Paul Stapfer

1893

Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série

2015
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2015, license cc.
Paul Stapfer, Des Réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série, Paris, 1893, Librairie Hachette et Cie, Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Préface §

J’ai fait quelques ouvrages de critique assez bons, qui, sûrement, n’étaient pas de ceux qui donnent la gloire, mais qui sont loin d’avoir obtenu la notoriété que j’avais, comme tous ceux qui écrivent, espérée pour eux. Je l’avoue avec une candeur qui fera rire d’elle (mais la bonne foi court souvent ce risque, et j’ai formé le dessein plus hardi que sage d’être vrai dans ce livre à ma propre confusion), cet accident vulgaire a été pour moi un coup plus sensible qu’on n’ose communément le reconnaître et le dire ; à travers la souffrance peu intéressante de ma vanité blessée, il a, d’une atteinte douloureuse, touché, au fond même de mon être, un instinct de la nature, le premier de tous et le plus universel : l’amour de la vie.

Le néant est l’épouvantail de quiconque pense. Se distinguer de l’immense foule obscure des êtres périssables par quelque chose d’assez éclatant pour qu’il en reste après la mort au moins une lueur persistante, voilà l’ambition bien naturelle de tous ceux qui, ayant un peu réfléchi, ont pris conscience d’eux-mêmes comme individus, veulent exister et vivre, et ne se contentent pas, à la façon des bêtes, des plantes et des pierres, d’être les numéros anonymes d’une vague quantité collective.

Les institutions charitables eû l’on impose son nom, les fondations de prix, certaines constructions de peu de goût qui ne sont faites que pour étonner par leur masse ou par leur hauteur, les cénotaphes, les inscriptions gravées dans le roc, toutes les entreprises d’une philanthropie vaniteuse, plusieurs sottises illustres et un bon nombre de grands crimes sont inspirés, comme les œuvres de la littérature et de l’art, par le désir passionné qu’a l’homme de laisser de lui-même un souvenir, fût-il terrible ou ridicule, et d’échapper à l’affreuse nuit du néant. J’imagine que dans la joie d’être père, le sentiment de cette victoire de la vie entre pour une proportion très considérable ; la vue d’un garçon continuant notre nom, qu’il transmettra sans doute à des fils et à des petits-fils, nous donne l’illusion d’une durée éternelle, tandis que la grimace qui accueille les filles a pour cause la connaissance du rôle effacé qui les attend et de l’aliénabilité du nom avec lequel elles naissent.

Dire que nos ouvrages sont nos enfants, à nous surtout qui n’en avons point d’autres, c’est à peine une métaphore. Ils sont vraiment un extrait et une image de nous-mêmes ; notre ardente espérance est qu’ils nous survivent, que par eux, notre nom victorieux du temps ne puisse être aboli, et qu’ils continuent toujours à nous représenter dans l’avenir quand nos personnes auront disparu. Conçue dans un moment d’intense volupté intellectuelle, lentement formés et caressés en imagination, mis au jour avec plus ou moins de peine et d’efforts, ils peuvent nous inspirer à la fois un paternel orgueil et une tendresse maternelle.

On assure, et je le crois sans difficulté, que les parents sont plus heureux des joies, plus fiers des succès de leurs fils que de leurs propres joies et de leurs succès personnels ; ou plutôt, pour parler un langage autrement juste et vrai, ils ne connaissent bientôt plus d’autres bonheurs ni d’autres triomphes que ceux de leurs enfants. Pour eux, ils s’en vont, ne sont déjà plus rien ; en quoi peut les intéresser désormais ce qui ne concerne qu’eux-mêmes ? le centre et le sens de la vie finissent par se transporter insensiblement de l’individu qui va s’éteindre à la famille qui rayonne autour de lui ». De même, le bien qu’on a pu dire, avec un peu de vérité et beaucoup d’indulgence, soit de mon caractère, soit de certaines qualités plus essentielles du cœur « dont surtout nous devons faire cas », m’a flatté très délicieusement, cela est sûr ; mais j’ose avouer que ce délice n’était rien en comparaison de celui dont m’ont inondé jusqu’au fond de l’âme les éloges décernés à mes ouvrages par des juges compétents : ceux-ci touchaient bien plus intimement ma fibre personnelle.

Murmurez-vous, lecteur, les mots de « vanité littéraire » ? Oh ! combien la vanité littéraire, si démesurée que soit cette passion, me paraît dans l’espèce une explication insuffisante et superficielle ! L’homme vain se réjouit d’être admiré des badauds, envié des jaloux, récompensé par ceux qui distribuent les places et les décorations. Hélas, je n’ai pas la prétention d’être entièrement insensible à ces attraits vulgaires ; mais l’incomparable plaisir que m’ont fait quelquefois goûter les doctes suffrages qui influent sur l’opinion générale du public et qui la façonnent à la longue avait, à côté des causes inférieures, une source plus haute et plus avouable : ce que j’y découvre, en dernière analyse, c’est l’espérance joyeuse d’avoir commencé à vaincre non pas seulement dans cette misérable lutte pour l’existence, où il ne s’agit que de gagner sur des concurrents éphémères sa place à un soleil d’un jour, mais dans la grande lutte de la véritable vie, la vie de l’esprit, contre la mort.

— Voilà bien de l’emphase et du gonflement pour « quelques ouvrages de critique » !

— C’est vrai, et il eût été beaucoup plus beau d’écrire des romans ou des pièces de théâtre ; mais je ne sais si j’aurais pu, et je n’ai pas même essayé. Jamais mes idées n’ont pris d’elles-mêmes la forme dramatique : devais-je les contraindre à la prendre ? J’estime qu’il peut y avoir des œuvres de critique qui durent, et des œuvres d’imagination qui ne sont pas nées viables. Dans une étude sur un grand auteur, je puis mettre du talent et quelque chose de moi ; dans un poème composé à l’émulation des grands auteurs, il peut ne se trouver ni talent, ni personnalité, ni rien.

Les drames de Lessing, les vers et le roman de Sainte-Beuve, n’ont rien ajouté à leur gloire, constituée tout entière par leurs ouvrages de critique, et l’on peut même se demander si, loin de la servir, ils n’ont pas risqué de la compromettre. Un critique, poète et romancier par surcroît, s’expose à être pris pour un quart de poète, un quart de romancier et une moitié de critique. Représentez-vous aujourd’hui l’auteur si justement considéré des Études critiques sur l’histoire de la littérature française, infidèle, par un bizarre caprice, à l’unité d’application qui fait sa force, et s’essayant tout à coup dans une nouvelle ou dans une comédie : quel qu’en fût le mérite, quelle qu’en fût la fortune, l’autorité dont il jouit serait aussitôt diminuée, parce que son tempérament de critique paraîtrait moins puissant et sa vocation moins entière.

Si mes pauvres ouvrages sont condamnés à périr, la faute n’en est donc point au genre littéraire que j’ai choisi ; je n’en dois accuser que leur insuffisance, très probablement. Mais cela n’est que très probable, et cette probabilité, que j’avoue être grande, deviendra déjà un peu moindre si, au lieu d’envisager la destinée ultérieure et définitive de mes écrits, je me borne au point de vue de leur succès contemporain. Plus recommandables en soi, auraient-ils nécessairement obtenu une meilleure part de cette faveur première qui n’engage pas le sentiment des hommes à venir, mais qui l’annonce et le prépare ordinairement ? Cela reste probable encore ; pourtant, cela l’est moins, et la question posée en ces termes commence à pouvoir faire hésiter la réponse.

Il n’est pas sûr, généralement parlant, que la valeur intrinsèque d’un livre soit la condition nécessaire et suffisante de son succès actuel ; il n’est même pas absolument sûr que la valeur intrinsèque d’un livre soit la condition nécessaire et suffisante de son succès durable. Il serait trop simple de dire et de croire que l’unique moyen d’obtenir une grande célébrité littéraire est d’avoir du génie ou beaucoup de talent, que les places des ouvrages et des écrivains dans la mémoire du monde finissent toujours par être celles qu’ils méritent, et que, si des méprises sont possibles à l’origine dans la distribution des renommées, la réparation de toutes les erreurs, de toutes les injustices est certaine avec l’aide du temps. Qu’en règle générale il en soit ainsi, d’accord ; que le génie, que le talent pèse infiniment plus que toutes les circonstances extérieures dans la balance où nos noms sont un instant suspendus entre la vie et la mort éternelle, il serait ridicule de paraître seulement en douter : maïs un succès contemporain dépend, sans contestation possible, une réputation lentement durablement formée peut dépendre aussi en quelque mesure (quoique cela soit moins évident) de toute une réunion de conditions diverses et, pour une bonne part, extérieures à l’œuvre, qui ne permettent pas de considérer le talent comme le facteur unique et infaillible des célébrités littéraires.

Il m’a paru intéressant et neuf de rechercher ces conditions et de faire de cette étude l’objet d’un ouvrage, qui pourra me survivre, si au talent, seul fondement solide des succès véritables, il a l’habileté ou la chance d’ajouter ces conditions mêmes qu’il s’agit précisément de découvrir.

 

Pourquoi chercherais-je à dissimuler que la pensée mère de ces Essais est une réflexion personnelle ? Si je ne l’avais pas franchement avoué d’abord, on s’en serait toujours aperçu et l’on tirerait avantage contre moi, avec une triomphante et facile ironie, d’un égoïsme transparent. Il est trop évident qu’un écrivain, connu ou inconnu, n’entreprend pas de discourir sur les réputations littéraires sans avoir secrètement songé à la sienne et sans y penser plus d’une fois ; mais il y aura toujours assez de ma personne au fond de mon ouvrage, et j’espère bien ne pas commettre la faute d’étaler avec complaisance un sujet d’intérêt si maigre. J’entrevois dans le nouveau projet qui me tente une très riche matière de considérations historiques et philosophiques, particulières et générales, qui pourront intéresser quelques lecteurs et qui m’intéresseront à coup sûr, soit que j’en fasse ou non l’application à ma propre destinée.

Bien loin d’attendre de cette étude, pour mon orgueil ou pour ma vanité, un encouragement rempli d’illusions, je prévois, au contraire, qu’elle servira surtout à me faire comprendre pourquoi je ne suis rien, et je me promets de trouver dans cette intelligence même une source de consolation et d’apaisement. Sur le point d’atteindre la cinquantaine, il est bien peu probable que la fortune (j’entends la fortune littéraire), qui n’a guère fait au jeune homme que des grimaces, se mette à sourire au vieillard ; mais je continue à écrire pour moi et pour quelques amis, sans grand espoir d’être beaucoup lu, simplement parce que cela m’amuse, parce que la poursuite trompeuse d’une forme pour les idées qui me séduisent me procure mieux que toute autre fumée l’ivresse légère qui enchante l’ennui, et que des vains plaisirs que je puis désormais goûter, c’est le seul qui ne me lasse pas.

I. Du désintéressement littéraire §

1. —  Manières diverses de survivre. §

Il faudrait peut-être commencer cette série d’essais par un peu de statistique, évaluer d’abord, à quelques milliers de milliards près, le nombre des hommes qui ont passé sur la terre, puis énumérer ceux dont un souvenir quelconque est resté, et enfin, spécialement, les célébrités littéraires… Qu’un tel calcul soit possible ou non, il n’est ni dans mes moyens ni dans mes goûts, et je me contente fort bien, pour ma part, de penser en gros que le premier chiffre est colossal, tandis que les deux autres, assez imposants peut-être en eux-mêmes, sont avec lui dans une si énorme disproportion qu’ils en deviennent ridicules. Mais comment compter toute une classe intéressante de pauvres auteurs qui n’ont eu, hélas ! qu’un désir très ardent et non pas le talent ou le bonheur de vivre ? Voilà un chiffre qu’on ne peut savoir et dont l’imagination est à peu près libre de faire ce qu’elle veut, à condition toutefois qu’il reste toujours infiniment au-dessous de celui des simples gens qui ont, comme le bon roi d’Yvetot, « dormi fort bien sans gloire ». Observons aussi que, pour estimer un peu justement, si le calcul était possible, la proportion approximative des ambitieux de gloire littéraire, il y aurait à défalquer de notre compte des époques et des nations entières où pas un seul individu n’en pouvait avoir même l’idée.

En somme, et pour nous renfermer dans les limites de notre civilisation et de notre âge, l’immense majorité des hommes se compose de gens inconnus, auxquels leur incognito n’a jamais causé l’ombre d’un souci ; une minorité infime est célèbre ; entre les deux se placent les « ratés », les amoureux transis de la gloire, innombrables sans doute par rapport au très petit chiffre des illustres, mais eux-mêmes à peine perceptibles dans la grande foule obscure des anonymes indifférents.

Les hommes célèbres et les ambitieux de célébrité ont naturellement un souverain mépris pour ceux que la noble ardeur de survivre, c’est-à-dire de vivre vraiment, ne touche point. Certes ils n’ont pas tort, si cette insouciance qui les dégoûte indique un manque absolu d’idéal, une pensée confinée tout entière dans la durée d’une existence terrestre, un cœur et un esprit absorbés par la seule matière. Mais il serait très injuste d’oublier qu’il y a plusieurs façons différentes d’aspirer à la vie, j’entends toujours à celle qui dure et que le terme d’une existence d’homme ne tranche pas.

La paternité est manifestement le premier et le plus naturel de ces moyens. Faire beaucoup d’enfants mâles : voilà une manière toute simple et très bonne de prendre possession de l’avenir ; il y a dans cette sorte de conquête quelque chose de noble aussi et de grand qui impose le respect et qui imprimera toujours, en dépit des rieurs, je ne sais quel caractère auguste et sacré à tous les chefs d’une famille nombreuse. Sans doute la nature se moque effrontément de nous en faisant briller à nos yeux dans notre postérité le mirage d’une éternelle survivance ; mais il faut bien que la nature dupe l’humanité pour la faire collaborer à ses fins. De quel homme assez sur ses gardes ne se moque-t-elle donc pas ? N’est-ce pas une illusion tout aussi forte de croire à l’immortalité littéraire ? Y a-t-il quelque chose d’éternel au monde, et le monde lui-même, s’il n’est pas Dieu, s’il est créé, est-il éternel ?

Pendant une longue suite de siècles la plupart des hommes ont cru fermement à l’immortalité personnelle des âmes. Beaucoup chérissent encore ce rêve. Voilà un autre moyen de vivre, et qui certes vaut bien celui que nous proposent les amants de la gloire. Qu’importe la survivance du nom ou même de l’œuvre à qui ose espérer celle de la personne ? Seule immortalité réelle, c’est elle qui donne pleinement le droit aux croyants de prendre en pitié les poursuivants d’une ombre.

Il faut comprendre (et ce n’est pas bien difficile) la supériorité d’un tel point de vue pour estimer à la juste valeur de l’effort qu’il a vraiment coûté le désintéressement littéraire d’un Bossuet négligeant de rédiger pour la postérité ses œuvres oratoires, d’un Racine renonçant au théâtre, étouffant comme dans l’œuf les projets poétiques qu’il avait couvés avec amour et jetant au feu un exemplaire corrigé de ses tragédies profanes. La religion a le droit d’être jalouse, puisque la récompense qu’elle offre est incommensurable avec les sacrifices qu’elle exige. Il n’est pas extrêmement dur de renoncer, pour la gloire du ciel, à toute celle de la terre. Avant qu’une philosophie subtile eût inventé les raffinements de la morale indépendante, on trouvait tout simple de faire du bien et du mal une question d’intérêt suprême, et l’affaire de la vie éternelle était un compte de doit et avoir tenu entre Dieu et le pécheur avec une rigueur quasi commerciale.

Il est très vrai, et c’est le grand point, que la foi n’est pas la certitude ; elle est méritoire, justement parce qu’elle est une confiance et une espérance, non une démonstration rigoureuse ni une vue évidente. L’impossibilité où nous sommes de concevoir et d’imaginer la vie d’outre-tombe constitue un des mystères les plus troublants de la foi du chrétien. Or, l’imagination mêle aussi je ne sais quoi de surnaturel et de mystique à l’aspiration de l’écrivain vers l’immortalité littéraire. Aux yeux de la raison positive, il est absurde d’aspirer de toutes ses forces et de tout son enthousiasme à une immortalité aussi coûteuse que vaine, quand on ne croit point à la survivance de la conscience personnelle, puisqu’on ne pourra pas jouir de sa conquête. Mais le fait est que nous espérons vaguement en jouir. Comment ? nous n’en savons rien, pas plus que les chrétiens ne savent sous quelle forme leurs âmes victorieuses et sauvées vivront après la mort.

Il me semble qu’il y a au fond beaucoup d’analogie, malgré les différences et les oppositions, entre l’espérance qui anime et soutient l’écrivain et celle des âmes religieuses. C’est chez l’un et chez les autres le même élan vers une vie inconnue, le même dédain de ce qui passe, la même horreur du néant, la même faculté d’abstraction, de contemplation et d’extase, les mêmes joies exquises, incompréhensibles au vulgaire, enfin le même égoïsme outrecuidant de l’individu si cher et si solide à ses propres yeux que, loin de se sentir dans l’univers une ombre insignifiante, il fait le rêve, au jour où l’univers périra, d’assister en spectateur à sa ruine, dans la paix et la gloire de la Divinité.

Plus profondément que tout le reste, l’impérieux et dominant besoin de sauver ce qui paraît à l’écrivain, comme au croyant, le fond même de sa personnalité, l’essence la plus intime de son être, établit entre l’égoïsme chrétien et l’égoïsme littéraire, absolus l’un et l’autre et souvent hostiles l’un à l’autre, une étrange ressemblance. Qu’est-ce, d’ailleurs, que l’âme ? Pourquoi, si elle a pu loger dans un corps, ne demeurerait-elle pas dans un livre ? Pourquoi ne continuerait-elle pas à exister dans tout ce qu’un grand homme, dans tout ce qu’un saint homme peut laisser sur la terre de bon et de beau en mémoire de lui, notamment dans quelque chef-d’œuvre résumant sa pensée, exprimant sa personne, étendant, prolongeant, multipliant sans fin la communion de son esprit avec l’esprit des générations successives ? Les contemporains de Pascal, qui ont eu le privilège de voir et d’entendre l’« effrayant génie », n’ont très probablement pas reçu de la grandeur de ce génie et de cette âme une impression approchante en force et en vivacité de celle que fait aujourd’hui sur nous l’ouvrage immortel où il a mis le meilleur de lui-même. L’âme de Pascal existe-t-elle individuellement quelque part ? Je ne sais, et je ne puis comprendre le sens d’un tel langage ; mais, à coup sûr, elle est dans ses Pensées, et cela est aussi clair que n’importe quelle expression de la langue métaphysique1.

Le fervent désir du bonheur promis au ciel en récompense à toutes les âmes pieuses et celui de la gloire réservée au génie sur la terre peuvent se trouver en antagonisme : le conflit est naturel et n’a rien d’étrange ; mais il n’a rien, non plus, de nécessaire. La plupart des chrétiens auraient trouvé fort bon que Racine, encouragé par l’approbation d’un docteur tel que le grand Arnauld, continuât à écrire des tragédies païennes aussi profondément morales que sa Phèdre, ou qu’il donnât au moins une suite à Esther et à Athalie, et personne assurément n’eût blâmé Bossuet de croire que l’intérêt spirituel de ses lecteurs dans la postérité se confondait avec le souci de sa propre réputation d’écrivain. Mais ces grands maîtres du cœur humain en connaissent mieux que nous les détours et les replis, et savent découvrir des pièges de l’amour-propre où nos yeux n’aperçoivent que la surface unie d’une intention droite et honnête. Il n’en est pas moins légitime et même très désirable pour le commun des hommes, qu’ils concilient avec l’inquiète préoccupation de leur gloire celle de leur salut ; leurs œuvres, comme leurs actions, n’en pourront être que plus belles ; et, à mesure que la croyance à l’immortalité individuelle des âmes ira s’affaiblissant, ces deux généreuses inquiétudes sont destinées à se contredire de moins en moins, jusqu’à ce qu’enfin elles se confondent et s’identifient le jour où l’idée du salut ne consistera plus, pour la personne mortelle, qu’à sauver sa mémoire de l’anéantissement.

Le souvenir glorieux du bien qu’on a fait, par la noblesse morale que cette ambition suppose, restera, entre les diverses manières d’aspirer à la simple survivance du nom, la plu ressemblante à l’ancien élan de l’âme vers la survivance réelle. Il est vrai que la vanité toute seule a trop souvent inspiré les actes de bienfaisance, et qu’elle doit même en paraître inséparable, du moment qu’on approuve comme mobile de ces actes le désir de laisser de soi une mémoire honorée et bénie ; mais la vanité, avec son frère aîné l’égoïsme, se mêle à nos meilleures actions d’une façon si subtile et si naturelle qu’il faut absolument renoncer à séparer de l’or un alliage nécessaire, sans lequel le pur métal n’aurait point de cours. Avant de blâmer la part d’égoïsme qu’une analyse tant soit peu délicate ne manque jamais de découvrir dans les moindres comme dans les plus importantes actions de l’individu, on devrait bien commencer par se demander si l’absence d’égoïsme est seulement concevable, et si le désintéressement qu’on ose exiger n’est pas un non-sens. Nous venons de voir deux grands hommes, Racine et Bossuet, se désintéresser de la gloire pour un intérêt qui leur a paru supérieur, celui de leur salut ; loin de se détacher un instant d’eux-mêmes, tous deux ont calculé avec le plus clairvoyant égoïsme qu’il était prudent de « mépriser de petits intérêts pour aller à de plus grands. La meilleure réponse qu’on puisse faire à La Rochefoucauld consiste à tout lui accorder… tout, sauf la maligne signification prêtée à des mots qui ne sont que de vains épouvantails. L’amour-propre est si peu le principe du mal moral qu’on a pu donner de la vertu cette définition purement égoïste : « La vertu est le sacrifice d’un intérêt immédiat et passager à l’intérêt supérieur et durable de l’être moral qui est en nous. »

Il y a, dit excellemment Prévost-Paradol, une façon basse et étroite de s’aimer qu’on appelle le vice, et une façon intelligente, courageuse et presque divine de s’aimer qui s’appelle la vertu, et voilà la double source des actions humaines. Quant à cesser de s’aimer soi-même de l’une ou de l’autre façon, quant à cesser de chercher son bien en ce monde ou son salut dans l’autre, on ne peut l’exiger de l’homme sans renverser d’abord non seulement les fondements de l’âme humaine, mais l’ordre général de la nature qui a fait de l’amour de soi, c’est-à-dire du besoin d’être et de durer, le principe même de la conservation et du mouvement de l’univers.

Voilà donc, à défaut de l’immortalité substantielle, une manière d’échapper au néant qui ne le cède à aucune autre : vivre dans la mémoire reconnaissante du monde, et, comme la mémoire et la reconnaissance de l’humanité sont courtes, laisser, si l’on peut, du bien qu’on a fait un monument matériel qui dure ; mais ce n’est là ordinairement qu’une grosse question d’écus, dont la solution n’est point au pouvoir du grand cœur de l’homme bon. Aussi, pour un

Vincent de Paul, né pauvre, que sa charité et surtout ses fondations charitables ont rendu immortellement célèbre, combien de centaines, combien de milliers n’y a-t-il pas eu de dévouements obscurs et non moins sublimes que celui-là, qui ont dû se contenter de l’espoir d’une récompense céleste2 ! Je ne parle pas encore des grands inventeurs qui ont mérité l’éternelle gratitude des hommes par quelque découverte utile du génie ; il s’agit ici non de « l’ordre » de l’esprit, mais simplement de celui de la charité, soit qu’elle s’efforce héroïquement de se suffire à elle-même, soit qu’elle accepte, pour rendre ses bienfaits illustres et durables, l’appui de la fortune. Citons un exemple de ce dernier type : le désir passionné de vivre a-t-il rien imaginé de plus ingénieux que les fondations de prix ? Certes, M. de Montyon est plus célèbre non seulement que tous les lauréats du prix de vertu sans exception, mais encore, à bien peu d’exceptions près, que tous les lauréats du prix de littérature. Écrivain lui-même, écrivain « distingué », disent les dictionnaires de biographie, ce ne sont pas, hélas ! ses ouvrages, quel qu’en puisse être le mérite, qui ont fait sa réputation.

Si faire du bien aux hommes est un moyen de conquérir l’immortalité, leur faire du mal en est un autre, plus infaillible sans contredit. Le besoin de sortir de la foule obscure et anonyme peut s’exaspérer jusqu’à une telle frénésie qu’il devient indifférent d’être aimé ou haï, adoré ou maudit par elle, pourvu qu’on s’en distingue. Érostrate, pour être fameux, mit le feu au temple de Diane, et, malgré la loi interdisant aux Éphésiens de prononcer son nom, il a obtenu ce qu’il désirait. Les élucubrations des condamnés à mort frottés de littérature révèlent presque toujours des ratés qui, sentant leur impuissance comme écrivains, ont pris, pour se couvrir de gloire, la voie plus courte et plus sûre de l’échafaud3. J’aurais horreur de verser dans une banale déclamation sur les conquérants ; mais, en deux mots, que peut-on trouver au fond de leur inquiétude ambitieuse, au fond de leur prétention toujours mensongère à fonder un établissement solide ici-bas, qu’un féroce et monstrueux égoïsme que l’empire même de la terre ne saurait satisfaire et qui rive d’obtenir, avec l’infini de l’espace, celui de la durée ? Lorsque, au bout de quelques années, rien ne reste de leur sanglant passage qu’un nom qui retentira dans les siècles, la preuve est faite qu’ils n’ont réellement pas voulu autre chose.

Il ne faut point confondre avec les conquérants, effrénés et insatiables par définition, les grands capitaines, encore moins les grands hommes d’État qui ont borné sagement leur activité au service utile de la patrie. Ils peuvent laisser d’eux-mêmes une mémoire glorieuse et très pure ; mais ce qui les caractérise, c’est qu’ils ne paraissent pas s’en être du tout préoccupés. Le positif seul les intéresse et les absorbe ; l’infini ne les tourmente pas, et de là vient le secret mépris (mépris d’ailleurs absurde) que les savants et surtout les littérateurs et les artistes éprouvent pour ces hommes terre à terre, pour ces esprits sans au-delà auxquels ils se croient immensément supérieurs. Les choses de l’administration, de la politique et de la guerre font hausser les épaules de pitié à ceux dont la pensée habite l’éternel ; la part même de talent et d’intelligence qu’elles nécessitent contribue à augmenter ce dédain, par la considération du médiocre emploi où se ravalent les facultés quelquefois les plus hautes ; nos amants de l’idéal et de la gloire en viennent à faire plus d’estime des simples marchands, dont l’activité matérielle a au moins l’avantage de ne pas gaspiller les fonds du génie et d’être d’une utilité pratique évidente. Pour eux, ils se flattent, parce qu’ils sont auteurs, de laisser au monde quelque chose de plus durable que les combinaisons perpétuellement changeantes de l’échiquier politique ; mais ne sait-on pas que les quelques lettres de leur nom sont ordinairement la seule chose qu’ils laissent, eux aussi, et qu’ils doivent s’estimer bien heureux encore d’en laisser un, leurs œuvres ne périssant guère moins vite et moins totalement qu’une fonction de ministre, de préfet ou de maire ?

Le peintre espère vivre au moyen de la toile où son talent se prouve ; le modèle espère vivre aussi dans cette même toile où son image est fixée. Comme Léonard de Vinci, la Joconde est immortelle. Parmi les formes diverses que peut prendre l’ambition de durer dans l’avenir, le portrait mérite de n’être pas oublié ; mais depuis que la photographie l’a rendu vulgaire et banal, on ne lui voit plus l’air qu’il avait autrefois de vouloir triompher du temps.

Qu’est-ce que fait une belle femme, écrit Diderot à Falconet, laquelle va chez La Tour multiplier ses charmes sur la toile, ou dans ton atelier les éterniser en bronze ou en marbre ? Elle y porte la prétention de plaire où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment, elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle s’écrier : « Oh ! qu’elle est belle ! »

La beauté est la qualité essentielle de la femme, sa principale raison d’être, puisque c’est à la condition surtout d’être belle qu’elle peut accomplir la fin de sa nature. L’absence ou la ruine de la beauté est pour elle le pire des malheurs ; prolonger les années fugitives où l’homme la regarde avec amour doit être le grand effort de sa vie, la plus ardente prière qu’elle adresse en secret à Dieu. Et que peut-il y avoir ensuite de plus désirable pour sa vanité que de fixer à jamais par une vivante peinture le souvenir de cet instant ? Pour moi, si j’étais femme et si j’étais jolie, le plus sensible hommage qu’un riche adorateur pût imaginer pour me plaire serait de faire exécuter mon portrait par Carolus Duran, et puis de le donner au Musée du Louvre.

La beauté corporelle conservée dans une image, la bonté charitable rappelée d’âge en âge au souvenir du monde par des institutions diverses, la force elle-même et surtout l’intelligence s’appliquant, d’une façon mémorable, à diriger la société politique : autant de manières diverses d’être et de se distinguer qui n’ont rien d’inférieur en soi au mode d’existence où la science, l’art et la littérature aspirent. La prétention de ne placer la vraie vie éternelle que dans les œuvres du génie scientifique, artistique ou littéraire est un pédantisme. Il n’est pas bon que les candidats à ce genre d’immortalité soient proportionnellement très nombreux. Un État où la majorité des esprits d’élite serait composée de philosophes et de savants, d’artistes et de littérateurs, au lieu d’offrir l’aspect d’un organisme vivant et puissant, ressemblerait à un mandarinat sans, relation avec la marche du monde et voué par son inactivité pratique à la décadence et à la ruine.

Au temps jadis, la Calprenède et Scudéry, fiers des seuls exploits de leur épée et rougissant d’être des écrivains, ne furent que ridicules : « La profession que je fais ne me peut permettre, sans quelque espèce de honte, de me faire connaître par des vers, et de tirer de quelque méchante rime une réputation que je dois seulement espérer d’une épée que j’ai l’honneur de porter. » Il reste beaucoup de santé encore dans cette comique exagération d’une estime d’ailleurs juste pour l’action virile et militante. Mais, à l’extrémité opposée, c’est un cas de folie presque effrayant, c’est le delirium litterarium à l’état chronique ou aigu, qui changeait aux yeux de Flaubert toute la réalité en une simple matière littéraire, et qui remplissait Théophile Gautier d’un si absurde mépris pour les choses utiles, qu’il affectait de voir dans les chemins de fer « des rainures où l’on fait galoper des marmites ».

« Il y a, écrit Vinet, une race de génies qui vivent moins au milieu des choses que parmi les idées des choses ; qui, de même que le dialecticien se nourrit des notions des êtres, se nourrissent de leurs images ; en un mot, qui ont rêvé qu’ils vivaient plutôt qu’ils n’ont vécu. »

2. —  La gloire du savant comparée à celles de l’artiste et de l’écrivain. §

Cela dit, arrivons au sujet même de cet essai philosophique, la gloire littéraire, et, pour mieux en préciser l’idée, distinguons-la d’abord de la gloire scientifique, sa grande sœur, et de la gloire artistique, sa sœur cadette.

J’estime que l’artiste et le littérateur doivent hommage au savant, considérés tous trois en général. Si l’on regardait les individus, il serait absurde de dire que Galilée est plus grand que Shakespeare ou que le Titien, ces grandeurs diverses n’ayant point de mesure commune ; et même il y a, en faveur de la poésie et de l’art, contemplés dans leurs principaux représentants, un avantage de telle nature qu’il semble téméraire aux princes de la science d’affronter avec eux la comparaison : cet avantage, c’est que des meilleurs artistes et des meilleurs poètes l’œuvre elle-même subsiste, expression personnelle, authentique et vivante, forme éternellement jeune et éternellement belle de leur pensée et de leur âme, tandis que des savants les plus considérables il ne reste bientôt que le nom, et du sublime effort de leur génie que le résultat, tombé dans le domaine public. Buffon, grand naturaliste et grand écrivain, capable de connaître à la fois le prix de la vérité scientifique et celui de la forme littéraire, ose donner à celle-ci la supériorité dans ce paradoxe qui enthousiasmait Flaubert : « Toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent dans le style, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet. » Mais ces lignes étonnantes portent en elles la date d’une époque antédiluvienne, je veux dire antérévolutionnaire, où la science humaine n’avait pas encore pris conscience de son progrès régulier et de sa puissante infinie, où la littérature classique et le spiritualisme janséniste ou cartésien, avec leur idéal antiscientifique de l’honnête homme, conservaient, même sur les savants, assez de leur ancien prestige pour que Dalembert eût « honte », disait-il, d’être de l’Académie des sciences.

La magnifique unité du mouvement scientifique n’est sensible que depuis hier. Des hommes tels que Buffon, Lamarck, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère, Claude Bernard, Darwin, Pasteur, d’une part ; tels, d’autre part, que Bopp, Niebuhr, Burnouf, Littré, Spencer, Max Muller, Renan, nous apparaissent aujourd’hui, non comme des génies isolés et capricieux, maïs comme les coopérateurs d’une immense œuvre commune qui achemine l’homme à la conquête des choses et de la vérité, le délivre des anciennes terreurs physiques et métaphysiques, et, lui montrant dans toutes les forces de la nature des instruments à son usage, dans tous les dogmes et dans tous les mythes des créations de son esprit, rend prochain et déjà présent l’avenir redoutable où il ne reconnaîtra d’autre Dieu que lui-même pour régner sur le monde, d’autre autorité que sa raison pour résoudre l’énigme de l’univers. L’intérêt sans égal du but poursuivi, l’importance des résultats déjà obtenus, la certitude enfin d’un succès de plus en plus grand dans la continuation du même effort collectif : voilà ce qui donne au travail scientifique une précellence glorieuse, voilà ce qui en fait, à mon avis, l’emploi le plus élevé de l’activité intellectuelle de l’homme. L’anéantissement même de l’œuvre individuelle du savant mérite, à un point de vue hautement moral, de faire d’autant plus estimer sa personne, d’accroître le respect et la reconnaissance du genre humain pour son nom, qui restera seul immortel.

Il ne me semble guère contestable, en effet, que plusieurs savants se soient désintéressés de la gloire, avec une abnégation si entière que la vérité ou l’humanité fut leur seul et noble souci ; en tout cas, il est beaucoup moins difficile de concevoir l’absence de tout égoïsme chez le savant que chez l’écrivain, et surtout chez l’artiste.

Les faits, matière de la science, sont extérieurs à l’individu, « hors de l’homme », pour répéter une citation célèbre et horriblement rebattue, mais qu’il n’est peut-être pas impossible de rajeunir si j’en donne une fois, par exception, le texte exact et le vrai sens, « le style est l’homme même ». C’est-à-dire, simplement, que dans le soin et l’amour de la forme s’affirme la personnalité de l’auteur devenu écrivain. Buffon va jusqu’à prétendre que « les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité », que la nouveauté même des inventions et des découvertes n’est pas un sûr garant de l’immortalité, « parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent… » Cela est vrai, il s’est trouvé d’habiles voleurs de gloire qui ont quelquefois réussi à frustrer le génie de ses vues et de ses idées originales, substituant leur célébrité usurpée à celle des premiers et véritables inventeurs ; mais ce n’est pas là ce que Buffon veut dire : il entend parler seulement de la gloire légitime, selon lui, qu’on peut acquérir en mettant en bon style, en style littéraire, des écrits scientifiques, périssables parce qu’ils sont « sans goût et sans noblesse ». Préoccupation de la forme absolument mesquine et déplacée ici, car le style n’a rien à faire avec les vérités d’un certain ordre : la découverte de l’attraction universelle, par exemple, ou celle du monde microbien, et le souci de bien dire, sont des choses sans rapport l’une avec l’autre et incommensurables ; la gloire de Newton ou de M. Pasteur est-elle donc intéressée à ce que leurs travaux soient exposés en beau langage ? Non certes, à moins qu’on ne pense qu’une mouche a de la grâce sur la joue d’un colosse, ou qu’une jolie femme au sommet de la tour Eiffel ajoute quelque chose à l’effet du monument.

La gloire acquise par ses découvertes peut pans doute remplir du plus juste orgueil le savant qui s’applique à l’étude des faits naturels ; mais, l’amour de la gloire ne saurait l’aider très utilement dans la recherche du vrai, comme il aide l’artiste dans la poursuite du beau. Le savant n’a rien à tirer de bien précieux de son imagination ainsi échauffée. La méthode, la patience, le travail s’imposent à lui comme des conditions qu’aucun enthousiasme n’est capable de remplacer, et les intérêts généraux que la science met en jeu doivent lui paraître infiniment trop grands pour que son intérêt personnel n’éprouve pas quelque pudeur à s’y mêler. Un vrai savant peut être sincèrement modeste, et il est même difficile de concevoir une grande science réelle qui ne soit pas alliée à beaucoup de modestie, je dirai plus, d’humilité ; mais la modestie d’un artiste, s’il est petit, n’est que la conscience irritante de sa petitesse, et, s’il est grand, n’est qu’une grimace hypocrite, à moins qu’il ne soit profondément chrétien, car c’est alors Dieu seul qu’il glorifie de sa propre grandeur. Diderot a dit :

Il faut vouloir être loué, faire un cas infini de ses semblables qui sont, de ses semblables qui seront, et brûler d’une soif inextinguible de leur louange. Voilà le sentiment qui fait haleter, voilà le sentiment qui fait prendre la lyre, la plume, le pinceau, le ciseau.

Il n’a pas dit : « Le microscope et le compas. L’opposition entre l’égoïsme de l’art et le désintéressement de la science ne saurait être rendue d’une façon plus saisissante que par une autre boutade du même Diderot mise en parallèle avec une pensée de Renan :

Calculez le retour d’une comète, écrit l’auteur des lettres à Falconet ; prouvez aux hommes que dans cinq ou six mille ans la terre et la comète se rencontreront dans un point commun de leurs orbites, et trouvez un poète qui fasse un vers… Adieu les poèmes, les harangues, les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se mettrait à planter ses choux. — Le monde croulerait, dit au contraire Renan, qu’il faudrait philosopher encore, et j’ai la confiance que si jamais notre planète est victime d’un nouveau cataclysme, à ce moment redoutable, il se trouvera encore des âmes d’hommes qui, au milieu du bouleversement et du chaos, auront une pensée désintéressée et scientifique, et qui, oubliant leur mort prochaine, discuteront le phénomène et chercheront à en tirer des conséquences pour le système général des choses4.

Les érudits sont, par définition, les ouvriers de la science les plus désintéressés. Ils apportent modestement leur pierre à la construction d’un édifice dont ils ne verront point l’achèvement et où un jour, s’ils sont parmi les plus glorieux, on pourra lire leurs noms inscrits en petites lettres sur un des bas-côtés, mais jamais au faite, en grands caractères. Les monographies d’hommes inconnus et de choses ignorées, les minutieuses enquêtes sur d’infiniment petits riens n’ont de sens et de valeur qu’à titre de contributions à des œuvres futures qui risquent fort de rester inexécutées, si aucune intelligence philosophique ne s’avise de l’intérêt qu’elles pourraient avoir. Dans son beau livre sur l’Avenir de la science, Renan a parlé du dévouement obscur des érudits avec une sympathie éloquente et une sublime hauteur de vues. Combien ces nobles et généreuses pages ne s’élèvent-elles pas au-dessus des plaisanteries superficielles de Montaigne sur ces rats de bibliothèque qu’on voit mourir à la tâche afin d’apprendre à la postérité « la mesure des vers de Plaute et la vraie orthographe d’un mot latin » !

À voir les choses de haut, l’éminent penseur du xixe siècle n’aperçoit pas, au fond, de différence entre la destinée des érudits et celle des philosophes et des écrivains. Tous, qu’ils en aient ou non conscience, font une œuvre individuelle périssable, et travaillent à une œuvre collective qui seule est éternelle. Le mot d’immortalité n’a pas d’autre sens, et « la croyance à l’immortalité n’implique pas autre chose que l’invincible confiance de l’humanité dans l’avenir ».. Il faut se résigner personnellement à l’oubli ; la vraie noblesse n’est pas d’avoir un nom à soi, un génie à soi, c’est de collaborer à l’œuvre de Dieu.

Au bout de cent ans, un génie de premier ordre est réduit à deux ou trois pages… Le xviiie se résume pour nous en quelques pages… On s’imagine que l’immortalité consiste à se faire lire des générations futures. C’est là une illusion à laquelle il faut renoncer. Nous ne serons pas lus de l’avenir ; nous le savons, nous nous en réjouissons et nous en félicitons l’avenir. Mais nous aurons travaillé à avancer la manière d’envisager les choses, nous aurons conduit l’avenir à n’avoir pas besoin de nous lire… Notre immortalité consiste à insérer dans le mouvement de l’esprit un élément qui ne périra pas.

Il arrive même que, dans ce grand travail collectif, la part des érudits est souvent plus solide que celle des généralisateurs impatients. « Un livre de généralités est nécessairement dépassé au bout de dix années ; une monographie ;étant un fait dans la science, une pierre posée dans l’édifice, est en un sens éternelle par ses résultats. » Renan remarque, à ce propos, que les historiens du xviie qui ont prétendu écrire et se faire lire, Mézeray, Velly, Daniel, sont depuis longtemps tout à fait délaissés,, tandis que les travaux de Ducange, de Baluze, de Duchesne et des Bénédictins, qui n’ont prétendu que recueillir des matériaux, sont restés aussi frais que le jour où ils parurent. Des recherches dont l’intérêt semble aujourd’hui absolument nul peuvent prendre plus tard une importance que ne soupçonnent pas les rieurs à vue courte ; aucun travailleur n’est inutile dans le champ de la science. Épousant enfin avec trop de chaleur la cause des érudits et oubliant un peu le grand et hardi penseur qu’il est lui-même, Renan en vient à faire cette imprudente profession de principes et de foi : « Notre méthode est par excellence la méthode désintéressée ; nous ne travaillons pas pour nous ; nous consentons à ignorer, afin que l’avenir sache ; nous travaillons pour l’humanité, bien différents de ces égoïstes penseurs des premiers âges, qui cherchaient à improviser pour eux un système des choses plutôt qu’à recueillir pour l’avenir les éléments de la solution. »

J’ai quelque honte de mettre en doute la possibilité d’une si belle abnégation, et je veux m’efforcer de croire qu’il s’est rencontré des érudits assez purs pour se désintéresser de la science elle-même, désintéressement prodigieux au prix duquel l’indifférence à la gloire n’est rien. Mais je crois aussi que c’est une exception fort rare. Si tant d’érudits myopes sont sans idées générales, sans vues philosophiques, nous serions bien naïfs de leur en être reconnaissants comme d’un sacrifice héroïque qu’ils ont fait à la vérité dans l’intérêt des hommes à venir. Nous pouvons sans ingratitude refuser notre admiration à un renoncement qui leur, coûte si peu d’effort. Ils ne font pas de philosophie, parce qu’ils sont aux antipodes mêmes de l’esprit philosophique. Sans doute, « la perfection serait d’embrasser intimement la particule tout en se tenant dans le grand milieu par une habitude constante, qui pénétrerait toute la vie scientifique » ; sans doute encore, « le penseur suppose l’érudit, et ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit, il faudrait faire peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé, au moins une fois dans sa vie, à éclaircir quelque point spécial de la science » ; mais pour combien d’érudits leur petite spécialité n’est-elle pas la science tout entière ! Combien n’y en a-t-il pas qui embrassent si intimement « la particule », qu’ils ne voient plus qu’elle et que « le grand milieu » n’existe pas pour eux ! Quelques-uns semblent tirer une vanité étrange de l’insignifiance même de la besogne où ils se sont attelés pour la vie ; ils affectent de mépriser les esprits inquiets et chercheurs que la grammaire, la métrique ou la chronologie, comme telles, ne contentent pas. Disons que c’est la nature, toujours habile à nous duper pour ses fins, qui a frappé les érudits de ce bizarre aveuglement, les condamnant à ne voir dans le monde que le sillon qu’ils creusent ; mais ne soyons pas si empressés à louer leur grand cœur de ce qui n’est dû ordinairement qu’à l’étroitesse et à la médiocrité d’un très petit esprit.

Si c’est un abus de louer le désintéressement de pensée de ceux qui ne pensent pas, c’en est un autre de taxer d’« égoïsme » les penseurs impatients qui ont voulu trouver le mot de l’univers avant d’avoir réuni tous les éléments nécessaires à la solution de l’insoluble problème. Se figure-t-on les hommes des premiers âges consentant à mourir dans l’ignorance de la seule chose qu’il importe à l’homme de connaître, afin de laisser à leurs fils et à leurs petits-fils un plus grand nombre de constatations positives, grâce auxquelles l’humanité pourra, de génération en génération, s’approcher toujours plus de la vérité5 ? Mais la tâche préparatoire d’introduction à la vérité n’est jamais complète, jamais suffisante ! Mettez la main sur votre cœur et dites-nous s’il est bien vrai que vous consentiez « à ignorer, afin que l’avenir sache » ? Une abnégation de cette force, si elle existe, n’est possible que par la vertu d’une religion nouvelle, le culte de l’humanité.

C’est un culte à la mode, dont Ernest Renan est aujourd’hui le grand prêtre et le principal apôtre. Il se distingue de tous les autres cultes (le panthéisme excepté) par le paradoxe inouï de l’identité des adorateurs et de l’idole. Car l’humanité, c’est nous-mêmes, et deux divisions d’hommes, fort inégales, la constituent : la multitude et l’élite ; d’une part, l’immense foule obscure, comparable au chœur de la tragédie antique, servant seulement « à faire tapisserie au grand bal mené par la destinée », afin que la fête soit plus « luxuriante », et absolument engloutie ensuite dans le vaste silence de l’oubli ; d’autre part, les quelques individus distingués qui survivent pour représenter ces milliards d’hommes et qui ont joué un rôle dans le drame. De quel côté se trouve la portion divine de l’humanité ? Ici, probablement, et non là ; dans l’élite, non dans la multitude.

Le culte des grands hommes est donc une notion plus acceptable et plus claire que le culte de toute l’humanité, parce que la masse des adorateurs se sépare de l’objet de son adoration mais quand c’est un grand homme, un esprit supérieur, qui prétend adorer l’humanité, je dis qu’au fond il n’adore que lui-même et qu’il est le dieu de l’autel. Sa mystique ardeur se réduit en somme à l’antique aspiration de l’individu vers la gloire, sans en avoir la naïve et touchante sincérité. Je n’admire pas seulement un homme tel que Renan, je l’honore ; mais, en conscience, je ne puis croire qu’il eût consenti, pour l’amour de la vérité et de l’humanité, à renoncer aux belles et audacieuses généralisations qui lui ont conquis le premier rang parmi les écrivains et les philosophes français. Il n’espère pas en l’immortalité de l’oeuvre ; il ne croit qu’à celle du nom, c’est déjà quelque chose : « Nous souhaitons que notre nom reste, bien plus que notre livre. »

Vous souhaitez donc que votre nom reste ? À la bonne heure ! Ce souhait, plein d’un légitime égoïsme, vous fait rentrer parmi les hommes vos frères, et vous rend plus aimable ; il atténue ce qu’il y avait de trop superbe sérénité dans votre théorie du désintéressement scientifique ; vous redevenez un individu mortel épris de vie, épris de gloire, à la bonne vieille mode, et vous donnez la main à Diderot, si différent de vous, si inférieur à vous, mais si naturel et si vrai dans sa passion de la louange, lorsqu’il dit : « À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimités qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini. »

3. — Le fond et la forme §

Buffon avait exagéré l’importance du style en matière scientifique au point de subordonner le fond réel du savoir humain à la forme littéraire, dont les savants n’ont pas besoin de se soucier beaucoup. Renan, au contraire, n’envisage que le fond des choses et de la connaissance, et cette omission de la forme n’est naturellement pas à reprendre dans un ouvrage6 où il est question de science et de vérité seulement ; mais elle est au moins à remarquer, afin que l’on se garde de faire franchir à la pensée du philosophe la limite très précise qu’elle s’est elle-même fixée. Le résultat tangible ou intelligible, ce qui s’ajoute de faits ou d’idées au trésor continuellement accru de la science humaine, voilà l’objet unique des réflexions de l’auteur ; c’est à ce point de vue qu’il considère la littérature elle-même, où les livres cessent d’être des « monuments » pour devenir des « faits intellectuels » entrant dans le grand mouvement général du progrès scientifique et philosophique : « L’histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des œuvres de l’esprit humain. »

En grande partie : car cela n’est vrai que des œuvres qui ne tiennent pas de la forme et du style une portion essentielle de leur valeur, soit que l’art ait été étranger à leur conception ou impuissant à les façonner. Notre littérature du moyen âge, par exemple, peut être remplacée tout entière fort avantageusement par une analyse bien faite. L’art n’a pas tenu assez de place dans le travail littéraire du xviiie pour que l’histoire, venant au secours du lecteur studieux, ne puisse lui résumer très suffisamment une partie considérable des deux cents volumes de Voltaire, de Diderot et de Rousseau lui-même. À toutes les époques de la littérature on trouve ainsi beaucoup d’ouvrages où le fond, séparable de la forme, parce qu’ils n’ont guère de valeur artistique, est réductible à un tout petit espace pour notre plus grand soulagement. Mais l’histoire littéraire pourra-t-elle jamais remplacer par aucune analyse les Essais de Montaigne, les Fables de La Fontaine, le théâtre de Racine, de Molière, de Corneille, les Méditations de Lamartine, les poèmes épiques et lyriques de Victor Hugo ? Il faut donc bien admettre que pour un très petit nombre de chefs-d’œuvre l’ancienne notion de l’immortalité en littérature doive subsister tout entière, quoi qu’en ait dit Renan, et qu’elle consiste réellement à « se faire lire des générations futures ».

Le fait est qu’en littérature et dans les arts l’immortalité se présente sons l’une ou sous l’autre de ces deux formes : on peut l’appeler réelle, quand c’est l’œuvre même qui survit et continue à être admirée ; elle est simplement nominale, quand il ne reste que le nom de l’auteur et de ses ouvrages. Comparée à la rareté prodigieuse des œuvres réellement immortelles, l’immortalité du nom paraîtra presque chose commune, encore qu’un tel langage ait de quoi faire rire — ou pleurer, si l’on songe aux millions de petits auteurs impuissants qui se seraient bien contentés, les malheureux ! de cette façon de vivre, et dont tout a péri, jusqu’à la mémoire de leur échec ; mais il est clair que l’immortalité purement nominale est un pis aller, et que l’ambition de l’écrivain, comme de l’artiste, est d’abord de laisser un monument.

Les monuments de l’art sont individuels, à la différence de l’unique et imposante pyramide où chaque savant apporte sa pierre et que la science élève peu à peu sans la terminer jamais. La gloire du savant est de s’absorber dans l’effort collectif ; si la forme de son œuvre périt, le souvenir de son œuvre demeure attaché à celui de son nom, avec une intensité de vie proportionnée à l’importance du rôle qu’il a joué dans l’ensemble. Mais, quand les monuments de l’art ont péri ou sont délaissés, la légère immortalité nominale d’innombrables artistes paraît quelque chose d’assez vide, parce qu’on ne voit guère dans leur banale histoire qu’un effort avorté de l’égoïsme, pour lequel l’humanité ne peut avoir que de l’indifférence.

La part de la collectivité, dans le travail artistique, n’est point évidente au premier coup d’œil ; elle semble se réduire soit à certaines tendances inconscientes communes à une époque, à un peuple, à une race, soit à ces écoles successives qui se contredisent et se renversent les unes les autres plutôt qu’elles ne fondent ensemble leur idéal élargi et perfectionné. On n’aperçoit clairement dans l’histoire de l’art ni progrès ni même continuité. Ce n’est pas, comme la science, dans un avenir d’avance conquis par l’élan joyeux de la foi, c’est toujours dans le passé que l’art cherche, avec un regret mélancolique, le point culminant de sa perfection.

L’intérêt général de l’homme à connaître la vérité ennoblit la recherche du savant, dont la personnalité chétive disparaît ; mais l’instinct qui pousse l’artiste à produire, est-ce autre chose, au fond, que sa propre volupté et l’intérêt de sa gloire ? Prenons garde, la question est grave ; elle mérite une réponse délicate, où le vrai ne soit pas sacrifié au simple.

Il faut distinguer d’abord la littérature des beaux-arts. La littérature, dans l’acception la plus générale du mot, est une chose vague, immense, mal définie, intermédiaire entre la science et l’art, participant plus ou moins de l’une et de l’autre, et, grâce à ce caractère mixte, échappant à la prise de tout ce qu’on peut dire de spécial sur l’une ou sur l’autre. Si même on circonscrit la littérature dans ce qu’elle a de plus purement esthétique, les œuvres d’imagination en vers et en prose, on ne sera pas encore autorisé à identifier le travail du poète et du romancier avec celui de l’artiste ; car l’importance de la matière que les premiers mettent en œuvre est bien trop considérable pour qu’il soit possible d’accepter sans réserve la théorie qui réduit à la beauté de la forme l’idée de l’excellence dans l’ordre littéraire, et nous voyons qu’en fait rien n’est plus discuté. Séparons donc l’art proprement dit de la littérature, même esthétique, et commençons par nous demander si l’énergie de l’individu, la volonté de vivre et la volupté de produire, suffisent pour expliquer l’existence de toutes les grandes créations des beaux-arts.

Les monuments de l’architecture religieuse au moyen âge sont des ouvrages de l’art, apparemment. Qui les a faits ? On dit : « Notre-Dame de Paris, la cathédrale de Laon, la cathédrale de Chartres ; mais personne ne proclame et tout le monde ignore les noms de leurs auteurs. Ce sont des œuvres anonymes et impersonnelles dont les origines collectives, les éléments divers et multiples nous offrent un mode de composition qui n’est pas sans rapport avec celui de nos épopées nationales, il semble qu’une immense poussée de l’inspiration populaire a comme soulevé les petits hommes qui ont accompli ces grandes choses, leur faisant perdre jusqu’à la conscience de leur activité individuelle, jusqu’au désir, jusqu’à la pensée de sauver la mémoire de leur nom. De même, quand Rouget de Lisle improvisait la Marseillaise, n’est-ce pas l’âme de la patrie qui, donnant une vie supérieure à son chant de guerre et de liberté, en a fait une œuvre immortelle ?

C’est un fait hors de contestation que la ferveur d’un grand sentiment humain ou divin, de la foi religieuse surtout, même depuis le moyen âge, a quelquefois inspiré les arts de la musique et de la peinture au point d’annihiler absolument les inquiétudes et les préoccupations de l’égoïsme. Les symphonies de Beethoven sont empreintes d’une individualité puissante, à coup sûr ; mais, en même temps, ce sont des œuvres d’une telle richesse et d’une telle profondeur qu’il semble que l’humanité tout entière y respire et que le grand artiste n’ait eu qu’à écouter et à traduire les mille voix d’une âme universelle dont la sienne était l’écho. C’est donc, malgré les apparences, une notion mesquine, fausse, démentie par l’histoire, condamnée par la raison, que celle qui, enfermant l’artiste dans les bornes étroites de sa personnalité orgueilleuse, l’isole de la collaboration des autres hommes, comme une force libre, comme une unité indépendante, et prétend réduire le principe excitateur de l’œuvre d’art au seul plaisir de créer, à la seule ambition de vivre. Œuvres ou actions, tout ce que vous faites, dit l’Évangile, doit être fait pour la gloire de Dieu, en d’autres termes, sanctifié par une vue désintéressée et idéale. L’artiste ou l’écrivain qui se propose d’abord, qui se propose seulement de sauver sa vie, mérite de la perdre et il la perdra.

Mais ce qui, par malheur, est vrai, c’est que, sous l’action dissolvante de la critique, les grandes idées communes qui étaient autrefois le lien des esprits se désagrègent, et qu’à l’ancienne solidarité du public et des artistes l’individualisme succède fatalement et devient de plus en plus la condition de l’art. La foi chrétienne a perdu son empire ; tout est analysé, c’est-à-dire mis en doute, jusqu’au patriotisme lui-même. La religion nouvelle, dont l’objet est l’humanité, a fort à faire pour rétablir les devoirs de l’homme sur les ruines de l’idée de Dieu. Si cette religion est impuissante à organiser l’essentiel et à nous donner le pain quotidien, comment aurait-elle la moindre influence sérieuse sur l’art, qui est un luxe relativement à la morale ? Aussi l’art paraît-il destiné à ne plus vivre désormais que de la vie intermittente et dispersée qu’il recevra du génie individuel des artistes. L’éclat de ceux-ci, comme groupe d’étoiles, sinon comme astres isolés, pâlira toujours davantage devant la nombreuse et brillante constellation des savants. Les études scientifiques s’enrichiront des pertes de l’art découragé. L’Idéal-Réel que la science poursuit aura de plus en plus la préférence des âmes studieuses, qui aiment à se sentir entourées et soutenues dans leurs sublimes efforts par l’active sympathie de tout le monde pensant et qui ont besoin d’une religion au moins humaine, à la place de celle qui reliait jadis les hommes à la Divinité.

 

Si Copernic, Képler, Galilée, Newton, Ampère, Darwin, Pasteur, Edison n’avaient pas existé, d’autres savants seraient venus, un peu plus tôt ou un peu plus tard, et auraient fait les mêmes découvertes ; car il faut que toute la série des faits et des lois recelée dans le sein de la nature se déroule à l’homme successivement. La science n’invente rien, à proprement parler ; elle découvre ce qui existe, et de là vient la sécurité avec laquelle elle marche d’un pas ferme, sur une route solide, à la conquête du monde.

Sans contredit l’art est nécessaire, non pas comme un ornement superficiel de la vie, mais de la même façon que la science, la morale et la religion sont nécessaires à divers degrés, parce que l’homme a besoin d’idéal et que l’art satisfait ce besoin noblement. Mais, si l’art en général est nécessaire, il n’est point nécessaire que tel artiste ait existé, que telle ou telle œuvre ait été faite. Il paraît étrange de dire qu’on aurait pu se passer de Shakespeare ou de Raphaël, et cependant cela est vrai. Il fallait que Newton fût ; il n’était pas indispensable qu’il y eût un Shakespeare. Il y a dans le génie artistique un élément de liberté et de caprice qui tient à ce qu’il a d’individuel ; le génie scientifique a quelque chose de l’impersonnalité de la nature et de la fatalité de ses lois.

Cette nécessité logique et inflexible est belle, mais la liberté est bien belle aussi, et j’avoue que, dans l’échelle des gloires et des grandeurs humaines, on pourrait motiver une préférence pour les poètes et les artistes précisément sur ce fait que leur œuvre particulière n’est pas un événement prévu dans l’ordre universel. S’il est vrai que, Newton ayant manqué, nous aurions toujours eu un autre Newton essentiellement pareil, tandis qu’il ne pouvait y avoir au monde qu’un Shakespeare, il s’ensuit que Shakespeare fut plus grand que Newton ou, du moins, plus rare et plus impossible à remplacer.

C’est pourquoi j’aime mieux m’en tenir à la notion du désintéressement et ne fonder que sur elle la justification de la hiérarchie que j’ai proposée : la gloire scientifique est la plus pure, parce que le savant travaille pour l’humanité plus que l’artiste, plus que le poète, et réduit au minimum l’égoïsme. La gloire artistique, sous le bénéfice des réserves que nous avons faites, n’a été trop souvent qu’une ambition toute personnelle et semble destinée, par le cours fatal que suivent les choses, à prendre de plus en plus ce caractère étroit. Entre les deux se place la gloire littéraire, plus voisine du désintéressement scientifique quand l’écrivain cherche d’abord ce qui est vrai en soi ou utile aux hommes ; plus voisine, au contraire, de l’égoïsme artistique lorsqu’il se préoccupe de la forme au point que la matière cesse d’avoir à ses yeux un prix indépendant.

 

Le débat du fond et de la forme est interminable et sans cesse renaissant, parce qu’il roule sur deux ou trois malentendus que les amateurs de cette discussion élégante ont soin d’entretenir.

D’une part, les avocats du fond affectent de regarder la doctrine opposée comme celle de la frivolité pure, feignant de ne point voir que le souci d’écrire avec toute la perfection dont on est capable atteste un amour passionné et un respect profond des idées qu’on exprime ; d’autre part, les avocats et les prêtres de la forme, soit dédain et bravade, soit impuissance à bien s’analyser et se juger eux-mêmes, acceptent volontiers de passer pour des ciseleurs de riens et, traitant leurs contradicteurs d’esprits bourgeois et lourdement utilitaires, ils se font sottement gloire d’un néant de pensée que ceux-ci leur prêtent par injure. La pensée la plus intense se trouve souvent, il serait même normal qu’on la trouvât toujours chez les écrivains qui montrent le plus d’attention à bien dire, tandis que la négligence du style est un signe probable que les idées n’ont pas de valeur7. Et pourtant on se trompe quand on s’imagine obtenir la fin du conflit et la solution du problème par l’identification pure et simple du fond et de la forme.

Sans doute il serait impossible de concevoir une expression qui ne fût pas, de toute nécessité et soit ou non que l’écrivain le veuille et le sache, la représentation adéquate de la chose exprimée ; vague ou précise, plate ou sublime, terne ou brillante, obscure ou claire, selon la pensée et par la pensée. L’une n’existant pas sans l’autre, l’une étant ce que l’autre la fait, il y a dans la constatation de leur identité une évidence naïve, presque une tautologie, et l’on peut répéter indifféremment avec les classiques : la forme naît de l’idée ; ou, avec Gautier et Flaubert : l’idée naît de la forme, le paradoxe ne consistant que dans l’interversion insolite des termes et toute la nouveauté étant de dire : telle forme, tel fond, au lieu de tel fond, telle forme ; blanc bonnet au lieu de bonnet blanc8.

Mais il arrive, comme pour toutes les vérités trop vraies, qu’on ne va pas bien loin avec celle-ci, puisque cette belle découverte n’empêche pas ceux qui la font de constater à chaque instant l’existence d’ouvrages en vers et en prose, d’un style impeccable, d’une merveilleuse exécution artistique, dont la substance n’offre qu’un très médiocre intérêt : ce qui revient à dire que le fond et la forme n’y sont pas dans un rapport d’équivalence. Tel est le cas des poésies « funambulesques » de Théodore de Banville. Si les esthéticiens de la forme n’avaient à produire en exemple que des œuvres semblables, ils auraient de la peine à justifier leurs clients du banal reproche que le parti du fond leur adresse, d’être de simples amuseurs et de rabaisser l’art au jeu de la difficulté vaincue. Et lorsque, parlant de certains auteurs d’ailleurs excellents, tels qu’Horace, tels que La Bruyère, on dit des odes de l’un et des portraits de l’autre que l’art y surpasse parfois la matière, cette critique est-elle donc absolument dépourvue de sens ? Non ; car il règne sur les termes synonymes matière, fond, substance, une équivoque qui contribue beaucoup à éterniser le débat.

Le fond, c’est d’abord ce qui est immédiatement sous la forme, comme l’émotion est sous le cri, comme une certaine articulation intérieure des membres est derrière le geste, comme une certaine disposition des organes vocaux fait la voix, et, dans cette acception, il y a identité entière et manifeste du fond et de la forme ; mais on entend aussi par fond l’ensemble des idées et des sentiments d’un auteur, sa culture scientifique et littéraire, son expérience de la vie, sa connaissance des hommes et des choses, sa philosophie, son imagination, sa sensibilité, bref, tout ce qui constitue son être intellectuel et moral9. Or, une disproportion plus ou moins forte est évidemment très possible entre la forme et le fond ainsi entendu : l’une peut être admirable et l’autre insignifiant ; et, quoi que pense sur ce point une petite église assez bornée d’artistes littéraires, aucun jugement de l’homme ne fut jamais plus sain ni plus juste que la préférence qu’il a de tout temps déclarée pour les œuvres qui disent le plus de choses à son esprit, à sa raison ou à son cœur.

La forme littéraire est, entre toutes les formes de l’art en général, celle qui fait briller aux yeux de l’individu la promesse d’immortalité la plus sûre et la plus facile à saisir en apparence. Il n’y a pas la moindre hyperbole dans le vers fameux d’Horace, paraphrasé ainsi par Théophile Gautier :

Les dieux eux-mêmes meurent ;
Mais les vers souverains
Demeurent,
Plus forts que les airains.

Il est clair que l’airain est moins durable que le papier. L’architecture, la sculpture, la peinture, et les arts similaires sont assujettis à une matière encombrante et périssable qui rend la création de l’œuvre plus ou moins coûteuse, plus ou moins compliquée, et sa conservation extrêmement précaire. Seule, la musique peut, comme la poésie, tracer un chef-d’œuvre sur un vil chiffon ; mais encore faut-il, pour que ce chef-d’œuvre vienne à la vie et ne reste pas à l’état de lettre morte, sinon un orchestre, du moins un instrument ou une voix qui, étant une condition extérieure à l’ouvrage et indépendante de l’ouvrage, lequel au contraire en dépend, peut fort bien lui manquer toujours. Le moulage, la photographie et les moyens divers de reproduction que notre industrieuse époque a tant multipliés, viennent très utilement au secours des arts du dessin, en diminuant ou en supprimant le risque d’une destruction totale où s’anéantirait le souvenir même de l’œuvre ; mais ce ne sont jamais que des images, elles ne peuvent ni valoir ni remplacer l’original. En outre, si ces images valent elles-mêmes quelque chose, leur valeur ne consiste pas uniquement dans la forme qu’elles représentent ; il faut qu’une matière plus ou moins précieuse y ait aussi sa part, et la matière les rend fragiles.

Tous ces périls, toutes ces entraves qui pèsent sur les beaux-arts d’un poids si lourd, l’art littéraire, par sa spiritualité supérieure, en est seul complètement affranchi. L’esprit n’a pas d’autre matière à façonner que le langage ; il fut un temps où les poèmes n’étaient pas même écrits et où la mémoire suffisait pour les conserver.

Il est bien vrai que le similipapier sur lequel on nous imprime aujourd’hui est détestable, en sorte que les chances de durée résultant d’un nombreux tirage se trouvent réduites à rien par la certitude de l’émiettement, de la pulvérisation fatale où court et se précipite la production à bon marché. Il arrive parfois dans les imprimeries de journaux qu’on manque tout à coup de caractères pour continuer la composition ; prenant alors de vieux articles en souffrance composés par provision sur des sujets sans actualité et qui depuis de longs mois attendaient patiemment leur tour, on les détruit, afin de regarnir les casses : cela s’appelle « : distribuer ». L’immense majorité des choses imprimées (chaque fois que j’exprime l’idée du petit nombre des vivants, du grand nombre des morts en littérature, j’ai pitié de la faiblesse des termes usuels et j’en voudrais trouver d’infiniment plus forts), l’immense majorité des choses qu’on imprime est destinée à être distribuée ainsi ou bien à retourner à la pâte de papier pour fournir les éléments de volumes nouveaux qui seront broyés à leur tour par l’infatigable pilon.

Est-ce un malheur ? Nullement. C’est une nécessité vitale de premier ordre. Si la crémation des cadavres ou leur décomposition ne nous avait pas régulièrement débarrassés du peuple des morts, il serait bientôt devenu tellement supérieur à celui des vivants que ceux-ci, contraints de leur céder la place, auraient disparu de la planète. Et si les volumes ne retournaient pas en masse, comme les corps, à la poudre d’où ils sont sortis, on verrait se changer en vérité littérale la figure hyperbolique de saint Jean supposant, dans le dernier verset de son évangile, l’existence de livres si nombreux que le monde ne pourrait pas les contenir.

Il faut que tout ce fatras périsse et se métamorphose ; ici, comme ailleurs, la mort est la condition de la vie. Mais cette réflexion faite pour nous confondre et nous noyer, nous les petits, nous l’infime multitude, dans l’abîme d’une résignation mélancolique ou d’un découragement amer, n’ébranle pas le rocher des siècles sur lequel sont assis quelques rares géants immortels. Dans l’universelle évolution, qui peut ne rien anéantir aux yeux du philosophe, mais qui renouvelle et transfigure toutes choses au regard désespéré de l’artiste, il y a pourtant des formes si belles qu’elles ne meurent point ; on a vu quelquefois de la prose assez solide pour se moquer du mauvais papier et pour n’avoir pas peur de faire retour à la pâte ; on compte quelques vers qui demeurent, plus indestructibles que l’airain :

Ce que Malherbe écrit dure éternellement.

4. — Critique du Quiétisme §

Le style n’est pas autre chose que l’effort de la pensée pour vivre toujours et pour se fixer dans une forme impérissable. Il témoigne, avec une vive passion de l’écrivain pour ses idées, un désir ambitieux d’imprimer sur celles-ci une marque profondément personnelle qui devienne son titre de propriété10. Tous les grands amours ont leur égoïsme : il ne suffit pas à l’artiste littéraire que la pensée qu’il aime règne parmi les hommes, belle, admirée, glorieuse ; il faut qu’il la fasse sienne, qu’il lui impose son nom, et que le monde sache qu’il l’a épousée.

Pour l’écrivain, vivre c’est être lu ; le nombre de ses lecteurs d’aujourd’hui, de demain, d’après-demain, mesure et son succès présent et sa gloire à venir. Il n’est donc pas possible qu’il méprise sincèrement ceux par lesquels il vit. La prétention qu’affectent sur ce point quelques artistes purs est à bon droit suspecte. On en a vu s’enorgueillir de leur isolement même, et mesurer presque leur estime pour un ouvrage à la rareté de ses appréciateurs. On connaît le furieux mépris de Flaubert pour le bourgeois, c’est-à-dire pour les hommes d’une culture et d’une intelligence ordinaires, qui représentent la moyenne de l’humanité et composent la masse du public ; et l’on rencontre souvent dans sa Correspondance des phrases comme celles-ci : « Moi qui ne désire point la gloire. »« J’ai renoncé, pour moi, à m’occuper de la postérité. »« Peignons, peignons, sans nous inquiéter de la durée de nos œuvres. »

Mais il y a ici une distinction essentielle à faire. Le mépris d’un auteur de génie pour ses contemporains et même pour la première génération qui va leur succéder et qui annonce des fils semblables à leurs pères, est chose scabreuse, mais concevable et qui peut très bien n’être pas absurde. Confiant dans l’excellence de sa cause, il rit du jugement de première et de seconde instance, parce qu’il espère qu’il sera cassé en appel. Mais il faut toujours qu’il y ait appel à un tribunal ultérieur, et le mépris absolu d’un auteur pour toute la postérité ressemble fort à un non-sens.

Il en est comme de l’insouciance relativement à la mort, qui peut passer chez les Orientaux endormis et rêveurs pour un instinct de leur nature11, mais qui fait frémir toute la nôtre comme une monstruosité, " On a écrit tout ce qui peut le plus persuader que la mort n’est point un mal… Cependant je doute que personne de bon sens l’ait jamais cru, et la peine que l’on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise n’est pas aisée… Tout homme qui la sait voir telle qu’elle est, trouve que c’est une chose épouvantable. » Voilà la vérité. Je sais plus de gré à La Rochefoucauld pour cette expression lasse et abandonnée d’un sentiment si naturel, que pour la polissure et la concision éclatantes de ses plus célèbres paradoxes. Hors de la foi à l’immortalité individuelle des âmes12, tout homme réellement vivant que l’idée de la mort n’épouvante pas, ment ou se trompe lui-même ; et c’est ainsi que mentent ou se trompent les écrivains qui feignent de n’avoir aucun souci de leur vie à venir.

Il faut pourtant noter, à titre de curiosité morale, une forme excessive du désintéressement littéraire, qui offre assez d’analogie avec la doctrine du quiétisme ou du pur amour de Dieu. On sait en quoi cette doctrine consiste et que ce n’est pas Mme Guyon qui l’a inventée.

Une vieille femme portait dans sa main droite une écuelle pleine de feu, et dans sa gauche une fiole pleine d’eau. — Que veux-tu faire de cela ? lui demanda quelqu’un. Elle répondit qu’elle voulait avec le feu brûler le paradis et avec l’eau éteindre l’enfer. — Et pourquoi donc ? — Parce que je veux qu’on fasse le bien non par espoir du paradis, ni par peur de l’enfer, mais simplement pour l’amour de Dieu13.

Fénelon suppose que Dieu, ayant résolu d’anéantir son âme au moment de sa mort, lui a révélé son dessein. Dans cette hypothèse, il n’y a plus de récompense, ni de béatitude, ni d’espérance de la vie future pour lui. Il va mourir. Renoncera-t-il à Dieu en cet instant suprême, par la raison que Dieu l’abandonne et l’annihile ? Jamais !

Ce dernier instant de ma vie, qui sera suivi d’un anéantissement éternel, doit être rempli par un acte d’amour pur et pleinement désintéressé… Je vais être anéanti tout à l’heure, jamais je ne verrai Dieu ; il me refuse son royaume, qu’il donne aux autres ; il ne veut ni m’aimer ni être aimé de moi éternellement ; je suis obligé néanmoins en expirant de l’aimer encore de tout mon coeur et de toutes mes forces ; si j’y manque, je suis un monstre et une créature dénaturée.

Le bon sens relatif de l’orthodoxie a condamné comme une dangereuse chimère la doctrine du pur amour, et la sagesse pratique veut en effet qu’on se défie de toutes ces théories plus qu’humaines qui ne font pas à l’égoïsme sa part légitime14. Aujourd’hui, dans l’écroulement, non plus hypothétique, mais réel, de l’espérance en un Dieu rémunérateur et vengeur, rien n’est devenu plus difficile que de faire comprendre et accepter aux hommes des devoirs sans sanction divine, et d’obtenir du « bon gorille », comme disait Renan, la continuation de son effort moral.

Le désintéressement mystique du quiétisme a pour pendant, en littérature, le renoncement exalté de certains artistes du style à toute pensée de gloire, sous prétexte de rendre un culte plus pur à l’idéal. Certes, cela n’est point vulgaire ; la noblesse est ce qui manque le moins à un sentiment aussi exquis, aussi rare. « Un artiste, dit Flaubert, qui serait vraiment artiste et pour lui seul, sans préoccupation de rien, cela serait beau15. » Et M. Charles Morice, critique décadent, écrit :

Ce n’est pas seulement pour la mémoire des hommes que le poète agit, et dût-il n’être pas compris, il s’en consolerait » — Pour qui donc, nous dit-on, et pourquoi écrivez-vous ? — Même si les troupeaux n’existaient pas, les prés fleuriraient, parce que c’est leur destin. C’est d’abord pour cette nécessité glorieuse d’accomplir leur destinée que les poètes écrivent, pour obéir à l’universelle loi de l’expansion naturelle… Émanations de Dieu, étincelles échappées du foyer de la toute lumière, ils y retournent… En produisant son œuvre, une âme de poète ne fait point autre chose que décrire son essentielle courbe radieuse et retourner à Dieu16.

Je doute que les rédacteurs de ces jolies phrases aient soumis leur idée à l’épreuve de la critique, car on ne les voit guère y tenir avec cette constance qui est le signe des jugements vérifiés. La gloire ou, si ce terme déplaît comme étant à la fois ambitieux et rococo, la vie éternelle de son nom et de son œuvre est trop manifestement le but suprême de tout artiste pour qu’un désir si juste ne se trahisse pas à chaque instant sous les grands mots désintéressés. Flaubert, invariable dans son exécration pour le bourgeois et fort peu gourmand, il est vrai, de popularité, ne laisse pas de se montrer très sensible à l’opinion soit de quelques juges délicats, soit de l’humanité prise en masse, parce qu’il est homme de bon sens, à l’occasion, et de bonne foi toujours. M. Charles Morice avoue que les poètes écrivent « aussi pour mériter la Vie Éternelle », et si ces deux mots n’ont pas un sens mystique et décadent, qu’alors nous ne prétendons pas pénétrer, ils ne peuvent signifier qu’une chose : l’entretien continu des générations successives sur l’œuvre qu’on leur laisse.

La mort, pour un poète, c’est le silence des hommes. Vous écrivez, donc vous voulez être lu. Je conçois le testament d’un auteur portant cette clause, que son ouvrage manuscrit et scellé sera conservé soigneusement pour n’être ouvert que dans un siècle ; mais il serait impossible de comprendre qu’il fît enfermer pour l’éternité un chef-d’œuvre dans son cercueil. S’il y a au monde quelque chose d’absurde, ce sont ces objets d’art, quelquefois infiniment précieux par le travail et par la matière, qu’un hasard fait découvrir, au bout de plusieurs milliers d’années, dans les ténèbres et dans la poussière d’un tombeau où on avait voulu les ensevelir à jamais17.

Cependant il ne faudrait pas rejeter, sans en rien retenir, un idéal de désintéressement qui n’a d’autre défaut que d’être trop sublime. Rien n’est plus propre à nous faire estimer certaines exagérations que de leur opposer l’exagération contraire : le spectacle de l’égoïsme et de la vanité uniquement avides de louange est bien fait pour rendre admirable et sympathique la chimérique exaltation des contempteurs de la gloire. L’obsession exclusive de l’idée du succès rétrécit l’horizon du poète, gêne et stérilise son inspiration, de même qu’un chrétien strictement anxieux de mériter le ciel ferait preuve d’une âme mesquine et n’aurait qu’une vertu médiocre. Les prix scolaires sont la juste récompense du travail et un moyen habile de l’encourager ; mais je ne fonderais pas de grandes espérances sur l’avenir d’un enfant qui, sans porter le moindre intérêt aux études elles-mêmes, n’aurait de goût que pour les couronnes en papier peint et les volumes dorés. Il est clair qu’un artiste doit être possédé d’abord de l’amour de son art, et cet amour, distinct de celui de la gloire, est évidemment bien plus nécessaire, puisqu’on peut devenir glorieux en aimant son art sans aimer la gloire, tandis qu’il est impossible d’être un grand artiste, quelque passion qu’on ait de la gloire, si l’on n’a pour son art que de l’indifférence.

Dans toute l’étendue, fort considérable, de son immense domaine, où la littérature n’est pas encore l’art littéraire, le désintéressement occupe une place et joue un rôle faciles à voir et à comprendre. L’éloquence, par exemple, toute l’éloquence, qu’elle soit religieuse, politique ou judiciaire (il n’y aurait à excepter que l’éloquence d’académie à cause de son inutilité pratique), est désintéressée par définition. Il s’agit d’une cause à gagner, et plus la cause est importante, plus l’orateur doit s’oublier lui-même pour l’intérêt supérieur qu’il vise. Si Démosthène l’emporte sur Cicéron, si Bossuet est sans égal dans la chaire catholique, le principe essentiel de leur incomparable excellence ne doit pas être cherché ailleurs que dans l’ardent patriotisme de l’un et dans l’enthousiasme religieux de l’autre, qui les soulevaient jusqu’à une hauteur d’où toute préoccupation personnelle leur paraissait basse et indigne, et où ils ne pensaient pas à autre chose qu’au salut de la Grèce ou au règne de Dieu. Cela ne veut point dire qu’il soit défendu à l’orateur d’être un grand écrivain ni même, en un sens, un grand artiste ; mais il ne saurait être un artiste pur et complet, parce que l’art en lui-même est si peu l’objet de son adoration qu’il aurait une sainte horreur d’y voir autre chose qu’un docile instrument au service de la cause qui lui inspire un dévouement passionné. Certainement Pascal avait conscience du rare mérite littéraire de ses Provinciales ; mais certainement aussi il subordonnait le soin du style et les recherches de l’art à l’idée morale et religieuse pour laquelle il avait pris la plume ; certainement il anéantissait sa propre gloire dans la gloire du Dieu qu’il aimait, et voilà pourquoi il est si grand. Dans tout l’ordre de la littérature utile, comme en matière de science et d’érudition, l’égoïsme, naturel à l’homme, a pu être fréquent en fait chez les auteurs ; mais, en théorie, le désintéressement n’en demeure pas moins la loi parfaitement claire de leur activité.

Au contraire, on a sans doute pu rencontrer de purs artistes désintéressés par une noblesse d’âme singulière et exceptionnelle ; mais il reste extrêmement difficile de concevoir une création de l’art qui ne se réduise pas en dernière analyse à un suprême effort de la personne humaine pour éterniser son moi, pour satisfaire ce qui doit être sa plus chère espérance, son plus intime désir, son instinct le plus profond : la vie et l’immortalité.

L’individualisme de l’art pur et son inutilité pratique d’une part, d’autre part le caractère collectif et utile de tout le travail scientifique et d’une partie du travail littéraire rendent raison de cette différence radicale, qui subsistera toujours, mais qu’il est possible d’atténuer dans une certaine mesure et de ramener à une opposition un peu moins tranchée.

La littérature, en tant qu’art, admet une hiérarchie des genres ; or, c’est une chose bien digne de remarque que les genres les plus importants et les plus estimés sont justement ceux où l’utilité peut avoir sa place et où le public a la plus large part de collaboration. Tels sont, pour ne pas reparler de l’épopée, genre disparu ou transformé, le roman et le drame. Les questions sociales y ont pu être parfois agitées sans aucun détriment de la valeur littéraire des œuvres, et l’intérêt durable de celles-ci se mesure presque toujours à la profondeur où elles plongent leurs racines dans l’âme de la société contemporaine. Les œuvres et les genres les plus individuels sont aussi les plus frivoles. La poésie lyrique elle-même a besoin de relever l’excès de son subjectivisme par quelque chose de général et d’humain. Il n’y a d’absolument propre à l’individu, d’absolument vide d’intérêt général et de substance humaine, que les colifichets des diseurs de riens.

Si l’art est à sa manière une religion, comme la science, il faut qu’il soit capable, lui aussi, d’esprit de corps et de dévouement. Il faut que l’idée divine qui inspire l’artiste soit assez puissante pour posséder son âme tout entière et lui faire oublier, au moins par instants, sa personnalité. L’amour des hommes, à défaut de l’amour de Dieu, peut remplir, doit remplir le cœur de l’artiste littéraire ; le plus grand écrivain est celui que le plus d’hommes préfèrent, que le plus d’hommes surtout continueront à préférer, et la raison profonde de cette préférence durable sera toujours qu’il les a mieux connus, mieux compris, mieux peints et expliqués à eux-mêmes, c’est-à-dire mieux aimés.

 

À l’artiste et au littérateur, comme aussi au savant, un idéal est nécessaire.

La simple passion de vivre, quelque naturelle et légitime qu’elle soit, ne saurait avoir la vertu d’un véritable idéal. Tous les pauvres mortels désirent vivre : pourtant, ce n’est point cette idée fixe qui leur méritera le paradis. Il faut qu’une pensée désintéressée et généreuse, venant recouvrir l’égoïsme fondamental, l’absorbe, l’annihile et lui fasse perdre la conscience de lui-même.

Un artiste conforme au type normal est un grand égoïste qui s’ignore et croit sincèrement n’aimer que son art, Dieu ou l’humanité, de même qu’un chrétien conforme au type normal se fait une habitude et une seconde nature d’un continuel renoncement, dont le premier mobile est cependant l’intérêt de son être spirituel.

À une certaine profondeur, l’égoïsme se confond avec la source même de la vie ; il ne peut alors être reproché aux hommes que par des moralistes ou trop subtils ou trop superficiels. Le désintéressement absolu de l’artiste, de l’écrivain et du savant lui-même n’existe pas, puisqu’ils sont hommes. La seule chose importante est que nous ayons le cœur assez haut, la raison assez ferme, pour estimer à leur vrai prix relatif les intérêts qui nous sollicitent en sens divers, de sorte que les principaux ne cèdent jamais aux moindres. Le premier intérêt d’un écrivain, c’est de vivre ; mais vivre, ce n’est pas se faire beaucoup d’argent avec de la copie ni gagner la faveur d’une génération qui passe. La vie éternelle, voilà la seule vie digne de ce nom : contemplée avec une religieuse ardeur dans les conditions difficiles et rares qui en autorisent l’espérance, ne peut-elle devenir une aspiration très haute et capable de fournir à l’esprit cet idéal, que d’abord nous n’avions pas aperçu dans le simple désir naturel de vivre ?

À tous les hommes généralement un idéal est nécessaire. C’est surtout pour le gros de l’humanité qu’il serait souhaitable que l’idéal pût se confondre avec l’intérêt personnel. Mais quel motif assez puissant la philosophie trouvera-t-elle, hélas ! pour encourager au bien les masses populaires, quand tout espoir sera perdu d’une récompense céleste ?

« Le plus grand nombre, a dit Thomas Browne, doit se contenter d’être comme s’il n’avait pas été et de subsister dans le livre de Dieu, non dans la mémoire des hommes. » Tant que le livre de Dieu est resté ouvert, les déshérités de la gloire humaine avaient, pour se dédommager, une compensation infinie : si le livre divin se ferme, quel idéal restera-t-il, quel rayon de lumière, pour cette immense multitude obscure et contente ici-bas de son obscurité, qui né se soucie aucunement de la mémoire des hommes, mais qui, en méritant celle du Dieu juste et bon, se flattait d’avoir choisi la meilleure part et avait l’espérance qu’elle ne lui serait point enlevée ?

II. Confession d’un égoïste §

L’entière sincérité du langage et de la conduite, l’accord parfait de nos expressions comme de nos actes avec nos sentiments et nos pensées, n’est pas seulement la plus rare des vertus ; c’est une chose impossible, et il ne faut point le regretter.

Supposez un ou deux degrés de plus dans la franchise très relative dont nous usons à l’égard d’autrui : ce serait la fin brusque et violente de toutes nos relations sociales. Et que serait une traduction toujours exacte, par la plume ou par la parole, de notre façon de penser et de sentir, sinon quelque chose de honteux presque toujours et d’horrible parfois ? Aussi le but du langage littéraire n’est-il point de déverser tel quel notre flot intérieur : serait-ce donc de l’adultérer ? moins encore ; c’est de le filtrer plutôt, de le rendre plus net et plus pur en son fond même, pendant que le travail de la forme l’éclaircit.

Simple affaire de mesure, comme dans tout l’ordre si délicat de la vérité morale. Il n’y a pas d’homme absolument franc, il n’y a pas d’auteur de Confessions ou de Mémoires absolument sincère, comme il n’y a pas de romancier absolument réaliste ; mais on donne le nom d’homme franc à celui qui craint moins que la plupart des autres de dire aux hommes quelques-unes de leurs vérités ; on appelle écrivain sincère celui qui se montre plus soucieux qu’on ne l’est en général d’exprimer dans ses écrits un peu de son âme, de même que l’on classe parmi les réalistes les romanciers les moins timides, les plus audacieux en face de la réalité cruelle et brutale.

Je viens d’écrire sur le désintéressement littéraire, un premier essai qui, en quelques passages, me semble, à le relire, l’œuvre d’un étranger : non qu’il exprime nulle part autre chose que ce que je pense ; mais l’expression de ma propre pensée s’y trouve trop mêlée aussi d’idées traditionnelles et convenues, acceptées sans assez de critique, répétées sans beaucoup de conviction. Je voudrais, dans l’essai qui va suivre, où je me propose de reprendre l’essentiel du thème précédent, essayer d’être plus sincère. Si la confession qu’on va lire ne me fait guère honneur, elle a sa raison d’être dans le grand précepte de la sagesse antique : Connais-toi toi-même, et ce qu’elle présente de trop personnel trouvera peut-être son excuse dans cette considération que l’égoïsme est une faiblesse assez commune à toute l’humanité pour que l’examen de conscience d’un homme de lettres puisse offrir un intérêt général.

1. — Ruine et restes de l’espérance religieuse §

L’A B C de la philosophie naturelle, morale et politique enseignée de nos jours, c’est que les individus, substantiellement, ne sont rien, et que les seules réalités vivantes et durables sont les sociétés dont ils font partie.

Cette doctrine est à la base de toutes les sciences positives, et il est hors de doute que, dans l’ordre purement naturel, les espèces, les genres, les races, les familles, les nations, les corps sociaux sont les objets propres de la science, les individus n’ayant qu’une valeur représentative comme échantillons et comme types. Il est vrai qu’on peut se demander s’il en est de même dans l’ordre moral, si dans cette sphère plus relevée il n’arrive pas constamment aux individus de prendre un bien autre relief que n’en ont les collectivités ; si l’histoire, par exemple, malgré sa prétention d’accorder désormais la première place à la vie des peuples, ne sera pas forcée de demeurer d’abord et toujours la biographie des grands hommes ? Je touche en passant, du bout du doigt, sans la remuer, cette grosse question, et je me borne à signaler ici, comme un caractère de l’esprit beaucoup plus scientifique que poétique de mes contemporains, cette idée universellement répandue, que les individus n’ont d’existence utile et complète que par les groupes dont ils font partie, et que rien n’est plus nécessaire ni plus beau pour un fonctionnaire, pour un citoyen, que d’être membre d’une quantité de comités, de conseils, d’académies, de corps administratifs ou savants, d’associations publiques et privées.

L’espèce de force que la pensée peut tirer de la solitude et du silence est médiocrement prisée aujourd’hui, même en philosophie, et un nouveau Descartes s’enfermant dans son « poêle » pour reconstruire l’édifice des connaissances humaines serait d’abord dénoncé par ses parents inquiets, à la police et aux médecins, qui l’achemineraient tout doucement vers une maison de santé. Jamais les hommes n’ont eu un sentiment plus clair ni plus vif de la solidarité morale et intellectuelle qui les unit, de leur collaboration à une œuvre commune, du concert avec lequel ils marchent en avant dans la voie du progrès, enfin, de la dette immense de chacun envers tous, et de cette filiation des époques successives où le présent nous apparaît comme issu du passé et gros de l’avenir. Dans l’homme, c’est l’être social qu’on s’accorde à trouver le plus intéressant, le plus digne d’être étudié et connu ; le point de vue sociologique est devenu dominant sur toute la ligne des sciences morales. La philosophie nouvelle nous apprend que les sociétés ne sont point la simple agglomération des individus qui les composent, mais des organismes compliqués ayant leur vie propre et individuelle comme de véritables animaux, tandis que les individus, à leur tour, sont eux-mêmes des sociétés, en proie à une anarchie assez confuse, où la vieille notion de la persistante unité d’un Moi qui règne et qui gouverne doit céder la place à celle de la multiplicité des états de conscience, du perpétuel écoulement de l’être et de l’instabilité de la personne.

Quand on a vraiment la conviction que les seules existences sérieuses en ce monderont celles non des individus, mais des fonctions et des collectivités, il est logique de se dévouer à sa profession, à la société, à l’État, à la patrie, à l’humanité, qui durent, plutôt qu’au moi, qui passe, et c’est de cette façon toute simple qu’on doit expliquer, pour être juste, la belle soumission de certains esprits résignés et graves à des devoirs moraux sans sanction religieuse. J’avoue même sans aucune répugnance que ces sages pratiquent seuls la moralité vraie dans son intégrité absolue, puisque l’intérêt personnel en corrompt essentiellement le principe et qu’il me semble bien difficile de disculper la morale chrétienne de ce vice fondamental. Mais si je rends à ces humbles serviteurs de la chose publique la justice qui leur est due et l’hommage lointain de mon admiration, je me déclare profondément incapable de sentir, sinon d’agir, comme eux ; aussi bien qu’eux peut-être je saurai m’acquitter des formes extérieures de tous mes devoirs, mais jamais avec leur désintéressement sublime. Je sais trop bien que la moindre analyse me fera infailliblement surprendre les motifs personnels de ma conduite, et je suis individualiste au point où l’abnégation de la personne chez les philosophes, même les plus persuadés du néant de leur être, suscite invinciblement chez moi un étonnement sceptique qui ose mettre en doute leur parfaite sincérité.

L’éducation chrétienne de mon enfance et de ma jeunesse d’une part, d’autre part l’éducation bien plus littéraire que scientifique de toute ma vie ont, par des routes parallèles, abouti au même résultat, qui a été de me replier sur moi-même et de m’habituer à considérer le monde et l’ensemble des choses comme devant avoir à mes yeux beaucoup moins de prix que… mon âme. — Monstruosité ! dites-vous. — Non. C’est la conséquence logique, naturelle, nécessaire, c’est proprement le fruit de la culture chrétienne et de la culture classique.

Songez d’abord à ce qui est le fond même du christianisme ; rappelez-vous le paradoxe des prédicateurs, lorsque, s’adressant du haut de la chaire non à l’église, collectivité vague, mais à chacun de leurs frères individuellement, ils leur répètent avec insistance : « C’est pour toi, spécialement pour toi, qu’est mort le Fils unique de Dieu18. » Comment ne prendrait-on pas la plus haute idée d’une âme dont le salut a exigé un tel sacrifice ? Le vaste édifice de cet univers sera un jour défait, plié et roulé par l’Éternel comme une tente ; mais mon âme, qu’il a rachetée, mon âme est immortelle et survivra à la destruction même du monde. La poésie moderne et l’art chrétien sont tout entiers fondés, en opposition avec le paganisme antique, sur cette idée inouïe aux anciens sages et redevenue, après dix-neuf siècles, exorbitante et scandaleuse, du prix « infiniment infini » de la personne humaine.

Très logiquement, le soin de leur propre salut a toujours dû être pour les croyants leur principale affaire, quelque fonction qu’ils eussent dans l’État, et le service du grand Roi lui-même était, avec raison, aux yeux de Racine et de Boileau, moins important que cette question personnelle. Quelqu’un aurait-il l’esprit assez borné, le cœur assez médiocre pour taxer de folie la foi sans tempérament ni quartier de Pascal et l’ardeur de son indignation contre la témérité des indifférents, " monstres si incompréhensibles » pour lui, qu’il manque de termes pour qualifier « de si extravagantes créatures » ? Je ne puis, quant à moi, voir que santé intellectuelle et droiture logique dans le raisonnement d’un homme placé entre le néant et l’éternité, qui les compare et qui dit : « Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon qu’il y aura des biens éternels à espérer, ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre premier objet. Aussi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. »

Il est donc non point « monstrueux », mais tout simple et très raisonnable, que l’homme qui croit à l’immortalité de son être individuel s’occupe premièrement des intérêts de son salut et qu’il ait pour lui-même cet excès d’estime où le monde et tout ce que le monde contient doit lui apparaître comme beaucoup moins précieux que son âme. Mais la persistance de ce point de vue égoïste dans l’écroulement de la foi, qui seule le justifie, comment la confesser et comment la couvrir d’une apparence honnête ? Si j’ose en faire ici l’aveu, ce n’est pas dans l’espoir de rendre ma faiblesse excusable, c’est pour décrire un état d’esprit qui très probablement n’a rien d’exceptionnel et qu’il peut être utile d’analyser, ne fût-ce que pour mieux connaître le mal qu’il s’agit de guérir, l’erreur pernicieuse qu’il faut combattre et vaincre.

D’abord (voilà où je suis sûr de trouver un écho dans le cœur d’une foule d’hommes de ma génération), mes doutes n’allant point jusqu’à une négation nette et franche, je n’ai peut-être pas, totalement et pour toujours, abandonné l’espoir des biens éternels promis à la foi ; la mienne serait donc capable encore de se raviver, n’étant pas éteinte tout à fait.

Qu’il y ait dans cette indécision trop commode, qu’un Pascal aurait foudroyée comme équivoque et lâche, un manque de courage moral et intellectuel, hélas ! je le sais trop ; rien n’est plus beau sous le soleil qu’un homme convaincu et conséquent avec lui-même, marchant la tête haute dans le sentier de sa conviction, quelle qu’elle soit ; cet homme-là, fût-il un athée, est plus chéri de Dieu que le chrétien de naissance au cœur timide, à demi croyant, à demi incrédule, qui veut se ménager une retraite et craint de brûler ses vaisseaux. Mais si tout homme est obligé d’avoir une conscience droite, on ne peut en bonne justice exiger de chacun une intelligence assez subtile ou assez forte pour dénouer le nœud de toutes les grandes questions, et, quoi qu’en disent les médecins éloquents de nos âmes, il arrive assez fréquemment que notre impuissance à conclure en faveur de la religion ou contre elle ait pour cause première une grave difficulté que notre esprit est incapable de résoudre, ce dont la paresse de notre volonté, il est vrai, s’accommode ensuite trop bien. Beaucoup d’hommes, la plupart sans doute, croient tout ce qu’ils veulent ; un certain nombre, cependant, ne croit que ce qu’il peut.

L’ébranlement de mes croyances a une cause purement intellectuelle, mais qui n’en est pas moins très commune ; il vient tout simplement, comme le scepticisme général de mes contemporains, de la contradiction que nous sentons tous, et que les efforts de trop ingénieux apologistes ne servent qu’à rendre plus sensible encore, entre la science et les choses de la foi. Les faits certains de la science ne permettent plus de croire aux prétendus faits miraculeux qui sont le fondement historique des dogmes, et les dogmes étant contraints de céder une portion de plus en plus grande d’eux-mêmes pour se faire accepter de la raison et de la conscience modernes, l’invincible force de la vérité nous fait pressentir comme imminente l’heure fatale où ils ne seront que des ombres ne contenant plus rien.

La science progresse et la religion recule. Ce double mouvement, considéré dans l’histoire, nous apparaît à présent avec la régularité implacable d’une loi. L’homme placé au bord de la mer, quand elle baisse, peut ne pas voir pendant quelques minutes le sens de la marée, parce que le reflux est contrarié par le flux apparent des vagues qui semblent vouloir monter toujours à l’assaut du rivage ; mais, au bout d’un certain temps, le doute n’est plus possible, l’immense flot s’en va. Les regains de foi religieuse sont des trompe-l’œil de même nature, et notre paradoxale fin de siècle nous présente précisément ce spectacle. Mais quelle estime pouvons-nous faire du petit accès de religiosité décadente, mise à la mode par certains quêteurs de nouveauté en réaction contre le réalisme et le positivisme, quand le grand, essor du protestantisme lui-même, envisagé historiquement, ne peut plus nous faire illusion sur la durée éphémère du réveil qu’il a suscité au sein du christianisme ? Après avoir momentanément rallumé par ses apôtres et par ses martyrs la foi de toute l’Église chrétienne, le protestantisme vint bientôt lui fournir, par ses savants et par ses sages, les instruments les plus actifs de sa destruction. La critique dissolvante des sources, l’épuration philosophique des dogmes devaient terriblement s’accélérer aux mains de cette religion trop raisonnable, ou il est difficile de ne pas voir soit un compromis au service des faibles qui mendient un reste d’espérance, soit une transition à l’usage des forts qui osent suivre la logique jusqu’à son redoutable terme.

Je suis au nombre des faibles, comme le reste de ma confession religieuse va le montrer.

 

C’est encore une remarque bien banale que je fais et qui n’a pas la moindre prétention à l’originalité, en constatant que la religion, qui ne satisfait point les besoins de l’intelligence, peut seule satisfaire ceux de l’âme. Quelqu’un me demande-t-il ce que j’entends par l’âme ? Je n’en sais rien ; mais, sans contredit, j’ai d’autres besoins spirituels que celui de connaître intellectuellement.

La fin de la science, comme le commencement de la sagesse, consiste à reconnaître l’incomparable immensité de l’inconnu et de l’inconnaissable. Le petit flambeau qui éclaire notre nuit et qui nous permet de voir à dix pas mesure aussi l’étendue des ténèbres environnantes ; en sorte que, plus la lumière pénètre profondément, plus le cercle d’obscurité s’élargit. L’effet moral de la science doit donc être, le plus naturellement du monde et le plus logiquement, de nous rendre modestes ; il n’y a que les faux savants, doublés de très mauvais philosophes, qui puissent s’imaginer que leurs progrès dans l’exploration du monde physique et moral les rapprochent sensiblement d’un terme inaccessible.

Entre les nombreux agents scientifiques de la dissolution des croyances chrétiennes, je n’en connais pas de plus terrible que les notions devenues vulgaires de l’astronomie moderne et la contemplation du ciel étoilé, ce singulier réconfort de beaucoup d’âmes pieuses. L’immensité de l’univers, en réduisant à rien l’importance de la terre et de l’homme, nous a désormais interdit l’orgueil outrecuidant de nous croire les favoris de l’Éternel ; les histoires de la création et de la rédemption ont clairement trahi leurs origines, aussi humaines et aussi légendaires que toutes celles des mythologies païennes, puisqu’elles ne pouvaient convenir qu’à un temps où notre petite planète passait pour le centre du monde. À quel sommet est situé le ciel des bienheureux et dans quel abîme l’enfer des damnés (si l’on ose encore prononcer de tels mots), maintenant que, dans le cercle infini qui s’étend autour de nous, les expressions de haut et de bas sont vidés de sens ? Rien de plus profondément tragique que la malédiction lancée un soir par Sully-Prudhomme contre la Grande-Ourse, cette constellation au regard antichrétien, dont la fixité glaciale et funèbre est le premier, auteur de son désespoir religieux.

Mais l’abattement où le spectacle de l’univers nous jette a pour cause des rapports de grandeur, de distance, de durée, qui n’ont rien d’absolu et ne sont en bonne logique, en bonne psychologie, que ce que notre esprit les fait être. Considérez ou imaginez des créatures différentes de nous : elles voient ou verraient les choses autrement. Pascal, en opposant l’infini d’un atome à l’infini du monde, a montré que ces deux infinis se valent, puisqu’il est possible de concevoir un monde dans « l’enceinte de ce raccourci d’atome ». Nos idées de l’espace et du temps, passées au crible de l’analyse, ont paru à certains philosophes vides de tout contenu réel. La matière a cessé d’être l’épouvantail de l’âme, le jour où son existence même a été mise sérieusement en question, et où ce fait au moins est resté acquis è la science, que nous vivons dans un état continuel d’hallucination proprement dite, que nos sens ne perçoivent point les choses, mais les images des choses. La philosophie moderne, si elle ne les autorise pas tout à fait ; met l’imagination sur la voie des rêves hardis de l’ancien idéalisme représentant l’univers comme une trame ourdie par l’esprit humain, comme une création poétique du Moi.

Si ces réflexions contiennent quelque vérité, il devient concevable que la mort, par un simple changement dans nos conditions d’existence, nous révèle un nouvel aspect des choses où l’écrasante objection dont nous accablent dans cette vie le poids et la masse de l’univers tombera comme un voile léger et s’évanouira comme un songe. Alors se résoudront dans l’harmonie toutes les contradictions apparentes du physique et du moral, des sens, de l’esprit et du cœur, qui dérobent ici-bas à nos regards anxieux la vérité divisée, fuyante, insaisissable en son idéale et réelle unité.

Or, les belles âmes religieuses me semblent vivre dans une sorte d’anticipation de cette félicité céleste. Comment expliquer que de grands savants dans tous les ordres de sciences, même dans celui des sciences naturelles, soient peu touchés des incompatibilités palpables de la science et du dogme et conservent leur foi, s’ils ne séparent pas absolument les deux domaines et si, pendant que leur intelligence fait son œuvre, leur âme en silence ne se nourrit pas de je ne sais quel aliment divin ?

Le christianisme ne saurait se défendre longtemps s’il accepte la discussion sur le terrain scientifique et rationnel ; il reste inexpugnable lorsqu’il se renferme dans son for intérieur, qui est l’âme. Les arguments tirés des avantages moraux de la croyance chrétienne sont seuls solides et sont très solides ; aussi est-ce vraiment une pitié de voir quelques apologistes maladroits quitter une position si forte pour chercher dans de misérables subterfuges une conciliation avec la science, qui est illusoire et dont leur avidité à saisir les apparences trompeuses fait souffrir les fidèles tant soit peu éclairés et rire les incrédules.

Si la religion du Christ doit totalement disparaître, il faudra bien que la morale apprenne à se passer d’elle ; mais nul homme sérieux ne peut envisager sans trembler l’heure critique où la moralité du « bon ( ?) bipède humain », privé de toute espérance, affranchi de toute terreur sacrée, n’aura qu’en elle-même son encouragement. La perspective est si alarmante, si contraire à notre idée historique de l’homme, animal sociable parce qu’il est religieux, qu’il paraît assez probable que « la fin du christianisme » ne sera pour le christianisme qu’une vie nouvelle, une dernière évolution naturelle du dogme et que, sous une forme ou sous une autre, la religion subsistera. Jusqu’à nouvel ordre, la croyance chrétienne reste ici-bas notre meilleur, notre unique viatique. Ce que Carlyle a dit du catholicisme est vrai du christianisme, à plus forte raison : « Une ancienne forme ne meurt point, aussi longtemps que toute la quantité de bien et de vrai qui était en elle n’a pas encore passé dans la forme qui doit lui succéder. Qu’il continue à vivre, le pauvre vieux papisme, tant qu’il sera capable de fortifier ou de consoler une âme, d’inspirer une vie pieuse ou une bonne action ! » Cette vertu morale, la religion chrétienne, tout affaiblie qu’elle est, toute dégénérée, continue si bien à la posséder seule qu’elle semble devoir la garder indéfiniment.

Et c’est pourquoi, semblable à tant d’hommes indécis de ma génération, je ne suis point un renégat ; et c’est pourquoi je crois pouvoir, sans hypocrisie, rester uni par la pratique du culte à une église dont la valeur spirituelle subsiste pour moi tout entière, même dans l’effondrement de sa base historique et de son édifice dogmatique. Je fais peu de cas, je l’avoue, de la religion dite naturelle, trop naïvement confiante en ses superficielles démonstrations rationalistes de Dieu et de l’âme ; mais je comprends et j’honore le scepticisme mystique qui a confiance au pouvoir obscur du sentiment. J’admets la possibilité d’une communication anticipée de l’âme avec un monde qu’elle devine, pressent, saisit déjà, et que ni les sens ni l’intelligence ne peuvent atteindre. L’incomparable beauté morale de certaines vies chrétiennes dont j’ai eu le spectacle autour de moi ne m’est explicable que par une révélation intérieure si puissante que les démonstrations négatives les plus fortes et les plus claires ne pouvaient rien contre son évidence. Le protestantisme n’a pas fourni seulement à l’Église des martyrs qui ont rallumé sa foi, puis des savants qui lui ont appris la critique ; il lui a fourni des saints, qui ont relevé son niveau moral. J’estime d’ailleurs que, même en dehors du jansénisme, le catholicisme a eu lui aussi ses belles âmes, et je crois trop peu à la solidité d’aucune forme ecclésiastique particulière pour y attacher une grande importance, pourvu que l’idéal soit adoré et que le sentiment religieux demeure.

Tout est symbole, comme on l’a dit. Le grossier fétiche de l’idolâtre ne vaut en lui-même ni plus ni moins que le credo édulcoré du protestant libéral. Jésus excuse contre l’esprit mercantile et plat des sages de son temps la dévotion assurément peu raisonnable de cette femme qui avait répandu sur sa tête divine un parfum de grand prix, et c’est une des ravissantes profondeurs de l’Évangile ; mais le texte le plus fécond, le plus riche de sens, que puisse développer un orateur sacré, convaincu de l’inutilité des preuves intellectuelles et de la force invincible de l’argument fondé sur l’expérience intime, c’est la réponse de l’aveugle-né guéri par le Christ aux pharisiens qui lui faisaient honte d’avoir eu recours à un faux docteur : « Je ne sais pas si cet homme était un charlatan ; mais je sais une chose, c’est que j’étais aveugle et qu’à présent je vois. » J’ai quelquefois porté envie aux prédicateurs qui ont le privilège d’expliquer de telles paroles aux hommes assemblés, et j’ai compris alors comment certains ministres, chrétiens d’ailleurs médiocres, ont pu devenir, par la vertu de la cause qu’ils défendent et des sujets qu’ils traitent, d’assez bons avocats de Dieu.

Voilà donc ce qui me reste de foi et d’espérance : peu, pour me dire encore chrétien ; trop, pour pouvoir accepter sans un frémissement de tout mon être la révolution radicale que la philosophie nous demande froidement et qui prétend substituer à la personne humaine, longtemps considérée comme centre du monde, les collectivités sociales devenues les seules existences réelles aux yeux de la raison.

 

Par quel étrange malentendu des moralistes chrétiens ont-ils pu dire que la piété chrétienne « anéantit le moi » ? L’anéantir ! mais elle le développe, au contraire, jusqu’à l’hypertrophie, jusqu’à ces proportions phénoménales qui provoquent comme comparaison le souvenir de la lèpre hideuse appelée éléphantiatis. J’entends très bien que la piété malmène le corps, prive et dompte la bête, exténue jusqu’à l’anéantir l’enveloppe mortelle de l’âme ; j’entends aussi sans difficulté qu’elle humilie, prosterne, annihile dans l’âme même l’orgueil spirituel, la volonté libre, bref, le principe de tous les désirs mauvais, de toutes les passions humaines, de toutes les ambitions terrestres : mais la raison d’être de cet abaissement du moi passager, qu’est-ce, sinon le triomphe du moi durable, qui en sera la récompense ? « Un moment de légères afflictions nous vaut, écrit saint Paul, une somme immense, incalculable, de gloire éternelle19. »

La forme d’égoïsme qui ne s’attache qu’à la vie présente, qu’à la satisfaction de ce qui doit tout entier périr, est trop vulgaire et trop basse pour offrir beaucoup d’intérêt : l’âme, en tant que substance immortelle, voilà le véritable moi, et il me paraît clair comme le jour que sa prétendue immolation n’a pas d’autre cause ni d’autre fin que son éternité glorieuse. Les monastères, les mortifications, l’ascétisme, sont manifestement l’exaltation du moi à son paroxysme le plus aigu, bien loin d’en être l’anéantissement. C’est presque un truisme d’observer qu’il y a plus de moralité et de religion vraie dans une activité quelconque dépensée au service des hommes que dans une stérile vie contemplative, et c’est à peine un paradoxe de dire que l’existence du voluptueux est moins inutile à la société que celle de l’ascète.

Je ne puis donc, en dernière analyse, échapper à cette conclusion toujours la même : il n’y a d’homme vraiment désintéressé que celui qui fait au corps social dont il est membre, à la fonction qu’il remplit, à l’idée utile qu’il représente et défend, le sacrifice complet de sa propre personne, sachant bien, sentant bien que l’idée, la fonction, la collectivité sont seules vivantes, et que l’individu n’a qu’un moment, qu’un semblant d’existence.

J’ai beau me déclarer incapable de cette abnégation héroïque, ce n’est pas une raison pour que j’en méconnaisse la grandeur morale et pour que je me dispense de m’évertuer contre ma propre nature, qui, d’instinct, y répugne si profondément. Mais tel est l’abîme d’égoïsme lentement creusé dans mon âme par la culture chrétienne et classique, que le désintéressement d’autrui m’est suspect et me met en défiance comme quelque chose qui ne serait ni vrai ni humain.

L’impertinence paraît forte de vouloir que mon éducation religieuse et littéraire soit l’auteur responsable du développement excessif de mon individualisme, quand chacun sait assez combien le cœur de l’homme est égoïste naturellement. Mais l’espèce d’égoïsme qui est commun aux hommes et aux bêtes et dont j’ai ma grosse part en qualité de créature du règne animal, n’est pas l’objet de mon analyse présente ; je n’ai pas formé le dessein médiocre de traîner mon examen de conscience sur ces bas-fonds si souvent explorés de la nature humaine. Si l’égoïsme me paraît intéressant, c’est en tant qu’il vise l’essence durable du moi et qu’il oppose l’invincible sentiment de cette durée aux raisons probables qui concluent à l’anéantissement de la personne humaine. C’est même pour l’homme l’affaire sérieuse par excellence, et je ne vois pas quelle question pourrait l’emporter pour lui sur celle-là en intérêt aigu et poignant.

Or la littérature a, comme la religion, une influence considérable sur le développement de cet égoïsme d’outre-tombe.

2 — Rêves de l’ambition littéraire §

Je crois sans trop de peine qu’une éducation où prévaudrait l’esprit scientifique serait capable d’empêcher la naissance des billevesées dont se repaissent les imaginations et les âmes de ceux qui rêvent une autre vie.

Le simple fait que la vie a commencé la condamne naturellement à finir ; une éternité qui n’a point de fin, mais qui a eu un commencement, est un non-sens ; les rêveries de la métempsycose peuvent bien reculer un peu, mais non pas supprimer le néant de l’individu, que la logique place au terme comme à l’origine de notre existence. Les vieilles humanités subissant aujourd’hui dans les écoles, en face de la science qui progresse à grands pas, un déclin parallèle à celui de la religion, l’avènement est probable et paraît prochain d’une jeunesse nouvelle entièrement désintéressée de la vie future, qui bornera toute son espérance à cette vie et à cette terre. Alors, après bien des erreurs et bien du temps perdu, les peuples autrefois chrétiens fêteront le jubilé du retour de l’homme à la raison, telle que les anciens Israélites la comprenaient déjà et telle que les Chinois ont toujours eu l’honneur de l’entendre.

Mais, en attendant, l’éducation littéraire contribue, pour une part énorme, à former et à entretenir les rêves chimériques qu’interdit la science. L’immortalité de l’âme est un des thèmes principaux de la poésie. Le style est à lui seul le plus grand effort que l’individu puisse faire pour prendre possession d’un avenir éternel, et plus je descends dans les raisons secrètes de cet effort, plus je découvre, à la source profonde du style, l’élan énergique et passionné de l’être morte ! vers la vie. Ce n’est pas la pensée seulement qu’il s’agit de répandre et de faire durer par la forme, c’est la personne même, c’est l’âme, qui espère subsister en quelque manière avec son œuvre, dans son œuvre, et savourer sans fin la joie de son triomphe.

Les esprits éminemment scientifiques sont, en règle ordinaire, des écrivains médiocres. Le point de vue général de l’utilité collective auquel ils s’élèvent naturellement n’exige d’eux que des qualités impersonnelles de méthode et de clarté, et les laisse étrangers au souci profond de la forme qui a son origine dans l’égoïsme transcendant de l’artiste et du poète. L’instinct juste de l’irréductible différence qui existe entre le principe de l’activité scientifique et celui de l’activité purement littéraire fait même que les savants trop attentifs à bien écrire sont assez mal vus et se rendent suspects d’altérer artificieusement le visage austère de la vérité. Ce qui est au premier plan dans l’éducation scientifique, ce sont les choses, c’est la substance réelle du savoir ; mais, dans l’éducation littéraire, ce qui est au premier plan ce sont les livres et les formes que le talent imprime aux choses et aux idées. De là, chez les personnes vouées exclusivement à l’étude des lettres, cette bizarre illusion d’optique qui, renversant l’importance relative des termes, transforme le monde physique et moral en une sorte de thème poétique offert aux exercices du talent. Nous avons beau condamner avec une feinte indignation cette folie et la flétrir du nom de delirium litterarium20, je déclare que nous en sommes tous atteints, nous gens de lettres, à différents degrés, dès l’instant où la plume, devenue instrument du style, n’est plus pour nous, comme la parole, un simple organe de communication, et je sais trop bien, pour ma part, avec quel prestigieux empire la forme écrite des choses a fini par prévaloir à mes yeux sur leur réalité substantielle.

Il y a des écrits (ce sont les plus nombreux) qui ne sont qu’un moyen de communiquer à distance et à beaucoup de gens ce que la parole ne pourrait faire entendre qu’à un petit cercle de personnes. Considérée sous cet aspect purement industriel et pratique, l’imprimerie n’a pas un autre usage que la poste aux lettres, le télégraphe ou le téléphone, et c’est assurément une invention admirable ; mais l’idée qu’un artiste ou un penseur littéraire se fait du livre est quelque chose de bien différent. Ce que l’écrivain proprement dit, l’écrivain digne de ce nom, a en vue, ce n’est pas tant, comme le simple publiciste, la diffusion large et rapide, que la permanence de sa pensée. S’emparer de l’espace, à la façon du fil électrique, est pour lui moins désirable et moins beau que de prendre possession du temps. S’il lui fallait choisir entre une conquête immédiate et universelle, mais sans lendemain, et un succès à échéance séculaire, à marche obscure, silencieuse et lente, mais qui serait durable, il préférerait sans hésiter au triomphe éclatant d’un jour la promesse lointaine d’une gloire à venir que pourtant il ne verra point. Calcul deux fois absurde, condamné par la morale comme par le sens commun, si l’écrit du penseur ou de l’artiste avait l’honneur éphémère, comme ceux du journaliste et du savant, d’être un acte social, une contribution impersonnelle au travail et au progrès humain, chose utile à son heure, dépassée et oubliée une heure après ; mais le livre de l’écrivain, c’est lui-même, c’est l’essence la plus subtile et la plus pure de son être spirituel, c’est, de tout ce qu’il fut, la seule partie qui demeurera quand le reste aura disparu comme une vapeur, c’est la forme vivante à jamais de ce qu’il a senti, imaginé, pensé dans sa minute d’existence, c’est son moi profond, c’est son âme.

Le philosophe qui voit les choses non du fond de son individualité égoïste, mais à un point de vue humanitaire ou social, se montre non sans raison scandalisé du culte que le pur littérateur professe pour le livre. Étrange renversement ! illusion prodigieuse ! La chose écrite serait-elle donc plus réelle que la chose qui est ? — Mon Dieu ! peut-être bien, puisque seule elle demeure, tandis que l’autre passe. Que reste-t-il des hommes et des siècles évanouis ? Rien, sauf le peu que l’écriture en a conservé.

Le livre, par la multiplication si facile de ses exemplaires, est, de tout ce que l’homme peut laisser en souvenir de lui, le seul monument vraiment impérissable ; car c’est le seul presque immatériel par son peu d’assujettissement à une enveloppe extérieure qui est comme le corps de cette âme, corps à peine pesant, aussi mince que léger, dont le volume élastique et souple se prête sans péril à des métamorphoses infinies. Homère est plus réellement vivant que Phidias, puisque les exemplaires de son âme, je veux dire de son livre, incomparablement plus nombreux et plus répandus, ont tous une valeur poétique qui, sans les fautes des copistes, pourrait être absolument égale à celle de l’exemplaire princeps au lieu que Phidias n’existait tout entier que dans les quelques matériaux fragiles et lourds directement sculptés par sa main et que le temps a presque tous détruits. D’Archimède rien ne vit que la mémoire de son génie21. L’empire de César, œuvre sociale et politique, a eu la vie beaucoup plus courte que ses Commentaires, œuvre individuelle. Mais d’Annibal, qui n’a rien écrit ni rien fondé, que reste-t-il ? un nom. Et d’Alexandre ? un nom. Si leur souvenir continue à briller avec une extraordinaire intensité de vie, c’est à l’écriture littéraire qu’ils en sont redevables. Tel conquérant aussi grand qu’eux, faute d’un grand poète ou d’un grand historien, n’est jamais sorti du crépuscule ou de la nuit complète. « Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place et s’évanouissent sans durée22. »

Ce lieu commun de l’enseignement classique, cette matière, semble-t-il ; affreusement banale et bonne seulement à mettre en vers latins : la royauté, ou plutôt (pour parler un langage plus pompeux, mais plus exact) la divinité de l’écrivain, qui seul vit et seul donné la vie, s’empare de certains esprits « livresques » avec une singulière puissance d’obsession. Ils finissent par considérer comme une ombre tout ce qui constitue pour le commun des hommes l’essentiel de la vie, par n’attacher de valeur et de prix qu’à la représentation écrite des choses, et cela leur paraît aussi naturel, aussi juste, aussi raisonnable qu’il l’est, pour les âmes religieuses, de préférer les réalités invisibles à la vaine et, fuyante apparence du monde. Rêvant les yeux ouverts, ils traversent l’existence sans s’y intéresser, absorbés dans leur songe intérieur, étonnés que tant de créatures intelligentes prennent si fort à cœur les affaires humaines et se passionnent réellement pour un drame qui n’est qu’un spectacle, plus indifférents à la politique qu’un parnassien du second empire, imprudents enfin au point de regarder les questions sociales et la guerre elle-même comme une simple matière pour la poésie ou pour l’histoire !

Ce sont des moines, non des hommes ; leur monastère est leur bibliothèque. Et ils s’exposent justement au même fiasco que les religieux.

Ceux-ci courent le risque formidable de ne pas tromper l’Éternel, qui rira des calculs grossiers de leur stérile égoïsme, et, pardonnant peut-être au bon épicurien, aura parfaitement le courage de les damner. Le littérateur qui s’abstrait du réel afin de mieux saisir l’idéal, manque l’un et l’autre, n’attrape qu’une forme vide, et la gloire se moque de lui.

Je me confesse, m’accuse, m’avertis. Je tâche aussi de m’expliquer à moi-même et à mes semblables ; car je n’ai de moi une opinion ni assez mauvaise ni assez vaine pour me croire une exception morale à mon époque parmi les gens de lettres. Si ma confession religieuse a intéressé quelques lecteurs, c’est parce qu’ils s’y sont reconnus ; et si ma confession littéraire, plus spéciale, trouve une personne ou deux qui y prennent plaisir, ce sera pour la même raison.

Tous les lettrés, comme tous les chrétiens, qui songent trop à leur vie future, ont en eux quelque chose de l’égoïsme qui fait les Chartreux. « Souviens-toi que tu es poussière ! » est une devise qui prépare mal à l’activité utile. L’écrasante comparaison de la brièveté de notre existence avec l’éternité du néant dont nous sommes menacés plongerait l’homme dans une torpeur hébétée, et il est fort heureux, quoi qu’en disent les pasteurs de nos âmes, que sa légèreté naturelle le détourne d’y penser toujours. Rendons grâce à l’illusion qui, nous abusant tous, nous fait entreprendre, commencer et fonder mille choses, comme si notre demeure était ici-bas. Le philosophe, s’il en existe un, qui, au lieu d’obéir en aveugle à cet instinct trompeur de la nature, a clairement conscience, comme l’octogénaire qui plantait, de travailler pour d’autres que pour lui, de prendre de la peine pour procurer des fruits et de l’ombre à ses arrière-neveux, et qui sait trouver dans ce sentiment une « jouissance », s’élève tout simplement à la plus haute perfection morale que l’homme puisse atteindre.

Cependant, l’individu est sage de penser quelquefois au néant de la vie et il serait stupide de n’y penser jamais. Il n’y a rien de « sociologique » dans cette pensée ; il n’y a que l’anxiété de la créature d’une heure en face de l’infini : sentiment bien humain, s’il n’est point social. Soyons honnêtes et tâchons de penser dignement, mais soyons francs et parlons vrai. Dieu me garde de méconnaître la supériorité morale d’une activité littéraire qui relèverait toute d’un principe absolument désintéressé et généreux ! J’admire avec respect les écrivains utiles qui semblent dévoués, sans aucune arrière-pensée personnelle, à la grande collaboration sociale et humaine, et je me reproche comme un mauvais sentiment le seul doute timide que j’ose hasarder à leur endroit lorsque je me demande s’ils ont bien démêlé tous les mobiles complexes qui les font agir et s’il n’y a pas lieu de réserver un petit coin, dans le vaste abîme de leur renoncement, à une parcelle d’égoïsme. Mais quand je vois des artistes littéraires, poètes ou romanciers, des humoristes et des moralistes de fantaisie, dont les ouvrages importent singulièrement peu à la République, joindre à l’insouciance qu’ils professent naturellement pour l’être collectif la prétention de faire fi de leur être individuel, affecter l’aspiration à l’horrible mort totale et, bouddhistes nouveaux, proclamer en beau langage le néant de toutes choses y compris leur chef-d’œuvre, j’ai une envie furieuse de les prendre à la gorge et de leur crier dans l’oreille : Mentiris impudentissime !

« Aspirer au néant » est une expression vide de sens, puisque nous y sommes précipités sans effort. Quelle difficulté y a-t-il donc à ce que le mortel meure ? Qu’il s’agisse du ciel ou du souvenir des hommes, la vie est une conquête ; tous ceux qui voudraient vivre ne vivront pas, mais tous ceux qui veulent mourir mourront. La doctrine de l’immortalité facultative, qui s’est piquée, je ne sais pourquoi, d’être un paradoxe, est l’évidence même. Gœthe et Victor Hugo, la sainte qui fut ma mère, se sentaient immortels : est-ce que c’est une raison pour que le gros X… soit en péril sérieux de survivre à son existence ignoble et à son corps souillé ?

J’ai parfaitement conscience du quiproquo par lequel je confonds et substitue l’une à l’autre deux immortalités différentes : celle du principe de vie qui est dans la personne, et celle du principe de vie qui est dans le livre. La première, je le sais, est une chose réelle ; la seconde, une idée imaginaire.

Nous ne nous contentons pas, écrit Pascal, de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et à conserver cet être imaginaire, et nous négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d’attacher ces vertus à cet être d’imagination : nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre ; et nous serions volontiers poltrons pour acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et de renoncer souvent à l’un pour l’autre !…

Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit23.

Le chrétien a certainement le droit de dénoncer la vanité de cette « vie imaginaire » constituée par la mémoire et l’opinion des hommes, et de lui opposer la vie réelle de l’âme délivrée de la matière et remontée, vers Dieu ; mais le philosophe auquel la doctrine de la survivance personnelle laisse pour le moins un doute et qui, d’autre part, ne peut nier l’immense soif de vie qui est au fond de tout individu sain et bien portant, ramène facilement l’une à l’autre les deux formes de cette aspiration et les identifie dans le même besoin d’être et de durer en quelque manière. L’espérance d’une immortalité littéraire peut être regardée depuis la Renaissance, pour emprunter un terme au vocabulaire de la chimie, comme un succédané de la croyance éteinte ou expirante à l’immortalité personnelle des âmes.

Aux époques de foi religieuse naïve et absolue, telles que le moyen âge, la survivance de la personnalité littéraire n’était point désirée, et les œuvres étaient alors anonymes, parce que l’héritage céleste que chacun espérait enlevait tout prix à la pauvre immortalité de la mémoire. L’Imitation de Jésus-Christ, si elle était ornée du nom de son auteur, serait une choquante contradiction, moins celle de l’humilité chrétienne avec la vanité littéraire, que celle de la réalité d’un bien infini avec l’ombre chimérique d’un bien d’imagination. Les œuvres furent signées et le style naquit, lorsque la personne, devenue peu sûre de son immortalité substantielle, ambitionna de vivre et de régner au moins dans le monde idéal des esprits.

L’espérance divine et l’ambition humaine peuvent d’ailleurs très bien s’unir et se fondre. Notre xviie, époque d‘équilibre littéraire et religieux, les a conciliées avec une simplicité parfaite ; bons chrétiens, les grands poètes travaillaient alors, le plus ingénument du monde, pour leur gloire individuelle, ne concevant même pas qu’on pût avoir un autre dessein en écrivant que celui de continuer à vivre dans la postérité la plus reculée. Ce siècle, qu’on oppose à notre égoïsme comme l’ennemi, par excellence, du Moi, avait trop de franchise et trop de naturel pour sacrifier les légitimes instincts de la personne aux conceptions humanitaires et panthéistiques des philosophes modernes. Ceux-ci même ne parviennent point à étouffer le cri profond de l’âme ; nous avons recueilli, jusque sous la plume de Renan, le plus éloquent apôtre de la collaboration obscure et désintéressée, un précieux aveu en ce sens24.

Pour tout être qui n’est point malade, vivre est le souverain bien, et s’il est sincère, il l’avoue, et s’il est homme de foi, il le crie à toute la nature. Il n’y a ni absurdité logique ni danger moral à identifier l’élan qui fait conquérir la gloire et celui qui fait gagner l’éternité bienheureuse ; comme le ciel, la postérité rejette ce qui étant impur, inutile et mauvais, est indigne de vivre.

Père de la personne humaine ! ennoblis, purifie mon égoïsme. Je suis radicalement incapable de m’oublier moi-même jusqu’à me résigner à n’être qu’un serviteur anonyme et tout entier mortel d’une communauté seule vivante dans la fonction dont je dois m’acquitter comme membre du corps social. Ce désintéressement trop sublime m’éblouit et me donne le vertige ; il me confond, il m’irrite même et me révolte comme une monstruosité. Je reste extrêmement peu sensible aux grands mots à la mode de religion humaine, de solidarité sociale, de travail collectif ; et, dans la sphère spéciale de mon activité professionnelle, l’organisation nouvelle des Universités me laisse, au fond, plus que froid. Car, faut-il avouer encore cette honte ? mon individualisme incurable garde au cœur je ne sais quel regret des temps de somnolence et d’anarchie, où le professeur du haut enseignement littéraire, rouage peu utile de la machine sociale, bénédictin laïque pensionné par l’État, pouvait, à l’ombre de son cloître, dans la profonde paix d’une douce sinécure pédagogique, recueillir pour lui seul le fruit de ses chères et libres études. Je sais toutefois par expérience que mon propre bonheur est intéressé dans l’accomplissement fidèle et régulier de mes devoirs publics, et voilà la raison, égoïste encore, pour laquelle je les remplis de mon mieux. Si j’avais conservé la foi de mon enfance, cette satisfaction intérieure pourrait me suffire et mon bonheur présent serait l’avant-goût de mon bonheur éternel : l’espérance du ciel s’est dérobée à ma vue et le néant me fait horreur ; ce vaste gouffre de la société et de l’humanité, où l’on me conseille d’abîmer ma propre personne, m’épouvante comme un autre nom du néant.

C’est mon moi que je veux sauver, ô Père de la personne humaine ! Mais enlève à mon égoïsme toute bassesse, toute vulgarité, afin que si je puis, par un effort suprême, faire et laisser un livre où mon âme demeure et qui reste ma vivante image, rien n’y palpite et n’y respire qui ne soit digne de la vie !

III. L’immortalité du nom et l’immortalité de l’œuvre §

1. — Première méditation sur le petit nombre des élus. §

Il paraît probable d’abord que les ouvrages célèbres doivent être plus nombreux, tout compte fait, que les auteurs célèbres, puisqu’il y a souvent plusieurs chefs-d’œuvre par écrivain illustre. Mais le cas des singletons est fréquent aussi, et beaucoup d’auteurs ont pu laisser un nom assez vivant, sans que les titres de leurs œuvres soient restés bien présents à la mémoire du monde. Réciproquement, les titres de certains ouvrages sont plus connus du public que les noms de ceux qui les ont écrits ; ce n’est pas seulement dans le haut moyen âge, quand la littérature en général était anonyme et impersonnelle, que cette singularité se présente : combien d’enfants ont lu Robinson Crusoé, combien de dames, Manon Lescaut, qu’on embarrasserait fort en les priant de dire de qui sont ces romans !

On peut donc hésiter sur la proportion des écrivains et des livres fameux. Mais si l’on considère le nombre des œuvres non plus simplement fameuses, mais connue », mais lues et toujours étudiées, réellement immortelles, actuellement vivantes, dans son rapport avec le nombre des auteurs renommés, toute hésitation cesse : on se sent confondu devant l’infériorité effrayante du chiffre, devant l’énormité de la disproportion.

L’immortalité des âmes n’a jamais été imaginée qu’égale et semblable pour tous les élus. Telle n’est pas, il s’en faut, l’immortalité littéraire : l’échelle des degrés y est infinie, depuis la brève mention cachée dans l’ombre d’un gros dictionnaire jusqu’à la vie rayonnante et triomphante du poète ou du moraliste glorieux qui voltige sur les lèvres des hommes et des femmes, que les lettrés savent par coeur, dont les expressions sont devenues l’éternel ornement des discours du monde, et les pensées, le pain quotidien de l’humanité.

Je conviens que trois lignes de notice dans une encyclopédie des arts, des sciences et des lettres sont une forme de vie peu différente de la mort25, un semblant de mémoire à peine distinct de l’incognito le plus obscur, et j’accorde qu’il n’y a d’immortalité entière et parfaite que celle des écrivains qu’on lira et citera toujours. Mais on simplifie beaucoup trop une notion pleine, au contraire, d’inégalité et de diversité, quand on supprime toute la série des intermédiaires pour ne considérer, comme on le fait d’habitude, que l’un ou l’autre de ces deux termes extrêmes soit le froid silence d’une nécropole où le nom seul de l’auteur survit à des œuvres oubliées ; soit cette participation toujours présente et toujours active aux idées et aux conversations du genre humain, qui constitue la gloire littéraire dans sa vitalité la plus haute et la plus intense.

Voici, par exemple, un poète qui fut très grand et très vivant : l’abbé Delille. On ne le lit plus, on ne l’estime plus, par une réaction excessive et injuste, et dans l’indifférence croissante qu’on a eue pour lui depuis soixante ans, on ne s’informe même plus de ce qu’il a écrit. On le juge sur quelques périphrases ridicules que la tradition lui attribue, sans vérifier si elles sont exactes et si elles sont de lui. Des poétereaux qui se croient fort supérieurs à Delille, et qui peuvent en effet avoir plus de talent, étrange et triste chose ! mais qui n’en mourront pas moins tout entiers, parlent de lui avec un rire dédaigneux. C’est manquer du sens de la perspective et des proportions historiques. Il n’est pas impossible qu’un retour de l’opinion publique se prononce dans l’avenir en faveur du chef de l’école descriptive au xviiie ; mais, sans que cela soit nécessaire, Delille, même abandonné des lecteurs, a la certitude de rester, ce que si peu de bons écrivains peuvent avoir l’espérance de devenir, un grand nom représentatif. De même, si la prédiction de certains critiques étroits et chagrins était juste, et si l’œuvre entière de Victor Hugo devait sombrer dans l’oubli, un maître du chœur tel que celui-là, dont l’importance au moins historique est si considérable, serait sûr de conserver toujours, malgré l’indifférence de la postérité pour ses vers, une place au premier rang parmi les princes de notre littérature.

 

Essayons de faire le compte, car il n’est pas long, des œuvres en langue française qui, du xvie au xviiie, se sont mêlées d’une façon assez directe, assez intime, assez continuelle et assez générale aux études et aux divertissements, aux méditations et aux entretiens des Français de culture moyenne, pour qu’on les déclare pleinement vivantes, de cette vie sans intermittences, sans déclin et sans terme probable, où réside la perfection de l’immortalité littéraire.

Au xvie, il y a le livre de Montaigne et celui de Rabelais. De ces deux écrivains seulement on peut dire sans trop d’hyperbole qu’ils se trouvent dans la bibliothèque de tous les gens un peu instruits qui lisent autre chose que des ouvrages d’actualité, de piété ou d’instruction primaire, et que dans toutes les imaginations ornées de quelque littérature une idée demeure ou passe de leurs personnes et de leurs écrits, plus ou moins exacte et complète (ce n’est pas la question), mais vive, familière et souvent évoquée. Quelles sont les causes de cette grande popularité de Rabelais et de Montaigne ? On peut, je crois, les décomposer et les classer comme il suit : l’unanime et ancienne recommandation de la critique ; — ce qu’il y a en effet d’excellent dans les livres pantagruéliques et dans les Essais ; — ce qu’ils ont de mauvais, et l’attrait de scandale par lequel ils affriandent la basse curiosité ; — leur petite dimension, qui peut être réduite à un ou deux volumes ; — la qualité moyenne de leur philosophie taillée à la mesure de l’esprit national ; — la facilité de lecture offerte par des causeries sans suite qu’on prend, qu’on abandonne et reprend n’importe où ; — enfin la légère difficulté, au contraire, d’un vieux langage naïf qui, en étant du français, intrigue le lecteur à la façon d’une langue étrangère qu’il saurait un peu, dont le déchiffrement l’amuse et flatte la vanité de sa petite érudition.

Aux œuvres de ces deux grands prosateurs, il convient d’ajouter quelques vers de Clément, Marot et de Ronsard, lus dans les anthologies, et peut-être quelques vers aussi de Régnier, depuis qu’Alfred de Musset a déclaré, après Boileau, la grande estime qu’il faisait de lui. Voilà, vers et prose, tout ce que connaissait de notre xvie siècle les Français qui ont quelque teinture des belles-lettres et que leur profession n’oblige pas à en savoir davantage : magistrats, médecins, ingénieurs, officiers, notaires, négociants, etc. Ils ont dans leur bibliothèque un Montaigne et un Rabelais ; ils ne les ont peut-être jamais ouverts et très probablement jamais lus ; mais ils s’en font une certaine idée vraie ou fausse, plus souvent fausse que vraie ; ils auraient honte de paraître les ignorer et ils se donnent volontiers les airs d’avoir pris dans l’original ces sempiternelles citations :

« Rire est le propre de l’homme… La substantifique moelle… Que sçais-je ?… La nature ondoyante et diverse. »

Ils se rappellent aussi une ou deux épitres de Marot à François Ier et : « Mignonne, allons voir si la rose… » « Quand vous serez bien vieille… » Encore faut-il faire, à propos de Ronsard, cette réserve essentielle, d’une incalculable conséquence, qu’il n’est ressuscité qu’en notre siècle et que, pendant plus de deux cents ans, on le croyait bien mort. L’histoire souvent racontée de sa réputation est un chapitre capital de toute étude sur les fluctuations de la gloire et du goût.

Je ne prétends point dire qu’il n’y ait pas, dans l’histoire littéraire du xvie, d’autres noms aussi vivants que ceux de Rabelais, de Montaigne, de Marot, de Ronsard et de Régnier : Marguerite d’Angoulême, par exemple, Agrippa d’Aubigné ont mieux qu’un nom, ils ont une physionomie. Mais ce sont des figures plutôt historiques que-littéraires ; les anthologies n’ont point réussi à graver quelque chose dans la mémoire du monde, de Marguerite ou d’Agrippa. Calvin ne le cède à aucun de ses contemporains pour le relief du nom, de la physionomie et de l’œuvre elle-même, si par œuvre on entend, ce qui est assurément un des plus légitimes sens du mot, l’action et l’influence. Mais on ne lit absolument rien de lui ; personne n’a besoin, pour obtenir son passeport d’honnête homme dans la société cultivée, de connaître même la préface de l’Institution chrétienne, et, dans ce sens tout littéraire, l’œuvre de Calvin est morte.

Non, je n’ai pas trop réduit le nombre des œuvres françaises du xvie que le monde lit encore ou fait semblant de lire. J’use de tours prudemment sceptiques pour n’avoir point l’air d’attribuer naïvement la faveur dont jouit cette élite à une étude directe, à une connaissance réelle, et j’aurais grand’peur, en examinant les choses de plus près, d’être obligé de conclure que ces deux ouvrages, ces trois ou quatre pièces de vers, dont l’existence est peut-être un peu moins ignorée, bien peu de bacheliers ont une idée approximative de leur contenu.

Au xviie, la question se complique — ou se simplifie — par suite de la quantité de livres classiques, je veux dire de classe, inscrits au programme de notre instruction obligatoire. Je ne sais vraiment si l’honneur d’être infligé en pensum à des écoliers ne réalise pas, pour une œuvre littéraire, l’idée de l’immortalité dans sa plus grande force. Quelle gloire, quel empire appartient à ces maîtres dont tout le monde doit, bon gré mal gré, apprendre, avec le nom et l’existence, quelque chose de ce qu’ils ont écrit ! Lis-moi, étudie-moi, fais passer ma substance et ma forme dans ta pensée et dans ton style, sinon tu manqueras tes examens et ta carrière. Il s’agit de la vie : l’ouvrage le plus vivant lui-même n’est-il pas celui qu’il faut savoir par cœur, ou mourir ?

Il est bien vrai que cette dure nécessité n’est guère faite pour rendre les classiques chers à la jeunesse. Je crois cependant que les fables de La Fontaine et les comédies de Molière sortent victorieusement d’une épreuve si dangereuse ; je crois ou je veux croire qu’un bon nombre de Français et de Françaises les aiment encore, quoiqu’elles leur aient été jadis imposées, et les relisent par goût.

Quant à Corneille et à Racine, il importe assez, peu que la connaissance forcée qu’on a dû faire au collège avec leurs écrits soit ou non volontairement rafraîchie ensuite par la lecture des textes : le théâtre, les jouant toujours en partie, conserve à leurs chefs-d’œuvre la plus parfaite forme de vie où puissent aspirer des poètes dramatiques ; et ils occupent dans la critique courante et banale, dans la conversation, dans tout ce qui se dit, s’écrit et s’imprime, une telle place, qu’ils sont vraiment de ceux dont on peut se flatter d’entretenir la connaissance sans avoir besoin de les relire.

Il en est de même de Boileau et de Malherbe. Boileau, critique agressif et sans cesse militant, au xviiie, au xixe siècle, autant qu’au xviie, mêlé successivement à toutes nos querelles littéraires, a pu être insulté, méprisé, détesté : on compte toujours avec lui et on le redoute ; c’est le moins mort de nos poètes didactiques et satiriques ; ses vers proverbes sont restés le mot d’ordre de ses adversaires comme de ses fidèles ; il vit de cette vie éminemment vivante qui est action et lutte. Malherbe, avec un mince bagage poétique, avec une douzaine de vers cités éternellement, mais avec sa grande situation de réparateur de la langue et de la poésie françaises, est un des personnages les plus solidement, les plus fièrement campés dans l’immortalité du nom et de l’œuvre que présente l’histoire de notre littérature.

Pascal, à cause de son pessimisme amer et profond, et de cette éloquence abrupte, personnelle, lyrique, qui fait de lui un paradoxe au siècle du sens commun et de l’ordre ; La Rochefoucauld, à cause de son pessimisme élégant et concis, découpé en sentences brèves, claires, frappantes comme autant de petites médailles légères à porter et d’un usage commode ; La Bruyère, à cause des recherches et des curiosités d’un art déjà moderne, d’une forme ingénieusement tourmentée, d’une pensée qui s’amuse à l’extérieur des choses, sont fort en honneur parmi nos contemporains, qui les admirent d’ailleurs sur la foi des critiques, ressassent les mêmes centons de leurs ouvrages et n’ont guère avec eux de commerce direct.

Si ces trois moralistes ont peu de lecteurs, Bossuet, très grand nom, en a moins encore. La multitude des demi-lettrés s’en tient strictement sur son œuvre au memento du baccalauréat ; on s’en écarte avec respect, et les plus spirituels ajoutent, pour justifier leur éloignement, que Bossuet n’avait pas d’idées originales et qu’il n’a fait en somme que chanter toute sa vie d’une voix pontificale et sonore la grand’messe du lieu commun. Fénelon, esprit chimérique et un peu faux, serait trouvé bien plus amusant ; mais on ne le lit pas davantage, malgré ce que la critique a récemment découvert de naturalisme hardi dans le Télémaque.

Les Provinciales, court pamphlet, nettement divisé en petites lettres, qui sont presque toutes des merveilles de vrai comique du d’éloquence, ont peut-être conservé plus d’amateurs qu’aucun autre chef-d’œuvre scolaire de la grande prose classique.

Les lettres de Mme de Sévigné sont quelquefois l’objet, de la part d’un petit nombre de lectrices, d’une curiosité vite lassée. En dehors des livres de classe, je ne vois guère, au xviie, que la Princesse de Clèves qui soit lue souvent jusqu’au bout, à cause de l’heureuse brièveté de ce petit roman et de la brillante réclame que Taine lui a faite. Les contes de Perrault, délices de notre enfonce, sont à mentionner dans la liste des ouvrages qui ont bien plus de renommée que leurs auteurs : s’il est vrai que ce n’est pas Perrault qui les a écrits, l’effacement de son nom est moins regrettable.

Au xviiie, mettons d’abord à part les pièces du répertoire, depuis le Légataire jusqu’au Mariage de Figaro. On lit trois romans, Manon Lescaut, Gil Blas, Paul et Virginie, et aussi les contes de Voltaire, qui sont courts et très alléchants. Un attrait du même genre, je veux dire composé de scandale en bonne partie et pareil à celui qui assure de nombreux lecteurs à Rabelais et à Montaigne, en donne passablement aussi aux Lettres persanes et aux Confessions. Voilà les livres du xviie siècle le plus communément lus aujourd’hui. Saint-Simon et Diderot sont fort admirés ; mais lus beaucoup, c’est une autre affaire, et nous pouvons voir dans cet abandon relatif un premier exemple de l’immense déchet que la multiplicité des volumes fait subir, sinon à l’éclat du nom, au moins à la véritable vie de l’œuvre.

Les recueils de morceaux choisis sont, à coup sûr, extrêmement précieux. Il n’y eut jamais idée plus fausse dans la pédagogie contemporaine, qui en est coutumière, que la prétention de supprimer les chrestomathies, remplacées par la chimère d’une lecture intégrale des textes. Mais les choix n’ont toute leur utilité et toute leur excellence qu’autant qu’ils découpent et détachent, dans les ouvrages trop longs, autour des parties vives, la masse inerte des choses mortes. Où il y a plénitude de vie et de santé, le scalpel serait inutile, cruel et sacrilège. Le théâtre de Voltaire et celui de Corneille ont leurs scènes choisies, leurs beautés séparables : le théâtre de Racine n’en a point. On peut distinguer des odes, des sonnets, des poèmes de Ronsard : qui oserait faire un choix des fables de La Fontaine ?

Cependant La Fontaine a écrit quelques mauvaises fables, mais si peu ! et Racine a donné là Thébaïde et Alexandre. Eh bien, tout invraisemblable que soit un tel paradoxe en matière de goût, les cinq ou six mauvaises fables que La Fontaine a commises, les deux tragédies de jeune homme qui ouvrent sans éclat le théâtre de Racine n’ont pas été sans faire un certain tort à leur gloire ; Leur divine perfection en paraît amoindrie, on découvre ce qui s’y mêle d’humanité faillible, et il se trouve des adorateurs naïfs pour s’en lamenter à voix haute, des jaloux et des imbéciles pour s’en réjouir tout bas. « Ah ! s’écrie Diderot, auteur lui-même inégal et mêlé s’il en fut, mais critique d’une admirable sensibilité, ah ! si je pouvais arracher de Racine Alexandre et les Frères ennemis ! » Cette vive et singulière estime pour le mérite tout négatif qui consisterait à n’avoir pas fait telle pièce en cinq actes, telle page ou tel vers, cette promptitude extrême à s’offenser de taches si accessoires pourtant et si superficielles que, loin d’enlever un seul rayon aux chefs-d’œuvre, elles n’y font pas même une ombre légère, est une délicatesse outrée, maladive, propre au goût classique en général et particulièrement au goût français, plus raffiné qu’aucun autre en Europe, sans doute par l’excès, de la culture grecque et latine.

Les Allemands, peu soucieux de proportions justes et d’harmonie, les Anglais et les Russes, dont les robustes estomacs engloutissent, sans en être incommodés le moins du monde, des romans interminables, mal faits, pleins de choses « dégoûtantes », comme disaient nos pères, c’est-à-dire triviales et superflues, seraient incapables d’un douloureux soupir comme celui de Diderot et doivent malaisément comprendre une susceptibilité si bizarre. Non seulement Titus Andronicus et Périclès ne diminuent point Shakespeare à leurs yeux, mais s’il était possible d’effacer de Macbeth ou d’Hamlet tes scènes qui déparent ces beaux drames, le gain leur semblerait médiocre. L’auteur de tant d’oeuvres diverses, avec tout ce qu’il a de détestable comme d’excellent, est pour eux un poète complet dont on ne peut rien retrancher sans que la grande idée qu’il convient d’avoir de son génie y perde quelque chose de positif. Telle est la largeur d’une esthétique étrangère à l’esprit du classicisme et profondément différente de celle qui dérive de Quintilien et de Boileau.

C’est pourtant un critique anglais, Georges Henry Lewes, le biographe de Goethe ; qui a fait la remarque très intéressante que voici :

La gloire de Goethe a souffert de l’étendue de son oeuvre. En le voyant tant produire, on a mis en doute sa puissance. Comme nous mesurons la force d’une poutre au point où elle est le plus faible, ainsi, quoique très injustement, les poètes sur le compte desquels l’enthousiasme n’étouffe pas toute critique sont estimés d’après leurs moins bonnes productions. Voilà comment l’excès des richesses peut compromettre une célébrité littéraire. Quand plusieurs cibles sont placées côte à côte, le tireur le plus maladroit a beaucoup de chance d’en toucher une : l’écrivain le mieux garanti contre la critique est celui qui offre le moins de surface. La littérature grecque nous paraît si imposante surtout parce qu’elle est le fragment d’un fragment ; les grands chefs-d’œuvre ont seuls survécu ; il ne reste pas de morceaux médiocres pour déposer contre leur témoignage. Et si notre littérature contemporaine nous semble si pauvre, ce n’est pas précisément faute de bons ouvrages, c’est parce qu’il y en a tant de mauvais que les vraies valeurs disparaissent derrière la masse énorme de la médiocrité qui encombre tout me premier plan.

L’auteur de cette spirituelle réflexion n’avait pas à entrer dans les distinctions et les réserves dont on ne s’avise que lorsqu’on étudie pour elle-même la question qu’il effleure en passant. Il a, semble-t-il, confondu, comme on le fait presque toujours, la gloire du nom avec la vie de l’oeuvre.

La première est constituée par le bruit qu’un auteur continue à faire dans le monde ; la seconde, par la quantité de lecteurs fidèles et intimes qu’il conserve. Or, je ne vois pas comment une production très vaste, naturellement préjudiciable à notre commerce familier avec un grand écrivain, pourrait porter par elle-même quelque atteinte à sa renommée ; au contraire, n’arrive-t-il pas ordinairement que l’intensité et la continuité de travail attestées par une suite nombreuse de volumes, augmentent le respect que de loin son nom nous inspire ? Il est vrai qu’une œuvre volumineuse contient inévitablement des parties faibles, proie fatale de l’esprit d’envie et de malignité ; mais je ne sais s’il est bien juste de dire, avec Lewes, que c’est à ces parties faibles qu’on mesure la valeur générale de l’œuvre. Corneille demeure pour la postérité l’auteur du Cid et de Polyeucte, non celui d’Othon ou de Surina. « Ah ! si je pouvais, soupire encore Diderot, réduire tout Corneille à huit ou dix pièces ! » Regret d’autant plus inutile que la réduction désirée est accomplie depuis longtemps, du fait de notre profonde indifférence pour les pièces médiocres de Corneille, qui sont pour nous comme si elles n’existaient pas.

 

La passion dominante de l’homme, pris individuellement ou en masse, est la paresse, encore bien plus souveraine sur nous que la malice, qui exige de qui veut l’exercer un peu d’initiative et d’effort. Je ne crois pas qu’il soit possible d’exagérer le rôle et l’influence de la paresse dans le triage que fait la postérité pour établir l’édition définitive des œuvres choisies de ses grands hommes. Il est si commode d’en être quitte envers eux par la lecture d’un court et unique chef-d’œuvre ! Indiquez-nous vite l’ouvrage où ils ont donné toute leur mesure, pour que nous ayons d’eux, en aussi peu de temps que possible, l’idée la plus complète. Loin donc que la curiosité ou la malice s’attarde à critiquer les productions inférieures du génie, la paresse humaine n’a en général que trop de pente à les négliger totalement pour aller tout droit et pour s’en tenir au chef-d’œuvre qu’une tradition acceptée sans contrôle signale comme supérieur au reste.

La partie vivante de l’œuvre de Gœthe se réduit de plus en plus au premier Faust, à Werther encore peut-être, et je craindrais de rencontrer peu d’écho en ajoutant : à Hermann et Dorothée ; mais on se tromperait singulièrement si l’on croyait que la gloire de Gœthe diminue en même temps que le nombre de ses ouvrages qu’on lit et qu’on admire. Il y a là, comme dans tous les cas analogues, une opération des plus simples qui consiste tout bonnement à unifier de grandes fortunes éparses. Les valeurs de second et de troisième ordre disparaissent, et leurs petits capitaux vont s’absorber dans le sein d’une valeur unique régulièrement grossie de toutes les suppressions. Les pièces d’Agésilaa et du Grand Cophte sont oubliées, mais celles du Cid et de Faust n’y perdent rien ; bien plus, elles y gagnent tout ce que la postérité, parfois assez honnête personne, ajoute consciencieusement à son admiration pour les beaux ouvrages qu’elle connaît, afin peut-être de racheter sa paresseuse indifférence pour ce qu’elle ignore au point donne s’enquérir même pas si cette indifférence est méritée26.

Il est désavantageux pour les œuvres d’une vaste étendue d’avoir une valeur trop égale, parce que la postérité, ne trouvant pas la page unique et supérieure qui pourrait la dispenser de connaître le reste, s’ennuie, s’impatiente, et se voyant obligée de tout lire, ne lit rien. C’est pour cela qu’on ne lit ni Bayle, ni Fontenelle, ni Buffon. La lecture suivie de Buffon produirait une impression de grandeur et de majesté fort peu semblable à l’idée que nous laissent de lui les morceaux ampoulés et ridicules, rédigés quelquefois par ses collaborateurs, que la tradition des chrestomathies conserve et répète religieusement.

Même remarque à faire pour Mme de Sévigné, dont on n’apprécierait bien la riche nature et le brillant esprit qu’en se laissant emporter au flot large de sa correspondance, et qu’on ne peut absolument pas juger d’après les quelques lettres pincées et précieuses qui sont consacrées dans les recueils. Si l’oeuvre même de Bossuet ne peut guère dans l’avenir compter sur des lecteurs, il serait grand temps de la représenter au moins par des fragments un peu plus neufs que ceux qui traînent depuis deux siècles, dans les monceaux choisis de rhétorique.

Le troupeau humain ne fait, en somme, que suivre. Sa paresse a pour complice et pour excuse la paresse beaucoup moins pardonnable de ses guides, les critiques et les processeurs, dont il reçoit l’exemple d’une admiration routinière. Mais qu’importe à la gloire des noms de Bossuet, de Buffon, de Sévigné ? elle est solidement établie, et les citations les plus fanées ne prévaudront point contre elle.

2. — Un paradoxe de Théodore de Banville §

« Une des premières conditions du succès, a dit Théodore de Banville, est d’avoir écrit en tout un petit volume. »

Il ne faudrait pas s’y fier. Observons d’abord que la dimension très restreinte de l’œuvre n’est point une recommandation dans tous les cas. Ainsi, je doute qu’il y ait un exemple d’une grande et durable gloire littéraire fondée sur un seul ouvrage dramatique27. Si la « merveille » du Cid, chose invraisemblable, avait éclaté subitement sans être annoncée ni préparée par une série d’œuvres de début, et si, chose possible, Corneille était mort après ce coup d’essai et de maître à la fois, en pleine fleur de la jeunesse et du talent, il est permis de croire que non seulement Corneille, mais le Cid lui-même n’aurait pas l’importance que nous lui voyons.

Voici pourtant un exemple qui pourrait m’embarrasser un peu s’il ne servait pas à la démonstration de cette vérité, chère à mon scepticisme, qu’aucune proposition générale en littérature n’est sans exception : je veux parler du Philosophe sans le savoir, cas probablement unique de singleton dramatique presque absolu : car Sedaine a fait aussi la Gageure imprévue et des opéras-comiques qui, d’ailleurs, comptent peu aujourd’hui. On admirerait toujours ce drame comme la manifestation d’un très beau génie, et on ne pourrait assez déplorer la fin prématurée d’un poète qui promettait d’être si grand ; mais, en l’absence des autres chefs-d’œuvre qui ont rendu tout à fait écrasante la supériorité de Corneille sur ses contemporains, le Cid ne nous apparaîtrait plus comme inaugurant un art nouveau. On ferait beaucoup moins bon marché de la dette énorme de l’imitateur français envers son modèle espagnol ; le poète, ainsi que son œuvre, nous semblerait moins original, et l’idée ne nous viendrait pas de saluer en lui le créateur de la scène française, tirant le théâtre du chaos et presque du néant, louange hyperbolique d’ailleurs, même après Horace, Cinna et Polyeucte.

Le théâtre passe, aux yeux des jeunes écrivains, pour la grande porte de la gloire, et il est certain : qu’il donne aux œuvres un incomparable retentissement ; mais un seul succès ne suffit pas pour consacrer la renommée d’un auteur dramatique. Combien de fois arrive-t-il qu’une pièce, fasse courir tout Paris, sans, que les spectateurs, même lettrés, sachent précisément qui l’a écrite ? À quelle plume devons-nous la farce immortelle, de Patelin ? Si cet exemple paraît gothique, prenons un ouvrage plus moderne. Le Testament de César Girodot est célèbre : son auteur, Edmond Villetard, ne l’est point28. Le métier dramatique, d’une part, exige un long apprentissage ; d’autre part, le génie dramatique étant, de sa nature, impersonnel et objectif, doit être curieux de variété ; quand on prend sa matière hors de soi, on n’est pas limité à un seul sujet : pour ce double motif, il n’arrive guère qu’une pièce de théâtre se présente dans la carrière d’un écrivain à l’état de phénomène isolé.

Il n’en est pas de même du roman, qui est plus spontané et tient d’une façon plus intime, si l’on peut ainsi dire, aux entrailles maternelles d’où il est sorti29 : la Princesse de Clèves, Manon Lescaut, le Vicaire de Wakefield, Paul et Virginie, Adolphe, Colomba, etc., sont de petits chefs-d’œuvre dont le mince volume et le très grand succès semblent donner raison à l’aphorisme de Théodore de Banville ; je le crois, en effet, autrement juste ici. Remarquons, toutefois, que la plupart de ces romans, si parfaits et si courts, ne sont pas l’unique production de leurs auteurs ; il n’est donc point improbable qu’en vertu de la loi de simplification des fortunes littéraires expliquée précédemment à propos de Gœthe30, les ouvrages en question aient bénéficié de ce que leurs auteurs avaient d’ailleurs écrit.

La poésie légère, étrangère par définition aux longues entreprises, et en général toute la poésie lyrique, offrent des exemples particulièrement nombreux d’immortalité conquise ou, si l’on veut, escamotée par une piécette, un distique, un seul vers. Pendant que de lourds vaisseaux et des flottes entières sombrent en peu d’années dans l’éternel oubli, une coquille de noix surnage et traverse l’océan des siècles. Petits et grands, les poètes lyriques, par la valeur inégale de leurs productions, sont tous destinés aux anthologies et les anthologies les font paraître égaux. La Chute des Feuilles suffit à la gloire de Millevoye, comme à celle de Gray l’Élégie écrite dans un cimetière de campagne. Le sonnet d’Arvers est l’unique chose qui reste de lui, et il durera autant que la langue française. Je pourrais multiplier les exemples et en choisir de plus frappants encore, citer ce qu’un amateur de calembours a plaisamment appelé des « vers solitaires », glissant leurs douze syllabes souples dans la mémoire de la postérité et s’y logeant à tout jamais ; mais il est plus intéressant a étudier, d’une façon générale, les conditions de la gloire littéraire dans le cas où le volume de l’œuvre immortelle est extraordinairement petit.

 

Les écrits minuscules qui vivent éternellement sont constitués d’ordinaire par une idée très simple exprimée dans une forme parfaitement pure, claire et harmonieuse.

Le grand rôle des lieux communs en poésie, en éloquence, est chose bien connue, et chacun sait ce qui leur donne un prix quelquefois supérieur à tout. Lorsqu’ils sont façonnés et développés par un maître, Bossuet, Villon ou Victor Hugo, ils deviennent aussi originaux que les inventions les plus rares, et plus intéressants même que les inventions les plus rares pour l’humanité tout entière, contente d’y retrouver un ordre de pensées et de sentiments qui lui est accessible et habituel. Les gloires littéraires les plus universelles sont donc très solidement et très légitimement, établies sur l’art d’exprimer des lieux communs, et les grands talents qui excellent à les rendre ne le cèdent point aux esprits les plus raffinés, les plus curieux d’idées neuves, pour le relief de la personne et de la physionomie.

Mais quand le lieu commun n’a qu’un développement très court, et quand ce développement unique constitue ou représente toute l’œuvre d’un écrivain, il risque fort d’arriver que les éléments d’une personnalité morale fassent défaut à l’auteur qui offre si peu de surface, et que les traits de son profil insaisissable et fuyant ne soient ni assez nombreux ni assez distincts pour composer une physionomie littéraire.

De là, pour citer d’abord l’exemple le plus extrême, tous ces distiques, tous ces alexandrins devenus proverbes et non moins immortels que les vers de Molière ou de La Fontaine, puisqu’ils voltigent dans toutes les bouches, mais qu’on redit sans savoir au juste de qui ils sont, et qui errent par le monde comme des enfants sans père. Tel l’hémistiche éternellement répété : Habent sua fata libelli, qui s’imposait comme l’épigraphe de cet ouvrage ; il se trouve dans l’œuvre oubliée d’un poète obscur et presque inconnu. Justifiant l’adage : « On ne prête qu’aux riches », nous attribuons volontiers ces petits vagabonds à des auteurs illustres : un érudit, M. Édouard Fournier, a écrit un livre instructif et piquant, l’Esprit des autres, où il restitue à ses modestes et légitimes propriétaires toute la menue monnaie indûment ajoutée à la fortune immense des Crésus de la gloire31.

Un exemple typique de l’impersonnalité de certains vers dont la popularité est très grande, c’est la chanson : « J’ai du bon tabac… » Voilà des couplets aussi glorieux que l’Iliade, si la gloire consiste surtout dans l’universelle diffusion et la durée impérissable de l’œuvre ; mais une gloire anonyme est une contradiction dans les termes. Un auteur dont le nom est totalement oublié, tandis que son oeuvre survit, avouerait presque toujours, s’il était sincère, que sa première et plus chère espérance est plus radicalement frustrée que dans le cas inverse, qui est pourtant bien plus commun. C’est seulement dans les siècles antérieurs à la littérature proprement dite, avant que l’individu eût pris conscience de lui-même, que l’anonymat a pu être accepté comme la condition naturelle de la poésie. Il est vrai que la chanson : « J’ai du bon tabac… », par la nullité du fond et de la forme, de l’idée et de l’expression, par l’absence de sel, d’esprit et de lente espèce de talent, ressemble à beaucoup de poèmes du moyen âge, et que le pauvre abbé de L’Atteignant, qui l’a composée, n’y attachait sans doute aucune pensée de gloire ; mais la gloire, comme la fortune, vient trouver quelquefois « l’homme qui l’attend dans son lit », et si l’abbé savait, d’une part, la célébrité universelle de sa petite ineptie, d’autre part, que sur cent mille personnes qui la chantent, une à peine se rappelle son nom, il aurait le droit de dire : « Je suis volé. »

Passons à un exemple plus distingué. Voici de jolis vers :

De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu ? etc.

Ils sont d’Antoine-Vincent Arnault, mort en 1834, auteur de plusieurs autres petits poèmes spirituels ou gracieux ; mais les vers de la Feuille ont seuls conquis une vraie immortalité. Ils sont beaucoup plus connus que le nom de leur auteur. Pourquoi ? Parce que la personnalité du poète ne s’est pas assez accusée dans cette pièce fugitive, mince et de courte haleine.

Lorsque la production est très petite, il est fâcheux pour un écrivain d’avoir un nom sans belle sonorité ou insuffisamment distinctif : ce dernier cas est celui d’Arnault. Il y a dans l’histoire de la France et de sa littérature beaucoup d’autres Arnault orthographiés plus ou moins diversement, mais prononcés de même. On les confond, on s’y embrouille. Quel beau nom, au contraire, à la fois distinctif, caressant et sonore, quel nom prédestiné pour un poète que celui de Millevoye ! Les vers d’Arnault ne sont peut-être pas inférieurs aux siens ; mais combien le nom du poète élégiaque de la Chute des Feuilles tinte plus mélodieusement dans la mémoire de la postérité que le nom trop commun de l’auteur de la Feuille !

L’heureux Millevoye a eu une autre chance encore, celle de recevoir et de garder une physionomie : il vit dans nos imaginations, ou plutôt il expire, et une légende, d’ailleurs fausse, l’a identifié de bonne heure avec son jeune poitrinaire. Croit-on que la gloire l’aurait ainsi favorisé s’il s’était appelé Martin ou Dupont ? Le prénom d’Hégésippa n’a pas été inutile à un autre poète délicat du xixe siècle, prématurément ravi, lui aussi, pour relever la banalité de son nom de Moreau. Un beau vers, sombre et grave, où le souvenir d’un troisième poète mort jeune, est éternellement et lugubrement associé à l’idée de la faim et d’une tombe prématurée, fait aujourd’hui toute l’immortalité de Malfilâtre. Les rares et magnifiques sonnets de M. José Mafia de Heredia doivent à leur rareté autant qu’à leur magnificence, ils doivent aussi à la pourpre éclatante et superbe du nom espagnol de l’écrivain, la granule célébrité dont ils jouissent32.

Le sonnet d’Arvers, chef-d’œuvre destiné à vivre toujours, risquerait pourtant de ne point suffire à assurer aux deux syllabes du nom de son auteur une éternelle gloire, si, par une heureuse impossibilité de le désigner autrement, il n’avait pour titre unique et irremplaçable : le Sonnet d’Arvere.

Rabelais, Sterne, Balzac ont avancé, d’une façon plus ou moins explicite, l’idée paradoxale d’une influence des noms de famille ou de baptême sur l’esprit, le caractère, le génie, la destinée des individus qui les portent. Cette idée, où les gens sérieux, ce qui bien souvent signifie bornés et superficiels, ne voient qu’une plaisanterie d’humoristes, paraîtra profonde aux esprits attentifs qui ont appris de la philosophie contemporaine la puissante et continuelle activité des suggestions de toute nature concourant à former notre être intellectuel et moral. Quelle « suggestion » plus forte et plus incessamment présente pouvons-nous imaginer que celle du nom qui est notre signe, qui nous accompagne et nous représente partout, qui est nous-mêmes et qui durera plus que nous-mêmes, puisqu’il continuera de vivre et de nous représenter au moins un certain temps quand nos personnes auront disparu ?

Un enfant nommé Robert, auquel vous racontez l’histoire d’un méchant garçon, son homonyme, en ajoutant, comme on me le disait (je ne sais pourquoi) dans mon enfance, que tous les Roberts sont des diables, subira plus ou moins la suggestion fatale de ce conte imprudent et de ce nom maudit. Le beau-frère du directeur Rewbell s’appelait Rapinat ; il avait un secrétaire et un adjoint nommés Forfait et Grugeon : ces trois hommes étaient d’affreux sacripants, soit qu’il y eût une sorte de prédestination dans leurs noms de coquins, soit qu’ils n’aient pas pu échapper à leur obsession. L’utilité, mais, en même temps, le danger et le ridicule des noms de baptême trop significatifs est de vouer d’avance les enfants qui les reçoivent tantôt à une qualité qui pourra bien n’être représentée que par son contraire, tantôt à l’émulation avec quelque grand personnage historique, ou à sa parodie.

L’histoire littéraire offre assez fréquemment pour qu’on y reconnaisse, sinon une règle générale, du moins quelque chose de plus qu’une exception curieuse, une telle concordance du nom des auteurs avec le caractère de leurs ouvrages, qu’elle ressemble à une harmonie préétablie.

Voici deux poètes marquants du xiiie siècle : un chansonnier gai, vif, aimable, léger comme un oiseau, nommé Colin Muset, ne jouant sur sa musette que des airs joyeux ; et un satirique à la verve pesante et triste, Rutebeuf, qui n’a pas écrit un seul vers d’amour, et qui subissait très sciemment l’influence de son rude nom massif, puisqu’il se qualifiait ainsi lui-même :

Rutebeuf rudement œuvre,
Qui est dit de rude et de beuf.

Et voici, au xvie, deux autres poètes, huguenots tous deux, mais d’humeurs aussi opposées que possible, Clément Marot et Agrippa d’Aubigné :

L’un, doux, bénin et gracieux,
Et l’autre turbulent et plein d’inquiétude ;

l’un, rimeur courtois, gamin craintif et polisson comme un prototype de Panurge, ayant, comme Rutebeuf, comme Villon aussi, la conscience du mauvais calembour auquel son nom prêtait ; l’autre, d’une main toujours prête à saisir, à « agripper » ses pistolets, traçant à la hâte, au milieu des camps et des alarmes, ses vers fumeux et enflammés qui sentent « la poudre, la mèche et le soufre ». Essayez d’intervertir les rôles, prêtez un instant à Rutebeuf les vers de Colin Muset, à Clément Marot ceux d’Agrippa d’Aubigné : c’est un contresens choquant dans l’harmonie des choses, une violation insupportable et cruelle de la loi rythmique mystérieuse qui règle le rapport du nom et de l’œuvre.

Mellin de Saint-Gelais a la fluidité molle, mais n’a rien d’héroïque, pas plus dans sa poésie que dans son nom, si les R R, selon une remarque de Ronsard, « sont les vraies lettres héroïques et font une grande sonnerie et batterie aux vers ». Au contraire, quel nom fier et sonore que celui de Ronsard ! Comme il était prédestiné d’abord à retentir dans la trompette éclatante de la renommée., puis à servir d’emblème, comme un nouvel Icare, aux poètes orgueilleux et « trébuchés de haut » !

Boileau, son juge, poète sobre, est admirablement nommé lui aussi ; la postérité a très bien fait de rejeter le surnom insignifiant de Despréaux. Mais il fallait absolument, pour la gloire de Molière et de Voltaire, changer leurs noms de Poquelin et d’Arouet : ce n’est pas que ces noms ne fussent expressifs, c’est au contraire qu’ils l’étaient trop. Les délicats du xviie et du xviiie siècle, qui osaient préférer tout bas Térence à Molière, auraient plus ouvertement humilié le pitre Poquelin devant l’élégant poète classique, ami des Lélius et des Scipion ; si Voltaire avait gardé le nom d’Arouet, la rouerie, qui est un trait de son caractère ; mais qui n’est pas le seul, aurait ressorti davantage, et peut-être qu’il serait lui-même devenu réellement plus coquin. Noblesse oblige.

Il est hors de doute que l’orgueil démocratique de Jean-Jacques Rousseau a joui de son nom plébéien, comme d’une distinction d’un nouveau genre, et qu’il s’en est grisé. Entre les génies, comme entre les noms, de Rousseau et de Montesquieu, le contraste est complet : l’un, abondant, chaud, impétueux, souillé de quelque fange ; l’autre, concis, brillant et froid, un peu maniéré et précieux, légèrement guindé, gourmé et sanglé dans son aristocratie de naissance et dérobé.

 

Admettons que pour le roman, le conte et la nouvelle, pour la poésie lyrique et la poésie légère, la composition d’un seul petit chef-d’œuvre soit le plus sûr moyen d’aller à la gloire : il restera toujours une section considérable de la littérature qui n’a évidemment rien à gagner à cette économie de production. C’est généralement toute celle dont le beau n’est pas l’objet principal et qui est action plutôt qu’art.

L’excellence d’un orateur politique ou religieux, par exemple, se mesure non seulement à la qualité de ses discours, mais aussi et peut-être d’abord à leur quantité, on, pour mieux dire, à la puissance active, utile et féconde dont cette quantité est le signe. L’auteur d’un discours unique, ce discours fût-il une merveille, n’aura jamais, comme le fameux Lord Singlespeech, que la réputation d’un avorton de l’éloquence. Où il suffit de « plaire », comme s’exprimait l’esthétique classique avec une grande simplicité, il n’y a rien de répréhensible (je ne dis pas : rien de regrettable) dans les calculs du talent réduisant sa dépense pour accroître sa force et la concentrer toute en un effort unique ; mais quand il faut agir et servir, l’économie n’est guère plus avouable que la paresse : on ne mesure pas ses devoirs envers la vérité ni envers les hommes. Il est, d’ailleurs, dans la nature de la parole, lorsqu’elle est franchement la parole et non point l’écriture récitée, d’être toujours prête à jaillir et de s’épancher libéralement, sans compter.

Les historiens et les philosophes sont, par définition, trop en dehors de l’art proprement dit pour qu’il paraisse convenable, au premier abord, de les mêler à cette question toute littéraire du succès conditionné par le volume de l’oeuvre. Ils sont ou doivent être désintéressés à la façon des savants, et leur œuvre, comme celle des savants, peut périr tout entière dans sa forme, le résultat général de leurs travaux subsistant seul avec leur nom, lorsqu’ils ont réellement accru le trésor de la science. Mais si l’attribution de la philosophie et de l’histoire à l’ordre scientifique, vraie en théorie, est ordinairement justifiée en fait, il faut reconnaître qu’en fait aussi les philosophes et les historiens sont quelquefois de grands artistes en même temps que des savants ; dès lors la nature et les conditions du succès deviennent les mêmes pour eux que pour les romanciers et les poètes : la forme de leur œuvre a chance de survivre, et celle-ci peut gagner à être peu volumineuse.

En effet, rien n’a plus de prix en littérature que ces « justes volumes » profondément élaborés par des penseurs qui furent, dans toute la force du terme, des artistes, non parce qu’ils attachaient moins d’importance au fond des choses, mais, au contraire, parce que la vérité aperçue leur tenait si chèrement à cœur, qu’ils n’auraient pas tant souffert de la laisser inexprimée que de la produire au jour sans tous les avantages d’une belle forme et d’une expression parfaite.

Les Considérations de Montesquieu sur les Romains, la Cité antique de Fustel de Coulanges, les chefs-d’œuvre de nos moralistes classiques, ou encore ce beau livre sur l’Avenir de la Science, publication de la vieillesse sceptique de Renan, mais production enthousiaste de sa grave et ardente jeunesse, peuvent être cités comme types de ces ouvrages historiques ou philosophiques d’un grand style, qui, plus sûrement peut-être que les meilleurs poèmes et les meilleurs romans, honorent leurs auteurs et la littérature française, le solide intérêt qu’ils joignent aux qualités exquises de la forme leur obtenant d’emblée dans tout le monde lettré l’estime et l’admiration des lecteurs sérieux et délicats.

La postérité, à la fois très affairée et très paresseuse, n’a de temps à donner ni aux jolies bagatelles ni aux trésors obscurément enfouis sous l’amas du mauvais langage. Elle écarte en principe et ce qui n’est point écrit et ce qui n’est point pensé, pour réduire strictement sa petite bibliothèque de route aux chefs-d’œuvre qui expriment le plus de substance utile ou belle sous une forme concise, mais claire, brillante et artistique.

La critique littéraire peut-elle atteindre, au moins par exception, comme la philosophie et comme l’histoire, cette plénitude de substance et cette perfection de forme qui constituent l’Oeuvre d’art et qui sont d’un tel prix qu’un seul petit volume où ces qualités se rencontrent est un titre à la gloire non seulement suffisant, mais plus excellent que tous les autres ?

Si l’analogie de la critique littéraire avec la philosophie et avec l’histoire semble d’abord annoncer une réponse affirmative, les faits se hâtent moins de conclure en ce sens : car partout nous voyons les critiques ne conquérir leur autorité que par un long enseignement, par une œuvre souvent très volumineuse, et nous ne constatons point qu’il y ait jamais eu, dans cet ordre d’activité littéraire, une seule grande réputation entièrement et définitivement fondée sur un court et unique ouvrage.

Ici, pourtant, une distinction est nécessaire. La critique littéraire proprement dite dont seule j’entends parler ne comprend point, dans ma pensée, les traités généraux d’esthétique tels, par exemple, que le Laocoon de Lessing, qui sont une section de la philosophie. Purement appliquée et concrète, elle consiste en études particulières sur les œuvres et sur leurs auteurs. Or, bien que la critique ainsi entendue ait une puissance et une action tellement considérables qu’on ne peut pas se faire une trop haute idée de son influence, tantôt heureuse et tantôt funeste, dans la distribution des renommées ; bien même qu’elle compte certains hommes dignes d’être placés à côté des génies comme penseurs et comme écrivains, nous devons pourtant reconnaître que l’opinion publique témoigne une invincible répugnance à égaler jamais aux grands artistes les grands critiques qui les jugent et qui les classent ; et, ce qui me coûte davantage encore, force m’est d’avouer que cette répugnance est justifiable.

Faites aussi belle que vous voudrez la part du talent, du génie critique ; montrez en lui l’interprète nécessaire, le collaborateur fécond du génie créateur ; mettez dans tout son jour la force et la clarté, la largeur et la profondeur de l’intelligence qui est sa condition première, en faisant bien voir aussi qu’à cette lumière froide se mêle quelque chose de la flamme sacrée qui échauffe les poètes, et que ni l’imagination ni la sensibilité ne manquent aux vrais critiques : vous ne relèverez point la critique littéraire de son infériorité évidente, qui est d’être une fonction essentiellement secondaire et consécutive, subordonnée à des écrits qui lui sont antérieurs et qui existeraient fort bien sans elle, tandis qu’elle ne peut pas se passer d’eux, la plus livresque enfin et la plus pédante par sa nature de toutes les opérations de l’esprit.

Plus même elle est parfaite et conforme à son idée, plus rigoureusement on la voit s’abstenir de l’originalité inventive et créatrice qui est le propre de l’œuvre d’art. Ou bien, en effet, elle évite de juger les ouvrages et se borne à en chercher historiquement l’explication dans toutes les circonstances qui ont précédé et entouré, leur venue au monde ; ou bien elle porte sur eux un jugement esthétique : mais, dans l’un comme dans l’autre cas, elle fait profession de se défier de l’humeur personnelle, qui est la source du talent ainsi que de l’erreur. Elle a beau s’en défier, par une nécessité inévitable elle s’y abandonne toujours plus ou moins. La sereine objectivité de la science reste pour elle un idéal, si impossible d’ailleurs à réaliser, que, lorsqu’elle se connaît elle-même tant soit peu, elle est finement sceptique et se moque de ses propres prétentions.

De là ce je ne sais quoi de neutre et d’indéterminé qui caractérise toutes les productions de la critique, interdit absolument de les égaler aux chefs-d’œuvre de l’art, et suggère à la malveillance instinctive du public les désobligeantes métaphores de bâtard, d’impuissant et d’eunuque, infligées au travail du critique ou au critique lui-même, grossières mais trop justes allusions à ce que cette forme de la génération littéraire a d’incomplet et de manqué.

Montrons-nous du style, de la fantaisie, de l’imagination, bref, un peu d’art, un grain de génie ? Ce sont choses en soi belles et bonnes, mais qui en critique paraissent déplacées, inutiles et suspectes. Personne ne loue ces qualités chez nous sans regretter tout bas, ou tout haut, que nous n’ayons pas su leur trouver, dans quelque produit plus direct et plus spontané de notre veine, un emploi plus franchement original.

Aussi le critique littéraire vraiment né pour ce métier-là renonce-t-il, avec une abnégation courageuse et modeste, à donner la moindre prise au soupçon d’être l’émule des talents qu’il juge. Celui qui se prend complètement au sérieux comme professeur de la bonne doctrine, qui a en lui et dans sa mission une foi naïve et forte, ne veut être qu’homme d’action et ne se soucie aucunement de faire œuvre d’artiste. Il écrit, il écrit infatigablement, au risque d’écrire mal, sa plume étant non le burin qui grave avec lenteur sa pensée pour l’avenir, mais le simple porte-voix, quelquefois un peu rauque, qui la jette et la crie aux quatre coins de l’horizon…

Oh ! l’amère sottise, quand on y réfléchit, de donner la forme… à quoi ? à un jugement transitoire, soit sur certains chefs-d’œuvre qui seuls doivent durer, soit sur une multitude de productions éphémères elles-mêmes, parfois sur moins encore, sur l’acteur, sur l’actrice qui les a, un soir, interprétées !

Sainte-Beuve, c’est-à-dire le plus accompli de tous les critiques, celui qui a su précisément atteindre, dans le développement du genre, ce point unique de perfection après lequel, l’idéal étant réalisé, il n’y a plus qu’exagération ou faiblesse, les témérités infécondes de la « critique scientifique » ou le retour en arrière à un dogmatisme littéraire également stérile, — Sainte-Beuve lui-même sentait et avouait la caducité de son immense et admirable recueil de Lundis.

Je fais la part d’une modestie plus obligatoire et plus conventionnelle que sincère. J’aime à penser que les auteurs de chrestomathies futures n’auront que l’embarras du choix pour extraire de l’œuvre critique de Sainte-Beuve des fragments exquis, et bien supérieurs (quoique cette préférence eût fort affligé le poète) aux meilleurs de ses vers ; mais les pages qu’il sera possible de détacher ainsi ne se prêteront aux ciseaux d’or du collectionneur de beautés littéraires que parce qu’elles consistent en considérations très générales d’esthétique ou d’histoire et, par là, sont un peu en dehors et au-dessus de la pure et simple critique.

Il en est de Sainte-Beuve comme de La Fontaine. S’ils sont les premiers dans leurs genres, ce n’est pas pour en avoir suivi plus exactement que personne les usages ou les règles ; c’est, au contraire, pour en être sortis hardiment, pour les avoir transformés, élargis, agrandis sans mesure et sans respect des traditions de l’exemple ni des prescriptions de la doctrine. De même que la poésie est étrangère à la notion idéale de la fable, l’art n’est point contenu dans la théorie de la critique. Et voilà pourquoi les fables de Lessing sont sèches. Et voilà pourquoi, au temps jadis, certains « gladiateurs de la république des lettres », pédants à tous crins, vrais porcs-épics de la critique littéraire, furent inélégants par principe et désagréables par devoir, pleins d’un sincère et viril mépris pour des séductions qui étaient à leurs yeux la marque d’un sensualisme efféminé, d’un dilettantisme sceptique et frivole.

L’artiste compose une œuvre et la façonne à loisir ; mais le critique fait une besogne, « un métier », a dit La Bruyère, « où il faut plus de santé que d’esprit, plus d’habitude que de génie. » Ce n’est pas de la dentelle qu’on lui demande, c’est de la grosse toile, et son travail s’estime à l’aune. Professeur ou journaliste, il ne doit marchander ni ses leçons ni sa copie. La masse, et plus encore la continuité de la production, c’est, en critique, ce qui impose, ce qui donne l’autorité. On ne lit plus le cours de La Harpe, on ne relira point les feuilletons de Sarcey ; mais le labeur consciencieux et persévérant de ces deux vaillants ouvriers leur a valu un juste renom qui durera dans l’avenir.

Si, après avoir composé avec soin et avec amour un petit volume bien accueilli du public, un critique littéraire s’endormait sur ses lauriers et sur la foi de Théodore de Banville, il verrait son souvenir aboli du soir au lendemain, et ce serait bien fait ; car le pauvre homme montrerait, par tant d’incurie et de stérilité, qu’il n’a aucune intelligence des conditions du succès en littérature, et pas la moindre vocation.

3. — Seconde méditation sur le petit nombre des élus §

Au reste, plus j’examine la sentence du délicat ciseleur d’odes funambulesques : « Une des premières conditions du succès est d’avoir écrit en tout un petit volume… », plus je la trouve fausse, et fausse non seulement en critique, en philosophie, en histoire, en éloquence, mais en œuvres d’imagination aussi, de poésie, d’art pur, fausse en un mot sur toute la ligne.

Comprend-on chez un vrai poète un tel calcul d’économie ? Y a-t-il rien de plus difficile à concilier avec le don poétique et à distinguer d’avec l’indigence ? Il est beaucoup plus sûr de jeter à tous les vents, à pleines mains, la semence de gloire, dont un grain seul peut-être aura la bonne fortune de lever. Bien imprudent l’auteur qui ose décider lui-même que la graine heureuse choisie pour fructifier est justement celle-ci ou celle-là, et qui la confie au sol avec un soin avare à l’exclusion de toute autre !

La postérité maligne et féroce rit de ces précautions et continue à faire elle-même son terrible triage ; elle n’aime pas, toute paresseuse qu’elle est, que les auteurs se chargent à sa place de cette opération souveraine. Loin de ratifier en général leur prédilection pour tel ou tel de leurs écrits, elle semble prendre un plaisir méchant à contredire leur paternelle tendresse, à préférer quelquefois ceux qu’ils estimaient un peu moins, et très souvent à oublier celui sur lequel ils comptaient. Ce qu’elle veut surtout, c’est qu’on lui livre des hécatombes d’ouvrages ; il faut à ses caprices de grand seigneur cruel d’immenses forêts à saccager, pour y abattre, hélas ! avec tout le bois mort, plus d’un arbre vivace qui ne méritait pas ce destin et eût dû échapper à sa fureur aveugle.

Cette idée d’une postérité follement avide de dévorer ses propres richesses, et celle du vaste gaspillage qui est indispensable pour qu’un nom d’auteur sur vingt mille et une œuvre sur vingt millions aient chance de survivre, sont devenues les idées essentielles et dominantes de toute étude sur la gloire littéraire ; mais elles n’avaient pas originairement autant d’importance : elles doivent à la longue succession du temps, au monceau toujours accru du passé, le relief accablant qu’elles ont aujourd’hui.

Où nous comptons des milliers d’écrivains et des millions d’ouvrages pour qu’il sorte un heureux à la loterie de la gloire33, la Grèce n’avait besoin que d’un petit nombre de numéros. Même au siècle de Louis XIV, la devise « Peu et bien » conservait encore beaucoup de justesse, et nous ne voyons pas que l’oeuvre de nos classiques les plus purs et les plus grands soit en général très volumineuse. Mais il ne serait plus sage d’espérer qu’on montera désormais au faite de la renommée avec un bagage aussi léger, je ne dis pas seulement que celui de Chapelle et de Bachaumont, j’ose dire même que celui de Boileau.

Aucun succès, quelque éclatant qu’il soit, ne donne droit aux loisirs d’écrivain honoraire. Un auteur vivant qui cesse de produire est aussitôt regardé comme un concurrent qui se retire de la lice et qui s’avoue vaincu34.

Sans doute, il n’est pas impossible que la postérité revise le jugement des contemporains, que ceux qui aujourd’hui tiennent la corde soient distancés dans l’avenir, et inversement cela s’est vu, cela se reverra, et les faits semblables de cassation sont même assez nombreux pour être devenus le grand et classique lieu commun du sujet dont j’ai entrepris l’étude. Mais ce retour de l’opinion publique, quoique les exemples n’en soient pas rares, n’est point la règle, c’est l’exception, et il y aurait une énorme imprudence à y compter. En règle générale, il vaut mille fois mieux s’être élancé dans l’immortalité de toute la force et de toute la vitesse acquises, tant qu’on vivait, par une carrière ininterrompue de luttes et de victoires. Car la postérité confirme les arrêts des contemporains bien plus fréquemment qu’elle ne les casse. « Qui se tait est oublié, a dit Amiel ; qui s’abstient est pris au mot ; qui n’avance plus recule ; qui s’arrête est débordé, devancé, écrasé ; qui cesse de grandir décline déjà… Vivre, c’est triompher sans cesse, c’est s’affirmer contre la destruction. »

La lutte pour la vie dans le temps présent forme à elle seule le premier, le second, le troisième et le quatrième acte de ce drame en cinq journées : la lutte pour la vie dans l’éternité. « Avoir vécu une fois, dit Sainte-Beuve, est la première condition pour vivre toujours. »

 

Flaubert suppose un artiste littéraire, romancier ou poète, écrivant, sans rien publier, durant toute la période de la grande activité créatrice, soit trente années environ, puis vers sa cinquantaine faisant paraître d’un seul coup la série complète de ses œuvres, et rentrant ensuite dans le silence. Il trouve que cela serait « beau ».

Ce serait même trop beau, et l’hypothèse est inadmissible ; car il serait absurde que le génie, qui, par définition, est l’organe de son époque, attendit volontairement sur ses œuvres le jugement d’une génération nouvelle et s’exposât ainsi à n’être plus compris. S’il n’est pas impatient de louange et de bruit, au moins doit-il avoir conscience de l’extrême péril qu’il courrait en voulant s’affranchir de toutes les conditions relatives du succès, pour s’élever d’emblée à la gloire absolue sans avoir gravi d’étape en étape le chemin qui mène à cette cime. Ce serait abandonner pour une chance fort incertaine le réel, le solide, et, pour l’ombre, lâcher le corps. Le positif, ici, c’est le succès du jour ; le très problématique, c’est l’immortalité du lendemain. Avant d’être grand homme, il faut être habile homme, et la première habileté d’un écrivain consiste à prendre solidement pied dans la gloire présente qui, neuf fois sur dix, est la fondation sur laquelle s’édifiera pour lui la gloire à venir.

Il y a tout un art, instinctif ou réfléchi, de parvenir à la célébrité et de s’y maintenir ; de choisir, pour lancer une publication, l’instant favorable ; de soigner, comme une plante fragile, sa réputation naissante et de veiller sur elle avec un soin jaloux qui ne l’abandonne jamais à elle-même ; de gagner la faveur d’un public hostile en flattant d’abord ses goûts, sauf à les contrecarrer plus tard et à les mépriser lorsqu’on sera devenu son maître ; d’attirer à force de tapage l’attention d’une société distraite, eu de lui faire hardiment violence en la scandalisant. — Moyens ignobles ! direz-vous. — Je ne prétends pas qu’ils soient d’une pureté évangélique, ni que ce grand victorieux dans la concurrence vitale, qui s’appelle le génie, sorte de la bataille avec des mains beaucoup plus nettes que les autres conquérants. La moralité n’entre pas comme élément nécessaire dans la notion du génie ; mais l’intelligence y entre, au moins sous la forme de l’instinct, et une de ses premières applications, aussi légitime que son but même, qui n’est, en somme, que de réussir, est de faire servir la bêtise humaine à son propre succès.

Un jeune auteur, ardent et naïf, s’imagine volontiers qu’un chef-d’œuvre est une création en l’air, d’autant plus belle qu’elle n’a point d’âge et qu’elle date de l’éternité. Non, l’empreinte du temps est profonde sur tous les ouvrages immortels, et les avortons qui périssent sont précisément ceux qu’un isolement maladroit a soustraits à l’esprit particulier d’une époque, remplacé par je ne sais quelle inspiration générale et vague qui n’est que l’agitation de l’individu dans le vide. « L’impression profondément triste que produit l’entrée dans une bibliothèque, écrirait Renan, vient en grande partie de la pensée que les neuf dixièmes des livres qui sont entassés là ont porté à faux, et, soit par la faute de l’auteur, soit par celle des circonstances, n’ont eu et n’auront jamais aucune action sur la marche de l’humanité. »

Les seuls hommes et les seuls livres marquants d’une époque, les seuls dont les siècles suivants auront à tenir compte, sont ceux qui l’ont représentée.

Assurément il est beau, non pas d’exprimer seulement son époque, mais de la devancer. Le génie, que je définissais tout à l’heure l’organe du temps présent, peut recevoir une définition beaucoup plus haute si l’on voit en lui encore et surtout le héraut de l’avenir. Mais cette espèce d’anticipation ne saurait jamais avoir la soudaineté d’un acte de divination pure ; elle n’est point concevable sans une succession logique de progrès, qui, si rapides qu’ils soient, remontent toujours, comme à leur point de départ, d’abord à l’expression des choses et des âmes contemporaines.

L’auteur de Phèdre et d’Athalie était trop en avance sur son époque, qui ne l’a point compris : combien plus ne l’aurait-il pas étonnée s’il avait débuté, supposition inconcevable d’ailleurs, par l’éclat soudain de ces deux chefs-d’œuvre ! Il n’a pas été inutile à Racine, pour être suivi au moins par l’approbation de quelques bons juges, d’avoir écrit d’abord la Thébaïde et Alexandre, où il flatte le goût de son siècle, puis Andromaque et une suite de tragédies où il ne le heurte pas encore de front, et qui sont très belles sans être d’une beauté paradoxale.

L’histoire des célébrités littéraires est sans doute pleine d’exceptions, de surprises, de cas extraordinaires et bizarres, de caprices qui semblent aveugles ; mais elle présente aussi son type normal, où la gloire naît, mûrit, se développe comme un fruit que l’homme prudent soigne et cueille à son heure. En cela, comme en tout, c’est à la règle qu’on doit s’attendre et non à l’exception.

Voilà pourquoi il est extrêmement hasardeux pour un auteur, bien que cela ait pu quelquefois réussir, d’attendre d’être sorti du monde des vivants pour entrer dans l’immortalité. L’anachronisme auquel on s’expose risque fort de devenir fatal. André Chénier lui-même a toujours un peu souffert d’être une célébrité posthume. Il n’a point dans son temps de racines profondes. On ne sait à quoi le rattacher : au xviiie siècle, dont il est par l’esprit ainsi que par la date ? ou à l’art moderne, qu’il annonce, mais qu’il annonce trop tard, après coup, sans avoir contribué à son avènement ? Non point qu’il soit, comme le vieux

Jean de Schelandre, un romantique avant Victor Hugo ; il est plutôt un classique réformé, rajeuni et très perfectionné, qui paraissait créé tout exprès par le ciel pour acheminer la poésie doucement et sans révolution dans ses nouvelles voies, si sa bonne influence avait pu se faire sentir à temps.

 

Ni le volume restreint ou considérable de l’œuvre ; ni la forte sobriété ou l’active dépense de l’écrivain ; ni même le rapport de ses créations, de ses sentiments, de ses idées avec l’esprit du temps présent ou l’esprit de l’avenir, n’ont, tout bien pesé, une importance décisive dans les destinées de sa réputation : une autre condition y est encore plus nécessaire… Mais ici j’entends mes lecteurs élever un murmure, auquel je ne saurais longtemps faire la sourde oreille, car il faut inévitablement qu’il éclate, et mieux vaut vider cette petite querelle tout de suite.

On me dit : C’est une vérité trop vraie que, pour devenir célèbre, quelque chose est plus nécessaire que toutes les autres conditions. Ce quelque chose, c’est, en deux mots, que l’auteur ait du génie, ou du talent au moins, et que son ouvrage soit bon. Vous ne pouvez éviter d’en venir là. Pourquoi donc ces détours ? Il y a deux catégories d’auteurs et d’ouvrages : les vivants et les morts. Ceux qui vivent avaient reçu l’esprit de vie, et ceux qui meurent étaient caducs. Cela est vague peut-être ; mais, hors de cette explication unique, toutes les autres prétendues conditions dont on voudrait faire dépendre la gloire ne sont que fantaisies plus ou moins ingénieuses d’écrivains malheureux qui ont un intérêt personnel dans la légende du talent méconnu.

Cette rude objection ne cessera jamais d’être lancée à la tête des pauvres diables de critiques qui, ayant vainement cherché l’absolu de la science dans le domaine du goût, et très persuadés, sans en éprouver d’ailleurs le moindre chagrin, que la liberté de l’erreur y régnera toujours, osent conclure à l’incertitude des jugements esthétiques et au droit de révision que la critique conserve, à ses risques et périls, sur toutes les célébrités littéraires. Il est inutile d’essayer de répondre autrement qu’en poursuivant dans un esprit philosophique le travail que j’ai entrepris, dont l’idée principale est de nulle valeur si la critique traditionnelle et autoritaire a raison, mais dont les résultats pourront seuls faire voir que cette critique est fausse et que la thèse est juste, qui fait dépendre aussi le succès et la gloire elle-même de certaines circonstances extérieures à l’œuvre.

Vouloir tout expliquer par la présence ou l’absence du talent, du génie, c’est se condamner à ne rien expliquer du tout ; car qu’est-ce que le « génie » ? Qu’est-ce qu’un « bon ouvrage » ? Ne serait-ce pas, par hasard, ce qu’on découvre de mérites dans un auteur ou dans un livre après que ce livre ou cet auteur a réussi ? Mais pourquoi, d’abord, a-t-il réussi ?

Je ne connais rien de Loève-Veimars, qui fut, dit-on, un homme de talent et un grand ouvrier de la critique et fit de « main de maître », pendant plusieurs, années, le feuilleton dramatique du Journal des Débats : son nom même est à peu près ignoré aujourd’hui ; mais voici Théophile Gautier, dont l’œuvre fut immense ainsi que le talent. Pourquoi de ce beau talent partout si égal à lui-même, si correct, si éclatant, si pur, semble-t-il ne devoir rester qu’un très petit nombre de monuments, quelques vers, conservés dans les anthologies, et, de sa splendide prose, peut-être encore moins ? Pourquoi l’œuvre si amusante du romancier, si considérable du critique d’art et du critique dramatique, est-elle déjà presque toute oubliée ?

Parce que le talent et même le génie ne suffisent point, quoi qu’on en dise, pour établir solidement la gloire littéraire. Il faut que l’écrivain apporte dans le monde une pensée ou une forme non seulement éminente en elle-même, mais encore, mais surtout éminemment distinctive.

Sainte-Beuve déplorait, en 1863, la froideur de l’opinion publique pour les poésies de Gautier.

Je m’étonne, écrivait-il35, qu’un tel poète n’ait pas encore reçu de tous son entière louange et son renom. Serait-il vrai qu’en France nous soyons, en poésie comme en religion, exclusifs et négatifs ? M. de Narbonne, causant avec Napoléon qui, dans une heure de mécontentement, avait parlé d’établir une église nationale, disait ce mot : « Il n’y a pas assez de religion en France pour en faire deux. » Serait-il vrai aussi qu’il n’y a pas en France assez de poésie pour en admettre deux et trois et plusieurs ? Une fois notre liste dressée des poètes en vogue, nous la fermons.

L’insistance de la critique a fini par convaincre à peu près le public indifférent de la valeur originale de Théophile Gautier comme poète ; mais la preuve a été encore plus difficile à faire pour lui que pour Leconte de Lisle et pour Baudelaire, qui ne l’emportent pas sur Gautier en talent pittoresque, mais dont la singularité est plus frappante. Il semblait probablement à tous ceux qui n’ont pas assez de cet esprit dont parle Pascal et qui fait découvrir un plus grand nombre de beautés originales et d’hommes originaux, que l’auteur d’Albertus, sculpteur et peintre en poésie, philosophe épicurien et sceptique, n’apportait rien de plus que Victor Hugo dans le domaine des formes, rien de mieux qu’Alfred de Musset dans celui des idées. Ce n’est pas que le nom même de Théophile Gautier ait été fort exposé au risque de disparaître de l’histoire littéraire ; mais le danger qu’il court ou qu’il a couru, c’est de n’y figurer qu’à titre de disciple et de caudataire, moins comme le ciseleur d’émaux et Camées que comme le combattant légendaire, au pourpoint rose et à la crinière de lion, de la grande bataille d’Hemani.

Nous avons aujourd’hui une foule de poètes d’un très joli et même d’un beau talent qui mourront comme des mouches, parce qu’ils ne représentent rien d’unique, de nouveau, de distinct36. Sully-Prudhomme, le tendre et profond penseur, vivra, espérons-le, dans les anthologies tout au moins, et vivra par son œuvre ; mais êtes-vous curieux d’en voir un qui, sans vrai talent, par la seule bonne fortune d’un concours favorable de circonstances, est assuré d’une petite immortalité nominale ? c’est M. Stéphane Mallarmé. Il est purement absurde. Ses vers ne seront pas plus lisibles ni plus intelligibles pour la postérité que pour nous. Mais l’école décadente, soit qu’elle se moque du monde ou qu’elle se prenne au sérieux, existe ; elle a duré assez pour s’imposer à l’attention de la critique et du public, et l’intriguer même au plus haut point. Aucun précis de notre littérature ne sera désormais assez sommaire pour pouvoir se dispenser de faire une place à cette maladie bizarre dont l’esprit français a été atteint vers la fin du xixe siècle. Donc, pendant que des centaines de poètes d’un grand talent seront passés sous silence parce qu’ils sont la continuelle répétition d’une seule et même chose à laquelle il serait inutile et fastidieux de donner deux ou trois cents noms, M. Stéphane Mallarmé figurera en toutes lettres dans les plus humbles manuels, et, bien que ses vers obscurs ne soient peut-être pas les spécimens les plus caractéristiques du genre, son nom a chance d’être choisi entre tous, à cause de sa drôlerie même et de sa sonorité tranchante et métallique.

L’histoire de la littérature française compte plusieurs poètes qui, ayant été à leur époque les premiers dans des genres inférieurs, se trouvent, avec un génie très secondaire, les égaux des plus grands pour l’immortalité glorieuse du nom : tels sont Clément Marot, Scarron, Delille, Béranger.

Il est bien clair qu’un aussi petit poète que Marot, maître de « l’élégant badinage » dans un siècle violent et tragique, par l’heureux hasard qui le fit naître sous François Ier, n’aurait été, comme on l’a très justement dit, qu’un Gentil Bernard sous Mme de Pompadour. Ayant écrit ses vers badins entre deux invasions du pédantisme, il nous apparaît comme l’héritier et le sauveur du dépôt sacré de la grâce et de la gentillesse françaises. Béranger, sans manquer de talent poétique autant qu’on l’a prétendu, a une célébrité plus grande que son mérite, et il la doit surtout, d’une part à l’adresse avec laquelle il a toujours su profiter des occasions, d’autre part à l’antithèse piquante qu’offre cet « Anacréon de la garde nationale »37 avec les coryphées du romantisme par l’humble bonhomie de ses allures et les traditions classiques de son style.

C’est à une antithèse d’un autre genre que l’excellent Vauvenargues, noble cœur, aimable et sympathique esprit, mais qui n’était pas un souverain génie, doit de briller comme un astre de première grandeur parmi les moralistes français. Son habit d’officier, sa jeunesse, sa carrière interrompue, ses souffrances physiques et morales, sa mort prématurée, l’amitié de Voltaire, et surtout le contraste de son âme grave et pure avec la frivolité et la corruption du xviiie, sont les circonstances extérieures qui ont fait sa gloire et qui ont rendu admirables aux yeux des badauds maintes sentences de cette force : « La clarté orne les pensées profondes. »« La netteté est le vernis des maîtres38. »

Avez-vous lu, mon cher lecteur, les Mémoires de La Rochefoucauld ? — Ses Maximes, voulez-vous dire ? — Non, ses Mémoires. On assure que Bayle les préférait aux Commentaires de César. Mais l’éclat des Maximes a rejeté les Mémoires dans l’ombre. La postérité, ayant décidé que La Rochefoucauld représentait en perfection le talent d’exprimer sous une forme sententieuse et brève les observations misanthropiques d’un grand seigneur désabusé du monde, a brusquement arrêté à cet article la liste de ses mérites supérieurs, sans examiner s’il en avait d’autres, laissant à Retz et à Saint-Simon l’honneur exclusif de représenter, supérieurement aussi, un talent d’une autre espèce.

C’est une personne d’ordre que la postérité ; elle n’aime pas qu’on vienne déranger les étiquettes sous lesquelles elle a classé chaque génie, et surtout elle déteste si fort l’encombrement qu’au lieu de se réjouir de pouvoir aligner dans la même case une riche collection de spécimens qui se ressemblent, elle n’est jamais plus satisfaite que lorsqu’elle peut ne montrer, pour chaque genre et pour chaque talent, qu’un seul représentant par époque.

L’universelle évolution entraîne et transforme toute chose : l’épopée meurt pour renaître dans l’histoire et dans le roman ; la tragédie expire et ressuscite dans le drame ; mais, à leur tour, le drame, l’histoire, le roman traversent différentes phases et subissent une série de métamorphoses. Une littérature doit souhaiter d’avoir pour chacun de ces moments successifs un représentant éminent ; cela suffît, et il n’en faut pas davantage. Le numéro un est seul assuré d’une place au grand livre. Les autres ne comptent guère. Que le second prenne garde, que le troisième tremble et que le quatrième se désespère !

Il semble à première vue qu’un genre étant donné, ou plutôt un moment dans l’évolution d’un genre, on doive admettre la coexistence possible de plusieurs expressions également parfaites de l’idéal nouveau ; mais, à vrai dire, il n’y en a qu’une, parce que l’idéal, dans la théorie de l’évolution, n’est plus, comme dans l’ancienne poétique, une image immuable que la raison a fixée, qui préexiste aux œuvres et dont l’imitation s’impose à toute une série d’entreprises : transformable indéfiniment, l’idéal, ici, n’est rien d’autre que ce que chaque nouveau génie, en harmonieux accord avec l’âme changeante du siècle, imagine à son tour, d’une façon supérieure, pour traduire un des mobiles aspects de cette âme ; les talents secondaires chez lesquels la même image est faible et confuse, ou qui n’ont d’autre ambition que d’imiter les modèles, sont des valeurs négligeables, et c’est ainsi qu’à chaque moment de l’évolution d’un genre littéraire ne correspond jamais qu’une seule forme parfaitement typique.

Il peut d’ailleurs arriver, par une exception qui n’est pas rare, qu’un grand talent, qui n’a fait que suivre, usurpe la place d’un génie inventeur impuissant à dégager sa propre idée. La gloire appartient alors au second et non au premier.

Il peut arriver aussi que la présence ou l’absence d’un certain talent d’expression trompe l’historien littéraire sur l’importance relative des auteurs. Rotrou a du talent ; Hardy est le plus mauvais écrivain de toute la littérature française : mais, dans l’évolution qui conduit notre tragédie de l’auteur de Cléopâtre à ceux de Polyeucte et de Saint-Genest, Hardy est un anneau nécessaire de la chaîne ; Rotrou n’est que la doublure de Corneille. Un professeur de belles-lettres a vu dans ce double emploi une raison pour « expulser poliment Rotrou de la littérature française ». Ô cœur impitoyable, plus avare que la postérité, qui s’est montrée clémente pour Rotrou, bien qu’il ne soit que grand sans être le plus grand, parce qu’il a été bon, parce qu’il est mort en brave, et parce qu’il a généreusement loué son émule !

Quand Gœthe publia ses beaux travaux de botanique, le public refusa d’abord d’admettre qu’un poète pût être en même temps un homme de science, et il ne les prit pas au sérieux. On le cantonna aussi longtemps que possible dans l’idée exclusive qu’on s’était faite de lui, jusqu’à ce qu’une idée nouvelle, celle de l’universalité de ses talents et de son esprit, s’étant substituée à la première, tout ce qui pouvait servir à la confirmer fût accepté dès lors avec empressement.

Les poésies de Sainte-Beuve ne sont point banales. L’absence même des qualités de forme sculpturale, de couleur éclatante, de sonorité, de suave harmonie, qui allaient devenir communes, aurait dû avertir le public de 1830 qu’on se trouvait en présence d’un effort très particulier et très intéressant pour introduire dans notre langue poétique les nuances, les demi-teintes, l’allure variée, familière et souple, la psychologie tout intime d’une Muse domestique et bourgeoise, à l’instar des Anglais. Pourtant ni les contemporains, ni les deux générations qui ont vécu depuis, n’ont voulu rendre justice aux poésies de Sainte-Beuve, trouvant sans doute que c’était pour lui bien assez d’être le premier critique littéraire de son siècle et de son pays39.

On impute volontiers au démon de l’envie la répugnance du public à reconnaître des dons divers chez ses grands hommes : qu’on ne croie pas que j’aie à cœur de disculper ce bon public d’aucun mauvais sentiment ; mais les explications les plus simples sont toujours les meilleures et j’estime qu’ici l’éternelle paresse est la raison très suffisante de tous les jugements étroits. La postérité est naturellement de l’école des formules sommaires et des opinions toutes faites. « Toi, tu es un critique ; toi, un poète ; toi, un moraliste. » Cela simplifie la besogne et dispense d’analyser la curieuse complexité de certains talents. Comme on suppose a priori, et non d’ailleurs sans de bonnes raisons d’expérience, que chaque individu éminent ne l’est que dans une chose, on est hostile, comme à de l’activité mal réglée et perdue, à toute prétention de se distinguer autre part que dans telle ou telle spécialité. Il faut bien reconnaître, d’une manière générale, que cela est dans l’ordre, et que la spécialisation est destinée à devenir de plus en plus la condition nécessaire de la distinction. Il est probable que Voltaire et Gœthe ont définitivement clos la liste des génies universels.

Si la nouveauté, une nouveauté originale qui frappe et qui tranche, est, pour réussir, un secret plus important que tous les autres, plus important même qu’un très beau talent où manquerait quelque chose de suffisamment distinctif, conclurons-nous qu’il n’y a donc qu’à chercher du neuf, fût-ce au prix du bon, conformément à la devise hardie invoquée par le grand Corneille en tête de son drame insolite de Don Sanché : "Non tam meliora quam nova » ? Oh ! que non pas ! Aucun conseil ne saurait être plus perfide. Les cimetières de l’histoire littéraire sont encombrés des victimes de deux maladies opposées, mais aussi meurtrières l’une que l’autre, la médiocrité imitatrice et l’originalité affectée.

L’essence de l’originalité vraie est d’être inconsciente, de procéder de la nature et non de la volonté d’être original. À tous les moments de l’évolution d’un genre littéraire, le grand original est celui qui hérite du passé et inaugure l’avenir, celui qui est dans le mouvement, pour le suivre et pour le régler, non pas ceux qui s’efforcent d’en sortir, afin qu’on les remarque. Il faudra bien toujours que le courant entraîne tout ; mais le flot balaie qui lui résiste et soutient qui lui cède40. La singularité est stérile ; elle ne peut aspirer, dans ses plus ambitieux rêves de gloire, qu’aux notes, aux marges, aux appendices de l’histoire littéraire : la force et la vie, les pages radieuses du texte, sont aux grands hommes de la lignée du milieu, qui ont une longue suite d’ascendants et de descendants.

Il faut trouver l’originalité et ne l’avoir point cherchée ; il faut être naturel et unique, simple et rare, toujours le même et nouveau, aisément accessible et inimitable, pareil à tout le monde et extraordinaire. Comment concilier ces choses opposées ? Si je le savais, je connaîtrais l’inconnaissable, ce qui ne se peut ni exprimerai concevoir, le mystère du génie, le secret des dieux, le grand x.

 

Nous avons compté, au xviie, un roman encore à peu près vivant, d’une vie passablement artificielle et galvanisée par la critique, du moins au mérite éminent de l’œuvre qu’à son heureuse brièveté. Nous en avons compté trois au xviiie siècle, trois romans proprement dits, car je ne parle pas des contes41. Le xixe en publie, à Paris seulement, un et demi par jour42 : ce qui fait, pour cent ans, en chiffre rond et très atténué, un total de cinquante mille.

Beaucoup ont du succès, plusieurs peuvent se croire entrés dans la gloire, s’ils s’en rapportent à la curiosité dévorante des lecteurs et des lectrices, à l’hyperbole effrontée de la réclame, au chiffre insensé des éditions : mais Cœlina ou l’Enfant du mystère, par Ducray-Duminil, s’est tiré à des centaines de milliers d’exemplaires ; Mlle de La Force et Courtis de Sandras ont joui d’une grande vogue au xviiie siècle ; et, au xviie, Pierre Camus écrivit cent quatre-vingt-neuf volumes de romans qui avaient des lecteurs avides et nombreux.

Tout cela est retourné à la pâte de papier. Le bruit qui se fait aujourd’hui autour d’un nom et autour d’une œuvre ne prouve pas que, dans cinquante ans, ils seront encore connus ; et la célébrité, même durable, du nom n’est point une garantie que l’œuvre sera lue. Si la gloire du nom est rare, la vie de l’œuvre l’est infiniment plus.

Vouloir rendre son nom illustre est une ambition généreuse, non une témérité ; c’est l’ardente espérance de toute âme bien née, depuis celle qui n’aspire qu’à laisser d’elle-même une mémoire « honorée et bénie », jusqu’à celle qui rêve l’immortalité dans les annales de la science, de la politique, de la guerre, des beaux-arts ou de la littérature43. On conçoit, d’ailleurs, des degrés dans l’éclat d’une gloire nominale ; à côté des soleils, il y a place au firmament pour la poussière d’or des étoiles de dernière grandeur. Mais donner l’immortalité à notre pensée et à la forme de notre pensée ! Faire une œuvre qui ne continue pas seulement, par son titre, à témoigner aux hommes qu’un jour nous existâmes, mais qui, éternellement lue et méditée par eux, conserve en pleine vie le meilleur de nous-mêmes, notre esprit, notre âme, notre essence, versant de génération en génération le plus pur sang de notre cœur dans le cœur de l’humanité ! Quel délire qu’une telle espérance ! Aucun effort sublime du génie n’est capable, à lui seul, de la réaliser. Méprisez la mode et ce qui passe, ayez les yeux fixés sur l’absolu ; ou bien mesurez savamment la dose du temporaire et de l’éternel, des goûts changeants du jour et de l’immuable fond humain, et vous n’y réussirez pas : il y faut encore la fortune, le hasard des circonstances, un heureux vent soufflant dans vos voiles un beau matin, la faveur capricieuse des hommes et le bon plaisir de Dieu.

Combien de romans français du xixe siècle seront-ils encore vivants au xxe ? Soyons très optimiste, et disons : une douzaine44 ; mais il y en a plus de cinquante mille.

Et maintenant, pauvre écrivain, quel parti prendras-tu ? Tu continueras à te faire illusion et à écrire, espérant être l’un des douze. Tu rêveras non seulement la gloire de ton nom, mais la vie de ton œuvre, et tu auras raison, puisqu’il faut vouloir le plus pour avoir le moins. Il est vrai que « l’agriculture manque de bras », et que tu pourrais employer plus utilement ton quart d’heure d’existence en maniant la charrue ou la bêche. Mais tu es artiste et je ne veux rien te proposer d’illibéral. La science offre bien un refuge honorable à la médiocrité : là, tout le monde peut apporter sa modeste pierre à l’édifice commun ; mais tu n’es pas né pour un travail de maçonnerie. Écris donc, puisque c’est ta destinée et que cela t’amuse et ne fait de mal à personne. « Dieu, qui est juste, a dit le père Garasse, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant. »

D’aimables philistins, pleins d’indulgence, nous affirment que, la littérature étant un ornement superflu de la vie, comme la danse et comme le piano, la plus médiocre est toujours bonne, légitime et louable, puisqu’elle est un pur don que veulent bien nous faire certains désoeuvrés voués à l’agréable et à l’inutile. Mais une doctrine si plate fait bondir de colère le véritable artiste. Il fera mieux de briser sa plume pour empoigner l’outil du maçon ou du laboureur, celui qui hésiterait à signer la devise inscrite sur un cahier de classe par Victor Hugo adolescent : « Je veux être Chateaubriand, ou rien. »

IV. Le travail des siècles §

1. —  Le nombre et le temps. §

Boileau, dans la VIIme de ses Réflexions critiques sur quelques passages de Longin, pose une loi de première importance dans la doctrine orthodoxe de l’infaillible justice de la postérité : c’est que les gloires littéraires reçoivent du temps, et de lui seul, leur consécration définitive :

Quelque éclat qu’ait fait un écrivain durant sa vie, quelques éloges qu’il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d’esprit qui était à la mode peuvent les avoir fait valoir ; et il arrivera peut-être que, dans le siècle suivant, on ouvrira les yeux et que l’on méprisera ce que l’on a admiré… Le gros des hommes, à la longue, ne se trompe point sur les ouvrages d’esprit. Il n’est plus question, à l’heure qu’il est, de savoir si Homère, Platon, Cicéron, Virgile sont des hommes merveilleux ; c’est une chose sans contestation, puisque vingt siècles en sont convenus : il s’agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux qui les a fait admirer de tant de siècles ; et il faut trouver moyen de le voir ou renoncer aux belles-lettres, auxquelles vous devez croire que vous n’avez ni goût ni génie, puisque vous ne sentez point ce qu’ont senti tous les hommes… La postérité jugera qui vaut le mieux, de M. Racine ou de M. Corneille, car je suis persuadé que les écrits de l’un et de l’autre passeront aux siècles suivants. Mais jusque-là, ni l’un ni l’autre ne doit être mis en parallèle avec Euripide et avec Sophocle, puisque leurs ouvrages n’ont point encore le sceau qu’ont les ouvrages d’Euripide et de Sophocle, je veux dire l’approbation de plusieurs siècles.

Dans la préface pour l’édition de ses œuvres publiée en 1701, Boileau a dit encore :

Le gros des hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai et admirer de méchantes choses ; mais il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne lui plaise ; et je défie tous tes auteurs les plus mécontents du public de me citer un bon livre que le public ait jamais rebuté, à moins qu’ils ne mettent en ce rang leurs écrits, de la bonté desquels eux seuls sont persuadés. J’avoue néanmoins, et on ne le saurait nier, que quelquefois, lorsque d’excellents ouvrages viennent de paraître, la cabale et l’envie trouvent moyen de les rabaisser et d’en rendre, en apparence, le succès douteux : mais cela ne dure guère ; et il en arrive de ces ouvrages comme d’un morceau de bois qu’on enfonce dans l’eau avec la main : il demeure au fond tant qu’on l’y retient ; mais bientôt, la main venant à se lasser, il se relève et gagne le dessus.

La même idée, illustrée par une image analogue, se rencontre chez Victor Hugo, si classique au fond dans sa manière de penser, si peu enclin aux curiosités dissolvantes du scepticisme et de l’analyse, si ferme en sa foi, si large en sa raison, et qui, dans la question des destinées de la gloire, s’en est toujours tenu, avec son gros bon sens, aux conclusions de la vieille sagesse :

Les réputations, dans l’opinion publique, écrit Victor Hugo, sont comme des liquides de différents poids dans un même vase. Qu’on agite le vate, on parviendra aisément à mêler les liqueurs ; qu’on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d’elles-mêmes, l’ordre que leurs pesanteurs et leur nature leur assignent45.

C’est la doctrine de Boileau : la justice humaine finissant par s’établir avec une nécessité fatale.

« Le monde, nous affirme aussi Mme de Sévigné, n’a point de longues injustices. »

Lorsque cette vérité est exprimée non plus par un poète ou par une femme d’esprit, mais par un philosophe habitué à se faire des objections, il est rare qu’il se montre aussi catégorique ; certaines formules prudentes d’atténuation et de réserve laissent alors presque toujours une petite place à l’exception et au doute. « À la longue, écrit par exemple M. Caro, et par un effet à peu près certain de justice distributive, les rangs se rétablissent, les suprématies usurpées se perdent, l’ombre et la lumière se répartissent avec une sorte d’équité finale entre les auteurs ; le temps, aidé de la raison, qui n’abdique jamais complètement, remet chaque chose et chacun à sa place46. »

M. Brunetière dit, de son côté : « C’est une opinion très répandue, de nos jours, que la critique et l’histoire ne seraient qu’une perpétuelle matière de contradictions, de disputes et d’incertitudes. Cette opinion n’est pas aussi fausse, elle est beaucoup plus fausse que l’opinion contraire47. »

Tour d’une concision un peu compliquée, mais dont le sens développé doit être que, l’une et l’autre opinion contenant une part d’erreur et une part de vérité, les proportions sont fort inégales dans la thèse du scepticisme et dans la thèse contraire, bien moins fausse que l’autre, sans être pourtant toujours vraie.

Nous ne prétendons pas autre chose. Nous admettons comme assez justes ou, du moins, comme trop irrévocables la plupart des jugements de la postérité, pour que la manie de tout remettre en question ne soit pas à nos yeux une fatuité insupportable et ridicule. Sachant surtout que tout effet a sa cause et qu’un effet tel que la gloire ou l’oubli définitif doit avoir une cause qui lui soit proportionnée, nous estimons qu’il est toujours possible d’en donner une explication adéquate, plus satisfaisante pour l’esprit et plus intéressante que les vaines apologies et les récriminations stériles. Mais si les destinées des réputations littéraires ont nécessairement leur raison suffisante qu’il est philosophique de découvrir et d’expliquer, il faut vraiment avoir dans la sagesse humaine la foi du charbonnier pour croire que le plus ou le moins de mérite intrinsèque des œuvres est cette raison suffisante et que la faveur des hommes est exactement mesurée au prix qu’elles ont en soi.

Nous ne saurions reconnaître dans l’humanité, prise en masse, ce que nous n’accordons à personne parmi ses conducteurs : une infaillibilité divine. Que l’adorateur des secrets de Dieu se prosterne et se taise, nous n’avons pas cette humble révérence pour la majesté des jugements humains. Sans doute, nous devons les accepter comme des faits, contre lesquels aucune réclamation ne pourra très probablement prévaloir ; mais nous étudions leur formation historique, nous analysons tous les éléments dont ils se composent, nous y distinguons la part de l’initiative de quelques hommes et de l’inertie du grand nombre, nous tâchons de saisir le sens précis de ces mots vagues : le public, la postérité, le temps ; bref, nous questionnons l’humaine justice, et l’esprit critique n’a point de respect religieux pour ce qu’il ose interroger.

Horace demande ironiquement aux partisans des anciens (car la vieille querelle des anciens et des modernes était ouverte au siècle d’Auguste) combien il faut d’années pour que les poèmes deviennent bons comme les vins ; et Boileau fait une remarque dont la première partie, dépourvue aujourd’hui pour nous de sens utile et d’intérêt, en avait beaucoup dans un siècle où l’antiquité était, depuis plus de deux cents ans, l’objet d’un culte superstitieux :

L’antiquité d’un écrivain n’est pas un titre certain de son mérite ; mais l’antique et constante admiration qu’on a toujours eue pour ses ouvrages est une preuve sûre et infaillible qu’on les doit admirer.

L’ancienne, constante, universelle admiration du monde : voilà, nous l’avouons, un fameux critérium ! Bien fou l’individu qui oserait opposer sa petite opinion personnelle au jugement unanime du genre humain ! Mais, d’abord, cette unanimité des suffrages, est-il un seul auteur qui puisse se flatter de l’avoir vraiment réunie ? Le doute sur ce point n’a rien de téméraire ; puisqu’on sait bien que la gloire d’Homère lui-même a eu ses périodes d’éclipse et d’épreuve… N’insistons pas sur des crises passagères où l’éclipse d’Homère, de Dante, de Shakespeare ne fut qu’un obscurcissement momentané48 de l’intelligence critique, quoiqu’il puisse y avoir pour l’instruction de notre modestie un certain profit à rappeler que trois générations à peine nous séparent de l’époque où l’on pouvait douter de ces grands génies, non seulement sans passer pour un sot, mais avec avantage pour sa réputation de bel esprit. Il faut reconnaître, au siècle où nous sommes, un progrès immense de la critique, qui rend extrêmement improbables les anciens retours en arrière et qui abrège beaucoup désormais le temps autrefois nécessaire pour la consécration d’une gloire.

Si Boileau avait assez de confiance en sa propre critique pour affirmer que les écrits de ses deux grands contemporains, Racine et Corneille, passeraient à la postérité, nous pouvons bien nous permettre la même assurance à l’endroit de ceux de Lamartine et de Victor Hugo. Le déchet excessif qu’une réaction prévue a fait subir un instant à la gloire de nos grands poètes romantiques n’a rien qui doive inquiéter pour elle ; il n’y faut voir que le second mouvement, extrême comme le premier, d’une série décroissante d’oscillations, au terme desquelles elle prendra un équilibre stable.

Nous pouvons espérer, sans outrecuidance, que notre goût est devenu plus éclairé, plus sûr, moins sujet aux emballements que celui des contemporains de Ronsard. La gloire de Gœthe était, au lendemain de sa mort, presque aussi assurée que celle de Sophocle. Il y a, dans la littérature et dans les arts, des places de premier rang définitivement conquises, et, pour devenir définitives, ces conquêtes n’ont pas toujours eu besoin de la lente consécration des siècles. À une époque où la gloire de Tolstoï et d’Ibsen49 rayonne jusqu’à nous, de leur vivant même, des confins de la Russie et de la Norvège, la répétition est impossible d’une lamentable histoire comme celle de la réputation de Shakespeare, si peu connu encore au XVIIIe siècle, qu’en 1740 un critique distingué de la Suisse, Bodmer, ne le citait qu’une fois en passant et le nommait Saspar.

Chacun reconnaît aujourd’hui, écrit Taine, que certains poètes, comme Dante et Shakespeare, certains compositeurs, comme Mozart et Beethoven, tiennent la première place dans leur art. On l’accorde à Gœthe entre tous les écrivains de notre siècle. Parmi les Flamands, nul ne la dispute à Rubens ; parmi les Hollandais, à Rembrandt ; parmi les Allemands, à Albert Dürer ; parmi les Vénitiens, à Titien. Trois artistes de la Renaissance italienne, Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël, montent, d’un consentement unanime, au-dessus de tous les autres50.

Admettons donc comme un fait qui existe à présent et dans l’avenir, sinon dans le passé, l’unanimité des suffrages humains en faveur d’un tout petit nombre de très grands auteurs, sans d’ailleurs prendre ce mot dans un sens littéral et strict, exigence peu sérieuse qui équivaudrait à une fin de non-recevoir. Mais alors, si cette unanimité doit être reconnue, comment se fait-il qu’elle ne nous pénètre pas d’une sainte vénération, et qu’en nous inclinant avec une politesse ironique devant certains jugements universels, comme devant des opinions immuables qu’il est prudent d’approuver et spirituel de comprendre, nous osions mettre en doute la qualité sérieuse de toutes les raisons qui les fondent ?

C’est qu’un vice secret enlève à ce beau consentement des hommes la vénérable autorité qu’il devrait normalement avoir ; définissons ce vice en trois mots : tendance à l’imitation moutonnière, spontanéité nulle et insincérité de la plupart des jugements esthétiques.

 

Les jugements originaux sont excessivement rares en littérature, comme en tout. Sur mille personnes qui parlent d’un ouvrage ou d’un écrivain, une à peine sent, pense et sait ce qu’elle dit ; les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres, simples échos, répètent. « Quasi toutes les opinions que nous avons, dit Montaigne, sont prises par autorité » ; et La Bruyère : « Nous louons ce qui est loué bien plus que ce qui est louable. »

Que notre arrogance de docteurs et d’agrégés des lettres ne s’avise pas ici de ranger les hommes en deux classes, les lettrés et les illettrés, ceux-ci n’ayant naturellement rien de mieux à faire que d’accepter de confiance la direction intellectuelle des premiers. L’instruction littéraire, bien loin de diminuer la moutonnerie instinctive des esprits, a pour effet de l’augmenter plutôt par l’empire de la doctrine et par le prestige de l’exemple.

L’histoire de la littérature tout entière n’est que la répétition des mêmes jugements éternels, qui cessent bientôt d’être contrôlés, les derniers copistes croyant avoir fait preuve d’une originalité suffisante, soit par une disposition un peu nouvelle des matières, soit par un certain rajeunissement de l’expression, soit tout au plus par quelques aperçus ou rapprochements ingénieux qui leur donnent l’illusion d’une pensée vraiment renouvelée dans son fond.

Les meilleurs professeurs de littérature ne sont, en général, que d’honnêtes serviteurs du ministère de l’instruction publique, plus dévoués à leur fonction et à leurs élèves que réellement curieux des choses qu’ils enseignent, ayant été poussés vers ce gagne-pain tantôt par la pression des circonstances, tantôt par l’entraînement de l’exemple et de la routine, ne concevant même pas la possibilité de sortir du chemin battu de la tradition et de professer une doctrine un peu différente de celle qu’ils ont apprise au lycée.

C’est ainsi que les mêmes jugements se perpétuent, font boule de neige et multiplient dans tous les esprits, par une rapide progression géométrique, les millions de petites racines tenaces qui les changent bientôt en préjugés inextirpables. « La Harpe, écrit Stendhal, a appris la littérature à cent mille Français dont il a fait de mauvais juges. » René Perrin, publiant en 1832 un recueil abrégé des articles de Geoffroy l’intitulait : « Manuel dramatique à l’usage des auteurs et des acteurs, et nécessaire aux gens du monde qui aiment les idées toutes trouvées et les jugements tout faits. »

La Harpe et Geoffroy lurent, sans doute, des critiques initiateurs en partie ; mais eux-mêmes sont aussi et surtout des échos, des reflets de quelque esprit supérieur, Voltaire ou Boileau, dont ils ont subi l’ascendant.

C’est une très grande erreur, dont se flatte notre amour-propre, de croire que nous ne jurons plus sur la parole du maître l’autorité, pour être plus diffuse et moins saisissable que par le passé, pour avoir cessé de se résumer dans Aristote, n’en existe, pas moins, partout répandue, toujours active, d’autant plus insinuante et irrésistible que nous avons moins conscience de son impérieuse tyrannie. Si, l’on veut bien réfléchir aux « suggestions » qui obsèdent de toutes parts l’homme en société, suggestions si puissantes et si continuelles qu’on a pu le comparer sans la moindre hyperbole à « un véritable somnambule », on reconnaîtra, avec un philosophe contemporain, que la plupart de nos idées prétendues spontanées nous sont suggérées comme dans le sommeil magnétique, que « la crédulité, la docilité, la passivité humaines » sont encore bien plus profondes et plus générales que le vulgaire ne le croit et « dépassent immensément les bornes admises »51.

On raconte qu’un sculpteur original, écœuré de la banale admiration de tous les badauds pour des chefs-d’œuvre qu’ils ne peuvent ni sentir, ni comprendre, embrassa un jour, dans son enthousiasme, un simple d’esprit qui critiquait devant lui, avec une franchise un peu brutale, une merveille de l’art antique trop supérieure à son intelligence. Voilà l’effet que la sincérité, si rare et si charmante, devrait toujours produire sur nous, même quand elle nous heurte, si nous étions assez ennemis du mensonge pour préférer une contradiction raisonnée et courageuse à un feint assentiment dicté par la timidité du cœur et par la paresse de l’esprit.

S’il est vrai que nos seules admirations parfaitement sincères soient pour les qualités dont nous avons en nous-mêmes quelque humble commencement, quelles natures ou quelles cultures exceptionnelles ne faut-il donc pas pour apprécier certaines beautés sans la moindre analogie avec notre commune façon de sentir et quelquefois en opposition directe avec elle ! Des provinces entières de la littérature et de l’art restent inaccessibles à la foule des esprits, et d’abord presque toute l’antiquité classique.

Aussi n’y a-t-il rien de plus conventionnel ou, comme dit Renan, « de plus niais que l’admiration vouée d’ordinaire à l’antiquité… »

On part de ce principe qu’il faut à tout prix que ces œuvres soient belles, puisque les connaisseurs l’ont décidé… On s’exagère à soi-même son admiration ; on se figure enthousiaste du beau antique, et on n’admire, en effet, que sa propre niaiserie… Si l’on était de bonne foi, on mettrait Sénèque au-dessus de Demosthène… Combien y a-t-il de spectateurs qui, devant un tableau de Raphaël, sentent ce qui en fait la beauté et ne préféreraient, s’ils étaient francs, un tableau moderne, d’un style clair et d’un coloris éclatant ? Un des plaisirs les plus piquants qu’on puisse se donner est de faire ainsi patauger les esprits médiocres à propos d’œuvres qu’on leur a bien persuadé d’avance être belles52.

Prenons parmi les grands auteurs de l’antiquité grecque un exemple de ces jugements esthétiques presque tout entiers factices et conventionnels.

Aristophane, dont Platon disait que les Grâces avaient élu domicile dans son âme, fut, je n’ai garde d’en douter, un très grand poète, dont quelques gens de savoir et de goût sont capables de sentir à fond le mérite. Mais ce que j’ose affirmer sans hésitation, c’est que la plupart de ceux qui le louent et même qui enseignent à l’admirer s’exaltent à froid sur des qualités qu’ils ne peuvent pas goûter sincèrement et qui deviendraient à leurs yeux autant de défauts, si des circonstances adverses avaient contrarié jadis le succès d’Aristophane, et si les vieux maîtres de la critique, avertis par ce premier jugement du sort, avaient jugé comme la fortune et décidé qu’il était un poète comique inférieur à ses rivaux.

Supposez en effet (la supposition n’a rien de contraire à la possibilité historique des choses) que les ennemis politiques de l’auteur dès Chevaliers eussent réussi à l’empêcher de produire ses pièces sur la scène, ou que des concurrents littéraires plus habiles et plus heureux, dont l’œuvre se serait ensuite perdue, eussent éclipsé sa gloire vers l’an 410 : pendant que nos imaginations enfleraient à plaisir le mérite de leurs comédies disparues, les raisons ne nous manqueraient pas pour expliquer l’échec qu’Aristophane, seul sauvé par hasard, aurait essuyé de son vivant, et quelques unes de ces raisons ne différeraient point de celles qui maintenant, au contraire, nous servent à prouver qu’il est admirable.

La violence des satires personnelles, l’impiété lourde et grossière, les obscénités, le décousu de la composition, sont choses laides en soi et antipoétiques ; mais les mêmes choses changent de nom, suivant qu’il s’agit de les louer ou de les blâmer, et le décousu de la composition, par exemple, si profondément choquant pour notre raison française éprise d’ordre clair et logique, s’appellera caprice, liberté, fantaisie. L’obscénité énorme, qui ; bouleverse toutes nos notions sur l’atticisme, devient elle-même un argument élégant par lequel on prouve que ces notions étaient des préjugés. Comme les Athéniens n’étaient point des sots, il faut absolument et à toute force que nous parvenions à nous convaincre de la parfaite justice des grands triomphes d’Aristophane dans la capitale de la civilisation et de l’esprit.

Nous en prenons beaucoup plus à notre aise avec nos bons aïeux du moyen âge, dont la barbarie n’a rien qui nous impose, et nous ne nous croyons point obligés par l’incontestable succès des Mystères aux mêmes tours de force d’esthétique. Mais, dans l’un comme dans l’autre cas, lorsque nous sommes en présence d’une œuvre ou d’une littérature dont il nous est impossible de sentir la beauté intime, nous avons recours à un plaisant subterfuge, qu’il importe de dénoncer, pour que nous comprenions bien ce que valent nos admirations : nous nous rejetons sur de menus détails d’une intelligence plus facile, auxquels nous décernons des éloges tout à fait disproportionnés avec leur valeur réelle. De là ces prétendues merveilles épisodiques extraites du fatras de nos vieux poèmes français ; de là cette critique superficielle et commode qui se borne à compter les « perles » enfouies dans le « fumier » d’Aristophane.

Notre xviie étant plus près de nous que l’antiquité, que le moyen âge, est moins hermétiquement fermé à l’intelligence de la foule, et tous les jugements admiratifs du peuple moutonnier sur sa littérature ne sont pas absolument dépourvus de sincérité. Mais la plupart conservent un caractère ennuyé, ennuyeux, de leçon apprise, et n’ont pas plus de valeur, comme sentiments spontanés et vifs, que n’en aurait l’enthousiasme d’un rhétoricien pour Sophocle. Doudan a raillé cet esprit de « fausse admiration », qu’il appelle « l’hypocrisie du goût » ; il s’est agréablement moqué des admirateurs, par bon genre et par convenance, de la Princesse de Clèves :

J’entends dire que la Princesse de Lleves est encore pour nous un livre charmant. Je suis persuadé, au contraire, que si cet agréable roman paraissait aujourd’hui sans qu’on sût qu’il est sorti de la plume d’une grande dame du grand siècle, il serait trouvé assez fade et un peu monotone par la majorité des lecteurs, même éclairés… Nous nous sommes laissé dire par quelques docteurs en littérature qu’il fallait aimer ce qui est simple, et que les modèles de ce genre se trouvent particulièrement au xviie. Quand donc, par désir d’être du grand monde littéraire, on ouvre les ouvrages de cette époque de noble simplicité, sitôt qu’on éprouve une sorte d’ennui doux y on se croit déjà dans les belles régions de la noble simplicité, et l’on croit bien faire de parler avec une grande vivacité d’admiration de ce qu’on a lu tout au plus avec tiédeur53.

Flaubert, moins poli et plus dur, n’avait pas assez de sarcasmes pour « les bourgeois qui se forcent à admirer ce qui les ennuie ».

Les voix de la multitude, sincères ou non, intelligentes ou niaises, font nombre, et quelle que soit la valeur individuelle de chacune, leur masse a une puissance souveraine, qu’il n’est pas permis de mépriser en pays de suffrage universel.

Si quelques critiques initiateurs sont l’état-major distribuant la carte géographique de la gloire, leurs calculs ont besoin, pour être exécutés, d’officiers en sous-ordre, professeurs, journalistes, vulgarisateurs armés de la parole ou de la plume, et aussi de gros bataillons, qui leur donnent la force du fait accompli.

Les lieux communs sur la bêtise des majorités sont une déclamation imprudente et stérile. Puisque les majorités ont le dernier mot, il faut les craindre, les flatter, leur plaire ; d’habiles concessions au goût du public font une partie essentielle du talent de l’artiste et de l’écrivain.

Le juste tempérament qui convient ici est, d’ailleurs, le secret du génie. Qui cède trop au goût moyen de son époque risque d’être méprisé par la génération suivante ; mais qui ne lui cède rien du tout n’est pas compris d’abord, s’expose à rester incompris, et il n’aura bientôt, pour se consoler, que l’amère satisfaction de maudire ses juges. MM. de Goncourt reprennent avec aigreur, comme une des plus grandes sottises qui aient jamais été dites, ce mot de Dalembert : « Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes ! » Mais le mot de Dalembert demeure vrai, et l’œuvre de MM. de Goncourt pourrait bien elle-même servir plus tard à le justifier historiquement.

Je crois, écrivait Alfred de Musset dans un article sur le Salon de 1836, qu’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, vit à deux conditions : la première, de plaire à la foule ; et la seconde, de plaire aux connaisseurs. Dans toute production qui atteint l’un de ces deux buts, il y a un talent incontestable, à mon avis ; mais le vrai talent, seul durable, doit les atteindre tous deux à la fois.

Boileau attribue l’heureux succès de ses ouvrages au soin qu’il a pris de se conformer toujours aux sentiments du public et d’attraper, autant qu’il lui a été possible, son goût en toutes choses :

C’est effectivement à quoi il me semble que les écrivains ne sauraient trop s’étudier. Un ouvrage a beau être approuvé d’un petit nombre de connaisseurs : s’il n’est plein d’un certain agrément et d’un certain sel propre à piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connaisseurs eux-mêmes avouent qu’ils se sont trompés en lui donnant leur approbation54.

Il y a donc un goût du public, distinct de celui des connaisseurs, et le rôle des multitudes ne se borne pas à recevoir de la critique leur mot d’ordre.

Elles peuvent même se montrer étrangement rebelles à la voix des maîtres qui fie battent de les diriger. Dans l’art dramatique, qui s’adresse non à quelques juges délicats, mais au peuple assemblé, cette indépendance éclate tous les soirs. Le Feuilletoniste du lundi n’a guère autre chose à faire que d’enregistrer, en les expliquant, les succès ou les fours ; il n’y contribue pas, et les malheureux auteurs sifflés lui font trop d’honneur en feignant de le croire responsable de leur désastre. Le roman, ayant un public composé surtout de dames, que leur éducation de « singes sacrés » et de poupées Savantes rend incapables d’une autre nourriture, commence souvent par avoir une fortune folle qui échappe au gouvernement de l’esprit ; la ligue des critiques contre M. Ohnet n’a pas réduit d’une unité le nombre de ses lectrices ni le chiffre de ses tirages.

Le goût public se compose d’un élément passager, qui est la mode, et d’un élément stable, qui est la médiocrité. Par ce dernier mot j’entends que le public arme et qu’il aimera toujours les choses et les qualités moyennes : des idées claires, généralement reçues ; un style aisé, banal ; l’artifice d’une intrigue faisant régulièrement jouer les cordes de la pitié et de la crainte, sans déconcerter ni la morale, chère au cœur, ni la logique voulue par l’esprit ; un dénouement optimiste, par conséquent, fondé sur la convention d’une justice finale rétribuant chacun selon ses mérites. Les « qualités de vulgarité » qui rendent une oeuvre populaire se retrouvent, selon. M. Maxime Du Camp, « en musique dans le Postillon de Longjumeau, en peinture dans les tableaux d’Horace Vernet, en littérature dans les Mystères de Paris, d’Eugène Sue »55. Stendhal remarque à propos de la peinture, et sa réflexion s’applique à tous les arts, qu’« un tableau de génie, et par conséquent original, doit avoir moins d’admirateurs qu’un tableau légèrement au-dessus de la médiocrité »56. Essayant de définir « l’agrément, le sel propre à piquer le goût général des hommes », Boileau dit qu’« il consiste à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes ».

Nous ne pouvons pas nous contenter de cette définition vague et inexacte ; car si les pensées vraies et les expressions justes sont ce qui plaît au « public », en quoi donc se distinguera le goût des « connaisseurs » ? Mais ce qui est vrai, c’est que la vulgarité qu’aime la foule, loin d’être incompatible avec le bon sens, s’entend avec lui le mieux du monde, et que les qualités de raison, de justesse, de sagesse, qu’une certaine conception de la médiocrité non seulement n’exclut point, mais embrasse volontiers, ne sont pas faites pour compromettre un ouvrage dans la faveur populaire.

La « médiocrité » est une de ces choses qui changent de nom, suivant le blâme ou l’éloge qu’on veut en faire, et si le mot est toujours pris dans un sens péjoratif, la chose qu’il représente devient recommandable lorsqu’on l’appelle juste milieu, mesure, sens commun, équilibre. Ayez des idées claires, mais solides et profondes ; un style aisé et coulant, mais qui soit un style ; amusez, si vous êtes romancier ou poète dramatique, l’imagination des hommes, sans offenser ni les exigences de leur raison ni la vérité des choses ; respectez leurs vieux préjugés moraux sans tomber dans une fade sentimentalité ; faites enfin une part légitime à ce besoin de justice providentielle dont il est sage de tenir compte, puisqu’il est inhérent à la nature humaine, et vous aurez quelque chance d’écrire une œuvre qui, en plaisant à la masse des lecteurs, plaira aussi à l’élite des juges, et vivra.

L’élément immuable du goût populaire compense, dans une sérieuse mesure, le caractère de docilité servile que nous lui avons reproché et permet d’avancer sans aucun paradoxe que l’immense suffrage obscur de la multitude contemporaine ne vaut ni plus ni moins pour un auteur, comme garantie de gloire et de succès durable, que la voix autorisée des maîtres de la critique. Si les collectivités sont faillibles, les individus le sont bien plus encore ; les diverses causes d’erreur qui peuvent fausser un jugement ont beaucoup plus de prise sur l’homme, lorsqu’il est une personne, que lorsqu’il est un simple numéro dans une foule ou dans une armée. La jalousie, le parti pris, les disputes d’école, le culte aveugle de la routine, la fureur révolutionnaire : autant dépassions qui égarent en littérature la justice des esprits individuels, mais que ne connaissent guère les masses ignorantes, peu intéressées par les doctes querelles et n’ayant, en critique, d’autre critérium que leur plaisir.

Les méprises du goût où sont tombés des chefs de file tels que Montaigne, Bayle, Saint-Évremond, La Bruyère, Voltaire, sont célèbres ; mais le fait qui prouve peut-être le mieux et la faillibilité des meilleurs juges et la force de résistance que le public, en dépit de toute sa moutonnerie, oppose quelquefois à ses conducteurs, c’est qu’un maître comme Boileau s’est entiché de Voiture au point de le placer à côté d’Horace, de le vanter à toute occasion dans ses vers et dans sa prose, et qu’il n’a point réussi à faire accepter de la postérité ce favori d’un grand siècle ci de son oracle attitré. L’échec partiel de sa critique acharnée contre Quinault pourrait montrer, d’autre part, que les gens que Boileau tue se portent parfois assez bien ; mais l’exemple de Quinault est moins intéressant, parce qu’après tout la postérité se soucie fort peu de ses opéras, et que, s’il n’est pas tout à fait mort, il le doit uniquement à ce que d’autres autorités, Voltaire en tête, ont entrepris son sauvetage et l’ont effectué en partie.

Revenons à la curieuse histoire de la réputation de Voiture : elle va nous servir à mesurer avec une certaine précision le degré d’indépendance et d’autonomie de la postérité dans ses jugements littéraires.

La postérité s’est permis de contredire Boileau sur ce point, parce qu’elle avait vu au xviie et ensuite des œuvres de génie admirables, et surtout admirées, avec lesquelles l’idée du prétendu génie de Voiture était difficile à concilier. Elle avait appris de Boileau lui-même qu’il ne faut jamais présenter au lecteur que « des pensées vraies et des expressions justes ». Contradiction respectueuse, par conséquent, où, pendant qu’on se séparait de Boileau, c’était encore au fond son autorité qu’on suivait, faisant appel, pour ainsi dire, de Boileau mal éclairé par sa propre lanterne à Boileau mieux éclairé. Cinquante ans n’avaient pas suffi pour dissiper le « faux éclat » que Voiture devait à la mode, et Boileau en était encore ébloui ; le recul d’un, deux, trois siècles, l’a éteint.

Mais un recul beaucoup plus grand produirait, effet bien remarquable, un résultat contraire.

Faisons un vilain rêve, qui deviendra peut-être un jour une réalité. Supposons l’interruption brusque de cet héritage et de ce progrès réguliers des idées qui constituent la civilisation, une nouvelle invasion des barbares ou une révolution sociale bouleversant le monde et recommençant l’histoire, l’anéantissement d’une portion considérable de la littérature, Voiture et Boileau séparés de nous par un autre moyen âge et nous apparaissant dans ce lointain où nous, contemplons aujourd’hui les contemporains d’Aristophane : nous ne nous permettrions plus de contester la justesse d’un jugement admiratif de Boileau ; et, partant de ce principe assez plausible, qu’un critique éminent du siècle de Voiture devait comprendre le mérite de ce bel esprit mieux que nous, nous chercherions pour le porter aux nues cent bonnes raisons, que nous trouverions d’abord. Car on en trouve tant qu’on en veut.

2. — Prestige de l’obscur et du vague §

Plus une œuvre est éloignée de nous dans le temps ou dans l’espace, plus elle nous impose de respect. Major e longinquo reverentia. À l’origine de toutes les littératures on rencontre des « Bibles », des livres par excellence, source sacrée d’où découlent la poésie, l’éloquence et les autres arts. Homère est plus beau que Virgile de deux mille ans. Corneille même est plus grand que Racine de toute sa majesté d’aïeul. La Chanson de Roland pourrait être encore plus médiocre qu’elle ne l’est : ce sera toujours un manque de tact, et de goût de dénigrer par des critiques faciles ce vénérable monument de notre antiquité nationale.

Trop longtemps on a cru avec une naïve humilité que si Démosthène et Cicéron sont les plus célèbres des orateurs, ils ont dû en être les plus éloquents, et que personne n’a autant de gloire parce que personne n’a eu autant de talent : on estime aujourd’hui que Mirabeau, Berryer, Guizot, Lamartine, Jules Favre ne leur furent probablement pas inférieurs ; mais quoi ! Cicéron a près de vingt siècles, et Démosthène vingt-trois ; aussi continuera-t-on de publier, de lire, de commenter et d’admirer les Philippiques et les Catilinaires, pendant que les beaux discours prononcés au barreau ou à la tribune française « ne sortiront pas des colonnes du journal du lendemain. La production périodique devient chez nous tellement exubérante que l’oubli s’y exerce sur d’immenses proportions et engloutit les belles choses comme les médiocres »57.

Au bout d’un certain temps de renommée séculaire et grandissante au cours des âges, il devient absolument inutile et vain de prétendre prouver que les critiques et la multitude à leur suite ont été dupes et que cette renommée est usurpée. Il y a de cela deux excellentes raisons, dont la première, la seule que l’on ait coutume de donner, n’est peut-être pas la meilleure.

On dit, et l’on fait très bien de dire, que le jugement individuel doit être sage et modeste, qu’il est extrêmement imprudent d’être, seul contre tous, surtout dans la vilaine besogne du dénigrement, et l’on rappelle, avec Racine, la judicieuse parole de Quintilien : Modeste et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne, quod plerisque accidit, damnent quod non intelligunt58.

La Harpe, voulant rabaisser Corneille, « roidissant ses petits bras pour étouffer si haute renommée », paraissait « burlesque » à Joseph Chénier. Diderot s’écrie, avec une noble colère : « Homère, comme Achille, a son talon vulnérable ; c’est toujours un lâche qui le trouve ! » Quand l’Allemand Benedix osa s’attaquer à la gloire de Shakespeare, il eut d’abord un certain succès d’étonnement et de curiosité, bientôt suivi de l’indifférence de tous et du mépris de quelques-uns. Un critique italien, M. Vittorio Imbriani, ayant publié en 1877 une cruelle exécution du Faust de Gœthe, rais par lui au nombre des gloires usurpées, Marc Mounier, sans examiner le fond du débat, réclamait la question préalable en ces termes pleins de sens : " Ce qui me déplaît surtout chez ces critiques dénigrants, c’est qu’ils font trop de plaisir aux imbéciles. Rien n’est plus agréable à ceux qui n’ont aucun mérité et aucun talent que d’apprendre un beau matin que tel ou tel homme illustre est aussi bête qu’eux. Ils se frottent alors les mains et se croient des aigles59. » Le spirituel scepticisme de Mérimée déclare que Don Quichotte « doit » demeurer excellent, bien qu’il puisse y avoir mille raisons de le trouver mauvais60.

C’est que les idées que nous nous faisons de Don Quichotte, de Faust, d’Hamlet, du Cid, de l’Iliade, de la Divine Comédie, etc., entrées dans notre manière de penser, dans notre éducation intellectuelle et, pour ainsi dire, dans la constitution de notre esprit, sont devenues pour nous un aliment de première nécessité, comme la substance même de la philosophie et de l’histoire littéraires. Vivantes et fécondes, elles sont, il est vrai, renouvelables, modifiables indéfiniment, mais non pas jusqu’à cette métamorphose radicale qui consisterait pour elles à s’évanouir et à disparaître par la suppression de leurs sources. Ayant pris l’habitude et le besoin de ces idées fondamentales, nous nous sentons obligés de conserver avec un soin jaloux le culte des chefs-d’œuvre d’où elles procèdent.

Le mot consécration, par lequel on entend qu’une œuvre est passée de la période des discussions et de l’épreuve dans celle du triomphe et de la gloire, doit être pris au pied de la lettre. Une écriture sainte, toujours plus ou moins enveloppée d’obscurité, devient pour les fidèles un sujet de commentaires infinis, où ils peuvent tordre et dénaturer le sens du texte en mille manières, sous la seule réserve de ne point mettre en question son caractère divin.

Finalement, ce que nous admirons dans les ouvrages de cinq ou six auteurs d’une grandeur réelle ou conventionnelle, mais supérieure à tout, que Chateaubriand appelait « génies-mères », c’est ce que nous y avons mis. Et pour que nous y puissions mettre une foule de choses, il est bon que ces grandes oeuvres ne soient pas d’une beauté trop claire. Les défauts, les contradictions, les bizarreries, un peu de mystérieuses ténèbres, bien loin de leur être préjudiciables, leur rendent un service vraiment vital en excitant sans fin ni terme l’intelligence et l’imagination lancées dans une carrière immense. On a bientôt fait le tour de ce qui est net et intelligible. Rien n’est plus infécond, rien n’est moins suggestif qu’un sens parfaitement rond et achevé.

Il ne faut donc pas qu’une critique rationaliste vienne toucher à nos idoles d’une main lourde pour nous montrer qu’elles ne sont pas en or pur. Vous nous dites que le bon Homère sommeille, que Cervantes a des absences, que le Faust de Gœthe, même dans sa première partie, est une composition étrangement décousue, que « Hamlet, considéré comme œuvre d’art, appartient à ce que Shakespeare a écrit de plus imparfait61 », que l’apocalypse de Dante est d’une monotonie assommante à la longue… Eh ! vraiment ! nous nous en doutions bien un peu, mais il ne nous plaît guère qu’on le prouve. Si ces découvertes font plaisir à quelques « imbéciles », assez « bêtes » pour se flatter que la diminution des génies placés entra Dieu et l’homme relève les créatures tenant, comme dit La Fontaine, le milieu entre l’homme et l’huître nous nous sentons grandis, quant à nous, par l’admiration, par l’adoration, et, ayant besoin de demi-dieux, nous nous les sommes fabriqués d’une argile délicate, malléable et plastique, qui ne les fixe point dans une physionomie immuable, afin que chaque génération nouvelle puisse les refaçonner à son image pour leur rendre un culte à son tour. Les modèles d’une forme impeccable, d’un sens clair et définitif, que votre goût et votre raison préfèrent, ne peuvent point remplacer ceux-là. — Que leur manque-t-il donc ? — Rien, et c’est là justement leur tort devant nos imaginations actives et inquiètes.

La notion du grand prix que peut avoir ce qui est obscur, vague, inachevé, défectueux en partie, est une acquisition récente de la critique française62, que les décadents et les impressionnistes déshonorent à l’envi par l’abus qu’ils en font ; mais ils ne peuvent pas plus discréditer le vrai que l’ivresse des alcooliques faire tort en honte à la « fine champagne ». La formule de Pline le Jeune, rejetant comme non avenu aux yeux de la postérité ce qui n’est pas accompli63, est manifestement une erreur. Pascal et André Chénier montrent assez, au contraire, la beauté romantique des monuments interrompus : Pendent opéra interrupta. Quand l’imagination, émue par quelque fragment sublime, se charge de suppléer à ce qui lui manque, on peut toujours compter qu’elle sera généreuse.

L’esprit classique est, de sa nature, fermé au charme de ce qui flotte et nage sans contours nets et définis, et le moment où cette source nouvelle de poésie a été ouverte pour la France ne marque, dans l’histoire de sa littérature, rien de moins qu’une révolution ; mais l’éloge de l’indéterminé prend une grâce toute particulière, parce qu’il prend une justesse et une modération exquises, sous la plume des critiques du xixe siècle formés à l’école de nos grands écrivains classiques. Voilà pourquoi il n’y a rien de plus délicieux que les pensées suivantes de Joubert et de Doudan :

Il serait singulier, écrit Joubert, que le style ne fût beau que lorsqu’il a quelque obscurité, c’est-à-dire quelques nuages, et peut-être cela est vrai… Il est certain que le beau a toujours à la fois quelque beauté visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore qu’il n’a jamais autant de charmes pour nous que lorsque nous le lisons attentivement dans une langue que nous n’entendons qu’à demi.

Et Doudan64 :

Il y a des moments où j’aime autant un grand gâchis qu’une précision étroite. J’aime autant de grands marais troubles et profonds par place que ces deux verres d’eau claire que le génie français lance en l’air avec une certaine force, se flattant d’aller aussi haut que la nature des choses. Il y a longtemps que je pense que celui qui n’aurait que des idées claires serait assurément un sot… Les poètes sont sur les confins des idées claires et du grand inintelligible. Ils ont déjà quelque chose de la langue mystérieuse des beaux-arts, qui fait voir trente-six mille chandelles. Or ces trente-six mille chandelles sont le rayonnement lointain des vérités que notre intelligence ne peut pas aborder de front.

Sainte-Beuve oppose, lui aussi, aux poèmes clairs, accomplis de tous points, tels qu’on les goûtait autrefois, ces grandes œuvres « inachevées et inépuisables », dont on ne sait pas bien d’abord tout ce qu’elles ont voulu dire, qui se prêtent largement à l’imagination rêveuse et aux subtils commentaires, donnent à la critique « un peu de fil à retordre » et la flattent en lui faisant l’honneur de l’admettre à la collaboration du poète.

Quand une fois je les ai vues et admirées dans leur pureté de dessin et dans leur contour, qu’ai-je tant à dire de Didon et d’Armide, de Bradamante ou de Clorinde, d’Angélique ou d’Herminie ? Parlez-moi de Faust, de Béatrix, de Mignon, de don Juan, d’Hamlet, de ces types à double et à triple sens, sujets à discussion, mystérieux par un coin, indéfinis, indéterminés, extensibles en quelque sorte, perpétuellement changeants et muables… Quand on a lu le Lutrin ou Athalie, l’esprit s’est récréé ou s’est élevé, on a goûté un noble ou un fin plaisir ; mais tout est dit, c’est parfait, c’est fini, c’est définitif ; et après65 ?

Telle est, dans sa sobriété élégante et spirituelle, ce qu’on peut appeler la première expression classique de cette vérité anticlassique, qu’il y a une beauté et une esthétique de l’obscur. Mais des écrivains plus hardis, qui avaient goûté plus à fond la liqueur âcre et forte d’une philosophie très peu française dans ses origines, ont osé aller beaucoup plus loin et sont pourtant restés encore dans les limites du vrai, sinon du vraisemblable, en soutenant cet insolent paradoxe, que l’homme a horreur de la clarté. « Il n’aime passionnément que ce qui est obscur, il ne s’enflamme que pour ce qu’il ne comprend pas. Certains réformateurs fondent leur espoir sur ce qu’ils ont détruit ou effacé de mystères. C’est une sottise66. »

Déjà le docteur Strauss avait dit que tout mystère paraît absurde, mais que sans mystère il n’y a rien de profond, ni la vie, ni l’art, ni l’État ; que la république est rationnellement supérieure à la monarchie, et que c’est précisément pour cela qu’il faut préférer la monarchie. M. Faguet déclare, à son tour, que « l’irrationnel est le signe de la vérité… Tout l’optimisme, tout le libéralisme, toute la philosophie et toute la philosophie politique du XVIIIe siècle sont l’évidence même. C’est pour cela qu’elles sont si merveilleusement superficielles. Elles satisfont la raison67. »

L’anonymat est une des formes de mystère en littérature. Mais il faut distinguer entre l’anonymat réel, dont les ombres restent impénétrables, et l’anonymat, simple artifice de succès, qui n’est qu’un moyen d’intriguer la curiosité, et dont les voiles sont levés sûrement tôt ou tard. Celui-ci n’étant point sincère, s’il mérite à son tour d’entrer dans nos études, ce sera seulement au chapitre du charlatanisme et des trucs.

Le grand et véritable anonymat ne s’est rencontré qu’au moyen âge. Il lut beau et touchant par l’ignorance naïve qu’il avait de lui-même, par l’entier évanouissement de l’individu dans son œuvre, et vraiment Renan n’avait pas tout à fait tort de dénoncer comme mesquins, maladroits et presque sacrilèges les efforts de l’érudition pour découvrir ce qu’il recèle :

Les critiques qui ne sont qu’érudits emploient toutes les ressources de leur art pour percer ce mystère. Maladresse ! Croyez-vous donc avoir beaucoup relevé telle épopée nationale parce que vous aurez découvert le nom du chétif individu qui l’a rédigée ? Que me fait cet homme qui vient se placer entre l’humanité et moi ? Que m’importent les syllabes insignifiantes de son non ? Ce nom lui-même est un mensonge ; ce n’est pas lui, c’est la nation, c’est l’humanité travaillant à un point du temps et de l’espace, qui est le véritable auteur68.

Le fait est que nous avons ici en présence deux besoins contraires de l’esprit humain, trop légitimes tous les deux pour que l’on puisse désapprouver absolument l’un ou l’autre : le besoin de science historique et celui de foi légendaire.

Chercher le nom de l’auteur du Roland, sa province, son village, s’il était guerrier lui-même ou simple ménestrel, et tout ce que son impersonnelle épopée trahit de sa personne, c’est une enquête assez naturelle, après tout, et qui rentre dans les attributions normales de la critique littéraire. Elle pourrait employer son temps d’une façon beaucoup plus frivole. L’histoire et l’érudition, en remplaçant par des recherches positives les banalités creuses des rhéteurs d’autrefois, ont été, pour elle, en somme, un grand gain. On ne saurait sérieusement blâmer la curiosité d’un Sainte-Beuve voulant porter une pénétrante lumière dans tous les coins et recoins des augustes ténèbres qu’une sorte de convention superstitieuse amoncelle autour des grands hommes. C’est l’incontestable droit du critique. Si l’homme le plus libre en face de la nature est celui que ses forces mystérieuses étonnent le moins parce qu’il les comprend, il y a de même dans les œuvres du génie une puissance d’étonnement et de fascination dont l’esprit se délivre par l’intelligence de tous les éléments dont elles se composent.

Mais la plupart des hommes, ayant « horreur de la clarté », redoutent secrètement cette délivrance. Ils se complaisent, devant le génie comme devant la nature, dans une demi-terreur sacrée qui n’est pas sans charmes. Ils aiment leur poétique sommeil et ne savent aucun gré au savant qui détruit leurs rêves, au critique qui leur ôte leurs illusions.

Les protestations soulevées de temps en temps, au nom du respect qu’on doit au génie, contre les révélations parfois scandaleuses de la critique biographique, n’empêcheront certes point, soit qu’on s’en félicite ou qu’on s’en afflige, la prosaïque vérité de se faire jour, et ne diminueront pas plus le nombre des lecteurs que celui des conteurs d’anecdotes indiscrètes ; mais, en bonne doctrine orthodoxe, ces protestations sont hautement approuvées par l’instinct de foi paresseuse qui nous engage à conserver intacts les objets traditionnels de nos admirations.

« L’artiste, écrit Flaubert, doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu ; moins je m’en fais une idée et plus il me semble grand. »

Il est certain qu’un poète comme Shakespeare est redevable d’une bonne partie de sa majesté surhumaine à une impersonnalité tellement prodigieuse qu’on a pu mettre en doute son existence, ainsi que celle d’Homère ; si les biographes méritent de la science par leurs efforts désespérés pour connaître sa vie, ils ne font nul bien à sa gloire. Ce qui rend les Moliéristes un peu ridicules, c’est la contradiction dont ces messieurs ne s’aperçoivent pas entre la curiosité mesquine de leur érudition et le véritable intérêt du dieu qu’ils croient servir ; l’inventaire de son mobilier leur fait perdre de vue son génie, et pendant qu’ils savent si minutieusement le compte de ses marmites et de sa vaisselle, il n’est point prouvé qu’ils relisent ses chefs-d’œuvre.

Les Grecs eux-mêmes ont perdu une partie de leur prestige, depuis que nous ne les voyons plus à travers Plutarque et plus grands que nature, comme les voyait Rousseau, et qu’une érudition plus précise nous a fait descendre dans les détails intimes et familiers de leur existence journalière69.

On peut observer, à l’heure où nous sommes, dans l’histoire de la réputation de Voltaire, un curieux conflit de la légende et de la vérité, de la tradition glorieuse et de la critique clairvoyante. Victor Hugo avait dit : « Voltaire, si grand au xviiie siècle, est plus grand encore au xixe… De sa gloire, il a perdu le faux et gardé le vrai… Diminué comme poète, il a monté comme apôtre. » Notre fin de siècle parle non seulement du poète, mais même de l’apôtre, avec plus de froideur. Le malheur de Voltaire, et ce sera aussi celui de Victor Hugo, est qu’il lui est impossible de « s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu ».

Cependant, ayons confiance, dans l’imagination des hommes et le travail des siècles. Transfigurée par leur pouvoir créateur, la chenille devient papillon ; la trame de l’humanité, comme s’exprime Renan, finit quelquefois par recouvrir entièrement la réalité primitive :

Combien souvent les grands hommes sont faits à la lettre par l’humanité, qui, éliminant de leur vie toute tache et toute vulgarité, les idéalise et les consacre comme des statues échelonnées dans sa marche pour se rappeler ce qu’elle est et s’enthousiasmer de sa propre image ! Heureux ceux que la légende soustrait ainsi à la critique ! Hélas ! il est bien à croire que, si nous les touchions, nous trouverions aussi à leurs pieds quelque peu de limon terrestre70.

Noli me tangere, disait à ses disciples le Christ ressuscité, à la veille de l’ascension glorieuse qui allait affranchir des derniers liens de la matière son corps spirituel.

Il n’y a ni arrêt ni mesure à cette puissance plastique de l’esprit humain, qui lui permet de transformer toutes choses ; mais, du même coup, il n’y en a pas non plus à l’impuissance où il est de les voir comme elles sont. Quand une fois on s’est mis à laisser aller ses rêves sur cette pente, bientôt on se sent pris de vertige ; il semble qu’on tourne dans un cercle dont il devient impossible de sortir, et l’univers lui-même finit par apparaître à nos troubles regards comme la vision d’un halluciné.

La fontaine de Vaucluse… je ne suis pas sûr seulement qu’elle existe ; mais Vaucluse est « dans l’endroit le plus triste qui se puisse imaginer, dans une gorge étroite serrée entre deux montagnes pelées »71 : Pétrarque amoureux a fait de Vaucluse et de sa fontaine un séjour enchanteur, que nous ne voyons plus qu’avec les yeux de Pétrarque,

La Bastille, en 1789, était presque une prison pour rire ; la prise de la Bastille ne fut en réalité que la poussée d’une foule en goguette contre des portes mal fermées et mal défendues par quelques gardiens invalides : cette échauffourée est devenue le symbole et l’annonce de l’affranchissement des peuples, et la légende, formée sur-le-champ, a pris une importance historique si rapidement et si immensément grandissante qu’aujourd’hui l’historien qui, sous prétexte de rétablir la vérité des faits, présente la prise de la Bastille comme un événement insignifiant, fausse l’histoire elle-même et fait preuve de myopie.

La fureur iconoclaste de l’érudition aboutit à de jolis résultats lorsqu’elle raye du passé d’une nation l’image tutélaire de quelque grand héros patriotique ! Une belle légende n’est-elle pas pour un peuple une vérité morale infiniment plus précieuse que la vérité d’ordre inférieur qui la détruit ?

Il y a de même en littérature des héros, des auteurs, des textes, idéalisés par l’imagination de plusieurs générations de lecteurs au point de n’avoir plus qu’un rapport très vague et très lointain avec la réalité. Une représentation conventionnelle, que la tradition conserve et modifie lentement d’époque en époque, s’est substituée à la chose même, parfois si oubliée qu’on cesse complètement de s’occuper d’elle ; si un curieux, la découvrant un jour, s’avise de nous la montrer telle qu’elle est, nous n’en croyons pas nos yeux, et admirant de quelle petite source est sorti le fleuve des idées et des images, nous nous écrions, tout surpris : Quoi ! ce n’est que cela !

Vraiment le vieux Turold et le bon Rabelais seraient eux-mêmes bien étonnés s’ils savaient tout ce que la critique a tiré du Roland, du Gargantua, s’ils voyaient l’immense fortune que nous avons faite à leur épopée guerrière ou comique, dont ils ont été les rédacteurs plus ou moins inconscients.

C’est ici le lieu de relever, en passant, un conseil fort banal et aussi peu sincère que peu intelligent de nous tous, professeurs d’humanités, à nos élèves. Lisez, leur disons-nous, et relisez les originaux ; laissez là les commentateurs ; remontez aux sources ? Les pauvres enfants, qui, d’instinct, sentent bien que leur professeur s’est instruit par la lecture des commentaires beaucoup plus que par celle des textes, suivent notre exemple, non notre conseil, et ils ont joliment raison. Un texte est le point de départ d’une série de jugements qui, faisant ou ayant fait autorité, montrant le goût du jour ou celui d’autrefois, sont la vraie et propre matière de l’instruction esthétique. Un jeune homme est réellement aussi incapable de les trouver tout seul que d’inventer les beautés du texte, et ce sont ces jugements, et presque uniquement eux, qui servent à mesurer son degré de culture littéraire.

Une petite fille qui a appris par cœur beaucoup de fables de La Fontaine, a fait un excellent exercice de mémoire, mais qui ne touche en rien son intelligence : il en serait à peu près de même du lecteur qui, s’isolant volontairement dans un mépris absolu et une ignorance systématique de tous les ouvrages de seconde main, n’aurait voulu avoir de commerce qu’avec les grands auteurs originaux. Non seulement Dante, Shakespeare ou Rabelais, pour lesquels la nécessité d’un commentaire est évidente, mais Racine, le clair et limpide Racine, risque de demeurer un livre fermé de sept sceaux, tant que l’histoire et la critique ne nous ont pas donné la clef pour l’ouvrir.

Les littératures d’autrefois, exprimant l’état d’esprit et d’imagination d’une société à une certaine époque, n’ont pu être comprises et goûtées directement que des contemporains dont elles étaient le signe. Nous n’avons pas besoin de guide pour lire nos romanciers et nos poètes du jour ; mais il en faudra plus tard à nos neveux. L’histoire et la critique littéraire, voilà donc notre grande et irremplaçable maîtresse de littérature. Vraiment, nous pouvons encore moins nous passer d’elle que des originaux.

Parfois le commentaire prend assez d’importance pour devenir plus curieux, plus intéressant et plus beau que le texte lui-même, qui disparaît comme écrasé sous lui. Le baron de Münchausen, étant à la chasse, eut son cheval mangé par un loup qui commença par la queue et le dévora si bien tout entier, qu’en arrivant à l’écurie le baron se trouva monté sur un loup contenu dans la peau du cheval.

 

Les pensées les plus célèbres et les plus commentées sont naturellement celles qui, par l’obscurité de l’expression, offrent une matière élastique aux interprétations ingénieuses. La fameuse purgation des passions d’Aristote n’avait probablement pas un sens bien profond sous la plume de ce philosophe ; comme on ne sait pas ce qu’il a voulu dire, on a proposé de son énigme trente-deux explications différentes. L’obscurité de la ϰάθάρσις et de plusieurs autres passages a donc beaucoup contribué à la fortune inouïe de la Poétique, et cette assertion est si peu un paradoxe qu’elle est, au contraire, d’une évidence presque naïve.

Certains héros du drame et de l’épopée se prêtent particulièrement bien au travail de transformation qui consiste à refondre, pour l’usage de chaque siècle, un personnage donné, en le présentant aux générations successives sous un aspect toujours intéressant pour elles et nouveau. Ce sont les trois ou quatre grands types où l’on peut reconnaître un abrégé de l’humanité : Faust, Hamlet, don Juan, Alceste. Car Molière a vu sa gloire rehaussée le jour où l’imagination romantique s’est aperçue que toutes ses figures n’étaient pas nettement arrêtées dans les inflexibles contours de la précision classique, le jour où l’obscurité relative d’Alceste l’a rendue rêveuse, et où elle a pu s’emparer du misanthrope amoureux, du grand seigneur méchant homme et galant homme, voire même du pauvre Arnolphe, à moitié grotesque, à moitié navrant, pour les jeter, avec Hamlet et avec Faust, dans le grand alambic de ses métamorphoses.

Le Festin de Pierre n’était, pour les contemporains de Molière et pour Molière lui-même, pour le xviiie encore tout entier, qu’une pièce à grand spectacle, assez incohérente, plus conforme au goût grossier de la foule qu’à celui des délicats, et que Thomas Corneille avait bien voulu, en la versifiant, élever à la dignité d’ouvrage littéraire. Le romantisme, y reconnaissant avec enthousiasme ses idées les plus chères, en a fait un chef-d’œuvre. Sans doute le changement du goût public pourra plus tard et même a pu déjà refroidir d’un degré cette grande admiration ; cependant il n’est point probable que le Festin de Pierre redevienne jamais la pièce relativement insignifiante qu’il était au début72. Les acquisitions toutes nouvelles dont il s’est enrichi au XIXe siècle sont d’un prix trop supérieur pour être de celles qu’on laisse perdre.

La postérité se rit aisément d’un engouement contemporain ; mais comment ne continuerait-elle pas à prendre au sérieux un enthousiasme national postérieur de deux cents ans à l’ouvrage qui en est l’objet ? Répondre d’avance à un état futur de l’imagination française, c’était quelque chose d’autrement rare et beau que de satisfaire la fantaisie et d’exprimer les sentiments de la société contemporaine. On admire dans cette anticipation un des signes les plus authentiques du génie : le simple talent, dit-on, se borne à refléter d’une façon éclatante un état actuel des esprits ; le génie devance et annonce l’avenir, il parle aux hommes de demain et d’après-demain aussi éloquemment qu’à ceux d’aujourd’hui. Une certaine ignorance naïve de sa propre valeur le caractérise aussi d’habitude ; sa profondeur est à la fois plus riche et moins claire que la belle intelligibilité du talent, si lucide toujours et si parfaitement conscient de lui-même.

L’emploi prophétique et mystérieux du mot humanité dans la scène du pauvre suffirait à lui seul pour assurer au Festin de Pierre la fortune infinie qu’entretiennent les commentaires sans fin. La même remarque s’applique au Tartufe, qui n’est pas si clair, paraît-il, puisqu’il continue à être le thème des interprétations les plus contradictoires, et qui doit aux problèmes toujours agités passionnément, jamais résolus par la critique, une partie de sa profonde beauté.

 

Toutes les grandes œuvres du passé ne conservent pas éternellement cette espèce d’élasticité qui permet à la critique de les pétrir et de les refaçonner au goût de chaque âge littéraire. Il y en a auxquelles s’applique très justement une comparaison de Coleridge : « Les modèles antiques, dans l’admiration traditionnelle qui les environne, ont quelque chose de la splendeur fixe des astres et de la beauté un peu froide des marbres. » Les étoiles, soleils trop lointains, ne nous donnent point de chaleur, mais elles brillent immortellement.

S’il y a des gloires qui s’éteignent », comme l’a dit M. Anatole France, ce ne peut être celles qui sont devenues vraiment séculaires, et je ne crois pas qu’on doive admettre sans de grandes réserves l’exemple qu’il en donne : « Celle du Tasse est mourante. » La distinction entre la gloire du nom et la vie de l’oeuvre est fondamentale dans toute cette question. L’éclat de certains chefs-d’œuvre et surtout celui du nom de leurs auteurs peut continuer à être très vif, sans que les beaux ouvrages oubliés agissent et influent désormais sur nous. Parce qu’on ne lit plus guère la Jérusalem délivrée, il ne s’ensuit point que le Tasse soit devenu un moindre personnage dans l’histoire de la littérature italienne. Lit-on davantage le Paradis perdu ? Cependant on ne conçoit pas Milton descendant pour cela au rang d’astre de seconde ou de troisième grandeur dans la poésie anglaise.

Certaines gloires sont établies si solidement qu’elles se soutiennent seules, pour ainsi dire, et n’ont plus besoin de l’ouvrage qui les a une fois fondées. Ce sont même, par Jupiter ! les plus sûres, puisque notre indifférence les laisse au-dessus de toute discussion. Qui donc lit Pindare pour son plaisir, si ce n’est peut-être M. Croiset ? mais qui révoque en doute aujourd’hui la royauté de ce poète parmi les lyriques anciens ?

Une œuvre, il est vrai, peut être appelée morte, sans que, de ce fait seul, l’éclat du nom de son auteur se trouve diminué, quand elle est devenue directement incompréhensible à notre goût, qui, pour l’apprécier, exige désormais l’intermédiaire des explications historiques. Il est naturel que les œuvres mortes en ce sens soient généralement les plus anciennes ; mais ce n’est pas toujours le cas. L’Odyssée et même l’Iliade réservent à qui aura le courage de les lire comme un roman ou un poème du jour les plus charmantes surprises. L’étonnant succès d’Œdipe roi au Théâtre-Français prouve à quel point ce chef-d’œuvre est resté vivant. Nous avouons, au contraire, que notre confiance serait médiocre dans une admiration prétendue spontanée des étrangers pour Racine, qui, par son harmonie et sa logique profondes, si naturellement attrayantes aux oreilles et aux intelligences françaises, dispense pour nous l’histoire d’une partie de sa tâche.

On a tout dit sur l’importance du rôle de l’histoire dans la critique littéraire, et, s’il y a aujourd’hui quelque chose d’utile, c’est beaucoup moins d’y insister de nouveau que d’en marquer les limites et d’en dénoncer les excès. L’histoire est toujours bonne, partout indispensable ; mais il n’est pas à désirer qu’elle suffise à tout, qu’elle tienne lieu de tout. Lorsqu’une œuvre échappe en quelque mesure et par quelque côté à sa juridiction, il faut s’en réjouir ; car ce point qui a la bonne fortune de rester hors de la prise de l’histoire est la partie vraiment vivante par où l’œuvre nous touche, nous émeut et nous intéresse immédiatement.

Si l’admiration, pour être intelligente, a besoin de l’histoire, elle n’en a pas besoin pour être vive. Heureux ceux auxquels leur nature enthousiaste fait sentir la beauté des chefs-d’œuvre avant que la science la leur ait expliquée ! La sensibilité littéraire, en devenant plus éclairée, s’échauffe encore davantage ; mais la lumière de la seule intelligence ne se transforme point en flamme et en ardeur.

Non, la vraie admiration n’est pas « historique », quoi qu’en ait dit Renan, qui se flatte lui-même lorsqu’il ajoute73 : « Nul plus que moi n’admire les pensées de Pascal, les sermons de Bossuet ; mais je les admire comme œuvres du xviie. » S’il existe (et je crois qu’on en découvrirait) des lecteurs de Bossuet et de Pascal capables de les admirer absolument, et non pas seulement comme écrivains du xviie siècle, ils les admirent plus que ne faisait Renan.

Reconnaissons d’ailleurs que ce que nous appelons beauté absolue n’est jamais qu’une relation un peu moins inconstante, un peu moins passagère, de certains chefs-d’œuvre avec l’idée que nous avons du beau. C’est toujours l’esprit de l’homme qui donne le prix aux choses, et l’esprit de l’homme est sujet à de profondes modifications périodiques.

Le triomphe du génie, dans ses inventions, est de découvrir un accord durable avec les sentiments fondamentaux de la nature humaine ; mais comme il n’y réussit qu’en partie, les critiques originaux et initiateurs viennent à son aide et, par leurs commentaires continuellement renouvelés, ils rétablissent et conservent l’accord, de même que les théologiens intelligents et subtils rajeunissent le sens des Écritures sacrées pour les besoins toujours nouveaux de la conscience chrétienne.

V. Le hasard et l’occasion §

1. — La mort des livres. §

Quand la bibliothèque d’Alexandrie fut incendiée, l’an 47 avant Jésus-Christ, elle comptait sept cent mille volumes. Pour indemniser Cléopâtre, Antoine lui fit cadeau galamment des deux cent mille ouvrages à un seul exemplaire, composant le plus précieux trésor de la bibliothèque de Pergame74. De ces deux cent mille ouvrages et de ce que la capitale littéraire de l’Égypte put acquérir et perdre pendant six siècles, il restait peu de chose, le jour où le khalife Omar, d’après la tradition, brûla tout ce qu’il y trouva encore de volumes en disant qu’un seul livre, le Koran, suffisait.

Callimaque, poète et prosateur distingué, conservateur, sous Ptolémée Évergète, au IIIe siècle avant notre ère, de la bibliothèque d’Alexandrie, avait rédigé une table générale de la littérature grecque, qui ne formait pas moins de cent vingt livres. Les œuvres de Callimaque sont perdues, à quelques fragments près, comme celles de presque tous les grands lyriques anciens. L’érudition moderne a retrouvé les noms de trois cent cinquante tragiques grecs ; mais le chiffre de six cents tragédies environ et de plus de quinze cents comédies qu’on donne comme approximatif du nombre total, paraît être fort au-dessous de la réalité, puisque Eschyle avait laissé à lui seul plus de soixante-dix pièces ; Sophocle, cent treize ; Euripide, quatre-vingt-douze, et puisque Athénée avait pu lire huit cents comédies appartenant toutes à ce genre intermédiaire et transitoire qu’on appelait comédie moyenne. Ménandre, chef de file, s’il en fut, fondateur de la comédie nouvelle, a péri, ainsi que Philémon, son rival.

Entre le ve siècle avant l’ère chrétienne et le vie siècle après Jésus-Christ, on compte, seulement en Grèce, plus de six cents historiens, parmi lesquels, au dire du savant Egger, une trentaine étaient de premier ordre, soit par le talent, soit par l’érudition. Des deux cent trente-trois discours authentiques de Lysias il en reste une trentaine, et des six cents tragédies grecques mentionnées tout à l’heure, trente-deux, et des trois cent cinquante poètes tragiques, trois. Mais qu’est devenu Stésichore, grand poète épique et lyrique ? Simonide, cinquante-six fois vainqueurs dans les concours ? Corinne, qui remporta cinq victoires sur Pindare lui-même et qu’on nommait la dixième muse ? Philetas, que Théocrite, dit-on, désespérait d’égaler jamais ? Parthenius, maître de Virgile ? Euphorion, mort deux fois, puisque Gallus, son imitateur latin, en qui il put espérer revivre, comme Ménandre revit chez Térence, a, lui aussi, péri tout entier ?

Le témoignage de Virgile, d’Ovide et de Properce ne laisse subsister aucun doute sur le rare talent de Gallus et sur la grande réputation dont jouit ce poète, tant que ses ouvrages vécurent pour l’entretenir et la justifier. Quel ne devait pas être le génie de Varius, dont Virgile, à ses débuts, avouait la supériorité, qu’Horace proclamait à son tour le premier parmi les épiques, et qui, poète tragique en même temps, composa une tragédie de Thyeste extrêmement admirée de Tacite et de ses amis ? Pollion, à la fois, poète, orateur et historien, fréquemment loué ou, pour mieux dire, chanté par Virgile et par Horace en termes émus et respectueux, était un des hommes les plus célèbres de son temps. Calvus disputa à Cicéron l’empire du barreau, et, meilleur poète que Cicéron, il écrivit des vers qui lui valurent l’honneur d’être constamment nommé à côté de Catulle par Ovide, Horace et Properce. Sur fins de seize livres que comptait le Satyricon de Pétrone, il n’en reste que deux, le vénérable chef des poètes latins, summus poeta natter, comme l’appelait Cicéron, Ennius, a péri, avec Nœvius, avec Cinna, avec Varron de Narbonne, avec tant d’autres, et toute l’ancienne tragédie latine est perdue.

En somme, quand on évalue aux trois quarts de son riche bagage le naufrage littéraire de l’antiquité grecque et latine, il est probable qu’on exagère beaucoup… la portion sauvée. Sans doute la partie la plus considérable de ce qui a sombré ne méritait pas de survivre ; mais il suffit que d’incontestables chefs-d’œuvre aient disparu avec le reste pour que le gouvernement aveugle du hasard se manifeste ici dans toute son inintelligence, et la démonstration serait plus que complétée par le spectacle des oeuvres qui ont survécu, au contraire, sans que rien les rendît spécialement dignes de cette fortune.

Diogène Lame, Elien, Valère Maxime, Silius Itálicas, Valerius Flaccus, Justin, etc. : autant d’auteurs médiocres, qu’aucune qualité transcendante ne recommandait à la gloire, qui se trouvent immortels par une chance heureuse, par le prestige superstitieux qui s’attache aux moindres épaves de l’antiquité et que la mort a oubliés plutôt qu’ils n’ont conquis la vie.

Avant que l’imprimerie, avec tes frais qu’elle nécessite, avec l’espèce de salutaire respect qu’elle inspire (aussi longtemps, du moins, qu’elle n’est pas devenue elle-même chose banale), eût opéré une sélection parmi les manuscrits, le volumen les mettait tous, quelles qu’en fissent la nature et la valeur, sur le même pied d’égalité. Un testament bourgeois, un contrat de vente, un compte de cuisine, tracé sur une seule peau solide de vélin ou de parchemin, pouvait être bien plus durable que les multiples exemplaires d’une poésie exquise confiée à de frêles feuilles de papyrus.

Certains livres utiles aux études, tels que des traités de grammaire, de rhétorique ou d’histoire, se perpétuaient par les copies d’autant plus facilement qu’ils étaient plus courts, et de là vient que d’insignifiants abrégés nous sont parvenus, tandis que les grandes œuvres qu’ils résumaient ont péri ; c’est aux écrits de ce genre que s’applique avec une parfaite justesse le paradoxe impertinent de Bacon sur les ouvrages de Platon et d’Aristote : « Comme des tablettes superficielles et légères, ils ont surnagé sur le flot des âges75. »

La multiplication des copies et tous les soins qu’on pouvait prendre pour la conservation des livres n’empêchaient pas ceux-ci de disparaître.

L’empereur Tacite, s’imaginant descendre de l’historien, avait rempli les bibliothèques publiques des œuvres de son glorieux homonyme, dont il faisait exécuter chaque année dix copies nouvelles : la plus grande partie des Histoires et la moitié des Annales de Tacite n’en sont pas moins perdues ; mais peut-être, sans cette précaution, n’aurait-on pas même conservé le fragment unique qu’on découvrit par hasard au xve dans la moisissure et la poussière d’un couvent de Westphalie, et qui tomba entre les mains suspectes d’un éditeur et d’un latiniste trop habile, tel que l’était Poggio76.

Si l’imprimerie, plus machinale et par conséquent plus exacte, ne saurait préserver de toute altération le texte des auteurs, à quels risques ce texte n’était-il pas exposé, lorsque sa précaire existence dépendait de l’attention et de l’intelligence des copistes, plus périlleuses mille fois que les distractions de leur plume ! Les infidélités d’une suite de copies, de moins en moins véridiques, s’interposent entre les originaux et nous.

Moins de quatre-vingts ans après Euripide, la critique s’alarmait des effroyables corruptions qu’avait déjà subies le texte des grands tragiques grecs ; un exemplaire modèle fut soigneusement établi par la comparaison de toutes les variantes et déposé dans l’Acropole. Ptolémée Évergète l’emprunta aux Athéniens sur un gage de 75,000 francs, qu’il leur abandonna, pour joindre le précieux manuscrit aux autres matières combustibles de sa bibliothèque d’Alexandrie.

Des cent quarante-deux livres de Tite-Live, trente-cinq seulement nous sont parvenus, dont plusieurs incomplets. Au xive siècle, un lettré, jouant à la paume dans les environs de Saumur, remarqua que son battoir était garni d’un antique parchemin : il y lut un fragment de la seconde décade de Tite-Live. Courant aussitôt chez le fabricant de battoirs pour en sauver les derniers morceaux, il constata que tout le reste était passé en raquettes77. Pétrarque avait connu cette seconde décade, ainsi qu’une portion considérable de l’œuvre de Terentius Yarron, dont les débris subsistant encore formeraient à peine un volume ; ainsi que le traité de Cicéron Sur la gloire, confié par lui à son ancien précepteur, grammairien besogneux, qui le mit en gage et le laissa perdre.

Destinée étrangement amère pour un livre, d’avoir échappé aux incendies de bibliothèques, aux guerres d’extermination, à l’invasion des barbares, au fanatisme des ennemis de la culture, aux lavages des moines pieux et des scribes économes grattant les manuscrits païens et les passant à l’eau de chaux afin de fournir des pages blanches à la littérature chrétienne ; d’avoir enfin traversé tout le moyen âge sans encombre et de toucher l’ère de la Renaissance, pour être changé en quelques sous par un vieil imbécile, pour servir de garniture à des raquettes, pour envelopper le poisson vendu au marché !

Un des usages externes auxquels on employait les manuscrits, c’était d’en faire de la bourre pour les emballages. En 1854, dans un tombeau du cimetière de Sakkarah, Mariette découvrit sur la poitrine d’une momie un bouchon de papyrus, qu’il déplia : c’étaient les admirables vers d’Alcraan, un des plus célèbres poètes lyriques de l’antiquité, ensevelis là avec le mort et ressuscités par cet accident78.

Il est impossible de dégager aucune justice, aucune ombre de loi, des événements fortuits qui sont cause qu’un Elien est resté, qu’un Bollion et un Varius ont péri ; que des poésies telles que celles d’Alcman ont servi pendant des siècles de plastron à une momie, puis ont subitement reparu à la lumière. C’est le triomphe de l’absurde. La calme acceptation intellectuelle de ces anomalies énormes est le fait d’un optimisme lourd et paresseux, auquel il répugne de voir régner le destin et son brutal caprice à la place du bel ordre providentiel qu’il rêve. Tâchons toujours de nous expliquer les choses, puisque tout doit pouvoir s’expliquer et se comprendre, et que la délivrance de la pensée est à ce prix ; mais ne confondons point un hasard aveugle avec une cause intelligente, et ne nous croyons point obligés au respect pour des « coq-à-l’âne » de la destinée, qui, loin d’avoir la moindre raison logique, n’ont pas même un semblant de nécessité.

Une conséquence inévitable de la disparition des trois quarts au moins de la littérature antique, c’est de fausser l’idée que nous avens du reste. Les vrais points de comparaison nous manquent ; les non-valeurs conservées par hasard prennent l’air de quelque chose ; les chefs-d’œuvre que la fortune seule a choisis pour la vie et la gloire parmi tant d’autres qui ne le méritaient pas moins, reçoivent une importance exagérée. L’intarissable fécondité de Sophocle, vraiment digne d’être comparée à l’exubérance des Calderon et des Shakespeare, devient une réserve exquise analogue à l’art discret d’un Racine. Enfin l’antiquité entière nous apparaît comme ayant fait elle-même dans ses œuvres une sélection, qui n’est que le travail de la flamme, du fer, de l’air et de l’humidité, du ver rongeur, des souris, du grattoir dévot, bref, de tous les agents de dévastation auxquels un frêle trésor est exposé la nuit au milieu de brutes stupides ou acharnées les unes contre les autres : bizarre sélection où la critique n’est entrée pour rien, où le temps même n’a point exercé son action régulière et lente, et qui n’a sauvé que les épaves d’un grand naufrage accidentel !

Sainte-Beuve cite de Tite-Live, dans la préface du grand ouvrage de cet historien, une phrase singulièrement suggestive pour l’imagination et bien propre à faire réfléchir les esprits légers qui osent prétendre que tout ce qui est mort était caduc, comme tout ce qui a subsisté, vivace : « Si, dans la suite nombreuse (tanta scriptorum turba) des écrivains qui m’ont précédé, mon nom demeure obscur, je me consolerai par la considération de la gloire et de la grandeur (nobilitate ac magnitudine) de ceux qui éclipseront ma renommée. » Où sont-ils ces devanciers illustres dont la réputation éclatante faisait prendre à Tite-Live cette attitude modeste ? On connaissait donc, bien des siècles avant l’invention de l’imprimerie, cet encombrement de talents et de célébrités qui semble un inconvénient tout moderne !

La loi de simplification, déjà constatée dans d’autres circonstances79, vient s’appliquer ici avec une rigueur plus précise et plus inexorable que jamais. Nous flattant d’être nous-mêmes pour quelque chose dans le choix des reliques que le hasard nous a livrées, nous leur attribuons un prix unique et extraordinaire, nous les enrichissons de toutes les qualités des ouvrages et des écrivains sans nombre que nous avons perdus. Une élite de rencontre devient ainsi la représentation, seule glorieuse, de tous les génies disparus. Nous casons nos rares spécimens dans ces compartiments étroits, sous ces étiquettes artificielles, dont notre esprit d’ordre et d’économie a besoin. Ils sont là, un, deux, trois, quatre au plus, pour chaque genre, et nos classifications se ferment si vite qu’il ne faut pas espérer de les rouvrir aux grands hommes exhumés trop tard.

Il en est des classiques qu’on découvre après la clôture de la liste comme de ces auteurs modernes, inédits ou ignorés, qui, n’ayant pas eu l’esprit de se faire connaître de leur génération, ne pourront plus, sans un miracle, être acceptés de la postérité : ce sont des intrus qui dérangent nos habitudes. Qui donc a appris le nom même d’Alcman, en dehors des érudits de profession ? Dites que vos classements sont commodes, que vous ne pouvez pas vous en passer : d’accord ; mais reconnaissez qu’ils sont factices et n’allez pas croire qu’ils répondent à la valeur réelle et relative des choses. Gardez-vous bien de prendre quelques débris de statues, sauvés par un caprice du sort, idéalisés par votre enthousiasme, pour les vraies et les seules richesses de l’antique palais dont il ne reste que des ruines80.

L’imprimerie, en augmentant infiniment au-delà de tout ce que les anciens copistes réunis auraient pu faire la puissance de diffusion du livre, si vite et si aisément multiplié, a-t-elle accru pour lui, dans la même mesure, les garanties de conservation, les chances de durée, et le temps, désormais, appartient-il au livre comme l’espace ?

Les poètes qui parcourent les bois en rêvant se sont parfois demandé ce que deviennent tous les vieux oiseaux et où ils se cachent pour mourir81 : car la proportion des créatures animées reste toujours à peu près la même, et il faut bien que les anciennes générations disparaissent ; mais on ne prend guère sur le fait la disparition des individus innombrables qui composent chacune d’elles, et leur rentrée régulière dans le néant demeure obscure et mystérieuse à tel point que, si nous rencontrons par hasard un petit oiseau expiré, l’idée ne nous vient jamais que sa mort puisse être naturelle : nous l’attribuons au plomb du chasseur ou à la pierre d’« un fripon d’enfant ”. Ainsi ont successivement disparu, par une opération du destin dont le résultat seul est manifeste, mais dont le détail se dérobe à nos yeux, les myriades de volumes que l’imprimerie a mises au jour depuis le XVe siècle.

C’est un fait indéniable, qu’il n’est rien resté de certaines éditions du xvie siècle et même du xviie, représentées par plusieurs milliers d’exemplaires ; mais pourquoi n’en est-il rien resté ? Le papier était bon, la reliure était solide, et il semblait qu’elle dût protéger les feuillets contre toute velléité de les faire servir à des usages médiocres qui ne valaient pas même le léger effort qu’on a dû faire pour les séparer d’elle.

Ni la rage de détruite qui par instants possède les hommes, ni d’extraordinaires désastres n’ont eu besoin d’exercer ici leur malice ou leur violence : il n’y a eu que l’action tranquille de la loi qui fait vivre et mourir, qui élimine par générations les livres comme les êtres, pour nettoyer la place et renouveler la création dans l’ordre littéraire comme dans l’ordre animal.

Que le mortel meure, cela est tout simple. Lorsqu’un livre n’a pas en lui l’âme de vie qui, l’affranchissant de la matière, le rend apte à se perpétuer dans une suite infinie de métempsycoses, lorsque toute sa valeur réside dans son enveloppe corporelle, il n’est absolument qu’un meuble ; et le sort qui l’attend est, le plus justement du monde, celui de tous les meubles : les vieux bois pourris font du feu, les vieilles ferrailles retournent à la fonderie et à la forge. Mais, toujours, la question mélancolique revient et se pose :

Tous les livres qui ont disparu, méritaient-ils vraiment de périr ? Dans la multitude immense des œuvres mortes avec justice, parce qu’elles n’étaient point viables, n’en est-il pas quelques-unes qu’un accident de fortune a supprimées, qu’une fortune heureuse rappellerait à la vie ?

Beaucoup d’ouvrages très répandus il y a quelque trois cents ans sont devenus des raretés presque introuvables et sans prix. Rabelais nous apprend que de la grande « Chronique gargantuine » qu’il édita, avant de publier son propre roman, il a été « plus vendu par les imprimeurs en deux mois, qu’il ne sera acheté de Bibles de neuf ans ». Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? deux ou peut-être trois exemplaires.

Vers 1840, dans un grenier, à Berlin, on trouva un vieux volume relié : c’était un recueil factice, c’est-à-dire composé de morceaux associés par la seule reliure, de soixante et une vieilles farces et moralités françaises, imprimées en caractères gothiques au xvie siècle. « Or, cinquante-sept de ces pièces ne nous sont connues que par cet unique exemplaire. Ainsi, un siècle après l’invention de l’imprimerie, notre répertoire comique était si peu à l’abri de la destruction, que ce qui nous en reste serait diminué du quart, s’il n’avait plu à quelque amateur, à un bon Brandebourgeois peut-être, de passage à Paris vers 1548, de collectionner des pièces françaises82. » M. Petit de Julleville estime que nous n’avons pas conservé la centième partie des pièces comiques composées au moyen âge83.

La perte de ces quelques pièces gothiques et de la chronique de Gargantua n’eût pas été grande, je le veux bien, et ce ne sont pas là des exemples de chefs-d’œuvre abolis, ou sur le point de périr, comme ceux que nous offre l’antiquité ; mais ce sont au moins des exemples (et le fait n’est pas moins significatif) d’ouvrages autrefois très vivants et très populaires, que leur grande célébrité n’a point garantis contre une destruction, qui serait totale sans une indulgence capricieuse du hasard.

Il est, je le sais, fort à la mode de dire que rien de ce qui a vécu ne meurt ; que la vraie immortalité littéraire consiste, pour l’individu, à grossir, pour sa petite part, l’héritage de formes et d’idées que chaque génération transmet à la suivante ; que la chronique gargantuine, par exemple, revit dans l’épopée de Rabelais, et le meilleur de la vieille farce française dans les comédies de Molière : mais Molière et Rabelais sont la preuve qu’il existe, au sommet inaccessible et vertigineux de la gloire, une forme individuelle d’immortalité bien autrement haute et bien autrement vraie, et c’est une maigre consolation pour les pauvres auteurs dont l’œuvre et le nom restent dans l’ombre, de se dire qu’ils auront l’honneur d’entrer tout de même dans les repas futurs de la déesse Humanité et de servir un jour à la digestion triomphante de quelque écrivain de génie.

Ô religion ridicule et niaise ! Faut-il se payer de mots et de billevesées pour trouve ? la moindre satisfaction mystique dans une immortalité collective où la misérable personne humaine noie sa petite molécule inconsciente au gouffre d’une divinité oublieuse, ingrate et gloutonne !… Hélas ! l’immortalité littéraire de l’individu est-elle donc, quand on l’analyse, quelque chose de moins creux, de plus substantiel ?

 

Une des principales utilités de notre Bibliothèque nationale est d’« assurer », par l’obligation du dépôt, la conservation d’un exemplaire au moins de tous les imprimés. Assurance précaire, dont l’idée fait rire et rappelle la question naïve du campagnard au Parisien qui lui représentait la fragilité de ce trésor immense à la merci d’un incendie : « Est-ce que tout ça n’est pas assuré ? »

Il a été déposé, en 1888, 20,810 publications de librairie à la Bibliothèque nationale ; 23,111 en 1889 ; 21,719 en 1890 : ce qui donne une moyenne d’une soixantaine d’ouvrages par jour, pour le dépôt légal seulement, ce chiffre ne comprenant ni les journaux et revues périodiques, ni les acquisitions, ni les dons, ni les thèses des Universités étrangères, ni les cartes et plans, ni les morceaux de musique, ni les rapports, programmes, statuts, etc.84. Il est matériellement impossible que cet énorme amas d’imprimés s’accroisse indéfiniment ; où prendra-t-on bientôt la place pour les loger ? Il semble que je ne sais quelle loi de réaction et d’équilibre, analogue à celle qui condamne à périr les nations corrompues par l’excès de la civilisation, les classes sociales amollies par le bien-être et la prospérité, voue aussi les populations de livres, malades de leur propre richesse, à un cataclysme inévitable. On prétend que la destinée de tous les théâtres est de devenir, tôt ou tard, la proie des flammes ; la destruction par le feu pourrait bien être, de même, le terme fatal — ou providentiel — de toutes, les bibliothèques.

