harpe et se rend en Irlande. C’est là qu’il voit la belle Iseult, aux blonds cheveux, qui le guérit, et il fait d’elle à son retour un portrait si flatteur à son oncle, que le roi veut l’épouser. Tristan, chargé de l’aller demander, part déguisé en marchand, et revient avec elle en Cornouailles. Dans la traversée, accablé de chaleur et mourant de soif, il porte à ses lèvres et présente à la jeune Irlandaise une coupe contenant un philtre magique destiné à Marc’h et confié a Brangien, servante d’Iseult : fatale méprise ! tous deux aussitôt sentent couler dans leurs veines un amour que rien ne pourra vaincre pendant trois ans. Peu de jours après les noces, le sénéchal, puis le nain de la cour, s’aperçoivent de la liaison coupable de Tristan et d’Iseult ; ils en informent le roi et lui ménagent l’occasion de les surprendre ; mais Tristan déjoue leurs ruses.

Wagner a suivi la première partie de la légende ; mais il devait omettre l’originale façon dont Iseult se déroba au roi, et les nombreuses mésaventures du vieux Marc’h. Quelques-unes ont été racontées dans un livre récemment publié de Mme Judith GautierXXXI Iseult3. Nous en citerons quelques extraits :

« Dans la forêt de Morais, il y avait une belle fontaine bordée de mousse épaisse et ombragée par un vieux chêne. C’était au bord de cette fontaine que Tristan et Iseult se donnaient rendez-vous. Car ils craignaient d’être surpris au palais par un nain difforme et trois méchants larrons qui haïssaient Tristan et le voulaient perdre.

Mais les traîtres découvrirent le lieu du rendez-vous. Ils se cachèrent derrière les mitres et virent les deux amants se parler tendrement et se faire mille caresses. Ils allèrent trouver le roi Marc’h et lui racontèrent ce qu’ils avaient vu ; le roi ne voulut pas les croire.

— Venez donc demain, dirent ils. Cachez-vous dans l’arbre qui est près de la fontaine, et vous verrez si nous disons vrai.

Le roi se laissa conduire et se cacha dans le vieux chêne qui ombrageait la fontaine.

Bientôt, il vit venir Iseult toute émue et empressée. Tout à coup, comme elle regardait l’eau claire de la fontaine, elle vit le roi Marc’h se reflétant en un miroir au milieu du chêne.

— Oh  ! fit-elle à demi-voix.

Tristan arrivait en ce moment : Iseult se leva et le salua de la main.

— Messire, dit-elle, vous m’avez requis en cet endroit pour vous plaindre à moi de la haine que vous portent le nain du roi et certains larrons qui ne cessent de vous nuire. Vous m’en voyez toute chagrine et je ne sais vraiment que faire, car ils ont toute la confiance du roi.

— Hélas ! dit Tristan, qui devina qu’on les observait, je songe à quitter le royaume ; c’est le seul moyen d’échapper aux méchants propos qu’ils ne cessent de tenir sur moi.

— Ce serait grand dommage de vouloir partir, dit Iseult ; le roi perdrait son plus brave champion et moi un ami fidèle.

Le roi fut tout joyeux, il combla Tristan d’honneurs et tança vivement le nain et les trois larrons.

… Mais le nain ne se tint pas pour battu… Les soupçons du roi furent éveillés de nouveau ; il fit enfermer Iseult dans une tour et défendit qu’aucun homme approchât de cette tour.

Ainsi séparé d’Iseult, Tristan tomba malade et faillit mourir.
Le roi Marc’h l’alla voir, tout chagrin.

— Vous perdez votre meilleur chevalier, dit Tristan, car je m’en vais mourir.

Le roi tâcha de le réconforter, mais n’y put réussir ; de son côté, Iseult se lamentait de tout son cœur et elle envoya Brangien, sa suivante, vers Tristan.

— Sire chevalier, lui dit-elle, puisque les hommes n’entrent pas dans la tour, où gémit la reine pour l’amour de vous, faites-vous damoiselle et vous entrerez.

Elle lui donna des habits de fille et Tristan s’en vêtit et il sembla une belle damoiselle.
Il s’en alla avec Brangien et, lorsqu’ils entrèrent dans la tour, un garde demanda :

— Quelle est celle-ci ?

Et Brangien lui répondit :

— C’est une damoiselle amie qui arrive d’Irlande.

Ils entrèrent donc et coururent vers Iseult, dont la joie fut telle qu’elle en pleurait.

— Mon vaillant chevalier, dit-elle, je croyais ne plus vous revoir. — Je m’en allais mourir, madame, dit Tristan ; sans votre amour je ne puis vivre.

Le temps qu’ils passèrent dans cette tour fut un temps de joie parfaite ; mais la femme du nain était parmi les suivantes de la reine, et, au bout de quelque temps, elle découvrit que la damoiselle d’Irlande n’était autre que le chevalier Tristan.

Elle alla faire part de sa découverte à son mari et le traître vint surprendre Tristan.
Il le fit garotter et appela le roi Marc’h.

— Hélas ! hélas ! dit le roi en voyant cela, que croire désormais, puisque Tristan, la loyauté même, est déloyal ? Audret, plutôt que de me montrer cette chose, tu aurais dû me cacher qu’elle fût possible. »

Nous voici revenus au drame wagnérien ; mais dans le roman l’histoire ne finit pas si promptement.

Les deux amants étant pris, on les mène au supplice, quand le chevalier trouve moyen de s’échapper, et revient délivrer la reine avec laquelle il s’enfuit dans les bois. Au bout de quelque temps d’une vie sauvage adoucie seulement par l’amour et la harpe de Tristan, qui est poète et musicien, Iseult est rappelée par son mari qui s’ennuie d’être veuf : la bonté de Marc’h ne va cependant pas jusqu’à rappeler son coupable neveu, et il reçoit ordre de ne plus se montrer à la cour. Il y reparaît plus tard ; il trouve moyen, sous l’habit d’un fou, de tromper tous les yeux et de renouer ses liaisons avec Iseult. Des barons s’en doutent et suggèrent au roi leurs soupçons. La reine, pour les confondre, se met sous la protection du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde, et propose à son mari de prouver son innocence par un serment sur de saintes reliques, en grande pompe et publiquement.

Voici comment Mme Judith Gautier raconte cet épisode :

« Pour se rendre à la chapelle qui renfermait les saintes reliques, il fallait traverser un ruisseau bourbeux qu’on pouvait passer à gué en certains endroits. Yseult fit dire à Tristan de se travestir en lépreux et de se tenir au bord de ce ruisseau.

Bientôt des fanfares joyeuses se firent entendre. Tristan vit s’avancer la cour du roi de Cornouailles.

Yseult marchait en tête sur un superbe palefroi, vêtue d’une longue robe couleur d’azur sur laquelle s’étalaient ses beaux cheveux blonds, un voile fin brodé d’or flottait autour d’elle et était retenu sur sa tête par sa couronne de reine, toute rayonnante de pierreries.

Le roi Marc s’avançait non loin d’YseuIt ; il était couvert, du manteau royal, avait sa haute couronne sur la tête et tenait son sceptre dans la main droite.

Quand la cour fut près du ruisseau, Tristan se mit à jouer du flageolet de tout son souffle. Les chevaliers se dispersèrent pour chercher le meilleur endroit du gué. Ils poussaient leurs chevaux qui entraient jusqu’au poitrail dans la boue, ce qui était pitoyable à voir.

La reine n’osait s’avancer, craignant pour sa fraîche parure ; elle descendit de cheval et, tirant sa monture par la bride, elle se dirigea vers une petite planche qu’on avait jetée comme un pont au-dessus du ruisseau ; mais elle était sale et si glissante qu’Yseult n’osa pas y poser le pied.

— Mon pauvre homme ! cria-t-elle à Tristan, viens là. Tristan courut à elle.

— Porte-moi de l’autre côté, dit-elle.

Le mendiant la prit dans ses bras et la fit traverser le ruisseau.

Alors Yseult s’avança vers la chapelle et l’évêque lui présenta le reliquaire d’or où étaient des morceaux de la vraie croix.

— En présence de Dieu et des saintes reliques, que je vois ici, s’écria Yseult, je jure que nul homme autre que le roi ne m’a tenu dans ses bras, si ce n’est le pauvre ladre qui vient de me porter pour passer le ruisseau ! »

La reine ainsi justifiée, tout le monde se livre à la joie : des joutes ont lieu ; Tristan y vient prendre part sous un déguisement nouveau, et bat, l’un après l’autre, tous les chevaliers de la Table Ronde. Arthur, émerveillé de sa bravoure, propose une grande récompense à quiconque le lui ramènera, mais le vainqueur évite prudemment une nouvelle rencontre et s’éloigne. Quoique l’innocence d’Iseult soit reconnue, son amant n’est point rappelé à la cour. Cédant aux conseils d’un saint ermite, et d’ailleurs, l’effet du philtre étant épuisé, après avoir duré pendant les trois années fatales, Tristan se retire dans la Petite-Bretagne et prend le sage parti de se marier à la fille d’Hoël, roi du pays, qui porte aussi le nom d’Iseult. Toutefois c’est en vain qu’il essaye d’oublier son premier amour, c’est en vain qu’il court, pour s’étourdir, les aventures périlleuses ; au lieu d’une distraction, il y trouve une blessure mortelle. Celle qui l’a guéri autrefois en Irlande pourrait seule le guérir encore ; il l’envoie chercher. Mais la fille du roi de la Petite-Bretagne, qui a surpris le secret des amours de son mari, veut se venger ; elle lui fait accroire que la reine de Cornouailles refusa de se rendre à ses vœux et Tristan meurt de chagrin ; Iseult, arrivée trop tard, meurt à son tour auprès de son amant.

La dernière partie de la légende diffère donc du drame de R. Wagner ; cette seconde Iseult, avec cette histoire de jalousie complique singulièrement l’action : Scribe et Meyerbeer en auraient fait leur régal. La mort de Tristan et d’Iseult a été reprise par R. Wagner ; voici comment elle est racontée dans une ballade armoricaine antérieure au XIIe siècle :

« En sortant de la nef, elle entend de grandes plaintes dans la rue, et les cloches sonner aux monastères et aux chapelles ; elle demande aux gens ce qu’il y a de nouveau, pourquoi on sonne ainsi les cloches, et pourquoi l’on verse tant de pleurs. Alors un vieillard lui dit : — Belle, dame, nous avons ici une douleur comme personne n’en eut jamais : Tristan, le preux, le franc, est mort ; c’est une désolation pour tous ceux du royaume : il était généreux envers les pauvre gens et secourable envers les affligés ; il vient de mourir dans son lit d’une blessure qu’il a reçue. Jamais si grand malheur n’advint dans ce pays.

En entendant la nouvelle, Iseult perd la voix de douleur ; elle est si désolée de la mort de Tristan ! Elle va par la rue, les vêtements en désordre ; elle court au palais. Les Bretons ne virent jamais femme d’une telle beauté ; ils s’émerveillent dans la cité, et se demandent d’où elle vient et qui elle est. Iseult court où elle voit le corps ; elle se tourne vers l’orient, elle prie pour lui, en sanglotant : — Ami Tristan, quand je vous vois mort, je ne puis vivre plus longtemps : vous êtes mort d’amour pour moi ; je meurs aussi d’amour, ami, quand je n’ai pu venir à temps.

Elle va donc se coucher près de lui, elle le serre dans ses bras, puis se roidit et rend l’esprit. »

Tristan mourut pur sun désire
Iseult qu’à lui ne peu venir ;
Tristan mourut pur su amour
E la belle Iseult pur tendrur.

Nouvelles §

On sait que le théâtre de Bayreuth restera fermé cette aimée ; il sera réouvert, pendant l’été de 1886, pour les représentations de fête de Parsifal et de Tristan et Isolde : Parsifal n’est joué nulle part ailleurs qu’à Bayreuth, Tristan y sera monté pour la première fois.

C’est au commencement du mois de mars qu’aura lieu, à Bruxelles, la première représentation des Maîtres chanteurs de Nuremberg, avec la traduction française de Victor WilderXXXII ; la partition française doit paraître prochainement chez Schott.

 

Correspondance de Genève :

Nous aurons prochainement la première représentation de Lohengrin, grâce à la générosité d’un amateur de notre ville qui vient de mettre, à cet effet, une somme de 25 000 francs à la disposition de la Direction.

M. Gravière, notre directeur, vient de partir pour Dresde et Munich où ont lieu actuellement des représentations de cette œuvre et, dès son retour, les études en seront poussées activement. — L. M.

Nous apprenons encore que Lohengrin va être monté à Turin et la Walküre à New-York.

La plupart des villes d’Allemagne vont célébrer, le 18 février prochain, le second anniversaire de la mort de Richard Wagner, par des concerts et des représentations spéciales de ses œuvres.

L’audition des Sept péchés capitaux, de Goldschmidt, au Cirque d’Été, sous la direction de M. Lamoureux, est fixée au 26 février ; la partition piano et chant a paru chez l’éditeur Durdilly.

Dans nos concerts on parle, chez M. Colonne, d’une reprise du deuxième tableau du premier acte de Parsifal, et chez M. Lamoureux, après Tristan, du premier acte de la Walküre.

En mémoire du second centenaire de la naissance de Bach, il y aura un grand festival à Vienne et, sans doute, aussi — le projet est étudié, — à Paris.

Mlle Augusta HolmèsXXXIII, l’auteur de Lutèce et des Argonautes, va ouvrir un cours de diction lyrique. Ce ne sera pas un cours de chant ; il y a assez d’excellents professeurs de chant, et ce ne sont pas les bons chanteurs qui manquent ; ce qu’il faut enseigner c’est l’art de dire, c’est la prononciation, l’accentuation. Nos meilleurs chanteurs sont ridiculement mauvais quand ils essayent la Walküre et Parsifal ; il faut qu’il y ait une école de diseurs lyriques : le drame musical ne peut pas être joué par les artistes éduqués pour chanter Bellini. Puisse donc la tentative de Mlle Holmès, réussir comme nous l’espérons !

Les cours seront à la salle Flaxland, 40, rue des Mathurins, le mardi de 1 heure à 3 heures et le samedi de 3 heures et demie à 5 heures et demie.

Paris, 14 mars 1885. §

Chronique
Tristan et Isolde ; les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. §

Durant le mois dernier, deux choses, joyeuses à tous les admirateurs de Richard Wagner : c’est les auditions des premier et second actes de Tristan et Isolde chez M. Lamoureux, et la représentation française des Maîtres Chanteurs de Nuremberg au théâtre bruxellois de la Monnaie, le seul théâtre de musique que nous ayons, Parisiens.

Entre tous les drames, Tristan et Isolde est le plus humain. Dans l’Anneau du Nibelung on sent une variété plus étrange, une composition plus achevée dans Parsifal : mais Tristan est l’œuvre aimée des psychologues et réalistes.

Comme elle hait Tristan, fougueuse, la reine Isolde ! mais ses chants de colère disent l’amour, cruel et fatal, et, le spécial amour de la femme, lascif. Tristan, le héros pur, fier et soumis, s’approche. Ils se voient, longuement ; et tous deux veulent mourir ; et ce philtre de mort, — leur regard, — devient, soudainement, un filtre d’amour. La double passion se fait consciente en eux : le thème puissant du héros s’amollit ; leurs idées se joignent en l’étonnant dialogue, jusque le moment où l’amour, dominant, met aux deux cœurs l’émotion pareille.

Et cet amour grandit, inempêché. Isolde a le besoin de Tristan, toujours, l’attend, imprudemment l’attire. C’est le bonheur où les mots vêtent des sens radieux, où les amants, afin qu’ils se sachent mieux l’un à l’autre, ont des discours sur tout objet, imprégnés de l’intime tendresse débordante. Qu’ils parlent de la nuit et du jour, de la syllabe « et », de mille choses invisibles, par eux vues, un même sentiment les tient ravis, l’amour cruel et fatal, et si doux chez le héros puissant, plus fougueux chez la reine, et plus lascif.

Tristan et Isolde, est, entre tous les drames, le plus humain : une profonde émotion poignait tous les cœurs, lorsque l’orchestre de M. Lamoureux a traduit cette étonnante musique. Le grand public français, qui, depuis long temps, admire l’œuvre du Maître, est, enfin, parvenu à la comprendre. Apparemment, il a vu cet amour, la plus naturaliste des peintures artistiques ; il a apprécié le merveilleux réalisme du poème, et combien, sous les mythes symboliques est la vie humaine, exactement ; il a entendu cette partition orchestrale, qui, avec une étourdissante richesse d’harmonie, mieux que tous les mots et tous les chants, montre les deux âmes si diverses, mêmement envahies de la passion.

Le succès mérité est donc venu à l’inimitable directeur et chef d’orchestre, M. Lamoureux4. Mme Montalba, MM. Van Dyck et Blauwaert, Mme Boidin-Puisais doivent à ce maître leur intelligence de l’œuvre, la belle netteté, si peu commune, de leur diction : mais le drame wagnérien n’est point appris facilement ; ces artistes avaient trop de choses à oublier encore pour s’y rendre parfaits. L’orchestre, est, lui, parfait ; M. Lamoureux l’a tel qu’il le voulut, tel qu’on le rêve, sans défauts, enviable aux meilleurs théâtres allemands, doux, féroce, et sublime.

À Bruxelles, devant le public belge et les Parisiens venus en grand nombre5, les Maîtres Chanteurs ont triomphé, aussi. La valeur de l’œuvre, spontanément, a entraîné la foule ; et l’admiration s’est imposée de cette comédie.

Une comédie merveilleuse de finesse, de verve, de fraîche et vive et naturelle gaité, les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Ce n’est point qu’elle nous donne l’émotion artistique des autres drames wagnériens ; Walther de Stolzing, Eva ne traduisent guère, par leur chant, la nature spéciale, assez légère, de leur amour ; sauf le poète Hans Sachs, tous les personnages agissent et se remuent plus qu’ils ne sentent ; même cette œuvre est trop symbolique ; elle est encore une féerie. Mais le Maître, la créant, n’a point voulu faire un drame ; il s’est délassé, en la composition de ce poème si vif, en ce merveilleux contre-point variant à l’infini deux thèmes opposés ; et son œuvre, aussi, est un délassement, le plus adorable délice aux oreilles, comme aux yeux. Tandis que, pleine d’images charmantes, de plaisanteries, se déroule l’amusante intrigue, sur la scène, l’orchestre, au lieu d’expliquer les profondes intimités psychologiques des personnages, dispose les spectateurs à être joyeux, doucement, tranquillement, comme il convient, pour qu’ils donnent intérêt à l’action générale.

Sans doute, le public a saisi ce caractère ce l’œuvre ; une interprétation un peu hésitante aux débuts, mais bonne en somme6, une mise en scène minutieusement soignée par les directeurs, lui ont rendu plus aisée l’intelligence. Il faut aussi donner des remerciements à M. Wilder qui a patiemment traduit le poème, en vers toujours bien faits, plaisants et spirituels, comme les vers du Maître.

Richard Wagner a, maintenant, ses représentations françaises ; le moment approche où il s’installera sur nos scènes parisiennes. Les gens épris du théâtre et de la musique connaîtront alors la puissance de son génie ; ils verront que l’œuvre wagnérienne est exclusivement une analyse psychique exprimée par des procédés nouveaux, parfaits ; et la différence alors sera manifeste à tous, entre ce drame profond, logique, vivant, et les vides sonorités conservatoriennes des compositeurs qui injurient Wagner, et profitent du wagnérisme qu’on suppose à leurs œuvres.

Notes sur la théorie et l’œuvre wagnérienneXXXIV §

« On ne fera jamais un bon opéra. La musique ne sait pas narrer. » Qui dit cela ? Boileau parlant à Racine. « On voit bien que l’Opéra est l’ébauche d’un grand spectacle ; il en donne l’idée ; mais je ne sais pas comment l’Opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m’ennuyer. » Qui s’exprime ainsi ? La Bruyère. « L’opéra n’est qu’un rendez-vous public où l’on s’assemble à certains jours sans trop savoir pourquoi ; c’est une maison où tout le monde va, quoiqu’on pense mal du maître et qu’il soit assez ennuyeux. » Qui parle ainsi ? Voltaire écrivant à Cideville. « Quant à moi, ajoute Beaumarchais, qui suis né très sensible aux charmes de la bonne musique, j’ai bien longtemps cherché pourquoi l’opéra m’ennuyait, malgré tant de soins et de frais employés à l’effet contraire ; et pourquoi tel morceau détaché qui me charmait au clavecin, reporté du pupitre au grand cadre, était près de me fatiguer s’il ne m’ennuyait pas d’abord ; et voici ce que j’ai cru voir. Il y a trop de musique dans la musique du théâtre, elle en est toute surchargée ; et, pour employer l’expression naïve d’un homme justement célèbre, du chevalier Gluck : Notre opéra pue de musique ! puzza di musica. Je pense donc que la musique d’un opéra n’est, comme sa poésie, qu’un nouvel art d’embellir la parole, dont il ne faut pas abuser. » Et plus loin : « Que sera-ce si le musicien orgueilleux, sans goût ou sans génie, veut dominer le poète, ou faire de sa musique une œuvre séparée ? Le sujet devient ce qu’il peut ; on n’y sent plus qu’incohérence d’idées, division d’effets et nullité d’ensemble ; car deux effets distincts ne peuvent concourir à cette unité qu’on désire et sans laquelle il n’est point de charme au spectacle. » Et, de l’autre côté de la page : « Je ne puis assez le redire, et je prie qu’on y réfléchisse : trop de musique dans la musique est le défaut de nos grands opéras. Voilà pourquoi tout y languit. Sitôt que l’acteur chante, la scène se repose (je dis, s’il chante pour chanter), et, partout où la scène se repose, l’intérêt est anéanti. Mais, direz-vous, si faut-il bien qu’il chante, puisqu’il n’a pas d’autre idiome ! — Oui, mais tâchez que je l’oublie. L’art du compositeur serait d’y parvenir. Qu’il chante le sujet comme on le versifie, uniquement pour le parer ; que j’y trouve un charme de plus, non un sujet de distraction. Moi, qui ai toujours chéri la musique, sans inconstance et même sans infidélité, souvent aux pièces qui m’attachent le plus je me surprends à pousser de l’épaule, à dire tout bas avec humeur : « Va donc, musique ! pourquoi tant répéter, n’es-tu pas assez lente ? Au lieu de narrer vivement, tu rabâches ; au lieu de peindre la passion, tu t’accroches oiseusement aux mots ! »

Vous le voyez, le drame musical avait été désiré et prévu en France par un bon nombre de hauts et de clairs esprits. Beaumarchais, avec une prescience vraiment extraordinaire, va jusqu’à dire : « Il m’a semblé qu’à l’Opéra, les sujets historiques doivent moins réussir que les sujets imaginaires. » Il ajoute : « Je penserais donc qu’on doit prendre un milieu entre le merveilleux et le genre historique », désignant ainsi la légende comme la source par excellence de l’opéra futur ; et enfin, dans un élan qui dépasse peut-être les limites accoutumées de sa vision intellectuelle : « Ah ! si l’on pouvait, s’écrie-t-il, couronner l’ouvrage d’une grande idée philosophique ; même en faire naître le sujet ! Je dis qu’un tel amusement ne serait pas sans fruit ; que tous les bons esprits me sauraient gré de ce travail. Pendant que l’esprit de parti, l’ignorance ou l’envie de nuire armerait la meute aboyante, le public n’en ressentirait pas moins qu’un tel essai n’est pas une œuvre méprisable. Peut-être irait-il même jusqu’à encourager des hommes d’un plus fort génie à se jeter dans la carrière ! »

Ainsi Beaumarchais, le plus railleur des esprits, a été l’annonciateur du plus raillé des génies. Car, avant Richard Wagner, l’idéal conçu par l’auteur du Barbier de Séville n’a pas été atteint. Ni l’admirable Gluck à qui manqua un grand poète, et qui sentait les ailes de sa mélodie prises dans le péplum de la poésie classique, ni le sublime Beethoven, qui lutta vainement dans Fidelio contre la niaiserie de son livret, ni Weber lui-même, qui par Euryanthe cependant a fait prévoir Lohengrin, n’ont réalisé ce rêve : la dualité de la poésie et de la musique, harmonieusement absorbée dans l’unité du drame.

II §

Une page entre autres m’a frappé dans Opéra et Drame, un des ouvrages théoriques les plus importants de Richard Wagner, et je la traduis de mémoire.

Il y a trois musiques, dit Wagner :

« Il y a la musique italienne, délicieuse et perverse, qui provoque et qui déprave, princesse peut-être, courtisane certainement ; belle comme les Vénus du Titien, et impudique comme les Arétines de Pierre d’Arezzo ; ne se souciant de rien, sinon de plaire et d’énerver ; triomphant des âmes fortes par sa faiblesse même ; jolie certes, et troublante comme un enchantement lascif, mais banalisant sa beauté dans des concessions de carrefour.

Marton, Marinette ou Zerbine, c’était la musique française. La mouche au coin de l’œil, un reste de baiser sur les lèvres, elle riait de toutes ses dents vives, la gorge libre et les cheveux au vent. Rien ne lui plaisait mieux que de babiller avec Gentil-Bernard sous la charmille de quelque guinguette, et, si elle s’attendrissait, c’était sur le sort d’une marguerite effeuillée au courant d’un ruisseau. Parbleu ! elle se déguisait parfois en héroïne, — ce sont là des caprices de grisette. Vous auriez juré souvent qu’elle prenait au sérieux son rôle de prophétesse biblique, — quand elle avait Méhul pour amant, — ou son rôle d’Agnès sincère, quand elle vivait maritalement avec Hérold. Mais bah ! son bonnet ne tardait pas à se renvoler par dessus les moulins, malgré le bandeau tragique ou la couronne de fleurs d’oranger qu’on se met au troisième acte, et, les deux poings sur les hanches, regrettant Vadé, et se contentant de Scribe, elle pouffait de rire au nez de l’art sérieux, narguait le Conservatoire, engueulait le Grand-Opéra, pressentant déjà peut-être que, dans un avenir peu lointain, elle serait la fille de Madame Angot7.

Il y avait la musique allemande. Oh ! celle-là était renfrognée. Elle regardait de loin, pleine d’étonnement, les coupables morbidesses de sa sœur italienne qui s’étirait avec des langueurs de sieste, dans une alcôve mal fermée. Elle s’effarouchait des lèvres roses de baisers, et des mouches au menton, et du poing sur la hanche de saf olle sœur de France. Elle était la virago hautaine, prude, réfléchie. Robuste et créée pour les fortes besognes, prête aux plus rudes enfantements, belle d’ailleurs, elle se consumait dans une longue virginité. Malgré Bach et Haydn, ses premières amours, malgré Mozart, qui la tenta et faillit la séduire, malgré Beethoven, qui la pressa fortement sur son cœur en lui criant : « Oh ! cesse enfin d’être stérile ! » elle se sentait incomplète, et, tourmentée en dépit de sa placidité apparente, elle maudissait sa solitude. Elle espéra un époux, un jour, lorsque Beethoven écrivit, Schiller aidant, la neuvième symphonie. Ce furent de belles fiançailles, gage des noces futures ! Une fois le poète la vit et la saisit. Habituée à l’isolement, à l’ombre, au mutisme, elle voulut d’abord lui résister ; mais il était le Mâle inévitable. « Tu enfanteras ! » lui dit-il. Et l’Harmonie, violentée par la Parole, enfanta le Drame musical. »

Tout le système de Richard Wagner et l’œuvre qui en est issue sont exprimés par cette allégorie. Le but, pour le poète-musicien, n’est pas la poésie et n’est pas la musique. Le seul but c’est le drame lui-même, c’est à dire l’action, la passion, la vie. Poésie et musique ne sont que des moyens. Elles se sacrifient, lorsqu’il le faut, à l’effet supérieur qui doit être produit. Quelquefois il devient nécessaire que leur charme personnel s’efface, disparaisse, soit comme s’il n’était pas, jamais l’admiration pour l’une d’elles ne devant faire obstacle à l’émotion que leur union engendre.

Ainsi il s’agit d’un art nouveau. Si vous cherchez la poésie allemande, lisez Goethe. Si vous voulez la musique allemande écoutez Beethoven. Si le drame vous attire, allez à Richard Wagner.

Lorsqu’on est assis dans une stalle pour assister à une représentation de Lohengrin ou de Tristan et Iseult, il ne faut pas se demander : « Entendrai-je de belles mélodies », ou « Entendrai-je de beaux vers ? » Il faut se dire : « On va représenter devant moi un drame. Serai-je ému ? »

Or, qu’on nous permette de le dire avec la certitude que notre opinion sera un jour commune à tous ceux qui aiment profondément le théâtre : les effets dramatiques produits par l’intime hymen du vers et de la mélodie sont tels dans l’œuvre de Richard Wagner, que, inférieur comme poète à Goethe, égalé, en tant que musicien, par Beethoven, il n’est, comme créateur dramatique, comparable qu’au divin Shakespeare.

III §

Richard Wagner a exprimé dans ses mélodrames les plus hauts et les plus poignants sentiments de l’âme humaine. Si, depuis Rienzi, il lui a plu de placer ses personnages dans des milieux légendaires, c’est que dans la légende, en effet, la passion dégagée des contingences accidentelles de l’histoire, de ce qu’on appelle la couleur locale, s’affirme plus nettement, se montre, pour ainsi dire, toute nue. En outre, le symbole, sans lequel aucune œuvre d’artiste ne saurait avoir de prolongement dans l’humanité entière, se dégage plus visiblement d’une action légendaire que d’un fait seulement historique. Richard Wagner excelle à découvrir et à généraliser la pensée intime des mythes populaires. Il est le contemporain du passé sans cesser d’être moderne. Naïf comme ces pâtres de Norvège qui se plaisaient jadis à entendre autour de la flamme du pin résineux le récit des Scaldes inspirés, il laisse aux histoires primitives leur charme d’enfance ingénue ; mais, penseur et critique, il sait, sans nuire à sa propre émotion ni à celle des autres, montrer la loi nécessaire des événements dans la suite en apparence désordonnée des circonstances, et il contraint l’humanité vieillie à s’aimer, à se haïr, à se plaindre, à se reconnaître en un mot, dans les contes qui l’ont bercée.

Le Vaisseau-Fantôme est la vieille histoire de ce Juif errant de la mer qui fatiguera sans fin les flots épouvantés tant qu’il n’aura point rencontré l’amour d’une femme fidèle jusqu’à la mort. C’est aussi l’éternelle angoisse des cœurs exilés sans retour de la maison où veille l’épouse et du foyer où sont les enfants.

Tannhaeuser, le chevalier chassé de la Wartburg, maudit par le pape, recueilli par l’enfer, et sauvé par la prière, c’est l’âme de l’homme, souillée de basses débauches, sans espoir de pardon ici-bas, et délivré enfin par le divin repentir.

Adam et Ève, Éros et Psyché, revivent, éternelle allégorie, dans Lohengrin et dans Elsa. Toujours le désir des choses défendues trouble la paix des amours féminines, et voici que le premier homme est chassé du paradis terrestre, et qu’Éros s’envole éveillé par la goutte d’huile, et que Lohengrin interrogé s’en retourne, pour ne plus revenir, vers les splendeurs désormais sans joie de Monsalvat.

Tristan et Iseult ont bu le philtre d’amour ; mais ce n’est pas seulement dans la coupe de Brangoene, qu’ils se sont enivrés, c’est dans les yeux l’un de l’autre. D’un récit de chevalerie, presque banal, et que bien des poètes auraient cru devoir laisser dans les petits livres de la bibliothèque bleue, Richard Wagner a fait le drame éternel des amants séparés par le hasard jaloux, et qui tombent morts, comme Roméo et Juliette, hélas ! sans s’être enlacés une dernière fois.

Mais c’est dans Parsifal, qui est la Légende comme la bible est le Livre, c’est dans l’Anneau du Niebelung, c’est surtout dans cette prodigieuse épopée dramatique, œuvre patiente de vingt années, que le poète-musicien a révélé son admirable compréhension des symboles primitifs. Cette fois, il ne se borne pas à faire revivre tel ou tel héros d’une légende circonscrite. C’est le passé de toute une race qui surgit des ombres anciennes, et de quelle race ? de celle, qui tout imbue encore des traditions anciennes, apportait aux solitudes neigeuses de l’Europe du Nord les divinités géantes et splendides de l’Inde à peine quittée.

Ici, nous verrons les forces de la nature, incarnées dans les dieux, dans les géants et dans les nains, lutter entre elles et, tour à tour victorieuses ou défaites, s’anéantir enfin au profit d’une autre force plus récemment surgie, au profit de l’homme triomphant.

Dès le commencement, l’alternative du bien et du mal, de la puissance et de la vertu, sera offerte à tout ce qui existe. Il faudra qu’ils choisissent entre l’Or, symboIe du pouvoir, et la Beauté, symbole de l’amour, ces dieux, ces géants, ces nains. Tous feront, le mauvais choix, et les dieux plus coupables parce qu’ils auront été moins instinctifs, ne pourront être rachetés que par les héros qu’ils engendreront. Cette idée : le dieu coupable sauvé par l’homme innocent, est certainement une des plus hardies et des plus hautes que l’esprit puisse concevoir. Mais le crime divin a été tel que tout le sang humain n’en pourra laver la souillure. Wotan s’éteindra dans l’inexorable crépuscule, malgré Siegmund mort pour lui, malgré Siegfried assassiné à cause de lui ; et la walkyrie Brünehilde, la déesse devenue femme, la divinité devenue humanité, terrible sur son cheval dont les grandes ailes palpitent comme des flammes blanches sur les flammes du bûcher, proclamera la fin des dieux engloutis dans l’abîme de leur faute, et la gloire enfin de l’homme extasié dans l’amour.

Telle est, sans entrer dans le détail des quatre drames, poignants et terribles, pleins d’événements et de situations hardies, — telle est la trilogie de l’Anneau du Niebelung, ou du moins l’idée qui s’en dégage. Nous ne nous faisons pas d’illusions ; si l’on peut espérer qu’un jour les autres ouvrages de Richard Wagner deviendront populaires en France, il ne faut pas, à l’égard de celui-ci, former le même rêve ; l’Anneau du Niebelung est une composition d’un ordre particulier ; la légende interprétée ou, pour mieux dire, renouvelée par Richard Wagner est tellement imprégnée de l’esprit de la race à qui elle s’adresse, que, certainement, transportée devant d’autres spectateurs, elle perdrait la plus grande partie de son intérêt. À nous, gens de race latine, qu’importerait ce Wotan que nous appelons Odin, et en qui nous aurions peine à reconnaître le Zeus des Grecs et le Jupiter des Romains ? Au contraire, dans le pays allemand, si scandinave encore, les noms et les faits de l’antique théogonie norvégienne sont familiers à tous. Il y a encore des frontières entre les esprits comme il y en a entre les nations.

IV §

Si vous êtes dépourvus de parti pris, si vous cherchez dans les grands spectacles artistiques quelque chose de plus que le plaisir de l’oreille et des yeux, — si vous osez blâmer Rossini de ses paresses et Meyerbeer de ses concessions, si le drame lyrique, tel qu’il fut permis à Scribe de le concevoir, ne satisfait pas vos aspirations, si vous êtes pleins d’un enthousiasme sincère pour le vrai art dramatique qui a donné le Prométhée enchaîné à la Grèce, Macbeth à l’Angleterre, les Burgraves à la France : entrez résolument dans l’œuvre de Richard Wagner et, en vérité, d’admirables jouissances, accrues par le charme de la surprise, seront le prix de votre initiation.

Par l’audace et la simplicité de ses conceptions tragiques, par son intime connaissance des passions humaines, par son vers musical, par sa musique poétique, par l’invention d’une nouvelle forme mélodique qu’on a appelée la mélodie continue et qui fait que le chanteur chante sans avoir l’air de le faire exprès, par son merveilleux orchestre, qui joue à peu près le rôle du chœur dans la tragédie antique et qui, toujours mêlé à l’action, la corrobore, l’explique, en centuple l’intensité par des rappels analogues ou antithétiques à chaque passion du drame, Richard Wagner vous transportera extasiés dans un milieu inconnu, où le sujet dramatique, vous pénétrant avec une puissance incomparable par tous les sens à la fois, vous fera subir des émotions encore inéprouvées.

Les Maîtres ChanteursXXXV §

Il est, parmi les œuvres de Wagner, une œuvre singulière : les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. J’en voudrais ici décrire le spectacle et traduire l’impression plutôt qu’en tracer l’analyse rigide.

Nous avons devant nous une création dramatique d’un ordre inconnu, où le génie du maître, sans s’abdiquer en rien, se fait voir en belle humeur. Création non moins inattendue que Tristan et Iseult, mais essentiellement familière, à la fois joyeuse et tendre, rabelaisienne par l’expansion comique, shakespearienne par la chaleur du sentiment et le charme fantasque : création wagnérienne, avant tout, par l’intime unité, la signification hardie, le libre style et l’accent.

Les Maîtres Chanteurs tiennent, si l’on doit user des mots connus, de l’opéra-comique et du grand opéra, de la grande farce satirique et du drame sentimental, et ils ne relèvent de rien. D’une scène à l’autre, tout y change ou tout s’y confond ; ceux qui se plaisent à étiqueter les œuvres sont fort embarrassés. Tantôt l’on soupire, tantôt l’on sourit, tantôt l’on rit à pleine gorge. Ici le compositeur nous emporte aux plus hauts sommets de la rêverie ; là il bafoue les ridicules si spirituellement, que la gaieté s’allume et flambe de tous côtés ; ailleurs il nous remplit des clameurs et des allégresses d’une fête populaire. Point de héros d’épopée ou de légende ; la fiction se déroule entre bons bourgeois de Nuremberg au XVIe siècle. Nul héroïque intérêt n’est en jeu ; il ne s’agit ni de patrie, ni de guerre, ni de religion, ni de politique : il n’est question que des amours du chevalier Walter et de la fille d’un orfèvre, et ce cadre étroit suffit à l’évocateur infaillible pour concentrer tout un monde de sensations, de passions et d’idées.

L’orchestre entame ex abrupto l’Ouverture par un motif de marche solennelle, franc, noble, incisif, au contour tout classique, auquel vient s’enlacer ensuite un chant plus libre et plus intime. C’est l’art spontané surgissant auprès de l’art traditionnel et le renouvelant. Désunis, ils tombent fatalement, celui-ci dans la routine et celui-là dans l’excentricité : réunis, ils se fécondent, l’un, apportant la verve et l’autre l’expérience. Ainsi est exposée symphoniquement la portée du drame. Des fanfares populaires, interjetées çà et là, s’enflent et ajoutent leur gai tumulte à la péroraison. Le morceau entre-croise avec ampleur ses thèmes essentiels nourris des sonorités les plus riches, et se coupe d’intermèdes capricieux, tout en sonneries claires, quasi railleuses. Pareil aux anciens lapidaires nurembergeois, si merveilleux à ciseler l’or pur et à sertir les gemmes fines, Richard Wagner a découpé ses harmonies en subtiles arabesques et traité sa partition comme une joaillerie. Toutes les finesses patientes du vieux génie gothique y sont rassemblées, mais transformées et rajeunies par le génie moderne. Il y a là plus que de l’élévation et de la force, il y a de la bonne grâce dans la grandeur.

C’est la veille de la Saint-Jean, la fête des maîtres chanteurs, la fête des fiancés, la fête préférée du peuple de Nuremberg. Fleurs et rubans vont s’échanger entre garçons et jouvencelles. L’église où nous voilà, c’est Sainte-Catherine. À gauche s’approfondit la vaste nef ogivale éclairée par des vitraux à personnages et peuplée de fidèles. On achève en ce moment, avec accompagnement d’orgue, le grand choral à quatre voix de la fin des vêpres. Nous sommes, nous, sous le porche aux murailles grises enrichies de crédences sculptées et plaquées, par endroits, de blasons en relief vivement enluminés et de pierres funéraires à effigies d’évêques pontifiants ou de hauts barons en armure.

Que fait ici le chevalier Walter pendant que les hymnes sacrés roulent sous les voûtes et qu’il monte de l’orchestre des soupirs d’amour ? Hier, on l’a conduit dans la maison de l’orfèvre Pogner et il s’est épris d’Eva, la fille du batteur d’or. C’est elle qu’il guette au passage, d’un œil inquiet. Et voilà que les orgues annoncent, par une marche grandiloque, le couronnement de la cérémonie ; tout le peuple défile recueilli et gagne les portes. Eva n’est point seule : sa servante Madeleine la suit à pas comptés, en beaux atours, son livre d’Heures à la main, commère coquette et prudente.

Soudain la jeune fille aperçoit Walter et elle frissonne : « J’ai oublié mon écharpe au dossier de mon banc », dit-elle à Madeleine. Alors, sur une musique douce comme une caresse, le chevalier lui demande si elle est fiancée. — Fiancée, non ! elle ne l’est pas, mais son père a juré de l’accorder en mariage à celui qui méritera les suffrages des maîtres chanteurs.

Aujourd’hui même et dans cette église aura lieu le concours de chant ; Walter, à ce mot, se sent naître à une vie nouvelle. Dieu l’entende ! L’antique poésie populaire est dans son cœur : elle frémit dans sa tête ; elle enflamme son désir. Béni soit l’amour qui, de tout temps, fit des miracles ! Il obtiendra le prix convoité.

Justement on apporte les bancs des maîtres. Les apprentis, suivant l’usage, disposent l’estrade du « marqueur de fautes » et le siège des concurrents. Voici le rideau noir qui cachera l’aristarque ; voilà l’ardoise où il inscrira les écarts des chanteurs novices. Ils causent, ils s’égayent, ils se disputent même, en manière de distraction, les jeunes écervelés. La musique devient sautillante, pleine d’insouciance et d’ardeur légère. On n’entend plus que des éclats de rire de petites flûtes, des babillages de violons, des espiègleries de cors, des frasques de hautbois, des joyeusetés de contrebasses. Walter, tout à coup, s’adresse à l’apprenti David : « Enseigne-moi, lui dit-il, les règles du chant magistral. » — Comment le ferais-je ? repart David, Il y a le ton vert, le ton jaune, le ton des roses, de la paille, du fenouil, le ton de l’etain anglais, le ton des aboyeurs, la manière des fleurs de haies, la manière des marjolaines et une multitude d’autres manières et d’autres tons qu’on ne retient qu’à la longue. » Le compositeur a imaginé pour cette réponse moqueuse un scherzo pétillant de fantaisie et de malice. Mais rien ne décourage le chevalier, et, dès que les maîtres sont en séance, il se présente pour concourir.

Là-dessus, discussions insignes ! Les gardiens des sacramentelles tabulatures sont fort hésitants. De quelle école vient le postulant ? Qui est-il ? Où a-t-il étudié ? Connaît-il les règles ? Walter réplique très mélodieusement qu’il sait ce que lui ont appris les brises, les feuillées, les oiseaux, les torrents, les saisons. Cela ne suffit point. Un des pontifes de la routine, le greffier Beckmesser, flaire un rival dans ce nouveau venu. Lui aussi aspire à la main de la belle Eva. Il est laid, glabre, joufflu, rouge, bedonnant, grotesque, pataud, dénué de tout mérite. Ses yeux ronds percent malaisément le triple bourrelet de graisse de sa figure ; une voix aigre sort de ses lèvres de prosaïque macaron, et ce Thersite paperassier représente, par excellence, le culte des traditions. C’est lui qui est chargé d’enregistrer les fautes des chanteurs. Toutes les fois qu’il ouvre la bouche, l’orchestre laisse échapper un gargouillement drolatique, une épigramme des clarinettes, une médisance des bassons, une bouffonnerie des tubas, une facétie des cors en sourdine. Il soulève mille objections : la dignité de l’art est en péril ; c’en est fait de la maîtrise, la corporation est perdue ; bref, il convient d’écarter le jeune homme.

Heureusement, Hans Sachs, le cordonnier-poète, le plus respecté des maîtres, ne partage pas cette opinion et sa sentence prévaut dans le conseil. Aussitôt Walter est invité à prendre place et à chanter ; et, sans balancer, il prélude. Dans le cénacle de ces vieillards bourgeois, austères ou ratatinés, vêtus de tuniques noires, son pourpoint de velours violet, son collier d’or luisant, son épée de franc baron, sa verte jeunesse patricienne, font de lui comme une apparition radieuse. On dirait d’un tableau inconnu d’Holbein ou d’Albert Dürer qui aurait subitement pris corps. D’une voix assurée, il improvise une ode sublime à la louange du Printemps. Beckmesser, en l’écoutant, frémit de rage derrière le rideau du marqueur ; sa craie implacable strie l’ardoise en tous sens ; il ne peut se contenir. À la fin, sa colère déborde. Ce chant fourmille d’intolérables fautes ! Cette mystification n’a que trop duré ! Sachs a plus d’indulgence ; il fait observer au cuistre que le morceau est en dehors des règles, mais non déréglé. Le vieux poète en aime la nouveauté et il convie le chanteur à poursuivre. Au milieu du tapage, le chevalier finit son dithyrambe. À qui, de Beckmesser et de Sachs, les juges donneront-ils raison ? On le devine : Walter est condamné d’avance. Les apprentis se gaussent de plus belle du présomptueux qui ne doutait de rien, et Sachs, profondément troublé, hoche la tête, tandis que, lentement, la toile s’abaisse et qu’un basson presque ironique fait entendre une réminiscence voilée de la marche des maîtres.

II §

Un trille étincelant sert de début au prélude du second acte. Les flûtes perçantes égrènent follement au-dessus des mélodies de l’orchestre leurs notes égayées. C’est la folie de plaisir qui s’empare du peuple aux apprêts des réjouissances. La nuit rêveuse descend sur la ville antique de Nuremberg. À droite, nous apercevons l’échoppe du cordonnier Hans Sachs, surmontée de son enseigne, ombragée de guirlandes de lilas et de sureau en fleur ; l’imposante maison de Pogner s’élève juste en face, exhaussée sur un perron. Le regard plonge dans la rue tournante, déjà ténébreuse, et l’on ne voit que tours en poivrière et pignons pointus découpant sur le bleu pâlissant du ciel leurs dentelures imprévues. Les jeunes gens célèbrent par des chansons, des rondes et des jeux la veillée du grand jour de Saint-Jean. Le scherzo, si prestement ébauché au premier acte, s’anime à travers cette scène jusqu’à l’arrivée de Sachs, qui vient s’asseoir, très méditatif, à son ouvrage. Cependant il ne peut travailler. Dans quelle inquiétude étrange est-il tombé ? Ses outils tremblent sur le cuir. Le chant de Walter occupe sa pensée tout entière. Tant de fierté l’a troublé. Ici l’orchestre va redisant les thèmes qu’on connaît et brodant de ressouvenirs les chansons capricieuses dont le cordonnier essaye de se distraire. Wagner n’a pas son pareil à mettre à nu le sentiment des personnages dramatiques. Ce qu’ils avouent, les instruments le confirment ; et ce qu’ils taisent, la symphonie le révèle. Le drame est complètement exprimé en ses nuances infinies.

Peu à peu la nuit s’épaissit, le ciel est voilé, des lumières brillent à toutes les fenêtres. Voici qu’Eva rentre au bras de son père ; mais n’ayez crainte, elle ressortira. Sachs, l’alène et le marteau à la main, s’interroge lui-même, comme s’il avait la vision d’un art nouveau tout prêt à naître. La jeune fille s’approche de lui doucement, et, sous couleur de lui parler chaussure, s’informe, l’adorable rouée, du sort de celui qu’elle aime, je ne sais pas de plus piquant et poétique dialogue, plus naturel d’accent et soutenu par une instrumentation plus pénétrante et plus nocturne. C’est de la musique divinement mystérieuse et, pour ainsi dire, émue du frisson des étoiles. Écoutez le cordonnier : sa belle humeur se voile de mélancolie ; il feint de rire et il y a dans ses phrases une onction de paternelle tendresse. Éva n’entend que ses moqueries, et, volontiers, elle fondrait en chaudes larmes. Mais soudain Walter paraît. Les cors, les altos, les violoncelles exhalent des soupirs d’indicible passion. Heureux moment qui rapproche les amoureux ! Serrés l’un contre l’autre, ils se parlent, ils se ravissent. Certes, ils n’hésiteront pas : ils partiront ensemble et sur le champ ; l’ombre est propice à leur dessein.

Mais ils ne sont pas seuls, en vérité. Quelqu’un, qu’ils ne voient pas, les surveille et les protège : c’est Sachs en personne, rentré dans son échoppe. À peine se sont-ils enlacés pour fuir qu’entr’ouvrant sa lucarne, il projette sur eux les rayons de sa lampe. Que feront-ils ? Un tilleul énorme s’offre pour les dissimuler. Ils se cachent sous les branches et, d’honneur, il n’était que temps.

La musique reprend sa folie. À petits pas, Beckmesser s’avance, son luth sous le bras, le manteau couleur de muraille, grisé d’un sot espoir. Ne va-t-il pas, le plaisant maître, régaler d’une sérénade la fille de Pogner ? Pour le coup, Sachs se promet de se divertir aux dépens du drôle. Beckmesser accorde son luth, qui rend des sons miraculeusement faux et bizarres et se met à croasser je ne sais quelle rapsodie saugrenue. La partie du luth est confiée à une harpe minuscule du timbre le plus ridicule du monde. Aux premiers arpèges on sait à quoi s’en tenir. Il va sortir de là une scène d’impayable bouffonnerie.

Notre cordonnier a installé sa table en pleine rue et il bat d’un maillet endiablé une semelle neuve. Vous sentez la déconvenue de Beckmesser, interrompu tout net par cette explosion de cordonnerie militante. Il veut reprendre, il veut continuer ; son luth rend des sons de plus en plus burlesques et sa voix s’éraille sans merci. Sachs, par surcroît, entonne une ariette de sa façon. Le greffier s’obstine et crie à tue-tête ; les deux airs se donnent la chasse et la cacophonie est d’une fantaisie sans borne. Tout le quartier en est réveillé en sursaut.

Que signifie ce charivari ? Holà ! qui veut-on écorcher ? La ville est-elle au pouvoir des infidèles ? À la garde ! Au secours ! Holà ! Les habitants sont tous aux fenêtres, coiffés de bonnet de nuit exaspérés, horripilés. L’apprenti David imagine qu’on entreprend sur sa fiancée Madeleine et il se précipite, à demi-vêtu. Les voisins, à son exemple, dévalent dans la rue armés de bâtons ; Sachs est rentré dans sa boutique et l’on rosse d’importance le ténébreux galant. En un clin d’œil le théâtre s’encombre de bourgeois, d’ouvriers, de femmes ; le thème de la sérénade grotesque sonne de tous côtés. Les violons le scandent, les cuivres le braillent, les voix le propagent ; il va, il vient, il monte, il s’excite, il s’échauffe, de même que les gourdins sur les épaules du greffier. Vous ne pouvez vous figurer le mouvement de cette satanique fugue. Beckmesser est fustigé à coups de scolastique, roué par sa propre chanson. C’est une vraie page de Rabelais mise au théâtre et traduite musicalement avec une verve nonpareille. Nous parlons quelquefois de la comédie lyrique. N’est-ce point ici la comédie lyrique réalisée dans toute son ampleur ?

On ne sait, ma foi, ce qui adviendrait de l’homme à la sérénade, par cette obscurité opaque, sans l’intervention du veilleur de nuit. Mais, à l’improviste, retentit le cornet à bouquin de l’honnête gardien de la paix publique. Il a cru entendre du bruit, il se hâte avec lenteur en poussant ses beuglements accoutumés et, naturellement, il ne trouve personne. La scène s’est vidée comme par enchantement. Où diable avait-il l’esprit tout à l’heure ? Quels fantômes lui soufflaient aux oreilles des échos de bagarre ? Donc il poursuit sa marche traînante, son falot à la main, toujours clamant son couvre-feu monotone : « Bourgeois, dormez tranquilles ; gardez-vous des follets et des diables ; louez Dieu, votre Seigneur. » La lune monte au ciel plus clair. Un calme profond enveloppe la cité endormie, et l’orchestre, assoupi tout à coup, susurre des notes vagues et moelleuses.

III §

Sur ces entrefaites, l’aube de la Saint-Jean s’épanouit par-delà les nuées ; l’ombre se dissipe et le soleil, à son lever, traverse les verrières carrelées de plomb des maisons nurembergeoises. Le décor représente le logis de Hans Sachs, où le maître, penché sur un gros livre, s’abîme dans la méditation. Il est impossible que le chevalier n’ait pas aujourd’hui sa revanche ! L’art nouveau qui s’est révélé au vieux poète ne sera pas étouffé ! Dans quelques heures aura lieu la fête avec le concours décisif et, s’il y a une justice, Walter recevra le laurier.

David, l’apprenti, ouvre la porte, tenant rubans et fleurs, si joyeux que sa joie déborde. Son caquet ramène à l’orchestre le babillage du scherzo ; mais les basses, très différentes, s’associent encore à la rêverie du penseur. Peu après rentre le chevalier, possédé de sa mâle angoisse : « Chante », lui dit le maître, actif à réconforter son génie. Et, derechef, une cantilène d’enivrement s’échappe de ses lèvres, de laquelle Sachs, émerveillé, transcrit les divines syllabes. Puis, c’est le tour d’Éva de venir, dans cet humble réduit, réchauffer son doux espoir. Beckmesser n’est pas loin non plus ! Meurtri, boiteux, brisé, broyé, moulu des suites de l’incident nocturne, il ne renonce pas cependant à sa convoitise amoureuse. Les vers de son rival sont là, sur la table du cordonnier. Il se les approprie afin de les moduler comme siens devant la foule, ou plutôt Sachs les lui abandonne, ayant là-dessus son dessein. Lorsqu’il s’enfuit, riche de ce trésor, sa haute cuistrerie exulte, oublieuse des coups de trique, et de la boiterie, et des meurtrissures, et c’est en bondissant qu’il quitte la place, aux strépitements des violons gagnés de son délire. Les deux amants aussi se pénètrent de bonheur. Écoutez ce mélodieux quintette, ce morceau de pure extase, où dominent leurs deux voix caressantes et chaudes. Ainsi répondent les jeunes amours aux séniles grimaces. Et quel charme soutenu dans la variété de ces scènes ! Quelle carrure de contrastes et quelle logique abondante ! Quel charme abondant et quelle diversité en ces scènes ! Quels contrastes et que de logique ! Walter rayonne d’inspiration ; Éva passe de la crainte à l’ivresse ; le greffier affiche toujours davantage sa sottise infatuée ; Sachs voile de sa bonne humeur saine les émotions de son vieux cœur.

Maintenant le décor change : nous assistons à la fête populaire. Les toits rouges de Nuremberg et les clochers de ses églises étincellent aux ardeurs du jour. Tout le peuple est présent qui grouille, et qui crie, et qui chante et qui danse. Ce ne sont que fanfares et chants d’allégresse. Les trompettes répondent aux trompettes ; les costumes chatoient ; les bannières des corporations se déroulent à la brise ; les eaux jaunes de la Pegnitz reflètent des pavoisements omnicolores. Point de contrainte ! Riches et manants ont part égale de liesse. C’est la fête des chanteurs et la journée des fiancés ; les chants vont de pair avec les accordailles. À l’appel strident des violons commence la valse ; elle se verse aux langueurs des violoncelles ; elle s’égaye aux tintements du glockenspiel. Ô belle franchise de la multitude ! Trémoussements spontanés de la foule heureuse ! Ce n’est pas la grimaçante sauterie chère aux chorégraphes ; c’est la danse véritable, la danse qui met en branle les paysans sous les grands arbres. Même sans le vouloir, on en subit l’impression ; on est comme un passant jeté par hasard au milieu d’authentiques réjouissances.

La marche pompeuse de l’Ouverture annonce l’arrivée des maîtres. Ils viennent par petits groupes irréguliers, gais et dispos, saluant leurs amis sur la route. Une estrade enguirlandée leur tiendra lieu de tribunal. Sachs, le dernier, y prend place ; les acclamations redoublent en son honneur ; on agite des chapeaux, des écharpes, des mouchoirs, des branches vertes ; bien mieux, tout d’une voix on entonne son célèbre cantique luthérien du rossignol de wittemberg. Le poète s’assied, très ému, parmi ses pareils. On croirait voir le génie de l’ancienne Allemagne prêt à sacrer le génie naissant de l’Allemagne future. À l’instant, la carrière est ouverte. Qui tentera d’abord la fortune du concours ? Ne cherchez pas : c’est Beckmesser.

Autour de lui les assistants sont tout oreilles. Le voici qui s’affermit sur ses jambes avant de préluder ; après quoi il tire de son luth un accord baroque. Les plus indulgents se regardent avec stupeur. Tout d’un coup il chante : cela peut-il bien s’appeler chanter ? À l’air de sa sérénade grotesque, il associe, l’effronté, la poésie de Walter. Qui se contiendrait à cette extravagance ? Les rires étouffés se font homériques, raclent les gorges, secouent les ventres. Et Walter, confondant le plagiaire, n’a nulle peine à rallier toutes les admirations. La main d’Eva lui appartient, il a conquis sa bien-aimée ; il a conquis la Muse, et Sachs, ayant préparé sa gloire, le bénit.

IV §

Voilà ce qu’on entend et ce qu’on voit dans les maîtres chanteurs. On a souvent indiqué ce point de vue que le chevalier victorieux des cuistres, c’est l’auteur de la tétralogie en personne, coupant, à la barbe des académies et des conservatoires, le frais laurier qu’usurpaient les rhéteurs. Il se peut, en effet, que Richard Wagner, travaillant à sa guise pour le soulagement de sa pensée, ait, en quelque façon, composé cette comédie pour se rasséréner et s’affirmer en face de ses grands drames. Hans Sachs, l’artisan rythmeur, serait une manière de Sébastien Bach plus naïf, nourri dans l’école, rompu aux disciplines classiques, mais bien supérieur à ses émules par l’envergure de l’âme et la fierté des visées. On a dit aussi, — non sans justesse, — que Walter, trait d’union de la poésie noble et de l’invention populaire, offre un parfait symbole de l’idéal wagnérien. Cependant je discerne dans l’œuvre un autre caractère moins généralement observé et qu’il importe de définir, c’est le caractère historique.

L’action se passe, comme on sait, à l’aurore de la Réforme. Or, c’est un fait connu que les collèges de maîtres chanteurs devinrent aussitôt les centres actifs de la propagande luthérienne. Martin Luther confia ses doctrines à leur esprit méthodique progressivement élargi et il écrivit, pour eux, plus d’un choral. De ce moment date l’Allemagne moderne. C’est pourquoi Wagner a précisé dans sa partition, des formes scolastiques prêtes à disparaître et glissé, entre les libres mélodies des amoureux, des phrases de choral et le cantique du rossignol de wittemberg. Avouons que le poète a merveilleusement saisi le sens profond de l’époque et supérieurement concentré ses vues. Le symbolisme de la donnée acquiert d’autant plus de puissance qu’il a pour base plus de réalité.

Le rituel des Maîtres ChanteursXXXVI, Wagner et Wagenseil §

« Joh. Cristophori Wagenseilii. de sacri rom. imperii libera civitate noribergensi commentatio ; accedit de germaniae Phonascorum, (von der Meister singer) origine, praestantia, utilitate et institutis sermone vernaculo liber » ; tel est le titre d’un ouvrage publié en 1697 à Altdorf, « typis impensisque Jodoci Wilhelmi Kohlesii. »

Il est la source principale de tout ce que l’on a écrit sur les associations poétiques et musicales qui fleurirent en Allemagne, depuis la fin du XIVe siècle et dont quelques unes ont prolongé leur existence jusqu’à nos jours : l’association des maîtres chanteurs de Ulm tint ses dernières assises le 21 octobre 1839.

Lorsqu’au lendemain de son Tannhæuser, Richard Wagner conçut la pensée de donner un pendant à cette œuvre et d’opposer, dans un contraste pittoresque, le rimeur bourgeois au poète aristocratique, le meistersinger au minnesoenger, il dut songer tout d’abord à consulter le bouquin de Wagenseil que peut-être, il avait feuilleté déjà d’un doigt frémissant et parcouru d’un regard curieux, avec le flair du chercheur lancé sur une bonne piste.

Que Wagner eût trouvé là des renseignements dont-il avait tiré parti pour écrire le livret des Maîtres Chanteurs, tout le monde le savait ; mais jusqu’à quel point s’étendaient les emprunts faits au vieil incunable ? Personne, à ma connaissance, ne s’était avisé de l’examiner. J’ai eu la curiosité d’y regarder de plus près et de dresser l’inventaire des détails fournis au poète des Meistersinger par leur antique et véritable historien.

Il est à peine besoin de le dire, ce qui dans l’œuvre de Wagner relève de l’art est la création propre et exclusive du maître. La fable, très simple du reste, le modelé des types et des figures, l’idéalité vivante des personnages, le réalisme poétique des scènes, tout est sorti de ce puissant cerveau, tout a jailli de cette imagination inépuisable. Ce que Wagner a pris à Wagenseil ce sont les détails relatifs à l’organisation des guildes, le cérémonial des séances, la poétique bizarre qui gouvernait leurs productions, en un mot tout ce qu’on pourrait appeler le rituel des maîtres Chanteurs.

Tout d’abord Wagenseil cite douze vieux maîtres Nuremburgeois, encore en réputation de son temps « die annoch im Beruff sind. » Ce sont : 1° Veit Pogner, 2° Kunz Vogelgesang, 3° Hermann Ortel, 4° Conrad Nachtigal, 5° Fritz Kothner, 8° Niklaus Vogel, 9° Augustin Moser, 10° Hans Schwartz, 11° Ulrich Eislinger, 12° Hans Foltz. Wagner adopte ces personnages, en modifiant un ou deux prénoms, et d’un trait de plume, il donne à chacun une silhouette caractéristique. Trois d’entre eux sont dessinés de main de maître : placés au premier plan, Beckmesser, Pogner et Kothner ont pris une physionomie inoubliable.

La mise en scène du premier acte est également empruntée à Wagenseil.

« L’assemblée des maîtres, dit le vieil historien, a lieu dans l’église Sainte Catherine, après l’office de midi… »

À cet effet, on ouvre près du chœur une estrade peu élevée, (ein niedriges Gerüst) sur laquelle on place une table avec un pupitre noir. Autour de la table on range des bancs. Cette estrade qui prend le nom de Gemerck est-enveloppée de tous côtés par des tentures. Une petite chaire, (eine kleine Cathedra) est destinée à celui qui veut faire entendre un chant de maître… Il se place alors sur ce siège qu’on appelle Sing-Stul, enlève son chapeau ou sa barette, après quoi le marqueur lui crie : commencez ! (Fangt an.)

On voit que Wagner s’est conformé scrupuleusement aux us et coutumes des maîtres chanteurs. Sur un point seulement il s’en est écarté et non sans d’excellentes raisons.

Wagenseil, en effet, nous apprend qu’il y avait dans la guilde, quatre marqueurs qui se partageaient le soin de censurer les morceaux qu’on soumettait à l’appréciation de l’assemblée. Le premier veillait à la pureté de la langue, pour laquelle la Bible de Luther servait de règle et de modèle, le deuxième examinait si le chanteur observait les lois de la tablature, le troisième inscrivait les rimes, pour constater qu’elles se succédaient conformément aux principes de l’école et le quatrième était chargé d’exercer sa critique sur la mélodie du chant proposé. Wagner a réuni toutes ces fonctions sur la tête de Sixtus Beckmesser dont le type fortement accusé symbolise ainsi le pédantisme intransigeant, en opposition avec son rival, le chevalier Walther de Stolzing, le poète inspiré, ne connaissant d’autre loi que l’élan spontané de sa libre fantaisie.

On se souvient qu’à la scène deuxième du premier acte des Meistersinger, David, l’apprenti d’Hans Sachs, énumère les tons et les modes qu’il faut connaître pour se faire recevoir dans la maîtrise de Nuremberg :

         « Le bref, le long, le traînard, la tortue,
        La plume d’or, l’écritoire d’argent,
L’azuré, l’écarlate et le vert de laitue,
L’aubépin parfumé, le plumage changeant,
Le tendre, le badin et les roses fleuries,
        Le ton galant et le mode amoureux,
        Le romarin, la reine des prairies,
        Les arcs-en-ciel, le rossignol joyeux,
        Le mode anglais, la tige de canelle
        Les pommes d’or, la fleur de citrouille,
La grenouille, le veau, le gai chardonneret,
          L’ivrogne qui chancelle,
L’alouette des blés, le chien d’arrêt,
          Les plaintes de la tourterelle,
La peau de l’ours, le pélican fidèle,
          Enfin le cordonnier modèle. »

Ces appellations burlesques qu’on croirait inventées à plaisir par quelque parodiste en belle humeur, se retrouvent dans le livre de Wagenseil avec le nom de leurs ingénieux inventeurs. Ainsi, le Pélican fidèle (die treu Pelicanweis) est d’Ambrosius Metzger, la Grenouille (die Froschweis) est de Frauenlob et le mode des Veaux (die Kœlberweis) est de maître Heidens.

On retrouve encore dans le livre de Wagenseil la nomenclature baroque des fautes, que dans le finale du premier acte, Beckmesser met à la charge de son rival.

Mais l’emprunt le plus curieux que Wagner ait fait à Wagenseil, est celui des lois de la tablature, dont Kothner donne lecture avec une solennité si comique, au moment où Walther se présente devant la corporation, pour briguer le rang et le titre de maître. Ici le poète des Meistersinger a copié presque littéralement la prose de l’historien, en se bornant à l’agrémenter de quelques bouts de rimes. On en jugera par la comparaison des deux textes.

Voici d’abord celui de Wagenseil.

« Ein jedes Meister-Gesangs Bar hat sein ordentlich Gemaes… Ein Bar hat mehrenteils unterschiedliche Gesaetz… ein Gesaetz bestehet, meistentheils aus zweyen Stollen die gleiche Melodey haben. Ein Stoll bestehet aus ettlichen Versen und pflegt dessen Ende mit einem Kreuzlein bemerckt werden. Darauf folgt das Abgesang, so auch etliche Vers begreift, welches aber eine besondere und andere Melodey hat8. »

Voici maintenant le texte de Wagner ;

Ein jedes Meistergesanges Bar
Stell’ordentlich ein Gemaesse dar
Aus unterschiedlichen Gesetzen,
Die Keiner soll verletzen.
Ein Gesetz bestecht aus zweenen Stollen,
Die gleiche Melodei haben sollen,
Der Stoll’aus etlicher Vers’Geboend
Der Vers hat seinen Reim am End
Darauf so folgt der Abgesang,
Der sei auch etlich’Verselang,
Und hab’ sein’ besondere Melodei.

L’analogie est frappante et valait la peine d’être mise en lumière. Elle ne peut intéresser, je le sais, que les rares esprits pour qui rien n’est indifférent de ce qui touche à l’éclosion d’un chef-d’œuvre. Ceux-là, du moins, j’ose m’en flatter, me sauront gré d’avoir entrepris cette petite étude, écrite pour leur agrément et leur édification.

Le mois wagnérien §

  • 13 février 1882 : Mort de Richard Wagner à Venise

PARIS

  • 1er Février. Concert Lamoureux : Fragments symphoniques des Maîtres Chanteurs.
  • 1er Février. Concert Colonne : Ouverture de Tannhæuser ; Prière de Rienzi (Bosquin) ; la Walküre : Adieux (Soum) ; Chant d’amour (Bosquin) ; Chevauchée (avec les solistes).
  • 8 Février. Concert Colonne : Ouverture de Tannhæuser ; la Walküre : Chant d’amour (Bosquin) : Chevauchée (avec les solistes)
  • 8 Février. Concert Lamoureux : Premier acte de Tristan et Yseult (version française de M. Victor Wilder) (Van Dyck, Blauwœrt, Degeorge, Mesdames Montalba, Boidin-Puisais).
  • 8 Février. Concert du Conservatoire : Marche religieuse de Lohengrin.
  • 15 Février. Concert Lamoureux : Premier acte de Tristan et Yseult.
  • 15 Février. Concert du Conservatoire : Marche religieuse de Lohengrin.
  • 15 Février. Concert Lamoureux (1er mars) : Deuxième acte de Tristan et Yseult (première audition).

NANCY

  • 22 Février. Concert populaire : Ouverture de Tannhæuser.

AUGSBOURG

  • 5 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 8 Février. Opéra : Lohengrin.

BÂLE

  • 20 Février. Théâtre : Les Maîtres Chanteurs (pour la 1ere fois).
  • 22 Février. Théâtre : Les Maîtres Chanteurs (pour la 1ere fois).

BERLIN

  • 6 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 12 Février. Opéra : La Walküre.
  • 9 Février. Concert Wagner : Marche funèbre de la Gœtterdæmmerung ; l’Agape des ApôtresXXXVII : Prélude de Lohengrin ; 3e acte de Parsifal.
  • 16 Février. Concert Wagner : Mélodies ; Evocation d’Erda.
  • 20 Février. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

BERNE

  • 7 Février. Concert : 1er acte de Lohengrin, scène fin du 1er acte de Parsifal.
  • 8 Février. Concert : 1er acte de Lohengrin, scène fin du 1er acte de Parsifal.

BRÊME

  • 14 Février. Opéra : Siegfried (pour la 1ere fois).
  • 16 Février. Opéra : Gœtterdæmmerung (pour la 1ere fois).

BRESLAU

  • 5 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 8 Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 10 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.

BRUGES

  • 10 Février. Concert : Romance de l’Etoile.

BRUNN

  • 1er Février. Opéra : Tannhaeuser.

BRUNSWICK

  • 13 Février. Opéra : Marche funèbre de la Gœtterdæmmerung ; le Hollandais Volant. 20 Février. Opéra : Siegfried.

CARLSBAD

  • 13 Février. Concert : Siegfried-Idyll ; marche de Lohengrin.
  • 19 Février. Concert Wagner : Marche funèbre de la Gœtterdæmmerung ; Vendredi-Saint ; Fragments de Lohengrin ; mélodies ; Marche impériale.

CARLSRUHE

  • 1er Février. Opéra : Tristan et Isolde.

CASSEL

  • 8 Février. Opéra : Lohengrin.

CHEMNITZ

  • 4 Février. Opéra : La Walküre.
  • 6, 8,13 Février. Opéra : La Walküre.

COLOGNE

  • 13 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 15 Février. Opéra : Tannhaeuser.
  • 17 Février. Opéra : Tannhaeuser.

DANTZIG

  • 13 Février. Opéra : La Walküre.

DARMSTADT

  • 13 Février. Concert : Marche funèbre de la Gœtterdæmmerung ; Tannhæuser.

DESSAU

  • 1er Février. Opéra : Lohengrin.

DRESDE

  • 5 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 24 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.

DUSSELDORF

  • 1er Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 27 Février. Opéra : La Walküre.

ÉDIMBOURG

  • 2 Février. Concert Manns : Ouverture de Tannhæuser.

FRANKFORT

  • 8 Février. Opéra : La Walküre (stritt, mad. Luga)
  • 13 Février. Tannhæuser (Stritt, mad. Walter) (représentation populaire).
  • 13 Février. Concert : Fragments de Tristan et de Parsifal ; Marche impériale.

GLASGOW

  • 3 Février. Concert Manns : Ouverture de Tannhæuser.

GRATZ

  • 16 Février. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

HAMBOURG

  • 4 Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 7 Février. Opéra : Gœtterdæmmerung.
  • 18 Février. Opéra : Siegfried.
  • 16 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 37 Février. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

IÉNA

  • 9 Février. 6e concert académ. : Prélude des Maîtres Chanteurs.

LEIPZIG

  • 4 Février. Opéra : Rienzi.
  • 9 Février. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 11 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 18 Février. Opéra : Tristan et Isolde.
  • 18 Février. Concert Wagner (dir. Hermann) : Marche funèbre de la Gœtterdæmmerung ; prélude de Parsifal ; Waldweben ; duo de la Walküre ; prélude de Tannhæuser.
  • 27 Février. Opéra : Tristan et Isolde

LONDRES

  • 2 Février. Concert Soc. Philharm : Ch. des Fileuses.
  • 28 Février. 1ere Conférence à l’Institut Royal par M. C. Armbruster sur la vie, la théorie et les œuvres de R. Wagner.

MAGDEBOURG

  • 27 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.

MANCHESTER

  • 27 Février. Concert Ch. Hallé : Introduction et final du 1er acte de Parsifal.

MAYENCE

  • 25 Février. Opéra : Lohengrin.

MANNHEIM

  • 8 Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 13 Février. Le Hollandais Volant.
  • 18 Février. Concert Wagner : Prélude et 3e tableau de la Gœtterdæmmerung.

MUNICH

  • 12 Février. Fête-Wagner : Symphonie funèbre sur des motifs d’Euryanthe ; leçon de M. Hans de Wolzogen sur le Public idéal selon R. Wagner.
  • 13 Février. Opéra : Tristan et Isolde (Vogl ; mad. Vogl) (au bénéfice de l’Association wagnérienne).
  • 19 Février. Opéra : Le Hollandais Volant (Gura ; mad. Wekerlin).
  • 22 Février. Opéra : Rienzi (Vogl ; mad. Vogl ; mad. Basta ; Siehr)

NEUFCHÂTEL

  • 14 Février. Concert (orchest. de Berne) : Le Vendredi-Saint.

NEUSTRELITZ

  • 22 Février. Opéra : Lohengrin.

NEW-YORK

  • 22 Février. Opéra : La Walküre (Mme Materna).

NUREMBERG

  • 26 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.

PLAUEN

  • 22 Février. Concert-Wagner : Marche d’Hommage ; 1er acte de la Walküre (Unger, Torek, mad. Unger-Haupt) ; final de la Walküre.

PRAGUE

  • 2 Février. Opéra tchèque : Lohengrin,
  • 7 Février. Concert : Duo de Lohengrin (2e acte) ; Romance.
  • 8 Février. Opéra allemand : Rienzi.
  • 11 Février. Opéra tchèque : Lohengrin.
  • 13 Février. Opéra allemand : Le Hollandais Volant.
  • 16 Février. Opéra tchèque : Lohengrin.
  • 20, 24, 28 Février. Opéra tchèque : Lohengrin.
  • 24 Février. Opéra allemand : Tannhæuser.
  • 28 Février. Opéra allemand : Rienzi.

QUEDLINBOURG

  • 13 Février. Concert Wagner (Ch. Forchhammer), fragments de toutes les œuvres de Wagner.

ROTTERDAM

  • 21 Février. Opéra : Lohengrin.

SCHWERIN

  • 1er Février. Opéra : Lohengrin.
  • 7 Février. Concert militaire : Fragments de Rienzi.
  • 9 Février. Opéra. Tannhæuser.
  • 14 Février. Concert mil. : Fragm. de tous les drames wagnérien.

STETTIN

  • 4 Février. Opéra : Lohengrin.
  • 13 Février. Opéra : Marche funèbre de la Gœtterdæmmerung ; Tannhæuser.
  • 10 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 24,27 Février. Opéra : Rienzi.

STUTTGART

  • 13 Février. Opéra : La Walküre (pour la 1ere fois).

TURIN

  • 20 Février. Opéra : Lohengrin.

VIENNE

  • 11 Février. Opéra : Tristan et Isolde (Winkelmann, Mlle L. Lehmann).
  • 13 Février. Concert. Wagner : Scène de Sigmund et Brünnhilde (la Walküre) ; scène finale de Parsifal.
  • 18 Février. Opéra : Tannhæuser (Winkelmann, mad. Ehnn).
  • 22 Février. Opéra. Lohengrin (Winkelmann, mad. Ehnn).

WARNSDORF (Bohême)

  • 24 Février. Concert Wagner : Chœur de Hans Sachs ; prière d’Elisabeth ; romance de l’Etoile ; Air de concours ; duo de Lohengrin (3e acte) ; Chœur des Matelots ; rêverie d’Elza ; scène et ballade du Hollandais ; prière de Lohengrin.

WEIMAR

  • 8 Février. Opéra : Tannhæuser.

WIESBADEN

  • 12 Février. Opéra : Lohengrin.

ZURICH

  • 13 Février. Opéra : Tannhæuser.

La Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter)

Analyse du numéro de février 1885 §

1° H. de WolzogenXXXVIII : — Conférence faite à Vienne le 13 février 1884. — L’auteur suit le développement de Wagner : d’abord révolutionnaire des conditions sociales et artistiques de son temps ; puis réformateur de l’art ; enfin régénérateur d’une culture idéale.

2° Friedrich HofmannXXXIX : — Sur l’architecture théâtrale (conclusion de l’article commencé dans le précédent numéro). — À la fin de cet article, l’auteur montre comment on pourrait appliquer le principe du théâtre de Bayreuth aux autres théâtres. Il nous apprend aussi que les architectes allemands commencent à s’inspirer du théâtre idéal, tel que Wagner l’a esquissé dans son « édifice provisoire ».

3° Eugen Aragon ; — Génie et Démon. — M. E. Aragon, un italien, fait une étude psychologique des grands politiques, et arrive avec Schopenhauer à la conclusion que ces hommes sont dépourvus de génie proprement dit et que c’est le démon qui fait le fond de leur caractère. Gambetta et Bismarck servent entre autres comme exemples.

4° GlasenappXL : — Correction d’une erreur qui s’est glissée dans l’article : Pasticcio de Richard Wagner, reproduit dernièrement dans la Revue de Bayreuth.

5° Arthur Seidl : — À propos d’une représentation des Maîtres Chanteurs à Leipzig. — L’auteur, un jeune étudiant, et fondateur des associations wagnériennes universitaires de Munich et de Tübingen, décrit les impressions ressenties lors de cette représentation et établit une comparaison intéressante entre l’œuvre vivante du Maître et l’image inanimée que tracent les savants universitaires, de cette période si remplie de l’histoire allemande.

6° Nouvelles, communications officielles de l’Association Wagnérienne, etc., etc.
H. C.

L’abondance des matières nous oblige à remettre, au prochain numéro l’article deM. Alfred Ernstsur lesSouvenirs de Richard Wagner, traduits par M. Camille Benoit, et la revue de la Presse.

Correspondance §

Angleterre. — Il est tant soit peu humiliant d’avoir à confesser qu’il y a très peu de wagnérisme en Angleterre. D’abord nous n’avons point d’opéra. Pendant plus de neuf mois de l’année on n’en joue pas à Londres, et dans les provinces il n’y en a jamais, excepté dans les villes où Carl Rosa et son excellente troupe se fixent quelquefois pour une semaine. Quant au drame musical, il est ici de vingt ans en arrière. Nous nous trouvons dans un état de transition ; nous nous efforçons de pénétrer plus avant dans la lumière, mais nous sommes retenus par une foule de feuilletonnistes, d’organistes et de maîtres de chapelle qui ne savent, que trop bien, que leur règne cessera dès que nous nous serons émancipés. Ce qu’il y a de plus encourageant, c’est que le goût pour la musique wagnérienne commence à se disséminer parmi le vrai peuple. La haute aristocratie n’y comprend pas mot, la bourgeoisie ne veut entendre que des oratorios, des antiennes, des glees et des cantates ; mais le vrai peuple n’est content que si les programmes de ses concerts contiennent au moins un morceau de Wagner, et ce morceau est généralement le plus applaudi. En dépit de tout ce que les feuilletonnistes ont écrit, le peuple anglais a, pour Wagner, un haut respect mêlé d’une curiosité timide, et un grand désir de connaître ses œuvres. Ainsi, quand on donne un drame de Wagner pendant notre courte saison musicale, ce sont toujours les places les moins fashionables et de meilleur marché qui sont remplies d’une foule enthousiaste. Aussi s’est-il élevé parmi nous un bon nombre de musiciens zélés qui ont fait serment de nous instruire, et l’on peut espérer qu’au bout de quelques années, il y aura une grande révolution dans nos opinions et, une renaissance du drame musical.

Un hardi, M. Carl Armbruster, s’est déjà mis en campagne et, par des conférences qu’il est en train de donner au Royal Institution, il parviendra à vaincre l’ignorance et le préjugé. Bien d’autres voudraient se ranger sous le drapeau glorieux ; mais tant que nous n’aurons point un théâtre national de drame musical, nos oratorios, nos antiennes, nos glees et nos cantates ne suffiront pas à nous élever au premier rang des nations musicales.

Louis N. Parker.

***

Suisse. — Contrairement à ce qui a été annoncé, Lohengrin ne sera pas donné, de cette saison, à Genève. On espère qu’il sera monté l’automne prochain.

Au dernier concert populaire de Bruxelles (12 avril) sera exécuté le premier acte de la Walküre, traduit en français par M. Victor Wilder, et publié par l’éditeur Schott. Les chanteurs seront Mme Brunet-Lafleur, MM. Van Dyck et Blauwaert.

La scène des Blumenmaedchen exécutée pour la première fois au concert, et le prélude de Parsifal, Siegfried-Idyll, et la Chevauchée des Walkures (avec les solistes) complèteront le programme.

 

Paris. — Imprimerie Morellet et Cie, 24, rue des Martyrs.

Le Directeur-gérant : Edouard dujardin.

Paris, 8 avril 1885. §

Chronique
Les WagnéristesXLI §

Les Maîtres Chanteurs continuent, à Bruxelles, d’être joués devant un public nombreux. Après les auditions de Tristan et isolde, M. Lamoureux a, glorieusement, terminé ses concerts, le Vendredi-Saint, par une soirée toute wagnérienne. Mais, en ce mois de mars, non à propos, seulement, des Maîtres, de Tristan, le nom de Wagner a été cité : à propos, encore, de choses où le wagnérisme n’a point sa part, ni la musique. — Une vieille comédie a été jouée, très vieille, très plaisante : chaque fois qu’un musicien produit un opéra, les feuilletonnistes la reprennent, d’accord avec le public : le wagneriste malgré lui.

La bonne ignorance, naïve, de Boiëldieu et d’Adam, n’est plus guère possible, aujourd’hui, à nos compositeurs ; ils doivent être bruyants, paraître audacieux… Pour le public, heureux, toujours, des classifications, ces nouveautés, le bruit, l’audace, furent, jadis, la caractéristique innovation de Richard Wagner, musicien : émerveillé de les voir bruyants et audacieux, le public nomma nos compositeurs des wagnéristes. — Ils protestent : l’Institut n’admet point de wagnérisme ! et puis, si le nom de Wagner devenait trop célèbre, si l’œuvre de Wagner était représentée, connue, quelle mine auraient leurs opéras !… Et ils écrivent aux journaux, déclarent être français, nomment la Patrie : ils ne comprennent plus Wagner, passé Lohengrin… Cependant, ils persévèrent, faisant des œuvres bruyantes et qui paraissent audacieuses, ainsi qu’ils ont appris ; et le public s’acharne à les juger wagnériennes ; les critiques, aussi, la plupart pour les en louer, M. Comettant pour les en blâmer : « Oui, des wagnéristes, M. Saint-Saëns, M. Joncières… ils s’en défendent, et c’est d’un beau patriotisme… mais les auditeurs sentent bien qu’ils ont pris au musicien de Bayreuth ce qu’il avait de possible et de bon. »

Ils ne sont point des wagnéristes : ils continuent, les accommodant au goût moderne, le mélodrame de Meyerbeer, ou l’opérette d’Adam, enseignés au Conservatoire. Or, ils ont trouvé les partitions de Wagner ; étant musiciens, ils ont été frappés par l’habileté des développements symphoniques, la puissance de l’instrumentation, la richesse harmonique, cet extraordinaire et génial talent de facture, le métier, qu’ils ont vu tout seul… Donc ils ont pris à Wagner ses procédés de développement, d’instrumentation, ses harmonies, les imitant, à leur façon. Nous avons des musiciens tendres qui les atténuent, des farouches qui les exagèrent ; tous les gâtent, lis ont appris que Wagner employait des thèmes caractéristiques, et ils emploient des thèmes caractéristiques, le thème de la lettre, le thème de l’évêque. Ils ont appris que Wagner donnait à l’orchestre un rôle important : ils surchargent leurs partitions de sonorités bruyantes, accompagnent des romances sentimentales avec des dissonances très savantes. Ils parlent le langage wagnérien comme les lauréats du concours général parlent le langage latin, qui ont abouté, en leurs discours, les phrases copiées de leurs cahiers d’expressions.

Mais, qu’ils parviennent à avoir, parfaitement, ce langage musical ; qu’ils fassent une musique wagnérienne, comme le sait M. de Goldschmidt : ils seront loin, encore, d’être des wagnéristes. La musique pour Wagner, est un moyen, non une fin ; la fin est l’expression dramatique. À cette expression, les compositeurs, dits wagnéristes, ne tendent point : ils ne le peuvent, d’abord, parce qu’ils ne sentent point, étant occupés aux détails de leur métier ; ils ne le peuvent, ensuite, surtout, parce que le musicien, après Wagner, doit être artiste. — D’abord, le compositeur doit vivre son œuvre, entière, avant qu’il ne l’exprime ; ensuite, il doit, avec le contre-point, savoir la grammaire française, et l’orthographe.

Non, ces fabricants de musique, et ces illettrés, ils ne vous trompent pas : ils ne sont point des wagnéristes ; leurs développements symphoniques ne sont point la mélodie infinie wagnérienne ; leurs vides sonorités ne sont point les clameurs vivantes de l’orchestre wagnérien ; leurs harmonies ne sont point les expressives polyphonies, troublantes, du drame wagnérien. Mais fussent-ils poètes, fussent-ils peintres, fussent-ils même lettrés, même fussent-ils artistes, ils ne sont point des wagnéristes ceux à qui le mythe n’apparaît point en sa signifiance symbolique, et le drame en sa philosophie… Et qu’importe ?… fût-on, encore, philosophe, on ne sera pas un wagnériste : Wagner ne devant pas être copié, — aucun maître ne devant être copié, — le wagnériste est celui qui comprend Wagner, non celui qui l’imite.

Beckmesser est savant il connaît les règles des tablatures, et tous les contrepoints ; et, parmi ses collègues de l’Institut de Nuremberg, il préside les jurys d’examen. Pourquoi chanter devant lui, pauvre chevalier Walther, n’a-t-il pas contre toi les traditions, l’idéal, et le patriotisme ? ensuite, il te prendra ton poème, lui, ton rival, l’amoureux de l’Eve glorieuse ! c’est ton poème qu’il t’a volé, c’est les chants de Tristan, de Siegfried et de Parsifal, qu’il adapte, estropiés, à l’air de sa sérénade, en le Concours.

… Hélas pour lui, Beckmesser ! le peuple le bafoue, le chasse ; le peuple entend la voix du poète, et l’acclame, triomphalement… Beckmesser, pourtant, est satisfait ; dans un mémoire pour l’Institut, il a prouvé la folie de Walther ; et Pogner, par déférence, lui a laissé la dot d’Eva.

L’Ouverture de TannhaeuserXLII §

Dans un paysage comme la nature n’en saurait créer, dans un paysage où le soleil s’apâlit jusqu’à l’exquise et suprême dilution du jaune d’or, dans un paysage sublimé où sous un ciel maladivement lumineux, les montagnes opalisent au-dessus des bleuâtres vallons le blanc cristallisé de leurs cimes ; dans un paysage inaccessible aux peintres, car il se compose surtout de chimères visuelles, de silencieux frissons, et de moiteurs frémissantes d’air, un chant s’élève, un chant singulièrement majestueux, un auguste et pacifiant cantique élancé de l’âme des las pèlerins qui s’avancent en troupe.

Et ce chant, sans effusions féminines, sans câlines prières s’efforçant d’obtenir par les hasardeuses singeries de la grâce moderne le rendez-vous réservé d’un Dieu, se développe avec cette certitude de pardon et cette conviction de rachat qui s’imposèrent aux humbles et suggestives âmes du Moyen-âge.

Adorant et superbe, mâle et probe, il déduit l’épouvantable fatigue du Pêcheur descendu dans les caves de sa conscience, l’inaltérable dégoût du Voyant spirituel mis en face des iniquités et des fautes accumulées dans ces redoutes et il affirme aussi, après le cri de foi dans la rédemption, le bonheur surhumain d’une vie nouvelle, l’indicible allégresse d’un cœur neuf éclairé, tel qu’un Thabor, par les divins rayons de la mystique Supéressence.

Puis ce chant s’affaiblit et peu à peu s’efface ; les pèlerins s’éloignent, le firmament s’assombrit, la paille lumineuse du jour s’atténue et bientôt l’orchestre inonde de lueurs crépusculaires l’invraisemblable et authentique site. C’est une dégradation de teintes, une poussière de rais, un mica de sons, qui se meurent avec le dernier écho du cantique perdu au loin ; — et la nuit tombe sur cette immatérielle nature, créée par le génie d’un homme, maintenant repliée sur elle-même dans une inquiète attente.

Alors un nuage irisé des morbides couleurs de la flore rare, des violets expirés, des roses agonisants, des blancs moribonds des anémones, se déroule puis éparpille ses moutonneux flocons dont les ascensionnelles nuances se foncent, exhalant d’inconnus parfums où se mêlent le relent biblique de la myrrhe et les senteurs voluptueusement compliquées des extraits modernes.

Soudain, dans ce site musical, dans ce fluide et fantastique site, l’orchestre éclate, peignant en quelques traits décisif, enlevant de pied en cap, avec le dessin d’une héraldique mélodie, Tannhaeuser qui s’avance ; — et les ténèbres s’irradient de lueurs, les volutes des nuées prennent des formes tourmentées de hanches et palpitent avec d’élastiques gonflements de gorges ; les bleues avalanches du ciel se peuplent de nudités ; des cris de désirs incontenus, des appels de stridentes lubricités, des élans d’au-delà charnel, jaillissent de l’orchestre et, au-dessus de l’onduleux espalier des nymphes qui défaillent et se pâment, Vénus se lève, mais non plus la Vénus antique, la vieille Aphrodite, dont les impeccables contours firent hennir pendant les séculaires concupiscences du Paganisme, les dieux et les hommes, mais une Vénus plus profonde et plus terrible, une Vénus chrétienne, si le péché contre nature de cet accouplement de mots était possible !

Ce n’est plus, en effet, l’immarcescible Beauté seulement préposée aux joies terrestres, aux excitations artistiques et sensuelles telle que la salacité plastique de la Grèce la comprit ; c’est l’incarnation de l’Esprit du Mal, l’effigie de l’omnipotente Luxure, l’image de l’irrésistible et magnifique Satanesse qui braque, sans cesse aux aguets des âmes chrétiennes, ses délicieuses et maléfiques armes.

Telle que Wagner l’a créée, cette Vénus, emblème de la nature matérielle de l’être, allégorie du Mal en lutte avec le Bien, symbole de notre enfer intérieur opposé à notre ciel interne, nous ramène d’un bond en arrière à travers les siècles, à l’imperméable grandeur d’un poème symbolique de Prudence, ce vivant Tannhæuser qui, après des années dédiées au stupre, s’arracha des bras de la victorieuse Démone pour se réfugier dans la pénitente adoration de la Vierge.

Il semble que la Vénus du musicien soit la descendante de la Luxuria du poète, de la blanche Belluaire, macérée de parfums, qui écrase ses victimes sous le coup d’énervantes fleurs ; il semble que la Vénus wagnérienne attire et capte comme la plus dangereuse des déités de Prudence, celle dont cet écrivain religieux n’écrit qu’en tremblant le nom : Sodomita Libido.

Mais bien qu’elle rappelle par son concept les allégoriques entités du Moyen-âge, elle apporte en sus un piment moderne, insinue un courant intellectuel de raffinement dans cette masse de sauvages voluptés qui coulent ; elle ajoute, en quelque sorte, des sensations exaspérées au naïf canevas des anciens âges, assure plus certainement enfin, par cette exaltation d’une acuité nerveuse, la défaite du héros, subitement initié aux lascives complications de cervelle du temps épuisé où nous sommes.

Et l’âme de Tannhaeuser fléchit, et son corps succombe. Inondé d’ineffables promesses et d’ardents effluves, il tombe, délirant, dans les bras des polluantes Nuées qui l’enlacent ; sa personnalité mélodique s’efface sous l’hymne triomphant du Mal — puis la démoniaque tempête de la chair qui rugit, les éclairs sulfureux et les jets phosphoriques qui grondent dans l’orchestre s’apaisent ; l’incomparable éclat de ces grands cuivres qui semblent une transposition des aveuglantes pourpres et des somptueux ors de Delacroix, s’affaissent — et un susurrement d’une ténuité délicieuse, un frôlement presque deviné de sons adorablement bleus et aériennement roses, frissonne dans l’éther nocturne qui déjà s’éclaire. — Puis l’aube apparaît, le ciel hésitant blanchit comme peint avec des sons blancs de harpe, se teint de couleurs encore tâtonnantes qui peu à peu se décident et resplendissent dans le magnifique alléluia, dans la fracassante splendeur des timbales et des cuivres. Le soleil surgit, s’évase en gerbe, crève l’horizon dont la barre s’élargit et monte ainsi que du fond d’un lac dont la moire fulmine sous les rayons qu’elle répercute. Au loin, plane le cantique intercédant, le cantique augural et fidèle des pèlerins, détergeant les dernières plaies de l’âme épuisée par la diabolique lutte ; — et, dans une apothéose de clarté, dans une gloire de Rédemption, la Matière et l’Esprit s’enlacent, le Mal et le Bien se lient, la Luxure et la Pureté se nouent avec les deux motifs qui serpentent, mêlant les baisers épuisants et rapides des violons, les éblouissantes et douloureuses caresses des cordes énervées et tendues, au chœur auguste et calme qui s’épand, à la mélodie médiatrice, au cantique de l’âme maintenant agenouillée, célébrant la définitive submersion, l’inébranlable stabilité dans le sein d’un Dieu.

