Saint-Georges de Bouhélier

1899

Le monde attend son évangile. À propos de « Fécondité » (La Plume)

2018
Saint-Georges de Bouhélier, « Le Monde attend son Évangile. À propos de “Fécondité” », La Plume : littéraire, artistique, sociale, 11e année, nº 253, 1er novembre 1899, p. 700-702. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR, XML-TEI).
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Le Monde attend son Évangile.
À propos de « Fécondité1 » §

Certains écrivains de ce siècle ont eu une ambition profonde. La création des drames, des contes et des romans ne leur a point paru être une grande tâche. Ils s’en sont imposé une autre. Ils ne se sont pas contentés de la gloire qui s’attache à des auteurs charmants. Séduire, toucher, ravir, être exquis, gais, splendides, inventer Lélia et Mimi, mettre au monde Manon et Charlotte, ajouter Rodolphe à la terre et Elvire au ciel étonné, cela ne leur a point suffi. Ils ont voulu faire davantage. Ils se sont donné une mission. Ils ont senti que l’instant était grave, que leur génie était quelque chose de sérieux, qu’ils possédaient une importance, qu’ils n’étaient point là pour sourire, et qu’ils ne devaient point le faire comme beaucoup d’autres. Ils se sont montrés bons et doux. Comprenant les besoins du monde, ils ont essayé de les satisfaire.

Écrire une bible et la léguer aux âges futurs, ce fut le but de ces hommes braves, fiers et pensifs. Michelet n’en n’a jamais eu d’autre. Hugo, un des premiers, l’a exposé lui-même. Ce fut l’espoir de toute sa vie. Il n’y a guère de livre où il n’en parle. Et plus ce grand homme a vieilli, plus il en a laissé transparaître le souci. Les Misérables sont comme un chant de Job. L’Homme qui rit a je ne sais quoi de prophétique. Les poèmes de l’Âne et du Pape sont menaçants. Il y a dans tous ces ouvrages des pages très hautes. Mais leur grandeur elle-même les rend inaccessibles. Hugo est bon et terrible. Il est charmant d’une telle manière qu’il épouvante. Et ainsi son œuvre est immense, pure et stérile.

Un homme a fait plus que Michelet et a tenté plus que Hugo : c’est Lamartine. Lamartine est oublié. Peu d’hommes sont plus grands que lui. Lamartine a créé tout notre art romantique. Son action politique a été étendue. Ses discours ont ému et agité la France. Et à présent on ne se souvient plus de lui. C’est un oubli momentané. L’avenir reviendra à ce beau génie, qui était aussi riche que pur, aussi admirable qu’abondant, aussi délicat que sublime. C’est une charmante et haute figure ; je ne puis pas l’examiner dans cette étude, mais je la décrirai un jour, il me suffit de dire maintenant quelle fut sa grandeur véritable et essentielle. Il a écrit bien des ouvrages. Ses odes ont une limpide pureté qui émotionne. Les airs de ses romances ont un son délicieux. L’Histoire des Girondins est un morceau vivant. Ses Confidences sont d’un éclat incomparable. Ainsi, Lamartine est un noble et fier génie. Il est grand par sa poésie, grand par son talent de dialecticien et grand par sa science des nations, mais il est plus beau et plus pur mille fois parce qu’il a compris ce qu’attend le monde. Lui aussi il eut le désir d’écrire une bible ; les dernières années de sa vie, il les consacra au peuple. Il a composé les pages de Geneviève ; les récits du {p. 701}Tailleur de Pierres ont été transcrits par cet homme qui avait célébré Elvire. Il a rédigé un journal destiné à la multitude universelle. Puis il a voulu davantage encore. Après la gazette il a fait le livre. Il a donné les Entretiens et il a publié le Civilisateur : « Déjà presque au terme de ma longue carrière, a-t-il écrit dans la préface de cet ouvrage, avant d’avoir perdu une seule note de ma voix, mon ambition serait de recevoir en bas, dans les rangs obscurs mais honorables du peuple, la naturalisation littéraire et poétique que j’ai reçue autrefois en haut, dans les rangs supérieurs et élégants de la société. Oui, ce qu’on appelle risiblement la gloire des lettres, et qui n’est au fond que la modeste popularité domestique d’un nom connu d’autres noms contemporains plus éclatants, serait pour moi ceci : laisser quelques pages de mes sentiments ou de mes pensées en un petit volume sur la tablette de la chaumière ou de la maison des ouvriers de la ville ou de la campagne. C’est une ambition qui paraît au premier coup d’œil aspirer à descendre, mais qui en réalité n’aspire qu’à monter, car il n’y a rien de plus haut que l’âme d’une nation, et c’est faire partie de l’âme d’une nation que de devenir la lecture, la rêverie, la prière, l’entretien journalier de la foule honnête… » J’ai cité le morceau entier. Toute l’ambition des esprits les plus grands du siècle tient dans ces paroles solennelles, graves et brûlantes.