Qu’on y réfléchisse, écrit Renan, on verra qu’il est absolument nécessaire de supposer dans l’avenir une grande réforme du travail scientifique. La matière de l’érudition, en effet, va toujours croissant d’une manière si rapide, soit par des découvertes nouvelles, soit par la multiplication des siècles, qu’elle finira par dépasser de beaucoup la capacité des chercheurs. Dans cent ans, la France comptera trois ou quatre littératures superposées. Dans cinq cents ans, il y aura deux histoires anciennes. Or, si la première, que le temps et le manque d’imprimerie ont si énormément simplifiée pour nous, a suffi pour occuper tant de laborieuses vies, que sera-ce de la nôtre, qu’il faudra extraire d’une si prodigieuse masse de documents ? Même raisonnement pour nos bibliothèques. Si la Bibliothèque nationale continue à s’enrichir de toutes les productions nouvelles, dans cent ans, elle sera absolument impraticable, et sa richesse même l’annulera… Il y a évidemment une limite où la richesse d’une bibliothèque devient un obstacle et un véritable appauvrissement, par l’impossibilité de s’y retrouver85.

Il ne suffit donc pas de dire que nos volumes : imprimés pourront être anéantis par milliards, comme le furent autrefois, par milliers et par millions, les volumes manuscrits : il faut reconnaître la nécessité et même la raison providentielle de cette destruction, qui s’exerce, soit par une action lente et continue, soit par d’immenses désastres périodiques, et qui n’est qu’une des formes du renouvellement de la vie. Si à la multiplication excessive des livres s’ajoutait leur conservation indéfinie, nous en serions littéralement inondés ; nous verrions se produire ce que Sainte-Beuve appelle « un ensevelissement d’un genre nouveau », un fléau comparable à une invasion de sauterelles d’Algérie qui serait permanente, qui augmenterait sans cesse, et que ni les vents du nord, ni les changements de saison ne viendraient balayer.

Tous les agents destructeurs des livres, opérant, les uns avec régularité, les autres avec une violence soudaine, la moisissure, les vers, le feu, les petites dents qui rongent, les mains maladroites ou brutales qui gâtent et qui déchirent, envisagés d’un certain point de vue hautement philosophique, paraissent secourables et bienfaisants, et ce que nous maudissions tout à l’heure comme le jeu aveugle du hasard, devient, au contraire, une loi pleine de sagesse.

C’est que notre conception du livre s’est profondément modifiée depuis la Renaissance. En vertu de cette conception nouvelle, nous supposons que l’imprimerie est, fut et sera toujours prête à voler au secours de tout ce qui mérite d’être sauvé.

Théoriquement, cet optimisme est juste. Le livre est, par définition, une âme vivante, incarnée dans un corps qui lui est assurément bien nécessaire, mais à la forme duquel elle n’est point assujettie, et qu’elle peut quitter et changer indéfiniment. Il est clair, pour prendre un exemple, que dans le naufrage littéraire qui a détruit, sans que la perte, probablement, soit grande, la plupart de nos vieilles comédies gothiques, une farce comme Maître Patelin, reconnue chef-d’œuvre dès le premier jour et reproduite en vingt-cinq éditions avant le xviie, pouvait rire avec sécurité de tous les instruments de ruine et de mort qui faisaient disparaître autour d’elle les monuments de la littérature du moyen âge.

Mais, pour que nous n’eussions qu’à nous réjouir du vaste nettoyage que le temps et les accidents opèrent dans l’avoir littéraire de l’humanité, il faudrait, c’est mon triste refrain, que les non-valeurs seulement fussent détruites, et que toute œuvre digne de vivre fût assurée soit de sa conservation immédiate, soit de sa rentrée ultérieure dans la vie. Or, une telle confiance n’est autorisée ni par la réalité historique des faits, ni par la vraisemblance des prévisions.

 

Jamais le temps perdu ne se rattrape complètement, et, pour poser les fondements d’une gloire, il n’y a pas de temps plus utile, de temps dont la perte soit plus irréparable pour un auteur, que celui de sa vie présente. Toute réputation littéraire est une victoire sur l’inattention et l’indifférence naturelles des hommes ; il devient extraordinairement difficile de gagner l’oreille du public, quand le principal intéressé n’est plus là pour la remplir du bruit de son nom et de son ouvrage. En outre, et voici la cause essentielle de la rareté et de la fragilité des gloires posthumes, un chef-d’œuvre doit, en règle ordinaire, avoir existé dans le temps pour vivre dans l’éternité : c’est une création contemporaine avant d’être une création éternelle ; ramasser entre les morts un écrivain oublié et le dresser debout aux regards étonnés des hommes, c’est un peu comme si on essayait de faire tenir sur sa base et d’élever vers le ciel un arbre qui n’aurait plus de racines.

Quand M. Charles Asselineau exhuma en 1854 la tragi-comédie de Tyr et Sidon par Jean de Schelandre (1608), il parvint si peu à la faire connaître que plusieurs érudits naïfs continuèrent à la découvrir, même après qu’elle eut été publiée au tome VIIIme de l’Ancien Théâtre français. Schelandre est un écrivain amusant, ingénieux et même poétique par endroits, dont la verve et la couleur tranchent fort sur la plate et incorrecte prolixité de son fameux contemporain, Alexandre Hardy ; mais, eut-il tout le génie que lui prêtent ses admirateurs et fût-il un Shakespeare français, le pauvre grand poète ne sera jamais qu’une curiosité fossile, et l’histoire de notre littérature a le droit de continuer à ignorer un auteur dramatique dont l’influence est restée, nulle sur les destinées du théâtre et de la poésie.

Cependant il arrive, exceptionnellement, que de grands écrivains n’entrent dans l’immortalité qu’après leur mort et quelquefois longtemps après. Les deux thèmes qu’on peut appeler élémentaires dans toute histoire des réputations littéraires sont : d’une part, le fait de la réhabilitation posthume d’auteurs inconnus ou méconnus de leur vivant ; d’autre part, celui de l’entier, effondrement de certaines popularités bruyantes qui, ayant assourdi le public de leur vain tapage durant quelques années, n’ont pu résister à l’épreuve du temps.

Quand un penseur excellent que sa modestie avait laissé dans l’ombre vient de mourir, sa situation n’est pas plus mauvaise, elle peut même être meilleure que pendant sa vie, s’il a parmi les critiques un ami autorisé et puissant qui se charge du soin de sa gloire. Cette bonne fortune, échue en 1838, quatorze ans après sa mort, à Joubert publié par Chateaubriand, vient d’être celle d’Amiel. Scherer a sauvé son nom et son œuvre, fondé sa réputation, et elle s’est trouvée assez solide pour résister à la vive attaque d’un sérieux adversaire, fort bien armé d’érudition et de doctrine, mais dont la dialectique passionnée n’a réussi à prouver qu’une chose : c’est que, personnellement, il n’aime pas les critiques et les moralistes « personnels » ni surtout le genre du journal intime.

André Chénier est une gloire posthume, et une grande gloire : à quoi donc a-t-il tenu que son œuvre, qui n’a pas été conservée intégralement et qui fut imprimée vingt-cinq ans après sa mort avec de graves incorrections et d’énormes lacunes, disparût tout entière ? Il est vrai que l’imprimerie lui assure à présent l’éternité ; il faudrait un déluge universel pour la détruire : mais, durant un quart de siècle, combien précaire fût son existence86 !

L’intervalle entre la mort d’un auteur et sa résurrection glorieuse peut être beaucoup plus long. Charles d’Orléans, poète du xve, n’a été révélé au monde qu’en 1734 ; pendant deux siècles et demi son œuvre est restée ensevelie dans un oubli profond. MM. Anatole de Montaiglon et Chartes d’Héricault s’accordent à trouver dans cette circonstance l’explication d’une renommée qui leur semble médiocre et inférieure au mérite de l’exquis chansonnier. Nous estimons, au contraire, que Charles d’Orléans, poète charmant, gracieux, délicat, mais non pas grand poète, n’a point à se plaindre de la postérité, qui, voyant dans le gentil prince au joli babil une de ces antithèses commodes qu’elle aime avec Villon, le grossier génie plébéien, a placé, pour la symétrie, son léger bagage poétique dans un des plateaux de la balance, en l’opposant lui-même comme le dernier des troubadours au premier des lyriques modernes.

La Chanson de Roland, dont la rédaction primitive est perdue et qui n’est, sous la forme la plus ancienne que nous ayons conservée, qu’un premier délayage, supportable encore, de l’original, s’est éveillée à la gloire après un sommeil huit fois séculaire. Dans l’espace d’une trentaine d’années, cette gloire est devenue immense ; elle est née de l’occasion heureuse qui nous a rendu en 1837 le manuscrit de la bibliothèque bodléienne, et du besoin, pour l’histoire littéraire de la France, de poser solennellement, à l’origine de notre littérature, un grand monument héroïque, patriotique et religieux, d’une certaine beauté relative. Mais la renommée de l’auteur présumé est loin d’être égale à celle de l’ouvrage : curieuse et juste conséquence de cet état particulier du sentiment littéraire où ce que l’on admire n’est pas tant l’œuvre même qu’on a sous les yeux que celle qu’on rêve ou qu’on regrette, et qu’avec plus de ‘chance on aurait pu avoir. À l’anonymat, qui est la règle de la poésie du haut moyen âge, s’est substituée, dans le cas de Turold, la signature suspecte d’un trouvère auquel nous en voulons un peu pour avoir assez gauchement amplifié un texte qu’il aurait mieux fait de transcrire dans son indigence et sa rudesse premières.

Si des romans tirés à plus de cent mille exemplaires disparaissent en moins d’années qu’on ne le croirait possible au point de devenir introuvables, qu’adviendra-t-il de nos modestes livres d’érudition, de philosophie, de critique, de morale, d’histoire, qui opposent à l’assaut des siècles leurs petites phalanges de cinq cents hoplites pesamment armés ? il est vrai que les romans nouveaux étant lus pendant un mois ou deux avec avidité subissent une usure et une dislocation qui explique suffisamment l’anéantissement rapide de la littérature légère, tandis que nos excellents et solides ouvrages, n’étant ni lus ni coupés, sembleraient devoir être respectés du temps comme des lecteurs. J’avoue que je ne comprends pas toujours comment leur destruction s’opère : les taches, couleur de rouille, dont se couvre si vite l’abominable papier de nos in-douze à 3 francs et de nos in-octavo à 7 fr. 50, s’étendront-elles jusqu’à réduire littéralement toutes les pages en pourriture et en miettes ? C’est possible, c’est probable ; cinquante ans au plus suffiront à l’ennemi invisible pour occuper toutes les positions. Il pourra s’endormir ensuite sur sa victoire ; la place est prise, et, dans un siècle, la moindre secousse fera tout crouler.

Devant cette menace terrible, les pauvres auteurs (oh ! ne les accusez pas de vanité ; c’est l’horreur de mourir qui les épouvante, c’est la soif de vivre qui les affole) font les frais d’un tirage à part d’une vingtaine d’exemplaires sur papier de luxe. Faible défense contre les siècles, et qui ne met pas même les imprimés modernes sur le pied de ces copies antiques confiées au papyrus ou au parchemin, dont un si petit nombre a été sauvé par hasard.

Sur un papier timbré de 0 fr. 60 centimes, qui est de bonne qualité et qui pourra survivre pour attester dans deux mille ans qu’un jour nous fûmes auteurs, notre éditeur signe et nous fait signer un de ces traités piteux où nous assumons avec joie une partie des frais d’impression, très contents des sept sous qui nous sont promis par exemplaire vendu, tant notre secret orgueil fait de fond sur la clause relative à une seconde édition qui ne paraît jamais et que nous espérons naïvement, suivie d’autres en nombre infini, de la justice tardive de la postérité !

Le sort ordinaire de tant de bons livres, pleins de substance et de saveur, c’est d’être vendus à vil prix, pour cause d’encombrement des bibliothèques particulières, à des bouquinistes, qui ne trouvant point pour eux d’acheteurs et finissant par être encombrés à leur tour, les cèdent moins à l’épicier, en dépit de la vieille plaisanterie classique, qu’au chiffonnier et à l’égout.

Et voilà l’explication la plus simple du mystère qui nous rendait rêveurs : comment les gros ouvrages « de fond » disparaissent-ils ? L’ennui qui les avait d’abord protégés, est une lourde cuirasse qui les accable enfin.

C’est pour nous spécialement, érudits, moralistes, critiques littéraires, que la philosophie a imaginé cette belle consolation dont notre sagesse égoïste s’est tout à l’heure encore scandalisée, mais qui n’est peut-être pas sans effet sur quelques âmes singulièrement hautes, et que (sans en tirer personnellement le moindre réconfort), je continue à vous offrir, chers frères, pour ce qu’elle vaut :

Notre œuvre périra tout entière dans sa forme. Notre nom lui-même restera obscur ou totalement ignoré. Mais l’idée utile que nous aurons développée, le fait nouveau que nous aurons éclairci, la vérité qui aura servi, grâce à nous, à l’instruction de la jeunesse studieuse, cela ne mourra point. Notre petit apport dans l’héritage intellectuel et moral de l’humanité future, voilà notre seule immortalité ; tout le reste, toutes les espérances dont notre imagination se repaît, n’est que fantasmagorie et duperie. La sagesse est de le comprendre, d’accepter comme juste et comme bon ce qui est nécessaire, et il n’y a rien de plus nécessaire que la destruction en masse des formes, des idées, des créatures et des créations individuelles, périssant pour renaître et se métamorphoser indéfiniment.

Nous nous endormirons d’un sommeil éternel en écoutant relire, pour fortifier nos cœurs, certaines pages supérieurement édifiantes de l’évangile selon saint Renan : son chapitre sublime sur la résignation à l’oubli.

2. — L’heure du génie §

On manque l’occasion, d’abord quand on n’a pas l’esprit de naître à son heure.

Tonte œuvre parfaitement belle, disons en termes plus généraux toute manifestation du génie où sa pleine mesure est donnée, résulte d’une concordance exacte entre les dons qu’il tient de la nature et les circonstances extérieures. Des circonstances tout à fait défavorables peuvent avoir le même résultat négatif que l’absence complète de talent naturel ; les grands hommes en puissance, nés avec des dons supérieurs, mais morts « avec toute leur musique en eux », équivalent aux hommes de capacité nulle, et donnent, comme la multitude anonyme, dans ce cimetière immense de l’oubli sur lequel le poète Gray a versé sa mélancolique élégie.

Si les circonstances ne sont que partiellement contraires, le résultat, inférieur sans doute à ce qu’il aurait été dans le cas d’une harmonie entière du génie et de l’occasion, peut être assez brillant encore ; on pourrait donner de certains talents du second ordre cette définition assez juste : des génies dont une circonstance adverse a contrarié le plein développement. Mais cette définition, appliquée à tous les talents secondaires, serait fausse, puisqu’elle rend la fortune seule responsable des défaillances, et qu’elle suppose entre les dons naturels une égalité qui existe si peu que l’échelle des degrés y est infinie.

Pourquoi, au contraire, ne ferait-on pas consister le caractère essentiel du génie dans une certaine force irrépressible qui le contraint à se faire jour en dépit des circonstances et de quelque manière que ce soit ? Et pourquoi cet instinct, vainqueur des choses ennemies, affranchi de la limitation d’une forme unique, ne serait-il pas le signe qui distingue par excellence le génie du simple talent ?

Le fait est que, l’occasion extérieure et l’initiative individuelle constituant par leur accord les deux conditions des œuvres comme des actes d’une beauté supérieure, la critique s’est laissée aller, comme on devait s’y attendre, à exagérer l’importance relative tantôt de la première, tantôt de la seconde ; et, comme toujours, la vérité, nuance délicate, se cache dans un juste tempérament des deux exagérations contraires.

 

Macaulay, dans un passage éloquent de son essai sur Oryden, a fait une concession imprudente aux doctrines fatalistes qui, dans la suite logique des faits généraux de l’histoire, réduisent au rôle d’agents à peu près négligeables le génie et la volonté des individus :

Sans Copernic nous aurions le système de Copernic, sans Christophe Colomb l’Amérique eût été trouvée, sans Locke nous aurions une théorie juste de l’origine des idées dans l’esprit de l’homme. La société a ses grands hommes et ses hommes médiocres, comme la terre a ses montagnes et ses vallées ; mais les inégalités de l’intelligence ; comme les inégalités de la surface du globe, sont si peu de chose en proportion de la masse, qu’on peut n’en tenir aucun compte en calculant ses grandes révolutions. Le soleil éclaire les montagnes lorsqu’il est encore au-dessous de l’horizon, et les esprits supérieurs découvrent la vérité quelque temps avant qu’elle devienne évidente pour la multitude. C’est à quoi se borne leur supériorité. Ils sont les premiers à recueillir et à réfléchir une lumière qui, sans leur concours, serait devenue visible un instant plus tard à des hommes qui sont placés fort au-dessous d’eux. De même, dans les arts, ceux qui semblent diriger le goût public se bornent en général à le devancer dans la direction qu’il prend spontanément.

S’il est vrai que la terre n’est pas le centre du monde, s’il existe réellement dans l’autre hémisphère un continent tel que l’Amérique, il ne paraît guère possible de douter, en effet, que sans Copernic, sans Christophe. Colomb, les découvertes de ces grands hommes n’eussent été faites par d’autres, forcément, tôt ou tard. La raison accorde, nous l’avons reconnu déjà87, que toute vérité, toute réalité objective doive, surgir aux yeux de l’homme, avec le temps, du sein de la nature qui la recèle. Mais la production des idées et des formes, qui sont une invention, non une découverte, n’a pas le même caractère de nécessité, et l’esprit répugne à imaginer aucune équivalence, tirée des ans et des hommes accumulés, qui pût combler le trou que ferait dans l’histoire de la pensée et de l’art l’absence d’un Platon ou d’un Shakespeare.

On se tromperait, d’ailleurs, lourdement, si l’on croyait que dans l’ordre scientifique lui-même la qualité, j’entends le génie, venant à faire défaut, il ne tienne qu’au temps de réparer cette perte, et qu’un substitut d’égale valeur se présente alors à coup sûr dans la quantité des intelligences et des talents médiocres. Combien donc faudrait-il de savants ordinaires mis bout à bout pour balancer un Newton ? Pas un très grand nombre peut-être, s’il s’agissait seulement de contre-peser la somme de labeur que Newton a fournie et les résultats qu’il a dus à la seule patience et à la méthode ; mais pourquoi le vingtième ou le centième savant serait-il illuminé, plus que le premier, de l’éclair sublime dans lequel Newton eut un jour la vision de l’attraction universelle ? La terre ayant été d’abord destituée de sa position centrale dans l’univers, puis sa gravitation autour du soleil démontrée, la découverte de l’attraction universelle devait se faire : d’accord ; mais il fallait pour cela qu’il vint au monde un nouvel homme de génie, grand comme Copernic et comme Galilée. La chute fortuite d’une pomme révéla, dit-on, à Newton la loi qui régit et qui meut tous les corps ; mais, pour qu’une telle révélation eût lieu, le concours de trois conditions était nécessaire : 1° d’une intelligence munie de tout le savoir astronomique, de l’époque ; 2° d’une pomme tombant par hasard ; 3° et surtout, de Newton qui regardait. Mettez sous les yeux du plus savant docteur en physique, mais qui n’est qu’un savant docteur, une pomme qui tombe, elle ne sera pour lui qu’une pomme qui tombe.

Ce qu’il faut reconnaître, c’est que chaque pas important et décisif franchi par le génie est le plus souvent conditionné par l’immense effort obscur d’une innombrable armée de pionniers anonymes l’acheminant jusqu’au bord même de la terre nouvelle où il plante son drapeau. La multitude myope continue à travailler au fond du fossé où elle périt sans gloire, pendant que le grand homme aperçoit le gué et passe le premier. Appelez chance, bonheur, inspiration du ciel le rayon qui éclaire sa route : toujours est-il qu’il y a là autre chose que la simple addition des efforts communs, et que, de tous les labeurs entassés, de toutes les méthodes appliquées l’une après l’autre, de toutes les patiences se faisant suite, on ne saurait tirer la moindre intuition de génie. « Cela est d’un autre ordre », dirait Pascal.

L’image brillante de Macaulay cache deux ou trois sophismes.

L’écrivain fait d’abord singulièrement bon marché de l’incalculable service que le génie rend au genre humain par l’accélération de certaines découvertes avancées non pas « d’un instant », mais qui sait de combien de siècles parfois ! Il a tort de ne voir qu’une différence de degré dans l’abîme naturel qui sépare du génie non la médiocrité seulement, mais la plus grande science elle-même. Enfin il soumet le progrès des arts au même ordre fatal que celui des sciences, sans réfléchir que la question se pose en d’autres termes, et que la collaboration des hommes ordinaires et des ans fût-elle jugée suffisante pour découvrir l’un après l’autre tous les secrets de la nature, il ne s’ensuivrait pas que la création purement ingénieuse des idées et des formes dût être rangée, elle aussi, sous cette même loi mécanique du temps et du nombre multipliant, jusqu’à en faire une valeur, l’obscure force des talents médiocres.

Un philosophe, d’ailleurs déterministe, mais qui entendait bien laisser à la volonté individuelle et au génie leur inestimable prix comme causes dans l’ordre universel, Stuart Mill, a repris et rectifié d’une façon très heureuse la célèbre comparaison de son compatriote :

La vérité, répond-il avec un grand sens, ne se lève pas comme le soleil, par son mouvement propre et sans effort humain, et il ne suffit pas de l’attendre pour l’apercevoir. Les hommes éminents ne se contentent point de voir briller la lumière au sommet de la colline ; ils montent sur ce sommet et appellent le jour, et si personne n’était monté jusque-là, la lumière, dans bien des cas, aurait pu ne jamais luire sur la plaine.

L’exagération directement opposée à celle de Macaulay a été soutenue par Carlyle avec l’emportement de conviction, le flot d’images bizarres ; mais aussi avec la noblesse d’âme, la hauteur et la profondeur de vues qui sont les éminents caractères de son style extravagant et suggestif. Personne n’a mis en un plus éclatant relief que l’auteur des Héros le rôle principal des individus dans l’histoire, la souveraine grandeur du génie, la force et la puissance de la volonté libre.

L’idée singulièrement originale de ce livre fameux, c’est que le véritable grand homme est toujours grand, dans quelque situation que le sort l’ait placé. La forme particulière sous laquelle son génie se manifeste peut dépendre des circonstances extérieures ; mais, s’il est vraiment grand, il était capable « d’être toutes sortes d’hommes. Le poète qui ne pourrait que s’asseoir sur une chaise et composer des stances, ne ferait jamais une stance de grande valeur. »

Il ne pourrait chanter la guerre héroïque, s’il n’était lui-même un guerrier héroïque aussi. J’imagine qu’il y a en lui le Politique, le Penseur, le Législateur, le Philosophe ; à un degré ou à un autre, il aurait pu être, il est tous ces hommes-là… Le grand caractère fondamental est cela pour un grand homme : que l’homme soit grand. Napoléon a des mets en lui qui sont comme des batailles d’Austerlitz. Les maréchaux de Louis XIV sont une sorte d’hommes poétiques aussi : les choses que Turewae dit sont pleines de sagacité et de génialité, comme des dits de Samuel Johnson… Pétrarque et Boccace remplirent des missions diplomatiques… Shakespeare, on ne sait ce qu’il n’aurait pas pu faire, au suprême degré.

Et encore :

Au fond, c’est le premier don du Poète » comme c’est celui de tous les hommes, que d’avoir assez d’intelligence. Il sera Poète s’il l’a : Poète en paroles, ou, faute de cela, peut-être encore mieux, Poète en acte.

S’il écrira du tout, s’il écrira en prose ou en vers, cela dépendra d’accidents : peut-être de ce qu’il a eu un maître à chanter… Mais la faculté qui le rend capable de discerner le cœur intérieur des choses et l’harmonie qui habite là, n’est pas le résultat d’habitudes ou d’accidents, mais le don de la Nature elle-même, le premier équipement pour un Homme héroïque de quelque sorte qu’il soit. Au Poète, comme à tout autre, nous dirons avant tout : Vois. Si vous ne pouvez faire cela, il n’est d’aucune utilité de persister à assembler des rimes, à faire sonner l’une contre l’autre des sensibilités, et de vous nommer vous-même Poète ; il n’y a aucun espoir pour vous.

Envisagé sous cet aspect, le véritable grand homme, bien loin de jamais donner toute sa mesure, sa pleine et parfaite expression dans un de ces chefs-d’œuvre dont nous disions plus haut que leur beauté suprême résulte de l’exacte concordance du génie et de l’occasion, est toujours supérieur à ce qu’il écrit et à ce qu’il fait. Après avoir rappelé les termes dans lesquels Shakespeare parle des combattants d’Azincourt :

Cet homme aussi, s’écrie Carlyle, avait en, lui de quoi bien frapper, s’il en fût venu là ! Je dirai des œuvres de Shakespeare en général que nous ne puisons pas du tout là une pleine impression de lui ; pas même aussi pleine que celle que nous avons de bien des hommes. Ses œuvres sont autant de fenêtres à travers lesquelles nous saisissons une lueur du monde qui était en lui.

Cette doctrine superbe relève absolument le grand homme, le héros, de la situation d’obligé qu’il semble avoir parfois à l’égard du temps et des circonstances. Toujours et partout sa grandeur doit paraître, au lieu que « nous avons connu des temps qui appelaient assez fort leur grand homme, mais, hélas, ne le trouvaient pas quand ils l’appelaient ! » Carlyle accable de son mépris les « petits critiques » qui prétendent « expliquer » les héros et « prendre leurs dimensions », quand ils devraient les « adorer », et qui voient dans un Luther, par exemple » « la créature du temps, qui a tout fait pour lui. » Il les convainc d’impuissance intellectuelle autant que de bassesse morale, et il ne fait qu’exprimer avec énergie la vérité même en disant :

Nulle plus triste preuve ne peut être donnée par un homme de sa propre petitesse que la non-croyance aux grands hommes… Nul sentiment plus noble n’habite dans la poitrine d’un homme que l’admiration pour un plus haut que lui-même. C’est l’influence vivifiante dans la vie88.

Savourons un peu, il en vaut la peine, le paradoxe de Carlyle sur l’essence de toute grandeur vraie.

Le grand homme est, dans sa pensée, l’homme que Dieu a fait pour agir sur les autres hommes, pour les dominer et les diriger. Créature supérieurement douée, il possède en naissant le germe des talents les plus divers : lequel développera-t-il par excellence ? cela dépendra d’accidents extérieurs ; mais aucun accident ne pourra faire que l’esprit divin qui est en lui ne force pas la porte et s’éteigne, faute d’issue, dans son obscure prison : Le cas précédemment supposé par nous d’un génie totalement stérilisé par des circonstances ingrates devient une vaine et contradictoire hypothèse, et les larmes versées par le poète sur les grands hommes inconnus, inhumés dans un cimetière de campagne, n’ont plus d’objet, le génie étant, par définition, une force irrépressible que les circonstances ne peuvent étouffer, mais qu’elles façonnent seulement, en lui imprimant sa direction et sa forme.

Que tout génie soit de sa nature un « conquérant » né pour l’action et pour l’empire, cela ne saurait faire un doute ; c’est grâce à cette puissance d’expansion et de rayonnement au dehors par laquelle il influe sur la marche du monde, que le chimiste dans son laboratoire, le peintre dans son atelier, le philosophe dans son « poêle », le poète et même le musicien, qui peut-être se piquent de n’être que d’inutiles rêveurs, prennent, comme le capitaine, l’orateur, l’homme d’État, l’importance de personnages historiques. Mais, d’abord, l’activité conquérante du génie n’est pas nécessairement de celles qui s’exercent ou se seraient exercées, dans d’autres circonstances, manu militari ; elle n’est pas toujours armée en guerre avec le casque, le panache et l’« équipement » que lui prête, non sans quelque naïveté, l’enthousiasme héroïque et belliqueux de Carlyle.

Certes, la gloire d’avoir combattu à Marathon rehausse singulièrement la grandeur d’Eschyle, et si Sophocle a déployé un certain talent comme stratège, cela n’est point pour amoindrir l’idée que nous avons de lui. La beauté des actes, s’ajoutant à celles des œuvres, ne peut que relever encore le grand, homme dans notre imagination, surtout s’il s’agit d’un ancien dont la vie, idéalisée par le recul des temps et le manque d’informations biographiques, se réduit à quelque légende d’une simplicité sommaire, pure de tous les détails indiscrets et compromettants que la réalité est toujours en péril d’offrir quand elle est trop éclairée du jour de l’histoire. Mais on n’exige point des héros de l’art et de la pensée qu’ils soient en même temps des héros de la guerre ou de la politique ; s’ils ambitionnent cet autre « laurier », nous nous garderons bien de dire qu’ils aspirent à descendre, nous dirons seulement qu’ils courent le risque de manquer deux couronnes pour n’avoir pas su se contenter de la première, qui était assez belle.

Les drames politiques de Corneille ont beau être « le bréviaire de l’homme d’État », il est extrêmement douteux que, si le poète avait été mis en demeure de passer de la théorie à la pratique et d’appliquer ses vues dans l’exercice d’un ministère ou d’une principauté, comme le rêvait Napoléon, il s’y fût montré plus apte, moins fauche et empêché que le bon Sancho dans le gouvernement de son île.

Un poète, dont l’imagination s’échauffe à l’idée d’une bataille, fait briller dans ses vers une ardeur guerrière : est-ce donc là une raison de croire qu’il se serait montré au besoin vaillant soldat ou capitaine habile ? Nullement. Shakespeare pouvait faire parler et agir en héros les combattants d’Azincourt, sans être capable de frapper lui-même les grands coups qu’il propose à notre admiration, et si nous nous le figurons très volontiers comme un homme complet, au corps solide et au cœur brave, cette bonne opinion a probablement son origine non pas tant dans sa poésie que dans les faits plus ou moins légendaires que la tradition rapporte sur lui à une époque connue d’ailleurs comme féconde en héros de l’action. Mais Racine et Boileau sur leur cheval de bataille ! y a-t-il un spectacle plus ridicule et plus piteux ? Il est vrai que l’objection n’en serait pas une pour Carlyle, qui sans doute ne reconnaissait chez les deux pauvres sires aucun des caractères du héros.

Victor Hugo, né pour le labeur exclusif de l’art, s’est fourvoyé dans la politique, où sa gloire n’a rien gagné, où l’estime pour son jugement et la considération pour son caractère ont achevé de se perdre ; quant à ses vertus guerrières, elles se réduisent toutes au port d’un képi ridicule. Lamartine, au contraire, grand poète d’occasion et d’inspiration, a été un beau jour improvisé par les circonstances grand citoyen et grand orateur ; comme ici la nature était supérieure à l’art, l’homme a pu sans effort atteindre plusieurs cimes ; il a dépensé les riches dons du ciel avec une prodigalité et une insouciance magnifiques ; et la gloire de l’action, de l’éloquence et du courage s’est aisément trouvée chez lui, — l’esprit de Dieu l’ayant poussé là par hasard, — égale à celle de la poésie.

 

Par malheur pour le culte des héros et pour le sentiment de l’admiration, qu’il serait si doux et si utile d’entretenir dans nos cœurs comme une flamme sacrée, il n’arrive guère, chez les fils des hommes, que la grandeur intellectuelle et morale présente cette harmonieuse unité de toutes les parties qui est moins humaine que divine, et dont Carlyle proclame éperdument la beauté, et la nécessité bien plus qu’il n’en constate l’existence.

Ce serait ramasser dans l’ornière des vérités rebattues un lieu commun lamentable que de s’appesantir sur les misères morales et même les lacunes intellectuelles de la plupart des grands hommes ; si j’avais besoin d’un argument ad hominem, l’exemple de Carlyle me suffirait, avec les incroyables petitesses, l’humeur tyrannique, sombre et dure, les lubies et les manies étranges qui furent la rançon de son beau génie.

La réunion de toutes sortes de talents et de vertus est si peu la caractéristique du génie en général, qu’on voit cet honorable cortège accompagner plutôt une certaine médiocrité. L’équilibre normal rompu au profit d’un talent exceptionnel et prodigieux : voilà, au contraire, ce qui distingue le génie, même celui des héros, beaucoup moins rarement qu’une aptitude universelle. Loin d’être des modèles et des objets d’amour pour le commun de l’humanité, les grands hommes, plus dignes de pitié que d’envie, sont souvent des victimes de l’hôte surnaturel qui s’établit en maître chez eux et qui leur vend la gloire au prix de leur bonheur, de leur repos et de leur âme.

 

L’auteur des Héros contredit les faits les mieux établis par les sciences naturelles et par l’histoire lorsqu’il nie, dans tes natures supérieures, l’existence de certaines aptitudes innées, qui sont uniques et exclusives, lorsqu’il soutient que le vrai grand homme possède tous tes talents en germe et que l’occasion seule fait leur diversité.

Pascal découvrant la géométrie à l’âge de douze ans était sûrement né pour les mathématiques ; les plus grands poètes et les plus grands peintres du monde auraient pu se pencher sur le berceau de l’enfant et diriger tes premières études du jeune homme, sans incliner son austère génie vers la poésie ou vers la peinture.

Voici deux hommes nés la même année, à peu près aussi grands l’un que l’autre, mais chacun dans son genre, Chateaubriand et Bonaparte : n’est-il pas absurde de supposer qu’on aurait pu les changer en nourrice, mettre Chateaubriand à la place de Bonaparte, Bonaparte à celle de Chateaubriand, sans perdre ni Marengo, ni le Génie du christianisme ?

C’est cette adaptation prédestinée à un emploi spécial qui rend souvent si problématique et si chanceux le placement des dons naturels. S’il ne s’agissait que de percer et de briller de quelque façon que ce soit, on concevrait encore qu’aucune circonstance adverse ne pût empêcher le génie de se faire jour ; mais quelle assurance pouvons-nous avoir que te petit paysan né avec la bosse de la sculpture fera la rencontre de l’homme riche, éclairé et charitable, qui, émerveillé de ses bonshommes d’argile, se chargera des frais de son éducation et l’enverra à une école de dessin ? Si ses parents, comme tout porte à le craindre, sont de médiocres amateurs des beaux-arts, le petit Phidias risque fort de passer sa jeunesse à garder les oies, et les larmes de Gray auront trop raison de couler. Un des bienfaits de l’instruction obligatoire, c’est d’avoir atténué dans une large mesure le danger que les génies rustiques courront toujours, de rester inappliqués et stériles.

Il est, en revanche, fort douteux que la conscription soit utile à l’éveil des grandes vocations militaires, et ce n’est pas du tout à cause du service militaire obligatoire que les génies guerriers me semblent dans des conditions meilleures que les autres pour se faire leur place au soleil, quelles que soient les circonstances de temps et de lieu. Mais l’esprit de bataille et d’aventure est toujours de saison et partout il trouve une matière pour s’exercer. Il se connaît lui-même aussitôt qu’il existe, il n’a pas besoin d’un maître pour lui ouvrir les yeux et diriger ses premiers pas. C’est surtout lui qui appelle et crée les occasions, lorsqu’elles tardent trop au gré de son impatience. Aucun État ne fut jamais assez tranquille et assez pacifique pour laisser longtemps sans emploi les braves qui ne demandent qu’à donner des coups au voisin et à risquer leur peau ; à défaut d’une guerre en Europe ou dans les colonies, les grands voyages de découvertes présentent aujourd’hui à leur ardeur entreprenante et belliqueuse une satisfaction analogue. Même sous le règne de Louis XIV, un aventurier comme Jean Bart pouvait se couvrir de gloire.

Il n’y a pas de différence assez spécifique entre un conquérant d’empires et le chef d’une bande de brigands ou d’une flottille de corsaires pour qu’ici la raison éprouve la moindre difficulté à concevoir une substitution de rôles. Si Bonaparte rencontra dans l’état de la France et de l’Europe au commencement de ce siècle une occasion unique, à la fois pour son activité conquérante et pour son génie organisateur, personne ne doute qu’un tel homme, en tout lieu, en tout temps, n’eût fait parler de lui. Mais quel éteignoir sur le génie de Molière, s’il était venu au monde dans la Genève de Calvin ! ou, pour user d’une pittoresque image des Grecs, quel bœuf un Pierre l’Hermite aurait eu sur la langue au siècle de Voltaire ! et, si « les petits corps » qui d’Ernest Renan ont formé « l’assemblage » s’étaient rapprochés sous saint Louis, quel étrange avorton ils nous auraient donné !

On peut multiplier à plaisir ces hypothèses, ces rêveries extraordinairement suggestives pour l’imagination ; seulement il faut prendre bien garde qu’il y en a de tout à fait impossibles, contradictoires et absurdes. Si rien n’empêche de supposer dans la capitale du calvinisme la naissance accidentelle d’un génie comique du premier ordre annihilé par les circonstances comme un oisillon qu’on étouffe au nid, un prédicateur sincère de la croisade au xviie ou au xviiie aurait été non pas la moitié d’un fou, c’est-à-dire encore une maniéré de génie peut-être, mais un fou complet, à lier et à enfermer aux Petites-Maisons ; conservait-il une partie de son bon sens ? alors Pierre l’Hermite a changé de nom et de rôle : il s’appelle l’abbé de Saint-Pierre ou Jean-Jacques Rousseau.

Un sceptique d’une exquise modernité, tel que Renan, est aussi inconcevable en plein moyen âge qu’un hippopotame au pôle nord ; il fallait, pour faire éclore une telle fleur d’esprit, le fumier amoncelé de plusieurs siècles de culture.

Les génies ne tombent pas sur nous du ciel à l’improviste par un caprice des dieux ; ils sortent, à l’heure convenable, de la terre, mère des hommes, et, quand ils naissent, tout est prêt pour les produire comme pour les recevoir. Je ne suis pas bien sûr que le petit paysan qui nous faisait pitié tout à l’heure eût pu venir au monde avec « la bosse de la sculpture » sans compter quelque artiste parmi ses aïeux. S’il y a dans son cas un fait d’atavisme, nous pourrons fonder un peu plus d’espoir pour sa carrière sur la perspicacité de ses parents, dont l’attention doit être tenue en éveil par quelque tradition de famille.

 

Des philosophes ont prétendu séparer nettement deux classes de génies : ceux qui doivent à l’occasion tout leur éclat ; et ceux qui, plus forts que les circonstances, ne pouvaient être réprimés ni contraints par aucun obstacle extérieur.

Si cette division était fondée sur de bonnes raisons objectives, nous posséderions un critérium pour distinguer les hommes foncièrement grands des parvenus de la fortune ; mais on s’aperçoit bien vite qu’elle a pour tout fondement la pure fantaisie du sentiment personnel, les préférences et les aversions instinctives les moins solidement établies, et vraiment j’ai grand’peur que ce caprice obscur de l’individu ne soit : le dernier fond de tous nos jugements esthétiques.

Pourquoi donc M. William James classe-t-il parmi les « créatures de l’occasion » Cromwell, que, d’autre part, Carlyle admire et vénère avec attendrissement comme le type du véritable héros, grand par toi-même, indépendant des circonstances ? Et pourquoi encore M. James range-t-il dans la même catégorie que Cromwell, Bonaparte, Washington et Grant ? Mais par quelle faveur, au contraire, un Voltaire, un Shelley, un Carlyle sont-ils placés par lui dans l’élite de ces hommes absolument supérieurs dont le génie aurait toujours et partout éclaté ?

M. James n’aime pas Spencer ni Darwin. Il a eu la malice d’écrire sur ces deux grands esprits, qui lui sont antipathiques, une page très piquante sans doute, mais qui nous apprend ceci uniquement : c’est qu’il n’aime pas Darwin ni Spencer.

On a peine à se figurer un Voltaire, un Shelley, un Carlyle réduits à la vie végétative à n’importe quelle époque. Mais prenez M. Galton lui-même, son cousin M. Darwin, et prenez M. Spencer : rien ne m’est plus aisé que de comprendre qu’à une autre époque ces hommes seraient morts tous les trois avec toute leur musique en eux et connus seulement de leurs amis pour des personnes remarquables par la force et l’originalité du jugement et du caractère. Ce qui les a lancés dans une carrière où leur grandeur a pu se déployer, c’est simplement cet accident : que chacun d’eux est tombé sur une tâche vaste et brillante et asm conforme à la nature de son génie pour y faire converger toutes ses passions et ses facultés. Je ne vois d’ailleurs aucune raison pour que, dans le cas où ils n’auraient pas rencontré leurs dadas à des époques convenables de ta vie, ils eussent dû nécessairement en enfourcher d’autres et devenir également grands. Leur cas me semble tout parmi à celui des Washington, des Cromwell et des Grant, qui n’ont fait que surgir à l’occasion89.

Il y a des erreurs si généreuses qu’elles sont moralement préférables aux vérités dont la pure et froide lumière éclaire l’intelligence sans réchauffer le cœur. De ce nombre est la théorie des héros, que nous venons d’exposer et de critiquer, où un homme de génie lui-même considère les génies comme des forces purement spirituelles et souverainement libres, qu’aucune hostilité des choses extérieures ne peut empêcher d’accomplir leur glorieuse destinée.

C’est à coup sûr une idée très belle et qui mériterait d’être vraie que cette fière doctrine des esprits nés supérieurs, don du ciel à la terre, venant au monde sans vocation déterminée et sans autre mission que d’être grands, prêts à devenir indifféremment des héros de l’action, de la pensée ou de l’art, selon les circonstances. Il serait consolant de penser que pas une goutte ne se perd du réservoir précieux qu’ouvre à certaines heures la main de l’Éternel pour faire descendre l’ondée céleste qui féconde l’humanité et renouvelle la face de l’histoire. La jalousé estime de Carlyle pour les hommes éminents qui sont l’honneur de notre race explique et justifie sa répugnance profonde à diminuer leur part de mérite en mal autant qu’en bien, à savoir le moindre gré à la fortune de ce qu’ils ont fait comme à la rendre coupable de ce qu’ils ont négligé de faire. Seuls ils gardent à ses yeux toute la responsabilité de leur œuvre.

Cette manière de voir n’a pas seulement pour elle la hauteur morale qui la recommande aux âmes fières ; il faut reconnaître qu’elle a, en somme, bien de quoi contenter aussi la raison.

On dit : Celui-là est né avant son heure, et celui-ci, après ; quel génie c’eût été un siècle plus tôt, ou cinquante ans plus tard ! Un semblable regret implique une idée naïve et pauvre de l’exacte prédétermination des talents, qui n’est guère plus satisfaisante pour l’esprit que celle de leur indétermination absolue. Une dose extraordinaire d’intelligence ou, si l’on aime mieux, d’instinct, fait sans doute partie intégrante du génie : or, n’est-ce pas manquer d’intelligence ou d’instinct au premier chef que de comprendre, que de sentir imparfaitement le besoin de l’heure où l’on vit, que de laisser fuir l’occasion sans avoir su en tirer tout le parti qu’elle offrait ?

Certaines époques intermédiaires sont appelées âges de transition, d’anarchie ou de crise, parce que l’absence de toute grande royauté intellectuelle y a prolongé une sorte de crépuscule et d’intérim ; mais est-il aucune de ces époques sans éclat qui n’eût pu briller de la pleine splendeur des siècles les plus illustres de l’histoire, si l’un des demi-héros qui vécurent alors, avec plus d’intelligence et de courage, plus de foi et d’audace, plus de volonté et d’énergie, s’était montré un héros complet, un véritable Hercule ? Ce sont les génies fragmentaires et partiels, c’est-à-dire les moitiés, les tiers et les quarts de grands hommes à qui certaines circonstances ne conviennent pas, parce qu’eux-mêmes ne conviendraient pleinement à aucune circonstance ; changez pour eux les temps, vous ne changerez pas leur nature, la fraction restera fraction et ne deviendra jamais un total90.

Si une spécialisation de plus en plus étroite semble devoir être la loi du génie dans l’avenir, l’universalité des aptitudes et des talents n’en demeure pas moins un idéal toujours beau à poursuivre et dont certains hommes divins, moins rares il est vrai dans le passé, ont pu s’approcher quelquefois. Comme l’a remarque Stuart Mill, la supériorité des anciens peintres soi les modernes est due à ce « qu’un grand nombre d’hommes doués d’un esprit de premier ordre s’adonnaient alors à la peinture. Au xive et au xve siècle, les peintres italiens étaient les hommes les plus accomplis de leur temps. Les plus grands possédaient des connaissances encyclopédiques et excellaient dans tous les genres de production, comme les grands hommes de la Grèce91. » Léonard de Vinci au xvie, plus tard Voltaire et Gœthe sont des types classiques, peut-être les derniers, de ces hommes supérieurs par la diversité brillante, sinon par l’universalité des talents.

De notre temps, Victor Hugo a au moins le mérite de s’être encore efforcé d’atteindre cet antique idéal de l’homme. M. Edmond Biré, biographe très sévère du poète, avait le droit de dénoncer les erreurs de son jugement politique, ses fautes graves de conduite, la petitesse des desseins, des passions et des rancunes qui l’ont trop souvent inspiré ; mais l’histoire et la philosophie auraient grand tort de condamner chez Victor Hugo le principe même de son ambition extrapoétique et de ne pas rendre à l’activité virile du citoyen plus d’honneur qu’à la voluptueuse insouciance d’un Musset ou au mandarinat superbe d’un Flaubert,

Un artiste pur, qui n’est que cela, peut avoir un très beau génie, et on ne lui en demande pas davantage ; mais, s’il se montre glorieux et vain de n’être que cela, ce beau génie est un petit esprit et le contraire d’un grand homme.

La parenté qui lie entre eux certains talents rend d’ailleurs aisément acceptable, dans beaucoup de cas, l’hypothèse d’une indétermination première à leur naissance, puis d’influences purement occasionnelles sur la direction qu’ils ont suivie et la forme qu’ils ont revêtue.

Tels sont, par exemple, le génie de la métaphysique et celui de la poésie, voire même de l’architecture, de la musique et d’une certaine espèce de peinture. Les grandes symphonies de Beethoven sont des mondes, je veux dire des créations analogues à ces vastes construction : philosophiques ou religieuses qui ouvrent l’imagination et à l’âme des perspectives infinies ; il semble à l’auditeur pénétré et recueil qu’il entre dans l’ombre auguste et sacrée de quelque haute cathédrale92.

Dans un certain sens et à un certain degré, toute la peinture est symbolique, puisque l’art même n’est que symbole ; mais il y a des peintres dont le symbolisme est conscient et voulu, comme Chenavard et Cornélius ; il y a des toiles si profondément imbues de pensée qu’elles offrent aux méditations du moraliste une inépuisable matière. Inversement, un penseur tel que François Bacon a déployé une imagination poétique et pittoresque du premier ordre et d’une valeur qu’on peut trouver supérieure à celle de ses idées générales. La volonté de l’éducateur ou le hasard des circonstances aurait pu vraisemblablement, sans perte pour le trésor humain des idées et des formes, faire de Bacon un artiste et de Cornélius un philosophe.

Étaient-ils, au berceau, métaphysiciens ou poètes, un Guyau, un Sully-Prudhomme ? L’hypothèse d’une indifférente substitution d’enfants, dont nous avons touché du doigt l’absurdité, à propos de génies foncièrement hétérogènes, tels que Bonaparte et Chateaubriand, n’aurait plus rien d’absurde s’il s’agissait, par exemple, d’un Gœthe et d’un Hegel : l’esprit peut concevoir une permutation de leurs deux existences, l’éducation de l’un donnée à l’autre, toutes les circonstances où l’un s’est trouvé devenant pour l’autre le cadre de sa vie ; nous ne posséderions plus sous leur forme connue et admirée les chefs-d’œuvre du poète-philosophe et du philosophe-poète, mais il est probable que nous en aurions l’équivalent.

Pourtant un doute subsiste. Car, si la multiplicité des aptitudes natives est une belle chose, il est beau aussi qu’un démon exclusif et jaloux pousse irrésistiblement le génie dans la voie unique où sa supériorité doit triompher, et là où nous ne sentons point cette pression tyrannique du dieu, nous appréhendons qu’une honnête médiocrité générale ne remplace l’éclat glorieux d’un don prééminent et extraordinaire.

C’est en effet la règle. Les géants qui ont planté sur des cimes diverses leur inaccessible drapeau sont des exceptions incomparablement plus rares parmi les hommes de génie que les génies eux-mêmes parmi les simples talents. Bacon, dont l’imagination surtout était grande, a payé cet avantage accessoire par une diminution relative de force et de portée dans ce qui était sa principale affaire, l’investigation philosophique ; quant à la valeur monde de l’homme, elle est misérablement au-dessous de la plus vulgaire moyenne. Lucrèce, grand poète, n’a pas une vraie originalité comme métaphysicien, puisqu’il n’est que le plus éloquent disciple de Démocrate et d’Épicure ; ne faut-il pas être aveuglé par ce respect superstitieux de l’antique qui fait confondre la rouille avec l’or pour ne point voir qu’un degré de plus d’imagination et de génie proprement poétique aurait très heureusement débarrassé sa Muse de cette gangue des systèmes où ses ailes sont trop empêtrées ? Tous les critiques contemporains ont senti et ont regretté ce qu’un souci excessif des vérités de la philosophie ôte à la poésie du noble penseur Sully-Prudhomme de couleur brillante et de grâce légère.

Il y a donc certains génies grands sans être complets, qu’une malencontreuse petite déviation de leur pente naturelle, une fausse direction donnée ultérieurement, soit par l’éducateur, soit par les circonstances, un peu à côté de celle où ils auraient rempli toute leur destinée, semble avoir empêchés d’atteindre cette plénitude de l’être qui résulte de la parfaite harmonie du talent et de l’œuvre.

Au-dessus de ces grands incomplets, il convient de mettre d’abord les génies qui se sont précipités en droite ligne, impétueusement, vers le genre unique où la nature les destinait à exceller, et qui ont goûté dans l’accord parfait de leur talent principal et de leur œuvre une extase si divine qu’ils n’ont permis à aucun talent accessoire de fleurir chez eux parallèlement.

Mais à un rang supérieur encore et tout à fait suprême plane l’élite de ces hommes merveilleux qui, au premier abord, peuvent ressembler à la médiocrité dorée par leur indifférente aptitude à plusieurs choses, mais qui sont les plus grands des génies par leur aisance souveraine à occuper partout les sommets. Ils diffèrent encore des génies exclusifs en ce qu’ils né sont point les serviteurs inconscients et irresponsables de l’instinct, mais des intelligences du premier ordre, voulant et sachant ce qu’elles font, maîtresses tranquilles de leurs actes.

L’homme supérieur, a dit avec raison M. Paul Bourget, se distingue de l’homme de génie, lequel peut être assez inintelligent, et de l’homme de talent, lequel n’est souvent qu’un spécialiste, par la capacité de se former sur toutes choses des idées générales. Si cette capacité de généraliser ne s’accompagne point d’une égale capacité de création, l’homme supérieur reste un critique. Si c’est le contraire, et si le pouvoir créateur subsiste côte à côte avec le pouvoir de tout comprendre, l’homme supérieur devient une créature unique. Il fournit, en effet, le plus admirable type qu’il nous soit donné de concevoir ; celui du génie conscient. C’est, dans l’ordre politique, César ; dans l’ordre de la peinture, Vinci ; dans l’ordre des lettres, le grand Gœthe93.

De toutes les causes extérieures qu’un génie méconnu, ou qui se croit tel, peut rendre responsables de l’insuccès de ses ouvrages, l’heure où ils ont paru est une de celles qu’il allègue le plus volontiers, et la critique admet quelquefois cette excuse ; mais, en règle générale, il n’y en a point de plus faible, de plus insoutenable aux yeux qui voient les choses à distance.

Il est clair, que, si aujourd’hui la Franciade n’a point de lecteurs, ce n’est pas parce que les libraires l’ont mise en vente le jour de la Saint-Barthélemy. Si l’attentat de 1832 contre Louis-Philippe, coïncidant avec la première représentation du Roi s’amuse, a été pour quelque chose dans l’échec de cette pièce, comme le prétend une anecdote d’ailleurs controuvée, il faut évidemment chercher dans l’ouvrage lui-même une explication plus sérieuse de la froideur persistante d’un public étonné qui ne demandait qu’à applaudir, quand, cinquante ans après, le drame de Victor Hugo fut joué pour la seconde fois.

Sainte-Beuve explique par des dates maladroitement choisies l’infortune littéraire du pauvre Chênedollé, dont la réputation n’égale point le mérite. « Il a, dit-il, manqué continuellement l’occasion. » Si ses poésies avaient été publiées en 1802 au lieu de 1820, « on l’aurait alors comparé, utilement pour lui, à Delille, à Lebrun94. »

En 1820, au contraire, la comparaison avec Lamartine lui est désavantageuse et l’écrase. Mais Chénedollé, quels que fussent ses talents poétiques, n’était point né génie. Au lien de l’esprit d’initiative qui caractérise les grands hommes, il avait la timidité qui préfère suivre, qui aime à marcher dans l’ombre de quelqu’un, et il manquait de foi en lui-même et en son étoile, justement parce qu’il n’était que Chênedollé. Ce Delille, ce Lebrun, auxquels il est à certains égards supérieur, savait-il seulement qu’il valait mieux qu’eux, et aurait-il osé leur rompre en visière ? Chênedollé est bien le type du poète de transition, le crépuscule ou, si l’on veut, l’aurore précédant le soleil de Lamartine. L’hypothèse d’une publication de ses poésies en 1802, c’est-à-dire d’un coup d’éclat pareil à celui que fit Chateaubriand la même année, est contradictoire, par conséquent, avec l’idée même qu’il convient d’avoir de son talent intermédiaire et voilé.

Et Sainte-Beuve, lui aussi, s’il avait en pies de fidélité courageuse à sa Muse, s’il avait bravement persévéré dans le genre si original créé par lui vers 1830, était-il donc impossible qu’il triomphât du vieux préjugé français en humain, qui, parquant les esprits dans use spécialité étroite, le réduisait à choisir entre la poésie et la critique ?

« Les hommes, cher Brutus, du Cassins dans Shakespeare, sont les maîtres de leur destinée ; si nous ne sommes que des subalternes, la faute en est à nous, et non à nos étoiles. » Antique morale virile, que ne professe plus notre époque énervée par sa croyance à d’inéluctables fatalités ; mais on n’a pas encore prouvé que cette vieille philosophie soit Hausse, et il se pourrait qu’en ce point de sa doctrine sur le vrai caractère et sur la liberté des héros, Carlyle eût toujours et profondément raison.

 

Voltaire, Chateaubriand, Victor Hugo ont eu au plus haut degré le flair de l’occasion, et ce n’est point là pour la critique une raison de moins estimer leurs succès, en en rapportant pour une part l’honneur aux circonstances ; c’en est use, an contraire, d’ajouter à notre admiration pour leur talent d’écrivains celle qu’ils méritent en outre pour un sens pratique qui, élevé à une certaine puissance, est une des formes du génie.

Le mépris de l’opinion est, sans doute, une belle chose : nous admirons un Théophile Gautier, un Leconte de Lisle, pour l’intrépide vaillance avec laquelle ils ont réalisé leur rêve de beauté, sans taire la moindre concession aux goûts du public, uniquement soucieux de plaire è eux-mêmes et aux artistes de leur race, pleins de dédain pour une justice des hommes qui leur a enfin été rendue, « d’autant plus complète », dit la phrase consacrée, « qu’elle était plus tardive » ; mais si de très grands écrivains ont parfois réussi de cette manière, ce n’est pas ainsi, en général, que procèdent les plus grands. Ils ne craignent pas, eux, de se faire peuple, d’écouter d’où vient le vent, de prêter l’oreille aux bruits confus du monde et de mêler à l’âme de la foule leur « âme aux mille voix », que Dieu

mit au centre de tout comme un écho sonore95.

On leur reproche la banalité d’un grand nombre de leurs idées : mais c’est par là qu’ils restent toujours en contact avec la masse des lecteurs. Le lieu commun, horreur des délicats, pauvre et unique ressource des médiocres, ne fait pas peur aux forts, qui en usent tranquillement, comme d’une matière solide, nécessaire, éternelle, étant sûrs de la refaçonner à leur mode et de la rendre à l’universelle circulation avec leur marque de fabrique. On leur reproche quelquefois aussi la versatilité de leurs opinions : mais cette versatilité du poète est celle de l’oiseau, qui vole où le vent souffle ; elle est légère, tant qu’il vole et tant qu’il chante ; elle ne devient chose grave que si, oubliant qu’il a des ailes, il prend l’allure pédestre et lourde d’un docteur.

J’avoue que Victor Hugo peut avoir encouru ce dernier blâme ; mais tout éloge n’est pas tenu d’être un jugement moral, et quand je songe au prosaïsme foncier de l’esprit français, naturellement fermé à la poésie pure et aux poètes qui ne sont que poètes, je ne puis refuser mon admiration à l’adresse instinctive ou réfléchie avec laquelle Hugo a servi sans relâche aux gobe-mouches des cafés parisiens, qui font les renommées contemporaines, la nuance et la dose de rhétorique politique utiles à sa popularité, depuis le légitimisme le plus pur jusqu’au radicalisme le plus intransigeant.

Suivant une remarque de M. Spronck96, la ferveur royaliste et la vague religiosité des Premières Méditations de Lamartine, voilà surtout ce qui fit en 1820 leur succès foudroyant, puisque, un peu plus tard, les Nouvelles Méditations, « d’une valeur poétique au moins égale », mais qui ne correspondaient plus aussi exactement à l’état d’âme de la France, « furent accueillies avec une admiration visiblement plus froide. »

Alfred de Musset, par d’autres moyens, l’esprit, le libertinage, la passion, l’éloquence, a su habilement envelopper et déguiser au goût français ce breuvage poétique qu’il n’aime guère à prendre sans mélange. Fonder sa gloire sur de telles assises, c’est plus que saisir l’occasion ; c’est s’insinuer au cœur même de la patrie et s’y faire à jamais sa place comme poète essentiellement national.

Malgré un génie poétique étroit et stérile, Malherbe a conquis une situation sans pareille dans l’histoire des lettres françaises et il a éclipsé des poètes qui avaient plus d’imagination que lui, par la supérieure netteté du coup d’œil qui lui fit voir l’opportunité d’une réforme de la versification et de la langue, et par sa fermeté supérieure d’esprit et de caractère dans l’exécution suivie de ce plan.

Bayle observe très finement que, dans la discussion entre Boileau et Desmarets sur la valeur relative du christianisme et de la mythologie comme thèmes de la poésie moderne, les raisons de Desmarets étaient les meilleures, mais que Boileau fut pourtant plus fort qu’elles, parce que « la saison ne leur était pas favorable ».

« C’est, ajoute Bayle, à quoi un auteur ne doit pas prendre moins garde qu’un jardinier. » II y a, en effet, des saisons, et il n’est pas au pouvoir de la créature qui naît de les choisir ; mais il dépend d’elle de les connaître et de s’y conformer.

Être né trop tard, être né trop, tôt : ces expressions, font usitées par la critique et qui ont l’air, à première rue, d’être pleines de sens, n’en contiennent plus autant qu’il le semble quand on les serre de près.

Qu’est-ce qu’être né trop tard ? C’est apparemment reprendre des idées surannées et des formes abolies, avoir des qualités littéraires qui, n’étant plus de saison, ne correspondent point aux goûts des hommes nouveaux. Mais les écrivains ainsi arriérés ne sont pas nés « trop tard » ; ils n’auraient pas dû naître du tout. Ils sont exactement le contraire des auteurs de génie. Est-ce qu’on s’imagine qu’un poète capable d’écrire au xixe siècle, et même avec talent, des tragédies à la manière de Voltaire, aurait été, au xviiie, le rival heureux de l’auteur d’Alzire ? Pas le moins du monde. Il se serait montré alors l’imitateur inutile et attardé de Quinault, voire même de Rotrou. Comme le gendarme de l’opérette, toujours il serait arrivé trop tard. À toutes les époques, on l’aurait vu regarder derrière lui, étant né avec des yeux tournés vers le passé et la moqueuse nature lui ayant fait enfourcher à rebours son pauvre Pégase, qu’il tient par la queue.

Inversement, on aurait une idée bien médiocre et singulièrement fausse des grands poètes d’autrefois si l’on croyait que, nés plus tard, ils auraient conservé les idées et reproduit les formes que nous admirons dans leurs œuvres. Changez la date de la naissance de Racine et, vers 1790, faites tomber du ciel ou s’élever de la terre les subtils et mystérieux atomes dont le concours a formé son génie : est-ce donc Baour-Lormian qui naît alors ou Luce de Lancival ? Nullement. C’est Lamartine. Je fais certes grand cas de Ponsard et de M. Henri de Bornier ; mais enfin ce n’est pas à eux que le démon de Corneille a fait, de notre temps, l’honneur de sa visite, c’est à Victor Hugo. Le fabuliste Viennet se flattait secrètement d’être un nouveau La Fontaine ; mais La Fontaine, au xixe, n’aurait pas fait de fables, et, entre tous les poètes contemporains, c’est Alfred de Musset qu’il aurait choisi d’être. Que dis-je ? l’esprit de Boileau lui-même, ce novateur et ce combattant passionné, cet ennemi des vieux clichés et des sots livres, ce révolutionnaire, ce romantique, serait entré dans la peau de Banville et du diable, plutôt que d’aller s’endormir et s’éteindre chez un de ces graves magisters, gardiens des traditions antiques et solennelles qui, après deux cents ans, en sont restés à sa doctrine et ont l’Art poétique pour loi et pour foi, pour tout horizon, pour seul ciel !

Tout écrivain au sujet duquel on serait tenté d’exprimer le regret qu’il ne soit pas venu au monde plus tôt nous paraît donc, à l’examen, un esprit rétrograde, un être inutile et manqué, dépourvu non seulement de l’instinct génial qui devine l’avenir, mais de l’intelligence nécessaire pour comprendre et traduire l’heure présente, nullement digne, par conséquent, malgré des ressemblances trompeuses, d’être rapproché de ces vieux auteurs qu’il imite, et dont la supériorité consistait, au contraire, à avoir sinon devancé, du moins reflété pleinement leur époque.

Si toutefois l’on commence par mettre hors de cause le génie, dont les deux caractères essentiels sont figurés par cette simple image : des racines profondément enfoncées dans le sol, et une cime dominant la plaine, regardant par-dessus les horizons prochains, — on pourra sans absurdité dire de certains arbustes, de certains poétereaux, qu’ils n’ont pas poussé à l’heure favorable ou dans le terrain qui leur aurait convenu ; seulement ce regret, n’ayant de sens qu’autant qu’il s’attache à des talents d’un ordre très secondaire, ne peut dès lors offrir un intérêt bien vif. Un rimeur né, par exemple, avec l’esprit d’épigramme peur tout talent pourra nous faire regretter, si nous le voyons tendre son petit arc de salon au milieu des sites solitaires et des décors sauvages mis à la mode par le lyrisme romantique, que la nature ne l’ait pas déposé plutôt sur les genoux de quelque brillante caillette de l’ancienne société française.

 

Au regret peu réfléchi contenu dans ces mots : « Il est né trop tard », correspond assez bien celai qu’on exprime en disant de tel ou tel auteur qu’il aurait dû avoir une patrie différente de celle où le sort l’a placé. Pas plus l’une que l’autre, ces deux formules banales ne résistent à la critique.

La femme d’esprit sage et modeste, de grande et aimable culture, qui signe Léo Quesnel dans les revues, constate, à la fin d’un article sur Robert Buchanan, poète anglais, que le succès de cet écrivain dans son pays est loin d’égaler ses mérites : anomalie qu’elle explique par cette considération que Buchanan, animé de sentiments désintéressés et généreux, d’un souci ardent de la justice sociale et d’une pitié immense pour les faibles, « n’a pas les passions de son peuple ». Il n’aurait pas dû naître en Angleterre, s’il avait eu la bonne fortune de naître en France, « Robert Buchanan s’y fût tout de suite trouvé de plain-pied avec son public, et il eût accéléré le mouvement généreux qui, dans tous les siècles et sous toutes les formes, même au milieu des plus grandes erreurs, emporte toujours la nation française97. » Ces lignes sont aussi flatteuses pour nous que désobligeantes pour nos voisins, et il est possible que Léo Quesnel ait raison ; mais il est permis de conserver un doute sur la gloire que Buchanan aurait conquise en France, tandis qu’il est indubitable qu’avec un degré supérieur de talent, avec un grand et vrai génie, le poète aurait vaincu la résistance que les préjugés anglais pouvaient lui opposer d’abord.

Il appartient aux géants de la littérature et de l’humanité d’enrichir de certains dons nouveaux l’âme de la nation où le destin les a jetés à leur naissance : c’est ce qu’ont fait en France successivement trois grands écrivains, trois grands hommes, qui n’étaient pas des génies purement français : Rousseau le Suisse, Chateaubriand le Breton, et Victor Hugo… l’Espagnol.

Parce qu’un philosophe français pense avec une profondeur quelque peu nébuleuse ou parce qu’un critique allemand a l’esprit net et sait composer, dira-t-on qu’ils auraient dû naître, celui-ci en France, celui-là en Allemagne ? Non. Car la France possède assez de critiques brillants, et l’Allemagne assez de philosophes nuageux. Mais là où les uns et les autres sont plus rares, l’occasion était bonne, au contraire, pour un génie né différent de son milieu de déployer une originalité exotique et de se distinguer.

Les formes de l’art, les façons d’imaginer, de sentir et d’écrire se renouvellent : tant pis pour les retardataires qui ne sont pas dans le mouvement !

Mais voici, sur les confins de l’art pur, un ordre supérieur de sentiments et d’idées, Dieu, la religion, plus lent à se modifier au fond et dans la forme que les sujets de littérature proprement dite ; je suppose que, par suite d’un état moral transitoire de la société, à certaines époques de réaction ou d’indifférence, le monde se désintéresse momentanément des choses religieuses : les rares individus demeurés, en dépit de leur, milieu, dans la vraie tradition humaine, qui consiste à y prendre un intérêt vital, ne se verront-ils pas réduits à se taire douloureusement ou à n’être, malgré tout leur génie et toute leur éloquence, que des voix sans écho criant dans le désert ?

Ici, prenons-y garde, nous ne sommes plus autorisés à écarter de prime abord, comme contradictoire avec la notion même du génie, l’idée d’un talent en retard sur son époque, en conflit stérile et ingrat avec l’âme nouvelle du siècle, puisque, dans l’hypothèse, c’est la société contemporaine, qu’une erreur plus ou moins durable a détournée d’une direction qui est celle de la nature, où quelques bons esprits persévèrent et où la postérité en masse rentrera sûrement tôt ou tard. On pourrait donc penser, avec apparence de raison, que, lorsqu’une génération vient à perdre la noble inquiétude de Dieu, l’individu conforme au type de l’espèce, qui, par exception, a recueilli et conservé l’héritage séculaire de cette aspiration sublime, n’a qu’à parler ou à écrire en toute confiance, bien sûr d’être écouté un jour et compris sinon par ses contemporains, du moins par « l’équitable avenir ».

Mais, en règle générale, rien n’est plus téméraire que de compter sur le temps pour faire fructifier la semence jetée sur un sol rebelle où elle ne pénètre pas : le vent la balaye et l’emporte ; et quand une espérance aussi folle serait permise à l’écrivain, la seule idée d’un orateur parlant aux âges futurs par-dessus la tête de la génération présente est un non-sens inconcevable. Pas plus que l’art dramatique, ou même moins encore, l’éloquence, qui s’adresse aux hommes assemblés, ne peut se passer de la faveur actuelle du public contemporain et vivant. Or, n’y a-t-il pas eu des époques où la marée montante de l’irréligion était si invinciblement dans la force des choses et dans la logique de l’histoire que toute tentative pour résister au flot aurait été semblable à la naïve folie d’un enfant luttant contre le flux de la mer ?

Telle fut l’époque de détente et de licence morale qui suivit celle d’hypocrite grimace trop longtemps imposée à la société française par la dévotion de Louis XIV vieilli. Bossuet avait prévu cette réaction fatale, et il l’avait prédite avec l’accent d’un profond découragement. Si donc, né un demi-siècle plus tard, ce grand homme était parvenu sous la Régence à la maturité de l’âge et du talent, il est permis de douter que les Libertins eussent rencontré alors dans sa personne un adversaire capable de les combattre et de les confondre, et là où un Bossuet aurait échoué, quel génie eût jamais été égal à la tâche ?

Cette question captieuse, sophistique, comme d’autres du même genre que nous avons déjà rencontrées, ne peut recevoir aucune réponse pertinente et n’est propre à servir que de thème stérile à une rêverie sans issue.

Peut-être vous semble-t-il d’abord raisonnable de nier que, cinquante ans plus tard, Bossuet se serait vu contraint de choisir entre le silence et l’impuissance, par cette juste considération que ses idées se trouvant toujours appropriées au temps, soit d’instinct, soit avec réflexion, n’auraient plus été tout à fait les mêmes que celles qu’il a exprimées cinquante ans plus tôt ; mars ce que ces idées nouvelles de Bossuet auraient bien pu être utilement pour le siècle et pour sa propre gloire, sans que l’essence même de son génie et ; de son caractère en fût altérée jusqu’à devenir méconnaissable, voilà, d’autre part, ce qu’il est absolument impossible qu’aucune intelligence conçoive.

Ce n’est plus ici, remarquez-le bien, à un artiste que nous avons affaire, et il ne s’agit point d’une vaine forme ni d’un jeu il s’agit de la vérité divine et du salut des âmes. Se figure-t-on Bossuet transigeant avec l’incrédulité, rendant la religion mondaine, sacrifiant, à l’instar de Massillon, le dogme à la morale, la théologie à la rhétorique et achetant à ce prix les applaudissements de Voltaire ? Mais l’imaginez-vous davantage barrant la route à la philosophie de la Nature et de la Raison, enfin victorieuse avec les disciples de Descartes, avec Spinoza, avec Bayle, et la forçant, au milieu de son triomphe, à rebrousser chemin ? Ou bien, supposition dernière, quelqu’un conçoit-il ce grand adversaire des hérétiques et des mystiques comme des libertins, satisfait d’exercer son action sur un petit troupeau de vieilles bigotes et de lui réserver non pas seulement « les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint », mais toutes les forces vives de son génie et de son cœur ?

Non, j’aime beaucoup mieux me figurer « l’aigle de Meaux », s’il était né trop tard, se retirant au fond de quelque Thébaïde, allant s’ensevelir à la Grande-Chartreuse ou à la Trappe, et là, seul avec Dieu, dans la nuit silencieuse de cette tombe anticipée, consommant le sacrifice entier de sa gloire et de son génie.

 

Le raisonnement dans le vide, l’hypothèse de pure fantaisie que nous avons dû faire, a son excuse dans l’impossibilité de trouver en fait un seul auteur d’une valeur réelle dont la critique puisse dire, avec quelque fondement qu’il lui aurait été avantageux de naître plus tôt, et dans l’impossibilité encore plus forte d’en découvrir un d’assez fou pour regretter sérieusement sa naissance tardive, comme une jolie femme qui serait fâchée de n’avoir pas vingt-cinq ans de plus !

Il est naturel d’éprouver le regret poétique du passé, un vif attrait de l’imagination pour telle ou telle époque lointaine, que la distance idéalise ; mais quand on parle d’un écrivain, d’un orateur venu trop tard au monde, ce regret ne peut guère offrir de sens que s’il est limité à une période de deux ou trois générations au plus : or, comment croire que jamais homme dans la fleur de la jeunesse ou la maturité de l’âge ait vraiment eu envie, si la chose se pouvait faire, d’être métamorphosé en aïeul ? Nul être humain ne voudrait, tournant le dos à l’avenir, remonter le cours des récentes années, non pas même pour, retrouver et ressaisir un état d’âme dont il déplore la disparition. Un instinct trop juste avertit le catholique le plus conservateur que les vérités éternelles, modifiées dans leur forme par l’action lente du temps, ne reprennent jamais les visages successifs qu’elles ont abandonnés pour en revêtir d’autres, et que l’homme ambitieux d’agir sur ses contemporains doit indispensablement, fût-il l’un des anciens prophètes ressuscité, entrer dans leur esprit et parler leur langage.

La loi de balancement qui régit tous les mouvements de l’univers moral aussi bien que physique, laisse toujours subsister, en face de chaque état nouveau de l’âme humaine, quelque chose de l’état ancien, foyer secret de la réaction qui éclatera un jour contre la tendance dominante ; mais le passé ne reviendra plus ; ceux mêmes qui combattent les nouvelles idées, comme ceux qui les ignorent, en ont subi, à leur insu, la profonde influence, et c’est par cette adaptation, consciente ou non, à laquelle personne ne saurait échapper, que la marche en avant de l’humanité se continue98.

Mais ici une question obscure, mystérieuse, se pose incidemment, que nous retrouverons, dans la seconde série de ces Essais, plus pressante et plus explicite à propos de la mode : celle de la part qui, dans le triomphe d’une idée, revient à l’inconscient, à cette force aveugle de la masse et du nombre, dont l’existence est un fait hors de doute, et qui paraît bien, dans certains cas, suivre sa propre direction à elle, indépendante de l’impulsion qu’en d’autres circonstances elle reçoit très manifestement de la main du génie.

Le royaume de France, à l’époque d’Helvétius et de Diderot, ne comptait peut-être pas beaucoup plus de libres penseurs qu’en 1663, où le Père Mersenne, à Paris seulement, découvrait « cinquante mille athées » : pourquoi cette vaste année n’a-t-elle produit alors aucun homme qui ait joué un premier rôle, et pourquoi toute la littérature anti-catholique du xviie siècle a-t-elle si peu d’importance et d’éclat ?

Serait-ce que, pendant une centaine d’années, la supériorité du talent s’est rencontrée toute du côté de l’orthodoxie, jusqu’au jour où le génie et la fortune changèrent de parti et, pour une nouvelle période de l’histoire littéraire, fixèrent et retinrent l’éloquence, la poésie et L’art d’écrire dans le camp de l’incrédulité ? Explication fort peu vraisemblable ! car, de part et d’autre, le talent est ce qui manquait le moins ; ce n’est pas l’éloquence qui a fait défaut à maint prédicateur du xviiie siècle, ni l’art de versifier ni même le feu poétique à des auteurs de poésies sacrées, tels que Lefranc de Pompignan : si les vers souvent admirables de ce poète n’ont point d’intérêt, nous paraissent mort-nés et nous font l’effet d’un anachronisme, c’est parce, que nous n’apercevons pas entre eux et la société où ils parurent cette communauté d’idées, cette sympathie de sentiments sans lesquelles les plus beaux produits de l’art ressemblent à une fabrication artificielle et singulière d’où l’âme du temps est absente.

L’heure était passée, en 1751, pour la poésie et pour l’éloquence religieuse.

Mais, puisqu’elle devait revenir, était-il donc impossible qu’un homme d’un grand génie en hâtât le retour ? N’y avait-il pas dans le théisme très convaincu de Voltaire et de Rousseau, dans le pessimisme amer du premier comme dans l’optimisme enthousiaste et lyrique du second, les premiers éléments de la réaction chrétienne à venir, et un nouveau Pascal, un nouveau Bossuet, dont la vue perçante aurait discerné ces fondements éternels, ne pouvait-il, avant la Révolution, rebâtir victorieusement l’édifice des croyances ? Peut-être ; mais il n’en fut rien, et quand nous considérons dans leur suite les idées qui ont régné sur le monde, il nous semble bien qu’une force secrète, contre laquelle aucune intelligence, aucune volonté individuelle n’aurait pu prévaloir, en a nécessairement déterminé la marche.

Si le génie façonne le milieu social, à coup sûr il ne le crée point, et, pour qu’il lui imprime sa façon, il faut que la matière soit mure et préparée. Renan n’a pas hésité à dire que jamais la foi n’a été détruite par un auteur, et que si en apparence elle tombe sous ses coups, c’est qu’elle était déjà bien ébranlée99.

La restauration du christianisme n’eut lieu qu’en 1803, mais ; alors avec le succès le plus éclatant ; car à aucune époque de l’histoire il n’y eut œuvre mieux prête et plus à point pour réussir que celle où Chateaubriand et le premier consul collaborèrent. L’harmonie était parfaite entre l’âme de l’écrivain et celle de son temps. Ce que la France demandait alors et rêvait sur les ruines amoncelées, ce n’était plus l’austère religion d’un Pascal ; c’était un catholicisme consolant, décoratif et poétique, que Chateaubriand portait dans son imagination brillante et que sur l’heure il servit à ses lecteurs émerveillés.

Faites paraître sous la Régence ce même auteur si plein d’à-propos sous le Consulat : il aura beau appliquer toute son intelligence à discerner les besoins du moment et tout son art à les satisfaire, ses efforts seront en pure perte s’il n’a pas reçu de la nature les goûts et les talents appropriés.

Pour un génie exceptionnel qui aurait éclaté en toute circonstance, combien ne comptons-nous pas de grands hommes qui ont eu, comme Chateaubriand, à rendre grâce de leur célébrité au dieu de l’Occasion, et combien plus encore de poètes et de prosateurs avortés, faute d’avoir rencontré l’instant heureux et fugitif où leurs aptitudes naturelles se seraient trouvées d’accord avec les désirs de l’esprit public !

 

Sont-ils vraiment venus avant l’heure, ou auraient-ils manqué de génie, ces précurseurs littéraires, moins glorieux que leurs héritiers, dont on explique l’obscurité relative en disant qu’ils sont « nés trop tôt » ?

Si naître trop tôt c’est devancer son époque, un tel reproche n’a rien que d’extrêmement flatteur, et cet accident n’est pas pour causer le moindre regret aux âmes noblement ambitieuses. Comment pourrait-il y avoir un emploi prématuré ou excessif de ce pouvoir divin d’anticiper l’avenir qui est la définition même du génie ?

Semblable, écrit magnifiquement Schopenhauer, à l’imperator romain qui, se vouant à la mort, lançait son javelot dans les rangs ennemis, le génie jette ses oeuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul viendra plus tard les ramasser. Son rapport aux hommes de talent se pourrait exprimer par ces paroles de l’Évangéliste (Jean VII, 6) : Mon temps, à moi, n’est pas encore venu ; pour vous, le moment est toujours opportun. Le talent a la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, mais non la faculté de perception des autres hommes ; aussi trouve-t-il dès le premier moment des gens pour l’apprécier. L’œuvre du génie dépasse, au contraire, non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes ; aussi les autres ne le comprennent-ils pas tout d’abord. Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher ; le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir100.

Il est vrai qu’à un point de vue purement humain il y a parfois trop lieu de regretter, de déplorer pour elles l’apparition précoce des créatures de génie. Car il leur arrive d’expier d’une bien cruelle façon la généreuse imprudence d’avoir vu plus haut et plus loin que leur entourage de myopes et d’aveugles. La mort elle-même n’a pas paru un châtiment trop rude pour une pareille offense, et c’est de leur vie que, dans les siècles de fanatisme, nous voyons les martyrs de la libre pensée payer l’anachronisme de leur naissance.

Sans aller jusqu’à cette extrémité violente, l’injustice des hommes a trop souvent abrégé les jours du génie. Des artistes, des poètes, des penseurs, des inventeurs sont morts sans avoir vu poindre l’aurore de leur illustration à venir, et les déboires les plus amers ont précédé pour eux, sans compensation, la douceur non goûtée d’une réparation tardive et posthume.

Bien que ces grandes infortunes ne soient rares en aucun genre d’activité, c’est peut-être dans l’ordre scientifique et dans celui de l’art pur qu’on en trouve les exemples les plus attristants. Quoi de plus douloureux, de plus humiliant pour l’espèce humaine, que la fin d’un Christophe Colomb, d’un Michel Servet, d’un Galilée ? « Ruysdaël, Hobbema, restèrent à peu près ignorés de leur vivant. La gloire est venue si tard à Théodore Rousseau qu’il n’osait plus la goûter101. » Même destinée mélancolique est échue à Berlioz, à Bizet, à César Franck, au grand Beethoven avant tous, et è combien de sublimes semeurs morts avant la moisson ! Mais si l’on pouvait interroger leurs ombres et leur demander ce qu’ils auraient choisi, une brillante renommée contemporaine suivie d’oubli et d’indifférence, ou une gloire posthume précédée de l’injustice des hommes d’un bout à l’autre de leur vie : pas un de ces grands méconnus n’hésiterait à trouver que sa part est encore la meilleure. Préférence vraiment insensée, et qui n’est explicable à la raison de l’égoïste que par l’espérance enracinée au fond de notre être d’une survivance de l’âme et de la conscience personnelle !

Malheureusement, le génie le plus authentique, aux termes de l’excellente définition que Schopenhauer en a donnée, n’a pas dans l’avenir, quoi que l’optimisme se persuade, un vengeur assuré des mépris du présent. La postérité, loin de casser en règle générale le jugement des contemporains sur les grands hommes « nés trop tôt », le confirme dans l’immense majorité des cas. Les précurseurs ne sont point le Messie : on leur fait durement sentir cette situation inférieure. « Es-tu celui qui devait venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » Quand il en vient un autre, le vrai, c’est lui qui est seigneur et roi, et le pauvre saint Jean-Baptiste reste indigne de « délier la courroie de ses sandales ».

Il vaudrait la peine de chercher comment se justifie cette attitude subalterne de hérauts sans importance propre, sans éclat personnel, envoyés en avant pour préparer la venue du souverain, rôle inglorieux et sacrifié que la plupart des initiateurs ont la mauvaise chance de garder toujours, en dépit des revendications de la critique.

Les explications varieraient avec les cas ; mais la meilleure et la plus commune serait probablement que ces grands incomplets, doués de l’inestimable don du génie, ont manqué de quelque talent secondaire, depuis l’art de s’exprimer eû bon style jusqu’à cette habileté instinctive qui assimile aux chiens de chasse les créatures intelligentes, et qu’on appelle « le flair ». Bayle, l’auteur des Pensées sur la comète, auquel Diderot songeait en disant :

« Nous avons eu des contemporains sous le règne de Louis XIV », ne savait, en plein siècle des maîtres de l’art, ni composer ni écrire, et voilà une raison sans doute suffisante de l’effacement relatif d’un tel précurseur.

La nature, qui prodigue les êtres, mais qui ne brusque rien et ménage savamment les transitions, semble préluder en tout genre à la création des individus parfaits par un certain nombre d’ébauches plus ou moins approximatives. Garnier, Hardy, Rotrou, Mairet, sont de mauvaises épreuves de Corneille. Loyson, Chênedollé, d’autres poètes lyriques de la Restauration et de l’Empire » sont d’intéressants volatiles agitant une aile timide et tremblante au-dessus du chaos fécond d’où Lamartine, en 1820, s’enlèvera comme un aigle. Népomucène Lemercier n’est que le dernier en date des nombreux avant-coureurs de Victor Hugo, qui s’échelonnent, de distance en distance, au xviiie et au xviie, pour ne pas remonter plus haut que le vieux romantique Jean de Schelandre escorté de son docte ami François Ogier, l’auteur de la préface si curieuse de Tyr et Sidon (1633).

En vérité, quand on surprend à travers l’histoire ce grouillement vivace, cette continuelle fermentation d’idées neuves qui n’attendent que leur heure pour germer et pour éclore, on est tenté de croire que l’invention, c’est-à-dire le génie, n’est pas, sur le marché de la littérature, une denrée aussi rare que la critique le prétend. Ce qui est rare, c’est la mise en œuvre, c’est le talent ; et ce qui est unique, c’est le bonheur de naître à propos.

Lemercier, dans Pinto, mêlait le tragique et le comique ; il eut, en 1809, avec Christophe Colomb, sa bataille d’Hernani. Matière d’érudition ! ses œuvres ne sont point lues et son nom est à peine connu du public. Dira-t-on qu’il est né trop tôt, en d’autres termes, qu’il lui eût été avantageux de venir plus tard ? Mais, si Lemercier n’a pas beaucoup brillé avant le lever du soleil d’Hugo, c’est une pure sottise de penser qu’il aurait jeté un éclat plus vif sous le plein rayonnement de l’astre qui l’a effacé en lui succédant. Supprimez celui-ci par hypothèse : alors seulement l’humble précurseur aura chance de devenir peut-être un grand homme.

Jean le Maire de Belges, autre génie précoce, fut étudié et admiré par Ronsard, qui l’honora du titre de « maître ». Qu’aurait-il gagné à être sujet de Henri II, au lieu de paraître sous Louis XII ? une petite place parmi les disciples du chef de la Pléiade ! Le premier rang n’appartenant qu’au vainqueur, il importe assez peu que les autres soient occupés avant ou après sa venue.

Certains hommes sont nés précurseurs, si l’on peut ainsi dire, j’entends qu’ils semblent avoir été formés par la nature pour prendre toujours une certaine avance sur leur époque quelle qu’elle fût, en lui rompant systématiquement en visière. Tel me paraît avoir été Bayle avec son humeur questionneuse, frondeuse et contredisante. Il n’est point improbable que ce voltairien du xviie, « venu trop tôt, dit-on, pour sa gloire », s’il avait été contemporain de Voltaire, loin de se ranger parmi ses fidèles, serait parti en guerre contre lui, comme il a bataillé contre Bossuet.

 

Les idées et les sentiments anticipés, grâce auxquels certains écrivains deviennent extraordinairement intéressants et sympathiques pour une génération postérieure à celle où ils vécurent, n’ont souvent qu’une valeur temporaire, qui leur garantit bien le succès pendant la durée plus ou moins longue de l’état correspondant des imaginations et des âmes, mais non pas dans l’avenir sans terme. À l’esprit de demain il faut ajouter, pour plaire toujours aux hommes, l’esprit d’après-demain. Il y a, dans les gloires humaines, des renouvellements de bail qu’on ne doit point confondre avec la possession tranquille et ininterrompue du cœur de la postérité.

Stendhal, peu goûté de son vivant, disait : « Je serai compris vers 1880. » Il l’a été ; mais pour combien de temps ? L’espèce de répugnance à son endroit que plus d’un critique contemporain a héritée de Sainte-Beuve, la froideur invincible d’une portion considérable du public lettré, rendent assez précaires les destinées non pas sans doute de son nom, mais de son œuvre.

M. Dumas fils nous a surpris d’abord et choqués par les allures doctrinaires de son théâtre et par ce qu’il mêlait de solennité mystique à ses paradoxes : justement il se trouvait par là en avance sur son temps, et la génération nouvelle, pédante, morose, dévote, lui sait bon gré de ses sermons ; mais combien durera cette faveur ? Peut-être ce que dure un accès, le temps pour nos néo-chrétiens, dont la gravité semble si peu sérieuse, de se guérir d’une affectation et d’une pose.

Il paraît que Du Bartas est assez en honneur auprès des décadents, et chacun sait quel retour de tendresse Restif de la Bretonne a rencontré dans la curiosité pervertie de notre fin de siècle.

Voilà des exemples de réputations intermittentes, de modes qui s’en vont et reviennent, après comme avant la mort des auteurs, destin fort différent des gloires grandissantes et solides qui commencent au tombeau pour quelques rares génies mal appréciés de leur vivant. Est-ce un engouement prolongé ou une admiration durable qui fait aujourd’hui de Charles Lamb, peu compris durant sa triste vie, un des écrivains les plus souvent réédités de l’Angleterre102 ? Je ne sais ; mais, si la bonne renommée de Shelley continue à croître depuis sa mort, tandis que celle de Byron, en Angleterre au moins, diminue, il est probable qu’il y a eu autrefois dans celle-ci une part de surprise et de vogue passagère, due à de tapageuses circonstances extérieures, au lieu que Shelley, plus discret, plus tranquille, plus profond, recèle des trésors de pensée et de poésie, que l’humanité, devait découvrir peu à peu et qu’elle savoure longuement.

Balzac, à la fois chef et avant-coureur d’une école qui n’a formulé ses doctrines et pris toute son importance qu’après lui, n’avait pas dans l’estime de ses contemporains la grande autorité qu’il a ensuite conquise. De son temps, il était beaucoup moins considérable qu’Eugène Sue : voyez aujourd’hui le tour qu’a fait la roue !

 

Pierre de Thou, historien latin du xvie siècle, ne serait-il pas un exemple, des plus incontestables qu’on puisse citer, d’un auteur « né trop tôt » ? Il est certain que plus tard l’idée malencontreuse d’écrire en latin son histoire universelle n’aurait pu lui venir ; mais qui sait combien d’années il eût fallu attendre pour que l’évidence lui apparût, et qui nous assure qu’en plein siècle de Louis XIV il n’aurait pas commis encore la même lourde faute ? Le fait de s’être exprimé dans une langue morte après la belle « défense » et les brillantes « illustrations » que J. du Bellay et ses grands contemporains, Rabelais, Calvin, Montaigne, avaient faites de la langue nationale, atteste chez P. de Thou un esprit rétrograde ou, du moins, stationnaire. Il semble dater de l’âge où le latin était l’unique langue littéraire, Pétrarque comptait pour devenir immortel beaucoup moins sur ses sonnets que sur ses poésies latines, et où le Pogge regrettait que Dante eût composé la Divine Comédie en italien. On pourrait donc avec autant, sinon avec plus de vérité, dire que cet écrivain est né trop tard, et l’exemple n’est guère intéressant103.

Le cas d’Agrippa d’Aubigné l’est bien davantage.

Ses Tragiques, publiés en 1616, furent oubliés en naissant. Malherbe régnait alors, c’est tout dire. La nuit la plus profonde continua d’envelopper pendant toute la durée de l’âge classique et de la monarchie les satires vengeresses du poète huguenot et « ronsardisant », jusqu’à ce que, après deux cent cinquante ans de silence et d’obscurité, soit que l’auteur des Châtiments ait réellement imité son vieil ancêtre, soit plutôt que la critique ait découvert avec surprise et admiration une parenté naturelle entre les deux génies, Agrippa d’Aubigné fût acclamé soudain comme un très grand poète, comme une sorte d’avatar de Victor Hugo !

Diderot est le type même du précurseur, par les idées nouvelles qu’il a semées, par les grandes vérités scientifiques qu’il a entrevues, par son imagination féconde et sa tête « fumeuse » en continuelle activité, enfin, par des négligences habituelles de style et de forme, qui, sauf les exceptions, mettent le talent chez lui au-dessous du génie et te rangent au nombre des inventeurs plutôt que des artistes.

Pendant les cinquante années qui ont suivi la Révolution, Diderot a été traité avec un dédain extraordinaire, même par des esprits qui se piquaient de fidélité à la tradition du xviiie… Puis, l’opinion est revenue peu à peu ; depuis dix ans ce retour de faveur s’est étonnamment accéléré. Un professeur de littérature française aux États-Unis, dans un voyage récent qu’il a fait à Paris, nous disait au départ : Ce qui m’a le plus frappé pendant mon séjour, ç’a été de voir comme Diderot avait grandi en mon absence104.

Personne pourtant ne s’est jamais avisé de dire que ce grand favori de notre âge soit né trop tôt ; car il est aussi, avec évidence, l’enfant de son propre siècle.

 

En résumé, la critique continuera d’employer les locutions « né trop tôt, — né trop tard », comme un tour d’une concision vive et commode pour exprimer l’anachronisme apparent de certains auteurs dont la forme ou dont la pensée semble être en avance ou en retard sur l’époque où ils écrivirent. Mais il ne faut pas prendre ces expressions au pied de la lettre, et entendre qu’il eût pu être avantageux pour aucun talent ayant marqué tant soit peu dans l’histoire de la littérature, d’avancer ou de reculer l’instant de sa naissance.

La vérité est qu’on n’en sait rien et qu’on n’en peut absolument rien savoir.

Les bonnes occasions ne manquent guère dans aucune vie : on s’aperçoit qu’elles étaient bonnes, quand on a eu l’esprit de les saisir et d’en profiter, ou la sottise de laisser passer, sans se faire emporter par elle, la vague, qui ne reviendra plus. S’imaginer que, dans d’autres circonstances de temps et de lieu, les occasions auraient été meilleures, c’est le rêve stérile d’une activité endormie et frappée d’impuissance qui se consume et se tourmente en vain à refaire le présent au lieu de s’en servir.

Ainsi rêve la critique lorsqu’elle s’amuse à supposer des changements d’époques, des mutations de pays et autres combinaisons de circonstances différentes de celles que nous présente l’histoire. En toute chose, l’homme instruit et sage est celui qui ne s’étonne de rien, et qui, de chaque événement ou phénomène dont le vulgaire s’émeut, cherche et trouve avec calme la raison suffisante. L’habitude d’expliquer les faits simplement, sans errer dans les nuages de la théorie et de l’hypothèse, communique à l’esprit un goût sain pour ce qui est clair et solide, qui l’empêche de se plaire aux questions bavardes d’une indiscrète curiosité.

Veut-on voir un modèle de ces commentaires pleins de sagesse qui, dans chaque grand fait de l’histoire littéraire, reconnaissent et admirent un ordre rationnel ?

Molière, écrit M. Gazier, était venu au bon moment. Les circonstances étaient on ne peut plus favorables. Trente ans plus tôt, sous Louis XIII et Richelieu, il risquait fort de n’être pas apprécié dans une cour si maussade, et le cardinal-poète ne lui eût pas laissé sa liberté d’action. Trente ans plus tard, sous un roi devenu scrupuleux, au milieu d’une cour dépravée, mais hypocrite, il se serait trouvé plus embarrassé encore. En 1658, aucun de ces dangers n’était à redouter105.

Et voulez-vous maintenant des exemptes d’indiscrétion et de bavardage ? C’est très facile. Vous n’avez, cher lecteur, qu’à me continuer votre attention patiente.

3. — La comédie du hasard §

On prétend que Molière est venu à l’heure précise où toutes les circonstances favorisaient, dans un parfait concert, le plein développement de l’art où il a excellé. Mais qu’entend-on par là ? Qu’il était nécessaire que la comédie atteignît à ce moment son apogée ? Qu’elle était semblable à un fruit mûr, n’attendant qu’une petite secousse de quelque main pour se détacher de l’arbre ? Si Molière était mort dans son voyage aventureux à travers la province, un autre aurait-il pris sa place, et Boursault, à défaut de lui, serait-il devenu le grand homme ?

Je crains plutôt que ce triste accident n’eût fait pour la comédie, dans l’histoire de la littérature française, au siècle de Louis XIV, un vide ou une place d’arrière-rang, comme il y en avait déjà pour la poésie lyrique, pour l’éloquence politique, pour l’histoire, et je crains aussi que la critique littéraire, si habile à prouver que la comédie devait s’épanouir sous Louis XIV, ne démontrât alors, avec la même facilité, qu’il était impossible qu’elle fleurît sous lui et que la tragédie seule convenait aux goûts majestueux du grand roi et du grand siècle.

Boursault = Molière : voilà l’absurde conclusion où sont logiquement forcés d’aboutir ceux qui croient trouver, avec Taine, dans la connaissance du moment et du milieu, jointe à celle de la race, des données suffisantes pour expliquer un phénomène aussi extraordinaire que l’apparition du génie. Il faudrait bien pourtant y ajouter au moins les études, la famille et, en outre, la cause mystérieuse qui fait que, l’éducation et l’hérédité ayant été les mêmes, Thomas Corneille ne fut que Thomas, tandis que Pierre Corneille fut Pierre106.

Assurément, on doit pouvoir expliquer tout ce qui est naturel, et le génie, pour merveilleux qu’il soit, ne sort sans doute point des lois de la nature ; mais il est comparable, comme l’a fort bien dit Guyau, à « un écheveau brouillé, et les efforts du critique pour débrouiller cet écheveau n’aboutissent en général qu’à des résultats tout à fait superficiels »107.

La part proportionnelle de l’initiative individuelle et des circonstances dans ces grands faits de l’histoire, qu’on appelle les œuvres du génie, continuera toujours à être débattue avec d’autant plus de passion qu’on grossit la question au feu de la lutte et qu’on en fait une forme du grand problème de la liberté. Mais peut-être qu’on exagère. L’individu a-t-il donc besoin d’être libre pour exercer sur la marche des choses une influence considérable ? Stuart Mill a clairement fait voir que la volonté de l’homme, même en étant déterminée comme tout le reste, a une grande efficacité comme cause, et que, si elle agit sur la nature matérielle dont les lois sont relativement fixes et rigoureuses, pour en faire l’instrument de ses desseins, elle peut, à plus forte raison, agir sur les faits sociaux, évidemment plus susceptibles de modification, en vertu même de leur complexité délicate, que les faits mécaniques et physiques108.

Guyau écarte l’hypothèse « scientifiquement étrange » du libre arbitre dans le génie ; mais il admet que le génie, sans posséder l’initiative absolue, sans rien créer au sens propre du mot, puisse produire un " état nouveau du milieu », en découvrant une « synthèse nouvelle des données préexistantes, semblable à une combinaison d’images dans le kaléidoscope, qui révélerait des formes inattendues », et même il le caractérise, comme Schopenhauer, précisément par cette faculté : « La marque du génie est de trouver une forme nouvelle, que la connaissance de la matière donnée n’aurait pas fait prévoir109. »

Ainsi les philosophes déterministes, même en se passant de la liberté, conservent la notion très nette d’un pouvoir initial de l’individu, capable, selon eux, non seulement de mettre l’occasion à son service, mais encore d’altérer, par une sorte d’ingénieuse chimie, les éléments de son milieu110 et de réagir jusqu’à un certain point contre les circonstances : point de vue raisonnable, vraiment « scientifique », propre à atténuer, dans une bonne mesure, le scandale que nous cause le spectacle du rôle joué par le hasard, quand l’esprit affolé se précipite désespérément d’une extrémité à l’autre, et que, pour échapper à la fatalité qui l’écrase, il imagine la chimère d’une liberté souveraine.

Quoi qu’il en soit et quelque doctrine qu’on professe, cette comédie du hasard, assez divertissante en elle-même, renferme de hautes leçons ; elle est piquante et philosophique : il vaut la peine de la contempler.

Mme de Sévigné eut un singulier bonheur de naître au xviie. C’est une fort heureuse aventure qui lui fit trouver d’emblée le genre original où brille son beau génie et où elle est restée la première. Transportez-la dans notre xixe : la vapeur et l’électricité d’une part, d’autre part l’extension énorme de la presse périodique, enlèveraient à sa correspondance presque toute sa raison d’être : frappant exemple du tort mortel que la science et l’industrie peuvent faire à la littérature, et cas de répéter : ceci tuera cela.

Il est probable, ou plutôt il est sûr, que la race des femmes aussi spirituelles, aussi généreuses, aussi vives, aussi abondantes et primesautières que Mme de Sévigné, aussi capables qu’elle d’écrire une lettre charmante et aussi incapables de faire un livre, n’est point perdue en France ; mais que voulez-vous qu’elles fassent à présent ? La place est prise, et, même si elle ne l’était pas, elle ne serait plus à prendre aujourd’hui.

Pascal et Montesquieu risquaient fort de se vouer exclusivement à l’étude des sciences, sans l’occasion fortuite qui mit le premier en rapport avec Port-Royal, et sans les circonstances de séjour qui, donnant au second Bordeaux pour résidence, le privèrent des ressources que Paris lui aurait offertes. La jurisprudence et les lettres se laissent plus facilement cultiver en province que la physiologie ; cela était vrai surtout vers 1716, et voilà comment Montesquieu est l’auteur de l’Esprit des lois.

Les petites causes ou les petites occasions, sources inaperçues de très grands effets, peuvent avoir un caractère entièrement capricieux : telle fut la nomination de M. de Grignan au poste de lieutenant-général en Provence. Si Mme de Grignan était restée près de sa mère, pour la plus grande joie de celle-ci, Mme de Sévigné, littérairement, ne serait pas ou existerait à peine.

Il plut à Louis XIV de retenir à sa cour l’évêque de Condom, petite ville de quatre mille habitants, située à cent soixante lieues de Paris, et de le nommer précepteur du Dauphin. Sans cette royale fantaisie qui, en tombant juste comme quelques autres, a valu à Louis XIV le renom d’avoir une certaine connaissance des hommes, « Bossuet pouvait être à tout jamais perdu pour l’éloquence de la chaire, car il se serait astreint à la résidence comme le vertueux Godeau »111 ; et non seulement pour l’éloquence de la chaire, mais pour la composition de tous les grands ouvrages historiques et philosophiques dont son préceptorat fut l’occasion. On sait quelle sérieuse idée ce grand homme, si peu soucieux de gloire littéraire, avait de ses devoirs : c’est pour obéir à sa vocation de précepteur du Dauphin et de prédicateur du Roi qu’il a écrit et prêché à la cour ; c’eût été pour obéir à sa vocation d’évêque de Condom qu’il se serait enfermé dans le gouvernement de son évêché et dans la prédication de province.

Mais alors, à propos de Bossuet, comme à propos de Molière, on peut se demander qui aurait pris la place vacante ? Fromentières ?112. Non, car il n’avait pas de génie, et les circonstances les plus favorables, quoi que l’on dise ou semble dire, n’en ont jamais donné à personne. Après tout, il n’était pas nécessaire que la grande situation de Bossuet dans l’histoire fût occupée, à défaut de lui, par quelqu’un, et la rigueur logique que certains philosophes aiment à retrouver dans l’enchaînement des faits littéraires ne peut sans doute aller jusqu’à prétendre que le Discours sur l’histoire universelle et le Sermon sur l’unité de l’Église devaient être produits.

La grosse difficulté reste toujours de concilier l’ordre antérieur et supérieur qu’il semble rationnel de reconnaître, en somme, dans la suite des événements humains avec la part de soudaineté et d’imprévu qu’il est impossible de méconnaître dans l’initiative individuelle.

Certains courants généraux sont si forts qu’on hésite à admettre la possibilité de courants particuliers indépendante ou contraires. N’ai-je pas lu quelque part que si Saint-Évremond, moins paresseux, avait appris l’anglais, la France aurait pu connaître l’Angleterre plus d’un demi-siècle avant Voltaire et Montesquieu ? J’en doute. Il était, selon toute apparence, dans la destinée des littératures européennes de subir longtemps la domination de nos écrivains classiques ; la velléité que Saint-Évremond aurait pu avoir de s’initier sur place aux richesses littéraires de l’Angleterre n’eût probablement rien changé la direction générale que toute l’Europe suivait ; elle n’eût point réveillé en France cette attention aux faits et gestes de l’étranger, qui demeure endormie tant qu’on s’admire complaisamment soi-même et qu’on est admiré du monde113.

Saint-Êvremond, à Londres, ignorant tout de l’Angleterre, personnifie bien cette infatuation foncière de la nation française, qui reparaît toujours après nos engouements passagers pour le voisin et qui plaçait encore dans la bouche de Victor Hugo cette réponse typique, mais probablement légendaire, à une dame anglaise qui lui avait adressé la parole en anglais : « Madame, quand l’Angleterre voudra causer avec moi, elle apprendra ma langue ! »

 

En réduisant la part du fatum pour agrandir celle de la volonté intelligente, on relève l’homme à ses propres yeux ; mais on augmente sa responsabilité : de là vient qu’il n’est qu’à moitié satisfait par toutes les revendications éloquentes en faveur de son libre arbitre, sa paresse ne s’en trouvant pas aussi flattée que son orgueil. Joint à cela que les faits eux-mêmes se divisent, tantôt pour confirmer, tantôt pour démentir la déclaration généreuse et hardie que le hasard n’est qu’un mot vide de sens et le vain pseudonyme derrière lequel se cache la maladresse, l’impéritie ou l’impuissance humaine. « Encore qu’à ne regarder que les rencontres particulières, écrit Bossuet, la fortune semble seule décider de l’établissement et de la ruine des empires (lisez : des réputations littéraires), à tout prendre, il en arrive à peu près comme dans le jeu, où le plus habile l’emporte à la longue. » Cette affirmation est trop souvent vraie et trop utile toujours, pour n’être pas bonne à répéter.

Si Lesage regretta plus tard d’avoir donné des farces au théâtre de la foire, au lieu de persévérer dans la veine qui lui avait fait produire Turcaret, c’était un coup de tête, il ne put s’en prendre qu’à lui et non aux comédiens du Théâtre-Français, avec lesquels il avait eu le tort de se brouiller.

La stérilité dramatique de Sedaine, après le succès du Philosophe sans le savoir ; l’erreur piteuse de Beaumarchais qui le fit revenir, après le Mariage de Figaro, aux drames larmoyants et déclamatoires par lesquels il avait débuté, n’attestent qu’un défaut de clairvoyance ou de foi en soi-même, simples lacunes du génie, où rien évidemment n’est imputable au sort.

L’ironie du hasard est seule apparente, au contraire, dans ce qui détermina le succès du Testament de. César Girodot, si l’anecdote est vraie. C’était pendant l’été de 1859. Il faisait une chaleur torride. La pièce, plusieurs fois représentée, avait attiré peu de monde, et le directeur de l’Odéon était décidé à offrir au public un autre spectacle, quand tout à coup le temps changea, la pluie se mit à tomber, et le théâtre se remplit. Le lendemain, pluie encore, salle comble de nouveau l’échec des premiers jours se change en grand succès114.

C’est la traduction au sens propre et dans les faits matériels d’une spirituelle image de M. Cherbuliez attribuant aux circonstances extérieures et fortuites la part considérable qu’une sage philosophie ne peut leur refuser :

Faute d’occurrences favorables, combien d’hommes qui promettaient beaucoup n’ont pas tenu ce qu’ils annonçaient ! On accuse leur paresse : les champs ne travaillent pas quand le ciel leur refuse sa rosée. Le hasard, qui est quelquefois un grand artiste, n’est souvent qu’un bousilleur115.

Quel joli instrument de précision que le style ! Pour atteindre la vérité du fond, il semble qu’il suffise, dans certaines questions de finesse, de serrer de très près la forme, écartant tous les termes outrés ou approximatifs, n’accueillant que les expressions de choix, les plus justes et les plus mesurées.

Lamartine s’amuse ou s’oublie, il sort de l’exacte vérité lorsqu’il se laisse aller, dans une. lettre familière, à la boutade suivante :

On peut être digne d’être connu et demeurer néanmoins longtemps, toujours même, ignoré. Ce qui fait les grands hommes, mon ami ? Les circonstances ou la mode. Nous ne sommes maîtres ni des unes, ni de l’autre.

À cette exagération imprudente, il convient d’opposer un mot superbe de Lamennais : « Les circonstances ne font pas les hommes, elles les montrent. » La formulé est aussi juste que fière ; mais elle est incomplète dans sa tranchante concision. Elle dirait tout, si l’écrivain avait donné à entendre que les circonstances font quelquefois défaut et ne peuvent alors jouer leur rôle de révélatrices des hommes, et que, parfois aussi, au lieu d’être la lampe qui éclaire les génies et les caractères, elles remplissent l’office odieux d’éteignoirs.

M. Ferdinand Fabre s’est écarté visiblement de cette vérité de l’expression, identique à celle de la pensée, dans une page, d’ailleurs fort intéressante, où il suppose un dialogue entre les deux moitiés de lui-même, le moi ambitieux et vaillant, rêvant la gloire, mais ne l’espérant que de son mérite, et le moi sceptique et découragé qui raille les beaux efforts de l’autre :

— Le succès, malheureux !

— Le succès vient toujours à ceux qui le méritent..

— Tu ne l’as guère connu, toi.

— Je ne l’ai pas assez mérité.

— Il est pourtant des gens qui ne te valent pas et qui font plus de bruit que tu n’en fais.

— Tant pis pour ces gens-là !

— Que tu es naïf !

— Merci.

— Que tu es provincial !

— Merci encore.

— Que tu es malhabile !

— Merci toujours.   

— Quand je songe qu’une toile d’araignée te sépare de la grande réputation, et que peut-être il te faudra mourir sans avoir crevé la gaze légère où tu étouffes !

— Peut-être.

— J’enrage !

— Rassure-toi… Si mon bras, un jour, ne met pas en pièces la toile d’araignée qui m’enveloppe, c’est que mon bras aura manqué de force, et, comme l’art ne réclame que les forts, a le devoir de né compter qu’avec les forts, il n’y aura pas lieu de se préoccuper de moi. Sois-en sûr, la destinée ne me trahira que parce que moi-même je l’aurai trahie116.

Cette page, assurément, fait le plus grand honneur au caractère de celui qui l’a écrite ; mais l’image d’une toile d’araignée, rompue par la force du bras, n’est point juste, et toute l’idée se trouve faussée par l’impropriété de l’image. Il en est d’une toile d’araignée comme d’un brouillard suspendu sur la plaine : ce rideau léger est assez puissant pour intercepter la vue de l’horizon, et, en ce sens, il constitue un obstacle sérieux ; mais, pour le déchirer, il n’est pas besoin d’un grand effort, un petit souffle de vent suffit. De même, si les temps contraires ont élevé je ne sais quel brouillard entre un écrivain de génie qui a multiplié les preuves d’un talent supérieur., et la gloire qu’il mérite, il aura beau maintenant roidir ses muscles en de gigantesques tentatives et entasser Pélion sur Ossa, le ciel ennemi continuera, on peut le craindre, à rire de sa peine et ne lui enverra ni plus tôt ni plus sûrement le rayon instantané qui dissiperait le voile. Une maudite araignée a ourdi l’obstacle ; une hirondelle heureuse, en passant, l’enlèvera.

Si M. Ferdinand Fabre est moins célèbre que Pierre Loti, par exemple, à quoi cela tient-il ? Le talent est égal de part et d’autre, et la peinture des mœurs du clergé n’est pas un sujet moins intéressant en soi que la description des paysages exotiques. Cela tient à un fil, à un caprice, à rien : peut-être à ce que Pierre Loti porte le costume d’officier de marine.

M. Francisque Sarcey a rencontré une comparaison, familière et originale qui exprime à merveille ce qu’un grand succès littéraire peut devoir à l’occasion, en faisant ressortir le rôle actif surtout, mais passif aussi, du talent ou du génie dans sa propre destinée. À propos des acteurs et des actrices de la Comédie-Française qui viennent souvent le prendre pour confident de leurs espérances trompées, le critique paternel raconte l’ingénieuse parabole par laquelle il relève les courages abattus :

Dans la cheminée brûle une bûche qui répand de la chaleur sans donner de la flamme. Voilà qu’au hasard de ses méditations, l’homme qui y chauffe ses tibias donne un coup de pincettes, et soudain jaillit une flamme brillante et joyeuse. Pourquoi s’élance-t-elle ainsi tout à coup ? C’est que, depuis longtemps, elle couvait sourdement dans la bûche en feu… Il faut toujours se tenir prêt à recevoir le coup de pincettes du hasard, qui tire du bloc embrasé et rouge le jet soudain de la renommée étincelante. Ce coup de pincettes, il peut se faire, hélas ! qu’il ne se produise jamais. Il n’y a qu’heur et malheur, en ce monde. La chose est incertaine ; ce qui est certain, en revanche, c’est que, si la bûche est éteinte et froide, aucun coup de pincettes n’en éveillera jamais la flamme.

Le comble de la passivité, dans la conquête de la gloire, a été atteint par quelques auteurs qui, avec un talent ordinaire ou un génie non encore prouvé, ont eu la bonne fortune d’avoir pour parrains auprès de la postérité des hommes très illustres qui, en s’envolant au séjour des Immortels, les ont comme pris en croupe et emportés dans un pli de leur manteau.

Telle fut la chance du noble et sympathique Estienne de la Boétie. Ce n’est évidemment pas à ses sonnets obscurs ni à sa déclamation d’écolier, si généreuse d’ailleurs, c’est à l’amitié de Montaigne, qu’il doit l’honneur d’une mention dans toutes les histoires de la littérature française, de rues portant son nom dans plusieurs grandes villes, et d’une statue sur la place publique de Sarlat. Le plus fort est que, par un phénomène de suggestion toujours bien curieux à observer, quoiqu’il ne soit pas rare, le monde s’est aisément persuadé, sur la foi de Montaigne, que les écrits de la Boétie, qui ne sont au plus que des promesses, avaient une réelle excellence, et que l’auteur du Contre-Un existait par lui-même, indépendamment du grand écrivain à qui seul il doit toute sa renommée.

Mourir jeune est un accident qui peut être heureux. Si l’on compare les probabilités du progrès et celles de la décadence du talent, après la trentième ou la quarantième année, on trouvera qu’il y a plus de cinquante chances sur cent pour que la mort précoce de la Boétie, de Joachim du Bellay, de Rotrou, de Vauvenargues, peut-être même d’André Chénier, peut-être même de Pascal, ait servi utilement leur gloire. L’imagination humaine, attendrie par ces tristes spectacles, se montre d’une générosité magnifique ; elle rêve, devant ces beaux jeunes arbres couchés par la tempête, une cime montant jusqu’aux cieux et des branches couvrant la terre de leur ombre.

Pierre Gringore, poète bourgeois, prosaïque, terre à terre, n’ayant aucune sorte de poésie, pas même celle de la misère et de la faim, a été complètement transfiguré par Victor Hugo d’abord, puis par Théodore de Banville, qui, changeant son époque avec son caractère, ont fait du pamphlétaire officiel de Louis XII aux gages de la politique royale, une manière d’héroïque bouffon, vivante antithèse d’abjection et de fierté, une grande âme dans un corps chétif et dans une condition misérable, d’autant de raison, d’éloquence et de poésie que d’esprit, affrontant le péril de dire la vérité à Louis XI et d’arracher des victimes à sa tyrannie. Si, dans la région tempérée des enfers où il habite sans doute, Gringore a pu se faire apporter par le diable le roman de Notre-Dame de Paris, il a eu de quoi rire et se féliciter d’un travestissement généreux qui lui confère la considération morale avec la gloire, et sa reconnaissance a dû préparer là-bas une belle réception au père Hugo.

L’exemple de Gringore n’est qu’un cas particulier du divin pouvoir d’idéalisation qui, d’une manière générale, appartient au génie, et qui, métamorphosant hommes et choses, nous montre le monde non tel qu’il est, mais tel que l’artiste l’a vu et l’a peint.

Voici des exemples d’un autre genre, que j’hésiterais à produire si je n’étais pas très persuadé que l’homme naturel (j’entends l’Occidental, et je n’ai cure ici des bouddhistes ni de leurs singes d’Europe), dans sa profonde horreur de l’anéantissement, embrasserait, plutôt qu’une mort totale, n’importe quelle forme d’immortalité, même celle d’un ridicule immortel.

L’excès de cette maladie, a dit Montaigne, va jusque là, que plusieurs cherchent à faire parler d’eux en quelque façon que ce soit… Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle et nous est assez que notre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure117.

À ce compte, les « victimes » de Boileau lui ont une grande obligation, puisque c’est à lui qu’elles doivent la vie nominale qu’elles conservent dans la mémoire de la postérité, et que, sans lui, leurs noms auraient péri avec leurs œuvres. Grâce à l’épigramme de Racine, le monde se souviendra toujours que « Leclerc et son ami Goras » ont fait une Iphigénie.

Des détails accessoires, de petites anecdotes, une épithète caractéristique, un vers passé proverbe, ont plus fait pour graver certains noms dans l’imagination des hommes que toute la besogne et tout le bagage littéraires d’une vie.

Alain Chartier est un auteur très considérable du xve ; mais sa grande renommée d’autrefois aurait sombré tout entière, sans la gracieuse légende du baiser déposé par Marguerite d’Écosse pendant le sommeil du poète, laid comme un singe et mal bâti, sur « la précieuse bouche de laquelle étaient issus tant de mots dorés »118. Faute de quelque léger esquif du même genre, où le nom sauvé flotte et surnage sur l’océan des siècles, Jean de Meung, encore plus considérable qu’Alain Chartier au temps jadis, est aujourd’hui tombé dans un oubli profond.

Scarron, aussi, fut chef d’école : cela ne suffirait sans doute point pour faire durer son souvenir avec le relief intense qu’il conserve, s’il n’avait pas été cul-de-jatte et premier mari de madame de Maintenon. « Tous les poètes grotesques, remarque judicieusement Théophile Gautier à propos de Scarron, n’ont pas eu pour leur renommée l’avantage de laisser une veuve épousée par un roi de France. »

Qui donc, en dehors des érudits, saurait que Conrart a existé, si Boileau ne nous avait pas appris qu’il observait un « silence prudent » ? Mais, par l’heureux hasard de ces deux petits mots qui ont fait fortune, personne ne peut plus ignorer ni le nom ni le trait caractéristique de Conrart.

 

Le hasard n’est peut-être, comme le miracle, aux yeux de la raison, qu’un vocable trompeur dissimulant notre ignorance des causes ; mais tel est son rôle apparent dans le gouvernement du monde, que l’imagination serait plutôt tentée d’en faire une divinité toute-puissante qui, ne daignant ni aimer ni haïr les hommes, et pleine à leur égard d’une indifférence souveraine, n’a qu’un amusement et qu’un plaisir : celui de déjouer leur attente, quelle qu’elle soit.

Une de ses bonnes malices est de substituer un succès de rencontre à celui que visaient patiemment nos efforts. Il paraît que l’ingénieux inventeur de la poudre sans fumée ne songeait point au problème du tir invisible ; sa seule ambition était de trouver, pour les armes de petit calibre, un moteur à la fois énergique et doux. En n’ayant d’autre, idée que de gagner les Indes par un chemin nouveau, il a découvert l’Amérique.

Les cas du même genre ne sont rares dans aucun des domaines divers où s’exerce l’activité du génie, et l’on peut même dire qu’ils sont la règle, en ce sens que les grands hommes guidés par l’aventure sont incontestablement plus nombreux que ceux qui voient d’avance leurs actes et leurs ouvrages se dérouler devant eux comme les articles successifs d’un programme à remplir. Carlyle se moque des « historiens vulgaires », qui, par leur façon d’exposer les faits, exclusive de la divine action des causes mystérieuses et platement rationaliste, ont vraiment l’air de croire qu’Olivier Cromwell avait résolu d’être Protecteur d’Angleterre au temps où il labourait les marais du comté de Cambridge !

Il est très vraisemblable que l’épopée comique de Rabelais a ses origines fortuites dans le grand succès inespéré de cette méchante Chronique gargantuine rééditée par lui sur l’ordre d’un libraire pour gagner quelque argent, et que, ni après l’avoir écrite, ni avant de l’avoir conçue, l’auteur n’a soupçonné un seul instant l’immense place que tiendrait son œuvre dans la littérature du monde.

L’Auberge des Adrets était, dans la pensée de ceux qui l’écrivirent, un mélodrame des plus noirs égayé seulement par des scènes épisodiques et par les deux rôles accessoires de Robert Macaire et de Bertrand ; mais on confia le rôle de Robert Macaire à Frédéric Lemaître, qui, transformant de fond en comble le caractère de la pièce… fit si bien que l’accessoire devint le principal et que la sombre tragédie avorta ou s’épanouit en farce des plus gaies.

Ô ironie de la destinée littéraire ! Robert Macaire est un personnage fameux ; mais qui donc connaît les noms des trois génies qui l’inventèrent ? qui se rappelle les infortunés auteurs de l’Auberge des Adrets : Benjamin Antier, Saint-Amand et Paulyanthe ?