Et tremblant et ravi, l’on sort de la vulgaire salle où le miracle de cette essentielle musique s’est accompli, emportant avec soi, dans un nécessaire recueillement, l’indélébile souvenir de cette admirable ouverture de Tannhaeuser, de ce prodigieux et initial résumé de l’immense grandeur de ses trois babéliques actes.

Avant de commencer la série des analyses et traductions, la Revue wagnérienne publie, aujourd’hui, une étude générale sur les œuvres théoriques, si considérables, de Richard Wagner.

Les œuvres théoriques de Richard WagnerXLIII §

Richard Wagner a conté, dans sa Lettre sur la Musique (préface aux quatre poèmes), pourquoi, et comment il écrivit ses traités théoriques. Nous rappellerons, seulement, brièvement la suite des faits.

Ayant composé le Hollandais, Tannhaeuser et Lohengrin qui sont des admirables opéras, mais des opéras, il eut, tout à coup sa carrière interrompue par la Révolution de 1849. Jusque là, quelques hardiesses qu’il eût osées, en ses opéras, il avait conservé la forme générale traditionnelle, content d’améliorations particulières, ne pensant point, sans doute, à une rénovation radicale. En 1849, Lohengrin était prêt pour être joué à l’Opéra de Dresde, quand la révolution bouleversa l’Allemagne ; Wagner était parmi les insurgés ; il fut proscrit, et s’enfuit en Suisse. Alors, renonçant à toute espérance de succès en les théâtres, oubliant toute préoccupation immédiate de représentation, libre enfin, il conçut son œuvre d’art. Les années d’exil furent la grande époque décisive de la vie de Richard Wagner : il écrivit, en ces années, ses œuvres de critique et d’esthétique, commentaires des drames qu’en même temps il méditait, Tristan, la Tétralogie, les Maîtres Chanteurs.

Jusqu’en 1849, les écrits théoriques de Richard Wagner ont peu d’importance. C’est les articles écrits à Paris de 1840 à 1841, et publiés alors par la Revue et Gazette musicale : une visite a Beethoven ; la fin d’un musicien allemand a Paris ; une heureuse soirée ; sur la musique allemande ; le virtuose et l’artiste ; l’artiste et la popularité ; le stabat mater de Rossini ; une étude sur l’ouverture ; des articles sur le Freischutz, la Reine de Chypre ; le Retour à Dresde des cendres de Weber, traduit récemment par M. Camille Benoit, les Souvenirs sur Spontini ; l’exécution de la neuvième symphonie de Beethoven en janvier 1846, avec un programme, etc. ; enfin, un projet pour l’organisation d’un théâtre national par le royaume de Saxe (1849). C’est en ce traité que commence, vraiment, l’exposition dogmatique du système de Richard Wagner9.

Les ouvrages théoriques de Richard Wagner, depuis le Projet pour l’organisation d’un théâtre national allemand dans le royaume de Saxe, écrit en 1849, jusque le traité sur la Religion et l’Art, publié dans le journal de Bayreuth, en 1880, peuvent être considérés, dans leur ordre chronologique, comme des réponses successives à trois questions :

1° Quelle doit être l’œuvre d’art idéale ;
2° Quelles doivent être les conditions idéales de sa représentation ;
3° A quel public se doit elle adresser10.

Ce n’est point que Richard Wagner ait eu, dès l’abord, la nette vue de ces trois questions ; mais il suffit de se rappeler le tempérament spécial du Maître, pour comprendre que toutes trois sont le développement logique de sa nature. Richard Wagner est, plus que tout, un allemand, et il éprouve, excellemment, le besoin qui est aux âmes allemandes de réfléchir, de raisonner sur tout, et, dans une pleine indépendance de l’esprit, d’aller jusqu’au bout, en toutes choses.

D’abord uniquement musicien, il s’aperçoit que la musique, sous la forme de l’opéra, est un genre illogique. Avec une extrême clairvoyance raisonnée, il note les défauts de la musique contemporaine ; et la musique logique, la musique de l’avenir, lui apparaît bientôt, par la critique même des œuvres actuelles. Il va, ensuite, élargissant son idéal de l’œuvre d’art : il comprend la nécessité d’une fusion entre ces trois formes solidaires : la plastique, la poésie et la musique. Puis il réalise cette œuvre rêvée : et, forcé ainsi aux détails pratiques, il songe de plus en plus que l’œuvre d’art idéale a besoin d’une représentation idéale ; le plan gigantesque d’un théâtre national de fête se présente à lui, toujours plus précis. Ce plan enfin est réalisé à son tour ; mais Wagner sent alors que ses contemporains, n’ayant pas comme lui réfléchi sur l’œuvre d’art, ne peuvent guère, même en son théâtre, comprendre pleinement son œuvre. Il a régénéré l’art, puis le théâtre ; il doit régénérer encore la nation. Et, comme l’étrange philosophie de Schopenhauer, si troublante, lui a révélé la distinction profonde de l’univers sensible et de l’univers idéal, la régénération du public lui paraît devoir se faire sous une forme double, politique et religieuse.

Ainsi demeure l’unité logique entre ces volumes ; et le même effort constant à renouveler cet art qu’il veut rendre enfin raisonnable, se manifeste, nécessairement, sous trois formes successives : artistique, technique et philosophique.

I. L’œuvre d’art §

Déjà dans un Traite sur l’ouverture dramatique, et dans la série, citée plus haut, des articles écrits à Paris en 1840 et 1841, Wagner fait voir que la forme de l’opéra est contraire à l’idéal artistique. Mais c’est en 1849 seulement, que, dans un Projet pour l’organisation d’un theatre national allemand en saxe, il montre, à côté de ces critiques, l’essence qu’il conçoit à l’art musical. D’abord, il faut que la musique soit traitée sérieusement, que le nombre des jours de représentation, par exemple, soit réduit ; mais, surtout, il faut que ce théâtre soit vraiment national, résume toutes les forces de l’esprit commun et les fonde dans une complète unité artistique.

Dans le traité sur l’art et la Révolution (Leipzig, 1849), Wagner revient à la critique de l’art moderne ; mais déjà ses reproches reposent sur la claire voyance de l’art futur. Seuls les Grecs ont connu l’art véritable, interprète scrupuleux de la conscience publique ; aussi l’art grec était il conservateur. L’art en notre temps doit être révolutionnaire, parce qu’il ne peut plus exprimer la conscience publique et parce qu’il doit la réformer.

Cette réforme doit porter sur l’art lui même : c’est le sujet de L’œuvre d’art de l’avenir (Leipzig, 1850). Le drame seul est l’expression complète de tous nos besoins artistiques. Il doit avoir pour objet une communication immédiate, et publique des émotions, et pour moyen l’union entière et libre des trois arts aujourd’hui séparés. L’artiste qui la réalisera sera le dichter, le créateur parfait.

« Je me mis à chercher ce qui caractérise cette dissolution si regrettée du grand art grec, et cet examen me tint plus longtemps. Je fus frappé d’abord d’un fait singulier, c’est la séparation, l’isolement des différentes branches de l’art réunies autrefois dans le drame complet. Associés successivement, appelés à coopérer tous à un même résultat, les arts avaient fourni, par leur concours, le moyen de rendre intelligibles à un peuple assemblé les buts les plus élevés et les plus profonds de l’humanité ; puis les différentes parties constituantes de l’art s’étaient séparées, et désormais, au lieu d’être l’instituteur et l’inspirateur de la voix publique, l’art n’était, plus que l’agréable passe-temps de l’amateur, et, tandis que la multitude courait aux combats de gladiateurs ou de bêtes féroces dont on faisait l’amusement public, les plus délicats égayaient leur solitude en s’occupant des lettres ou de la peinture. Fait d’une importance capitale pour moi, je crus ne pouvoir m’empêcher de reconnaître que les divers arts isolés, séparés, cultivés à part, ne pouvaient, à quelque hauteur que de grands génies eussent porté en définitive leur puissance d’expression, essayer pourtant, sans retomber dans leur rudesse native et se corrompre fatalement, de remplacer d’une façon quelconque cet art d’une portée sans limite qui résultait précisément de leur réunion. Fort de l’autorité des plus éminents critiques, par exemple des recherches d’un Lessing sur les limites de la peinture et de la poésie, je me crus en possession d’un résultat solide : c’est que chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, que cette tendance le conduit finalement à sa limite, et que cette limite il ne saurait la franchir sans courir le risque de se perdre dans l’incompréhensible, le bizarre et l’absurde. Arrivé là, il me semble voir clairement que chaque art demande, dès qu’il est aux limites de sa puissance, à donner la main à l’art voisin ; et en vue de son idéal, je trouvai un vif intérêt à suivre cette tendance dans chaque art particulier ; il me parut que je pouvais la démontrer de la manière la plus frappante dans les rapports de la poésie à la musique, en présence surtout de l’importance extraordinaire qu’a prise la musique moderne. Je cherchais ainsi à me représenter l’œuvre d’art qui doit embrasser tous les arts particuliers et les faire coopérer à la réalisation supérieure de son objet. J’arrivai par cette voie à la conception réfléchie de l’idéal qui s’était obscurément formé en moi, vague image à laquelle l’artiste aspirait. La situation subordonnée du théâtre dans notre vie publique, situation dont j’avais si bien reconnu le vice, ne me permettait pas de croire que cet idéal pût arriver de nos jours à une réalisation complète, je le désignai donc sous le nom d’Œuvre d’art de l’avenir. » (Lettre sur la musique

Toutes les idées formulées isolément dans les premiers écrits se trouvent réunies logiquement dans le grand traité : Opéra et Drame (Leipzig, 1856). C’est l’œuvre la plus complète de cette première période, à la fois critique et théorique. D’abord un principe général, que l’on peut dire le caractéristique du wagnérisme : c’est une erreur, prendre pour fin, dans l’art, la musique, qui n’est qu’un moyen de l’expression artistique, tandis que, seule, l’action est la fin véritable. Puis, critique de l’opéra et de la musique modernes : tous ces genres reposent uniquement sur l’Air, qui est, à l’origine, la chanson populaire et devient la mélodie, puis le duo ou l’ensemble. Weber restitue à l’opéra sa forme populaire originelle ; avec Meyerbeer naît l’opéra à effet, historique et mélodramatique. Durant toute cette évolution, le rapport du poète au compositeur est toujours resté le même, nul. L’opéra n’est que musique, et la musique est dans l’art un élément féminin, qui doit être fécondé par le poète.

Le drame littéraire a une même origine et une même destinée. Il provient des mythes populaires et du vieux roman ; puis naît la tragédie classique française, traduction à contre-sens de théories grecques. Comme Weber, pour l’opéra, Goethe, pour la tragédie, revient aux vraies sources : les traditions populaires, dans Goetz, et l’art grec, dans Iphigénie ; et, de nouveau, avec Faust, comme avec le drame de Schiller, le romantisme historique envahit le théâtre.

Fidèle à son origine, le drame doit créer pleinement la vie, toujours présente, sous la forme symbolique du mythe populaire.

Ce principe général peut servir d’introduction à la troisième partie, toute théorique. La musique et la poésie ont eu même naissance, même sort, et doivent se réunir dans le drame complet. Pour exprimer pleinement la vie, l’art doit montrer l’action, et le dialogue vivant, fondé exactement sur la prose de la conversation commune ; de cette prose l’artiste prendra l’essence, l’accentuera, y joindra la rime, l’allitération, et, par des modulations, notera la suite des sentiments. Mais sous le chant du poète, l’orchestre dira le fond, intraduisible en paroles, des émotions, au moyen des motifs définis, constituant un langage spécial, et cet orchestre ne devra pas être entendu, pour ainsi dire, mais disposer seulement le spectateur à vivre le drame.

La Communication a mes amis (Leipzig, 1850), préface à une édition allemande des premiers poèmes dramatiques, donne plus sommairement la même doctrine dès lors pleinement conçue.

L’art doit produire l’impression complète de la vie. Cette impression peut être fournie par la musique et la peinture, mais seulement fécondées par le drame, qui, seul, a une prise directe sur la réalité de la vie.

Ainsi, dans ces premiers traités, la préoccupation de Wagner reste la même ; réformer l’art au moyen du drame musical, poétique et plastique.

Dix ans après opéra et drame, dans la lettre à Frédéric Villot, Richard Wagner résume tous ses écrits sur la nature du drame artistique. Cette lettre, préface à l’édition française des quatre poèmes d’opéra (Paris, 1861), peut être considérée comme l’œuvre excellente de la théorie wagnérienne.

Le Maître raconte ses hésitations devant l’opéra moderne : c’est un genre italien, français, mais impossible aux Allemands, De ce dégoût pour l’opéra, naît en lui l’intuition de l’œuvre future. Cette œuvre sera la musique, mais soutenue par le poème dramatique qui dira le « Pourquoi ? » des émotions traduites. Suit l’analyse des premiers opéras de Wagner, et comment ils reposent déjà sur des motifs psychologiques. — Mais la partie la plus importante de cette lettre est les pages sur Tristan et Isolde.

« Lorsque je composai mon Tristan, je me plongeai avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères ; et de ce centre intime du monde je vis s’épanouir sa forme extérieure. Un coup d’œil sur l’étendue de ce poème vous montre aussitôt que le détail infini auquel le poète, en traitant un sujet historique, est astreint pour expliquer l’enchaînement extérieur de l’action aux dépens du développement clair des motifs intérieurs, ce détail, dis-je, j’osai le réserver exclusivement aux derniers. La vie et la mort, l’importance et l’existence du monde extérieur, tout ici dépend uniquement des mouvements intérieurs de l’âme. L’action qui vient à s’accomplir dépend d’une seule cause, de l’âme qui la provoque, et cette action éclate au jour telle que l’âme s’en est formé l’image dans ses rêves. »

Au propos de ce drame, réalisation complète de l’idéal projeté, Wagner se défend de vouloir supprimer la mélodie, la mélodie étant l’unique forme de la musique.

« Posons d’abord que l’unique forme de la musique est la mélodie, que sans la mélodie la musique ne peut pas même être conçue, que musique et mélodie sont rigoureusement inséparables. Dire d’une musique qu’elle est sans mélodie, cela veut dire seulement, pris dans l’acception la plus élevée : le musicien n’est pas parvenu au parfait dégagement d’une forme saisissante, qui gouverne avec sûreté le sentiment. »

La véritable mélodie est dans Beethoven et la musique allemande, continue, variée et constante, expressive sans exagération. La symphonie et le drame sont deux formes successives de la mélodie véritable, comme le ballet et l’opéra en sont les deux parodies. La mélodie de la forêt, image de ce que doit produire l’orchestre, rendant clair et retentissant le silence du poète.

« Le symphoniste se rattachait encore timidement à la forme dansante primitive, il ne se hasardait jamais à perdre de vue, fût-ce dans l’intérêt de l’expression, les routes qui le tenaient en relation avec cette forme ; et voici que maintenant le poète lui crie : « Lance-toi sans crainte dans les flots sans limites, dans la pleine mer de la musique ! Ta main dans la mienne, et jamais tu ne t’éloigneras de ce qu’il y a de plus intelligible à chaque homme, car avec moi tu restes toujours sur le ferme terrain de l’action dramatique, et cette action, représentée sur la scène, est le plus clair, le plus facile à comprendre de tous les poèmes. Ouvre donc largement les issues à ta mélodie, qu’elle s’épanche comme un torrent continu à travers l’œuvre entière ; exprime en elle ce que je ne dis pas, parce que toi seul peut te dire, et mon silence dira tout, parce que je te conduis par la main. » Dans le fait, la grandeur du poète se mesure surtout par ce qu’il s’abstient de dire, afin de nous laisser dire à nous-mêmes, en silence, ce qui est inexprimable ; mais c’est le musicien qui fait entendre clairement ce qui n’est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie. »

Dans ses ouvrages postérieurs à 1853, sauf la lettre à M. Villot, écrite dans des conditions spéciales, Wagner ne revient plus guère sur cette définition théorique de l’œuvre d’art. L’œuvre d’art qu’il rêvait, il l’a maintenant réalisée en Tristan et Isolde, en sa Tétralogie du Nibelung ; il songe désormais aux détails techniques de ses créations, surtout aux conditions où elles pourront être exécutées.

II. Le Théâtre §

En 1851, dans l’étude sur un théâtre à Zurich, Wagner, préoccupé déjà du théâtre idéal, pose le projet d’une institution nationale devant exprimer la vie artistique du peuple entier, et pour ce motif provenir de l’initiative commune. Cette idée d’un théâtre national et populaire domine encore les œuvres suivantes du Maître.

Dans l’étude sur les poemes symphonîques de Franz Liszt, (Leipzig, 1857), nous le voyons également occupé aux questions techniques : il a achevé l’étude de la matière artistique : c’est maintenant l’étude de la forme.

La brochure sur le théatre d’opéra royal de Vienne (1863) établit surtout les qualités que doivent avoir les acteurs chargés de représenter l’œuvre artistique. Leur but doit être le style, qui consiste dans l’expression parfaite et dans l’union libre des tendances musicale et dramatique.

Cependant le poème du Nibelung, dont la composition avait conduit Wagner à considérer ces détails techniques de l’art, fut enfin achevé. En même temps que ce poème, parut, sous la forme d’une préface, le résultat complet des réflexions théoriques du Maître sur le théâtre idéal. C’est le projet d’une institution de fête théâtrale : un tel projet devra sa réussite au concours des particuliers, et surtout à l’appui d’un prince qui veuille s’y dévouer. C’était déjà le plan du théâtre de Bayreuth.

Cependant deux ans plus tard, dans un rapport au roi Louis II de Bavière sur une ecole de musique allemande a Munich (Munich, 1863), Wagner aborde encore la question du théâtre idéal ; mais cette œuvre donne comme une vue d’ensemble sur tous ses travaux antérieurs, et les observations générales sur l’histoire et l’essence de l’art s’y trouvent, nombreuses.

L’école de musique n’aura une pleine valeur que si la musique y est enseignée comme une partie de l’art complet, non comme un tout séparé. Elle comprendra donc une école de drame et une école de musique instrumentale. L’enseignement ne devra pas être fondé sur l’autorité. Mais pour le profit des élèves, autant que pour la prospérité artistique de la Bavière, il faudra joindre à l’école de musique une institution nationale allemande de représentations dramatiques et musicales.

Souvent encore, dans la suite, Wagner insistera sur ces questions de détail.

Dans un traité sur l’art de diriger le drame (1869) il posera l’idéal du chef d’orchestre, menant l’œuvre entière et non la musique seule, si différent des chefs d’orchestre d’opéra.

Mais, depuis le moment où le roi de Bavière lui a accordé cet appui qu’il attendait, Wagner, pouvant enfin s’occuper pratiquement au théâtre rêvé, voit, de plus en plus, un autre aspect de la question artistique : la destination morale de l’art.

III. Le Public §

La constante méditation sur les éléments d’un théâtre idéal et l’espoir grandissant de voir, enfin, possible la réalisation de ce théâtre, ont dû, nécessairement, attirer la pensée de Wagner à se demander quel public entendrait et comprendrait son œuvre exécutée pleinement. Mais déjà en ses premiers opéras, comme en ses premiers écrits théoriques, le Maître avait paru songer à la destination de l’art. Dans le drame il avait vu, d’abord, un moyen d’arracher les auditeurs à leur vie quotidienne, pour leur donner la jouissance d’une vie plus complète, créée. Ainsi est considérée l’œuvre d’art en la Lettre sur la Musique. On sent même, dans Tànnhaeuser, dans Lohengrin, dans Tristan et Isolde surtout, une tendance symbolique, philosophique, et, déjà, volontiers pessimiste. Aussi, naturelle paraît l’émotion que ressentit Wagner lorsque, vers 1857, il connut l’œuvre philosophique d’Arthur Schopenhauer. Artiste, exclusivement, et indifférent aux pures discussions spéculatives, le Maître adopta aussitôt, complètement, — semble-t-il — la métaphysique de la Volonté. Il admit la doctrine suivant laquelle la Volonté, substance intime de l’Univers, devenait, en l’homme, la volonté, funeste, de vivre, et supposait le monde sensible, le monde de la Représentation, formé d’individus isolés, avec la lutte pour loi. Cette distinction du Réel, qui est l’Unité, bonne, et du Sensible, qui est l’Apparence, mauvaise, Richard Wagner, dans tous les écrits théoriques de cette dernière période la reprendra, mais toujours comme un point de départ à des conclusions pratiques, sur la question qui l’occupe : à quoi doit servir l’œuvre d’art, et à qui ?

Deux réponses sont données à ces deux problèmes. L’œuvre d’art idéale fondée sur l’esprit allemand, s’adresse d’abord aux Allemands, puis au monde entier. Mais l’esprit allemand, en Allemagne même, semble mort aujourd’hui. L’œuvre d’art, qui, par essence, doit servir à une fonction religieuse, devra donc, aussi, être l’agent d’une civilisation allemande.

Le traité Etat et Religion (1864) pose nettement le rôle nouveau que Richard Wagner, avec son maître Schopenhauer, assigne à la civilisation. La politique et la religion sont l’expression de notre double existence, représentative et misérable, réelle et excellente. Les efforts sociaux sont vains ; il faut dans ce monde que les volontés particulières soient pliées à la volonté unique et despotique de l’Etat. Cependant la Religion nous conduit à l’univers véritable, non par la discussion, mais par la création et l’exemple. La politique et la religion deviennent, dès lors, les deux formes parallèles de la morale wagnérienne.

Dans Art Allemand et Politique allemande (Leipzig, 1868), le Maître établit la nécessité d’imposer au monde une civilisation nouvelle sur les ruines de la civilisation romaine mourante. Or la civilisation française ne peut être imposée au monde, parce qu’elle n’est point le développement de la conscience populaire. La civilisation allemande, au contraire, aura l’avenir, parce que, reposant sur la conscience du peuple, elle se fondera par l’art allemand, que le peuple comprendra.

Après cet ouvrage sur la politique, l’écrit sur Beethoven (Leipzig, 1870), est, plus particulièrement, religieux. Wagner, dans ses dernières œuvres théoriques, semble avoir renoncé à parler jamais de son œuvre musicale, et, sans cesse, il cite les noms de ses deux grands prédécesseurs, qui ont, d’après lui, fondé la religion allemande artistique, Bach et Beethoven. De même que dans le drame il voit, au-dessus de l’expression dramatique, le symbole religieux à interpréter, de même en Beethoven, il aperçoit, sans cesse plus clairement, l’interprète de l’intime vérité religieuse. Dans cet écrit déjà, Wagner formule la grande loi sacrée et morale qui sera l’objet de Parsifal : « Beethoven, dit-il, a vu la nouvelle religion, la religion de la Rédemption par l’Innocence. »

En même temps, sous l’influence de ces doctrines morales. Wagner semble vouloir montrer une indulgence croissante. Dans la Destination de l’Opéra (Leipzig, 1871), il explique que l’ancien opéra est voisin du drame religieux ; le drame est seulement la définition correcte de ce dont l’opéra est une mauvaise traduction. L’utilité morale de l’art, son utilité religieuse, son utilité politique, sont la pensée constante de Wagner. Cette utilité peut se résumer dans le principe : l’art doit arracher les Allemands et tous les hommes à l’apparence sensible, et les initier aux vérités religieuses. L’Allemagne est le seul pays où l’art puisse s’adresser à son véritable destinataire, le peuple. Wagner est ainsi amené à poser mieux encore les caractères de l’esprit allemand. Dans une série d’articles au journal de Bayreuth, il faut noter, d’abord, une étude sous ce titre : Qu’est-ce que l’Allemand ? (1878). L’œuvre de Bach nous en donne la notion complète. L’esprit allemand allait avec Luther s’imposer au monde, lorsque la guerre de Trente ans détruisit la nation allemande ; la légèreté latine envahit le monde ; mais dans le peuple l’esprit national persista, et il créa la musique allemande de Sébastien Bach, le Gœtz de Goethe, l’art allemand qui, à son tour, refera la nation allemande. Mais il semble qu’ici le Maître, surpris de l’injustice montrée envers lui par ses compatriotes, ait eu un doute sur la réalité de cette rénovation. « L’esprit allemand serait-il donc mort ? La foi seule nous empêche de le penser. »

En d’autres articles, le Public dans le temps et dans l’espace, le Public et la Popularité(1878), il considère, plus particulièrement, le public de l’œuvre dramatique. Il fait surtout la critique des divers publics actuels. Il distingue celui des lecteurs de journaux, celui des amateurs de théâtre, des académistes, des tragiques, et leur oppose le vrai public, supérieur au temps et au monde sensible.

Le doute cruel qui attristait déjà la fin de l’étude sur l’esprit allemand, se retrouve dans un magnifique article publié sous ce titre : Voulons-nous espérer ? (1878) Wagner a repris l’œuvre de réforme tentée par Luther. Réussira-t-il ?

Cependant la composition de Parsifal ramène le Maître aux questions pratiques de l’opéra et du drame. Mais déjà son idée de l’œuvre d’art s’est complétée par la considération du public idéal. En ses articles sur les Poètes et les Compositeurs, sur la Musique dans le Drame (1877), il proclame le rôle sacré de l’art, et condamne les finesses harmoniques et modulantes dans la musique instrumentale pure.

Après ce détour vers les questions temporelles, Wagner revient à son œuvre de moralisation artistique.

Dans une lettre publique à M. Ernest de Weber, il s’élève contre l’abus de la vivisection qui endurcit les âmes et les ferme à la religion.

Mais les considérations qu’il y présente et d’autres pareilles se trouvent surtout développées dans le dernier écrit théorique de Richard Wagner, une œuvre merveilleuse de netteté et de profondeur, et qui peut être considérée, avec Parsifal, comme son testament intellectuel. C’est l’étude publiée sous le titre : Art et Religion (Bayreuth, 1880).

Cette étude se divise en trois parties : le rôle de l’art dans la religion ; — l’essence de la religion ; — comment l’art lui pourra servir.

1° La Religion se compose de mythes ou symboles, nécessaires parce que, toute religion étant la constatation de la fragilité de ce monde et avant pour fin d’en délivrer l’homme, elle a besoin du symbole mystique, du symbole miraculeux pour déterminer le peuple, inintelligent de cette fragilité, à poursuivre la tâche de sa libération. Or, ces symboles recouvrent des vérités divines que la religion doit laisser cachées, mais qui doivent être interprétées à tous par le moyen de l’art. L’art est donc cette forme de religion qui élève le peuple, de la pratique inintelligente, à la pratique raisonnée et sachante.

Or, entre les religions, la meilleure est la religion chrétienne, dont le fondateur s’est adressé, spécialement, par des symboles, aux pauvres d’esprit. Il a pris pour symboles les miracles que l’art chrétien doit interpréter : Incarnation et Immaculée Conception ; Passion, Résurrection.

C’est d’abord la peinture qui a rendu possible la vision de ces miracles intraduisibles en paroles ; puis la poésie qui, dans le lyrisme, emporte l’âme déjà au-delà des symboles. Mais c’est à la musique seule qu’appartient, spécialement, le pouvoir de révéler le sens intime et philosophique des symboles religieux.

2° Or, quel est ce sens, et pourquoi la musique chrétienne n’est-elle pas parvenue encore à l’exprimer complètement ?

La religion signifie le renoncement à la volonté de vivre et la délivrance par la Compassion, qui, sous les apparences multiples du monde sensible, voit l’unité réelle de l’être. Aussi toute religion divine a-t-elle pour dogme l’amour universel, la défense d’attenter à la vie animale, tandis que la volonté mauvaise porte l’homme, fatalement, à la destruction. L’Eucharistie a ce seul sens : elle ordonne l’abstinence de nourriture animale ; la communion universelle dans le pain et le vin. C’est l’esprit juif, antichrétien, féroce, qui, remplaçant le christianisme de très bonne heure, a modifié la portée de ce mythe divin. De là, par notre alimentation animale continue et nos guerres, la décadence où nous sommes parvenus et l’impuissance de l’art à remplir pour nous sa tâche religieuse.

3° Le salut est dans la compréhension de cette vérité divine. Il peut venir au monde, si le monde s’en veut rendre digne, par la compassion à tout être vivant, par la tempérance, et par la charité, sur qui doit se fonder le socialisme, raisonnable et chrétien.

Alors la corruption cessera ; l’homme verra sa liberté possible, et il la verra sans terreur. Et la Religion renaîtra, telle qu’elle doit être. Le poète-artiste, renonçant aux peintures dites réalistes, fausses, transportera les hommes dans le monde idéal et réel de l’Unité. Alors la Musique sera l’art divin : les dernières symphonies de Beethoven, aujourd’hui mystérieuses aux cœurs endurcis, seront enfin comprises, manifestation suprême de la Pensée religieuse chrétienne.

Art et Religion est le dernier ouvrage théorique de Richard Wagner, comme Parsifal est son dernier drame ; achevés à peu près à la même époque, les deux contiennent la dernière expression de son idée : Art et Religion explique la foi nouvelle que symbolise Parsifal : par eux est, complète, définitive, la Révélation wagnérienne.

Telle en ses grandes lignes, l’œuvre théorique de Richard Wagner suit le mouvement continu, par qui son esprit créateur fut mené, d’abord, à renouveler toutes les formes de l’art, puis, à concevoir, au dessus du drame artistique, et l’anoblissant, une Religion, positive et mystique, d’idéale Bonté.

E. D.

La Musique descriptiveXLIV §

Dans une chronique publiée par La France, M. Saint-Saëns protège la musique descriptive. L’œuvre d’art musicale, dit-il, peut et doit être pittoresque ; ainsi l’ont faite les grands compositeurs, et Richard Wagner, après eux :

« Richard Wagner a mêlé la description au drame lyrique, en lui donnant un développement nouveau et prodigieux. Avec la tempête du Vaisseau Fantôme, qui dure tout un acte, tour de force inouï réussi avec un bonheur insolent, avec le pélerinage de Tannhaeuser, avec les torrents d’eau du Rheingold, les torrents de feu de la Walkyrie, les bruits de la forge et les murmures de la forêt dans Siegfried, c’est, dans toute son œuvre un véritable envahissement de musique descriptive ; ce qui n’empêche pas les wagnériens de combattre au premier rang des ennemis du genre pittoresque. Explique qui pourra cette anomalie ! »

(La France, 23 mars).

Oui, wagnéristes, nous sommes ennemis au genre pittoresque, dans la musique ; et nous remercions à M. Saint-Saëns, qui nous donne occasion d’expliquer cette anomalie.

La musique, ainsi que toute forme de l’art, doit faire, seulement, ce qu’elle est seule à pouvoir. Elle doit traduire, par la mélodie symphonique, nos sentiments et nos émotions, parce que ni le roman, ni la poésie, mais la musique seule peut exprimer cet arrière fond émotionnel situé, parfois, sous nos idées. Elle ne doit pas reproduire les bruits naturels, ni les phénomènes de la matière, ni les actions, ce triple objet de la musique descriptive, parce que la machinerie théâtrale, et la peinture, et la littérature y peuvent parvenir aussi bien, et mieux qu’elle.

« La musique, dit M. Saint-Saëns, ne doit pas reproduire les choses, mais donner l’illusion. » J’avoue ne point comprendre, et que les exemples cités par M. Saint-Saëns m’éclairent peu. Est-ce à dire que la musique doive donner, seulement, l’impression des faits naturels ? Mais toute impression est une émotion, déjà ; c’est le plaisir ou la peine provoqués en nous. — Ou bien s’agit-il d’une illusion purement acoustique et physiologique comme celle, dit M. Saint-Saëns, nous faisant paraître hauts et bas les sons, en réalité aigus et graves11 ? En ce cas l’illusion porte uniquement sur la cause du fait reproduit ; la restriction de M. Saint-Saëns revient à dire que la musique peut donner le tonnerre seulement avec des timbales, non avec des nuages électriques.

La musique descriptive demeure pour nous celle qui veut peindre les faits matériels, et nous la condamnons, parce que la musique a un autre objet. Savoir nous indiffère, ensuite, si cette peinture peut, ou non, être parfaite. Spontini, jadis, croyait avoir atteint l’Idéal de l’imitation, en produisant, par les instruments de cuivre, le son de l’orgue. Berlioz, Wagner, M. Saint-Saëns sont venus après lui, qui ont montré possibles bien d’autres merveilles. Peut-être entendrons-nous un jour des poèmes symphoniques où les bruits de la nature seront pleinement rendus, dépassés même en réalité. Mais nous assisterons à ces exécutions avec la même curiosité qu’aux récentes expositions d’électricité, ou aux imitations des chants d’oiseaux, par M. Fusier12. Et, les admirant, nous garderons aux œuvres expressives le nom de musique.

L’expression, une plaisanterie, dit M. Saint-Saëns ; une plaisanterie à la mode. Il cite les grands maîtres de l’art, Haydn, Beethoven, Weber, Mendelssohn, qui, tous, ont été occupés à la description. Il oublie que l’exemple des plus grands maîtres, en théorie, ne vaut pas contre la vérité ; il oublie encore que ces artistes ont usé de la description fort rarement ; qu’ils n’ont jamais fait la description pure, mais seulement comme une préface à des expressions ; que les Saisons resteraient un chef-d’œuvre sans les imitations, assez pauvres, qu’elles contiennent ; que Haydn, mourant, regrettait avoir suivi la mode en employant ces imitations ; que Beethoven, enfin, dans la Symphonie pastorale, — son œuvre la plus faible, — a voulu, clairement, peindre les émotions d’un amant devant la nature champêtre.

Reste l’exemple de Richard Wagner : certes, il a employé la description, et avec un bonheur insolent (une insolence que M. Saint-Saëns ne connaît point). Les peintures sont chez lui plus fréquentes que chez les maîtres classiques, et parfaites. Mais il suffit lire son œuvre pour comprendre que, chez lui, comme chez Beethoven, l’imitation est un moyen, non une fin en soi, une nécessité dramatique, non un résultat essentiel.

Oui, il y a des torrents d’eau dans le Rheingold, et des torrents de feu dans la la Walkure, et des bruits de forge, et des murmures de forêt dans Siegfried, et, dans tous les drames, des peintures prodigieuses, donnant, comme le veut M. Saint-Saëns, à la fois une illusion et une impression ; et, wagnéristes, ennemis à la description musicale, nous trouvons ces descriptions du Maître nécessaires, autant que belles. Mais Wagner n’est pas un musicien, il est un dramaturge, voulant produire la vie entière, non telle ou telle émotion. Les symphonies de Beethoven, purement expressives, créaient des sentiments, mais sans dire le pourquoi ; le drame complet, analytique et réaliste devait motiver les émotions par des faits, et, pour conserver à l’œuvre son unité, c’est par les instruments musicaux encore que Wagner produit l’illusion de ces faits, appelés à expliquer les sentiments.

La description wagnérienne est aussi un moyen à d’autres objets ; le Maître a vu que l’émotion n’était jamais en nous homogène, ni constante ; sans cesse, en nos douleurs les plus vives, des idées surviennent, tel souci étranger ; et, par des thèmes presque matériels, descriptifs, Wagner a coupé la musique lyrique, pour faire comprendre que l’idée reparaît, coupe l’émotion.

Richard Wagner a deviné le rôle, nécessaire au théâtre, mais nullement essentiel à la musique, de la description. Nous le comprenons comme lui. Le drame a besoin de montrer des faits ; et il doit les montrer par tous les moyens. Mais la musique descriptive est plutôt, dans ce drame, l’œuvre du poète que l’œuvre du musicien. M. Saint-Saëns n’est pas un poète, laissant cette besogne à MM. Gallet et Détroyat ; par l’aveu de son impuissance à sentir les émotions musicales, il renonce à devenir un musicien13. Nous espérons qu’il se livrera, pleinement, désormais, à l’invention de peintures et d’imitations instrumentales. Les dramaturges de l’avenir, qui déjà dans le Déluge, dans le Rouet d’Omphale, dans Étienne Marcel peuvent trouver tant de procédés précieux, sauront gré à M. Saint-Saëns de leur donner encore d’autres secrets. Au défaut de la gloire musicale, la gloire d’avoir enrichi la machinerie dramatique n’a-t-elle point ses charmes ?

Cependant, pour indispensable que soit aujourd’hui cette intervention de la machinerie dans l’art, nous ne pouvons nous empêcher, wagnéristes, de l’être complètement ; nous rêvons un moment où le triple objet de l’œuvre wagnérienne sera réalisé : l’œuvre idéale, qu’il a prodigieusement ébauchée et qui sera pure de toute machinerie décorative, une psychologie et un roman complets ; le théâtre idéal, non celui de Bayreuth (seul possible, aujourd’hui), mais le théâtre adorablement réaliste de notre imagination ; enfin, le public idéal, capable de recréer cette œuvre, sans nul besoin de trucs électriques ou musicaux, par seule lecture, par seule volonté.

Nous craignons bien que ce public là ne soit pas aussi reconnaissant que nous le sommes à M. Saint-Saëns, pour les progrès qu’il a donnés à la description.

Complément au mois wagnérien de février14 §

ROUEN

  • 24 Février : Concert (orchestre Lamoureux) : Lohengrin, introduction au troisième acte, adieux de Lohengrin (Van Dyck).

BERNE

  • 25 Février. Opéra : Gœtterdæmmerung.

BUDAPESTH

  • 25 Février. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 25 Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 25 Février. Opéra : Lohengrin.

CARLSRUHE

  • 15 Février : Concert-Wagner : Scène finale du premier acte de Parsifal, scène finale de la Gœtterdæmmerung, troisième acte de Parsifal.

CHEMNITZ

  • 25-27 Février : Opéra : La Walküre.

DORTMUND

  • 13 Février : Opéra : Lohengrin.

GRATZ

  • 28 Février : Opéra : Tannhæuser.

KIEL

  • 4 Février : Opéra : Lohengrin.

NEW-YORK

  • 2, 4, 7 Février : Opéra : La Walküre.
  • 9 Février : Opéra : Lohengrin.
  • 12, 19 Février : Opéra : Tannhæuser.
  • 20 Février : Opéra : La Walküre.

NUREMBERG

  • 1er Février : Opéra : Tannhæuser.

POSEN

  • 11 Février : Concert : Deuxième acte du Hollandais, prélude de Lohengrin, chœur de Rienzi.

PRENZLAU

  • 13 Février : Concert Wagner : Marche impériale, Marche funèbre, fragments de Lohengrin, du Hollandais, de Tannhæuser.

REICHENBERG

  • 18 Février : Concert Wagner : Ballade et chœur du Hollandais, final du premier acte de Parsifal.

ROTTERDAM

  • 27 Février : Opéra : Tannhæuser.

STUTTGART

  • 15, 22 Février : Opéra : La Walküre.

VIENNE

  • 9 Février : Opéra : Le Hollandais.

WIESBADEN

  • 22 Février : Opéra : Tannhæuser.

Corrections au mois wagnérien de février

  • Page 47 Mort de Wagner, 13 février 1883, au lieu de 1882.
  • Page 48 Brême. 15 au lieu de 14 ; 25 au lieu de 16.
  • Page 48 Breslau, 18 au lieu de 10.
  • Page 49 Franckfort, madame Luger, au lieu de madame Luga.
  • Page 50 Stettin, 18 au lieu de 10.

Autres corrections

  • Page 46, 12e ligne : citrouelle, au lieu de citrouille ; chancelle, au lieu de chanchelle.

Le mois wagnérien §

PARIS

  • 1er mars : Concert Lamoureux : Deuxième acte de Tristan et Yseult (jusqu’à l’arrivée du Roi Marke), version française de M. Victor Wilder, (M. Van Dyck, Mmes Montalba, Boidin-Puisais), — première audition.
  • 8 Mars : Concert Lamoureux : id.
  • 15 Mars : Concert Lamoureux : Ouv. du Vaisseau-Fantôme, Marche de Tannhæuser. 29 Mars : Concert Colonne : Marche de Tannhæuser.

ANGERS

  • 8 Mars : Association Artistique : Ouv. du Vaisseau-Fantôme.
  • 22 Mars : Concert Sainte-Cécile : Ouv. de Tannhæuser.
  • 29 Mars : Association artistique : Marche de Tannhæuser.

NANCY

  • 22 Mars : Concert populaire : Introduction au troisième acte, danse et marche des Maîtres-Chanteurs.

ALTENBOURG

  • 8 Mars : Opéra : Tannhæuser.
  • 11 Mars : Opéra : Tannhæuser.

ANVERS

  • 18 Mars : Opéra (troupe allemande de Rœder) : Tannhæuser.

AUGSBOURG

  • 1er Mars : Opéra : Tannhæuser.
  • 17 Mars : Opéra : Le Hollandais.

BALE

  • 3 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 11 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

BERLIN

  • 3 Mars : Opéra : Le Hollandais.
  • 13 Mars : Opéra : Le Hollandais.
  • 17 Mars : Opéra : Lohengrin.
  • 19 Mars : Opéra : La Walküre.
  • 25 Mars : Opéra : Tannhæuser.
  • 27 Mars : Opéra : La Walküre.

BONN

  • 20 Mars : Opéra : Tannhæuser.
  • 31 Mars : Opéra : Tannhæuser.

BRÊME

  • 8 Mars : Opéra : La Walküre.
  • 15 Mars : Opéra : Lohengrin.

BRESLAU

  • 29 Mars : Opéra : Tannhæuser.

BRUXELLES

  • 7, 11, 17, 19, 21, 26 Mars : Opéra : Théâtre de la Monnaie : Les Maîtres Chanteurs (six premières représentations).
  • 28 Mars : Concert de la Grande Harmonie : Air de concours de Tannhæuser (Henschling).

CASSEL

  • 20 Mars : Concert-Wagner : Scène finale de Tristan, chant d’amour de la Walküre, duo de la Gœtterdæmmerung, transcript. de Parsifal.
  • 11 Mars : Concert-Wagner : Ouverture de Rienzi, Marche impériale, fragments de Tannhæuser, Lohengrin, les Maîtres Chanteurs, la Walküre, Albumblatt.
  • 18 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

CHEMTITZ

  • 5 Mars : Opéra : La Walküre.
  • 10 Mars : Opéra : La Walküre.

CONSTANTINOPLE

  • 28 Mars : Concert : Ouverture de Tannhæuser.

DANTZIG

  • 19 Mars : Opéra : Lohengrin.

DARMSTADT

  • 17 Mars : Opéra : Le Hollandais.

DRESDE

  • 12 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

DÜSSELDORF

  • 4 Mars : Opéra : La Walküre.
  • 8 Mars : Opéra : La Walküre.

FRANKFORT

  • 7 Mars : Opéra : Opéra : La Walküre.

GLASGOW

  • 10 Mars : Concert du Conservatoire : Chœur des Pèlerins.

GENÈVE

  • 8 Mars : Concert de l’Harmonie naut. : Fantaisie sur Lohengrin.
  • 14 Mars : Concert du Théâtre : Romance de l’Etoile.
  • 22 Mars : Concert de l’Harmonie naut. : Marche Nuptiale.
  • 28 Mars : Concert de l’Union instrumentale : Réminiscences de Lohengrin.

GRAZ

  • 5 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 10 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

HAMBOURG

  • 7 Mars : Opéra : Lohengrin.
  • 19 Mars : Opéra : Le Hollandais.

IÉNA

  • 19 Mars : Concert : Final de Lohengrin.
  • 20 Mars : Concert (orchestre de Weimar) : Prélude, danse et marche du troisième acte des Maîtres Chanteurs.

KŒNIGSBERG

  • 15 Mars : Opéra : Le Hollandais.
  • 22 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 24 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 25 Mars : Opéra : Tannhæuser.

LEIPZIG

  • 13 Mars : Opéra : Lohengrin.

LIVERPOOL

  • 10 Mars : Concert Ch. Halle : Prélude, et introduction au troisième acte de Lohengrin.

LONDRES

  • 7 Mars : Concert du Palais de Cristal (direct. Manns) : Trio des Filles du Rhin.
  • 14 Mars : Concert du Palais de Cristal : Prélude et final de Tristan.
  • 21 Mars : Concert du Palais de Cristal : Scène finale de la Walküre.
  • 7, 14, 21, 28 Mars : Conférences à l’Institut Royal par M. C. Armbruster sur les œuvres de R. Wagner.

MAGDEBOURG

  • 3 Mars : Opéra : Lohengrin.

MANCHESTER

  • 3 Mars : Concert Ch. Halle : Faust-Ouverture.

MANNHEIM

  • 12 Mars : Concert Paur : Siegfried Idyll.

MAYENCE

  • 2 Mars : Opéra : Le Hollandais.
  • 8 Mars : Opéra : Rienzi.
  • 10 Mars : Opéra : Tannhæuser.

MUNICH

  • 5 Mars : Opéra : La Walküre (Vogl, Siehr, Gura, mesdames Vogl et Wekerlin).
  • 11 Mars : Opéra : La Walküre.
  • 29 Mars : Concert académ : Le Vendredi-Saint, l’Agape des Apôtres.

POSEN

  • 1er Mars : Opéra : Le Hollandais.

PRAGUE

  • 1er Mars : Opéra : Rienzi.
  • 10 Mars : Opéra : Lohengrin.
  • 26 Mars : Opéra : Le Hollandais.

ROME

  • 26 Mars : Opéra : Lohengrin.

ROTTERDAM

  • 4 Mars : Opéra : Premier acte de la Walküre.
  • 9 Mars : Opéra : Tannhæuser.
  • 14 Mars : Opéra : Premier acte de la Walküre.

SAINT-PÉTERSBOURG

  • 20 Mars : Concert B. Cesi : Chevauchée des Walküres (transcription de Tausig)

SCHWERIN

  • 1er Mars : Opéra : Tannhæuser.
  • 21 Mars : Concert : Marche impériale.

STETTIN

  • 1er Mars : Opéra : Rienzi.
  • 4 Mars : Opéra : Le Hollandais.
  • 11 Mars : Opéra : Rienzi.

SONDERSHAUSEN

  • 10 Mars : Opéra : Tannhæuser.

TURIN

  • 10 Mars : Opéra : Lohengrin.

VIENNE

  • 2 Mars : Opéra : Les Maîtres Chanteurs (Winkelmann, mad Ehnn).
  • 7 Mars : Opéra : Tannhæuser (Winkelmann, mad. Papier).
  • 13 Mars : Opéra : Lohengrin (Winkelmann, mad. Papier).

WURZBOURG

  • 17 Mars : Opéra : Lohengrin.

ZURICH

  • 17 Mars : Concert : Siegfried-Idyll.

Articles des journaux §

De nombreux articles ont été écrits sur les Maîtres Chanteurs, peu sur les deux premiers actes de Tristan et Isolde. Sur le premier acte, notons un feuilleton de M. Dayrolles (France Libre du 10 février) ; sur le second, des articles de M. Victor Wilder (Gil Blas), Fourcaud (Gaulois), Gramont (Intransigeant), Jullien (Français), B. de Lomagne (Soubies) (Soir), Dujardin (Progrès Artistique), Darcourt (Figaro), tous très favorables, excepté le dernier, où sont des réserves, souvent étranges. Le Ménestrel, aussi, a parlé de Tristan et Isolde : textuellement, nous le citons (8 mars) :

Ce deuxième acte nous a paru, dans sa première partie, de nuance grise et lourde, souvent pauvre d’inspiration, malgré sa redondance dans la forme. Puis tout à coup, vers le milieu, Wagner semble jeter son système par-dessus bord ; c’est une lumière qui surgit dans l’obscurité, une clairière qui se révèle au milieu des broussailles. L’œuvre se dégage. Le petit nocturne à deux voix, traité dans la manière de Gounod : Ô nuit sereine, ô nuit profonde, a certainement de la grâce, de même que la cavatine du ténor qui suit : Si dans tes bras, exauçant mon désir. Les appels de Brangaine au haut de sa tour ont beaucoup de couleur, et la péroraison du grand duo : Mourons tous deux, a de la chaleur. Les voix s’y marient très heureusement, et toute cette partie n’a absolument rien de révolutionnaire. Elle est coulée dans le moule de tous les opéras consacrés.

À ce jugement un seul peut être rapproché, pris dans la même feuille (8 février) :

L’ouverture des Maîtres Chanteurs ne ressemble guère à une ouverture d’opéra-comique : c’est une grosse machine, lourdement orchestrée, brutale d’effets, d’une harmonie touffue, dépourvue de délicatesse et d’élégance…

(Signé, H. Barbedette).

L’auteur trouve, à la ligne suivante, le prélude du 3e acte, « excellent de tous points. »

Enfin, il y aurait mauvaise grâce à omettre le nom de M. Comettant, qui ne néglige pas une occasion de porter quelque coup à Wagner et aux wagnéristes : lire, régulièrement, les feuilletons du Siècle15.

Sur Les Maitres Chanteurs

Presse Francaise

Le Gaulois(8 mars) : article de M. Fourcaud. Citons toute la première partie, judicieuse et excellente, qui complètera les articles publiés en cette Revue sur les Maîtres Chanteurs :

Chaque année, le théâtre royal de la Monnaie nous convie à quelque nouveauté d’importance, et, cette fois, deux hommes de grand goût et d’initiative qui s’apprêtent à se retirer après une période de direction vraiment brillante, ont résolu, pour leur dernier coup d’éclat, de nous faire entendre un des plus célèbres ouvrages de Wagner. Que MM Stoumon et Calabresi soient, tout d’abord, remerciés ! Donner sur une scène française — ou, tout au moins, sur une scène de langue française — une des œuvres les plus hardies et les plus originales du hardi novateur ; la monter avec un soin jaloux des moindres détails de la mise en scène et de l’interprétation vivante ; commencer à mettre les chanteurs français, enclins à parader dans le style italien, aux prises avec la musique d’action ; obliger les chœurs à prendre part à la comédie, à y jouer franchement un rôle : ce n’est pas seulement plaire aux connaisseurs désintéressés, c’est aussi hâter l’avènement d’un art de sincérité, de liberté, d’émotion et de logique.

Tout le monde sait aussi bien que moi qu’il n’est pas question d’engager nos compositeurs à imiter Richard Wagner. On leur demande simplement d’accepter la loi théâtrale dès là qu’ils travaillent en vue du théâtre, de renoncer aux coupes de morceaux artificielles et bonnes pour le concert, de suivre le drame pas à pas, sans faiblesse, et de se rapprocher de la vie autant qu’il sera en eux. Dans cette essentielle réforme, les poètes ont fort à faire. C’est de leur art que tout doit partir. Aussi, faut-il conseiller à tous les écrivains qui méditent des drames lyriques, aussi bien qu’à tous les musiciens, de ne pas hésiter à venir en ce moment à Bruxelles, Les Maîtres Chanteurs sont, assurément, une œuvre éblouissante et, par-dessus tout, de puissante suggestion. J’avoue que je n’étais pas sans appréhensions de diverse nature. Tour la première fois, une des créations de la seconde manière de Wagner était traduite en français et représentée par des chanteurs français : quelle physionomie prendrait la pièce ? et comment nos chanteurs s’accommoderaient-ils de cette musique où tout est mélodie expressive, où rien n’est romance, narration ou phrase à retour, et qui exige de l’interprète une simplicité absolue et l’oubli de notre virtuosité d’école ?

À l’endroit de la traduction, les résultats obtenus par M. Wilder m’ont émerveillé. Sa version française est claire, aisée, ingénieuse, exactement prosodiée. Le tour de force est prodigieux et — chose surprenante ! — on ne sent pas l’effort. C’est à M. Wilder, en somme, que l’on est redevable de la possibilité de cet essai d’acclimatation d’un parfait chef-d’œuvre.

En ce qui touche les artistes, je n’oserais affirmer qu’ils sont arrivés d’emblée à s’assimiler le principe de la déclamation wagnérienne ; mais, en tout cas, ils y ont tâché avec honneur. Pour une première tentative, je n’espérais pas autant de franchise et d’homogénéité. On reconnaît là tout ensemble le zèle, le talent et l’autorité du chef d’orchestre, qui a présidé aux répétitions de l’œuvre : j’ai nommé M. Joseph Dupont.

Vient ensuite l’analyse de la pièce, en un tableau vivant et mouvementé.

Dans le même journal : la « Soirée bruxelloise », par Frimousse (Edmond Stoullig), compte-rendu de la soirée.

Le Matin (8 mars) : article de reportage sur la soirée, exact, complet, et sympathique à l’œuvre.

Figaro(8 mars) : Perkéo. Article voulu éclectique, en somme favorable ; éloges et critiques dont quelques citations donneront une idée suffisante :

Dans ses compositions, Wagner n’établit pas de différence entre le chant et l’orchestration….. Il y a, dans les Maîtres Chanteurs, une douzaine de mélodies caractéristiques qui sont comme l’effigie musicale des personnages de la comédie, il en résulte que chaque fois qu’il est question, dans la pièce, du ténor, ou de la jeune fille, ou du baryton, etc., qu’ils soient en scène, qu’ils parlent ou que seulement on parle d’eux, l’orchestre joue la mélodie qui lui est propre… L’action est simple, presque enfantine ; ce n’est en quelque sorte qu’un prétexte à mélodies… Le quatrième tableau est d’une beauté exceptionnelle, tout à fait à l’emporte pièce…

Le Figaro (même signature) constate dans les numéros suivants, avec des félicitations, le succès des Maîtres Chanteurs.

Le Voltaire (9 mars) : Maxime. Simple compte-rendu :

La musique est du beau Wagner, ne franchissant pas la limite de l’intelligible.

Suivent (signés Scapin) trente-deux petits vers : « Les Maîtres Chanteurs, variations sur une seule corde. »

Moniteur (9 mars) : Jacques Trézel. Article d’un ennemi de la musique wagnérienne, forcé à convenir que les Maîtres Chanteurs ont bien quelque valeur.

Le Soir (9 mars) : B. de Lomagne (Soubies). Analyse du drame, intéressante, et très élogieuse.

L’Intransigeant (9 et 10 mars) : Gramont. M. Gramont s’est placé au premier rang, parmi les journalistes parisiens, des défenseurs de la cause wagnérienne ; ses deux articles sur les Maîtres Chanteurs sont aussi précis, complets et enthousiastes qu’ils pouvaient l’être en leur cadre restreint.

Le National(10 mars) : Edmond Stoullig. Appréciation d’un journaliste parisien vivement touché des grandes beautés du drame wagnérien ; intéressant compte-rendu de la soirée.

Le Constitutionnel (10 mars) : Jacques Hermann. Analyse très admirative de la pièce.

Le Temps(11 mars) : Gustave Frédérix. Critique sérieuse de l’œuvre wagnérienne, par un admirateur de Wagner, non wagnériste.

Echo de Paris (12 mars) : Henry Bauer. L’ancien critique du Réveil est, aussi, parmi les plus remarquables défenseurs des idées wagnériennes : son admiration, très ardente, est éclairée, et vaillante.

La République Française (13 mars) : Alphonse Duvernoy. L’auteur est un compositeur de musique qui goûte très vivement, en le drame de Wagner, les qualités purement musicales.

Le Progrès Artistique(13 mars) : Edouard Dujardin. Compte-rendu de la représentation, suivi de considérations sur la place des Maîtres Chanteurs parmi les œuvres de Richard Wagner.

La Presse (15 mars) : Saint-Arroman. Article hostile, aussi peu intelligemment que possible.
Le Ménestrel (15 mars) : Deux critiques :
1° Arthur Pougin :

J’affirme que Wagner, musicien admirable (« incomparable génie symphonique » « génie véritablement merveilleux ») n’avait le sens du théâtre ni comme musicien ni comme poète, que le livret des Maîtres Chanteurs qui m’occupent aujourd’hui est d’une niaiserie enfantine…

[Le système wagnérien] Si c’est là de la logique, si c’est là de la vérité, c’est que j’ai perdu le sens de la valeur des mots…

2°Camille Benoit :

Il s’agit d’un artiste extraordinaire, dont le nom est de ceux qui dominent un siècle, dont les œuvres sont exclusivement théâtrales, et qui déjà, entré dans le suprême repos, appartient à l’impartiale postérité…

L’article de M. Camille Benoit est un compte-rendu de la répétition générale et une histoire du drame de Wagner.

Gil Blas (18 et 19 mars) : Victor Wilder. Premier article :

Le succès des Maîtres Chanteurs, il ne faut pas s’y tromper, vise beaucoup plus haut qu’on ne le pense, car il ne s’agit pas ici de la réussite plus ou moins brillante d’un opéra quelconque, mais de l’adoption, par un public de langue française, d’un art absolument nouveau, qu’on discutait sans le connaître et que désormais tout le monde pourra comprendre, avec un peu d’étude et de bonne foi.

Cet art créé, tout d’une pièce par le génie de Richard Wagner, le maître a tenté d’en exposer le principe, sous une forme didactique. Ce qu’il avait conçu librement, guidé par une inspiration spontanée, il s’est efforcé de le formuler en système, dans ses écrits théoriques. C’est là qu’on devait, jusqu’à présent, aller surprendre sa pensée ; on pourra dorénavant l’étudier dans ses créations mêmes et la voir se refléter dans son œuvre vivante…

Ensuite M. Wilder définit, exactement et clairement, l’idée artistique wagnérienne ; c’est une explication juste, aisée et utile. Enfin, l’analyse du poème.

Deuxième article :

L’opéra ancien et le drame wagnérien ; ce qu’est précisément le drame wagnérien ; le rôle de l’orchestre et le rôle de l’acteur ; l’interprétation des Maîtres Chanteurs, à Bruxelles. Pour terminer, les lignes suivantes :

Il serait injuste d’oublier le public de la Monnaie, si respectueux, pour une œuvre qui devait le surprendre et si intelligent dans son appréciation d’une musique absolument nouvelle pour ses oreilles. Le souvenir de son excellente attitude est certainement l’un des meilleurs que j’aie emportés de Bruxelles ; il raffermit ma foi dans un art que j’aime avec passion, et me donne la certitude que les temps sont proches où l’œuvre de Wagner triomphera en France, comme elle vient de triompher en Belgique.

Le Monde (20 mars) : X…. Appréciation, souvent judicieuse, d’un amateur, qui a compris quelques-unes des beautés du drame.

Le Français (24 mars) : Adolphe JullienXLV. Sérieuse étude sur les Maîtres Chanteurs et sur la théorie wagnérienne :

Il s’agit là d’un art absolument nouveau, créé de toutes pièces par Richard Wagner et qui n’a plus aucun rapport avec l’opéra proprement dit tel qu’on l’a connu jusqu’à nos jours. Comme je le disais à propos de Tristan avec tous les partisans de Richard Wagner, il faut subir ce nouveau genre et y goûter un plaisir extrême ou bien le repousser entièrement. Point de tergiversation possible. Et je reconnais aussi qu’une œuvre d’art aussi complètement originale et basée sur un travail musical on ne peut plus complexe, exige une initiation comme toute création de génie, et que cette initiation demande encore un effort qui disparaîtra graduellement à mesure que l’esprit s’habituera à cette nouvelle forme d’art, comme il s’est habitué à l’ancien opéra..,

La Patrie (24 mars) : M. de Thémines :
Rassurez-vous ; je ne vous parlerai pas des Maîtres Chanteurs, poème et musique de Richard Wagner…

M. de Thémines, qui « admire, tout autant que le fait le plus acharné et le plus convaincu wagnérien, la partie symphonique des œuvres du grand pontife », ne peut comprendre que Richard Wagner n’ait point voulu écrire des cavatines pour « des voix comme celles de la Patti ou de Faure, de Krauss ou de Richard, de Lassalle ou de Talazac. »

… Si par malheur et par impossible, on donnait les Maîtres Chanteurs à Paris, j’en parlerais — contraint et forcé.

La Revue Contemporaine (25 mars) : Camille Benoit. Histoire des Maîtres Chanteurs.

Revue politique et littéraire (28 mars) : Léon Pillaut. M. Léon Pillaut n’a pas été impressionné par les Maîtres Chanteurs d’une façon décisive comme par les autres drames wagnériens. Après une analyse de la pièce, il exprime plusieurs réserves sur la conception dramatique musicale de Wagner.

Presse belge

Le Guide musical(5, 12, 19, 26 mars, 2 avril, etc.) : M. Maurice Kufferath. Long travail substantiel, historique, critique et philosophique.

L’Étoile belge (7 et 8 mars) : M. G. Eeckhoudt. Article apologétique ; les Maîtres Chanteurs seraient l’œuvre la plus touffue, la plus formidable et, peut-être, la plus caractéristique du nouvel art allemand.

L’Indépendance belge (9 mars) : X… (M. Ed. Fétis). M. Fétis est connu comme adversaire de l’idée wagnérienne ; néanmoins, son jugement, avec beaucoup de réserves, est favorable.

La Gazette (9 mars) : M. Lucien Salvay. Il proclame les Maîtres Chanteurs « une œuvre admirable, d’une puissance qui s’est imposée devant un public partagé et qui aura une irrésistible autorité. »

Cependant le même journal, publie, à quelques jours d’intervalle (22 mars), les lignes suivantes :

La musique de Wagner exerce décidément une fâcheuse influence sur la santé. Nous connaissons jusqu’à quatre personnes qui ont éprouvé de sérieuses indigestions pour être allées entendre les Maîtres Chanteurs : le dîner avalé à la hâte parce qu’on ne veut pas manquer l’ouverture qui commence à sept heures précises, l’attention soutenue donnée à une musique compliquée et énervante, tout cela avait arrêté net chez elles les fonctions digestives.

Ce n’est pas la première fois que nous enregistrons des faits du même genre. Lorsqu’une troupe allemande vint jouer la Tétralogie à Bruxelles, le jour où l’on donna Siegfried, un grand nombre d’auditeurs rentrèrent chez eux avec des maux de dents ou des maux de tête qui furent suivis, pendant la nuit, de saignements de nez prolongés.

Les Maîtres Chanteurs agissent plutôt sur l’estomac… Il est vrai qu’il y a une saucisse qui joue un grand rôle au dernier acte. C’est sans doute le thème caractéristique de la saucisse, employé avec excès, qui ne réussit pas à certaines organisations et leur pèse sur l’estomac, comme si c’était la saucisse elle-même. Qu’on vienne encore nier, après cela, la puissance d’expression de cette musique.

La Chronique (9 mars) : M. Coveliers. Appréciation simple et sincère d’un auditeur, très favorable.
Autre article, plus admiratif, de M. Jean d’Ardenne (M. Dommartin).
Le Patriote (9 mars).
Les Nouvelles (9 mars).
La Flandre libérale (10 mars) : M. Edmond Evenepoel. Très bel article, enthousiaste, et solide.

Le Journal de Bruxelles (10 mars) : M. Ivan Gilkin. Le théâtre antique comparé aux Maîtres Chanteurs.

L’Écho du Parlement(10 mars) : M. Z. Jouret. Analyses intéressantes de l’œuvre ; grande admiration ; observations curieuses.

L’Art moderne (15 mars) : M. Octave Mans. Article hardi, très agressif aux ennemis ou demi-ennemis de Wagner ; l’Art moderne est à l’avant-garde du mouvement wagnérien.

L’Écho musical(19 mars) ; éloges et réserves.
La Réforme (trois articles) : M. Max Waller, directeur de la Jeune Belgique.
Voici la conclusion de l’étude :

Désormais la démonstration est faite, nous n’avons plus qu’à marcher dans la voie progressive ; Bruxelles a reconnu la signature de Richard Wagner ; ses œuvres entrent dans notre répertoire ; elles marchent invinciblement à cette popularité que bien d’anciens opéras détenaient injustement.

Publications nouvelles16 §

Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, comédie musicale de Richard Wagner, version française de Victor Wilder (chez Schott, éditeur) :
Partition pour piano et chant (arrang. de Kleinmichel) (gr. in-8°, 20 fr.) ;
Livret, (I vol. in-16, 2 fr.)

Il n’est plus à revenir sur les qualités de la version française de M. Victor Wilder, si extraordinairement réussie. L’arrangement de Kleinmichel est de longtemps connu et apprécié. Il faut noter seulement l’élégance, tout exceptionnelle, de la partition et du livret.

 

Le Public idéal, leçon faite à la Société Munichoise Wagnérienne, le 12 février 1885, par M. Hans de Wolzogen (brochure, en allemand).

Voici un court résumé de cette très importante leçon de l’illustre chef de l’école philosophique wagnérienne.

« Un objet triple, idéal, fut à Richard Wagner : l’œuvre d’art, réalisée (Tristan, la Tétralogie, Parsifal) ; — le théâtre, réalisé, aussi (le théâtre de Bayreuth) ; — le public, expliqué dans les œuvres théoriques, non encore achevé le 13 février 1883…

Le public du théâtre idéal, écoutant l’œuvre d’art idéale, — le public idéal sera, comme le Rédempteur, pur de cœur et d’esprit… il sera idéal, intellectuellement, et pratiquement.

Intellectuellement, il comprendra, en l’œuvre d’art, l’œuvre religieuse symbolisée. Pratiquement, il agira conformément, selon la Compassion.

Faire le public idéal : que ce soit l’œuvre, aujourd’hui, de l’union wagnérienne ; qu’ainsi soit accomplie, toute, la pensée du Maître. Soyons contemplatifs, et, aussi, agissants ! »

E. D.

Souvenirs de Richard Wagner, traduits de l’allemand pour la première fois par Camille Benoit (I vol. in-18, 3 fr. 50).

M. Camille Benoit s’est fait une place à part dans la littérature musicale par sa connaissance approfondie de l’œuvre de Wagner. Il vient, tout récemment encore, de traduire en français, pour la première fois, des fragments autobiographiques dus à la plume de l’illustre maître, et de les publier chez l’éditeur Charpentier, sous le titre de Souvenirs. Ces Souvenirs de Richard Wagner intéressent également les adversaires et les enthousiastes du compositeur. Aucun livre peut-être ne montre sous un jour plus vrai le poète-musicien des Nibelungen. Ici, la sincérité est complète : nulle violence, nulle injustice ; le récit des représentations du Tannhaeuser à Paris en donne une preuve concluante. Les Souvenirs forment un complément indispensable aux autres écrits du grand réformateur, et, bien qu’il ne contiennent nullement un exposé régulier de ses principes, ils fournissent de curieux renseignements sur ses idées et ses impressions personnelles.

Ce qui manque le plus à Wagner, ce n’est pas d’être compris, c’est d’être connu. Non seulement il n’y a pas au monde d’absurdité dont on ne l’ait rendu responsable, mais encore ceux-là même qui le prônent du meilleur cœur n’entrevoient souvent qu’un seul aspect de cet immense génie. Nous ne saurions trop féliciter M. Camille Benoit d’avoir insisté sur ce point, dans son éloquente préface, si courte à notre gré, et cependant si remplie. M. Benoit a de plus mis en lumière, avec une clarté parfaite, ce don merveilleux d’invention poétique qui fut une des facultés maîtresses de Wagner.

L’auteur de Lohengrin et de Tristan était un poète, et un poète dramatique avant tout. C’est pourquoi il a su réunir, dans une étroite et magnifique union, la parole et la note, le verbe et l’harmonie. Il nous faut prendre ici la forte expression de M. Camille Benoit : « Jamais de telles noces ne s’étaient encore accomplies entre l’antique Poésie et la jeune Musique. »

La préface des Souvenirs est aussi remarquable par la sobre vigueur du style que par la haute raison des doctrines. Le mérite de l’auteur n’est pas moindre dans la suite, au long de l’œuvre, et sa version française, d’une précision si animée et d’une si exacte élégance, devrait servir de modèle à tous ceux qui entreprennent de traduire les ouvrages des écrivains étrangers.

Nous serions vraiment en peine de signaler aux lecteurs de la Revue Wagnérienne un chapitre particulier du livre de M. Camille Benoit. Bien qu’à notre sens les Souvenirs sur Schnorr soient les plus instructifs et les plus riches en détails nouveaux, nous n’avons pas été moins charmés ou moins émus par le récit des Funérailles de Weber, par les Souvenirs sur Spontini, ou la Lettre à M. Monod… Encore une fois, c’est le livre entier qu’il faut lire, et, nous en sommes persuadés, tout le monde le lira. Enoncer cette affirmation, c’est prophétiser à coup sûr, mais nous sommes heureux de pouvoir dire notre certitude au jeune et savant musicien qui, depuis plusieurs années déjà, n’a cessé de combattre le bon combat avec tant de zèle, de succès et de talent.

Alfred Ernst

Camille Benoît : Les motifs typiques des Maîtres Chanteurs, étude pour servir de guide à travers la partition, précédée d’une notice sur l’œuvre poétique (brochure, in-16, 1 fr. 50).

Le drame des Maîtres Chanteurs est le seul de la dernière manière de Wagner que M. de Wolzogen n’ait pas analysé thématiquement : M. Camille Benoit l’a fait. Son étude, exacte, est intéressante et utile ; l’avant-propos, — sur la place des Maîtres Chanteurs en l’œuvre wagnérienne, — est remarquable.

Une observation : lorsqu’il dit le « motif de la bannière », le « motif de la profonde émotion ce Sachs », M. Camille Benoit, ne veut pas, assurément, que le premier motif représente une bannière, le second Sachs ; la musique — étant, essentiellement, purement, sentimentale, — ne peut représenter un objet, et elle ne peut représenter qu’une émotion innommée ; il y a seulement correspondance entre l’idée littéraire et l’impression musicale. Pourquoi M. Camille Benoit n’avertit-il pas ses lecteurs ? cet oubli est dangereux : quel étonnement aux non-initiés, quel triomphe des hostiles, ce motif de la bannière ! Voyez, déjà, le feuilleton de M. Joncières (23 mars) :

« Wagner applique son système de leitmotive aux objets eux-mêmes. Il y a la phrase de l’épée, par exemple, dans la tétralogie. Comment une succession de notes peut elle représenter une épée, si ce n’est par une pure convention ? Et vous dites que vous n’admettez aucune convention !… »

M. Joncières a, hautement, raison. Absurde est cette convention, que sept notes expriment une épée ; mais elle n’est pas. La divine, miraculeuse épée, vue ou nommée, produit en l’âme de Wofan ou de Siegfried une impression spéciale, grande ; à cette impression, toute psychique, répond le motif musical. —-on peut dire « la phrase de l’épée », mais il faut s’entendre, au préalable.

E. D.

De Bach a Wagner (Brochure, en allemand).

M. Glasenapp, l’éminent biographe de Richard Wagner, vient de faire paraître, le 21 mars dernier, une notice des plus intéressantes à l’occasion de la fête bi-centenaire de la naissance de J.-S. Bach (1685). De Bach à Wagner17, tel est le titre de cette très remarquable étude, établie d’après des citations textuelles puisées dans les dix volumes d’écrits théoriques de Richard Wagner.

Après une préface explicative sur son sujet, l’auteur parle avec sa compétence habituelle des commencements de la musique à l’époque de Palestrina, et arrive à Bach, au grand Sébastien Bach, issu, lui, en quelque sorte du protestantisme et du choral, ces deux bases sur lesquelles se développera librement l’esprit allemand. Par suite, l’influence de l’auteur de la sublime Passion et de tant d’autres immortels chefs-d’œuvre sera toute puissante, car en eux se trouvera résumé l’esprit propre de la nation dans toute son essence.

C’est en vain que la guerre de Trente-Ans accomplira son œuvre de destruction, détruisant la nation elle-même ; c’est en vain que l’élément étranger le plus frivole, s’insinuera dans les cours des princes, allant jusqu’à trouver des complices dans de nobles et vastes génies comme Haydn et Mozart : l’esprit national subsistera ; il fera surgir l’immortel Beethoven, le pauvre et grand solitaire, le légitime et glorieux héritier de Sébastien Bach !

Tout s’est-il accompli ? Que reste-t-il donc à faire ?

Ne pourrait-il avoir entre le peuple même et l’artiste sincère, entre le réalisme et l’idéalisme, une entente plus parfaite que par le passé ? La musique de la Passion, par exemple, reflète les sentiments les plus profonds de l’âme ; n’évoque-t-elle pas en même temps des visions d’un ordre supérieur à tout ce que peut nous donner le théâtre contemporain, ce théâtre qui a pour but principal la distraction ?

D’autre part, l’ouverture de Léonore est une symphonie dans laquelle vit le drame qu’elle annonce bien plus que ce drame lui-même : Fidelio n’est qu’un livret d’opéra relevé par une musique magnifique.

Il est vrai qu’à l’époque où fut représenté Fidelio, on vit surgir au théâtre l’énergique Goetz de Goethe…

Un demi-siècle après, la musique allemande, issue de Bach et de Beethoven, devait se manifester dans toute sa plénitude, et produire l’art nouveau : le drame musical.

Brayer

Paul Lindau : Richard Wagner (avec le portrait de Richard Wagner), traduit en français par Johannnès Weber (1 vol. in-18, 3 fr. 50).

C’est un recueil d’articles de critique écrits par M. Paul Lindau, littérateur allemand, en 1861, sur Tannhaeuser à Paris ; en 1876, sur la Tétralogie à Bayreuth ; en 1881, à Berlin ; et, en 1882, sur Parsifal.

M. Lindau, voulu humoriste, a pour maître intellectuel son corréligionnaire Henri Heine : tout de son mieux, il imite sa manière. Pourquoi M. Weber, sérieux, juste et avisé critique, a-t-il traduit ces essais de plaisanteries, bons mots délaissés par le Tam-Tam ; pas une observation : louanges et blâmes de collégien ; nulle intelligence de l’œuvre, ni des sujets, ni de la musique, ni des vers, ni de la représentation… L’auteur est, surtout en les derniers chapitres, favorable à Richard Wagner ; les articles sur Parsifal et la mort de Wagner laissent voir une admiration que l’auteur tâche à dissimuler par un ton badin ; il faut donc mettre son livre au rang des ouvrages pour Richard Wagner : cela importe peu.

E. D.

Notice sur Edmond de Hagen (brochure, en allemand, 65 c.)

Récemment parue à Hanovre une « notice biographique sur le développement intellectuel du philosophe Edmond de Hagen. » Au milieu est une biographie des œuvres de Hagen, parmi lesquelles les nombreux commentaires sur l’œuvre wagnérienne si remarquables et curieux.

La Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter)

Analyse du numéro de mars 1885 §

1° La Rédaction consacre quelques lignes à la mémoire du comte Alexander von Schleisitz, ministre de la maison de Prusse, décédé le 19 février, depuis vingt ans un des amis les plus dévoués de Wagner et de la cause wagnérienne.

2° Dr José de Letamendi : Une proposition négative du testament de Wagner.

Dans une lettre à M. MonodXLVI, publiée dans la Revue politique et littéraire du 17 février 1883, Wagner écrivait : « Quant à une vive agitation en Allemagne, je n’y crois pas. » Le célèbre professeur d’anatomie de l’université de Barcelone tâche de s’expliquer cette phrase du Maître. Il trouve trois motifs qui ont pu amener cette conviction. En premier lieu, il constate que bien que l’opinion publique n’en ait pas conscience, l’influence de l’esprit français sur l’esprit allemand n’a jamais été plus grande qu’aujourd’hui. Comme exemple à l’appui de son opinion, il cite l’invasion des mots français dans la langue allemande. Il croit que Wagner attendait plus d’une France ennemie de l’Allemagne que d’une Allemagne dont le génie germanique est affaibli. — Il découvre le second motif dans le trait essentiel du caractère allemand, lequel est le penchant prononcé pour la critiqué, tandis que l’amour de l’action est plus marqué dans les races latines. « En règle générale, c’est l’Allemagne qui pense, et la France qui réalise la pensée allemande. » — Enfin, M. de LetamendiXLVII a la conviction que chaque race humaine produit des grands hommes de deux catégories opposées : les uns sont la quintessence de leur race, les autres en sont la contradiction absolue.

3° Dans un long post-scriptum, M. de Wolzogen réfute quelques-unes des affirmations de M. de Letamendi. Il nie, notamment, que l’esprit allemand soit essentiellement critique.

4° Constantin Franck : — Nationalité et civilisation chrétienne. — L’auteur, très connu en Allemagne par ses écrits politiques, légèrement socialistes, démontre que, nonobstant la recrudescence de l’esprit national qui caractérise notre époque actuelle, l’influence que chaque pays reçoit de tous les autres, n’en continue pas moins. La conséquence est que les différences entre les nationalités tendent à disparaître. Il se demande ce qu’on mettra à la place du puissant sentiment de la nationalité, du patriotisme. Selon lui, c’est la Civilisation chrétienne.

5° Ludwig Nohl : — Rénovation de la musique sacrée protestante. — Dans un article fort intéressant, M. Nohl retrace l’histoire de l’orgue et du choral et y ajoute des réflexions sur ce qu’il faudrait faire pour que la musique de Bach revécût dans les églises.

6° Communications officielles de l’Association wagnérienne, nouvelles, etc.

H. S. C.

Correspondances et Nouvelles §

Bruxelles. — Au théâtre de la Monnaie, les Maîtres Chanteurs de Nuremberg poursuivent glorieusement leur cours triomphal. Le chef-d’œuvre s’est imposé merveilleusement, en dépit d’une opposition qui, dès le début, cherchait à se faire jour parmi quelques abonnés récalcitrants. Dix représentations données en l’espace de trois semaines, témoignent à suffisance de l’intérêt qui s’attache à la courageuse initiative de MM. Stoumon et CalabresiXLVIII. C’est un honneur bien grand pour eux d’avoir, les premiers, donné l’essor à une traduction française des Maîtres Chanteurs, et cet honneur n’est pas moindre pour les interprètes qui, graduellement, en ont pénétré l’expression géniale. C’est aussi un fait digne de remarque, que l’exécution, loin de péricliter, comme il arrive d’ordinaire, n’a pas cessé de s’améliorer depuis le premier soir. M. Seguin, chargé du rôle écrasant de Hans Sachs, en est arrivé à représenter magistralement cette grande figure, héroïque dans sa simplicité d’artisan-poète. Et ce n’est pas à l’acteur seulement qu’il convient de rendre justice : M. Seguin se révèle en même temps chanteur de tempérament noble et puissant. Voilà donc, pour le triomphe prochain du répertoire de Richard Wagner, un interprète sur lequel on peut compter à l’avenir, et que la gloire attend peut-être dans le rôle de Wotan de la Walkure et de Kurwenal de Tristan et Yseult. M. Delaquerrière a fait du rôle de David une véritable création et M. Soulacroix n’a pas moins bien fixé le type de Beckmesser, qui comptera dans sa carrière d’artiste comme un succès vraiment sérieux. M. Jourdain fait un Walther trop immobile et Mme Caron n’a pu s’élever jusqu’à la conception du rôle d’Eva pour lequel la nature particulière de son talent n’a pas les affinités de race. Elle tient néanmoins une place honorable à côté de ses partenaires et supplée par le charme de sa personne aux qualités spéciales qui lui manquent pour, donner une représentation fidèle du personnage. Les rôles secondaires sont parfaitement tenus et les chœurs restent toujours l’étonnement de ceux qui connaissent la partition des Maîtres Chanteurs. Quant à l’orchestre, on ne peut qu’admirer ses progrès et louer la clarté avec laquelle se dégage à présent le chant sublime dont il est l’organe principal dans l’œuvre de Wagner. Les admirateurs qui suivent assidument les représentations des Maîtres Chanteurs, sont redevables à M. Joseph Dupont d’inoubliables jouissances.

M. Verdhurdt, le nouveau directeur de la Monnaie, se persuadera-t-il que le moment est venu où les opéras de Wagner s’imposent de force au public de Bruxelles et qu’il n’est plus guère de succès durable en dehors d’eux ? Wagner ne vient-il pas à son heure succéder à Meyerbeer dont l’étoile pâlit sur toutes les scènes du monde, y compris celle de l’Opéra de Paris ?

Edmond EvenepoelXLIX.

Suisse. — Nous nous faisons un plaisir de signaler l’activité wagnérienne de MM. Winkelmann, capellmeister au théâtre de la ville de Bâle. Grâce à son zèle, les Bâlois ont entendu Lohengrin, le Hollandais volant et les Maîtres Chanteurs. La troisième représentation de ce dernier ouvrage, donnée au bénéfice de M. Winkelmann, et avec le concours de M. Oberlander, le renommé ténor de Carlsruhe, a été particulièrement brillante.

À Berne, M. Carl Munzinger s’est grandement distingué, en dirigeant un festival, composé du Ier acte de Lohéngrin et d’un fragment important de parsifal dont l’exécution était confiée à un orchestre de 60 musiciens et à un effectif de 180 chanteurs. Parmi les solistes, MlIe Julia Haering, de Genève, mérite une mention spéciale pour son excellente interprétation du rôle d’Elsa.

A. W.

Angleterre. — Le mois passé n’a offert que peu d’événements ; mais maintenant que la saison va bientôt commencer à Londres, nous pouvons attendre, certainement, plus d’activité parmi les musiciens. Hans RichterL donnera neuf concerts dans lesquels la musique du Maître tiendra la place d’honneur. Hermann Franke prépare une bien courte saison dramatique de dix jours, pendant laquelle Tristan seulement sera représenté.

Il y aura six représentations très soignées dont le succès est garanti. Ainsi six soirées wagnériennes et trois cent cinquante-neuf soirées d’oratorios et de cantates ! Louis N. Parker.

Vendredi et samedi, 10 et 11 avril, assemblée générale de l’Association Wagnérienne internationale.
La séance aura lieu à Munich (Hôtel Roth) ; l’ordre du jour est ainsi fixé :
1° Rapport et décision sur les affaires de la fondation ;
2° Motions des membres (selon l’article 18 des statuts).
On sait que la précédente assemblée (la première) avait eu lieu à Bayreuth, le 22 juillet 1884.

Pour paraître le 22 mai prochain, Correspondance de Richard Wagner (1830-1883), éditée par notre savant collaborateur et correspondant viennois, M. Emerich Kastner, auteur du Catalogue-Wagner.

Cette publication formera le premier volume d’une Bibliographie de Richard Wagner.
Les souscriptions (1 fr. 25) sont reçues dès à présent.

Paris, 8 mai 1885. §

ChroniqueLI
Richard Wagner et le public ; l’Œuvre de Bayreuth ; L’Association Wagnérienne. §

Dans un récent article, M. Camille Benoit disait :

« … Il fut un temps où Wagner était regardé comme un simple énergumène ; le prendre au sérieux semblait à la plupart un paradoxe, une gageure, une mauvaise plaisanterie.

Il y a vingt ans, on a commencé à lui reconnaître quelque talent musical : des éclairs, illuminant de loin en loin des ténèbres profondes. La pitié l’emportait sur le dédain. Il y a dix ans on accordait l’originalité des idées, la puissance de l’orchestration ! Vous avez certainement rencontré quelqu’un vous disant, avec la plus parfaite bonne foi : Quel talent, ce Wagner ! mais quel mauvais usage il en fait !…

Aujourd’hui, c’est une autre antienne : Wagner ! génie musical admirable, merveilleux, unique ! Mais poète dramatique allons donc ! Ses pièces sont la nullité même, la niaiserie absolue.. — Quel dommage, n’est-ce pas, que le pauvre homme ait justement passé toute sa vie à écrire pour le théâtre !… »

Telle a été, à Paris, la suite des jugements touchant l’œuvre Wagnérienne. Or, en même temps, c’était une autre suite, aussi marquée, de jugements touchant l’artiste, de préjugés se propageant, l’un après l’autre. — C’est comme trois degrés gravis, successivement, par le public parisien, vers l’Initiation Wagnérienne !

D’abord, Richard Wagner fut, lui même, un fou ridicule…

Ensuite, quand on lui épargna « les petites maisons » on voulut « le clouer au pilori de l’histoire » : Wagner fut le Diffamateur de notre patrie, l’Insulteur de nos défaites… C’est l’époque où quelque talent musical lui était accordé.

Aujourd’hui, le « gallophobisme » de Wagner n’étant plus un thème proprement développable, on a trouvé ce grief : Wagner fut un monstre de vanité, d’outrecuidance, de prétentieuse sottise… — Le thème est riche, et, surtout, facile ; chaque jour c’en est de nouvelles variations.

Cette évolution des jugements s’est faite, peu à peu.

La tradition d’un Wagner délirant et possédé, d’abord en tous lieux reçue, ne demeura plus, bientôt, que dans quelques petites villes et dans des cercles spéciaux, où elle vit.

La musique de Wagner fut reconnue de la musique, quand, aux concerts, on eut entendu, beaucoup de fois, la Marche de Tannhaeuser. Des auditions plus variées, plus fréquentes, de fragments Wagnériens, quelques correspondances « transrhénanes » (des échos de Représentations Solennelles dans la ville de Bayreuth, de Cycles Wagnériens à Munich, à Vienne, à Berlin) découvrirent, ensuite, un génie musical, acceptable…

Des insultes de Wagner à la France, on sut ce qu’il fallait penser : et, quant à cette fameuse haine contre la France, nul n’en trouva la marque, ni dans les livres, ni dans les lettres, ni dans les paroles de Richard Wagner ; Richard Wagner avait combattu, dans ses écrits, l’influence de l’esprit français ; mais c’était là tout une autre affaire ; et quiconque avait lu ses lettres et ses livres, quiconque l’avait entendu causer, rapportait aux Parisiens ébahis, que Wagner aimait la France, et Paris, et ses vieux souvenirs de 1842, et ceux, aussi, de 1860, ses amis Français, les compagnies qu’il avait traversées, les rues, les maisons même, où s’était traînée sa misère ; et l’on connut, dans le cœur du rude Ennemi, de délicieuses tendresses, pour le pays qui l’avait bafoué.

Aujourd’hui, voici la troisième étape : on nie le dramaturge, — on accuse l’homme d’avoir méprisé les Maîtres classiques : attendons qu’à Paris, un, au moins, des drames Wagnériens ait été représenté, — et que les œuvres critiques de Wagner aient été publiées… — Wagner disait que, avant lui, l’Allemagne n’avait pas eu de musique (un critique l’a écrit, il y a quinze jours) ; — Wagner a grossièrement et bêtement, insulté Bach (le même critique l’affirmait) : et la folle vanité de Wagner est, toujours, dans ces espèces de feuilletons, le refrain. Mais la vérité apparaîtra, de soi même. Hormis les impuissants, pédants et envieux, pour qui la suprême vertu, en autrui, est la Modestie, — personne ne reprochera, pourtant, à un homme de génie, qu’il ait eu la conscience de son génie, pleine, franche, hardie… Mais Richard Wagner ne goûtait pas les mièvreries fades, ni les bruyantes déclamations, contemporaines. — et il le dit. Et, théoricien, Richard Wagner jugea, librement, sans peurs, sans soucis des opinions reçues, les artistes qui l’avaient précédé. — Qu’on lise donc les nombreux écrits de Wagner — les pages où il nie être révolutionnaire, ne voulant être que rénovateur, — les pages sur Bach, qu’a, justement, réunies M. Glasenapp, solennelles de respectueuse admiration, de culte presque religieux pour le Père de la musique, — les pages, dont les principales seront traduites en cette revue, sur Beethoven, enthousiastes jusque le lyrisme, où l’essence de la musique est, à jamais, définie, et le caractère divinement génial de Beethoven, « le Révélateur », avec des adorations agenouillées, — les pages sur Gluck, sur Weber, sur Spontini, — et celles où il proclame le culte des vieux Maîtres, inviolable, sacré, nécessaire, d’ordre divin. Mais Wagner déclara maintes œuvres de Mozart, — un génie musical extraordinaire, — des improvisations ; et il déclara, nuls, artistiquement, les Huguenots et la Symphonie Romaine.

C’est pourquoi le public parisien juge encore Wagner, (ce musicien fourvoyé dans le théâtre) une « outrecuidante personnalité. »

Gardant, aujourd’hui, par la ridicule ignorance des uns et l’odieuse malhonnêteté des autres, de tels étonnants préjugés, le public parisien est arriéré. Ce troisième degré de Wagnérisme, auquel il se tient, a été dépassé, en de nombreux pays : on salue Wagner, héritier des Maîtres classiques, et dramaturge. C’est un quatrième degré, auquel les Français arriveront, sans doute.

Mais, après celui là, il en est un autre, plus élevé, vers lequel, déjà, les autres marchent : — la compréhension de l’Œuvre de Bayreuth. — L’initiation du public à cette forme supérieure de la Rénovation Wagnérienne, est la tâche qu’a prise l’école de Richard Wagner, — j’allais dire l’église de Wagner, — l’Association Wagnérienne.

Comprendre que les opéras de Wagner sont des drames, c’est bien, mais ce n’est pas assez : il faut comprendre quels religieux drames ils sont, et, à cette fin, il faut les entendre, comme il a voulu qu’on les entendit : il faut être son public, dans son théâtre. Or, c’est l’Association Wagnérienne qui veut, ainsi, continuer la pensée du Maître : maintenir, pour l’Œuvre idéale, les représentations du Théâtre idéal, et leur donner, pieux, le Public idéal.

L’histoire ne peut être expliquée, brièvement, de l’Œuvre de Bayreuth18 ; il faut que l’Association Wagnérienne, — le miracle de notre époque, — soit, précisément, connue. Elle est, en effet, aujourd’hui, dans le monde, le grand agent de la dernière initiation à cette chose, dont très peu de gens ont une idée, — le Wagnérisme.

Là est le haut degré, auquel on doit arriver, progressivement. Déjà, nous ne croyons plus Wagner un fou sans talent ; — nous ne nions plus les beautés de ses morceaux, et nous le tenons quitte des crimes qu’il n’a jamais commis : — mais, promptement, il faudrait en finir de ces vieilles sottises, et franchir ce troisième degré, et, — lorsque, dans le reste du monde, l’Association Wagnérienne propage l’Œuvre de Bayreuth — il faudrait que nous voulussions bien voir en Wagner plus qu’un génie musical admirable, merveilleux, unique, et autre chose qu’un monstre de vanité, d’outrecuidance, de prétentieuse sottise.

La légende de BayreuthLII §

« Va devant toi ! Et si la terre que tu cherches n’a pas été créée encore, Dieu fera jaillir, pour toi, des mondes, du néant, afin de justifier ton audace ! »
Schiller, Christophe-Colomb

C’était un soir d’hiver, voici de cela quelque trente années. Un étranger de passage, un jeune artiste, — (affamé, comme de raison), — sans ressources, abandonné « même de son chien », se trouvait perdu dans Paris en un taudis glacé de la rue St-Roch.

L’inexorable détresse harcelait, depuis de longs mois, ce bohème inconnu — jusqu’à le contraindre de prodiguer, par pluie ou verglas, à raison de deux francs l’heure, de réconfortantes leçons de solfège la plupart du temps non payées. Il en était parvenu même, à commettre, en vue de trois écus possibles, des « ouvertures ou préludes » pour folies-vaudevilles que des impresarii de banlieue laissaient parfois grincer à leurs doubles quatuors devant des tréteaux quelconques. Le reste du temps, il goûtait la joie de s’entendre gratifier, négligemment, du titre de « fou » par les passants éclairés qui l’approchaient.

Donc, cet attristé, que tant d’oisifs eussent trouvé mûr pour le suicide était assis, ce soir là, devant certain notable commerçant — qui, jambes croisées en face de lui, l’observait curieusement, aux lueurs d’une morne chandelle, en lui souriant d’un air familier.

Cet interlocuteur de hasard n’était autre — (la destinée offre de ces contrastes) — que notre grand Épicier, celui dont le seul nom fait battre tant de cœurs, en France. L’excellent homme avait, en effet, supplié longtemps « son ami » d’accepter (oh ! sans phrases !) ces quelques menus liards qui, une fois reçus, confèrent, — de l’assentiment de tous, — au bon prêteur, le droit d’en user sans façons avec celui qu’il ne rêvait d’obliger qu’à cette fin. Aussi regardait-il en camarade son débiteur, lequel — depuis lors — était devenu, aux yeux du Bienfaiteur, simplement un « drôle de corps ! » pour me servir d’une admirable expression bourgeoise.

Soudain, voici que, relevant la tête, l’Inconnu, fixant sur son ami de calmes prunelles, se prit à lui notifier, avec le plus grand sang-froid, les confidences suivantes :

— Homme généreux, qui suis-je ? Un musicastre, un crin-crin, le dernier des vivants, l’opprobre de la race humaine ; je te l’accorde — et j’ajouterai même que, si tu daignes m’écouter, le sens de ce que je vais t’annoncer t’échappera fort probablement : — car, nul n’entend, ici bas, que ce qu’il peut reconnaître — et toi, tu es un désert où le son même du tonnerre s’éteindrait dans la stérilité de l’espace.

— Quels ingrats, tous ces artistes !… murmura le sévère Industriel.

— Voici donc, reprit l’Ingrat, ce que je me propose d’accomplir d’ici peu d’années, étant de ceux qui vivent jusqu’à l’Heure-divine.

