Paul de Saint-Victor

1880

Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie.

2014
Source : Paul de Saint-Victor, Les deux Masques : Première série, les antiques. I, Eschyle. Paris, Calmann Lévy, 1880.
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (Secrétariat d’édition), Frédéric Glorieux (Édition XML/TEI) et Vincent Jolivet (Édition XML/TEI).

Préface §

Le théâtre a deux Masques, — Tragédie-Comédie, — celui qui pleure et celui qui rit, souvent séparés et quelquefois accouplés.

Sous ce titre à double face, l’ouvrage que je présente au public comprendra, en trois séries distinctes, quelques-unes des grandes époques de l’art dramatique. La première est consacrée au Théâtre grec — Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane. — J’y ai joint une étude sur Calidasa, le plus célèbre poète du Théâtre indien. — La seconde série sera remplie par Shakespeare. — Dans la troisième, j’étudierai le Théâtre français, depuis ses origines jusqu’à Beaumarchais.

On a beaucoup écrit sur le théâtre grec. En reprenant un sujet si souvent traité, j’ai tente de faire autrement sinon mieux que mes devanciers. La mythologie et l’histoire tiennent dans mon travail autant de place que l’esthétique littéraire. Replacer les tragédies et les comédies grecques dans le milieu qui les a produites, éclaircir et élargir leur étude en l’étendant sur monde antique, par les aperçus qui s’y rattachent et les rapprochements qu’elle suggère, soulever le masque de chaque dieu et de chaque personnage entrant sur la scène pour décrire sa physionomie religieuse ou son caractère légendaire ; commenter les quatre grands poètes d’Athènes, non point seulement par la lettre, mais par l’esprit de leurs œuvres et par le génie de leur temps ; tel est le plan que je me suis tracé et que j’ai tâché de remplir.

La philologie moderne et la science des religions comparées ont renouvelé, depuis trente ans, l’interprétation du polythéisme hellénique. Les dieux ont été ressaisis à leur origine naturelle, suivis à tous ses degrés, dans leur croissance plastique et morale, pénétrés et élucidés dans toutes les phases de leurs transformations et de leurs symboles. On a retrouvé le sens profond et naïf, divin et enfantin à la fois, des vieux mythes éclos de l’imagination primitive. Les Védas récemment ouverts ont révélé la parenté directe des religions de la Grèce avec les premières croyances de la race aryenne, mère de l’Inde et de la Perse, aïeule immémoriale de l’Europe. Ces découvertes capitales qui ont ouvert sur la Mythologie des points de vue si nouveaux, j’ai lâché de les amener en partie de l’érudition à la vie de l’art, en les introduisant dans le théâtre d’Athènes, par les personnes divines ou héroïques qui y jouent un rôle. À travers leurs figures classiques, j’ai fait entrevoir le jeu des phénomènes atmosphériques ou solaires qui les ont créés à l’horizon lointain de la haute Asie.

Les dieux reviennent presque à chaque page, dans ces études sur des drames qui étaient avant tout des fêtes religieuses. Malgré mon peu de goût pour tout ce qui peut paraître une affectation, j’ai cru devoir transcrire leurs noms tels que la langue grecque les présente. Cette innovation est depuis longtemps en usage dans les littératures étrangères. En France même, tous les historiens et tous les critiques des sciences religieuses l’ont généralement adoptée. L’heure me semble venue de la faire entrer dans le langage littéraire. Une tradition routinière a trop longtemps masqué les dieux helléniques sous les substituts des divinités latines qui ne leur sont que collatérales, ou qui ne les représentent que dans leur extrême décadence. Le Jupiter de Rome, dieu d’État, tout rituel et tout officiel, n’est qu’une réduction de la vaste divinité de Zeus. Sa Junon conjugale, matrone plutôt que reine du ciel, sorte de sage-femme olympienne présidant aux accouchements, gardienne de l’argent et des trésors domestiques, ne peut être identifiée à Héra, la grande déesse azurée et orageuse du firmament grec. Le Mercure italique, trafiquant de naissance, étroitement confiné dans le patronage spécial du commerce, n’a rien de commun avec l’Hermès mobile et multiple des mythes homériques. Minerve, dépouillée des vertus guerrières et des grands traits héroïques qui caractérisent Pallas-Athéné, reparaît à Rome sous la figure pédantesque d’une déesse scolaire. Mars, dieu indigène et national du Latium, se distingue tout à fait d’Arès, qui n’occupe dans l’Olympe grec qu’une place subalterne. Rome n’eut jamais l’imagination ouverte aux merveilles et aux mirages de la mer, et son froid Neptune copie Poséidon sans lui ressembler. Cérès n’est qu’une maigre glane de la fertile Déméter. Diane elle-même ne peut guère passer que pour une pâle doublure d’Artémis.

Il est temps de séparer, par le changement radical des noms, la mythologie plagiaire des peuples latins de la mythologie créatrice et originale des races helléniques. Même quand elle s’y rattache par l’emprunt direct, elle garde quelque chose de médiocre et de rabougri. C’est la différence d’un herbier desséché à un champ en fleurs. Transplantés à Rome, les jeunes dieux de l’Hellade s’immobilisent et se glacent : avec la sève de la terre natale, toute poésie vivante s’est retirée d’eux.

Un autre motif conseillerait cette restitution. C’est toujours sous leurs noms latins que la parodie a travesti et bafoué les dieux ; c’est sous ces mêmes noms que le bel esprit des deux derniers siècles les a usés dans les fadeurs de l’allégorie et du madrigal. En leur fendant leurs appellations primordiales, on les retrempe à leur source vive, et leurs images s’offrent à l’esprit intactes des affronts subis par leurs pseudonymes. Scarron n’a pas caricaturé Zeus, Aphrodite n’a jamais été fardée par Dorat.

Pour ne point dérouter le lecteur et éviter toute difficulté, j’ai pris soin d’ailleurs, à chaque première fois qu’un dieu paraît dans ce livre, d’accoler son nom latin à son vrai nom grec. Quant aux noms des héros et des personnages historiques qui ne diffèrent, le plus souvent, de l’orthographe hellénique, que par la forme des lettres ou par le son de la désinence, j’ai maintenu leurs équivalents vulgarisés par l’usage. En ce genre d’innovation, il ne convient, selon moi, d’adopter que ce qui est vraiment nécessaire, que ce qu’imposent, comme des faits acquis, les progrès de la science et de la critique. Tout ce qui dépasse cette juste mesure risque de troubler et de rebuter le lecteur. L’antiquité n’est pas déjà si familière au public pour qu’on se plaise à en obstruer les abords. Gardons-nous d’entourer de broussailles les ruches de l’Hymète, n’élevons point des barricades cyclopéennes devant la porte du Parthénon.

Quelle que soit la fortune de ce livre, j’en suis récompensé par avance. Il m’a rapatrié dans le monde antique, il m’a ramené aux sources sacrées ; j’y ai puisé les plus pures joies qui puissent rafraîchir et ravir l’esprit. « Les Grecs » — a dit Goethe dans un mot célèbre — « ont fait le plus beau songe de la vie. » Ce songe, je l’ai refait avec eux ; et il me semble que je m’en réveille en écrivant les dernières lignes de ces pages pleines de leur gloire et de leur génie.

Chapitre premier,
premières origines du théâtre grec §

Danses pastorales et figures. — Chants bucoliques. — Bacchus inspirateur du théâtre.

La Grèce créatrice, mère glorieuse de tout art et de toute beauté, a inventé le Théâtre. C’est de son génie qu’est sorti ce monde qui double la vie humaine en la reflétant. On ne peut qu’entrevoir la conception du drame dans le clair-obscur de ses origines ; celle de l’embryon au sein maternel n’est pas plus confuse. Son premier germe fut, sans doute, cet instinct inné de l’imitation qui fait simuler à l’enfant les actions viriles, au sauvage la chasse du lendemain et le combat de la veille. L’écolier transforme en cheval le bâton qu’enfourchent ses jambes : le Peau-Rouge voit un serpent ou un ours dans son compagnon couvert d’une fourrure ou enroulé dans un sac dont les torsions imitent les nœuds du reptile : il le poursuit à grands cris, il lance sur le monstre imaginaire une flèche émoussée. — L’homme a éprouvé de tout temps le besoin d’idéaliser ou de parodier sa propre existence, de la répéter par le rêve du spectacle et de la fiction.

La danse l’initie à cette seconde vue ; elle transfigure le corps en lui donnant deux ailes, l’élan et le rythme ; elle le dégage, pour un instant, des tristes lois de la pesanteur. Un sens vague s’insinue bientôt dans ses mouvements cadencés, la pantomime s’y mêle et l’inspire. Elle la complique d’appels et de fuites, d’entraînements et de résistances ; bientôt chaque geste esquisse une pensée, chaque pas vole vers un sentiment. C’est dans les danses primitives que s’ébaucha le drame hellénique. Des rondes de bergers tournant sur les collines imitaient les évolutions des étoiles ; la Gnossienne, attribuée à Thésée, retraçait par l’ondoiement de ses cercles, les dédales du labyrinthe affronté par le héros athénien ; la Pyrrhique frappait de l’épée le bouclier du combat ; des chœurs figuraient les noces de Zeus

et d’Héra, la victoire d’Apollon sur le Dragon pythien, les combats et les exploits des Dioscures. Le drame naissant se mouvait, comme l’enfant, avant de parler.

D’une autre part, il prélude en Sicile par les répliques des bergers chantant et dansant leurs cantilènes alternées. Le dialogue balbutie dans les inflexions de voix diverses que le rapsode qui récite au peuple les poèmes homériques, pour le salaire d’un agneau, prête aux querelles des chefs, aux interpellations des guerriers, aux réparties des festins. L’Iliade est pleine, l’Odyssée est grosse de scènes toutes prêtes à se détacher du récit pour revivre de leur vie propre. L’Épopée porte la Tragédie et la Comédie, comme deux fruits jumeaux, et on les entend vagir dans ses vastes lianes.

Mais tous ces germes et toutes ces ébauches n’auraient pu suffire à engendrer le drame formé et complet, doué de l’action qui saisit et de l’illusion qui entraîne. L’habitude nous a blasés sur les efforts d’esprit qu’il suppose. Nous entrons de plain-pied dans le cercle magique où le théâtre opère ses évocations, depuis tant de siècles, sans nous rendre compte du prodige qui l’a tracé et qui l’a rempli. Quelle conception pourtant plus hardie et plus étonnante ! Le passé qui redevient le présent, des fantômes reprenant leurs corps, des légendes immémoriales revenant du fond des siècles, sur le premier plan de la vie ; des hommes quelconques, connus et coudoyés tout à l’heure, transformés par le revêtement d’un costume, par l’ascension de quelques gradins, en dieux visibles, en héros ressuscités et palpables, et le faisant croire aux yeux autant qu’à l’esprit ! Ce que l’Homéride chantait d’une voix lointaine comme l’écho de la tradition, le poète dramatique l’incarne et le montre ; il rend le souffle de l’actualité au fait immémorial, à l’événement aboli ; il redresse toute pendante et toute menaçante la catastrophe écroulée. Prométhée, évanoui dans les nuages du Caucase, remonte sur son rocher et rouvre sa plaie cicatrisée au vautour : Agamemnon sort de son tombeau d’Argos pour se rejeter sous la hache de Clytemnestre : Œdipe remonte de sa sépulture ignorée au soleil des vivants qu’il revoit encore ; il revient remplir de ses lamentations le palais de Thèbes, et mourir, une seconde fois, sur le Cythéron.

L’initiative du génie grec à l’état normal, le rayon fécondant de l’esprit attique n’auraient pas suffi à une création si extraordinaire. Il y fallait une influence suprême, un éclair divin, une rosée d’en haut, une fermentation brûlante chargée de toutes les ardeurs de l’âme, de toutes les énergies de la vie ; pour tout dire, l’intervention et l’action d’un dieu.

Dionysos — que nous appellerons Bacchus de son surnom le plus populaire — fit ce miracle, et créa ce monde. C’est du souffle de son esprit, c’est de l’enthousiasme de ses fêtes que le drame est né.

Chapitre II,
grandeur et décadence de Bacchus. §

I. — Origine aryenne de Bacchus. — Caractère rural de son premier type. §

Par où le saisir, comment le comprendre ? Quel filet jeter sur ce dieu fugace qui tantôt se joue à la claire surface des réalités, et tantôt plonge dans l’abîme obscur des symboles ? Il romprait les liens dont l’Aristée de Virgile enchaîna Protée : tour à tour, comme le vieux Génie maritime, tigre et dragon, tourbillon de flamme ou fleuve ruisselant. Ses aventures sont innombrables, ses transformations égalent les avatars du Vischnou indien : non moins que lui mobile et nomade, prenant et rejetant toutes les formes de la vie divine et humaine, comme les costumes changeants d’une fête éternelle. En parcourant la liste de ses surnoms, on croit entendre les cris d’une foule enthousiaste acclamant un triomphateur. La multitude des lieux de naissance qu’on lui attribue équivaut à l’ubiquité. Chaque pays de vignobles le revendique, se l’adjuge ; autant de berceaux que de cuves. On se dispute, on s’arrache le dieu indécis ; chacun en prend un membre et croit l’avoir tout entier. Les anciens mythologues comptent cinq, six, huit Bacchus, plus encore. On voit double et triple en le contemplant, il se multiplie dans la vapeur d’ivresse qui l’entoure ; toutes les sensations diverses qu’il inspire, enthousiasme ou fureur, délire ou effroi, le suscitent sous un aspect différent. Une bacchanale de Bacchus radieux et terribles, propices et funestes, pleurants et riants, triomphateurs et martyrs, qui se déroulerait de l’Ionie à la Thrace, de la Béotie à l’Attique, traversant ensuite la mer à la nage, s’essaimant sur les Cyclades, envahissant l’Archipel : on pourrait rêver ce cortège, et ce serait la vision du cercle mythique qu’il a parcouru.

Son avènement fut tardif ; Bacchus est le dernier venu dans la grande famille de l’Olympe, Il y arrive en retard comme un prince aviné qui se fait attendre au banquet royal où il est convié. Aucun Olympien ne le surpasse pourtant en noblesse divine. Bacchus remonte au foyer aryen ; il a jailli du suc du Soma, la plante fermentée, le vin de l’Asie, que les patriarches védiques versaient sur la flamme de l’autel pour attiser son ardeur. Né dans une coupe, comme il convenait à sa destinée, il personnifia la libation des sacrifices mêlée au feu — Agni — qu’elle alimente, ne faisant plus qu’un avec lui, allant porter au ciel, dans un tourbillon d’étincelles, les prières de l’homme et sa propre essence que boiront les dieux. Bacchus, dans sa gloire mythologique et mystique, n’égalera jamais la grandeur auguste que le Soma révèle dans cette religion primitive. Les hymnes du Rig Véda sont pleins de sa bienfaisance et de sa puissance. Il est le Médiateur et le Bienfaiteur, la vie du foyer, l’urne de l’holocauste, l’allégresse du corps, l’énergie de l’âme. Son suc cordial circule parmi les êtres comme une sève généreuse ; il nourrit la force des héros et la joie des dieux. — Un de ces hymnes nous montre Indra, le Roi solaire, l’archer de la foudre, enivré par Soma ; et l’on croit voir le Bacchus indien, tel que l’art grec le représentera si magnifiquement plus tard, la barbe ruisselante, la mitre inclinée sur sa chevelure aux longues tresses, chanceler avec majesté dans les nues. Une divagation sublime trouble sa parole ; le premier chant bacchique retentit sur la cime de l’Himalaya.

« De même que le vent remue les arbres, ainsi ce breuvage m’agite. Je suis enivré de Soma. — Ce breuvage m’agite comme le cheval rapide qui emporte un char. Je suis enivré de Soma. — La Prière est venue à moi comme la vache vers son nourrisson. Je suis enivré de Soma. — De même que le charron façonne son char, ainsi se réalise le vœu de la Prière. Je suis enivré de Soma. — Le Ciel et la Terre ne m’ont-ils pas ajouté une aile de plus ? Je suis enivré de Sona. — Je suis plus grand que le ciel, que cette terre que l’on dit grande. Je suis enivré de Soma. — Allons ! je veux étreindre la nuée céleste par ses deux flancs. Je suis enivré de Soma. — Une de mes ailes touche au ciel, l’autre traîne en bas. Je suis enivré de Soma. — Je suis entouré de splendeur, je m’élève au-dessus de l’air. Je suis enivré de Soma. — Orné par le sacrifice, je viens prendre l’holocauste que je porte aux dieux. Je suis enivré de Soma.

On perd longtemps Bacchus de vue après cette apparition primordiale. Les Aryas, en abordant l’Asie Mineure et la Grèce, reportèrent sans doute sur le raisin le culte qu’ils avaient voué au Soma. L’entrée du dieu nouveau dans l’Hellade fut celle d’un, bon Génie campagnard. Il y germe d’abord, incorporé non point seulement à la vigne, mais à tous les arbres fruitiers : les ruches lui sont aussi consacrées. Dieu paysan, son royaume tient entre les quatre haies du verger. Ses premières idoles sont celles d’un fétiche agreste à peine dégrossi. Un masque barbouillé de cinabre, planté sur un cep ou sur le tronc d’un gros lierre, le révèle à ses peuplades pastorales. Des vases antiques, figurant ces images agrestes, le montrent engagé dans une gaine d’écorce, étendant, en guise de bras, deux branches verdoyantes. Il végète ainsi sous la plante, comme la statue dort dans le bloc, attendant le mot magique ; le ciseau plastique qui le déracinera de la glèbe pour l’appeler à une existence supérieure. L’art, lorsqu’il l’aura tout à fait formé, le marquera quelquefois des signes de cette origine. Un buste trouvé à Ostie le représente avec une barbe de pampres. Une pierre gravée — fantaisie exquise — lui fait cette barbe de quatre ailes d’abeilles ouvertes en éventail aux coins de ses lèvres, et sa bouche semble ainsi la fente d’une ruche ouverte aux essaims. C’était lui qui avait appris aux pasteurs à recueillir le miel dans les bois. Il hantait les pâtres et il les aimait, il se plaisait à leur apparaître vêtu, comme eux, d’une peau de chèvre noire. Un jour il fit un roi à Athènes, et il le prit parmi les bergers. Bacchus se montre déjà, à cette origine, défenseur des faibles, champion des petits contre les grands et les forts. Les hommes à demi sauvages de la forêt et de la montagne sont ses compagnons favoris. On dirait qu’il enrôle et qu’il dresse en eux ses Bacchants futurs. Ses premières fêtes, perpétuées dans les campagnes, en dehors des pompes dont les cités les ornaient, étaient toutes champêtres et toutes populaires. On promenait autour des vignes sa statue grossière, précédée par une cruche de vin couronnée de feuilles : un bouc marchait gravement ensuite, chargé d’un panier de figues mûres ; le Phallus, symbole de fertilité, naïvement balancé aux mains d’une esclave, fermait le cortège. — En même temps, Athènes célébrait, en l’honneur du dieu, des cérémonies magnifiques. Bacchus, s’il s’en absentait un instant pour venir visiter ses premiers fidèles, devait éprouver le sentiment du pâtre arabe devenu vizir, lorsque, vêtu d’un caftan de soie et l’aigrette au front, il ouvrait la cassette où il avait renfermé son savon de poil et son chalumeau.

Mais bientôt une attraction mystérieuse précipite vers ce dieu rustique toutes les puissances instinctives du mythe et de la légende. Elles le grandissent et le transfigurent, elles l’entraînent dans un cycle de contradictions et de métamorphoses infinies. Des grappes inextricables de fables surchargent sa tige primitive. Bacchus fermentait sous sa première forme ; il bouillonne, il déborde, il s’extravase de ce culte étroit comme une outre, sur le polythéisme entier qu’il remue et qu’il renouvelle. Le vin nouveau fait éclater les vieux vases. Ce petit dieu de maraîchers et de vignerons va troubler le monde et le conquérir.

II. — La légende Thébaine de Bacchus. — Cortège et orgies du dieu. §

C’est à Thèbes que se forme la grande légende de Bacchus, celle qui décide son type et le pousse vers sa destinée. Il y renaît fils de Zeus et de Sémélé, la fille de Cadmus. Sémélé veut que l’Olympien descende sur le lit nuptial, dans l’appareil de sa gloire ; il s’y abat éblouissant de rayons, embrasé de foudres ; la femme est consumée par l’amant de feu. Mais Zeus retire à temps le fruit inachevé de la mère en flammes ; il l’enferme dans sa cuisse, où Bacchus attend le temps de sa gestation. « Cousu dans la cuisse », Ειραφιώτης, ce sera là un de ses surnoms répétés. L’enfant en sort ainsi deux fois né, après le temps qui aurait été celui de la grossesse naturelle. Hermès le porte, emmaillotté de lierre, aux nymphes de Nysa, qui l’élèvent et qui le nourrissent.

Le mythe ici reste clair comme les phénomènes physiques qu’il met en action. Sémélé, c’est la terre végétale fécondée par le dieu de l’air d’où s’écoulent les pluies du printemps, calcinée ensuite par les feux et les tonnerres de l’été. Le fruit qu’elle produit resterait imparfait, s’il n’était couvé par les brouillards chauds et humides. Or, les nymphes nourricières du petit Bacchus sont les Hyades pluvieuses, filles de l’Océan. La Mythologie, aux origines de chaque fable, a cette transparence. On y voit les analogies et les harmonies naturelles composer les dieux, comme on voit les abeilles creuser leurs cellules et pétrir leur cire, à travers une ruche de cristal.

C’est dans la grotte de Nysa que Bacchus se forme et s’achève. Il y fleurit, bercé par les caresses des nymphes, délicieusement amolli sous leurs baisers amoureux. Son berceau est un van sacré ; c’est avec du miel et du jus de raisin qu’on le sèvre du lait de la chèvre qui a coulé dans ses veines sa lasciveté pétulante. De bonne heure, il se jette sur les grappes sauvages, ainsi qu’Achille enfant sur les armes. Le vieux Silène le prend et le balance comme une petite amphore, dans ses bras recourbés en anses ; il lui verse l’esprit du vin et la science infuse des vendanges. Le bon Pan lui apprend à poser ses doigts sur les roseaux du syrinx et à frapper la terre d’un pied cadencé. Il enfourche gaiement le cabri foIâtre, il se roule sur les feuilles, avec la panthère familière dont ses Ménades prendront plus tard les poses renversées. Tout est danse, musique, allégresse, autour de cette enfance adorée.

Il grandit, le prédestiné ; la vigne qu’il plante et sème sur la terre est le don de son joyeux avènement. Bacchus enfant courait déjà les bois, avec ses nourrices. « Et les Nymphes l’accompagnaient », dit l’Hymne homérique, — « et il les conduisait, et le bruit de leurs pieds enveloppait la vaste forêt. » Maintenant que le voilà roi, il se forme une cour, un Thiase ; il monte sur un char et prend son élan. Quatre panthères accouplées le traînent, il ne les stimule ni par le fouet, ni par l’aiguillon, mais par une grappe qu’il presse sur leur nuque et dont le fumet les enivre. Toutes les énergies de la sève, toutes les forces de la nature naturante, toutes les obscénités du rut universel, prennent forme et souffle, figure et costume, pour se grouper autour de leur chef. Il attire dans son orbite excentrique un système d’êtres fabuleux, moitié bêtes et moitié génies, bâtards du ciel et de la terre, se rattachant à la vie physique dont il est le type souverain. Les Satyres capricants aux oreilles aiguisées en pointes, les Panisques à queue de singe, les Aegipans dont le cou est gonflé des glandes qui pendent à celui des chèvres, bondissent à sa suite. Après eux, galope la cavalerie monstrueuse des Centaures, qui hennissent au fumet du vin, comme les cerfs brament après la fraîcheur des eaux vives. Les bouffons ne manquent pas à cette cour errante. Le vieux Silène est là, plein jusqu’au gosier, ballotté sur l’âne qui apprit à tailler la vigne, lorsqu’on le vit la brouter. Il penche la tête sur ses mamelles rubicondes ; s’il descend de sa monture, sa marche s’égare en festons pesants ; deux Bacchantes soutiennent, par les aisselles, ses membres flottants, et barbouillent de lie sa face écrasée. Comos le suit, éclatant de rire jusqu’aux oreilles, comme le Masque ébauché de la comédie, qu’il essaye de temps en temps à son front hardi. Le vin pur, Acratos, et le vin doux, Edoinos, se sont élancés de leur tonne, une torche au poing, pour rallier la troupe altérée. Les jarres mêmes du cellier, les cratères et les rythons du festin, Céramos, Pithos, Cantharos, vaguement modelés en échansons d’argile, escortent péniblement les buveurs : ils trébuchent sur leurs pieds encore pris dans le moule du socle, comme des cruches mal équilibrées, et laissent couler par leurs fissures la rouge liqueur dont ils sont gorgés.

Un sérail délirant se joint à cette armée effrénée. Ménades et Thyades, Lénées et Naïdes, Mimallones et Clodones : toutes enflammées de l’amour du dieu, gonflées de son souffle et de son esprit. Apollon n’a qu’une pythie, Bacchus en a mille. « Fou des femmes », Τυναιμανης, c’est un de ses titres. — « Sois propice ! » — s’écrie l’Hymne déjà cité, — « ô toi qui aimes les femmes à la fureur ! » Il est irrésistible sur elles, il les trouble et il les enchante ; il les prend par sa beauté et par son mystère, par la vapeur de rêve qu’il exhale, par la licence et le vertige de son culte. L’énigme même de sa nature ambiguë, à la fois génératrice et féconde, les attire en les inquiétant. Mâle formidable à certains moments, androgyne en d’autres, presque féminin. Les deux sexes se fondent dans les molles ondulations de ses formes : ses bustes font souvent hésiter l’œil de l’archéologue : discrimen obscurum. Toutes sont à lui, il est tout à toutes ; ses maîtresses asiatiques et grecques tariraient la force d’Hercule. Il leur jette son thyrse comme un mouchoir de sultan, puis les délaisse ou les brise : beaucoup meurent de ses amours orageux. Comme le bûcher de Sardanapale, le char de Bacchius est fait d’un monceau de femmes palpitantes qu’il opprime et qu’il ravit à la fois.

Au milieu de ce cortège démoniaque, Bacchus s’élève et triomphe, tel que la sculpture et la peinture antique l’ont représenté tant de fois : érotique et héroïque, imberbe et superbe, l’œil mouillé d’une langueur ardente, les hanches arrondies, la poitrine unie et sans muscles, l’air songeur et enivré. Ses cheveux de vierge flottent en longues boucles ; une peau de faon tachetée, emblème du ciel étoilé, glisse sur sa nudité juvénile ; ses pieds sont chaussés de splendides cothurnes. Il tient la férule enveloppée de pampres, sceptre hiératique de sa royauté. Quelquefois, le corps penché, la tête somnolente, il s’accoude sur l’épaule d’un petit Satyre. — Bacchus ressemble à sa vigne, il s’appuie et il enivre.

Ainsi servi, ainsi entouré, le Dieu promené, à grand bruit, son carnaval païen sur les sommets des montagnes. Des fanfares de trompes, des chocs de cymbales, des roulements de tambourins, des battements de triangles emportent dans leur orage le train de l’orgie. Les cris bachiques retentissent éclatants et infatigables, ils s’acharnent à surmonter le sauvage orchestre : Evohé ! Bacché ! Evia ! Le bruit est l’atmosphère de Bacchus ; ses rites attachent au fracas de voix et d’instruments qui l’enveloppent, ridée du mouvement perpétuel de transformations et d’évolutions qui rajeunit la nature. Le mot de passe de ses initiés sera, plus tard, cette formule : « J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale. » C’est la nuit, sous la lune à laquelle l’unissent des hymens cosmiques, aux éclairs des torches de mélèze furieusement agitées, qu’il aime surtout à célébrer ses Mystères. Danses effrénées, brandissements de thyrses, promiscuités violentes comme des mêlées, rondes tournoyantes qui font trembler les plateaux du Tmolos et du Cythéron. La magie s’ajoute à l’orgie, les hallucinations activent le délire. Les astres s’élargissent pour mieux illuminer la fête ; la lune grossit démesurément dans le ciel ; les tambours à grelots qui ronflent, semblent l’attirer vers la terre, comme ceux des sorcières de la Thessalie. Le vin jaillit à flots sous les baguettes qui frappent les rochers ; des explosions de fleurs et de fruits couvrent les broussailles. Les Bacchantes, le visage plâtré du gypse mystique, la tunique fendue, les cheveux au vent, trépignent avec rage, et renversent leurs têtes pendantes sur la pomme de pin de leurs ceps. L’écume flotte sur les clameurs de leurs bouches, comme elle nage sur le cri des vagues. Elles arrachent les vipères enroulées aux pampres de leurs guirlandes, pour les porter à leurs seins. Les petites panthères de leur escorte viennent téter les vierges fauves, subitement enflées d’un lait merveilleux. Elles lancent contre les chênes d’autres serpents dénoués de leurs chevelures, et les reptiles, changés en lierres, enlacent à l’arbre des tiges qui reproduisent leurs nœuds écaillés. Tous les animaux des monts et des bois entrent, fascinés, dans le cercle de l’enchantement. Le bruit les réveille et l’ivresse les gagne ; ils sortent, à pas contraints, de leurs antres, comme à l’appel d’une troupe de charmeurs. Un Satyre prend un tigre par la peau froncée de sa nuque, et l’emporte rugissant d’aise sur son dos ; un autre saisit un sanglier par ses défenses et le jette en l’air. Les bêtes, flairant une odeur bestiale dans l’orgie divine, s’y associent joyeusement.

Mais la colère bouillonne bientôt sur la fête ; elle est l’écume de ses coupes, le vin appelle le sang dont il a la teinte. Les chants tournent en hurlements, les danses en querelles, Ce n’est pas pour rien que « l’Outrage », Hybris, le fils de l’Ivresse, marche torve et sombre, grommelant des menaces, complotant des rixes, derrière la procession de Bacchus. Lui-même, d’ailleurs, sous sa sérénité insouciante, cache et contient des instincts méchants qui éclatent parfois en meurtres soudains. On l’appelait souvent Omadios, le « Cruel », et Omestes, « Mangeant cru ». L’Omophagie était une pratique de son culte ; il contraignait ses initiés à dévorer crues les viandes de ses hécatombes. Ses vengeances, dont nous parlerons plus tard, sont marquées d’une férocité singulière. Il fut le dernier dieu, en Grèce, à exiger des victimes humaines pour le rachat des fautes commises envers lui. On sait la terrible histoire contée par Plutarque, des trois prisonniers persans de Salamine, admirablement beaux et couverts d’ornements en or, qu’on amena à Thémistocle, au moment où il sacrifiait sur sa trirème, avant la bataille. — Le prêtre qui scrutait les entrailles de la victime, en voit jaillir une grande flamme. Signe certain, présage impérieux : Bacchus Omestes a faim, il réclame la chair des captifs. Thémistocle veut résister, mais l’équipage se révolte et traîne les trois jeunes hommes à l’autel, sous le couteau du devin. — Un lien secret dont on ne distingue que le nœud, relie la volupté à la cruauté. L’Amour lui-même, selon les poètes, n’est-il pas frère de la Mort ?

A l’enthousiasme des orgies bachiques, succède donc une furie tragique : le vin du meurtre après le vin de l’excès. Les Bacchantes, aiguillonnées par les serpents qui les ceignent, fouillent, avec des abois de meute, le fond des forêts ; elles égorgent les lionceaux et les chevreuils pris au gîte, et se taillent des robes dans leurs peaux sanglantes. Elles envahissent les vallées, massacrent pêle-mêle troupeaux et pasteurs, et dépècent à vif les taureaux, dont elles avalent la chair pantelante. Malheur au divin Orphée s’il s’égare au milieu de la horde horrible ! Les chiennes de Bacchus le déchireront comme une proie ; elles sèmeront par les champs ses membres meurtris, et sa tête tranchée, où l’âme mélodieuse chante encore, ira rouler dans les eaux du fleuve.

Bacchus prend quelquefois part aux pompes et aux ébats de ses fêtes. Armé de deux flambeaux qu’il entrechoque violemment, il conduit alors, avec des bonds surhumains, les chœurs de la danse. Mais le plus souvent, spectateur tranquille des transports qu’il a déchaînés, il y assiste majestueux et grave, tenant toujours ses flambeaux dressés, avec l’inexprimable mélancolie que la légende chrétienne prête à Lucifer, lorsque, du haut de son trône de pierre, un cierge planté entre ses deux cornes, il préside aux dévergondages du Sabbat.

III. — Prestiges et métamorphoses de Bacchus. — Ses guerres et ses campagnes. — Sa conquête de l’Inde. §

Les fantasmagories sont familières à Bacchus. Il est, par excellence, un dieu thaumaturge, la magie est un de ses éléments. « Les démons tremblent au nom de Sémélé » dit l’inscription d’une mystérieuse pierre gravée ; combien plus au sien ! Les enchanteurs de l’Arioste et des contes de fées ne font que contrefaire ses miracles ; les Génies des Mille et une Nuits relèvent de son thyrse bien plus que de l’anneau du roi Salomon. C’est à ce sceptre verdoyant que tous les sorciers de l’antiquité et du moyen âge sont venus cueillir leurs baguettes. Le « Multiforme », le « Trompeur », ces deux surnoms sont au premier rang dans la liste de ses épithètes. C’est un jeu pour lui, comme pour l’ogre du Chat botté, de se changer en toute sorte d’animaux. Le taureau, dont il porte déjà les cornes, est une de ses métamorphoses habituelles. Les femmes d’Élis l’évoquaient ainsi aux fêtes du printemps : — « Viens, illustre ! dans ton auguste temple, accompagné des Grâces ; viens dans ton temple maritime, avec un pied de bœuf ! Ô bon taureau ! glorieux taureau ! » — Souvent aussi il se montrait en bête fauve : une pierre gravée le représente sous la figure d’un lion à face humaine, comme une idole ninivite. Pour séduire Erigone, il se changea en grappe de raisins, et la nymphe but son baiser dans la morsure du fruit enchanté qui, d’une branche pendante, chatouillait ses lèvres.

Une de ses plus célèbres féeries est son aventure avec les pirates tyrrhéniens, chantée par l’Hymne Homérique, et tant d’autres poètes à la suite, — Le jeune dieu, aux cheveux d’azur, un manteau de pourpre à l’épaule, apparaît un jour, sur la pointe d’un promontoire. Il est aperçu par des pirates qui louvoyaient le long du rivage. — Quelle riche proie que ce bel éphèbe, fils de roi, sans doute, sorti d’un palais plein d’airain et d’or ! S’il n’est pas racheté par une rançon magnifique, quel esclave à vendre aux temples ou aux harems de l’Asie ! — Les ravisseurs sautent sur la plage, ils saisissent Bacchus qui se laisse prendre, et l’attachent avec des liens d’osier, sur un banc du navire noir, à la proue duquel deux grands yeux rouges flamboyaient. Mais voilà que ses chaînes de branches tombent d’elles-mêmes, et le captif souriait « de ses longs yeux bleus ». Le vieux pilote, qui se connaît en dieux, les ayant tant de fois rencontrés sur la vaste mer, avertit en vain ses compagnons de leur imprudence. — « Insensés ! quel est ce Dieu puissant que vous avez saisi et lié ? La nef solide ne peut le porter. Déposons-le aussitôt sur la terre ferme, et ne portez pas les mains sur Iui de peur qu’il ne soulève sur nous le tourbillon des grands vents. » — Mais le chef ne veut rien entendre : — « Malheureux ! Fais attention au vent propice, et sers-toi de ta voile et de tous les agrès de la nef à la fois. Nos hommes veilleront sur celui-ci. J’espère que nous l’emmènerons en Égypte, ou à Chypre, ou chez les Hyperboréens, ou plus loin encore, et qu’il nous dira enfin quels sont ses amis, et ses trésors, et ses parents, puisqu’un dieu nous l’a envoyé. » — Cependant Bacchus, qui sourit toujours, murmure une incantation ; et voici le vaisseau livré aux prestiges et aux sortilèges. Une vigne s’abat du haut des voiles, chargée de fruits mûrs ; une treille se recourbe sur le gouvernail ; un lierre gigantesque grimpe au mât comme au tronc d’un chêne, et un dragon volant s’enroule autour de son long feston. Les chevilles des avirons se parent de couronnes, la carène s’ouvre comme la bonde d’une tonne et vomit un vin pourpré qui rougit les ondes. En même temps, un lion paraît et rugit horriblement à la poupe ; un ours s’élance de la cale, et court sur le pont, gueule béante. Les rameurs sentent leurs rames glisser et serpenter dans leurs mains ; les cordages sifflent et dressent vers le ciel des têtes d’hydres. La mer végète et verdoie ; des perspectives champêtres miroitent sur les vagues, des prairies oscillent dans leur ondoiement, la dispersion des lames imite l’échevèlement des forêts, l’écume se gonfle de roses ; on entend héler des troupeaux sous la toison des flots qui moutonnent. Épouvantés par ces prodiges, les pirates se jettent dans la mer où ils sont changés en dauphins. Bacchus, assis à la proue, rit de leurs bonds convulsifs et de leurs corps qui s’enduisent d’écailles. Il caresse le lion apaisé, qui boit à sa coupe, et dit au pilote, resté seul avec lui à bord du vaisseau : « Rassure-toi, pilote cher à mon cœur ; je suis le bruyant Dionysos qu’a enfanté Sémélé, s’étant unie d’amour à Zeus. »

Magie riante, sorcellerie lumineuse ! On dirait un conte de Perrault enchâssé dans un chant d’Homère. La Fata Morgana qui hante ces mêmes golfes n’a jamais déployé sur leurs eaux un plus beau mirage. Par une exception assez rare, la vengeance du dieu est cette fois indulgente et douce : des mariniers changés en poissons ne sortent presque pas de leur élément.

Cet Enchanteur est un guerrier ; son thyrse, en somme, n’est qu’une lance dont le fer se cache sous des feuilles. Dans la Gigantomachie il se signale par des exploits formidables, monté sur un âne dont le braiement terrifie les assaillants de l’Olympe. Plus élevé qu’Hercule dans la hiérarchie olympienne, mais rattaché aussi à la race humaine par sa mère, Bacchus, comme le fils d’AIcmène, tient du héros autant que du dieu. Son étonnante fortune vînt, en partie, de cette double nature : l’homme vit en lui un homme déifié, et l’en aima davantage. Sous cet aspect à demi humain, Bacchus figure le côté aventureux de la vie, l’instinct des migrations, l’esprit des conquêtes, la civilisation hellénique domptant et absorbant les barbares, les lois et les dieux portés comme des lumières, par la force d’un bras invincible, à travers les nations sombres. Hercule, en ce sens, est son frère d’armes, le premier pair de sa table orgiaque et héroïque à la fois. Il lui fraye sa voie victorieuse, il l’initie à ses rudes travaux. Avant lui, il tue des géants, extermine des monstres. Des monuments les représentent fraternellement enlacés sur le même lit de festin.

Mais le champ de Bacchus est autrement vaste que celui d’Alcide ; son cercle embrasse l’horizon de la sphère antique. Sa vigne qui voyage et qui combat avec lui, se ramifie sur la terre entière ; il la prend sous ce filet ruisselant. Son thyrse, moitié javelot, moitié pampre, guérit, comme la lance de Diomède, les plaies qu’il fait aux peuples conquis, il répand le vin sur le sang versé. De bonne heure, le dieu part pour ses grandes guerres ; il subjugue, en courant, la Médie, la Phrygie, l’Égypte, l’Arabie. Ammon, transformé en bélier, y mène aux sources d’une oasis son armée mourante des soifs du désert. Il franchit l’Euphrate sur un pont de sarments, il passe sur le dos d’un tigre, à la nage, le fleuve auquel sa monture donnera son nom. Il s’enfonce au cœur de l’Asie, et il en revient monté sur le chameau à deux bosses de la Bactriane, entouré de cymbalistes, de joueuses de flûtes et de bateleurs. A voir le vase peint qui représente ce triomphe, on dirait un beau Calife rentrant dans son sérail, au milieu de ses aimées et de ses derviches.

Un nouveau monde s’ouvre devant Bacchus, il entre dans l’Inde, et l’imagination grecque mêlant plus tard l’expédition divinisée d’Alexandre à cette conquête fabuleuse, en composera un cycle éblouissant. Un poète du quatrième siècle, Nonnos de Panopolis, l’a célébrée dans les quarante-huit chants de ses Dionysiaques, répertoire immense de mythes et de fables enjolivés sans doute par ce bel esprit alexandrin qu’on pourrait appeler le rococo grec, mais dont la broderie romanesque recouvre un fond d’antiques traditions.

Bacchus a levé en masse les peuplades de son empire démoniaque pour envahir l’Inde. Il sait qu’il va combattre un pays terrible, des races innombrables, des rois portés sur des monstres dont le pied écraserait l’Hydre, dont la trompe broierait la Chimère, des dieux à six têtes et à douze bras, des ascètes qui peuvent, en marmottant un monosyllabe ineffable, faire tomber les astres du ciel. Son armée s’est faite à l’image de ce monstrueux adversaire. Les Satyres ont enfourché des taureaux sauvages, et mugissent à leur unisson ; les Ménades, la bouche ouverte par une clameur perpétuelle, chevauchent des ours et des léopards qu’elles fouettent avec leurs serpents ; les Centaures piaffent et hennissent, les Curètes sonnent de leurs boucliers, les Telchines dardent leur « mauvais œil » et secouent leurs mains pleines de maléfices ; les Cyclopes aux bras flamboyants agitent, en guise de glaives, d’énormes rochers. Pan, entouré de ses chiens hurleurs, que ses Aegipans tiennent en laisse, est le tacticien de l’armée : il l’a divisée en phalanges, il a inventé l’aile droite et l’aile gauche qui se rabattront sur l’ennemi comme l’envergure d’un oiseau de proie. Dans sa poitrine velue réside la Panique dont le cri débande les cohortes et précipite les déroutes. Sous cet aspect effrayant, le Thiase guerrier de Bacchus garde un air de fête pastorale. Partout des chants de fifres et de chalumeaux, des coupes qui circulent, des danses qui bondissent, des mascarades qui s’ébattent : cette armée en marche ressemble à un retour de vendanges. Les Indiens se moquent de son chef sans barbe, à costume de femme, des folles échevelées qui l’escortent, du vieillard ventru qu’on roule à sa suite, des démons à jambes de bouc, qui courent par les rangs, criant : Evohé ! Leurs éléphants, du premier choc, fouleront aux pieds cette troupe d’ivrognes, comme ils foulent eux-mêmes leurs raisins pressés dans la cuve.

Mais Bacchus les combat à coups d’enchantements. Ses légions traversent à pied sec le courant des fleuves ; il jette pêle-mêle des camps entiers, ivres-morts, dans les lacs dont il a changé l’eau en vin. Au fort des mêlées, il chasse les guerriers qui l’assaillent, comme les moustiques de leurs jungles, en les éventant d’une longue fleur. Les flèches s’émoussent sur les nébrides de ses Ménades, les casques éclatent sous le frôlement de leurs lierres, le cliquetis de leurs tambourins fait tomber à la renverse les combattants fascinés. Les éléphants, inconnus à la Grèce, ne les effrayent pas ; elles sautent d’un bond sur leur croupe, les charment par l’odeur de vin qu’elles exhalent, et jouent avec leur trompe comme avec leur serpent familier. Bacchus, qui connaît la puissance des dieux du pays, veut les surpasser en prodiges : assaut de magie, luttes de métamorphoses. On dirait qu’il défie Vischnou et Bouddha sur le champ mouvant des miracles. Son thyrse se croise avec leur lotus, comme la verge de Moïse avec le bâton des Mages de Pharaon. Dans un combat corps à corps contre Dériade, le roi des Indiens, le rajah suprême, monté sur un proboscide colossal, Bacchus prend toutes les formes et revêt toutes les apparences : tour à tour lion et panthère, torche volante, flot jailli du sol. Pour dernier exploit, il se change en vigne : ses pieds s’enracinent, sa chevelure se disperse en pampres, ses bras se bifurquent en rameaux noueux. Le cep merveilleux entrave l’éléphant qui trébuche dans les replis de ses jets ; il rampe jusqu’au roi accroupi sur sa vaste échine, l’étreint de ses branches, l’étouffe sous ses grappes : la bêle et l’homme disparaissent dans cet inextricable réseau.

Rien n’est curieux comme de voir, dans l’épopée de Nonnos, l’Inde aux prises avec le génie hellénique qu’elle absorbe en le combattant. Sa luxuriance fantastique s’empare des sobres mythes de la Grèce, elle les complique et les enchevêtre, elle leur communique sa difformité. L’Iliade bachique est envahie par les énormités du Ramayana. L’érudition a cru, par instants, reconnaître, entre Bacchus et Rama, une parenté mystérieuse : mêmes victoires bienfaitrices, mêmes largesses faites aux hommes. Ne pourrait-on confondre de loin la troupe des Satyres dionysiaques avec l’armée des singes que le bon Hanouman, l’orang-outang héros, amène au secours de l’époux de Sita ? Quoi qu’il en soit, Bacchus, dans l’Inde, prend vite l’air d’un dieu du pays. Alcibiade, réfugié en Perse, ne devint pas plus aisément Satrape accompli.

L’Inde est soumise, Bacchus la parcourt. Il l’initie, par le sang de la vigne, à la grande communion humaine ; il lui donne des lois et lui révèle des dieux plus cléments. Il y sème des colonies et y dresse des trophées que les soldats d’Alexandre retrouveront plus tard. Les pagodes fêtent le dieu conquérant, le tamtam sonne ses victoires. Brahma rentre, pour quelque temps, dans l’œuf d’or natal ; Vischnou s’est rendormi dans la mer de lait, sur sa couleuvre à cinq têtes, laissant passer ce brûlant orage.

Au retour de sa campagne triomphale, sur son char traîné par quatre éléphants, Bacchus longeant les rives du Gange ou côtoyant les villages de l’Himalaya, aurait pu voir, par la porte entrouverte de quelque case au toit de bambous, une famille fidèle au culte antique de sa race accomplir une cérémonie mystérieuse autour du foyer : — l’homme chantant une hymne en langue inconnue, et frottant deux morceaux de bois de figuier sur une poignée de feuilles sèches : puis, quand l’étincelle l’avait enflammée, la femme exprimant le suc d’une plante acide, pour nourrir le feu nouveau-né. Le beau Dieu grec, si merveilleusement parvenu, aurait méprisé sans doute ce rite de pasteurs à demi barbares. Et pourtant, en s’y arrêtant, il se serait revu lui-même à sa naissance et dans son berceau. Cette goutte de liqueur sauvage, c’est l’humble source d’où il a jailli comme un fleuve : Bacchus est né du Soma aryen.

IV. — Bacchus en Asie. — Bacchus Zagreus. — Son règne infernal. §

Ce Bacchus que nous venons de décrire, est le Bacchus épique, classique, démotique, adoré par le peuple, chanté par la poésie et sculpté par l’art. Derrière celui-là, il y en avait d’autres plus ou moins reconnus ou légitimés. Ce qui caractérise la religion de Bacchus, c’est qu’elle est aussi profonde qu’étendue, qu’il y en a autant en terre qu’au dehors, que ses cryptes basses égalent et répètent la hauteur de ses constructions. Ce culte inextricable fait le tour du monde. Au-dessous du vignoble verdoyant et fructifiant au soleil, plonge la cave obscure pleine de cœcums, d’embranchements, de bifurcations, de dédales. Telle de ses sapes serpente jusqu’à Babylone, telle autre s’ouvre dans les hypogées de Memphis. Par la culture universelle de la vigne, eu Afrique, en Asie, en Thrace, Bacchus avait des frères ou des proches parents de caractère barbare et de tournure orientale qui tentaient parfois de le supplanter, et que les Grecs eux-mêmes acceptaient ou prenaient pour lui. Osiris qui portait, comme Bacchus, les cornes de taureau, la peau de faon tachetée, la couronne de lierre et la coupe, avait planté la vigne en Égypte. Baal-Hamman, le Seigneur très ardent de Tyr et de Carthage, versait spécialement sur les raisins sa force solaire. On le voit, au-dessus d’une inscription numide, gravée par ordre de Massinissa, représenté comme le Bacchus champêtre, avec des bras ramifiés en grappes. Sabasius qui foulait le vin en Phrygie, et qui brassait la cervoise en Thrace, menait des orgies semblables aux siennes. Les Arabes, d’après Hérodote, avaient un Bacchus nommé Orotal, et ils prétendaient se couper les cheveux comme le dieu lui-même, c’est-à-dire en rond et en se rasant les deux tempes. Il n’était pas jusqu’au Jéhovah d’Israël, en qui on ne reconnût Dionysos, trônant sous la vigne d’or du temple de Jérusalem. Le bon Plutarque est curieux à entendre dans ses Symposiaques, sur ces analogies chimériques. — Qu’est-ce que la Fête des Tabernacles, sinon une Bacchanale judaïque ? — Il est évident que leur Sabaoth n’est que Sabasius, un des surnoms de Bacchus. — Leur grand prêtre porte la tiare du dieu, il est vêtu de sa tunique de peau de cerf brodée d’or, et les clochettes qui tintent aux franges de sa robe sont les grelots qui sonnent aux tambourins des Ménades. — Qu’on s’imagine des rabbins de Rome ou d’Alexandrie écoutant aux portes du banquet de Plutarque ces naïfs blasphèmes. Ils auraient déchiré leurs vêtements, jeté sur leur tête des poignées de cendre, et sonné dans le Schofar liturgique, sur les convives sacrilèges, une fanfare de malédiction.

Un de ces dieux étrangers faillit détrôner le dieu autochtone. Entre le Bacchus purement agraire des premiers âges et le dieu de Thèbes, le Bacchus Lydien remplit l’interrègne. Celui-là, tout Asiatique, dissolu et amolli, ceint de la mitre féminine, portant la barbe en pointe ou mollement sinueuse des rois de l’Orient, vêtu de la Bassara en peaux de renard, la longue robe traînante des Ménades de l’Asie Mineure. Sans qu’il ait quitté tout à fait la Grèce, il rentra vite dans l’obscurité ; on ne vit bientôt plus en lui qu’un Dionysos déguisé.

Mais en Grèce même, tandis que le Bacchus Thébain règne et triomphe au grand jour, un symbolisme secret travaille sur lui et pour lui dans l’ombre ; il lui creuse un empire occulte aussi vaste que son royaume extérieur. En sa qualité de dieu fécondant, Dionysos s’unit à Déméter et à Perséphone : le vignoble épouse la gerbe, la grappe se greffe sur l’épi et ne fuit plus qu’un avec lui. Les Grandes Déesses ont leur « Passion » figurée par le renversement des moissons et la désolation de l’hiver, Bacchus à la sienne plus tragique encore. Ce n’est point la mort de la faulx qu’il subit, mais la torture pire de la taille qui mutile ses ceps tourmentés, l’écrasement du pressoir qui distille son sang goutte à goutte. Une légende formée en Crète, d’un germe de l’Osiris égyptien, personnifie ce supplice. Bacchus y naît, sous le nom de Zagreus, d’un hymen de Zeus, déguisé en serpent, avec Perséphone. L’enfant furtif, chéri de son père, qui lui permet de manier sa foudre, excite la jalousie des dieux. Les Titans, masqués de plâtre, pénètrent dans la grotte où les Curètes le gardent, en frappant de l’épée sur le bouclier, pour qu’on n’entende pas ses cris enfantins. Ils l’égorgent et ils le déchirent, ils jettent ses membres dans une chaudière bouillonnante. Mais Pallas a recueilli le cœur encore chaud du petit martyr ; elle le porte à Zeus, qui en tire un nouveau Bacchus.

Celui-ci devient alors un dieu pathétique, lié aux veuvages et aux renaissances de la nature, expirant et revivant selon les saisons. Il séduisait l’homme par la joie, il l’attendrit par la mort qu’il partage et souffre avec lui. L’Immortel acceptant la mortalité se fait deux fois adorer. On montrait son tombeau à Delphes, sous l’Omphalos, près du trépied prophétique. Chaque année, au solstice d’hiver, les prêtres offraient un sacrifice secret à Bacchus-Zagreus mort, tandis qu’au même instant les Thyades en course sur le Parnasse réveillaient, à grands cris, Bacchus Lichnités, le dieu nouveau-né, porté et bercé sur le van sacré. Ainsi replongé chaque année avec la vigne au sein de la terre, Bacchus-Zagreus descend au monde souterrain, et s’y transfigure, dans les ténèbres, en dieu infernal. Une première fois déjà, il y était descendu pour en retirer sa mère Sémélé. Un miroir étrusque, d’une beauté divine, le montre amoureusement renversé, passant les bras autour du cou de sa mère, et recevant le baiser reconnaissant de l’Ombre sur sa bouche ouverte. Cette fois, c’est mieux qu’en vainqueur d’un jour, c’est en souverain permanent que Bacchus y rentre. Avec la dévorante faculté d’assimilation qu’il possède, il a bientôt absorbé l’antique monarque du lieu. Pluton se retire devant l’usurpateur entraînant ; il s’amoindrit, il s’efface, il n’est plus que le Roi fainéant du peuple des Mânes. Voilà Bacchus maître de l’intérieur de la terre, de cette région où l’antiquité révérait les racines sacrées de toutes choses : trésors des métaux et des pierres précieuses, fruits et plantes en germe, cultures et sépultures, effluves des antres et des trépieds prophétiques, lois immuables qui développent le monde et qui le portent comme des fondements. Il suspend à son thyrse les clefs du tombeau. Aux Enfers même, il garde l’activité de sa vie terrestre. Son morne prédécesseur attendait patiemment les âmes qu’Hermès lui amenait, dirigées par sa verge d’or ; lui, il les chasse et il les rabat vers sa nécropole, il est le « grand veneur des morts », — Ο μέγας άγρευων. — Moins effrayant pourtant que le lugubre Pluton ; la mort donnée par lui semble presque aussi douce que celle de l’ivresse. Fidèle à sa nature qui est de briser tout joug et toute chaîne, il « délie » les âmes en les enlevant de la vie. Des euphémismes consolants, Soter, Eleuthereus, Lysios, « Sauveur », « Libérateur », « Celui qui dénoue », voilent sa puissance destructive. Ses Ménades ajouteront plus tard à leurs noms celui de « Servantes de la mort » : Ditis famulae. Ses Bacchanales et ses Triomphes vont décorer les sarcophages : les Noces d’Ariane déroulent le long des parois leur fastueux cortège, les Satyres soufflent dans leurs doubles flûtes, l’Amour, planant aux volutes du marbre, secoue son flambeau sur le chœur des danses, comme pour distraire les morts en les entourant des plus riantes images de la vie.

Non content d’avoir détrôné Pluton, Bacchus lui prend sa sombre et douce Perséphone, oubliant qu’il est son fils, d’après le mythe même qui l’a fait roi du Tartare. Un mariage funèbre les unit, la vie et la mort se pénètrent dans leurs embrassements. « Il y a aussi dans la tombe des amours et des noces », dit un poète antique : — Ως ϰάν ταφοίς έρωτες είσί ϰαί γάμοι Tous deux passent la saison de la torpeur hivernale dans le noir royaume ; puis ils remontent à la lumière, au milieu de la gloire en fleurs du printemps. Perséphone redevient alors la vierge riante qu’elle était, lorsque, avant le rapt de Pluton, elle cueillait des narcisses dans les prairies siciliennes. Un bas-relief la montre heureuse et joyeuse, pareille à la jeune veuve d’un époux morose, amoureusement remariée au roi de son choix. Un bouquet d’épis à la main, elle trône à côté de l’époux radieux, sur le char des grandes pompes bachiques, traîné par un quadrige de Centaures.

V. — L’Orphisme s’empare de Bacchus. — Les fêtes d’Adonis. — Bacchus, sous le nom de Iacchos, s’introduit dans les Mystères d’Éleusis. §

Bacchus n’a pas épuisé ses transmigrations ; l’Orphisme met la main sur lui, il remporte dans ses Mystères pour en faire le Dieu suprême dont il médite l’avènement. On sait quel rôle joua dans le polythéisme cette secte théurgique et mystagogique qu’on voit poindre vers le milieu du sixième siècle, obscure d’abord et latente, masquée du nom d’Orphée dont elle divulgue des hymnes et des poèmes apocryphes. Au milieu de la libre mythologie hellénique, elle introduit un Ordre presque monastique, ayant sa règle et sa discipline, ses rituels et ses pénitences, qui prétend l’épurer et la réformer. Quelle différence du grand Hymne Homérique à l’Hymne Orphique, aux vers enfilés d’épithètes cent fois répétés, qui a la monotonie et la mysticité d’un rosaire ! Aux conceptions sublimement naïves d’Homère et d’Hésiode, l’Orphisme substitue une théosophie abstruse et confuse, qui décompose les dieux, les amalgame, les dissout, pour les précipiter dans une essence panthéiste sans forme et sans nom. L’Orphisme puisait, en partie, ses doctrines dans le répertoire chaotique des vieilles religions orientales. C’est par lui, connue par la porte d’ivoire des mauvais songes, que les sombres dieux de l’Asie pénètrent en Grèce, qu’ils obscurcissent et qu’ils souillent ses divinités lumineuses par de monstrueuses mésalliances. Les Géants, comme dans la Bible, virent que les filles de l’Olympe grec étaient belles, « ils eurent commerce avec elles, et ils en eurent des enfants ». Les croisements dégradants s’opèrent dans l’ombre des initiations. Un égout de superstitions impures dont le soupirail s’ouvre aux murs de brique de Babylone, qui débouche par la Phénicie et par la Syrie, s’infiltre dans les croyances helléniques, La fraîche Aréthuse, engloutie sous cette mer putride, perd sa limpide transparence et se corrompt à vue d’œil.

Atys, l’émasculé, incarnation syrienne du Soleil qui perd sa force en hiver, déshonore l’auguste Rhéa par les frénésies de son amour impuissant. On ne distinguera bientôt plus nettement la chaste Artémis, à la taille élancée et aux seins de vierge, de l’impudique et chimérique Diane d’Éphèse, emmaillotée dans sa gaine, tatouée d’animaux sauvages, chargée d’un triple rang de mamelles, qui force les jeunes filles à danser devant elle, la robe retroussée jusqu’à la ceinture. La luxurieuse Astarté débauche l’aimable Cypris ; elle dénoue sa ceinture tissée par les Grâces, et lui fait tenir des lupanars dans ses temples. Bien plus, elle lui donne son amant syrien, qui va bientôt s’identifier à Bacchus. Cet amant, c’est Adonaï, dont les Grecs feront Adonis, le fils incestueux de Myrrha changée en l’arbre qui porte son nom, né de son écorce entr’ouverte humide de parfums. C’est le jeune garçon printanier, qu’un dieu d’été, jaloux et torride, entrant dans le corps d’un sanglier sauvage, a tué, tandis qu’il chassait dans les forêts du Liban. Il mourait, mais ressuscitait sous le ciel doux de l’automne, lorsque son sang grossissant les fleuves avait fertilisé le sol desséché. Son deuil faisait, chaque année, toute une semaine, pleurer et délirer les femmes de l’Orient. De Byblos à Jérusalem, de Chypre à Damas, roulait un orage de sanglots, coulait une pluie de larmes brûlantes. Le simulacre en cire du jeune dieu gisait sur un lit couvert de feuillages, presque nu, son lévrier à ses pieds, les yeux fardés d’antimoine, chaussé de ses sveltes bottines de chasse, saignant à la cuisse d’une plaie de carmin. Autour du catafalque à demi voilé par les fumées des cassolettes, les pleureuses se pâmaient et se désolaient ; elles jonchaient pêle-mêle, de leurs chevelures coupées, l’oreiller du mort, battant leur sein, meurtrissant leurs joues, hurlant, jusqu’à s’enivrer de leurs cris, la litanie funéraire : « Hélas ! Monseigneur ! Hélas ! où est ta Seigneurie ? » La Déesse arrivait, ceinte des cornes lunaires, à la recherche de l’amant perdu ; elle prenait sur ses genoux le gracieux cadavre, le couvrait de baisers et de cris farouches, et cette Pietà païenne surexcitait les lamentations. Mais voilà que les « Jardins d’Adonis » se reprenaient à fleurir : c’étaient de petits pots d’argile où l’on avait semé du fenouil et de la laitue, que la chaleur du soleil faisait lever rapidement. Leur floraison annonçait le miracle. Il était ressuscité « l’Unique, l’Adorable », rendu au désir avide, à l’embrassement brûlant d’Astarté ! La fleur de la terre reverdissait en lui. Alors une furie de joie succédait à l’explosion de douleur : des prostitutions en masse fêtaient la résurrection de « l’Unique ». La déesse voulait que chaque femme fût une Astarté pour chaque homme, que toutes fussent à tous. Couchées sous des tentes de feuillée, aux carrefours des villes, au rond-point des routes, le front noué d’une corde, elles devaient tout le jour se vendre aux passants, et verser dans le trésor du temple la pièce d’argent qui payait leurs stupres sacrés.

Adonis entra de bonne heure dans l’Hellade ; le génie du lieu orna et embellit sa légende. Ce fut comme si Praxitèle avait retouché de son ciseau et ramené au type grec une bizarre idole orientale. On supposa qu’Aphrodite avait recueilli l’enfant merveilleux, tombé de l’arbre à parfums, et que, renfermant dans un coffre, elle l’avait confié à Perséphone, comme on cache sous terre un trésor. Mais la jeune reine des Enfers s’éprit de ce doux garçon ; lorsque Cypris le réclama, elle ne voulut plus le lui rendre. Ce fut alors, entre les déesses, une querelle exquise, pareille à celle d’Obéron et de Titania, dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, — « La reine a pour page un aimable enfant, volé à un roi indien, le plus charmant captif qu’elle ait jamais possédé, et le jaloux Obéron voudrait faire de l’enfant un cavalier de sa suite, pour courir avec lui dans les forêts sauvages. Mais elle retient de force le petit bien-aimé, le couronne de fleurs, et fait de lui toutes ses joies. » — Zeus, pris pour arbitre, décida qu’Adonis appartiendrait quatre mois à Cypris, quatre mois à Perséphone, et quatre mois à lui-même. L’enfant voluptueux préférait la molle Aphrodite à la sérieuse Perséphone, Cythère en roses au noir Achéron. Il lui donna les mois dont il pouvait disposer, et il devint son plus cher amant. Mais Arès, courroucé, invoqua l’aide d’Artémis, sa haine virginale contre les dieux impudiques. La chasseresse relança sur Adonis le sanglier du Liban : « Sa cuisse blanche fut frappée d’une dent blanche. » On le voit, dans la délicieuse élégie de Bion, enveloppé par les bras de Cypris en pleurs, « qui crie à pleine voix, redemandant l’époux assyrien, appelant le jeune homme ». — « Il respire à peine, et le sang noir coule sur sa chair de neige, et ses yeux s’éteignent sous ses sourcils, et la couleur de ses lèvres disparaît, et avec elle meurt le baiser auquel Cypris ne veut point renoncer, car le baiser de celui qui ne vit plus est doux encore à Cypris. » L’anémone naît des larmes de la déesse, le sang d’Adonis empourpre les roses.

Ce fut surtout par les femmes que son culte de pâmoisons et de larmes se propagea dans la Grèce. Elles s’affolèrent de l’adolescent oriental, joli et délicat comme une fille, dont « les baisers ne piquent pas, car sa lèvre est encore imberbe ». Toutes les tristesses des deuils précoces, tout ce qu’il y a d’éphémère dans les beautés et les joies terrestres s’exprimait par ce corps charmant, languissamment renversé. On pleurait en lui les fleurs fanées, les délices finies, les jeunesses brisées, les amours éteints avant l’heure. Sa physionomie exotique que l’art des poètes n’avait pu voiler, l’odeur de myrrhe qu’il exhalait, irritaient encore la passion des femmes. Il faisait rêver, venant de si loin. Volontiers elles se seraient écriées comme la Sulamite du Cantique : — « Quel est celui qui descend de la montagne des aromates, de la colline de L’encens ?… Tes parfums sont agréables à respirer, ton nom est comme l’huile répandue ; c’est pourquoi les jeunes femmes t’aiment… Mon bien-aimé est pour moi un sachet de myrrhe suspendu entre mes seins… L’odeur de ses vêtements est comme l’odeur du Liban… Fortifiez-moi avec des raisins, soutenez-moi avec des oranges, car je ne meurs d’amour »,

Les Adonies répétèrent les fêtes de Byblos, adoucies et enrichies par le goût attique : Cypris vint, à son tour, comme sa sœur de Syrie, prendre entre ses bras le corps de « l’Époux » : mais, au lieu de l’étreinte furieuse d’Astarté, c’était un enlacement plein de grâce. On la voit, dans les Syracusaines de Théocrite, couchée auprès de lui, « sur des tapis plus moelleux que le sommeil ». Éros verse un baume à la blessure du mourant. Les tasses de terre de ses grossiers « jardins » phéniciens sont remplacées par des corbeilles d’argent pur. Les ex-voto ne sont plus des chevelures arrachées, mais de petits Amours d’or suspendus à des branches d’anis, des broderies brillantes, des gâteaux de miel pétris en forme d’oiseaux. Aux hurlements enragés des Extatiques de Syrie, succèdent des élégies mélodieuses ; la plainte du rossignol et le chant du Cygne, au lieu du miaulement des panthères flairant leur mâle abattu par le javelot du chasseur.

« Ô maîtresse ! Aphrodite d’or ! Après douze mois, les Heures, aux pieds délicats, te ramèneront Adonis, tel que le voici, des rives de l’intarissable Achéron ; les Heures amies, les plus lentes entre les Déesses, mais les plus désirées, car toujours elles apportent quelque don aux mortels… — Que Cypris se réjouisse, puisqu’elle a son jeune époux ! Pour nous, dès l’aurore, à l’heure de la rosée, nous irons en troupe vers la plage des flots, et les cheveux dénoués, les ceintures défaites, les seins nus, nous dirons un chant éclatant. — Seul entre tous les demi-dieux, ô cher Adonis ! tu vois tour à tour la Terre et l’Achéron… Sois-nous maintenant propice, et sois heureux jusqu’à la nouvelle année. Tu as été le bienvenu, ô Adonis ! et quand tu reviendras, tu le seras encore. »

En parlant d’Adonis, on ne s’éloigne pas de Bacchus. D’anciens rapports le liaient au fils de Myrrha et à Cypris, sa divine maîtresse. Une tradition disait qu’il les avait visités dans leur paradis du Liban, et que les amants lui avaient donné leur fille Béroë. Plus tard Adonis se fond dans Bacchus devenu presque aussi féminin que lui : on ne les discerne guère plus l’un de l’autre : même langueur et même air de mort.

Tout expurgé qu’il fût, ce culte morbide d’Adonis ne resta pas moins fatal à la Grèce ; il énerva et fondit les mœurs. Ses parfums recelaient des miasmes de peste, l’air des harems s’insinua avec lui dans les gynécées. Ce fut une de ces nouvelles dévotions mystiques et lubriques qui corrompent l’encens des plus purs autels. — Un jour, les Adonies consternèrent Athènes. A la veille de la fatale expédition de Sicile, au moment où les trirèmes appareillent, où la fortune de la cité s’embarque sur elles, des chants funèbres gémissent par les rues, les portes ouvertes se couvrent de reposoirs portant l’effigie d’un mort. On s’émeut et on s’interroge : c’étaient les dévotes d’Adonis qui célébraient ses obsèques. Athènes fut toute troublée par ce sinistre présage. Pallas, du haut de l’Acropole, dut brandir sa lance, et tourner des yeux sévères vers ses indignes filles, larmoyant sur un Mignon asiatique, tandis que le destin de la patrie s’agitait.

C’est sous l’influence de cette Théoxénie (comme les bons citoyens appelaient avec mépris ces idolâtries étrangères), prêchée et propagée par l’Orphisme, que Bacchus-Zagreus entra dans les Mystères d’Éleusis. Un enfant, lacchos, supposé fils de Déméter, y figurait ; la bouche sur son sein, ne signifiant d’abord que la maternité de la bonne déesse. Perséphone ayant grandi vite, il fallait bien que sa mamelle, gonflée du suc de la terre, allaitât quelqu’un. Iacchos, c’était l’homme y buvant la vie. Bacchus se substitue à l’innocent nourrisson, et le pur symbole se déprave. Il était l’époux de Perséphone, le voilà son fils, s’engendrant ainsi lui-même et se dédoublant. L’inceste était le rêve de ces immondes religions d’Asie ; la caverne de Loth semble l’officine où leurs théogonies s’élaborent. Les promiscuités de la nature étaient mises en scène par leurs mythes dont Bacchus sera désormais l’agent enthousiaste. Leurs dieux mariés à leurs mères engendrent d’autres dieux qui ne sont qu’eux-mêmes, reparaissant sous une autre forme. Leur généalogie s’enchevêtre en énigme infâme ; le Sphinx dégoûté aurait refusé de la proposer à ses questionneurs. A la fin, les sectaires mêmes de Bacchus rougirent pour lui de ces turpitudes. Ils disaient qu’il avait une mère dont il était interdit de prononcer le nom : un hymne orphique le déclarait « né de lits ineffables ».

Les Mystères d’Éleusis, si nobles et si ingénus à leur origine, se pervertissent vite dès qu’ils sont possédés par ce démon du midi. Il les refait à son image, il y répand un souffle de vertige, un feu de luxure. Des Phallophories effrénées entrent à sa suite dans le sanctuaire pollué ; des représentations obscènes et sanglantes, qui miment la « passion » et les amours incestueux du dieu, s’y étalent. L’Éros des haras et des étables, le bestial Priape qu’on disait fils de Bacchus et d’Aphrodite, y paraît sous la figure d’un nain monstrueusement conformé. La profanation de ces beaux mystères rappelle ces légendes chrétiennes, où l’on voit Satan, en vêtements sacerdotaux, parodier les cérémonies de l’Église, sur les ruines d’une sainte abbaye.

VI. — Bacchus en Italie. — Les Bacchanales romaines. §

Ce qu’était l’esprit de ces Mystères dépravés, contenu en Grèce par la douceur des mœurs, on peut en juger d’après l’affreux scandale qui éclata à Rome, au deuxième siècle avant Jésus-Christ. Le Bacchus mystique avait rapidement conquis l’Italie ; il y était entré par les coteaux brûlants de la Grande-Grèce, couverts de ses vignes. Ses confréries secrètes s’étendaient jusqu’en Étrurie. Transplanté chez une race plus dure, qui versait à îlots le sang dans ses jeux, le dieu reprit ses instincts féroces, son mauvais génie se réveilla brusquement. Ce ne fut pas seulement la lie, mais le venin de sa coupe qu’il fit boire à ses initiés. Bacchus se masquait dans Rome, derrière son culte officiel. On entendait bien, la nuit, près du Tibre, d’étranges hurlements sortir du bois sacré, Stimula. — Prodige sans doute, danse de dieux nocturnes : les passants hâtaient le pas en balbutiant une formule de conjuration.

L’an 186, un homme, nommé Titus Rutilus, propose à son beau-fils, dont il était le tuteur, de l’initier aux mystères des Bacchanalia. Le jeune homme en parle, sur l’oreiller, à une courtisane qui l’aimait ; la femme s’indigne et s’alarme. — Sans doute son beau-père, sa mère aussi, peut-être, veulent se défaire de lui pour n’avoir pas à rendre leurs comptes de tutelle. Qu’il se garde de mettre le pied dans l’initiation qu’on lui offre, la mort est au bout ! — Le jeune homme, effrayé, se réfugie chez une tante qui avertit les Consuls. On arrête la prêtresse des « Bacchanales », la torture la fait parler ; un cloaque sanglant s’ouvre au milieu de Rome terrifiée.

Cinq fois par mois, les initiés, pris avant vingt ans, se réunissaient. On leur apprenait que toutes les actions sont indifférentes, par conséquent que tout est permis : — Nihil nefas ducere. La doctrine de l’horrible secte était la sanctification de l’infamie, le mysticisme du crime. Les hommes, dans ces conciliabules orgiastiques, hallucinés sans doute par des breuvages incendiaires, étaient pris de contorsions furibondes, et se mettaient à prophétiser. Les femmes, en costume de bacchantes, les cheveux épars, le thyrse au poing, la nébride au flanc, couraient par troupes vers le Tibre, et y plongeaient des torches ardentes qu’elles retiraient allumées encore, parce que le soufre vif y était mêlé à la chaux. Symbole du dieu pris pour le soleil, qui descend dans les ténèbres, pour reparaître flamboyant au jour. — Les affiliés se mêlaient ensuite, pêle-mêle et aveuglément dans la nuit. Ceux qui refusaient de subir l’opprobre étaient précipités par une machine dans des puits profonds. Les roulements de tambours, les chocs de cymbales étouffaient, comme dans les Suttées de l’Inde, les cris des victimes : on les disait alors enlevées par Bacchus irrité de leur résistance. L’enquête révéla des crimes effroyables, aussi ignorés jusqu’alors que les meurtres souterrains des bêtes ténébreuses. Rome se vit tout à coup étreinte de serpents, cernée par une légion de monstres et de furies enlacés. Cette école du mal mettait en pratique ses dogmes atroces, Locuste y faisait son apprentissage. De sa « sentine impure », comme dit Tite-Live, sortaient et se dégorgeaient par la ville les faux témoignages, les testaments supposés, les délations calomnieuses, les assassinats, les empoisonnements. Le Sénat mena l’affaire avec une vigueur répressive, une soudaineté de capture et de châtiment qui rappellent les grands coups de police de l’ancienne Venise. Le filet jeté dans l’égout bachique en ramena sept mille accusés. La moitié périt sous la hache, les femmes furent exécutées dans leurs maisons, par leurs frères ou par leurs maris. Chaque famille écrasa secrètement sa vipère. Les Mystères Dionysiaques furent interdits, sous peine de mort, dans toute l’ltalie. Bacchus sortit taré de cette horrible aventure, surveillé comme un dieu suspect : on ne le toléra plus qu’au grand jour, et longtemps il fut réduit à la portion congrue de son culte.

Ce n’est que sous l’Empire qu’il osa recommencer ses orgies, marquées de nouveau par des catastrophes. Les mythologues disent que, dans la fureur de l’ivresse, il lui arrivait quelquefois de tuer ses propres Ménades : ainsi fit-il dans la bacchanale tragique décrite par Tacite, — Messaline, lasse des prostitutions faciles, dégoûtée des adultères impunis, rêve une énormité rare, un attentat inconnu. Publiquement, effrontément, en face de Rome stupéfaite, elle épouse son amant Silius, pendant une absence de Claude qui célébrait un sacrifice à Ostie. L’hymen éhonté se célèbre comme « de justes noces », en présence des témoins et devant l’autel. On est en octobre, au temps des vendanges ; la fête nuptiale se transporte dans les jardins du palais. Les raisins crient sous les pressoirs, le vin ruisselle dans les cuves. Tout autour, les femmes de l’impératrice sautent et trépignent, vêtues de peaux de bêtes. Messaline, débraillée et échevelée, se démène, agitant un thyrse ; Silius, couronné de lierre, chaussé de cothurnes, danse vis-à-vis d’elle, roulant la tête d’une épaule à l’autre, au chant criard d’un chœur aviné. Cependant un des conviés, Vettius Valens, est pris de cette folie sardonique, signe des mauvais présages de Bacchus, qui fait sangloter le rire des Prétendants de l’Odyssée attablés a leur dernier festin. Il grimpe sur un arbre, à la façon d’un Satyre, et se tient debout à la cime. On lui demande ce qu’il voit : « Je vois, répond-il, un orage furieux du côté d’Ostie. » — L’orage accourt en effet subit, écrasant, avec Claude averti, les centurions en armes, les chars qui roulent, les messagers qui se pressent, les chaînes préparées, les ordres de mort. Bientôt arrive le licteur au front bas et le glaive tendu, qui égorge la grande Bacchante sur son lit de pampres.

VII. — Transformation du Bacchus orphique. — Dégradation de son culte. — Bacchus au Sabbat. §

Cependant, en Grèce, et vers le même temps, Bacchus, accaparé par l’Orphisme, poursuit ses évolutions théurgiques. Jamais le vin dont il fut le dieu ne subit de manipulations plus forcées, de plus violents frelatages. La cuve des vendanges qu’il eut pour berceau devient une sorte de chaudron magique où chaque superstition vient jeter son philtre, chaque religion un fragment d’idole, chaque Mystère un rite impur ou sanglant. Il a perdu toute personnalité distincte, toute forme vivante. En l’arrachant de la nature pour l’exalter au-dessus d’elle, ses fanatiques l’ont blessé à mort. Sous le nom déjà byzantin de Phanés — « Intelligence ou Lumière première — il n’est plus qu’une entité abstraite, qu’un Démiurge d’école, renseigne indéchiffrable d’une logomachie pédantesque. Bacchus dévore les dieux, comme le Moloch punique dévorait les enfants, et ce sont aussi ses prêtres qui les lui présentent. Zeus, Pluton, Apollon, Adonis, Atys, l’Osiris égyptien, le Sabasius phrygien, s’engouffrent en lui. Il est le dieu Panthée, solaire, terrestre, infernal, d’où tout naît et en qui tout rentre, père de l’Océan, chorège des étoiles. Son hermaphroditisme caché se déclare, il a les deux sexes et il les affiche : mâle et femelle, fécondant et fécondé, puissance active et passive. Son péplos, brodé par les Grâces, déroule l’univers entier dans ses plis ; son cratère est le creuset créateur où les éléments cosmiques opèrent leur mélange. Cette transfiguration apparente est, en réalité, une dissolution. Tous ces hiéroglyphes et tous ces symboles qui ne tiendraient pas sur le plus haut obélisque ne décorent qu’un sépulcre vide. L’Orphisme condamnait les impies à puiser aux Enfers de l’eau dans un crible ; c’est l’image de ses mystagogues s’acharnant à remplir de leurs spéculations et de leurs systèmes un dieu sans fond, à force d’avoir été élargi. — Un roman carlovingien raconte qu’un chevalier héritait de la force de tous les guerriers qu’abattait sa lance : Bacchus hérite des attributs des dieux qu’il supplante, mais non de leur force qui n’existait plus. Ces proies notaient que des ombres, des souffles, des résidus, des fumées ; elles l’enflaient démesurément sans le soutenir. Lui-même, blasé et usé par tant de vicissitudes et d’excès, n’est désormais qu’un fantôme. Il n’en peut plus, comme un vieux roi, au bout d’un règne trop long et trop agité. Son absorption incessante est celle d’un abîme inconscient des êtres et des choses qui s’engloutissent sourdement dans sa cavité.

Bacchus fit une triste fin dans le monde antique : les prêtres d’Orphée avilis, tombés, avec le temps, dans les bas-fonds de la bohème religieuse, l’exploitèrent misérablement. Ils firent de lui un dieu simoniaque et une idole de rapport. Sacrificateurs ambulants, diseurs de bonne aventure, marchands d’amulettes, de charmes, de remèdes miraculeux, de rites et d’orviétans expiatoires, ils le menaient quêter de porte en porte, comme un vagabond. Platon les montre, déjà de son temps, obsédant les maisons des riches, leur promet tant la rémission de leurs péchés, leur vendant des sorts et des maléfices, pour quelques oboles. Démosthènes, dans un de ses plus violents discours contre Eschine, ne trouve rien de pire à lui reprocher que d’avoir servi dans la sacristie des Mystères orphiques de Bacchus.

« Tu faisais le métier d’initiateur. Quand tu étais adolescent, tu aidais ta mère dans ses opérations mystiques, tu lisais les formules pendant qu’elle initiait. La nuit, tu affublais les candidats d’une peau de faon, tu leur versais du vin, tu les aspergeais d’eau lustrale, tu les frottais de son et d’argile ; après la cérémonie, tu leur faisais dire : « J’ai fait le mal et j’ai trouvé le bien. » Tu te vantais de hurler mieux que personne, et je le crois ; avec une aussi belle voix, on doit primer par l’éclat des hurlements. Le jour, menant par les rues cette brillante troupe d’énergumènes couronnés de fenouil et de peuplier, pressant dans tes mains des serpents joufflus, et les élevant sur ta tête, tu vociférais à pleins poumons : Evohé ! Suboè ! Et tu dansais en chantant : Hyès ! Attès ! Attès ! Hyès ! Les vieilles femmes le saluaient du nom de Chef, de Conducteur, de Porte-lierre, de Porte-van, et d’autres noms semblables. Elles te régalaient, pour honoraires, de tourtes, de gâteaux, de pains frais, dignes fruits de tes peines. »

La bande de ces charlatans bachiques se mêle bientôt à celles des bateleurs eunuques de Cybèle, moines mendiants de la fin païenne, qui couraient les foires et les marchés, au bruit des cymbales et des triangles, colportant, sur un âne, le fétiche de la Déesse, et se tailladant les bras avec des couteaux, pour attirer les chalands.

La dernière incarnation de Bacchus est plus vile encore. De la mythologie assombrie et rétrécie des basses époques de l’antiquité, il passe, comme par un couloir ténébreux, dans la magie du Moyen âge, et il y reparaît déformé sous la figure bestiale de Satan. Métamorphose indiquée : par sa nature ambiguë, son génie troublant, ses instincts obscènes, ses artifices de sorcier, par le monde démoniaque qu’il entraînait après lui, Bacchus, au temps même de sa splendeur olympienne, était un diable parmi les dieux. Ses orgies où la lubricité s’accouplait à l’extase, rendez-vous des mécontents et des misérables, anticipaient, en les agrandissant à l’échelle antique, sur les terreurs et les prestiges du Sabbat. Tous les démonographes du seizième siècle, Sprenger, Del Rio, de Lancre, Boquel, Le Loyer, Hédelin, s’accordent à reconnaître en lui le « Prince des Sorciers », « le Chef des bouquins », le grand maître des cérémonies de l’Enfer. L’imagination des Inquisiteurs travaille sur lui au rebours des poètes de la Grèce ; elle le défigure et l’enlaidit avec rage. Presque androgyne autrefois, il devient incube et succube. Les cornes symboliques, qu’il ceignait et déposait comme une couronne d’apparat, s’implantent dans son front ; son beau visage obscurci prend les traits du bouc de ses sacrifices. Un sinistre changement à vue transforme ses bacchanales en sabbat. Les Satyres à pieds de chèvre et à queue de singe jettent bas leurs masques de Génies agrestes, et deviennent des diables fétides. Les Ménades, dépouillées de leur beauté païenne, découvrent de hideuses figures de sorcières. De leur thyrse dégarni de pampres, elles font le manche à balai qui les transporte, par les airs, au bal sabbatique. Les torches odoriférantes qu’elles secouaient au vent du Taygète se changent dans leurs mains en chandelles vertes. Mêmes cris d’appel dans les sierras des Asturies, aux gorges du Jura, sur les plateaux du Blocksberg, que sur les sommets du Parnasse. Sabbath ! Sabbath ! répond comme un écho de barbarisme infernal au Saboë ! Saboë ! des anciens Mystères. Mêmes rondes dévergondées et furieuses : seulement, au lieu des grandes danses antiques, belles encore dans leur frénésie, c’est une saltation baroque et cynique, où les danseurs et les danseuses tournent dos à dos, sans se voir, et un bras en l’air. Mêmes banquets et mêmes curées faméliques ; mais le vin doré des Cyclades est remplacé par des breuvages de vertige faits de plantes herborisées sous la lune, au pied des gibets. En place des taureaux et des faons que dépeçaient les Bacchantes, les sorcières saignent des enfants volés, et les font cuire à grand feu, dans la marmite de leurs enchantements.

Bacchus-Satan, assis jambes pendantes, sur une table de pierre que des cierges noirs illuminent, trône, impassible, sur l’abjecte orgie. Sa face est celle d’un bouc noir à physionomie vaguement humaine, le poil hérissé, les yeux ronds et fixes, les mains aux doigts tous égaux et recourbés en griffes d’oiseau de proie. — Quelquefois aussi, il prend l’aspect d’un tronc d’arbre sans pied, surmonté d’un masque livide ; réminiscence difforme de son effigie pastorale. Mais, quelle que soit la figure qu’il prenne, les historiographes du Sabbat constatent tous sa morne tristesse et son air d’ennui méprisant. Sans doute le Dieu déchu, tombé de sa gloire hellénique dans cette basse sorcellerie gothique, se rappelait alors ses fêtes lumineuses, ses triomphes au soleil de l’Inde, ses autels couronnés de roses, les belles danses de nymphes et d’éphèbes que dirigeait son sceptre fleuri, ses fraîches vendanges de l’Archipel accompagnées par le rire éclatant des flûtes. Et, comme dit Homère : « Il gémissait et s’attristait dans son cœur. »

Une légende musulmane raconte que Moïse, chassé par une peuplade sauvage de la citerne où il menait boire ses chameaux, changea en singes ces hommes inhospitaliers. Ils habitent, depuis leur métamorphose, les palmiers d’une verte oasis qu’ils remplissent de leurs cris et de leurs gambades. Mais, de temps en temps, ils se souviennent qu’ils ont été autrefois des hommes. Alors on les voit inter rompre leurs jeux, cesser leurs grimaces et leurs contorsions. Ils s’accroupissent tristement à terre, leurs traits mobiles redeviennent sérieux et pensifs, une lueur de raison éclaire la vague folie de leurs yeux. Saisis de nostalgie en se rappelant la race dont ils sont déchus, ils plongent dans leurs mains noueuses leurs têtes dégradées, et de grosses larmes roulent sur leurs joues velues.

Chapitre III,
naissance du théâtre §

I. — Les Fêtes Dionysiaques à Athènes. — Leurs joies et leurs deuils. — Antagonisme de Bacchus et d’Apollon. — La Lyre et la flûte — La Tragédie et la Comédie se forment sous le double aspect des fêtes de Bacchus. — Le Dithyrambe. — Le Chœur. — Le premier acteur. §

Nous avons dit la grandeur et la décadence de Bacchus : au sixième siècle, à l’époque où son culte fonda le théâtre, il était à l’apogée de son règne. Déjà hiératique, encore populaire, un pied dans les Mystères, l’autre dans la nature, entrecoupé de lumières joyeuses et d’ombres profondes, riant et béant à la foule par une de ses faces, comme un mascaron de fontaine, se présentant de l’autre à ses initiés, le front plein de rêves, le doigt sur les lèvres. De ce mélange résultait un Dieu d’une mobilité infinie, formé de toutes les contradictions du symbole ; violent et doux, bienfaisant et vindicatif, destructeur et rédempteur, martyr et bourreau, maître des fictions et des illusions, versant, pêle-mêle, à pleine coupe, l’irritation et la joie, la ferveur et la fureur, le délire et l’inspiration, Bacchus abrutissait et illuminait, il exaltait et il ravalait, il agitait les corps pour faire évader les âmes dans le ciel ou l’enfer des songes, comme on brise les portes d’une prison en secouant ses gonds. Pour nous servir d’une expression trivialement expressive, il y avait à boire et à manger dans son culte, et ses fêtes, qui gorgeaient les sens, offraient en même temps à l’esprit des philtres divins.

Ces Fêles Dionysiaques étaient nombreuses à Athènes, elles correspondaient à toutes les saisons. Les Oschophories signalaient l’approche des vendanges, par une procession solennelle. En tête marchaient des éphèbes vêtus de robes ioniennes, qui portaient des branches chargées de grappes et de rameaux d’oliviers, auxquelles les prémices de tous les fruits étaient suspendus. — Un héraut, tenant une verge couronnée de fleurs, criait : Eleleu Iou ! Iou ! — « Divines branches », — chantait la foule, — « qui portez des figues et des pains friands ! Le miel et l’huile découlent de vos rameaux, et les vieilles trouvent en vous de quoi remplir leurs coupes d’un pur nectar qui les endort » — Les Lénées célébraient le raisin mis sous le pressoir. Les Anthestéries fêtaient, avec la floraison de la vigne nouvelle, l’ouverture des tonneaux et la dégustation du vin fermenté. C’est alors que l’épouse de l’Archonte-roi se fiançait solennellement au dieu dans son temple : noces mystiques qui rappellent celles du Doge de Venise épousant la mer. Les Bacchanales ou Triétéries, par les danses et les orgies nocturnes des montagnes, déploraient Bacchus mourant dans le dépérissement de sa vigne, et la taille des ceps qui rappelait le martyre du dieu déchiré.

Un enthousiasme inouï exaltait ces fêtes. Blasés par l’habitude héréditaire de longs siècles sur les alternatives régulières qui flétrissent et renouvellent la nature, nous pouvons à peine comprendre les sensations d’une race encore neuve, à la vue des phénomènes que ramène le cours des saisons. La plénitude et le déclin des jours, la splendeur et la décadence du soleil, l’agonie et la convalescence des végétations, leur recrudescence éclatante après leur mort apparente, le sein de la glèbe tristement tari, puis renflé par les flots vivaces et remontants de la sève, les dépouillements de l’hiver faisant place aux luxuriances du printemps, tout cela s’animait et se personnifiait pour l’Hellène antique. Il voyait, dans ces vicissitudes de l’année, des luttes de dieux hostiles, des victoires et des catastrophes merveilleuses, des êtres surnaturels, mortellement blessés, puis ressuscitant sous ses yeux. Des vies divines expiraient et refleurissaient dans les plantes. Un rapt immense engloutissait sous la terre des déesses les mains pleines de fleurs, des dieux couronnés du feuillage et des fruits qui paraient les champs ; une restauration rayonnante les ramenait sous le soleil, magnifiquement rajeunis. La joie ou la tristesse instinctives que tout homme éprouve encore, aujourd’hui, en voyant la campagne mourir et renaître, le Grec antique les ressentait avec des transports passionnés. Il souffrait et il triomphait avec ces phénomènes visibles que son imagination recouvrait d’une figure idéale. Un drame indistinct dont les péripéties étaient le combat des éléments déchaînés, dont le dénouement, tour à tour serein et terrible, était la croissance et l’abréviation du jour, la défaite hivernale de la nature et sa revanche printanière, se jouait confusément devant lui. Il mêlait une idée de membres arrachés, de supplices subis, de beaux corps foudroyés ou percés de flèches, de sommeils funèbres et de réveils en sursaut engourdissant et ranimant les divinités nourricières, au spectacle des arbres dénudés, des plantes effeuillées, des stérilités et des éclosions du sillon. Tous les sentiments dramatiques que le théâtre futur allait bientôt faire connaître aux âmes, terreur et pitié, angoisse et espoir, étaient en germe dans les émotions que les contrastes de la nature suscitaient en lui.

Bacchus, plus puissamment que tout autre dieu, ouvrait l’âme à ces enthousiasmes. Son règne végétal, étendu sur les arbres fruitiers rattachés aux vignes, comprenant aussi les moissons, par son alliance avec Perséphone, l’identifiait à toute la nature. C’était donc lui surtout qui florissait et mourait selon les saisons. Sa légende, où tous les revirements de l’existence humaine étaient retracés, exaltait encore les impressions naturelles qui se dégageaient de leurs phénomènes. Dieu de joie, il était aussi un dieu de douleur. Tiré de flancs embrasés, accouché par la foudre qui dévorait sa mère, frappé de démence par une déesse hostile, attaqué par des rois qui reniaient sa divinité, aux prises avec des géants et des monstres, déchiré par les Titans, d’après d’autres mythes, il avait affronté tous les périls, surmonté toutes les épreuves d’un héros souffrant. Son culte devait donc, entre tous, agiter les âmes, les enlever dans l’allégresse et les plonger dans la tristesse. Il y avait de l’hilarité et de la douleur, des éclats de rire et des flots de larmes dans le vin qu’il versait aux hommes. Tragique par ses combats et par ses traverses, comique par le train de carnaval et de faste qui formait sa cour, le double Masque de la scène était d’avance empreint sur son front.

D’autres virtualités le prédestinaient encore à la création du théâtre. Dieu poète et musicien, Bacchus l’était presque autant qu’Apollon lui-même. Quelquefois amis, plus souvent rivaux, leurs deux écoles divisaient l’art et le génie de la Grèce. La grande lyre dorique, pure et grave, socle harmonieux de la parole, interlocutrice respectueuse du chant qu’elle se gardait de couvrir, haïssait la flûte turbulente, aussi propre à faire extravaguer la joie que le deuil, dont les cris aigus emportaient comme un vent d’orage la voix du chanteur. Le rythme prenait, avec elle, un ton de délire. Au temps même d’Eschyle, Pratinas invectivait encore l’insolente musique qui coupait la parole à la poésie.

« Quel est ce tumulte ? pourquoi ces danses ? Quels sont ces transports déréglés qui envahissent l’autel de Dionysos ? C’est à moi, à moi que le Bruyant appartient ! à moi qu’il convient de célébrer, dans des hymnes sonores, les courses du dieu sur la montagne, au milieu des nymphes. C’est le Chant que la muse a sacré et qu’elle a fait roi. Que la flûte se résigne à le suivre de loin, dans le chœur, car elle n’est que la servante. Le Comos avec le tapage aux portes et les pugilats des jeunes gens avinés, telle est la digne armée d’un pareil stratège. Frappe cette Phrygienne qui prétend dominer les chants harmonieux du poète ; brûle ce roseau qui dessèche les lèvres, dont la voix criarde outrage le rythme et la mélodie, dont le corps a besoin de la tarière pour se façonner. Voici, ô Roi du Dithyrambe, voici des mouvements et des danses dignes de toi, Dieu dont la chevelure se couronne de lierre, écoute les chants de mon chœur dorien ! »

La Grèce des grandes époques avait proscrit d’abord l’instrument orgiaque, venu de Phrygie ; elle tenait pour indigne le pipeau barbare de converser avec sa noble langue. Une belle tradition exprimait cette antipathie. On racontait que Pallas avait inventé la flûte, mais qu’après les premiers sons la déesse l’avait dédaigneusement rejetée, s’apercevant qu’elle gonflait ses joues et tourmentait ses traits purs. Marsyas, un des suivants phrygiens de Bacchus, l’avait, dit-on, ramassée et il était devenu un aulète habile. De là sa lutte avec Apollon, et la vengeance du Citharède écorchant le Satyre vaincu, lié aux branches d’un platane. Après les guerres Médiques, la flûte chère à Bacchus s’insinua dans les fêtes et les sacrifices. Le dieu l’imposa à Athènes qui, comme sa patronne, l’avait longtemps méprisée. Mais les grands Attiques protestèrent toujours contre ce serpent sonore dont le sifflement fascinait. « — Préférons, disait Platon, Apollon l’inventeur de la lyre à Marsyas l’inventeur de la flûte, c’est-à-dire un Dieu à un Satyre. » — Aristote condamne la flûte « parce que, loin de tempérer le caractère, elle l’excite à l’emportement, et que ses sons troublent la raison. » — « Que les Béotiens, s’écriait AIcibiade, soufflent dans les flûtes et les hautbois, puisqu’ils ne savent point parler. Nous autres, Athéniens, nous n’avons que faire d’un instrument qui nous bâillonne et nous défigure. »

Avec la flûte et les chants qui le faisaient émule d’Apollon, Bacchus avait son cortège, théâtral avant le théâtre même, par ses masques et ses costumes, ses pantomimes et ses danses. Le Thiase était une troupe toute formée qui n’attendait que le signal de la Muse pour entrer en scène. Ce signal lui fut donné dans les Fêtes bachiques qui représentaient ses orgies et son appareil : mascarades satyriques, festins en plein vent, chœurs alternés, danses pétulantes aiguillonnées par la pointe du vin de primeur. Le Dieu lui-même, sous la figure d’un de ses prêtres, conduisait la pompe, le lierre au front et le thyrse en branle, beau comme une vierge, farouche comme une bête, proclamant par des cris sauvages le délire dont il était plein. Autour de lui les Phallophores et les ltyphalles brandissaient, au bout d’un bâton, le symbole de ses énergies créatrices. Ils chantaient ses louanges à tue-tête, sur le mode boiteux de l’Iambe qui simulait les titubations de l’ivresse ; ils mimaient les épisodes glorieux ou douloureux de ses mythes. La procession tournait, selon les évolutions liturgiques, autour d’un autel. Le sacrifice d’un bouc choisi comme animal luxurieux, ou comme victime émissaire du dégât que les chèvres faisaient dans les vignes, terminait la fête.

C’est du chœur dansant, mené et rythmé dans ces pompes par le Dithyrambe, que la tragédie et la comédie naquirent en même temps. Le Dithyrambe était l’ode en état d’ivresse, le chant de vertige exhalé des outres crevées de Bacchus, la voix sortie du vin bouillonnant dans les veines et l’esprit de l’homme. — « C’est quand le vin a frappé mon âme de ses foudres et de ses éclairs, que je vais entonner le noble chant du roi Dionysos », — dit un fragment d’Archiloque. — Épicharme s’écriait dans son Philoctète : « Il n’y a pas de dithyrambe possible si on a bu de l’eau. » — Le désordre était la règle de ce lyrisme à outrance, il jetait des cris et des flammes. Les images y tourbillonnaient comme les torches éparses sur la montagne des Mystères ; sa démarche entraînante était celle de la bacchanale qui la parcourait. En ceci, l’antagonisme du culte de Bacchus et de celui d’Apollon se marquait encore. Même contraste entre le Paean et le Dithyrambe qu’entre la lyre et la flûte. Tandis que l’hymne apollonien, lentement déroulé en tous pleins et graves, sur les grands plans du récitatif, montait majestueusement vers le ciel, la cantate bachique, inégale et brusque, secouée par des cadences imprévues, sautait sur son rythme élastique, comme la danseuse de la « Fête des outres » sur des vessies pleines d’air. L’inspiration tragique et la verve comique s’entre-choquaient indistinctement dans ses strophes. Mais bientôt le partage se fit, le Dithyrambe bifurqua. Les deux courants d’allégresse et de tristesse qui traversaient, confondus en un même lit, les fêtes dionysiaques, s’écartèrent comme les bras d’un fleuve. Le rire roula vers les groupes et les dialogues populaires, vers les chariots pleins de gestes moqueurs et de huées joviales, qui ramenaient les buveurs et les vendangeurs à la ville ; les larmes grossirent la source d’émotions et de commémorations douloureuses formée par les adorateurs exaltés du dieu, et d’où la tragédie allait naître.

Car les Bacchanales mêmes avaient leur côté lugubre, leur face désolée. En même temps qu’on exaltait les délices et les largesses, les munificences et les voluptés du dieu, on pleurait sur ses infortunes. Par instants, le vin paraissait sanglant dans les coupes, comme celui du banquet sinistre de l’Odyssée. Bacchus, roi de la terre, régnait aussi aux Enfers, et sa divinité funèbre projetait des ombres de mort sur ces triomphes de la vie. Des Bacchants, déguisés en Mânes, teints du blanc livide de la céruse ou masqués du linge des suaires, se mêlaient aux mimes burlesques et aux Monades bondissantes. Leur marche effarée simulait l’inquiétude des âmes cherchant le repos de la sépulture ; leurs petites voix grêles balbutiaient sourdement la langue inarticulée des fantômes. C’étaient les Cendres de ce carnaval, le Memento de la tombe jeté sur l’Evohé de l’orgie. Le Dithyrambe recueillit les germes de tristesse flottants dans l’atmosphère de ces fêtes réjouies par les dons, assombries aussi par les mélancolies de l’automne. Il se fit de plus en plus sérieux et plaintif ; il prit pour lui la charge des douleurs du dieu, laissant au chant comique ses joies en partage. Des Satyres, moins gais que leurs compagnons, racontaient les tribulations de Bacchus, et le Chœur interrompait leurs récits par des réflexions et des lamentations pathétiques. Les Répons du peuple aux Chapitres et aux Leçons entonnés par les prêtres, dans les anciennes cérémonies de l’Église, semblent un écho de ces alternances. Un certain ordre rythma par degrés cette symphonie confuse : le Chœur s’isola du récitateur, l’Antistrophe répliqua symétriquement à la Strophe, les danses évoluèrent régulièrement autour de l’autel. Le drame naissant semblait encastré dans le rituel de Bacchus, comme un bas relief archaïque dans le fronton d’un temple ; une innovation capitale, signalée par Hérodote, l’affranchit de cette servitude. — « Les Sycioniens, dit-il, rendaient des honneurs divins à Adraste, et célébraient ses malheurs par des chœurs tragiques, où ils honoraient non plus Bacchus, mais Adraste. » — Progrès immense, conquête décisive. Adraste était le roi d’Argos qu’Étéocle et Polynice, ses deux gendres, avaient entraîné à l’assaut de Thèbes, et qui survécut seul aux Sept Chefs. La Muse dramatique, attachée comme une Pythie esclave au trépied du dieu, s’échappe ainsi du sanctuaire et passe du côté de l’humanité. Le Dithyrambe se lasse de tourner le pressoir sanglant et capiteux de Bacchus ; il rompt sa chaîne festonnée de pampres, jette son lierre au vent, et va chanter et pleurer, souffrir et s’émouvoir chez les hommes, Le fameux cri de détresse que répéteront longtemps les vieux pontifes du passé : Ουδεν προς Διόνυτον ? — « Qu’y a-t-il là pour Bacchus ? » — a beau retentir, le pas est franchi, la liberté est conquise. Bacchus restera le dieu du théâtre, sa statue présidera toujours aux fêtes de la scène, son autel en sera le centre, son prêtre y siégera à la stalle d’honneur, les acteurs seront toujours appelés ses « ouvriers » ou ses « hommes » ; mais il n’en sera plus le sujet unique, le thème invariable. Les héros envahissent le royaume tragique, ils y revendiquent leur droit et leur place, lis ne détrônent pas le dieu qui le gouverne, mais, ce sont eux qui vont le remplir et l’agiter sous son nom.

Une autre innovation se déclare. Un jour, aux Lénéennes, un homme, un inconnu, « quelqu’un », dit le Scholiaste, — είς τις — élu mystérieux de Melpomène, pris aux cheveux par elle, comme Achille le fut par Pallas, Habacuc par l’Ange, s’élance sur la table du sacrifice, converse avec le Chœur, lui parle, lui répond. Sa voix se distingue du chant collectif sans s’en détacher encore tout à fait. Le drame se dessine et s’accuse en lui ; il est « aux points », ainsi qu’on dit en sculpture, du marbre ébauché par le praticien, et marqué aux parties saillantes que le ciseau du statuaire va déterminer. Thespis arrive ; la statue surgit, la tragédie parle, abrupte et inculte encore, mais ayant déjà forme dramatique, perfectible puisqu’elle est viable : le miracle est fait.

II. — Thespis. — Athènes fonde et inaugure le théâtre — Croissance et progrès de la Tragédie. — Chérilos. — Phrynicos. — Pratinas. §

La grande invention de Thespis, c’est l’acteur substitué au coryphée et au narrateur, le personnage fictif incarné dans l’homme vivant et présent, qui simule son être et s’approprie ses actions. Transformation bien simple, mais il fallait la trouver. Un monde est sorti de l’idée de Thespis, comme de l’œuf cassé de Colomb. Cet acteur était unique, c’est-à-dire nul en apparence, réduit au monologue, parlant et s’agitant dans le vide. Les masques de lin et les costumes successifs, imaginés par Thespis, le multiplièrent. Tour à tour dieu et roi, guerrier et messager, l’histrion, changeant de rôle et de visage, fit face à tous les incidents d’un mythe, s’adapta à toutes les péripéties d’une action. Le héros tragique paraissait à travers l’élément lyrique qui submergeait encore sa personne, comme un nageur qui passe sa tête au-dessus des flots. Il prononçait un discours, déclamait un récit, faisait part d’un projet ou d’un événement survenu entre deux scènes, au Chœur qui lui donnait seul la réplique. Naïveté touchante, enfance vénérable, Eschyle crie, Sophocle bégaye dans ce vagissement ; la tragédie y demande le lait sanglant qui la fera croître. On ne devrait prononcer qu’avec respect le nom de Thespis, il est un des grands ancêtres de l’art. Son nom inaugure justement une ère inscrite sur les marbres de Paros, ces Tables sacrées de l’histoire grecque. Il mérite l’épitaphe que Dioscoride lui dédia plus tard : — « C’est ici, moi, Thespis. Le premier j’ai imaginé le chant tragique, lorsque Bacchus ramenait le char des vendanges, et qu’un bouc lascif, avec une corbeille de figues attiques, était encore proposé en prix. De nouveaux poètes ont changé la forme du chant primitif, d’autres, avec le temps, viendront encore l’embellir. Mais l’honneur de l’invention, c’est à moi qu’il reste. »

Avec Thespis, la tragédie était entrée dans Athènes, la cité l’avait solennellement adoptée. Elle avait fait de ses représentations une fête nationale, le grand jour des Grandes Dionysies. Les poètes y luttaient dans des concours solennels. Au lieu du bouc, prix des jeux rustiques, une couronne ou un trépied étaient décernés au vainqueur. Le drame devient alors une des vocations du génie d’Athènes ; il se jette sur le théâtre comme sur une conquête. Les précurseurs et les novateurs se succèdent ; Chérilos, qui vécut assez pour concourir, presque centenaire, avec Sophocle déjà célèbre, écrit les chants tragiques pour la première fois. Phrynicos arrive, vrai devancier d’Eschyle, illustre peut-être, si son œuvre avait survécu. Les anciens en parlent avec ravissement — « C’est de là », — dit Aristophane dans les Oiseaux — « que Phrynicos a tiré le fruit de ses vers exquis comme l’ambroisie, et les chants si doux qu’il fait toujours entendre. » — Dans les Guêpes, il montre les vieillards se plaisant à fredonner ses refrains antiques, comme à boire un vieux vin qui les rajeunit. Génie tout lyrique et bachique encore, Phrynicos se vantait d’avoir dans l’esprit autant de figures de danses, « qu’une nuit orageuse soulève, pendant l’hiver, de vagues sur la mer ». Inventeur pourtant comme Thespis, il n’en était pas moins ouvert aux idées nouvelles. Ce fut lui qui divisa le Chœur en deux files ; l’acteur eut désormais deux auditoires au lieu d’un : blâmé par un groupe, il put s’adresser à l’autre ; l’altercation, ce ressort du drame, essaya ainsi ses premiers mouvements. Nouveauté d’une portée immense, Phrynicos introduisit la femme dans la tragédie ; avec elle, la tendresse et la pitié, la maternité et l’amour entrèrent sur la scène. Les titres qui nous ont été transmis de ses pièces (les Pleuroniennes, Actéon, Alceste, Antée, les Égyptiens, les Justes, les Conseillers, les Danaïdes et la Prise de Milet) attestent, comme des bornes miliaires, l’étonnant agrandissement du jeune art. Il va du mythe à l’épopée, et s’avance en pleine histoire contemporaine, jusqu’à la catastrophe de la veille, jusqu’à Milet saignante et fumante encore. Ici Athènes l’arrêta. Phrynicos avait mis en scène l’horrible désastre de Milet, l’alliée et la sœur d’Athènes ; il avait montré la ville pillée et incendiée par les Perses, ses défenseurs massacrés, l’oracle menaçant de Delphes accompli : « Les femmes de Milet laveront les pieds de beaucoup d’hommes à la longue chevelure. » Le peuple pleura à ce spectacle navrant ; mais, le lendemain, les yeux essuyés, il s’irrita contre le poète qui, par ces larmes brûlantes, avait ravivé sa plaie domestique ; il condamna Phrynicos à une amende de dix mines et interdit à jamais son drame.

Pratinas vient ensuite, et chasse les Satyres de la tragédie, comme un troupeau de boucs infectant un temple construit sur leur ancien pâturage. Ces compagnons de Bacchus étaient restés attachés au cérémonial de leur dieu. Le drame avait beau s’élever et se purifier, s’assombrir et s’attendrir, se vouer aux calamités et aux deuils, ils s’obstinaient à y jouer leur rôle, à jeter leurs quolibets bouffons et obscènes sur ses nobles plaintes. C’était la Fête des Fous se perpétuant dans la cathédrale expurgée, et interrompant par ses cris grotesques les chants de l’office. Pratinas coupa à la tragédie cette queue bestiale qui la dégradait. Mais ces vieux Démons étant en somme vénérables, il fonda pour eux le Drame Satyrique qu’on jouait à la suite de la trilogie. Déportés dans cet îlot théâtral, les Satyres y reprirent leurs bruyants ébats. Ces vétérans licenciés de Bacchus trouvèrent là une retraite et un lieu d’asile.

Ainsi l’art nouveau s’élargit et se perfectionne en tous sens ; ses rudiments se dégrossissent, son idéal se lève, son influence rayonne déjà sur la Grèce entière. La Tragédie n’a encore qu’un cirque de bois, mais Athènes lui bâtit sur un versant de l’Acropole, près du sanctuaire de Dionysos, un théâtre de pierre, vaste hémicycle où tout un peuple pourra s’asseoir. La scène est déblayée, le prologue est joué, les précurseurs ont fini leur tache. Derrière le décor, comme au bord de la fosse de l’Odyssée, les dieux et les héros, « les vieillards qui ont subi beaucoup de maux, les tendres vierges ayant un deuil dans l’âme, les guerriers aux armes sanglantes », attendent, « avec un frémissement immense », l’Évocateur suprême qui va les rappeler à la vie sublime.

Eschyle peut venir, son heure a sonné.

Chapitre IV,
Eschyle. §

I. — Avènement d’Eschyle. — Son inspiration jaillit des sources bachiques. — Eschyle soldat des deux guerres médiques. — Il est accusé d’avoir divulgué les Mystères. — Son exil. — Eschyle en Sicile. §

Comme toutes les cités illustres du monde antique, la Tragédie grecque a la gloire d’avoir eu pour fondateur un héros. Avec le génie, Eschyle a eu la vaillance ; il a agi ce qu’il a chanté. Le laurier sanglant se noue sur son front aux palmes tragiques. Lorsqu’il dansait sur le théâtre, en tête de ses Chœurs, il aurait pu frapper sa lyre de l’épée, comme les Curètes frappaient de leur glaive sur le bouclier.

Eschyle était né à Éleusis, dans l’aire des deux Grandes Déesses, au cœur de leur culte et de leurs Mystères. Nul doute, malgré quelques dénégations peu croyables, qu’il ait été initié à ce Saint des Saints de l’antiquité. Dans les Grenouilles d’Aristophane, au moment d’entrer en lutte avec Euripide, il prononce ce vers dont l’accent sacramentel ne saurait tromper : « Ô Déméter, toi qui as nourri mon âme, y fais que je sois digne de tes Mystères ! » A défaut d’autres témoignages, les vertueuses doctrines dont tous ses poèmes sont tissus attesteraient son initiation. Une fresque du Giotto nous montre Dante tenant à la main une fleur de grenade, symbole des affiliés de la Cabale : Eschyle nous apparaît aussi portant le ciste mystique des initiés d’Éleusis.

Son père Euphorion, d’une antique souche d’Eupatrides, autochtones du sol, fils de l’olivier et de la cigale, avait été disciple de Pythagore. Il nourrit sans doute son fils de la moelle des leçons du maître. Un trait austère lui est resté de cette école presque monastique, de cette philosophie qui était une théologie. Il y a comme une tonsure d’ordre religieux sur le front d’Eschyle.

L’Initié de Déméter fut aussi, par excellence, « un homme de Bacchus » comme on appelait les poètes du théâtre. Une légende contait qu’un jour qu’il gardait, tout enfant, un clos de vignes, comme la Sulamite du Cantique, Dionysos l’avait visité et lui avait soufflé son esprit. Plus tard il venait, dit-on, lui dicter en songe ses tragédies. Athénée et Plutarque le raillent même d’avoir été trop plein de son dieu. Ils disent qu’il buvait pour exciter son génie, que le vin était l’huile de ce feu sacré. Ces ivresses d’Eschyle ne nous offensent pas. Le vin a une âme lorsqu’on croit qu’une force divine y fermente ; c’était cette âme que buvait Eschyle, et dont il enflammait son esprit. Les vapeurs de la coupe étaient pour lui ce qu’étaient pour la Pythie les fumées du trépied delphique. Quoi qu’il eu soit, il est certain que l’enthousiasme dionysiaque fut une des grandes inspirations du génie d’Eschyle. On ne compte pas moins de neuf tragédies bachiques dans la nomenclature de ses œuvres, sans compter les chaînes satyriques. Toutes ont péri, et le pur esprit, le fumet religieux et capiteux des orgies sacrées s’est évaporé avec elles. Les Bacchantes d’Euripide, si admirables pourtant, ne nous donnent que le regain de ces vendanges prodigieuses. On peut juger, par les fragments qui en restent, de leur magnificence et de leur fureur. Ces fonds d’amphores brisées exhalent un parfum d’une violence qui enivre encore. Le vin ruisselle, splendide comme une pourpre, sur ces lambeaux de strophes décousues, comme sur la robe déchirée et éclaboussée des Ménades.

« C’est la divine Cottys », — s’écriait-il dans ses Edoniens — « et son cortège armé d’instruments d’orage ! L’un, le bombyx en main, l’enflamme sous ses doigts, en fait jaillir la note frénétique, la note qui allume les colères : l’autre s’étourdit de l’airain vibrant des cymbales… L’hymne bondit, le formidable Alala pareil à la voix caverneuse du taureau ! un mugissement sourd et d’autant plus terrible : puis le tambour roule comme le grondement d’un tonnerre souterrain. Les murs en sont affolés, les toits pris d’ivresse. »

Il dit ailleurs : « Le miroir du corps, c’est le poli de l’airain ; celui de l’âme, c’est le vin. »

Eschyle naquit et grandit dans l’âge héroïque d’Athènes, à l’aurore sanglante de sa liberté. Il était de la génération des grands et des forts, de l’élite des « Marathonomaques », comme les Athéniens de Périclès appelèrent plus tard les vétérans des grandes guerres Médiques. Enfant, il avait vu peut-être l’éclair du glaive d’Harmodius jaillir « du myrte verdoyant ». Il avait trente-cinq ans à Marathon, d’où il rapporta une glorieuse blessure. Dix ans plus tard, il était à Platée et à Salamine ; il combattit tous les grands combats. Race héroïque entre toutes : son frère Cynégire est l’homme qui, se cramponnant à l’abordage d’une galère persane, et les deux bras coupés par la hache, s’y rattacha avec les dents ; pour l’en faire démordre, il fallut lui trancher la tête. Son autre frère, Amynias, donna, à Salamine, le premier coup d’éperon sur la flotte des Perses, tua leur navarque et coula bas son vaisseau. Au temps d’Homère, le mythe aurait transfiguré cette famille épique ; il en aurait fait un groupe d’astres ou de demi-dieux.

Avant de combattre à Marathon, Eschyle avait déjà lutté sur la scène ; il y avait vaincu le vieux Pratinas. Entre les deux guerres et jusqu’à sa mort, le théâtre, où il fut cinquante-deux fois couronné, absorba sa vie. Cette vie superbe n’a laissé que quelques vestiges, elfe a disparu sous l’écroulement de son œuvre, il n’en reste que des traditions de persécutions et de calomnies, la face fruste d’une statue lapidée. Eschyle fut accusé d’impiété pour avoir révélé aux profanes les rites des Mystères ; grief grave, délit capital. Le secret était juré par les initiés, et la mort punissait toute révélation. Tel vers de lui semble en effet écarter un rideau sacré, murmurer à voix basse des mots ineffables. Mais la pensée d’Eschyle égalait en hauteur et en profondeur les dogmes et les arcanes d’Éleusis, elle se confondait avec eux, II y eut rencontre, sans doute, amalgame de sublimités, non divulgation sacrilège. Les rayons de la scène se croisèrent avec les éclairs du temple, et parurent avoir emprunté leur flamme. Élien raconte que le poète, traduit devant l’Aréopage, allait être condamné par son arrêt sans appel, si Amynias, qui assistait son grand frère, fendant sa tunique, n’avait montré aux juges le bras mutilé du soldat de Platée et de Marathon. On a dit aussi que le peuple, soulevé par un trait de la tragédie de Sisyphe, qui lui parut lancé contre un dieu, envahit la scène, et aurait mis Eschyle en pièces comme Orphée, s’il n’avait embrassé l’autel de Bacchus. Le génie scandalise volontiers les foules, sa haute religion offusque les superstitions inférieures. Dante, lui aussi, ce frère éloigné d’Eschyle, fut dénoncé comme hérésiarque aux inquisiteurs de Florence, et accusé de sacrilège parce que, méditant un jour dans la chapelle de Saint-Jean, et voyant un enfant qui se noyait dans le Baptistère, il avait brisé le couvercle de la cuve pour l’en retirer. Il se ressouvient de cette aventure dans le neuvième cercle de son Enfer, devant les cryptes des Simoniaques, et il daigne s’en disculper. — « Je vis, sur le bord et dans le fond la pierre livide, pleine de trous, tous de la même largeur, et chacun d’eux était rond. — Ils ne paraissaient pas moins amples ni plus grands que ceux qui sont dans mon beau Saint Jean, pour servir de fonts baptismaux : — L’un desquels, il n’y a pas encore beaucoup d’années, je brisai parce qu’un enfant s’y noyait ; et que cela soit occasion pour tout homme de se détromper. »

L’un de gli quali, anchor non é molt’ anni
Rupp’ io per un che dentro vannegava :
E questo sia suggel ch’ ogni huomo sganni.

Ce n’est point la seule ressemblance entre Eschyle et Dante : tous deux, au déclin de leur vie, dans le rayonnement de leur gloire, prirent la route de l’exil.

Cet exil d’Eschyle fut-il volontaire ou forcé ? Les testes hésitent et se contredisent. La terreur s’attachait à ce poète terrible. Ses représentations étaient quelquefois des tragédies véritables : catastrophes sur la scène et catastrophes dans l’enceinte. Des enfants moururent de peur, des femmes avortèrent le jour de l’Orestie, à l’apparition des Euménides déchaînant leurs serpents et secouant leurs torches. Histoire croyable, si l’on tient compte des premiers effets du drame sur la race la plus sensible qui ait jamais existé. « Les Rhapsodes, disait Platon, avaient bien de la peine à réciter Homère sans tomber dans des convulsions », — Une autre fois, Eschyle eut un théâtre tué sous lui. Le vieux cirque de bois qui servait encore de scène à Athènes, s’écroula avec ses gradins pleins de peuple, pendant qu’on y jouait une de ses trilogies. L’accident passa pour un châtiment des dieux offensés, et un scholiaste attribue à ce désastre le départ d’Eschyle. D’autres disent qu’il ressentit comme une injure la victoire du jeune Sophocle remportant un prix contre lui, Cette jalousie n’a rien qui nous choque. On comprend le regard torve jeté par le vieil athlète se retirant de l’arène, sur l’éphèbe qui découronnait son front chauve, son froncement de sourcil sous ses lauriers humiliés. L’échec dut lui être d’autant plus amer que, par harsard, il avait, ce jour-là, les dix généraux de Marathon pour juges, et que le soldat qu’il était resté put se croire dégradé par la main de ses anciens chefs. Ce n’était point seulement un jeune concurrent, c’était un art nouveau qu’il voyait s’avancer sur lui ; un art moins grand et moins fort, mais plus attrayant et plus souple, Il pressentit sans doute une décadence sous cette perfection tempérée, une décroissance dans cette réduction harmonieuse. Il prévit la détente des cordes d’airain, ramollissement du nerf héroïque. Michel-Ange dut toiser du même œil hautain et morose, les premières fresques de Raphaël. Eschyle releva pourtant le défi. Entre les mains de son jeune rival, la tragédie s’était détachée des liens du lyrisme ; elle se pliait aux mouvements et aux variétés de la vie, le nœud dramatique s’était resserré : il accepta ce terrain nouveau. Le géant se mit en mouvement : en trois pas, comme les dieux de l’Iliade, il parcourut cette scène élargie, l’agrandit sous lui. Deux mille ans ont passé, et l’Orestie reste encore le plus terrible des drames.

Eschyle quitta Athènes après l’Orestie et se retira en Sicile. Il y était appelé par Hiéron, un de ces rois de Syracuse qu’on prendrait pour les précurseurs des princes italiens de la Renaissance. L’Italie du seizième siècle eut des monstres lettrés et des bandits dilettantes. Tel humaniste couronné qui, le matin, commandait une fresque, ou se faisait expliquer Homère par un philologue byzantin, assassinait ses ennemis le soir, ou leur servait un souper assaisonné de cantarella. De même, Hiéron était un tyran cruel et rapace, mais aussi un protecteur magnifique des muses, tenant cour ouverte aux poètes qu’il appelait de tous les points de l’Hellade. Pindare était son joueur de lyre, et il a chanté dans ses Olympiques « l’homme » qui tient le sceptre de la justice dans la Sicile aux « grands troupeaux » ; il a célébré « sa table hospitalière, retentissante de douces mélodies » : Hiéron combla Eschyle de dons et d’honneurs, mais le vieux poète n’habita pas son palais, trouvant sans doute aussi dure que Dante « la montée de l’escalier des patrons ». Il se retira à Gela, au pied de l’Etna. L’esprit se complaît dans cette grande image : Eschyle l’hôte du volcan et le voisin d’Encelade. L’Etna fut le titre de son dernier drame : autre rêve qui saisit l’imagination. Cela fait songer au projet réalisé du sculpteur d’Alexandre, modelant une montagne en colosse, lui faisant porter une ville sur la main droite, et verser de l’autre un fleuve dans la plaine.

Eschyle mourut à soixante-neuf ans. On grava sur sa tombe l’épitaphe qu’il s’était tracée ; le poète s’y efface derrière le guerrier. Ce n’est point d’un chant tragique, mais d’un bruit d’armes agitées qu’il voulut que retentît sa mémoire : — « Sous cette pierre gît Eschyle, fils d’Euphorion. Né dans Athènes, il mourut aux champs plantureux de Géla. Au bois si fameux, au bois de Marathon, au Mède à la flottante chevelure, de dire s’il fut vaillant. Ils l’ont vu ! »

II. — Eschyle transforme et renouvelle le théâtre. — Caractère archaïque de son génie. — Style monumental de ses tragédies. — La religion d’Eschyle. — Son langage et ses images. §

C’est justement que les anciens avaient donné à Eschyle le grand nom de « Père de la tragédie ». Sublimité et génie à part, l’innovation qu’il y porta équivaut à une création. Il la transforma corps et âme, esprit et matière. Il tira le théâtre des matériaux épars amassés par ses devanciers, et le reconstruisit sur un plan qui fut modifié depuis, mais non pas détruit. Ce fut lui qui introduisit le deuxième acteur sur la scène ; progrès suprême d’où découlèrent tous les autres. Le dialogue date de ce second personnage posé en face du premier ; car parler et répliquer à un Chœur impersonnel et confus, c’était converser avec un écho. Dans l’interlocuteur qui lui vient, le héros trouve un appui ou une résistance, il ne raconte pas seulement, il agit. Sa parole est lancée vers un but visible, sa passion attaque un être vivant, au lieu d’embrasser à vide une Ombre évoquée par l’incantation d’un récit. Le Chœur débordait dans les drames diffus de Chérilos et de Phrynicos, Eschyle lui creusa un lit et lui traça son rivage. Il imposa des flux et des reflux à ses flots lyriques. Les danses et les chants ne submergèrent plus la parole ; elle les domina de sa dignité supérieure, l’Esprit plana sur cette mer. Sans doute, le rôle du Chœur paraît encore démesuré dans ses tragédies. On sent les efforts que fait le poète pour dégager son drame du dithyrambe primitif. Quoi qu’il fasse, il y reste toujours pris par quelque côté. Je crois voir Milon de Crotone se tordant sous l’étreinte du chêne que font craquer ses bras révoltés. Mais réduire la fonction presque liturgique de ce clergé théâtral était déjà une très grande audace. L’art grec, pour conquérir sa liberté merveilleuse, eut longtemps à lutter contre l’archaïsme et la routine de ses Sages ; l’Egypte avait chez lui une école. Son âme si agile et si vive, sa Psyché ailée est sortie d’une chrysalide de rites et de règles aussi épaisse qu’une momie de Memphis. On sait le lourd bâton de censeur que Solon leva sur Thespis, coupable d’avoir montré des fictions au peuple. Les magistrats de Sparte firent clouer à un mur, comme au pilori, la lyre à laquelle Therpandre avait ajouté une quatrième corde. Plus tard, Timothée ayant ajusté à la sienne deux fibres nouvelles, un des Éphores, le couteau en main, lui demanda de quel côté il préférait qu’on la mutilât.

C’est à Eschyle que la tragédie dut son appareil et ses pompes. Machiniste et costumier, décorateur et maître de danses, il fut à la fois son poète et son architecte, son penseur et son ouvrier. Ce fut lui qui orna la scène de temples, de tentes, d’autels, de tombeaux, qui inventa les machines à l’aide desquelles l’illusion opère ses prestiges. L’enchanteur aux paroles magiques n’évoquait, pas seulement la personne des dieux, mais aussi leur cortège et leur attirail, leurs chars aériens et leurs hippogriffes, leurs descentes sur la terre et leurs ascensions vers le ciel. Aux oripeaux bigarrés des premiers tréteaux, il substitua des robes si grandioses et si majestueuses qu’elles furent adoptées par les hiérophantes des Mystères et les porteurs de flambeaux sacrés. Il exhaussa le cothurne de façon à en faire un socle mouvant qui donnait à l’acteur une stature sculpturale. Il agrandit et il embellit la pantomime et le jeu des Chœurs, taillant dans leur masse des groupes pathétiques, dignes d’être coulés dans le bronze ou moulés par le marbre de la statuaire. Le poète s’en vante dans les Grenouilles d’Aristophane : — « Vous souvient-il d’avoir vu ces Phrygiens qui venaient chez Achille, avec Priam, pour racheter le cadavre d’Hector, et combien de figures diverses ils ont faites ? »

Avant lui, les masques étaient inanimés ou informes ; il les fit modeler et peindre, d’après les types consacrés, plus grands et plus accentués que nature, avec ces bouches béantes, ces yeux caverneux, ces traits saillants, ces chevelures étagées et calamistrées qui frappaient chaque personnage à l’effigie d’une tête surhumaine. Joint aux plastrons qui amplifiaient les membres, aux gants énormes qui grossissaient les mains, ce masque monumental faisait de l’acteur un spectre effrayant. Même en recomposant l’immense perspective du théâtre attique, le goût moderne a peine à comprendre, dans la plupart de ses drames, cette figuration gigantesque ; elle excédait les dimensions de la vie. On ne voit pas les héros proportionnés de Sophocle, les personnages tout humains d’Euripide, représentés par des géants masqués, chaussés de piédestaux, aux faces immobiles et marmoréennes. Mais cette mise en scène titanique, appliquée aux tragédies d’Eschyle, paraît leur mesure exacte, leur forme normale. Sa terrible idéalité est la nature même de ses personnages.

Tout, en effet, est démesuré dans Eschyle : la scène, les figures, les passions, les catastrophes, le langage. Son génie n’est pas seulement extraordinaire, mais unique dans sa race et dans son milieu. Il dépasse les proportions de la nature hellénique. Les fouilles récentes des géologues ont fait une étrange découverte ; elles ont exhumé du sol de l’Attique, à l’état fossile, un immense charnier d’animaux géants. Nulle part on n’a trouvé les grandia ossa des Faunes primitives en telle abondance. Cette pure et sobre Attique était, à l’époque tertiaire, la région des énormités. Une végétation effrénée inondait alors ses paysages demi-nus, clairsemés d’oliviers et de lauriers-roses. L’Hymète et le Pentélique qui, depuis qu’un nom leur a été donné, ne peuvent nourrir que quelques essaims d’abeilles, défrayaient des hordes de monstres. Le Dinothérium et le Mastodonte, le Rhinocéros à deux cornes, le Sanglier d’Erymanthe encombraient les jungles sauvages où, plus tard, fut le Parthénon. Les Hipparions aux pieds digités galopaient par bandes, dans les plaines que devaient battre en cadence, sous l’équitation légère des éphèbes, les chevaux de courses des Panathénées. Eschyle semble le contemporain de cette zone excessive plutôt que celui de la terre exquise qui la remplaça. On rêve autour de ses tragédies les êtres et les formes de la nature gigantesque.

Entre les poètes de la Grèce, il apparaît comme un colosse parmi des statues. Il est antique dans l’antiquité même, sacerdotal au milieu d’un peuple laïque. Contemporain de Sophocle, Eschyle a moins l’air de son aîné que de son ancêtre. Son théâtre est à celui du poète d’Antigone, ce qu’une pyramide d’Égypte est au Parthénon. Leur différence d’âge est de vingt-sept ans, et l’horizon d’un siècle semble s’étendre entre eux deux. Un siècle tient en effet dans cet intervalle, Athènes va vite ; destinée à mourir jeune comme Achille, elle a ses « pieds légers », son rapide élan. La carrière que d’autres peuples mettent des âges à parcourir, sa jeune génération, partie de Salamine, la franchit d’un bond. Toute rudesse primitive tombe comme une vieille écorce de cette nouvelle souche ; ses mœurs, ses arts, sa religion même font peau neuve. Elle brise les ébauches de ses origines et refond dans d’autres moules toutes les formes de sa vie publique et privée. Ses dieux se rassérènent, ses marbres se détendent, ses lois se polissent, sa langue s’éclaircit et s’affine. Un rayon de beauté circule comme un sourire sur sa civilisation rajeunie, une ligne d’élégance la parcourt et l’assouplit en tous sens. L’olivier rugueux se couvre de fleurs.

Seul, Eschyle reste sombre et rudimentaire, sourcilleux et rauque, au milieu de cette harmonie et de cette clarté. Imaginez un statuaire d’Égine taillant âprement des divinités archaïques, sur la frise d’un temple dont Phidias sculpte le fronton : c’est l’image du vieil Eschyle concourant avec le jeune Sophocle, aux grandes Dionysiaques. Zeus semblait lui avoir dit comme le Jéhovah biblique au prophète : Tibi dabo frontem duriorem frontibus eorum : « Je te donnerai un front plus dur que les leurs. » La légende de sa mort a tout au moins la vérité d’un symbole. On dit qu’un jour que le poète, errant dans une montagne de Sicile, s’était assis au soleil, un aigle, portant entre ses serres une tortue, prit sa tête chauve pour un rocher : l’oiseau lâcha sa proie sur elle, et la carapace de la bête fendit le crâne d’Eschyle en éclats. Cet aigle ne se trompait guère : si l’on classait les phases de l’esprit humain comme les périodes géologiques de la terre, c’est dans l’âge de pierre qu’il faudrait ranger le génie d’Eschyle. Malgré son art admirable et son profond renouvellement intérieur, sa tragédie est, pour ainsi dire, d’ordre cyclopéen. Elle apparaît comme le « Trésor d’Atrée », à Mycènes, construite d’énormes blocs juxtaposés sans ciment. Ses sujets sont vastes comme des épopées : ce sont des sièges de villes et des migrations de races, des cataclysmes de peuples et des supplices de géants vaincus. Il les taille à angles droits, sur des plans rigides. La variété des situations, l’animation de la scène, le développement des caractères, les surprises de l’intérêt, la complication des péripéties lui restent volontairement inconnues. Excepté dans l’Orestie, l’action de ses drames se réduit à l’éloignement ou à l’accroissement de la catastrophe qu’ils contiennent. Entre l’exposition et le dénouement, tout mouvement s’arrête. On dirait de grands bas-reliefs étalés sur une même surface, sans outres gradations que celles de l’ombre ou de la lumière qui les frappent. Tour à tour éclairés par l’espoir ou assombris par l’angoisse, leurs groupes n’en restent pas moins immobiles. Quoiqu’il l’ait si puissamment déblayé, le théâtre est encore obstrué, chez lui, par les débris du vieil art. Des récits épiques s’amoncellent entre les intervalles du dialogue. Les personnages interrompus, à chaque instant, par le chant des Chœurs, semblent lutter et s’interpeller au bord de la mer. Souvent leur rôle n’est qu’une clameur indéfiniment prolongée. « Le vent des hymnes lugubres », comme il a dit quelque part, les enroule dans son tourbillon. Les lamentations des Suppliantes ont la monotonie d’un long psaume de deuil. Xerxès n’apparaît dans les Perses que pour crier avec le Chœur et mener l’orchestre de ses gémissements. Ses héros expriment un sentiment immuable. Leur attitude violente et grandiose semble scellée à un piédestal. Il y a de la simplification du profil dans le dessin tranchant de ces figures solennelles, imperturbablement tournées vers une idée fixe. Pour éloquence, le poète leur donnait parfois le silence. Il y avait, dans le vestiaire du théâtre ancien, un masque aux dents serrées, aux lèvres crispées, destiné à l’acteur muet de la pièce ; Eschyle se servait souvent de ce masque-là. Il aimait les silentiaires et les taciturnes. — Prométhée se tait, pendant que la Puissance et la Force le clouent sur le sommet du Caucase. Dans deux de ses tragédies perdues, Achille n’exprimait son deuil de Patrocle que par un mutisme farouche. Niobé, « la couveuse de tombeaux », comme il l’appelait, restait assise sur le sépulcre de ses enfants, enveloppée d’un voile qui la couvrait de la tête aux pieds. Cariatide des douleurs du drame, elle les portait sans même soupirer.

Mais cette tragédie de style lapidaire, à moitié prise dans le bloc d’un art ébauché, est aussi vivante que le plus libre des drames. Un enthousiasme entraînant anime ses formes massives, et les monte au comble du pathétique et de la terreur. Ce sont les pierres d’Amphion, remuées par la lyre, qui s’ébranlent, s’agitent, se soulèvent, et construisent d’elles-mêmes la cité où s’entasse un peuple. Le génie du poète est d’une ardeur si puissante qu’il pénètre de son feu et de son éclat les lourdes enveloppes qui pèsent sur lui. Ces actions formidables qu’aucun incident ne fait dévier de leur pente droite, roulent sur l’esprit d’un train d’ouragan. L’orage s’amasse, il gronde, il éclate ; cette logique de la foudre est aussi celle des fables d’Eschyle. Des hautes régions du lyrisme, son dialogue descend d’un coup d’aile sur le terrain du combat. Alors la réplique croise l’apostrophe, le défi pare la menace, la résolution transperce la supplication. La main du guerrier perce dans ces duels de paroles, elle manie des glaives et tient des poignées. Les récits encombrent son drame, les contreforts de l’épopée s’y prolongent : tel morceau des Perses et des Sept Chefs semble le raccourci d’un chant de l’Iliade. Mais le ton de ces narrations est d’une énergie si précise, d’une véhémence si brûlante, d’un relief si saisissant et si fort, qu’elles équivalent à l’action montrée. Le passé devient le présent, le fait éloigné se rapproche, la bataille envahit la scène, les mots se font hommes et coursiers, flots et poussière, armes et navires ; le sépulcre même rend ses morts. — Les Evocateurs, c’était le titre d’une des tragédies disparues d’Eschyle, et c’est le nom que pourraient porter tous ses Messagers et tous ses Héraults. Son Chœur lui-même est si unanime qu’il semble concentré dans un être unique. Voix des dieux ou voix du peuple, il sort d’une foule qui n’a qu’une bouche et qu’une âme. Groupe fait homme, c’est avec raison que les acteurs le tutoient, et qu’il parle à la première personne du verbe, comme une seule femme ou un seul vieillard.

Ce qui donne encore à la tragédie d’Eschyle sa physionomie étonnante, c’est le caractère de sa religion plus profonde et plus mystérieuse que celle de son temps. Le vieux poète allait évidemment la puiser à des sources comblées ou presque taries. Il savait ce qu’ignoraient, ou ce qu’avaient oublié les autres. Seul, parmi ses contemporains, il paraît avoir retenu le sens naturaliste des vieux mythes : l’Aryen reparaît en lui sous l’Hellène. On croirait qu’il a fait partie des migrations primitives descendues des plateaux de la haute Asie sur les rives de la mer Égée. Ses drames vous découvrent, par-delà les plans lumineux des siècles classiques, une Grèce obscure, antéhistorique, demi-orientale. Ils vous transportent aux âges reculés où les Divinités védiques que la mythologie d’Homère devait abolir, régnaient toujours défigurées, mais vivantes, sur des peuplades à demi sauvages. En ce temps-là, les dieux jeunes et beaux, éloquents et nobles qui peuplent les poèmes et les sculptures helléniques, n’existaient encore qu’à l’état brut. Les Pélasges avaient épaissi, sans les modeler, les phénomènes physiques qu’adoraient leurs pères sous des appellations transparentes. La main de l’artiste, la parole du poète n’avaient pas dégrossi ces dieux ébauchés. Le vague du mythe physique se mêlait en eux à la monstruosité du fétiche. Zeus, avant de se condenser dans la grandiose figure du roi de l’Olympe, errait dans les orages de l’atmosphère, à peine figuré par une idole à trois yeux. Arès, avant d’être forgé dans sa splendide armure, sur l’enclume de l’épopée, n’était qu’un vieux glaive rongé par la rouille, auquel on donnait à boire des filets de sang. Déméter naissait avec une tête de cheval entrelacée de serpents, portant un dauphin sur la main droite, et une colombe sur la gauche. Aphrodite, à son origine, donnait, comme enchantée, dans une pierre carrée, attendant l’incantation de l’aëde et le ciseau du statuaire. Artémis, dégradée sous la forme d’une ourse, rôdait sauvagement par les forêts où elle devait reparaître dans sa beauté svelte, le croissant au front et l’arc à la main. Héra était figurée par une colonne à Argos, et à Sumos par une planche. Une grossière image ityphallique représentait Hermès, avant qu’il devînt le type accompli de l’éphèbe. Deux poutres jointes par une traverse symbolisaient, à Sparte, le couple jumeau des Dioscures. Au-dessus de cette matière de divinités informes, pesaient, comme pour les empêcher d’éclore, des Puissances aveugles, immémoriales, engourdies, à demi plongées dans le trouble des éléments et l’ombre des causes. C’étaient le Chaos et la Nuit, Gaïa, la terre au vaste sein, Ouranos, l’espace étoilé, Cronos, l’ogre divin qui dévorait ses enfants ; et, dans une profondeur plus lointaine encore, Moira, la Parque suprême, l’inéluctable Destin.

La Grèce répudia vite ces ténébreux ancêtres de son Olympe ; le fétichisme et l’inertie répugnaient à son génie progressif et libre. A peine venue au monde de l’histoire, elle transforma et rajeunit les vieux dieux ; elle les refit à son image et les doua de son âme. Les gigantesques idoles de l’Orient auraient encombré son délicat territoire, si artistement découpé que l’on a pu le comparer à une feuille de mûrier jetée sur les vagues. Ce qu’il lui fallait pour peupler ses gracieuses montagnes, ses vallées exquises, ses bois clairsemés, ses fleuves exigus, ses détroits qu’un papillon traverse, et les mille anses de ses rivages où la mer se cisèle en s’y insinuant, c’étaient des myriades de divinités souples, plastiques, malléables, inégales de stature et de dignité, mais dont la plus haute ne dépasserait pas l’idéal de la taille humaine. Entre les sculptures gravées sur le bouclier d’Achille qu’Hésiode a décrit, on voit « les hommes marchant, conduits par Arès et par Athéné ; tous deux en or, vêtus d’or, beaux et grands comme il convient à des dieux, car les hommes étaient plus petits ». Les idoles antiques, dont les dieux nouveaux procédaient, furent comme jetées dans les eaux dormantes du Léthé. Un long silence se fit sur elles ; il ne fut plus question de ces fantômes rebutés. Homère les oublie, Pindare s’en détourne, Sophocle s’en souvient à peine. Le nuage qui les apporta les remporte en s’évanouissant à l’horizon de l’Asie.

Seul au milieu des générations nouvelles, Eschyle garde le respect et le souci des dieux abolis. Il semble même les préférer aux nouveaux parce qu’ils sont plus près des forces premières et que la majesté des choses éternelles transparaît mieux à travers leur obscurité. Ses divinités souveraines sont toujours Ouranos et Gaïa, le Ciel et la Terre, les « deux grands Compagnons de voyage », les « deux Parents du monde », des hymnes aryens. Le vieil Océanos, submergé par Poséïdon, — Neptune — relève au-dessus des flots, dans son Prométhée, sa face primordiale. Il admire et il vénère les Géants, les Titans, les Hécatonchires aux cent bras, tous ces révoltés des nuages et des volcans qu’on voit à l’œuvre, sous leur aspect cosmique, dans les chants védiques. Il tient pour eux, se sentant un peu de leur race, contre les « dieux de fraîche date » ; il relève comme un gant de guerre leur rocher tombé. D’après des titres de tragédies perdues, on le voit aussi affilié au culte des Cabires et des Curètes, des Dactyles et des Telchines, ces vieux Génies métallurgiques, mineurs et forgerons souterrains, qui correspondent aux Gnomes de la légende germanique. En tout et toujours, la religion d’Eschyle paraît s’adresser aux puissances occultes qui gouvernent l’univers sans lui apparaître, il adore par-delà la voûte des sanctuaires. La façon mémo dont il conçoit les dieux de son temps dissipe leur figure et détruit leur alliage humain. Il déchire hardiment le voile corporel qui recouvre leur essence première, et les montre, comme à leur naissance, indivisibles des éléments, qu’ils personnifient. — « Le Ciel pur », disait Aphrodite dans ses Danaïdes, « aime à pénétrer la Terre, et l’Amour la prend pour épouse. La pluie qui tombe du Ciel générateur féconde la Terre ; alors elle enfante, pour les mortels, la pâture des bestiaux et le grain de Déméter. » — Ailleurs, il pousse ce cri qui dissout l’Olympien sculpté par Phidias, et disperse dans l’infini son corps et son âme, sa foudre et son sceptre, sa barbe pluvieuse et sa chevelure rayonnante ; « Zeus est l’air, Zeus est le ciel, Zeus est la terre, Zeus est tout ce qu’il peut y avoir au-dessus de tout. » Dans un Chœur de l’Orestie, le Dieu qu’on invoque semble invité à choisir lui-même son nom, dont le poète n’est pas sûr. — « Zeus ! qui que tu sois, si ce nom t’agrée, c’est sous ce nom que je t’implore ! »

Ce large et libre esprit se concilie dans Eschyle, avec la piété la plus haute et la plus fervente. Les contradictions innombrables du polythéisme retentissent douloureusement dans son âme. Les luttes des dieux détrônés et des dieux régnants, leurs vengeances et leurs châtiments arbitraires, le libre arbitre opprimé par la tyrannie du destin, les meurtres ordonnés par des oracles et punis par des décrets également divins, les dynasties et les familles vouées à l’hérédité du forfait, toutes ces redoutables énigmes déchirent évidemment, sa pensée. Mais si leur angoisse consterne son intelligence, elle n’abat pas sa conscience. Toute son œuvre accuse un âpre souci de la vérité. Il cherche le Dieu vrai dans la foule des divinités illusoires, une providence dans le désordre apparent des choses, la loi sous la fatalité, la justice à travers les talions barbares. S’il n’explique pas ces inexplicables problèmes, il en dégage du moins une foi invincible dans l’équité finale qui régit les destinées de l’homme, et l’ordre du monde. L’idée divine s’épure et se perfectionne sans cesse dans ses drames. Quel progrès des imprécations du Prométhée aux hymnes de l’Orestie ! Le bourreau tonnant du Caucase plane sur la maison des Atrides, dans un rayonnement de toute-puissance tutélaire.

« J’ai tout pesé, et, à mes yeux, il n’y a que Zeus pour soulager l’homme du fardeau des vaines inquiétudes. Qui chante à Zeus un chant d’espérance, verra son vœu s’accomplir. C’est lui qui conduit les hommes dans les voies de la sagesse. C’est lui qui a porté cette loi : la science au prix de la douleur. Même pendant le sommeil, le souvenir amer des maux pleut autour de nos cœurs ; et, même malgré nous, la sagesse arrive, présent du Dieu assis sur les hauteurs vénérables. »

De cette foi profonde jaillit la sève vertueuse qui circule partout chez Eschyle, sa flamme morale, son souffre sublime, son zèle de la justice, sa haine ardente de l’iniquité. De là aussi son culte spécial pour les Divinités vengeresses, et ses appels incessants à leur bras tendu contre les pervers. Un vol de déesses sinistres tournoie sur ses drames, l’œil aux aguets, l’oreille aux écoules. Até, Adrastée, les Érynnies, les Imprécations, le glaive dans une main, la torche dans l’autre, font des rondes de nuit autour de sa scène.

Le style d’Eschyle est extraordinaire comme son génie ; il fait le bruit d’un orage, il a le cours d’un torrent. Ses contours grecs sont tourmentés par l’hyperbole asiatique. Saumaise s’offusquait de le trouver « pétri d’hébraïsmes », et le savant voyait juste, si le pédant avait tort. Il y a concordance entre la Bible et Eschyle. Cet Athénien a parfois la voix d’un psalmiste ou d’un prophète d’Israël. Mêmes ellipses énigmatiques, mêmes allitérations symétriques, même apreté de ton et d’accent, mêmes ruissellements de larmes et mêmes éclats d’anathèmes. La langue, chez lui, n’a rien du développement oratoire qu’elle prend dans Sophocle et dans Euripide ; elle ne déroule pas la pensée, elle la darde en vers soudains et rapides, isolés comme les flèches que le sagittaire lance de son carquois, une à une. On dirait l’arc de David tendu par la main d’Apollon. Il a des mots chimériques taillés d’un seul bloc, dont le phlattothrattophlattotrat d’Aristophane est la parodie. Rien de comparable à ses chants lyriques pour l’emportement de l’allure, l’audace effrénée des tours et des rythmes, le débordement des images. Leurs épithètes éblouissent, leurs exclamations font songer aux cris des orgies bachiques. Les vers de ses dithyrambes semblent quelquefois, pris d’ivresse, exécuter une saltation sacrée autour de l’idée. La Grèce, telle qu’il la fait voir, apparaît illuminée et défigurée par les éclairs de l’Apocalypse. Ses métaphores sont prodigieuses, elles ont moins de beauté que d’énormité. Il appelle la poussière « sœur altérée de la boue », ou « messager muet de l’armée » ; la fumée, « sœur chatoyante du feu ». L’aigle qui dévore Prométhée est le « chien ailé de Zeus ». La mer est « la marâtre des vaisseaux » ; elle ouvre pour les engloutir « une âpre mâchoire ». Il la voit après les naufrages des Grecs revenant de Troie, « toute fleurie de cadavres ». Le pont que Xerxès jeta sur le détroit, il en fait « un joug à son cou ». Le chœur des Suppliantes crie au héraut égyptien qui l’insulte en débarquant à Argos : « L’outrage aboie sur le rivage. Tu l’as bue, l’onde amère, et tu me la rejettes à la face, toi qui me parles ainsi ! » Danaos racontant à ses filles que les Argiens leur ont voté l’hospitalité, dit que l’air s’est hérissé des mains droites levées de tout le peuple ». Tydée accuse Amphiaraos de « faire le chien couchant devant la mort ». Étéocle répond au Chœur des vierges qui le supplient de ne pas combattre contre son frère : « Je suis aiguisé, tes paroles ne m’émousseront pas. » Ailleurs le fer s’incarne et s’anime, il devient « l’émigré de Seythie, un dur répartiteur d’héritages qui jette aux guerriers les dés de la terre ».

Ce tonnerre poétique détonnait dans l’atmosphère athénienne. Aristophane, si hardi pourtant, s’en moque un peu, tout en l’admirant. Il doit être l’interprète du goût attique, lorsque, faisant lutter Eschyle avec Euripide, il décrit « les mots ampoulés que sa bouche ouverte à deux battants lance, drus et serrés, sans frein ni mesure » ; « ses périodes empanachées, hautes comme des montagnes », « ses mots équestres à l’ondoyante aigrette », et « ses vers liés comme les poutres de la charpente d’un navire ». Mais l’admiration perce sous cette moquerie stupéfaite. Vous diriez le Satyre du bas-relief, qui mesure avec une grimace effrayée l’orteil de Polyphème endormi.

Ce violent génie s’attendrit parfois ; son âpreté se déride, et alors il distille le miel comme le lion de Samson. De rares sourires effleurent sa bouche contractée par le rictus tragique, mais ces sourires sont divins. Aussi bien que Dante, Eschyle est le maître de la grâce comme de la colère.

Ce qu’il faut dire, c’est que, comme tous les poètes de sa taille, Eschyle est au-dessus du goût et des règles. Ses difformités sont inhérentes à sa hauteur même. Il y a de l’obscurité sur ses pensées comme il y a des nuées sur les cimes. Il a l’emphase de la tempête et le hérissement du lion. Les toises et les aunes de la rhétorique se rapetissent jusqu’au ridicule, lorsqu’elles s’appliquent à de tels génies. — Qu’ils soient comme ils sont, ou qu’ils ne soient pas !

III. — Les ruines et les destructions de son œuvre. §

Eschyle avait composé quatre-vingt-dix tragédies, il en reste sept ; c’est le plus effroyable naufrage poétique de l’antiquité. Avec des trésors de génie, une masse de mythes, de traditions, de légendes, remontant, par-delà Hésiode et Homère, aux origines de la pensée grecque, a disparu dans ce grand désastre. Un monde s’est évanoui sous la fumée de quelques manuscrits détruits par le feu. Au second livre de son poème, Virgile fait voir à Énée, dans les ténèbres brûlantes d’Ilion renversée, les formes redoutables des Divinités qui président à sa destruction.

Apparent dirae facies, inimicaque Trojae
Numina magna Deum…

De même, des fables terribles, des drames inouïs, des groupes tragiques de trilogies enlacées, comme celui du Laocoon, d’une même chaîne de douleur, apparaissent confusément dans les flammes qui dévorèrent l’œuvre d’Eschyle : Niobé, la Lycurgie, Penthée, les Prêtresses, l’Éthiopide, les Égyptiens, Memnon, le Rachat d’Hector, Prométhée porteur de feu et Prométhée délivré. — Des fantômes comiques s’y montrent aussi, riant à vide d’un énorme rire, comme des masques dont les visages se sont retirés. Ce sont ses Drames Satyriques tous anéantis : — Sisyphe transfuge, le Lion, Circé, Glaucus marin, les Rongeurs d’or, les Faiseuses de lits. Ces tragédies et ces comédies mortes errent et reviennent à l’état spectral, dans les écrits de la basse époque, évoquées par la citation d’un scholiaste ou d’un grammairien. Les unes, dépouillées de toute forme, n’ont rien gardé que leur titre, pareilles à ces « têtes vaines des morts » dont parle Ulysse, dans l’Odyssée. D’autres survivent par des traits sublimes ; on dirait des javelots brisés qui sifflent encore. La plupart n’ont laissé que des strophes éparses, des phrases inachevées ou insignifiantes qui rappellent ces sons confus dénués de mémoire et presque de sens, que les Ombres échangent au bord du Le thé. Rien de lugubre comme ces ruines de l’œuvre d’Eschyle : images en lambeaux, idées lézardées, cratères vides de passions éteintes, questions de dialogues tronqués qui restent éternellement sans réponse, invocations qui crient dans le désert d’un texte effacé. Tel passage, désormais inintelligible, ressemble à une frise raturée. Tel vers gigantesque se dresse sur l’emplacement d’une trilogie, colonne unique du temple abattu. — Il y a des espaces laissés en blanc, aux angles des vieilles mappemondes du quinzième siècle, qui portent cette légende gravée entre leurs lignes indécises : Hic sunt Leones. On pourrait inscrire ces trois mots, avec une variante, au-dessus de la liste des tragédies perdues d’Eschyle : — « Il y avait ici des lions. »

Mais on peut restituer le génie d’Eschyle d’après ses débris, comme on recompose les êtres antédiluviens d’après leurs vestiges. Sept drames nous restent de cette défaite de chefs-d’œuvre, et ce sont encore les « Sept Chefs » du théâtre grec.

Chapitre V,
la Perse et la Grèce §

I. — Immensité de l’empire des Perses. Le grand Roi, ses richesses et sa puissance. §

Le Vendidad, un des livres sacrés de la Perse, raconte qu’à l’origine du monde, Ormuzd, le dieu céleste, remit au héros Yma des armes invincibles, et lui donna trois cents contrées pour domaine. Mais les hommes et les bœufs, les chevaux et les chameaux, les chiens et les oiseaux, s’y multiplièrent de telle sorte que ce grand espace devint trop étroit pour les contenir. Le dieu accorda à Yma trois cents autres pays encombrés bientôt comme les premiers. Il lui fit don de trois cents régions nouvelles, encore une fois débordées par le flot montant des générations. Alors Yma marcha vers les étoiles, et il fendit l’extrémité de la terre d’un si rude coup de sa lance d’or, qu’elle s’écarta sous le choc et devint plus grande d’un tiers qu’elle n’était. Une rallonge lui parut encore nécessaire ; il la frappa de nouveau, et elle doubla d’étendue, — « Alors — dit le Vendidad — les bœufs, les bêles de somme et les hommes ont marché en avant à leur fantaisie et comme ils l’ont voulu. »

Au cinquième siècle avant notre ère, les Rois de Perse avaient presque réalisé l’exploit fabuleux attribué à leur grand ancêtre ; leur lance avait ébranlé et conquis la terre. L’Empire démesurément agrandi par Cyrus, encore accru par Cambyse, dominait le monde. En dehors de la Perside et de la Médie, il possédait, à l’état de nations sujettes, la Babylone, la Lydie, la Phénicie, la Judée, la Syrie, la Cappadoce, la Thrace, la Phrygie, la Cilicie, la Paphlagonie. La Bactriane et le Petit Thibet l’enfonçaient dans l’Inde, l’Égypte était une de ses provinces, la Grèce asiatique de l’Asie Mineure et de l’Ionie lui appartenait. Avec Chypre, Samoa, Chio et Lesbos, il s’était emparé, dans la Méditerranée, des pierres du gué maritime qui menait aux rives de l’Occident. Le colosse couvrait l’Asie, entamait l’Afrique, et, par la mer, allongeait déjà son pied sur l’Europe. L’écart de ses frontières allait de l’Hellespont à l’Indus. Cyrus le Jeune les définissait en disant qu’elles s’étendaient depuis la région du froid insupportable jusqu’à la zone de l’insupportable chaleur. Les Prophètes mêmes d’Israël sacraient sa puissance et oignaient sa force. Daniel eut une vision où il le voyait, « heurtant de la corne vers le nord et vers le midi ; et aucun peuple ne pouvait tenir contre lui ». Ézéchiel le compare à un dragon dont le battement d’ailes est « pareil au bruit d’un grand camp ». Isaïe montre Jéhovah mettant la main sur Cyrus et le lançant vers le monde qu’il lui a livré : — Ainsi, dit Jehovah à Coresch (Cyrus), son Messie : « Je te soutiens par le bras pour étendre les nations devant toi. Je briserai les reins des rois en dénouant leurs ceintures ; je t’ouvrirai les battants des portes et je romprai les verrous de fer. — Je te donnerai les trésors de l’obscurité, les richesses profondément enfouies, afin que tu saches que c’est moi qui t’ai appelé, avant que tu ne m’aies connu. »

Le roi de cet énorme empire s’appelait par excellence le « Grand Roi ». « Longue-Main » était aussi un de ses surnoms, parce que sa droite se déployait sur la terre, et qu’aucun peuple n’était hors de son atteinte. Sa capitale d’hiver, la ville de Suse, construite en forme de faucon aux ailes éployées, figurait cette souveraineté. Ses armées étaient innombrables, leurs phalanges étaient des nations. Toutes les richesses du monde affluaient dans son trésor par des pentes aussi entraînantes que celles qui portent les fleuves à la mer. Il tirait, chaque année, vingt mille talents d’or de ses États tributaires ; les peuples dépourvus de métaux payaient en nature. Les Ethiopiens donnaient des dents d’éléphant et du bois d’ébène ; les Arabes, comme les mages de l’Évangile, offraient de l’encens ; les tribus caucasiques envoyaient cent jeunes garçons et cent vierges. L’Empire nourrissait en outre le roi et sa maison, et les défrayait de toutes choses. Telle ville fournissait le pain, telle autre la viande ; celle-ci le vin, celle-là les eunuques et les chiens de chasse. Babylone, à elle seule, enfreignait pour le service de la cour un haras de seize mille cavales et de huit cents étalons. Ajoutez l’obligation rigoureuse de n’aborder le monarque, pour une audience ou pour une requête, qu’en déposant à ses pieds un présent mesuré à la fortune du solliciteur. Le roi prenait le poisson du pécheur et l’agneau du pâtre aussi bien que le coffre de la province et le joyau du satrape. La concubine morne du harem, implorant une faveur, devait détacher un collier de son cou ou une bague de ses doigts. L’idole était irrassasiable d’offrandes, il fallait la redorer sans cesse pour être exaucé. Ces flots de richesses, charriés par des milliers de canaux et aboutissant à un centre unique, accumulaient leur trop-plein dans des réservoirs immobiles. À Suse, à Echatane, à Persépolis, le Grand Roi avait des greniers et des caves d’or. Les monnaies métalliques, fondues au creuset, s’y déversaient dans des jarres de terre, à l’état liquide. Quand le métal était refroidi, on brisait le vase où la masse s’était moulée en lingot compacte, et on le coupait ensuite selon les besoins. Un siècle plus tard, lorsque Alexandre prit Suse, il y trouva cinquante mille talents, plus d’un milliard d’aujourd’hui.

Une splendeur prodigieuse entourait ce Roi redoutable. On entrevoit, à travers quelques versets de la Bible, ses palais de marbre revêtus de pourpre, avec leurs lits d’or dressés sur des paves de porphyre. Sa cour était un monde de dignitaires, de gardes, de veneurs, de pages, d’eunuques et d’esclaves. Les plus belles femmes de l’Empire, recrutées dans toutes les provinces, peuplaient et renouvelaient son sérail. Ses parcs de cèdres, ses jardins de roses, remplis d’antilopes et de rossignols, étaient si magnifiquement délicieux que le « Paradis » en a pris leur nom. Quinze mille convives mangeaient chaque jour à ses tables. Athénée et Polybe nous ont transmis le menu de ces repas dévorants que les Macédoniens trouvèrent inscrit sur une colonne de cuivre, comme un rituel culinaire. Mille bœufs, quatre cents moutons, cinq cents oies grasses, trois cents tourterelles, six cents oiseaux rares, des monceaux de blé, des flots d’huile, une mer de vin, des épices à surcharger un vaisseau ; tout s’y compte par tas et par hécatombes. La « Bouche du Roi », comme l’étiquette appela plus tard ce service, était un gouffre qui engloutissait, chaque jour, la nourriture d’une grande ville. Le livre d’Esther parle d’un festin donné par Assuérus — le Xerxès d’Hérodote — à ses commensaux, qui dura sept jours et sept nuits. Xerxès y parut, sans doute, coiffé de la tiare droite que le monarque seul avait droit de ceindre, et vêtu de cet habit chargé de diamants, qu’un historien grec, vantant la force de son successeur, le loue d’avoir pu porter tout une matinée, sans qu’il eût faibli sous son poids.

Au centre de cet éblouissement, le Grand Roi régnait dans une profondeur, masqué en dieu, invisible et inabordable. Le peuple ne le connaissait que par les taureaux ailés à face humaine, dressés aux portes de son palais, symboles de sa force et de sa puissance. Un rideau de pourpre voilait, comme un nuage, ce soleil humain, pondant ses audiences. Qui l’approchait devait d’abord l’adorer, c’est-à-dire se prosterner à ses pieds : Thémistocle lui-même, pour voir Artaxerxe, dut plier sa taille de héros à cette servile étiquette. Sa présence frappait de mort l’audacieux qui osait paraître devant lui sans avoir été appelé. — « J’irai donc chez le Roi » — dit à Mardochée Esther, la reine favorite, la « Perle », comme il l’avait surnommée, — « J’irai chez le Roi, ce qui est contre la loi. Si alors je péris, que je périsse ! » — Et elle s’achemine vers la chambre royale, comme elle entrerait dans l’antre d’un lion endormi.

Le Roi pouvait tout et il voulait tout, son omnipotence était absolue. Il avait hérité de toutes les souverainetés des nations conquises : la théocratie des Pharaons, la divinisation des rois assyriens, s’étaient ajoutées à son despotisme. Les lois s’abattaient devant son caprice ; il trônait au-dessus de tout droit et de tout devoir, — Cambyse devint amoureux de sa sœur, et il voulut l’épouser. Cependant un scrupule le prit, il convoqua les juges royaux et leur demanda si c’était permis. Les juges répondirent qu’ils ne savaient aucune loi qui autorisât le mariage entre frère et sœur, mais qu’ils en connaissaient une permettant au roi de Perse de faire tout ce qu’il voudrait. — Tout ordre sorti de sa bouche était fatal et irrévocable. Qu’il y persistât ou s’en repentit, il ne pouvait pas plus le rétracter que l’arc ne peut ramener à lui la flèche lancée par sa corde. — Le Darius de la Bible (Dariawesch) décrète que quiconque, dans l’espace de trente jours, priera un autre dieu que lui, sera jeté dans la fosse aux lions. Daniel monte sur sa terrasse, à l’heure de la prière, il s’agenouille, le visage tourné du côté de Jérusalem, et il invoque l’Éternel. Les satrapes le dénoncent au roi, qui veut le sauver ; mais ils lui disent : « — Sache, ô roi, que la loi des Perses est qu’aucun arrêt rendu par le roi ne puisse être ni révoqué, ni changé. » Darius, qui aimait Daniel, se désole : il n’en fait pas moins jeter aux lions le prophète, et il scelle de son anneau la dalle de la fosse.

Les sujets du grand Roi lui appartenaient corps et biens ; aucune distinction dans leur esclavage. Il y a des taureaux dans un troupeau, et il y a aussi des pourceaux ; tous également soumis au bâton et au couteau du pasteur. De même le gouverneur du royaume ne pesait pas plus dans l’arbitraire du monarque que le gardien de ses étables ou le porteur de son chasse-mouches. — Cambyse voulant, un jour, prouver son adresse à son chambellan Prexaspès, perça son fils, en présence du père, d’un coup de flèche entre les deux yeux. Une autre fois il fit enterrer vifs douze jeunes nobles, la tête en dehors du sol, sans prétexte aucun, sans colère, parce que telle était sa fantaisie du moment. — Un jour, il ordonne de faire mourir Crésus qui, depuis la conquête de son royaume par Cyrus, vieillissait honorablement à la cour de Perse. Les hommes chargés de l’exécution la retardent, craignant qu’il ne les châtie l’heure d’après, pour avoir trop vite obéi. Il se repent en effet, il est content d’apprendre que Crésus vit encore ; mais il punit de mort les exécuteurs qui ont osé discuter son ordre. — Plus tard, Xerxès, après Salamine, surpris par une tempête dans sa fuite, demande au pilote s’il reste une chance de salut : l’homme lui répond que le vaisseau sombrera, s’il n’est déchargé de la moitié de ses passagers. Xerxès regarde ses courtisans qui comprennent et qui se prosternent. Ils se jettent du pont dans la mer, le navire allégé atteint le rivage, Xerxès, parce que le pilote a sauvé la vie du roi, lui fait présent d’une couronne d’or ; et il lui fait trancher la tête, parce que son conseil a causé la mort de beaucoup de Perses.

Tel était le Grand Roi, incarnation formidable des puissances et des monstruosités de l’Orient, armé de forces qui, depuis un siècle, avaient tout dompté et tout asservi, dominateur absolu du monde. La terre, selon la parole biblique, « tremblait et se taisait devant lui ».

II. — Faiblesse et médiocrité de la Grèce. §

Aux extrêmes frontières de son empire, s’agitait dans une péninsule maigre et sèche, entrecoupée de montagnes, toute de côtes au terrain pierreux, un petit peuple qui, selon le mot d’un de ses poètes, « avait eu la Pauvreté pour sœur de lait ». Il n’y avait guère que deux liens entre ses tribus querelleuses : les Dieux d’Homère et d’Hésiode, et, chaque année, des Jeux solennels où elles se ralliaient un instant, dans une trêve de fraternité. Les Grecs avaient eu un âge héroïque, mais lointain déjà, presque immémorial, perdu dans l’horizon de la Fable. Dans l’intervalle, cette race s’était dispersée en colonies florissantes, sur les rives de l’lonie et de l’Italie, et ces essaims semblaient avoir emporté avec eux le miel et l’industrie de la ruche. On eût dit que les enfants prodigues de la mère patrie avaient réclamé, en l’abandonnant, son génie héréditaire, comme leur patrimoine. Les philosophes qui ont fondé la science, en soulevant le masque mythologique qui recouvrait la nature, Thalès et Anaximandre, Xénophane et Pythagore enseignaient tous dans la Grande Grèce et l’Asie Mineure. Anacréon chantait à Téos, Simonide et Bachylide à Céos, Arion à Sardes, Archiloque à Paros, Alcée et Sapho à Lesbos. Les îles de la mer Egée formaient une sorte de constellation de la Lyre qui brillait en dehors de l’Hellade encore à l’état d’astre en formation. Sparte faisait bande à part : casernée dans les institutions farouches de Lycurgue, elle inaugurait sa morne existence de cloître guerrier exploitant un troupeau de serfs. Athènes, à demi rustique, dégrossie par les lois de Solon, à peine délivrée de la tyrannie des Pisistratides, s’exerçait obscurément, sous le patronage de Clisthènes, à l’apprentissage de la liberté. Argos, déchue de sa vieille gloire homérique, végétait sur le tombeau d’Agamemnon, comme un laurier mort. Thèbes, oublieuse d’Hercule, attendant Épaminondas et Pindare, n’était encore que la capitale de la Béotie.

Mais cette race élue portait en elle des divinités qui devaient conquérir le monde : les génies de la beauté, de la civilisation, de l’éducation, du progrès ; une religion ouverte à toutes les hardiesses et à toutes les conceptions de l’esprit, le sens unique et parfait des arts, le culte des idées pures, un don de perfectionnement qui transformait tout ce qu’elle touchait. Elle parlait une langue si mélodieuse et si lumineuse que tout autre idiome auprès d’elle paraissait un jargon grossier. Toute pauvre et exiguë qu’elle était, la conscience de son aristocratie native lui faisait appeler « Barbares » ceux qui vivaient hors de ses mœurs et de ses cités. Un aiguillon supérieur, l’amour de la gloire, la poussait aux travaux sublimes de faction et de la pensée. Ce coin de terre était le point du jour de la civilisation éternelle ; l’imperceptible peuplade sentait battre en elle l’âme du monde.

Le feu couvait, le glaive l’attisa, et il en fit jaillir la grande flamme qui éclaire encore toute l’humanité.

Vers l’an 489, la Perse déclara la guerre à la Grèce. Le Géant massif et chaotique de l’Asie marcha contre l’Homme dont la petitesse, restée droite au milieu du prosternement unanime, choquait de loin son orgueil.

III. — Darius lui déclare la guerre. — Il réclame l’hommage de la terre et de l’eau aux cités hellènes. — Réponse de Sparte et d’Athènes. §

Darius avait contre la Grèce des ressentiments qui motivaient son attaque. L’Ionie et l’Archipel s’étant soulevés contre la domination des Satrapes, Athènes avait envoyé vingt-cinq trirèmes à leur aide. Ses soldats avaient pris et incendié Sardes, la capitale lydienne des rois de Perse. Hippias, le fils de Pisistrate, réfugié à Suse, était devenu le conseiller de Darius, et le petit tyran déchu poussait le grand despote à la guerre, pour restaurer son principal sur les ruines de sa patrie subjuguée. Des intrigues de cour compliquaient et envenimaient ces griefs. Atossa, la femme de Darius, avait un désir fantasque et obsédant comme un rêve, celui d’être servie par des jeunes filles athéniennes. La sultane voulait être coiffée et habillée par des Grâces. De tout temps, l’alcôve a été le véritable Divan des monarchies asiatiques. C’est de là que parlent les faveurs subites et les disgrâces foudroyantes, les révolutions de palais et les déclarations de guerre. — « Tu es terrible comme une armée rangée en bataille ! » ont pu toujours dire les rois d’Orient à leur favorite, comme Salomon à la Sulamite. Les femmes actives et vives de l’Europe, comparées aux belles femelles oisives de l’Asie, frappaient d’ailleurs vivement l’imagination des hommes de l’Iran. Darius, passant par la Pœonie, avait été saisi, comme d’une apparition, par la rencontre d’une jeune femme qui, portant gracieusement un vase sur son front, conduisait un cheval à l’abreuvoir, et filait en même temps sa quenouille. La « dame » — Dam, comme l’appelait la vieille langue aryenne, — maîtresse de la maison, reine du foyer, s’était révélée et montrée à lui.

Quoi qu’il en soit, Darius, apprenant l’incendie de Sardes, demanda d’abord : « Qu’est-ce donc qu’Athènes ? » avec l’étonnement d’un homme mordu au talon par nu insecte invisible. Peut-être consulta-t-il, pour s’en informer, cette coupe magique gardée dans le trésor des rois de Perse, où, d’après le Schah-Nameh, les contours des sept zones du monde étaient gravés en relief, et qui montrait à ses initiés tout ce qui se passait sur la terre. Puis la colère le prit ; il lança comme un message une flèche vers le ciel, et il s’écria : « Accorde-moi, ô Dieu ! de me venger des Athéniens ! » Un esclave eut ordre de se tenir debout derrière lui, à sa table, et de lui répéter par trois fois, pendant le repas ; — « Maître, souviens-toi des Athéniens ! » Son premier acte fut d’envoyer aux cités grecques des hérauts chargés de leur réclamer la poignée de terre et la cruche d’eau, hommage formel de vassalité, symbole parlant de la sujétion. Qui l’accordait, livrait le pays ; il tenait tout entier dans cette double offrande. La terreur de la puissance perse était telle que la plupart des villes consentirent. Thèbes, elle-même, la cité de Cadmus, envoya au Grand Roi une motte de la glèbe héroïque, d’où ses pères étaient sortis en armes, des dents semées du Dragon. Mais Sparte et Athènes firent une réponse cruellement superbe à l’insolente sommation. Avec une de ces ironies littérales que l’antiquité appliquait souvent aux supplices, les Spartiates jetèrent dans un puits le héraut de Darius, en lui criant d’aller y prendre la terre et l’eau pour le roi. Les Athéniens précipitèrent le messager dans le Barathron, et ce châtiment ne satisfit pas leur orgueil blessé. Un interprète, qui accompagnait l’envoyé des Perses, avait transmis en grec l’ordre de Darius. Celle sommation d’un despote barbare, traduite dans leur langue généreuse et libre, leur parut un crime de lèse-majesté. Ce fut pour eux un sacrilège comparable à celui d’un homme qui aurait jeté des choses impures dans un fleuve sacré. Thémistocle fit voter la mort du profanateur. — On a déchiffré récemment un papyrus d’Herculanum soutenant cette thèse : « Que les dieux parlent grec. »

Chapitre VI,
première guerre médique §

I. — Débarquement de la flotte persane. — Défection de Sparte. — Apparition du dieu Pan au messager d’Athènes. — Miltiade. §

Darius envoya contre Athènes une armée de deux cent mille hommes, commandée par le Mède Datis et par son neveu Artaphernès. Son mot d’ordre était de capturer vivants ces esclaves rebelles, et de les envoyer à la chaîne, dans son palais de Suse. Il était curieux de voir des êtres assez fous pour lui avoir résisté. En cas de victoire, les Grecs auraient défilé sans doute devant lui, un mors à la bouche et la corde au cou, comme les captifs égyptiens que Cambyse passa en revue, sur les ruines de Memphis. On déchiffrerait peut-être aujourd’hui, sur l’inscription de Behistoun, le nom de Miltiade, à la suite de ceux des rebelles mèdes que Darius se vante d’avoir mutilés de sa propre main : — « Phraorte fut pris et amené devant moi, je lui coupai le nez, les oreilles, la langue. Il fut tenu enchaîné à ma porte, tout le peuple le voyait. Ensuite je le fis crucifier à Ecbatane, avec ses complices… » — « Tachmaspadès fut amené devant moi, je lui coupai le nez et les oreilles : plus tard, je le fis crucifier à Arbèles. »

L’armée persane embarquée à Cilicia sur une flotte de six cents trirèmes côtoya le rivage jusqu’à Samos, et poussa vers les îles de la mer Egée. Elle prit en passant Naxos et Délos, et s’empara d’Érétria, qu’elle livra aux flammes. Une tradition, citée par Platon, donne l’idée de l’effroi produit par ces masses écrasantes tombant sur la Grèce. Elle dit que les Perses n’eurent qu’à joindre les mains autour de la ville, pour envelopper tous les habitants comme dans les toiles d’un filet. Après la prise d’Érétria, la flotte, qui portait Hippias à son bord, jeta l’ancre dans une baie de l’Attique, en face d’une plaine vaste et nue, déployée sous un hémicycle de coteaux rocheux et d’âpres montagnes. Hippias avait désigné cette plage comme une porte ouverte. Mais le génie d’Athènes trahit victorieusement le traître : la brèche indiquée par Hippias, c’était Marathon.

Athènes, si terriblement menacée, appela Sparte au secours. Elle lui envoya Phédippide, le plus agile de ses coureurs. Il y a, dès le début, quelque chose de l’essor dans toute celle histoire ; Phédippide courut comme si Hermès lui avait prêté son pétase ailé et ses talonnières. En deux jours, il fendit les mille stades qui séparent Athènes de Lacédémone. Message vain, exploit inutile : l’égoïste Sparte montrait déjà à la Grèce cette face louche et morne, sombrement envieuse, sourdement hostile, qui, plus tard, la médusa tant de fois. Elle avait du plomb à ses sandales, si Phédippide avait des ailes à ses pieds. Sa réponse, digne d’une tribu fétichiste gouvernée par un astrologue, fut qu’une antique coutume lui défendait d’entrer en campagne avant la pleine lune ; or on était au dernier quartier. Sparte promit de marcher, mais dans cinq jours seulement, lorsque l’astre serait reparu dans son plein. Cette basse superstition n’était-elle qu’un méchant prétexte ? Cette question de lune était-elle le masque d’un odieux calcul ? Les historiens anciens n’expliquent pas l’énigme, ils la posent sans la résoudre. — Heureusement, avec le refus de Sparte, Phédippide rapportait à Athènes l’oracle d’un dieu. En traversant la forêt du mont Parthénion, Pan lui était apparu, joyeux et radieux, sous les étoiles que reflétait sa poitrine. Il l’avait interpellé par son nom, et sa grande voix, où bruissaient les souffles des bois, avait prédit la victoire.

Athènes, réduite à combattre seule, n’avait que dix mille hoplites, avec mille soldats de Platée, son alliée fidèle, contre les deux cent mille de l’envahisseur. Il lui fallait un héros pour oser et vaincre, les dieux l’envoyèrent. MiItiade revenait d’une colonie de la Chersonèse, qu’il avait durement gouvernée, à la façon des « Tyrans » d’alors. C’était un homme du temps d’Hippias, d’esprit et d’éducation despotique. Mais rentré à Athènes, retrempé dans son air énergique et libre, le petit satrape devint un grand citoyen. Contre l’avis des autres stratèges, qui voulaient retrancher la défense au cœur de la ville, la circonscrire au rocher sacré, il soutint que le salut était dans l’attaque, qu’il fallait marcher sur l’ennemi au lieu de l’attendre, le frapper sur le rivage même de la mer, au seuil bruyant de la patrie grecque. Sa résolution l’emporta.

II. — Marathon. — Prodiges et visions du champ de bataille. — L’idylle de Marathon. — Le messager de Marathon. §

Un matin, la petite armée athénienne, campée sous les hauteurs qui dominaient Marathon, entonna le chant du Paean, et fondit au pas de course sur les Perses. Avec l’élan de l’aigle, elle en prit la forme. Tandis que le centre rompait, les deux ailes hérissées de lances enveloppaient l’ennemi qui leur faisait face, puis se rabattaient, en le refoulant, sur les masses qui avaient entamé leur front. Les Perses s’enfuirent en déroute vers leurs vaisseaux rangés sur la plage, poursuivis par les Athéniens qui essayèrent d’y mettre le feu. On eût dit la bataille des navires du quinzième chant de l’Iliade reprenant ses glaives et ses torches. Mais cette fois elle avait fait volte-face : c’étaient les guerriers de l’Asie, poussés et rejetés sur leur flotte, qu’assaillaient les Grecs. Ce fut dans cette attaque que le frère d’Eschyle, Cynégire, eut les bras coupés en étreignant la galère ennemie qu’il mordit ensuite : abordage épique d’un homme et d’un vaisseau se déchirant corps à corps. Au moment où la flotte reprenait la mer, on vit un bouclier poli d’une rondeur énorme, se lever sur une cime du Pentélique, comme un astre de mauvais augure. L’œil perçant de Miltiade y lut aussitôt un signal de traîtres, un appel des partisans d’Hippias avertissant les Perses qu’Athènes, sans défense, était à la merci d’une surprise qui devancerait son retour. Dès que le bouclier sinistre parut, en effet, la flotte cingla à force de rames vers le cap Sunium. Mais Miltiade, redressant son armée harassée d’un effort sublime, la porta, à marche forcée, de Marathon sur Phalère, comme s’il l’enlevait dans le nuage poudreux du combat. Elle y arriva avant les vaisseaux. Cette course fulgurante déconcerta l’ennemi retrouvant, aux abords d’Athènes, l’armée qui venait de le vaincre à dix lieues de là. La flotte s’enfuit vers les Cyclades ; Athènes était sauvée une seconde fois.

La pleine lune étant enfin venue, la lourde armée de Lacédémone s’ébranla et se mit en marche. Elle arriva le lendemain du combat, juste à temps pour inspecter curieusement les cadavres des Perses encore gisants sur le sable. Il ne fallut rien moins que le soleil des Thermopyles pour éclaircir l’éclipse lunaire de la sombre Sparte.

Les miracles ne manquèrent pas à cette victoire merveilleuse, l’enthousiasme suscita des apparitions. On vit, au fort de l’action, le fantôme de Thésée s’élancer sur les rangs barbares. Un paysan inconnu combattait à côté de lui, armé d’un manche de charrue dont il frappait les ennemis ; à chaque coup, il traçait autour de lui un cercle de morts. Ce Samson grec disparut après la bataille. L’oracle de Delphes, consulté par les Athéniens, leur ordonna d’adorer en lui le héros Échellos, c’est-à-dire « l’Homme au manche de charrue » : —’Εχέτλη : — sans cloute l’incarnation du pays rural, le moissonneur des gerbes se transformant en faucheur d’hommes, aux jours de combat. Toutes les nuits le champ héroïque rejetait ses morts qui recommençaient la bataille ; la campagne retentissait du fracas des lances et du ronflement des chevaux. Pausanias dit que ceux qui venaient exprès dans la plaine, pour épier cette mêlée de Mânes, étaient frappés par des épées invisibles, mais que le passant qui l’apercevait par hasard était épargné. De tous temps les fantasmagories nocturnes ont craint et repoussé les témoins. Les « Chasses Noires » et les « Chasses Furieuses » de la mythologie germanique traquaient les bûcherons et les pâtres embusqués derrière les taillis pour les voir passer et souvent elles mêlaient leurs membres à la curée des fauves poursuivis.

Athènes récompensa les vainqueurs, mais simplement et sans faste. Elle ne comprenait pas les exploits de tous absorbés par la gloire d’un seul, l’idolâtrie du chef érigée sur le sacrifice de l’armée. La bataille fut peinte sur un panneau du Pœcile, et Miltiade y fut représenté avec Callimaque, au milieu d’un groupe de héros et de demi-dieux. Un tumulus fut dressé à Marathon sur ses vaillants morts, entouré de dix colonnes, une pour chaque tribu, qui portaient leurs noms. Les Platéens eurent leur sépulcre à part. Si Sparte avait combattu, elle aurait livré aux corbeaux les Ilotes tués dans ses rangs ; la noble Athènes, chez qui le servage n’était qu’une fraternité inférieure, accorda aux esclaves morts pour sa liberté, un tombeau d’honneur. La plus haute commémoration du triomphe fut l’emploi qu’elle fit d’un bloc de marbre repris à l’ennemi. Les Perses, se croyant vainqueurs par avance, l’avaient transporté de Paros, pour y tailler un trophée. Mais le marbre prédestiné cachait la déesse qui humilie les superbes : Agoracrite, élève de Phidias, fit sortir une Némésis ironique du bloc délivré.

Un épisode ingénu égaye cette glorieuse journée, pareil à un bas-relief pastoral enchâssé dans le socle d’une colonne guerrière. Les Athéniens, avant le combat, avaient fait vœu d’immoler à l’Artémis Agrotère autant de chèvres qu’ils tueraient d’ennemis. Mais ce vœu, s’ils l’avaient strictement accompli, aurait dépeuplé les étables et les pâturages. Toutes les chèvres de la pauvre Attique auraient été la curée de la Chasseresse. Il ne serait plus resté une seule victime pour l’autel de Pan et des Nymphes. On composa donc avec Artémis ; au lieu de six mille abattues d’un coup, il fut décidé que cinq cents chèvres lui seraient sacrifiées chaque année. La « Très-bonne Déesse » accepta cette transaction ; comme, dans une églogue, elle eût pardonné la tricherie d’un pâtre qui, pour vaincre au jeu de la flûte, lui aurait voué imprudemment son troupeau.

« Les feux de l’aurore sont moins doux que les premiers regards de la gloire. » Ces paroles modernes d’une grâce attique, peuvent s’appliquer à cette jeune bataille, aube d’un jour rayonnant, fleur de pourpre d’un printemps sacré. Il y a de la primeur du bourgeon dans ses verts lauriers, il y a de la sève dans son sang fécondant et frais comme une pluie d’avril. Ce petit peuple qui se dévoue à la patrie commune, ces dix mille contre deux cent mille, qui marchent en avant sans regarder derrière eux, cette victoire qui semble divine tant elle est rapide, quel plus noble et plus pur triomphe ! La beauté du lieu s’ajoute à la beauté de l’action. C’est sur une plage sablonneuse comme une arène olympique, que les Athéniens courent à l’ennemi ; les montagnes et la mer l’encadrent : ici le camp, et là les vaisseaux. La tactique du combat a la simplicité des mouvements d’un lutteur ; l’héroïque tragédie s’ordonne selon les lignes des belles unités. Le Messager même ne lui manque pas ; il est représenté par ce soldat qui courut annoncer sa délivrance à Athènes, et tomba mort sur la place, en agitant sa palme, comme un coursier épuisé par l’élan d’un dieu. Marathon ne fut sans doute qu’une escarmouche auprès des grandes luttes qui suivirent mais ce petit combat décida leur issue future. Il exalta et fortifia l’âme d’Athènes, il l’aguerrit aux épouvantes et aux chocs des masses. La Perse était vaincue pour la première fois. La vanité du nombre s’était évanouie devant l’énergie de l’élite, le colosse barbare avait sonné creux sous la lance civique qui l’avait heurté, Xerxès et ses cohues pouvaient venir maintenant, un peuple était debout pour les recevoir.

Chapitre VII,
seconde guerre médique. §

I. — Mort de Darius. — Avènement de Xerxès. — Le songe de Xerxès. §

Cependant, quatre ans après, la Grèce put se croire fatalement perdue ; ce n’était plus une armée, c’était un empire qu’on levait contre elle. En apprenant le désastre de Marathon, Darius avait juré de l’anéantir. La morsure faite à sa puissance par ce petit peuple exaspérait son orgueil. Les préparatifs de sa revanche remplirent quatre années. Des masses de navires, de troupes, de transports, furent rassemblées de la Perside au Bosphore. La mort le surprit au moment où il allait se mettre à la tête de cet armement formidable. Son fils Xerxès lui succéda : les Grecs l’auraient élu, s’ils avaient pu choisir leur ennemi.

Darius n’était pas né dans la pourpre ; il avait agi, administré, combattu avant de monter sur le trône. Après le meurtre du faux Smerdis, et selon le pacte étrange conclu entre les sept prétendants, son cheval de guerre hennissant le premier au soleil levant, l’avait sacré et proclamé roi. En revêtant le faste d’une monarchie divinisée, Darius était resté chef intelligent, soldat intrépide. L’idole n’avait point en lui recouvert et absorbé l’homme : de là son gouvernement énergique et sa sagesse relative. La Perse, telle qu’il l’avait façonnée, fut, un instant, comme une ébauche anticipée de l’Empire romain. Mais il ne put que la pétrir dans l’argile, au lieu de la tailler dans le marbre ; la matière lui manqua, non point le génie. Xerxès, au contraire, demi-dieu de naissance, fut bercé dans une nuée d’encens, par des mains serviles. L’éducation du harem, ce pourrissoir des dynasties de l’Asie, donna en lui son type absolu. Aucun sultan de l’histoire, aucun calife des Mille et une Nuits n’a mieux personnifié le souverain oriental que ce roi absurde et fantasque, vaniteux et vide, infatué de sa volonté et ignorant de l’obstacle, aussi capable d’une action généreuse que d’une atroce méchanceté, mêlant des mollesses de femme à des férocités de bourreau. C’est là le danger de la nature du « Barbare », comme les Grecs, malgré ses raffinements de luxe et de mœurs, appelèrent toujours méprisamment l’Asiatique ; il échappe au raisonnement et à la logique. Les sensations le gouvernent ; elles se succèdent, dans son cerveau, et s’anéantissent l’une par l’autre, avec une rapidité délirante. Il passe d’un bond de la clémence à la cruauté, de la confiance excessive au soupçon aveugle, de la présomption la plus arrogante à la plus basse prostration. Sa tête n’est point éclairée par une lumière fixe, mais par des éclairs.

Darius avait légué l’expédition contre la Grèce à son fils ; Xerxès hésita quelque temps à accepter l’héritage. Il semble qu’Ormuzd et Arihmane, les deux Génies lumineux et ténébreux de la Perse, aient pris, dans sa cour, une figure humaine ; l’un pour le retenir, l’autre pour l’entraîner. Mardonios qui convoitait la Satrapie de l’HelIade rabaissait les Grecs : il les représentait divisés et pauvres, incapables de rallier leurs tribus éparses contre l’unité d’une puissante attaque, proie facile et conquête certaine. Leurs armes tomberaient d’elles-mêmes et leurs vaisseaux s’envoleraient, au retentissement de la Perse en marche. Par-delà la Grèce, il montrait, à l’horizon des mirages, l’Europe féconde en moissons et fertile en arbres fruitiers. L’Empire serait incomplet tant qu’il ne posséderait pas ce jardin du monde.

À ces excitations téméraires, le vieil Artabane, oncle de Xerxès, opposait les prudents conseils qui tombent des barbes blanches comme une neige, pour refroidir les ardeurs. — Darius s’était brisé contre les Scythes nomades et sans villes : son fils pourrait-il vaincre un pays si riche en cités, des hommes aussi exercés aux combats de la terre qu’aux luttes de la mer ? Marathon était-il déjà oublié ? L’Hellespont était scabreux à franchir, plus âpre encore à repasser en cas de défaite. Quelques bateaux rompus pouvaient engloutir la fortune des Perses dans un détroit irritable. — Artabane terminait par ces graves paroles, que Némésis aurait pu mettre dans la bouche d’un de ses prophètes : « Vois comme la Divinité foudroie les êtres qui dominent les autres, et ne souffre pas qu’ils s’en fassent accroire, tant que les petits ne l’irritent point. Vois comme elle lance toujours ses traits sur les hautes demeures et sur les grands arbres. En effet, ta Divinité se plaît à abaisser ce qui s’élève. Ainsi une grande armée est défaite par une petite, parce qu’un dieu, lui portant envie, la frappe de la foudre ou répand sur elle la terreur. Car la Divinité ne permet pas que d’autres qu’elle se glorifient. »

Xerxès hésitait entre les deux avis, un rêve intervint et le décida. On sait quel rôle jouait le Songe dans les monarchies orientales de l’antiquité : on peut dire qu’il était parfois leur premier ministre. Conseiller des ténèbres, favori de nuit, le Songe déchaînait les guerres et bouleversait les empires de ce « petit souffle » qui, comme dit Job, « fait hérisser le poil du dormeur ». Son interprétation clairvoyante faisait d’un esclave un vizir, comme il arriva pour Joseph expliquant à Pharaon son rêve des vaches grasses et des vaches maigres. Un fantôme surgissant entre les candélabres du chevet royal, ébranlait ou retenait des armées ; des têtes de princes et de chefs tenaient au signe de défiance qu’ébauchait son geste obscur dirigé vers elles. — Cyrus fut sur le point de faire tuer Darius qui n’était alors que le fils d’Hystaspe, parce qu’il lui apparut pendant son sommeil, ayant aux épaules deux ailes dont l’une ombrageait l’Asie et l’autre l’Europe.

La nuit qui suivit le conseil entre Artabane et Mardonios, un Songe sortit donc par la porte d’ivoire des visions funestes, et visita Xerxès dormant sur son trône. Il lui apparut sous la forme d’un homme de haute taille, le visage empreint d’une majesté sévère, et lui ordonna de poursuivre l’expédition projetée, sous peine d’être châtié par les dieux. Xerxès, effrayé, fit appeler Artabane. Pour mettre à l’épreuve la vérité de l’apparition, il lui commanda de revêtir le costume royal, de s’asseoir et de s’endormir sur son trône : — « Car, lui dit-il, si c’est un dieu qui l’envoie, pour qui ce soit une joie que nous fassions la guerre à la Grèce, ce songe volera pareillement sur toi, et te donnera les ordres qu’il m’a donnés. » Artabane obéit, le Songe revint plus terrible ; l’homme nocturne reparut, non plus seulement impérieux, mais sombrement courroucé. Il éclata en menaces contre le vieillard qui avait osé dissuader Xerxès de son entreprise ; puis, étendant vers lui ses mains armées de fers rouges, il eut l’air de vouloir lui brûler les yeux. Artabane se réveilla en sursaut, avec des cris d’épouvante : il rétracta son opinion de la veille et se déclara convaincu. La cause était jugée, la guerre serait heureuse, puisque les dieux la voulaient : elle fut aussitôt résolue.

Les Grecs, quand ils entendirent cette page, lue par Hérodote, aux jeux Olympiques, sa rappelèrent sans doute le « malfaisant Oneiros » du second chant de l’Iliade, ce Songe menteur, traître masqué des sommeils perplexes, que Zeus envoie à ceux qu’il veut perdre.

II. — Préparatifs de la seconde guerre. — L’armée des Perses. — Flagellation de l’Hellespont. — La revue d’Abydos. — Larmes de Xerxès. §

Darius avait remué son empire pour le porter sur la Grèce, Xerxès le souleva jusqu’aux fondations. L’Asie, en travail d’extermination, accouchait quatre années après d’une monstrueuse armée qu’on eût dit sortie des vomitoires de Babel.

On croit assister à une scène d’Apocalypse quand on la voit défiler dans le dénombrement d’Hérodote, splendide et farouche, horrible et terrible. Elle rassemblait toutes les races, depuis l’Aryen supérieur jusqu’au nègre infime ; elle parlait toutes les langues, depuis le Zend sacré des mages jusqu’à l’idiome inarticulé des sauvages. Tous les costumes bigarraient ses rangs où la panoplie ciselée coudoyait le sayon de poil ou d’écorce : toutes les armes s’y échelonnaient, depuis ta noble épée de haute trempe jusqu’à la flèche rudimentaire, garnie d’une pointe de silex. Les Perses et les Mèdes ouvraient la marche, ceints de leurs tiares de feutre, le carquois à l’épaule, le poignard à la ceinture, couverts de cuirasses écaillées. Les Assyriens, coiffés de casques d’airain, brandissaient des massues de fer. Les Indiens efféminés traînaient des robes de coton, et portaient des arcs de bambou, comme pour une chasse aux gazelles. Les Caspiens marchaient vêtus de toisons de chèvre ; les Éthiopiens, tranchés en deux par un tatouage de plâtre et de pourpre, s’accoutraient de peaux de panthère. Les Arabes se drapaient dans de longs manteaux que bridait une ceinture étroite. Les Libyens ajustaient à leurs fronts crépus des tôles de chevaux écorchés dont la crinière couvrait leurs épaules. Les Mysiens tenaient en arrêt de longs épieux durcis à la flamme. Les Thraces paraissaient tout fauves, avec leurs brodequins en cuir de cerf et leurs casaques en peau de renard. Les Chalybiens, chaussés de pourpre, arboraient des cornes en bronze collées à leurs joues. Les Sagastes agitaient la corde terminée par un nœud coulant, qu’ils lançaient sur la mêlée, comme un filet dans la mer. Quatre-vingt mille cavaliers tourbillonnaient autour de cette infanterie fourmillante. Ajoutez des nations à ces peuples, à ces légions des phalanges : les Bactriens et les Scythes, les Parthes et les Sogdes, les Gandoriens et les Dadices, les Paricaniens et les Mares, les Paphlagoniens et les Pactyces, les Syriens et les Phrygiens, les Moschiens et les Macrons, les Alarodiens et les Saspires, les Mosynèces et les Tibarènes. Toute une humanité étrange, immémoriale, abolie, dont les multitudes, évoquées par l’historien grec, rappellent l’immense charnier d’Ézéchiel prenant souffle et vie. Il semble même que des survivants d’une époque antéhistorique aient figuré à l’arrière-ban de ce monde en armes. Hérodote raconte que, plus tard, parmi les ossements du champ de bataille de Platée, on découvrit un squelette haut de cinq coudées, un crâne sans suture, et deux mâchoires dont les dents, toutes d’une pièce, ne formaient qu’un os.

Au milieu de l’armée, dans un espace à part, respectueusement circonscrit, s’avançait la garde du Roi : mille cavaliers d’élite et mille doryphores portant, la pointe en bas, leurs javelines fleuries de grenades d’or. Dix étalons superbes, magnifiquement caparaçonnés, la fleur des plaines Nizéennes, précédaient le char d’Ormuzd, traîné par huit chevaux blancs. Char sacré et inaccessible : aucun homme n’avait le droit d’y monter ; le cocher suivait à pied, tenant les rênes dans sa main. Xerxès venait ensuite, debout ou couché sur un quadrige triomphal, planant sur ces multitudes ondoyantes, à la façon d’un dieu dont une mer roulant vers une plage bercerait la marche. Autour de lui, mille cavaliers nobles, distingués par les pommes d’or de leurs lances, et les dix mille Immortels portant sur leurs casques des couronnes d’or. On les nommait ainsi parce que chaque homme congédié ou mort étant immédiatement remplacé, la cohorte renaissait d’elle-même et semblait douée d’immortalité. Les autres troupes suivaient désordonnées et confuses, à perte de vue des horizons traversés.

La flotte égalait l’armée en force et en nombre ; toutes les marines de l’Egypte et de l’lonie, de la Phénicie et de l’Archipel, avaient été rassemblées. Quand Xerxès les passa en revue sous la tente d’or de sa galère sidonienne, qui naviguait le long des proues rangées à la file, ses nomenclateurs comptèrent douze cent dix-sept vaisseaux de guerre à trois rangs de rames, à deux cents rameurs, et trente combattants ; trois mille bateaux de transport munis chacun de soixante soldats. La mer n’avait jamais porté pareil poids.

Des travaux gigantesques frayaient les voies de ce monde en marche. L’isthme qui rattachait le promontoire du mont Athos à la terre ferme, avait été coupé par un canal assez large pour que deux trirèmes pussent y passer de front, à pleines voiles. Un pont de bateaux reliés par des câbles de lin et de papyrus avait été jeté sur le détroit qui sépare Sestos d’Abydos, l’Asie de l’Europe. L’ouvrage paraissait solide, ayant été construit par les Égyptiens, ces manœuvres des hypogées et des pyramides. Une tempête éclata et l’abattit d’un revers de vagues. Xerxès entra en fureur, comme s’il avait été souffleté par ce bras de mer. Il fit fustiger l’Hellespont et jeter une paire d’entraves dans ses flots. On dit même qu’il envoya ses bourreaux marquer au fer rouge le Triton rebelle. — « Ô toi, Eau amère ! » — criaient les flagellateurs tandis que leurs fouets déchiraient sa houle, — « voilà le châtiment que notre maître t’inflige, parce que tu lui as nui quand il ne t’avait fait aucun mal. Le roi Xerxès te traversera, que tu le veuilles ou non. C’est bien justement que nul homme ne t’offre de sacrifices, fausse mer ! car tu n’es qu’un fleuve perfide d’eau salée. »

Ce supplice follement puéril, infligé à un élément, n’a rien qui étonne dans un monarque aussi terriblement absolu que l’était Xerxès. L’omnipotence fait retomber en enfance l’homme qui n’est pas de taille à la supporter. Le vertige saisit sur son comble la souveraineté sans obstacle et sans garde-fou ; il lui fait perdre le sens des réalités, et la notion des limites. Qui peut tout sur les hommes veut bientôt tout sur les choses. Le despote ne distingue plus nettement une rébellion de la nature de l’insurrection d’une province, une mer qui mugit d’un peuple qui gronde. Le mot « Impossible » n’était pas plus persan pour Xerxès qu’il n’était latin pour Héliogabale.

Ces châtiments bizarres appliqués aux choses étaient d’ailleurs dans la tradition de la monarchie de l’Iran. Kereçaepa, un de ses rois fabuleux, frappa, un jour, le feu d’un autel, parce qu’il ne flambait pas assez vite. Firdousi raconte que Cambyse se fit construire un trône en bois de sandal, auquel il attela quatre aiglons affamés, sur la tête desquels des morceaux de viande étaient suspendus. Le quadrige ailé l’emporta par-delà les nues. Arrivé dans la région de l’éther, le roi se dressa de son siège et lança une flèche contre le ciel, en signe de défi. — Le sage Cyrus lui-même, irrité contre un fleuve hostile, le condamna comme Xerxès, et réussit à le supplicier. Le Gyndès ayant englouti un des chevaux sacrés qui l’accompagnaient dans sa marche vers Babylone, il jura que les femmes le traverseraient désormais à gué, sans se mouiller les genoux. Tout un été, son année fut employée à l’écarteler. Trois cent soixante canaux, creusés à force de bras, saignèrent et dispersèrent son courant. L’hydre qui avait dévoré l’animal sacré rampa sur le sable, honteusement mutilée, et ne put jamais plus rassembler ses tronçons épars. — Au dernier siècle encore, Nadir Shah faisait fustiger un arbre jusqu’à ce qu’on eût retrouvé des joyaux volés sous son ombre.

Le pont détruit par l’orage fut aussitôt rebâti, et Xerxès, qui avait hiverné à Sardes, se remit en route avec son armée. En passant à Troie, il fit sacrifier par les Mages aux héros asiatiques tombés dans cette plaine mémorable. Dix jours lui suffiraient sans doute à vaincre ces Grecs qu’ils avaient arrêtés dix ans, sous les murs d’Ilion. L’Iliade aurait une Batrachomyomachie pour revanche. Arrivé à Abydos, en face des ponts relevés, il s’assit sur un trône en marbre, qu’on lui avait dressé au sommet d’un tertre, et d’où il pouvait voir, à la fois, d’un côté, ses troupes de terre inondant la plage, de l’autre, le vol de sa flotte couvrant le détroit. Ce fut là qu’il fut pris de cet étrange accès de mélancolie qui l’idéalise un instant, en jetant sur lui le clair-obscur d’une pensée profonde. D’abord le Roi des rois se déclara très heureux, devant ce déploiement de sa force : puis son regard réduisit en cendre les millions d’hommes qui se mouvaient sous ses pieds, cet horizon fourmillant lui apparut vide comme un champ funèbre, et il se mit à pleurer. Les Satrapes qui l’entouraient s’étonnèrent, comme s’ils avaient vu les yeux de diamant d’une idole répandre des larmes. — « Je pleure, leur dit-il, parce que mon cœur s’est ému de pitié, en pensant combien est brève toute vie humaine, puisque de tous ceux qui sont là, si nombreux qu’ils sont innombrables, nul ne vivra encore dans cent ans. » C’est ce qu’aurait pu dire le Bouddha indien, s’il avait vu défiler l’armée d’Alexandre, assis au pied du figuier sauvage sous lequel il méditait le Néant divin.

Ce sentiment de la vanité infinie des choses, de l’abîme éternel qui nous engloutit tous, — « que nous ayons été berger ou que nous ayons été troupeau », — comme dit Firdousi, est particulier à la Perse ; ses poètes en ont toujours été pénétrés. Le spectre de la mort se dresse devant eux, même lorsqu’ils chantent la volupté de l’heure, en buvant du vin de Chiraz, sous le rosier d’où leur Bulbul lance ses mélodies à la lune. Xerxès était poète par moments, comme tous ces monarques rassasiés et blasés de l’antique Orient, qu’on voit, dans l’histoire, passer, par soudains contrastes, de la frénésie à la rêverie, de l’action furieuse à la contemplation religieuse. Leurs types se résument dans ce roi de Ninive qu’une fresque assyrienne nous montre respirant longuement, les paupières closes, une fleur de lotus, tandis qu’un scribe accroupi numérote des têtes coupées au seuil de son trône. — Plus tard Xerxès, dans une vallée de la Grèce, devint amoureux d’un platane à l’ombre duquel il avait dormi. Il le fit garder par un Immortel, et suspendit, en partant, à ses branches, comme aux bras d’une femme, des bracelets et des colliers d’or.

III. — Ravages de l’invasion. — Le sacrifice des Neuf-Voies. — Dénombrement de l’armée. §

Les ponts avaient été solidement reconstruits : cependant, avant de les traverser, Xerxès crut prudent de faire au Détroit amende honorable. Il versa des libations sur la mer, comme pour panser, les plaies de la flagellation qu’elle avait subie, et l’encensa avec une cassolette d’or qu’il jeta ensuite dans ses îlots.

Le défilé commença ; il dura, sans interruption, sept jours et sept nuits, malgré le fouet des chefs qui pressait la marche. Pendant toute cette campagne, on voit le fouet planer et le bâton s’agiter sur les années de Xerxès ; elles avancent et elles combattent sous les coups. Excitation de mauvais augure : des hordes haranguées par le fouet manquent d’enthousiasme, l’élan imprimé par la bastonnade est sujet aux chutes. Les cris de cette meute flagellée, allant au combat comme à la corvée, durent rassurer quelque peu la Grèce. Démarate, un transfuge de Sparte, vendu à la Perse, le sentit sans doute, lorsque Xerxès lui demanda « si les Grecs oseraient seulement se défendre ». L’orgueil hellénique redressa son âme avilie, et le traître fit cette noble réponse : « Ô roi ! sache que la pauvreté est la compagne de la Grèce. La vertu s’y joint, fille de la sagesse et des lois ; c’est par la vertu que la Grèce lutte contre la pauvreté et la tyrannie. Pour te parler seulement des Spartiates, ne fussent-ils que mille, ils le combattraient ; car ils ont un puissant maître, la Loi, et ils la craignent beaucoup plus que tes sujets ne te redoutent. Tout ce qu’elle ordonne, ils l’exécutent. Or, la loi leur commande de ne reculer devant aucune multitude et de vaincre ou de mourir dans les rangs. » Xerxès rit de cette idée folle : au compte de Démarate, un Grec pourrait tenir tête à dix mille Perses et deux à vingt mille ! Erreur de calcul : aux Thermopyles ils furent trois cents contre deux millions.

L’armée poursuivait sa marche à travers la Piérie et la Chersonèse. Sa soif tarissait les fleuves comme des citernes ; elle but d’un trait, au passage, le Scamandre, l’Onochone, l’Échidose, l’Issus, le Mélas : la sécheresse sortait de ce tourbillon altéré, comme une haleine de simoun. Sa faim dévastait les champs et mangeait les villes ; la terre semblait se rétrécir sous les dents du monstre, à chaque pas qu’il faisait. Un an d’avance, l’ordre avait été donné à toutes les étapes de préparer « le repas du Roi » ; et depuis, les cités n’étaient occupées qu’à moudre du blé et qu’à engraisser du bétail, pour le service de Xerxès. La seule ville de Thasos dépensa quatre mille talents — plus de trois millions d’aujourd’hui — à rassasier cet hôte dévorant. Après son départ d’Abdère, Mégacréon exhorta ses concitoyens à monter au temple et à remercier les dieux de ce que le Grand Roi n’avait point coutume de se mettre à table deux fois en un jour ; car ils auraient été à jamais ruinés, s’il leur avait fallu lui donner, le matin, un festin pareil à celui du soir.

La terreur marchait en tête de l’invasion avec la famine. En même temps que ses races, l’Asie amenait ses dieux sur l’Europe : des dieux féroces, affamés de mort, et dont les rites étaient des supplices. Le noble Olympe hellénique était menacé de nouveau par une gigantomachie de démons barbares. Depuis les conquêtes de Cyrus, le culte primitif de la Perse, tout de lumière et d’idéal, pur comme le feu qu’elle adorait, avait été corrompu par les immondes mythologies sémitiques. Elles lui avaient donné le goût du sang et des sacrifices homicides, elles l’avaient initié aux atrocités des conjurations et des magies scélérates. Il y parut aux bords du Strymon : Xerxès ne se contenta point de vouer au fleuve un holocauste de chevaux blancs, selon l’antique coutume des Aryens. Ayant appris que le territoire où siégeait son camp portait le nom de « Neuf-Voies », il y fit enterrer vifs neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles du pays. La « Terre-Mère » — Dé Méter — adorée par la Grèce sous ce titre auguste, dut tressaillir en recevant ces victimes étouffées dans ses flancs sacrés.

À Doriskos, dans une vaste plaine de la Thrace, l’armée de terre avait été comptée pour la première fois. La dénombrer tête par tête étant impossible, une sorte de métrique grossière fut inventée pour l’additionner. On mesura littéralement au boisseau cette récolte d’hommes. Dix mille soldats furent rassemblés et serrés en bloc, de manière à former un groupe autour duquel on traça un cercle : sur ce cercle on bâtit un mur à hauteur d’appui. Toute l’armée vint s’agglomérer dans son enceinte, myriade par myriade. Ce calcul massif donna un total de dix-sept cent mille fantassins et quatre-vingt mille cavaliers. On n’y compta ni les chameaux, ni les chars de guerre qui, joints aux équipages des douze cents trirèmes, portaient l’armée à deux millions trois cent dix-sept mille combattants. Mais les affluents des peuples recrutés et enrôlés sur son cours grossissaient encore ce torrent de guerre ; une populace tumultueuse d’eunuques et de concubines, de cuisiniers et d’esclaves, versait sur ses flots son écume. Les meules mêmes ne manquaient pas à la curée promise ; des bandes de chiens indiens suivaient sa piste en hurlant. Rien d’humain ne semblait devoir tenir contre ce déluge du nombre chargé des ouragans de la guerre ; par sa seule masse, il devait tout submerger.

IV. — Attente désespérée de la Grèce. — L’oracle de Delphes. — Thémistocle. — Tempête et combat naval de l’Euripe. §

La petite Grèce attendait cet énorme choc, et cette attente semblait le sursis d’un arrêt de mort. Aucun espoir apparent ; la défense, aux yeux des sages, était une démence. Des espions envoyés à Sardes avaient été pris, on allait leur trancher la tête : Xerxès, averti, les fit passer devant son année, et les renvoya dire aux Grecs ce qu’ils avaient vu. Ils sortirent terrifiés du gouffre d’hommes qu’ils avaient sondé, criant et prédisant le naufrage.

La trahison et la lâcheté débandaient d’avance les rangs de l’Hellade, Argos et Thèbes désertaient. La Crète refusait le secours que Corcyre promettait et ne donna pas. Les Thessaliens, les Locriens, les Achéens, les Doriens envoyaient « la terre et l’eau » à l’ennemi, et cet hommage fit une boue qui les a presque ensevelis. Ils disparaissent, dès ce moment, de la grande histoire, toute vertu s’est retirée d’eux : ces renégats de la Grèce sont désormais excommuniés de sa vie sublime.

Les Dieux eux-mêmes trahissaient ou décourageaient. La vapeur des trépieds était noire comme une nuée d’orage ; il n’en sortait que des éclairs sinistres illuminant un abîme. La tragédie grecque n’a pas de scène plus pathétique que l’audience des deux envoyés d’Athènes, consultant l’Apollon de Delphes, — Après avoir sacrifié, ils entrent dans la crypte ou siège la prêtresse, et s’assoient sur le banc, attendant l’oracle. Au lieu de l’encouragement espéré, l’anathème en sort ; le sanctuaire rugit comme un antre. La Pythie leur lance, d’une voix de furie, des prophéties plus effroyables que celles d’lsaïe vouant Babylone aux orfraies et Ninive aux

taupes. Le ton des vers qu’elle prononça, et qu’Hérodote nous a conservés, dépasse étrangement le diapason grec : c’est la vocifération hébraïque dans son âpreté gutturale. — « Malheureux ! pourquoi vous asseyez-vous ? Fuyez aux extrémités de la terre. — Abandonnez vos demeures, les hautes collines de la cité bâtie eu cercle : — car ni la tête ne demeure solide, ni le corps, ni les pieds, ni les mains, — ni rien du milieu ne subsistent : mais la destruction les arrache. Sur le tout, tombent — la flamme et l’horrible Arès monté sur un char syrien ; — Il ruinera de superbes tours, et non pas seulement les vôtres ; — il embrasera les temples des Immortels — qui, déjà, ruissellent de sueur, secoués par la crainte. — Du faîte de leur toiture le sang qui pleut en gouttes noires, présage les calamités imminentes. — Sortez du sanctuaire, l’âme est en deuil ! »

Jamais, de mémoire d’homme, la Pythie n’avait fait une si terrible réponse ; elle renversa les deux Athéniens comme un coup de foudre. Ils tombèrent atterrés sur le pavé du temple, laissant passer la colère du dieu. Rapporter à Athènes ces affreux augures, c’était briser sa force, désespérer son courage : ils résolurent d’aborder l’Oracle une seconde fois, et de lui arracher, par la prière, des mots moins néfastes. C’est en Suppliants qu’ils retournèrent au temple le lendemain, portant les rameaux d’olivier enroulés de laine. — « Ô Roi ! » dirent-ils, prosternés sur le pavé de la crypte, « fais-nous une réponse meilleure, sinon nous ne quitterons plus ton sanctuaire, mais nous y resterons et nous y mourrons. » Cette fois, la Pythie s’adoucit sans se rétracter ; elle commua son arrêt de mort en énigme, un vague regard de pitié passa sur les yeux funestes du « Loucheur », comme on appelait l’Apollon delphique — « Athéné ne peut fléchir Zeus Olympien, — qu’elle supplie par de nombreux discours, de prudents conseils. — Mais je te donnerai cette assurance solide comme le diamant. — Quand tout sera subjugué dans la terre de Cécrops, — y compris les cavernes du divin Cithéron, — Zeus accorde à Athéné que des murs de

bois — seront seuls imprenables. N’attends pas la cavalerie, ni l’infanterie qui arrivent. — Ne reste pas devant l’armée nombreuse du continent ; mais pars, — Tourne-lui le dos, tu lui feras face un jour. — Ô divine Salamine ! tu seras funeste aux enfants de la femme, — soit au temps de la semaille, soit à celui de la moisson ! »

Un homme se trouva pour redresser l’oracle boiteux et le faire marcher droit vers le salut. Entre les deux invasions, Thémistocle avait grandi dans Athènes. D’origine obscure, presque plébéienne, il s’était élevé par l’ascendant d’un génie énergique et souple, hardi et sagace, si spontané qu’il paraissait inspiré, aussi rapide dans l’exécution que dans la conception de ses actes, doué du coup d’œil qui vise au point précis, le joint des obstacles. Le péril lui était apparu, de loin, sur les côtes. Pour rendre Athènes invulnérable, il l’avait trempée dans la mer ; il avait mis une rame, au lieu d’une pique, dans ses mains guerrières. En dix ans, il avait dressé un peuple de matelots, créé une marine, mis à bord la Cité sur une flotte de deux cents galères. Embarquer Athènes, c’était l’enhardir : il y a de l’essor dans le vent et de l’aventure dans le flot ; ils portent ceux qui se confient à leurs grands caprices. Quand la réponse de La Pythie arriva, les sages l’interprétèrent mot à mot. — Que pouvaient signifier ces murs de bois inexpugnables, sinon les vieilles palissades dont l’Acropole était entourée, et derrière lesquelles le peuple devait se retrancher pour combattre ? — Mais souvent la lettre tue en matière d’oracle, et elle tua, en effet, ceux qui traduisirent littéralement celui-ci, puisqu’ils périrent dans leur rempart vermoulu. Thémistocle, pressant l’énigme, en fit jaillir l’esprit qui ressuscite et qui sauve : — Les murs de bois étaient les vaisseaux, et les Athéniens devaient quitter leurs enceintes pour ces citadelles flottantes qui les feraient vaincre. Son interprétation prévalut ; Cimon, le fils de Miltiade, l’affirma par une démonstration solennelle. Il monta au temple de Pallas et suspendit un mors à l’autel, en signe qu’Athènes, renonçant aux combats de terre, allait descendre de cheval et s’élancer sur la vague.

Quelques jours après, la flotte grecque cinglait vers le bras de mer de l’Artémision, resserré entre la côte de la Magnésie et celle de l’Eubée. L’approche de la flotte ennemie entrant dans le golfe Maliaque la fit reculer vers l’Euripe. Ce fut alors que les Dieux frappèrent leur premier coup sur les Perses. Delphes, consulté de nouveau, avait ordonné de prier les Vents. Les Athéniens venaient de sacrifier à Borée, un de leurs dieux autochthones, le ravisseur violent d’Orithye, le Génie des souffles qui, sous la forme d’un cheval aérien saillant des cavales, avait engendré les douze poulains merveilleux que l’Iliade nous montre « galopant sur les épis sans courber leurs tiges, et sur les eaux sans mouiller leurs pieds ». Borée exauça ces invocations : il souffla sur la mer un ouragan effroyable qui fracassa quatre cents vaisseaux de guerre, submergea la moitié de leurs équipages, et détruisit une flottille d’embarcations chargées de transports. Cette bataille navale livrée aux Perses par la tempête dura trois jours et trois nuits. Les Mages attroupés sur la rive poussaient des hurlements magiques pour la conjurer. Mais les vents grecs, sourds aux exorcismes barbares, ne leur accordèrent qu’une trêve dérisoire, le temps de reprendre haleine et de courir, d’une saute bondissante, au tournant étroit de l’Euripe, où les navires survivants étaient allés s’embusquer. Là l’orage reprit son élan et se rua de nouveau sur eux, dans une attaque de nuit formidable. Il fit une large brèche dans la flotte persane, et brisa sur les récifs l’escadre détachée pour faire le tour de l’Eubée. Les trirèmes grecques, groupées sur l’autre rive, en dehors des coups de la rafale, furent presque toutes épargnées.

Cette partialité visible des éléments frappa les Perses d’effroi. Les choses faisaient place à des êtres haineux et hostiles, doués de volonté, exercés aux ruses, sachant combiner des guets-apens et tendre des pièges. Ils entrevirent confusément, à travers les tourmentes des vents et des eaux, des faces de Divinités courroucées. Le lendemain, un combat acharné s’engagea entre les deux flottes ; la victoire, opiniâtrement disputée, se décida pour les Grecs restés maîtres de leur rivage. Mais les pertes avaient été grandes, une moitié des vaisseaux athéniens était avariée et hors de combat, la position fut reconnue intenable. La flotte quitta Artémision, remonta en bute le détroit, fit le tour des côtes de l’Attique, et vint se poster devant Salamine.

Le jour même du combat d’Artémision, Léonidas mourait aux Thermopyles avec les Trois-Cents.

V. — Les Thermopyles. §

La Grèce avait deux portes sur terre, le défilé de Tempée et les Thermopyles : la première douteuse et exposée aux surprises, d’autres passages étant ouverts sur toute la chaîne des monts Cambusiens. On se décida donc à reculer jusqu’aux Thermopyles étranglés entre un mur de rochers à pic et un marécage inaccessible aux embarcations. La route praticable entre ce rempart et ce fossé naturels, si étroite qu’un chariot l’aurait encombrée, était, en outre, barrée par un vieux mur pélasgique, ébréché par la ruine, disjoint par le temps, mais dont la masse valait une forteresse en un pareil milieu. Léonidas, roi de Sparte, de la famille des Héraclides, y fut envoyé avec une petite armée. Trois cents hoplites, fleur guerrière de Lacédémone, formaient l’avant-garde, trois mille confédérés les suivaient, la plupart suspects ou irrésolus. L’histoire les a justement retranchés de cette défense immortelle, elle n’a compté que les héros de la tragédie, sans s’inquiéter des comparses : soustraction qui est une justice. L’élite intrépide a absorbé la troupe indécise, le choix moral a prévalu sur le chiffre brut. La postérité, comptant et recomptant les hommes des Thermopyles, n’en a jamais trouvé que trois cents, et ce fut, en effet, le chiffre du dernier combat.

Les Perses approchèrent, deux millions d’hommes allaient se heurter contre ces trois cents ; la montagne roulait sur l’atome.

Xerxès différa l’attaque de quatre jours, ne voulant pas croire à cette folie du courage. La petite troupe allait, sans doute, se rendre à première vue, devant l’immensité de son armée déployée. Un cavalier, envoyé en reconnaissance, trouva les Spartiates dispersés aux abords du camp. Ils avaient déposé leurs armes contre la muraille ; les uns luttaient nus, comme dans un gymnase, les autres peignaient leurs longs cheveux sauvages, et les couronnaient d’anémones. Ils ne daignèrent même point remarquer le cavalier ennemi qui les observait : pas un geste tourné vers lui, pas un regard menaçant, non plus qu’à un oiseau de proie qu’ils auraient vu tournoyer sur l’arène des Jeux d’OIympie. On les célébrait justement alors, et c’était même pourquoi les Grecs n’avaient envoyé aux Thermopyles qu’une si faible avant-garde. L’urgence du péril n’avait pu leur faire ajourner ces fêtes sacrées, les dieux devant passer avant les Barbares. Que de grandeur témoigne cette fière insouciance ! Le génie grec s’y montre dans sa sérénité légère, planant sur les dangers et les catastrophes, jouant de la lyre et lançant des disques par-dessus les armées aux prises. Éloignés des jeux fraternels d’Olympie, les compagnons de Léonidas voulaient sans doute s’y rattacher par ces exercices gymniques célébrés en face de l’ennemi. C’était leur adieu aux joies brillantes de la vie, leur dernière communion avec la patrie.

Le cinquième jour, la garnison était toujours là, allant et venant comme dans le désœuvrement d’une étape, inattentive en apparence au gigantesque ennemi suspendu sur elle. Elle ne semblait pas distinguer les masses qui battaient ses retranchements, des îlots de la mer voisine roulant sur la plage. Xerxès, impatienté, lança ses Mèdes vers le défilé. Il avait fait placer son trône au sommet d’un tertre, et il s’y était assis comme sur un siège de théâtre, attendant un spectacle plutôt qu’une bataille. Les Mèdes se heurtèrent avec leurs rondaches d’osier et leurs courtes piques, contre les lourds boucliers et les lances démesurées des Spartiates. Un mur d’airain vivant les refoula et les étreignit ; ce premier corps fut exterminé. Le lendemain, autre attaque et même défense meurtrière : des flots d’assaillants se succédaient acharnés et toujours brisés sur ce récif d’hommes. Le jour suivant, Xerxès fit donner sa garde ; les Immortels s’avancèrent et lâchèrent pied comme les autres. La tactique grecque jouait avec l’impéritie barbare : de temps en temps la phalange spartiate feignait de se retirer et tournait le dos ; les Perses, croyant à un recul, s’élançaient, avec de grands cris ; elle se retournait alors et les abattait par milliers. Peu de morts du côté des Grecs ; la grande lance tenait le javelot écourté à distance, les Immortels étaient décimés par les invulnérables. Xerxès, voyant plier cette élite, sauta par trois fois hors de son trône, transporté de colère et saisi d’effroi. Détail épique qui met l’image d’un vers d’Homère dans une phrase d’Hérodote.

Mais un sentier perfide rampait dans la montagne et la prenait à revers. Le piège appelle le traître ; il s’en trouva un pour l’indiquer à Xerxès. Les Perses le gravirent pendant la nuit, dispersèrent, à coups de flèches, mille Phocéens qui gardaient les cimes, et retombèrent sur les Grecs cernés par cette marche tournante. Les noirs augures des sacrifices du matin avaient déjà signalé à Léonidas l’approche de la catastrophe ; des sentinelles debout sur les collines lui apprirent que la montagne était envahie. Mais la loi de Sparte était là, divinité d’airain, visible à ses fils, qui ordonnait de tomber au poste assigné. Le pacte avec la mort fut aussitôt conclu devant elle. Aucune défaillance ne devant souiller ce grand sacrifice, les Trois Cents renvoyèrent leurs alliés douteux, pensant que les cœurs débiles étaient aussi dangereux dans une lutte extrême, que les bouches inutiles dans une place assiégée. Quelques Thespiens furent seuls jugés dignes de rester et de mourir dans leurs rangs. Un repas frugal fut distribué aux soldats, viatique suffisant pour le dernier jour. « Nous souperons ce soir chez Pluton », avait dit Léonidas à ses compagnons. Perséphone put l’entendre du fond de son temple dressé tout auprès sur une pente de l’Oeta, et marquer leurs places au festin funèbre.

Les Spartiates n’attendirent pas l’attaque par derrière ; ils se ruèrent hors du défilé, sur l’avant-garde persane, et firent dans sa masse une trouée sanglante. Le carnage fut tel qu’il rompit leurs lances, comme la moisson ébrèche les faux dans un champ trop dru. Mors ils tirèrent leurs glaives et se remirent à tuer en continuant à mourir, avec la rage froide du désespoir accepté. Léonidas tomba dans la mêlée, une lutte furieuse s’engagea autour de son corps. Le cadavre du chef était, dans la bataille antique, ce qu’est le drapeau dans la guerre moderne ; c’était un triomphe de s’en emparer, un opprobre de le laisser prendre. A quatre reprises, la petite troupe, réduite à un groupe, arracha le mort des tourbillons qui fondaient sur lui. Les hommes qui restaient réussirent à le remporter dans le défilé. Là, ils s’assirent sur un monticule, serrés les uns contre les autres, et faisant face de tous les côtés, comme les taureaux d’une hécatombe attendant les haches, qui se rangeraient en cercle, les cornes tendues, autour d’un autel. Le détachement qui avait tourné la montagne s’écroulait sur eux, les masses de l’armée débordaient leurs murs. Transpercés d’en bas par une pluie de flèches, ils étaient écrasés d’en haut par une grêle de pierres. Ce qu’avait de fauve la nature dorienne se hérissa alors dans la phalange acculée. N’ayant plus d’épées, les Spartiates se défendirent avec leurs poignards. Quand ces tronçons d’armes leur manquèrent, ils se servirent de leurs poings d’athlètes. Quand leurs mains furent lasses, ne pouvant plus frapper, ils mordirent. Le défilé devint un antre de héros féroces. Le lion d’airain qu’on érigea sur leur champ de mort, fut un double emblème : c’est avec des dénis de bête aux abois que Sparte livra son dernier combat.

VI. — Apollon défend Delphes contre l’assaut des Perses. — Siège et prise d’Athènes. — Le présage d’Éleusis. §

La brèche était ouverte, les Perses marchèrent sur Athènes par la Phocide et la Béotie ravagées. Ils brûlèrent en passant Thespies et Platée, et Xerxès détacha un corps de l’armée pour enlever le trésor de Delphes. Tout un monde d’art et de matières précieuses était là : statues et vases, trépieds d’or et d’argent, de marbre et de bronze ; les ex-voto d’un peuple d’artistes s’y étaient accumulés depuis de longs siècles. Il fallait compter encore les épargnes des cités déposées sous la garde du dieu, dans l’intérieur des chapelles : Delphes était une mine en même temps qu’un musée. Avec des chefs-d’œuvre, elle contenait des prodiges. Héphestos (Vulcain), l’orfèvre divin, avait, dit-on, modelé, pour le plafond de cuivre d’un des trois grands temples, trois Vierges d’or qui chantaient avec des voix de Sirènes. Ce trésor unique était une des grandes convoitises de l’armée persane ; sa renommée éblouissait le monde comme le dieu qui le possédait. Quel butin olympien, quel coup de main magnifique ! S’emparer de Delphes, pour les Barbares, c’était quelque chose comme piller le Soleil.

Les Delphiens questionnèrent l’Oracle. Fallait-il enfouir ou emporter ces richesses sacrées ? Apollon leur défendit de les déplacer, disant qu’il saurait bien les garder lui-même. Le Dieu descendit la nuit, dans son sanctuaire, et le remplit de son souffle. Le matin, Acératès, son prophète, vit devant la porte les armes votives suspendues à la voûte de la cella, et qu’aucune main sacrilège n’aurait osé décrocher : elles étaient venues s’y ranger d’elles-mêmes, comme des guerrières accourues à l’appel d’un chef. Quand les Perses approchèrent, l’Archer divin apparut sur la double cime du Parnasse, armé de l’éclair et de l’avalanche. Une foudre extraordinaire éclata sur les assaillants ; la montagne se fit catapulte et lança deux rochers énormes qui roulèrent à travers leurs rangs, en les écrasant par longues files. En même temps l’intérieur du temple retentit de ce cri que poussaient les dieux combattant sous les murs de Troie, et qu’Homère compare aux hurlements de dix mille guerriers rassemblés. Les Perses épouvantés s’enfuirent, poursuivis par les Delphiens qui firent de leur déroute un massacre. Phœbus avait tenu sa promesse, sa ville et son temple étaient délivrés. Si la Grèce avait eu la couronne obsidionale avant Rome, elle l’aurait posée sur ses cheveux rayonnants.

Cependant Xerxès approchait d’Athènes, il la trouva presque déserte ; le peuple en masse avait quitté ses murailles de pierre pour les murs de bois où l’entraînait Thémistocle. Un serpent qu’il avait charmé, sans doute par l’entremise de ses prêtres, donna le signal de ce grand départ : les Exodes ne se font qu’à coups de prodiges. Ce serpent hiératique gardait l’ancien temple de Pallas, blotti dans le rocher qui le supportait. Invisible, d’autant plus divin : sa présence n’était attestée que par le gâteau de miel qu’on déposait tous les mois, au bord de son trou, et qui disparaissait aussitôt. Or le gâteau, servi au jour fixé, fut retrouvé intact le lendemain. Signe certain, augure évident : comme les rats qui sortent d’une forteresse la veille de sa prise, comme les cigognes qui s’envolent des toits d’une ville que le feu menace, le serpent avait abandonné l’Acropole voué à la destruction. Il suivait sans doute la Déesse fuyant à grands pas vers la mer. La population n’hésita plus, elle quitta en hâte ses foyers, et se réfugia sur la flotte qui transporta les exilés hors d’état de porter les armes à Égine, à Salamine, à Trézène. L’hospitalité de cette dernière ville fut celle d’une famille accueillant des frères en détresse. Les Trézéniens ne se contentèrent pas d’ouvrir aux émigrants leurs foyers ; par une loi touchante comme une gâterie maternelle, ils permirent à leurs enfants de cueillir des fruits dans tous les vergers. Trézène fit mieux encore, elle paya pour eux des maîtres d’école. Les petits orphelins d’Athènes purent continuer à épeler l’Iliade, tandis que leurs pères la recommençaient tout auprès.

Il n’était resté à Athènes que quelques vieillards, autochtones opiniâtres, dévots de la Cité, confiants dans leur interprétation de l’oracle. La muraille de bois imprenable, c’était, à leur sens, l’antique palissade qui barricadait l’Acropole. Ils s’y retranchèrent après l’avoir fortifiée, et cette garnison d’invalides lutta comme la phalange des Trois cents. Les restes d’Athènes valurent son élite. Ils résistèrent aux attaques comme aux sommations, et lorsque les Perses eurent incendié leur clôture, ils firent rouler de leurs mains débiles des pierres énormes sur les assaillants. L’Acropole se défendit comme les Thermopyles, les deux rochers tinrent en échec le même océan. Il fallut aussi une surprise pour s’en rendre maître. Un contre-fort escarpé se dressait sur le front de la citadelle opposé aux murs ; le croyant inaccessible, on l’avait laissé sans défense, Quelques soldats hardis réussirent à l’escalader, ils coururent aux portes et les enfoncèrent. L’armée persane se précipita

dans l’enceinte, elle massacra tous ses défenseurs, pilla et saccagea les édifices qui couronnaient la colline ; les temples et la forteresse furent livrés aux flammes. — Incendie prédestiné qui allumait une aurore. Sans lui, les vieux sanctuaires archaïques, protégés par la tradition, auraient continué à végéter sur le rocher de Cécrops, étouffant en germe les colonnes divines d’Ictinos. Les statues de l’antique école de Dédale aux pieds joints, aux jambes parallèles, aux yeux indiqués par de simples lignes, auraient barré le passage aux Panathénées de Phidias. Il fallait une table rase à ces créateurs de la Beauté pure pour y produire leurs merveilles ; la flamme qui la leur apprêta, fut un feu sacré. C’est de sa cendre féconde que le Parthénon et l’Erechteion sont sortis.

Athènes était conquise, son foyer civique renversé ; Xerxès triomphant en fit porter la nouvelle à Suse, qui l’accueillit avec des éclats d’allégresse. Mais, le lendemain, un prodige effrayait la joie des vainqueurs. On découvrit que l’olivier de Pallas, brûlé jusqu’aux racines par l’incendie de la veille, avait poussé dans la nuit un rejeton haut d’une coudée. Une sève miraculeuse rajeunissait la souche calcinée d’Athènes, le sépulcre proclamait la résurrection, l’espérance reverdissait en plein désespoir.

Les Dieux, si lents à se déclarer, semblaient, en effet, redevenir patriotes ; les signes de salut se multipliaient. L’Athénien Dikéos et le Spartiate Démarate, tous deux émigrés chez les Perses, se promenant dans la plaine de Thrias, virent un nuage de poussière immense, qu’on eût dit soulevé par des milliers d’hommes, venir d’un train d’orage, du côté d’Éleusis. Or, ce jour-là était bien celui des Éleusinies, mais la guerre avait supprimé la solennité et fermé le temple, l’Attique était vide, tous ses habitants avaient fui. En approchant pourtant, la nuée poudreuse se remplit de pas et de chants, comme si elle enveloppait la foule des initiés revenant en procession de la fête. Une voix planait sur cette multitude invisible, et Démarate reconnut à ses cris mystiques celle d’Iacchos, l’agitateur des Mystères, l’enfant de Zeus et de Perséphone. Le nuage marcha vers Salamine, et se perdit dans la mer. Cette vision parut aux deux Grecs un présage certain de la défaite de Xerxès. Les Grandes Déesses, abandonnant leur sanctuaire, passaient, sans doute, dans ce tourbillon ; elles allaient rejoindre Pallas déjà montée sur les vaisseaux athéniens. La flotte hellénique était sûre de vaincre, portant trois Divinités à son bord.

VII. — Discordes de la flotte hellène. — Héroïsme deThémistocle. — Salamine. — Fuite de Xerxès. — Déroute de son armée. §

Cependant le péril était deux fois grand, car les Grecs avaient contre eux, non point seulement le pays forcé, le territoire envahi, deux armées à peine éclaircies par les coupes de vaisseaux et d’hommes que la tempête et les Trois Cents avaient faites dans leur épaisseur, mais encore, chez eux, la lutte des esprits et l’anarchie des conseils. Une guerre civile d’avis contraires ballottait la flotte ralliée sous le commandement du Spartiate Eurybiade, devant Salamine. On entendait craquer ses jointures, elle semblait prête à se disloquer. Les Péloponésiens voulaient la transporter à l’isthme de Corinthe, où leurs troupes étaient rassemblées. Ils alléguaient qu’en cas de défaite, les navires y trouveraient un rivage sûr, et que leurs marins n’auraient qu’à descendre à terre, pour se transformer en soldats et renforcer leur armée. À Salamine, au contraire, nul autre refuge que l’île ouverte, toute évasion fermée par la mer. La retraite sur l’isthme fut votée par le conseil des chefs, malgré Thémistocle. Seul contre tous, il comprit que la patrie grecque tenait à cette claie de vaisseaux unis, et qu’elle serait démembrée par leur dispersion. Le nœud rompu, chacun irait rejoindre sa côte, défendre sa ville ; une fois brisé, ce faisceau de forces ne serait plus qu’un morcellement de faiblesses. Thémistocle fut héroïque dans ce débat aussi violent qu’un combat. À force d’insistance, il fit rouvrir le conseil levé, réfuta les objections, tint tête aux injures ; inflexible sous le bâton même qu’Eurybiade osa lever sur sa tête : — « Frappe, mais écoute ! » — Il persuada les vaillants, menaça les lâches des deux cents galères d’Athènes, prêtes à châtier sur les cités transfuges la désertion du salut commun. Les incertitudes cédèrent et les pusillanimités se rendirent. La volonté du héros mordit ces fluctuations comme une ancre, elle retint par son seul poids la flotte ébranlée. Thémistocle eut même, dit-on, l’effrayante audace de contrefaire la trahison pour lui couper la retraite. Il envoya un esclave avertir Xerxès de sa part, qu’il était secrètement gagné à sa cause, que l’armée navale de la Grèce, déchirée par des querelles intestines, allait fuir dès le lendemain, et qu’en survenant à la hâte, il pourrait la capturer d’un seul coup. C’était tenter terriblement la Fortune, mais c’était savoir aussi qu’elle aime les hardis qui lui font violence. Xerxès donna dans le piège ; en quelques heures de nuit, il fit cerner le détroit. Aux lueurs des dernières étoiles, la petite flotte hellénique se fit enveloppée par les mille navires de la Perse. A l’instant, toutes les hésitations cessèrent et tous les cœurs s’affermirent. Une chouette, qui vint s’abattre sur le haut d’un mat, parut à tous la figure ailée de Pallas donnant le signal. La bataille fut acceptée d’un commun élan.

Il se leva ce grand jour, un des plus radieux de l’histoire, vainqueur de « l’armée des ténèbres », comme dit la Bible, et qu’on se figure éclairé, non point par le soleil sidéral, mais par le char de feu de Phœbus achevant d’en haut, de ses flèches d’or, l’hydre que ses fils attaquaient en bas, sur les flots. Le Pœan du Dieu, chanté par le grand chœur des trirèmes, entonna l’action. Elles reculèrent d’abord devant l’immense armement ouvert en demi-cercle sur leur frêle escadre, comme une gueule béante aspirant sa proie. Mais un fantôme de femme lumineux et surnaturel, — Athéné, sans doute, — apparut. Elle enjambait les vaisseaux du pas démesuré des déesses courant sur les nues, et sa voix retentissante leur criait : « Ô braves ! jusqu’où ferez-vous reculer vos poupes ! » Tous s’élancèrent alors, et Amynias, le frère d’Eschyle, fendit d’un premier coup d’éperon une galère phénicienne. Les deux navires restèrent accrochés, d’autres, des deux côtés, vinrent à leur secours, et la mêlée s’engagea. La victoire éclata dès le premier choc. En se poussant dans ce détroit resserré, le Léviathan de la Perse était entré dans un entonnoir. Sa cohésion l’étouffait, sa densité le paralysait, ses proues s’enferraient, ses rames s’enclouaient en s’enchevêtrant. Les vaisseaux se cabraient les uns sur les autres, comme une cavalerie engorgée dans un défilé. L’espace manquait à leurs mouvements ; aucun élan possible et aucun recul. Les navires alertes et légers des Grecs, qui volaient plus qu’ils ne voguaient, fondirent en la cernant sur cette masse immobilisée. Ils la mordaient de leurs becs d’airain, et le glaive achevait ce que le grappin avait entamé. Les Athéniens à gauche, les Éginètes à droite, rompirent les deux ailes de la flotte ennemie. Partout des attaques à bout portant, des abordages fougueux et rapides : deux cents vaisseaux coulés bas, soixante autres capturés, chaque flot roulant un cadavre, presque tous les équipages décapités de leurs chefs. On eut dit une baleine échouée, dépecée par l’agile essaim des oiseaux de mer. Le monstre s’enfuit en lambeaux, jonchant de morts et d’épaves les rives de l’Attique. L’oracle de Bacis fut accompli à la lettre : « Les femmes de Colias feront rôtir avec des rames. » Le soir, cette Armada de l’Asie n’était plus qu’une nuée crevée par la foudre, qui s’écroulait à l’horizon.

Xerxès passant, selon sa nature, de l’extrême présomption à l’extrême frayeur, se précipita dans la fuite. Sa flotte démantelée, qui avait regagné la baie de Phalère, cingla vers l’Hellespont, par son ordre si hagarde et si terrifiée que, voyant de loin des falaises détachées de la côte, elle prit leurs rochers pour des vaisseaux grecs, leurs blancheurs brillantes pour des voiles, et s’éparpilla dans la haute mer. Xerxès, pendant ce temps, regagna le pont d’Abydos, traînant après lui les tronçons de l’armée de terre. Sa retraite fut une de ces déroutes comme on en voit dans la Bible : fonte d’avalanche humaine, cohue de troupeaux débandés que Pan, le dieu des paniques, semblait pousser du fer de sa houlette, aussi terrible que l’épée de l’Ange exterminateur. La peste et la famine achevèrent ses restes : aux bombances triomphales, aux banquets encombrant les plaines, de son entrée en campagne, succédèrent les étapes à jeun et les marches exténuées par les pays vides. Cette gigantesque armée dont, l’année d’avant, chaque halte dévorait une ville, fut contrainte, au retour, de manger l’écorce des arbres et de tondre le gazon des champs, Nabuchodonosor vaincu brouta l’herbe. L’invasion des « Dragons », comme les Perses s’appelaient eux-mêmes, s’évanouit en un nuage de sauterelles faméliques, rongeant les pousses et les regains du désert.

VIII. — L’armée de Mardonios. — Athènes entre la Perse et Sparte. — Égoïsme de Sparte. — Victoire de Platée. — Le festin de Mardonios et l’agape de Pausanias. — Légende de Sophane. — Le messager de Platée. §

En quittant l’Hellade, Xerxès y laissait Mardonios, avec trois cent mille hommes, tous Perses de pure race, l’élite de l’armée. Mardonios s’était engagé à vaincre : la mer avait été funeste, mais la revanche sur terre serait triomphante. Avant six mois, il promettait au Roi d’abattre la Grèce esclave à ses pieds.

Mardonios hiverna en Thessalie : le printemps venu, avant d’entrer en campagne, il envoya Alexandre de Macédoine proposer aux Athéniens, campés sur leurs ruines, une paix séparée. A cette nouvelle, les Spartiates alarmés leur expédièrent aussitôt des députés pour les exhorter à rejeter l’alliance offerte. Athènes donna audience aux deux parties, le même jour. Le Macédonien lui apportait le plein pardon de Xerxès, la restitution de son territoire augmenté du morceau de la Grèce qu’elle voudrait y joindre, la reconstruction des temples détruits. — Quelle folie ce serait aux Athéniens de poursuivre cette guerre sans espoir ! Elle les vouait à une perte sûre, puisque leur pays découvert ressemblait à l’espace qui sépare deux armées aux prises. La force du Grand Roi était surhumaine : espéraient-ils désarmer son bras allongé sur le monde entier ? C’était pour eux assez de gloire qu’il les choisît entre tous les Grecs, pour les absoudre de leur offense et devenir leur ami. — Les Spartiates parlèrent à leur tour : — Athènes écouterait-elle ce tyran, messager d’un autre tyran ? Déserterait-elle, traîtreusement une guerre qu’elle avait elle-même déclarée ? Sa réponse allait décider de la liberté ou de l’asservissement de l’Hellade. Sparte s’affligeait d’ailleurs des maux soufferts par Athènes, et elle promettait de nourrir les familles de ses combattants aussi longtemps que durerait la lutte.

Athènes répondit comme Pallas elle-même aurait répondu, d’aussi haut que si elle eût parlé du fronton d’un temple, avec un accent irrévocable et des mots pareils à ceux qu’on lit sur les marbres. Elle repoussa le Macédonien d’un geste altier, d’une voix irritée : « Tu nous dis que le Mède est plus puissant que nous ; nous savons cela aussi bien que toi. Crois-tu nous humilier en comparant sa force à la nôtre ? Mais nous voulons rester libres, et, jusqu’à la mort, nous nous défendrons. Pars et rapporte à Mardonios ce que disent les citoyens d’Athènes : Tant que le soleil suivra sa route dans le ciel, nous ne traiterons pas avec Xerxès, mais nous combattrons contre lui, avec les dieux et les héros dont il a brisé les statues et brûlé les temples. » — Puis, se retournant vers Sparte, avec une fraternité magnanime, justement blessée pourtant d’avoir été soupçonnée : — « Qu’on ait craint à Lacédémone de nous voir traiter avec le Barbare, c’est dans la nature. Cependant cette crainte aurait dû vous paraître indigne, à vous qui connaissez l’âme d’Athènes. Il n’est pas assez d’or sur la terre pour nous faire prendre le parti des Mèdes contre la liberté de la Grèce. Les Grecs étant du même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux et les mêmes temples, quelle bonté ce serait pour nous de trahir leur cause ! Apprenez-le donc, si vous l’ignorez : tant qu’il restera un Athénien au monde, nous ne ferons jamais alliance avec Xerxès. Nous admirons l’offre que vous nous faites de nourrir nos familles, et de pourvoir aux besoins d’un peuple dont les maisons sont écroulées ; mais nous subsisterons comme nous pourrons, sans vous être à charge. » — On croit voir le fier sourire d’Athènes refusant, avec les présents de Xerxès, les aumônes de Sparte.

Ce qu’elle lui demanda, ce fut de ne plus la sacrifier une troisième fois, et de couvrir l’Attique en Béotie, avec son armée, avant que les Perses eussent le temps d’y rentrer. Sparte promit et se parjura : confiante dans la parole des Athéniens, elle viola la sienne. Une fois rassurée sur le danger de leur alliance avec Mardonios, elle se retira avec ses alliés dans l’isthme de Corinthe, le ceignit d’une grande muraille crénelée, et s’y renferma sous le double abri de son apathie et de son rempart. Les Romains appelèrent plus tard « Tortue », Testudo, l’ordre de bataille d’une légion marchant à l’assaut, couverte du toit de ses boucliers : Sparte, dont les soldats portaient aussi de grands boucliers, tenait de cette tortue stratégique, elle en avait la lenteur et la carapace. Son armée ne resta même pas longtemps dans le fort de l’isthme : les Spartiates avaient prétexté jadis d’une éclipse de lune pour différer leur marche sur Marathon ; cette fois, ce fut une éclipse de soleil qui décida leur roi Cléombrote à rentrer dans Lacédémone. L’égoïsme Spartiate cherchait au ciel un astre pour complice, chaque fois qu’il s’agissait d’abandonner son allié. Un autre prétexte pour ne point marcher, fut la fête des Hyacinthies, qui avait lieu ce mois-là. On comprend la grande distraction des jeux Olympiques qui retint la Grèce sur l’arène, dans la journée des Thermopyles. Ces Jeux étaient ses vacances sacrées, le symbole vivant de sa fédération fraternelle ; on avait fait tout exprès pour eux une divinité de la « Trêve ». Mais déposer les armes pour fêter un petit demi-dieu local, à une pareille heure, l’excuse était dérisoire. Imaginez les Chevaliers du Temple s’enfermant dans une chapelle de Jérusalem, pour chanter l’office d’un Saint subalterne, tandis que leurs Turcs auraient escaladé les remparts.

Cependant Mardonios, parti de la Thessalie, rentra dans Athènes ; la cité s’était de nouveau réfugiée à Salamine, sous les ailes de sa Victoire. La paix qu’on lui offrit encore dans ce lieu d’asile fut repoussée d’une acclamation. Le seul sénateur qui rompit l’unanimité du refus par un vote contraire, fut lapidé par le peuple. En même temps, les Athéniens envoyaient à Sparte des ambassadeurs pour lui reprocher l’odieuse défection qui les livrait à l’ennemi. Ils invoquaient la foi jurée, le secours promis ; les Éphores restèrent sourds et les laissèrent dix jours sans réponse. Hérodote, habituellement si sobre de blâme, a marqué d’un mot sévère cette indifférence : « Je n’en puis donner d’autre raison que celle-ci : l’isthme étant fermé, ils croyaient n’avoir plus besoin des Athéniens. » Un Tégéen leur fit enfin comprendre que leur mur de l’isthme n’était qu’un barrage inutile, que cent accès restaient ouverts sur le Péloponèse, en dehors de ce boulevard ébréché. Il les effraya en leur montrant les Athéniens acculés à cette extrémité de détresse où, le salut s’imposant comme la loi suprême, ils seraient contraints de traiter avec Mardonios. Un appel fraternel n’aurait jamais ému ces cœurs secs, le raisonnement de l’intérêt frappa ces têtes dures. Ils envoyèrent dix mille citoyens, escortés chacun de sept Ilotes, à la rencontre de l’armée des Perses.

Race équivoque, peuple à double face, Sparte est un corps mortellement étranger introduit dans l’organisme souple et généreux de la Grèce. Elle la fortifie quelquefois, le plus souvent elle la paralyse. On l’admire et elle épouvante. Ses vertus féroces rebutent comme des vices. Son héroïsme intermittent est entrecoupé de torpeurs soudaines, d’attentats atroces. Elle a Léonidas, mais elle a Lysandre. Son idéal étroit de peuplade l’isole du patriotisme expansif qui l’entoure. Elle se retranche dans son couvent militaire, en sort parfois pour égorger un peuple, tuer une cité libre, comme ses éphèbes s’échappaient, la nuit, pour chasser l’Ilote ; puis elle rentre dans sa cité stérile qui ne produit que du fer, des sentences et de la terreur. Fondée sur l’esclavage, Sparte s’était prise dans les entraves que ses lois lui avaient forgées. Aphrodite elle-même siégeait dans ses temples, enchaînée sur son autel par des liens de bronze.

Cependant Mardonios évacuait l’Attique et s’avançait en Béotie, dans la plaine que baigne l’Asope, entre Erythrée et Platée. L’armée lacédémonienne traversa l’isthme sous les ordres de Pausanias, elle fut rejointe à Éleusis par les Athéniens descendus de leur flotte. La partie, cette fois, était moins terriblement inégale que dans les combats précédents : cent dix mille Hellènes contre trois cent mille Perses et cinquante mille auxiliaires de la Grèce transfuge. Dix jours se passèrent en escarmouches et en marches qui transportèrent les deux armées, des rivages du fleuve, dans la grande plaine de Platée, adossée aux passages du Cythéron. La bataille fut lente à s’engager : ce qui la retardait surtout, c’était la superstition des Spartiates courbés sur les entrailles des victimes, et refusant d’avancer tant que leur sanglant grimoire n’indiquerait pas des signes favorables. Le matin même du grand jour, quand les Perses lancèrent leurs archers et leurs cavaliers, Pausanias restait immobile, la réponse des bœufs sacrifiés étant encore inquiétante. Une inspiration le saisit enfin. Un temple de Héra, la Vierge-épouse, l’ennemie mortelle de l’impure Asie, l’alliée fidèle des Grecs de l’Iliade, se dressait en vue des deux aimées, sur un coteau qui couvrait Platée. Pausanias se tourna vers le sanctuaire, et, de loin, il invoqua à haute voix la déesse, la suppliant de ne pas laisser périr l’Hellade dans ce jour suprême. Il n’avait pas fini cette prière homérique, que les présages des victimes, subitement changés, lui promettaient la victoire. Aussitôt Pausanias donna le signal. Les Tégéates et les Lacédémoniens s’élancèrent contre le parapet de boucliers d’osier, derrière lequel les Perses accroupis dardaient sur eux une pluie de flèches. Leur charge compacte culbuta ce rempart fragile, et les Orientaux sans armures, armés de glaives courts comme des poignards, se trouvèrent aux prises avec les hoplites couverts d’airain de la tête aux pieds. Leur défense fut désespérée : ils se cramponnaient des deux bras aux lances gigantesques qui fendaient leurs rangs, et s’efforçaient de les rompre. D’autres s’enfonçaient dans cette forêt de fer, et y frayaient avec leur corps des sentiers sanglants. Mais la guerre, dont les Grecs avaient fait un art, n’était pour les Perses qu’une fantasia déréglée. Un par un, dix par dix, comme aux Thermopyles, ils se faisaient tuer en harcelant vainement la phalange ramassée dans sa robuste unité. Mardonios tomba sous le coup d’épée d’un Spartiate, du haut cheval blanc qui le dressait au centre des mille guerriers de sa garde. Sa chute entraîna celle de l’armée, elle s’enfuit en désordre vers le camp de bois fortifié que son chef avait fait construire. Là, le combat se changea en siège : mais la pesante Sparte ne savait et ne sut jamais prendre ni villes ni redoutes. Même dans la guerre, sa science unique, elle eut toujours la gaucherie de l’athlète avec sa vigueur. Il lui fallut appeler à l’aide les Athéniens restés en dehors de l’attaque centrale, aux prises avec les Thébains Médisants. — Athènes contre la Béotie : duel naturel et prédestiné qui s’est poursuivi, sous toutes les formes, à travers les âges.

Les Athéniens vainqueurs accoururent, et le camp fut emporté d’assaut. Le carnage surpassa celui de Salamine : les Grecs, une fois maîtres du retranchement, n’eurent plus qu’à égorger sans combattre. S’il faut en croire Hérodote, des trois cent mille hommes de Mardonios, trois mille seuls survécurent. Ce qui frappe dans toute cette guerre, c’est l’ineptie de ces multitudes se ruant d’elles-mêmes à la tuerie par l’entassement. A Salamine, leur flotte s’engorge, comme un banc de poissons, dans la nasse serrée d’un détroit ; à Platée, l’armée se parque, avec l’aveuglement d’un troupeau, dans un camp fermé.

Le butin fut prodigieux : on entend rouler, tout le long d’une page de l’historien grec, les trônes, les lits, les cratères, les bassins, les bracelets, les cimeterres d’or. Chaque tente de chef recouvrait les magnificences d’un palais et les délices d’un harem. Pausanias tira de ce camp efféminé une morale Spartiate : étant entré dans le pavillon de Mardonios, il ordonna aux cuisiniers perses de lui préparer le festin qu’ils servaient, le soir, à leur maître. Ils dressèrent aussitôt des lits aux pieds d’argent et des tables drapées de pourpre, couvertes de plats et de vins exquis. A la vue de ce banquet Pausanias se prit à rire ; et commanda à ses Ilotes de lui apprêter un souper à la laconienne. On jeta sur les tapis brodés de la tente une natte de roseaux, et on lui servit les mets monastiques des réfectoires de Lycurgue ; le brouet noir, du fromage de chèvre, une poignée de figues. Alors, riant toujours, il fit venir les stratèges de l’armée, et leur montrant le contraste des repas dressés face à face : — « Ô mes alliés, voici pourquoi je vous ai réunis. J’ai voulu vous faire voir la folie du Mède qui, habitué à un tel régime, est venu pour nous conquérir, nous qui vivons et mangeons ainsi. » — Un Athénien aurait dit de même. Le luxe emphatique de l’Orient choquait la noble simplicité des Grecs, ils le raillaient et le méprisaient. Il y avait, à Élis, une statue ou plutôt un mannequin de Poséidon (Neptune), que ses prêtres costumaient d’oripeaux splendides ; par dérision, on l’avait nommé le Satrape.

Ce qui honore Pausanias plus encore que cette fière parabole, c’est sa réponse magnanime à un homme d’Égine qui lui proposait une revanche indigne. Xerxès, aux Thermopyles, avait fait crucifier le corps de Léonidas, et planter sur un pieu sa tête héroïque. Ces rois de Perse, pays des supplices rares et des tortures raffinées, s’acharnaient volontiers sur les cadavres de leurs vaincus. — Cambyse, en Egypte, fit fouetter et déchiqueter la momie d’Amasis arrachée de son sarcophage ; et comme le corps, pétri de baumes, émoussait les couteaux des exécuteurs, il ordonna, pour en finir, qu’on le jetât dans un four ardent. — L’Éginète vint donc exhorter Pausanias à venger l’outrage de Léonidas, en exposant, sur un pal, le corps de Mardonios aux huées de l’armée. Le lion spartiate rejeta ce conseil de chacal, avec un mépris courroucé. — « Tu me rabaisses jusqu’à terre, lui dit-il, en m’invitant à insulter un mort. Tu parles de venger Léonidas ; je crois sa mort et celle de ses compagnons amplement expiée par les innombrables Barbares qui sont tombés sous nos glaives. Ne reparais plus en ma présence, et tiens-toi pour content de n’être point châtié d’un pareil conseil. »

Une belle vengeance sculpturale, la seule exercée après la victoire, fut la création de l’ordre Persique. Des prisonniers perses accroupis dans les postures humiliées des cariatides, y portaient le poids des entablements. Mardonios passa le premier par ces Fourches caudines de l’art : Sparte l’écrasa en effigie, sous la colonne d’un temple de la Victoire.

Comme Marathon et comme Salamine, la bataille de Platée, qui acheva si grandement leur œuvre, eut ses légendes, sinon ses miracles. Si on ne lisait l’histoire de Sophane dans un chapitre d’Hérodote, on la croirait tirée d’un poème de l’Edda. Ce Sophane, Athénien du bourg de Décélie, s’était muni, pour le combat, d’une ancre de fer attachée par une chaîne d’airain à la ceinture de sa cuirasse. Il marchait ainsi, vaisseau vivant, sur les flots de sang des mêlées. Quand les ennemis approchaient, il jetait l’ancre dans le terrain sablonneux ; et là, rivé au sol, le glaive en avant comme un bec de proue, il attendait l’abordage. Lorsqu’il les avait mis en fuite, il levait son ancre, la raccrochait à sa hanche, et les poursuivait. Les vieux « Rois de mer » scandinaves auraient envié un pareil exploit.

Platée, comme Marathon, eut aussi son messager idéal, l’Hermès humain, fendant l’espace de ses pieds ailés, et payant de son dernier souffle la vélocité divine de sa course. Aussitôt après la victoire, Pausanias fit élever sur la place publique de la ville un autel à Zeus libérateur — Eleutherios. — Le sacrifice de l’action de grâces ne pouvait être allumé que par le feu du temple de Delphes ; il fallait, en un jour, aller chercher et rapporter le rayon sacré. Le Platéen Euchidas se dévoua à cette mission sainte : il partit du camp le matin et revint le soir ; ayant franchi mille stades d’un vol d’aigle. Mais il tomba mort en remettant l’étincelle aux prêtres. Comme le coureur symbolique de Lucrèce, ce fut le flambeau même de sa vie qu’il déposa sur l’autel, avec la flamme du sanctuaire : Vital lampada tradit.

IX. — Phémé. — La bataille de Mycale. §

Sur un bas-relief du petit temple de la Pallas Victorieuse, on voit à Athènes une Victoire ailée drapée d’une tunique aux plis ruisselants. Posée à terre, comme un oiseau entre deux essors, toute émue et toute palpitante, elle renoue sa sandale d’un geste rapide, comme pour reprendre sa course ou plutôt son vol. C’est l’image de la Victoire de Platée, quittant à la hâte son champ de bataille, pour aller s’abattre sur la plage glorieuse de Mycale. Deux triomphes le même jour, presque simultanés comme deux coups d’ailes ; le matin en Europe, l’après-midi en Asie.

La flotte grecque, commandée par l’Athénien Xantippe et le Spartiate Léotychidès, était en station à Délos, n’osant pousser jusqu’à Samos, pour délivrer l’lonie. Un Samien vint presser l’amiral de Lacédémone : — « Quel est ton nom ? » lui demanda Léotychidès. — « Hégésistratos », répondit l’homme de Samos. — « Chef d’armée ». — L’oreille grecque était sensible à ces jeux de noms et de double sens, comme à des conseils indirects donnés par les dieux. Léotychidès accepta l’augure, l’expédition fut aussitôt résolue. Mais Hégésistratos dut promettre qu’il monterait à bord du premier vaisseau, comme son pilote de bon présage et son oracle vivant. Les cent-dix trirèmes helléniques firent voile vers Samos qu’elles trouvèrent abandonnée par l’ennemi. Les Perses se souciaient peu, depuis Salamine, d’engager avec les Grecs des combats de mer ; l’onde était évidemment leur alliée et combattait avec eux. La flotte persane aborda au promontoire de Mycale, sons le couvert de l’armée qui occupait l’Ionie. Les vaisseaux, tirés sur le rivage, furent entourés d’une estacade de pierres et de pieux ; soixante mille hommes bordaient la côte ; la place semblait inabordable, étant deux fois défendue.

Mais les Grecs ne craignaient plus rien, le succès enflait leur courage. Ils résolurent de débarquer en face de la double armée qui leur barrait le passage. Salamine les avait trempés dans ses flots, comme dans un Styx qui les rendait invincibles.

Au moment où ils allaient attaquer, une Déesse rare dans leur mythologie et dans leur histoire, comme un météore à longs intervalles, vola par les rangs et leur apprit la grande nouvelle de Platée. Cette divinité mystérieuse passe deux fois dans l’Iliade et dans l’Odyssée, traverse un vers d’Hésiode, et disparaît après avoir illuminé une page d’Hérodote. L’historien l’appelle Phémé, dont les Romains ont fait leur Fama, la Renommée aux cent bouches et aux cent clairons. Mais la Phémé grecque, à qui les Athéniens avaient consacré un autel, était bien plus merveilleuse. Elle personnifiait cette télégraphie divine qui propage parfois les grands événements par-dessus le temps et l’espace, le message transmis, non point par une bouche humaine, mais par la voix sans langue de l’air. Phémé exprimait mieux encore : le pressentiment soudain, l’impression unanime et irrésistible qui s’empare, au même instant, d’une armée ou d’une multitude ; l’élan qui emporte et le cri qui part sans mot d’ordre ; l’idée qui jaillit, rapide comme la lumière, de milliers d’âmes qui n’en font plus qu’une ; l’acte de foi qui éblouit les esprits d’une foule, comme un éclair d’évidence. Aucun messager, aurait-il eu les pieds d’Achille ou de Phédippide, n’aurait pu porter, en trois heures, à Mycale, l’annonce de la victoire de Platée. Tous les Grecs rassemblés sur cette rive asiatique n’en eurent pas moins la révélation qu’une grande bataille, désastreuse pour l’armée des Perses, avait été livrée le matin même, dans une plaine de la Béotie. Un signe visible confirma ce bruit surnaturel ; on vit flotter un caducée de héraut, poussé par la vague occidentale sur la plage. Phémé arrivant au but de sa course l’avait sans doute laissé tomber dans la mer. Les Grecs, exaltés par ce prodige, chargèrent aussitôt l’ennemi.

L’attaque fut irrésistible, et Athènes en donna l’élan. Tandis que les Spartiates, entamant la côte par un sentier raviné, s’attardaient à tourner l’ennemi, les Athéniens sautaient sur le rivage et l’abordaient de plain pied. Comme à Platée, les Perses les attendaient, un genou en terre, l’arc au poing, sous la toiture d’osier de leurs boucliers plantés dans le sol par des fers de piques. Ce frêle abri fut vite démoli, et les assaillants poussant, la lance aux reins, les archers en fuite, entrèrent pêle-mêle avec eux, dans la flotte à sec, transformée en camp fortifié. Assaut extraordinaire, moitié terrestre et moitié naval, ayant pour champ le sable d’une plage, et des vaisseaux pour murailles. Les Perses s’acharnaient à la résistance ; mais la phalange Spartiate, ayant opéré son mouvement tournant, plongea sur eux de la pente qu’elle avait gravie. Ce torrent, joint à la marée montante des troupes athéniennes, submergea leurs masses emportées par les flots d’un double courant. En même temps, les Ioniens enrôlés par force dans l’armée persane, se révoltaient et passaient aux Grecs : la défection compliquait et précipitait le désastre, le camp envahi était déchiré par ses propres armes. La déroute fut désespérée : les restes de la dernière armée du Grand Roi s’enfuirent vers Sardes, par les montagnes de Mycale. Les vainqueurs firent de sa flotte dégradée un feu triomphal.

Il y a toujours une fleur à cueillir sur un champ de bataille grec. Le mot d’ordre de la journée de Mycale fut Hébé, la déesse de la Jeunesse « aux beaux pieds », comme la surnomment les poètes, la servante céleste que Héra avait conçue en respirant une rose. Ce ne fut point sans doute au hasard que le stratège athénien choisit ce signal de ralliement printanier comme un cri d’amour. Il personnifiait la dernière lutte d’une race adolescente contre un monde usé, de la jeune Europe contre l’Orient décrépit. La Grèce, se sentant à la fleur de l’âge, pleine de sève et de vie, prenait pour patronne l’immortelle Jeunesse. Rien de plus charmant que ce nom de nymphe menant et commandant une bataille : il met le frais sourire d’une vierge sur la lèvre altière d’une Victoire.

La délivrance était accomplie : désormais c’en est fait de la puissance perse ; sa force est tranchée et son prestige est détruit. On la verra encore rentrer par l’intrigue et par le complot dans les affaires de la Grèce, mais ses armées ne remettront plus les pieds sur la terre sainte, ses flottes n’affronteront plus sa mer vengeresse. Cet Empire, si longtemps l’épouvante du monde, décroît à vue d’œil. Ce n’est plus que le fantôme pâlissant d’un colosse qui va s’évanouir : on voit un soleil couchant s’éteindre au travers. Il recule d’île en île et de royaume en royaume, de plus en plus lointain, de moins en moins redoutable. Un siècle encore, et l’épée d’Alexandre viendra l’achever.

X. — Avenir probable du monde, si la Perse avait asservi la Grèce. §

Si l’Europe avait la reconnaissance historique, elle célébrerait par un jubilé séculaire la commémoration des deux guerres Médiques. Marathon et Platée, Salamine et Mycale ne sont point des batailles locales, circonscrites dans l’intérêt d’un peuple et dans les limites d’une contrée ; leur horizon est celui de l’humanité. Ce grand combat a été celui de la vie contre la mort, de la liberté contre l’esclavage, du droit contre la violence, du progrès contre l’inertie. L’immense Asie roulait sur le continent prédestiné, comme une mer ténébreuse, charriant vers lui ses dogmes stériles, ses tyrannies étouffantes. Un grain de sable, solide et lumineux comme le diamant, fit refluer cette tempête. Les races élues purent semer et cultiver la bonne terre qui, sans lui, aurait été irrémissiblement submergée. La « forteresse en bois » de Salamine fut l’Arche guerrière qui sauva le genre humain d’un nouveau déluge.

Que serait-il advenu si les Perses avaient triomphé ? Par une méprise prodigieuse, en marchant vers la conquête de la Grèce, ils croyaient illuminer l’Occident. Ne lui apportaient-ils pas leur Ormuzd, le dieu de la lumière, le Soleil vivant ? C’était chez lui qu’ils allaient vaincre son ennemi mortel et co-éternel, le roi de la nuit, le sombre Ahrimane. Mais ce dualisme monotone et dur excluait toute émancipation et toute tolérance. Point de milieu entre le dieu splendide et le dieu sinistre, entre le ciel et l’enfer : la terre était tranchée en deux zones, comme la vallée du Jugement dernier. Ce culte très pur et très salubre dans l’ancien Iran, avait d’ailleurs contracté d’affreuses mésalliances avec les mythologies sémitiques que la conquête avait portées dans son sein. Son foyer souillé n’en gardait plus qu’une pâle étincelle. L’empire moitié phénicien et babylonien de Xerxès représentait déjà tous les vices et toutes les fatalités de l’Orient : l’idolâtrie monarchique, le despotisme absolu, les superstitions délirantes, la haine des mouvements de l’idée et des transformations de l’esprit. Le sabre iranien était aussi fanatique que le cimeterre musulman. En réalité, si la Perse avait subjugué la Grèce, ce n’est point son Ormuzd, c’est son Arihmane qui aurait vaincu, et qui aurait frappé l’univers d’une Plaie des Ténèbres plus profonde que celle de l’Égypte. Mais le faux dieu du jour stérile, derrière lequel se cachait le démon nocturne, rencontra sur la mer brillante de l’Hellade le jeune dieu de la vraie lumière. Il y eut choc entre les deux astres, et le divin Phœbus abattit Ormuzd sous sa flèche ailée.

L’hypothèse prend le vol du rêve pour sonder le vide qu’aurait creusé dans le monde la disparition de la Grèce. Athènes asservie ou détruite, l’élite de son peuple transportée dans les provinces de la Médie ou de la Susiane, un harem installé sur la colline sacrée que le Parthénon devait couronner, les tribus de l’Hellade changées en Satrapies, comme elles le furent en pachaliks, dix siècles plus tard ; quelle perturbation dans l’avenir de l’humanité, quel changement d’axe et d’orbite dans sa gravitation historique ! Cela ne peut se comparer qu’au refroidissement du soleil. On peut dire que le genre humain serait resté sans éducation, faute du maître universel qui lui a tout enseigné. Le sens de l’ordre et de la mesure lui aurait manqué en toutes choses, le grand Chorège qui a réglé par deux fois sa marche, ayant disparu. La civilisation aurait été jetée dans un autre moule, et aucune des nobles formes que le génie grec lui a imprimées n’aurait pénétré cette épaisse enveloppe. Sans parler de l’histoire détournée de son cours normal, des législations abolies, des cités extirpées, des démocraties naissantes enchaînées, des marches en avant immobilisées, de Rome, cette seconde floraison de la Grèce, étouffée en germe, tout art idéal, toute poésie vivante, toute science progressive auraient disparu du monde obscurci. Comme les neuf jeunes filles que Xerxès, passant le Strymon, fit enterrer vives au carrefour des « Neuf Voies », les Neuf Muses, écrasées par l’oppression barbare, seraient restées ensevelies sous les débris de leur temple.

Le Théâtre, cette grande invention du génie attique, aurait été interrompu dans ses fondements. Les deux Masques de la Tragédie et de la Comédie, à peine ébauchés, auraient perdu leurs yeux et leurs voix, pareils à ceux des fontaines taries dont le souffle se retire avec l’eau qu’ils ne versent plus. On peut se figurer Eschyle si profondément oriental de nature et d’âme, plus aryen d’instinct que les Perses mêmes, ajoutant de nouveaux hymnes au Zend-Avesta, au lieu de faire pleurer Électre et blasphémer Prométhée. Sophocle et Euripide, transportés peut-être dans les plaines de Babylone, et si l’esprit poétique avait survécu en eux à la mort de la patrie grecque, auraient suspendu leur lyre aux saules de l’Euphrate, comme les psalmistes de la captivité hébraïque. Le rire d’Aristophane, dénué d’inspiration, privé d’aliments, n’aurait jamais éclaté ; il fallait la vie spirituelle et agitée d’un peuple libre pour le faire jaillir. On ne danse pas sur des ruines, on ne raille pas l’anéantissement.

L’Histoire, créée par la Grèce, et encore à naître, n’aurait apparu peut-être qu’après de longs siècles. Hérodote l’aurait-il ouverte pour y inscrire des défaites et des catastrophes humiliantes, l’obituaire et la servitude de sa race ? Il a écrit la sienne sous le soleil de Salamine, « pour perpétuer la mémoire des grandes actions accomplies dans la guerre des Hellènes contre les Barbares » ; Εργα μεγάλα τε χαι θωμαστά. La gloire seule pouvait l’inspirer : Clio, la muse de l’histoire, sonne d’un clairon de triomphe, et se couronne de lauriers.

La Philosophie sans écoles, réduite à des conceptions solitaires, hallucinée peut-être par les rêveries orientales, aurait-elle retrouvé la voie de la raison pure ? Je ne vois point Socrate errant par les rues d’une bourgade à demi persane, et arrêtant les fellahs grossiers d’un satrape, pour leur poser des questions subtiles. « L’accoucheur des esprits » n’aurait tiré que des avortements de ces cerveaux morts. Que de loisir et que de bonheur supposent les Dialogues de Platon, lentement promenés aux bords de l’llissus, ou groupés sous une colonne du Gymnase, devant un auditoire de beaux éphèbes couronnés de joncs ! Cette musique divine des idées aurait-elle pu résonner sur ses légers modes, entre les cris d’un camp barbare et les incantations d’un collège de mages ?

L’Éloquence aurait péri avec la liberté qui l’inspire ; l’orateur est bâillonné quand l’agora est fermée. On peut convaincre par le raisonnement ou par l’enthousiasme l’âme d’une multitude intelligente et mobile ; aucune parole ne saurait percer la surdité d’une idole royale, invisible et inaccessible, dont l’arbitraire est l’unique loi. Démosthènes méditant, contre le despote de la Perse, les discours qu’il lança sur le tyran de la Macédoine, n’aurait harangué que la mer.

L’Art, engagé dans les entraves de l’archaïsme, n’en aurait été délivré, ni par le compas d’Ictinos, ni par le ciseau de Phidias. L’architecture de l’Acropole, d’une perfection si simple et si pure, dont chaque ligne a la souplesse d’un beau rythme, aurait-elle pu naître à l’ombre des Babels massives de l’Asie ? Les Dieux qui commençaient à rompre les gaines grossièrement substituées au corps, à décoller leurs bras d’un torse immobile, à détacher leurs pieds soudés sur une base, à remplacer par les expressions de la grâce et de la grandeur, le morne sourire figé sur leurs lèvres, se seraient renfoncés et endurcis dans leurs anciens types. Si nous les voyons si fiers et si beaux, c’est qu’ils furent conçus au sein du bonheur, fils de l’orgueil et de la joie d’un peuple affranchi. L’opprobre aurait déprimé leurs traits marqués des stigmates de l’asservissement. Qui sait même si la conquête ne les eût point fait redescendre dans le cercle inférieur des théogonies asiatiques ? Qui sait si les Symboles vainqueurs de la Perse, les taureaux mitrés, les léopards à face d’aigle, les Chérubins aux six ailes, ne les eussent point ramenés à la bestialité des mythes primitifs ? Décadence monstrueuse et qui fait rêver : l’Olympe hellénique retournant au règne animal !

On peut imaginer sans doute que les peuples grecs dispersés se seraient plus ou moins rejoints, comme les tribus d’Israël pendant leur exil, qu’ils auraient emporté dans la captivité ou entretenu sur leurs ruines, quelques flammes éparses de leur feu sacré. Mais que de cordes arrachées à cette grande lyre, que de conjonctions d’étoiles arrêtées, que de génies retenus dans les limbes au moment où ils alIaient en surgir ! Quelles lacunes irréparables dans l’œuvre des intelligences et des mains humaines ! Le mot d’Homère sur l’homme, disant que « quand les Dieux le réduisent en esclavage, ils lui enlèvent la moitié de son âme », se serait étendu sur une race entière.

Les victoires des deux guerres Médiques n’ont point seulement délivré la Grèce, elles ont sauvé le monde et racheté l’avenir.

Chapitre VIII,
les Perses d’Eschyle. §

I. — Les Guerres médiques ressuscitent le théâtre grec. §

Nous ne croyons pas avoir trop manqué aux règles de la proportion, en traversant les guerres médiques pour arriver aux Perses d’Eschyle. Ce long chemin est le seul qui mène au point de vue d’où l’on découvre sous leur vrai jour, non point seulement cette tragédie isolée, mais encore tout le théâtre d’Athènes. Les guerres médiques sont les Propylées de ce monument chargé de chefs-d’œuvre. Sans elles, comme nous l’avons dit, le Drame grec aurait été détruit sur ses fondations. Il renaquit et il vécut de leur héroïsme, de l’air d’enthousiasme qu’elles soufflèrent sur la Grèce, et qui fut son élément pendant tout un siècle. Ce ne fut point seulement son génie qu’elles fécondèrent, mais la substance même de ses œuvres. Pour la première fois depuis Troie, les races de l’Hellade s’étaient ralliées sur les mêmes champs de bataille ; pour la première fois aussi, leurs traditions dispersées se rassemblèrent dans l’unité d’un même art. Ce fut désormais un trésor commun où la Muse tragique vint puiser l’or et l’ivoire, le bronze et le marbre de ses créations. Plus de légendes strictement locales, de mythes enracinés sur un point du sol, de héros poliades internés dans les remparts d’une cité ou dans l’horizon d’une tribu. Toutes les fables éparses du monde hellénique viennent, d’Argos ou de Thèbes, de Delphes ou de Corinthe, se transfigurer sous le ciel d’Athènes, et s’élever à la vie de l’art. Le théâtre devient le rond-point sublime des mille sentiers de la Grèce.

Cette renaissance du théâtre, après les deux guerres, fut d’une fertilité prodigieuse. L’action dramatique reproduisit les exploits de l’action guerrière. C’est presque par centaines que se comptent les tragédies des trois poètes qui, tour à tour, régnèrent sur la scène. Les émules et les concurrents qui leur disputaient, et parfois leur enlevaient la couronne, n’étaient pas moins féconds en œuvres. Les tragédies encore vivantes de la délivrance suscitèrent des drames pleins de leur flamme et de leur esprit. Les hauts faits du présent réveillèrent les légendes épiques du passé. Chaque combattant de Marathon et de Salamine produisait un héros de plus sur la scène, le mort légendaire renaissait du vivant illustre. Si le théâtre athénien domina et inspira tous les autres, c’est qu’Athènes avait été l’âme de ces grandes luttes ; c’est que seule elle avait eu l’idée d’une Patrie commune se levant en masse contre les Barbares, et que cette patrie était née des efforts magnanimes qu’elle fit pour la concevoir. Ayant eu Miltiade, Thémistocle et Xantippe, Athènes méritait d’avoir Eschyle, Sophocle et Euripide. Ces trois grands poètes sont, à leur façon, fils de Salamine. Eschyle y combattit, Sophocle dansa autour de ses trophées, Euripide naquit le jour de la bataille.

II. — La tragédie des Perses. — Les Fidèles. — Atossa. — Les reines-mères de la Perse. §

Ce fut sept ans après Salamine qu’Eschyle composa les Perses, la première de ses tragédies qui soit venue jusqu’à nous, la seule de tout le théâtre grec dont l’action soit contemporaine. C’est aussi celle où, plus que dans aucune autre, il a mis son âme. Le poète avait combattu les combats qu’il chante, il y avait brandi la lance et versé son sang. Il semble qu’on le voie assis sur une plinthe, un glaive à ses pieds, gravant son drame sur l’airain de sa cuirasse dégrafée. Les Perses, a-t-on dit, sont un hymne plutôt qu’un drame, une cantate déguisée en tragédie, qui n’en a que le costume et le masque. Mais l’hymne manié avec cette puissance, a son action comme la tragédie ; il suffisait à des âmes plus jeunes, à des esprits plus vibrants et plus résonnants que les nôtres. La corde de l’ode frappée par la main d’Eschyle, rend toutes les notes de terreur et de pitié, d’émotions et de gradations qui composent la lyre dramatique. Ce mode enthousiaste s’accordait d’ailleurs à l’état des âmes encore tout exaltées du triomphe. Si l’on juge des Perses par l’effet produit, quelle tragédie excita jamais de pareils transports ! Le goût moderne juge monotones ces plaintes redoublées, ces longs chants de deuil. Des voix lointaines lui répondent à travers les siècles, celles des spectateurs qui, au sortir du théâtre, couraient frapper sur les boucliers pendus aux portes des temples, en criant : « Patrie ! Patrie ! »

Athènes n’admettait pas ce que nous appelons l’actualité dans la tragédie. Elle réprouvait l’infortune et la gloire même transportées toutes vives sur la scène. — On a vu Phrynicos châtié pour y avoir porté la Prise de Milet. — Le lointain faisait partie de son idéal, l’antiquité était la perspective de son art. Dans un sujet comme celui des Perses, la Démocratie athénienne, justement soupçonneuse après Pisistrate, n’aurait pas supporté, du reste, les victoires du peuple personnifiées par des chefs, sur le piédestal de la scène. Elle répugnait à l’apothéose d’où pouvait surgir un tyran. Athènes récompensait dignement ses grands citoyens avec des éloges publics et des couronnes de feuillages, des inscriptions sur les stèles et des bustes sous les portiques. Mais Thémistocle ou Aristide exhaussés, de leur vivant, sur la hauteur du cothurne, divinisés par le chant tragique, absorbant en leur personne, par l’unité de l’action, les exploits de tous ! — la plage du Pirée n’aurait pas eu assez de coquilles pour l’Ostracisme qui aurait puni cette exorbitante ovation. Applaudis peut-être pendant la durée du drame, ils auraient été bannis sûrement après.

Cette règle dramatique sortant de la raison politique, était inviolable ; Eschyle tourna l’obstacle par un mouvement inspiré. Ne pouvant donner à sa tragédie le recul du temps, il lui donna l’éloignement du lieu ; il la transporta de Grèce en Asie, et retourna la victoire en la faisant apparaître sous la face du désastre au peuple vaincu. Le coup direct fut remplacé par le contre-coup. Transposition superbe qui n’affaiblit pas l’impression. Le reflet, dans son drame, est aussi éclatant que l’aurait été l’action immédiate, l’écho retentit autant que la voix. Le revers du triomphe, déployé du côté de l’ennemi sous l’aspect de la catastrophe, rehausse sa splendeur. C’est en acclamations d’allégresse que les lamentations des Perses se répercutent dans le théâtre d’Athènes. Le poète va remplir, à Suse, le casque de Pallas des larmes brûlantes du vaincu ; il le rapporte au vainqueur et le lui fait boire à longs traits.

La scène est donc à Suse, devant le palais des rois, en face du mausolée de Darius. L’imagination peut le restituer d’après les ruines de celui de Cyrus, qu’on voit encore à Pasargadès : — autour du sarcophage écroulé, cinq piliers énormes sur lesquels est sculptée la figure du Roi, divinisée par les quatre grandes ailes des Amschaspands célestes. Ormuzd plane sur sa tête et la couvre d’un geste de bénédiction.

Au pied du tombeau vénéré se range le Chœur des Fidèles, le grave Divan des vieillards chargés par le Roi de gouverner la Perse pendant son absence. Ils se nomment et s’annoncent eux-mêmes, comme les personnages de nos peintures primitives par les phylactères qui pendent de leurs bouches — « Ceux que vous voyez ici, ce sont les Fidèles. Nous sommes les gardiens de ces demeures remplies d’or : le roi Xerxès, notre seigneur, nous a confié la garde de son royaume, les autres Perses étant partis pour attaquer la terre de l’Hellade. » Ce sont bien, en effet, les custodes d’un empire vide ; une sensation lugubre d’isolement attriste leur chant : on les voit errer par la ville déserte, comme dans le lit d’un fleuve desséché. L’Asie a perdu sa fleur et sa force, la guerre a enlevé sa jeunesse dans un tourbillon. L’angoisse commence à troubler les âmes de ces sages. Pas plus de nouvelles de l’armée bruyante partie l’autre année, que d’un torrent perdu dans les sables. Aucun courrier, aucun cavalier n’est encore venu réjouir la ville royale d’un cri de victoire. Le Chœur chante pour se rassurer, dans l’obscurité de son inquiétude ; il glorifie l’armée disparue. Le dénombrement d’Hérodote repasse dans ses strophes, à l’état lyrique : les troupes de pied et les cavaliers, les chars et les navires, les archers et les rameurs innombrables. Au-dessus de ces foules confuses surgissent quelques noms de chefs secouant, comme des panaches, de grandes épithètes : Mégabaze et Astapès « à l’aspect farouche », Artembarès, « roi des combats équestres », Imaios « le sagittaire infaillible », Sosthanès « l’agitateur des chevaux », Arcteus et Métrangathès « roulant en tête de leur mille quadriges ». — « Toute l’Asie, armée de l’épée, marche ainsi, sous le commandement redouté du Roi ». Ce Roi qui leur manque, les vieillards l’exaltent pour raffermir leur espoir, ils se le retracent sous la figure surhumaine des colosses postés aux avenues du palais : — Il est semblable à un dieu, « Fils de la Pluie d’or » : il a « l’œil sanglant du Dragon » ; des chefs inexpugnables lui servent d’appui. Monté sur son char syrien, il pousse devant lui des millions de bras et des milliers de rames. Déjà il a passé au cou de la mer un joug de nefs liées par des cordes et fixées par des clous d’airain. Qui donc résisterait à l’irrésistible ? — Mais ils ont beau louer et beau déifier, leur dithyrambe a peur, et l’hyperbole tremble sur leurs lèvres. Ils se rappellent la Divinité jalouse de la prospérité des mortels, ses pièges dont « aucun bond ne peut dégager l’homme pris aux rets inévitables ». — Anxiété poignante ! Qui l’emportera de la flèche rapide ou de la lance acérée ? — « En attendant, chaque lit pleure, dans Suse, l’époux absent, et les femmes perses se désolent, ayant perdu les héros, compagnons armés de leurs nuits. »

Ce grand chœur est le prélude de la symphonie funèbre qui va suivre ; tous les contrastes s’y heurtent, toutes les alternatives s’y balancent ; son rythme est celui de l’oscillation. Confiance ébranlée par le doute, rayonnements d’orgueil éclipsés par les ombres des calamités pressenties, questions encore sans réponse jetées au Destin qui galope, peut-être en ce moment, vers la ville, sous la chlamyde volante d’un courrier. C’est un tumulte d’impressions contraires, pareil à ces ouvertures de tragédies lyriques où des changements à vue de sonorité éclairent et assombrissent tour à tour l’orchestre orageux.

Voici venir la reine Atossa, saluée par les Fidèles, comme l’idole-mère, avec les formules pompeuses de l’adoration monarchique : — « L’Astre s’avance, éclatant comme l’œil des dieux, la Mère du Roi, notre Reine. Prosternons-nous !… » — L’étonnement méprisant que l’homme de l’Europe éprouve, lorsqu’il lit, dans une relation de voyage, les litanies de titres serviles prodiguées aux Shahs de la Perse moderne, les Grecs devaient le ressentir plus vivement encore en entendant ces adulations emphatiques. Eux les naturels et les simples, pour qui aucune grandeur n’excédait la stature humaine, et qui, dans l’âge même de leurs monarchies héroïques, voyaient les rois d’Homère traités par leurs guerriers comme des compagnons couronnés. Quand un homme de l’Iliade appelle Agamemnon « Pasteur des peuples », ou « Atride qui commande au loin », il a épuisé la louange, son encensoir est éteint.

Fille de Cyrus, veuve de Cambyse, femme de Darius et mère de Xerxès, Atossa, jusqu’au retour de son fils, représentait aux Grecs, dans le drame d’Eschyle, la Perse incarnée. Elle occupait une grande place dans leur ressentiment et dans leur mémoire. C’était elle qui avait envoyé l’armée de Darius lui chercher des servantes en Grèce. Quelle joie orgueilleuse pour Athènes de la voir paraître, déjà soucieuse, bientôt accablée ! Sans Marathon et sans Salamine, son souhait insolent eût été sans doute accompli. Dans ce même palais de Suse, un poète aurait pu montrer les nobles vierges des Panathénées, marchant derrière la vieille reine, en habits d’esclaves, le parasol ou le chasse-mouches à la main.

Ces Sultanes-Validés de la Perse antique régnaient absolument sur leurs fils. — « Atossa pouvait tout », dit quelque part Hérodote. — Elles les tenaient, non point seulement par le lien filial, mais par l’éducation corruptrice que Platon a signalée dans ses Lois, par les mystères et les traditions du règne précédent, par l’impunité assurée d’avance à leurs crimes. L’exécution d’une épouse ou d’une concubine était et est encore un accident ordinaire dans le régime des harems ; mais on ne touche pas à la mère absoute, quoi quelle fasse, de tout châtiment. Cruelles, pour la plupart, atrocement jalouses de toute rivalité intérieure, ces mères des rois iraniens remplissaient le sérail d’abominations. On dirait une dynastie de Furies. — Amestris, la veuve de Xerxès, vieille et craignant de mourir, fait enterrer vifs quatorze enfants de race noble, « afin de racheter son salut du Dieu qui règne sous la terre ». Hérodote raconte encore d’elle une horrible histoire. L’usage était que le jour de la naissance du roi, toute requête présentée pendant le festin dût être accordée. Elle demande qu’il lui livre une belle-sœur qu’elle haïssait, lui fait couper les narines, les oreilles, les lèvres, la langue, les mamelles qu’elle jette aux chiens, et renvoie à son mari ce reste sanglant qui palpite encore. — Parysatis, mère d’Ataxerxès Memnon, veut se venger de ceux qui ont pris part à la mort de son fils Cyrus, frère révolté contre son fils régnant, et tué dans la bataille qu’il lui a livrée. Artaxerxès a honoré et récompensé les hommes qui l’ont délivré du rebelle ; elle attend l’occasion et guette ses victimes. Mithridate a frappé le premier Cyrus ; elle l’accuse sur un propos de table, de haute trahison, et le fait condamner au supplice des auges, cet affreux chef-d’œuvre de l’art des tortures. Masabatès, l’eunuque favori du roi, se vantait d’avoir coupé la tête du jeune prince : elle propose à son fils une partie de dés, perd du premier coup mille dariques, demande sa revanche. L’enjeu sera cette fois un eunuque au choix. Elle gagne et réclame Masabatès. Tandis qu’Artaxerxès croit qu’elle le prend à son service comme un bon esclave, Parysatis appelle les bourreaux qui l’écorchent vif, fait crucifier son corps, et tendre sa peau sur des pieux. Le roi s’indigne et s’emporte, elle rit et répond : « Tu as bonne grâce de te fâcher de la sorte, pour un méchant eunuque décrépit, tandis que moi qui ai perdu mille dariques, je prends patience et me tais. » Plus tard, elle invite Statira, la femme de son fils, à souper. On sert un oiseau appelé Ryndacki, gibier exquis, presque fabuleux : il passait pour ne se nourrir que de rosée et de vent. Parysatis le découpe avec un couteau dont la lame est empoisonnée d’un côté, mange la portion saine, et présente à la reine la tranche imprégnée du venin. Statira meurt dans des convulsions. Artaxerxès fait écraser la tête des cuisiniers sous une pierre, il exile sa mère à Babylone ; mais elle est bientôt rappelée.

Telles étaient les reines-mères de la Perse. Le Sérail, comme la zone torride dont, au moral, il a le climat, a toujours engendré des monstres.

III. — Le songe d’Atossa. — Qu’est-ce qu’Athènes ? — Arrivée du Messager. — Récit du désastre. — Bulletin de Salamine. §

La Reine sort du palais, aussi soucieuse que les vieillards qu’elle vient consulter. Le sort de son fils la tourmente, l’attente de son retour la consume. Il y a dans le Chant de Déborah, la Prophétesse d’Israël, une autre mère de roi qui s’inquiète de ne pas voir son fils revenir, et qui se penche à la croisée du harem, l’oreille tendue aux bruits du désert. — « Elle regarde par la fenêtre et gémit, — elle crie à travers le grillage : — Pourquoi son char tarde-il à venir ? — Pourquoi les roues de ses chariots roulent-elles si lentement ? — N’aurait-il pas trouvé du butin à faire et à partager ? — Une jeune fille, deux jeunes filles pour chaque capitaine. — Et des vêtements de couleur pour Sisera, — des vêtements à doubles broderies, pour orner l’entrée du triomphe. » — Tandis qu’elle berce, en chantant, son souci, une femme s’approche de Sisera endormi, prend une cheville de la tente, et l’enfonce d’un coup de marteau, dans son front, — « Entre ses pieds, il tombe, s’agenouille, s’étend. — Entre ses pieds, il s’agenouille, tombe : — où il s’agenouille, là il tombe mort. »

Un Songe effrayant a visité Atossa, et la pousse en sursaut hors du lit nuptial où Darius dormait jadis avec elle. Les Songes d’Eschyle étaient célèbres dans l’antiquité. Ceux qui nous restent sont d’une sublimité formidable. Vrais géants du royaume des Ombres, il semble que les portes d’ivoire et de corne de la fable grecque aient dû s’exhausser pour leur livrer passage : la Bible seule en a d’aussi grands. Nullement confus pourtant dans leur mystère fatidique, modelés sur le fait ou sur l’expiation qu’ils prédisent, avec les hauts reliefs du symbole : on dirait des marbres terribles voilés par la nuit. Tel le Songe qu’Atossa raconte, mêlé d’étrangeté orientale et de beauté hellénique : il donne l’idée d’une sculpture persépolitaine que l’art grec aurait retouchée. — Deux femmes richement vêtues, l’une de la tunique dorienne, l’autre de la robe persane, lui sont apparues, plus belles que les femmes qui vivent maintenant, au-dessus d’elles par la majesté de leur taille. La première venait de l’Asie et la seconde de l’Hellade ; sœurs d’une même race, mais sœurs ennemies. Elles semblaient se quereller et prêtes à se battre, — « Mon fils, voyant cela, s’efforçait de les apaiser. Il les attela toutes deux à son char, et il ploya leurs cous sous les mêmes courroies. L’une redressait orgueilleusement sa tête, fière du harnais comme d’une parure, et sa bouche se prêtait au frein. L’autre se cabrait indignée ; elle rompait les brides de ses mains, et ses bonds fracassaient le char. Elle cassa le joug par le milieu, arracha les rênes ; le char roula sous ses secousses, et mon fils tomba. Et son père Darius était là, qui s’apitoyait sur sa chute, et dès que Xerxès le vit, il déchira ses vêtements. »

Ce n’est pas tout : effrayée de ce rêve sinistre, Atossa s’est réfugiée au sanctuaire d’Ormuzd pour y sacrifier, et tandis qu’elle offrait au dieu le gâteau de farine, un aigle s’est abattu sur l’autel. Au même instant, un épervier s’est rué sur lui, et il lui déchirait la tête de ses ongles, et l’aigle se laissait faire, engourdi d’effroi. — Présage redoutable ; l’aigle figurait l’emblème et l’âme même de la Perse ; elle s’était personnifiée dans l’oiseau sublime qui seul pouvait fixer le soleil, regarder son Dieu face à face. Atossa se rassure pourtant : après tout, son fils n’est-il pas le maître ? au-dessus des revers comme des triomphes, la fortune ne peut rien sur lui. Elle proclame à sa manière le droit divin du despote indiscutable et irresponsable, — « Certes, sachez-le, mon fils, s’il réussit, sera le plus glorieux des héros ; vaincu, il n’aura nuls comptes à rendre. Et, s’il survit, il régnera comme auparavant sur cette terre. » — Trait profond et savamment aiguisé : sous la mère alarmée et qui allait attendrir, Eschyle laisse percer l’arrogance de la royauté asiatique ; il lui fait prononcer des mots odieux aux âmes et aux oreilles libres : la pitié s’éteint à peine excitée.

Quel est-il ce pays que son fils est allé soumettre ? Atossa ne s’en rend pas distinctement compte. Le Sérail est isolé comme le cloître ; la nuit de l’ignorance s’ajoute à l’ombre des treillages pour l’enténébrer. Le monde finit à ses hautes murailles où les archers veillent sur les plates-formes. Ce sombre Éden des voluptés du maître séquestre ses Èves, il ne donne sur aucune vue du dehors. Au-delà, l’Empire comprenant la terre du soleil ; plus loin des régions obscures, des peuples confus, de plus en plus étranges, de moins en moins visibles, qui se perdent dans l’Occident nébuleux. Darius demandait, après l’incendie de Sardes, ce que c’était qu’Athènes ; sa veuve peut donc faire la même question aux Fidèles. C’est alors qu’éclate ce dialogue où la louange de la cité de Pallas sort d’un tour si imprévu et si fier ; Atossa interroge et les réponses retentissent comme des coups de ciseau taillant une statue superbe. De vers en vers, trait par trait, une figure se forme et s’élance, révélant à la reine barbare la fière beauté d’une race libre.

— « En attendant, amis, où dit-on qu’Athènes est située ? » — « Bien loin d’ici, vers le couchant, sous les derniers feux du Soleil roi. » — « Et c’est la ville dont mon fils a si grand désir de faire la conquête ? » — « L’Hellade alors lui serait soumise tout entière. » — « Ont-ils donc une si grande armée ? » — « Une armée assez grande pour avoir fait aux Mèdes bien des maux. » — « Et que possèdent-ils encore avec cette armée, de grandes richesses ? » — « Une source d’argent tout ouverte, trésor de la terre. » — « Est-ce de l’arc et des flèches que leurs deux mains sont armées ? » — « Nullement, ils ont l’airain de la lance tendue, l’abri du bouclier. » — « Quel roi les gouverne ? Quel est le maître de cette armée ? » — « Ils ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme vivant. » — « Comment donc font-ils pour soutenir le choc de leurs ennemis ? » — « Comme ils ont fait autrefois en détruisant la grande armée de Darius. » — « Tu donnes tristement à réfléchir aux mères de ceux qui sont partis. »

Quels transports devait soulever cette louange de la patrie arrachée à des voix serviles ! C’est dans le palais même du Grand Roi, au milieu de son sénat avili, en face des colosses monstrueux qui divinisent sa puissance, qu’Eschyle dresse l’image d’Athènes invincible et libre. Jamais l’orgueil d’un peuple ne fut plus magnifiquement encensé.

Il arrive enfin, le Messager si anxieusement attendu, et c’est comme si le spectre meurtri de l’armée rentrait dans l’Empire, et l’inondait du sang de ses vastes plaies. Toutes les nations frappées par la fortune ont connu, hélas ! cette clameur soudaine de la catastrophe. Au milieu des nuages grossis d’une immense angoisse, le tonnerre du désastre éclate, non par roulements intermittents, mais d’une explosion large et brusque d’où tombent pêle-mêle les calamités. Écrasements d’armées, redditions de villes, flottes englouties, frontières envahies. Ni répits ni trêve, ni reprise d’haleine : la foudre, en un coup, dit son dernier mot. C’est cette clameur de panique que pousse le Messager arrivant à Suse : — « Ô vous toutes, villes de l’Asie ! Ô Perse, port immense où s’amassaient les richesses ! Cette grande prospérité a péri d’un seul coup, et la fleur du royaume a été tranchée ! Malheur à moi de raconter le premier tant de maux ! Ô Perses ! l’armée entière des Barbares a péri ! » — A cette voix retentissante comme un fracas d’écroulement, le Chœur part d’un cri qui ne va plus s’arrêter. Consterné du choc, il n’interroge même pas d’abord le messager de malheur. Ce n’est que par les indications rapides mêlées à sa nouvelle haletante, qu’il apprend que la défaite est un désastre de mer, et « que les cadavres des siens roulent dans les flots de Salamine, parmi les agrès fracassés. » Alors il maudit Athènes qui « fait tant de femmes perses sans enfants et veuves » ; et la foule, assise sur les gradins du théâtre, devait acclamer cette imprécation ; car il n’est pas pour un peuple de flatterie pareille à l’anathème d’un ennemi vaincu.

Nous avons parlé des silences d’Eschyle et de leur sombre éloquence, ils suivaient ses grands foudroiements. Dans presque tous ses drames, sous l’éclat d’un malheur subit, le personnage frappé se changeait subitement en statue béante, retournée vers une ville en flammes ou des enfants massacrés. Atossa s’est tue jusqu’ici, stupéfiée dans une idée fixe. Au milieu de l’armée détruite, qu’on vient d’étaler sous ses yeux, sa pensée ne cherche qu’un homme. Est-il mort ? a-t-il survécu ? L’angoisse est trop forte pour qu’elle ose adresser au Messager une question directe ; elle glisse cet homme dans une foule sur laquelle elle l’interroge craintivement. D’un mot, il va l’en retirer mort ou vif. — « Malheureuse ! je reste sans voix, accablée. Cependant, il faut bien que les hommes subissent les maux envoyés par les Dieux. Dis-nous donc tout. Dis-nous ceux des chefs qui vivent encore et ceux que nous avons à pleurer. Qui, parmi ceux portant le sceptre, ont laissé leur armée sans commandement ? » — Le Messager la comprend : — « Xerxès vit et voit la lumière. » — L’égoïsme de la mère éclate en un cri de joie : — « C’est une lumière que tu apportes dans ma maison, avec cette parole ! un jour radieux dans une nuit noire ! »

Xerxès vit donc, mais que de chefs sombres sous les flots du détroit terrible ! Le Messager les compte un à un ; ils roulent, en quelque sorte, dans son énumération tumultueuse, traversés d’une lance, précipités de leur nef, heurtant de la tête l’âpre côte : Artembarès, Dadacès, Ténagon, Lilaïos, Amestris, Arsamès, Argestès, Arcteus, Artamès, Amphistreus, Sisamès, le mage Arabos, et Syennésis, « le premier par le courage », et Matallos de Chrysa, le maître de la cavalerie noire, « dont le sang a teint en pourpre sa barbe hérissée ». Cela rappelle ces « Passages de la Mer Rouge » des anciennes fresques, où l’on voit des têtes à couronnes, des visages crispés et grimaçants sous leurs casques, flotter par places, hors des vagues. — Mais un poète grec ne peut s’empêcher de faire sourire la guerre même. Homère est plein, dans l’Iliade, de comparaisons pastorales qui adoucissent ses carnages. Au fort des mêlées, une image agreste métamorphose subitement les armées aux prises, « en un essaim abondant de mouches qui bruissent autour de l’étable du berger, lorsque le lait coule dans les vases ». Elles rappellent encore au poète, quand elles s’entre-choquent dans la poussière, « les pailles à travers les aires sacrées où vannent les vanneurs ; tandis que la blonde Déméter séparant à leur souffle le grain d’avec sa dépouille, on voit tout alentour les paillers blanchir. » Ici ce n’est qu’un mot, une épithète mélodieuse, « Salamine, l’île nourricière des colombes » ; mais la scène de massacre en est un instant éclaircie. Un long roucoulement se mêle à ses râles ; le golfe sanglant reflète un vol de ramiers effrayés, qui s’égrène dans l’azur de l’air.

« Voilà ceux dont les noms me reviennent », — dit le Messager en terminant son appel funèbre, — « mais je ne t’ai dit que très peu de nos pertes qui sont innombrables. » Alors Atossa lui demande de raconter l’action plus au long. A ce moment, par une substitution invisible, mais qu’un changement d’acteur n’aurait pas rendue plus frappante, le Perse disparaît, ou, pour mieux dire, une transformation intérieure s’accomplit en lui. C’est l’âme joyeuse d’un guerrier grec qui passe dans son être, qui s’en empare et qui le possède, et qui lui fait chanter, sur un ton de fête, ce qu’il devrait balbutier avec des sanglots. Au lieu de l’échappé de la défaite qui se lamentait tout à l’heure, on croit entendre un héraut radieux, lancé par une armée victorieuse, qui tombe, comme du ciel, sur la place publique, et raconte sa délivrance au peuple resté dans la ville, en jetant au pied d’un autel des faisceaux de palmes. Le Choeur des Fidèles pourrait lui dire comme le roi de Moab au Balaam de la Bible : — « Que fais-tu donc ? Tu étais venu pour faire des imprécations contre mon ennemi, et voilà que tu le bénis ! » — Et le Messager pourrait lui répondre comme le prophète Édomite : « Puis-je dire autre chose que ce qu’un dieu me met sur la bouche ? » C’est bien un dieu, en effet, qui lui dicte ce bulletin lyrique, rapide comme la victoire qu’il décrit, clair comme le jour qui l’illumina.

Le Messager dit d’abord la ruse de l’esclave envoyé par Thémistocle à Xerxès, pour lui porter le faux avis de la fuite des Grecs, le roi affermi dans sa présomption, et donnant l’ordre à sa flotte de cerner les passes du détroit ; puis le repas du soir, les exercices nocturnes des équipages, et la tranquille évolution des navires perses étendant, le matin, leurs lignes, pour capturer dans une étreinte la flotte adversaire. C’est alors que se déploie, sous la lumière d’un chant rayonnant, la plus belle bataille navale de l’antiquité. — Le Jour se lève, poussant ses chevaux blancs dans le ciel, et son premier rayon fait jaillir par mille voix, de la flotte hellène, le Pœan sacré. Les rochers de l’île en sont ébranlés, et la trompette « qui embrase tout » excite la fureur. Les avirons battent la mer qui bouillonne, et les vaisseaux d’Athènes apparaissent, en bon ordre, gardant les espaces fixés, l’aile droite en avant, comme celle d’un aigle fondant sur une proie. Un chant immense part des trirèmes et monte jusqu’aux nues : — « Ô fils Hellènes, allez ! Délivrez la patrie, vos enfants, vos femmes, et les temples des dieux de vos pères, et les tombeaux de vos ancêtres ! Maintenant c’est le combat suprême ! » Les cris guerriers de la Perse roulent vers l’hymne grec comme pour l’étouffer, et les flottes, d’un élan, se jettent l’une sur l’autre.

« Au premier choc, le torrent de l’armée persique ne se rompit pas ; mais quand la cohue de nos nefs fut resserrée dans les passes étroites, au lieu de s’entr’aider, elles s’entretuèrent de leurs proues d’airain, et les rangées des rames pendaient brisées sur les flots. Les nefs grecques nous enveloppent par une manœuvre habile, et percent les nôtres qui tombent sur le flanc. La mer se couvre d’épaves et de corps morts, les côtes et les écueils regorgent de cadavres. L’armée des Barbares s’enfuit en désordre : à coup d’avirons brisés, de bancs de rameurs fracasses, les Perses sont écrasés comme des thons pris au filet, et la mer roule au loin des voix désespérées, des cris de détresse. Enfin l’œil de la Nuit noire se fermant, nous abrita sous son ombre. Je mettrais dix jours à te raconter la multitude de nos maux, que ces dix jours entiers ne suffiraient pus. Mais, sache-le, jamais, en un seul jour, tant d’hommes ne sont morts. »

Et il reprend, après les exclamations désolées d’Atossa, son rapport lugubre. Cette marée montante de douleurs ne cesse d’enfler et de croître, submergeant tout ce qui reste d’espoir. La destruction qui semblait arrivée à sa limite extrême, a toujours un degré de plus à franchir. Maintenant c’est l’épisode de Psytallie qu’il raconte, la petite île « hantée par Pan, et qu’il couronne de ses danses ». Xerxès, avant le combat, y avait débarqué l’élite de sa garde, chargée d’exterminer les naufragés de la flotte hellène qui l’aborderaient à la nage, au sortir de leurs vaisseaux chavirés. Le guet-apens s’est retourné, l’embuscade a fait volte-face.

« En effet, quand un dieu eut donné la victoire aux Grecs, le même jour, tout couverts d’airain, ils sautent de leurs vaisseaux, cernent l’île entière : plus d’issue pour fuir. Et les Perses tombaient sous une grêle de pierres, sous les flèches décochées par les nerfs des arcs. Enfin les assaillants, se ruant d’un seul bond, les taillent en pièces, les égorgent, jusqu’à ce que tous aient perdu la vie. Et Xerxès gémit, penché sur ce gouffre de maux ; car il s’était assis au bord de la mer, sur un haut promontoire, d’où il pouvait voir toute l’armée. Puis il déchira ses vêtements, poussa de grands cris, et il envoya l’ordre à l’armée de terre de se retirer, et lui-même soudainement prit la fuite. Tel est ce nouveau désastre que tu peux pleurer comme le premier. »

Ce n’est pas tout ; le linceul déroulé qu’on croyait cette fois à bout, se rallonge démesurément. Il ne passe plus maintenant hors de ses longs plis que la tête épargnée du Roi et quelques membres mutilés de l’armée détruite. Après la défaite, la retraite à travers les grands pays dévastés : un désert de faim et de soif dévore, groupe par groupe, les hordes éparses qui se traînent dans sa lugubre étendue. Quand on arrive au bord du Strymon, on trouve qu’un hiver précoce a, d’un jour à l’autre, gelé son courant. Ce pont de glace, construit par les vents, paraît d’abord un secours d’en haut.

« Alors, plus d’un qui auparavant niait qu’il y eut des dieux, pria et adora le Ciel et la Terre. Quand l’armée eut fini ses actions de grâces, elle traversa cette voie glacée ; et ceux des nôtres qui purent passer, avant que le dieu lançât ses rayons, eurent la vie sauve. Mais bientôt l’orbe ardent du soleil échauffa le milieu du fleuve et rompit ses blocs, et tous roulèrent les uns sur les autres, et les plus heureux furent ceux qui furent engloutis le plus vite. Ceux qui survécurent se sauvèrent à grand’peine à travers la Thrace ; mais bien peu sont revenus dans les foyers de la patrie. Que l’Empire gémisse, regrettant sa très chère jeunesse ! Voilà la vérité, mais je n’ai point dit tous les maux dont un Dieu a accablé les Perses. »

IV. — Évocation de Darius. — Le sacrilège du détroit. — Prédiction de L’Ombre. §

Un seul remède à de si grands maux : frapper aux portes du tombeau, évoquer Darius, le roi tutélaire qui fit la Perse si grande et la maintint si puissante, l’avertir que l’Empire chancelle et rappeler au secours. Tandis qu’Atossa va préparer dans le palais les breuvages qui réveillent la mort, le Chœur reprend ses Thrènes désolées. Il pleure sur l’Asie dépeuplée, sur tant de héros « mangés par les Muets de la mer incorruptible ». Une strophe douce comme une fleur, se détache de son triste psaume, et tombe sur « les lits aux molles draperies, où les Persanes déplorent leurs noces récentes, et toutes les voluptés de la jeunesse à jamais perdues ». Le souci de l’État assombrit encore l’angoisse des Fidèles, la politique élève sa voix grave par-dessus leur chant pathétique. Blanchis sous les secrets de deux règnes, ils savent le défaut de ce vaste Empire taillé par le glaive, dans un bloc friable de nations conquises. Le prestige est le talisman qui maintient l’énorme édifice, s’il s’en retire, tout s’écroule. Les peuples vont se redresser, puisque le roi tombe ; la liberté des langues entraînent la chute de Babel. — « Les nations de la terre d’Asie n’obéiront plus longtemps à la loi des Perses ; elles ne payeront plus longtemps les tributs de la servitude. Elles ne se prosterneront plus sous la majesté souveraine ; la puissance royale a péri. — La langue des hommes ne sera plus enchaînée, le peuple détaché du lion pourra parler librement ; le joug de la force est brisé. »

La reine revient, chargée des libations funéraires. Elle apporte le lait d’une génisse sans tache, du miel, de l’eau puisée à une source vierge, « et cet enfant pur d’une mère agreste, joyeux délices de la vigne, et l’huile de la blonde olive, doux fruit de l’arbre qui ne se dépouille jamais de son feuillage ». Le Magisme oriental forçait la tombe avec d’autres charmes, c’était en la comblant d’hommes et d’animaux égorgés qu’il en faisait surgir ses fantômes. Eschyle, adoucissant cette fois son génie farouche, transporte en Perse les rites gracieux de la magie grecque. Il offre à l’âme du mort pour l’attirer sur la terre, ce qu’il faudrait pour faire accourir, dans un verger, un essaim d’abeilles.

En revanche, l’énergie barbare reparaît par traits véhéments, dans le chant de nécromancie que le Chœur entonne à la demande d’Atossa. Son texte est fruste et obscur, en certains endroits presque indéchiffrable. On y démêle, avec des mots orientaux, des formules d’incantation liturgique. Comme dans la double écriture d’un palimpseste, un rituel de mages transparaît sous la poésie grecque qui l’a recouvert. Cette étrangeté augmente sa puissance. Hymne violent et heurté, vraiment capable de fendre les pierres et de percer la surdité du sépulcre. Il assiège le palais funèbre, il le somme de lâcher son roi. La louange même s’y fait impérieuse, ardente, excessive ; elle enfume le tombeau d’encens, comme pour forcer le mort d’en sortir.

M’entend-il, le Roi égal aux Dieux ? M’entend-il pousser des sons discords, confus, lamentables ? Je crie vers lui mes douleurs. M’entend-il d’en bas ? — Ô Terre ! et toi, Conducteur des morts ! renvoie à la lumière ce Dieu de la Perse. Renvoie en haut celui dont notre terre n’a jamais contenu le semblable. — Cher homme ! cher tombeau ! Ô Hadès ! ramène-le en haut ! Hadès ! renvoie-nous Darius ! — Certes jamais celui-là ne perdit les hommes dans une guerre désastreuse. Les Perses l’appelaient le confident des Dieux, et il était conseillé par eux, puisqu’il conduisait heureusement l’armée. — Ô Seigneur antique ! ô Baal ! viens, montre-toi, apparais sur le faîte de ce mausolée, soulevant la sandale pourprée de ton pied, et dévoile la splendeur de ta tiare royale. Viens, ô notre père, magnanime Darius ! Hélas ! — Maître de notre maître, parais ! tu apprendras des afflictions inouïes. Une nuée sortie du Styx nous a enveloppés, et voilà que toute notre jeunesse a péri ! Viens, ô père ! ô Darius sauveur ! hélas ! — Malheur ! malheur ! Ô toi qui es mort ; tant pleuré ! Comment cela s’est-il pu ? pourquoi ce double désastre sur ta terre, ô Roi, sur ton royaume tout entier ? Nos trirèmes ont péri, nos vaisseaux ne sont plus ! »

Darius, réveillé par ces voix instantes, sort du sépulcre dans sa majesté royale et spectrale. Peut-être apparaissait-il enduit et masqué de cire, comme l’étaient, en Perse, les rois morts, et si Eschyle connaissait ce rite de leur sépulture. On peut se figurer la terreur produite par ce fantôme couronné, poussant du sceptre roidi dans sa main, la haute pierre de son mausolée, et se fixant droit sur le seuil.

« Ô Fidèles entre les fidèles, vieillards de la Perse, vous qui êtes du même âge que moi, de quel malheur le royaume est-il affligé ? Le sol a gémi, il a tremblé et il s’est ouvert. Je suis ému de crainte en voyant ma femme debout près de mon tombeau, et je reçois ses libations volontiers. Mais vous voilà, vous aussi, autour de cette tombe, pleurant et chantant les incantations qui font revenir les Mânes, et m’appelant avec des cris lugubres. Il n’est pas facile aux morts de revenir à la lumière, pour bien des causes, et surtout parce que les dieux d’en bas sont plus prompts à prendre qu’à rendre. Pourtant j’ai fait valoir sur eux mon autorité, et me voici. Je me suis hâté de peur qu’on ne me reproche d’avoir tardé trop longtemps. Maintenant dites quel est le désastre dont les Perses sont accablés ? »

Samuel aussi s’émeut dans la Bible, lorsque la sorcière d’Endor l’évoque dans sa caverne, au commandement de Saül — « Samuel dit à Saül : pourquoi m’as-tu troublé en me faisant monter hors de terre ? — Saül dit : Je suis très inquiet ; les Philistins me combattent, et Dieu s’est retiré de moi. Il ne m’a plus répondu, ni par des devins ni par des songes. Alors je t’ai appelé pour que tu me dises ce que je dois faire. »

Les Vieillards se sentent ressaisis vis-à-vis le spectre du tremblement qui les prenait en face du vivant. Ils croisent les bras, ils adorent, prosternés devant le suaire qui l’enveloppe, comme devant le rideau de pourpre qui le voilait, les jours d’audience, aux yeux de sa cour. — « Je crains de te regarder, je n’ose te parler, l’antique respect me retient. » — Darius les dispense du cérémonial, en roi d’outre-tombe qui sait ce que vaut la fumée des hommages terrestres. — « C’est à ta prière que je viens d’en bas ; parle donc, et brièvement ; laisse là le respect. » Mais les vieux serviteurs se replongent dans leur vénération et dans leur néant, ils n’osent regarder fixement ce soleil couché. — « Je crains de t’obéir, je crains de te parler. Ce que j’ai à dire ne doit pas être dit à ceux qu’on révère. » — Darius s’adresse à Atossa qui répond : — « Ô toi qui fus le plus heureux des hommes, tu apprendras tout en peu de mots. La puissance des Perses est détruite. J’ai dit. »

Alors le Spectre interroge, comme au retour d’un long voyage, un roi rentrant dans son royaume en détresse, et s’enquérant des causes du bouleversement. — « Est-ce la peste ou la guerre civile qui s’est abattue sur l’empire ? » — « Non, l’armée a été détruite près d’Athènes. » — « Lequel de mes fils conduisait l’armée ? » — « L’impétueux Xerxès. » — « Est-ce avec une armée de terre ou de mer qu’il a tenté sa folle entreprise ? » — « Avec les deux : l’armée avait une double face. » — «  Et comment l’armée de terre a-t-elle passé la mer ? » — « Par un grand pont jeté sur le détroit de Hellé. » — « Il a fait cela, il a fermé le grand Bosphore ? » — « Un dieu sans doute l’a aidé » — « Hélas ! quelque puissant Démon est entré en lui et l’a rendu fou. »

Le grief nous paraît étrange, c’est à peine si nous pouvons le comprendre. Pour Eschyle, le secret du désastre était, en partie, dans ce pont hardi qui avait insolemment enchaîné un bras de la mer. La pure foi grecque, à cette époque, n’admettait pas les usurpations trop violentes de l’homme sur la nature ; elle traçait à ses empiétements des frontières qu’il était impie de franchir. Effleurer la surface de la terre en la cultivant, celle de l’onde en y naviguant ; choses permises, enseignées même par des dieux. Mais défigurer la face vénérable de la Mère commune par des mutilations sacrilèges, déformer les traits de sa géométrie éternelle, rompre l’équilibre des éléments et des choses, faire craquer leur balance en y portant le poids exagéré du travail humain ; là commençait l’attentat, l’excès prévu par Némésis et sujet à ses châtiments. Le rêve réalisé de l’industrie moderne, perçant des isthmes, desséchant des mers, éventrant ou renversant des montagnes, n’aurait été pour un Grec qu’un abus monstrueux de la force humaine, défiant la revanche irritée du ciel. Les exemples ne manquaient pas en dehors de celui de Xerxès. — Nécos, roi d’Égypte, fit creuser un canal du Nil à la Mer Rouge : cent vingt mille manœuvres périrent à la tâche et n’y suffirent pas. Il s’arrêta sur la parole d’un oracle qui l’avertit qu’il travaillait pour un conquérant. — Les Cnidiens, menacés dans leur presqu’île par le satrape Harpage, voulurent couper l’isthme qui lui donnait accès par la terre ferme. Une épidémie frappa leurs ouvriers, les rochers mordus par la pioche se soulevaient en éclats et les aveuglaient. Ils envoyèrent consulter l’oracle de Delphes ; la Pythie répondit avec ironie : — « Ne fortifiez pas l’isthme, ne le creusez pas. — Zeus en eût fait une île, si tel avait été son dessein. » — Les Cnidiens interrompirent les travaux et laissèrent prendre leur ville par Harpage, préférant la ruine à l’impiété. — Quatre siècles plus tard, Pline l’Ancien s’étonnait encore de la témérité des mineurs dépeçant la terre pour en arracher l’or. — « Ainsi les hommes déchirent les fibres du globe, ils respirent sur les excavations pratiquées par eux-mêmes ; puis ils s’étonnent que, quelquefois, la terre s’ouvre spontanément ou tremble, comme si l’indignation ne suffisait pas pour exciter ces phénomènes dans le sein sacré de notre Mère. »

Les Eaux surtout, si transparentes pour l’homme antique, sous lesquelles il entrevoyait clairement des Êtres divins, aux traits vagues, aux voix bouillonnantes, épanchant leur vie nourricière à travers le monde, inspiraient une vénération religieuse. Les héros épiques ne les approchent qu’avec des prières. — Ulysse, échappé de son radeau englouti, nage deux jours contre les flots courroucés. Le troisième jour, il arrive à l’embouchure d’un grand fleuve : il l’invoque, lui conte son naufrage, se jette dans ses eaux comme dans les bras d’un hôte : — « Prends pitié, ô Roi ! car je me glorifie d’être ton suppliant. » Le fleuve s’arrête, « se fait tranquille », et le recueille sur le sable de son rivage. — Hésiode a des menaces terribles pour ceux qui souillent la chasteté des eaux vives. — « Ne traverse jamais à pied l’eau limpide des fleuves intarissables, avant d’avoir prié en regardant son beau cours, et d’avoir lavé tes mains dans cette belle eau claire. Celui qui traverse un fleuve avec des mains impures, les dieux le prennent en haine et lui préparent des calamités. » — Hérodote raconte qu’un Pharaon devint subitement aveugle pour avoir lancé une javeline sur le Nil dont les débordements noyaient ses jardins. Dans la guerre même, les stratèges, rencontrant un fleuve, s’efforçaient de le gagner à leur cause par des sacrifices. Ils le consultaient à l’aide des auspices, pour savoir s’il leur permettait de franchir son cours ; et si le fleuve refusait le passage, l’armée faisait un détour.

On comprend donc la stupéfaction de Darius apprenant le forfait de Xerxès. Le Détroit d’Hellé, un dieu maritime, outrageusement ployé sous le bat d’un pont, garrotté de cordes, foulé aux pieds d’une armée ; sa grande voix bruyante couverte par les hennissements de la cavalerie ! c’est à cette insulte que le vieux roi attribue la catastrophe de son fils. Il y revient avec une insistance indignée : — «  La source ouverte des maux, c’est mon fils qui l’a déchaînée par sa jeunesse insolente : lui qui, chargeant de chaînes comme un esclave d’Hellespont sacré, voulut arrêter le divin Bosphore, changer la face du détroit, et, le captivant par des entraves forgées au marteau, ouvrir à une immense armée un chemin immense. Espérait-il donc, lui mortel, l’emporter sur tous les dieux, sur Poséidon ? » — Atossa accuse les courtisans de son fils ; ce sont eux qui l’ont poussé vers l’Hellade, en lui reprochant de rester oisif, sans agrandir par l’épée le domaine que son père lui avait conquis par l’épée. — Darius réprouve ces conseillers de malheur. Quelle honte que cette brèche faite à l’Asie construite en empire par ses prédécesseurs, et dont il avait couronné le faîte ! Il récapitule cette dynastie mémorable : Médos et son fils, le grand Cyrus et Cambyse. Le fantôme évoque ces fantômes, il prend à témoin les vieillards ses contemporains, qu’il n’a pas dégénéré de leur gloire. — « Et moi aussi j’obtins la destinée que je désirais, et je conduisis de grandes armées dans beaucoup de guerres. Mais jamais, moi régnant, la Perse ne subit un pareil échec… Certes, sachez bien ceci, ô mes égaux par l’âge, nous tous qui nous sommes transmis cet empire, jamais nous n’avons attiré sur lui de si grands malheurs. »

Le Chœur, remis de son trouble, s’enhardit à l’interroger : — « Ô roi Darius, quel augure tirer de tes paroles ? Jouirons-nous d’une fortune meilleure ? » — « Si vous ne portez jamais les armes dans le pays des Hellènes, car la terre même combat pour eux. » — C’est le vaincu de Marathon qui parle, et c’est aussi le monde infernal dont il rapporte l’oracle. La gloire d’Athènes a retenti au fond des Enfers, elle agite le peuple des morts.

Par degrés, l’Ombre se raffermit et reprend son âme. Elle était sortie du cercueil, lourde du sommeil éternel, engourdie par l’immobilité souterraine, lente à s’émouvoir des douleurs terrestres qui s’agitaient autour de sa tombe. L’air de la vie la ranime, il circule dans son être vide comme un sang subtil ; il y réveille non point seulement la mémoire, mais le don prophétique qui couve chez les Mânes. Tout à l’heure, Darius ignorait le présent, maintenant il prédit hautement l’avenir ; il n’avait pas vu Salamine et il voit Platée. Un rayon s’allume dans son œil éteint et perce l’horizon de l’année future. — Le Chœur se confie en l’armée nouvelle qui réparera la défaite ; il lui répond avec l’accent du Destin : — « Celle-là même qui est restée dans l’Hellade, ne reviendra plus. » — Le voilà maintenant, prophète comme Samuel : le sépulcre donne, comme le trépied, sur les exhalaisons de l’Esprit divin.

« Infatué par un vain espoir, Xerxès a laissé là une armée choisie. Elle est restée dans les plaines que baignent l’Asopos, doux breuvage de la Béotie. C’est là aussi que les Perses subiront le suprême désastre, prix de leur insolence et de leurs pensées impies. Car, en envahissant l’Hellade, ils n’ont pas craint de renverser les statues des dieux et de mettre le feu à leurs temples. Les autels ont été brisés et les sanctuaires arrachés de leurs bases. Ces crimes ont été payés, mais l’expiation réclame encore. Des flots de sang s’épaissiront sous la lance dorienne, dans les champs de Platée ; les monceaux de cadavres, jusqu’à la troisième génération, parleront, muets, aux yeux des hommes. Ils leur diront qu’étant mortels, il ne faut pas trop enfler son esprit. Quand l’insolence s’épanouit, elle fait germer l’épi de la ruine, et elle récolte une moisson de douleurs. Pour vous, songez à ces châtiments. Souvenez-vous d’Athènes et de l’Hellade, afin que nul ne méprise sa fortune présente, et, dans sa convoitise du bien étranger, ne perde sa propre richesse. Zeus vengeur sévit sur tout orgueil qui s’élève, car c’est un justicier inexorable. Quant à vous, avertissez Xerxès par vos sages conseils, afin qu’il cesse d’offenser les dieux par son audace insolente. Et toi, vieille et chère mère, retourne au palais, choisis pour ton fils de heaux vêtements, et va ensuite au-devant de lui. Il n’a plus autour de son corps que les lambeaux des habits aux riches couleurs qu’il portait, les ayant déchirés dans l’emportement de sa douleur. Console-le par de douces paroles, il ne voudra écouter que toi. Moi, je retourne dans mes ténèbres. Adieu, vieillards ! Même dans ce temps de calamité, donnez chaque jour votre âme à la joie, car les richesses sont inutiles aux morts. »

Le monde poétique n’a pas de plus grande apparition que celle du Darius d’Eschyle. Vénérable comme un patriarche, sévère comme un juge, tutélaire comme un Génie, il prend la hauteur pontificale d’un prophète, pour révéler l’avenir et ramener les hommes à la mesure réglée par les dieux. La moralité religieuse de la tragédie, c’est lui qui l’énonce. Du port de la tombe, il montre à ses peuples la mobilité des fortunes humaines, et quels naufrages elle entraîne, quand la crue de l’orgueil humain a dépassé le niveau permis. Grave leçon qu’Athènes doit écouter aussi bien que Suse : c’est aujourd’hui le tour de la Perse, demain peut-être ce sera le sien. L’impartiale Némésis plane sur tous et n’est d’aucun camp.

L’autorité du mort s’ajoute à la majesté du vieux roi. Quel porte-voix que l’ouverture d’un tombeau ! Mais si grand et sage qu’il paraisse, Darius reste pourtant une Ombre, un Revenant de la terre qui va le reprendre. On le sent détaché des choses, désintéressé de la vie. Les passions n’agitent plus sa résignation drapée dans les plis tranquilles du linceul. Sa voix a quelque chose de lent et de sourd, comme si elle parcourait un espace obscur avant d’arriver à ceux qui l’écoutent. Il parle aux Vieillards d’une rive à l’autre ; le fleuve de la vie qu’il a passé roule entre eux. Il y a de la cendre mêlée à ses paroles, l’amère poussière que recèlent, comme les fruits de la Mer Morte biblique, les grenades qui croissent dans les jardins de l’Hadès. L’illusion n’a plus de prise sur l’être illusoire. Aux premières plaintes d’Atossa, il lui a rappelé que « la destinée des hommes est de souffrir, et que des maux innombrables sortent pour eux de la terre et de la mer, quand ils ont longtemps vécu ». Si l’éclair prophétique qui découvre l’avenir humain, illumine son sépulcre ouvert, il n’en rapporte aucune lueur sur la vie future. C’est bien le spectre homérique, dissous dans les ténèbres, épars et flottant dans une forme vaine, hôte dépouillé « d’un lieu sans bonheur ». Comme l’Achille de l’Odyssée, Darius, honoré et puissant encore chez les morts, regrette les dons solides de l’existence. Dans son adieu mélancolique aux Fidèles, il leur conseille de cueillir les jours sans prendre souci de leurs lendemains. — Omnia fui nihil prodest : « J’ai été tout, rien ne sert », disait un César expirant. C’est à peu près le mot final de Darius : — « A quoi peut servir la richesse aux morts ? »

V. — Entrée de Xerxès. — Humiliation et confession du vaincu — Tragi-comédie des complaintes finales. §

Xerxès survient, abattu et anéanti, l’âme en déroute comme son armée. Il apparaît accoutré des guenilles royales dont Darius parlait tout à l’heure, un carquois sans flèches pendant à l’épaule, plus lugubre encore que son père, étant un spectre vivant. Pour lui, nulle pitié et nulle émotion. Eschyle a montré Darius grand et sage, Atossa touchante, après tout, par son amour maternel ; à l’endroit de Xerxès, il est implacable. Il exhibe et il secoue, en quelque sorte, sous les yeux d’Athènes, le despote déchiré par la main du sort. Démailloté de la pourpre, Xerxès reparaît à nu ce qu’il est, un enfant débile et gâté. L’idole est tombée, sa tête d’or s’est ouverte, et il en sort, en guise des rats que cachait celle de la Bible, les vains repentirs et les lâches frayeurs d’une âme ramollie. Ce n’est pas un roi revenant d’une guerre malheureuse, fier envers la fortune adverse, et tenant haute son épée rompue ; c’est un fuyard éploré qui rend en larmes tout le sang qu’il a fait répandre. Il s’accuse sans dignité, il s’humilie sans noblesse. Il fait appel non pas aux armes, mais aux cris du peuple qu’il a perdu. — « Hélas ! Hélas ! Désastre imprévu ! Mes genoux fléchissent devant ces vieillards… Hélas ! Hélas ! mon armée !… Je suis né pour la ruine de ma race. Que ne suis-je mort avec mes guerriers morts !… Jetez des cris discordants, affreux, lamentables ! Un dieu s’est tourné contre moi, il a fauché la sombre mer et le fatal rivage ! » — On croit entendre les gémissements d’une eunuque en faute, criant sous les verges. Qu’est devenu ce formidable monarque que glorifiait le prologue, dont le char traîné par des millions d’hommes, fendait et labourait les nations ? On le voyait, alors, parmi les rayons et les foudres, sur le point culminant du monde : le voici qui remonte meurtri, d’un abîme d’où sortent les râles d’une armée broyée. Le Grand Roi se fait petit maintenant devant ses sujets, il se rend à leur merci, s’offre à leurs reproches ; il les exhorte à lui demander compte des légions qu’il a perdues, des flottes qu’il a submergées. Le Chœur se lève en même temps qu’il s’abaisse ; l’esclave prend au mot le maître qui se déclare responsable : on dirait qu’il domine son roi de la hauteur d’un tribunal soudainement dressé. C’est maintenant un juge sévère, qui recherche et qui interroge, — « Où as-tu laissé l’élite de tes amis, ceux qui se tenaient debout à ton côté ; Pharandacès, Susas, Pélagon, Datamas et Agdabatas, Psammis, Susicanès qui, pour te suivre, partit d’Echbatane ? » Et Xerxès répond, en se frappant la poitrine. — « Je les ai laissés morts, précipités de leurs vaisseaux tyriens, sur l’âpre plage de Salamine. » — La confession se poursuit, l’examen de la conscience royale se déroule ; l’armée morte défile devant le roi, survivant, et chaque chef rappelé semble lui jeter son sang au passage. — « Hélas ! Hélas ! qu’as-tu fait de Pharnuque et du vaillant Ariomardos ? Où sont le prince Sévacès et le noble Lilée ? Memphis, Tharybis, Masistrès, Artembarès et Hystechmas, dis-moi où ils sont ? » — Le pénitent s’écrie, dans un long sanglot : — « Hélas ! Hélas ! En face de l’antique et odieuse Athènes, abattus d’un seul coup, les malheureux ! Ils ont été jetés palpitants contre terre. » — C’est le Dies irae de la catastrophe ; le Livre est ouvert devant le coupable, le livre « où tout est contenu ». Chaque flot pousse un cri qui l’accuse, une mer qui rejette des cadavres, roule son flux et son reflux contre lui. — « Et l’œil fidèle qui comptait pour toi, myriade par myriade, les Perses innombrables, Alpistès, fils de Batanachos, fils de Sésamès ? Et Parthos, et le grand Oebarès, où les as-tu laissés ? » — Xerxès demande grâce ; il se débat sous l’interrogatoire qui le presse, comme sous l’étreinte d’une torture : — « Ah ! tu ravives mon remords en rappelant ces malheurs ! Mon coeur crie du fond de ma poitrine ! » — Mais le nécrologe continue, monotone et inexorable. Revers terrible, contraste tragique : les mêmes hommes que le Chœur voyait, au début du drame, marchant vers l’Occident dans l’attirail de la gloire, comme s’ils allaient à la conquête du soleil couchant, il les traîne maintenant sanglants et brisés devant leur roi désastreux. La revue triomphale s’est changée en revue funèbre. — « Et Xanthés le Marde, qui commandait à dix mille soldats, et le vaillant Ancharès, et Dièxis, et Arsamès, maîtres des cavaliers, et Cédathatès, et Lythymnès, et Tolmos insatiable de combats ? » — « Ensevelis ! ensevelis ! non sur des chars couverts de pavillons, mais sans cortège et sans honneurs funéraires ! » — C’est la Confession publique de l’Église primitive, anticipée dans une cour de la vieille Asie. On se rappelle Théodose pleurant aussi le massacre de ThessaIonique, devant les « Fidèles », le front couvert de cendre, et dépouillé des ornements impériaux.

Mais voilà que l’humiliation de Xerxès enhardit le Chœur, il perd le respect. Ce réveil de la langue du peuple déchaînée par la défaite, qu’il déplorait tout à l’heure, c’est lui qui en donne le premier signal. Il mesure son roi tombé, et il le méprise ; une ironie furtive perce sous ses répliques ; ses condoléances s’enveniment, on entend des ricanements étouffés sous sa barbe blanche : — « Tu vois ce qui me reste de mon appareil », — lui dit Xerxès en agitant ses haillons. Il répond froidement : — « Je vois, je vois. » — « Et ce carquois ? » — « C’est là ce que tu as sauvé, dis-tu ? » — « Oui, cette gaîne de mes flèches. » Les flèches n’y sont plus, mais Xerxès reçoit celle que le Chœur lui lance, et qu’on entend sourdement siffler. — « C’est peu sur tant de perles. » — Il reprend : — « Plus de défenseurs ! » — Cette fois le sarcasme ne se déguise plus et frappe à vif dans un mot cruel. — « L’Ionien ne manque donc pas de courage ? »

Ce passage marque une transition. À ce moment, par un changement de ton que je n’ai vu remarqué nulle part, la tragédie tourne subitement à la comédie ou tout au moins au drame satirique. Son Masque lugubre, tout en continuant de pleurer, retrousse les coins pendants de ses lèvres, et l’on voit l’ombre d’un rire se dessiner à travers ses larmes. On a toujours pris pour l’éclat d’un chant pathétique porté à son comble, l’épilogue où Xerxès excite le Chœur à se lamenter avec lui. Cette interprétation me semble à côté sinon au rebours du sens ; elle effleure la lettre du texte sans pénétrer son esprit. Pour moi, l’intention du poète est visible. Après avoir célébré solennellement le deuil des Barbares, tant qu’il était mené par les Fidèles et par Atossa, s’y être même associé avec une compassion généreuse, Eschyle le raille dans le roi honteux qui ne rapporte de sa défaite qu’une âme délabrée. Sa symphonie funèbre se termine par la strette comique d’un tintamarre oriental. Relisez attentivement ce finale ; vous y verrez une parodie évidente des jérémiades officielles de l’Asie servile, la dérision d’une musique d’esclaves prenant la note du thème dicté par le maître, et le répétant, phrase par phrase, comme un écho machinal. On sait la folie furieuse que l’Orient mettait dans la manifestation de ses deuils : vociférations à faire éclater la poitrine, vêtements déchirés, cheveux arrachés, mains tordues et bras mordus, visages égratignés par les ongles ou tailladés au couteau. Les Grecs, à qui l’outrance répugnait si fort en toute chose, se moquaient de ces démonstrations effrénées. Ce fut une risée dans leurs rangs, lorsqu’après le combat d’Érythrée, où Masistis, le chef de la cavalerie perse, fut tué par un Athénien, ils virent de loin l’armée de Mardonios faire à son cadavre une litière de chevelures d’hommes et de crinières de chevaux coupées ; lorsqu’ils entendirent s’élever du camp adversaire des clameurs dont la Béotie retentit. Eschyle ne pouvait donc prétendre émouvoir le public d’Athènes par la mise en scène de ces orgies de douleur. Il s’accordait, au contraire, à son dédain pour les rites barbares, en exhibant, comme un Ilote pris de vin, Xerxès ridiculement enivré de ses larmes, et voulant qu’autour de lui toute la Perse en fut ivre.

Xerxès retombe en enfance dans ce dénouement. Ce n’est plus un roi qui partage la désolation de son peuple, c’est le chef d’orchestre d’un Myriologue théâtral, qui bat la mesure de ses gémissements. — « Hélas ! Hélas ! » — s’écriaient les Vieillards. — « Plus qu’Hélas ! » reprend-il, « gémis plus encore ! » — « Hélas ! Hélas ! cette défaite ! » — « Crie ! réponds à mes cris ! » — Le crescendo ne lui semble pas assez fort, il l’excite et il l’exaspère ; il fouette ce torrent de larmes, comme il flagellait l’Hellespont, pour le faire écumer et gronder plus haut : — « Frappe, frappe-toi ! Gémis sur mes maux ! » — « Je pleure lamentablement. » — « Crie ! Réponds à mes cris ! » — « Je le fais, ô maître ! » — « Pousse de hautes lamentations ! » — « Hélas ! Hélas ! je multiplie les coups sur mon sein ! » — Comme un Chorège désigne à ses chanteurs l’air sur lequel ils doivent moduler leurs strophes, il indique à ses pleureurs la mélopée qu’il leur faut mettre en sanglots. — « Frappe la poitrine ! » crie l’hymne Mysien ! — « Douleur ! douleur ! »

Ce n’est pas tout, Xerxès règle leur pantomime : il prescrit les gestes, et il scande les convulsions, il commande les échevellements et les meurtrissures. Et tout s’exécute en cadence, comme au battement de mains d’un maître de cérémonies funéraires.

« Arrache les poils blancs de ta barbe ! » — « À pleine main ! à pleine main ! lamentablement ! » — « Déchire avec tes ongles les plis de tes vêtements ! » — « Douleur ! douleur ! » — « Arrache tes cheveux ! pleure sur l’armée ! » — « De toutes mes forces ! très lamentablement ! » — « Les hauts cris ! jette les hauts cris ! » — « Oui, les hauts cris. » — « Baigne tes yeux de larmes ! » — « Mes yeux ruissellent. » — « Lamentez-vous en marchant lentement ! » — « Hélas ! Hélas ! malheureuse Perse ! »

Dans la traduction, la scène paraît ce qu’elle est réellement d’abord, un exercice d’automates montés au délire, le mécanisme réglementé de l’épilepsie. Mais le texte la montre ensuite terriblement vivante et sincère, avec ses batteries de mots frénétiques, sans autre sens que leur son, ses consonnances haletantes, ses trilles de sanglots, ses onomatopées qui font rugir la douleur. On sent que le vertige gagne par degrés les Vieillards, que l’entraînement les emporte, et que si quelque fournaise expiatoire flamboyait devant le palais, ils s’y jetteraient, sur l’ordre de leur roi, aussi docilement qu’ils s’arrachent leur barbe et leurs cheveux blancs. Les Derviches hurleurs de l’lslam préludent, miile ans d’avance, à leurs vociférations extatiques, par la voix des Perses d’Eschyle ; Aux Οί, οί, ίη, ίη, ’Οτοτοτυτοι ! répétés de sa tragédie, répond, à travers dix siècles, l’écho sauvage des Tekiés de Péra et de Scutari ! Allah ! — Allah ! — Allah ! — Allah hou !

Mais le risible se mêle à l’horrible, et le poète grec, tout en élevant à la grandeur lyrique ces mômeries barbares, raille évidemment le roi méprisable qui s’étourdit avec leur vacarme. Après avoir dégradé Xerxès, bafoué sa démence, marqué sa lâcheté, exposé son âme, Eschyle finit par le noyer dans ses pleurs.

Chapitre IX,
les mythes de Prométhée §

I. — L’homme avant le feu. — Découverte du feu, ses créations et ses œuvres. §

Moïse, devant Pharaon, jeta à terre sa baguette qui se changea en serpent. L’imagination humaine a fait un plus grand prodige en tirant d’un bâton le type de Prométhée. La science moderne des langues et des mythes a révélé cette généalogie étonnante. Avant de ravir le feu du ciel, le Prométhée d’Hésiode et d’Eschyle, en germe sous une tige de figuier, l’avait tiré d’un trou creusé dans un disque en bois de bouleau.

La découverte du feu a été l’ère initiale de l’humanité. Il fut un jour de la période quaternaire, où un homme agita, devant sa tribu stupéfaite, un tison qu’il avait allumé lui-même, et qu’il pouvait rallumer à sa volonté. La date de ce jour, si elle était connue, serait celle de l’avènement du genre humain à la royauté de la Création. L’homme avait fait descendre le soleil sur la terre, il était maître de la chaleur et de la lumière. Adam avait arraché son épée de feu à l’Ange qui veillait au seuil du l’Éden ; il pouvait maintenant entrer en lutte avec la nature, sûr de la vaincre et de l’asservir.

Ce qu’était, sans le feu, sa farouche et misérable existence, qui pourrait le dire ? Habitant d’une caverne vacante ou d’une hutte de rameaux grossièrement tressés, il y rentrait avec la nuit, qui s’étendait sur lui de toute sa longueur. Il y gisait sous le linceul des ténèbres, l’oreille ouverte aux menaces des bruits et des souffles, flairant l’odeur de la bête furieuse en quête de son gîte usurpé. L’hiver glaçait sa demi-nudité tremblante, et le plongeait dans une torpeur douloureuse. Pour nourriture, des fruits âpres ou des chairs sanglantes, qui entretenaient en lui les appétits du cannibalisme. Faute de la proie qu’il avait manquée, c’était sur son semblable que se ruait sa faim. Pour vêtements, des pagnes de feuillages ou des peaux de fauves écorchés. Nulle autre arme que la branche sans pointe, telle que l’arbre l’avait fournie, ou la hache de silex (aillée par éclats. Cependant des Carnivores gigantesques hantaient encore, avec lui, les noires forêts d’érables et de conifères. Il était nu, au milieu d’un monde armé et cuirassé de toutes pièces, cerné, petit et débile, par des énormités dévorantes. La nature avait sans doute détruit, en partie, à coups de cataclysmes, les monstres conçus dans le rut sauvage de sa formation ; le Saturne des âges chaotiques avait dévoré ses enfants. L’Ichtiosaure, muni de cent quatre-vingts dents, qui roulait des yeux larges comme les roues d’un char ; le Plésiausaure, qui dardait d’une carapace de tortue un cou long comme un boa déroulé ; le Ptérodactyle, amalgame horrible de reptile et de chauve-souris ; le Dinothérium, éléphant géant, aux défenses recourbées en bas comme celles des lamantins et des morses ; toutes ces créatures encombrantes et incohérentes avaient disparu avec les terrains qui les supportaient et les climats qui les faisaient vivre. Mais d’autres animaux, contemporains de l’homme, étaient survenus : les uns, d’une construction presque aussi massive ; les autres, cent fois plus redoutables, ne se repaissant que d’êtres vivants, au lieu de brouter l’herbe et l’algue. C’étaient le Mammouth velu, le Rhinocéros aux narines cloisonnées, les grands Félins dont les tigres et les lions actuels ne sont que des bâtards amoindris, l’Ours de sept pieds de haut, l’Hyène vorace des spélunques, le grand Chat à la dent en forme de glaive, l’Auroch qui traîne encore sa longévité décrépite, dans les forêts de la Lithuanie, le Sivathérium, cerf démesuré dont le front, planté de quatre énormes cornes divergentes, devait présenter l’aspect d’un cèdre ambulant. Si petit auprès de ces colosses écrasants, incapable de les attaquer ou de les dompter, l’homme fuyait à leur approche, perdu dans la foule des animaux inférieurs. Avec une ironie bien plus haute encore, Jéhovah aurait pu poser à ce Job de la nature les questions qu’il adresse à l’infirme de l’Idumée : — « Le buffle voudra-t-il te servir ? — Passera-t-il la nuit dans ton étable ?… — Essayeras-tu d’attaquer Béhémoth en face ? — De le prendre dans tes filets, de lui percer le nez ? — Tireras-tu Léviathan avec un hameçon ? — Lui serreras-tu la langue avec une corde ? — Fera-t-il un pacte avec toi ? — S’engagera-t-il pour toujours à te servir ? — Pose seulement la main sur lui, — Et tu ne songeras pas à recommencer le combat. »

Le Feu surgit, et un changement à vue prodigieux s’opère dans le drame de la Création. L’homme qui était son esclave, en devient subitement le roi. Il rompt la chaîne qui le rivait à l’animalité ; c’est elle maintenant qui la traîne, entravée par son nouveau maître. Les bêtes fauves n’osent plus approcher de son antre, le feu le garde comme un dragon flamboyant. L’âpre hiver ne gèle plus son corps, la torche abrège l’interminable durée de ses nuits. Il ne dévore plus des chairs vives, il ne broie plus des os sous ses dents, pour en extraire un filet de moelle : ce qu’il y a de carnassier dans la viande, le feu l’amollit et le purifie ; les miasmes contagieux de férocité qu’elle recèle s’évaporent avec la cuisson. En abattant les grands arbres qu’il ronge par la base, le Feu jette aux pieds de l’homme les poutres et les solives qui construiront ses cabanes ; en creusant leurs troncs dépouillés, il lui fabrique les pirogues qui le lanceront sur les flots. L’eau que l’homme buvait, couché à plat ventre, sur la berge humide, il la rapporte maintenant du fleuve, dans l’amphore d’argile durcie à la chaleur d’un brasier. Le monde des métaux, fondu par le feu, lui ouvre un arsenal avec un trésor. Il en tire les pointes de la flèche qui percera de loin la proie que ses pieds ne pouvaient atteindre, le glaive qui ajoute un bras de bronze à sa force, et qui terrassera la brute indomptable. Les faisceaux pacifiques des instruments du travail sortent en même temps de l’enclume qui sonne l’ère du monde transformé : le soc d’où le blé va jaillir, la bêche qui va féconder la glèbe, le marteau qui façonnera l’ustensile, le frein qui domptera le cheval attelé au char ou monté par le cavalier.

Ce n’est pas tout, l’élément vital est aussi un Esprit sublime : avec les bienfaits physiques qu’il prodigue à l’humanité, il lui révèle les vertus morales. Des religions naissent dans le feu adoré lui-même comme une divinité primordiale ; il inaugure les autels et les holocaustes. Ce n’est point seulement dans le désert d’Horeb que Dieu apparut à l’homme à travers un Buisson ardent. Le Feu crée la famille en fondant le foyer ; il lui apprend à s’aimer en la groupant autour de sa flamme. Il habitue l’homme aux joies et aux devoirs domestiques, il asseoit entre l’étable et l’âtre, sa vie vagabonde. Le chasseur nomade, le pasteur errant, ont maintenant une étoile fixe qui, chaque soir, du fond des bois de l’horizon des prairies lointaines, les rappelle à sa lumière et leur promet sa chaleur. Le feu initie la femme aux arts et aux industries domestiques, le bruit de son rouet accompagne ses doux pétillements. Elle se transfigure dans le cercle de ses reflets vacillants. Son rayonnement couronne sa beauté, ses rougeurs restent sur les joues de la vierge et la colorent de pudeur. Femelle hier, à présent jeune fille, sœur, épouse et mère, maîtresse de maison. Le foyer qui lui obéit la relève et en fait sa reine.

Il y avait autrefois des divinations par la fumée du feu des sacrifices : sa direction était un indice propice ou funeste ; on y démêlait les images flottantes des choses à venir. Si quelque devin de ce genre d’augures avait existé dans les premiers âges, que de visions et que de prodiges il aurait vu tournoyer dans les spirales fumantes du premier flambeau ! Des sillons ondoyants d’épis, des navires glissant sur les flots, un tourbillon de guerres déchaînées, des trophées de lances et d’épées, de faux et de mors, des armures et des statues vaguement modelées, des vases de toute forme et de toute matière. — Il aurait pu y voir encore des familles entrelacées autour du foyer, des cités sortant de terre, avec leurs remparts et leurs tours, des cortèges de prêtres enveloppés du nuage d’encens des sanctuaires. — Et tout en haut, des groupes de dieux, de plus en plus vrais, de plus en plus justes, montant et se succédant dans l’éther.

Cependant que d’attentes et que d’efforts avant de conquérir l’élément céleste, de l’obliger à se fixer sur la terre, d’en faire un dieu et un serviteur irrésistiblement évoqué ? L’homme le voyait resplendir dans le soleil, darder et serpenter dans l’éclair, éclater dans les éruptions volcaniques et les incendies spontanés des bois ; il le sentait circuler en ondes invisibles dans l’atmosphère des jours brûlants. Mais l’astre était inaccessible, l’éclair était insaisissable, le volcan s’éteignait après avoir débordé, la forêt brûlait sur place et se résolvait en monceau de cendres ; la chaleur dont l’air était imprégné s’évaporait dans l’espace. Tantale de la mer de feu qui baignait le monde, l’homme croupissait ou s’agitait dans ses flots, sans pouvoir en recueillir l’unique goutte qui l’aurait tiré des horreurs de la vie sauvage.

Ce feu tombé du ciel avec la foudre, qui s’engloutissait dans le sol, qu’on sentait frémir encore dans la lave et la scorie refroidie, l’homme primitif se dit un jour qu’il rentrait et se cachait quelque part. Le rayon fugace s’évadait sans doute, il se dérobait aux poursuites, en se réfugiant dans la substance des choses qu’il avait atteintes. Le bois surtout qu’on voyait souvent s’enflammer de lui-même, devait être son receleur habituel. L’industrie humaine saisit cet indice ; on frotta longtemps deux branches sèches l’une contre l’autre, la flamme en jaillit. Mais l’opération était lente, parfois inutile ; elle usait la patience et les mains de l’agitateur. Un instrument nouveau est trouvé par les Aryens, pères de notre race. C’est un rond de bois creusé au milieu ; on fait tourner rapidement un bâton, en sens contraires, dans l’ouverture pratiquée au centre du disque, et le feu s’allume, cette fois, sans intermittences ; il répond docilement à tous les appels.

II. — L’Agni du Rig-Véda. — Prométhée se forme dans le disque à feu des bergers aryens. §

L’histoire de la découverte du feu s’est éteinte presque partout dans la nuit des âges : sur un seul point elle rayonne encore. Mais ce point est le sommet culminant du monde, le plateau de la haute Asie où vint se poser l’arche de nos origines, d’où découlèrent toutes les grandes familles de l’espèce humaine. Avec quelle magnificence l’Épiphanie du feu s’y révèle ! Le Rig-Véda est sa Bible ardente, son psautier fervent et inextinguible. Les siècles ont passé sur ce livre six fois millénaire, et il brûle encore.

Entre les mille Hymnes du Rig-Véda, cinq cents invoquent le Feu tout-puissant. — AgniIgnis, — c’est le nom qu’il prend en se fixant sur la terre. Nulle idée d’un phénomène physique invariable dans le procédé qui le fait surgir. Ses naissances et ses renaissances sont autant de miracles, il jaillit et il s’alimente, dans un prodige permanent. Sans le cantique qui rythme la rotation de la tige dans le trou du disque, le dieu violenté ne paraîtrait pas ; la parole l’excite plus que le frottement, il veut être chanté en même temps qu’attisé. Tout s’anime, tout se divinise autour de sa conception mystérieuse. Les deux plantes mâle et femelle qui ont formé son berceau, deviennent son père et sa mère terrestres. L’accouchement est lent et laborieux, c’est sous un forceps que naît « l’Enfant de la force ». — « Cher Agni ! tu reposes encore, comme l’enfant à naître au sein de la femme grosse. » — On le voit poindre, faible et pâle, dans le germe de l’étincelle, et sa venue est saluée par des cris d’extase. Il lèche d’abord en tremblant le bois qui l’entoure, mais le nouveau-né réclame des aliments plus solides ; l’homme lui offre des branches de couza, de l’orge criblée ; la femme l’allaite de beurre et de lait caillé. Il grandit alors et se fortifie à vue d’œil, il agite en tous sens ses langues innombrables, il darde ses quatre yeux vers les quatre points de l’espace. Le voilà en état d’être transporté sur la pierre du foyer et sur le gazon de l’autel. Le Soma qu’on lui verse l’exalte et le dresse jusqu’au flamboiement ; c’est le moment de l’apothéose. Alors sa puissance éclate et sa bonté se prodigue. Il n’avait que quatre yeux tout à l’heure, « pour regarder ceux qui le nourrissaient » ; il en ouvre mille maintenant, « pour tout voir et tout protéger ». C’est « le Dieu à la barbe d’or », « le Pontife aux sept rayons », le Héros rouge qui « poursuit de ses flèches la troupe des ténèbres », l’Exterminateur des démons cachés sous la forme des animaux nocturnes, le Médiateur qui porte au ciel les prières et les vœux des hommes. Les dieux en descendent à sa voix bruyante, ils s’asseoient sur des bancs d’herbe, autour du bûcher sacré, et prennent part au sacrifice dont il est à la fois la matière et l’âme. L’homme qui l’a tiré du tison, il le sacre prêtre ; le Soma qui l’a enivré, il en fait un dieu adoré comme lui. Agni est « la tête du ciel et l’ombilic de la terre » ; il s’élance d’un jet vers le firmament pour y rallumer les étoiles qui, sans lui, s’éteindraient comme des lampes vides. — « Maître des mondes, il les parcourt comme le pasteur visite ses troupeaux. » Indra pâlit devant sa splendeur, le soleil s’absorbe et fond dans sa flamme. « Ô Agni », — s’écrie un hymne védique — « tous les dieux sont à toi, en toi et par toi ! »

Mais ce dieu immensément agrandi sait se réduire à la mesure de l’homme qui l’a engendré ; l’incendie divin ne méprise point l’étincelle d’où il est sorti. Hors du sacrifice, rentré à la chaumière où il a pris l’être, Agni se remet paisiblement à luire dans le foyer pastoral. Il réchauffe et il éclaire la famille, il cuit son pain et ses mets, content des touffes d’herbes sèches dont on rassasie sa faim diminuée. Il est le Génie tutélaire de la maison qui l’abrite, son ami et son commensal. En remplissant ses étables de béliers et de vaches laitières, en comblant ses greniers de froment et d’orge, il la purifie et la sanctifie. Sa flamme est une lumière qui en écarte les pensées mauvaises, comme elle en chasse au dehors les bêtes meurtrières. Vivre sous un œil céleste empêche de mal faire. Comment pécher dans la maison qui a pour hôte un dieu vigilant ? — Un jour, un berger a cru l’offenser, il l’a vu peut-être se ternir lorsqu’il l’approchait. Son âme se trouble, sa conscience s’émeut, il l’interroge avec inquiétude : — « Agni ! que me reproches-tu ? quelle est mon offense ? Pourquoi en parles-tu à l’Eau et à la Lumière ? » — Une autre fois, un de ses prêtres reconnaît qu’il porte en lui le même feu divin que sa main vient d’allumer sur l’autel, et il s’écrie dans un saint transport : — « Lorsque je pense que cet être lumineux est dans mon cœur, les oreilles me tintent, mon œil se voile, mon âme s’égare. Que dois-je dire ? que dois-je penser ? »

Agni survit à la dispersion de la race aryenne ; chaque tribu, en se séparant, emporte un tison du foyer sacré et le rallume sur la terre où elle asseoit sa nouvelle demeure. En Grèce et à Rome, sa lumière rayonne encore sur toutes les autres divinités. Toute prière à un dieu, quel qu’il soit, doit commencer et finir par une prière au foyer. Le premier sacrifice qu’offraient les Hellènes, rassemblés aux jeux d’OIympie, était pour le foyer, le second pour Zeus. Vesta reste l’aïeule immémoriale et auguste de l’Olympe romain. L’enfant n’est reconnu par son père qu’après qu’il lui a fait traverser sa flamme ; l’épouse n’est légitime que lorsqu’elle a communié avec l’époux devant l’aire, en mangeant le gâteau nuptial. Le foyer, dans le monde antique, reste la pierre angulaire de toutes les cités.

Revenons au Prométhée grec issu de l’engin rudimentaire à l’aide duquel les Aryens produisaient le feu. Cette filiation est indiscutable. L’acte de faire tourner le bois dans le bois, à la façon d’une tarière, s’appelait en sanscrit védique Manthâmi, qui signifiait « ébranler », « produire en dehors par le frottement ». Le bâton générateur qui en tirait l’étincelle était nommé Pramantha, ce qui ajoutait au premier vocable le sens « d’arracher », de « ravir ». Les choses employées par la main de l’homme se personnifiaient vite dans ces temps de mythologie luxuriante, la vie divine coulait à plein bord et pénétrait tout. Pramantha devint donc bientôt Pramâthyus, « Celui qui creuse en frottant », « Celui qui dérobe le feu ». Les commentateurs des Védas firent, plus tard, une sorte d’homoncule magique de l’instrument inflammable. Ils appliquèrent à la baguette qui le constituait un canon de plans et d’espaces correspondant aux parties qui divisent le corps humain. Tant de pouces pour la tête et pour la poitrine, tant pour le ventre et les hanches, tant pour les jambes et pour les pieds. Quelques légendes obscures le tirèrent même du trou où il était emboîté. Au déclin de la pure religion védique obscurcie par le brahmanisme, l’antique enthousiasme qu’avait inspiré l’avènement du feu s’étant dissipé, une idée de larcin et de sacrilège s’attacha à sa découverte. Il semblait impossible que l’homme eût pu, sans violence ou sans fraude, s’emparer du rayon et capter l’éclair. On voit alors Pramâthyus, sous le nom de Mâtarichvan, arracher Agni d’une caverne où il s’était endormi. Il le livre à l’insolente race des Brighus, qui, énorgueillie de ce don splendide, attire sur elle par son impiété la foudre d’Indra.

Pramâthyus, au travers duquel Prométhée transparaît si visiblement, emporté par les ancêtres de la race grecque, des pentes de l’Hymalaya dans les vallées de l’Hellade, y arriva donc à l’état de fétiche grossièrement incarné, renommé pourtant comme producteur, peut-être aussi signalé comme voleur du feu. Les traits saillants de sa grande histoire percent déjà sous l’ébauche du mythe primitif.

Nous allons voir maintenant le génie grec travailler cette donnée confuse, et tirer du disque à feu des bergers aryens la plus grandiose figure, l’incarnation la plus haute de l’Humanité.

III. — Sa réapparition dans la mythologie hellénique. — Prométhée ravisseur du feu. — Pandore. §

C’est dans la Théogonie et dans les Travaux et les Jours d’Hésiode, que le Prométhée grec apparaît pour la première fois. Il est absent de l’Iliade et de l’Odyssée, Homère n’a pas prononcé son nom. Dans la Théogonie, Prométhée se retrouve, pour ainsi dire, en famille. Par des transitions dont toute trace s’est perdue, il s’est élevé, de l’état de fétiche, au rang de héros et de demi-dieu : mais il habite encore une Mythologie tout aryenne. Chez Hésiode, comme dans le Rig-Véda, le Soleil et l’Air, le Feu et l’Eau, la Foudre et les Vents transparaissent sous les noms sacrés qui les désignent, sans les personnifier tout à fait. Des épithètes se détachent, comme des fragments d’astres, de ces divinités essentielles, et forment, à leur tour, des êtres divins. Les attractions cosmiques, les fusions des éléments et des choses sont naïvement figurées par des milliers de mariages, d’incestes, d’adultères que la chimie moderne renouvelle dans ses cornues, tous les jours. Les éruptions des volcans, les tremblements de terre, les torrents des eaux diluviennes prennent la stature énorme des Géants, les cinquante têtes des Typhons et les cent bras des Hécatonchires, pour déchaîner les mers et bouleverser les montagnes. La guerre de dix ans que les Titans soutiennent sur le champ de bataille de la Thessalie, entre l’Olympe et l’Othryx, contre Zeus tonnant dans le ciel, n’est au fond qu’une époque géologique en action. Des cataclysmes s’agitent dans leurs membres et leur bouche vomit le feu des cratères. Postérieure ou non aux épopées homériques, la Théogonie d’Hésiode en semble éloignée par une distance presque sidérale. L’Olympe d’Homère est stable et durable, il a ses hiérarchies et son couronnement, son ordonnance est fixée : celui d’Hésiode est déchiré par des guerres et des rébellions intestines. C’est la différence de notre planète, alors que sa masse gazeuse tournoyait en flamboyant dans l’espace, à la Terre refroidie et configurée, assise sur des étages de fondations solides, entre des mers limitées.

Prométhée, dans la Théogonie, est un Titan, fils de Japet engendré lui-même par Ouranos et Ghéa, le Ciel et la Terre. Ces Titans, contemporains de la création, aînés de la nature dont ils représentaient les forces abruptes, étaient, même avant leur combat suprême, en querelle constante avec Zeus. Par des révolutions dynastiques et des usurpations triomphantes, le fils de Cronos s’était emparé royalement du monde. Zeus grandissait à côté d’eux et sur eux. Il y avait antagonisme natif entre ce dieu d’équilibre et d’ordre, dont les violences même tendaient à une règle, et les puissances litaniques, habituées à l’anarchie du Chaos. Prométhée était de cette lignée révoltée, et ses frères avaient été de la grande bataille livrée au maître nouveau. L’un, Mœnétios, frappé de « la foudre blanche », gisait englouti dans l’Érèbe ; l’autre, Atlas, le dieu-montagne, ployait, à l’occident, sous la voûte du ciel ; Zeus l’avait condamné à porter la Sphère étoilée. Cariatide du firmament, le géant vaincu soutenait sur sa tête courbée, de ses bras raidis, l’énorme rondeur du Zodiaque. La seule distraction de son supplice immobile était la visite quotidienne du Jour et de la Nuit qui, chaque matin et chaque soir, alternaient solennellement devant lui. — « Devant les portes du Tartare, le fils de Japet supporte le Ciel vaste, de ses mains infatigables, là où le Jour et la Nuit se rencontrent ; se parlant l’un à l’autre, lorsqu’ils passent tour à tour le large seuil d’airain. L’un entre et l’autre sort, et jamais ce lieu ne les renferme tous deux à la fois. Il y en a toujours un en dehors qui se meut sur la terre, tandis que l’autre reste en dedans, attendant l’heure du départ. » — Prométhée, le sage de la famille, n’avait point pris part à l’assaut de l’Olympe ; mais il s’était déclaré le patron des hommes haïs par Zeus, à son avènement, comme une race suspecte de titanisme, capable elle aussi de révolte, peut-être, un jour, de rivalité. De là une méfiance sourde et grondante, un ombrage qui s’amassait comme une nuée de tempête. Le regard du Titan et la foudre du Dieu croisaient leurs éclairs.

Le récit par lequel Hésiode explique les griefs de Zeus contre Prométhée, a la grossièreté d’une légende rustique. C’est dans la Théogonie qu’il est raconté ; mais sa place serait plutôt dans les Travaux et les Jours, ce poème de sueur et de peine, dont chaque vers semble creuser un sillon. Mythe de paysan plutôt que de poète, il attribue au Dieu et au Titan l’âpreté cupide et l’esprit retors de deux métayers en procès sur un partage de domaine ou sur la borne d’un champ. La scène se passe à Sicyone, au temps d’une sorte de congrès fabuleux, « lorsque les dieux et les hommes disputaient entre eux » sans doute sur les rites des sacrifices et le partage des victimes. Prométhée, voulant tromper Zeus, tue un bœuf et le dépèce en deux parts : d’un côté, les chairs et les entrailles qu’il enveloppe sous la peau de l’animal écorché, de l’autre, les os qu’il recouvre d’une belle couche de graisse succulente. Zeus soupçonne la fraude, mais laisse faire le fraudeur, méditant déjà sa vengeance — « Fils de Japet » — dit-il au Titan, — « le plus illustre des rois, ô cher ! comme tu as fait les parts inégales ! » Prométhée lui répond, « souriant en lui-même de son stratagème » : — « Glorieux Zeus, le plus illustre des Immortels ! choisis entre ces deux parts celle que tu croiras la meilleure. » — Zeus ne se méprit point, mais voulant prendre le trompeur en flagrant délit, il enleva la graisse des deux mains, découvrit les os, et dit au Titan : — « Fils de Japet, subtil entre tous les êtres, ô cher ! tu n’as point oublié tes ruses adroites. » — Et châtiant sur Prométhée la race qu’il protège, content au fond d’avoir un prétexte de retirer aux hommes un élément dont il est jaloux, Zeus leur enlève le feu inextinguible ; il le souffle sur la surface de la terre, tous les foyers sont éteints. Mais Prométhée le trompe encore ; il monte au ciel sur un char ailé que Pallas-Athéné lui prête, et il dérobe au Soleil une étincelle qu’il cache dans la tige creuse d’un roseau : transformation visible du bâton de figuier — Pramantha, — qui tournait dans le disque des pasteurs aryens. Cette fois, Zeus « fut mordu au fond de son cœur ». Il enchaîna le Titan à une colonne qui figurait ironiquement le support des âtres rallumés par lui, et il lança sur sa poitrine un aigle vorace qui mangeait son foie. — « Il en renaissait autant durant la nuit qu’en avait mangé, tout le jour, l’oiseau aux ailes éployées. »

La vengeance du dieu n’était pas encore assouvie. Avant de l’envoyer au supplice, Zeus dit à Prométhée : — « Fils de Japet, subtil entre tous, tu te réjouis d’avoir dérobé le feu et trompé mon esprit. Mais ceci te sera un grand malheur ainsi qu’aux races futures. J’enverrai aux hommes un Mal qui séduira leurs âmes, et ils embrasseront tous avec amour leur propre fléau. Il parla ainsi et il rit. » — Ce rire marque d’un trait sardonique toute l’histoire, telle qu’elle est contée par Hésiode. Prométhée rit quand il croit leurrer Zeus, Zeus rit lorsqu’il châtie le trompeur. Ils rient tous deux en pleine lutte, d’un rire fixe et perfide, comme ces statues d’Egine qui rient en tuant et rient en mourant.

Le fléau annoncé par Zeus, c’était Pandore, l’Ève païenne. Il ordonna à Héphestos de la pétrir avec de la terre et de l’eau, à l’image des plus belles déesses. Une tradition, rapportée par Stobée, disait que celle fange charmante avait été détrempée de larmes : symbole mélancolique de toutes les puissances de douleur que la femme possède et qu’elle exerce sur l’homme. C’est par elle surtout et pour elle qu’il pleure sur la terre. Ses larmes viennent de la femme, comme l’eau de la nue. Elle en est la source amère, enivrante aussi.

Les baptêmes de nos contes bleus, où les Fées et les Génies comblent de leurs dons une filleule au berceau, proviennent peut-être de la création de Pandore. Le corps d’argile de la femme gisait à terre, inanimé et muet. Zeus le toucha, et il se fit chair. Ses yeux s’ouvrirent au jour comme des fleurs écloses, la voix chanta sur ses lèvres comme un oiseau matinal. Les dieux et les déesses vinrent, par ordre du maître, lui faire leurs présents funestes. Pallas-Athéné la revêtit d’une tunique blanche ; elle ajusta sur son front un voile transparent, et la ceignit d’une guirlande de roses printanières. Aphrodite versa la volupté sur ses membres, et elle alluma dans son sein « les désirs qui lassent les jeunes corps ». « Hermès » — dit le vieux poète dont les idées sur la femme sont celles de l’Oriental qui l’enferme comme une belle bête malfaisante, — « lui inspira l’impudence de la chienne, et les mœurs furieuses, les flatteries et les perfidies ». Les Grâces posèrent sur ses tempes une couronne d’or, diadème royal et bestial, où le forgeron divin avait ironiquement ciselé « tous les animaux que nourrissent la terre et la mer ». Quand la Femme fut accomplie, les dieux s’étonnèrent de leur œuvre, ils n’avaient pas cru si bien faire. — « L’admiration les saisit dès qu’ils eurent vu cette belle calamité. C’est d’elle que sort la race des femmes femelles, le plus cruel fléau qui soit parmi les hommes mortels ; car elles s’attachent non à la pauvreté, mais à la richesse. » — Hésiode est le rural primitif dans toute sa rudesse, l’homme de méfiance et d’épargne, qui voit dans la femme la cause de toute ruine. Il la méprise et il la redoute ; il la compare au frelon qui s’introduit dans la ruche, et « s’emplit le ventre » du miel produit par les abeilles laborieuses. Il l’accuse encore de mettre tout « le bien de son mari sur ses hanches ». Il a sur elle des proverbes qui crient comme des clefs avares tournant dans un coffre à triple serrure, lorsque le laboureur part le matin pour son champ, et laisse au logis l’épouse soupçonnée. — « Qu’une femme qui orne sa nudité ne séduise pas ton esprit par son bavard âge. Qui se lie à la femme se fie au voleur. » — Ailleurs il crie au feu en signalant « la femme amie des festins, qui brûle son mari sans torche, et l’entraîne vers la vieillesse avant l’âge ».

Cependant, après l’avoir ainsi parée et armée en guerre, les dieux envoyèrent Pandore à Épiméthée, le frère du Titan supplicié. Épiméthée, dans le mythe antique, est l’antithèse de Prométhée. Leurs noms définissent ce contraste, Prométhée est « le prescient », le « prévoyant », celui qui sait d’avance ; tandis qu’Épiméthée signifie « celui qui ne réfléchit qu’après coup », qui regrette trop tard le mal survenu. Son grand frère l’avait mis en garde contre les largesses de l’Olympe, il lui avait recommandé de renvoyer à Zeus tous les présents qu’il lui offrirait. Mais Épiméthée accepta la vierge inconnue qu’Hermès lui présenta dans sa fleur. L’homme primitif embrassa dans Pandore la civilisation qui venait vers lui, ornée et brillante, pour corrompre sa rude innocence. Comme Adam mordit à la pomme d’Ève, Epiméthée s’éprit de la beauté de Pandore. Elle lui apportait pour dot un grand vase fermé que Zeus lui avait remis. Le mystère attire la femme : ouvrir les clôtures, écarter les voiles, briser et divulguer les secrets, c’est l’instinct natif de son âme, l’irrésistible titillation de ses doigts. Pandore souleva le couvercle du vase, et tous les Maux que les dieux y avaient enfermés, misères et maladies, guerres et crimes, violences et soucis, s’en échappèrent sur la terre. — « Seule, l’Espérance resta dans le vase, arrêtée sur les bords, et elle ne s’envola point ; car Pandore avait refermé le couvercle par l’ordre de Zeus qui amasse les nuées. » — Belle et touchante légende ! Le Dieu est dur et inexorable ; il a pitié pourtant des créatures qu’il vient de vouer au malheur. Au fond de leur âme assombrie, il laisse l’Espérance, captive divine qui la colore d’une teinte d’arc-en-ciel. L’homme sait combien elle est fallacieuse, mais il se laisse toujours prendre à ses doux mensonges. Trompé par elle, il lui demande de mentir encore, de lui chanter d’une voix de berceuse, les promesses qu’elle ne tiendra pas. Isaïe, le grand prophète d’Israël, exprime avec une tristesse amère la même pensée que contient le vase de Pandore : — « Ô homme ! dès que tu es sevré du lait de la nourrice ; dès qu’on t’a arraché de la mamelle de la femme, attends tribulation sur tribulation, attends aussi espérance sur espérance. »

IV. — Prométhée créateur des hommes. — Son supplice et sa délivrance. — Caractère craintif et clandestin de son culte. §

D’autres mythes, d’une conception plus hardie, agrandissent démesurément le rôle de Prométhée sur la terre. D’après eux, les mortels ne possédaient pas le feu avant le Titan ; c’est lui qui le ravit au soleil et leur en fit don. Il en est l’inventeur et non pas seulement le restituteur. Bien plus, c’est Prométhée qui a créé les hommes en les pétrissant dans le limon du Chaos. Lorsque Pausanias visita la Phocide, on lui montra près d’une chapelle en brique crue, dédiée au fils de Japet, des rochers terreux qui exhalaient l’odeur de la chair humaine. Les habitants du pays disaient que c’étaient les restes de la boue sacrée dont Prométhée avait fait les hommes. Des sculptures et des camées antiques le montrent à l’œuvre. Il n’y paraît point comme un créateur surnaturel et instantané, mais comme un statuaire savant dans son art, attentif aux dimensions et aux proportions du simulacre qu’il forme, ajustant pièce par pièce sa charpente osseuse, avant de la revêtir de chair et de muscles. Trois pierres gravées représentent — Prométhée mesurant le corps humain avec un fil de plomb : — Prométhée modelant le squelette : — Prométhée pesant dans une balance les membres du corps. — Images frappantes qui résument les règles de l’art si profondément scrutées par les Grecs. On sait avec quelle précision pénétrante ils étudiaient l’organisme humain dans tous ses ressorts. Quelque chose de sacré s’attachait pour eux à cette science. Hippocrate déposa dans le temple de Delphes, entre les statues des dieux, un squelette d’airain rigoureusement reproduit.

On voit aussi sur un bas-relief Prométhée astis devant sa plinthe de travail : il achève de modeler un enfant impatient de rejoindre trois autres figurines déjà descendues de leur socle. Ailleurs, il tient paternellement sur ses genoux la maquette d’un homme qu’il termine. Un autre marbre le montre raccordant les bras et les jambes, le torse et la tête d’un corps qu’il a sculpté par fragments. Mais, dans toutes ces scènes, Prométhée n’apparaît que comme l’ouvrier de l’homme, son praticien inspiré. Le pouvoir de l’animer lui est refusé. C’est Pallas, la Sagesse céleste, qui pose le papillon de l’âme sur la tête de ses créatures. Le Titan a tiré le feu du ciel, mais il ne peut en faire jaillir l’étincelle divine de la vie.

Le génie plastique de la Grèce se révèle, dès son origine, par ces beaux symboles. Dans les autres Mythologies, l’homme est créé d’une façon baroque : l’engendrement dont il naît ressemble à un cas tératologique, — Belus, dans la Phénicie, l’extrait de la tête coupée d’une déesse informe. Il sort, en Perse, de l’épaule d’un taureau tué. Brama tire les pères des castes de l’Inde de sa bouche et de ses bras, de ses cuisses et de la plante de ses pieds. L’Odin scandinave ramasse deux troncs d’arbres échoués sur une plage de la mer du Nord, les taille à la hache, et en façonne le premier couple du monde ténébreux. — La noble Grèce fait naître l’homme dans un atelier de sculpteur. Un artiste à demi divin, un Phidias titanique, y travaille comme au chef-d’œuvre des êtres. Il le modèle dans la glaise selon les lignes d’un type idéal. L’homme sort de ses mains à l’état de statue vivante, semblable aux dieux qu’il adorera, digne de les figurer dans leurs temples. Son berceau est un piédestal.

Cependant Prométhée, enchaîné à sa colonne ou à son rocher, subissait le bec acharné de l’aigle et l’horrible renaissance de son foie rongé. Les Argonautes, traversant le Pont-Euxin, entrevoyaient de loin sa silhouette colossale à demi couverte par l’oiseau vorace ; ils entendaient ses cris qui déchiraient l’air. Médée, la sorcière tragique, herborisant dans les lieux sauvages, venait cueillir, au pied de son gibet, une plante qui germait de la terre rougie par son sang, pour en extraire des philtres terribles.

Cette plante tenait au corps du patient par des ramifications invisibles ; le fer qui la tranchait entrait aussi dans sa chair. Comme la branche de l’arbre du Dante, qui enfermait un damné, elle aurait pu crier, sous la faucille de la magicienne : — « Pourquoi me déchires-tu ? N’as-tu pas pitié ? »

Perché mi scerpi ?
Non hai tu spirto di pietate alcuno ?

Le supplice de Prométhée, d’après le décret de Zeus, devait durer trente mille ans.

Hercule hâta sa délivrance. Il y avait sympathie native, fraternité d’âmes entre le jeune héros et le vieux Titan. Tous deux amis des hommes et martyrs des dieux, champions de la justice, combattants du droit, redressés contre les tyrans, inclinés vers les opprimés. L’un dérobant au ciel le feu salutaire, l’autre éteignant le feu ravageur dans la gueule des monstres qui le vomissaient. Le bienfaiteur appelait le libérateur. Hercule s’achemina donc, un jour, par les rochers et les précipices, vers le sommet où se tordait Prométhée. Il tendit son arc formidable, et il transperça l’aigle au vol, au moment où il s’abattait sur sa proie. Zeus laissa faire et ferma les yeux, — « Ce ne fut pas contre sa volonté », — dit Hésiode — « que le fils robuste d’Alcmène aux beaux pieds délivra le fils de Japet, mais afin que la gloire d’Hercule, né dans Thèbes, fût encore plus grande sur la terre nourricière. Voulant honorer son illustre fils, il renonça à la colère qu’il avait conçue autrefois contre Prométhée qui avait lutté de ruses avec lui. »

Mais Zeus, en amnistiant sa victime, voulut qu’elle restât marquée du stigmate de son châtiment, Prométhée gracié dut porter au doigt un anneau de fer fait d’un morceau de sa chaîne, et dans le chaton duquel était incrustée une parcelle du roc de son pilori. Il était ainsi censé le traîner toujours après lui. Le dieu, rusant avec lui-même, pouvait dire qu’il ne s’était pas démenti.

Prométhée resta honoré en Grèce, et presque adoré, mais dans une sorte d’ombre craintive. La reconnaissance des hommes trop bruyamment proclamée envers l’ancien proscrit de l’Olympe, aurait paru offenser les dieux. Lucifer pardonné avait repris sa place dans le ciel, mais il sentait encore la foudre, et la cicatrice de sa plaie saignait toujours à son flanc. Son culte n’était qu’une hérésie tolérée. Il avait son autel à Colone dans la banlieue d’Athènes, là où Œdipe vint mourir, au seuil du bois des Furies. Ou eût dit un Saint équivoque, relevé d’une ancienne excommunication, mais toujours suspect, qu’on aurait logé dans une chapelle limitrophe entre le paradis et le purgatoire. Chaque année pourtant, une fête superbe, — les Lampada-vhories, — réveillait glorieusement sa mémoire, en imitant la fuite du larron sublime, après qu’il eut volé le soleil. Ce jour-là, une cavalcade de jeunes gens partait au galop du Céramique pour Colone. Le chef de file agitait un flambeau ardent allumé au feu d’un sanctuaire. S’il s’éteignait au vent de la course, il le passait à son compagnon qui le rallumait en courant toujours, et celui-ci au troisième. La torche aléatoire passait de coursier en coursier et de main en main, jusqu’à ce que le vainqueur la déposât, scintillante encore, sur le sombre autel du Titan.

Telle était la légende de Prométhée, rudimentaire et contradictoire, mais renfermant en elle des trésors d’interprétation et de poésie. — Eschyle s’en empare de sa main puissante, il l’agrandit et la dégrossit, il la transforme et l’idéalise : le génie va achever le géant.

Chapitre X,
Prométhée enchaîné §

I. — Prométhée conduit sur son rocher par la Force et par la Puissance. — Héphestos contraint à lui servir de bourreau. §

Eschyle avait composé toute une trilogie sur l’histoire de Prométhée : — Prométhée Porte-feu, — Prométhée Enchaîné, — Prométhée Délivré. — Il ne nous reste, avec le second de ces trois grands drames, qu’un vers du premier et quelques fragments du troisième. L’action commence donc pour nous au moment où le Titan, condamné par Zeus, va expier son larcin du Feu et la révélation qu’il en fit aux hommes.

Prométhée, dans la trilogie d’Eschyle, changeait de montagne, du second drame au troisième, comme un patient transporté, dans l’entracte de supplice, sur un chevalet de rechange. Ici, ce n’est point encore sur le Caucase qu’il est étendu, mais sur la crête d’une montagne de la Scythie d’Europe, entre les steppes et le Pont-Euxin. La Puissance et la Force viennent d’y conduire le Titan ; elles l’ont déjà renversé sur le roc, dans l’effroyable posture de l’écartellement. Héphestos les suit, en boitant, le marteau à l’épaule, les poings pleins de clous et d’écrous, traînant après lui la longue brasse des chaînes qui garrotteront le colosse. La Force reste muette, étant inconsciente et irresponsable : on ne distingue guère plus sa figure qu’on n’entend sa voix ; ce n’est qu’un valet de bourreau vu de dos. Tout au contraire, la Puissance s’étale et s’agite avec une sorte d’emphase démoniaque. Elle est l’attribut incarné de Zeus, son émanation violente, son Verbe brutal. Le poêle a donné une réalité terrible à cet être abstrait ; l’arrogance du favori se joint en lui à la cruauté du licteur. Il affecte une méchanceté surhumaine, il grossit comme un porte-voix les ordres du maître, il parle au dieu qu’il mène à sa suite, comme à un tortionnaire soldé pour sa tâche. — « Fais ce que le Père t’ordonne d’accomplir ! Enchaîne ce malfaiteur aux roches escarpées… Châtie-le d’avoir outragé les dieux… Qu’il apprenne à respecter la tyrannie (Τυραννίδα) de Zeus, et à ne plus tant aimer les hommes. » — L’atroce vice-dieu cherche même à exciter bassement Héphestos contre le captif : — « Ne t’a-t-il pas volé ta fleur ? La splendeur du feu qui crée tout, il l’a transmise aux mortels. »

Le bon Héphestos répugne fort à l’affreuse corvée que l’Olympien lui inflige ; il se rappelle sa parenté cosmique avec Prométhée. Frères jumeaux à l’origine, issus du même éclair, nés dans le même âtre, ils semblaient à peine distincts l’un de l’autre. Prométhée n’est-il pas d’ailleurs, comme lui, statuaire et maître dans les arts du feu ? — « Le cœur me manque ! Enchaîner à ce roc battu par l’orage un dieu du même sang que moi ! Mais la nécessité me contraint : il est dangereux d’enfreindre l’ordre du Père. » — Et avec une lourde insistance qui accroît à son insu le supplice, il dénombre longuement au Titan les souffrances qu’il va endurer : — Ce seront d’abord l’isolement absolu, l’angoisse incurable ; l’insomnie sans trêve, les cris sans écho ; puis les ardeurs du soleil et les sueurs froides de la nuit qui, tour à tour, brûleront et glaceront sa chair : pour torture suprême, tout mouvement entravé, nul moyen de se retourner sur son lit sinistre ; l’immobilité dans la convulsion. — La sentence est dure, et les remontrances qu’Héphestos y mêle doivent la rendre plus odieuse encore au patient. Être harangué par celui qui va vous clouer sur un bloc de pierre, il y a là aggravation de peine, surcroît de sévices. Héphestos compatit évidemment au sort tragique de Prométhée, mais il est résigné, sinon rallié à l’ordre nouveau. Il a plié sous le joug du fait accompli, la rébellion n’est pas dans sa nature subalterne. Ses pieds meurtris portent les marques des coups que peut frapper le plus fort. Les Immortels l’ont, par deux fois, lancé dans l’abîme, du haut de l’Olympe ; il ne boite pas seulement, il rampe un peu depuis ce temps-là. — Sans doute, Zeus est impitoyable, mais Prométhée n’est pas sans reproche. N’était-ce pas folie que de déclarer la guerre aux dieux pour l’espèce humaine ? L’étincelle qu’il a dérobée pouvait-elle lutter contre le tonnerre ? — « Voilà le fruit de ton amour pour les hommes. Tu as fait de trop grands dons aux mortels. Toujours, c’est un maître dur celui qui commande depuis peu. »

Mais la Puissance a hâte d’en finir, il lui tarde de voir le Titan aux chaînes. Ses frères déracinaient les montagnes : ne pourrait-il pas d’une secousse arracher le roc où il est couché ? Elle presse donc Héphestos d’agir au plus vite, elle le harcelle d’injonctions féroces ; c’est en l’aiguillonnant de la foudre qu’elle le contraint à l’ouvrage. — « Que tardes-tu ?… Crains de gémir sur toi-même si tu n’obéis… Étreins-le de chaînes… — Rive-les autour de ses bras… Cloue-le à ces roches… Enfonce rudement, à travers sa poitrine, la dent de ce coin d’acier… Garrotte-le autour des flancs et sous les aisselles… Cercle violemment les cuisses avec des anneaux… Entrave les pieds fortement. » — Chaque membre est ainsi inventorié et scellé, chaque ferrement inspecté par l’argousin de l’Olympe. On entend sonner le marteau, crier les vis, grincer les ferrailles ; on voit s’allonger et se tordre le serpent d’airain qui enroule à triple tour le corps du patient. Ce devait être un effrayant spectacle que celui de cette Crucifixion gigantesque dressée en plein théâtre, sous les yeux d’un peuple. La terreur visible de la scène n’a certes jamais été au-delà.

Héphestos obéit et frappe, non sans protester. D’artiste en belles œuvres, devenir un artisan de tortures, meurtrir et broyer la chair de la même main qui cisèle les vases des banquets célestes, quelle contrainte et quelle déchéance ! Il en gémit au fond de son cœur ; il gronde sourdement, sous la voix stridente qui l’excite, comme le feu qu’il recèle en lui, sous le fer aigu qui l’attise. De temps en temps, on le voit retourner vers la Puissance sa grosse tête de serf indigné du forfait que son suzerain lui commande. — « Tu es sans pitié et plein d’audace… Ta parole est aussi dure que ton visage… Cette tâche, que n’est-il donné à un autre de l’accomplir !… Hélas ! Prométhée, je me lamente sur tes maux… Habileté de mes mains, que je te déteste ! »

Cependant, par un de ces traits comiques qui dérident souvent, dans Eschyle, les plus sombres scènes, le forgeron content de son adresse reparaît par instant sous le frère en larmes. Héphestos déplore son cruel ouvrage, mais il s’y applique ; il entend qu’il soit sans défaut et qu’on n’y trouve rien à reprendre. A chaque clou qu’il fixe, à chaque pièce qu’il emboîte, il constate naïvement la perfection du travail ; — « Voilà qui est fait et en un instant… Ce bras-ci tient, aucun effort n’en briserait l’attache… Certes, excepté lui, nul ne me blâmera. »

II. — Héphestos (le Vulcain latin). — Son origine volcanique. — Son génie d’artiste, ses chefs-d’œuvre. — Thétis dans La forge d’Éphestos. §

La Mythologie a été dure pour cet honnête dieu, bon sous sa rudesse, incarnation du Feu dans son plus noble et plus pur emploi. Ce manœuvre des dieux est en somme l’artiste du monde, sa forge a été le premier atelier plastique. Il n’apparaît guère cependant chez les poètes, que pour être indignement bafoué. Les dieux d’Homère rient aux éclats, quand il leur verse le nectar en trébuchant sur ses pieds boiteux. Ils oublient que cette claudication figurait, à l’origine, l’oscillation de la flamme et le tremblement du sol remué par les éruptions souterraines. Leur rire même, d’après une tradition qu’Aristote nous a transmise, n’était que l’écho de celui du dieu qu’on croyait entendre éclater dans le pétillement joyeux du foyer. Quand Héphestos naquit, Héra, sa mère, furieuse d’avoir conçu cet enfant difforme, le précipita dans la mer où il fut recueilli par des déesses nourricières. Il y passa neuf ans, dans une grotte de corail, occupé à fabriquer des joyaux pour les Néréides. Le petit gnome reconnaissant se fit le bijoutier des fées marines qui l’avaient sauvé. Revenu dans l’Olympe, il prit la défense de sa marâtre contre Zeus, dans une de leurs querelles orageuses, symboles des agitations de l’éther. Son intervention généreuse lui valut une seconde chute plus cruelle que la première. « Sois patiente, ma mère », lui dit-il au premier chant de l’Iliade, « supporte ta disgrâce, de peur que je ne te voie maltraitée, toi qui m’es chère, et que malgré ma douleur, je ne puisse te secourir ; car la colère de l’Olympien est terrible. Déjà une fois, lorsque je voulais te défendre, il me saisit par un pied, et me lança du haut des demeures divines. Tout un jour, je roulai à travers l’espace, et, avec le soleil qui se couchait, je tombai dans Lemnos, presque sans vie. » — Ainsi parle-t-il, oubliant, lui aussi, sous l’anthropomorphisme qui l’a revêtu, que cette chute mythique ne fut autre que celle de l’éclair qu’il était jadis, tombant du ciel sur la terre.

En somme, Héphestos dans l’Olympe fait un peu l’effet d’un prolétaire parmi des seigneurs. « L’illustre Ouvrier », c’est ainsi que l’appelle Homère. Il a la laideur obscure, les muscles noueux, la taille ramassée, le torse velu d’un mineur et d’un forgeron. Mais le mythe antique, comprenant les rapports intimes du travail avec la Beauté, la lui avait donnée pour compagne. Dans la Théogonie d’Hésiode, Héphestos est l’époux d’Aglaé, la plus jeune des Grâces ; dans l’Iliade, de sa sœur Charis ; dans l’Odyssée, il a pour femme Aphrodite elle-même. Et malgré son adultère avec l’Arès grec, on la voit mieux encore que sur le Mars romain de Lucrèce, « mollement répandue » — circumfusa super — sur le corps de fer du rude artisan ; car ce sont ses caresses qui insinuent à ses doigts nerveux les reliefs exquis et les contours délicats qu’il imprime ensuite à ses œuvres. Héphestos était le grand maître des fontes et des ornements du métal, aussi habile à battre la cuirasse du guerrier épique qu’à tourner les bracelets de Cypris. C’était lui qui avait bâti et meublé les douze chambres splendides des Douze Grands Dieux. Pour lui-même, il s’était construit un palais d’airain dont le plafond étoile répétait la rondeur de la voûte céleste et les Signes mouvants des constellations. C’est là qu’il forgeait et qu’il travaillait, non point assisté par la troupe monstrueuse des Cyclopes dont la fable l’entoura plus tard, mais farouche et solitaire, à la façon d’un Michel-Ange olympien. Vingt soufflets qui se gonflaient d’eux-mêmes, comme des athlètes ramassant leur souffle, et qu’il gourmandait comme des apprentis, attisaient ses vingt fourneaux flamboyants. Des chefs-d’œuvre d’art et de mécanisme sortaient de leurs moules. C’étaient l’Égide de Zeus, le Char du Soleil, la Flèche qui, lancée par Apollon, revenait, après avoir transpercé son but, se replacer dans la main du dieu, les deux Chiens d’or et d’argent qui gardaient la maison d’AIcinoüs, les Taureaux de bronze qui effrayaient par leurs beuglements ceux qui approchaient de la Toison d’or. Héphestos était aussi l’armurier des héros et des demi-dieux. Il avait battu sur l’enclume les panoplies de Diomède, d’Énée, de Memnon. Homère a décrit le bouclier merveilleux qu’il fabriqua pour Achille : la mer ondoyait sur ses bords, en vagues d’argent et d’étain ; et son orbe, couvert d’une myriade de figures qu’on eût dit vivantes, déroulait en son triple cercle, les guerres et les assemblées, les labours et les pâturages, les noces et les danses, tout le cycle élémentaire de la vie humaine.

C’est dans le même chant du poème que le bon Héphestos apparaît grandiose à sa manière, et vraiment divin, transfiguré par le jour de flamme qui fait resplendir sa forge royale. Il est à la besogne lorsque Thétis lui demande des armes pour son fils ; il s’agite haletant autour de ses fournaises, dans le coup de feu d’un travail urgent. Mais aussitôt que Charis lui annonce la visite de la déesse, Héphestos se souvient des bras maternels qu’elle lui ouvrit sous les flots, quand il tomba de l’Olympe, et des soins qu’elle prit de son enfance rebutée. — « Certes, elle peut tout sur moi, la Déesse vénérable qui est entrée ici. C’est elle qui me sauva quand je fus précipité d’en haut par ma mère qui voulait me cacher aux Dieux, parce que je boitais des deux pieds. J’aurais enduré alors des maux infinis, si Thétis et Eurynome ne m’avaient reçu dans leur sein. Pour elles, dans leur grotte profonde, pendant neuf ans, je forgeai mille ornements ; des agrafes, des anneaux, des colliers, des pendants d’oreilles. Et l’immense Océan murmurait autour de la grotte… Maintenant, puisque Thétis aux beaux cheveux vient dans ma demeure, je lui rendrai grâce de m’avoir sauvé. » — Et tandis que Charis offre à Thétis « les mets hospitaliers », le grand ouvrier se redresse de l’enclume sur ses jambes torses. Il éteint ses brasiers, enferme ses outils dans un coffre d’argent ; puis il essuie avec une éponge ses bras noirs de limaille, sa face et sa poitrine enfumées. Il se revêt d’une tunique blanche, prend le sceptre lourd comme un marteau, qui sied à sa royauté métallique, et s’avance vers la déesse, appuyé sur deux belles filles d’or qu’il a fabriquées. « Semblables à des vierges vivantes », elles marchent à ses côtés en cadence, et soutiennent sa marche inégale. On dirait une transformation d’Enchanteur, sordide et rabougri tant qu’il vaque aux œuvres de ses alambics, somptueux et majestueux comme un roi quand il sort des vapeurs de son officine. C’est avec une reconnaissance affectueuse qu’il accueille sa mère d’adoption : — « Thétis au péplos flottant, vénérable et chère, pourquoi viens-tu dans ma demeure que tu visites si rarement ? Parle, ce que tu as dans l’esprit mon cœur m’ordonne de l’accomplir si je le puis et si c’est possible. » — La mère lui demande pour les dernières victoires de son fils « qui doit bientôt mourir », un bouclier et un casque, une cuirasse et de belles cnémides avec leurs agrafes. Il lui répond de toute son âme, avec une cordiale compassion : — « Calme-toi, n’aie plus de souci. Plût aux dieux que je pusse sauver de la mort lamentable ton fils chéri, quand l’inévitable destin le saisira, aussi aisément que je lui donnerai de belles armes que tous les hommes admireront. » — Et retournant à son enclume, il va lui forger ces armes flexibles qui couleront sur le corps glorieux du héros, et le porteront comme des ailes, dans la mêlée du combat.

III. — Le silence de Prométhée. — Les Océanides. — Le Titan leur raconte ce qu’il a fait pour les hommes. §

L’exécution est terminée, les bourreaux s’éloignent, laissant le supplicié aux horreurs de son agonie. Mais, avant de disparaître, la Puissance lui jette une dernière insulte : — « Maintenant, brave encore les dieux, vole ce qui est aux Immortels pour le donner à des Éphémères ! Que peuvent-ils, ces êtres d’un jour, pour alléger tes souffrances ? On t’a mal nommé en t’appelant Prométhée (Prévoyant), car c’est un Prométhée qu’il te faudrait pour briser tes chaînes. » — La Passion du Titan a été souvent comparée par les docteurs mêmes de l’Église, à celle de Jésus. En écoutant cette lâche raillerie, on peut donc se rappeler les sarcasmes lancés au Christ mourant sur la croix, par les moqueurs du Calvaire : — « Et ceux qui passaient par là blasphémaient en branlant la tête, — et lui disaient : Que ne te sauves-tu toi-même, si tu es le fils de Dieu ? Descends de la croix. — El les princes des prêtres, se moquant de lui, disaient : Il en sauve d’autres et il ne saurait se sauver. »

IV. — Visite d’Océanos à Prométhée. §

Entre tous les grands silences tragiques d’Eschyle, celui de Prométhée, durant son supplice, était célèbre dans l’antiquité. Le marteau qui fendait ses membres a fait retentir le roc, mais non point sa voix. Il n’a pas faibli dans la lutte horriblement inégale du fer contre la chair, du paroxysme de la douleur contre l’énergie de la volonté. La question du chevalet étendu aux proportions d’une montagne, ne lui a pas arraché l’aveu d’une défaite, la réponse d’un gémissement. Il a ravalé ses pleurs et mangé son fiel. Une statue qu’on soude à son piédestal n’est pas plus muette que le Titan cloué sur son rocher.

Mais quand ses bourreaux sont partis, une clameur immense sort de sa poitrine. C’est la protestation du droit vaincu contre la force écrasante, de la justice opprimée contre l’iniquité qui triomphe. Prométhée ne prend point à témoins les hommes : trop épars, trop faibles encore, ils sont d’ailleurs hors de sa vue et de son approche. Zeus a fait autour de lui le désert, il l’a crucifié dans la solitude. L’horizon que domine sa croix renversée n’est peuplé que de rochers et d’arbres, de bêtes et de plantes. Pas d’autres regards que ceux des astres, pas d’autre foule que celle des flots, pas d’autres voix que celle des vents autour de sa sombre agonie. Ce sont ces témoins muets qu’il invoque, c’est cette Nature qu’il atteste et à laquelle il ouvre son sein déchiré.

« Ô divin Ether, Vents aux ailes rapides. Sources des Fleuves, rires inombrables des flots de la mer ! Et toi, Terre, mère de toutes choses ! Et toi aussi, Soleil, qui vois tout ! je vous atteste ! regardez-moi ! Voyez ce que, dieu moi-même, je souffre par les dieux ! Voyez ces outrages, et combien je devrai gémir durant des années innombrables ! Le nouveau maître des Heureux a forgé pour moi cette chaîne affreuse. Hélas ! Hélas ! je me lamente sur le mal présent, sur le mal futur… J’ai fait du bien aux hommes, et me voici lié à ces tourments. J’ai pris pour eux, comme à la chasse, l’étincelle, source de la flamme. J’ai emporté dans une férule creuse, le Feu, maître de tous les arts, le plus grand bien dont puissent jouir les vivants. C’est pour ce crime que je souffre, suspendu en l’air par ces chaînes »

Les éléments attestés sont devenus plus tard une formule de prosopopée poétique. Pour le Prométhée d’Eschyle, cet appel grandiose s’adresse à des êtres de même sève et de même substance que la sienne. Fils aîné de la création, consubstantiel à la terre, il est resté plein d’elle en s’en détachant. Une parenté primordiale l’unit intimement à toutes les puissances physiques qu’il implore, et dont il est la figure. Il y a de l’atmosphère dans son haleine, de la montagne dans sa stature, du feu souterrain dans la chaleur de ses veines. Aussi toute la nature va-t-elle s’ébranler et souffrir en lui, comme la racine tressaille et souffre des blessures du chêne mutilé. La vie universelle se sent atteinte dans son corps meurtri, ses chaînes pèsent sur le monde entier. — « Le flot marin mugit en tombant sur le flot. Le gouffre a gémit. Les sombres profondeurs de l’Hadès frémissent sous la terre. Les fleuves sacrés pleurent sur ce supplice lamentable. »

Voilà déjà qu’un battement d’ailes monte vers le captif. C’est comme un long essaim d’oiseaux qui viendrait sur lui. Prométhée s’inquiète d’abord de ce bruit furtif. Les Olympiens fendent aussi les airs : serait-ce un vol de dieux de proie, avides de contempler sa misère et de s’en repaître ? Mais un chœur de voix amicales a bientôt dissipé sa crainte. Du tourbillon ailé qui l’approche, sortent des paroles qui sont des caresses, un murmure fraternel et tendre. Les chants de femmes qui monteront plus tard vers le prisonnier dans sa tour, auront cette douceur. — « Ne crains rien, c’est une troupe amie qui vient à toi sur ce rocher. Il a fallu vaincre la résistance d’un père ; des souffles rapides nous ont amenées. Le retentissement de l’acier a pénétré au fond de nos grottes. Il a chassé l’auguste pudeur, et nous nous sommes élancées, pieds nus, sur ce char ailé. »

Ces visiteuses imprévues, ce sont les Océanides, les trois mille filles de Thétis et d’Océanos. Non point déesses de la mer, comme on pourrait croire, mais des sources, des fontaines, des lacs, des rivières, salutaires et douces comme les eaux qu’elles épanchent. La mythologie grecque était intarissable dans son animation infinie des ondes. Ses plus anciennes fables leur associent déjà l’idée de la femme. L’imagination primitive démêlait mille affinités fuyantes entre la blancheur des écumes et celle des jeunes filles, entre la flexibilité de la vague et l’ondulation du corps virginal. En dehors de la mer pleine de Tritons et de Néréides, les mille branches éparses de l’eau nourricière se couronnaient, comme d’autant de fleurs, d’une myriade de divinités. Les Potamides suivaient à la dérive le courant des fleuves, les Limniades dormaient au fond de la coupe azurée des lacs, les Pégées et les Naïades filtraient, par une cruche rustique, le filet des sources. Chaque ruisseau engendrait sa nymphe, diminutif d’Aphrodite. Les poètes, quand ils voulaient célébrer la beauté d’un fleuve, lui décernaient l’épithète de Calliparthenos, « aux belles vierges ». L’image que leur suggérait le mouvement circulaire que prennent ses flots aux points des courants, était celle d’une ronde de jeunes filles tournant en cadence. Nulle part le génie grec n’a déployé un sens plus exquis des analogies naturelles que dans la création de ce cycle ondoyant de divinités. Avec quelle transparente harmonie ces nymphes rieuses et dansantes répètent les bruits et simulent les tournoiements des eaux vives ! Les laines vertes ou purpurines qu’elles filent entre les rochers, peignent jusqu’aux nuances de lumière et d’ombre qui colorent la surface des ondes. L’amitié et la compassion que les poètes leur prêtent pour les hommes, expriment les vertus des sources thermales et les bienfaits que les sources versent aux campagnes. Les pièges même et les périls de l’élément humide sont figurés par ces légendes où l’on voit les nymphes entraîner, par ses jambes pendantes, le pêcheur assis sur la rive, ou par son corps incliné, l’enfant qui plonge son vase dans les eaux du fleuve.

Toutes les divinités des eaux douces venaient se fondre, comme des affluents, dans l’immense famille des Océanides. Hésiode nous a laissé quelques-uns de leurs noms, qui reflétaient la couleur ou qui exprimaient la qualité de leurs flots. C’étaient Callirhoé « celle qui a un beau cours » ; Rhodia et Ocyrhoé, « celles qui coulent rapidement » ; Xanthé « la jaune », Lanthé « la violette », Climène « la murmurante », Télestô « au péplos teint de safran ». Les Océanides étaient parentes de Prométhée, qui avait épousé leur sœur Hésione ; elles avaient chanté, comme elles le rappelleront gracieusement plus tard, l’hymne d’hyménée, le soir de ses noces. C’est donc un allié qu’elles viennent visiter dans son infortune. Mais leur intervention exprime, en réalité, une idée plus haute, celle des âmes de la Nature émues du malheur de son plus grand fils. Aussi conçoit-on moins ces nymphes secourables sous la figure de femmes incarnées que sous celle des formes flottantes qui se modèlent vaguement sous les eaux. L’imagination renverse comme une machine d’opéra, le char aérien qui les apportait sur le théâtre d’Athènes ; elle amplifie la scène et elle la disperse. On voit une marée montante de vierges fluides battre désespérément le rocher tragique, l’envelopper du ruissellement de leurs chevelures et de l’ondoiement de leurs bras. On prête à leurs voix les sanglots des sources et les chants plaintifs des fontaines. L’alternation de leurs strophes semble un flux et un reflux de vagues caressantes berçant l’angoisse d’un naufrage échoué sur un âpre écueil.

Le poète semble les comprendre ainsi ; il les fait moins pleurer que pleuvoir doucement autour du Titan : — « Je te vois, Prométhée ! et un nuage gonflé de larmes a chargé mes yeux, quand j’ai vu ton corps se dessécher sur la pierre, sous ces nœuds d’acier. » — Filles naturelles de la Terre, elles protestent aussi, en le redoutant, contre le despote céleste qui veut l’asservir. — « Un nouveau maître tient le timon de l’Olympe, Zeus règne maintenant par des lois récentes. Tout ce qui était auguste et vénérable autrefois, il l’a tyranniquement aboli » — Elles ont des mots touchants pour consoler le Titan. Elles veulent lui persuader qu’il a encore des amis, dans ce ciel même qui l’a terrassé. Quand il regrette de n’avoir pas été enfoui sous l’épaisseur du Tartare, parce qu’alors nul dieu ne pourrait le voir et se réjouir de ses maux : — « Qui donc, parmi les Dieux, s’écrient-elles, a le cœur assez dur pour se complaire à tes tourments ? Qui ne compatit pas à tes maux, si ce n’est Zeus ? » Elles sont femmes, pourtant, par la faiblesse comme par la pitié ; molles comme l’onde, habituées comme elle, à plier sons le moindre poids. Les réponses hautaines de Prométhée leur font peur ; elles voudraient fléchir son « âme de fer et de pierre » ; elles essayent de l’incliner à la soumission. Mais à chaque parole de prudence, il se raidit dans son défi opiniâtre. L’avenir lui appartient, après tout. Il est le maître de l’Olympien, car il possède un secret duquel dépend sa puissance. Ce secret reste dans son esprit inaccessible aux tortures. — « Ni incantations, ni paroles de miel, ni violences ne me fléchiront. Je ne lui révélerai rien avant qu’il m’ait délivré de ces liens cruels, et qu’il ait expié son offense. Je sais qu’il a soumis toute justice à sa volonté ; mais un jour il s’humiliera, quand il se sentira menacé. »

Cependant le Chœur demande qu’il lui raconte son histoire. Quel crime expie-t-il donc par un tel supplice ? Pourquoi la colère de Zeus s’est-elle si cruellement abattue sur lui ? C’est alors que Prométhée commence le récit épique qui le révèle dans toute sa grandeur ; non plus seulement donateur du Feu, mais sauveur des hommes, inventeur de toute civilisation et de toute science.

Et, d’abord, il s’est montré impartial et sage dans la grande lutte dynastique entre Cronos et Zeus, qui mit aux prises les factions célestes. Fils de Thémis ou de la Terre, — « qui n’a qu’une forme sous mille noms », — prophète par son Esprit divinateur qui réside en lui, il avait prévu la victoire de Zeus, et son irrésistible avènement. Il conseilla donc aux Titans la paix et l’accord. Son avis ayant été rejeté, il se rangea du côté du Dieu, combattit avec lui et vainquit pour lui. — « Par moi, le noir abîme engloutit l’antique Cronos et ses compagnons. » Prométhée joue ici le rôle de l’Archange dans la vision de l’Apocalypse : — « Et il se livra une grande bataille dans le ciel. » Michel et ses anges combattaient contre le Dragon, et le Dragon et ses anges combattaient contre lui. — Et le Dragon fut précipité du ciel, et ses anges avec lui. »

Mais Zeus, une fois assis sur le trône et assuré de l’empire, tourna bientôt au tyran. Il se prit à haïr l’espèce humaine et il voulut la détruire. Alors le Titan eut pitié de cette race maudite, dont il pressentait les hautes destinées. Il intervint et il la sauva. Non content d’avoir détourné la foudre des hommes, il leur donna la lumière. Avant lui, ils traînaient à tâtons une vie misérable. Aveugles et sourds, dénués et débiles, « ils regardaient et ne voyaient pas, ils écoutaient et n’entendaient pas ». Ils erraient sur la terre inculte, à travers les ombres et les écroulements du Chaos, comme dans le brouillard d’un songe terrifiant. Nul autre abri que des antres chargés de ténèbres, ou des tanières souterraines. Les saisons tournaient confusément devant eux ; ils n’en ressentaient que le froid et que la chaleur, incapables de les dépouiller de leurs fruits ou de saisir leurs récoltes. Lucrèce, trois siècles après, ne peindra pas sous des couleurs plus lugubres, l’enfance infirme du genre humain. Cette tradition d’un drame fabuleux contient d’ailleurs l’histoire de la vie sauvage. La science moderne a précisé les lignes du sombre tableau tracé par Eschyle. Les cavernes du globe primitif se sont entrouvertes ; elles ont exhumé l’homme fossile au crâne étroit et aux membres grêles, gisant parmi les ossements des monstres, dans la fosse commune de l’Époque glaciaire.

Prométhée poursuit son récit. Il surgit en agitant sa tige enflammée, au milieu de cette race obscure, et la lumière se lève sur elle comme l’aurore sur la nuit. Elle éveille l’intelligence dans les cerveaux engourdis des hommes, leurs yeux s’éclairent et leurs esprits s’épanouissent. Un souffle d’affranchissement les relève, l’instinct royal qui couvait en eux se fait jour. L’initiateur divin mène, de front pour eux, toutes les œuvres et tous les travaux. Il courbe sous le joug le bœuf du labour, il attelle au char le cheval dompté par le frein, il lance sur les eaux « cet autre char du navigateur, le navire qui vole avec des voiles » ; il force le trésor d’or et d’argent, de fer et d’airain qu’enfouissait la terre. De plus hautes leçons s’ajoutent à ces rudiments de la vie : Prométhée invente pour ses enfants d’adoption l’Écriture qui éternise la mémoire, les Nombres dont le rythme gouverne l’univers, les plantes qui guérissent les maladies, les baumes qui pansent les blessures, la science des présages et des aruspices qui, par les spirales observées du vol des oiseaux, relie le ciel à la terre. — « Écoute enfin, en un seul mot qui résume : tous les arts ont été révélés aux vivants par Prométhée. » — « N’as-tu rien fait de plus pour eux ? » lui demandent les

Océanides. — Il répond par ces mots d’une tristesse infinie : — « Je les ai empêchés de prévoir la mort. » — « Par quel remède les as-tu guéris de ce mal ? » — « J’ai mis en eux l’aveugle Espérance. »

Est-ce Prométhée seulement qui parle ainsi par la voix d’Eschyle ? Non, c’est l’Humanité entière, glorifiée et divinisée, rassemblant dans un type unique ses efforts innombrables, ses inventions laborieuses, ses conquêtes opiniâtrement étendues, et qui du fond de sa misère native, de son malheur éternel, les oppose fièrement aux Fatalités jalouses qui lui disputent sa place au soleil.

V. — Arrivée d’Io. — Sa légende, sa métamorphose. — Prométhée lui trace son itinéraire et lui prédit la fin de ses peines. §

Ce dévouement de Prométhée à la race humaine étonne les Océanides. On sent dans leur surprise l’indifférence de la nature pour l’humanité, des Êtres immuables qui composent son existence éternelle, pour les fragiles créatures qui passent et disparaissent devant eux. Quand elles apprennent que le Titan leur a fait présent de la flamme, elles se récrient comme si elles voyaient un roi couronner d’un diadème sans prix le front d’un esclave. — « Quoi ! les Éphémères possèdent maintenant le Feu resplendissant ! » — Elles lui reprochent cette amitié comme une mésalliance ; elles ne peuvent comprendre ce mystère d’un dieu se sacrifiant pour les hommes. — « Tu les as aidés plus qu’il ne convenait… Tu as trop aimé les mortels. Vois le salaire ingrat de tes bienfaits. Quel secours peux-tu attendre des Éphémères ? Ne vois-tu pas l’inerte impuissance enchaîner la race aveugle des mortels ? Jamais leur volonté ne prévaudra contre l’ordre établi par Zeus. » — Les Muses de l’Hymne Homérique ne regardent pas notre espèce, du haut de l’Olympe, avec un mépris plus superbe, lorsque « se répondant avec leurs belles voix elles chantent le bonheur éternel des Dieux et les misères infinies des hommes, lesquels, ainsi qu’il plaît aux Immortels, vivent insensés et impuissants, et ne peuvent trouver un remède à la mort, ni une défense contre la vieillesse. » — Mais aux reproches des Océanides, Prométhée répond par un mot qui le met au-dessus des dieux : — « J’ai eu pitié des hommes ; c’est pourquoi on n’a pas eu pitié de moi. » — Mot sublime qui rattache son cœur d’Immortel aux entrailles humaines, qui rassemble en lui pathétiquement deux natures, et qui fait du Titan souffrant l’image prophétique du Rédempteur à venir. Lorsqu’il prononça pour la première fois cette parole sur le théâtre d’Athènes, l’écho lointain d’une colline de la Judée dut la répéter.

Cette pitié qui l’a perdu tressaille encore dans son âme ; il s’enorgueillit de son sacrifice, il le déclare spontanément résolu, volontairement accompli. Il savait ce qu’il risquait en sauvant les hommes ; c’est de son plein gré qu’il s’est offert à l’immolation. — « Oui », dit-il au Chœur, — « je n’ignorais rien, j’ai voulu, sachant ce que je voulais ; je ne le nierai pas ! Pour secourir les mortels, je me suis perdu moi-même. »

VI. — Le secret de Prométhée. — Vicissitudes et règnes précaires des dieux de la Grèce. — Zeus, menacé par Prométhée, lui envoie Hermès. §

Cependant le vieil Océanos, peut-être inquiet de ses filles, honnêtement soucieux aussi du sort de Prométhée dont il est parent, étant lui-même de race titanique, vient le visiter et lui porter ses conseils. Il arrive porté sur un Dragon familier, soucieux et morose, gonflé d’une expérience qui va s’épancher en sentences. La crainte des Dieux nouveaux est le commencement et la fin de toute sa sagesse. Content de la sécurité qu’ils lui laissent, il se soumet au succès, respecte le fait accompli et ne demande plus qu’à vieillir en paix. Le roi déchu s’est fait courtisan. On se le figure sons les traits d’un de ces Fleuves officiels qui décorent les jardins des Olympes terrestres, lancent leur jet d’eau quand le monarque passe, et se rendorment ensuite au sourd murmure de leur urne.

Océanos, dans la mythologie primitive, ne représentait point la Mer universelle, comme son nom pourrait le faire croire. C’était un immense courant fabuleux qu’on croyait enserrer la terre, sans source et sans embouchures, s’alimentant par lui-même, et d’où toutes les mers, tous les fleuves, toutes les rivières prenaient leur naissance. Il avait eu son temps de suprématie et de gloire, dont on retrouve encore la mention lointaine dans l’Iliade. Homère fait de l’Océan le principe des choses et des dieux eux-mêmes (θεωνγενετίς), l’origine et le réservoir de toute vie. Mais cette grandeur avait peu duré. Comme d’autres dieux des hautes époques, Océanos avait été lentement abrogé par la désuétude. Trop antique, trop immémorial, presque abstrait puisqu’il était invisible, il n’avait pu se dégager des ébauches de l’élément, et parvenir à la vie plastique. Un violent rival l’avait supplanté, Poseïdon (Neptune) s’était emparé des mers méditerranéennes, les seules connues du monde hellénique et qui baignaient toutes ses côtes. Toujours présent et toujours vivant aux yeux de leurs riverains, il avait usurpé bientôt la royauté absolue des ondes. Il y trônait sur son quadrige de grandes vagues équestres, au milieu d’une cour de Satyres et de Ménades aquatiques dont les bondissements exprimaient la fureur ou la joie des flots. Dépossédé par ce fougueux conquérant, le vieil Océanos tomba par degrés à l’état de divinité honoraire. Il régnait toujours nominalement sur l’empire humide, mais il ne le gouvernait plus. C’était une sorte de Roi-Fainéant des eaux, relégué aux confins du monde, dans les brumes d’un pôle inconnu. Sa vaste face s’était confusément effacée : la sculpture, craignant peut-être d’y émousser son ciseau, essayait à peine de le figurer. On croit le reconnaître dans une statue fluviale du Capitole ; une autre sculpture du Vatican le montre sous la forme d’un grand vieillard, au torse écaillé, dont la barbe houleuse roule des dauphins dans ses boucles. Encore l’attribution de ces effigies est-elle contestée, Océanos n’était point, du reste, le seul souverain tombé du polythéisme. Ses contemporains des premières dynasties divines avaient subi la même déchéance. Ouranos, depuis qu’il avait été mutilé par Cronos, ne figurait guère plus dans la mythologie qu’un Mérovingien tonsuré ne reparaît dans l’histoire. Cronos, à son tour, après la victoire de Zeus, avait été déporté dans la vice-royauté lointaine des Iles bienheureuses, séjour indéterminé des âmes justes. Il y régnait, ombre de dieu sur des ombres d’hommes. Les Titans eux-mêmes, libérés à la longue de l’écrasement des volcans et des supplices du Tartare, avaient pris rang parmi les divinités souterraines. Inoffensifs désormais, mal guéris de leurs coups de foudre, ces invalides du Chaos vieillissaient honorablement dans leur retraite ténébreuse. Zeus put dire d’Encelade et de Briarée, ce qu’un César romain dit de son frère égorgé par lui, et admis ensuite à l’apothéose. Sit divus dum non sit vivus.

On comprend donc la physionomie caduque que prend Océanos dans le drame d’Eschyle. Avec une de ces hardiesses qui lui étaient familières, il l’a fait comique, moitié patriarche et moitié Géronte. Cet oncle fabuleux du Titan rejoint, par son caractère raisonneur, les grands-parents de nos comédies ; il a l’air d’être l’ancêtre de ces pères nobles. L’imagination le revêt d’une perruque ruisselante, elle transformerait volontiers son dragon paisible en un coursier sédentaire blanchi dans l’écurie d’un manoir humide. Quand on l’écoute morigéner Prométhée, avec sa bonhomie radoteuse, on croit entendre un vieux seigneur d’ancien régime, venu à la Bastille, du fond de sa province, pour semoncer un neveu rebelle, compromis dans une affaire de lèse-majesté. Ce qu’il lui prêche, c’est la soumission absolue, l’amende honorable, le recours en grâce. Les remontrances et les apophtegmes coulent longuement de sa barbe d’algues.

« Je te vois, Prométhée, et, tout habile que tu es, je te conseillerai pour le mieux. Rentre en toi-même, conforme-toi aux pensées nouvelles. Nous avons tous un nouveau maître ; plus de paroles acerbes, de traits acérés ; Zeus les entendrait, quoiqu’il siège sur les hauteurs. Malheureux ! regrette ta colère. Sois humble comme il convient, cherche la fin de tes maux. Tu vois où conduit une langue effrénée. »

Le bonhomme de dieu seul bien au fond qu’il rabâche un peu, et il l’avoue avec une naïveté débonnaire : — « Peut-être te semblé-je dire des vieilleries », —  λέγειν τάδε άρχαια. — Serviable d’ailleurs, dévoué à sa manière, il se croit bien en cour, et offre à Prométhée d’arranger l’affaire avec Zeus, s’il consent à reconnaître le droit du plus fort.

Le patient accueille le vieillard avec déférence, mais ses harangues l’importunent. Il lui fait peur de sa démarche ; ses conseils de prudence, il les lui renvoie, et le dédain perce déjà sous sa sollicitude ironique. — Qu’il prenne garde de se compromettre à son tour, qu’il reste en repos. À quoi bon avoir quitté la retraite qui sied à son âge ? Toute entremise serait inutile. Sa visite pourrait être mal vue là-haut, et la disgrâce est une contagion. — Océanos poursuit son discours : une sourde impatience agite visiblement le Titan, il se débat sous le froid verbiage du dieu aquatique, comme s’il subissait la question de l’Eau. Par instants, on croit entendre dans ses répliques, un remuement de chaînes irritées. — « Prométhée, ne sais-tu pas que les paroles sont les médecins de cette maladie, la colère ? » s’écrie le vénérable grondeur. Il lui répond amèrement : « Oui, si l’on applique à propos le remède à l’esprit malade, si l’on ne froisse point, en la touchant, la tumeur du cœur courroucé. » — Océanos s’aperçoit enfin qu’il perd sa sagesse ; il prend congé de l’incorrigible avec le dépit d’un donneur d’avis mal reçus. — « Tu me renvoies par cet accueil. Prométhée : la destinée sera ma leçon. » — Il n’était que congédié ; sur ce propos, un renvoi méprisant le chasse. — « Va ! hâte-toi ! Pense toujours ainsi. »

Le bon Océanos remonte alors sur son Dragon domestique, « désireux de regagner son étable ». On le suit des yeux, cheminant par les airs, au dos du monstre placide, aussi paisiblement qu’un dieu de l’Inde, porté par la tortue sacrée, sur la Mer de lait.

VII. — Hermès (le Mercure latin). — Sa nature crépusculaire. — Dieu des messages, des transitions, des marchés, des trouvailles : patron des gymnases, modèle de l’Éphèbe, Conducteur des morts. — Dépravation de son type. §

Une rencontre pathétique succède à cette visite importune. C’est Io, la fille d’Inachos, la vierge aimée de Zeus, changée en génisse par Héra jalouse, confiée par elle à Argos, le pâtre aux cent yeux ; puis, lorsque le subtil Hermès eut endormi le monstre au son de la flûte, et coupé sa tête, frappée par la déesse de folie furieuse, et courant, effarée, à travers le monde, sous la piqûre du taon collé à son flanc.

On comprend bien qu’Eschyle ne faisait point paraître Io changée en bête sur la scène. La métamorphose de la jeune fille n’était indiquée que par les deux cornes qui ceignaient son front : coiffure Isiaque, portée par tant de divinités lunaires asiatiques, et à laquelle les Grecs étaient habitués. Io n’était, en effet, à la naissance de son mythe, que la Lune elle-même dont Zeus, représentant le ciel de l’air, était amoureux, et gardée par Argos, personnification du firmament étoilé. Hermès, dieu des deux crépuscules, fermait, à celui du matin, les paupières du pâtre, en éteignant les étoiles ; et la course éperdue d’Io figurait celle de l’astre roulant dans les déserts de la nuit. La mythologie corporelle avait ensuite incarné, comme tant d’autres, ce symbole antique. La Lune s’était faite femme, le Ciel avait pris les traits humains du roi de l’Olympe, le monde sidéral s’était concentré dans les cent prunelles qui jonchaient le corps du berger nocturne ; la révolution de l’astre autour de la terre était devenue la fuite d’une vierge aux abois.

C’est cette fable dramatisée qu’Eschyle met en scène, c’est comme victime de Zeus qu’il lance Io au pied du rocher où git le Titan. Leur rapprochement n’a rien d’arbitraire, un double lien les rattache : Io souffre de l’amour du Dieu comme Prométhée de sa haine. Elle tient aussi à Prométhée par sa future délivrance, car le héros prédestiné à rompre ses chaînes, Hercule, naîtra de la race qu’elle doit enfanter. — « C’est de toi — lui dit-il plus tard, — qu’après treize générations, sortira l’illustre Archer qui m’affranchira de mes maux. » — En dehors même des rapports qui les unissaient, une idée sublimement tragique ressortait du contraste de ces deux supplices : le mouvement forcené se heurtant à l’immobilité opprimée, la femme errante jetée en face du dieu enchaîné.

Rien d’effrayant comme l’irruption essoufflée de la sombre vierge, haletante de fatigue, ivre de souffrance, torturée par cet imperceptible dard du moustique qui arrache aux lions des cris plus furieux que la flèche du chasseur entrant dans leur chair. Le mugissement de sa métamorphose semble enfler douloureusement sa voix féminine : — « Où suis-je ? Quel est celui-ci et quelle est cette race ? Quel est celui-ci lié par des chaînes à celle roche orageuse ? Pour quel crime es-tu châtié ? Ah ! Ah ! Hélas ! Hélas ! le taon me pique de nouveau ! Malheureuse ! » — Des visions affreuses l’environnent ; ce n’est point son ombre qui court avec elle, c’est le fantôme du monstrueux geôlier qui la couvait de ses yeux de flamme ; leur horrible constellation la poursuit. — « Lui ! c’est lui, le spectre d’Argos ! Fuis, ô terre ! Je vois, frémissante, le bouvier aux yeux innombrables ! Il approche, il fixe sur moi ses regards perfides ! Echappé des enfers, il me chasse affamée, à travers les sables marins ! » Elle entend aussi toujours la flûte ironique d’Hermès qui distille le sommeil sur les yeux d’Argos : à l’aiguillon de l’insecte s’ajoute ce bourdonnement affolant : — « Consume-moi par le feu, ô Zeus ! engloutis-moi sous la terre, ou jette-moi en pâture aux bêtes de la mer ! »

Prométhée reconnaît la fille d’Inachos et les Océanides lui demandent curieusement son histoire. Alors sa frénésie s’apaise un instant : elle se reporte aux jours où elle se sentit secrètement troublée par les effluves du désir d’un dieu, et un doux chant d’élégie s’exhale de ses lèvres. La Francesca du Dante, cette autre damnée de l’amour, emportée elle aussi par une rafale éternelle, n’est pas plus mélodieusement plaintive, lorsqu’elle raconte « à quels signes, aux temps des doux soupirs, Amour lui permit de connaître ses désirs incertains.

Al tempo de dolci sospiri,
A che e come concedette Amore,
Che conosceste i dubbiosi desiri.

« Sans cesse des apparitions nocturnes voltigeaient dans ma chambre virginale, et me murmuraient de douces paroles ». — « Ô bienheureuse jeune fille, pourquoi si longtemps vierge, quand de si belles noces te sont promises ? Car Zeus brûle par toi sous le trait du désir, et il veut posséder Cypris avec toi. Ô jeune fille, ne dédaigne point le lit de Zeus, mais sors de ta demeure, et va dans la vaste prairie de Lerne, où sont les étables et les troupeaux de ton père, afin que l’œil du dieu ne brûle plus de désirs. »

Ce frère de douleur qu’elle a rencontré sur sa voie fatale a gardé le don de la prescience. Prométhée, le « Prévoyant », reste prophète sous ses chaînes, son rocher est un trépied fatidique d’où il surmonte l’avenir. Io l’embrasse comme une Suppliante questionnant éperdument l’autel d’un Oracle. Elle demande au Titan ce qui lui reste encore à souffrir, quel sera le terme de son vagabondage délirant. Prométhée résiste d’abord ; les révélations qu’il a à lui faire sont par trop terribles, il voudrait que la victime poursuivit aveuglément sa sombre carrière. — « Mieux vaut pour toi ignorer que savoir », lui dit-il avec une compassion attristée. Enfin, il se rend à ses instances, et la Destinée parle par sa voix.

C’est alors que se déroule cet itinéraire moitié chimérique et moitié réel, plein de mystères et de dédales, où les zones s’amalgament et où les continents se déforment, où les chaînes des montagnes et les cours des fleuves se bouleversent, et qui résume dans son ensemble le premier Atlas de l’antiquité. C’est le monde vu à vol de Chimère, entrecoupé de clartés et d’ombres, envahi par le mirage, baigné par le songe. La géographie d’Eschyle est celle de l’Ulysse homérique et du Sindbad oriental.

La vierge « aux cornes de vache », partie des prairies de Lerne, s’est lancée dans la forêt de Dodone dont les murmures ont versé sur elle de confus oracles. Elle a traversé à la nage la mer qui portera désormais son nom, et elle est arrivée au pied de la montagne expiatoire. En reprenant sa course, Io va entrer par des plaines « qui n’ont jamais senti la charrue », dans les régions hyperboréennes. Elle y rencontrera les hordes des Scythes errants sur leurs chars d’osier, et les Khalybes, « sauvages ouvriers du fer ». — Qu’elle se garde de leur abord hérissé de flèches ! — La voici aux bords de l’Hybristès (l’Insolent), « le fleuve bien nommé ». Elle évitera ses eaux irritables, et tournera vers le Caucase, dont ses bonds enjamberont les cimes. Là viendront au-devant d’elle les Amazones au sein coupé, farouches à l’approche des mâles, mais accessibles aux femmes, qui la conduiront à l’isthme Cimmérien. Io reprendra sa course vers le Palus-Méotide, et elle franchira le Bosphore de Thrace. — « La renommée de ton passage sera grande parmi les mortels ; car il prendra

de lui le nom de Bosphore », (Passage de la Vache).

La voilà relancée dans l’infini de l’Asie. Ici la lumière baisse et la vision s’obscurcit. Nous entrons dans le cercle des difformités et des épouvantes. Une sorte de contorsion démoniaque défigure les traits de la Terre, et lui imprime une physionomie infernale. — Qu’est-ce que ces champs gorgoniens de Cysthène, sur lesquels pèse un ciel noir, sans soleil ni lune ? Enigme et terreur. Le poète y place les trois Grées, ces sorcières marines, nées avec des visages de vieilles décrépites ; hideuses figures de la mer lorsque l’orage l’enlaidit, dont les rides sont celles du flot creusé par la bise, et les cheveux gris sa blafarde écume. Elles n’ont à elles trois qu’un œil et qu’une dent qu’elles se repassent, pour manger et voir tour à tour. Tout auprès résident leurs sœurs, les Gorgones aux mains d’airain, à la langue pendante, aux cheveux de serpents qui les avertissent en sifflant, dès qu’un homme approche, et dont le regard glacial pétrifie. « Monstres abhorrés, qu’aucun mortel n’envisage sans expirer subitement. » Plus loin, Io aura aussi à fuir les Griffons, aigles par la tête, lions par la croupe, la poitrine couverte de plumes rouges, qui thésaurisent, au fond de leurs cavernes, l’or que le Phase roule dans ses sables. Autour d’eux galope la cavalcade rapace des Arimaspes à l’œil unique, qui leur font la chasse pour piller les trésors qu’ils couvent sous leur ventre. Io s’enfoncera ensuite dans l’épaisseur du monde noir ; elle parcourra l’Éthiopie d’où sort le Soleil, et elle abordera l’Egypte en longeant le Nil jusqu’aux montagnes de Byblos.

Une impression terrible se dégage de ce périple tragique qu’une main gigantesque semble dessiner à tâtons sur l’ombre. On y sent l’effroi qu’inspiraient à l’Hellène, circonscrit dans son horizon lumineux, les mers ignorées et les régions inconnues. Hors de cette oasis azurée, embellie par une civilisation florissante, tout était pour lui monstruosités et prodiges, fantasmagories et ténèbres. Il rêvait comme un cauchemar le monde qu’il n’avait pas encore découvert. Cela rappelle ces Mappemondes du moyen âge, entrecroisées de géographie et d’astronomie, marquées aux quatre angles de têtes de Vents furibonds dégorgeant des souffles, historiées d’effigies barbares et d’animaux fabuleux. Le Taureau et le Bélier paissent des continents et des îles ; le Sagittaire, l’arc au poing, semble viser les tours à créneaux d’une ville barbaresque ; le Triton mythologique nage à côté du dauphin héraldique, sur des mers tordues en spirales : et, dans les contours ébauchés de l’Afrique, — Africa portentosa, — on voit rôder des Cynocéphales armés d’une massue, sous des palmiers que la licorne heurte de sa pointe et que le basilic enroule de ses nœuds.

C’est en Egypte, à Canope, sur une plage du Nil, que la possédée sera délivrée. Zeus, dans sa gloire, apparaîtra à Io redevenue femme, et il apaisera son esprit. Ce n’est point par le lien charnel des unions terrestres, mais par un geste de bénédiction que leur hymen sera consommé. Le dieu posera sur son front une main caressante : un fils nommé Epaphos — « Touché doucement » — naîtra de cette conception mystique, et ce fils sera l’ancêtre du libérateur qu’attend Prométhée.

Io a entendu avec effroi la prédiction du Titan : elle a interrompu par des cris d’angoisse l’itinéraire qu’il lui trace. Lorsque Prométhée se tait, sa frénésie la reprend, la mouche se remet à la torturer, son dard enflammé fouille ses plaies vives. — « Hélas ! » Hélas ! La convulsion me ressaisit, la démence remonte à mon esprit ! Le taon me pique et me brûle ! Mon cœur saute sur ma poitrine, mes yeux roulent égarés ! Un souffle de rage m’arrache de moi-même. Ma langue se révolte contre la parole ! Mes cris confus se heurtent aux flots de mon mal terrible ! » — Et l’œil torve, l’écume à la bouche, comme une bête poursuivie emportant sur elle le javelot qui tremble à son flanc, la Vierge mugissante s’élance désespérément dans les voies prédites.

VIII. — Menaces d’Hermès. — Constance héroïque du Titan. — Prométhée foudroyé. §

Dans ses dialogues avec les Océanides, Prométhée a fait pressentir plusieurs fois le secret qu’il possède, et qui doit renverser Zeus de son trône. Ce secret, il l’a exposé plus clairement à Io, avant son départ. Cette fois, la menace est précise, comme si elle était écrite sur un mur, par le doigt de feu d’un prophète.

« Je souffrirai » — dit-il à la fille d’Inachos, — « jusqu’à ce que Zeus tombe de la tyrannie. » — « Que dis-tu ? Zeus cesserait de régner ? » — « Ce serait une joie pour toi, je pense, de voir une telle chute. » — « Et par qui sera-t-il dépossédé du sceptre de la toute-puissance ? » — « Par sa propre démence. » — « De quelle façon ? Parle, si tu le peux sans péril. » — « Il célébrera des noces déplorables. » — « Avec une déesse ? Avec une mortelle ? Parle, s’il est permis. » — « Qu’importe avec qui ? Cela, je ne dois point le révéler. » — « Et par cette épouse, il tombera du trône ? » — « Elle enfantera un fils plus fort que son père. » — « Et il ne peut détourner de lui cette destinée ? » — « Non, pas avant que je sois délivré de ces chaînes. »

Ce secret dont Eschyle donnait le mot dans le dernier drame de sa trilogie, nous est révélé par Pindare ; il provient sans doute d’une légende ancienne dont le sens reste à moitié perdu. Dans sa septième Isthmique, le poète thébain raconte que Zeus et Poséidon se disputaient Thétis, la belle nymphe marine, que chacun d’eux voulait épouser. Mais Thémis, la déesse fatidique, identifiée plus tard à la Justice, fit entendre la voix du Destin dans les conseils de l’Olympe. — « Il est écrit, dit-elle, que si la fille de l’Océan s’unit à Zeus ou à son frère, elle enfantera un fils plus puissant que son père, et dont la main brandira une arme plus terrible que la triple foudre ou que l’invincible trident. Renoncez donc à vos projets ; que Thétis entre dans la couche d’un mortel, et de cette union naîtra un fils vaillant comme Arès, rapide comme l’éclair, mais que sa mère verra périr dans les combats. » — Eschyle, pour les besoins de son drame, substitue Prométhée à Thémis dans la possession de ce grand secret. Il respecte cependant la légende antique, en lui donnant pour mère, non plus Clymène l’Océanide, mais Thémis elle-même, ce qui le fait en même temps fils de la Justice. Thémis avait donc pu transmettre au Titan, comme une arme extrême, l’arrêt du Destin ; et ce changement vraisemblable forme le nœud de la tragédie, en mettant le tyran à la merci de sa victime qui seule peut l’empêcher de périr.

Cet arrêt de déchéance éventuelle signifié au Roi de l’Olympe déconcerte l’esprit moderne habitué à la fixité de l’idée divine. On comprend les cris de révolte que le poète place dans la bouche de son Prométhée ; Job, sur son fumier, en pousse d’aussi forts. Mais prédire au Dieu suprême sa chute imminente, lui montrer le néant où il va tomber, et le successeur qui le détrônera de l’autel, l’impiété semble flagrante : on bétonne que les temples n’en aient pas frémi.

Le blasphème n’est point pourtant si hardi qu’on pourrait le croire. La conception de dieux absolus, éternellement parfaits et immuables, était étrangère à la race hellène. On retrouve déjà chez les Aryens, ses ancêtres, la croyance que le Ciel change comme la terre, qu’il a ses avènements et ses décadences, et que des dynasties divines s’y succèdent dans le cours des temps. — « Chantons », — dit un Hymne du Rig-Veda — « les naissances des dieux qui, célébrés par nos voix, verront le jour dans l’âge à venir. Les dieux existants naissent de ceux qui n’existent plus, et qu’a vus l’âge précédent. » — Ailleurs, un prêtre versant le Soma sur l’autel d’Agni, confond dans un même hommage les dieux passés, présents et futurs, les aïeux et les enfants de l’Ether, ceux qu’abolit déjà la caducité, et ceux qui naissent à la vie céleste. — « Adoration aux grands dieux ! adoration aux dieux enfants ! adoration aux dieux jeunes ! adoration aux dieux âgés ! À tous ces dieux, un même sacrifice ! »

La Grèce avait hérité de ce libre esprit. Sa religion n’était pas fixée sur un fond rigide, par les clous du dogme : toujours flottante, toujours en mouvement, elle se pliait aux progrès de l’homme, s’adaptait à sa croissance et suivait sa marche. Ces dieux, qu’il chantait et qu’il adorait, le Grec sentait vaguement qu’il les avait faits, qu’il les avait tirés de sa conscience plus ou moins lucide des lois de la vie, qu’ils n’étaient en somme que les figures idéales des rêves de sa pensée et des éblouissements de ses sens. Il remaniait sans cesse, et d’après lui-même, leurs types défectueux ; il les épurait et les élevait, les destituant ou les délaissant, quand leur nature ingrate résistait à ses corrections, comme un sculpteur jette au rebut l’argile qu’il n’a pu pétrir à son gré. Aux âges barbares, les idoles grossières, façonnées sur les cataclysmes du globe et sur les fureurs des tribus sauvages : Ouranos, qui engloutit ses enfants ; Cronos, qui dévore les siens, après avoir mutilé son père. Zeus était venu après eux, plus dégagé des scories de l’origine matérielle, vraiment divin par certains côtés, régulateur et conservateur, doué du génie de l’ordre et de l’équilibre. Mais combien il était imparfait encore ! Son omnipotence fondée sur la force s’était affermie par l’oppression, il avait haï les hommes avant de les adopter ; ses mythes divinisaient les violences et les vengeances arbitraires ; les tyrannies humaines avaient pu s’autoriser de son despotisme. — Que Zeus n’abuse donc point de son droit de conquête, qu’il croisse en vertu comme la piété des hommes le fait grandir en puissance. Qu’il ne dégénère point de la noble race sur laquelle il règne, qu’il se montre digne du chant de Pindare et du ciseau de Phidias ; qu’Eschyle puisse s’incliner devant lui, sans sentir son âme plier avec son genou. Sinon, ses jours sont comptés et son terme approche. Sur la tête sublime de l’Olympien assis et buvant à sa table d’or, frémit un éclair. C’est la parole du poète ou du philosophe, cette langue de feu qui défie sa foudre et qui saura détruire ce qu’elle a créé.

Après le départ d’Io, Eschyle a répété avec éclat sa prédiction aux Océanides. Ce n’est plus comme avant, une menace lointaine, c’est une sommation immédiate. On croit entendre la septième fanfare du clairon de Josué, tournant autour de Jéricho, — « Oui, il s’humiliera, malgré l’orgueil de son âme ; l’hymen qu’il médite le renversera de sa puissance. Ainsi s’accomplira l’imprécation que lança son père Cronos, en tombant de son trône antique. Nul entre les dieux ne pourra lui enseigner un sûr moyen d’échapper à ce péril. Moi seul je le sais. Qu’il siège maintenant sur les hauteurs, confiant dans le fracas des nues qu’il agite, fier de lancer le trait enflammé. Ces armes ne défendront pas sa chute misérable. Voici venir un adversaire invincible qu’il se prépare contre lui-même, un lutteur qui inventera une flamme plus brûlante que sa foudre, des éclats plus retentissants que ceux de son tonnerre. Brisé sur cet écueil, Zeus apprendra quelle distance sépare la domination de l’esclavage. » — Cette fois, sa voix monte jusqu’à l’Olympe, elle le trouble dans sa victoire et l’ébranle dans sa certitude. Zeus se sent frappé à sa partie vulnérable, au défaut de sa toute-puissance. Il fronce ses sourcils où l’orage s’amasse, et il envoie Hermès sommer l’ennemi de lui livrer son secret.

C’est sous une forme odieuse, qui n’est point sa physionomie véritable, qu’Hermès apparaît dans le drame d’Eschyle. On en prendrait une fausse idée en l’envisageant d’après lui. Autant que Bacchus lui-même, Hermès est multiple et contradictoire ; des contes ont travesti ses symboles ; les poètes l’ont défiguré à plaisir. Il convient donc de réhabiliter le dieu calomnié, et, comme firent les Athéniens après le sacrilège d’Alcibiade, de laver d’huile ses stèles profanées.

IX. — Conception grandiose de la tragédie d’Eschyle. — Caractère mystérieux de son Prométhée. — Prométhée précurseur du Christ. — Les Prophétie et les Sibylles de Michel-Ange. — Prométhée interprété par la pensée moderne. §

L’origine d’Hermès est toute céleste et toute aérienne. Il se forme dans les crépuscules, il s’élance des longues bandes d’or que le soleil levant ou couchant trace à l’horizon. Longtemps on l’adora sur les hauteurs, comme tous les dieux de la lumière. Quelques-unes de ses épithètes, « le Blanc », « le Brillant », — λευϰος, — gardent trace de ses couleurs primitives. Sur une corne étrusque du Vatican, on voit sa double figure : l’Hermès du matin est imberbe, l’Hermès du soir porte une longue barbe, signe de la vieillesse du jour déclinant. D’autres peintures de vases archaïques le représentent avec deux ailes, l’une blanche et l’autre brune ; son pétase est moitié blanc, moitié noir ; son visage est également mi-parti, clair à droite et foncé à gauche. L’Orient et l’Occident du ciel s’accouplent ainsi dans la figure de leur précurseur. Plus tard, on fit Hermès fils de Zeus et de Maïa, du grand Jour et de la Nuit : car Maïa, divinité de la Terre, non point cultivée ni fertile, mais sombre et vague comme elle est sur les montants des sommets, se confondit avec les pions indistincts de l’obscurité. Tout est nocturne, secret, clandestin dans cette nymphe élémentaire qui vit à l’écart des autres dieux, au fond d’une grotte profonde : maîtresse cachée comme un trésor, que l’Olympien ne possède qu’au sein des ténèbres. Hermès est donc, avant tout, un dieu de demi-teinte et de clair-obscur, nuancé des pâleurs de l’aube et des rougeurs du couchant. Son premier exploit, si délicieusement raconté par l’Hymne Homérique, met en scène le double phénomène qu’il personnifie. Le soir même de sa naissance, il vole les vaches d’Apollon, et il est alors le Crépuscule ravissant les rayons solaires. Mais, le matin, l’enfant doit les rendre sous la contrainte du dieu dépouillé, les faire sortir de la noire étable où il les avait enfermées ; et c’est maintenant le petit Jour restituant au maître de la lumière ses feux dérobés.

Hermès est tout entier dans ce premier germe, son caractère mythologique se développe d’après les significations qu’il contient. La Grèce, entre tous ses dons, eut au degré suprême le génie des analogies. Lier et coordonner les rapports, démêler les affinités et les rattacher par des nœuds subtils, tirer d’une idée première, d’une note initiale, mythologique ou philosophique, un concert d’accords et de variations infinies, ce fut là son instinct natif, son inépuisable aptitude. Son imagination ressemblait à ces fontaines enchantées d’où l’on retire chargé de broderies féeriques, le rameau nu qu’on y a trempé. Chacun de ses dieux naît du point lumineux d’un astre, d’une motte du sol, d’une vague marine, d’un météore de l’atmosphère, et il n’exprime d’abord que ce phénomène isolé. Mais bientôt des métamorphoses harmonieuses, des liaisons d’idées pour nous aujourd’hui presque insaisissables, des jeux d’idéalité et de fantaisie pareils à ceux qui développent l’arabesque, compliquent la personnalité du dieu primitif. Ses attributs physiques se prolongent en qualités morales, ses fonctions se multiplient les unes par les autres, ses épithètes se transforment en légendes nouvelles. La nuée que le vent modèle et décompose en tous sens, le ton du ciel et de l’eau que l’heure rehausse ou dégrade, n’ont pas de nuances plus changeantes, d’aspects plus divers.

Qu’est-ce que le crépuscule ? Le passage du jour à la nuit, de la nuit au jour. Hermès devient donc le dieu des transitions, des amalgames, des échanges. Messager céleste, il précède les dieux et il les annonce ; ambassadeur aérien, il porte leurs messages et leurs paroles aux mortels. Le trait d’union étincelant de son vol relie l’Olympe à la terre. Deux ailes tremblent à son chapeau arrondi, diminutif gracieux de la voûte du ciel ; deux ailes battent à ses talonnières, deux autres surmontent le bout de son caducée ; petites ailes d’hirondelle qui ne tiennent pas à son corps et le parent sans le couvrir. Ce caducée qu’entrelacent les serpents aux prises qu’il sépara un jour sur le sable, est à la fois un insigne de héraut et une baguette d’enchanteur. C’est en l’agitant qu’il commande les changements à vue de la nuit effarant le jour, de la clarté succédant à l’obscurité. C’est en l’inclinant sur les paupières assoupies des hommes qu’il les fait passer du monde de la vie dans la sphère du songe. — Les chemins, lient et croisent, propagent et activent les relations humaines ; aussi Hermès est-il leur Génie propice, étant lui-même un voyageur éternel. Il guide les passants à travers les bifurcations des ronds-points et les réseaux des sentiers. Lui, le plus actif et le plus affairé des dieux, il consent à s’implanter dans les bornes qui portent son nom, pour leur indiquer le tournant à suivre. Alors ceux qu’il a tirés d’embarras le remercient en couronnant de fleurs ses bustes agrestes, et en suspendant de petits pieds ailés à leurs gaines. — Les marchés se tiennent sous sa protection ; il avait inventé pour eux les mesures, les poids, les balances, tous les instruments ingénieux qui divisent et remuent les choses. Sa statue volante plane sur leurs boutiques, et la bourse pleine qu’elle agite, les excite aux luttes du trafic, comme le berger, frappant l’airain, met les ruches en effervescence. Il s’y réjouit de la criée des enchères, du mouvement des denrées, de la circulation des monnaies, des ruses de l’offre et de la demande. Il étend sa baguette sur les sacs et sur les amphores ; et voilà que figues et olives, huiles et safrans, étoffes et poteries, blés de la Béotie et vins de l’Archipel, quincailleries d’Égine et charbons de Mégare, tout cela va, vient, produit, fructifie, et retombe dans les comptoirs des marchands en piles de drachmes et en rouleaux de statères ; le troupeau lui-même laisse une toison d’or aux mains de son pâtre.

Les trésors enfouis offensent Hermès comme réfractaires à l’échange universel dont il est l’âme. Il pousse le chercheur vers l’endroit ou gît la trouvaille ; il la fait jaillir sous sa main, de la pierre qui la recèle ou du silo qui l’enterre. — ‘Ερμης ϰοινός ! « Part à deux ! Part à Hermès ! » s’écrie alors l’homme reconnaissant ; et le dieu sourit malignement dans l’ombre du visage que fera l’avare en trouvant sa cachette vide. La parole est l’échange suprême, et l’interprète des dieux doit avoir la langue habile et agile. Hermès est donc un dieu de l’éloquence, non point véhémente ni grandiose, mais persuasive et déliée ; celle qui captive l’esprit en s’y insinuant. L’enchaînement facile des idées, la dextérité des arguments, la clarté nuancée du discours, tous ces dons natifs de l’Hellène coulent de ses lèvres comme d’une source vive. Debout derrière l’orateur de l’Agora, il lui souffle le dilemme irréfutable, le mot décisif. Il ajuste et renouvelle sur sa bouche les traits ailés qui frappent droit sur l’esprit du peuple, et le font vibrer comme une cible émue. Hermès inspire encore aux hérauts envoyés entre les nations, les transactions conciliantes qui terminent les guerres et qui renouent les alliances. Tout ce qui pacifie et qui réunit est de son ressort.

Coureur éternel des stades de l’Éther, Hermès fut naturellement le dieu des Gymnases. C’est à ce patronage qu’il doit sa forme idéale. Ses premières effigies en faisaient un homme mûr, aux membres robustes, à la barbe épaisse et pointue ; l’art de la belle époque le refit et le rajeunit d’après le modèle accompli de l’adolescent. Svelte sans maigreur, souple sans mollesse, les cheveux courts et bouclés, le cou uni, les hanches étroites, le torse élégamment évasé, la jambe nerveuse et battant l’arène, il porte sa chlamyde retroussée sur l’épaule, dans l’attitude d’un arrêt balancé entre deux élans. Ses traits sont empreints d’une finesse sereine et d’une riante bienveillance. Sous cet aspect nouveau, Hermès devient le chef des éphèbes, le prince de la jeunesse, le pur-sang divin de la race attique. Charidotès (Celui qui donne la grâce), il verse sur le corps de ses élèves la fleur de la beauté juvénile : Agonios, il les dresse aux essorts ardents de la course, aux jets vigoureux du disque, aux adresses et aux résistances de la lutte. Un pied sur le socle d’une des colonnes du portique, le jeune athlète, raclant avec le strigile la sueur et la poussière de ses membres, levait ses yeux vers sa statue qui tendait la palme. Il l’invoquait dans son cœur, il promettait de lui sacrifier un coq de combat, s’il remportait la victoire ; et la souplesse du dieu coulait dans ses muscles, et une vigueur généreuse fortifiait ses bras. — « Ô Hermès », — dit une épigramme de l’Anthologie, — « Callitèle te consacre son chapeau en laine d’agneau bien foulée, une agrafe à double aiguillon, un strigiIe, un arc tendu, une tunique usée irnprégnée de sueur, des baguettes d’escrime, et son ballon toujours en mouvement. Ô Dieu qui aimes la jeunesse, reçois avec bonté ces dons d’un éphèbe ami de la règle et du devoir ! » — Une tradition merveilleuse encourageait par son exemple, aux jeux de la force, prélude des belles actions héroïques. Quand les Érétriens étaient venus assiéger Tanagre, Hermès s’était mis à la tête des jeunes gens de la ville, et, n’ayant pour toute arme que l’étrille gymnique, il avait repoussé l’ennemi hors des murs, comme pour montrer que la palestre était l’école de la guerre.

Une fonction plus haute encore, et tirée de son essence même, était dévolue à Hermès. La mort est la transition suprême. Quel devait être le guide du sombre voyage, sinon le dieu crépusculaire qui présidait au passage de la veille au sommeil, du jour à la nuit ? C’est donc Hermès qui, sous le titre de « Psychopompe », conduit les âmes aux Enfers. Leur pâle troupeau suit sa verge d’or qui scintille dans l’obscurité, comme une traînée de nébuleuses allongée derrière une large étoile. Cet office funèbre le revêt de solennité, une teinte de soir le transfigure, les astres sous lesquels il plane le couronnent d’une mélancolique auréole ; le messager de l’Olympe en devient l’Archange. Homère a décrit l’itinéraire ténébreux qu’il décrit alors vers les régions inférieures, et l’on dirait un tercet du Dante sillonnant l’azur de l’Odyssée, de son vol mystique.

« Hermès évoqua les âmes des Prétendants, tenant en main la belle baguette d’or avec laquelle il charme les yeux des hommes, et il les tirait après lui, frémissantes. Telles, des chauves-souris, au fond d’un antre divin, voltigent avec un bruit strident, quand l’une d’elles tombe de la roche où leur essaim amassé s’attache ; de même les urnes volaient en bruissant. Et le bienveillant Hermès les entraînait par les sombres routes. Et elles franchirent le cours de l’Océan, elles passèrent le rocher de Leucade, les portes du Soleil, le peuple des Songes ; et elles parvinrent à la Prairie d’asphodèles où habitent les fantômes de ceux qui ne sont plus. »

Plus tard, Horace invoque le Mercure lutin, conducteur des âmes, dans une strophe qui a l’accent, d’une prière prononcée devant un tombeau :

Tu pias laetis animas reponis
Sedibus, virgaque levem coerces
Aurea turbam, superis Deorum
Gratus et imis.

Hermès prend un caractère auguste dans celle mission funéraire : non plus seulement conducteur, mais consolateur de la mort. Une pierre gravée le représente tenant délicatement sous son bras une petite Ame qui se débat entre ses ailes de papillon symbolique, et se retournant vers elle d’un air amical, comme pour lui dire de n’avoir point peur. Dans une peinture antique, on le voit présenter solennellement une jeune fille au morne Pluton assis sur son trône : l’enfant recule effrayée devant cet abord redoutable ; mais le dieu souriant l’encourage, et l’enlace d’un bras protecteur, comme d’une grande aile d’Ange gardien. S’il conduisait les Mânes dans le noir royaume, Hermès avait aussi le pouvoir de les rappeler parfois à la vie. Un camée célèbre le montre prenant la main d’une Ombre à demi sortie du sépulcre, et l’aidant à remonter sur la terre : ici encore, pareil à ces Anges qui tirent les morts hors de leurs fosses, dans les Jugements Derniers des vieux maîtres. Quand Perséphone sortait ; chaque année, du Tartare, après six mois de claustration souterraine, c’était Hermès qui la ramenait à sa mère, dans la moisson renaissante. On leur prêtait des amours furtifs : dans un de ces retours rapides, la captive reconnaissante s’était donnée, disait-on, au dieu qui lui rouvrait les portes du jour.

X. — Le Prométhée Délivré d’Eschyle. §

Tel était Hermès, dieu de paix, d’activité, de mouvement, de circulation perpétuelle entre les hommes et les choses ; admirablement harmonieux dans sa diversité infinie, répondant, comme la lyre dont on le disait l’inventeur, à tous les accords de la double vie terrestre et future. On peut dire que sa conception fut un des chefs-d’œuvre du polythéisme.

Mais le type s’altéra vite par certains côtés. Les métaphores qui exprimaient les phénomènes du couchant devinrent des vices, lorsqu’elles s’appliquèrent à un dieu figuré par des traits humains. Du fait que la nuit dérobe la lumière, Hermès, qui versait ses premières ombres, acquit bientôt une renommée de voleur. Le rapt du jour fut assimilé au vol d’un trésor. Les larrons, s’abritant sous le voile du crépuscule, le prirent pour patron. C’était lui qu’ils invoquaient comme protecteur des méfaits nocturnes, lui qui leur ouvrait les portes de la maison convoitée, et qui endormait ses chiens vigilants. Le dieu de nuit, dans la demi-teinte, se transforma en dieu de proie. L’emploi de Messager de Zeus contribua surtout à le pervertir. Roi rayonnant et pluvieux de l’air, Zeus s’unissait, pour les féconder, à toutes les substances de la vie physique. Quand ces êtres élémentaires, de plus en plus personnifiés par les fables, devinrent des déesses ou des femmes, le générateur céleste tourna au roi libertin. Ses mille hymens aériens prirent corps et figure, le ciel et la terre furent peuplés de ses concubines. Pas de source ou de montagne, de fleuve ou de forêt qu’il ne violât dans une de leurs nymphes. Hermès étant l’agent naturel de ces séductions innombrables, une idée de proxénétisme s’attacha à ses courses et à ses messages ; son rayon nocturne s’avilit au bas office du flambeau que portait l’esclave cubiculaire des lits impudiques. On fit de lui un dieu à tout faire, une sorte de valet tragi-comique du grand théâtre Olympien, aussi propre aux exécutions qu’aux intrigues galantes, moitié entremetteur, moitié satellite, chargé, selon l’occurrence, de décapiter Argos ou de séduire Alcmène, d’enlever Chioné ou d’enchaîner Ixion sur sa roue.

XI §

C’est sous cette physionomie dégradée qu’Eschyle le présente. Il fallait une antithèse au dénouement de son drame ; Hermès était fait pour remplir le rôle sacrifié dans cette lutte entre deux extrêmes. Au libre esprit de Prométhée, à sa fierté indomptable, le poète oppose la bassesse d’un dieu subalterne, sicaire et pourvoyeur d’un despote. Il fait mordre le lion enchaîné par le limier du veneur.

L’attitude d’Hermès vis-à-vis de Prométhée est celle d’un lâche foulant un héros à terre, d’une petitesse qui s’exhausse sur une grandeur abattue. — « C’est à toi que je parle, menteur et rebelle, rebelle à outrance, offenseur des Dieux ! à toi qui as transmis leurs honneurs aux Éphémères, à toi larron du Feu ! Le père t’ordonne de dire quel est cet hymen dont tu parles avec insolence, et qui doit le renverser de son trône. Explique-toi, plus d’énigmes, dis tout, n’omets rien ! Ne me fais pas faire deux voyages. Zeus n’en serait que plus implacable. » — La réponse du Titan rit de son insolence. Ce nom d’Éphémères qu’on lui jette toujours à la face, en parlant des hommes, ses fils d’adoption, il le retourne contre ceux qui se proclament immortels. Il est leur aîné, il les a vus naître et surgir sur des dieux tombés ; il les verra décroître, périr à leur tour. Les rôles se retournent, c’est le patient qui condamne à mort ses bourreaux.

« Ta parole arrogante est bien celle qui convient à l’esclave des Dieux. Nouveaux venus, vous vous croyez inaccessibles au malheur dans vos citadelles. Mais n’ai-je pas vu déjà tomber deux tyrans ? Le troisième qui règne maintenant, je le verrai bientôt tomber, lui aussi. Ai-je l’air, dis-moi, de vous craindre, Dieux récents ? Il s’en faut de beaucoup, il s’en faut de tout. Reprends donc le chemin qui t’a conduit vers moi ; tu ne sauras rien. »

Hermès a beau le sommer en enflant sa voix, il n’en tire que des mots de dédain terrible qui le flétrissent du fer bridant dont on marquait les esclaves. — « Sache-le bien ; contre ta servitude je ne changerais pas mon supplice. J’aime mieux être le captif de ce rocher que le serviteur de ton maître. »

Chaque injure du dieu suscite une réplique qui l’écrase. Hermès a des sarcasmes qui semblent sifflés par les reptiles de son caducée ; mais la réponse de Prométhée les dévore, comme le serpent de la verge de Moïse avalait ceux que faisait jaillir la baguette des Mages égyptiens. — « On dirait que tu te réjouis de tes maux. » — « Puissé-je voir mes ennemis se réjouir ainsi, toi surtout ! » — « Ta raison se trouble, tu délires. » — « Qu’il dure donc ce délire, si c’en est un de haïr ses ennemis. » — Un gémissement lui échappe entre ces défis : « Ah ! Hélas ! » Hermès raille ce cri de douleur : — « Hélas ! Voilà un mot que Zeus ne connaît pas ! » — Mais Prométhée lui répond gravement : — « Le Temps qui va toujours aura raison de toute chose. » — « Il ne t’a pas appris à être sage », reprend l’insulteur. On voit le Titan se redresser sous ses chaînes, pour lui cracher à la face ce mépris sanglant : — « Non, certes, sans quoi le répondrais-je, esclave ? » — Hermès insistant, le pressant encore, il lui dit avec un ennui superbe, et comme s’il se retournait sur son roc, de l’autre côté, — « C’est comme si tu haranguais un flot de la mer. »

Alors le dieu recourt à l’épouvante : pour venir à bout du rebelle, il lui dénonce l’aggravation de peine qui châtiera son silence. Ce sera d’abord l’ensevelissement : Zeus, d’un coup de foudre, retournera son rocher et l’abattra sur lui, comme un couvercle de tombe ; de la torture au grand jour, il va tomber dans l’agonie souterraine. Il restera durant de longs siècles, gisant et râlant dans les bas-fonds du Tarlare, sous le quartier de montagne qui lui broiera la poitrine. Quand il sera tiré de ce sépulcre écrasant, ce sera pour être livré en curée au « Chien ailé de Zeus », à l’aigle vorace qui fouillera sa chair. — « Convive non invité, il fondra sur toi chaque jour, et il mangera ton foie noir. » — Pour que le tourment du condamné ait un terme, il faudra qu’un dieu consente à le racheter en descendant aux Enfers. Rédemption si improbable qu’elle ressemble à une dérision. Quel dieu voudrait mourir pour sauver le damné de Zeus ?

Prométhée brave ces menaces, et il les répète presque mot par mot, comme pour les essayer sur son âme. — Que le glaive du feu le déchire, que la terre soulevée l’étouffe, que la mer montante le submerge : — « Zeus avec tout cela ne me tuera pas ! » — Mot profond qui, rapproché de la nature cosmique du Titan, semble opposer aux dieux qui passent la pérennité de la nature qui demeure. La montagne souffre des coups du tonnerre, et elle en porte les marques ; mais son sommet, à peine entamé, survit aux mille éclairs qui l’ont foudroyée.

Les Océanides sont restées sur le rocher en détresse ; effrayées par instants, mobiles comme leurs ondes, suppliant Prométhée de se soumettre au plus fort. Mais lorsque Hermès les invite à fuir, pour n’être pas enveloppées dans sa catastrophe, un noble élan les relève, l’enthousiasme du dévouement les transporte. Elles se serrent autour de leur frère, résolues à partager son péril, à l’enlacer dans sa chute. Ces douces Nymphes des eaux tranquilles s’irritent comme des vagues tourmentées par un mauvais vent ; il y a de l’écume dans l’apostrophe qu’elles jettent au vil conseiller : « Parle autrement, donne-moi des conseils que je puisse écouter. Ce que tu dis est intolérable. Comment peux-tu m’exhorter à cette lâche action ? Je veux souffrir avec celui-ci, souffrir tout ce qu’il souffrira, car j’ai appris à haïr les traîtres. De tous les vices, la trahison est le plus abject. » Pendant toute cette scène, il semble qu’on voie se mouvoir, dans le ciel, les sombres apprêts d’une exécution. Les vents se concertent avec de sourds murmures, les nuages se rangent silencieusement en bataille, des éclairs muets vont et viennent, comme les torches d’un incendie commandé. Au signal donné, la tempête éclate ; la foudre vomit ses feux, l’ouragan ses grêles, le volcan ses laves, la mer ses rafales. Zeus épars dans toutes les fureurs de la terre et de l’atmosphère se rue immensément sur sa proie. L’âme du Titan soutient sans fléchir cet assaut suprême ; elle ne livre pas son secret, elle ne plie pas sa fierté. Entre l’éclair qui le foudroie et l’abîme qui l’engloutit, Prométhée pousse un cri qui couvre l’éruption du monde déchaîné :

« Ô Terre !ô ma Mère ! ô Éther où roule la lumière ! voyez ce que je souffre pour la justice ! »

XII §

Telle est cette tragédie, point culminant du théâtre grec, et dont la profondeur égale la hauteur. Envisagée sons le seul aspect de l’art et du drame, elle est déjà d’une grandeur unique. Une seule situation : celle d’un supplice injuste subi par un Génie bienfaisant ; un seul nœud : le secret qu’il détient contre son tyran, et que toutes les violences de la force s’acharnent vainement à lui arracher ; un seul caractère : celui d’un héros inflexible que des épisodes successifs développent sous toutes ses faces, dans une attitude immuable. L’impression est celle d’un colosse tournant sur sa base, dont on admirerait tour à tour le visage froncé, le dos sillonné, le torse orageux, sans lui demander d’autre action que la tension de ses muscles et la colère de ses membres.

Et cette fixité est plus pathétique que les péripéties des drames agités. Et la constance de l’âme, du Titan repoussant par sa seule raideur les assauts de ses adversaires, est plus émouvante que ne serait la lutte de ses bras étreignant les dieux. Prométhée escaladant l’Olympe, debout sur l’Ossa entassé sur le Pélion, serait moins grand que couché sous les entraves de ses chaînes. Une Gigantomachie morale, on pourrait définir ainsi cette prodigieuse tragédie.

Le cadre est extraordinaire comme le sujet. Pour scène, une montagne à pic dressée entre l’Europe et l’Asie. Pour interlocuteurs, des Divinités et des Éléments. Tout autour, la terre émue, les fleuves troublés, la mer gémissante, les plaintes des peuples qu’apportent des vents qui hurlent et des échos qui sanglotent, la nature pleurant sur son fils et l’humanité sur son père. Au-dessus, un ciel muet, mais sombrement attentif, entrouvert sur les tourments de son contempteur, comme le guichet secret des Chambres de torture, par où le juge épiait sur l’accusé l’effet de ses gênes. Puis ce ciel exaspéré par sa résistance, tombant sur lui pêle-mêle ; feux et trombes, aquilons et pluies, et le foudroyant dans l’abîme. — Il n’y a rien de plus grand dans aucune poésie humaine, de plus terrible et de plus allier. Job plie la tête sous les questions de Jéhovah lui demandant, « du sein de la tempête », s’il sait comment se forment « les arsenaux de la grêle » et de quel arc partent les éclairs. — « Je suis un néant, que te répondrai-je ? — Jusqu’ici, j’avais entendu parler de toi, — mais maintenant mon œil t’a contemplé. — C’est pourquoi je fais pénitence — sur la poussière et sur la cendre. » — Frappé de ces éclairs, percé par ces grêles, le Titan proteste et ne se rend pas.

Mais le Prométhée d’Eschyle n’a pas seulement la grandeur, il a le mystère. L’obscurité fait partie de sa majesté. Il plonge dans le passé et il domine l’avenir. Enraciné par son origine aux mythes du monde primitif, il dresse sa tête vers l’aurore d’une foi nouvelle. Un nuage d’où sortent des lueurs pénétrantes enveloppe sa montagne. Du haut de son rocher scythique, il propose, comme le sphinx de Thèbes, des énigmes que l’esprit humain scrute encore.

 

Que représente Prométhée ? Est-ce la révolte, déjà antique au temps du poète, du génie grec, contre des dieux orientaux qu’il n’avait pas encore refaits à sa ressemblance, ou la condamnation même de ces dieux jugés par lui trop imparfaits encore, malgré l’épuration qu’il leur avait imposée ? Ses blasphèmes ne visent-ils que l’ancien Olympe des époques barbares, ou menacent-ils aussi celui de Pindare et d’Homère ? Le libérateur qu’il prédit n’est-il que l’Hercule annoncé par la tradition, ou faut-il y voir le « Dieu Inconnu » auquel Athènes, poussée par des aspirations mystérieuses, érigeait, de temps en temps, un autel ? La conjecture seule peut se hasarder dans une si grande ombre. Sans doute Eschyle, prédisant la chute éventuelle de Zeus, reste, à la lettre, dans les croyances du polythéisme, puisqu’il fait dépendre cette chute d’un mariage déjà signalé, par d’anciens oracles, comme recueil de sa toute-puissance. C’est bien aussi à Hercule, clairement désigné, qu’il attribue la délivrance future du Titan. Mais la pensée du poète déborde étonnamment sa parole ; elle a des réticences qui mordent sa lèvre, des cris mal étouffés qui la brûlent. Elle lance vers l’avenir des traits d’une direction si étrange, qu’on dirait qu’ils mettront des siècles pour arriver à leur but. Sans doute, Eschyle n’avait pas la conscience lucide des intuitions qui traversaient son esprit. Il portait en lui, sur le droit et sur la justice, sur la discordance des dieux arbitraires et défectueux de son culte avec la sublimité de sa pensée religieuse, des idées dont le terme n’était pas venu, et il les sentait remuer confusément au fond de son âme. Ces idées, qui flottaient aussi dans la haute sphère du monde hellénique, se rassemblèrent dans un drame dont la légende les recelait par avance, et Prométhée fut le prophète du « Dieu inconnu » que rêvait Athènes.

Le Christianisme ne s’y trompa pas ; dès son avènement, il le reconnut comme un précurseur. Pour les Pères de l’Église, Prométhée, invoquant un rédempteur éloigné, avait entrevu Jésus crucifié, et il l’avait salué d’un gibet à l’autre, à travers les siècles. Verus Prometheus, Deus onmipotens, blasphemiis lancinatus ! « Voilà le vrai Prométhée, le Dieu tout-puissant transpercé par les blasphèmes », s’écriait Tertullien montrant le Christ aux Gentils. Ailleurs, il parle des Croix du Caucase, Crucibus Caucasorum. Un autre Père tire hardiment un anagramme divin du nom du Titan, et il l’appelle Pro-Theus, symbole et proto-type de l’Homme-Dieu. On voyait encore l’image du Jéhovah de la Genèse tirant Adam du limon, dans Prométhée formant les premiers hommes avec de l’argile. En dehors de la ressemblance des supplices également subis pour les hommes, l’imagination chrétienne rêva des concordances mystérieuses entre la Passion du Titan et celle de Jésus. Le bec de l’aigle meurtrissant son flanc lui rappelait le coup de lance qui avait percé le cœur du Sauveur. Les Océanides, restées fidèles à son agonie, lui apparaissaient comme les figures lointaines des Saintes Femmes, pleurant au pied de la Croix. La terre avait tremblé sur Prométhée englouti, comme sous le Christ expirant. Ce dieu même obscurément annoncé, qui devait le racheter par sa descente aux Enfers, figurait, sous une autre forme, Jésus descendant aux Limbes pour en tirer les Justes de l’ancienne Loi. Il n’était pas jusqu’à la conception surnaturelle de la vierge Io, devenant mère par l’imposition de la main de Zeus. (« Il posera sur toi une main caressante, et son toucher suffira ») qui ne parût un emblème de la Vierge Marie fécondée sous le souffle de l’Esprit divin. Prométhée rattaché aux deux Testaments par ces analogies mystiques, baptisé par le feu du tonnerre païen qui consomma son martyre, passa ainsi à l’état de révélateur et d’annonciateur. Ce fut dans la crypte d’une vieille basilique de l’Ombrie que le premier bas-relief représentant son histoire fut découvert parmi des sculptures bibliques et des tombeaux de martyrs.