 

Le dieu Hasard n’a point de dévots, son humeur capricieuse récompenserait trop mal un culte de fidèles ; mais il a ses enfants gâtés, qu’il favorise, les inconscients, les inspirés, les aveugles, tandis qu’il aime à déconcerter les calculs des habiles et des clairvoyants. Quels sont les poètes absolument suprêmes ? de pauvres êtres à moitié fous ou idiots, d’un caractère étrange et d’une personnalité incertaine, qui ne savaient point ce qu’ils valaient et qui n’ont pas joui de leur gloire : Homère, Dante, Shakespeare…

Homère, l’aveugle sublime, guidé par son bâton et par son chien, errant de ville en ville pour réciter ses vers et quêter son pain sur les places publiques, appartient tout entier à la légende ; c’est un symbole, une pure idée, non un individu. Dante « regarde et passe » ; il nous remplit d’un vague effroi, comme une apparition spectrale, par la rigidité farouche de son esprit étroit et sombre, passionné et violent. Shakespeare est une créature incompréhensible à faire douter de son existence personnelle, le plus grand des hommes et le plus étourdi des enfants, d’une si prodigieuse insouciance qu’il ne se doute pas de son génie et qu’en rééditant avec soin ses poèmes et ses sonnets, il abandonne au hasard la destinée de ses drames.

L’œuvre de ces trois poètes surhumains a depuis bien longtemps cessé d’être pour nous celle qu’ils ont écrite ; c’est celle que nous avons faite nous-mêmes : l’imagination tout éblouie des rayons de leur apothéose, à peine pouvons-nous la discerner encore à travers mille et mille volumes de commentaires superstitieux. Les siècles, qui ont élevé lentement l’édifice de leur gloire, leur ont peu à peu composé aussi une physionomie conventionnelle et sacrée.

 

Un génie créateur du premier ordre et une lucidité parfaite de l’intelligence critique ne vont généralement point de compagnie.

Les exceptions illustres qu’on allègue, en commençant par « le grand Gœthe », auraient besoin d’être examinées d’un peu près. Gœthe ne s’est pas connu lui-même parfaitement, puisqu’il s’est notoirement trompé en préférant à ses productions littéraires certains travaux scientifiques de sa façon, qui n’étaient même pas les meilleurs119.

Des erreurs toutes semblables sur la valeur. relative de leurs talents ou de leurs ouvrages ont été relevées chez d’autres génies d’ailleurs lucides, tels que Pétrarque, Le Tasse, Cervantes, Corneille, Lamartine, etc. Aussi bien que les génies instinctifs, qui, sous le souffle divin qui les pousse, ressemblent aux forces déchaînées de la nature, les artistes les plus maîtres d’eux-mêmes ont leurs moments d’inspiration, et quelques-uns ont appliqué leurs rares facultés d’analyse à l’étude de ce phénomène, dont le caractère essentiel est l’inconscience.

Gœthe envoyait au diable les philistins, c’est-à-dire les rationalistes, qui s’adressaient à lui pour avoir l’explication de Faust, le croyant, dans leur sagesse bourgeoise, capable mieux que personne de rendre compte de sa composition poétique, comme un horloger serait le théoricien le plus compétent du mécanisme des horloges qu’il a faites. « : Est-ce que je sais, répondait-il avec humeur, quelle idée j’ai exprimée dans mon Faust ?… J’ai reçu dans mon âme des impressions, des images… Faust est un ouvrage de fou. »

Il existe de Mozart une lettre intéressante, en réponse à un ami qui l’avait interrogé sur la manière dont il composait ses partitions :

… Quand je me sens bien et que je suis de bonne humeur, soit que je voyage en voiture ou que je me promène après un bon repas, ou, dans la nuit, quand je ne puis dormir, les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde. D’où et comment m’arrivent-elles ? Je n’en sais rien, je n’y suis pour rien. Celles qui me plaisent, je les garde dans ma tête et je les fredonne… Une fois que je tiens mon air, un autre vient bientôt s’ajouter au premier… et tous ces morceaux finissent par former le pâté. Mon âme s’enflamme alors, si toutefois rien ne vient me déranger. L’œuvre grandit, je t’étends toujours et la rends de plus en plus distincte ; et la composition finit par être tout entière achevée dans ma tête, bien qu’elle soit longue. Je l’embrasse ensuite d’un seul coup d’œil… Ce n’est pas successivement dans le détail de ses parties, comme cela doit arriver plus tard, mais c’est tout entière dans son ensemble que mon imagination me la fait entendre. Quelles délices pour moi ! Tout cela, l’invention et l’exécution, se produit en moi comme un beau songe très distinct ; mais la répétition générale de cet ensemble, voilà le moment le plus délicieux. Ce qui s’est fait ainsi ne me sort plus facilement de la mémoire, et c’est peut-être le don le plus précieux que Notre-Seigneur m’ait fait. Si je me mets ensuite à écrire, je n’ai plus qu’à tirer du sac de mon cerveau ce qui s’y est accumulé précédemment… Aussi le tout ne tarde guère à se fixer sur le papier. Tout est déjà parfaitement arrêté, et il est rare que ma partition diffère beaucoup de ce que j’avais précédemment dans la tête. On peut, sans inconvénient, me déranger pendant que j’écris, on peut aller et agir autour de moi, je continue d’écrire ; je peux parler de poules, d’oies, de Gretchen, de Barbe, etc. Comment maintenant, pendant mon travail, mes œuvres prennent la forme ou la manière qui caractérise Mozart et ne ressemble à celle d’aucun autre, cela arrive, ma foi, tout comme il se fait que mon nez est gros et crochu, le nez de Mozart enfin et non celui d’une autre personne. Je ne vise pas à l’originalité, et je serais même bien embarrassé de définir ma manière120.

Racine a beau trôner dans l’imagination de certaines gens avec une perruque majestueuse dont rien n’a jamais dérangé le bel ordre, il était comme un fou quand il se livrait à l’enthousiasme de la composition : un jour qu’il travaillait ainsi à sa tragédie de Mithridate dans le jardin des Tuileries, des ouvriers quittèrent leur ouvrage et l’entourèrent, " craignant que ce ne fut un homme au désespoir prêt à se jeter dans le bassin »121.

La création d’un chef-d’œuvre unique éclatant tout à coup parmi d’autres compositions médiocres du même auteur, comme la Curée d’Auguste Barbier ou comme la Marseillaise, nous permet de prendre, pour ainsi dire, sur le fait, le caprice divin du hasard dans le phénomène de l’inspiration poétique.

Il est curieux et presque comique de voir les critiques eux-mêmes ressembler en ce point aux poètes et parler, ô les pauvres gueux ! de leur « inspiration ». Un auteur grave, que personne n’accusera de se payer de mots, Alexandre Vinet, a dit : « Toutes les fois que j’ai composé avec verve et de manière à être-content, il m’a semblé qu’un autre dictait ce que j’écrivais, et, en me relisant, je croyais relire l’ouvrage d’un autre. Le mot d’inspiration est bien juste122. »

« Je suis quelquefois stupéfait, avoue M. Francisque Sarcey, de relire, le lendemain, imprimé dans le journal, ce que j’ai écrit la veille ; je suis l’âne de Balaam123. »

Si les esprits les plus rassis et les plus clairvoyants se montrent, eux aussi, possédés et menés par une puissance supérieure, si la conscience de leur libre activité et si la pleine intelligence de leur œuvre leur échappe, que penserons-nous des autres ? « Le plan de mon poème, disait Dante, a germé d’une semence tombée du ciel par hasard. « Et encore : « Je suis ainsi fait que j’écris quand Amour m’inspire, et suivant ce qu’il me dicte au dedans de moi-même, je vais te répétant.

Ce prophète était-il dans son propre secret ?
Avait-il, âme vaste aux grands hasards poussée,
La révélation de toute sa pensée ?…
Dieu, collaborateur ténébreux et serein !
Qui sait si le génie, effrayant souverain,
À qui les astres font dans l’ombre un diadème,
À l’intuition totale de toi-même ?
Oh ! de l’esprit humain ces grands amphictyons,
Dante, Isaïe, Eschyle, — étranges questions ! — 
Cervante et Rabelais, savaient-ils leur empire ?
Shakspeare, ô profondeurs ! voyait-il tout Shakspeare ?
Molière par Molière était-il ébloui ?

L’auteur de ces beaux vers, Victor Hugo124, quelque grande que soit sa lucidité relative, est loin d’avoir lui-même, comme Veuillot l’a dit si comiquement et si bien, « la pleine intelligence de tout ce qu’il verse ».

 

Plus encore que l’éducation et que l’hérédité, une série d’impressions où le hasard joue un premier rôle, contribue à former les grands hommes.

Le fortuit, écrit finement M. Cherbuliez, a une grande influence sur l’artiste et son œuvre, et le plus souvent ses inventions sont des trouvailles. Sans parler des hasards de sa naissance et de son éducation, les temps, les lieux, les événements, les occasions, une rencontre imprévue, un propos saisi au vol, une figure qui l’a frappé, lui ont fourni peut-être le meilleur de son sujet.. Une œuvre d’art d’où l’accident serait banni ne ressemblerait plus à la vie, nous paraîtrait morte, car tout ce qui vit porte l’empreinte du hasard125.

Pour qu’une œuvre littéraire nous plaise extrêmement, la perfection de l’art suffit si peu, qu’une perfection trop grande, surtout trop consciente d’elle-même, peut être une cause de diminution dans notre plaisir esthétique. Il faut que nous sentions dans l’œuvre d’art la part de la nature, au sens où ce terme s’oppose au pouvoir conscient de l’esprit et désigne une force qui agit sans se connaître.

L’auteur d’un chef-d’œuvre qui visiblement en sait toute la valeur n’exerce pas un puissant attrait sur notre imagination. Non que nous défendions au génie d’être orgueilleux ; nous voulons bien qu’il s’admire, mais nous n’aimons pas qu’il voie clair en lui. Les commentaires de Corneille nous gâtent un peu ses pièces ; plus justes et plus doctes, ils nous les gâteraient encore davantage ; mais, par bonheur, ils contiennent presque assez de méprises amusantes et d’illusions naïves. S’il était prouvé, un jour que Racine a calculé sciemment chacun des effets de cette musique merveilleuse qui ajoute à ses vers comme un second sens riche en suggestions infinies, le grand poète ne pourrait qu’y perdre dans notre estime.

La résistance assez longue du public et l’espèce de froideur qui, chez les plus chauds partisans de M. Leconte de Lisle, se mêle à leur admiration, a sans doute diverses causes ; mais la plus profonde doit être cherchée dans l’ennui que nos imaginations, curieuses d’imprévu et d’aventureuses trouvailles, éprouvent bientôt devant une science magistrale toujours sûre d’elle-même, gouvernant sa barque en pleine clarté et n’abandonnant rien au hasard, maîtrise qui fait ressembler l’impeccable artiste moins à un poète inspiré qu’à un très grand professeur de poésie.

Je connais un critique d’un goût excellent126 qui préfère le Werther de Gœthe, voire son Gœtz de Berlichingen, à Hermann et Dorothée, c’est-à-dire deux œuvres de jeunesse, entachées de déclamation et d’enfantillages, au chef-d’œuvre littéraire, le plus absolument parfait, je pense, que l’art pur ait jamais produit. C’est que ce critique retrouve dans le roman et dans le drame cette fleur de naturel et de spontanéité charmante qui rachète une multitude de péchés, tandis que la petite épopée bourgeoise, dont la forme est savamment élaborée d’après les modèles les plus exquis de l’antiquité, a par là un caractère de fabrication trop artificielle qui ne lui paraît point compatible avec l’ingénuité de l’inspiration.

La défaveur qui finit toujours par s’attacher aux pastiches n’a pas pour cause une infériorité du côté de l’art, puisque les pastiches peuvent être beaucoup plus parfaits que leurs modèles ; c’est le naturel inconscient que nous sentons au fond de ceux-ci qui nous les fait estimer si haut.

En bonne foi, les élucubrations de Macpherson valent bien les épopées celtiques originales. Un amateur de chants populaires, prenant pour des pierres rares tous les cailloux bruts qu’il collectionne, s’indignera d’un pareil jugement ; mais le lettré sincère, qui ne confond point le goût avec l’érudition, n’a pas à en rougir.

L’immense succès que la publication de Macpherson a remporté d’abord était juste ; je veux dire qu’il résultait très régulièrement des conditions qui font réussir les chefs-d’œuvre : l’auteur, pénétré de l’âme de son époque, avait donné une forme infiniment romantique au nouvel idéal des contemporains de Rousseau, passionnément épris de rêveries vaporeuses, de sentimentalité mélancolique et vague ; les héros irlandais, aux « yeux profonds comme la mer », aux « cheveux noirs comme l’aile du corbeau », les paysages d’Irlande, torrents qui mugissent toujours, cavernes, sombres forêts, bruyères où l’ouragan frémit emportant à la pâle clarté de la lune les fantômes des guerriers morts dans les batailles, tous ces décors fanés aujourd’hui enchantèrent l’imagination dans leur fraîcheur au moins autant que les brillants tableaux de l’Iliade, et le barde « Ossian » fut égalé, préféré même au divin Homère.

Jamais l’idée d’un rapprochement aussi ambitieux ne se serait offerte aux lecteurs des poèmes authentiques, et si Macpherson s’était borné à publier la traduction des textes originaux, il n’aurait pas trouvé dans toute l’Europe cinquante vieux pédants pour la lire127.

Sans doute, Macpherson fut habile, puisque sa mystification commença par réussir pleinement ; mais il fut trop habile, et il paya cher sa supercherie. S’il avait présenté son Ossian comme une simple adaptation de l’épopée antique, à l’instar du Télémaque, il risquait de piquer beaucoup moins la curiosité des hommes de son temps ; mais la postérité l’aurait peut-être récompensé de ce procédé honnête, en conservant à son ouvrage toute son estime, avec la part d’admiration qu’il mérite pour sa réelle valeur. Au lieu de cette justice mesurée, le public, qui lui avait trop accordé d’abord, lui a tout retiré à la fois, admiration, estime, succès et lecteurs même ; l’auteur qui faisait hésiter l’opinion des meilleurs critiques entre sa poésie et celle d’Homère, a été définitivement cloué au pilori de l’histoire littéraire comme un escroc puni d’un jour de gloire volée par une éternité d’indifférence et de mépris ! Tant il est vrai que c’est notre imagination qui donne le prix aux choses ! Car enfin si les poèmes attribués à Ossian étaient beaux et sublimés, ils ne sont pas devenus médiocres et nuls du seul fait qu’Ossian n’est pas celui qui les a composés. Mais tout est convention dans nos jugements esthétiques. Il est convenu que les poètes primitifs doivent être inconscients et ne pas trop savoir ce qu’ils disent ; les moindres mots qu’ils profèrent au hasard, nous les recueillons avec un pieux respect. Quand on adore le grand Lama, on vénère, comme des reliques, jusqu’à ses excréments.

4. — Illusions d’optique §

Les études historiques, en déplaçant le centre et le point de vue de la critique littéraire, nous ont fait prendre le change avec une facilité, une docilité émerveillables, sur la vraie nature du plaisir causé par la lecture des œuvres poétiques. On a confondu le plus naïvement du monde avec une jouissance du goût le vif intérêt documentaire que présentent ces œuvres en tant que matériaux d’histoire.

Ce genre d’attrait, venant s’ajouter au culte plus ou moins superstitieux des modernes pour le génie et l’art inconscients, achève d’expliquer leur prédilection pour les rudiments les plus grossiers de la poésie la plus primitive. Plus que jamais, aux époques de raffinement et de décadence, la grandeur simple et l’obscurité des origines séduisent les imaginations du public, du lettré et de l’érudit. Il est clair que les fragments informes de littérature celtique publiés et traduits par M. Arbois de Jubainville, peuvent beaucoup mieux nous renseigner sur les ancêtres de notre race que le faux Ossian ingénieusement accommodé par Macpherson au goût de nos grand’mères.

La critique, désormais presque trop convaincue qu’il est impossible de porter sur aucun ouvrage un jugement juste et intéressant, si l’on ne tient pas le plus grand compte des circonstances de temps et de lieu où il s’est produit, a laissé détourner son attention du phénomène littéraire sur son entourage historique, et le cadre est devenu plus important que le tableau.

« Une œuvre n’a de valeur que dans son encadrement », a dit Renan en propres termes, et la suite de son développement128 montre bien qu’on ne risque pas d’aller au-delà de sa pensée en donnant à cette expression sa plus grande force. Ce n’est pas simplement le travail du critique qui emprunte à l’histoire toute sa solidité et le meilleur de son agrément ; non, c’est l’œuvre littéraire elle-même dont la beauté n’est plus rien d’absolu ni de réel, n’a jamais eu d’existence que par rapport à son milieu, et ne peut revivre pour nous que replacée dans ce milieu par un effort de la science et de l’imagination.

Le grand encadrement général de toute œuvre, c’est son époque ; mais il y a des cadres plus petits et plus particuliers, où l’on peut voir de près et comme toucher du doigt la curieuse importance des circonstances dans l’estime que nous faisons de l’œuvre.

Prenez tout bonnement un discours de réception à l’Académie française et mesurez la décroissance rapide de l’intérêt qu’il offre, d’abord écouté religieusement et applaudi sous la coupole de l’Institut, ou lu avec avidité dans les journaux du soir ; puis, avec une curiosité déjà bien refroidie, dans la brochure spéciale qui le publie une semaine après, et enfin dans les œuvres complètes de l’auteur ou dans les recueils de discours académiques, où tous ils ne sont plus, suivant le mot de Chamfort, que des « carcasses de feu d’artifice après la saint Jean ».

Les Guêpes d’Alphonse Karr ont perdu leur aiguillon, et la Lanterne de Rochefort est éteinte ; mais ces pamphlets morts se raniment un peu quand on les relit dans les éditions originales.

Sainte-Beuve remarque que les pages de Fontanes sur le Génie du christianisme sont encore « admirables », mais à condition de rester entourées de toutes les circonstances où elles parurent d’abord. Il en est d’elles « comme de tant de choses admirables en ce monde, qui tirent une partie de leur beauté des circonstances même et de la situation. Le cadre les rehausse et fait plus que doubler leur prix. Écrivez cette page ou l’équivalent dans un autre moment, dans un autre lieu, nul ne s’en souviendra »129.

Une observation souvent faite par les critiques dramatiques, c’est que telle pièce qui avait réussi sur une scène parisienne de la rive gauche échoue sur une scène de la rive droite, et M. Sarcey a constaté que dans une comédie favorablement accueillie d’ailleurs au théâtre Cluny comme au Gymnase130, les mêmes actes n’avaient pas eu le même succès aux deux endroits.

Si les Pensées de Pascal et les Sermons de Bossuet paraissaient de nos jours, ces œuvres « mériteraient à peine d’être remarquées », écrit le bon Renan avec tranquillité131.

Cette apparente impertinence se réduit à une proposition fort inoffensive dès que l’on considère que la production vive au xixe siècle des chefs-d’œuvre du xviie est une hypothèse absurde : ce qui nous dispense de tout raisonnement à son sujet ; car je ne crois pas que notre philosophe ait supposé ici (question très différente) une publication posthume de manuscrits faite deux siècles après leur composition.

Les chefs-d’œuvre tiennent à leur terre natale par des racines trop profondes pour se laisser transplanter d’un siècle à l’autre. L’universalité, qui devient ensuite leur caractère, a d’abord pour condition ce lien étroit et intime avec le sein maternel ; ce ne sont pas les arbres à fleur de sol qui peuvent élever la tête bien haut ni étendre largement leurs bras. Au contraire, les ouvrages de rien, par leur nullité même, n’ont point d’attache sérieuse avec le lieu de leur naissance ; pair là ils peuvent obtenir d’emblée une espèce d’universalité toute superficielle.

Ainsi le Voyage de Chapelle et de son ami Bachaumont, au lieu de paraître au xviie, aurait pu, sans aucune modification essentielle, paraître au xixe, et voilà sûrement un opuscule qui mériterait à peine d’être remarqué ! Mais ce frivole récit « où il n’est question que du dîner ou du souper, des ortolans et des grives, où les seules impressions sont des impressions gastronomiques, est classé parmi les petits chefs-d’œuvre… Il est bien heureux pour lui de dater du grand siècle »132. Piquant exemple du pouvoir magique de l’encadrement !

Parmi les cadres qui peuvent donner du prix à la moindre bagatelle, il n’en est pas de plus prestigieux que les époques classiques.

Telle est la rayonnante splendeur de ces siècles privilégiés, que le philosophe Cournot en a eu comme un éblouissement, et que dans ses savantes Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, il a perdu, devant ce « phénomène » qu’il juge « merveilleux », la possession de ses facultés habituelles d’analyse. Il faut citer toute cette page133, car elle est de celles qui font penser, par ce qu’elle contient de vrai comme par ce qu’elle suggère de difficultés et d’objections.

Suivant Cournot, et en ceci il a pleinement raison, c’est l’âge de la langue, ce n’est pas la grandeur politique du pays, qui a sur l’apparition des modèles classiques une décisive influence.

Mais pourquoi, demande-t-il, toutes les littératures ont-elles un âge classique où la langue se polit et se fixe, autant qu’une langue peut se fixer, et où apparaissent dans une foule de genres, presque au même instant, des modèles qu’on n’égalera plus ? L’explication précise de ce phénomène supposerait l’explication de ce qu’il y a de plus merveilleux dans les opérations de la nature : car on ne saurait douter qu’elle ne remonte aux sources mêmes de la vie ; et le phénomène s’est reproduit trop souvent avec des phases analogues, pour qu’on puisse en attribuer le retour au hasard plutôt qu’à quelque loi secrète qui gouverne le phénomène. Les conditions de la société française au xviie siècle ne se prêtaient pas à l’éloquence politique ; elles ont changé depuis, et les beaux discours politiques ne nous ont pas manqué. Eh bien ! avons-nous eu pour cela à rouvrir le canon de nos auteurs classiques, afin d’y faire entrer des modèles dans le genre de l’éloquence politique, dignes de rivaliser avec ceux que nous a légués l’antiquité ? Non, parce que l’âge classique de la langue et de la littérature française était passé. De même pour l’histoire proprement dite. Voltaire a voulu compléter notre canon classique du XVIIe siècle dans ce genre comme dans l’épopée, et, malgré son prodigieux talent, il n’y a point réussi. Grâce au progrès des idées, nous avons aujourd’hui des historiens bien supérieurs à Mézeray et à Vertot ; mais ils ont trop d’esprit pour se figurer que leurs oeuvres vivront du genre de vie réservé aux chefs-d’œuvre littéraires des époques classiques. Des prêtres de grand mérite donnent de nos jours à l’éloquence de la chaire une tournure à la fois philosophique et politique, de sorte que leurs conférences ressemblent aussi peu aux sermons de Bourdaloue et de Massillon que ceux-ci ressemblaient peu aux harangues des prédicateurs de la Ligue : nous n’avons pas pour cela de nouveaux Bourdaloues ni de nouveaux Massillons. Dans un genre bien différent, le théâtre ne cesse pas d’employer nombre de gens d’esprit et de poètes en faveur ; leurs droits d’auteur valent mieux que ceux de Corneille et de Molière ; mais ils ont renoncé à les détrôner.

Les expressions de Cournot ont l’air de reconnaître une supériorité réellement existante en certaines œuvres, auxquelles il pourrait sembler plus philosophique de n’attribuer expressément qu’une supériorité imaginaire créée par l’opinion, la tradition et la convention ; mais, au fond, la nuance importe peu et tout revient exactement au même, puisque l’esprit humain ne peut pas sortir des conditions de sa subjectivité, et que les choses en général, à plus forte raison les choses littéraires, ne sont en soi que ce qu’elles sont pour nous.

Cournot estime donc que l’histoire de chaque grande littérature présente régulièrement la « merveille » d’une époque unique de floraison, à laquelle nul autre âge n’a rien de comparable, ni avant ni après, pour la richesse et pour l’éclat : non que tous les genres à la fois atteignent alors leur point de perfection et de maturité ; mais ceux qui s’épanouissent isolément et ensuite ne produisent plus aucun talent dont la gloire puisse être égalée aux grandes illustrations des siècles classiques.

On ne saurait nier le fait du prestige sans pareil qui s’attache rapidement aux auteurs dits classiques, et qui rendait déjà pour les contemporains de Voltaire les meilleurs écrivains du temps de Louis XIV presque aussi vénérables que le sont devenus, par le travail d’une longue suite de siècles, ceux de l’antiquité. Il ne faut pas hésiter ici à donner au terme classique sa signification la plus naïve, celle de livre de classe : car l’honneur de servir de modèle littéraire dans les écoles est vraiment pour un grand écrivain la consécration suprême, et c’est par cette destination surtout que s’explique le phénomène dont s’émerveillait Cournot.

Entendu dans ce sens, le moment classique d’une littérature test naturellement celui où la langue achève de se former. Après une période plus ou moins longue de fermentation et d’anarchie, la langue écrite parvient, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à l’heure brillante et pure de sa perfection scolaire, par un progrès régulier, et avec le concours de quelques écrivains excellents qui sont à la fois l’effet et la cause de cette évolution. Les précieuses qualités de mesure, de justesse et de propriété que possède la langue à cet instant exquis et unique où elle ne tâtonne plus et où elle n’a pas encore été surmenée, font des auteurs classiques autant de modèles incomparables, et voilà le seul sens où il soit vrai de dire que personne ne pourra plus leur être égalé ; sens précis et restreint, dans les limites duquel Cournot à raison, hors duquel il se trompe.

Dès les premiers mots, on l’arrête ; car il n’est pas possible d’admettre sa prétendue vérité de fait, que les auteurs devenus illustres plus tard en des genres où le siècle de Louis XIV n’avait pas excellé, ne pourront jamais rivaliser avec les principales célébrités littéraires de ce temps-là. Qu’en savons-nous ? Un recul de deux cents ans à peine est-il suffisant pour en juger ? Et d’ailleurs, sommes-nous donc si embarrassés de citer, dès à présent, soit au xviiie, soit au xixe, des auteurs et des ouvrages dont l’immortalité réelle et non pas seulement nominale n’a rien à envier à la gloire même de Corneille et du Cid ?

Les exemples empruntés par Cournot à l’histoire, à l’éloquence politique, à l’éloquence religieuse, étaient, sans doute, les moins mal choisis pour les besoins de sa thèse ; mais il y a aussi le roman, dont les plus purs chefs-d’œuvre, Gil Blas, Manon Lescaut, Paul et Virginie, pour dater du xviiie, n’en ont pas moins de retentissement ni de vie ; il y a la poésie lyrique, dont le grand siècle est assurément le nôtre, et qui, avec Lamartine et Victor Hugo, balance bien l’art tragique de Racine et de Corneille. Des amateurs d’élégants paradoxes ont prétendu, il est vrai, que les chœurs d’Athalie et d’Esther marquaient l’apogée de la poésie lyrique en France : c’est aussi juste qu’il le serait de soutenir que Ruy Blas et Hernani réalisent la perfection de notre drame tragique. La simple vérité est que la poésie lyrique française a atteint au xixe, non pas au xviie, l’âge de son plein épanouissement.. Quant au poème épique, le grand siècle n’y a rien fait qui vaille, et d’aussi importantes lacunes dans le seul domaine de la poésie nous amènent forcément à cette conclusion, que le répertoire d’une époque dite classique peut être quelque chose d’étrangement incomplet. Il ne faut pas confondre le talent d’expression que beaucoup d’écrivains doivent alors au bonheur de manier une langue à point et dans sa jeune maturité, avec une fertilité générale d’invention se manifestant à ta fois en presque tous les genres à une date fatidique dans l’histoire de chaque littérature.

Le siècle de Louis XIV, qu’on prend volontiers pour exemple, est, après tout, le moins incomplet qu’on puisse alléguer. Les lacunes énormes des époques classiques, les retards ou les avances qu’ont très souvent sur elles les plu » beaux ouvrages, les plus grands auteurs, paraîtraient encore plus considérables sous Périclès, sous Auguste, au règne de la reine Anne, à la cour de Weimar, partout enfin, et la question posée par Cournot achèverait de perdre, à la lumière d’un ou deux autres exemples, l’apparence de profondeur et de mystère par laquelle elle intrigue d’abord la pensée.

Non seulement les âges antérieurs et postérieurs au siècle classique d’une littérature peuvent fort bien compter des illustrations tout aussi brillantes que celles de ce siècle, mais quelques-unes revêtent elles-mêmes un caractère classique, au sens particulier que nous donnions tout à l’heure à ce mot.

Victor Hugo ne figure-t-il pas cette année134 à côté de Boileau et de Racine au programme des examens de licence et d’agrégation ? Nouveauté immense, qui mieux que tout nous aide à mesurer la distance étonnante parcourue depuis cinquante ans : le romantique échevelé, que hennissait le parti de l’ordre et de la tradition, consacré classique à son tour ! le révolutionnaire à tous crins, que les jeunes exaltaient et glorifiaient à la barbe des vieux, défendu maintenant par nous, les vieux, contre les jeunes, qui le traitent de vieille perruque ! C’est plus qu’un élargissement des doctrines scolaires, c’en est le complet renversement ; il ne saurait y avoir une démonstration plus péremptoire du discrédit qui a ruiné pour jamais l’ancienne rhétorique exclusive.

Notre respect pour les génies et pour les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV ne diminuera certes point. Il grandira, au contraire, de plus en plus par l’effet de l’éloignement ; mais il sera désormais accompagné de plus d’intelligence historique et de moins de superstition littéraire. Nous avons fait le compte des genres où cette époque a excellé, par conséquent de ceux où elle resta médiocre, et nous savons, d’ailleurs, que l’universelle évolution qui transforme toutes choses, sans rien anéantir, peut faire passer un genre plein d’éclat sous une certaine forme à une forme différente et pourtant aussi belle.

Les qualités même de style, qui constituent proprement la supériorité des époques classiques, ne nous inspirent plus une admiration absolue et sans partage ; car nous estimons qu’il en existe d’autres, et nous les considérons moins comme un idéal destiné à désespérer éternellement l’imitation, que comme une phase d’un haut intérêt dans l’évolution de la langue.

5. — L’avenir de la littérature §

Que sera la littérature de demain ? que sera celle d’après-demain ?

Les personnes qui s’amusent à cette devinette, aussi puérile que les petits jeux de société, ne soupçonnent pas à quel point est vaine la recherche d’une réponse.

Qui prévoit l’avenir par raisonnement élimine d’abord de ses calculs le rôle du hasard, que nul ne connaît. Il élimine aussi l’influencé perturbatrice des initiatives individuelles, qu’on ne connaît pas davantage. Je sais bien que le déterminisme historique prétend réduire à rien ces initiatives, noyées et emportées dans le grand courant des causes générales, et il nous a semblé à nous-mêmes, quand nous avons embrassé par la pensée tout un siècle, de Bossuet à Chateaubriand135, que le succès du rameur luttant contre vents et marées pour remonter le flot, était impossible à concevoir.

Mais ces « grands courants » que la perspective nous fait découvrir après coup dans les siècles passés, ne sont peut-être qu’une illusion d’optique, une construction idéale de notre esprit impérieusement dominé par un besoin rationnel de simplicité et d’ordre, auquel il obéit en voyant l’histoire sous cet aspect. Quoi qu’il en soit, comment ferons-nous, dans l’agitation confuse du présent, pour distinguer d’avec les mouvements éphémères et superficiels les tendances durables et profondes ?

Voici, par exemple, trois symptômes qui paraissent caractéristiques de notre fin de siècle : l’art décadent ; le retour à une vague religiosité ; et, dans une province déterminée de la littérature, les essais du « théâtre libre ». S’il y a réellement, dans ces directions nouvelles, une forme ou une vérité à conquérir, c’est pour un génie l’heure de paraître…

Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?

Un philosophe contemporain, M. Louis Bourdeau, nous affirme que jamais les grands hommes n’ont manqué à l’appel de l’occasion136. Nous verrons bien, liais nous n’en sommes pas aussi sûrs que lui ; et, jusqu’à ce que le grand homme ait paru, nous nous croyons autorisés à mettre en doute la vertu productive de l’occasion qui doit l’enfanter. D’ailleurs, s’il vient, il ne sera pas prouvé, par ce fait seulement, qu’il devait venir ; mais, s’il ne vient pas, il sera plus que probable ou que l’occasion n’est point féconde à elle seule et par elle-même, ou que celle dont il s’agit ne pouvait accoucher de rien de fameux.

Cette dernière hypothèse restera très plausible jusqu’à preuve contraire. En attendant, il demeure permis de croire que les jeunes auteurs dramatiques empressés à fabriquer pour le théâtre d’Antoine des pièces sans intrigue et sans composition, où, sous prétexte de fidélité à la nature, toutes les anciennes règles de l’art sont violées, au lieu d’être les émules d’Ibsen, ne sont que des écoliers paresseux, en révolte contre la difficulté de bien faire, que démange seulement le besoin d’horripiler Sarcey et de faire un pied de nez à l’ombre de Scribe ; Il demeure permis de croire que l’« écriture » décadente, au lieu d’enrichir l’art de rythmes nouveaux et d’ouvrir à la poésie des trésors de sonorité suggestive inconnus des Racine et des Hugo, des La Fontaine et des Banville, n’est qu’une affectation ridicule et une mauvaise plaisanterie, qui, pour avoir beaucoup trop duré, ne laissera même pas dans la versification française autant de traces utiles qu’en a laissé dans la langue le purisme des précieuses. Il reste permis de craindre enfin que, le regain de mysticisme, dont beaucoup d’âmes pieuses se réjouissent naïvement, au lieu d’être l’aurore d’une grande renaissance chrétienne, ne soit, dans notre société à son déclin, qu’un de ces lointains retours des souvenirs d’enfance, souvent observés chez les vieillards qui vont mourir et dont la sensibilité s’attendrit et s’exalte à mesure que leur cerveau s’affaiblit.

 

Le bulletin météorologique des journaux, toujours un peu en retard, nous annonce le temps qu’il fait, non celui qu’il fera, ou bien encore il nous prédit que des ondées sont probables quand le ciel se couvre de nuées épaisses : les prophètes littéraires sont de la même force. Ainsi, quand le naturalisme eut succombé à ses propres excès, tous s’écrièrent en chœur qu’ils voyaient poindre l’aube d’une réaction idéaliste. Ô la belle perspicacité ! Et après ? Est-ce le réalisme qui reparaîtra au haut de la roue, et sommes-nous condamnés à tourner éternellement dans le même cercle ?

Autrefois, hier encore, les littératures étaient regardées comme passant toutes successivement par trois phases : 1°une période de formation ; 2° une apogée ; 3° une période de décadence et une fin. On acceptait d’autant plus volontiers cette théorie, que toujours et partout l’histoire la confirmait. Visiblement, les littératures de la Grèce et de Rome ont traversé les trois phases. Notre littérature du moyen âge peut être envisagée à part comme ayant offert la même succession, du xe siècle où elle naît au xve où elle meurt, après avoir présenté au xiie-xiiie siècle sa période brillante et quasi classique.

Pour apercevoir cette suite d’âges, une certaine perspective est nécessaire ; mais dès qu’on a obtenu le recul suffisant, c’est une plaisante chose que notre peu de répugnance, disons mieux, notre empressement à découvrir un point de vue assez mélancolique après tout, qui, en assimilant l’histoire de l’humanité et des littératures à une existence d’homme, condamne toujours notre temps à y faire figure de vieillard caduc et décrépit, puisqu’on ne pourrait mesurer des yeux le chemin parcouru si l’on n’était pas arrivé soi-même au terme de la route. Vraiment il faut bien que Hegel, quand il professait son cours d’esthétique, ait cru la fin du monde prochaine, pour avoir aussi exactement divisé toute l’histoire de l’art en trois époques, l’art symbolique, l’art classique et l’art romantique, ayant chacune, y compris la dernière, son commencement, son milieu et sa fin… à moins qu’il ne pensât que le troisième âge de la troisième époque, la décadence du romantisme, pourrait se continuer aux siècles des siècles137.

L’hypothèse évolutionniste de Darwin et de Spencer a remplacé la notion funèbre du dépérissement et de la mort par celle de la vie indéfiniment transformée. Cette philosophie est peut-être trop récente encore pour que les anciens fantômes qui hantèrent si longtemps nos imaginations ne viennent pas continuellement jeter leur ombre sur le riant tableau des nouvelles métamorphoses. Le mot d’art décadent, que, par un étrange abus de langage, les inventeurs eux-mêmes des dernières formules poétiques emploient pour désigner ce qui doit être à leurs yeux une renaissance, atteste cette habitude invétérée.

Au fond, d’ailleurs, la différence entre les deux conceptions est bien moins réelle qu’il ne semble : pour qu’une nouvelle forme de l’art vienne à la vie, il faut toujours que l’ancienne soit morte, et, dès la plus haute antiquité, avec plus ou moins de précision scientifique, la philosophie n’a presque jamais cessé d’enseigner que rien ne périt absolument, mais que tout se transforme ; en sorte que la doctrine évolutionniste, dans ce qu’elle a de plus général, n’est point neuve, et que les expressions de vie et de mort, de commencement et de fin, n’étant pas contraires à la doctrine lorsqu’elles sont bien comprises, ne doivent point lui paraître fausses.

Or, qu’il s’agisse d’une terminaison absolue ou d’un renouvellement, l’impossibilité est la même pour le spectateur de mesurer la force et l’étendue d’un mouvement où il est lui-même entraîné, et l’on ne voit clairement la marche de l’évolution que lorsqu’elle est un fait accompli.

 

Certains genres sont finis ou métamorphosés sans retour probable, comme l’épopée, qui est devenue histoire et roman. Une résurrection de l’épopée a juste autant de probabilité que la rechute de nos sociétés civilisées dans l’état de naïveté à demi barbare, qui est la condition de cette sorte de poème. Mais quelle sera l’évolution de l’histoire ? quelle sera celle du roman ?

L’histoire, enfin humiliée du prix dont elle paie le périlleux honneur d’être une branche ‘ équivoque de l’art, évoluerait peut-être de la littérature à la science et romprait avec le roman pour s’unir à la statistique, suivant le conseil de M. Bourdeau, si l’impossibilité trop prouvée de savoir et de dire la vérité exacte ne devait pas éternellement exposer le talent littéraire et l’imagination de l’historien à une tentation irrésistible, et surtout, s’il était permis d’absorber, autant que l’exige l’idée scientifique de l’histoire, l’initiative individuelle dès grands hommes dans l’action prépondérante des causes générales.

Dans le roman, le chef-d’œuvre attendu sera… tout ce que voudra faire un auteur de génie. Oh ! sans doute, les critiques de l’avenir excelleront à démêler la tendance dominante de notre époque ; ils démontreront à merveille que le plus grand romancier de la fin du xixe fui celui qui suivit cette tendance : mais l’aura-t-il seulement suivie ? ne l’aura-t-il pas décidée en quelque mesure par son initiative ? J’ose prévoit et dénoncer d’avance dans les futurs jugements de nos savants critiques déterministes une certaine confusion de l’effet et de la cause. L’anarchie des écoles et la diversité des talents sont telles aujourd’hui, surtout nous avons acquis une conscience si vive et si aiguë de la fuite rapide des modes littéraires et de leur, prompt retour, que toutes les tentatives doivent être tenues pour possibles en fait de roman, et que le génie, devenu avec raison individualiste à outrance, n’a plus foi qu’en lui-même.

D’autres genres, plus stables, tels que l’art dramatique, semblent ne devoir jamais courir le risque, quelles que soient leurs évolutions, de s’évanouir comme l’épopée en des succédanés, aucune littérature n’étant concevable sans un théâtre. Mais, abstraction faite de ce caractère très général de rester toujours un spectacle matériel, combien de métamorphoses l’art dramatique n’a-t-il pas subies en France, depuis le Jeu de la Feuillée par Adam de la Halle, jusqu’aux « tranches de la vie » du Théâtre libre, jusqu’aux symboliques ombres chinoises du Chat Noir ! Faut-il croire, avec les doctrinaires, que celles de ces métamorphoses qui ont constitué dans le genre une espèce tant soit peu durable furent conçues, imaginées et formulées nettement dans le domaine de la théorie avant de passer dans celui des faits et des œuvres ?

Oui, répondent les apparences, puisque les Mystères subsistaient encore quand Joachim du Bellay prêcha éloquemment l’imitation des anciens ; puisque Boileau, en rappelant les poètes à l’étude de la nature, eut une heureuse influence sur le génie de ses amis, Racine et Molière ; puisque Corneille a fait la poétique du drame héroïque et du drame bourgeois ; puisque Victor Hugo a écrit la préface de Cromwell. L’idée d’une antériorité de la critique littéraire sur les productions du génie est particulièrement chère au savant auteur de l’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, qui l’a soutenue avec beaucoup de force, soit dans cet ouvrage, soit surtout dans un article magistral de la Grande Encyclopédie sur la critique. La doctrine est fière, noblement ambitieuse ; mais examinons-la un peu à la loupe de l’analyse.

D’abord, les conseils de la sagesse critique ne doivent pas être confondus avec les idées de l’imagination créatrice. Ni du Bellay, en proposant de prendre l’antiquité pour modèle, ni Boileau, en recommandant la nature et la vérité et en ajoutant à cette grande leçon vingt autres préceptes excellents, ne suggéraient aux poètes des sujets de pièces. Ils ont été sans nul doute très utiles à la poésie, mais à la façon d’un guide qui éclaire, avertit, précautionne et dirige le goût, non point à celle d’une Muse inspirant le génie et y suscitant de fécondes images.

La critique n’a pas pour fonction de fournir aux auteurs des idées d’œuvres poétiques. Si elle en était capable, cette pauvre mirante de la poésie, vraiment elle aurait tort de ne pas changer d’état. Que disons-nous aujourd’hui aux apprentis du Théâtre libre ? « Ceci est bon, cela est mauvais. » Rien de plus. Si nous pouvions deviner la pièce à faire, j’aime à croire que nous la ferions. Il y a tout à parier d’ailleurs qu’elle ne vaudrait rien, car c’est pour l’heureuse issue du travail ; poétique une condition désavantageuse d’être précédé d’une connaissance de lui-même claire, complète, telle enfin que l’intelligence critique est capable de la former.

On objecte que de grands poètes furent en même temps critiques, que Corneille et Victor Hugo ont écrit des préfaces et des théories. Ce n’est peut-être pas ce qu’ils ont fait de mieux. La robuste santé d’un génie comme celui de Corneille n’a pas trop profondément souffert de son indigestion d’esthétique ; mais il en a gardé quelques crampes, et l’Aristote surtout a eu de la peine à passer. Le germe destructeur que l’art romantique portait en lui-même, ne l’a-t-on pas cent fois signalé dans le pédantisme révolutionnaire avec lequel il s’est appliqué doctement et passionnément à contredire en tout point et contrecarrer l’école classique ? Inspiration médiocre, s’il en fut, que l’envie de déplaire aux disciples attardés du professeur La Harpe ! La perfection de l’arrêtant de ressembler à la nature, il imite mal, par la négation et la révolte, la puissance tranquille de ce divin modèle. L’incomparable grandeur de Shakespeare consiste en ce qu’il se contenta de créer, ainsi que Dieu lui-même, ayant pour toutes nos doctrines et toutes nos disputes littéraires la suprême, indifférence de la nature aux cris et aux querelles de l’humanité.

Remarquons enfin qu’on risque toujours de faire erreur en croyant, pour quelque raison frivole de date dans la publication, le programme des poètes critiques antérieur à la conception de leurs chefs-d’œuvre. La poétique d’Atala se trouve dans le Génie du christianisme, et le roman chrétien a la prétention d’être un épisode de l’ouvrage didactique, destiné à l’illustration de la doctrine ; mais Atala procède en réalité de la grande inspiration des Natchez, par conséquent d’une époque où l’esthétique de Chateaubriand n’était pas encore nettement formulée. Les Martyrs sont postérieurs, il est vrai, à l’art poétique du grand écrivain : justement, ce que ce beau poème a de plus artificiel que ceux du début ne peut que nous confirmer dans notre sentiment, que les lumières de la critique ne remplacent point pour le poète la chaleur de la flamme sacrée, et qu’une clairvoyance trop grande refroidit l’inspiration.

« Tous les grands artistes qui ont lancé le théâtre dans une voie nouvelle, a fort bien dit M. Sarcey, Corneille avec le Cid, Racine avec Andromaque, Beaumarchais avec le Barbier de Séville, Dumas avec la Dame aux Camélias, et tant d’autres, l’ont fait sans se douter de ce qu’ils faisaient, en suivant bonnement la pente de leur génie. Les théories poussent sur les chefs-d’œuvre ; jamais elles ne les enfantent. » Le passage le plus vrai138 et le plus fin de cette fameuse préface de Cromwell, où il y a beaucoup moins de choses neuves que de vieilles banalités exprimées en assez mauvais style, c’est le suivant :

Telles sont, à peu près, les idées actuelles de l’auteur de ce livre sur le drame… Il est loin d’avoir la prétention de donner son essai dramatique comme une émanation de ces idées, qui, bien au contraire, ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement, que des révélations de l’exécution… C’est après avoir dûment clos et terminé son œuvre, qu’il s’est déterminé à compter avec lui-même dans une préface, à tracer, pour ainsi parler, la carte du voyage poétique qu’il venait de faire…

Ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d’après une poésie que de la poésie d’après une poétique ?

L’avenir de la littérature est le secret de l’Inconscient, qui nous réserve bien des surprises.. Non seulement mous ne regrettons point notre ignorance, mais tout notre espoir se réfugie là : dans la pensée que le hasard cache en ses flattes Obscurs une série sans : fin de possibilités heureuses. Car, dès que notre raison tirant du passé et du présent les traits, probables de l’avenir, essaie de se le figurer, une image aussi laide ne peut que nous remplir de découragement, d’inquiétude et d’effroi.

Les signes multipliés de vieillesse que semble offrir notre époque fatiguée, surmenée, chargée de siècles et d’expérience ; le raffinement excessif du sens critique, joint à l’épuisement des grandes sources naturelles de la poésie ; l’art décidément tombé de la nuit fécondé de l’instinct dans les clartés glaciales de la réflexion ; l’incessante éclosion de mérites originaux, qui jettent leur fusée brillante et s’éteignent, sans pouvoir se fixer désormais au ciel trop encombré d’astres de toute grandeur ; la diffusion du talent entré dans sa période démocratise, avili par l’usage et devenu monnaie universelle ; la pyramide indéfiniment accrue des livres empilés sur les livres, et la matière de l’érudition s’amplifiant hors de toute mesure, sans que le pauvre cerveau de l’homme devienne plus capable de la contenir, ni ses muscles plus forts pour en porter le poids ; l’énervement, au contraire, le détraquement et la débilitation de notre race : un tel spectacle est plein de problèmes menaçants pour l’avenir de la littérature comme de la société, et si le Hasard, cet « incognito de la Providence », ne vient pas nous tirer d’affaire par quelque miracle délicat, la raison n’a d’espoir, pour franchir le pas où nous sommes, que dans une aveugle poussée de la force brutale.

La sauvagerie, écrivaient en 1855 les princes mêmes de notre décadence, MM. de Goncourt, est nécessaire tous les quatre ou cinq cents ans pour revivifier le monde… Autrefois, quand une vieille population était convenablement anémiée, il lui tombait du Nord sur le dos, des bougres de six pieds qui refaçonnaient la race… Maintenant qu’il n’y a plus de sauvages, en Europe, ce sont les ouvriers qui feront cet ouvrage-là dans une cinquantaine d’années. On appellera ça la révolution sociale139.

Les bibliothèques incendiées, les imprimeries brisées ; tous les citoyens, pour être égaux, astreints à une besogne matérielle qui rétablira peu à peu l’équilibre de l’esprit et du corps en enlevant à une trop nombreuse aristocratie de désœuvrés le temps de rêver et d’écrire : voilà, en effet, une solution. Conforme aux analogies du passé comme aux tendances du présent, elle est probable, elle est sérieuse. On n’en saurait dire autant de la solution humoristique de Schopenhauer, promettant aux sociétés modernes le retour du siècle de Périclès par les deux moyens que voici : 1° la castration inscrite au premier rang des peines judiciaires, afin d’arrêter la propagation du vice, du crime et de la folie ; 2° des harems de filles d’esprit institués à l’usage des hommes de cœur et de caractère, toutes les sottes étant enfermées et stérilisées dans des cloîtres140.

Pourtant la catastrophe prédite par MM. de Goncourt n’est pas le pire destin que la littérature ait à redouter. Les révolutions passent comme ces orages à la fois destructeurs et vivifiants qui ravagent la terre et la font reverdir. Supposez un bouleversement social : au bout d’une période plus ou moins longue d’anarchie et de ruines, on verra la vie régulière renaître, l’âge d’or recommencer, fleurir un nouveau siècle classique ; après quoi viendra la décadence, lente d’abord, se précipitant ensuite, comme saisie de vertige ; puis, la crise finale et l’enfantement d’un nouvel ordre de choses dans la violence et la douleur…

La littérature a pour voisine jalouse et pour ennemie une puissance pacifique, qui ne lui fait pas peur, qu’elle prend même, l’innocente rêveuse ! pour une très utile alliée, mais dont les progrès silencieux et sûrs la font reculer pas à pas et créent pour elle un péril bien autrement grave que la bruyante menace d’une révolution sociale. Cet ennemi, c’est la science.

Son usurpation est de date récente. Le xviie estimait fort les mathématiques, science abstraite et rationnelle ; mais ce qui est devenu pour nous la science par excellence, la Science tout court et avec majuscule, celle de la nature, était méprisé alors et condamné, comme une curiosité frivole aux yeux des philosophes, coupable à ceux des théologiens.

Au xviiie siècle, la science réclame sa place à côté de la littérature. Voltaire, esprit universel, y touche, comme à tout. Fontenelle la mondanise. Buffon l’honore de son style, et par là il gagne à l’Académie française un fauteuil incomparablement plus prisé que ce siège à l’Académie des sciences, dont Dalembert affectait encore d’avoir « honte ».

L’Empire, réorganisant à sa guise, après la Révolution.. les académies, et l’université, la société et les études, manque dans tout ce qu’il fait sa défiance et son aversion pour les lettres et pour l’idéologie, sa faveur, au contraire, pour les études positives. Il est dans les intérêts du despotisme de diriger vers la nature extérieure l’activité de l’esprit humain, de peur qu’il ne se replie sur lui-même en d’inquiétantes méditations. C’est pourquoi, sous Napoléon III, ce qui prospéra et se développe, ce n’est pas la poésie, ce n’est, pas la métaphysique, c’est la science, parallèlement à la littérature réaliste.. Dès lors, elle avait conquis assez d’autorité et de prestige pour que la première place lui restât toujours assurée, quels que fussent le gouvernement, la société et la politique. La Science, aujourd’hui, exerce tranquillement sur le monde une souveraineté que nul ne conteste.

C’est elle ou, du moins, c’est son influence qui, dans tous les programmes d’études élaborés depuis 1872, a remplacé l’éducation, trop d’autrefois par un souci non moins excessif du réel, substituant le culte de l’utile à celui de la vérité idéale et du beau. C’est l’esprit scientifique qui, par l’enseignement spécial, renseignement moderne et les autres innovations anticlassiques et antilittéraires, éliminera bientôt de l’instruction publique les vieilles humanités, source de toute la littérature française depuis la Renaissance jusqu’aux décadents exclusivement, et avec les humanités le goût, l’habitude de concevoir et le talent de rendre dans une langue agréable à tout, le monde lettré des idées d’un intérêt universel. C’est encore la science, ou, pour ne pas la mettre directement en cause, c’est l’éblouissement causé par son triomphe, qui, faisant perdre la tête aux romanciers naturalistes, leur a persuadé que l’art littéraire devait s’assujettir à ses formules, à ses méthodes, à son vocabulaire, a multiplié sous leur plume les « études » soi-disant « scientifiques », les « enquêtes », les « cas », les « documents », pour inspirer enfin à M. Zola la prétention extraordinairement naïve d’être non plus un contemplateur comme Molière, ni un observateur comme Balzac, mais l’auteur de véritables « expériences » à la façon d’un Claude Bernard141 !

L’évanouissement de la littérature dans l’ombre envahissante de la science : voilà bien ce qui serait le dernier terme de l’« évolution des genres ». Sans l’espoir qui nous restera toujours dans les heureuses inspirations du génie, c’est-à-dire dans le hasard et dans l’inconnu, nous aurions, trop raison de craindre, à voir le cours des choses, l’avènement d’un état scientifique de l’humanité, remplaçant enfin l’état littéraire après avoir remplacé l’état métaphysique et religieux, comme suite logique et naturelle de cette première dépossession ; car l’amour des belles formes s’éteint avec le goût des beaux rêves.

La science se suffit à elle-même. Elle trouve dans le culte de la vérité tant rationnelle que positive, objet de sa recherche, tout ce qu’il lui faut de vie religieuse, si elle en a besoin. Elle méprise comme un jeu d’enfant la poursuite de l’espèce de satisfaction absolue que l’art aussi procure, et comme une faiblesse féminine l’inquiète curiosité de l’inconnaissable.

L’esprit scientifique pur ne peut avoir de l’art littéraire que l’une de ces trois conceptions également injurieuses : il le tient soit pour un amuseur destiné à délasser et divertir l’attention fatiguée par les travaux sérieux ; soit pour un ornement que l’élégance mondaine ajoute à la vie, comme on met un piano dans tout salon bourgeois qui se respecte ; soit enfin pour un secrétaire de la science utilement employé par elle à sa vulgarisation.

Je n’ai pas dit encore ce qu’il y aura de plus funeste à l’art et à la littérature dans la conquête du monde intellectuel par la science : ce sera l’encouragement donné désormais à la médiocrité.

Non pas — pour ce qui est des génies scientifiques — qu’ils doivent nécessairement devenir moins nombreux, ni, si cette diminution était fatale, qu’on pût l’envisager avec indifférence ; j’avoue ne point comprendre le langage des philosophes qui, prévoyant que les grands inventeurs seront dans l’avenir de plus en plus rares, font bon marché de cet appauvrissement, sous prétexte que la collaboration patiente de tous les ouvriers suppléera par des découvertes seulement un peu plus tardives à l’absence des maîtres divins : la seule utilité du génie dans l’ordre scientifique fût-elle l’accélération d’un progrès qui se serait accompli sans son aide, l’économie de travail et de temps que les grands hommes de la science font faire à l’humanité reste, en tout état de cause, un service des plus précieux, un titre inestimable à la reconnaissance du monde et à la gloire.

Mais il n’en est pas moins vrai que l’œuvre de la science, étant collective, fait appel au concours des talents les plus humbles et de ceux même qui n’ont que leur bonne volonté. Toute contribution lui est précieuse. Elle est, par excellence, le genre d’activité qui convient à l’esprit égalitaire des démocraties.

L’art, au contraire, est chose essentiellement aristocratique. Il lui est interdit d’être médiocre, puisque sa seule raison d’être est de faire des chefs-d’œuvre, tout le reste ne comptant pas. Sans doute la dette de l’écrivain, de l’artiste, est immense envers la communauté sociale et humaine ; dont il tient et sa culture et sa matière et même, dans une grande mesure, sa forme. Cependant, cette forme doit être individuelle avant tout ; sans quoi l’œuvre périra, et tout l’effort de l’artiste aura été vain.

Oui, la matière eût-elle un intérêt puissant, la langue toutes les perfections qui s’enseignent et qui font les écrits exemplaires, l’œuvre est mort-née si le style manque, le Style, c’est-à-dire le cachet et la signature d’un individu original, dont la physionomie soit assez curieuse pour attirer et retenir l’attention d’un monde occupé de tant d’affaires et distrait de tant de façons. Aussi tout grand succès littéraire est-il, si favorisé qu’on le suppose par le bonheur de l’occasion, la victoire toujours surprenante et toujours ‘merveilleuse d’une personne unique, d’une Monade, ayant trouvé en elle-même la force de se détacher de l’obscur fond des êtres anonymes, pour resplendir d’un éclat solitaire.

Guyau a écrit un volume sur l’Art au point de vue sociologique. L’ouvrage est très intéressant ; mais le titre ne serait-il pas une contradiction dans les termes ? L’art, individualiste par essence, n’est pas chose proprement sociale comme la science ou comme l’industrie.

Et l’art portera désormais la peine de ce fier isolement, dont il n’a point souffert tant que l’individu est resté fort. Aujourd’hui, grâce au partage égal et démocratique des lumières, nous comptons beaucoup plus sur le concours de tous les talents grands et petits que sur les rares miracles de quelques génies isolés. De là vient l’étonnement, mêlé d’un grain de pitié et d’une ou deux onces de dédain, avec lequel le vulgaire contemple les artistes, comme des rêveurs étrangers aux réels intérêts du siècle, « attardés à des amusements stériles. De là vient aussi que les philosophes eux-mêmes, s’habituant de plus en plus à tout attendre du travail de la société, se passent si volontiers et si facilement, même pour les découvertes et lès inventions scientifiques, de l’initiative individuelle dès grands hommes. « Le blé pousse encore sur notre sol, disait Rémusat, mais le chêne n’y croîtra plus ! » Et Hartmann, le philosophe de l’Inconscient, écrit142 :

Plus nous regardons en arrière, plus le progrès scientifique nous apparaît comme l’œuvre exclusive de quelques rares génies, que l’Inconscient suscita pour achever l’œuvre que les forces réunies clés intelligences moyennes n’étaient pas en état de réaliser. Plus, au contraire, nous sommes voisins de l’époque actuelle, plus aussi là science voit croître le nombre de ceux qui la cultivent et plus l’œuvre devient collective… Le besoin des hommes de génie se fera de moins en moins sentir, et l’Inconscient en produira moins souvent. Tous les rangs de la société sont confondus sous l’universel habit noir : nous marchons vers un nivellement analogue des intelligences sous la mesure commune d’une solide médiocrité.

C’est la venue des temps prédits par Alfred de Musset,
Où le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux !

« Ô monde heureux ! » s’écrierait Panurge ravi en extase. « Je me perds dans ceste contemplation. Tous seront bons, tous seront beaux, tous seront justes. » Aux béatitudes rêvées par cet étrange idéaliste, ancêtre de tous les Figaros platement industrieux, type de l’universel et banal savoir-faire, le xxe siècle va demain ajouter celle-ci : Tous écriront la même langue correcte, impersonnelle, uniforme, admirable comme une grande route, et tous seront de petits savants.

Chaque ouvrier apportera son modeste caillou à l’immense pyramide de la science humaine, construction sans terme d’un labeur anonyme et tombeau indistinct de tous les travailleurs ; mais personne ne sculptera plus dans un marbre hautain son propre monument. Les obscurs serviteurs de la démocratie, de plus en plus égaux, de plus en plus pareils, ayant tous fait les mêmes études modernes, le jour vient où l’on ne verra pas un Français qui ne sache avec une agile dextérité manier la plume, réduite au rôle d’un simple véhicule de l’idée, comme le télégraphe, comme le téléphone ; mais le style, expression surannée des personnes et des âmes devenues pur néant au milieu des groupes sociaux, des fonctions, des machines, seules réalités vivantes désormais ; le style, tenu pour suspect d’altérer la vérité scientifique et appartenant aux âges encore aristocratiques de l’histoire, le style ne sera plus qu’un souvenir.

Voilà le péril extrême dont la littérature est menacée. L’Inconscient nous en sauvera-t-il ?… Les Germains pénétrèrent dans l’empire latin de deux manières : par inondation violente et par infiltration. L’inondation est un fléau superficiel et passager. L’infiltration s’enfonce partout d’une façon bien autrement profonde ; c’est la forme la plus subtile et la plus tenace que puisse prendre une invasion de philistins ou de barbares.

FIN de la première série