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Pourquoi aucun de ces hommes n’a-t-il écrit la bible que nous demandons tous ? Pourquoi ces intrépides esprits n’ont-ils pu réussir à nous donner les pages dont nous sommes désireux ? Pourquoi leurs tentatives sont-elles restées stériles ? Pourquoi Hugo a-t-il échoué ? Pourquoi Michelet et Lamartine n’ont-ils abouti à rien ? Pourquoi ni Comte ni Balzac ne sont-ils pas sortis vainqueurs d’une aussi noble entreprise ? Pourquoi les Misérables, Claude Gueux, ne comptent-ils pas pour des ouvrages apostoliques ? Pourquoi ne lit-on plus Geneviève ? Pourquoi les récits de Jeanne d’Arc n’ont-ils pas eu une action plus profonde et plus précise ? Pourquoi tant de vaillants et magnifiques génies, si experts en toutes sortes d’affaires, si adroits dans la création de chants lyriques, si sublimes par la poésie, si grands chaque fois qu’ils firent des odes ou des harangues, pourquoi donc furent-ils si petits lorsqu’il s’agit pour eux de faire une œuvre utile ? ! le fier et noble esprit à qui nous devons une histoire forte et solide, le fin et mélodieux chanteur des Harmonies, le riche et abondant poète des Feuilles d’Automne, des drames, de la Légende des Siècles, l’immense Balzac, le magnifique et sévère Comte, le bon et intrépide Tolstoï, l’âpre et tragique DostoïevskyI, et tant d’autres, qui ont tout compris, tout dépeint, tout vu et tout fait, ne se sont pas trouvés capables de dire une parole simple, âcre et inaltérable comme celles qu’ont rapportées les quatre évangélistes. À première vue cela paraît inadmissible. Une telle chose est vraie cependant. C’est que pour faire toute l’œuvre immense des écrivains que j’ai cités, il suffit d’être un grand génie, et que pour prononcer une petite phrase humaine, il faut être une âme profonde.

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Zola qui vient à présent, a-t-il mieux réussi que Comte, que Lamartine, que Michelet, que Hugo ? En posant cette question, je ne veux point parler de la littérature. Je ne m’en préoccupe pas. Je cherche à savoir si Zola a montré un sens du réel plus évident, s’il s’est fait du monde une conception vive, si son œuvre a plus de vertu et d’innocence. Eh bien ! il me semble que oui.

« … Dans notre démocratie, écrit Zola, la femme, dès qu’elle est enceinte, devient auguste. C’est elle qui est le symbole de toute grandeur, de toute force, de toute beauté. La vierge n’est que néant, la mère est l’éternité de la vie. Il lui faut un culte social. Elle devrait être notre religion. Quand nous saurons adorer la mère, la patrie d’abord, puis l’humanité seront sauvées. C’est pourquoi, je voudrais que l’image d’une mère allaitant son enfant soit la plus haute expression de la beauté humaine... » Cet alinéa que j’extrais du livre de Fécondité en explique le but, le sens, la constante préoccupation. Voilà donc, en quelques phrases, la doctrine complète, totale, absolue.

Je ne suis pas économiste et j’ignore la sociologie. Je ne sais point si cette morale est conforme aux nécessités du monde possible. Et j’ajoute que je n’en veux prendre aucun souci. L’organisation des États doit moins constituer la morale que dépendre de ses prescriptions et que résulter de ses lois. Ainsi je ne m’étendrai pas sur cette matière. L’important, le capital, c’est la conception de beauté. La fécondité est-elle une chose grave, magnifique, religieuse, humaine et solennelle ? La réponse ne fait point de doute. Étudions-la.

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La multiplication des races, voilà ce que prêche Zola. Ce n’est pas une doctrine qui passe nos forces. Chacun de nous peut l’admettre. Il ne s’y trouve rien de trop haut pour nous. Le grand homme qui nous l’enseigne ne cherche point à nous embellir de vertus rares, il ne nous apprend pas le jeûne et l’abstinence ; il ne nous demande point des pensées supérieures, et il n’agit pas avec nous comme Jésus avec ses disciples dans le désert. Il sait que nous sommes des hommes ordinaires, que nous voulons vivre avant tout, que nos ambitions ne sont point vertueuses. Il nous connaît, il nous a étudiés pendant trente ans, il ne s’illusionne point sur nos goûts intérieurs, sur la puissance de notre amour et sur les possibilités de nos mérites. Peut-être, en vérité, nous mésestime-t-il trop. Mais enfin laissons-le parler. Et si quelques-uns d’entre nous ont des sentiments plus sincères, plus divins, n’oublions point que la plupart se contentent d’une calme existence, d’une médiocrité apathique et d’une fortune restreinte, vulgaire et mesurée. À ceux-ci la morale dont je parle à présent est susceptible de plaire. Et encore il n’est pas bien {p. 702}sûr qu’elle les trouve prêts à accepter toutes les charges qu’elle impose et commande malgré tout.