Ce Prométhée chrétien avait tenté Michel-Ange ; il l’a esquissé dans deux dessins d’une fierté superbe. L’un représente le Titan rongé par l’aigle, au seuil d’un temple païen qui s’écroule ; l’autre, plus hardi encore, le montre crucifié verticalement aux branches d’un grand chêne. Michel-Ange voulait sans doute dresser aux voûtes de la Sixtine cette Croix prophétique, car sa forme de pendentif correspond à ceux que remplissent ses sept Prophètes et ses cinq Sibylles. Peut-être recula-t-il devant son idée ; peut-être aussi l’orthodoxie du Vatican, moins large que celle des anciens docteurs, interdit-elle au Titan l’entrée du sanctuaire. Les personnages de ces peintures formidables semblent pourtant de sa famille, et visités par le même Esprit. Tous couvant des secrets terribles, déclarant leur fin prochaine aux puissances régnantes, sachant ce qui doit périr et ce qui doit naître, tourmentés de l’avenir qui s’agite en eux.

Ézéchiel se retourne vers un contradicteur invisible, du tour de tête courroucé qu’on voit au Titan défiant Hermès. Zacharie plonge sa tête chauve dans la lecture d’un livre absorbant. Il sort de celui que Joël feuillette un souffle qui fait dresser ses cheveux. Isaïe, conversant avec sa pensée, se détourne à peine pour écouter distraitement le petit Ange qui lui parle, comme un songeur importuné dans une forêt fatidique, par le gazouillement d’un oiseau. Daniel, qui a pour pupitre un enfant robuste, ployé en deux comme une cariatide, transcrit et commente un verset sacré : il lit d’un œil, il écrit de l’autre, et son regard hésite entre les deux textes, comme l’œil d’un voyageur perplexe entre les deux branches d’un sentier. Jérémie comprime de sa vaste main les lamentations qui gonflent sa bouche ; à la prostration qui l’accable, on dirait qu’il porte le poids d’un peuple mort, d’une ville renversée.

Parentes plus proches encore de Prométhée, païennes comme lui par la race, chrétiennes par l’esprit, les Sibylles surgissent entre les Prophètes. — La Delphica, belle comme une Muse, prédit le Sauveur par la voix de l’Apollon lyrique qui chante encore dans son sein, l’Erythrea au repos attend qu’un Génie ait rallumé sa lampe, pour voir plus clair dans ses feuillets sibyllins. La Persica millénaire et immémoriale, emmaillotant d’un manteau sa décrépitude, colle ses yeux usés par les siècles sur un petit livre qui contient sans doute le sommaire des choses, tant elle met d’âpreté à le déchiffrer. Tout au contraire, la Sibylle de Cumes lit de si haut et d’un si grand air d’éblouissement, qu’on dirait que sa lecture est un horoscope, et qu’elle observe des astres au lieu d’épeler des paroles. La Libyca déploie, de ses beaux bras nus, l’envergure d’un livre dont les longs feuillets éployés palpitent ; elle a l’air de retenir par ses ailes ce livre aérien, impatient de remonter au ciel d’où il est tombé.

Prométhée manque à cette galerie surhumaine, ou plutôt c’est d’Eschyle lui-même qu’on y regrette l’absence. Michel-Ange, s’il l’avait lu comme il lisait Dante, l’y aurait assis à côté de la Delphica de son Orestie, drapé à l’orientale plutôt qu’à la grecque, l’œil fulgurant, le front hérissé d’un laurier farouche, et montrant de loin à Isaïe le prophète de « l’Homme de douleur », le Titan en croix dans la voussure de son pendentif.

Mais ce Prométhée religieux n’est qu’une des incarnations successives du géant d’Eschyle. Sous son double aspect de conquérant et de supplicié, il reste toujours en spectacle au monde. Depuis sa descente du Caucase, Prométhée, toujours en marche, toujours en action, n’a pas cessé de dérober les dieux : l’histoire de la civilisation humaine est faite des glorieuses récidives de ce premier vol. Du feu qu’il avait ravi au soleil, il a dégagé l’étincelle qui fait courir la parole d’une extrémité de la terre à l’autre, aussi vite que de la langue à l’oreille. Des vapeurs exhalées de l’eau que cette flamme portée au foyer faisait bouillir dans un vase, il a tiré la force terrible qui concentre, dans les rouages d’une machine, les mille bras des Cyclopes battant leurs enclumes. Des entrailles de la terre, et en réponse au tonnerre qui l’y avait englouti, il a extrait la foudre guerrière qui frappe aussi vite et plus sûrement que l’éclair de Zeus. Après avoir fait descendre sur la terre les chars enflammés qui emportaient les dieux sur les nues, le voilà en train de les relancer dans le ciel, et d’atteler les quatre vents à une nef ailée. Par-delà l’étroit horizon qui ceignait le monde, Prométhée a découvert des océans et des continents ignorés ; il a fait entrer des humanités inconnues dans le cercle de ses conquêtes. Le vieil Atlas, courbé sous son globe, a reculé devant lui, comme le Terme d’un champ immensément agrandi. Il a brisé la voûte d’or que les Olympiens prenaient pour leur dôme, il a rompu les vitres du ciel solide auquel Aristote croyait encore. Là où Uranie ne voyait qu’une ronde de petites sphères dansant au son de la lyre d’un divin Chorège, il a vu des milliards de mondes et des tourbillons de soleils ; il a pesé les astres et

cadastré l’Infini.

Son destin aussi est toujours le même. Le Titan est puni de ses bienfaits, châtié de ses dons ; il expie sa science par la souffrance, et son génie par la dérision. La jalousie des dieux, déprimée en ingratitude chez les hommes, poursuit toujours le grand inventeur. Prométhée revient, d’âge en âge, à son rocher d’agonie. Sous les noms différents qu’il prend à travers les siècles, il entre, sous un froc de moine, dans la prison de Roger Bacon ; il est pilorié avec Averroës, aux portes de la mosquée de Cordoue ; il reprend ses anciennes chaînes avec les fers de Colomb ; il s’agenouille avec Galilée, le cierge de l’amende honorable au poing, sur la terre qui tourne et que le Saint-Office décrète immobile ; il monte sur le bûcher de Giordano Bruno, en criant à ses juges, comme aux Olympiens : « Vous avez plus peur de prononcer ma sentence que moi de l’entendre. »

Envisagé sous un autre aspect, Prométhée se transforme encore. Son type flottant et indéfini n’est borné par aucuns contours. Sa croissance suit celle de l’humanité qui le développe et le modifie, selon l’extension que prend sa pensée. Il passe, comme un dieu de l’Inde, à travers un monde de métamorphoses douloureuses. Les poètes commentent sa parole tragique comme un des textes inépuisables de l’âme, ils renouvellent sur sa bouche les oracles et les blasphèmes. Angoisses de l’homme luttant contre des lois implacables dont le plan échappe à sa vue, protestations de la conscience indignée par les triomphes du mal et l’injustice distributive de la destinée, alternatives d’immenses espérances et de désespoirs infinis, attente anxieuse d’un ordre meilleur qui recule à mesure que le pressentiment s’en approche ; Prométhée est resté le prophète permanent, la voix inextinguible de ces cris de l’âme. Un ciel nouveau s’est déployé sur sa tête, sa montagne a changé de place et de forme ; ses bourreaux le torturent sous d’autres masques et par d’autres fers ; d’autres aigles se relaient sur sa plaie incessamment élargie. Mais Eschyle reconnaîtrait encore son Titan dans ce Prométhée transformé qui n’est autre que l’Homme éternel.

XIII §

Le génie grec répugnait au désespoir et au pessimisme, il n’admettait rien d’irréconciliable. Une harmonie finale apaisait toutes les agitations de ses drames. Leur couronnement était l’arc-en-ciel d’un accord sublime entre les passions et les haines en lutte sur les premiers plans de la scène. Combien plus l’apaisement était nécessaire dans une tragédie d’une hardiesse si terrible, où le Dieu suprême semblait ébranlé par les imprécations d’un juste opprimé ! La légende imposait d’ailleurs à Eschyle cette paix entre le ciel et la terre représentée par son glorieux défenseur. Les moyens imaginés pour la conclure n’étaient sans doute que des expédients, et, pour ainsi dire, qu’un modus vivendi mythique ; mais ils avaient l’avantage de relâcher, sinon de trancher le nœud qui maintenait entre eux un conflit impie. Le Prométhée Délivré d’Eschyle mettait donc en scène cette transaction, et rachetait par une soumission honorable les révoltes de son Prométhée Enchaîné.

On y voyait Prométhée tiré du Tartare, et remis aux chaînes sur le sommet du Caucase. Des siècles avaient passé sur ce recommencement de supplice, mais déjà une certaine détente adoucissait sa rigueur. L’aigle, mis à une ration de clémence, ne venait plus que tous les trois jours déchirer la chair du patient. Les Titans délivrés remplaçaient les Océanides au pied du rocher, et leur présence seule attestait que le courroux de Zeus s’était apaisé. Hercule passait par le Caucase, comme Io par le mont Scythique, et le Titan lui prédisait ses travaux futurs, comme il avait décrit son itinéraire à la vierge errante. Alors le fils d’Alcmène, inspiré d’en haut, et invoquant Apollon, l’infaillible archer, abattait de sa flèche l’oiseau carnassier ; il brisait les chaînes du Titan, et il couronnait d’un rameau de saule son front foudroyé.

Zeus avait tout permis et tout approuvé. Ce n’était déjà plus le jeune tyran de la première ère. Assis et affermi sur son trône, la sécurité l’avait adouci ; le monde dont il n’était au fond que l’image divine, en s’amendant lui-même, l’avait corrigé. Sa violence cruelle avait fait place à une sérénité majestueuse. L’empire pacifique d’Auguste succédait au triumvirat effréné d’Octave. Eschyle, dans le Prométhée Enchaîné, attribue les excès de son avènement aux obstacles que tout pouvoir nouveau doit briser pour fonder son règne. — « Toujours il est un maître dur, celui qui commande depuis peu. » — Zeus amnistiait donc Prométhée remis au rang des Immortels et rappelé dans l’Olympe. Prométhée, converti au dieu transformé, lui révélait en échange le nom de la déesse dont l’hymen l’aurait renversé du trône. Mais une sentence fatale annulait ce pacte de paix. « — N’espère point la fin de ton supplice, avant qu’un des dieux veuille prendre ta place et descendre vers le sombre Hadès », avait dit Zeus par la bouche d’Hermès au Titan rebelle. Il ne pouvait rétracter ni parjurer sa parole ; un dieu bienveillant se trouva pour remplir la condition du rachat. Le Centaure Chiron, qu’Hercule avait involontairement percé d’une flèche empoisonnée par le sang de l’Hydre, souffrait de cette blessure dans son antre, en proie à d’incurables douleurs. Averti qu’il pourrait sauver Prométhée s’il le remplaçait au Tartare, le bon Centaure abdiqua son immortalité languissante ; et il descendit en boitant aux Enfers, prendre sa retraite de coursier déchu dans la « Prairie d’asphodèles ». Sans doute, il y retrouva Achille, son glorieux élève, et la jeune ombre héroïque put remonter, en jouant, sur le spectre équestre de son ancien maître.

Mais l’imagination moderne ne ratifie pas cette paix factice imposée par la tradition religieuse au poète antique. Elle maintient le Titan en pleine révolte et en pleine tempête, elle le recloue sur son roc et le confirme dans sa rébellion. Le temps, en détruisant le Prométhée Délivré, a révoqué sa grâce souscrite par Eschyle. Il ne connaît que le Prométhée Enchaîné, il n’admire et il ne comprend que lui seul :

Verus Prometheus blasphemiis lancinatus !

Chapitre XI,
les Suppliantes. §

I. — Légende des filles de Danaos. — Leur origine aquatique. — La trilogie des Danaïdes. §

« Tu concevras de Zeus le noir Épaphos qui possédera toute la terre qu’abreuvent les larges torrents du Nil. Après lui, à la cinquième génération, cinquante de tes filles reviendront contre leur gré dans Argos, fuyant l’hymen de leurs cousins. Ceux-ci aveuglés par leur désir, tels que des éperviers pressant des colombes, les poursuivront pour des noces qu’ils auraient dû éviter. Les dieux détruiront leur corps, et la terre des Pélasges les recouvrira. Ils périront domptés par des femmes sanguinaires, pendant une veillée nocturne, audacieuse et tissue de pièges. Chaque femme tuera son époux égorgé de deux coups d’épée. Je souhaite une telle Cypris à mes ennemis. Mais une des jeunes filles, fléchie par l’amour, s’attendrira dans son cœur, et ne tuera point son mari, aimant mieux être accusée de faiblesse que de cruauté. Elle enfantera la race des rois d’Argos. »

Ces paroles de Prométhée à Io relient les Suppliantes au Prométhée Enchaîné. Elles résument à grands traits une des plus célèbres légendes de l’antiquité.

Égyptos et Danaos étaient deux frères descendant d’Épaphos, fils d’Io. L’un eut cinquante fils, l’autre cinquante filles. Les fils d’Égyptos voulurent épouser les filles de Danaos. Celles-ci repoussèrent, comme un inceste, ce mariage entre proches parents. Danaos approuva leur refus, la discorde éclata entre les deux frères. Alors Danaos embarqua ses cinquante filles sur une galère à cinquante rames, et il aborda à Argos, où le roi du pays lui donna l’hospitalité. Les fils d’Égyptos, poursuivant leurs cousines, les rejoignirent sur cette terre d’asile, et les redemandèrent pour femmes à leur père. Danaos feignit de consentir, mais il fit un carnage nuptial de ces mariages exécrés. Il arma d’un poignard chacune de ses filles et leur ordonna d’égorger leurs époux dans la nuit des noces. Toutes obéirent, à l’exception d’Hypermnestre, qui sauva son mari Lyncée. Les Danaïdes, d’après une tradition, avaient été purifiées de leur crime par Hermès et par Athéné ; une fable plus sévère le leur fit plus tard expier aux Enfers. Elles y étaient condamnées à remplir éternellement un tonneau sans fond.

Telle est l’histoire des Danaïdes, écrite et fixée par les mythographes : la critique moderne l’a liquéfiée en l’analysant. N’approchez pas de trop près ces personnages qui semblent avoir corps et figure ; leur apparence humaine, déjà si fragile, ne résisterait pas au premier contact. Vous les verriez fondre comme la glace touchée du soleil ; le marbre s’écoulerait en ruisseaux. Les Danaïdes vous apparaîtraient comme ces statues de fontaines, voilées par l’onde qui jaillit de leurs bouches et de leurs mamelles, et des conques que pressent leurs mains ruisselantes En collant l’oreille à leur légende, on y entend sourdre et bouillonner des eaux vives. Danaos, dont le nom, pris à sa racine, signifie « terre sèche », et qu’on disait avoir apporté en Grèce l’invention des puits, est la brûlante Argolide qui engendre quelques sources issues de son sol. Mais, l’hiver, les torrents, tombant des montagnes, dévastent la plaine et entraînent ces ondes éparses dans leur crue. Ce sont alors les cinquante fils d’Égyptos s’unissant de force aux filles du pays. L’été vient et dévore ces ruisseaux furieux ; ils gisent à sec sur le sol, tandis que les sources délivrées reprennent leur courant ; et le mythe voit dans cette survivance le meurtre des époux tués par les vierges auxquelles ils s’étaient violemment mêlés. Lyncée échappe au massacre : c’est l’Inachos, le fleuve de la contrée, qui sort des montagnes de Lykeia, où le mari sauvé du massacre s’était réfugié avec Hypermnestre. Le supplice des Danaïdes prolonge jusqu’aux Enfers ce symbolisme aquatique. Le tonneau sans fond qu’elles ne peuvent remplir est l’image de la plaine d’Argos qui, sous l’ardeur du soleil, absorbe incessamment l’eau que les pluies versent à son sol aride.

Comme tous les mythes naturels, celui-ci prit corps. Des traditions d’exils et de migrations, des généalogies fabuleuses s’assimilèrent au paysage orageux d’Argos et lui imprimèrent le dessin d’un récit tragique. La Grèce écrivit sur l’onde, traça en l’air, sculpta dans la terre sa première histoire. L’homme, non plus seulement ajouté à la nature, comme Bacon définissait l’art, mais l’absorbant et l’incorporant, dramatisant ses phénomènes et substituant ses actions à ses forces ; toute la mythologie hellénique est là.

De la trilogie qu’Eschyle avait composée sur cette fable antique, nous n’avons plus que les Suppliantes. Les Égyptiens, qui exposaient sans doute l’origine de la querelle, et les Danaïdes qui mettaient en scène le meurtre des fils d’Égyptos, n’ont pas été conservés. L’acte du milieu reste seul, c’est-à-dire le moins dramatique, au sens actif et violent du mot. Dans la plupart des trilogies d’Eschyle, la pièce intermédiaire suspendait à demi l’action, avant de la relancer vers le dénouement. Le drame se recueillait dans son attente et dans sa douleur, il se retournait des maux passés vers les calamités à venir. Les Suppliantes offrent le type de ce qu’Aristote appelait la « tragédie simple ». Aucune catastrophe et peu d’incidents, des péripéties lentes et rares. L’ode retentit sur le dialogue écourté, le chœur envahit et remplit la scène. Les cinquante Danaïdes agglomérées en un groupe unique, n’ayant qu’une âme et qu’une voix, forment l’héroïne de cette tragédie collective ; et, quand on se rappelle leur origine aquatique, on croit voir une sorte d’Hydre féminine à têtes de vierges, qui prieraient et gémiraient à la fois.

Mais l’intérêt n’est pas nul dans ce dithyrambe. Sa grande lyre a des mouvements aussi pathétiques que pourraient être ceux de l’action scénique. Son inspiration morale est sublime. Ce qu’il glorifie et ce qu’il consacre, c’est une des plus hautes vertus de la Grèce antique, le droit sacré des Suppliants, la religion du foyer.

II. — Le droit des Suppliants dans la Grèce antique. — La parabole d’Aristodichos et la réponse d’Apollon. — Les dieux vengeaient les Suppliants livrés ou tués par leurs hôtes. — Pausanias. — Le prisonnier d’Égine. §

Cette religion sortait de la vie barbare. Dans des temps où régnait la force, où tout étranger était un ennemi, tout être faible une proie, l’homme avait senti le besoin de se prémunir contre sa propre violence ; il avait bridé ses fureurs par des freins sacrés. Quiconque, voyageur ou mendiant, captif évadé, esclave fugitif, proscrit errant ou meurtrier même, suppliait une ville ou un hôte, devenait aussitôt un être inviolable : aucune poursuite ne pouvait plus l’atteindre, aucun châtiment le frapper. — « On ne saurait repousser un suppliant qui implore, car celui-là est un voleur de la prière qui s’en empare et qui la détient sans la restituer par le bienfait demandé. » — Cette belle maxime de la Perse, écrite dans le Zend Avesta, était aussi celle de l’Hellade. Pour fonder sûrement cette jurisprudence du malheur, elle avait mis les Suppliants sous la protection du plus grand des dieux. A tous ses surnoms de gloire elle avait ajouté cette épithète miséricordieuse : « Zeus protecteur des Suppliants ». Le devoir qu’ils imposaient à leurs hôtes était si grave et si redoutable, qu’on l’avait soumis à des rites, faute desquels la supplication perdait sa vertu. Le sacrement hospitalier n’avait son effet qu’accompli d’après certaines règles aussi strictes que celles des initiations. L’indigent ou le naufragé, entrant dans la maison secourable, devait courir au foyer, s’asseoir dans ses cendres, et adresser de là sa prière ; l’homme en péril se jeter dans le temple auquel il demandait un asile, étreindre l’autel du dieu tutélaire, et y déposer une branche verte enroulée de laine. Cela fait, le Suppliant devenait sacré, le foyer lui communiquait les privilèges domestiques, le sanctuaire l’investissait de sa sainteté. Le père de famille dans l’âtre duquel il s’était assis rassasiait sa faim, étanchait sa soif, le faisait dormir dans son meilleur lit : souvent même il équipait un char ou un navire pour le renvoyer dans sa patrie, comblé de présent. La ville dont il avait embrassé l’autel l’adoptait comme son citoyen ; au besoin elle prenait les armes contre ses ennemis ou ses proscripteurs. — « Mieux vaut soutenir une guerre que de livrer des Suppliants », dit Euripide dans les Héraclides.

Des idées de crainte religieuse s’attachaient encore à l’hospitalité primitive. Une Divinité se cachait peut-être sous les haillons du pauvre ou de l’exilé. Lorsque Antinoos, dans l’Odyssée, insulte Ulysse, qui rentre déguisé en mendiant dans sa maison envahie, et le frappe d’un escabeau à l’épaule, un autre des Prétendants le réprimande sévèrement. — « Antinoos, tu as mal fait de frapper ce malheureux vagabond. Insensé ! si c’était un des dieux olympiens ? Car les Dieux, qui prennent toutes les formes, passent souvent par les villes, semblables à des étrangers errants, afin de reconnaître la justice ou l’iniquité des mortels. » — Apollonios de Rhodes raconte qu’un jour, Héra, déguisée en vieille femme, pleurait et se lamentait sur le rivage de l’Anauros gonflé par les neiges, « pour éprouver la bonté des hommes ». Tous passaient leur chemin et se moquaient d’elle. Mais Jason survint, revenant de la chasse : ému de pitié, comme le bon géant Christophe des légendes chrétiennes, il prit la vieille sur ses épaules et lui fit passer le torrent. Alors la déesse reconnaissante se révéla au héros dans sa majesté, et, en attendant la Toison d’Or, elle lui fit don d’une couronne.

Une admirable histoire, racontée par Hérodote, montre à quel point les Grecs croyaient le droit des Suppliants sacré pour les dieux, — Pactyas, le Lydien, chef d’une révolte contre les Perses, s’était enfui devant leur armée, et il avait cherché un refuge chez les Cyméens. Ceux-ci, sommés par le satrape Mazarès de leur livrer le rebelle, envoyèrent demander à l’Oracle des Branchides ce qu’ils devaient faire. Apollon répondit qu’il fallait livrer Pactyas. Cette réponse scandalisa la cité, et la troubla jusqu’au fond de l’âme. Le Dieu était-il devenu fou, ou péchait-il contre lui-même en rendant une pareille sentence ? Un des magistrats du pays, Aristodichos, soutint que les messagers avaient menti ou mal entendu. Il fit décider qu’on enverrait d’autres députés à l’Oracle, et lui-même se joignit à eux. Arrivé au temple, il prit la parole et posa nettement la question : — « Ô Roi ! le Lydien Pactyas est venu chez nous comme suppliant, fuyant la mort à laquelle les Perses l’auraient condamné. Ceux-ci le réclament et nous ordonnent de le rendre. Or, quoique nous redoutions leur puissance, nous ne voudrions pas trahir un Suppliant, avant de savoir de toi clairement ce que nous devons faire. » — L’Oracle répéta sa première réponse, disant qu’il fallait livrer Pactyas aux Perses. Alors Aristodichos fit le tour du temple, il enleva des corniches et des chapiteaux tous les nids d’oiseaux qui y étaient suspendus et les jeta sur les dalles. Une voix tonnante retentit : — « Ô toi, le plus impie des hommes ! qu’oses-tu faire ? Tu chasses mes suppliants de mon temple ! » — Aristodichos répliqua : — « Roi, c’est ainsi que tu défends tes suppliants, et tu ordonnes aux Cyméens de livrer le leur ! » — Mais la même voix s’éleva du sanctuaire, pleine d’une ironie courroucée : — « Certes, je l’ordonne, afin que votre impiété vous fasse périr promptement, et que désormais l’on ne vienne plus demander à l’oracle s’il faut livrer des Suppliants. »

Les historiens ne citent aucun cas d’un tel sacrilège ouvertement consommé. Mais quelquefois la haine, trop acharnée pour lâcher sa proie, tournait le forfait par une odieuse casuistique. On n’arrachait pas l’homme du temple où il s’était réfugié, mais on allumait autour de lui un cercle de feux qui le forçaient à lâcher l’autel. D’autres fois, on murait les portes, et on le laissait mourir de faim dans ce désert d’or et de marbre. Pausanias périt ainsi dans le sanctuaire d’Athéné, Mais les dieux réprouvaient ces cruels subterfuges, et d’effroyables vindictes poursuivaient les profanateurs. Un tremblement de terre renversa Sparte pour châtier la mort de quelques Athéniens brûlés dans un temple de Poséidon. Cléomène avait traîtreusement appelé hors d’un bois sacré des fugitifs d’Argos qui s’y étaient réfugiés après un combat. Quelques années après, devenu fou furieux et mis aux entraves, il se hacha lui-même tout vivant, avec le glaive de l’Ilote qui le surveillait. — Un exemple plus tragique encore est celui du prisonnier de la révolte d’Égine qui, s’échappant du massacre de ses compagnons, s’élança sous le portique du sanctuaire de Déméter et parvint à saisir les poignées des portes. Les Éginètes ne purent l’en détacher, et ils n’osèrent le tuer dans cette attitude ; mais ils tranchèrent ces mains convulsives qui restèrent crispées et cramponnées aux anneaux, et ils égorgèrent l’homme tout auprès. La Grande Déesse ne leur pardonna jamais cette ruse atroce, un demi-siècle de sacrifices expiatoires ne la fléchit pas. Cinquante ans après, dans la première guerre du Péloponèse, les Éginètes furent chassés et déportés en masse de leur île, moins par l’épée d’Athènes que par ces mains décharnées, toujours scellées aux portes du temple comme des reliques de malédiction.

III. — La tragédie des Suppliantes. — Débarquement des Danaïdes à Argos. — Pélasgos les interroge. — Débats et supplications. — Vote de la cité. §

C’est cette inviolabilité du malheur opposée aux revendications de la force qu’Eschyle met en scène dans les Suppliantes ; c’est elle qu’il offre en exemple à la Grèce, dans une légende mémorable rattachée à ses plus hautes origines. Pélasgos, le roi de son drame, protecteur et défenseur de ses hôtes, représente, par son nom même, l’ancêtre le plus lointain de l’Hellade. L’hospitalité apparaît ainsi comme la vertu native de ses races, le foyer secourable comme la pierre angulaire de la Cité grecque.

Les Danaïdes échappées aux vaisseaux de leurs poursuivants, viennent de débarquer avec leur père, au rivage d’Argos. Muettes d’effroi, sans doute, durant le trajet, groupées à la poupe, l’œil hagard et fixe vers les nefs de proie qui couraient sur elles, leur cœur oppressé éclate en touchant la plage. Elles saluent éperdument la terre abordée. Appel à Zeus, père des Suppliants, invocations aux dieux de la contrée, aux dieux des hauteurs, aux dieux souterrains ; imprécations contre les fils d’Égyptos, dont elles voient de loin palpiter les voiles, « comme les ailes du faucon chassant les colombes ». L’espoir relève et la crainte abat les alternations de leur chant. C’est le Passage de la Mer Rouge transporté dans un golfe grec. Le miracle que les filles d’Israël célèbrent dans le cantique de l’Exode, au son du tambourin de Miriame, les Danaïdes, leurs contemporaines, fuyant comme elles une poursuite impie, l’implorent d’un dieu différent. — « Ta droite, ô Éternel ! est une main formidable, ta droite, ô Éternel ! brise l’ennemi. — Au souffle de tes narines, les eaux se sont amoncelées. — L’ennemi disait : Je poursuivrai, j’atteindrai, je partagerai le butin, et mon âme s’en assouvira. — Tu as soufflé de ton haleine, la mer les a couverts : comme le plomb, ils se sont enfoncés dans les eaux profondes. » — Et les filles de Danaos leur répondent d’une mer à l’autre : — « Ô Zeus ! gardien des foyers pieux ! favorise d’un souffle propice notre troupe suppliante ; rejette dans la mer, avec leurs chars aux rames rapides, cet essaim persécuteur des enfants de l’Egypte ! Qu’ils périssent dans la mer soulevée, sous les coups d’une tempête battante, remplie de tonnerres et d’éclairs, de vents porteurs de déluges ! Qu’ils ne trouvent devant eux que des flots sauvages, et qu’ils y soient engloutis ! »

Une colline se dresse devant le rivage, à demi couverte par un bois sacré ; les statues des Douze grands Dieux la surmontent ; au pied de chaque statue, un autel. C’est vers cet Olympe hospitalier que Danaos pousse l’essaim craintif de ses filles ; chacune tient à la main un rameau cueilli aux oliviers du coteau. — « Un autel est plus sûr qu’une tour, leur dit-il, et protège mieux qu’aucun bouclier. » — Il n’est que temps de s’abriter derrière ce rempart ; une troupe de guerriers, montés sur des chars, s’est élancée des portes d’Argos. Elle accourt à grand bruit dans un nuage de poussière ; on entend déjà crier les moyeux des roues. L’alerte a été donnée, la Cité en armes vient reconnaître les nouveaux venus.

Pélasgos, son roi, s’en détache ; il va au-devant et il interroge : — « De quel pays êtes-vous, femmes qui portez des robes et des voiles barbares ? Ce n’est point ainsi que s’habillent nos femmes d’Argos, ni d’aucune autre partie de l’Hellade. » — Ces vêtements orientaux effarouchent le monarque grec ; l’étrangeté du costume, dans les temps antiques, était presque une hostilité. Pélasgos aurait déjà chassé ces intruses, si elles n’étaient couvertes par leurs rameaux vénérables. Les Danaïdes répondent et se font connaître ; elles se déclarent de race argienne, filles d’Io, comme il est son fils. Le roi refuse d’abord de les croire : leurs visages brûlés sont ceux des Libyennes, elles sentent la vase du Nil qui les a nourris. Il se rappelle, en les voyant, les femmes farouches des pays étranges, dont lui a parlé peut-être quelque Argonaute revenu de loin. — « Votre type est celui qu’à Cypre le père frappe au sein de la mère. J’ai entendu parler aussi de ces Indiennes nomades qui voyagent par l’Éthiopie, sur des chameaux chargés de fardeaux. Il y a encore les Amazones, les femmes sans mâles, qui vivent de chair crue. Si vous portiez des arcs, je vous prendrais pour elles. » — On dirait un baron du moyen âge, la tête pleine d’histoires de goules et de sorcières barbaresques, questionnant avec une sévérité soupçonneuse quelque bande noire d’Égyptiennes qui serait venue camper sous sa ville. Mais les filles d’Io prouvent leur descendance degré par degré, elles disent leur horreur de l’inceste permis par les lois barbares, et leur fuite à travers la mer pour échapper aux lits des fils d’Égyptos. Leur prière prend toutes les voix de l’adjuration et du gémissement, son rythme haletant semble secoué par de longs sanglots. Des visages échevelés et brillants de larmes, des bras dressés au ciel ou tendus désespérément vers leur hôte, des mains qui s’attachent à son vêtement, comme des gestes de naufragées saisissant une branche ; c’est l’image que donne ce chant éploré.

« Ne nous livre pas aux fils d’Égyptos ! Protège et sauve une famille argienne ! Ne souffre pas que, suppliante, je sois arrachée du pied de ces statues divines, entraînée comme une cavale, saisie par mes bandelettes bigarrées, tirée par mes voiles. » — Une image bucolique semble évoquer leur mère commune dans sa métamorphose douloureuse : — « Regarde-moi, je suis là, suppliante, exilée, errante, comme la vache poursuivie par le loup sur un haut rocher. Seule, elle n’en peut descendre ; elle mugit au bouvier et lui raconte sa détresse. »

Ce qu’elles attestent surtout, c’est le droit auguste des Suppliants, l’autel embrassé qui les divinise, la Némésis des misérables prête à frapper qui leur refuse l’asile invoqué. — « Elle est terrible, la colère de Zeus, dieu des Suppliants. Sa colère suit leur plainte vaine. Respecte-les, vieillard, et apprends ceci de plus jeunes que toi. Sache que selon ce que tu décideras, autant il en arrivera à tes enfants et à ta maison. » — Ces paroles fatidiques retentissent solennellement dans l’âme du vieux roi, il se sent contraint comme par la formule d’une conjuration. Un dieu vient de passer entre lui et ces femmes, déjà sévère et presque indigné. — « Je tremble, s’écrie-t-il en les voyant embrasser ces autels. »

C’est une figure ingénuement humaine que celle de ce roi primitif : nullement tendu et tout d’une pièce, comme les monarques de nos tragédies, mais peint en pleine franchise de nature, avec ses irrésolutions respectables et sa bonté combattue par la prudence politique. Son premier mouvement serait d’accueillir à bras ouverts les parentes qui lui arrivent de si loin, de les couvrir de son sceptre et même de son glaive. Mais cette hospitalité peut l’exposer à une guerre périlleuse, il a charge de la cité qu’il commande, et il avoue naïvement ses perplexités.

Ah ! ne me brouillez pas avec la république !

s’écriera, plus tard, le Prusias de Corneille. — « Ah ! ne me brouillez pas avec l’Egypte ! » dirait volontiers Pélasgos aux Danaïdes. — « Argos n’a pas besoin de fléaux… N’est-ce pas un malheur déplorable que pour des femmes les hommes ensanglantent la terre ?… Mon esprit est plein de doutes et de craintes. Ce qu’il faut faire, ou ne pas faire, en vérité, je l’ignore. » — Pélasgos a pourtant la conscience très vive du sacrilège qu’il commettrait en rejetant de telles suppliantes. Il sent sur lui l’œil de « Zeus protecteur, l’épouvante suprême des mortels » ; il sait quels châtiments redoutables tombent sur les foyers inhumains. — « Certes, je ne dois point vous livrer, puisque vous vous êtes assises à l’autel des dieux. Il ne faut point offenser l’hôte terrible, le Dieu qui punit le crime, et qui, même aux Enfers, ne lâche point les mortels. » — Pour tout concilier, il va s’en rapporter à son peuple ; c’est lui qui jugera et qui décidera. Après tout, cette cause est la sienne ; s’il y a crime, la Cité entière doit s’en déclarer responsable : à elle d’aviser et de décréter.

Nées sous la verge des Pharaons, dans la vallée de l’esclavage éternel, les Danaïdes ne comprennent rien aux scrupules honnêtes du vieux roi. La notion d’un peuple libre n’est jamais entrée dans leurs têtes serrées par les bandeaux de la servitude ; ce partage de l’autorité les étonne et les scandalise. Elles rappellent leur hôte au despotisme inséparable pour elles de l’idée royale, elles chantent au prince grec l’hymne de la toute-puissance orientale : — « La Cité, c’est toi ! Tu es le chef souverain qui commande à l’autel et au foyer, tu es seul dans ta volonté, tu sièges seul sur le trône d’où tu régis toute chose ! » — Mais ce langage d’esclaves offense l’oreille de Pélasgos, « pasteur » et non « conculcateur des peuples », comme s’intitulaient les rois égyptiens, monarque patriarcal de l’ordre homérique, c’est-à-dire premier entre des égaux. — « Je te l’ai déjà dit : quand j’en aurais le pouvoir, je ne déciderais rien sans le peuple, de peur qu’il ne me dise un jour, si quelque revers arrivait : — Pour sauver des étrangères, tu as perdu la cité. »

Même sous cette condition, Pélasgos temporise et hésite encore. Alors les Suppliantes se font menaçantes. Elles se tueront s’il les repousse, et d’un suicide inexpiable ; car les autels d’Argos seront leurs gibets. — «  Regarde ces ceintures qui retiennent nos vêtements, et sache qu’elles nous viendront en aide. » — « Explique-toi, que signifient ces paroles ? À quoi ces ceintures pourront-elles vous servir ? » — « À parer ces figures d’ornements nouveaux. » — Tu parles par énigmes. » — « Nous nous pendrons aussitôt aux statues des dieux. » — Terrible image qui rappelle les servantes d’Ithaque, qu’Homère nous montre dans l’Odyssée, pendues, à la file, au câble tendu entre les colonnes du palais d’Ulysse. — « De même que les grives aux ailes ployées et les colombes se prennent dans un filet, au milieu des buissons du champ clos de murs où elles sont entrées, et y trouvent un lit funeste ; de même ces femmes avaient le cou serré dans un lacet, afin de mourir misérablement, et leurs pieds ne s’agitèrent point longtemps. » — Cette fois, Pélasgos n’hésite plus, l’horreur le saisit. Le voilà, sous peine de meurtre, contraint à faire son devoir ; cinquante visages le regardent, déjà pâles de la mort prochaine. Danaos va entrer avec lui, dans la ville, les bras chargés des branches protectrices ; tandis qu’il priera sur le seuil du temple, le roi convoquera le peuple et plaidera sa cause. Les Suppliantes attendront leur retour, abritées par le bois sacré.

Le père revient bientôt annoncer à ses filles la magnanime adoption d’Argos. Le vote du peuple rassemblé dans l’Agora a été unanime comme si un dieu l’avait inspiré. « L’air s’est hérissé de mains droites », et ces mains dressées sont autant de glaives prêts à les défendre. La Cité les protègera comme un guerrier et les recueillera comme une mère. — Un cantique de reconnaissance salue cette nouvelle ; les jeunes filles répandent à pleine voix leurs souhaits sur Argos naissante : on dirait un groupe de fées affectueuses comblant un berceau. — « Que jamais la contagion ne dépeuple Argos de ses citoyens ! Que les prémices de sa jeunesse ne soient point cueillis ! Que le cruel Arès, destructeur des mortels, ne tranche pas cette fleur avant le temps !… Que l’affreux essaim des maladies s’abatte loin d’ici ! Que Zeus, en toute saison, féconde la terre ; que les troupeaux mettent bas d’innombrables petits dans les pâturages ! » — Un vœu touchant sur ces bouches de vierges, est celui qu’Artémis, la chasseresse, patronne des couches heureuses, « visite les épouses, au jour de l’enfantement ». — La gloire poétique n’est même pas oubliée dans ces sorts propices jetés sur Argos ; les Danaïdes lui promettent le sourire des Muses et le chant des lyres : — « Que les chanteuses divines accordent ici leurs voix, et que le son de la cithare se mêle harmonieusement au son de leurs bouches sacrées ! »

Mais le péril, qu’elles croyaient conjuré, reparaît urgent et terrible. Du haut de la colline où il est monté, Danaos aperçoit une barque sinistre qui vogue vers le rivage à force de rames. Elle approche, elle croît à vue d’œil ; il distingue déjà ses mariniers noirs, ceints de pagnes blancs. Il voit aussi, sans doute, le grand œil osirien cerné d’antimoine, qui s’ouvre au bec de la proue, comme la prunelle ronde d’un oiseau de proie. Plus loin s’avance une flotte à la voile portant les fils d’Égyptos avec leur armée. Le rapt s’approche furieux et béant, pareil au monstre qui nageait vers le rocher d’Andromède.

Ce sont alors des cris déchirants que l’on croit entendre, une palpitation de couvée blottie sous l’aile paternelle, lorsque le rapace rôde autour du nid. Danaos retourne en hâte vers la ville, pour y chercher du secours : ses filles essayent de le retenir : « Père ! la terreur me saisit !… Père ! je me sens folle d’épouvante ! Ne me laisse pas seule ici, je t’en supplie, Père ! Une femme qu’on abandonne n’est plus rien, la force guerrière n’est pas dans son cœur. Plutôt le lacet à mon cou que l’étreinte odieuse de ces hommes ! » — Elles envient « la poussière qui s’envole sans ailes, dans les airs » ; elles voudraient être transportées « sur la pointe d’une roche escarpée, inaccessible à tout pied humain ». — « De là, je pourrais me précipiter, avant de subir, malgré mon cœur, ces noces détestées. »

Tous les bruits de la mer résonnent dans le coquillage que l’on approche de l’oreille, tout un monde d’angoisses retentit aussi dans ce chœur navré. Eschyle y a mis des milliers de voix, des plaintes innombrables ; celles des enfants ravis, des femmes enlevées sur les côtes si exposées de l’Hellade. Une piraterie effrénée battait la mer Égée, dans ces temps antiques. Marchands phéniciens et phrygiens, corsaires d’Épire et de Thrace, écumaient le littoral et les îles, pillant les troupeaux et les métairies, s’emparant des hommes qu’ils allaient vendre ensuite comme esclaves sur les marchés de l’Asie. Presque tous les brigands mythologiques exterminés par Hercule ou Thésée, sont fils de Poséidon, c’est-à-dire sortis du flot, bâtards et ravageurs de la mer. L’alerte était incessante le long des rivages, à chaque instant une descente de corsaires pouvait s’y abattre. Il y avait un fracas de chaînes dans le bruit des vagues battant sur la grève. Les femmes surtout étaient la proie convoitée, la fleur du butin. Malheur aux jeunes filles attardées dans la prairie voisine par une ronde pastorale, ou par la source trop lente à remplir leurs vases ! Les pirates embusqués se jetaient sur elles et les entraînaient, pieds et poings liés, dans leur barque. Captives désormais, chair de trafic et de servitude, vendues aux bazars et revendues aux sérails de l’Asie lointaine : jamais plus on n’en entendait reparler. On entrevoit des vols de femmes à travers les légendes de dieux infernaux ou marins enlevant des nymphes. Perséphone précipitée sous la terre par le sombre Hadès, Europe emportée par le taureau divin à travers les flots, Orythie saisie par Borée, le Vent orageux dont le souffle fécondait les femmes, figurent peut-être, par un côté, ces tragédies de la plage.

IV. — Arrivée des fils d’Égyptos. — Les pirates de la mer Égée. — Le Héraut. — Tentative de rapt. — Intervention de Pélasgos. — L’Égypte et la Grèce. — Délivrance des Danaïdes. — Leur supplice futur aux Enfers. §

Cependant la barque a touché la rive : un Héraut en descend, escorté d’une troupe d’hommes armés, et monte comme à l’assaut la colline. Le Chœur s’écriera plus tard : « L’outrage aboie contre nous ! » On dirait en effet l’Anubis aboyant, à tête de chacal, de la mythologie égyptienne, tel que des monuments le représentent quelquefois, portant un caducée et cuirassé d’une cotte d’armes. — « Tu vomis l’onde amère ! » lui diront encore les jeunes filles, et c’est bien de l’écume mêlé à l’injure qui sort de sa bouche. — « Hâtez-vous ! vers la nef ! Marchez, misérables, et en suite à travers l’eau salée ! Obéissez au fer de ma lance !… Pas de résistance, la force est là ! Marchez avant que je vous frappe de mes poings ! » — C’est ainsi que les argousins de Chéops, le bâton au poing, devaient invectiver les fellahs attelés aux obélisques de Thèbes. Rien d’effrayant comme ces sommations forcenées : elles font revivre et hurler l’exécuteur féroce des oppressions de l’antique Orient, le belluaire de ses ergastules et de ses corvées écrasantes. On comprend, en les écoulant, que Job ait compté, parmi les bienfaits de la mort, celui de « ne plus entendre la voix de l’exacteur dans le silence du sépulcre. » Les malheureuses se débattent sous les mains violentes qui les traînent. — « Faites ! faites ! arrachez nos cheveux, meurtrissez-nous, tranchez nos têtes ! Hélas ! Hélas ! » — Le Héraut rit de leur désespoir : — « Criez, lamentez-vous ; dans le vaisseau vous gémirez plus à l’aise. » — Elles appellent les dieux au secours ; mais l’homme d’Égypte, adorateur des vieilles idoles à têtes d’animaux, renie les divinités de l’Hellade et il les méprise. Qu’est-ce pour lui que ce Zeus grec né d’hier, auprès d’Ammon-Ra, l’Éternel qui vogue sur les eaux célestes, « debout dans la barque des millions d’années », entouré des quatre grands Singes en prière, et ceint des anneaux du serpent Mehem ? L’arc d’Apollon prévaudrait-il contre les cornes d’Apis ? — « Je ne crains pas les Dieux de cette terre ; ils n’ont point nourri mon enfance, et je ne leur dois pas l’âge auquel je suis parvenu. » La lutte s’engage à outrance entre les ravisseurs et les vierges. Des robes lacérées et des flancs meurtris, des têtes tirées à la renverse par leurs chevelures, des corps convulsifs qui retombent, pliés en deux sur des échines de bourreau, c’est le spectacle qu’on entrevoit à travers les cris des victimes que notent des onomatopées déchirantes — ’Ο, ο, ο, Α, α, α ! ’Ιω ’Ιοὒ ! ’Ιοφ’ δμ’ ! Οῖ, οῖ, οῖ, οῖ ! ’ Οτοτοτοί ! — Des paroles s’y mêlent, folles et décousues, comme celles qu’on

crie dans l’épouvante d’un rêve accablant : — « L’araignée m’enveloppe ! Voici le songe noir ! Ô Dieux ! Ô Terre, ma mère !… Le serpent à deux pieds se dresse contre moi ! La vipère me mord ! je péris ! À moi ! ô Roi ! à moi, Chef de la ville ! » — Pélasgos survient, et l’armée argienne derrière lui !

Rencontre frappante de la vieille Egypte et de la jeune Grèce. Eschyle s’y montre hautain, presque méprisant, envers cette aïeule déjà radoteuse. Les Grecs pourtant s’obstinaient à la vénérer, ils acceptaient comme une critique la parole du prêtre de Saïs à Solon : « Ô Grecs ! vous êtes des enfants, il n’y a pas de vieillards parmi vous ; vous êtes tous jeunes d’esprit. » Cette momie vivante ne croyait pas si bien dire : la Grèce naquit et elle resta jeune ; et c’est cette jeunesse qui lui donna la Beauté, qui versa sur ses œuvres la fleur de la vie, et lui fit cueillir légèrement les prémices de toutes les moissons, le laurier-rose de toutes les victoires. Tandis que la morne et caduque Égypte, chargée des chaînes de ses dogmes, tournait autour d’un puits funéraire, dans le cercle qu’avaient creusé ses ancêtres ; tandis qu’elle embaumait ses morts et raidissait ses colosses, la libre et riante Hellade créait ses dieux en chantant, et les sculptait dans les marbres pleins d’une vie sublime. Elle fondait la Cité, inaugurait le Théâtre, inventait l’art, la science, la philosophie, l’éloquence : la fraîche aurore de son génie éclairait le monde. Quatre stèles de pierre confondraient les Olympiades de la glorieuse arène qu’elle a parcourue ; des parois interminables, couvertes de cartouches hiéroglyphiques, ne suffisent pas à dérouler les siècles et les dynasties de l’antique Égypte. Mais la longévité n’est pas l’immortalité. La génération de Périclès, que l’enceinte de l’Acropole aurait contenue, n’a-t-elle pas plus vécu que les myriades d’êtres humains qui ont coulé, dans la vallée du Delta, depuis Ménès jusqu’aux Ptolémées, monotones comme les eaux de leur fleuve ? L’année de Salamine ou de l’Orestie, des frontons du Parthénon ou de l’Histoire d’Hérodote lue à Olympie, compte davantage dans l’existence de l’humanité que les périodes millénaires des chronologies de Memphis.

Eschyle dit, en deux mots, tout cela, par la bouche de son roi argien répondant à l’insolent messager : — « Tu n’es qu’un Barbare, et tu oses défier des Hellènes ! Pour que tu aies cette audace, certes il faut que ton esprit soit troublé. » — Durant toute l’entrevue, Pélasgos garde ce ton de l’homme de race noble parlant à un être de souche inférieure, d’un aristocrate de naissance remettant à sa place un sujet servile. On sent l’esclave plier le front sous cet ascendant naturel. Un instant, il essaye d’effrayer le roi, en le menaçant de la guerre ; cette fière réponse le renvoie, tête basse, vers sa barque. — « La Cité a décidé, par son suffrage unanime, que ces jeunes filles ne seraient ni livrées contre leur gré, ni enlevées par la violence. Ce décret, un clou solide l’a fixé ; aucune force ne saurait plus l’ébranler. Nous ne l’avons point gravé sur des tables d’airain, nous ne l’avons point scellé sous les replis du papyrus, mais la bouche d’un homme libre te le signifie. Va maintenant, ôte-toi de mes yeux ! »

Un trait d’ironie perce visiblement sous cette allusion aux écritures officielles, si chères à l’Égypte. On sait le rôle que jouaient les scribes dans ce pays de l’épigraphie ; c’était celui des lettrés en Chine. L’écriture enregistrait et conservait tout comme un second embaumement, et en formules aussi hiératiques que les rites de la sépulture. Le style de chancellerie s’appliquait à l’hymne comme au rituel, à une recette de pharmacie comme au panégyrique d’un Pharaon. Quiconque tenait la plume de roseau et savait mouler le hiéroglyphe, était presque aussi révéré qu’un prêtre. Tel grammate rustique que la fresque d’un hypogée nous montre accroupi sous un sycomore, et dénombrant sur ses tablettes les ânes et les oies rentrant à l’étable, a l’air d’un percepteur royal qui procéderait au recensement d’une province. — Dans une inscription funèbre de El-Kab, Baba, le mort du tombeau, transcrit solennellement son livre de ménage sur la muraille souterraine :

« Des enfants étaient à moi dans ma ville, pendant mes jours ; car j’ai procréé, grands et petits, cinquante-deux enfants. Il y avait autant de Iits, autant de chaises, autant de tables pour eux. Le nombre du blé et du froment était de cent vingt boisseaux ; le lait était tiré de trois vaches, de cinquante-deux chèvres et de huit ânesses. Le parfum consommé a été d’un hin, et l’huile de deux bouteilles. Si quelqu’un s’oppose, en prétendant que ce que je dis est une plaisanterie, j’invoque le dieu Mont pour témoigner que j’ai dit la vérité. »

Le dernier mot du dialogue entre Pélasgos et l’Égyptien est encore une raillerie méprisante. Avant de se retirer, le Héraut s’écrie : — « Alors tu sauras que c’est la guerre ; la force et la victoire resteront aux hommes. » — C’est avec le sourire bachique d’un initié aux Mystères joyeux de la vigne que Pélasgos répond à ce buveur de cervoise : — « Vous trouverez des hommes dans Argos, et qui ne boivent pas de vin d’orge. »

Ainsi sauvées pour la seconde fois, les Danaïdes s’acheminent vers la ville hospitalière, en chantant une ode de bénédiction. Mais le destin les réserve à un sort tragique, et le poète fait entendre, comme un murmure d’orage, sa sourde menace. Tout à coup, d’une strophe à l’autre, un noir présage s’abat sur leur hymne et le retourne de la joie vers l’anxiété. Elles suppliaient les dieux de les défendre toujours contre leurs odieux prétendants ; elles disaient naïvement : — « Que nous puissions au moins finir par des noces semblables à celles de tant d’autres femmes avant nous ! » — Mais voilà qu’un souffle prophétique divise les cinquante sœurs en deux groupes. Celles qui craignent se séparent de celles qui espèrent, des mois funestes s’échappent de leurs lèvres : on dirait qu’elles sentent déjà le démon du meurtre remuer dans leur âme — « Grand Zeus ! — dit un Demi-Chœur, — détourne loin de nous l’hymen des fils d’Égyptos ! » — L’autre répond tristement : « Ce serait le plus grand des dons, mais le Dieu que tu pries est inexorable. » — « N’ignores-tu pas, comme nous, l’avenir ? » — « Pourquoi vouloir pénétrer l’immense pensée de Zeus, abîme insondable ? faites des vœux moins hauts. » — « Que signifie ce conseil ? » — « Crains de scruter les choses divines. » — La transition est ainsi tracée entre le salut apparent et la catastrophe. Les derniers mots de la seconde tragédie prédisent la troisième et sa nuit sanglante, où les vierges timides, transformées en furies haineuses, massacraient leurs époux d’Égypte pris au piège du lit nuptial.

L’imagination suit les Danaïdes dans cette sombre voie, par-delà leur crime, et jusqu’aux Enfers. Elle les voit marcher en longue file, vers l’horrible tonne que l’Océan ne remplirait pas, et y verser tour à tour leurs urnes usées par le frottement de ses bords. Elles reviennent ensuite à la source sombre qui leur filtre cette eau plus vaine que celle que boit le désert ; et la procession désolée tourne dans ce circuit éternel. Dante n’a pas de châtiment si terrible que celui de ces Canéphores du vide, condamnées au puisement sans trêve, au versement sans relâche. Effrayant symbole des forces perdues, des travaux stériles, de l’effort acharné poursuivant un but illusoire. Sysiphe, roulant vers un sommet son rocher qui retombe sur lui dès qu’il va l’atteindre, le reproduit sous une autre forme. Le Tartare païen, par ces deux supplices, égale les horreurs de l’Enfer chrétien.

Chapitre XII,
les sept chefs devant Thèbes. §

I. — La trilogie de l’histoire d’Œdipe. — Puissance des Imprécations. — Étéocle et Polynice. — Sacrifice de Mœnécée. §

Eschyle, comme Sophocle, avait traité l‘histoire d’Oedipe dans une trilogie aux deux tiers perdue : Laios, Œdipe, les Sept Chefs devant Thèbes ; plus un drame satyrique qui avait pour titre le Sphinx. Cette dernière perte fait rêver. On se demande ce que pouvait être le rire d’Eschyle éclatant sur les lèvres ambiguës du Sphinx. De ces quatre pièces une seule nous reste. Pour les trilogies des Perses, de Prométhée et des Danaïdes, c’est celle du milieu qui a été conservée. Le temps les a mutilées par les deux bouts, de manière à en faire de sombres énigmes : on n’en a ni le premier ni le dernier mot. La tête est coupée, les pieds sont brisés : quelle physionomie initiale avait la statue ? de quel côté marchait-elle ? questions douteuses ou à demi résolues. Ici, nous n’avons que la fin de la terrible légende ; Œdipe a disparu de l’œuvre tronquée, et cette lacune est profonde. Eschyle scrutant l’énigme d’OEdipe où toutes les contradictions de la fatalité et du libre arbitre étaient renfermées, ce devait être une rencontre plus étonnante encore que celle du fils de Laïos questionnant le Sphinx.

Les Sept Chefs nous restent, et avec eux le siège de Thèbes : c’est comme si nous avions celui de Jérusalem chanté par Ézéchiel ou par Isaïe. Le cycle épique n’eut pas de plus grand Geste que ce siège illustre où le destin des Labdacides s’était consommé. Aussi mémorable par ses prodiges que par ses exploits : la foudre y avait combattu à côté des lances, des géants étaient tombés sous ses murs, comme les Titans au pied de l’Othrys. Trois poèmes, dont l’un contemporain d’Homère, l’avaient célébré. : la Thébaïs, l’OEdipodia et l’Alkmœonis. Plus tard, et après Eschyle, Antimaque composait encore une Thébaïs. L’épopée grecque tourna autour des murailles de Thèbes presque aussi longtemps qu’autour des remparts de Troie.

Œdipe appartient à Sophocle ; c’est en parlant de Œdipe à Colone que nous raconterons le bannissement du vieux roi. Rappelons seulement pour expliquer la catastrophe des Sept Chefs, qu’avant de partir pour l’exil, il avait lancé sur ses fils ingrats une imprécation. Châtiment surnaturel et d’autant plus redoutable. L’imprécation paternelle à peine proférée prenait souffle et vie ; elle entrait dans une divinité vengeresse, accourue pour l’exécuter, du fond de l’Érèbe. L’Érynnys s’insufflait et s’assimilait l’anathème. Un prophète, dans la Bible, mange un livre que lui tend un ange, et l’esprit de ce livre l’emplit aussitôt ; il le sait et il le répète comme s’il l’avait appris mot par mot. Ainsi l’Érynnys recueillant l’imprécation du père, s’enflammait de sa colère, et prenait pour siens ses griefs. Elle s’élançait sur les fils maudits et les poussait à leur perte. Souvent même l’Imprécation, s’identifiant avec l’Érynnys, sortait vivante des lèvres de celui qui la prononçait, comme ces démons qu’on voit, dans nos tableaux primitifs, jaillir, grilles ouvertes et ailes déployées, de la bouche des possédés. Son maléfice était certain, sa force était inévitable. Les Dieux ne pouvaient en préserver le maudit, l’Imprécation soutirant sa foudre d’un ciel supérieur et antérieur à l’Olympe.

La malédiction d’OEdipe s’attacha donc à ses fils et elle en fit deux Caïn. Étéocle et Polynice avaient partagé leur royauté en deux parts égales ; chacun devait régner un mois, et transmettre ensuite le sceptre à son frère. — Hodie mihi, cras tibi. — Mais on tient mal à deux sur un trône ; Étéocle, maître de Thèbes, chassa bientôt Polynice. Le proscrit, cherchant un refuge, prit le chemin d’Argos, la rage dans le cœur. Aux approches de la ville, il rencontra Tydée, fils d’OEnée et père futur de Diomède, exilé, lui aussi, de l’Étolie, pour avoir tué son frère Olénias. Les deux bannis se prirent de querelle et en vinrent aux mains, le combat suivit la dispute. Mais Adraste, le roi d’Argos, vint à passer sur la route. L’oracle d’Apollon lui avait prédit que ses deux filles, Argis et Déipyle, épouseraient, l’une un sanglier, et l’autre un lion. Il vit un sanglier sur le bouclier de Polynice et un lion sur celui de Tydée : évidemment le dieu lui amenait les époux promis. Adraste sépara et réconcilia les deux combattants ; il donna Argis au fils d’OEdipe, Déipyle à Tydée, et jura de les rétablir sur leurs trônes. L’armée argienne marcha contre Thèbes, malgré le devin Amphiaraos qui avait prédit qu’aucun des chefs ne reviendrait vivant de cette guerre, et que lui-même périrait s’il y prenait part. Amphiaraos s’était caché dans une grotte pour n’être point entraîné dans l’expédition. Mais Polynice, qui avait rapporté de Thèbes un collier splendide, présent des dieux à Harmonia, lorsqu’elle épousa le héros Cadmos, l’offrit à Ériphyle, la femme du devin. Le collier qui a la forme du serpent fascine et tente comme lui. Séduite par ce joyau magnifique, Ériphyle dénonça l’asile où se cachait son mari. Le prophète, tiré de sa caverne, fut contraint de se joindre aux six autres Chefs. Une première bataille fut livrée, funeste aux Thébains, et qui les repoussa dans leurs murs. Mais Thèbes avait un devin plus renommé encore que celui d’Argos : Tirésias lui promit la victoire si Mœnécée, fils de Créon, le frère de Jocaste, consentait à s’offrir en ablation à Arès, par une mort volontaire. Mœnécée, averti de la déclaration du prophète, courut aux murs et s’y perça de son glaive. Ces sacrifices humains étaient fréquents en temps de siège, à ces hautes époques. La fièvre obsidionale y prenait souvent, dans les hallucinations du peuple affolé, l’horrible forme d’un dieu famélique, réclamant la chair d’une victime pour sauver la ville. Carthage en détresse jetait ses enfants au ventre embrasé de Moloch-le-Dévorateur. On voit, dans la Bible, Mésah, roi de Moab, monter sur la muraille de sa ville et y tuer son premier-né devant l’armée d’Israël, pour apaiser Chamos, le Moloch du lieu. Mais la noblesse de l’âme hellène éclate jusque dans sa barbarie primitive. Il y a loin des infanticides de Carthage, et du roi sémite égorgeant son fils comme un mouton d’holocauste, à ce jeune Grec qui s’offre à la mort en échange de la patrie délivrée.

II. — La tragédie des Sept Chefs. — Caractère d’Étéocle. — L’Espion. — Le serment des Sept. — Lamentations du Chœur. §

C’est ce siège de Thèbes que le drame survivant d’Eschyle met en scène. Aristophane lui fait dire dans les Grenouilles : « Ma tragédie des Sept Chefs était toute pleine de l’haleine d’Arès, faisait des héros. Chaque spectateur s’en allait avec la rage des combats au cœur. » Le grand sujet des Sept Chefs est bien la guerre, en effet, et rien que la guerre. La haine fraternelle d’Étéocle et de Polynice, le dévouement d’Antigone n’y sont qu’indiqués. Un grand bas-relief qui montrerait à l’un de ses angles une vierge plaintive, à l’autre, deux guerriers s’entretuant corps à corps ; mais dont le centre serait rempli par une bataille enveloppant une Ville au front crénelé ; c’est l’image des Sept contre Thèbes. La Cité, personnifiée par son Chœur, en est l’héroïne. Le fratricide d’Étéocle et de Polynice, le dévouement d’Antigone disparaissent dans l’effroi de Thèbes assiégée.

Représentons-nous d’abord le lieu de la scène, qui est la Cadmée de Thèbes, une Acropole chargée de temples et d’autels comme celle d’Athènes. Une troupe de femmes éplorées erre dans son enceinte. « La veuve est vide », c’est un mot lugubre du livre de Job. Une ville assiégée est une veuve : Thèbes est vide de ses hommes tous en armes sur les remparts ; il ne reste dans son sein que le cœur saignant et palpitant de son peuple, des jeunes filles qui tremblent, des mères qui s’alarment. Étéocle est là, lui aussi, en attendant le combat : la Cadmée est son quartier général, il y donne ses ordres et il y reçoit les rapports. Sa vue s’étend de ce haut sommet sur les tentes et sur les mouvements de l’ennemi. Ce n’est point le frère haineux qu’Eschyle a voulu figurer en lui, mais le capitaine intrépide, gardien et défenseur de la ville, inébranlable dans la résistance, type héroïque du chef assiégé. Des hommes l’entourent qu’il renvoie aux murs, annoncer à l’année l’assaut imminent. Sa harangue est mâle et concise comme le langage qu’il tient durant tout le drame ; l’accent de la volonté y domine, il y a de l’Imperatoria brevitas romaine dans son laconisme. Tous chantent ou pleurent autour d’Étéocle, lui seul parle et lui seul raisonne. Chaque fois qu’il intervient au milieu du Chœur, on croit entendre un clairon strident coupant un concert de lyres élégiaques. Homère fait lancer à ses héros « des paroles ailées » ; les ailes de la parole d’Étéocle sont les plumes qui portent la flèche droit au but. Lui-même déclare qu’il ne doit parler « que quand il le faut et selon le temps ». Il se compare à un pilote taciturne, « debout à la poupe de la ville, qui tient la barre de la chose publique, et défend ses paupières contre le sommeil ».

L’heure approche et le péril se resserre : Tirésias, le devin sacré, le « pâtre des oiseaux fatidiques » prédit l’assaut pour la nuit prochaine. — « Donc, tous aux créneaux et aux portes, debout sur les tours, serrés sur les parapets ! Armez-vous, ceignez vos cuirasses, ayez bon courage ! Un Dieu nous donnera le dessus. J’ai envoyé un éclaireur, pas de ruses à craindre : nous sommes munis contre les surprises. »

L’Éclaireur annoncé revient du camp des Argiens : Eschyle a fait de lui un poète plus grand encore que le Messager de ses Perses. Espion superbe pour un drame, mais terrible pour une ville assaillie : Étéocle devrait le faire bâillonner dès ses premiers mots. C’est le visionnaire de l’observation ; ses yeux grossissent et enflamment tout, le danger se reflète dans son imagination en monstrueuses images ; il a dans l’esprit cette tête de Méduse que Pallas portait sur son égide d’or. — Quel tableau que celui des Sept Chefs trempant leurs mains dans un bouclier noir où bouillonne le sang d’un bœuf égorgé, et jurant de détruire Thèbes, par toutes les Divinités du carnage ! L’oracle les condamne à succomber sous ses murs ; ils le savent, et la mort prédite accroît leur fureur. Après avoir prononcé ce serment farouche, ils ont suspendu au char d’Adraste, qui doit seul rentrer dans Argos, des souvenirs pour leurs fils ou pour leurs parents : boucles de cheveux, agrafes, bracelets. « Ils versaient des larmes, mais nulle pitié n’était sur leurs bouches. » Eschyle est tout entier dans ces pleurs qui roulent sur des visages courroucés. On n’imaginerait pas autrement le masque même de sa Muse. L’homme a laissé les Sept tirant au sort les portes où chacun d’eux conduira sa troupe : — « Choisis donc les meilleurs guerriers, dit-il au jeune roi, et place les promptement aux avenues de la ville. »

C’est alors que le Chœur des femmes entonne sa longue plainte par des litanies de dieux protecteurs appelés à l’aide : Arès d’abord, patron de la guerre : — « Antique enfant de cette terre, regarde cette ville que tu as tant aimée autrefois. » — Puis Zeus « Père » universel ». Et Pallas, sa fille, « reine des combats ». Et Poséidon, « roi équestre qui frappe les poissons de son trident redouté ». Et Cypris jeune aïeule de Thèbes : « Souviens-toi que nous sommes issus de ton sang ! — Et Apollon, tueur des loups : — « Détruis aussi ces loups qui sont nos ennemis ! » Et sa grande sœur, la fille de Latone : — « Ajuste bien ton arc, ô chère Artémis ! » Leur chant reflète, en même temps, toutes les images de la guerre qui les environne, il en répercute tous les bruits par des échos de terreur. Dans les sièges modernes, l’ennemi, tenu à distance par le feu des forts, reste invisible au peuple bloqué. Les bombes pleuvent sur lui comme des météores, les éclairs de l’artillerie partent d’un nuage aussi obscur que ceux des tempêtes ; on tombe sans voir la main qui vous frappe. Mais le siège antique était une étreinte, le flot de l’attaque battait les remparts. La cité, serrée dans le cercle étroit de ses murs, craquait sous l’enveloppe de l’ennemi, comme un athlète saisi à bras le corps par un adversaire étouffant. Elle ressentait tous ses chocs et elle entendait tous ses cris. Dans l’Iliade, un défi poussé par Ajax retentit distinctement au milieu de Troie ; les héros s’interpellent de la muraille à la plaine ; Hélène, du haut de la porte Scée, désigne à Priam, par leur nom et par leur visage, chacun des rois qui défilent, en tête de leurs phalanges, au pied de l’enceinte.

Nulle part, ce contact immédiat de la guerre antique n’apparaît plus frappant que dans les chœurs des Sept Chefs. De la hauteur qu’elles occupent, les femmes de Thèbes plongent sur le gouffre où l’armée d’Argos tourbillonne « comme une mer terrestre ». Tous les bruits du camp leur arrivent et résonnent instantanément dans leurs strophes : le cliquetis des lances, le roulement des chars, le trépignement des chevaux, le sifflement de leurs muselières, les freins mâchés par leurs bouches, « qui crient le massacre ». Tel vers semble éclaboussé de l’écume que lance un coursier furieux, tel autre répète son hennissement. Jamais Eschyle n’a dressé de mots plus superbes, ni forgé d’onomatopées plus sonores. C’est même un contraste étrange que celui de ces grands vers de bataille sortant d’un chœur de jeunes filles. On croit voir cette bouche béante d’une déesse de l’Inde d’où s’échappent des chars et des cavaliers.

Cependant c’est l’épouvante seule qui inspire les vierges de Thèbes, elles ne chantent si haut que parce qu’elles ont peur. Tout en chantant, elles vont et viennent d’un autel à l’autre, avec des gestes d’angoisse ; et les versets de l’oraison se mêlent, dans leur hymne, aux éclats de l’ode : — « Ah ! ah ! quel fracas de roues autour de la ville ! ô puissante Héra ! — Les moyeux crient autour des essieux ! Bonne Artémis ! — Ah ! ah ! l’air se hérisse de lances agitées. » — Ces plaintes perçantes descendent sur la ville, elles la troublent et la découragent, l’armée elle-même en a tressailli.

III. — Colère d’Étéocle contre les femmes de Thèbes. — Reprise de leurs plaintes — La Ville au pillage. §

Étéocle accourt, indigné contre ces pleureuses, et leur impose violemment silence. Il sait que les larmes amollissent les plus fières vaillances ; il craint que la panique exhalée par ces chants de deuil ne gagne la ville comme une contagion. Cette idée l’emporte jusqu’à la fureur, le mépris du guerrier barbare pour la femme éclate dans ses brutales invectives. C’est en femelles ou plutôt en bêtes, — le mot y est, — qu’il traite les Thébaines. On dirait un pâtre courant vers des brebis affolées, l’injure à la bouche, et les chassant, à coups de pierres vers la bergerie désertée.

Je vous le demande, insupportable bétail, race détestée des sages ! Se prosterner en hurlant devant les images des Dieux, est-ce là le moyen de sauver Thèbes et d’aguerrir le peuple assiégé ? Que jamais dans la prospérité ou dans le malheur aucune femme n’habite sous mon toit ! Si la fortune les favorise, leur impudence est intolérable ; si la frayeur les saisit, le mal n’en est que plus grand pour la ville et pour la maison. Ce vacarme, ces courses folles à l’heure où nous sommes, c’en est assez pour souffler la lâcheté sur les citoyens. Vous servez, vous encouragez l’ennemi, et ainsi nous nous déchirons nous-mêmes par vos mains. Le premier qui n’obéira pas à mes ordres, homme ou femme, l’arrêt de mort sera porté contre lui, et il sera lapidé par le peuple sur la place publique. L’homme doit interdire à la femme de se mêler des affaires du dehors. Sa place est au gynécée, qu’elle y reste. M’as-tu entendu, ou ai-je parlé à une sourde ?

Le Chœur plie la tête, promet de se taire ; il a des mots touchants pour répondre aux durs reproches de son roi : — « Ô Zeus, quelles femmes nous as-tu données ! » s’écrie Étéocle. Elles répondent doucement : « Aussi misérables que les hommes, si la ville est prise. » — Pour s’excuser, elles allèguent encore que la piété est un secours aux heures du péril, tout salut humain descendant des Dieux. — Et elles prient toujours, quoique à voix plus basse, les mains étendues, les lèvres collées aux images saintes. Étéocle n’est point un impie, mais il a la religion du soldat, brusque et courte ; il ne croit pas aux cantiques arrêtant les flèches, ni aux libations émoussant les lances. Si un capitaine du moyen âge italien, commandant aussi une ville assiégée, dévot à ses heures, mais homme de guerre avant tout, avait rencontré par les rues une procession de nonnes, les pieds nus et la corde au cou, chantant le Miserere à tue-tête, il l’aurait renvoyée durement psalmodier dans son cloître : Étéocle agit de même avec les dévotes agitées de Thèbes. — Assez de cérémonies lamentables et de prosternements à cheveux épars ! — « Je ne vous blâme point d’honorer les dieux, mais n’empêchez pas les citoyens de courir aux armes par vos cris de mauvais augure. » — Et il leur dicte une vaillante prière, pareille à celles que les grands preux de l’Iliade lancent à pleine poitrine vers le ciel, dans l’anxiété du combat. — « Aux Dieux de la ville, aux Dieux du pays, aux Dieux des champs et de l’Agora, je jure, si la victoire est à nous, si Thèbes est sauvée, d’égorger des brebis sur leurs autels, de leur sacrifier des taureaux, et de consacrer en trophée, dans leurs demeures divines, les armures et les dépouilles prises à l’ennemi ! » — Toute la dévotion homérique est là dans sa rudesse ingénue : don pour don, réciprocité entre le ciel et la terre. Si le dieu assiste l’homme, l’homme le rassasiera d’hécatombes, et il lui fera, après la victoire, sa part du butin. — « Voilà comme il faut prier, sans vociférations sauvages et sans larmes vaines. À quoi bon d’ailleurs ? la destinée est inévitable. Cependant, moi septième, avec six guerriers intrépides, j’irai défendre les sept portes de nos murailles. »

Mais, Etéocle parti, les lamentations recommencent. C’est maintenant l’horrible spectacle de la cité prise que le chœur évoque : les rues en flammes, le pillage fouillant et renversant les foyers, les femmes traînées par les cheveux « comme des juments par leurs crins », les « vagissements sanglants » des enfants écrasés contre les pavés, l’incendie achevant ce qu’épargnera la tuerie. — Terrible image, répétée, trait pour trait, par l’histoire, à travers les siècles. Un sac de ville a été de tout temps le triomphe de la cruauté et l’orgie du mal. Les instincts bruts, les ruts sauvages démuselés s’y déchaînent ; la ménagerie qu’il y a au fond de toute foule humaine,

est lâchée. Si l’on pouvait étaler en rang, depuis l’antiquité jusqu’à l’âge moderne, tous les cadavres de villes violées et éventrées par l’assaut, on y retrouverait les mêmes plaies atroces, les mêmes empreintes de férocité. Corinthe brûlée vive dans l’incendie qui fondit en un métal unique, le peuple de statues d’or et d’argent, de cuivre et de bronze, qui la remplissaient ; Jérusalem écrasée par les légions de Titus ; Anvers saccagée par les miquelets du duc d’Albe, diffèrent peu d’Ilion détruite par les guerriers de Néoptolème et d’Agamemnon.

Eschyle, comme on l’a vu, a d’étranges sourires qui dérident subitement ses terreurs. Au milieu de cette peinture effroyable surgit un groupe familier et presque comique. — « Pêle-mêle, des fruits de toute sorte jonchent le sol ; affligeant spectacle ! et l’œil des ménagères se remplit de larmes cuisantes. Confondus au hasard, les dons de la terre sont emportés par les eaux fangeuses. » — Rencontre étrangement imprévue que celle de ces commères aristophanesques attroupées au coin d’une tragédie d’Eschyle, et pleurant, entre un nouveau-né qui râle et une captive qu’on emmène, leurs figues et leurs olives roulées au ruisseau.

IV. — Les Sept Chefs décrits par l’Espion. — Fureur fratricide d’Étéocle. — Combat mortel entre les deux frères. §

L’Espion revient de sa nouvelle excursion au camp des Argiens, et il en rapporte sept figures aussi formidables que les Cavaliers de l’Apocalypse, celles des Sept Chefs qu’il a vus de près. Rien de plus grand et de plus farouche que les portraits de ces guerriers fastueux et furieux, dressés contre les portes de Thèbes dont leur front semble heurter le faite. Dante a un mot superbe, battu sur l’enclume où il a forgé la langue italienne, pour figurer la stature des Géants qui surplombent le puits de l’abîme : « De même, dit-il, que Montereggione couronne de tours son enceinte ronde, ainsi sur la corniche qui borde le puits, s’élevaient comme des tours » (il faudrait un barbarisme introuvable pour traduire cette image qui ne fait dans le texte que le temps d’un verbe) « et jusqu’à mi-corps, les horribles géants que menace encore Jupiter du haut du ciel, quand il tonne. »

Perroche come in su la cerchia tonda,
Montereggion di torri s’incorona ;
Cosi la proda che l’ pozzo circonda,
Torregiavan di mezza la persona
Gli orribili giganti, cui minaccia
Giove dal cielo ancora, quando tuona.

Les Chefs décrits par Eschyle surgissent presque aussi haut sur l’enceinte de Thèbes, tours vivantes opposées à des tours de pierre. Le poète se complaît à peindre en eux l’ostentation de la force, la pompe et la jactance de la guerre. Il taille en pleine hyperbole leurs corps gigantesques en qui bouillonnent le sang et les humeurs d’êtres surhumains. Il les construit, pour ainsi dire, avec ces métaphores prodigieuses que lui reproche Euripide dans les Grenouilles d’Aristophane : « Grands mots empanachés, hauts comme des montagnes, vers ajustés comme les charpentes d’un navire, âmes doublées de sept cuirs de bœuf » La Barbarie antéhistorique revit dans ces types d’une humanité disparue, moitié monstres et moitié héros, dont la fureur est l’état normal. L’imagination les terminerait volontiers par les croupes de bêtes fantastiques que la Fable prêtait aux premiers Titans.

Je brûlerai la ville ! » Ares lui-même ne me renverserait pas de ces murs

La panoplie tient autant de place que l’homme dans ces portraits belliqueux. L’idée qu’ils suggèrent est celle d’une Grèce féodale, telle que la fit la conquête franque, lorsqu’elle couvrit de donjons à mâchicoulis les murs des Propylées et les temples de l’Acropole. La statuaire grecque, par ses simplifications idéales, fait imaginer la guerre héroïque presque nue : pour tout costume et toute arme, elle lui donne un casque et une lance. On la voit ici, comme dans l’Iliade, telle qu’elle était en réalité, bardée de pied en cap, équipée et harnachée de toutes pièces, blasonnée d’armes parlantes, aussi héraldique et multicolore que l’ost d’une croisade du douzième siècle. L’anachronisme apparent des romanciers et des imagiers gothiques accoutrant la Destruction de Troye la Grant ou les Proësses et vaillances du Preux Héraclès, des titres et des armures de la Chevalerie, redevient presque une peinture exacte. C’est sous le jour d’un vitrail illuminé par les rayons du divin Phœbus, que les chefs d’Argos apparaissent cavalcadant dans la plaine. Le bas-relief, image et analogie ordinaire des spectacles de la poésie hellénique, fait place cette fois à ces tapisseries de haute lice où s’entre-heurtent, sur leurs palefrois caparaçonnés, des paladins masqués de leurs cribles, où s’alignent, épaule contre épaule, des chevaliers aux profils barrés par les longues lances qu’ils tiennent en arrêt. On se souvient des cités antiques transformées en seigneuries féodales par les grands vassaux de Philippe-Auguste, et l’on croit voir le duc Tydée et le baron Capanée, le marquis Hippomédon et le page Parthénopéos, chevaucher en habits de fer, sous leurs pennons brodés de cris d’armes, autour d’une forteresse byzantine.

À chaque chef nommé par l’Espion, Étéocle oppose le guerrier qu’il juge capable de lui résister ; à chaque signalement démesuré qu’il en trace, il fait une fière réponse de soldat habitué à mépriser les bravades. Lorsqu’on a remué devant lui l’armure bruyante de Tydée, il l’a traitée d’épouvantail à sonnettes : le capitaine méprise les ferrailles de ce capitan. — « Je ne redoute point les ornements de guerre ; des emblèmes ne font pas de blessures, les aigrettes et les grelots ne mordent point sans la lance. » Pour les autres, leur impiété le rassure, il prédit la foudre qui renversera Capanée, et le Typhon ignivome qu’Hippomédon a fait graver sur son bouclier, ne peut être, selon lui, qu’un patron funeste à son protégé.

Il y a sans doute une tradition effacée ou un sens perdu dans cette impiété militante attribuée par Eschyle aux assaillants de Thèbes. Amphiaraos excepté, tous blasphèment et défient les Dieux ; jusqu’à ce lionceau de montagne auquel le poil pousse à peine, jusqu’à ce fauve éphèbe d’Arcadie qui ne reconnaît d’autre divinité que sa lance, et s’écrie « qu’il saccagera la ville des Cadméens, malgré Zeus ». Aussi Étéocle oppose-t-il à ces mécréants des guerriers pieux et modestes : Mélanipos « qui hait les paroles impudentes », Polyphontès aimé d’Artémis, Actor « qui méprise la jactance, mais qui sait agir ». Contre l’homme au Typhon, il envoie « l’irréprochable Hyperbios » qui porte religieusement sur son bouclier « Zeus debout, tenant en main le trait flamboyant ». Quand vient le tour d’Amphiaraos, il honore et il plaint ce juste enrôlé malgré lui dans une guerre inique. Tous les discours d’Étéocle sont d’un politique ferme et sage qui raisonne le danger sans le braver ni le craindre, pourvoit à tout, fait face à toute chance et se remet du reste à l’arrêt des Dieux. Némésis aux écoutes, n’y trouverait pas une parole qui pût l’irriter contre lui.

Je suis la justice, je ramenerai cet homme, je lui rendrai sa ville, et il commandera dans la demeure de son père ».

Au nom de Polynice, Étéocle, jusque-là si calme, a tressailli comme le démoniaque qui sent l’Esprit du mal rentrer dans son être. L’Imprécation d’Œdipe le ressaisit brusquement ; la haine atroce qu’elle lui a versée agit comme une rage couvée qui éclate, il est pris de l’accès suprême qui va le précipiter dans le fratricide. — « Ô race d’Œdipe, haïe et aveuglée par les Dieux ! Voici que les malédictions de mon père s’accomplissent ! » — II a la conscience de la Fatalité qui l’emporte, il sait qu’il n’est qu’un patient manié et secoué par ses mains terribles. Mais sa passion s’allie à cette puissance malfaisante, elle entre dans sa fureur et elle la seconde ; le condamné s’accorde avec le bourreau pour accélérer sa marche au supplice.

Certes l’auguste Justice serait mal nommée si elle venait en aide à cet homme ; mais elle ne l’a jamais jugé digne de son regard. C’est contre lui que je combattrai ; ennemi contre ennemi, roi contre roi, frère contre frère. Vite, qu’on m’apporte mes cnémides, mon bouclier et ma lance.

Le Choeur essaye de le retenir, il étend ses doux bras de femme entre le duel dénaturé qui s’apprête :

Ô le plus cher des hommes, n’imite pas la rage de cet insensé. C’est assez que les Thébains luttent contre les Argiens ; ce sang-là, il peut s’expier. Mais le meurtre mutuel de deux frères, le temps passerait sur cette souillure sans jamais pouvoir l’effacer.

Étéocle n’entend rien, ne veut rien entendre. Le sombre dégoût de sa race lui ôte d’ailleurs tout désir de vivre : il l’envoie, avec lui-même, aux Enfers dans un souhait forcené ; — « Les Dieux nous pressent d’en finir. Eh bien donc, vogue au gré des vents, lancée vers les flots du Cocyte, toute la race de Laios haïe d’Apollon » — La supplication des femmes persévère avec une tendre pitié. — « C’est un affreux désir qui te porte à ce meurtre fécond en fruits amers, à répandre sur la terre un sang défendu. » Mais Étéocle voit ce que le Chœur ne voit pas, l’Erynnis qui le tient et qui lui fait signe, la Malédiction qui le somme d’exécuter ce qu’elle a juré. — « Non, c’est l’Imprécation de mon père qui veut être accomplie ! Elle est là qui me presse les yeux secs de larmes ; elle me dit : la victoire d’abord et le reste après. » Les femmes insistent encore, attestant les Dieux qu’un sacrifice suppliant fléchira peut-être ; mais le fils maudit se sent condamné, et il accepte désespérément sa réprobation. — « Les Dieux depuis longtemps nous ont rejetés, ils ne demandent que notre mort. Pourquoi donc ferais-je le chien couchant devant le Destin ? » — Comme s’il n’était plus qu’un glaive insensible et sourd, il répond aux dernières instances du Chœur : — « Je suis aiguisé, tes prières ne m’émousseront pas. » Et il court d’un pas de vertige à la porte fatale où la mort l’attend.

Le Destin a vite fait son œuvre : un Messager accourt bientôt des remparts, rapportant une double nouvelle de deuil et de joie. Thèbes est sauvée, la victoire triomphe sur six portes ; mais à la septième, les deux fils d’Œdipe se sont entre-tués. « Ils ont fait avec le fer le partage des biens paternels, ils en posséderont la place de leur sépulture. »

V. — Capanée. — Amphiaraos. — Tydée. §

La tragédie reste strictement renfermée dans l’enceinte de Thèbes, elle ne fait aucune sortie au dehors. De la bataille livrée sous ses murs, le Messager ne rapporte, avec son cri de victoire, que la mort des deux frères entr’égorgés l’un sur l’antre. Des catastrophes extraordinaires, faites pour être proclamées par la voix d’Eschyle, avaient pourtant signalé cette lutte épique.

C’était d’abord Capanée, le gigantesque insulteur des Dieux, foudroyé par Zeus au moment où il enjambait les créneaux du mur. A défaut d’Eschyle, nous avons sur cette mort grandiose un morceau des Phéniciennes d’Euripide, digne d’être enchâssé dans les Sept Chefs devant Thèbes.

Chargé d’une longue échelle, il s’avançait et criait, avec d’énormes jactances, que même le tonnerre divin ne l’empêcherait pas de faire crouler la ville en ruines. Tout en criant, il grimpait sous une grêle de pierres, et, le corps ramassé sous son bouclier, il montait les degrés glissants de l’échelle. Déjà il franchissait le rempart, quand Zeus le frappa de sa foudre, et la terre retentit au loin. Mais du haut de t’échelle bondissaient ses membres épars, comme s’ils avaient été lancés par une fronde. Sa chevelure s’envole vers le ciel, son sang pleut sur la terre, ses jambes et ses bras tournent comme les rayons de la roue d’Ixion, et le tronc calciné retombe sur le sol. »

Chose étrange, Capanée n’avait pas laissé un mauvais renom dans l’antiquité. Une statue lui avait été érigée à Delphes. Euripide le loue dons ses Suppliantes qui font suite aux Phéniciennes ; et quand Thésée, le héros du drame, rendant les hommages funèbres aux corps des sept Chefs qu’il a reconquis sur l’armée de

Thèbes, lui fait dresser un bûcher à part, ce n’est point pour flétrir, mais pour honorer son cadavre consacré par le feu du ciel. Une autre scène de la même pièce, éclatante de splendeur tragique, nous montre sa femme Évadné qui se précipite dans ce bûcher, comme une veuve indienne, en chantant un hymne enthousiaste à l’époux rejoint par-delà la mort. Une ancienne tradition racontait même qu’Esculape, coutumier de ces miracles hétérodoxes qui le firent aussi foudroyer par Zeus, avait ressuscité Capanée, à l’aide de l’herbe magique qu’un serpent lui avait fait découvrir. Par une sorte de sourde rancune contre les injustices apparentes de la création, l’homme éprouve une sympathie secrète pour les grands contempteurs des Puissances d’en haut. Il se soulage par leurs blasphèmes qu’il n’oserait répéter, des révoltes mal étouffées qui grondent dans son âme. Il les a créés par l’invention de ses poètes, et il envoie ces lions émissaires, chargés, non point des péchés du peuple, comme le Bouc d’Israël, mais des griefs de l’humanité souffrante, rugir contre le ciel à sa place. Prométhée, Ajax, Don Juan, Manfred et tant d’autres figurent, tour à tour, ces rébellions de l’âme : Satan par-dessus tous, Satan que les Sabbats du seizième siècle appelaient « Celui à qui on a fait du tort » et dont Milton, le plus religieux des poètes, a fait un héros sublime, invincible dans sa défaite, que « le tonnerre a grandi », puisqu’en brisant sa tête il n’a pas ébranlé son cœur.

Plus tard, Dante rencontre Capanée dans le septième cercle de son Enfer, celui qui renferme les « Violents », là où « pleuvent lentement sur le sable de larges flocons de feu, pareils à ceux de la neige dans les Alpes, quand il ne fait pas de vent. »

Sovra tutto ’I sabbion, d’un cader lento,
Piovean di fuoco dilatate falde,
Come di neve in Alpe senza vento.

Il voit un homme couché tête haute, sous cette neige ardente qui brûle ses épaules : « Maître », dit-il à Virgile, « quel est ce géant qui n’a pas l’air de se soucier de l’incendie, et gît si dédaigneux et si contracté, qu’il ne semble pas que la pluie le dompte. »

Chi è quel grande che non par che curi
L’incendio, e giace dispettoso e torto,
Si che la pioggia non par che ’l marturi.

Ce spectre indomptable, c’est Capanée qui se croit toujours le damnéde Zeus, et ne distingue pas l’Enfer chrétien du Tartare :

Et l’Ombre, s’apercevant que je parlais d’elle à mon maître, cria : « Tel je fus vivant, tel je suis mort. — Quand Jupiter fatiguerait son forgeron duquel, dans sa colère, il prit la foudre aiguë dont je fus frappé, à mon dernier jour, — et quand il fatiguerait l’un après l’autre tous ses noirs ouvriers de l’Etna en criant : Aide-moi, aide-moi, bon Vulcain ! — Ainsi qu’il fit au combat de Phlégra, et qu’il me perçât de toutes ses flèches, jamais il n’aurait de moi pleine vengeance. » — Alors mon guide parla d’une telle force que je ne l’avais pas encore si fortement entendu. « Ô Capanée, si ton orgueil ne fléchit pas, — Tu n’en es que plus puni. Aucune douleur, aucun martyre ne serait une douleur comparable à celle que ta rage te fait souffrir. » — Puis il se retourna vers moi en disant, avec de plus douces lèvres : « Il fut un des sept rois qui assiégèrent Thèbes. Il avait et semble encore avoir — Dieu en dédain, et il ne semble guère qu’il le prie1 »

Virgile, poète pieux entre tous, ne peut que réprouver l’impie Capanée, et Dante accepte sa réprobation. Mais à la façon dont il le contourne, sous la pluie de feu, comme un colosse de Michel-Ange, — dispettoso e torto, — on sent qu’il l’admire à l’égal de Farinata degli Uberti « ce magnanime », — quel magnanimo — qu’il rencontrait au cercle d’avant, dressé hors de sa fosse ardente « comme s’il avait l’Enfer en grand mépris ».

Come avesse lo inferno in gran dispetto.

Une autre illustre légende du siège de Thèbes est la disparition merveilleuse d’Amphiaraos. Le devin entraîné dans la déroute fie l’armée argienne fuyait poursuivi par Péryclymène. Au moment où la lance du guerrier thébain allait le percer, le sol s’ouvrit subitement, et l’engloutit debout sur son char attelé de quatre chevaux blancs. Il descendit ainsi vivant aux Enfers, parmi les Mânes effrayés, couvert du sang et de la sueur du combat. C’est le miracle d’ÉIie à la renverse : le quadrige du devin païen qui sombre dans les entrailles de la terre fait pendant au char de feu du prophète biblique s’envolant au ciel. Une sculpture étrusque donne à cette descente un air d’apothéose souterraine. On y voit une belle Euménide, sortie à mi-corps de l’abîme, un flambeau de fête à la main, saisir l’attelage par les rênes, comme pour introduire le héros divinisé dans le noir royaume. Un temple marqua la place de l’engloutissement, une horreur sacrée en traça l’enceinte : tout alentour, les troupeaux refusaient de brouter l’herbe empreinte de l’amertume infernale. Amphiaraos, adoré comme un dieu à Thèbes et à Argos, prophétisait toujours du fond de l’Érèbe. Ceux qui venaient le consulter lui sacrifiaient un bélier, et se couchaient sur la peau de la victime étendue au pied du sanctuaire. L’Oracle leur parlait pendant leur sommeil, sous la forme d’un songe propice ou funeste.

Cette guerre, issue du fratricide, en porta les marques ; la haine y sévit de toutes parts, avec une rage délirante. Une tradition rapporte que Tydée, mortellement blessé par le Thébain Mélanippos, gisait au seuil de la porte Proétide, lorsqu’on lui apporta la tête de son meurtrier tué à son tour par Amphiaraos. Tydée, se soulevant d’un furieux effort, prit à deux mains cette tête toute saignante, et se mit à lui ronger la cervelle. Pallas, sa protectrice, descendait à ce moment de l’Olympe, pour faire boire au mourant un breuvage d’immortalité. Mais la vue de son affreuse pâture la fit reculer, un dégoût indigné souleva son cœur. Elle jeta à terra le philtre divin, et remonta vers le ciel, laissant cette bête féroce crever sur sa proie. Dante s’est souvenu de Tydée, devant le comte Ugolin rongeant la tête de l’archevêque Ruggieri. — « Tydée, dit-il, ne broya pas par vengeance les tempes de Ménalippe, autrement que celui-ci ce crâne et ce qui était dedans. »

Non altrimenti Tideu si rose
Le tempie a Menalippo per disdegno,
Che quei faceva ’l teschio e l’altre cose.

VI. — Service funèbre d’Étéocle et de Polynice. — Myriologue d’Antigone et d’Ismène. — Antigone ensevelira Polynice malgré la défense. — Prélude de l’Antigone de Sophocle. §

Cependant les cadavres sanglants des deux frères sont amenés sur la scène. Alors commence le plus grand Office des morts que l’antiquité nous ait conservé. C’est l’Olophryme ou la Nénie funèbre, perpétuée dans la Grèce moderne, par les Myriologues qui en sont l’écho direct et vibrant ; à Rome, par les Praeficae des obsèques ; en Espagne, par les Endechaderas de los muertos ; par les Voceratrices en Corse et en Sicile. La femme grecque fut le coryphée de cette longue file de pleureuses : on la voit, dès les plus hauts âges, chargée de gémir pour tous sur les morts, de leur parler et de les prier, de leur montrer la pince vide qu’ils laissent au foyer de ceux qui survivent. La poésie de la plainte naissait d’elle-même sur les lèvres de ces prêtresses du deuil ; une Muse douloureuse entrait dans leur âme et leur inspirait des chants pathétiques ; le lit funéraire était leur trépied. Aujourd’hui encore, telle paysanne ignorante des montagnes du Pinde ou de la Phocide improvise sur son frère ou sur son mari mort des adieux sublimes que lui souffle une voix intérieure, et qu’elle aura oubliés demain. Homère nous donne le plus antique exemple de cette intervention des femmes dans les funérailles. Au dernier chant de l’Iliade, quand le cadavre d’Hector, ramené dans le palais de Priam, est déposé sur un lit sculpté, les chanteurs funèbres, dont l’élégie est la profession, préludent par des complaintes à peine mentionnées. Mais le service intime du héros est célébré par les femmes de la famille qui viennent, dans l’ordre de leur parenté et de leur douleur, lui chanter les derniers adieux. — Andromaque « aux bras blancs » parle la première, en tenant dans ses mains la tête de l’époux : — « Ô homme ! tu es mort jeune, et tu m’as laissée veuve dans mes demeures, et je ne crois pas qu’il parvienne à la puberté, ce fils que nous avons engendré tous deux, malheureux que nous sommes ! Avant cela, cette ville sera renversée de son faîte, puisque son défenseur a péri, toi qui la protégeais, et ses femmes fidèles et ses petits enfants. » Et elle termine par ce regret d’une spiritualité pénétrante. — « Hector, tu me laisses en proie à d’affreuses douleurs, car en mourant tu ne m’as point tendu les bras de ton lit, et tu ne m’auras point dit quelque sage parole dont je puisse me souvenir, les jours et les nuits, en versant des larmes. » — La vieille Hécube vient ensuite ; plus haineuse et plus sombre dans son désespoir. Un sourire farouche tremble sous ses pleurs, lorsqu’elle dit au mort : — « Achille aux pieds rapides a vendu tous ceux de mes fils qu’il a pu saisir, par-delà la mer stérile, et il t’a arraché l’âme avec l’airain aigu, et il t’a traîné autour du tombeau de son compagnon Patrocle qu’il ne fera point revivre. » — Hélène survient la dernière, adorablement touchante dans sa reconnaissance désolée : — « Hector, tu étais le plus cher de tous mes frères. Voilà déjà vingt ans que je suis veuve, abandonnant ma patrie et jamais tu ne m’as dit une parole injurieuse ou dure. Et si l’un de mes frères, ou l’une de mes sœurs, ou ma belle-mère — car Priam me fut toujours un père plein de douceur — me blâmait dans nos demeures, tu les réprimandais et lu les apaisais par tes paroles bienveillantes. C’est pour cela que je pleure sur toi, moi misérable, qui n’aurai plus jamais un protecteur ni un ami dans la grande Ilion ; « car je suis odieuse à tout son peuple. »

On a ici le service funèbre solennel, avec ses cérémonies et ses préséances, célébré sur le plain-chant harmonieux du grand style épique. Mais dans les Sept Chefs, c’est la Nénie toute vive et toute haletante, à l’état d’explosion et d’effervescence, dardée du cœur comme un jet de sang d’une blessure, improvisée en face de deux corps fraîchement égorgés. Le Chœur hésite un instant : doit-il se réjouir de la victoire qui délivre Thèbes, ou pleurer la mort de ses rois ? La pitié l’emporte, il se retourne vers les morts et n’aura de chants que pour eux. C’est un orage qui va éclater, soufflé par les Esprits funéraires : les femmes le sentent gronder dans leur âme ; elles l’annoncent par des gestes qui battent leurs fronts en cadence, pareils à ceux des matelots fendant les vagues d’une mer émue : — « Amies ! amies ! le vent des lamentations se lève ! Que les deux mains frappent la tête, faites le bruit des rames qui poussent sur l’Achéron la Théoride aux voiles noires, vers la terre sans soleil où débarquent tous les mortels. » — Les filles d’Œdipe sont entrées pendant ce prélude, elles se tiennent debout, rangées devant les deux corps, comme des statues sépulcrales. — « Voici Antigone et Ismène ; elles vont remplir le sombre devoir. Mais il convient que nous chantions avant elles l’hymne discordant d’Erynnis, et que l’odieux pœan soit entendu par Hadès. » — Un tendre mouvement de pitié les incline vers les tristes sœurs. — « Hélas ! hélas ! ô malheureuses entre toutes celles qui nouent une ceinture autour de leurs robes ! » — Le Chœur s’est séparé en deux demi-cercles ; l’hymne alterne d’un groupe à l’autre ; ce que dit une strophe, l’autre le répète sur une variation accroissante. Le répons prolonge le verset, le tocsin bat sur ses parois avec une sonorité que chaque coup redouble, le sanglot qui monte est couvert par un sanglot plus bruyant encore. Puissance de l’imprécation consommée, exécration du fratricide et déploration des frères entre-tués, chute d’une maison royale abattue dans son propre sang, l’inceste qui a engendré tous ces maux, rappelé par un cri jeté vers la mère « malheureuse par-dessus toutes celles qui ont conçu sur la terre » : tel est le thème pris et repris par ces voix pleurantes.

Un persiflage mélancolique vient et revient à travers leurs plaintes, celui du litige tranché par le glaive, de la réconciliation dans la mort. L’ironie serpente entre les deux cadavres gisant côte à côte ; elle les rapproche et elle les enlace dans un sinistre embrassement, — « Hélas ! hélas ! vous qui avez renversé la demeure paternelle, le fer vous a conciliés… C’est un cruel pacificateur, cet étranger d’outre-mer, le Fer sorti de la fournaise ; c’est un amer partageur de biens ! » — Le Chœur tourne et retourne cette idée poignante dans les plaies ouvertes des deux frères ; il raille sur leurs corps nus et inertes l’inanité des disputes humaines aboutissant au néant commun : — « Le domaine a été partagé entre ces furieux, et chacun en a eu sa part égale. Mais l’arbitre du procès n’a pas contenté leurs amis. — Tous deux sont couchés, percés par le fer ; maintenant chacun a sa part. Laquelle ? diras-tu : Une place au tombeau de leurs pères. » La Bible a de cruels jeux de mots ; Hamlet, au cimetière d’Elseneur, lorsqu’il frappe du doigt sur les crânes vides de leurs convoitises et de leurs passions, a des sarcasmes qui font frissonner : — aucun plus terrible que ce dernier trait : « Leur haine a cessé, leurs vies se sont mêlées sur la terre. Certes les voilà aujourd’hui vraiment du même sang. »

Antigone et Ismène sont restées jusque-là muettes sous leurs voiles, recueillant les larmes qui pleuvent autour d’elles, comme pour les ajouter au flot qui monte silencieusement dans leur sein. Leur désespoir éclate à la fin : un duo se détache du chœur qui se tait, duo terriblement perçant et lugubre, à faire tressaillir les morts sur lesquels il est entonné. Ici l’art disparaît, le son étouffe la parole, la poésie fait place à une musique déchirante qui tire de chaque mot la note du cri, l’éclat du sanglot. Les deux voix battent tour à tour sur la même idée une même strette de douleur que chaque reprise accélère, et qui monte par des consonnances, toujours plus aiguës, toujours plus stridentes, aux extrêmes limites de l’effet vocal.

« Frappe, tu as frappé ! » — « Tu as tué et tu as été tué ! » — « Tu as tué par la lance ! » — « Tu as été tué par la lance ! » — « Malheureux ! » — « Malheureux ! » — « Allez, mes larmes ! » — « Allez, mes gémissements ! » — « Tu as été tué par un frère ! » — « Tu as tué un frère ! » — « Choses lamentables à dire ! » — « Choses lamentables à voir !… »

Παισθεις έπαίσας. — Σύ δ’ εθανες ϰαταϰτανών.
Δορι δ’ εϰανες. — Δορι δ’ εθανες.
Μελεοπονός — Μελεοπαθής.
Ἰτω γόος. — ’Ιτω οάϰρυα.
Πρός φίλου εφθισο. — Και εϰτανες φίλον.
Ὀλοά λέγειν. — ’Ολοά δ’ οραν.

On n’a pas besoin de comprendre, le cœur, saisi par l’oreille, reconnaît dans de tels accords les sons que rendent des âmes qui se brisent. Le sanglot est de toutes les langues : Rachel à Rama, Antigone et Ismène à Thèbes, sont entendues de tous lorsqu’elles pleurent, l’une sur ses fils, les autres sur leurs frères, « parce qu’ils ne sont plus ».

Cependant un Héraut vient proclamer l’arrêt du sénat de Thèbes. Étéocle sera enseveli dans la terre natale, car il a défendu la ville, et « il est tombé là où il est beau aux jeunes hommes de tomber ». Quant à Polynice qui a envahi et dévasté sa patrie, son corps sera jeté hors des murs, et « les oiseaux carnassiers seront son tombeau ». Antigone refuse d’obéir à l’odieux édit. En quelques mots, sa grande âme se lève de toute sa hauteur.

« Et moi je dis aux chefs des Cadméens : Si aucun ne veut l’ensevelir avec moi, moi seule je le ferai, et j’en courrai le péril. Il ne m’est point honteux d’ensevelir mon frère en désobéissant à la ville. Les entrailles dont nous sommes nés tous deux ont une grande puissance, enfants d’une mère malheureuse, d’un père malheureux. Ainsi donc mon âme reste fidèle à ce malheur : vivante, je serai la sœur de ce mort. Les loups au ventre creux ne dévoreront point sa chair. Que nul ne le pense. Car moi-même, bien que femme, je creuserai sa tombe, et je le couvrirai de la terre apportée dans le pli de ma robe de lin. Qu’on ne me blâme point en ceci ; j’aurai le courage d’agir et d’achever mon action. »

Un nouveau drame semble commencer avec ces paroles ; Eschyle l’a brusquement arrêté à son premier pas, et il ne paraît point qu’il l’ait remis en action dans une autre pièce. Après avoir indiqué Antigone d’un trait hâtif et superbe, il l’a léguée au poète qui devait en faire son plus pur chef-d’œuvre. On dirait Michel-Ange esquissant une Vierge-Martyre que Raphaël aurait sublimement terminée. Renoncement heureux après tout : il y aurait eu choc d’admirations, partage et controverse peut-être autour d’une figure-adorable, qui demeure unique et d’autant plus belle sur son piédestal isolé. Et c’est une pensée qui plaît à l’esprit, que celle du vieil Eschyle frayant sa voie sacrée à l’Antigone de Sophocle.

Chapitre XIII,
les Atrides. §

I. — La Fatalité dans l’Orestie. §

Un admirable hasard nous a conservé l’Orestie, la seule trilogie complète qui soit restée du théâtre grec. C’est après l’Iliade et l’Odyssée le plus grand legs poétique de l’antiquité. L’Orestie fut le couronnement de l’œuvre d’Eschyle, son enfantement

extrême et suprême ; il avait soixante-six ans lorsqu’il la créa. Excité par les victorieux débuts de Sophocle, le vieil athlète ramassa son génie dans une dernière lutte, il le raidit et l’assouplit à la fois. Après tant de siècles de découvertes et d’inventions théâtrales, l’Orestie demeure un drame sans égal. Aucune complication ne vaut sa simplicité formidable ; l’étreinte du colosse défie toutes les armes aiguisées et raffinées par la science de la scène. Dans un culte des arts, l’Orestie mériterait l’autel que Rome avait dressé à la Peur.

Qu’est-ce que l’Orestie dans Agamemnon et les Choëphores ? la tragédie de l’hérédité, le poème du talion. Le Destin y règne encore avec un despotisme asiatique. Le joug que l’Allah musulman fera peser plus tard sur son monde paraîtrait léger à côté du sien. Non content d’écraser la faiblesse humaine sous les fatalités du sort et de la nature, il l’asservit aux transmissions du passé. L’homme opprimé par lui subit un péché originel cent fois plus redoutable que celui de la Genèse hébraïque : le mal qu’a fait l’ancêtre revit dans son rejeton, comme le grain d’une plante vénéneuse recompose et reproduit son poison. Le Destin crée des générations de crimes, des lignées de monstres, des postérités d’homicides. Le fils de l’homme qui a tué tuera à son tour, le petit-fils recommencera le père et l’aïeul. Le glaive retrempé et rafraîchi dans le sang passera ainsi de main en main, dans une dynastie ou dans une famille, héréditaire comme un sceptre, fatal et inamissible comme l’outil que l’artisan d’une caste égyptienne léguait indéfiniment à ses descendants.

Mais à la fin de l’Orestie, Eschyle prend une sublime revanche des sanglantes victoires qu’il a cédées au Destin, dans les deux premières parties de son drame. Contre la fatalité il dresse l’équité, à la terreur il oppose la miséricorde. Des dieux nouveaux interviennent, qui désarment les dieux anciens et les dépossèdent de leur règne inique. Un ordre nouveau commence et la Justice est fondée.

II. — Légende des Atrides. — Tantale. — Sacrifices humains des âges primitifs. — La Grèce les déteste et les abolit. — Leurs rares récidives. — La cavale du champ de bataille de Leuctres, §

C’est l’histoire finale de la famille des Pélopides et des Atrides que l’Orestie met en scène. La fable grecque n’a pas de race plus sinistre ; celle des Labdacides ne l’égale pas en horreur. Œdipe est innocent auprès de Tantale ; ÉtéocIe et Polynice paraissent les héros du fratricide auprès d’Atrée et de Thyeste qui en sont les monstres. Cette vaste et obscure légende concentre évidemment dans un groupe d’hommes des forfaits épars, des catastrophes collectives, tout un passé immémorial de destruction et de barbarie. — Serpens non fit Draco, nisi comederit serpentes, disent les Bestiaires du moyen âge : « Le serpent ne devient Dragon que lorsqu’il a mangé des serpents. » De même la Chimère de crimes que représente la race de Pélops s’est formée sans doute par des absorptions de monstruosités oubliées. On peut objecter pourtant que telle dynastie byzantine ou mérovingienne, musulmane ou anglo-saxonne, la reproduisent historiquement dans les temps modernes. Constantinople et Lutèce, Londres et Moscou ont eu leurs Atrides. Mais les traditions primitives de la haute Grèce, comme celles des autres pays, naissent et croissent en plein mythe. Or la nature du mythe est d’absorber des peuples dans des hommes, des cataclysmes dans une catastrophe ; d’immenses carnages dans un meurtre unique. Le mythe souffle sur un ossuaire fait de lambeaux informes, de restes sans nom : l’ossuaire se réveille, tressaille, se redresse, rajuste ses mille membres qui ne font plus qu’un seul corps ; et c’est Atrée ou Thésée, Rustem ou Rama, Siegfried ou Pélage.

La première malédiction portée sur la race remonte à Tantale, son ancêtre et son patriarche. Tantale fils de Zeus et de Plouto, — l’Abondance — régnait sur la Lydie et sur la Phrygie. Il habitait le mont Sypile couvert de ses troupeaux innombrables, commensal et voisin des dieux qui le conviaient à leurs banquets et descendaient parfois s’asseoir à sa table. Il y a deux légendes différentes sur le crime qui le précipita aux Enfers. L’une dit qu’il avait volé le nectar et l’ambroisie des festins célestes pour en faire part aux mortels. L’autre raconte qu’ayant un jour invité les dieux, et voulant les tenter ou les honorer, il égorgea son jeune fiIs Pélops, dépeça ses membres, et leur servit, mêlée à d’autres viandes, cette chair palpitante. Mais les Immortels flairèrent à temps l’horrible pâture et se levèrent indignés. Seule, Déméter, la bonne déesse, toujours affamée puisqu’elle nourrit tout, avait déjà mangé une épaule. Hermès, par l’ordre de Zeus, jeta les morceaux de l’enfant dans une chaudière enchantée autour de laquelle Pan — la divine Nature qui transforme et qui ressuscite — exécuta une danse mystérieuse. Puis Cloto, la première des Parques, fileuse fatidique de la vie humaine, retira le petit Pélops vivant de l’eau bouillonnante. Mais il manquait l’épaule mangée par Déméter ; on lui en refit une en ivoire, que les Pélopides se transmirent : une blancheur éburnéenne marquait toujours sur leur corps l’endroit où la toreutique divine avait opéré. Quant à Tantale, jeté au Tartare, il y subit le supplice célèbre que l’Odyssée a décrit.

Et je vis — dit Ulysse, — Tantale plongé jusqu’au menton dans un lac où il endure de cruelles douleurs ; car la soif le dévore et il ne peut boire. Chaque fois en effet que le vieillard se penche, l’eau fuit et tarit, et la terre noire, desséchée par un Démon, s’élargit autour de ses pieds. Des arbres élevés laissent pendre leurs fruits sur sa tête ; des poires, des grenades, des oranges, des figues douces et des olives vertes. Et toutes les fois que le vieillard étend les mains pour les saisir, le vent les soulève jusqu’aux nuées sombres.

Cette légende de Tanlale tuant son fils pour l’offrir à la faim des dieux est sans doute une réminiscence des sacrifices humains usités dans les âges barbares de la Grèce. A travers l’obscurité qui les couvre, on entrevoit en effet d’horribles autels. Avant leur noble transformation, opérée par le génie clément de la race, quelques dieux venus de l’Asie avaient rapporté dans l’Hellade l’appétit des vieilles idoles carnivores. Tel Olympien sublime, chanté par Pindare, sculpté par Phidias, eut à son origine l’âme et le ventre du Moloch punique. En Crète, les Curètes immolaient des enfants à Cronos, qui avait englouti les siens. Apollon dévorait des hommes dans l’île de Leucade. Bacchus Omadios — « Mangeur de chair crue » — se repaissait à Chios et à Ténédos, les jours de ses fêtes, des lambeaux d’un homme déchiré. Poséidon, inassouvi de naufrages, s’ouvrait à des victimes lancées dans ses flots. Artémis surtout, sous son antique forme arcadienne, sauvage, presque fauve, à peine dépouillée de la peau de l’Ourse, qui avait été son premier symbole, nourrissait des instincts cruels surexcités par les carnages de ses chasses. En Tauride, elle buvait le sang des étrangers échoués sur la côte. A Sparte, on lui sacrifia longtemps des adolescents et des vierges ; et Lycurgue, lorsqu’il abolit ce culte féroce, dut apaiser la déesse, en lui offrant à la place des jeunes filles fouettées jusqu’au sang devant son autel. Pendant la flagellation déchirante, la prêtresse, tenant entre ses bras sa statue de bois, s’écriait que le poids l’écrasait et qu’elle allait la laisser tomber, chaque fois que le bras qui frappait ralentissait ses coups. En Achaïe, deux amants, Ménalippos et Comœtho, ayant profané le parvis de son temple, la Déesse, non contente de la mort des coupables, exigea qu’un garçon et qu’une fille, le plus beau et la plus belle du pays, fussent immolés, chaque année, dans le sanctuaire, en réparation du sacrilège qui l’avait souillé. Chez Homère même, Artémis, déjà parvenue à son plus haut type, n’apparaît point tout à fait lavée de sa renommée sanguinaire. Dans la grande rixe olympienne qui éclate au vingt et unième chant de l’Iliade, Héra l’appelle « chienne hargneuse », et lui reproche « son cœur de lionne pour les femmes que Zens lui permet de tuer à son gré ».

La religion funéraire et le salut public, à ces âges de fer de la Grèce, réclamaient aussi quelquefois des victimes humaines. Achille égorge douze enfants troyens sur le bûcher de Patrocle déjà baigné du sang des bœufs et des chèvres. — « Sois content de moi, ô Patrocle ! dans le Hadès, — s’écrie-t-il, — car j’ai accompli tout ce que je t’ai promis. Le feu consume, avec toi douze enfants des magnanimes Troyens. » Mort à son tour, Achille surgit de sa tombe, et somme l’armée qu’il a fait vaincre de lui livrer sa part du butin. C’est Polixène qu’il lui faut, la plus jeune des filles de Priam ; et Néoptolème verse le sang de la vierge à l’Ombre altérée. Dans les grandes crises de guerre et de calamité nationale, l’oblation humaine, forcée ou volontaire, sortait d’elle-même de l’exaltation de l’armée ou de l’effroi du peuple pressé d’apaiser un dieu famélique. Chaque tribu, avant d’entrer en campagne, offrait à Arès un guerrier choisi par le sort, primeur sanglante des combats prochains. Nous avons vu Mœnécée se vouer au salut de Thèbes ; Érechtée et Leos sacrifièrent leurs filles aux divinités souterraines, pour les réconcilier avec Athènes qui les avait offensées. Tout cet extrême horizon de l’Hellade antéhistorique est rouge de sang humain lancé vers le ciel.

Mais, dès qu’elle eut pleine conscience d’elle-même, la noble race abjura ces meurtres sacrés, son âme généreuse en conçut l’horreur. Elle les avait éludés avant même de les abolir : lorsque la liturgie trop précise imposait une victime humaine, on s’en tirait par un pieux subterfuge. L’homme désigné par le sort et présenté à l’autel s’échappait sur un signe des prêtres qui vite lui substituaient une chèvre, un gâteau de miel ou des fleurs. Le dieu était censé ne rien voir ou fermer les yeux. A Ténédos, au lieu de l’enfant prescrit pour le sacrifice, on immolait un veau nouveau-né auquel on mettait de petits souliers, avec l’idée naïve de tromper l’idole, et comme, dans un de nos contes, le cuisinier d’une ogresse lui sert un chevreau en place du petit prince qu’elle a demandé. A Leucade, l’homme qu’on précipitait chaque année, du haut d’un rocher, aux fêtes des Targélia, pour apaiser Apollon, était enduit d’une tunique de plumes. Ainsi déguisé en oiseau, il échappait à la mort : la molle enveloppe amortissait sa chute sur la barque prête à le recevoir, qui le conduisait en exil.

Ce fut bientôt le Dieu lui-même qui, comme l’Ange de la Genèse, arrêta le couteau du sacrificateur. Des miracles menaçants annoncèrent que l’Olympe exécrait ces sacrifices homicides, et vomissait le sang que leur fumée lui portait. Lycaon fut changé en loup pour avoir, comme Tantale, servi un enfant égorgé à Zeus. A Sparte, disait-on, son aigle, tombant furieusement du ciel, avait arraché de la main du prêtre le fer prêt à immoler une jeune fille.

L’affreuse superstition, toute répudiée et diffamée qu’elle était, survécut pourtant à ses jeûnes. Engourdie plutôt que tout à fait morte, elle se réveillait de temps à autre en sursaut, et revenait rôder affamée autour de l’autel. On se rappelle Thémistocle contraint d’immoler à Bacchus trois prisonniers perses, avant Salamine. — Un siècle plus tard, une étrange histoire contée par Plutarque nous montre le Molochisme grec redressé d’un suprême effort, et réclamant une dernière proie. La veille de la bataille de Leuctres, Pélopidas endormi crut voir les filles de Scédasos se lamenter sur leur tombeau, et lancer des imprécations contre les Spartiates. Ces jeunes filles, violées quelques jours avant par trois éphèbes de Lacédémone, s’étaient étranglées pour ne pas survivre à l’outrage ; leur père s’était tué de désespoir ; la catastrophe toute récente saignait encore et criait vengeance. Scédasos apparut ensuite à Pélopidas, et lui commanda d’immoler une vierge rousse à ses filles, s’il voulait vaincre l’armée de Sparte. Ce pacte cruel indigna le héros thébain. Le matin venu, il rassembla les capitaines et les devins de l’armée et leur raconta la vision funeste. Les uns furent d’avis qu’il fallait exécuter sa prescription à la lettre, et ils citaient des exemples de stratèges vaincus ou vainqueurs, pour avoir rejeté ou accompli les ordres d’un Songe. D’autres, plus nombreux, soutinrent que la désobéissance, en pareil cas, était un devoir. — « Un sacrifice si barbare, disaient-ils, ne pouvait être agréable à aucun des dieux ; car ce ne sont point des Typhons ni des Géants qui gouvernent le monde, mais des Génies bienfaisants. Croire que ces Êtres divins pussent se repaître de la chair des hommes, était une absurde impiété. S’il en existait de pareils, on devait les renier et les mépriser comme des Démons impuissants. » — Tandis qu’ils délibéraient sous leur tente, une pouliche de poil pourpre, échappée d’une prairie voisine, traversa le camp au galop, en hennissant avec éclat vers le ciel. Un des devins, Théocritos, saisit l’occasion comme par les crins de l’animal bienvenu. — « Pélopidas ! s’écria-t-il, voici la victime ! Ne cherche pas une autre vierge, mais accepte celle que les dieux t’envoient. » La cavale, couronnée de guirlandes, fut aussitôt conduite sur le tombeau des filles de Scédasos, et joyeusement sacrifiée, aux applaudissements de l’armée.

III. — Pélops. — Atrée et Thyeste. §

La légende de Pélops est moins tragique que celle de son père ; cependant une malédiction atteignit encore le fils de Tantale, et rejaillit sur sa race. Parvenu à l’adolescence, le héros « à l’épaule d’ivoire » s’achemina vers Pise en Élide, attiré par la beauté renommée d’Hippodamie, fille d’Oenomaos. Mais Oenomaos, sachant, par l’avertissement d’un Oracle, que l’époux de sa fille serait son meurtrier, avait proclamé qu’il ne donnerait Hippodamie en mariage qu’à l’homme qui le vaincrait dans une course de chars, depuis Olympie jusqu’à l’Isthme. Une autre condition de cette lutte était que chaque vaincu serait immédiatement mis à mort. Or, Oenomaos, qu’on croit être l’incarnation de quelque divinité maritime, possédait des chevaux rapides comme les vents, violents comme les vagues, et il avait pour conducteur de son char Myrtilos, fils d’Hermès et d’une nymphe mortelle, le plus habile des auriges. Il exigeait encore qu’Hippodamie montât sur le char de l’amant qui luttait pour elle, sûr que sa beauté le distrairait de la course, et que ses regards seraient comme les pommes d’or lancées sur le sable, qui retardèrent Atalante se baissant pour les ramasser. Dix-sept prétendants avaient déjà péri, et Pélops, arrivant devant Pise, vit leurs têtes plantées entre les créneaux de la porte. Mais dans la nuit qui précéda la lutte, « Pélops — dit Pindare — alla vers la mer blanchissante, et il invoqua Poseïdon, le dieu des orages qui mugissent, le roi du Trident ». Le dieu exauça sa prière ; une vague immense jeta devant lui, sur la plage, un char d’or attelé de coursiers ailés. Pour mieux s’assurer encore la victoire, Pélops corrompit Myrtilos en lui promettant une part du royaume, s’il l’aidait à le conquérir. L’aurige infidèle détacha les clous du moyeu d’une roue ; au premier élan du départ, le char fracassé s’abattit, et Oenomaos se brisa la tête dans sa chute. Pélops vainqueur épousa sa fille, et s’embarqua avec elle pour regagner la Phrygie. Durant le trajet, Myrtilos tenta de faire violence à Hippodamie ; l’aurige aimait, cette « dompteuse de chevaux » : c’est le sens grec de son nom. Pélops surprit le suborneur et le précipita dans la mer. Myrtilos, en mourant, invoqua son père, et l’adjura de venger sa mort. Hermès maudit Pélops et se déclara l’ennemi de ses descendants. L’anathème primordial se grossit donc d’une malédiction nouvelle. Le ciel se faisait sombre autour de cette race ; le trésor des colères divines amassé par elle tomba sur ses fils.

Avec Atrée et Thyeste, fils de Pélops, on entre dans un fouillis d’inextricables horreurs. Une nuit lugubre pèse sur cette légende où des pères, des fils et des frères se tuent à tâtons, où fume un repas d’anthropophages, où l’inceste, vaguement entrevu, engendre dans l’ombre des parricides, qui reparaissent ensuite sanglants au grand jour. C’est peut-être le seul mélodrame qu’ait commis la Grèce ; elle y a réussi avec la perfection qu’elle mettait en toute chose. Parmi ceux de nos théâtres modernes, aucun n’égale la complication de ses trames et la noirceur de ses catastrophes. L’obscurité s’y mêle à l’atrocité, l’énigme s’ajoute aux ongles du Sphinx. On déchiffre péniblement, comme les runes d’un dolmen, l’horrible chronique raturée et interlignée en tous sens par dos mythologues inconnus. Chaque crime y a sa variante, chaque meurtre se reflète dans un autre meurtre ; l’attentat se répète et le poignard fait coup double. Un labyrinthe hanté par des monstres donnerait l’idée de l’imbroglio sinistre qu’on appelle l’histoire des Atrides.

Atrée et Thyeste commencent par tuer Chrysippe, fils naturel de Pélops. Leur père les bannit, ils se réfugient à Mycènes, où règne leur neveu Eurysthée, le persécuteur d’Hercule. Bientôt après, Eurysthée est tué dans la bataille qu’il livre aux Héraclides, en Attique ; Atrée est proclamé roi de l’Argolide. Mais l’héritage était attaché à un agneau d’or, don de discorde, présent funeste d’Hermès, poursuivant sur les Pélopides la mort de son fils. Thyeste, aidé par Oerope, la femme d’Atrée, dont il est l’amant, dérobe dans les étables de son frère la bête merveilleuse : il la porte sur l’Agora de Mycènes, et prend le peuple à témoin de son droit au sceptre, puisqu’il possède l’agneau à la toison d’or. Un prodige dénonce sa fraude : Atrée fait noyer l’épouse adultère et proscrit Thyeste qui s’enfuit en lui laissant ses deux fils. Du refuse où il s’est caché, il lance sur son frère, pour l’assassiner, un fils perdu par lui et qui ignore aussi sa naissance. Atrée prévient le meurtrier, et le reconnaît lorsqu’il l’a tué. — Nous ne sommes qu’à la première étape de cette « voie scélérate » ; en avançant, elle multiplie ses dédales. L’hydre domestique, acharnée sur elle-même, enchevêtre ses têtes en se déchirant.

Atrée, dont son frère a fait un parricide, médite une exécrable vengeance. Il rappelle Thyeste à Mycènes, feint de se réconcilier avec lui, et l’invite à un banquet où il lui sert les corps de ses fils. Quand le père s’en est repu, il fait apporter sur un bassin d’or leurs têtes et leurs mains nageant dans le sang. « Thyeste, — dit Eschyle, — vomit sur ce meurtre ; il renversa la table, et il appela l’inexorable Exécration sur les Pélopides. » Cette imprécation était restée célèbre dans l’antiquité. Horace l’a rappelée dans la terrible Épode où il nous montre la magicienne Canidie enterrant vivant l’enfant voué à ses maléfices. — « Avant d’expirer, dit-il, l’enfant cria « des imprécations Thyestéennes ». — Misit Thyesteas preces.

Ce monstrueux banquet, rallonge et récidive du festin châtié de Tantale, indique clairement que les traditions détestées des sacrifices humains s’étaient rassemblées dans les Pélopides. Leur lignée néfaste les personnifiait, elle en portait le poids, et la tache : te tatouage du cannibalisme restait empreint sur le front des fils de Tantale.

Cependant des signes effrayants menacent l’abominable banquet : les Pléiades ferment leurs yeux d’étoiles pour ne point le voir, le Soleil rebrousse chemin dans le ciel, une famine dévorante sévit sur Argos. La nature outragée châtie les attentats de l’homme par ses perturbations vengeresses. Un dieu consulté déclare que Thyeste doit être ramené dans Mycènes. Atrée le fait chercher par tous les pays de l’Hellade, mais Thyeste erre, comme Caïn « agité et fugitif sur la terre » ; il échappe à tous les yeux et il déroute tous les pas. Sur un de ses chemins, il a rencontré, la nuit, dans un bois sacré, sa fille Pélopée. Or, un autre oracle avait annoncé que le vengeur de Thyeste naîtrait de sa fille. Thyeste viole sa fille, à qui les ténèbres cachent son visage, pour susciter ce vengeur. Égisthe naît de l’union infâme. Atrée, redoutant la prophétie de l’oracle, épouse Pélopée et il adopte son fils.

Longtemps après, Thyeste, retrouvé à Delphes, est reconduit et emprisonné à Mycènes. Atrée envoie Égisthe le tuer dans son cachot. Mais Thyeste reconnaît son fils à l’épée qu’il tourne sur lui. Égisthe, averti, court accomplir l’oracle en tuant Atrée au bord de la mer.

L’exposition de cette légende rebutante était nécessaire : sans elle, l’Orestie ne serait qu’à demi comprise, elle en est à la fois le prologue et l’arrière-plan. Tous ses lugubres personnages reviennent dans la Trilogie d’Eschyle, à l’état de Mânes ; son atmosphère est saturée de leurs souffles, Cassandre et le Chœur ne cessent de les évoquer ; leurs haines posthumes attisent les haines vivantes de leurs descendants. Le noir essaim voltige autour d’eux, aiguillonnant leurs fureurs ; et il semble qu’on le voit entrer et ressortir par leurs bouches, comme les démons d’une possession. L’action est pleine de leur présence invisible, leur sombre influence l’électrise comme une nuée d’orage. Ces spectres hagards, errants sous les portiques du palais d’Argos, embusqués sous le tombeau du père égorgé, s’agitent obscurément au fond de la scène. Ils se penchent pour écouter le dialogue, avec des gestes de connivence et des sursauts d’attention ; ils passent la tête entre les meurtriers qui complotent et mêlent des chuchotements funèbres à leurs voix tragiques. Quand le crime s’apprête, tous accourent, et d’un vol furieux devancent son élan. Vingt mains d’Ombres s’entrelacent à la main qui frappe, et la victime, qui ne voit qu’un glaive tendu sur sa gorge, tombe sous une troupe de fantômes sortis des Enfers pour l’y entraîner.

Chapitre XIV,
l’Orestie. — Agamemnon. §

I. — Agamemnon dans l’Iliade. — Le sacrifice d’Iphigénie. — Le meurtre au retour de Troie. — Sa légende homérique refaite et corrigée par Eschyle. §

L’éclaircie éblouissante de l’Iliade illumine un moment la sombre légende des Atrides. Agamemnon, fils d’Atrée, devenu roi de Mycènes et d’Argos, rallie contre Troie, pour venger son frère Ménélas, les chefs épars de l’Hellade. Tous reconnaissent sa suprématie, il les domine par l’autorité et par la puissance. Dans les batailles, il les dirige comme du haut d’un char, il les préside dans l’agora, comme du haut d’un trône, « Roi des rois », « Prince des peuples », sont les titres dont on le couronne.

Quand Achille, furieux du rapt de Briséis « aux belles joues », tire son glaive et veut le tuer, Pallas descend tout exprès du ciel, et le saisit aux cheveux, comme pour le détourner d’un crime de lèse-majesté. Dans celle même querelle, le vieux Nestor, avec son impartialité vénérable, reconnaît l’offense qu’Agamemnon a faite à Achille, mais il le rappelle en même temps au respect que tous les alliés doivent au chef suprême :

Il n’est point permis à Agamemnon, bien que le plus puissant, d’enlever à Achille la vierge que les Achéens lui ont donnée ; tu ne dois point non plus, fils de Pelée, résister au Roi, car tu n’es point l’égal de ce porte-sceptre glorifié par Zeus. Si tu es le plus brave, si une mère divine t’a enfanté, celui-ci est le plus puissant et commande à un plus grand nombre.

Au deuxième chant du poème, quand les hérauts rassemblent devant les vaisseaux les armées des Grecs, Agamemnon surgit de leurs rangs, dans une grandeur souveraine, pareil au dieu du commandement.

Et le roi Agamemnon était au milieu d’eux, semblable par les yeux et par la tête à Zeus qui se réjouit de la foudre, par la stature à Arès, et par l’ampleur de la poitrine à Poséidon. Comme un taureau l’emporte sur le reste du troupeau et s’élève au-dessus des génisses qui l’environnent, de même Zeus en ce jour faisait resplendir l’Atréide entre d’innombrables héros.

Mais le Génie funeste de la race ressaisit son plus noble fils. L’infanticide était une monstruosité héréditaire dans la lignée de Tantale. Sur la foi d’un mauvais oracle, Agamemnon livra Iphigénie au couteau de Chalcas. Un nouveau crime continua donc par lui les crimes précédents, et d’autres crimes sortis du sien rallongèrent cette chaîne de forfaits qui semblait brisée. Le père meurtrier arma l’épouse adultère, la mère criminelle suscita le fils parricide. Ce fut pour venger sa fille, autant que pour faire régner avec elle Égisthe qui l’avait séduite, que Clytemnestre tua Agamemnon rentrant dans Argos.

Les récits de l’Odyssée sur le meurtre d’Agamemnon diffèrent des traditions postérieures sur lesquelles Eschyle composa son drame. Ménélas, le racontant à Télémaque, dit que le « traître Égisthe » avait placé une sentinelle en vigie, sur un haut rocher, pour guetter le retour durci. Lorsqu’il en fut averti, « il choisit parmi le peuple vingt hommes très braves, et les plaça en embuscade, et d’un autre côté, il ordonna de préparer un repas. Et lui-même, méditant des actions perverses, il invita Agamemnon à le suivre avec ses chevaux et ses chars, et il mena ainsi à la mort le roi imprudent. Et il le tua pendant le repas, comme on égorge un bœuf à l’étable. Aucun des compagnons d’Agamemnon ne fut sauvé, et tous furent égorgés dans la demeure royale ».

Avant Ménélas, l’antique Nestor, parlant au fils d’Ulysse de la catastrophe du palais d’Argos, lui contait cette belle tradition digne de passer par sa « voix de miel ». En partant pour Troie, Agamemnon avait confié Clytemnestre à un aëde vénérable, prêtre des Muses, plein de paroles sacrées et de chants sublimes. Tant qu’il resta près d’elle, l’épouse résista aux désirs d’Égisthe : la chaste lyre était là pour chasser de son cœur les pensées mauvaises. Mais Égisthe enleva le chantre divin et le jeta dans une île déserte, en pâture aux oiseaux de proie. Alors, Clytemnestre se laissa corrompre ; sa vertu se retira d’elle avec la Muse harmonieuse qui l’avait gardée.

Plus tard, dans l’Odyssée, l’Ombre d’Agamemnon, entourée des âmes de ses compagnons, apparaît à Ulysse évoquant les Mânes, et elle lui raconte, avec une sorte de fureur tragique, le festin de meurtre où ils périrent sous les coups d’Égisthe.

Égisthe m’a infligé la mort à l’aide de ma femme perfide. M’ayant convié à un repas dans ma demeure, il m’a tué comme un bœuf à l’étable. Et autour de moi, mes compagnons ont été égorgés, comme des porcs aux dents blanches, qu’un homme riche et puissant fait tuer pour une noce ou un repas de fête. Certes tu t’es trouvé souvent au milieu du carnage, entouré de morts, dans la terrible mêlée, mais tu aurais gémi dans ton cœur de voir cela. Nous gisions parmi les cratères et les tables chargées, et toute la salle ruisselait de sang. Et j’entendais la voix lamentable de Cassandre, la fille de Priam, que la perfide Clytemnestre égorgeait auprès de moi. Et comme j’étais étendu mourant, je tendis les mains vers mon épée ; mais la femme aux yeux de chien s’éloigna, et ne voulut point fermer mes yeux et ma bouche, au moment où je descendais dans la demeure d’Hadès. Ainsi Clytemnestre prépara le meurtre misérable du premier mari qui la posséda, et je péris quand je croyais rentrer dans ma demeure, bien accueilli de mes enfants, de mes servantes et de mes esclaves. Mais cette femme pleine d’affreuses pensées couvrira de sa honte toutes les autres femmes, et même celles qui auront la sagesse en partage.

Ainsi, dans la tradition homérique, Clytemnestre ne tue que Cassandre, Agamemnon est égorgé par Égisthe, et le guet-apens enveloppe avec lui tous ses compagnons surpris par une troupe d’assassins.

Avec l’instinct, et la sagacité du génie, Eschyle remania en tous sens le récit épique pour l’adapter à l’action tragique. Il y a foule et carnage dans la narration de l’Odyssée ; un groupe étroit remplit tout son drame. Deux grandes victimes résument l’hécatombe dont le sang versé trop à flots aurait dispersé la pitié et noyé l’horreur. Égisthe se montre et conduit tout chez Homère ; il ne paraît chez Eschyle qu’au troisième plan de la scène, complice obscur et presque furtif. Clytemnestre seule ose et agit, exécute et frappe, et le coup porté par une femme paraît plus terrible. Homère ignore le sacrifice d’Iphigénie, Eschyle en fait le grief de la meurtrière dont la hache s’illumine ainsi d’un éclair de vengeance céleste et d’un rayon d’amour maternel. Au lieu de tomber dans le désordre d’un banquet sanglant, le héros est abattu un pied dans son bain, pris comme dans un réseau de pêche ou de chasse, sous le linge que sa femme a lancé sur lui ; et cet égorgement à huis clos, cette tuerie domestique est plus effrayante que le tumulte d’un vaste massacre. Transformée par cette abréviation pathétique et remplie du génie d’Eschyle, l’antique légende est ainsi devenue la prodigieuse tragédie qui reste encore, après deux mille ans, le chef-d’œuvre de la terreur entre les drames de tous les pays et de tous les temps.

II. — La tragédie d’Agamemnon. — Le veilleur sur la tour. — Le signal de feu. — Angoisses du Chœur. — Clytemnestre proclame la victoire. — Hélène. — Le Messager du roi. §

Il est encore nuit ; une voix gronde sur la tour du palais d’Argos comme la plainte d’un chien à l’attache. C’est le veilleur chargé par Clytemnestre de guetter le signal de feu promis par Agamemnon, qui doit annoncer la conquête de Troie. L’esclave secoue la rosée qui glace son corps engourdi, il rappelle ses dix années d’insomnie, son interminable faction devant l’éternelle année des étoiles. Triste stylite de la servitude, une dure consigne l’enchaîne à sa plate-forme. A peine ose-t-il par instants fermer les paupières, de peur de manquer la flamme attendue. Pour ne point s’endormir, il « chante et fredonne » ou il gémit sur cette maison, dont il a surpris les mystères. Il en sait long, mais il se tait : « un bœuf est sur sa langue », selon le proverbe. — « Si ce palais prenait une voix, il parlerait clairement ; quant à moi, je parle volontiers à ceux qui savent : pour qui ignore ou ne comprend pas, je ne sais rien, j’oublie tout. » — La terreur sort déjà de cette réticence de l’esclave. Ce n’est qu’un souffle, qu’un point noir, et le palais d’Argos en devient tout sombre ; on entend remuer quelque chose d’effrayant dans sa profondeur.

Mais voici qu’une flamme jaillit au sommet du mont Arachné. — « Salut, flambeau nocturne ! aurore d’un beau jour ! » — Le guetteur court annoncer à Clytemnestre la grande nouvelle dont le ciel rayonne.

Le Chœur l’ignore encore lorsqu’il entre en scène, étonné des autels qui fument et des victimes qu’on amène. Comme dans les Perses, il est composé de vieillards, gardiens invalides de la ville dont la guerre a emporté la jeunesse. Ce sont les ancêtres d’Argos ; leurs barbes blanches tombent sur leurs longs bâtons : « Car — disent-ils avec une tristesse sententieuse — l’extrême vieillesse, quand son feuillage s’est flétri, marche sur trois pieds, débile comme l’enfance. Ce n’est plus que le fantôme d’un songe errant au grand jour. » Les apprêts de fête qui remplissent la cité devraient les réjouir et ils les attristent ; ils se défient de la victoire qu’elles annoncent : les dieux, s’ils l’ont permise, la feront sans doute payer cher. — Il y a dix ans, au jour du départ de l’armée marchant contre Troie, un aigle blanc et un aigle noir s’abattirent sur une hase pleine, dans la cour du palais d’Argos, et ils mangèrent avec elle la portée que couvaient ses flancs. Chalcas, le devin de l’expédition, reconnut les Atrides dans ces oiseaux dévorants ; il prédit la conquête tardive d’Ilion, mais il prévit aussi la colère d’Artémis qui « a horreur des festins d’aigles ». C’était elle, en effet, qui protégeait l’enfance des forêts ; le gibier naissant croissait sous sa garde ; son culte était le code cynégétique de la Grèce. — « La belle Déesse — dit le Chœur — est propice aux petits des lions sauvages, à tous les petits des bêtes des bois qui pendent encore aux pis de leurs mères. » Artémis a donc pris les Atrides en haine depuis cette curée. Chalcas, dont le Chœur rappelle les paroles, ne dit pas en quoi Agamemnon et Ménélas furent coupables de ce vol d’aigles fondant sur une proie fourvoyée chez eux. Mais l’énigme est la logique des prophètes, la colère des fées est fantasque comme leur amour : or Artémis était une fée parmi les déesses.

Elle se vengea bientôt en soufflant sur la flotte hellène les vents qui l’enchaînèrent dans les eaux d’Aulis. Alors le devin proposa, en son nom, un remède pire que le mal : — « Et les Atrides frappèrent la terre de leur sceptre, et des larmes coulèrent, de leurs yeux. » — Ce remède c’était l’immolation d’lphigénie que réclamait la déesse. Agamemnon, pressé par les chefs, sacrifia sa fille ; il jeta son sang comme une libation aux vents courroucés. Le Chœur dénonce sévèrement ce crime dont il pressent la vengeance, et il évoque la mort de la vierge dans une divine élégie.

Les chefs, avides de combats, n’écoutèrent ni ses prières, ni les douces plaintes qu’elle adressait à son père, et ils ne furent point attendris par sa jeunesse. Et le père lui-même, après l’invocation, ordonna aux sacrificateurs de la saisir comme une chèvre, et de l’étendre sur l’autel, enveloppée de ses vêtements et la tête pendante, et de comprimer sous un bandeau sa belle bouche, pour étouffer les mots funestes qu’elle aurait pu dire. — Tandis qu’elle versait sur la terre son sang couleur de safran, d’un trait de ses yeux elle saisit de pitié les sacrificateurs, belle comme dans les peintures ; et on voyait qu’elle voulait leur parler, comme aux jours où elle charmait par ses douces paroles les riches festins paternels.

Les chefs-d’œuvre du pinceau grec sont perdus, mais c’en est un que cette strophe d’un dessin si pur, que colore la rougeur d’un sang virginal. On peut dire l’lphigénie d’Eschyle comme on disait l’Iphigénie de Timanthe.

Cependant, Clytemnestre sortant du palais confirme au Chœur la vérité du message ; elle lui dénombre les fanaux l’un après l’autre allumés, qui, du mont Ida, viennent de la transmettre au mont Arachné. Rien de grandiose comme la carte géographique dessinée en traînées de feu, qu’étale son récit. C’est la Course des Flambeaux sacrés qu’on célébrait à Athènes, exécutée, non plus par des hommes, mais par des montagnes. Chaque cime semble un bras de géant allongeant sa main flamboyante à travers l’espace, pour allumer la torche que lui tend le sommet voisin, La reine proclame pompeusement la victoire, mais de sourdes réticences démentent la joie qu’elle fait éclater. — « S’ils ont respecté les dieux et les temples de la ville conquise, les vainqueurs ne seront point vaincus au retour… Puisse la cupidité ne point les entraîner aux actions impies !… Si l’armée laissait derrière elle des dieux offensés, la ruine des vaincus susciterait leur vengeance, même quand d’autres crimes n’auraient point été commis. » — Sombre discours qui pense d’un côté et parle de l’autre, où l’équivoque louche, où le vœu ricane et sous-entend la menace. La terreur envahit ainsi par degrés la scène, sans cause apparente. Au dehors, tout est fête, splendeur, allégresse ; de cime en cime, une Victoire immense vient de se poser sur Argos, ses ailes de flamme se mêlent aux feux de l’aurore ; des hymnes portés sur des nuées d’encens montent vers le ciel. Mais une angoisse inexplicable tourmente en dedans cette joie extérieure ; le malaise étouffant qui couve les orages pèse sur les âmes. Le cantique d’action de grâces s’arrête court et tourne à la plainte, l’acclamation expire en lamentation.

Ainsi le Chœur célèbre d’abord la grande nuit de la prise, cette nuit « qui a jeté sur les murs de Troie le large filet de l’esclavage ». Mais son chant s’attriste aussitôt au souvenir de la femme qui a engendré cette guerre meurtrière. Il se rappelle le rapt infamant d’Hélène, et Ménélas consterné dans sa maison vide. — « L’époux est là muet, outragé, son visage est tranquille, mais il suit par-delà les mers l’épouse disparue. On dirait un spectre dans sa demeure. La grâce des plus belles statues lui est odieuse ; leur beauté n’est plus, car elles n’ont pas d’yeux. » — Image touchante d’une inexprimable tendresse. En quittant la maison nuptiale, la femme aimée a éteint les yeux des statues qui la décoraient. C’était son pur regard qui éclairait leurs prunelles de pierre, elles redeviennent d’aveugles idoles dès qu’elle n’est plus là.

Cette Hélène funeste et maudite « perte des villes, perte des soldats », émeut les vieillards d’Argos comme elle troublait les vieillards de Troie. Ceux-là disaient à voix basse, en la voyant monter à la tour de Scée : « Certes, ce n’est pas sans raison que les Troyens et les Achéens aux belles cnémides endurent pour une telle femme des maux si affreux, car elle ressemble par sa beauté aux Déesses immortelles. » Ceux-ci l’appellent, en la maudissant, des noms qu’on donne aux enchanteresses : « Ame sereine comme la mer tranquille… parure de la richesse… trait charmant des yeux… fleur du désir enivrant le cœur. » — Plus tard, dans l’Oreste d’Euripide, Electre insulte d’abord Hélène, lorsqu’elle rentre de nuit dans Argos, « craignant les pères de ceux qui sont morts sous les murs d’Ilion ». Mais bientôt son charme la gagne, la volupté qu’elle exhale fait tressaillir cette statue de tombeau. Hélène arrache un cri d’envie à Électre ; on dirait une Euménide séduite par une Grâce. « Ô Beauté ! que tu es fatale aux mortels, précieuse à qui te possède ! Hélène est toujours la femme d’autrefois. » Cette beauté venait de la protéger dans les massacres de Troie, contre l’épée de Ménélas dressée sur sa tête : en la revoyant, le glaive était tombé des mains de l’époux ravi.

Le Chœur poursuit son chant morose, plein de paroles malsonnantes qui détonnent sur la joie prescrite. — Que de morts a coûté cette guerre meurtrière ! que de plaies saignent dans la cité mutilée ! Une armée d’Ombres sanglantes flotte autour du chef victorieux ; la file des funérailles côtoie le cortège du triomphe. — « Chacun sait bien ceux qu’il a accompagnés au rivage, mais des urnes reviennent seules dans les maisons, non plus les vivants. Ce qui reste d’un guerrier tient tout entier dans un vase. Des urnes pleines de cendres au lieu d’hommes ! » — Aussi la haine murmure sourdement contre les rois qui ont décimé la Grèce pour reconquérir une femme adultère. Les vieillards écoutent ces accusations étouffées, ils entendent crier le sang répandu ; une parole terrible leur échappe : — « Je pressens un grand malheur embusqué dans l’ombre ; les Dieux ont l’œil sur ceux qui ont fait périr beaucoup d’hommes. » — Le Chœur est pourtant un sujet fidèle, il aime son roi et il le vénère ; mais une justice supérieure parle plus haut en lui que son affection. Des avertissements mystérieux lui viennent, qu’il répète sans les comprendre, il voudrait bénir et il menace malgré lui. Un dieu est là, comme au festin de l’Odyssée, dont la contrainte invisible fait grincer le rire et pleurer la joie.

Tous subissent l’anxiété surnaturelle qui plane sur Argos. Thaltybios, le héraut d’Agamemnon, arrive couronné d’olivier, la palme à la main, dans la poussière d’or des glorieux messages. Il salue les dieux de la patrie, la terre natale qu’il désespérait de revoir, il annonce magnifiquement le roi qu’il précède, « l’auguste Atréide, l’homme heureux, le plus digne d’être honoré entre les mortels ». — « Thaltybios semblable aux dieux par la voix », c’est ainsi que l’appelle Homère. Mais d’éclatante qu’elle était cette voix devient bientôt lamentable, le clairon d’apothéose rend des sons funèbres. Au lieu de la face radieuse de la guerre, le héraut découvre son revers sinistre. Il raconte les misères du siège et les calamités du retour. Il dit la flotte brisée par la tempête, et la nef d’Agamemnon échappant seule à l’assaut des flots. Thaltybios sent bien qu’il sort du ton de son rôle, qu’il devrait célébrer et non déplorer ; il se reproche « de profaner un jour heureux par des récits de malheurs ». Mais le Génie du lieu le domine, son souffle amer le pénètre, l’air qu’il respire est chargé de larmes. Pour dissiper les noirs souvenirs qui l’obsèdent, il ne trouve qu’une pensée plus lugubre encore ; — « Pourquoi se lamenter sur tout cela ? la peine est passée. Elle est passée surtout pour ceux qui sont morts, si bien passée qu’ils ne consentiraient plus à revivre. »

III. — Entrée d’Agamemnon. — Accueil de Clytemnestre. — Le tapis de pourpre. — Figure d’Agamemnon. §

Voici venir Agamemnon, dans l’éclat du triomphateur, debout sur son char comblé du butin de Troie. Une captive, qui en fait partie, est assise à côté de lui. Il proclame en quelques mots la victoire, il montre, à l’horizon de l’Asie, la fumée qui dissipe Ilion dans les airs. — « Nous avons tendu des rêts inévitables, et, pour la cause d’une femme, le « monstre argien, ce peuple en armes sorti d’un cheval a détruit la ville. Au coucher des Pléiades, il s’est élancé ; le lion affamé a sauté par-dessus les murs, et il s’est abreuvé dans le sang royal. »

Ce n’est point seulement un vainqueur, c’est aussi un maître qui rentre, prêt à remédier aux maux de l’État, s’il a souffert pendant son absence. Des comptes seront réclamés et seront rendus ; le roi rassemblera son peuple, et tous deux se mettront à l’œuvre du salut commun : — « Pour ce qui concerne la cité, nous en délibérerons ensemble dans l’Agora. Ce qui est bien sera raffermi ; si le mal s’est mis quelque part, nous le retrancherons avec le fer et le feu. »

Clytemnestre se sent atteinte par ce mot sévère, par cet œil de juge fixé peut-être sur elle. L’époux est-il averti ? Sait-il l’adultère ? Soupçonne-t-il le piège creusé sous ses pas ? Elle se hâte d’y jeter la pourpre pour le recouvrir. Sa harangue hardiment perfide encense la victime ; c’est avec une sorte d’effronterie grandiose que le faux amour y grimace : la tête de Méduse sourirait ainsi.

— Que d’alarmes pendant ces dix ans d’absence ! Chaque nuit, l’insomnie la retournait sur sa couche hantée par les rêves ; le roi d’un moucheron la redressait en sursaut. Chaque jour, une rumeur funeste arrivait par-delà les mers. — Si le roi avait reçu « autant de blessures que la renommée le racontait dans Argos, il compterait plus de cicatrices qu’un filet de mailles ». — Alors elle voulait mourir : — « On a bien souvent rompu le lacet où j’avais suspendu mon cou. » — Mais le voici revenu l’époux tant pleuré et tant appelé, « câble sauveur de la nef, solide colonne du foyer ! » Il retrouvera sa femme fidèle, telle qu’il l’a laissée : « chienne de la maison, douce pour lui, mauvaise à ses ennemis ». Son retour est celui de l’aurore après la tempête — Vite, qu’on déroule un tapis de pourpre ! C’est par une avenue triomphale que le Roi des rois doit rentrer chez lui.

L’emphase est criante, l’enflure est visible ; mais Clytemnestre se satisfait elle-même en mentant ainsi. Elle jouit du sens secret d’exécration et de mort qu’elle donne à cet accueil passionné ; elle met une ironie méchante à couronner la victime, à l’amener sous le couteau, aveuglée de fleurs. Un mot lui échappe pourtant qui trahit le meurtre ; le fer impatient perce sa guirlande : — « Pour le reste, ma vigilance ne sera point en défaut, et j’accomplirai ce que veut la destinée, avec l’aide des dieux. »

La réponse d’Agamemnon est brève et défiante : — « Fille de Léda, tu as parlé dans la mesure de mon absence, longuement ; mais les vraies louanges ce sont celles dont les étrangers nous honorent. » — L’homme de l’Iliade est choqué de ces flatteries orientales, il veut être salué, non pas adoré. De même il refuse, avec un effroi religieux, de fouler les tapis splendides tendus sous ses pas : « Qu’on ne me fête point comme un roi barbare, par des prosternements et des cris. Ces tissus étendus sur mon passage éveilleraient l’envie. Aux dieux seuls de pareils honneurs ; je n’oserais jamais, moi mortel, marcher sur la pourpre. Honorez-moi comme un homme, et non comme un dieu. » — Par ces sages paroles, Agamemnon s’efforce de se mettre en état de grâce avec Némésis, l’ennemie des superbes. Il sait que la pourpre irrite le regard des dieux autant que l’œil des taureaux, et que leur jalousie s’offusque des ostentations du triomphe humain. Mais Clytemnestre tient à le faire pécher contre eux au seuil de la mort ; elle insiste et il faut qu’il cède, ou tout au moins qu’il transige. Agamemnon détachera ses sandales, et ses pieds nus feront pardonner peut-être l’étoffe orgueilleuse qu’ils auront foulée. Il descend donc de son char ; il passe sur ce tapis dont la couleur crie le meurtre. Le flot de pourpre traîne derrière lui, comme le sang d’un blessé qui fait quelques pas avant de tomber.

Son dernier mot est un acte de bonté et de compassion. Avant d’entrer au palais, il recommande à Clytemnestre la captive qu’il a ramenée de Troie. — « Sois bienveillante pour l’étrangère. Un dieu propice regarde d’en haut ceux qui commandent avec douceur ; car personne ne se soumet volontiers au joug de la servitude. Cette femme qui m’a suivi, c’est la fleur choisie dans l’amoncellement du butin, c’est le don que m’a fait l’armée. »

Ce rôle si court dessine en quelques traits une figure auguste. Agamemnon y paraît dans la majesté du roi et dans la maturité du héros ; magnanime et juste, compatissant au malheur, noblement modeste envers la victoire. Un air d’antiquité se mêle, dans le drame même, à sa majesté. Ses dix années d’absence peuvent compter pour des siècles. Il revient de la grande guerre qui ferme le cycle de l’âge héroïque. Ses yeux ont vu ce que les yeux humains ne reverront plus : des dieux combattant parmi les mortels, des déesses fuyant la mêlée, dans un nuage d’or, avec un guerrier blessé dans leurs bras. On dirait qu’il a traversé l’épopée d’Homère avant de rentrer dans Argos. A cette grandeur épique, Eschyle ajoute une mélancolie solennelle. Agamemnon va mourir, aucun pressentiment ne l’avertit de sa fin prochaine ; pourtant il semble déjà en dehors et au-dessus de la vie. L’expiation prochaine le purifie et le transfigure ; ses paroles sonnent l’accent de la dernière heure, elles respirent la paix de l’accomplissement. Agamemnon marche vers la mort dans la sérénité sanglante d’un soleil couchant.

IV. — Cassandre. §

Cette captive assise sur le char royal, muette comme ces statues de Villes conquises qui décoraient les triomphes, et qu’Agamemnon appelait la « fleur du butin », c’est Cassandre, la fille de Priam et la prêtresse d’Apollon.

Cassandre était la plus belle des cinquante filles du vieux roi troyen, « semblable à Aphrodite », dit Homère. Tout enfant on l’avait oubliée, une nuit, dans le temple d’Apollon ; on la retrouva, le matin, ceinte d’un serpent noué autour de ses tempes, qui lui léchait les oreilles. Le don de prophétie s’était insinué en elle avec cette caresse. Cassandre comprit depuis lors le chant des oiseaux et toutes les voix : éparses dans l’air. Mais, plus tard, Apollon s’éprit de la jeune fille qui lui promit ses prémices et ne tint pas son serment. Le dieu irrité, ne pouvant lui retirer l’Esprit divinatoire, le stérilisa dans son sein. Désormais personne ne crut aux prédictions de Cassandre ; ce fut une voix criant dans un désert d’hommes aussi sourds que les rochers et les arbres. Lorsque Pâris partit pour Lacédémone, lorsqu’il en ramena Hélène enlevée à Ménélas, dans le palais de Priam, elle prédit à Troie la guerre désastreuse que susciterait cet outrage. Vaines clameurs, avertissements inutiles, couverts par les risées de son peuple. Bientôt cette voix fâcheuse importuna la cité ; une tradition rapporte qu’on enferma dans une tour la prophétesse de malheur, et que, du haut de sa prison, elle jetait toujours au vent son chant prophétique. Quand le Cheval de bois fut introduit dans la ville, Cassandre dénonça la phalange armée que recelaient les flancs du colosse : une dernière fois elle ne fut pas écoutée. La nuit suprême tomba sur Troie, qui se réveilla envahie, au milieu des flammes. Poursuivie par Ajax ivre de désir, Cassandre s’était réfugiée dans le sanctuaire de Pallas, elle embrassait éperduement sa statue : Ajax l’arracha par les cheveux de cette étreinte suppliante, et la viola sur l’autel. Agamemnon la choisit ensuite pour captive, entre toutes les filles de Priam ; il l’emmena à Argos où la mort tragique l’attendait.

Les Grecs divinisèrent plus tard cette triste martyre des dieux et des hommes, mais son culte resta lugubre comme sa destinée. Il s’y rattachait quelque chose d’ingrat et de désolé. Cassandre patronnait l’horreur des amours contraints que deux fois elle avait subis. A Leuctres et en Apulie, les jeunes filles qui répugnaient au mariage, drapées de noir comme les Furies, le visage teint en rouge par des sucs de plantes, venaient serrer entre leurs bras sa statue. Dès lors elles étaient vouées au célibat comme par une prise de voile monastique ; l’exemption du lit nuptial leur était acquise. Mais elles devaient toujours porter le sombre costume et le masque obscur sous lesquels elles avaient consacré leur virginité. La morne prêtresse défigurait ses nonnes pour mieux les forcer à garder leur vœu.

V. — La reine et la captive. — Délire prophétique de Cassandre. — Style inspiré de son rôle. — Clytemnestre devant le peuple. — Révolte du Chœur. §

Cependant Clytemnestre invite la captive à entrer dans le palais avec elle ; Cassandre ne répond pas et semble absorbée dans la stupeur d’un grand rêve. — « Elle a l’air — dit le Chœur — d’une bête fauve qu’on vient de prendre. » La reine s’impatiente et insiste : — « Ta langue est-elle donc celle de l’hirondelle, étrangère, inintelligible ? Si tu ne m’as point comprise, réponds-moi par gestes comme font les Barbares. » — Même immobilité, même silence. Avant de la quitter, Clytemnestre lui jette cette menace ambiguë : — « Certes, cette femme est folle : pour qu’elle se plie au frein, il faudra qu’elle l’ait rougi d’une salive sanglante. » — C’est proposer une énigme au Sphinx : la devineresse qui lit dans les âmes sait déjà qu’elle est condamnée.

Restée seule avec le Choeur, Cassandre éclate en cris fatidiques. — « Ô Dieux ! Dieux ! Ô Terre ! Ô Apollon ! Apollon ! » Ses yeux se dilatent, ses cheveux se dressent, l’écume sibylline bouillonne sur ses lèvres ; le vertige précède le prodige. La voilà en proie aux épreintes de l’Esprit qui gonfle son sein ; elle rejette en fumée la flamme dont il la remplit ; elle rend par mots convulsifs la divination qui l’oppresse. C’est le travail de la Pythie accouchant sur le trépied d’un monstrueux oracle. La maison d’Atrée lui apparaît toute sanglante des meurtres passés, des meurtres prochains. — « Demeure détestée des dieux ! Complice des assassinats ! Époux égorgé ! Le pavé ruisselle ! » — Les crimes anciens se mêlent aux crimes annoncés ; les enfants tués se réveillent, elle les entend pleurer et vagir dans la vapeur de l’affreux banquet. Le Chœur l’excite à pousser sa piste sanglante : — « L’étrangère est sagace comme un chien de chasse, elle flaire les meurtres qu’elle va découvrir. » — Elle vient de flairer, en effet, celui qui s’apprête dans l’intérieur du palais ; elle tombe en arrêt devant lui, l’œil ardent, la bouche écumante. Son regard perce les portes, pénètre les murs ; la prophétesse a la vision anticipée de la scène de mort qui va se passer ; deux fantômes la répètent pour elle, l’un en frappant et l’autre en tombant. — « Ah ! misérable ! feras-tu cela ? Tu mets au bain ton mari, le compagnon de ton lit ! Comment dire le reste ? La chose va se faire : la voilà déjà qui allonge le bras, saisit de la main ! » — Elle appelle les Érynnies au secours, et d’un accent si poignant que le Chœur s’écrie ; « C’est comme si j’avais reçu un coup de lance. » — Mais les Érynnies laissent faire : le voile se déploie, la hache se lève derrière l’homme entrant dans son bain : — « Hélas ! hélas ! Voilà ! Éloignez le taureau de la vache ! Elle enveloppe d’un voile ses cornes noires ; elle le frappe ! il tombe dans la baignoire de la ruse et du meurtre ! » Après Agamemnon, ce sera son tour de périr. Cassandre le sent au frisson qui court dans ses veines : le chant du « fauve rossignol » auquel les Vieillards la comparent, succède sur ses lèvres aux cris de l’oiseau sinistre. La fille de Priam se rappelle le Scamandre au bord duquel fleurit sa jeunesse. — « Maintenant c’est sur les rives du Cocyte, du fleuve des larmes, que je vais aller prophétiser, malheureuse ! Toute chaude du souffle divin, je m’étendrai bientôt sur la terre. » Le Chœur se plaint de l’obscurité de ses prédictions ; elle lui répond par cette triste et gracieuse image, où brillent les larmes de la vierge qui ne connaîtra pas les joies de l’hymen : — « Eh bien ! l’Oracle va resplendir au grand jour ; il ne regardera plus à travers des voiles, comme une jeune épousée. » — Le souvenir de sa jeunesse évoque en elle celui d’Apollon, de son amour qu’elle a trompé, qu’elle regrette peut-être : passage rapide où glisse l’apparition lumineuse de l’amant céleste poursuivant la jeune fille dans un sentier de l’Ida. « — Autrefois la pudeur eût retenu mon aveu. La lutte fut violente, il brûlait d’amour. » — On lui demande : — « Lui as-tu accordé de s’unir à toi, comme font ceux qui s’aiment ? » — Elle répond rougissante : — « Je promis, mais je le trompai… Personne ne me croit plus depuis que j’ai ainsi menti. »

Ce court dialogue n’est qu’une pause entre deux accès. Comme la Francesca du Dante, Cassandre a raconté son histoire, « tant que le vent se tait comme il le fait à présent »,

Mentre che ’l vento, come fa, si tace.

Mais l’Esprit se remet à souffler sur elle, le travail prophétique gonfle de nouveau sa poitrine, la seconde vue rouvre ses yeux aux horreurs du palais maudit. Elle y voit ce qui s’y est fait, ce qui va s’y faire : les enfants de Thyeste reparaissent « tenant à pleines mains leurs entrailles brûlées, leurs chairs déchirées ». De là le Démon furieux lancé sur cette race, de là le meurtre qu’en ce moment même prépare « la femelle qui va tuer le mâle, l’odieuse chienne qui le flattait tout à l’heure avec un visage souriant et de longs discours ». — Qu’on ne la croie point, c’est son sort ; elle est habituée aux haussements d’épaules et aux moqueries incrédules : ils verront bientôt si elle a dit vrai. Mais Cassandre parle à des esprits assourdis par l’âge ; les vieillards comprennent ce qu’elle dit du passé, ils s’obstinent à ne pas entendre le sens urgent de ses prédictions. Puisqu’il le faut, elle dira tout, parlera sans ombres : — « Je te le dis, Agamemnon va périr. » Ils se récrient : «  — Tais-toi, malheureuse ! » — « Ce que j’ai dit sera consommé. » — « Que ce malheur n’arrive pas ! » — « Toi tu pries, et eux ils vont égorger. »

Elle aussi va tomber hachée sur « un billot de cuisine », ignoble autel de son sacrifice. L’heure est proche, le sépulcre s’ouvre ; avant d’y entrer, Cassandre se dépouille violemment de ses habits de prêtresse. Elle brise et elle foule aux pieds son sceptre augural, bâton d’aveugle qui l’a conduite à la mort. Elle arrache ses bandelettes qui l’ont parée du signe des victimes. Qu’Apollon reprenne sa robe prophétique, cette robe dérisoire qu’elle traînait par les rues de Troie, huée comme une sorcière de ruisseau ! Sa mort du moins sera vengée ; un dernier éclair de divination l’illumine, il lui fait voir Oreste, dans les ténèbres de l’avenir, marchant vers Argos, un glaive à la main. — « Notre vengeur viendra ! Il viendra le fils parricide, exilé aujourd’hui et loin de cette terre. Il reviendra pour le dernier meurtre qui comblera les crimes de sa race ». La prophétesse a disparu, l’Esprit s’est retiré d’elle avec ses insignes : il ne reste plus qu’une femme brisée qui demande qu’on l’achève sans la faire souffrir. — « Que je sois tuée d’un seul coup ! Que je meure sans convulsions, dans mon sang versé d’un seul flot ! Que je ferme doucement les yeux »

Elle va s’élancer vers la hache, le Chœur l’arrête : — « Ô malheureuse ! pourquoi, comme la génisse vouée aux dieux, courir à l’autel ? » — « Mon jour est venu, je ne gagnerais rien à fuir. » — Elle reprend son élan : cette fois elle faiblit, prise d’une sorte de nausée funèbre ; l’odeur du coupe-gorge la fait reculer. — « Cette maison exhale le carnage ! » — Le Chœur ne sent que le fumet des brebis qu’on saigne sur le brasier du foyer : — « Non, c’est la vapeur qui monte de la tombe. » — Mais Cassandre se relève bientôt de cette défaillance, droite et fixe contre le destin. — « Allons, j’entrerai, j’ai assez-vécu. Salut, ô étrangers ! je ne tremble pas comme l’oiseau effaré par la glu du piège. Soyez-en témoins, puisque je vais mourir. » Sa dernière parole est un oracle d’une mélancolie infinie, tel que La Sibylle du Dies irae aurait pu le rendre. Du haut de son malheur, Cassandre jette un regard désespéré sur la vie. Elle la voit misérable et vide, comme elle se révèle aux yeux qui vont se fermer ; elle en dénonce le néant final et l’éphémère vanité. « Ô les choses humaines ! Une ombre passe et le bonheur s’évanouit ; l’adversité arrive, une éponge humide efface son empreinte. C’est sur cela que je gémis, et bien plus que sur tout le reste. » — Elle a tout dit, sa dernière larme est tombée. Cassandre se précipite, tête basse, dans le palais meurtrier : la porte roule et retombe sur elle comme la pierre d’un tombeau.

« Horreur sacrée. » Ce grand mot de la langue antique peut seul traduire l’inexprimable angoisse de cette scène. Partout ailleurs le prophète prédit des événements à long terme, redoutables seulement pour ceux qui l’écoutent ; il est exempt de leur menace, hors de leur atteinte. Tirésias ne subira ni la honte, ni l’exil d’Œdipe. Élie s’envole sur un char de feu, tandis qu’Achab est renversé de son chariot de bataille, et que les chiens lèchent son sang sous les roues. Ici l’oracle est instantané, le meurtre qu’il annonce suit sa parole aussi rapidement que le coup de foudre suit l’éclair. C’est contre elle-même que la Pythie vaticine, elle est à la fois prêtresse et victime. En énonçant sa prédiction, elle prononce sa condamnation ; son enthousiasme est une agonie et son feu sacré la dévore. Phénomène tragique qui n’a d’analogue que l’histoire contée par Josèphe, de ce Jésus, fils d’Ananus, inécouté comme Cassandre, qui parcourut, pendant sept ans, les rues de Jérusalem en criant : « Malheur sur la ville ! Malheur sur le peuple ! Malheur sur le Temple ! » Quand la ville sainte fut assiégée par Titus, il fit le tour des remparts et répéta sa triple clameur. Puis il s’écria : « Et malheur sur moi ! » À ce moment, une pierre lancée par une baliste romaine l’étendit mort sur le mur.

Ce qui met encore à part le rôle de Cassandre, c’est l’extraordinaire beauté de son style. Tout y est inspiré ; dans le sens immédiat du mot ; tout y respire l’égarement divin. Chaque image reflète une lueur de vision subite, chaque vers part comme un trait dardé. Une langue de feu envolée du trépied de Delphes, semble frémir sur la bouche de la prêtresse d’Apollon. Des repos d’une douceur touchante succèdent à ses crises. Le dieu qui la fatigue s’arrête par instants ; alors la vierge peut laisser respirer son âme : on croit la voir essuyer la sueur de ses joues, l’écume de ses lèvres. Ses traits se calment, ses nerfs se détendent, pareils aux cordes d’une lyre qu’une main violente cesse de tordre pour forcer ses tons. Son langage redevient naturel et simple, elle répond aux questions du Chœur avec un triste abandon. Ce n’est plus qu’une jeune fille mourante qui regrette ingénument la lumière.

Cependant les cris d’Agamemnon égorgé retentissent par deux fois dans l’intérieur du palais. — « A moi ! je suis frappé ! » Les Vieillards terrifiés s’émeuvent. Que faire ? agir ou attendre ? appeler le peuple ou courir eux-mêmes au secours du roi ? Ces têtes blanches tergiversent presque comiquement. L’antique usage de tous les sénats est de mettre aux voix les faits accomplis : — Il n’est plus temps d’ailleurs, car les portes s’ouvrent : Clytemnestre se dresse sur le seuil, devant les cadavres, toute sanglante et la hache au poing. Sa haine peut enfin se montrer à nu. Que le mensonge lui a paru lourd et qu’elle a hâte de le mettre bas ! Il semble qu’on entende rouler à terre un masque d’airain. Elle crie son crime à pleine voix, elle le sonne par des éclats de victoire, triomphante du mort comme d’une proie prise dans des rets savamment ourdis. — « J’ai jeté sur lui un filet sans issue, un filet à prendre les poissons, voile splendide et mortel. Deux fois je l’ai frappé, et il a poussé deux cris, et ses forces ont été rompues ! Il est tombé au troisième coup. Hadès le gardien des morts, s’en est réjoui ! » — Le sang dont elle est baignée la rafraîchit et l’enivre. — « En rendant l’âme, il m’a arrosée d’un jet de sa blessure, noire rosée aussi douce pour moi que l’est la pluie de Zeus à l’épi gonflé. » — Que lui importe qu’on l’approuve ou qu’on la maudisse ? la chose est faite, c’est ainsi. Le Chœur lui jette des exécrations à la face, elle en rit et elle récrimine ; et elle évoque devant le père mort le pâle fantôme de sa fille sacrifiée aux vents de la Thrace, « comme une brebis de ses pâturages ». Aussi hautement que le meurtre, Clytemnestre confesse l’adultère. Que craindrait-elle ? Égisthe est là, l’homme qui l’aime, « le fort bouclier qui la couvre ». Sang pour sang, outrage aussi pour outrage : — « Le voilà gisant, le trompeur, délices des Chryséis devant Troie ! » Avec une sorte de jalousie féroce où n’entre aucun reste de l’ancien amour, elle accouple dans son insulte la captive tuée au maître égorgé. — « Et la voici, la Devineresse, compagne de sa couche, venue sur son navire avec lui ! Comme le cygne, elle a chanté son chant de mort. Elle gît la bien-aimée, et les voluptés de mon lit s’en sont accrues ! » — Le Choeur poursuit ses imprécations, il maudit la meurtrière « dressée comme un corbeau sur ces corps, et croassant son chant de triomphe. » Il pleure sur son roi « tombé dans cette toile d’araignée ». Ce qui le navre encore, c’est l’inquiétude de sa sépulture, ce grand souci du deuil antique. Qui l’ensevelira ? qui lui rendra les honneurs funèbres ? — « Oseras-tu le faire, femme, toi qui l’as tué ? Oseras-tu le pleurer ? » — Cette fois le mort a tort, car c’est la mère qui répond, et de façon à le faire trembler si son âme entend. — « Ne prends pas ce souci, il est tombé mort par moi. Je l’ensevelirai et les siens ne le pleureront pas. Mais sans doute Iphigénie, sa fille, viendra, comme il convient, au-devant de son père, avec un tendre baiser, sur la rive du Fleuve des douleurs, et elle le serrera dans ses bras. » Entre ces fureurs et ces ironies, un sombre enthousiasme saisit Clytemnestre ; elle se proclame surhumaine par l’excès même de son crime, irresponsable à force d’être atroce. Ce n’est pas elle qui a tué, c’est le Génie héréditaire qui s’acharne aux fils de Pélops, et les extermine l’un par l’autre. La possédée se confond avec le démon qui l’agite. Il y a là des vers qui sont comme une fumée infernale derrière laquelle la métamorphose s’accomplit. La femme disparaît : à sa place surgit, gigantesque, le front dans la nue, parmi les éclairs, l’Até, l’Érynnis, la redoutable déesse, exécutrice des représailles, qui, « envoyée par les premières victimes, se renouvelle et se multiplie ». Elle dit au Chœur qui a parlé de ce démon domestique : « Tu l’accuses enfin, le Génie trois fois terrible de cette race ! C’est lui, en effet, qui excite dans nos entrailles l’inextinguible soif du sang. Avant qu’une plaie se ferme, un nouveau sang jaillit. Ce crime est le mien, tu le dis. Mais ne dis pas que je suis la femme d’Agamemnom. Celui qui a pris ma forme, c’est l’antique, le cruel vengeur du festin d’Atrée. C’est lui qui a immolé l’homme pour prix des enfants massacrés. »

Figure épouvantable et superbe : si le monde tragique avait un Enfer, la Clytemnestre d’Eschyle en serait la reine. L’instinct maternel survit dans son âme ; il y a en elle un reste d’entrailles déchirées qui tressaille encore. Hors de là, rien d’humain et rien de flexible. Ses traits saillants, l’audace forcenée, la férocité froide, l’ostentation dans le crime, sont, creusés et fixes comme ceux des statues. L’effrayante unité de son caractère ne se dément pas ; la triple haine de la mère frappée dans sa fille, de la femme jalouse d’une rivale, de l’adultère qui veut que l’époux fasse place à l’amant, en noue les jointures. Terrible, mais non repoussante : une sorte de grandeur démoniaque grandit ses forfaits. Il y a de la fatalité dans sa méchanceté. Elle a des façons de dire et de se mouvoir dans le mal qui rappellent les grandes allures de la lionne marchant dans son antre. — « Une lionne à deux pieds », c’est ainsi que le Chœur l’appelle quelque part.

Égisthe se montre à cette fin du drame, comme s’il sortait d’un trou d’embuscade. Lâche et basse figure qui s’élève pourtant, un moment, à la hauteur d’un fantôme, lorsque le fils de Thyeste rappelle, sur le fils d’Atrée gisant à ses pieds, le repas maudit. Mais cette apparition dissipée, l’homme reparaît tel qu’il est, insolent et vil, fait pour le piège et non pour le glaive, ayant l’arrogance du crime dont il n’a pas eu le courage. Le Choeur méprise hautement ce traître ; il maudissait Clytemnestre, il honnit Égisthe. Il appelle femme — γυναι συ— le lâche qui a tué par la main d’une femme ; et dans une phrase d’une ambiguïté sarcastique, il l’affuble du sexe de sa maîtresse pour mieux l’avilir. Ailleurs il lui jette cette huée à la face : « Rengorge-toi comme le coq auprès de la poule ! » Le Chœur d’Eschyle a parfois les trivialités énergiques des populaces de Shakespeare. — Le nom d’Oreste revient dans ces invectives : les Vieillards invoquent l’enfant caché dans l’exil, ils le marquent pour la vengeance, avec le sang de son père. Égisthe, furieux, éclate en menaces, il promulgue la terreur qui va régner sur Argos : le tyran annonce son avènement par des bruits de chaînes et des appareils de supplices. — « Les fers et la faim sont de rudes maîtres. Ne regimbe pas contre l’aiguillon, de peur d’en gémir. Quiconque n’obéira pas, je le dompterai comme un étalon repu d’orge et rebelle au frein. » — Ces violences irritent les Vieillards au lieu de les effrayer ; l’âme libre des citoyens grecs s’éveille par avance dans ces patriarches de l’antique Hellade. Ils s’excitent contre le tyran, tirent du fourreau leurs épées rouillées : on dirait des Harmodios et des Aristogiton en cheveux blancs. De son côté, Égisthe appelle ses sicaires aux armes ; la lutte s’engage, le sang va couler. — A ce moment, un vague remords remue Clytemnestre, elle est assouvie et elle est troublée ; l’accablement qui suit les fureurs consterne son âme. C’est avec une satiété attristée qu’elle demande à Égisthe de faire trève aux meurtres. — « Ô le plus cher des hommes ! assez de malheurs. La moisson déplorable a déjà trop abondé. Ne nous replongeons plus dans le sang. Allez, vieillards, rentrez dans vos demeures. La nécessité commandait, il fallait que ce qui s’est fait s’accomplit. Certes, s’il faut expier notre action, c’est assez que nous subissions la colère des dieux. » — Égisthe cède, le Chœur obéit, mais il proteste encore en se retirant ; et ses anathèmes, où le nom d’Oreste retentit avec un son fatidique, poursuivent, comme un sourd tonnerre, les meurtriers rentrant au palais.

Chapitre XV,
l’Orestie. — les Choéphores. §

I. — Le tombeau d’Agamemnon. — Survivance du mort dans la croyance antique. — Les passions posthumes. §

Entre la première et la seconde partie de la trilogie, dix ans ont passé. Oreste, exilé dès l’enfance, par Clytemnestre, chez Strophios, roi de Phocide, a grandi dans l’attente de son destin. Électre est restée dans le palais d’Argos, subie et opprimée par sa mère, qui hait en elle l’ennemie de son crime. — « Et moi », — dira-t-elle plus tard à Oreste, — « j’étais tenue à l’écart, méprisée, abjecte, chassée au dehors comme une chienne malfaisante ; et ma seule joie était de cacher mon deuil. » — Exclue du foyer, reléguée parmi les esclaves, Électre erre autour du palais maudit, couvant sa haine et nourrissant son espoir. Cet espoir est celui du retour d’Oreste, qui doit, d’après les oracles, revenir un jour châtier les coupables. En l’attendant, la sœur douloureuse pleure au pied du tombeau de son père, la hache de son meurtre enfoncée au cœur.

Ce tombeau fait d’un monceau de pierres que le temps a revêtu d’herbe, Eschyle l’a dressé en face du palais, non comme un décor, mais comme un personnage de son drame. Il y joue même le premier rôle, étant l’inspirateur de l’action. Oreste, Electre, le Chœur ne cessent de converser avec lui, comme on parle du dehors, à travers la porte, à un homme enfermé dans sa maison close. Le mort, que ce tombeau recouvre, l’habite, en effet, non point à l’état abstrait de mémoire et de souvenir, mais en présence réelle, selon la croyance primitive. Lorsqu’ils enfermaient le corps dans le sépulcre, les Anciens croyaient aussi y déposer l’âme. L’ancêtre ou le père continuait à vivre sous la terre, d’une existence affaiblie sans doute, mais aussi réelle et aussi distincte que celle que le soleil avait éclairée. Il avait faim et il avait soif, et c’était pour sa famille un devoir sacré de le nourrir par des repas funèbres et de l’abreuver par des libations. Il voulait être honoré dans sa sépulture comme il l’avait été dans sa maison terrestre, et des hommages solennels lui étaient rendus aux jours marqués par les rites. En retour, l’aïeul, du fond de son repos, veillait paternellement sur ses descendants ; il inspirait leurs conseils et les protégeait dans les périls de la vie. Une communion de bienfaits et de bons offices reliait ainsi les générations ; le foyer s’enracinait dans la tombe, et s’accroissait de la sève toujours féconde qu’elle lui transmettait. Chaque mort devenait un dieu domestique terrible ou propice, selon qu’il était honoré ou négligé par les siens. Cette apothéose souterraine n’était pas un privilège, mais une loi commune ; elle transfigurait les bons et les méchants également. « L’air plein de dieux », dit quelque part Homère : la terre n’était pas moins pleine de divinités. Les transformations successives que l’idée de la vie future revêtit dans le monde antique n’atteignirent point au fond cette foi primordiale. Au déclin du polythéisme, Cicéron écrivait encore : « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fussent comptés au nombre des dieux… Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie, tenez-les pour des êtres divins. »

Dans cette vie muette et voilée qu’il continuait sous la tombe, le mort gardait ses passions terrestres : des haines et des amours brûlaient sous sa cendre, une éruption pouvait toujours sortir de ce volcan mal éteint. De ces passions posthumes, la vengeance était la plus forte. L’homme tué par un meurtrier ne dormait tranquille que lorsqu’il avait pris sa revanche par la main d’un fils ou d’un frère. Jusque-là, l’insomnie du ressentiment l’agitait et le retournait dans sa tombe. Tant que la dette de sang n’était pas payée, il obsédait ses proches d’apparitions menaçantes ; le sépulcre irrité remuait sous eux. — « La mâchoire dévorante du feu » — dit une strophe du Chœur — « ne détruit pas le sentiment chez les morts. Après la vie, leur courroux éclate. Le mort crie, et le meurtrier est révélé par sa voix. Alors le juste deuil des ancêtres et des pères pousse de toutes parts les enfants à la vengeance. »

II. — Caractère du choeur des Choéphores. — La prière d’Électre. — Le frère et la soeur. §

Ce rôle actif du Tombeau attendant et réclamant ses victimes s’accuse dans les Choéphores, dès la première scène : Oreste, rentré dans Argos, va droit à lui, pour prendre ses ordres et l’avertir qu’il est prêt : — « Me voici, Père, je l’appelle, afin que tu m’entendes et que tu m’exauces. » — Plus tard, il lui dira : « Ô toi, qui es un dieu sous la terre ! » En déposant sur le tertre une tresse de ses cheveux, Oreste invoque Hermès, non point seulement conducteur des morts, mais patron des entreprises voilées par la ruse. Le père et le dieu l’entendent : dans la nuit même qui a précédé son retour, leur intervention s’est manifestée.

Cependant les Choéphores — « Porteuses de libations » — sortent du palais, en longue file, et se dirigent vers le tombeau. Oreste, étonné, s’écarte avec Pylade : tous deux observent de loin le sombre cortège.

Les Choéphores sont les captives ramenées de Troie par Agamemnon. Servantes de Clytemnestre et d’Égisthe, elles se sont rangées contre eux du côté d’Electre. La haine qu’elles leur portent est aussi ardente que la sienne, car, du même coup qu’Agamemnon, elles ont vu tuer sous leurs yeux la fille de leur roi. Même rancune ulcérée et même soif du sang criminel. Leur fonction, durant tout le drame, sera d’enflammer Oreste par leurs chants de meurtre, de semer le vent sur son âme pour en récolter la tempête. L’âme d’Electre a passé dans ce Chœur farouche, esclave de son deuil et de sa vengeance.

C’est Clytemnestre qui les envoie avec Électre, porter au tombeau d’Agamemnon des présents funèbres, n’osant affronter elle-même la présence de l’Ombre que son approche mettrait en fureur. L’imagination évoque cette marche funèbre : elle voit défiler en deux rangs, sur le rythme d’un long chant plaintif, cette procession de femmes sépulcrales, drapées de robes noires en lambeaux, les joues meurtries par leurs ongles, tenant à deux mains les vases sur lesquels pleurent leurs cheveux défaits. En tête marche la grande Électre, sombre comme la nuit, pâle comme la mort, le front chargé de pensées sinistres. On dirait des Panathénées funéraires sculptées par Phidias, dans un marbre noir. Cet hommage tardif que Clytemnestre envoie à Agamemnon est inspiré par la peur. Un Songe formidable a bouleversé son sommeil. — « Voici que la terreur qui hérisse les cheveux et qui sort des songes, a rempli le palais de cris perçants dans cette nuit néfaste. La chambre des femmes en a retenti. Les Devins, sous l’étreinte des Dieux, ont dit que les morts frémissaient sous la terre, et que leur fureur s’enflammait contre les meurtriers. » — Les Choéphores chantent en marchant, selon les rites des cérémonies expiatoires ; mais leur chant lugubre se retourne contre celle qui l’a commandé ; la supplication s’y défigure en malédiction. C’est comme un De profundis transposé sur des formules d’anathème. Elles vont verser les libations qu’on leur a prescrites, sachant bien qu’elles seront stériles, et que quelques coupes d’eau parfumée de miel n’étancheront point le courroux du mort. — « Cette femme impie m’envoie pour une expiation vaine. Rachète-t-on le sang répandu ? Quand la terre l’a bu, la souillure est ineffaçable. La virginité violée ne refleurit plus. » — Et elles ajoutent ce mot terrible que lady Macbeth répétera plus tard : — « Les fleuves rassembleraient leurs eaux qu’ils ne laveraient point la main qu’a souillée le meurtre. »

Le cortège s’est rangé autour du tombeau ; Électre s’en détache et interroge ses compagnes avec une sombre ironie :

Femmes esclaves qui m’accompagnez, conseillez-moi sur ceci. Quand je verserai les libations funèbres, quelles paroles devrai-je prononcer ? Dirai-je que ce sont là les présents de la chère épouse à l’époux aimé ? Jamais je n’oserai. Mais que dire alors à mon père ? Qu’il doit rendre le mal pour le mal, comme c’est l’usage chez les hommes ? Ou bien encore, puisqu’il a péri par un crime, faudra-t-il, la libation répandue, que je me retire en silence, en détournant les yeux et en jetant le vase derrière moi ?

Le Chœur entend sa pensée cachée et il y répond : — « Prie pour ceux qui aimèrent ton père… Pour toi et pour quiconque hait Égisthe… Souviens-toi d’Oreste… Parle des meurtriers… Souhaite qu’un vengeur arrive et les égorge à leur tour. » — La libation est empoisonnée, Électre peut la verser sur la tombe ; ses paroles l’imprègnent encore d’une mortelle amertume. Les prières dont elle est chargée se tordent dans sa bouche en imprécations. — « Père, aie pitié de moi et d’Oreste, rends-nous notre maison prise ! Qu’Oreste revienne ! Exauce-moi, mon père. Donne-moi de valoir beaucoup mieux que ma mère et de mieux agir ! Je souhaite à nos ennemis que ton vengeur apparaisse, qu’il rende la mort à ceux qui te l’ont donnée. »

À peine évoqué, le vengeur surgit. Électre aperçoit d’abord la tresse de cheveux qu’Oreste a déposée sur la tombe, elle reconnaît l’empreinte de ses pas. Il apparaît enfin, image vivante de son père, et des signes certains le font reconnaître : — « Rapproche cette boucle de l’endroit où je l’ai coupée. Vois cette toile tissée par les mains, et les figures de lions qui y sont brodées. » — La sœur embrasse avec de tendres transports ce frère retrouvé, le seul amour qui survive aux pertes affreuses de son âme, toute autre affection en elle étant morte ou dénaturée. — « Ô douce lumière de mes yeux, toi qui as quatre parts dans mon cœur ! Car il me faut te nommer mon père, et c’est à toi que va l’amour que j’eus pour ma mère détestée si justement aujourd’hui, et pour ma sœur cruellement sacrifiée. » — Passage d’effusion unique dans ce drame âprement aride, en qui la haine, dévorante comme une idée fixe, tarit alentour tous sentiments tendres. Ces larmes d’Électre, les seules qui ne soient pas amères, le rafraîchissent un instant. C’est la source d’eau douce filtrant d’un rocher brûlé, sous un soleil fauve, dans un désert plein de rugissements.

Mais la vengeance interrompt bientôt ces joies fraternelles. Oreste est pressé, le destin le pousse, une voix le somme d’accomplir l’action jurée. Cette voix vient de haut ; c’est l’Oracle de Delphes qui lui enjoint de tuer les meurtriers de son père. Apollon l’a ordonné prêtre de ce sanglant sacrifice ; il est l’élu du châtiment, l’oint du parricide. S’il résistait aux ordres du Dieu, il tomberait sous le coup de peines effroyables. — « Loxias disait que la lèpre rongerait mon corps de ses dents féroces, qu’elle dévorerait sa vigueur et blanchirait les poils de ma chair. Il prédisait encore que mon père darderait sur moi son œil flamboyant, du fond des ténèbres ; trait perçant que lancent les morts non vengés, qui livre le maudit aux terreurs nocturnes, et le chasse avec un fouet d’airain, hors de la cité. » — Oreste est donc lancé par la fatalité vers son crime qu’une autre fatalité châtiera. Avant d’être obsédé par les Érynnies, il est possédé par un dieu : c’est sur l’autel des Oracles qu’est aiguisé son couteau.

III. — Appels à la tombe. — Le songe de Clytemnestre. — Le fils et la mère. §

Alors s’engage entre le frère et la sœur un dialogue pareil au choc de deux âmes qui se heurteraient pour s’enflammer mutuellement. Tous deux s’entraînent au parricide, ravivent le meurtre, font saigner ses plaies. Le père est sommé d’aider ses enfants, harcelé de conjurations et d’appels. Deux bouches ardentes soufflent sur sa cendre pour susciter la colère qu’elle couve, leurs cris perçants aiguillonnent le mort au fond du tombeau. — « Plût aux dieux, ô Père ! que sous llion, tu fusses tombé frappé par une lance de Lycien ! Tu aurais légué la gloire à ta maison, et tu aurais une grande tombe sur le rivage d’au-delà des mers. » — « Mais, ô Père ! ce n’est pas sous les murailles de Troie que tu as été dompté par la lance. Que ne sont-ils morts avant, ceux qui t’ont tué ! » — Les Captives entretiennent ce feu qui bouillonne ; sur la fureur elles versent la rage, et le poison sur le fiel ; ce sont là maintenant leurs libations. Une sorte d’hystérie cruelle les transporte ; elles se démènent dans la haine comme des bacchantes dans la volupté. — « Puissé-je pousser bientôt le hurlement lugubre devant l’homme égorgé et la femme morte ! Pourquoi contenir mon cœur qui bouillonne ? La colère s’en échappe et noircit ma face. » — Puis c’est l’antique loi du talion dont elles font retentir l’alternance fatale : — « Le sang versé réclame un autre sang. Érynnis crie et veut mort pour mort. »

Le charme agit, l’incantation produit son effet : Oreste s’exalte, devient frénétique : — « Ma colère contre ma mère est celle d’un loup affamé… Que je la tue et que je meure après ! » — Pour l’exciter encore. Électre redresse devant lui Clytemnestre à l’œuvre, dans l’élan forcené du meurtre. — « Elle frappait comme une femme Cissienne à la guerre ; ses deux mains jointes sur la hache allaient, retombaient, de près, de loin. Ma tête ébranlée retentissait à chaque coup. » Les appels au père recommencent, pressants et perçants à fendre sa tombe ; le mémento suit l’invocation. Sa mémoire, que le sommeil souterrain engourdit peut-être, est réveillée en sursaut par ses plaies rouvertes, par les instruments de son supplice remués à grand bruit. On dirait les prières préparatoires d’une horrible extase.

« Souviens-toi du bain où tu fus tué ! » — « Souviens-toi du filet où ils t’ont fait mourir ! » — « Père, ce ne sont point des chaînes d’airain qui t’ont garrotté. » — « Ils t’ont pris ignominieusement dans un traître voile. » — « N’es-tu donc pas irrité de ces outrages, Père ! Ne redresseras-tu pas ta tête chérie ? » — « Envoie la justice combattre avec les tiens, rends les coups que tu as reçus ; vaincu, sois victorieux à ton tour ! » — « Entends encore ce dernier cri, ô Père ! Regarde tes deux petits assis sur ton tombeau. Aie pitié de ta fille, aie pitié du mâle de ta race ! » — « Ne laisse point périr en nous la race de PéIops : ainsi tu vivras, bien que tu sois mort. » — « Les enfants sauvent la renommée du père qui n’est plus, pareils au liège qui porte le rets et l’empêche de s’enfoncer dans l’abîme. »

Cette fois l’Ombre est assurément réveillée ; sortie du sépulcre, elle enveloppe son vengeur ; le spectre ne fait plus qu’un avec le vivant. — Avant d’agir, Oreste veut savoir pourquoi ces libations envoyées au mort, « don misérable si fort au-dessous du crime ». Le Chœur lui raconte le songe qui a effrayé Clytemnestre. Elle a rêvé qu’elle enfantait un dragon, et qu’elle tendait le sein au reptile emmailloté dans des langes, comme un nouveau-né. En le prenant, il la mordit cruellement ; et il but le sang mêlé au lait qui en jaillissait. — Ainsi le songe fait d’Oreste un monstre, et il ne recule pas devant cette image ; tout au contraire, il accepte l’effrayant augure. Comme le damné du Dante qu’un serpent fond sous son étreinte, il s’identifie au dragon nocturne, et se réjouit du sang que lui promet sa morsure. — « Que par moi ce songe s’accomplisse ! Oui, le serpent a été conçu dans le même sein que moi, il a été enveloppé dans les mêmes langes. C’est moi qui la tuerai, changé en dragon, N’ai-je pas bien interprété le prodige ? »

L’instant d’après, Oreste reparaît sous le costume d’un voyageur phocéen ; il va prendre en parlant l’accent des montagnards du Parnasse : l’exécuteur se masque pour faire son office : — « Car, dit-il, c’est par la ruse qu’ils ont tué le héros, ils mourront aussi par la ruse. » Son appel à l’esclave de garde — Παι ! Παι ! — résonne comme un marteau d’airain sur une porte d’où des condamnés vont sortir. C’est avec l’accent impérieux d’un héraut apportant une nouvelle urgente qu’il réclame l’hospitalité. Clytemnestre, avertie par le portier, se présente : aucun trouble en face de cette femme qui est sa mère et qu’il va tuer, pas un reste d’instinct filial qui tressaille. Il raconte froidement l’histoire qu’il a préparée. — En cheminant vers Argos, un homme qu’il a rencontré sur la route lui a dit se nommer Strophios. Cet homme l’a chargé d’apprendre aux parents d’Oreste la mort de leur fils. Faut-il leur renvoyer l’urne qui a recueilli les cendres du mort, ou doit-il être enseveli dans la terre dont il fut l’hôte ? Strophios attend leur réponse. — Son récit est fait du ton indifférent d’un message, quoiqu’il y glisse ce sombre sarcasme : « Ce que j’ai entendu, je le redis, j’ignore si je parle à ceux que cela concerne ; mais il importe que le père le sache » — Clytemnestre écoute, impassible. Quelque chose pourtant a remué en elle, et c’est un poids soulevé ; sa joie secrète perce dans l’accueil qu’elle fait à l’homme qui lui rapporte un fils mort. À la façon dont elle le reçoit, on devine qu’elle le récompense : — « Tu n’en seras pas moins traité en ami dans cette demeure ; à défaut de toi, un antre nous eût apporté cette nouvelle. Mais il est temps pour nos hôtes de se reposer après leur longue route. Que tout ce que le palais contient leur soit offert. Moi, je vais tout apprendre à celui qui commande ici. »

IV. Gitersa. — La nourrice d’Eschyle et la nourrice de Shakespeare. — Exécution d’Égisthe. — Le Parricide. — Délire d’Oreste. — Apparition des Érynnies. §

C’est la nourrice d’Oreste, la vieille Gilissa, que Clytemnestre envoie vers Égisthe, pour lui annoncer la mort de son fils. Elle passe sur la scène, pleurant son nourrisson avec de doux radotages. En se rappelant les soins qu’elle donnait au petit Oreste, Gilissa le revoit salissant ses langes, et la chose est dite tout crûment, comme au coin de l’âtre, entre servantes habituées aux tracas et aux souillures des berceaux. On est étonné d’abord et un peu choqué : cela fait l’effet d’une statuette de Manneken-piss, fourvoyée dans un fronton pathétique. Mais la tragédie grecque n’avait ni les dédains, ni les dégoûts de la nôtre ; des accidents intimes, des traits de nature familiarisaient sa sublimité. Elle se faisait toute à tous ; divine envers les dieux, héroïque avec les héros, populaire avec les esclaves et les personnages subalternes. Ayant à faire parler une nourrice, Eschyle lui donne la bonté bavarde et la naïve indécence des femmes de sa classe. Sa Gilissa est la commère lointaine de la nourrice de Juliette : on dirait qu’elles voisinent, à travers les siècles, d’Argos à Vérone. Rappelez-vous, dans le drame de Shakespeare, les divagations de la nourrice italienne, son histoire du sevrage de la petite sous un pigeonnier, celle de sa chute sur le front, la gravelure qui s’ensuit et qu’elle ne se lasse pas de répéter avec de gros rires. Toutes les sources ont le même murmure, toutes les nourrices ont le même babil. Ces grandes naïvetés sont familières, d’ailleurs, en hauts lieux ; la Bible en est pleine. Si le petit Oreste souille une scène de l’Orestie, le petit Achille salit une page de l’Iliade. Le vieux Phœnix envoyé avec Ulysse, par Agamemnon, pour fléchir le héros rentré sous sa tente, lui rappelle comment il jouait avec lui dans son enfance, lorsqu’il était l’hôte de Pélée — « Et je l’aimais dans mon cœur, autant que ton père, ô Achille semblable aux Dieux ! Et tu ne voulais t’asseoir aux repas et manger qu’assis sur mes genoux. Et parfois tu rejetais le vin et les mets dont tu étais rassasié, sur ma poitrine et sur ma tunique, comme font les petits enfants. » D’autres exemples ne seraient pas rares : tel passage, dans les grands poèmes, fait dire au lecteur ce que disaient les disciples devant le sépulcre ouvert de Lazare : « Maître, il sent. » Domine, jam fœtet. On rencontre un vers stercoraire au coin d’un chant de la Divine Comédie.

Les Choéphores ont arrêté Gilissa au passage : Clytemnestre l’a chargée de dire à Égisthe de ne rentrer au palais qu’entouré d’une escorte année : — « Garde-toi, — lui disent-elles, — de rapporter cela au tyran maudit ; prends un air joyeux pour qu’il t’écoute sans soupçon ; dis-lui de revenir seul et en hâte. Un événement caché dépend de ton message. » La vieille a compris, elle hait dans l’âme le meurtrier de son maître. Comme la servante de Judith, elle tendrait volontiers le sac où roulerait sa tête. Le message tronqué par sa bouche va pousser Égisthe dans le piège ouvert.

La mort l’attend debout derrière la porte où il l’a embusquée dix années avant : Égisthe entre et il est frappé. Son rôle n’a presque qu’un cri, mais ce cri poussé sous l’épée répète le cri d’Agamemnon tombant sous la hache : le châtiment reproduit le crime comme un reflet et comme un écho. L’esclave de garde donne l’alarme, Clytemnestre accourt : — « Qu’y a-t-il ? pourquoi ces clameurs ? » L’homme lui répond comme si un dieu l’inspirait : « Il y a que les vivants sont tués par les morts. » Elle demande une arme, s’excite à la lutte : en se retournant, elle rencontre le visage effrayant d’Oreste dressé devant elle. Son premier mot a déjà le tranchant du glaive : — « Toi aussi, je te cherche : lui, il a payé, c’est fait. » Elle le pleure et elle se lamente : — « Malheur à moi ! tu es donc mort, très cher Égisthe ! » — « Tu aimes cet homme ? Eh bien, tu coucheras encore avec lui, dans le même tombeau » — Un moment il hésite devant le sein que sa mère lui montre, ce sein qui l’a allaité, où il a dormi. La mamelle est là, sacrée, vénérable, même chez la lionne et la louve. — « Pylade, que ferai-je ? J’ai peur. Faut-il tuer ma mère ? » — Pylade lui rappelle froidement les ordres du dieu. — « Et que fais-tu des oracles d’Apollon rendus à Pytho ? Mieux vaut avoir tous les hommes pour ennemis plutôt que les dieux. » — C’en est fait, le doute a cessé : Oreste, redevenu le bourreau d’un dieu, n’a plus rien d’humain. Aux supplications de sa mère il jette d’inexorables répliques ; chaque mouvement qu’elle fait pour le fléchir est repoussé par un mot mortel. En exécutant l’ordre d’Apollon, il prend son langage : il ne discute pas, il décrète ; on croit entendre la voix de l’Oracle répercutée par la grotte d’airain de son temple. — « C’est le destin, mon enfant, qui est le seul coupable ! » — « C’est aussi le destin qui va t’égorger. » — « Ainsi tu vas tuer ta mère ? » — « Ce n’est pas moi qui te tue, c’est toi-même. » — « Crains les Érynnies d’une mère ! » — « Et celles d’un père, leur échapperai-je, si je ne le venge ? » — « Malheur à moi ! le voilà donc ce serpent que j’ai conçu et que j’ai nourri ! » — « Tu as tué le père, tu mourras par le fils. »

Et il l’entraîne dans le palais, tête pendante, comme un victimaire tenant par la corne une bête d’holocauste. Eschyle peut voiler le supplice, il a montré la torture. Un tel dialogue tue sur place ; c’est de la terreur fulgurante. En trois répliques, la femme est saisie, meurtrie, dévorée par la fureur qui s’abat sur elle.

Le parricide se consomme, et ici encore le talion répète la mise en scène du premier crime. Le dénouement des Choéphores fait à celui d’Agamemnon un pendant sinistre. Les portes rouvertes, deux cadavres étalés sous les yeux du peuple ; devant eux, le meurtrier arborant son glaive : rien ne manque à cette copie vengeresse. Comme un maître de cérémonies tragiques, le Démon de la maison des Atrides règle le spectacle du forfait présent sur l’ordonnance de la catastrophe précédente. Le même groupe reparaît sous le même portique, dans une semblable attitude, mais les figures ont changé. Les meurtriers sont couchés à la place où leurs victimes étaient étendues ; la femme qui se dressait sur le corps du père gît terrassée aux pieds de son fils.

Clytemnestre glorifiait son crime, Oreste justifie le sien ; calme d’abord, sans trouble visible, raillant ces morts « qui avaient juré de périr ensemble, et qui ont pieusement tenu leur serment ». Il a retrouvé le linge de bain qui lia son père, et il secoue devant le peuple ce suaire homicide, comme pour en pressurer le sang desséché dont il est couvert. Cette assurance fléchit par degrés : Oreste n’est déjà plus si convaincu de son droit, car il le discute, il plaide l’action qu’il promulguait tout à l’heure. Le doute le prend, et quel doute ? S’il n’est pas irréprochable, il est exécrable. On voit pâlir son âme avant son visage. Au dedans de lui, une voix s’élève, sourde d’abord et confuse, et qu’il essaye de couvrir d‘un bruit d’invectives. — Qu’était-ce donc que cette femme, celle mère si l’on veut ? « Une murène, une vipère, qui empoisonnait tout ce qu’elle touchait. » Et ce voile dont elle s’est servi ? « Un filet à prendre les bêtes fauves, l’engin des assassins à l’affût, qui guettent les passants au tournant des bois. » Mais il a beau insulter la morte, on sent qu’il frémit sous son dernier souffle. — « L’a-t-elle fait ? Ne l’a-t-elle pas fait ? » répète-t-il pour faire taire sa conscience qui pousse les cris d’un affreux réveil. Symptôme alarmant, les Choéphores faiblissent et ne l’approuvent plus que du bout des lèvres. L’instant d’avant, elles l’excitaient tout d’une voix ; elles auraient tourné vers sa mère le pouce inflexible des Vestales romaines achevant le gladiateur renversé, si le fer avait tremblé dans sa main. Maintenant leur zèle se refroidit et leur complicité se détache, elles reculent devant le sang qu’elles ont fait verser. Des condoléances équivoques remplacent leurs chants homicides, les furieuses se changent en pleureuses. — « Hélas ! hélas ! choses lamentables ! toi tu es morte, d’une mort affreuse : mais la souffrance renaît pour celui qui survit… — Nul entre les mortels qui ne paye sa dette au malheur ! Chacun souffre à son tour, l’un aujourd’hui, l’autre demain. »

À ce moment, Oreste est pris d’un premier accès, et son âme entre en convulsions. Sa raison « fuit comme un cheval sans frein emporté hors de la piste des chars ». Il la poursuit et il s’y cramponne ; il essaye, avant qu’elle s’échappe, de lui arracher un cri d’innocence : « Tandis que je me possède encore, j’atteste que j’ai fait acte de justice en tuant ma mère, car elle s’était souillée du meurtre de mon père, et les dieux l’avaient prise en haine. » Mais il s’arrête, glacé d’épouvante, les Érynnies surgissent devant lui, avec leurs cheveu de vipères et leurs yeux qui pleurent un sang noir. — « Ah ! ah ! femmes esclaves, les voyez-vous comme des Gorgones, vêtues de robes noires, les cheveux entrelacés de serpents ? vous ne les voyez pas, mais moi, je les vois ! Elles me poursuivent, elles me chassent ! »

Le parricide, traqué par leur meute, s’enfuit vers le sanctuaire d’Apollon.

Chapitre XVI,
les Érynnies. §

I. — Les Érynnies filles de l’Aurore. — Leur fonction dans la mythologie hellénique. — Gardiennes des lois naturelles. — Vengeresses du meurtre. §

Les Érynnies — Irritées — qui ne mériteront qu’à la fin de la tragédie d’Eschyle leur euphémique surnom d’Euménides, étaient les plus terribles divinités du monde infernal. Hésiode les fait naître du sang d’Ouranos, inutile par la faux de Chronos ; mais la philologie comparée croit avoir découvert dans les mythes aryens leur plus lointaine origine. D’après cette poétique hypothèse, l’Érynnis primordiale, multipliée par la fable grecque, serait la Saranyu védique, une des mille personnifications de l’Aurore. Le crime étant presque toujours conçu par la nuit, dont il est souvent appelé le fils dans le langage primitif, c’est l’Aurore qui le dénonce, qui fait paraître à terre le sang répandu, qui allonge son flambeau céleste sur le cadavre étendu au bord du chemin. Souriante au pâtre, douce au laboureur, l’Aurore montrait au meurtrier l’œil ardent d’une vengeresse. Les plus effrayantes déesses seraient ainsi nées de la plus charmante. Comme le Lucifer des croyances chrétiennes, la Furie antique aurait été, à son origine, l’Ange transparent du matin.

Mais cette signification naturelle disparut vite, en Grèce, sous un sens moral. Les Érynnies y personnifièrent, dès qu’elles apparurent, le remords et le châtiment : — plus encore, les lois primordiales de la nature et du monde dont le dépôt était sous leur garde. Comme les Dragons dont elles avaient la laideur, les Érynnies couvaient des trésors : les liens de la famille, le respect de la vie humaine, l’observation de la foi jurée. Ministres de la police éternelle, leur puissance, enracinée aux Enfers, atteignait le ciel. La stabilité des règles fondamentales de toutes choses était leur domaine. Dans le Prométhée d’Eschyle, les Océanides demandent au Titan : — « Qui donc tient le gouvernail de la Nécessité ? » — Et Prométhée leur répond : — « Les trois Parques et les Érynnies à la mémoire fidèle. » — Héraclite, cité par Plutarque, disait que « si le Soleil s’avisait de franchir les bornes qui lui sont proscrites, les Érynnies, agents de la Justice, sauraient bien lui faire rebrousser chemin. » — Dans l’Iliade, Xanthos, un des chevaux divins d’Achille, prend une voix humaine pour prédire sa mort au héros rentrant dans la guerre de Troie : mais les Érynnies, indignées de cette violation des lois naturelles, accourent aussitôt, et font taire impérieusement l’animal qui ose usurper la parole réservée aux hommes. On peut mesurer par ces citations la hauteur et la profondeur du rang que les Érynnies occupaient dans la religion hellénique. Surveillantes de la nature, elles la maintenaient dans ses lois prescrites ; leur contrôle embrassait l’ordre universel, l’axe du monde tournait sous leurs mains.

Mais leur magistrature militante recouvrait cette fonction abstraite. Avant tout, les Érynnies étaient les vengeresses acharnées du meurtre, du parricide surtout, qui, plus qu’aucun autre, outrage la nature. Elles avaient charge du sang humain ; il criait vers elles sitôt répandu, et cette clameur n’était jamais vaine. A son appel, elles s’élançaient vers le meurtrier ; et le poursuivaient avec rage, jusqu’à l’épuisement et jusqu’à la mort. Avant qu’il eût rendu vie pour vie, leur patient passait par toute une série de supplices : obsessions et flagellations, angoisses de l’âme et tourments du corps, fuites éperdues à travers des foules hostiles et des solitudes désolées, nuits livrées aux épouvantes des visions spectrales. Mort, il les retrouvait aux Enfers, où, comme les diables du Dante, elles torturaient les damnés païens. Un vers d’Homère atteste « les Érynnies qui punissent les hommes sous la terre ». On les voit sur des vases peints, flagellant Sysiphe, enchaînant Thésée, et tournant la roue flamboyante sur laquelle Ixion est écartelé. Nul recours possible contre elles, avant le grand exemple donné par Eschyle, aucun appel efficace. Antérieures à Zeus lui-même, qu’elles dominaient par leur parenté avec le Destin, les Érynnies régnaient absolument dans leur sombre empire. Les Olympiens ne frayaient pas avec elles ; ils les bannissaient de leur table, ils leur interdiraient l’entrée du palais céleste : les « Filles de la Nuit » auraient noirci sa lumière et glacé sa joie. En revanche, leurs privilèges sinistres étaient inviolables, et le cercle sanglant où s’exerçaient leurs vindictes ne pouvait être franchi par l’intrusion d’aucun dieu. — « Quand nous sommes nées », — dit l’un de leurs chœurs, — « le Sort nous imposa cette loi, que nous ne toucherions point aux Immortels, que nulle de nous ne pourrait s’asseoir à leurs festins, et que nous ne porterions jamais les vêtements blancs de la joie. Mais quand un meurtrier domestique a frappé l’un de ses proches, la ruine de sa demeure est notre partage. Nous nous ruons sur lui, et, si fort qu’il soit, nous l’effaçons de la terre. »

II. — Haine et répulsion qu’elles inspirent. — Cruauté qu’on leur attribue. — Nature vampirique des Érynnies. — La vision de Dion. §

Certes, rien de plus tutélaire, au fond, que cette justice implacable. La Peine veille sur la paix ; le Châtiment couvre la sécurité de son glaive, et sa menace seule est une protection. Les liens sociaux seraient vite rompus, s’ils n’étaient assujettis par des nœuds de chaînes. Ce n’est point sans raison que Dante fait dire à la Porte de son Enfer : — « La Justice anima mon grand architecte ; je fus faite par la divine Puissance, la suprême Sagesse et le premier Amour. »

Giustizia mosse il mio alto Fattore :
Fecemi la divina Potestate,
La somma Sapienza e il primo Amore.

Gardiennes de la vie humaine, protectrices des droits de la famille, de la foi jurée, du foyer des hôtes, les Érynnies semblaient mériter la reconnaissance due aux services ingrats strictement rendus. Elles étaient pourtant haïes des hommes comme des dieux, il y avait de l’horreur dans la terreur qu’elles inspiraient. On les adorait et on ne leur sacrifiait que par crainte. Un morne silence attristait leur culte, la flûte et la lyre en étaient exclues. Les prières ne s’y faisaient qu’à voix basse, de sourdes injures s’y mêlaient aux invocations liturgiques. Une sorte de quarantaine soupçonneuse isolait leurs temples mal famés autant que sacrés.

Cette aversion tenait à leur office même. L’Espion et le Bourreau ont toujours passé pour des êtres nécessaires à l’ordre social ; ils n’en sont pas moins mis au ban des hommes, excommuniés de toute relation et de tout accueil ; ces satellites du salut public sont les réprouvés de la société qui s’en sert.

Un autre grief pesait sur les Érynnies. Contemporaines du Talion des âges primitifs, elles en représentaient la férocité. Œil pour œil, dent pour dent, plaie pour plaie, l’usure du tourment centuplant la dette du coupable, l’horreur de la peine enchérissant sur la grièveté du délit ; les vieilles Vengeresses en étaient restées à cette routine sanguinaire. Or la conscience humaine, éclairée et améliorée, protestait contre les expiations barbares du passé ; l’idéal qu’elle se faisait de la vraie justice n’était plus d’accord avec les sauvages représailles personnifiées par les Érynnies. Elles restaient dans la religion nouvelle par droit d’archaïsme, comme survivent, dans quelques Codes, des pénalités atrocement arriérées, non abolies, jamais appliquées ; fantômes odieux qui font tache sur la lumière des lois adoucies.

Ce qui rendait encore les Érynnies haïssables, c’était l’idée qu’on se faisait de leur caractère. Rien n’endurcit comme le métier de criminaliste et de tortionnaire ; la cruauté du châtiment finit par entrer dans l’âme de l’exécuteur. On se figurait donc que les Érynnies mettaient une joie méchante à poursuivre et à torturer les coupables, et que l’habitude de verser le sang leur en avait fait prendre le goût. Leurs expéditions étaient des parties de chasse joyeusement féroces, semblables à cette Venatio postularia (Chasse réclamant des victimes) des vieilles légendes germaniques, où le Spectre qui la menait distribuait à ses compagnons des cuisses d’hommes en guise de curée. Quelques monuments les figurent vêtues d’une tunique retroussée, chaussées jusqu’à mi-jambe de la bottine crétoise aux courroies lacées, pareilles à des Dianes infernales. Eschyle, comme nous allons le voir, remplit leurs chants forcenés de termes cynégétiques qui rendent des sons d’aboiements. C’est moins encore à des chasseresses qu’à des chiennes qu’il les compare, « Chiennes d’enfer », « Chiennes du père », ou « de la mère » qu’elles vengent, étaient leurs noms usités. On leur attribuait même une nature vampirique : elles suçaient, disait-on, le sang de leurs victimes et s’en gorgeaient avidement. Apollon leur reprochera tout à l’heure cette horrible soif. — Les Vampires n’étaient point inconnus à l’antiquité. C’en était un que cette Lamia, reine de Libye, et aimée de Zeus, à qui le dieu avait donné le pouvoir bizarre d’ôter ses yeux de leurs cavités, pendant son sommeil, et de les remettre ensuite à leur place. Héra, jalouse, tua ses enfants. Alors la mère furieuse se fit monstre par désespoir ; elle fendait le ventre des femmes grosses et mangeait leurs fruits. De ses amours sauvages avec les Démons du désert, naquit la race des Lamies et des Empuses, divinités cannibales qui cherchaient leurs proies parmi les vivants.

En dehors même de leur ministère criminel, l’approche des Érynnies était redoutée ; leur apparition signifiait la mort à qui les voyait. Plutarque raconte, à ce sujet, une étrange histoire. — Un soir, Dion, le libérateur de la Sicile, était assis, pensif, sous un portique assombri par le crépuscule ; un bruit le tira de sa rêverie. En regardant de tous les côtés, il entrevit une grande femme maigre et livide, « semblable par les traits du visage et par l’habillement à une Furie tragique ». Cette femme allait et venait dans le vestibule, et elle en balayait âprement les dalles. Elle s’évanouit au cri que poussa Dion, mais le héros comprit le présage. — Quelques jours après, Dion était égorgé par ses soldats révoltés, son fils se jetait du haut d’un toit et mourait, sa femme et son nouveau-né périssaient en mer. La balayeuse infernale avait prédit, par son nettoyage fatidique, l’extermination de sa race et de sa maison.

Chapitre XVII,
l’Orestie. — les Euménides. §

I. — Les Érynnies endormies dans le temple de Delphes. — Fuite d’Oreste protégé par Apollon. §

Le dernier acte de l’Orestie s’ouvre devant le temple de Delphes, le Saint des Saints de la Grèce, l’ombilic du monde. Zeus l’avait marqué en lançant un jour, des pôles de la terre, deux aigles qui s’abattirent du même vol, au même sommet du Parnasse. Sur ce point, Apollon posa le trépied où vaticinait sa Pythie. L’âme religieuse de l’Hellade résidait dans ce sanctuaire vénéré. Il rendait des oracles et il taisait des miracles : la lumière de Zeus s’y révélait dans les vapeurs de la grotte sacrée, sa volonté s’y manifestait par la parole de son fils.

La Pythie entre dans le temple, après une prière solennelle, pour prendre place sur son siège. L’instant d’après, elle s’en échappe à plat ventre, — à quatre pattes, c’est le mot — abattue et vautrée à terre par l’effroi, comme une vieille brebis fuyant du bercail changé en antre pendant son absence. — « Je me traîne sur les mains, n’ayant plus de jambes. Une vieille femme qui a peur n’est plus rien, elle vaut moins qu’un enfant » — Ce qu’elle a vu, elle le raconte avec tremblement. Sur la pierre sacrée, un homme est assis, le front ceint d’un rameau d’olivier sauvage, tenant un glaive nu dans ses mains sanglantes. Devant cet homme, une troupe de femmes monstrueuses gisent endormies sur les dalles. — « Non pas des femmes, plutôt des Gorgones. Et encore ce n’est point cela. J’en ai vu de pareilles peintes dans un tableau qui enlevaient le repas de Phinée. Celles-ci sont sans ailes, noires et horribles ; elles ronflent avec un souffle farouche, leurs yeux distillent une bile affreuse. Vêtues comme elles sont, on ne devrait ni approcher les statues des dieux, ni entrer sous les toits des hommes. » — La Pythie s’enfuit, le temple s’ouvre, Apollon paraît.

Il paraît tenant Oreste par la main, avec la majesté bienveillante d’un roi reconduisant un hôte comblé de ses dons. Il l’a purifié par ses rites, lavé du sang des victimes et des eaux lustrales ; Pallas, sa grande sœur, achèvera son œuvre. Qu’il coure à Athènes, embrasser son autel antique. Avec le philtre de la vigne, il a endormi ses persécutrices : les Érynnies ne portent point le vin comme le sang ; — « Ces Furieuses, tu les vois domptées par le sommeil. Abominables vieilles filles, dont aucun dieu ne voudrait, ni aucun homme, ni aucune bête ! Elles ne sont nées que pour le mal, elles habitent la mauvaise nuit du Tartare, également odieuses aux hommes et aux dieux. » Avant qu’elles se réveillent, Oreste aura le temps de les devancer. Hermès est là qui lui prêtera les ailes de ses pieds, le vent de son vol. Apollon le confie à ce guide céleste, avec une tendre insistance : — « Et toi, mon frère, comme moi fils de Zeus, prends-le sous ta garde, sois le bien nommé, deviens son conducteur, il est mon Suppliant. »

II. — Caractère mythique d’Apollon. — Transformation de sa divinité solaire. — Médecin des corps et des âmes. — Dieu des pardons et des expiations. §

Oreste est déjà sauvé, puisque Apollon le protège. Ennemi né des Érynnies, il représente vis-à-vis d’elles l’antagonisme de la lumière contre les ténèbres, de l’harmonie contre la discorde, du pardon contre la rancune. Cruel parfois à son origine : tant qu’il reste confondu avec le Soleil, il en a les colères soudaines et les caprices meurtriers. Comme lui, il réchauffe et il dévore, il resplendit et il brûle ; les épidémies sortent de son carquois enflammé. L’Aurore qu’il poursuit et qu’il consume, en se levant chaque matin, dans ses bras de flamme, meurt de son amour, sous des noms de Nymphes, dans des légendes innombrables. Il tue par mégarde son ami, le jeune Hyacinthe, en lançant le disque avec lui : image du printemps que le disque solaire de l’été torride dessèche dans sa fleur, comme en se jouant. — Qu’il est terrible encore lorsqu’il renverse sous ses traits rapides les douze enfants de Niobé autour de leur mère ; ou quand, au premier chant de l’Iliade, embusqué sur la plage, comme un chasseur d’oiseaux de mer, il décime, pendant neuf jours, de ses flèches, le camp des Argiens ! — « Il frappa les mulets d’abord et les chiens véloces ; mais ensuite, il perça les hommes eux-mêmes du trait qui tue. Et sans cesse les bûchers brûlaient lourds de cadavres. »

Mais Phébus-Apollon cède bientôt à Hélios, un dieu subalterne, la personnification physique du Soleil. Comme une statue qui surgit des flammes de son moule il se dégage de l’astre brûlant. Toujours vêtu de sa lumière, il exprimera désormais la beauté qu’elle répand sur le monde et la joie dont elle le remplit. La lumière, âme de la nature, harmonie des êtres, foyer de toute vie, source de toute inspiration et de toute culture, telle est désormais la divinité supérieure, le type transfiguré d’Apollon. C’est la lumière qui vibre dans les cordes d’or de sa lyre d’où s’élancent les chants sublimes qui enlèvent l’âme de la terre. C’est elle qui l’illumine du don prophétique, en dissipant les ténèbres qui obscurcissent l’avenir. C’est elle qui purifie par lui l’atmosphère des miasmes putrides qui soufflent la mort, et qui ranime les corps languissants comme les plantes flétries. Avant tout et par-dessus tout, Apollon est le dieu qui guérit et qui répare, qui ressuscite et qui sauve ; l’Apothropœos « le Secourable », l’Alescacos, « Détournant le mal ». Son premier exploit est d’écraser dans sa pourriture (Python, le Corrompu) une peste fiévreuse qui rampait dans les marais du Parnasse.

Médecin des corps, Apollon devient bientôt le médecin des âmes qu’il tranquillise et réconcilie. Voyant tout comme le soleil, il comprend tout et il excuse tout. Son œil rayonnant pénètre les cœurs et discerne l’intention de la faute. Pas de conscience chargée qu’il n’allège, pas d’impureté qu’il ne lave ; le sang versé s’évapore à son feu céleste. Aux plus grands coupables, il ouvre, dans son pontificat de Delphes, un trésor inépuisable d’indulgences plénières et d’expiations efficaces. Les meurtriers involontaires ou fatalement poussés à leur crime, les désespérés du pardon, les excommuniés de la loi et de la cité, accourent, sanglants et souillés, vers son temple miséricordieux. Ils se plongent dans ses fraîches piscines alimentées par l’eau vierge de la fontaine Castalie ; ils s’enveloppent d’une fumigation de soufre et d’encens ; ils immolent un porc, l’animal immonde, comme pour tuer en lui l’impur démon qui les possédait. Ces rites accomplis, leurs péchés s’effacent, l’innocence rentre dans leur âme : sous le souffle absolvant du Dieu, l’esprit du mal s’est retiré d’eux.

Par cette fonction de large clémence, Apollon était l’adversaire inné des divinités implacables, affamées de justice cruelle comme la bête féroce l’est de chair saignante. De là, sa haine des Érynnies ; leur laideur convulsive l’irritait encore : on entendra tout à l’heure ses éclats terribles. « — Il y aura inimitié entre toi et la femme », — dit Jéhovah au Serpent, — « et celle-ci t’écrasera la tête ». — La même hostilité native devait exister entre ces vieilles sorcières venimeuses et le jeune Dieu, beau comme le jour, sain comme la lumière, vainqueur et tueur du serpent Python.

III.    — Le spectre de Clytemnestre. — Réveil des Érynnies. — Laideur frénétique que leur prête Eschyle. — Apollon les chasse de son temple. §

Cependant, le spectre de Clytemnestre vient réveiller les Érynnies endormies. Elle leur montre la plaie ouverte à son flanc, et leur fait honte du sommeil qui les a surprises. Haïe des autres dieux, diffamée et détestée aux Enfers, par qui sera-t-elle vengée, si les Vengeresses de la famille l’abandonnent ? Oreste a fui tandis qu’elles dorment. — « Il a bondi hors du filet comme un faon. — Entendez ce que vous dit mon âme ! Réveillez-vous, Déesses souterraines ! C’est moi, c’est le spectre de Clytemnestre qui vous appelle ! » Les Érynnies ont le sommeil dur, elles ne répondent qu’en ronflant aux objurgations de la morte. — Hon ! hon ! hon ! — Eschyle n’a pas craint de noter ce bruit de leurs narines, nullement ridicule venant de pareils êtres ; le lion ronfle avant de rugir. Elles aboient aussi, car elles rêvent, comme des chiens de chasse qui, allongés sur le pavé du chenil, hurlent et reniflent après le gibier fantastique que poursuit leur songe. — « Oh ! oh ! là ! là ! arrête ! arrête ! Prends garde ! » — L’Ombre gourmande d’une voix de chasseuse cette meute négligente, elle la relance furieusement sur la piste du parricide échappé. — « Tu poursuis la bête en dormant, et tu hurles, te croyant encore sur sa trace ! Debout ! lève-toi ! Vois ce qu’il t’en coûte pour avoir cédé au sommeil. C’est sur lui qu’il faut souffler cette haleine sanglante ; c’est lui que doit consumer le souffle qui sort de tes entrailles enflammées ! Courez ! épuisez-le par une nouvelle course ! »

Cette fois les Érynnies se réveillent et s’élancent tumultueusement hors du temple. Spectacle effroyable. Les squelettes vivants de la Danse Macabre ne terrifièrent pas plus, au moyen âge, la plèbe attroupée dans les cimetières où se dressait leur tréteau funèbre, que l’entrée des Furies d’Eschyle n’épouvanta le peuple d’Athènes. Le souvenir en frémit encore dans les commentaires des Scholiastes. Cinquante Érynnies composaient leur troupe ; la mythologie classique n’en compte que trois : Alecto, Mégère, Tisiphone : mais cette trinité infernale ne fut jamais fixée à l’état de dogme. Eschyle pouvait lui joindre, d’ailleurs, Até, Adrasté, Alactor, les Ποιναί (Poenae), toutes les déités subalternes de la poursuite et du châtiment. En accroissant leur nombre, le poète multipliait leur terreur. Comme le démon de l’Écriture, son Chœur s’appelle « Légion ». L’art n’ayant pas encore idéalisé les Érynnies, comme il fit plus tard, Eschyle les évoqua dans la laideur surhumaine que leur prêtaient les mythes primitifs, et telles que l’imagination populaire les voyait en rêve. On peut restituer, d’après plusieurs vers du drame et quelques monuments archaïques, les figures grandiosement hideuses sous lesquelles il les fit paraître, comme on recompose, sur des fragments de dents et de griffes, les animaux antédiluviens. C’étaient des femmes d’une maigreur spectrale, aux masques barbouillés de sang et de fiel, la face écrasée, les traits grimaçants, la langue pendante comme celle des Gorgones, les doigts crochus comme ceux des Harpies. Des touffes de serpents s’entrelaçaient à leurs chevelures, une ceinture écarlate serrait leurs tuniques noires à leurs flancs étroits. D’une main, elles brandissaient un bâton, insigne menaçant de leurs hautes œuvres : de l’autre elles agitaient un flambeau chargé d’une flamme sulfureuse. Elles ne marchaient point, elles sautaient, comme d’une sortie d’embuscade, par bonds saccadés, par enjambées gigantesques qui rappelaient l’allure de leur chasse furieuse dévorant l’espace, de leur vol aptère arpentant les nues. Qu’on se figure cette cohue de Stryges envahissant la scène, avec leurs cris sauvages, leurs saltations épileptiques, leurs cheveux sifflants, leurs torches livides ; et le grammairien Pollux paraîtra croyable, lorsqu’il raconte qu’à cette entrée formidable, des femmes grosses avortèrent, et que des enfants moururent dans les convulsions.

En s’éveillant, les Érynnies ont vu qu’Oreste a fui pendant leur sommeil. Elles se retournent en hurlant de rage, vers le dieu qui l’a délivré ; les « chiennes d’Enfer » aboient au soleil. — « Ah ! fils de Zeus ! c’est toi le voleur ! tu nous as arraché celui qui a tué sa mère : qui dira que cela est juste ? » — Dans leurs reproches furibonds perce la rancune de leur antiquité méprisée contre l’insolente jeunesse olympienne. Ces nouveaux venus qu’elles ont vus naître et croître, les voilà qui insultent leurs doyennes dans la vie divine. — « Jeune dieu ! tu as outragé de vieilles déesses, en protégeant ton suppliant, cet homme fatal à celle qui l’enfanta !… Ce sont là les forfaits de ces dieux nouveaux. Voyez ce trône, nombril de la terre ! Il dégoutte de sang, un meurtrier l’en a couvert ! » — Leurs invectives deviennent menaçantes ; elles crient à l’impiété et au sacrilège : on dirait qu’elles veulent mettre en interdit, par leurs anathèmes, le temple profané par son propre dieu.

Au bruit de cette émeute démoniaque, Apollon, irrité, sort de sa cella comme s’il sautait de son char solaire. Apparition éblouissante qu’un marbre illustre a fixée. Une conjecture très plausible voit dans l’Apollon du Vatican la figuration de celui d’Eschyle. Imaginons donc le dieu tel qu’il nous le montre, sa chlamyde volante sur l’épaule, les yeux pleins d’une splendeur terrible, la lèvre soulevée d’un dégoût divin, dans ce rayonnement de colère sereine qui fait songer, devant sa statue, à la foudre éclatant au sein d’un ciel pur. Il s’élance, le bras en avant, vers les monstres profanateurs de son temple. Les paroles pleuvant sur leur groupe hideux qui recule, perçantes comme des flèches, sublimes comme les rayons de son astre. On y sent l’aristocratie d’un dieu de haute race aux prises avec les démons d’une mythologie inférieure. — « Hors d’ici ! sortez de ce temple ! Hors du sanctuaire fatidique ! de peur que le serpent, la flèche à l’aile d’argent, ne jaillisse de cet arc d’or. Alors la douleur vous ferait rendre la noire écume prise aux hommes. Vous vomiriez les caillots de sang que vous avez léchés en les égorgeant », — Il les renvoie aux géhennes des prétoires barbares, aux boucheries atrocement raffinées des rois orientaux. Et dans cette horreur des Justices méchantes, frémit l’âme généreuse d’Athènes, de la cité non sanglante, où le supplice même était adouci, où les condamnés buvaient sans souffrances la mort mêlée au sommeil, dans une coupe de ciguë : — « Allez où l’on coupe les têtes, où l’on crève les yeux, où le fer tranche leur sexe aux hommes, où les lapidés et les empalés gémissent ! Voilà vos fêtes et vos délices, êtres en horreur aux dieux ! C’est l’antre du lion altéré de sang qu’il vous convient d’habiter. » — Les Érynnies récriminent. — N’est-il pas le premier coupable, lui qui a ordonné à Oreste de tuer sa mère ? Apollon revendique hautement sa complicité ; il a condamné la femme qui a égorgé son mari, et il l’a fait exécuter par son fils. C’était la volonté de Zeus, puisque Zeus inspire ses oracles. Pourquoi donc, d’ailleurs, leur justice partiale n’a-t-elle qu’un œil et qu’un bras ? — « Si tu te montres indulgente, quand les époux s’égorgent l’un l’autre, si leur crime n’est rien à tes yeux, si tu les regardes sans colère, je le dis que tu poursuis Oreste sans droit. » — Aussi bien, Pallas jugera les deux causes, il les ajourne à son tribunal : et tandis que le vol noir des Érynnies se remet en chasse, le Dieu court rejoindre son Suppliant dans la ville sainte.

IV.    — Oreste et les Érynnies à Athènes, devant la statue de Pallas. — L’Hymne des Chaînes. §

La scène passe subitement de Delphes à Athènes, devant le temple de Pallas dont Oreste embrasse la statue. Aucun entr’acte marqué, nulle indication d’intervalle : pourtant des jours et des nuits se sont succédé, remplis par la course acharnée des Érynnies relançant leur proie. L’action a dévoré le temps et l’espace, elle a pris le vol de la pensée et l’instantanéité du prodige. La horde infernale, dépistée sans doute par les ruses du subtil Hermès, n’a pu atteindre le fugitif ! — « Pas un lieu de la terre où je n’aie passé ! J’ai volé sans ailes à travers la mer, aussi rapide que sa nef. Que de fatigues pour cet homme ! Ma poitrine en est toute haletante. » — Le voilà maintenant, acculé comme une bête forcée, à son dernier gîte. Les Érynnies n’osent l’arracher de l’autel, la majesté de la Déesse couvrant le suppliant de son ombre. Mais elles le cernent de leurs yeux ardents, de leurs griffes avides, de leurs langues de vampires furieusement tirées ; pareilles à des dogues tournant autour du cerf abattu, et que contient l’œil du maître qui les empêche de le dévorer. — « Il faut que ton corps abreuve ma soif, il faut que je boive le rouge breuvage à ton corps vivant ! Puis, desséché par une mort lente, je t’entraînerai sous la terre ! » — Mais Oreste n’est plus effrayé : fort de la protection d’Apollon, purifié par les ablutions expiatoires, il attend avec confiance l’absolution suprême de Pallas. — « Le sang s’est endormi sur ma main, la souillure du meurtre s’en est effacée… En vieillissant, le temps abolit tout. Et maintenant, c’est avec une bouche pure que je prie Athéné, reine de cette terre. »

Cette foi d’Oreste exaspère les Érynnies, elles se précipitent sur son âme et s’efforcent de la rejeter dans le désespoir. — « Point de salut ! ni d’Apollon ni de la puissante Athéné ! Tu périras, repoussé de tous, vidé de sang, ombre exténuée, pâture des démons ! Je te mangerai tout vivant ! » — Et formant autour de lui une ronde frénétique, elles entonnent l’« Hymne des Chaînes », chant redoutable, forgé d’incantations fatales, de rythmes magiques qui garrottaient l’âme du coupable, et la liaient au destin prédit. C’est l’idéal du sinistre : Eschyle n’a jamais soufflé d’une bouche si violente, d’une si longue haleine, dans ce que Shakespeare appellera plus tard « la trompette hideuse des malédictions ». On croit entendre le Dies irae du Tartare. Les légendes indiennes parlent d’un hymne incendiaire, composé par la déesse Parbutea, une Érynnie brahmanique, qui réduisait en cendres ceux qui osaient le chanter, fussent-ils plongés jusqu’aux épaules dans les eaux d’un fleuve. Ici c’est l’homme auquel il s’adresse que ce chant d’exécration semble devoir consumer.

« Allons ! chantons en chœur ! Il nous plaît de hurler le chant horrifique, et de dire les sorts que notre troupe distribue aux hommes. Et nous nous glorifions d’être justes. Celui qui nous présente des mains pures, jamais notre colère ne se jette sur lui, il passe une vie saine et sauve. Mais quiconque a fait le mal comme cet homme, il a beau cacher ses mains sanglantes, nous lui apparaissons avec force et puissance, incorruptibles témoins des morts, créancières du sang répandu.

Ô Nuit ! Ô ma mère ! toi qui m’as enfantée pour le châtiment des vivants et des morts, entends-moi ! Le fils de Latone me prive de mes honneurs, en m’arrachant ma proie, cet homme que m’avait livré le meurtre d’une mère. C’est à lui que ce chant est voué, ce chant de folie, de vertige qui égare l’esprit, l’hymne des Érynnies qui enchaîne l’âme, hymne sans lyre, effroi des mortels !

La Parque toute-puissante m’a fait cette destinée immuable : poursuivre les homicides jusqu’à ce qu’ils soient descendus sous terre. Et même morts, ils ne sont pas délivrés de nous. — Ce chant lui est voué, ce chant de folie, de vertige, qui égare l’esprit, l’hymne des Érynnies, hymne sans lyre, effroi des mortels !

[…]

J’épargne à d’autres la tâche des vengeances, je les décharge de ce souci ; mes imprécations font la paix des dieux. Mais qu’ils ne reviennent pas sur mes jugements ! Une race odieuse, souillée de sang, n’est plus digne des arrêts de Zeus. Mais moi je m’élance violemment sur elle, et l’inévitable vengeance poursuit ceux dont les jambes ploient, dont les pieds saignent en fuyant au loin.

La gloire des hommes, s’élevât-elle jusqu’au ciel, tombe flétrie contre terre à ma noire approche, et je l’écrase sous mes trépignements.

Et quand il tombe, celui que j’ai frappé, il l’ignore, aveuglé qu’il est par son noir délire, et les hommes l’entendent gémir dans sa maison chargée de ténèbres. »

V. — Pallas-Athéné. — Ses origines naturelles. — Son type spiritualisé est l’idéal de la Grèce. — La Guerrière. — La Politique. — L’Artiste. — L’Ouvrière. — Pureté de sa légende. — Sa prédilection pour Athènes. — Athènes élève d’Athéné. §

Voici venir Pallas Athéné, debout sur son quadrige aérien, telle qu’on la voit dans ses grandes images, le front pur et les yeux lucides, la bouche arquée d’un sourire sévère, le visage plein d’une bonté majestueuse. Elle est drapée du court chiton dorien aux plis cannelés ; sa magnifique chevelure flotte sous les ailes droites de son casque surmonté d’un sphinx. — Les Grecs juraient « par les cheveux d’Athéné ». — Son égide, qui la soutient dans les airs, palpite sous sa main, comme une voile enflée par le vent. Des bords du Scamandre elle a entendu l’appel de son suppliant, et elle accourt à sa voix.

Quelles acclamations devaient saluer au théâtre d’Athènes cette royale entrée ! Pallas était sa glorieuse marraine et sa jeune aïeule ; pour toute la Grèce, après Zeus, la plus haute des divinités. Déesse physique à sa plus lointaine origine, conçue par les eaux, montant avec elles vers l’éther qui les condense en vapeurs et les résout en orage, Pallas avait été d’abord l’Éclair qui fend le front nuageux du ciel. La sérénité de l’air éclairci par la fraîcheur qui suit les tempêtes s’était ensuite répandue sur sa première forme. De cette blancheur céleste était née l’image d’une jeune fille froide et sereine, candide et splendide : son nom de Pallas signifie cela. Puis le symbole avait pris corps et un sens moral y était entré. Le ciel s’étant incarné en Zeus, c’était de sa tête qu’elle avait surgi comme une inspiration héroïque, revêtue d’armes éclatantes, dans sa pureté de vierge et sa vigueur de guerrière. Sa naissance avait eu la gloire d’une apothéose : Le tonnerre l’avait acclamée, et une pluie d’or rayonnante avait annoncé à la terre que le Verbe de Zeus s’était révélé.

— « Je te chanterai, — s’écrie l’Hymne homérique — Pallas Athéné, déesse Illustre, aux yeux clairs, au coeur indomptable, que le prévoyant Zeus enfanta lui-même de sa tête auguste, couverte d’armes resplendissantes, et que tous tes immortels contemplèrent avec admiration ! Devant Zeus, elle jaillit impétueusement de la tête immortelle, brandissant sa lance aiguë et le grand Olympe fut ébranlé sous le bond de la Déesse aux yeux clairs, et la terre retentit autour, et les eaux de la mer pourprée furent bouleversées. Mais l’abîme salé s’apaisa aussitôt, et le Soleil arrêta ses chevaux aux pieds rapides, jusqu’à ce que la vierge Pallas eût enlevé ses armes divines de ses épaules immortelles, et le très sage Zeus s’en réjouit. »

Les éléments subtils qui l’avaient formée s’étaient convertis dans Pallas, en intelligence. De l’air natal, elle gardait la chasteté vive et l’énergie fortifiante, la limpidité des eaux s’était fixée dans ses yeux brillants (Glaucopis). L’Éclair dardait toujours de sa lance, non plus inconscient et aveugle, mais dirigé par la volonté. Toutes ses filiations naturelles s’étaient effacées sous son magnifique développement moral. La Grèce saluait en elle l’idéal de sa race et de son génie ; la vertu vaillante, le courage réfléchi, l’activité de l’esprit, la fertilité des idées, le génie multiple des arts.

De sa naissance fulgurante, Pallas avait gardé l’humeur belliqueuse. C’était elle, selon les récits uniques, qui avait tué la Gorgone, dont la tête hérissée de reptiles béait au centre de son bouclier. Compagne de Zeus luttant contre les Titans, elle jette l’Etna sur Encelade écrasé. Dans le grand combat que se livrent les Olympiens, au vingt et unième chant de l’Iliade, le farouche Arès l’attaque de sa lance. — « Mais celle-ci saisit de sa main puissante un rocher noir, âpre, immense, qui gisait dans la plaine et dont les anciens hommes avaient fait la borne d’un champ. Elle en frappa l’horrible Arès à la gorge, et rompit ses forces, et il tomba couvrant sept arpents de son corps, et ses cheveux roulèrent dans la poussière, et ses armes retentirent sur lui. Et Pallas-Athéné rit, et l’insulta en paroles rapide : Insensé qui luttes contre moi ? ne sais-tu pas que je me glorifie d’être beaucoup plus puissante que toi ? » — C’est le génie de la guerre triomphant de sa force inintelligente et brutale, la tactique qui défait la masse, la fronde de David abattant Goliath. Telle on la voit dans sa carrière militante, toujours du parti des causes justes, patronne des luttes légitimes. Polias « qui protège les villes », Cledouchos « gardienne des clefs », Pylaïtis « protectrice des portes » : ses surnoms militaires la posent appuyée sur la lance, dans une attitude défensive, attendant l’ennemi sans le provoquer.

Mais Pallas est, avant tout, la fille du cerveau, engendrée par un acte du pur esprit, la déesse « aux pensées nombreuses », Polumétis, qui les essaime sur les hommes. Toutes les sciences dérivent de sa sagesse, tous les arts lui sont attribués, toutes les industries sont ses œuvres vives. Elle préside aux conseils de la politique, elle dicte aux cités leurs institutions et leurs lois. Son esprit plane dans l’Agora, sur l’orateur qu’elle inspire, et sur le peuple qu’elle incline aux votes raisonnables. La Démocratie sage, c’est elle-même : ’Α θηναε Δέμοϰρατιας dit l’inscription d’une de ses statues. Pallas « qui hait les tyrans », est aussi l’un de ses noms. La Philosophie est son culte, puisqu’elle est la pensée vivante. L’Architecture reconnaît en elle sa patronne : comme les Vierges de nos vieux tableaux, elle pourrait porter le Parthénon, sa cathédrale, sur la paume de sa main tendue. On la voit, dans un bas-relief, debout devant un jeune sculpteur qui taille, en beau style dorique, le chapiteau d’une colonne : par-dessus sa tête, elle conseille encore des mécaniciens ajustant les pièces d’une roue hydraulique. Les potiers lui doivent le tour qui façonne la forme des vases : quelques monnaies athéniennes montrent son hibou familier perché sur une amphore renversée. Elle avait attaché l’aile de la voile au navire, plié le cheval au frein, lancé le premier char sur l’arène. Cette héroïne est une ouvrière, l’Ouvrière par excellence, Ergané ; la reine laborieuse des ruches féminines. Cette guerrière a des doigts de fée ; de la même main dont elle brandit la lance invincible, elle manie l’aiguille agile et la navette diligente. Les réseaux que l’automne tend sur les taillis sont moins diaphanes que les tissus qui coulent du jeu magique de ses doigts. C’est elle qui a inventé la quenouille, le rouet, le métier, tous les instruments délicats de la broderie et de la texture. C’est elle qui a appris à la femme l’art de semer les fleurs sur la toile, comme sur l’herbe serrée d’une prairie brillante, d’y dessiner en fils de pourpre les exploits des héros et la gloire des dieux. Le grand présent qu’on lui faisait, à Athènes, le jour de sa fête, c’était un voile brodé par des jeunes filles nourries dans l’Érechtéïon. Attaché en triomphe, au mât d’une trirème montée sur des roues, le péplos sacré montait lentement vers son temple en gravissant l’AcropoIe ; les prêtres en revêtaient son beau corps d’ivoire, et la Déesse « se réjouissait dans son cœur ».

La légende de Pallas est chaste comme une vie de Sainte. Sa virginité reste immaculée au milieu des corruptions de la Fable. Si vite dégagée des forces élémentaires, née sans mère, fille de l’Idée, aucun mythe impudique n’a de prise sur sa pure essence, Elle échappe aux amours et aux fécondations du cosmos, aussi bien qu’aux fictions obscènes des poètes érotiques. L’austère Hésiode ne peut pas plus l’accoupler à un phénomène incarné en dieu, que le frivole Ovide ne peut la mêler aux scandales galants de l’Olympe. Les deux sexes se fondent en elle, dans une sorte de neutralité harmonieuse. Homme par la force et par le génie, femme par l’adresse et par la finesse : Platon n’a pas autrement rêvé son Androgyne idéal que l’instinct primitif ne l’avait conçue. Autour d’elle, les dieux se pervertissent et les déesses se dépravent ; Artémis elle-même perd sa farouche innocence. Seule, Pallas, en pleine corruption, garde intacte la pureté native de son premier type. Elle traverse, sans y contracter une souillure, les orgies finales du polythéisme ; et, quand l’heure des Olympiens a sonné, le Christianisme s’ouvre pour la recevoir. Quelque chose de sa sublimité et de sa vertu entre dans la Sophia byzantine, et lorsque la Panagie lui succède dans son temple changé en église, Pallas Parthénos semble, avec elle, y régner encore.

La Grèce s’adorait elle-même dans Pallas : combien plus Athènes, sa fille spirituelle, l’élue de ses préférences, la ville de son choix et de son amour ! Lorsque Cécrops la fonda, Poséidon disputa à la Déesse l’honneur de protéger la cité naissante. Ce fut à qui lui ferait le plus beau don d’avènement. Poséidon frappa le roc de son trident, et le Cheval en bondit, né d’un grand flot d’eau marine dont il a l’encolure ondoyante et la blanche écume. C’était prédire à Athènes sa gloire guerrière et sa vocation maritime. Mais Pallas dompta d’une main le cheval sauvage, et, de l’autre, elle tira du sol l’Olivier, l’arbre de la paix, la plante nourricière. Athènes préféra cette simple largesse au présent éclatant de Poséidon. Sans doute aussi, elle avait reconnu, dans l’auguste Vierge, le type transfiguré de sa race, la providence de sa destinée. Pallas la fit à son image, active et pensive, créatrice et industrieuse en toutes choses, aussi prompte aux œuvres de l’intelligence qu’aux travaux et qu’aux exploits de la guerre. Athènes, consacrée à la Déesse, ne fit plus qu’une avec elle. Elle lui bâtit le seul temple parfait qu’ait éclairé le soleil ; elle lui voua les plus belles fêtes qui aient réjoui la terre et le ciel ; elle lui fit tailler par Phidias, dans l’or et l’ivoire, cette statue suprême dont un Ancien a dit « qu’elle ajoutait quelque chose au prestige de la religion ». Pallas Poliade fut la Patrie même, la patrie divinisée et mise sur l’autel.

VI. — Pallas choisie pour arbitre entre Oreste et les Érynnies. — Plainte des Érynnies. §

A la vue des hideuses filles de la Nuit, Pallas ne s’emporte point comme l’impétueux Apollon. Elle ne s’effraie pas non plus, la guerrière, qui porte sur son égide la tête coupée de Méduse. C’est avec une grave douceur qu’elle interroge ces monstres attroupés autour de son temple. Leur laideur la choque bien un peu, mais sa haute raison contient sa répugnance, elle les apostrophe sans mépris. Moins irritable que le dieu passionné de Delphes, la sage Déesse s’informe avant de sévir. — « C’est à tous que je parle, à cet étranger assis au pied de ma statue, et à vous qui ne ressemblez a personne, que les dieux n’ont jamais vues parmi les déesses, et qui n’avez point de figure humaine. Mais vous offenser sans motif ne serait pas juste. »

Les Érynnies se nomment et elles exposent leur réclamation. — Cet homme a tué sa mère : il leur appartient par son crime, l’équité veut qu’il leur soit livré. Que Pallas décide et prononce, elles s’en remettent à son jugement. — Oreste parle à son tour, il a expié, il s’est purifié, l’eau lustrale a lavé son crime. Ce crime, d’ailleurs, lui a été dicté par l’oracle ; Apollon en a été le complice. Pouvait-il résister à l’ordre d’un Dieu ? — « Décide maintenant, ô déesse ! Ai-je bien ou mal fait ? Juge-moi, Pallas. » Athéné se récuse ; elle ne tranchera point par une sentence arbitraire un cas si complexe ; pour le résoudre, la Sagesse céleste s’adjoindra l’équité humaine. Elle va choisir des juges dans sa ville, parmi les meilleurs citoyens, et ce choix sera une institution. Sur le procès d’Oreste, Pallas fonde un tribunal exemplaire qui fera d’Athènes la cité du Droit.

Les Érynnies se résignent mais en protestant. Elles se sentent atteintes dans le vif de leurs privilèges ; une cour d’appel terrestre se forme contre leurs assises infernales, leur infaillibilité est mise en question. Les vieilles lois immuables enracinées dans la vétusté vont être ébranlées par des lois nouvelles, instables et changeantes comme l’esprit des hommes. Elles s’en plaignent amèrement, dans un chant troublé d’une sombre inquiétude. Plus de menaces ni d’injures, mais des avertissements graves, et l’on peut dire consciencieux. Ces Maudites se sentent nécessaires, elles ont conscience du sacerdoce social qu’elles exercent. Elles savent qu’il y a quelque chose de sacré dans leur cruauté, et que le crime en armes s’emparerait du monde, si leur terreur se retirait de lui. Un tocsin d’alarme sonne dans ces strophes solennellement attristées.

« — Maintenant voici l’antique Justice bouleversée par de nouvelles lois. Si ce parricide gagne sa cause, tous les hommes vont imiter son forfait, sachant que leurs mains seront impunies. Les pères sont menacés, la main des enfants est levée sur eux !

— Plus de colère poursuivant le meurtre. Nous laisserons tout faire. Que les hommes frappés par leurs proches n’aillent plus nous invoquer et crier : « Ô Justice ! ô trône des Érynnies ! » Ce sera là bientôt le cri d’un père mourant, d’une mère expirante. Clameur inutile, le temple de la Justice s’étant écroulé.

Il est des hommes pour qui la terreur est un frein salutaire, des esprits qu’elle doit surveiller. C’est de la crainte que naît la sagesse. Si ce flambeau est éteint, quelle ville, désormais, quel homme respectera la Justice ? — Ne désirez ni une vie sans frein ni l’oppression, Les dieux ont placé la force entre les deux, ni en deçà ni au-delà. »

VII. — Institution de l’Aréopage. §

Pallas revient, amenant les juges de son choix. C’est l’Aréopage qu’elle installe, et c’est l’Aréopage qu’Eschyle défendait en remettant au jour ses fondements divins. L’année même où les Euménides furent représentées, l’auguste tribunal était menacé. Le démagogue Éphialte, dont Platon disait « qu’il versait la licence toute pure, à pleine coupe au peuple », réclamait son abolition. Il avait déjà fait restreindre aux causes criminelles sa compétence juridique, qui s’étendait sur la religion et les mœurs, sur la police de la cité et sur la garde des lois. Eschyle intervint par cette noble scène où il montrait l’Aréopage fondé par Pallas, comme la pierre angulaire de sa ville sainte.

En s’exposant pour le défendre, le poète faisait acte de grand citoyen. L’idéal de la Justice résidait dans ce sénat vénérable, composé de l’élite des anciens Archontes. La colline où il s’assemblait, dans une enceinte à ciel ouvert, était celle où les Douze Grands Dieux avaient, disait-on, siégé pour juger Arès accusé du meurtre d’un fils de Poséidon. En apparence, aucune juridiction plus sévère ; le lien même de ses séances était formidable. Un autel consacré à l’Αναίδεια (l’implacabilité) y était dressé : c’était aussi le nom que portait la pierre sur laquelle l’accusateur prenait place. Celle de l’accusé s’appelait la « Pierre de l’Injure », Αίθος υβρεως. Magistrats de nuit, les aréopagites ne siégeaient que dans les ténèbres, pour que le visage du prévenu ne pût les émouvoir par ses angoisses, ni les attendrir par ses larmes. La chouette de Pallas planait sur leurs assemblées. En dehors de leurs fonctions, on ne les voyait jamais rire ; leur taciturnité était proverbiale. L’ombre qui les masquait sur leurs sièges ne quittait pas leurs visages empreints du mystère des charges secrètes. À première vue, le Conseil des Douze d’Athènes paraît aussi effrayant que le Conseil des Dix de Venise.

Cet appareil de terreur recouvrait une clémence extrême. La lettre de la justice aréopagite était draconienne, elle ne prononçait guère que l’acquittement ou la mort : mais ce glaive, toujours tiré, était toujours émoussé. En réalité, l’accusé était son seul juge. Après le discours de l’accusateur, s’il se sentait condamné d’avance, il pouvait prévenir le supplice par un bannissement volontaire. L’évasion de l’exil s’ouvrait au coupable, entre l’interrogatoire et l’arrêt. L’intégrité de l’Aréopage était renommée ; on avait foi dans ses arrêts comme dans les décrets d’un oracle : « Jamais, dit Démosthènes, un accusateur qui succomba, un accusé qui fut condamné ne put convaincre l’Aréopage d’injustice. » — Eschine lui rend le même témoignage : — « Devant l’Aréopage, j’ai souvent vu des gens qui avaient bien plaidé et qui avaient produit des témoins perdre leur procès, tandis que d’autres qui avaient mal parlé, et qui ne fournissaient aucun témoignage, sortaient victorieux des débats. » C’était l’esprit et non la lettre de l’équité qui inspirait ces grands juges. La circonstance atténuante, cette commisération de la loi moderne, adoucissait déjà leurs sentences. Aristote en cite un notable exemple. — Une Femme avait empoisonné un jeune homme en lui faisant boire un philtre érotique. L’Aréopage l’acquitta, jugeant qu’elle n’avait pas voulu tuer son amant, mais rallumer en lui le désir éteint. Tel autre arrêt, par sa rigueur même, donne l’idée d’une bonté touchante. Un aréopagite fut chassé par ses collègues de leur corps, parce qu’il avait étouffé un petit oiseau qu’un épervier poursuivait, et qui était venu se blottir entre ses genoux. Un concile de religieux bouddhistes n’aurait pas mieux fait. Quintilien raconte aussi que l’Aréopage condamna à mort un enfant qui arrachait les yeux à des cailles, ne voulant pas laisser croître le monstre que ce jeu cruel prédisait.

VIII. — Le procès d’Oreste. — L’interrogatoire. — La plaidoirie d’Apollon. — Le scrutin. — L’acquittement. — Le Caillou d’Athéné. §

Cependant le débat s’ouvre devant le peuple d’Athènes convoqué par la trompette du héraut, Pallas préside, les Érynnies figurent le plaignant et l’accusateur, Oreste s’asseoit sur la pierre de l’accusé ; Apollon l’assiste en qualité non point seulement de témoin, mais de complice déclaré. C’est le procès athénien reproduit dans sa procédure, parlant la langue du barreau et répétant ses formules.

Au premier aspect, la scène semble étrange : on verrait presque une parodie dans cet intermède judiciaire joué par des dieux. Nos anciens Mystères ont des tableaux analogues : mais nous rions d’y voir la Vierge, accoutrée du manteau d’hermine, siégeant entre un ange gardien et un diable qui se disputent l’âme d’un pécheur. La noble naïveté de l’esprit antique s’édifiait d’un pareil spectacle. Dans le jugement d’Oreste, elle voyait la Justice à l’école des dieux, et initiée par eux aux formalités juridiques. Pallas présidant le premier procès, Apollon plaidant la première cause leur semblaient aussi vénérables que Déméter traçant le premier sillon ou que Prométhee allumant le premier foyer.

La parole est aux Érynnies ; elles interrogent Oreste à l’unisson, d’un même cri : — « Avant tout, dis, as-tu tué ta mère ? » — « Je l’ai tuée, je ne le nie pas. » Et il l’accuse de deux meurtres commis en un seul ! — « Elle a tué son mari et elle a tué mon père. » — « Oui, dit le Chœur, mais tu vis, et elle a expié par sa mort. » Oreste réplique par un trait qui porte : — « Pendant qu’elle vivait, pourquoi ne l’avez-vous pas poursuivie ? » — Les Érynnies se rejettent sur leur strict office qui est de châtier les meurtres entre consanguins. — « Elle n’était pas du même sang que l’homme qu’elle a tué. » — La réponse d’Oreste paraît aussi dénaturée que son crime : — « Et moi, suis-je donc du sang de ma mère ? » — Ici l’instinct du sexe tressaille dans les Érynnies, leurs noires entrailles se révoltent, quoiqu’elles soient stériles. C’est avec une juste indignation qu’elles s’écrient : — « Eh quoi ! ne t’a-t-elle point porté sous sa ceinture, assassin de ta mère ? Oses-tu renier son sang ? » — Oreste se trouble, il appelle le dieu à son aide, qu’Apollon parle pour lui.

Ce paradoxe d’Oreste, Apollon en fait l’argument de sa violente plaidoirie. « Ce n’est pas la mère qui engendre ce qu’on appelle son enfant ; elle n’est que la nourrice du germe versé dans son sein. Celui qui engendre, c’est le père ; la mère reçoit ce germe, et elle le conserve, s’il plaît aux dieux. » Eschyle n’a pas inventé ce sophisme ; Anaxagore le professait avant lui ; Euripide, dans sa tragédie d’Oreste, l’a repris avec une choquante insistance. Accusons-en le préjugé de l’époque, plutôt que le sentiment du poète. Le père était le roi de la famille antique, son pontife et presque son dieu. Lui seul représentait la série passée des ancêtres et celle des descendants à venir. Autrefois esclave du foyer, encore sujette de son époux, pupille de ses fils lorsqu’elle était veuve, exclue de l’héritage, mineure éternelle, la femme traînait toujours à son pied un anneau de sa vieille chaîne.

La cause est entendue, les débats sont clos ; Pallas les résume par l’investiture de ses juges. Elle plante sur la colline sainte le tribunal infaillible, à l’ombre duquel prospérera son peuple ; elle le consacre par des paroles solennelles comme les médailles qu’on jette dans les fondations d’un sanctuaire. — « Écoutez maintenant la loi que je promulgue, citoyens d’Athènes, vous, les premiers juges du sang versé !… Respectez la majesté de ce tribunal vénérable et incorruptible ; rempart de ce pays, salut de cette ville, gardien vigilant, même quand la cité dort, tel que n’en possède aucun autre peuple. » — À l’esprit d’équité qu’elle dépose en lui, la sage Déesse mêle un peu de la terreur que les Érynnies représentent. Elle n’a point pour ces sombres Vierges l’aversion haineuse d’Apollon. Sa raison perçante scrute leurs ténèbres ; elle y discerne du bien mêlé à du mal, des excès à corriger dans une puissance qu’il faut maintenir. Tout à l’heure, elle leur disait avec une déférence respectueuse : — « Comment faire pour que vous ne me reprochiez rien ? » — Ce qu’elle fait, c’est de rappeler gravement à son peuple que la sanction est l’âme de la loi, et que la Justice s’appuie sur l’épée. — « Ici résideront le respect et la crainte, toujours présents aux citoyens, le jour et la nuit. Évitez l’anarchie et la tyrannie, mais ne renoncez pas à toute répression. Quel homme restera juste, s’il ne redoute rien ? »

On passe au vote ; et tandis que les cailloux blancs ou noirs roulent dans l’urne de bronze, les deux parties interpellent violemment leurs juges. Ils vont au scrutin sous leurs menaces qui se croisent, entre les serpents des Furies et l’arc mortel d’Apollon. — « Je vous conseille de ne point outrager notre troupe terrible à celle terre ! » — « Et moi je vous ordonne de respecter mes oracles qui sont ceux de Zeus, et de ne point les rendre impuissants ! » — Pallas-Athéné vote la dernière ; son suffrage sera pour Oreste, elle le déclare avec une mâle ironie. Étrangère à la femme par sa naissance insexuelle, les tendresses des entrailles qui portent, du sein qui nourrit, lui sont inconnues. Elle est née sevrée de ce lait du cœur. Entre le père et la mère, Pallas n’hérite pas : — « Certes, ma voix est à Oreste : je n’ai pas de mère qui m’ait enfantée. En tout et toujours, je me range du parti des hommes, mais ma faveur les quitte au lit nuptial. Donc, je suis pour le père, et peu m’importe la femme qui a tué l’époux, chef de la demeure. »

Cependant l’urne est renversée, on compte les suffrages : six pierres blanches et six pierres noires. Mais le vote de Pallas, comptant double, départage les juges, Oreste est absous : la déesse avait posé cette règle avant le scrutin. — Secours compatissant que reproduit, sous une autre forme, une belle image égyptienne, peinte sur la boîte d’une momie du Louvre. C’est aussi une scène de Jugement : l’âme du mort va être pesée dans la balance infaillible, devant les juges de l’Amenti, aux têtes de vautours. Elle est assise sur un des plateaux ; une plume d’autruche, emblème de justice et de vérité, est placée dans l’autre. Horus, fils d’Osiris, procède au pesage redoutable ; mais le dieu a pitié de la pauvre âme qui murmure, sans doute, en elle-même, la touchante prière qu’on lit sur un rituel funéraire : — « Ô cœur ! cœur qui me viens de ma mère ! ô mon cœur du temps où je vivais sur la terre ! ne te dresse pas contre moi comme témoin, ne me charge point devant le Dieu grand ! » — Horus appuie furtivement du doigt sur le plateau qui s’incline du côté du pardon et de l’indulgence : grâce à ce miséricordieux subterfuge, l’âme en péril est sauvée. — L’Aréopage adopta le vote charitable de sa fondatrice. On l’ajoutait, par la pensée, en faveur de l’accusé, chaque fois que le nombre des verdicts contraires se trouvait égal ; et ce suffrage invisible s’appelait le « Caillou d’Athéné », Ψηρος ’Αθηνας.

IX. — Colère et menaces des Érynnies. — Pallas entre en pourparler avec elles. — Leur résistance. — Apaisement final. — Conversion desÉrynnies devenues les Euménides. — Leur apothéose. — Leur transfiguration plastique et morale. §

À l’acquittement d’Oreste les Érynnies répondent par des cris de rage : — « Ah ! jeunes Dieux ! vous avez foulé aux pieds les lois antiques, en arrachant cet homme de mes mains ! » — Ce jugement coûtera cher au peuple qui l’a rendu : Pestes vivantes, elles vont se ruer sur l’Attique, et l’infester du poison dont elles sont gonflées. Elles frapperont le pays d’une Plaie venimeuse : on dirait que leurs serpents dardant des jets de bave s’échevèlent déjà autour de leurs têtes. — « Enflammée de colère, je vais égoutter sur le sol le poison de mon cœur, terrible à cette terre. Ni feuilles, ni fruits. La souillure mortelle aura tout détruit. »

Pallas entreprend de les apaiser, et la « Persuasion aux douces lèvres » parle par sa voix. C’est une lutte admirable que celle de cette raison sereine contre cette démence forcenée. La déesse s’y montre patiente comme un ange, adroite comme une fée. On croit la voir passer une main de charmeuse sur la meute hérissée de ces méchantes bêtes, en prononçant des mots d’exorcisme. Elle essaye d’abord de consoler leur orgueil blessé : — « Croyez-moi, ne gémissez pas ainsi, vous n’êtes pas vaincues. La cause a été jugée par suffrages égaux, il n’y a pour vous nulle offense. » Puis ce sont de splendides promesses, des dons magnifiques : pour fermer ces gueules aboyantes, Pallas leur jette des gâteaux de miel. — « Ne vous irritez donc point, ne frappez point cette contrée de votre colère ; n’y semez pas la stérilité en distillant sur elle la bave des démons, ce poison rongeur qui dévore le germe des êtres. En revanche, je vous fais la promesse sacrée que vous aurez ici des temples, des autels couverts d’offrandes, et que vous serez grandement honorées par les Athéniens. » — Les Érynnies ne veulent rien entendre, elles s’entêtent dans leur noire rancune. Aux exhortations répétées répond l’aboi monotone : par trois fois, et pour toute réplique, elles radotent leur strophe de malédiction : — « Moi ! subir cela ! Moi ! l’antique Sagesse, habiter méprisée sous la terre ! Horreur ! Je respire la violence, j’exhale la colère. Hélas ! hélas ! Ô Terre ! ô douleur ! Quelle angoisse oppresse ma poitrine : Ô Nuit ! ô ma mère ! entends-tu mes cris ? Les ruses des jeunes Dieux m’ont enlevé mes droits antiques, je ne suis plus rien ! » — Sans s’irriter, Pallas leur laisse entendre pourtant qu’elle est la plus forte : on sent qu’elle aurait envie, à ce moment-là, de leur rendre la raison, comme elle fit pour Hercule, furieux, en leur jetant une pierre à la tête. Un éclair rapide passe dans ses yeux, qui les avertit du tonnerre : — « Qu’ai-je besoin de paroles, sûre comme je suis de l’appui de Zeus ? Seule entre tous les dieux, je sais où sont les clefs du lieu où la foudre de mon père est renfermée. Aussi bien, je n’ai que faire de la foudre. Tu m’obéiras et tu ne lanceras point sur cette terre le poison des imprécations. Calme les flots noirs de ton cœur. » — Mais la Vierge se radoucit aussitôt, et reprend son éloquence conciliante : à chacune de ses paroles on croit voir tomber de ses lèvres une feuille d’olivier. Du haut de la colline sainte, elle montre à ces « Furieuses » le temple souterrain qui les attend à sa base ; temple subobscur, ainsi qu’il convient à des déesses lucifuges. Elle les tente par les sacrifices qu’Athènes leur promet, par les prémices qui leur seront offertes « pour les enfantements et les noces. — Vous habiterez avec moi, et vous serez honorées comme moi. »

Enfin le charme agit et la paix est faite. Les Érynnies cèdent à la douce influence qui les dompte ; les « Chiennes d’enfer » s’apprivoisent, elles acceptent la niche honorable qui leur est offerte. Comme le Balaam de la Bible, elles bénissent ce qu’elles maudissaient. Les vœux propices coulent des mêmes bouches qui crachaient le poison et les maléfices. A la huée infernale succède une symphonie pastorale : les flûtes de l’idylle pourraient cadencer leurs strophes qu’accompagnait tout à l’heure le sifflement des reptiles.

« — Certes, je veux habiter avec Pallas, je ne dédaignerai point cette ville protégée par Zeus, Je lui souhaite les fruits abondants, utiles à la vie. Que jamais un souffle empesté ne flétrisse les arbres ! Que l’ardeur du soleil ne brûle point les germes des plantes et ne dessèche les bourgeons ! Que la stérilité funeste soit écartée ! Que les brebis toujours fécondes, lourdes d’une double portée, mettent bas au temps fixé deux agneaux »

La grâce de Pallas les touche, la douceur de l’air et des mœurs d’Athènes les pénètre ; elles abdiquent la haine et elles abjurent le talion. Ces vocifératrices d’anathèmes chantent maintenant des cantiques de paix et d’amour. — « Que la Discorde insatiable de maux ne frémisse jamais dans la ville ! Que le sang des citoyens ne noircisse jamais la poussière ! Que jamais, pour venger le meurtre, un meurtrier ne se dresse ! Que les citoyens n’aient entre eux qu’une même amitié, qu’une même haine contre l’ennemi ! » — Pallas est fière de son miracle, de cette insigne conversion qui est l’œuvre de sa sagesse. Elle comble de louanges ses alliées nouvelles ; en place des armes sanglantes qu’elles lui rendent, elle met entre leurs mains un sceptre de gloire. La déesse canonise, en quelque sorte, ces démons promus à la sainteté des divinités bienfaisantes ; elle les proclame « Vénérables ; — σεμναὶ θεαί — et elle exhorte son peuple à les honorer : — « Entendez-vous, gardiens d’Athènes, ces souhaits de bonheur ? Certes, elles sont très puissantes, les Érynnies augustes, auprès des Immortels qui habitent les lieux souterrains. Elles règnent avec une suprême puissance sur la destinée des hommes : aux uns, elles accordent les chants d’allégresse, aux autres elles infligent une vie attristée par les larmes… Ces spectres terribles vont, je le vois, être d’un grand secours à ma ville. Aimez-les toujours comme elles vous aimeront. »

X. L’avènement de la justice symbolisé par l’Orestie. — Le Droit succède à la Terreur. — Les Dieux corrigés par l’homme. — Concordance entre la tragédie d’Eschyle et la prophétie d’Ézéchiel. §

Le drame commencé dans l’épouvantement se dénoue dans l’apothéose ; l’arc-en-ciel d’une réconciliation merveilleuse est son couronnement. Une pompe religieuse inaugure le culte qu’Athènes rendra désormais aux Filles de la Nuit. Le cortège des Panathénées se forme autour d’elles, et les dirige vers leur temple, à la lumière des flambeaux sacrés. En avant, marche la Déesse, pareille à une reine conduisant des princesses amies dans le palais qu’elle leur a fait préparer. Les vieillards de l’Aréopage tenant des rameaux, les matrones en longues robes de pourpre, les jeunes filles couronnées de narcisses, les prêtres traînant les brebis noires dont le sang consacrera le nouvel autel, défilent à la suite ; derrière, tout le peuple en habits de fête. Un hymne d’hospitalité triomphale accompagne les hôtesses d’Athènes dans le tabernacle qu’elles vont habiter.

« Entrez dans votre demeure, grandes et vénérables Filles de la Nuit, Déesses stériles ! Un cortège pieux suit vos pas. Descendez dans la retraite souterraine où vous serez honorées par les sacrifices propices à cette terre. Venez, ô Vénérables ! éclairées par la douce lumière de nos torches. Les libations ne vous manqueront jamais ; les flambeaux illumineront votre temple. Chantons ! Chantons en marchant ! »

Les Érynnies se transfigurent au milieu de cette ovation ; elles changent de nom en changeant de nature : on les appellera désormais Euménides, les « Bienveillantes », les « Bonnes Filles ». Le baptême de l’euphémisme effacera la tache de leur passé malfaisant. En même temps, il semble qu’on voie une beauté sévère s’étendre sur leurs figures ennoblies. Leurs traits agrandis s’harmonisent, leurs noir regards n’expriment plus qu’une fixité vigilante ; le rictus grinçant de leur bouche dessine, en se pliant, le sourire ironiquement triste qu’on voit sur les belles têtes de Méduse. Les serpents mêmes de leur chevelure, devenus d’inoffensifs ornements, s’enroulent à leur front comme les torsades d’un diadème, ou se nouent en bracelets à leurs bras. C’est ainsi que les vases et les bas-reliefs nous les montrent ; sveltes sans maigreur, l’œil pensif et l’allure agile, sérieuses encore, mais non plus farouches, pareilles à des chasseresses au repos. On dirait les nymphes un peu sombres d’une Artémis infernale.

Le caractère des Euménides n’est pas moins changé que leur forme. Elles sévissent encore, mais ne torturent plus. De vagabonde qu’elle était, leur vindicte de grands chemins devient une magistrature assise, consacrée par le domicile d’un sanctuaire. Installées au pied de l’Aréopage, en communication constante avec lui par les prières et les sacrifices, elles en recevront des influences de pitié humaine ; elles lui inspireront, à leur tour, le zèle de l’enquête active et du châtiment mérité. De cette alliance entre la vengeance et la loi, naîtra la Justice.

C’est l’avènement de cette vraie justice qui couronne si magnifiquement l’Orestie. L’hérédité du châtiment abolie, la chaîne brisée entre le destin du père et le sort du fils ; la responsabilité qui enveloppait aveuglément toute une race pour le forfait d’un des siens, restreinte à la personne du coupable ; la peine du talion, quelquefois inique quand elle égalise, toujours atroce quand elle excède, définitivement supprimée ; l’expiation rituelle qui implique le repentir, remplaçant l’expiation du sang ; le motif ajouté à la faute dans les considérations du jugement porté, et l’allégeant lorsqu’il l’atténue, de son poids mortel ; tels sont les effets de l’arrêt d’Athènes inspiré par la raison de Pallas.

Cette civilisation des vieilles lois barbares, lentement accomplie par le progrès des siècles, Eschyle l’a concentrée dans la tragique légende que sa trilogie met en scène. — Une famille réprouvée est vouée au crime perpétuel par un premier crime. L’ancêtre ayant tué son enfant, le meurtre renaît, comme un instinct invincible, dans sa descendance ; le parricide et le fratricide mettent en coupes réglées sa maison. Un héros interrompt un instant cette série néfaste ; l’inévitable malédiction le force bientôt à la renouer. Agamemnon sacrifie sa fille, Clytemnestre venge Iphigénie en égorgeant son époux, Oreste venge son père en tuant sa mère. — L’affreuse ornière semble sans issue ; comment sortir de cette damnation ?

Les Dieux nouveaux ont jusqu’alors laissé faire ; ils n’étaient pas encore assez forts pour intervenir, leur règne n’était qu’à moitié fondé. Cette fois, ils s’émeuvent et ils se déclarent : l’idée de justice, qu’ils portaient en eux, s’est développée avec leur puissance. L’heure des rédemptions est venue ; il est temps de rompre ce cercle exécrable, où des générations maudites, attelées au faix du passé, tournent, avec des cris de fureur, la roue fatale de la récidive. Oreste a commis un terrible crime ; mais ce crime sort, comme le loup du bois, de la lignée meurtrière d’où il est issu. Il y a de la piété filiale dans son parricide ; son père l’excitait du fond du sépulcre, l’Oracle le poussait du haut de l’autel. La conscience hésite et le doute alterne devant cet acte à deux faces. L’intelligence souveraine représentée par Pallas fait débattre et juger la cause qu’allait trancher le glaive rouillé du talion. Oreste est absous et l’humanité sort avec lui de l’Aréopage, affranchie des servitudes de l’antique effroi. La sentence qui l’acquitte abroge les lois de désespoir qui damnaient le monde ; le meurtre n’enfantera plus fatalement une postérité d’autres meurtres, le sang versé est stérilisé.

Mais cette réforme du droit humain ne pouvait s’accomplir que par une révolution religieuse. L’homme ne corrige ses lois qu’après avoir corrigé ses dieux. Toute sa vie sociale et morale s’empreint de l’image qu’il se forme d’eux. L’idole méchante fait l’idolâtre cruel, le dieu bon améliore son adorateur. Carthage reflète sa monstruosité dans l’horrible airain de Moloch ; la Grèce mire son noble génie dans le pur visage de Pallas. Dis-moi qui tu adores, je te dirai qui tu es. C’est ce qu’Eschyle a admirablement exprimé dans l’épilogue de son Orestie. Pour que l’humanité fût délivrée des traditions de mort qui pesaient sur elle, il fallait que des dieux meilleurs l’eussent emporté sur les divinités féroces des vieux âges, il fallait aussi que ces divinités de terreur, subalternisées mais non abolies, se transformassent elles-mêmes, en se ralliant à l’ordre nouveau. La conversion des Érynnies, changées en Euménides, figure, dans un symbole saisissant, le progrès des religions amendées par l’homme. C’est Athènes — Athéné — qui les désarme et les adoucit, c’est au tribunal d’une cité terrestre qu’elles cèdent le droit immémorial dont elles reconnaissent avoir fait abus.

Avant Eschyle qui l’ignorait, Ézéchiel avait eu l’intuition de ces grands changements opérés dans la conscience des Êtres divins. Comme Eschyle, il attendrit la face courroucée du ciel, il brise comme lui l’implacable épée de ses Anges Exterminateurs. De force ou de gré, le hardi Prophète convertit à la justice le Dieu foudroyant d’Israël. À sa voix, la main de Jéhovah sort une seconde fois de la nue, et rature la Table de ses lois aux endroits iniques. Jéhovah, dans le Pentateuque, poursuivait l’iniquité des pères sur les enfants, « jusqu’à la troisième et à la quatrième génération » : Ézéchiel lui fait hardiment rétracter cette mauvaise parole, réprouver et presque maudire ceux qui la lui ont fait prononcer.

« Pourquoi dites-vous comme un proverbe : Les pères ont mangé du verjus et les dents des enfants en sont agacées ? Je jure que ce proverbe ne passera plus en terre d’Israël. — Certes, toutes les âmes sont à moi, l’âme du père comme l’âme du fils. L’âme pécheresse, c’est elle seule qui meurt. — Un homme est juste, il pratique le droit et l’équité ; — Il ne mange pas sur les Hauts Lieux le festin des fêtes, il ne lève pas les yeux vers les idoles, il ne souille pas la femme de son prochain ; — Il n’opprime personne, il rend au pauvre le gage de la dette, il donne son pain à l’affamé, il couvre d’un vêtement celui qui est nu ; — Il ne prête pas à usure, il retire sa main de l’injustice, et prononce, suivant le droit, entre celui-ci et celui-là ; — Il marche selon ma règle et il observe mes commandements. — Cet homme est un juste, il vivra, dit le Seigneur Dieu. — Mais cet homme engendre un fils violent qui fait tout le contraire de son père : — Il verse le sang, mange sur les montagnes, il rend impure la femme de son prochain, il lève les yeux vers les idoles, il opprime le pauvre et l’indigent. — Et il vivra ? il ne vivra pas ! qu’il meure et que son sang vienne sur lui ! — Mais voici qu’il engendre un fils qui voit tous les péchés que son père commet ; il les voit et n’agit pas comme lui… — Celui-là ne mourra pas pour le péché de son père, il vivra. — Et pourtant vous dites ; Pourquoi le fils ne porte-t-il pas le péché du père ? La justice du juste tient à lui, et l’impiété tient à l’impie. — Mais si l’impie revient de son péché, il vivra et ne mourra pas. — Est-ce que je désire la mort de l’impie ? Ne veux-je pas plutôt qu’il change de voie et qu’il vive ?… — Et vous dites : La voie de Dieu n’est pas équitable ! Écoute donc, Maison d’Israël. Est-ce ma voie qui n’est pas équitable ? C’est la tienne qui ne l’est pas. »

Concordance sublime qui, rapprochée de tant d’autres, fait d’Eschyle un frère des Prophètes. En lui et par lui, le génie grec et le génie hébraïque, si lointains et si dissemblables, se touchent du front et des ailes, comme les Chérubins de l’arche biblique, et s’inclinent devant le même Dieu.

Eschyle avait consacré ses tragédies Au Temps ; le temps a mal reçu cette fière dédicace. Il a détruit la masse de son œuvre, et de longs siècles se sont passés avant qu’il ait justifié la confiance superbe que le poète avait mise en lui. Contesté de son vivant, persécuté, exilé peut-être, Eschyle, mort, fut divinisé. Ses rhapsodes seuls avaient le droit de chanter, comme ceux d’Homère, en tenant une branche de myrte à la main. L’orateur Lycurgue lui fit élever une statue d’airain. La République fit transcrire à ses frais l’immense recueil de ses drames, exemplaire unique et sacré qui fut déposé sous la garde du greffier d’Athènes. On sacrifiait des boucs sur son tombeau, en Sicile ; les poètes tragiques venaient y déclamer leurs vers, comme pour demander conseil à son Ombre. Aristophane lui fait dire, dans les Grenouilles : « Je suis mort, mais ma poésie me survit. »

Survivance précaire, gloire bientôt rouillée par la désuétude. L’esprit grec, amolli par l’élégance et la sophistique, n’était plus au ton violent du vieux poète. Eschyle passa à l’état d’archaïque et de primitif ; toujours vénéré, mais peu fréquenté. L’admiration qu’il inspirait ressemblait à de la stupeur. Il en était de lui comme de ces vieilles idoles, rudement sculptées en bois d’olivier, qui passaient pour tombées du ciel. La cité les conservait précieusement dans les arcanes de ses sanctuaires, un prêtre était attaché à leur garde ; mais on ne les montrait plus qu’aux grands jours. Les Théories et les sacrifices allaient aux dieux embellis par le ciseau de l’art raffiné. Les tragédies d’Eschyle reparaissaient par intervalles sur la scène, elles y étaient même couronnées une seconde fois. Seulement les magistrats du théâtre les faisaient remanier au goût du jour, par des poètes en vogue : on rognait les ongles du lion et on peignait sa crinière, avant de le relancer dans l’arène. La vétusté s’empara d’Eschyle et l’oblitéra lentement, Sophocle ne l’avait qu’à demi voilé, Euripide vint et l’éclipsa. Il eut « le cri », il grido, comme dit Dante de Giotto abolissant Cimabué. La lyre déclamatoire aux cordes pleureuses fit taire l’âpre et grandiose cithare qui ne rendait que des sons terribles.

Eschyle, au moyen âge, reste plus profondément enseveli dans l’oubli qu’aucun autre ancien. Dante, qui est de sa race, l’ignorait sans doute ; sans quoi il se serait ménagé quelque illustre rencontre avec sa grande Ombre, au tournant d’un cercle de la Divine Comédie. La Renaissance exhume Eschyle des rares manuscrits qui restent de lui, elle l’édite et elle le commente doctement ; mais son génie ne sort pas des officines où l’érudition l’élucubre. Il est trop abrupt et trop rude pour briller dans cette fête « des Belles-lettres » : ce serait Héphestos au banquet des dieux. Aux deux derniers siècles, Eschyle effarouche le goût timoré du temps ; on le bannit de l’admiration officielle prodiguée aux moindres petits poètes de l’antiquité. Tous s’accordent à le mettre à la porte du temple classique, depuis le pédant jusqu’au bel esprit, depuis Saumaise qui méprise en us, son « fatras », farrago, jusqu’à Fontenelle, qui l’appelle « une manière de fou ». Les hellénistes aventureux qui se hasardent à le traduire traitent ses tragédies comme les drogmans interprètent les discours des princes orientaux, qu’ils rapportent aux ambassadeurs, expurgés de leurs métaphores et dégonflés de leurs hyperboles. Eschyle est, pour eux, un de ces sauvages de la tribu de Shakespeare, qu’il faut civiliser avant de les présenter au public.

Ce n’est que de ce temps qu’Eschyle est rentré dans la gloire. Notre siècle aura eu l’honneur de redresser les colosses. Les épopées de l’Orient révélées, Homère mieux compris, Dante glorifié, Shakespeare découvert, Rabelais promu de la bouffonnerie la plus basse à la pensée la plus haute, et comme devenu Pan de simple Satyre qu’il était : ce sont là ses œuvres. Ce siècle a eu le premier l’intuition complète des Génies souverains et extraordinaires, hors rang et hors tour, au-dessus de toute régie et de toute critique, antérieurs par la création ou supérieurs par l’inspiration ; de ceux que marque la grande ride ou qui déploient les grandes ailes. Le premier, il a replacé sur leurs cimes, ceux qui, — comme a dit l’un d’entre eux d’Homère, — « volent, comme l’aigle, par-dessus les autres » :

Che sovra gli altri com’aquila vola.

Eschyle a eu son avènement dans cette restauration triomphante ; une immense admiration s’est portée vers lui. On creuse ses profondeurs et on mesure ses hauteurs ; ses sources, cachées comme celles du Nil, tentent les voyages de la pensée et les explorations de la conjecture. L’obscurité même de ses poèmes ajoute à leur grandeur l’étonnement de l’inconnu et le prestige du mystère. On les interroge et on les commente comme les oracles de l’âme antique. Il y a un rameau des chênes de Dodone noué au laurier qui ceint son front chauve. Ainsi remis à son rang suprême, entre Homère qu’il continue et Shakespeare qu’il annonce, Eschyle siège désormais, sur le sommet rayonnant, dans le groupe des Immortels de l’esprit humain.