Ces deux derniers mots firent traissaillir malgré lui le négociant hors ligne : une vive inquiétude — hélas ! elle ne devait point tarder à s’accroître, — se peignit dans le coup-d’œil méfiant dont il enveloppa, dès lors, son croque-notes favori ! Tu n’es pas sans ignorer, n’est ce pas, confina l’étranger, que des hommes ont paru, dans ma partie, qui s’appelaient Orphée. Tyrtée, Beethoven, Glück, Weber, Sébastien Bach, Mozart, Pergolèse, Rossini, Haëndel, Berlioz, — d’autres encore. Ces hommes, figure-toi, sont les révélateurs de la mystérieuse Harmonie, à la race humaine. Eh bien, mon âme, à moi, — comprends-tu, cher camarade ? — mon âme est toute vibrante d’accents d’une magie nouvelle, pressentie par ces hommes, — et dont il se trouve que, seul, je puis proférer les musicales merveilles.

C’est pourquoi, tôt ou tard, l’Humanité fera pour moi — que l’on traite, à cette heure, d’insensé — ce qu’elle n’a jamais fait, en vérité, pour aucun de ces précurseurs.

Oui, les plus grands, les plus augustes, les plus puissants de notre race, — en plein siècle de lumières, pour me servir de ta suggestive expression, mon éternel ami, — seront fiers de réaliser, d’après mon désir, le rêve que je forme et que voici :

L’heure viendra, d’abord, où les rois, les empereurs victorieux de l’Occident, les princes et les ducs militaires, oublieront, au fort de leurs victoires, les vieux chants de guerre de leurs pays, pour ne célébrer ces mêmes victoires immenses et terribles — (et ceci dans le cri fulgural de toutes les fanfares de leurs armées !…) — qu’avec les crins-crins de mon insanité !… Toutes ces musiques n’exécuteront pas d’autres chants de gloire que mes élucubrations à l’heure du triomphe ! Ce premier « succès » obtenu, je prierai, quelques années après, ces princes, rois, ducs et empereurs tout-puissants de vouloir bien se déranger pour venir écouter l’une de mes plus nébuleuses productions. Ils n’hésiteront pas à délaisser les soucis politiques du monde, à des heures solennelles, pour accourir, en toute hâte, et à l’heure fixée, à mon rendez-vous. Et je les tasserai, par quarante degrés de chaleur, autour du parterre d’un Théâtre que j’aurai fait construire à ma guise, aussi bien à leurs frais qu’à ceux de mes amis et ennemis. Ces formidables exterminateurs écouteront, au mépris de toutes autres préoccupations, avec recueillement, pendant des trentaines d’heures, quoi ? Ma Musique ! — Pour solder les constructeurs de l’édifice, je manderai, des confins de la terre, du Japon et de l’Orient, de la Russie et de l’Amérique, divers milliers d’auditeurs, — amis, ennemis, qu’importe ! — ils accoureront, également, quittant, sans regrets, famille, foyers, patrie, intérêts financiers, (fi-nan-ciers, entends-tu !), bravant naufrages, dangers et distances, pour entendre aussi, pendant des centaines d’heures, au prix de quatre ou cinq cents francs leur stalle, — quoi ? Ma Mu-sique.

Mon Théâtre s’élèvera, en Europe, sur quelque montagne dominant telle cité, que mon caprice tout en l’enrichissant à jamais, immortalisera. Là, disons-nous, mes invités arriveront, au bruit des canons, des tambours furieux, aux triomphales sonneries des clairons guerriers, aux bondissements des cloches, aux flottements radieux des longues bannières. Et, à pied, en essuyant la sueur de leurs fronts, pêle-mêle avec les dites Altesses et Majestés, tous graviront, fraternellement ma montagne !

Alors, comme j’aurai lieu de redouter que la furie de leur enthousiasme — qui sera sans exemple dans les fastes de notre espèce, — ne nuise à l’intensité de l’impression qu’avant tout doit laisser Ma Mu-sique, je pousserai l’impudence jusqu’à DÉFENDRE D’APPLAUDIR ! — Et tous, par déférence pour cette Mu-sique, ne laisseront éclater qu’à la fin de l’Œuvre, toute la plénitude de leur exaltation. — Bon nombre d’entre eux accepteront, même, d’être, au milieu de ma patrie, les représentants d’une nation vaincue par la mienne et saignante encore, et, au nom de l’Esprit-Humain, sourds aux toasts environnants portés contre leur pays, auront la magnanimité de m’acclamer. Les plus parfaits chanteurs, les plus grands exécutants, — si intéressés d’habitude, et pour cause — oublieront, cette fois, tous engagements, lucres et bénéfices, pour le seul honneur d’exprimer, gratuitement, quoi ?.. Ma Mu-sique.

Et, chaque année, je recommencerai, le miracle de cette fête étrange, qui se perpétuera même après ma mort, comme une sorte de religieux pèlerinage. Et, chaque fois, après des centaines d’heures passées à mon Théâtre, chacun s’en retournera dans son pays, l’âme agrandie et fortifiée par la seule audition de quoi ?… de Ma Mu-sique ! Et tous ne projetteront, au moment des adieux, que de revenir l’année suivante ! Et, enfin, lorsque ceux-là même qui, de par le monde entier, haïront, de naissance, Ma Mu-sique, seront acculés jusqu’à se voir forcés de l’admirer et de l’applaudir quand même, sous peine de passer pour des imbéciles, je te dis et jure que Ma Mu-sique résistera même à leur admiration profane.

Oui, mon cher Consolateur, voilà le rêve que je réaliserai, sous peu d’années. Et, pour te dédommager d’avoir eu la commisération d’en écouter — vainement, d’ailleurs, — le prophétique projet, je vais te signer, si tu veux, dès à présent, une excellente stalle, que tu revendras cher, l’heure venue.

À ces incohérentes paroles, le trop sensible Industriel qui avait écouté jusque là, bouche béante, se leva, silencieusement, les yeux pleins de larmes. Entre deux hoquets douloureux, il supplia son bohème de se mettre au lit. Voyant que sa suggestion n’était accueillie que par un doux sourire, il bondit, selon son devoir, hors de la chambre, (le cœur gros), et courut, à toutes jambes, requérir quelques médecins-aliénistes pour fourrer à Bicêtre, le soir même, vu l’urgence, son malheureux protégé.

Lorsqu’il reparut, deux heures après, suivi de trois docteurs qu’accompagnaient des gardiens munis de cordes, le désolant fol avait disparu.

Des policiers, mal informés peut-être, ont prétendu, au cours de l’enquête, que l’exalté s’était dirigé, tranquillement, quelques instants après la fugue de son Ami, vers la gare de Strasbourg et qu’il avait pris, sans trop se faire remarquer, le train de 9 h. 40, pour l’Allemagne.

Depuis, naturellement, on n’a plus entendu parler de lui.

Aujourd’hui, son bienfaiteur parisien se demande encore, parfois, avec un soupir, en quel cabanon d’aliénés les gens sérieux de là-bas ont dû renfermer, dès l’arrivée, son pauvre monomane « qui, souvent, l’avait amusé, après tout ! — et dont il a oublié le nom. »

BeethovenLIII par Richard Wagner

(Analysé et traduit par Teodor de Wyzewa) §

L’étude sur Beethoven fut écrite et publiée en 1870, à Leipzig ; elle occupe 73 pages, dans l’édition des Œuvres Complètes (9e volume).

Dans une brève Préface (p. 77 et 78), Wagner expose le motif et l’objet de son livre. Durant que la nation allemande célébrait le centième anniversaire de Beethoven, il a voulu, de sa façon, glorifier le Maître ; et il a dit, seulement, la signification que les œuvres de Beethoven avaient, pour lui. Volontiers, composant ces pages, il s’est imaginé qu’il lisait un grand Discours de Fête, devant un Auditoire idéal.

La Première Partie de l’écrit est, éminemment, théorique, et de portée générale, (p. 79-100).

Beethoven est Allemand ; l’Esprit qui anime son œuvre est l’Esprit même de la race Allemande. Mais en quoi, comment se rattache-t-il, proprement, à sa nation ? Cette question, facile à résoudre, lorsqu’il s’agit d’un peintre ou d’un poète, est, au contraire, presque insoluble, au propos d’un musicien. Ce lien du musicien à son pays ne se peut reconnaître ni par l’étude de sa forme, — ni par l’étude de sa vie. — Quelle est la part de l’Esprit Allemand, dans l’œuvre musicale de Beethoven ? il faut, pour répondre à cette question, connaître l’essence même de la musique (p. 79 à 83).

Schopenhauer19 distingue la musique des autres arts, parce qu’elle donne l’idée de l’Univers sans l’intermédiaire d’aucun concept concret. Mais il ajoute que cette intuition de l’Idée dans la musique ne serait pas possible, si l’on n’avait, déjà, par la conscience, une intuition subjective de cette Idée. Or, la conscience renferme deux parties : la conscience de soi-même, qui est la Volonté, et la conscience des autres choses, qui est la Représentation (p. 85).

La musique, pure de tout concept concret, répond, évidemment, à ce côté de la conscience qui est tourné vers le dedans. Le Rêve, où l’esprit parvient au plein éveil de cette conscience intérieure, peut donner l’idée de ce qu’est la musique.

« Quel spectacle ! mais, hélas ! ce n’est qu’un spectacle. Où donc te saisirai-je toi-même, nature infinie ? » (Gœthe : Faust).

À cet appel répond la musique. La Volonté, qui est la Nature, s’y perçoit elle-même au dessous des erreurs de la Représentation. Aussi la musique a-t-elle, entre les arts, des lois spéciales. Elle atteint à son plus haut degré dans l’inspiration musicale, où la volonté individuelle est réduite au silence, tandis que s’éveille en nous la Volonté universelle, expression de la suprême unité qui est au fond des choses. La musique n’est pas un art, seulement, mais un art sacré, une Religion (p. 85-92).

Dans la musique, l’harmonie est l’élément profond, supérieur au temps et à l’espace, l’élément intérieur ; le rythme est le lien de cette révélation intime avec le monde plastique de l’Apparence. Aussi une musique s’est élevée qui, fondée, seulement, sur le rythme, a, volontairement, renoncé à traduire l’essence des choses, pour produire l’agrément (p. 93 à 100).

« Ainsi la musique a quitté son état d’innocence sublime ; elle a perdu son pouvoir, le pouvoir qui rachetait l’homme du Péché de l’Apparence ; elle a cessé d’être la révélatrice de la Nature réelle, et s’est jetée dans cette illusion de la Représentation, dont elle devait nous sauver (p. 100).

Wagner montre, dans la Seconde Partie, comment Beethoven a rendu la musique à sa destination naturelle20 :

L’aptitude d’un musicien à son art, sa vocation à cet art, ne se peuvent, certes, traduire d’autre façon que par l’action manifeste, sur lui, des œuvres musicales environnantes. Au terme, seulement, de sa complète évolution, nous pouvons apercevoir en quelle manière sa nature l’a poussé à la pleine contemplation intérieure de lui-même, à cette claire voyance du Rêve Universel le plus profond. Jusque ce terme, en effet, il obéit à l’action des influences extérieures sur lui ; et cette action, pour le musicien, arrive, éminemment, des œuvres musicales créées par les maîtres son époque. Or, nous savons que, parmi toutes, les œuvres de l’Opéra touchaient le moins Beethoven, tandis que les impressions les plus intimes lui venaient de la musique religieuse de son temps. Cependant, le métier de pianiste, qu’il dut adopter pour « être quelque chose » comme musicien, le mit dans un contact familier et incessant avec les productions pour le Clavier des Maîtres contemporains. En ces productions, la Sonate s’était imposée comme la forme typique. Aussi, peut on dire que Beethoven fut, et resta, lui-même, un compositeur de sonates ; la forme de la Sonate se retrouve dans ses œuvres instrumentales les plus puissantes et les plus insignes ; elle est le fin voile, au travers duquel Beethoven regardait dans le Royaume des sons ; au travers duquel, — plus justement, — plongé dans ce Royaume, il laissait venir à nous sa pensée. Les autres formes musicales, la forme, notamment, où se mêlent l’orchestre et les voix humaines, le Maître, encore qu’il ait, en elles, réalisé des œuvres incommunes, les traitait, seulement, par accident, comme à titre d’essai.

La Sonate, qu’Emmanuel Bach. Haydn et Mozart avaient, pour toujours, légitimée, était le résultat heureux d’un compromis entre l’esprit musical allemand et l’esprit italien. Son caractère extérieur lui venait des conditions même où elle était exécutée : avec la sonate le pianiste se présentait au public, qu’il devait charmer par sa perfection, comme instrumentiste, et, dans le même temps, distraire, plaisamment, comme musicien. Ce n’était plus alors Sébastien Bach, réunissant à l’église, devant l’orgue, l’auditoire des fidèles, ou bien y appelant, pour rivaliser avec lui, les connaisseurs et les musiciens : il y a un abime entre le maître prodigieux de la fugue et les compositeurs de la sonate. Ceux-ci étudiaient à la fugue, comme à un moyen d’affermir leurs connaissances musicales ; mais ils ne l’employaient, dans leurs sonates, que comme un artifice précieux. Les austères séquences du contre-point pur s’étaient retirées, devant le goût nouveau d’une Eurythmie stable, dont le schème facile semblait répondre à la direction exclusive de la musique vers l’euphonie italienne. Telle nous apparaît l’œuvre instrumentale de Haydn : il nous semble voir devant nous le démon enchaîné de la musique, se jouant avec les enfantillages d’une vieillesse native. Et c’est Haydn, précisément, qui, ainsi qu’on l’a bien observé, servit, entre tous, de modèle pour les premiers travaux de Beethoven. On peut même reconnaître que, dans tout le développement ultérieur de son génie, Beethoven conserve plus de rapports avec Haydn qu’avec Mozart. Les renseignements que nous possédons sur les procédés de Beethoven à l’égard de Haydn nous donnent une explication caractéristique de cette liaison. Haydn était considéré comme le professeur de Beethoven, et celui-ci, ne voulait, absolument, point lui accorder ce titre : souvent, aussi, il se permettait, envers le vieux maître, des sorties de son exubérance juvénile. Il se sentait lié à Haydn, semble-t-il, comme, à un vieillard enfantin, celui qui sait être né un homme. C’est que, bien au dessus de sa concordance formelle avec son maître, le Démon de sa musique intérieure, impatient de tout lien, et enchaîné sous ces formalités, le poussait à une expression de sa force, qui, comme tous les actes de l’extraordinaire artiste, se manifestait toujours avec une étrange rudesse. Ne raconte-t-on pas que, s’étant, jeune homme, rencontré à Mozart, il quitta le piano, dans une mauvaise humeur, après, avoir joué, sur l’invitation du maître, une sonate ; et que, alors, pour se faire mieux connaître, il demanda la permission de s’abandonner à une libre fantaisie ; ce qu’il fit, nous dit-on, avec une telle expression, que Mozart émerveillé, déclara, se tournant à ses amis : « Le monde entendra parler, quelque jour, de cet homme ! » Et Mozart jugeait ainsi Beethoven dans un temps, où lui-même, clairement, sentait s’épanouir et mûrir, enfin, son génie intérieur que la contrainte d’une misérable et pénible carrière musicale avait, jusque là, toujours entravé, dans la réalisation de ses tendances les plus originales…

… Très tôt, au contraire, dès la jeunesse, Beethoven apporte au monde ce tempérament de résistance qui, durant toute sa vie, l’a maintenu, envers ce monde, dans une indépendance farouche. L’extraordinaire sentiment qu’il avait de lui-même, se joignant à la superbe fierté de son caractère, lui donna, pour toujours, le désir de s’opposer aux frivoles dispositions musicales de ses contemporains, épris, surtout, des plaisirs. Contre l’entraînement d’un goût dépravé, il avait à défendre son trésor, le trésor d’une richesse infinie. Il avait à révéler la plus intime vision de l’Univers Musical, et sous les formes même, où la musique, avant lui, devait se montrer, seulement, comme un art agréable. Aussi, ressemble-t-il toujours, à un homme possédé par un démon intérieur : ce démon, vraiment, il l’avait en son âme, et de lui, plus que de tout autre, on peut dire — ce que Schopenhauer disait, en général, des musiciens : celui là parle la suprême sagesse, par un langage si profond et surnaturel, que son intelligence même n’en comprend pas la portée !

Ce n’est point, certes, dans le monde qui l’entourait, qu’il aurait pu trouver cette compréhension de son art, ni dans l’esprit, tout superficiel, qui avait créé les formes extérieures de cet art. Car bien misérable était la Compréhension musicale qui s’exprimait à lui, dans cet échafaudage architectonique des sons, lorsqu’il voyait les plus grands maîtres même de sa jeunesse, avec une répétition banale de phrases et de fleurs rhétoriques, avec des alternatives, rigoureusement distribuées, de force et de douceur, avec des graves introductions, et reprises, aux mesures par avance comptées, se traîner, passant sous les portes inévitables de demi-conclusions régulières, jusque le bienheureux tapage de la cadence finale. C’était la Compréhension qui avait construit l’air d’opéra, dicté, les unes après les autres, en série, les pièces d’opéra : c’était elle encore qui avait enchaîné le génie de Haydn, le contraignant à égréner, sans cesse, une à une, les perles de son écrin. Et l’Eglise, aussi, exprimait cette Compréhension musicale : car la Religion avait été balayée de l’Eglise, avec la musique de Palestrina : le formalisme jésuitique, tout d’artifices, avait contrefait la Religion, comme la musique. Ainsi la noble Rome, vénérable, avait disparu, aux yeux du spectateur intelligent, recouverte par le style architectural jésuitique des deux derniers siècles ; ainsi s’était amollie et édulcorée la très glorieuse peinture italienne ; ainsi s’était dressée, sous la même influence, la Poésie Française classique, œuvre de mort intellectuelle, et dont les lois examinées présentent une précise analogie avec les lois de l’Opéra et de la Sonate.

L’esprit allemand, si redouté au-delà des monts, et si haï, ce fut lui qui, dans le domaine de l’art comme en toutes choses, vint au devant de cet héritage artistique issu de l’esprit populaire européen, et le sauva. Nous avons fêté Lessing, Gœthe, Schiller, et nos autres grands hommes, parce que, en les diverses régions de l’art et de la science, ils ont racheté pour nous, et arraché à sa ruine cet héritage. Or, il convient, de même, que nous nous tournions aujourd’hui vers ce musicien, Beethoven ; car, par lui, aussi bien que par ces hommes, l’esprit Allemand a sauvé de la plus profonde torpeur l’esprit de toutes les nations ; par lui, plus que par ces hommes, puisqu’il a parlé le langage le plus clair à toutes les nations.

C’est que, dans le même temps où Beethoven élevait à sa plus haute puissance la musique, tombée au simple rôle d’un art agréable, il a ouvert, devant nous, le spectacle de cet Art qui, à toute conscience, révèle l’univers de la vie suprême, aussi nettement, que la plus profonde philosophie le pourrait faire au penseur le plus voyant. Et c’est en cela, exclusivement, que se fonde la liaison du grand Beethoven avec la nation allemande, liaison que nous voudrions éclairer au moyen des traits spéciaux, à nous connus, sur sa vie et ses travaux.

Nous serions heureux de pouvoir, pour cette fin, trouver un renseignement précieux dans la contemplation des procédés que suivit Beethoven vers le développement de son génie musical. Les procédés artistiques sont toujours, en effet, dans un étroit rapport avec l’intuition des idées ; ainsi, les procédés de Beethoven nous eussent révélé sa conception théorique, s’il avait, avec une pleine et consciente volonté, modifié, ou détruit, les formes musicales extérieures qu’il trouvait en l’œuvre de ses devanciers ; mais d’un tel procédé nous ne voyons nulle trace chez lui. Il n’y eut même jamais un artiste, assurément, qui réfléchit à son art moins que Beethoven. Mais, en revanche, la rude vivacité, déjà mentionnée, de son être humain, apparaît encore ici, et nous le montre impatient, — avec tout le sentiment d’une douleur intime, — de l’enclave où les formes, comme toutes les autres chaînes de la convention, retenaient son génie. Et, contre elles, il réagit, mais de sa façon, en développant, sous ces formes, son génie, fièrement, librement, comme si cette enclave subie n’existait pas à l’empêcher. Il ne fit nul changement profond aux règles de la musique instrumentale, jadis apprises : ses dernières œuvres, sonates, quatuors, symphonies, etc., ont, en réalité, la même structure que les premières. Mais que l’on compare, entre elles, ces œuvres des deux époques ; que l’on mette, par exemple, la huitième symphonie, en fa majeur, devant la deuxième, en , et que l’on considère le monde qui de cet ouvrage plus tardif, sous des formes presque identiques, s’avance vers nous, merveilleux, pleinement nouveau !

Cet exemple de Beethoven nous fait bien voir encore l’originalité de la nature Allemande, qui a été douée de vertus si intimement profondes et si riches, qu’elle sait imprégner toute forme de son essence, en même temps qu’elle bâtit à nouveau cette forme par le dedans, sauvant ainsi de la destruction son enveloppe extérieure. L’Allemand, en effet, n’est point révolutionnaire, mais rénovateur, et, adoptant toutes formes, les améliorant toutes sans rien détruire, il se prépare, enfin, pour la révélation de son essence intérieure, une abondance et richesse de moyens, où n’atteignent point les autres nations. Il semble, au contraire, que les Français ne connaissent point, en eux, cette intime source de rénovation : nous les voyons préoccupés, seulement, dans la politique comme dans l’art, à la forme extérieure, et prêts, toujours, à renverser complètement la forme qui leur déplaît, avec l’espoir, sans doute, de ce que la forme nouvelle s’élèvera, d’elle même, déjà parfaite… L’esprit Allemand, cependant, se développe à l’aise, même en des genres étrangers… C’est ainsi que nous avons reçu des italiens la musique, avec toutes ses règles ; et, ce que nous avons fait dans cet art, le génie de Beethoven nous le montre, par ses œuvres, supérieures à toute compréhension.

Vouloir expliquer ces œuvres elles mêmes, serait folle tentative. Les considérant dans l’ordre de leur succession, nous assistons à la mystérieuse pénétration, toujours plus profonde et plus manifeste, de la forme musicale par le génie de la musique. Les prédécesseurs de Beethoven nous montraient un tableau que la lumière du jour, passant au travers de la toile, semblait éclairer : et, cependant, le dessin, la couleur n’y étaient point comparables aux œuvres du peintre ; et c’était, en somme, un art inférieur, et méprisé, comme tel, des vrais connaisseurs, et un Pseudo-Art, seulement ; et cela était fait pour égayer les fêtes aux tables des princes, pour distraire des sociétés frivoles ; et l’adresse du virtuose était la lumière la meilleure à éclairer ce tableau. Mais voici que Beethoven reproduit le même sujet dans le silence de la nuit ; voici qu’il place son tableau entre le monde de l’Apparence, et l’univers intérieur de son âme, l’univers profond où gît l’Être réel des choses ; et dans cet univers il prend la lumière qui illumine son tableau, ce clair voyant : et voilà que ce tableau vit devant nous et que nous vivons en lui, extraordinairement, et que nous habitons un deuxième univers, dont les plus immenses chefs-d’œuvre d’un Raphaël ne donnent point l’idée !

Où donc le musicien a-t-il pris ce pouvoir ? Il a, seulement, saisi la Représentation du Charme enchanteur. Car, dans une hallucination enchantée nous plonge, assurément, l’audition d’une grande œuvre musicale de Beethoven. Toutes les parties de cette musique nous montrent, — lorsque nous avons l’esprit dans l’état de veille, et les sens à jeun, — uniquement, un art d’accordance technique avec les lois de la Forme ; maintenant, se révèle à nous une vie tout faite d’esprit, une sensibilité douce tantôt, tantôt effrayante ; nous éprouvons, fiévreusement, le trouble, puis la paix, et les soupirs, et l’angoisse, et la plainte, et le transport ; tout cela semble avoir été pris au sol le plus profond de notre âme, et lui être rendu. C’est, en effet, pour l’histoire de l’art, un moment précieux, entre ceux qu’elle doit à Beethoven : parce que chacun des accidents techniques de l’art, au moyen desquels l’artiste traduit pour le monde extérieur le but de son intelligence en des procédés conventionnels, arrivent, ici, à la signification suprême d’un épanchement immédiat. Ainsi que je l’ai dit déjà, il n’y a plus, ici, aucun procédé, aucun encadrement de la mélodie ; tout est la mélodie, toutes les voix de l’accompagnement, toutes les notes du rythme, et les pauses elles-mêmes.

Mais il est impossible, je le vois, de discuter froidement l’essence caractéristique de cet art, sans tomber, aussitôt, dans le ton du lyrisme. Et comme, plus haut, j’ai tâché, avec l’aide de la philosophie, à expliquer la nature véritable de la musique en général, (explication convenant à éclairer l’œuvre de Beethoven, entre toutes), je ne tenterai pas plus longuement l’impossible ; je reviendrai à l’étude de la personne de Beethoven, comme au foyer des rayons lumineux éclairant le merveilleux univers qu’il a créé pour nous.

Cherchons, maintenant, d’où est venu à Beethoven ce génie. Mais les dons de la nature, en soi, sont un mystère, toujours secret ; aussi pouvons nous, seulement, apprécier ce génie avec certitude par la considération de ses actes. Cherchons donc, plutôt, à nous expliquer par quelle particularité de son caractère personnel, et par quel effort moral de ce caractère, le grand musicien a pu concentrer son génie dans cette action extraordinaire que nous révèle son œuvre artistique. Nous avons vu qu’il nous fallait renoncer à toute rencontre d’une conception théorique propre à Beethoven, et qui eût pu contribuer à nous rendre plus claire cette imagination de son effort artistique ; en revanche, nous pouvons, et nous devons exclusivement, considérer la force virile de son caractère, indiquer, ainsi, l’influence de cette force sur le développement du génie intime du Maître.

Nous avons tout à l’heure regardé en comparaison Beethoven avec Haydn et Mozart. Si nous revoyons la vie de ces deux musiciens, une transition naturelle nous apparaîtra de Haydn à Beethoven par Mozart dans la direction de l’existence extérieure. Haydn fut et resta un serviteur princier, forcé à se soucier pour la distraction d’un seigneur ami de l’éclat… Il demeura toujours soumis et dévoué, et conserva, jusque sa vieillesse, la paix d’une âme sereine et bienveillante : seuls, dans son portrait, les yeux sont comme remplis d’une douce mélancolie. La vie de Mozart fut, au contraire, une lutte incessante pour une existence paisible et assurée, qui, toujours, devait lui être refusée… Son maître, à lui, était le grand public, qu’il avait, chaque jour, à charmer par quelque œuvre nouvelle : et ses compositions reçurent, de cette vie cruelle, leur caractère spécial d’improvisation rapide…

… Si Beethoven avait disposé sa vie, d’après une conception théorique froide et réfléchie, il n’aurait pu la diriger plus sûrement, par rapport à la vie de ses deux grands prédécesseurs, qu’il fit, en vérité, d’après la seule impulsion de son naïf instinct naturel. Cet instinct, ici, décide tout, étonnamment ; c’est lui qui donne à Beethoven sa claire aversion pour une manière de vivre pareille à celle de Haydn. D’ailleurs, un regard jeté sur le jeune homme eût suffi pour enlever à tout prince l’idée d’en faire son maître de chapelle. Mais ces tendances natives de son âme apparaissent surtout, remarquables, dans les traits caractéristiques qui ont préservé Beethoven d’une existence misérable, comme celle de Mozart.

Les deux maîtres étaient partis d’une situation égale : tous deux placés, sans fortune personnelle, dans un monde où les choses utiles, seules, sont payées, où les choses belles doivent, pour être récompensées, flatter les goûts extérieurs ; où les choses sublimes demeurent, nécessairement, sans rémunération. Et dans un tel monde, Beethoven, bien plus que Mozart, s’est trouvé, toujours, empêché de plaire par la beauté de ses œuvres. C’est que cette beauté était, pour lui, inséparable de la délicatesse intime. Sa constitution physionomique exprime, pleinement, cette nature spéciale de son génie. Certes, le monde de l’Apparence lui avait un faible attrait : son œil presque troublant, son œil fixé ouvertement ne pouvait voit en ce monde, que d’importuns dérangements au monde intime de sa pensée : il sentait que rester sous la dépendance du premier serait perdre tout rapport avec le second. Aussi, son visage révèle une convulsion intérieure ; c’est la convulsion du défi et de la résistance qui anime ce nez, cette bouche tendue, ignorant le sourire, et s’ouvrant, parfois, à un rire énorme. La structure même de son cerveau nous fait sentir ce caractère. La physiologie admet, comme un axiome, que chez les hommes génie, doit être un grand cerveau, enfermé dans une boîte crânienne mince et tendre, comme pour rendre aisée la perception immédiate, par la pensée, des choses extérieures. Nous avons vu au contraire, — lorsque, il y a plusieurs années, nous visitions les restes mortels de Beethoven, — une conformation totale du squelette extraordinairement solide, et, aussi, le crâne très épais, d’une dureté incommune. N’est-ce point que la nature ait donné à cet homme un cerveau d’une extrême délicatesse, mais destiné, seulement, à permettre la contemplation intérieure ? Et cette dureté de l’enveloppe, n’était ce point à entretenir dans une paix inébranlée l’exclusive et profonde vision d’une grande âme ? Ainsi, cette force effrayante enfermait et protégeait un univers intime, un univers d’une tendresse si légère et si fine que, si elle n’avait eu ce puissant abri contre le contact du monde extérieur, elle se serait, mollement, fondue, évaporée, comme le délicat génie et comme la vie de Mozart.

Telle était l’âme, en Beethoven ; telle l’enveloppe ; que l’on songe maintenant, comment il pouvait regarder les choses, autour de lui ! Assurément, les intimes affections volontaires de cet homme n’appelaient jamais, ou seulement d’insignifiante façon, sa compréhension du monde extérieur. Elles étaient trop vives, trop délicates, aussi, pour s’attacher à une seule des apparences que son regard effleurait, effleurait avec une haine répulsive, et, plus tard, avec la méfiance de l’âme toujours insatisfaite. Il n’y avait plus même dans le monde aucun objet capable de lui donner cette illusion, volage, mais charmante, qui pouvait encore faire sortir Mozart de son univers intérieur, à la poursuite d’un plaisir externe. Les distractions d’une grande ville voluptueuse devaient, à peine, attirer Beethoven comme elles eussent amusé un enfant : trop violentes étaient ses impulsions naturelles, sa volonté trop énergique, pour se pouvoir rassasier dans ces occupations superficielles et changeantes. Ce frivole spectacle augmenta, seulement, son penchant pour la solitude, et cette solitude se trouva convenir, merveilleusement, à sa disposition pour l’indépendance. Tout cela n’est-il point l’œuvre d’un prodigieux instinct, plus sûr que toute raison, et qui devait, le guider toujours, en toutes les extériorisations de son caractère ? Quelles réflexions auraient pu mieux diriger sa vie, dans le sens de son tempérament natif, que cette impulsion invincible de son instinct ? Un pareil sentiment avait conduit, jadis, Spinoza, dans sa conscience de lui-même, à tailler des verres de lunettes, pour obtenir, par ce travail, le moyen d’entretenir sa vie. De même, notre Schopenhauer, avec un souci constant et caractéristique, avait senti et appliqué dans sa vie extérieure, — en conservant intact son petit patrimoine — cette compréhension : que la saisie de la vérité, en chaque recherche philosophique ou intellectuelle, est toujours, sérieusement, menacée par la dépendance où nous sommes à l’égard du gain nécessaire de l’argent.

Or, c’est la même notion, mais instinctive, irréfléchie, qui détermina Beethoven dans sa résistance au monde, dans son amour de la solitude, enfin dans les tendances, presque dures, qui lui firent choisir sa manière de vivre spéciale.

C’est que le musicien Beethoven, privé de ressources personnelles, devait chercher par son seul travail musical l’entretien de sa vie. Mais sa nature lui permettait de vivre sans demander au monde aucune jouissance d’agrément extérieur ; et il en est résulté pour lui une nécessité moindre, aussi bien à faire des œuvres rapides et superficielles, qu’à s’efforcer vers la satisfaction d’un goût avide, seulement, de distractions plaisantes.

Dans la mesure où il perdait, ainsi, toute connexion avec le monde extérieur, son regard se tournait davantage, avec une plus claire voyance, à son monde intérieur. Et dans la mesure, aussi, où il se sentait, plus fortement, le possesseur de ce trésor intime, il produisait avec une plus sûre conscience, ses exigences au dehors : il demandait, maintenant, à ses protecteurs, comme seule grâce, que, cessant le payer de ses travaux, ils voulussent veiller à ce que, toujours, il pût travailler pour soi, à l’abri de tout dérangement extérieur. Ce fut, en vérité, une chose inconnue, jusque là, aux musiciens : quelques hauts seigneurs bienveillants s’appliquant à soutenir Beethoven, comme il voulait être soutenu, sans exiger de lui, en revanche, une dépendance. Un bonheur pareil allait, déjà, échoir à Mozart lorsque ce maître, trop tôt créé, mourut. Sans doute, ce grand bienfait ne devait point avoir, pour Beethoven, une durée constante et inaltérée ; il fonda pour lui, cependant, cette harmonie spéciale de la vie qui se révèle dans l’existence du Maître, lorsque cette existence lui a été assurée de si rare façon. Il se sentait un Vainqueur ; il savait qu’il devait appartenir au monde, seulement, comme un homme libre. Et il fallait que ce monde l’admît, et se plût à lui, tel qu’il était. Il traitait en despote ses nobles protecteurs ; rien ne pouvait être obtenu de lui que s’il le voulait, quand il le voulait.

Mais Beethoven, jamais, ne voulut rien, sinon la seule chose qui, désormais, lui devait plaire : se jouer, en Charmeur, avec les formes de son Univers intérieur. Car, maintenant, les apparences extérieures avaient, devant lui, complètement disparu, non parce que la cécité lui avait caché leur vue, mais parce que la Surdité les avait, à jamais, éloignées de ses oreilles. L’ouïe, c’était le seul organe qui lui apportait, encore, pour l’émouvoir, les influences du dehors ; ses yeux étaient morts à ce monde, depuis longtemps. Et qu’aurait-il pu voir, le Rêveur convulsif, lorsqu’il errait par les rues de Vienne, au milieu de ce fourmillement bigarré, et qu’il écarquillait, devant lui, ses yeux ouverts fixement, sans regarder rien, tout occupé à l’éveil des musiques merveilleuses qui se vivaient en lui ? La naissance et les progrès de sa maladie de l’ouïe l’avaient peiné, terriblement, et l’avaient appelé à une plus profonde mélancolie. Voici que la surdité complète est venue : elle l’a privé même du plaisir qu’il éprouvait à écouter les exécutions musicales et cependant, nous n’entendons aucune plainte vive s’élever de lui. Le commerce de la vie extérieure, seulement, lui était devenu plus lourd : mais cette vie n’avait plus d’attraits pour lui, depuis longtemps : pourquoi lui aurait il coûté s’en voir, maintenant, séparé, plus entièrement, et à jamais ?

Un musicien privé de l’ouïe ! Peut-on concevoir un peintre aveugle ?

Mais on peut concevoir, et on connaît, le Voyant aveugle ! Tirésias avait vu se fermer devant lui, le monde de l’Apparence : et il avait pu, ainsi, contempler, avec ses yeux intérieurs le fond même de toutes les apparences. À lui est pareil ce musicien devenu sourd. Le bruissement de la vie ne peut plus, désormais, le troubler. Il est tout à écouter les Harmonies de son Être intérieur ; il habite, à jamais, ce monde profond : c’est de là qu’il parle au monde externe — à ce monde qui n’a plus rien à lui dire. Ainsi, le génie du Maître est, enfin, délivré de tout Non-Moi, vit, maintenant, en soi et pour soi. À celui qui aurait pu, alors, voir Beethoven avec l’œil d’un Tirésias, quel extraordinaire prodige eut été révélé : la vue d’un Univers s’étendant sous l’Homme — le Moi profond de l’Univers et de l’Homme !

Et, maintenant, les yeux du musicien s’éclairent, par le dedans. Maintenant, il jette un regard sur l’Apparence extérieure, qui, illuminée par sa Lumière intime, se mêle à la vision de son Âme, dans un réflexe merveilleux. Maintenant, pour la première fois, l’Essence des choses se révèle à lui, apparaissant dans la splendeur sereine de sa Beauté. Maintenant, il aperçoit la Forêt, le Ruisseau, la Prairie, l’Ether azuré, les calmes Troupeaux, les Couples amoureux, et la chanson des Oiseaux, et la procession des Nuages, et les mugissements de la Tempête, et le charme du beau Soleil bienheureux qui revient au Monde. C’est alors que toutes ses perceptions et toutes ses créations sont pénétrées de cette sérénité prodigieuse qu’il donne, le premier, à la Musique. La plainte même, qui, si profondément, s’exprimait, sans cesse, en ses œuvres antérieures, se calme, ici, et devient un sourire. La Terre a regagné son innocence enfantine. « Soyez avec moi, aujourd’hui, dans le Paradis » ; qui n’a pas cru entendre, à lui criées, ces paroles de rédemption, lorsque devant lui était jouée la Symphonie Pastorale !

Dans le même temps s’accroît ce pouvoir de donner une forme à l’Insaisissable, à l’Invisible, à l’Inabordable ; toutes ces choses arrivent, ici, à être saisies immédiatement, avec l’impression la plus exacte. Et la joie du Maître, voyant ce pouvoir, devient de l’Humour. Toute la Douleur de l’Être vient se briser devant cet extraordinaire Contentement, qui la reprend, et se joue avec elle. Le puissant Brahma, créateur du Monde, voit, au dessus de lui, l’Illusion, qu’il a créée, et il lui sourit. L’Innocence, rachetée, se joue avec l’aiguillon inerte du Péché, maintenant expié ; la Conscience, délivrée, se joue avec son Tourment qui, maintenant, l’a quittée.

Aucun Art, jamais, n’a produit une impression plus sereine que les deux symphonies en la et en fa majeur, ainsi que les autres compositions du Maître — si intimement liées à celles là — écrites durant cette période divine de sa complète surdité. A l’esprit qui les écoute, elles ôtent le sentiment de tout péché ; et nous éprouvons toujours, — lorsque, après elles, nous nous retournons au monde de l’Apparence, — comme le souvenir douloureux d’un Paradis évanoui. Ainsi les œuvres merveilleuses de Beethoven nous prêchent le Repentir et le Remords, puissamment, avec le sens le plus profond d’une Révélation surnaturelle.

(À suivre.)

L’Evocation d’ErdaLIV §

Souillées par l’Or — (l’anneau du Nibelung), — les trois antiques races périront, les Dieux, les Géants, et les Nains ; et le monde passera à la race nouvelle, innocente, des Hommes.

Wotan, roi des Dieux, maître de Walhall, sait que la Fin viendra ; à l’heure de la Souillure, celle qui connaît toutes choses, la Primordiale Mère, la Chaotique Wala, Erda, la Dormeuse-Voyante, avertit son esprit, que le Crépuscule ensombrirait le ciel. (Le Rheingold).

Ensuite, tourmenté du désir de plus savoir, Wotan s’unit à Erda : les Walküres naquirent, Brünnhilde, Forte par Wotan, Sage par Erda, esprit de Wotan et d’Erda, essence pure de la Divinité. — Brünnhilde se sépara de Wotan : la Divinité, condamnée, se détruisait : le Dieu s’abdiqua, par la désobéissance, châtiée, de Brünnhilde. (La Walkure).

Maintenant (Siegfried), Wotan, inquiet, erre par le monde, avide de conseils ; ses traits sont d’un Voyageur. L’Homme, immaculé et libre, Siegfried, le Waelsung, — possesseur de l’Or et non souillé par l’Or, — commence l’œuvre par qui le monde sera libéré, — l’Exaltation de l’Homme, la Fin des Dieux : — Siegfried va éveiller Brünnhilde, la morte déesse, faite femme.

 

Alors, le triste Dieu revient vers la Sachante, l’Erda dormeuse, et l’interroge.

(Siegfried, Troisième acte, première scène)

Site sauvage, au pied d’une montagne de pierre ; nuit, orage et ouragan, éclairs et tonnerre. — Le Voyageur est debout, devant le trou d’une caverne).

Le Voyageur

— Eveille toi, — Wala, éveille toi : — du long sommeil — je t’appelle, ô Dormeuse, à l’éveil ; — je t’évoque ; — monte, monte ; — hors de la nuageuse fosse, — hors du nocturne fond, monte. — Erda, Erda. — Eternelle Femme, — hors du gouffre, où tu sièges, — glisse vers la hauteur : — je chante ton chant d’éveil, — pour que tu t’éveilles ; — hors du Pensant Sommeil, — je t’incante. — Tout-Sachante, — Première-Terrestre-Sage, — Erda, Erda, — Eternelle Femme, — éveille toi, Wala, éveille toi.

La fosse est devenue plus claire ; dans une lueur bleue monte Erda : elle apparaît de glace couverte ; ses cheveux et son vêtement brillent.

Erda

— Fort, le chant appelle ; — puissant, le charme agit ; — je suis éveillée — du Sachant Sommeil. — Qui secoue mon repos ?

Le Voyageur

— L’éveilleur est moi, — et je force la Sage, — pour que, pleinement, veille — ce que le dur Sommeil enferme. — J’ai parcouru l’univers, — très voyagé, —à fin de gagner la Connaissance, — d’obtenir le Premier-Sage Conseil. — Plus sachant, il n’est — nul que toi : — tu connais ce que le gouffre cache, — ce que le mont et le val, — l’air et l’eau enlacent ; — où sont des êtres — là souffle ton Souffle ; — où pensent des cerveaux, — est ta Pensée : — tout, dit on, — te serait connu. — Pour qu’à présent j’obtienne la Connaissance, — je t’ai éveillée du Sommeil.

Erda

— Mon Sommeil est rêve, — mon rêve pensée, — ma pensée possession de la Science. — Mais, lorsque je sommeille, — les Nornes veillent : — elles tissent le Câble, — et trament, pieuses, ce que je sais ; — pourquoi n’interroges-tu pas les Nornes ?

Le Voyageur

Sous la contrainte de l’univers, — tissent les Nornes : — elles ne peuvent rien tourner, ni changer ; — or, à ta Sagesse — je serais reconnaissant, si tu m’enseignais — comment arrêter un rouet roulant ?

Erda

— Les humaines actions — m’encrépusculent l’esprit : — moi, la Sachante, même, — je fus, jadis, contrainte par un Puissant. — Une Fille-de-Désir — fut donnée par moi à Wotan : le Champ-de-bataille des Héros, — c’est elle qui fut appelée à l’élire pour lui. — Hardie elle est, — et Sage, aussi : — pourquoi m’éveilles-tu ? — pourquoi n’interroges-tu pas — l’Enfant d’Erda et de Wotan ?

Le Voyageur

— Tu parles de la Walküre, — Brünnhilde, la Vierge ? — Elle brava le Forceur-des-tempêtes : — quand, le plus dûrement, soi même, il se forçait, — ce que lui, le Maître du combat, — désirait faire, — mais s’interdisait, — se violentant, — elle, pourtant, confiante, — elle osa, la présomptueuse, — l’accomplir pour soi, — Brünnhilde, en le brûlant combat. — Le Père-de-la guerre — a puni la Vierge ; — en son œil il imprima le Sommeil ; — sur un rocher elle dort, fortement ; — elle s’éveillera, — la Consacrée, seulement, — pour aimer un homme, en femme. — La questionner me servirait-il ?

Erda
Après un long silence

— Confuses me sont les choses, — depuis que je suis éveillée : — sauvage et hérissée, — tourne la terre… — Ainsi, la Walküre, — l’enfant de la Wala, — expiait dans le lien du Sommeil, — durant que la Sachante Mère dormait ? — Celui qui enseigna la fierté, — punit la fierté ? — celui qui osa l’action, — s’irrite de l’action ? — celui qui garde le droit, — qui protège le serment, — détourne le droit ? — commande par le parjure ? — Laisse moi redescendre : — que le Sommeil enferme ma Science !

Le Voyageur

— Ô Mère, je ne te laisse pas aller, — puisque je suis maître du Charme. — Première-Sachante, — tu as piqué, jadis, — la pointe du souci — dans le hardi cœur de Wotan : — la crainte de la honteuse Fin ennemie — lui a été donnée par ta Science, — pour que l’inquiétude enchaînât son esprit. — Si tu es de la Terre — la plus sage Femme, — dis moi donc — comment le Dieu peut vaincre le souci.

Erda

— Tu n’es pas — ce que tu te nommes ! — Pourquoi es tu venu, opiniâtre Sauvage, — troubler le Sommeil de la Wala ? — Impaisible, — laisse moi libre ! — brise la contrainte du Charme.

Le Voyageur

Tu n’es pas — ce que tu te rêves… — La Sagesse de la Première-Mère — va vers-la Fin : — ta Science s’incline — devant ma Volonté. — Sais-tu ce que Wotan veut ? — à toi, Non-sage, — je le nomme en l’oreille, — pour que, insoucieuse, éternellement, tu dormes. — La Fin des Dieux — d’angoisse ne me tourmente pas, — depuis que mon Désir la veut… — Ce que, dans l’âpre douleur de la discorde, — désespérant, jadis, j’ai décidé, — joyeux et jouissant, — aujourd’hui, librement, je l’ordonne : — en un furieux dégoût, j’ai voué — l’univers à l’envieux Nibelung ; — au très gai Waelsung — je retourne, maintenant, mon héritage. — Lui, élu par moi, — mais par moi non connu, — très hardi garçon, — dénué de mon conseil, — il a pris l’anneau du Nibelung : — exempt d’envie, — radieux d’amour, — il ne subit pas, le Noble, — la malédiction d’Albérich ; — car étrangère lui reste la crainte. — Celle que tu m’as enfantée, — Brünnhilde, — sera éveillée par lui, pour lui, le gracieux Héros : — veillante, elle accomplira, — ta Sachante enfant, — l’acte de l’Universelle Libération… — Donc, dors, à présent, toi, — ferme ton œil ; — rêvante, vois ma Fin !… — pour accomplir, aussi, cela, — en l’Eternel Jeune Homme — se retire, joyeusement, le Dieu… — Or, descends, Erda, — Première-Originelle-Crainte, — Premier-Souci, — à l’Eternel Sommeil, — descends, descends !

(Traduit par Edouard Dujardin).

Complément au mois wagnérien de mars §

BRÈME

  • 18 Mars. Opéra : Tannhæuser.

BUDAPESTH

  • 29 Mars. Concert Philharm. : Prèl. et sc. fin. de Tristan.

CARLSRUHE

  • 22 Mars. Opéra : Lohengrin.

CHICAGO

  • 28 Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 23, 28 Février. Opéra : Tannhæuser.
  • 2, 7, 13 Mars. Opéra : Lohengrin.
  • 5 Mars. Opéra : Tannhæuser.
  • 10, 11, 14 Mars. Opéra : La Walküre.

CINCINNATI

  • 16, 20 Mars. Opéra : Lohengrin.
  • 19 Mars. Opéra : Tannhæuser.

COLOGNE

  • 31 Mars. Opéra : Tannhæuser.

DORTMUND

  • 13, 31 Mars. Opéra : Tannhæuser.

DRESDE

  • 24 Mars. Opéra : Tannhæuser.

DUSSELDORF

  • 20 Mars. Opéra : Lohengrin.
  • 22,29 Mars. Opéra : La Walküre.

FRANKFORT

  • 19 Mars. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 22 Mars. Opéra : Lohengrin.

FRIBOURG

  • 28 Mars. Opéra : Lohengrin.

GOTHA

  • 29 Mars. Opéra : Lohengrin.

HANOVRE

  • 22 Mars. Opéra : Lohengrin.

KIEL

  • 30 Mars. Concert-Wagner : Troisième acte de la Walküre.

LEIPZIG

  • 12 Mars. Concert (dir. Tahron) : Scène finale de la Walküre.
  • 16 Mars. Opéra : Rienzi.
  • 28 Mars : Tannhæuser.

MAYENCE

  • 26 Mars. Opéra : Lohengrin.
  • 29 Mars. Opéra : Rienzi.

ŒLS

  • 15 Mars. Concert (dir. Winkelmann) : Fragm, de Rienzi, Lohengrin, Tannhæuser, Tristan et Parsifal.

POSEN

  • 17 Mars. Opéra : Le Hollandais Volant.

REICHENBERG

  • 23 Mars. Concert-Wagner (Festiv. Bach-Haendel) : Fragm. du Hollandais Volant et de. Tannhaeuser.

RIGA

  • 2,14, 26 Mars. Opéra : Lohengrin.

TRIESTE

  • 13, 15,17, 25 Mars. Opéra : Le Hollandais Volant (1ere représentation).

VIENNE

  • 31 Mars. Opéra : Lohengrin (Winkelmann, Mlle Klein).

WEIMAR

  • 26 Mars. Opéra : Le Hollandais Volant.

WIESBADEN

  • 17, 28 Mars. Opéra : Le Hollandais Volant.

Corrections

BRUXELLES

  • 7, 9, 11,13, 16,19, 21, 23, 26 mars — Théâtre de la Monnaie : Les Maîtres Chanteurs (neuf premières représentations).

Le mois wagnérien §

PARIS

  • 1er Avril Concert Lamoureux : Ouv. de Rienzi ; Prél. et introduction au 3e acte de Lohengrin ; Ouv. du Vaisseau-Fantôme ; Prél. de Tristan ; Ouv. de Tannhæuser ; Prél. de Parsifal ; Ouv. de Faust ; Marche fun. de la Gœtterdæmmerung ; Marche de Fête.
  • 1, 2 Avril. Concert du Conservatoire : Récit et chœur des Pèlerins.
  • 19 Avril. Concert Colonne : Romance de l’Etoile, et septuor de Tannhæuser (Faure).

AMIENS

  • 19 Avril. Concert Lamoureux : Ouv. de Rienzi.

BORDEAUX

  • Concert de la Société Ste-Cécile : Prél. de Lohengrin ; chœur des Fileuses.

LILLE

  • 12 Avril. Concert Lamoureux : Scène fin. de Lohengrin (Van Dyck) ; Ouv. de Rienzi.

ROUBAIX

  • 11 Avril. Concert Lamoureux : Ouv. de Tannhæuser.

ANVERS

  • 27 Avril. Société de Symph. Concert Wagner (dir. Emil Giani) ; Prél. de Lohengrin ; vision d’Elsa ; Prél. de Parsifal ; Romance de l’Etoile ; Siegfried et les Filles du Rhin ; Prière d’Elisabeth ; Marche de Tannhæuser ; — Air d’Elsa (2e acte) ; Verwandlungs-Musik (Parsifal) ; Air d’Elisabeth (2e acte) ; Marche fun. de la Gœtterdæmmerung ; Chevauchée. (A. Pauwels, Mlle P. Mailhac).

BERLIN

  • 9, 19, 21 Avril. Opéra : La Walküre.
  • 12 Avril. Opéra : Tannhæuser.
  • 15 Avril. Opéra : Rienzi.

BOLOGNE

  • 15 Avril. Concert (dir. Mancinelli) : L’Agape des Apôtres.

BRÈME

  • 12 Avril. Opéra : Rienzi.
  • 13 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 15 Avril. Opéra : Tannhæuser.

BRESLAU

  • 25 Avril. Opéra : La Walküre (pour la 1ere fois).

BRUNN

  • 5 Avril. Opéra : Tannhæuser.

BRUNSWICK

  • 12, 19 Avril. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

BRUXELLES

  • 1, 6,13, 16, 22 Avril. Théâtre de la Monnaie : Les Maîtres Chanteurs.
  • 27, 30 Avril. Théâtre de la Monnaie : Les Maîtres Chanteurs. (15e et 16e représ.) (Mme Bosman : Eva).

CASSEL

  • 22 Avril. Opéra : Lohengrin.

COLOGNE

  • 5 Avril. Opéra : Lohengrin.
  • Concert du Gürzenich : Sc. fin. de Parsifal.

DANTZIG

  • 7 Avril. Opéra : Tannhæuser.
  • 13 Avril. Opéra : La Walküre.

DRESDE

  • 5,15 Avril. Opéra : Rienzi.
  • 18 Avril. Opéra : Lohengrin.
  • 21 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant.

DUSSELDORF

  • 1er avril. Opéra : Tannhæuser.

FRANCFORT

  • 2 Avril. Opéra : Les Maîtres Chanteurs (Reichmann).
  • 7 Avril. Opéra : Tannhæuser.
  • 21 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant (Scaria).
  • 28 Avril. Opéra : Lohengrin.

GENÈVE

  • 8 Avril. Concert de l’Harmonie naut. : Marche nupt. de Lohengrin ; marche fun. de Goetterdæmmerung.

HAAG

  • 8 Avril. Concert Nicolai. Prél. et sc. fin. de Tristan ; Sc. fin. de la Walküre ; Prél. et sc. fin. du 1er acte de Parsifal.

HAMBOURG

  • 5 Avril. Opéra : Lohengrin (100e représ.)
  • 12 Avril. Opéra : Rienzi.
  • 13 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 15 Avril. Opéra : Tannhæuser.
  • 17 Avril. Opéra : Lohengrin.

HANOVRE

  • 6 Avril. Opéra : Tannhæuser.

INNSBRUCK

  • 6 Avril. Opéra : Lohengrin.

LEEDS

  • 22 Avril. Concert Richter : Programme Wagnérien.

LEIPZIG

  • 10 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 11 Avril. Opéra : Tristan et Isolde.
  • 14 Avril. Opéra : Lohengrin.

LIVERPOOL

  • 21 Avril. Concert Richter : Programme Wagnérien.

LONDRES

  • 4 Avril. Conc. du Palais de Cristal (dir. Manns) : Waldweben.
  • 4 Avril. Conc. du Palais de Cristal. Air des Maîtres Chanteurs (Lloyd).
  • 18 Avril. Conc. du Palais de Cristal. Prél. de Parsifal.
  • 25 Avril. Conc. du Palais de Cristal. Sc. fin. du 1er acte de Parsifal.
  • 22 Avril. Société philharm. (dir. Sir Arthur Sullivan) : Air des Maîtres Chanteurs (Lloyd).
  • 27 Avril. Premier Concert Richter : Ouv. de Tannhæuser, Prél. de Parsifal.

MAGDEBOURG

  • 6 Avril. Opéra : Lohengrin.

MANCHESTER

  • 25 Avril. Concert Richter : Programme Wagnérien.

MANNHEIM

  • 6 Avril. Opéra : Siegfried.
  • 19 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant.

MUNICH

  • 6 Avril : Opéra : Lohengrin (Vogl, Gura, Mlle Dressler, mad. Vogl).
  • 10 Avril. Opéra : Siegfried (Vogl, Schlosser, Gura, mad. Vogl)
  • 14 Avril. Opéra : Gœtterdæmmerung (Vogl, mad. Vogl).

OXFORD

  • 23 Avril. Concert Richter : Programme Wagnérien.

ROME

  • 23 Avril. Concert (dir. Sgambati) : Air, ballade et chœur du Hollandais ; Romance de l’Etoile ; marche de Tannhæuser ; Siegfried Idylle.

ROTTERDAM

  • 1, 4 Avril. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 7 Avril. Opéra : Tannhæuser.

SCHWERIN

  • 6 Avril. Opéra : Tannhæuser.

VIENNE

  • 5 Avril. Opéra : Tannhæuser (Winkelmann, mad. Papier).

WEIMAR

  • 19 Avril. Opéra : Rienzi.

WELS

  • 7 Avril. Concert : Album-Blatt ; Sc. fin. de Tristan (piano) ; air de Walther (1er acte) ; chœur des Pèlerins.

WIESBADEN

  • 12 Avril. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

 

Il faut noter encore, à Paris, avec les concerts publics, des soirées Wagnériennes particulièresLV, où est exécutée, principalement, la musique de Parsifal, arrangée pour un petit orchestre par M. Humperdinck. Ces séances, d’un caractère absolument intime, données par un amateur, musicien et bibliophile, zélé wagnériste, bien connu du monde musical et artistique, — ont eu lieu tout l’hiver, deux à trois fois par mois. Le programme de la plus récente (21 avril) comprenait le premier et le deuxième acte de Parsifal21.

Articles des journaux §

À ajouter à la bibliographie de la presse belge, sur Les Maitres Chanteurs :

La Jeune Belgique (10 avril) ; un très intéressant article de M. Henry Maubel.

L’Indépendance Belge : lettre de M. Lhanghans sur l’exécution des Maîtres Chanteurs à Bruxelles, comparée aux représentations allemandes.

Le Guide Musical(6 et 23 avril) : amusante polémique avec Le Ménestrel, touchant le « succès », et « les recettes » des Maîtres Chanteurs ; d’elle ressort que les Mai tres Chanteurs ont obtenu la meilleure fortune, à Bruxelles.

La Gazette (de Bruxelles) a publié une lettre signée : Le Siffleur du Théâtre de la Monnaie : c’est aux Wagnéristes, non à Wagner, que se seraient adressés les quelques sifflets entendus à la Monnaie… Le Guide Musical(23 avril) juge ainsi l’incident.

Il s’est produit quelques protestations et des sifflets isolés à plusieurs représentations.

On s’est expliqué à ce propos dans les journaux belges. L’un des siffleurs, qui est l’âme de la « protestation » a loyalement reconnu que ce n’est pas l’œuvre qu’il sifflait, mais seulement l’intolérance des partisans de Wagner !

Voyez-vous l’intolérance qui consiste à dire à la foule :

« Voilà une œuvre d’art remarquable, profonde, magnifique. Si tu rencontres des gens qui le disent le contraire, ne les écoute pas ! Ecoute l’œuvre, regarde, et tu admireras ! »

Avons-nous jamais dit autre chose ?

Et que répondrez-vous, vous, les adversaires, qui pour la plupart ne connaissez ni l’homme, ni l’artiste, ni sa musique, ni ses poèmes, ni ses écrits théoriques, car si vous aviez lu et compris, écouté et vu, vous admireriez. — Vous répondez : C’était un monstre, de génie peut-être, mais un monstre. Et qui l’admire est un halluciné, un fou, un sectaire !

Et voilà comment nous sommes intolérants.

… Les quelques résistances qui peuvent encore se produire ne nous inspirent aucune inquiétude. Elles consolident simplement la situation, comme disent les politiciens. Soyez donc rassuré : L’œuvre est singulièrement vigoureuse et vivace. Elle fera son chemin sans nous, ou en dépit de nous, comme vous voudrez.

À Paris, signalons un feuilleton documentaire du Siècle (20 avril) ; et citons :

Richard Wagner ne pouvait se dispenser de dire aussi son petit mot sur ce grand inventeur de musique (Bach), qui ne lui a guère laissé à faire, en fait de nouveau, que ce qu’il ne fallait pas faire et voici ce qu’il en dit. C’est court, mais significatif :

« Bach s’efforça de sortir de sa perruque. » Das judentum in der musikLVI (Ch. V)22

Cette polissonnerie grossière et bête devait naturellement venir à l’esprit malade et envieux du plus vaniteux des artistes et du plus plat des courtisans qui tour à tour a loué et insulté tout le monde. On n’a pas oublié cette appréciation qu’il a faite de l’auteur de Don Juan :

« Une musique de table, c’est-à-dire une musique qui, entre les agréables mélodies qu’elle fait entendre par intervalles, offre encore un bruit propre à exciter la conversation23 ».

Il y avait du pitre chez ce névrosé qui avait fini par se persuader qu’avant lui l’Allemagne n’avait pas de musique.

L’Allemagne avant moi n’avait pas de musique,
Car je compte pour peu Mozart et Meyerbeer,
Des faiseurs d’OPÉRAS comme Charles Weber.
Moi, je suis patenté pour le DRAME LYRIQUE !
— Allons, me direz-vous, cet homme est un rêveur.
— Rêveur n’est pas le mot. — Alors c’est un farceur.
C’est le grand tourmenteur qui, de la mélodie,
Sous le nom d’INFINlE a fait la parodie.
C’est Wagner ?
— Ia mein herr24.

Publications nouvelles25 §

Richard Wagner d’apres lui-même, Ier volume, développement de l’homme et de l’artiste, par Georges Noufflard. (I vol. in-16, 3 fr. 50).

L’ouvrage de M. Noufflard, qui comprend la biographie de Wagner, jusqu’en 1849, est venu en son temps : pour comprendre l’œuvre d’un artiste, il est utile de connaître sa vie ; mais une biographie exacte et rigoureuse est nécessaire, avant toute autre étude. M. Noufflard fait son livre d’après les écrits même de Richard Wagner, et, pour en compléter les renseignements, il s’est servi de l’admirable biographie allemande de M. Glasenapp.

C’est donc un livre utile ; il est malheureux, seulement, que des réflexions personnelles, bien qu’elles soient intéressantes, altèrent le caractère scientifique et documentaire de l’ouvrage.

Ce premier volume comprend les chapitres suivants :

Avant-propos ; introduction (esthétique) ; 1° Education anarchique ; 2° Wagner devient artiste (les Fées, la Défense d’aimer) ; 3° Wagner chef d’orchestre en province (Rienzi) ; 4° Paris — lutte pour l’existence ; — 5° Révolte — Wagner critique ; 6° le Vaisseau Fantôme — Manfred ou Tànnhaeuser ; 7° Wagner chef d’orchestre à Dresde — Tannhaeuser ; 8° Première idée des Maîtres Chanteurs — Lohengrin ; 9° Dernière crise — Projet de réforme du théâtre ; 10° Dernier conflit — Formation de l’idéal ; 11° Forme du drame de Wagner — Révolution et exil, la Mort de Siegfried.

 

Critique d’Avant-Garde, par Théodore Duret, (I vol. in-18 3 fr. 50)

Un des chapitres de ce livre, qui est un recueil d’articles de critique artistique, est consacré à Richard Wagner. Il a été écrit en 1869, et publié dans la Tribune (26 décembre), à propos de l’exécution au concert Pasdeloup, de l’ouverture des Maitres Chanteurs.

On trouve dans cette étude une intelligence de la musique Wagnérienne et une hardiesse bien remarquables, si l’on songe combien étaient, en 1869, rares et insuffisants les moyens de connaître l’œuvre de Wagner, et combien périlleux le rôle de wagnériste.

Correspondances et Nouvelles §

Angleterre. — Le seul événement tant soit peu Wagnérien du mois passé a été l’installation du grand directeur Wagnérien Richter comme Docteur ès musiques par l’université d’Oxford, à l’occasion du concert Wagnérien donné sous sa direction, dans l’université même, le 23 avril. Il va sans dire que cet honneur, donné à un Allemand et un Wagnérien, a rendu furieux les wagnérophobes et les Beckmessers de notre presse musicale.

Louis N. Parker.

Notre correspondant anglais a annoncé, la dernière fois, les six représentations que M. Hermann Franke, prépare, à Londres, de Tristan et Isolde (juin-juillet). Afin de parvenir à réaliser heureusement son projet, M. Hermann Franke (Vere Street, London, W.), s’est adressé aux personnes de bonne volonté, et demande une somme de garantie de, au minimum, 125 francs par personne. Le succès de son entreprise paraît assuré.

 

Munich. — L’Assemblée générale de l’Association Wagnérienne Universelle (10 et 11 avril), a décidé l’établissement d’une Fondation-Wagnérienne (Richard Wagner-Stiftung), spécialement destinée à perpétuer les fêtes de Bayreuth, selon la pensée du Maître. L’étude qui va être publiée, dans cette revue sur l’œuvre de Bayreuth, donnera des détails sur cette grande institution.

Anvers. — Le programme du Concert donné le 27 avril, par la Société de Symphonie d’Anvers, était, tout entier, consacré à Richard Wagner. Les journaux anversois l’Escaut(29 avril) et l’Opinion(30 avril) constatent un complet succès : succès musical et succès d’interprétation. Les différents morceaux ont été religieusement écoutés, puis acclamés par un public extrêmement nombreux. L’orchestre composé de 121 exécutants et dirigé supérieurement par M. Emil Giani, s’est tiré de toutes les difficultés d’exécution et de style ; et les deux solistes, Mlle Pauline Mailhac, du théâtre de Carlsruhe, et M. Pauwels, d’Anvers, ont été très remarquables. Ç’a été un triomphe sans conteste, bien élogieux pour la Société de Symphonie d’Anvers et pour le public anversois.

Bruxelles. — Le concert Wagner annoncé pour le 10 avril a eu lieu le 3 mai. Le compte-rendu en sera publié la prochaine fois. Il faut constater, dès à présent, le très grand succès de ce concert.

L’analyse de la Revue de Bayreuth (Bayreuther Blætter) sera donnée dans le numéro suivant.

Le Directeur-gérant : Edouard Dujardin.

Paris, 8 juin 1885. §

ChroniqueLVII
Richard Wagner et Victor Hugo §

Le 22 mai, Victor Hugo est mort, — le 22 mai, un jour que nous voulions célébrer joyeusement, le soixante-douzième anniversaire de la naissance de Richard Wagner… Et cette coïncidence nous invite à une comparaison des deux Maîtres ; un sens nous apparaît en ce hasard ; l’association, mystérieuse, de cette mort et de cette naissance se révèle, hautement symbolique.

Le moderne Art, — notre Art, — a été institué au dix-septième siècle. L’Art antique, l’Art du moyen âge ne nous sont plus rien : pour les comprendre, il faut les voir en savant, en érudit : ils sont hors nous, pour une autre civilisation. L’Art moderne est né au jour où, la société moderne étant constituée, les artistes, libres de traditions anciennes, ont pu l’exprimer, intégralement : le seizième siècle fut l’époque des essais, le dix-septième siècle l’époque, glorieuse, de l’accomplissement. — Depuis, l’Art moderne, comme toutes choses vivantes, a passé par la triple évolution de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse.

La thèse fut, au dix-septième siècle, l’époque classique. L’Art classique dérive de la philosophie cartésienne : Descartes établissait que la Connaissance nous vient de deux sources, distinctes et opposées : la Raison, vraie et divine, — et l’Imagination, c’est à dire les sens, maîtres d’erreur et de mensonge. Arrivant à des esprits préparés, cette doctrine fut, bientôt, l’universelle croyance ; elle habitua chacun à voir, seulement, dans les âmes, la pure Pensée, indépendante de toute influence sensible, et, dans les corps, la pure Ligne, abstraite.

Tel l’Univers parut aux artistes ; tel nous l’a montré le maître de cette époque, Racine, la noble essence du génie classique, l’insigne psychologue, réaliste, qui dit le monde vrai de l’âme, — mais le monde qu’il voyait, rationnel, affranchi du temps et du lieu, un monde d’esprits sans corps. Ce fut, encore, Sébastien Bach, un psychologue aussi, curieux de l’expression, mais enfermant les émotions qu’il traduit sous les rigoureuses lignes d’un contre-point fixe, tout rationnel. Enfin, les peintres, Lebrun, Poussin, et, plus tard, David, non moins réalistes, voient et peignent, dans les corps, seule la pure ligne, les contours harmonieux.

Le romantisme fut l’antithèse. Trois hommes l’exprimèrent, Hugo, en littérature, — Berlioz, en musique, — et, en peinture, Eugène Delacroix. C’est la démocratie envahissant l’Art, après l’Etat ; la pure Raison perd son pouvoir, devant ce flot montant des images et des sensations ; à peine, par instants, de l’intime émotion, de la spéculation contemplative, un reflet : tout se traduit en figures, en couleurs, en sonorités.

Alors Hugo chante ses chants miraculeux où roulent, pèle mêle, les violentes oppositions, les métaphores énormes et précises, les rythmes nets et comme matériels ; Delacroix brise les amples lignes de David en des contorsions effrénées, et, par ses mouvements prodigieux, par une confusion de couleurs entrechoquées, dresse le très éblouissant poème de la sensation ; le moins ému, Berlioz, un affolé d’extraordinaire, fait éclater des orchestrations inentendues, dans une œuvre pétrie de contrastes, — que ce désolant contraste domine, entre ce qu’il a rêvé et ce qu’il a produit.

Tous, exemplaires voyants, mais tous hallucinés de l’unique sensation, plongés en le monde Sensible, aussi complètement que l’était Racine en le monde de la Raison, — tous, égaux romantiques ; et, cependant, un d’eux, Hugo, les efface dans notre mémoire. Pourquoi ? — il ne fut pas plus grand que Delacroix ; même, entre les poètes qui l’ont suivi, précédé, tels apparaissent, qui eurent des visions plus cohérentes, une forme plus précise, plus impeccable… C’est que Victor Hugo fut le combattant, et fut le théoricien ; c’est qu’il eut, éminemment, les procédés extérieurs de l’école ; c’est qu’il soumit à son génie tout, poésie, drame, roman, satire, épopée, histoire. C’est, enfin, que, seul, il a traversé, triomphant, le siècle, sans cesse agrandissant une précoce renommée, sans cesse s’approchant à l’apothéose, pour aller s’éteindre, saintement, dans un temps nouveau.

Car l’époque, nécessaire, de la synthèse est venue, l’heure où se devait instituer l’œuvre d’art complète, à la fois rationnelle et sensationnelle, fondant, sous une formule dernière, les réalismes de Racine et de Hugo, — et c’est l’époque de Richard Wagner.

Richard Wagner, comme Racine, comme Hugo, ne fut ni le seul, ni le premier : avant lui, un musicien, Beethoven, avait employé les faibles moyens d’un art non encore achevé, à ébaucher, prodigieusement, la synthèse. Mais, Richard Wagner, d’abord, fut, non seulement, comme Hugo, un théoricien de ses créations, mais le théoricien, philosophe, qui, à jamais, indestructiblement, comprit, et proclama la loi intime de l’Art ; puis, il fut l’artiste, l’accomplisseur de la tâche nécessaire ; il fit l’œuvre complète d’art complet, la synthétique révélation où Racine et Bach, Hugo et Berlioz, et, le précurseur, Beethoven, ont apporté leurs spéciaux efforts, leur vision, et leur voix, — où se viendra instruire l’Art, toujours.

Donc, si nous vivions dans un temps moins soucieux des chronologies et plus amoureux du rêve, — dans un temps tel que le temps où les historiens unissaient à la mort de Lucrèce la naissance de Virgile, — cette vraie légende eût pu être dite, et les hommes, plus tard, sous la différence, apparente et fausse, des années, auraient vu la coïncidence, seule réelle, des jours : Richard Wagner naissant en l’heure même où mourait Victor Hugo, en cette date authentique, deux fois glorieuse, du vingt-deux mai.

Le jeune Prix de Rome et le vieux wagneristeLVIII
Entretien Familier26 §

Le Prix de Rome. — Ainsi, c’est vrai ?
Le Wagneriste. — C’est vrai.
Le Prix de Rome. — L’œuvre de Richard Wagner ?
Le Wagnériste. — Sublime. Où courez-vous si vite, mon jeune ami ?

Le Prix de Rome. — Je vais à la bibliothèque du Conservatoire, étudier les partitions de Richard Wagner.

Le Wagnériste. — Voilà qui est bien. Il faut étudier les ouvrages des maîtres. À mon sens, la connaissance intime des chefs-d’œuvre favorise, au lieu de la gêner, l’indépendance d’inspiration. Mais vous semblez bien pressé d’étudier. N’auriez-vous pas, parlons franchement, quelque but moins avouable ?

Le Prix de Rome. — Vous ne devinez pas ? Quoi ! Tristan et Yseult, l’Anneau du Nibelung, Parsifal, manifestations suprêmes du génie Wagnérien, sont acclamés par l’élite intellectuelle d’une nation : quoi ! le drame musical existe en Allemagne, et nous laisserions tout entière à un pays que nous aimons peu une gloire où nous pouvons avoir part ? Il faut que le drame musical soit fondé en France !

Le Wagnériste. — Certes, il le faut. Mais par quel moyen ?
Le Prix de Rome. — Étudions l’homme nouveau ! Approprions-nous son génie, sa manière…

Le Wagnérîste. — Arrêtez ! Si vous ouvrez dans cette pensée une seule partition de Richard Wagner — fût-ce Lohengrin, fût-ce le Vaisseau fantôme, — vous êtes perdu pour la musique française. Dans le domaine de l’art, on n’égale qu’à la condition de différer, et, en outre, de tous les modèles que vous pourriez vous proposer, Richard Wagner est précisément le plus dangereux.

Le Prix de Rome. — C’est vous qui dites cela ?

Le Wagnériste. — Moi-même. Il est l’Allemand par excellence ! À la fois poète et musicien, il contient à lui seul autant d’Allemagne que le poète Goethe et le musicien Beethoven. Il a poussé à l’extrême — car il est de l’espèce des génies excessifs — toutes les qualités et tous les défauts d’une race qui, après avoir écrit le premier Faust, croit devoir écrire le second, et à qui il ne faut pas moins de trois tragédies pour mettre en scène l’histoire de Wallenstein. Son drame — non pas toujours, mais quelquefois — évite la vivacité de l’action, s’attarde à de longs récits, s’étale en de vastes développements de caractères ou de passions, s’idéalise par la recherche des symboles jusqu’à devenir irréel, et n’en est pas moins poignant au point de vue du peuple pour lequel il a été conçu, n’en doit pas paraître moins admirable au critique loyal qui fait la part des nationalités. Mais vous, créateur, n’empruntez rien à une personnalité qui n’est pas, qui ne peut pas être la vôtre. L’esprit français, c’est l’esprit clair, précis, rapide au but ; soyez puissant, hautain, sublime — et net. Même quand il s’agit de musique pure, repoussez l’influence des maîtres allemands. Admirez, n’imitez pas ; musicien de chambre, écartez-vous de Raff et de Brahms ; symphoniste, défiez-vous de Schumann. Que se passe-t-il autour de nous ? Parmi les jeunes musiciens de France, il y a certainement des artistes considérables par le talent et par le savoir ; plusieurs sont considérés à l’étranger comme des maîtres ; mais ne sentez-vous pas dans leurs plus belles œuvres instrumentales l’infiltration de plus en plus pénétrante de l’inspiration germanique ? De là l’indifférence à leur égard d’une grande partie de notre public : on applaudit sincèrement l’opérette, qui satisfait du moins un des besoins de notre race — le moins noble, il est vrai — et l’on n’estime que par bon ton des œuvres vraiment élevées, dont l’essence nous est étrangère. Cela est fâcheux, mais jusqu’à un certain point légitime. Et je vous prie de le remarquer : lorsque les musiciens nouveaux, se manifestant dans le drame lyrique, voudront se mettre en communication plus directe avec l’âme de tous, cette absence de rationalité leur sera encore plus fatale.

Le Prix de Rome. — Mais, monsieur, nous avons des Sociétés nationales de musique, et tous les compositeurs modernes affirment les tendances exclusivement françaises de leur art.

Le Wagneriste. — Ajoutez qu’en les affirmant ils sont sincères ; mais je crains qu’ils ne se trompent. Que dit l’étiquette ? « Château-Laffitte » ou « Champagne Cliquot » ; dans le verre le Laffitte est du Rudesheimer, et le Cliquot du Johannisberg. Nous avons soif de vins français. Qu’est-ce donc enfin qui vous empêche d’être tout à fait de votre pays ? Si vous pensez, comme je le pense, que les sujets historiques conviennent mal au drame musical (il y a peu d’idées au monde plus saugrenues que celle de faire chanter Robespierre ou Napoléon Ier, et c’est à cela qu’on en viendrait fatalement), si vous croyez que la légende est le domaine d’élection de la musique théâtrale, ne trouverez-vous pas dans les vieilles épopées françaises de magnifiques sources d’inspiration ? Les chansons de geste, avec leurs héroïques aventures d’amour et de bataille, vous offrent par centaines d’admirables sujets. Lisez nos romans de chevalerie, qui vivent encore dans l’esprit populaire ; dépouillez-les des ornements médiocres dont ils furent enjolivés, et, une fois restitués dans leur simplicité première, transformez-les de nouveau, selon les inévitables lois du théâtre moderne. En agissant de la sorte, vous ferez œuvre véritablement nationale, et le public vous comprendra, car il retrouvera dans votre drame, issu du cœur même de la nation, la vie, l’enthousiasme, la gaîté, tout ce qui constitue la personnalité de la race française.

Le Prix de Rome. — Il y a peut-être quelque vérité dans ce que vous venez de dire. Roland, opéra médiocre, n’a pas été mal accueilli, et l’on a applaudi la Fille de Roland, tragédie honorable. Mais vous ne parlez pas de la musique, qui a bien quelque importance cependant lorsqu’il s’agit du drame lyrique. L’inspiration musicale, où la trouverons-nous ?

Le Wagnériste. — Elle naîtra du sujet, pareille à lui, profondément française, si le sujet est français. D’ailleurs, elle est en vous et autour de vous ! Ecoutez ; est-ce que la chanson populaire est morte ? Poursuivez-la, non pas dans les recueils où elle est trop souvent défigurée, mais sous le toit des chaumières, au foyer des aïeux. Là vous la surprendrez souriante ou pleurante, histoire de guerre ou légende d’amour, refrain d’atelier ou ronde que l’on chante en dansant dans la cour des fermes ; et toujours, ingénue, poignante parfois, elle vous révélera l’essence même de notre musique nationale.

Le Prix de Rome, — Comment, monsieur, la musique en France ne doit pas être autre chose que : J’ai un grand voyage a faire… ou bien : Eho ! eho ! les agneaux vont aux plaines ?

Le Wagnériste. — On voit que vous aimez à rire. Qui vous parle de restreindre tout un art admirable à une chanson de petite fille ? Mais, dans ces thèmes naïfs, au rythme jamais banal, que chantèrent enfants les mères de nos ancêtres, recherchez patiemment et sachez découvrir la qualité primitive de notre mélodie, et, par votre inspiration, par votre labeur personnel, développez jusqu’à une parfaite manifestation artistique l’âme musicale, inconsciente, de la patrie.

Le Prix de Rome. — il faudrait beaucoup réfléchir là-dessus.
Le Wagneriste. — Et vous n’avez pas le temps ?

Le Prix de Rome. — D’ailleurs, la nature du sujet et celle de la musique ne constituent pas tout le drame. Il y a la mise en œuvre de la matière poétique et musicale, et ce point de la question ne manque pas d’importance. Quelle forme affectera l’ouvrage ? Nous en tiendrons-nous à l’opéra des maîtres français, ce qui, selon vos idées, serait assez logique, ou, par des concessions à l’esprit étranger, adopterons-nous les modes italiennes ou les modes allemandes ?

Le Wagnériste. — Si vous tenez compte de leur temps, les maîtres français, Rameau, Méhul, Hérold, étaient dans le vrai. Mais, maintenant, le désir d’œuvres plus vastes et plus puissantes s’est victorieusement imposé, et leur cadre théâtral serait brisé par le drame que nous rêvons.

Le Prix de Rome. — Je l’admets ; mais, dans ce cas, que faire ?
Le Wagnériste. — Adopter, simplement, le système dramatique de Richard Wagner.

Le Prix de Rome. — Ah ! ah ! je pensais bien que vous en reviendriez là. Après avoir affirmé qu’il ne fallait pas imiter le novateur allemand, voici que vous le proposez en exemple ? Vous êtes, ce me semble, un peu en contradiction avec vous-même.

Le Wagnériste. — Pas le moins du monde ! Gardez-vous d’imiter, ai-je dit, tout ce qui, dans l’œuvre de Richard Wagner, constitue la spécialité de sa race et l’originalité de sa nature ; ne lui empruntez ni la couleur ni la qualité de sa mélodie, et gardez-vous de lui dérober, en ce qu’elles ont de créé par lui, ses harmonies et son instrumentation. En un mot, ne tentez jamais de vous assimiler son double génie poétique et musical ! Mais, en même temps que Richard Wagner, poète-musicien, qu’il faut laisser seul, il y a Richard Wagner, dogmatiste, dont les théories universellement applicables peuvent être acceptées par tous. L’auteur d’Opéra et Drame a découvert une Amérique dans l’art dramatique, et ce n’est pas imiter Christophe Colomb que de faire un voyage à New-York.

Le Prix de Rome. — Je crois vous entendre. Le drame musical en France serait une œuvre où l’inspiration française, profondément française, se développerait selon des lois empruntées au système wagnérien ?

Le wagnériste. — Vous l’avez dit, monsieur, et je ne prévois pas l’objection qui me ferait changer d’avis. Oui, j’en suis persuadé, une gloire aussi grande que légitime, une gloire d’une espèce nouvelle, est réservée en France au musicien de génie, — car, du génie, il en faut toujours un peu, — qui, le premier, s’étant profondément imprégné de la double atmosphère musicale et poétique éparse dans nos légendes et dans nos chansons, et, le premier aussi, ayant accepté de la théorie wagnérienne tout ce qu’elle a de compatible avec l’esprit de notre race, réussira enfin, seul ou aidé par un poète, à délivrer notre opéra des entraves anciennes, ridicules ou démodées. Qu’il unisse intimement la poésie et la musique, non pour les faire briller l’une par l’autre, mais en vue du drame seul ; qu’il repousse sans faiblesse, poète, tous les agréments littéraires, musicien, toutes les beautés vocales et symphoniques qui seraient de nature à interrompre l’émotion tragique ; qu’il renonce au récitatif, aux ariettes, aux strettes, aux ensembles même, à moins que le drame, à qui tout doit être sacrifié, n’exige l’union des voix diverses ; qu’il rompe le cadre de l’antique mélodie carrée ; que sa mélodie, sans se germaniser, se prolonge infiniment selon le rythme poétique ; que sa musique, en un mot, devienne la parole, mais une parole qui soit la musique pourtant ; et surtout, que l’orchestre mêlant, développant, par toutes les ressources de l’inspiration et de la science, les thèmes représentatifs des passions et des caractères, soit comme une grande cuve où l’on entendra bouillir tous les éléments du drame en fusion, pendant qu’enveloppée de l’atmosphère tragique qui en émane, l’action héroïque et hautaine, complexe, mais logiquement issue d’une seule idée, se hâtera parmi les passions violentes et les incidents inattendus, et les sourires, et les pleurs, vers quelque noble émotion finale ! Celui qui réalisera une telle œuvre sera grand et nous l’aimerons ; car, tout en empruntant à l’Allemagne un système qu’il aura d’ailleurs modifié, il sera demeuré Français par l’inspiration. Au grand nom de Richard Wagner, célébré par les Allemands nous opposerons glorieusement le sien, ce nom que nul ne connaît encore, mais que nous entendrons bientôt au milieu des applaudissements et des cris de bienvenue.

Catulle Mendês.

Bayreuth §

C’est en composant ses grandes œuvres, Tristan, la Tétralogie. puis Parsipal, que Richard Wagner établit la théorie de l’œuvre d’art.

Il avait compris que l’œuvre d’art doit être complète et vraie, c’est à dire le drame, mais un drame d’art complet, non de musique seule, et un drame d’action vraie, non de virtuosité conventionnelle ;

il avait compris, encore, que cette œuvre d’art, complète et vraie, n’est point une frivole distraction, qu’elle est la création suprême de l’esprit, et que cette création, faite, d’abord, par l’auteur, et devant être, ensuite, refaite, entièrement, par les auditeurs, peut être connue par eux, seulement dans l’oubli des soucis temporels et dans la paix, non troublée, de la contemplation intérieure, aux jours, très rares, de la sérénité ;

enfin, il avait compris que l’art, demeurant complet et vrai, doit, aussi, donner à l’homme une révélation religieuse de la Réalité transcendante, — être un culte, offert à l’intelligence du Peuple, — mais de ce Peuple idéal, qui est la Communion universelle des Voyants. L’œuvre d’art devait être, plus que sérieuse, sacrée.

Cette œuvre d’art, dont Shakespeare et Beethoven avaient institué les éléments, Wagner comprit, encore, qu’il devait la faire.

 

1° 1871-1876 : — En 1852, dans une Communication a mes amis, préface à une édition des premiers poèmes, Richard Wagner déclara qu’il n’écrivait plus de « pièces de répertoire », et qu’il ne voulait voir représenter ses œuvres « qu’à un endroit fixe, et en des conditions spéciales. » (IV, 372 et 417).

En 1862, dans la Préface a l’Anneau du Nibelung, il exposa son projet d’une institution de Fêtes théâtrales, et réclama, pour elle, le concours des particuliers, et, surtout, l’appui d’un prince qui s’y dévouât ; il disait, nettement, son intention de construire un théâtre nouveau (VI, 385 et sq.)

À cette époque, Tristan et Isolde, la Tétralogie de l’Anneau nu Nibelung, étaient achevés, au moins en esquisses, et, déjà, Parsîfal était commencé : tous ces drames et, aussi, les Maîtres Chanteurs, — une comédie fantaisiste et de divertissement, — étaient écrits pour un théâtre différent des théâtres actuels. Mais il fallait que Wagner conquît un public à son idée, et qu’il fît, d’abord, connaître quelque partie de ses œuvres nouvelles. Il donna des concerts, où furent exécutés divers fragments, et il songea à faire représenter, intégralement, Tristan. Les difficultés d’exécution l’arrêtaient, en tous lieux, lorsqu’il trouva le royal protecteur, par qui son rêve allait être réalisé.

En 1864, Louis II, alors âgé de dix-neuf ans, devint roi de Bavière, et, malgré de très violentes oppositions, Tristan fut monté, au théâtre de Munich : en 1865, Tristan fut représenté ; en 1868, les Maîtres Chanteurs ; en 1869, le Rheingold ; en 1870, la Walküre. C’est après ces représentations que fut décidé l’établissement d’un Théâtre de Fête.

Le roi de Bavière offrit de le faire élever près de Munich, en dépit de toutes les oppositions : Wagner ne voulut pas.

En avril 1871, il visita Bayreuth, pour la première fois ; et, le 9 novembre de la même année, s’étant concerté avec MM. Feustel et Gross, et quelques amis, il décida que le Théâtre de Fête serait à Bayreuth. Bayreuth est une ancienne petite ville de Bavière, sur le plateau de la Haute-Franconie, à peu près au centre de l’Allemagne ; elle est arrosée par une rivière, le Rothe-Mayn, dans un pays accidenté et pittoresque. Un chemin de fer la relie à Nuremberg et à Bamberg, et, par ces deux villes, — mais indirectement, — au reste de l’Allemagne. Elle a près de 20 000 habitants.

Richard Wagner obtint, d’abord, de la municipalité de Bayreuth, la concession d’un terrain pour y faire élever son théâtre, et d’un autre terrain pour sa maison particulière, la villa de Wahnfried ; puis, en avril 1872, il quitta, définitivement, sa résidence de Triebschen, et vint s’établir à Bayreuth. Alors, profitant de l’agitation qu’avait instituée en Allemagne ses concerts, les représentations de ses dernières œuvres, ses manifestes, et la fondation des premiers cercles Wagnériens (les Wagner-Vereine), il émit une souscription publique de mille actions, à trois cents thalers (1125 francs) chaque, pour la construction d’un Théâtre de Fête à Bayreuth, et la représentation, en ce Théâtre, de l’Anneau du Nibelung, pièce de fête scénique pour trois journées et une veille. Le dividende de chaque action consistait, uniquement, en le droit, exclusif, d’assister aux trois séries qui devaient être données des représentations du Nibelung, — douze soirées. Des tiers d’actions donnaient le droit d’assister à une seule série. Le Conseil d’administration, qui existe encore, était composé de MM. Friedrich Feustel, Adolphe Gross, Theodor Muncker de Bayreuth, Emil Heckel de Mannheim, Friedrich Schoen de Worms.

Le 22 mai 1872, jour anniversaire de la naissance du Maître (1813), la première pierre était posée du nouveau Théâtre de Fête : en cette solennité, Richard Wagner dirigea un concert où fut exécutée la neuvième symphonie de Beethoven.

La souscription n’avait pas été, entièrement, couverte : et, au cours des travaux, l’argent manqua. L’activité de Richard Wagner et le dévouement du roi de Bavière sauvèrent l’œuvre : le Maître donna, dans les principales villes d’Allemagne, au profit du Théâtre de Bayreuth, des concerts, qui lui gagnèrent deux cent mille marks, et le « Royal Ami » intervint, chaque fois que ce fut nécessaire.

Le 2 août. 1875, l’édifice étant achevé, les répétitions d’orchestre commencèrent. En 1876, elles furent reprises, du 3 juin au 6 juillet : la répétition générale eut lieu les 6, 7, 8 et 9 août ; et, devant un public venu des extrémités de la terre, le 13 août, les représentations commencèrent de la Tétralogie.

Le Théâtre est à quelques distance de la ville, sur une petite colline, au milieu d’un parc : une large route, en pente douce, bordée d’arbres, y mène, traversant le parc ; et, des portes du Théâtre, on aperçoit, par tous côtés, l’horizon : en face, la vieille ville de Bayreuth, et, au loin, la campagne ; par derrière, les chaînes montagneuses du Sophienberg. Le Théâtre, sur une plate-forme, une large terrasse sablée, dresse sa façade de briques et de bois, très simple.

La salle est un vaste amphithéâtre, oblong ; trente rangs de stalles (1345 places) se succèdent, et aboutissent à une galerie de cent places, la galerie des Princes ; au dessus de cette galerie, une autre, très petite, la galerie Haute, a deux cents cinq places : ni l’une ni l’autre ne sont publiques. Point d’étages. Dans l’amphithéâtre, aucune distinction de places.

La scène, où converge la salle par une succession de colonnes et d’arcades, qui l’isolent et la font paraître lointaine et très grande, est plus basse que le rang le plus bas de l’amphithéâtre ; point de rampe visible, ni de boîte à souffleur ; mais, entre l’amphithéâtre et la scène, caché, à demi, par une sorte de paravent, un large espace vide, et sombre, — l’Espace Mystique, — l’orchestre : ainsi, les regards des spectateurs descendent, sans être arrêtés par aucun obstacle, directement, par dessus cet espace vague, vers la scène.

L’orchestre est invisible à la salle ; debout, adossé au mur, sous le paravent, se tient le chef d’orchestre, visible de toute la scène, — qui est plus basse que la salle, et plus haute que l’orchestre : et, au dessous de lui, s’étageant, de plus en plus profondément, jusque sous le premier plan de la scène, est la masse des cent quinze instrumentistes.

Quand le rideau de la scène s’ouvre, la salle devient obscure27.

Les trois représentations de la Tétralogie furent achevées, le 30 août ; il arriva que les frais furent plus grands qu’ils n’avaient été prévus. Le déficit total était de 150 000 marks. Les conditions de la souscription ayant été, exactement, observées de part et d’autre, les souscripteurs-patrons n’avaient rien à savoir du déficit, qui tomba, tout entier, sur Wagner : il alla donner, à Londres, une série de concerts, au printemps de 1877 ; il laissa un impressario prendre les décors de Bayreuth et colporter la Tétralogie de ville en ville : la générosité du roi de Bavière et de quelques anciens patrons fit le reste, et Wagner se trouva libéré, ayant accompli, grâce à la souscription et grâce à l’appui du roi, la fondation du Théâtre de Fête, et la représentation de sa première pièce de Fête.

2° 1877-1883. — Il fallait continuer cette œuvre, Richard Wagner avait, d’ailleurs, une autre idée : déjà, lors des premières représentations de Tristan, en 1865, il avait demandé la création d’une Ecole de Style, pour l’interprétation des œuvres dramatiques ; en 1877, il pensa que le moment était venu d’accomplir ce projet. L’Ecole de Style, établie à Bayreuth et dirigée par Wagner lui même, aurait, justement, donné, chaque année, les Représentations de Fête, dont les représentations de 1876 étaient l’introduction.

Richard Wagner fonda, à la fin de 1877, le Patronat de Bayreuth.-

Cette institution avait un caractère, absolument, différent à la première ; tandis que la Souscription ne visait que la construction du Théâtre et les trois représentations de la Tétralogie, le Patronat devait être une institution permanente, d’une durée illimitée, composée de « membres pour la vie », destinée à assurer, par ses cotisations, l’existence de l’Ecole de Style et les Représentations-modèles : chaque cotisation fut fixée à quinze marks par an, elle donnait le droit d’assister aux représentations du Théâtre de Fête, — À la même époque, Richard Wagner fonda les « Bayreuther-Blaetter » pour être, sous la direction de M. Hans de Wolzogen, l’organe du Patronat.

Cependant, Richard Wagner achevait Parsîfal : le texte littéraire avait été publié, en décembre 1877, et la partition était terminée, au printemps de 1879 : les deux représentations de Parsîfal auxquelles les membres du Patronat avaient le droit d’assister, gratuitement, furent annoncées, pour l’été de 1882.

À cette nouvelle, le nombre, assez restreint, des Patrons fut un peu augmenté ; mais il ne dépassa pas le chiffre de 1700 ; et la somme totale, obtenue tant par les cotisations que par les dons volontaires, fut 180 000 marks,

Elle était insuffisante à l’exécution des plans de Richard Wagner. Aussi, le Maître déclara qu’il abandonnait, momentanément, l’idée d’une Ecole de Style, et qu’il emploierait toutes ses ressources aux représentations de Parsîfal. Puis, il prit la grande décision, si grave, de rendre les Représentations de Bayreuth publiques, et de les donner, lui même, en des époques fixes, contre simple contribution des assistants, — à ses risques et périls. — Il annonça qu’il y aurait, après les deux représentations, de droit réservées aux Patrons, une série de quatorze représentations publiques, au prix de trente marks par place et par représentation ; et, en 1882, le Patronat fut dissous. Le Patronat de 1878 avait accompli la moitié de sa tâche ; il avait fourni les moyens de monter Parsîfal. Le Patronat, auquel rêvait Richard Wagner, ne devait plus servir qu’à garantir l’œuvre de Bayreuth, en la continuant : les Représentations de Fête étaient, désormais, ouvertes à tout le monde.

Parsîfal fut joué, du 26 juillet au 29 août 1882. Le succès justifia, grandement, la décision du Maître de rendre les représentations publiques : les recettes des quatorze dernières représentations, jointes à la somme de 180 000 marks réunie par le Patronat, donnèrent, sur les frais totaux, un excédant de près de 145 000 marks : ce capital devait servir, dès lors, de fonds de garantie aux Représentations de Fête ; il fut le point de départ au « Festspielfonds. »

Le Fonds des Pièces de Fête (Festspielfonds) était une nouvelle institution patronale, établie par le capital d’excédant des 145 000 marks, et par des donations volontaires et gratuites ; son objet principal était la continuation des Fêtes de Bayreuth. À lui était adjoint un « Stipendienfonds » (fonds de bourses), institué par une lettre du Maître à M. Friedrich Schœn, de Worms ; il était destiné à fournir les moyens, à des artistes ou amateurs pauvres, de venir aux représentations de Bayreuth.

En 1883, vingt bourses furent données, et, en 1884, soixante-dix-neuf : elles consistèrent en le don de places au Théâtre et en des indemnités de voyage variant de dix à cent soixante-dix marks ; en outre, plus de mille places furent données, en 1884. Quant au « Festspielfonds » proprement dit, il a servi à assurer les représentations de Parsifal, en juillet 1883 et en août 1884 : et, comme, en ces deux années, les recettes des représentations et les frais se sont, à peu près, balancés, ce fonds, encore intact aujourd’hui, et géré par M. Gross, l’exécuteur testamentaire de Wagner, servira à garantir les représentations de Parsifal et celles, données pour la première fois à Bayreuth, de Tristan et Isolde, en 1886.

Ainsi, l’institution des Fêtes de Bayreuth était en pleine prospérité, après les représentations de 1882, lorsque, le 13 février 1883, le Maître mourut. Tout était remis en question : un instant, on douta de la possibilité de continuer les Représentations de Fête. C’est alors que plusieurs Wagnéristes prirent l’initiative, sous la direction du comte de Sporck, de convoquer, quelques semaines après la mort du Maître, au printemps de 1885, une grande assemblée Wagnérienne à Nuremberg.

(À suivre)

BeethovenLIX par Richard Wagner (suite) §

R. Wagner poursuit l’étude des prodigieux instincts qui ont, dans la vie et dans l’art, préservé Beethoven de la corruption environnante. Ainsi le monde, sans cesse, lui apportait de nouveaux sujets à défiance et à misanthropie ; mais lui, éclairé par sa Vision religieuse intime, il opposait, sans cesse, à ce monde, sa croissante foi optimiste. Il entendait ce cri de son âme : « L’Amour est Dieu », — ce cri qu’il traduisait, d’ailleurs, inexactement, par : « Dieu est l’Amour ». Et c’est, encore, son instinct natif qui le rendait, dans la vie extérieure, gauche, peu spirituel, d’une honnêteté bourgeoise, parfois mesquine : c’est que son existence était tout intérieure, et son âme ne se pouvait intéresser, pleinement, aux choses de l’Apparence, ayant contemplé sous cette Apparence, en lui, la Réalité immanente.

Il vivait à Vienne, n’a pas connu d’autre ville que Vienne ; n’est-ce point tout dire ?

Dans l’homme Autrichien, toute trace du Protestantisme Allemand avait été effacée ; instruit à l’école des Jésuites Romains, il avait, même, perdu le juste accent de son langage national, qu’il prononçait, maintenant, comme les noms classiques du Monde Ancien, avec une Italianisation fort peu allemande. L’esprit allemand, les manières et les mœurs allemandes, ces choses lui étaient expliquées en des Manuels de provenance espagnole et italienne. Et, sur le sol d’une histoire falsifiée, d’une science falsifiée, d’une religion falsifiée, le peuple autrichien, que la Nature avait fait d’âme sereine et joyeuse, fut conduit à ce scepticisme, si manifestement frivole, qui devait ruiner et ensevelir, avant tout, l’amour de la vérité, et de l’honneur, et de l’indépendance.

C’était le même Esprit corrupteur que nous avons considéré et jugé déjà plus haut, apportant à la Musique, à ce seul art exercé en Autriche, une conformation et une tendance vraiment abaissantes. Et, comme nous avons vu Beethoven préservé contre cette tendance, dans l’art, par la puissante impulsion de sa nature, ainsi nous lui reconnaissons encore la même force, également vaillante à le détourner, dans sa vie et son caractère, de toute tendance frivole. Il avait été baptisé et élevé dans le Catholicisme ; mais telle était la disposition de son âme, que l’Esprit entier de Protestantisme allemand vivait en lui. Et si nous revenons à l’Art, Beethoven nous paraît aussi amené, par cet Esprit, dans la voie où il se devait rencontrer au seul Initié de son Art, au seul devant lequel il pût se pencher, respectueusement, au seul qui lui donnât la révélation de sa plus secrète nature intime. Haydn avait été le maître de l’adolescent ; l’homme devait prendre pour guide, dans le puissant développement de sa vie artistique, le seul maître désormais possible, le très grand Sebastien Bach.

Et l’œuvre prodigieuse de Bach devint à Beethoven la Bible de sa foi. C’est en elle qu’il oublia et perdit, pleinement, le monde des sons, cet art extérieur qu’il ne devait plus comprendre, désormais. Ne voyait-il pas écrit devant lui, en l’œuvre de Bach, le mot expliquant l’énigme de son Rêve intérieur ; ce mot que, jadis, le pauvre Cantor de Leipzig avait tracé, comme le symbole éternel d’un Univers inconnu et nouveau ? C’était les mêmes lignes, aux entrelacements énigmatiques, aux signes merveilleusement emmêlés, sous lesquelles le grand Albrecht Dürer avait reproduit le secret du monde de la Lumière et de ses formes ; créé le livre enchanté du Nécromant, qui projette sur le Microcosme la lumière du Macrocosme. Ce que, seul, l’œil du génie Allemand avait pu voir, ce que, seule, son oreille pouvait comprendre ; ce qui a conduit notre race, par la défensive la plus intime, jusque la plus irrésistible protestation contre toute domination extérieure, Beethoven lut tout cela, clair et significatif, en ce Livre Allemand, le plus sacré de tous ; et, lui-même, il devint un Mage sacré.

L’optimisme de Beethoven, sous l’influence de ce Maître nouveau, s’accrut. Sans cesse, aux objections de l’expérience pratique, il opposait, plus fixement, sa foi ; il n’écartait point de sa vie les misères de l’Apparence, mais il les transfigurait, au contact de sa Vision intime, les délivrait du Péché, leur donnait l’Innocente vie artistique, et de cet enfer sensible, faisait un Paradis.

Si nous voulions nous représenter une journée dans la vie de notre Mage, nous en trouverions la meilleure peinture en l’une de ces merveilleuses œuvres musicales du Maître… Ainsi, je choisirai, pour éclairer, dans la succession de ses émotions intérieures, une de ces journées de Beethoven, le grand Quatuor en Ut mineur. Faire servir cette œuvre à un tel usage, nous serait malaisé, durant que nous l’entendrions ; car cette audition nous forcerait, aussitôt, à oublier toute comparaison définie, et à percevoir, exclusivement, la Révélation immédiate d’un monde nouveau. Mais notre travail sera possible, en une certaine mesure, si au lieu d’entendre cette œuvre musicale, nous la revoyons, seulement, dans le souvenir. Et, même ainsi, je laisserai à la libre fantaisie du lecteur le soin de faire revivre l’Image en ses traits particuliers ; je l’y puis aider, uniquement, en traçant le schème très général de cette représentation.

L’Adagio initial, très lent, — et, certes, le plus douloureux qu’aient « jamais » exprimé les sons, — me paraît pouvoir indiquer le Réveil, au matin du jour, « de ce jour qui, dans sa longue course, ne doit pas réaliser un seul de nos désirs, pas un seul. » Et c’est, aussi, une prière de repentir, une conférence avec Dieu, dans la foi au bien éternel. L’œil intérieur du Maître aperçoit, alors, l’apparition consolante, à lui seul reconnaissable (Allegro 6/8), où le désir arrive à un jeu attendri et gracieux avec lui-même ; l’image du rêve intérieur se réveille, dans le plus aimable souvenir. Et c’est maintenant, comme si, (dans l’Allégro moderato qui suit), le Maître, conscient de son art, s’était mis, de suite, à son travail d’enchantement. La force revécue de ce charme, à lui propre, il l’exerce, à présent, (Andante 5/4) sous une forme adorablement douce ; il y retrouve, ravi, le signe divin de l’Innocence intérieure, et il poursuit, sans cesse, cette mélodie, avec des variations toujours nouvelles et inouïes, laissant tomber sur elle, sans arrêt, les rayons de l’Eternelle Lumière. Puis il nous semble que Beethoven, éperdu de cette profonde joie intime, jette au monde extérieur un regard pénétré d’une indicible sérénité. (Presto 2/2). Le voilà devant lui, à nouveau, ce monde, et tel qu’il était en la Symphonie Pastorale ; tout lui paraît illuminé par son bonheur intime ; c’est comme s’il écoutait les sons même de l’Apparence, qui gracieux ou rudes, se mènent, devant lui, dans une danse rythmée.

Il contemple, ainsi, la vie, et, dans une réflexion, se demande comment il prendra, lui-même, sa part de cette danse ; (court Adagio 3/4) ; réflexion brève, mais cruelle, rappelant le Maître au Rêve profond de son âme. Il a revu, par ce regard, l’essence intérieure du Monde ; et maintenant, il fait jouer aux Cordes une Danse nouvelle, mais telle que le Monde n’en a point entendu (Allegro final) ; car c’est la Danse du Monde lui-même ; joie sauvage, plaintes douloureuses, ravissements amoureux, suprêmes délices, gémissements, transports furieux, jouissances éperdues, et souffrances ; tout cela passe comme des éclairs, dans une tempête ; et, dominant tout cela, l’extraordinaire Ménétrier, qui retient et gouverne ces choses, reste, ferme et fier, tout entier, s’appuyant à l’abîme de la Réalité. Il sait que tout cet enchantement, pour lui, n’était qu’un jeu ; et il rit sur lui-même. Puis la Nuit s’approche, lui fait signe, La journée de Beethoven est achevée.

Il n’est point possible de considérer l’homme, en Beethoven, sous quelque rapport, sans appeler, de suite, à son aide, le merveilleux musicien.

Nous avons vu de quelle façon l’instinctive tendance de sa vie s’est accordée à la tendance de son art vers l’émancipation. Lui même ne pouvait être, aucunement, le serviteur du luxe ; et ainsi, sa musique devait être délivrée de toute marque de soumission à un goût frivole. Voulons nous voir, maintenant, comment sa foi religieuse optimiste est allée d’accord avec sa tendance instinctive à l’élargissement de son art ? Nous en trouvons un indice, de la plus sublime pureté, dans sa Symphonie Neuvième avec Chœurs, dont nous devons, ici, considérer, plus intimement, la Genèse, pour nous expliquer cette prodigieuse concordance, vers la même fin, de toutes les tendances naturelles, reconnues, par nous, en notre Mage.

Le même souci qui avait amené la raison de Beethoven à concevoir l’Homme Bon, le conduisit encore à fonder la Mélodie de cet Homme Bon. À la Mélodie qui, sous la direction des musiciens purement artistes, avait perdu son Innocence première, Beethoven voulut rendre cette pure Innocence. Que l’on se rappelle les mélodies d’Opéra italiennes, faites au siècle dernier, et que l’on reconnaisse la prodigieuse et vaine nullité de cette dépense de sons, uniquement asservie à la Mode et à ses exigences. Cette direction avait même abaissé la Musique à un tel point que le goût voluptueux lui demandait toujours quelque nouvelle chose, la Mélodie de la veille ne pouvant plus, le lendemain, être entendue. Et de cette Mélodie vivait, aussi, notre musique instrumentale, dont nous avons, plus haut, fait voir la destination exclusive pour une société brillante, mais nullement artistique.

Voici déjà, cependant, que Haydn prenait des motifs de danse populaires, vifs et pleins d’âme : souvent il les empruntait, aisément reconnaissables, aux danses des paysans hongrois, ses voisins. Pourtant, son œuvre demeurait encore, ainsi, dans une sphère inférieure, fortement marquée d’un étroit caractère local. Mais dans quelle sphère la pouvait-on emprunter, cette Mélodie de la Nature, qui devait porter un caractère noble, universel, éternel ? Certes les motifs populaires de Haydn contenaient plus qu’une piquante étrangeté ; mais nullement un type d’art, valant pour tous les âges, purement humain, non local seulement.

Et cette Mélodie naturelle ne pouvait être empruntée, aussi, aux sphères plus hautes de la Société ; car là régnait, souverainement, la Mélodie des chanteurs d’Opéra et danseurs de Ballet, endurcie, et enchaînée, et chargée de tout péché. Aussi Beethoven a-t-il suivi la route de Haydn ; il a pris des motifs de danse populaires ; mais au lieu de les faire servir pour la distraction d’une table princière, il les a joués — dans un sens idéal — au peuple lui-même. Tantôt c’est un motif écossais, tantôt russe, tantôt vieux français ; en ces mélodies naïves des paysans, il reconnaissait la noblesse endormie de l’Innocence, et humblement, il mettait à leurs pieds tout son art. C’est avec une danse de paysans hongrois qu’il s’est joué, dans le final de la Symphonie en La ; mais il a joué cette danse à la Nature entière ; et celui qui pourrait assister à cette Danse idéale, croirait voir, devant lui, une planète nouvelle, entraînée dans un extraordinaire tourbillon.

Mais il s’agissait de trouver le type premier de l’Innocence, l’Homme Bon idéal de sa foi, pour l’unir avec cette autre croyance de Beethoven : « Dieu est l’amour ». Déjà la Symphonie héroïque nous fait voir le Maître sur cette trace. Le thème, étrangement simple, du morceau final, utilisé ailleurs encore par Beethoven, lui paraissait pouvoir servir à ce but comme une forme fondamentale ; mais ce qu’il construit sur ce thème, dans la suite du développement mélodique, appartient encore trop à ce genre (si particulièrement élargi et développé par Beethoven) du cantabile sentimental de Mozart, pour que le morceau entier puisse déjà nous paraître comme un résultat acquis dans la voie que nous considérons. Cette trace cherchée se manifeste plus clairement dans le final joyeux et éclatant de la Symphonie en Ut mineur, où le motif de marche, très simple, établi presque uniquement sur la tonique et la dominante, dans l’échelle naturelle des cors et des trompettes, nous émeut d’autant plus, par sa grande naïveté, que toute la symphonie qui précède apparaît seulement comme une préparation et une tension à cette marche. Ainsi la nuée, secouée tantôt par l’orage, tantôt par le souffle dur des vents, et hors de laquelle maintenant le soleil apparaît, dans la splendeur de ses rayons puissants.

Dans le même temps, nous trouvons ici une contradiction apparente qu’il nous importe de considérer, pour éclaircir ce point de notre recherche. C’est que cette symphonie en Ut mineur nous retient comme l’une des rares conceptions du maître où une émotion, vive et cruelle, de souffrance, est le point de départ, et se développe, graduellement, à travers la consolation, l’élévation de l’âme, jusque le plein éclat de la joie dans la conscience du triomphe. Déjà, dans cette œuvre, le pathos lyrique cède la place à un développement dramatique idéal plus défini ; la conception musicale ne va-t-elle pas sur cette voie, être détournée de sa pureté première, devenant dépendante de représentations complètement étrangères, en soi, au génie de la musique ? On peut se le demander. Mais, d’autre part, il n’est pas contestable que le maître fut conduit dans cette voie, non par une spéculation esthétique erronée, mais, seulement, par un instinct pleinement idéal et issu en lui du service même de la musique. Cet instinct, comme nous l’avons montré au début de notre recherche, s’est trouvé d’accord avec l’effort de Beethoven à conserver, pour la conscience, la bonté première de la nature humaine, contre toutes les inspirations de la vie positive tournée vers la seule Apparence ; à la conserver, ou peut-être à la gagner de nouveau. Les conceptions du Maître presque entièrement pénétrées de la plus sublime sérénité, appartiennent, comme nous l’avons vu, spécialement, à cette période de son isolement bienheureux, où l’arrivée de la pleine surdité semble l’avoir entièrement dérobé au monde de la douleur. Or, cette émotion douloureuse qui reparaît, maintenant, en quelques-unes des plus importantes conceptions de Beethoven, doit-elle indiquer pour nous une disparition de la sérénité inférieure ? peut-être n’est-il point nécessaire que nous l’admettions, car, certes, nous ne pourrions admettre, jamais, sans nous tromper, que l’artiste puisse composer quelque œuvre, s’il n’a, en son âme, la plus profonde sérénité. Aussi cette émotion cruelle qui s’exprime dans ces œuvres doit-elle appartenir à l’idée même du monde que l’artiste perçoit et traduit dans elles. Nous avons vu, précisément, que la musique a pour objet cette révélation de l’Idée même du monde : or, il en résulte que le musicien créateur doit considérer tout ce que cette idée contient ; et c’est ainsi qu’il exprime, non sa propre opinion sur le monde, mais le monde lui-même, dans lequel alternent la douleur et la joie, le bien et le mal. Et dans ce monde, était contenu aussi le doute de l’homme Beethoven, et c’est pour cela qu’il nous l’exprime immédiatement, — non comme l’objet d’une réflexion, — lorsqu’il apporte devant nous l’expression du monde entier. Ainsi, par exemple, dans sa Neuvième Symphonie, dont la première partie nous montre l’idée du monde sous son jour le plus sombre. Mais précisément, dans cette œuvre, règne, incontestablement, cette Volonté de l’artiste créateur, qui est placée sous les choses et qui les ordonne ; et nous trouvons son expression immédiate lorsque Beethoven, s’adressant aux transports furieux, qui reparaissent constamment après chaque accalmie, les appelle, comme avec le cri d’angoisse de l’homme s’éveillant hors d’un rêve terrible, et leur crie le Mot réellement parlé dont le sens idéal n’est autre que : « Et, pourtant, l’homme est bon ! »

Ce fut, toujours, non seulement pour la critique, mais encore pour les sentiments les moins prévenus, une pierre d’achoppement, de voir ici le Maître, tout à coup, sortir en une certaine mesure, de la musique, s’élancer hors du cercle enchanté que lui-même s’était tracé, pour faire appel, ainsi, à des moyens de représentation pleinement différents de la conception musicale. En réalité, ce progrès musical extraordinaire ressemble au brusque réveil d’un rêve ; et nous éprouvons, aussitôt, le bienfaisant effet de ce réveil sur l’âme que le rêve avait, au dernier point, angoissée ; car jamais, auparavant, le musicien n’avait laissé vivre devant nous la torture du monde, si tristement infinie ; aussi fut-ce, en vérité, par un élan désespéré que le Maître, divinement pur et tout rempli de son enchantement, est entré dans ce nouveau monde de lumière, dont le sol lui a présenté aussitôt, superbement épanouie, cette mélodie longtemps cherchée, cette mélodie humaine, délicieusement douce, purement innocente.

Et nous voyons encore le Maître, avec la Volonté ordonnatrice déjà indiquée, trouver cette mélodie sans sortir de la musique, comme de l’Idée du monde ; car, en vérité, ce n’est point le sens des paroles qui nous émeut lorsqu’apparaissent les voix humaines, mais seulement le caractère même de ces voix humaines. Et ce n’est point les pensées exprimées en les vers de Schiller qui nous occupent surtout, mais ce son familier du chant choral dans lequel nous mêmes nous sentons invités à chanter notre partie, pour nous mêler à la communion du service divin idéal, comme le faisaient, réellement, les fidèles pour la grande musique de la Passion de Sébastien Bach, à l’entrée du Choral. Il est entièrement visible que, précisément, les paroles de Schiller ont été mises sous la mélodie principale, la première fois, avec peu d’enthousiasme, et par force ; car en elle-même, et supportée par les seuls instruments, cette mélodie s’est déjà développée une première fois devant nous avec sa pleine largeur, et nous a remplis, dès lors, de l’émotion innommée, étrangement joyeuse, à la vue de ce paradis regagné.

Jamais l’art le plus élevé n’a créé une chose plus simple que cette mélodie dont l’innocence enfantine nous pénètre comme d’un frisson sacré, lorsque nous entendons le thème, d’abord, joué à l’unisson, en des murmures uniformes, par les instruments de basse de l’orchestre de cordes. Cette mélodie est, maintenant, le Cantus firmus, le Choral de la nouvelle communion, autour duquel, comme autour du Choral religieux de Bach, les voix harmoniques ultérieures se groupent en contrepoint. Rien n’est comparable à la ferveur pieuse avec laquelle chaque voix nouvellement arrivante redit ce motif premier, de la plus pure innocence, jusque ce que toutes les nuances et toutes les splendeurs de l’expression se fondent en elle, comme le Monde des Vivants autour d’un dogme, — enfin révélé — de pur Amour.

(À suivre)

Complément au mois wagnérien d’avril §

AUGSBOURG

  • 12,18 Avril. Opéra : Lohengrin.

BERLIN

  • 27 Avril. Concert Wagner : Récit de Loge (Von Dülong) ; Lieder (Mlle von Ghilany) ;
  • Sc. fin. de la Walküre (Carl Hill, le comte von Pückler) ; 3e acte de Siegfried (Ernst,
  • Carl Hill, Mlle von Ghilany, Mme Sachse-Hofmeister ; M. von Chelius).

BRÈME

  • 17 Avril. Opéra : Lohengrin (suite au cycle wagnérien).
  • 22 Avril. Opéra : Tannhæuser.
  • 24 Avril. Opéra : Le Rheingold.
  • 26 Avril. Opéra : La Walküre.
  • 28 Avril. Opéra : Siegfried.
  • 30 Avril. Opéra : Gœtterdæmmerung.

BRESLAU

  • 27, 28, 30 Avril. Opéra : La Walküre.

CARLSRUHE

  • 23 Avril. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 26 Avril. Opéra : Tannhæuser.

GŒRLITZ

  • 15, 21 Avril. Opéra : Lohengrin.
  • 30 Avril. Opéra : Tannhæuser.

GRAZ

  • 21 Avril. Opéra : Lohengrin.

HAMBOURG

  • 17 Avril. Opéra : Lohengrin (suite au cycle wagnérien).
  • 19 Avril. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 20 Avril. Opéra : Tannhæuser.
  • 22 Avril. Opéra : Le Rheingold.
  • 23 Avril. Opéra : La Walküre.
  • 24 Avril. Opéra : Siegfried.
  • 27 Avril. Opéra : Gœtterdæmmerung.

LODZ

  • 23, 26 Avril. Opéra : Tannhæuser.

MAGDEBOURG

  • 23 Avril. Opéra : Tannhæuser.

STUTTGART

  • 19 Avril. Opéra : Lohengrin.

WEIMAR

  • 24 Avril. Concert : Prél. et sc. fin. de Parsifal (Alvary et Milde).

Mois wagnérien de mai §

  • 22 mai 1813 : Naissance de Richard Wagner, à Leipzig
  • 22 mai 1872 : Pose de la première pierre au Théâtre de Bayreuth

AARAU

  • 3 Mai. Concert : Prél. de Lohengrin.

AIX LA CHAPELLE

  • 25 Mai. Festival Rhénan : Fin. des Maîtres Chanteurs.

AMSTERDAM

  • 8 Mai. Concert Wagner : Prél., chant d’essai, choral des Maîtres ; introduc. au 2e acte et duo de Tristan ; ouv. et prière de Tannhæuser ; prél. de Lohengrin ; prél. et duo de la Walküre (Gudehus, Mlle Malten)

BARTENSTEIN

  • 22 Mai. Concert Wagner : Choral, monologue et quintette des Maîtres ; prière de Rienzi ; sc. fin. de la Walküre ; sc. relig. de Parsifal ; air du Hollandais ; lieder ; 1er tableau du 3e acte de Lohengrin.

BERLIN

  • 4 Mai. Opéra : Lohengrin.
  • 10 Mai. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 17 Mai. Opéra : Lohengrin.

BRESLAU

  • 3 Mai. Opéra : Lohengrin.
  • 10, 12, 14 Mai. Opéra : La Walküre.
  • 18 Mai. Opéra : Lohengrin.
  • 20 Mai. Opéra : Tannhæuser.
  • 23 Mai. Opéra : La Walküre.

BRUNSWICK

  • 10 Mai. Opéra : Tannhæuser.

BRUXELLES

  • 3,7 Mai. Concert : 1er acte da la Walküre ; sc. des Filles-Fleurs ; Siegfried-Idyll ; le Vendredi-Saint ; la Chevauchée.

CASSEL

  • 22 Mai. Concert Wagner ; 1er tableau du 3e acte des Maîtres.
  • 6 Mai. Opéra : Tannhæuser.
  • 12 Mai. Opéra : Le Hollandais.
  • 14 Mai. Opéra : La Walküre.

DARMSTADT

  • 13 Mai. Opéra : Lohengrin.

DRESDE

  • 6 Mai. Opéra : Tannhæuser.
  • 10 Mai. Opéra : Le Rheingold.
  • 13 Mai. Opéra : La Walküre (pour la 1ere fois) (Gudehus, Fischer, Nanitz ; Mlles Malten, Reuther).
  • 18 Mai. Opéra : La Walküre.

GENÈVE

  • 6 Mai. Concert au grand théâtre, par l’Harm. naut. : Introd. au 3e acte de Lohengrin.
  • 13 Mai. Concert à la cathédrale, par l’Harm. Naut. : Introd. au 3e acte de Lohengrin ; marche fun. de Gœtterdæmmerung.

GŒRLITZ

  • 4 Mai. Opéra : Tannhæuser.

HAMBOURG

  • 5 Mai. Opéra : Tannhæuser.
  • 6 Mai. Opéra : Rienzi.
  • 10 Mai. Opéra : Tannhæuser.
  • 12 Mai. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 23 Mai. Concert Wagner : Sc. d’Erda (le Rheingold) ; prél. de Gœtterdæmmerung ; lieder.

HANOVRE

  • 3 Mai. Opéra : Lohengrin.
  • 16 Mai. Opéra : Le Rheingold (pour la 1ere fois).
  • 17 Mai. Opéra : Le Rheingold.

KŒNIGSBERG

  • 3 Mai. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 12 Mai. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 15 Mai. Opéra : Lohengrin.

LEIPZIG

  • 17 Mai. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 22 Mai. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

LONDRES

  • 6 Mai. Concert Richter : Ouv. des Maîtres ; Siegfried Idyll.
  • 11 Mai. Concert Richter : Marche de Siegfried au rocher de Brünnhilde ; lever du jour ; chevauchée du Rhin.
  • 18 Mai. Concert Richter : Introd. au 3e acte des Maîtres.
  • 21 Mai. Concert Richter : Marche fun. de Gœtterdæmmerung.
  • 7 Mai. Concert du Palais de Cristal ; Siegfried-Idyll.
  • 16 Mai. Concert du Royal Albert Hall : Tannhæuser.
  • 20 Mai. Concert de la Soc. Philharm. (dir. Sir Arthur Ellivan) : Ouv. du Hollandais.
  • 22 Mai. Concert privé de M. Girdlestone : Ouv. de Tannhæuser ; lied des Maîtres ; lied ; prière d’Elisabeth ; discours de Pogner ; duo du 3e acte de Lohengrin ; prél. de Lohengrin ; chant d’amour de la Walküre ; romance de l’Etoile ; ballade de Senta ; lied ; Air de concours de Walther. (Chant, violon, piano et orgue).
  • 29 Mai. Concert du Cercle Wagnérien : Quatre lieder (M. Sacville Evans, Mlle F. Moody) ; transcriptions pour piano (M. J. H Leipold, et M. Walter Bache).

MANNHEIM

  • 10 Mai. Opéra : Lohengrin (Mme Luger).
  • 17 Mai. Opéra : Tannhæuser.
  • 25 Mai. Opéra : Gœtterdæmmerung (pour la 1ere fois).
  • 31 Mai. Opéra : Gœtterdæmmerung.

MUNICH

  • 14 Mai. Opéra : Lohengrin.
  • 22 Mai. Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

NAPLES

  • 22 Mai. Concert de la Soc. Orch. : Ouv. du Hollandais.

RIGA

  • 5 Mai. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 11 Mai. Opéra : Tannhæuser.

ROME

  • 11 Mai. Concert Guida e Franchi : Marche de Tannhæuser.

SHERBORNE

  • 19 Mai. Concert populaire (dir. Louis N. Parker) : Chœur des Fileuses.

VIENNE

  • 15 Mai. Opéra : Tannhæuser (Winkelmann, mad. Sucher).
  • 20 Mai. Opéra : Lohengrin (Vogl, mad. Sucher).
  • 23 Mai. Opéra : Tristan et Isolde (Vogl. mad. Sucher).
  • 26 Mai. Opéra : Rienzi (Vogl, Mlle Lehmann, mad. Papier).

 

Les soirées Wagnériennes intimes, dont la Revue a parlé la dernière fois, ont été continuées, ce mois encore ; la dernière était donnée dans un des premiers et des plus élégants salons de Paris, le 31 mai. On a exécuté Siegfried-Idyll, l’introduction au troisième acte des Maîtres Chanteurs, arrangé par M. Camille Benoît, et de nombreux fragments de Parsifal. Aux noms des artistes que nous avons cités, ajoutons ceux des chanteurs, MM. Clodio et Saint-René Taillandier, et, comme troisième et quatrième altos, MM. Charles Lamoureux et Garcin. L’orchestre était, comme toujours, dirigé par l’organisateur de ces séances, auquel les Wagnéristes doivent toutes les reconnaissances.

La Revue Wagnerienne, devant signaler les articles développés écrits à propos de Richard Wagner, note un article de la Revue des Deux Mondes, relatif aux Maîtres Chanteurs, et signé par le nom de C. Bellaigue.

Peinture wagnérienneLX §

Le Salon de 1885

L’œuvre de Richard Wagner, sous l’incomparable valeur d’une Révélation philosophique, a, encore, pour nous, le sens, clair et précieux, d’une doctrine esthétique. Elle signifie l’alliance, naturelle, nécessaire, des trois formes de l’Art, plastique, littéraire, musicale, dans la communion d’une même fin, unique : créer la vie, inciter les âmes à créer la vie.

Aussi les Wagnéristes ne se doivent pas enfermer dans le domaine étroit de la pure musique ; ils doivent étudier à toutes les œuvres, en tous les arts ; et pour cette étude, encore, le Maître leur fournit un sûr critère, donnant à la Peinture Wagnérienne comme à la Poésie et à la Musique, cette fin : la création de la vie.

Mais quelle est, dans le champ étendu de la vie, la part spéciale que doit produire la Peinture ? Doit-elle nous donner, seulement, les sensations simples des corps matériels, par une figuration exacte de leurs formes ? Ou bien doit-elle nous donner des émotions plus fines, plus intimes, et, pour ainsi dire, peindre l’âme, après les corps ? Elle peut et doit, certainement, ces deux choses. Ainsi que le littérateur peut, par le même moyen des mots constants d’une langue, nous communiquer, immédiatement, la suite de ses pensées — et c’est la Prose — ou bien, aussi, — dans la Poésie — négligeant, presque, le sens habituel des mots, avec le seul agencement des rythmes et des sons, évoquer en nous, plus exacte, la vie intense de l’émotion ; ainsi peuvent les peintres, par le même moyen des procédés plastiques, traduire, immédiatement, leur vision du monde objectif, — ou bien, aussi, négligeant, presque, le sens habituel des figures, avec le seul agencement des lignes et des teintes, évoquer en nous, réelles, précises, des émotions que nulle poésie, nulle musique, ne sauraient exprimer. Deux peintures sont ; l’une, immédiate, la peinture dite réaliste, donnant l’image exacte des choses, vues par la vision spéciale du peintre ; l’autre, médiate, comme une Poésie de la peinture, insoucieuse des formes réelles, combinant les contours et les nuances en pure fantaisie, produisant aux âmes, non la vision directe des choses, mais — conséquence de séculaires associations entre les images et les sentiments, — un monde d’émotion vivante et bienheureuse : deux peintures sont, toutes deux également légitimes et sacrées, formes diverses d’un Réalisme supérieur, et que le Wagnériste trouve, toutes deux, sur la voie tracée à l’Art par le Maître vénéré.

Un pastel nouveau de M. Degas, le dominateur prodigieux de la vie plastique ; un tableau de M. G. Moreau, le symphoniste des émotions affinées, ou quelque dessin, épouvantant, de M. Redon, ou cette exposition des vieux Maîtres, ouverte au Louvre, récemment, sont des faits Wagnériens ; mais non pas, hélas, ce Marché annuel des Tableaux, qui est un Salon de Peinture comme les boutiques des perruquiers ou des bottiers sont des Salons de Coiffure ou de Chaussure. C’est que le Wagnérisme est, surtout, l’exclusion des Beckmesseries, des exercices scolastiques, des œuvres d’art que n’a point faites, uniquement, la faim divine de la spéculative Création. Aussi nous avons cherché, en vain, cette année, entre les kilomètres de toile peinte, quelques travaux sérieux, nous pouvant être des exemples à l’explication de la théorie Wagnérienne. À peine nous avons pu, hors l’admirable maître Wagnérien, M. Fantin-Latour, contempler deux choses — splendides, il est vrai — : une symphonie de couleurs sombres (le livret dit : un Portrait), par M. Whistler ; et une merveilleuse scène de la vie, une jouerie de jeunes filles, dans une cour, par M. Bartholomé. Puis, rien, que la périodique misère des compromis, des scolarités, des malhonnêtes visions.

M. Fantin-Latour nous a consolé de cette misère : celui-là, d’abord, est un Wagnériste conscient, connaît, admire, célèbre le Maître, mais il a, surtout, cette extrême gloire, que seul, aujourd’hui, il a, résolument compris la double tâche possible au peintre : il a, dans ses grands tableaux, dont chacun montre une victoire nouvelle, reproduit, plus exactement que tous et plus entièrement, la vie objective, réelle, totale des formes : et il a, en d’adorables dessins, écrit le poème de l’émotion plastique, communiquant aux âmes des émotions étrangement douces et tièdes, par une combinaison fantaisiste des lignes et des teintes.

Dans cette Exposition, encore, il nous a donné deux modèles, insignes, de ces deux arts. D’abord, c’est une lithographie : les Filles du Rhin, je crois. À Wagner, il a pris le sujet, les railleries émues des ondines, cependant que s’éloigne Siegfried, vers sa Mort. Mais qu’importe, ici, le sujet, l’exactitude des lieux, la ressemblance de ce tableau au tableau de Bayreuth ? M. Fantin-Latour a voulu nous donner, en langage plastique l’émotion de la scène, et il nous l’a donnée. Ces blanches filles aux lignes tournées, mollement, dans une lumière, et cet horizon assombri, où s’avance, sonnant du cor, le héros, cela dit une gaîté où est comme une peur ; M. Fantin a rendu le sens profond de la scène, et de ce drame entier, la Goetterdaemmerung, où le jeune Siegfried, avec la joie de sa force, nous donne aussi comme l’angoisse du fait cruel, si prochain.

Et, auprès de cette adorable fantaisie, quelle œuvre superbe de vie réelle et puissante : l’Hommage au Musicien ! Dans une chambre où l’air s’alanguit, autour d’un piano, six hommes se tiennent, pieusement. Réelle et vivante est la chambre, réels, vivants, ces hommes, sans qu’un trait de leurs visages ait été modifié ; et, cependant, telle est la psychologique vision du Maître, que tous ces hommes, diversement, avec d’inégales expressions, témoignent l’émotion intime que leur a donnée, à tous, l’extraordinaire musique entendue. À dessein, pour achever l’exacte peinture, M. Fantin a tourné vers lui ces visages ; comprenant, encore, combien stupide est ce réalisme prétendu, qui oblige le peintre à représenter les hommes dans leurs poses accoutumées, et l’oblige à percevoir, ainsi, inexactement, leurs traits, que la nécessité de feindre un faux travail déforme, inévitablement.

Un théoricien et un artiste, et profondément sincère, d’une incomparable honnêteté artistique : c’est le peintre que nous ont, étonnamment, révélé ces deux œuvres. Ce n’est pas qu’elles soient parfaites, déjà ; du moins, elles font voir aux peintres, la voie qui, seule, leur convient, la voie Wagnérienne de la franchise, de la fidélité aux théories, de l’effort continu à sentir la vie, et à l’exprimer. Elles sont, ainsi, pour tous, un enseignement, et pour les rares initiés de l’Art, une joie ; et, s’il les eût connues, Richard Wagner, notre divin Maître, les eut trouvées un hommage digne de sa grande âme.

Teodor de Wyzewa.

La Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter.)
Analyse du numéro de mai 1885. §

1° Heinrich von Stein : — Scolies sur Schopenhauer. — L’Idée. — Schopenhauer, comme Platon, entend par Idées, des entités douées d’une réalité d’un ordre plus élevé que celle qui appartient aux phénomènes. — Ce sont les études artistiques qui ont amené Schopenhauer à élaborer son système philosophique ; pour comprendre sa doctrine des Idées, il faut étudier son Esthétique. Par exemple, dans un tas de pierres, les deux forces, la Pesanteur et l’Impénétrabilité, existent, mais à l’état de germes seulement ; pour Schopenhauer, elles n’acquièrent l’absolue réalité que lorsque dans une œuvre d’art, un portique par exemple, elles se révèlent comme impression esthétique sur l’ame contemplative. Cette identité entre la réalité et l’impression esthétique caractérise sa philosophie. Schopenhauer dit : « Chaque œuvre d’art s’efforce à nous montrer les choses telles qu’elles sont en vérité et en réalité, mais telles qu’elles ne peuvent être reconnues par chacun, à cause du voile que jettent autour d’elles les impressions fortuites, de nature objective ou subjective. L’Art soulève ce voile ». Il faut bien saisir, cependant, que, pour Schopenhauer, les Idées ont autant de réalité objective, que subjectîve ; ces deux ne sont qu’un pour lui. Et c’est ainsi qu’après avoir établi que chaque œuvre d’art nous montre les choses telles qu’elles sont, il nous dit plus tard : « Chaque œuvre d’art est une réponse de plus à la question : qu’est-ce que la vie ? ».

En résumé : 1° Dans la philosophie de Schopenhauer l’Art acquiert une énorme importance, car c’est l’Art qui est la source de toute connaissance ; c’est l’œil de l’Artiste qui pénètre le plus profondément dans les mystères de toute vérité. 2  Pour Schopenhauer toute vérité se mesure à la réalité de l’Âme contemplative. La question fondamentale de tout son système est : une telle âme, dans la plénitude de sa conscience et de son impressionabilité, peut-elle jamais arriver à ce, à quoi elle a droit ? Sa réponse est : Non, les conditions du monde apparent sont toujours tragiques. Schopenhauer, qui était parti de l’Art, se rencontre de nouveau, dans cette conclusion, avec les poètes tragiques de tous les temps.

Nous recommandons vivement l’étude approfondie de cet article, dont nous n’avons pu donner qu’un résumé fort imparfait, à tous ceux qui pensent avec Wagner, que « la philosophie de Schopenhauer doit servir dorénavant de base à toute culture intellectuelle et morale. »

2° Hans von Wolzogen : — L’Idéalisation du théâtre. (Continuation de l’étude dont les 8 premiers chapitres ont paru).

IX : Le Théâtre de Bayreuth. — De divers côtés on constate des tendances à rompre avec les conventions théâtrales, mais ce mouvement ne s’est prononcé que depuis que la construction du théâtre de Bayreuth a donné l’exemple d’une rupture complète. Sur les scènes soumises à l’influence de la mode, le théâtre était devenu une affaire de pure spéculation. « L’héritage classique » était dissipé ; la musique seule semblait prospérer ; mais dans l’opéra moderne, Rossini triomphait sur Beethoven, et Meyerbeer sur Weber. Cependant, les poètes du siècle passé avaient pressenti le rôle de la Musique ; Schiller écrivait, en 1797, à Goethe : « j’ai toujours eu confiance que de l’opéra, comme autrefois des chœurs des antiques fêtes dionysiaques, surgirait une plus noble forme de tragédie. » C’est Beethoven qui rendit la musique capable de faire ce qu’on attendait d’elle, et Wagner est le grand disciple de Beethoven, l’héritier direct des poètes classiques. À Bayreuth, nous nous trouvons sur un terrain classique ; tout ce qui se tente actuellement en dehors, porte l’empreinte soit d’un essai, soit d’une spéculation. À Bayreuth, nous voyons « l’ideé même de l’Art, en sa réalisation idéale. »

X : Le style de Bayreuth. — Nous entendons par style « la conformité absolue entre le contenu et la forme, et, de plus, la concordance, également absolue, des divers éléments expressifs, par lesquels le contenu manifeste sa forme ». — La Musique : la forme (dans le drame musical) est le Motif, simple, incomparablement suggestif, plastique ; le Motif agit comme la force vitale, intime, d’une forme idéale déterminée ; « ici, le contenu et la forme sont identiques ». — Le Drame : la forme est la Parole chantée ; cette parole chantée est le trait d’union : « par elle, l’essence idéale de la Musique, qui avait pris forme dans le motif, devient un fait dramatique, tandis que le Drame pénètre, comme élément actif, dans le domaine de l’Idéal ». Le Mot est, pour l’exposition dramatique, ce qu’est le Motif pour la musique. — L’Acteur : il trouve, dans la musique, la révélation de l’essence des caractères et des situations, et, en même temps, un commentaire perpétuel pour son jeu ; où le Motif s’intercale dans un discours, de façon à compléter la phrase, le chanteur doit s’identifier par le Geste avec la Parole musicale. « C’est dans de tels moments, que le Drame et la Musique révèlent, de la manière la plus saisissante, leur intime connexité ». Ce qui caractérise au plus haut degré le Drame Musical, dans chacun de ses éléments composants, c’est le calme majestueux, les proportions monumentales ; seules, les situations décisives nous sont présentées, en de grands traits, sans épisodes accessoires. Les acteurs ont donc à nous donner une succession de grands tableaux plastiques. Dans ceci, le Drame Musical se rapproche de la tragédie antique. — Le Théâtre : le Public et la Scène sont unis dans un tout organique, pour la représentation et l’assimilation de la tragédie. Wagner, en 1882, a indiqué comment les acteurs devaient faire, pour être toujours parfaitement intelligibles à tout l’auditoire, tout en restant dans la stricte vérité dramatique. Les jeux de la physionomie disparaissent : mais ils sont inutiles, puisque la Musique, mieux encore que la physionomie, révèle l’âme.

3° Wolfgang Golther. — Le Roi Marke. — Au-dessus de tous les poèmes de Wagner, plane cette idée sublime, — l’affranchissement des souffrances de cette vie, affranchissement souvent acheté au prix du renoncement, de la résignation. Il est à supposer que dans Tristan et Isolde on la retrouvera. Selon M. Golther, l’idée-mère, morale, de cette tragédie, se personnifie dans Marke. Marke est le Héros du Renoncement ; il est le vrai Sage, dans le sens du BuddhaLXI et du Christ, parce que, après avoir sondé la nullité de cette vie, il est, cependant, capable de continuer à vivre, supportant son sort avec calme, et faisant le bien. C’est le Saint, selon la définition de Shopenhauer. — L’auteur fait observer, que représenter Marke comme un vieillard, ce qui a lieu sur plusieurs scènes, est une grave erreur ; c’est dénaturer le sens du poème. Wagner, lui-même, a expressément prescrit qu’on le représentât comme un homme âgé de quarante à cinquante ans. — Suit une intéressante comparaison entre Marke et Hans Sachs, représenté comme une incarnation plus parfaite de Marke. — Les doctrines de cet articles relèvent, on le voit, des doctrines buddhiques.

4° Communications officielles de l’Association Wagnérienne ; rapport sur l’assemblée extraordinaire du 18 avril ; statuts de la Fondation Richard Wagner ; nouvelles etc.

H. S. C.

Correspondances et Nouvelles §

Bruxelles. — La clôture de l’année théâtrale a eu son lendemain au théâtre de la Monnaie, où s’est donné, le 3 mai, le quatrième Concert populaire, consacré tout entier aux œuvres de Richard Wagner. La salle, bondée de monde, avait un air de fête, et M. Joseph Dupont, en arrivant au pupitre, a été l’objet d’une longue ovation. Hâtons-nous de dire que la confiance du public n’a pas été trompée et que l’excellent chef d’orchestre s’est surpassé. Les chanteurs aussi ont tous victorieusement rempli leur tâche, et le succès a été sans précédent.

N’oublions pas de citer les traducteurs français à qui l’on est redevable en partie de la réussite du dernier concert populaire. C’est M. V. Wilder, le traducteur des Maîtres Chanteurs, qui a mis en vers le poëme de la Valkyrie. M. M. Kufferath est l’auteur de la version française de Parsifal. Une seconde audition du même programme a eu lieu le jeudi 7 mai.

E.

 

Les représentations de Tristan à Londres, par M. Hermann Franke, ne seront pas données cette année.

Des fragments de la Valkyrie et des Maîtres Chanteurs avec paroles françaises de M. Victor Wilder, viennent d’être publiés, séparément, pour chant et piano, en deux tons.

C’est le chant d’amour de Siegmound, le lied du Ier acte et l’air de concours de Walther (Voir l’annonce, ci-après).

Catalogue des dessins de M. Odilon RedonLXII

Albums lithographiques grands in-folio imprimés, sur papier de Chine, par E. Lemercier et Cie §

1° Dans le Rêve, 10 planches, tirées à 25 exemplaires reste 1 exemplaire, porté à 50 fr.
2° À Edgard Poë, 6 planches

a — L’œil, comme un ballon bizarre se dirige vers L’Infini.

b — Devant le noir Soleil de la Mélancolie, Lénore apparaît.

c — À l’horizon, l’Ange des Certitudes, et, dans le ciel sombre, un regard interrogateur.

d — Un masque sonne le Glas funebre.

e — Le souffle qui conduit les êtres, est aussi dans les Spheres.

fLa Folie, tirées à 50 exemplaires, restent 4 exemplaires portés à 25 fr.

3° Les Origines, 8 planches, tirées à 25 exemplaires, restent 5 exemplaires, portés à 25 fr.
4°Hommage à Goya, 6 planches.

1 — Dans mon rêve, je vis au ciel un Visage de Mystère.

2 — La Fleur du Marécage, une tête humaine et triste.

3 — Un Fou, dans un morne paysage.

4 — Il y eut aussi des êtres embryonnaires.

5 — Un étrange jongleur.

6 — Au réveil, j’aperçus la. Deesse de l’Intelligible, au profil sévère et dur, tirées à 50 exemplaires, à 20 fr.

 

En préparation :

Les Pensées de Pascal, 6 planches.

Pièces modernes, 6 planches.

Les Dieux d’autrefois, 6 planches.

 

En vente chez M. L. Dumont, quai des Grands-Augustin, 21.

Paris, 8 juillet 1885. §

Chronique. Lohengrin et les œuvres de Wagner à Paris ; les opéras et les drames de Wagner §

On a annoncé que Lohengrin serait donné, cet hiver, en français, d’abord, à l’Opéra-Comique, puis, en italien, au Théâtre-Italien de l’Opéra. De ces nouvelles, la seconde est, probablement, fausse ; la première paraît, aujourd’hui, assurée : dès le mois de novembre, Lohengrin serait joué, par MM. Talazac et Bouvet, Mmes Calvé et Deschamps, l’orchestre étant dirigé par M. Danbé ; la distribution des rôles, annoncée à l’Opéra-Italien, était celle-ci : MM. Jean de Rezké et Devoyod, Mme Nilsson.

Nous souhaitons que l’Opéra-Comique représente Lohengrin. Les acteurs sont, là, bons chanteurs, et M. Talazac sera un remarquable Lohengrin ; les petits rôles et les choristes sont convenables ; l’orchestre va bien ; le style sera suffisant, car on y travaillera. La mise en scène ne sera pas luxueuse, mais propre ; on ne réclamera pas un ballet. Le public aura, certainement, de la tenue ; sans doute, il voudra comprendre ; donc, il comprendra. Aucun désordre ne sera essayé, les précautions étant données. Ce sera de belles représentations, et heureuses.

Enfin donc, Paris, après les autres villes de l’Europe et de l’Amérique, connaîtra les œuvres de Richard Wagner : les œuvres de Richard Wagner seront jouées a Paris ; Lohengrin, Tannhaeuser, le Vaisseau fantôme, les Maîtres Chanteurs ; et tous ces opéras auront, à l’Opéra-Comique, ou en quelque théâtre subventionné, le bon succès, très mérité. Et l’on y voudra jouer aussi, Tristan et Isolde, la Walkure, le Crépuscule des Dieux ; avant peu de temps, la représentation de Tristan à l’Opéra-Comique sera discutée, comme, aujourd’hui, celle de Lohengrin ; mais elle ne sera pas faite.

Oui, Lohengrin, oui, Tannhaeuser, oui, même, les Maîtres Chanteurs : mais, non, les autres. Et quiconque aura quelque compréhension de l’œuvre Wagnérienne, protestera contre toute introduction, en l’un de nos théâtres d’opéra, de Tristan, ou de la Tétralogie.

Le Vaisseau Fantôme, Tannhaeuser et Lohengrin, sont de sublimes opéras. Il faut, non les mépriser, les voir, ce qu’ils sont. Ils sont des opéras : des ouvrages essentiellement de musique, avec paroles, en forme dialoguée et concertante, et accompagnés de spectacle ; la générale ordonnance des pièces et la spéciale ordonnance de chaque scène est soumise, par principe, à l’ordonnance supérieure de formes purement musicales, airs, duos, chœurs, morceaux d’ensemble, finales ; toutes tendances dramatiques, soucis de l’expression, d’une humaine vérité, faisant ces œuvres des opéras plus dramatiques, plus expressifs, plus vrais, les laissent, encore, des opéras, des festivals de concert perfectionnés, des chefs-d’œuvre musicaux, la continuation d’Alceste, d’Euryanthe, d’énormes essais, tourmentés, des floraisons étranges miraculeusement surgies au dessus des banales forêts connues, d’indécises croissances, vagues enfantements de désir. — Tristan et la Tétralogie sont des drames littéraires, avec musique et plastique : le texte littéraire est fondamental de l’œuvre, il est le commencement, le moyen, et la fin ; la représentation scénique l’éclaire seulement, et la musique, aussi, l’éclaire, par son commentaire, sa psychique explication, prodigieuse glose à la parole et à l’acte.

Théoriquement, la différence est donc telle, absolue : eussent ils été écrits en la même époque, Lohengrin et Tristan seraient, par leur forme, Wagner l’a dit, plus différents que le Barbier et Lohengrin. Et la différence artistique est non moins marquée :

En ses opéras, Wagner reste librettiste d’opéra, content avec une esquisse de poème au lieu d’un poème développé, avec une ébauche littéraire, hâtée, confuse, incorrecte, un récit de fait-divers, au lieu de la précise et complète analyse du roman ; le spectacle est celui de l’opéra, dialogues d’interlocuteurs qui ne se regardent point, brillants défilés ; enfin, musicien d’opéra, Wagner emploie, — génialement, — une forme étriquée, et, — mélancoliquement, — il renonce aux richesses symphoniques de l’étude passionnelle… Mais, en ses drames, il est poète, avec les subtilités, les grandeurs, et les affinements des purement poètes ; son drame existe, littérairement, comme un roman dialogué ; — et il est le musicien révélateur de l’essence musicale, et son orchestre a appris à exprimer, — clairement (pour la première fois), — les ineffables intimités des âmes.

Or, que les théâtres d’opéra représentent des opéras, et qu’ils représentent cette merveille exquise, où est, suprêmement, la dernière puissance expressive de l’opéra, Lohengrin, le plus beau et le dernier des opéras ! même, qu’ils prennent les Maîtres Chanteurs, une fantaisie dramatique, œuvre de récréation et d’enchantement ! — Mais, pour que l’on touche Tristan, ayons un théâtre où soient des acteurs jouant en comédiens le drame réel et réaliste, capables de prononcer les mots selon les valeurs musicales notées, des comédiens déclamant lyriquement ; où chacun, directeurs, musiciens, interprètes, soient persuadés du caractère spécial à l’œuvre représentée ; où le public, libre de faux préjugés, écoute un drame.

Notre Opéra-comique n’est point ce théâtre : il a raison, étant ce qu’il doit être. Et le moment n’est guère proche, où, dans un théâtre parisien, sera ce qui est, par exemple, dans le théâtre royal de Munich : la même troupe jouant, un soir, selon toutes les traditions, Guillaume Tell, et, le lendemain, presque parfaitement, Tristan et Isolde

Puisqu’il nous faut, aussi, Parisiens, ces œuvres, comprenons qu’un théâtre nouveau leur est nécessaire : lorsqu’un artiste, à l’enthousiasme sûr et sérieux, à la patiente et persévérante énergie, à la profonde maîtrise, aura, en ses mains, uni toutes les forces des bonnes volontés éparses, et créé le théâtre du Drame avec Musique, la Tétralogie et Tristan auront, enfin, leurs représentations à Paris, dignes.

Et le théâtre de l’Opéra, alors, achèvera se pourrir avec les Meyerbeer ; mais, — n’ayons de crainte, soyons assurés ! — jamais (c’est assez, une fois), les œuvres Wagnériennes, lesquelles qu’on choisisse, ne seront souillées en ces splendeurs.

Le Prélude de Lohengrin.
Commentaire-Programme, par Richard Wagner28 §

« Le Saint-Graal était la coupe dans laquelle le Sauveur avait bu à la dernière cène et où Joseph d’Arimathie avait reçu le sang du Crucifié. La tradition raconte que le vase sacré avait été une fois déjà retiré aux hommes indignes, mais que Dieu avait décidé de le remettre aux mains de quelques privilégiés qui, par leur pureté d’âme, par la sainteté de leur vie, avaient mérité cet honneur. C’est le retour du Saint-Graal sur la montagne des saints chevaliers, au milieu d’une troupe d’anges, que l’introduction du Lohengrin a tenté d’exprimer.

Dès les premières mesures, l’âme du pieux solitaire qui attend le vase sacré plonge dans les espaces infinis. Il voit se former peu à peu une apparition étrange, qui prend un corps, une figure. Cette apparition se précise davantage, et la troupe miraculeuse des anges, portant au milieu d’eux la coupe sacrée, passe devant lui. Le saint cortège approche ; le cœur de l’élu de Dieu s’exalte, il s’élargit, il se dilate ; d’ineffables aspirations s’éveillent en lui ; il cède à une béatitude croissante, en se trouvant toujours plus rapproché de la lumineuse apparition, et quand enfin Saint-Graal lui-même apparaît au milieu du cortège sacré, il s’abîme dans une adoration extatique, comme si le monde entier eût soudainement disparu.

Cependant, le Saint-Graal répand ses bénédictions sur le saint en prières et le consacre son chevalier. Puis les flammes brûlantes adoucissent progressivement leur éclat ; dans sa sainte allégresse, la troupe des anges, souriant à la terre qu’elle abandonne, regagne les célestes hauteurs. Elle a laissé le Saint-Graal à la garde des hommes purs, dans le cœur desquels la divine liqueur s’est répandue, et l’auguste troupe s’évanouit dans les profondeurs de l’espace, de la même manière qu’elle en était sortie. »

Paraphrase

Par

Franz Liszt29

Wagner a donné à l’ouverture de Tannhaeuser l’étendue d’une grande composition symphonique, et quoique les motifs principaux de l’opéra en forment la substance, cette ouverture peut néanmoins être considérée comme une œuvre à part, qui, détachée du reste, garderait toujours sa valeur intrinsèque, et serait comprise et admirée de ceux mêmes qui ne connaîtraient pas le drame dont elle est le magnifique résumé. Il n’en est pas ainsi du prologue instrumental qui précède Lohengrin. Trop court, — car il n’a que soixante quinze mesures, — pour être exécuté séparément, il n’est qu’une sorte de formule magique, qui, comme une initiation mystérieuse, prépare nos âmes à la vue de choses inaccoutumées et d’un sens plus haut que celles de notre vie terrestre. Cette introduction renferme et révèle l’élément mystique, toujours présent et toujours caché dans la pièce ; secret divin, ressort surnaturel, suprême loi de la destinée des personnages, et de la succession des incidents que nous allons contempler. Pour nous apprendre l’inénarrable puissance de ce secret, Wagner nous montre d’abord la beauté ineffable du sanctuaire, habité par un Dieu qui venge les opprimés, et ne demande qu’amour et foi à ses fidèles. Il nous initie au Saint-Graal ; il fait miroiter à nos yeux ce temple de bois incorruptible, aux murs odorants, aux portes d’or, aux solives d’asbeste, aux colonnes d’opale, aux ogives d’onyx, aux parvis de cymophane, dont les splendides portiques ne sont approchés que de ceux qui ont le cœur élevé et les mains pures. Il ne nous le fait point apercevoir, dans son imposante et réelle structure, mais comme ménageant nos faibles sens, il nous le montre d’abord reflété dans quelque onde azurée, ou reproduit par quelque nuage irisé,

C’est au commencement une large nappe dormante de mélodie, un éther vaporeux qui s’étend, pour que le tableau sacré s’y dessine à nos yeux profanes ; effet exclusivement confié aux violons, qui, après plusieurs mesures de sons harmoniques, continuent dans les plus hautes notes de leurs registres. Le motif est ensuite repris par les instruments à vent les plus doux ; les cors et les bassons en s’y joignant préparent l’entrée des trompettes et des trombones, qui répètent la mélodie pour la quatrième fois, avec un éclat éblouissant de coloris, comme si dans cet instant unique l’édifice saint avait brillé devant nos regards aveuglés, dans toute sa magnificence lumineuse et radiante. Mais le vif étincellement amené par degrés à cette intensité de rayonnement solaire, s’éteint avec rapidité, comme une lueur céleste. La transparente vapeur des nuées se referme, la vision disparaît peu à peu dans le même encens diapré, au milieu duquel elle est apparue, et le morceau se termine par les premières six mesures devenues plus éthérées encore. Son caractère d’idéale mysticité, est surtout rendu sensible par le pianissimo toujours conservé dans l’orchestre, et qu’interrompt à peine le court moment où les cuivres font resplendir les merveilleuses lignes du seul motif de cette introduction. Telle est l’image qui, à l’audition de ce sublime adagio, se présente d’abord à nos sens émus.

Il serait plus difficile de dépeindre les sentiments qu’elle réveille, et qui se rapprochent de ce que notre cœur peut comprendre des plus extatiques ravissements. Si Dante, pour nous faire concevoir les béatitudes des dernières sphères du paradis en même temps que leur beauté, compara les chœurs des âmes bienheureuses groupées et pressées en innombrables multitudes, aux feuilles d’une rose s’inclinant toutes vers le même centre, nous oserons peut-être dire, ne pouvant traduire que par une autre image l’impression laissée par ce chant qu’on croirait descendre des mystérieuses hauteurs de l’Empyrée, qu’elle ressemble à l’ascétique ivresse que produirait sans doute en nous la vue de ces fleurs mystiques des célestes séjours, qui sont tout âme, toute divinité, et répandent un frémissant bonheur autour d’elles. La mélodie s’élève d’abord comme le frêle, long et mince calice d’une fleur monopétale, pour s’épanouir ensuite, de même qu’elles, en un élégant évasement, une large harmonie, sur laquelle se dessinent de fermes arrêtes, dans un tissu d’une si impalpable délicatesse, que la fine gaze paraît ourdie et renflée par les souffles d’en haut ; graduellement ces arrêtes se fondent ; elles disparaissent d’une manière insensible dans un vague amoindrissement, jusqu’à ce qu’elles se métamorphosent en insaisissables parfums qui nous pénètrent, comme des senteurs venues de la demeure des justes.

Interprétation par Baudelaire30LXIII

M’est-il permis de raconter, de traduire avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit de ce morceau, lorsque je l’entendis la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de terre ?…

Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. Ensuite je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je connus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel.

Le Pessimisme de Richard Wagner §

La mystérieuse inconnue sise au fond des choses, n’est-elle point seulement, l’inconnue cachée au fond de nous-même ?

Kant.

 

Notre littérature française, qui, depuis cent ans, a demeuré toujours, si étrangement, la même, s’est, en revanche, divertie à vêtir, sans cesse, les plus contraires appellations. Elle a été le Romantisme, et le Réalisme, et le Naturalisme, et le Dilettantisme ; elle semble devenir, aujourd’hui, décidément, le Pessimisme. Elle nous donne des romans pessimistes, des drames pessimistes, des poèmes pessimistes, des œuvres de critique pessimiste ; et déjà M. Sarcey, qui a, successivement, maudit toutes les littératures précédentes, lui a octroyé la définitive consécration de ses anathèmes.

Quel changement de la matière artistique est recouvert par ce changement des formes et des noms ? Être plus pessimiste que les romantiques et les naturalistes, la nouvelle littérature ne pourrait : elle l’est, seulement, d’autre façon. Ces jeunes hommes ont pris, du mal universel, une science plus nette, et l’habitude, plus affinée, de leurs âmes, fait qu’ils ont ressenti maintes douleurs plus fines.

À cet affinement sont des causes multiples, évidentes : la lecture de Schopenhauer, donné aux Français en des recueils bizarres de morceaux choisis ; la faillite dernière des aspirations romanesques ; le spectacle désolant de la démocratie, accélérant encore l’évolution fatale vers l’hétérogène ; et ce livre d’Amiel, peu lu, fort admiré. Mais plus active fut, sans doute, aux écrivains, l’influence de Richard Wagner, pour éclairer en eux, dernièrement, ce pessimisme congénital.

Les littérateurs, par une tradition, dédaignent la musique. Combien ont ouï, dans nos concerts, pieusement, les morceaux de l’œuvre wagnérienne ? Combien connaissent un drame entier du Maître : où est l’écrivain qui a lu Ses écrits théoriques ? Mais les œuvres, pour qu’elles transforment une race, n’ont pas le besoin de ce qu’elles soient connues. Et, ainsi, malgré notre ignorance, nous avons subi tous, puissamment, l’effet de cet art nouveau ; nous avons, tous, éprouvé à souffrir une joie plus aiguë, parce qu’il a plu à Wagner de suivre la voie pessimiste de Schopenhauer, de dresser le gigantesque autel de ses œuvres à l’Idole du Cesser-Vivre.

Renoncer à la Volonté de Vivre était la conclusion de Schopenhauer ; c’est encore le sens philosophique de Parsifal. Tristan signifie l’appel de l’Amour à la Mort. Wotan, la béatitude de l’Être Divin parvenant à l’ataraxie.

Dans les écrits théoriques, le pessimisme du Maître apparaît davantage. Schopenhauer est l’auteur toujours invoqué, et les formules de ce penseur, ses termes incorrects, ses théories métaphysiques, sont admirés et cités. L’œuvre de Wagner est une scolie de Schopenhauer, méditent les Allemands.

Cependant, si nous approchons à l’œuvre, mainte chose nous étonne, en ce pessimisme. Parsifal renonce à vouloir, mais ce n’est point au profit de l’anéantissement bouddhiste ; il renonce à l’égoïste plaisir, pour fondre sa vie, plus joyeusement, avec l’universelle vie. L’écrit philosophique « Art et Religion »LXIV dit le mal de l’existence individuelle, morcelant et opposant nos intérêts ; mais il exalte le retour à l’unité universelle, pleinement bonne, pleinement sainte, — et naturelle, — et bien heureuse. La méchante Volonté première de Schopenhauer, cette âme essentielle des réalités, est ici le Bien suprême. L’écrit sur Beethoven nous surprend, entre tous. Le Mage Divin est sourd, niais, méprisé ; alors il Voit, sous les apparences, l’Être, et cette Vision, qui désolerait un pessimiste, lui est tellement radieuse et prestigieuse qu’il évoque, en lui-même, désormais, une extraordinaire Joie. L’essence des choses se révèle à lui, apparaissant dans la splendeur sereine de sa Beauté. Quel est donc ce pessimisme où la Nature véritable s’élargit, ainsi glorieuse ? Quelle est pour Wagner, cette Nature, cette Réalité, cette Volonté première, cet Être immanent, si prodigieusement bienheureux ?

Cet Être n’est point la ridicule Volonté, absolue et inveuillante de Schopenhauer ; cet Être est l’Homme, c’est Moi, c’est la Volonté individuelle, créant le Monde des phénomènes-. Au fond des Apparences est l’Esprit, qui les connaît, et qui pour les connaître, les produit. L’Univers où nous vivons est Un Rêve, un Rêve que, volontairement, nous rêvons. Il n’y a point de choses, point d’hommes, point de monde ; ou, plutôt, il y a tout cela, mais parce que l’Être se doit, nécessairement, projeter en des apparences. Et notre douleur, aussi, est le volontaire effet de notre Âme.

Seul vit le Moi, et seule est sa tâche éternelle : créer. Mais la création résulte des idées actuelles ; nous projetons au Néant extérieur l’image de notre essence intime ; puis, la croyant véritable, nous continuons à la créer pareille ; et nous souffrons de ses incohérences, tandis qu’elles sont ouvrage de notre plaisir. Enchaîné dans la caverne, le prisonnier se lamente et s’effraye, parce que d’épouvantables fantômes se heurtent sur le mur, devant ses yeux.

Mais le prisonnier, sous l’influence d’idées nouvelles, voit ses chaînes tomber ; il se retourne, cherche derrière lui la cause terrifiante des fantômes ; et c’est toujours les fantômes qu’il aperçoit. Alors il comprend les raisons du cauchemar : il regarde en soi-même, se connaît la seule cause ; il est libre, et le Prisonnier de la Caverne devient le Mage Divin.

Le Mage a vu son pouvoir : il l’emploie. L’incohérence des fantômes, la diversité des intérêts et des choses, naguère, l’angoissait ; mais c’était la résistance du Néant à l’Idée créatrice ; et le Mage la brise. Il renonce à l’égoïsme, comme à une limite cruelle : il va, maintenant, mettre en ses œuvres l’Unité, ayant acquis le Charme de la vraie Science. Il va purifier son âme, la mêler à ce Non-Moi, qui est son âme, encore. Il laissera vivre les Cygnes, dans les grands lacs ; se blesser, n’est-ce point souffrir ? Il guérira le malade Amfortas ; se guérir, n’est-ce point jouir ? Et, par la Compassion sur le Monde, — sur lui-même, — il donnera, pleinement, à sa Création l’harmonie qui finira la Souffrance volontaire. Et le Mage sera Parsifal ; et le Gral divin, par lui regagné, sera la bienheureuse joie de l’Orgueil, l’Apparence enfin recréée.

Mais le Mage charmeur fera plus. Il peut toute chose, et, cherche, sans arrêt, l’agrandissement de soi-même. Il renoncera au Monde des Apparences actuelles, même revêtues de l’Unité parfaite. Il changera son habitude de créer, et, au dessus de l’Univers présent, il bâtira un Univers nouveau, jouissant ainsi, plus éperdument, puisqu’il se connaîtra, sans limites, l’auteur unique de cet Univers. Et ce sera l’artiste, l’extraordinaire Ménétrier, qui retient et gouverne la danse idéale des choses, et reste sous elles, ferme et fier, tout entier, dans la complète science de son pouvoir complet. Et le Mage sera Beethoven, éclairant son tableau de l’Apparence à la Lumière intérieure de son Univers, univers profond où gît l’Être réel des choses : Beethoven créant, en pleine conscience, les forêts et les couples, et le torrentueux Océan des émotions humaines ; Beethoven, pénétré d’un indicible Contentement, à la vue de sa puissance, souriant à l’Illusion qu’il a créée, reprenant, pour se jouer, en charmeur, avec elle, toute la Douleur de l’Etre. Il est Beethoven, et le Vinci, et Racine, et Tolstoï, et Wagner, il les est, le Mage Divin.

Fichte, sinon Schopenhauer, dira-t-on ? — Le Moi créateur est le moi réel, individuel, non l’Absolu Noumêne du grand poète Kantien. — Non Fichte, mais Platon, identifiant le νοῦς à l’Idée créatrice. Mais plus encore : la Vérité même, nécessaire, directe et merveilleuse.

Ainsi le Maître, partant de Schopenhauer, s’élève, par la réflexion bénie, à un optimisme philosophique radieux. Cette ascension fut-elle par lui nettement perçue, et l’explication que nous en donnons, l’aurait-il approuvée ? Cela n’importe, en vérité. Et si Wagner a cru, plus modeste que son maître, reprendre seulement la doctrine de Schopenhauer, qui de nous le pourra blâmer de n’avoir point compris les Parerga ?

Il a dit, le Révélateur, il a dit la Réalité des choses. Si les personnages de ses drames sont des souffrants, c’est qu’il était, aussi, le contemporain affiné de nos pessimisme* ; il a, joyeusement, créé le monde nouveau de l’émotion artistique ; et il a créé l’émotion douloureuse, parce qu’il la trouvait plus réelle, et vivait, la créant, plus joyeux. Il nous a donné le moyen de réaliser le plus grand bonheur, par la Compassion, si nous conservons l’Apparence actuelle ; et, si nous lui renonçons, par l’Apparence supérieure de la Production artistique.

En 1830, lorsque Chopin, et Berlioz, et Hugo, clamaient la douleur de vivre et la vanité d’agir, un Révélateur prodigieux, Stendhal, offrit aux âmes la salutaire vérité de son optimisme. Il montra le plaisir de l’énergie, de la lutte à sa nature, de l’orgueilleuse récréation de soi-même. Ainsi Wagner, aujourd’hui, dans ce pessimisme de tous les esprits « différents » nous apporte le Saint-Gral splendide de la consolante Vérité. Il nous incite à refaire, sans cesse, activement, notre création intérieure ; à compâtir, à mettre en ce monde l’unité, et notre vie dans un monde nouveau ; et il nous incite, le Maître Vénéré, à souffrir, à constater de cruelles énigmes, à courir vers la mort, puisqu’en ces tourments est, plus intense et plus divine, notre Joie.

Teodor de Wyzewa.

À propos de SigurdLXV §

Depuis quelque temps, le courant de l’opinion, dans le monde musical, change et se transforme sensiblement. On a pu en voir déjà des signes caractéristiques aux concerts du dimanche, particulièrement aux concerts Lamoureux, où le public, de plus en plus assidu, a réellement progressé. Il serait, je le sais, peu conforme à la vérité d’en dire autant de celui de l’Académie Nationale de Musique, et cependant, il vient d’accueillir favorablement Sigurd, fait qui mérite bien une mention. À la répétition générale, la partition a été simplement allégée de son ouverture, de quelques passages importants, et l’on a, cela va de soi, conservé le ballet ; l’ouvrage se trouve ainsi mieux accommodé au goût parisien, et beaucoup d’habitués de la salle Garnier sont persuadés que Sigurd sera un grand succès. Plusieurs ont même cru devoir, en la circonstance, opposer le nom de M. Reyer à celui de Wagner, probablement dans le but d’être agréable au musicien français. Quoi qu’il en soit, si le succès de l’œuvre devait se confirmer à Paris, avec le même éclat qu’à Bruxelles, on ne pourrait qu’en féliciter les auteurs, car elle sort incontestablement de la moyenne habituelle. Mais que prouve le mot « succès » ? Manque-t-il d’ouvrages ayant eu du succès, et beaucoup, qu’on a définitivement oubliés ? d’autres ne se jouant jamais, vivant pourtant toujours ? Que Sigurd fût classé dans cette catégorie, il ne se trouverait pas, je pense, en mauvaise compagnie ?

Et de fait, si nous voulions savoir la signification du mot dans l’acception très haute, très vaste, il nous suffirait de considérer la destinée des sublimes conceptions du Maître, écloses depuis Lohengrin, qui, seul, aux yeux de bien des gens, passe pour avoir « réussi ». Il est pourtant facile de se rendre compte de l’admiration, de l’enthousiasme toujours croissant que causent, depuis bientôt vingt ans, les œuvres naguère les plus discutées, même en Allemagne : on les y joue de plus en plus, et elles triomphent non seulement à Vienne, à Munich, à Berlin, mais encore dans quantité de petites villes possédant de vrais théâtres d’opéras, où elles sont aujourd’hui interprétées dans la perfection. On peut également s’assurer des progrès accomplis dans ce sens, en Angleterre, en Amérique, en Russie : le mois Wàgnérien nous a déjà édifiés sur ce point, et tout nous autorise à croire que notre dire, par la suite, se trouvera beaucoup plus amplement confirmé.

Tel n’est pas l’avis des propagateurs de nouvelles souvent trop fantaisistes. Que n’a-t-on pas dit contre les Maîtres Chanteurs, à Bruxelles ? Il est cependant avéré qu’ils y ont produit une sensation assez profonde pour que des milliers de personnes, n’ayant pu assister à l’une des seize représentations, données à une fin de saison, attendent la reprise de l’œuvre, l’année prochaine. Ceci ne nous empêche nullement de reconnaître que Sigurd a déjà parcouru une brillante carrière, et nous admettons même volontiers que c’est là un ouvrage de réel mérite. C’est précisément à ce titre que nous regrettons de le voir représenter aujourd’hui dans une salle si défectueuse, où il n’est possible de bien entendre de nulle part, l’acoustique laissant fort à désirer ; où beaucoup de places sont mauvaises ; où les premières sont spécialement affectées aux exhibitions de toilettes et aux conversations mondaines ; où l’orchestre, enfin, manque d’ensemble… et d’un chef pour le conduire. On peut s’en consoler. D’abord, il n’est nullement question de monter quelque chef-d’œuvre, comme Alceste, ou Fidelio, dans un milieu si défavorable, ces partitions passant, d’ailleurs, pour trop « assommantes ». Il est vrai qu’on se rattrappera encore de temps en temps en dénaturant, toujours avec le même cynisme, Don Juan et le Freyschutz. Mais les abonnés seront satisfaits ; ce qui est l’essentiel.

Je sais bien que ces vérités sont méconnues par quelques-uns. Raison de plus pour y insister. Et, puisque Sigurd nous en fournit l’occasion, rappelons encore que M. Reyer, « admirateur de Wagner », n’a pas craint de se mesurer avec un sujet que l’Auteur de la Tétralogie avait traité longtemps avant lui, ce que Victor Wilder a établi, une fois pour toutes et d’une façon irréfutable. Nous ne reviendrions pas sur ce fait si les adversaires de Richard Wagner n’avaient, pour un instant, attiré notre attention par leur enthousiasme tant soit peu factice ; car les voilà applaudissant les auteurs de Sigurd, et trouvant même le sujet « empoignant ». Il faudrait donc bien se garder de leur dire que les librettistes ont amoindri le Poëme de l’Anneau de Nibelung, au point d’en faire, à certains endroits, une véritable berquinade. C’est pourtant la stricte vérité : ainsi que l’on considère le réveil de Brunnhilde, l’une des meilleures scènes de la partition française, comme musique et comme livret, et celle sur laquelle elle semble avoir été calquée, c’est-à-dire cette resplendissante scène dernière de Siegfried ! Nous citerons encore si l’on veut, le duo, vanté avec raison, entre Brünnhilde et Gunther. Mais, là, surtout, évitons d’évoquer le souvenir écrasant du second acte du Crépuscule des Dieux, d’une beauté si sublime, si terrifiante ! Ces comparaisons sont fâcheuses, je le sais, mais le livret dont s’est servi M. Reyer, ne les provoque-t-il pas ? C’est pour cela que j’eusse préféré, je l’avoue, que Sigurd eût été traité en opérette-bouffe, ce qui au moins eût rendu inutile tout rapprochement.

Car, si l’on y songe, les auteurs de Sigurd ont pris une responsabilité assez lourde pour que le succès auquel ils s’attendent ne parvienne pas à les justifier. À cet égard, d’ailleurs, bien des critiques sérieuses leur avaient été faites depuis longtemps. On pouvait lire dans la Revue et Gazette Musicale, numéro du 6 avril 1873, au sujet du final du second acte de Sigurd, exécuté dans un concert : « D’après ce fragment, le poème nous paraît calqué sur celui de la Walkyrie de Richard Wagner, quoique l’épisode qui termine ce final, celui de la nacelle traînée par des cygnes, où se placent Brünnhilde, la Walkyrie, victime d’un enchantement, et son libérateur Sigurd, appartienne à Lohengrin. » Récemment, un compositeur tenant une plume de critique, trouvait, comme pour accentuer encore cette remarque, que certains passages rappelaient, même musicalement, Lohengrin. On ne pourrait dire, toutefois, que M. Reyer se soit positivement inspiré du Maître. C’est déjà trop que les librettistes aient semblé copier leur livret sur les scènes principales de la Tétralogie, du commencement au dénoument. Et dans ce dénoument de Sigurd, combien paraît froide la situation, en dépit de quelques paroles bien déclamées, comme celles de la Walkyrie : « Terre, engloutis-moi ! » auprès du monologue grandiose de Brünnhilde, dans la Tétralogie, alors que le drame à son apogée, éclate en une intensité pleine d’allégresse, et évoque, comme la fin de Tristan, la vision d’une transfiguration radieuse, produite par cet optimisme pur qui s’appelle foi et amour, et surgie des profondeurs même de l’âme humaine ! Mais ce sont de telles conceptions qu’on se plaît le plus à attaquer. Et c’est pour cela, peut-être aussi, qu’il convient de replacer, au rang élevé qui lui appartient, un sublime chef-d’œuvre. Ne comparaît-on pas, dernièrement encore, le Poème de la Tétralogie, à la Biche au Bois ? Sans doute ; et l’on peut trouver aussi quelque analogie entre l’Iliade et les paroles de l’air de Malbrough. Mais pour les détracteurs du Maître, toute arme paraît bonne. Lorsqu’ils font des réserves sur Sigurd, c’est plus Richard Wagner que M. Reyer qu’elles visent ; il n’en faut pas douter. On trouve un nouvel exemple dans les leitmotive qui, pour eux, sont admissibles, — mais seulement dans Sigurd. Dans un autre ordre d’idées, les jets de vapeur sont considérés comme un effet pitoyable, alors qu’ils fonctionnent admirablement et sans bruit, comme on l’a pu voir depuis 1869 à Munich. Si, au contraire, cet effet de scène produit un bruissement désagréable, ce qui a lieu dans Sigurd, l’impression est « saisissante. »

Qu’importe, après tout ! Ces détails sont insignifiants, et il est préférable de prendre les choses de plus haut. En résumé, pourquoi ne pas voir, dans les représentations de Sigurd, un signe précurseur ? au fond, une sorte d’hommage inconscient au Maître immortel ? J’insiste sur ce fait : ne peut-on distinguer déjà le travail de transformation qui, avec l’aide du temps, ce justicier par excellence, s’opère chez les esprits les plus rebelles ? Tout porte à croire que, dans ce sens, une ère nouvelle se prépare.

Parsifal, « le miracle », comme l’appelle éloquemment l’illustre compositeur Franz Liszt, ne doit être représenté qu’à Bayreuth, dans le Temple même de l’Art. Mais, après Lohengrin et les Maîtres, Tristan, l’Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried et le Crépuscule des Dieux, seront représentés à Paris. Et avec quel sentiment de profonde reconnaissance ne faut-il pas envisager cet avenir, fût-il encore lointain, puisque ces œuvres sublimes ne seront, ne pourront jamais être données au grand opéra ; car de telles représentations n’auront lieu qu’avec une interprétation digne d’elles ; devant un public enfin éclairé ; dans une salle et dans un cadre vraiment à leur hauteur.

J. de Brayer.

Le symbole de Lohengrin §

« Lorsque j’entrepris la composition de Lohengrin, dit Wagner dans une Communication a mes amis31, j’étais devenu conscient de ma solitude, à tel point que le sentiment que j’en avais, pouvait seul m’exciter à me communiquer et m’en donner le pouvoir. » Pour que la certitude de ne pouvoir faire comprendre ses œuvres, le déterminât à en composer une nouvelle, il fallait en vérité qu’il fût dans une disposition d’esprit étrangement romanesque. Il en était ainsi. Quand il avait conçu Tannhaeuser il était mû par le désir de s’élever aussi haut que possible, au-dessus de la réalité, qui, dans le monde où il vivait, ne lui apparaissait que sous un aspect frivole et rebutant. L’idéal vers lequel il avait tendu était la pureté, la chasteté absolue. Ainsi, il était parvenu dans des sphères éthérées, où il avait éprouvé d’abord une jouissance analogue à celle qu’on ressent, lorsque, sur une haute cime alpestre, seul, au milieu de l’étendue azurée, on contemple les monts et les vallées. Le penseur peut rester à de telles hauteurs, il peut s’y condenser en une « monumentale statue de glace », et juger, en philosophe et en critique, le monde qui est bien au-dessous de lui, mais qui est chaud, et vit. Il n’en pouvait être, ainsi pour Wagner, car il était artiste, c’est-à-dire le plus homme des hommes. Ce qui l’avait poussé à fuir le monde, ce n’était certainement pas l’horreur de la réalité, l’horreur de la vie. Non ; c’était le dégoût d’une réalité faussée, d’une vie corrompue et artificielle. Au fond c’était le besoin d’aimer dont son âme était remplie. Ne pouvant trouver un objet digne de lui en un cloaque, instinctivement il avait tendu vers la lumière. Mais quelque azurées, quelque radieuses que fussent les sphères où il était ainsi parvenu, du moment qu’elles étaient désertes, il ne pouvait pas s’y complaire. À peine en eut-il joui, qu’un désir s’éveilla en lui, indiciblement pressant : « celui d’échapper à l’éclat éblouissant de la pureté absolue » et de descendre là où habitent les hommes pour chercher « l’ombre intime d’une étreinte amoureuse. » Son œil anxieux, dit-il, avait encore découvert la femme : « la femme à laquelle du gouffre de sa mer de souffrance aspirait le Hollandais32 » ; la femme, étoile du ciel, dont le rayonnement, parvenant jusque dans la grotte du Venusberg, avait enseigné à Tannhaeuser le chemin des sphères éthérées, et qui, maintenant, des hauteurs radieuses, attirait Lohengrin sur le sein chaud de la terre.

« Lohengrin cherchait la femme qui crut en lui : qui ne lui demandât pas qui il était, ni d’où il venait, mais qui l’aimât comme il était, et parce qu’il était tel qu’il lui paraissait. Il cherchait la femme, près de laquelle il n’eût pas besoin de s’expliquer, ni de se justifier, mais qui l’aimat sans condition. Pour cela, il fallait qu’il cachât la supériorité de sa nature, ou pour parler plus exactement, la supériorité à laquelle elle était parvenue ; car là était pour lui la seule garantie, qu’il n’était point un objet de surprise et d’admiration, un être auquel on rend hommage et qu’on adore parce qu’on ne le comprend pas, mais qu’il avait obtenu la seule chose qui pût le délivrer de son isolement : qu’il était aimé et compris par amour. Avec son sens supérieur, sa conscience clairvoyante et tout son savoir il ne voulait être rien autre chose que pleinement et complètement un homme, un homme capable de sentir et d’éveiller des impressions chaleureuses. Oh oui, il ne voulait être qu’un homme, pas un Dieu. Ainsi, il désirait la femme. Quand au-dessous de lui, au milieu de l’humanité il entend le cri de détresse de cette femme, il descend donc de sa solitude délicieuse, mais déserte. Malheureusement la supériorité qu’il a acquise l’a marqué d’un trait indélébile ; il ne peut pas ne pas paraître merveilleux. L’étonnement de la multitude, le venin de l’envie jettent leurs ombres jusque dans le cœur de la femme aimante ; le doute et la jalousie lui prouvent qu’il ne peut pas être compris, mais seulement adoré, alors il avoue sa divinité, et retourne anéanti dans sa solitude. »

Wagner allait entreprendre l’exécution définitive de Lohengrin, quand des doutes lui furent suggérés sur cette conception qui le passionnait. Il avait soumis son scénario à un ami, dont il mettait très haut, dit-il, l’esprit et les connaissances. Celui-ci, après avoir réfléchi pendant quelques jours, lui dit : « Vous voulez avoir mon sentiment : eh bien, en toute franchise votre Lohengrin me paraît un personnage très peu sympathique. Il est venu jeter le trouble dans le cœur d’une jeune fille, et parce que celle-ci, avant de s’abandonner, veut savoir à qui elle se donne, il lui tourne le dos pour retourner jouir tranquillement de sa divinité ! Mais c’est un froid égoïste, qui ne peut que blesser le sentiment et inspirer de l’aversion. » Wagner fut bouleversé de cette critique. Il se décida à modifier son poëme, de telle façon que Lohengrin, au lieu d’abandonner Elsa, renonçât pour l’amour d’elle à sa divinité. Mais c’était à contre cœur qu’il adoptait cette conclusion nouvelle. À la fin jetant sa plume, il s’écria : « Eh bien, non ! il n’en peut pas être ainsi. Du moment qu’Elsa exige que Lohengrin lui explique sa nature, il ne peut pas rester près d’elle. À partir de ce moment il en est séparé par une nécessité inéluctable : celle qui rend impossible l’union d’un être divin avec une simple femme, dès que celle-ci cesse d’obéir à l’impulsion de son cœur, qui seule peut l’élever jusqu’à lui. Si l’on déclare Lohengrin égoïste, cela montre simplement qu’on ne le comprend pas. On donne de sa conduite une explication que rien n’autorise. On dit qu’il abandonne Elsa parce qu’il tient à sa divinité et ne veut pas la perdre. Cela est inexact : il s’en va parce que, du moment que la jeune fille a échappé à l’enchantement de sa personne, en réalité il n’existe plus pour elle ! » S’étant ainsi confirmé dans son propre sentiment, Wagner se remit à discuter avec son ami, et avec plusieurs autres qui avaient également condamné Lohengrin. Non seulement il les convainquit, mais il put leur démontrer que leurs critiques mêmes étaient une preuve en faveur de sa conception première. Ce qui lui valut ce triomphe, c’est que ses amis lui avouèrent que tout d’abord Lohengrin les avait charmés, et que c’était ensuite, en y réfléchissant, qu’ils étaient arrivés à le juger d’une façon défavorable. « Ainsi, leur dit Wagner, le sens de mon poëme s’est évanoui à vos yeux, dès que, cessant de vous abandonner à l’impression première, vous l’avez critiqué. Vous voyez donc bien que Lohengrin doit disparaître dès qu’Elsa lui demande « qui es-tu ? d’où viens-tu ? » En vérité, il est comme l’œuvre d’art elle-même qui ne peut pas être comprise avec la tête, mais seulement avec la sensibilité, avec le cœur. »

Lohengrin n’est donc au fond rien autre chose que la protestation du sentiment artistique contre un monde sans naïveté, qui à force de vouloir expliquer tout, arrive à ne pas pouvoir comprendre ce qu’il y a de meilleur dans la vie. L’intelligence est certainement un instrument merveilleux, mais c’est seulement un instrument, qui ne fonctionnerait pas, si la partie sensitive, c’est-à-dire vraiment vivante de notre être, ne lui fournissait pas le mouvement et les matériaux. En vérité, l’intelligenceLXVI ne peut que comparer et ranger par catégories, les objets perçus par la sensibilité. Comment jugerait-elle un fait nouveau ! Elle ne peut que le placer dans une des catégories, qu’elle a formées avec les données résultant des impressions ressenties antérieurement, et déclarer qu’il s’y adapte mal. Cela ne prouve aucunement que cet objet sans antécédent, ne soit pas digne d’inaugurer une catégorie nouvelle. Un fait absolument nouveau ne peut donc être jugé que par la sensibilité elle-même, qui seule prononce sans intermédiaire, sous l’action immédiate de l’impression bonne ou mauvaise, c’est-à-dire des gradations et des nuances du plaisir et de la douleur. Quiconque ne s’en tiendra pas là n’y comprendra rien. Ainsi, quiconque voudra juger Lohengrin avec son intelligence devra le ranger dans la catégorie des poëmes romantico-chrétiens. C’est dire qu’il n’en saisira que le côté extérieur et accessoire, mais point certainement le fond, puisque, tant que Wagner n’y avait vu qu’un sujet de cette nature, il s’en était senti éloigné. « En vérité, dit-il, Lohengrin est une apparition entièrement nouvelle ; elle ne pouvait surgir en aucun autre temps que celui-ci, et seulement des dispositions d’esprit et de l’intuition que pouvait avoir de la vie, un artiste, qui, s’étant trouvé précisément dans ma position, en fût arrivé au point de son développement où j’en étais du mien, quand ce sujet m’apparut, comme la tâche nécessaire qui s’imposait à moi ». En effet, il conçut Lohengrin au moment même, où, après avoir cruellement souffert de n’être pas aimé, de n’être pas compris, il se rendit compte qu’il en était ainsi, parce que ses œuvres étaient nouvelles, parce qu’elles ne rentraient pas dans la catégorie des opéras, et que le public, les y plaçant bon gré mal gré, y cherchait des airs, des duos, des trios, au lieu de se laisser aller aux impressions qui lui eût certainement fait éprouver la fusion intime de la musique et de la poésie si une idée préconçue ne s’y fût opposée.

Si plus que nul autre, Wagner avait senti ce qu’il y a de tragique dans la situation de Lohengrin, tous les artistes de génie, qui vivent et ont vécu dans une société aussi peu naïve que la nôtre, en ont souffert plus ou moins. L’œuvre d’art originale n’est autre chose que le contre-coup de ce qu’il y a de nouveau dans le présent, sur une organisation particulièrement délicate. C’est donc toujours avec la sensibilité pure qu’elle doit être jugée. Voilà pourquoi Wagner se croit en droit d’affirmer que la donnée ce Lohengrin repose sur ce qu’il y a de vraiment tragique dans la situation de l’artiste, à une époque comme celle-ci, où tout est régi par la mode et l’esprit critique. Quand on considère l’attitude du public envers lui, envers Berlioz, envers tous les grands artistes enfin, il est difficile de ne pas lui donner raison sur ce point. Mais il ne s’en tient pas là, il va jusqu’à dire que Lohengrin a une signification comparable pour nous, à celle qu’avait pour les Grecs Antigone, au moment où le génie de Sophocle conçut cette tragédie. Ceci revient à dire que Lohengrin n’est pas seulement la tragédie de l’artiste, mais qu’elle est aussi celle de l’homme moderne en général. En effet l’artiste n’est rien autre chose que l’homme en qui les conflits, dont le champ est l’humanité toute entière, se manifestent avec le plus de force. On peut le comparer aux endroits élevés qui commandent une vaste contrée, où se déploient deux armées. C’est là que le combat sera le plus vif, car là est la clé de la victoire. Eh bien, tout le monde sait qu’après un long développement purement intellectuel, pendant lequel l’homme a travaillé sans relâche à se construire un monde artificiel, il a fini par en sentir la sécheresse et la fausseté. De là la réaction qui a commencé à se produire au siècle dernier : de là Rousseau : de là l’aspiration à la nature et le débordement de la sensibilité si longtemps contenue ; de là le grand essor de la musique, cette expression pure du sentiment, cette langue naturelle de l’homme ; de là enfin la révolution et la crise de la morale, ou plutôt d’une morale imaginaire et fausse. Mais ce n’est pas en un jour, ni même en un siècle, que s’établit une conception nouvelle de la vie. Nous sommes donc dans une période de transition et deux mondes sont aujourd’hui en présence : le monde ancien, qui repose sur nos traditions, sur nos habitudes et en vérité sur ce que nous avons appris ; le monde nouveau qui naît spontanément de notre intuition particulière. Mais le premier est encore le plus fort, car il s’appuie sur des bases connues et par conséquent certaines, tandis que le second n’est encore qu’une apparition lumineuse qui n’a, pour nous convaincre, que le charme qu’elle exerce sur notre âme. Elle vivrait pourtant si nous nous y abandonnions. Mais, nous sommes gens avisés, nous voulons la juger avec notre intelligence. Alors, elle s’évanouit à nos yeux, comme une vaine chimère. Voilà pourquoi Lohengrin, ce héraut de l’avenir, qui veut être deviné par le sentiment, est aussi peu compris de nous que ne le fut des Grecs Antigone, quand, aux lois de leur cité, elle opposait celles du cœur humain.

Georges Noufflard

Bayreuth33 (Suite) §

3° Les Cercles Wagneriens. — Le 1er juin 1871, un fervent ami de Richard Wagner, M. Carl Heckel, de Mannheim, avait réuni, dans sa ville, une société de Wagnéristes, qui s’appela « Wagner-Verein », et fut le premier cercle Wagnérien.

L’exemple fut assidûment suivi. Le pianiste Tausig, avec M. Carl Heckel, se signala dans ce mouvement. Munich, dès 1871, et, en 1872, Mayence, Dresde, Buda-Pesth, Bruxelles, Bayreuth, Cologne, Darmstadt, Ratisbonne, New-York, Prague, Vienne, Berlin eurent leurs cercles Wagnériens ; puis, successivement, toutes les principales villes, et jusque des bourgades. Quelques villes, même, comme Vienne et Berlin, en eurent plusieurs, des Sociétés Académiques Wagner, des Unions Wagnériennes.

Les cercles Wagnériens restèrent indépendants les uns des autres ; leur influence n’en fut pas moins grande : ils aidèrent à la diffusion des idées Wagnériennes, et, par l’agitation qu’ils instituèrent, ils contribuèrent, puissamment, à exalter le nom de Richard Wagner, et, suivant ses projets, ils servirent, efficacement, au succès de l’entreprise de Bayreuth.

C’est encore aux cercles Wagnériens, qui existent toujours, isolément, dans leurs villes, qu’on dut, en 1883, l’établissement définitif de l’Association Wagnérienne Universelle.

L’Association. — L’Assemblée générale de Nuremberg décida, en effet, qu’en une seule grande association seraient réunies toutes les forces isolées de la famille Wagnérienne. Les statuts furent élaborés selon le projet des délégués Viennois, dont le rôle fut important, en cette Assemblée : ce fut la cohésion et l’élargissement des institutions Wagnériennes, depuis 1871, une sorte de nouveau patronat, plus large, plus complet. Les trois assemblées générales, tenues, depuis lors, le 29 juillet 1883 et le 22 juillet 1884, à Bayreuth, et, le 10 avril 1885, à Munich, fixèrent, — définitivement, — le caractère de cette association qui, aujourd’hui, est en pleine vigueur.

L’Association Wagnérienne a pour objet, premièrement, réunir en une œuvre commune tous les Wagnéristes ; secondement, propager et développer les idées Wagnériennes ; enfin, assurer le maintien perpétuel des Représentations-modèles de Bayreuth.

L’Association, d’abord, est largement ouverte ; les conditions d’admission ont été rendues aussi faciles que possible ; les membres de l’association paient une cotisation annuelle de cinq francs. Des ressources pécuniaires étant nécessaires à l’Association, elle a préféré les obtenir du concours d’un grand nombre d’adhérents, donnant chacun, une somme minime, à laquelle ils peuvent joindre, d’ailleurs, des donations particulières.

Ensuite, la propagation des idées Wagnériennes est faite, en tous pays, par les membres de l’Association, encouragés par l’Association, avec une égale libéralité. Des cercles Wagnériens, et des publications Wagnériennes, puis des exécutions fragmentaires ou totales des œuvres du Maître, des conférences sont organisées pour répandre cette agitation, grâce à laquelle le nom du Maître est mieux connu, et son œuvre mieux étudiée, mieux comprise.

Enfin, si l’union spirituelle des Wagnéristes est par le fait même de l’Association, et si, à la propagande Wagnérienne, de notables efforts sont consacrés, l’objet le plus marqué de l’Association est le maintien des Représentations de Fête. L’appui de l’Association à l’entreprise de Bayreuth est, d’abord, un appui moral, considérable : mais il sera, aussi, un appui matériel. En effet, l’Association vient d’établir, le 10 avril 1885, le premier essai d’une institution spéciale, et qui sera, plus tard, nécessairement, agrandie et perfectionnée, le Richard Wagner Stiftung, — la Fondation Richard Wagner. La Fondation, exclusivement consacrée au maintien de l’œuvre de Bayreuth, est composée d’un capital dû, en partie, aux revenus de l’Association (60 % des revenus totaux annuels), et, en partie, à des donations particulières. Les revenus de la Fondation sont répartis, deux cinquièmes à l’acquisition de places aux Représentations, devant être données, un cinquième à des bourses de voyages à Bayreuth, et le reste à un fonds de réserve. La Fondation est administrée par un comité, comprenant le représentant de la famille Wagner, le maire de Bayreuth, le président de l’Association, et quelques délégués. Déjà, d’ailleurs, des bourses de voyages et des places aux Représentations de Bayreuth, ont été données, en 1883 et en 1884, spécialement par l’Association, à des artistes et amateurs, de toutes les nations.

C’est donc, toujours, Bayreuth qui est le centre du Wagnérisme, et l’œuvre de Bayreuth, faite la plus large et la plus universelle, — le but dernier de tous les efforts.

L’Association, pour la facilité des relations, se subdivise en agences locales et en comités locaux, et tient, comme il a été dit, des assemblées générales, annuelles. Elle est dirigée par un comité central de neuf membres, élus par l’assemblée générale. Son siège est, actuellement, à Munich ; le président honoraire est Liszt ; et les membres du Comité sont : le baron d’Ostini et le comte de Sporck, présidents ; MM. Sachs et Porges, secrétaires ; Schmid, trésorier ; et H. Lévi, chef d’orchestre de Munich, Merz, le baron de Wolzogen, Fischer, de Schmaedel, et Seitz. Le représentant à Paris est M. H. S. Chamberlain, à Bruxelles M. H. La Fontaine, à Londres M. B. L. Mosely.

En Décembre 1884, après un an et demi d’existence, l’Association Wagnérienne était représentée dans quatre cents villes, et avait, environ, cinq mille membres disséminés par toutes les parties de la terre.

5° 1883-1886. — Les Fêtes de Bayreuth ont été continuées, après la mort du Maître, selon le vœu de la famille, grâce à l’énergie et au dévoument de leur administrateur, M. Adolphe Gross, l’exécuteur testamentaire de Wagner, qui, après avoir été pour lui l’ami pratique, indispensable et sûr, a su, après sa mort, vaincre toutes difficultés, et a rendu les Représentations de 1883 et de 1884 plus parfaites encore que celles de 1882.

Parsifal fut représenté douze fois, du 18 au 30 juillet 1883, et dix fois, du 21 juillet au 8 août 1884. L’interprétation était, à peu près, la même ; mais les principaux rôles n’étaient plus distribués qu’en double. La mise en scène avait été très améliorée. Le prix des places fut diminué de trente marks à vingt. Quant au succès, il fut chaque année, plus marqué.

Ces Représentations seront suivies, en l’été de 1886, par la reprise des Représentations de Parsifal et l’inauguration, au Théâtre de Fête, des Représentations de Tristan et Isolde.

L’histoire résumée de l’œuvre de Bayreuth étant arrivée à sa fin, il reste à rapprocher de l’œuvre exécutée, l’œuvre rêvée par Richard Wagner ; à examiner ce qui a et ce qui n’a pas été fait, et ce qui pouvait ou ne pouvait pas l’être ; — à voir comment l’œuvre actuelle réalise l’idée du Maître.

(À suivre).

Beethoven par Richard Wagner (Suite) §

Si nous revoyons en arrière le progrès artistique que la musique a fait par Beethoven, nous pourrons faire surtout consister ce progrès en ce que Beethoven a donné à la musique une propriété que l’on croyait devoir, auparavant, lui refuser ; et cette propriété, acquise, a conduit la musique bien loin au-dessus du pur service de la beauté esthétique, jusque dans la sphère du Très-Haut ; et dans cette sphère, l’art des sons devait être, enfin, délivré de tout enchaînement sous les formes traditionnelles ou conventionnelles, délivré au moyen d’une pénétration et animation complète de ces formes par le génie le plus intime de la musique.

Ce gain se manifeste, aussitôt, pour toute âme humaine, dans le caractère spécial donné par Beethoven à la forme essentielle de toute musique : la Mélodie. À la mélodie, il regagne la plus haute simplicité naturelle ; il lui rend la source où, en toute époque et toute tentative, elle se pourra renouveler et approcher au type de l’expression humaine le plus pur et le plus riche. Et nous pouvons expliquer ce progrès par une notion claire à tous : Beethoven a arraché la musique à l’influence de la mode et du goût changeants, pour l’élever à un type d’éternelle valeur, purement humainLXVII. Aussi la musique de Beethoven sera-t-elle comprise en toutes les époques, tandis que la musique de ses prédécesseurs nous demeurera, pour la plupart, compréhensible, seulement, par l’intermédiaire d’une réflexion historique.

 

Beethoven a encore, délivré la musique en rendant aux compositions chorales religieuses leur caractère élevé, que Sébastien Bach avait apporté, et qui avait disparu, bientôt, sous l’universelle invasion, dans l’Art, de la mélodie italienne. Cependant la plus insigne création religieuse de Beethoven, la Messe Solennelle, n’est, encore, qu’une magnifique symphonie. Les voix y jouent le rôle d’instruments humains, le texte sert, seulement, à revêtir les morceaux d’un caractère religieux plus défini. Toujours ce défaut général, l’indépendance de la musique par rapport au texte parlé ; elle supprime, en réalité, la valeur de ce texte, dans ces œuvres de chant, mais, surtout dans l’Opéra.

Les considérations précédentes nous ont rendu assez familier le tempérament spécial de Beethoven pour que nous comprenions aisément ses goûts au sujet de l’opéra, et cette aversion qui le portait à refuser, avant tout, la composition d’un opéra sur un livret de tendances frivoles. Ballets, parades, feux d’artifice, chaudes intrigues amoureuses, etc, faire, pour ces choses, une musique, il détournait de lui une telle idée, avec horreur. Sa musique était à exprimer, pleinement, une action entière, pénétrée de noble émotion et de hautes douleurs. Mais quel poète, en une telle tâche, eut pu lui donner aide ? Il tenta l’œuvre, cependant, une fois. Il se trouva en contact avec une situation dramatique qui, du moins, ne contenait point cette frivolité, tant haïe, et qui, aussi, par le triomphe de la fidélité féminine, répondait bien au dogme principal du Maître sur l’Humanité. Et, pourtant, dans ce sujet d’opéra, tant de choses étaient, étrangères à la musique, incapables d’y être assimilées, que, vraiment, la grande Ouverture de Léonore nous peut, seule, clairement, faire voir comment Beethoven comprenait le drame. Qui pourrait entendre cette œuvre musicale admirable sans être, persuadé de ce que la musique de l’Ouverture enferme, déjà, le drame entier ? Et toute l’action dramatique que tient le livret de l’opéra Léonore, qu’est-elle, sinon une répétition affaiblie du Drame vécu dans l’Ouverture, quelque chose pareille à l’interminable commentaire explicatif d’un Gervinus sur une scène de Shakespeare ?

La vérité qui résulte, pour nous, de ce sentiment, ne nous sera complètement et clairement évidente, que si nous revenons à l’explication philosophique de la Musique même.

La Musique qui ne représente pas les Idées contenues dans l’Apparence du Monde, mais qui, au contraire, est, elle-même, une Idée du Monde, et une Idée toute générale, enferme en elle, déjà, le Drame entier, de même que le Drame à son tour, peut, seul, exprimer l’Idée du Monde adéquate à la Musique. Le Drame dépasse les limites de la Poésie, de la même façon dont la Musique dépasse celles de tous les autres arts, notamment des arts plastiques : tous deux ont leur action, seulement, dans les régions très élevées de l’âme. Ainsi que le Drame ne cherche pas à peindre, par une description, le caractère humain, mais laisse ce caractère se représenter, immédiatement, lui-même, devant nous ; ainsi la Musique, au moyen de ses motifs, nous donne le Caractère de toutes les Apparences de l’Univers, dans leur essence et leur Moi le plus intime. Et non seulement la formation, la direction, et la modification de ces motifs est comparable à la création du Drame, mais encore le Drame qui représente les Idées, ne peut, en vérité, être clairement compris sans le secours de ces motifs musicaux, ainsi formés, dirigés, modifiés. Nous pouvons donc dire — et ne point craindre une erreur, — que la musique exprime, avant toute chose, une tendance à priori de l’homme à créer le Drame, de même que nous construisons le Monde de l’Apparence en appliquant aux phénomènes les lois à priori de l’Espace et du Temps, dont nous avons, en notre cerveau, le germe inné. De même encore, cette représentation consciente de l’Idée du Monde dans le Drame semble être faite au moyen de cette loi intérieure de Musique, qui agit, mais inconsciente, chez le Dramaturge, à la façon de cette loi, d’ailleurs inconsciente, de la Causalité, qui nous sert à l’Aperception du Monde de l’Apparence.

 

Tous les auteurs dramatiques ont, souvent sans une pleine conscience, compris ainsi le drame ; mais, au-dessus de tous, le plus extraordinaire, Shakespeare, qui n’a aucune ressemblante à ses devanciers, et qui nous donne, non le drame poétique ou une œuvre d’art, mais la représentation immédiate du monde.

Ainsi Shakespeare restait unique dans l’Art, et à tous autres incomparable, jusque ce que le génie allemand produisit, en Beethoven, un être qui ne pouvait être compris que, précisément, dans une comparaison avec Shakespeare. Si nous considérons, dans son impression totale la plus profonde, le monde si complexe des formes créées par Shakespeare, avec l’extraordinaire relief des caractères que ce monde contient et qui s’y meuvent ; puis si nous comparons à ce monde le monde, également complexe, des motifs de Beethoven, avec leur expression si poignante et leur extraordinaire précision ; nous sentirons, alors, que chacun de ces mondes recouvre l’autre, entièrement, de telle sorte que nous verrons chacun d’eux contenu dans l’autre, bien qu’ils paraissent se mouvoir en des sphères absolument différentes.

Pour éclaircir cette représentation, prenons, comme un exemple, l’ouverture de Coriolan, où Beethoven s’est trouvé, quant au sujet, en contact avec Shakespeare. Réunissons nos souvenirs sur l’impression que nous a produite ce personnage de Coriolan dans le Drame de Shakespeare ; et pour cela, dans tout le détail de l’action si complexe, prenons d’abord, seulement, ce qui nous a fait impression par rapport à ce personnage principal. Une seule chose nous restera dans l’esprit, dominant le tumulte du Drame : la figure de ce farouche Coriolan dont la fierté est en lutte avec la voix intérieure de sa conscience, voix qu’appuie, plus haut encore et plus puissamment, la propre Mère de Coriolan ; et, de tout le développement dramatique, une seule vision nous restera, la victoire de cette voix sur la fierté du héros, le brisement de la résistance d’une âme forte surnaturellement. Beethoven choisit, pour son drame, uniquement, ces deux motifs principaux qui, plus précisément que toute représentation par des concepts définis, nous fait sentir l’essence intérieure de ces deux caractères. Maintenant, si nous suivons avec attention la direction et le développement de ces motifs dans leur opposition mutuelle et dans leur caractère musical ; si nous laissons agir sur nous, pleinement, les détails purement musicaux constitués par les rapprochements, les séparations et les élévations de ces deux motifs ; nous suivrons, en même temps, un drame qui, dans son expression propre, contient tout ce que l’œuvre du dramaturge a pu nous donner seulement par le moyen d’une action complexe, et l’addition de personnages moins importants. Ce qui, dans le drame, nous apparut, immédiatement, au travers de l’action vivante, nous le saisissons ici, et comme le fond très-intime de cette action : et les émotions sont également précises que nous produisent, dans le drame, la force naturelle des caractères, ici, les motifs du musicien recréant l’être profond agissant en ces caractères. Les sphères seules, diffèrent, où se meuvent, élargis, les héros, et les lois de leur mouvement.

Nous avons nommé la musique une Révélation du rêve rêvant l’essence du monde ; et Shakespeare nous semble, maintenant, vivre, dans la Veille, le Rêve de Beethoven. La différence des deux sphères où ils demeurent résulte, formellement, de la différence entre les lois de leur Aperception. Aussi, l’œuvre d’Art complet devrait s’élever sur le terrain de limite où ces lois se peuvent toucher. Shakespeare, d’inexplicable et incomparable manière, a fait ceci : les formes du drame, que les pièces du grand Caldéron, déjà, avaient données comme un art spécial, mais bien rude et grossier encore, il les a pénétrées d’une vie si profonde qu’elles nous apparaissent traduire, immédiatement, la Nature : il a placé devant nous des hommes réels, non plus des créations de l’art : et, cependant, ces hommes nous sont lointains, tellement que tout contact avec eux nous paraît impossible, impossible comme un contact avec les visions de fantômes. Or, Beethoven, au point de vue des lois formelles de son art, et de la pénétration libératrice qu’il leur a imprimée, est, entièrement, l’égal de Shakespeare.

 

Wagner expose la Théorie du Rêve ; il compare Shakespeare au Voyeur de Fantômes : mais Beethoven au Somnambule clairvoyant, qui, perçoit, sous les fantômes, le fond réel les produisant. Et il montre, ainsi, l’insuffisance de ces deux visions séparées, In nécessité de les joindre dans la formule définitive d’un Art complet.

Nous assistons à un véritable réveil, dans cette évolution de la musique instrumentale à la musique vocale, dans ce fait si mémorable, si précieux pour la théorie générale esthétique, et dont l’explication, au propos de la Neuvième symphonie de Beethoven, nous a conduit jusque cette recherche Ce que cette évolution nous signifie, maintenant, c’est une certaine surabondance, une tendance nécessaire et impérieuse pour s’épandre au dehors, comparable, entièrement, à l’effort pour s’éveiller d’un rêve angoissant et cruel : et la signification suprême pour le génie artistique de l’Humanité est que cet effort appelle, ici, une nouvelle forme d’activité artistique, donnant à ce génie une puissance nouvelle, l’aptitude à réaliser l’œuvre d’art dernière.

Et cette œuvre d’art, enfin, doit être, suivant nous, le Drame Complet, s’étendant bien au-delà du domaine de la pure Poésie. Ayant reconnu l’identité du drame chez Beethoven et Shakespeare, nous pouvons dire, encore, que ce drame complet devra être, par rapport à l’Opéra, ce qu’est à un Drame littéraire une pièce de Shakespeare, et une symphonie de Beethoven à une Musique d’Opéra.

Beethoven, dans le cours de sa Neuvième symphonie, est, simplement, revenu au formel Choral avec Chœurs et Orchestre : et cela ne nous a point trompé, dans notre jugement de cette mémorable évolution musicale : nous avons mesuré la signification de cette partie chorale de la symphonie, et nous avons reconnu qu’elle appartenait, exclusivement, au champ de la Musique ; sauf cet anoblissement — déjà exposé — de la Mélodie, l’œuvre de Beethoven ne nous offre, ici, nulle nouveauté formelle : elle est une Cantate avec un texte de paroles, et son rapport à la musique est le même que celui de tout autre texte chanté. Mais nous savons que jamais les vers d’un poète, pas même de Schiller et de Goethe, ne pourraient donner à la musique cette précision qu’elle demande ; seul peut la donner le Drame, et non point, certes, le poème dramatique, mais le Drame se mouvant réellement devant nos yeux, l’image devenue visible, de la Musique, où les mots et les discours appartiennent, seulement, à l’Action, non point à la Pensée poétique.

Ce n’est donc point l’œuvre réalisée de Beethoven, mais l’activité extraordinaire du musicien contenue en cette œuvre, qui doit être pour nous le point suprême du développement de son génie. Car nous avons vu que, pour être réalisée complètement, l’œuvre d’art formée par cette activité exigeait, aussi, la forme artistique complète, cette forme dans laquelle disparaissent, complètement, et pour le Drame, et pour la Musique, surtout, toutes les conventions adoptées. Ce serait assurément la seule forme artistique répondant à ce génie allemand si fortement individualisé en notre grand Beethoven, ce créateur d’une si générale humanité, et cependant si original ; ce serait cette forme nouvelle de l’art qu’avait, jadis, le monde ancien, et qui manque, jusque maintenant, au Monde nouveau.

(À finir)

Complément au Mois wagnérien de mai §

CARLSRUHE

  • Festival de musique sous la présidence de F. Liszt.
  • 27 Mai Opéra : la Walküre (dit. F. Mottl ; MM. Oberlænder et Plank ; Mlles Belce et Mailhac).
  • 28 Mai Concert : Marche impériale.
  • 31 Mai Concert : Sc. fin. de Gœtterdæmmerung (Mlle Mailhac.)
  • 3 Mai Opéra : La Walküre.

DESSAU

  • 3 Mai Concert : Prél. de Parsifal ; Marche impériale.

GRATZ

  • 6 Mai Cercle Wagnérien : 2e acte de Siegfried.
  • 26 Mai Cercle Wagnérien : Confér. et concert Wagnérien.

KIEL

  • 26 Mai Concert : Prél. des Maîtres ; le Vendredi-Saint ; Albumblatt.

HAMBOURG

  • 31 Mai Opéra : 400e représent. de Lohengrin (clôture de la saison).

MARBOURG

  • 23 Mai Soc. Académ. Wagn. : Confér. et Concert Wagnérien.

NAPLES

  • Mai Concert : Prél. de Tristan.

RIGA

  • 15 Mai Opéra : Le Hollandais Volant.

STUTTGART

  • 14 Mai Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 17 Mai Opéra : La Walküre.

VIENNE

  • 29 Mai Opéra : Lohengrin (M. Vogl et mad. Sucher).
  • 31 Mai Opéra : Tannhæuser. (M. Vogl et mad. Sucher).

WARNSDORF

  • 31 Mai Concert : 1er acte de Lohengrin.

WEIMAR

  • 24 Mai Opéra : Tannhaeuser.

WIESBADEN

  • 22 Mai Opéra : Lohengrin.

Mois wagnérien de juin §

BADEN-BADEN

  • 10 Juin Concert (dir. F. Mottl) : Ouv. de Faust ; prél. et fin. de Tristan ; Marche d’hommage ; air de concours des Maîtres, et Lieder (M. Oberlaender).

BERLIN

  • 8 Juin Opéra : Les Maîtres Chanteurs.
  • 10 Juin Opéra : Lohengrin.

DRESDE

  • 6, 20 Juin Opéra : Le Rheingold.
  • 7, 11, 21 Juin Opéra : La Walküre.

ÉDIMBOURG

  • 2 Juin Concert des élèves de M. Waddel : Prière d’Elisabeth de Tannhaeuser (Mlle Noble).

GENÈVE

  • 17 Juin Concert de l’Harm. naut. : Marche de Tannhæuser.
  • 18 Juin Concert de l’Union instrum. : Fant. sur Lohengrin.

LEIPZIG

  • 7 Juin Opéra : Tristan et Isolde.
  • 21 Juin Concert de l’Orch. Philharm. de Berlin : Morceaux symphon. du prologue de Gœtterdæmmerung ; ouv. de Tannhæuser.
  • 22 Juin Concert de l’Orch. Philharm. de Berlin : Ouv. des Maîtres Chanteurs.
  • 23 Juin Concert de l’Orch. Philharm. de Berlin : Ouv. de Rienzi.

LONDRES

  • 1erJuin Concert Richter : Duo du 1er acte de la Walküre (Mme Valleria et M. Lloyd).
  • 3 Juin Concert Strauss : Duo du Hollandais.
  • 5 Juin Cercle Wagnérien : Confér. sur Parsifal, par M. C. Dowdeswell.
  • 8 Juin Concert Richter : Ouv. de Tannhæuser.
  • 12 Juin Cercle Wagnérien : Confér. sur Wagner, par M. F. Praeger.
  • 15 Juin Concert Richter : Sc. fin. de la Walküre ; discours de Pogner (M. Henschel).
  • 22 Juin Concert Richter : Ouv. du Hollandais ; airs des Maitres Chanteurs (M. Lloyd).
  • 23 Juin Cercle Wagnérien : Confér. sur Tristan et Isolde, par M. H. F. Frost, avec illustrations par M. J. S. Shedlock.

MILAN

  • 21 Juin Concert : Introd. au 3e acte de Lohengrin.
  • MUNICH
  • 4 Juin Opéra : Lohengrin.

TROPPAU

  • 17 Juin Concert (direct. Jahn) : 1er acte de la Walküre (M. Winkelmann ; Mme Kupfer-Berger.

VIENNE

  • 5 Juin Opéra : Le Rheingold (M. Vogl).
  • 7 Juin Opéra : La Walküre (M. Vogl ; Mme Sucher).
  • 10 Juin Opéra : Siegfried (M. Vogl et Klafsky).
  • 12 Juin Opéra : Gœtterdæmmerung (M. Vogl et Mme Sucher)
  • (le 15 juin clôture de la saison).

 

Les concerts étant arrêtés, à Paris et en France, durant tout l’été, aucune audition wagnérienne ne paraît pouvoir être notée ; les œuvres de Wagner sont, pourtant, encore exécutées à Paris, et les deux faits Wagnériens suivants, montreront l’expansion sans cesse plus grande, parmi nous, de l’œuvre Wagnérienne :

  • 21 juin : Inauguration du cabaret du Chat Noir : Romance de l’Etoile, par M. Landesque.
  • 25 juin : Concert du Jardin d’Acclimatation : Andante et marche Nuptiale de Lohengrin.

Nouvelle publication §

Les Lettres de Richard Wagner, bibliographie par M. Emerich Kastner34.

En attendant un recueil des lettres de Richard Wagner, M. Emerich Kastner en a publié la bibliographie ; comme la plupart d’entre elles ont été imprimées en des journaux ou en des revues, il est facile, maintenant, avec l’aide de cette bibliographie, de les retrouver : c’était, d’ailleurs, un indispensable travail qu’il ne fallait point reculer, sous peine de perdre avec le temps quelques-uns des renseignements que nous avons encore aujourd’hui.

Chacune des lettres de Richard Wagner (1830-1883) est, dans cette bibliographie de M. Kastner, rangée chronologiquement, avec l’indication des sources, le lieu et la date où elles ont été imprimées, et un sommaire des sujets qu’elles traitent. À la fin du volume se trouve une table alphabétique des correspondants du Maître, enrichie de quelques détails sur leur biographie et spécialement des dates de leur naissance, et — quelquefois — de leur mort…

Cette publication forme le premier fascicule du Wagneriana de M. Kastner ; le savant musicologue Wagnérien publiera incessamment une série de travaux bibliographiques sur l’œuvre de Richard Wagner. Les lettres de Rîchard Wagner, par le soin minutieux, la scrupuleuse exactitude avec laquelle elles ont été réunies, font apprécier, dès maintenant, quelle sera la haute valeur de cet ouvrage.

Correspondances §

Bruxelles. — On annonce que le nouveau directeur du théâtre de la Monnaie n’a pas l’intention de reprendre, à la saison prochaine, les représentations des Maîtres, chanteurs. En revanche, il est question de monter la Valkyrie, traduite en français par M. Victor Wilder ; quelques personnes, bien informées, déclarent même la nouvelle certaine… Il serait bizarre alors que les Maîtres chanteurs, dont le succès a été considérable, fussent oubliés.

Munich. — Après les cycles Wagnériens qui ont été donnés, ce printemps, à Hambourg, à Brême, à Mannheim, et, tout récemment encore, à Vienne, la Tétralogie de l’Anneau du Nibelung sera représentée au théâtre de Munich pendant le mois de septembre, en même temps que quelques autres œuvres classiques et Wagnériennes. Les dates seront prochainement fixées.

 

L’analyse de la Revue de Bayreuth (Bayreuther-Blætter) sera publiée dans le numéro suivant.

FÉVRIER-JUILLET 1885

Revue Wagnérienne

Sommaires des six premiers numeros

I — 8 Février

Chronique de Janvier (Drame musical ou Opéra ; les Concerts ; le mouvement Wagnérien)35

Wagnérisme, par Fourcaud.

Tristan et Isolde, et la critique en 1860 et en 1865.

La Légende de Tristan, d’après les romans du Moyen-Age.

5° Mois Wagnérien ; la Revue de Bayreuth ; correspondances.

II — 14 Mars

Chronique (Tristan et lsolde ; les Maîtres Chanteurs).

Notes sur la théorie et l’œuvre Wagnériennes, par Catulle Mendes.

Les Maîtres Chanteurs, par Fourcàud.

Le Rituel des Maîtres Chanteurs (Wagner et Wagenseil), par Victor Wilder.

5° Mois Wagnérien ; la Revue de Bayreuth ; correspondances.

III — 8 Avril

Chronique (les Wagnéristes).

L’Ouverture de Tannhaeuser, paraphrase par J.K. Huysmans.

Les Œuvres théoriques de Richard Wagner, par Edouard Dujardin.

La Musique descriptive, par Teodor de Wyzewa.

5° Mois Wagnérien ; articles des journaux ; publications nouvelles ; la Revue de Bayreuth ; correspondances.

IV — 8 MAI

Chronique (Richard Wagner et le public ; l’œuvre de Bayreuth ; l’Association Wagnérienne).

La légende de Bayreuth, par le comte de Villiers de L’Isle Adam.

Beethoven, par Richard Wagner, (analysé et traduit par Teodor de Wysewa).

L’Evocation d’Erda, de Richard Wagner, traduite par Edouard Dujardin.

5° Mois Wagnérien ; articles de journaux ; publications nouvelles ; correspondances. L’Evocation d’Erda, lithographie de FANTIN-LATOUR.

V — 8 Juin

Chronique (Richard Wagner et Victor Hugo).

Le jeune prix de Rome et le vieux Wagnériste, entretien familier, par Catulle Mendès.

Bayreuth (histoire du théâtre de Richard Wagner à Bayreuth), par Edouard Dujardin, avec la vue intérieure du théâtre de Bayreuth.

Beethoven, par Richard Wagner (suite).

Peinture Wagnérienne : le Salon, par Teodor de Wyzewa.

6° Mois Wagnérien ; la Revue de Bayreuth ; Correspondances.

VI — 8 Juillet

Chronique (Lohengrin et les œuvres de Wagner à Paris ; les opéras et les drames de Wagner), par Édouard Dujardin.

Le Prélude de Lohengrin, paraphrase par Liszt, avec le Commentaire-Programme de Wagner, et l’Interprétation de Baudelaire.

Le Pessimisme de Richard Wagner, par Teodor de Wyzewa.

À propos de Sigurd. par J. de Brayer.

Le Symbole de Lohengrin, par Georges Noufflard.

Bayreuth (suite), l’Association Wagnérienne.

Beethoven, par Richard Wagner (suite).

8° Mois Wagnérien ; publications nouvelles ; correspondances.

Paris, 8 août 1885. §

Chronique : Akedysseril36 §

Richard Wagner nous apparaît un Précurseur à l’Œuvre d’Art de l’avenir : en ses ouvrages poétiques et ses théoriques, il eut cette intelligence de l’Art complexe et unifié, où (après plusieurs siècles !) s’emmêleront, infiniment affinées, toutes les anciennes formes de l’expression artistique ; il a compris, et il a osé ; il nous a montré la définition et l’exemple de l’Art totalLXVIII, parfait, vers lequel, isolément et obscurément, nous marchons, de si loin ; son œuvre est un signal pour les générations futures, — pour des époques si distantes, que Wagner est, plutôt que le Précurseur à l’Art de l’avenir, son Prophète. Mais, si les temps aujourd’hui ne sont pas venus, et si nous ne sommes point mûrs pour cette novation, si des siècles doivent se passer avant que le Successeur reprenne l’Œuvre d’art complet, nous profiterons, cependant, nous, de la parole Wagnérienne : oui, même si l’Artiste Wagnérien n’est pas prêt, nous pouvons, maintenant, être des littérateurs, des peintres, des musiciens Wagnériens ; — si l’Artiste, n’est pas prêt qui, de nouveau et décisivement, prendra toutes les puissances de tous les arts, — oui, maintenant, pourtant, peintres, musiciens, poètes, chacuns en leur art encore séparé, feront des œuvres d’art Wagnérien, puisqu’ils y accompliront, — dans leur art, séparément, — cette idée essentielle de la doctrine Wagnérienne : l’union de toutes les formes artistiques.

Une chose a mille divers reflets ; elle est, en nous, à la fois colorée et musicale et abstraite et figurée ; elle nous impressionne par tous nos sens, en toutes nos capacités d’émotions ; et l’art qui la voudrait complètement exprimer, la dirait en toutes ses impressions, pour tous les sens, et musicalement et picturalement et poétiquement, en tous ses reflets. Eh bien, nous, qui ne savons pas faire cette expression omni-artistique, et qui, de long temps, ne le saurons !… voyons, pourtant, dans la Chose dont l’expression nous séduit, voyons les multiples aspects, les résonnances cachées, les attirances, les échos subtils qui d’elle, par tous côtés, s’éveillent : comprenons comment la Chose est littérairement, comment musicalement, comment plastiquement ; et, — quoique nous ne pourrons pas dire toutes ces compréhensions variées, par, chacune, son langage propre, — ayons en nous, néanmoins, l’émotion, complète, de la Chose vivante. Ayons en nous l’émotion complète de la Chose vivante, et, dans nos œuvres spéciales de littérature ou de musique, il se trouvera que nous la mettrons ; ayant vu tous les reflets, notre unique langage en gardera la marque ; ayant connu toute l’impression, notre poème ou notre tableau en sera imprégné ; la Chose sera exprimée, très fortement ; et notre œuvre, tout particulière, aura de très mystérieux palpitements d’universelle Clairvoyance.

Cette littérature, fondamentalement Wagnérienne, est née, où réellement vit une pleine sensation de l’être, — où, dans les mots, des visions tout plastiques éclatent, ces musiques sonnent, — où, obsédé d’images, obsédé de sonorités, et décrivant littérairement, le poète a senti son idée vue, et en a oui les harmoniques accordances, — où flottent, étrangement, à travers les rayonnements et les enchantements des phrases, les paysages et les mélodies que le Wagner de l’avenir aurait dites en dessins et en orchestrations : une littérature Wagnérienne, cette littérature, absolument suggestive, — moins simple, moins précise, moins large, moins grandiose que l’art de Wagner, — plus hermétique !

Telles, les pensées qui me revinrent, lorsque j’eus lu l’effarant poème en prose d’Akedysseril, — une histoire simple, très humaine et philosophique, une œuvre de Réel Rêve comme Tristan, — et qu’il faut, ici, saluer, œuvre Wagnérienne, — non que l’auteur ait songé, l’écrivant, un rapport aux poèmes de Wagner, — mais parce que, suivant, consciemment ou inconsciemment, la voie ouverte par notre Maître, — le comte de Villiers de l’Isle-Adam, en cette éblouissante merveille, nous a donné les émotions d’apparitions et de musiques mystiquement idéales, et vraies, par lui vécues.

Richard Wagner. Rêverie d’un poète françaisLXIX §

Un poëte français contemporain, exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels, en raison de motifs divers, aime, ce qu’il garde de sa tâche pratiquée ou l’affinement mystérieux du vers pour de solitaires Fêtes, à réfléchir aux pompes souveraines de la Poésie, comme elles ne sauraient exister concurremment au flux de banalité charrié par les arts dans un faux-semblant de civilisation. — Cérémonies d’un jour qui gît au sein inconscient de la foule : presque un Culte !

La certitude de n’être impliqué, lui ni personne de ce temps, dans aucune entreprise pareille, l’affranchit de toute restriction apportée à son rêve par le sentiment d’une impéritie et par l’écart des faits.

Sa vue d’une droiture introublée se jette au loin.

À son aise et c’est le moins qu’il se donne pour exploit ingénu d’avoir considéré, seul, dans l’orgueilleux repli des conséquences, le Monstre, Qui ne peut Etre ! Attachant au lâche flanc ignare la blessure d’un regard affirmatif et pur.

Omission faite de coups d’œil sur le faste extraordinaire mais inachevé aujourd’hui de la figuration plastique, dont se détache, au moins, dans sa perfection de rendu, la Danse seule capable, par son écriture sommaire, de traduire le fugace et le soudain jusqu’à l’Idée (pareille vision comprend tout, absolument tout te Spectacle futur,) cet esthéticien, s’il envisage l’apport de la Musique au Théâtre fait pour en mobiliser la splendeur, ne songe pas longtemps à part soi. Déjà, de quels bonds que parte sa pensée, elle ressent la colossale approche d’une Initiation, qui surgit plus haute, signifiant par des voix d’adeptes : Ton souhait d’auparavant, de bientôt, ici, là, vois, chétive, s’il n’est pas exécuté.

Singulier défi qu’aux poëtes dont il a usurpé le devoir avec la plus candide et étincelante bravoure, inflige Richard Wagner !

Le sentiment se complique envers cet étranger, émerveillement, enthousiasme, vénération, aussi d’un malaise à la notion que tout soit fait, autrement qu’en irradiant, par un jet direct, du principe littéraire même.

Doutes et nécessité (pour un jugement strict) de discerner les circonstances que rencontra, au début, l’effort du Maître. Il surgit au temps d’un théâtre, le seul mais qu’on peut appeler caduc, tant la Fiction en est fabriquée d’un élément grossier : puisqu’elle s’impose à même et tout d’un coup, commandant de croire à l’existence du personnage et de l’aventure, de croire, simplement, rien de plus. Comme si cette foi exigée du spectateur ne devait pas être précisément la résultante par lui tirée du concours de tous les arts suscitant le miracle, autrement inerte et nul, de la scène ! Vous avez à subir un sortilège, pour l’accomplissement duquel ce n’est trop d’aucun moyen d’enchantement impliqué par la magie musicale, afin de violenter votre raison aux prises avec un simulacre, et d’emblée on proclame : Supposez que cela a lieu véritablement et que vous y êtes !

Le Moderne dédaigne d’imaginer ; mais expert à se servir des arts, il attend que chacun l’entraîne jusqu’où éclata sa puissance spéciale d’illusion, puis consent.

Il le fallait bien, que le Théâtre d’avant la Musique partît d’un concept autoritaire et naïf, quand ne disposaient pas de cette ressource nouvelle d’évocation ses Chefs-d’œuvre, hélas ! gisant aux feuillets pieux du livre, sans l’espoir, pour aucun, d’en jaillir à nos solennités. Son jeu reste inhérent au passé, tel que le répudierait, à cause de cet intellectuel despotisme, une représentation populaire, la foule y voulant, selon la suggestion des arts, être maîtresse de sa créance. Une simple adjonction orchestrale change du tout au tout, annulant son principe même, l’ancien théâtre ; et c’est comme strictement allégorique, que l’acte scénique maintenant, vide et abstrait en soi, impersonnel, a besoin, pour s’ébranler avec vraisemblance, de l’emploi du vivifiant effluve qu’épand la Musique.

Sa présence, rien de plus ! à la Musique, est un triomphe, pour peu qu’elle ne s’applique point, même comme leur élargissement sublime, à d’antiques conditions, mais éclate la génératrice de toute vitalité ; un auditoire éprouvera cette impression que, si l’orchestre cessait de déverser son influence, l’idole en scène resterait, aussitôt, statue.

Pouvait-il, quoique le Musicien et même le proche confident du secret de son Art, en simplifier l’attribution jusqu’à cette visée initiale ? Semblable métamorphose s’indique au désintéressement du critique qui n’a pas derrière soi, prêt à se ruer d’impatience et de joie, l’abîme d’exécution musicale ici le plus tumultueux qu’homme ait contenu de son limpide vouloir.

Lui, fit ceci.

Allant au plus pressé il concilia toute une tradition intacte dans sa désuétude prochaine avec ce que de vierge et d’occulte il devinait sourdre, en ses partitions. À défaut d’une acuité de regard qui n’eût été la cause que d’un suicide stérile, si vivace abonda l’étrange don d’assimilation de ce créateur quand même, que des deux éléments de beauté qui s’excluent ou, tout au moins, l’un l’autre s’ignorent, le drame personnel et la musique idéale, il effectua l’hymen. Oui, à l’aide d’un harmonieux compromis, suscitant une phase exacte du théâtre, laquelle répond, comme par surprise, à la disposition de sa race !

Quoique philosophiquement elle ne fasse encore là que se juxtaposer, la Musique (je somme qu’on insinue d’où elle poind, son sens premier et sa fatalité,) pénètre et enveloppe le Drame de par l’éblouissante volonté du jongleur inclus dans le mage ; de fait, on peut dire qu’elle s’y allie : pas d’ingénuité ou de profondeur qu’avec un éveil enthousiaste il ne prodigue dans ce dessein, sauf que le principe même de la présence de la Musique échappe.

Le tact est merveille qui, sans totalement en transformer aucune, opère, sur la scène et dans la symphonie, la fusion de ces formes de plaisir disparates.

Maintenant, en effet, une musique qui n’a de cet art que l’observance des lois très complexes qu’il se dicte, mais exprime d’abord le flottant et l’infus, confond les couleurs et les lignes du personnage avec les timbres et les thèmes en une ambiance plus riche de Rêverie que tout air d’ici-bas, déité costumée aux invisibles plis d’un tissu d’accords ; ou va l’enlever de sa vague de Passion, au déchaînement trop vaste pour un seul, le précipiter, le tordre : et le soustraire à sa notion, perdue devant cet afflux surhumain, pour la lui faire ressaisir quand il domptera tout par le chant, jailli dans un déchirement de la pensée inspiratrice. Toujours ce héros, qui foule une brume autant que notre sol, se montrera dans un lointain que comble la vapeur des plaintes, des gloires, et de la joie émises par l’instrumentation, reculé ainsi vers des commencements. Il n’agit qu’entouré, à la Grecque, de la stupeur mêlée d’intimité qu’éprouve une assistance devant des mythes qui n’ont presque jamais été, tant leur instinctif passé s’isole ! sans cesser cependant d’y bénéficier des familiers dehors de l’individu humain. Même certains satisfont à l’esprit par ce fait de ne sembler pas dépourvus de toute accointance avec de hasardeux symboles.

Voici à la rampe intronisée la Légende.

Avec une piété antérieure, un public, pour la seconde fois depuis les temps, hellénique d’abord, maintenant germain, jouit d’assister au secret représenté de ses origines. Quelque singulier bonheur neuf et barbare l’asseoit à considérer, se mouvant d’après toute la subtilité savante de l’orchestration, la figure solennelle d’idées qui ont présidé à sa genèse.

Tout se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source.

Si l’esprit français, strictement imaginatif et abstrait, donc poétique, jette un éclat, ce ne sera pas ainsi : il répugne, en cela d’accord avec l’Art dans son intégrité, qui est inventeur, à toute Légende. Voyez-le des jours abolis ne garder aucune anecdote énorme et fruste, comme par une prescience de ce qu’elle apporterait d’anachronisme dans une représentation théâtrale, Sacre d’un des actes de la Civilisation37. À moins que cette Fable, vierge de tout, lieu, temps et personne sus, ne se dévoile empruntée au sens latent de la présence d’un peuple, celle inscrite sur la page des Cieux et dont l’Histoire même n’est que l’interprétation, vaine, c’est-à-dire un Poème, l’Ode. Quoi ! le siècle, ou notre pays qui l’exalte, ont dissous par la pensée les Mythes, ce serait pour en refaire ! Le Théâtre les appelle, non ! pas de fixes, ni de séculaires et de notoires, mais un être dégagé de personnalité, car il figure notre aspect multiple : que, de prestiges correspondant au fonctionnement de l’existence nationale, évoque l’Art, pour le mirer en tous. Type sans dénomination préalable, pour qu’en émane la surprise, son geste résume vers soi nos rêves de sites ou de paradis, qu’engouffra l’antique scène avec une prétention vide à les contenir ou à les peindre. Lui, quelqu’un ! ni cette scène, quelque part (l’erreur connexe, décor stable et acteur réel, du Théâtre manquant de la Musique) : est-ce qu’un fait spirituel, l’épanouissement de symboles ou leur préparation, nécessite un lieu, pour s’y développer, autre que le fictif foyer de vision dardé par le regard d’une foule ! Saint des Saints, mais mental. Alors y aboutissent, dans quelque éclair suprême, d’où s’éveille la Figure que Nul n’est, chaque attitude mimique prise par elle à un rythme inclus dans la symphonie, et le délivrant ! alors viennent expirer comme aux pieds de cette incarnation, non sans qu’un lien certain les apparente ainsi à son humanité, ces raréfactions et ces sommités naturelles que la Musique rend, arrière prolongement vibratoire de tout ainsi que la Vie.

L’homme, puis son authentique séjour terrestre, échangent une réciprocité de preuves.
Ainsi le Mystère.
La Cité, qui donna à cette expérience sacrée un théâtre, imprime à la terre le Sceau universel.

Quant à son peuple, c’est bien le moins qu’il ait témoigné du fait auguste, j’atteste la Justice qui ne peut que régner là ! puisque cette orchestration de qui tout-à-l’heure sortit l’évidence du dieu ne synthétise jamais autre chose que les délicatesses et les magnificences, immortelles, innées, qui sont à l’insu de tous dans le concours d’une muette assistance.

Voilà pourquoi, Génie ! moi, l’humble qu’une logique éternelle asservit, ô Wagner, je souffre et me reproche, aux minutes marquées par la lassitude, de ne pas faire nombre avec ceux qui, ennuyés de tout afin de trouver le salut définitif, vont droit à l’édifice de ton Art, pour eux le terme du chemin. Il ouvre, cet incontestable portique, en des temps de jubilé qui ne le sont pour aucun peuple, une hospitalité contre l’insuffisance de soi et la médiocrité des patries : il exalte des fervents jusqu’à la certitude : pour eux ce n’est pas l’étape la plus grande jamais ordonnée par un signe humain, qu’ils parcourent, avec toi pour conducteur, mais comme le voyage fini de l’humanité vers un Idéal. Au moins, voulant ma part du délice, me permettras-tu de goûter, dans ton Temple, à mi-côte de la montagne sainte, dont le lever de vérités le plus compréhensif encore trompette la coupole et invite à perte de vue du parvis les gazons que le pas de tes élus foule, un repos : c’est comme l’isolement, pour l’esprit, de notre incohérence qui le pourchasse, autant qu’un abri contre la trop lucide hantise de cette cime menaçante d’absolu, devinée dans le départ de nuées là haut, fulgurante, nue, seule : au-delà et que personne ne semble devoir atteindre. Personne ! ce mot n’obsède pas d’un remords le passant en train de boire à ta conviviale fontaine.

Stéphane Mallarmé.

Souvenirs wagnériens §

Ce n’est jamais sans émotion que je pense à l’époque de ma vie où j’ai vécu, pour ainsi dire, en communauté absolue avec l’œuvre de Wagner, allant presque chaque soir l’entendre à l’Opernhaus, aux concerts de Bilse, à l’Académie de chant où la jalousie des Berlinois siffla madame Materna, ou à l’une des auditions du « Wagner-Verein » dans lesquelles le grave talent de Betz interprétait des fragments de la tétralogie encore inconnue dans l’Allemagne du Nord ; — déchiffrant tant bien que mal, sur un mauvais piano de louage, les partitions que je ne connaissais jamais assez ; — lisant ses écrits qui venaient d’être réunis en édition définitive ; — causant surtout de lui avec quelques jeunes musiciens enthousiastes comme moi.

En ce temps-là — que c’est loin, il y a sept années ! — par un mauvais hiver pluvieux qui faisait couler dans les rues de Berlin une intarissable boue — j’étudiais censément la philologie. Je dis censément, car, après deux mois d’application, je renonçai presque complètement au chemin de l’Université. Wagner faisait singulièrement baisser dans mon esprit M. Wahlen et ses commentaires de Suétone. Il m’avait troublé jusqu’à l’âme ; il introduisait en moi des sentiments complexes, en foule, que je ne saurais plus analyser, mais qui me faisaient vivre dans un état de maladif énervement dont je me rappelle très bien la fiévreuse ivresse. En sortant du théâtre ou du concert, impossible de rentrer chez moi : il me fallait errer par les rues monotones, sous le regard des statues de généraux ou de héros grecs dégouttants de pluie, ou bien me réfugier à la Kneipe où j’étais toujours sûr de trouver quelques compatriotes attablés devant la bonne bière brune. Et les jours et les semaines passaient ainsi. Et je ne suis pas devenu philologue. Et c’est peut-être à Wagner que je dois cet amour dangereux du Beau qui vous rend homme de lettres et vous prépare les cruelles déceptions et tant de recherches vaines…

Des œuvres de la dernière période, je ne connaissais pas grand chose : à Berlin, en 1878, sous la direction suprême de l’éternel M. Von Hülsen, les théâtres de la cour suivaient le mouvement à distance honorable, comme il convient à des théâtres officiels. Tannhaeuser et Lohengrin revenaient chaque quinzaine au répertoire ; la grâce exquise de madame Mallinger — elle jouait si bien qu’on ne s’apercevait pas qu’elle n’avait plus de voix — faisait accepter deux ou trois fois dans la saison les Maîtres chanteurs de Nuremberg ; mais l’année précédente, on n’avait pu exécuter que deux fois Tristan et Iseult, que le public habituel de l’Opernhaus trouvait trop long ; et, quant à la tétralogie, on en parlait comme d’une grosse erreur, à travers les opuscules de M. Paul Lindau, qui avait eu l’étonnant courage de se rendre à Bayreuth et d’expliquer par lettres à ses combourgeois comment il n’y comprenait rien.

Or, un jour, une nouvelle invraisemblable se répandit : le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin — plus soucieux des choses de l’art que la cour de Berlin — faisait monter la Walkyrie, et sa petite résidence aurait l’honneur de précéder dans cette voie toutes les grandes capitales de l’Allemagne du Nord. Et l’on assista à ce spectacle unique : un train de plaisir organisé pour conduire les Berlinois au spectacle à Schwerin ! La chose paraîtra sans doute exorbitante à des lecteurs accoutumés à la centralisation française. Mais il ne faut pas oublier qu’en Allemagne, certaines résidences de quatrième ordre mettent leur orgueil à posséder des théâtres absolument supérieurs : on sait que la troupe de Meiningen passe pour la meilleure compagnie qu’il y ait, dirigée qu’elle est par le grand-duc régnant.

Naturellement, je me décidai tout de suite à prendre ce fameux train de plaisir. Mais… ma maigre bourse d’étudiant suffisait à peine à mes dépenses de théâtre et de Kneipe : je ne parle pas du nécessaire, que j’avais réduit autant qu’il est matériellement possible. Et, pour réunir les cinquante marcs qu’il fallait, je dus faire connaissance avec le Mont-de-Piété berlinois. Ce fut déjà une impression nouvelle et délicieuse, une première morsure au fruit défendu, une vraie échappée hors des mœurs philistines dont on a toujours quelque peine à se délivrer lorsqu’on échappe à peine aux régularités de l’existence familiale. Le Mont-de-Piété, avec son bureau malpropre peuplé de malheureux patients, m’empoigna beaucoup ; mais je fus très fier d’y être allé, — hélas ! et quand j’y retournai, ce ne fut pas pour dégager ma montre !

Oh ! quel bon, quel unique souvenir que celui de cette partie !

Je ne connaissais personne, absolument personne parmi les voyageurs. Mais un vieux conseiller « secret et réel », de je ne sais plus quoi, me montra les visages célèbres : la comtesse de Schleinitz, Ernest Dohm, le spirituel rédacteur du Kladderadatsch, avec ses deux ravissantes filles, Tappert, Davidsohn, à côté duquel je me trouvai assis au théâtre, et Paul Lindau lui-même, avec sa moustache blonde, son teint rose et son chapeau à larges bords sur ses petits cheveux frisés : toutes figures que j’ai retrouvées et reconnues, après six ans, à Bayreuth.

Tout était nouveau pour moi dans ce voyage. Le train fila longuement à travers un paysage de plaine qu’ensoleillait une magnifique journée de printemps et qui me parut délicieux — car depuis cinq mois je n’avais pas quitté les rues grises de Berlin, et je sentais mon cœur se dilater dans le libre horizon.

Puis, la petite ville apparut, avec son air vieillot. À la gare, une foule attendait cette nouveauté, ce train de plaisir qui arrivait avec une charge de gens illustres, et je remarquai un carrosse étrange, le carrosse de la cour, un carrosse de gala qui avait cahoté sur les pavés inégaux des rues Dieu sait combien de générations de grands-ducs de Mecklembourg, et qui s’ébranla avec un bruit de ferrailles.

Le paysage s’est un peu effacé de ma mémoire ; pourtant, j’ai le souvenir d’un lac bleu étendu dans la plaine et d’un palais de féérie ou de rêve — toute cette journée, d’ailleurs, est restée pour moi un rêve, un de mes meilleurs, — où le style changeait d’étage en étage, racontant la persévérance des souverains du lieu à construire leur tanière, avec de très fines décorations et de si nombreuses fenêtres qu’il ressemblait à une merveilleuse boîte à jours.

Et puis, je me rappelle un plantureux repas, un de ces repas du nord où l’on mange de tout sans ordre, viande, confitures et salade en même temps.

Et tous ces menus détails, le palais, le lac, la grande salle d’hôtel remplie de figures étrangères et résonnante d’une langue que je comprenais mal, tout cela se perd dans le rayonnement de la représentation dont les moindres détails sont demeurés gravés en moi. Je revois le théâtre bondé avec ses banquettes rouges et ses décorations d’or fané, je revois de frais visages de jeunes filles aux soyeux cheveux blonds, je revois mon voisin, M. Davidsohn, avec sa moustache noire, son gilet blanc et sa politesse correcte et raide d’Allemand bien élevé, je revois les acteurs et les décors, et je retrouve l’enthousiasme, l’enthousiasme qui se communiquait de place en place et que j’éprouvais, moi, pauvre diable d’étudiant égaré dans cette élite, plus fort, plus entraînant que je ne l’ai jamais éprouvé depuis.

Cette communion d’enthousiasme, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’établit irrésistiblement entre les spectateurs des œuvres wagnériennes, contribue pour beaucoup à la puissance de leur effet. J’ai entendu les Maîtres chanteurs à Londres, fort bien interprétés par les chanteurs de Münich et de Vienne et par un orchestre que dirigeait Richter, et l’indifférence des femmes décolletées et des hommes en habit venus là pour la mode, m’a gâté mon plaisir. À Bayreuth, au contraire, on est pour ainsi dire forcé de sortir de soi-même, on sent comme un lien mystérieux entre soi et ces étrangers, arrivés de tous pays pour se chauffer à la même flamme, qui dégagent autour de vous le fluide de leur admiration.

Qu’on n’aille pas dire que c’est là un argument à diriger contre la valeur de l’œuvre. Loin de là. Une véritable œuvre d’art dépend jusqu’à un certain point de son milieu : les Grecs le savaient bien, et Wagner l’a compris, en choisissant pour son théâtre ce coin retiré des montagnes bavaroises qui fait penser à un fond de tableau de Dürer : la promenade sous les vieux arbres du parc évoque déjà le moyen-âge, et l’on sent passer je ne sais quels souffles mystiques dans le paysage que domine la plate-forme de l’édifice : une étendue bosselée dont le vert est piqué des taches plus foncées des bois de sapins… En sorte que l’âme est toute prête aux accords religieux qui accompagnent la marche des chevaliers du Graal, et toute prête aussi à pénétrer le sens profond que lui offre la légende du « Pur-Simple, sachant par compassion… »

J’ai entendu l’œuvre de Wagner un peu partout : à Cologne, la vieille ville amie, à Munich, à Berlin, à Bayreuth, et dans ce froid théâtre de Covent Garden qui devrait être à jamais réservé aux exhibitions mondaines. Je l’ai vu jouer par d’excellents interprètes, et aussi par de médiocres, dont la voix trahissait la bonne volonté. Et maintenant, quand je classe et compare mes souvenirs, celui qui me semble le plus complet, le plus parfait, le plus inoubliable, c’est celui de ce voyage à Schwerin. Avant, certes, j’admirais le génie de Wagner : depuis, je l’ai senti et aimé. Et combien, profanes comme moi, l’aiment comme je l’aime, pour les sentiments nouveaux qu’il découvre, pour les îlots de belles idées que déchaînent ses harmonies comme des baguettes enchantées, pour toutes les révélations de son art souverain, — pour les grandioses souvenirs qu’il laisse à jamais derrière lui !

Edouard RodLXX.

Bayreuth, fin
Theories WagneriennesLXXI §

Richard Wagner avait voulu ; rénovant l’Art, faire une Œuvre, en son Théâtre, pour son Public.

— Il avait compris que l’œuvre d’art doit être complète et vraie, c’est à dire le drame, mais un drame d’art complet, non de musique seule, et un drame d’action vraie, non de virtuosité conventionnelle ;

il avait compris, encore, que cette œuvre d’art, complète et vraie, n’est point une frivole distraction, qu’elle est la création suprême de l’esprit, et que cette création, faite, d’abord, par l’auteur, et devant être, en suite, refaite, entièrement, par les auditeurs, peut par eux être connue, seulement dans l’oubli des soucis temporels et dans la paix, non troublée, de la contemplation intérieure, aux jours, très rares, de la sérénité ;

enfin, il avait compris que l’art, demeurant complet et vrai, doit, aussi, donner à l’homme une révélation religieuse de la Réalité transcendante, être un culte offert à l’intelligence du Peuple, — de ce peuple idéal, qui est la Communion universelle des Voyants. L’œuvre d’art devait être, plus que sérieuse, sacrée.

Or, il avait créé le Drame, complet et vrai : complet, par la cohésion des trois dernières et essentielles formes expressives, littéraire, plastique et musicale ; vrai, par la réaliste description d’une action idéale, par la description naturelle et exacte d’une humaine action, abstraite en un mythe ;

aux Œuvres il avait donné un Théâtre de représentation ; ce Théâtre était lieu de création artistique, non d’amusement : le Théâtre est éloigné et isolé ; la salle est annulée ; la représentation scénique, seule, est considérable ;

les Œuvres étaient des Révélations, et le Théâtre était un Temple : les Œuvres, —Tristan, la Tétralogie, et Parsifal, — tout réalistes en leur forme, — ont un sens idéal, une signifiance profonde, et, en leurs peintures simples, tenacement conformes, et crûment vraies, elles sont, aussi, des symboles de cette Religion de la Compassion, le Mittleîd de ce Néo-Christianisme ; — et le Théâtre est pour cette révélation : à de rares époques fériées, solennellement, le Théâtre est ouvert, et, dans un ordonnement implicite et absolu de piété, se dévoile la splendeur du rite. Ainsi naissait pour cette Œuvre et ce Théâtre, un Public, le Public du Pur et Simple, du Parsifal qui, seul, peut, lorsque les autres la méconnaissent, connaître la Cène ; et, aujourd’hui, après le Maître, l’Association Wagnérienne, par ses propagandes, ses enseignements, son assistance à Bayreuth, s’efforce vers ce même but, la formation du Public Wagnérien.

Telle, donc, en ses trois parties, l’idée Wagnérienne est réalisée, idée artistique, idée populaire, idée religieuse ; et d’elle, le centre est, à jamais, Bayreuth. La ville de Bayreuth, lieu des Représentations de Fête Wagnériennes, — le premier exemplaire et le modèle de toutes Représentations de Fête, — choisie par le Maître peut être pour quelque hasard, peut être, quoique admirable, pour quelque cause particulière, Bayreuth s’impose, aujourd’hui, nécessaire : site, édifice, théâtre miraculeusement propres aux artistiques jouissances, objet très convenant à sa fin, Bayreuth a cette éternelle consécration, l’agrément originel de Wagner ; et, s’il est bon que les Wagnéristes, en des temps fixes et réguliers, se réunissent de tous les pays, et qu’ils se réunissent au Théâtre de Fête, en un lieu absolument international, et Wagnérien, il est bon, aussi, qu’ils se réunissent auprès de la tombe du Maître.

Ainsi, le théâtre Wagnérien, avec des musiciens, des acteurs, des décors, et toute la scénerie, améliorée, des anciens théâtres ?…

Par un double développement génial, unique en l’histoire des hommes, Richard Wagner, artiste et philosophe, rêva, et peu à peu vit, et comprit une novation artistique et une novation philosophique ; et il apporta, en une Œuvre d’art nouveau, un nouvellement moral. Donc, il conçut, l’artiste, la théorie d’Œuvres, où toutes les formes d’art, affinées en leurs suprêmes essences, étaient unies pour la glorieuse expression, vraie et complète, de ce qui est ; et il conçut ces Œuvres, elles mêmes ; et il les conçut accomplies, faites chose, écrites, et vivantes, dans un livre. Pareillement, le philosophe, il conçut une Religion, par qui le Peuple était instruit ; et il la conçut divulguée dans le Peuple… Il conçut l’Œuvre artistique, porte-voix de la Religion, divulguée, comme un Évangile, dans une nouvelle Bible, universellement lue, un livre.

Et ce Livre, où sa double pensée, pleinement, était signifiée, le Livre, ce tout puissant suggestif de l’Idée, ce Livre qui contenait son Œuvre de Poésie et de Théologie, — Wagner le lisait, l’impérieux créateur, et, seul, dans le calme silence de son rêve, parcourant des yeux les pages multiples, et des yeux suivant les Signes, — la lettre, la note et le trait, — il voyait et il entendait, manifestement suggérés par les Signes, vivre en lui, en le merveilleux et suprême théâtre de son Imagination, le drame réel et symbolique. — Peut être, quelques uns, lisant, lisant les partitions d’orchestre, peuvent voir et entendre le Drame musical, ainsi que, tous, nous voyons et entendons, le lisant seulement, le drame littéraire, ainsi que, tous, par la seule lecture, nous suscitons, en notre esprit, les tableaux que le roman décrit ; or, ces quelques uns aussi, lisant, jouiront dans le Livre, sans obstacle et sans divertissement, des splendeurs, magiquement évoquées, du Théâtre Wagnérien idéal ; et, pure vision non troublée par les étrangères matérialités, impudentes ou hypocrites, des salles théâtrales, — en la complète vérité d’un monde imaginatif, le Sens Religieux leur apparaîtra… Le Livre serait le lieu de Représentation, au Drame métaphysique et naturaliste.

Mais nous, la multitude, que tient une héréditaire ignorance du technique, une héréditaire paresse intellectuelle, qu’une éducation primitive et rustique laisse grossiers, nous qui ne savons pas entendre les partitions seulement lues, — car de même qu’il fallait aux hommes, il y a dix siècles, parler le poème, il nous faut encore, aujourd’hui, que des voix et des instruments nous chantent et nous jouent la symphonie ; — ne pouvant pas lire le Livre de musique et de paroles, nous avons besoin, pour connaître l’Œuvre d’art, du théâtre matériel.

Donc, ce sera le théâtre avec ses musiciens, ses acteurs, ses décors, et toutes les scéneries. — Mais, aussi, ce sera le spécial théâtre, très différent aux vulgaires et brutales salles de spectacle modernes, le théâtre que le Maître, bienfaisamment, nous a cherché et nous a trouvé, aussi libre des conventions, aussi idéalisé, aussi suggestif, et aussi parfait que possible, Bayreuth, le théâtre de bois et de briques, précédant que nous ayons gagné le théâtre spirituel du Livre, — la Jérusalem Terrestre, précurseur de l’autre.

L’époque souhaitée est venue : les Fêtes, annoncées depuis plusieurs mois, commencent : les Représentations du théâtre Bayreuthien sont reprises, et, de tous côtés, les Fidèles, quittant, chacun, leurs occupations ordinaires, s’en vont, là bas, à Bayreuth. Le voyage est long : trente heures ! Et, pendant ces trente heures, nous possède la cause précise du voyage ; la pensée des Représentations, pour lesquelles nous admettons ce dur effort, accapare, forcément, notre esprit ; l’importance du but croît, selon l’importance de l’effort : cette chose connue, la Fête Bayreuthienne se fait, en ces longues heures de voyage, mystérieusement obsédante : la jouissance difficilement acquise sera, certes, puissante ; l’extraordinaireté du pèlerinage prépare l’émotion d’une non commune révélation, d’une haute cérémonie, de quelque chose grande.

Voici, dans sa paisible solitude, largement étendue par la plaine, et muette en ses murs gris, la petite ville ; le terme ; elle, la transfigurée de nos enthousiasmes et de nos désirs, la promise, Bayreuth. Et, parmi les hommes aux langages, aux costumes variés, qui sont là, et se croisent, dans la gare, dans les rues, un souffle plane, d’où s’exhale, entre ces étrangers et ces inconnus, une fraternelle et joyeuse Communion. À droite, sur la proche colline, j’aperçois la vaste façade claire.

Il est quatre heures ; le Soleil d’été brille, en plein ciel ; par les avenues ombragées, la foule est montée ; on n’entendait que le bruit des pas ; la foule confusément se mêle, errant sur la terrasse d’où l’horizon apparaît immensément. Sous le péristyle de pierre trois fois, les trompettes et les trombones chantent l’appel du Très Saint Gral ; et, insoucieux, nous entrons. Dans la salle vaguement aperçue, tout à coup l’obscurité tombe, et un grand silence ; alors, en la nuit des yeux et des oreilles et de l’esprit, en la nuit vibrante des quinze cents âmes stupéfiées, un son naît, une résonnance voilée, une sonorité atténuée, emmêlée, dispersée, un mystique résonnement, — inlocalisable, — une intimement chaude mélodie, qui monte, qui s’enfle, et qui dans l’air invisible flotte, portant la pré-sensation des futurs tressaillements du Drame. — Ainsi le Drame se lève : — un rideau s’entrouvre, et, dans le fond, — saillant d’un cadre lointain, noir, obscur, vague, et indistinct, — un paysage apparaît, que nous attendions, et les hommes y sont, dont la vie, en nous inconsciemment vécue déjà, se va en nous revivre évidemment ; — tandis que, parmi l’angoisse des vivantes passions, des désespoirs, des joies, et des extases qui se poussent et s’appellent, parmi l’inéluctable empoignement des très réelles émotions, peu à peu nous descend, insensiblement et nécessairement, l’Explication, l’Idée, la Loi, le prodigieux troublement de l’Unité dernière, comprise.

Brunnhilde, scène finale de L’Anneau du NibelungLXXII §

La dernière journée va être achevée : l’heure est venue, pour le Crépuscule des Dieux.

Siegfried, le héros prédestiné, ayant éveillé Brünnhilde, les deux, en la joie claire de leur virginal embrassement, apportaient au Monde l’ère sereine de l’Amour. Mais le Monde était maudit : l’Or, — l’Anneau jadis ravi aux trois Filles-du-Rhin, — souillait le Monde ; il fallait que le Monde fût libéré. Alors, heureux ne pouvait pas être, à Siegfried et Brünnhilde, l’accomplissement de la Mission : la Libération devait être, cruellement, achetée ; et les derniers souillés, Siegfried, possesseur de l’Anneau, Brünnhilde, incarnation révoltée de la Divinité, Siegfried et Brünnhilde, pécheurs chargés du Péché universel, étaient condamnés à expier, par leurs morts, la Souillure.

Ainsi était commencé le drame de Gœtterdaemmerung, — le Crepuscule des Dieux : — Siegfried, ayant quitté Brünnhilde, était pris par l’esprit de mensonge, il oubliait Brünnhilde, il la trahissait, il se parjurait, le loyal Héros ; et la sainte Voyante, Brünnhilde, chutée de la divine Virginité, privée de la Sagesse, possédée par l’Egoïsme, ordonnait la mort de Siegfried.

Maintenant, retrouvant dans l’expiation la Connaissance, la Walküre va, de son plein gré, mourir sur le bûcher de son Waelsung, Siegfried, — et, rendant aux Filles-du-Rhin, pour le détruire, le fatal talisman, enlever au Monde la malédiction de l’Anneau du Nibelung. Et les antiques races disparaîtront, qui se sont flétries à l’Anneau d’Or ; Walhall, le burg des Dieux, sera détruit ; la Fin descendra, le Crépuscule, sur les Dieux.

Le Crépuscule des Dieux, troisième acte, scène dernière

Une salle, sur la rive du Rhin. Il est nuit. Dans l’ombre, on aperçoit le fleuve, au fond, et les rochers. Au milieu, étendu sur un bouclier, gît le corps de Siegfried. Des hommes et des femmes sont debout, ayant des torches. Gémissements. Deux hommes crient et s’insultent, Hagen et Gunther, pour la dépouille du mort ; ils se battent. Tout à coup, un silence immobile : Brünnhilde s’avance, fermement et solennellement.

 

— « Taisez de vos lamentations le hurlant débordement. Celle que vous, tous, avez trahie, sa femme s’en vient pour la vengeance. »

 

Elle s’approche, calme.

 

— « J’ai ouï des enfants geindre après la mère, lors qu’ils dissipaient le doux lait : mais point ne m’a retenti une digne plainte, convenante au plus auguste Héros. »

 

… Brünnhilde est seule au milieu de la salle. Longtemps, avec, d’abord, un profond saisissement, ensuite avec une mélancolie presque accablante, elle considère la figure de Siegfried. Puis, en une religieuse exaltation, elle se tourne vers les hommes et les femmes.

 

— « Que de fortes bûches soient empilées, là, au bord du Rhin, en amas : haut et clair, flambe le brasier, par qui le noble corps du plus auguste Héros soit consumé ! Menez ici son cheval, à fin qu’avec moi, il suive le Grand : car partager du Héros le très sacré honneur, est le désir de mon corps. Accomplissez la parole de Brünnhilde. »

 

Les jeunes gens dressent, devant la salle, près du Rhin, un puissant amas de bûches : les femmes l’ornent avec des couvertures, sur lesquelles elles épandent des herbes et des fleurs.

 

Brünnhilde est, de nouveau, perdue en la contemplation du cadavre :

 

— « Comme le Soleil, purement, sa lumière me rayonne : le plus pur il était, lui qui m’a trahie : trompant l’épouse, — fidèle à l’ami, — de la propre aimée, la seule chère à lui, il s’est séparé par son épée. Plus loyalement que lui, nul ne jura des serments ; plus fidèlement que lui, nul ne tint des traités ; plus purement que lui, nul autre n’aima : et, pourtant, tous serments, tous traités, le plus fidèle amour, nul ne les trompa, comme lui.

 

Savez-vous comment cela fut ?

 

Ô vous, des serments éternels gardiens, dirigez votre regard sur ma fleurissante douleur : contemplez votre éternelle faute ! Ouis ma plainte, ô très auguste Dieu ! par son plus vaillant acte, à toi si utile et désiré, tu vouais celui qui l’accomplissait, à la malédiction par qui tu tombes : il m’a dû, lui, le plus pur, trahir, à fin que Sachante devînt une femme.

 

Ne sais je pas ce qui t’est bon ?

 

Tout, tout, je sais tout : tout me devient clair. Aussi, tes corbeaux, je les entends bruisser : avec le message inquiètement désiré, donc, je les renvoie, les deux, chez toi. Repose, repose, ô Dieu !… »

 

Elle fait signe aux hommes qu’ils enlèvent le cadavre et le portent sur le bûcher ; en même temps, elle prend l’Anneau du doigt de Siegfried, et, l’ayant considéré, elle le met à sa main.

 

— « Mon héritage, donc, pour moi, je le prends. Cercle maudit, effroyable Anneau, je saisis ton Or, et je l’abandonne. Ô du gouffre aqueux, sages Sœurs, nageuses filles du Rhin, je vous dois l’honnête conseil : ce que vous désirez, je vous le donne : de mes cendres, pour vous, prenez le. Que le feu qui me brûle purifie l’Anneau, de la Malédiction : vous, dans le flot dissolvez le, et, purement, gardez le brillant Or, qui, pour le Malheur, vous fut volé. »

 

Elle se tourne vers le bûcher, où gît le cadavre de Siegfried, et elle arrache à un homme une forte torche.

 

— « Volez là bas, ô corbeaux : chuchotez à votre Maître ce qu’ici, près du Rhin, vous entendez. Au rocher de Brünnhilde allez, en passant ; et, à celui qui, là, flambe encore, à Loge ordonnez le chemin de Walhall. Car la Fin des Dieux, maintenant, s’encrépuscule : ainsi, je jette l’incendie en le burg resplendissant de Walhall. »

 

Elle lance le tison dans le bûcher, qui, rapidement et clairement, s’allume. Les deux corbeaux s’envolent de la rive, et disparaissent.

 

Deux jeunes hommes amènent Grane, le cheval de Brünnhilde ; elle le saisit et le débride.

 

— « Grane, mon cheval, sois salué ! sais tu, mon ami, où je t’emmène ? Dans le feu luisant, là, gît ton Maître, Siegfried, mon bien heureux Héros : pour suivre l’Ami, hennis tu, joyeusement ? t’attire-t-elle vers lui, la riante flamme ? Sens ma poitrine, aussi, comme elle brûle ; le clair Feu me prend le cœur : l’enlacer, être par lui embrassée, dans la très puissante Volupté être à lui mariée… Heiaïaho ! Grane ! salue ton Maître ! Siegfried ! Siegfried ! bien heureuse, te salue ta femme. »

 

Brünnhilde s’est, impétueusement, élancée sur son cheval ; elle le fait sauter, d’un bond, dans le bûcher enflammé. Aussitôt, l’incendie s’élève, crépitant, et le feu remplit tout le fond. Les femmes se pressent sur le devant de la salle.

Soudainement, la flamme s’éteint ; une épaisse nuée fumeuse paraît seule, et plane dans l’air ; le Rhin s’enfle puissamment, et roule ses îlots sur le bûcher, jusque le seuil de la salle ; sur les vagues, les trois Filles-du-Rhin, Woglinde, Wellgunde, et Flosshilde, s’approchent, nageant.

À leur vue, Hagen jette ses armes et s’élance dans les flots, criant : « Arrière, vous ! laissez l’Anneau ! » Woglinde et Wellgunde l’entourent de leurs bras et l’entraînent dans le gouffre ; Flosshilde élève l’Anneau, jubilante ; puis les trois Filles, gaîment, jouent avec l’Anneau et nagent en rond, — tandis qu’à travers la nuée, une lueur de flammes poind, avec une croissante clarté…

Et les Hommes, en un muet saisissement, contemplent l’embrasement de l’horizon, une rouge lumière, lointaine et forte, semblable à l’aurore boréale, le reflet d’un prodigieux Incendie, un Crépuscule, dans le Ciel.

BibliographieLXXIII §

Wagner et l’Esthétique Allemande, par Edouard Rod (article publié dans la Revue Contemporaine du 25 juillet 1885).

Dans l’étude très remarquable qu’il vient de publier, M. Edouard Rod montre « que l’esthétique de Wagner, très consciente et très réfléchie, est la résultante logique de l’esthétique allemande, et qu’elle est liée par tous ses points essentiels avec les principales théories de l’art que l’Allemagne a produites depuis le siècle dernier. »

Tout d’abord, il établit ce fait que « en Allemagne, inversément à la marche habituelle, la poétique précède toujours la poésie. Jusqu’à Lessing, l’histoire de la littérature allemande n’a guère à recenser que des œuvres qui sont la mise en application de doctrines, Lessing est lui-même le plus frappant exemple de ce souci continuel de la théorie qui semble hanter les poètes de sa race. Les poètes de l’époque classique ont pris au moins autant de peine pour déterminer la direction de leur génie que pour en réaliser les conceptions. Il serait superflu d’insister sur l’influence générale des ouvrages d’esthétique dans le pays de Hegel. Enfin, le dernier grand mouvement artistique de l’Allemagne, dont Wagner est jusqu’à présent la seule incarnation, repose tout entier sur des théories depuis longtemps esquissées. Les idées d’Opéra et drame se trouvent en germe dans des écrits bien antérieurs, et Tristan et Yseult n’est en somme que la réalisation d’un idéal dès longtemps entrevu. »

Puis, successivement, il rapproche des théories Wagnériennes les théories des esthéticiens allemands, touchant 1° l’union de la poésie et de la musique ; 2° le mythe ; 3° le symbolisme et la portée populaire de l’œuvre d’art ; 4° les rapports de la religion et de l’art.

Dans la première partie sont de curieuses citations, notamment celle-ci de Herder :

« Si le musicien ordinaire qui met orgueilleusement la Poésie au service de son art, descendait de ses hauteurs, il s’appliquerait, autant du moins que le permet le goût de la nation pour laquelle il compose, à traduire dans sa musique les sentiments des personnages, l’action du drame et le sens des mots. Mais il se borne à imiter ses prédécesseurs en les surpassant selon ses moyens ; et bientôt un autre le laissera loin derrière lui en renversant toute la boutique des opéras à clinquant et en elevant un monument lyrique dans lequel la Poésie, la Musique, l’action et les decors seront combinés en vue d’un effet commun. »

Mais c’est avec Hegel que sont les rapprochements les plus nombreux et les plus importants.

À la fin de cette première partie, M. Edouard Rod, partant de ce principe de Wagner que « chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, que cette tendance le conduit finalement à sa limite, et que cette limite il ne saurait la franchir sans tomber dans l’incompréhensible, le bizarre et l’absurde » accuse une école poétique contemporaine d’avoir voulu confondre des arts différents : mais la question serait si les poètes de cette école ont franchi ou seulement atteint la limite de leur art, ou, pour mieux dire, quelle est, justement, cette limite de leur art.

Dans la suite de cette étude, remarquons encore le passage suivant :

« L’Idéalisme transcendantal appliqué à l’art est encore une revendication de Hegel pour qui l’art, c’est « l’idée pénétrant et transformant la matière » : en sorte que, selon lui, l’art grec, où l’idée, sacrifiée à la beauté plastique, ne se dégage pas de la forme extérieure, serait inférieur à l’art oriental, dont le symbolisme révèle une profonde aspiration vers l’infini. De même encore, Hegel et Wagner sont tous deux extrêmement préoccupés de l’action de l’art dramatique sur le public : le premier, dans le parallèle qu’il établit entre la poésie dramatique chez les anciens et chez les modernes, a marqué, dans le drame ancien « le caractère général éleve du but que poursuivent les personnages » en opposition avec la passion personnelle qui « fait l’objet principal » du drame moderne ; ailleurs, il assigne à l’art, une mission nationale. Or, le but avoué de Wagner a été de donner à son pays un art national, qui soit pour l’Allemagne ce que la tragédie a été pour la Grèce ; jugeant qu’un tel but ne pouvait être atteint avec les médiocres ressources que les théâtres existants lui offraient, il a construit le théâtre-modèle de Bayreuth, et toute la hauteur et la vraie nature de son ambition se révèle dans les paroles qui lui échappèrent dans l’ivresse du triomphe qui suivit à la fin de la première représentation de la tétralogie : jetzt, meine Herren, haet Ihr eine Kunst : — À présent, messieurs, vous avez un art ! »

Tout le paragraphe relatif à la religion et à l’art, est également clair, précis et exact en deux pages.

 

L’Orientation auditive, par M. Pierre Bonnier (Extrait du Bulletin Scientifique du département du Nord, publié en une brochure de 20 pages.)

Dans une étude sur la localisation du sens de l’Espace dans l’oreille, et sur les troubles amenés dans le fonctionnement régulier de l’oreille, soit par des lésions traumatiques, soit par des présentations de conditions anormales où le sens de l’audition se trouve « désorientisé », nous détachons le passage suivant qui, outre l’intérêt d’une appréciation de l’Esthétique Wagnérienne par un ouvrage de pure science, marque combien sont profondes les sources de cette Esthétique, et combien les effets extraordinaires produits par son dispositif acoustique reposent sur une intuition admirable de ce qui est saisissable et exploitable dans l’organisme humain.

« Ajoutons, à titre de curiosité esthético-physiologique seulement, une admirable exploitation du sens de l’espace par l’art Wagnérien. Presque constamment, dans le cours d’une représentation, à Bayreuth, il se produit chez l’auditeur une sorte de syncope du sens de l’espace. L’obscurité profonde où se trouve le spectateur, l’invisibilité complète de l’orchestre dont l’action musicale possède une si grande précision tant par l’exactitude de l’expression que par la puissance des combinaisons sonores, semblent destinées, par le prodigieux tact physiologique de ce tout puissant artiste, à « désorienter » dans le sens scientifique de ce mot, le spectateur et l’auditeur. Il est une impression que j’ai pu fréquemment contrôler par celles d’autres personnes qui l’avaient éprouvée comme moi, il est une impression exactement dominatrice de tout l’organisme subjectif, impression dont on ne se rend pas compte sur le moment, impression inconsciente et formelle, c’est qu’au Wagner-Theater, on n’a pas conscience de soi-même. Le public n’existe pas consciemment à Bayreuth ; tout ce qui en moi est susceptible de répondre à l’appel de ce drame vivant, se mêla intimement à ce drame, vit de sa vie. Le reste est complètement annihilé. On reprend possession de soi-même quand les rideaux se referment. Ce résidu musical du déterminisme dramatique qu’est l’orchestre wagnérien, cette force physiologique qui associe si profondément notre organisme sensitif au devenir de l’action vivante, nous ignorons d’où elle sort, nos sens sont en désarroi, car cette musique semble ne plus avoir d’existence objective, elle nous semble aussi bien être le propre mouvement de notre pensée qu’un enchaînement orchestral : aucun point d’appui qui nous permette de le décider.

Wagner, avec l’art de l’avenir, n’a d’ailleurs pas fait autre chose qu’une application expérimentale de la physiologie intuitive, qui faisait son génie, et d’où l’on pourrait tirer dès à présent les lois fondamentales de l’expérimentation esthétique. De tels artistes sont les pionniers de la science et remplissent bien le véritable but de l’art, qui est de contrôler les facultés humaines pour édifier de plus en plus solidement l’évolution expérimentale, c’est-à-dire la vie consciente. »

Complément au mois wagnérien de Juin §

MARSEILLE

  • Répertoire des concerts populaires : Introduction au 3e acte de Lohengrin.

BRUNN

  • 11 juin : Opéra : le Hollandais volant.

BRUXELLES

  • Répertoire du Waux-Hall (orchestre de la Monnaie) : Ouv. du Vaisseau-Fantôme, et de Tannhaeuser ; marches de Lohengrin, et de Tannhaeuser ; transcrip. Sur Lohengrin, et sur les Maitres (par J. Dupont), et sur le Vaisseau-Fantôme (par L. Jehin).

BUFFALO

  • 29 Juin : Concert Théodore-Thomas : Duo du Hollandais ; marche et chœur de Tannhaeuser.
  • 30 Juin : Concert : Ouverture de Faust ; le Vendredi-Saint.

DRESDE

  • 17 Juin : Concert : 2e acte du Hollandais ; fragm. du 3e acte des Maîtres.
  • 27 Juin : Opéra : le Rheingold.
  • 24 Juin : Opéra : Tristan et Isolde.
  • 28 Juin : Opéra : La Walkure.

FRANCFORT

  • 8 Juin : Opéra : la Walkure.

MILAN

  • 21 Juin : Concert municipal : Introd. au 3e acte de Lohengrin.

WICHITA

  • 15 Juin : Concert Arnold : Ouv. de Tannhaeuser.

Le mois Wagnérien de juillet sera dans le prochain numéro.

Correspondances. §

Outre les représentations Wagnériennes du mois de septembre à Munich, un Cycle Wagnérien sera donné en décembre, au théâtre de Francfort, et un autre, probablement, au théâtre de Leipzig.

Pendant la saison prochaine, le German Opéra de New-York jouera Rienzi, Tannhaeuser, Lohengrin, les Maîtres, la Walkure, et Goetterdaemmerung, sous la direction du jeune capellmeister, M. Anton Seidl.

Le Directeur gérant : Edouard dujardin.

Paris, 8 octobre 1885. §

CHRONIQUE
Richard Wagner et les Parisiens : Une CapitulationLXXIV §

On a dit :

  • — Le patriotisme défend aux Français les œuvres de Richard Wagner. Que Wagner ait été l’ennemi de la France, que ses œuvres marquent une haine contre les Français, qu’en 1871 il ait écrit l’Ode à l’armée allemande et la Kaisermarsch, ce n’est point pour ces causes que Wagner doit être proscrit de Paris : Wagner, Allemand, avait le droit de haïr et d’attaquer la France ; son patriotisme était légitime comme celui de Gœthe, celui de Beethoven ; mais Wagner a été l’insulteur de la France malheureuse ; contre Paris tombé il écrivit cette œuvre de moquerie et d’outrage, Une Capitulation. Oui, plus ne nous importe que Wagner, comme Beethoven, comme Goethe, comme Mozart, comme Weber, ait prêché la guerre contre nous, l’ennemi ; mais encore nous importe cette chose, non admise par Weber, ni par Mozart, ni par Goethe, ni par Beethoven, ni par les généraux allemands vainqueurs et respectueux de nos soldais, admise par Wagner, l’insulte au vaincu. Wagner, par Une Capitulation, a blessé à jamais notre dignité nationale.

Tel est le grief : on a laissé aux patriotes de profession le systématique déni des gloires transrhénanes ; mais, une rancune a été gardée d’Une Capitulation. Donc, que vaut Une Capitulation ? — il faut venir en la terrible question, et, une fois, parler librement de ces malheureuses pages.

Une Capitulation, œuvre insultante à Paris, devrait elle détourner les Parisiens de l’œuvre Wagnérienne ?

Une Capitulation fut elle une œuvre insultante à Paris ? Que fut-elle ?

Une Capitulatîon, œuvre insultante à Paris, devrait elle détourner les Parisiens de l’œuvre Wagnérienne ?

Que la distinction soit faite des choses artistiques utiles personnelles… « Parce que la sympathie était morte, l’admiration devait elle s’éteindre ? Est ce qu’une brochure de vingt pages devait annuler douze partitions ? Est ce que cette farce, la Capitulation de Paris, supprimait ce prodigieux chef-d’œuvre, Tristan et Iseult ? Nous pensâmes que non… Nous crûmes qu’il fallait admirer et détester l’auteur de Lohengrin, cesser d’être son ami sans cesser d’être son apôtre, et se borner à ne plus lui tendre les mains qui l’applaudissaient… »

Ainsi parlait M. Catulle Mendès. Est-ce qu’une brochure de vingt pages devait annuler douze partitions, Une Capitulation, supprimer Tristan, et la Tétralogie, les Maitres, Parsifal ? — Aujourd’hui surtout, quand l’homme est mort, les rancunes doivent-elles survivre ?… « Maintenant, la mort est venue. Elle met déjà son ombre sur les tristesses et les haines. C’est d’oubli autant que de toile que sont faits les linceuls. Grâce à la tombe refermée, nous avons le droit et même le devoir de choisir entre nos souvenirs. Oui, je le crois, nous pouvons ne pas nous rappeler que l’incomparable poète-musicien fut l’insulteur de nos défaites et de nos gloires. Pour moi, je ne sais plus qu’il m’a fallu, hélas ! le mépriser et le haïr ; je le revois tel que je l’ai connu jadis, avant les années terribles, au jour des enthousiasmes sans restriction, je me reprends à l’aimer comme je l’aimais alors, et je salue son glorieux front mort. »

 

Nous devons oublier la Capitulation ; mais cet oubli même est-il nécessaire ?

Une Capitulation fut elle l’œuvre insultante à Paris ? Que fut-elle ?

Cette question est, d’abord, une question de texte. Lisez. Littéralement, il n’y a pas autre chose qu’une parodie de nos frivolités.

Mille ouvrages pareils ayant été faits par des Allemands et des Anglais et des Français, et les Parisiens étant les premiers qui raillent Paris, le fait de l’outrage, le crime, ne peut être qu’une question de ton, — de circonstances, — d’intentions.

De ton ? — Oh ! combien peu d’acrimonie en ces pages, peu d’acerbité, peu de malveillance ! lisez : de ces railleries quelle évidente, manifeste et indéniable bonhommie ! Oui, c’est œuvre de bon rire.

De circonstances ? — Une Capitulation fut composée dès le commencement du siège, avant la capitulation, avant le bombardement, avant la famine ; — et elle ne fut pas alors publiée : la Capitulation parut — seulement — en 1873… Une insulte, cette œuvre qui ne fut imprimée que trois ans après, en un recueil d’œuvres complètes !…

D’intentions ? — On chercherait loin les preuves de mauvaises intentions ; au contraire, les preuves sont formelles à des intentions innocentes. C’est, d’abord, deux textes, la préface d’une capitulation et la Lettre à M. Monod ; puis, encore, le ton, si constamment débonnaire, de toute l’œuvre : — Wagner continuant, comiquement, dans Une Capitulation, son œuvre philosophique du Beethoven, assignant, là encore, sa voie au génie allemand, a fait la satire de ses compatriotes, des Allemands, et les a raillés de ce que, négligeant leur propre génie, ils tâchaient, maladroitement, à imiter le génie français, et il a parodié les caricatures allemandes.

Une Capitulation est l’affirmement d’un principe d’art.

Or quelle est, l’artistique valeur d’Une Capitulation : si, celui que la nécessité de connaître à fond cette œuvre contraignit à une étude d’elle attentive et prolongée, estime qu’une Capitulation, farce digne des Maîtres Chanteurs, digne en son genre de la Tétralogie, en son genre aussi pleinement belle que Tristan et Isolde, comptera plus tard parmi les plus hauts chefs-d’œuvre du Maître vénéré, — juger Une Capitulation est encore, oui, une périlleuse question qui réclame des juges moins troublés, une époque plus sereine.

Mais aux ennemis de l’œuvre Wagnérienne, quelle arme, le patriotisme !

Une Capitulation, comédie à la manière antique,
par Richard Wagner §

Écrite pendant l’automne de 1870, à Triebchen, cette œuvre a été finie en décembre de la même année, — quatre semaines après l’étude sur Beethoven, quelques mois avant l’achèvement de Siegfried ; de la même époque sont encore L’Ode à l’armée allemande devant Paris, et la Marche impériale (kaisermarsch). Elle n’a été publiée qu’en 1873, dans le neuvième volume des Écrits et poemes de Richard Wagner.

La préface a été écrite deux ans après l’œuvre, pour l’édition des Écrits et Poemes.

Nous traduisons entière cette préface où, très clairement, sont expliquées les dispositions et les intentions de Wagner. Quant à l’œuvre même, qui tient quarante pages in-8°, nous ne faisons que l’analyser et en indiquer le plan et l’esprit général.

Ce qu’il faut marquer, c’est, au lieu de l’acrimonie et de la malveillance qu’on s’est plu à chercher en ces pages, la parfaite et essentielle bonhomie qui, évidemment, respire en elles, à chaque ligne, et qui permit à Wagner de les joindre à ses Œuvres complètes, en 1873.

E. D.

PRÉFACE

(Traduction.)

« Dès le commencement du siège de Paris par les armées allemandes, vers la fin de l’année 1870, j’appris que les auteurs dramatiques allemands se mettaient à exploiter sur nos scènes populaires les embarras de nos ennemis. Je n’y pouvais rien trouver de choquant, surtout puisque déjà, avant le commencement de la guerre, les Parisiens s’étaient, pour leur amusement, donné en représentation nos malheurs qu’ils supposaient certains ; au contraire, j’espérais même qu’enfin, avec des esprits capables, on réussirait à se montrer original en traitant d’une façon populaire ce genre de sujets ; car, jusqu’ici, même en la plus basse sphère de ce qu’on appelle notre théâtre populaire, tout en était resté à une mauvaise imitation des inventions parisiennes.

Le vif intérêt que j’y pris finit par augmenter mon attente jusque l’impatience ; dans une heure de bonne humeur, j’ébauchai moi même le plan d’une pièce telle que je devais à peu près en désirer une, et ; en peu de jours, je la poussai si loin, — comme une interruption gaie à des travaux sérieux, — que je pus la remettre à un jeune musicien, qui alors habitait chez moi, pour qu’il essayât d’en faire la musique.

Le plus grand théâtre de banlieue de Berlin, auquel nous fîmes offrir anonymement la pièce, la refusa. Mon jeune ami s’en trouva délivré d’une grande peur, et il m’avoua qu’il n’aurait pu faire la musique à la Offenbach, véritablement nécessaire. Ainsi, nous reconnûmes que, pour toute chose, il faut un génie et une vraie vocation, conditions que, dans ce cas, nous accordions de plein cœur à M. Offenbach.

Si maintenant (1873) je communique encore à mes amis le texte de cette farce, ce n’est très certainement pas pour ridiculiser les Parisiens après coup. Je n’ai voulu mettre au jour aucun autre côté du caractère français que celui dont la lumière nous fait, en réalité, nous autres Allemands, paraître plus ridicules : car eux, dans toute leur folie, se montrent toujours originaux, tandis que nous, par notre dégoûtante imitation, nous descendons encore au dessous du ridicule.

Puisque cette triste préoccupation, — dont l’obsédante importunité me gâte mainte bonne journée ! — s’est présentée, en une bonne journée, gaîment et innocent, dans une manière comique, puissent, aujourd’hui, mes amis ne pas trouver mauvais si, en leur communiquant ce poème burlesque, — dont il nous fut pourtant impossible de trouver la musique convenable, — je tâche à éveiller en eux le même sentiment de libération momentanée que je sentis quelques instants en l’écrivant. »

UNE CAPITULATION

COMÉDIE À LA MANIÈRE ANTIQUE

(Analyse.)

Personnages : Victor Hugo, — chœur de la Garde nationale ; choryphées : Mottu, Emile Perrin, Lefèbre, Keller, Dollfuss, Diedenhofer, Véfour, Chevet, Vachette, — Jules Favre, Jules Ferry, Jules Simon, Gambetta, — Nadar, — Flourens, Mégy, quelques Turcos, — rats de Paris.

Le Proscenium représente l’Hôtel de Ville de Paris ; au milieu, l’autel de la République, etc…

Par une ouverture située devant l’autel et semblable à une boite de souffleur, Victor Hugo sort : il arrive de Belgique, ayant pénétré dans Paris par les égouts ; il vient au secours de ses concitoyens.

… Entrée de la Garde nationale : scène de serments…

… On aperçoit Victor Hugo ; ovation ; il se proclame le sauveur du pays ; le chœur et les habitants de l’égout se le disputent ; ils se l’arrachent entre eux.

Arrivée du gouvernement ; les trois Jules siégeant au tour d’une table à tapis vert, sont poussés sur le balcon. Jules Simon écrit, Jules Favre et Jules Ferry se lèvent ; ils s’embrassent et expriment par leur mimique une grande émotion.

Après quelques discussions, ils appellent M. Perrin, Jules Simon lui remet un papier fermé.

 

Le chœur

« Voyez, le citoyen Perrin monte sur le perron ; perron, Perrin, mirliton, ton, ton ! nous le préférons à tous les Plon-plon-plon !

Perrin lisant le décret du gouvernement.

Le Ministre du culte38 arrête que l’Opéra sera réouvert !

Le chœur

Bravo ! Bravo ! bis ! bis !

Perrin

Vous le devez à ma politique : ainsi nous sauverons la République.

Mottu

Plutôt la sauverait l’Athéisme !

Perrin

L’Opéra le fera mieux encore.

Le chœur

Bravo ! bravo ! bis ! bis ! »

Le rétablissement de l’Opéra est décidé, mais, tous les artistes manquent : il faut les aller chercher, comment ?

Le chœur

« Trahison ! trahison ! qu’on amène les artistes ! nous voulons un Opéra, et surtout un ballet. »

Apparaît Nadar, en un costume qui représente un ballon ; aussitôt surgit Gambetta : gonflement du ballon : Gambetta et Nadar montent, pour aller chercher les artistes et les danseuses. Le ballon s’élève.

Gambetta criant de la nacelle.

« Citoyens, adieu ! — Le vaisseau de la République m’emporte !

(À Nadar).

Où est le porte-voix ?

Nadar le lui donne.

Bien. — Le vaisseau de la République m’emporte : de l’Océan aérien, je ne reviendrai que victorieux ; je ne marcherai sur la terre que sur les débris de l’ancien régime. Adieu.

Diedenhofer

Que dit-il ?

Lefêbre

Il ne reviendra qu’avec le corps de ballet.

Le chœur

Gambetta ! Nadar ! couple béni ! en joyeux équipage, nous vous souhaitons bon voyage ! sublime gouvernement adieu, et vole au vent ! Gouvernement ! Gouvernement ! Vol-au-vent ! Vol-au-vent ! »

Tout à coup un grand bruit souterrain retentit.
Voix souterraines

« Poum peroumpoum ! poumpoum ! ratterah ! Ça ira ! ça ira ! ça ira ! Aristocrats ! crats ! crats ! Courage ! en avant ! Rats ! Rats ! Ô rats ! Ô rats ! Poumpoum ! raterah !

Mottu

Trahison ! Aux armes, citoyens ! Formez le bataillon !

Hugo sortant de terre formidablement armé.

Malheur !malheur ! trahison ! trahison !

Le chœur reculant

Victor, que fais-tu ici, polisson ?

Hugo

C’est pour vous sauver, que la France m’a armé, avec les armes, une cuirasse et un bouclier, instruments de la civilisation. »

Arrivée de Flourens, de Mégy, et de Turcos qui proclament la République noire ; grand désordre ; invasion de rats, tumulte.
… Lorsque la confusion est à son comble, Offenbach apparaît, jouant sur le trombone un air de danse : peu à peu tout s’apaise.

Ferry

« … Nous vous amenons l’individu international, qui nous assure l’intervention de toute l’Europe : l’avoir en ses murailles, c’est être éternellement invincible, c’est avoir le monde entier pour ami. Ne le reconnaissez vous pas, l’homme du prodige, l’Orphée sorti des enfers, l’adorable preneur de rats de Hameln ?…

Le chœur

Krak ! krak ! krakerakrak ! Voilà Jack d’Offenback ! Que dehors, dans le fort, on ne cannonne plus, pour que rien ne soit perdu de la mélodie !… Oh ! combien doux et agréable, et aussi pour les pieds droitement commode ! Krak ! krak ! krakerakrak ! Ô seigneurial Jack d’Offenbach ! »

À un ordre d’Offenbach les rats se changent en dames de ballet. Perrin les passe en revue et prend des notes. Jubilation générale.

Le chœur

« Ô le plus aimable de tous les miracles ! quintessence du spectacle ! décolletées, légèrement chaussées !… »

De tous côtés on réclame la danse. Victor Hugo, habillé en Génie, tenant une lyre d’or, s’avance et chante victoire ; le chœur reprend, entre chaque couplet :

Dansons ! aimons ! soupons ! chantons ! — mirliton ! ton ! ton !

Offenbach dirige un quadrille.
Des attachés d’ambassade de toutes les parties du monde arrivent en foule. Enfin viennent les directeurs des grands théâtres royaux allemands, ils dansent avec les femmes, d’une manière maladroite, et se font persiffler par le chœur.
Apothéose finale.

LETTRE À M. GABRIEL MONOD

(Fragments.)

Après les représentations de Bayreuth, en 1876, M. Gabriel Monod, directeur de la Revue Historique, ayant écrit à Richard Wagner pour lui dire son admiration à la Tétralogie et ses regrets de ce qu’Une Capitulation rendit difficile aux Français la juste appréciation d’elle, Richard Wagner lui répondit par une assez longue lettre datée de Sorrente, du 25 octobre 1876, dont la traduction a été publiée après la mort du Maître, par la Revue Politique et Littéraire, en février et reproduite par un grand nombre de journaux français et allemands, puis dans le volume de souvenirs de Richard Wagner publié par M. Camille Benoit.

De cette lettre, où Wagner fait connaître ses sentiments à l’égard de la France, nous extrayons quelques passages décisifs à propos d’Une Capitulation.

 

… « Je vois que constamment mes amis français se considèrent comme obligés de donner toute sorte d’éclaircissements et d’excuses à mon sujet, à cause des prétendues invectives que j’aurais lancées contre la nation française. S’il était vrai qu’à n’importe quelle époque, sous l’impression d’expériences désagréables, je me fusse laissé entraîner à insulter la nation française, j’en subirais les conséquences sans m’en préoccuper davantage, n’ayant pas l’intention d’entreprendre quoi que ce soit en France. Mais il en est tout autrement. Ceux qui veulent connaître ma vraie pensée sur le public parisien qui a pris part à la chute de mon Tannhæuser, au Grand-Opéra, n’ont qu’à lire le récit que j’ai fait, peu après, de cet épisode, et qui a été reproduit dans le septième volume de mes œuvres complètes. Ceux qui liront les pages 189 et 190 de ce volume se convaincront que si j’ai attaqué les Français, ce n’est pas par mauvaise humeur contre le public parisien. Mais que voulez-vous ? Tout le monde croit les fausses interprétations par lesquelles des journalistes de mauvaise foi trompent l’opinion publique ; très peu de gens vont à la source pour rectifier leurs jugements.

Remarquez que tout ce que j’ai écrit au sujet de l’esprit français, je l’ai écrit en allemand, exclusivement pour les Allemands : il est donc clair que je n’ai pas eu l’intention d’offenser ou de provoquer les Français, mais simplement de détourner mes compatriotes de l’imitation de la France, de les inviter à rester fidèles à leur propre génie, s’ils veulent faire quelque chose de bon.

Une seule fois je me suis expliqué en français, dans la préface de la traduction de mes quatre principaux opéras, sur les relations des nations romanes avec les Allemands et sur la mission différente qui me paraît incomber à celles-là et à ceux-ci. J’assignais aux Allemands la mission de créer un art à la fois idéal et profondément humain sous une forme nouvelle ; mais je n’avais nullement l’intention de rabaisser pour cela le génie des nations romanes, parmi lesquelles la France a seul conservé aujourd’hui la force créatrice. N’y a-t-il donc personne qui sache lire avec soin ? Bien plus, qui donc, dans la presse actuelle, aura assez d’intelligence et de pénétration pour reconnaître que, dans l’écrit qui m’a été le plus reproché, composé au pire moment de la guerre, dans une disposition amèrement ironique, j’ai eu surtout pour but de ridiculiser l’état du théâtre allemand ? Rappelez-vous la conclusion de cette farce. Les intendants et les directeurs des théâtres allemands se précipitent dans Paris assiégé afin d’emporter pour leurs théâtres toutes les nouveautés en fait de pièces et de ballets.

… Je voudrais que les Allemands eussent à montrer, non une caricature de la civilisation française, mais le type pur d’une civilisation vraiment originale et allemande. Si l’on combat à ce point de vue l’influence de l’esprit français sur les Allemands, on ne combat point pour cela l’esprit français ; mais on met naturellement en lumière ce qui est, dans l’esprit français, en contradiction avec les qualités propres de l’esprit allemand, et ce dont l’imitation serait funeste pour nos qualités nationales… »

Nouvelles de l’opéra §

Les compositeurs et les librettistes, qui possèdent dans leurs cartons des opéras terminés, peuvent s’en servir pour allumer leur feu cet hiver ; à moins qu’ils ne préfèrent s’armer de patience et attendre des temps meilleurs pour la musique et le drame lyrique. Mais ils ne doivent, paraît-il, fonder aucune espérance sur la direction de MM. Ritt et Gailhard. Ainsi, la Salammbô de Reyer, malgré Sigurd, ne sera pas entendue à Paris. Salammbô ira, si bon lui semble, faire briser sa chaînette à Bruxelles ou ailleurs. MM. Gailhard et Ritt ne veulent point d’elle. Qu’est-ce que Salammbô ? Un sujet extraordinaire, une histoire à dormir debout, qui se passe à Carthage. A-t-on idée de cela ? Où prenez-vous Carthage ? Et comment peut-on être Carthaginois ?

Mais l’amante de Mathô et sa tragique aventure ne sont pas les seuls objets de l’aversion des deux associés qui régentent notre Académie nationale de musique. Cette haine vigoureuse, MM. Ritt et Gailhard l’ont pour tous les sujets. Point de nouveautés. Rien d’inédit. À bas l’imagination. Tel est leur programme.

Que veulent-ils donc ? et qu’est-ce qu’ils méditent ? Nourriraient-ils le sombre projet de nous infliger perpétuellement, implacablement, inexorablement, les Huguenots, Robert le Diable, Faust et la Favorite — opéras que nous avons déjà ouïs un certain nombre de fois ?

Nenni, MM. Ritt et Gailhard commanderont des opéras. Mais ils fourniront les sujets. Et, ces sujets, ils les prendront dans les œuvres d’Alexandre Dumas. C’est ainsi qu’on nous promet la Belle Gabrielle ; puis la Dame de Montsoreau ; puis sans doute, les Trois Mousquetaires ; Montê-Christo, les Mohicans de Paris… Dumas ayant écrit quelque chose comme trois cents volumes, nous ne sommes pas au bout.

Énoncer de semblables plans, n’est-ce pas en faire la critique, en démontrer la bizarrerie ? D’abord, ne pas laisser le musicien, le poète, juges, maîtres de leurs sujets, les forcer à entrer dans des idées qui ne sont pas leurs, à se couler, pour ainsi dire, dans une peau étrangère, c’est couper les ailes de leur inspiration, détruire leur originalité, augmenter pour eux les chances, toujours grandes, de non-réussite.

En second lieu, rien n’est plus faux que de prétendre, — comme le fait la note annonçant la nouvelle en question, — que les ouvrages de Dumas s’adaptent, mieux que tous les autres, au cadre de l’Opéra, sont, plus que d’autres, propres à fournir des livrets, à être mis en musique. Nul moins que Dumas n’a eu le tempérament librettisant, operatisant. L’opéra, le lyrisme dramatique, que doit-ce être, manifestement ? Du rêve, du symbolisme. Or, le tempérament de Dumas, c’est l’action, l’action sans trêve, sans repos, sans respiration, à jet continu. C’est-à-dire le contraire, précisément, de l’opéra. Et, s’il n’en était pas ainsi, comment expliquer que lui, Dumas, qui avait un besoin de constamment produire, et sous diverses formes, et qui était doué d’une si prodigieuse facilité de travail, n’ait jamais songé à transformer en opéra un de ses ouvrages ? Mais non, il en tirait des drames mouvementés, rapides, heurtés ; ce qui est matière à drame, n’est point matière à opéra. Il en avait jugé ainsi, et bien jugé.

Veut-on une autre preuve, plus éclatante encore, de cette vérité qui devrait sauter aux yeux ? Nous invoquerons le grand témoignage de Richard Wagner. Peut-on recourir à une autorité plus haute ? C’est à lui, bien évidemment, qu’il faut toujours revenir, en matière de drame lyrique.

Qu’on se rappelle les sujets par lui choisis pour composer ses œuvres. Le Vaisseau-fantôme, Tannhæuser, Lohengrin, la Tétralogie, Parsifal. Tous sujets plus ou moins féeriques, fantastiques, miraculeux, enchantés, symboliques, mythiques. Et Tristan (N’est-ce pas un long rêve, une longue extase ? Dans Alexandre Dumas, où est le mythe, où est le symbole ? où l’extase ? où la féerie ?

Vainement objecterait-on que le dramaturge de Bayreuth a fait, Allemand, pour l’Allemagne, une œuvre unique, et qu’on ne peut, qu’on ne doit pas imiter. Il n’est, ici, pas question d’imiter Wagner ; mais de profiter de son labeur, et de tirer de ses ouvrages, des doctrines, des théories applicables, en les modifiant, au génie particulier de chaque peuple.

Or, ce serait, en France, les modifier un peu trop profondément, que de vouloir, comme veulent MM. Ritt et Gailhard, en prendre exactement le contre-pied.

Gramont.

La religion de Richard Wagner et la religion du Comte Léon TolstoïLXXV §

… Pour n’avoir pas chanté la Région où Vivre.
Stéphane Mallarmé

 

Deux fois, durant ce siècle, un étrange phénomène a été produit — d’abdication artistique.

En 1864, Richard Wagner avait compris de quelle plus haute perfection était capable, maintenant, la forme musicale ; et il avait réalisé cette perfection. Il avait écrit la Lettre sur la Musique, où est exposée la théorie du Drame, du Drame créant, complète et réelle, l’Émotion. Il avait écrit Tristan et Isolde, œuvre d’achevée psychologie musicale, qui reste, — et, longtemps, restera — l’exemplaire ultime du pouvoir musical moderne. Il avait ébauché des autres drames réalistes, Siegfried, la Walkure. — Et, ayant élevé l’Art au degré suprême, Richard Wagner, ensuite, renonça l’Art. Il commença s’occuper à la Religion, écrivit le traité religieux Religion et Art39, et cette œuvre musicale religieuse, — non déjà artistique, — Parsifal.

En 1878, le comte Léon Tolstoï avait compris de quelle plus haute perfection était capable, maintenant, la forme littéraire ; et il avait réalisé cette perfection. Il avait écrit Enfance, Adolescence, Jeunesse, Trois Morts, Guerre et Paix40, romans de complet et dernier Réalisme. Il avait écrit anna Karénin, œuvre supérieure à toutes les œuvres littéraires, non moins qu’aux œuvres musicales est Tristan et Isolde, — œuvre créant la plus grande somme de Vie que peut — et pourra, longtemps — créer la Prose, comme en Tristan est créée la plus grande somme de Vie que notre Musique peut créer. Il avait ébauché un autre roman réaliste41 l’avait, à demi, publié. — Et, ayant, au degré suprême, élevé l’Art, le comte Léon Tolstoï, ensuite, renonça l’Art. Il s’occupe, seulement, à la Religion, condamne et détruit son œuvre littéraire, écrit le traité religieux : Ma Religion42, prépare un livre de controverse religieuse, traduit les Évangiles43

À inspirer cette double conversion, prodigieuse, quelles circonstances furent, quels mouvements intérieurs des pensées ? Question inévitable ; hélas ! vaine. Nous ignorons entièrement, la vie de Wagner, et la vie de Tolstoï44 ; Et les deux artistes nous sont trop étrangers, trop lointains. À peine, dans les œuvres connues, quelques présages du possible changement prochain. Des autres raisons — bien incertaines — nous apparaissent : en Wagner, l’influence de Schopenhauer, la native disposition aux théories, le besoin de former au Drame Idéal un Public Idéal : en Tolstoï, l’aspiration slave vers le certain, le nihilisme environnant. Mais c’est, d’avantage, en les deux, la contemplation incessante (et, parce que seuls ils l’exercent, plus troublante) des vives âmes, les lois psychiques perçues, et menant au souci ce leurs aboutissements métaphysiques. Ainsi le seul romancier antérieur, Stendhal, ayant assisté à l’enchaînement ces phénomènes spirituels, avait, très-tôt, senti l’inquiétude des raisons premières. Mais l’éducation française — et du léger siècle — rendit sa métaphysique fort simple, aisément explicable dans la forme, encore, du Roman. Stendhal était demeuré un Artiste. Il avait dressé, vivantes, des âmes qui créaient leur vie, sous le motif unique du plaisir ; et des âmes choisies, qui éprouvaient le seul plaisir — désintéressé — du conscient Orgueil. Wagner et Tolstoï, non autrement, furent poussés par la vision psychologique à la vision métaphysique. Mais un poids étrangement pesant, une hérédité d’angoisses mentales, ont secoué et transformé leur esprit, au contact du problème nouveau. Ils ont quitté l’Art, afin que pleinement les émût ce seul pourquoi philosophique. C’est la hantise de l’Idée fatale, qu’amène un nécessaire Hasard, et qui, sitôt, monte, et qui monte.

De cette conversion les raisons furent-elles autres ? Tous l’ignorons. Mais, au vrai, cette question, inévitable, nous tourmente peu. Les œuvres religieuses, que ces faits inconnus préparèrent les œuvres nous sont données : chacun pourra, les ayant vécues, se créer, ensuite, ces faits, revivre l’âme de Wagner et l’âme de Tolstoï. La seule biographie n’est elle pas le Roman, qui, avec le secours des documents certains, reconstruit, entière et plus réelle, la Vie ?

 

Lisons les œuvres données, sagement, et les méditons. Énorme nous paraîtra, d’abord, la différence des doctrines.

Le livre du comte Tolstoï, Ma Religion, est une explication nouvelle des Évangiles, purement et seulement chrétienne. Elle nous fait voir les textes premiers, leur sens véritable, comment les paroles de Jésus furent, après lui, déformées. Elle nous engage à devenir chrétiens, opposant toujours aux préceptes mauvais, la doctrine, seule et textuelle, de Jésus. Elle condamne, par cette doctrine même, les modernes théories philosophiques, les pessimistes, surtout, « qui demandent à la vie ce qu’elle ne peut donner » (p. 124).

Les écrits religieux de Wagner, Beethoven, Religion et art sont de pure dialectique rationnelle. Le christianisme y est montré pareil aux religions hindoues, tenant une égale part de la Vérité. Les paroles de Jésus, rarement citées, montrées, plutôt, de vagues symboles, n’ont plus une autorité décisive. Et les théories philosophiques, précisément, dominent ; et domine, entre elles, le Pessimisme de la Volonté Absolue, invoqué toujours. Le livre de Tolstoï est la réfutation de Schopenhauer par le dogme évangélique : les écrits de Wagner sont l’adaptation à la Morale et à l’Art des dogmes même de Schopenhauer.

Sur les pratiques questions de la Morale, de l’Art, égale paraît la différence.

Tolstoï veut la fin des gouvernements, des patries, des lois sociales, des propriétés ; il veut, encore, la fin de l’Art. Wagner condamne, sévèrement, les utopies du socialisme germanique ; et c’est à l’Art qu’il confie la tâche d’éclairer les hommes, la tâche suprême de Rédemption.

Tolstoï résume les devoirs moraux en cinq commandements ; n’être à nul irrité ; ne commettre point l’adultère ; ne prêter, jamais, des serments ; ne point résister aux méchants ; ne point haïr ou traiter mal les hommes d’étrangères nations. La morale de Wagner est, toute, en ces autres commandements ; compâtir, épargner aux animaux, être tempérant, renoncer l’amour sexuel.

Doctrines diverses, diverses conclusions. Telles paraissent les deux œuvres, — lues, comme dans ce pays nous lisons, vivement, et d’apparence. Un trait commun, hélas ! seul : la puérilité, un peu égayante, de ces préceptes, qui nous devaient, sûrement, conduire à la bienheureuse Rédemption. Ne point jurer le serment, ne point manger la viande des animaux, et vaincre, ainsi, éternellement, l’épouvantable Mal ! Combien plus hautes et sérieuses, et utiles, les recommandations morales, dans le moins coûteux de nos Manuels Civiques !

Il est bon que méditent les Allemands et les Slaves, afin que nous rions. Et nous redevenons graves, malgré tout. Il nous souvient que Wagner et Tolstoï s’adressaient à Nous, à Nous voulaient donner le Bonheur, et nous nous rassurons, pensant que leurs livres, du moins, trop ridicules, ne sont point dangereux.

II

C’est que Wagner et Tolstoï nous ont adressé leurs écrits, à tous les hommes, mais ne les ont point destinés à notre spéciale façon gauloise de lecture. Ils ont voulu leurs œuvres lues sagement, lues par nous avec un désir de les penser à notre tour, non avec la vaine envie, commune, de critiquer et de railler.

Ayons, à relire leurs écrits, une sagesse telle. Avant de juger les théories énoncées, recréons-les entièrement, de notre création personnelle, mettant les pensées au point de notre spéciale intelligence. Imaginons, lisant les traités de Wagner, que cet homme, volontiers, usait de symboles, était peu apte, aussi, à la nette expression des détails pratiques. Imaginons, lisant le livre de Tolstoï, que cet homme est un logicien, un psychologue, ami des formules littérales, parfois trop précises. Et les œuvres, ainsi relues, nous apparaîtront nouvelles. Nous remplacerons telle phrase, telle page, par ce que nous aurions, nous-mêmes, écrit, ayant, au fond, la même pensée. Nous comprendrons l’ordre, d’abord inexplicable, de chapitres, où les transitions ne sont point ce que nous les aurions faites. Nous détruirons, ailleurs, l’ordre suivi, afin d’avoir plus nôtre, et plus exacte, l’Idée de l’auteur. Alors nous recréerons ces œuvres ; alors nous les pourrons juger. Et les différences dans les doctrines, qui, tout à l’heure nous frappaient, s’évanouiront ; nous percevrons, sous la diversité des formes et des expressions, l’absolue identité des notions. Et sous les apparences métaphysiques ou religieuses, nous percevrons le vrai sens des livres, un sens tout positif, d’universelle portée morale.

Cette ressemblance, en effet, domine : Tolstoï et Wagner, également, s’occupent à une religion tout positive et empirique, et à la même religion.

D’abord, les allures théologiques chrétiennes de Tolstoï laisseront voir, s’écartant, une absolue indifférence de toute théologie comme de tout christianisme. Par des commentaires du texte évangélique son livre débute, et se continue : mais l’autorité de Jésus est secondaire, le résultat d’une antérieure théorie personnelle. La doctrine de Tolstoï ne vaut nullement, pour lui, comme étant celle de Jésus. Elle est la vérité, parce qu’elle s’accorde pleinement à la seule théorie possible du bonheur. La Foi, dit-il, ne doit pas être la foi en quelque force extérieure, mais le sincère désir du salut, le désir qui donne le salut. Et Tolstoï a repris la doctrine de Jésus, parce que Jésus a compris, jadis, ce qui, à nos méditations modernes, apparaît la Vérité.

 

La doctrine de Jésus-Christ est la doctrine de la vérité. C’est pourquoi la foi en Christ n’est pas la croyance en un système sur la personne de Jésus, mais la connaissance de la vérité. On ne peut persuader personne de croire à la doctrine du Christ, on ne peut stimuler personne par aucune promesse à la pratiquer. Quiconque comprend la doctrine du Christ aura foi en Lui, parce que cette doctrine est la vérité. Et quiconque connaît la vérité, indispensable à son bonheur, ne peut pas ne pas y croire ; c’est pourquoi un homme qui a compris qu’il se noie ne peut pas ne pas saisir la corde du salut. Aussi la question : Comment faire pour croire ? est une question qui témoigne que l’on n’a pas compris la doctrine de Jésus-Christ (p. 175).

Qu’était donc Jésus ? Le Fils de Dieu ? Sans cesse Tolstoï nous montre cette question indifférente à la compréhension — à l’adoption — de la doctrine chrétienne.

Mais alors, Jésus qu’enseigne-t-il ? D’après l’Église, il enseigne qu’il est la seconde personne de la Trinité, fils de Dieu le Père, qu’il est descendu sur la terre pour racheter par sa mort le péché d’Adam. Cependant, quiconque a lu les Évangiles sait que Jésus n’y dit rien de semblable ou parle très vaguement à ce sujet. Admettons que nous ne savons pas lire et que cela s’y trouve. Dans tous les cas, les passages où Jésus affirme qu’il est la seconde personne de la Trinité et qu’il rachète les péchés de l’humanité forment la partie la plus minime et la moins claire de l’Évangile.

En quoi consiste donc tout le reste de la doctrine de Jésus ? Impossible de nier, et tous les chrétiens l’ont toujours reconnu, que la doctrine de Jésus règle en substance la vie des hommes, leur enseigne comment ils doivent vivre en commun (p. 62).

 

Et l’indifférence de Tolstoï à l’autorité théologique de Jésus éclate, mieux qu’en tout le livre, en cette phrase, de merveilleuse clarté :

C’est terrible à dire, mais il me paraît que si la doctrine de Jésus et celle de l’Église qui a poussé dessus n’avaient jamais existé, — ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens auraient été beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine de Jésus, c’est-à-dire de la doctrine rationnelle qui enseigne le vrai bien de la vie (p. 178).

Tolstoï expose sa doctrine, dit Sa religion, heureux, seulement, de ce qu’elle ait été déjà, avant lui, exposée. Il donne à son livre l’aspect d’un commentaire théologique, parce qu’il aime mieux être utile à beaucoup que paraître original45.

Le pessimisme de Richard Wagner n’est point davantage un pessimisme. Peu soucieux, aussi, de la méprisable gloire, il rattache constamment sa doctrine à la philosophie de Schopenhauer, en reconnaissance d’une extraordinaire admiration. Mais, sous la terminologie pessimiste, l’écrit Religion et Art, l’écrit sur Beethoven, avec de nécessaires contradictions apparentes, reposent, exactement, sur les notions inverses du pessimisme allemand. Nous avons dit, en cette revue46, l’explication profondément optimiste qu’il donne à la vie. Nous pourrions faire voir, encore, dans Religion et Art, la réfutation des théories sur la Méchante Volonté. D’après Wagner, l’Univers, que nous croyons formé d’êtres multiples, est, dans la réalité, simple et un. Mais son Unité est bonne, sainte, non funeste comme pour Schopenhauer ; le but de notre vie est, précisément, réaliser cette Unité bienheureuse ; la réaliser, — la reconstruire, plutôt : car le Mal, qui était, pour Schopenhauer, le lot originel et constant, le Mal paraît à Wagner l’effet d’une volontaire décadence, un état anormal et que nous pouvons finir.

L’acceptation de cette décadence humaine, quelque contradictoire qu’elle paraisse avec l’idée d’un progrès continu, semble pourtant la seule qui puisse nous donner une espérance fondée. La conception dite pessimiste du monde ne doit nous sembler ici justifiée qu’à condition que nous supposions qu’elle se fende sur la critique de l’homme historique ; et elle subirait certainement de nombreuses modifications, si nous connaissions l’homme préhistorique suffisamment pour conclure des éléments de sa nature primitive à la décadence dans laquelle il est tombé par la suite, décadence qui ne résultait pas nécessairement de sa nature même. (Religion et Art.)

Wagner n’est point le disciple de Schopenhauer, mais du Christ : et le Christ de Wagner est, exactement, celui de Tolstoï47. La partie théologique des Évangiles lui est un symbole ; seule est chrétienne la doctrine morale de Jésus, et parce qu’elle dit la Rationnelle Vérité.

De temps en temps, se sont élevés des hommes, qui ont constaté que le monde souffrait d’une maladie le maintenant dans un état de décadence croissante… Et, parmi les plus pauvres et les plus méprisés, apparut le Sauveur, qui enseigne le chemin de la guérison non plus par des doctrines, mais par des exemples (R. et A )

La Vérité est conforme à la doctrine de Jésus : Tolstoï et Wagner sont, ainsi, chrétiens. Et tous deux attribuent aux mêmes raisons la corruption, par tous deux sentie, du Christianisme. Les religions antérieures, dont Jésus détruisait les dogmes, la religion Juive, surtout, ont vite étouffé l’enseignement du Christ, reprenant leur influence par le maintien des illusoires notions qu’elles avaient, jadis, données, et qu’elles ravivaient. Jésus avait abrogé la Loi Juive, mais cette Loi avait laissé aux âmes une vieille empreinte, bientôt reparue.

La Loi et les Prophètes (la Loi Juive) ont duré jusque Jean ; Jésus les abroge, ne gardant d’eux qu’un précepte : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux point t’être fait : c’est toute la Loi et les Prophètes (Luc). Et Jésus remplace à la Loi Juive la Loi Éternelle du vrai ; mais l’Église chrétienne a repris la Loi Juive, et la doctrine de Jésus a été annulée (Ma Religion. p. 55-60).

De même, Wagner montre la doctrine chrétienne disparaissante sous le retour de la cruelle Loi Judaïque :

Il semble que les Juifs aient cru pouvoir négliger cette participation de leur dieu au gouvernement du monde, puisque, d’un autre côté, ils avaient gagné de participer à la religion chrétienne, qui paraissait très propre à leur livrer, dans le cours des temps, sa civilisation avec tous ses éléments de supériorité ; car le miraculeux point de départ était historiquement donné : dans un coin de la Galilée, Jésus de Nazareth était né. Au lieu de voir dans cette basse origine une preuve de ce fait, que la naissance du Rédempteur des pauvres ne trouverait aucune place chez les nations civilisées qui régnaient alors, mais que cette Galilée, que seul le mépris des Juifs distinguait, avait pu être choisie, à cause même de son abaissement apparent, pour le berceau de la nouvelle foi, — et les premiers croyants, les bergers et les paysans, aveuglément soumis aux lois juives, crurent pouvoir prouver que le Sauveur se rattachait, par son origine à la race royale de David, comme pour excuser sa téméraire sortie contre la loi hébraïque. Qu’il soit douteux que Jésus ait même jamais été de la race juive, puisque les Galiléens étaient méprisés précisément à propos de leur origine hébraïque, c’est une question que nous abandonnons volontiers, comme d’ailleurs tout ce qui concerne l’apparition historique du Sauveur, à l’historien qui, de son côté, déclare qu’il n’y a rien à entreprendre contre un Jésus sans péché. Il nous suffira, de dégager la ruine de la religion chrétienne de la mixtion de judaïsme dans la formation de ses dogmes. (R. et A.)

Ainsi la religion de Wagner et la religion de Tolstoï, pareillement, sont chrétiennes ; mais opposées à tous les enseignements de l’Église chrétienne. Ces religions sont-elles donc athées, interdisantes de toute croyance religieuse ? Elles sont désintéressées de telles croyances, parce qu’elles sont des religions purement morales et positives. Mais elles laissent intactes, à leur côté, les théologies, comme les métaphysiques.

Dans un prestigieux chapitre, Tolstoï appelle à sa religion chrétienne les hommes de tous les cultes. Il admet, et accepte, toutes les révélations. Êtes-vous de quelque confession chrétienne ? Jésus approuve et admire votre croyance ; mais il vous offre le moyen de vivre heureux, et votre croyance n’importe pas à ce qu’il vous offre. Êtes-vous matérialiste, évolutionniste ? Jésus, encore, vous en félicite, mais il vous parle ensuite de votre bonheur pratique et terrestre ; et vous pouvez suivre sa doctrine sans perdre vos métaphysiques illusions. Êtes-vous mahométan, ou bouddhiste, ou mormon ? Jésus vous exhorte à tenir votre foi ; mais il ne s’inquiète point d’elle, non plus que de votre métier. Sa religion traite des tout autres problèmes (p. 242-250).

 

La doctrine de Jésus ne peut contrarier en aucune façon les hommes de notre siècle sur leur manière d’envisager le monde ; elle est d’avance d’accord avec leur métaphysique, mais elle leur donne ce qu’ils n’ont pas, ce qui leur est indispensable et ce qu’ils cherchent : elle leur donne le chemin de la vie, non pas un chemin inconnu, mais un chemin exploré et familier à chacun (p. 242).

La religion de Wagner admet, également, toutes les croyances et tous les cultes. Tous sont des symboles, tous ont un même sens, la direction de notre vie humaine au bonheur.

Une morale rationnelle : c’est la seule religion, pour Wagner et pour Tolstoï. Non une morale spéculative, fondée sur quelque destination surnaturelle ; non une morale conduisant à la réalisation d’un mystérieux impératif catégorique : car tout cela est théologie. Une morale du bonheur humain, et non superficielle ou casuistique, mais reposée à la nature même de l’Humaine Vie.

Et cette Religion qui nous doit sauver, la devons-nous rétablir avec ses rites et ses symboles ? Aurions-nous besoin de toute l’ornementation allégorique avec laquelle, jusque aujourd’hui, toutes les religions ont été défigurées ? Ayons donc devant nous la Vie, dans sa réalité (R. et A.).

 

La doctrine de Jésus, dit Tolstoï, a un seul but : donner à l’homme le royaume de Dieu, c’est-à-dire le bonheur et la paix (p. 110). Elle enseigne, seulement, aux hommes comment il faut vivre pour être heureux (p. 114). Elle nous fournit, uniquement, un moyen rationnel d’améliorer notre vie par nos propres forces (p. 124). Sans cesse, en chaque page, Tolstoï affirme que la religion se doit occuper exclusivement à nous donner le bonheur.

Et ce bonheur est possible, naturel, aisé ; nous le pouvons acquérir dans le monde présent. Tolstoï explique que sa religion, donnant le bonheur, est toujours d’application facile. Comprenons seulement où est le bonheur ; et, par un déterminisme nécessaire, nous atteindrons le bonheur. Comprenons la vanité de cette existence éternelle d’outre-tombe, que nous promettent les dogmes déchus. La vie éternelle, infinie, qu’annonce Jésus est la vie de ce monde, si nous la voulons arracher aux limites des personnes et des intérêts. Chassons les héréditaires fantômes qui nous font, depuis des siècles, mépriser cette notre vie, au nom de vaines et dégradantes vies ultérieures. Comprenons où est le bonheur, et nous atteindrons le bonheur.

« Ayons donc devant nous la vie, dans sa réalité : et ce sera toute la religion, et nous rachèterons le bonheur naturel, dit Wagner. »

Où donc est ce bonheur ? Quelle est la réalité de la vie ? À renoncer l’égoïste opposition des vivants, à nous faire la partie vivante de l’Unique Vie. Tolstoï et Wagner donnent à ce problème cette solution.

Le chapitre dixième de Ma Religion dit le sens véritable de la vie. La vie égoïste, mondaine, la vie des intérêts et des luttes, évidemment, n’est point la vie réelle, puisqu’elle se termine par la mort. Nous passons cette vie à bâtir la vaine tour de notre prospérité, qui, jamais, ne peut être construite. Aussi Jésus nous met-il en garde de la mort : « Soyez prêts : ayez joui votre joie, lorsque la fin viendra ». Mais plutôt : « Supprimez cette fin, par la fusion de votre existence dans l’universelle existence. »

La morale de Wagner met le seul bonheur dans le renoncement. Éloignons-nous des passions mondaines : « constatons l’unité de tous les êtres vivants, et comment notre perception sensible nous égare, nous représentant cette unité comme une pluralité insaisissable et comme une variété multiple. » Beethoven est le Mage Divin, parce qu’il a vu l’Unité profonde de l’Être sous la diversité des apparences. Parsifal se rachète, et rachète les hommes par le renoncement. Renonçons les erreurs, le néant de l’existence individuelle. Chassons les fantômes qui nous hallucinent, les désirs égoïstes et maudits : « Fort est le Désir ; mais plus puissante la Résistance48 », chantaient dans le saint temple les chevaliers, célébrant la décisive victoire. Et jouissons la prodigieuse joie du Compatir, qui nous fond dans l’éternel Un, nous donne, éternelle, la Béatitude.

Comprenons la vie et ce que nous sommes. Dans l’Unité qui seule est, vivons la seule vie. Renonçons les égoïsmes, nullement à la fin de nous anéantir, non par une pessimiste résignation, mais parce qu’en le renoncement est le suprême bonheur et notre naturelle destination.

Nous avons vu Tolstoï et Wagner amenés, par de mêmes raisons, à la même doctrine morale. Que nous importent, maintenant, les différences dans les préceptes particuliers fondés sur cette doctrine ? Ne les voyons-nous pas nécessairement superficielles, et que, sous elles, doit être une égale conception de la vie pratique ? Le bonheur est dans le renoncement ; mais nous devons renoncer non point telle occupation ou telle autre — renoncer nos désirs mondains, les désirs — en chacun divers — de nos âmes. Le moraliste ne peut pas chercher une indication plus précise du devoir commun : à peine, ensuite, ranger, dans une formule générale, les désirs les plus fréquents autour de lui.

Ainsi, Wagner et Tolstoï, forcés à des règles détaillées du renoncement, les donnent différentes, suivant la différence de leur race et de leur esprit, et la différence des désirs égarant leurs paroles, dans le vain rêve cruel de la vie égoïste. Et ces préceptes nous apparaissent nullement puérils, de suprême sens, exprimant un même principe merveilleux. Aux Allemands, Wagner recommande qu’ils renoncent le mauvais désir des nourritures animales, l’intempérance, l’isolement des efforts et des travaux. Tolstoï enseigne aux Slaves le renoncement des orgueils sociaux, des violences, des haines nationales.

D’ailleurs, ces différences, encore, s’atténuent, si nous lisons les deux livres avec l’intelligence entière de leur sens véritable.

La forme du renoncement, l’unique, est, dit Wagner, la Compassion. Chaque homme doit se faire Tous, élargir son âme à vivre toutes les âmes. Et Tolstoï nous montre le bonheur, seulement, dans la fusion de notre vie avec la commune Vie. Il nous dit fils de l’Homme — membres de l’Homme, plutôt — éléments de l’Organisme total.

Jésus oppose à la vie personnelle non la vie d’outre-tombe, mais la vie commune qui se fond avec la vie présente, passée et future de toute l’Humanité.

Cette vie commune est le travail de chacun pour tous, la Compassion Agissante :

Chaque individu, pris séparément, aura la vie la plus heureuse, s’il a compris sa vocation, qui consiste à ne point exiger qu’on le serve, mais à travailler toute sa vie pour les autres, à donner sa vie comme rançon pour tous.

Vivons la vie de Tous, devenons l’Humanité : cette règle Wagnérienne explique, seule, les cinq prétextes moraux que donne Tolstoï aux curieux de la joie.

D’abord, nous devons renoncer la colère aux hommes, qui nous sépare d’eux. Nous devons renoncer l’orgueil égoïste, l’orgueil humiliant des titres et des rangs. Et Wagner, aussi, nous enseigne vaincre les orgueils : les animaux nous doivent être sacrés, parce que, les traitant mal, nous affirmons notre vaine supériorité égoïste. Heureux est, seul, le Pur Simple, qui s’ignore plus humble.

Le second désir mauvais est le désir de la femme, parce qu’il nous sépare de tous, nous fait sentir, plus forte, notre personne individuelle. Nous devons renoncer le besoin sexuel, ne point commettre l’adultère, moins pour ne pas faire tort au prochain que pour nous éviter à nous-mêmes les soucis qui naissent de ces besoins. Nous devons nous accoupler à la femme dans l’union décisive, indissoluble, afin que nous perdions à jamais le désir de la femme. Ne renvoie point ton épouse, disait Jésus, parce que tu deviendrais « libertin ».

Le renoncement de la femme par le mariage c’est, encore, la doctrine de Wagner. Parsifal connaît, compatit, et sauve — et devient heureux — parce qu’il vainc le mauvais désir charnel. Mais Parsifal est père de Lohengrin, accomplit, comme tous le devons, la fonction génitrice. Ne renonçons point les actes, qui sont nuls, qui indiffèrent : renonçons les Désirs, et naîtra la Joie.

La troisième tentation funeste est, dit Tolstoï, le serment. Nous ne devons point jurer, engager notre vie prochaine, afin que nous renoncions, après le désir du Commandement, le désir, encore, de la Servitude. Ne mettons point notre vie dans l’engrenage fatale des choses extérieures, dit Wagner.

La quatrième tentation est le désir de résister à la violence par la violence. Nous devons tendre la joue, non pour souffrir, mais parce que le mal est inévitable, et nos efforts vains, si nous ne devenons indifférents à la violence. Jésus ne dit point : souffrez, créez-vous des douleurs. Il dit : pour détruire en vous toute douleur, renoncez la foi en l’existence individuelle, mettez plus haut le bonheur. Et Wagner nous montre la folie de toute résistance : agir au dehors, c’est affirmer la volonté personnelle, fausse et meurtrière. L’homme doit renoncer les apparences extérieures.

Enfin, la tentation dernière est l’orgueil national, la distinction des races et des cultes. Renonçons le patriotisme insensé, qui produit les guerres et les massacres.

Certainement, dit Wagner, ce n’est point Jésus-Christ, le Rédempteur, qui a ordonné à un Maître de faire prêcher des aumôniers devant des régiments rangés en bataille. Mais, en Le nommant, les souverains pensent, assurément à Jéhovah, à Jahveh, à Elohim, qui haïssait tous les autres dieux, et voulait les savoir soumis par son peuple fidèle (R. et A.).

Identité du principe religieux, identité de la doctrine morale, identité des préceptes déontologiques. Identité profonde, encore, dans telles menues prescriptions secondaires. Wagner, par exemple, admet expressément, entre les éléments du bonheur, ces choses que recommande Tolstoï : la vie naturelle, et dans la nature : le travail ; le commerce libre et affectueux avec les hommes ; la santé physique.

L’homme, faute de comprendre la vie, souffre et dépérit. Par suite d’une nourriture qui ne convient pas à sa nature, il tombe en des maladies que nous observons chez lui seul. Il n’arrive pas à son âge naturel, et n’a pas une mort douce ; mais il est précipité à travers des misères morales et des souffrances physiques qu’il est seul à connaître (R. et A.).

Le renoncement doit produire, dans le monde nouveau, un état social nouveau. Tolstoï et Wagner l’ont également compris.

Tolstoï veut la suppression des gouvernements, la suppression des Eglises, la suppression des tribunaux publics et privés, la suppression des armées, la suppression du capital économique, l’universel prolétariat de la fraternité. Mais il veut ces réformes volontairement faites par le joyeux accord des intelligences, et répugne, évidemment, le socialisme de la force.

Wagner, pour mille diverses raisons, n’expose point son idéal social avec une pareille netteté. Mais il condamne plus discrètement l’inégalité des conditions humaines. Proscrivant la guerre et les haines patriotiques, et toute violence, il ne peut être favorable au maintien des armées et des tribunaux. Ennemi aux utopiques théories socialistes contemporaines, fondées, plus étrangement que tous les systèmes sociaux, sur la force, il admet cependant un socialisme plus rationnel et plus chrétien.

Néanmoins on pourrait, et cela pour de puissants motifs intérieurs, regarder le socialisme contemporain comme très digne d’être pris en considération par notre société civile, aussitôt qu’il formerait une alliance étroite avec les trois associations mentionnées plus haut, celle des végétariens, celle pour la protection des animaux et la société de tempérance. Ce qui semble jusqu’à présent n’avoir été entrepris par les fondateurs de ces associations que par un calcul de prudence repose, en grande partie inconsciemment, sur une base que nous appelons sans honte une conscience religieuse : l’aigreur même de l’ouvrier qui produit ce qu’il y a de plus utile, pour en retirer pour lui-même les avantages relativement les moindres, renferme une constatation de l’immoralité profonde de notre civilisation, que ses défenseurs ne peuvent repousser qu’à l’aide de sophismes véritablement ridicules : car s’il est vrai que la richesse ne fait pas le bonheur, celui-là seul qui est dépourvu de tout sentiment oserait nier que la pauvreté fait le malheur (R. et A.).

Reste le désaccord incontestable des deux philosophes sur le rôle de l’Art. Les déclarations de Tolstoï sont formelles : il condamne toutes les œuvres artistiques comme toute civilisation. L’homme, pour être heureux, doit renoncer, plus que tous les autres désirs, le vain désir égoïste des jouissances esthétiques. Il doit ignorer les romans, les drames, les occupations d’affinement intellectuel. Wagner, dans Religîon et Art, montre, au contraire, que le salut viendra aux hommes par l’Art, qui expliquera la vérité, chassera des âmes le funeste aveuglement.

Mais cet Art que Wagner admet et qu’il nous a donné, ce n’est point l’Art véritable, désintéressé de toute tendance à l’utilité. La pièce de fête, Parsifal, n’est plus un drame d’art pur, comme était Tristan et Isolde. L’Art que promet Wagner doit enseigner la vérité, n’a de valeur que celle d’un précepte. Et nous retrouvons encore, ici, avec la différence des moyens proposés, l’identité des objets voulus. Tolstoï a condamné l’Art ; mais il a écrit ces livres de religion et de morale, des contes même pour le peuple. Ce qu’il a espéré faire par de tels traités, confiant à l’universel pouvoir de la seule raison, Wagner l’a cru possible, seulement, par des œuvres de forme artistique. L’écrit Religion et Art révèle la vérité aux penseurs. Parsifal la doit révéler aux ignorants. Tolstoï suppose tous les hommes capables de comprendre pareillement la vérité qui les sauve ; et son livre, s’adressant à tous, vaut pour lui ce que valaient, pour Wagner, ses écrits et ses derniers drames.

L’Art est mauvais s’il reste seulement un Art ; l’Art est sacré, s’il est un moyen à nous faire chercher notre bonheur.

Ainsi le parallèle s’achève, montrant, complète et profonde, chez les deux philosophes, l’accordance des théories.

Voulons-nous, maintenant, résumer ces deux enseignements pareils ? Wagner et Tolstoï nous donnent encore le tableau de ce que serait le Sage, réalisant son bonheur.

Que ses parents aient été, jadis, les nobles princes, ou les serfs des glèbes, le Sage mènera la vie de sagesse, la seule vie de l’Homme. Dans les champs, entre les forêts qui protègent et les plaines fertiles qui nourrissent, il habitera, sain, fort, joyeux. Autour de lui germera l’immense nature, fournissant aux fatals besoins physiques le trésor des aliments végétaux. Le simple vêtement qui le couvrira lui sera un abri des froidures et des pluies, non l’entrave douloureuse de ses membres. Une femme, autrefois choisie, apaisera son besoin sexuel, et lui donnera, encore, la nichée bénie des enfants, moëlle de sa moëlle, et vie de sa vie. Auprès, il verra les hommes, librement pareils ; avec eux il fera les tâches salutaires, partageant le travail commun pour le commun bonheur : le travail facile des moissons, des bâtiments, des vêtements.

Tranquille, il aura, en chaque jour, la satisfaction de ses désirs, de tous ses désirs. Il ignorera les inventions funestes, qui créent des besoins inassouvis. Il ignorera les mystères de l’Economie politique, les pernicieux avantages de l’argent, des luxes, des lointains commerces. Il ignorera la passion des droits électoraux ou civiques, des droits judiciaires, et les mairies et les préfectures.

Il restera, toujours, le maître de son bien ; nul serment n’engagera ses actes prochains, nul orgueil ne troublera sa joie. Si quelque ignorant de la vie le vient attaquer, volontiers il cédera à l’irrésistible, offrira sa pauvreté, et, sûr de n’être jamais violenté ou privé de son bonheur, il plaindra seulement la folie du violent, lui enseignera la majeure délice. Et si quelque bizarre cohorte de mascarade, se nommant, sur des papiers, État ou Empire, le contraint à vêtir un costume bariolé, à tuer, ensuite, des hommes inconnus, ses pairs, il refusera cette fatigue incomprise ; il ira, gaiement, en des maisons, où, toujours, lui seront donnés l’aliment et l’asile, regrettant à peine, dans ces prisons, non les champs et les hommes, mais les anciens besoins de ces choses, qu’il aura perdus.

Il mènera la vie bienheureuse de la santé et de la joie. Le travail rustique, l’absence de vains désirs, longtemps, à son corps donnera la santé comme la paix sereine à son âme. Malade, il oubliera les besoins de la santé, éprouvera plus grande la joie de se voir fort et jeune, dans la jeunesse et la vigueur de son fils.

Ainsi, loin des villes meurtrières et des civilisations cruelles, le Sage, par le renoncement de l’égoïsme, aura, incessante, la bienheureuse vie. Il acceptera la mort sans nulle résignation, mais comme un phénomène indifférent, la transformation, seulement, de quelques organes : car l’illusion d’une âme personnelle et isolée, depuis longtemps aura, devant lui, disparu. Il se saura une partie de l’existence infinie, éternelle, de l’Impérissable Vie, une partie inséparable du Tout, un organe insignifiant de l’Humanité Vivante.

Et ce Sage parfaitement heureux, n’est point le vague Sage idéal des rhéteurs stoïciens. Il est le fils possible de notre sang moderne, et le fils prochain, si les néants qui nous aveuglent, enfin se dissipent, éclairant à chacun la sûre et joyeuse voie de son bonheur.

III

Tolstoï et Wagner ont, en des termes divers, dit, pareillement, la doctrine pareille.

La seule Religion, toute la Religion, est à chercher le bonheur, le bonheur immédiat et présent, le bonheur qui s’acquiert par le Renoncement. Le Renoncement s’exerce par la Compassion, répète Wagner : et Tolstoï ajoute : par la Compassion Agissante.

Cependant, sous la profonde parité des théories, nous éprouvons, lisant les deux livres, deux étrangement différentes émotions. Wagner, sans cesse, invoque les désespoirs de Schopenhauer, affirme lointaine et difficile la Rédemption ; et son œuvre, pourtant, nous est plus consolante. Tolstoï fait voir, en chaque page, aisée et prochaine, et doucement légère, la tâche de salut ; mais sa religion nous lamente et navre, comme par la vision ininterrompue d’un néant fatal.

Relisons les écrits, encore : les causes de cette différence nous deviendront manifestes.

C’est, d’abord, que Wagner montre plus volontiers les splendeurs de la théorie, Tolstoï, ses applications pratiques : il nous force ainsi à réfléchir d’avantage sur nous-mêmes, nous ordonne, plus nettement, les détails de notre guérison. L’idéal moral, d’intime séduction, vêt la forme des durs conseils immédiats. Nous voyons la nécessité du choix prochain, et que Nous le devons faire. Alors les mauvais désirs renaissent, nous apparaissant dans leur séculaire pouvoir, tandis que les évoque Tolstoï, pour leur maudire. Saint est le Renoncement, prodigieux le bonheur du Renoncement ; mais renoncer, aussitôt, tous nos désirs, et les attraits de l’Art, et les charmes des précieuses possessions, et les nobiliaires orgueils, et renoncer le sourire, tièdement embaumé, des vierges !

Plus profonde, une autre raison. Tolstoï et Wagner indiquent le Renoncement dans la Compassion. Mais la Compassion est, pour Wagner, le pitoyant amour, l’intime charité des cœurs, souffrant toutes les souffrances. Parsifal est le Sauveur bienheureux parce qu’il a eu pitié aux douleurs d’Amfortas. Et toujours le Maître vous dit : « Aimez, compatissez, élargissez vos âme ; à vivre toutes les âmes ! » Tolstoï, au contraire, nous recommande, sans cesse, la Compassion agissante, la charité pratique des mains, le Travail pour tous, qui, seul, est bon. Contraint à un commentaire rigoureux des Évangiles, il emploie, souvent, les termes Amour et Pitié. Mais il les emploie à regret, et, par des modèles, nous montre quel sens il leur veut donner. Il nous invite à livrer nos corps, à nous faire les serviteurs de l’Humanité : il n’exige pas le dévouement des âmes. Il semble dire : « Évitez les vaines affections, stériles ; faites le bien, à tous le bien ; livrez vos actes, sans fatigue, sans haine, sans colère, — et sans amour ; travaillez à Tous, mais ne chargez pas vos âmes de passions. Et si vos cœurs restent vides, lorsque vos mains seront pleines de faveurs pour les hommes, laissez en paix vos cœurs et remplissez de faveurs pour les hommes, toujours, vos mains ! »

Stériles sont les affections ; funestes, aussi. La doctrine de Tolstoï les devait condamner.

L’Amour est un Désir, le plus funeste de tous nos Désirs. Aimer les hommes, c’est nous séparer des hommes, dans la conscience orgueilleuse de notre Amour. Aimer les hommes, c’est oser, entre eux et nous, un rapport, dont nous restons, toujours le terme premier. L’amour est une promesse de bonheur, disait Stendhal, (hélas ! combien trompeuse et misérable !) Nos amis nous sont une illusoire somme de plaisirs espérés. Et si nous condamnons les attachements aux choses, quel sophisme excusera le pareil attachement aux hommes ?

L’amour est un Désir : il est tous les désirs. Aimer les hommes, c’est absorber leurs âmes en la nôtre, la grandir de toutes les passions : c’est partager de leurs besoins, souffrir leurs souffrances. Et pourquoi les souffrances, ainsi adoptés, nous seraient-elles joyeuses ?

Le Renoncement répugne tous les désirs. Nous devons chasser les besoins naturels et non nécessaires, et les besoins nécessaires, et vider nos âmes. Est-ce donc à la fin de les remplir par des besoins nouveaux ? Ou bien accueillera-t-on la contradictoire idée d’un amour désintéressé (désintéressé du plaisir d’aimer) ; ou niera-t-on que l’amour commun des hommes est la réunion, seulement, de toutes nos affections particulières !

Mais si l’Amour est funeste, pourquoi la Bienfaisance ? Parce qu’elle nous est, d’abord, un sûr abri des violations cruelles. Si vous êtes utile au prochain, dit Tolstoï, le prochain respectera et protégera votre vie : il vous nourrira malade, pour ne perdre point le travail de vos mains. Et la Bienfaisance, encore, n’est-elle point le moyen de nous arracher à la conscience mauvaise de notre moi égoïste ? Par elle, nous échappons au désir, tout occupés dans l’action incessante et normale. Par elle, nous atteignons le seul bonheur, l’ataraxie guérissante. Par elle, nous oublions le besoin pernicieux d’aimer, livrant nos travaux, sans arrêt, dans le sommeil ininterrompu de nos cœurs.

Ainsi la religion du comte Tolstoï s’achève, maudissant à tous les désirs et à toutes les affections. C’est la vieille doctrine d’Épicure : combien plus profonde ? Et cependant son livre nous demeure désolé, comme une moisson fertile et grasse, que n’éclaireraient point les soleils.

C’est que la doctrine d’Épicure doit être complétée par celle de Platon : c’est qu’il est, au Renoncement, une raison suprême, et que Tolstoï ne l’a point dite. Et le Philosophe, Wagner, a compris cette Raison et il l’a dite49.

Notre égoïsme se peut effacer seulement par un supérieur égoïsme. Nous devons mettre dans le monde des Apparences l’Unité, parce que ce monde est l’œuvre de notre Ame, et que Notre Ame la doit compléter.

Seule vit notre Ame ; elle crée, seule, nos visions, et les hommes, et les animaux, et les grandes plaines odorantes. Elle se projette, sans arrêt, en multiples images, rêves que, volontairement, nous rêvons. Mais l’heure est venue où, sous le poids d’une lassitude, nous avons perdu la science de notre pouvoir. Nous avons cru réel ce que nous réalisions ; nous avons accepté l’égalité humiliante du Non-Moi. Et nous sommes devenus les esclaves de nos créatures : car les désirs sont nés qui nous ont attachés aux choses, les besoins fatals, motifs nous contraignant, désormais, à l’assidue création des mêmes Apparences.

L’Univers est l’œuvre de notre Ame, et nous l’avons élevé au-dessus de notre Ame. Nous avons réduit notre Ame aux limites dépendantes du moi personnel, opposé à toute la variété des êtres créés. Et de l’opposition a surgi la Lutte, où nous périssons.

Maintenant, s’éclaire la théorie du Renoncement ; et la religion de Tolstoï nous apparaît, dans sa vérité. Les désirs nous enchaînant à l’Apparence, douloureuse, nous devons chasser les désirs. Notre corps, enlevé par nous au Monde extérieur dont il est une partie, a limité notre Ame ; nous devons rendre au Monde notre corps, le fondre dans l’Unité idéale de l’Univers, afin que nous rendions l’infinie liberté à notre Ame.

À l’Humanité livrons nos mains ; asservissons nos membres au travail régulier, restituons à la Machine que nous créons ce rouage nécessaire. Puis affranchissons notre Ame de tout lien à cette apparence ; renonçons les désirs, vidons nos cœurs de vaines affections ; cessons aimer l’Irréel.

Chassons les désirs actuels, personnels : mais remplissons-nos âmes par d’autres désirs. Car l’Ataraxie n’est point le Bonheur, mais le Néant ; et le bonheur est dans l’Action des âmes. Julien Sorel, aussi, vainc ses désirs, mais par le Désir, supérieur, de la Victoire.

Dressons, sur les débris de tous nos orgueils mauvais, cet orgueil sacré de la Science. « Connaissez la vérité, disait Jésus, et la vérité vous rendra libres. » Et c’est, encore, la doctrine de Wagner.

Beethoven devient le Mage Divin, parce qu’il ressaisit, sous l’Univers des Apparences, la notion de son pouvoir qui produit ces Apparences. Il renonce les désirs égoïstes, parce qu’il a vu la vanité des humiliants égoïsmes. Mais il ne s’abime point, comme le Sage de Tolstoï, dans l’inactive ataraxie. Au-dessus des Apparences mauvaises, il crée d’autres Apparences, l’Univers radieux de sa Divine fantaisie50.

Et nous, reprenons la science bénie, qui nous va délivrer ! Connaissons nous l’Etre supérieur, et que nos visions ne sont que visions. Mais, avant su notre Pouvoir, usons notre Pouvoir. Abandonnons au monde des Apparences nos corps qui sont apparence. Mais créons l’apparence supérieure de l’art. Dans l’Art est le salut. L’Art est la Rédemption et la Joie. Projetons des autres images, soyons des autres âmes, et à jamais, dans l’Eternité de l’Unique Essence, Chantons, joyeusement, la Région ou Vivre.

Teodor de Wyzewa

L’Or du Rhein, Das Rheingold
Traduction française littérale de la première scène. §

NOTE

Ceci est un essai de traduction littérale.

Il y a deux systèmes de traduire : la traduction vulgarisatrice et la traduction littérale.

Assimiler une œuvre étrangère au génie de ses compatriotes ; la montrer claire ; l’expliquer en même temps que la traduire ; la rendre aisément intelligible ; de spécialement allemande la faire française : cela servira pour une très grande expansion de l’œuvre. — Conserver à l’œuvre son caractère national, historique et idiomatique ; lui laisser ses qualités étranges ou répulsives : négliger le souci de tout éclaircissement, — toute amélioration ; traduire simplement le mot par le mot ; rester allemand avec des mots français, garder en les phrases françaises l’œuvre allemande : cela à quelques uns servira pour pénétrer en l’œuvre.

Les œuvres de Richard Wagner nous doivent être traduites sous les deux systèmes.

La traduction vulgarisatrice sera dans quelques années achevée : Tristan, les Maîtres, la Tétralogie, Parsifal seront des poèmes français, que liront les Français, qui seront chantés en les théâtres français, et par lesquels largement sera répandue dans le public français la gloire Wagnérienne. M. Wilder donne la perfection de la traduction vulgarisatrice : sa traduction est exacte de sens ; elle est écrite littérairement ; elle est claire, tellement que les Allemands qui ne comprendront point des vers de la Walkure en chercheront l’intelligence en la Valkyrie ; au lieu des mots inusités, inventés ou renouvelés, du texte allemand, les mots sont ordinaires ; la grammaire, traditionnellement correcte, n’a rien des insolites complications de la grammaire Wagnérienne ; la métrique Wagnérienne est abandonnée pour l’usuelle versification des poèmes dramatiques français, — le vers rimé (nécessaire à une œuvre populaire), non allitéré, coupé selon le goût français non correspondamment au vers allemand ; c’est une francisation de ces œuvres formidablement différentes, une simplification d’elles qui les popularisera et, éminemment, une vulgarisation.

Mais cette traduction ne suffit pas : à la foule, aux théâtres, au grand public elle est bonne, et admirable ; à ceux qui souhaitent une intime connaissance de l’œuvre Wagnérienne, non : il faut la traduction littérale. Mais non un compromis d’élégante prose plus exacte : l’entière concordance du mot sous le mot, de l’archaïsme sous l’archaïsme, du néologisme sous le néologisme, de l’expression contournée, obscure, bizarre, sous l’expression contournée et obscure et bizarre, d’une phraséologie françaisement allemande sous la phraséologie du langage allemand ; chaque mot allemand scruté dans ses primitives racines et rendu par l’équivalent français également scruté, — oui, la traduction des mots suivant leur originelle et étymologique signification, rigoureuse ; et, nettement délimité, amené en son ordre, chaque vers, portant son accent propre, une vie et une puissance spéciales, spéciales à lui ; et, encore, — si cela est possible, — l’allitération et le rhythme des syllabes reproduits, l’aspect sonore du vers51 ; le décalque, en mots français, des mots Wagnériens… C’est l’œuvre qu’il faut essayer, l’œuvre modeste après les grandes, populaires et célèbres traductions vulgarisatrices ; l’œuvre intéressante à quelques rares curieux de l’œuvre Wagnérienne ; l’œuvre de petite renommée ; parmi les multiples éditions promises aux poèmes de M. Wilder, — le tirage d’amateurs, à petit nombre.

Assuré par la collaboration de notre ami, M. H. S. Chamberlain, de ce que je ne méconnaîtrais aucune nuance du langage Wagnérien, j’ai tenté cette tâche… Ce premier fragment est une épreuve ; avant que continuer en commun l’énorme travail d’une littérale traduction de la Tétralogie, il importait que fût soumis à la critique Wagnérienne le système, et un exemple.

E. D.

L’OR DU RHEIN

Prologue à L’Anneau du Nibelung

Première scène

Personnages :

Woglinde, Wellgunde, Flosshilde : Filles du Rhein.

Alberich Nibelung

Au fond du Rhein
Verdâtre lueur, plus claire vers le haut, plus sombre vers le bas. Le haut est empli par une eau agitée qui, incessamment, de droite à gauche, coule. Vers le fond, les flots se perdent en un humide brouillard, toujours plus fin, et l’espace d’une hauteur d’homme à partir du sol paraît être entièrement libre de l’eau qui, comme une traînée de nuages, au dessus du nocturnal fond, flue. De toutes parts se dressent des pointes escarpées de rochers, qui limitent l’espace de la scène ; le sol entier est déchiré d’une sauvage confusion de saillies ; ainsi, il n’est, à nulle part, tout à fait plat, et, en tous côtés, dans la plus épaisse obscurité, il indique de profondes crevasses.
Au près d’un rocher central, Woglinde tourne en un agréant mouvement de nage52.

Woglinde

Weia ! Waga ! vogue, ô la vague, vibre en la vive ! Wagala weia ! Wallala weiala weia !

Wellgunde d’en haut.

Woglinde, veilles tu seule ?

Woglinde

Avec Welgunde je serais à deux.

Wellgunde

Voyons comme tu veilles.

Woglinde

Sûre de toi.

Wellgunde plonge vers le rocher et cherche à attraper Woglinde, qui lui échappe. Les deux se taquinent et se poursuivent.

Flosshilde d’en haut.

Heiaha weia ! sauvages sœurs !

Wellgunde

Flosshilde, nage ! Woglinde fuit : aide-moi poigner la fluante.

Flosshilde

Le sommeil de l’Or, vous gardez mal : mieux veillez au lit de l’assoupi : ou vous paierez, vous deux, le jeu.

Flosshilde plonge en bas entre les jouantes ; avec de gais cris, les deux se séparent ; Flosshilde cherche à attraper ci l’une, çà l’autre ; elles lui glissent, et, enfin, se réunissent pour faire ensemble chasse à Flosshilde. Ainsi, s’élancent-elles, comme poissons, de rocher à rocher, folletant et riant.
Cependant, d’une crevasse sombre sort Alberich, grimpant ; il s’arrête, encore dans l’obscurité, et contemple, d’une complaisance croissante, le jeu des filles.

Alberich

Hehe ! ô Nixes ! comme vous êtes migardes, enviable peuple ! Hors la nuit de Nibelheim, je m’approcherais volontiers, si vous vous penchiez à moi.

Lorsqu’elles ouïssent la voix d’Albérich, les filles s’arrêtent.

Woglinde

Hei ! qui est par là ?

Wellgunde

Cela poind et appelle.

Flosshilde

Guettez qui nous écoute.

Elles descendent et voient le Nibelung.

Woglinde et Wellgunde

Pfui ! le laid !

Flosshilde

Gardez l’Or ; le Père a averti de semblable ennemi.

Flosshilde remonte rapide ; les deux autres la suivent, et elles s’assemblent toutes autour du rocher.

Alberich

Hé ! là, en haut !

Les Trois

Que veux-tu, là, en bas ?

Alberich

Troublé-je votre jeu, lors qu’ébahi ici je reste coi ? si vous descendiez, avec vous s’ébattrait et se lutinerait le Nibelung, volontiers.

Woglinde

Avec nous il veut jouer ?

Wellgunde

Est-ce à lui raillerie ?

Aberich

Comme vous brillez en la lueur, ô claires et belles ! comme volontiers mon bras entourerait une des sveltes, si elle glissait, gracieuse, ci bas !

Flosshilde

Or je ris de la peur : l’ennemi est amoureux.

Wellgunde

L’avide hibou !

Woglinde

Connaissons-le.

Woglinde descend sur la pointe du rocher au pied duquel Alberich est arrivé.

Alberich

Elle se penche si bas.

Woglinde

Or approche toi à moi.

Alberich grimpe agile vers la pointe du rocher ; il est souvent arrêté.

Alberich

Laide, lisse, glissante glace ! comme je glisse ! des mains et des pieds je ne saisis ni ne tiens la lèche-marche.

Humide mouille m’emplit le nez : maudit éternument !

Alberich arrive près Woglinde.

Woglinde Riant.

S’ébrouant, approche la magnificence de mon amant.

Alberich

Mon amante, sois ô féminin enfant.

Alberich cherche à entourer Woglinde qui se dégage, puis monte sur un autre rocher.

Woglinde

Si tu me veux aimer, m’aime ici.

Alberich se grattant la tête.

Aïe ! tu échappes ? reviens donc ! difficile m’est ce que si facile tu atteins.

Woglinde

Va au fond : là tu me gripperas sûr.

Alberich

Certes, mieux là, en bas.

Woglinde s’est envolée sur un troisième rocher, très profond, et Alberich grimpe hâtif vers elle. Woglinde, alors, s’élance, et vite remonte à un autre rocher.

Woglinde

À présent, plutôt vers en haut !

Wellgunde et Flosshilde riant.

Ha ha ha ha ha ha !

Alberich

Comment poignerai je au saut le revêche poisson ? gare, ô fourbe !

Alberich veut grimper hâtif après Woglinde ; Wellgunde se laisse alors tomber sur un rocher profond, d’un autre côté.

Wellgunde

Heia, ô gracieux ! ne m’ouïs tu pas ?

Alberich se retournant.

Appelles-tu après moi ?

Wellgunde

Bien je te conseille : vers moi tourne toi, évite Woglinde.

Alberich

Moult plus belle tu es que cette couarde, cette moins brillante et fort trop glissante… Plonge un peu plus profond, si tu veux m’être bonne.

Alberich grimpe hâtif vers Wellgunde qui se laisse tomber plus près encore lui.

Wellgunde

Or suis je près toi ?

Alberich

Pas encore assez. Tes sveltes bras ennoue autour de moi pour que, lutinant, je tâte ta nuque, qu’avec une flattante chaleur sur ta poitrine gonflée je m’enserre.

Wellgunde

Si tu es amoureux et avide d’amours, voyons, ô beau, comme tu es à contempler… Pfui ! ô poilu, bossu niais ! ô noir, calleux nain souffré ! cherche-toi une amante, à qui tu plaises.

Alberich

Si je ne te plais point, pourtant, je te saisis ferme.

Wellgunde

Ferme donc, ou je m’écoule loin de toi.

Alberich tâche à tenir de force Wellgunde ; elle s’élève rapide à un autre rocher.

Woglinde et Flosshilde riant.

Ha ha ha ha ha ha !

Alberich s’encolère et querelle après Wellgunde.

Alberich

Fourbe enfant ! froid, épineux poisson ! si je ne te parais pas beau, mignard et lutin, lisse et alerte, hei ! courtise avec des anguilles, puis que dégoûtante t’est ma peau.

Flosshilde

Pourquoi querelles-tu, Alp ? déjà si découragé ? tu as aimé deux, si tu demandais la troisième, douce consolation te créerait la chère.

Alberich

Gracieux chant chante vers moi. Comme est bon que vous une seule ne soyez ! de maintes, bien je plais à une : d’une seule, ne me goûterait aucune. Si je te dois croire, glisse ci bas.

Flosshilde

Comme folles vous êtes, pauvres sœurs, si celui point ne vous semble beau !

Flosshilde plonge vers Alberich, qui hâtif s’approche à elle.

Alberich

Pour pauvres et malplaisantes je les peux tenir, depuis qu’ô très gracieuse, je te vois.

Flosshilde

Ô chante toujours, si doux et fin… comme saint ce séduit mon oreille !

Alberich

Mon cœur tremble, tressaille, et se consume, quand me rit si décorante louange.

Alberich caresse familier Flosshilde, qui le repousse avec douceur, puis tendre le tire vers soi.

Flosshilde

Comme ton agrément éjouit mon œil ! comme la mollesse de ton sourire m’afraichit l’âme !… Très bien heureux homme !

Alberich

Très douce fille !

Flosshilde

Si tu m’étais gracieux !

Alberich

Si je te tenais toujours !

Flosshilde

Ton pointant regard, ton hérissée barbe, ô si je le voyais, si toujours je la saisissais ! ton épineux poil, tes raides boucles, si elles s’encoulaient à Flosshilde, éternelles !

Ta figure de crapaud, les croassements de ta voix, ô si je pouvais, ébahie et muette, seuls les ouïr et voir !

Woglinde et Wellgunde qui sont descendues au près d’Alberich, riant.

Ha ha ha ha ha ha !

Alberich effrayé se tire des bras de FIosshilde.

Alberich

Riez-vous de moi, mauvaises ?

Flosshilde

Comme il convient à la fin de la chanson.

Flosshilde et remonte avec les sœurs.

Woglinde et Wellgunde riant.

Ha ha ha ha ha ha !

Alberich

Aïe ! ah ! aïe ! ô peine ! ô peine ! la troisième, si chère, m’a trompé aussi ? Ô outrageuse rusée, déréglée vile clique ! ne nourrissez vous que tromperie, ô inféale engeance de Nixes ?

Les trois filles

Wallala ! Wallala ! lalaleia ! leialalei ! heia ! heiha ! ha ha ! Honte, ô Albe ! point ne gronde là, en bas ! ouïs ce que nous te disons : pour quoi, peureux, n’as tu pas lié la fille que tu aimes ? féales nous sommes et sans tromperie à l’amant qui nous poigne. Grippe vers nous seulement, et ne frissonne pas : dans le flot nous ne nous enfuyons pas faciles. Wallala ! lalaleia leialalei ! heia heia ha hei !

Elles se séparent, nageant, ci et là, en bas, en haut, et excitent Alberich à les chasser.

Alberich

Comme dans mes membres chaude ardeur me brûle et ard ! fureur et amour, sauvage et puissant, me boule l’âme. Quoi que vous riez et mentiez, avide j’ai soif de vous et une me doit échoir.

Il s’apprête, par un effort désespéré, à la chasse ; il grimpe rocher après rocher, courant, ci après une ; ça après une autre des Filles qui, avec des rires moqueurs, toujours lui échappent… Il trébuche, tombe, se relève et remonte plusieurs fois, jusque ce qu’en fin patience le laisse ; de fureur écumant, essoufflé, il s’arrête, et tend son poing vers les Filles.

Alberich

Qu’en poigne une ce poing !…

Il demeure en une muette fureur ; lorsque, soudain, son regard est attiré vers le haut.
À travers du flot, une lueur, toujours plus claire, descend, qui, au sommet du rocher central, peu à peu, s’allume d’un blanc et rayonnant brillement d’or : une merveilleuse clarté d’or de là s’épand parmi l’eau.

Woglinde

Guettez, sœurs : l’éveilleuse rit dans le fond.

Wellgunde

Parmi la verte crue elle salue le joyeux dormeur.

Flosshilde.

Maintenant elle baise son œil, pour qu’il l’ouvre.

Wellgunde

Contemplez, il sourit en la lumineuse lueur.

Woglinde

Parmi les flots, flue sa rayonnante étoile.

Les trois

Heia iaheia ! Heia iaheia ! Wallala la la la leia iahei ! Or du Rhein ! Or du Rhein ! luisante délice, comme tu ris, si clair et saint ! L’ardent brillement brille hors toi sacré en l’onde. Heia iahei ! heia iaheia ! Veille, ami, veille gai ! De joyeux jeux nous épandons à toi : le fleuve vibre, le flot flambe : nous fluons, plongeantes, dansantes, chantantes, en le bienheureux bain, autour de ton lit. Or du Rhein ! Or du Rhein ! heia iaheia ! heia iaheia ! Wallala la la la heia iahei !

En une toujours plus libre délice, les Filles nagent autour du rocher : l’entier flot vibre en un clair brillement d’or.

Alberich dont les yeux attirés puissants par le brillement, s’attachent fixes à l’Or.

Qu’est ce, ô lisses, ce qui, là, ainsi brille et luit ?

Les trois

Où donc, ô rude, est ton siège, que de l’Or du Rhein point tu n’aies ouï ?

Wellgunde

Ne sait-il point, l’AIp, de l’œil de l’Or, qui, tour à tour, veille et dort ?

Woglinde

De la joyeuse étoile en le gouffre aqueux, qui saint, transclaire les vagues ?

Les trois

Vois, comme bien heureuses dans le brillement nous glissons ! si tu veux, ô peureux, en lui te baigner, nage et t’éjouis avec nous ! Wallala la la leia lahei ! Wallala la la leia iahei !

Alberich

À votre jeu de plonge seulement serait bon l’Or ? À moi il vaudrait alors peu.

Woglinde

La parure de l’Or il n’outragerait pas, s’il savait toutes ses merveilles.

Wellgunde

L’héritage du monde, en propre celui gagnerait, qui en l’Or du Rhein créerait l’Anneau, d’où immesurable puissance lui serait donnée.

Flosshilde

Le Père l’a dit, et il nous a mandé qu’avisées nous gardions le clair trésor, pour qu’aucun fourbe au flot ne l’enlève : donc, taisez vous, ô jasante troupe.

Wellgunde

Ô très avisée sœur, nous accuses-tu bien ? mais ne sais-tu pas à qui seul forger l’Or sera accordé ?

Woglinde

Seul qui de l’Amour renonce la puissance, seul qui de l’Amour répudie la délice, seul celui atteint le charme, pour forger en cercle l’Or.

Wellgunde

Bien sûres nous sommes et libres de soucis : car tout ce qui vit veut aimer ; nul ne veut éviter l’Amour.

Woglinde

Et, moins que tous, lui, l’avide Alp : d’amoureux appétit il voudrait périr.

Flosshilde

Point je ne le crains, comme je l’ai trouvé ; la chaleur de son amour m’a brûlée presque.

Wellgunde

Brandon de souffre en la crue des vagues, de colère amoureuse il siffle bruyant.

Les trois

Wallala ! Wallaleia la la ! très aimable Albe, ris-tu pas aussi ? dans la lueur de l’Or comme tu luis beau ! ô viens, aimable, ris avec nous ! heia iaheiha ! heia iaheia ! Wallala la la la leia iahei !

Elles nagent, riant, dans le brillement, de long en large. Alberich, ses yeux fixés sur l’Or, écoute le bavardage des Filles.

Alberich

Du monde l’héritage, gagnerais-je en propre par toi ? si je ne conquiers pas l’amour, pourtant, par ruse, je me conquèrerais la délice ?… Raillez donc encore : le Nibelung s’approche à votre jeu.

Furieux, Alberich saute au rocher et grimpe. Les Filles se séparent, poussant des cris, et remontent de divers côtés.

Les trois

Heia heia ! heia iahei ! sauvez-vous ! il rage, l’Alp ! dans les eaux tout jaillit où il saute : l’amour le fait dément… ha ha ha ha ha ha ha !

Alberich, par un dernier bond, atteint la pointe et met ses mains sur l’Or.

Alberich

Point encore n’avez vous peur ? Ça, courtisez dans les ténèbres, humide engeance ! la lumière je vous éteins ; j’arrache au rocher l’Or ; je forge le vengeant anneau : car l’ouïsse le flot : ainsi, je maudis l’amour.

Il arrache, d’une terrible force, l’Or au rocher, et se précipite en la profondeur. Une nuit épaisse, éclate de toutes parts. Les trois Filles plongent après le voleur…

Les trois filles

Tenez le voleur ! sauvez l’Or ! aide ! aide ! Aïe ! Aïe !

(Traduit par Édouard Dujardin en collaboration avec Houston Stewart Chamberlain).

Bibliographie53 §

La maison Breitkopf et Hœrtel va publier prochainement
Œuvres posthumes de Wagner, Esquisses, Pensées, Fragments.

Ce volume contiendra, entre autres morceaux, une étude sur le merveilleux dans l’art, des fragments sur Berlioz et une esquisse de les VainqueursLXXVI. Nous en ferons un compte rendu, détaillé, et en publierons des extraits, notamment des Vainqueurs, le dernier drame projeté par Wagner.

 

Harmonie et Mélodie, par Camille Saint-Saëns (I vol. in-18, 3 francs 50).

M. Saint-Saëns ayant cité et jugé Wagner, la bibliographie Wagnérienne doit nommer son livre. Des études décisives, en ont été faites, ailleurs, par MM. Weber, Jullien, Remacle. J’aurais voulu, à mon tour, examiner les théories Wagnériennes de l’auteur de la Harpe et la Lyre ; telles m’avaient même paru intéressantes, ne serait-ce que par le ton d’évidente sincérité, et d’extraordinaire bonne foi. Mais j’avoue, naïvement, n’avoir pu bien comprendre aucune d’elles. Cette obscurité provient, je crois, de la mauvaise composition dialectique, les preuves — quand il y en a — se trouvant étrangement séparées des arguments qu’elles doivent prouver.

À peine ai-je pu, dans ces longues pages, relever trois affirmations très nettes ; je les cite sans les discuter : 1° M. Saint-Saëns admire, volontiers, l’œuvre de Wagner, mais il n’entend pas être contraint à cette admiration. — 2  La question patriotique qui pouvait, en 1876, être séparée de la question artistique au sujet de Wagner, ne peut plus en être séparée en 1885. — 3° Le duo de Parsifal semblerait, aujourd’hui trop facile à un jeune élève bien doué, de M. Saint-Saëns.

T. de W.

 

La Grèce, par Marius Fontane, cinquième tome de l’Histoire Universelle (I vol. in-8° à 7 fr. 50, chez Lemerre).

Œuvre de science et d’art, où sont des documents à l’intelligence de l’idée Wagnérienne et de la civilisation grecque.

 

Lohengrin à l’Opéra comique : les deux traductions de Lohengrin.

Depuis que la représentation de Lohengrin à l’Opéra-comique a été décidée, une importante question s’est présentée, celle de la traduction du poème.

Sans parler de la traduction en prose des Quatre poèmes, qui date de 1860, il existait depuis 1870 une traduction faite en vers pour la musique, celle de M. Charles Nuitter. Cette traduction n’est pas excellente, cela saute aux yeux ; l’auteur ne paraît pas s’être assez soucié de la valeur littéraire du poème : sa traduction est un pur livret d’opéra.

Représenter Lohengrin à Paris avec ce texte a donc paru hasardeux : qui ne sait que Wagner est non seulement un musicien mais un poète ? et quel démenti donnerait un pareil Lohengrin ! Aussi, l’homme qui s’est consacré à la vulgarisation des poèmes Wagnériens, le traducteur de la Tétralogie (un poème autrement difficile que Lohengrin !) M. Victor Wilder a-t-il songé tout de suite à faire une nouvelle traduction ; et, lorsque M. Lamoureux a monté des fragments de Lohengrin, c’est la traduction de M. Nuitter corrigée par M. Wilder qui a été chantée. Aujourd’hui M. Wilder a refait complètement la traduction de Lohengrîn.

Voilà donc, en concurrence, deux traductions. Mais M. Nuitter possède, par son contrat, le droit exclusif de la traduction de lohengrin, et ne veut pas renoncer à son titre : une pétition a été adressée de Paris à Madame Wagner en faveur ce M. Wilder ; M. Nuitter n’en est pas moins resté maître de la situation. Au point de vue littéraire, entre les deux textes, le choix ne peut être indécis ; celui de M. Wilder l’emporte évidemment ; mais M. Nuitter a déclaré qu’il corrigeait son œuvre ; il s’est mis à la besogne, paraît-il, aidé de hautes collaborations, et, comme il a pour lui des droits légaux, c’est apparemment son texte revu qui sera chanté à l’Opéra-comique.

De cette affaire ressort cette déplorable conclusion, l’absolutisme du monopole. Nul autre que le traducteur en titre ne peut prétendre à traduire l’œuvre de Wagner. M. Wilder ne pourra même pas publier son texte. Quelque chef-d’œuvre de traduction que l’on fasse il est d’avance enseveli. C’est le cours forcé en matière d’art.

Jules de Brayer

Mois wagnérien de juillet §

LANDAU

  • 27 juillet : Concert : Marche d’hommage ; Quintette des Maîtres ; Chant d’amour de la Walkure.

LEIPZIG

  • 19 Juillet : Opéra : le Hollandais volant(M. Scaria).

LISBONNE

  • 12 Juillet : Concert du Colisée (dir. Breton) : Ouv. de Tannhaeuser.

LONDRES

  • 9 Juillet : Concert Selwyn Graham : Air des Maitres chanteurs
  • 9 Juillet : Concert H. A. Douglas, à Kensington : Marche de Tannhaeuser.
  • 17 Juillet : Cercle wagnérien : Concert wagnérien.

SHERBORNE

  • 3 Juillet : Concert d’élèves (dir. Louis N. Parker) : Sext. de Tannhaeuser (MM. Carver, Broadbent, Devitt, Morres, Prévost, Hodgson).
  • 11 Juillet : Concert de l’École de chant (dir. Louis N. Parker) : Album-sohate.
  • 17 Juillet : Concert militaire : Marche de Tannhæuser.
  • 25 Juillet : Concert de l’École de chant : Album-blatt.

SONDERSHAUSEN

  • 9 Juillet : Opéra : Tristan et Isolde (pour la première fois) (MM. Lederer, Büttner, Schulz-Dornburg, mesdames Morau-Olden, Sthammer-Andriesen) (dir. M. Carl Schrœder).

VIENNE

  • 21 Juillet : Opéra : Lohehgrin (Mlle Baumgartner).
  • 24 Juillet : Opéra : le hollandais volant.

Mois wagnérien d’août §

BERLIN

  • 16 août : Opéra : les Maîtres Chanteurs.

BIRMINGHAM

  • 16 août : Festival (dir. Richter) : Ouv. de Tannhaeusér ; Select. de Tristan ; Chant d’amour de la Walkure.

DRESDE

  • 1er août : Opéra : Tannhæuser.
  • 11 août : Opéra : Tristan et Isolde.
  • 15 août : Opéra : les Maîtres chanteurs.
  • 18 août : Opéra : la walkure.
  • 28 août : Opéra : Lohengrin.

GENÈVE

  • 11 août : Concert du Kursaal : Marche de Tannhaeuser.

LEIPZIG

  • 2 août : Opéra : Tannhæuser.
  • 9 août : Opéra : Lohengrin.
  • 20 août : Opéra : Les Maîtres Chanteurs.

MUNICH

  • 9 août Opéra : Lohengrin.
  • 25 août Opéra : Tannhæuser.

PESTH

  • Août Opéra : Lohengrin (pour la première fois en hongrois).

PRAGUE

  • 2 août : Opéra : Lohengrin.
  • 12 août : Opéra : Tannhæuser.
  • 16 août : Opéra : Lohengrin.

VIENNE

  • 4, 10 août : Opéra : Lohengrin (MM. Nachbaur, Wiegand).

Correspondances. §

MUNICH. — Depuis quelques années, le théâtre de Munich consacre les mois d’août ou de septembre à des Cycles Wagnèriens, qui attirent toujours un assez grand nombre de Français. Cette année, l’Anneau du Nibelung a été joué, en entier et sans coupures, les 8, 9, 11 et 13 septembre. Parmi les Français venus là, notons M. Lamoureux et Mlle Lamoureux, M. Victor Wilder, M. Albert Bataille du Figaro, M. Robert de Bonnières, la comtesse de Chambrun, M. Emmanuel Cosquin de Vitry le François ; on remarquait aussi Hans de Bülow, qui, paraît-il, entendait pour la première fois la Tétralogie.

Les représentations ont été très bonnes ; l’orchestre, dirigé par l’admirable capellmeister Hermann Lévi, est toujours merveilleux : l’œuvre de Wagner est traduite en toutes ses nuances, avec une précision et une finesse sans égales. Les chanteurs étaient Vogl (à la fois Loge, Siegmund et Siegfried) le premier chanteur wagnérien, au dire de beaucoup ; Mme Vogl (Brünnhilde), si excellente musicienne ; Gura, suffisant comme Wotan ; deux artistes de première valeur, Schlosser (Mime) et Fuchs (Alberich) ; encore Mmes Weckerlin et Blanke, MM. Siehr et Kindermann.

La mise en scène reste la même, passable.

Trîstan a été représenté huit jours plus tard, avec M. et Mme Vogl qui y ont leurs plus difficiles et leurs meilleurs rôles.

M.

 

BRUXELLES. — Le théâtre de la Monnaie va représenter cet hiver, en français pour la première fois, la Walkure, traduite par M. Victor Wilder.

Voici un tableau des représentations d’Opéra de Vienne et Berlin, en 1884 :


à Vienne. à Berlin.
nombre d’œuvres. de représent. d’œuvres. de représent.
Wagner 10 53 7 10
Meyerbeer 5 36 4 16
Verdi 5 26 3 9
Donizetti 5 20 3 8
Auber 4 17 2 8
Rossini 2 15 2 9
Gounod 2 11 1 7
Mozart 3 9 4 15
Weber 1 3 4 18
Beethoven 1 3 1 6

 

Le Directeur gérant : Edouard Dujardin.

Paris, 8 novembre 1885. §

Chronique, la saison de 1885-1886 §

Au plus loin de la saison, les représentations de Bayreuth, dix-huit représentations qui alterneront Parsifal et Tristan, entre le 22 juillet et la fin d’août ; dès le printemps, à Bruxelles, la Valkyrie ; Lohengrîn à l’Opéra-Comique, vers février ; et, pendant tout l’hiver, nos grands concerts parisiens.

Au Châtelet, M. Colonne ne donnera, sans doute, des œuvres Wagnériennes que quelques fragments connus ; le Conservatoire tentera quelque chose : mais de M. Lamoureux nous attendons une saison Wagnérienne. Dans la nouvelle salle de l’Eden-Théâtre, si convenable à des concerts comme à des représentations, M. Lamoureux va continuer son œuvre : oui, il fallait commencer par les ordinaires concerts avec le chœur des Fileuses ; ensuite, des œuvres plus caractéristiques ; deux actes de Lohengrin ; puis un acte, deux actes de Tristan ; il fallait bien initier le public, peu à peu et progressivement et certes par le concert : maintenant, un acte encore, peut-être le premier de la Walkure : qu’ainsi le public entre en l’intelligence de l’art nouveau, et le temps sera venu du définitif et complet essai ; éduqué par le Concert, le public parisien pourra en fin connaître le théâtre.

Par une continue volonté, une foi persévérante, l’œuvre de propagation Wagnérienne s’accomplit, lente et sûre ; et ce n’est pas seulement l’œuvre spéciale de la propagation d’un spécial art, c’est, par la vivifiante infusion de lui, la régénération de l’Art entier.

Donc, que chacun tâche de ses moyens, en le commun travail ; et saluons l’ouverture de cette saison, très pleine d’espérances.

 

La Revue Wagnérienne doit à la gracieuseté de M. Édouard Schuré la primeur de l’étude sur Parsifal par laquelle doit être complété prochainement son célèbre ouvrage du Drame musical.

Parsifal54 §

Un pur, une âme simple
rendue voyante par la pitié
t’apportera la délivrance.

Quoique les drames de Richard Wagner s’expliquent suffisamment par eux-mêmes, nous comprendrons mieux la portée et les limites de sa dernière œuvre en donnant un coup d’œil à sa nature d’homme et à tout son développement.

R. Wagner impose à la psychologie un des problèmes les plus curieux et les plus difficiles par le grand contraste entre son caractère et son génie, entre son tempérament d’homme et ses aspirations d’artiste. Ce contraste est, à vrai dire, la clef de sa nature et de son évolution. Mais il a donné lieu à tous les faux jugements portés par des amis, et par des ennemis également aveugles. Pour les uns, le génie a blanchi le caractère ; pour les autres, le caractère a noirci le génie. Ce n’est cependant qu’en les distinguant et en les observant dans leur action réciproque qu’on saisit le secret de cette étrange et puissante individualité.

Essayons de caractériser cette double nature de Wagner, absolument unique en son genre. — D’une part, un fond illimité de sensualité, d’orgueil et de domination ; de l’autre, un vaste intellect, doué des plus merveilleuses facultés esthétiques et d’un idéalisme transcendant. — Entre ces deux extrêmes il y avait une lacune ; il manquait la divine Psyché, ce que nous appelons : l’ame ; je veux dire cette aspiration de l’être spirituel à la pureté, à la bonté, à la perfection qui, seule, peut ennoblir la nature inférieure, l’attirer peu à peu vers les hauteurs de la spiritualité et de l’intelligence divine.

L’homme avec ses passions déchaînées et l’intellect avec ses pouvoirs supérieurs furent donc en Wagner comme deux natures diverses sans lien et sans trait d’union. Ses œuvres n’en furent pas moins une série de tentatives pour joindre et réconcilier ces deux éléments contraires. Comme artiste, Wagner ressemblait à un puissant magicien capable d’évoquer toutes les passions humaines par les incantations de la musique et le ressort du drame. Comme penseur, il avait quelque chose du démon qui cherche à concevoir l’ange par la force de l’intellect, et qui, malgré ses étonnantes facultés soutire sous le poids de sa nature et aspire à la délivrance. Ce désir est le fil qui relie ses œuvres.

Le premier type qu’il invente est celui du Hollandais, du marin désespéré, maudit par son orgueil et que sauve le dévouement d’une femme. — Tannhæuser aspire des profondeurs de la sensualité à l’amour vrai, et c’est encore l’amour et le sacrifice d’une femme qui le sauve de la damnation du Vénusberg. — Dans Lohengrin, inspiration merveilleuse, le monde divin apparaît, l’ange se révèle dans le héros. Mais il n’est pas compris de celle-là même qui l’avait pressenti et appelé. L’ange se retire dans son inaccessible solitude ; Elsa, l’âme malheureuse, expire ; et nous restons sous l’impression navrante que l’idéal n’est qu’un rêve. — Après avoir achevé cette œuvre, Wagner tomba sous l’influence de la philosophie pessimiste de Schopenhauer, et cette influence se combine curieusement avec la phase la plus païenne de sa vie et de sa pensée. Malgré la splendeur des œuvres que créa sa forte virilité, on trouve au fond de ces tableaux débordants de vie et ruisselants de lumière, les teintes crépusculaires d’un pessimisme assombrissant. Tristan et Iseult est une peinture admirable de l’amour-passion ; mais c’est un amour qui aspire à l’anéantissement plus qu’à la renaissance. — La tétralogie des Nibelungen est un essai de cosmogonie ; mais ce qu’il y a de caractéristique, c’est que le dieu Wotan, qui a conçu le monde, abdique de guerre lasse et que le génie de l’Amour, représenté par Brünehilde, meurt trahi et sans espoir.

Après avoir parcouru ainsi sa phase païenne, Wagner parvenu au seuil de la vieillesse, changea une fois encore de direction et résolut d’aborder face à face le problème du christianisme par la légende du Saint-Graal. Ce n’est pas qu’il eût changé le fond pessimiste assez noir de sa philosophie. Mais ayant l’ambition singulière de faire de son art une religion et de son théâtre une sorte d’église, il comprenait cependant que, dans aucune de ses œuvres, il n’avait montré le chemin de cette régénération, de cette perfection spirituelle, dont il ne se souciait guère, mais qui s’impose à l’homme et à l’humanité comme le but suprême. C’est dans cette pensée qu’il conçut son Parsifal. Il donna ses dernières forces à cette composition. Elle vient donc clore son œuvre d’une manière intéressante et nous fera connaître en même temps les limites de son génie.

Il avait déjà touché au Saint-Graal dans Lohengrin, qui restera son chef-d’œuvre par la beauté de l’inspiration comme par l’harmonie de l’ensemble. Mais là, il ne nous avait montré le temple des élus que de loin, dans une sorte de vision intérieure, et sous l’image brillante d’un de ses messagers.

Dans Parsifal il prétend nous faire assister à la conquête du Graal, nous introduire dans le sanctuaire, nous dévoiler son secret. Résumons sa conception dans ses traits essentiels.

Parsifal a été élevé par sa mère dans un pays perdu. La pauvre femme a ses raisons pour cela. Le père de l’enfant, Gamuret, a été tué dans un combat, et Douloureuse (c’est le nom français dont Herzêleide est la traduction libre) ne veut pas que son fils unique ait le même sort. Elle se retire donc dans une grande solitude pour que Parsifal ne sache rien du monde et de la chevalerie. Mais l’instinct guerrier est très vivace dans l’enfant. Il s’est fabriqué un arc et court les bois en chassant. Un jour l’adolescent rencontre trois hommes à cheval qui lui semblent plus beaux que trois soleils, tant leurs armures reluisent dans la forêt. Il leur demande qui ils sont. Ceux-ci éclatent de rire et partent au galop. Il se met à courir pour les rattraper ; mais impossible de les suivre. Alors Parsifal oublie sa chaumière natale, sa mère, le monde entier pour une seule pensée : revoir les chevaliers et se faire chevalier lui-même. Depuis ce jour il court le monde, l’arc en main, vivant de rapines, dans un accoutrement misérable.

Après bien des aventures, le naïf ignorant arrive dans le domaine de Saint-Graal, C’est ici que Wagner fait commencer son drame ou plutôt son mystère.

Parsifal pénètre sous de beaux ombrages et voit des hommes graves en manteaux blancs qui se promènent. Leur aspect l’étonne et l’intimide. Soudain un beau cygne passe à grand vol sur un étang. Instinctivement Parsifal tend son arc et lui décoche une flèche. Mais aussitôt des jeunes gens saisissent le sacrilège et le mènent devant un homme âgé, une sorte d’écuyer à barbe grise. Celui-ci, au lieu de frapper le coupable, lui reproche sa cruauté ; puis il ramasse l’oiseau taché de sang et montre au coupable le regard brisé du cygne mourant. Parsifal, ému d’un nouveau genre d’émotion, brise son arc en deux et le jette par terre.

Au même instant, une solennelle sonnerie de cloches retentit au loin. L’homme âgé prend Parsifal par le bras et l’emmène. Il semble au jeune homme qu’il marche comme dans un rêve ou plutôt que le paysage marche à sa rencontre. Car insensiblement les voûtes de la forêt se changent en masses montagneuses. Ils passent par d’énormes couloirs à colonnes massives taillées dans le roc. Le son des cloches devient toujours plus fort. Enfin, Parsifal se trouve dans une basilique romane. La lumière tombe d’une coupole bysantine sur un autel vide. Des chevaliers entrent deux à deux en longue file, casque en tête, habillés d’une chemise blanche et d’un manteau rouge. Des adolescents les suivent vêtus de bleu et de blanc. Tous ces hommes chantent à haute voix ; ils célèbrent le dernier repas et le martyre du Seigneur. Puis tous se rangent dans un ordre majestueux ; les chevaliers font cercle autour de l’autel. On y dépose une arche et tous se mettent à crier : « — Amfortas ! Amfortas ! Montre-nous le Saint-Graal ! » Alors un homme qui semble le roi des chevaliers, répond : « — Je ne peux pas, j’en suis indigne. Pécheur, j’ai aimé la pécheresse ; j’ai succombé à la tentation. Je souffre de mon désir, et dans la souffrance je désire toujours !… » En même temps, il montre une blessure qui saigne à sa poitrine avec les signes d’une douleur affreuse. Alors une voix terrible sort du fond de la basilique comme d’un tombeau et s’écrie : « — Amfortas ! mon fils Amfortas ! malheureux pécheur, pour ton châtiment, fais ton office ! » Malgré lui, Amfortas, pâle comme un mort, va prendre au fond de l’arche un vase de cristal et l’élève dans les airs. Aussitôt le liquide qui remplit le vase se met à reluire d’une couleur pourprée. Sous ses rayons tout le temple se teint de rouge, pendant que les chevaliers murmurent à voix basse : « Ceci est le sang du Christ ! » Alors il semble à Parsifal que de ce vase sort une voix plaintive, mystérieuse, une voix sans paroles, comme une mélodie de tendresse et de souffrance ineffable. Il porte violemment la main à son cœur comme sous le coup d’une douleur subite. Cependant, le roi malade est retombé sur sa litière, les chevaliers s’éloignent, l’église est vide. Parsifal est toujours là, cloué en terre, d’un air stupide. Tout cela lui semble un rêve, il n’a rien compris à ce qu’il a vu. Le vieillard à barbe grise, le serviteur indigne, croyant qu’il a affaire à un sot, le pousse hors de l’église d’un ton bourru. Mais dans le silence du sanctuaire une voix céleste répète la promesse mystique :

Un pur, une âme simple,
rendue voyante par la pitié,
t’apportera la délivrance.

Or, ce que Parsifal ne sait pas, le voici. Le vase merveilleux est celui dans lequel le Christ a célébré son dernier repas avec ses disciples, et dans lequel Joseph d’Arimathie a recueilli son sang. Après la mort du Sauveur le vase disparut. Des anges le rapportèrent du ciel avec la lance qui perça les flancs du Rédempteur. Ils confièrent ces saintes reliques, source des plus hautes vertus chevaleresques, à un pieux chevalier du nom de Titurel. Celui-ci fonda pour la garde du trésor l’ordre des chevaliers du Saint-Graal. À sa mort, son fils Amfortas lui succéda. Mais déjà un ennemi redoutable méditait la perte de sa communauté. Le païen Klingsor avait ambitionné les honneurs de l’ordre, dont la première condition est la chasteté. Ne sachant se vaincre, il n’avait rien trouvé de mieux, pour se rendre digne du Graal que le moyen d’Origène55. La communauté indignée repoussa un homme qui avait cru parvenir à la sainteté par la mutilation. Mais Klingsor, versé dans les sciences occultes, était un grand magicien, il fit sortir de terre un château de perdition rempli de filles charmantes qui attirèrent les chevaliers dans leurs filets. Une fois séduits, amollis, ils sont perdus pour le Graal et ses hautes missions. À mesure que la forteresse des purs se dépeuple, le château de perdition se remplit. Amfortas a voulu combattre l’ennemi avec la lance sacrée qui donne la victoire. Mais Klingsor lui oppose une femme d’une beauté irrésistible ; Amfortas, lui aussi, a succombé à la tentation. Pendant qu’il s’oubliait aux bras de l’enchanteresse, Klingsor s’est emparé de la lance, en a frappé le roi et lui a fait une blessure incurable. La lance est au pouvoir de l’ennemi, l’ordre est compromis, le Graal menacé. De là, l’effroi des chevaliers et la douleur du roi malade.

Ce dont Parsifal se doute encore bien moins, c’est que lui-même est destiné à remplacer Amfortas dans sa royauté spirituelle. Mais pour cela il faut qu’il subisse à son tour la tentation et qu’il résiste à la puissante magicienne. Tel est l’objet du deuxième acte.

Qui est cette femme étrange et dangereuse ? Elle se nomme Kundry, et a comme deux âmes, deux existences diverses qui alternent l’une avec l’autre. Dans sa phase voluptueuse, rien n’égale l’âpreté de ses désirs triomphants. Elle possède pour les satisfaire toutes les langueurs d’une séduction profonde. Quand son but est atteint, quand l’homme séduit est à ses pieds, elle le méprise et le quitte avec un rire de démon et de damnée. — Dans sa phase de repentir, elle éprouve un besoin fiévreux de s’humilier, de servir les bons. Elle s’habille misérablement, s’enlaidit à plaisir et sert les chevaliers du Graal, leur apporte des baumes dans son costume de sorcière sauvage. Mais cela ne sert à rien ; ce demi-repentir est impuissant. Vient l’heure où un sommeil lourd et léthargique s’empare de tous ses membres ; et le magicien, j’allais dire le magnétiseur Klingsor, qui de loin la guette et l’endort, a seul le pouvoir de la réveiller pour l’asservir de nouveau à sa vie de luxure et de damnation.

On assiste au commencement du deuxième acte à l’un de ces réveils terribles. Nous sommes au château de perdition, dans l’intérieur d’une tour ouverte par le haut. En bas tout est sombre, à gauche une sorte d’abime noir. Klingsor s’approche du trou, y jette de l’encens qui ressort en vapeurs bleuâtres. Puis, avec de grands gestes, il commence son évocation. « Sors du gouffre ! Arrive ! À moi ! ton maître t’appelle, toi l’innommable : diablesse originaire ! Rose de l’enfer ! jadis Hérodiade, aujourd’hui Kundry ! Stryge, charmeuse, vampire de volupté ! à moi ! à moi ! » Une femme superbe sort lentement du gouffre. Une lumière magique caresse et moule les formes luxuriantes de son corps de neige. Sous l’évocation, elle pousse des gémissements et des cris de détresse comme dans un cauchemar. Elle résiste, a horreur d’elle-même, elle ne veut pas, elle injurie le démon. Mais le magicien lui montre en perspective une victime attrayante sous forme d’un jeune homme vierge. Un dangereux sourire effleure les lèvres de Kundry. La voilà réveillée tout à fait. « Il est beau l’enfant, le voici qui vient » dit Klingsor, et la femme a disparu. Déjà elle se prépare à son ministère de séduction.

Sur un signe de Klingsor, la tour s’enfonce sous terre avec le magicien. À sa place surgit un jardin aux plantes tropicales. Une trentaine de jeunes filles, dont les vêtements ressemblent à de grandes fleurs, accourent affolées. Ce sont les belles qui ont vu leurs chevaliers blessés et renversés par un farouche envahisseur. Courant çà et là, elles jettent des cris d’épouvante. Car le vainqueur accourt et c’est Parsifal. Voyant que le beau naïf ne leur fait ni mal ni injure, elles rient de leur peur et passent de la gaieté à la coquetterie. Elles entourent l’innocent de leur troupe enjôleuse, le pressent de naïves agaceries, de caresses enfantines. C’est à qui lui touchera le menton, lui jettera les bras autour des épaules. « Il est à moi ! à moi ! non, à moi ! » Parsifal à demi impatienté se défend comme un homme envahi par une végétation gênante et capiteuse. Mais la voix de Kundry, douce et tentatrice, sort d’un bosquet et appelle Parsifal par son nom. Aussitôt les filles-fleurs s’arrêtent. Aussi promptes à l’effroi qu’au plaisir, aussi vite fanées qu’écloses, elles cèdent le pas à la puissante magicienne. « Grand fou ! » c’est leur dernier mot et elles s’enfuient d’un rire ironique et perlé.

Kundry apparaît demi-couchée sur un lit de fleurs. Parsifal étonné, lui demande comment elle sait son nom. « Je t’attendais et je sais bien des choses que tu ignores » dit-elle d’une voix alanguie de rêve. Et elle se met à parler à Parsifal de son enfance, de sa mère. Car elle sait sa vie mieux que lui-même. Elle lui rappelle les folles caresses de Douloureuse lorsqu’elle retrouvait son enfant égaré dans les bois. « Dis-moi, ajoute-elle en souriant, ces baisers-là ne te faisaient-ils pas peur ? » Avec le charme de ces souvenirs, la palpitation du cœur féminin s’insinue au cœur du jeune homme comme une mélodie triste et suave. Mais lorsque Parsifal apprend de la bouche de Kundry que sa mère est morte de chagrin après la fuite de son fils, il tombe à genoux, submergé de remords et de douleur. Il commence à comprendre qu’il a vécu jusqu’à ce jour comme un fou sans mémoire et sans conscience. Kundry profite de ce moment, enlace doucement le cou de l’orphelin et lui promet la fin de ses peines par la révélation de l’amour qui donne le bonheur avec la connaissance. Elle se penche sur lui. Parsifal attendri se prête innocemment à ce long baiser ; mais son feu inattendu le pénètre d’une douleur terrible. Tout à coup, il s’arrache, se lève avec tous les signes de l’épouvante et porte la main à sa poitrine. Il sent comme un fer chaud à son cœur ; c’est la blessure d’Amfortas qui le brûle lui aussi ; il a compris son mal. Les flèches du désir qui l’ont traversé lui révèlent instantanément la profondeur du mal dont souffre le roi déchu du Graal. La Volupté mère des douleurs lui révèle toute la Douleur humaine. Tous ces êtres qui croient jouir, comme ils souffrent, comme ils crient après la rédemption ! Et par-dessus leurs voix, il entend la voix ineffable mais navrante du Sauveur profané par des mains indignes. C’est la révolution d’une âme dans l’orage de la sympathie. Il devine, il voit, il sait, et voici qu’il prie !

À partir de ce moment, les rôles changent. Kundry va de l’étonnement à l’admiration. Elle s’enflamme à mesure que Parsifal se refroidit en s’affermissant dans sa résolution. La sympathie voyante est plus forte que la passion aveugle. Elle a beau s’approcher de lui, caressante, audacieuse et plonger dans ses yeux son regard qui darde une flamme inquiète. Il la repousse : « Arrière, corruptrice ! loin de moi ! à jamais ! » Alors Kundry s’exaspère, sa passion devient de la folie. Elle est sûre maintenant que l’amour de cet homme étanchera sa soif, la sauvera pour toujours. Mais Parsifal a compris que pour mettre fin à la souffrance, il faut en tarir la source. Hors d’elle, la femme dépossédée bondit de fureur et appelle Klingsor au secours. Le magicien se montre sur une terrasse et jette la lance sacrée contre le téméraire qui le brave. Mais celle-ci, reconnaissant un maître, demeure suspendue sur la tête d’un Pur et d’un Fort. Parsifal la saisit et trace dans l’air le signe de la croix. Aussitôt jardin, castel et magicien s’effondrent avec un immense fracas comme par un tremblement de terre. Kundry pousse un grand cri et tombe sur le sol changé en désert aride.

Après cette lutte victorieuse contre l’enfer du magicien, le troisieme acte s’ouvre comme une idylle de paix et de rédemption. Nous sommes dans un paysage printanier, au milieu d’une prairie parsemée des premières fleurs, à la lisière d’une forêt ombreuse, d’où s’échappe une source claire. Le vieil écuyer de Titurel, Gurnémanz s’est fait anachorète. Il sort de sa hutte ; car il a entendu un profond gémissement, un soupir d’angoisse derrière le buisson. Il approche ; et voit Kundry endormie là d’un sommeil léthargique. Il la relève inerte comme un cadavre, lui frotte les mains et l’asperge d’eau. Enfin elle ouvre les yeux. Gurnémanz, qui l’a souvent retrouvée ainsi et qui ne sait rien de sa vie de péché, remarque cette fois-ci une différence. Rien de sauvage ni de fiévreux ; elle est humble et triste. Elle porte la robe brune des pénitentes, une corde en guise de ceinture et arrange soigneusement ses cheveux épars. Aux questions paternelles de Gurnémanz, elle répond par un geste de soumission, en disant : « Servir… je veux servir. » Puis elle prend une cruche et va puiser de l’eau à la fontaine comme la dernière des servantes. À ce moment, un chevalier vêtu d’une armure noire, entre à pas lents, visière abattue et lance baissée. Sa démarche sévère annonce la tristesse. Gurnémanz lui demande s’il est égaré ; l’inconnu s’assied comme un homme épuisé de fatigue et hoche la tête. À toutes les questions, il répond par le silence. « — Sais-tu bien, lui dit enfin le vieillard, que tu viens d’entrer dans le domaine du Saint-Graal et que ce jour est le vendredi-saint ? » À ces mots, le chevalier noir se lève, découvre son visage et plante sa lance en terre, puis s’agenouille dans une prière fervente, les yeux levés sur la pointe de la lance. — Gurnémanz a reconnu Parsifal ; il comprend que cette lance est la lance merveilleuse enfin reconquise, que le simple d’autrefois est devenu par de longues épreuves l’élu d’aujourd’hui et s’abandonne à un transport d’admiration. Kundry détourne la tête.

Parsifal, ému de joie et de reconnaissance, — car pendant des années il avait vainement cherché à retrouver le chemin du Saint-Graal, — s’est rassis au bord de la source. Avant de remonter au temple, le vieil ami de Titurel veut consacrer son nouveau maître comme roi du Saint-Graal. Il lui ôte le casque et l’armure noire ; Parsifal se laisse faire et se présente à nous, tête nue, dans la tunique blanche des chevaliers sans tache. Tandis que Gurnémanz oint la tête de l’initié du Christ, Kundry en nouvelle Madeleine, s’agenouille, lui lave les pieds, les arrose d’une huile précieuse et les essuie de ses longs cheveux. Il la regarde avec surprise, et après quelques paroles consolantes, verse sur sa tête l’eau purifiante du baptême puisée à la source. Une paix profonde, une douceur inconnue inonde l’âme de la femme repentie. Elle courbe la tête jusqu’à terre et paraît sangloter ; mais ces larmes sont le premier instant de bonheur de sa vie. — Parsifal lui aussi paraît transfiguré, il regarde aux alentours : la prairie brille de rosée, les herbes et les bourgeons rayonnent d’un éclat insolite, les fleurs lui parlent avec une grâce enfantine. Il s’étonne de tant de joie, un jour de tristesse ; il trouve que la nature devrait pleurer et non sourire à l’anniversaire de la mort du Seigneur. Mais Gurnémanz lui répond : « Ce sont les larmes du repentir qui couvrent la pelouse, et sous cette rosée, l’herbe et la fleur relèvent la tête. Toute créature aspire au Rédempteur et tressaille de joie devant l’Homme purifié. » Une mélodie large, d’une suavité insinuante, connue sous le nom de charme du vendredi-saint, accompagne ce dialogue et va mourir dans un sanglot de félicité.

Parsifal venu en pénitent, se lève maintenant en roi du Graal, dans la plénitude de sa force et de sa sérénité. Il brandit la lance et fait signe au vieillard et à la femme de le suivre. Tous trois montent au sanctuaire. La scène se transforme comme au premier acte. Les cloches byzantines retentissent de nouveau, au haut de la montagne. Nous montons, nous montons à travers les entrailles du roc ; et nous revoilà dans la basilique, au milieu de l’assemblée solennelle des chevaliers. Parsifal entre, suivi de Gurnémanz et de Kundry. Il trouve Amfortas, le roi déchu, en proie à un accès de désespoir et demandant la mort à ses compagnons. Mais Parsifal touche sa blessure avec la pointe de la lance merveilleuse, et Amfortas se sent guéri. Alors le nouveau roi monte les marches de l’autel et saisit le vase de cristal. Pendant qu’il l’élève au-dessus de sa tête, la coupe se colore comme au premier acte, mais d’un rouge plus ardent. La lumière pourpre enveloppe les chevaliers et sa gloire les inonde d’un baptême de feu. Aux accents d’un chœur mystique, une colombe blanche et lumineuse descend du haut de la coupole et vient planer sur le Saint-Graal. Kundry a rendu le dernier soupir sur les marches de l’autel.

Le rideau se ferme sur ce tableau.

Nous avons raconté le drame sans l’interrompre d’aucune réflexion, afin de laisser sa valeur à chaque effet. Des musiciens de mérite ont trouvé la musique de Parsifal supérieure à toutes les œuvres de Wagner. Nous ne pouvons être de leur avis. Il est vrai que le style est plus châtié que dans l’Anneau du Nibelung, que le tissu harmonique a plus de transparence et de fluidité, que le coloris instrumental est d’un fondu merveilleux. Mais nous y trouvons agrandis les défauts de la troisième manière du maître ; longueur des récits et monotonie fatigante, dans la répétition des mêmes motifs, malgré la puissance du développement orchestral. Les chœurs sont la partie la plus nouvelle et la plus originale. Il y a là des harmonies d’une mysticité exquise où passe comme un souffle de Palestrina. Dans l’ensemble de l’œuvre, un art plus savant, plus cherché, avec moins de vigueur, d’inspiration spontanée. On n’y sent pas la vieillesse, mais une virilité alanguie et finissante.

On fera cette remarque plus justement encore en ce qui concerne la conception des caractères. S’il s’agissait d’un opéra comme un autre, nous nous garderions de pareilles chicanes. Mais chez l’auteur de Lohengrin, de Tristan et Yseult, nous sommes en droit d’exiger autant du poète que du musicien. Qu’est-ce d’abord que Klingsor, ce magicien-eunuque ? Sans parler de la bizarrerie inesthétique de la donnée, nous ne relevons que son impossibilité psychique et physiologique. Les annales des arts occultes de tous les temps, qui étonneront un jour la science moderne lorsqu’elle saura les comprendre, nous apprennent que tous les magnétiseurs, évocateurs, dompteurs de corps ou d’âmes ont été des mâles puissants qui ont su diriger leurs forces physiques et psychiques vers un but déterminé. Jamais nous ne pourrons nous figurer un magicien de la force de Klingsor sous la flasque obésité d’un gardien du sérail ou d’un chantre du pape.

Quant à Parsifal, la conception d’une nature parfaitement simple et pure, s’élevant par le sentiment de la compassion aux plus hautes vérités religieuses, n’a rien que de noble et beau. Mais les conditions dans lesquelles cette révélation intérieure se fait et son caractère foudroyant dépassent les bornes du croyable. Nous savons les rudes chemins par lesquels les ascètes de l’Inde et du christianisme sont parvenus à leurs hauteurs inaccessibles et à leurs pouvoirs en apparence surnaturels. Mais qu’un jeune homme, qui n’est après tout qu’un niais, pénètre d’un seul coup toutes les profondeurs de la religion et de la philosophie, parce qu’une femme a posé ses lèvres sur les siennes, c’est là une idée qui peut plaire aux théoriciens du pessimisme, mais qui ne persuadera jamais un esprit sain, malgré tout l’artifice du dramaturge et du musicien.

Kundry, la pécheresse, est le caractère le plus vivant du drame. Ce que nous lui reprochons, c’est l’absolue solution de continuité entre ses deux modes d’existence et le manque de dessous quelconque pour appuyer le personnage, qui n’a ni existence légendaire ni existence historique. D’où vient-elle ? Comment vit-elle dans les longs intervalles qui séparent sa vie de péché de sa vie de repentir ? Pour Wagner, c’est le génie de sensualité et de perdition, la séductrice de tous les temps. Il semblerait même que ces phases successives soient des incarnations diverses. Le personnage qui flotte dans un vague pareil y perd la netteté de ses contours.

Comparée aux œuvres précédentes, la conception poétique de Parsifal manque d’énergie, de consistance et de clarté. Si nous sondons la pensée secrète de l’œuvre, nous y trouvons le disciple de Schopenhauer. Ce qui fait défaut dans ce drame de la pitié, c’est le génie de l’espérance, flamme sacrée de la religion du Christ et de toutes les grandes religions aryennes. Ce fragile Saint-GraaI, toujours menacé de destruction ; cette théologie matérielle du sang où manque le sentiment de la haute spiritualité ; ce rédempteur paralysé par la faute de ses représentants terrestres nous laisse sous une impression morbide mal dissimulée par la pompe du spectacle. Dans la musique même, si belle qu’elle soit, il y a plus de soif de l’éternel repos que de la vie éternelle, qui est la vie active de l’âme et de l’esprit. Le ver rongeur du pessimisme a passé par là. Involontairement nous songeons à une autre œuvre du même auteur, qui se rapporte au même cycle de légendes, mais conçue dans la force de la jeunesse, comme un rêve de poésie et comme une véritable inspiration. Quand Lohengrin, avant de faire ses adieux à Elsa, révèle son origine devant le peuple entier et parle de Montsalvat, nous ne voyons ni église, ni cortège, ni vase magique, et cependant nous croyons mieux au Saint-Graal et à toutes ses merveilles à travers son messager lumineux que devant le brillant symbolisme de cette religion matérialisée. — C’est qu’il y a dans Lohengrin ce qui manque dans Parsifal : le sentiment de l’au-delà, de l’infini. Il y a aussi l’absence de tout élément factice : la force et l’unité de la conception.

Edouard SchuréLXXVII.

L’esthétique de Wagner et la doctrine spencérienneLXXVIII §

L’on disserte sur l’esthétique en termes d’art ou en termes de science. On peut en discuter d’une façon tout individuelle, selon le goût, établir les relations entre les tendances de l’artiste et celles du critique, apprécier, approuver, dénigrer, sans que rien de supérieur intervienne dans ce débat aux opinions particulières de celui qui le suscite. On peut encore, — et c’est ce que nous tâchons de faire, — procéder pour l’examen d’une œuvre ou d’une théorie d’art, d’un ensemble de doctrines de philosophie ou de science, qui permet de décider si tel point d’esthétique se conforme et se relie aux lois suprêmes, si tel livre ou telle symphonie peuvent être assimilés synthétiquement à tel principe de biologie ou à tel axiome mathématique. Pour tous ceux qui considèrent l’œuvre comme un agrégat naturel, dont l’origine et les propriétés, pareilles à celles d’une fleur ou d’un cristal, sont soumises aux conditions de force, de temps et d’espace qui régissent tout mode de la matière, cette sorte de critique est la seule légitime.

L’esthétique de Wagner est une doctrine de condensation. Elle érige en principe la nécessité de faire coopérer tous les arts à l’éclosion d’un genre suprême, le drame musical. Rassemblant en vertu de cette affirmation, la poésie, la musique, la mimique, et cette partie de l’art pictural qui s’exerce dans la beauté des décors et la noblesse des costumes, elle a conduit le maître à produire des œuvres grandioses et neuves que sont contraints d’admirer tous ceux que le haut art enthousiasme. Herbert Spencer a promulgué dans la série non encore close de ses œuvres, l’enseignement philosophique le plus compréhensif que l’humanité ait pu méditer depuis Aristote. Partant du principe dernier de la science moderne, — l’axiome de la conservation de la force, — il en déduit et en confirme avec une rectitude de raisonnement prodigieuse, toutes les lois partielles abstraites de toutes les manifestations phénoménales de la matière. Ses livres contiennent le monde inorganique et celui de la vie, vont de la psychologie à la sociologie et à la morale, non sans toucher à l’esthétique, dans les Premiers principes, les Principes de Psychologie et les Essais. Il semblera juste de comparer à ce résumé de toutes nos connaissances positives, la doctrine artistique la plus générale et la plus fructueuse de ce siècle.

Il est inutile d’exposer aux lecteurs de la Revue Wagnérienne, l’esthétique du maître allemand ; que l’on tienne seulement en mémoire cette phrase de l’étude de M. E. Du jardin : « D’abord un principe général que l’on peut dire le caractéristique du wagnérisme : c’est une erreur de prendre pour fin dans l’art, la musique qui n’est qu’un moyen d’expression artistique, tandis que seule l’action est la fin véritable ! » Il faut donc se rappeler que l’esthétique de Wagner tend à poser les lois du drame musical qu’elle conçoit comme l’œuvre d’art suprême, et nullement à édicter des règles générales sur la musique et la poésie. C’est un nouveau genre qu’elle crée, le plus élevé selon elle. Par son originalité même, ce genre est justiciable des lois de développement. Et c’est la philosophie spencérienne dont la gloire est précisément d’avoir fixé les lois de toute évolution, de celle d’une nébuleuse à celle d’une semence, qui permettra de déterminer si le drame musical est en effet le terme dernier actuel de l’art.

La formule spencérienne de l’évolution, est, dans sa forme merveilleusement concise, la suivante : « L’évolution est une intégration de matière, accompagnée d’une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle aussi le mouvement retenu subit une transformation analogue ». En termes plus concrets, tout ensemble dénué à l’origine de cohésion et de subordination, dénué encore dans son unité primitive de parties différentes, d’organes et de genres, informe encore, indéfini, imprécis, — devient nécessairement condensé et intégré, distribué en parties spéciales, et dépendantes, se différencie en ensembles subordonnés, acquiert la forme et se délimite. L’histoire des institutions sociales présente un des plus clairs exemples de cette loi. Les individus d’abord errants et disconnexes, se sont agrégés en familles puis celles-ci en tribus ; les tribus se sont constituées en nations, comme des fiefs réunis en provinces sont sortis les royaumes ; ceux-ci se sont assemblés en alliances qui tendent de plus en plus à englober des continents et des races. C’est là le passage de l’incohérent au cohérent. Mais ces groupes humains ne se sont pas seulement unis ; ils se sont différenciés. Avant l’institution des tribus, il n’existait guère de différences entre les hommes que celle imposée par la disparité des forces des deux sexes ; le système patriarchal et plus encore l’agrégation des familles en tribus créa la différence entre gouvernants et gouvernés ; en même temps, les occupations des gouvernés les subdivisent, d’abord en castes, puis en métiers, enfin en spécialistes. Et cette transformation ne peut se faire sans que chacune des parties ainsi créées devienne de plus en plus définie et distincte des autres ; l’autorité d’abord féodale, devient monarchique ; les institutions à prérogatives d’abord vagues, obtiennent peu à peu des attributions définies ; chaque métier se sépare plus nettement de tout autre ; et le prêtre qui à l’origine était aussi guerrier, médecin, architecte, savant, devient peu à peu prêtre seulement.

Il ne semble pas tout d’abord que l’œuvre de Wagner satisfasse à aucune de ces conditions. Historiquement, son esthétique paraît tendre expressément à ressusciter l’ancien drame grec ; en soi elle constitue apparemment un système de condensation, mais d’autre part elle semble entièrement étrangère au progrès par la spécialisation et la définition des parties. Ces impressions premières sont inexactes.

Les drames de Wagner n’ont qu’une analogie tout extérieure avec le drame grec. Dans celui-ci la poésie et l’orchestrique étaient associées à la musique ; mais cette union commandée par la tradition ne pouvait encore être profitable, l’harmonie bornée à l’unisson n’ajoutant aux paroles qu’une mélopée monotone ; si bien que la poésie était alors à l’égard de la musique dans un rapport égal mais inverse à celui qui existe aujourd’hui entre les livrets de Scribe et la musique par exemple de Meyerbeer. Entre les drames d’Eschyle dont presque tout nous est resté par la conservation des paroles, et les drames de Wagner, il n’y a exactement pas plus d’analogie qu’entre l’Anneau des Nibelungen et les opéras de Verdi.

De même que Wagner est en progrès sur ses contemporains, il dépasse et renouvelle la forme artistique qui représente le dernier développement du génie grec.

Pour le fond même, des conclusions analogues s’imposent. Avec des éléments jusque là mal ou non assemblés, Wagner a constitué un organisme artistique nouveau, le drame musical. Et les parties dont il le compose, s’ajoutent non comme des masses soudées, mais s’allient naturellement comme des atomes parents. Rien de plus proche et de plus semblable que la parole et la musique, cette dernière étant née de l’une, et formée, selon l’essai de Spencer, de tous les éléments de timbre, de rhythme, d’accent et d’intonation qui différencient la parole émue de la parole calme. Le maître allemand a donc créé une intégration supérieure d’éléments jusque là disconnexes, à la manière dont des feuilles alliées et modifiées constituent une fleur.

Et comme celle-ci, formée d’éléments originairement semblables, les associe en les différenciant et les subordonnant, l’esthétique de Wagner substitue à des ensembles relativement homogènes, la musique, la poésie, la mimique, le spectacle purs, une œuvre plus hétérogène, dans laquelle les traits propres de ces trois arts, bien qu’harmonieusement fondus, multiplient les parties, étendent et compliquent l’émotion produite. L’œuvre réalise ainsi cet aphorisme de l’esthétique spencérienne « que le plus élevé des sentiments esthétiques est celui qui répond à l’exercice complet mais non excessif de la faculté émotionnelle la plus complexe ».

Enfin, partant d’un ensemble indéfini, de la symphonie vague parce qu’il lui manque la précision du mot, de la parole poétique vague encore parce qu’il lui manque la signification de l’accent, Wagner a défini l’une par l’autre les deux sortes de l’émission vocale. Il a matérialisé le rêve de la musique, par le caractère humain et réel de l’action ; il a complété et par conséquent borné le drame, par tout le mystère latent des passions, que la parole expose, mais que seule la musique suggère, donnant ainsi en Tristan et Iseult, l’image peut-être suprême de tout ce que l’amour contient de bestialité et de pur mysticisme.

Soumises ainsi aux lois de tout développement, les œuvres de Wagner confirment encore l’un des modes universels de toute manifestation de force : le rhythme, et peuvent ainsi être curieusement assimilées à l’œuvre même du philosophe anglais. De même que les systèmes sidéraux oscillent en une énorme cadence entre les limites d’un équilibre variable, ou que l’alternance des saisons répond au balancement des houles, la science et l’art sont tantôt épars dans le fragmentaire des spécialités, tantôt condensés et repris en monuments d’ensemble. Spencer fond en une seule et énorme masse, l’infini des notions acquises par des siècles de minutieux travaux, au point d’en figer le sens en une formule de cinq lignes ; Wagner, héritier de deux siècles de musique, résumant la poésie germanique des Minnesanger à Goethe, en forme une double et simple œuvre, qui est comme la contraction d’un immense rhythme dont l’art antérieur serait l’expansion. C’est le même point d’arrêt instable que marquent l’Anneau des Nibelungen et les Premiers principes. L’un et l’autre sont des sommets d’onde auxquels monte l’esprit humain dans sa lente navigation vers l’universel.

Emile Hennequin

La Revue de Bayreuth
Analyse du numéro de juillet 1885. §

1° Heinrich von Stein : Scolies sur Schopenhauer. — II. La negation.

L’argument métaphysique par lequel on établit que toute éthique et que toute esthétique se basent sur la suppression des conceptions du Temps et de l’Espace, c’est-à-dire sur la Négation, peut être résumé ainsi : la conception de la pluralité est liée à celle de l’Espace et à celle du Temps, lesquelles sont intuitives. Nous ne pouvons concevoir que dans des formes déterminées : nous ne connaissons donc que les phénomènes, jamais les choses, ou plutôt (puisque nous devons faire abstraction de toute forme donnée de perception, donc, aussi, abstraction de la pluralité), la Chose. Mais nous possédons une conscience du moi qui est indépendante de toute conception de temps et d’espace, voilà donc la chose en soi. Ce Moi ne contient pas, en conséquence, la pluralité ; il s’en suit qu’il est sans péché, car le péché provient du désir et le désir suppose un Autre, tandis que ce Moi est un avec tout ce qui est. — Est-ce que, vraiment, la puissance et le charme incomparables de la doctrine de Schopenhauer sur la Négation de la Volonté reposent sur un pareil tour de force philosophique ? Non, pour voir ce que Schopenhauer a vu, il faut au contraire laisser de côté tout cet appareil métaphysique et logique. Car, ce qui le poussa à écrire des ouvrages philosophiques, ce fut la conviction d’une profonde révélation dont il sentait que les Hindous et le Christianisme avaient parlé. — Mais, comment l’exprimer ? Les mots expriment des notions et se trouvent par cela même sur le terrain exclusif de la raison. À défaut d’expression abstraite, pourrait-on démontrer la vérité de cette révélation « in concreto », dans l’histoire de l’humanité ? Non plus, car celle-ci se meut sur un terrain diamétralement opposé, celui de l’affirmation de la Volonté de vivre. Et c’est ainsi que pour la conviction la plus positive, il ne reste que ce mot : Négation ; son sens n’en est pas moins positif. « Nous, dit Schopenhauer, qui, philosophes, cherchons à scruter la valeur éthique des actions, et pour qui celle-ci seule importe, nous reconnaîtrons hautement, — sans craindre l’éternelle majorité de la vulgarité et de la platitude, — que le plus grand, le plus important et le plus significatif phénomène n’est pas l’homme qui conquiert le monde, mais l’homme qui le dompte. » — Dans l’ordre intellectuel, tout est aspiration, progression, désir sans fin ; c’est-à-dire éternelle Négation de ce qui est atteint : l’Ironie, cette formule des poètes contemporains de Schopenhauer, n’était autre chose que la destruction par la pensée de nos adorations. Et, dans l’ordre moral, que nous enseigne la doctrine de la Négation de la Volonté ? Écoutons Schopenhauer : « Ainsi que les torches et les feux d’artifice pâlissent devant la lumière du soleil, de même l’esprit, oui, le génie, et la beauté, sont surpassés par l’éclat de la bonté du cœur. Un homme au caractère vraiment noble, quand même les avantages intellectuels et l’éducation lui feraient absolument défaut, se dresse devant nous comme un homme auquel rien ne manque ; tandis que la plus grande intelligence, si elle est accompagnée de graves défauts moraux, est blâmable… L’intelligence la plus bornée, de même que la plus grotesque laideur, aussitôt qu’elles sont accompagnées d’une rare bonté du cœur, se trouvent transfigurées, entourées d’une auréole de beauté supérieure, et de leur bouche sort une Sagesse, devant laquelle toute autre doit se taire. Car la bonté du cœur est une qualité transcendante, elle appartient à un ordre de choses qui dépasse cette vie et elle est incommensurable par rapport à toute autre perfection. Là, où elle se trouve à un degré supérieur, elle rend le cœur si grand, qu’il embrasse le monde entier, de façon qu’il contient maintenant le Tout, que rien n’est plus en dehors de lui, puisque tous les êtres s’identifient avec lui. Alors elle confère cette indulgence illimitée envers les autres, qu’ordinairement chacun n’a que pour soi-même. Un tel homme n’est pas capable de ressentir la colère… Que sont l’esprit et le génie en comparaison de cela ? » Cette bonté du cœur est identique à l’état de Sainteté, et tous les deux sont ce que le philosophe nomme la Négation de la Volonté. Buddha, l’Hindou qui se jette sous les roues du char sacré, saint François, Eckhart, le trappiste Rancé nous montrent, sous les formes les plus diverses, la Négation de la Volonté. Ces mots désignent donc un état positif de l’âme, état de satisfaction pleine et profonde. À proprement parler, on ne peut appliquer à un tel état le mot de Négation, qu’autant que l’homme ressent encore puissamment des influences autres et inférieures, et qu’il est obligé de combattre le désir et de terrasser le mal ; en soi, cet état est celui de la félicité absolue, c’est-à-dire le plus positif imaginable. Or, le domaine artistique nous offre un exemple frappant de cette relation entre la Négation et l’Affirmation : en général, on ne cherche dans l’art qu’une distraction, c’est-à-dire le contraire ou la négation des fatigues et des préoccupations journalières ; mais pour l’artiste créateur, son œuvre est ce qu’il y a de plus positif, de plus vivant. C’est pour cela que l’œuvre d’art supérieur exige de celui qui la contemple un effort, elle exige qu’il la recrée, qu’il la revive.

 

2° Hans von Wolzogen : L’Idéalisation du Théâtre.

XI : Le Drame Allemand : — Le style idéal de Bayreuth exige, pour sa manifestation, cet endroit unique, exclusif, consacré ; mais on peut espérer que ce qui existe là comme la sphère même de l’Idéal, soit de loin aperçu comme un horizon vers lequel tendent des aspirations artistiques très différentes. De divers côtés, nous avons constaté des mouvements de réforme, et les auteurs de tels efforts ne peuvent que se sentir raffermis et rassurés par la conscience qu’il y a un endroit où l’objet de leurs aspirations est réalisé. Au théâtre de Bayreuth, le drame peut même enseigner beaucoup de choses : avant tout, l’art, si peu connu, de la déclamation poétique. Beaucoup d’acteurs ont admis qu’ils devaient à Wagner une profonde reconnaissance, parce que son admirable système de déclamation musicale leur avait fait pénétrer le secret d’une déclamation parlée correcte et expressive. Mais, ce que le drame peut encore enseigner chez Wagner, c’est la force et la puissance de la langue, telle qu’elle jaillit dans sa pureté native, hors des profondeurs du sentiment, également éloignée de la banalité journalière et des enflements rhétoriques. L’idéal de la déclamation est la langue chantée du théâtre de Bayreuth : un artiste pénétré de sa beauté saura trouver le ton du drame parlé. Ce ton, d’un pathétique élevé, sera toujours nécessaire dans les poèmes de notre époque classique. On peut avancer que les efforts des poètes de cette époque pour idéaliser le théâtre se fondaient sur une conception erronée ; mais on ne bannira pas pour cette raison leurs œuvres de la scène, et l’acteur devra apprendre à les dire. — Maintenant que le but est atteint, et que nous avons, dans le drame musical, l’idéalisation du théâtre, le drame parlé est rendu à sa vraie destination de drame strictement Réaliste. Par réalisme, nous n’entendons rien que la recherche de la vérité : dans le drame parlé réaliste, les caractères acquièrent, par la puissance de la poésie, une portée idéale, quoiqu’ils ne se meuvent pas devant nous comme des Idéals, mais comme des réalités, et la distinction demeure que nous avons faite entre le style idéal classique, et le style réaliste du drame parlé, — entre Schiller et Shakespeare, entre le chant et la parole, il faudra donc, dans tout effort pour réformer le drame parlé, laisser de côté toute tentative d’Idéalisation : le poète plongera son regard dans l’âme même du peuple ; il nous montrera des symboles de la Réalité, non pas des Idéals, mais des exemples personnifiés des idées universellement humaines.

 

3° R. de Egusquiza : L’éclairage de la scèneLXXIX.

Pour que le Théâtre de Fête de Bayreuth fût un vrai Théâtre-Modèle, il faudrait apporter des modifications, des perfections au système d’éclairage, et supprimer, avant tout, la lumière de la rampe ; car, la lumière peut venir de tous côtés, excepté, à de très rares exceptions près, de la terre.

Dans une courte note, M. de Wolzogen fait ressortir la différence entre un Théâtre-Modèle, lequel, pour mériter ce titre, doit être techniquement parfait, sans nécessairement être du tout idéal, et le Théâtre-Idéal, qui doit aspirer à être un Théâtre-Modèle, mais dont l’essence est le but et l’esprit idéal, non pas la perfection technique.

 

4° Karl Borinski : Diderot et l’Œuvre d’art complet.

Recueil de citations prises dans les œuvres de Diderot. On y voit que contrairement à l’opinion d’Assézat et d’autres, Diderot était très au courant de la théorie et de la pratique de l’art musical, et qu’il avait en quelque sorte prévu l’œuvre d’art Wagnérien. Il demande un grand musicien et un grand poète lyrique… « Voilà encore une carrière à remplir. Qu’il se montre, cet homme de génie qui doit placer la véritable tragédie, la véritable comédie sur le théâtre lyrique ! »

La Revue de Bayreuth
Analyse du numéro d’août 1885. §

1° C. F. Glàsenapp : Adolf Wagner, l’oncle de Richard Wagner (1774-1835).

Adolf Wagner, aujourd’hui presque oublié, était un littérateur remarquable. Il fit ses études à Leipzig et à léna, où il fut l’élève de Fichte, Schelling, Schlegel, etc. Il était presque journellement dans la maison de Schiller, et, plus tard, il connut Gœthe, qui appréciait beaucoup ses travaux. Wagner n’eut jamais d’emploi ; sa vie entière fut consacrée aux études philologiques et de littérature, et il fit preuve, par le nombre de sujets qu’il a traités, de cette universalité qui, plus tard, caractérisa le génie de son neveu. Il publia des traductions de tragédies grecques, des traductions du latin, une étude sur « le système de la Mythologie » ; par une curieuse coïncidence, quelques-uns de ces écrits furent imprimés à Bayreuth. Il fit aussi une série de biographies de réformateurs, de nombreux articles sur diverses questions d’art, sur la réforme du théâtre56, sur « la musique et l’art lyrique » ; on a aussi de lui un roman et un volume de comédies. Mais les études qui, plus spécialement, lui valurent un nom dans le monde savant, furent celles des langues et littératures italiennes et anglaises.

Après que la famille de Richard Wagner fut venue de Dresde à Leipzig57, en 1827, l’oncle et le neveu se virent beaucoup, et — c’est Richard Wagner qui nous le dit — Adolf Wagner eut sur le jeune homme une grande influence. Ce furent non seulement les vastes connaissances du vieillard dont il profita ; il apprit aussi, chez lui, à ne pas craindre les attaques d’adversaires, et à dédaigner « Sa Majesté le Public », — « il se trouve des gens qui peuvent encore rechercher les applaudissements de cette canaille ?… Dieu garde que jamais pareille idée ne te vienne ! »

 

2° Heinrich von Stein : Scolies sur Schopenhauer. — III. La Volonté.

On ne saurait révéler, et rendre à la fois plus saisissante, la doctrine de la Volonté, que Wagner ne l’a fait dans la scène de l’Evocation d’Erda. « Veille, veille ! Wala, éveille-toi ! Les mots Wala et Wille (volonté) sont étymologiquement identiques ; c’est avec les puissances élémentaires de son propre être que Wotan prend conseil. Et ce qui rend plus frappante l’analogie avec la philosophie de Schopenhauer, que Wagner ignorait lorsqu’il écrivit cette scène, c’est que Wotan cherche cette Volonté, qui est sienne, dans les rochers, qu’il l’évoque « hors des nocturnes fonds » de la terre. L’homme et la nature sont un ; ce qui sommeille dans les choses, leur intime essence, devient Réalité dans la Volonté consciente de l’homme.

Trois théorèmes servent à définir la doctrine de la Volonté. La Volonté est l’essence intime de la Nature, et comme telle est partout présente, toute et entière. Comme essence intime de toutes mes actions, j’ai, directement, conscience de la Volonté. La Volonté devient vraiment libre dans l’homme qui connaît, — dans le choix entre l’Affirmation et la Négation.

Pourquoi ce mot, Volonté ? Parce que chaque action, vue, pour ainsi dire, de dedans, est Volonté ; et qu’étendant cette observation de nous-mêmes à ce qui nous entoure, nous arrivons nécessairement à reconnaître en toute chose, en les montagnes, les fleuves et les forêts, l’expression d’une Volonté.

On peut comparer la Volonté, telle que Schopenhauer l’entend, à un globe liquide ; les vagues représenteraient les choses, individuelles, dont la hauteur est déterminée, avec une rigoureuse nécessité, par la position de tous les atomes environnants et qui, chacune, cache sous sa surface toute la masse, uniforme, du globe. Cette image sert aussi à montrer ce qui, dans ce système philosophique, reste inexpliquable et infigurable ; — des causes intérieures ne soulèveraient pas de vagues sur un tel globe-océan, celles-ci ne pourraient être le résultat que d’influences extérieures. Pourquoi la Volonté unique se divise-t-elle ? Pourquoi crée-t-elle un certain nombre d’individus humains, doués de conscience et de liberté ? On ne peut l’expliquer. Schopenhauer admet que c’est le « Urphœnomen » (protophénomène). Ici est la limite ; pour apprendre plus, il faut, de nouveau, descendre dans les profondeurs du Moi. « En vérité, dit Schopenhauer, cette puissance cachée, qui conduit même les événements extérieurs, ne peut avoir sa racine que dans notre propre âme, mystérieuse ; car l’alpha et l’oméga de tout ce qui est réside en nous-mêmes. »

 

3° Hans von Wolzocen : L’Idéalisation du théâtre. — XII. Idéalisme et Réalisme.

Les poètes allemands de la période classique, avec leurs efforts pour idéaliser le théâtre, ont exercé une heureuse influence sur l’esprit de leur époque ; mais la confusion d’idées née du mélange de rêves antiques et d’études Shakespeariennes, a été nuisible au théâtre. Gœthe a mutilé Roméo, en voulant l’idéaliser ; il en est arrivé à écrire que « ce ne serait pas un malheur, si Shakespeare, dans quelques années, disparaissait complètement de la scène allemande. » Schiller voyait plus clair et, dans sa Braut von Messina, a fait une œuvre prophétique ; mais précisément de cette œuvre Tieck a pu dire qu’elle était, comme drame, « la plus grande erreur » du poète.

La vérité est que le drame idéal est et peut être seulement le drame musical, et que le drame parlé doit être strictement réaliste. Le drame musical parle le langage du chant ; ses personnages sont des Types, présentés dans leur seule essence ; le tout, un tableau idéal, le Mythe universel. L’autre drame parle notre langue de tous les jours ; il doit nous montrer des caractères, tels qu’ils sont, et leur développement psychologique ; le cadre du tout est une action. Ce drame doit, nécessairement, porter l’empreinte d’une époque, être, pour ainsi dire, historique ; par contre, le drame musical est bien « l’œuvre d’art de l’avenir », étant l’expression de l’idéal absolu, il est de toutes les époques.

L’avenir du drame parlé se fera probablement en rejetant les modes et les conventions, et en retournant au « théâtre populaire », pour lequel le peuple même fournit les acteurs, et qui traitera, avant tout, de sujets, ou, plutôt, de grands personnages, pris dans l’histoire même du peuple. Tout essai semblable de drame réaliste serait infiniment plus intéressant que les opéras avec paroles et musique composées en imitation de Wagner ; de nouveau, on veut se servir d’un grand style, pour en faire une mode ; il serait à souhaiter que l’influence de Bayreuth pût bannir du drame la Mode du Passé, et de l’opéra la Mode de l’Avenir !

 

4° J. van Santen Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur l’« èrinnerungsmotiv » (motif de réminiscence).

Cet article est la suite d’articles publiés dan » le Musikalisches Wochenblatt : il sera l’objet d’une étude spéciale.

H. S. C.

Bibliographie §

Œuvres posthumes de Richard Wagner. —Esquisses, Pensées, Fragments (I vol. in-8° de 7 fr. 50, à Leipzig).

Les éditeurs Breitkopf et Haertel ont publié, sous ce titre, un volume de notes recueillies dans les papiers du Maître. Avec une scrupuleuse exactitude ont été restituées ces notes telles, précisément, qu’elles furent trouvées ; l’orthographe, les abréviations, les ponctuations du texte original ont été respectées ; et, par les soins de M. le Baron de Wolzogen, un tableau a été joint au volume, indiquant les passages des Œuvres Complètes qui peuvent éclairer ou parfaire l’intelligence de ces fragments. Nous avons, maintenant, toute la pensée théorique écrite de Wagner, par la singulièrement bonne fortune de cette publication posthume.

Le livre enferme, d’abord, une longue esquisse, en deux parties, d’un ouvrage projeté sur l’Exercice de l’art dans l’avenir. Cette esquisse fut rédigée de 1849 à 1851, sous la double influence, manifeste : en politique, des idées communistes ; en esthétique, du Communisme des Arts, fondus dans l’œuvre idéale d’Art complet. Le plan de l’écrit médité apparaît clairement.

Il débute par des considérations générales sur le Communisme, le besoin de légitimer à nouveau la Propriété, l’apaisement dernier des égoïsmes dans le Communisme (p. 11 à 19). Puis Wagner, faisant voir la Nécessité inconsciente sise au fond des choses, explique le rôle de l’Art dans la société de l’avenir. L’Art doit représenter nettement et rendre consciente à tous la Nécessité inconsciente de la Nature, afin que, la connaissant, nous y puissions échapper (p. 19 à 21). « Mais le seul créateur de l’œuvre artistique est le Peuple : l’artiste peut seulement saisir et exprimer la création inconsciente du Peuple. » (p. 22).

L’Art, œuvre de Tous, est la fin suprême de l’Humanité : la science lui est un moyen. « La science n’a une force et n’offre un intérêt que durant qu’elle se trompe : car elle est un instrument de la vérité : lorsque la vérité est trouvée, la science cesse. » — « La Science est la force suprême de l’Esprit humain ; mais la direction de cette force est l’Art » (p. 23).

L’Art est à l’Humanité ce qu’est l’Humanité à la Nature : il est l’expression consciente de la Nécessité inconsciente (p. 26).

L’esquisse s’achève par des notes sommaires sur l’histoire de l’Art et son avenir : Wagner devait développer dans Opéra et Drame, le tableau de cette évolution esthétique, qui, issue de la Danse, va, par les nouvelles formes, successives, de la Musique, de la Poésie, de la Plastique, jusque la rédintégration de ces formes dans le Drame, où est la fusion communiste des égoïsmes artistiques (p. 27 à 45).

Le reste des pages est tenu par des brèves notes, le plus souvent des phrases isolées, des impressions griffonnées au courant d’une lecture ou d’une méditation. Le résumé ne se peut faire de ces fragments, que ne réunit pas le lien d’une même date ou d’un même plan : nous préférons citer les plus importants :

D’abord, quelques réflexions sur l’Art :

« Byron, voulant écrire un poëme épique, se prend lui-même pour héros : c’est l’image exacte de notre production artistique, tout égoïste, sans Compassion. » (p. 54).

« L’œuvre du génie véritable est à supprimer son égoïsme par la Science du Réel : nous méprisons, seulement, ce que nous ne comprenons pas : comprenant pleinement une chose, nous la sentons une partie de nous, et nous l’aimons : comprendre, et aimer, sera l’unique tâche du Génie dans l’Avenir. » (p. 68).

C’est encore quelques phrases sur le Merveilleux dans l’Art (p. 66), moyen indispensable, dit Wagner, pour rendre claire à tous la Vérité de la Nature ; des aphorismes (p. 73) sur les couleurs et les sons, dans leur correspondance expressive ; sur la modulation, tout autre dans la Musique instrumentale pure et dans le Drame ; des entrées à des écrits inachevés sur Berlioz, (p. 77) sur Rossini (p. 79). Un fragment étendu d’une lettre sur le projet d’un Théâtre international à Paris (p. 81).

Puis, ce sont des notes sur des questions personnelles. Citons cette superbe déclaration : « Mon écrit, L’Œuvre d’Art de l’Avenir, a été fait seulement pour ceux qui se sont éveillés du rêve du Présent. » (p. 93).

Quatre morceaux achevés que publiera, sans doute, la Revue58 : le plan d’un drame indien sur Buddha, les commentaires des Préludes à Tristan, à Parsifal, au Troisième Acte des Maîtres Chanteurs.

Mais la plupart de ces notes sa rapportent aux questions préférées de Religion et de Philosophie :

Une condamnation du Pessimisme : « Celui qui ne tâche pas à trouver la Joie est indigne de la vie, pour lui dépourvue de signification. » (p. 55).

Une condamnation des préjugés : « Nous lisons trop, nous entendons trop : et nous ne Voyons pas assez » (p. 110).

Cette phrase, nullement ironique : « Les jeunes hommes comprenaient le Seigneur exactement aussi peu qu’un chien fidèle comprend son maître ; mais ils l’aimaient, l’écoutaient — sans le comprendre — et ils ont fondé une nouvelle Religion. » (p. 118).

Enfin des nombreuses sentences sur la Compassion, la compassion aux bêtes, surtout (p. 117, 119) ; des pensées sur le rôle, dans la Civilisation et dans l’Art, de l’Élément féminin (p. 126)59, sur la fin des vieux héroïsmes « qui ont laissé, seulement l’amour du sang et le désir de la lutte à nos âmes lâchement disciplinées. » (p. 120).

Ici n’est point le lieu à une explication, moins encore à une discussion ; d’ailleurs ce volume complète les théories connues du Maître, plutôt qu’il n’apporte des théories nouvelles. Cependant il nous demeure admirable, non moins que les dix volumes des écrits théoriques : car il nous donne les menues pensées intimes de Wagner, ouvertement, sans nulle préparation littéraire. Il nous donne l’admirable vue d’un Artiste, qui, seul entre les Artistes, a compris nécessaire l’union de toutes les curiosités artistiques. Déjà Léonard de Vinci et Beethoven avant lui, (et nul, hélas, après lui !) avaient senti cette nécessité ; elle s’imposera, par Wagner, à l’Art de demain, et, par Wagner se complètera d’une intuitive Philosophie, assignant à l’Art sa raison, la rédemption d’une Apparence ennuyeuse, et sa tâche, la création incessante d’une meilleure et plus vivante Vie.

Teodor de Wyzewa.

 

La librairie académique Didier va publier prochainement

Le Drame Musical, par Édouard Schuré, nouvelle édition, augmentée d’une étude sur Parsifal(2 vol. in-12, à 3 fr. 50).

La première édition avait paru en 1876, deux grands volumes in-8 ; celle-ci est réduite au format plus commode des in-12 : le Drame Musical, qui fut parmi les premières et les grandes œuvres d’enseignement Wagnérien, va ainsi se faire mieux œuvre ce popularisation. Le fond de l’ouvrage est demeuré le même : le premier volume traite de « la musique et la poésie, dans leur développement historique » ; le second est spécial à l’œuvre de Richard Wagner. Deux choses sont particulièrement nouvelles, la grande étude sur Parsifal, ici publiée ; et, en tête du premier volume, deux pages, un « Avant-propos de la deuxième édition », qu’aussi nous citerons intégralement, en laissant toujours à l’auteur toute la responsabilité de ses théories.

« Cet ouvrage, paru il y a quelques années, et que je rends au public sous une forme définitive, n’a rien perdu de son actualité. Au contraire. S’il a pu me sembler à moi-même une hardiesse il y a dix ans, j’y vois aujourd’hui une nécessité. En effet, l’intérêt du public français pour les œuvres de R. Wagner est allé en croissant à mesure que les concerts du dimanche lui en ont fait connaître des fragments plus considérables. Le besoin de les pénétrer dans leur ensemble et dans leur enchaînement se fait donc sentir en proportion. Mais les progrès accomplis dans l’esprit du public en ces dix dernières années ne se bornent pas à une vaine curiosité pour l’œuvre d’un génie étranger. À ne voir que la surface de notre société, c’est le matérialisme qui prédomine dans les hautes sphères de la pensée ; et comme l’effet suit la cause, c’est le réalisme à courte vue qui règne, en littérature. Mais les clairvoyants, qui savent lire plus avant dans l’âme contemporaine n’hésiteront pas à y reconnaître de nombreux et forts sous-courants spiritualistes et régénérateurs, qui trahissent sa douloureuse et profonde aspiration vers l’idéal. De là cette passion instinctive du public pour la musique instrumentale, qui seule en ce moment, parmi tous les arts, répond à ce grand, à cet indestructible désir. Mais j’ai trop de foi dans l’unité de la nature humaine pour ne pas croire que les autres arts suivront un jour leur sœur dans sa lumineuse ascension. Mon espérance d’autrefois se change donc en certitude. Nous marchons vers un concept plus sérieux et plus élevé de l’art, et nous l’affirmons avec d’autant plus d’énergie que ceux qui le combattent sont plus nombreux et plus puissants.

Ce livre, je le répète, n’a pas été écrit pour la propagande d’un homme et d’une œuvre, mais pour l’avancement d’une idée. Il s’adresse à la fois au poète et au critique, au public musical et au public littéraire. Il s’efforce de jeter un pont entre ces deux mondes aujourd’hui trop séparés : la poésie et la musique, — non pour les confondre mais pour les éclairer l’un par l’autre. S’il pouvait contribuer pour son humble part à la rénovation du théâtre en France sous la double forme du drame et du drame musical, sa mission serait accomplie. »

 

L’esthétique de demain : l’Art suggestif, article publié en français par M. Maurice Barrès, dans la première livraison du Nieuwe gids (Amsterdam, octobre 1885).

Cet article est entre les précieux que doit citer la bibliographie Wagnérienne. Avec une claire voyance supérieure aux myopies des écoles, M. Barrès note l’état présent des jeunes esprits. Il les montre lassés d’un naturalisme toujours incomplet, souvent grossier, lassés encore d’un pessimisme où n’est point saisie la signification profonde de la vie. Et il les montre dirigés, — par l’influence, surtout, de l’art Wagnérien, — à une forme artistique meilleure, qu’il dénomme un mysticisme, que je crois, plutôt, un Réalisme Dernier, créant par l’emploi défini de tous les signes, toute la Vie.

T. de W.

 

Journal de musique Viennois de Kastner (in-octavo hebdomadaire de 18 pages).

Le journal de musique que M. Emerich Kastner vient de fonder à Vienne, contient, entre autres articles, d’intéressantes études Wagnériennes (notamment de M. Wilhelm Tappert), une série de notes sous la rubrique « Wagneriana », et, dans le numéro du 18 octobre, une lettre inédite de Richard Wagner écrite au chroniqueur musical du Neuer Oder-Zeitung, en 1854, au sujet des représentations de Lohengrin à Breslau.

Mois wagnérien de septembre §

BERLIN

  • 14, 16 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.

BREME

  • 3 Sept. Opéra : Lohengrin.
  • 20 Sept. Opéra : Tannhaeuser.

BRUNSWICK

  • 17 Sept. Opéra : la Walkure.
  • 27 Sept. Opéra : Lohengrin.

DARMSTADT

  • 3 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.
  • 12 Sept. Opéra : les Maîtres chanteurs.

DRESDE

  • 1er Sept. Opéra : le Hollandais volant.
  • 15, 26 Sept. Opéra : La Walkure.
  • 30 Sept. Opéra : Lohengrin.

FRANCFORT

  • 4 Sept. Opéra : la Walkure.
  • 11, 25 Sept. Opéra : Lohengrin.

HAMBOURG

  • 1er Sept. Opéra : Tannhaeuser.
  • 7,26 Sept. Opéra : Lohengrin.
  • 10 Sept. Opéra : la walkure.
  • 16 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.
  • 12 Sept. Opéra : les Maîtres chanteurs.

HANOVRE

  • 4 Sept. Opéra : le Hollandais volant
  • 27 Sept. Opéra : Tannhaeuser.

LEIPZIG

  • 2 Sept. Opéra : Tristan et Isolde.
  • 9,28 Sept. Opéra : Tannhaeuser.
  • 22 Sept. Opéra : Lohengrin.

LONDRES

  • 30 Sept. Concert-leçon de M. C. Armbruster : Fragm. de Rienzi : du Hollandais volant, et de Tannhaeuser.

MUNICH

  • 1er Sept. Opéra : Le Hollandais volant.
  • 8 Sept. Opéra : le Rheingold.
  • 9 Sept. Opéra : la walkure.
  • 11 Sept. Opéra : Siegfried.
  • 13 Sept. Opéra : Goetterdaemmerung
  • 17 Sept. Opéra : Tristan et Isolde(M. et Mme Vogl).
  • 25 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.

ROSTOCK

  • 26 Sept. Concert : Chant d’amour de la Walkure ; Quintette des Maîtres.

RUMBOURG

  • 27 Sept. Concert : Prél. et Ier acte de Lohengrin ; Scène de Rienzi.

VIENNE

  • 2, 25 Sept. Opéra : Tannhaeuser (M. Winkelmann, Mme Materna).
  • 11 Sept. Opéra : Lohengrin  (M. Gritzinger, Mme Kupfer).
  • 22 Sept. Opéra : la walkure (id.).
  • 26 Sept. Opéra : Lohengrin  (pour la 150e fois)

WARNSDORF

  • 26 Sept. Concert : Prél. et Ier acte de Lohengrin.

Complément au Mois wagnérien d’Août. §

FRANCFORT

  • 2 Août Opéra : Rienzi.
  • 4, 22 Août Opéra : Le Hollandais volant.
  • 12, 26 Août Opéra : Lohengrin.
  • 19, 30 Août Opéra : Les Maitres chanteurs.

HANOVRE

  • 27 Août Opéra : Tannhaeuser.

PRAGUE

  • 19, 22, 23 Août Opéra : Tannhaeuser.
  • 26 Août Opéra : Le Hollandais volant.

CorrespondancesLXXX §

BAYREUTH. — Nous publierons la prochaine fois les dates exactes et les conditions des représentations de Fête en juillet-août 1886. Pour Parsifal, l’orchestre sera connue précédemment conduit par M. Lévi de Munich ; pour Tristan, tour à tour par MM. Richter de Vienne et Mottl de Karlsruhe ; on a parlé aussi de M. Seidl. Le choix des interprètes n’est pas encore définitif.

DRESDE. — La première représentation de Siegfried à Dresde vient d’être donnée. Nous recevons à ce sujet, — trop tard pour la publier, — de notre collaborateur M. H. S. Chamberlain, une correspondance dont nous extrayons quelques notes : Orchestre admirable, sous la direction très chaleureuse de M. Schuch ; Gudehus (Siegfried) excellent chanteur ; Mlle Malten en tous points excellente ; et toujours une mise en scène médiocre ! Il est malheureux aussi que le public de l’Opéra de Dresde n’ait pas toujours le recueillement habituel aux publics allemands. En somme, une chose absolument hors de pair, l’orchestre de Schuch.

MUNICH. — Dernier mot sur le cycle Wagnérien de septembre : le succès de Tristan aurait été encore plus grand que celui de la Tétralogie ; quelques Parisiens étaient restés à Munich pour cette représentation, entre autres, M. ChevillardLXXXI, dont notre correspondant avait oublié le nom.

ANVERS. — La société de symphonie a donné dimanche octobre son 3e concert dans la salle des fêtes de l’Exposition : un concert Wagner. Au mois prochain le programme.

Paris, le 8 décembre 1885. §

Chronique : Chronique musicale §

J’entendais le deuxième acte d’un opéra nouveau, — le Cid : une rue sombre, une scène de duel, un chœur, des récits, un requiem ; et les lieux communs des émotions insignifiantes défilaient en une suite de formules rabâchées ; un duel de pantins, un chœur de momies, des récits de Capitan-Matamore, un requiem de contrebandiers déguisés, et, finalement, la grande scène dramatique où l’éternelle « tragédienne lyrique » réitère les éternels bras crispés, yeux hagards, sanglots étouffés qui de toute antiquité expriment le désespoir… Et, sur les visages des spectateurs, parmi les flots d’applaudisseurs loués, l’invincible ennui… Puis, le décor changea ; ce fut un horizon élargi de paysages espagnols, dans un chatoiement d’ors et de lumières ; des cortèges passaient, puis les danseuses apparurent ; des rondes se nouaient, nouant les multiples évolutions des gracieuses et fugitives filles, tandis que les guidaient des sons très cadencés d’orchestres vifs, voluptueux. Un instant, les danseuses se tinrent, et une jeune voix, en des rhythmes et des harmonies molles, chantait un Alléluia d’amour, caressant aux oreilles comme les danses aux yeux. Puis, le drame était repris, et l’ennui des actions sans intérêt, des émotions vulgairement fausses et des banalités.

Le troisième acte ressemblait au second ; on dit que le premier et le quatrième ressemblaient aux deux autres.

Oh ! la triste, la déplorable, la funeste influence de Gluck, de Beethoven et de Wagner !

Haydn, Grétry, les musiciens du dernier siècle, connaissaient un art tout de ténue et plaisante émotion. C’était un charme aimable, l’ancienne musique ; on créait une vie légère, on ordonnait des créations de vie légère, et aux auditeurs étaient des visions douces, agréantes, aisées ; les symphonistes ne rêvaient point de symphonies fantastiques, et l’opéra ne voulait pas être une épopée nationale. L’opéra était purement une splendeur ; de belle musique, riche de toutes les richesses instrumentales et vocales, des danses, des cortèges, des décorations gaies à la vue ; assemblement de tous les luxes, l’opéra véritablement était le séjour de plaisir d’où venait l’émotion très commode d’une vie vague et très bonne.

Or, Racine avait composé ses réalistes créations de vie réelle ; et Beethoven instituait la musique expressive des suprêmes vies ; Gluck entrevoyait dans la musique un drame de vie ; le drame complet d’art complet naissait ; et Richard Wagner achevait ces créations d’humaine vie, ces drames, Tristan, la Tétralogie, Parsifal.

Maintenant le drame est roi. Un musicien n’est plus guère qui se veuille contenter de pure musique ; à tous sont des émotions terribles, énormes, totales ; aucun ne consent à écrire, s’il ne doit chanter une damnation de Faust ; le romantisme, vraiment, n’était pas en 1830, aujourd’hui il est ; nous vivons dans un âge effroyablement dramatique. Mais toujours c’est la fable du Mendelssohn qui s’enfle et qui s’enfle, Voltaire reprenant la tragédie de Racine ; on est, de nature et d’éducation, incapable des grandes émotions totales, et l’on s’acharne à celles là, uniquement : ainsi les très misérables musiciens expriment faussement des émotions fausses. Ce n’est pas le drame qui règne, c’est un spectre de drame, non, une caricature.

Je gémis sur les innombrables victimes de la rénovation Wagnérienne.

Il y a deux théâtres de musique : le théâtre de Gluck et de Beethoven, celui de Wagner, le théâtre du drame intense, profond, impitoyable de la vie ; — et le théâtre de Mozart et de Rossini, le théâtre de Grétry, des musiciens français depuis Rameau, notre tradition française, certes, avec les ordinaires émotions de la vie commune.

Oh ! l’artiste que la néfaste influence pousse hors son naturel chemin !… Quel était votre chemin, délicat artiste, subtil et charmeur, caressant, si moderne en vos sensualités et vos mysticismes attifés ; de vous sont les sensations mièvrement féminines, et très nôtres, très actuelles, très parisiennes : des rêveries, des poèmes d’un songe printannier, une chanson de passant, des poèmes d’amours, une fête napolitaine, un soir d’Alsace que vous avez rêvé en votre esprit d’affiné, des danses de bayadères-pierrettes, des soupirs de Madeleines en satins et soies, une sensation ; et quelque action imaginaire et impossible, que l’on suive, yeux demi clos, dans le confort d’une heure joyeuse ; quelque chimérique action où s’enrouleraient les chœurs et les belles cavatines, les marches, les ballets qui de votre pensée diraient mieux les gentillesses, — un moderne opéra, Papagena ou Manon, — les fines émotions d’une vie légère, légèrement créée, — et jamais Wotan, ni Tristan, ni Kundry.

Traduction et commentaire de fragments inédits de Wagner
Extraits de ses Œuvres Posthumes60 §

I. Programme au prélude de Tristan et Isolde §

Un ancien poème, inextinguiblement renouvelé, rechanté dans tous les langages du Moyen Age européen, un originel poème d’amour nous dit de Tristan et Isolde.

Le fidèle vassal avait pour son roi demandé celle qu’il ne voulait pas s’avouer aimer, Isolde, qui, fiancée de son maître, le suivait, parce qu’impuissante elle devait suivre le demandeur. Jalouse de ses droits écrasés, la déesse d’amour se vengea : le philtre d’amour destiné selon les mœurs du temps par la prévoyante mère à l’époux marié par politique, elle le fit par une rusée mégarde présenter au jeune couple ; eux, l’ayant bu, s’enflammèrent tout à coup d’un clair feu, et se durent avouer qu’ils s’appartenaient l’un à l’autre seulement. Alors ne fut du désir, de l’aspiration, des joies et du malheur d’amour aucune fin ; monde, puissance, gloire, splendeur, honneur, chevalerie, fidélité, amitié, tout, comme un insubstantiel rêve, en poussière s’éparpilla ; seule une chose vivante encore, — le désir, le désir, l’inapaisable, l’éternellement réenfantée aspiration, le languissement et la soif ; une unique rédemption, — mourir, finir, se perdre, ne plus se réveiller !

Le musicien, qui choisit ce thème pour introduction à son drame d’amour, ne pouvait, puisqu’ici il se sentait entièrement en le propre illimité élément de la musique, se soucier que de ceci : comment il se limiterait, puisqu’un épuisement du thème est impossible. Aussi fit il, une fois seulement mais en une suite longuement enchaînée, s’enfler l’insatiable désir, de la timide confession, de la plus tendre attirance, au travers de l’hésitant soupirer, de l’espérer et du craindre, du lamenter et du souhaiter, du jouir et du souffrir, jusque le plus puissant pressement, la plus violente lassitude, pour trouver l’irruption qui au cœur ouvrît la voie en la mer de l’infinie joie d’amour. Vainement ! impuissant se réaffaisse le cœur, pour en désir se consumer, en désir sans atteignement, — puisque chaque atteignement fait germer seulement un nouveau désir, jusque ce qu’en la dernière exténuation, à l’œil brisé poinde le pressentiment de la plus sublime joie de la possession : c’est la joie du mourir, du ne-plus-être, de la dernière rédemption en ce merveilleux royaume dont au plus loin nous errons quand, avec la plus tempétueuse force, nous peinons à y pénétrer. Ce royaume, le nommons nous la mort ? ou est il le nocturne monde de merveille, duquel un lierre et une vigne, en un intime enlacement, sur la tombe de Tristan et Isolde s’élevèrent, — comme le Dire nous le conte !

[1860]

II. programme au prélude du IIIe Acte des Maitres Chanteurs §

Avec la troisième strophe de la chanson du cordonnier on a déjà au deuxième acte entendu le premier motif des instruments à cordes ; là il exprimait l’amère plainte de l’homme résigné qui au monde montrait un visage gai et énergique ; cette plainte cachée, Eva l’avait comprise, et si profondément son cœur en avait été pénétré, qu’elle avait voulu fuir pour seulement ne plus entendre la chanson si gaie d’apparence. Maintenant (prélude du troisième acte), ce motif est joué seul et développé pour s’éteindre dans la résignation ; mais, en même temps et comme de loin, les cors font résonner le chant solennel par lequel Hans Sachs salue Luther et la Réformation, et qui au poète a acquis une incomparable popularité. Après les premières strophes, les instruments à vent reprennent, très doucement et d’un mouvement très ralenti, quelques traits de la vraie chanson du cordonnier, comme si l’homme détournait son regard de la besogne manuelle vers en haut, et se perdait en de douces gracieuses rêveries. Alors les cors continuent en une plénitude accrue de sonorité, l’hymne du maître, par lequel Hans Sachs, à son entrée dans la fête, est salué de tout le peuple Nurembergeois, en une exclamation tonnante et unanime. Maintenant revient le premier motif des instruments à cordes, avec la puissante expression de l’émotion d’une âme profondément saisie ; tranquillisé et apaisé, il atteint l’extrême sérénité d’une douce et bien heureuse résignation.

III. Programme au prélude de Parsifal §

« Amour — Foi : — Espérance ? »

Premier thème : Amour. — « Prenez mon corps, prenez mon sang, pour la grâce de notre amour ! »
(Répété en disparaissant par des voix d’anges.)
« Prenez mon sang, prenez mon corps, en mémoire de moi ! »
(De nouveau répété en disparaissant.)

 

Deuxième thème : Foi. — Promesse de la Rédemption par la Foi. Ferme et pleine de sève se manifeste la Foi, grandie, voulante même dans la souffrance. — À la promesse renouvelée, la Foi répond, des plus douces hauteurs, — comme sur les ailes de la blanche colombe, — descendant dans l’air, — toujours plus largement et plus totalement saisissant les cœurs humains, emplissant le monde et l’entière nature, ensuite regardant de nouveau vers l’éther céleste, comme doucement apaisée. Alors, encore une fois, du tressaillement de la solitude palpite la plainte de l’aimante Compassion : la crainte, la sacrée sueur d’angoisse du Mont-des-Oliviers, la divine souffrance douloureuse du Golgotha, — le corps pâlit, le sang coule et s’échappe et brille avec un céleste brillement de bénédiction, répandant sur tout ce qui vit et souffre la joie de grâce de la Rédemption par l’Amour. À lui, qui — terrible repentir du cœur ! — dans la vue divinement punissante de la tombe doit se plonger, à lui, Amfortas, le gardien pécheur du Sanctuaire, nous sommes préparés : y aura-t-il à sa rongeante souffrance d’âme une rédemption ? une fois encore nous entendons la promesse, et — nous espérons !

[1880]

IV. Esquisse au drame musical buddhique : les vainqueursLXXXII §

En 1853, Richard Wagner, ayant achevé le poème de l’Anneau du Nibelung et la musique du Rheingold, fut initié à la philosophie de Schopenhauer, et, interrompant la composition de la Tétralogie, il écrivit une première esquisse de Tristan et Isolde. De la même époque est la conception primitive de Parsifal : comme contraste en face de Tristan, dans l’esprit du poète naquit l’image de Parsifal, le Compatissant, le Renonceur et le Sacrifié ; mais bientôt cette figure se détacha tout à fait de celle de Tristan ; l’esquisse de Tristan fut achevée en ces années 1854 et 1855, et celle de Parsifal ne fut ébauchée qu’au printemps de 1857, éveillée au jour du Vendredi-Saint. L’esquisse du drame buddhique les Vainqueurs fut composée entre celles de Tristan et de Parsifal, en 1856.

Dans tous ces essais on retrouve l’expression du renoncement. Dans les Vainqueurs la victoire est celle du renoncement ; c’est l’idée de Parsifal, mais avec cette différence que le renoncement y est victorieux par soi, seul, et sans l’action.

Les journaux ont souvent parlé d’un Buddha(les Vainqueurs) que le Maître aurait laissé inachevé ; l’esquisse qu’on a trouvée dans ses papiers est tout ce qui en a été écrit : — Parsifal a remplacé le Buddha, en l’achevant.

Voici cette esquisse, avec le nom des personnages.

Chakya-Muni (le Buddha), Ananda, Prakriti, la mère de Prakriti, Brahmanes, disciples, peuple.

Le Buddha lors de son voyage dernier. — Ananda désaltéré au puits par Prakriti, la fille de Tchandala. Violent amour de Prakriti à Ananda, qui est ému.

Prakriti en la plus violente souffrance d’amour : sa mère appelle Ananda ; Ananda poigné et angoissé jusque les larmes, — délivré par Chakya.

Prakriti va au Buddha, près la porte de la ville, sous l’arbre, pour supplier de lui l’union d’Ananda. Il lui demande si elle voudrait accomplir les conditions de cette union. Dialogue à double entente, interprété par Prakriti pour une union en le sens de sa passion ; elle se précipite à terre effrayée et sanglottante, lorsqu’en fin elle entend qu’elle doit aussi porter le vœu de chasteté d’Ananda. Ananda poursuivi par les Brahmanes. Reproches à cause du commerce du Buddha avec une fille de Tchandala. Attaque au Buddha de l’esprit-de-caste. Il raconte alors l’existence de Prakriti dans une vie antérieure : — elle avait été la fille d’un fier Brahmane ; le roi Tchandala, qui se souvenait d’une existence antérieure de Brahmane, désirait pour son fils la fille d’un Brahmane, à laquelle son fils avait un violent amour ; par fierté et orgueil, la fille du Brahmane refusa le retour-d’amour et railla le malheureux. C’est ce qu’elle eut à expier : donc elle renaquit, fille de Tchandala, à fin de connaître les tourments de l’amour vain d’espoir, mais aussi à fin de renoncer et d’être conduite à la pleine rédemption par l’entrée en la communion du Buddha. — Prakriti répond maintenant à la dernière question du Buddha par un joyeux Oui. Ananda la salue comme sœur. Dernier enseignement du Buddha. Tout se reconnaît sien. Il marche au lieu de sa rédemption.

Zurich, 16 mai 1856.

AmfortasLXXXIII
Paraphrase moderne, programme §

Le temple du Saint-Gral ; chœur des chevaliers : « der Labung darf er nahn… » ; chœur des jeunes homnes : « den sündigen Welten… » chœur des enfants : « die Glaube lebt… » — Entrée d’Amfortas ; — Amfortas couché.

Titurel ; — Amfortas : « Wehe ! Wehe mir !… » — Titurel.

Amfortas : « Nein !… » — « wehvolles Erbe… » — « nach ihm… » — « die Stunde naht…  » — « des eignen sündigen Blutes Gewell… » — « der dort dem Erloeser… » — « und aus der nun mir… » — « aus der Sehnen’s Quelle, das ach ! keine Büssung je mir stellt  !… » — « Erbarmen !… dass heilig ich sterbe. »

(Parsifal, I, 3)

 

L’église est haute et claire ; des groupes de priants passent vaguement ; des agenouillés prolongent des rangées indistinctes de fronts ; le confus bruissement des litanies s’atténue en silences graves. Et, près les vastes piliers forts, des hommes sont, mâles voix, âmes glorifiantes, en l’attente de la divine Venue : « venons vers Dieu !… » des voix de jeunes hommes s’ajoutent, que la vie a touchés, et qui se lamentent, moins adorants hélas ! au fils de la Femme : « pour les mondes pécheurs Christ a donné son corps… » et, par instants, des voix descendent d’invisibles sommets, enfantines et angéliques, virginales : « la Foi vit, l’Esprit plane… » donc s’emmêlent les chants pieux des glorifications et des lamentements et des célestes virginités. Et parmi les chants sont de graves silences, des solennels appels du Très-Saint dans les silences des voix humaines… des silences et des chants s’emmêlent, pieux murmures, sous les hautes arcades de l’église lumineusement élargie.

Il est, le Malade, immobile en son siège, prostré, tandis que flue autour de lui un peuple de fidèles ; il demeure, et son corps en arrière est penché, ses mains à ses côtés pendent, sa tête est renversée, et sa face, face à face au ciel de la coupole, a des yeux fixes dans le haut de l’air ; et ses lèvres, entrécartées par une haleine faible, gardent cette torpidité rigide des affaissements…

En les vastes nefs grouille la foule humaine… Volez, bruits des prières, ailes des confessions pieuses !… les voix qui tonnent et les silences qui formidablement retentissent, les voix et les silences dans l’âme qui les ouit sont murmures. — Venons à Dieu !… mondes pécheurs  !… la Foi vit, l’Esprit plane !… chants qui vont et qui vont, s’éparsemant dans l’âme de celui que tient l’angoisse mortuaire du proche crucifîment ; dans son âme il les ouit murmures ; et les paroles de ces silences, comme de ces chants, autour de son âme bourdonnent. Chantez, voix ! il demeure en une perception amortie de vous ; le temps s’embrouille, l’espace s’embrume en chaos de végétations ; et il songe d’il ne sait quelles piétés, quelles souffrances ; il songe obscurément de religiosités et de douleurs ; un sommeil mental est en la rigidité des chairs ; l’âme est ensommeillée ; elle ouit comme une qui sommeillerait ; et c’est, en cette âme, un très lointain écho des entourants cantiques mêlés de silences, des emmêlés cantiques, pieux, lamentants et virginaux.

 

  • — Accomplir l’Office, s’éveiller, vivre, agir, — il le doit ! l’heure est d’officier, et de vivre : loin, les sommeils ! et l’impérieuse et mélancolique parole qui commande l’action, parle. D’un brusque sursaut, le Malade tressaille ; des sens lui viennent ; à demi il se dresse, et, en son siège, il se trouble, avec de vagues pensées, des gestes vagues : « Aïe ! Aïe à moi !… » le souvenir apparaît, hélas ! la mémoire des souffrances, et des angoisses, et des lamentations, et des forfaitures, aussi des châtiments, et des cris de la Concupiscence : « ô Christ, ta lamentation déjà me résonne… Non ! laissez que je dorme mon oubli, mon léthargique assoupissement du mal : n’éveillez pas le Malade ! oh ! que je meure !… » Il doit s’éveiller, vivre : et le Très-Saint l’appelle, de nouveau, gravement, à l’Office : « l’Office ! accomplir l’Office !… » donc il vit : il vit, et il se lève, dans une rage de la tourmentante pensée.

Infernale Luxure, rire de la charnelle Malédiction, fureur de la Concupiscence femelle : soudain rayonne un luxurieux œil, un coin de gorge pâmée, l’éclair d’un diabolique baiser, — pendant qu’il clame : « non ! » et cette évocation de luxure rieuse et concupiscente, c’est l’éternel motif qui surgit de l’Hérodias antique, de la Gundryggia, et de l’Innommée, Pré-Diablesse, Rose de l’Enfer, ô originelle Perdition, Kundry !

C’est le péché. — Car il a péché contre la Grâce du Seigneur ; l’élu d’entre les purs est devenu entre les purs l’unique pécheur : ô châtiment de l’offensé riche de Grâces…

… Saint des Saints, ô mémoire du Saint ! comme grave il montait en l’âme, le Saint aujourd’hui outragé ! ô mémoire des saluts de bénédiction ! mémoire du Divin ! aspiration qui du très fond de l’âme fume vers les hautes pénitences, les pénitences au lamentant Seigneur misérablement outragé !…

Chant du Très-Saint, chante ! luis, lumière du Pur ! dévoile-toi, voile du Mystérieux ! paroles, parlez, toutes, en la précursion du Seigneur qui vient ! ouvre-toi, triste ciel, que le rite se réinstitue de l’éternel Sacrifice ! — voici le corps de nourriture, voici le sang de breuvage ; le mystique vase brillera, voici l’aliment ; sang de Dieu, voici le vin ; prenez, prenez, prenez ; pécheurs, voici le vin et le pain ; approchez, très mélancoliquement ; car le vin coulera en vos sangs, le pain se fera vos chairs, et le sacré sang coulera par votre cœur…

Le sang sacré coule, ô Malade, par son cœur ; le sang du Souffrant en ses veines coule ; et c’est son propre sang, qui s’embouillonne, et qui coule, effroyablement ! — jadis fut un charme pervers, un attirement sortilégique, un enchantement païen ; jadis, une luxure terriblement belle ; et ce souvenir le hante ; et lui qui croit la promesse du Maître, il geint sous la Concupiscence, et il hurle les infinies lamentations, toujours vibrantes, du Crucifié qui palpite en sa chair. Pour les mondes pécheurs Christ a agonisé, à cause qu’il avait la désirante pitié des Désirs… ô pitié du Seigneur, vois ton fils agonisant, palpitant, crucifié : il fut le Saint, et le Pur, et le Bon ; il chanta ton nom, lui qui pleure aujourd’hui ; agréable il te fut, ce réprouvé ; il fut ton garde, ton serviteur, ta force, ta splendeur, ta joie, lui qui presque blasphème, et qui se perd, l’affolé des sensuels souvenirs, et qui tournoie en la démence de sa chair, et se maudit, ne connaissant plus ta parole… ta divine parole sous l’effort des concupiscences se fait étrange, elle s’altère, elle se corrompt, voilà qu’elle se fait autre affreusement, et c’est des sons magiques : la prière à Dieu se tourne en suggestion d’enfer : rude, le sortilège ramène la mauvaise ; et elle est… Ô pensée toujours vive des délices coupables, inoubliable, inoubliable pensée ! le Malade revoit les damnées visions, et dans ses yeux fanés passent des lubriques choses : yeux pécheurs ! sens pécheurs ! pécheresses sensations ! il ressent les grands jardins pleins d’odeurs fumantes et de teintures chaudes ; les mollesses des tiédeurs étaient molles, lorsque devant son corps elle surgit, la femelle bête, folle de son corps… elle avait ces rires et cette voix, oui, ce regard qui si inquiet lui caressait, ces lèvres, oui, à lui si frémissantes, ces cheveux inclinés à lui, oui, ces flattantes boucles, et autour de son cou ces bras, si tendres ces joues, si nouvelle cette bouche qui, en la communion de toutes les souffrances, lui embrassa le salut de son âme… monstrueux baiser ! une femme était là, impudique floraison des sensualités, que lui, très chaste, il eut.

Miséricorde, Seigneur ! des prestigieuses jouissances, miséricorde ! Seigneur ! des joies, et des joies absolument désirables, miséricorde ! miséricorde, car j’ai dans ce baiser connu tout ce dont a soif irrévocablement ma chair ! — et j’implore la grâce du Miséricordieux, — l’unique grâce à ma misère, oui, la rédemption, l’apaisement, l’oubli, la mort.

Ô souffrant du Désir, du double Désir, du Mystique et du Charnel, souffrant des mystérieuses aspirations de l’Ange et de la Bête, ô souffrant des Concupiscences et des Religions, charnel et mystique homme, Amfortas, ainsi tu te lamentes, et nous, avec toi, nous vivons le grand Désir sans fin des vies multiples.

Edouard Dujardin.

Documents de critique experimentale
Le motif-organeLXXXIV des Maîtres Chanteurs §

« Selige Morgentraum »

Tout ce qui a vie ne vit qu’à l’état organisé. Les dernières œuvres de Richard Wagner sont les plus vivantes. En me restreignant à l’étude de leur système musical, en laissant de côté les systèmes de la mimique, de la poésie, de la décoration, de la mise en scène, je veux à grands traits disséquer l’organe qui met en circulation la vie particulière à l’œuvre dramatique. Wagner se montre expérimentateur et j’eusse désiré justifier expérimentalement ce titre qu’il s’est maintes fois donné, mais le caractère de cette Revue ne me permettait pas de relever la magistrale empreinte qui caractérisera plus tard Wagner dans l’art fossile de notre temps, j’entends son socialisme naturaliste61. Je ne donnerai donc que la légende explicative d’une sorte de préparation anatomique du système musical de la vie dramatique dans cette œuvre si puissamment organisée, laissant au lecteur entreprenant le plaisir de synthétiser l’homme dans son œuvre, l’artiste dans son caractérisme.

Le tableau ci-joint renferme les quatre-vingt-trois principaux motifs des Maîtres Chanteurs : j’ai relevé mesure à mesure, note à note, leur signification d’après la situation qu’ils soulignaient, le nombre de fois et la forme sous laquelle ils se montraient. Ce long travail terminé, j’ai trouvé qu’à l’exception de quatre ou cinq, épisodiques, tous ces motifs n’étaient que les aspects particuliers d’un seul motif générateur. Je les ai classés et orientés tels qu’on les voit sur mon tableau. Il n’y a qu’un motif dans les Maîtres Chanteurs, et l’on peut dire qu’il emplit et anime tout le drame. Si l’on tient compte du nombre de mesures, de l’étendue moyenne de chaque forme musicale, du nombre de fois que cette forme se présente, on pourra voir que si l’on sectionnait tout l’opéra au moyen de coupes successives, comme au microtome, on rencontrerait ce motif au moins une fois dans une coupe de trois mesures, dix-huit centièmes d’épaisseur. Je ne l’ai pas relevé moins de 3348 fois, et, chaque fois, analysé.

Je ferai remarquer seulement le grand réalisme musical du parlé-chanté Wagnérien. Dans les seuls Maîtres Chanteurs, en éliminant les passages où la situation même exige le chant proprement dit, sur 4162 mesures pendant lesquelles on doit parler, la proportion des mesures où le langage est simplement noté selon la musique propre à la langue allemande n’est pas moindre de 96 %. Chez nous, en France, il faut prendre Manon, la belle petite œuvre de M. Massenet, pour trouver une proportion de 22 %. Il est vrai que le français a une musique plus délicate, et moins monotonale par conséquent ; mais cela suffit pour relever à nos yeux l’opéra français et nous faire oublier le néant artificiel de nos entrepreneurs de musique.

Motif 1 (pages 94, 95, 97, 117, 118, 119, 120, 128, 143, 144, 145, 146, 160, 164, 248, 254, 261, 309)62. — Il est l’expression même de la vie ardente, chaude, jeune et fécondante du printemps ; c’est le motif générateur de tous les autres ; c’est lui qui emporte tout le chant de Walther : « Es schwillt und schallt, es tœnt der Wald, nun laut und hell, schon nah zur Stell. » — « Das Blut, es walt mit Allgewallt, aus warmer Nacht, mit Ubermacht. » — « Es schwillt das Herz, vor süssem Schmerz », et chaque fois que l’impression vivifiante qu’apporte avec lui Walther se fait sentir, on le retrouve. Au second acte, il hante Sachs, le trouble, l’arrache à son travail et se dérobe quand le vieux chanteur veut le ressaisir : « Es klang so alt, dit Sachs rêveur, und war doch so neu, wie Vogelsang in süssen Mai ». Puis, tout à coup, sa signification se révèle : « Lenzes Gebot, die süsse Noth, die legt es ihm in die Brust. » C’est bien ce qu’éprouve aussi Eva quand, furieuse de l’injustice des maîtres, elle s’écrie que Walther trouvera bon accueil : « Wo warm die Herzen noch erglühen. » C’est ce motif même, haletant, entrecoupé, qui secoue les premières phrases du chant d’Eva quand elle s’élance au devant de Walther. Encore une fois il revient à Sachs, au troisième acte, avec toute sa force et sa précision : « Es ist halt der alte Wahn, ohne den nichts mag geschehen, es mag gehen oder stehen. » — « Steht es wo im Lauf, es schlaeft nur neue Kraft sich an : gleich wacht er auf dann schaut wer ihn bemeistern kann. » C’est lui que nous appellerons le motif du printemps.

Motif 2 (p. 5, 6, 7, 15, 17, 18, 30, 44, 91, 94, 95, 96, 97, 98, 100, 104, 117, 118, 119, 120, 144, 145, 146, 254, 259, 271). — Ce motif est la première transformation du motif 1. Il a une allure plus souple, plus rapide pour se prêter mieux à la vie du drame. Sous une forme contenue et voilée, il accompagne les premiers mots de Walther : « So rief der Lenz in der Wald », et « So rief es mir in der Brust » ; il souligne toute l’ardeur du poète, son désir d’Eva, de la maîtrise qui la lui donnera ; il apparaît quand le chevalier trouve l’art des maîtres nouveau et étranger pour lui ; pendant le choral, dans la mimique tendre de Walther, et quand il voit Eva s’avancer vers lui pour sortir de l’Église ; c’est lui qui proteste pendant que les maîtres accablent le héros ; lui qui s’insinue dans la pensée de Sachs, le trouble et lui fait dire plus tard à Walther : « All Dichtkunst und Poeterei ist nichts als Wahn-traumdeuterei. »

Motif 3 (p. 34, 171, 264, 265, 266, 276,287, 300, 301, 315, 316, 318, 375, 379). — Les trois premières notes de ce motif sont les trois dernières du motif 2, et la seconde partie de la phrase est la répétition de la première où apparaît la note ré, trois fois répétée. Le motif prend ainsi une forme plus solide, tonalement parlant, plus nette comme expression, et ces trois notes, mi-si-ré, se retrouveront maintenant partout. Ce n’est plus le printemps c’est Walther, le printemps individualisé avec son désir et sa puissance. Walther obtiendra Eva par le concours, et ce motif est celui du rêve dont Walther fera son chant de maître ; il correspond bien à la dernière phrase de Sachs citée plus haut ; on ne lui trouve plus cette liberté indéfinie d’allure qu’il présentait quand il signifiait le printemps, il rappelle à présent Eva, le concours, le nouveau mode que Walther doit créer. De lui sortiront, comme on peut le voir sur notre tableau, les motifs d’Eva, de Sachs, du concours, de Nuremberg, des apprentis, de Beckmesser, et des maîtres eux-mêmes : ou, si l’on préfère, on le trouvera dans l’amour d’Eva, dans le renoncement tendre et généreux de Sachs, sa jeune poésie populaire et son ardent amour pour ce qui possède vie et passion, dans la mâle poésie de Walther, dans la hardie et saine volupté de son chant, auquel il devra Eva et le titre de maître, dans la joyeuse et bonne vie du peuple de Nuremberg qui décidera des prix et comprendra Walther, dans l’amoureuse sérénade de Beckmesser, dans la ronde des apprentis, dans la fête de la Saint-Jean, et de proche en proche dans la marche des Maîtres. C’est à la prodigieuse organisation musicale de Wagner, qui permet d’exprimer l’écho que peut trouver une poésie jeune dans tous les cœurs qui l’entourent, que l’œuvre doit à la fois une si grande uniformité et une si admirable organisation de la vie dramatique.

Motif 4 (p. 148, 150, 151, 153, 154, 294, 295). — Ce motif est une des plus délicieuses appropriations du premier. On le voit dans la fine scène où Eva veut tout savoir de Sachs sans rien dire elle-même. L’harmonie y est riche et palpitante, tantôt profonde, tantôt trillée, légère, vibrante, chaude et délicate. C’est le motif de la jeunesse même d’Eva : « : Ihr nehmt mich für Weib und Kind ins Haus », dit-elle à Sachs. Dickens, et après lui Daudet, diraient : femme-enfant. Et comme il devient brillant et merveilleux quand Eva apparaît au savetier-poète, dans ses beaux habits de riche fiancée !

Motif 5 (p. 70, 258, 259, 260, 261, 262, 283, 315, 347). Provient du précédent. Le sens se précise : le motif apparaît quand Pogner déclare que la fiancée devra confirmer le jugement des maîtres ; quand Walther dit plus tard, à l’acte deux. « Ich liebe ein Weib, und will es freien ! » et chaque fois que l’idée d’Eva apparaît à Walther comme prix du concours.

Motif 6 (p. 170, 172, 174, 198, 233, 235, 239, 251, 298, 299). — Signifie surtout l’apaisement et le calme qu’Eva apporte à la bouillante ardeur de Walther. Il se montre tout d’abord immédiatement après le coup de trompe du veilleur de nuit, qui porte à son comble l’hallucination où Walther se débat contre les maîtres qui cherchent, grimaçants, à lui arracher Eva. Ce motif, dans son harmonie, est d’une douceur étonnante. « Geliebter, spare den Zorn », dit Eva en lui saisissant les mains. Il revient plus tard après la bagarre, et dans l’apparition de Walther à Eva déchaussée. Détail curieux, ce motif se montre, tout gai et comique, tandis que David explique à Sachs distrait comment Magdeleine sait lui faire oublier ses déboires dans sa cuisine. C’est un des joyaux de la partition.

Motif 7(p. 34, 105, 107, 111, 137, 171, 172, 199, 277, 295, 296, 297, 298, 299, 300, 305, 306, 310, 311, 314, 319). — Le commencement du motif apparaît avec l’embarras d’Eva qui ne sait comment causer de Walther avec Sachs (p. 296), et quand celui-ci plus loin dit à Eva qu’il voit bien où le soulier la blesse. La fin du motif, surtout la partie ascendante, caractérise l’espoir d’obtenir Eva, soit chez Walther (motifs 12 et 13), soit chez Sachs, soit même chez Beckmesser (p. 107).

Motif 8 (p. 105, 109). — Il provient du précédent. Il est dans la bouche de Beckmesser qui, irrité de l’intervention de Sachs, et pressentant dès lors deux rivaux, lui reproche de faire les vers aussi mal que la chaussure.

Motif 9 (p. 309, 314, 315, 317, 319, 395). — Bonheur d’Eva. Le commencement du quintette exprime la reconnaissance d’Eva envers Sachs, et plus tard on le retrouve quand Walther, débordant de la même joie qu’Eva, refuse la chaîne d’or des maîtres.

Motif 10 (p. 314, 315, 317, 318, 319, 345). — Motif caressant de reconnaissance ; se présente soit avec Eva, soit à propos d’elle, d’abord dans le quintette, puis quand Walther refuse la chaîne d’or, se trouvant trop heureux de posséder Eva.

Motif 11 (p. 315, 318). — Se trouve encore dans le quintette avec une expression voisine de celle du motif 10.

Motif 12 (p. 141, 142, 149, 150, 152, 156, 157, 158, 159, 162, 164, 165, 166, 197, 241, 242, 244, 272, 371, 372, 373, 374). — Eva veut savoir le résultat du concours et si Walther l’obtiendra. Elle se sait chérie de Sachs : — Ce motif caractérise l’espoir d’obtenir Eva : « Serait-ce un jour de noce », dit Sachs à David qui apporte des fleurs ; autre part, c’est sur ce motif que Sachs reconnaît que Walther est aimé, et c’est encore pendant qu’il sonne magnifiquement à l’orchestre qu’il lui recommande de s’habiller de façon à faire honneur à Eva.

Motif 13 (p. 78, 104, 105, 142, 143, 144,149, 150, 155, 156, 157, 158, 160, 161, 162, 165, 244). — C’est le même motif que le 12, mais, grâce aux notes chromatiquement affaissées qui le terminent et le contredisent, il signifie, tant chez Sachs que chez Walther, le renoncement à Eva ou la crainte de ne pas l’obtenir. Il semble que Beckmesser n’ait pas été jugé digne de ce motif. Page 158, Sachs, sentant qu’Eva ne sera jamais à lui, ne peut se refuser le malin plaisir de feindre de s’indigner contre la hardiesse poétique de Walther : « Freund ihm noch sein ! ihm vor dem alle sich alle fühlten so klein ! » Il réapparaît enfin une dernière fois quand Sachs, au troisième acte, plein d’une douce mélancolie ne sait pas encore s’il doit renoncer à Eva, tout grisé par l’odeur des fleurs, l’air-si heureux d’un restant d’espoir, que David lui dit qu’il serait volontiers garçon d’honneur, plutôt que son héraut à la fête. Il faudrait pouvoir analyser à l’infini la délicatesse de chaque situation pour bien goûter la profonde et vivante poésie que Wagner a dû sentir en lui-même lorsqu’il écrivait ces pages.

Motif 14 (p. 24). — Ne vient qu’une seule fois quand Eva, s’oubliant, dit à Walther qu’elle épousera « Euch, oder keinen ! »

Motif 15 (p. 18, 19, 20). — À rapprocher du 18. Walther supplie Eva de lui dire si elle est fiancée.

Motif 16 (p. 137). — Pogner ne sait s’il fait bien de donner sa fille comme prix. Il est avec elle devant l’échoppe de Sachs et il ne sait s’ils doivent entrer. Nous sommes ici déjà loin du motif du printemps, presque à l’extrémité du personnage d’Eva : son sort est bien loin d’être fixé.

Motif 17 (p. 32, 236). — Tout devient vague : David dit à ses compagnons qu’il a autre chose à penser qu’à travailler avec eux ; le motif est esquissé dans sa réponse. Mais il est entier dans le beau prélude du troisième acte : Sachs aussi a autre chose à penser, et, comme une solution à ses réflexions, ce motif qui avait d’abord peu à peu pris le rhythme du motif 2, se fond même dans celui-ci, avec une décision psychologique que la musique pouvait seule exprimer.

Motif 18 (p. 5, 9, 10, 18, 24, 30, 31, 173, 260, 270, 302, 303, 318, 382, 383, 385, 386, 387, 395, 398). — Ces quelques notes ont une expression vive et enthousiaste le plus souvent. Le motif 18 est la réponse au motif 79. Il apparaît avec le sourire bienheureux et timide d’Eva dans la scène de l’église ; il est l’expression hardie du désir de Walther ; c’est de lui qu’est formée la phrase « Eines zu fragen ! » Où Wagner fait chanter à un personnage le motif qui se trouve à l’orchestre, on peut affirmer presque toujours que le même sentiment est là sous ses deux formes, poétique et musicale ; ainsi, p. 30, Walther s’écrie : « Mit allen Sinnen euch Zugewinnen ! »

Motif 19 (p. 5, 29, 31). — D’abord Walther à Eva demande la réponse qui décidera de sa vie, et plus tard Eva à Walther demande si elle le reverra ; et cet espoir qu’ils ont maintenant en commun, se retrouve dans le trio d’Eva, de Walther et de Magdeleine, page 31.

Motif 20 (p. 45, 315). — Ce motif a plusieurs sens, mais il s’explique surtout par son parent, le 31. David dit que pour être maître il faut trouver « un nouveau mode », et c’est ce mode que chante Eva dans le quintette, page 315, sixième mesure.

Motif 21 (p. 238, 239). — David fait l’éloge de Magdeleine.

Motif 22 (p. 79, 80, 82, 89, 90, 91, 93, 98, 99, 100, 101, 110, 111, 112, 156, 157, 164, 271, 272, 273, 274, 275, 277, 278, 280, 288, 351,360, 362, 363, 367, 370, 371, 372, 373). — Ce motif est celui du chevalier Walther de Stolzing. — Dans certains cas, ce motif au lieu de se relever fièrement vers la fin, et de se rattacher ainsi au motif 12, prend une fin analogue à celle du motif 13, descendante, indéfinie : il a l’air abattu et caractérise soit l’abattement de Walther sous les railleries de Beckmesser, soit plus tard les défaites et les déboires de l’infortuné Sixtus lui-même, et je l’ai, dans ce cas, chiffré 83.

Motif 23 (p. 388). — « Keiner wie du so hold zu werben weiss », dit Eva à Walther en le couronnant. Il est une modification du motif 79, et c’est à dessein que Wagner a fait chanter à Eva le motif même qui la donne à Walther comme prix du concours.

Motif 24 (p. 2, 14, 17, 18). — Il appuie les instances de Walther pour obtenir un mot d’Eva, instances hardies devant sa timidité, et alors sous la forme du désir, la fin de la phrase se redresse comme aux motifs 12 et 22, — ou timides et suppliantes, et alors les dernières notes s’inclinent de plus en plus. La mimique d’Eva est timide quand celle de Walther est hardie, et devient hardie dès quelle le peut à son tour. Tous ces passages sont d’une finesse admirable. Page 10, une forme agitée et enthousiaste bien que contenue se dissimule dans le choral, marquant l’extase de Walther après le regard brûlant d’Eva.

Motif 25 (p. 17). — De même dissimulé dans l’harmonie du choral, il colore la mimique entre les deux amoureux.

Motif 26 (p. 34, 236, 237, 238, 240, 247, 248, 265, 273, 276, 303, 307, 346). — Avec ce motif, une des plus belles adaptations du motif primordial, apparaît une modification profonde. Après avoir rendu plus « humain » le motif du printemps en substituant à la seconde qui le termine une tierce, majeure ou mineure, Wagner l’attribue à Sachs, mais obtient une gravité plus douce et plus noble en étendant la quarte qui sépare la première note de la seconde, à l’intervalle d’une quinte. Nous avions d’abord, pour le printemps, quarte et seconde, puis pour Walther, quinte et tierce, puis maintenant nous aurons pour Sachs quinte et tierce. Le motif s’élargit et semble se solidifier en passant à la personnalité de Sachs, comme il s’était assoupli, féminisé en quelque sorte par sa chromatisation délicate, pour appartenir à Eva. Toujours Sachs apparaît avec lui, aussi bien quand Walther dit à David qu’il ne sait même pas s’il est chanteur, que dans le merveilleux prélude du troisième acte, dans le mélancolique renoncement de Sachs et dans ses rêveuses réflexions « Wahn, Wahn, ueberall Wahn ! » aussi bien quand Eva le remercie, que quand le peuple l’acclame.

Motif 27 (p. 178, 179, 236, 304, 305). — Motif populaire adapté par Sachs à l’avertissement qu’il donne à Eva et à Walther, et dans la douce mélancolie de sa plainte, pages 304, 305. Il appartient à Luther, et peut être le caractère qu’il emprunte aux trois notes mi-sî-ré, l’a-t-il recommandé à Wagner.

Motif 28 (p. 293). — C’est l’air de la Saint-Jean, que chante David : « Am Jordan Sankt Johannes stand. » Il est proche parent du 27.

Motif 29 (p. 35, 136). — À Sachs encore : « Schuhmackerei und Poeterei ».

Motif 30 (p. 136). — Il exprime la mélancolie de Sachs encore sous l’impression de la vigueur poétique de Walther, et le pressentiment de la pénible déception qui l’attend dès qu’il causera avec Eva.

Motif 31 (p. 39, 150, 166, 241, 242). — Motif un peu mélancolique. Eva l’emploie pour rendre l’espoir à Walther, et Sachs quand il demande à David chargé de ses fleurs si par hasard ce serait jour de noce. Le même motif apparaît dans la bouche de David énumérant à Walther les noms des modes : « Gelbveigleinweise ». Comparez au 20.

Motif 32 (p. 34, 104, 107, 156, 253, 254, 255, 256, 257, 262, 263, 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 346, 347, 368). — Se montre dès qu’il s’agit de l’intervention de Sachs en faveur de Walther, soit devant les maîtres, soit plus tard quand il se dévoue à lui faire obtenir le prix du concours.

Motif 33 (p. 152, 153). — Sachs rejette l’espérance que lui offre Eva : « Lieb’ Evchen, machst mir blauen Dunst ! » Le motif alterne ensuite avec le motif de l’amour de Walther, contrastant avec l’amour un peu paternel de Sachs.

Motif 34 (p. 253, 256, 262). — Sachs se dévoue à Walther et veut en faire un maître.

Motif 35 (p. 21, 27, 83, 84, 86, 88, 95, 132, 133, 154, 235). — Cet air représente l’attrait de la jeunesse d’Eva, soit chez Walther, soit chez Sachs, et en même temps la splendeur de la forêt : « Waldes Pracht », ou dans quelques modifications : « das süsse Lenzeslied ». De ce motif partent de nouveaux embranchements, soit vers Sachs, soit vers les Maîtres, soit vers la poésie et le chant de Walther. Il est le véritable motif qui anime tout le drame, et pour donner une faible idée de sa circulation, il suffira de le retrouver à la fin de l’acte deux, où il se dégage de la sérénade de Beckmesser, pour se retrouver dans toute sa simplicité et son charme, page 235.

Motif 36 (p. 42, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 105, 109, 135, 136, 137, 142, 143, 144, 145, 151, 155, 156, 158, 159, 160, 161, 162, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 182, 183, 185, 186, 190, 192, 193, 194, 197, 198, 205, 207, 233, 247, 274, 278, 280, 296, 306, 322, 324, 325, 366). — Ce motif, le plus répété (pas moins de 340 fois) est pour Sachs ce que le 22 est pour Walther. Comme lui, il a son correspondant détraqué et ridicule, appartenant à Beckmesser. En effet le greffier est la caricature de l’amoureux comme celle du chanteur. Ce motif tient les 15/100 de l’espace occupé par l’ensemble des motifs, ce qui marque nettement l’importance du personnage de Sachs, le savetier-poète. C’est en effet aussi le motif des disciples de Saint-Crispin. Il est intéressant de suivre les modifications rapides de se motif, pages 159 et 160. Pendant qu’Eva s’indigne contre les maîtres et contre Sachs à la fois, ce motif prend une forme malicieuse, fine et gaie ; puis, le motif de Sachs dans son intégrité reparaît sombre sous la forme doucement railleuse, et le motif mélancolique 13 se montre au milieu des syncopes de la basse en même temps que Sachs reprend : « Das dacht ich wohl ! » Il y a là en quelques mesures toute une fine psychologie musicale.

Motif 37 (p. 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 62, 66, 67, 68, 77, 131, 347, 348, 349, 350, 351). — Ce motif, comme le précédent, est très éloigné du motif 1. Il accompagne Pogner le bourgeois de Nuremberg, artiste et citoyen, fier de son art et de sa ville ; il s’étend un peu aux maîtres, et en général caractérise la générosité du riche bourgeois qui donnera sa fille à un maître-chanteur.

Motif 38 (p. 25, 26, 28, 29, 33, 46, 47, 48, 49, 51, 132, 139, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 244, 245, 246, 282). — Comme le 42 et le 47, il appartient aux apprentis, mais surtout à David.

Motif 39 (p. 334, 335, 336). — Le voilà encore, ce même souffle printanier de jeunesse et d’ardeur, c’est lui, la danse : les fleurs, les rubans et les filles tournent dans sa ronde vive et brillante, gaie et douce.

Motif 40 (p. 336). — Il est le milieu entre le motif 38 et le 39. Il s’enrubanne joyeusement au milieu de la valse, et en assouplit gracieusement le rhythme.

Motif 41 (p. 321, 322). — Annonce la fête où Eva et Walther verront consacrer leur bonheur inespéré.

Motifs 42 et 47 (p. 50, 51, 75, 76, 121, 123, 124, 127, 128, 130, 393). — Caractéristiques de David et des autres apprentis. Ils empruntent leur air de jeunesse au motif du printemps. Le 47 surtout que nous avons placé du côté d’Eva, représente la belle couronne de fleurs que chantent ironiquement les apprentis autour de Walther.

Motif 43 (p. 173, 250, 258). — Avec ce motif nous quittons Walther et Sachs pour pénétrer dans Nürnberg même, avec ses gens et ses rues. « Des chevaux nous attendent sur la route », dit Walther à Eva dans la rue. Et Sachs dans ses réflexions : « Wie bald auf Gassen und Strassen fangt der da an zu rasen ! Mann, Weib, Gesell und Kind, faellt sich da an wie toll und blind ». Tout ce monde, toutes ces rues sont possédées du même souffle d’animation, et pourquoi ? Sachs le dit à Walther : « Kam Sommer, Herbst und Winterzeit », et autre part : « Der Lenz, der sang für sie. »

Motifs 44, 48 et 53 (p. 15, 19, 20, 34, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 72, 74, 76, 77, 103, 104, 107, 108, 129, 130, 131, 134, 135, 252, 259, 294, 321, 332, 333, 348, 349, 350). — Sous la forme 53 il appartient à Walther : « Ich liebe ein Weib », et quand tout d’abord il supplie Eva de lui répondre. Dans les autres cas, 44, il prend la signification de la fête de la Saint-Jean, de la joie et des espérances qui y sont attachées : « Das schœne Fest, Johannistag ! » dit Pogner, chantant le motif même. — « Tout ce tapage, dit plus tard Sachs, provient de ce que nous sommes à la nuit de la Saint-Jean », et il ajoute : « Nun aber kam Johannistag ! » — On comprend la liaison des idées de printemps, de Saint-Jean, de fête et d’exaltation populaire. — Sous la forme 48, par une intention profondément sage de Richard Wagner, ce motif populaire, célébrant les joies de la cité, marque aussi la confiance de l’artiste dans le jugement du peuple, et, chose délicate, dans le bon sens féminin : « Der Frauensinn, dit Pogner, gar umbelehrt dunkt mich dem Sinn des Volks gleich werth !? » C’est en effet devant le peuple et devant la femme que triomphera la poésie nouvelle, la jeunesse même de la poésie naturelle. Wagner sait ici reconnaître à l’influence féminine et populaire le pouvoir de transfuser un sang nouveau et vivace aux vieilles formes, comme avaient fait le Dante et le Buddha à propos de langage.

Motif 45 (p. 40, 149, 152, 153, 154, 199). — Motif de sens peu précis, mais visant toujours l’union de Walther et d’Eva, au moyen du concours et avec l’aide ce Sachs.

Motif 46 (p. 138, 139, 248, 249, 252, 271, 272, 273, 284, 294, 319, 320, 321, 396). — Ce motif, proche du 44, représente Nuremberg et surtout Nuremberg en fête : Cette belle soirée, dit Pogner à sa fille, nous annonce une belle matinée pour demain ; et plus loin, sur le motif même : « Wenn Nuremberg, die ganze Stadt, mit Bürgern und Gemeinen, mit Zünften, Volk und hohem Rath vor dir sich soll vereinen. » — Et Sachs : « Wie friedsam treuer Sitten, getrost in That und Werk, liegt nicht in Deutschland’s Mitten, mein liebes Nuremberg. » Il conseille à Walther de s’habiller splendidement pour la solennité, et dit au peuple, à la fin : « Ehrt eure deutschen Meister ! » le motif caractérise l’amour du milieu vivant, fécond et riche de la cité allemande ; il ne contient pas seulement la joie de la fête, il marque la fierté civique des bourgeois de Nuremberg : On verra, dit Sachs, « Dass Nuremberg, mit hœchstem Werth die Kunst und ihre Meister ehrt. »

Motif 47 (Voyez 42).
Motif 48 (Voyez 44).

Motif 49 (p. 54,56, 57, 59, 61, 65, 69, 73, 248, 352). — Caractéristique de la personne d’Eva qui, disent d’abord Pogner et plus tard Sachs, jugera en même temps que le peuple et les maîtres. D’autre part, la jeunesse de l’art de Walther, qui gagnera le peuple et Eva, s’y manifeste encore avant d’être soumise aux règles : « Die alte Zeit dünkt mich erneut », dit Pogner.

Motif 50 (p. 18, 54, 55, 56, 58, 59, 60, 61, 79, 80, 81, 271, 273, 277, 341, 347, 348, 349, 350, 351). — Il représente la décision que prend Walther de se soumettre à l’examen et à la critique des maîtres pour arriver lui-même à être reconnu maître et à obtenir Eva. Cette forme est parente du 32.

(p. 54, 84, 86, 89, 138, 249, 273). — Sous une forme qui tire vers celle du 46, la signification est plus particulière : Walther dit à Kothner qu’il chantera sur un sujet sacré, l’amour. D’autre part, c’est pendant qu’il résonne tranquille et joyeux à l’orchestre que Pogner dit à Eva qui s’inquiète de lui et veut rentrer : « Nicht doch, ’s ist mild und labend, gar lieblich der Abend ».

Motif 51 (p. 158, 186, 187, 189, 190, 193, 196, 197, 198, 199, 201, 239, 240, 243, 251, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 280, 281, 359). — En général ce motif, qui est celui de Beckmesser surtout, est hostile à Walther, mais il est surtout caractéristique des malheurs du greffier, et il règne surtout pendant le charivari qui suit la sérénade. Il s’approche alors du 43.

Motif 52 (p. 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 212, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 234, 235, 240, 242, 248, 251, 257, 273, 274, 276, 286, 287, 289, 290, 292, 293, 350, 362, 365, 366). — Sérénade de Beckmesser et tout ce qui s’ensuit. Remarquons le motif mi-si-ré qui termine la première phrase : il semble que même dans Beckmesser l’amour, ou ce qui veut paraître tel, doive s’exprimer par ces notes jeunes et ardentes. Comparez ensemble 36, 83, 52, 51, 63 et 83 et vous aurez tout Beckmesser.

Motif 53 (Voyez 44).

Motif 54 (p. 37). — Réponse ironique de Walther à David qui lui avoue que, bien qu’ayant travaillé longtemps avec Sachs, il n’est pas arrivé à grand’chose.

Motif(p. 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169). — Marque généralement l’opposition que peuvent apporter les maîtres au bonheur d’Eva et de Walther.

Motif 56 (p. 1, 2, 7, 15, 24, 339, 362). — Marche des Maîtres. N’êtes-vous pas maître ? dit Eva à Walther, dans l’église.

Motif 57 (p. 3, 11, 339, 345, 397), et
Motif 58 (p. 1, 22), et
Motif 59 (p. 32), et

Motif 60 (p. 1, 22, 167, 245, 283, 321, 338). — Dans tous ces motifs se manifeste l’idée des maîtres et du concours qu’on prépare. Walther dit à Eva qu’elle devra épouser un maître ; et Sachs à David, qu’il pourrait bien encore concourir. Même motif 60 quand Beckmesser aperçoit le feuillet de Walther et qu’il croit que Sachs concourra.

Motifs 61 et 62. Trois formes dans ces deux motifs : la première, le motif de la marche proprement dit (p. 1, 6, 7, 9, 10, 11, 13, 23, 27, 47, 71, 75, 128, 167, 338, 340, 352, 353, 395, 391, 395, 396, 397, 400, 401), caractéristique de la qualité et de la dignité de maître : c’est la première partie du 62. La seconde partie, qui emprunte la forme du motif d’amour (comparez avec 7, 14, 12) signifiera principalement le rôle des maîtres pendant le concours et la fête : (p. 1, 7, 9, 22, 23, 26, 71, 167, 338, 352, 353, 397.)

La troisième forme (p, 1, 2, 3, 4, 8, 10, 11, 12, 23, 24, 65, 71, 73, 74, 75, 76, 88, 89, 91, 92, 106, 107, 129, 131, 167, 169, 189, 190, 192, 313, 321, 337, 338, 344, 350, 351, 354, 356, 371, 395, 397, 401) souligne les passages, où il s’agit de règlements, d’appareil magistral, de marqueur, bref le côté plutôt matériel du rôle des maîtres-chanteurs.

Motif 63 (p. 195, 196, 197, 348). — Provient des précédents. Il caractérise soit la critique de Sachs marqueur du greffier, soit le jugement du peuple.

Motif 64 (p. 3, 10, 11, 12, 13, 25, 27, 28, 29, 42, 43, 245, 339, 340, 345, 357, 358, 392, 393, 394, 395, 396, 397, 398, 399, 402). — Meistergild : — On le retrouve quand il s’agit de la corporation, de la bannière et du roi David qui y est représenté, ainsi que sur la chaîne que Pogner offre à Walther.

Motif 65 (p. 14, 15). — Motif du baptême du nouveau mode et de Saint-Jean-le-Baptiste.

Motif 66 (p. 30, 31, 123, 265, 269, 270, 301, 345, 379). — Se trouve dans le chant de Walther, mais exprime en général l’idée d’obtenir Eva par le concours, par la pureté et le mérite de son chant. Sous une forme voisine (p. 31, 32, 45, 110, 139, 252, 253, 254, 255, 257, 258, 259, 264, 265, 269, 271, 294, 300, 301, 305, 375, 376, 377, 378, 380, 381, 395), on le voit aux passages où il s’agit encore pour Walther de gagner Eva par son chant, et où Sachs veut l’aider, jusqu’à l’endroit où le chant de Walther éclate, tandis que Sachs dit à Eva : « Lausch, Kind ! Das ist ein Meisterlied ! » et jusqu’au couronnement.

Motif 67 (p. 26, 38, 57, 70, 82, 83, 263). — Se montre quand Walther se résout à soumettre sa liberté poétique aux règles magistrales.

Motif 68 (p. 55). — Walther dit à Pogner qu’il veut devenir maître.
Motif 69 (p. 261). — Sachs explique à Walther que les règles peuvent développer l’art.

Motif 70 (p, 83, 86, 87, 147, 148). — Appartient au chant de Walther et caractérise la « manière » du jeune poète.

Motif 71 (p. 6, 95, 97, 145, 146, 147). — Nous entrons dans le chant si naïf et si frais de Walther ; il souligne les phrases ; « wie Glockenhall ertoes’t des Jubels Gedrœnge », et « im wildem Wonne Gewuhle ». C’est ce motif qui fait dire à Sachs : « wie Vogelsang im süssen Mai ». Il exprime le tumultueux amour et la douce fièvre du chevalier.

Motif 72 (p. 95, 98, 138). — « Der Wald wie bald antwortet er dem Ruf der neu ihm Lebenschuf stimmte au das süsse Lenzeslied » et « das hehre Liebeslied. »

Motif 73 (p. 95, 97). — Suite du 72. « Es toent der Wald von holder Stimmen gemenge » et « geschwillt von neuen Gefühle ». Son harmonie lui donne un charme mystérieux et profond.

Motif 74 (p. 85, 168, 184, 325, 372, 374). — C’est à proprement parler la mélodie de la forêt. C’est lui, c’est ce besoin de vie libre, et de génie indépendant qui pousse Walther à enlever Eva, et qui se retrouve plus tard quand Sachs dit au chevalier : « Montrez que le lied n’est pas de moi ».

Motif 75 (p. 97, 115, 116, 117, 143, 144). — Chant de Walther, dont les phrases réapparaissent plus tard avec l’odeur du lilas, si forte et si pénétrante, qui fait dire à Sachs : « Was düftet doch der Flieder so mild, so stark und voll ». Toujours la poésie du printemps.

Motif 76 (p. 83, 84, 85, 86, 121, 122, 138, 147). — Ce motif explique l’inspiration de Walther, il est très proche du 35 ; il va de la forêt et du vieux Vogelweid jusqu’à l’amour même qui l’anime : « Da sing ich hell und hehr der liebsten Frauen Ehr. — Nun sang er wie er müsst, und wie er musst, so konnt er’s. »

Motif 77 (p. 87). — « In eigenem Wort und eigener Weise ».

Motif 78 (p. 5, 9, 31, 45, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 59, 60, 61, 62, 65, 66, 67, 68, 69, 72, 73, 78, 132, 137, 143, 169, 170, 192, 234, 235, 258, 264, 269, 276, 300, 301, 302, 348, 352, 375, 382, 395). — Ce motif appartient à l’idée de concours. — Je saurai trouver ce ton propre pour mes vers, dit Walther, et en effet partout où Walther paraît devoir réussir, ce motif est perceptible. Il apparaît même dans l’hallucination de Walther et en dernier lieu quand Sachs dit au chevalier que c’est aux maîtres qu’il doit son bonheur.

Motif 79 (p. 5, 9, 16, 30, 31, 114, 122, 170, 171, 173, 269, 270, 271, 272, 237, 283, 301, 318, 371, 381, 382, 384, 385, 388, 395, 396). — C’est le printemps devenu chanteur. Partout où l’on sent que le chant de Walther lui donnera Eva, apparaît ce motif (voyez 23).

Motif 80 (p. 18, 21, 24, 138, 159, 165, 171, 306). — Motif personnel d’Eva, extrêmement souple et d’allure serpentine.

Motif 81. — Cadence terminant les couplets de Sachs au deuxième acte, et quelques autres phrases de style un peu déclamé.

Motif 82 (p. 35, 36, 37, 40, 41, 42, 48, 49, 85, 135, 136, 137, 142, 143, 239). — Appartient à Sachs et le représente à sa rêverie et à son travail.

Motif 83. (voyez 22).

Outre les motifs de Tristan qui se trouvent naturellement rappelés par les rapports que Sachs établit entre Mark et lui, il serait curieux de comparer page 138 les mesures 3-4-5-6 et 13-14-15-16 à des motifs bien connus de Parsifal. — De même (p. 146) l’impression que Sachs traduit par « wie Vogelsang un süssen Mai » se retrouve dans Parsifal, modifiée par les circonstances, mais identique au fond, quand Parsifal chante, pendant le motif si voluptueusement printanier de la prairie en fleurs : « Wohl traf ich Wunderblumen… » Et enfin ne trouve-t-on pas, aux pages 272, où Sachs recommande à Walther de briller au milieu de la fête, et 371-372, où il va chanter, entouré de l’admiration et des faveurs de la foule, la même griserie de lumière, de bonheur et d’enivrante suavité dont bercent les Filles-fleurs le jeune Parsifal, « holder Knabe » en dansant mollement autour de lui ?

En se bornant à la seule étude musical du drame, on voit que chaque personnage se trouve éclairé de la chaude lumière du génie de Walther. Dans tous est un écho de la mélodie du printemps, de la forêt, et si l’on veut repasser rapidement les différentes significations des motifs 1, 2, 3, 17, 35, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 79, pour le printemps et la forêt ;

  • — 1, 2, 3, 5, 9, 12, 13, 14, 15, 18, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 31, 35, 44, 45, 49, 50, 53, 54, 66, 67, 68, 70, 71, 72, 73, 74, 76, 77, 78 et 79, pour Walther ;
  • — 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 23, 24, 25, 31, 33, 35, 44, 45, 48, 49 et 80, pour Eva ;
  • — 1, 2, 4, 12, 13, 17, 26, 27, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 36, 45, 63, 66, et 82, pour Sachs ;
  • — 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 46, 47, 48, 49, pour Nuremberg, son peuple et sa bourgeoisie ;
  • — 20, 50, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 66, 68, 69, 78, pour les Maîtres et leur art ;

On reconnaîtra nettement la circulation de ce même dessin mélodique à travers tout le drame musical ; la vie, l’organisation de cette idée réalisée dans une œuvre étonnante de génie ; l’art vivant s’imposant par la force même de sa fraîcheur, de sa naïveté, de sa « neuveté » dirai-je même, à un vieux poète populaire, à une jeune fille, à tout un peuple et à tout le vieux art des maîtres chanteurs : « Et antiquum documentum novo cedat ritui ! »

Cette analyse que je viens de présenter donne une idée suffisante du procédé de Wagner et justifie amplement le nom de motif-organe que j’ai donné à tout ce système d’expression organisée, si musicalement dramatique.

Cette étude, je l’espère, peut aussi me permettre d’énoncer ce que je regarde comme un axiome de critique expérimentale : Si une œuvre est vivante c’est qu’elle est organisée ou qu’elle porte l’empreinte de l’organisation de celui qui l’a créée.

Et cette vie si puissante, participant du sentiment populaire et du sentiment féminin, cet art « pur simple » devenant le sauveur de l’art vieillissant, n’est-ce pas cette jeunesse que l’espèce, peuple et femme, doit rendre continuellement à notre vie vieillie par l’artificialisme, ne renaissant que par le naturalisme, à travers les cahots de l’évolution individuelle, sociale et sexuelle ?

C’est cette vision profondément réelle de Wagner, cette prophétie mille fois réalisée et de jour en jour plus réalisable, cette palpitation d’une renaissance par l’avènement de la vie sociale et de la maturité féminine, cette aurore qui croît, cette bienheureuse conscience de notre voie véritable, que nous devons entendre par le nouveau mode « Selige Morgentràum. »

Pierre Bonnier

 

La bibliographie sera publiée dans le prochain numéro. Dès immédiatement, notons deux importantes publications : la seconde année du petit Calendrier de Bayreuth (Bayreuther Taschen-Kalendar für 1886), — et la version française de la. Walküre, la Vakyrie, par M. Victor Wilder.

Complément au mois wagnérien de Septembre. §

BERLIN

  • 14, 20 Sept. Opéra : Le Hollandais Volant.

CARLSRUHE

  • 9 Sept. Opéra : Tannhaeuser
  • 23 Sept. Opéra : La walkure.

COLOGNE

  • 8,23 Sept. Opéra : Lohengrin.

DUSSELDORF

  • 20, 28 Sept. Opéra : Lohengrin.

LINZ

  • 7 Sept. Opéra : Le Hollandais Volant
  • 29 Sept. Opéra : Les Maitres Chanteurs.

MAGDEBOURG

  • 20 Sept. Opéra : Lohengrin.

MANNHEIM

  • 20 Sept. Opéra : Les Maitres Chanteurs.

PRAGUE

  • 27 Sept. Opéra : Tannhaeuser.

ROTTERDAM

  • 16, 20, 22, 25 Sept. Opéra : Lohengrin.

STUTTGART

  • 6 Sept. Opéra : Lohengrin.

WEIMAR

  • 11 Sept. Opéra : Le Hollandais Volant.

WIESBADEN

  • 12 Sept. Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 24 Sept. Opéra : Lohengrin.

 

Au dernier moment nous sommes obligés à remettre au numéro prochain le mois Wagnérien d’Octobre, qui sera publié avec celui de Novembre.

Correspondances. §

BAYREUTH. — Les dates des Représentations de Fête pour 1886 sont ainsi fixées :

Parsifal, les 23, 26, 30 juillet, 2, 6, 9, 13, 16 et 20 août ;

Tristan, les 25, 29 juillet, 1, 5, 8, 12, 15 et 19 août.

C’est à dire, du 23 juillet au 30 août, tous les lundis et vendredis, Parsifal, et, tous les dimanches et jeudis, Tristan.

Nous saurons prochainement les noms de tous les interprètes.

 

ANVERS. — La société de Symphonie a donné le 3 octobre un grand concert Wagnérien. Nous applaudissons d’autant plus à cette initiative, que jusqu’ici nous n’avions que peu ou rien entendu du Maître aux nombreux concerts qui ont été donnés à l’Exposition.

Le public, un public choisi, était accouru en masse : l’immense salle était littéralement remplie, et ce qui prouve que la musique de Wagner commence à être très appréciée à Anvers c’est que presque personne n’a quitté la salle avant le dernier accord de l’orchestre. — Cela prouve en même temps que l’exécution s’est trouvée tout à fait digne de cette musique grandiose qui ne souffre pas la médiocrité dans l’interprétation.

Ne joue pas Wagner qui veut ; il faut le connaître à fond et être un musicien consommé, pour parvenir à la perfection d’exécution et d’interprétation que nous avons constatée dimanche dernier, et que l’on a obtenue d’un orchestre composé, à deux ou trois exceptions près, exclusivement d’amateurs. Aussi après ce concert, M. Giani, le directeur de la Société de Symphonie, bien qu’il fasse de la musique pour son plaisir, doit-il être classé parmi les premiers chefs d’orchestre du pays.

Le programme, fort bien composé, permettait de se faire une idée des diverses époques du Maître. On a entendu et applaudi tour à tour des fragments du Tannhauser, de Lohengrin, des Maîtres chanteurs, de la Valkyrie, de la Tétralogie, voire du Parsifal, la dernière création Wagnérienne, dont le prélude a été joué d’une façon admirable.

Quant aux solistes, nous pouvons également les complimenter sans réserve : Mlle Pauline Mailhac, une des premières chanteuses de l’Allemagne que nous avons déjà applaudie à un des derniers concerts de la société, Mlle Ernest Van Dyck et M. Léopold Claeys, deux de nos concitoyens.

X.

 

DRESDE. — les représentations de Siegfried ont été interrompues par l’indisposition de Kruis (Mine). En revanche, il y a eu une reprise de la Walkure : l’orchestre, sons Schuch, est incomparable ; Mlle Malten non seulement excellente chanteuse, mais vraie tragédienne ; le reste suffisant. On ne saurait protester trop énergiquement contre la mise en scène baroque, ne cherchant que des effets de féerie, — aujourd’hui, surtout, que les œuvres de Wagner vont traverser la frontière, et que les directeurs de théâtres français viennent en Allemagne les étudier. Sur aucun théâtre la mise en scène n’est conforme à l’esprit de ces œuvres et aux indications du Maître, qui exigeait « comme premier principe, une majestueuse simplicité ».

Paris, 8 janvier 1886. §

Hommage à WagnerLXXXV §

I

HOMMAGE

Le silence déjà funèbre d’une moire
Dispose plus qu’un pli seul sur le mobilier
Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de mémoire.

Notre si vieil ébat triomphal du grimoire,
Hiéroglyphes dont s’exalte le millier
À propager de l’aile un frisson familier !
Enfouissez-le moi plutôt dans une armoire.

Du souriant fracas originel haï
Entre elles de clartés maîtresses a jailli
Jusque vers un parvis né pour leur simulacre,

Trompettes tout haut d’or pâmé sur les vélins,
Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre
Mal tû par l’encre même en sanglots sibyllins.

Stéphane Mallarmé.

II

PARSIFAL

Dedit et tristibus sanguinis poculum.
(Saint-Thomas d’Aquin)
Sir Percivale
Whom Arthur and his Knighthood call’d the Pure
(Tennyson)
Parsifal a vaincu les Filles, leur gentil
Babil et la luxure amusante, et sa pente
Vers la Chair de garçon vierge que cela tente
D’aimer des seins légers et ce gentil babil ;

Il a vaincu la Femme belle au cœur subtil,
Étalant ses bras frais et sa gorge excitante ;
Il a vaincu l’Enfer et rentre sous la tente
Avec un lourd trophée à son bras puéril,

Avec la lance qui perça le Flanc suprême !
Il a guéri le roi, le voici roi lui-même,
Et prêtre du très saint Trésor essentiel.

En robes d’or il adore, gloire et symbole,
Le vase pur où resplendit le Sang Réel.
— Et, ô ces voix d’enfants chantant dans la coupole !

Paul Verlaine.

III

HYMEN

La Musique :

« Tu parleras, mourant, quand mon soir nuptial
T’étonnera de Toi, ne parle pas : mon geste
N’est pas d’amour et, vois, ô Drame ! que proteste
L’assentiment de mon vouloir impartial.

Mon grand Rêve à mi-voix montait en l’air astral
Voilé par le midi de ma déserte sieste,
Quand il vint, ce Wagner ! qui ne veut pas que reste
Au vide isolement mon souhait théatral.

Hélas ! et ma verdeur Te doit rendre, ô vieux Drame !
Ta virilité sûre un soir d’épithalame :
Lui, c’est l’homme, sois tout le Combat ! et pourtant,

Souviens-Toi que mes seins sont de vierge égoïste,
Ô Sacre ! et qu’en les Yeux du Mage inquiétant
Je ne sais quel vœu vague et mortuaire existe. »

René Ghil.

IV

À l’Instant auroral, Hymne vague d’éveil
Où les flûtes de Tout modulent leurs murmures,
L’âme des violons sourdant sous les ramures.
Humainement soupire et monte du sommeil.

Soudain, étourdissant le prélude vermeil
Un cor de guerre ulule, et sous les forêts mûres
La horde des Héros dardant l’or des armures
Déferle en cavalcade en le los du soleil :

Lohengrin, Tannhaeuser, et Parsifal le Chaste,
Dont les pennons de pourpre ondulent avec faste,
Chevauchent aux clameurs des cymbales d’airain !

Ils vont : et, quand s’endort la splendeur de leurs glaives
Un chœur de harpes sur le seul rhythme serein
Remémore l’horreur de l’Idéal des rêves.

Stuart Merrill.

V

Aurore au bord de mes ténèbres… C’est la joie.
C’est la Vie. Ô vibrant hosanna de l’éveil !
Cours belliqueux de chars enivrés de soleil !
Peuple de pourpre et d’or qui festoie et guerroie !

— Toi, mystique chasseresse d’une autre proie,
Ouvre tes yeux, ma Nuit, à ce Matin vermeil
Et loue avec orgueil l’héroïque appareil
Qu’au loin des jours Wagner, roi des clartés, déploie.

Pour donner à la vie un mirage de ciel,
Il la plonge et l’empourpre au sang torrentiel
De la joie exultant en un divin tumulte.

Le torrent somptueux coule aux rives du temps,
Et voici qu’à jamais le juste honneur d’un culte
S’essore de ses flots éclatants et chantants.

Charles Morice.

VI

Un séculaire lys offre son âme amie
Sans se lasser de trépasser ; plus blême encor,
Le vol des songes, où se complaît l’Endormie
Meut un sempiternel et fantomal décor.

La nuit complice et sa fictive symphonie
Feignent de concerter instamment des attraits
Plus lointains. Et nulle torpeur n’est infinie
Au gré de la Dame éprise de leurs vains rêts.

C’est l’advenu ! c’est l’héroïque et ridicule
Prince ! c’est l’ingénu, c’est le prévu vainqueur
Des maléfices ! c’est Charmant, mais qui recule

Devant l’ombre d’un geste oublieux et moqueur…
Les hochets promis à la Belle stagnent, frustes
Pièges éventés, dans les ténèbres augustes.

Charles Vignier.

VII

SIEGFRIED-IDYLL

Programme

Endormez-vous ! l’éveil des rêves embaumés
Vous secoue au lointain oreiller de folie,
Apparences d’un Monde vain, peine abolie :
Dormez ! c’est l’éveil bleu des Visions : dormez !

Voici qu’au seuil profond de la Vague, apaisée,
Avec Elle, — ô le feu de sa lèvre baisée ! —
Je vais sous le long voile indolent d’un Minuit.

Et voici qu’étonnante et sonnante, m’enivre,
— Mais c’est un chant d’Oiseau qui me salue, et fuit, —
La Gloire m’enivrant aux lourds fracas de cuivre.

Endormez-vous, les mauvais rêves, abimés
Dans l’éveil évoquant la Vision jolie :
L’Oiseau chante, la Gloire enivre, l’Ame oublie ;
Et le Joyeux Orgueil s’épand aux bleus sommets !

Teodor de Wysewa.

VIII

Ainsi le morne Dieu connaissant la Fin proche,
Entrevoyant la fin des grands Ors superflus,
S’acheminait vers les achèvements voulus ;
— Ainsi Tristan criait au Jour son long reproche,

Et son désir au Jour mauvais plus ne s’accroche,
Aspiration à des hymens absolus ;
— Ainsi le Pur, en qui les Mondes ne sont plus,
Planait, extatique Colombe, sur la Roche…

Ô mépriseur, nieur serein, ô attesté
Blasphémateur de l’Ordinaire, en l’Unité
Vivant, ô découvreur des réels récifs, Mage,

— À nous, ainsi, l’esprit hautain et le pervers
Génie, ainsi le rêve et la non-vaine image
Et l’idée où se meut l’autre et l’autre univers !

Edouard Dujardin.

Notes sur Lohengrin §

Mes succès comme « compositeur d’opéra » reposent, en grande partie, sur un malentendu qui rend directement impossible le vrai succès, le seul que je souhaitais.

(Richard Wagner : Oeuvres complètes, VIII, 248).

Lohengrin est, sans contredit, l’œuvre la plus populaire de Wagner.

Plusieurs auteurs emploient volontiers l’expression de « drame musical » en parlant de Tannhæuser et de Lohengrin ; cela est regrettable, car une confusion d’idées en résulte. Wagner lui-même a toujours qualifié Lohengrin d’opéra ; en 1851 pour la première fois, et à propos de l’Anneau du Nibelung, il a dit : « Je n’écris plus d’opéras : ne voulant pas inventer un nom arbitraire pour mes travaux, je les appelle des drames. » (IV, 417) (Plus tard, Wagner a protesté énergiquement contre la dénomination de « drame musical », qu’il trouve absurde, IX, 365.)

Depuis vingt-cinq ans, tous les théâtres d’Allemagne donnent Lohengrin, et toujours il attire foule ; à Londres, depuis 1875, il en est de même ; on ne l’a pas moins applaudi en Italie, en Espagne, en Portugal, en Bohême, en Hongrie, en Russie, en Suède, en Danemark, en Amérique, en Australie (Kastner, Wagner-Kalender), en un mot partout, excepté à Paris où jusqu’ici on n’a pas eu l’occasion de l’entendre. Et il a été chanté en italien, en anglais, en français, sans que son succès en ait paru diminué. Même les personnes les plus hostiles à l’ensemble de vues artistiques qu’on comprend sous le nom de Wagnérisme, ou les plus ignorantes de ce système, même celles-là admettent Lohengrin.

Il sera intéressant de rechercher quelles peuvent être les causes, de cette universelle popularité. Pourquoi le même public qui ne s’enthousiasme que peu à peu pour Tannhaeuser, point du tout pour le Hollandais Volant, et qui reste hébété, consterné, après l’audition d’un des drames de la maturité du Maître, pourquoi se délasse-t-il si délicieusement à l’audition de Lohengrin ? Il est évident qu’il doit y avoir quelque chose de très spécial dans cette œuvre, quelque ensemble de modalités qui la distingue des autres d’une manière fort marquée et point superficielle. Nous trouverons, en effet, en allant droit à la source, en examinant la genèse de Lohengrin, que cet ouvrage a été conçu et exécuté sous des conditions très particulières, uniques dans la vie du Maître.

Après plusieurs cruelles années, années de faim et de désillusionnement, et juste au moment où, dans le Hollandais Volant, Wagner reprochait au ciel de ne le laisser ni mourir, ni trouver l’amour qui le sauvât (I, 21-24), à ce moment, une transformation subite, presque fantastique, avait tout changé ; Wagner avait été appelé à Dresde, son opéra Rienzi avait eu un grand succès ; une mort inopinée avait permis de le nommer chef d’orchestre ; après la plus noire misère, il était débarrassé de tous soucis, dans une position assurée, et, ce qui pour l’artiste était bien plus, avec le plus beau théâtre de l’Allemagne à ses ordres pour réaliser toutes ses inspirations (IV, 338). C’est dans ces conditions que Tannhaeuser fut écrit. Pendant les deux années qu’il y consacra, Wagner se trouva dans un état de surexcitation extraordinaire. Après les privations, il était maintenant « avide de jouissances » ; les sensations, les aspirations, l’ambition, « l’ardent désir d’amour », emplissaient son cœur ; il était dans un état d’excitation voluptueuse et dévorante, qui mettait sang et nerfs dans des transports fiévreux » ; son « être entier s’était consumé dans cette création », à tel point, que « l’idée qu’une mort subite le surprendrait » et l’empêcherait de terminer cette œuvre « puisée dans son cœur même », s’empara de lui et le fit poursuivre son achèvement avec une ardeur redoublée (IV, 342-348 ; et Glasenapp, Biogr. : I, 194). Ce qui caractérise Tannhaeuser, c’est que cette œuvre, quoi qu’écrite « avec son propre sang », était destinée par Wagner de très bonne foi au théâtre, qu’il en espérait même un grand succès (IV, 339) ; il ne soupçonnait guère que c’était « son propre arrêt de mort » (IV, 344) qu’il signait ; bientôt il le sut. — Un état d’épuisement physique et moral, de prostration, devait nécessairement suivre ; aussi, la dernière note écrite, se hâta-t-il de prendre un congé. Il était malade, car il consultait un médecin (IV, 352) ; il sentait la nécessité d’un repos intellectuel, car il écrit à un ami, qu’il a l’intention de « faire le paresseux » pendant un an, et il ajoute qu’il est convaincu, que pour qu’une œuvre dramatique soit vraiment forte et originale, il faut « qu’elle soit le résultat d’un pas en avant dans la vie, d’une nouvelle période dans le développement de l’artiste », et que « ceci ne peut être le cas tous les six mois ». (Tappert, Biogr. 27).

Cette promesse, qu’il s’était faite, fut vite oubliée. Lohengrin, cette figure qui lui était déjà apparue à Paris en même temps que celle de Tannhaeuser, mais qui ne lui avait laissé qu’une « impression presque désagréable » (IV, 353), s’empara de nouveau de sa fantaisie. L’esquisse du drame fut tracée quelques semaines après l’achèvement de Tannhaeuser ; nous venons de voir sous quelles conditions spéciales. Le travail ne put être repris qu’un an plus tard, et la partition exigea une année et demie environ (Glasenapp, Tappert). D’été 1845 en été 1848, trois bien tristes années ! Plus tristes, peut-être, que les trois années à Paris. Tannhaeuser fut représenté la première fois en automne 1845 ; le théâtre s’était mis en grands frais, les décorations avaient en partie été commandées à Paris, les principaux rôles étaient tenus par les meilleurs chanteurs de l’Allemagne. L’attente était grande ; on était accouru même d’autres villes ; la déception fut complète ; « le public quitta la salle consterné et mécontent ». (IV, 357). Très peu soupçonnèrent la portée de l’œuvre et le génie de celui qui l’avait faite. — Ce fut pour Wagner un coup terrible, presque mortel. Il se sentit « dans un état de complet isolement », — pour lui « ces jours continrent le poids d’une vie entière » (IV, 357). « L’illusion », comme il nous le dit, était détruite de fond en comble. Les écailles lui tombèrent des yeux et, soudainement, il s’aperçut qu’il avait vécu jusqu’à ce jour dans un rêve, qu’il était seul, qu’aucun lien n’existait entre le public pour lequel il écrivait et lui, entre ce théâtre dont le dégoût couvait dans son cœur depuis le premier jour de son entrée et le poète, le musicien, qui avait rêvé autre chose qu’un « établissement pour l’exploitation de l’art » ; même les « serrements de mains de ses amis » le laissaient sans consolation.

Mais ce qui compliquait la situation, c’est que sa position matérielle était gravement compromise. Sa foi en son succès avait été si glorieusement certaine (IV, 339), qu’il s’était lancé dans de folles dépenses, qu’il avait, par exemple, fait graver ses partitions à ses propres frais. À la misère venaient donc s’ajouter les difficultés pécuniaires, la dure nécessité de se plier à toutes les exigences de ce monde qu’il méprisait, — les mille démarches à faire, humblement, auprès de tous les théâtres allemands, pour faire recevoir l’un ou l’autre de ses opéras, souvent pour n’obtenir qu’un refus, ou qu’une proposition humiliante (IV, 360). C’est à cette époque, Wagner nous le dit, que « tout ce que, dans la vie moderne, nous qualifions d’art, cessa pour lui d’exister ». (IV, 360). Depuis dix ans déjà, son idéal de l’œuvre d’art se formait en lui, se dessinait de plus en plus clairement ; L’échec de Tannhaeuser n’y était pour rien : mais jusqu’à ce jour, il avait pensé pouvoir y arriver directement ; il croyait trouver dans notre théâtre l’instrument voulu pour la réalisation de ce qu’il devait créer, et dans le public un large noyau de ce qu’il appela plus tard « le peuple d’idéalistes ». Ces illusions s’effondrèrent. La conséquence naturelle fut un retour sur lui-même ; repoussé, méconnu, humilié, il se retira dans la solitude de sa propre âme. Mais le temps des grandes résolutions n’était pas encore ; c’était l’heure de la lutte suprême. Pour la première et la seule fois, Richard Wagner nous apparaît vacillant, se contredisant ; placé entre la nécessité de subvenir à la vie quotidienne et la pratique d’un métier qu’il abhorre, entre la possibilité de la renommée et le rêve d’une gloire inimaginable, il hésite. C’est que cette nécessité, cette fatalité qui force les génies à marcher, presque malgré eux, dans une voie déterminée, se faisait sentir, mais elle ne dominait pas encore, l’homme faible n’était pas encore terrassé. Souvent, il « interpellait les cieux » et « doutait de sa vocation » ; il sentait, « que dans la vie bourgeoise et artistique son existence était sans raison d’être » ; un moment après, il ouvrait la partition de la neuvième symphonie et « des sanglots de joie l’étouffaient », il ne doutait plus de sa mission (II, 69, écrit en 1846). Son désespoir était souvent tel, que « de nouveau il tournait les yeux vers Paris » (Tappert, Biogr. : 48) ; ou bien il allait à Berlin, faire répéter Rienzi, qu’il aurait préféré qu’on ne donnât pas, et la seule fois de sa vie, il essaya par le mensonge, la flatterie, l’hypocrisie, d’obtenir les bonnes grâces des personnes influentes, ce qui eut peu de succès, puisqu’il ne savait pas assez bien mentir (1847, — IV, 370). Son irritabilité, à cette époque, était excessive (Glasenapp, I, 247).

Tel était l’état d’âme de Wagner pendant qu’il écrivait Lohengrin. Cette œuvre en porte l’empreinte ; elle est le fruit d’une lutte de principes qui se contredisent. C’est en « se détournant du monde qui l’entourait » que Wagner conçut Lohengrin, — en travaillant à la partition, « il se sentait comme dans un oasis au milieu du désert », — notre « théâtre moderne n’existait plus pour lui » (IV, 366 et 379), — l’idée de Bayreuth prenait forme (Tappert, Biogr. ; 83, lettre du 31 août 1847) ; et, cependant, Lohengrin était destiné au théâtre moderne, et son succès était souhaité (IV, 370). En 1847, Wagner écrit à un ami : « je doute de mes forces, bien plus que je ne me les exagère, et mes travaux actuels ne sont à mes yeux que des essais pour voir si l’opéra est possible » (Glasenapp, I, 232). Voilà un langage qu’on ne trouve chez Wagner ni avant ni après cette période. « Lohengrin, dès le début (comme Tannhaeuser), était destiné à être représenté sur nos théâtres ordinaires ». (Wagner : The Work and Mission of my Life, 40). Et pourquoi transigeait-il ? — C’étaient les nécessités matérielles de la vie qui l’y contraignaient. Il était forcé de gagner de l’argent avec ses ouvrages et de « faire son possible pour assurer un succès extérieur, quoiqu’intérieurement il y fût complètement indifférent » (IV, 370). Il en résulte que Lohengrin est une œuvre, — la seule de Wagner— qui ne soit pas entièrement sincère. Il l’a conçue pour lui-même, ses inspirations lui sont venues dans des moments de désespoir, de détournement du monde, — et il l’a exécuté pour le théâtre qu’il haïssait, et pour des applaudissements qu’il méprisait.

Souvent, Wagner a ressenti le besoin de s’expliquer à lui-même cet ouvrage ; ses explications, les contradictions qu’elles renferment, l’étude approfondie de l’œuvre telle que nous la possédons sur le théâtre, tout concourt pour nous démontrer que — du point de vue qui nous occupe actuellement, celui de l’état d’âme du Maître pendant cette période de la genèse de Lohengrin — c’est le doute qui caractérisa sa pensée. Il doutait de tout, lui dont le trait essentiel fut la foi, lui qui jamais ne dévia, qui ne se laissa détourner de sa voie toute d’affirmation et de divin espoir, ni par la critique, ni par la misère, — ni par le succès ; et il nous dit à propos de Lohengrîn : « Moi aussi, je me sentis invinciblement poussé à demander, d’où viens-tu, et pourquoi ? et pendant longtemps le charme de mon art disparut devant ces questions. » (VII, 163). — En 1850, Wagner « avait déjà presque complètement oublié l’existence de son Lohengrin » ; il découvrit la partition par hasard (IV, 414).

Nous ne pouvons entrer dans une analyse détaillée de l’œuvre, que nous devons supposer connue. Nous ne voulons appeler l’attention que sur quelques points essentiels. Presque toujours, dans ses commentaires, Wagner nomme le chevalier de Saint Graal le centre du poëme ; c’est lui qui est poussé par un désir invincible, par le désir inexprimable d’être aimé, à quitter la région éthérée de pureté absolue, dans laquelle il vit, pour venir se mêler aux hommes, et pour trouver un cœur de femme qui se donne à lui, tout entier et sans question (IV, 353-366). Quel chanteur d’opéra pouvait exprimer cela ? quel public l’aurait compris ? Aussi Wagner nous montre-t-il sur le théâtre tout autre chose que ce qu’il voyait dans son rêve. C’est Elsa, dont la vie et l’honneur sont menacés, qui implore Dieu de lui accorder sa protection, et Lohengrin est envoyé par le Graal pour la défendre. Wagner a plus tard lui-même avoué que « tout l’intérêt de ce drame réside dans ce qui se passe dans le cœur d’Elsa » (VII, 163). En effet, l’action dramatique tout entière se concentre autour de sa personne, et en dehors d’elle il n’y a qu’Ortrud, sa rivale, qui soit vivante ; Lohengrin n’est guère qu’un spectateur. Au premier acte il arrive, il déclare son amour ; au troisième, Elsa lui pose la question défendue, et il part, tuant par ce fait celle qu’il avait été envoyé pour défendre. Le vrai drame, l’évolution qui mène de la foi au doute, se passe en dehors de lui. Nulle part Wagner ne nous permet de jeter un regard dans l’âme de Lohengrin, lui dont le prodigieux art était de mettre à nu le cœur de l’homme et de dévoiler ses motifs à lui-même inconnus. Il a écrit de belles pages sur ce Lohengrin ; à plusieurs reprises, et toujours plus profondément, il a entrepris l’analyse psychologique de son héros ; mais il faut bien admettre que dans le drame il n’y a rien de tout cela ; nous savons maintenant pourquoi. Donc, contradiction entre ce que le Maître sentait, ce qui l’inspirait pendant la création du drame, et ce qu’il écrivait, ce qu’il a mis sur la scène.

Il en est de même pour la musique, Wagner a lui-même exposé quels progrès dans l’art de la composition il avait faits de Tannhaeuser à Lohengrin(IV, 394-399) ; mais nous ne pouvons admettre qu’avec de nombreuses réserves, ce qui est devenu un dogme pour beaucoup de personnes, que « dans Lohengrin un grand progrès est accompli, qui se fait sentir, à la fois dans l’ordonnance des scènes, dans le langage poétique et dans la musique » (Noufflard : R. Wagner, I, 219). Oui, il y a progrès dans Lohengrin, mais c’est, en partie, le progrès de la vague descendante. La musique est moins inégale que dans les deux opéras précédents ; elle est aussi moins originalement puissante que certaines parties de ceux-ci, elle n’a pas ces soudaines échappées sur le drame que montrent le Hollandais et Tannhaeuser. On trouvera difficilement dans Lohengrin quelque chose qui, comme vérité et caractérisation dramatiques, puisse être comparée aux doubles chœurs du troisième acte du Hollandais, ou au commencement de la scène entre le Hollandais et Senta au deuxième acte ; le motif même du Hollandais est dans le style de la troisième période, — le récit de Tannhaeuser en approche singulièrement. Dans l’ordonnance de certaines scènes de Lohengrin surtout dans les nombreux chœurs, il y a un retour vers l’opéra aux dépens du drame. Il y a une lutte manifeste entre l’idéal, l’intention du Maître et la nécessité de se plier à des conditions imposées. L’invention mélodique dans Lohengrin est, en grande partie, celle de la mélodie absolue (III, 311 ; IV, 212), se rapprochant de la mélodie italienne et contraire au principe du motif musical dramatique ; ces formes peuvent se produire comme épisodes, — tels le chant d’amour de Siegmund, les adieux de Wotan, — elles ne sauraient servir de charpente à une construction symphonique, Wagner l’a démontré. Le second acte fait, en partie, exception ; les thèmes énoncés dans l’ouverture forment la trame ; ceux exprimant les motifs d’action d’Ortrud sont si puissamment « Beethovéniens », que, divisés, intervertis, subdivisés (même réduits à deux notes), ils se prêtent aux plus subtiles nuances, et impriment au tout le sceau de l’unité. C’est aussi l’acte le moins apprécié et qui sur les meilleurs théâtres n’est servi qu’en lambeaux. Il est à noter que cet acte a été composé le dernier ; Wagner fit d’abord le troisième tout entier, ensuite le premier, en dernier lieu le second (Glasenapp ; Kastner) ; ceci était contraire à toutes ses habitudes (Pohl : Musik. Woch., 1883, 337), et contraire à la logique du développement des motifs. Ceux-ci, sauf l’exception mentionnée, ne sont, essentiellement, que des « motifs de réminiscence », (voir l’étude détaillée de van Santen Kolff, Musik. Woch., 1884). La musique contient donc aussi des contradictions, même nombreuses ; si le charme incomparable des mélodies peut les faire oublier, elles n’en existent pas moins. — Ainsi l’on trouve dans l’ensemble de l’œuvre, poème et musique, ce que l’étude des conditions sous lesquelles elle a été composée laissait prévoir : un conflit de tendances. C’est bien l’œuvre de l’homme qui doutait.

C’est dans ce doute, nous semble-t-il, que réside l’explication de la popularité de Lohengrin. Tous les drames de Wagner, et ses autres opéras, sans exception, sont des œuvres de foi ; il écrivit sans réserves, sans concessions ce qu’il voulait ; ce qu’il voulait était l’entière réalisation d’une idée ; la formule de cette idée est toujours une affirmation. La signification de Lohengrin est vague ; ce qui s’en dégage nettement est une négation. Mais cette négation ne revêt pas le caractère affirmatif d’une profonde conviction ; elle est ce que Wagner nommait le « pessimisme absolu », (X, 326), celui « qui se contente de constater la nullité du monde ». On abuse aujourd’hui du mot de pessimisme, qui, pour beaucoup de personnes, est un terme d’opprobre sans signification précise, que d’autres appliquent indifféremment à une théorie philosophique et à un état moral ; dans ce dernier sens, on peut qualifier Lohengrin d’œuvre pessimiste, par excellence. — Or, la foi, l’affirmation, exigent un effort ; affirmer est toujours créer ; le doute n’exige que l’abstention d’une faculté. La majorité des hommes comprendra donc toujours plus facilement le doute que la foi ; il est à la portée de presque toutes les intelligences. Peu de gens se représentent clairement ce qui les a charmés dans Lohengrin ; mais c’est ce doute, cette confession de faiblesse, cette « constatation de la nullité du monde », sans réaction, sans recherche, sans déploiement d’énergie, qui, caractérisant l’âme de celui qui écrivait et formant l’essence même de l’œuvre, la pénètre de toutes parts, et fait que, instinctivement, chacun se sent dans un milieu habituel, familier. Qui comprend Senta, Élisabeth, Brünnehilde, Kundry ? Qui peut ne pas comprendre Elsa ? Ici, point de grandes passions, tout est à un diapason modéré, et tout, très naturellement, vient se grouper autour de la femme, c’est la créature faible qui, quoiqu’énigmatique, se ressemble toujours, et que tous connaissent. Et Richard Wagner, le génie mâle, a, dans cette œuvre féminine, exprimé ces sentiments si universels, — et son propre désespoir, et son « doute de lui-même », qui faisaient qu’à ce moment il approchait du niveau commun de l’humanité, — dans une musique si humaine, si mélodieuse ! Pas de combats avec les éléments, comme dans le Hollandais Volant, ni de grands cris de passion, comme dans Tannhaeuser ; sur le tout et à travers toutes les situations plane une douce et rêveuse mélancolie. Qu’on se souvienne de l’affirmation virile de la foi dans Parsifal, et du triomphe de l’amour dans la Gœtterdaemmerung !

Si Wagner avait achevé son drame de négation, — négation absolue, mais mâle et affirmative, — Jésus de Nazareth (IV, 404), qu’il avait commencé immédiatement après Lohengrin, cette œuvre, certes, n’aurait pas été populaire ! Lohengrin, œuvre d’un moment de faiblesse, de découragement, de doute, — et dans laquelle ces sentiments très réels, très universellement humains, ont trouvé l’expression musicale parfaitement adéquate, — est, par cela même, plus accessible à tous.

Houston Stewart Chamberlain

Le système harmonique de Richard Wagner63 §

Si l’on ouvre pour la première fois l’une ou l’autre de ces volumineuses partitions qui s’appellent Tristan, les Maîtres chanteurs, l’Anneau du Nibelung ou Parsifal, on considère d’abord avec étonnement, avec effroi même, ces pages noires de notes, ces portées où grimace la silhouette inédite de traits compliqués et bizarres, ce fouillis où s’entassent dièses, bémols, points, syncopes, tous les signes enfin propres à traduire sur le papier la pensée du compositeur, signes d’autant plus nombreux que la pensée est plus raffinée. La musique écrite a, si l’on peut dire, son côté matériel, sa physionomie propre. Une page de Mozart avec ses contours fins et délicats, son dessin pur, élégant, sa large ordonnance, qui donne comme l’illusion de l’air et de la lumière, ressemble aussi peu que possible à une page de Wagner, où la rencontre des lignes, la singularité des profils, la disposition tourmentée, semblent plus faites pour traduire le chaos et la nuit. Il faut une certaine préparation pour goûter le charme de ces accords étranges composés d’après des formules que ne donnent pas les livres, de ces enchaînements imprévus et curieux qui sont le fond de l’harmonie Wagnérienne.

L’étude approfondie de telles matières suffirait à remplir un volume tout entier ; néanmoins quelques remarques peuvent être présentées à titre d’indications.

Si l’harmonie est une science fermée, c’est-à-dire une science où les règles, posées une fois pour toutes, ont la valeur d’axiomes et ne sauraient être transgressées, Wagner doit être regardé comme un pitoyable harmoniste ; si, au contraire, elle a le droit d’étendre son domaine, et, sans gâter pour cela le plaisir exigé par l’oreille, de s’enrichir de conquêtes nouvelles, Wagner offre en ses travaux une matière digne d’intérêt. On pourrait montrer comment les modifications à apporter au rôle du récitatif devaient avoir marqué le point de départ de sa réforme dramatique ; on montrerait de même que les modifications à apporter au rôle de la basse pourraient bien avoir marqué le point de départ de sa réforme harmonique ; il est certain, en effet, que l’histoire de la basse est, par un côté, l’histoire de la musique, et qu’à chaque période de transformation pour l’une correspond une période de transformation pour l’autre.

Au temps de Palestrina la basse constitue le chant ; c’est au registre le plus grave qu’est confié l’intérêt principal, le mouvement de direction ; dans les célèbres motets du Maître, écrits le plus souvent pour cinq voix, quatre parties servent d’accompagnement à la cinquième, qui est… la basse. Jusqu’à Bach, l’usage se conserve ainsi de ces morceaux dont l’auteur n’écrivait que la basse chiffrée, laissant à l’interprète le soin de la réaliser. Déjà les partitions de Lulli et des compositeurs contemporains témoignent du déplacement du chant ; la mélodie a passé aux violons et aux flûtes, on prend donc la peine de la transcrire ; les parties intermédiaires continuent à être négligées, et la basse chiffrée, acceptant la seconde place, prend le caractère déterminé d’un accompagnement. L’évolution se poursuit en ce sens, et, un siècle plus tard, les rôles sont distribués d’une façon précise qui ne souffre plus d’interversion ; le chant se range décidément à l’aigu et l’accompagnement au grave. Il suffit de lire la partie de violoncelle dans les trios de Haydn pour se rendre compte de sa nullité au point de vue mélodique. Avec Mozart, avec Beethoven, avec tous les maîtres de ce siècle, la basse conserve ses fonctions utilitaires ; placée à la base de l’édifice harmonique, elle le soutient. Consultez tel ou tel morceau symphonique, la partie de contrebasse vous précisera nettement les tonalités, vous aidera à deviner la série des modulations, et souvent même les déterminera. Jusqu’ici le choix de la note qu’il convient de mettre à la basse, en tant que note de basse, c’est-à-dire indépendamment des autres notes qui entrent dans l’accord, avait une importance qui constituait une difficulté. C’est ce joug que Wagner semble avoir délibérément secoué. Comme dans la mélodie italienne, il a reconnu là « cette forme indigente et presque enfantine de l’art, dont les étroites limites condamnent le compositeur de génie lui-même, qui embrasse cet art, à une immobilité absolue ». De même qu’il veut que le récitatif ait « une signification rythmique et mélodique et se relie d’une façon insensible à l’édifice plus vaste de la mélodie proprement dite », de même qu’il entend que la musique dramatique forme « un tout vaste et continu, empreint d’un style égal et pur », de même il s’efforce de ne point distinguer entre le chant et l’accompagnement, de ne pas avoir des formules spéciales pour l’un et des formules spéciales pour l’autre, et de les fondre ensemble de telle sorte que l’orchestre soit relevé « de la position subalterne » où il était réduit à jouer le rôle d’« une monstrueuse guitare ». L’intérêt ne réside plus seulement dans la partie la plus élevée ou dans la plus basse ; à chacune est dévolu, autant que possible, un rôle d’égale importance.

Il en résulte, au point de vue harmonique, un trouble apporté à nos habitudes d’oreille ; de là aussi cette impression de vague, d’indéfini, qu’on ressent généralement à la première audition d’une œuvre wagnérienne. Par exemple, le plus simple de tous les accords, l’accord parfait, est le plus sévèrement, le plus systématiquement écarté. Sa simplicité lui donne un sens très précis, et cette précision même, qui en fait l’accord obligé de toute cadence finale, devient un obstacle à son emploi. La cadence parfaite joue le rôle du point au bout d’une phrase. Or, la phrase de Wagner commence avec l’acte et ne finit qu’avec lui, à bien peu d’exceptions près. Sans doute le personnage en scène peut avoir à conclure un long discours ; dans ce cas, il aura recours à la formule précitée ; mais, tandis qu’il fera avec la voix ce saut caractéristique de la dominante à la tonique, l’orchestre, lui, qui selon la définition de Wagner, « entretient le cours interrompu de la mélodie », l’orchestre ne portera pas trace de cette cadence parfaite, et poursuivra sa route en modulant par une cadence rompue, ou par l’introduction d’un accident quelconque, propre à modifier le sens harmonique.

La haine des accords trop élémentaires conduit naturellement à l’amour des accords plus riches et plus vagues. De là, la fréquence des prolongations, des retards, de tous les artifices qui produisent les dissonances ; de là, l’altération continuelle des notes, et en particulier de la dominante dans l’accord parfait, c’est-à-dire une prédilection marquée pour les intervalles augmentés ou diminués ; de là, l’emploi presque immodéré des accords de septièmes sur tonique et des pédales, moyens ingénieux pour fondre ensemble les sons en apparence les plus discordants ; de là, la pratique de l’enharmonie, et une facilité telle à se mouvoir entre divers tons, que parfois, renonçant lui-même à définir la tonalité, il supprime à la clef tous les accidents… tout en continuant à ne pas écrire en ut.

Si les compositeurs ont montré jusqu’ici dans l’usage de tels procédés plus de mesure et plus de réserve, si leur musique garde en définitive une physionomie fort différente de celle-ci, c’est qu’ils se soumettaient d’avance à des règles imposées par l’école, Wagner, plus hardi, a essayé de s’y soustraire. Non seulement dans les parties instrumentales, mais encore dans les parties vocales où la sévérité, comme il convient, est plus de mise, il faut renoncer à relever les quintes de suite, les fausses relations, les doublures de notes à résolution obligée, les mouvements fantaisistes qui forcent à monter les notes qui doivent descendre et à descendre celles qui doivent monter, etc., tous péchés qui déchaînaient jadis la colère des puristes comme Cherubini. La musique n’est pas le langage de l’éternelle et absolue vérité ; plus qu’aucun autre art, elle est fatalement soumise à l’instabilité du caprice, aux variations de la mode. On se passionne pour un contour mélodique, comme on s’habitue à une formule harmonique ; puis, avec le temps on se lasse de l’une et de l’autre ; le changement s’impose comme un besoin, et chaque conquête nouvelle est marquée par le bris de quelque entrave.

Au seizième, au dix-septième siècle, le gros effort de la science musicale se portant sur des compositions presque exclusivement vocales, la rigueur est extrême. Peu à peu la polyphonie instrumentale desserre les liens. Le dix-huitième siècle, tout en maintenant la pureté classique, tend vers la fin à s’émanciper. Depuis, le mouvement ne s’est pas ralenti. Par l’enchevêtrement des parties, par la complication des dessins, par la variété surprenante des timbres, l’oreille est sollicitée de telle sorte qu’elle reçoit désormais une impression d’ensemble, une résultante de tous les bruits, et goûte d’autant moins la pureté des principes qu’elle est moins à même de les discerner. Au dix-neuvième siècle, la liberté sera donc devenue complète. Toute la question se borne à savoir si « ces triples dissonances », qui choquaient si fort Berlioz, nous affectent désagréablement ou non ; or l’étude des œuvres de Wagner nous révèle tout au contraire que sa sensibilité était assez délicate pour offenser rarement la nôtre, et qu’en définitive il aura réussi à charmer notre oreille et non à la blesser.

Albert Soubies et Charles Malherbe.

Bibliographie §

Petit calendrier de Bayreuth pour 1886 (1 vol, in-16, franco 2 frs).

L’Association Wagnérienne Universelle vient de publier (en allemand) son Bayreuther Taschen-Kalender fur 1886, sous la direction du comte Ferdinand de Sporck et d’Oskar Merz ; ainsi que le calendrier de l’année dernière (1885, Ière année), c’est un petit volume de poche in-16, contenant des renseignements et des études Wagnériennes : on y a joint cette fois un plan de la salle du théâtre de Bayreuth, avec les numéros des places.

Les matières du calendrier de 1886 sont :

Une préface de Hans von Wolzogen (3 pages) ;

Puis, 1° un article sur le centenaire de Weber, par L. Schemann (3 pages) ;

2° calendrier, éphémérides, agenda pour 1886, avec un éclaircissement (4 pages) sur les noms germaniques par W. G. ;

3° étude de C. Glasenapp : Richard Wagner, — l’homme (24 pages) ;

4° les Représentations de Fête de 1886 à Bayreuth : — histoire du Théâtre de Fête à Bayreuth (3 pages) ; étude sur le théâtre national allemand, par Hans von Wolzogen (21 pages) ; sur Tristan et Isolde, par Wolfgang Golther (32 pages) ; sur Parsifal, par Arthur Seidl (36 pages) ; essai de programme au prélude de Parsifal, par A. G. (4 pages) ;

5° les bourses de voyage aux Représentations de Fête, par F. Sch. (1 page) ;

6° l’Association Wagnérienne Universelle : comité central ; complément à la liste de 1885 ; leçons ; table générale de la Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter) ;

7° la Fondation Richard Wagner pour le maintien des Représentations de Fête : statuts et éclaircissements ;

8° bibliographie ;

9° table des matières de la première année du calendrier ; agenda, insertions.

 

Revue Moderniste (numéro du 30 octobre).

Un intéressant article, signé Hip, sur « la condition des jeunes musiciens ».

 

La Valkyrie, version française de Victor Wilder (partition piano et chant, in-8° à 20 francs ; livret in-16 à 2 francs ; chez Schott, éditeur).

C’est la seconde traduction que publie M. Victor Wilder ; la troisième, très prochaine, sera celle de Tristan. Nous avons en cette revue (numéro du 8 octobre, page 257) expliqué le système de traduction suivi par M. Wilder, et dit combien utile et admirable était cette œuvre de vulgarisation. La Valkyrie est particulièrement réussie, elle est, certes, supérieure aux Maîtres Chanteurs ; nous en citerons un des meilleurs passages :

(Acte III, scène dernière, « nicht straf ich dich erst… »)

           Quel châtiment, cœur indompté,
   A mérité ta désobéissance ?…
   Tu n’existais que par ma volonté ;
   Ta volonté contre moi se rebelle !
Pour porter mes décrets, sur toi j’avais compté,
De mes décrets ton caprice en appelle !
   Fille de mon désir,
   Contre moi ton désir s’obstine !
   Faite pour me servir,
   Contre moi ton cœur se mutine !
À ton choix j’ai remis le destin des combats,
    Contre moi ton choix en dispose !
À ta voix les guerriers devaient armer leurs bras,
   Tu les armes contre ma cause !

Et un exemple des moins bons passages, où se voit le défaut (si fatalement nécessaire, — et si excusable !) de cette traduction :

(Même scène : « Wollt ihr mich hœhnen ?… »)

Qui vous inspire un dessein téméraire !
Je sais que vous cachez la perfide à mes yeux !

 

L’idéalisation du théâtre, par Hans de Wolzogen(I volume de 113 pages, en allemand).

Œuvre publiée par les Bayreuther Blaetter, et dont la Revue Wagnérienne donne l’analyse.

Mois wagnerien d’octobre §

ANVERS

  • 4 Octobre Concert (dir. Emil Giani) : Concert Wagnérien.

BADEN-BADEN

  • 3 Octobre Concert : Huldigungs-Marsch ; adieux de Lohengrin (Vogl)

BERLIN

  • 1, 25, Octobre Opéra : Lohengrin (200e et 201e représ).
  • 6 Octobre Opéra : Tannhaeuser.
  • 10,19 Octobre Opéra : la Walküre.

BERNBOURG

  • 26 Octobre Opéra : Tannhaeuser.

BREME

  • 2 Octobre Opéra Tannhaeuser.
  • 11 Octobre Opéra Lohengrin.

BRISTOL

  • 20 Octobre Festival (Dir. Halle) : Prél. de Parsifal : Romance des Maitres (Lloyd).
  • 21 Octobre Festival Introd. au 3e acte de Lohengrin.
  • 22 Octobre Festival Rom. de l’Etoile (Santley) ; Ouv. de Tannhaeuser.

BRUNN

  • 4 Octobre Opéra : Tannhaeuser.
  • 29 Octobre Opéra : Lohengrin.

BRUNSWICK

  • 19 Octobre Opéra : Les Maitres Chanteurs

CARLSRUHE

  • 21 Octobre Opéra : Tristan et isolde.

CASSEL

  • 3 Octobre Opéra : Lohengrin.
  • 23 Octobre Concert : Duo de la Walküre : Traeume (Mlle Wittich, M. Vogl).

COLOGNE

  • 8, 11 Octobre Opéra : les Maîtres chanteurs.
  • 22 Octobre Opéra : Lohengrin.

DANZIG

  • 12 Octobre Concert : Prél. de Parsifal ; Agape des apôtres.

DARMSTADT

  • 22 Octobre Opéra : Les Maitres Chanteurs.

DRESDE

  • 10 Octobre Opéra : la Walküre.
  • 31 Octobre Opéra : Siegfried (pour la 1ere fois).

FRANCFORT

  • 3 Octobre Opéra : Tannhaeuser.
  • 11 Octobre Opéra : Lohengrin.

DESSAU

  • 2, 233 Octobre Opéra : Les Maitres Chanteurs.
  • 16, 27 Octobre Opéra : Tannhaeuser.

DÜSSELDORF

  • 9 oct Opéra : Lohengrin.

GRAZ

  • 30 oct Opéra : Lohengrin.

HAMBOURG

  • 2 oct Opéra : Tannhaeuser.
  • 8 oct Opéra : Lohengrin.
  • 11 oct Opéra : Tristan et isolde.
  • 14 oct Opéra : la Walkure.
  • 19, 22, 28 oct Opéra : Les Maitres Chanteurs.
  • 29 oct Opéra : Le Hollandais Volant.

HANOVRE

  • 8 oct Opéra : Lohengrin.
  • 26 oct Opéra : Tannhaeuser.

KŒNIGSBERG

  • 14 oct Opéra : Lohengrin.
  • 25 oct Opéra : Tannhaeuser.

LEIPZIG

  • 12 oct Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 15 oct Concert du Gewandhaus : Finale de Tristan (Mlle L. Lehmann).
  • 25 oct Concert Bonorand : Faust-Ouverture.
  • 25 oct Opéra : Lohengrin.
  • 38 oct Opéra : Tannhaeuser.

LINZ

  • 7 oct Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 29,31 oct Opéra : Les Maitres Chanteurs.

LIVERPOOL

  • Concert Halle : Rom. des Maitres Chanteurs (Lloyd).

LONDRES

  • 17 oct Palais de Cristal (Dir. Manns) : Quintette et introduction 3 e acte des Maitres Chanteurs.
  • 24 oct Concert Richter : Intr. et fin. de Tristan.
  • 24 oct Steinway Hall : Traeume (Mlle L. Lehman).

MAGDEBOURG

  • 16, 29 oct Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 18 oct Opéra : Lohengrin.

MANNHEIN

  • 10 oct Opéra : Le Rheingold.
  • 11 oct Opéra : la Walküre.
  • 18 oct Opéra : Siegfried.
  • 25 oct Opéra : Goetterdaemmerung.

METZ

  • 18,22 oct Opéra : Lohengrin.

MUNICH

  • 2 oct Opéra : Les Maitres Chanteurs.
  • 6 oct Opéra : Tannhaeuser.

PRAGUE

  • 25 oct Opéra : Les Maitres Chanteurs (pour la 1re fois).

REVAL

  • 21, 27 oct Opéra : Lohengrin.

ROTTERDAM

  • 2, 10 oct Opéra : Lohengrin.

SALZBOURG

  • 1er oct Opéra : Lohengrin.

STRASBOURG

  • 18 oct Opéra : Le Hollandais Volant.

STUTTGART

  • 11 oct Opéra : Tannhaeuser.
  • 15 oct Opéra : Le Hollandais Volant.

TRIESTE

  • 18 oct Opéra : Lohengrin.

VIENNE

  • 2 oct Opéra : le hollandais Volant.
  • 10 oct Opéra : Lohengrin.
  • 18 oct Opéra : Rienzi.
  • 25 oct Opéra : Tannhaeuser.

WEIMAR

  • 4, 20 oct Opéra : le hollandais Volant.
  • 25 oct Opéra : rîenzi.

YEOVIL

  • 26 oct Concert (Dir. Bullock) : Sextuor de Tannhaeuser.

Mois wagnérien de novembre §

PARIS

  • 1er novembre : Concert Colonne : chevauchée des Walküres.
  • 8, 15 novembre : Concert Lamoureux : Prél. et Intr. au 3e acte de Lohengrin.
  • 8, 15 novembre : Concert Colonne : Chevauchée ; sc. fin. de la Walküre.
  • 22 novembre : Concert Lamoureux : adieux de Lohengrin (M. Van Dyck) ; Ouv. de Tannhaeuser.
  • 29 novembre : Concert Lamoureux : Siegfried Idyll ; adieux de Lohengrin (M. Van Dyck) ; Ouv. de Tannhaeuser.

ALTENBURG

  • 8 novembre Opéra : Lohengrin.

BALE

  • 29 novembre 4e concert : PréIude de Lohengrin.

BARMEN

  • 23 novembre Opéra : Tannhaeuser.

BERLIN

  • 12 novembre Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 14, 22 novembre Opéra : lohengrin.

BRÊME

  • 1er novembre Opéra : Lohengrin.
  • 1er novembre Opéra : Tannhaeuser.
  • 1er novembre Opéra : Le Hollandais Volant.

BRUNN

  • Novembre Opéra : Lohengrin.

CASSEL

  • 11 novembre Opéra : Le Hollandais Volant.

CHEMNITZ

  • 13, 22 novembre Opéra : Lohengrin.

DANZIG

  • 5 novembre Opéra : Tannhaeuser.

DARMSTADT

  • 1er novembre Opéra : Lohengrin.

DRESDE

  • 3 novembre Concert Wagner (dir. Zimmermann) : Programme Wagnérien.
  • 8, 11 novembre Opéra : Siegfried.
  • 18 novembre Opéra : Tannhaeuser.
  • 24 novembre Opéra : Lohengrin.

GENÈVE

  • 14 novembre Ier concert class. (dir. Bergalonne) : Faust-Ouverture.
  • 25 novembre Concert de l’Harm. naut. (dir. Bonade) : marche fun. de Goetterdaemmerung.
  • 16, 30 novembre Concert de bienfaisance de la comtesse de Wimpffen : Prière
  • d’Elisabeth.

HAMBOURG

  • 21 novembre Opéra : Tannhaeuser.
  • 24 novembre Opéra : Tristan et Isolde.

HANOVRE

  • 21 novembre Opéra : la Walküre (pour la 1ere fois.)
  • 5, 14, 25 novembre Opéra : la Walküre.
  • 13, 25 novembre Opéra : Le Rheingold.

KŒNIGSBERG

  • 23 novembre Opéra : Tannhaeuser.

LINZ

  • 16 novembre Opéra : Tannhaeuser.

LONDRES

  • 3 novembre Concert St-James’s Hall (Hans Richter) : Duo de la Walküre (Mad. Valleria et M. Lloyd).
  • 11 novembre Monologue de Sachs (Walken Mills), sc. fin. du Rheingold.
  • 7 novembre Crystal Palace : Sc. fin. de Tristan.
  • 28 novembre Crystal Palace : Ouv. de Tannhaeuser.

MUNICH

  • 5 novembre Opéra : Le Hollandais Volant.
  • 18 novembre Opéra : Lohengrin.

NUREMBERG

  • 8 novembre Opéra : Lohengrin.

PRAGUE

  • 1er novembre Opéra : Lohengrin.
  • 7 novembre Opéra : Les maîtres Chanteurs.
  • 9 novembre Opéra : Le Hollandais Volant.

REICHENBERG

  • 26 novembre Opéra : Lohengrin.

REVAL

  • 1er novembre Opéra : Lohengrin.

ROTTERDAM

  • 7, 10 novembre Opéra : Tannhaeuser.
  • 8, 16 novembre Opéra : Lohengrin.

SCHWERIN

  • 22 novembre Opéra : Tannhaeuser.

STETTIN

  • 2 novembre Opéra : Tannhaeuser.
  • 10 novembre Opéra : Lohengrin.

TREVISE

  • Novembre Opéra : Lohengrin.

TRIESTE

  • 28 novembre Opéra : Lohengrin.

VIENNE

  • 16 novembre Opéra : Tannhaeuser.
  • 25 novembre Opéra : Lohengrin.

WEIMAR

  • 8 novembre Opéra : Lohengrin.

WURZBOURG

  • 10 novembre Opéra : Lohengrin.

ZURICH

  • 6 novembre Opéra : Le Hollandais Volant.

Correspondances §

LOHENGRIN À PARIS. — Au milieu des nouvelles contradictoires qui se succèdent chaque jour, nous renonçons à tenir nos lecteurs au courant de la question des représentations de Lohengrin à l’Opéra-Comique ; jusqu’au jour où sera prise une décision absolument officielle, aucune présomption sérieuse ne peut être donnée… le plus probable est que Lohengrin ne sera pas représenté.

ANGLETERRE. — C’est vraiment désespérant ! Voilà déjà trois mois que je n’ai pu rien vous communiquer. Nous avons une foule de petits concerts bons, mauvais, et médiocres mais on ne veut entendre vers Noël presque rien que le Messie ou les nouvelles cantates produites à Birmingham. M. Franz Hueffer, rédacteur musical du « Times » est en train de faire une tournée de conférences en province sur Wagner, Liszt et Berlioz. Mais c’est non seulement l’ignorance qu’il aura à combattre ; mais aussi l’indifférence, ce qui est bien plus difficile. Que nous importent Wagner, Liszt et Berlioz et tous ces autres maîtres dont nous ne saurions prononcer les noms quand nous avons nos compositeurs à nous, bien à nous, qui nous fournissent une musique que nous comprenons la première fois que nous l’entendons ?

Louis N. Parker.

 

BERLIN. — La première représentation de Siegfried a été donnée le 8 décembre, Siegfried n’ayant jamais été joué à Berlin qu’avec les autres parties de la Tétralogie, par des troupes de passage. Le rôle de Mime seul a été très bien tenu ; exécution médiocre ; succès restreint.

DRESDE. — À l’époque des Fêtes de Bayreuth, le 4 août prochain, commencera au théâtre de Dresde une représentation intégrale de l’Anneau du nibelung, sous la direction du capellmeister Schuch.

LEIPZIG. — La maison native de Richard Wagner devant être démolie, le propriétaire a promis de conserver la chambre où le Maître est né.

MANNHEIM. — On annonce la mort de M. Émil Heckel, qui fut l’un des premiers, des plus dévoués et des plus influents Wagnéristes.

MUNICH. — L’Anneau du nibelung a de nouveau été joué par des artistes du théâtre. Cette fois encore des Parisiens étaient là ; on remarquait, venue exprès, une des plus enthousiastes et des plus dévouées Wagnéristes de Paris.

PRAGUE. — La première représentation des Maîtres chanteurs a été donnée avec le plus grand succès au théâtre allemand. L’impressario Angelo Neumann organise des représentations Wagnériennes, pour lesquelles sont établis des trains spéciaux en Bohême.

NEW-YORK. — Les représentations Wagnériennes ont commencé le 23 au Métropolitain par Lohengrin, sous la direction du capellmeister Anton Seidl, avec Mesdames Seidl et Brandt et M. Stritt : quinze jours après la Walkure.

VIENNE. — L’Anneau du nîbelung doit être joué prochainement, — mais sans le Rheingold !…

ZURICH. — En janvier, Siegfried va être représenté pour la première fois.

À nos lecteursLXXXVI §

Avec ces pages se termine la première série annuelle de la Revue Wagnérienne. Nous voudrions dire brièvement les raisons de ce que nous avons fait et de ce que nous voulons faire.

Lorsque nous avons commencé la Revue Wagnérienne en février nous avons voulu réaliser une double tâche : expliquer au public l’œuvre lyrique de Richard Wagner, et à ceux qui déjà connaissaient et aimaient cette œuvre expliquer le génie entier du Maître.

Mais nous avons pensé qu’il fallait insister d’abord sur cette seconde partie de notre tâche : avant d’entreprendre une propagande Wagnérienne efficace, nous devions à ceux qui déjà étaient des Wagnéristes présenter d’une façon très spéciale les conceptions littéraires, philosophiques, religieuses, et esthétiques de Wagner.

Nous avons la confiance d’avoir réussi : les Wagnéristes français ont eu la curiosité de ces œuvres prodigieuses ; ils savent que Wagner ne fut pas seulement un musicien extraordinaire, mais qu’il fut encore et surtout le réformateur de l’art, le glorieux initiateur, fondant ses théories artistiques sur les plus profondes notions philosophiques.

Et maintenant nous pouvons plus aisément poursuivre l’œuvre de propagande que nous avons entreprise. Notre revue s’adressera à tous ceux qui, épris de l’art et débarrassés des grossiers préjugés traditionnels, doivent devenir des Wagnéristes.

Pour cette propagande, nous avons demandé la collaboration de ceux de nos écrivains que le public connaît, aime et admire comme défenseurs de la cause Wagnérienne.

Nous publierons des études sur la vie, les drames, le système musical et dramatique de Wagner.

L’œuvre du Maître s’est depuis longtemps imposée à l’admiration des peuples voisins : notre Revue donnera une série de travaux sur le Wagnérisme en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Russie, en Italie, aux États-Unis.

Et nous tâcherons à ce que, faite dans une langue de lecture aisée, cette œuvre de propagande Wagnérienne place enfin le Maître dans notre pays au juste rang qui lui convient, à côté des maîtres classiques, Bach, Gluck, Beethoven.

Donc, pour nous aider dans notre tâche, nous faisons appel à l’aide de tous ceux qui, Wagnéristes, ont à cœur la gloire et la propagation de l’œuvre Wagnérienne.