Marius Topin

1876

Romanciers contemporains

2016
Marius Topin, Romanciers contemporains, Paris, Charpentier et Cie, 1876, 419 p. Source : Internet Archive. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Haykuhi Gzirants (OCR, Stylage sémantique).

[Épigraphe] §

Il y a une sorte de critique qui ne se pique point d’être un genre, et qui en refuserait l’éloge. L’art de lire les bons livres serait son vrai nom. Elle parle plus volontiers de ses plaisirs que de ses dégoûts ; elle tient plus à nous faire aimer les beautés des livres qu’à nous rendre trop délicats sur les défauts des écrivains.

D. Nisard.

Introduction §

Nous commençons cette série d’études de critique littéraire sans autre programme que celui d’une sincérité absolue et d’une entière franchise. Nous nous efforcerons d’éviter avec autant de soin l’approbation complaisante que le blâme systématique. Ce n’est pas à l’archevêque de Grenade, c’est à ses auditeurs que nous nous sommes chargés de dire si ses homélies dernières valent celles du début. Il est vrai que l’archevêque de Grenade nous lira peut-être et qu’il trouvera sans doute bien audacieuse notre prétention. Mais persisterait-il à crier bien haut que son génie est tout aussi vaste, tout aussi puissant que par le passé, nous n’écrirons pas moins avec regret, mais aussi avec conviction, en tête de ces sincères jugements le mot : décadence.

Les grands philosophes du siècle passé ont encore des lecteurs, mais bien peu de disciples ; la morale ne compte plus guère d’adeptes ; les graves historiens de la première moitié du siècle disparaissent peu à peu, sans laisser de successeurs ; on fait encore des vers, mais combien comptons-nous de poètes ? On continue à aller au théâtre ; mais où sont les chefs-d’œuvre dramatiques nouveaux ? Qui voit-on poindre à l’horizon pour remplacer les Hugo, les Lamartine, les Musset ? Qui, dans la critique, peut aspirer à continuer les Villemain, les Saint-Marc Girardin, les Nisard ? Royer-Collard, Cousin, Destutt de Tracy, Jouffroy, la Romiguière ont des disciples, mais non des continuateurs. Qui apparaît pour poursuivre l’œuvre des deux Thierry, des Barante, des Guizot, des Mignet ? Nous interrogeons vainement tous les coins et recoins de l’horizon. Nous apercevons des curieux, des lettrés, des « amateurs des choses de l’esprit », de loin en loin et de plus en plus rares, quelques hommes de goût, encore quelques lecteurs assez nombreux des livres élevés ; mais qui se montre marqué au front du signe sacré, et ayant reçu la mission de produire des chefs-d’œuvre comparables à ceux de la première moitié de ce siècle ?

Il faut savoir se l’avouer. Si nous sommes en progrès pour tout ce qui touche aux besoins matériels des peuples, pour toutes les sciences usuelles, d’économie pratique, pour les questions politiques et sociales, nous constatons pour tout le reste une décadence générale. Dans le domaine des lettres, les forces productrices sont momentanément épuisées. Nous nous trouvons en pleine période d’impuissance et de stérilité.

Seul, peut-être, le roman résiste à cet effondrement universel. Non seulement il se maintient parfois au degré élevé où l’a vu la génération précédente, mais encore quelques-uns des romanciers du jour lui ont donné une forme, lui ont imprimé des qualités qui le rendent, à certains égards, supérieur à ce qu’il a jamais été. C’est en tenant compte de ces progrès incontestables, de cette élévation dans le niveau, des efforts souvent efficaces de quelques romanciers contemporains, que nous ouvrons par le roman cette série d’études littéraires. Nous maintenons à la philosophie, à la morale et à l’histoire leur suprématie. Nous proclamons l’auteur dramatique le plus capable d’émouvoir les foules eu pouvant le mieux satisfaire, par la tragédie et le drame, le besoin qu’elles ont de plaindre les malheurs de l’homme, par la comédie, la satisfaction qu’elles éprouvent à rire de ses défauts. La critique nous apparaît comme la faculté dominante de ce siècle, comme étant le genre qui, durant de longues années, a attiré à lui et gardé les talents les plus nombreux. L’éloquence et la poésie sont, à nos yeux, deux arts suprêmes, deux arts incomparables et souverains, qui d’ailleurs se fondent en un seul. Mais comme nous n’apercevons parmi les écrivains nouveaux ni de grands philosophes, ni d’éminents historiens, ni de puissants génies dramatiques, ni des critiques hors de pair, ni des Bossuet, ni des Hugo, nous sommes bien contraints d’aller, non au genre le plus fameux, mais à celui qui, bien qu’il occupe en littérature une place médiocre, est en ce moment le plus encombré, le plus fourni de talents variés et pleins d’espérances.

Si le roman est placé dans un rang subalterne parmi les travaux de l’esprit, en retour il occupe une grande place dans l’histoire littéraire des sociétés modernes. Pour savoir l’idéal que la société se faisait de l’amour au seizième et au dix-septième siècle, il suffit de lire l’Amadis, l’Astrée, le Cyrus et la Clélie. Pour nos aïeux, le roman était la représentation de leur idéal dans l’amour. Tandis que l’histoire nous montre ce qu’ils ont fait, le roman nous apprend ce qu’ils ont rêvé. Les romans des siècles derniers se sont en effet éloignés du vraisemblable, non pour décrire le monstrueux, mais pour rechercher l’idéal. Leurs auteurs peignaient l’homme, non pas tel qu’il était, mais tel qu’il aurait pu être ; ils exagéraient ses qualités en encourageant l’élan qui l’entraîne vers le bien. Les personnages créés par eux sont surhumains, mais non pas faux. Ils sont des fictions, mais non absolument des mensonges. Leur générosité et leur loyauté, bien plus grandes qu’on ne les voyait alors dans le monde, leur courage bien plus téméraire, leurs actions transformées en prouesses, leur dévouement allant jusqu’au sacrifice héroïque, leur honnêteté en amour jusqu’à une fidélité éternelle, tout indiquait, non pas, hélas ! les idées de la foule, mais ses aspirations. Si le siècle dont l’Astrée eût été le miroir fidèle serait au-dessus de tous les éloges, le siècle qui a lu l’Astrée et l’Amadis avec enthousiasme mérite d’être loué, car c’est se montrer digne des sentiments élevés et délicats que de les comprendre. Mais ce n’est pas seulement l’amour, tel que le rêvaient nos devanciers, que représentent plusieurs romans des siècles précédents, c’est aussi l’amour tel qu’il est de tous temps ; leur œuvre n’a donc pas seulement un intérêt historique, elle offre aussi un véritable intérêt philosophique.

C’est un intérêt moral qui fait le charme suprême de ces pastorales du dix-septième et du dix-huitième siècle, qui peu à peu remplacèrent les romans d’aventures et de batailles. Aux preux du moyen âge avaient succédé les chevaliers à la fois amoureux et batailleurs. À ceux-ci succédèrent les bergers, choisis de préférence parce qu’ils habitent des lieux plus gracieux et plus propres au véritable amour. C’est encore pour peindre les sentiments les plus chers à l’imagination de l’homme que l’on a choisi avec tant de prédilection l’idylle et la pastorale. Il semble qu’une belle campagne, qu’un séjour aimable et séduisant appellent de préférence des personnages aux affections honnêtes et douces. Pas plus que le roman de chevalerie n’a été l’image de la réalité, l’idylle et la pastorale ne représentaient ce qu’on voyait du temps de Paul et Virginie. Mais elles exprimaient ce qu’on rêvait. En transportant ses personnages au milieu de la campagne, on ne prétendait pas reproduire exactement la vie des champs, mais bien se conformer à un rapprochement naturel entre des sentiments candides et les lieux aimables et doux. C’était encore une fiction, mais une fiction honnête et recommandable.

Le dix-neuvième siècle s’efforça de peindre, à son tour, l’amour ingénu et pur, mais sans y parvenir dans ses premiers essais. Chateaubriand traite, dans Atala, le même sujet que Bernardin de Saint-Pierre, mais il lui manque les deux qualités essentielles, indispensables : la naïveté et la simplicité. Chateaubriand ne devait pleinement réussir que dans la peinture du contraire même de l’amour ingénu, c’est-à-dire dans la peinture de l’amour tel que l’éprouve René. Chateaubriand vivra par René, parce que la maladie dont souffre son héros est de tous les temps, et que toujours, en tous lieux, à toute époque, les hommes retrouveront dans ce livre leur infirmité et leurs désabusements.

Mais si René sera compris tant que durera le mal incurable (le dégoût de vivre) dont il souffre, l’influence de cet écrit a été funeste par les exagérations ridicules, par les grossissements excessifs qu’il a provoqués. C’est à partir de René que l’expression des sentiments principaux décrits dans le roman est devenue outrée, prétentieuse, violente même. Là où il y avait douleur passagère, on a mis mélancolie ; la sensibilité a remplacé la tendresse ; à la méditation féconde a succédé une rêverie vague, vide, stérile. En outre, et par une tendance de plus en plus irrésistible, on a fait de l’exception la règle, et beaucoup d’écrivains ont mis autant de passion à rechercher le mal, uniquement pour le décrire, que les réformateurs des mœurs recherchent le mal pour le combattre.

La poursuite de ce qui est bizarre, rare, exceptionnel, voilà en effet le trait caractéristique qui distingue beaucoup des romans de notre temps et un grand nombre de pièces de théâtre. Il y a quelques mois un auteur dramatique fort populaire1 a pu, dans une circonstance solennelle et devant un public d’élite, affirmer que « le théâtre vit d’exceptions », sans que le directeur de l’Académie française ait protesté contre cette hérésie. Il n’est donc pas surprenant que l’exception, ayant été acclamée en si haut lieu et y ayant reçu droit de cité, tienne haut la tête et ait tant de dédain pour les passions ordinaires, naturelles et simples.

C’est elle pourtant, c’est l’exception que nous allons pourchasser sans relâche, et, autant nous excuserons volontiers les écrivains qui dédaigneront la vraisemblance pour rechercher l’idéal, autant nous blâmerons ceux qui s’éloigneront du vraisemblable pour peindre le monstrueux. S’il est, en effet, jusqu’à un certain point, permis de sortir des conditions ordinaires de la nature humaine, c’est pour s’élever au-dessus d’elle et non pour descendre au-dessous. Impitoyables pour ceux qui dépeignent ce qui est bas parce que c’est bas, indulgents envers ceux qui sortent du vrai pour entrer dans l’idéal, nous donnerons notre admiration à ceux qui atteignent la vérité, toute belle dans sa simplicité.

Le but du romancier doit être, selon nous, d’offrir le spectacle émouvant ou seulement agréable des passions et des ridicules d’autrui ; mais il ne faut pas que le tableau de la passion soit plus corrupteur que la passion elle-même. Plus encore que l’auteur dramatique, le romancier peut décrire tous les mouvements du cœur de l’homme ; aussi loin que l’auteur dramatique, il peut pousser l’imitation de la nature humaine. Les moyens qu’il a d’exciter l’émotion sont infinis.

Mais la première condition de cette émotion, c’est que la passion qui l’excite soit vraie. Les bizarreries, les raretés, les phénomènes satisfont un instant une passagère curiosité, mais ils ne sauraient émouvoir. Si nous éprouvons une véritable satisfaction dans le tableau des malheurs d’autrui, ce n’est pas que nous aimions à voir souffrir notre semblable, mais c’est parce que nous nous intéressons à des maux qui hier ont été les nôtres, qui demain peut-être nous accableront de nouveau. Or comment nous considérerions-nous comme menacés par ces passions monstrueuses, étranges, basses, que trop souvent se complaît à décrire le romancier moderne ? D’autre part, ce qui est exceptionnel lasse vite. Une manie amuse un instant, mais ne tarde pas à déplaire par son invariable monotonie. « Il y a, a dit un moraliste, quelque chose de pis que d’être comme tout le monde, c’est d’être toujours le même. Les gens communs valent encore mieux que les gens monotones. »

La fatigue n’est pas seulement le résultat ordinaire de l’exception. Celle-ci engendre en outre fatalement l’excès. Le romancier qui demeure dans la description des sentiments généraux, c’est-à-dire qui peint les passions les plus communes, les plus simples, comme l’amour, la tendresse paternelle, la jalousie, la colère, a pour limites naturelles celles du vrai lui-même. Il se sait contenu par ce qu’il nous est donné à tous chaque jour de voir et d’observer. Mais où peut être la mesure, où peut être la règle d’un écrivain qui montre une exception ? Il ne saurait aspirer qu’à surprendre furtivement l’attention du lecteur. Aussi, le plus souvent, dépasse-t-il toute limite et est-il trop violent, de peur de ne pas le paraître assez. Où sont ses juges ? Il ne peut en avoir, car il décrit des phénomènes que seuls ont étudiés quelques hommes spéciaux. Lorsque Eugène Sue, par exemple, nous présente le hideux tableau de la mort de Fernand, atteint de nous ne savons quelle folie amoureuse, il a toute liberté de surcharger ses couleurs et d’exagérer l’horrible. Nous sommes aussi incapables de le contredire que nous sommes peu disposés à nous émouvoir. Nous éprouvons les impressions pénibles de celui qui, entraîné par surprise à la Morgue, y jette un coup d’œil rapide et curieux, puis s’éloigne avec horreur.

Enfin une dernière cause oblige à préférer l’étude des sentiments généraux à l’exception. Si l’art ne doit s’adresser qu’à l’esprit, qu’à l’intelligence, et nullement aux sens, si cette condition est la règle suprême de tous les arts, même de la danse, qui doit tendre à éveiller dans l’âme l’idée de la grâce, c’est que la nature morale est aussi infinie qu’est limitée la nature matérielle. Les passions de l’âme sont incalculables dans leur nombre et dans leur variété. La douleur physique est une essentiellement bornée, monotone et stérile. De même qu’au théâtre des hurlements de souffrance, des cris d’agonie lassent vite et qu’on ne comprend pas qu’un acte tout entier2 ait pu être consacré aux convulsions qui précèdent la mort, de même, dans le roman, tout ce qui est emprunté au langage de la physiologie et de la médecine répugne aux esprits délicats. Que l’on étudie l’âme dans ses luttes, et non l’instinct dans cas ils protesteraient avec énergie, et ils auraient bien raison.

Nous avons à juger seulement les ouvrages dans lesquels est poursuivi le beau, est recherché le vrai. Tout le reste est léger, frivole ou scandaleux.

Nous avons tenu à placer ces premiers principes à la tête de ces études. Ils nous serviront, en effet, de règle constante et, nous le croyons, infaillible. Nous allons maintenant les appliquer.

I. George Sand. — Victor Hugo §

En tête des romanciers contemporains, nul, sinon Mme Sand elle-même, ne s’étonnera de nous voir placer la femme célèbre, dont une carrière ininterrompue, durant quarante années, n’a pas tari l’imagination féconde, et qui, par la vivacité du dialogue, par la beauté sereine et majestueuse des récits, par la fidélité dans la peinture des mœurs et des caractères, par l’exactitude merveilleuse des descriptions, enfin par l’éloquence impétueuse de la passion, a eu le rare privilège d’obtenir à la fois les suffrages de la foule et l’approbation des délicats. Mme Sand n’est pas seulement le premier romancier de notre temps, mais elle est aussi un des premiers écrivains du siècle. Sa prose, souple autant que riche, choisie autant que sobre, mâle et forte autant que correcte, est également propre à reproduire les nuances les plus fines, à raconter les scènes les plus énergiques, à peindre la passion la plus véhémente, la plus désordonnée. C’est la langue de Rousseau, avec parfois plus de facilité et de finesse ; c’est la grâce de Bernardin de Saint-Pierre, avec moins de raffinement ; c’est surtout la chaleur et l’éloquence de nos plus, grands orateurs, et cela sans efforts, sans recherche, avec un génie sur de lui-même et atteignant d’instinct les plus hauts sommets.

Aussi remarquable par le don de l’invention que par le talent d’exposer, Mme Sand s’est maintenue presque toujours égale à elle-même depuis Indiana jusqu’à ce Flamarande qu’elle vient de publier. Elle connaît à fond les ressources infinies qu’offre le roman, et tantôt en procédant par récit, tantôt en se servant de la forme épistolaire, ou bien encore en adoptant le procédé des mémoires, elle est parvenue à jeter dans son œuvre une incessante variété.

Son exactitude dans la description d’un paysage est aussi scrupuleuse que sa fidélité à peindre un caractère et à le maintenir jusqu’à la fin conforme à lui-même. Nous avons vu plusieurs des sites qu’elle a peints dans Jean de la Roche et le Marquis de Villemer, entre autres ce pittoresque bois de Bar, près d’Allègre, qui est le théâtre d’une scène si touchante. Un dessinateur le retracerait d’après le roman, qu’il le reproduirait tel qu’il existe en réalité. Le tableau du château de Polignac, dans le Velay, est une merveille d’exactitude rigoureuse. Les Maîtres sonneurs, Mauprat, Mont-Revêche abondent en descriptions d’un relief puissant et d’une couleur éclatante. Jamais, dans aucune langue, la nature n’a été décrite en traits plus saisissants ; jamais on n’a mieux reproduit sa splendeur majestueuse et sereine. Est-il possible d’imaginer un tableau plus grandiose et en même temps plus exact que celui-ci choisi au milieu de vingt autres qui ne lui sont pas inférieurs ?

Rien ne peut donner l’idée de la beauté pittoresque du bassin du Puy, et je ne connais point de site dont le caractère soit plus difficile à décrire. Ce n’est pas la Suisse, c’est moins terrible ; ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau ; c’est la France centrale avec tous ses vésuves éteints et revêtus d’une splendide végétation ; ce n’est pourtant ni l’Auvergne ni le Limousin. Ici point de riche Limagne, arène vaste et tranquille de moissons et de prairies abritées au loin par un horizon de montagnes soudées ensemble ; point de plateaux fertiles fermés de fossés naturels. Non, tout est cime et ravin, et la culture ne peut s’emparer que de profondeurs resserrées et de versants rapides. Elle s’en empare, elle se glisse partout, jetant ses frais tapis de verdure, de céréales et de légumineuses avides de la cendre fertilisée des volcans, jusque dans les interstices des coulées de lave qui la rayent dans tous les sens. À chaque détour anguleux de ces coulées, on entre dans un désordre nouveau qui semble aussi infranchissable que celui que l’on quitte ; mais quand des bords élevés de cette enceinte tourmentée on peut l’embrasser d’un coup d’œil, on y retrouve les vastes proportions et les suaves harmonies qui font qu’un tableau est admirable, et que l’imagination n’y peut rien ajouter.

L’horizon est grandiose. Ce sont d’abord les Cévennes, Dans un lointain brumeux, on distingue le Mézenc avec ses longues pentes et ses brusques coupures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier-des-Joncs, cône volcanique qui rappelle le Soracte, mais qui, partant d’une base plus imposante, fait un plus grand effet. D’autres montagnes de formes variées, les unes imitant dans leurs formes hémisphériques les ballons vosgiens, les autres plantées en murailles droites, çà et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un espace de ciel aussi vaste que celui de la campagne de Rome, mais profondément creusé en coupe, comme si les volcans qui ont labouré cette région eussent été contenus dans un cratère commun d’une dimension fabuleuse.

Au-dessous de cette magnifique ceinture, les détails du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse netteté. On distingue une seconde, une troisième, et par endroits une quatrième enceinte de montagnes également variées de formes, s’abaissant par degrés vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent ce que l’on peut appeler la plaine ; mais cette plaine n’est qu’une apparence relative : il n’est pas un point du sol qui n’ait été soulevé, tordu ou crevassé par les convulsions géologiques. Des accidents énormes ont jailli du sein de cette vallée, et, dénudés par l’action des eaux, ils forment aujourd’hui ces dykes monstrueux qu’on trouve déjà en Auvergne, mais qui se présentent ici avec d’autres formes et dans de plus vastes proportions. Ce sont des blocs d’un noir rougeâtre qu’on dirait encore brûlants, et qui, au coucher du soleil, prennent l’aspect de la braise à demi éteinte. Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis des forteresses et des églises, enfin des villages et des villes. Le Puy est en partie dressé sur la base d’un de ces dykes, le rocher Corneille, une des masses homogènes les plus compactes et les plus monumentales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré aux dieux de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte encore les débris d’une citadelle du moyen âge, et domine les coupoles romanes d’une admirable basilique tirée de son flanc.

Cette basilique est elle-même un accident grandiose dans ce grandiose décor naturel. Elle se découpe, noire et puissante, sur les fonds vaporeux des lointains de la campagne, car dans ce tableau, vu d’ensemble, l’horizon des Cévennes se détache seul sur le ciel, et là, je crois, est le secret de son magique aspect. Les détails vus ainsi comme repoussoirs à des perspectives profondes prennent toute l’importance qu’ils ont effectivement et se trouvent en proportion avec l’importance des masses lointaines. C’est l’isolement de Rome sur son ciel sans bornes qui fait que la grandeur réelle de ses monuments est difficilement appréciable à celui qui en approche. Rome, c’est ici qu’elle devrait être située ! C’est ce gigantesque piédestal d’une seule roche qu’il eût fallu à la pensée de Michel-Ange pour lancer dans les airs le dôme magistral de Saint-Pierre.

Quel éclat dans les couleurs, et aussi quelle simplicité dans les moyens ! Est-il un style à la fois plus large, plus régulier, plus majestueux ? Comme la phrase se déroule avec ampleur et harmonie, restant toujours dans la grande voie, évitant les sentiers détournés, et tout illuminée par une vive lumière ! Les sites divers, au milieu desquels a vécu Mme Sand en les contemplant avec amour, se reflètent fidèlement dans son style comme dans une nappe d’eau unie, limpide et merveilleusement transparente. C’est un magnifique privilège du génie que de pouvoir laisser partout des traces de son passage en immortalisant les lieux visités.

Nous avons tenu à rendre tout d’abord hommage à l’écrivain. Il nous faut maintenant pénétrer plus avant dans notre étude.

Mme Sand s’est proposé de peindre trois sortes d’amour. L’un, qui est d’autant plus ardent qu’il lutte contre le devoir, qu’il trouve pour obstacle la loi et qu’il va à l’encontre des usages et des croyances que respectent les gens de bien. C’est à cette sorte de roman, où la passion se déchaîne en emportements impétueux et où le mariage est frappé à grands coups d’éloquence, qu’appartiennent Indiana et Valentine.

Jacques est de la même famille. Les trois personnages, le mari, la femme et l’amant qui forment l’éternelle et l’inévitable trilogie, sont une fois de plus en présence. De ces trois personnages, dont l’un est de trop, qui disparaîtra ? Sera ce l’amant comme dans Polyeucte ? ou la femme comme dans la Nouvelle Héloïse ? Dans Jacques, c’est le mari. Au milieu d’une excursion sur les montagnes du Tyrol, il se jette dans un précipice et il pousse le dévouement jusqu’à donner à son suicide l’apparence d’un événement involontaire. Ce renoncement au profit de l’adultère pourrait ne pas être ridicule si Jacques n’aimait pas ou méprisait sa femme. Mais il n’en est rien. Il l’aime et, ce qui est plus étrange, il l’estime. C’est par système qu’il sort de la vie pour mieux céder la place à ceux qui le trompent. Ce système, il l’expose doctrinalement et sous forme de prédication dans plusieurs lettres adressées soit à sa femme même, soit à une confidente. Il ne se sacrifie pas par élan d’héroïsme, mais par conviction froide et raisonnée. Rien d’ardent ni d’enflammé dans les paroles dernières de Jacques. Il meurt en maniaque pédantesque et prédicant, sans doute comme il a vécu. En mourant il ne délivre pas seulement sa femme : il la justifie sans le vouloir, car un tel excentrique ne pouvait guère inspirer l’amour.

Il y avait bien plus de passion réelle dans Indiana et dans Valentine que dans Jacques. Il y a à la fois bien plus de passion et de vérité dans Lélia.

Lélia est la description de la seconde sorte d’amour décrite par Mme Sand. C’est un amour sans objet, parce que l’objet qu’il poursuit est idéalement beau et ne saurait exister ici-bas. C’est un amour désespéré, sans issue possible, parce qu’il rêve la perfection. Lélia est de la famille de René. Elle procède de l’ennui du siècle. Le doute l’accable et l’anéantit. Elle va d’une passion à une passion nouvelle, et chaque expérience l’enfonce davantage encore dans son scepticisme.

Enfin, et c’est là son plus beau titre de gloire, Mme Sand a peint l’amour ingénu et naïf dans trois récits qui resteront ses plus parfaits chefs-d’œuvre : la Mare au Diable, la Petite Fadette et François le Champi. Nous écartons André, bien que la scène de ce roman soit aux champs, parce que le caractère du héros, faible, presque féminin, souvent fantastique, ne saurait convenir à la perfection idéale nécessaire à l’idylle pour qu’elle enchante et élève l’imagination.

Mais quelles ravissantes pastorales, quels modèles achevés que cette trilogie champêtre qui comprend la Mare au Diable, la Petite Fadette et François le Champi ! Jamais peut-être la passion n’a parlé un langage plus simple, plus naïf, dans l’acception la meilleure du mot. Jamais on n’a trouvé un accord plus parfait entre les plus suaves aspirations de l’âme humaine et le doux aspect de la campagne. Intérêt touchant dans les aventures, fraîcheur dans les paysages, fidélité dans la peinture des mœurs des paysans, élégance naturelle dans la langue des villageois, simplicité des ressorts mis en jeu, tout concourt à assurer à ces livres parfaits l’estime des gens de goût. Que les écrivains qui veulent excuser l’immoralité de leurs tableaux, en affirmant que l’indécence est désormais le seul moyen d’amuser le public français, veuillent bien relire la Mare au Diable. Qu’y rencontreront-ils comme héros ? Un laboureur, une jeune fille et un enfant. Qu’y trouveront-ils comme aventures ? Des événements enchevêtrés les uns dans les autres et étalés avec fracas ? Point. Un simple et court voyage dans lequel tient toute l’action.

Où donc l’écrivain de génie a-t-il puisé le secret de nous intéresser avec de tels éléments ? Dans son cœur, et cela a suffi. La naissance, le développement progressif de l’amour du laboureur pour la jeune fille nous attachent, parce que l’auteur s’y est attaché lui-même. L’intérêt qu’excitent les œuvres d’art vient tout entier de l’intérêt qu’a éprouvé leur auteur en les concevant. Quand cet intérêt est poussé au dernier degré, l’artiste est en vérité un créateur après Dieu. Germain et Marie existent en réalité. Mme Sand leur a donné la vie, et les a placés dans un de ces paysages vus par elle, et si exactement décrits. Le cadre est de Dieu. Les personnages sont les créatures du grand écrivain.

Tout, dans ces gracieux chefs-d’œuvre, qui auront leur place dans notre littérature nationale, tout concourt au but que veut atteindre l’auteur, tout, surtout le langage. Les poètes bucoliques des temps passés se sont souvent heurtés, sans le vaincre, contre cet écueil du langage, écueil si redoutable dans l’idylle, où la naïveté touche de si près à l’affectation, et la simplicité à la mignardise. Fontenelle a fait parler à ses bergers le beau langage de la ville. La difficulté suprême est de faire tenir aux villageois le véritable langage de la campagne. Celui qui, pour cela, se contenterait de les faire parler patois serait aussi absurde que le débutant qui, après avoir lu les Paroles d’un Croyant, se figurerait écrire du Lamennais en plaçant des et et des en vérité au commencement de toutes ses phrases. On peut être bel esprit et prétentieux en patois comme en français. La simplicité est dans la convenance du style, c’est-à-dire dans l’art de donner à ses personnages, avec les sentiments et les pensées qui leur sont propres, les expressions qui leur conviennent. Mme Sand y est parvenue sans difficultés apparentes, comme d’un seul élan, et elle a introduit dans ses trois romans champêtres le naturel, ce charme suprême, grâce auquel on lit sans efforts ce qui paraît avoir été écrit sans peine.

Après les admirables romans champêtres de Mme Sand, lesquels resteront une des productions les plus parfaites de notre siècle, Flamarande doit occuper une place à part dans l’œuvre de l’incomparable écrivain. Venu un des derniers, ce récit prouve que le temps passe, sans l’affaiblir, sur ce merveilleux talent, et que, par un rare privilège, Mme Sand sait se mettre tout entière dans ses œuvres sans s’y user. En outre, et pour la première fois, l’auteur de tant d’études déjà si variées et presque également belles dans leur diversité, a voulu montrer qu’elle aussi savait mettre un problème dans un roman, exciter dès les premières lignes et au plus haut degré la curiosité du lecteur, et la tenir constamment en éveil sans jamais ni complètement la satisfaire, ni la rebuter. Ce genre de récit exige une habileté particulière et un tour de main que d’ordinaire on acquiert seulement après de longs exercices. Aussi ceux qui y excellent s’y sont-ils voués exclusivement, et, comme ils ont cette seule corde à leur arc, ils lassent vite. Du premier coup, Mme Sand a atteint à la perfection, et elle a fourni un modèle de construction ingénieuse aux plus expérimentés, aux plus industrieux dans ce genre spécial.

Le problème est simple et ses deux termes viennent, dès le début du livre, se placer en face l’un de l’autre dans l’esprit du lecteur, et tour à tour s’imposer impérieusement à lui. Gaston est-il le fils du comte de Flamarande, ou celui de M. de Salcède qui a aimé passionnément la comtesse ? Les soupçons jaloux du mari sont-ils l’effet d’un naturel inquiet, bizarre, sceptique, ou bien sont-ils fondés ? Salcède, profondément amoureux, est-il parvenu, soit à faire partager sa passion, soit à l’imposer brutalement à Mme de Flamarande ? Grâce à un agencement merveilleux et à un choix ingénieux de circonstances habilement groupées, le lecteur est maintenu dans le doute jusqu’aux dernières pages du livre, tantôt adoptant la solution favorable à la comtesse, tantôt la croyant coupable, puis recommençant à l’absoudre pour se reprendre à la condamner. Ces changements d’opinion, ces fréquents retours sont amenés par les causes les plus naturelles, justifiés par les déductions les plus logiques et les plus vraisemblables. Jamais auteurs de romans d’aventures n’ont imaginé des ressorts à la fois plus simples et plus puissants. Leurs inventions les mieux combinées sont inférieures aux péripéties toujours nouvelles qui abondent dans ce modèle du genre.