Cependant est-elle si épaisse, cette théorie, si propre à satisfaire nos goûts ? Sans doute elle n’est pas tout pour nous. Elle ne peut même l’être à aucune minute, car nous avons encore un besoin d’idéal, et toutes ces prescriptions ne le rassasient point. Mais j’aurais tort de laisser croire que cette petite morale de la vie quotidienne ne comporte pas une grande beauté, une suave douceur, une magnifique consolation. Seulement, avec toute cette noblesse, elle n’est pas fatigante pour nous, elle n’est pas trop lourde à porter, elle ne nous accable point comme ce que prêchent Michelet, Lamartine, et Hugo. Et c’est là son mérite admirable et unique !

La vertu que réclame Zola peut devenir aisément la nôtre. Il est inutile de nous vaincre pour l’acquérir. Et nous n’avons pas à souffrir, à nous accroître, à nous meurtrir, à faire constamment pénitence, afin de perdre l’indignité de notre état. Au contraire, la grandeur qui nous est enseignée ne dépend que de notre amour, de notre obstination et de notre innocence. Est-ce que ces prescriptions nous paraissent trop pesantes ? Ne pouvons-nous remplir la tâche que Dieu nous donne parce qu’elle présente un nombre trop grand d’obligations ? N’est-il pas possible à chacun de nous d’être indulgent, candide, charitable et fécond ? Des mérites de ce genre sont-ils trop hauts pour nous ? dépassent-ils notre effort ? et surmontent-ils nos goûts ? faut-il désespérer de les atteindre jamais ? Je ne puis le croire véritablement. Il n’est pas un seul d’entre nous qui se sente incapable des vertus que j’indique. Chacun de nous peut être aussi brave que Mathieu, et je ne connais pas une femme à qui la vaillance de Marianne soit impossible. Ce sont là des mérites domestiques, quotidiens, constants et habituels. La beauté que confère l’amour fécond et fort, tous les hommes peuvent l’atteindre, elle est à leur portée, ils n’ont qu’à vivre, à croître, à grandir, à agir, à développer leur race. Voilà pourquoi une telle morale est consolante. Elle ne nous enseigne rien d’énorme. Elle est humaine. Elle prend ses lois dans la nature. Cette prédication-là peut bien être entendue. Elle est conforme aux choses du monde. Elle ne dépasse pas notre orgueil et elle en contente les besoins. Elle est utile, usuelle, possible et propre à tous.

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Fécondité est un grand livre. Je vois là le terme d’une œuvre et le commencement d’une autre. On peut reprocher à Fécondité des répétitions trop nombreuses, des descriptions trop abondantes, des minuties trop inutiles, et surtout le mélange de deux systèmes contraires2. Moi, je ne me préoccupe point de ces détails. Ce qui fait la beauté du livre, c’est sa morale. Cérès et Vénus la bénissent. Cette première page d’un évangile que tous nous attendons constamment et sans cesse, je la trouve tout à fait conforme aux grandes nécessités du monde, à la réalité des faits, aux besoins perpétuels, vrais et profonds de l’homme. Il y a là un grand effort, je n’en connais pas de plus beau, je n’en vois pas de plus logique. Le siècle aboutit à ce livre, et s’y exprime. Les instructions du grand Michelet, les mélodies de Lamartine, et les prophéties de Hugo étaient trop riantes, trop gaies, trop vagues, trop au-dessus de nos puissances humaines. Zola a le sens du réel. Il ne s’illusionne dans aucune matière. Il voit juste. Et son évangile est naturel.

Par son étude de l’univers, par sa patience obstinée à en reproduire des péripéties, par l’attention qu’il a prêtée pendant trente années de sa vie aux phénomènes extérieurs, ce grand et rigoureux esprit était plus préparé qu’un autre à la création d’une sagesse pratique, assisse sur des réalités, conforme à notre évolution et appropriée aux besoins des races nouvelles. Voilà pourquoi son livre est beau, noble et utile.

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Ainsi j’admire Fécondité. Est-ce à cause de la joie qui en éclaire les pages3 ? C’est plutôt parce que cet ouvrage est grave et pur. De sévères préoccupations l’ont inspiré. Le style en est large, ingénu, et primitif. Ce n’est pas seulement une belle œuvre, c’en est une bonne, une suave, une auguste et une grande. J’y ai vu ce que peu de livres laissent transparaître : le souci de l’avenir des races, l’intérêt de leur ordre et de leur force, la passion d’un art plus humain et plus réel, le solennel amour de la vie harmonieuse, la pitié et la charité à toutes les pages. C’est pourquoi j’aime Fécondité.

Là un homme a voulu inscrire d’éternelles lois. Il n’a point seulement cherché à écrire de splendides pages, il s’est préoccupé de leurs vertus. Il a voulu y imprimer l’empreinte d’une beauté inconnue et majestueuse. Il a entrepris quelque chose de grand, quelque chose de beau, quelque chose d’immense. Il a essayé de donner aux peuples les paroles de foi qu’ils demandent, qu’ils attendent, qu’ils espèrent, qu’ils sollicitent sans cesse. Fécondité est un poème, un livre épique, une ode aux champs et à l’amour. Mais c’est aussi une prophétie. Et c’est presque un Évangile.

SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER.