Albert Thibaudet

1924

Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel

2015
Source : Albert Thibaudet, Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel, Paris, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs, 1924.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda (OCR et relecture), Stella Louis (Numérisation et encodage TEI) et Vincent Jolivet (Encodage TEI).

Préface §

Ces trois études sur Baudelaire, Fromentin et Amiel ont été écrites à l’occasion des centenaires de 1920 et de 1921, les deux premières à ces dates, la troisième un peu plus tard. Je les réunis en ce volume pour plusieurs raisons.

D’abord une raison pratique. Nombreux sont les étudiants et les amateurs de littérature qui continuent à demander aux Dix-huitième et Dix-neuvième siècles de Faguet une mise au point critique de leurs lectures, un point de départ pour leur dialogue intérieur et leurs discussions touchant les écrivains de ces époques. Ils n’ont pas tort. Voilà du Faguet des bonnes années, qui a certes vieilli, mais, au meilleur sens du mot, celui de la bouteille, et qui, sans être susceptible, comme les grands Sainte-Beuve, d’une garde indéfinie, a encore devant lui plusieurs années de bon. C’est dans une catégorie inférieure que j’expose, à mon tour, les produits de mes coteaux modérés. Mais dans une cave bien classée ils peuvent rendre des services et combler une lacune. Ni Baudelaire, ni Fromentin, ni Amiel ne figurent dans les études de Faguet. Les lecteurs habitués au promenoir et aux jeux de la critique ne seront peut-être pas fâchés de voir ajouter, dans leur bibliothèque, une aile à ce Fontainebleau composite du dix-neuvième siècle.

Ensuite, les centenaires qui ont allié ces trois noms, appelé sur eux l’attention, cela ne représente pas un groupement de hasard. Tous trois appartiennent à la même génération, à une génération importante dans l’histoire intellectuelle du dix-neuvième siècle. C’est la génération dont fait partie Flaubert, né cette même année 1821, la génération dont les Essais de M. Paul Bourget ont donné la psychologie (les dix écrivains des Essais de Psychologie contemporaine sont nés de 1820 à 1830, sauf Stendhal, exception qui confirme la règle, puisqu’il a dit : Je serai compris vers 1880). Le siècle, qui avait deux ans quand naquit Victor Hugo, atteint sa majorité, vingt et un ans, quand naissent Baudelaire et Amiel. Et si Victor Hugo jeta en effet et maintint dans la littérature toute la fraîcheur, la communication avec l’inconscient et la vie originelle, qui existent encore chez un enfant de deux ans, un Baudelaire et un Amiel, voire un Fromentin, marquent bien la date où commence un siècle majeur, conscient et responsable. Nés avec le siècle majeur, ils ont trente ans l’année du coup d’État, l’année où le siècle se met en marche vers la soixantaine, où il devient vieux, désabusé, expérimenté, un peu cynique. Sur ces millésimes d’un siècle, sur ces nombres qui datent la vie des hommes, nous pouvons rêver, en pythagoriciens, et nos rêves, quand ils retombent, s’ordonnent cependant en quelque vérité. Parfois, en écrivant ces pages, j’ai senti, comme les chiffres en des intervalles musicaux, vivre ces dates de 1821, de 1848, de 1851, de 1885, qui sonnent dans l’oreille du critique avec les mêmes résonances riches et inexprimables que 1811, 1870, 1893 et 1911 dans celle du vigneron. Le Dominique de Fromentin connaissait cette poésie des dates.

En outre, ces trois écrivains, ces trois contemporains, peuvent, d’un certain biais, être réunis dans une nature commune. La génération qu’ils remplacent, la génération romantique, était une génération pour laquelle le monde extérieur existait, sinon seul, du moins puissamment, et comme un lion superbe et généreux : le monde extérieur avec toute sa diversité, que leur art était capable de suivre, de décrire, d’embrasser. Un Victor Hugo, un Gautier, un Musset, un Balzac, un Dumas, les génies qui éclatent en 1830 comme une grande gerbe indivisée, ils peuvent et savent se dégager d’eux-mêmes, et de leur miroir, créer en poésie, dans le roman, dans le théâtre, des œuvres objectives, variées ; ils participent par là à la fécondité de la nature, à la multiplicité de ses ressources. À ce type d’écrivain, Baudelaire, Fromentin, Amiel en opposent un autre, déjà esquissé en Vigny, l’écrivain d’un seul livre, l’homme qui ne sent d’écrire une autre raison que celle-ci : se dire lui-même, marquer sa différence propre, s’exposer en un journal intime. Nous avons ici devant nous trois types d’écrivains intérieurs : d’où le titre de ce volume. Amiel représente à l’état pur le génie dont la voie n’est libre que dans ce sens du Journal intime. Mais les quatre livres de Fromentin ne sont, comme tous les livres de son compatriote Pierre Loti, que des morceaux de journal, journal de voyage ou journal fictif d’une vie, arrangés et romancés en livre. Et l’œuvre de Baudelaire, Fleurs du Mal et Spleen de Paris, elle se ramène au journal intime et franc du poète qui vit la vie d’une grande capitale.

En principe, tous trois sont les hommes de ce seul livre, comme Vigny était l’homme du journal d’un poète (en vers, en théâtre, en roman, en journal proprement dit). Mais en réalité ils ne se sont pas tenus strictement à ce seul livre, ou plutôt ce seul livre a fructifié chez tous trois comme un être vivant. Tous trois, en effet, sont des esprits fort intelligents, infiniment plus intelligents que créateurs : d’aucun on ne dirait qu’il est une force de la nature, ou qu’il est bête comme l’Himalaya. Mais peut-être qu’il est une conscience de la nature, ou qu’il est intelligent comme la terrasse de Saint-Germain. Tous trois, un peu à la manière d’un reflux du romantisme (leur génération, celle des Trente ans en 1850, de la vie d’homme sous le Second Empire, marque bien ce reflux) nous présentent des esprits supérieurement armés pour la critique, et, avec cela, un peu désarmés par la critique elle-même. Fromentin et Baudelaire ont été peut-être les deux plus grands critiques d’art qui aient existé en France. Et je ne sais quel tabou stérilisateur a voulu qu’ici encore ils fussent les hommes d’un seul livre, qu’ils ne pussent écrire qu’un livre de critique d’art, l’un sur ses contemporains, l’autre sur les peintres des Pays-Bas. Amiel nous indique l’emplacement d’un grand critique européen. L’emplacement seulement, comme la Corne d’Or présentait l’emplacement d’une capitale du monde au temps où les Grecs ne fondaient sur le Marmara qu’une Chalcédoine. Tous trois peuvent être définis, littérairement, comme des esprits profondément critiques, que leur génie détourne de la critique extérieure, de la critique des œuvres, où il est prouvé qu’ils eussent pu être maîtres, et concentre, en dominateur exigeant, sur une critique d’eux-mêmes. Critique d’eux-mêmes qui leur donne le sentiment amer d’une impuissance, et qui les porte à écrire le livre même de cette impuissance, l’analyse d’un échec. Ce livre intérieur Baudelaire l’écrit sous la forme de poèmes, Fromentin sous la forme d’un roman, Amiel sous la forme du Journal.

On pourra s’étonner, même se scandaliser, de voir rapprocher, d’une manière qu’on dira artificielle, trois écrivains en apparence si différents, et qui trouvent leur public, leurs critiques, en des classes de lecteurs si hostiles les unes aux autres. Ce sont précisément ces différences et ces hostilités qui me font prendre un vif intérêt à les associer ici.

Le monde littéraire français comporte, si on peut, une division tripartite, analogue à celle des tarifs postaux : Paris, province, étranger.

J’ai essayé de montrer comment l’originalité de Baudelaire, poète de Paris, avait été de créer une poésie urbaine, une poésie des grandes capitales, ce qui dérangeait l’idée de la poésie acceptée jusqu’à lui, et ce qui explique en partie l’hostilité de la province. Par province j’entends ici, et aussi, la rive gauche. On comprend la rancune prolongée, l’acharnement singulier des universitaires contre Baudelaire, les expéditions punitives de M. Vandérem, grand baudelairien devant l’Éternel, contre la rue Claude-Bernard, la victoire finale de la rive droite, et le drapeau amené sur la montagne Sainte-Geneviève.

L’esprit lucide et droit, le caractère circonspect et timide de Fromentin, son roman des rêves en feu, des amours discrètes qui n’aboutissent pas, de la vie résignée, employée au souvenir et au passé, toute cette gaucherie pudique et fervente, n’est-ce point, dans la vie littéraire, tout un côté de province, qui a pu paraître, lors du centenaire, un peu démodé, et susciter le sourire ou l’ironie de Paris ? Comme un côté de chez Swann et un côté de Guermantes, comme une rive droite et une rive gauche, on a pu reconnaître en 1921 ces deux natures, le côté de Baudelaire et le côté de Fromentin. M. Vandérem s’est moqué copieusement de Dominique. Marcel Proust a vu en Fromentin un simple niais. M. Massis a déclaré que sa « génération » à lui n’avait quasi plus rien à voir avec Fromentin. Or, ce sont là, surtout Proust, plus encore M. Vandérem, des « urbains », des gens de Paris pour qui la longue et lente vie de province, si pleine à la fois et si vide, pleine et vide comme les seaux complémentaires d’un puits, n’existe guère. Un pur Parisien comprendra difficilement combien les provinciaux (y compris la rive gauche) tiennent à Dominique, et quittent avec soulagement Sodome et Gomorrhe pour rentrer dans la propriété des Trembles.

Amiel, lui, c’est l’étranger. Comme la province commence au quai de l’Horloge, l’étranger commence après la douane de Bellegarde, et la mémoire de Rousseau en a su quelque chose. Lors du centenaire, M. Vandérem (que je cite toujours comme un excellent Parisien, habile à repérer le provincial et son panier d’où un canard sort la tête, ou bien l’étranger et son chapeau tyrolien vert chicorée) a liquidé Amiel par ce mot : C’est un emboché ! Ce qui est, après tout, exact, Amiel étant imprégné de culture allemande. Mais ici M. Vandérem n’est pas seul. La rive droite et la rive gauche, ceux du côté de Baudelaire et ceux du côté de Fromentin, se retrouvent unis contre le Genevois. L’article colérique de Brunetière est caractéristique. Comme l’a marqué Nisard, la littérature française, traditionnelle, classique, demeure avant tout une littérature pour autrui, préoccupée de l’idée d’autrui, de la pensée du lecteur : c’est une littérature pour qui le lecteur, ou le spectateur, existe,

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère !

Amiel n’écrit pas pour un lecteur, mais pour lui-même. Et avec cela son Journal est le procès-verbal de l’existence d’un homme qui a oublié de vivre, qui n’a pas su vivre. Non l’homme qui a perdu son ombre, mais une ombre qui a perdu son corps, dont le corps s’est reporté en cette ombre mouvante, glissante, silencieuse, dont la personne s’est évaporée dans l’examen intérieur, et dans les esprits de la philosophie et de la musique. Le Français ne se sent plus dans le climat de son pays. Et pourtant Amiel est un écrivain français. Bon gré, mal gré, nous devons tenir compte de ce Genevois, l’inscrire à la suite de Rousseau, de Mme de Staël, de Benjamin Constant, dans le long chapitre de nos analystes romands.

Dans ces trois études, je n’ai pris parti pour aucune de ces trois directions hostiles, et, ne vivant chacune que modérément, mais les vivant toutes presque également, j’ai sympathisé avec toutes trois. Souveraineté lumineuse et vie rapide de Paris, ressources épaisses et durée lente de la province, paroles, souffles et influences de l’étranger, la littérature française est faite, comme la France elle-même, du brassage, des échanges, des amitiés et des hostilités entre ces trois éléments. Il est bon que la critique la voie et la pense parfois sous cette forme, sous cette figure de société. Les trois portraits d’un Baudelaire, d’un Fromentin et d’un Amiel trouvent dans ce contraste l’unité qui permet de les réunir comme trois visages symboliques et complémentaires de la durée littéraire française.

Baudelaire §

Le dernier de ces grands sacrements positivistes, où Auguste Comte a déployé une si profonde imagination religieuse et politique, est le sacrement de l’incorporation, l’équivalent de ce jugement des morts que les Grecs avaient cru trouver chez les Égyptiens. Plusieurs années après la mort, quand une vie passée apparaît avec un recul suffisant, le sacerdoce positiviste incorpore ou non l’homme au Grand être, à la réalité subjective de l’humanité. C’est à peu près cette fonction qu’accomplit tant bien que mal, lors du centenaire des écrivains, un pouvoir spirituel bénévole, un sacerdoce sans mandat. On instruit un procès d’incorporation au Grand Être littéraire. Parfois procès paisible où la machine judiciaire fonctionne avec une régularité terne, mais parfois aussi cause célèbre où le réquisitoire et les plaidoiries soulèvent, au vent des coups de manche, de grandes passions publiques. Ce procès d’incorporation a commencé pour Baudelaire bien avant son centenaire, qui pourrait bien le terminer, et il a pris parfois les proportions d’une cause célèbre.

Il y a eu un véritable duel entre la critique qualifiée, mandatée, généralement universitaire, d’une part, et l’opinion littéraire, d’autre part : j’entends par opinion littéraire le goût et le jugement des professionnels de la littérature. Au premier abord cela rentre dans un cas assez ordinaire, l’opposition de deux générations, les autorités officielles représentant, comme cela est nécessaire, la génération plus ancienne. Mais il y a aussi quelque chose de différent et quelque chose de plus, qui ne saurait être mis en lumière qu’au fur et à mesure que les grands caractères de l’œuvre de Baudelaire, la nature de son originalité, la nouveauté de son frisson, nous apparaîtront.

I §

Les Fleurs du Mal et les Petits poèmes en prose ont été, comme tous les recueils de poésies, écrits au gré de l’occasion et de l’imagination, mais ces occasions suivaient certaine voie de la fortune, cette inspiration soufflait d’un certain point, le sentiment de la composition artistique survenait pour préciser et compléter cet ordre naturel, et ce n’est pas sans raison que Baudelaire écrivait à Alfred de Vigny : « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album, et qu’il a un commencement et une fin. »

À plus forte raison Baudelaire en eût-il dit autant des Poèmes en prose, qui étaient d’abord intitulés le Spleen de Paris, et dont on pourrait unir artificiellement les deux titres en celui de Poèmes de Paris. Ils se terminent sur un épilogue en vers, vers qui sont d’ailleurs parmi les plus plats et les plus faibles que Baudelaire ait écrits, et qui placent à l’horizon du livre une dernière image de ce Paris où il a puisé sa nourriture et ses visions.

Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne...

Il avait ébauché sur le même thème pour les Fleurs du Mal un épilogue dont le brouillon garde une belle envergure. Et les Poèmes en prose, dans la dédicace à Arsène Houssaye, s’ouvrent ainsi : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

Les Fleurs du Mal et les Poèmes en prose réalisent à peu près un tel programme. Presque tous ces poèmes pourraient porter le titre d’une section des Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, tableaux pittoresques, mais surtout tableaux intérieurs, mise à nu d’une âme dans une grande ville, mise à nu de l’âme d’une grande ville. C’est là non pas le frisson nouveau, mais la situation nouvelle que Baudelaire a créée à la poésie. C’est là le principe d’un renouvellement que nous commençons seulement à apercevoir en quelque ensemble et quelque suite.

La vie urbaine avait beau être jusqu’au dix-neuvième siècle ta vie ordinaire des poètes et de leurs lecteurs ; une sorte de convention tacite, fondée d’ailleurs sur une loi profonde, paraissait l’exclure de la poésie. Bien plus, nous voyons, aux grandes époques de la vie urbaine, la poésie repoussée d’autant plus violemment hors de la ville que la ville fournit davantage au poète et à l’homme leur vie intellectuelle et morale. Lorsque cette vie intellectuelle et morale du monde grec a pour centre les grandes cités cosmopolites, Alexandrie et Syracuse, naît de ces cités la poésie pastorale. Lorsque la même place est occupée par la Rome d’Auguste, la même poésie des bergers, des champs, de la nature fraîche apparaît avec les Bucoliques et les Géorgiques de Virgile. Et, au dix-huitième siècle français, au moment le plus brillant de la vie de société, de la vie parisienne, reviennent les bergeries, doublées du retour à l’antique. André Chénier et Trianon s’appellent et se complètent.

N’exagérons d’ailleurs rien. La pastorale et la bergerie fleuriront dans la vie urbaine par le besoin même de cet alibi, qui est une des sources profondes de la poésie. Mais il n’en est que l’une des sources. À l’alibi s’opposera fréquemment l’occupation forte et ardente d’un temps et d’un lieu, comme le vagabondage provoque le goût contrasté ou alterné des racines, comme un idéalisme appelle un réalisme. Rome, qui a réalisé la plénitude de la vie urbaine, a fondé aussi une poésie urbaine originale, autochtone, la satira, — satira tota nostra, qui s’achève en Perse et Juvénal. La différence entre l’épigramme alexandrine et l’épigramme de Martial nous fait assez bien mesurer la qualité et la nouveauté de ce qu’il y a de poésie urbaine dans la littérature latine impériale.

On ne trouverait, semble-t-il, rien de tel — ou peu de chose — dans notre âge classique. Montaigne fait profession d’aimer Paris jusque dans ses verrues, mais Paris et ses verrues ne paraissent fournir que très accidentellement un lieu moral à la poésie du dix-septième et du dix-huitième siècle. Le pittoresque un peu superficiel et laborieux des Satires de Boileau viendrait ici quelque peu en ligne de compte, comme autrefois l’agréable causerie de celles d’Horace. Le seul poète chez qui on trouverait déjà quelque crayon de l’urbanisme baudelairien (et d’autres choses baudelairiennes encore) serait peut-être, à ses heures, Saint-Amand.

Or c’est une chose remarquable que la tradition classique, aidée de son bras séculier la critique classique, se soit tenue si obstinément en défiance et en lutte contre les inspirations urbaines de la poésie. Ou plutôt, après tout, c’est moins remarquable que naturel et qu’honorable. Évidemment la vie urbaine, en ce qu’elle présente de nouveau et de particulier, peut être appelée artificielle et corrompue. L’idée d’une vie artificielle et corrompue, opposée à la vie naturelle et saine, il semble qu’elle doive être portée et mûrie ; spontanément par l’arbre complexe qu’est une grande ville civilisée. C’est elle qui s’est traduite sous la figure latine. Juvénal est plus proche de Théocrite qu’il ne semble ; s’ils occupent deux branches différentes, ils sont bien portés par le même arbre, celui de la grande ville méditerranéenne. Et Baudelaire met à l’horizon de la ville et de la vie parisiennes les mêmes lignes de nostalgie.

Nous avons, il est vrai, nations corrompues,
Aux peuples anciens des beautés inconnues :
Des visages rongés par les chancres du cœur,
Et comme qui dirait des beautés de langueur ;
Mais ces inventions de nos muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,
— À la sainte jeunesse, à l’air simple, aux doux front,
À l’œil limpide et clair ainsi qu’une eau courante.

(Et il se trouve encore que la langue et le style de ces vers significatifs sont singulièrement plats.)

Mais qu’elle soit présentée avec une bonne ou une mauvaise conscience, sur le plan de la satire ou de la complaisance (beaucoup plus indiscernables qu’il ne semble au premier abord), la déformation urbaine de la nature humaine sera toujours regardée avec une défiance jalouse par la pure et authentique tradition classique. Les Poètes latins de la décadence, de Nisard, œuvre à la fois critique et allégorique où l’auteur retrouve et stigmatise sous des masques antiques ses contemporains, peuvent passer à cet égard pour typiques. On y voit les formes d’une littérature en décadence fleurir spontanément sur les matières en décomposition qu’accumule la culture d’une grande ville cosmopolite. Et pourtant lorsque Nisard en avait, ici, aux poètes romantiques, nous croyons qu’il se trompait et que ses traits érudits, barbelés de latin, tombaient à côté du but.

Les romantiques ont suivi ici la grande voie classique, ont tourné le dos aux raffinements et aux complexités urbaines, ont pratiqué une poésie à prototype homérique, celle qu’on appelle, de façon bien arbitraire, la poésie éternelle. C’est avec vérité que Jules Lemaître, cherchant la meilleure caractéristique de Lamartine, l’appelle un grand poète aryen : poétiquement il a vécu dans la famille, les sentiments aérés et lumineux, la plénitude solide et saine des fleurs et des fruits, des corps et des âmes. Hugo a resplendi de santé, de nature exubérante et directe. Il y a dans la poésie de Musset beaucoup moins de corruption et de complexité, que de flot oratoire et de sentiments simples grossis par une belle rhétorique.

Musset se trompe, il n’est pas si coupable…

et la suite des vers de Voltaire sur Gresset, qu’on peut transposer. Vigny d’une part, Gautier de l’autre, bien qu’ils conduisent par deux chemins différents à Baudelaire, ont construit leur poésie dans des décors qui n’ont presque rien de la grande ville baudelairienne, le premier dans celui d’une nature spiritualisée, le second dans celui d’un magasin d’antiquités ou d’un atelier de peintre.

En passant de tous ces poètes romantiques à Baudelaire, on passe d’un décor de nature à un décor de pierre et de chair. Construisant dans Rêve parisien un songe d’un monde idéal, il le décrit ainsi :

Le sommeil est plein de miracles !
Par un caprice singulier
J’avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier.

Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L’enivrante mélancolie
Du métal, du marbre et de l’eau...

Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait sa gloire.
Dans le rayon cristallisé.

C’est le « rêve de pierre » auquel il compare la beauté ; c’est la pierre fondamentale de sa vision. Son monde idéal est figuré comme une architecture, parce que son monde réel est une architecture, une nature urbaine, c’est-à-dire une nature qui n’est plus une nature. « J’ai toujours pensé qu’il y avait dans la nature florissante et rajeunie quelque chose d’affligeant, de dur, de cruel, — un je ne sais quoi qui frise l’impudence. » Ne croyons pas que ce soit là le thème de la Maison du Berger, de la Tristesse d’Olympio et des autres pièces romantiques. Pour les romantiques la nature constitue un orchestre, rend une musique divine qu’ils cherchent à incorporer tout entière à leur œuvre. Cette musique est triste et pathétique comme toute musique, profonde, mais elle vient de la réalité saine, éternelle, divine. Il y a dans leur poésie la crainte de la nature comme il y a la crainte de Dieu au fond de la religion, mais on voit le tournant par lequel cette crainte devient amour : ou plutôt amour et crainte sont des coupes momentanées, des figures passagères de cette réalité surhumaine qui occupe tout le champ de l’âme religieuse ou poétique, et qui s’appelle ici Dieu ou la nature. Mais on conçoit fort bien que la crainte de Dieu se tourne, dans un tempérament comme celui de Lucrèce ou de Nietzsche, en la haine de Dieu, qui en est à la fois le développement et le contraire. Pareillement la crainte religieuse de la nature, qui faisait partie, pour les grands lyriques romantiques, de leur familiarité avec la nature, est devenue chez Baudelaire la haine de la nature.

Haine de la nature qui fait le pendant et le miroir de cette violence à la nature que sont l’être matériel, la vie intellectuelle et morale d’une grande capitale. On ne s’étonnera pas de voir Baudelaire, en 1859, plein de colère contre le succès de Mireille et de Mistral, « poète patoisant cornaqué par Adolphe Dumas, — charabiaïsant ». À deux années de distance, presque aussi éloignés l’un que l’autre du romantisme, mais éloignés dans les deux sens opposés et formant par leur contraste une antithèse curieusement absolue, les deux livres, les Fleurs du Mal et Mireille, celui du poète parisien et celui du paysan de Crau, élargissaient sinon la poésie française, du moins la poésie de France jusqu’à lui donner une amplitude qu’on rêverait difficilement plus grande.

Deux extrêmes qui, éloignés du romantisme, y étaient après tout contenus en puissance, puisque Mireille réalise des tendances de la poésie lamartinienne, et les Fleurs du Mal des tendances qu’on aperçoit facilement dans celle de Musset. Par cette magnifique transmission des pouvoirs qu’est l’article des Entretiens de 1859, Lamartine reconnaît et salue en Mireille la plénitude de nature patriarcale et aryenne, la flamme antique et le lait frais du foyer sacré, tout ce qui avait jadis brillé et ruisselé dans sa jeune poésie. Et Mistral de son côté lui offre Mireille comme le premier raisin de sa vendange. Mais Baudelaire, lui, a été crispé par sa vie et son art dans une attitude d’irritation et de défiance qui contraste encore bien absolument avec cette confiance rustique. Musset l’exaspère : « Excepté, dit-il, à l’âge de la première communion, c’est-à-dire à un âge où tout ce qui a trait aux filles publiques et aux échelles de soie fait l’effet d’une religion, je n’ai jamais pu souffrir ce maître des gandins, son impudence d’enfant gâté qui invoque le ciel et l’enfer pour des aventures de table d’hôte, son torrent bourbeux de fautes de grammaire et de prosodie, enfin son impuissance totale à comprendre le travail par lequel une rêverie devient un objet d’art. » Il est curieux de voir que c’est là exactement le vocabulaire et les métaphores qu’emploient au sujet de Baudelaire ceux qui ne peuvent le souffrir. Les « collégiens hystériques dont il fait la pâture », selon Brunetière, sont ceux-là mêmes qu’il représentait, selon son aveu, dans son enfance, et qui le lisent précisément alors comme il lisait Musset. Et Brunetière continue : « Ce n’est qu’un Satan d’hôtel garni, un Belzébuth de table d’hôte. » Il nous apprend ensuite que « cet homme fort était doué du génie même de la faiblesse et de l’impropriété de l’expression », et enfin que le prendre pour modèle, c’est « échanger contre les songes d’un malade le véritable objet de l’art ». Évidemment nous ne porterons pas plus sur Musset le jugement de Baudelaire que sur Baudelaire le jugement de Brunetière, et, dans l’un et l’autre cas, nous ne prendrons, pas plus que les songes d’un malade pour le véritable objet de l’art, les accès d’une humeur atrabilaire pour un sain jugement critique. Mais ce vocabulaire interchangeable repose certainement sur des analogies.

Non certes sur des affinités d’art, et cette répulsion était assez naturelle à Baudelaire : il n’y a aucun rapport entre la riche facilité oratoire de Musset, la grande nature créatrice qu’il a portée au théâtre au moins autant qu’en poésie, et cette inspiration avare qu’il plaît à Baudelaire de tourner en sobriété, en pureté et en condition de l’objet d’art. Mais l’un et l’autre, nés d’un romantisme exaspéré, témoignent pareillement d’une réaction contre le romantisme, — cette fameuse réaction contre le romantisme qui est à peu près aussi ancienne que lui et sans laquelle nous concevons à peine le romantisme, de même que nous ne la concevons pas elle-même sans romantisme. « Souvenez-vous, écrit Baudelaire, du mot profond de Leconte de Lisle : Tous les élégiaques sont des canailles. » Et si cela nous renseigne sur ce qu’on entendait au Parnasse par la profondeur, cela nous rappelle aussi les rêves à nacelles, les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles, auxquels Musset déclare son mépris. Entendez que l’un et l’autre détestent, chez les poètes qu’ils n’aiment pas, un manque de sincérité, et qu’à ce cœur flottant dans des vêtements blancs, des voiles souples et des vapeurs, ils veulent, que leur poésie substitue un cœur « mis à nu ». Il n’est pas défendu de voir là un rappel de Racine, de retrouver dans ce passage d’un romantisme aux Nuits et aux Fleurs du Mal ce qui fait en 1667, pour un public cornélien et romanesque, la nouveauté d’Andromaque (les rangs étant, bien entendu, maintenus entre des œuvres si inégales), passage d’un dehors à un dedans, d’un décor à une musique, d’une nature à un cœur.

Mais il n’y a pas d’âme sans chair ; encore faut-il à ce dedans, à cette musique, à ce cœur, un dehors, un décor, une nature appropriés. Cet élément matériel sur lequel appuyer la vie spirituelle, c’était pour la tragédie racinienne cette forme de la société humaine qui s’appelle la vie de cour, cette concentration des valeurs, de la beauté, de l’être d’un pays en un petit espace, autour d’un roi, tout ce qui arrive à sa perfection dans les vingt premières années du règne personnel de Louis XIV. Or Paris, comme capitale, tient au dix-neuvième siècle en Europe et dans le monde la même place que la cour de Louis XIV au dix-septième siècle. Il est non la seule capitale, ni la plus grande, ni la plus riche, il le cède en quantité à d’autres métropoles ; mais il est la seule où l’homme vive profondément la vie propre d’une grande capitale, la seule où cette vie pousse tous ses fruits spirituels, la seule où les puissances de la durée, du sol, du climat soient réunies, comme sur une côte bourguignonne, pour donner à ce vin la plénitude de qualité. De même que la vie de cour a produit au dix-septième siècle une poésie psychologique, de même il était naturel que la vie d’une capitale produisit au dix-neuvième siècle une poésie qui épousât les mêmes fibres, qui se construisît contre des ancêtres et des ennemis analogues, qui rencontrât des résistances de même ordre. C’est cette poésie qui commence à peu près avec Musset et s’achève — dans la mesure où on peut parler ici d’achèvement — avec Baudelaire.

*
* *

Qu’est-ce qu’une capitale ? Une forêt d’hommes. Un esprit fait pour rendre la poésie urbaine se sentira placé dans cette forêt d’hommes à la manière d’un poète romantique dans une forêt d’arbres et devant la nature. Baudelaire s’est fait l’artiste d’un sentiment que Descartes éprouvait déjà dans les villes actives de Hollande, et qu’il expose fort bien à Balzac, dans une lettre qu’on rapprocherait curieusement de ces lignes : « Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art, et celui-là peut faire, au-dessus du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. » Certes, Baudelaire eût été incapable de faire vivre des foules, de devenir un poète ou un romancier de foules, c’est-à-dire de les créer esthétiquement. Mais la foule, forêt mobile comme le fleuve est un chemin qui marche, sert de milieu, de support et de paysage à la rêverie du poète, précisément dans la mesure où il est poète ; le dessin et la houle de la foule épousent la ligne et l’ondulation de la rêverie poétique et du vagabondage sensuel, comme la courbe de la mer épouse la courbe inverse du rivage. « Multitude, solitude ; termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. »

Solitude sans cesse frémissante et au guet pour attirer sur elle les âmes pensantes qui la peupleront. C’est la femme suivie comme un sentier dans les bois, — un regard échangé, qui ne dure qu’un instant et où tiennent toute la possibilité et toute l’essence d’une destinée.

Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté,
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard, jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

C’est le dernier vers du sonnet À une Passante, et l’un de ces vers qui nous font sentir de façon parfaitement claire l’empreinte par laquelle Baudelaire a dû irrémédiablement marquer les hommes dont la jeunesse a fait corps avec la vie d’une grande capitale, — et en particulier les hommes de lettres. Il est certain que cela ne saurait être proposé à l’admiration des collégiens comme les Deux Cortèges. Mais les collégiens ne croient à la rencontre des deux mères que sur la foi de Soulary, comme ils croient au vase de Soissons sur celle de Duruy. Bien plus, ils n’ont pas besoin d’être retournés seuls à Robinson après y avoir été avec une bonne amie pour comprendre et admirer la Tristesse d’Olympio, pour en recevoir l’impression profonde : c’est que la Tristesse d’Olympio suit une voie largement frayée par toute la littérature et la poésie d’amour, et que pour suivre ce beau flot il n’est pas nécessaire d’avoir soi-même éprouvé l’amour, il suffit d’y porter cette disposition à l’amour qui appartient à tous les tempéraments et à tous les âges, et les critiques ne disent pas autre chose lorsque, voyant dans ce poème la manifestation d’un lieu commun éternel, ils l’opposent aux originalités factices et aux bizarreries de Baudelaire. Mais un sonnet comme la Passante, un vers comme le dernier vers de ce sonnet, ne bénéficient pas de cette intelligence générale et innée. Aucune Chloé ne les ferait deviner à Daphnis. Ils ne pourraient absolument naître, ni être sentis, dans une vie de village ou de petite ville. Ils ne peuvent éclore que dans le milieu d’une grande capitale, où les hommes vivent ensemble, l’un à l’autre étrangers et l’un près de l’autre voyageurs. Et, de toutes les capitales, Paris seul les produira comme un fruit naturel. Ce regard échangé avec cette passante, cette étincelle rapide du pavé parisien que rien évidemment de Virgile, de Racine ni de Mistral n’a encore enseigné au faiseur de fiches, et dont l’expérience est unique, une poésie unique aussi l’a trouvé, et ce vers de Baudelaire, qu’on n’aurait pas deviné avant ; il vous hante après. Ses deux moitiés antithétiques sont croisées comme les deux regards mêmes, ne font qu’un vers, total et d’une résonance infinie, comme les deux regards n’ont fait, pour un instant, qu’une même lumière. Mais maintenant ce vers demeure consubstantiel à la poussière dorée du boulevard, un soir de juin. Pas de jour certes, où dix fois, après un de ces regards où ont été liés un instant deux êtres qui ne se rencontreront plus, l’un d’eux ne sente le grand alexandrin monter de sa mémoire, remplir un vide, apaiser et compléter en lui quelque chose, associer cette étincelle à des millions d’étincelles, ce regard, qu’on a cru d’abord si dénué et si éphémère, à des millions de regards pareils qui donnent à cette soirée d’été sa substance humaine et sa lumière intelligente, le faire aller vers la vie avec une âme pour un instant libérée, équilibrée, et qui sait mieux.

Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Cette transposition de la nature à la ville, de la verdure à l’architecture, de la rue aux hommes, est une transformation de décor qui évidemment implique bien une transformation de sentiment, mais non une transformation telle qu’on n’y reconnaisse pas les réalités perdurables de la sensibilité poétique. Une forêt, disions-nous, où les arbres sont des êtres vivants élargis en symboles et approfondis en mystères.

L’homme y passe, à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Arbres et forêts qui pour l’âme du poète dégagent leur sens et leur musique à la saison où les feuilles tombent. On ne saurait comprendre la belle pièce des Petites Vieilles si on n’y voit précisément quelque Feuille d’automne transposée entièrement, toutes les proportions et toutes les notes étant conservées, en un paysage urbain, où de l’humanité tombe en débris, avec le vieux rythme selon lequel, dans les vers des poètes, tombent les feuilles des arbres.

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,
Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

On a beau jeu de prendre en pitié ce froid mystificateur qui pense nous étonner en se donnant comme un suiveur de vieilles femmes

Ah ! que j’en ai suivi, de ces petites vieilles !

Mais ce poème, Baudelaire, quand on songe à la sensibilité particulière d’où naissent les Fleurs du Mal, ne pouvait pas ne pas l’écrire, et il n’en est peut-être pas dans son œuvre de plus central ni de plus typique. Il a porté pour douloureux trophée non pas un trésor infini de sensations possibles, comme Hugo, non pas une densité de vie intérieure comme Vigny, mais ce qu’on pourrait appeler une épaisseur de souvenirs, telle qu’il paraît vivre dans une paramnésie continuelle,

(J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.)

souvenirs qui se confondent en lui avec ces odeurs, comme celle d’un « vieux flacon qui se souvient », ces odeurs où il paraît retrouver toute une durée immémoriale brusquement révélée,

Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré,
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent, le passé restauré !

Dans une chevelure, ténébreux filet, une durée pareille se prend, s’accumule, dégorge son cours inépuisable.

Ô boucles ! ô parfum charge de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler, ce soir, l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir.

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique...

Le poète porte en lui une durée vivante que les odeurs éveillent et révèlent et avec laquelle elles se confondent. Mais si elles le manifestent de la façon la plus originale, les odeurs ne sont pas seules à posséder ce privilège : la musique, la peinture, — les Phares — aussi. Non la nature, qui, au sens de verdure et de paysages que lui donnaient les romantiques, n’existe presque pas pour Baudelaire (la banlieue de Victor Hugo et de Paul Fort n’a pas de place en sa poésie) ; mais bien cette antinature, ce paysage de choses humaines qu’est la ville. Cette ville, comme l’âme du poète, elle est une durée, une forme invétérée de la vie, une mémoire. Ne lui demandez pas des figures de fraîcheur, une jeunesse, et cette aurore toute neuve qui se lève chaque matin sur la mer. Demandez-lui une durée. Mais n’allez pas chercher cette durée dans ses pierres comme un froid archéologue, dans quelque Notre-Dame de Paris comme un romantique. C’est en réalités humaines qu’elle éclate à l’âme du poète. S’il a aimé dans la beauté féminine l’artifice et le fard, dans une Jeanne Duval on ne sait quelle nuit immémoriale, quelles primitives ténèbres chaudes de la chair et du sang, ce ne sera là qu’un symbole ou une approximation de cette durée vraie, vivante, consubstantielle à la vie et à l’être de Paris, la durée de ces êtres très vieux et froissés, qui lui paraissent devoir former, comme la capitale même, des blocs, des bancs inépuisables de souvenirs. Dans ces Petites Vieilles, la ville se révèle comme une chose qui dure, de même que la forêt, en automne, quand les feuilles tombent et font de la pourriture dans le brouillard.

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L’œil inquiet, fixe sur vos pas incertains,
Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins.

Je vois s’épanouir vos passions novices ;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !
Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !
Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Èves octogénaires
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?

Èves octogénaires aussi naturelles au pavé d’une capitale que l’Ève du Sacre de la Femme (si magnifiquement à l’antipode exact de Baudelaire) l’est à la fraîcheur baptismale de la grande nature poétique.

Nous touchons ici le fond de cette poésie, le secret de sa nouveauté créatrice, qu’on peut injurier en toute honnêteté de cœur, mais qu’on ne peut pas nier en vraie honnêteté d’intelligence. Elle transpose les valeurs naturelles en valeurs urbaines, le paysage en humanité. Elle crée une poésie tout entière de Paris, comme un Mistral crée une poésie tout entière de Provence. Elle correspond à un raffinement — appelez-le maladif si vous voulez — de civilisation dans un vieux pays. Et nous ne devons pas nous étonner de cette courbe. Elle a des précédents. Elle est donnée dans l’être même de la poésie française. Je rappelais tout à l’heure Versailles et Racine. Brunetière (ne touchant ici qu’une partie de la vérité, mais la touchant bien) a montré fortement, le premier je crois, une des raisons pour lesquelles Racine eut tant d’ennemis parmi les gens de cour, révolta beaucoup de bons esprits par l’âpreté réaliste avec laquelle il exposa la passion féminine toute nue, fut épuisé de dégoûts jusqu’à Phèdre qui l’acheva, — et je crois bien que si Brunetière a couvert les Fleurs du Mal de plus d’injures que les fameux sonnets n’en versèrent sur Phèdre et sur Racine, c’est un peu pour des raisons analogues. Voulant désigner dans son Évolution de la poésie lyrique un poète de la vie de Paris, il n’a trouvé que François Coppée ! De même il était naturel que Quinault eût moins d’ennemis que Racine. Ce n’est pas, évidemment, qu’il faille pousser le manque de goût jusqu’à mettre Baudelaire au niveau de Racine ; il faut simplement s’expliquer par des lois analogues, autour de l’un et autour de l’autre, les répulsions, les résistances, l’accoutumance, la conversion des gens de goût, à mesure que les générations successives sont venues dégorger, de sources plus fraîches, dans les vieux réservoirs de la critique, des nappes de sensibilité nouvelle.

II §

Toutes ces Fleurs du Mal, tout ce Spleen de Paris tournent autour d’une certaine forme de l’amour, celle qui appartient en propre au pavé d’une grande ville, et qui est, parlons net, la prostitution. Qu’on m’entende d’ailleurs bien. Les belles, pures et vraies formes de l’amour, sont aussi naturelles à la vie de Paris qu’à la vie de n’importe quelle ville ou campagne. Mais elles sont les mêmes à Paris qu’ailleurs, et, artistiquement, le décor de Paris ne leur convient pas plus qu’un autre. Peut-être même leur convient-il moins. La vie de Paris, au dix-neuvième siècle, porte dans son air respirable (plus ou moins respirable) une sensualité physique qui, chez les raffinés plus ou moins usés qui l’interprètent littérairement, tourne vite en une sensualité de l’âme, en une sensualité triste. Le monde de la galanterie, les parties du demi-monde ou du monde qui y touchent plus ou moins (et que les écrivains, pour plusieurs raisons, déforment et poussent du côté où elles penchent), tout ce qui est le propre d’une capitale et n’appartient ni à Quimper ni à Quarré-les-Tombes, en tant au moins qu’ils ne sont pas des « instars », voilà ce qui a cherché au dix-neuvième siècle sa poésie, et qui ne l’a pas trouvée du premier coup. L’éloquence un peu creuse avec Alfred de Musset, l’idylle niaise avec Mürger s’y sont essayées ; et comme l’une et l’autre présentaient assez de convention et de vernis pour être acceptées du public bourgeois, comme la Vie de Bohème pouvait voisiner fraternellement sur les planches de l’Odéon avec le Mariage d’Olympe, la faveur publique s’est vite portée sur cette belle rhétorique à la Corneille, sur ces fadaises à la Quinault.

Avec Baudelaire il a bien fallu regarder la vérité en face, considérer les formes corrompues que prend, non seulement du dehors mais du dedans, l’amour dans une grande ville ancienne et intelligente, voir telle qu’elle est et indépendamment des conventions littéraires, selon la métaphore usuelle, la fleur éclose sur le fumier d’une vieille capitale. Car personne ne pourra nier, qu’il le déplore ou s’en loue (et Baudelaire fait alternativement l’un et l’autre), que cette vie ne soit éminemment artificielle, et le contraire d’une vie naturelle. Et c’est cet artifice qui, porté pour la première fois en pleine lumière et exprimé par un poète conscient, a donné les Fleurs du Mal et le Spleen de Paris.

Ceux qui vont répétant que la poésie de Baudelaire est artificielle, et qui l’injurient pour cela, abondent dans son sens. Elle est artificielle comme son objet, artificielle comme l’amour à l’analyse duquel elle s’applique. Accordons, si l’on veut, ses ennemis, ses amis et lui-même en disant : C’est un malheureux ! Mais si cet homme et cette poésie n’étaient qu’artificiels, ils n’existeraient pas. Si la vie de Paris n’était qu’artificielle, l’homme n’y tiendrait pas. Il y a une nature profonde et vraie qui sait bien s’annexer ses contraires apparents. Et l’amour ne prend dans les vers de Baudelaire une résonance si profonde que parce qu’il touche, malgré tout, dans le cœur, une corde éternelle.

C’est un fait que Baudelaire ne paraît pas avoir connu d’autre forme de l’amour que celui qui roule son flot dans la rue parisienne. Laissons à la chronique le soin peut-être superflu de distinguer et d’envisager ses liaisons successives. Il a en tout cas assumé clairement en poésie, porté à une bonne conscience poétique (je ne dis pas morale !) l’élément de polygamie qui est dans l’air et dans la vie d’une capitale moderne : pluralité que symbolisent fort bien Jeanne Duval et Mme Sabatier.

Manon Lescaut, Marion Delorme, Marguerite Gautier ont apparu au dix-neuvième siècle (c’est ce siècle qui a fait le succès de l’œuvre de Prévost) comme des créatures aussi touchantes et intéressantes que les princesses passionnées de tragédie. Il y a eu là une lente mais sûre ascension ; ce qu’on appelait au temps de Dumas fils le demi-monde s’est fondu dans le inonde, en même temps que la galanterie, qui ne représentait alors aucune fraction de monde, est devenue le demi-monde et a poussé des pointes vers la conquête de la restante moitié. Baudelaire, pour toutes sortes de raisons, n’a pas épousé ce mouvement, qui est, au fond, sentimental, et qui porte devant lui (voyez Musset) moins les fleurs du mal que la petite fleur bleue et les camélias de la Dame. Il n’a pas eu son Aïssé, mais bien sa Thérèse Levasseur, je veux dire, bien étrangement, au-dessous de Thérèse elle-même, Jeanne Duval.

Une mulâtresse stupide, vicieuse, alcoolique, fut la compagne de sa vie, l’inspiratrice de quelques-uns de ses plus beaux vers. Baudelaire eût éprouvé probablement une sombre joie à lire ces lignes que Brunetière écrivait en 1887 : « Avec Stendhal, et pour d’autres raisons, mais entre lesquelles on trouverait plus d’une analogie, Baudelaire est une des idoles de ce temps, — une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme, dont la difformité naturelle est rehaussée de couleurs étranges, — et sa chapelle une des plus fréquentées. » Baudelaire avait tiré Jeanne Duval de la prostitution parisienne comme une idole africaine, et nous n’avons pas besoin d’aller aux expositions très parisiennes d’art nègre pour savoir ce que l’extrême raffinement peut toucher et annexer de bestialité primitive. Ce n’est d’ailleurs pas le lieu de chercher les raisons qui assurent, comme tout autre, l’empire sensuel d’une Thérèse Levasseur ou d’une Jeanne Duval. Il faut bien se faire holocauste pour renouveler la sensibilité d’un pays ou d’une époque.

Mais l’aspect particulier de ce « tableau parisien » que figure la vie sentimentale de Baudelaire, c’est un Sacré-Cœur au-dessus de ce Montmartre, c’est la figure de Mme Sabatier au-dessus de celle de Jeanne Duval, c’est la double cime de ce Parnasse érotique, la double inspiration qui en coule, et qui donne à deux réalités, lorsque chacune est prise du point de vue de l’autre, la figure de deux nostalgies. Il est certain que les vers d’amour adressés à la Présidente sont aujourd’hui les plus populaires de notre langue, ceux que savent par cœur, non seulement les gens qui ont lu Racine, Lamartine et Hugo, mais d’autres certainement plus nombreux qui ne les ont jamais lus. Ils font toute la poésie de bien des étudiants et de bien des employés de commerce, ce qui ne les empêche pas de figurer dans celle des plus raffinés.

Leur source est aussi profonde que la source des vers qui disent la Vénus noire, mais plus facile à exposer au jour. Il est, curieux que la psychanalyse ne se soit pas encore attachée au cas de Baudelaire, car je ne crois pas qu’il y ait un exemple plus caractérisé de ce qu’elle appelle le complexe maternel, le complexe d’Œdipe. Quelle que soit la part de sa maladie spéciale dans la formation ou la déformation de son génie, il faut reconnaître en plus, reconnaître surtout, diraient les psychanalystes, dans le fond de Baudelaire le retentissement du drame que fut le second mariage de sa mère. Il l’aimait profondément, et il fut jaloux avec une intensité de haine qui bouleversa à jamais sa vie intérieure. Son beau-père, le général Aupick, était une figure militaire parfaitement noble, un homme de loyauté et de devoir à qui on ne saurait reprocher quoi que ce soit envers son beau-fils. Mais le mari de sa mère personnifia pour Baudelaire, en même temps qu’un victorieux rival de tendresse, la famille, l’État, la société, la discipline, toutes les valeurs « hénaurmes » qu’il était beau d’immoler à l’Art. La révolution de 1848 consista pour lui à répéter aux combattants de février : « Tout cela n’est rien, c’est le général Aupick qu’il faut aller tuer. » Mais

Si le viol, la prison, le poignard, l’incendie
N’ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie !

La haine dont il poursuivait son beau-père était le revers de cette tendresse pour sa mère, de cet amour trahi qui lui a inspiré la poignante Bénédiction. Un homme qui porte comme lui, dans sa chair débile, la mémoire de l’union invétérée à la chair maternelle, rêvera partout à la chaleur du sein.

L’homme a toujours besoin de caresse et d’amour.
Sa mère l’en abreuve, alors qu’il vient au jour...

Et la forme supérieure et pure de l’amour devra prendre pour lui cette figure maternelle. La sensualité cérébrale de Baudelaire va ici assez précisément loin, et je ne crois pas que ce soit tomber dans l’arbitraire et les rapprochements forcés que de voir découler directement de cette source obscure les poèmes en apparence si étranges de la Géante et du Léthé. Mais surtout cette complexité de la maternité amoureuse se fixe sur celle qu’il appelle l’ange gardien, la Musc et la Madone. Mme Sabatier qui reçut, sans en connaître l’auteur, jusqu’à l’apparition des Fleurs du Mal, leurs plus beaux poèmes d’amour, du même âge que Baudelaire (elle était née en 1821), était une des plus belles femmes de son temps par la forme et la fraîcheur, « excellente, disait Flaubert, et surtout saine créature », qui savait présider (d’où son joli nom de Présidente) une assemblée d’artistes sans mêler de fadaises féminines à leurs entretiens, en plaçant seulement au milieu d’eux la pureté d’un corps qu’avait sculpté Clésinger, l’éclat d’un visage dont Ricard avait fait le portrait, l’autorité apollonienne que saluait Gautier quand il lui disait dans Émaux et Camées :

J’aime ton nom d’Apollonie,
Écho grec du sacré vallon
Qui dans sa robuste harmonie
Te baptise sœur d’Apollon.

Une de ces femmes dont la sensualité directe et discrète se mêle harmonieusement à la poésie et à la création de l’œuvre d’art. C’est de cette santé, de cette maternité spirituelle, familière et plastique que Baudelaire devint profondément amoureux.

Et pourtant, aimez-moi, tendre cœur, soyez mère
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant !

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon pâle et doux.

Toucher, en une femme aussi naturelle et d’esprit aussi sain qu’Apollonie, la fibre maternelle, la toucher avec cette ferveur, cette délicatesse, et cette musique, n’est-ce point même — et surtout — pour un déshérité comme Charles Baudelaire, le moyen le meilleur d’atteindre son cœur et d’obtenir de son amour tout ce qui dépend de sa volonté, de son intelligence, de sa pitié ? Quand parurent les Fleurs du Mal et qu’elle s’en connut l’inspiratrice, Mme Sabatier, non évidemment amoureuse mais ravie et reconnaissante, maternelle et fière, paya avec sa facilité naturelle, honnêtement et humainement, sa dette. On sait ce qui arriva, et l’aridité sentimentale que Baudelaire, au moment où un autre eût cru tous ses vœux comblés, découvrit soudainement en lui. Sa lettre de 1857 est claire, et les raisons, à partir de la première qui est la plus superficielle, s’enchaînent avec une logique croissante : « D’abord nous sommes tous les deux possédés de la peur d’affliger un honnête homme qui a le bonheur d’être toujours amoureux. Ensuite nous avons peur de notre propre orage, parce que nous savons, moi surtout ! qu’il y a des nœuds difficiles à délier. Et enfin, il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme, maintenant ! Et si, par malheur pour moi, j’acquiers le droit d’être jaloux ! Ah ! quelle horreur seulement d’y penser ! »

La peur de l’amour, l’horreur de la passion, l’impuissance d’aimer au sens plein et ordinaire du mot (et nous savons aussi quelles réalités physiologiques, voire médicales, commandent, chez Baudelaire, tout cela) ne font que recouvrir peut-être un sentiment plus profond, Tout cet élément maternel, qui détermine chez le poète l’amour et qui contribue à l’idéaliser, refuse d’entrer dans les cadres habituels et prévus de la passion amoureuse. Il n’a pas de mots pour s’exprimer, pas de lit normal où couler, pas de bonne conscience où il puisse se satisfaire, À la façon dont il l’a connue enfant, on conçoit que Baudelaire ait horreur de penser à la jalousie. On comprend d’où venaient des paradoxes apparents comme celui-ci : « L’amour peut dériver d’un sentiment généreux : le goût de la prostitution ; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété. » Ce que Brunetière commente ainsi : « Ne vous récriez pas ! il en serait trop heureux ; il veut dire simplement que la capacité générale d’aimer, qui est la sympathie, devient de l’égoïsme à deux, quand elle se détermine à un sujet particulier : l’observation n’est pas très neuve. » Le mot de Baudelaire, lié à toute une sensibilité d’artiste, et la glose pédantesque du critique, se ressemblent tout juste comme un violon et une boîte à violon.

Aimer une femme intelligente, dit à peu près Baudelaire, c’est se livrer à l’amour précisément contre-nature. Pareillement, après une unique et cruelle expérience, il jugea qu’aimer d’amour l’ange gardien, la Muse et la Madone, avoir pour maîtresse la Présidente, sorte de « mère » pour artistes au sens du compagnonnage (les Goncourt l’appelaient plus grossièrement une vivandière pour faunes) serait une sorte d’inceste. Dans la mémoire obscure de sa chair, dans sa durée inconsciente d’enfant et d’adolescent, tout cet ordre de sentiments s’était traduit par des bouleversements trop profonds pour que son âme n’en restât pas craintive et sa vie intérieure déséquilibrée.

La Présidente ne fut plus pour lui qu’une présence maternelle, qui éclaira son chevet à l’heure de la déchéance et de la mort. L’équivalent, baudelairien ou à peu près, de ce que les hommes appellent amour, il fallut qu’il fût, autour et au-dessous de cette église,

(Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse...)

rejeté à la rue, à cette vie solitaire des capitales, à la volupté stérile et idéale des foules. « Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe. » Il a cherché dans ces foules des images de sa stérilité. Il a goûté

La froide majesté de la femme stérile.

Il a suivi cette veuve qui « sera rentrée à pied, méditant et rêvant, seule, toujours seule ; car l’enfant est turbulent, égoïste, sans douceur et sans patience ; et il ne peut même pas, comme le pur animal, comme le chien et le chat, servir de confident aux douleurs muettes ». Plus loin encore, dans le soufre de leur épouvantable royaume, il a trouvé les Femmes damnées, il s’est reconnu dans leurs groupes désespérés ; mieux que le Vase de tristesse et la Madone elles lui ont marqué son domaine infernal.

L’âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furieux de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts, courez comme des loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous.

Si l’amour est, comme le dit Diotime, la production dans la beauté, nul ne le connut moins que Baudelaire, nul n’exigea plus âprement de toutes les formes de la beauté qu’elles eussent ce caractère commun, la stérilité, qu’elles aboutissent à de l’amertume et à de la cendre, qu’elles fussent non une « procession », mais une chute. « Celui qui s’attache au plaisir, c’est-à-dire au présent, me fait reflet d’un homme roulant sur une pente, et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait. » Le monde moral implique invinciblement un haut et un bas. Baudelaire a senti sa chair et son âme, son corps et son cœur, entraînés par un poids, et il a pris conscience de ce poids. Le mal, pour lui, c’est le péché. Les poètes romantiques, à la suite de leur père, ont développé et fait couler comme un fleuve lumineux un génie du christianisme. Baudelaire a cherché, non dans le décor de la nature, mais dans les ténèbres de la conscience, un génie du catholicisme.

III §

Les Fleurs du Mal retrouvent et parcourent à nouveau un courant littéraire où Racine avait passé. Elles sont catholiques comme Phèdre était janséniste. Elles sont la poésie du péché comme Phèdre était la tragédie du péché. La Cythère de Baudelaire est colonisée par les mêmes passions et les mêmes dégoûts que la Trézène où Vénus, attachée à sa proie, la mène aux fureurs et à la mort.

Dans ton île, ô Vénus, je n’ai trouvé debout.
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image.
— Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.

Le plus sage et le plus doux des jansénistes. Le Nain de Tillemont, écrivait dans la préface de son Histoire des Empereurs : « Nous voyons dans Caligula, dans Néron, dans Commode et dans leurs semblables ce que nous serions tous, si Dieu n’arrêtait le penchant que la cupidité nous donne à toutes sortes de crimes. » Cette nature d’où sont sortis les Caligula, les Néron et les Commode, il lui fallait pour bouillon de culture une grande capitale et le pouvoir absolu. Baudelaire la voit fourmiller dans une capitale moderne à l’état d’ombres impuissantes, et malheureuses. Son miroir d’abord, et ensuite les figures croisées sur le boulevard, lui révèlent ces Caligula, ces Néron, ces Commode au petit pied, que la société tient enchaînés dans leurs rêves. « Un Belzébuth de table d’hôte, un Satan d’hôtel garni ! », dit Brunetière en haussant les épaules. Et de quoi voudriez-vous qu’il fût le Satan ? On marchera sur la queue du diable dans tous les escaliers d’hôtel garni, et au temps où il y avait des tables d’hôte, il y fréquentait aussi volontiers qu’à la taverne d’Auerbach. Mettons que vous ne l’y ayez pas rencontré,

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère.

Il est une valeur chrétienne que Baudelaire partage avec d’autres romantiques ou simplement, si l’on veut, avec des romantiques (il a flétri le « baragouin romantique » comme Musset, ce qui né l’empêche pas, aussi bien que Musset et que bien d’autres, de fouler aux pieds le romantisme avec un autre romantisme) : c’est le sentiment physique de la mort, ou, si l’on veut, du cadavre. Victor Hugo, Gautier, Flaubert (voyez les œuvres de jeunesse et la correspondance) ont été littéralement hantés par l’idée de la décomposition de leur cadavre futur, ou, plus précisément, par l’idée des vers qui le dévoreraient. Le robuste estomac poétique de Hugo digérait, en somme, paisiblement cette vision, mais les deux autres en sont restés empoisonnés jusqu’au bout. Ce matérialisme de confessionnal est mis en valeur par Baudelaire avec autant de sincérité et d’angoisse, et c’est une vue bien simpliste de parler ici de mystification macabre. Il y a même de la mauvaise foi à isoler la Charogne de la Comédie de la Mort et de l’Épopée du Ver et à crier raca sur ce seul poème, qui a au moins le mérite d’être plus sobre que les longs développements oratoires de Gautier et de Hugo. Cette préoccupation du cimetière, qui n’apparaît guère dans la poésie spiritualisée de Lamartine et de Vigny, semble la marque de poètes à l’imagination plastique, commandés par la réalisation visuelle de leurs idées. Du même fonds, elle est la marque d’un catholicisme sans Dieu, d’un génie du catholicisme, c’est-à-dire d’un christianisme ramené à la matière et à la pesanteur de ses images, privé de l’âme qui les allégeait et du mouvement qui les emportait au ciel.

Mais ce génie du catholicisme prend chez Baudelaire une autre figure plus importante, et qui le lie plus étroitement à une suite séculaire de génération littéraires. Il semble que, depuis les Confessions de Rousseau, toute notre littérature personnelle soit sortie d’un meuble cultuel fracturé, d’un confessionnal renversé. L’auteur de Mon cœur mis à nu a donné aux Fleurs du Mal et au Spleen de Paris, souvent, un aspect de planche anatomique intérieure. Il a eu ce goût de la confession qui survit à la religion et qui ne passe pas en littérature sans certaines difficultés, sans certains droits assez lourds de douane à payer aux puissances embusquées sur le chemin, aux passions et particulièrement à leur reine, l’Orgueil, et cette reine, dans les planches du vieux confessionnal traîné à la lumière, s’est fait un lit fort commode. Une Confession littéraire (genre poétique comme la méditation, l’harmonie ou l’élévation) est d’ordinaire (même et surtout chez Rousseau) un plaidoyer. Baudelaire a évité à peu près cette pente commode. Mais il ne l’a évitée qu’au bénéfice d’une autre pente, d’une autre figure de l’orgueil, qui est la mystification.

Ceux qui ne peuvent ou ne veulent comprendre se font ici beau jeu : ils englobent toutes les sortes de mystifications dans le même sac, qui est d’ordinaire la valise d’un voyageur de commerce, et ils n’ont pas de peine à prendre Baudelaire en pitié. Et il est bien certain qu’on a fait un sort exagéré à des plaisanteries de café. Dans une page de ses Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp met en présence le pauvre poète mystificateur qui s’était teint les cheveux en vert (il est probable qu’il s’agissait simplement d’un remède contre une maladie du cuir chevelu dont Baudelaire était atteint), et le parangon de haute intelligence et de froide rectitude que le lecteur est prié d’admirer en le futur académicien. Et il est exact que ce passage nous laisse de l’un des deux une idée bien désagréable. L’élément de mystification qu’il y a tout de même dans l’œuvre de Baudelaire est souvent une preuve, au contraire, de sa sincérité, qui peut se rapprocher des preuves analogues qu’on trouve chez Gautier et surtout chez Flaubert. Il y a là une figure de l’ironie qui n’est ni celle de Socrate, ni celle de Swift, ni celle de Voltaire, ni celle de Stendhal, mais qu’il faut savoir reconnaître, et où il n’est pas impossible de doser avec justesse des cléments positifs de triste vérité. En matière d’analyse intérieure et de confession, la sincérité tourne si vite à des formules apprises, à un poncif, à un mécanisme, son expression directe est si tôt écrasée et usée, qu’il est nécessaire de lui donner des expressions inverties, de, lui tourner momentanément le dos, de la transposer sur un plan de fantaisie, de la retremper par cette gymnastique qu’est précisément l’ironie. En quoi l’ironie ou la mystification évidentes entament-elles l’accent saisissant et poignant de l’Examen de Minuit ?

La pendule, sonnant minuit,
Ironiquement nous engage
À nous rappeler quel usage
Nous fîmes du jour qui s’enfuit ;
— Aujourd’hui, date fatidique,
Vendredi treize, nous avons,
Malgré tout ce que nous savons,
Mené le train d’un hérétique.

Nous avons blasphémé Jésus,
Des dieux le plus incontestable…
Salué l’énorme Bêtise,
La Bêtise au front de taureau.

Enfin, nous avons, pour noyer
Le vertige dans le délire,
Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,
Dont la gloire est de déployer
L’ivresse des choses funèbres,
Bu sans soif et mangé sans faim !
Vite, soufflons la lampe, afin
De nous cacher dans les ténèbres.

Dix ans de la vie de Baudelaire, de vie gaspillée, rongée d’ennui et de remords, tiennent dans ces vers. La figure d’étrangeté et de mystification, le ton de catholicisme goguenard sont incorporés de façon parfaite à la plus âcre émotion, font leur partie dans cette symphonie de l’inutile, du renoncement et du vide, dans ce spectre d’une journée passée sur l’aride pavé parisien… Ces vers rythmés par les coups mêmes de la pendule qui sonne minuit nous touchent plus que les crises de désespoir oratoire auxquelles se livre Musset quand il rentre chez lui dans le même état. Combien d’artistes les répètent aujourd’hui en se couchant, y trouvent le lit exact de leur mécontentement d’eux-mêmes et de leur sécheresse intérieure !

Qu’on appelle si on veut mystification la part de volonté, d’attitude et de décor qu’il y a dans le catholicisme de Baudelaire ! Cette mystification correspond à une réalité, elle fait partie chez Baudelaire de l’intelligence de son âme et de son art. Il voyait comme Flaubert dans la vie d’artiste non une cathédrale, mais une cellule de moine désaffectée.

Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,
Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;
Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux.
Ô moine fainéant ! Quand donc saurais-je faire
Du spectacle vivant de ma triste misère
Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ?

Telle est cette vie d’artiste que Baudelaire se reproche de pratiquer mal et dont les essais constituent cependant toute son œuvre et sa raison d’être : la conscience du péché, l’analyse de ce péché (faite, en proportions indiscernables, de delectatio morosa et de remords), la transmutation de cette conscience et de cette analyse en poésie. Tout cela se passe dans une cellule, une cellule qui a, comme celles des cénobites, épousé la forme d’un tombeau : car le vrai moine vit pour lui-même, il est retranché du monde pour faire son salut. Et faire son salut, pour Baudelaire comme pour Flaubert, c’est réaliser l’œuvre d’art. Et d’ailleurs un Hugo dans sa cage de verre de Guernesey, un Balzac en robe blanche dans sa chambre nocturne, un Flaubert dans son cabinet de Croisset, ne feraient-ils pas avec Baudelaire quatre figures de moines, pareils aux quatre moines qui portent le gisant sur les tombeaux d’autrefois ? Quel est ce mort ? Est-ce bien un mort ? On disputera longtemps encore à ce sujet.

En tout cas Baudelaire et Flaubert, en des siècles antérieurs eussent bien été des moines. C’est le moine qui dit en Baudelaire : « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux. » Entendez le salut par l’œuvre d’art, avec son exposant nécessaire d’inutilité et d’absolu. La beauté qui hait le mouvement, ses larges yeux aux clartés éternelles, appartiennent au même ordre que la froide majesté de la femme stérile. Ce goût de l’art conscient, travaillé, dur et pur comme les minéraux précieux, qui fait écrire à Baudelaire sur les Fleurs du Mal la dédicace à Gautier et prendre en horreur Alfred de Musset, il est l’acte d’une âme tendue vers son salut, et qui, au-dessus des faiblesses et des chutes, garde ses regards fixés sur ce diadème fait de lumière

Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs.

Le dandysme dont il eut le culte (culte que sa pauvreté lui rendit cruel) et que certains de ses ennemis détestent en lui autant que la mystification, n’est-il pas comme le vêtement de sa tendance artistique, un exercice qui fortifie la volonté et discipline la vie extérieure, et aussi une réaction contre cette bohème qui devient à cette époque le poncif bourgeois de l’art ? S’il s’établit une figure populaire de l’artiste, ce sera une raison pour que l’artiste ne veuille pas lui ressembler.

Enfin cette même imagination et cette même nature monacales se sont installées dans son sentiment terriblement égoïste de l’amour. Je n’entends ici égoïsme qu’au sens profond, celui de l’amour dans sa source et dans son essence : on sait, au contraire, avec quelle délicatesse et quel honneur Baudelaire se sacrifia pour la misérable Jeanne, et certains des pharisiens qui l’ont censuré si âprement auraient pu prendre auprès de lui de très précises leçons. Mais je veux parler de l’égoïsme transcendant qui refusait l’amour partagé, qui trouvait une beauté dans la froideur de celle qu’il aimait, et pour qui la ’ femme fut tantôt la négresse et tantôt la madone, tantôt la bête de péché et tantôt l’ange, — mais jamais la compagne. « Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l’unique chose importante. » On sait comment il s’enfuit quand la madone descendue de l’autel vint dans ses bras. « Qu’est-ce que l’amour ? dit-il, le besoin de sortir de soi. » Il refusa de sortir de lui, il ne connut de l’amour que le fantôme — les deux fantômes — l’Anteros des capitales.

Les murs blancs d’une cellule monacale sont comme autant de réflecteurs qui projettent sur la conscience la lumière du jour, la tiennent à l’état d’examen et d’inquiétude, lui dévoilent ses coins de péché. Je crois même que Baudelaire est le seul des poètes du dix-neuvième siècle qui ait eu exactement, au même degré qu’un chrétien du dix-septième, cette notion du péché, principalement de la forme du péché à laquelle toutes les autres se ramènent comme toutes les preuves rationnelles de Dieu se ramènent à la preuve ontologique : le péché originel. Le péché n’est ni une faiblesse de l’intelligence, ni un instinct de la chair, mais un mal de la volonté. C’est la volonté mauvaise exactement contraire à cette volonté bonne qui fait, selon Kant, le tout de la moralité. Brunetière se moque de la banalité de vers comme ceux-ci :

Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

(Il s’agit du diable.) M. Darlu, relevant dans une polémique la confusion grossière que fait ce critique entre notre nature animale expliquée par le darwinisme et le péché originel exposé par Pascal, conclut que Brunetière n’a pas le sentiment du péché. Rien de plus vrai, et l’on pourrait ajouter que la déchristianisation du dix-neuvième siècle (et du dix-huitième) peut se mesurer exactement à la perte de ce sentiment, perte qui atteint aussi bien les catholiques que les autres. Lorsque Baudelaire écrit : « La vraie civilisation n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, mais dans la diminution des traces du péché originel », c’est-à-dire dans la guérison de la volonté (ce que Schopenhauer avait sur un autre plan senti de même façon), il parle un langage qu’il comprend, mais qui est compris de moins en moins. Dès lors, Brunetière et sa suite mettent tout sur le compte de la mystification, alors que pour Baudelaire c’est précisément cet instinct de la mystification qui se ramène à une figure du péché. La mystification baudelairienne n’a rien de commun avec la farce combinée à froid des Sapeck ; mais « l’esprit de mystification, qui, chez certaines personnes, n’est que le résultat d’un travail ou d’une combinaison fortuite », appartient, selon lui, à ces impulsions irraisonnées et subites qu’Edgar Poë met en lumière dans le Démon de la Perversité. À qui n’arrive-t-il pas de vouloir, l’espace d’un instant, une chose absurde, dangereuse ou perverse, sans raison, ou plutôt pour ces deux raisons combinées qu’elle est mauvaise et qu’elle est sans raison ? À vous peut-être. Alors je comprends que le Mauvais Vitrier vous paraisse une mystification, mais la tragédie où on ne prouvait rien était aussi une mystification pour le géomètre, et probablement, lorsque l’auteur du livre sur l’évolution de la tragédie parlait de la faillite de la science, voyait-il dans la géométrie une mystification transcendante. Notre individualité, ce sont nos limites.

Dans cette nature catholique et monacale, où ne survivent, du catholicisme et du couvent, qu’un pittoresque sans nature et un sentiment sans dogme, l’idée d’un paradis doit équilibrer l’idée du péché. C’est même sous cette forme que Baudelaire a conçu l’amour, sa madone répondant à sa notion de paradis et sa négresse à sa notion de péché. En dehors des poésies inspirées par Apollonie, plusieurs pièces des Fleurs du Mal, qui sont parmi les plus belles, et en particulier la première, construisent, au-dessus de son enfer, un paradis du poète. Et l’auteur d’un excellent livre sur Baudelaire, M. Gonzague de Reynold, s’est plu, dirai-je amusé ? à reconstruire les Fleurs du Mal sur le modèle de la Divine Comédie. Mais ces paradis du poète ne poussent pas spontanément sur la vie des capitales, et les vrais paradis baudelairiens, les paradis artificiels, ceux du haschisch, de l’opium, de l’alcool seraient plutôt incorporés à leur enfer. Notons, d’ailleurs, qu’il s’agit surtout d’un enfer lui-même artificiel et que les poisons que Baudelaire a chantés ou contés ont plus figuré dans sa littérature que dans sa vie.

*
* *

Toutes ces raisons nous expliqueront peut-être que le procès de Baudelaire ait duré si longtemps, et que son centenaire corresponde à peu près à l’arrêt de l’opinion qui décide en sa faveur. Il est difficile de dire quel est le plus lu des poètes du dix-neuvième siècle, mais il n’en est pas dont le public ait autant d’ampleur, de variété et d’épaisseur que les Fleurs du Mal, qui datent de plus de soixante ans.

Succès qui va au poète et non à l’écrivain. Les gens de goût qui voient en Baudelaire un mauvais écrivain n’ont pas tout à fait tort. Presque toutes les pièces des Fleurs du Mal fourmillent de platitudes et de chevilles, et Baudelaire serait de nos grands poètes celui qui écrit le plus mal si Alfred de Vigny n’existait pas. Notons que si son style poétique, comme celui de Vigny, est faible, Baudelaire toujours comme Vigny et à la différence de Lamartine, de Hugo, de Musset, de Gautier, n’a pas de prose, je veux dire de style de prose : sa prose, simplement juste et correcte, n’est pas vraiment signée. Et le prestige sur les âmes est fait à peu près chez Baudelaire des mêmes éléments que chez Vigny : il n’a pas eu le même public, jusqu’à ces derniers temps du moins, mais il a agi sur son public de même façon. Qu’est-ce à dire, sinon que le mot de Buffon sur les ouvrages bien écrits, les seuls qui passent à la postérité, n’est pas entièrement juste quand il s’agit des poètes, ou du moins doit être mis au point ? La poésie est chose vivante qui parle à l’âme et aux sens, et dont les prestiges ressemblent à ceux de l’amour. Il est une perfection de style (la perfection de Hugo par exemple, celui de nos poètes, avec Corneille, dont la maîtrise de style est la plus parfaite et la plus constante) que nous saluons et vénérons mais qui ne nous séduit pas : la Vénus de Milo, qui, en marbre, traîne toutes les intelligences après soi, vivante n’y traînerait pas tous les cœurs aussi bien que la Parisienne pourvue du je ne sais quoi ; et Corneille, le plus beau styliste de notre théâtre, est aussi celui qui a subi le plus vaste déchet. En poésie comme en beauté féminine la perfection n’est rien sans l’« agrément ». Et rien de plus complexe que l’agrément. Pour Baudelaire, comme pour Vigny, il est fait de vers pénétrants qui vont jusqu’au cœur, investissent une fibre de notre être, mêlent leur chair à notre chair, épousent par leur musique l’une de nos ondulations intérieures. Il est fait même, parfois de la défaillance, qui devient une beauté, ou qui contribue à la beauté, de la dissonance qui sur tant de faiblesses, d’impropriétés et de chevilles, suscite la pureté ou creuse les profondeurs de vers qui s’élargissent et palpitent comme des yeux infinis sur ces membres débiles et sur cette chair impuissante. Il est fait surtout chez Baudelaire de la fusion grandissante de cette poésie avec une forme de la vie qui s’impose de plus en plus à nous, qui transforme de plus en plus le dehors et le dedans de l’humanité : vie pressée, condensée, haletante et maladive des grandes capitales, affaiblissement des valeurs de calme, d’équilibre et de loisir, fièvre qui nous fait entasser dans notre durée les sentiments, les idées, les ambitions, comme nous entassons dans notre espace artificiel les hommes sur les hommes et les générations sur les générations. Il est fait encore de tout ce qui nous relie par notre inconscient à notre formation chrétienne, de ces misères d’un roi dépossédé qui engendrent incessamment dans cette foule comme dans notre âme l’ennui, l’inquiétude, forgent notre mauvaise conscience et notre tragique quotidien. Il est fait enfin de la séduction qu’exerce sur un Français l’intelligence critique unie à la flamme poétique : comme Boileau, comme Voltaire, comme Musset, ce poète de Paris est un enfant de Paris, à qui certains torrents des montagnes, certaines eaux sacrées sont interdites, mais qui a reçu en partage le don de la lucidité ; qui, lorsqu’il a voulu faire le métier de critique, l’a fait supérieurement ; qui a tourné cette lumière critique sur lui-même, sur nous-mêmes, sur sa ville, sur la Ville, et dont la Muse malade, consciente et triste se lève, de la colline de Rastignac, au-dessus du peuple de quatre millions d’âmes, comme la figure de la poésie contraire, la Geneviève de la montagne opposée (de la rive gauche si on veut), lève la sienne au-dessus d’un paysage épuré et d’une nature pacifiée.

Fromentin §

Eugène Fromentin, peintre de son métier, a écrit trois ouvrages (dont un en deux volumes) : un récit de voyages, un roman d’analyse, un livre de critique d’art, trois genres où il a eu l’élégance de ne pas redoubler, et où il est assez généralement regardé comme un maître et un précurseur. Il ne semble pas qu’il ait jamais été l’objet d’admirations enthousiastes, et les chiffres qui figurent sur la couverture de ses livres ne témoignent pas qu’ils aient connu les forts tirages des œuvres célèbres. Mais peu d’écrivains sont cités avec plus de considération et d’estime, peu jouissent davantage de cette renommée calme, confortable, modérée, qui fournit en littérature ce que donne dans la vie une solide position bourgeoise. Position qui n’est pas sans attirer réserve et raillerie d’un goût plus pointilleux. M. Fernand Vandérem note que l’admiration de Dominique vous classe parmi les gens délicats, ce qui n’est pas de soi malveillant, mais ne fait pas paraître très enviable une délicatesse si classée. M. Marcel Proust trouve en Fromentin quelque chose de niais, ce qui serait plus grave si on ne songeait que Faguet applique la même épithète à Stendhal, qui ne s’en porte pas plus mal.

Il n’en est pas moins vrai que, quel que soit le respect traditionnel dont sont entourés les livres de Fromentin, le centenaire de sa naissance ne ramène pas cette année avec son souvenir celui d’un écrivain bien actuel. Il était, il y a vingt ou trente ans, cité plus fréquemment et plus élogieusement. Cette estime allait même à sa peinture, qui nous laisse aujourd’hui assez froids. L’indifférence de la critique en ce qui concerne les tableaux de Fromentin ne s’étend d’ailleurs pas à tout le public, puisqu’ils continuent à atteindre dans les ventes des prix respectables, dus probablement en partie à la renommée littéraire de l’artiste. Lui-même n’a jamais surfait beaucoup sa valeur de peintre, et, avec le bon sens lucide de son analyse, s’est jugé en cette matière avec assez de vérité. Il savait dans son âge mûr où était sa véritable vocation. Il disait à Edmond de Goncourt : « Si je n’avais pas de femme, si je n’avais pas d’enfants, si je n’étais pas père et grand-père, je ne peindrais plus. Je me déferais de mon hôtel, je prendrais un petit logement dans un quartier lointain et tranquille… j’achèterais de grandes bottes fourrées, et, ayant ainsi bien chaud aux pieds, je passerais le reste de ma vie à noircir du papier. » Le peu de papier qu’il a noirci à des intervalles éloignés devait peser davantage, il le savait, que les bleus liquides et les lilas doux de ses agréables crépuscules algériens.

I. L’homme §

Fromentin est né à La Rochelle, en 1820, dans une ancienne famille de bonne bourgeoisie mêlée pendant longtemps de catholiques et de protestants. Sans lier facilement et vainement le caractère de l’homme à celui de sa province, on peut noter des rapports entre lui et Pierre Loti, né à Rochefort dans un milieu, analogue ; chez tous deux un fond mélancolique et une imagination pittoresque qui, dans ce pays où une Hollande essaya de se constituer avant Richelieu, les portent comme certains Hollandais vers l’éclat et la lumière exotiques.

Le père de Fromentin était médecin-chef de l’asile d’aliénés de Lafond, près de La Rochelle : un homme de valeur et de conscience professionnelles, mais d’esprit borné et entier. Il avait étudié la peinture en même temps que la médecine, avait été à Paris l’élève de Michallon, avait peint, dans le goût le plus orthodoxe de son maître et de son temps, des paysages historiques corrects et naïfs. La mère d’Eugène Fromentin ne le cédait pas au docteur en étroitesse et en rigidité ; mais elle vivait dans la pratique d’une piété sévère et d’une infatigable charité.

Ils eurent deux fils : l’aîné, Charles, solide, simple, pratique, brave homme, qui fut médecin comme son père, et Eugène, garçon délicat et féminin, aimant, joyeux et fin. La famille Fromentin rappelle ainsi de façon curieuse celle de Flaubert, né un an plus tard qu’Eugène. Familles de médecins, que les fonctions du père font vivre toutes deux dans un hôpital, et où, dans les parents et les deux garçons, des valeurs analogues se retrouvent. Les deux docteurs, médecins remarquables, paraissent, pour le reste, des bourgeois fermés qui ne comprendront jamais leur second fils ; les aînés s’apprêtent à suivre d’un pas plus lourd et de manière plus effacée la carrière paternelle ; les deux cadets cultivent dans les froissements et la compression, inévitables en ce milieu, leur imagination. Cette vie d’hôpital fait tourner naturellement de telles plantes vers les Fenêtres du poème mallarméen, et, par ces fenêtres, des figures d’Orient, de leur Orient futur, leur apparaissent confusément.

Par un accident assez ordinaire dans la vie des adolescents, Eugène, après une enfance très expansive et très gaie, devint, vers la quinzième année, taciturne et replié. En dehors de la cause physiologique générale, il faut en chercher les raisons dans ce manque de sympathie profonde entre lui et sa famille. Nul n’y pouvait comprendre un enfant alors tout en imagination et en grâce. Sur l’esprit naturellement étroit de son père était greffée l’habitude propre aux médecins aliénistes de voir du déséquilibre mental dans tout ce qui n’est pas leur équilibre à eux. Et la mère, qui avait transmis à l’enfant cette délicatesse et cette nervosité, qui ne les tournait pour elle-même qu’en une dévotion craintive, ménageait tendrement autour de lui tout cela même qui l’entravait et lui pesait.

Dès lors, obscurément d’abord et consciemment ensuite, toute l’adolescence et la jeunesse de Fromentin tendent à une évasion.

L’évasion la plus naturelle — celle où s’essayait à ce moment le jeune Flaubert — est celle de la solitude et de l’imagination. Le rythme de la vie familiale la permettait heureusement à Fromentin. Sa famille passait l’été dans un grand domaine près de La Rochelle, où il y avait un beau jardin, de grands vignobles, la mer à un quart de, lieue. Tout près de là, à Vaugoin, un autre domaine plus accidenté et plus pittoresque, celui d’une famille amie, servit de modèle aux Trembles de Dominique. Les vacances qu’y passait Fromentin, la vie de solitude, de libres courses et de pleine nature qu’il y menait, fournirent plus tard à son souvenir les seules pages fraîches de son enfance : il y acquit la connaissance et le goût de la campagne, y accumula surtout dans sa riche mémoire un répertoire infini de sensations, cette épaisseur de terreau rural et forestier qui nourrit les premières pages de Dominique.

Il faisait de bonnes études au collège de La Rochelle, s’acquittait brillamment de son travail scolaire, mais comme d’une corvée facile et où il ne s’excitait point. Rien dans la vie du collège et dans la parole de ses professeurs ne contribuait à favoriser le besoin d’évasion né de la mésentente familiale, ne le disposait à changer des chaînes pour d’autres.

La destinée qui paraît l’avoir traité souvent (comme elle nous traite d’ailleurs tous) avec une savoureuse ironie, lui ménagea, dans le genre d’évasion le plus naturel à un adolescent, des chaînes inattendues.

Le collégien devint amoureux, et d’un amour célèbre, puisqu’il formera, avec beaucoup d’embellissements, le sujet de Dominique. La vraie Madeleine était une créole brune, langoureuse et capricieuse : le sang exotique propre à séduire un compatriote de Loti, cette beauté des îles qui, de Nantes à Bayonne, sur la côte ouverte vers les riches Antilles d’autrefois, a laissé tant de souvenirs et allumé tant de passions. Elle se maria à dix-sept ans — quand Fromentin en avait treize — avec un homme de finances assez sec et brutal. Elle paraît n’avoir rien eu d’original ni de vif, n’avoir prêté à Madeleine qu’un crayon bien frêle et bien incomplet. Mais c’était une nature ultra-féminine, coquette, mobile et rêveuse, avec de magnifiques yeux.

Elle se plut à cet amour plutôt à cause de l’amour qu’à cause de son amoureux, elle l’aima de l’aimer, elle l’aima surtout de la désennuyer dans une vie sentimentale que l’homme d’affaires qu’elle avait épousé eût rendue à lui seul bien plate. Les deux dernières années d’études d’Eugène Fromentin furent occupées de son amour, sans qu’il cessât d’être un brillant élève : il accomplissait aisément sa besogne scolaire, mais sans s’y attacher de toute son âme et laissant sa facilité agir pour lui. Sur la fin de sa vie il en était sans doute de même pour sa peinture.

La jeune femme se plaisait à ses entretiens, le recevait longuement, pendant les absences fréquentes de son mari, et quelquefois tard dans la nuit. Il ne semble s’être passé (à ce moment du moins) rien de spécialement grave entre elle et le collégien dont la présence lui plaisait, dont les ardeurs plus ou moins voilées l’intéressaient. Il va de soi que tout cela devait faire jaser les Rochelois et déchaîner les langues d’une petite préfecture. Le mari, peu disposé à laisser ce genre de ridicule ternir à la porte de son étude l’éclat de ses panonceaux, s’indigna, parla haut, et Eugène dut espacer ou cesser ses visites. La place de cet amour resta longtemps en lui unique et vivante. La mort de la jeune femme, survenue sept ans plus tard, lui causa une profonde et durable douleur. Mais sa vie ne subit pas de cette crise une empreinte aussi décisive que celle du héros de Dominique, et toute la dernière partie du roman est bien une création imaginaire.

En même temps qu’il grandissait dans cette présence ardente de l’amour, Fromentin sentait s’éveiller en lui le goût et l’intelligence de l’art sous toutes ses formes. Il était à la fois porté vers le dessin, la musique, la poésie, et s’il cultiva avec une particulière ardeur un des trois arts, ce fut le dernier. Il écrivit beaucoup de vers, des vers sans nerf et faciles. Son goût le portait surtout vers la poésie de Sainte-Beuve, à qui il reproche néanmoins de n’être pas suffisamment artiste, d’écrire en une forme lâchée. Fromentin, lui, se révèle alors moins comme un artiste pur (on ne l’est pas à cet âge et lui ne le sera jamais entièrement) que comme un artiste général. Il est de ces esprits qui, se donnant à tous les arts, sont pris par l’art beaucoup plus que par un art, restent dès lors un peu flottants, se développeront dans le sens de l’intelligence, de l’analyse et de la critique beaucoup plus que dans celui de la création, mais qui se révèlent assez capables, incidemment, de cette création, chez eux toujours à base d’intelligence, pour que leur analyse soit nourrie d’expérience et leur critique visiblement compétente. Comme il faut que l’un des arts demeure finalement le principal, Fromentin à ce moment semble pencher vers une carrière d’homme de lettres.

Cette vocation littéraire était naturellement interprétée par ses parents au sens négatif, c’est-à-dire comme l’absence d’une vocation sérieuse. Dans ce cas, on a coutume de faire du droit, quitte à voir après. Pour Eugène, c’était d’ailleurs tout vu : une étude d’avoué l’attendait à La Rochelle, celle même qui avait appartenu à son grand-père. Réfléchissant que d’ici là le temps était long et que bien des choses pouvaient arriver, Fromentin, en novembre 1839, partit allègrement pour Paris sans que, probablement, une future étude de maître Fromentin figurât bien vive dans ses rêves d’avenir.

C’est vers la même époque que Flaubert, poussé par une destinée pareille, vient à Paris pour y absorber sans appétit les Pandectes et le Code Napoléon. Il y a pourtant cette différence que Flaubert ne comprend à peu près rien en droit et tombe malade de dégoût devant l’absurdité des lois, tandis que Fromentin, esprit aisé et précis, habitué au travail méthodique, s’en nourrit avec indifférence, et passe aisément ses examens. Il étudie, lit, se passionne pour la littérature, continue à écrire des vers abondamment, entrevoit déjà comme son domaine une littérature d’analyse personnelle : dans une lettre de 1842 il parle de Mémoires qu’il projette.

Surtout il s’initie à la peinture, particulièrement au paysage, qui l’attire. De longues promenades aux environs de Paris renouvellent ses sensations et ses idées sur la nature. Il grave quelques eaux-fortes et obtient de son père la permission de faire, en même temps que son droit, de la peinture un peu sérieusement. Seulement c’est le docteur Fromentin qui lui choisit son maître, et comme il ne saurait imaginer pour son fils une peinture plus digne d’être cultivée que celle qui florissait dans sa jeunesse et où lui-même pensa exceller, il le place, en 1843, chez un peintre de paysage académique, nommé Rémond.

Cela n’avait pas grande importance, Fromentin estimant alors les leçons de la nature préférables à celles de l’atelier et continuant à s’inspirer des paysages parisiens. C’est pour demeurer à leur contact que cette même année 1843, au lieu d’aller passer ses vacances à La Rochelle, il demeure durant les mois d’août et de septembre, à la Celle-Saint-Cloud, dans la compagnie d’un ami qui s’appelle Émile Augier. Augier lui lit une comédie en vers qu’il vient d’écrire, la Ciguë. Ils devaient d’ailleurs bien s’entendre : sous le printemps d’indépendance juvénile qui les recouvre alors, tous deux sont de très honnêtes bourgeois bientôt épris de régularité et de soumission au succès, en quête d’une carrière au moins autant que d’un art.

L’année suivante, il abandonne Rémond chez qui il perd son temps, et entre dans l’atelier de Cabat, qui était un homme fort intelligent, un causeur intéressant, à tendances mystiques (il voulut un moment se retirer au cloître), un vrai compagnon pour un esprit aussi ouvert que celui de Fromentin. C’est cette même année que la jeune femme à laquelle il n’a cessé de penser meurt à Paris dans une maison de santé. Au lit de mort, Fromentin se réconcilie avec le mari ; son désespoir est profond, et dans les mois qu’il passera à La Rochelle, son affection se reportera en partie sur les deux enfants qu’a laissés son amie.

À cette époque il a choisi décidément, pour en faire sa carrière, le métier de peintre. Il est décidé par des misons très positives bien plutôt que par un démon intérieur. Il se sent capable, avec du travail, d’égaler tels peintres en renom, d’arriver aux succès officiels qui font une vie confortable. Esprit juste, il voit clair en lui comme dans la nature. Il connaît exactement ses moyens, sait fort bien ce qui lui manque, s’apprécie à sa juste valeur et ne compte pas figurer jamais au rang des maîtres. Cette solidité de jugement apparaît dans un article qu’il écrit sur le Salon de 1845 pour une revue locale à laquelle il avait déjà donné plusieurs articles littéraires, la Revue organique des départements de l’Ouest. Deux ans plus tard, il entre lui-même au Salon avec une Ferme aux environs de La Rochelle.

Mais, en 1847, ce tableau ne répond plus à la nature qu’il rêve et au pays sur lequel il compte pour lui fournir une spécialité de peintre. Au printemps de 1846, il a fait le voyage d’Algérie avec un jeune peintre, Charles Labbé, dont la famille y habitait, et avec celui qui demeurera l’ami fidèle de toute sa vie, Armand Du Mesnil, dont plus tard il épousera la nièce.

Ce voyage nous ouvre un jour curieux sur le caractère timoré de la famille Fromentin, sur l’espèce de mésentente et de défiance qui séparait Eugène de ses parents. Fromentin est parti pour six semaines, du 3 mars au 13 avril, sans prévenir les siens, avec de l’argent qu’il a emprunté. Il a laissé à un ami de Paris quelques lettres banales, qu’on enverra à ses parents pour qu’ils ne puissent se douter de son absence. Il sait que l’idée de lui voir traverser deux fois la mer eût rendu sa mère malade et que ce voyage eût semblé à son père une ridicule et damnable folie. Dès son retour à Marseille, il leur écrit pour tout avouer. Sa mère, dans sa réponse, lui parle d’« émancipation » et d’« extravagance » comme elle eût parlé de désertion et de vol à main armée. Son père finira plus tard par le comprendre à peu près. Mais pour le moment cela jette un froid sévère entre sa famille et lui, à tel point qu’il ne retourne pas à La Rochelle pendant les vacances, va s’installer d’abord à Gournay-en-Bray, puis dans la forêt de Fontainebleau. C’est à Gournay qu’il commence vraiment à peindre d’après nature.

Il ne revient à La Rochelle qu’en avril 1847. Sa mère s’évanouit en le voyant. Son père demeure « sérieux et froid ». Mais, quand il repart, il est provisoirement réconcilié avec sa famille. Son tableau du Salon a fait ce miracle. « Mon tableau a réussi au-delà de mes espérances, mon père est converti, je suis libre ; je suis peintre ; mon avenir est entre mes mains. »

Cet avenir, il le voit alors dans l’orientalisme. Dans une lettre à son père, de cette année, il exprime l’intention de se consacrer comme peintre à la nature méridionale et de partir pour l’Algérie. Mais pour ce voyage il faut de l’argent : nouveaux tiraillements. La famille estime que des Fermes aux environs de La Rochelle sont de bien meilleur travail, parce que les frais de voyage du peintre sont moindres. « S’il faut que je me passe de tout concours et de tout encouragement, écrit Fromentin à un ami, je m’en passerai, quoi qu’il m’en coûte. Quant à la direction de mon travail, je me la réserve exclusivement et je ne souffrirai pas que personne se l’attribue. » Il finit tout de même par partir pour l’Algérie. Son premier voyage n’avait été qu’une reconnaissance sur Alger, sa banlieue et Blidah. Cette fois, dans l’Algérie encore neuve de 1847, il se nourrit de lumière et de pittoresque africains, pousse loin vers le Sud, à Constantine, à Biskra, où il apprend les événements de février 1848.

Comme la jeunesse de son temps, et en réaction contre le milieu traditionnel où il s’est cru étouffé, il pousse des cris de joie : « Je ne vois qu’une bataille engagée pour la sainte cause, et je me souviens, mes amis, que je m’étais promis de n’y point manquer, sans prévoir alors qu’elle dût se livrer si tôt. Je n’y étais pas ! Et certainement, je le jure, j’aurais fait mon devoir. » Ces velléités belliqueuses s’épuisent sur le papier ; il demeure le plus longtemps possible en Algérie et ne revient qu’en mai, parce qu’il n’a plus d’argent et que sa famille le rappelle avec instance. Il assiste au départ des gardes nationaux de La Rochelle pour Paris lors des journées de juin ; son frère est parmi eux et il l’accompagne quelque peu sur la route, puis revient à ses pinceaux.

Les quelques mois qu’il passe alors à La Rochelle sont assez tristes. Le silence détaché et distant qu’il observe avec ses parents les froisse de plus en plus. En somme, depuis l’âge de quinze ans, il a vécu en état de rupture morale avec les siens, et il prévoit le moment où cette rupture deviendra complète.

Il reste à La Rochelle jusqu’en novembre, retenu par ses parents et par des besoins d’économie, dans un état d’ennui, d’énervement, de fureur dont témoigne sa correspondance. Son père et sa mère ont le tort d’être vieux, d’avoir des idées de vieillards. Ils lui font une pension convenable, mais ils veulent le garder auprès d’eux, et ce séjour forcé l’exaspère : « Je déclare que mon père et ma mère sont coupables ; le dire serait me donner à leurs yeux d’irréparables torts. Je me tais encore, mais si j’éclate il y aura un malheur dans la famille. » Ses parents deviennent les Ils des persécutés chroniques : « Ils m’ont hébété, ils m’ont pétrifié, on m’a tué. » Tout se réduisait à une question d’argent. La pension que lui donnait son père ne lui suffisait pas. Il avait besoin de vie large, et son père avait le devoir impérieux de subvenir à ce besoin. Quant à manger quelques entrecôtes de cette vache enragée dont furent nourris au dix-neuvième siècle les grands artistes indépendants, les rénovateurs du paysage, il n’y songe pas plus que n’y eût songé à sa place son ami Émile Augier. Si la bourse paternelle ne s’élargit pas, eh bien ! il faudra qu’il s’enterre à La Rochelle, et même qu’il songe à l’étude d’avoué du grand-père. Un moine prêcheur, à qui les galopins d’un village avaient volé son âne, s’écria en chaire que si sa monture ne lui était pas rendue, on verrait ce qu’on n’aurait jamais vu ! Devant cette menace mystérieuse, les voleurs lui ramenèrent le baudet, et comme ils lui demandaient à quelles extrémités il en fut venu : « Eh ! on m’aurait vu m’en retourner à pied ! » Fromentin n’eut point à mettre à pied sa vocation artistique, car l’opposition familiale, après s’être relâchée, céda tout à fait devant la médaille qu’il obtint au Salon de 1849.

Ces froissements, cette longue mésintelligence, laissèrent en lui tout un côté desséché. Lorsqu’il écrivit Dominique, qui est dans une certaine mesure une autobiographie, il ne lui convint pas de dire quoi que ce fût sur sa famille, de lui donner quelque existence à côté de sa belle créole, qui est Madeleine, de son camarade Mouliade, qui est Olivier d’Orsel. Son héros perd sa mère et son père en bas âge, et c’est tout. La phrase de Dominique sur son père est étrange : « Mon père vécut encore quelques années, mais dans un état de santé si misérable que je cessai de sentir sa présence longtemps avant de le perdre, et que sa mort remonte pour moi bien au-delà de son décès réel… Je n’attachai qu’un sens des plus vagues au mot d’orphelin qu’on répétait autour de moi comme un nom de malheur. »

Cette mésentente, à laquelle les succès de peintre de Fromentin, et surtout son mariage, mettent, superficiellement du moins, un terme, lui pèse d’autant plus que tous ses goûts sont d’un homme d’intérieur. Le souci de se faire une famille passe pour lui avant tous les autres. Après quelques difficultés soulevées par ses parents, il épouse en 1852 la nièce d’Armand Du Mesnil. Elle est à peu près sans fortune, et cette union, en imposant à Fromentin des charges nouvelles, rend plus urgente pour lui l’utilisation matérielle de son talent.

Il n’a considéré sa médaille que comme un encouragement. Il se fait de la hauteur de son art une idée très nette, estime qu’il a encore tout à apprendre. Aussi passe-t-il à un travail acharné l’été même de son mariage. Il s’est installé avec sa femme à Saint-Raphaël, travaille toute la journée à des études d’après nature, à des dessins, à des analyses de la lumière méditerranéenne, qu’il est, peut-être, le premier à avoir sentie blanche et non jaune. Et au bout de cinq mois de labeur il s’aperçoit qu’il a perdu son temps, que tout ce travail est demeuré à peu près stérile, et qu’il lui faut l’Afrique. Là seulement ses études s’organiseront en vue d’une œuvre définie, seront soutenues par une inspiration constante et conduites par une idée directrice. Les obstacles d’argent qui l’arrêtent sont aplanis par Du Mesnil, qui lui obtient une commande de l’État, avec tous ses avantages.

Il reste un an en Algérie, de l’automne de 1852 à celui de 1853. C’est le voyage dont il a tiré ses deux livres, en y transposant des réminiscences de ses deux séjours antérieurs. Il ne retournera plus dans ce pays de sa peinture, vivra sur le capital amassé durant cette année si remplie, tirera indéfiniment ses tableaux des souvenirs et des études qu’il en rapporte.

Fromentin demeure pourtant, sept ans encore, dans une situation difficile. Des expositions au Salon sont accueillies froidement. Lui-même sent qu’il piétine, travaille péniblement, est mécontent de lui-même. Un peu par économie, il passe la plus grande partie de l’année à La Rochelle et dans la campagne rocheloise, à Saint-Maurice. C’est alors qu’il pense à se tourner vers la littérature, à y occuper une place dont puisse bénéficier sa peinture, et il se met à rédiger ses notes et ses souvenirs d’Algérie. Un Été dans le Sahara paraît en 1857, d’abord dans la Revue de Paris, puis chez Michel Lévy. Le succès est éclatant. Gautier fait dans l’Artiste un éloge enthousiaste du livre, et George Sand, qui restera dès lors un peu la patronne littéraire de Fromentin, proclame son admiration. En 1858, Une Année dans le Sahel est publiée par la Revue de Paris et ne rencontre pas un accueil moins favorable.

Si Fromentin avait compté sur cette activité littéraire pour produire sa peinture à la pleine lumière, son calcul avait été juste. Le Salon de 1859 fut pour lui un triomphe. Il reçut une première médaille et la Légion d’honneur. À partir de ce moment ses tableaux s’enlèvent avec facilité, il peint abondamment, docile aux commandes, aux suggestions des marchands qui le confinent dans l’Algérie. « Il pestait, dit Maxime Du Camp, et pour la centième fois recommençait le petit cheval blanc, le petit ciel bleu, le petit pré argenté, le petit arbre sans nom dans la botanique et le petit Arabe aux bras nus. Un jour qu’il venait de terminer une de ses jolies toiles, il me la montra, et levant les épaules avec impatience il me dit : “Je suis condamné à ça à perpétuité.” » Il resta pourtant laborieux et chercheur, échappa à l’abdication et à la routine d’un Henner et d’un Ziem. Mais la critique et le public accueillaient avec froideur ses tentatives de renouvellement : plus tard les Centauresses furent considérées comme une erreur, et ses Venise parurent ternes et plombées.

Il sentait que son originalité vraie était assez peu dans sa peinture, plus dans ses livres, et beaucoup plus dans cette juxtaposition originale des deux arts qu’il possédait. C’est précisément l’année de son grand succès de peinture qu’il commence Dominique. Il n’y avait eu qu’un roman dans sa vie comme il n’y avait qu’un voyage refait plusieurs fois. Il avait écrit le voyage, il écrivit le roman, qui ne parut qu’en avril et mai 1862 dans la Revue des Deux Mondes. Entre temps il avait eu l’idée d’exploiter d’une façon assez hasardeuse sa veine algérienne, en écrivant avec Ludovic Halévy une grande pièce orientale à spectacle, machine pour quelque Châtelet, Mesa-Oudah, mais l’esquisse commencée fut assez vite abandonnée.

Dominique eut un grand succès auprès de la critique et des lettrés, un succès moindre auprès du public qui ne lui vint que peu à peu. Mais sa renommée de peintre et d’écrivain valait à Fromentin une place officielle considérable. Au Salon, membre influent du jury, invité à Compiègne par l’Empereur, ayant le goût de la vie mondaine où se déployaient ses qualités de brillant causeur, il semblait promis aux plus hautes satisfactions de carrière. Elles s’arrêtèrent pourtant à une limite assez modeste. Une brouille avec la princesse Mathilde lui causa des ennuis. En 1867, il se présenta à l’Académie des Beaux-Arts. Mais il lui manquait d’avoir exécuté de la peinture religieuse et historique. Spécialiste d’Afrique, il n’avait même rien fait de militaire, n’avait pas eu l’idée de peindre un zouave. Le dignus intrare ne fut pas prononcé, et Pils, un peintre qui réunissait à, souhait tous ces mérites, fut élu.

Une occasion fut offerte à Fromentin en 1869 de renouveler son répertoire d’orientaliste. Il se laissa tenter par le voyage que le vice-roi d’Égypte, à l’occasion des fêtes d’inauguration du canal, fit organiser pour toute une caravane de lettrés et d’artistes français. Son carnet de voyage, publié par Louis Gonse, est des plus intéressants et nous laisse regretter qu’il ne l’ait pas rédigé en livre. Quelques toiles que lui inspirèrent plus tard ses souvenirs du Nil sont parmi ses meilleures. L’été suivant il partit pour Venise avec sa femme et en revint quinze jours après, à la nouvelle de la déclaration de guerre.

Il passe tristement le temps de la guerre à Saint-Maurice, auprès d’une femme neurasthénique et d’une vieille mère malade. Ses lettres révèlent, comme toutes celles du temps, la plus noire tristesse, et il s’y joint un froid découragement qui l’empêche quelque temps de travailler. Il se remet à peindre, mais il semble que, n’ayant plus rien à dire, il ait renoncé à la littérature. Buloz voudrait qu’il lui donnât des articles de critique, qu’il étudiât les grands peintres dans la Revue des Deux Mondes. Il s’y décide, et en attendant l’Italie, il fait en l’été de 1876 un voyage d’un mois dans les musées de Belgique et de Hollande, d’où il rapporte les notes qui serviront aux Maîtres d’autrefois, publiés chez Buloz et en volume l’année suivante.

L’accueil fut chaleureux, mais le livre fut plus discuté que ses trois aînés. Beaucoup s’indignèrent des grandes réserves que Fromentin apportait à son admiration pour Rembrandt. Des professionnels de la critique d’art considérèrent ce peintre comme un intrus dangereux et sa compétence technique comme un précédent pernicieux. Fromentin pensa que les Maîtres d’autrefois complétaient son œuvre littéraire d’une manière suffisante pour lui ouvrir l’Académie française. Il se présenta. Précisément il avait pour concurrent l’un de ceux dont son livre avait troublé le ciel serein, Charles Blanc, un vulgarisateur qui était à peu près à la critique d’art ce que Louis Figuier était à la science, mais qui s’était créé des relations comme directeur des Beaux-Arts. Il fut élu par vingt et une voix contre douze qu’obtint Fromentin. Quand Fromentin, deux mois après, mourut, Blanc, poursuivant ses avantages, écrivit dans le Moniteur universel une lettre où les Maîtres d’autrefois étaient représentés comme la honte de la critique.

Les témoignages sont, à cela près, unanimes sur la dignité et la délicatesse du caractère de Fromentin. Son centenaire coïncide avec celui d’Émile Augier, né comme lui en 1820. Il était naturel qu’ils fussent sympathiques l’un à l’autre. Ce sont deux bourgeois français, dont l’adolescence s’écoula dans de bonnes familles au temps du roi-citoyen, qui curent leurs vingt ans au temps de la seconde République, et qui vers 1868 organisaient ensemble des charades à Compiègne, aux soirées de l’Impératrice. Leurs façons de comprendre et de vouloir leur furent communes avec toute une génération qui se développe aujourd’hui assez clairement devant le regard de l’histoire et de la critique, et dont ces deux noms aident à comprendre les mérites et les limites. Fromentin écrivait dans une lettre de jeunesse : « Je voudrais faire croire à des goûts que je n’ai pas pour le monde, et surtout paraître le plus simple possible, afin de détruire ce préjugé stupide qui prête aux artistes des prétentions à l’excentricité. » Il fut, dans sa vie et dans son art, de l’« école du bon sens », et aussi dans sa littérature et dans sa critique. Dominique, roman de classe moyenne, reste le meilleur des romans qui figurent en France, d’après un vieux rythme humain, une jeunesse qui se dépouille et une classe moyenne qui s’établit. Fromentin fut le peintre d’un Orient sans romantisme. Et critique il eut à peu près pour Rembrandt les sentiments d’un Ponsard ou d’un Augier pour Victor Hugo. Le hasard des nombres ramène son centenaire dans une époque de « réaction contre le romantisme » : les époques précédentes aussi, d’ailleurs ; mais on dit que leur réaction n’était pas la bonne. Ne jugeons ces actions et réactions qu’à leurs fruits, Fromentin nous en garde encore qui ne sont pas négligeables.

II. L’orientaliste §

On écrira sans doute un jour une histoire de l’orientalisme au dix-neuvième siècle, et les matériaux qu’aura amassés l’auteur de cette histoire permettront peut-être de répondre à diverses questions intéressantes, aujourd’hui encore obscures. Il est entendu que le terme d’Orient s’entend de tous les pays chauds qui vont de l’Inde au Maroc. Les éléments dont se composent, tant dans l’imagination que dans la réalité, son pittoresque et sa séduction, sont complexes. C’est cette figure de la nature, dont l’Europe ne nous offre pas d’exemple : le désert, dont la poésie partage certains de ses éléments avec la poésie de la mer. C’est le charme de l’Islam, le décor d’une religion si parfaitement appropriée à un climat et à une humanité, en un temps où le Génie du Christianisme a appris aux Français à considérer la religion, et la leur d’abord, comme un fait esthétique et un ordre décoratif. C’est une certaine sensualité, qui ne se développe en Europe qu’avec une mauvaise conscience, et à laquelle l’Orient, imagine-t-on, donne un cadre, une nourriture, une philosophie. C’est la pompe des souvenirs historiques, les scènes de l’antiquité biblique et classique, que nous rappellent, en les lieux mêmes où elles se développèrent, des attitudes et des costumes. C’est, au dix-neuvième siècle, par suite de la pénétration européenne et des conquêtes coloniales, l’équivalent, pour les lettres et l’art, de ce que sont pour la politique et le commerce l’ouverture de départements et de débouchés nouveaux. Cette conquête de l’Orient s’est faite progressivement sans qu’il y ait jamais eu une brusque révélation comme celle de la nature alpestre par Rousseau ou celle de la nature américaine par Chateaubriand. Mais l’orientalisme a eu ce qui manqua — et manque encore — aux Alpes et à l’Amérique : des peintres. Dans la mesure où il a été un « mouvement » lié au mouvement romantique, il nous apparaît comme l’œuvre conjuguée et mêlée des littérateurs et des artistes : ceux qui vivent sur les frontières des deux professions, Delacroix, Théophile Gautier, Fromentin, nous le font suffisamment comprendre.

De ces trois noms, le dernier est non certes le plus grand, mais celui sous lequel l’auteur du livre que nous souhaitons trouverait pour résoudre son problème historique le plus d’intelligence et de lumières. En peinture Fromentin a pris avec élégance et correction, sans d’ailleurs les imiter, la suite de maîtres plus grands que lui, des Decamps et des Marilhat qui connaissaient alors le plein succès. En littérature descriptive, ses deux livres, Un Été dans le Sahara et Une Année dans le Sahel, font époque. Mais comme, à la différence de Delacroix, c’est un écrivain professionnel qui ne se borne pas à un Journal intime ; comme, à la différence de Gautier, c’est un esprit pourvu éminemment de sens critique, et qui, eût dit Faguet, a des idées, — il a réfléchi non seulement sur l’Orient et sur sa peinture de l’Orient, mais sur l’orientalisme lui-même, sur les problèmes qu’il pose, sur son aspect historique général.

Sa conclusion est que l’incorporation de la nature orientale à la grande peinture reste à trouver. Rappelant une conversation avec Cabat dans laquelle, pour celui-ci, la Seine était devenue « le fleuve ». Fromentin ajoute : « Qui de nous pourra faire quelque chose d’assez individuel et à la fois d’assez général avec l’Orient pour devenir l’équivalent de cette idée simple de fleuve ? » Il ne pense nullement que ce soit lui. « Il est probable que j’échouerai dans ce que j’entreprends, ce qui ne prouvera pas que l’entreprise est irréalisable. »

Le problème est parfaitement posé. Les peintres ont été attirés vers l’Orient par ce qu’il offrait d’original, de non vu, de curieux. Ils ont cru ajouter à la découverte d’un art nouveau en la doublant par la découverte d’une matière nouvelle. Ils se sont placés ainsi à l’antipode de l’art hollandais (qui connut d’ailleurs avec Van Everdingen un exotisme norvégien de la montagne et du Nord). Ou plutôt ils ont eu tendance à donner (même Delacroix dans sa Noce juive) à leur peinture le vivant de l’anecdote originale. On voyait, il y a quelques années, et on voit peut-être bien encore dans l’un des deux Salons officiels, des tableaux d’un peintre qui avait choisi pour spécialité les scènes familières ou badines entre curés, évêques, cardinaux. Cela donnait, comme peinture, ce que cela pouvait, mais le piquant de l’anecdote arrêtait le gros public, peu habitué à voir les dignitaires de l’Église en cette attitude, et l’auteur n’en demandait sans doute pas plus. Ce genre d’originalité, tout art littéraire peut le rechercher légitimement, et Fromentin, dans ses grands récits de voyage, ne se fait pas faute de transformer en ce sens la réalité telle qu’il l’a vue. Mais la peinture, et ici la peinture orientaliste, lui paraît comporter le traitement inverse. On devra rechercher dans la nature orientale le genre commun, la réalité ordinaire, le type que l’on reconnaît oriental sans être jamais allé en Orient. Raisonnable et traditionnel, Fromentin voit comme but et limite de l’orientalisme une idée de l’Orient ainsi que Cabat devant la Seine rêvait à une idée du fleuve.

Dès son premier voyage en 1846 il écrivait : « Plus j’étudie cette nature, plus je crois que malgré Marilhat et Decamps l’Orient reste encore à faire. Pour ne parler que des hommes, ceux qu’on nous fait sont des bourgeois. Le vrai peuple arabe en haillons et plein de vermine, avec ses ânes misérables et teigneux ; ses chameaux en guenilles passant, noirs et rongés par le soleil, devant des horizons splendides, cette grandeur dans les attitudes, cette beauté antique dans les plis de tous les haillons, voilà ce que nous ne connaissons pas. » Il est frappé par le caractère biblique de ces hommes graves et magnifiquement drapés, par les ressources que pourrait tirer de l’Algérie une interprétation moins conventionnelle de l’antiquité sacrée.

Il se défend de retrouver les souvenirs bibliques dans le côté pittoresque, local, précis de l’Algérie ou d’un pays oriental quelconque, au contraire, par exemple de James Tissot. Si la vie arabe lui paraît évoquer l’image saisissante des personnages et des pays bibliques, c’est précisément dans la mesure où elle dépouille l’homme, le simplifie, l’associe à la beauté pure de la terre, des cieux et de la lumière. « Si plus fréquemment que d’autres il approche de l’épopée, c’est alors par l’absence même de tout costume, c’est-à-dire en quelque sorte en cessant d’être arabe pour devenir humain. » Fromentin rêve d’une idéalisation de la nature orientale, et le peintre parfait qui serait au bout de ce rêve, on peut l’imaginer comme un Ingres de la lumière. « Ce n’est pas la gaieté qui me plaît dans la lumière ; ce qui me ravit, c’est la précision qu’elle donne aux contours, et de tous les attributs propres à la grandeur, le plus beau, selon moi, c’est l’immobilité. En d’autres termes je n’ai de goût sérieux que pour les choses durables, et je ne considère avec un sentiment passionné que les choses qui sont fixes. » Mais son intelligence de critique dépasse de beaucoup ses moyens et sa volonté de peintre, et le peintre n’a pas réalisé grand’chose de ces ambitions.

La façon dont il comprenait son voyage d’Algérie, les ambitions précises et limitées, modestes en somme, dont la réalisation lui paraissait un bénéfice suffisant et parfait, nous donnent la mesure de cet écart entre l’écrivain et le peintre. Au commencement de son second et plus important voyage, celui de 1847, il écrit : « J’entends, tu le comprends, tirer un double parti de ce voyage : d’abord faire mon éducation de peintre dans ce long et étroit contact avec la nature. Mon travail d’atelier m’a appris tout ce qui me manque ; il faut que je l’acquière. Je le puis là mieux qu’ailleurs. Mes observations porteront sur tout à la fois, car l’éducation d’un peintre ne saurait se faire d’une manière complète dans une nature qui ne l’est point par elle-même. Je compte en outre meubler mes cartons et amasser de quoi suffire à de longs travaux d’atelier. Mon programme est arrêté. Outre les études qu’il faudra faire à titre d’exercice, j’en ferai en vue de travaux précis, déjà médités. Nous emploierons la saison des pluies à faire la figure. » Fromentin demeure très fidèle à ce programme, avantageux pour sa carrière, néfaste à son art. Il a fait en trois voyages de jeunesse, relativement courts, sa provision complète de nature algérienne, nature d’ailleurs intelligemment comprise comme une somme, comme un système clos d’êtres et de rapports. Les copies qu’il rapportera dans ses cartons alimenteront une vie de travail d’atelier, et ce travail, ainsi soustrait à l’influence et à l’action constantes de la nature, risquera de devenir une fabrique, de se racornir en poncif. La peinture de Fromentin ne donne pas cependant une impression d’insincérité, et sa méthode de travail lui a été tout de même moins néfaste qu’on ne pourrait le croire. Il le doit à une qualité qu’il possède à un degré extraordinaire, la mémoire. Le capital d’études sur lequel a vécu sa carrière était un capital vivant. En 1846, il écrivait à sa mère : « En passant par le souvenir, la vérité devient un poème, le paysage un tableau. Si grande et si belle que soit la réalité, tu verras que le souvenir finit encore par la dépasser et réussit à l’embellir. Je suis bien sûr que tout ce que j’ai vu il y a trois mois reste maintenant au-dessous de l’image transfigurée que j’en ai gardée. » En réalité sa mémoire ne lui fournissait pas seulement cette synthèse spontanée, elle lui gardait intact le monde infini des détails. Contant chez Brébant ses souvenirs d’Égypte, il émerveille ainsi Edmond de Goncourt.

« Longtemps, il a décrit le pays avec une mémoire qui a le souvenir du jour, du vent, du nuage, une mémoire locale inouïe, mettant, avec la couleur de sa parole, sous nos yeux les tournants du Nil, les aspects des pylônes, les silhouettes des petits villages, les lignes cahotées de la chaîne Libyque — comme s’il nous en montrait les esquisses.

« Non, je ne suis jamais tombé sur un homme ayant emporté d’un pays une réminiscence plus grandiose de tous les détails à demi cachés et presque secrets, qui en font le caractère intime… » Il disait : « Je ne prends pas de notes. »

La mémoire de Fromentin ne l’empêchait pas de prendre, avec ses croquis, des notes (ses carnets en font foi). Lui-même d’ailleurs accrédite dans la préface de 1874 à Un Été dans le Sahara une opinion analogue à celle que lui prête le Journal. Il prétend avoir écrit ses deux livres de voyage « sans autre ressource que la mémoire et dans la forme particulière propre aux souvenirs condensés ». En réalité, il a eu recours à ses carnets et à ses croquis. Mais il est vrai qu’ils ne lui fournissent qu’un canevas léger et des points de repère effacés. De même que les toiles africaines de Fromentin sont peintes dans son atelier de Paris, de même Un Été dans le Sahara et Une Année dans le Sahel sont construits sur une fiction : des lettres à Armand Du Mesnil, écrites après le voyage, et que la comparaison avec les carnets nous montre pleines de transpositions et d’inventions. Tels récits qui semblent authentiques et vécus, comme le vol dont il est victime à Laghouat, sont imaginés par lui sur le noyau réel d’une vieille histoire qui lui est arrivée plusieurs années auparavant. On éprouve d’abord une surprise quand, derrière cette correspondance en apparence toute fraîche et sincère, on reconnaît cet artifice. En réalité, cette idéalisation positive, cette reconstruction par la mémoire font partie du génie propre de Fromentin ; au contraire d’un Loti, la sensation directe ne lui fournit rien de bien utilisable. Au retour de son second voyage il écrit : « Il y a un trop-plein de sensations qui va déborder pendant quelque temps sous mille formes : notes, récits, aquarelles, dessins, esquisses. » Le voyage, vu avec un certain recul, entre dans la période de cristallisation. La page célèbre de Dominique sur la magie de l’absence va très loin quand on l’applique à la psychologie de Fromentin.

Si l’absence, le lointain, lui servent à résumer et à idéaliser, la mémoire lui maintient présents une infinité de détails entre lesquels il a le choix pour faire vivre ce résumé, animer cette idéalisation. Ce qui donne aux deux livres de Fromentin une valeur hors pair dans notre littérature de voyage, c’est le merveilleux équilibre entre l’œil qui perçoit et qui note le détail pittoresque, et l’esprit qu’on sent toujours prêt à faire entrer ce détail dans un ordre, c’est-à-dire l’équilibre entre une sensibilité fraîche et une intelligence instruite. Ce mélange d’indications de peintre, d’impressions très fines, de pensées vigoureuses et justes, nous donne non seulement la réalité de livres parfaits, mais l’idée d’un homme complet, d’une belle harmonie entre un œil qui sait voir, une main qui sait rendre, une âme qui sait sentir, un esprit qui sait penser. Harmonie qui n’est pas confusion, qui exclut la confusion. Peintre, Fromentin ne fera pas plus de la littérature de peintre, comme Théophile Gautier, qu’écrivain il ne voudrait faire de peinture littéraire, comme Paul Delaroche. Expert dans les deux arts, il appliquera son intelligence à les bien distinguer, à tirer de tous deux, sur leur terrain propre, leur plein rendement.

« Il y a des formes pour l’esprit, comme il y a des formes pour les yeux ; la langue qui parle aux yeux n’est pas celle qui parle à l’esprit. Et le livre est là, non pour répéter l’œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu’elle ne dit pas. » Ainsi s’exprime-t-il dans cette curieuse et intelligente préface d’Un Été dans le Sahara, qui est comme son manifeste littéraire. Nous y voyons, avec limpidité, un homme désireux de clarté, précis dans ses ambitions, peintre de son métier, mais qui se sait assez de souplesse dans l’esprit pour comprendre qu’il pouvait réussir aussi bien dans un autre métier, et qui institue une expérimentation à la fois sur lui-même, sur l’art littéraire, sur les rapports et les limites de l’art littéraire et de la peinture. Et l’expérimentation réussit : « J’en conclus avec la plus vive satisfaction que j’avais en main deux instruments distincts. Il y avait lieu de partager ce qui convenait à l’un, ce qui convenait à l’autre. Je le fis. Le lot du peintre était forcément si réduit, que celui de l’écrivain me parut immense. Je me promis seulement de ne pas me tromper d’outil en changeant de métier. »

La différence des deux outils, des deux métiers, est pour lui celle du matériel au spirituel et du lourd à l’impondérable. Il y a eu de grands poètes en peinture, et la perfection de la peinture n’est chez Léonard que le seuil d’où partent, comme une procession de formes changeantes, des suggestions indéfinies. Le paysage lui-même, avec Corot et Rousseau, ne s’arrête pas à la surface du tableau et se prolonge en nous par une atmosphère sensible et pensante. La peinture orientale ne comporte pas cette musique lointaine : la nature qu’elle reproduit, le caractère inhabituel pour nous de cette nature, l’arrêtent comme une main posée sur un verre vibrant de cristal. De là chez Fromentin une distinction plus nette des deux arts. Ce que sa mémoire avec des habitudes spéciales, ce que son œil avec plus d’attention, de portée et de facettes, avaient retenu de sensations pendant le cours d’un long voyage en pleine lumière, il essayait de l’approprier aux convenances de la langue écrite. Il transposait à peu près comme fait un musicien en pareil cas. « Il aurait voulu que tout se vît sans offusquer la vue, sans blesser le goût ; que le trait fût vif, sans insistance de main ; que le coloris fût léger plutôt qu’épais ; souvent que l’émotion tînt lieu de l’image. En un mot, sa pensée constante, je le répète, était que sa plume n’eût pas trop l’air d’un pinceau chargé, d’huile et que sa palette n’éclaboussât pas trop souvent son écritoire. » Il met son élégance à être un écrivain et non pas seulement un peintre qui écrit. Il sent parfaitement que l’œuvre propre de la littérature est d’introduire et de suggérer les images, de provoquer l’esprit à les produire de lui-même, au lieu que la peinture, tout au moins sa peinture à lui et celle des orientalistes, impose les siennes à l’esprit. Toutes proportions gardées, le livre, pour Fromentin, est le mouvement qui relaye la peinture, comme la musique du violon relayait pour Ingres le dessin précis, le tableau parfait et clos d’où rien ne s’évadait.

L’impression picturale, le tableau virtuel (qui passera ou non à la réalité de la toile) est une réalité physique, bien que l’art y enferme le plus de sens et d’âme possible. Voici un passage qui fera comprendre comment l’écriture, le prenant pour point de départ, en porte, par ses moyens propres, les puissances à plus de spiritualité, et joue avec les éléments moraux comme le peintre avec les éléments matériels. « Nos tentes, très vastes, et, soit dit en passant, déjà rayées de rouge et de noir comme dans le Sud, occupaient la largeur d’un petit plateau nu, au bord de la rivière. Elles étaient grandes ouvertes, et les portes, relevées par deux bâtons, formaient sur le terrain jaune et pelé deux carrés d’ombre, les seules qu’il y eût dans toute l’étendue de cet horizon accablé de lumière et sur lequel un ciel à demi voilé répandait comme une pluie d’or pâle. Debout dans cette ombre grise, et dominant tout le paysage de leur longue taille, Si-Djilali, son frère et leur vieux père, tous trois vêtus de noir, assistaient en silence au repas. Derrière eux, et en plein soleil, se tenait un cercle de gens accroupis, grandes figures d’un blanc sale, sans plis, sans voix, sans gestes, avec des yeux clignotants sous l’éclat du jour, et qu’on eût dit fermés. Des serviteurs, vêtus de blanc comme eux et comme eux silencieux, allaient sans bruit de la tente aux cuisines dont on voyait les fumées s’élever en deux colonnes onduleuses au revers du plateau, comme deux fumées de sacrifice.

« Au-delà, afin de compléter la scène et de l’encadrer, je pouvais apercevoir, de la tente où j’étais couché, au coin du douar, au bout de la rivière où buvaient des chevaux libres, et, tout à fait au fond, de longues troupes de chameaux bruns, au cou maigre, couchés sur des mamelons stériles, terre nue comme le sable et aussi blonde que des moissons.

« Au milieu de tout cela, il n’y avait donc qu’une petite ombre, celle où reposaient les voyageurs, et qu’un peu de bruit, celui qui se faisait sous la tente.

« Et de ce tableau, que je copie sur nature, mais auquel il manquera la grandeur, l’éclat et le silence, et que je voudrais décrire avec des signes de flamme et des mots dits tout bas, je ne garderai qu’une seule note qui contient tout : “Bois en paix.” »

« Bois en paix » est l’inscription arabe qui se trouve sur les tasses où les voyageurs boivent le café. C’est là une très belle page, mais aussi et surtout curieuse en ce qu’elle est caractéristique de la place littéraire tenue par Fromentin. La question qu’il pose, et autour de laquelle s’ordonne spontanément sa description, est une question abstraite, une attitude de l’intelligence : c’est le problème des frontières et des rapports entre un tableau littéraire et un tableau pictural. Il l’a traité dans la préface d’Un Été dans le Sahara. Il estime que l’un commence où l’autre finit. Et la page que je viens de citer ne contredit pas cette idée, mais tout de même elle la tempère. Elle figure une impression picturale plutôt qu’elle n’indique une impression littéraire. Tout y est bien disposé en vue d’un tableau, et d’un tableau classique, d’un paysage historique pris dans la tradition qui va de Poussin à René Ménard. À ce moment de son voyage, Fromentin est hanté par l’Orient stylisé des patriarches, qu’il retrouve en Algérie. Et sa description littéraire stylise dans le même sens. Évidemment nous sommes loin de la description à la Loti, qui songe si peu à faire un tableau ; mais notons que la peinture se déplace avec la littérature, et un peu dans le même sens, puisque, au temps de Loti, les impressionnistes ne songent pas plus que Loti à faire un « tableau ». Et Fromentin, après avoir construit son tableau littéraire à l’image et dans l’esprit d’un tableau pictural, après l’avoir à la fois copié « sur nature » et idéalisé en peintre classique, en marque les limites, fait sentir le point où l’évocation picturale a épuisé ses moyens, où la parole n’est plus qu’aux « signes de flamme » et « aux mots dits tout bas », et, plus bas encore, confondue avec la tasse de café de l’hospitalité, se résume en cette seule note : « Bois en paix. »

La transformation du tableau en page est ici sensible. Mais on aura reconnu ce que cette glose, prenant la suite de celle de Fromentin, comporte d’artificiel. Les limites des deux arts sont moins tranchées théoriquement que Fromentin ne le dit, ou plutôt elles sont tranchées de façon singulière dans un ordre irréversible. Le terme de peinture littéraire s’emploie toujours en mauvaise part, celui de littérature plastique non. Ut pictura poesis n’a jamais été retourné par aucun peintre (sinon par ceux qui ne peignent que dans les airs avec la fumée de leurs théories et de leurs pipes) en un Ut poesis pictura. On peut parler à vrai dire de la poésie d’un tableau, l’Embarquement pour Cythère par exemple, mais cette poésie est créée littérairement par le spectateur plutôt que donnée consciemment par le peintre. Les peintres qui ont voulu faire de la poésie, comme les artistes du symbolisme et de la Rose-Croix se sont tristement fourvoyés. Au contraire, à l’époque de Fromentin, la littérature cherche avec une bonne conscience et un estomac robuste à incorporer le plus possible de peinture et d’art plastique en général. Le goût fin et classique de Fromentin a beau s’efforcer de les tenir sur des terrains différents : sa préface théorique de 1847 ne répond qu’à moitié à la réalité de son œuvre telle qu’il l’avait conçue une quinzaine d’années plus tôt. Une Année dans le Sahel et surtout Un Été dans le Sahara sont bien écrits sous le signe et dans la hantise de la peinture, mais aussi dans une liberté qui sait se dégager, quand il le faut, des images, pour arriver à l’expression de l’intelligence pure.

Un Été dans le Sahara (certainement supérieur à ce joli séjour à Mustapha et à Blidah que raconte Une Année dans le Sahel) nous rend incomparablement l’âme, même de la nature désertique, l’espace, les longues journées de chaleur et de monotonie puissante, et surtout et toujours l’inépuisable lumière. Il semble que Fromentin soit venu en Afrique chercher la lumière moins pour la peindre que pour la comprendre, en obtenir l’intelligence et en créer l’idée. Il nous fait penser à un grand peintre — peut-être impossible — qui eût été dans la lumière d’Orient comme Claude Lorrain dans la lumière de Rome : « C’est une sorte de clarté intérieure qui demeure, après le soir venu, et se réfracte encore à travers mon sommeil. Je ne cesse pas de rêver lumière ; je ferme les yeux et je vois des orbes rayonnants ou bien de vagues réverbérations qui grandissent, pareilles aux approches de l’aube ; je n’ai pour ainsi dire pas de nuit. » Même dans ses toiles nous saisissons quelque chose de cette lumière qui « vous baigne également, comme une autre atmosphère, de flots impalpables. Elle enveloppe et n’aveugle pas. D’ailleurs l’éclat du ciel s’adoucit par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux, couverts d’un petit foin déjà si flétri, est si noble, l’ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de reflets, que la vie n’éprouve aucune violence, et qu’il faut presque la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense ».

Cette lumière à la fois sensible et intellectuelle qui n’existe vraiment, pour Fromentin, que prolongée et mise en valeur par les harmoniques de la mémoire et de la réflexion, nous la trouvons jusqu’à un certain point dans sa peinture ingénieuse, mais plus encore dans son style écrit. Son style descriptif n’aboutit pas, comme celui de Chateaubriand et de Loti, à une vision nouvelle des paysages rendue par une expression littéraire nouvelle. Son mérite c’est une conscience calme, une probité aisée qui fait que sa phrase parfois alourdie et généralement sans musique ne se trouve jamais, devant un spectacle, un sentiment ou une idée, dénuée de moyens, et dit clairement, entièrement, pittoresquement, ce qu’elle veut dire. Au fond de ce style, il y a en somme, comme sa base et son capital, des qualités solides à la Gautier, et, comme chez Gautier, la transposition possible de la peinture à l’écrit. Possible, parce que, plus que Gautier, Fromentin possède l’esprit de discipline et d’humanisme qui fait qu’il se contente de se montrer capable de ces qualités et n’en use que par moments.

Son style descriptif prend place sur la courbe qui unit l’Orient de l’Itinéraire à l’Afrique de Salammbô. Dans la page qui suit, l’oreille éprouve la sensation de ce passage. Elle est tirée d’Un Été dans le Sahara qui parut en 1856, un an avant Madame Bovary, et qui était la première œuvre de Fromentin.

« Au-delà commençait l’azur ; et alors, à des profondeurs qui n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient, avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne, du fond de ce village en fleurs ; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d’or dans leurs palmes ; et l’on entendait courir, sous la forêt paisible, des bruits d’eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d’oiseaux, à des sons de flûte. En même temps un muezzin, qu’on ne voyait pas, se mit à chanter la prière du soir, la répétant quatre fois aux quatre points de l’horizon, et sur un mode si passionné, avec de tels accents, que tout semblait se taire pour l’écouter. » Jusqu’à l’avant-dernière phrase nous sommes sur une sorte de plaque tournante entre le style des Mémoires d’outre-tombe et celui de Madame Bovary. La période ternaire du milieu pourrait être exactement de Flaubert. Mais la dernière phrase ne pourrait absolument pas être de Flaubert, qui termine toujours un paragraphe descriptif par un trait net et pittoresque, une saillie, au lieu que Fromentin l’achève par cette ligne égale ou déclinante où se plaisait le dix-septième siècle.

Après le Flaubert oratoire et nombreux de Madame Bovary, Fromentin descriptif saura rappeler ou plutôt annoncer le Flaubert plastique, ramassé et vibrant de Salammbô et surtout de la Tentation. Exception faite d’un « pour ainsi dire », le tableau suivant pourrait appartenir aux jeux de scène et à la partie décorative, aux figures locales dont Flaubert, dans sa dernière version de Saint Antoine anime autour du solitaire le paysage égyptien.

« Quelquefois un épervier apparaît dans le carré de ciel bleu compris entre les murs gris de la cour. Tout à coup son ombre, qui flotte un moment sur le pavé, fait lever la tête au chien de garde et lui arrache un rauque aboiement. L’oiseau se laisse tomber comme s’il était mort, prend un débris, donne un coup d’aile et remonte ; il s’élève en faisant de grands cercles ; arrivé très haut il se fixe. On le distingue encore, comme un point jaune taché de points obscurs, immobile, les ailes étendues, cloué pour ainsi dire comme un oiseau d’or sur du bleu. »

Même parfois le paysage algérien donne déjà à Fromentin la primeur de certaines musiques, aux octosyllabes un peu faciles, qu’il gardait pour André Gide. Ceci pourrait appartenir à Amyntas :

« Les collines se couvraient d’ombre ; les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la pâleur exquise des blés nouveaux ; le contour des bois syndiquait par un filet d’ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois couleurs et d’épaisseur inégale ; rasé court à l’endroit des champs ; plus laineux à l’endroit des bois. »

Ces analogies indiquent seulement qu’il y a, dans une certaine mesure, une nature commune au style des écrivains qu’on pourrait appeler orientalistes. J’entends le style fait, achevé, poussé dans la grande voie traditionnelle de la prose française. Il faudrait en excepter Loti, merveilleux notateur qui pousse plus loin qu’eux tous la fraîcheur et l’intégrité de la sensation, mais aussi l’inaptitude à l’étendre en idée, l’ignorance de ce que l’Occident appelle penser : aussi se trouve-t-il de plain-pied, beaucoup plus que Fromentin, avec les choses et les figures d’Orient. Il n’est pas de page de Fromentin où l’on ne voie de façon continue que c’est un homme fort intelligent qui parle. Aussi la nature d’Orient est-elle chez lui de la nature interprétée, et s’il y a pour les yeux bien des manières de la voir, il n’y a peut-être pour des cerveaux d’Occident, à notre époque, qu’une manière générale de l’interpréter. Chez des artistes bien instruits et très conscients, comme Fromentin, Gautier, Flaubert, Gide, le style n’est pas seulement sensation, il est aussi, et beaucoup, interprétation. Et nous pourrions ajouter ici M. André Chevrillon et les frères Tharaud, qui participent à la même interprétation, et qui présentent, eux aussi, des analogies de style avec Fromentin. Après la lecture de l’Enquête aux pays du Levant, il faut y joindre Maurice Barrès. Tous ces noms forment vraiment une école orientaliste française, à base d’intelligence, en face de laquelle un Loti est seul. On y discernerait trois idées fondamentales qui suffisent à lui donner cette unité : une idée du style descriptif français, à évolution lente, depuis Rousseau ; — une idée des rapports et des différences, un exercice de comparaison constant, entre la peinture et l’écriture ; — une idée analogue de rapports et de différence, un exercice pareil de comparaison entre l’Occident et l’Orient.

Chacun porte d’ailleurs dans le genre commun de cette école sa différence spécifique. Je n’ai à noter ici que celle de Fromentin. Sa tendance propre est celle que formule le mot d’Amiel : faire de la nature qu’il contemple un état d’âme, un état d’âme qui trouve son équilibre en devenant un état d’intelligence. Et l’originalité de cette fleur consiste dans le lien qui l’unit à sa racine. Cet état mental survient, à un moment donné, sur un tableau pur et presque technique de peintre.

« Il faisait chaud, l’air était orageux ; le ciel, semé de nuages avec des trouées d’un bleu sombre, promenait des ombres immenses sur l’étendue de ce beau pays, tout coloré d’un vert sérieux. C’était paisible, et je ne puis dire à quel point cela me parut grand. » Tout le morceau tourne autour de la belle épithète mentale : « vert sérieux ». À ce moment le sens passe de l’extérieur à l’intérieur, de la peinture à la poésie : les mots les plus ordinaires suffisent alors garder intacte et à prolonger longtemps la force de l’adjectif.

Un tableau plus développé et plus complexe nous apparaîtra sous la même figure : « Ce premier aspect d’un pays désert m’avait plongé dans un singulier abattement. Ce n’était pas l’impression d’un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile ; ce n’était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre, mais bien construit ; c’était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide, et comme un oubli du bon Dieu ; des lignes fuyantes, des ondulations indécises ; derrière, au-delà, partout, la même ouverture d’un vert pâle étendue sur la terre ; çà et là des taches plus grises, ou plus vertes, ou plus jaunes ; d’un côté les Sebal-Rous à peine éclairées par un pâle soleil couchant ; de l’autre, les hautes montagnes du Tell encore plus effacées dans les brumes incolores ; et là-dessus un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d’où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui venait du Nord-Ouest et nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai près d’une heure entière couché près de la source à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle, à écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n’augmenta ni la solitude, ni l’abandon, ni l’exprimable désolation de ce lieu. »

On voit la différence qui existe dans l’art du paysage entre l’état d’âme à la Chateaubriand et l’état d’âme à la Fromentin : le premier romantique et tendu, rare et noble, le second réaliste, précis, quotidien. On retrouve devant les visions d’Algérie l’analyste de Dominique. On sent dans cette page, comme dans presque toute l’œuvre de Fromentin voyageur, que cette tête lucide et pratique a devant son impression et son souvenir le souci de les représenter justement, dans leur extérieur et leur intérieur. Il s’agit ici de donner à la fois la sensation, le sentiment, l’idée de la terre vue sous un aspect d’évanescence, comme de l’être diminué qui reflue vers le néant. Le paysage est d’abord construit ou plutôt détruit par le jeu de quelques lignes qui semblent tirées d’un album de croquis ; puis toute son âme confondue avec celle de l’artiste s’incorpore au ciel spacieux : ce ciel soucieux, aux pâleurs fades, d’où le soleil se retire avec de froids sourires, tient dans la page la même place que le mot « sérieux » dans le passage qui précède. Sur ces images le paysage tourne du monde de la plastique au monde des sons, à une musique sensible qui dessine extérieurement une musique intérieure. La dernière phrase est d’une poésie retenue et parfaite. Cette phrase, si le dix-septième siècle avait eu un grand descriptif, un La Fontaine de la prose, il l’eût trouvée.

L’Itinéraire de Chateaubriand, les Voyages en Orient de Lamartine, de Gautier, de Gérard de Nerval, ont vieilli, et il semble bien que ce soit là la destinée de tous les livres de voyage. Ceux de Fromentin sont peut-être les récits de ce genre qui datent le moins. Leur fraîcheur de narration, leur netteté spirituelle de description demeurent en bonne partie intactes. On n’y trouve comme dans Chateaubriand, Gautier ou Taine aucune qualité exclusive et puissante, mais un équilibre intelligent de toutes les qualités requises pour faire une œuvre juste, mesurée et vraie. À la réflexion ces livres sont à leur place dans l’Algérie de 1850. Ils font partie intégrante et harmonieuse d’une conquête ; en accord avec cette prise de possession par l’intelligence française, qui aboutit à la création d’une France d’Afrique, ils annexent de leur côté, pour les lettres françaises, selon une méthode française, un peu à l’exemple de Poussin et de Lorrain à Rome, la lumière et les formes algériennes, prises dans le courant et replacées dans l’unité d’une nature d’Orient, d’une école d’orientalistes. Que Fromentin n’ait que du talent, que l’orientalisme n’ait bénéficié chez personne d’un sursaut de génie, et qu’il ne se soit incorporé à l’art supérieur qu’en se confondant dans le romantisme, c’est d’ailleurs ce qui paraît évident, mais qui n’est pas une raison pour ne point goûter à leur place ces genres mineurs et délicats.

III. Le critique d’art §

On dit fréquemment que les Maîtres d’autrefois sont le seul vrai livre de critique d’art qui existe dans la littérature française. N’exagérons pas. La critique d’art réclame l’union de tant de qualités et glisse si vite dans tant de défauts qu’il en reste tout juste à peu près durablement dans notre littérature une demi-douzaine de volumes : les Salons de Diderot, deux ou trois volumes de Taine, peut-être l’Art au dix-huitième siècle des Goncourt, un volume de Baudelaire, le livre de Fromentin. L’histoire de l’art constitue au contraire, en France comme à l’étranger, un genre abondant, vigoureux, où travail et résultat ont été considérables. Rien ici de cette égalité puissante qui existe entre l’histoire littéraire et la critique littéraire, fait dépasser même la première par la seconde, — rien d’analogue aux noms de Sainte-Beuve, de Brunetière, de Lemaître.

Et les cinq noms que j’ai pu ramasser n’emporteront sans doute pas l’assentiment de tous les lecteurs. On ne lit plus aujourd’hui les Salons de Diderot, bavardage éblouissant non pas même sur des tableaux, mais sur des sujets de tableaux. La partie critique de l’œuvre de Taine est également démodée : cette vaste machine de Marly ne nous amène plus d’eau. Les phrases chez les Goncourt papillonnent sans instruire. Baudelaire a un jugement d’une finesse et d’une sûreté admirables, mais qu’il limite à ses contemporains et n’a pas l’occasion, ni peut-être le goût, de porter chez les maîtres. D’ailleurs nul parmi eux, si ce n’est un peu les Goncourt, n’a tenu le pinceau. Le seul Fromentin...

Soit. Il est certain que nos quatre littérateurs sont loin de nous donner toute satisfaction. Mais, sur ce terrain de la critique d’art, les artistes nous satisferont-ils mieux ? Des artistes ont évidemment parlé avec lumière et profondeur de la technique de leur art, mais il n’en est aucun, en dehors de Fromentin, qui se soit attaqué à l’œuvre élémentaire de la critique d’art, l’analyse des œuvres des maîtres. Si cette besogne a toujours été faite par des littérateurs, et jamais par des peintres, c’est évidemment qu’elle appartient au métier d’écrivain et non au métier d’artiste. Si les écrivains l’ont manquée à moitié, c’est qu’elle est paradoxalement difficile. Or la raison qui réserve la critique d’art aux écrivains et la raison qui explique la difficulté de la critique d’art se confondent en une seule.

La même qui fait qu’il n’existe pas de traduction parfaite. La critique d’art est une traduction d’une langue dans une autre, de la langue plastique dans la langue littéraire. Traduire avec la perfection du génie, cela ne se voit, ne s’est vu et ne se verra jamais, d’abord parce que si on a du génie on ne l’emploie pas à des traductions, ensuite et surtout parce qu’il est aussi impossible à un génie individuel de faire passer l’âme d’une langue dans une autre langue qu’à un roi absolu de changer un homme en femme. Une traduction ne peut jamais s’élever au-dessus de la note passable. Et la traduction qu’est la critique d’art, ou du moins sur laquelle repose la critique d’art, subit les lois du genre. Au contraire la critique littéraire parle la même langue que les œuvres qu’elle explique : elle la parle moins bien, voilà tout.

Et cette traduction médiocre ou passable que sera la meilleure critique d’art, il faut bien qu’elle appartienne au métier de l’écrivain plutôt qu’au métier de l’artiste. Pour traduire il faut savoir deux langues, la langue qu’on traduit et la langue dans laquelle on traduit. Mais il n’est pas besoin de les savoir également. On peut n’avoir de la première qu’une connaissance extérieure et superficielle : l’auteur d’une traduction convenable de Schopenhauer ou de Nietzsche sera parfois incapable d’écrire une page d’allemand correct ou de prendre part à une longue conversation. Mais il est absolument besoin qu’on sache bien la seconde. Les vrais traducteurs de l’allemand en français ne seront donc pas des Allemands qui pensent en allemand, mais des Français qui pensent en français. Les vrais traducteurs de la peinture en écriture ne seront pas des peintres, mais des écrivains, de même que les traducteurs de la théologie en sculpture étaient au moyen âge des sculpteurs et non des théologiens.

Les noms qui ont marqué dans la critique d’art sont, dès lors, naturellement, ceux de grands écrivains. La Philosophie de l’Art et le Voyage en Italie ne montrent qu’une connaissance superficielle des procédés de la peinture. Un historien de l’art, M. Venturi, a relevé de façon significative les nombreuses et graves erreurs de Taine en ce qui concerne l’art italien. Les jugements de Taine, assis sur une sensibilité juste, une faculté logique et oratoire puissante, un grand style, n’en ont pas moins formé pendant trente ans le massif le plus solide de la critique d’art. Fonction si exceptionnelle que la chaire qu’il occupait à l’École des Beaux-Arts, et où les artistes l’entouraient de tant de considération n’a pu être remplie après lui. Si Fromentin n’avait pas eu besoin de gagner la vie large d’un peintre coté, si son âge mûr avait réalisé son rêve littéraire de jeunesse, puis de vieillesse, il eût occupé dans ce domaine vacant une place unique.

Il a préféré n’écrire qu’un livre unique, au sens déplorable du mot, puisque ce livre nous fait regretter fort ceux que remplaça une œuvre de peinture tout ordinaire, dont la nécessité ne s’imposait point. Les Maîtres d’autrefois sont le livre d’un homme parfaitement intelligent, d’un excellent écrivain, à qui la pratique de la peinture, l’habileté technique qu’il y a acquise, donnent une compétence hors pair. Mais le métier de peintre figure ici une matière tandis que le métier d’écrivain figure une forme. La comparaison entre la peinture de Fromentin et le roman ou la poésie de Sainte-Beuve, entre la critique de Fromentin et la critique de Sainte-Beuve paraît s’imposer. Fromentin est un Sainte-Beuve de la critique d’art, un Sainte-Beuve qui eût écrit dix romans passables et quinze volumes de vers médiocres, et, très tard, un volume sur les grands écrivains du dix-septième siècle. Mais le vrai Fromentin, tout aussi bien que le vrai Sainte-Beuve, ne s’étant essayé qu’une fois dans le roman, chacun devait écrire un roman d’analyse, et tous deux deux romans d’analyse se ressemblant assez.

La critique de Fromentin ne dédaigne pas la préparation historique nécessaire à son sujet, mais elle est avant tout une critique de goût selon la formule du dix-huitième siècle, celle de Voltaire et de Laharpe. Dans les musées de Belgique et de Hollande (les Maîtres d’autrefois sont écrits à la suite d’un voyage dans ces pays), il cherche naturellement et d’abord à comprendre, mais ensuite et surtout à juger, à distinguer dans Rubens et Rembrandt, comme Voltaire dans Corneille, ce qui est bien et ce qui est mal. Il n’est évidemment aucun artiste qui n’ait produit que des œuvres parfaites. Mais des œuvres parfaites elles-mêmes Fromentin dit qu’aucune n’est une œuvre sans défaut. Il n’est donc point disposé à admirer les géants de l’art « comme une brute », à déployer de la critique romantique, et, de fait, devant la Leçon d’Anatomie et la Ronde de Nuit, il nous rappelle parfois l’Académie devant le Cid et Voltaire devant Polyeucte. Mais mise en lumière des qualités et reconnaissance des défauts ne sont pas des résultats derniers. Le résultat dernier, pour la critique classique, c’est de former et d’épurer le goût, de définir, à la fois par élimination et par caractéristique, la perfection. Pour Fromentin c’est encore cela, mais c’est aussi et surtout d’arriver à un point d’intelligence où se trouve le principe qui explique à la fois dans un chef-d’œuvre ses mérites et ses faiblesses, chez un artiste ses qualités et ses défauts.

Ainsi l’étude sur la Ronde de Nuit, longue critique très vigoureuse et serrée dans sa sévérité, conclut : « Toute la carrière de Rembrandt tourne donc autour de cet objectif obsédant : ne peindre qu’avec l’aide de la lumière, ne dessiner que par la lumière. Et tous les jugements si divers qu’on a portés sur ses œuvres belles ou défectueuses, douteuses ou incontestables, peuvent être ramenés à cette simple question : était-ce ou non le cas de faire si exclusivement état de la lumière ? » Excellent principe qui s’appliquerait aussi bien à la volonté chez Corneille, à l’esprit chez Voltaire, au lyrisme chez Victor Hugo, mais qui lui aussi a ses dangers, et dont ce n’est pas toujours le cas de faire « exclusivement état ». Dans la Ronde de Nuit, « tout ce qui pouvait vous faire hésiter se déduit. Les qualités ont leur raison d’être ; les erreurs on parvient enfin à les comprendre ». Mais c’est rarement de façon absolue et en dernier ressort qu’on peut établir l’erreur du génie, affirmer que Rembrandt ici ou là a fait à tort état de la lumière. Fromentin reproche à la Leçon d’Anatomie de dissimuler la mort, le cadavre, pour les remplacer par un effet de lumière, et à la Ronde de Nuit d’avoir tout sacrifié à une lumière artificielle, à un effet de vision. Mais faites la contre-épreuve. Supposez dans la Leçon un cadavre aussi réaliste, aussi soigneusement construit que les corps vivants du professeur et de ses élèves, une vraie « anatomie ». Supposez dans la Ronde une sortie de vrais gardes dans une lumière neutre, expulsez cette figure au coq qui vous choque, si vague en dehors de son être lumineux que les uns y voient une fillette, les autres une vieille naine. Commandez à Rembrandt ces tableaux selon votre désir. Ce seront encore des œuvres remarquables de peinture. Auront-ils conservé leur poésie ? En face de ces figures de médecins si profondément construites et si réellement vivantes, ce noyé de la leçon, cette chose insubstantielle que la lumière vient alléger en du ballonné et du mou, où la charpente intérieure est déjà distendue et dissoute, ce cadavre qui n’est plus un corps, cette mort dans la mort m’émeuvent comme une de ces dissonances tragiques ou de ces antithèses lyriques qui font la poésie de Rembrandt. Et tout en comprenant que la Compagnie du capitaine Cocq n’en ait pas eu pour son bel argent plus que la Société des Gens de lettres quand Rodin lui présenta son Balzac, il me suffit d’admirer dans la Ronde de Nuit le poème de la lumière. Seulement, comme ce mode de critique romantique, qui correspond ici à mon goût, est, depuis Gautier et Taine, très banal, je préfère que Fromentin use du procédé opposé, s’engage pour être différent et instructif dans sa voie étroite et difficile.

Nous touchons par là, d’une façon générale, à une des antinomies de la critique littéraire ou artistique. Poussés à leurs extrémités logiques, l’intelligence et le jugement s’excluent : une critique à forme spinoziste par laquelle tout serait compris comme naturel et nécessaire ne jugerait jamais, et une critique qui ne s’attacherait qu’à rendre des arrêts jouerait dans le monde des grandes œuvres et des grands hommes le rôle d’un Dandin de comédie. La critique ne peut que tempérer l’intelligence et le jugement l’un par l’autre sans aller au bout ni de l’un ni de l’autre. Et l’effort d’intelligence chez Fromentin marche de pair avec l’effort du jugement.

C’est un homme de bon sens, d’esprit prudent, mais aiguisé, capable de voir clair et soucieux d’exploiter jusqu’au bout cette capacité. Fromentin a aimé en les maîtres flamands et hollandais des qualités comme ses qualités littéraires à lui. De culture classique, il a aimé en ces contemporains de nos maîtres classiques leurs correspondants en peinture.

Non qu’il abuse, ni même qu’il use avec quelque coutume de ces comparaisons littéraires. Ce qu’on sent, c’est que les Maîtres d’autrefois sont l’œuvre d’un homme qui sait non seulement mettre un peintre dans le courant et le point de vue général de la peinture, mais placer la peinture elle-même dans l’ordre et la sympathie des arts, apercevoir sous les arts des essences communes. Terminant sa belle étude des Rubens de la cathédrale d’Anvers, il montre à l’occasion de la Mise en Croix à quel point Rubens est un lyrique, à quel point cette Mise en Croix participe des caractères de l’ode, « depuis les lignes jaillissantes qui la traversent, l’idée qui s’éclaire à mesure qu’elle arrive à son sommet, jusqu’à l’inimitable tête de Christ, qui est la note culminante et expressive du poème, la note étincelante au moins quant à l’idée contenue, c’est-à-dire la strophe suprême ». Le mouvement général de l’art chez l’artiste est saisi avec le même bonheur d’analogies et la même force de généralisation : « Par sa naissance en plein seizième siècle, il (Rubens) appartenait à cette forte race de penseurs et d’hommes d’action chez qui l’action et la pensée ne faisaient qu’un. Il était peintre comme il eût été homme d’épée ; il faisait des tableaux comme il eût fait la guerre, avec autant de sang-froid que d’ardeur, en combinant bien, en se décidant vite, s’en rapportant pour le reste à la sûreté de son coup d’œil sur le terrain. Il prend les choses dans ses belles facultés comme il les a reçues. » Le temps de Louis XIIl est encore une suite du seizième siècle, et l’on songe ici aux fières paroles de Descartes, comparant ses découvertes à quelques batailles qu’il a livrées et où il a eu l’heur de son côté.

Aussi ce voyage dans les musées de Belgique et de Hollande conduit-il Fromentin, comme à un intérêt supérieur, à une préoccupation d’analyste et de psychologue, au portrait des peintres. Il éprouve devant les tableaux le sentiment de cette troisième dimension, la dimension vivante, que donne l’homme vu derrière l’œuvre. Le peintre, s’il s’essaye à la critique, sera curieux de l’œuvre, et le littérateur curieux de l’homme. Fromentin met à leur place avec scrupule ces deux éléments qui l’intéressent également. Parmi les peintres hollandais, il distingue ceux dont la vie est à peu près indifférente au critique dans l’appréciation de l’œuvre, et ceux dont la vie, le caractère, intéressent, commandent, expliquent l’œuvre. Les seconds sont les hommes de génie : Fromentin n’en voit que trois ou quatre, Rembrandt, Ruysdaël, Paul Potter, Cuyp peut-être, et il ajoute : « C’est déjà plus qu’il n’en faut pour les classer. » La distinction paraît à vrai dire un peu artificielle : les liens entre l’humanité d’un Van Goyen ou d’un Van der Meer et leur œuvre sont peut-être plus difficiles à établir (nous ne savons rien du dernier) que n’est difficile un brillant discours sur le mystère de Rembrandt, mais leur recherche serait comme la peinture même de ces peintres une œuvre de patience hollandaise. Pour un Fromentin, habitué à l’interprétation littéraire, lecteur de la Philosophie de l’Art, l’essentiel est ici de s’essayer à de grands portraits des protagonistes, et de fait son Rubens et son Rembrandt, s’ils sont moins vivants que ceux de Taine, paraissent plus détaillés, plus ingénieux, plus profondément fouillés.

Comme Taine, il a mis admirablement en lumière le côté oratoire de Rubens, cet « ondoiement » et cette « flamme » dont Sainte-Beuve fait sur un registre symétrique le trait d’un Molière et d’un Bossuet. Ses analyses des grands tableaux de Bruxelles et d’Anvers sont parfaites. Jamais on n’avait rien dit sur la Descente de Croix de plus délicat, de pensé plus pittoresquement et avec plus de religion à la fois, que ceci :

« Vous n’avez pas oublié l’effet de ce grand corps un peu déhanché, dont la petite tête maigre et fine est tombée de côté, si livide et si parfaitement limpide en sa pâleur, ni crispé, ni grimaçant, d’où toute douleur a disparu et qui descend avec tant de béatitude, pour s’y reposer un moment, dans les étranges beautés de la mort des justes. Rappelez-vous comme il pèse et comme il est précieux à soutenir, dans quelle attitude exténuée il glisse le long du suaire, avec quelle affectueuse angoisse il est reçu par des bras tendus et des mains de femme. Est-il rien de plus touchant ? Un de ses pieds, un pied bleuâtre et stigmatisé, rencontre au bas de la croix l’épaule nue de Madeleine. Il ne s’y appuie pas, il l’effleure. Le contact est insaisissable, on le devine plus qu’on ne le voit. Il eût été profane d’y insister ; il eût été cruel de n’y pas faire croire. »

Bien qu’il reconnaisse largement le génie éloquent du maître, l’auteur de Dominique est mieux à son aise dans ces analyses méditatives et subtiles que dans la pleine et vibrante sympathie avec le mouvement oratoire de Rubens. Mettez-vous en présence de cette Montée au Calvaire qui est peut-être après l’Élévation sur la Croix le tableau le plus éloquent du monde et voyez ce qu’a su y démêler la fine intelligence analytique de Fromentin :

« Le Christ est mourant de fatigue, sainte Véronique lui essuie le front ; la Vierge se précipite et lui tend les bras ; Simon le Cyrénéen soutient le gibet ; — et, malgré ce bois d’infamie, ces femmes en larmes et en deuil, ce supplicié rampant sur les genoux, dont la bouche haletante, les tempes humides, les yeux effarés font pitié, malgré l’épouvante, les cris, la mort à deux pas, il est clair pour qui sait voir que cette pompe équestre, ces bannières au vent, ce centurion en cuirasse qui se renverse sur son cheval avec un beau geste et dans lequel on reconnaît les traits de Rubens, tout cela fait oublier le supplice et donne la plus manifeste idée d’un triomphe. Telle est la logique particulière de ce brillant esprit. On dirait que la scène est prise à contresens, qu’elle est mélodramatique, sans gravité, sans majesté, sans beauté, sans rien d’auguste, presque théâtrale. Le pittoresque, qui pouvait la perdre, est ce qui la sauve. La fantaisie s’en empare et l’élève. Un éclair de sensibilité vraie la traverse et l’ennoblit. Quelque chose comme un trait d’éloquence en fait monter le style. Enfin je ne sais quelle verve heureuse, quel emportement bien inspiré font de ce tableau justement ce qu’il fallait qu’il devînt, un tableau de mort triviale et d’apothéose. »

Tous les éléments d’intérêt du tableau sont admirablement discernés, analysés, mis côte à côte. Mais le flottement et le vague des dernières lignes semble nous faire sentir dans Fromentin une certaine difficulté à sympathiser complètement avec la hardiesse oratoire de Rubens. Cette difficulté va jusqu’au contresens. Il est évident que le tableau est violemment rompu en deux scènes antithétiques, mais cette antithèse voulue est de celles dont un auteur tire son plus foudroyant effet d’unité. Il est manifestement faux que cette splendide pompe équestre fasse « oublier le supplice ». Bien au contraire elle le met en valeur. Le Christ est ici ce ver de terre dont parle Bossuet (il faudrait lire devant ce tableau le sermon de 1660 sur la Passion, le commentaire du tradebat autem judicanti se injuste) qu’écrase le poids des péchés du monde incorporé à la croix, et pour que ce supplice soit plus saisissant, pour qu’il remue le cœur plus pitoyablement, Rubens a voulu qu’il fût pris dans un triomphe : au Christ tombé sur les genoux, correspond le cavalier éclatant, levé haut sur son cheval, d’un mouvement splendide, comme au plateau d’une balance abaissé jusqu’au bout correspond le mouvement contraire. La « logique particulière » de Rubens, la même qui lui inspire l’Élévation sur la Croix, n’est autre que la logique de l’éloquence, et particulièrement de l’éloquence chrétienne qui a besoin d’opposer à la Passion infinie du Christ l’Action infinie du monde. Le même tableau exprime dans une même phrase, comme sur les deux faces d’une pièce de monnaie, tout ce qui est attribué à César et tout ce qui est de Dieu, place l’âme de la façon la plus pathétique devant le rapport exact où elle doit envisager le règne de César et le règne de Dieu. Fromentin eût mieux compris le tableau s’il eût été jusqu’au bout de l’In pictura orator, et cherché, en un temps où la peinture était encore religieuse, l’essence commune de l’éloquence sur le tableau d’église et de l’éloquence dans la chaire chrétienne. Et peut-être nul orateur ne saurait-il mieux que ce tableau de Rubens conforter en l’accordant à l’ordre intérieur qu’est la religion de la Croix une âme écrasée par le poids d’un monde injuste et magnifique.

« Il faut trouver, dit Fromentin du peintre orateur, dans le monde du vrai celui qu’il parcourt en maître ; et, dans le monde aussi de l’idéal, cette région des idées claires, des sentiments, des émotions, où son cœur autant que son esprit le porte sans cesse. Il faut faire connaître ces coups d’aile par lesquels il s’y maintient. Il faut comprendre que son élément, c’est la lumière ; que son moyen d’exaltation, c’est sa palette ; son but la clarté et l’évidence des choses. » Le but de la Montée au Calvaire, de l’Élévation sur la Croix, c’est la clarté et l’évidence du dogme et du sentiment chrétiens. Et la composition de tous les tableaux de Rubens vise et atteint une évidence qui fait la joie du critique, surtout si ce critique est lui-même un idéologue et un orateur comme Taine. Mais si ce critique est aussi un peintre, comme Fromentin, il sera intéressé plus spécialement par les « moyens d’exaltation » ou simplement d’expression.

Ces moyens, Fromentin les met dans une lumière parfaite. Il est peu de morceaux de critique plus satisfaisants que ses pages sur la Pêche miraculeuse de Malines. Il fait ressortir dans ce tableau lui-même miraculeux la simplicité des moyens et la puissance de l’effet.

« L’embarras n’est pas de savoir comment il faisait, mais de savoir comment on peut si bien faire en faisant ainsi. Les moyens sont simples, la méthode est élémentaire. C’est un beau panneau lisse, propre et blanc sur lequel agit une main magnifiquement agile, adroite, sensible et posée. L’emportement qu’on lui suppose est une façon de sentir plutôt qu’un désordre dans la façon de peindre. » Et par une analyse raisonnable et précise, il montre que la maîtrise de Rubens, vue dans son principe élémentaire, a pour secret le mouvement de cette main, la qualité et le rythme de ce mouvement. Le peintre est l’homme qui assume sur le plan le plus haut tout le sens impliqué dans le mot d’Anaxagore : « L’homme est intelligent parce qu’il a une main. » Et ce fut une belle idée d’avoir placé, au musée de Montauban, au milieu des dessins d’Ingres, le moulage de sa main. Fromentin rappelle aux peintres une vérité que l’art académique ne sait plus, une vérité dont la méconnaissance amène l’ankylose de la peinture : il ne s’agit pas seulement d’avoir l’idée nette du ton qui doit remplir une forme et de le mettre dans cette forme ; la véritable exécution consiste dans une certaine autonomie de la main inspirée, pareille à celle de la main enchantée dont Gérard de Nerval a conté l’histoire comique, et dans cette liberté vivante de la main qui non seulement pose les tons, mais les pense comme un mouvement continu, une suite, un discours, « ce beau mouvement d’un outil bien tenu, cette élégante façon de le promener sur des surfaces libres, le jet qui s’en échappe, ces étincelles qui semblent en jaillir ». La peinture de Rubens est, comme le discours de Bossuet, un mouvement ; mais de même qu’il y a une rhétorique du discours qui analyse le mouvement oratoire, une rhétorique de la main pourrait analyser le mouvement pictural. Quel que soit l’art qu’on envisage, cette idée du mouvement, considéré en lui-même, dans son moment et son acte, est une de celles qui vont le plus loin en critique comme en philosophie. « Si la main ne courait pas aussi vite, elle serait en retard sur la pensée ; si l’improvisation était moins soudaine, la vie communiquée serait moindre ; si le travail était hésitant ou moins saisissable, l’œuvre deviendrait impersonnelle dans la mesure de la pesanteur acquise et de l’esprit perdu. » Nous sommes ici aux sources mêmes de l’« évolution créatrice » et nous saisissons dans le génie l’analogue des rythmes profonds selon lesquels la nature travaille.

La méthode de Fromentin en matière de critique d’art peut dès lors se définir comme une technique complétée par une psychologie, technique et psychologie rentrant d’ailleurs dans le genre commun de l’analyse appliquée ici à l’homme et là à l’œuvre. Nous avons vu une construction analogue dans sa manière de sentir et de rendre littérairement le pays algérien. L’étude technique d’un tableau, pour lui, n’est pas une fin, mais un moyen de remonter à la psychologie du peintre lorsqu’il peignait ce tableau, et celle-ci un moyen de remonter à la psychologie de toute la carrière et de tout l’homme.

Un portrait par Rembrandt, qui fait le désespoir des peintres, encourage les écrivains à la transposition d’art, et beaucoup se sont essayés à un portrait de Rembrandt lui-même. Celui qu’a fait Taine est fort beau. Celui qu’essaye Fromentin est peut-être le plus séduisant : un portrait intelligent, fureteur, passionné, avide d’aller au fond et de saisir l’homme, en défiance cependant contre les généralisations courantes. Il sait qu’un Rembrandt ne se ramène pas à l’unité, que toute la lumière qu’on introduit dans le sujet n’y dissipe pas toute l’ombre, et que cette ombre, comme à sa peinture, est incorporée au peintre lui-même : « Cet homme des bas-fonds, de vol si haut ; cette nature de phalène qui va à ce qui brille, cette âme si sensible à certaines formes de la vie, si indifférente aux autres ; cette ardeur sans tendresse, cet amoureux sans flamme visible, cette nature de contrastes, de contradictions et d’équivoques, émue et peu éloquente, aimante et peu aimable ; ce disgracié si bien doué, ce prétendu homme de matière, ce trivial, ce laid, c’était un pur spiritualiste, disons-le d’un seul mot : un idéologue, je veux dire un esprit dont le domaine est celui des idées et la langue celle des idées. La clef du mystère est là. » Les mots d’idée et d’idéologie expriment peut-être sous une autre forme ce mystère, cette ombre puissante qui demeure, chez un Rembrandt, aux limites de la peinture. Mais retenons que Fromentin, loué pour avoir porté dans la critique d’art le point de vue professionnel du peintre, cherche toujours, en dernier ressort, dans le génie des grands peintres, les idées qui les ont occupés ou qu’ils ont réalisées.

Lui dont les tableaux ne sont que des tableaux, où il ne s’est jamais soucié de mettre aucune idée, il voit le danger que présente, entre les mains de peintres moins riches en sève et en génie que Rembrandt, cette préoccupation d’intéresser non seulement les yeux, mais la pensée. D’une façon générale il parle des grands peintres de son temps avec beaucoup de froideur et même de mauvaise humeur, ne les nommant jamais et ne les désignant que par des allusions. Le peu qu’il en dit, dans les Maîtres d’autrefois, est vague et faible : il ne manque point à la règle qui veut qu’un grand critique apprécie gauchement ses contemporains. Ou, s’il goûte quelquefois leur façon de peindre, il n’aime pas leur façon de « penser ». Il institue une comparaison ingénieuse — et peut-être fragile — entre les peintres hollandais dont aucun, à l’exception miraculeuse de Rembrandt (et peut-être de Ruysdaël) n’a pensé, et qui se sont contentés de peindre, et les modernes qui ont incorporé à tort à la peinture une certaine quantité de pensée discursive. Cette pensée discursive c’est pour lui la préoccupation du « sujet » dont il s’était déjà alarmé dans Une Aimée, où il en faisait remonter la responsabilité à Poussin. Ici, il s’arrête dans cette recherche des causes au dix-huitième siècle. « En France, toute toile qui n’a pas son titre et qui par conséquent ne contient pas un sujet risque fort de ne pas être comptée pour une œuvre ni conçue ni sérieuse. Et cela n’est pas d’aujourd’hui ; il y a cent ans que cela dure. Depuis le jour où Greuze imagina la peinture sentimentale. » Or, c’est exactement le contraire dans l’art hollandais, aussi bien que dans la peinture d’aujourd’hui, qui a donné, à ce point de vue, satisfaction posthume à Fromentin. « Une chose nous frappe quand on étudie le fond moral de l’art hollandais, c’est l’absence totale de ce que nous appelons aujourd’hui un sujet. » Fromentin, toujours réservé et prudent en matière de doctrine, n’avance point son sentiment avec une grande hardiesse. D’une part, il paraît regretter dans la peinture hollandaise le manque d’intérêt humain et de tragique quotidien : un peintre hollandais peint, fait un tableau parfait, mais il n’avait aucune « raison » de peindre ce tableau. D’autre part Fromentin est obligé de reconnaître que l’intérêt littéraire ou dramatique du « sujet » a fait d’une manière générale le tort le plus grave aux qualités proprement picturales, qu’un tableau est devenu par là de moins en moins un tableau. Il compare avec à-propos Millet et les Hollandais. « C’est un penseur profond à côté de Paul Potter et de Cuyp ; c’est un rêveur attachant quand on le compare à Terburg et à Metzu ; il a je ne sais quoi d’incontestablement noble, lorsqu’on songe aux trivialités de Steen, d’Ostade ou de Brouwer ; comme homme, il a de quoi les faire rougir tous, comme peintre les vaut-il ? » Et il se défend de conclure, tout en concluant à peu près : « Jusqu’à présent la pensée n’a vraiment soutenu que les grandes œuvres plastiques. En se diminuant pour entrer dans les œuvres d’ordre moyen, elle semble avoir perdu toute vertu. »

Ce n’est point un hasard, si, à près de vingt-cinq ans de distance, le même problème qui se posait pour Fromentin devant la peinture orientaliste se pose encore pour lui devant la peinture hollandaise, et toujours avec une solution aussi hésitante. Cette question de « sujet » se ramène à la question des rapports entre l’intelligence et l’art, ou, plus exactement, entre la littérature et la peinture. Fromentin était un scrupuleux qui a tout fait avec hésitation, qui s’est toujours senti à la fois paralysé et éclairé par sa faculté critique. « J’ai souvent été surpris, dit Maxime Du Camp, de sa sévérité avec lui-même et du mécontentement qu’il se témoignait. » Il a porté cette sévérité dans sa peinture, sur laquelle il ne se faisait aucune illusion ; dans ses écrits, exceptionnels et peu nombreux bien qu’il écrivît avec facilité. Il l’a portée dans son idée des rapports entre les deux arts qu’il menait de front, s’essayant sans y parvenir à délimiter leur frontière commune. Il l’a portée dans sa critique d’art qu’il a localisée sur un point : les maîtres de Belgique et de Hollande, n’ayant connu ni Florence ni Rome, n’ayant rien retenu de Venise, n’ayant jamais formulé la moindre opinion, hasardé Je moindre point de vue sur Raphaël, Michel-Ange, Léonard, Titien. Que serait-ce qu’un critique littéraire qui ne se serait jamais expliqué, fût-ce d’une page, sur le dix-septième siècle ? Les Maîtres d’autrefois nous montrent par leur exemple qu’une vraie critique d’art est possible, nous expliquent par leurs réticences et leur isolement qu’elle est difficile, attirent notre attention sur ce qui a manqué, pour la répandre dans tout le registre de la peinture, à la nature plus délicate que vigoureuse de Fromentin : il lui eût fallu plus de foi en la force de l’intelligence, une façon franche d’aborder cette « pensée » qui a soutenu les grandes œuvres plastiques.

IV. Le romancier §

Si ces trois livres de voyage et de critique lui ont mérité grande estime, c’est son unique roman qui a seul mis Fromentin à sa solide place d’écrivain. Une curieuse et non accidentelle rencontre a fait qu’au dix-neuvième siècle chacun de nos trois génies critiques, s’est risqué à écrire un roman, qu’ils n’en ont écrit qu’un, et que ce roman était une autobiographie. Je veux dire Sainte-Beuve avec Volupté, Renan avec Patrice et Taine avec Étienne Mayran, les deux derniers gardés prudemment dans le tiroir jusqu’à la mort de leurs auteurs. Fromentin prendrait parfaitement place dans cette série, n’étaient les différences de degré qui font que sa place de critique est moindre, sa place de romancier plus haute. Dominique est un roman autobiographique, mais avec plus d’air, plus de jeu que Volupté, et, à plus forte raison, que les deux gauches essais de Renan et de Taine.

L’autobiographie y est assez libre, celle d’un Fromentin possible autant que d’un Fromentin réel. Autour du narrateur, les autres personnages ne figurent pas comme des ombres, mais comme des êtres aussi réels que lui. Enfin Fromentin y déploie des qualités qui nous font penser qu’il aurait pu tirer de ce genre d’expérience personnelle, unie à l’observation, d’autres romans aussi bons.

La nature de Fromentin, telle que ses Lettres nous la font connaître, le conduisait à écrire une œuvre d’analyse, à exposer sa vie intérieure. Cela était beaucoup plus que la peinture sa vocation vraie, et cela était aussi la vocation de son Dominique. Si l’un s’est voulu peintre et l’autre patron d’un coin de terre provinciale, c’est qu’un bon sens hérité tout pur de familles et de traditions bourgeoises leur a fait connaître clairement certaines exigences auxquelles des lois que nous n’avons pas créées veulent que nous nous conformions pour vivre en paix. Mais leur vie vraie, comme celle de Montaigne, est de se connaître. Dominique s’annonce dans une lettre écrite par Fromentin à vingt et un ans. « Je suis né pour une activité tout intérieure ; ma destinée tout entière était écrite à ma naissance dans les lieux où je me retrouve aujourd’hui ; c’est toujours ici qu’il faudrait revenir pour en trouver la clef chaque fois que je me tromperai de direction et de but… j’arrive à ne plus comprendre comment j’ai pu écrire, il y a deux ou trois mois, quelque chose qui fût en dehors de moi et ne m’appartînt pas entièrement. Si je réalisais tous mes désirs, voyez-vous, je ferais une révision générale de mon passé, j’en extrairais ce qu’il y a de bon à garder, et j’en écrirais incidemment en vers quelques épisodes. »

Sainte-Beuve, Renan, Taine, pris eux aussi par le démon de l’analyse intérieure, lui ont cédé dans leur jeunesse, l’ont oublié ou maîtrisé dès que l’âge mûr leur a tenu les yeux obstinément ouverts sur autrui et les a attachés à leur besogne critique. Mais c’est assez tard, et seulement quand sa vie est déjà construite, que Fromentin écrit Dominique.

Il en a fait une œuvre d’automne, un jeu de souvenirs, a toujours donné à l’analyse l’automne comme cadre et le souvenir comme atmosphère. « Je touche au soir de ma jeunesse, mon ami, écrivait-il longtemps avant Dominique ; je m’en aperçois, je vous le disais tout à l’heure, à la longueur des ombres, croissante… C’est la saison, vous le savez, où il se fait en moi un grand calme, où j’ai l’âme sonore comme l’air d’un soir humide, les sens reposés, le cœur paisible, un peu couvert ; les éclairs qui le traversent de temps en temps sont des éclairs d’automne qui n’amènent point l’orage… Ces sensations si poignantes seront-elles stériles ? » Elles allaient produire Dominique, le livre de l’arrière-saison aimée de Dominique, « parce qu’elle résume assez bien toute existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets ».

Il était donc tout indiqué que Fromentin, au tournant de sa vie, s’arrêtât pour écrire son roman intérieur. Mais il n’était pas nécessaire que ce livre d’analyse fût ce qu’est Dominique, un vrai roman. Un grand analyste comme Amiel n’eût écrit sur lui-même qu’un roman très froid. Renan et Taine n’ont raconté dans leurs récits inachevés que des histoires tout intellectuelles, et, s’ils les avaient conduites jusqu’à l’aventure sentimentale qui donne seule la vie à un roman, nul doute qu’ils n’eussent fort mal réussi. Ce qui apporte à Dominique l’être de chair, c’est que dans cette mémoire où s’établit l’analyse de Fromentin, « mémoire spéciale peu sensible aux faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions », une ancienne, puissante et triste passion a imprimé sa trace et imposé sa durable figure. À l’âge où se faisaient sa sensibilité, son idée du monde et des hommes, ses puissances d’analyse, dans ces années de collège dont on ne garde d’ordinaire que des souvenirs intellectuels, il aimait. Cet amour ne figure dans Dominique que transposé par le souvenir et par l’optique d’une œuvre romanesque ; Fromentin n’en a presque jamais parlé directement, et nous ne pouvons savoir s’il a eu l’intensité et la violence de celui de Dominique ; mais, à cet âge un tel amour a dû mûrir d’un coup la substance que nous discernons dans ses lettres d’adolescence et de jeunesse ; l’amour l’a mis dans un état où il se sentait vivre plus fortement et où cette force se communiquait à tout ce qui s’élaborait dans son être intérieur. Voici une page des Lettres de jeunesse qu’il faudrait copier en marge de l’Essai sur les données immédiates de la conscience :

« Cette possession qui nous rend immédiatement maître de toutes nos forces acquises, je ne connais point d’événements plus propres à nous la rendre, quand nous l’avons momentanément aliénée, qu’un coup violent frappé sur l’enveloppe durcie du cœur. C’est le rocher de Moïse. Une passion vraie, quoique superficielle en apparence, quand elle date de loin, a par cela même des racines profondes et des liaisons insaisissables avec tous les faits survenus depuis son origine. Elle touche à tout, tient à tout, ne souffre aucune atteinte qui n’atteigne aussi tout le reste ; elle est le lien de nos souvenirs, elle embrasse, résume et reproduit, dans ses proportions variables, toutes nos existences contemporaines. Elle en est la formule, la trame, imperceptible souvent, mais réelle. »

Dominique est l’histoire d’un homme qui a reçu la blessure inguérissable d’un amour sans espoir, et qui de ce naufrage sait sauver les raisons et les moyens de vivre. Si tant de lecteurs l’ont aimé et l’ont placé si haut, c’est que ce roman, sous sa pureté de technique et de style, dit l’histoire la plus commune qui soit, celle d’une vie manquée, et fait sentir ensuite que l’idée douloureuse de vie manquée n’est sans doute qu’une illusion de l’ignorance et de la faiblesse. Il n’y a pas de vie manquée, il n’y a que des âmes malades qui croient à la vie manquée, et des remèdes pour ces âmes malades, des arguments naturels contre cette croyance.

Fromentin conte l’histoire d’un amour, un amour qui naît — un amour qui s’épanouit et se déchaîne — un amour retombé sur la terre dure et qui d’abord s’y blesse, mais ensuite se confond calmement, lucidement avec les vibrations de la vie, avec la lumière intérieure, avec la conscience en le double sens psychologique et moral, avec de l’oubli et du souvenir à la fois. Le plan du souvenir, sur lequel Fromentin a rêvé et écrit Dominique, est maintenu dans toute la construction du roman. Le Dominique qui a vécu cette sombre vie d’amour et le Dominique qui l’a vaincue, s’en souvient et la raconte, sont mis tous deux en valeur comme deux personnages différents, l’un à la première personne, l’autre à la troisième, et dont cependant l’unité de durée est parfaite. Il semble que Fromentin ait eu l’élégance suprême d’écrire son roman en musicien plutôt qu’en peintre. On y a souvent l’impression d’une suite musicale, et ce tableau de la chambre de travail de Dominique paraît une brève mais véritable ouverture.

« Une grande concentration d’esprit, une active et intense observation de lui-même, l’instinct de s’élever plus haut, toujours plus haut, et de se dominer en ne se perdant jamais de vue, les transformations entraînantes de la vie avec la volonté de se reconnaître à chaque nouvelle phase, la nature qui se fait entendre, des sentiments qui naissent et attendrissent ce jeune cœur égoïstement nourri de sa propre substance, ce nom qui se double d’un autre nom et des vers qui s’échappent comme une fleur de printemps fleuri, des élans forcenés vers les hauts sommets de l’idéal, enfin la paix qui se fait dans ce cœur orageux, ambitieux peut-être et certainement martyrisé de chimères ; voilà, si je ne me trompe, ce qu’on pourrait lire dans ce registre muet, plus significatif dans sa mnémotechnie confuse que beaucoup de mémoires écrits. L’âme de trente années d’existence palpitait encore émue dans cette chambre étroite, et quand Dominique était là, devant moi, penché à la fenêtre, un peu distrait et peut-être encore poursuivi par un certain écho des rumeurs anciennes, c’était une question de savoir s’il venait là pour évoquer ce qu’il appelait l’ombre de lui-même ou pour l’oublier. »

Se bornant au plein et au vif de son sujet, contant l’histoire et la vie, le souvenir et l’oubli d’un amour, Fromentin fait à peu près commencer l’existence vraie de son héros avec la naissance de cet amour. Dominique n’a pas d’enfance au sens tout puéril du mot, mais il est dès ses plus jeunes ans désigné pour la vie intérieure, c’est-à-dire pour quelques joies très pures et beaucoup de souffrances très dures. Dans ce garçon de dix-sept ans, l’amour trouve comme un beau bois à brûler une sensibilité vigoureuse faite de deux puissances : celle de s’examiner, de maintenir en face de lui un miroir qui donne une figure à son existence intérieure, et celle d’éprouver des sensations intenses devant la nature. Son amour à sa naissance se confond avec ses sensations, et cette nature fait partie de leur indiscernable ensemble. Il éclot dans une journée passée en plein air, à la campagne, un jour des premiers soleils d’avril. Cette imagination surchauffée a rencontré, sans le savoir, l’amour. Au retour de cette course, sa tante (il est orphelin et vit chez elle) le regarde avec surprise et expérience : « Par un geste de mère inquiète elle m’attira sous le feu de ses yeux clairs et profonds. J’en fus horriblement troublé ; je ne pus supporter ni la douceur de leur examen, ni la pénétration de leur tendresse ; je ne sais quelle confusion me saisit tout à coup, qui me rendit la vague interrogation de ce regard insupportable. » Dominique monte à sa chambre, « étouffé par les pulsations d’une vie extraordinaire » et souhaitant la présence de quelqu’un, mais sans savoir de qui. Puis il redescend. Une musique militaire passe dans la rue, quelque chose en lui en épouse le rythme, il devient musique, il se met à penser et à sentir en vers. En pleine fièvre poétique il rencontre brusquement le père de son ami ordinaire, M. d’Orsel, avec ses deux filles : « Comment, vous ici ! » s’écrie Madeleine en qui il n’a vu jusqu’alors qu’une vague camarade. Dans la demi-conscience de son état d’exaltation, qu’il sait trop visible, il se sauve sans répondre. Puis, une fois rentré, il se met à écrire jusqu’au matin « toute une série de choses inattendues qui parurent me tomber du ciel ». Le lendemain, son ami Olivier le soupçonne de quelque secret amoureux. Cela lui ouvre à demi les yeux que jusqu’alors cette ivresse même tenait fermés. « Deux jours après ce vague avertissement donné par une mère prudente et par un camarade émancipé, je n’étais pas loin d’admettre, tant mon cerveau roulait de scrupules, de curiosités et d’inquiétudes, que ma tante et Olivier avaient raison en me supposant amoureux, mais de qui ? »

On est en général amoureux de l’amour avant d’être amoureux de quelqu’un, et, pour une sensibilité fraîche, nourrie aux sources naturelles, l’amour de l’amour ne saurait se séparer d’une exaltation, d’une découverte passionnée qui l’enveloppent et le déguisent : Fromentin les a ramassées un peu artificiellement dans le cadre d’une journée de printemps ; le drame y gagne, comme la tragédie classique, en abstraction et en netteté.

Ce jour de fièvre, Dominique a rencontré Madeleine. L’amour sans objet qui l’enveloppe et l’occupe tout entier cristallise fatalement sur Madeleine, qu’il voit le dimanche suivant et regarde profondément pour la première fois. L’état d’enthousiasme amoureux où il est se concentre sur Madeleine comme l’état d’enthousiasme poétique se précipite en strophes.

Dès que Dominique sait qu’il aime Madeleine, il a peur, il se rejette en arrière, comme le coursier du Phèdre, et peut-être s’il continuait à vivre dans son voisinage se guérirait-il de cet amour comme d’une folie. C’est qu’avec cet amour subsiste en lui la timidité d’un grand garçon gauche, au teint de campagnard, aux habits de collégien. La peur du ridicule ferait tomber son exaltation et son amour. Mais précisément Madeleine part pour deux mois, et c’est alors seulement qu’il peut vivre avec elle, avec son image, et se livrer sans remords et sans crainte à un amour qui aura tout loisir de jeter en lui d’impérissables racines.

Nous sommes ici en pleine autobiographie, sinon historique, du moins idéale. Nous avons vu que la véritable réalité était souvent pour Fromentin dont la mémoire était extraordinaire, la réalité du souvenir. Les deux livres de voyage, les Maîtres d’autrefois, sont en partie des livres de souvenir. Et il a fait des deux Dominique, le Dominique reposé et calme de la troisième personne et le Dominique passionné de la première, des hommes qui vivent ordinairement et intensément par le souvenir ou par un oubli actif et volontaire qui n’est qu’une forme aiguë du souvenir. Durant ces deux mois d’absence, la représentation de Madeleine est délivrée chez Dominique de l’image précise qui l’aurait limitée. Le champ est laissé libre à ces puissances de cristallisation qui, pour Dominique comme pour Fromentin, ne travaillent jamais mieux que dans cette absence sur laquelle Dominique contient une page classique. Madeleine absente se comporte pour Dominique exactement comme les paysages d’Égypte, selon un passage du Journal des Goncourt cité plus haut, se comportaient pour Fromentin : « Je revis mille choses que j’ignorais d’elle et qui ne m’avaient pas frappé… Tout cela revivait avec une lucidité surprenante, mais en me causant une autre émotion que sa présence, comme un regret, agréable à caresser, des choses aimables qui n’étaient plus là. Peu à peu, je me pénétrai sans beaucoup de chaleur, mais avec un attendrissement continu, de ces réminiscences, le seul attrait presque vivant qui me restât d’elle, et moins de quinze jours après le départ de Madeleine, ce souvenir envahissant ne me quittait plus. »

C’est en même temps que son ami Olivier entreprend de son côté une conquête amoureuse, avec sécheresse, cynisme, habileté, n’y cherchant que le plaisir et l’orgueil de la victoire. Olivier n’est pas tout à fait un personnage imaginaire, il est construit sur le souvenir d’un camarade de collège qui réalisait pour Fromentin le type du jeune homme brillant et décidé, promis à tous les succès mondains et matériels. Il n’avait d’ailleurs aucune parenté avec la vraie Madeleine, et ne termina nullement ses jours dans l’hypocondrie du personnage de Dominique. Olivier tient dans la construction du roman, en contraste avec Dominique, une place importante où tout est soigneusement calculé.

Quand Madeleine revient, ses deux mois de montagne l’ont brunie et assouplie, surtout l’ont rendue plus femme. Cette transformation brusque de la jeune fille s’accorde mystérieusement pour Dominique avec la cristallisation qui s’est faite en même temps en lui. Il semble qu’elle ait rapproché par là Madeleine de Dominique, mais par ailleurs et bien davantage elle l’en a séparé. Elle a approfondi la distance qui sépare une fille de dix-huit ans d’un écolier de dix-sept : hier encore tous deux enfants, un seul aujourd’hui l’est demeuré. Mais après ces deux œuvres parallèles de l’absence, dans cet accord entre Madeleine rêvée par Dominique et Madeleine transformée loin de lui, l’amour solitaire et secret de l’adolescent entre dans sa phase heureuse et lyrique. L’amour se nourrit à cette heure d’un aliment qui lui suffit, la libre exaltation intérieure. Dominique, aime « dans le cadre ancien embelli par le prodigieux éclat d’une vie nouvelle ». Il écrit avec une abondance où s’extravase son cœur rempli, « double vie de fièvre de cœur, de fièvre d’esprit ».

Mais tout aveu, toute légitimation d’amour sont rendus impossibles par cette disproportion des âges, conventionnelle et non réelle, puisque tous deux sont nés à quelques mois de distance. Madeleine est à l’âge où l’on se marie, Dominique est à l’âge où l’on fait ses études. Il la voit se marier, et sa vie devient dès lors quelque chose de romantiquement désespéré. Le jour du mariage, au moment où il va, avec les membres et les amis de la famille, embrasser Madeleine, il tombe en faiblesse. « Je vis ses yeux effrayants de douceur tout près des miens, puis tout cessa d’être intelligible. » Une scène analogue se reproduit le dernier jour de sa vie de collège, celui de la distribution des prix, où il comparait en collégien gauche devant Madeleine, invitée à le couronner.

Madeleine devient dès lors un personnage du roman peut-être tracé avec plus de soin, de finesse et de profondeur que Dominique lui-même. Elle possède cette valeur suprême dans l’art du roman : changer selon une courbe réelle de vie, courbe qui n’est pas de logique extérieure, mais de vérité intérieure. Ce voyage pendant lequel son absence a fait cristalliser l’amour de Dominique, il a produit en elle cette mutation brusque ordinaire à la jeunesse. Elle était partie enfant, elle revient non seulement jeune fille, mais jeune fille qui va être femme. Sa décision, sa justesse un peu courte d’esprit, sa lucidité rapide, son art de comprendre, d’accepter ou de corriger les situations, font un contraste parfait avec la gaucherie ombrageuse et romantique de Dominique. Elle a deviné dès le commencement, sans le partager le moins du monde puisqu’elle aime sincèrement son fiancé et son mari, l’amour de Dominique. Dans ce cas une femme s’acquitte ou croit s’acquitter par un redoublement d’amitié, et Dominique est l’histoire de ce jeu dangereux.

On passe par la route aux étapes prévues, mais ici artistement disposées, qui conduit cet essai d’amitié à l’amour. Dominique va à Paris faire ses études avec Olivier, et y retrouve Madeleine. Il essaye de se plonger dans le travail avec excès et en s’épuisant de fatigue, écrit beaucoup, puis brûle tout, et, après avoir constaté que sa facilité superficielle n’est pas du génie, conclut qu’il n’est rien lui-même et qu’il ne peut rien être pour Madeleine, « rien qu’un obstacle, une menace, un être inutile ou dangereux ». C’est l’homme de trop, dont le roman réaliste a fait patiemment la monographie, et que le Frédéric Moreau de l’Éducation sentimentale a réalisé dans sa perfection. Mais l’Éducation et Dominique sont construits sur deux thèmes opposés : l’un est l’histoire d’un être qui se détruit, l’autre l’histoire d’un être qui se construit et dont les défaites, au contraire de celles de Frédéric Moreau, ne sont pas définitives.

Cet oubli auquel il n’a pu arriver par le travail et l’ambition, Dominique le demande, comme on pouvait le prévoir, à une diversion amoureuse, et Olivier l’entraîne dans une petite aventure de plaisir. Le dégoût que lui inspire cette basse figure de l’amour déprécie à ses yeux (ce qui est d’une psychologie fine et vraie) tout amour satisfait, et lui fait croire qu’il suffira à son bonheur de vivre quelque temps près de Madeleine, dans sa présence et son amitié. Sa résolution est prise. Madeleine, son mari et sa famille rentrent précisément à Ormesson. Il les invite à passer dans son domaine des Trembles les deux mois des vacances.

Deux mois pendant lesquels s’établit entre Madeleine et lui une communauté d’horizon, de paysage, de pensée. « Je crois que j’étais heureux, si le bonheur consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans aucun sujet de repentir et sans espoir. » Et ce bonheur modéré, un peu triste, est en effet le seul où les êtres comme Dominique puissent trouver leur élément naturel, leur raison de vivre ; juste assez de satisfaction, juste assez d’absence et de désir pour que l’excitation au rêve soit parfaite. Dans cette existence, de même nuance en somme que celle où il trouvera son port de refuge, Dominique volontiers se tapirait jusqu’à sa mort : « Cette vie que nous avions menée ici, cette vie de loisir et d’imprévoyance, silencieuse et exaltée, ai constamment et si diversement émue, cette vie de réminiscence et de passion, tout entière calquée sur d’anciennes habitudes, reprise à ses origines et renouvelée par des sensations d’un autre âge, ces deux mois de rêve, en un mot, m’avaient replongé plus avant dans l’oubli des choses et dans la peur des changements. »

De retour à Paris, Dominique rentre dans une atmosphère qui n’est plus favorable à cette égalité d’existence. Attaché à Madeleine il la suit dans le monde, y trouvant « un triste et famélique bonheur ». De la tristesse et de la faim plus que du bonheur. Il sait que Madeleine sait. Il veut alors, dans une crise d’amertume, de perversité, de désespoir, l’obliger à lui faire savoir qu’elle sait. Le milieu des Trembles et le milieu de Paris agissent à l’opposé sur l’être nerveux qu’est Dominique. Paris sonne l’heure brûlée et sombre où Psyché approche sa lampe. Madeleine oppose à Dominique une « conduite admirable et désespérante de force, de simplicité et de sagesse » qui dit : « Je ne sais rien et si vous avez cru que je devinais quelque chose, vous vous êtes trompé. » Il faut pourtant que le moment de l’aveu de Dominique arrive. Il est très beau. À partir de ce moment l’intérêt du récit porte sur Madeleine.

Madeleine s’était décidée à épouser M. de Nièvres non dans un élan d’amour, mais parce qu’après réflexion elle avait jugé que cette union présentait les meilleures garanties de satisfaction pour le plus grand nombre de personnes. C’est un excellent type de la femme française. Presque tout le monde l’a rencontrée, estimée ou aimée. Beaucoup plus que Dominique à Frédéric Moreau, elle ressemble à Mme Arnoux. S’il y a une grande différence entre les auteurs, moins d’art et plus d’émotion directe chez Fromentin, entre Mme Arnoux et Mme de Nièvres il y a surtout une différence de monde : chez la bourgeoise plus de calme et de santé, chez Madeleine plus de souple finesse et autant de force réelle. Cet amour de Dominique qu’elle connaît à présent, Madeleine en tire à la fois une angoisse et quelque bonheur. Elle sait qu’il y a à côté d’elle quelque chose sur quoi elle peut s’appuyer. Elle sent que tout de même sa vie est enrichie, complétée par l’existence de cet amour dangereux. C’était l’état de Dominique aux Trembles, — mais simplement, chez tous deux, un repos dans le cours d’une cristallisation tragique. Bien que la vie soit pour Dominique une réalité plus sérieuse que pour Frédéric Moreau, la femme dans le roman de Fromentin comme dans celui de Flaubert apparaît comme un être de santé et de volonté relative à côté de l’homme faible et irrésolu dont la vie doit être plus ou moins manquée : elle prend cette figure maternelle dont a besoin l’amour des nerveux.

Une figure maternelle, de pitié et de dévouement. Dominique a fait son aveu, s’en est repenti, et de bonne foi est revenu aux anciennes relations tout amicales. Madeleine demeure plus effectivement et plus attentivement son amie, et, femme de courage et de charité, ne songe qu’à le guérir. « Elle vivait ainsi dans la flamme, à l’abri de tout contact avec les sensations les plus brûlantes, pour ainsi dire enveloppée d’un vêtement d’innocence et de loyauté qui la rendait invulnérable aux ardeurs qui lui venaient de moi, comme aux soupçons qui pouvaient lui venir du monde. »

Madeleine s’attache passionnément à rétablir le bonheur dans une vie d’où naguère elle l’a à son insu chassé. Elle prend une vue claire de cette existence dévastée, de cette nature si bien douée qui désormais va se consumer inutile et se perdre obscurément. Elle se tient responsable de cette vie manquée, elle se connaît le devoir de réparer le mal qu’elle a fait. Rien ne nous avertit, et rien ne l’avertit, que l’amour soit pour quelque chose dans cette œuvre de réparation. Mais tout ce que nous savons de la nature humaine nous dit qu’un visage de l’inévitable amour y est présent. Il dévore Dominique, qui est homme, et plus désireux de communiquer son mal que d’en guérir. « Malgré moi j’ourdissais des plans abominables ; et chaque jour Madeleine, à son insu peut-être, mettait le pied dans des trahisons. Je n’en étais plus à ignorer qu’il n’y a pas de courage au-dessus de certaines épreuves, que la plus invincible vertu, minée à toutes les minutes, court de grands risques, et que de toutes les maladies celle dont on entreprenait de me guérir était certainement la plus contagieuse. » C’est l’histoire d’Éloa. Arrive le moment où elle est à bout de forces, puis celui où l’amour la tient comme la maladie un corps épuisé. Ce qu’elle aime en Dominique ce n’est pas Dominique, c’est l’homme qui l’aime : un homme peut brûler d’amour et détester l’amour, mais toute femme, qu’elle vive sans amour ou qu’elle meure d’amour, aime l’amour. Cet amour de l’amour où entrent le sentiment de la pitié, celui de la justice, celui même du devoir, est un de ceux qui font céder le plus perfidement une honnête femme. Valmont le sait, et c’est en partie par là qu’il séduit Mme de Tourvel. Madeleine succombe, mais dans son âme seulement, et le seul moyen de se défendre est celui qu’elle emploie : interdire sa présence à Dominique.

Ils n’ont pu guérir l’un par l’autre, lui de son amour, elle de sa pitié glissante pour cet amour. Ils guériront peut-être loin de l’autre. C’est désormais le vœu de Dominique. Il se met au travail, s’attache à ne tenir son esprit que sur des réalités exactes et saines, à surveiller son excès d’imagination et de sensibilité, à se rendre plus viril et plus limité. Celui qui avait pensé devenir un Saint-Preux fait une cure d’anti-romantisme. Il fait paraître sans nom d’auteur deux volumes de ses vers, prend le chemin d’une vraie carrière, entre à la conférence Molé, publie sous un pseudonyme deux livres de politique. Voilà de quoi arriver à une confortable célébrité. Mais (on reconnaît ici l’autobiographie de Fromentin) Dominique a depuis longtemps l’habitude de l’analyse intérieure, et la lucidité froide de celui qui sait se juger. Il fait un examen détaillé de lui-même, reconnaît encore une fois qu’il manque de génie, arrive à cette conclusion qu’il est un « homme distingué et médiocre ». Il constate que son œuvre, comme celle de la plupart de ses contemporains, est dépourvue de « ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine et humaine, de pouvoir être limitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde si on la suppose absente ». Ainsi l’ambition participe chez lui de la même malchance que l’amour. Ayant appris que Madeleine et sa sœur sont malades — cette dernière d’un amour aussi désespéré que celui de Dominique — il les revoit, séjourne à Nièvres. Madeleine est épuisée, épuisée d’une vie aride, épuisée de luttes, épuisée de maladie, épuisée de cette présence dévorante de l’amour qui consume et fait périr lentement sa sœur à côté d’elle. Toutes les puissances féminines se dégagent âprement d’elle et de son grand regard éclatant. Elle se lance un jour à cheval dans une course folle pour que Dominique la poursuive, et semble ainsi prendre devant l’amour une conscience de bête traquée. Ils en sont au point fatal. Dominique va rôder la nuit à la porte de la chambre de Madeleine, où est restée la clef… Mais Dominique sait qu’une faute la tuerait et qu’il ne lui survivrait pas. Il décide de partir, fait ses adieux, et c’est le moment inévitable où ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Ayant saisi farouchement Madeleine, Dominique lâche prise lorsqu’il l’entend pousser un cri d’agonie, le cri d’un être qui va mourir. Elle recule, s’en va : il la revoit le soir pour la dernière fois. Et la scène de la séparation est admirable de sobriété tragique et poignante :

« Je restai à genoux, les bras étendus, attendant un mot plus doux qu’elle ne disait pas. Un dernier retour de faiblesse ou de pitié le lui arracha.

« Mon pauvre ami ! me dit-elle ; il fallait en venir là. Si vous saviez combien je vous aime ! Je ne vous l’aurais pas dit hier ; aujourd’hui cela peut s’avouer, puisque c’est le mot défendu qui nous sépare. »

« Elle, exténuée tout à l’heure, elle avait retrouvé par miracle je ne sais quelle ressource de vertu qui la raffermissait à mesure. Je n’en avais plus aucune.

« Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus, ni ce soir-là, ni le lendemain, ni jamais. »

On pourrait appeler des lors Dominique, ainsi d’ailleurs qu’Adolphe, le roman de l’amour et de la pitié. L’amour-passion exclut la pitié ; il lui importe peu d’infliger la souffrance à l’être dit aimé pourvu qu’il triomphe, et cette souffrance il finira par la rechercher comme un élément de ce triomphe. L’amour sans la pitié conduit à l’amour sans pitié, à l’amour cruel. Mais la pitié ennoblit l’amour, le sauve des déchéances et de la mort. « Vous n’avez pas d’amour, dit Ellénore à Adolphe, vous n’avez que de la pitié. » Que la pitié seule désormais les réunisse, cela brise leur vie à tous deux, mais cela aussi recompose de ces morceaux une autre vie que leur conscience n’aura pas à regretter, et qui participe au triste et fier honneur d’une vraie destinée humaine. Chez Fromentin, entre Dominique et Madeleine, cette pitié est alternative et mutuelle, elle éprouve les deux amours et les deux êtres. Madeleine est conduite vers Dominique par la pitié que lui inspire le mal qu’elle a causé. Cette pitié va-t-elle la perdre comme elle perd l’Éloa romantique ? Non ; la pitié s’échange comme un anneau de fiançailles, et Madeleine, au moment où elle va succomber, la retrouvera vivante dans le cœur de Dominique, pour la sauver : pitié qu’inspire à Dominique le cri d’agonie de Madeleine lorsqu’il la tient, victime passive, dans ses bras. Et ensuite ce « retour de faiblesse ou de pitié » qui fait laisser par Madeleine à Dominique le mot d’amour qu’il emportera dans la séparation irrévocable. Sous l’influence du roman russe, — la pitié est apparue trop souvent comme une effusion qui détrempe les cœurs et liquéfie l’être. Elle prend dans Dominique un caractère actif, constructif. Elle tend à se confondre avec le devoir : devoir de réparer le mal qu’on a fait, devoir de ne pas faire le mal de ce qu’on aime, devoir de laisser, dans l’adieu que dicte le devoir même, parler toute In sincérité de son cœur. Sous cette terre classique, aux inclinaisons intelligentes et modérées, qu’est Dominique, on devine le rocher cornélien.

Plus généralement, on trouve dans Dominique quelque chose de la tragédie française, de même qu’on verrait au fond de Madame Bovary et de l’Éducation le comique triste de Molière. Comme dans la tragédie du dix-septième siècle, tout est réduit à des personnages essentiels et significatifs. Dominique est comme un paysage de personnes, d’où on ne peut enlever aucun arbre, où on ne peut en ajouter aucun. Puisque c’est en partie une autobiographie, on peut se demander pourquoi Fromentin n’a pas gardé à la Madeleine du roman les enfants qu’avait la vraie Madeleine. C’est qu’ils eussent compliqué et affaibli cette œuvre, n’eussent pas laissé toute la place au drame d’amour. Mme Arnoux est plus calme, moins tentée que Madeleine parce qu’elle est défendue par la présence de ses enfants. C’est la maladie de son fils qui l’a arrêtée à jamais le jour où elle allait peut-être se donner à Frédéric. Fromentin n’a pas voulu compliquer son sujet en y introduisant le contrepoids du sentiment maternel. Il a voulu mettre face à face Madeleine et Dominique (l’homme du monde qu’est M. de Nièvres est réduit à la grisaille d’une utilité) dans la pure atmosphère d’une tragédie d’amour.

Car l’amour seul s’est installé autour de Madeleine pour déchirer ou éprouver les cœurs. De là cette figure de sa sœur Julie, imaginée par Fromentin ; Julie se consume d’amour pour leur cousin Olivier, en meurt sous l’indifférence cruelle du jeune homme. Entre ces deux êtres chargés d’amour désespéré que sont Julie et Dominique, il faut que Madeleine succombe au vertige. C’est là un de ces tableaux ternaires d’amour dont Racine avait le goût et dont Andromaque et Bérénice donnent deux épreuves opposées : les meurtres de l’amour-passion avec Pyrrhus, Hermione et Oreste, l’amertume fortifiante de l’amour héroïsé avec Titus, Bérénice et Antiochus.

Adieu, Servons tous trois d’exemple à l’univers,
De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.

De même Fromentin a varié dans une composition de peintre ses trois figures de l’amour brisé, dont l’une, Julie, a la valeur d’arrière-plan, essentielle pourtant, d’Antiochus.

Et le même sens très fin de la composition et des valeurs, naturel à un peintre, lui a fait disposer autour de Dominique Olivier et Augustin.

Bien qu’un de ses camarades lui ait vaguement servi de modèle, Olivier d’Orsel a été imagine presque tout entier par Fromentin pour mieux nous faire saisir l’être de Dominique, c’est-à-dire de lui-même. Dominique est d’un certain point de vue le, roman de la vie manquée, ou plutôt le roman des échecs successifs, des modifications de l’ambition et de l’amour qui forment le pain quotidien de la plupart des existences humaines. Le brillant Olivier d’Orsel a paru d’abord à Dominique la figure même de toutes les promesses et de toutes les réussites. C’est un mondain intelligent, décidé et souple, chez qui le goût du plaisir est excusé de tous comme un droit au plaisir. Collégien il n’ignore déjà rien de cette tactique de l’amour dans laquelle il doit faire sa carrière. Et pourtant cette vie sera plus manquée encore que celle de Dominique : au moment où Dominique refait la sienne, Olivier se détruit par un suicide qui est lui-même manque. Au moment dernier de cette défaite et à la veille de ce suicide il est ainsi dépeint : « Ce qu’il y avait de plus sensible dans ce caractère un peu effacé comme sous des poussières de solitude, et dont les traits originaux commençaient à sentir l’usure, c’était comme une passion à la fois mal satisfaite et mal éteinte pour le grand luxe, les grandes jouissances et les vanités artificielles de la vie. Et l’espèce d’hypocondrie froide et élégante qui perçait dans toute sa personne prouvait que, si quelque chose survivait au découragement de beaucoup d’ambitions si vulgaires, c’était à la fois le dégoût de lui-même avec l’amour excessif du bien-être. » Le découragement vient de ce qu’il ne sert à personne. Dès lors, dit-il de sa vie, « il était temps de l’achever moi-même ». Cette vie avait été d’abord la vie classique d’un beau garçon aux jolies aventures : « Je suis à peu près satisfait dans ce moment, et si je m’en tiens à des satisfactions qui n’ont rien de chimérique, ma vie se passera dans un équilibre parfait et sera comblée jusqu’à satiété. » Sans la combler jusqu’à satiété, il y a de bons égoïstes qui trouvent jusqu’à la fin un confort passable dans ce genre de vie. Fromentin veut qu’il mène au suicide, et il nous suffit qu’en effet il y mène parfois : aussi bien s’agit-il moins de réaliser le type d’Olivier d’Orsel que de mettre une « valeur » à côté de Dominique, de mettre Dominique en valeur.

Le second personnage de ce genre, qui ne tient aucun rôle dans l’action, est traité, lui, franchement et uniquement comme valeur, ainsi que le coq de la Ronde de Nuit. C’est Augustin. Augustin a été le précepteur de Dominique et il est resté son ami. Après avoir été le maître de ses études, il est devenu peu à peu pour lui, sinon un maître, du moins un modèle de vie. Dominique est placé entre Olivier et Augustin comme entre deux influences, entre deux choix possibles. Il s’agit de savoir si sa vie manquée s’abîmera comme celle d’Olivier, ou se refera, se fera comme celle du courageux Augustin. Dominique est un rêveur, avec tous les dangers du rêve, en partie neutralisés par le bienfait de la lucidité. Augustin est le contraire d’un rêveur. C’est « un esprit bien fait, simple, discret, précis, nourri de lectures, ayant un avis sur tout, prompt à agir, mais jamais avant d’avoir discuté les motifs de ses actes, très pratique et forcément très ambitieux. Je n’ai vu personne entrer dans la vie avec moins d’idéal et plus de sang-froid, ni envisager sa destinée d’un regard plus ferme en y comptant moins de ressources ».

L’Augustin de Dominique est une partie de Fromentin, à savoir sa raison, la raison dans son rôle ingrat et solide de précepteur. Il manque à Augustin la grâce et le génie. Ce n’est pas un artiste : on nous dit seulement que ce qu’il écrit ce sont des romans et des pièces de théâtre, et nous nous doutons bien que cela doit donner une littérature ennuyeuse. Il figure évidemment un de ces écrivains d’arrière-plan, qui font une carrière et qui rendent des services. Probablement l’équivalent en littérature de ce qu’est Fromentin en peinture. Celui-ci, en sa clairvoyante sincérité, n’a pas une très haute idée de lui-même comme peintre ; mais il sait gré à la peinture d’avoir organisé sa vie, de l’avoir installé dans un beau métier. De là ce sacrifice de l’art à la vie, ce primat de la vie traditionnelle et saine qui est un des motifs de Dominique.

« La vie, croyez-moi, voilà la grande antithèse et le grand remède à toutes les souffrances dont le principe est une erreur. Le jour ou vous mettrez le pied dans la vie, dans la vie réelle, entendez-vous bien ; le jour où vous la connaîtrez avec ses lois, ses nécessités, ses rigueurs, ses devoirs et ses chaînes, ses difficultés et ses peines, ses vraies douleurs et ses enchantements, vous verrez comme elle est saine, et belle, et forte, et féconde, en vertu même de ses exactitudes ; ce jour-là, vous trouverez que le reste est factice, qu’il n’y a pas de fictions plus grandes, que l’enthousiasme ne s’élève pas plus haut, que l’imagination ne va pas au-delà, qu’elle comble les cœurs les plus avides, qu’elle a de quoi ravir les plus exigeants, et ce jour-là, mon cher enfant, si vous n’êtes pas incurablement malade, malade à mourir, vous serez guéri. »

Ainsi parle Augustin à Dominique, et c’est la leçon qu’a acceptée et vécue Dominique. Le second Dominique, le Dominique autorité sociale, époux et père de famille modèle, nous passionne évidemment moins que le Dominique amoureux de Madeleine. Il serait facile de sourire, et on voit bien les pages dans lesquelles, un jour d’hypocondrie, pourrait l’apprécier la Correspondance de Flaubert. Le dernier mot de l’Éducation sentimentale : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur » fait un curieux contraste avec les conclusions de Dominique. On dira si l’on veut que Fromentin a été un ami de jeunesse d’Émile Augier, et que toute une part de Dominique fait une variation sur le célèbre

Ô père de famille, ô poète, je t’aime.

Et la destinée d’Olivier d’Orsel nous apprend pour notre édification que le célibataire est nécessairement mené au désespoir et au suicide… Il faudrait une hyperesthésie bien maladive pour retrouver dans Dominique, qui est tout en délicatesses et en demi-teintes, la lourde cuisine de Gabrielle. Plutôt songerions-nous à certaines pages de M. Barrès, à Gallant de Saint-Phlin et aux Amitiés françaises.

La différence entre un Dominique et une Gabrielle peut parfaitement se comparer à celle qui sépare le traditionalisme de M. Barrès et la littérature de clichés à laquelle il fournit un modèle. Dans les deux cas il n’y a d’œuvre forte que celle qui repose sur une vie intérieure. L’intérêt du traditionalisme de M. Barrès ne lui vient pas de la matière même des lieux communs qu’il a mis en « cantilènes », mais bien de ceci, que ce traditionalisme est le résultat et le fruit mûr d’une vie intérieure, qu’il a poussé comme un fruit naturel et authentique dans le jardin de Bérénice. Pareillement, ce qui fait la force et la solidité de Dominique, c’est d’être soutenu de tous les côtés par un massif de vie intérieure : cela, et cela seul confère aux tableaux de la jeunesse de Dominique et à ceux de son enracinement aux Trembles leur signification juste et musicale. La vie intérieure, qui est l’élément et comme la pulpe du livre, y reflue partout comme la lumière chez Rembrandt ou la chair flamande dans Rubens. Dominique a acquis « le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre », l’habitude de substituer aux réalités leur cristallisation dans son être intime. Le roman est par un certain côté l’histoire d’un homme qui apprend à se connaître, utilise ainsi les malheurs accidentels de sa vie, se replie, après qu’ils, l’ont frappé, sur ses ressources, ses racines, a été préservé du malheur suprême et conduit à un bonheur suffisant par le don de voir clair en lui-même. Et ce don, dans la présence duquel il semble que Fromentin ait écrit son livre, n’est pas limité à Dominique ; Olivier et Augustin présentent la même tendance à s’analyser, à regarder en eux et à expliquer avec une justesse momentanément désintéressée ce qui s’y passe. Évidemment ils en sont moins vivants. Ils perdent en relief ce qu’ils gagnent en clarté, ils ressemblent ainsi chez Fromentin aux formes mêmes de sa peinture.

Dominique offre néanmoins ce caractère de la vie, d’être une fin en lui-même, de s’arrêter justement et complètement là où l’auteur s’arrête, et pourtant de comporter encore une suite indéfinie. J’imagine Fromentin écrivant après ce roman de la vie manquée le roman de la vie refaite, le roman de la transmission, dont il indique l’amorce : « Si j’avais été ce que je ne suis pas, dit Dominique, j’estimerais que la famille des De Bray a assez produit, que sa tâche est faite et que mon fils n’a plus qu’à se reposer ; mais la Providence en a décidé autrement ; les rôles sont changés. Est-ce tant mieux ou tant pis pour lui ? je lui laisse l’ébauche d’une vie inachevée qu’il accomplira, si je ne me trompe. » Si Fromentin avait écrit ce roman, il n’eût pu en faire que celui du malentendu entre deux générations. C’est l’illusion d’une vie manquée, un des points par lesquels elle est réellement manquée étant aveuglée, que de croire qu’elle sera reprise et accomplie par un fils. Il y a là un égoïsme de la génération qui s’en va, et cet égoïsme appelle nécessairement un égoïsme de la génération qui vient. La vie des enfants ne répare point la vie manquée des pères, elle est de la vie même, manquée à son tour dans une certaine mesure, comme toute vie humaine.

Dominique, comme les trois autres volumes de Fromentin, est l’œuvre d’une intelligence. Le livre ne donne qu’une autobiographie partielle et idéale, mais il existe un point de perspective d’où l’identité entre le héros et l’auteur du livre apparaît parfaite : de ce point Dominique se définit comme une vie repensée et mise à sa place par l’intelligence. Fromentin appelle Dominique « un esprit dont la plus réelle originalité était d’avoir strictement suivi la maxime ancienne de se connaître lui-même ». Rien de plus rare chez un homme ; rien de plus rare surtout chez un artiste au génie duquel est souvent incorporée l’illusion sur lui-même. Fromentin, qui a eu l’intelligence socratique et classique de se mesurer et de se connaître exactement, a écrit dans Dominique le roman de cette intelligence, appliquée à une aventure d’amour analogue à celle qu’il avait traversée, à une vie de même ordre que la sienne, plus passionnée seulement, plus dramatisée et plus significative de quelques degrés. Surtout, lorsqu’on le compare à l’Éducation sentimentale ou à Une Vie, Dominique prend certains caractères des œuvres classiques, et je songe surtout à des classiques de la peinture, à un Lorrain et à un Poussin. L’artiste intérieur qui construit à Dominique sa vie, l’artiste réel qui bâtit le roman de Dominique, travaillent pareillement à composer une existence comme un paysage, à transposer dans un art de la durée l’équilibre qu’établit Poussin dans son art du simultané. Une vie, la vie de Dominique, se groupe comme une année, comme une succession alternée et enchaînée de saisons. Le roman la saisit au moment où elle est close, où elle appartient à un passé étendu en tableau pour une intelligence. Il figure une cristallisation d’art qui a investi comme elle eût fait de la branche morte dont parle Stendhal, cet étrange cabinet de travail de Dominique, sur les murs, les boiseries, les vitres duquel des dates, des figures mnémoniques, des maximes, des vers sont écrits ou gravés, image de tout son passé jusqu’à son mariage, après lequel il n’y a plus qu’une seule date, celle de la naissance de son fils. « Jugeait-il que la dernière évolution de son existence était accomplie ? ou pensait-il avec raison qu’il n’avait plus rien à craindre désormais pour cette identité de lui-même, qu’il avait pris jusque-là tant de soin d’établir ? » Cette identité de lui-même que la vie, l’intelligence, la conscience de soi ont donnée à Dominique, l’art du romancier paraît simplement l’approfondir, la continuer, l’amener sur la fin d’un jour à une lumière filtrée et purifiée.

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Un des premiers écrits de Fromentin est une étude fort raisonnable, publiée en septembre 1845 dans la Revue organique des départements de l’Ouest, sur le rôle des écrivains de second ordre : À quoi servent les petits poètes s’élève contre le mediocribus esse poetis d’Horace, estime que cette mediocritas elle aussi peut être dorée, et, pour parler le langage de sa profession, que les poètes et les écrivains de second ordre forment au moins l’atmosphère et les fonds d’une littérature dont la richesse ne consiste pas seulement à posséder beaucoup d’écrivains de génie, mais à les encadrer, à les nourrir, à les refléter, à les continuer par une classe moyenne forte et nombreuse, les lettres étant après tout chose sociale, et la réalité sociale sous toutes ses formes tirant de ses classes moyennes un élément de stabilité et de force. Il semble qu’avec sa lucidité précoce, sa clairvoyance intérieure, Fromentin ait esquissé là le plan d’un petit Temple du Goût où sa place était marquée. Il est un des plus distingués et des plus significatifs parmi ces écrivains qui constituent le bon terreau de notre littérature : ceux à qui manque la flamme du génie, mais qui par leur intelligence, par leur connaissance d’eux-mêmes, par la sagesse et la méthode qui les confinent dans un champ restreint où ils s’appliquent à fond, entretiennent sur un point donné une lumière complète et constante. Notre siècle en a compté beaucoup dans tous les domaines : c’est un Sénancour, un Joubert, un Tocqueville, un Lemaître.

Classe moyenne qui, dans un pays cultivé, incorpore à la littérature une élite d’amateurs et d’honnêtes gens, y assouplit certaine lourdeur et certaine tension professionnelles. Les quatre volumes de Fromentin reçoivent une élégance de leur sûreté et de leur discrétion. Nous lui savons gré de n’avoir écrit que pour dire quelque chose, de s’être arrêté toujours au moment où il nous laisse deviner encore, d’avoir porté dans son œuvre écrite des qualités de bonne compagnie. Sans doute cet admirable connaisseur de lui-même savait qu’il eût perdu à insister. Dix volumes de voyages en Afrique et en Asie eussent fort peu ajouté à l’idée de l’Orient et à l’idée de la lumière qu’il a exprimées dans ses deux livres algériens. Si les auteurs de la Princesse de Clèves, de la Nouvelle Héloïse, d’Obermann, d’Adolphe, de Volupté ont ajouté peu ou point à leur œuvre romanesque unique, peut-être y verrait-on une nécessité d’un genre, auquel appartient Dominique : ceux qui ont laissé une grande histoire d’amour n’en ont laissé qu’une. Et enfin les Maîtres d’autrefois nous montrent l’effort de Fromentin critique d’art restreint sur un domaine d’où peut-être il lui eût été dangereux de sortir pour étudier ses contemporains, qu’il comprend médiocrement, ou l’art italien, bâti sur de grandes idées plastiques qui n’entraient guère plus que l’art de Rembrandt dans son cerveau précis et timide. J’imaginerais seulement de lui un second volume sur la peinture espagnole, qui eût été admirable. De sorte que la carrière littéraire de Fromentin, avec cette impression à peu près parfaite de lucidité et de mesure que lui-même a cherchée pour son personnage de Dominique, demeure peut-être le meilleur, le plus intelligemment lumineux, et le plus habilement composé de ses tableaux.

Amiel §

La vie des œuvres présente souvent des tournants aussi inattendus et aussi pittoresques que la vie des écrivains. Amiel a écrit le Journal d’un homme à vie apparemment monotone et grise, d’un homme à qui, dirait-on à tort, rien à peu près n’est arrivé de ce qu’il eût souhaité, et il a pu lui-même, à ses mauvaises heures, gémir sur le naufrage de cette vie perdue. Mais son Journal, lui, a connu, depuis la mort d’Amiel, une existence dramatique et accidentée, et dont s’émerveillerait ce journal s’il prenait conscience de lui, s’il écrivait à son tour son journal. Les deux volumes publiés autrefois par Schérer et la légataire d’Amiel, Mlle Mercier, ont fait le tour du monde, sont devenus un des grands livres de la vie intérieure, ont été traduits en des nombreuses langues, ont provoqué les polémiques, se sont fait des amis de cœur chaud et des ennemis acharnés. Un centenaire en 1921 a permis, comme à l’ordinaire, d’établir un bilan momentané. Puis le Journal est reparti pour une nouvelle carrière. Les extraits choisis par Mlle Mercier ont été déclassés comme le Pascal édité par Port-Royal ; la bibliothèque de Genève est entrée en possession de l’énorme manuscrit du Journal authentique, — seize mille neuf cents pages in-quarto d’un texte très fin ; — le moment est venu de faire connaître peu à peu au public le véritable Journal, révélation que les détenteurs du manuscrit (et des autres manuscrits d’Amiel) entendent conduire avec une prudente lenteur. Il y en aura peut-être jusqu’au prochain centenaire, et il ne faut pas le regretter ; Amiel n’eût probablement pas rêvé, pour son œuvre, de destin plus favorable que cette révélation progressive, ces hasards de lumière et d’ombre, cet état crépusculaire qui tient le livre encore à demi engagé dans le manuscrit, cette permanence d’un Amiel intérieur et secret dont se nourrirait, pour s’en composer une figure changeante, l’Amiel public.

M. Bernard Bouvier, à qui un statut testamentaire, moins équivoque que celui des Goncourt, confie le soin des manuscrits d’Amiel, a commencé, cette année même, cette révélation méthodique. Il a d’abord procédé à une révision des anciens Fragments, auxquels les éditeurs précédents avaient fait subir des mutilations et des altérations graves. Il a rétabli les textes modifiés par de naïves pudeurs. Il a ajouté un tiers de fragments nouveaux, qui changent déjà assez considérablement nos perspectives sur la vie intérieure d’Amiel. Il a supprimé ce recueil factice de pensées détachées, extraites du Journal par Mlle Mercier, et qui travestissaient Amiel en un La Rochefoucauld de deuxième zone. Les années qui viendront ajouteront à ces Fragments d’un Journal intime des fragments nouveaux, probablement la publication intégrale de certains Cahiers, celle de lettres, une Vie d’Amiel établie sur l’étude de tous les manuscrits et aidée de ces papiers de famille qui abondent à Genève. En quête d’un portrait que règlent l’âge, l’humeur, la lumière, nous conservons donc le loisir et la perspective de modifier encore plusieurs fois notre crayon d’Amiel. Nos dix chapitres d’aujourd’hui ne sont presque pas des titres, des amorces sur des cahiers encore à peu près blancs.

I. La formation du « Journal » §

Dès la première publication et le premier succès du Journal, on se posa curieusement cette question : Comment un auteur si médiocre dans ses livres, un professeur si terne dans son enseignement, devenait-il chaque soir, devant son papier, un analyste si profond, un écrivain si sûr, un maître original et incomparable ? Comment concilier en une nature unique cette impuissance de rien dire au public, cette puissance illimitée de tout dire sur soi et à soi ? Tout se passe comme si, à l’intérieur d’Amiel, s’était trouvé un démon étonnamment habile, un malin génie occupé à boucher toutes les issues qui auraient pu le sortir de sa vocation, du Journal à faire. On songe à ces maladies précieuses créées par les éleveurs pour obtenir l’obésité des ruminants ou le foie des palmipèdes ; on devine dans l’inconscient d’Amiel cet éleveur habile à tout intérioriser ; on discerne les principes qui le guident.

Principes qui se ramènent à cette ligne générale : détruire en Amiel l’homo faber, l’empêcher de construire, le soustraire à toute technique fabricatrice. « Au fond je n’ai jamais réfléchi sur l’art de faire un article, une étude, un livre, ni suivi sérieusement et méthodiquement l’apprentissage d’auteur ; cela m’eût été utile et j’avais peur de l’utile. » Peur de l’utile, peur de la technique, peur de la spéculation, peur de l’action, voilà la barrière que le génie caché, le démon avertisseur a posée pour le conduire dans la voie du Journal. Ce démon n’a même pas eu besoin de l’empêcher de construire, de lui ôter la faculté technique : il a procédé avec plus d’économie et d’élégance, comme Apollon, quand, ayant laissé à Cassandre le don de prophétie, il lui enleva seulement celui de se faire croire. Amiel, professeur de philosophie à l’Université de Genève, savait admirablement composer une leçon. Sa leçon n’était même que composition, toute en divisions, en numérotages, en accolades. Mais il lui était interdit d’utiliser cette technique, de l’employer à faire comprendre et aimer ses idées profondes.

Entre son métier de professeur et sa vocation d’analyste les communications restaient coupées. Rien de plus éloigné de sa nature que la nature française et oratoire du professeur-écrivain, à la Brunetière ou à la Lemaître, et la fureur comique de Brunetière contre ce Genevois, qui se permet de n’être pas comme lui, comble de joie les amateurs de diversité humaine. Et Amiel y voit clair. Lui-même nous renseigne admirablement sur les procédés de son démon subtil : « J’ai pris deux habitudes d’esprit opposées : l’analyse scientifique, qui épuise sa matière, et la notation immédiate des impressions mobiles. L’art de la composition était entre deux : il veut l’unité vivante de la chose et la gestation soutenue de la pensée. » Et Amiel conclut que : « Composer, c’est montrer du caractère. » Ce caractère qu’il n’avait pas, il eût souhaité de l’avoir, et il parlerait à son démon avec le même accent de reproche triste que le Moïse de Vigny à Dieu : « Faire une chose a plus de prix que de parler de mille. Tout le feuillage d’un pommier n’équivaut pas à une pomme. Ce qui dure, ce qui peut résister à la mort, surtout ce qui est fécond, voilà l’essentiel. Ainsi qu’importent les seize mille trois cents pages de ce journal ! Une nouvelle de Mérimée, un article de Sainte-Beuve, une lettre de Doudan, comptent davantage puisqu’ils sont écrits, publiés, et d’un style achevé. » En réalité, il y a là deux forces qui, à un certain degré d’intensité, ne peuvent pas se rejoindre en un seul être et doivent être cultivées en des individus spécialisés. D’un côté la technique, l’intérêt, l’application à une œuvre ; de l’autre l’intuition, le désintéressement, la sympathie avec tout, l’unité de la vie assumée par une conscience dépersonnalisée. Et, comme les oiseaux nourris en cage et les oiseaux libres, l’un et l’autre côté se jettent mutuellement des regards d’envie.

Portant comme une gloire ou un deuil l’incapacité de toute technique, Amiel était prédisposé à écrire dans le Journal le type même du livre passif, du livre sans technique de livre, et qui convertit cette défaillance en une beauté, cette pauvreté extérieure en une richesse intérieure. Écrire est un acte, implique une technique de l’exposition, mais penser n’est pas un acte, n’implique aucune technique : la logique, l’« art de penser » permet de reconnaître, une fois qu’ils sont faits, les raisonnements faux ; elle ne permet pas de faire des raisonnements justes, car on ne pense pas en, vertu d’un art. Art de communiquer sa pensée à autrui, art de composer, art d’écrire, autant de tortures pour Amiel, autant de cadres techniques où il se trouve mal à l’aise. Mais rédiger le Journal, ce n’est pas écrire, puisque ce n’est écrire pour personne, c’est penser la plume à la main, la plume suivant le graphique d’un mouvement intérieur, disposant selon ce mouvement les mots, les phrases, le détail de la langue. Le mécanisme de ce graphique allait selon la nature d’Amiel, faisait corps avec l’élan de l’âme et de la main, et chaque soir quelques pages de cette fine écriture sans ratures allait accroître le magasin du Journal. Mais écrire pour être lu, s’adresser à des étudiants, parler à un public, cela mettait en jeu des mécanismes tout différents, des mécanismes rouillés qui, au moindre essai, résistaient et grinçaient. Alors les préférences d’Amiel allaient vers un mécanisme qui marchât tout seul, celui des vers, mais si le mécanisme allait tout seul, il n’était qu’un mécanisme, et les vers d’Amiel, sauf quand ils frappent selon le mode gnomique une maxime de vie intérieure, ne parviennent pas à l’existence poétique.

Livre sans technique, sans idée de public, sans effort constructeur, le Journal paraît dès lors le type même de l’œuvre inutile et désintéressée, et nul ne l’a jugé plus impitoyablement qu’Amiel. Cette facilité lui faisait honte. Il voyait dans le Journal « une paresse occupée et un fantôme d’activité intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les autres œuvres dont il a l’apparence de tenir lieu ». Et non seulement des autres œuvres, mais de tout ce qui est humain, de tout ce qui fait l’épaisseur et la solidité d’une vie. « Le Journal tient lieu de confident, c’est-à-dire d’ami et d’épouse ; il tient lieu de production, il tient lieu de patrie et de public. » Autrement dit, il tient lieu de tout intérêt. Il ressemble au désintéressement où notre vie glisse en rêve. Amiel croit d’abord que le Journal lui servira à se construire moralement par l’examen intérieur. Mais il ne sert même pas à cela, et la vie morale se développe sur un autre registre. À quoi sert-il alors ? à penser librement, solitairement, avec une plume, à voir sa pensée plus nette dans le miroir blanc qui la reflète en petits signes noirs. Non miroir, mais milliers de miroirs dont chacun conserve une image de vie passée, et qui s’empilent en ces glaces sans épaisseur, ou mieux en ces pellicules photographiques que sont les feuillets du manuscrit. Pellicules prises à des intervalles tellement rapprochés que le lecteur patient du manuscrit entier, s’il y portait la souplesse psychologique d’une intelligence à la Sainte-Beuve, les verrait probablement s’organiser en film, vivre dans l’unité d’un mouvement cinématographique. Il semble qu’avec le démon ou l’éleveur qui fonctionnait dans l’inconscient d’Amiel, il y ait eu un habile opérateur qui aurait « tourné » sa vie en l’obligeant à donner chaque soir sa pellicule. Amiel a-t-il aperçu cet opérateur au travail ? « Je me laisse vivre, étudier, penser, et je regarde dans mon âme comme dans une boîte à phénomènes, sans rien déranger par l’intervention brutale et pédantesque de mon vouloir. » Mais sa fonction était de fournir le sujet du film, de se prêter au démon qui le tournait, plutôt que de regarder, en spectateur, sur l’écran le film entier. À ce degré de désintéressement, il n’écrit même pas pour se lire. Cela même serait un but qui le ferait déchoir de l’inutilité parfaite où il s’est spécialisé. « J’écris ici sans but quelconque..., c’est l’holocauste à la déesse stérile, à l’inutilité. » Il ne lui arrive jamais, tout au moins dans les fragments publiés (et je ne crois pas que d’autres fragments nous prouvent le contraire) de relire de suite et systématiquement le Journal entier pour s’apercevoir lui-même sous la forme d’une histoire, d’une suite, d’un progrès. Cette histoire, ce sera peut-être à nous, spectateurs du film, de la voir. Mais lui, sujet, s’y refuse. Il n’y a pas plus d’histoire dans sa vie que dans celle de l’Inde. Le Journal ne nous présente que ce que Kant appelle le caractère intelligible et intemporel. Quand Amiel relit ses derniers Cahiers à la distance de quelques mois, il ne se reconnaît plus, il se découvre comme un étranger, et il conclut que les états dont ces pages témoignent n’affectaient que son caractère empirique, non pas sa substance intime. « Je ne les sens pas à moi, en moi, ils ne sont pas moi. »

De sorte que nous arriverions à ce paradoxe : non seulement le Journal intime ne serait pas Amiel, mais encore on pourrait voir dans le Journal, dans la matérialité de ces seize mille pages, le cône de débits que le travail intérieur d’Amiel évacue au dehors afin de le maintenir, lui, dans sa limpidité glaciale, dans sa conscience pure, dans un être métaphysique. « Je sens que mon esprit est comme les glaciers qui rejettent de leur sein les terres, les cailloux et les blocs, il expulse tout ce qui lui vient du dehors, il se maintient dans sa pureté formelle. » Quand Amiel prend conscience de cette pureté, cette conscience devient en effet une matière inhumaine, un bloc de glace lucide, éternelle. « Je n’ai ni pesanteur, ni solidité, ni fixité et n’ai pas le préjugé opaque qui pèse sur les yeux humains, le préjugé de l’existence. » Le Journal lui sert à se débarrasser, par l’écriture, de ce reste de solidité, d’action, de technique, d’homo faber, que comportent, malgré tout, la condition humaine, l’organisme humain, la main qui fabrique encore en écrivant. Devant cette métaphore du glacier, je pense à la manière dont Montaigne dit de ses Essais : « Ce sont les excréments d’un vieil esprit. » Ce n’est pas autrement que le glacier intérieur d’Amiel excrète en vieillissant, dans le Journal, sa moraine frontale. Entrez dans la grotte de glace de cette phrase : « Il me semble à moi-même qu’avec le déclin de ma force active, je deviens plus esprit, tout me devient transparent, je vois les types, les mères, le fond des êtres, le sens des choses. »

Mais la vie est là. Elle embrasse tous les êtres et il n’y a pas d’être qui l’embrasse. Les « excréments d’un vieil esprit » fument la vigne la plus précieuse de l’esprit qui ne vieillit pas, son Yquem, sa Romanée. Et la moraine, qui n’est pour le glacier que de la matière rejetée, existe, avec le temps, pour elle-même, comme une butte sur laquelle se développent des champs et se construit une ville. Si le Journal forme pour Amiel un immense cône de débris quotidiens qui lui est devenu étranger, c’est qu’il ne le voit pas comme nous le voyons, ainsi qu’une vie, un magasin, une carrière, mobilisés tout entiers sous un regard, disposés en couches géologiques, présents comme une réalité épaisse, ou bien comme le belvédère où nous bâtissons pour nous des châteaux de l’âme. Cette épaisseur, qui appartient au Journal, Amiel ne l’éprouve pas, et chaque page journalière, une fois écrite, ferme son horizon. Il remplit sa fonction d’auteur. Il ne saurait remplir celle de lecteur. Le Sic vos non vobis demeure la loi de toute création.

Le démon qui attachait Amiel à la tâche du Journal intime agissait avec l’infaillibilité subtile de la nature. Le Sphex doit piquer la proie juste assez pour la paralyser, pas assez pour la tuer. Ainsi, pour écrire le Journal, il ne fallait pas qu’Amiel crût beaucoup à la valeur du Journal, comptât sur lui pour passer à la postérité. Car alors, il aurait dû inévitablement récrire pour le public, avoir devant lui un autre horizon que celui de la page immédiate, de la page blanche, de la page nue. « De mes quatorze mille pages de journal, qu’on en sauve cinq cents, c’est beaucoup, c’est peut-être assez. » Et cela pour un public d’amis, pour Genève, comme Mistral espérait qu’on parlerait de Mireille en Arles. D’ailleurs, ces quatorze mille pages lui paraissent pleines de redites, parce qu’il est habitué à ce qu’il dit, et que « la vie intérieure tourne en cercle ». Mais, d’autre part, il fallait qu’Amiel vît dans le Journal la figure même de sa destinée, et, qu’il le considérât non seulement comme une moraine à rejeter, mais comme une coquille à sécréter, épousant la forme de son organisme, et qui lui survécût. Il a pris toutes ses précautions pour que rien de ses papiers ne fût détruit. Il sent que son journal est d’une nature différente de ses autres écrits. « L’auteur de l’Africa ne tenait pas à ses petits sonnets amoureux, et ce sont ces petits sonnets qui ont fait sa gloire. » Peu de temps avant sa mort, il se demande si ce n’était pas sa vocation, d’écrire un Journal intime, de dialoguer avec son moi, « comme un pommier porte des pommes », de prouver par son exemple le mal de la vie intérieure exclusive, le mal des qualités féminines chez un homme, le mal de la timidité. Ce qui était tout à l’heure une moraine devient un écriteau avertisseur pour détourner l’homme des sentiers où l’on s’égare et où l’on perd sa vie. Ni l’un ni l’autre, pour nous. Vivre ordinairement la vie d’Amiel, ce serait, pour l’humanité, rigoureusement, périr. Mais une humanité où des vies comme celles d’Amiel, de Montaigne, de Marc-Aurèle, ne seraient pas vécues, perdrait en étendue, en souplesse, en communication avec les nappes intérieures de l’esprit divin. Les démons ingénieux qui ont ménagé dans les interstices de la vie, entre les grands courants normaux de l’humanité, la place du Journal intime, des Essais, du livre À moi-même, ont trouvé le détour qui utilise malgré tout au bénéfice d’une création l’être qui se défait.

II. Les dessous du « Journal » §

Un être n’est canalisé dans la vie intérieure que par des obstacles venus de lui-même ou des choses. Certes, cette vocation de la vie intérieure, comme les autres vocations, existe. Mais il n’en est pas qui risque plus de se perdre et qui ait davantage besoin de contrainte.

Des deux vies, l’active et la contemplative, Amiel a vécu la seconde, mais sans la choisir. D’ailleurs la choisit-on ? Ne la vit-on pas précisément, comme c’est le cas d’Amiel, parce qu’on ne veut pas, ou ne peut pas, ou ne sait pas choisir ? Cette vie qu’il n’avait pas choisie, il l’a portée comme un fardeau, il l’a regardée, en face et du regard le plus désabusé, comme une passivité, une paresse, un non-être, et bien inférieure à l’autre vie, « à la joie de l’énergie, à la douceur de l’amour, à la beauté de l’enthousiasme, à la saveur sacrée du devoir accompli ». Il en a connu la source comme une réalité déficiente, une démission, une timidité.

Timidité devant la vie à vivre ; timidité devant le livre à composer ; timidité devant la femme à élire et à aimer. Toutes trois chez lui n’en font qu’une. « La conscience, la timidité, l’hésitation, le manque de mémoire rendent la composition quasi impossible. La procréation veut plus de fougue et de confiance. » Agir, c’est exclure. Avoir un corps c’est exclure de son univers tout ce qui n’est pas apte ou favorable à un certain genre d’action. Aimer une femme, même et surtout physiquement, dans l’instant sexuel, c’est exclure de l’univers ce qui n’est pas elle. Faire un livre, c’est exclure de son champ intellectuel ce qui ne sert pas à l’idée de ce livre. Amiel n’a pas pu exclure, agir, vouloir, aimer virilement. « Il en est pour toi de la composition comme de tout le reste. Tu ne sais rien cueillir, rien finir. Tu n’oses pas, la défiance t’étouffe. »

Il faut remercier M. Bernard Bouvier de n’avoir pas eu les scrupules de l’excellente demoiselle qui choisit les fragments de l’ancien Journal intime, et d’avoir publié cette page du 24 décembre 1849, huit heures du matin, matin triomphant de l’esprit peut-être, mais crépuscule du soir de la volonté. « Avoir couché dans tous les lits de l’Europe, depuis Upsal à Malte (sic) et de Saint-Malo à Vienne, dans les chalets et dans les hôtels, chez les bergères de Bretagne et à deux pas des filles de Naples, et ne connaître la volupté qu’en imagination. Résumé : puber, liber, liber, miser. » Il a alors vingt-huit ans, et il ne connaîtra l’amour physique que vers la quarantaine. Dans quelle mesure peut-il se féliciter d’avoir été ce tard venu, lui-même nous le dit, en 1880, un an avant sa mort, sans illusion : « Je crois que la malédiction de ma vie a été la question du sexe, tout ce qui se rattache à la pudeur, à la volupté. Cette fonction physiologique a été pour moi une misère incessante. Le mariage précoce ou même le libertinage eût mieux valu que la continence et le célibat. » Et nous serions évidemment de son avis, si précisément cette continence et ce célibat ne nous avaient valu le Journal.

Dans toute la première partie du Journal, Amiel pose interminablement la question de Panurge. Se mariera-t-il ? Ne se mariera-t-il pas ? Il ne veut s’engager dans la loterie qu’à condition de gagner le gros lot. Il ne se décide pas à risquer, et il va de soi que ses exigences de perfection en matière de mariage lui imposent ce célibat dont il gémit.

« Le vrai mariage c’est une prière, c’est un culte, c’est la vie devenue religion. » Et pourtant il connaît, comme tout le monde, une vie sentimentale, qui se modèle sur les détours, les replis, les hésitations, la disponibilité indéfinie de sa nature.

Peu ou point amant, il devient, comme il est naturel, l’ami des femmes, une sorte de De Ryons suisse, qui leur sert de confesseur, c’est-à-dire de Journal intime. Cet homme de l’intelligence, qu’affinent la pratique de la vie spirituelle et le célibat, il tient volontiers, en pays protestant, une place de directeur de consciences féminines. « Le bonheur le plus direct et le plus sûr pour moi, c’est la société des femmes… Est-ce la récompense de ma longue intimidation devant le sexe ? » Au contraire de Montaigne, il n’a pas eu d’amis véritables, mais bien des amies, et beaucoup. Le doit-il en partie au côté féminin, passif, de sa nature ? Dans cette camaraderie, n’est-ce point l’indécision du sexe qui intervient autant et plus que sa différence ? « Depuis ma vingtième année et mon voyage en Italie, j’ai toujours été le confesseur de quelqu’un et vécu dans l’intimité de l’âme féminine. » Aussi affirme-t-il que personne ne connaît comme lui cette âme. Oh ! que voilà une présomption téméraire, et qui nous oblige à nous souvenir qu’Amiel a écrit : « Dis-moi de quoi tu te piques et je te dirai ce que tu n’es pas. » En 1860 (notez qu’il est dans sa quarantième année et ne connaît encore que l’amour platonique), il confie à son papier que voilà la quatrième fois qu’il est aimé, et qu’il reçoit une déclaration d’une femme « forte et volontaire » qu’il a « magnétisée ». En bon philosophe, il se demande pourquoi, propose toutes sortes de raisons, et s’arrête à celle-ci, point évidemment d’une subtilité excessive, qu’il est capable de comprendre les femmes, et de les initier « à la vie idéale par la pensée aimante, par l’amour intellectuel. L’âme féminine se donne à qui la féconde ; elle appartient à qui lui ouvre le monde divin ». Nous n’en doutons pas. Il y a malheureusement en nous un Méphisto qui sourit devant les tours et les retours du chemin vers ce monde divin. Et voici : « À qui est échu ce rôle de recevoir des aveux et d’être pris pour directeur et confident contre lui-même et contre la passion dont il était l’objet ? Or, cela m’est arrivé bien des fois, six fois pour le moins. » Le Journal inédit nous éclairerait. Mais il nous suffit qu’il s’agisse de femmes « fortes et volontaires », de qui le cœur est sans doute riche de despotisme brûlant, et qui, ayant repéré en Amiel un faible à dominer, ont marqué, par l’effet d’un sûr instinct, sur sa nature fuyante la place par où tenter la prise la plus solide. Et toutes six ont bien marqué la même. Entre un timide et une femme forte et volontaire, circulent toujours, comme une nécessité du jeu, la tentation et la sensation d’un changement de sexe, pareil à l’échange des épées dans Hamlet. Et si le timide fait fonction, comme ici, de directeur spirituel, nous sommes amenés précisément, inévitablement, à cette scène à faire, à ce genre de déclaration qui fut faite plus de six fois à Amiel, et que beaucoup de prêtres doivent entendre dans leur confessionnal. Quand Amiel se demande naïvement à qui d’autre qu’à lui cela est arrivé, songeons à ce que lui-même s’est permis de dire de Corneille : « Grand homme, grand nigaud… »

III. Genève §

En ce confesseur de lui-même qui écrivait chaque soir le Journal intime, les femmes cherchaient ainsi instinctivement un confesseur pour elles, et l’attaquaient par le côté le moins défendu. Le Journal ne lui fait pas seulement une occupation et une destinée, mais une atmosphère. « J’ai déjà lu des journaux intimes et dirigé plusieurs néophytes et plusieurs jeunes personnes. On se sent avec moi compris, deviné, abrité. » Observons que précisément les deux grands livres de la littérature genevoise sont les Confessions de Jean-Jacques et le Journal intime. Tous deux naissent de cet examen personnel en lequel Stendhal voit la grande force opposée au catholicisme. La littérature intime de ce genre, celle qu’on faisait lire à Amiel et qu’il nous fait lire aujourd’hui, ne manque certainement pas dans les archives des familles genevoises. Amiel est porté et nourri par les esprits de la cité calviniste.

Il est de cette Genève, et il est aussi de l’autre Genève, celle de Mme de Staël, la Genève lieu d’échanges, terrain neutralisé, à la fois forum et salon européen, celle-là dont se défend le localisme vaudois. Ne nous étonnons pas qu’il ait écrit : « À Lausanne, on me trouve très Genevois. » Et Genevois, pour les Lausannais, cela signifie d’abord des différences locales entre riverains du Léman, mais cela veut dire aussi et déjà Européen. « Je me sens fort isolé de la Genève réelle, mais la Genève idéale me dit encore quelque chose. » Et cette Genève idéale est faite pour lui de neutralité et d’impartialité, d’intelligence et d’indépendance. Le 28 octobre 1870, en pleine guerre franco-allemande, il écrit : « Je rends grâce à Dieu d’appartenir à un pays et d’avoir une situation qui me permettent de dépouiller mon âme de ces emportements et de ces préjugés vulgaires, et de ne chercher que la justice comme un homme calme. » Malheureusement, cette belle médaille a son revers, cette indépendance Amiel l’emploie surtout comme un prétexte à s’abstenir, et cette neutralité passive l’écœure quand il y voit une manière de ne pas être, une timidité devant l’existence positive et le parti franc, analogue à sa timidité devant l’amour. « Je n’ai été ni oriental, ni occidental, ni homme ni femme tout à fait, je suis demeuré amorphe, atone, agame, neutre, tiède et partagé. Pouah ! » Le Journal intime, écrit par un homme qui diffère de vivre, est le procès-verbal de cette neutralité.

Genève donne à Amiel une sorte de statut légal de sa neutralité congénitale, mais il n’est pas neutre contre Genève. Cette neutralité qu’il éprouve tantôt comme une volupté d’indépendance éthérée, tantôt comme une nausée faite de ses déceptions, de son impuissance à choisir et à vivre, elle s’exerce mieux à l’égard de réalités idéales et lointaines, comme la France et l’Allemagne, l’Orient et l’Occident, qu’à l’égard des compatriotes, ramassés sur un étroit espace, qui le contrôlent, le coudoient et le froissent. De cette vie genevoise, dans un air mou, sous des regards ironiques et entre des êtres rétrécis, il a souffert comme un Français de la province. « C’est l’histoire si souvent faite par les romanciers français, de la vie de province ; seulement la province c’est tout ce qui n’est pas la patrie de l’âme, tout lieu où le cœur se sent étranger, inassouvi, inquiet et altéré. » La timidité que porte douloureusement sa nature, il l’impute à l’air sans vivacité, au ton moqueur de Genève, à la vie de province sous l’œil d’autrui. Professeur peu écouté, tourné en ridicule par l’opinion, cette critique locale l’exaspérait, non seulement comme une injure, mais comme une laideur, un provincialisme, un instar misérable de Paris. « Les négatifs ne sont inoffensifs que dans de grands organismes politiques qui vont sans eux et malgré eux. En se multipliant parmi nous, ils feront crouler toutes nos petites patries, car les petits États ne vivent que de foi et de volonté. » À partir de 1868, le Journal marque un redoublement d’amertume contre Genève, contre la famille d’Amiel, contre la vie qui lui a été imposée, contre ce qui, de sa destinée manquée, est la faute des autres, contre son éducation protestante, contre ce fantôme de la pureté sexuelle, « cette folie à laquelle j’ai sacrifié ma santé, ma force et mon existence, cette folie de la continence, prise pour une vertu ». C’en est assez pour dessiner la pente sur laquelle sa nature et sa destinée le conduiraient, une pente à la Rousseau, s’il n’était maintenu sur les hauteurs, dans les neiges éternelles de la vie intérieure, par la culture et la philosophie qui manquaient au poète des Rêveries d’un Promeneur solitaire.

Épouserons-nous ses rancunes contre Genève ? Le croirons-nous quand il écrit : « La défensive contre mon milieu a usé les deux tiers de mes forces. Dans un milieu conforme à ma nature, j’aurais donné dix fois ce que j’ai donné à Genève. » Autrement dit, Paris lui a-t-il manqué ? Sans doute. Tout au moins le Paris du Genevois ou du provincial qui n’en devient pas le prisonnier, qui n’en copie point les modes, qui n’y a jamais qu’un pied, qui ne fait qu’effleurer le conformisme de boulevard, les cafés, les salons, l’Académie, qui n’y cherche qu’un forum, un lieu d’échanges, qui n’y vient que comme le paysan au marché. Un peu plus de Paris intermittent eût convenu à Amiel, lui eût donné du jeu, de la souplesse. Mais si la défense contre Genève peut user les deux tiers des forces d’un Genevois, l’attrait de Paris, le refus de se défendre contre Paris, l’usera tout entier. Et les exemples sont là. Il n’y a qu’à comparer la destinée « manquée » d’Amiel avec deux destinées qu’il jugea si « réussies » et qu’il envia comme le bon Stapfer enviait celle de Faguet : je veux dire Cherbuliez et Schérer.

En 1861, il écrit : « Je sors de la leçon d’ouverture de Victor Cherbuliez abasourdi d’admiration. Contre la supériorité et la perfection, dit Schiller, nous n’avons qu’une ressource, c’est de l’aimer. » Et il fait un retour honteux sur lui-même, sur sa misère et son néant. Cherbuliez n’avait alors qu’un pied à Genève ; il chaussait l’autre pour s’en aller à Paris, où il fit la figure du Genevois francisé, arrivé, académicien, « remplissant, dit Amiel, la Revue des Deux Mondes, car il y tient le roman, la haute politique et la critique d’art ». Amiel admire alors son esprit, son style, mais lui reproche l’absence de sérieux, un scepticisme de façade qui recouvre la complaisance à l’opinion, une facilité de style qui fait corps avec la facilité de conscience, une « adresse obséquieuse envers le chauvinisme français ». Cela est écrit en 1876. Amiel ne se doutait guère de l’avenir. Aujourd’hui, le brillant Genevois passé dans le tourbillon parisien est autant oublié à Paris qu’au bord du Léman. Il n’est plus qu’un sujet de thèse en disponibilité. L’auteur du Cheval de Phidias s’est perdu dans la chasse à la réussite, et l’obscur Amiel est devenu, après Rousseau et Mme de Staël, la troisième des grandes valeurs européennes fournies par Genève.

IV. La France §

L’antipathie d’Amiel pour la France est évidente, et les fragments publiés du Journal sont loin d’en donner toute la mesure. Schérer, puis M. Bouvier ont agi prudemment en ne retenant dans leurs extraits aucune des pages où il exprime ses sentiments sur la guerre de 1870. Essayons de comprendre plutôt que de déclamer. Amiel est né en 1821. Il a été élevé par une génération dont la vie civique et morale a subi le joug de la France, un joug que la force militaire imposait et que le cœur n’acceptait pas. La République de Genève, naguère morceau du département du Léman, venait de reconquérir la liberté de disposer d’elle-même, et cette liberté était liée à la défaite de la France. Joignez à cela une antipathie profonde contre le catholicisme, une haine de vieux Genevois contre Rome, contre une Rome dont la France figure aux yeux d’Amiel la conquête et la victime, avec sa « fatale notion de la religion, due elle-même à sa vie façonnée par le catholicisme ». Enfin Amiel est un fils spirituel de l’Allemagne, il a fait ses études à l’Université de Berlin, il a opté de tout son être pour la pensée allemande, pour la vie allemande. « Je me sens en communauté d’esprit avec les Goethe, les Hegel, les Schleiermacher, les Leibnitz, bien opposés pourtant entre eux, tandis que les philosophes français, rhéteurs ou géomètres, malgré leurs hautes qualités, me laissent froid, parce qu’ils ne portent pas en eux la somme de la vie universelle, qu’ils ne dominent pas la réalité complète, qu’ils ne suggèrent rien, qu’ils n’agrandissent pas l’existence. » Il voit les Français comme des maîtres précisément en ce qui lui manque, l’art d’écrire, de composer et d’exposer, de vivre, en « la rigueur des conclusions pratiques ». Mais comme il s’agit ici de ce qui lui manque, de ce qu’il voit du dehors, de ce qui n’appartient pas à sa nature, il est porté à le mésestimer. Lisez une page sur l’esprit français, écrite à Hyères le 22 décembre 1874, et qui est étonnante d’incompréhension, de parti pris haineux. Le Français d’Amiel reste l’émigré, le cuisinier et le danseur de la légende germanique. Il faudrait avoir pour s’en indigner, pour répondre à l’intolérance par l’intolérance, un estomac de papier et des nerfs susceptibles. Ce faible et ce doux, cet homme de l’esprit pur n’est pas exempt de ce qu’on peut nommer cum grano salis l’impérialisme genevois. Nous reprochons volontiers aux Genevois de n’avoir pas accueilli avec enthousiasme les préfets français et la conscription française, de ne pas accepter de confiance les idées de Paris. Mais Genève nous reproche aussi volontiers d’avoir repoussé Calvin. Voyez l’indignation d’Amiel lisant dans un certain Geruzez que « le triomphe de Calvin aurait dénaturé la France. Geruzez prend cela pour un argument ; il est clair que si on met des bottes on n’est plus en pantoufles. Mais la question est de savoir si, pour traverser les fanges de l’histoire, une chaussure ne vaut pas mieux qu’une autre ». Et Amiel a, en bonne logique, raison. Mais il oublie ce point de fait, que ces fanges ne sont plus à traverser, qu’elles sont traversées, et que la France n’y a pas laissé ses chaussures. Cela se serait peut-être aussi bien passé, peut-être mieux, peut-être plus mal, si elle eût commandé ses bottes au Picard, mais ce ne sont là que des peut-être. Nous ne savons pas si nous nous en serions tirés, tandis que nous savons que nous nous en sommes tirés. Ce qui est plus sérieux, c’est que des bottes calvinistes aux bottes prussiennes, il y a un ou plusieurs pas, qu’Amiel franchit. « J’espère sincèrement, écrit-il après la guerre franco-allemande, que de cette guerre sortira un nouvel équilibre, meilleur que le précédent, une nouvelle Europe où l’élément germanique aura la suprématie. » Mais n’oublions toujours pas que les parents d’Amiel avaient vécu sous la botte napoléonienne, et liquidons cette cordonnerie.

Croyons un fond de bon Français à quiconque écrit un bon français. C’est la justification par les œuvres. Or, le Journal intime est l’œuvre d’un excellent écrivain. Certes Amiel a parlé peu favorablement de la langue française. Il a regretté qu’elle ne pût exprimer, comme eût fait l’allemand, ce qu’il sentait en lui de complexe, d’inchoactif, de mouvant, les profondeurs qui le tenaient en communication avec la philosophie et la musique germaniques. Mais l’exercice quotidien de son Journal lui a servi excellemment d’école de style. Ce style se développe avec quelque lourdeur et quelque lenteur, mais sa substance est saine, forme une épaisseur d’eau transparente où le regard aperçoit jusqu’au fond les créations délicates de la vie intérieure. Ces pages écrites d’abondance et sans rature nous donnent le style même et le mouvement de la pensée. Comparez le style du Journal intime d’Amiel au style du Journal intime de Maine de Biran (les deux ouvrages présentent bien des analogies). C’est Maine de Biran le barbare et l’étranger. Amiel a échappé à ce grand péril des bilingues suisses : penser en allemand lorsqu’ils écrivent en français, empâter et alourdir leur syntaxe. Il y a peut-être exagération à dire que ce qui n’est pas clair n’est pas français. Mais la plus haute mission, la plus parfaite réussite d’un écrivain français consistent à mettre de la clarté dans des profondeurs qui n’en paraissaient pas susceptibles, cela sans diminuer ces profondeurs et en créant le mouvement qui élargit l’esprit à leur mesure. C’est exactement ce qu’Amiel a fait. Il a porté dans des profondeurs d’analyse intérieure et de philosophie romantique, fournies par son éducation germanique, un style français clair, solide, alerte, efficace, riche de couleur et d’images.

V. L’Allemagne §

L’éducation d’Amiel avait été allemande, et ses sympathies vont vers la philosophie, la poésie et la pensée germaniques. Lisant à Gênes les poètes allemands, il s’écrie : « Si mon esprit est cosmopolite, mon cœur est de fond germanique. » Étudiant à Berlin, il était parti un jour pour Upsal, dans une sorte de pèlerinage, vers un des sanctuaires originels et légendaires des races germaniques. Et dans le germanisme même, dans l’ensemble de la culture allemande, de l’esprit allemand, il voit l’intérieur indivise, authentique et profond de l’être, le centre calme et puissant, la conscience pure de ce que l’esprit latin conçoit et rend comme une périphérie et un dehors. Tout se tourne chez lui en un mysticisme métaphysique, nous fait comprendre la coupe vraie à laquelle répond le terme double, en apparence si arbitrairement forgé, d’indo-germanique.

Aussi le contact d’Amiel déclenche-t-il naturellement chez un Français toutes les épithètes spontanées par lesquelles nous réagissons contre l’Allemagne et affirmons notre différence. Amiel est lourd, ses épaisses méditations non seulement vont vers un centre, mais elles y tombent, elles y sont entraînées par des semelles de plomb. Après une promenade avec des amis, des jeux avec des enfants, il expose candidement en quoi il a « profité ». Le Journal intime est d’ailleurs écrit d’abord pour profiter intérieurement. Heureusement, à l’expérience, le profit ne vient pas, et Amiel est pris tout entier par le goût de l’œuvre désintéressée, par cette production libre des notes quotidiennes portées comme le pommier porte des pommes. On aperçoit d’ailleurs le raccord entre cette liberté suprême et le principe du romantisme allemand. Au contraire de l’esprit français, Amiel ne cherche pas une logique universelle, il ne croit pas à une logique immanente ; mais « l’absurde est le caractère de la vie ; les êtres réels sont des contresens en action, des paralogismes animés et ambulants ». D’où il tire sa loi d’ironie, apparentée à l’ironie métaphysique de Schlegel, de Tieck, de Solger, loi qui veut que toute réalité vivante présente un point de vue d’où elle réalise l’absurde, d’où le fait de son être réfute ses raisons d’être.

Ce germanisme de son éducation, ne le répandons d’ailleurs pas sur sa vie, sur sa pensée entières. Comme Rousseau, et malgré sa mésentente avec Genève, il est d’abord citoyen de Genève, d’un petit coin de terre libre, indépendant des grands organismes nationaux. Il a fait à l’Université de Genève, sur la psychologie des nations, des cours dont les plans mériteront peut-être un jour d’être publiés. Il a été, sur la fin de sa vie, presque aussi dur à l’égard de l’Allemagne qu’à l’égard de la France. « Ils sont condamnés, écrit-il des Allemands, à être honnêtes, solides, sérieux, sous peine de n’avoir plus rien, ressemblant en ceci à la femme qui perd tout en perdant sa pudeur. » Quels que soient les éléments germaniques de sa nature, s’il avait choisi un moi, ce moi eût été celui d’un parfait artiste français. « Je vois bien que la tentation esthétique est la tentation française ; j’en ai souvent gémi. Néanmoins, si je désirais quelque chose, ce serait d’être un écrivain, un très grand écrivain. » S’il désirait quelque chose ! Mais précisément la philosophie allemande, l’habitude allemande de s’intérioriser, l’ont soustrait à ce désir d’une chose déterminée, et sa destinée, mieux qu’il ne l’eût fait lui-même, a choisi et creusé sa voie

VI. Le critique §

Voici donc une définition extérieure, partielle et provisoire d’Amiel : un Genevois d’école staëlienne, placé au point de rencontre, de fusion et de conflit d’une culture française et d’une culture germanique, apte à les pénétrer pour les opposer, nullement doué comme créateur, très doué comme dissociateur d’idées, c’est-à-dire comme critique, écrivant d’ailleurs en une bonne langue qui peut épouser les formes les plus fines de la pensée. Dès lors, on sera conduit, semble-t-il, à voir, avec Matthew Arnold, dans la critique la véritable vocation d’Amiel, vocation d’où il eût été détourné par la malchance, la timidité, la réclusion dans un milieu étroit. Ajoutons qu’on tire en abondance, du Journal, des réflexions d’Amiel sur ses lectures, toutes sortes d’analyses justes, profondes et qui vont loin. Et telles pages de critique publiées par lui, comme son article sur Rousseau, sont réellement de premier ordre. Lui-même écrit : « Ma force est surtout critique : je veux avoir la conscience de toute chose. Comprendre est pour moi le but, et produire n’est qu’une voie pour mieux comprendre. » Croirons-nous donc que le génie d’Amiel, s’il eût eu à son service la même chance que les petits talents de Cherbuliez et de Schérer, nous eût donné un autre Sainte-Beuve ?

Nous serions d’autant plus porté à le croire qu’un Sainte-Beuve genevois nous manque, dont la place était assez marquée, une sorte de fils spirituel de Mme de Staël et de Benjamin Constant ; un Sainte-Beuve de culture internationale, de cette culture qu’Amiel commence à définir ainsi : « La culture est proportionnelle à la quantité de catégories dont dispose une intelligence », implique un acquis scientifique solide, et « la connaissance des hommes, c’est-à-dire la possession de plus d’une langue, le voyage, la littérature » ; un Sainte-Beuve qui eût uni l’esprit religieux de Vinet, l’esprit d’information européenne de Schérer, l’esprit de surface de Cherbuliez, l’esprit de profondeur d’Amiel. On entrevoit dans le Journal intime une pleureuse diaphane qui erre entre ces fragments brisés d’un bel objet d’art, — une pièce d’or inconnue dont ils sont plusieurs à nous donner la monnaie ! — Vingt en argent, Sismondi, Cherbuliez, Schérer en billon. Il nous semble, en lisant Amiel, que nous sommes tout près de la pièce d’or, que nous la voyons, mais qu’une impossibilité magique, comme celle des rêves, nous empêche de la toucher. Est-ce sa destinée ou bien est-ce sa nature qui l’a retenue de passer dans la circulation, d’enrichir le monde de l’esprit ?

Toutes deux évidemment, mais n’allons pas trop loin, et, pour diminuer nos regrets, n’oublions pas un point capital. Un Sainte-Beuve genevois, placé au point de contact de plusieurs littératures, de plusieurs formes nationales de pensée, il risquerait fort d’être placé aussi à la périphérie de chacune d’elles, et singulièrement de celle de la France, et serait-il alors un Sainte-Beuve ? Le jour où l’Europe formerait une unité réelle, comporterait un centre, on concevrait assez bien ce Sainte-Beuve genevois. Mais ce centre, cette unité n’existent guère, et le salon de Mme de Staël n’en a donné qu’un crayon bien vite effacé. Amiel n’a pu en prendre qu’une conscience théorique, individuelle, inopérante, rien de cette réalité substantielle, de cette matière et de cette chair nécessaires pour former une critique bien vivante.

Et puis l’intelligence n’est qu’une moitié de la critique. Son autre moitié c’est le goût. Ou plutôt une division par tiers : l’intelligence, le goût, sensible, ou sensuel, et enfin un cadre d’activité, une pratique, une technique, puisque la critique constitue un art particulier qui se réalise par des moyens appropriés. De ces trois parties de la critique, la première, chez Amiel, dévore à peu près tout. Il parle bien de ce qu’il comprend, et il a des pages presque définitives sur Montesquieu ou sur Rousseau. Mais, comme Vinet ou Schérer, il manque de ce goût à la fois spirituel et charnel, de ces qualités de gourmet qui doivent, pour faire un critique complet, s’ajouter à celles du moraliste et du psychologue, et, aussi, de ce libertinage, au double sens du mot, qui doit entrer dans toute critique, au moins comme virus atténué, comme un germe de maladie devenu un principe de santé. Enfin il répugne à la technique, au métier de la critique. Mettre sur pied quelques pages sur Rousseau, pour une publication, lui coûte une peine infinie, des semaines de travail inhabile et gauche. La critique est une spécialité, et toute spécialité paraît à Amiel une limitation, une « pétrification ». La critique est une pratique, et Amiel écrit : « La vie théorique a seule assez d’élasticité, d’immensité, de réparabilité ; la vie pratique me fait reculer. » Aussi la critique a-t-elle été stérilisée chez lui par l’hypercritique, la critique d’autrui par la critique de lui-même. Les perspectives de la critique impliquent pour une moitié la clairvoyance, pour une autre moitié les illusions utiles : les illusions utiles ont manqué à Amiel. Il a possédé plus que personne ce qui fait l’esprit de la critique, il n’a pas possédé ce qui en fait la matérialité. « À mon pupitre, je puis ressentir toutes les passions humaines successivement ; mais aucune ne m’emprisonne, c’est là ce qui me sauve. » Et ce qui le perd. Qu’est-ce qu’une passion qui n’emprisonne pas, au moins temporairement, par persuasion sinon par force, et par curiosité sinon par persuasion ? C’est l’amphitryon où l’on ne dîne pas. C’est ce chien de chasse auquel un ami d’Edmond de Goncourt comparait Taine, et qui faisait admirablement tout le manège du chien de chasse, mais qui n’avait pas de nez.

VII. Le chrétien §

Amiel n’avait pas dans sa nature de quoi fournir matière à un critique efficace et complet. Mais le Journal lui marque sa place dans un certain climat moral indispensable à la critique française, parmi ce groupe du Léman, où, depuis Mme de Staël, notre critique est venue se recharger de conscience sérieuse et prendre contact avec certaines réalités morales. Le séjour de Sainte-Beuve à Lausanne, l’atmosphère dont il éprouve le besoin pour son Port-Royal, l’influence de Vinet sur lui et sur Brunetière, tout cela marque des valeurs certaines sur nos tables et dans notre carte générale de la critique française. La critique est peut-être la seule branche de notre littérature où le protestantisme, l’esprit protestant, aient apporté une contribution et exercé une action. Bayle est le père du dix-huitième siècle critique (Bayle ou l’esprit critique privé de goût esthétique) et il y aurait des pages bien intéressantes à écrire sur notre Port-Royal retour de Lausanne.

Amiel, resté chrétien d’un christianisme sans dogme, appartient au protestantisme libéral. Il est de ceux qui tiennent au christianisme par le sentiment vivant de la personne de Jésus, par la croyance en la vie actuelle, spirituelle, du Jésus de l’Évangile, sel de la terre. Il croit peut-être en l’immortalité ; mais, comme M. Bergeret, comme les hommes de l’intelligence, il se contenterait d’être éternel. Il possède la foi en Dieu, la confiance en Dieu, qui fera ce qu’il faut. « Qu’importent le néant, ou l’immortalité ? Ce qui doit être sera. Ce qui sera sera bien. La foi au bien, peut-être ne faut-il pas davantage à l’individu pour traverser la vie ? » La pratique de la vie intérieure a doré en lui des fruits admirables, modelé l’âme selon cette image même du fruit qui mûrit par les beaux automnes du Léman, et qui, dans ce cimetière de Clarens où Amiel a voulu reposer, tombera comme l’olive mûre de Marc-Aurèle. « Le sauvage qui est en nous et qui fait notre étoffe première doit être discipliné, policé, civilisé, pour donner un homme. Et l’homme doit être patiemment cultivé pour devenir un sage. Et le sage doit être éprouvé pour devenir un juste. Et le juste doit avoir remplacé sa volonté individuelle par la volonté de Dieu pour devenir un saint. Et cet homme nouveau, ce régénéré, c’est l’homme spirituel, c’est l’homme céleste, dont parlent les Védas comme l’Évangile, et les Mages comme les néo-platoniciens. » La vie intérieure, la vraie vie humaine, consiste dans cette ascension même, dans ce mouvement d’un plan vers un autre, dans cette incapacité de rester sur un plan fixe, lequel se confondrait avec notre matérialité. Jésus personnifie ce levain, et c’est pourquoi il vit, il crée. « Si le vrai Dieu est celui qui console, qui sanctifie et qui fortifie, écrit Amiel en 1870, à ce titre. Jésus n’a-t-il pas conquis sa divinité ? Que la reconnaissance passionnée du cœur impose quelques illusions à l’esprit, qui en doute ? Mais où est le crime ? C’est par ses affections et ses adorations que l’âme humaine s’élève, et non pas seulement l’âme de chaque individu, mais l’âme de l’humanité. »

VIII. Le philosophe §

Si Amiel maintient par le protestantisme libéral ses communications avec la vive source chrétienne, ce n’est point cependant la religion qui fait le fond ordinaire et le propre de sa vie spirituelle. Nous voici arrivé à sa racine : Amiel est un philosophe.

Philosophe ; je ne dis ni psychologue, ni moraliste, ni métaphysicien. Ce sont là des disciplines particulières, et pas plus qu’à la critique il ne consent intérieurement à la technique, à la spécialisation, à la « pétrification » qu’elles impliquent. Extérieurement, c’est autre chose, et il se croirait volontiers l’une ou l’autre de ces trois vocations »

Il s’est dit psychologue. « La divination psychologique est bien l’un de mes dons, peut-être le plus évident. » Et il y a là quelque vérité, mais il s’agit bien de « divination », d’intuition, de sympathie immédiate avec la vie, plutôt que d’une psychologie de détail et de précision. Voici quel exemple il donne : « Je me rappelle qu’à dix-neuf ans, je sentais dans la paume de ma main gantée toute l’organisation de la personne que je faisais valser. » Ce sont là des idées d’étudiant berlinois, et, après le tour de valse et la musique, cette psychologie ne devait guère se prolonger en rendement utile. Nous sentons en lui un homme en communication avec la vie profonde, avec les nappes de l’inconscient, beaucoup plus qu’un observateur des hommes et surtout des femmes. Peu d’hommes ont senti plus que lui la réalité de cet inconscient, et ses années d’Allemagne l’ont orienté ici dans un sens fort différent de celui où l’eussent poussé des années de jeunesse à Paris. « Le genius invisible de notre vie ne se lasse pas de fournir l’étoffe aux prodigalités de notre moi. La base essentielle, maternelle de notre vie consciente, c’est notre vie inconsciente que nous n’apercevons pas plus que l’hémisphère extérieur de la terre, tout en lui restant invinciblement et éternellement liés. C’est notre anti-terre, pour parler avec Pythagore. »

On le rangerait aussi difficilement dans la série des moralistes français, et on ne saurait par exemple lui donner la suite de Joubert. Nos moralistes ont pu être des personnages plus ou moins exceptionnels, mais leur fonction a consisté à analyser et à guider l’homme ordinaire, l’homme dans la rue. Un moraliste écrit des autres et pour les autres, et, la littérature française étant une littérature faite pour autrui, on trouve naturel que la grande série de moralistes soit une série française. Amiel n’est guère tourné que vers lui-même ; l’arbre privilégié l’empêche de voir la forêt.

Enfin, on ne saurait l’appeler un métaphysicien, au sens originel. Du métaphysicien, il n’a que la partie intérieure et intuitive, non la partie extérieure et technique. Certes, il vit plus que personne dans le monde des essences métaphysiques, mais il n’en tire pas de construction qui lui soit personnelle, il ne se bâtit pas une maison à son goût. La maison construite par les philosophes allemands, par le romantisme allemand, lui suffit, lui donne les habitudes d’une pensée et d’un langage qu’il n’a pas créés. « Il y a si longtemps que je n’ai point regardé du côté de ma métaphysique et que je vis dans la pensée d’autrui ! J’en suis moi-même à me demander si la cristallisation de mes dogmes est nécessaire. Oui pour prêcher et agir ; moins pour étudier, contempler et instruire. »

Prêcher et agir, c’est-à-dire créer, implique une pratique, une technique, une nature d’homo faber : voilà ce qu’exclut Amiel, et c’est en l’excluant qu’il se confine dans la fonction d’un philosophe pur, c’est-à-dire d’un philosophe désintéressé de ce qui n’est pas la vie idéale et intérieure, l’unum necessarium.

Il s’est fait, ou il est devenu naturellement, holocauste pour la vie de l’esprit. Il l’a éprouvée à un point de paradoxale pureté, dans un état de mysticité auquel on ne peut guère comparer que celui des soufis, et qui est, comme il le dit lui-même, d’Orient plutôt que d’Occident. Qu’on lise l’admirable morceau mystique du 2 janvier 1880, cette effusion de bien-être négatif où le contemplateur existe purement à l’état de conscience nue, « heureux, d’accord, sans agitation, sans tension quelconque. C’est l’état dominical, peut-être l’état d’outre-tombe de l’âme ». État d’outre-tombe… Si l’on définit, avec Platon la philosophie comme la préparation à la mort, peu d’hommes ont été plus philosophes que lui. Il est le Charles-Quint de la pensée ; il a assisté vivant, non pas seulement à ses funérailles, mais a sa mort, à son éternité. Il a pensé que c’était là l’esprit à l’état pur, le refus du corps, la liberté devant et d’avant le corps. La philosophie allemande de l’évolution, il la tourne et la replie en une philosophie de l’évolution. « Cette réimplication psychologique est une anticipation de la mort ; elle représente la vie d’outre-tombe, le retour au schéol, l’évanouissement parmi les fantômes, la chute dans la région des Mères (Faust) ou plutôt la simplification de l’individu qui, laissant s’évaporer tous ses accidents, n’existe plus qu’à l’état de type, d’idée platonicienne, en d’autres termes l’état individuel, l’état de puissance, le zéro fécond. N’est-ce pas là la définition de l’esprit ? Rentrer dans son éternité ; c’est donc bien mourir, mais non pas être anéanti ! c’est redevenir virtuel. » Mais, pour redevenir virtuel, il n’a pu attendre de mourir. On trouve le raccourci de son être intérieur dans la page du 29 août 1876, où il s’analyse comme l’être à l’état de virtualité, de possibilité indéfinie, qui n’a pas de place dans le monde parce qu’il se refuse à l’activité et à la précision, à s’accepter et à se vouloir déterminé, classé, spécialisé. Ce que son corps l’oblige à être, ou à paraître, cette précision forcée, il la sent comme une écorce, un extérieur qui pourrait se détacher de lui sans qu’il se sentît détruit ou atteint. « Il n’y a donc pas adhérence énergique entre mon apparence et ma réalité, entre ma forme et ma substance. Ma monade centrale tolère telle ou telle agrégation comme son expression provisoire ; mais elle ne se fait pas illusion sur la fragilité de cette configuration. Mon individu est de n’être personne, comme Ulysse ; mais d’être personnalité non individuelle. » Cet analyste de lui-même ne s’est hypnotisé sur son moi que pour se dépersonnaliser. Mais l’analyse ne fait ici, dans une personnalité qui tendait à se détruire, qu’élargir une fissure préexistante. « Il contemple, dit-il de lui, le spectacle de l’amour, et l’amour reste pour lui un spectacle. Il ne croit pas même son corps à lui : il sent passer en lui le tourbillon vital, qui lui est prêté momentanément pour lui laisser percevoir les vibrations cosmiques. » Voilà, exactement, le contraire du rôle normal du corps, qui n’est pas un lieu de passage, mais un lieu d’arrêt et de contrôle, un emmagasinement et une redistribution des vibrations cosmiques. On ne saurait mieux prendre conscience du refus d’avoir un corps, et nous comprenons qu’Amiel ajoute : « C’est cette disposition qui le rend incompréhensible à tout ce qui est jouissant, dominateur, accapareur », c’est-à-dire individuel et actif.

C’est aussi cette disposition, par conséquent, qui l’empêche d’être un homme, comme le Moïse de Vigny. Cette pensée désintéressée, cette pensée de la pensée, cette vie de la vie, cela est contre nature. La nature veut l’intérêt, elle emploie la pensée à l’action, elle utilise la vie pour la vie. Elle comporte, elle approuve, elle soutient l’homme, « animal volontaire et convoiteux, qui se projette au dehors et se sert de sa pensée pour satisfaire ses inclinations ; mais qui ne sert pas le vrai, qui répugne à la discipline personnelle, qui déteste la contemplation désintéressée et l’action sur lui-même ». C’est exact des individus, et c’est exact des nations. La société ne détruit pas cet instinct ; elle lui donne bonne conscience en l’élevant au collectif. L’homme ne s’y soustrait que dans une solitude glacée et presque irrespirable. Amiel éprouve dans cette solitude à quel point la philosophie l’a rendu impropre à la vie. Il se plaint de sa condition, tout comme Napoléon a pu se plaindre de la sienne, parce que toute vie humaine est partielle, implique un sacrifice et une exclusion, et que la chemise de l’homme heureux n’existe pas. Amiel avait sans doute une mission, et il l’a remplie. Il est bon que la nature tolère parfois des individus neutralisés, des individus qui ne cherchent à rien être que tout. Quand on vit fortement on ne philosophe pas. Quand on philosophe pleinement on ne vit pas. « Je suis doux envers la destruction, dit Amiel, mais j’ai la mort dans l’âme, parce que je sens cette vie manquée et que je n’attends pas de revanche. » Être doux envers la destruction, peut-on appeler manquée une vie qui porte ce fruit ? Une vie qui porte un fruit n’est pas manquée, mais la vie qui ne porte pas tous les fruits se croit manquée, et le philosophe garde, comme un dernier lambeau de son humanité, cette suprême illusion.

IX. La liberté §

Les sociétés ont, au dix-neuvième siècle, posé, traité et vécu tragiquement le problème de la liberté. Sur le plan intérieur, les philosophes se sont sentis habités par le problème au moins du même nom. Il a fait fonction chez Amiel de problème central.

Les premières pages du Journal sont instructives. Amiel étudie la philosophie à l’Université de Berlin, et c’est le temps, dans la philosophie universitaire, de l’opposition schellingienne entre philosophies de la nature et philosophies de la liberté. « Je ne suis pas libre, écrit Amiel. Qui devrait l’être plus que moi ? Aucune contrainte extérieure. » Il a vingt-six ans. Il pourrait faire ce qu’il voudrait, mais il ne peut vouloir ce qu’il aurait à faire, parce qu’il ne peut choisir. Il repère l’ennemi qui l’empêchera d’être en l’empêchant de choisir, qui l’empêchera de choisir en lui montrant de la montagne tous les royaumes étendus sous son regard. « Que ta pensée aille à sa conclusion, que ta parole exprime ta pensée ; achève tes phrases, tes gestes, tes lectures. Demi-pensée, demi-mot, demi-connaissance, triste chose. Cela revient à dire : préciser, circonscrire, épuiser, ou renoncer à la curiosité. » Bien. Mais voici que la conclusion est : écrire le journal, « faire journal », que cette exhortation à la volonté, à l’acte libre, au choix, se résout dans la première des seize mille neuf cents pages et dans la perspective de leur suite. Écrire pour les autres représenterait un état normal d’action, de précision, d’achèvement. Amiel y renoncera parle fait même du Journal, par le fait que le Journal deviendra sa pente, son être et aussi son non-être. Une sorte de démon de Socrate l’attachera à son Journal et l’exclura du reste, posera une borne infranchissable à sa liberté. « Hors de mon journal et de ma correspondance, où ma plume court la bride sur le cou, je ne puis écrire ; l’anxiété m’étouffe et chaque mot s’arrête comme une épine au gosier. »

Cette épine au gosier, timidité devant le lecteur, timidité devant la vie, timidité devant ce minimum d’action qu’est une page à écrire, elle fait d’Amiel un Triplepatte intellectuel (pourquoi le Parisien qui a goûté Triplepatte ne croirait-il pas, avec une bonne conscience, dominer et « posséder » Amiel ? Le point de vue de ce Parisien ne saurait rester, pour la critique, étranger à l’être d’Amiel). Il y a une liberté négative qui est l’indétermination. Il y a une liberté positive, la détermination volontaire qui succède à cette indétermination. Avec cette liberté positive, apparaît la responsabilité. Et la peur de la responsabilité exclut Amiel de cette liberté positive. « La responsabilité est mon cauchemar invisible. Souffrir par sa faute est un tourment de damné. » Il ignorera la liberté, parce qu’il entendra, par liberté, non le devoir de vouloir, c’est-à-dire de choisir, mais le droit de ne pas vouloir et la faculté de ne pas choisir. « Mon idole, c’est la liberté, ma croix, c’est le vouloir. » Et la liberté ainsi entendue, c’est bien en effet une idole, non un dieu, et il faut sans doute que l’homme passe sur cette croix du vouloir pour s’incorporer à Dieu.

X. La vie spirituelle §

Mais il y a plusieurs demeures dans la maison de Dieu. Cette impuissance de vouloir, de choisir, de parier, interdit à Amiel le rôle de collaborateur de Dieu, d’agent de Dieu, de soldat de Dieu. Et si nous cherchons à connaître les secrets de Dieu, c’est à son secrétariat que nous nous adresserons, plutôt qu’à ses troupes ou même à son état-major. Il est évident qu’Amiel est passé au secrétariat, originellement, par impuissance, comme on entre dans le service auxiliaire par inaptitude au service actif. Mais nulle part mieux que sur cette impuissance nous ne verrons le reflet de la puissance divine.

Plus il va, plus il sent que sa vocation ne l’appelait pas à l’individualité, c’est-à-dire à vivre d’une existence séparée et partiale. « Ayant entrevu, de bonne heure l’absolu, je n’ai pas eu l’effronterie indiscrète de l’individualité. » Dans le mythe de la République, Platon montre les âmes qui, pour retourner sur terre, se choisissent une destinée. Telles phrases du Journal noua représentent à peu près ce qu’a dû dire l’âme d’Amiel à ce moment délicat : « Mon âme balance entre deux, quatre, six conceptions générales et antinomiques, parce qu’elle obéit à tous les grands instincts de la nature humaine, et qu’elle aspire à l’absolu, irréalisable autrement que par la succession des contraires. J’aime tout et ne déteste qu’une chose, savoir l’emprisonnement irrémédiable de mon être dans une forme arbitraire, même choisie par moi. » Ce monologue d’Amiel, un poète philosophe pourrait l’attribuer à la vie elle-même, qui traverse toutes les espèces et tous les individus sans s’emprisonner dans aucune de leurs formes. Mais pour que l’individu puisse ainsi coïncider avec la vie, il faut qu’il perde les limites qui lui donnent son être conscient. « Que l’homme puisse rêver le rêve de Dieu et reconstruire dans sa monade l’architecture de l’infini, c’est là sa grandeur. » Non, ce n’est pas la grandeur. C’est une grandeur infinie où la grandeur de l’homme s’annule. Il n’y a pas d’architecture de l’infini ; il n’y a architecture que dans le fini et par le fini, et l’homme ne participe de cette architecture qu’en participant du fini.

Se désintéresser de soi, refuser intérieurement les formes individuelles ou nationales auxquelles les hasards de la durée nous contraignent, se tenir dans le centre de Dieu au lieu de participer à son action centrifuge, c’est ce que, songeant aux seize mille pages du Journal intime, à la mission, reçue par Amiel, de dresser le procès-verbal minutieux de sa solitude, j’appelle le secrétariat de Dieu. Mais la part de Marie nous paraîtra une image plus épurée et plus stylisée que celle du scribe assoupi. Parfois, en voyant aller et agir Marthe, Amiel s’éprouve lui-même comme un non-être, il se demande si le monde en lui n’est pas à l’état d’une énergie qui se dégrade. « La chaleur tend à faire d’un point un globe, le froid à réduire un globe à la dimension d’un atome. Par l’analyse je me sens annulé. Il serait temps de me refaire un corps, un volume, une masse, une existence réelle au sortir du monde vague, ténébreux et froid que me fait la pensée isolée. Il serait bon de remonter la spirale qui m’a enroulé jusqu’à mon centre. » Il l’avait remontée à sa manière, il fallait que, dans sa fuite même hors de l’individualité, il subît la loi de l’individu, de la spécialisation, qu’il obéît à sa vocation particulière, celle de la vie intérieure, qu’il ne fût pas détourné de son journal intime, de son secrétariat contemplatif, et de la place privilégiée de Marie.

XI. Conclusion §

Une ironie élégante de la destinée a voulu qu’Amiel habitât, pendant les douze dernières années de sa vie, dans la maison de Genève où s’est imprimée l’Encyclopédie. Voilà un beau contraste. Les travailleurs encyclopédiques se sont mieux que personne conformés à cette définition de la vie que donne Amiel : « Vivre, c’est se défendre, c’est vaincre, c’est s’imposer sans trêve et sans relâche ; c’est continuellement se maintenir par la cohésion renouvelée, s’affirmer par la volonté, se dilater par la production ; c’est accomplir un tour de force continu d’équilibrisme infatigable. » La grande machine qu’est l’Encyclopédie, l’impulsion humaine qu’elle a donnée, sont nées de cette action vivante, de ce flux actif dont une œuvre comme le Journal intime semble le reflux passif. Et pourtant, de ce qui est sorti de cette maison de Genève, c’est l’œuvre d’Amiel seule qui aujourd’hui vit, agit, apporte un bienfait, de la beauté, de l’âme. Pour un moment ? pour longtemps ? qui sait ? En tout cas, on ne tirerait pas de l’Encyclopédie trois volumes aussi générateurs de pensée que les trois tomes extraits aujourd’hui — et non les derniers — de l’immense Journal. L’histoire imprévisible s’est déroulée. Sur la Genève de Calvin, de Voltaire, de Rousseau, voici des alluvions de musique intérieure et d’idées germaniques et même indiennes. Ces marches de Suisse, franco-germaniques, s’élargissent par Amiel en marches d’Orient et d’Occident, où Tagore croise Calvin. « Ma conscience occidentale et pénétrée de moralisme chrétien a toujours persécuté mon quiétisme oriental et ma tendance bouddhique », écrit-il.

Parce qu’il écrit en français, parce qu’une langue nous fait malgré tout une patrie sinon d’intelligence, du moins de style, les Français l’ont jugé du point de vue de leur littérature, de leur tradition, de leur capitale, et l’ont jugé durement. Renan, lui, l’a suivi avec un sourire intelligent et indulgent. Mais, des Essais de Psychologie contemporaine à son article du Centenaire, M. Paul Bourget a décrit, à propos d’Amiel, la courbe d’un demi-siècle de vie française. Catholiques comme Caro, universitaires classiques comme Brunetière, néo-classiques maurrassiens, dont la baïonnette monte la garde devant l’échancrure de Genève et de Coppet, modernistes comme M. Vandérem, toutes les familles spirituelles de la France ont flairé avec méfiance le protestant et le germanisant. Quand lui-même reprochait à la France son manque d’hospitalité intellectuelle, il prévoyait un peu sa destinée. En revanche le Journal intime a trouvé un public fervent en pays anglo-saxon, germanique, scandinave.

Si Amiel a manqué lui-même d’hospitalité envers certaines formes du génie français, le seul mal qui puisse nous en venir serait d’être incités par la à lui rendre la pareille. J’ai déjà relevé de lui un mot déplaisant sur « Corneille, grand homme, grand nigaud », et signalé, par un juste retour, en ce mot de nigaud la réaction spontanée d’un Parisien devant certaines candeurs germaniques d’Amiel. Or, il nous faut, pour nous rendre compte de l’importance et du sérieux profond d’Amiel, surmonter le même obstacle et briser la même coque dure que pour saisir la grandeur de ce provincial qu’était Corneille. Nous voyons Corneille gauche, timide, fier, un corps mal adapté à une grande âme. Mais précisément ce défaut d’adaptation, cet intervalle nous paraissent une ouverture sur la réalité et l’indépendance de l’âme. Le grand nigaud, c’est la barrière nécessaire qui canalise le grand homme et la grande âme vers leur besogne propre. Il en va de même d’Amiel, sur un registre tout différent. Inapte et inadapté, lourd pour des Français purs qui remplissent leur mission en pensant sub specie societatis, peut-être avait-il besoin de l’être afin de trouver certain mouvement en marchant, de vivre entièrement et purement de la vie des philosophes. Qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est un homme pour qui le corps n’a qu’une existence pratique, c’est-à-dire une apparence utile, et pour qui l’âme, individuelle, cosmique ou divine, représente l’existence réelle. Cette existence réelle, un philosophe professionnel s’efforce de la démontrer, de l’organiser en système. Mais Amiel n’est pas un philosophe professionnel. Par une rupture douloureuse, nécessaire, sujette à ridicule, avec le monde des corps, des œuvres, de l’organisation, il a isolé de lui-même cette réalité de l’âme, il est devenu elle seule, il l’a éprouvée et fait éprouver dans son inutilité, son désintéressement, son authenticité. Il importait peu que ce fut tantôt avec désespoir et tantôt avec extase qu’Amiel sentît couler en lui une vie qui ne servait à rien, se connaître en lui une âme qui existait sans but. Désespoir, extase, n’étaient que de négligeables accidents de sensibilité sur un fond qui restait le même, à savoir cette vie indépendante du service et cette âme indépendante du but. Il importe aux philosophes, il importe à l’harmonie du monde qu’il existe ainsi des coins privilégiés, des lacs de montagne, où elles s’étalent à l’état pur.

FIN