Mais ce n’est pas seulement par la nouveauté et la simplicité des combinaisons que l’auteur de Flamarande a fourni un modèle que les spécialistes devraient s’efforcer d’imiter. Elle leur a montré aussi qu’on peut faire de l’étude d’un problème une œuvre littéraire si l’on donne à chaque personnage le langage qui lui est propre, si l’on ne se contente pas de faire succéder les unes aux autres les péripéties et si l’on y mêle la peinture des caractères, si en un mot l’on corrige ce qu’il y a de trop particulier dans le cas exposé, par le développement de passions générales. Par là, Mme Sand qui, en choisissant un sujet exceptionnel, était un peu sortie de l’art, y est rentrée entièrement. Elle a bien consenti à provoquer à son tour l’intérêt haletant et fiévreux qu’excite d’ordinaire ce genre de construction. Mais elle est restée grande artiste par la vie donnée aux personnages, et écrivain de premier ordre par la beauté magistrale des récits.

À combien d’observations utiles aux romanciers contemporains pourrait donner lieu ce livre sur lequel nous nous arrêtons avec complaisance parce que venu le dernier il n’a encore été le sujet d’aucune étude ! Comme il y aurait, par exemple, à admirer le soin qu’a l’auteur d’approprier le ton du récit au personnage qui le fait sous forme de Mémoires ! C’est un serviteur demi-lettré, demi-vulgaire des Flamarande, un peu domestique, un peu intendant, assez avant dans la confiance de ses maîtres pour savoir la moitié de leurs secrets, assez sagace pour pénétrer le reste. Avec quelle vérité les défauts et les qualités du narrateur sont exprimés dans un récit qui est bien réellement fait à sa façon et non à celle de Mme Sand ! On sait combien l’éloquent auteur des Maîtres sonneurs est un saisissant paysagiste. Mais ici, quelque goût qu’elle ait pour ces descriptions où elle excelle, elle a résisté à son penchant. En y cédant, elle aurait fait tenir au narrateur un langage invraisemblable. Ce n’est que vers la fin de l’ouvrage que celui-ci, après avoir traversé plusieurs fois la pittoresque Auvergne, mêle à sa narration quelques croquis, discrets. Et encore ne le fait-il qu’après avoir dit : « Le site était ravissant pour moi qui avais peu à peu appris à comprendre la nature. »

Voilà de ces traits, insignifiants en apparence, et qui en réalité contribuent puissamment à donner à celui qui parle les conditions de vie, à celui qui lit les satisfactions d’esprit les plus complètes. Point de heurts, point de secousses dans la route que parcourt le lecteur avec Mme Sand. Point de ces chocs qui troublent l’esprit, comme une finisse note choque l’oreille. Dans ses récits écrits sous forme de mémoires, le personnage qui parle n’est pas le porte-voix de Mme Sand. C’est elle qui se fait son interprète ou plutôt qui s’identifie avec lui, qui prend sa voix, ses gestes, ses mœurs, qui se pénètre de son langage, qui entre dans sa vie. C’est là le résultat à la fois d’une faculté de concentration et d’une force de pénétration peu communes. On a dit que Mme Sand a subi tour à tour des impressions bien diverses qui toutes ont laissé des traces profondes dans chacun de ses livres. On a dit3 d’une façon fort piquante que pour Mme Sand surtout est vraie la définition de Buffon : Le style, c’est l’homme. Le mot nous semble moins juste que spirituel. L’esprit de Mme Sand est trop viril pour qu’il subisse des influences, son talent trop personnel pour qu’il ait besoin du don d’assimilation, cette précieuse ressource des faibles. Que les amitiés qu’elle a nouées, que ses rapports avec des philosophes, des sculpteurs, des peintres, des rêveurs, lui aient parfois fourni le cadre ou, si l’on veut, les accessoires de ses romans, on peut l’admettre. Ce sont là des secours secondaires, des objets d’ornement que le génie peut accepter sans cesser d’être lui-même. Mais ces influences extérieures n’ont point pénétré jusqu’au fond. Mme Sand est demeurée fermée et inaccessible. Au milieu de son salon, où vingt personnes causent autour d’elle, elle sait être seule, se concentrer, s’isoler avec les créations qu’elle porte dans son esprit et qui y grandissent. Dans ce milieu où elle a vécu tour à tour avec ses héros, nul ne pénètre qu’elle ; nul ne domine que son génie. Pour elle comme pour tout écrivain, le style est l’homme. Mais l’homme, c’est Mme Sand.

Pourquoi faut-il que, dans la série des romans de Mme Sand, notre impartialité, notre justice nous obligent à signaler une œuvre digne de ses devancières par le talent qui y abonde, mais indigne de l’auteur par l’émotion scandaleuse qu’elle devait nécessairement produire et qu’elle produisit ? Comment un esprit aussi élevé n’a-t-il pas compris qu’en mettant en scène, dans le fameux roman d’Elle et Lui, un grand poète, que son génie et la mort rendaient doublement sacré, il allait satisfaire la curiosité malsaine et les goûts les plus grossiers de la foule ? Et d’ailleurs cette révélation, au moins imprudente, de secrets qui auraient dû demeurer ignorés, a fatalement amené des représailles. M. Paul de Musset a répliqué par le livre Lui et Elle au livre Elle et Lui. C’était l’acte loyal d’un frère répondant à une mauvaise action. Mais c’était aussi un talent médiocre, entrant en lice avec le génie. À ces tristes querelles, seule la malignité publique a trouvé son compte.

Si Mme Sand, parvenue à ce moment de la vie où l’on aime à regarder en arrière, embrasse l’ensemble de son œuvre et veut se donner la piquante tâche de se juger elle-même avec sincérité, elle reconnaîtra que, de tous ses livres, ceux-là sont de véritables chefs-d’œuvre littéraires, où elle n’a pas été guidée par l’esprit de système ni poursuivie par le désir d’écrire une thèse. Quand elle a voulu, comme, par exemple, dans Mademoiselle la Quintinie, faire une réfutation de parti pris, ou, dans Ma sœur Jeanne, paraître vouloir gagner une gageure dans le domaine du paradoxe, son génie l’a trahie. Rebelle au joug qui lui était imposé, il s’est refusé à se plier aux exigences de l’esprit de parti, et l’on trouve à bien des endroits les traces de la lutte. Là, au contraire, où Mme Sand n’a recherché ni une glorification systématique du protestantisme, ni l’imitation de certains rêveurs allemands, ni la contrepartie de tel roman de M. Feuillet4, elle a été elle-même et elle a trouvé ses plus suaves inspirations.

Parmi tous ses romans, lesquels vivront éternellement ? Sont-ce ceux où le sens individuel triomphe de la loi universelle, où l’exception l’emporte sur la règle, où les subtilités dans le raisonnement, les quintessences dans les idées, les raffinements dans le sentiment encombrent le récit et l’obscurcissent ? Il est permis d’en douter. Les thèses paradoxales ont leur temps, et elles ne survivent guère à l’esprit d’exclusivisme qui les a produites.

Là, au contraire, où Mme Sand ne s’est soumise à aucun joug, là où, affranchie de tout lien et n’obéissant aucune préoccupation d’école, elle a peint l’amour vrai, l’honneur vrai, la probité vraie, la morale immortelle qui est une et supérieure à tous les systèmes, son génie s’est épanoui dans tout son éclat. Le beau idéal qu’elle entrevoyait pour le célébrer, elle s’en est imprégnée tout entière ; et, par le style, elle lui a donné une forme matérielle à travers laquelle il resplendit. Nous ne voudrions être irrespectueux pour rien de ce qui est dû à la plume d’un tel maître, et son style nous éblouit au point de nous empêcher d’en voir les taches. Mais nous croyons ne pas être démentis par nos petits-neveux en assignant une durée éternelle aux seules œuvres conçues et écrites sans esprit de système. Les plus fameuses thèses de Mme Sand, celles qui ont fait autrefois le plus de bruit, seront depuis longtemps dans l’oubli qu’on lira encore avec admiration la Petite Fadette, la Mare au Diable, François le Champi, Jean de la Roche, le Marquis de Villemer et Flamarande. C’est que là elle a entrepris de décrire les sentiments les plus purs, les plus élevés du cœur humain, et qu’elle y a merveilleusement réussi. C’est que là elle a entrevu le beau idéal, et qu’en célébrant tout ce qu’il y a de plus parfait dans l’homme, l’amour vrai et désintéressé ; le dévouement héroïque, l’esprit de sacrifice, elle a transporté le lecteur dans ces hautes régions où il devient meilleur parce que tout lui rappelle sa sublime origine.

Y a-t-il un poète dans Mme Sand ? Oui, si l’on entend par poète celui qui élève l’âme vers la contemplation du beau idéal. Mais si la plupart des œuvres de Mme Sand ont cette beauté poétique sans laquelle les autres beautés de l’art ne sauraient avoir tout leur lustre, le poète n’envahit pas chez elle le romancier. Celui-ci conserve tous ses droits, toute sa prééminence. Maître de son imagination, il la domine et la plie servilement aux exigences souveraines de la composition, à la conformité continue des caractères, à l’enchaînement logique des événements.

Victor Hugo, au contraire, est toujours et partout poète. Jamais sa fougue n’a pu s’enchaîner à l’ordre, à la proportion des divers épisodes d’un récit. Le développement progressif et normal d’une action ne l’intéresse pas. À d’autres ces obligations vulgaires. Lui est avant tout, toujours et partout poète, et, au fond, nous nous garderons bien de nous en plaindre. Ses digressions développées et beaucoup trop longues relativement à l’œuvre complète, le goût sévère de l’ordonnateur les condamne, mais l’admiration du lecteur les absout. Le superbe récit de la bataille de Waterloo, par exemple, occupe une place dix fois trop vaste dans les Misérables, étant données les proportions générales. Mais qui songerait à le regretter, après avoir lu cette épopée gigantesque ?

C’est à dessein que nous employons le mot d’épopée, car il nous paraît s’appliquer exactement aux œuvres en prose de Victor Hugo. Celui-ci n’est pas romancier, bien qu’il ait écrit des romans. Si nous le nommons dans cette étude consacrée aux romans, c’est afin de pouvoir saluer en passant un grand génie. Mais il ne nous appartient pas. Victor Hugo n’a jamais été plus poète que lorsqu’il a écrit en prose, et, si le titre d’épopée lui paraît trop ambitieux pour les œuvres qu’il a qualifiées de romans, qu’il les nomme des poèmes non rimés. C’est, en effet, un poème que Notre-Dame de Paris ; c’est aussi un poème que les Misérables, car le poète y domine l’observateur, et l’imagination la plus ardente ne cesse d’inspirer l’écrivain.

Nous aurions bien quelques réserves à faire sur la tendance à laquelle cède Victor Hugo, et qu’ont sensiblement aggravée ses disciples, tendance qui le conduit à matérialiser les passions de l’âme et à en faire presque des passions physiques ; la brutalité n’est pas l’énergie, et les émotions de l’âme se passent fort bien des convulsions du corps. Mais cette tendance funeste, qui nous mènerait peu à peu à remplacer la peinture des sentiments par l’étude de l’instinct, nous la combattrons plus opportunément, quand nous aurons à la constater chez les disciples qui, comme toujours, ont cru imiter le maître en grossissant ses côtés défectueux.

Qu’il nous suffise de constater l’admiration inégale, mais profonde, que ressentent encore aujourd’hui tous ceux qui relisent Notre-Dame de Paris et les Misérables. De ces deux œuvres, la première vivra éternellement. La seconde restera par son premier majestueux volume et par plusieurs épisodes. Dans ces deux magnifiques élans, poussés à vols rapides vers les plus hauts sommets, on rencontre tour à tour l’historien exact d’une époque dont, à force de travail, il est devenu le contemporain, l’archéologue érudit sans prétention, l’auteur dramatique puissant et vigoureux, surtout le poète au cœur de feu, qui embrase et illumine tous les points sur lesquels son regard tombe. Mais on ne trouve pas le romancier.

II. Balzac. — Charles de Bernard §

Ce serait une prétention singulière que de vouloir apprécier en quelques pages un aussi vaste et puissant génie dont cent vingt volumes, sur lesquels la moitié au moins est digne d’examen, attestent l’inépuisable fécondité. Nous n’essayerons pas d’emprisonner, dans des limites aussi restreintes, un esprit qui n’a jamais connu de bornes, une organisation herculéenne qui a pu, sans être brisée, accomplir en vingt années des travaux surhumains, un athlète aussi vigoureux, aux larges épaules, au regard de feu, qui, de ses muscles d’airain, a soutenu, sans fléchir, un fardeau qui aurait accablé les plus forts.

Balzac relève moins encore de ceux qui étudient l’art que des spécialistes qui décrivent et analysent les phénomènes intellectuels. L’incomparable fécondité de ce cerveau tout bouillonnant, cette intensité de vie indicible, cet état incessant de fièvre productrice, d’hallucination désordonnée, ce mouvement perpétuel de la pensée en ébullition, tout cela est du ressort du physiologiste constatant jusqu’où peuvent aller les forces intellectuelles de l’homme. L’antiquité a réuni sur un seul personnage les manifestations de la force physique, mais elle les a tellement multipliées qu’elle a fait d’Hercule un demi-dieu. Il est certain qu’au point de vue de la force intellectuelle productrice, les temps modernes peuvent et doivent opposer à l’antiquité, après Shakespeare, Balzac.

La France compte assurément d’autres grands producteurs dans les choses de l’intelligence. Mais chez eux les forces morales seules étaient en jeu. Racine écrivait avec son cœur ; le goût inspirait Boileau ; la haute raison, Montesquieu ; l’esprit, l’esprit par excellence dictait, et Voltaire écrivait. Chez Balzac, c’est le sang, ce sont les nerfs, ce sont les muscles qui soutiennent la lutte. Malingre et délicat de santé, il n’aurait pas résisté deux années au genre de vie qu’il s’était imposé. Il a dû être, il a été robuste de corps, car son corps tout entier entrait dans l’action. Pour Balzac, plus peut-être que pour personne, il eût été extrêmement curieux de pouvoir connaître la composition de ce cerveau où se pressaient l’une contre l’autre, et toutes empiétant sur leurs voisines, la case de l’inventeur, celle du physiologiste, celle de l’analyste, celle de l’observateur, celle du peintre, enfin la case du visionnaire, qui n’occupait pas l’espace le plus étroit. Qu’en vingt années, Balzac ait pu créer une aussi prodigieuse quantité de personnages, donner à tant de types sinon la vérité, du moins la vie, imprimer à son style un caractère original, tirer de son propre fonds un monde que lui seul connaît et que nul après lui ne pourra décrire, parce qu’il n’a jamais existé que dans son imagination, voilà, certes, un exemple significatif et topique de la puissance que peut atteindre le cerveau humain. Que la machine n’ait pas éclaté sous une pression aussi forte, que Balzac ne soit point devenu fou, il y a là de quoi surprendre, à moins d’admettre, comme on l’a dit, que le génie est une forme même de la folie.

Nous n’avons à raconter ici ni la vie, ni la carrière littéraire de Balzac. Ce sont là des points connus de tous. Chacun sait qu’après de longs tâtonnements, après trente romans détestables et justement oubliés, Balzac fut pour la première fois remarqué pour son Dernier Chouan, publié en 1829, et proclamé homme d’esprit après sa Physiologie du mariage ; il ne fut définitivement sacré romancier de talent qu’en avril 1831, lorsque parut la Peau de chagrin. Mort en octobre 1850, Balzac a donc accompli en moins de vingt années une œuvre dont l’énumération seule donne le vertige.

De cette œuvre colossale que restera-t-il ? Un livre à peu près parfait, Eugénie Grandet, plusieurs parties vraiment admirables de César Birotteau, et quelques épisodes attachants des Parents pauvres.

Nous savons qu’en réduisant à si peu les œuvres durables de Balzac, nous allons à l’encontre, non des jugements principaux de la critique contemporaine qui, en général, s’est montrée peu favorable au fécond romancier, mais du sentiment de ses admirateurs qui, prenant à leur idole ce qui le caractérise en tout, c’est-à-dire l’excès, ne pouvaient pas être modérés et contenus dans l’admiration du plus excessif des écrivains. Le nombre a été grand, en effet, des enthousiastes de Balzac. C’est principalement en province que les femmes, surtout celles qui étaient parvenues à cet âge crépusculaire, à cet écueil de trente ans, dont Balzac a été l’historiographe, ont cru se reconnaître dans des portraits attrayants auxquels elles s’efforçaient bien plus de ressembler que l’auteur n’avaient réussi à les rendre conformes à la vérité. Bien des lectrices de Balzac sont devenues ainsi ses complices, et, à force de se laisser envahir par le charme de ses récits, à force de s’en imprégner tout entières, à force de subir l’influence fascinatrice et comme magnétique qui se détachait de ces pages animées, elles les ont rendues vraies après coup. Le modèle s’est peu à peu façonné conforme à son prétendu portrait.

Comment d’ailleurs s’étonnerait-on du prestige exercé sur certaines imaginations par un écrivain qui a un sentiment si profond de la vie privée, qui excelle si merveilleusement à découvrir sinon la réalité, du moins la possibilité d’un penchant, qui, procédant par insinuation, par infiltration en quelque sorte, et commençant par créer une atmosphère particulière, ne rend la conscience accommodante qu’après avoir surpris le cœur et grisé l’imagination ? Le don de pénétration fut en effet tout-puissant chez Balzac. « Dès mon enfance, dit-il, je pénétrais les choses avec une sensibilité telle que c’était comme une lame fine qui m’entrait à chaque instant dans le cœur. » Tout, aux yeux du profond observateur, prenait un relief extraordinaire, la vie, une âme. Jamais avant lui on n’a décrit avec cet amour, avec cette attention, cette sollicitude qui élèvent l’accessoire à la hauteur du principal. C’était là un des moyens, nous pouvons dire un des pièges employés par Balzac pour s’insinuer dans la confiance du lecteur. Voilà un pays dont le caractère est très exactement indiqué, voilà une maison qui, sous la plume de l’industrieux écrivain, a sa physionomie réelle ; ce mobilier, si abondamment détaillé, il existe ; cette personne, dont tous les traits forment un ensemble vraisemblable, a les conditions de vie. On a dit que ces descriptions sont trop longues. Oui, sans doute, au point de vue de l’art ; non, si l’on considère combien elles servent à gagner l’assentiment du lecteur. Il a admirablement décrit l’alcôve, où il pénètre d’ailleurs en privauté ; comment, vrai en ce qui concerne le cadre, ne le serait-il pas aussi en ce qui touche les sentiments même les plus intimes de la femme qui s’y trouve ? Comment, si minutieusement exact sur tant de points secondaires qu’il a su mettre habilement au premier plan, ne le croirait-on pas en toute rencontre ?

Mais quand on lit ces œuvres loin de l’époque de fascination réciproque dans laquelle elles ont été écrites ; lorsqu’on est sorti de cette période d’influence irrésistible, laquelle produisit cette vogue immense qui contribuait à soutenir et à enflammer Balzac dans le labeur ; lorsqu’on se dérobe au charme, que voit-on avec surprise ? L’écrivain le moins fait pour vivre en communication légitime avec ses lecteurs. Les grands et purs génies sont devenus sans peine maîtres de notre pensée, parce qu’ils étaient maîtres de la leur. Balzac n’a jamais été maître de sa pensée. « Quand on a été si long à trouver une manière, a dit très justement de lui Sainte-Beuve, on n’est pas bien certain de la garder toujours. » Il y a chez les génies de premier ordre une harmonie parfaite entre les sentiments qu’ils étudient et les expressions dont ils se servent. Chez Balzac, rien de semblable. Presque tous ses romans paraissent être le résultat du hasard, de l’accident. On le voit la plume à la main, hésitant, inquiet, vacillant pour ainsi dire. On se rappelle alors et l’on s’explique la façon dont il écrivait : ces innombrables épreuves constamment remaniées et refaites, cette incertitude incessante dans la disposition des faits, ces essais continuels d’expressions toujours nouvelles. « Il n’y a pour toute pensée, a dit La Bruyère, qu’une seule expression qui soit la bonne, et il faut la trouver. » Balzac cherchait toujours cette expression, encore qu’il l’eût découverte. Comment espérer pouvoir retenir le lecteur sérieux, quand celui-ci n’aperçoit pas le fil conducteur de la pensée ? Les lignes droites et nettes sont celles qui se fixent le mieux dans l’attention. Or Balzac manquait de netteté dans l’esprit. Il va, revient en arrière, s’avance de nouveau, s’échappe par un sentier. Quelle intimité pourrait s’établir entre un tel guide et des voyageurs ? Ceux-ci demeurent anxieux, incertains, déconcertés. Ils ont pu être un instant fascinés, subjugués, trompés. Mais désormais ils fuiront le magicien.

Là où l’écrivain est impuissant à mettre un ordre véritable dans ses idées, à dégager clairement ses doctrines, à voir nettement lui-même l’unité du but qu’il poursuit, le lecteur est excusable de ne point saisir l’ensemble de l’œuvre. Abondance inépuisable, fécondité incomparable dans l’invention, absence de logique et de règle dans la disposition, tels sont, selon nous, les deux traits caractéristiques de Balzac. Il a exploré un champ immense, l’a remué, l’a fouillé en tout sens ; mais, comme la culture a été faite sans méthode, les récoltes obtenues sont bien au-dessous de l’immense labeur accompli. Il se précipitait dans son œuvre avec furie, se laissant entraîner par la puissance irrésistible d’une nature merveilleusement douée ; de là sa verve et sa fougue. Il ne dominait pas son œuvre avec cet esprit qui doit demeurer froid, même au milieu des ardeurs de la conception ; de là ses égarements et le désordre de sa composition. Aussi a-t-on pu dire de lui avec raison qu’il est un créateur sans être un artiste, qu’il a fondé un genre sans être écrivain, que toute une littérature procède de lui et qu’il n’a pas fait deux ouvrages achevés.

Nous avons nommé son chef-d’œuvre, qui vivra, de l’assentiment de tous, parce que cette fois le but a été atteint et non dépassé dans une course vertigineuse. L’avare Grandet pourrait donner des points à Harpagon, et Eugénie, sa fille, estime création ravissante. Là tout concourt à l’effet que veut obtenir l’auteur. Il y a sève abondante, mais sans exubérance. Birotteau est presque aussi vrai que Grandet. Les causes qui amènent sa ruine sont exposées avec beaucoup d’art ; la scène de sa réhabilitation est admirable, et, sans quelques intempérances de langage, sans certaines exagérations que ne peut jamais complètement éviter l’auteur, nous placerions ce type au nombre des types éternels.

Mais partout ailleurs quels excès, quel singulier mélange de lumière éclatante et d’ombre, de beautés de premier ordre et de basses trivialités, et souvent quel abaissement moral dans la peinture des sentiments les plus respectables de l’homme ! Nous n’avons pas dit abaissement social, parce qu’il nous importe peu que l’homme dont on décrit les passions soit un prince ou un banquier retiré dans le faubourg Saint-Marceau comme le père Goriot. Ce n’est pas pour avoir mis en scène deux rois. Œdipe et Lear, que Sophocle et Shakespeare ont en la plus liante, la plus sublime idée de l’amour paternel profané par l’ingratitude des fils, mais bien parce que leurs personnages ne cessent de parler et d’agir en pères, et qu’ils en ont la grandeur.

Est-ce ainsi que parle et agit le père Goriot ? Il aime ses enfants, mais par instinct, sans avoir conscience ni de la dignité ni de l’élévation de l’autorité paternelle. Balzac l’avoue d’ailleurs, en définissant ce qu’éprouve son héros, par ces mots étranges : « C’est un sentiment irréfléchi qui s’élève jusqu’au sublime de la nature canine. » Ailleurs il lui fait dire : « Mes filles, c’était mon vice à moi ! elles étaient mes maîtresses ! J’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse ! » Quand le père Goriot embrasse ses filles, « il les serre par une étreinte sauvage et délirante ; il se couche à leurs pieds pour les baiser ; il frotte sa tête contre leur robe ; enfin il fait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et le plus tendre. » — « Je ne puis avoir, a dit à ce sujet un maître dans la critique, Saint-Marc Girardin, je ne puis avoir pour ce sentiment de paternité, poussé jusqu’à la déraison, qu’un sentiment de pitié pénible, car la monomanie attriste ou fait rire, selon les goûts ; mais elle n’attire pas. »

Outre qu’une expression aussi excessive de l’amour paternel confine à la folie, une telle transposition de termes, l’emploi de mots consacrés à l’amour, dans la peinture du grave et de l’austère amour paternel, répugne étrangement. Que de fois n’a-t-on pas blâmé, et avec raison, la confusion sacrilège par laquelle certaines illuminées, embrasées d’ardeurs, ont peint leur amour pour Dieu en un langage propre à une passion tout humaine ! Ici la profanation est aussi coupable ; elle blesse nos sentiments les plus chers, elle porte atteinte à ce qu’il y a de plus auguste, de plus élevé dans l’amour paternel.

Cette dignité, qui a manqué au père Goriot dans le cours de sa vie, l’observera-t-il au moins au moment de sa mort, quand il ne peut plus se faire d’illusions sur l’épouvantable ingratitude de ses filles ? Point. Le père, abandonné et parvenu au dernier degré de la misère, ne nous touche pas plus par sa mort que par ses précédentes infortunes, parce que la passion qui l’anime a l’emportement, la frénésie de l’instinct, parce que, loin de spiritualiser cette agonie, Balzac s’est complu à la matérialiser en quelque sorte. Il décrit, avec cette abondance de détails qui lui est propre, toutes les circonstances qui annoncent la dissolution prochaine du corps ; il note « la marche et le progrès du sérum dans le cerveau » ; négligeant l’âme pour ne s’occuper que de l’instinct, c’est dans les suprêmes convulsions de cet instinct brutal, qui se débat encore, qu’il fait consister l’agonie de ce père étrange. « C’est un fait scientifique à observer », fait-il dire à un élève en médecine qui soigne le moribond. Balzac aurait pu prendre ce mot comme épigraphe de son livre. Le cas du père Goriot est un cas purement scientifique.

Dans bien d’autres romans de Balzac, nous pourrions ainsi constater comment, par défaut de mesure et par manque de goût, il a dénaturé, en les grossissant, les passions de ses personnages, et a cru donner d’un sentiment une idée vive et saisissante, en le faisant brutal. Cet excès de couleur, ce grossissement exagéré ont pu, au moment de la publication de ses livres, tromper le lecteur et pervertir son jugement. Mais, après un tiers de siècle écoulé, l’effet presque magnétique dont nous parlions tout à l’heure n’existe plus. Le magicien a disparu, et les maléfices de son talent, qu’on a appelé suborneur, avortent. Le goût redressé reprend ses droits. La raison prévaut de nouveau. Or il suffit d’un peu de goût et de sens pour condamner de tels écarts.

Nous avons essayé de montrer les grands et les moindres côtés de ce génie, fécond autant que déréglé, sans prétendre néanmoins juger dans son ensemble une œuvre aussi gigantesque. Nous tirerons une seule conclusion de cette courte étude : ce qui a manqué à Balzac, c’est le gouvernement de lui-même. Au lieu de résister de bonne heure à un entraînement qui est ensuite devenu irrésistible, il y a cédé ; au lieu de modérer ses forces inventives et de fortifier la faculté du jugement destinée à régler, à diriger ces forces, il a sacrifié celle-ci pour se livrer tout entier à une imagination dévorante. L’imagination, manquant de contrepoids, a régné en maîtresse absolue. Si Balzac avait su la dompter, au lieu de se laisser dominer par elle, si, du moins, il s’était soumis aux avis d’un ami de goût, s’il avait eu le jugement qui élague et qui coordonne, comme il avait l’imagination qui crée, il aurait écrit bien moins de livres, mais il en aurait laissé bien davantage dignes d’être transmis à la postérité la plus reculée.

Parmi les nombreux disciples de Balzac, il en est un qui s’est promptement distingué de la foule et est devenu un maître. Aussi serait-il injuste de ne pas lui laisser, dans cette galerie de portraits, la place à part qu’il a su se faire à la suite de Balzac.

Les principales œuvres de Balzac ont été le point de départ de Charles de Bernard ; on ne saurait le nier. Celui-ci a débuté sous l’aile de l’auteur d’Eugénie Grandet. Il est entré dans un genre ouvert, et il ressemble à ces fils de famille qui n’ont que la peine de recueillir un héritage. Mais comme il a enrichi cette succession assez embrouillée ! Comme il y a mis de l’ordre et de la clarté ! Comme cet héritier direct, et qui n’a jamais d’ailleurs renié son origine, a promptement séparé l’ivraie du bon grain et a porté la plus vive lumière jusque dans les recoins les plus obscurs !

On a dit que Charles de Bernard est venu après Balzac comme Amène Vespuce après Christophe Colomb. Le mot est juste. Comme Christophe Colomb, Balzac s’était avancé un peu au hasard à la recherche d’un monde nouveau, et il lui est arrivé plus d’une fois de mettre les pieds en Amérique, au moment même où il cherchait l’Inde. Le disciple, devenu bientôt un émule, a marché d’un pas mieux assuré. L’île flottante qui fuyait devant le maître, il en a mieux vu les contours. Au contraire de Balzac, il a su se garder des mirages. Son dessin est plus net et plus ferme. Dans son esprit bien équilibré, le fantastique ne prend jamais la place du réel, et il est de ceux qui peuvent voir impunément des bâtons flottants sur l’eau. Assurément nous ne voulons pas enlever à Balzac la gloire d’initiateur. Celui qu’il a fait débuter à ses côtés dans la Chronique de Paris lui a dû beaucoup, mais il n’a pas tardé à s’émanciper et à rejeter comme un fardeau gênant les défauts du maître.

