Albert Thibaudet

1930

Physiologie de la critique

2015
Source : Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Paris : Éditions de la Nouvelle Revue Critique, collection « Les Essais critiques », 1930.
Ont participé à cette édition électronique : Eric Thiébaud (édition électronique), Vincent Jolivet (2014, édition TEI), Éric Thiébaud (Encodage TEI) et Stella Louis (Encodage TEI).

Préface §

[p. 7]La critique telle que nous la connaissons et la pratiquons est un produit du xixe siècle. Avant le xixe siècle, il y a des critiques. Bayle, Fréron et Voltaire, Chapelain et d’Aubignac, Denys d’Halicarnasse et Quintilien sont des critiques. Mais il n’y a pas la critique.

Je prends le mot dans son sens très matériel : un corps d’écrivains plus ou moins spécialisés, qui ont pour profession de parler des livres, et qui, en écrivant sur les livres des autres, font des livres où les sommets du génie n’ont pas encore été atteints, mais dont il n’y a aucune raison pour que la moyenne ne vaille pas la moyenne des autres livres.

Si la vraie et complète critique ne naît qu’au xixe siècle, cela ne tient pas à ce que le goût du xixe siècle ait été plus éveillé ni plus exercé que celui du siècle précédent. De fort bons esprits affirment que ce serait plutôt le contraire. Il faut d’autres raisons, et pour ma part, j’en verrai trois, qui ne jouent pas [p. 8]séparément, et qui se déploient sur un front unique.

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D’abord celle-ci, que la naissance de la corporation critique a lieu en fonction de celle de deux autres corporations, inexistantes avant le xixe siècle, celle des professeurs et celle des journalistes.

Avant la Révolution, l’enseignement de tout ordre appartenait à l’Église, et les enseignements faisaient partie d’abord et surtout de la grande corporation cléricale. La lutte des clercs et des philosophes, qui remplit le xviiie siècle, se termine par la laïcisation, plus ou moins poussée, de l’enseignement. D’où la naissance d’une corporation, d’un nouvel esprit corporatif. Des types comme celui du professeur de l’Université de Kœnigsberg Kant, dans la seconde moitié du xviiie siècle, du professeur de l’Université de Berlin Fichte après Iéna, deviennent dès lors en France possibles et normaux. Avec les trois professeurs de 1827, Guizot, Cousin, Villemain, il y a une histoire de la chaire (professorale), une philosophie de la chaire, une critique littéraire de la chaire. Ils arrivent à la gloire et au pouvoir en 1830. Parmi les réflexions de tout genre que le centenaire de [p. 9]1830 pourrait suggérer, n’oublions pas celle-ci, que pendant ces cent ans le métier de critique a été fréquemment une rallonge du métier de professeur.

Et du métier de journaliste. Que ce soit sous l’Empire dans le silence du journalisme politique, ou sous la Restauration comme frère cadet du journalisme politique, le journalisme littéraire est le langage naturel de la critique littéraire. En principe, ce n’était pas une innovation. Le genre avait abondé au xviiie siècle et au xviie siècle avec les recueils de Hollande et de France, les Bayle et les Fréron. Il y avait eu des journaux, même d’assez bons journaux, comme les Nouvelles de la République des Lettres. Il n’y avait pas eu de journalistes. Il n’y eut de journalistes qu’après Voltaire. Les Lettres Provinciales, chef-d’œuvre du journalisme comme Polyeucte et Phèdre sont les chefs-d’œuvre du théâtre, n’avaient fait école qu’en matière de langue. Au contraire, Voltaire, Diderot, le style souple, rapide et perçant du xviiie siècle, firent école de journalisme, engendrèrent une postérité de journalistes. Voltaire, qui ne voyait dans le journalisme littéraire que du gibier de Bastille, eût été bien étonné de cette paternité.

[p. 10]Comme eau-mère de la critique, il ne faut pas compter seulement la formation d’une corporation de professeurs, la naissance d’une corporation de journalistes, mais aussi leur rivalité et leur opposition. Voilà un siècle qu’il existe une critique des professeurs et une critique des journalistes, sans que le sage doive s’en émouvoir plus que de voir coexister les brunes et les blondes, le bourgogne et le bordeaux. C’est un fait que l’École Normale supérieure a été pendant près d’un siècle, depuis que Nisard y professa son cours de littérature, la citadelle, ou, pour parler plus noblement, l’Acropole de la critique. C’est un autre fait que cette époque appartient plutôt au passé qu’au présent, et que le seul critique qui soit resté le classique de son genre, Sainte-Beuve, était un journaliste, de profession et de race. Que le Port-Royal ait été lu devant les Lausannois par un conférencier d’ailleurs inapte à la parole publique, cela ne fait que confirmer notre point. Sainte-Beuve sentit d’ailleurs avec humiliation la supériorité que l’opinion accordait alors aux porte-toge sur les porte-plume : la grande compétence officielle, académique et autre sur le xviie siècle, c’était non pas l’auteur de Port-Royal et des Lundis, mais l’orateur des Belles Dames pendant la Fronde et le bergamasque de la déclamation sur les [p. 11]Pensées de Pascal. On comprend que Sainte-Beuve ait toujours été du parti politique opposé à celui où figurait Cousin. Depuis, un renversement s’est produit. Le culte de Sainte-Beuve figure un des principes de la religion universitaire, alors que, pour des raisons diverses, entre autres son hostilité contre le romantisme et son rôle officiel sous l’Empire, tels critiques journalistes, comme le regretté Paul Souday, le conspuent périodiquement.

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En second lieu, la critique tend plus ou moins à l’inventaire, et le xixe siècle a été, depuis le Génie du Christianisme, le siècle des inventaires.

La critique tend à l’inventaire parce qu’elle porte sur la chose faite, sur un passé. Elle fut plus ou moins fondée, à Alexandrie, par des bibliothécaires, dans une littérature dont l’effort se réduisait à peu près à conserver, à aménager, à inventorier, à reproduire. Ce terme d’inventaire porte surtout sur la critique appliquée aux œuvres du passé, sur l’histoire littéraire, et, en apparence, beaucoup moins sur la critique des œuvres présentes. Et l’on pourrait ajouter que, des deux grandes sections du personnel critique, l’une, celle des professeurs, est préposée à l’inventaire du [p. 12]passé, l’autre, celle des journalistes, au discernement du présent. J’accorde qu’un sage, ou un pénétrant, ou un subtil critique, aura toujours tendance à dépasser l’inventaire, à se libérer du passé, à s’en servir sans s’y asservir, à passer de l’un à l’autre des plans de la durée, en philosophe ou en moraliste. Il ne s’agit point des conditions dans lesquelles vit et se développe aujourd’hui la critique adulte, mais de celles au milieu desquelles elle est née au xixe siècle.

Or elle est née en liaison avec l’histoire, avec le sentiment du passé. Posez ce principe mâle qu’est la critique de La Harpe, disciple et successeur de Voltaire (le Lycée, qui fut un cours, est de la critique de professeur) et ce principe femelle que fut le Génie du Christianisme, et vous avez la critique de Sainte-Beuve, qui se comporte comme leur produit. Tous trois mettent un accent différent sur la même réalité : un inventaire, un passé, l’inventaire et le passé chrétien et classique. La critique paraît comme une tranche brillante sur une épaisseur de durée.

La critique littéraire naît et se développe ainsi. Elle fleurit ainsi. Mais elle ne fleurit pas seulement ainsi. Sa tige, une fois formée, porte des fleurs de nature différente. Il y a eu au xixe siècle une critique qui ne s’asservissait [p. 13]point au passé, qui rejetait le point de vue de l’inventaire, qui participait ou semblait participer à la nature de l’acte créateur. C’est la critique romantique.

Hugo, Lamartine, Musset, Baudelaire dans la partie critique de leur œuvre, nous sentons qu’ils appartiennent à un climat différent de celui des critiques plus spécialisés, des professeurs et des journalistes. Ils se réalisent différemment. Ils sont tantôt plus, tantôt moins. On traite, dans ce livre, de la critique professionnelle et de la critique des maîtres. Retenons dès maintenant, la variété et l’antagonisme de mondes littéraires en présence et en lutte, et devant ces luttes, la nécessité d’arbitres, et cet arbitre toujours insuffisant, toujours partial, nécessairement insuffisant et partial qu’est le critique. Et devant cette insuffisance et cette partialité du critique la nécessité de cette chambre de compensation qu’est la critique.

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Enfin, et voici mon troisième point, la littérature française du xixe siècle vit dans un pluralisme : je veux dire un droit égal reconnu à plusieurs systèmes de goût, à plusieurs plans de création. Ce pluralisme a d’ailleurs commencé par un dualisme, celui du classique et [p. 14]du romantique. On a pu dire, on peut dire encore, qu’en 1830 le romantisme a vaincu, qu’en 1850 le romantisme a été vaincu, ou remplacé. Ces étiquettes, ces coupes dans la durée, paraissent fragiles en présence de ce fait constant : que le classique et le romantique sont deux systèmes coexistants et complémentaires, un Nord et un Midi, une langue d’oïl et une langue d’oc, donc aucun ne parvient à éteindre l’autre par son rayonnement, ni à le réfuter par un raisonnement.

La critique, telle que l’a rendue nécessaire le xixe siècle, la critique accordée à un pluralisme, c’est le libéralisme. Le père du libéralisme spirituel, Montaigne, peut passer pour le père de l’esprit critique. Faguet, écrivant un livre sur le « Libéralisme », y remarque que les Français ne sont pas libéraux, pas du tout, à ce point que Faguet ne connaît qu’un seul vrai libéral, qui est lui-même. Et je ne crois pas qu’il le dise en plaisantant. Il se juge (peut-être à tort) le plus critique des critiques, moins politique et moins chargé de partis pris que sa douzaine de confrères qui comptent, et, le critique seul étant vraiment libéral, le plus critique des critiques français sera posé automatiquement comme le plus libéral des Français, comme le seul libéral intégral : ce qui est, ainsi que disait l’enfant qui s’accuse, une position comme une autre.

[p. 15]Qui dit libéralisme dit donc pluralisme. Le libéralisme politique est la conscience d’un pluralisme dans l’État, conscience de plusieurs partis irréductibles, que le libéral ordinaire tolérera de bonne foi, mais dont le libéral raffiné, intégral, verra la pluralité, la coexistence, comme un bien à maintenir. Pour emprunter une image à André Gide, ou à son ami Édouard, le libéral va et vient dans un salon garni de tables où se jouent passionnément des parties. Il s’intéresse aux jeux, conseille successivement chacun des partenaires, et à suivre toutes ces parties emploie plus d’activité et trouve plus de plaisir qu’à en mener de bout en bout une seule pour son compte. Et dans un autre livre du même André Gide, on lit :

« Je sens en moi, toujours assemblée, une foule contradictoire ; certaines fois, je voudrais agiter la sonnette, me couvrir et quitter la séance. Que m’importe mon opinion ? » Maurras n’a-t-il pas comparé le régime parlementaire au cerveau d’Amiel, c’est-à-dire d’un super-libéral et d’un hyper-critique.

Le libéral intégral, le critique pur, fait figure non d’un homme (ceux qui pensent avec virilité et surtout ceux qui pensent avec leur virilité, le mépriseront), mais d’une chambre de compensation. Ou plutôt il fait fonction non [p. 16]d’un individu mais d’une nature : car c’est la nature qui pense et qui agit sur ce plan d’une pluralité de parties engagées et d’individus spécialisés.

L’éducation critique du public est d’autant mieux faite, l’atmosphère de la critique est d’autant plus tonique, que des génies plus différents et plus opposés ont conquis plus généralement des titres égaux à l’admiration de l’élite. Le passage de l’un à l’autre assouplit le goût, l’habitue à réaliser de plus grandes différences, l’oblige à des voyages, à des confrontations, à un polyglottisme naturel.

Est-ce à dire que cette évolution soit un bien ? Pas nécessairement, et en tout cas pas à tous les points de vue. Il nous suffit de constater qu’elle est un bien pour la critique en ce qu’elle popularise la critique, c’est-à-dire l’habitude des différences, des comparaisons et des jugements, la pratique de l’arbitrage. Mais gardons-nous de glisser ici sur une pente de facilité. Le libéralisme ne se conçoit guère sans une critique du libéralisme. La critique pure ressemble au doute des pyrrhoniens qui s’emporte lui-même et finit par un doute du doute. Les Montaigne se jetteront toujours dans les Descartes et les Pascal, comme les fleuves dans la mer. Pas de critique sans une critique de la critique. Et la forte critique, la [p. 17]valeur maîtresse, c’est une critique à cran d’arrêt.

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À vrai dire, nous sommes au rouet, plutôt qu’au cran d’arrêt. En attribuant trop de prix au cran d’arrêt, on arrêterait la critique elle-même. Et certains penseront qu’il en naîtrait un bien. On s’est passé assez longtemps de la critique. On peut s’en passer encore. Une partie de l’Europe cherche à s’en passer violemment et superbement.

La critique est nourrie de ces trois racines : corporative (professeurs et journalistes), historique (goût de l’inventaire), libérale (coexistence de partis ennemis, de parties adverses, encouragées également). Pour que la première racine soit coupée, il suffit que le professeur et le journaliste deviennent des instruments de l’État. Pour que la deuxième racine soit coupée, il suffît d’une activité sociale déversée tout entière vers le futur, vers l’action immédiate, et d’un art jeté à l’impression momentanée. Pour que la troisième racine soit coupée, il suffît que le déclin actuel du libéralisme politique en Europe arrive à ses conclusions et produise ses conséquences.

Évidemment il y aura des critiques littéraires autant qu’il existera des livres, et des [p. 18]journaux et de la radiophonie, c’est-à-dire indéfiniment. Mais des critiques littéraires, ce n’est pas la Critique, cette puissance qui a pris conscience d’elle-même au xixe siècle et au commencement du xxe, entre les traités de Vienne et ceux de Versailles, et qui éprouve aujourd’hui quelques difficultés à faire renouveler son bail pour un autre siècle.

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Les réflexions qui suivent ne sont pas une canonique de la critique. Je dis plus loin que la critique n’est pas autorisée à donner des règles aux genres littéraires. Or, la critique représente un genre littéraire. Elle se fera toujours un malin plaisir de réussir dans la voie opposée à celle où les pontifes lui auront conseillé ou ordonné de marcher. Il ne s’agit pas non plus d’une psychologie de la critique. La seule psychologie vraie et vivante de la critique serait une biographie psychologique de l’homme qui a vécu dans leurs tournants singuliers la comédie et la tragédie du métier critique : Sainte-Beuve. Elle viendra peut-être un jour. Le terme : géographie de la critique, répondrait assez bien aux trois premières parties de ce travail, puisqu’on y distingue trois climats, trois régions, de la critique, avec leurs [p. 19]productions et leurs habitants. Mais enfin la géographie elle-même comporte une physiologie de l’homme en société, considéré dans ses rapports avec la terre. Et comme les trois dernières parties du livre concernent les trois principales fonctions de la critique, à savoir : le goût, qui apprécie les œuvres littéraires ; la construction, qui les dispose en un ordre intelligible, la création qui les relaye, ou les continue, ou rivalise avec elles, il m’a paru que le terme de physiologie signalait avec une convenance suffisante le dessein de cette introduction possible à une histoire de la critique française.

Ces six chapitres datent déjà de huit ans.

Ce sont six lectures qui furent faites en 1922 au théâtre du Vieux-Colombier. Elles parurent peu de temps après, les trois premières dans la Revue de Paris, la quatrième dans un numéro spécial du Journal de Psychologie consacré à l’Esthétique, la cinquième dans la Revue de Genève, et, plus tard, la sixième, dans le Manuscrit Autographe. Aujourd’hui, je ferais sans doute les conférences et j’écrirais les articles sur un ton assez différent. Mais en les relisant je n’ai pas vu que mes idées se fussent sensiblement modifiées, et je publie tels quels ces écrits de 1922.

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La critique spontanée §

Dans un procès, dont on parla beaucoup, puisqu’un comédien y était demandeur et un académicien défendeur, on discuta des droits de la critique. Et l’avocat du comédien, qui plaidait contre ces « droits », posait cette définition sommaire : « Un critique, c’est un monsieur qui prend de l’encre et du papier et qui écrit ce qui lui plaît. » À quoi il ne serait pas difficile de riposter en évoquant Courteline et en donnant de la profession de Me Barbemolle une définition aussi caustique. Mais l’impartialité nous oblige cependant à reconnaître que le barreau comporte, de par ses règlements, une dignité mieux assise que la critique. L’avocat parle dans du mérinos, et il possède, en plus de l’encre et du papier, des meubles à lui. Et surtout les avocats constituent un « ordre » où tous les membres sont considérés comme solidaires, et où leurs disputes, comme celles du football et de l’écarté, ne sortent pas d’un jeu réglé à l’avance. Un ordre, comme le [p. 22]clergé, le Parlement, l’armée, l’Académie française, et même le journalisme, — un ordre où le confrère est le camarade, — le client du confrère et les ordres rivaux, siège et parquet, l’ennemi. Rien de pareil dans la critique. Elle ne comporte aucun ordre établi ; elle serait plutôt un désordre, étant faite de gens qui, chacun dans son coin, ont, comme le disait l’avocat, leur encre et leur papier.

Faute d’une unité réelle et reconnue par la loi, les critiques donnent à leur art une unité idéale, — et lui confèrent la majuscule, unité de ce qui n’est pas un. Ainsi le livre de Brunetière sur l’Évolution de la Critique nous fait voir, comme le sermon de Bossuet sur l’Unité de l’Église, une suite de critiques qui s’avancent en ordre, exécutent leur évolution, jusqu’à l’homme providentiel, l’adjudant Ferdinand, qui surveille, active, explique, achève cette évolution. Et pourtant ce sermon sur l’unité de la critique ne saurait nous convaincre. Dans mon effort pour échapper à l’individualisme, à cette menue poussière que notre avocat égrenait sous ses doigts et dispersait sous le prestige de ses manches en nous disant : C’est ça la critique ! — il m’est impossible de parvenir à cette bienheureuse unité. Entre une multitude dispersée de francs-tireurs et cette armée en ordre derrière sa musique, je m’arrête à une [p. 23]position intermédiaire. Des critiques, il n’y en a pas autant que de plumes et de bouteilles d’encre, — il n’y en a pas une seule — il y en a trois, dont chacune forme une manière d’ordre, lequel ne s’accorde pas avec les deux autres ordres. Cela se passe comme aux États généraux de l’Ancien Régime, qui n’ont jamais abouti, parce que les trois ordres ne se sont jamais entendus. Mais, en matière de critique, nous ne sommes pas devant un problème pratique, et nous n’avons aucune raison ni aucune hâte d’aboutir. Le procès des trois Critiques durera, comme jadis celui des tailleurs et des fripiers, ou celui des charcutiers et des rôtisseurs, jusqu’à la révolution qui supprimera la littérature. Ne souhaitons pas la fin d’un procès qui serait la fin des lettres.

Ces trois critiques, je les appellerai brièvement la critique des honnêtes gens, la critique des professionnels et la critique des artistes. La critique des honnêtes gens, ou critique spontanée, est faite par le public lui-même, ou plutôt par la partie éclairée du public et par ses interprètes immédiats. La critique des professionnels est faite par des spécialistes, dont le métier est de lire des livres, de tirer de ces livres une certaine doctrine commune, d’établir entre les livres de tous [p. 24]les temps et de tous les lieux une espèce de société. La critique des artistes est faite par les écrivains eux-mêmes, lorsqu’ils réfléchissent sur leur art, considèrent dans l’atelier même ces œuvres que la critique des honnêtes gens voit dans les salons (aussi bien dans les salons annuels où elles sont exposées et passent, que dans les salons particuliers où elles meublent, restent, animent) et que la critique professionnelle examine, discute, même restaure, dans les musées. Il faut, bien entendu, les considérer toutes trois comme des directions et non comme des cadres fixes ; trois tendances vivantes et non trois compartiments. Il est rare que l’une des trois reconnaisse le droit des deux autres à une existence indépendante. À chacune il ne suffit pas d’être quelque chose, mais elle se veut le tout, le plein et le vif de la critique. Comme ces disputes sont la vie même et la santé de toutes trois, ne les regrettons pas, ne les empêchons pas. En ces matières littéraires me sera-t-il permis de me tenir au-dessus de la mêlée, d’étudier la bataille à la manière désintéressée de Jomini, même de dessiner, en un crayon timide, pour chacun des trois partis, la ligne en deçà de laquelle il excelle et au-delà de laquelle il usurpe ou déraille ? Ce ne sera pas du néronisme. Honte à qui peut chanter [p. 25]pendant que Rome brûle ! Mais rien ici ne brûle ; quelque chose au contraire se construit. Trois équipes de maçons sont au travail et s’interpellent du haut de leurs échafaudages. Qu’il ne nous soit pas interdit de nous promener dans le chantier avec des paroles conciliantes,

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Il y a, écrit Voltaire, beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, et ce sont probablement les plus heureux. Ils sont à l’abri du dégoût que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti et des faux jugements ; ils jouissent plus de la société, ils sont juges et les autres sont jugés.

Ils sont juges, c’est-à-dire qu’ils sont critiques. Ils sont même les seuls vrais critiques, puisque les critiques qui écrivent (et qui s’exposent à toutes les maladies énumérées par Voltaire) écrivent pour être lus, donc pour être jugés, pour être critiqués. Mais ces critiques n’écrivent pas : s’ils n’écrivent pas comment critiquent-ils ? Eh bien ! ils parlent. La critique spontanée, la critique du public, c’est en principe une critique parlée.

De cette critique spontanée sortent les deux autres. Et si l’ombre de Brunetière nous regarde d’un œil torve, nous lui ferons observer, pour la rasséréner, que tous les genres ont évolué ainsi, et qu’ils vont tous de la [p.  26]parole à l’écriture. Sainte-Beuve dit, dans le premier volume des Lundis, au moment où il se posait le plus de questions inquiètes sur la nature et sur la fin de la critique :

La vraie critique de Paris se fait en causant ; c’est en allant au scrutin de toutes les opinions, et en dépouillant ce scrutin avec intelligence, que la critique composerait son résultat le plus complet et le plus juste.

Retenons ce mot : La vraie critique de Paris se fait en causant. Et en vérité, quand on regarde la critique dans le passé, on voit que toutes les fois qu’il y a quelque part un art de causer, j’entends un art pratiqué délicatement et spontanément par la bonne société, la vraie critique n’est pas loin. Le chef-d’œuvre de la critique est probablement un livre qui ne date pas d’aujourd’hui, qui a été écrit en grec il y aura bientôt deux douzaines de siècles : le Phèdre de Platon. Eh bien ! le Phèdre est né de cette fleur de la conversation que fut le dialogue socratique. Certaines pages des Essais de Montaigne doivent aussi être rangées parmi les œuvres les plus délicates et les plus fraîches de la critique. Et à la vérité nous ne savons pas si Montaigne fut un bien brillant causeur ; nous savons qu’en son temps et en son pays l’art de la conversation n’avait pas atteint un [p. 27]raffinement bien aigu. Mais, précisément, que sont les Essais, sinon le livre d’un homme qui, ayant perdu de bonne heure le seul ami avec qui il pût vraiment causer, enfermé dans une retraite rustique avec des visages féminins un peu austères et un voisinage assez rude, tourmenté cependant par le besoin de parler à quelqu’un, de parler, non d’un sujet déterminé, mais de tout et de rien, et surtout de lui-même, ce qui est proprement causer, a fait comme le barbier du roi Midas, a creusé un trou dans sa terre de Montaigne pour lui confier ses secrets, — et dans ce trou ont poussé tous ces roseaux qui, causant aujourd’hui avec nous de façon si diverse, portent vraiment en eux les esprits transfigurés de la parole ? Au xviie siècle, avec la vraie conversation, naît, d’abord confondue en elle et ensuite se distinguant d’elle, la vraie critique. Dans un pays où il y a de la bonne conversation il se fait aussi de la bonne critique.

La bonne critique sort donc de la bonne conversation, mais enfin elle en sort, et nous nous occupons pour le moment de celle qui n’en est pas encore sortie, de la critique qui reste parlée, de ce qu’on pourrait appeler l’eau-mère de la critique. Il s’agit non d’une conversation de gens quelconques, mais de cette conversation des honnêtes gens qui [p. 28]peuvent lire et juger. Ils causent. De quoi causent-ils ? Qu’apprendrons-nous à ce « scrutin de toutes les opinions » dont parle Sainte-Beuve, qui dit encore à une autre page :

Le critique n’est que le secrétaire du public, mais un secrétaire qui n’attend pas qu’on lui dicte, et qui devine, qui démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde.

Un secrétaire, un secrétaire qui devine, et qui le fait chaque matin. Tout cela est bien quotidien, nous met fort passivement dans le courant de l’actualité, manque de passé, de tradition, d’arrière-plan, de tout ce que par exemple un Sainte-Beuve apporte à la critique quand il refuse de se borner à ce rôle de secrétaire du public. Mais c’est que précisément cette critique spontanée, cette critique des honnêtes gens, cette critique parlée, elle porte sur le présent, sur la littérature actuelle. La critique spontanée se confond avec la critique des contemporains, des écrivains contemporains, et son mouvement suit le leur comme le mouvement de l’ombre suit celui du corps. Jules Lemaître écrivait :

Il n’y a peut-être de critique digne de ce nom que celle qui a pour objet des œuvres suffisamment éloignées de nous, et dont nous sommes personnellement détachés. Encore faut-il qu’elle porte sur d’assez vastes ensembles pour que nous y puissions [p. 29]saisir les justes relations que soutiennent entre elles les œuvres particulières. La critique au jour le jour, la critique des ouvrages d’hier n’est pas de la critique : c’est de la conversation. Ce sont propos sans importance.

Notez que cela est écrit au septième volume d’un grand ouvrage qui s’appelle les Contemporains. Il est peu probable que Jules Lemaître ait pensé que ces sept volumes fussent propos sans importance. Bien au contraire, il lui arrive fréquemment de dire qu’il n’y a que les contemporains qui l’intéressent, et par exemple qu’il est beaucoup plus ému par Patrie de Sardou que par Horace ! Mais la vérité, c’est que la critique des ouvrages du passé et celle des ouvrages du présent ne mettent pas en jeu le même appareil, le même mécanisme, ne demandent pas les mêmes qualités, ne sont pas en général pratiquées avec succès par le même personnel. La critique des ouvrages d’hier et d’aujourd’hui, voilà bien en effet de la conversation, mais n’en concluons pas que ce soient propos sans importance ! C’est tout simplement la courbe de l’action d’une œuvre sur ses contemporains, c’est un jugement qui est peut-être provisoire, mais qui n’est pas indifférent, et qui doit rester incorporé à l’œuvre. La critique du passé elle-même sera forcée de s’en occuper. Le fait [p. 30]que le Cid a été accueilli par les transports du public et par les protestations des auteurs et des critiques, qu’il en a été de même, toutes proportions gardées, pour Madame Bovary, ne saurait demeurer indifférent aujourd’hui aux critiques du passé qui s’occupent de Corneille et de Flaubert. Les conversations de salon qu’a pu provoquer le Tiridate de Thomas Corneille, et qui en font le plus grand succès dramatique du xviie siècle, ne restent pas, pour un historien de la littérature, propos sans importance. L’échec ou le succès d’un ouvrage lui sont unis comme un visage de sa destinée. La critique du présent, la critique parlée qui contribue à modeler ce visage, occupe une place importante, et dans le présent pour l’auteur, et, plus tard, dans le passé, pour l’historien.

En 1831, c’est-à-dire près de vingt ans avant les Lundis, Sainte-Beuve distinguait ces deux critiques dans une page connue, qui, tirée à hue et à dia par Marcel Proust et par moi, faillit nous mettre en guerre :

Loin de nous, dit Sainte-Beuve, de penser que le devoir et l’office de la critique consistent uniquement à venir après les grands artistes, à suivre leurs traces lumineuses, à recueillir, à inventorier leur héritage, à orner leur monument de tout ce qui peut le faire valoir et l’éclairer… Il en est une autre, plus alerte, plus mêlée au bruit du jour [p. 31]et à la question vivante, plus armée en quelque sorte à la légère et donnant le signal aux esprits contemporains… Elle doit nommer ses héros, ses poètes ; elle doit s’attacher à eux de préférence, les entourer de son amour et de ses conseils, leur jeter hardiment les mots de gloire et de génie dont les assistants se scandalisent, faire honte à la médiocrité qui les coudoie, crier place autour d’eux comme le héraut d’armes, marcher devant leur char comme l’écuyer.

Ce sont ces lignes qui jouèrent à Sainte-Beuve un si mauvais tour. Henri Heine s’en empara pour le comparer, devant Victor Hugo, au crieur qui marche, disait-il, devant le sultan du Darfour en proclamant : « Voici venir le buffle, véritable descendant du buffle du taureau des taureaux ; tous les autres sont des bœufs, celui-ci est le seul véritable buffle. » Tout écrivain rêve d’un critique qui comprendrait ainsi sa tâche. Je ne sais pas ce que Sainte-Beuve pensa de ces images bovines, mais il s’aperçut bientôt que les deux genres de critique étaient incompatibles. Ayant fait dans les Portraits contemporains l’expérience de la première, il l’abandonna pour l’autre, et en somme il n’eut pas tort, puisque c’est dans ce métier de critique du passé, de port-royaliste et de commentateur des classiques qu’il est devenu, à son tour, [p. 32]là où nous sommes tous des bœufs, le seul véritable buffle.

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La critique des contemporains, cette émanation immédiate de la critique parlée, de la conversation, est-ce que nous pouvons dire, même en nous souvenant de Jules Lemaître, et de ses Contemporains, qu’elle ait vraiment produit, elle aussi, son buffle, qu’elle forme un milieu où puisse se développer et grandir un critique de race ?

Reconnaissons bien sa supériorité dans son domaine propre. C’est un fait qu’une critique, comme la critique universitaire, trop instruite, trop érudite, trop embarrassée du passé, devient un peu gauche et lourde devant les œuvres nouvelles, devant ce qui fait la raison même de l’œuvre nouvelle, à savoir de ne pas ressembler au passé. Il faut ici précisément cette critique spontanée, alerte, ingénue, et dont la nouveauté d’étonnement et d’admiration est prête à vibrer avec la nouveauté de l’œuvre d’art, — celle que célébrait en 1831 le jeune enthousiasme de Sainte-Beuve, celle en somme pour laquelle écrivent les auteurs, et dont l’assentiment, s’il ne fait nullement la gloire, procure au moins le succès. N’allez pas croire que cette critique, pour être spontanée, soit plus facile que la critique [p. 33]érudite et armée. « Il me semble, dit Joubert, beaucoup plus difficile d’être un moderne que d’être un ancien. » C’est souvent pour une cause toute privative, par faiblesse, par impuissance de s’adapter et de se mouvoir, qu’on est tourné vers l’étude et l’admiration du passé. Relisez la charmante préface que Jules Lemaître a écrite sur les Vieux Livres, et dites si elle ne marque pas chez son auteur une élégante sclérose du goût, la démission d’un esprit qui n’a peut-être été moderne qu’en apparence et par attitude, et qui, après s’être voulu immodérément moderne, en arrive à être encore plus immodérément vieux. Qu’il s’agisse du moderne ou de l’ancien, la sagesse, pour un critique, c’est de ne pas faire comme le baron de Gondremarck dans la Vie Parisienne, et de ne « s’en mettre jusque-là » ni de l’un ni de l’autre, ou de ne le faire qu’en passant, une fois par mois, — semel in uno mense ebriari. Mais enfin Joubert a raison. Rien n’est plus difficile que d’être un bon moderne, de l’être avec mesure et justesse d’esprit, de sentir et de goûter son temps dans son mouvement, dans son être immédiat et labile, au lieu de vivre, comme lorsqu’on est un ancien, dans un monde de choses toutes faites. Sainte-Beuve a trouvé en vieillissant que c’était trop difficile d’être un moderne, et [p. 34]il s’est réfugié dans l’ancien comme dans un Port-Royal.

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La fonction de la critique spontanée, c’est d’entretenir autour des livres ce courant, cette fraîcheur, cette respiration, cette atmosphère du moderne, qui se forment, se déposent, s’évaporent, se renouvellent par la conversation. Mais cette critique causée court bien des dangers, et elle est, en somme, bien vite au bout de son rouleau.

D’abord, souvenons-nous de ce qu’Ésope disait de la langue, que c’est la meilleure et la pire chose du monde. C’est la pire quand elle tient lieu de tout le reste, comme dans un Parlement où l’on parle pour parler. Or, en matière de critique, même lorsqu’il s’agit de la critique parlée, parler est l’opération secondaire. Il faut d’abord avoir lu, et on parle de ce qu’on a lu.

L’assiette de la littérature est établie, presque autant que sur des auteurs, sur de bons, honnêtes et patients lecteurs. On conçoit cependant fort bien qu’un livre puisse ne pas aller à des lecteurs, et des livres sans lecteurs ne manquent pas. Mais on ne conçoit guère une critique qui ne vienne pas de lecteurs. Cependant c’est ce qui advient parfois à la critique parlée. Elle arrive vite à tomber et à [p. 35]tromper faute de lecture. D’abord elle ne s’applique guère qu’aux livres du jour, ceux qui ont besoin d’elle, ceux qu’elle lance. Mais ces livres du jour eux-mêmes, quand on n’a pas le temps de les lire, on ne se résigne pas à n’en point parler : c’est en en parlant avec ceux qui les ont lus qu’on trouve moyen d’en parler sans les avoir lus. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis le temps de Sainte-Beuve, qui écrivait il y a soixante-dix ans :

Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps, qui sont lancés dans le monde et dans les affaires, ne lisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l’esprit, du goût et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple : ils font semblant d’avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et ils s’orientent à travers ce qu’ils entendent dire dans la conversation. Ils donnent leur avis, et finissent par en avoir un.

Autre danger de cette critique parlée : les coteries. Critique de salon, critique de cercle, tendent à devenir des critiques de parti. « Pour être admiré d’un parti, dit Stendhal, il suffit de fournir des phrases toutes faites à sa haine ou à son amour. » Et un grand péril pour les écrivains, aujourd’hui surtout, ce sont les gens, [p. 36]ce sont les partis, qui demandent des phrases toutes faites, qui n’accordent la gloire, ou tout au moins le bruit, qu’à leurs phrases toutes faites. Et comme les phrases toutes faites sont les plus faciles à faire pour l’excellente raison qu’elles sont déjà faites, on voit la tentation… Notons d’ailleurs que ce péril n’est point particulier à la critique parlée. La critique professionnelle applaudit à ce qui imite les modèles reçus, — à la littérature d’institut. Et la critique d’atelier applaudit à ce qui s’enrôle sous la bannière de l’atelier. Toutes les critiques, comme tous les arts, ont précisément leur pente d’automatisme. À elles de la connaître et d’y résister !

Enfin la critique parlée est moins exempte que toute autre d’erreurs de jugements qui scandalisent la postérité. Elle exprime le goût du jour, et le goût du jour n’a pas seulement ses caprices et ses folies imprévisibles, il suit de façon persévérante, en leur donnant la solidité et la ligne d’une tradition, certaines pentes dangereuses. Brunetière, qui fixe sur ce genre de critique le regard le plus soupçonneux, celui d’une maison rivale, n’a pas tout à fait tort lorsqu’il dit :

Parmi nos écrivains, dans l’histoire entière de notre littérature, ceux que les femmes ont aimés, [p. 37]ceux que les gens du monde ont goûtés, je ne puis m’empêcher de répéter qu’à défaut des Pascal et des Bossuet — que je leur passe de ne point pratiquer — ce ne sont pas les Corneille et les Racine, c’est encore moins Boileau, ce n’est pas Molière, et ce n’est pas non plus Voltaire ou Montesquieu, c’est les Voiture et les Benserade, c’est Quinault, ce sont les La Motte et les Fontenelle, ce sont les précieux et ce sont les modernes.

Soit. Mais n’oublions pas que ce sont ces gens du monde, que ce sont surtout les femmes, qui ont fait la jeune gloire de Rousseau, de Chateaubriand, de Lamartine, qui l’ont imposée d’abord, bon gré mal gré, aux critiques et aux auteurs. Brunetière, dans sa mauvaise humeur, ajoute que Racine et Molière ont été parfois superficiels à cause des salons et des femmes, parce qu’ils ont voulu plaire. Eh mon Dieu ! si vous enlevez aux écrivains le désir de plaire, et ensuite sans doute aux femmes et aux hommes, croyez-vous que votre république lacédémonienne en aura meilleure figure ? Évidemment il ne faut pas chercher à plaire par tous les moyens, mais une littérature où l’on ne chercherait pas d’abord à plaire, même, comme dit Boileau, si on est serpent ou monstre odieux, serait-elle bien française ?

[p. 38]Bien entendu, quand nous parlons de la critique causée, de la critique orale, nous ne lui accordons guère qu’une existence théorique. Elle ne commence à vivre littérairement que lorsque certains détours lui permettent de passer dans l’écriture sans y perdre sa sincérité et sa fraîcheur. Je sais bien qu’un critique chimiquement pur n’écrirait pas, ne deviendrait pas lui-même auteur. M. Teste serait un critique plus parfait que Sainte-Beuve. Mais M. Teste, non seulement il n’écrit pas : pas davantage il ne lit. Le critique absolu ne serait ni auteur ni lecteur, il ne serait donc pas critique. Cette critique idéale appartient au même domaine que la chemise de l’homme heureux. Restons dans le relatif.

D’abord la critique la plus parlée, la critique de pure conversation, laisse des traces. On en a noté de brillantes, comme l’éblouissant feu d’artifice critique tiré par Rivarol devant Chênedollé. Il y a dans les mémoires, les correspondances, les journaux, les nouvelles de la littérature française, une sorte de Journal des Goncourt presque ininterrompu, qui dure depuis trois siècles, et où nos historiens vont chercher le reflet des œuvres littéraires dans l’opinion mouvante de leur temps.

En second lieu la critique spontanée ne consiste pas seulement dans les conversations, [p. 39]dans la parole auditive, mais aussi dans ces succédanés de la parole, que sont les lettres, les journaux intimes, les notes personnelles. Nous disions tout à l’heure à quel point la critique spontanée pouvait revendiquer les pages littéraires des Essais de Montaigne. Mais les lettres de madame de Sévigné, de madame du Deffand, les notes de Joubert, le Journal d’Amiel, toutes les fois qu’ils s’expriment sur ces matières littéraires, on peut bien dire qu’eux aussi ils représentent la critique parlée.

Enfin il y a une forme de la critique spontanée qui aujourd’hui a presque absorbé toutes les autres, c’est la critique des journaux. On sera peut-être surpris que je ne la range pas dans la critique professionnelle, et aussi bien les limites entre les deux sont-elles difficiles à tracer : il va de soi que cette distinction des trois critiques est excellente à faire, mais qu’une fois faite elle est aussi très bonne à défaire. Les Lundis de Sainte-Beuve, qui sont le modèle de la critique professionnelle, paraissaient dans un journal quotidien et la plus brillante critique de journaliste peut fort bien se trouver dans une revue ou dans un volume. Mais ce que j’appelle critique de journal, c’est la critique des œuvres du jour, faite dans l’esprit du jour et dans la langue du jour, avec le tour d’esprit du jour, avec tout ce qui [p. 40]est nécessaire pour être lu rapidement et agréablement, en exprimant les idées du jour sous la forme paradoxale qui les fera trouver nouvelles, et en évitant toute apparence de pédantisme. Ce n’est plus dans les salons qu’on parle surtout du livre du jour, c’est dans le journal, qui est lui-même, exactement, le livre du jour, le livre de vingt-quatre ou de douze heures.

Notez que les vrais professionnels de la critique, les gens qui savent beaucoup, les professeurs, réussissent peu dans cette critique journalière, ou bien, s’ils y réussissent, y portent un esprit réactionnaire, font tourner la critique du présent à la louange et au regret du passé. La division du travail fonctionne ici fort bien. Le journalisme est un métier, et qui n’est pas à la portée de tout le monde, j’entends ce journalisme quotidien dont le tour de main ne se retrouve guère ailleurs. Et la critique de journaliste, elle aussi, est un métier, qu’il n’est pas donné à tous les critiques de savoir pratiquer.

Le critique de journal, le critique du jour, écrit pour être lu, il n’écrit guère pour être relu. Sa critique est commandée par les livres mêmes dont il s’occupe, et dont les neuf dixièmes ne seront relus par personne dans [p. 41]quelques années, parfois même dans quelques mois. Bien des gens lèveront les bras au ciel, et diront que voilà beaucoup de temps perdu et de papier gâché. Ces gens auront tort. Et leur tort sera de confondre le passé littéraire et le présent littéraire. Le passé littéraire, c’est quelques livres qui subsistent. Le présent littéraire, c’est beaucoup de livres, c’est un flot de livres, qui coulent. Mais, pour qu’il y ait un passé, il faut qu’il y ait un présent. Pour qu’il y ait mémoire du passé, il faut que ce passé ait été du présent, du présent dont peu a été conservé, et où ce peu était accompagné, encadré, recouvert, de toutes sortes de sensations et de perceptions dont il n’est apparemment rien resté, mais qui ont dû être, afin que quelque chose restât. Que reste-t-il de la tragédie française ? Corneille et Racine. Mais pour que Corneille et Racine aient existé, il fallait que le genre tragique eût été un genre vivant, que des centaines de tragédies eussent été écrites, qu’elles eussent trouvé un public, que ce public s’y fût intéressé à tort ou à raison. Et il a fallu également qu’une critique journalière accompagnât cette vie journalière de la littérature.

On pourrait imaginer, je le sais bien, une littérature réduite à des chefs-d’œuvre, une critique renfrognée qui découragerait les [p. 42]écrivains moyens ou médiocres, et qui leur dirait : « Soyez plutôt maçon ; dans dix ans personne ne parlerait plus de vos livres, tandis que dans cent ans vos arrière-neveux habiteront encore, en bénissant votre travail, la maison que vous aurez construite. » D’abord les maçons laissent encore moins de souvenir que les mauvais écrivains. Et puis, surtout, si des milliers d’écrivains bientôt obscurs n’entretiennent pas une vie littéraire, il n’y aura plus de littérature du tout, c’est-à-dire pas de grands écrivains. Le pavé du critique bien intentionné tuera Pradon comme le pavé de l’ours tue la mouche. Mais il tuera du même coup Racine.

La critique du jour, qui suit les écrivains du jour, et qui parle d’eux, et qui en parle au point de vue du jour, dans le langage du jour, contribue donc à donner de l’être au jour qui passe. Et l’être d’une année est fait de l’être de trois cent soixante-cinq de ces jours. Et l’être d’un siècle, serait-ce celui d’un des quatre siècles classiques devant lesquels toutes les Universités, les Académies, les historiens littéraires tirent leur chapeau, est fait de cent de ces années. La vie, cela se vit au jour le jour, cela est tissé de durée, il n’y a pas besoin d’avoir pâli pour le comprendre sur la métaphysique de M. Bergson.

[p. 43]Il n’est donc pas juste de porter dans la critique spontanée, dans la critique journaliste ou plutôt journalière, l’esprit de la critique classique. La critique classique concerne un monde littéraire passé, où le tri est fait. La critique journalière porte sur un monde littéraire présent, où le tri n’est pas fait. Et sa fonction est de sentir, de comprendre, d’aider à se formuler le présent, mais non de faire le tri dès maintenant ni de se placer au point de vue du passé. Le tri, il se fera tout seul. Il n’y a pas besoin d’aider les hommes à mourir. Mais il faut une sage-femme pour les aider à naître, des femmes moins sages pour les aider à vivre, des médecins pour retarder leur mort. Si vous n’aidez pas à naître, à se manifester toute la riche matière du présent, ce présent risquera de sécher en partie dans sa graine. Tout le monde connaît la réponse de Buloz à Pierre Leroux qui lui proposait un article sur Dieu : « Cela manque d’actualité ! » Eh bien, Buloz pensait juste du point de vue de son métier, et aussi du point de vue de la raison, qui veut qu’on ne fasse pas le métier du voisin. Leroux pouvait aller parler de Dieu à un prêtre catholique, qui ne s’occupe guère de l’actualité, et qui dit chaque matin sa messe en portant encore les robes et la dalmatique du ive siècle.

[p. 44]Que l’optique de l’actualité amène la critique journalière à des erreurs, qui le niera ? Elle n’est pas plus exempte d’erreurs congénitales, d’idoles, comme disait Bacon, que les deux autres critiques. Mais nos erreurs nécessaires, c’est nous-mêmes, c’est notre vie, ce qui ne veut pas dire que nous ne devions travailler à les corriger. Les microbes nous tuent, mais après nous avoir laissé vivre quelque temps, ce qui est l’essentiel, et les lapins qu’on nourrit avec des légumes rigoureusement stérilisés crèvent en quelques jours. Les erreurs propres à chaque critique font partie de sa diathèse, de ce qui commande à la fois sa vie et sa mort.

Je prends, par exemple, ces lignes de la Revue de Paris, parues en juillet 1839, et qui sont de Jules Janin, lequel était, comme on sait, le « prince des critiques ». Voici comment ce prince s’exprimait au sujet des romanciers de son époque :

Je vous répondrai que M. de Balzac n’est pas le roi des romanciers ; le roi des romanciers modernes c’est une femme, un de ces grands esprits… (Je passe plusieurs lignes de pathos sur George Sand). Viennent ensuite tantôt à côté, tantôt derrière M. de Balzac, tantôt devant lui, plusieurs romanciers qui comme lui regardent avec grand mépris la société telle qu’elle se comporte ; écrivains d’une grande audace, d’une fécondité merveilleuse. [p. 45]Quel ouvrage de M. de Balzac a été plus rempli de mouvements et d’incidents que les Mémoires du Diable ? Quel conte de M. de Balzac est supérieur à la Femme de quarante ans par M. de Bernard ? Quand donc M. de Balzac a-t-il poussé l’ironie plus loin que M. Eugène Sue ? A-t-il rien écrit, pour la fraîcheur des descriptions, pour la grâce murmurante et printanière du paysage qui soit préférable aux adorables caprices de M. Alphonse Karr ?

Ces erreurs de perspective, cette confusion entre Balzac et toutes sortes de gens dont nous ne lisons plus une ligne, nous paraissent scandaleuses, mais nous procurerons le même scandale à ceux de nos petits-neveux qui nous liront dans quatre-vingts ans. Il n’y a pas d’exemple qu’un critique, parlant de ses contemporains, ne place dans une même perspective ceux-là qui resteront et ceux-ci qui disparaîtront. Même Boileau, qui rejetait Théophile parmi les méchants, a mis entre les bons Voiture et Segrais. Voyez, dans les Contemporains de Jules Lemaître, les Rabusson et les Grenier. Dans le volume où il est recueilli, l’article enragé de Brunetière sur Baudelaire voisine avec un article dithyrambique où est canonisé Edme Caro. Et ne soyons pas lynx envers nos prédécesseurs et taupes envers nous. Quiconque pratique la critique de journaliste (et tout cela en est), la critique des écrivains entre lesquels il vit, [p. 46]nécessairement cette perspective brouillée lui est imposée. La muse aux bésicles, comme dit M. André Billy, elle a cela dans le verre même de ses bésicles. Et encore une fois il n’est pas mauvais que la perspective du présent ne soit pas la perspective du passé. Notre présent, il a l’éternité entière pour être du passé, il n’a que le moment actuel pour être du présent. Gardons-lui son originalité. S’il se présentait un critique surhumain, capable d’accomplir dès maintenant le tri que fera la postérité, il nous faudrait évidemment le tuer : autrement c’est lui qui tuerait la littérature. Ne souhaitons pas, au pays de La Fontaine, que la critique-gland soit à la place de la critique-citrouille, et réciproquement. Le démiurge qui a construit le monde connaissait, quoiqu’on en dise, son affaire à Anatole France loue quelque part l’Académie française de comporter un panaché élégant de bons écrivains et de natures littéraires plus avarement douées. En effet, dit-il, s’il était convenu que l’Académie est composée des quarante meilleurs écrivains, ce serait trop dur pour ceux qui n’en feraient pas partie. Au contraire, les bons écrivains font qu’on est fier d’être de l’Académie comme eux, et les académiciens de pacotille vous convainquent que les raisins trop verts sont bien vraiment des raisins verts, qui pourriront sans avoir mûri.

[p. 47]La critique du jour, qui donne la notoriété, écrit le brouillon d’où, par une série de retouches, sortira la critique qui donne ou plutôt qui enregistre la gloire. Il y a des gens qui croient que le temps consacré aux brouillons est du temps perdu, et qu’il vaut bien mieux écrire tout de suite la copie définitive. En droit ils ont parfaitement raison. Mais en fait il se trouve que la copie définitive qui suit les brouillons est généralement meilleure que la copie définitive écrite sans brouillons. La vie, cela se passe dans le temps. Ce n’est pas en imposant aux jeunes gens les qualités des barbes blanches qu’on les rendra sages quand ils auront en effet la barbe blanche. L’expérience nous montre que, quand on est trop sage à vingt ans, on est généralement assez fou à soixante.

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Est-ce que je fais là une apologie immodérée de la critique journalière, de la chronique ? Est-ce que je me dissimule ses défauts ? Pas du tout. Mais je prends le mot défaut en un sens strict : endroit où cette critique défaille, où elle n’est plus sur son terrain, où elle doit céder la place à une autre. Je ne me dissimule pas ce que comportent de vérité ces lignes de Jules Lemaître. En journalisme « il [p. 48]ne s’agit que de frapper fort. Nul soin de la vérité dans les pensées, de la justice dans les sentiments, de la justesse dans le discours. Au reste, le temps manque pour réfléchir. On ne saura jamais le mal effroyable qu’a fait le journalisme à la littérature du xixe siècle ». Notez qu’ailleurs Lemaître dit que cela lui a fait beaucoup de bien d’être obligé de donner à sa pensée les cadres et l’allure d’un article de journal. Tout simplement le journal et la critique journalière, c’est de la conversation, c’est du dialogue solidifié. Si, l’homme du livre, et surtout des vieux livres, vous le jugez au point de vue du livre, vous n’êtes pas à la page, vous ressemblez au mathématicien qui demandait d’Athalie ce que cela prouvait, Ce que dit Lemaître est vrai, jusqu’à un certain point (il ne faut pas exagérer et lui-même exagère en journaliste « pour frapper fort »), d’un journal pris en particulier, parce qu’on écrit dans un journal pour soutenir une opinion de parti. Mais un journal isolé, c’est une abstraction, cela n’existe pas. Il y a les journaux, c’est-à-dire les gens qui expriment, en frappant fort, les opinions les plus opposées. Ces opinions, en s’opposant, prennent mieux conscience d’elles-mêmes, et en même temps elles se neutralisent. Ce n’est pas du tout perdre son temps que de parcourir le [p. 49]matin une douzaine de journaux français et étrangers. Vous y prenez le sens du relatif, c’est-à-dire une leçon de sagesse. Mais cette leçon de sagesse vous est-elle donnée par des sages ? Pas du tout. Elle vous est donnée par des hommes de parti, par des fanatiques, parfois par des fous. « En journalisme, disait très justement Faguet, toutes les manières sont bonnes, excepté celle de Montaigne. » Faguet n’a pas tort. Un journal peut s’appeler le Figaro ou le Voltaire. On ne lui voit pas ce nom : le Montaigne ! Je sais tout, mais non Que sais-je ?, forme un bon titre de magazine. Et ce mot de Faguet serait en apparence encore plus cruel que celui de Lemaître. Il signifierait : Toutes les manières de déraisonner sont bonnes en journalisme, il n’y a que la manière des gens raisonnables qui ne vaut rien. Mais, en réalité, si Montaigne ne saurait paraître dans les données du journalisme, il a tout de même sa place dans les résultats du journalisme. La sagesse de Montaigne n’a pas à figurer sur un journal, précisément parce que c’est une sagesse active, et que le lecteur devrait la vivre activement lui-même en écoutant dialoguer beaucoup de journaux, en tirant de ce dialogue une leçon d’ironie et de doute.

Dialogue et non monologue. Ne portez pas au compte du monologue ce que je dis du [p. 50]dialogue. Le sage craint l’homme d’un seul livre. Que dirons-nous de l’homme d’un seul journal ? Et presque tout le monde est l’homme d’un seul journal. — Votre prétendue leçon de sagesse est donc réservée à quelques dilettantes ? — Entendons-nous bien. La multiplicité des journaux rend à la société les mêmes services de sagesse que la multiplicité des lectures de journaux différents rendra aux rares amateurs de conversation écrite. Le lecteur de tel journal extrémiste de droite devient au bout de quelque temps un fanatique comme le lecteur de tel journal extrémiste de gauche. Leur journal ne leur donne donc point la sagesse, dont ils se passent d’ailleurs fort bien, et qui n’est pas d’un si grand usage dans la vie. Mais le journal de droite oblige à une certaine sagesse le fanatique de gauche en créant une résistance qui l’empêchera de descendre dans la rue. Et le journal fanatique de gauche nous rend le même service contre le fanatique de droite. Et il n’y a pas à droite et à gauche que des fanatiques. Il y a des modérés de gauche et des modérés de droite. De sorte que le dialogue se multiplie. Et ce dialogue en se multipliant crée une sorte de clearing-house, de chambre de compensation où les opinions contraires viennent s’annuler comme les dettes des particuliers dans le jeu [p. 51]du crédit mutuel ; cette annulation n’est que le niveau de base d’un travail immense, ici jeu des échanges économiques et là des échanges intellectuels. Le grand jeu des échanges économiques se fait par l’accumulation et la neutralisation d’innombrables égoïsmes, d’avidités ennemies, de spéculations à la hausse contre les spéculations à la baisse. Pareillement le grand jeu des échanges intellectuels, le grand dialogue socratique des centaines de journaux nationaux, des milliers de journaux internationaux, où font leur partie les bons Théétète et les Thrasymaque injurieux, a accumulé les pensées les plus contraires à la sagesse et à la raison, a mis en jeu tous les fanatismes et toutes les haines, mais en les mettant tous en jeu il les a neutralisés les uns par les autres. Il en a déclenché les effets utiles et il en a éliminé les poisons, dans la mesure où un organisme, qu’ils finissent toujours par encrasser, peut les éliminer. Le sage en a tiré de la sagesse. Mais il y a quelqu’un qui est plus sage que le sage, c’est l’humanité entière, c’est l’âme mouvante, laborieuse et subtile de l’Ulysse éternel : et si nous trouvons qu’elle n’en tire pas toujours autant de sagesse que nous, haussons-la jusqu’à nous…

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[p. 52]On pensera peut-être que je me suis un peu éloigné de la critique. Il n’en est rien. La critique de journaliste, c’est-à-dire la critique qui se modèle sur l’au-jour-le-jour de la production littéraire, elle est incorporée au rythme que je viens d’essayer de décrire. Elle constitue un dialogue sur les productions du jour, un dialogue, c’est-à-dire des voix multiples. Et quand on signale seulement les faiblesses et les misères de cette critique, ce que ne manquent pas de faire les deux autres critiques rivales, c’est qu’on ferme précisément les yeux sur cette multiplicité. Un critique juge ses contemporains avec son tempérament, ses amitiés et ses haines, littéraires, politiques, religieuses, et il fait de tout cela la manière d’autorité dont son talent le rend susceptible. Mais les amitiés de l’un sont les haines de l’autre. De là dialogue, c’est-à-dire la critique en mouvement. De là aussi, et surtout, critique des critiques : si la critique est bienfaisante aux auteurs, à plus forte raison est-elle utile aux critiques eux-mêmes, et il serait injuste qu’ils fussent privés du bienfait qu’ils dispensent. Ajoutons que cette critique, si au lieu de la voir dans son dialogue intérieur nous la considérons en bloc, elle est elle-même limitée, contrôlée, critiquée par les deux autres critiques, auxquelles elle rend le même service sévère.

[p. 53]Et, pour bien mettre les choses au point, notons que la critique spontanée et la critique professionnelle, la critique du dialogue et la critique du livre, si elles doivent être distinguées dans leur nature et dans leur direction, se distinguent beaucoup moins dans la réalité. L’une, disions-nous, porte sur une littérature triée, celle du passé, et l’autre sur une littérature qui n’est pas triée, celle du présent. Mais la critique de la littérature présente ne va pas elle-même sans quelque tri, elle ne parle pas de tout, elle s’agglutine autour de certains auteurs, dans le sens de certaines directions, elle n’est astreinte à l’actualité que dans la mesure où elle veut bien l’être, ou dans celle que lui impose son objet. Elle ne l’est même franchement et entièrement que dans un cas privilégié, celui de la critique dramatique.

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La critique spontanée, la critique « chronique » c’est, disions-nous, le développement de la critique parlée, de cette vraie critique de Paris, qui, selon Sainte-Beuve, se fait en causant. Critique parlée, chronique, journal, dialogue, nous avons vu toutes ces idées s’enchaîner et naître les unes des autres parce que ces choses sont nées réellement les unes [p. 54]des autres. Mais entre la critique parlée, journalière, journaliste, et le livre dont elle parle, qui essaye d’être une « chose de toujours », il y a encore un certain malentendu, un hiatus ; le livre, qui est réalité durable, qui aspire à la critique durable, voudrait être incorporé dans une chaîne durable. Au contraire, la critique parlée triomphe vraiment lorsqu’il s’agit des arts de la parole, à savoir l’éloquence et le théâtre.

D’abord, en matière d’éloquence et de théâtre, la critique n’a plus le droit de faire un tri. Elle devient chronique pure et doit suivre rigoureusement l’actualité. Tous les chroniqueurs parlementaires doivent mentionner le discours prononcé à la tribune de la Chambre par un orateur qualifié. Un chroniqueur dramatique n’a pas plus le droit de se dérober à l’invitation qui l’appelle à la répétition générale d’une rapsodie qu’à une convocation de l’autorité militaire. Il faut qu’il en parle, et que le marchand de tirades ou d’à-peu-près ait son compte rendu dans les rez-de-chaussée du dimanche soir.

Et puis la critique de ce qui se parle publiquement réalise bien à l’état pur cette critique du public par le public, ou plutôt, comme dit Sainte-Beuve, du critique qui n’est que le secrétaire du public. Comme l’éloquence [p. 55]de réunion publique (tous les arts de la parole sont frères), elle n’a d’influence sur le public que si elle porte de l’eau à la rivière, je veux dire si elle dit ce que pense déjà le public. On sait que les plus brillants critiques dramatiques, tels que Gautier, Lemaître, Faguet, n’exerçaient que très peu d’influence, et que la feuille de location restait à peu près indépendante des « mouvements divers » de leur feuilleton. Il n’y a eu qu’un critique dramatique qui ait vraiment agi sur le public, c’était Sarcey. Et la critique de Sarcey était bien une critique parlée. Surtout cette critique réalisait exactement la définition de Sainte-Beuve : un secrétariat du public, un secrétariat où chaque dimanche était démêlée et rédigée la pensée de tout le monde, non pas la pensée de tout le monde individuellement, mais la pensée de tout le monde groupé en tranches de quinze cents personnes, pendant trois heures, sous un lustre. Sarcey avait évidemment compris avec étroitesse le métier de la critique dramatique, c’est-à-dire de la vraie critique parlée. Mais il vaut mieux comprendre un métier étroitement que de le comprendre avec une largeur et une indifférence qui le confondent avec n’importe quel métier.

La critique spontanée, née dans les conversations, presque « instituée » par les salons, [p. 56]a fini par aboutir, comme à sa vallée centrale, à la critique des journaux. Elle s’est trouvée prise dans cette photographie de l’instant, pour l’instant, qu’est le journal. C’est une question de savoir comment elle se défendra contre l’évolution du journal, contre les exigences de l’information et de la lecture rapides, contre l’envahissement de la publicité, contre les efforts des éditeurs pour américaniser la production littéraire. Jusqu’ici elle s’est défendue. On entend couramment des lamentations sur la décadence de la critique. Elles sont exagérées, tout au moins en ce qui touche la critique quotidienne des contemporains. S’il y a un malaise et une diminution de la critique professionnelle, universitaire, en tant que critique de goût et de dogme, cette diminution est, dans une certaine mesure, compensée par les progrès de l’histoire littéraire. La critique dramatique touche de moins en moins les critiques, les auteurs et le public, et c’est un symptôme assez grave : rien de plus envié, autrefois, parmi les écrivains, que la critique des théâtres ; aujourd’hui on ne la cherche plus guère, et : « Je ne vais jamais au théâtre » s’entend couramment dans le monde des lettres et dans la bonne société. Mais pour ce qui est de la critique des livres par les journaux, elle n’est pas en décadence. Elle [p. 57]s’inquiète peu des classiques, de la tradition française, paraît les ignorer dans une large mesure, et aujourd’hui que les quotidiens ont huit pages, on n’en trouverait pas un qui consentirait à publier l’équivalent des Lundis de Sainte-Beuve, où un journal à quatre pages trouvait autrefois sa fortune (il est vrai que si le civet ne figure plus sur leur carte, c’est que le lièvre manque, et que nous n’avons pas de Sainte-Beuve). En revanche jamais n’a été repéré plus attentivement, accueilli plus sympathiquement tout ce que la jeunesse apporte de nouveau, tout ce qui fait la fraîcheur d’un moment unique de la durée, tout ce qui porte la marque fine et fragile de l’heure présente, tout ce qui, avec une authenticité stricte, exclusive d’autres qualités et d’autres travaux, appartient au domaine de la critique spontanée.

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La critique professionnelle §

La critique spontanée est faite, ou devrait être faite, soit par des lecteurs qui parlent de ce qu’ils ont lu, soit par des lecteurs qui en écrivent, et qui se tiennent le plus possible en liaison avec l’esprit et la souplesse de la parole. Mais il est naturel que la division du travail littéraire amène la création d’une critique professionnelle, celle-là même dont Voltaire parle en ces termes : « On a vu, chez les nations modernes qui cultivent les lettres, des gens qui se sont établis critiques de profession, comme on a créé des langueyeurs de porcs pour examiner si ces animaux qu’on amène au marché ne sont pas malades. Les langueyeurs de la littérature ne trouvent aucun auteur bien sain. » Et l’on sait en effet que Voltaire, dans son Commentaire sur Corneille, nous a donné le rapport d’un langueyeur particulièrement méfiant.

Comment cette critique professionnelle s’est-elle établie dans les nations modernes ? [p. 59]Je n’ai pas à résumer ici la grande Histoire de la critique de M. Saintsbury, ni à aller chercher les origines de la critique chez les Grecs, à distinguer le visage qu’elle prend dans les humanistes de la Renaissance, à suivre le genre au cours d’une évolution qui a beaucoup plus la figure de méandres indécis que celle de ce Grand Canal aperçu par Brunetière, et sur lequel on a fait jouer, de Villemain à Brunetière lui-même, tant de grandes eaux oratoires. Mais nous voyons que cette critique est devenue au xixe siècle une critique de professeurs : on lui adresse même parfois ce propos comme une injure, comme s’il y avait dans le métier de professeur quelque incompatibilité avec la liberté du critique.

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Les langueyeurs dont parle Voltaire remontent au xviie siècle. Richelieu, l’année du Cid, voulut imposer à l’Académie un métier de ce genre, qu’elle fit avec répugnance et où elle ne récidiva pas. Mais il fallait que la fonction fût tenue, elle était dans l’air du temps, qui exigeait un critique pourvu d’autorité : l’autorité faisait prime en France sur tous les marchés, et c’est là, en partie, ce qu’on appelle l’esprit du xviie siècle. Le délégué à l’autorité littéraire, ce fut Chapelain, un [p. 60]homme considérable qui fonda ce qu’on pourrait appeler la critique de conseil : je veux dire qu’avec Chapelain la critique apparaît comme un art de donner des conseils utiles aux écrivains. Le critique est un conseilleur, et, contrairement au proverbe, ce conseiller fut aussi un payeur, puisque Chapelain dressait la liste des pensions des gens de lettres, où il n’avait gardé de s’oublier. Or qu’est-ce qu’un conseilleur, en critique ? C’est quelqu’un qui connaît les règles. Et les règles de quoi ? Les règles des genres. Celles que Chapelain connaissait le mieux, c’étaient, paraît-il, celles du genre épique, et l’on sait qu’il ne voulut laisser à personne le soin de les appliquer. Mais notons bien, dès le principe, la différence essentielle entre cette critique professionnelle et la critique spontanée. La critique spontanée, parlée, publique, a pour objet des livres et des hommes. La critique professionnelle porte originellement sur des règles et des genres. Et je sais bien qu’elle aura le temps, après Chapelain, de changer d’objet et de s’élargir, mais il lui restera toujours quelque chose de ses anciens principes. En tous cas elle conserve le même caractère avec Boileau. Si nous laissons de côté l’œuvre polémique de Boileau, si nous ne considérons que son apport de critique positive, nous voyons que l’objet de cette [p. 61]critique, c’est de prendre conscience de la nature, des limites et des règles des différents genres, et de donner aux écrivains la conscience claire de leurs genres, comme on donne à un artilleur ou à un cavalier la conscience de son arme, à un fonctionnaire la conscience de son administration, à un congréganiste la conscience de son ordre. Boileau, parce qu’il avait un bon sens puissant et parce qu’il réunissait à la lucidité du critique la maîtrise de l’artiste, a pu s’imposer là où Chapelain s’était effondré. Mais sa critique, comme celle de Chapelain, est bien une critique de conseil, une critique par laquelle le critique croit pouvoir éclairer non pas la cité de l’art qui est fait, mais le chemin de l’art qui est à faire : donc une critique d’enseignement, et, jusqu’à un certain point, de professeur.

D’autre part, dans les dernières années du xviie siècle et les premières années du xviiie, nous voyons la littérature renouvelée par ce qu’on pourrait appeler un sentiment extraordinaire de la curiosité. Non pas curiosité du passé comme à l’époque de la Renaissance, mais curiosité du présent, parce que ce présent de la civilisation française en plein épanouissement apparaît comme quelque chose d’intéressant, de séduisant, d’unique, qui ne ressemble pas à ce qu’on a vu jusqu’alors, et [p. 62]mérite d’être considéré, noté pour lui-même tout comme il est vécu pour lui-même et par lui-même. En littérature, c’est la querelle des Anciens et des Modernes qui déclenche le mouvement, et, pour tout critique, la séance académique du 27 janvier 1684 que Boileau quitta en criant au scandale avant que Perrault eût achevé la lecture de son poème sur le Siècle de Louis le Grand, représente, comme la journée du 14 juillet 1789 dans l’histoire politique, le commencement d’un drame que nous n’avons pas fini de vivre et qui prête encore actuellement son terrain à nos positions littéraires. À partir de ce jour se pose la question du moderne, celle dont nous disputons aujourd’hui tout aussi bien en matière d’enseignement qu’en matière d’art. Mais cette question n’est prise, à la fin du xviie siècle, dans un tel tourbillon de passion, que parce qu’elle se rattache à un sentiment qui la déborde et qui la porte : la curiosité du présent, qui va animer le génie de Saint-Simon (et c’est, je crois, le meilleur moyen de rattacher à son époque, en l’opposant à la génération de Dangeau, cet homme qu’on a coutume de considérer comme un aérolithe littéraire), que nous croyons revoir le long du livre de La Bruyère, qui donnera toute leur raison de vivre et d’écrire à Bayle et à Fontenelle, et qui éclatera [p. 63]si fort et si haut dans la flamme sèche d’un Voltaire, dans la flamme fumeuse d’un Diderot. Cette curiosité désintéressée et ironique du présent, que la génération précédente, institutrice respectueuse et pondérée, était loin d’avoir connue au même degré, il semble qu’elle doive surtout porter ses fruits dans la critique spontanée, parlée. Et en effet c’est l’âge d’or de cette critique. Mais la critique professionnelle, elle aussi, en sort plus agile, plus éclairée, plus libre, plus désintéressée, elle cesse de s’absorber dans la besogne technique, législatrice, historique, de Chapelain et de Boileau. Personne ne représente mieux que Voltaire, héritier de Bayle et de Fontenelle, l’esprit de cette critique nouvelle, et personne n’en a mieux rédigé que lui ce qu’on pourrait appeler l’acte de naissance.

C’est un des grands avantages de notre siècle que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie, et qui jugent également bien d’un livre de métaphysique et d’une pièce de théâtre. L’esprit du siècle les a rendus pour la plupart aussi propres pour le monde que pour le cabinet, et c’est en quoi ils sont fort supérieurs à ceux des siècles précédents. Ils furent écartés de la société polie jusqu’au temps de Balzac et de Voiture ; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. Ils ont relégué dans les écoles mille disputes puériles, qui étaient autrefois [p. 64]dangereuses et qu’ils ont rendues méprisables ; par là ils ont en effet servi l’État. On est quelquefois étonné que ce qui bouleversait autrefois le monde ne le trouble plus aujourd’hui : c’est aux véritables gens de lettres qu’on en est redevable. Ils ont d’ordinaire plus d’indépendance dans l’esprit que les autres hommes…

Ce que Voltaire entend ici par gens de lettres, ce ne sont pas, comme on voit, des gens qui créent, mais des gens qui lisent, qui jugent, qui parlent des livres et qui en écrivent, c’est-à-dire, en somme, des critiques. Et de fait le xviiie siècle peut bien apparaître comme l’âge de la critique, critique philosophique, critique religieuse, critique esthétique, critique littéraire. Saint-Simon, par une vue très juste qui a passé à Auguste Comte, distinguait dans l’histoire les périodes organiques et les périodes critiques. Et le xviie siècle est le type d’une période organique, le xviiie le type d’une période critique. L’œuvre caractéristique d’une telle période, c’est un Dictionnaire critique, tel que le Dictionnaire de Bayle, l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, c’est-à-dire un inventaire des œuvres, des opinions, des vérités et des erreurs humaines, examinées du point de vue de la raison. Il semble donc que le xviiie siècle, où règnent ces gens de lettres dont nous parle avec tant d’estime [p. 65]Voltaire, aurait dû devenir le grand siècle de la critique professionnelle. Or il n’en est pas ainsi. Il faudra attendre, pour voir ce grand siècle, le xixe. Et voilà un fait qui n’a pas seulement un intérêt historique, mais qui jettera de la lumière sur la nature même et les nécessités de la critique professionnelle.

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Le xviiie siècle, si universellement et si puissamment critique, n’a guère été, en matière de critique professionnelle, qu’un siècle de transition. Voltaire fixe à peu près les valeurs littéraires classiques jusqu’à Sainte-Beuve, mais il fixe surtout ce qui était déjà fixé, il est par excellence le secrétaire de l’opinion, l’homme qui dit ce que pensent les honnêtes gens, et qui le dit avant même que les honnêtes gens aient pris conscience qu’ils le pensaient, de sorte que, comme l’écrivait Bersot, si tout le monde a plus d’esprit que Voltaire, l’esprit de Voltaire, c’est encore l’esprit de tout le monde. Mais ce secrétaire de l’opinion serait mal venu à prendre la place du maître de l’opinion, de celui dont il écrivait si justement : « Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur. » Voyez la différence entre un homme qui impose ses valeurs à l’opinion, comme Boileau, et un homme qui, [p. 66]comme Voltaire, les reçoit de l’opinion, mais les lui rend transfigurés par le brillant et le tour de main d’un grand ouvrier parisien. La critique romantique a pu casser les arrêts de Boileau en ce qui concerne Théophile et Saint-Amand, Voltaire n’est jamais parvenu à les casser en ce qui concerne Quinault. Prenez maintenant l’abbé Dubos, Montesquieu, Diderot (qui fut, à une autre point de vue, un grand créateur en critique), prenez Marmontel, le critique officiel de l’Encyclopédie, et qui a formulé à un point remarquable la doctrine classique en matière de goût raisonné : aucun de ces brillants esprits n’a fondé, en matière de critique professionnelle, quelque chose de durable, ayant force d’institution. Pour trouver cette institution, il nous faut arriver à La Harpe.

Brunetière appelle La Harpe « un homme que je ne souhaite que d’égaler à la plupart de ceux qui croient faire preuve, en le raillant, d’indépendance et de largeur d’esprit ». Quelle que soit l’exagération de ce jugement, Brunetière n’a pas tout à fait tort de parler de La Harpe sur le ton de l’Enfin Malherbe vint, de faire de lui une manière de fondateur de la critique professionnelle, la seule qui compte pour un Brunetière. Et voici pourquoi.

[p. 67]« C’est lui, dit Brunetière, qui s’est avisé le premier de réduire en un corps toute l’histoire de la littérature et de faire marcher du même pas l’histoire et l’appréciation des œuvres. » Il garde l’honneur d’avoir « le premier, considéré l’histoire de la littérature dans la totalité de sa suite ; de l’avoir ainsi traitée pour elle-même, en elle-même, comme capable de se suffire ; et d’avoir enfin, par là, frayé les voies à une critique plus large, et autre que la sienne ». Ainsi la critique est devenue, continue toujours Brunetière, « dogmatique avec Boileau, mondaine avec Perrault, esthétique avec Voltaire et Diderot, historique enfin avec La Harpe ». Nous disons, nous, que la critique mondaine dont Perrault donne une manière de théorie dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes, la critique esthétique de Voltaire et surtout de Diderot, la critique historique de La Harpe, ce sont précisément trois critiques différentes, qui peuvent bien avoir des querelles de mur mitoyen, mais qui occupent des domaines distincts, qui chassent dans leurs garennes propres, et que nous appelons critique parlée, critique d’artiste et critique professionnelle. Mais, pour Brunetière, les deux premières ne sont que des essais chaotiques et dangereux, destinés à préparer l’apothéose de la seule, de [p. 68]l’unique — : la troisième — comme la Fronde c’était, pour Bossuet, les douleurs d’enfantement par lesquelles la France accouchait du règne miraculeux de Louis.

Pourquoi Brunetière, le grand champion de la critique professionnelle, fait-il commencer la vraie critique, celle qu’il représente et qu’il croit achever (au risque de l’empêcher d’évoluer après lui, ce qui nous entraînerait dans un raisonnement comme celui d’Épiménide et des Crétois) avec ce Lycée ou Cours de littérature qu’il a sans doute lu, mais que personne ne lit, et que tout le monde a tant de raisons de ne pas lire ? Pourquoi fait-il de la critique grise de La Harpe un progrès sur la critique éclatante de Voltaire et de Diderot, qui nous charme et nous instruit encore aujourd’hui ? La raison en est simple, et c’est en insistant sur elle que je ferai, me semble-t-il, le mieux comprendre la nature propre et le caractère authentique de la critique professionnelle.

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Notons le double titre du grand ouvrage de La Harpe : le Lycée et le Cours de littérature. Pour la première fois un professeur entre dans le domaine de la critique littéraire, et même dans le domaine de la littérature, avec un [p. 69]livre composé de leçons rédigées pour être professées, publiées pour conserver la mémoire de ce qui a été professé. Jusqu’alors il n’y avait qu’un genre qui s’accommodât de cette situation, de cette technique. C’était le sermon. Précisément les leçons de La Harpe correspondent à ce qu’on pourrait appeler une laïcisation du sermon. Le besoin d’entendre bien parler, sur des matières bien connues de l’orateur, logiquement mises en ordre, composées en un discours solide, est naturel dans une société cultivée (l’atticisme cristallise autour de Lysias comme la littérature latine autour de Cicéron), et il l’était surtout chez les Français de l’âge classique. Mais jusqu’à la fin du xviiie siècle où ce besoin peut-il trouver satisfaction ? À l’église et pas ailleurs. Il n’y a pas d’éloquence parlementaire. L’éloquence judiciaire a échoué. Et il n’y a pas non plus d’éloquence universitaire. Aux facultés de l’Université de Paris, au Collège de France, il n’existe, comme au moyen-âge, que des lectures ou des explications de textes pour les étudiants. Ce genre de la leçon de vulgarisation, de la conférence, qui est incorporé aujourd’hui à la respiration même de notre vieille rive gauche, il n’existe à aucun degré, et on n’en éprouve nullement la nécessité. Pour les femmes et pour les gens [p. 70]du monde le sermon d’une part, la conversation d’autre part, en tiennent toute la place. C’est seulement à la fin de l’Ancien Régime que s’établissent des cours publics tels que nous les voyons aujourd’hui. Il a fallu pour cela que le déclin du sentiment religieux et la médiocrité des prédicateurs fissent déserter les sermons par la bonne société. En 1781, Pilâtre du Rozier, plus connu comme aéronaute, fonde le Lycée, établi au coin de la rue de Valois et de la rue Saint-Honoré, et où se faisaient des leçons publiques sur toutes sortes de matières scientifiques et littéraires. Le Lycée, entretenu par des souscriptions particulières, eut un grand succès, vécut jusqu’à la Restauration, et inaugura cette tradition des cours éloquents et élégants, que nos universités et nos conférenciers de toute sorte ont prolongée jusqu’à nous. La littérature y fut enseignée par La Harpe, et c’est ce cours de littérature qui, publié par lui, paraît à Brunetière marquer une date si importante de la critique française. Ce cours donne le premier Discours continu sur la littérature dite alors universelle. Remarquons d’ailleurs que le Discours sur l’histoire universelle, écrit par un professionnel du sermon, avait d’abord été professé devant le Dauphin.

[p. 71]Cette critique professionnelle que La Harpe est censé avoir fondée, c’est donc la critique de la chaire, la critique de professeur, la critique faite par un homme qui obéit aux lois d’un genre. Et ce genre tire son origine du sermon. Brunetière s’est donné beaucoup de mal pour essayer d’établir cette thèse que la poésie lyrique du xixe siècle descendait du sermon du xviie par l’intermédiaire de Rousseau. S’il n’avait pas eu horreur de ce qu’il appelait la littérature personnelle et du Connais-toi toi-même, il eût pu voir au sermon un descendant plus modeste, mais aussi plus certain, à savoir la critique de professeur, la critique éloquente, sa propre et pure critique à lui. Ce n’était pas un hasard s’il paraissait revendiquer Bossuet avec une si sombre ardeur pour son père spirituel.

Je ne veux ni dénigrer cette critique de professeur, ni en faire une apologie agressive et exclusive. Je voudrais seulement en marquer les origines, en préciser la nature, en rendre sensibles les limites. Toute la critique professionnelle n’est sans doute pas bornée à elle, mais elle en forme, dans l’histoire littéraire du xixe siècle, la chaîne la plus continue et le massif le plus solide. Après La Harpe sont venus les trois grands professeurs de la Restauration, Guizot, Cousin, Villemain. Pendant [p. 72]la monarchie de Juillet et le Second Empire, Saint-Marc Girardin à la Sorbonne et Nisard à l’École Normale ont représenté l’opposition de l’Université au romantisme. Taine n’a vraiment professé que ses cours d’esthétique, mais il venait de la plus haute formation universitaire, et personne n’a été plus que lui, dans ses écrits, un homme éloquent, mené par un rythme verbal. In critica orator. Les trois grands critiques de l’époque républicaine, Brunetière, Lemaître, Faguet, étaient des universitaires, et Brunetière était de plus un professeur de race. Sainte-Beuve, lui, traverse nos trois critiques comme il traverse une jeunesse de romantique et une maturité de classique. Mais n’oublions pas tout de même que son Port-Royal, son Chateaubriand, son Virgile sont sortis de cours publics, et, bien qu’il manquât de dons oratoires, lorsqu’il entra tardivement au Collège de France, le seul scandale était qu’il n’y figurât pas depuis longtemps.

Une telle critique demeure une des parties les plus solides et les plus respectables du xixe siècle littéraire. Elle a retourné et labouré en tous sens le champ de nos xvie, xviie et xviiie siècles. La critique spontanée représente le côté de ceux qui parlent et qui jugent ; la critique d’artiste le camp de ceux qui créent [p. 73]et qui rayonnent ; la critique des professeurs est une critique faite par des hommes qui lisent, qui savent et qui ordonnent : ce n’est pas tout, mais c’est beaucoup.

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D’abord des hommes qui lisent. Le poète parle de ce qu’il a senti, le voyageur de ce qu’il a vu, le professeur parle généralement de ce qu’il a lu. Le monde des lectures devient vite pour lui le monde réel. Cela fournit au moins à la critique une base solide, et de la nourriture à mâcher. Seulement la lecture va ici moins loin qu’on ne pense. Évidemment un critique honnête n’écrit à fond que sur ce qu’il a lu. Mais il ne se souvient pas de tout ce qu’il a lu, et il n’y a souvent, dans la pratique, aucune différence entre parler sur la foi du souvenir et parler sur la foi d’autrui. On ne peut pas, disait Jules Lemaître, relire une bibliothèque tous les matins. La critique des salons se fait parfois sur le livre du jour une opinion bien arrêtée en écoutant parler celui qui l’a écrit et ceux qui l’ont lu, et en ne le lisant pas. Il est impossible que les critiques professionnels n’en usent pas quelquefois de façon analogue. J’ai lu, depuis vingt ans, toutes les œuvres importantes de Fontenelle et pris des notes sur elles. Je veux écrire aujourd’hui [p. 74]dix pages sur Fontenelle. J’ai mes souvenirs : ils ne sauraient remplacer une nouvelle lecture, que je ne puis faire sans perdre certain courant de vie intellectuelle, courant qui peut seul alimenter mes sujets particuliers et singulièrement mon Fontenelle. J’ai mes notes ; elles sont précieuses, mais fragmentaires, et livreront mon travail actuel au hasard de ce qui m’a frappé dans mes lectures anciennes. Qu’est-ce que je fais ? Je relis un Lundi de Sainte-Beuve et un chapitre de Brunetière, je parcours le Fontenelle de M. Maigron et celui de M. Laborde-Milaâ, — je prends quelques nouvelles notes, — et j’écris mes dix pages. Les nécessités du travail humain m’obligent à tenir compte non pas seulement de l’œuvre de l’auteur, mais de ce qui a été écrit sur lui (c’est-à-dire en somme de sa vie réelle et de sa vie posthume). C’est une affaire de mesure, et si la mesure se rompt de l’un ou l’autre de deux côtés, le critique court l’un ou l’autre de deux dangers.

Il peut d’abord lui arriver de rédiger, au lieu de son sentiment sur les auteurs, une tradition sur les auteurs. J’entends tradition dans son sens le plus large : une tradition écrite qui lui fera répéter ce que les critiques autorisés auront dit de son sujet, — une tradition orale, faite de l’enseignement qu’il aura reçu. Et la [p. 75]tradition n’a rien de blâmable, elle est même nécessaire ; rien ne se fonde sans elle, et rien ne se formule contre elle qui n’aspire soi-même à en fonder une. Mais elle devient dangereuse lorsqu’elle suit la pente si commune qui la mène à se confondre avec la paresse et l’automatisme de l’esprit. Et le résultat de cette pente nous le voyons par exemple dans certains livres scolaires qui ne sont plus que Corpus d’idées toutes faites, et qui, nés de la paresse de l’esprit, ne peuvent que l’engendrer chez leurs lecteurs.

Mais il y a un second danger, beaucoup plus honorable, et cependant bien plus funeste. C’est la maladie du scrupule. Le premier danger conduisait la critique professionnelle à faire quelque chose qui ne valait rien, mais le second la mène à ne rien faire du tout, ou plutôt à travailler beaucoup pour ne rien produire. Si vous voulez, sur un objet donné, tout connaître de première main, dépouiller tous les documents, épuiser toutes les sources de renseignements, vous n’aurez jamais fini. Écrire, publier, ce sont des formes de l’action, et, bien que l’action suppose la mémoire, il n’y aurait pas d’action possible si toute la mémoire de notre passé se conservait en nous ; il n’y aurait pas de livre possible si on y voulait impliquer toute la mémoire réelle [p. 76]qui cristallise autour d’une œuvre passée. Tout livre suppose une part d’oubli volontaire, — et cela c’est la composition ; — une part d’oubli accidentel, — et cela ce sont les hasards de l’individualité. Je dirai même qu’un livre de critique n’est vivant que s’il excite la critique, s’il fait sa part dans un dialogue, s’il communique son ébranlement à un mouvement qui le dépasse, — c’est-à-dire, en somme, s’il est incomplet, s’il amène le lecteur à le rectifier. La maladie du scrupule qui refuse de se plier aux nécessités du travail accéléré sous prétexte que c’est du travail hâtif, à celles du travail utile sous prétexte que ce n’est pas du travail définitif, a rendu stériles bien des vies laborieuses.

D’ailleurs, ces deux dangers, une bonne éducation peut en préserver. On la reçoit d’ordinaire dans ces Universités dont tels critiques ont fait une peinture à peu près aussi ressemblante que l’étaient, à Yonville-l’Abbaye, les imaginations d’Homais sur la vie des artistes et des journalistes eux-mêmes. Rive droite ou rive gauche, on est toujours l’Yonville de quelqu’un ! Je sais bien que la critique et l’histoire littéraire, cela aussi fait deux rives distinctes ; mais le critique qui ignore l’histoire littéraire n’a aucune chance de durer lui-même dans l’histoire littéraire, et [p. 77]l’historien de la littérature qui manque de goût critique tombe à plat dans un morne pédantisme.

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En second lieu, la critique professionnelle est faite généralement par des esprits honnêtes qui savent, alors que la critique spontanée est faite souvent par des esprits agiles qui devinent, et que la critique d’artiste doit l’être par des esprits créateurs, qui recréent. Or savoir et voir sont deux opérations fort distinctes. Savoir porte sur le passé et voir est l’acte du présent ! De là le dépaysement de la critique spontanée quand elle se trouve devant le passé, et de la critique professionnelle quand elle s’applique à l’œuvre présente. La querelle des Anciens et des Modernes au temps de Perrault et de Boileau a été une dispute entre ces deux critiques, dispute qui eut un moment bien saillant quand Perrault et Boileau discutèrent le début de la première Pythique de Pindare. Perrault conte comment, un président ayant lu devant sa femme la traduction de ce début, la présidente trouva Pindare fort ridicule, et c’est à la présidente que Perrault donne raison. Boileau voulut démontrer lourdement que la présidente avait mauvais goût et qu’on [p. 78]doit admirer ce début pindarique. Et Brunetière, dans son excellent chapitre sur cette querelle, expose que Perrault et Boileau se trompaient également, que celui-là seul est capable de juger une œuvre du passé qui peut la replacer dans son milieu et la revivre historiquement. Le jugement de la présidente, dit Brunetière, ne comptait pas, parce qu’elle ignorait tout de Pindare, de sa langue et de son temps. Et Boileau avait tort de croire qu’il pouvait lui montrer son erreur en ne faisant appel qu’au bon goût. Les œuvres du passé ne sauraient être comprises et jugées que par ceux qui savent le passé. Voilà le domaine de la critique professionnelle. Comme le disaient MM. de Goncourt, l’antiquité c’est le pain des professeurs. Qu’étaient-ce d’ailleurs que les anecdotes du xviiie siècle, les bordées de leur première bonne et les commérages de la seconde, sinon le pain de MM. de Goncourt ? N’allons pas nous reprocher si aigrement nos pauvres nourritures terrestres !

Mais si l’ignorant est mauvais juge en matière d’œuvre classique, si le petit boutiquier ou la femme du monde qui lisent avec bonheur l’article quotidien du pamphlétaire du jour ne peuvent guère que trouver les Provinciales assommantes et ne sont pourtant pas plus reçus à formuler ce jugement qu’un [p. 79]adjudant n’est admis au Conseil supérieur de la Guerre, il arrive quelquefois que le savant n’est pas très bon juge en matière d’œuvres actuelles, et qu’il manque devant elles de spontanéité, de flair, de tout cet esprit de finesse qui ne s’apprend pas. Brunetière, qui fait ici figure d’un admirable chef de file, déclare que la critique a trois objets, et trois objets seulement, qui sont juger, classer, expliquer. Ce sont bien en effet les trois moments de la critique professionnelle, comme le saignare, purgare, clysterium dare de la médecine moliéresque, et c’est en faisant ces trois pas qu’elle conquiert le monde du passé, qu’elle bâtit ses monuments historiques, qu’elle crée ces grandes suites littéraires qui sont l’honneur, la gloire, le décor de la cité critique, comme les églises et les palais d’une grande ville. Mais il est peu pratique, dans la vie courante, d’habiter les églises et les palais. Quand il s’agit de la littérature également courante, des livres du jour, juger, classer, expliquer, ces trois opérations majestueuses et redoutables paraissent un peu vaines à côté de cette condition nécessaire et presque suffisante qui s’appelle goûter.

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Je dis goûter avec tout l’élément sensuel qui est heureusement impliqué dans ce mot, et qui [p. 80]s’ajoute à sa nature littéraire, ainsi que disaient les anciens, comme à la jeunesse sa fleur. Qu’est-ce que goûter ? c’est éprouver un plaisir présent, c’est vivre dans le présent, c’est éveiller le moment présent.

Cueillons dès à présent les roses de la vie.

La critique professionnelle, historique, avec son sens du passé, son besoin de chaînes, de continuité, écrase et bouscule volontiers cette fleur délicate du présent. Elle juge, elle classe, elle explique. Elle goûte beaucoup moins. Lisez cette phrase de Brunetière dans le Roman naturaliste, au sujet d’un roman d’Alphonse Daudet : « Je vois bien dans les Rois en exil ce qu’il y a de nouveau ; je n’y vois pas encore assez clairement, ni surtout assez profondément marqués, ces caractères qui perpétuent les nouveautés et les font entrer dans la tradition. » En d’autres termes ce n’est pas le nouveau qui l’intéresse dans un livre, c’est ce qui est susceptible de devenir ancien, de se perpétuer en tradition. Et je veux bien que ce soit là un point de vue. Le jour de la vente des vins des hospices de Beaune, j’ai beaucoup de respect pour l’expert qui me dit que tel vin nouveau, fort agréable à boire, ne vaudra rien dans six ans, tandis que tel autre, aujourd’hui épais et criard, sera dans dix ans [p. 81]un nectar digne des dieux. Mais à la table de l’Hôtel de la Poste, mon goût présent demande du premier et non du second. Et la comparaison cloche d’ailleurs beaucoup, car l’expert bourguignon prévoit à coup presque sûr l’avenir d’un vin comme l’astronome les mouvements d’une étoile, tandis que la critique professionnelle ne peut prévoir que le passé. Prévoir le passé, c’est la troisième de ses grandes opérations, c’est expliquer — expliquer par exemple comment est née, a grandi, est morte la tragédie. Mais quand elle s’imagine que, sachant prévoir le passé, elle pourra, pour les mêmes raisons et par application des mêmes méthodes, prévoir l’avenir des œuvres présentes, elle aura toutes chances de se tromper. Elle confondra les caractères qui perpétueront les nouveautés avec les caractères qui les ont perpétuées, les bonnes nouveautés seront pour elle les nouveautés traditionnelles, c’est-à-dire les nouveautés qui n’en sont pas. Brunetière en était arrivé ici à un point de confiance incroyable et qui fait de lui vraiment un type. « Elle seule, dit-il de la critique, peut, en tout temps, se rendre compte à quel point précis de son développement en est l’évolution d’un genre ; elle seule peut dire à quelles conditions devra répondre l’art nouveau, pour être vraiment nouveau d’une part, [p. 82]et de l’autre vraiment de l’art. » Cela figure dans l’article Critique de la Grande Encyclopédie, et c’est énorme.

Énorme, comme confusion entre ce qui est fait et ce qui est à faire (et voilà où le bergsonisme a fait entrer un courant d’air salubre !). Le critique professionnel a décrit l’évolution des genres dans l’histoire littéraire. Très bien. Et nous tirons notre chapeau devant un homme qui a accompli, dans cet ordre, le grand, le puissant travail que Brunetière nous a légué. Mais le voilà qui vient dire aux écrivains : « Attention ! moi seul, moi la Critique, du haut de ma chaire de professeur, je puis vous dire à quel point vous en êtes de l’évolution de votre genre. Spencer fait tenir la morale en cette maxime : sois un agent conscient dans l’évolution de l’univers. Vous, soyez des agents conscients dans l’évolution de vos genres. Et si vous désirez savoir comment vos genres évoluent, venez me trouver. Je vous dirai à quelles conditions doit répondre votre art pour apporter du nouveau, et du nouveau qui s’engrène dans la tradition même de son genre. Derrière ma chaire il y a un cabinet de consultations. » Des écrivains sont d’ailleurs entrés dans ce cabinet et ont observé les recettes de la critique pour continuer, en artistes conscients et organisés, l’évolution [p. 83]de leur genre. Brunetière a presque eu un disciple en la personne de Paul Hervieu, à qui notre astrologue avait persuadé que la conjonction des astres au ciel de la critique était favorable à la tragédie en prose. Sur la foi de ces étoiles, Hervieu s’embarqua avec confiance dans l’évolution de son genre, ayant Brunetière pour pilote, et je n’ai pas besoin de dire que cette nouveauté si traditionnelle ne fut qu’un déjeuner de soleil.

Brunetière loue la critique de défendre le monde contre le charlatanisme. Et il a raison. Mais vous savez ce que Platon répondit à Antisthène, ce philosophe en guenilles qui marchait sur ses beaux tapis en disant : Je foule aux pieds l’orgueil de Platon ! « Avec un autre orgueil !… » Il ne faudrait pas que la critique luttât contre le charlatanisme avec un autre charlatanisme. Nous savons que la critique est mal venue à tracer aussi superbement leurs voies aux artistes, et qu’il n’est nul endroit où, mieux qu’en matière de génie, ce soit précisément ce qui est prévu qui ait le moins de chances d’arriver ; la suite des œuvres littéraires, c’est une suite d’explosions de génie dont chacune est imprévisible du point de vue de l’autre, mais que l’esprit, faiseur de logique, peut et doit enchaîner en une logique une fois qu’elles sont devenues du [p. 84]passé. Il faut de grandes illusions pour projeter cette logique du passé en une logique d’avenir. L’expérience nous montre pareillement que les historiens deviennent de médiocres politiques. Bien que la mémoire du passé doive toujours éclairer l’action présente, néanmoins le sens du présent qui fait l’homme d’action et le sens du passé qui fait l’historien jouent sur deux registres qui ne se mêlent presque pas ; la nature ne les pousse un peu loin qu’en les spécialisant en des individualités distinctes. Il en est un peu de même en critique.

Voyez tous les écrivains qui ont marqué dans la critique professionnelle, depuis La Harpe et Nisard jusqu’à Lemaître et Faguet, pour ne rien dire des vivants, demeurer généralement en retard d’une génération. Ils ont dû vivre en état de lutte contre une partie de ce qu’il y avait de nouveau et de vraiment progressif dans la littérature de leur temps. L’exemple de Sainte-Beuve est caractéristique ; il nous permet d’appliquer la méthode des variations concomitantes. Lui, le mieux doué et le plus grand de tous, il n’a pu porter le poids des deux tâches, éclairer à la fois le présent et le passé. Le Sainte-Beuve interprète de la littérature contemporaine et le Sainte-Beuve interprète de la littérature [p. 85]classique n’ont pas coexisté, ils se sont succédé : le second, pour fleurir librement, dut à peu près supprimer l’autre et couper les meilleurs des ponts qui le réunissaient à la littérature de son temps. Jusqu’en 1870, la critique professionnelle a vécu contre le romantisme, elle a vécu ensuite contre le naturalisme. Le romantisme ne paraît à Nisard et à Saint-Marc Girardin, à Villemain et même à Taine (si romantique pourtant !) que maladie ; de même le naturalisme à Brunetière, le symbolisme à Lemaître et à Faguet, et ils respirent leur flacon de sels en passant dans ces zones dangereuses. Certes Lemaître a écrit son principal ouvrage de critique sur les Contemporains, mais notez que ces contemporains sont généralement ses aînés, ceux de la génération précédente, comme les personnages des Essais de psychologie contemporaine de M. Bourget. La vraie critique des contemporains n’est pas faite par les critiques professionnels, mais par ceux qui gravitent dans l’ordre de la critique parlée. De là les malentendus, les injures, les premiers appelant les seconds ignorants et snobs, les seconds traitant les premiers de cuistres, ou, comme disent les Goncourt, de « faiseurs d’éloges de morts ».

En matière de critique des contemporains, il faut surtout du goût, et du goût vivant, [p. 86]alerte, jeune, pas ce goût tourné vers le passé et vers les morts dont Lemaître a fait paradoxalement l’apologie dans sa préface sur les Vieux Livres. En matière de critique du passé, il faut surtout de la science, une science digérée et judicieuse, capable de situer et d’apprécier les écrivains à leur place historique et dans leur ordre littéraire. Et il va de soi que les deux qualités sont indispensables aux deux critiques, et qu’une critique idéale les réunirait également. Mais précisément cette critique idéale n’existe pas, il n’existe que des critiques réels, en chair et en os, et dans lesquels domine l’une des deux tendances. La tendance subalterne sert d’ombre, pour donner du relief à l’autre, et lorsque celle-ci, par une exigence de logique, veut s’étaler et s’expliquer dans une lumière parfaite, elle n’hésite pas à sacrifier complètement l’autre. Lisez Brunetière : « L’objet de la critique, dit-il, est d’apprendre aux hommes à juger souvent contre leur propre goût. La morale et l’éducation elles-mêmes ne consistent-elles pas aussi, comme la critique, à substituer d’autres motifs de jugement et d’action que ceux que nous suggère le tempérament ? » Être hérétique, disait à peu près Bossuet, c’est avoir une opinion propre. Avoir mauvais goût, dirait Brunetière, c’est avoir son [p. 87]goût propre au lieu du goût de très haute et très puissante dame Critique ; c’est avoir un goût présent, au lieu d’un goût fondé sur la tradition du passé et sur l’autorité de la parole qui se lit en la chaire de vérité. Mais ce qu’il faut retenir, c’est cette curieuse assimilation entre la critique et la morale, entre les choses de goût et les choses de discipline. Or on ne saurait comparer l’éducation morale et l’éducation du goût. Elles fonctionnent sur deux registres tout à fait différents. Les parents apprennent aux enfants bien portants à manger de tout, et, s’ils n’aiment pas le veau ou les haricots, quelques suppressions de dessert et quelques claques les conduisent à faire tout comme s’ils les aimaient. Les mêmes parents apprennent aux enfants malades à ne pas manger de tout ce qu’ils aiment, et à se priver de ce que le médecin interdit. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux utiles enseignements ne peuvent être comparés à une éducation du goût. L’éducation du goût consisterait tout simplement à élever en l’enfant un futur Brillat-Savarin, à lui faire deviner si un petit four sort de chez le bon faiseur ou de chez l’épicier, si l’entrecôte vient du gril ou de la poêle, etc… Évidemment les parents s’en gardent bien. Ils savent que ce sens, comme celui d’autres plaisirs, s’éveillera toujours [p. 88]assez tôt. Mais faire l’éducation du caractère d’un enfant en combattant sa gourmandise, ce n’est pas faire l’éducation de son goût. Il est beau et bon de lutter contre l’amour et contre la sensualité, mais, si cette lutte vous donne une valeur morale, une autorité morale, elle ne vous donne aucune autorité en matière d’amour ou en matière de sensualité. Si vous avez du génie elle vous permettra d’écrire le Sermon sur l’Impureté, mais non pas Andromaque. De même c’est la morale et non pas la critique qui amènera l’homme à juger contre son goût. Ou bien alors on appellera critique ce qui est morale, comme Gorenflot appelait carpe ce qui était volaille. L’éducation du goût, c’est en somme l’éducation d’une aptitude à un plaisir. Dites que, pour créer un homme complet et sain, l’éducation du goût ne peut pas aller sans une éducation morale, d’accord. Mais ne les confondez pas, ne donnez pas à l’une le nom de l’autre. Que la règle morale s’impose à l’homme de goût, comme à tous les hommes, mais qu’elle ne s’impose pas au goût !

Seulement, cette distinction que nous pouvons faire en nous plaçant à un point de vue paradoxalement désintéressé, il est bien difficile qu’y soit amenée une critique de professeur, une critique d’enseignement, une critique [p. 89]d’éloquence, ajoutons, et disons surtout, une critique politique. On se scandalise souvent qu’il y ait chez nous, aujourd’hui, aussi bien dans la presse que dans l’Université, une critique de droite et une critique de gauche. En réalité la tradition est tellement invétérée qu’elle semble presque inhérente au genre lui-même. Les trois grands professeurs de la Restauration, Guizot, Cousin et Villemain, sont devenus trois hommes politiques de la monarchie de Juillet. La carrière de Taine, de Brunetière, de Lemaître, de Faguet s’est achevée en des écrits, ou même des actes, de politique ; Sainte-Beuve, le moins touché, est mort tout de même sénateur. Et chez tous il s’agit non pas d’une politique de politicien, mais d’une politique de moraliste. On pourrait leur donner pour étiquette le titre d’un ouvrage de Faguet : Politiques et Moralistes. « Toute question littéraire, écrit Faguet, revient, pour M. Brunetière, à une question de morale, tout examen d’un livre revient pour M. Jules Lemaître à une enquête morale. » Et Faguet lui-même pourrait se mettre en tiers. Tout cela donne de la vie à la critique, de la popularité aux critiques, je veux bien ; mais tout cela répond aussi à la pente descendante et à la vieillesse des critiques. La critique de la chaire, qui, en 1781, a succédé à la [p. 90]prédication, revient à la prédication. Brunetière a même fini cardinal vert. Et dans tout cela la critique de goût devient ce qu’elle peut, n’occupe plus comme Cendrillon qu’une toute petite place à la cuisine : « Apprenez, mademoiselle, lui dit la duègne, qu’on doit savoir juger contre son propre goût… » Cela c’est proprement ordonner, dans les deux sens du mot, ordonner la maison et ordonner à un subalterne. Et voilà la troisième et la plus importante fonction de la critique professionnelle : c’est une critique qui ordonne.

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Une critique qui lit pour savoir et qui sait pour ordonner. Dans sa plus grande partie, la critique professionnelle est une critique de la chaire ; cette critique de la chaire a succédé à l’éloquence de la chaire, et, comme l’éloquence de la chaire, elle s’est attachée à faire de l’ordre.

Depuis La Harpe jusqu’à nos jours, la critique professionnelle et universitaire a réalisé cette œuvre considérable : mettre la littérature française en discours. D’abord en discours proprement dits, en éloquence. Ce fut l’œuvre de Villemain, dans la génération des trois professeurs, Cousin, Guizot et lui. Brunetière, qui a réalisé cette critique à la [p. 91]perfection, fut souverainement éloquent. Mais l’éloquence a subi un discrédit. Elle n’est pas, dans la critique oratoire, exempte de ce charlatanisme de bonne foi dont nous trouvions tout à l’heure des traces, jusque dans le très honnête homme que fut Brunetière. Songez qu’il cite avec complaisance ces lignes de Victor Cousin où apparaît en un jour si cru la tare du génie oratoire : « Oui, messieurs, donnez-moi la carte d’un pays, sa configuration, ses climats, ses eaux, ses vents et toute sa géographie physique ; donnez-moi ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie et je me charge de vous dire a priori quel sera l’homme de ce pays, et quel rôle le pays jouera dans l’histoire, non pas accidentellement, mais nécessairement ; non pas à telle époque, mais dans toutes ; enfin l’idée qu’il est appelé à représenter. » Cela était déclamé et gesticulé vers 1827 dans une chaire de Sorbonne, au milieu d’un enthousiasme qui renouvelait autour de Cousin, sur la montagne Sainte-Geneviève, les jours d’Abélard : mais vraiment Gaultier-Garguille sur le Pont-Neuf et Mangin devant sa boîte à crayons ont-ils jamais fait montre d’un charlatanisme plus effronté ? Brunetière nous dit que ces lignes de Cousin ont le grand honneur d’annoncer la critique de Taine ; c’est malheureusement vrai, et ce n’est pas flatteur [p. 92]pour Taine, autre victime de l’enchaînement oratoire, qu’il prit, tout comme Cousin, pour un enchaînement scientifique, ou un enchaînement de la nature. C’est vraiment, disait Sainte-Beuve de Taine, se confondre orgueilleusement avec l’intelligence créatrice du génie que de croire qu’on pourra déterminer et classer toutes les causes de sa production. Eh oui ! Aujourd’hui ces bâtiments d’Exposition, que Taine appelait des palais d’idées, sont à bas. La critique universitaire a pris, depuis vingt ans, des habitudes de rigueur, d’examen et de défiance qui l’ont fait réagir, tout comme l’art de notre époque, contre les généralisations oratoires. Elle aussi a suivi le conseil : Prends l’éloquence et tords-lui le cou. Mais le mot de discours a encore un autre sens et elle demeure tout de même une critique de discours.

Discours signifie ordre. Le Discours sur la méthode, le Discours sur l’histoire universelle, le Discours sur les Révolutions du globe, ont pour but de révéler un ordre dans cette méthode, cette histoire et ces révolutions. La critique professionnelle a renoncé à l’éloquence, elle n’a pas renoncé à sa fonction essentielle, qui est d’enchaîner, d’ordonner, de présenter une littérature, un genre, une époque à l’état de suite, de tableau, d’être [p. 93]organique et vivant. Posséder son xvie, son xviie, son xviiie, bientôt son xixe siècle, à la fois comme un historien possède le temps et un romancier les personnages qu’ils font vivre, mettre de la logique et du « discours » dans le hasard littéraire, voilà la carrière et l’honneur de cette critique, telle qu’elle a progressé pendant tout le xixe siècle français. Jules Lemaître écrivait de Brunetière : « M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement, et ainsi de suite… Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité. » C’est là, indiquée sur un ton un peu ironique, l’hyperbole d’une qualité inhérente à toute critique professionnelle, c’est-à-dire à la critique qui vit dans le passé, — qui s’assimile une histoire, — qui sait. Même Lemaître, revendiquant contre cette critique les droits de la critique impressionniste, qui ne cherche qu’à jouir, est obligé d’écrire : « Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’ordonner [p. 94]librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports. » Détendue chez Lemaître, tendue chez Brunetière, il s’agit bien de la même critique, celle d’hommes qui lisent et qui savent, qui vivent dans la forêt d’un passé, qui voient les œuvres sous l’aspect de la société qu’elles forment avec d’autres œuvres. Mais pour l’un cette société est une Athènes, pour l’autre une Lacédémone.

Si le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, le discours ainsi entendu peut bien être appelé le style même de la critique, puisque, entre les œuvres, il propage de l’ordre et du mouvement. On me dira : « Ce que vous appelez la critique professionnelle, pourquoi ne l’appelez-vous pas la critique historique ? » Mon Dieu ! je veux bien. Il s’agit là en effet d’une critique historique, puisque c’est l’histoire littéraire seule qui permet cet ordre et ce mouvement, fournit au critique cette épaisseur de passé, cette réalité de durée, cette continuité, ce solide et ce plein. Mais nous venons de voir qu’on pourrait aussi bien l’appeler une critique morale, et même (si les incursions des critiques purs dans la philosophie n’étaient point, Brunetière et Faguet l’ont montré à leurs dépens, [p. 95]parfois bien comiques) une critique philosophique. En effet cette critique ne peut s’acquitter de sa fonction et approcher de son but qu’en faisant comme le philosophe, en formulant, en forgeant des Idées. J’entends Idées au sens platonicien : des réalités intelligibles qui synthétisent et unifient une quantité indéfinie de réalités sensibles. Ces réalités intelligibles, ces universaux, c’est par exemple l’ensemble d’une littérature, cette littérature française qu’un vrai critique, un Nisard, un Sainte-Beuve, un Brunetière, un Lanson, connaissent comme une unité, comme la respiration d’une seule poitrine ; c’est un siècle, ce siècle de Louis XIV, découpé dans la durée et vraiment créé par le génie à la fois abstrait et précis d’un Voltaire ; ce sont les genres, ces personnes logiques qu’une critique intégrale, inflexible, fanatique comme celle de Brunetière est invinciblement portée à substituer à la multiplicité réelle des personnes et des œuvres individuelles. Ici notre critique historique, morale, philosophique, devient une critique scolastique. Mais il faut des scolastiques, il faut de temps à autre une scolastique, moment d’ordre et de repos pour le travail humain, tremplin qui le fera mieux rebondir quand il réagira contre la scolastique. Je crois donc que tous ces termes, rencontres sur notre chemin, et d’ailleurs [p. 96]justifiés, ne donnent pas une idée d’ensemble aussi précise que celui de critique professionnelle.

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Tout en considérant la méconnaissance, la lutte, les ironies et les épigrammes de chacune de ces critiques vers les deux autres comme une nécessité de leur existence et comme une preuve de leur santé, je ne crois pas que ce soit faire œuvre inutile que d’inviter chacune d’elles à se bien voir limitée par ses voisines et à les tolérer. Malheureusement la critique professionnelle ne donne pas l’exemple. Elle n’est guère exercée que par des professeurs, qui aiment discuter entre eux, mais qui n’aiment guère être discutés du dehors. Il en est en matière de critique comme en matière de gouvernement. Le personnel des bureaux s’indigne volontiers d’être gouverné par un personnel d’avocats, d’hommes politiques incompétents, qui se partagent au petit bonheur des portefeuilles auxquels tout le monde est bon, et que flanque un personnel, non moins suffisant ni moins insuffisant, de gens de cabinet. Et je ne dis point que les bureaux et les Conseils Supérieurs aient tort. Mais entendons l’autre cloche. C’est vrai, disent les politiciens, nous ne sommes pas des professionnels, nous sommes bons à tout et à [p. 97]rien, mais nous représentons le public, et il faut bien que le public soit représenté. Évidemment il y aurait là un beau dialogue socratique à faire. Mais enfin dans la réalité cela s’arrange à peu près : la force d’inertie des administrations et l’activité ignorante des avocats se recoupent, se neutralisent, se corrigent, et il sort une de ces cotes mal taillées qui font l’ordinaire de la vie politique comme de la vie conjugale. Un ménage ou un État où l’on croasserait du matin au soir : j’ai droit ! j’ai droit ! deviendraient vite des enfers. Eh bien ! la critique parlée, la critique des journaux, la critique du jour, peu familière avec l’histoire et les classiques, mais alerte et perspicace en matière de mode, de présent, elle constitue, à côté de la critique professionnelle et parfois contre elle, la critique du public. Brunetière dit éloquemment et justement que la critique (il entend par là sa critique professionnelle) défend le passé contre l’oubli de la génération présente. Mais cette défense peut fort bien outrepasser son rôle bienfaisant, et la poussée de la génération présente doit faire sentir à cette critique que le passé n’est pas tout. Exagérer le droit des morts qui parlent, c’est déjà parler soi-même un peu comme un mort. Les professeurs font l’éducation de la jeunesse, mais les caricatures [p. 98]dessinées par la jeunesse font aussi un peu l’éducation des professeurs. Il n’est pas mauvais que la critique des journaux et la critique de la chaire soient exercées par deux personnels différents.

Voici un exemple curieux. La critique professionnelle a eu, pendant un demi-siècle, trois bêtes noires, les Goncourt, Stendhal, Baudelaire (ces trois, eux aussi, sont donc quatre). Pour les Goncourt cela se comprend. Les Goncourt représentent non seulement le modernisme dans la sensibilité et dans la langue, mais la conscience aiguë et la théorie même du modernisme ; le modernisme, dirions-nous, est le pain des Goncourt comme l’antiquité le pain des professeurs. Mais Stendhal ? Un des successeurs de Brunetière à la Revue des Deux Mondes, où l’héritage d’Alexandre a été partagé, M. Victor Giraud, écrivant une longue et enthousiaste étude sur Édouard Rod, ne trouve guère qu’une chose à reprocher au grand Helvète : c’est d’avoir fait un livre sur Stendhal et « de ne pas répondre à la seule, ou du moins, à l’essentielle question qui me paraît soulever l’étude de Beyle, à savoir les raisons de l’extraordinaire et démesurée réputation de ce pauvre écrivain ». Faguet se posa la même question au sujet de Baudelaire. Et, bien que [p. 99]Taine ait admiré et pratiqué Stendhal, on sait comment Stendhal et Baudelaire ont dû être imposés de force à la critique professionnelle. Imposés par qui ? Faguet remarque que le succès de Madame Bovary a été fait par le public et non par la critique, à laquelle le public a fini par l’imposer. C’est juste, mais entendons-nous. Le public impose-t-il un livre à la critique en l’achetant et en le lisant ? Non évidemment. Il n’a pu lui imposer ni les Mémoires d’un Âne de madame de Ségur, ni Notre-Dame-de-Lourdes d’Henri Lasserre, qui étaient, avant Cyrano et la Garçonne, les deux plus grands succès de vente de la librairie française. Et le vrai public ne peut qu’acheter, lire et dire. Il n’impose un livre à la critique que lorsque ce dire se transforme en un écrire, c’est-à-dire lorsqu’il fait de la critique. Et qui fait la critique publique ? Ce sont les honnêtes gens de Paris et les journaux. Les honnêtes gens, les journaux, surtout les artistes, ont imposé à la critique professionnelle Flaubert, Stendhal, Baudelaire, et le centenaire de celui-ci nous a montré une victoire décisive, consacrée par l’adhésion ou le silence de l’adversaire.

C’est également de haute lutte qu’a dû être emportée sur la critique professionnelle et [p. 100]universitaire la réintégration de Ronsard, aujourd’hui officielle et définitive. Nisard, de qui l’enseignement à l’École Normale a modelé jusque vers 1880 les valeurs de la critique universitaire, souscrit encore dans son Histoire de la littérature au jugement de Boileau :

Ronsard, qui le suivit, par une autre méthode…

et déclare que « l’histoire de la poésie française jusqu’à Malherbe ne peut être que le commentaire de ce texte consacré » auquel les romantiques donnaient si justement des nasardes, et où nous voyons aujourd’hui autant d’erreurs que de mots.

Exemple inverse et aussi instructif. Si la critique universitaire a trois bêtes noires, dont une à deux têtes, la critique des journaux, des contemporains, a eu et a encore une bête triplement noire, qui est Brunetière, Brunetière (qui, dans son discours de réception à l’Académie, où il succédait à un journaliste, avait d’ailleurs lancé une déclaration de guerre aux journalistes) connut le rare privilège d’être considéré comme un cuistre et un crétin par la presque unanimité des journalistes de gauche et de droite. Ceux de gauche y furent aidés par son attitude dans l’affaire Dreyfus, ceux de droite par son libéralisme politique et son rôle de cardinal vert. Mais [p. 101]il y avait, en matière de critiques, des raisons plus profondes. Brunetière était un professeur qui régentait. Aucun esprit bien fait ne songe à empêcher un professeur de régenter dans sa classe, dans son école, dans son université, dans ses livres scolaires : il ne saurait guère exister d’enseignement sans cela. Mais Brunetière, par l’Académie et la Revue des Deux Mondes, régentait à la ville, et son être s’épanouissait dans l’acte de régenter oratoirement et dialectiquement. Il régentait le plus sur ce qu’il connaissait le moins : littérature contemporaine, étrangère, philosophie, science (en faillite), politique, et rien ne pouvait moins réussir à Paris, où l’esprit critique se moqua du critique. Dans son livre Servitude et grandeur littéraires, M. Camille Mauclair exprime à peu près l’opinion des journalistes et des écrivains sur Brunetière lorsqu’il dit : « Barrès ne pouvait pas plus souffrir que nous tous le célèbre pédant cacographe de la Revue des Deux Mondes qui demeurera pour moi le plus stupéfiant spécimen des gloires littéraires en toc de la Troisième République. » Et l’Action Française envoyait volontiers quelque injure à la cuisine, à la critique et à la syntaxe de Brunetière.

[p. 102]Lutte normale de rive à rive, de quartier à quartier, de profession à profession, de nature d’esprit à nature d’esprit, de genre de critique à genre de critique. Aucun critique professionnel, aucun critique universitaire, s’il est de bonne foi, ne partagera ce sentiment, mais, s’il est d’esprit libre, il le comprendra. Le critique professionnel idéal serait installé dans l’intérieur d’une littérature, comme le sculpteur qui fait un buste installe son esprit, l’âme conductrice de sa main, dans l’intérieur de la tête qu’il copie, dans les profondeurs vivantes de son modèle. Connaître une littérature de l’intérieur, c’est en éprouver, en discerner, en suivre, en classer les courants, voir en les écrivains des manières de créer, d’épouser, d’infléchir, de modifier ces courants ; c’est coïncider avec sa durée vivante ; c’est croire à une existence organique de cette littérature, comme le sociologue croit à l’existence organique de la société indépendamment des individus qui la composent ; c’est la sentir à la façon d’une idée platonicienne, du Grand Être positiviste, ou de l’élan vital bergsonien. À l’artiste employé à créer une œuvre présente, au journaliste occupé à jouir du moment actuel et à en dessiner la figure originale, cette sympathie désintéressée avec toute la durée d’une littérature ne [p. 103]dit à peu près rien, et elle n’a en effet pas grand’chose à leur dire : elle dérangerait les conditions et le climat favorables à leur réussite. C’est besogne de critique, d’homme qui vit avec la série des écrivains passés, et qui a besoin d’organiser cette série. Or aucun de ceux qui font réellement ce métier ne partagera l’opinion des journalistes et des artistes sur Brunetière. Un critique reconnaîtra en Brunetière un critique, un vrai et un grand critique, parce que Brunetière a senti, vu, connu du dedans la littérature française, de Malherbe à Lamartine. Sa vision littéraire a ses partis pris, mais il n’y a pas plus de critique que d’art sans des partis pris, les partis pris d’un critique rectifient ceux d’un autre critique, et la critique de Brunetière (toujours dans ces limites de Malherbe à Lamartine) est généralement vraie en ce qu’elle affirme et fausse en ce qu’elle nie. En tout cas sa méthode, ou plutôt le fond de sa méthode, s’accorde avec le cœur même de la critique professionnelle. Les efforts des artistes et des journalistes pour exclure un Brunetière de la critique ressemblent aux efforts des critiques professionnels, et de Brunetière d’abord, pour exclure de l’art un Vallès, ou un Baudelaire. Ce sont là des oppositions naturelles entre les trois critiques, oppositions qui les [p. 104]corrigent l’une par l’autre, les obligent à produire, et leur donnent ou devraient leur donner le sentiment de leurs limites, de cette Pauvreté, mère, selon Platon, de l’amour et de la vie.

[p. 105]

La critique des maîtres §

Le xixe siècle nous fournit une belle galerie de maîtres de la critique. Mais à côté (je ne dis pas au-dessus, c’est d’un autre ordre), — à côté des maîtres de la critique, il y a la critique des maîtres. Les grands écrivains ont dit, en critique, leur mot. Ils ont même dit beaucoup de mots, tantôt éclatants et tantôt profonds, ils se sont expliqués puissamment sur les grandes questions esthétiques et littéraires. Leur critique existe ; elle doit comporter, tout comme la critique spontanée et la critique professionnelle, des traits généraux, et si ces traits restent un peu vagues, nous donnerons le coup de pouce nécessaire pour les faire saillir.

Elle existe, dis-je, et si je le crois, ce n’est vraiment pas la faute de la critique professionnelle, qui a essayé de nous persuader que son sceptre régissait le monde critique tout entier.

Il faut craindre le mien.
Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n’est rien.

[p. 106]Entre la critique professionnelle et la critique d’artiste, l’état de lutte fait partie d’un rythme incorporé à la vie même de la littérature, comme la lutte entre Latins et Germains est incorporée à la géographie de l’Europe. Et celle-là au moins nous pouvons, comme les dieux de l’Olympe, en contempler les phases librement et sans passion.

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Quand nous voulons nous référer à un type pur de la critique professionnelle, nous pensons tout de suite à Brunetière, lequel ne commit jamais aucun écrit qui fût d’autre matière que de critique dogmatique (ces deux mots qui paraissent à première vue contradictoires s’impliquaient au contraire pour lui). Or Brunetière, en son impérialisme intellectuel et en son bossuétisme intégral, annexe simplement à la critique tout le meilleur de la littérature. « Cette malle doit être à nous. » Ce n’est plus la critique qui naît de l’art, comme la réaction d’abord du public, et ensuite d’élites choisies, spécialisées, devant l’œuvre de l’artiste. C’est l’art qui naît de la critique. Au commencement était la critique, et ses droits sur l’art sont ceux de l’ancêtre sur sa postérité. Brunetière nous affirme par exemple que la littérature allemande est issue [p. 107]de la critique de Lessing, de Herder et de Goethe. Et je laisse aux germanisants le soin de discuter. (Chaque littérature exige une position nouvelle des problèmes littéraires.) Mais la littérature française est, elle aussi, nous dit Brunetière, issue, en ce qu’elle a de meilleur, de cette mère commune. Voici :

Ronsard au xvie siècle et ses disciples avec lui, Malherbe au commencement du xviie, et Boileau cinquante ou soixante ans plus tard ; Voltaire au xviiie et Rousseau ; depuis eux, madame de Staël, Chateaubriand, Sainte-Beuve, ont prononcé d’abord, au nom de la critique, des jugements, et des arrêts dont leurs œuvres ne sont elles-mêmes que l’exécution. L’Ode au chancelier de l’Hôpital n’a pas d’abord été composée pour aucune raison que pût avoir Ronsard, si ce n’est de joindre l’exemple à la leçon, de montrer ce qu’on pouvait faire de la langue et du vers français.

À un médecin qui lui demandait où il souffrait, un boucher malade répondait : « Ça me tient entre l’aloyau et les côtes premières. » Brunetière applique ici, aussi mal à propos, son point de vue professionnel de criticissime à un domaine où tout se passe selon les lois de la création esthétique, fort parentes des lois de la création naturelle, et fort opposées au genre de séquences imaginées par l’auteur de l’Évolution des Genres. Ce qui fait matière proprement critique, c’est [p. 108]l’explication de l’œuvre d’art. Mais l’explication n’a lieu qu’une fois les œuvres produites. Les œuvres ne se définissent nullement, ainsi que le veut Brunetière, comme l’exécution de jugements et d’arrêts qui auraient été prononcés par la faculté critique. L’œuvre d’art se forme et se développe comme un individu, ou mieux comme une société vivante. Et elle se défend, se légitime par ces jugements et ces arrêts comme une société par ses magistrats et ses jurisconsultes. Les œuvres de Ronsard, de Voltaire, de Chateaubriand, ont été produites, nous dit-on, « au nom de la critique » ! Quand les ministres girondins que la Législative imposa à Louis XVI entrèrent aux Tuileries sans permission et simplement parce qu’eux et l’Assemblée avaient la force et l’être, le maître des cérémonies sauva la face en leur criant de loin : « Messieurs, le roi vous accorde les grandes entrées » ! Ainsi la critique à l’art. « À la base de toute œuvre d’art nous trouvons une opinion, nous trouvons un jugement critique sur les œuvres dont elle vient en quelque manière continuer ou renouveler la fécondité. » Nullement. Ce n’est pas à la base de Cromwell qu’il y a la préface de Cromwell ; c’est à la base de la préface de Cromwell qu’il y a Cromwell, de même que les [p. 109]tragédies de Corneille sont à la base de ses Discours, et non l’inverse. En 1848 les professeurs qui voulaient flagorner l’électeur s’intitulaient sur les affiches : Ouvrier professeur. Les romanciers et les poètes accompliraient sans doute, selon Brunetière, un acte de discipline en se déclarant critique romancier, ou critique poète. La leçon de critique, voilà le principe créateur ! L’Ode à Michel de l’Hôpital est venue, pour Brunetière, comme l’exemple après la leçon, comme le subalterne après le principal.

Notez que cette apothéose de la critique se rencontre non pas dans une de ces fantaisies à pointe de paradoxe dont les critiques aiment à prendre la récréation, mais dans l’article Critique de la Grande Encyclopédie, où il s’agissait plutôt d’éteindre ses imaginations personnelles pour laisser la place et la parole à un exposé objectif. Rien d’étonnant dès lors à ce que la critique soit investie par Brunetière du pouvoir de « modifier l’état de l’opinion et de la faire déserter ses idoles. C’est ce que Boileau a fait au xviie siècle, et Molière après lui, quand ils ont diffamé les précieuses, dépossédé les Ménage et les Chapelain de l’admiration dont ils étaient entourés ». C’est donc Molière que Brunetière, à la manière de Gorenflot, baptise critique, et la victoire de [p. 110]Molière sur Chapelain, c’est une victoire de la critique sur un ennemi de la critique. Il ne s’agit que de s’entendre.

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Sous le nom général de critique, Brunetière semble confondre deux opérations sinon inverses, du moins fort différentes, celle qui réalise des idées critiques, dont les œuvres d’art seraient une application, et celle qui réalise des œuvres, dont les idées critiques ne sont que le commentaire.

La première est celle des critiques professionnels. Ils trouvent devant eux la masse des livres qu’ils ont lus, ils les classent, ils y mettent de l’ordre, — c’est-à-dire de l’unité et des « idées ». Ces idées, auxquelles ils aboutissent comme au fruit de leur réflexion et de leurs lectures, elles finissent même par leur apparaître comme le fruit le plus authentique et le plus précieux de la littérature. Brunetière, citant avec satisfaction, comme tout le monde, des phrases de Flaubert qui lui paraissent plates ou incorrectes, croit pouvoir conclure que le style de Flaubert bronche toutes les fois qu’il s’agit d’exprimer des idées, ce qui représente, dit-il, la fin la plus haute du métier littéraire. Faute d’avoir atteint cette fin, Flaubert demeure dans le second ordre. On [p. 111]connaît la distinction ordinaire de Faguet entre les poètes qui ont des idées, comme Vigny, et les poètes qui n’ont pas d’idées, comme Victor Hugo. Ceux qui ont des idées ont presque manqué leur vocation : ils eussent pu devenir critiques ; si Paris avait une Cannebière… De ce point de vue on établirait cette hiérarchie : écrivains qui n’ont pas d’idées, comme Victor Hugo, écrivains qui ont des idées, mais en désordre, comme Voltaire « chaos d’idées claires », écrivains qui ont des idées, et en ordre, comme Bossuet. La phrase-type de cette critique serait celle de l’abbé Morellet sur Chateaubriand : « Je demande ce que c’est que le grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes ? Un homme de sens, en lisant cette phrase recherchée et contournée, en reçoit-il quelques idées nettes ? » La tâche propre de la critique professionnelle, c’est de créer un monde d’idées, de rapports, d’intelligence. Ce qui entre facilement dans ce monde et s’incorpore de soi-même à lui sera d’elle bienvenu.

Cette attitude de la critique française se comprend d’ailleurs assez bien et se rattache par un côté à une réalité solide. Elle s’explique par le rôle considérable qu’a tenu dans notre littérature classique l’expression des idées abstraites. Je crois que c’est Nisard qui, [p. 112]dans son Histoire, a établi les valeurs de la littérature française en fonction justesse de ses idées. « Il n’y a, dit-il, que de l’abondance, de la clarté et des idées générales qui enfantent les arts et qui poussent les nations en avant. » Et ailleurs : « C’est par la rareté des idées générales que s’expliquent la facilité de la poésie au xvie siècle et l’imperfection de l’art d’écrire en vers. » À cette époque « les poètes ne sont pas des penseurs. C’est dans les prosateurs que l’esprit français se manifeste tout entier, parce que là seulement il exprime un grand nombre d’idées générales ». On voit qu’un homme de sens reçoit au moins de la phrase de l’abbé Morellet une idée nette : celle de l’insuffisance et des limites de cette critique.

La seconde opération consiste non à se placer au point de vue des « idées nettes », une fois constituées, réalisées, extraites de l’œuvre d’art, mais à coïncider avec le courant créateur de ces idées, avec l’œuvre d’art elle-même. Et celui qui, par position coïncide le mieux avec elle, c’est son auteur. Il n’exécute pas son œuvre pour se conformer à des idées, mais ses idées apparaissent comme la justification de son œuvre, et il est naturel que cette justification prenne un tour oratoire et passionné. Il peut même arriver que la [p. 113]justification soit antérieure aux œuvres. Cela produit la littérature de manifeste. Mais alors il se passe généralement ceci : ou bien cela reste du manifeste, c’est-à-dire de la littérature avortée qui ne compte pas (en France, depuis cinquante ans, on en est encombré) — ou bien les œuvres qui, dans l’école, succèdent au manifeste, ne réalisent presque rien de ce qu’il annonçait, et produisent au contraire ce qu’il ne prévoyait pas : ce fut le cas de la Défense et Illustration et celui de la préface de Cromwell. La critique par laquelle l’artiste interprète son œuvre une fois formée diffère beaucoup de celle qui, dans un manifeste, lui donnait seulement du courage pour entreprendre, et un plan : ce plan, précisément parce qu’il est fait, ne saurait cadrer avec ce qui est à faire. Le vrai monument critique de Hugo, ce n’est pas la célèbre Préface, qui ne compte que pour les historiens de la littérature, c’est William Shakespeare.

En tout cas rien ne s’accorde moins avec le pancriticisme de Brunetière que le xviie siècle et surtout que la grande génération classique, celle de Molière, La Fontaine, Boileau et Racine. Il ne faut pas exagérer la portée de quelques répliques dans la Critique de l’École des Femmes, ni de la douzaine de vers de La Fontaine, cités de façon fatigante. [p. 114]Racine, au contraire de Corneille ou de Hugo, n’a jamais formulé de théorie dramatique, et c’est jouer sur les mots que de nous dire comme Brunetière, qu’Andromaque c’est de la critique parce qu’elle exprime ce que Racine pensait de la tragédie de Corneille. Même les écrits en vers de Boileau ne sont pas de la critique proprement dite. Les Satires attaquent, mais ne discutent pas. L’Art poétique couronne l’œuvre de la génération classique et ne la précède pas, et la forme même du vers, l’obéissance aux lois du poème didactique, empêchent l’esprit critique de s’y manifester librement. C’est avec ses écrits en prose et la querelle des Anciens et des Modernes que Boileau débute vraiment dans la critique. Et c’est alors aussi que la génération classique, l’âge classique, entre dans sa phase de critique ; qu’après avoir produit et vécu il devient objet d’imitation et de commentaire. L’ombre critique qu’il prolonge va des Réflexions sur Longin à Port-Royal. Où est donc la critique que lui-même aurait prolongée et appliquée ? Et si, « à la base de toute œuvre d’art nous trouvons une opinion, un jugement critique », faudra-t-il exclure de l’art Bossuet, pour qui avoir une opinion c’était de l’hérésie ? Bossuet qui eût volontiers fait subir à toutes [p. 115]Réflexions critiques le sort de celles de Richard Simon ? Bossuet enfin…

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L’impérialisme de la critique professionnelle tend avec Brunetière simplement à annexer toute la littérature à la critique. Il fait Brutus César. Mais cet impérialisme répond involontairement au césarisme littéraire qui prétend enchaîner la critique à son char. Voltaire, qui est cependant un des maîtres de la critique française, compare les critiques à des langueyeurs de porcs, image à vrai dire plus acceptable pour les critiques que pour les auteurs. Théophile Gautier, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, voit en eux les eunuques de la littérature. Il ne faut jamais dire : Fontaine… Quelques années après, le pauvre Théo entrait, comme André de Pavie, pris par les Turcs à Lipari, au sérail, et l’auteur de la fameuse Préface devenait vertueux pour la vie, dans le métier non seulement de critique, mais de critique dramatique ! « La critique, écrivait Leconte de Lisle, en 1864, à peu d’exceptions près, se recrute communément parmi les intelligences desséchées, tombées avant l’heure de toutes les branches de l’art et de la littérature. Pleine de regrets stériles, de désirs impuissants, et de rancunes [p. 116]inexorables, elle traduit au public indifférent et paresseux ce qu’elle ne comprend pas. » On pense bien que « à peu d’exceptions près » concerne les critiques qui, montés sur le dos du poète, s’en vont criant : « Voilà l’éléphant blanc des éléphants blancs, tous les autres sont noirs. »

Le Journal des Goncourt entasse les témoignages comiques de l’antagonisme entre les artistes et la critique professorale, de la lutte entre les chantres et les chanoines du Lutrin littéraire. On lit dans le premier volume :

Un éreintement du nommé Baudrillart, dans les Débats. Le parti des universitaires, des académiques, des faiseurs d’éloges des morts, des critiques, des non-producteurs d’idées, des non-imaginatifs, choyés, festoyés, gobergés, pensionnés, logés, chamarrés, galonnés, crachatés et truffés, et empiffrés par le règne de Louis-Philippe, et toujours faisant leur chemin par l’éreintement des intelligences contemporaines, n’a donné, Dieu merci, à la France ni un homme, ni un livre, ni même un dévouement.

Faiseurs d’éloges des morts, ce mot dit tout !

Pour la plupart des romanciers, écrit Brunetière, nous ne sommes que ce qu’on pourrait appeler les annonciers de la littérature ; et quand nous n’annonçons pas, on croirait, à les entendre, que nous manquons à une espèce de contrat.

[p. 117]Passez-moi la casse et je vous passerai le séné, écrivait jadis M. Zola à l’un de ses confrères ; et il n’a jamais pardonné ni ne pardonnera à M. Taine de s’être enfoncé dans la recherche des Origines de la France contemporaine au lieu d’employer son temps, son talent et ses forces à commenter l’épopée naturaliste des Rougon-Macquart. C’est ainsi que Hugo ni Balzac n’avaient pas pardonné à Sainte-Beuve de s’être moins soucié de la Cousine Bette ou des Misérables que de ses bonshommes de Port-Royal, comme les appelait Flaubert.

Voilà donc les critiques professionnels en procès avec les artistes, de même que nous les avons vus en procès avec les journalistes. Encore une fois, ne nous frappons pas. La concurrence est l’âme du commerce et la dispute l’âme de la littérature. Les littérateurs, sans les critiques, deviendraient ce que deviendrait la production sans les intermédiaires, le négoce sans la spéculation, — et la critique mourrait elle-même sans la critique de la critique. Entrons dans leurs disputes nécessaires, juste autant qu’il faut pour en profiter. Le premier marchand de brioches qui s’installa rue du Croissant écrivit sur sa boutique : Aux meilleures brioches de Paris ! Un concurrent vint s’établir et mit : Aux meilleures brioches de France ! Un troisième, pensant qu’il fallait faire comme chez Nicollet, leur disputa la clientèle sous ce drapeau : [p. 118]Aux meilleures brioches du monde ! Cela ne laissait guère d’espoir à un quatrième. Il vint pourtant et prit simplement cette enseigne : Aux meilleures brioches de la rue ! Après les prétentions impérialistes de nos trois ambitieuses critiques, nous rencontrerons peut-être celle qui se contentera d’exceller dans sa rue, et de cultiver un petit jardin.

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Cette critique des maîtres, elle n’est pas une imagination de classificateur, une fausse fenêtre que nous supposions pour faire pendant à la critique professionnelle. Elle existe au xixe siècle parallèlement à l’autre. La chaîne critique Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Gautier, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, peut se comparer à la chaîne de La Harpe, Villemain, Sainte-Beuve, Taine, Brunetière, Lemaître, Faguet. Chateaubriand a baptisé cette critique. Il l’appelle la critique des beautés. Mais on peut en discerner l’origine dans ce pré-romantisme que sont l’œuvre et la conversation de Diderot. Sainte-Beuve l’a dit :

Avant Diderot, la critique en France avait été exacte, copieuse et fine avec Bayle, élégante et exquise avec Fénelon, honnête et utile avec Rollin. Mais nulle part elle n’avait été vive, féconde, pénétrante, et, si je puis dire, elle n’avait pas trouvé son [p. 119]âme. Ce fut Diderot qui, le premier, la lui donna… C’est bien à lui que revient l’honneur d’avoir introduit le premier chez nous la critique féconde des beautés, qu’il substitua à celle des défauts.

Tout cela est vrai en gros, bien que s’appliquant davantage, en matière de critique littéraire, à ce qu’aurait pu être Diderot qu’à ce qu’il a été. Malgré les Réflexions sur Térence, l’Éloge de Richardson et la Correspondance, l’œuvre critique originale de Diderot reste un livre de critique d’art, les Salons. Nous pouvons imaginer sur ce modèle une admirable critique littéraire, que Diderot seul pouvait réaliser, et qu’il aurait réalisée si le hasard d’une commande (comme celle des Salons) et l’Encyclopédie en moins le lui avaient permis. Il avait, dit Sainte-Beuve, « au plus haut degré cette faculté de demi-métamorphose, qui est le jeu et le triomphe de la critique, et qui consiste à se mettre à la place de l’auteur et au point de vue du sujet qu’on examine, à lire tout écrit selon l’esprit qui l’a dicté. »

Mais on peut, semble-t-il, faire remonter la chaîne plus haut encore que Diderot. En général, lorsqu’on cherche dans le xviie siècle les lignes qui amorcent le xviiie, on trouve qu’une de ces lignes commence avec Fénelon. Les écrits critiques de Fénelon sont demeurés une des parties classiques de son œuvre. Personne [p. 120]ne songera à les faire rentrer dans la critique professionnelle, et Brunetière écarte Fénelon de l’« évolution » de cette critique avec toute la mauvaise humeur qu’il témoigne d’ordinaire, comme Nisard, à l’adversaire de M. de Meaux. Devrons-nous nous contenter, comme Sainte-Beuve, d’appeler cette critique de Fénelon « élégante et fine » ? (Quant à Bayle qui manquait totalement de goût, à Rollin, scolaire qui manquait d’originalité, ils n’ont rien à voir dans le domaine de la critique littéraire.) Il y a, dans la critique de Fénelon, autre chose : il y a cette sympathie profonde avec la puissance créatrice de l’art, sympathie en laquelle on doit voir la substance même de la critique d’artiste, et qui comporte d’ailleurs, pour rançon et revers, des antipathies, non moins nettes. L’antipathie de Fénelon contre la poésie française annonce le citoyen de Genève, de même que l’esthétique civique de Rousseau et de la Révolution est déjà préfigurée dans cette Lettre à l’Académie où l’on songerait si peu à la chercher. « Le beau ne perdrait rien de son prix quand il serait commun à tout le genre humain ; il en serait plus estimable. La rareté est un défaut et une pauvreté de la nature. » Et surtout la grande figure critique qui se dégage et qui s’impose, à ces origines de la critique d’artiste, c’est celle, en Fénelon, du [p. 121]« critique des beautés » homériques, celle du prélat homéride.

Il y avait un Homère « antique » : celui de Boileau, qui sera celui de Leconte de Lisle. Il y avait un Homère « moderne » : celui des précieuses et de la « traduction » de La Motte. (Je laisse de côté Racine qui exigerait une place à part.) Ce qui apparaît de nouveau avec Fénelon, c’est Homère contemporain du monde homérique, contemporain d’hommes vivants et d’hommes simples. « On croit être dans les lieux qu’Homère dépeint, y voir et y entendre des hommes. Cette simplicité de mœurs semble ramener l’âge d’or. Le bonhomme Eumée me touche bien plus qu’un héros de Clélie ou de Cléopâtre. Les vains préjugés de notre temps avilissent de belles beautés. » Croisez le réalisme de Richardson avec la critique de l’auteur de ces lignes, vous avez la Nouvelle Héloïse, écrite par un homme qui disait de Fénelon : « J’aurais été trop heureux d’être son valet de chambre. » Mais avant la Nouvelle Héloïse cette transposition de l’Odyssée dans le monde du roman avait donné le Télémaque, qui fut, ne l’oublions pas, pendant un siècle, le livre le plus classique de la France et de l’Europe. Et le Télémaque, écrit « en marge des vieux livres », demeure l’œuvre-type du roman de critique, du premier [p. 122]genre de roman que peut écrire et qu’aime à écrire un critique (le second genre étant la confession personnelles, du type Volupté), l’amorce de Marius l’Épicurien, de la Rôtisserie de la Reine Pédauque, des contes de Jules Lemaître. La « critique des beautés » homériques, c’est en une création esthétique et non en une analyse critique que Fénelon l’a faite. Voilà déjà le courant des Salons de Diderot. Vibrer avec l’Homère profond par une sympathie d’artiste, prolonger cette vibration en épousant l’élan vital de la poésie homérique, donner Télémaque et ses aventures comme postérité à Ulysse et à ses « erreurs », demeurer cependant dans une grisaille d’intellectualisme didactique qui ne se confond pas avec la grande fresque de la création originale et libre, — voilà ce qui en Fénelon nous désigne le principe — j’allais dire le prince — de la critique des beautés.

L’exemple de Fénelon nous rappelle qu’un artiste, lorsqu’il fait de la critique, exprime ses antipathies autant que ses sympathies. Le genus irritabile a même coutume d’exprimer ses antipathies de façon dure et crue. Et quand il s’agit des contemporains, les jalousies d’atelier, les rivalités et les haines inhérentes au métier littéraire, alimentent chez certains artistes un flot d’invectives et de bile [p. 123]auprès duquel la hargne reprochée aux critiques professionnels ne paraît plus que roses et miel. Mais cette « critique des défauts » poussée à la truculence lyrique ne nous retiendra pas. Elle ne compte guère ; on peut en dire ce que Victor Hugo disait de l’article de Lamartine sur les Misérables : C’est la morsure d’un cygne ! Un cygne a mauvaise grâce à mordre, et un poète, un Lamartine s’acquitte de sa vraie fonction critique lorsqu’il introduit Mistral, ainsi que le cygne de Lohengrin amène le chevalier d’Elsa.

La critique des défauts dit Faguet, a été inventée par les critiques et la critique des beautés par les auteurs qui éprouvaient le besoin d’être admirés.

Mais quel besoin éprouvent donc les critiques ? Serait-ce celui de ne pas admirer ? Non, c’est le besoin de régenter.

La critique des beautés, continue Faguet, s’adresse aux lecteurs pour leur faire comprendre ce qu’il y a d’excellent dans un livre ancien ou nouveau, et pourquoi c’est excellent ; et il ne s’adresse pas aux autres auteurs, qu’il est parfaitement inutile d’avertir qu’ils écrivent des choses admirables. Le critique des défauts s’adresse, lui, aux auteurs. Ce n’est pas l’éducation du public qu’il fait, c’est l’éducation des auteurs qu’il tente de faire. Il les prévient, il les avertit, il les prémunit. Son office est de savoir, étant donné le tempérament d’un auteur, le défaut où il doit tomber, mais [p. 124]dont il est capable de se garantir, pour peu qu’il y mette de diligence ; celui au contraire où il est inévitable qu’il donne, mais dont encore il peut au moins dissimuler et atténuer un peu la gravité.

Et Faguet en conclut que le critique des défauts est bien plus utile, parce qu’il est un véritable collaborateur. Cela figure au quatrième volume de ses Propos Littéraires, et c’est écrit au sujet de M. Doumic, dont Faguet déclare qu’il est « le collaborateur un peu rude des meilleurs auteurs du temps présent ». On voit que si les critiques professionnels se louent réciproquement d’appliquer à ces intrigants d’auteurs la critique des défauts, ils n’hésitent pas à user réciproquement, quand il s’agit de leurs propres écrits, de la critique des beautés. Cela se passerait-il à la cuisine de la critique comme à celle de la compagnie ? Sur le bœuf qui, bouilli, forme pour le soldat une nourriture un peu rude, les cuisiniers n’ont pas manqué de prélever pour eux l’épaisseur d’entrecôtes curieusement et amoureusement grillées.

Pourtant le bouilli, à la rigueur, nourrit tout de même le soldat, tandis que l’influence de cette « critique des défauts » sur les auteurs est non inutile, mais plus discutable que ne le prétend Faguet. La bouteille d’encre rouge qui sert à annoter des copies d’écolier se révèle [p. 125]fort insuffisante devant le monde des livres, qui est d’un autre ordre. C’est au métier de professeur de rhétorique (M. Doumic exerçait alors cette utile profession), que s’appliquent ces lignes de Faguet. Si les auteurs avaient écouté les professeurs de rhétorique, la littérature française en serait encore à Campistron. La fonction vraiment supérieure de la critique ne consiste pas à faire ce métier, mais bien à laisser tomber les œuvres qui ne valent rien et à comprendre non seulement les chefs-d’œuvre, mais, ce qui est plus difficile, le jeune, le nouveau dans leur libre élan créateur. Le professeur peut faire ce que font les élèves, et mieux qu’eux, leur donner des corrigés : ce n’est pas le cas du critique. Et la critique des beautés y réussit mieux que la critique des défauts. Le correcteur de copies ne saurait oublier qu’en passant du monde des élèves au monde des écrivains il aborde une réalité nouvelle, qui est simplement le génie. Un professeur n’a pas à tenir compte du génie, un critique, lui, doit vivre dans un monde où le génie existe, au même degré que le corps nu existe pour le sculpteur ou la lumière pour un peintre. Et il ne s’agit pas seulement ici du génie individuel (rare dans le monde littéraire) mais du génie profond et vivant d’un genre, d’une époque, d’une religion. Ce n’est [p. 126]pas un hasard si la « critique des beautés » ne prend, avec ce nom, conscience d’elle-même que dans un livre qui s’appelle le Génie du Christianisme. La familiarité avec le génie, l’amour et le respect du génie, par conséquent l’enthousiasme, voilà les vraies nécessités de cette critique.

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La critique des beautés, en entretenant l’enthousiasme, conserve l’âme même de la critique, une âme perpétuellement en danger de périr ou de s’assoupir dans l’automatisme inévitable du métier. Le critique qui ne fait que gémir sur les défauts, qui couvre d’un crayon rageur les marges des livres, c’est généralement un critique en état de démission. On fait d’abord de la critique par goût de ce qui est beau, puis on continue à en faire par dégoût de ce qu’on ne trouve pas beau, et on ne trouve plus rien de beau. « Nous eûmes longtemps neuf Muses, dit Voltaire. La saine critique est la dixième. » Et il la fait figurer à la porte du Temple du Goût. La critique est d’abord une Muse pareille aux autres, et aussi belle, leur sœur, mais d’un père mortel et non d’un père divin, comme Clytemnestre était la sœur d’Hélène. Seulement elle risque de vieillir vite, et on en arrive à voir, gardienne de la [p. 127]porte du temple, une vieille concierge irritée dont ses neuf sœurs se moquent volontiers.

Heureusement les Muses ne dédaignent pas de prendre parfois sa place, ou de lui communiquer la nourriture qui les laisse jeunes, cette ambroisie qu’est l’enthousiasme créateur. Avec Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Baudelaire, la critique des grands artistes, laissant les professionnels travailler durant les six jours ouvrables, nous donne, le septième jour, nos vêtements de fête devant la beauté. Les bandes de pourpre à ces vêtements de fête, ce sont les images.

La critique implique un art des comparaisons, et quand les comparaisons ne sont pas seulement un art, mais de l’art, on a les images. Les romantiques ont eu ce mérite de tremper la critique dans un bain d’images, ces belles images que Sainte-Beuve a gardées de son passage dans la maison des poètes, et dont une critique vivante se passerait aujourd’hui difficilement. Le grand secret de mélancolie n’apportait à l’abbé Morellet aucune « idée claire » (et la note de l’abbé symbolise bien le coup d’encre rouge dans la marge de la copie qu’on livrera aux risées de la classe, — la « critique des défauts » qui se pratique en rhétorique). Mais lorsque par exemple Chateaubriand appelle les œuvres [p. 128]d’Homère, de Dante, de Shakespeare, de Rabelais, « les mines ou les entrailles de l’esprit humain », nous avons mieux qu’une idée claire. Une image d’une suggestion infinie qui prend par le dedans, en leur essence commune, Homère, Dante, Shakespeare et Rabelais, et en même temps l’esprit humain lui-même. En les prenant par le dedans, elle les prend et les rend comme une nature.

Il chanta l’arbre vu du côté des racines.

Elle nous fait sensible dans les réalités spirituelles ce poids d’entrailles qui donne une force infinie à une statue de Michel-Ange. Éclair du génie qui l’a elle-même dictée, elle est de plus consubstantielle au génie même des maîtres dont elle s’efforce d’exprimer l’être. S’il y a des « mines ou des entrailles » de la critique, ce sont ces intuitions ou ces images.

Le Génie du Christianisme ne nous garde aujourd’hui rien de plus vivant que ses admirables pages de critique littéraire, auxquelles, d’ailleurs, les critiques professionnels les plus hostiles à Chateaubriand, Sainte-Beuve, Faguet, Lemaître, ont rendu hommage. On peut dire qu’il a fondé la critique romantique, tout en conservant, par ses liaisons classiques, par ses tendresses raciniennes, [p. 129]louis-quatorziennes, la sympathie des traditionalistes, des Fontanes, des Joubert et de leurs descendants. (Notons d’ailleurs que Chateaubriand, qui a su imiter largement et intelligemment dans ses Mémoires et la Vie de Rancé la prose de Hugo et de Michelet, ne parle des romantiques que sur le ton irrité d’un vieux rival mauvais joueur.) L’idée qui animait le Génie du Christianisme, c’était la grande idée de la critique romantique, non seulement du romantisme français, mais du romantisme européen : sympathiser esthétiquement et intuitivement avec un génie, sympathiser de l’intérieur parce qu’on en est spirituellement, le voir de l’extérieur parce qu’on n’en est pas réellement, — demeurer assez en lui pour le sentir, être allé suffisamment hors de lui pour le comprendre. Inclinez un peu cela du premier côté, vous avez le Génie du Christianisme ; inclinez-le un peu du second, vous avez Port-Royal. Mais s’il est un livre qui n’aurait pu être écrit sans le Génie du Christianisme, sans le génie de ce Génie, c’est bien Port-Royal, et Sainte-Beuve eût pu trouver un coin de son Chateaubriand pour payer cette dette. Souvenons-nous des lignes de Sainte-Beuve lorsqu’il fait remonter ce genre de critique à Diderot et qu’il en voit le caractère dans la « faculté de demi-métamorphose » et le don de lire tout écrit « selon l’esprit qui l’a dicté ». Demi est le mot important : la [p. 130]demi-métamorphose donne le Génie du Christianisme et Port-Royal, là où la métamorphose complète donnait le chrétien du xviie siècle, et l’absence de métamorphose la critique voltairienne. Et qu’est-ce que ce don de lire tout écrit selon l’esprit qui l’a dicté, sinon la puissance d’en trouver le « génie » ?

Cette critique de demi-métamorphose s’oppose à la critique de goût qui est la critique spontanée, et aussi à la critique du « juger, classer, expliquer » qui est la critique professionnelle. Coïncidant avec un Génie, Génie du christianisme, Génie de Port-Royal, Génie d’un peuple (souvenez-vous du Tableau de la France de Michelet), d’une littérature ou d’un homme, on peut l’appeler critique d’intuition ou de sympathie. Laissons de côté ce merveilleux entre-deux ou plutôt entre-trois des trois critiques qu’est le Port-Royal. Cherchons la critique d’artiste dans son œuvre la plus caractéristique, la plus exclusive, la plus intransigeante, — de même que la figure exclusive et intransigeante de la critique professionnelle qu’était la critique de Brunetière nous a retenu naguère de préférence. Nous la trouverons dans le William Shakespeare de Victor Hugo.

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William Shakespeare passe aux yeux des critiques professionnels pour une œuvre [p. 131]entièrement insane. Pour Brunetière, cette incursion de Hugo dans le domaine de la critique devait ressembler assez à ce qu’eût pu être une incursion de Brunetière lui-même dans le domaine de l’ode, si, en comptant ses syllabes sur ses doigts, il eût dû en composer une sous peine de la hart. Quand on parle ordinairement de Victor Hugo critique, c’est en se référant au manifeste de 1827, la Préface de Cromwell. Et il faut avouer que, lorsque l’on considère le Lycée de La Harpe comme la première œuvre de grande critique qui ait paru en France, on doit être plutôt scandalisé par un pot-pourri comme William Shakespeare, où il y a de tout, les salades de noms tirés du Moreri, l’Océan, les tables tournantes, la politique, la prophétie, toute la littérature humaine, et même Shakespeare, et surtout, partout, toujours, et formidablement, Hugo. La faculté de demi-métamorphose dont parle Sainte-Beuve devient une métamorphose entière, comme la demi-lune de Mascarille, une métamorphose de tout en la poésie et de toute la poésie en Hugo.

La place centrale est occupée par ce que l’on pourrait appeler, en jargon de critique, la théorie des treize génies. Treize Égaux marquent « les cent degrés du génie », ce sont Homère, Job, Isaïe, Ezéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Jean de Patmos, Paul de Tarse (les deux noms sont laïcisés), Dante, [p. 132]Rabelais, Cervantès, Shakespeare. Hugo en fait treize portraits éblouissants, et voici comment il les fait. Il se met entre deux glaces. Il voit treize Victor Hugo, et il les désigne du doigt sous les noms Shakespeare, Cervantès, Rabelais, etc. Juvénal signifie les Châtiments, Job signifie l’Exilé, Patmos signifie Guernesey, Tacite signifie l’ennemi de Napoléon III. Hugo note qu’Eschyle faisait des calembours. D’où le sait-il ? De cela, qu’Hugo en fait. Le nombre treize

Et ce noir chiffre treize est resté redoutable !

est-il choisi au hasard ? Hugo invite à son banquet colossal treize statues des Commandeurs, mais elles ne sauraient, sans porter malheur, rester treize à table. Treize signifie quatorze, puisqu’il y a l’amphitryon, placé au milieu, qui préside, et qui ne voit d’ailleurs dans les treize que ses images de pierre. S’il boit à Tacite, entendons : je bois à l’auteur de Napoléon le Petit !

Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom !

Mais l’H du premier génie, Homère, n’est que l’ombre projetée par l’H monumental du dernier. Il y a eu deux Eschyle, l’Eschyle ancien, Eschyle, et l’Eschyle moderne, Shakespeare. « Reste, ajoute Hugo, le droit de la Révolution française, créatrice du troisième monde, à être représentée dans l’art » Ce droit, dont [p. 133]elle a usé dans le monde de la matière en se faisant représenter par Napoléon, croyez qu’elle ne l’a pas laissé périmer dans le domaine de l’art ; William Shakespeare est là, ce qui signifie : Hugo est là…

On pourrait pousser loin l’ironie. Elle conserve sa fonction utile de mise au point, mais elle devient vite inintelligence, et la mise au point de l’ironie elle-même c’est l’intelligence vraie. Il est entendu que Hugo était orgueilleux. Convenons qu’il avait quelque raison de l’être. Et en tout cas il y a une forme de l’orgueil beaucoup plus intolérable que celle-là. C’est celle qui empoisonne perpétuellement la critique, et qui consiste à juger et à jauger le génie selon les mesures dont nous usons pour nous-mêmes et pour le commun des hommes, à porter dans les « mines et entrailles de l’esprit humain » le mètre dont on aune le drap, à employer les mêmes mots et les mêmes idées pour réaliser Racine, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Hugo et le théâtreux du coin ou l’utilité d’Académie.

Il y a dans William Shakespeare comme dans tout livre, dans tout tableau qui existent vraiment, un parti pris. Hugo l’exprime ainsi : « À l’occasion de Shakespeare, toutes les questions qui touchent à l’art se sont présentées à son esprit. » Artiste il s’est expliqué sur l’art. Homme de génie il s’est expliqué sur le génie avec génie. Homme partial il s’est [p. 134]expliqué avec partialité. Il a parlé mal de ce qu’il ne savait pas et admirablement de ce qu’il savait, et c’est le cas des critiques professionnels eux-mêmes.

Hugo ramène tout l’art littéraire à un Sénat d’Égaux composé de quatorze Hugos. Les traits qui lui servent à caractériser Shakespeare, tout aussi bien que ses douze prédécesseurs, ils sont constitués par les figures mêmes de la création artistique telle qu’il l’expérimente en lui. Et il éprouve cette création comme un mystique éprouve Dieu, comme un philosophe éprouve l’être. Sentimus, experimur nos artifices esse. Ces traits ne sont pas plus des portraits que le Jonas et l’Isaïe de la Sixtine ne nous rendent la figure des personnages bibliques. Dans ses Prophètes et ses Sibylles Michel-Ange a projeté l’élan créateur qui l’avait poussé, lui, son corps et son âme, sa main et sa brosse, sur ces échafaudages : celui que réellement ils annoncent, par le visage qu’il leur a donné, ce n’est pas le Christ irrité du Jugement, c’est Michel-Ange lui-même. Et ce qui a bourgeonné en la chair et en la conscience passagères de Michel-Ange, c’est le génie de l’humanité créatrice. Ainsi ces Prophètes, dont Shakespeare n’est que le plus grand, Hugo ne les a vus que comme les annonciateurs de Hugo. Et il les a peints comme il les a vus. Mais Hugo lui-même, et ce que nous appelons en un langage de myope [p. 135]l’orgueil démesuré de Hugo, cela ne figure que des coupes arbitraires sur l’élan de l’art, sur la force créatrice du génie, sur l’être impersonnel ou sur-personnel qui dépose et dépasse les corps, les noms, les œuvres. Et cet être, dans William Shakespeare, il passe devant nous comme l’esprit devant la face d’Ezéchiel. Tout mot, là aussi, paraît vain devant celui-ci : Il existe !

La critique aurait bien tort de se scandaliser d’un tel parti pris, puisque, lorsqu’elle veut, elle aussi, se réaliser et se voir dans l’élan d’un être qui se meut, elle est obligée de recourir au même parti pris. Nous l’avons reconnu dans l’Évolution de la Critique de Brunetière. Pourquoi Brunetière fait-il de La Harpe le fondateur de la critique française ? Parce que La Harpe est le premier critique professeur, le premier critique oratoire, le premier critique enchaîneur. Et comme Fénelon n’est rien de tout cela, Brunetière l’exclut de sa chaîne critique avec autant de dédain que Hugo exclut Racine de la chaîne des Treize. De quoi est faite par Brunetière la chaîne critique ? Elle est faite des grands professeurs. Qui annonce-t-elle de partout ? Qui appelle-t-elle comme son achèvement ? La critique ordonnée et éloquente de Brunetière. À quoi aboutit l’évolution de la critique française ?

À la critique de l’évolution, à la conscience de l’évolution de la critique et de l’évolution [p. 136]des genres, à Brunetière, — comme le génie des Treize aboutissait à la conscience du génie de Hugo, comme les treize génies fermaient leur cercle en Hugo. L’ironie n’est ici qu’à la surface de mon langage, elle n’est pas au fond de ma pensée ; je ne sens en elle qu’une certaine ligne serpentine de l’intelligence. Si on en arrête le mouvement, on se moquera de Hugo ou de Brunetière. Si on en suit le mouvement, on verra que leur illusion prend un caractère positif et bienfaisant qui lui fait produire de l’être, qui aboutit à des clartés nouvelles, chez l’un sur les secrets du génie, chez l’autre sur le laboratoire de la critique. Sans parti pris on ne réalise rien. Faisons néanmoins cette distinction, que cette attitude de Hugo s’accorde avec l’énormité candide de son moi, tandis que le William Shakespeare de Brunetière fait un savoureux contraste avec le zèle maladif dont il poursuivait le moi dans tous les coins et recoins littéraires, comme une tête-de-loup les araignées.

La critique spontanée se répand dans la conversation, la critique professionnelle devient vite de l’histoire littéraire, la critique d’artiste tourne bientôt à l’esthétique générale. La critique ne reste de la critique pure qu’en résistant à ces trois inévitables pentes, ou bien, [p. 137]ce qui vaudrait mieux, en essayant de les suivre successivement toutes trois, d’en chercher la ligne de faîte commune. L’objet de William Shakespeare c’est l’art. D’un bout à l’autre, ce que Hugo cherche à formuler c’est une racine élémentaire, ou mieux une idée platonicienne de l’art, telle qu’il en éprouve dans son génie l’intuition profonde, et telle qu’elle puisse s’exprimer indifféremment par l’un ou l’autre des treize ou plutôt des quatorze génies, comme la substance spinoziste s’exprime toute en l’un quelconque de ses attributs.

La nature, dit-il, plus l’humanité, élevées à la seconde puissance, donnent l’art. Voilà le binôme intellectuel. Maintenant remplacez A + B par le chiffre spécial à chaque grand artiste et à chaque grand poète, et vous aurez dans sa physionomie multiple et dans son total rigoureux, chacune des créations de l’homme.

Cela va très loin, et Hugo y marque le pic inaccessible ou la pointe de diamant qui domine en effet toute la critique : transporter dans l’ordre de l’art le grand problème leibnitzien, chercher non pas seulement une algèbre de la qualité, mais une algèbre de cette qualité de la qualité, de cette vie de la vie qu’est le génie, faire coïncider la critique avec cette algèbre, poser des équations qu’il [p. 138]suffirait de chiffrer pour que ce chiffre réalisât tel art particulier, tel génie individuel ; mais l’équation pure, l’équation non chiffrée correspondant toujours à une connaissance plus haute, à la fois plus abstraite et plus réelle, plus proche des mines et des entrailles de l’esprit humain, plus intuitivement unie à son élan créateur. Nous sommes ici à vrai dire moins dans l’algèbre de la critique que dans sa mystique : mais rien de vivant qui ne comporte une mystique.

Qu’une telle critique Soit celle-là même qui s’installe au foyer le plus intérieur de l’art, d’autres exemples nous en donneraient encore l’assurance. En lisant ces lignes de Hugo et le commentaire qui les suit, on aura pensé peut-être à Paul Valéry. Et en effet l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci (avec la Digression qui l’accompagne maintenant) est bien conçue de manière analogue à William Shakespeare, et elle tend au même but. Seulement le parti est encore plus franc. Valéry prévient son lecteur que son Léonard n’est pas Léonard, mais une certaine idée du génie pour laquelle il a emprunté seulement certains traits à Léonard, sans se borner à ces traits et en les composant avec d’autres. Ici et ailleurs, le souci de Valéry c’est bien cette algèbre idéale, ce langage non pas commun [p. 139]à plusieurs ordres, mais indifférent à plusieurs ordres, qui pourrait aussi bien se chiffrer en l’un qu’en l’autre, et qui ressemble d’ailleurs à la puissance de suggestion et de variation que prend une poésie réduite à des essences. L’Introduction à la Méthode de Léonard, pas plus que d’autres œuvres de Valéry, n’aurait sans doute été écrites, s’il ne lui avait été donné de vivre avec un poète qui, lui aussi, avait joué sa vie et sa pensée sur cette impossible algèbre et cette ineffable mystique. Ce qui était présent à la méditation de Valéry et de Mallarmé l’était aussi à celle de Hugo. La critique pure naît ici des mêmes sources glacées que la poésie pure. J’entends par critique pure la critique qui porte non sur des êtres, non sur des œuvres, mais sur des essences, et qui ne voit dans la vision des êtres et des œuvres qu’un prétexte à la méditation des essences.

Ces essences, j’en aperçois trois. Toutes trois ont occupé, ont inquiété Hugo, Mallarmé, Valéry, leur ont paru le jeu transcendant de la pensée littéraire. Le génie, le genre, le Livre.

Le génie, c’est à lui que sont consacrés William Shakespeare et l’Introduction. Il est la plus haute figure de l’individu, le superlatif de l’individuel, et cependant le secret du génie [p. 140]c’est de faire éclater l’individualité, d’être Idée, de représenter, par-delà l’invention, le courant d’invention.

Ce qui, en littérature, figure, au-dessus même du génie individuel, cette Idée, et sous lui le courant qui le porte, ce sont ces formes de l’élan vital littéraire qu’on appelle les genres. Brunetière a eu raison de voir là le problème capital de la grande critique, dont une théorie des genres doit rester la plus haute ambition. Son tort a été d’en confondre le mouvement avec une évolution calquée sur une évolution naturelle, dont une science mal apprise lui fournissait les éléments arbitraires et sommaires ; et surtout d’avoir cru que cette théorie devait servir à fournir des consultations, dont la critique pouvait faire bénéficier utilement les auteurs présents. Mais il est certain que les genres sont, vivent, meurent, se transforment, et les artistes, qui travaillent dans le laboratoire même des genres, le savent encore mieux que les critiques. « L’épopée, dit Victor Hugo, a pu être fondue dans le drame, et le résultat c’est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance sociale, le roman. » C’est vrai, et quand on a écrit les Burgraves, la Légende des siècles et les Misérables, on met sous cette vérité bien des réalités intérieures que les [p. 141]critiques n’y mettent pas. « Aristophane, écrit-il ailleurs, aimait Eschyle par cette loi d’affinité qui fait que Marivaux aime Racine. Tragédie et comédie faites pour s’entendre. » Quel critique de profession penserait et dirait mieux ? Mallarmé n’a fait de la poésie que pour préciser l’essence de la poésie, il n’est allé au théâtre que pour chercher cette essence du théâtre, qu’il lui plaisait de voir dans le lustre.

Enfin le Livre. La critique, l’histoire littéraire ont souvent le tort de mêler en une même série, de jeter en un même ordre ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se lit. La littérature s’accomplit en fonction du Livre, et pourtant il n’y a rien à quoi l’homme des livres pense moins qu’au Livre. Le Livre, c’est une invention de l’esprit humain, une date et une histoire, comme Shakespeare et comme la tragédie. Hugo avait écrit en partie sur ce thème Notre-Dame de Paris. Mais lisez toute la fin du prodigieux IVe livre de William Shakespeare, consacré à Eschyle (dont Hugo n’a peut-être pas lu dix pages), un des chefs-d’œuvre de la langue et de la critique françaises. Eschyle c’est le mouvement d’Eschyle, et le mouvement d’Eschyle c’est celui de ses tragédies, qu’il ne faut pas arrêter à leur retentissement sur le public athénien, mais [p. 142]voir arriver jusqu’à nous, à travers les mutilations, les accidents, l’imprimerie. Et voici ce mouvement :

Avant l’imprimerie, la civilisation était sujette à des pertes de substance. Les indications essentielles au progrès, venues de tel philosophe ou de tel poète, faisaient tout à coup défaut. Une page se déchirait brusquement dans le livre humain. Pour déshériter l’humanité de tous les grands testaments des génies, il suffisait d’une sottise de copiste ou d’un caprice de tyran. Nul danger de ce genre à présent. Désormais, l’insaisissable règne. Rien ni personne ne saurait appréhender la pensée au corps. Elle n’a plus de corps. Le manuscrit était le corps du chef-d’œuvre. Le ‘manuscrit était périssable, et emportait avec lui l’âme, l’œuvre. L’œuvre, faite feuille d’imprimerie, est délivrée. Elle n’est plus qu’âme. Tuez maintenant cette immortelle ! Grâce à Gutenberg, l’exemplaire n’est plus épuisable. Tout exemplaire est germe, et a en lui sa propre renaissance possible à des milliers d’éditions ; l’unité est grosse de l’innombrable. Ce prodige a sauvé l’intelligence universelle. Gutenberg, au xve siècle, sort de l’obscurité terrible, ramenant des ténèbres ce captif racheté, l’esprit humain…

Chose lamentable à dire, la Grèce et Rome ont laissé des ruines de livres. Toute une façade de l’esprit humain à moitié écroulée, voilà l’antiquité. Ici, la masure d’une épopée, là une tragédie démantelée ; de grands vers frustes enfouis et défigurés, les frontons d’idées aux trois quart tombés, des génies tronqués comme des colonnes, des palais de pensée sans plafond et sans porte, des ossements [p. 143]de poèmes, une tête de mort qui a été une strophe, l’immortalité en décombres. On rêve sinistrement. L’oubli, cette araignée, suspend sa toile entre le drame d’Eschyle et l’histoire de Tacite.

On sait jusqu’à quels paradoxes Mallarmé a poussé l’hallucination du Livre. Et de l’œuvre critique de ce grand artiste qu’est Anatole France, de la Vie Littéraire, la note qui demeure la plus profonde, n’est-ce pas ses méditations sur les livres ?

Sur cette page de Hugo que je viens de citer, on pourra toujours répéter la phrase immortelle de l’abbé Morellet, et dire que cela ne nous fait pas concevoir d’idées nettes et nouvelles. Nous savons bien, avant de l’avoir lue, que beaucoup d’œuvres de l’antiquité se sont perdues, et que l’imprimerie nous permet d’espérer leur conservation indéfinie. Oui, mais encore une fois cela nous apporte des images. Et l’on peut bien écrire des belles images romantiques ce qu’on a écrit si souvent des élégantes phrases classiques, qu’elles ajoutent au patrimoine de l’esprit humain en formulant mieux que personne la pensée de tout le monde. Ce que ces phrases, ces sensations, ces images sur le Livre, ajoutent ici à notre patrimoine, c’est une conscience nette, et, mieux encore, une vision intense de ce patrimoine. Il serait d’une basse jalousie de [p. 144]boutique de bannir de la critique, comme Platon bannissait Homère, la race divine des porteurs d’images.

J’ai pris comme exemple William Shakespeare, qui est un livre type. Mais on tirerait de Lamartine, et surtout du Cours Familier de Littérature, un volume de critique géniale (je veux dire de critique faite par le génie) qui vaudrait William Shakespeare. Quiconque écrit et écrira sur Mireille restera tributaire du célèbre article de 1859.

Enfin ce serait le sujet d’un beau livre que la définition de la critique romantique, et que l’histoire de cette critique, depuis Chateaubriand jusqu’à l’heure présente, où nous la voyons, avec un romantisme ardent, s’attaquer au romantisme comme elle s’était attaquée autrefois au classicisme. Et c’est très naturel. La critique professionnelle (avec son retard obligatoire d’une génération) ayant incorporé le romantisme à la chaîne littéraire, il fallait bien que la critique anti-professionnelle, anti-universitaire, se fît anti-romantique. Pour combattre on a besoin non seulement d’un ennemi, mais d’un drapeau ; le classicisme avait l’avantage d’être mort et de ne plus fournir qu’une étoffe et une hampe dociles avec lesquels on peut exécuter de beaux moulinets.

[p. 145]Cette critique d’artiste, comme la critique professionnelle, nous l’avons vue surtout dans son contact avec le passé, ou plutôt avec le courant de l’art éternel. Trouve-t-elle les mêmes difficultés que la critique professionnelle devant les œuvres du présent ? Oui et non.

L’article sur Mireille reste le type idéal du génie introduit d’un coup dans la lumière par un génie contemporain. Et cependant la solidarité et les sympathies d’écoles, la communauté de vues et d’art, qui relient les divers groupes et les diverses familles d’artistes, au cours d’une même génération, impliquent bien des services de ce genre. Nombreux sont les écrivains qui sont lancés par des articles de confrères illustres. À ces articles sont venus s’ajouter les prix, par lesquels des auteurs généralement arrivés en accouchent de jeunes à la gloire ; mais enfin un vote n’est de la critique que dans la mesure où un silence peut être éloquent : tenons-nous en à ce qui est écrit.

Ce qui est écrit mérite souvent le terme un peu restreint par lequel nous avions désigné d’abord toute la critique d’artiste, celui de critique d’atelier. On ne songerait pas, certes à l’appliquer à l’article sur Mireille : c’est que précisément ni Lamartine, ni Mistral ne [p. 146]sont des gens d’atelier, d’école ; nous passons avec eux dans un monde homérique, et le Maçonnais s’adresse au Maillanais comme Alcinoüs à Ulysse. Mais la critique de nos ateliers littéraires, de nos vrais ateliers parisiens nous apporte des produits plus mêlés. C’est moins un échange de paroles ailées que des échanges tantôt de séné et de casse, tantôt de flèches et de cailloux. Tant qu’elle n’est qu’encouragement des anciens aux jeunes, ou bien étude respectueuse d’un débutant qui sert de famulus au maître, elle joue un rôle modeste, mais utile, elle donne aux lettres, avec une courtoisie et une gratuité appréciables, cette publicité dont la littérature ne peut pas plus se passer que les autres professions. Mais les ateliers tendent à devenir des chapelles, les chapelles à devenir des bastilles. Ceux qui connaissent la géographie littéraire savent que le monde de la plume comporte à Paris une étrange variété de quartiers séparés par des chaînes, dominés par des tours, d’où toutes sortes de diurnales tombent comme plomb fondu et flèches barbelées. La critique d’atelier c’est la critique des partis littéraires ; la République des Lettres implique du côté du cœur la rive gauche, et du côté de la main la rive droite ; le cœur est chaud, la main est leste ; vue de la rive droite la rive gauche [p. 147]c’est l’Odéon, et vue de la rive gauche la rive droite c’est la Foire sur la place. Et à ces deux divisions classiques s’en ajoutent bien d’autres fort compliquées. Tout cela c’est la vie de la critique d’artiste. C’est même la vie de la critique tout court, puisque nous l’avons vue divisée en trois quartiers rivaux, de l’un à l’autre desquels régnait l’incompréhension et pleuvaient les épigrammes. Ne nous plaignons pas qu’il y en ait trois. Ajoutons-en même un quatrième, un libre faubourg, une banlieue, des maisons dans la forêt, pour les formes de critique qui paraîtront rentrer mal dans notre ville aux trois quartiers.

[p. 148]

Jugement et goût §

Brunetière, formulant les principes de la critique dogmatique, donne, disions-nous, pour objet à la critique ces trois opérations : juger, classer, expliquer. En déversant, avec quelque étroitesse et partialité, la pensée de Brunetière du côté scolaire, on pourrait dire que ce sont bien là trois fonctions nécessaires du professeur. Il doit juger les travaux que ses élèves lui remettent ; il doit les classer, surtout en France où la question de place et de prix joue un rôle démesuré ; il doit enfin expliquer la manière dont il fallait traiter le sujet, et les manières dont on s’est approché ou écarté de la bonne. Mais les deux dernières opérations ne viennent que comme des conséquences de la première. Un tel critique est d’abord un juge, il occupe un siège élevé d’où il discourt, proclame, conclut, édicté, récompenseet jouit.

[p. 149]Les critiques moins ambitieux, plus indécis, plus ondoyants, que ne tourmente point comme Perrin Dandin la passion de juger, seraient tentés de remplacer ce verbe et cette habitude par ce mot : goûter. En critique, ayez le goût, et une partie au moins du reste vous sera donnée par surcroît. Sans la charité, dit saint Paul, je ne suis qu’une cymbale. Sans le goût, qu’est-ce qu’un critique ? Quelqu’un disait aux Goncourt, qui le rapportent dans le Journal :« La comparaison n’est pas noble, mais permettez-moi, messieurs, de comparer Taine à un chien de chasse que j’ai eu. Il quêtait, il arrêtait, il faisait tout le manège d’un chien de chasse d’une manière merveilleuse ; seulement il n’avait pas de nez, j’ai été obligé de le vendre. » Ce n’est guère qu’à moitié injuste pour Taine, chez qui la pointe délicate du goût avait été remplacée de bonne heure par de magnifiques succédanés oratoires. Il semble d’ailleurs qu’il y ait un certain antagonisme entre une puissante faculté oratoire (orale ou écrite, car Taine n’était orateur que sur le papier) et un goût aigu, entretenu, éveillé. Les Gargantuas susceptibles de manger cinq pèlerins dans leur salade doivent manquer de subtilité gastronomique. Et le critique orateur demandera surtout aux livres de lui fournir prétexte à de belles [p. 150]généralisations. Cicéron, patron de l’a corporation, nous dit que, même s’il lui était donné de vivre une seconde vie, il n’en emploierait aucune parcelle à lire les poètes lyriques. Lui aussi avait plus de poumon que de nez.

Mais enfin ce n’est pas à l’avocat que nous en avons, c’est au juge, ou plutôt c’est à la conception de la critique qui fait du jugement sa tâche la plus urgente et son besoin le plus impérieux. Sainte-Beuve, parlant de d’Aguesseau, et résumant à son propos un passage de Saint-Simon, nous dit que d’Aguesseau avait gardé sous la pourpre de chancelier ses habitudes d’avocat général et « ne pouvait se résoudre en quoi que ce fût à conclure, à saisir en définitive ce glaive de l’esprit qui doit toujours en accompagner l’exacte balance pour trancher à temps ce qui autrement courrait risque de s’éterniser ». Mais ce qui était évidemment un défaut chez le chef de la justice, rappellerons-nous un défaut aussi grave chez le critique ? Sainte-Beuve nous parle ici de balances et de glaive. Ce sont les attributs de Thémis. Les mettrons-nous sans les changer aux mains de la dixième Muse, comme Voltaire appelait la critique ? Montaigne regrettait que les magistrats ne pussent, en certains cas embrouillés, finir un procès non par un arrêt, mais par cette [p. 151]déclaration : « La cour n’y entend rien. » Je ne sais si Montaigne avait raison, mais en fait, selon la loi, un juge ne peut jamais refuser de juger. Il peut rendre un arrêt d’incompétence fondé sur le manque de compétence légale de son tribunal, non un arrêt d’incompétence fondé sur son manque de compétence intellectuelle. S’il ne sait pas comment juger, il n’a qu’à faire comme Bridoye et jouer aux dés.

Le critique, lui, est-il obligé de formuler des jugements ? Ce glaive de l’esprit, dont parle Sainte-Beuve, le verrons-nous beaucoup plus effectif que le glaive dont le critique, devenu académicien, arme son flanc pacifique ? Le critique, s’il ambitionne de passer chancelier comme d’Aguesseau est mû par l’ambition la plus imprudente : c’est d’ailleurs le piège que lui tend ordinairement le diable pour l’attirer dans la politique, qu’il s’agisse de Brunetière après sa visite au Vatican ou de Lemaître après des visites moins austères. Dangereuse folie des grandeurs ! appât trompeur de la pourpre ! Ne convient-il pas mieux à la critique de se tenir dans son parquet d’avocat général, de laisser le barreau aux orateurs et le siège aux juges ? Le barreau c’est la place des auteurs, et le siège c’est la place du seul juge, lequel n’est pas le critique, mais le public. Le bon critique, comme l’avocat général, [p. 152]cherche à entrer dans les sentiments des parties et de leurs avocats, à faire en ces plaidoiries la part de l’exagération et du métier, à mettre le juge en garde contre le bourrage de crâne qui est le pain quotidien du barreau, à savoir, quand il y a lieu, incliner d’un côté la décision, à savoir aussi, comme il en a le droit dans bien des cas, ne laisser même pressentir aucune conclusion, tenir la balance exacte devant le juge, accumuler les raisons pour et contre en se demandant : Comment diable va-t-il se tirer de là ? Le juge s’en tire toujours…

Le juge peut d’ailleurs ne s’en tirer que provisoirement, et il ne manque pas de cas où la critique l’emporte sur le jugement, où les balances triomphent du glaive. C’est lorsque l’avocat général a si bien équilibré le pour et le contre que le procès apparaît comme susceptible de durer indéfiniment, d’échapper, comme un anneau de fumée qui se reforme toujours, au glaive qui croira le trancher. C’était le cas de ces procès entre corporations, qui duraient trois cents ans. Et c’est le cas du grand procès critique qui dure aussi depuis trois cents ans, sous tant de formes successives : celui des anciens et des modernes. Le critique qui prend un parti franc, qui juge pour les anciens ou pour les modernes, me [p. 153]croirait moins intelligent, moins vraiment et purement critique, que celui qui comprend le procès dans sa nécessité et sa pérennité, dans son mouvement de systole et de diastole, comme un rythme profond de notre littérature.

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La critique défend l’esprit humain contre l’automatisme. Mais sa meilleure façon de rendre ce service à l’esprit humain, c’est peut-être de commencer par se défendre elle-même contre son propre automatisme, contre la pente naturelle où la conduit son exercice. Nos pyrrhoniens modernes ont parlé avec dégoût de l’« horrible manie de la certitude ». Ne la remplaçons pas par la ridicule manie de l’incertitude, mais craignons cette attitude qui rend si vite le critique insupportable et sot : la manie d’avoir raison, la figure stéréotypée et suffisante de l’homme qui a raison, toujours raison, raison quand il se lève, raison quand il se couche, raison à déjeuner, raison aux thés de cinq heures, raison en chemin de fer, raison au journal, raison dans sa chaire… Le critique parle de ce qu’ont écrit les autres. Il parle en deux cents lignes de ce qu’un auteur a mis deux, trois, dix ans à produire. Il le juge d’après ce que cet auteur lui [p. 154]a appris, il lui fait la leçon monté sur ses épaules, et il laisse volontiers supposer dans cette position qu’il est plus grand que lui, qu’il en sait plus que lui, qu’il aurait mieux fait que lui. On disait de Guizot : « Ce qu’il a lu de la matinée, il vous en parle comme s’il le savait de toute éternité. » Guizot était un orateur, comme Brunetière était un orateur. Dans l’Orator de Cicéron, nous voyons Crassus nous dire très sérieusement, et comme si c’était, pour l’éloquence un titre de gloire, que, lorsque l’orateur se trouve obligé de parler d’une science qu’il ignore, il n’a qu’à consulter ceux qui la connaissent, et il en parlera alors beaucoup mieux qu’ils n’en eussent parlé eux-mêmes. L’orateur n’est ici pour nous que le chef de file de ces espèces analogues, l’homme politique, le journaliste ou le critique qui ont toujours raison. Mais supposez qu’au lieu d’être prononcée devant de lourds Romains, la phrase de Crassus ait été dite à Athènes, à la fin du ve siècle, et qu’un certain Socrate se fût trouvé présent à l’entretien. Il eût sans doute parlé en ces termes : « Mon ami, à qui, toi qui ignores une science, parleras-tu de cette science mieux que ceux qui la connaissent ? Sera-ce à ceux-là qui la connaissent ou à ceux qui l’ignorent. » Il faudrait bien avouer que c’est à ceux qui l’ignorent. Et alors Socrate [p. 155]conclurait : « Eh bien ! le seul service que tu auras rendu à ces ignorants sera d’avoir changé leur ignorance simple en une ignorance triple. Car d’abord, ils continueront à ignorer ; ensuite croyant que tu sais, ils ignoreront que tu ignores ; et enfin, croyant que tu leur auras appris, ils ignoreront qu’ils ignorent. » Ce qui eût fait traiter Socrate de mesureur de sauts de puce, de coupeur de cheveux en quatre, de prochain buveur de ciguë. Et pourtant, si quelqu’un a personnifié et fondé l’esprit critique, c’est Socrate, qui savait si bien qu’il ne savait rien.

L’homme qui veut agir sur le public, par l’éloquence orale ou écrite, est obligé de fouler aux pieds ce génie critique ; il ne doit pas dire qu’il ne sait rien : il doit laisser entendre qu’il sait tout… Je m’excuse de citer encore Cicéron, mais je l’ai déjà appelé le patron de la corporation oratoire, fort honnête homme avec cela. Dans le même ouvrage, il fait dire par Antoine : Fateor enim, callidum quemdam hunc, et nulla in se tironem ac rudem, nec peregrinum atque hospitem in agendo esse debere. Il faut que l’orateur fasse figure d’homme habile, expérimenté, et qu’il ne se montre jamais à l’état d’apprenti, d’étranger, d’étudiant. Mais pourquoi ? Le mot important est ici in agendo. Parce qu’il est dans un [p. 156]moment et dans un état d’action, et que l’action c’est la décision ; agir c’est être certain, ou bien faire comme si on était certain. Du point de vue de l’orateur public, Antoine et Crassus on en somme raison, parce que, si on parle en public, c’est pour enlever une décision, pour déterminer une action, ou pour l’empêcher par une contre-action de même nature que l’action. Mais du point de vue du critique, qui seul nous intéresse ici, en est-il de même ? Oui et non. Oui du point de vue de la critique oratoire, dogmatique, qui a ses droits et son domaine. Mais non du point de vue de la critique qui est un simple loisir de l’esprit, qui ne vise à aucune fin pratique, à aucun empire sur les âmes, qui cherche à éclaircir ses propres idées plutôt qu’à les persuader, — critique socratique, qui ne répugne nullement à être considérée comme tiro ac radis, peregrina et hospes, — critique académique au bon sens du mot, c’est-à-dire qui descend des jardins d’Académus, de l’esprit du dialogue, de Socrate et de Platon, de Plutarque et de Montaigne.

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Ce détour était nécessaire pour opposer, dans une certaine mesure, le jugement au goût. Loin de moi l’idée de défendre à la [p. 157]critique de juger, c’est-à-dire d’ériger en règles générales, en lois acceptables pour tout le monde, en décisions officielles, des sentiments particuliers. Cela c’est l’étoffe même de la société humaine, c’est le jeu qui fait que nous vivons, non en individus isolés, mais en groupes ordonnés. Nous savons tous que, s’il n’y a pas de Code littéraire, il s’est formé au moins une jurisprudence littéraire, que certains jugements sur les œuvres du passé ont force d’usage, qu’il se produit dans l’humanité une sorte de jugement des morts qui donne ou qui refuse la gloire, et que, par exemple, la comparaison entre Milton qui n’a pas en France deux cents lecteurs et un roman à tirage qui en a deux cent mille ferait, aux yeux mêmes des lecteurs de ce roman, selon l’expression de Villiers de l’Isle-Adam, l’effet d’une comparaison entre un sceptre et une paire de pantoufles. Il n’y a pas besoin de réveiller à ce sujet la vieille querelle des critiques impressionnistes et des critiques dogmatiques, qui florissait au temps de Brunetière, de Lemaître et d’Anatole France. Mais, d’autre part, en matière littéraire le jugement à lui seul ne fonde rien. Le jugement est une détermination de la raison, et ce n’est pas la raison qui apprécie les œuvres littéraires, c’est un état particulier de la sensibilité qui s’appelle le goût, Il faut [p. 158]se garder de confondre des réalités aussi différentes que l’intelligence, la loi morale et le goût. Les lois de l’intelligence sont communes à tous les hommes : géométrie et physique, causalité et finalité, existent sous la même figure pour tous les esprits. Les lois morales sont communes à tous les êtres raisonnables : je puis concevoir, dit à peu près Kant, des êtres raisonnables qui n’aient pas les mêmes mathématiques que nous ; je ne puis en concevoir qui, ayant reçu un bienfait, devraient ne pas en être reconnaissants. Mais y a-t-il des lois du goût pareillement communes ? Certes la vie esthétique n’est pas livrée à l’anarchie individuelle, et elle comporte des courants communs de goût, qui peuvent réunir des générations très éloignées, et dont le type le plus complet est ce qu’on pourrait appeler la grande artère, le grand central du goût : la chaîne classique d’Occident qui va pour nous d’Homère à Anatole France. Mais ces courants sont multiples. Ils sont fragmentés par les races, les langues, les générations, et l’idée d’un goût esthétique commun, même en droit, à l’humanité entière, comme les grands partis de l’intelligence et de la morale, est une idée chimérique. Le goût occidental et le goût oriental, le goût français et le goût anglais, le goût classique et le goût romantique [p. 159]constituent bien des oppositions irréductibles de la nature humaine, des antinomies esthétiques auxquelles la critique ne trouvera jamais de solution.

Cela ne doit pas nous empêcher de parler de bon goût et de mauvais goût, de croire à un bon goût et à un mauvais goût, ou plutôt à de bons goûts et à de mauvais goûts. Mais il y a des précautions à prendre et des distinctions à faire.

Taine éprouvait un grand mépris pour Victor Hugo et lui préférait la poésie de Musset ; Brunetière préférait de beaucoup les vers de Sully-Prudhomme à ceux de Baudelaire. D’autre part faites lire à votre concierge et à votre petit garçon la Porteuse de Pain et l’Éducation Sentimentale : ils préféreront la Porteuse de Pain. Dirons-nous indistinctement que Taine et Brunetière, votre enfant et votre concierge ont mauvais goût ? Pas du tout. Ce sont là des cas très différents.

Si Taine aimait mieux les vers de Musset que les vers de Victor Hugo, la principale raison en est qu’à l’époque de Taine le public littéraire français se divisait en deux publics, dont chacun impliquait un goût différent : le public et le goût classiques, le public et le goût romantiques, Taine, que son [p. 160]tempérament portait vers le second, avait été, en matière de poésie, attaché au premier par son éducation normalienne. Pareillement le goût de Brunetière répondait à une partie considérable du goût universitaire et classique français entre 1870 et 1890. Une littérature aussi riche que la littérature française, une nation faite d’éléments aussi divers et de cultures aussi variées, une époque où des partis et des générations adverses continuent de lutter sous la figure des vivants, impliquent cette pluralité, cette diversité d’esthétiques. Sainte-Beuve fait même, des préférences marquées, exclusives, contraires chez des natures d’esprit opposées, une condition du goût actif, utile, vivant. Il y a, dit-il, devant les œuvres du passé, trois sortes d’esprits : d’abord les indifférents, négligeables ; « d’autres qui voudraient courir plus d’un lièvre à la fois, et qui embrasseraient dans leur curiosité et leur tendresse quantité d’auteurs favoris sans trop savoir par lequel commencer. Ces esprits-là ne sont pas indifférents comme les autres ; ils ne sont pas tièdes, mais un peu volages et libertins : je crains que, nous autres critiques, nous en tenions. Mais les bons et louables esprits sont ceux qui ont dans le passé un goût bien net… Ce sont ceux enfin qui osent avoir une passion, une admiration, et qui la suivent ». Une [p. 161]littérature riche et saine ne comporte donc pas une poussière individuelle de goûts comme celle à laquelle aboutirait la critique impressionniste, ni une unité rationnelle de goût, comme celle que voudrait imposer la critique dogmatique, mais une pluralité de goûts, pluralité qu’il serait généralement possible de ramener à des partis peu nombreux, deux ou trois, pluralité qui introduit dans la littérature les esprits bienfaisants de la discussion, du dialogue, de l’opposition.

Les termes de bon et de mauvais goût ne garderont alors de raison d’être qu’au sein de ces grands partis du goût. Préférer Musset à Victor Hugo n’est pas du tout chez un classique une marque de mauvais goût, mais préférer Béranger à Musset marque un goût inférieur. Ce n’est pas de préférer Mistral à Baudelaire ou Baudelaire à Mistral qui signifie un mauvais goût ; c’est de mettre Roumanille sur le même plan que Mistral ou Rollinat au niveau de Baudelaire.

En préférant la Porteuse de Pain à l’Éducation Sentimentale on fait preuve de mauvais goût. Pourquoi ? Tout simplement parce que le roman-feuilleton ou le roman pour enfant sont des pis-aller qui s’adressent à des lecteurs incapables de lire autre chose. Ceux qui peuvent lire tous les livres écrits aux divers [p. 162]étages de la littérature pour les divers étages de la société ne goûtent que les livres d’un certain ordre et ne goûtent jamais les autres, — et eux seuls sont compétents. Il n’y a pas d’autre pierre de touche que ce critère empirique, celui que Stuart Mill appliquait à sa morale du plaisir. Mieux vaut, dit-il, être Socrate en prison qu’un pourceau satisfait. Pourquoi ? Ce n’est pas l’avis du pourceau. Ce n’est pas l’avis de beaucoup d’hommes. Comment le prouverez-vous ? Il n’y a pas besoin, dit Stuart Mill, d’autre preuve que celle-ci. L’avis de Socrate seul mérite d’être considéré. Socrate a pu éprouver souvent, au cours de ses soixante-dix ans de vie, l’état de satisfaction physique au-dessus duquel ne s’élève pas le pourceau, mais la réciproque n’est pas vraie, et le pourceau ne saurait connaître les satisfactions intellectuelles et morales d’un Socrate. Celui qui est capable d’éprouver beaucoup de plaisirs différents est seul compétent pour les apprécier. Il en est de même en matière de goût. Le goût implique une variété, une culture, une possibilité et une habitude de comparer.

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Mais prenons garde à ceci, qui est très important : il ne faut pas chercher, en ces matières de goût, la précision. Nous devons nous [p. 163]défendre contre la précision ainsi que contre le plus dangereux ennemi du goût et d’une saine appréciation sur le goût. La précision, le besoin et les moyens de la précision, ont été fournis, a dit justement M. Bergson, à l’intelligence humaine par la culture mathématique des Grecs ; ils ont donné à l’homme un incomparable moyen d’action sur la matière, et toutes les fois qu’en art il s’agit de créer, de réaliser un Parthénon, une Andromaque, une Symphonie héroïque, la précision apporte à l’artiste le levier avec lequel il soulève le monde tumultueux de ses pensées. Mais autant Athalie ou une symphonie comportent de précision chez l’auteur qui les a créés, même chez l’exécutant qui nous les fait entendre, autant il serait ridicule de chercher la précision dans les sentiments qu’elles nous font éprouver, de demander d’Athalie, comme ce mathématicien : « Qu’est-ce que cela prouve ? » ou de décomposer une symphonie en idées claires. Le beau, réalisé par des moyens précis, détermine des états imprécis et complexes. Or, le goût appartient au domaine de l’impression, non au domaine de la création. Le langage ici nous renseigne. Nous parlons volontiers de l’art précis de Racine et de Stendhal. Mais pour exprimer un très bon goût nous ne disons jamais que c’est un goût précis, nous [p. 164]l’appelons un goût délicat ou bien un goût sûr. Quelle différence y a-t-il entre la délicatesse, la sûreté et la précision ? La délicatesse, c’est le sentiment de la qualité et de la complexité. La sûreté, c’est l’absence de scrupules et d’hésitations. La précision, c’est un art de transformer efficacement la qualité en quantité et de trouver à la complexité réelle un équivalent pratique simple. La précision sert à l’art d’agir. Mais qu’est-ce que le goût ? Un art de jouir, sans aucune fin utile. Et le plaisir n’est jamais précis. Nous localisons toujours nos douleurs, nous ne localisons presque jamais nos plaisirs, ou nous ne le faisons que s’ils demeurent très superficiels.

Dès lors le goût n’est pas susceptible de définition, car définition apporte précision. Marmontel, qui vit dans un siècle de définitions et qui a à définir le goût pour l’Encyclopédie, ne peut qu’envelopper dans une apparence de définition le caractère indéfinissable du goût. Il le définit, en effet, « ce tact de l’âme, cette faculté innée ou acquise de saisir et de préférer le beau, espèce d’instinct qui juge les règles et qui n’en a point ».

Mais comme le langage, le style, sont des moyens de clarté et de précision, il devient difficile de rien exprimer sur le goût qui ne pèche par excès de précision, et qui ne [p. 165]demande à être balancé, corrigé par un point de vue sinon contraire du moins contrasté. Le goût, disions-nous, implique la culture, la possibilité de rapprochements, entre des impressions d’art variées. Même lorsque le public applaudit au théâtre une belle pièce, nous hésitons à dire que le public a du goût. Il nous semble que le mot ne doive s’appliquer qu’aux amateurs éclairés qui ont vu beaucoup de pièces, qui sont capables de les comparer, de suivre des unes aux autres un certain mouvement. Mais, d’autre part, nous sentons bien que le goût ne saurait être indéfiniment élargi, et qu’une culture, une expérience trop vaste, finiraient par le relâcher et le dissoudre. Sainte-Beuve, dans le passage que nous citions, signale cette extension du goût comme un des dangers de la critique, ne voit de goût bien équilibré que dans des « familles d’esprits », et familles, nations, cela signifie indifférence ou hostilité à l’égard d’autres familles ou d’autres nations. Entre le sectarisme du goût et son cosmopolitisme, le vrai goût, le goût délicat admet un moyen terme qui ne saurait être fixé avec précision, — un moyen terme placé dans l’homme — mesure, modération — et non dans les choses, puisque ces familles d’esprit, différentes et rivales les unes des autres, couvriraient à elles toutes le champ [p. 166]entier du goût. Mais qu’est-ce que ce champ entier qui ne saurait être réalisé dans une conscience individuelle, et qui deviendrait en un individu absence ou indifférence de goût ? Nous touchons ici au problème philosophique des universaux : n’allons pas plus loin…

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Autre difficulté. Le goût, disons-nous, étant une manière de jouir de l’œuvre d’art et non de la créer, ne comporte pas de précision. Mais la critique, qui est autre chose que l’art de produire, est aussi autre chose que le simple goût. Elle ne se présente pas seulement comme un art de jouir, comme un art de goûter, mais aussi comme un art de comprendre par l’intelligence, et même encore comme un art de créer. On doit donc admettre que la critique doive chercher, même au risque de blesser un peu le goût, le plus de précision possible. Le critique peut expliquer au géomètre qu’Athalie prouve quelque chose, mais dans l’ordre de ce qui est, comme disait Pascal, vérité d’agrément et non de démonstration ; le critique musical peut et même doit retrouver et faire sentir dans son commentaire et son explication, qui sont des actes, des créations, quelque chose de la précision souveraine qui était présente dans la composition de la [p. 167]symphonie et dans l’habileté de ses exécutants. Le critique n’est pas l’artiste, mais il n’est pas non plus le simple amateur ; il participe des deux natures. Et justement parce qu’il participe de la seconde, qui ne comporte pas la précision, il ne faut pas exagérer la précision avec laquelle il participerait à toutes deux. De plus, la critique n’est pas seulement un art de goûter, mais aussi un art de fixer le goût. Voltaire, Sainte-Beuve, une certaine famille d’esprits critiques, ont, dit-on, fixé le goût en matière de littérature française classique. Une autre famille d’esprits critiques, allemands, anglais, français, ont, semble-t-il, et dans une moindre mesure, fixé le goût en matière de littérature shakespearienne et romantique. Mais qu’est-ce que fixer le goût ? La critique fixe surtout un goût qui est déjà fixé ; elle ajoute à la fixité les raisons et la conscience de cette fixité, et c’est précieux. Elle lui ajoute aussi, par la même occasion, un vernis conventionnel et un conformisme extérieur, et c’est dangereux. La critique peut recouvrir le goût, comme une source sous les graviers, et cela non seulement chez le lecteur qui accueille les jugements tout faits, mais chez le critique lui-même qui oublie le plaisir de goûter pour celui de juger et de classer, c’est-à-dire les plaisirs de l’amour pour les plaisirs [p. 168]de l’ambition. La vie heureuse, dit Pascal, est celle qui commence par l’amour et qui finit par l’ambition. Mais quel ambitieux au comble des succès ne regrette ses amours de jeunesse ? Quel critique arrivé au moment où l’on juge et où l’on explique ne regrette ces lectures de vingt ans dont il ne songeait qu’à jouir et dont chacune déchirait un rideau du monde ?

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Défions-nous, en critique, comme du pire danger, de la défiance même du plaisir. Défiance qui prend une insidieuse figure morale et qui est une tentation du diable. Voyez dans ces lignes de Brunetière le dangereux passage de l’amour à l’ambition : « Nous sommes juges, les seuls juges qu’il y ait de notre plaisir, mais nous ne le sommes pas de la qualité de notre plaisir ; et l’autorité qui en décide est située en dehors de nous, puisqu’elle était avant nous et qu’elle nous survivra. » Évidemment nous ne sommes pas juges de la qualité hygiénique de notre plaisir : le juge c’est le médecin. Nous ne sommes pas juges de sa qualité morale : le juge c’est notre conscience morale. Mais nous seuls sommes juges de sa qualité hédonique, de sa qualité de plaisir, le plaisir en lui-même ne pouvant être affaire [p. 169]d’autorité. Il n’y a de qualité d’un plaisir que par rapport à d’autres plaisirs avec lesquels on le compare. C’est ce que disait plus haut Stuart Mill. L’homme qui a éprouvé beaucoup de plaisirs variés est capable de les comparer et de les préférer, et il en est des plaisirs littéraires comme des autres. Notre goût des plaisirs, nous en faisons l’éducation, nous pouvons même profiter de l’expérience d’autrui ou faire profiter autrui de la nôtre. Nous savons que les plaisirs de l’esprit, à condition qu’ils ne soient pas exclusifs et qu’ils en comportent d’autres comme la note fondamentale comporte ses harmoniques, l’emportent sur les autres plaisirs ; nous les cultivons de préférence, nous accroissons la délicatesse du goût avec lequel nous les éprouvons ; et nous maintenons tant bien que mal ce plan de notre vie à côté des autres plans qui l’accompagnent, ou le recouvrent, ou le bousculent : plan professionnel, plan moral, plan religieux. Si nous faisons de la critique, nous tâchons, en écrivant, d’accroître nos plaisirs — plaisir de sentir, plaisir de comprendre — et de les faire éprouver par nos lecteurs. Mais, le diable est là, l’éternel Malin, et il vient nous tenter. C’est la tentation de Paphnuce dans Thaïs. L’amour désintéressé devient ambition. On ne se contente pas de cultiver et de raffiner son [p. 170]goût, on cherche à le transformer non seulement en goût pour autrui, ce qui est la fin raisonnable de la critique, mais en goût universel, en goût absolu, c’est-à-dire en autorité. L’autorité, voilà le grand mot. Il faut, comme dit Brunetière, une autorité qui décide de la qualité de notre plaisir. Si cette autorité nous la placions en nous, dans la sûreté et dans la perfection de notre goût, il n’y aurait que demi-ambition. Un homme intelligent ne va pas très loin dans cette direction, il se connaît comme faillible, divers, mal informé, et il faut alors que l’ambition, la soif d’autorité, prennent un masque, celui du désintéressement. Non nobis, domine, sed nomini tuo da gloriam. L’ambitieux ou le fanatique religieux agit comme représentent de Dieu, l’ambitieux ou le fanatique politique comme serviteur de sa patrie. Ils sont de bonne foi, ils se trompent eux-mêmes, mais ils ne trompent pas tout le monde. Pareillement, quand le critique place en dehors de lui cette autorité dogmatique qui tranche et qui décide, lorsqu’il se donne simplement comme son interprète, croyez que c’est généralement une façon de se conférer à lui-même une figure d’éternité. Où la loge-t-il, en effet, cette autorité ? Dans une critique impersonnelle, dans un goût impersonnel, où le préfixe négatif ne supprime que [p. 171]la personne des autres, afin de laisser toute la place à la sienne.

L’autorité qui décide de la qualité des plaisirs, l’autorité que le public reconnaît à un critique pour le détourner de certains plaisirs littéraires, faciles, bientôt fades, et pour le convier à d’autres plaisirs d’abord mêlés de peine et bientôt exquis, cette autorité n’est pas située hors d’un critique, mais bien en lui. Elle se confond avec sa personne, et elle n’est que la force de rayonnement de son goût. « L’autorité, dit très justement Faguet, est faite pour une partie de la compétence que le public sent et reconnaît en vous ; pour une partie, de l’impartialité dont vous savez faire preuve ; pour une partie, et celle-là plus importante qu’on ne croit, de la puissance sur vous-même, de la maîtrise de vous-même, que le public finit par apercevoir en vous et, pour tout dire, l’autorité sur le public, c’est surtout, transformée et transportée, l’autorité que vous avez sur vous-même. » Notez qu’il en est de l’autorité d’un père, d’un maître, d’un supérieur comme de l’autorité d’un critique. Savoir commander, c’est d’abord se commander.

Mais se commander, c’est pratiquer une discipline, et il y a donc une discipline du goût, une éducation du goût. Il en existe bien une du goût célébré par Brillat-Savarin, et les [p. 172]dégustateurs professionnels du Bordelais et de la Bourgogne ne se font pas en un jour. Ainsi, partis du plaisir, nous en arrivons, en matière de goût, à la discipline, c’est-à-dire à l’effort. Il n’y a pas là contradiction. Il s’agit simplement de saisir, dans son mouvement et sur ses figures complexes, une réalité psychologique et littéraire complexe, et qui, peu susceptible de précision dans son exercice, l’est encore moins dans sa définition.

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Au lieu de définir le goût, mieux vaut le montrer, comme Diogène montrait le mouvement. Où le montrerons-nous, à l’état pur et sincère ? Chez les artistes ? Pas précisément. L’artiste est fait pour créer, et, encore une fois, le goût à lui tout seul ne crée rien. Un artiste de trop de goût risquera même de ne pas oser assez, de ne pas savoir se lancer en pleine eau pour nager. La création a d’abord besoin de verve et le goût ne sert que de contrôle à la verve. « La verve, écrit Diderot, a une marche qui lui est propre ; elle dédaigne les sentiers connus. Le goût timide et circonspect tourne sans cesse les yeux autour de lui ; il ne hasarde rien, il veut plaire à tous, il est le fruit des siècles et des travaux successifs des hommes. » En d’autres termes, [p. 173]le goût ne s’exerce que sur ce qui est, sur les œuvres réalisées. Dès qu’il s’agit de créer quelque chose de tout à fait nouveau, le goût seul est impuissant.

Trouverons-nous donc le goût à l’état pur chez les critiques ? Pas encore. Évidemment le goût doit faire la part principale de la critique. Mais le critique n’a pas seulement à goûter ; il a encore à comprendre et à créer. Si peu dogmatique qu’il soit, il faut bien qu’il cherche à prouver, à ordonner, à construire. Il a lui aussi besoin de cette verve que Diderot oppose au goût, et qui constitue l’élément mâle de la création.

Le goût à l’état pur, ou presque pur, nous le verrions peut-être chez certains amateurs, ceux que Voltaire appelle des gens de lettres qui n’écrivent pas, et chez qui l’exercice du goût peut conserver ce sel suprême : le désintéressement. Ni l’artiste ni le critique ne sauraient sinon parvenir ou du moins demeurer dans cet état de goût désintéressé, dans cette gastronomie supérieure où plus rien ne compte que le plaisir, le sentiment, les nuances, les variations ou les éclipses du plaisir. Comme les peuples heureux n’ont pas d’histoire, ces gens de goût ne font pas de livres, mais il faut bien prendre ici son exemple dans les livres, je le prendrai donc dans le livre qui [p. 174]de tous les livres écrits est le moins un livre, dans l’auteur qui est le moins un auteur, dans Montaigne.

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Si la critique a pu jamais présenter sur ses traits aujourd’hui virils, sévères, artificiels, ce que Fénelon loue en Homère, l’aimable simplicité d’un monde naissant, si le goût lui tout seul, lui en entier, a pu faire un jour le seul plaisir et le souci unique d’un lecteur de livres, nous trouvons cela assurément dans Montaigne, et surtout dans le Montaigne des dernières années, de la tour, du troisième livre, — la précieuse bouteille à son point de maturité, de feu raffiné, intelligent, conscient. Alors, comme le bouquet et le corps, se marient dans le goût le plaisir et la conscience clairvoyante du plaisir. « Si quelqu’un me dit que c’est avilir les Muses, de s’en servir seulement de jouet et de passe-temps ; il ne sçait pas, comme moy, combien vault le plaisir, le jeu et le passe-temps : à peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journée, et, parlant en révérence, ne vis que pour moy : mes desseings se terminent là. J’estudiay jeune pour l’ostentation ; depuis, un peu pour m’assagir ; à cette heure pour m’esbattre ; jamais pour le quest. » Pour [p. 175]m’esbattre ! Voyez-le s’esbattre autour des vers où Virgile a peint les amours de Vulcain et de Vénus, donner pour fond à sa lecture ou à sa mémoire, à cette Vénus qui « n’est pas si belle toute nue, et vifve, et haletante, comme elle est icy chez Virgile », le monde sensuel et voluptueux de ses pensées et de sa chair, tirer de la beauté littéraire toute la promesse de bonheur ou tout l’extrait de plaisir. Le goût n’est plus alors qu’un des prénoms du plaisir. Une critique de goût pur, c’est-à-dire tout esthétique, une critique où le jugement garde toujours intacte la fleur même de la sensation, où la finesse de l’idée juste se confond avec la pointe d’un plaisir exquis, je crois bien que Montaigne l’a fondée, et qu’elle ne reparaîtra chez nous, après lui, qu’avec certaines phrases de Chateaubriand et certaines pages de Sainte-Beuve, ce chanoine littéraire. Voyez, au huitième chapitre du troisième livre, la page sur Tacite. Lisez, au trente-septième chapitre du premier livre, cet étonnant morceau de critique qu’est la comparaison des traits de cinq poètes latins sur Caton, la manière délicate dont ils sont classés, rendus en formes et en mouvements de plaisir. « Or devra l’enfant bien nourry trouver, au pris des autres, les deux premiers traînans, le troisième plus verd mais qui s’est abattu par l’extravagance [p. 176]de sa force ; estimer que là il y aurait place à un ou deux degrés d’invention encore pour arriver au quatrième, sur le point duquel il joindra les mains par admiration. Au dernier, premier de quelque espace, mais laquelle il jurera de ne pouvoir estre remplie par nul esprit humain, il s’estonnera, il se transira… Dès ma première enfance, la poésie a eu cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien vif qui est naturellement en moy, a esté diversement manié par diversité de formes… premièrement une fluidité gaye et ingénieuse, depuis une subtilité aiguë et relevée ; enfin une force neuve et constante. L’exemple le dira mieux : Ovide, Lucain, Virgile. » Ces lignes viennent de la même main que certaines impressions d’amour sensuel, qu’on n’osera plus après les Essais. Mais, pour parler de plaisirs familiers au papier, ce n’est pas autrement, ni en des termes mieux dosés, ni avec un souci de justesse différent, qu’un beau connaisseur en vins résume et déclare ses sensations de grands crûs : il appartenait à un maire de Bordeaux d’élever à la hauteur de telles dégustations le goût littéraire.

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La construction en critique §

Le goût ne se définit pas plus en critique que la ligne droite en géométrie. Et pourtant il est au principe de la critique comme la droite est à la base de la géométrie. Mais si, à défaut de définition, nous voulions marquer un des caractères saillants du goût, nous nous garderions bien de le présenter comme le plus court chemin d’un point à un autre. Que nul n’entre ici s’il n’est que géomètre ! Si le jugement procède par coups droits, le goût implique une ligne serpentine, une courbe vivante. « La critique des siècles classiques, dit Faguet, s’appliquait à donner en formules nettes des idées précises, plutôt qu’à faire patiemment et voluptueusement le tour des idées, ce à quoi elle ne songeait, en vérité, pas le moins du monde. » Alors la critique des siècles passés avait ou aurait eu bien tort ! La patience et le plaisir, en matière de goût, c’est une qualité et sa récompense, qui marchent en se tenant par la main. Patience à faire non [p. 178]seulement le tour des « idées », mais le tour des formes. L’homme, disait Anaxagore, est intelligent parce qu’il a une main. Ce n’est là, d’ailleurs, que le commencement de la critique, et celui qui s’y arrêterait mériterait les regards courroucés de Brunetière et les accusations de double libertinage…

Quand Faguet nous dit que la critique des siècles classiques ne songeait pas du tout à épouser ces courbes de ligne serpentine, amphore d’Horace, hanche de Lalagé, nous lui répondons, nous lui avons déjà répondu : Et Montaigne ? Mais l’exception confirme la règle, ou plutôt elle fonde la règle. Et le mot de Faguet me paraît juste, non pas malgré Montaigne, mais un peu à cause de Montaigne.

Certes, personne mieux que Montaigne ne représente ce tour patient et amoureux des idées, dont Faguet fait le propre de la critique moderne, bien que Faguet lui-même manque de patience et que sa critique soit plus cérébrale que voluptueuse. Et le premier tour, la première et constante idée autour de laquelle Montaigne s’attarde et prenne du plaisir, c’est le tour de lui-même, l’idée de lui-même. Ce tour il ne l’a jamais fini, cette idée il ne l’a jamais épuisée. Les figures de Plutarque, les livres de sa bibliothèque, lui donnent sans cesse l’occasion d’étendre ce tour [p. 179]du propriétaire ; il est le précurseur, il est le maître de la critique voluptueuse à la Sainte-Beuve, et personne n’en a poussé des pointes plus délicates que lui. Oui, mais précisément Montaigne n’appartient pas aux « siècles classiques » et, sinon les siècles classiques, du moins la grande génération classique, s’est construite contre lui. Elle n’a été classique que parce qu’elle a dépassé Montaigne, surmonté Montaigne, par un puissant effort, par une mise hors la loi à la fois injuste et utile.

On trouve dans une des plus médiocres éditions de Montaigne, celle du Panthéon littéraire, un document inestimable qui ne figure dans aucune autre. Il s’agit du relevé, par le bon montaniste que fut le docteur Payen, de toutes les éditions des Essais publiées de 1580 à 1836. On en voit, en moyenne une tous les cinq ans. Mais dans cette chaîne, il y a une lacune, il y a un trou.

Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie ! C’est le trou qui va de 1669 à 1724. Voilà le grand interrègne de Montaigne. Pendant cinquante-quatre ans il ne paraît pas une seule édition des Essais. Et ces cinquante-quatre ans correspondent à la grande période classique, à la domination de Racine et de Bossuet, au règne matériel de Louis XIV et au règne spirituel de Port-Royal. Il faut ce trou dans [p. 180]l’influence de Montaigne, pour que le classicisme français fasse, lui, sa trouée. Le maléfice est rompu par la grande et belle édition de Coste en 1724 ; et encore ne paraît-elle pas en France, mais à Londres, sept ans avant l’arrivée de Voltaire en Angleterre. Intermédiaire par sa date entre les Lettres Persanes et les Lettres Philosophiques, elle marque qu’une nouvelle période française s’ouvre, que le libre esprit du xvie siècle reparaît sous une figure nouvelle, et que le groupe des amis de Montaigne va se reconstituer, se multiplier et vivre. « Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ! » s’écriait Pascal, et tout Port-Royal derrière lui, et toute la génération classique derrière Port-Royal. Mais Voltaire citant cette phrase dans les Remarques sur les Pensées de M. Pascal, de 1728, répond : « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre ! » Et en 1746 il écrivait à M. de Tressan : « Quelle injustice criante de dire que Montaigne n’a fait que commenter les anciens ! Il les cite à propos, et c’est ce que les commentateurs ne font pas. Il pense, et ces messieurs ne pensent point. Il appuie ses pensées de celles de tous les grands hommes de l’antiquité ; il les juge, il les combat, il converse avec eux, avec son lecteur, avec lui-même ; toujours original dans la manière dont [p. 181]il présente les objets, toujours plein d’imagination, toujours peintre, et, ce que j’aime, toujours sachant douter. »

Félicitant M. de Tressan d’avoir soutenu la cause de Montaigne il ajoute : « C’est votre père que vous défendez, c’est vous-même. » Disons aujourd’hui de Voltaire, nous, critiques : « C’est notre père qu’il défend, c’est nous-mêmes. » En ces quelques lignes il a défini excellemment non seulement Montaigne, mais une partie nécessaire de la bonne critique. N’oublions pas le dernier point, et aimons-le comme Voltaire. Savoir douter ! La critique a d’abord été cela en Grèce ; une science du doute. Le criticos réagissait contre le grammaticos. Tandis que le grammaticos revivait, apprenait, récitait chaque vers de son Iliade, le nasillait peut-être comme le puritain sa Bible, le criticos savait douter que tel vers fût d’Homère, dénichait les passages interpolés comme Launois dénichait les saints, employait sur Homère cette science du doute, cette méthode d’Histoire critique, qui, appliquée si prudemment par Richard Simon à l’Ancien Testament, mit si fort en fureur Bossuet : car le grand évêque de la génération classique savait beaucoup de choses, il ne savait pas douter.

Et pourtant, cet interrègne de Montaigne qui dura plus d’un demi-siècle, ce grand sommeil de notre père, qui va de 1669 à 1724, il n’a pas été inutile à la critique, il lui a permis d’acquérir ce qui lui manquait, et, peut-être, de faire un riche mariage. Savoir douter, la génération antérieure à celle de Bossuet l’avait appris de Montaigne, et cela avec Descartes. Douter, pour Descartes, c’était rejeter le sable. Mais pourquoi ? Pour trouver le roc. Et le roc une fois trouvé il s’agissait de bâtir. Je ne sais si les âges critiques et les âges organiques se succèdent comme le voulaient les saint-simoniens. Mais le critique et l’organique, qui sont la chaîne et la trame de la vie sociale, ils sont aussi la chaîne et la trame de la vraie critique, de la critique complète. Après avoir appris à douter, il fallait apprendre à construire. Brunetière, qui savait mal douter, s’appliquait à bien bâtir, à jeter oratoirement, comme Cicéron Branquebalme, des aqueducs romains, et c’est pourquoi il se fit conduire par Bossuet comme Dante par Virgile. Savoir goûter, savoir douter, les deux se muent l’un dans l’autre en nuances vivantes. Mais savoir construire, savoir instruire, voilà l’autre opération de la critique, celle que seule la grande « institution » de l’âge classique pouvait nous enseigner.

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[p. 183]Cette institution, telle est la grande différence entre le critique spontané et le critique de profession, ou, plus simplement entre le lecteur et le critique. Montaigne, dans la vie, entre les tablettes qui portent ses livres et le papier blanc qui sur sa table est prêt aux jeux de la plume d’oie, c’est un lecteur, un admirable lecteur, mais nous ne pensons pas, nous Français, que ce soit un critique. Nous Français, dis-je, parce que le point de vue des étrangers est ici quelque peu différent. M. Saintsbury, dans sa grande histoire de la critique, fait une belle place à Montaigne, que Brunetière, dans son Évolution de la Critique, ne nomme même pas. M. Saintsbury intitule d’ailleurs son livre History of civilisation and literary taste. Pour nous au contraire l’histoire du goût se sépare de celle de la critique. Nous entendons par critique un homme qui lit un livre non pas seulement, non pas principalement, pour y prendre un certain plaisir (le plaisir du lecteur devient vite un devoir du critique, comme les plaisirs de la lune de miel deviennent le devoir conjugal) mais pour le placer dans un ordre, pour le penser selon un ordre.

La grande critique de profession qui va de La Harpe à Brunetière nous y a habitués. [p. 184]Et il s’agit bien de critique, non d’histoire littéraire. Ne me reprochez pas une confusion qui ne serait guère que dans votre esprit. L’histoire littéraire, telle que l’ont pratiquée les Bénédictins, telle que la continuent tant d’érudits remarquables, c’est encore autre chose. Elle consiste à raconter l’histoire des livres et des écrivains dans le temps, et non pas à tirer de cette histoire, comme la critique, des raisons générales, des apparences de lois, des physionomies d’écrivains ou d’époques. L’histoire générale de Port-Royal, de dom Clémencet, voilà une œuvre d’histoire littéraire, et le Port-Royal de Sainte-Beuve voilà une œuvre de critique littéraire. Faire de l’histoire littéraire, c’est enregistrer un ordre, celui du temps. Faire de la critique, en France du moins, c’est créer un ordre, ou plutôt des ordres. À ce point de vue, de même qu’on distinguait des ordres en architecture, on pourrait reconnaître en critique quatre ordres, je veux dire quatre systèmes d’idées générales qui donnent des figures critiques réelles et vivantes, et dont chacun correspond peut-être à une famille distincte d’esprit critique, ou plutôt d’esprits constructifs appliqués à la critique. J’appellerai ces quatre ordres : l’ordre générique, l’ordre traditionnel, l’ordre contemporain et l’ordre local. Le premier se [p. 185]construit autour de l’idée de genre, le second autour de l’idée de tradition, le troisième autour de l’idée de génération et le quatrième autour de l’idée de pays. Je vais m’expliquer.

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Toute la critique classique, en France, s’est formée à l’occasion du problème des genres, qui a tenu en critique, jusqu’au xixe siècle, une place aussi considérable que le problème des universaux dans la philosophie du moyen âge. Aussi considérable et de même nature. Le problème des genres, c’est le problème des universaux, et même le problème des Idées platoniciennes ; problème que toutes les philosophies ne font que rajeunir. Celui qui ne se pose pas le problème des genres n’est pas plus un critique que n’est un philosophe celui qui ne se pose pas le problème des Idées. Et avoir le génie philosophique et le génie critique, ce n’est pas se poser ces problèmes une fois dans sa vie, c’est vivre avec eux (j’allais dire coucher avec eux) sans jamais les résoudre tout à fait, jamais les épuiser. De ce qu’un problème n’est pas épuisable, les esprits à courte vue tirent cette conclusion qu’il est insoluble, et puis qu’il est absurde.

[p. 186]Je suis un homme, disait Gautier, pour qui le monde extérieur existe. Au xviie et au xviiie siècle on appelle critique, en France, un homme pour qui les genres existent. Vous êtes d’autant meilleur critique que les genres existent plus réellement pour vous. Voici ce que dit l’écrivain en qui s’est achevée et clarifiée l’ancienne critique, Marmontel : « Le critique supérieur doit donc avoir dans son imagination autant de modèles différents qu’il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui, n’ayant pas de quoi se former ces modèles transcendants, rapporte tout dans ses jugements aux productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connaît point ou qui connaît mal ces objets de comparaison. »

Nous retrouvons la lignée de Chapelain et de Boileau : le critique est l’homme qui connaît la nature propre de chaque genre, les règles que ce genre doit inspirer, les conditions auxquelles l’œuvre doit satisfaire pour se trouver en conformité avec lui. Mais cette théorie remonte plus loin que Chapelain. Elle circule par toute l’antiquité. Elle est née avec Platon dans les écoles d’Athènes. Elle implique qu’il existe, dans l’art, des Idées, des modèles intelligibles que le grand artiste copie. C’est le sens du texte célèbre de Cicéron sur le Jupiter Olympien de Phidias : « Ipsius in mente [p. 187]insidebat species pulchritudinis eximia quædam, quem intuens, in eaque defixus, ad illius similitudinem artem et manum dirigebat. » Et c’est cette species eximia que, dans l’Orator, Cicéron s’efforce de dégager pour l’art oratoire.

Aujourd’hui personne ne soutiendrait une telle théorie. Personne ne croit à l’existence de types esthétiques idéaux, d’épopée en soi, d’élégie en soi, de tragédie en soi, d’éloquence en soi, que l’artiste supérieur verrait et imiterait, que le critique supérieur verrait sans pouvoir les imiter, et qu’il ferait mieux voir à l’artiste subalterne qui pourrait les imiter s’il les voyait mieux. Mais si cette théorie a formé pendant longtemps la poutre maîtresse de la critique, c’est que son bois était tout de même bon, qu’elle rendait des services, qu’elle répondait à une vérité pragmatique, et il n’y a pas de vérité pragmatique qui ne puisse, par un biais, s’embrancher sur la vérité vivante.

L’idée de genre est une idée régulatrice inséparable de la critique ; l’erreur consiste à voir en elle une idée inséparable de l’artiste. Rien, au contraire, de plus dangereux pour l’artiste. La croyance à un genre épique, à des règles du genre épique, a empoisonné la littérature française depuis la Franciade jusqu’aux Martyrs. L’idée didactique et [p. 188]abstraite de la tragédie a été le pire cauchemar de Corneille et de Racine. Psychologiquement rien n’est plus faux que la phrase de Cicéron. Il n’arrive jamais, absolument jamais, qu’un artiste de génie ait devant les yeux, avant d’avoir créé une œuvre, le modèle de cette œuvre. Il a des intentions, il fait des plans, mais la création artistique consiste à dépasser ces intentions et à briser ces plans. Un sculpteur pense à sa statue avant de la faire et en la faisant, mais il ne la voit qu’au moment où nous la voyons nous-mêmes, c’est-à-dire quand elle est faite. Il en est de même des genres littéraires. Créer dans un genre, c’est ajouter à ce genre. Ajouter à ce genre ce n’est pas se conformer à ce qu’il était avant nous, c’est le déformer, le dépasser. Si l’art est l’homme ajouté à la nature, la création c’est l’artiste ajouté au genre. Le génie immanent de l’artiste, au lieu de diriger sa main à la ressemblance du genre, la dirigerait plutôt à sa dissemblance. Le genre, il est derrière l’artiste ; il n’est pas devant lui.

Seulement le critique ne se comporte pas comme l’artiste. Il n’a pas d’œuvre d’art à faire. Il ne voit pas d’art devant lui. Il voit toutes les œuvres d’art derrière lui, comme des choses déjà faites. Son métier est de les considérer dans leur ensemble, de remarquer [p. 189]leurs traits généraux, et c’est de ces traits généraux qu’il constitue ces être généraux que sont les genres. Marmontel dit que la critique n’apparaît que lorsqu’il y a plusieurs productions dans chaque genre ; que nous nous habituons à les classer ; que nous élisons, pour en faire l’idéal du genre, dans chacune d’entre elles, les qualités les plus remarquables, qui ne sont jamais réunies en une seule. C’est avouer, en somme, que les genres ne sont que des êtres de raison, créés par les critiques, et utiles à la critique. La formation psychologique des genres chez le critique est analogue à la formation des idées générales, des êtres génériques, dans l’intelligence humaine.

Le critique s’en tire assez bien, parce qu’il connaît beaucoup d’œuvres, qu’il est habitué par métier à en dégager les traits généraux, et que, ne créant pas d’œuvres d’art ou du moins n’en créant pas de très originales, il garde devant celles des autres certain désintéressement, certain détachement professionnel. Il a chance de mieux se mouvoir que l’artiste dans ce monde des genres. L’artiste, quand il parle de genres ou plutôt de son genre, les trois quarts du temps c’est de lui-même et sa manière qu’il parle. Toujours l’auteur de William Shakespeare entre ses deux glaces. De très bonne foi il enferme son genre dans les [p. 190]limites de son œuvre. Quand Lamartine ou Leconte de Lisle croient donner une théorie de la poésie, entendez que chacun donne une théorie de sa poésie et transforme spontanément les habitudes de son génie en lois d’un genre. L’impérialiste didactique qui sommeille au cœur de tout écrivain s’en donne à cœur joie. M. Paul Bourget, qui fut autrefois un critique éminent, et qui est aujourd’hui romancier, a coutume de discuter, ou plutôt de décider, sur la théorie et l’art du roman. D’une part, selon lui, la grande qualité du roman c’est la composition, et d’autre part il ne faut pas que le roman soit trop écrit. En réalité M. Bourget nous donne la théorie de son roman à lui, qui est très bien charpenté et assez peu écrit. Dans le monde des images il y a une image privilégiée qui est mon corps. Dans le monde des romans il est naturel qu’il y ait pour M. Bourget un roman privilégié qui soit le sien. Mais un critique reste indépendant de ces systèmes privilégiés, individuels, utiles. Il se flatte d’être une âme sans corps. Des auteurs à leur tour se flattent d’être plus virils que lui, qu’ils comparent à un gardien de sérail. Quoi qu’il en soit de ces métaphores, le critique a pour tâche de voir du dehors les œuvres que les auteurs voient du dedans. Et quand il voit, par exemple, que la définition [p. 191]de son genre par M. Bourget romancier aboutirait à déclasser l’Éducation Sentimentale qui n’est pas composée et qui est bien écrite, il cherche ailleurs, en murmurant que M. Josse est orfèvre.

Il cherche ailleurs, mais il cherche bien la même chose, à savoir des clartés et des théories sur les genres. Le grand mérite de Brunetière est peut-être d’avoir restauré, après Nisard, cette notion des genres, liée à la critique classique, et que Sainte-Beuve avait laissée dans l’ombre. C’est un fait que la littérature du passé est distribuée par genres ; c’est aussi un fait que si un Flaubert triomphe aussi complètement dans le roman, échoue aussi radicalement au théâtre, la cause en doit être cherchée non seulement dans le caractère littéraire propre de Flaubert, mais dans le caractère propre du roman et du théâtre, et que la question : Pourquoi a-t-il échoué au théâtre ? ne peut se résoudre que si on connaît le caractère spécifique qui distingue le théâtre de ce qui n’est pas le théâtre. Brunetière a constaté que la critique classique s’est fourvoyée ici pour deux raisons. D’abord elle a confondu les lois avec les règles, elle a cru que la critique pouvait nous apprendre à fabriquer des épopées et des tragédies. « De ce que nous connaissons, par [p. 192]exemple, les lois, quelques-unes au moins des lois de la vie, il n’en résulte pas que nous puissions créer la vie même. » En second lieu elle a cru que les genres étaient des réalités fixes, alors que les genres évoluent. Et Brunetière parle justement. Mais l’esprit de la critique classique, qu’il croyait chasser par la porte, rentrait chez lui par la fenêtre. Le critique, selon lui, ne peut pas donner de règles aux auteurs, mais il peut renseigner les auteurs sur la nature et les limites de leur genre, sur les modèles à imiter (Balzac pour le roman), sur le meilleur moyen d’en continuer l’évolution. D’autre part, son évolution des genres littéraires Brunetière l’a accrochée à une théorie de l’évolution aujourd’hui ruinée, celle de Spencer, qui suppose cela même qu’il s’agit d’expliquer, à savoir l’acte créateur, et qui recompose l’évolution, dit Bergson, avec des fragments de l’évolué : tentative encore bien plus chimérique en littérature qu’en n’importe quelle autre matière, puisque la littérature ne retient que des œuvres du génie créateur, pleinement créateur, les retient d’autant plus qu’elles étaient plus imprévisibles, moins inspirées par le passé, moins composées par les fragments de l’évolué. De là l’échec de Brunetière, mais un échec instructif, un échec qui [p. 193]ne pouvait advenir qu’à un grand critique, qui nous met sur la voie d’une vérité plus souple et plus vive, et qui doit nous exciter à reprendre d’après de nouveaux termes le problème éternel des genres, comme on reprend aujourd’hui dans tous les domaines, les autres problèmes de l’évolution.

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Le public, écrivait à peu près Voltaire, est composé de critiques qui n’écrivent point. Les critiques à leur tour sont des artistes qui ne créent point, et, comme nous disions, des âmes sans corps individuel. Mais il ne saurait y avoir, dans ce monde, d’esprit sans corps. Même une société, qui est une réalité spirituelle, comporte une manière de corps. Ainsi la critique, faute de ces corps individuels que sont les romans ou les drames, se construit ces corps généraux, à la fois abstraits et artificiels, que sont les genres littéraires. On peut voir pareillement de véritables êtres, de véritables corps dans ces traditions, dans ces chaînes littéraires, qu’isole, que développe, qu’ordonne la critique professionnelle. L’idéal, pas encore atteint, de cette critique, semble une de ces grandes perspectives unilinéaires à la Bossuet, comme le Sermon sur l’Unité de [p. 194]l’Église ou le Discours sur l’histoire universelle. Quand je dis qu’elle ne l’a pas atteint, cela signifie qu’elle ne l’a pas formulé dans un livre célèbre. Mais elle l’a pensé, elle y a pensé toujours, elle a vécu en lui et par lui. Il y a pour la critique française une suite de la littérature dans le sens où Bossuet parle de la Suite de la Religion, c’est-à-dire une chaîne dans la vie : la chaîne classique.

La succession de trois littératures classiques, grecque, latine, française, les « Grands siècles » qui s’y répondent, les liaisons qui s’y manifestent, les groupes qui s’y équilibrent, l’esprit de règle, de mesure et d’humanité qui y circule, tout ce qui tient pour nous dans le mot de classicisme, voilà le grand centre de la critique, la voie royale où elle voit s’avancer la littérature comme une procession bien ordonnée. C’est un point de vue que les étrangers ne comprennent qu’avec difficulté. Pour un Français il n’y a pas deux antiquités, il y en a trois, la grecque, la romaine, la française du xviie siècle. Le classique est posé pour nous, comme la surface l’était pour les Pythagoriciens, avec ce nombre trois. L’idée de classique ne descend pas seulement du grec vers le français, elle remonte du français vers le grec. Un racinien dit d’Homère : Il est à nous ! comme le thalassocrate d’Angleterre dit d’une île : Elle est à nous !

[p. 195]Cette chaîne a été vécue par les artistes au xviie siècle ; mais, lorsque le romantisme est venu la rompre, elle a continué à être pensée par la critique. La critique l’a maintenue, accrue, fortifiée d’autant mieux qu’elle en faisait son domaine propre et que la chaîne esthétique devenait une chaîne purement critique. Sainte-Beuve écrit : « La révolution introduite par M. Cousin dans la critique littéraire consiste précisément à traiter la période du xviie siècle comme si elle était déjà une antiquité, à en étudier, et, au besoin, à en restaurer les monuments. » C’est faire beaucoup d’honneur à Cousin, à sa parade oratoire sur les Pensées de Pascal et à ses passions pour les belles dames de la Fronde. Mais il est exact que telle fut l’œuvre de la critique du xixe siècle, et d’abord et surtout de l’auteur de Port-Royal. La différence entre le temps de Voltaire et le temps de Sainte-Beuve est ici frappante. Dans les grands hommes du Siècle de Louis XIV, Voltaire cherche des modèles. Dans ses « bonshommes » de Port-Royal, Sainte-Beuve, qui restaure en lui l’esprit de Montaigne, cherche tout le contraire, à savoir un alibi historique, le plaisir de goûter des vies et des âmes que nul ne songe moins que lui à imiter, et qui sont absolument réduites à une image pour des critiques désintéressés, des [p. 196]amateurs, des curieux d’intelligence. Dans ce même article Sainte-Beuve ajoutait : « Se pourrait-il que déjà l’ère des scoliastes eût commencé pour la France, et que nous en fussions désormais, comme œuvre capitale, à dresser notre inventaire ? Voilà un pronostic que j’essaie en vain d’écarter. Oui, je crains, par moments, que le maître, avec son magnifique style (il s’agit de Cousin !) ne mette les colonnes du Parthénon comme façade à une école de Byzantins. » Il y a de cela. Heureusement la critique, grâce surtout à Sainte-Beuve, s’est acquittée assez bien de cette tâche, et cet édifice, où Cousin apporte son nez de marguillier, arrive à harmoniser le Parthénon avec la coupole de Bossuet, le Deo erexit Voltaire du xviiie siècle, le gothique ruiné, et fleuri de Chateaubriand, et la tribune de Sainte-Beuve lui-même, d’où nous est si élégamment ménagée la perspective de l’ensemble.

Cet édifice classique, auquel n’ont évidemment pensé, jusqu’au xviiie siècle, aucun des grands écrivains qui y figurent et qui le constituent, on peut l’appeler la grande construction de la critique française. Un vrai critique vit bien volontiers, comme un chanoine, à l’ombre de cette cathédrale, prend sa place au chœur, célèbre les fêtes de ses saints, (c’est même la raison des centenaires). Mais un [p. 197]critique qui ne critique pas la critique et les dieux de la critique, ce n’est qu’un demi-critique. Cette chaîne classique, elle pèse à beaucoup. Le moment viendra peut-être où on la verra aussi inutile et aussi mystérieuse que la chaîne de Moustiers, avec son étoile. Et ce ne sont point des iconoclastes primaires, des démolisseurs de 1793 que nous évoquerons. Voyez Jules Lemaître qui se plaint de « n’être point libre en face de la plupart des œuvres classiques, de ne pouvoir plus les voir telles qu’elles sont ou en recevoir une impression franche et directe, et de douter ainsi de la sincérité de mes plus vieilles et de mes plus orthodoxes admirations : car je ne saurais jamais si je les ai apprises de mes maîtres, ou spontanément senties, si elles m’ont été imposées par la tradition ou si elles ont jailli du fond de mes entrailles ». Cela est d’ailleurs un peu naïf. Traditionnel et spontané répondent à des idées claires, mais non à des réalités psychologiques. Personne ne peut isoler en soi, connaître à l’état pur ce qui lui vient d’une tradition ou ce qui lui vient de lui-même : la vie implique non seulement l’un et l’autre, mais le mélange indiscernable de l’un et de l’autre. Seulement le critique, qui construit des idées, fait une chaîne, trace une route, ouvre une avenue avec l’idée de la [p. 198]tradition classique. La grande école française de critique professionnelle, au xixe siècle, vit de cette idée, et le scrupule de Lemaître c’est le scrupule du séminariste qui s’interroge sur sa foi. La foi traditionaliste est tout de même revenue dans l’église momentanément désaffectée qu’était le cerveau de l’auteur des Contemporains. avec cette comparaison, depuis deux pages, de la critique et d’une église, j’ai l’air de mener là une laborieuse métaphore, mais l’exemple me vient de haut. Voyez donc, avec Brunetière, la critique consciente et organisée se loger à même Bossuet, en épouser l’être et les rythmes :

Tout ayant changé de Virgile à Racine, ce qu’il y a malgré tout d’identique ou d’analogue entre eux, voilà ce qui fait le fond de l’humaine nature, ce qui doit nous servir à reconnaître nous-mêmes ce que nos sentiments ont d’universel et de singulier ; voilà l’autorité qui nous argue de caprice ou de bizarrerie, toutes les fois que nos fruits, sous le prétexte d’être nôtres, sont en opposition ou en contradiction avec elle. Envier à la critique et lui disputer le droit de se réclamer de la tradition, c’est donc proprement lui refuser le droit à l’existence.

Entendez-vous dans ces lignes de Brunetière, sonner la crosse épiscopale et le pas des Avertissements aux Protestants ?

L’idée de la tradition classique, de la Cité des Maîtres analogues à la Cité de Dieu, de [p. 199]l’Apothéose d’Homère, n’est d’ailleurs que l’une, la principale, des suites créées par la critique pour voir clair, pour penser logiquement, pour parler avec autorité. Quand je veux avoir une représentation à la fois organique et simple du xixe siècle littéraire, qu’est-ce que je vois ? Des suites, des traditions où je groupe les écrivains : suite des auteurs qui continuent la tradition du xviiie siècle et des idéologues, suite des romantiques, suite des romanciers après Balzac. Ces suites, une fois que je les ai pensées, je les défais plus ou moins ; je vois par exemple la suite du xviiie siècle et la suite romantique se croiser chez un Taine, chez un Flaubert. J’infléchis mes lignes droites en lignes serpentines quand je veux serrer de plus près, je rectifie les lignes serpentines en lignes droites quand je veux ordonner des idées. C’est cela le travail. Je ne pourrais rien faire de bon si je ne créais pas ces suites, je ne pourrais rien faire de vrai si je m’asservissais à elles.

Nisard et Brunetière attachaient par exemple une grande importance, dans la littérature française, à la suite de la préciosité. Il existe, selon Brunetière, en France, « deux traditions qui se combattent, pour ne réussir à se concilier que dans les très grands écrivains. Au-dessus d’eux les uns sont gaulois, les [p. 200]autres précieux ». L’esprit français serait un tempérament de l’un et de l’autre. Suite quelque peu artificielle mais, en somme, pratique. Elle n’est pas inutile à une époque comme la nôtre, où nous avons vu, de Mallarmé à M. Giraudoux, une renaissance ou si on veut, une transfiguration du précieux.

Notre génération a connu une chaîne célèbre, qui a retenti parfois avec un bruit de polémique et de ferraille militaire. C’est la chaîne du xixe siècle romantique suspendue à Rousseau. M. Seillière a fait en de nombreux volumes le tableau des successives générations « rousseauistes ». La critique nationaliste, composée d’écrivains méridionaux, a forgé et fait sonner bruyamment (fen de brut !) et brillamment cette chaîne diabolique. Le « Genevois » est devenu le principe du mal, le point de départ des dépravations littéraires et des catastrophes politiques, du romantisme et de la démocratie, comme le « sale Belge » après l’affaire de Port-Tarascon. Une chaîne antiromantique a tenté de doubler la chaîne classique. Une damnation de Jean-Jacques a fait pendant à l’Apothéose d’Homère. Je ne discute rien. Je veux montrer simplement que la fabrication de ces suites, la construction de ces séries littéraires font toujours, surtout chez nous (et aussi ailleurs), partie des habitudes organiques de la critique.

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Les chaînes se forment, se développent dans le temps. Il faut, pour les mobiliser dans le simultané la convention de la peinture, le tableau d’Ingres, ou la paraphrase qu’en fait Sainte-Beuve. Mais la critique abstrait aussi, construit, idéalise des ensembles contemporains : ce sont les générations.

Rien de plus commun dans le langage courant de la critique que ce mot et cette idée de génération. Et non seulement de la critique professionnelle, mais de la critique spontanée. Pas d’année où l’on ne fasse dans quelque journal l’enquête de vacances sur la « génération nouvelle ». Un ministre dit : Le pays… Un parlementaire dit : Mon groupe… Un jeune écrivain dit : Ma génération… Et cela répond évidemment à une réalité. Il y a des traits communs entre les esprits d’une même génération. Une génération réagit d’ordinaire contre la génération précédente, — critique si l’autre est organique, organique si l’autre est critique. Mais ce n’est vrai qu’en gros, et de façon assez conventionnelle. Rien de plus difficile à définir qu’une génération. On s’en rendra compte en lisant de façon critique le livre de M. Mentré sur les Générations sociales. Une génération ne commence pas et ne finit pas à un point précis. Elle appartient à [p. 202]un continu. Penser le continu c’est le morceler par des divisions qui existent en nous, pour notre commodité, et non en lui. Les générations littéraires sont obtenues par des abstractions de la critique, dont le métier est de construire des réalités idéales, pensantes, maniables. Mais la critique se livrerait à un vain jeu si ces abstractions n’étaient pas, dans une certaine mesure, fondées sur la réalité. Le continu et le discontinu ne se contredisent pas tout à fait. Je ne puis jamais trouver un point précis qui soit à la limite de la pluie et du beau temps. Mais je sais bien que tandis qu’il pleut à Lyon il fait beau à Avignon. La continuité et l’imbrication de générations qui croissent et décroissent à chaque instant de la durée n’empêche pas que la façon de penser du Second Empire diffère probablement, et par certains traits généraux, exprimables, réels aussi, de la façon de penser de 1900. Ces différences tranchées d’un demi-siècle à un autre impliquent des différences insensibles d’une année à l’autre, délicates et difficiles à saisir : on voit qu’un enfant a grandi, mais on ne le voit pas grandir. La critique, la psychologie peuvent tout de même essayer de voir grandir une génération. Un temps très court, comme le temps qui s’est écoulé depuis l’armistice, nous permet déjà de tracer des courbes et d’enregistrer une évolution.

[p. 203]Faire le tableau vivant d’une génération française, isoler en artiste cette génération dans le flot continu du temps, voilà une des belles et fructueuses ambitions de la critique professionnelle. Il ne semble pas que la critique classique, même après la querelle des Anciens et des Modernes, ait sérieusement utilisé cette idée de génération. La première génération qui se soit sentie violemment distincte d’une autre, qui ait pris conscience d’elle-même en tant que génération, c’est la génération romantique de 1830. Les pages initiales de la Confession d’un Enfant du Siècle donnent vraiment une note non encore entendue. La critique de Sainte-Beuve a été fécondée par l’idée de génération, qui lui a servi à faire dans le xviie et le xviiie siècle des coupes admirables. Surtout elle commande Port-Royal.

Qu’est-ce en effet que Port-Royal, chef-d’œuvre et massif central de la critique française, sinon le tableau de la génération classique, génération chrétienne, que Sainte-Beuve groupe idéalement autour de ce qui fut ou de ce qu’il juge avoir été la réaction chrétienne propre de la France après la Réforme ? Port-Royal demeure le type même de la construction critique, une construction qui est amorcée dans la réalité, mais qui n’y est pas [p. 204]donnée et que le génie à la fois artiste et savant du critique en fait sortir. Contre le tour tout sensuel et impressionniste de Montaigne, la génération de Pascal avait restauré les exigences de construction et d’institution. Avec le livre de Sainte-Beuve, c’est l’esprit même de Montaigne qui s’incorpore à cette construction. Le chapitre sur Montaigne n’y figure pas inutilement. L’Entretien avec M. de Saci et Port-Royal emploient également Montaigne à une construction, ici à une construction critique, là-bas à une construction morale.

M. Seillière, dans une série d’ouvrages déjà longue, a utilisé de façon intéressante cette idée de génération, en étudiant les traits propres de ce qu’il appelle les cinq générations rousseauistes, sans qu’il lui soit encore possible sans doute, de dire si la nôtre constitue la première génération anti-rousseauiste. Les Essais de psychologie contemporaine de M. Bourget nous offrent un excellent exemple d’une critique construite autour de l’idée de génération. M. Bourget s’est efforcé d’y donner un inventaire de ce que sa génération, en abordant la vie, avait trouvé dans l’héritage de ses aînés immédiats. Ces Essais ont marqué une date importante en critique. Ils nous ont laissé l’habitude de ces inventaires par lesquels on donne acte de leur influence aux auteurs [p. 205]d’une génération et on leur signifie en même temps que cette influence est finie. Construction utile, mais artificielle. J’ai commencé moi-même un travail de ce genre ; j’ai pu sentir combien mes divisions s’appliquaient mal sur une continuité, combien la vie multiforme d’une génération échappe aux figures auxquelles on est tenté de la limiter, aux formules dans lesquelles il faut bien, tant bien que mal, la fixer.

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La critique, qui construit ses Idées, genres, suites, générations, peut-on dire qu’elle construise aussi des pays ? Le paradoxe paraîtrait peut-être singulier. Quelle réalité plus matérielle, plus palpable, plus antérieure à la critique que le pays des écrivains, que leurs racines nationales ou locales ? Dirons-nous que c’est la critique qui construit, comme une bâtisse abstraite, comme un « palais d’idées » la France de la littérature française, l’Allemagne de la littérature germanique ?

Oui, dans la même mesure à peu près que les genres, les chaînes et les générations. C’est aujourd’hui pour la critique une attitude spontanée que de rattacher la nature d’un écrivain à la nature du pays qui l’a produit, de dégager la figure d’un pays littéraire, En réalité [p. 206]cette attitude est venue très tard à la critique, et elle y porte toujours un esprit de construction quelque peu artificielle et arbitraire.

Jamais la critique classique n’a pensé que les origines locales d’un auteur dussent être prises en considération pour expliquer cet auteur. Pendant deux cents ans les écrivains eux-mêmes paraissent ignorer qu’ils sont d’un pays déterminé. Ronsard et Du Bellay se veulent avec fierté Vendômois et Angevin, mais ensuite, pour trouver un homme qui se dise joyeusement et amoureusement d’un certain pays, qui accorde sa phrase à certaines inflexions locales et maternelles de ciels, de montagnes et d’eaux, comme Racine accorda ses vers sur des visages et des corps d’actrices, il faut attendre Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève. Et pour que le sentiment singulier de Rousseau devienne un sentiment commun, puissant, un grand fleuve sur la France et l’Europe, il faut attendre le romantisme, tant le romantisme allemand que le romantisme français. Le grand livre, le grand ancêtre, c’est le Tableau de la France de Michelet, qui est de 1833. Alors, un Lamartine se drape inépuisablement dans la riche étoffe de son Mâconnais ; un Hugo, fils d’officier et qui n’a eu pour berceau que les fourgons de la Grande-Armée, [p. 207]devient non seulement le poète des grands mouvements parisiens, mais le romancier de Paris, avec Notre-Dame (il ne fera dans les Misérables que reprendre son bien aux Mystères de Paris). Et la critique suit la littérature. Déjà, autour de madame de Staël, avec Sismondi, Bonstetten, s’était formée cette idée des deux nations modernes, celle du Nord et celle du Midi, irréductibles l’une à l’autre : par là parvient dans la critique une grande antithèse à la Pascal, qui a subsisté. Mais après Michelet, Taine arrive. Il introduit en critique les charpentes, les constructions géographiques, ethnographiques. Il a expliqué plus qu’il n’a senti, il a voulu expliquer plus qu’il n’a expliqué ; ses généralisations oratoires et ses tableaux pittoresques datent infiniment plus que les analyses moins ambitieuses de Sainte-Beuve. Mais l’idée et le sentiment des pays et des racines sont restés ensuite incorporés durablement à la critique. Barrès se serait voulu Lorrain avec moins de précision et de persévérance s’il n’avait lu, dans les bibliothèques de quartier, les pages de La Fontaine et ses Fables sur la Champagne.

Tout le paysage de la critique française a été transformé par là. On pourrait aujourd’hui penser la critique elle-même sous cette forme géographique et locale qu’elle cherche, depuis [p. 208]Michelet et Taine, à imposer aux œuvres qu’elle explique. Nous avons par exemple une critique du Midi qui a pris la forme nationaliste pour déclarer la guerre aux éléments de nature littéraire qu’elle taxe de germanisme et de romantisme, et que nous pouvons peut-être appeler septentrionaux.

Cette critique nationaliste de Méridionaux a pour antipode et pour contrepoids une critique de tradition cosmopolite, qu’on peut appeler critique genevoise, et qui prend son origine dans le salon de madame de Staël. Deux idées critiques ont leur siège sur le Léman. D’abord l’idée d’un pont franco-germanique par lequel passerait le meilleur du xixe siècle : c’est la tradition de l’Allemagne, d’Amiel, de Scherer. Ensuite l’idée d’une coupe morale dans la littérature française, d’un point d’où la littérature française apparaîtrait comme une littérature de moralistes : c’est la conception de Vinet et de Scherer. Ces deux idées exercent en France une grande influence sur la critique professionnelle. De la dernière est sorti le Port-Royal de Sainte-Beuve, et l’action de Vinet ne s’est pas arrêtée à Sainte-Beuve, elle a aussi été très forte sur Brunetière. Et de la première est née cette question qui se pose aujourd’hui à la critique : France ou Europe ? Fine critique française ou critique européenne [p. 209]d’information et de comparaison ? Brunetière écrivait en 1885 : « Nous aurons beaucoup profité le jour où nous romprons avec la superstition des littératures étrangères et que nous reviendrons au culte trop délaissé de nos traditions nationales. » Mais sept ans plus tard, en 1892 il s’écriait : « Depuis tantôt huit ou dix siècles qu’il se fait, en quelque manière, d’un bout de l’Europe à l’autre bout, un commerce ou un échange d’idées, il serait temps enfin de s’en apercevoir, et, en s’en apercevant, il serait bon de subordonner l’histoire des littératures particulières à l’histoire générale de la littérature de l’Europe. » Il eut d’ailleurs encore de temps de changer, et son ignorance de l’étranger avait en somme intérêt à rester sur ses premières positions. Mais le problème local, national, international se pose en matière de critique comme en matière de politique ; la critique n’y a pas été conduite seulement par ses affinités politiques, elle y a été menée surtout par ses voies propres, par son évolution intérieure, par son besoin de produire et de construire des Idées.

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Ces quatre Idées en lesquelles paraît bien tenir toute l’activité constructrice de la critique, toute sa capacité d’architecture, [p. 210]j’aurais pu les diviser elles-mêmes, comme les quatre antinomies de Kant, en Idées statiques, qui seraient celle de genre et celle de pays, et Idées dynamiques, qui seraient celle de tradition et celle de génération. Mais voilà assez de scolastique. Disons seulement qu’il y a deux manières de grouper des idées, d’en faire un organisme cohérent, vivant, agissant : une manière logique et une manière chronologique.

La critique classique a préféré la première, qui ne l’a pas menée bien loin, puisqu’elle n’a pas produit, jusqu’à La Harpe, une œuvre d’ensemble, un « discours » dont se soit accrue la grande littérature. La critique du xixe siècle a pratiqué généralement la seconde, a été vivifiée par l’esprit historique, a pris conscience de son univers et de ses réalités comme de choses qui durent. Même l’Histoire de la littérature française de Nisard est construite autour d’une idée de durée : la formation, la révélation, l’épanouissement de l’esprit français. Le Port-Royal de Sainte-Beuve isole, suit, développe un morceau caractéristique de durée française, pris au cœur du grand siècle. Taine et Brunetière ont ordonné cette durée en tableaux didactiques et oratoires. La critique qui s’attache à un écrivain, qui le construit à la manière dont le peintre [p. 211]construit un portrait, ne pouvait travailler utilement qu’en s’installant dans sa durée, en le suivant dans la création progressive de lui-même par lui-même, en reliant par un fil les figures dissemblables qu’il a réalisées aux divers moments de la vie, de son œuvre, de son influence, de son action. La critique s’est mise à construire vraiment quand elle s’est appliquée à coïncider avec la durée d’un mouvement créateur.

Mais cette coïncidence reste en partie fictive, cette construction implique une invention. La vraie critique coïncide avec le mouvement créateur des hommes, des œuvres, des siècles, des littératures, oui ; mais elle y emploie l’énergie et l’originalité de son propre mouvement créateur. Quand elle réalise un de ses très rares chefs-d’œuvre, elle se comporte devant la réalité littéraire comme le romancier devant la réalité morale ou sociale. Elle étudie certes les hommes, mais des hommes qui sont considérés et traités comme une nature, et auxquels s’ajoute la critique comme l’homme à la nature, — homo additus naturæ, criticus additus litteris. Rien ne se suffit moins, en critique, que la construction. Le constructeur, s’il ne possède pas le goût, n’est qu’un maçon. L’homme de goût, s’il ne sait pas construire, n’est qu’un amateur. [p. 212]L’homme de goût qui sait construire mérite le nom d’architecte ; mais précisément ce qui s’ajoute au goût, chez l’architecte, pour donner des œuvres, ne saurait être épuisé par le mot de construction. Si le goût d’un grand architecte est constructeur, sa construction est créatrice, et la critique, comme les autres genres littéraires, ne grandit, ne demeure que par son élément de création.

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La création en critique §

Il est généralement entendu, parmi les écrivains, que l’artiste est un créateur et que le critique, qui ne crée rien, n’a pour métier que de regarder, de juger et surtout de louer ce que les autres ont créé. D’autre part, l’éloge le plus haut qu’on puisse adresser à un grand critique consiste à dire que la critique, au niveau où il sait l’élever, devient vraiment création. Quelle est donc cette création ?

Une architecture, dirions-nous peut-être. Mais il y a architecte et architecte. Un architecte « construit » une maison de rapport, tandis que Michel-Ange a « créé » le dôme de Saint-Pierre. Construire implique l’emploi de matériaux préexistants, l’exécution d’un plan, une application de l’intelligence mécanicienne ; mais créer c’est participer à la puissance même de la nature, c’est produire, par un génie analogue au sien, des êtres vivants comme les siens. Les idées de genre [p. 214]littéraire, de chaînes, de générations et de pays, nous apparaissent plutôt comme des constructions abstraites, comme des édifices dialectiques que comme une véritable création d’êtres. Il n’y a d’ailleurs pas de limite tranchée entre la construction et la création, et la différence entre un grand critique et un critique médiocre, c’est que le premier sait animer ces grandes idées, les soulever par une respiration, leur communiquer un élan, tantôt par l’éloquence, tantôt par l’esprit, tantôt par le style, tandis que pour le second, ces idées restent froides et techniques, demeurent, en un mot, de simples idées. Partout où il y a style, originalité, sincérité puissante et communicative, il y a création. Que donne cet élément de création, non seulement quand il existe (car il existe quelque peu dans toute critique qui n’est point servile ou simplement journalière), mais quand il s’accentue, s’impose, occupe la place prépondérante ?

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Créer n’est pas imiter. Créer c’est faire du nouveau. Si nous découvrons ou reconnaissons une création en critique, il faudra que ce soit une création propre à la critique, une création où la critique prenne conscience d’elle-même en tant que puissance créatrice [p. 215]originale et irréductible. Il pourra dès lors devenir dangereux pour la critique d’imiter les « créations » des autres. En voici un exemple.

On sait quel emploi Taine a fait de la faculté maîtresse, qui fut elle-même la pièce maîtresse de sa critique. On sait aussi à quel point cette théorie est aujourd’hui hors d’usage, et que personne ne se risquerait à l’employer. Taine se plaisait à y voir une manière d’appliquer à la critique la méthode des naturalistes. Mais ce rapprochement a dû être fait après coup, quand sa critique était déjà formée. La filiation est sans doute tout autre. Taine a voulu que la critique employât pour expliquer les œuvres d’art l’opération au moyen de laquelle l’artiste les crée. Il a cru modeler la création critique sur la création esthétique. Il s’est trompé, comme l’apprenti sorcier.

La principale partie de l’art, au théâtre et dans le roman, surtout en France, consiste à peindre des caractères. Corneille, Racine et Molière, Stendhal et Balzac ont peint des caractères humains. Bien. D’autre part, au xviie siècle, la critique des mœurs, je veux dire l’œuvre des moralistes, tient une place analogue à la critique des livres au xixe siècle. Un La Rochefoucauld, un Pascal, sont des analystes. Les analystes font une œuvre tout à fait [p. 216]différente, et même inverse, de celle des auteurs dramatiques. Ceux-ci ne se servent de l’analyse que provisoirement, en vue de leur opération principale qui est de créer des cœurs humains, vivants, synthétiques. Vient un moment où la critique des mœurs, affaire des moralistes, veut, sur son terrain, tenter un effort créateur, un effort de synthèse, et produire, elle aussi, des « caractères ». C’est avec La Bruyère, et on sait quel est le titre de son livre : Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Le terme de caractère était d’ailleurs pris au livre de Théophraste, toutes les variétés de sens de mot français se retrouvant dans celles du mot grec, et le livre de Théophraste se tenant, avec la comédie nouvelle, dans un rapport assez analogue à celui du livre de La Bruyère avec le théâtre de son temps. Il s’agit d’un critique moraliste qui à la fois s’inspire du théâtre, cherche à le remplacer et voudrait même le régenter. Le critique dit : « Moi aussi je fais des caractères, moi aussi je suis artiste. Voyez ! » Voyons donc. Les caractères de La Bruyère sont-ils vrais ? Oui. Sont-ils vivants ? Non. Vous ne les avez jamais rencontrés, ni La Bruyère non plus. Ce qu’il a rencontré, ce sont des hommes, et il a extrait de ces hommes de quoi former ces caractères. Et qu’en a-t-il extrait ? Ce qui lui [p. 217]permettait de mettre en lumière, de réaliser en un type non pas même une faculté maîtresse, mais une faculté unique. Or une faculté unique c’est une abstraction de moraliste ou de critique, cela n’existe chez aucun homme. Et c’est ce que connaît admirablement un Molière, lequel ne construit jamais un personnage important avec une faculté maîtresse, mais avec deux facultés, mises sur le même pied, et qui, précisément parce qu’elles impliqueraient deux plans de logiques différentes, se jouent de mauvais tours, se contrecarrent, ce qui est la comédie, ce qui est la vie. Qu’y a-t-il en Arnolphe ? un autoritaire perdu par un amoureux. En Agnès ? une niaise qui a l’esprit de l’amour. En Alceste ? un misanthrope compromis par un « philogyne ». En Célimène ? une femme d’esprit confondue par une coquette. En Tartufe ? un faiseur de dupes dont un satyre détache le masque. Et qu’est-ce que la critique de Tartufe dans Onuphre ? La critique naturelle à un critique, c’est-à-dire à un abstracteur, à un homme qui cherche la faculté unique, la faculté maîtresse, la faculté abstraite, et qui reproche à Molière d’avoir procédé par facultés composées, par facultés adverses, par facultés concrètes, c’est-à-dire de n’avoir pas fait œuvre de critique. Stendhal, ayant [p. 218]réalisé dans Julien Sorel un être à la fois ambitieux et haineux, Faguet reproche à Stendhal de ne l’avoir pas fait persévérer jusqu’au bout dans la voie de l’ambition, de nous le montrer perdu par une passion de vengeance, comme Tartufe hypocrite était, au scandale de La Bruyère, perdu par la passion de la chair.

La faculté maîtresse ou unique relève donc plutôt des qualités d’abstraction et de généralisation habituelles aux critiques que des qualités d’observation et de création naturelles aux artistes. Taine est conduit à sa théorie à la fois par son éducation de logicien et par l’influence de Balzac. Balzac crée volontiers, au contraire de Stendhal et de Flaubert, des personnes animés par une seule passion, absorbés, comme des caractères de La Bruyère, dans une formule unique, mais vivante et puissante. Ce réaliste idéalise et construit plus que personne. Et Faguet remarque avec raison que là est peut-être, chez Taine, grand balzacien, l’origine de la « faculté maîtresse ».

Mais où le parti pris de Balzac a réussi, le parti pris du critique a échoué. Ni la vérité, ni la vraisemblance ne sont indispensables au romancier, mais bien ce que M. Paul Bourget nomme la crédibilité. Balzac nous fait croire à Grandet et à Hulot, et cela suffit. Ils sont ce qu’il veut et ce qu’il peut les faire [p. 219]être. Mais un critique n’a que faire de la crédibilité, la vérité seule lui importe. Le Shakespeare, le Byron, le Saint-Simon, le Taine seraient, comme son Napoléon, admirés par nous avec plus de confiance s’ils n’avaient pas existé. Il nous importe fort peu qu’Emma Bovary ressemble ou non à son prototype Madame Delamarre. Mais il nous importe beaucoup que le tableau du critique ressemble le plus possible à l’homme ou à l’œuvre réels. Et nous trouvons que la faculté maîtresse a beau les simplifier artistement, elle a tort de les simplifier. Il existe bien des hommes chez qui la faculté dominante de leur caractère, refoulée par les circonstances de la vie, ou par leur volonté, n’apparaît que peu ou point dans leurs actions, dans leurs œuvres et aussi, comme le montre Freud, dans leur conscience. Cela chez les artistes plus encore que chez les autres hommes. Voyez le curieux phénomène de refoulement qui s’est produit chez Taine lui-même. Aucune faculté n’était plus puissante en lui que la faculté d’abstraction. Il s’en servait, mais sa lucidité le conduisait à reconnaître en elle une faculté inférieure à celle de création artistique, qui lui manquait. Il lutta. Il se voulut une nature. On a même dit, non sans quelque fondement, qu’il se voulut et se fit un style. [p. 220]Son voyage aux Pyrénées lui donna une nourriture de sensations et de choses (peut-être d’idées de sensations et d’idées de choses). Et l’abstraction, qui était sa faculté maîtresse, devint son idée ennemie. Avec le fanatisme logique des idéologues, il en fit l’idée ennemie de la France, le principe de ses révolutions et de ses malheurs. Ce classique refoula en lui violemment le classique, comme les tempéraments les plus romantiques s’emploient à refouler leur romantisme, le refoulent en le décriant aussi romantiquement que Taine décriait classifiquement son classicisme. N’allons pas trop loin. Retenons que nous sommes ici dans le domaine du complexe, et que la vie se laisse aussi peu ramener à des idées simples, à des directions uniques que les plis du cerveau à des droites et à des angles. Ne confondons pas construire et créer. Méfions-nous de l’idée maîtresse, de la faculté maîtresse, de tous les substituts logiques et idéologiques de la vie. Comme dans Ruy-Blas, certaines exigences intérieures obligent souvent l’artiste à habiller chez lui le maître en valet, le valet en maître ; le critique accepte cette transformation comme vraie et y ajoute d’autres transformations simplificatrices. Tout cela est nécessaire à la construction. Mais une critique qui veut coïncider avec un élan [p. 221]créateur, qui veut être elle-même un élan créateur, doit aller plus loin.

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Ce que nous venons d’apercevoir en Taine nous mettrait peut-être dans la voie que longe plus ou moins ce courant créateur. Je considère Taine comme une belle intelligence, comme un admirable écrivain, et qui eut des parties d’homme de génie. Or saisir vraiment le génie de Taine, tout aussi bien que le génie de n’importe quel artiste ou de n’importe quel penseur, ce ne serait pas faire comme faisait Taine, l’enfermer dans un quadrillé d’idées, le déduire d’une idée ou le construire sur une idée. Ce serait le prendre dans un courant antérieur aux idées de la critique, et qui déposerait sur son chemin cette réalisation du premier degré que sont les œuvres, cette réalisation du second et du troisième degré, que sont ces idées. Les œuvres d’un artiste sont pour lui tantôt une façon de s’exprimer, tantôt une façon de se libérer, tantôt une façon de se contredire, tantôt une façon de lutter contre lui-même, tantôt une façon de se mentir à lui-même. Il faut distinguer chez un homme, dit à peu près La Bruyère, le caractère qu’il a, le caractère [p. 222]qu’il voudrait avoir, le caractère qu’on lui attribue, le caractère qu’il voudrait qu’on lui attribuât (il en donne trois, c’est moi qui ajoute le quatrième). Chacun de nous l’expérimentera en lui-même ; nous pouvons, en nous aidant de l’analyse psychologique, d’une psychanalyse (dont celle de Freud n’est qu’un moment ou un commencement) nous débrouiller un peu dans ce jeu de glaces, lorsqu’il s’agit de nous ou des autres. Mais disons-nous bien que ce jeu, que ces glaces, chez nous sont relativement simples, si nous les comparons à ce qu’ils deviennent dans la complexité profonde et tourmentée d’un homme de génie, c’est-à-dire d’un homme qui ne reçoit de la société ni ses solutions, ni ses directives, ni même ses problèmes, et qui les engendre de manière originale dans ses creusets, dans ses matrices intérieures.

C’est pourtant cette complexité que la critique voudrait canaliser dans quelques idées simples, ou épuiser par une grenaille de petits faits. Elle va par là dans la voie la plus facile, la plus naturelle. Les petits faits, les anecdotes, l’artiste les a laissés là, derrière lui, en pleine lumière, à pied d’œuvre : il n’y a qu’à se baisser pour les prendre. Les idées générales, il en a pareillement fourni l’amorce, le plan, lorsqu’il a donné, par sa vie, par ses [p. 223]œuvres, par son influence, une figure extérieure de lui-même, cette figure dont Auguste Comte fait, sous le nom d’existence subjective, le meilleur et le but de l’homme. Il a laissé un héritage, une apparence, et, comme nous bénéficions de cet héritage, nous raisonnons et nous construisons sur cette apparence. Valéry l’a montré dans cette Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, qui serait, avec William Shakespeare, le chef-d’œuvre d’une critique purement créatrice. « Nul n’est identique au total exact de ses apparences ; et qui d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est pas sienne ? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus, — ou l’occasion — ou la seule lassitude accumulée d’être précisément ce qu’on est, altèrent pour un moment celui-là même ; on nous évoque pendant un dîner ; ce feuillet passe à la postérité, toute habitée d’érudits, et nous voilà jolis pour l’éternité littéraire. » Et ce n’est pas seulement ce feuillet de quelque Journal des Goncourt qui nous déforme, ce sont les feuillets de notre œuvre même, écrite pour nous déformer aux yeux d’autrui, pour laisser de nous une image qui n’est pas nous. Hoc se quisque modo fugit.

Cette fuite, la critique ne pourrait-elle en repérer les empreintes et en restituer le [p. 224]mouvement ? Qui sait ? Mais il y faudrait des sens et une finesse de Peau-Rouge. Il est bien plus commode de composer un mouvement abstrait, géométrique, intelligible, comme le mouvement de Zénon, ou, mieux, comme sa négation du mouvement. C’est à quoi se décide Valéry lorsqu’il proclame qu’il donnera le nom de Léonard à une figure conventionnelle du génie humain. Et c’est ce que Hugo fait sans le dire dans William Shakespeare. Cette solution du problème consiste à achever le génie en tant que construction, mais non à coïncider avec lui en tant que création. La critique ordinaire suppose l’œuvre faite. La critique de Valéry et de Hugo suppose l’œuvre parfaite (c’est le sens de l’admirer comme une brutequ’on a reproché, sans le comprendre, à Hugo). Il faudrait supposer l’œuvre non encore faite, l’œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieur à elle, qui la dépose et qui la dépasse.

En d’autres termes la critique vraiment créatrice, vraiment adéquate à la création géniale, consisterait à engendrer le génie, au sens où l’on dit que la géométrie engendre une figure lorsqu’elle la définit par le mouvement qui la donne. Mais l’image même que j’emploie ici indique à quel point une [p. 225]pareille prétention serait chimérique, hors de toute proportion avec la mesure humaine. Engendrer une figure géométrique, c’est établir une identité entre cette figure et le mouvement qui l’a décrite, et ce rapport d’identité n’est réel que parce que ni cette figure, ni ce mouvement ne sont réels. Le terme engendrer a encore sa raison d’être en physique et en chimie, parce qu’il s’agit là de phénomènes matériels, et que la matière apparente se ramène pour le philosophe, comme l’espace et le mouvement pour le géomètre, à une convention utile. Utile à quoi ? À la vie. Mais la vie n’est pas une convention, la vie c’est la réalité même dont nous participons. Et dès qu’il s’agit de la vie, le mot engendrer prend un tout autre sens. Il signifie créer du nouveau, créer un être qui vit une vie imprévisible, une vie autre que notre vie. Pour un mathématicien, engendrer un cercle et engendrer un enfant représentent deux opérations très évidemment différentes. La critique qui concevrait l’extrême ambition d’engendrer le génie, d’engendrer, en épousant le mouvement créateur qui les a formés, un Shakespeare, un Hugo, un Vinci, cette critique devrait comporter à la fois les deux sens du mot engendrer, le premier sens puisqu’il s’agit d’une création de l’esprit, le second sens [p. 226]qu’il s’agit d’une création, qui concerne la vie, qui tente de reproduire la vie, — et quelle vie ? le génie, c’est-à-dire la réalité la plus rebelle à la déduction, à la prévision, à la logique ordinaire. Pour engendrer ainsi le génie, l’homme de génie, il faudrait un génie égal (dans la faible mesure où le terme égal comporte ici un sens) c’est-à-dire un génie capable de couvrir sa carrière propre et qui certes n’irait pas s’amuser à recomposer la trajectoire d’un autre.

C’est dire que lorsque nous parlons de critique créatrice, qui épouserait la genèse même de l’œuvre qu’elle a à expliquer, nous nous plaçons à une limite, nous imaginons un idéal théorique qu’il est impossible d’atteindre. Mais cet idéal nous n’avons pas besoin de l’atteindre. Pour être aimantés, échauffés, éclairés par lui, il nous suffit de le penser. Et puis, si originales que soient les œuvres de génie, elles sont faites par des hommes, et pour des hommes ; nous vibrons avec elles dans la mesure où elles sont chargées d’humanité, et le sentiment par lequel nous en épousons la beauté ne diffère pas en nature du sentiment qui les a créées. Le meilleur de la critique réside dans cette sympathie de sentiment, et c’est pourquoi l’intelligence seule ne fait jamais qu’une [p. 227]moitié de la critique. Elle n’en représente que les fonctions de relation. Il lui faut autre chose pour qu’elle se nourrisse et qu’elle crée. Rien de plus juste que ces lignes de Marmontel : « On ne saurait trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment ; et que soumettre le pathétique au jugement de l’esprit, c’est vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs et l’œil juge de l’harmonie. » Aussi refuse-t-il à Boileau le titre de grand critique, et j’imagine que Brunetière doit se fonder sur ce passage ou d’autres analogues, lorsqu’il accuse Marmontel de faire déjà de la critique romantique.

Car c’est bien le romantisme qui a introduit dans la critique cette étincelle vivante, ce désir et cet idéal de création. En faisant couler dans les veines du sentiment un sang plus riche, en lui donnant un air plus vif à respirer, il l’a rendu plus apte sinon à juger le sentiment, du moins à le reconnaître, à le relayer, à vibrer avec lui ou à son occasion. Il a fourni à la critique sa troisième dimension, celle dans laquelle elle a un corps, circule et vit. On oublie trop que c’est avec le romantisme qu’est née la grande critique française, et que, si elle l’a combattu, si elle a montré souvent au foyer paternel une figure injuste et renfrognée de fille montée en graine, il n’en [p. 228]demeure pas moins qu’elle n’existerait pas sans lui. Sainte-Beuve sans le romantisme n’eût fait qu’un La Harpe. L’élan profond de la critique se confond avec l’élan profond du romantisme français, mais du romantisme dans son plein sens européen : sympathie avec toutes les formes religieuses, historiques, ethniques, esthétiques, tentative pour les revivre dans leur mouvement original, pour en extraire non plus des signes extérieurs, conventionnels, pratiques, mais des phrases musicales qui en donneraient l’essence. Beaucoup de rêverie inconsistante et de fatras oublié, je le sais, et des théories fausses qu’il nous faut reviser aujourd’hui, mais aussi et surtout un mouvement dont nous vivons encore, un grand flux qui est venu prendre la critique à sec sur le rivage, l’emporter vers la haute mer, lui donner le goût du large, des pays et des routes.

Le romantisme a été un mouvement de sympathie, et la critique devient créatrice dans la mesure où elle s’incorpore des puissances de sympathie. C’est en dehors de tout élément de sympathie que le mathématicien engendre un cercle. C’est dans la sympathie absolue de la vie, de ce « tout sympathique à lui-même » que l’être vivant engendre un être vivant. La génération créatrice, en critique, doit être [p. 229]située évidemment sur un plan intermédiaire. Le critique n’engendre que ce qui existe déjà, comme fait le mathématicien, mais il l’engendre par sympathie, comme fait l’être vivant. Créer pour lui, c’est sympathiser. Et l’expérience nous montre que cette sympathie, cette création sont capables de trois formes : sympathie avec un artiste, sympathie avec une œuvre, sympathie avec un courant. De là, trois formes de critique créatrice.

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Nous sommes habitués aujourd’hui à la première forme de cette critique créatrice, nous y sommes même installés. Une semaine comme faisait Sainte-Beuve, quelques mois comme faisait Jules Lemaître conférencier, plusieurs années comme fait l’agrégé qui prépare sa thèse dans la bonne paix d’un lycée de province, vivre avec un auteur, rechercher ses traces, penser à lui, s’imprégner de son esprit et lui prêter un peu du sien, le retrouver sans cesse au coin de ses lectures, de ses pensées, de ses promenades, voilà un mode de critique qui nous est devenu tout à fait familier, et qui pourtant ne date pas de bien longtemps. Au xviie et au xviiie siècles, il existait bien de bonnes et copieuses biographies, comme la Vie de M. Descartes par Adrien [p. 230]Baillet ou le Pétrarque de l’Abbé de Sade. Mais cela n’a pas grand rapport avec la critique vivante telle que nous l’entendons aujourd’hui. Ce secret de familiarité, de divination, de création, qui s’emploie à copier un auteur comme un graveur copie une peinture, je dirais qu’il date du xixe siècle et surtout de Sainte-Beuve, si la littérature anglaise ne possédait pas, dès le xviiie siècle, la Vie du Docteur Johnson. En tout cas l’ancienne critique française, la critique classique l’ignorait. Montaigne le possédait en puissance, et on imagine avec vraisemblance ce qu’il en eût écrit, s’il s’était voulu homme de lettres. Mais il fallait les puissances conjuguées du romantisme et de la résurrection historique, il fallait Chateaubriand et Michelet, pour qu’en France la littérature s’annexât ce magnifique domaine.

Il y fallait cette collaboration du temps, mais il y faut aussi une disposition morale, à savoir l’amour et surtout l’amitié. N’oublions pas la leçon de l’étrangère de Mantinée : l’amour c’est la production dans la beauté. La critique créatrice ne se contente pas de jouir de la beauté littéraire, elle produit, en cette beauté, elle produit ces beaux discours dont parle Platon, elle les produit par l’amour. Mais ne prenons pas ici l’amour au sens tout à fait limité du mot. Il a souvent mal inspiré les [p. 231]critiques. Les amours de Cousin pour Mesdames de Longueville, de Chevreuse et de Sablé, ont fait sourire plutôt que penser ou rêver ; la muse véritable de la critique c’est l’amitié : une amitié bien souvent à revers d’inimitié, et les amitiés de Sainte-Beuve pour les morts ont été la rançon de sa malveillance et de ses rancunes contre les vivants.

Laissons la rançon et le revers, ne voyons l’amitié qu’en elle-même, ne connaissons d’elle que les beaux fruits qu’elle donne sur la branche tendue vers nous. Elevons l’amitié à toute la plénitude de sens qu’elle contracte dans ce titre de Barrès, les Amitiés françaises, ces amitiés dans lesquelles et par lesquelles se crée une continuité de famille et de nation. Ainsi des amitiés littéraires. Là où il y a amitié il y a création. On pourrait discerner une amitié littéraire spontanée, une critique créatrice spontanée, inécrite, et qui n’est autre que l’influence. Tout ce qu’un Montaigne, un Descartes, un Pascal, un Rousseau, un Sainte-Beuve suggèrent de vivant et d’agissant à des générations de lecteurs, tout ce qui, bien longtemps après leur mort, les fait vivre de façon impérissable et dramatique dans des milliers d’âmes, cela c’est bien de l’amitié et c’est bien de la création. Amitié et création deviennent de la critique quand elles passent [p. 232]à l’écrit et au discours, quand le rapport entre le lecteur et l’auteur se traduit par un dialogue, quand le livre parle, et qu’on lui répond en sa langue. Au critique devant les chefs-d’œuvre on peut appliquer les mots de Diotime : « Parcourant et contemplant la pleine mer de la beauté, il enfantera en une philosophie inépuisable nombre de beaux et magnifiques discours. » Et c’est l’abondance et la qualité de ces discours qui mesurent, d’une certaine façon, le degré de la beauté littéraire, son importance dans la nature et la vie humaine.

Chez un Sainte-Beuve, un Lemaître, un grand critique romantique, cette production dans une beauté déjà existante, elle consiste principalement à prendre sur elle une série indéfinie et toujours ouverte de vues. Aucun critique ne peut coïncider pleinement ni même approximativement avec la nature intégrale d’un artiste, mais il n’y a pas de grand artiste qui ne donne lieu à des vues différentes dont la quantité infinie coïnciderait avec son être, comme un polygone d’une quantité infinie de côtés coïnciderait avec le cercle. Nous avons ainsi sur Rousseau, Chateaubriand ou Hugo un certain nombre de vues partielles et partiales, inexactes en tant que l’équation personnelle du critique [p. 233]vient dénaturer celle de l’artiste, exactes d’un certain biais parce que ces équations personnelles des critiques se corrigent les unes par les autres, entretiennent en somme autour de chaque œuvre l’atmosphère de dialogue socratique, les jeux d’ombre et de lumière, de soleil et de feuillage, les nuances et les palpitations vivantes d’une création continuée.

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Création continuée de l’artiste par la critique, mais aussi, sur un autre registre, création continuée de l’œuvre par les artistes, où la critique dit son mot et fait son travail propre. Une œuvre d’art peut provoquer la production de trois manières : elle peut être imitée, elle peut être parodiée, elle peut être proprement continuée, et les deux dernières appartiennent, dans une bonne mesure, au genre de la critique.

Laissons l’imitation de côté. C’est par elle qu’un genre, une œuvre littéraire, affirment leur fécondité, et l’hommage de Campistron à Racine, si différent qu’il soit de celui de Sainte-Beuve et de Lemaître, n’en est pas moins un hommage. Campistron comme Sainte-Beuve crée quelque chose à l’occasion de Racine. Le malheur pour lui est qu’il crée pour lui ressembler, tandis que la création du [p. 234]critique exclut toute idée de ressemblance. L’artiste imite la nature, l’imitateur imite l’artiste ; le critique s’efforce d’imiter non la nature qui crée les choses et les hommes, comme fait l’artiste, non l’artiste qui recrée une nature, comme fait l’imitateur, mais bien la nature qui a créé l’artiste, c’est à dire la nature envisagée dans un moment particulier et dans une opération individuelle.

La critique n’a donc guère de ressemblance ni de rapports avec l’imitation, mais elle en a avec ce genre de déformation qui s’appelle la parodie. Celui qui a produit une bonne parodie a vraiment fait œuvre de critique créatrice. Au début du xvie siècle, on lisait encore beaucoup les romans de chevalerie, et François Ier à Madrid se consolait avec Amadis. Ce n’est pas la critique qui les a déclassés auprès des gens de goût : elle n’existait pas. C’est la mode, et c’est aussi la parodie, celle de Rabelais et celle de Cervantès. Les deux scènes où Euripide a parodié deux scènes d’Eschyle sont deux bonnes critiques faites du point de vue des vraisemblances. On a trouvé parfois que les parodies du Virgile travesti mettaient pittoresquement en lumière quelques faiblesses de l’original. Et une anthologie des parodies ne manquerait pas de saveur.

[p. 235]Il n’est pas d’instrument dont un critique puisse se servir, contre une œuvre, d’une manière plus redoutable que la parodie. Prenez la plus belle tragédie, le plus beau roman du monde, racontez-les d’un ton goguenard et d’une manière comique, vous les faites ridicules sinon auprès de leurs lecteurs, tout au moins auprès des vôtres. Les parodies de ses pièces rendaient Racine malade, et Corneille se fâcha tout rouge parce que Racine avait parodié dans les Plaideurs deux vers du Cid. Il me souvient d’une analyse fort amusante du Docteur Pascal, contée sur ce ton par Faguet, recueillie dans ses Propos littéraires, et qui doit enlever aux lecteurs dépourvus de réaction toute envie de lire le livre.

La parodie peut s’appeler une critique constructrice, constructrice puisqu’elle construit ou peut construire une œuvre d’art réelle, qui subsiste par elle-même, critique puisqu’elle est écrite à propos d’un ouvrage, et d’un auteur, dont elle met les faiblesses en lumière et d’où elle fait jaillir le ridicule inconscient qui s’y cachait. Mais, d’autre part, le mot de critique destructrice conviendrait aussi bien, puisque parodier une œuvre c’est, par un biais, s’efforcer de la ruiner. Éliminons donc les deux termes. La parodie n’est pas de la critique proprement dite, mais les traits de [p. 236]son visage révèlent certainement sa parenté proche avec la critique.

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L’imitation est une création continuée qui se dégrade, la parodie est une création continuée qui se retourne. Peut-on imaginer une critique tellement supérieure qu’elle pourrait être dite une création qui se continue en créant toujours plus intensément, c’est-à-dire en dépassant l’œuvre sur laquelle elle s’appuie et qu’elle commente, en la contenant, comme disent les philosophes, éminemment, en répondant victorieusement au défi coutumier de l’auteur ou du lecteur : Faites-en donc autant ? Pourquoi pas ?

Si, exception faite pour Pascal, on donnait à choisir à un homme d’aujourd’hui entre la perte de tous les ouvrages des Messieurs de Port-Royal et le Port-Royal de Sainte-Beuve, la décision ne serait pas douteuse : à l’exception d’une petite minorité d’érudits et de vieux jansénistes, Sainte-Beuve emporterait tous les suffrages. Voilà donc un cas où le rapport ordinaire est renversé. Au lieu que les auteurs soient le chêne et la critique le lierre parasite, c’est la critique qui, pour la postérité, devient le chêne. Bien entendu, cela ne réussit que si l’auteur est de second ordre et le critique du [p. 237]premier. Et n’allons pas trop loin, puisque l’exception de Pascal est là, et que nous pouvons nous demander si, en l’absence de Pascal, Port-Royal eût fourni attrait et matière à une renommée de premier plan et à la curiosité de Sainte-Beuve.

Cas privilégié, disons-nous, parce qu’en droit il ne peut se produire que très rarement. Il faut, en effet, que ces conditions soient réalisées : comme auteur, un homme qui ait assez de génie pour être un très grand critique et pas assez de génie pour sortir du monde de ses lectures : comme sujet un ou des écrivains qui soient assez grands, assez importants pour fournir à une intéressante et profonde étude critique, pas assez pour éclipser eux-mêmes leur critique.

Cependant nous pouvons, pour trouver un second exemple (je n’en vois pas de troisième) aller plus haut encore que Sainte-Beuve et Port-Royal. La critique pleinement créatrice, celle qui ne s’appuie sur une œuvre elle-même parfaite que pour la retourner et la maîtriser de toutes les façons, la féconder, la dépayser, en faire le point de départ d’une création géniale qui demeure pourtant jusqu’au bout incorporée à la critique, elle a été réalisée au moins une fois, et c’est par Platon dans le Phèdre.

[p. 238]Qu’est-ce que le Phèdre ? La critique littéraire d’un discours de Lysias, que reproduit Platon (l’authenticité si discutée, du discours de Lysias, paraît établie par le soin qu’à Platon de le faire lire et non réciter). Ce discours après l’avoir critiqué, Socrate le refait, et si on ne pourrait dire que le sien soit supérieur à celui de Lysias, tout au moins ne lui est-il pas inférieur. Et en tout cas Socrate « en a fait autant ». Mais les deux discours se tiennent également sur un certain plan. Socrate, averti par le signe démoniaque, passe, pour refaire un troisième discours, sur un plan nouveau. C’est le plan contraire de celui de la parodie. Tandis que la parodie critique et refait une œuvre en la précipitant dans le plan inférieur (qui serait, à la limite, le plan du critique envieux, du Zoïle légendaire), Socrate l’élève au contraire sur le plan supérieur : d’une part, se souvenant que l’Amour est dieu et que Lysias et lui n’en ont parlé qu’humainement, il passe sur le plan divin. D’autre part il passe du plan de la rhétorique sur le plan de la dialectique, du plan de la dialectique sur le plan du mythe philosophique, au-dessus duquel il n’y a rien.

Mais si le Phèdre réalise le chef-d’œuvre de la critique, c’est qu’il n’est pas écrit par un critique. Il est écrit par un poète dramatique [p. 239]devenu philosophe et resté poète, par un des plus grands génies de tous les temps, qui s’est diverti un jour à faire de la critique littéraire, comme Fénelon s’y est diverti dans la Lettre à l’Académie. Il commence dans la région même de la Lettre à l’Académie, et de là, par une série de plans, il s’élève non pas jusqu’au mysticisme de Fénelon, mais jusqu’au mysticisme où aspira le Fénelon du pur amour et autour duquel il tourna sans y entrer. Là encore nous ne connaissons qu’une exception heureuse. De même que le genre du dialogue a réellement cessé après Platon, aussi bien que le genre de la tragédie après Racine, ne traînant jusqu’à nous qu’une file d’imitateurs pâles, de même aucune œuvre critique n’a approché du Phèdre, n’a retrouvé à la même source le même mouvement créateur.

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Rien ne nous empêche cependant d’attendre, d’espérer, d’imaginer une puissante critique philosophique et poétique retrouvant un mouvement de ce genre. Mais l’élan vital, la force de synthèse permise à la critique rencontreront toujours un obstacle en un point, celui-ci. Même sous son aspect constructeur, sous sa figure créatrice, l’esprit critique correspond à quelque chose qui se défait plutôt [p. 240]qu’à quelque chose qui se fait. Epoque critique s’opposait pour les Saints-Simoniens à époque organique, et génie critique s’oppose toujours d’une certaine façon à génie organique. Cela est vrai pour Sainte-Beuve : il ne s’est résigné que tard à la situation littéraire de critique pur, il s’y est résigné comme à une déchéance de ses aspirations et de ses espérances. Et peut-être serait-ce vrai de Platon, mais alors il faudrait faire rentrer son incursion critique dans une nature et dans un être de philosophe (ce qui n’offrirait guère de difficulté, puisque toute révolution philosophique fut une révolution critique, que la critique littéraire est une philosophie de la littérature, et que la philosophie est une critique des données des sens et de la raison). On ne pourra jamais faire coïncider, même sur le plan le plus haut du génie, deux opérations aussi distinctes, aussi opposées, que créer et comprendre. L’esprit humain sous toutes ses formes, les plus humbles comme les plus sublimes, consiste à unir l’un à l’autre, mais jamais sur le pied d’égalité, et à employer l’une au service de l’autre. La critique ne peut persévérer dans son être qu’en employant la création au service de l’intelligence, et non, comme l’artiste, l’intelligence au service de la création.

[p. 241]S’il me fallait désigner le point le plus haut auquel puisse atteindre, ou du moins ait atteint jusqu’aujourd’hui, la création au service de l’intelligence, c’est-à-dire la grande critique, je dirais qu’il consiste non pas, comme l’a pensé longtemps la critique classique, à créer du génie, mais à créer un Génie. C’est la majuscule qui change tout. La critique française ne s’est développée qu’au xixe siècle, à la suite du romantisme, parce que le même livre qui a donné l’impulsion décisive au romantisme l’a donnée à la critique, un livre dont le titre traçait à la critique non seulement son programme, c’est-à-dire le cercle qu’elle peut remplir, mais encore ses limites, c’est-à-dire le cercle qu’elle ne saurait guère dépasser. Je veux parler du Génie du Christianisme.

Les Français, que Nietzsche a appelés le plus chrétien de tous les peuples, avaient pris en face du christianisme, après l’échec de la Réforme française, deux attitudes opposées : construire en lui et par lui, omnia instaurare in Christo, ce qui fut l’idéal du xviie siècle, et aussi bien des jésuites que des jansénistes, lesquels travaillaient tous deux, ceux-ci sur le terrain de l’âme, ceux-là sur le terrain social, à instituer un christianisme intégral. Et puis détruire tout de lui, comme l’ont essayé le [p. 242]xviiie siècle, les Encyclopédistes, la libre-pensée voltairienne. Les deux systèmes impliquent un parti pris, excluent pareillement la critique. Il y a critique lorsqu’à l’idéal construire et à l’idéal détruire, l’un et l’autre intéressés, se substitue une idée désintéressée : comprendre. Pour que cet idéal puisse être cherché raisonnablement en matière de religion, il ne faut pas que la religion soit trop forte ni trop faible, il faut qu’elle en soit au point et à l’époque où l’a trouvée Chateaubriand, il faut qu’entre le jour du xviie siècle et la nuit du xviiie, elle réalise cet état intermédiaire, crépusculaire qui tient si bien dans le mot de Génie. Le Génie du Christianisme, c’est en effet, pour Chateaubriand, l’élan vital du christianisme, mais cet élan vital au moment où un sculpteur peut le saisir, le traduire en plastique et en beauté, où une sensibilité géniale peut l’aimer, où une intelligence géniale peut le comprendre, et où manque la volonté géniale de le vivre réellement.

Le Génie du Christianisme a donné au romantisme une partie de son atmosphère poétique et historique, mais il a donné aussi à la littérature son atmosphère critique, sa capacité de large, belle, souple et vivante critique. J’ai dit comment Port-Royal est sorti du Génie du Christianisme, comment [p. 243]le livre de Sainte-Beuve est en réalité un Génie de Port-Royal. Mais en ce sens large, toute grande œuvre de critique littéraire, et même les œuvres moyennes, si elles restent étrangères à l’apologétique et au parti pris, peuvent recevoir ce nom de Génie. Nisard lui-même est éclos à l’ombre de M. de Chateaubriand, a éprouvé devant le manuscrit des Mémoires d’Outre-Tombe les fraîches admirations que révèle sa correspondance. Et son histoire de la littérature classique, charpentée par l’idée de l’esprit français, ne peut-elle s’appeler un Génie du Classicisme ? Brunetière a repris ce Génie. Taine a écrit un Génie de la Littérature anglaise, Lemaître un Génie de Racine. Comparez la critique du xixe siècle à la critique des deux siècles précédents, vous verrez que ce qui a manqué à celle-ci pour créer une grande œuvre, c’est précisément cette idée ou plutôt cet être des Génies. Formuler en critique technique, former en artiste intelligent (les deux opérations sont nécessaires) un de ces Génies, un de ces êtres intermédiaires, une de ces brillantes et bienfaisantes nuées (j’amorce ici la parole pour la contradiction, et je sais d’ailleurs qu’Ixion n’est pas Jupiter), nuées flottantes entre le ciel et la terre, voilà qui donne aujourd’hui, et depuis un siècle, à la critique, son rayonnement et sa fleur.