Chez Charles de Bernard on ne voit point ce fastidieux esprit d’analyse abordant tour à tour les régions de la métaphysique, celles de la médecine et le domaine de la chimie. On ne voit point non plus ce besoin d’émotions violentes dont le moindre inconvénient est de surmener le cerveau de l’inventeur contraint de s’enfoncer de plus en plus dans l’horrible et dans l’étrange. On rencontre bien parfois le jargon psychologique du maître, et, de loin en loin, dans le dialogue, une certaine affectation de bel esprit. Mais ce sont là des taches de détail qui ne nuisent pas sensiblement à l’effet d’ensemble. Actuel et fécond autant que Balzac, Charles de Bernard est plus vrai. Là où le maître se rattache à son temps par ses enthousiasmes passionnés, le disciple, mieux avisé, est de son époque par des observations ingénieuses et fines, par un rare entrain dans l’exécution, par l’art de peindre, en se jouant, ce qu’il a vu. Il tombe même à ce sujet dans un excès contraire à celui de Balzac. Là où celui-ci est chimérique et prend trop au sérieux le monde particulier dans lequel il nous introduit, l’autre pèche par trop de scepticisme. Sans doute, ses façons dégagées et libres sont fort piquantes et on sent en lui l’homme qui sait bien le néant des choses humaines. Mais la gloire est une de ces choses dont il montre trop qu’il n’ignore pas la vanité. Or, si ceux qui croient trop naïvement à la gloire sont facilement ridicules, en retour ceux qui en rient avec affectation ne l’obtiennent pas aisément. Le lecteur se méfie autant des railleurs systématiques que des enthousiastes excessifs.

Nulle part le contraste n’éclate d’une manière plus sensible qu’entre La Femme de trente ans de Balzac et La Femme de quarante ans de Charles de Bernard. Dans le premier de ces deux ouvrages, l’analyse va jusqu’à la subtilité. Dans le second, elle reste dans les limites du vrai. Mais l’auteur de La Femme de trente ans a eu un plus grand nombre d’adeptes, parce qu’il avait la foi, foi naïve, dont les délicats sont tentés de sourire, mais c’était la foi, c’est-à-dire la force. Chez Charles de Bernard on rit de tout avec l’écrivain, même de son art. Balzac pontifie souvent. Charles de Bernard ricane presque toujours. Le premier est solennel. Le second ne se prend pas assez au sérieux, et sa légèreté railleuse lui fait perdre dans les masses bien plus d’adeptes que l’incommensurable orgueil de Balzac ne lui en coûte chez les raffinés.

Les nouvelles réunies sous le titre de le Nœud gordien et le long récit intitulé Gerfaut resteront la meilleure partie de l’œuvre de Charles de Bernard. Ces deux volumes, écrits il y a quarante ans, se relisent encore aujourd’hui avec agrément et profit. Les nouvelles du Nœud gordien sont un modèle du genre. Dans l’une, l’auteur a, par un ingénieux procédé, laissé son action inachevée, et le lecteur est ravi d’avoir à la compléter lui-même. Dans Gerfaut se succèdent avec une incessante variété les scènes les plus entraînantes et les plus joyeuses, des tableaux spirituels et d’un comique achevé. Le dénouement mélodramatique de ce récit est un regrettable sacrifice à la mode du temps. Mais il ne saurait faire oublier les trois premières parties où les ridicules de la nature humaine sont décrits avec une rare aisance, avec un entrain charmant, avec la plus contagieuse et la plus franche gaieté.

Cette rude épreuve d’une lecture faite quarante années après la publication, l’auteur de Gerfaut la subit victorieusement. À combien de romanciers elle serait funeste ! Balzac n’en sortirait pas triomphant. C’est que, sauf dans deux ou trois livres, il a décrit surtout des situations étranges et exceptionnelles, des personnages que nous n’avons jamais rencontrés, un monde spécial que nous ne connaissons pas, un monde qui a disparu avec l’auteur, car il n’a jamais existé bien réellement que dans sa féconde imagination.

III. Alexandre Dumas §

C’est le nom le plus populaire de notre temps. Aux yeux de la foule, quel plus grand éloge peut-on en faire, et quel est le sort le plus enviable ? Les délicats ont le droit de se demander quelle est l’œuvre qui durera autant que ce nom fameux entre les plus fameux. Nous redirons tout à l’heure ce que disent les gens de goût. Commençons par rappeler, comme ils méritent de l’être, les débuts vraiment extraordinaires d’une renommée sans pareille, et le premier pas vers la gloire d’un homme qui a tout dû à lui-même et qui a fait souche, car, comme le maréchal Lefebvre, et grâce à d’aussi difficiles victoires, lui aussi a pu dire : Je suis un ancêtre.

Si, en racontant à notre tour le premier épisode de la carrière littéraire la plus féconde en succès et la plus surprenante qui fût jamais, nous nous montrons un peu indiscrets, nous y sommes autorisés par Dumas lui-même, qui a fait volontiers le public confident de sa propre histoire. Comment n’aurions-nous pas le droit de pénétrer dans la vie d’un auteur qui s’est si souvent oublié à parler de lui-même ?

Il habitait Villers-Cotterêts avec sa mère, veuve du général Dumas-Davy, et sans aucune fortune. Il avait reçu d’un pauvre abbé une instruction fort médiocre, qu’il s’efforçait de compléter, lorsqu’un matin sa mère entre dans sa chambre, s’approche de son lit et lui dit en pleurant : « Mon ami, je viens de vendre tout ce que nous avions pour payer nos dettes. Nos dettes payées, il nous reste deux cent cinquante-trois francs. — De rentes ? dit Dumas. Sa mère ayant souri tristement : — En tout ? reprit Dumas. — En tout. — Eh bien ! ma mère, je prendrai ce soir les cinquante-trois francs, et je partirai pour Paris. »

Il part donc, poussé vers la grande ville à la fois par l’espérance, le besoin et l’ambition, et, après avoir frappé, mais en vain, à bien des portes, il obtient, grâce au général Foy, une place d’expéditionnaire, uniquement pour sa belle écriture, la seule chose qu’eût pu lui apprendre l’abbé de Villers-Cotterêts. Six ans après, le 11 février 1829, Henri III et sa cour obtenait au Théâtre-Français le plus éclatant des succès, et M. Dumas voyait à ses pieds tous les directeurs de théâtre, tous les éditeurs, tous les directeurs de journaux. Il était célèbre, riche, recherché, acclamé de tous.

Si les directeurs de la Porte-Saint-Martin, qui ont, l’année dernière, repris ce drame d’Henri III ont voulu expliquer par là ce passage extraordinaire de l’obscurité la plus complète à la plus retentissante renommée, ils ont dû bien vite s’apercevoir qu’ils n’avaient point réussi. Avec quelques situations vigoureuses et d’un puissant effet, ce drame pèche par une intrigue aussi mal conduite que médiocrement nouée, et par un dialogue prétentieux, dépourvu de finesse et de relief.

Mais, quelle que soit la faiblesse réelle de cette première œuvre, il est certain que celui qui, par ses propres forces, par ce légitime amour-propre qui atteint le but parce qu’il le voit sans cesse, qui, sans l’aide de la camaraderie, sans l’intervention d’un protecteur influent, qui, étranger aux critiques, inconnu de tous et ayant le seul titre d’expéditionnaire, parvient en quelques années à la situation littéraire de Dumas, celui-là est un homme, et il faut tout d’abord saluer son indomptable et incomparable énergie. À qui serait tenté de concevoir d’aussi hautes espérances et d’essayer l’imitation d’une telle fortune, nous commencerions par demander s’il possède la force de volonté de Dumas, et s’il est capable d’une opiniâtreté semblable. Et si la nature avait doué cet ambitieux aussi magnifiquement qu’elle a doté Dumas, nous nous permettrions de lui souhaiter de faire de ces dons un meilleur usage.

Le nom de Dumas ne périra pas. Son œuvre se meurt tous les jours, elle est morte. Observateur infiniment moins profond que Balzac, et très inférieur à lui comme peintre de caractères, Dumas lui est de beaucoup supérieur par la vivacité du récit, la verve et le naturel du dialogue, la qualité plus fine de la langue. Il n’a pas, ainsi que Balzac, considéré le dix-neuvième siècle comme sa chose, comme son sujet, comme son bien, il n’a prétendu qu’à l’intéresser. Dumas a été l’amuseur de son siècle, car à des missions nouvelles il faut des vocables nouveaux. Amuser ses contemporains, ne jamais les lasser, s’assurer le sceptre de la diversion toujours efficace, vaincre sans cesse l’ennui, se placer à la tête de son million de lecteurs et aller ainsi à l’assaut de la critique mise au défi, voilà ce qu’a pu faire Dumas durant un quart de siècle. Qu’importe le reste pour lui ?

Pendant son règne, son esprit a suffi à tout : à un travail prodigieux, aux distractions mondaines, à tous les incidents de l’existence la plus agitée et la plus en dehors. Il a pu entasser feuilletons sur feuilletons, écrire trois cents volumes, faire jouer trente drames, comédies ou tragédies, entre-temps parcourir le monde et raconter au monde ses voyages, suivre les princes en Espagne et se faire l’historiographe de la cour, tenir tête à ses adversaires, tour à tour les intimidant par son audace ou les désarmant par ses saillies, comparaître et se défendre devant les tribunaux où d’autres citent des éditeurs récalcitrants, où lui, au contraire, était appelé par des éditeurs se disputant judiciairement sa prose. Et tout cela a à peine suffi à satisfaire cette activité prodigieuse, à mettre en œuvre cette puissance, cette vivacité dans l’action qui resteront pour la postérité un phénomène.

Il est certain que déjà notre époque plus tranquille ne comprend plus comment a pu s’engager et se soutenir il y a quarante ans une aussi terrible lutte, une émulation si furieuse entre les concurrents les plus fameux dans cette course dévorante, vertigineuse, enfiévrée, où il fallait frapper chaque jour un grand coup avant la signature, maintenir le lecteur dans un état incessant de curiosité avide, multiplier les effets et les surprises, ne jamais demander grâce et se rejeter dans l’arène le jour même d’une nouvelle victoire obtenue. Frédéric Soulié, Eugène Sue, Méry, étaient avec Balzac et Dumas les principaux tenants du combat. Pour la plupart d’entre eux, on se souviendra de la lutte, comme on se rappelle longtemps une singulière gageure. Qui gardera le souvenir des coups qu’ils ont portés ?

Dumas, d’abord dépassé par Eugène Sue, l’eut bien vite atteint. Comme ces fameux joueurs d’échecs qui dirigent simultanément plusieurs parties, le fécond romancier écrivait en même temps, et au jour le jour, des œuvres de longue haleine pour plusieurs grands journaux. Comme Morphy, il ne s’embarrassait jamais dans ces combinaisons multiples ; comme lui, à travers les méandres les plus inextricables, il allait toujours à la victoire.

Nous savons bien que la collaboration avait sa part dans cette production prodigieuse. On a calculé que deux longues vies d’homme ne suffiraient pas à copier tout ce qu’a signé Dumas. Aussi ne s’en cachait-il pas, et il disait volontiers le nom de ses collaborateurs. Il ne l’oubliait qu’au moment de la signature. Son mérite ne nous paraît d’ailleurs nullement amoindri par l’existence de ces auxiliaires obscurs. Dumas nous apparaît comme un de ces riches banquiers qui font valoir et leur argent et l’argent des autres. Seulement il se distinguait d’eux en n’acceptant pas tous les prêteurs. Combien sont venus lui apporter ce qu’ils croyaient des valeurs excellentes, et qu’il a dédaigneusement repoussés ! Il ne prenait pas son bien où il le trouvait, mais il le faisait sien en lui donnant son empreinte. Grâce à une surexcitation fébrile incessante et à une imagination sans cesse enflammée, il mettait par tout sa marque de fabrique, c’est-à-dire la verve dans le dialogue, la vivacité dans le récit, un entrain merveilleux dans la mise en scène. Moyennant ces traits seulement, la valeur avait cours. Elle était donc bien de Dumas.

Ce serait folie que de prétendre donner une vue d’ensemble d’une œuvre qui n’en a jamais eu dans l’esprit de son auteur. Là où l’écrivain n’a eu ni suite dans les idées, ni plan régulier, ni système général, la critique ne doit rechercher aucune portée philosophique. Seuls, chez Dumas, les procédés de composition sont les mêmes. Non seulement il a poursuivi autant de buts qu’il a écrit de romans, mais encore il a souvent changé de plan, au milieu même de son œuvre, comme s’il avait fait la gageure de lasser par la rapidité de sa marche et de dépister par les hasards de la route ceux qui seraient tentés de surprendre ses projets.

Il a débuté dans le récit par un petit volume de Chroniques contemporaines, publié en 1826, et dont la meilleure page est la première. Elle contient une dédicace à la mère de l’auteur.

Après 1830, Dumas, en écrivant Gaule et France, prétendit faire œuvre d’historien. En réalité il donna une juste mesure du profit qu’il avait eu à lire Chateaubriand et Augustin Thierry. Puis vinrent plusieurs séries d’Impressions de voyages qui sont peut-être la seule partie vraiment durable de l’œuvre de Dumas. Non que l’auteur y ait augmenté les conquêtes de la science, ou agrandi, par ses observations, le champ du moraliste. Il n’est pas plus géographe qu’historien, et son crayon léger ne saurait buriner profondément le cœur de l’homme. Il conte, et il conte d’une façon supérieure. Or quel cadre convient mieux à cet intarissable producteur que les impressions de voyage, c’est-à-dire ce genre si large, qu’il a fait sien, tant il y a mis son empreinte, et dans lequel peuvent entrer tour à tour le récit, le dialogue, le drame, l’ode, la comédie, la description, une page d’histoire, à côté de l’anecdote la plus gauloise ? Il y a eu des voyageurs avant Dumas, et de plus sérieux que lui. Mais on n’écrira plus les impressions de voyage en Suisse, car nul ne se rencontrera désormais personnifiant mieux le mouvement et la bonne humeur, réunissant à la fois les dons et les témérités qui permettent de se moquer davantage du lecteur en l’intéressant, et de jeter un plus audacieux défi à la raison, à la vérité et à l’ennui.

Un seul fait donnera, à ceux qui ne connaîtraient pas Dumas, une idée juste de ce qu’était en lui le voyageur. Après avoir publié, en collaboration avec M. Dauzat, qui revenait d’Égypte, Quinze jours au Sinaï, il fut pris d’un tel enthousiasme pour les lieux qu’il venait de décrire, qu’il eut la fantaisie d’aller les visiter.

Après s’être révélé historien, dans Gaule et France, à la façon d’Augustin Thierry, qu’il copiait, critique d’art dans Michel-Ange et Raphaël, à la façon de Vasari, dont il a traduit les vies presque mot pour mot, et voyageur à sa propre façon, car c’est là seulement qu’il a fait preuve d’individualité originale, Alexandre Dumas se piqua de briller aussi dans ce genre du roman historique qui avait valu à Walter Scott une gloire si prompte et si pure.

D’Alembert, raconte Chamfort, écoutait un jour s’extasier un professeur de droit sur l’universalité des connaissances de Voltaire, avec lequel les deux premiers venaient de causer et qui les avait quittés. « Il est universel, écrasant, dit le professeur, ce n’est qu’endroit qu’il faiblit. — Aussi en géométrie, répondit l’illustre savant. »

Cette charmante anecdote nous revient naturellement à l’esprit. Ce qui, d’après Chamfort, advint à Voltaire, pourrait plus justement encore atteindre ceux qui écrivent des romans historiques. Les romanciers estiment en eux l’historien, tandis que les historiens louent leur imagination de conteur. Les premiers les excusent de la petite part laissée à l’intrigue par la nécessité où ils ont été de respecter l’histoire. Les seconds se refusent à voir en eux autre chose que des romanciers. Tandis que pour les uns ils ont sacrifié le roman à l’histoire, pour les autres ils ont profané celle-ci en la mêlant au roman.

Seul, Walter Scott a en grande partie évité ce double reproche, presque inévitable, par le soin qu’il a eu de si bien conformer son intrigue au temps, aux mœurs, aux personnages historiques décrits par lui, qu’en réalité les créations de son esprit sont devenues enfants adoptifs de l’histoire et y ont acquis droit de cité.

Est-il besoin de dire que Dumas s’est épargné ce souci ? Dans ses mains peu scrupuleuses l’histoire est pétrie, contournée, dénaturée, au gré d’une imagination capricieuse et d’une fantaisie désordonnée. Son irrévérence ne respecte rien, ni le malheur immérité, ni l’échafaud. Dans les Mémoires d’un médecin, par exemple, il a oublié les convenances au point de mettre en scène Louis XVI et Marie-Antoinette d’une façon aussi ignominieuse que fausse. Ces écarts condamnables à l’égard de mémoires aussi respectables, on aurait tort d’ailleurs d’en faire un grand crime à Dumas. Il n’y voyait point de malice, et croyait ne blesser personne dans ses opinions, n’en ayant lui-même aucune.

Dans la longue série de ses romans dits historiques, les Deux Diane, la Dame de Montsoreau, les Quarante-Cinq, et surtout les Trois Mousquetaires, avec leur suite Vingt ans après et le Vicomte de Bragelonne, ont été les plus remarqués. La manière violente et brutale, dont Dumas y a maltraité les personnages historiques dont il lui a plu de s’emparer, est indescriptible. Walter Scott avait placé ses héros d’imagination dans le cadre de l’histoire. Dumas a jugé plus commode de faire tenir l’histoire dans le cadre de ses romans. Les procédés de Procuste ne lui répugnent pas. Il ne prend aux personnages de l’histoire que leur nom. Leur caractère, leurs actes, leur vie, il les subordonne aux nécessités de son récit et les soumet aux hasards de son inspiration.

Pour qui connaît tant soit peu l’histoire de France, cela ne tire pas à conséquence, et il serait puéril de pousser à ce propos des cris effarouchés. Mais on a le droit d’exprimer au moins quelques regrets, quand on est dans un pays aussi ignorant que celui-ci, dans une ville qui se pique d’être la capitale intellectuelle du monde, et où tant de gens néanmoins connaissent Louvois seulement par la place qui porte son nom et le vainqueur de Denain par les Dragons de Villars. Parmi ceux qui sont d’un degré plus élevé et qui lisent, ne peut-on pas en compter beaucoup qui n’ont pas eu d’autre professeur d’histoire que Dumas ? Ceux-là s’imaginent connaître les annales de la France, et ils sont d’autant plus satisfaits qu’en croyant s’instruire, ils se sont extrêmement divertis.

« J’ai amusé mes contemporains », peut en effet s’écrier, en montant au Capitole, Dumas tenant d’une main ses Impressions de voyage, de l’autre le Comte de Monte-Cristo, le mieux construit de ses romans. Il est assurément des buts plus nobles. Mais il faut reconnaître que celui-là a été atteint complètement.

Dumas a produit immensément, et il n’a jamais achevé une œuvre. Il a eu tous les avantages, mais aussi tous les inconvénients de l’improvisation. Ses travaux, bien qu’écrits la nuit, n’ont jamais senti l’huile. Sa plume courait sur le papier sans hésitation, sans effort. Là où Balzac recherchait l’expression juste, même après l’avoir rencontrée, Dumas acceptait toujours la première venue, et c’était quelquefois la bonne. Sous le romancier se retrouvait sans cesse l’auteur dramatique, introduisant le dialogue dans le récit, préférant le tableau à la description. Ses personnages sont constamment en mouvement et chez eux la vie surabonde. Comme sur la scène, ils ont tous quelque chose à la main, et on dirait que Dumas a eu pour collaborateur un chef d’accessoires de théâtre. L’un porte une lettre, celui-ci une mandoline, l’autre un verre, la plupart une épée ou un poignard. Et tous vont, viennent, ferraillent, se tuent, ressuscitent, s’égorgent de nouveau, toujours parlant, toujours criant, toujours poussant vers le ciel des cris d’imprécation. Quand le dernier héros prononce son dernier mot, on est tout surpris, tant on s’était habitué à un tel flux de paroles. Ne demandez pas à l’auteur les causes de l’interruption d’un récit qui aurait pu se prolonger indéfiniment. Il n’en a pas d’autre que celle-ci : son traité est exécuté. Il s’était engagé à écrire un roman en douze volumes. Il n’ira pas au-delà. Le lecteur se console en s’empressant d’acheter un nouveau livre de Dumas, et en se replongeant à nouveau dans ce style animé, clair, vif, plein d’entrain et de verve.

Et l’on voit sourire la bonne, la joyeuse figure de Dumas dont nous ne voulons pas nous séparer sans dire un mot de sa physionomie sympathique et avenante, des traits accentués et vifs de l’athlétique mulâtre, aux cheveux crépus, aux lèvres épaisses, au visage épanoui, au regard ardent. Qui a pu oublier ses mouvements brusques, sa démarche rapide, sa voix sonore, les saillies de sa conversation, sa générosité envers les artistes, la franchise de sa nature, et avec cela cette confiance immense qu’il avait en lui-même, mais qui ne choquait personne, tant elle semblait naturelle ? L’excentrique n’est vraiment insupportable que lorsqu’il vise à l’excentricité. Dumas y parvenait sans la rechercher. Le mouvement extraordinaire qu’il se donnait était chez lui exubérance de forces. Ce qui aurait suffi à lasser le plus robuste des hommes le reposait des labeurs de la composition.

Si nous avons tenu à mettre en relief la physionomie vraiment française de l’homme, c’est que nous nous sommes montrés peut-être un peu sévère pour l’écrivain. Mais, s’il pouvait nous lire, il nous pardonnerait sans doute cette sévérité, surtout en nous voyant conclure par ces mots : l’œuvre la plus parfaite de Dumas, c’est son fils.

IV. Mérimée §

En plaçant le nom de Mérimée à la suite des noms de Balzac et de Dumas, nous nous conformons tout à fait à la loi des contrastes. Sobre et contenu, autant qu’ils aimaient à se répandre, ayant le tact et la mesure dont ils manquaient souvent, comme eux en revanche possédaient la verve et le mouvement qu’il n’avait pas, concis dans son style autant qu’ils étaient abondants, Mérimée se distinguait aussi d’eux en ce qu’il avait, au suprême degré, la compréhension parfaite, l’aversion profonde du ridicule, auquel il tourna toujours le dos, tandis que Balzac et Dumas allaient parfois au-devant de lui. Enfin, ceux-ci voulurent toujours et avant tout être hommes de lettres, malgré certaines prétentions aristocratiques de Balzac. Mérimée, au contraire, par l’attitude qu’il gardait dans le monde, par son affectation de choisir souvent des sujets étranges, par ce flegme britannique qu’il revêtait comme un uniforme et qu’il déposait en rentrant dans sa demeure, paraît avoir craint toute sa vie d’être confondu avec les vulgaires gens de lettres.

Nous n’avons jamais aimé les auteurs de qualité qui veulent bien condescendre aux lettres et qui laissent découvrir leur crainte d’avoir dérogé. La Rochefoucauld était ainsi, et pourtant il a dit : « L’honnête homme est celui qui ne se pique de rien », et il visait à être honnête homme et il se piquait de ne pas être homme de lettres. Le comte Walewski, l’auteur de l’École du Monde, eut les mêmes visées de grand seigneur. Bazin, l’historien, avait les mêmes tendances aristocratiques ; Sainte-Beuve les a l’un et l’autre tancés à ce sujet d’une verte façon. Quand on a une profession, il faut franchement l’exercer. Tenir une plume n’est pas un mince honneur. Pourquoi s’en cacher ? Proclamer sans pédanterie, mais sans hésitation non plus, la profession par laquelle on vit, est à la fois ce qu’il y a de plus simple et ce qui est de meilleur goût, surtout quand cette profession vous honore au moins autant qu’on l’honore soi-même par ses œuvres.

Cette aversion de Mérimée pour le titre d’homme de lettres est d’autant plus étrange que sa correspondance, récemment publiée avec fracas, sans beaucoup d’utilité pour la gloire de l’écrivain et au plus grand détriment de l’homme, nous le montre vivant, parlant, écrivant en quelque sorte en partie double, acceptant la profession des lettres pour les avantages qu’elle peut offrir et la raillant quand ses confrères ne l’entendent plus ; se soumettant aux visites académiques, aux formalités traditionnelles et affectant ensuite de les dédaigner ; prenant au sérieux ses collègues, ses confrères, les savants de province et de l’Institut, puis, le dos tourné, s’égayant d’eux avec un air de hauteur, de supériorité, de dédain aristocratique fort peu dissimulé. Il est impossible de ne pas voir dans ces longs apartés où Mérimée brûlait ce qu’il venait d’adorer en public, une revanche de l’homme du monde se croyant trop haut placé pour qu’il fût digne de lui de frayer longtemps avec des auteurs.

Se distinguer d’eux en toute rencontre, tel fut toujours son but. Son abord était glacial. Il écartait absolument et rendait vaine toute tentative de familiarité. Il avait la raideur d’un Anglais et évitait avec soin dans son maintien les allures françaises. Sa voix se maintenait dans les notes calmes, et jamais ne s’emporta en éclats. Il demeurait impassible là où se seraient laissé entraîner les plus froids. Il a toujours eu en horreur le ridicule. M. Taine a dit de lui qu’il agissait et écrivait comme en la présence perpétuelle d’un spectateur indifférent et railleur, et qu’il était lui-même ce spectateur. Pour fuir le pédantisme, qui lui semblait être le trait caractéristique de l’homme de lettres, il exagérait le ton dégagé, le sans-façon de l’homme du monde. Il n’a pas compris qu’il y a de la pédanterie à trop vouloir ne pas être pédant, et qu’il n’est pas un mince type de comédie celui qui, pour éviter le ridicule, affecte de se montrer insensible, qui se garde de l’attendrissement comme d’une faiblesse, et refoule ses larmes de peur d’être confondu avec les enthousiastes. Mérimée n’a pas cessé d’être dupe de la crainte de paraître dupe.

Il ne s’est pas seulement singularisé en fuyant l’expansion, le premier élan, l’enthousiasme, les mouvements irrésistibles du cœur. Il a cru ne pouvoir s’épargner la raillerie qu’en raillant beaucoup soi-même, et, de peur d’être bafoué, il a pris lui-même l’avance, en commençant par ses lecteurs. Presque toujours (et c’est encore par goût de singularité et d’exception) il s’est complu à produire des surprises, ou tout au moins à déjouer les prévisions.

Les preuves de cette tendance, devenue bientôt une manie, abondent dans sa carrière littéraire. Il écrit, en 1825, le théâtre de Clara Gazul et il présente son œuvre comme la traduction d’un ouvrage étranger. Comme si ce premier mystère ne suffisait pas, il le fortifie d’un second, en ajoutant à la prétendue femme-auteur espagnole « dont les pièces de théâtre, universellement applaudies en Espagne, n’étaient pas connues à Paris », un traducteur français aussi imaginaire, nommé Lestrange, qui faisait précéder sa traduction d’un récit fort vraisemblable de la vie de Clara Gazul. On sait que toutes les conditions de vraisemblance furent si bien observées qu’un Espagnol, interrogé sur la valeur de cette prétendue traduction, répondit : « La traduction a du mérite, mais elle est encore bien inférieure à l’original. »

Deux ans après, il se moquait aussi agréablement de ses lecteurs, en publiant une traduction imaginaire des chants d’un barde morlaque de son invention, qu’il nomme Hyacinthe Maglanowich et auquel il donne pour traducteur un réfugié italien. Même habileté dans l’exécution de cette plaisante supercherie, mêmes conditions de vérité apparente. La couleur locale est éclatante, les mœurs des populations illyriques sont décrites avec une exactitude merveilleuse, le vampirisme et le mauvais œil reviennent fréquemment dans ces chants ; tout, jusqu’au titre, les rend authentiques. Mérimée leur donna en effet le nom de la Guzla, sorte de guitare monocorde dont s’accompagnent les bardes morlaques. On ne vit pas que la Guzla était l’anagramme de Gazul ; le Journal des savants s’y laissa prendre ; l’érudition allemande surtout se jeta avec ardeur sur cette pâture qui était offerte à son ignorante naïveté, et deux ou trois savants d’outre-Rhin se disputèrent l’honneur de découvrir le texte réel des chants d’Hyacinthe Maglanowich. On voit d’ici la joie intérieure, le sourire narquois de Mérimée.

Plus tard il éprouva un plaisir de même nature quand, après la publication de la Vénus d’Ille, un savant eut la pensée de lui demander où il avait vu une aussi merveilleuse statue. « Elle n’a jamais existé, répondit Mérimée, et les inscriptions ont été fabriquées secundum artem avec Muratori et Orelli. Je suis bien fier que ma petite drôlerie ait été prise au sérieux par un savant tel que vous. » Un autre aurait dit : « Mon petit récit » ; Mérimée, lui, affecte d’employer des termes qui indiquent le peu d’importance qu’il attache à ses productions littéraires. Le gentleman rejette l’auteur à la seconde place. Le premier ne daigne tolérer l’autre qu’à la condition que le lecteur sera souvent mystifié.

Par bonheur, tel n’a pas été le but constamment poursuivi par Mérimée. S’il a cédé encore à ce penchant dans Lokis, une nouvelle où se cache confusément une idée ou saugrenue ou monstrueuse, il s’est, pendant de longues années, contenté de surprendre et non plus de jouer ses lecteurs.

Or comment les surprendre, si ce n’est en adoptant des procédés absolument contraires à ceux de ses confrères ? Il a fait de l’histoire, et, comme les chefs-d’œuvre du genre sont animés, vifs, resplendissants d’éclat et de force, il s’est distingué des maîtres en écrivant, sur le passé de l’Espagne et surtout sur celui de la Russie, des pages ternes, arides, absolument dépourvues de vie et de mouvement. Il a conté à son tour, et, comme les principaux romanciers de son temps se signalaient par une prodigalité extrême, par une abondance inépuisable, par un enchevêtrement compliqué d’intrigues et d’aventures, il s’est distingué d’eux par la sobriété, par la mesure, par la simplicité. Ici le goût de la singularité a été le triomphe de l’art. En rompant avec les procédés de composition employés par les plus fameux romanciers, Mérimée s’est distingué d’eux à son avantage. La postérité maintiendra la distinction, et, tandis que des centaines d’ouvrages disparaîtront avec les générations qui les ont lus avec avidité, les deux volumes de récits publiés par lui5 vivront aussi longtemps qu’il y aura dans le monde des hommes de goût.

Les procédés de composition de Mérimée sont bien à lui et, par malheur, il les a emportés dans la tombe. Un autre maître dans le roman, M. Jules Sandeau, a pu dire de lui, devant l’Académie française : « qu’il serait un éternel sujet de désespoir pour ceux qui oseraient prétendre à une telle perfection ».

De naissance, Mérimée avait quelques-uns de ces dons qu’aucun effort ne procure : une entente parfaite de la mise en scène, l’art de placer face à face deux personnages et de leur donner la vie en trois ou quatre coups de pinceau. Par le travail il a acquis la concision du style, le dessin ferme, le moulage net, le relief le plus puissant qu’il soit possible d’obtenir. Tout ce qui n’est pas absolument indispensable, Mérimée le considère comme inutile et le rejette. Il exècre le nuage et le rêve, et recherche seulement le vrai. Tandis qu’autour de lui on se sert du roman pour émettre des systèmes, échafauder des thèses sociales ou se livrer à des dissertations politiques, lui, voit uniquement le fait, s’y attache et va droit au but, sans se laisser jamais distraire dans sa route. Nulle part il ne se découvre, nulle part il ne s’abandonne. Point d’expansion. Point d’intervention de l’auteur se substituant même discrètement à ses personnages. Il s’efface. Aussi l’illusion du lecteur est complète, et il lui est impossible de ne pas être persuadé que ce qu’il lit est réellement arrivé. Tout dans le récit est concentré, resserré, éminemment propre à l’effet que l’écrivain veut obtenir. La netteté de la pensée, la vigueur du trait, la précision du burin sont incomparables. Les digressions, les descriptions, les bavardages sont évités. Tout porte, et le moindre détail qui, à une première lecture, aura semblé insignifiant, vous apparaît à la seconde, chargé de sens et ayant vraiment sa raison d’être. Le travail que supposent ces deux volumes exquis est prodigieux, et on ne saurait trop admirer la discipline sévère à laquelle Mérimée a dû soumettre les dons précieux qui lui ont été départis. Impitoyable pour lui-même, et devenu son propre juge, et le juge le plus rigoureux, il peut braver les arrêts de la critique la plus exigeante.

Mérimée avait si bien le don de mettre en présence et de faire parler deux personnages, qu’il a eu la bonne fortune de fournir le sujet de ce gracieux chef-d’œuvre, le Pré aux Clercs d’inspirer la plus dramatique scène des Huguenots, et plus récemment un autre libretto pour l’Opéra-Comique6. Les sujets choisis par lui sont fort variés. Seule la façon toujours merveilleuse de les traiter fait l’unité de son œuvre Quand il y a (et c’est arrivé parfois) excès dans l’idée, cet excès est corrigé par la discrétion et la retenue de la manière.

Tantôt, comme dans la Partie de Tric-trac, il a peint l’horreur de la situation d’un jeune officier qui a été entraîné à tricher au jeu ; tantôt, comme dans Mateo Falcone, il a montré jusqu’où peut être poussé le point d’honneur dans la famille ; tantôt, comme dans le Vase étrusque, il retrace un épisode de la vie mondaine, ou, comme dans la Double méprise, il raconte une aventure qui, sous une plume moins sûre, serait fort scabreuse. Le plus long de ses romans a un demi-volume, la plupart d’entre eux ont quelques pages. Mais nous mettons au défi le plus méticuleux des aristarques de pouvoir en supprimer deux lignes sans nuire à la composition. Chez Mérimée, en effet, l’intérêt tient d’abord à l’unité de l’action, puis à la convergence industrieuse des détails qui tous concourent à l’ensemble.

Ceux qui voudront se former dans l’art si difficile du récit devront avoir sans cesse sur leur table, lire, relire, profondément étudier Colomba. S’il leur est interdit d’atteindre jamais à la perfection idéale du modèle, du moins ils apprendront à l’admirer, et Colomba est du nombre de ces œuvres pour lesquelles

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire.

Nous signalons moins encore aux débutants la variété avec laquelle sont peintes les nuances les plus diverses de la passion, avec laquelle sont décrits les sentiments tantôt les plus simples, tantôt les plus violents, que l’art profond déployé dans l’exposition et dans le développement du caractère principal. Tout concourt à le mettre en relief. Que l’on étudie avec un peu de soin le détail le plus vulgaire en apparence, et l’on se convaincra qu’il a son utilité et qu’il joue son rôle dans l’action. Du moment où Colomba entre en scène, toute l’attention porte sur elle et sur elle seule. Qu’est le mariage d’Orso et de Lydia, à côté de l’œuvre de la terrible et implacable vengeresse ? Cette œuvre accomplie, le récit est terminé. Un écrivain de moins de goût se serait peut-être cru obligé de nous raconter ce qu’est devenue ensuite l’héroïne. Mérimée s’en est bien gardé. Colomba n’a de raison d’être que par le châtiment qu’elle poursuit. L’expiation accomplie, nous n’aurions plus devant nous qu’une sœur ordinaire d’Orso. L’auteur a préféré laisser profondément gravée dans notre esprit l’image de celle femme étrange, le doigt toujours levé vers le criminel encore impuni, ses prunelles dilatées brillant d’un feu extraordinaire, et vêtue de deuil jusqu’au jour de la vengeance.

Mérimée a résolu la plus grande difficulté qu’il y eût dans l’art d’écrire. Il a été naturel et simple, tout en restant le raffiné que l’on sait ; de quelques traits de plume il a donné plus de vie à ses paysages et à ses portraits que d’autres par les plus minutieuses descriptions. Il est parvenu à éviter également ce qui est trivial et ce qui est prétentieux. Dans les richesses de sa prose, point de clinquant ni d’orfèvrerie ; tout est or, et de l’or marqué au bon coin. Bien que linguiste fort distingué et quoique parlant couramment six langues, il s’est toujours gardé de l’influence des littératures étrangères, pensant avec raison que la langue de Pascal et de Voltaire suffit à tout dire pour qui sait la manier. Sans se soumettre servilement aux règles d’école, il a retrouvé et observé les traditions de l’art le plus sévère. C’est un maître classique par la beauté idéale qu’il a entrevue ; c’est un des sept à huit grands prosateurs de notre langue.

V. Gabriel Ferry §

Dans un de ses voyages à travers le Mexique, Gabriel Ferry se rendant, en 1832, d’Arispe à Bacuache, faisait un soir, avec son guide, halte au milieu des bois. Tous les bruits qui remplissent les forêts du Nouveau-Monde se faisaient entendre : le murmure de l’eau qui frémissait contre les rochers éboulés, le craquement des buissons froissés par les longes des chevaux des voyageurs, le bourdonnement des maringouins que les premières vapeurs de la nuit avaient amenés, le retentissement bruyant des arbres morts qui se tordaient sous la brise, et au loin la voix effrayante de quelques fauves altérés. Plongé dans la contemplation d’un spectacle qu’il ne se lassait jamais d’admirer et écoutant avec extase ces mille voix de la forêt dont l’ensemble forme une harmonie grandiose, Ferry enfonçait dans son souvenir tous les traits caractéristiques de ce qui devait servir plus tard de cadre si pittoresque à ses romans, quand un bruit de pas l’arrache tout à coup à ses réflexions. À la lueur du feu allumé pour se mettre à l’abri des bêtes féroces, deux individus se montrent.

Le premier est un homme de très haute taille, la figure couverte d’une épaisse barbe blonde. Un bonnet en cône tronqué, fait de la peau d’un animal, mais qui ne conserve que quelques poils disséminés, couvre une rude chevelure. Une veste en gros drap, des espèces de braies en peau de daim tannée, maintenues autour des jambes par des courroies de cuir, une vaste gibecière et une corne à poudre pendant sur l’estomac, un long rifle à canon de cuivre jeté sur l’épaule, tout indique un chasseur des bois. Son compagnon, de plus petite taille, porte à peu près le même costume et est armé de la même façon.

Ce sont des chasseurs canadiens, rejetons de l’ancienne souche normande et dont la bravoure, la dextérité, la vigueur infatigable et le sang-froid merveilleux font les véritables souverains des forêts américaines. Ils s’asseyent, partagent un frugal repas avec Ferry et lui racontent quelques-unes de leurs aventures. Pour le moment, ils poursuivent un parti d’Indiens-Apaches qui leur a dérobé leurs chevaux. À eux deux ils ont promis de tirer vengeance et ils tiendront cette promesse. Aussi, peu après le repas achevé, « nous nous sommes assez reposés, dit le Canadien en se levant ; recevez nos remerciements pour votre hospitalité ; il est temps que nous allions reprendre la trace perdue. Adieu, seigneur cavalier ! »

Ferry serra les mains des deux intrépides aventuriers qui osaient se mettre seuls à la poursuite d’une tribu, en ne comptant que sur leur courage et leurs ruses pour triompher d’ennemis aussi rusés que courageux. Les deux chevaliers errants se perdirent dans l’obscurité de la nuit ; peu à peu le bruit de leurs pas cessa de se faire entendre. On ne percevait plus que le froissement des herbes qu’ils déplaçaient dans leur marche. Puis ils disparurent à jamais, et Ferry, assis à côté de son guide endormi, dut se replonger dans des réflexions d’autant plus fécondes qu’elles avaient désormais un aliment puissant. Le Coureur des bois venait de prendre racine dans son cerveau.

Nous n’affirmons rien, car Ferry n’a raconté nulle part quelle a été l’origine de son admirable chef-d’œuvre ; mais en relisant naguère quelques-unes des scènes réelles de son voyage au Mexique, nous avons trouvé exposée cette rencontre, et nous ne croyons pas nous tromper en en faisant le point de départ du Coureur des bois. Au milieu de cette immense solitude, Ferry dut être vivement frappé par l’apparition subite de ces deux aventuriers. Il avait enfoui depuis longtemps dans son souvenir le cadre de son principal roman. Il en possédait désormais les héros. Leurs traits durent se graver profondément dans son esprit, car tels ils se sont montrés à lui en réalité, tels, et à peu près dans les mêmes circonstances, ils apparaissent dans le neuvième chapitre du Coureur des bois.

En rapprochant du roman l’épisode vrai du voyage, la coïncidence est manifeste. Nous avons tenu à la signaler pour montrer que bien peu suffit pour féconder le génie ; mais encore faut-il que la semence tombe dans un terrain prêt à la recevoir. Les yeux de Ferry se sont fixés pendant une heure sur les deux chasseurs ; pendant une heure, il a causé avec eux, notant leurs gestes, scrutant leurs regards, étudiant leur attitude. Eux partis, il a imaginé leurs aventures ; il leur a donné leur nom ; ils sont devenus Bois-Rosé et Pepe. Tout cela est l’œuvre de la puissante imagination de Ferry. Mais l’intensité de vie des deux personnages, mais la splendeur vraie des sites au milieu desquels ils se meuvent, sont dues à la réalité surprise. Voilà comment nous comprenons l’utile mélange de la vérité et de l’imagination, le précieux secours que se prêtent la mémoire vivement frappée et l’esprit créateur. Assurément, rien de ce qu’accomplissent Bois-Rosé et Pepe n’a été fait par les deux aventuriers qu’a rencontrés Ferry ; mais ils se sont montrés à lui de telle façon qu’il a pu, sans invraisemblance, leur attribuer les aventures créées par son imagination. Ici la précision exacte des souvenirs conservés sur les deux chasseurs a donné, par analogie, la vie à toutes les scènes dont le romancier les a faits les héros.

Si nous avons tant insisté sur cette origine, c’est parce qu’il s’agit du chef-d’œuvre de Ferry et aussi d’un des plus parfaits romans d’aventures qui aient paru dans notre langue. C’est en outre parce que cette origine explique le degré extraordinaire de vie qu’y a obtenu l’écrivain. De combien peu de personnages des romans d’aventures du jour peut-on en dire autant ? La plupart d’entre eux, les auteurs ne les ont jamais rencontrés sur leur route ; ce qui n’a rien de surprenant, car comment pouvoir rencontrer des personnages qui ne réunissent pas les éléments de vie, les conditions de vraisemblance, les traits principaux constituant au moins la vérité relative ?

Nous n’avons pas à raconter à nos lecteurs le Coureur des bois. Les éditions nombreuses qu’on en publie témoignent du goût persistant du public pour une œuvre où, malgré son long développement en deux gros volumes, l’intérêt ne languit pas un seul instant, où l’attention est, dès les premières lignes, vivement excitée, et jusqu’à la dernière tenue en éveil, sans qu’un seul mot puisse effaroucher la lectrice la plus pudibonde. C’est là d’ailleurs un des caractères essentiels de tous les récits de Ferry. Ce n’est pas un mince mérite, à l’époque où nous sommes, d’avoir écrit sept à huit volumes tous émouvants, tous attachants au plus haut point, et que toutes les mères peuvent lire devant toutes les filles, avec la certitude d’intéresser les plus romanesques, d’être comprises des plus jeunes, et de ne pas étonner même les plus innocentes.

Si nous n’avons encore dans notre langue personne à mettre en parallèle avec Walter Scott, en revanche, et grâce à Gabriel Ferry, la littérature française peut opposer un rival à Fenimore Cooper. Ce n’est pas que Ferry soit, comme on l’a dit à tort, le premier qui ait introduit dans le roman français des scènes de la vie sauvage. L’abbé Prévost, avant d’avoir écrit son immortel chef-d’œuvre, a composé une foule de récits dans lesquels son imagination disposait avec candeur du monde entier. C’est lui qui a eu le premier le mérite d’obtenir de nouveaux effets de la diversité des mœurs et des climats, et de transporter maintes fois ses personnages dans le Nouveau-Monde.

Mais au contraire de l’abbé Prévost, qui, s’il a beaucoup voyagé, n’est du moins jamais allé en Amérique, Gabriel Ferry a visité tous les lieux qu’il décrit. Aussi, dès l’apparition du Coureur des bois, a-t-il pu devenir l’émule de Cooper. C’est que ce genre ne s’imite pas ; il exige impérieusement l’expérience des objets qu’il montre, une vue exacte et fidèle des grands tableaux de la nature. Cooper a de plus que l’écrivain français le sentiment patriotique, le vif amour du pays ; il aspire avant tout à célébrer une cause qu’il chérit, celle de l’indépendance américaine ; il se sent emporté par un idéal de liberté individuelle, et les souvenirs glorieux de Washington font vraiment étinceler les pages du Corsaire rouge. Ferry n’eut pas à faire vibrer cette corde. L’un et l’autre excellent à peindre en traits ineffaçables des mœurs inconnues avant eux à l’Europe et que l’Amérique elle-même, qui les voit chaque jour disparaître, ne connaîtra bientôt plus que par leurs romans. L’un et l’autre ont vécu et rêvé au sein de spectacles sublimes ; ils se sont baignés dans l’immensité des bois : tour à tour ils ont pénétré dans les forêts vierges, ont vu les prairies sans limites, ont contemplé un ciel qui nulle part n’apparaît plus étendu. Leur œuvre à tous deux est l’épopée du désert.

Mais si, en plus que Ferry, Cooper a eu à retracer les luttes du droit et de la liberté contre la force et le despotisme, le romancier américain lui est inférieur par la création de l’intrigue. On sent l’effort, quelquefois inefficace, toujours laborieux, d’un esprit moins souple qu’élevé, et les succès incontestés de l’émouvant narrateur sont dus moins encore à son imagination qu’à sa sensibilité profonde et à la vivacité de ses impressions. Du premier coup, au contraire, Ferry a conduit, comme en se jouant, une intrigue dont il embrouille et démêle les fils avec la dextérité d’un vieux romancier. Il a débuté comme voudraient finir bien des maîtres.

Trois types principaux se développent dans le Coureur des bois : l’Indien avec ses ruses inépuisables, ses mœurs demeurées intactes, tour à tour perfide, cruel, admirable d’humanité et de dévouement ; le chercheur d’or que Ferry a mis aussi en scène dans les Gambusinos, et par-dessus tout le chasseur vivant de liberté comme nous vivons d’air, ayant soif du désert, amoureux de l’espace, et dont la volonté n’a pas plus de bornes que la prairie et la forêt qu’il parcourt sans cesse. Ces types se croisent, s’observent, luttent dans un récit qui se déroule en magnifiques anneaux au milieu des déserts de la Sonora, et qui est certainement un des récits les plus dramatiques que nous connaissions. L’auteur a tellement vécu lui-même de la vie agitée et périlleuse qu’il raconte, qu’il a mis plus que personne dans cette œuvre la couleur, la passion du témoin oculaire. L’émotion y est communicative. En lisant ces pages splendides de vérité, on échappe un instant aux mesquins intérêts de l’existence civilisée pour partager les émotions bien autrement puissantes de la vie primitive et sauvage. On se surprend à vivre au milieu de périls continuels et à y être insensible, à marcher au milieu des bois, toujours attentif et vigilant, à s’étendre à l’abri d’un arbre sans savoir si l’on se réveillera, à respirer plus à l’aise au milieu de ce parfum enivrant des vastes solitudes dont on fait sa nouvelle patrie. Brossette a dit des Mémoires du cardinal de Retz qu’ils rendent séditieux par contagion. On peut dire du Coureur des bois qu’il rend aventurier par contagion. On termine cette lecture sous l’impression de la réalité et comme si l’on revenait d’un lointain voyage.

Gabriel Ferry n’a pas seulement l’émotion communicative du voyageur qui a vu et bien vu. Il a reçu en partage les dons qui font les grands écrivains. Une seule page (mais quelle page !) suffira à le démontrer. Elle est extraite des Scènes de la vie sauvage7, et offre la description de cet admirable désert américain qui commence à une petite distance de Tubac, au-delà de la rivière de San-Pedro, et qui, n’ayant pas la désolante aridité, la morne sécheresse du désert africain, a mérité le nom de prairie, lequel convient bien mieux à sa luxuriante végétation :

« Les prairies qui se terminent au San-Pedro, du côté de Tubac, n’ont pour bornes, dans la direction opposée, que les eaux du Missouri. C’était bien là le désert tel que je l’avais rêvé. Au-delà de la rivière, de vertes savanes ondulaient à perte de vue. À mes pieds, un petit lac, séparé du San-Pedro par une étroite langue de terrain, et qui jadis avait dû faire partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges feuilles des plantes aquatiques, des serpents d’eau faisaient reluire au soleil leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du lac voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux reptiles. De longues caravanes de bisons traversaient la plaine silencieuse. D’autres, disséminés par groupes ou par couples, paissaient l’herbe épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un regard tranquille sur leurs vastes domaines.

« Plus loin, ces sauvages animaux se livraient de rudes combats ; leurs sourds mugissements arrivaient à mes oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme s’il eût fallu que, même dans le désert, l’homme révélât sa présence, un parti de chasseurs, d’une tribu d’Indiens amis, descendait en ce moment le cours du San-Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux soutenues par des calebasses vides. Une secua de mules chargées de lingots d’argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue file à l’horizon. Je restai longtemps ravi devant ce spectacle solennel, prêtant l’oreille à l’harmonie mélancolique de la clochette des mules et aux cadences indiennes, qui troublaient, en mourant graduellement, le silence des solitudes. »

Citer de tels tableaux, c’est les louer suffisamment. Ils placent leur auteur au nombre des meilleurs écrivains d’une langue. Nous savons bien que Ferry, mort depuis longtemps, n’occupe pas, tant s’en faut, la place qui lui est due dans notre littérature. Aussi insistons-nous avec l’énergie d’un critique qui accomplit un acte de justice. Gabriel Ferry n’a pas droit seulement à la reconnaissance de tous ceux qu’il a divertis par l’intérêt saisissant de ses récits, mais encore par son style merveilleux, au suffrage des plus délicats. Nous comptons la revendication que nous poursuivons aujourd’hui parmi celles auxquelles nous attachons le plus de prix.

Ce qu’il y a de plus piquant dans la fortune de Gabriel Ferry, c’est qu’il fut écrivain presque par accident et non de profession. Envoyé par son père au Mexique en 1830 pour une affaire commerciale, chargé d’y représenter d’importants intérêts, rentré en France en 1840 et devenu courtier d’assurances, puis en 1844 directeur général d’une grande compagnie, il semblait peu fait pour honorer les lettres. Mais on n’échappe pas à sa destinée. Qu’il ait été médiocre agent d’affaires, nous ne savons, et nous nous en préoccupons fort peu. Tout ce que nous retenons de sa vie agitée, c’est qu’il est demeuré durant sept années au Mexique et qu’il put ainsi, grâce à un don incomparable d’observation, étudier les usages, les coutumes, les superstitions, les lois, les institutions, les vices et les abus de cette étrange contrée.

Ce qu’il a vu, il l’a merveilleusement décrit dans les Scènes de la vie sauvage, dans les Scènes de la vie militaire au Mexique, et cela avec une telle exactitude que bien des officiers de notre désastreuse expédition du Mexique, qui avaient emporté ces volumes pour se distraire, les ont lus et relus pour s’instruire, et n’ont pas constaté une seule erreur chez leur guide. Tout est reproduit avec une fidélité scrupuleuse dans des récits dont le naturel et la sobriété font de Ferry un émule de Prosper Mérimée. Chaque personnage tient le langage qui convient à sa situation. C’est à peine si, voulant à tout prix découvrir une tache, nous avons surpris dans les Squatters un chasseur d’éducation vulgaire s’écriant : « Ah ! voilà un pauvre diable d’ours qui apprend à ses dépens qu’il y a loin des pattes aux lèvres », ce qui peut sembler invraisemblable, venant d’un esprit fort peu cultivé.

Mais le plus souvent chacun parle et agit ainsi que l’exigent le rang qu’il occupe, l’éducation qu’il a reçue. Jamais la sauvagerie de mœurs encore primitives n’a été mieux exposée. Jamais on n’a mieux mis en scène tout ce qui constitue l’originalité d’un pays où la civilisation a jeté tout juste assez de lueurs pour éclairer ce qu’il renferme encore de sauvage. Les contrebandiers n’ayant pas de plus dévoués complices que les employés du fisc ; le gambusino, que pousse dans le désert la soif de l’or ; les dompteurs de chevaux sauvages et leurs prouesses ; les saltéadores inspirant un égal effroi à la justice dégradée et aux voyageurs qu’ils détroussent ; les pécheurs de perles allant disputer au fond de l’eau leur proie aux requins ; les rudes défricheurs de forêts, pionniers de la civilisation : tout ce monde est saisi au vif, peint au naturel, resplendissant d’animation et de vie. Les types décrits ne sortent plus de la mémoire du lecteur, tant ils y ont laissé une forte empreinte. Ils sont désormais immortels.

Mais là ne s’est pas bornée l’action de Gabriel Ferry. Ayant souvent rencontré dans ses excursions d’anciens guérilleros qui avaient pris part à la guerre de l’indépendance mexicaine, il avait appris d’eux, habilement interrogés pendant les haltes, les causes et les faits principaux de cette guerre. Il connut ainsi dans tous ses épisodes cette magnifique lutte du Mexique asservi par l’Espagne depuis trois cents ans, lutte commencée en 1810 par un prêtre obscur, Hidalgo, qui, parti de Dolorès, son village, avec trois cents patriotes, commandait peu de temps après une armée de soixante mille insurgés. Cette guerre de l’indépendance, qui dura dix années, qui aboutit au triomphe après bien des revers et des catastrophes, et où s’illustrèrent à jamais, outre Hidalgo, Morelos. Hayon, Terran, Torrès, elle attend encore son historien définitif. Mais, grâce à Ferry, elle est entrée dans le cadre du roman.

Que disions-nous tout à l’heure, que nous n’avons personne à opposer à Walter Scott ! Dans Costal l’Indien, Ferry a donné un modèle de l’art de mêler la réalité au romanesque, de faire succéder des scènes imaginaires à des tableaux d’histoire que l’on croirait empruntés aux temps antiques. Ici la corde patriotique vibre avec puissance. L’auteur s’est identifié avec ses héros, et par la chaleur de son récit, par l’éclat de la forme, il a montré une fois de plus qu’il n’est pas pour les combattants de plus sainte cause et pour l’écrivain de plus heureux sujet que la cause d’un peuple luttant pour son indépendance et sa liberté.

Mais ni les joies légitimes du succès rapide obtenu à Paris par le romancier, ni les affections de famille bien douces pour lui à en juger par la piété filiale qu’a conservée son fils, M. Ferry de Bellemare, ni les satisfactions d’un travail paisible autant que fructueux, ne purent longtemps retenir en France le hardi voyageur. Il avait la nostalgie du désert. Il avait cette soif de l’inconnu qui est à la fois la force et la maladie de certaines natures aventureuses. Comme le marin qui aspire sur terre à courir sur mer des dangers nouveaux, Ferry soupirait après cette vie de privations, de découvertes, de périls, de surprises qu’il avait trop aimée pour y renoncer définitivement.

Le 2 janvier 1852, il s’embarque à Southampton à bord de l’Amazone, se rendant à San-Francisco. Deux jours après, dans la nuit du 3 au 4 janvier, et lorsque le bâtiment est à peine à vingt lieues des îles Sorlingues, la cloche d’alarme retentit tout à coup. Chacun se lève anxieux et est bientôt glacé d’effroi : toute la partie supérieure de l’Amazone est en feu. D’abord une fumée intense révèle l’incendie en dissimulant les flammes. Mais presque aussitôt elles s’échappent des sabords et de toutes les issues avec une impétuosité qu’excite encore un vent formidable. Les pompes sont mises en jeu, mais inutilement. La confusion est extrême, la certitude de l’échec déjà générale. La flamme va gagner le magasin à poudre ; la mer, déchaînée par la tempête, ne pourra pas porter les chaloupes de sauvetage. La mort est partout. Alors des cris de désespoir se font entendre, alors le vertige s’empare de quelques-uns qui se jettent eux-mêmes dans le brasier ardent, alors commencent les agonies lamentables.

Cependant un voyageur demeure calme et silencieux. Il a déjà vu la mort de si près qu’il la dédaigne. S’appuyant contre un bordage, il contemple l’horrible spectacle, voit impassible les fureurs de l’incendie et attend. Deux des chaloupes de réserve qu’ont envahies beaucoup plus de passagers qu’elles ne peuvent en contenir, ont été englouties par les eaux. Une troisième chaloupe reste. Au moment où, surchargée de voyageurs, elle va s’éloigner, on offre à Gabriel Ferry d’y monter. « Mourir pour mourir, répond-il, je préfère rester ici. » Et il demeure. S’il avait dit oui, il eût été sauvé, car, quelques heures après, cette chaloupe rencontrait une galiote hollandaise qui en recueillait les passagers.

C’est par eux qu’on a connu le dernier mot stoïque du stoïque voyageur. Moins d’une heure après avoir quitté l’Amazone, ils entendirent comme un roulement de tonnerre, et ils virent tout à coup l’Océan s’illuminer. Les flammes avaient pénétré dans le magasin à poudre. L’Amazone sautait.

Ainsi a fini, véritablement mort à la peine, et victime de sa passion aventureuse, celui qui avait échappé aux embûches des Indiens, à la férocité des fauves, aux atteintes de la soif, à la chaleur énervante du désert. Il a fini en héros, après avoir repoussé et laissé à un autre une chance de salut. Il a pris ce parti, comme il avait affronté tant de dangers, avec une tranquillité sereine. Âgé de quarante-deux ans, il aurait encore produit bien d’autres chefs-d’œuvre. Mais les huit volumes qu’il a écrits suffiront à sa gloire. En lui a disparu un des narrateurs les plus dramatiques, un des écrivains les plus purs de notre langue.

VI. M. Jules Sandeau §

Si, par la variété abondante des talents, par l’éclat et la force déployés dans la peinture des passions, par l’énergie et la finesse du style, le roman a atteint, durant le dix-neuvième siècle, des hauteurs qu’il n’avait pas connues jusque-là ; si, à l’exception de Gil Blas et de Manon Lescaut, les chefs-d’œuvre d’autrefois ont été dépassés de notre temps, et cela de façon à désespérer les conteurs futurs ; si chacun des innombrables genres du récit et en outre plusieurs genres nouveaux comptent des modèles presque inimitables, cette supériorité incontestable n’a pas été obtenue sans une dure compensation. Le roman contemporain n’a pas grandi seulement par la vigueur plus puissante, par le don d’observation plus complet des peintres, mais encore par la liberté, trop souvent excessive, de leurs allures. Les romanciers de ce siècle ont eu en général plus de talent que leurs devanciers, mais aussi une imagination plus déréglée, une témérité dont il ne faut pas leur faire honneur, et ils ont osé soulever des voiles qui, jusqu’à eux, avaient été respectés.

Nous rencontrerons sur notre route, sans pouvoir toujours les éviter, ceux qui se sont avancés le plus loin dans cette voie où l’on exploite une curiosité malsaine, où l’on choisit ses types dans les classes déchues, où l’on essaye de salir ce qu’il y a de plus sacré au monde, où l’on mêle au récit les prédications venimeuses, les programmes fantaisistes, les réquisitoires les plus véhéments contre la société.

Heureusement, quelques maîtres de l’art sont demeurés fidèles aux traditions éternelles, et, échappant à une contagion qui a fait bien des victimes, ils se sont attachés de préférence aux tableaux dans lesquels les instincts généreux sont en lutte avec la passion et en triomphent, dans lesquels la femme tombée, au lieu d’être idéalisée entre la prison, l’hospice et les amphithéâtres de Clamart qui se la disputent, se réhabilite par le travail et le dévouement.

Parmi ces fidèles, ou plutôt à leur tête, nous apercevons M. Jules Sandeau, qui s’est complu à prévenir les naufrages quand tant d’autres poussaient vers les récifs, à fortifier l’âme au lieu de la décourager, à retracer les situations générales et non les exceptions, à ne rien déguiser des humaines faiblesses, mais à placer au-dessus d’elles et les dominant : le devoir. L’étude des ouvrages de M. Sandeau sera donc comme une fraîche et riante oasis nous reposant des lieux où règne sans cesse la tempête qui ne laisse rien debout de ce que nous avons appris à honorer et à aimer.

Est-ce à dire que le but moral, toujours poursuivi par M. Sandeau, ait imprimé à ses œuvres un caractère monotone capable d’engendrer l’ennui ? S’il en était ainsi, nous plaindrions les lecteurs contemporains, et nous blâmerions davantage encore les écrivains qui ont dépravé le goût public et perverti l’imagination. Heureusement il n’en est rien. Chacun des livres de M. Sandeau a atteint un nombre d’éditions considérable ; cet écrivain délicat et fin a obtenu les succès les plus populaires, et, par une bonne fortune dont nous félicitons notre temps, on a recherché le remède avec non moins d’avidité que le poison. À vrai dire, ceux qui prétendent que l’attrait puissant, irrésistible, est le privilège des seuls audacieux, des auteurs aux théories arrogantes, des romanciers qui choisissent leurs tableaux dans le musée du vice, ont reçu de M. Sandeau le démenti le plus formel. Même parmi les œuvres les plus attachantes de la littérature des filles insoumises, même parmi les récits où s’étale la prostitution élégante, nous connaissons peu de livres d’un intérêt comparable à celui qu’offrent Marianna et Mademoiselle de la Seiglière. Nous défions les plus corrompus, les plus alléchés par la peinture des existences flétries, d’interrompre la lecture du Docteur Herbeau ou de Madeleine8. Ils en voudront sans doute beaucoup à l’auteur qui les contraint d’aimer ainsi ce que d’habitude ils raillent. C’est tant pis pour le vice. Mais M. Sandeau a tant d’art qu’il force le vice à rendre malgré lui un hommage à la vertu.

Où a-t-il appris à rendre si aimable, non le vice, mais, ce qui est plus difficile, la vertu ? Par l’emploi de quels dons a-t-il pu vanter l’esprit de sacrifice et faire l’apologie du travail, comme dans Madeleine, sans tomber dans l’homélie, en évitant toujours les moyens vulgaires, et en retenant captive jusqu’à la dernière page l’attention du lecteur saisie dès la première ? Notre temps compte beaucoup d’auteurs de récits moraux ; mais combien peu ont su éviter l’écueil de la prédication ! Mme Craven n’a complètement triomphé de cette difficulté inhérente au sujet, que dans Fleurange, qui est presque un chef-d’œuvre. En revanche, le Mot de l’énigme n’a d’intéressant que son titre trompeur. Seul M. Sandeau a toujours franchi l’obstacle. Il ne s’est pas contenté d’attaquer de front les audacieux qui, à grands coups d’éloquence, frappaient le mariage et entraient en lutte avec l’ordre éternel des sociétés humaines ; il leur a dérobé leurs armes, leurs procédés, leur enthousiasme. Comme s’il avait vécu dans leur camp, il a surpris leur secret, et, l’employant pour la bonne cause, il a élevé le plaidoyer aux hauteurs presque inaccessibles qu’avait atteintes le réquisitoire.

C’est surtout dans Marianna que M. Sandeau nous apparaît le digne émule de ses éloquents antagonistes. Comme eux il y peint l’amour passionné, impatient de tout devoir, secouant tous les jougs, défiant la loi. En vérité, en énergie, en couleur, sa peinture ne le cède en rien à celle des écrivains qu’il veut combattre. C’est la même affection déréglée, ce sont les mêmes déchirements du cœur, c’est tour à tour la passion dans ses élans et dans ses misères, dans ses aspirations les plus hautes et dans ses chutes les plus douloureuses. Mais s’il y a parité de talents, enthousiasmes semblables, émotions également communicatives, si les couleurs des deux palettes sont aussi riches de tons et aussi variées, quelle différence fondamentale dans les points de vue indiqués et dans les résultats obtenus ! Tandis que Lélia, sœur de René, de Werther, qui est atteinte du mal du siècle, c’est-à-dire de l’ennui, court sans cesse d’une passion à une autre, sachant bien qu’elle ne s’y arrêtera pas, et termine sa vie en se mettant au service d’une société secrète ; tandis qu’Indiana finit ses aventures en se jetant dans les bras d’un nouvel amant ; tandis que l’une et l’autre rendent les lois sociales responsables de leur malheur, Marianna, au contraire, montre son malheur comme étant le châtiment inévitable de ses fautes. En lisant son histoire, on assiste à tous les déchirements auxquels se condamnent ceux qui se placent hors de la loi commune. Ici la vue du mal, au lieu de désespérer, pousse vers le bien, et l’on ne peut pas ne point être ému, lorsque Marianna, portant son dernier regard sur le toit conjugal qu’elle a abandonné, prononce ces mots qui terminent le livre : « Le bonheur était là ! »

Les contemporains de Corneille n’ont pas été plus charmés et plus surpris quand ils ont lu le Menteur, les contemporains de Racine n’ont pas été plus étonnés quand ils ont vu les Plaideurs, qu’on ne le fut il y a une trentaine d’années lorsque, après avoir définitivement classé parmi les peintres les plus dramatiques de la passion l’auteur de Madame de Sommerville et de Marianna on vit apparaître le Docteur Herbeau.

Était-ce désir de surprendre par le contraste ? M. Sandeau voulait-il donner une preuve de la souplesse de son esprit et de l’abondance de ses ressources ? Tenait-il, après s’être élevé à la hauteur des plus illustres dans le tableau des tragiques amours, à fournir un modèle dans un genre qui serait tout à lui ? Nous ne savons si tel a été son but ; mais certainement il l’a atteint, peut-être sans y prendre garde, et, l’œuvre achevée, il l’a vue si parfaite que, désespérant sans doute d’en écrire une seconde semblable, il s’en est tenu là.

Le Docteur Herbeau est, en effet, un livre unique non seulement dans les œuvres de M. Sandeau, mais encore dans tout le roman contemporain. Nous n’apercevons guère que Sterne avec lequel on puisse trouver, pour ce vrai bijou littéraire, une certaine parenté. C’est la même originalité piquante, c’est le même tour d’esprit humoristique et un peu bouffon, c’est le même mélange d’aventures risibles et de scènes touchantes, le même emploi varié tantôt du persiflage, tantôt de l’émotion. Quelle gaieté charmante dans l’histoire de ce vieux et bon docteur de petite ville ! Comme ses légers ridicules sont décrits avec mesure, sans grossissement, et de façon à nous permettre de chérir ce même médecin qui nous a arraché tant de sourires ! Comme nous avons tous pour lui les yeux de Mme Riquemont qui s’en moque et ne peut s’en passer, et avec quel art suprême l’auteur a évité le double écueil de la charge et de la sentimentalité !

« Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, lisons-nous dans le Docteur Herbeau, de certaines salles disposées de telle sorte que chaque coin recèle un écho et que les sons les plus faibles et les plus étouffés se répètent distinctement dans tous les angles. Les petites villes semblent construites d’après ce système. Rien ne se dit ici, qu’on ne le redise aussitôt là-bas ; rien ne se fait là-bas, qu’on ne le sache aussitôt ici. Bien mieux : commencez une phrase dans le faubourg du Sud, on l’achève avant vous dans le faubourg du Nord. Il faut que l’atmosphère qui enveloppe les petites villes soit peuplée d’oreilles, d’yeux et de langues invisibles qui voltigent çà et là, les langues racontant ce qu’ont vu les yeux et ce qu’ont entendu les oreilles. »

C’est en effet une de ces petites villes, lesquelles se ressemblent toutes, qui est le cadre de cette ravissante fantaisie. Les personnages qui entourent l’excellent docteur, nous les avons tous connus, tant ils appartiennent de droit à la vie provinciale, autant d’ailleurs par leurs touchants aspects que par leurs côtés défectueux, car Dieu nous garde de donner à la province le monopole du ridicule. M. Riquemont, ce parvenu vaniteux et égoïste, dédaignant l’esprit et l’enviant, ce mari minutieux, brutal, impérieux, est peint de main d’ouvrier, et nous soupçonnons fort M. Sandeau de l’avoir connu et peut-être d’avoir souffert par lui. Le livre fermé, nous n’avons pas seulement fait une délicieuse lecture, mais nous avons acquis des amis nouveaux. Désormais, en ces moments de rêverie où l’on évoque les personnes aimées, nous reverrons dans notre souvenir ce bon, cet aimable docteur de village, monté sur Colette et allant visiter ses malades, compatissant aux infortunes, indulgent et généreux, sachant écouter, mais préférant encore parler lui-même, d’excellent conseil mais de médiocre exemple en ce qui concerne les illusions auxquelles il cède trop aisément, oubliant son âge, mais ayant un cœur assez confiant pour ne pas apercevoir qu’on le sait quinquagénaire, et, au fond, plus heureux d’un amour platonique non partagé, mais qu’il croit réciproque, que d’autres le sont par la possession de l’objet aimé.

En créant, dans le Docteur Herbeau, un modèle parfait d’un genre que, seul de notre temps, il a illustré, M. Sandeau n’a pas fourni l’unique preuve de son originalité. Il en a donné une autre par le choix d’un sujet tout à fait propre à notre siècle et que seul pourtant il a entrevu et traité, peut-être, il est vrai, parce que nul n’a osé s’y aventurer après lui.

M. Sandeau a étudié de près l’existence de ces glorieuses et antiques familles, légitimement fières du grand nom qu’elles portent, mais se croyant encore au temps où ce nom était tout, rêvant du passé et condamnant le présent, possédant la religion des souvenirs, mais l’exagérant, demeurant isolées et immobiles au milieu de mœurs qui ne sont plus les leurs, parmi des contemporains qu’elles dédaignent et qui les raillent, dans une société qu’elles se refusent à étudier de peur d’être réduites à l’admettre. Cette fidélité opiniâtre au culte d’autrefois, M. Sandeau l’a incarnée tantôt dans le marquis de la Seiglière, tantôt dans Renée de Penarvan, d’autant plus hautains qu’ils sont plus pauvres et ayant trop le sentiment de l’honneur pour consentir à relever, par une union opulente, leur maison en décadence.

M. Sandeau a placé à côté d’eux et sous leur domination leurs filles que le cœur, et non l’intérêt, pousse à une de ces unions que, dans leur monde, on nomme des mésalliances. Elles aiment tantôt un Bernard, tantôt un Caverley, parce qu’ils sont beaux, honnêtes, braves, tout à fait dignes d’être aimés. De là lutte ardente entre leur inclination et les préjugés de leur famille, entre l’entraînement du cœur et l’orgueil de la race, entre ce qui leur apparaît le bonheur et ce qui semble à leurs parents le déshonneur suprême, la honte et la ruine morale de la maison.

Ce sujet qui, on le voit, est bien de ce siècle, M. Sandeau l’a traité sous toutes ses faces, dans Mademoiselle de la Seiglière, dans la Maison de Penarvan, dans Sacs et parchemins dont le titre résume à merveille l’idée principale. L’inspiration première est la même dans les trois livres ; mais quelle variété inépuisable dans l’art de la mise en œuvre ! C’est toujours l’étude du même glorieux et touchant ridicule ; mais quelle diversité dans les situations où il s’étale, dans le choix des cadres où il se produit, dans les personnages secondaires destinés à faire ressortir et à rendre plus saillante encore l’action principale ! Rarement caractères ont été mieux conduits, plus finement tracés, rarement une intrigue attachante a été accompagnée de plus de détails gracieux, encadrée dans des paysages plus admirablement décrits. Jamais toutes les délicatesses du sentiment n’ont été mieux exprimées dans la langue des bons écrivains.

Nous ferons une seule réserve pour la Maison de Penarvan. Là, le caractère de la fière héroïne est poussé à ses dernières limites, et ce n’est pas ce que nous blâmons. Cette hautaine descendante d’ancêtres fameux a sacrifié sa vie entière à cet orgueil de race, « le plus légitime de tous, dit M. Sandeau, après celui que l’on tire de son propre mérite ». Pour la cause royale sont tombés son père, ses frères, son mari. Morte à l’espérance et comme ensevelie sous l’écroulement de sa maison, elle traîne dans la solitude un deuil âpre et stérile. Elle avait une fille ; mais cette fille, elle l’a maudite et perdue le jour où, écoutant son cœur, Paule a épousé un jeune négociant.

Isolée, solitaire, d’une hauteur indomptable, la marquise Renée de Penarvan mène dans son antique manoir les funérailles de sa maison. Cependant, après plusieurs années de mariage, Paule sent le besoin de vaincre l’opiniâtreté de sa mère et de se rapprocher d’elle. Tous ses efforts échouent. Un jour pourtant, l’abbé Pyrmil, ami de la famille, songe, pour atteindre le but, à employer la petite fille de Paule, charmante enfant qui compte à peine quatre ou cinq années.

L’abbé avait fait joindre les mains à la petite, et lui dit :

 

— Aimez-vous le bon Dieu, mon enfant ?

— Oh ! oui, répondit-elle.

— Eh bien ! reprit l’abbé, dites-lui : Mon Dieu, venez à moi !

— Mon Dieu, venez à moi ! répéta la petite.

L’abbé se leva, et saisissant l’enfant entre ses bras :

— Viens donc, s’écria-t-il, viens et que Dieu t’inspire !

Entourée comme autrefois des portraits de ses ancêtres, à la lueur d’une lampe avare, près de deux tisons qui fumaient au fond de l’âtre, la marquise était assise dans son vieux fauteuil de chêne. Ses traits amaigris, ses yeux caves racontaient les luttes intérieures qu’elle avait soutenues, le travail sourd, mystérieux, inavoué, qui depuis quatre ans se faisait en elle. Elle n’était plus que le spectre d’elle-même, mais gardait encore quelque chose de majestueux et de superbe : on la sentait vaincue, non soumise. Autour d’elle tout s’était écroulé, tout en elle souffrait et gémissait ; mais son orgueil restait debout, comme une citadelle assaillie, minée, pressée de toutes parts, qui tient bon, combat, résiste et refuse de capituler, pendant qu’à ses pieds la ville assiégée, écrasée de boulets, dévastée par la mort et la famine, crie grâce et merci, et ne demande qu’à se rendre. Jamais la solitude et l’ennui n’avaient pesé sur son cœur d’un poids si lourd qu’en cette soirée d’octobre : elle était accoudée, la tête appuyée sur sa main, quand la porte s’entrouvrit, et laissa se glisser un enfant.

Intimidée par la grande figure qui se tenait au coin du foyer, l’enfant, qui était entrée souriante, s’arrêta interdite au milieu du salon.

— Qui êtes-vous ? demanda la marquise, qui ne savait pas même que Paule fût mère.

— Je suis une petite fille.

— Approchez, mon enfant.

L’enfant, encouragée, s’avança et vint poser ses mains sur le bras du fauteuil où sa grand-mère était assise.

— Comment vous nomme-t-on ? demanda la marquise, adoucie par ce joli visage.

— Je m’appelle Renée.

La marquise tressaillit, l’enveloppa d’un regard ardent et reconnut les traits de Paule : elle comprit, devina tout.

— Va-t’en ! dit-elle d’une voix sourde, retourne vers ta mère ; va retrouver Mme Caverley.

Épouvantée par la physionomie et par l’accent plutôt que par les paroles qu’elle ne pouvait comprendre, l’enfant se tourna vers la porte et s’éloigna toute tremblante. Elle s’en allait à petits pas, et la marquise la suivait des yeux. Et à mesure que l’enfant s’éloignait, elle voyait se dérouler son existence tout entière : elle voyait son mari, si tendre, si charmant, et qu’elle avait envoyé à la mort ; elle voyait sa fille, si belle, si touchante, qui l’eût entourée de tant de soins, d’amour, et dont elle portait le deuil. Elle comprenait toutes les joies qu’elle avait méconnues, tous les bonheurs qu’elle avait repoussés. La blonde tête s’enfonçait peu à peu dans la pénombre, et la marquise sentait que c’était la vie qui s’en allait encore une fois, qui s’en allait pour ne plus revenir. Elle jeta un regard de détresse sur les portraits de ses ancêtres, et crut voir autant de minotaures qui avaient dévoré sa jeunesse et sa destinée.

Et cependant l’enfant s’éloignait. Elle était près de la porte entrouverte, et Renée hésitait encore.

Au moment de sortir, la petite se retourna :

— C’est donc pas vrai, dit-elle d’une voix argentine, que c’est vous qui êtes mon autre maman ?

L’orgueil s’engloutit, et le cœur éclata. Renée avait poussé un cri : elle se précipita comme une lionne sur sa petite-fille, l’enleva entre ses bras, et, l’inondant de larmes, la couvrant de baisers :

— Reste ! reste ! s’écria-t-elle ; reste, la vie ! reste, le bonheur !

La scène est admirable ; nos yeux se sont mouillés de larmes en la transcrivant, et nous sommes certain qu’aucun de nos lecteurs ne l’a lue sans être ému à son tour. Mais si nous maîtrisons notre émotion, si l’esprit cesse un seul instant d’être dupe du cœur et reprend ses droits, nous sommes choqués d’un dénouement merveilleux en lui-même, mais que rien dans l’œuvre n’a préparé. Telle que l’a peinte M. Sandeau, Renée de Penarvan devait demeurer inflexible et mourir comme elle avait vécu, conforme à elle-même, s’ensevelissant dans son monstrueux égoïsme, les yeux fixés sur les portraits de ses ancêtres. Si quelque chose avait pu la faire fléchir, rien ne pouvait être plus efficace que l’intervention touchante de cette innocente et charmante enfant. Mais un tel orgueil devait rester jusqu’à la fin indomptable. M. Sandeau a oublié l’éternel précepte d’Horace. Tout émus encore, nous hésitons à l’en blâmer.

Nous aurions aussi à parler de la Roche aux Mouettes, ce délicieux récit qui s’adresse aux enfants et qu’ont lu tant de grandes personnes, et de ce Jean de Thommeray dont le dénouement, nous transportant de six années en arrière, fait renaître tant de fortes émotions. Dans le dernier tableau de ce livre animé, chaque trait, chaque parole font vibrer l’âme. On y voit accourant vers la capitale de la France, pour la défendre, ses enfants les plus éloignés, qui ont abandonné leur famille, leur toit, leurs affections, qui ont oublié le sol natal pour le sol national, qui est l’ensemble de tous les sols natals. Patrie, ce mot si suave à prononcer, parce qu’il a à la fois la virilité de son étymologie masculine et la douceur de sa terminaison féminine, remplit tout entière la fin de cette œuvre qui, comme Mademoiselle de la Seiglière, a obtenu sur la scène le même éclatant succès qui l’avait accueillie sous sa première forme.

Mais quelque charme que nous éprouvions à demeurer avec M. Sandeau, quelque profit, mêlé d’agrément, que l’on retire du commerce de cet écrivain tour à tour énergique, délicat et fin, d’autres études sollicitent notre attention. Nous ne nous séparerons pourtant pas de lui sans rappeler que, le premier, il a eu l’honneur de faire admettre en sa personne le roman par l’Académie française. Il eût été le second si Le Sage s’était soumis aux visites d’usage, et, sans doute, le troisième si l’auteur de la Petite Fadette n’était pas une femme. Jusqu’à M. Sandeau, le roman s’était introduit parfois dans l’illustre compagnie, mais sous la protection d’autres œuvres réputées plus sérieuses. En 1858, M. Sandeau, qui n’avait pas encore écrit le Gendre de M. Poirier, était uniquement romancier. Sa nomination, ainsi que le constata alors le directeur de l’Académie, n’a donc pas été l’entrée du roman par tolérance, mais bien son admission solennelle et définitive. Nul mieux que M. Sandeau ne méritait ce rare privilège. Il n’est pas en effet seulement un écrivain exquis, mais encore un profond moraliste, et il a élevé son art jusque vers ces hauteurs sereines où l’âme se fortifie, où le beau resplendit à côté du vrai et du bien dont il est inséparable.

VII. M. Louis Reybaud §

Si loué qu’ait été M. Louis Reybaud comme économiste, et quelque grande part qu’ait dans son existence ce que les dictionnaires biographiques nomment « ses ouvrages sérieux », nous croyons qu’il vivra par celle de ses œuvres qui semble la plus frivole, et l’auteur des Études sur le régime des manufactures, l’auteur des Réformateurs modernes passera à la postérité par la seule influence de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.

À combien d’écrivains peut justement s’appliquer ce que Voltaire disait de Dryden « qu’il manquait à cet homme, pour jouir d’une grande renommée, de n’avoir fait que le quart de ses ouvrages » ! L’abbé Prévost a écrit plus que Voltaire lui-même, et il restera de son œuvre immense en étendue bien plus que profonde, un tout petit livre, Manon Lescaut, qui atteint, il est vrai, au sublime de la passion. Des innombrables volumes de Mme Sand, que recueillera la postérité ? Ses ravissantes idylles champêtres. Que lira-t-on dans cent ans de tout ce qu’a écrit Chateaubriand ? René. Avec quoi Balzac, Frédéric Soulié, Alexandre Dumas, qui ont entassé tant de volumes et si peu d’œuvres, défieront-ils l’oubli ? L’un avec Eugénie Grandet, l’autre, grâce aux quelques pages vraies et justes du Lion amoureux, le troisième avec son nom, qui survivra longtemps à ses livres.

Que M. Reybaud aussi en prenne son parti. Si estimés que soient ses travaux d’économie politique, c’est en compagnie de Jérôme Paturot qu’il est condamné à vivre auprès de nos petits-neveux. À en juger par la préférence que depuis longtemps il donne à la science pure sur les œuvres d’observation et d’imagination, on peut croire qu’il réputera ce choix comme indigne de ses productions sérieuses, et qu’il jugera cette compagnie comme étant un peu compromettante au moins aux yeux de certains savants, ses collègues. Que M. Reybaud laisse dire les savants secs et pointus. Ils voudraient bien avoir un Jérôme Paturot dans leur bagage, et, en ce cas, ils dédaigneraient moins l’imagination et ce qu’elle enfante. Mais, ne possédant pas de Jérôme, et n’ayant rien de ce qu’il faut pour en produire, ils seraient enchantés de voir leur confrère renier et couper un ornement dont ils manquent. Au fond, et dans le mystère du cabinet, ils ont lu avec d’autant plus d’empressement Jérôme Paturot qu’ils se sentaient plus impuissants à le créer ; c’était, à leurs yeux, le fruit défendu. Il n’en est pas de plus délicieux. Rien, dans notre for intérieur, ne nous semble plus enviable et de plus haut prix que les qualités qui nous font défaut.

Cela dit pour rassurer l’économiste sur les éloges que nous allons décerner au romancier, ou plutôt au satirique, nous entrons de suite dans l’examen d’une œuvre qui, roman par la forme qu’elle revêt, est en réalité une satire quelquefois morale, le plus souvent politique, par l’objet qu’elle se propose.

À ce titre seul, Jérôme Paturot demandait une étude spéciale ; car, de notre temps, nous n’apercevons pas dans le roman d’autre satire proprement dite. Chateaubriand a bien introduit dans les Natchez un récit du voyage de Chactas à Paris, dans lequel sont indiqués quelques-uns des ridicules propres à certaines de nos institutions. Mais c’est confus, sec, prétentieux ; et, tantôt emphatique, tantôt vulgaire, l’écrivain a toujours été au-delà ou s’est maintenu en deçà du but qu’il voulait atteindre.

Avec un seul livre, Jérôme Paturot offre beaucoup d’analogies, bien que lui étant très inférieur ; nous voulons parler du chef-d’œuvre du roman-satire, de l’immortel Gil Blas.

On a beaucoup abusé jadis du parallèle, mais cet abus passé ne nous autorise-t-il pas à en user aujourd’hui ? À force d’avoir été employée sans ménagement, on avait proscrit cette forme surannée et avec tant de rigueur qu’elle a acquis maintenant une seconde jeunesse et comme une nouveauté inattendue. En un temps où la proscription et l’exil sont un juste titre de bienvenue, le parallèle a droit à tous les égards.

Et d’abord certaines similitudes entre les deux auteurs devancent et expliquent les similitudes que nous allons constater entre les deux ouvrages en laissant, bien entendu, le premier rang à l’œuvre parfaite, sans tache, éternellement jeune qui place Le Sage à côté de La Bruyère avec plus de simplicité que lui, et immédiatement au-dessous de Molière avec autant de verve, mais moins de profondeur.

De même que Le Sage commença sa carrière par un emploi dans la finance, emploi qui ne lui convint guère, M. Reybaud fut d’abord destiné au commerce, ce qui ne lui plut pas longtemps. Tous les deux se formèrent par des voyages, tous les deux publièrent leur chef-d’œuvre dans la pleine maturité de l’âge, l’un à quarante-cinq ans, l’autre à quarante-quatre. Tous les deux, après les avoir donnés, les recommencèrent de plusieurs façons, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, tirant de la même gravure bien des épreuves dont aucune ne saurait faire oublier la première. Comme Gusman d’Alfarache, Estevanille, le Bachelier de Salamanque sont de faibles imitations de Gil Blas, de même on ne trouve dans César Falempin, le Coq du clocher, Athanase Robichon que des copies assez pâles du type primitif de Jérôme Paturot. Enfin, comme Le Sage, M. Reybaud achève dans une vieillesse honorée et dorée une carrière de moraliste, une vie de philosophe, conservant jusqu’au bout la gaieté naturelle et fine de son illustre devancier, doué comme lui de cette heureuse infirmité de la surdité qui, pour les délicats, est une bonne fortune, puisqu’elle permet, à l’aide du cornet bienfaiteur9 de communiquer avec les gens d’esprit, et, en posant le cornet, de ne pas entendre les ennuyeux et les sots.

Entre les deux œuvres, les similitudes jaillissent du premier coup et frappent tout d’abord bien plus que les différences. Les deux personnages principaux, Gil Blas et Paturot, appartiennent à la moyenne de l’humanité ; ils n’ont ni vertus, ni talents singuliers ; ils touchent à toutes les conditions par leur condition, à tous les caractères par leur caractère, sauf aux saints et aux misérables ; ils ne sont ni des héros ni des coquins, mais des types naturels parce qu’ils sont moyens. Les événements qu’ils racontent sont simples et racontés simplement. Rien de rare ni d’exceptionnel dans leurs aventures. Tout est franc, net, ordinaire. Tout par conséquent s’enfonce dans notre esprit et s’y identifie, parce qu’il y a conformité absolue entre leur nature et la nôtre.

L’un et l’autre enfin ont leur fortune à faire, ce qui les contraint à frapper à bien des portes et à étudier une infinie variété de situations. D’ailleurs, spirituels, enjoués, observateurs, acquérant l’expérience à leurs dépens et passant sans scrupule du camp des dupes dans celui des dupeurs ; suivant la pente de leur temps et prenant le monde comme il est, sans visée de réformes, sans prétentions de novateurs, moins originaux et grossis que Panurge, plus vrais que Figaro, ils sont capables de repentir et de retour, et par un dernier trait de ressemblance, qui est en même temps une profonde vérité du cœur humain, ils finissent en hommes de bien, car, ainsi que l’a dit un critique éminent10 les caractères moyens s’améliorent en s’avançant dans la vie.

On pourrait encore rapprocher utilement le style des deux écrivains, leur sobriété parfaite, le naturel incomparable de leurs récits, l’absence de toute prétention, la simplicité des ressorts. Point de longueurs dans les descriptions, point de ces inventaires minutieux et interminables qu’en notre siècle Walter Scott et Balzac ont mis à la mode sans les mettre au goût du lecteur qui en est las. Ils évitent avec un soin également jaloux la topographie, l’archéologie et le dénombrement. Quand ils s’abandonnent à une description, c’est qu’elle fait corps avec l’action, et que chacun de ses traits contribue à nous rendre plus touchante ou plus piquante la situation du personnage principal.

Comment, par exemple, me plaindrais-je du tableau que trace Gil Blas de ce château de Lirias, puisque ce château va être sa retraite, puisqu’il s’y rend, puisqu’il occupe en ce moment sa pensée tout entière ? Comment regretterais-je que Paturot nous décrive dans ses moindres détails la maison moyen âge que, par faiblesse et vanité, il s’est laissé construire à grands frais, puisque chacun des traits de cette description rend plus comique la mésaventure du parvenu que son ignorance et son orgueil ont mis sous la dépendance de son architecte ? Dans ces descriptions, tout porte, tout est connexe à la situation du personnage, tout par conséquent est admis par le lecteur, qui ne voit pas dans ces tableaux un hors-d’œuvre, mais bien une partie essentielle de l’action.

Tels sont les traits par lesquels se ressemblent les deux œuvres que nous avons voulu rapprocher. Mais ce serait manquer d’équité envers Le Sage que de négliger les points par lesquels elles diffèrent. Ils sont, en effet, essentiels ; ils comprennent les buts différents que se sont proposés les deux auteurs, et aussi plusieurs des moyens qu’ils ont employés pour les atteindre.

M. Reybaud a donné une peinture vive, animée, variée d’une époque, et d’une époque très restreinte, puisqu’elle comprend seulement les années de la monarchie de Juillet. Satirique sans être jamais pamphlétaire, ce dont nous ne saurions trop le louer, M. Reybaud a tour à tour raillé les ardeurs de l’école romantique, les audaces de mauvais goût de certains feuilletonistes, les folies du saint-simonisme, les illusions d’un parvenu enrichi, les vices du régime parlementaire, l’ignorance pédante de quelques savants, les prétentions des sociétés dites philanthropiques, les scandales électoraux produits par le suffrage censitaire, les petites misères de la députation, les embarras d’un ministre parlementaire, les ridicules de la garde nationale, tous les travers enfin que, sous la monarchie de Juillet, pouvait apercevoir un observateur assez bien placé pour tout découvrir, assez bien doué pour tout peindre.

Mais cette satire ne saurait s’appliquer qu’au temps à la mesure duquel elle a été faite. Nul désormais ne pourra étudier les ridicules de la monarchie de Juillet, sans lire et relire Jérôme Paturot. Cette peinture, souvent d’ailleurs poussée jusqu’à la caricature, est inséparable des mœurs de ce temps et fait corps avec elles. Assurément il y a dans le caractère du héros du livre certains traits qui conviennent à toutes les époques. La vanité boursouflée du parvenu, les illusions de l’ambitieux naïf, le goût excessif des rêves candides et des chimères, la promptitude à se passionner pour les choses sans les juger, et cette exaltation toujours ardente qui fait de Paturot une victime promise d’avance à tous les charlatans, ce sont là des observations qui auront cours dans tous les siècles et dans chaque pays. Mais ces traits généraux ne sont malheureusement que l’accessoire dans l’œuvre de M. Reybaud. Ce qui y abonde, ce qui y domine, est uniquement propre aux quelques années qui se sont écoulées entre l’avènement du roi Louis-Philippe et sa chute. Seuls les amateurs des choses du passé trouveront du charme dans la lecture d’une satire dont les types principaux ont à jamais disparu.

Au contraire, tant que l’homme s’intéressera à l’homme, aux passions qui l’agitent dans tous les temps, aux ridicules généraux qui le distinguent dans tous les pays, on goûtera la lecture de Gil Blas. Comment Le Sage aurait-il pu écrire des portraits et remplir son livre d’allusions à des faits contemporains, puisque vingt années se sont écoulées entre son premier et son dernier volume ? M. Reybaud, qui décrivait les mœurs d’une époque et l’homme d’un jour, s’est hâté d’écrire et de publier son livre en quelques mois. Le Sage ne s’est point pressé : le modèle qu’il avait à copier ne risquait pas de disparaître : c’est le cœur humain éternellement et partout semblable à lui-même. Le grand peintre de la vie humaine pouvait attendre sans se préoccuper des changements d’attitude des hommes de son temps. Tandis, en effet, que M. Reybaud a pris à ceux-ci toute son œuvre ou du moins ses parties essentielles, Le Sage empruntait à ses contemporains seulement les traits généraux par lesquels ils ressemblaient aux hommes de tous les temps. Aussi les lecteurs de Jérôme Paturot sont contraints de faire un retour en arrière, tandis que les personnages de Gil Blas sont et seront les contemporains de toutes les générations qui le lisent et le liront. Gil Blas n’est ni Espagnol, malgré son origine, ni Français, malgré l’origine de Le Sage : il appartient à l’humanité.

La dissemblance entre les procédés de composition ne demande pas moins à être signalée que la différence des points de vue auxquels se sont placés les deux auteurs.

Le Sage a eu l’ingénieuse idée de faire précéder son récit de ce charmant apologue : « Deux écoliers allaient ensemble de Peñafiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s’arrêtèrent au bord d’une fontaine qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu’ils se délassaient après s’être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d’eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu’on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l’eau sur la pierre pour la laver, et lurent ces paroles castillanes : Aqui está encerrada el alma del Licenciado Pedro Gardas (ici est enfermée l’âme du licencié Pierre Garcias). Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n’eut pas achevé de lire l’inscription qu’il dit en riant de toute sa force : “Rien n’est plus plaisant ! Ici est enfermée l’âme !… Une âme enfermée !… Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe ?” En achevant ces paroles, il se leva pour s’en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : “Il y a là-dessous quelque mystère. Je veux demeurer ici pour l’éclaircir.” Celui-ci laissa donc partir l’autre, et, sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il trouva dessous une bourse de cuir qu’il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent. L’écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant et reprit le chemin de Salamanque avec l’âme du licencié. Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l’un ou à l’autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu’elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d’Horace, l’utile mêlé avec l’agréable. »

En écrivant ces lignes, Le Sage s’est tracé un programme, et, ce qui est rare, il y est toujours resté fidèle. Il poursuit dans son livre la réforme individuelle, mais ses conseils ne sentent jamais le prêche. Sa morale est visible à travers le cristal transparent de son récit, mais il ne l’impose pas : il se contente de la laisser voir à ceux qui savent ne pas s’arrêter à la superficie des choses. Sa plume court, légère et rapide, lançant le trait malin, mais courant encore. Jamais il n’appuie. Chez lui, il n’y a ni l’âcreté de Voltaire, ni l’amertume de Chamfort. Aussi Walter Scott a-t-il pu dire avec raison de Gil Blas « qu’il laisse le lecteur content de lui-même et du genre humain ». L’art suprême est dans la mesure, ne l’oublions pas. Avec des cadres semblables à celui qu’ont choisi Le Sage et M. Reybaud, il est indispensable que les coups soient portés avec autant de légèreté que de justesse.

C’est ce que ne paraît pas avoir toujours compris l’auteur de Jérôme Paturot. Il l’avoue d’ailleurs lui-même dans sa préface. « Je sais, dit-il, que dans le domaine de la fantaisie, comme dans les jeux de la scène, il est des moyens qu’il faut un peu forcer, des figures qu’il faut grossir, si l’on veut obtenir tous les effets que l’on se propose de produire. Ce sont là des questions de perspective et une manière d’enluminer les personnages afin que le masque garde plus d’expression et plus de vie. » M. Reybaud peut avoir raison en ce qui concerne le théâtre où certains grossissements sont parfois nécessaires. Nous ne voyons pas en quoi un tableau de mœurs peut y gagner. Il faut toujours, quand on tient une plume, s’adresser aux esprits capables de saisir les railleries fines, et, quant aux autres, les élever à soi, et non descendre à leur vulgarité. Les masses sont d’ailleurs très bien douées pour comprendre ce qui est fin ; mais si vous leur offrez tout d’abord des personnages grossis, elles s’arrêteront devant eux et n’iront pas au-delà. Ce sont les complaisances de certains écrivains qui entretiennent les goûts vulgaires de la foule.

Malgré les critiques que nous venons de lui adresser, le livre de M. Reybaud mérite une place à part dans la galerie du roman contemporain. Il faudrait bien peu pour en faire un chef-d’œuvre classique. Sans rien modifier, sans rien affaiblir de l’aspect général de cette satire mordante, et en se contentant de raffiner certains traits, il serait aisé de rendre Jérôme Paturot plus humain et d’intéresser davantage le lecteur à ses aventures. Il suffirait de nous faire pénétrer un peu plus « dans ce monde de douleurs secrètes, dans cette existence pleine d’amertume et de mécomptes » dont parle l’auteur dans son chapitre préliminaire.

Si M. Reybaud consentait à préparer une édition définitive pour la postérité, nous nous permettrions de lui conseiller aussi de supprimer cette mention « historique » qu’il place à la suite de certains mots ou de certaines pièces. Que nous importe que le mot ait été dit en réalité, pourvu qu’il soit conforme au caractère de celui qui le prononce ? M. Reybaud ne prétend pas avoir écrit des mémoires, mais bien un roman. Croit-il que le feuilleton musical qu’il fait rédiger par Paturot ne perdrait pas tout son prix, s’il nous prévenait qu’il a été écrit réellement ? Dès lors il cesserait d’être le type distinctif d’une époque, il ne serait plus que la production accidentelle et insignifiante d’un critique chevelu.

La partie politique du roman est sans contredit la meilleure, et ici nous avons à louer sans réserve. Jamais le régime parlementaire n’a été plus finement raillé avec ses vices et ses ridicules, ses inconvénients comiques et ses abus. Alors on pouvait librement fustiger le régime du jour, et les raillés eux-mêmes souriaient

                                             Du tableau fidèle
D’un ministre souvent tracé sur leur modèle.

Ils y avaient d’autant plus de mérite qu’ils reconnaissaient fort bien les traits qu’ils avaient fournis au tableau.

Nous ne supposons pas que M. Reybaud ait jamais eu la fantaisie de peindre, dans une œuvre publiée sous l’empire, les vices du régime personnel. Les libertés sont seulement possibles sous cet excellent régime parlementaire, bon enfant qui dédaigne les attaques, parce qu’il se sait destiné à prévaloir tôt ou tard. Au surplus, les vices du régime personnel ne sont pas à railler, mais à flageller ; ils ne sont plus à être exposés, nous en subissons les calamiteux effets depuis six années ; ils n’appartiennent pas au domaine du roman, mais, hélas ! à celui de la réalité, d’une réalité effroyable qui pèse sur nous d’un poids accablant. Pour les maudire, pour les frapper comme il conviendrait, il ne faudrait pas la plume légère de M. Reybaud, mais bien le burin de Tacite ou le fouet de Juvénal. Or, par malheur, nous ne manquons point de sujets dignes de ces deux impitoyables justiciers, mais nous n’avons pas plus de Tacite que de Juvénal.

VIII. M. Xavier Marmier §

Nous ne savons quel humoriste a dit cette parole sensée : « Paris n’est pas au roi (il y avait un roi alors) ; il n’est pas au peuple, toujours occupé et affairé. Le seul, le véritable souverain de Paris, c’est le flâneur. » On peut affirmer avec autant de vérité que le réel souverain du monde est le voyageur. « Au voyageur appartient le monde dans toute son étendue », dit la chanson de Rückert. Nous ne parlons pas du voyageur qui voyage pour avoir voyagé, ni de celui qui voyage pour arriver, semblable au lecteur pressé qui, parcourant au lieu de lire, tourne fiévreusement les pages d’un livre afin d’atteindre plus tôt au dénouement. Nous voulons parler du voyageur d’instinct et de race qui, dès les bancs du collège, a aspiré à traverser les mers et à aborder sur les plages lointaines, dont le cœur s’est de bonne heure laissé envahir par cette vague, indéfinie et curieuse poésie qu’on nomme la poésie de l’espace, qui était bien plus intéressé par l’entreprise des Argonautes que par les guerres du Péloponnèse, bien moins charmé par l’Iliade que par l’Odyssée, bien autrement ému par les dangers de Girard de Veer que par la résistance de Léonidas aux Thermopyles, et qui, ayant à choisir entre diverses célébrités, prise fort peu celle de Miltiade ou de Scipion et lui préfère la gloire obtenue par Christophe Colomb, Cook ou Bougainville.

C’est pour lui que Béranger a dit : « Voir, c’est avoir. » Sollicité, attiré vers les lieux les plus lointains, il sent son cœur se remplir de désirs. Il aspire à connaître, il aspire à partir. Il est convaincu que l’homme n’est pas fait pour rester en place. Au repos, il a la nostalgie de l’espace. Il part, emportant l’inaltérable souvenir du foyer domestique, de la patrie, mais regardant en arrière sans être exposé à la tentation de revenir sur ses pas, tant est irrésistible le sentiment qui l’entraîne. Il va de vallée en vallée, de montagne en montagne, dans le libre élan de la passion satisfaite, content de tout, souriant à tout, joyeux d’un bon gîte, acceptant le mauvais sans murmurer, aussi ravi d’un beau jour que résigné quand il a subi le vent et l’orage, alerte et dispos dès l’aube, tant il sait combien il a de contrées à parcourir ; causant amicalement avec le vieillard et l’enfant et s’instruisant avec tous ; saluant avec gratitude le chêne dont les rameaux l’ont protégé, la cabane du pauvre où il a trouvé un abri ; heureux enfin de cheminer, d’errer, d’admirer l’œuvre de Dieu et l’œuvre de l’homme et d’assister avec un religieux respect aux terribles, aux majestueux, aux imposants spectacles de la nature.

Tel est le caractère propre de M. Xavier Marmier. Avant tout il a été possédé de la passion des voyages, et cette passion a dominé et caractérisé sa carrière littéraire. Sans doute le lettré couvait sous le voyageur, mais jamais le touriste n’a abdiqué ses droits ni ne s’est dépouillé de ce qui le distingue ; jamais il n’a cessé de donner aux œuvres les plus diverses un signe qui leur est commun et qui les fait originales. M. Marmier n’est ni un poète ni un romancier qui a voyagé ; c’est un poète, c’est un romancier voyageant. Qu’il ait attendu une courte halte entre deux pérégrinations pour nouer la gerbe, aux épis dispersés, de ses impressions et de ses sentiments, c’est admissible. Mais les épis ont mûri durant les pérégrinations elles-mêmes ; les personnages des fictions ont pris naissance, ont vécu dans les lieux mêmes visités par l’auteur. Ils font partie inhérente d’un cadre dont on ne saurait les séparer sans les défigurer. Ils sont indissolublement attachés aux sites et aux paysages au milieu desquels ils se meuvent. Leurs paroles, leurs sentiments leurs actes appartiennent à leur pays. Ni les Fiancés du Spitzberg ne sauraient, sans perdre leur caractère, être transportés dans une autre région que celle du pôle ; ni Gazida ne pourrait être arrachée aux grandioses solitudes du Canada. Tout se lie et se tient dans les romans de M. Marmier. Pour chacun d’eux, ce n’est pas une Muse lointaine qui l’a inspiré. C’est la Muse hospitalière et souriante du lieu qu’il visitait. C’est elle qui en a fait les honneurs à l’étranger devenu par adoption un compatriote. C’est elle qui, le prenant par la main, lui a montré les plus riants paysages, lui a raconté les légendes les plus touchantes, lui a récité les ballades les plus poétiques. La Muse locale dictait ; M. Marmier a écrit, et c’est ainsi qu’il a créé un genre de roman qui lui est propre, le roman cosmopolite. Nous indiquerons d’un trait ce qui le caractérise : chacune de ses œuvres appartient si bien au pays décrit par l’auteur, qu’elle semble traduite du suédois, du danois, de l’allemand, de l’irlandais, selon qu’il nous transporte en Suède, eu Danemark, en Allemagne ou en Irlande. En un mot, M. Marmier semble être le traducteur de ses œuvres.

Par quels procédés est-il parvenu à écrire des livres si appropriés aux diverses littératures étrangères qu’ils paraissent en faire partie, et qu’il semble avoir voulu payer sa dette de gratitude envers d’hospitalières contrées en enrichissant chacune de leur langue d’un chef-d’œuvre national ?

Tout le secret de M. Marmier est dans l’intérêt passionné qu’il a pris aux choses vues et qu’il a conservé aux choses décrites. Ayant observé avec une incessante curiosité, il a inspiré à ses lecteurs le désir de voir à leur tour, et si chacun de ses voyages nous a valu un livre, chaque livre a amené bien des voyages. La sincérité est la qualité maîtresse de M. Marmier. Naturel, simple, ne visant pas à la surprise, il a écrit comme il avait vu. Eodem animo scripsit quo vidit. Il s’est bien gardé d’artialiser la nature. Il l’a peinte telle qu’elle est, sans apprêt, sans calcul, sans recherche d’effets oratoires ni prétention d’aucune sorte. L’absence d’art est souvent l’art suprême.

Il a toujours eu, et il la fait partager au lecteur, une vive prédilection pour ces vieilles légendes, pour ces contes traditionnels, poésie du peuple qui, de génération en génération, se conserve au foyer de famille, talisman héréditaire de la maison du paysan et de la cabane du bûcheron, douce et grave preuve de la sagesse des aïeux, recueillie avec respect par les enfants, ou bien innocentes et rustiques chansons du temps passé qui, se transmettant d’âge en âge dans leur forme naïve, et ayant égayé nos devanciers, nous égayent encore aujourd’hui. Quel charme, quel enseignement, quelle diversité dans ces souvenirs populaires, dans ces naïves fictions que partout, en Laponie comme en Allemagne, dans l’Islande comme au Canada, a recueillies notre auteur et qu’il enchâsse dans ses livres comme des fleurs encore éclatantes du temps passé ! Le paysan est poète. Les forces matérielles, les divers phénomènes de la nature, il les a représentés tour à tour par des conceptions grandioses, par des images mélancoliques ou riantes. Souvent on découvre une analogie frappante dans les légendes de contrées fort éloignées les uns des autres. C’est ainsi qu’en bien des lieux, dans la touchante pensée du peuple, les morts ne sont pas morts entièrement et conservent, dans leur froide tombe, le souvenir des affections qui ont rempli leur existence. Douce, naïve et consolante croyance, qui aurait la cruauté de vous arracher du cœur de ceux qui ont aimé ? Dans les Sagas du Nord, Orn va frapper sur la tombe de son père, et celui-ci entend sa voix. Dans les légendes de Bretagne, un honnête ouvrier revient, après son trépas, travailler plusieurs jours dans les champs afin d’achever la tâche entreprise et d’acquitter la dette contractée. Dans les légendes du Tyrol, dans celles d’Alsace, les femmes qui meurent en couche viennent pendant six semaines allaiter leurs petits-enfants. En Pologne, on avait coutume de dire : Morte quid fortius ? Gloria et amor. Oui, l’amour survit à la mort, et nous n’avons pas la force de sourire en constatant l’universalité des touchantes erreurs auxquelles a entraîné cette croyance. Le peuple ne peut se résoudre à rompre tout lien avec ceux qu’il a aimés et qui ne sont plus. Dans les heures d’angoisse, il invoque leur affection, il croit les entendre, les revoir ; il les entend, il les revoit, il leur tend les bras, il s’entretient avec eux. Qui osera l’arracher à cette illusion consolante ?

Il est, dans les romans de M. Marmier, un autre attrait qui demande à être indiqué. Toujours ses personnages sont placés dans une situation humble et modeste ; jamais les fausses joies du monde ne les ont séduits, jamais ils ne se sont laissé égarer par les feux follets de la fortune et de l’ambition. Il est des dynasties de braves gens, comme il y a des dynasties de rois. Elles ne font point grand bruit, et ne recherchent pas l’apparat. Pour elles, selon le mot de Chénier :

Le plus grand des bonheurs est de vivre inconnu !

Demeurant dans l’humble maison qui est leur Louvre, restant liées au sol où elles sont nées, où elles ont vécu, ne s’éloignant ni du foyer où leur mère les berçait sur ses genoux, ni du cimetière où elles iront rejoindre ceux qu’elles ont aimés, faisant le bien simplement par une impulsion naturelle, comme d’autres font le mal par un funeste penchant, elles se perpétuent dans une inaltérable continuité de sentiments d’honneur et de vertu, et mettent leur gloire dans l’obscurité. C’est pour elles que notre vieux Racan a écrit :

        O bienheureux celuy…
   … Qui, loin de la foule importune,
Vivant dans sa maison, content de sa fortune,
A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs.

C’est dans ces dynasties de braves gens, indissolublement attachés à leur humble vocation et qui n’aspirent qu’à voir leur souvenir conservé par tradition au foyer de famille, que M. Marmier a presque toujours choisi ses personnages. Il s’y sentait entraîné par goût autant qu’il s’y croyait obligé par la vérité. M. Marmier est bienveillant, ce qui conduit presque toujours à être clairvoyant. Il s’est mis à la recherche du bien avec autant d’acharnement que d’autres à la recherche du mal, et il y a eu plus de plaisir. Volontiers, du mot de La Rochefoucauld : « L’homme n’est jamais si mauvais, ni si bon qu’on le croit », il supprimerait la seconde moitié. Il a vu le visage du Lapon éclairé d’un rayon de bonté ; il a reçu chez les Tschoukis et sur la cime du Caucase l’étreinte de mains loyales ; dans les steppes de la Moscovie, des paysans lui ont donné la plus cordiale hospitalité ; dans les défilés du mont Carmel, les Nomades lui ont ouvert leurs tentes ; au milieu des forêts de l’Alsace, le bûcheron a partagé avec lui son foyer. Partout l’humble surtout lui a tendu la main. Il a mis l’humble dans ses romans et dans ses vers. C’est lui qui a écrit :

Les hommes seuls entre eux ont posé ces barrières
Qui s’effacent déjà, qui tomberont un jour ;
Car du nord au midi tous les hommes sont frères ;
La nature partout chante son chant d’amour.

La bienveillance, qui est le fond de la nature de M. Marmier, ne dégénère pourtant pas chez lui en engouement cosmopolite. Celui de ses personnages qui voyage finit toujours par revenir, comme le pigeon de notre La Fontaine, au colombier d’où il est parti. Quelquefois même, par exemple, dans les Voyages de Nils à la recherche de l’idéal, le héros, qui est Suédois, justifie son retour final dans sa chère Scandinavie par une foule de traits spirituels et mordants contre les divers pays où il a recherché le bien absolu sans le trouver. Ce livre et un autre, aussi vif, Souvenirs d’un Voyageur, montrent sous un aspect particulier le talent de M. Marmier, et prouve qu’à côté de l’indulgente bonté qui semble caractériser les Francs-Comtois se trouve un esprit malicieux et sagace capable de voir et de peindre les ridicules. Il est à remarquer que M. Marmier est à peu près le seul voyageur qui n’ait pas ôté la dupe de ce que tout le monde nommait avant nos désastres la bonhomie des Allemands. Dans les Voyages de Nils surtout, M. Marmier a été, dès 1869, pour la Prusse un juge impartial, mais peu indulgent, et il est un de ceux dont la voix prophétique n’a pas été entendue.

Là où M. Marmier a voulu introduire quelques personnages comiques, il les a mis au second et au troisième plan, où pourtant ils attirent l’attention et font sourire. M. Kraft, ce riche et madré brocanteur, dans l’Avare et son Trésor, certaines des opulentes amies d’Hélène de Richoux, dans Hélène et Suzanne, Bambolin l’usurier, sont décrits avec une exactitude parfaite et sont vraiment vivants. On sent que si M. Marmier ne s’est pas consacré à la peinture des ridicules, c’est qu’il ne l’a pas voulu. Ses types de comédie sont toujours effacés à dessein. Ils sont là pour donner plus de relief et d’éclat aux gens de bien qui occupent le premier plan et qui doivent presque exclusivement attirer l’attention. M. Marmier donne à ses comiques le rôle de comparses destinés à faire contraste. Il est, sans doute, de ceux qui croient que Juvénal ni Molière n’ont diminué le nombre des vices et des travers qu’ils ont flagellés, et que le moyen le plus direct d’honorer la vertu, c’est de la représenter, et non de ridiculiser le vice.

L’intrigue des romans de M. Marmier n’est pas des plus variées. La vertu, de son essence un peu monotone, est moins que le vice féconde en péripéties nombreuses. Le torrent impétueux et déchaîné, que la tempête fait sortir de son lit, se répand au loin, laissant partout d’épouvantables traces. Le ruisseau limpide et tranquille coule paisiblement entre ses rives, et il est assez heureux pour ne pas avoir d’histoire. Son onde claire et pure reflète les mêmes arbres qui toujours penchent sur elle et y baignent leurs rameaux. De même les récits de M. Marmier sont limpides et transparents. Dans ce style, qui coule doucement et sans fracas, on voit se refléter l’âme même des personnages et le cœur sympathique de l’écrivain. Mais, comme ces récits nous transportent tour à tour dans tous les pays du monde, les romans de M. Marmier renferment la description des plus beaux sites du monde entier. Dans chacun de ses livres se trouve un personnage qui voyage. Seul le livre Hélène et Suzanne ne comportait pas l’introduction de cet interprète spécial de l’auteur, car ce roman est l’histoire de deux amies dont l’une demeure à Paris et dont l’autre, plus heureuse, habite la campagne. Qu’a fait M. Marmier, ne voulant pas se résigner à ne point raconter de pérégrinations ? L’une des deux amies se marie et fait le traditionnel voyage de noces, et c’est ainsi que, dans ce livre charmant, la Franche-Comté revit tout entière avec ses coutumes, ses mœurs, ses paysages, ses physionomies locales et toute la poésie de la région.

Nous ne reprocherons à M. Marmier qu’un peu de partialité pour cette province, qui est la sienne, et envers laquelle il se montre parfois fils trop dévoué. C’est ainsi que, dans les Mémoires d’un orphelin, il admire beaucoup, en l’attribuant à la seule Franche-Comté, cette expression d’innocent appliquée à l’enfant privé d’intelligence. Sans doute il y a à la fois dans cette coutume un sens philosophique et une pensée touchante. Ou croit qu’il ne peut pas pécher, celui qui est incapable de raisonner. Mais cette dénomination n’est point particulière à la Franche-Comté. On la retrouve notamment en Lorraine et en Provence.

Notre intention est de dessiner les traits essentiels qui caractérisent les romanciers originaux, et non d’analyser leurs œuvres. Avec M. Marmier, d’ailleurs, cette analyse nous conduirait trop loin. L’auteur du Roman d’un héritier, des Âmes en peine, des Mémoires d’un orphelin, de Gazida, de l’Avare et son trésor, de Nils, des Fiancés du Spitzberg, d’Hélène et Suzanne, des Souvenirs d’un voyageur, et de tant d’autres récits, est un de nos plus féconds écrivains. Il est aussi un des plus châtiés de notre temps. Il y a quarante ans déjà que l’Académie française, à laquelle il appartient aujourd’hui, a couronné ses premiers romans. Il a l’horreur du scandale autant que d’autres le recherchent, et il est de ceux qui croient qu’il n’est pas pour l’écrivain de plus lourde responsabilité que d’écrire une page qui puisse offenser la jeunesse. Cette conviction honore à la fois l’auteur et ses lecteurs. Ceux-ci sont nombreux, comme il advient d’ailleurs toujours chaque fois qu’on satisfait l’attrait qu’a l’homme pour les voyages racontés. Lucrèce a dit :

Quand l’Océan s’irrite, agité par l’orage,
Il est doux, sans péril, d’observer du rivage
Les efforts douloureux des tremblants matelots
Luttant contre la mort sur le gouffre des flots,
Et quoiqu’à, la pitié leur destin nous invite,
On jouit en secret des malheurs qu’on évite11.

Deux extraits suffiront pour donner à nos lecteurs le sentiment des beautés du style de M. Marmier. L’un est une vivante description de Stockholm :

Quel bonheur pour moi de te promener pas à pas dans les divers quartiers illustrés par d’héroïques ou de touchantes traditions, de te conduire au haut du Mossbacka, d’où l’on voit dans sa plus vaste étendue ce magnifique panorama ; ici le lac Mélar épanchant ses flots dans la Baltique ; là, le cœur de la royale métropole, la cité primitive avec ses vieilles maisons et ses monuments nationaux ; plus loin, la péninsule où se déroulent en de longs circuits les allées du parc, où, autour du Rosendal, le champêtre château du roi, s’élèvent de riantes villas, où la grande musique a son orchestre, l’art dramatique son théâtre, Polichinelle ses tréteaux, où toute la semaine, de côté et d’autre, paradent les élégants équipages, où le dimanche l’ouvrier s’en va chantant les chansons de Bellmann ; çà et là, au milieu des embranchements du Mélar ou de la mer Baltique, les îles parsemées d’arbres, couvertes de maisons et rejointes l’une à l’autre par des ponts !

Au sud et au nord de ce charmant archipel, les deux grands faubourgs habités par les plus riches négociants et les plus hauts fonctionnaires. Quel étonnant tableau ! Quelle prodigieuse variété d’aspects ! Ville terrestre et ville maritime, œuvres hardies et ingénieuses de l’homme dans l’œuvre merveilleuse de la nature, navires et vaisseaux flottant au pied de la demeure du roi, légères chaloupes conduites par des Dalécarliennes et rasant les flots comme des hirondelles, imagos idylliques unies aux travaux de la guerre et du commerce, eaux limpides enlaçant les murs des arsenaux, massifs d’arbres étendant leurs vertes branches sur les noirs magasins ; de deux côtés, à l’horizon, les riantes collines ; de deux autres, le lac bleu, la mer si grande.

Par ces quelques lignes, ai-je pu donner une idée de Stockholm ? Non, et par de longues pages je n’y réussirais pas mieux. Les voyageurs ont comparé notre royale cité à Constantinople, à Venise, à Gênes. Moi, je crois qu’on ne peut la comparer à rien, et que c’est tout simplement la plus belle ville du monde. Pour en comprendre l’étonnante majesté et le charme idéal, il faut l’avoir vue l’hiver avec sa parure de neige à la lueur féerique des aurores boréales ; l’été avec ses fleurs et sa verdure, à l’heure du silence et du recueillement où le soleil s’incline à l’horizon, où l’éclat du jour apparaît doucement atténué comme par une gaze transparente, où le crépuscule du soir se rejoint par ses teintes lumineuses à celui du matin. Quiconque l’aura vue ainsi, cette reine scandinave, ne l’oubliera jamais.

L’autre est le tableau saisissant d’une aurore boréale :

L’aurore boréale ne naît pas tout d’un coup et n’éblouit pas le spectateur par un subit élancement. On dirait qu’elle monte lentement des profondeurs de l’horizon, comme l’aube du matin, et se développe derrière un nuage comme une splendide décoration derrière le rideau d’un théâtre. Peu à peu, le nuage qui la revêt se détache sur un fond azuré, se couronne d’un cercle lumineux comme un arc de triomphe, d’une guirlande de flammes du Bengale, puis soudain, de la sommité de cette aurore, jaillissent des gerbes de feu qui éclatent comme des fusées et se dispersent dans les airs comme l’écume irradiée d’une cascade ; puis le nuage crève et s’entrouvre comme un cratère. Sur ses contours se dessine une auréole jaune. Du milieu de son foyer, tantôt on voit ruisseler des flots de lumière pareils à la lave ardente qui s’échappe des entrailles d’un volcan, ou au métal liquéfié qui coule de la fournaise d’une forge. Tantôt on voit surgir des colonnes de l’eu, comme celles qui éclairaient les Israélites dans leurs marches nocturnes à travers le désert. Ces colonnes s’écartent l’une de l’autre comme si une main invisible les rangeait dans l’espace pour construire un magique propylée. Elles s’élancent sur la voûte éthérée, puis se rejoignent par un chapiteau flamboyant, et, tour à tour, elles s’imprègnent de différentes couleurs, tour à tour, elles ont la teinte éclatante de la pourpre de Tyr, et la teinte plus douce du malachite ou du lapis-lazuli ; puis elles s’inclinent vers le sud, et disparaissent comme une apparition fantasmagorique.

Parfois ces merveilleux édifices de l’aurore boréale sont si transparents qu’à travers leurs pilastres et leurs murs on distingue encore, ainsi qu’à travers un pur cristal, le scintillement des étoiles. Mais parfois leur lumière se répand à la surface du ciel avec une telle puissance et une telle intensité, qu’elle efface la clarté des planètes et même celle du soleil. Parfois, enfin, elle se répand au Nord comme un fleuve d’argent ou comme une nouvelle voie lactée ; puis on la voit pétiller comme un brasier, s’éteindre d’un côté, se rallumer un peu plus loin, et enfin se resserrer et s’arrondir comme une teinte d’or et de rubis. Sa durée n’est pas moins variable que le changement de ses différentes formes. Il est des aurores boréales qui luisent comme des météores, voltigent comme des feux follets et s’évanouissent quelques minutes après comme des étoiles filantes. Il en est qui se prolongent toute une nuit et quelquefois pendant plusieurs jours de suite.

Dans les œuvres de M. Marmier le charme suprême, et aussi l’unité des cinquante volumes12 qu’il a écrits, sont dans le caractère aimable de l’auteur, dans sa bienveillance égale pour tous, dans ce sentiment profond d’humanité qui met, à ses yeux, sur le même rang ces Tschoukis de l’Asie septentrionale et ces bons Champenois rendus si sympathiques par le récit : Un village de France, dans cette nature mélancolique et aimante instinctivement attirée vers le bon, et qui se complaît à conseiller aux heureux de la terre moins d’égoïsme et plus de charité, aux malheureux l’espérance et la résignation.

« C’est une douce chose de songer, a écrit M. Marmier, que nous pouvons jeter en passant une bienveillante réminiscence dans le cœur de ceux que nous rencontrons, parce qu’il y a en nous une faculté d’expansion et un besoin d’attachement qui ne doivent pas rester stériles, parce que l’homme a besoin de l’homme et, comme l’a dit un grand poète, toute âme est sœur d’une âme, parce qu’enfin, sachant combien ici notre vie est courte, nous croyons la prolonger par les souvenirs que nous laissons autour de nous. » Ces lignes pourraient servir d’épigraphe aux romans de M. Marmier. Elles caractérisent le cœur de l’homme qui s’est mis tout entier dans ses écrits. Elles définissent une existence. Que le bienveillant auteur se rassure. Si, dans les régions les plus diverses, il s’est fait des amis de tous ceux qu’il a rencontrés13, en France il s’est fait des amis de tous ceux qui l’ont lu, et surtout des modestes, des humbles, des petits, de ceux qui aiment, par conséquent de ceux qui souffrent. Quant aux autres, nous supposons que M. Marmier n’en a nul souci, puisqu’il ne s’est jamais adressé à eux.

IX. M. Edmond About §

Comment ne pas parler de l’esprit à propos de M. Edmond About, et comment en parler sans faire regretter ce qu’il pourrait en dire lui-même ? Comment définir cette chose indéfinissable ? Comment essayer de rechercher le secret de ces rapprochements soudains et vifs, de ces oppositions piquantes, de ces heureux artifices dans l’art d’écrire, de ces ruses de style toujours nouvelles, de ces tours ingénieux et mordants, de ces façons délicates de dire autrement qu’autrui, sans qu’autrui en soit choqué ? Comment décrire ce don précieux, grâce auquel tantôt on rajeunit une idée vieillie, tantôt on rapproche deux choses opposées, ou bien l’on sépare deux choses qui paraissaient semblables, tantôt enfin on étale toute brillante sa pensée, ou bien on ne la dit qu’à moitié, pour laisser deviner le reste ? Ce don merveilleux, qui, parmi tous ceux qui l’admirent, est capable de l’analyser ? Voltaire, qui en a prodigué les exemples, a désespéré de le définir. M. About, en disciple respectueux, ne tenterait sans doute pas de le faire. Si on lui demandait la cause de cette manière spéciale de voir, de peindre et de juger, de ces façons fines, détournées et délicates, si on lui demandait la source de cette agilité pleine de grâce et toujours naturelle, de cette netteté lumineuse dans l’expression, de ces soudaines saillies qui se multiplient sous sa plume féconde, de toutes ces qualités enfin qui forment ce style épuré et poli sans être raffiné ni subtil, alerte, pétulant et vif sans être désordonné, il montrerait par sa réponse que la source est toujours abondante et pure ; mais il ne donnerait pas son secret. Il ne saurait. M. About a de l’esprit comme en ont ceux qui ne le cherchent pas, comme le pommier a des pommes, comme l’homme bien portant à la santé.

S’il est vrai que l’esprit ne se montre guère dans les temps primitifs d’antique bonne foi, s’il s’épanouit seulement dans les littératures épurées et polies dont il est le suprême raffinement, s’il se produit avec tous ses avantages alors que les ressources de la langue sont bien connues et variées à l’infini, il ne faut pas s’étonner que l’esprit ait été médiocre au seizième siècle, sauf chez Montaigne et deux ou trois autres écrivains, qu’il ait été rare au dix-septième siècle, où, à côté du génie, on rencontre seulement la médiocrité dépourvue d’agrément, enfin, qu’il ait brillé dans tout son éclat au dix-huitième siècle, qui est véritablement le siècle de l’esprit. Alors la faiblesse put se parer avec art ; alors il fut donné à ceux qui ne pouvaient atteindre aux sommets d’orner délicatement de petites choses ; alors, à défaut des conceptions vastes, les humbles purent perfectionner les ingénieux détails ; alors enfin il y eut des degrés du médiocre au pire. Mais, comme tout s’altère, l’esprit a sensiblement décliné dans le dix-neuvième siècle ; il a trop tourné au burlesque et a fait fi trop souvent du sens commun. De même que l’exquise urbanité du siècle précédent a dégénéré en simple et sèche politesse, de même la finesse de nos aïeux a presque partout disparu pour faire place à la gaieté moderne, fille bâtarde du vieil esprit français. Au naturel a succédé le factice, le maniéré ; à la pensée simple a succédé le bizarre, le surfait, l’hyperbolique ; au comique des choses, le comique des mots, le calembour.

Triste dégénérescence à laquelle a résisté M. Edmond About. Il est de notre temps par la vivacité du récit, l’éclat des couleurs, la fidélité des peintures. Il est du siècle précédent par la qualité de l’esprit. « Ce n’est point un grand avantage, a dit Vauvenargues, d’avoir l’esprit vif, si on ne l’a juste. La perfection d’une pendule n’est pas d’aller vite, mais d’être réglée. » M. About a l’esprit réglé non moins que vif. Comme le sage, il s’en défie autant qu’il s’en sert. Il justifie le mot de Rousseau : « L’esprit est la raison assaisonnée. » L’assaisonnement abonde peut-être, et M. About prodigue le sel, mais non au point de nuire au mets principal. Toujours, chez lui, un sens droit et juste dirige la gaieté et la préserve des écarts du paradoxe.

C’est par ce côté que M. About ressemble à Voltaire, et aussi par la netteté lumineuse dans l’expression. Sans vouloir faire entre eux un parallèle qui est toujours un lieu commun et qui, cette fois, serait un paradoxe que, dans son culte pour Voltaire, M. About ne nous pardonnerait pas, nous découvririons sans peine entre ces deux esprits inégaux plusieurs signes de parenté. Chez tous les deux, une visible tendance au parti pris, le goût de l’agression systématique, la promptitude à saisir les vices et les ridicules, une injustice volontaire sachant, à force d’art, prendre les apparences de l’équité, et surtout les mêmes redoutables facultés de polémiste. Chez tous les deux, une extrême mobilité d’imagination passant rapidement sur chaque objet, dans l’impatience de les embrasser tous à la fois. Mais hâtons-nous d’ajouter, pour rétablir la mesure et rassurer en M. About l’admirateur de Voltaire, qu’on fait bien plus de chemin avec celui-ci, et qu’elles sont vraiment innombrables les idées qu’a remuées cet écrivain de génie, puissant autant que varié, excellant dans l’épopée aussi bien que dans l’épigramme, dans l’histoire non moins que dans le pamphlet, et qui, remplissant l’Europe du bruit de son nom, a pu être justement nommé le dictateur intellectuel de son siècle.

Ce n’est pas que M. About n’ait également visé à l’universalité. Se sentant capable de tout comprendre et de tout faire comprendre, et s’intéressant à tout, il a abordé bien des sujets, et tour à tour on l’a vu flageller les ridicules de la Grèce, décrire l’opération du drainage, poursuivre la régénération de l’Égypte, adresser d’utiles conseils aux agriculteurs sur la bonne tenue des terres et aux Italiens sur les destinées de leur nation, faire de la morale sociale en étudiant le progrès, de la critique d’art en appréciant les salons, et du théâtre en écrivant quelques vaudevilles. Entre-temps, il publiait ces délicieux romans qui resteront la meilleure, la plus durable partie de son œuvre.

M. About est un des rares écrivains contemporains chez lesquels faire beaucoup a pu se concilier avec faire bien. Il est vrai qu’une forte éducation universitaire lui a donné, avec une solide instruction, l’exercice salutaire de la discipline et l’habitude d’un contrôle rigoureux exercé sur ses facultés natives. À l’esprit naturel, à la finesse, au don d’observer reçus en partage, le travail de l’école a joint les avantages d’une bonne méthode, l’art des proportions, le talent d’exposer logiquement une suite d’idées et de donner à la pensée tous les développements qu’elle comporte. Sans doute M. About appartient à cette génération normalienne qui s’empressa de brûler ce qu’on lui avait appris à adorer, et qui se débarrassant, avec la toge universitaire, de cette froideur timide, de ces airs dogmatiques et compassés propres à la plupart de ses aînés, rompit les traditions d’école et brilla par la vivacité de ses allures, l’audace de ses doctrines et la recherche hardie des succès de la mode. Sans doute, les maîtres vénérables de M. About durent en le voyant fuir le sanctuaire et courir les aventures, éprouver des sentiments d’amertume analogues à ceux que Voltaire fit naître chez les jésuites. Mais quelle qu’ait été la hardiesse sans scrupule du jeune novateur, renonçant à écrire de pédantesques traités de morale pour se livrer tout entier à des genres fort décriés, il a gardé la marque de son éducation et s’est montré le plus instruit, le plus élégant, le plus littéraire des romanciers. En passant des voies étroites et graves où s’étaient prudemment tenus ses aînés, dans des routes jusque-là dédaignées, M. About s’est dépouillé de la défroque du pédant ; mais il a gardé le savoir, la curiosité et les bonnes méthodes. Cet adversaire irrespectueux des traditions de l’école a réussi à faire honneur à l’Université dans le camp adverse. Comme ces descendants des croisés qui pactisent avec la démocratie, mais conservent la distinction de race, M. About, tournant le dos au faubourg Saint-Germain de la rue d’Ulm pour entrer dans cette littérature que les hommes graves appelleraient volontiers le demi-monde des lettres, ne s’y est jamais encanaillé. Dans ses écarts les plus hardis, et jusque dans les plus petits journaux, il a gardé l’empreinte de son origine. Par une grâce d’éducation qui honore grandement l’Université, il a eu le privilège d’Aréthuse,

                                                dont l’onde fortunée
Roule au sein furieux d’Amphitrite étonnée
Un cristal toujours par et des flots toujours clairs
Que jamais ne corrompt l’amertume des mers.

Il l’a bien prouvé par la Grèce contemporaine, son premier et peut-être son plus piquant ouvrage. Il a eu, en l’écrivant, la visible préoccupation de fuir le pédantisme, d’éviter les traditions admises, les admirations rebattues et l’enthousiasme classique. Avant d’aborder le sol sacré, il a jeté à la mer son bagage universitaire, et, si ce n’avait été encore sacrifier à l’antiquité, il se serait volontiers plongé dans le fleuve Léthé pour oublier Homère, Euripide et Sophocle. Efforts superflus dont aurait pu se railler l’Alma mater du collège ! Sans doute, M. About a pris exactement le contrepied des opinions reçues ; sans doute, de son tableau il a écarté avec autant de soin les splendeurs du passé qu’il y a accumulé les misères du présent ; sans doute, il est parvenu à s’affranchir des respects superstitieux et de la traditionnelle tyrannie de l’enthousiasme ; mais (éclatante revanche des traditions !) il a raillé les Grecs modernes avec une finesse et une élégance dignes du siècle de Périclès. La plume de l’impitoyable satirique se trouvait tout imprégnée de la grâce et de la distinction athéniennes, et il était réservé à cet irréconciliable adversaire de la Grèce de lui rendre, par l’atticisme de son langage, l’hommage le plus involontaire et le plus éclatant.

Ce sont là des contradictions heureuses qu’il n’est pas donné à beaucoup d’écrivains de présenter. L’étonnement fut grand lorsque par la Grèce contemporaine se révéla soudainement M. About. Il enchanta tout le monde. Les railleurs apprécièrent fort cette satire mordante autant que nouvelle. Les philhellènes eux-mêmes auraient pu trouver matière à se consoler en goûtant des beautés et des grâces de style dont ils avaient le droit de faire remonter l’origine première à la patrie de la grâce et de la beauté.

Tolla, que M. About publia ensuite, le plaça aussi haut parmi les romanciers que la Grèce contemporaine parmi les écrivains satiriques. Cette exacte peinture de la vie telle qu’elle est en Italie, ce touchant tableau de l’amour tel qu’il est partout, prouva que M. About était aussi capable de faire naître l’émotion que de saisir promptement les traits essentiels des pays qu’il visitait. Deux succès aussi rapides et aussi éclatants déchaînèrent l’envie. On accusa l’auteur de plagiat, parce qu’une histoire analogue à celle des amours de Lello et de Tolla avait paru au-delà des Alpes sous le titre de Vittoria Savorelli. Ainsi était-il arrivé à Le Sage pour Gil Blas, dans lequel un pédant jaloux prétendit voir une imitation d’un détestable roman espagnol. Ces mesquines accusations sont la basse joie de certains impuissants que désespère le pouvoir créateur d’autrui. Qu’en reste-t-il ? Que reste-t-il des auteurs où Molière a puisé son bien ? Ce qu’il a fait sien en y mettant son empreinte.

Le vrai est que les lettres réelles publiées par l’auteur inconnu de Vittoria Savorelli ont nui à M. About bien plus qu’elles ne lui ont servi. Quand, à deux ou trois reprises, il a voulu les reproduire dans toute leur réalité et nous donner la correspondance véritable du Lélio qui a existé, M. About a détonné. Le vrai brutal sonne faux dans ce tableau idéalisé. Que nous importe d’ailleurs de connaître les lettres réelles écrites à sa fiancée par un grand seigneur italien. C’est affaire de chroniqueur ? Le roman est œuvre d’art. Il n’y a de parfait, dans Tolla, que ce qui est le produit de l’imagination de M. About.

Germaine acheva de montrer que M. About n’est pas seulement un railleur impitoyable et qu’en lui le cœur bat autant que pétille l’esprit. Nous nous garderons d’analyser cette œuvre. Tous nos lecteurs l’ont lue. Seul, d’ailleurs, M. About a pu l’écrire sans les choquer. La base de ce récit est des plus équivoques. Un écrivain vulgaire serait tombé dans les fossés scabreux. Avec quelle dextérité M. About a su faire accepter la situation principale ; avec quelle surprenante adresse il a tourné tous les obstacles, sans jamais ralentir l’agréable rapidité de sa narration, chacun le sait. C’est à peine si, la route terminée, le lecteur, regardant en arrière, s’aperçoit des périls évités. Mais il n’y songe guère en chemin, tant est consommé l’art du guide et prodigieusement sûre d’elle-même la main qui nous a conduits. La plume est si nette, si assurée, qu’on la sent incapable de tâtonner et de trébucher. La dextérité du narrateur est dès les premiers mots si incontestable, que la sécurité du lecteur est entière.

Germaine est un incomparable modèle, qu’auront profit à étudier tous ceux qui veulent apprendre à composer un récit. Les diverses parties de ce roman admirable sont distribuées dans la mesure qui convient. Rien ne s’y trouve de ce qui serait superflu, rien n’y manque de ce qui est nécessaire. En quelques traits vifs, les caractères principaux sont tracés, et tout concourt à leur développement logique. L’effroyable égoïsme du vieux duc, le dévouement aveugle de la duchesse, la résignation touchante de Germaine sont décrits, dès les premières pages, avec une étonnante concision. Il est peu d’expositions plus dramatiques et plus saisissantes. L’auteur se jette in medias res sans indécision et avec une sûreté qui justifie son audace, et jusqu’à la fin il reste maître de sa plume docile. Pas une page, pas une ligne ne pourrait être retranchée sans inconvénient. Pas un mot ne saurait être ajouté à ce récit complet autant que rapide.

L’auteur a toujours su résister à ces tentations de digressions auxquelles cèdent tant de romanciers contemporains. L’expression juste obtenue (et il la rencontre toujours), qu’a-t-il besoin d’accumuler les termes analogues ? Quand il a dit du vieux duc : « ce vieillard dont on eût respecté les cheveux blancs s’il n’avait pris soin de les teindre », il a trouvé le trait caractéristique. Il n’a donc plus à se perdre dans les circonlocutions superflues. Ceux-là seuls ont dans leur langage des longueurs inutiles, qui ne se sont pas donné le temps d’être courts et de trouver le mot propre. Ce n’est pas à dire que M. About pousse la sobriété jusqu’à la sécheresse. Lorsqu’à la fin du livre Germaine est menacée par Mme Chermidy, l’auteur dit : « Le petit Gomez était là, et sa présence sauva peut-être la vie de Germaine. » Mérimée n’eût pas dit davantage. Au contraire, un romancier à digressions aurait écrit dix pages pour prouver que le regard limpide d’un enfant a souvent paralysé une main criminelle. Dix lignes ont suffi à M. About, et elles ne nous font pas regretter les dix pages :

Les êtres les plus pervertis éprouvent un respect involontaire devant cet âge sacré de l’enfance, plus auguste même que la vieillesse. La vieillesse est comme une eau reposée qui a laissé tomber au fond toutes les impuretés de la vie ; l’enfance est une source échappée de la montagne : on l’agite sans la troubler, parce qu’elle est pure jusqu’au fond. Les vieillards ont la science des biens et des maux ; l’ignorance des enfants est comme la neige sans tache de la Jungfrau, que nulle empreinte n’a souillée, pas même l’empreinte du pied d’un oiseau.

Germaine serait absolument un chef-d’œuvre si le dénouement n’était pas un dénouement de mélodrame. Le meurtre de Mme Chermidy, tuée par celui même qu’elle vient d’armer contre Germaine, est un moyen assez vulgaire et peu nouveau. Charles de Bernard l’avait déjà employé dans l’Innocence d’un Forçat. Le récit de la mort horrible du vieux due est trop sinistre, ce qui est d’autant plus choquant que jusques à ce moment la main de l’auteur avait été plus légère.

C’est par le Roi des montagnes que M. About a atteint à la perfection. Tolla est un récit poétique tout imprégné de passion. Germaine est le triomphe d’une incomparable dextérité se jouant d’un sujet presque malpropre. Le Roi des montagnes est à la fois une narration parfaite et un modèle de fine satire. Jamais auparavant, jamais depuis, M. About n’a déployé avec plus d’éclat les rares qualités qui le distinguent : l’élégance du langage, la vivacité du dialogue, l’agréable rapidité du récit, le relief saisissant dans les portraits, la verve intarissable dans la raillerie. Ses traits ont d’autant plus de mordant que l’auteur les lance comme en se jouant, de sang-froid et avec la plus tranquille assurance. Il domine d’autant plus le lecteur qu’il se domine davantage lui-même, et, contre les mœurs qu’il flagelle, il excite une colère qu’il ne semble pas ressentir. Comparé à Gil Blas, le Roi des montagnes a cette infériorité qu’il ne peint pas les ridicules et les vices de l’homme tels qu’ils ont existé de tout temps et dans chaque pays. Mais les mérites littéraires de ce merveilleux récit peuvent être sans désavantage rapprochés des plus parfaits chefs-d’œuvre de notre langue. Là, comme d’ailleurs dans tous les autres ouvrages de M. About, point d’analyse de sentiment à la façon anglaise, nulle intervention personnelle de l’auteur venant commenter les actes des personnages. Ce sont les personnages mêmes qui s’expliquent par leurs paroles et par leurs actions et qui vivent tout entiers devant nous. L’illusion est complète, tant l’auteur parvient à s’effacer. L’indignation est sincère, parce qu’elle n’est jamais provoquée par un appel direct. Rien de violent, rien de véhément dans ce pamphlet charmant qui n’a rien d’un réquisitoire. C’est le comble de l’art que d’amener le lecteur au but sans paraître y viser. Tout d’ailleurs y tend dès les premières lignes, tout semble vrai parce que tout est vraisemblable. Une seule invraisemblance est à signaler, car elle est énorme. Ce récit, dont chaque ligne est une fusée étincelante, ce récit où tout est esprit comme dans les écrits germaniques tout est lourdeur, ce récit admirablement français par la grâce piquante, l’éblouissante clarté et la légèreté facile, l’auteur le fait raconter par un Allemand ! Ah ! si c’était à refaire !

Les Mariages de Paris offrent aussi ce trait caractéristique de M. About : la satire mêlée au récit. Cette collection de nouvelles, moins heureusement continuée par les Mariages de province, est lue avec agrément. La Mère de la marquise est la plus parfaite de toutes, et elle a cela de particulier que l’héroïne est un excellent type de comédie. Nous sommes surpris qu’il n’ait pas encore été transporté sur la scène.

Le Turco est également un volume de nouvelles dans lequel, cette fois, l’auteur a mis au moins autant de piment que de sel. La Chambre d’ami et les Cinq perles achèvent de prouver la surprenante dextérité de l’écrivain, habile à se jouer des difficultés les plus grandes ; mais ces deux nouvelles sont de nature à rendre les mères méfiantes dans la formation des bibliothèques de leurs filles. Parmi les récits contenus dans ce volume, il en est un, l’Inspection générale, où sont impitoyablement raillés certains généraux de notre armée. L’auteur est excusable de l’avoir écrit avant 1870. Il ne l’aurait pas fait depuis. Les vaincus doivent être à l’abri des sarcasmes. M. About a montré trop de véritable patriotisme dans le livre éloquent consacré à l’Alsace, pour qu’il soit nécessaire d’insister.

On s’est déchaîné, et selon nous avec injustice, contre M. About parce qu’il a écrit quelques volumes dans lesquels il n’a poursuivi d’autre but que le divertissement du lecteur. Irrités de n’avoir pu mordre sur les cinq premiers livres de M. About, les petits esprits se sont vengés en déchirant avec rage l’auteur du Cas de M. Guérin, du Nez d’un Notaire, de Trente-et-quarante et de l’Homme à l’oreille cassée. Nous ne pouvons nous expliquer l’aigreur et l’exagération de ces attaques que par un violent besoin qu’éprouvait la médiocrité d’avoir une revanche et d’exhaler une humeur longtemps contenue. Sans doute, il n’y a rien d’exquis dans ces volumes, et ils ne sont pas de ceux qui enrichissent une littérature. Sans doute, le bizarre y joue un trop grand rôle, et on y rencontre moins de portraits que de caricatures. Ce sont des folies, soit, mais toujours des folies amusantes. Ce sont des distractions, soit, mais des distractions d’un homme d’esprit, et parmi ceux qui ont si vivement reproché à M. About l’abus de la verve, il en est beaucoup qui n’en ont jamais connu l’usage.

Enfin, on a cru émettre un grief décisif et énoncer une affirmation irréfutable, en accusant M. About de n’avoir rien inventé, de n’avoir exploré aucun coin nouveau de la vie humaine, de n’avoir pas poursuivi de fouilles profondes dans la société. Certains critiques se soucient peu d’être conséquents avec eux-mêmes. Tandis qu’ils reprochent aux écrivains qui suivent une veine particulière d’observations de s’enfermer étroitement dans un sujet, ils imputent à crime aux autres d’en embrasser superficiellement plusieurs à la fois. Plus de logique et de bonne foi serait nécessaire. On devrait comprendre que l’explorateur d’une mine ne saurait s’étendre beaucoup s’il va bien au fond, ni aller très au fond s’il embrasse une plus grande surface. M. About, qui, en écrivant le Fellah, a donné un des ouvrages les meilleurs sur l’Égypte, M. About, qui, en publiant Maître Pierre, a montré qu’il est capable de faire comprendre la question des chèques aux paysans, et que son intelligence est particulièrement apte à élucider les choses les plus obscures, pourrait répondre à ses détracteurs qu’il a acquis le droit d’écrire des romans pour son repos et pour l’agrément de ses lecteurs. N’est-ce donc rien que d’avoir renouvelé un genre national par excellence, le récit, et d’y avoir brillé par des dons qui, jusqu’à ce jour, n’avaient pas été réunis à un tel degré chez le même écrivain ?

M. About n’a pas assez de familiarité comme conteur, et ce railleur mordant manque absolument de bonhomie. Il eût été incapable de concevoir et de créer le Docteur Herbeau. Mais n’est-ce rien que d’avoir construit ses récits avec un art consommé et de les avoir écrits dans une langue irréprochable14 ? Et surtout n’est-ce rien que d’avoir introduit dans un genre si éminemment français la satire la plus mordante, et cela non pas au moyen de banales et de véhémentes diatribes, mais en la mêlant intimement au récit ? Avant M. About, bien d’autres romanciers avaient prétendu railler les vices et les ridicules. Le premier, il y est parvenu sans paraître y prétendre, et, par un effort suprême de l’art, il a inspiré l’indignation, non comme ses devanciers par sa propre indignation, mais par son enjouement tranquille. Enfin, et ce n’est pas la moindre originalité de M. About, il a introduit l’esprit dans le roman, non cet esprit bas et burlesque de notre temps, mais l’esprit de qualité supérieure, l’esprit du dernier siècle, l’esprit des contemporains de Voltaire. À ces divers titres, cinq de ses volumes lui survivront, et l’un, parmi eux, le Roi des Montagnes, sera toujours lu. Au point de vue de l’esprit, ce volume plaidera devant la postérité la cause du dix-neuvième siècle, et il pourra faire croire un jour aux admirateurs de Rivarol, de Chamfort, de Fontenelle et de Voltaire, que l’esprit est resté de nos jours ce qu’il était au dix-huitième siècle. Mais il faudra pour cela qu’on ne lise plus la plupart des auteurs d’aujourd’hui ; ce qui, du reste, est extrêmement probable.

X. M. Gustave Flaubert §

Placer uniquement dans le monde physique le cercle des observations ; rejeter l’âme comme manquant d’actualité et étant dépourvue de relief ; voir dans toutes les créatures indistinctement, surtout chez celles où abondent les infirmités, des sujets d’étude ; rechercher avec soin les exceptions et les peindre avec amour ; substituer aux sentiments et aux passions du cœur les sensations et les instincts de la bête et aux mouvements idéals de la pensée élevée les combinaisons plastiques de la vie vulgaire ; décrire tout, ce qui est insignifiant, comme ce qui est essentiel, et décrire, non comme les anciens, en faisant sentir la vie d’un objet, mais en représentant son aspect matériel, non pour faire rêver l’âme, mais pour déployer des panoramas, non pour rendre les choses avec leurs formes adoucies, fondues, mais pour multiplier les couleurs, grossir les angles, faire saillir les aspérités ; s’abstenir de tout ce qui s’adresse au cœur pour présenter aux yeux des tableaux vivement coloriés et enluminés avec éclat ; voir dans l’exécution le moyen, la fin, le but, tout en un mot : telle est la doctrine des réalistes, et nul ne s’étonnera que nous l’ayons résumée ici, au moment de parler de leur illustre chef.

Cette école s’est, sans doute elle-même, nommée l’école de l’art pour l’art. Nous n’avons jamais compris pourquoi. L’expression est en soi fort peu claire ; mais si elle signifie quelque chose, ce n’est certes pas quand on l’applique aux réalistes. L’art, en effet, s’adresse uniquement à l’intelligence ; l’art est le langage de l’âme ; l’art n’existe, l’art n’est vraiment divin, comme l’ont fait les anciens, que s’il subordonne l’émotion des sens à l’émotion de l’esprit. L’art n’est immortel que s’il fait prévaloir la nature morale sur la nature matérielle. L’art n’est infini que si, délaissant le monde physique qui est essentiellement borné, il s’élance dans le monde immatériel qui n’a pas de limites puisqu’il comprend l’âme, l’éternité, l’infinité, ce monde et l’autre.

Tandis que l’âme est variée indéfiniment dans ses douleurs et dans ses joies, tandis que ses aspirations peuvent être décrites sous des aspects innombrables, tandis que le cercle des illusions morales n’a ni commencement ni fin, le champ de l’imitation matérielle est relativement fort restreint ; les souffrances du corps sont classées, dénombrées et toutes connues ; les moyens de jouir matériellement, et par conséquent de décrire ces jouissances sont limités. Mme Sand a écrit cinquante volumes dans lesquels s’étale la passion, toujours sous un aspect nouveau. M. Flaubert a tenté plusieurs œuvres. Il n’en a écrit qu’une où il semble avoir épuisé sa palette, usé ses pinceaux, entièrement vidé le sac des procédés propres à son école.

Nous n’avons point à parler, en effet, de Salammbô, qui n’est pas un roman, mais une savante fantaisie d’archéologue, ni de la Tentation de saint Antoine, qui semble un hommage rendu aux amateurs de surprise, ni de l’Éducation sentimentale, que l’auteur paraît avoir écrit pour rendre plus éclatant encore le succès de Madame Bovary15 et pour faire relire son chef-d’œuvre. M. Flaubert a composé un seul livre, et nous ne croyons pas qu’il en fasse un second, parce qu’il a atteint, dans le premier, les limites extrêmes auxquelles peut toucher le peintre le mieux doué, le plus parfait, le plus expressif de l’école physiologique. Ce sera là, à la fois, son honneur et son châtiment. Nul, pas même lui, nous allions dire surtout lui, ne peut prétendre désormais à écrire un livre semblable. La source est tarie ; d’un seul bond, M. Flaubert a atteint les bornes du cercle limité auquel il s’est condamné. Partout maintenant il se heurte à des barrières, ou, s’il revient en arrière, il s’expose à s’imiter lui-même en s’affaiblissant, parce que, dédaignant l’âme, il a travaillé seulement sur un corps, et que le corps ne sait que souffrir, puis mourir ; parce que, négligeant les accents du cœur, les cris de la conscience, il s’est borné à nous offrir des sons, des couleurs et des formes ; parce qu’en un mot il a peint la nature qui est bornée, et qu’il a imposé silence à l’âme qui est infinie.

Mais hâtons-nous, car nous y inclinons de préférence, de montrer les côtés favorables de cet écrivain.

Son œuvre est-elle dangereuse ? Nous répondons sans hésiter : Non. D’abord nous ne croyons pas aux livres dangereux. Un livre peut être funeste ou salutaire, selon la disposition de celui qui le lit. Le mal qu’il peut produire dépend uniquement de celui qui existait déjà dans l’âme du lecteur. Il n’y a pas à nos yeux de livres dangereux et de livres qui ne le soient point. Il y a des lecteurs aux constitutions robustes, et des lecteurs aux constitutions affaiblies. D’ailleurs, l’étude sincère et hardie de la passion ne saurait être interdite, et nous ne comprenons pas les ridicules poursuites dont le chef-d’œuvre de M. Flaubert a été l’objet sous l’empire. Si on a voulu rendre par là son succès plus retentissant, ou bien donner à M. Sénard l’occasion d’un facile triomphe sur M. Pinard, nous ne savons. Mais il est certain que les œuvres de l’esprit sont seulement justiciables de la critique, et que la postérité a cassé la plupart des arrêts rendus contre les écrits par les parlements.

Si nous nous posons cette autre question très essentielle : M. Flaubert a-t-il ce respect de l’œuvre, ce soin amoureux de tout ce qu’on fait, qu’on appelle la conscience littéraire ? Nous répondrons que nul ne l’a à un degré supérieur. C’est en pleine maturité d’âge, c’est après avoir visité une partie de l’Europe et de l’Orient, c’est après avoir embrassé dans ses études toutes les parties de la littérature et plusieurs branches de la science, que M. Flaubert a écrit son livre. Il ne l’a pas fait à la façon de ces improvisateurs qui poursuivent à la fois plusieurs sujets, et en réalité n’en approfondissent aucun. Il a longtemps réfléchi, vivant de longues années avec ses personnages, visitant à plusieurs reprises les lieux qui devaient leur servir de théâtre, poussant l’observation des moindres détails à ses dernières limites, analysant ses caractères les plus secondaires avec une précision véritablement mathématique. Sous ce rapport, M. Flaubert n’appartient nullement à ce que, en 1830, on nommait l’école romantique : il n’est pas de ceux contre lesquels M. Nisard tonnait dans son Manifeste sur la littérature facile. Tout dans Madame Bovary est condensé, mûri, travaillé. Chaque page y sent l’huile. Il y a dans certains tableaux une concentration d’effets vraiment extraordinaire et qui révèle un labeur immense. Constatons tout d’abord cette qualité maîtresse et saluons en M. Flaubert un écrivain qui se préoccupe du moindre détail, qui ne livre rien au hasard de la plume, qui sait, ce qui est si rare aujourd’hui, méditer, composer, édifier une œuvre.

Nul autant que M. Flaubert (nous en exceptons Saint-Simon et, ce qui va paraître étrange, mais nous le démontrerons plus tard, M. Émile Zola), nul autant que M. Flaubert ne possède le talent de faire vivre les personnages par leur aspect matériel. Mais là où l’immortel auteur des Mémoires donne la vie en quelques traits et en y ajoutant le côté moral, M. Flaubert se complaît dans les descriptions uniquement physiques et parfois un peu longues. Mais elles sont tout aussi saisissantes. Voyez la façon admirable dont, dès le début du livre, est présenté Charles Bovary :

Nous étions à l’étude, quand le proviseur entra, suivi d’un nouveau, habillé en bourgeois, et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

Le proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :

— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande ; il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.

Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.

On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.

Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.

Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression, comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutaché compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.

— Levez-vous, dit le professeur.

Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.

Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude ; il la ramassa encore une fois.

— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur qui était un homme d’esprit.

Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.

— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.

Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.

— Répétez ?

Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.

— Plus haut ! cria le maître, plus haut !

Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot : Charbovari.

Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où jaillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

Cependant, sous la pluie des pensums l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.

— Que cherchez-vous ? demanda le professeur.

— Ma cas… fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.

— Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque : — Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum !

Puis d’une voix plus douce :

— Eh ! vous la retrouverez votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !

Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main et demeurait immobile, les yeux baissés.

Si donner à ses personnages une telle intensité de vie que le lecteur puisse les voir, les entendre, les aborder, était la principale qualité de l’écrivain, M. Flaubert occuperait une des deux ou trois premières places de notre littérature. Il a une si constante sûreté dans le burin, que les contours se détachent avec une netteté incomparable et qu’il obtient des effets de relief vraiment surprenants. Et qu’on ne croie pas que seuls les personnages essentiels se détachent avec une telle force et fassent en quelque sorte saillie sur ce qui les entoure. Le curé de village, l’apprenti de M. Homais, M. Bovary père, la première femme de Bovary, le père Rouault, sont aussi étincelants de couleur vive que le mari trompé et la femme qui trompe. Tout marche, tout parle, tout vit. Le nombre des personnes que nous avons côtoyées, abordées, connues, est augmenté de tous les personnages de ce livre. Toutes les créations de M. Flaubert se confondent dans notre souvenir avec des réalités connues, mais non avec des réalités aimées, et c’est ici que nous sommes contraints de suspendre nos éloges.

Qu’il se soit rencontré un moraliste qui ait eu pour objet de s’occuper seulement des vices et des ridicules de l’homme, et qui les ait exagérés en les flagellant, nous ne saurions en être surpris, surtout ce moraliste ayant vécu durant la Fronde et son livre étant ainsi moitié son ouvrage, moitié l’ouvrage du temps. Mais qu’un réaliste, qui se pique d’exactitude, affecte une sévérité aussi désespérante, voilà ce que nous nous refusons à admettre. Est-ce que la vérité, à laquelle immole cette école dont M. Flaubert est le chef incontesté, est seulement du côté du mal, du côté du vice, du côté de la bêtise humaine ? Est-ce que l’élément du bien, l’élément consolateur, celui qui repose et qui fortifie, n’existe pas dans la vie réelle ? Pourquoi une dureté aussi implacable et qui répond si peu aux conditions ordinaires de la vie ? Pourquoi M. Flaubert s’est-il complu, en exécuteur impitoyable, à avilir ou à ridiculiser tous ceux qu’il a mis en scène, puis à donner pour sous-titre à son livre ces mots : Mœurs de province ? À qui M. Flaubert fera-t-il croire que la province ait le monopole du ridicule ou de l’avilissement ?

Où, parmi les personnages de Madame Bovary, pouvons-nous trouver un ami, quand il n’en est pas un que n’ait entamé le sarcasme ? À l’exception de l’héroïne, qui est la Messaline que l’on sait, tous, depuis le fameux pharmacien jusqu’à ce ridicule curé de village, prêtent à rire. Dans cette réunion de personnes, aussi cruellement peintes que merveilleusement animées, il n’en est aucune qui puisse nous intéresser. Est-ce là l’image fidèle de la réalité ? Est-ce trop demander à un réaliste que de daigner reproduire dans ses photographies les côtés favorables de l’humanité, aussi bien que ses aspects défectueux ?

Ce mari, ce Charles Bovary, que nous venons de voir posé dès le début avec une vérité si saisissante, nous nous serions volontiers intéressé à lui malgré ses ridicules. Il eût été aisé d’un peu l’ennoblir par le cœur, et de faire resplendir la beauté morale à travers son enveloppe grotesque. Avec le Fromont jeune, de M. Alphonse Daudet, nous aurons bientôt à étudier un autre mari trompé ; mais celui-ci, à des défauts physiques qui expliquent ses infortunes, joint à un certain moment les plus hautes qualités morales qui, d’une tète aussi vulgaire que celle de Charles Bovary, font tout à coup une noble, une touchante figure. M. Flaubert a évité avec soin cette transfiguration ; comme si le monde n’était peuplé que de sots et d’infâmes, il a mis partout la laideur et le vice.

Comment M. Flaubert, fort lettré et très sagace, n’a-t-il pas songé que, par les choses qui nous attirent aux livres du passé, nous pouvons prévoir sûrement quelles sont celles qui attireront les lecteurs futurs aux nôtres ? Or, peut-il nier que le cœur ne soit entré pour beaucoup dans les plus durables succès obtenus par nos devanciers ? Il y a deux mille ans que le Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi a été écrit, et tous ceux qui ont suivi cette règle suprême s’en sont bien trouvés jusqu’ici.

Que la scène soit livrée tout entière aux personnages, nous l’admettons. Que l’auteur disparaisse presque toujours, nous le désirons. Mais il est des moments toutefois où, à moins qu’il ne vise au rôle peu enviable d’observateur blasé, il doit montrer son cœur qui palpite, ses yeux qui se mouillent de larmes. Eh quoi ! vous prétendez nous rendre dupes de vos fictions et vous prenez l’attitude de rapporteur indifférent et insensible ! Si cette indifférence de l’écrivain tenait de ce scepticisme mêlé d’humour qui caractérise certains conteurs anglais, notre esprit en prendrait son parti, et notre cœur ne risquerait pas d’en être la dupe. Mais c’est à un réaliste que nous avons affaire, à un réaliste qui, grâce à un talent merveilleux, nous prend par la main, nous fait entrer dans les demeures qu’il décrit, nous fait asseoir entre M. et Mme Bovary, nous fait assister à tout ce qu’il lui plaît de nous montrer. L’illusion est complète. Ce ne sont pas des personnages imaginaires que M. Flaubert a évoqués ; ce sont des personnes vivantes, agissantes, avec lesquelles nous avons commerce tant que dure notre lecture. Et, ces effets extraordinaires obtenus, l’auteur nous refuse sa pitié, son émotion, sa passion ! Qu’un Frédéric Soulié ait accumulé l’horrible sur le monstrueux en imaginant ses personnages, que nous importe ? Nous le lisons avec une certaine curiosité, mais sans attacher beaucoup d’importance à des créations qui nous restent absolument indifférentes. Mais ici, nous vivons avec des réalités. Nous connaissons de profil, de face, de toutes façons, toutes ces personnes ; et vous nous refusez la sensibilité ! Nous avons devant nous des corps vivants, et, l’œil sec, vous travaillez sur eux comme sur des cadavres !

Nous venons de voir comment M. Flaubert a manqué à la logique du réalisme, en donnant l’hospitalité seulement au mal et en repoussant de son livre l’élément du bien. M. Flaubert a violé non moins gravement la logique impérieuse du réalisme, par la façon dont il fait finir son héroïne.

Nous n’avons pas à analyser après tant d’autres la vie de Mme Bovary. Tout le monde a lu ou lira ce livre, dont les éditions s’épuisent aussitôt qu’elles apparaissent. Chacun sait que c’est l’histoire d’une femme de province que son imagination maladive, abusée par ses sens, déprave avant même la faute, et qui, incapable d’être fille dévouée, épouse fidèle, mère tendre, passe des bras d’un amant dans les bras d’un autre amant, ruine son mari qui l’adore jusqu’au bout, puis se tue. Jusqu’au moment où Emma Bovary pense au suicide, ce caractère se tient à merveille, et nous ne sommes pas de l’avis d’un critique, plein de sens d’ordinaire, qui lui reproche d’avoir, dans son village, l’aspiration vers des plaisirs qu’elle ignore, de songer déjà au grand monde, de savoir valser la première fois qu’on l’invite. Mme Bovary a été au couvent, en société avec de riches et d’élégantes pensionnaires. Cela suffit à tout expliquer.

Non, jusqu’au moment où elle pense au suicide, aucune loi de vraisemblance matérielle n’est violée. Étant admis que tout ce qui vient du cœur est banni du livre, l’enchaînement des circonstances est des plus logiques et les tableaux physiques ne laissent rien à désirer.

Mais, si tenté qu’ait pu être M. Flaubert par la description horrible, qui pour lui est une difficulté dont il triomphe, de cette mort par l’arsenic ; si séduit qu’ait pu être le chirurgien impitoyable par le tableau de cette agonie épouvantable, manifestée par ces dents qui claquent, cette bouche qui vomit, cette langue qui sort toute noire, ces membres qui se tordent, ces yeux effrayants qui regardent sans voir, ce n’est point ainsi que logiquement aurait dû finir Mme Bovary.

Sans doute, et nous le reconnaissons, ce tableau, qui atteint les dernières limites de l’horrible, est, selon la poétique de l’auteur, le digne couronnement de l’œuvre. Si le beau était le réel, ces pages défieraient toute comparaison avec aucune autre. Comme Sainte-Beuve l’avait fait déjà dans Volupté, M. Flaubert a paraphrasé les paroles sacramentelles que prononce le prêtre au moment de l’extrême-onction ; mais il a dépassé son devancier de toute la vigueur d’un talent que nous admirons autant que personne. Il est certain que pour terminer un livre dans lequel se succèdent tant de scènes prises sur le vif, et où le pittoresque abonde, les exigences de la progression contraignaient à un tableau final où le lecteur fût torturé comme un patient, au point de demander grâce.

Mais ce n’est point-là ce que la logique du réalisme demandait. Étant donné le tempérament de Mme Bovary, car c’est un tempérament bien plus qu’un caractère qu’a disséqué M. Flaubert, cette femme devait finir dans une maison honteuse d’un quartier suspect. Non pas que nous eussions voulu une nouvelle description de ce dernier degré de dégradation. Il fallait faire mourir de douleur le mari, puis indiquer rapidement qu’Emma, partie pour Paris, y avait été rencontrée par Rodolphe dans une rue mal famée. C’était là, au point de vue réaliste, la seule fin digne de ce triste corps.

Il est à remarquer à ce sujet que la mort, et une mort tragique, est un expédient trop commode, une ressource trop aisée pour tirer d’embarras les romanciers. Pourquoi ne pousseraient-ils pas jusqu’au bout les conséquences de leur système, et ne feraient-ils pas rendre à un caractère tout ce qu’il est susceptible de donner ? Les anciens étaient trop amoureux du beau pour qu’ils aient jamais songé à nous montrer une courtisane vieille. S’ils évoquaient ce souvenir, c’était par un trait, par un mot spirituel, et en se gardant bien d’insister sur une image repoussante. C’est ainsi que Martial, dans une de ses épigrammes, montre Phryné devenue vieille et offrant son miroir à Vénus, épigramme que l’on pourrait peut-être traduire ainsi :

Je le donne à Vénus, et Vénus, toujours belle,
Ne craindra point d’y voir son image fidèle.
Pour moi, je ne saurais m’y voir comme je suis,
Et, telle que j’étais, hélas ! je ne le puis.

Un trait, un mot, était jugé suffisant par les anciens, qui évitaient non ce qui choquait les bonnes mœurs, mais ce qui était contraire au beau. Mais puisque aujourd’hui il est une école qui se pique de montrer le laid, de reproduire l’horrible, de faire dominer la bête sur la femme, et les instincts du corps sur les mouvements de l’âme, qu’elle choisisse au moins dans le hideux un tableau qui nous inspire l’horreur du vice. Si vous renoncez à nous émouvoir parce que vous avez renoncé à être émus vous-mêmes, essayez du moins de nous épouvanter. Ne vous hâtez pas autant de faire mourir vos héroïnes. Qu’un de vous ait assez de logique pour en conduire une de chute en chute jusque dans la rue, de ride en ride jusqu’à la vieillesse, de ruine en ruine jusqu’à la plus abjecte misère. Ces tableaux ne seront sans doute pas moins horribles que ceux que vous nous avez offerts jusqu’ici ; mais du moins n’auront-ils pas les côtés séduisants des premiers. Vos courtisanes élégantes, leur beauté les protège encore à vos yeux et aux nôtres. Ayez donc le courage de nous montrer enfin le véritable dénouement, le dénouement logique, le dénouement efficace : une courtisane devenue sexagénaire et réduite à tendre une main à ceux qu’elle a grugés autrefois.

XI. M. Ferdinand Fabre §

S’il est vrai, comme l’a dit un moraliste anglais que nous naissions tous originaux et que nous mourions tous copies, on doit savoir un gré particulier aux rares écrivains qui s’affranchissant de cette loi fatale, ont su rester eux-mêmes, choisir leur voie et s’y maintenir. Avoir étudié ses devanciers en se dérobant à leur tyrannique influence, s’être rendu compte de leurs procédés, de leur style, de leur manière sans s’en imprégner : avoir vu dès le premier jour la nature les hommes, le monde avec ses yeux et non, comme il advient à tant de personnes sans qu’elles s’en doutent, par les yeux d’autrui ; s’être fait soi-même son idéal en s’habituant de bonne heure à sourire, à pleurer spontanément, ce qui est bien plus rare qu’on ne le croit ; mais éviter avec autant de soin l’excentricité et le paradoxe que l’imitation et le convenu ; en un mot, ne pas viser à agir autrement que les autres et se contenter d’être soi-même, tels sont les moyens qui conduisent à l’originalité, tels sont les caractères qui en font une qualité précieuse. Mais, pour que ces moyens soient efficaces, il faut les employer en quelque sorte malgré soi et comme instinctivement. L’originalité côtoie un abîme bien autrement dangereux que le défaut qu’elle fuit. Elle a cela de particulier qu’en la poursuivant systématiquement on s’expose fort à être bizarre et, pour avoir eu l’horreur trop profonde du banal, de rencontrer, ce qui est bien pire, l’étrange. Il est rare que celui qui veut être original ne le soit point beaucoup trop, ce qui est ne l’être plus, car il n’est pas de camp on règne d’une façon plus despotique le rebattu et le convenu que le camp des excentriques.

M. Ferdinand Fabre a obtenu l’originalité comme il convient, sans la poursuivre. Il est original à un double titre, et par son style et par la nature des sujets qu’il a traités. Nous disons la nature et non le choix, car, s’il avait voulu choisir des sujets originaux, il est certain qu’il serait allé jusqu’à l’étrange. Il n’a pas choisi ses sujets. Ils se sont imposés à lui. Son enfance, sa jeunesse se sont écoulées en pleine indépendance. Elles n’ont subi ni les servitudes du collège, ni les contraintes ordinaires du monde. Élevé à la Jean-Jacques, amoureux de liberté, ayant vécu en face de la nature, en plein air, s’étant instruit près d’un curé de village et ayant ainsi pénétré tous les secrets du presbytère, il a grandi, il s’est formé dans le commerce de ceux qui devaient être un jour ses modèles. Barnabé a dû être, a été, nous le jurerions, fort connu de M. Fabre. Avec lui il a gravi les pentes abruptes des Cévennes et a vagabondé, baigné par l’air fortifiant des montagnes. Puis un modeste prêtre de la campagne lui a donné des leçons, sans se douter que le maître était déjà observé par l’œil clairvoyant et pénétrant du jeune peintre dans l’esprit duquel se gravaient dès lors d’ineffaçables images.

Nous inclinons aussi à croire que M. Fabre a pénétré plus d’une fois dans un séminaire, celui de Lormières, par exemple ; qu’il l’a habité tout juste assez de temps pour en étudier les types principaux et pour y voir de près l’abbé Tigrane et Mgr de Roquebrun. Puis il est venu à Paris. Il demeurait évidemment dans le quartier Saint-Sulpice, sous le nom de Victor Ferrall. C’est alors qu’il a intimement connu Falgouët et, par lui, le marquis de Pierrerue. M. Fabre est le plus discret, le plus réservé des écrivains, et ce n’est pas lui qui racontera jamais son histoire aux auteurs de dictionnaires biographiques. Mais sa vie tout entière, il l’a mise malgré lui dans ses livres. Cela se sent, cela se voit. Chacun de ses personnages est pour lui une figure de connaissance qu’il décrit de mémoire. Pour faire un roman, il lui suffit d’évoquer de lointaines images et de feuilleter dans ses souvenirs. Que M. Fabre s’en prenne à son talent si nous venons de raconter sa vie sans avoir reçu directement ses confidences. Mais ses confidences, il les fait dans ses livres par la bouche de ses héros. On l’y voit « dès le berceau, et par une pente mystérieuse de son âme, conquis à la nature, à ses montagnes, à ses superbes montagnes cévenoles, d’un profil si sévère, si noble, si hardi, où se découvrent toutes les richesses, des eaux qui défient l’éclat et la pureté du cristal, des bêtes fidèles et aux pieds surs, des hommes honnêtes, énergiques et courageux ».

De même qu’à ces aveux indirects et à l’exactitude merveilleuse de ses paysages, on reconnaît la fidélité du peintre qui a vu de ses propres yeux, de même à la précision des détails de mœurs, au naturel de ses personnages, on reconnaît l’homme qui a coudoyé ses héros et qui a vécu de leur propre vie. Julien Savignac et Barnabé sont l’histoire de l’enfance de M. Fabre ; le Chevrier et l’Abbé Tigrane sont le tableau de sa jeunesse, comme le Marquis de Pierrerue est un épisode de son premier séjour à Paris.

M. Fabre ayant pénétré intimement dans le presbytère, dans le séminaire, dans l’ermitage des moines, et plus tard dans la maison des Missions Étrangères de la rue du Bac, s’est fait l’observateur exact des habitudes sacerdotales surprises sous tous leurs aspects. M. Fabre ayant longtemps vécu au milieu des sites grandioses des Cévennes, cette contrée, son pays de prédilection, lui a littérairement appartenu, comme le Berry est à Mme Sand, la Bretagne à Émile Souvestre et à Paul Féval, l’Alsace à Erckmann-Chatrian, la Provence à Mme Charles Reybaud. C’est ainsi que la vie cléricale et les Cévennes sont devenues le domaine exclusif de M. Fabre.

Du prêtre qu’il a vu de si près et qu’il a jugé sans parti pris ni prévention, il s’est complu à mettre surtout en évidence une qualité suprême, la charité, deux passions profondes, l’ambition et l’orgueil.

C’est dans les Courbezon que M. Fabre a peint la charité qui, selon le grand moraliste chrétien, est comme le parfum céleste de l’âme, la charité qui est cette immolation de soi-même, ce dévouement sublime par lequel l’homme s’émeut des maux d’autrui bien plus que des siens propres, souffre des souffrances du prochain comme s’il avait lui-même essuyé une défaite, secourt ceux qu’il peut secourir, soupire et gémit avec les autres ; cette vertu surhumaine qui rend le cœur de ceux qui la possèdent assez vaste, assez sensible pour être blessé de toutes les blessures qu’ils connaissent, pour battre à toutes les infortunes qu’ils apprennent, pour être émus par toutes les larmes qu’ils voient couler et auxquelles ils mêlent les leurs. « Le pauvre seul, a dit Lessing, sait combien souffre le pauvre ; le pauvre seul a appris la meilleure manière de donner au pauvre. » Le tact exquis de M. Fabre a compris cette vérité. Aucun de ses prêtres charitables n’est riche. Tous, surtout l’abbé Courbezon, ont souffert, ce qui les rend bien plus aptes à compatir aux souffrances d’autrui. Aussi avec quelle inépuisable charité s’ingénient-ils à se procurer sans cesse de nouvelles ressources et à tendre une main au riche, afin que l’autre soit toujours ouverte au pauvre !

Et qu’on ne croie pas que M. Fabre, pour avoir mis la charité en action, ait écrit un livre de piété, une façon de sermon fastidieux et aride. Il a également évité l’apologie systématique et les noires couleurs du pamphlet. Il ne recherche pas plus l’approbation du lecteur béat et confit de dévotion, qu’il ne veut plaire aux ennemis de l’autel. Moraliste impartial, observateur consciencieux, il lui a été donné de diriger durant de longues années un regard pénétrant sur une variété sociale, et il la décrit telle qu’il l’a vue, avec ses vertus, ses manies, ses défauts, ses aspirations les plus hautes, ses imperfections les plus communes.

Les manies sont le signe distinctif, peut-être le châtiment du célibataire qui n’a pas voulu subir un lien et qui plie sous le joug de ses habitudes. M. Fabre ne l’ignore pas. Aussi tous ses curés ont-ils des manies. L’un, l’abbé Courbezon, a l’obsession de la bâtisse. Sans doute ce prêtre évangélique ne veut élever que des constructions sanctifiées par le but auquel elles sont destinées. Mais il n’en a pas moins la fureur de bâtir. Il ne se contente pas de dessiner lui-même les plans d’un hôpital, d’une maison d’école. Il met la main à l’œuvre ; soulevant sa soutane, il grimpe à l’échelle, gâche la chaux, admoneste les manœuvres, encourage les maçons. Sa pensée tout entière est dans ces murailles qui s’élèvent chaque jour, jusqu’au moment où, cette construction étant achevée, il en rêve aussitôt une autre pour lui appliquer toute son ardeur. Ailleurs, dans Julien Savignac, nous trouvons aussi un prêtre excellent, mais qui, lui, a la manie de confectionner des orgues pour son église. Il apporte de Lodève un fonds d’horlogerie composé de limes, de marteaux, d’étaux, d’enclumes de toutes formes et de toutes dimensions. Il transforme son cabinet d’études en un atelier où il consacre de longues, de délicieuses heures à satisfaire sa passion.

Par là ces bons curés de village payent leur tribut à l’humaine faiblesse. Aucun des personnages de M. Fabre n’est parfait. Ce n’est pas un supplément à la vie des saints qu’il a eu la prétention d’écrire. Ce sont des hommes qu’il nous présente, des hommes façonnés par une éducation spéciale, appartenant à une condition distincte, et qui tous participent plus ou moins à nos imperfections. Outre que le récit de la vie d’un ange ne saurait en rien nous intéresser, car nous n’y reconnaîtrions point notre semblable, M. Fabre qui, quoi qu’on en ait dit, n’a jamais sacrifié l’idéal au réel, et qui est trop lui-même pour être, comme l’a affirmé Sainte-Beuve, un élève de Balzac, n’a pas non plus sacrifié le réel à l’idéal.

Les types ecclésiastiques les plus divers apparaissent dans ses livres qui pourraient tous, surtout le Marquis de Pierrerue, avoir pour sous-titre ces mots : Scènes de la vie cléricale. Dans le Chevrier lui-même apparaît un excellent curé qui, sans être le personnage principal, nous intéresse. Là où M. Fabre a cru devoir faire mention du prêtre à la vie licencieuse, il l’a fait avec discrétion et a rejeté au troisième plan un personnage dont il indique le vice, en ayant le bon goût de ne point insister. Écrire un pamphlet n’est point chose difficile ; mais l’art suprême consiste à choisir dans tous les traits qui caractérisent une caste ceux qui sont les plus propres à la faire connaître avec ses défauts, comme avec ses vertus et dans la proportion même conforme à la réalité. Dans la vie réelle, comme dans les livres de M. Fabre, les bons prêtres dominent de beaucoup. Dans la vie réelle, comme dans les livres de M. Fabre, il n’y a pas de prêtres absolument parfaits. Tandis qu’une vertu sublime les élève souvent bien au-dessus du niveau commun, ils tiennent toujours à la terre par quelque côté, tantôt par un goût trop vif pour les plaisirs de la table (M. Fabre a négligé, nous ne savons pourquoi, ce trait assez général), tantôt par une manie trop volontiers caressée. M. Fabre a éparpillé ces travers sur ses différents personnages, se gardant autant de créer des types de perfection que de présenter des monstres de laideur. Barnabé, cet ermite irrégulier qui est menteur, buveur, voleur et colère, nous touche par cet amour paternel qui explique, sans la justifier, son avidité insatiable. La Combale, cette paysanne dont l’avarice a endurci le cœur et semble avoir tari même l’amour maternel, se sent, à un moment donné, atteinte aux entrailles, et un sentiment sublime fait tout à coup resplendir ce visage jusque-là enlaidi et ridé par la passion. Tout cela est vrai, tout cela est pris à la nature. Souvenons-nous de ce mot profond de La Rochefoucauld : « L’homme n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on le croit. »

Mais M. Fabre a employé les plus vives couleurs de sa palette pour peindre cette activité insatiable, cette ardeur dévorante de l’âme qui pousse certains hommes à s’élever toujours. L’ambition compte pour tout le but à atteindre et pour rien le but atteint ; elle s’empare du cœur au point d’y étouffer tout autre sentiment, impose à celui qui la subit autant de maîtres qu’il y a de gens qui peuvent le servir ; autant d’entreprises qu’il y a de degrés nouveaux à franchir, lui interdisant les plaisirs, car ils pourraient le détourner de sa tâche ; la joie du succès, car à une prétention satisfaite succède aussitôt une prétention nouvelle ; le repos, car, pour l’ambitieux, le repos n’est que dans la mort.

L’Abbé Tigrane, l’histoire de ce prêtre qui aspire avec tant de passion à devenir évêque, puis à parcourir tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, est sans conteste l’œuvre la plus virile de M. Fabre. Nous ne croyons pas qu’on ait jamais mis tant d’âpreté, une vérité si farouche, une énergie si implacable à exposer ce vice jusque dans des développements qui finissent par en faire une monomanie. C’était une audace singulière que de concevoir un roman sans amour. L’auteur a gagné sa gageure. Son héros remplit si bien de ses ardeurs ambitieuses l’œuvre tout entière, que l’intérêt ne languit pas un seul instant. Commander là où il a obéi avec rage, être grand au milieu de ses anciens égaux, goûter l’âcre jouissance de leur humiliation, s’élever, s’élever encore et revêtir cette pourpre romaine qui lui permettra peut-être un jour d’atteindre le dernier échelon, telle est la vie, nous pourrions dire tel est le supplice de l’abbé Tigrane. Martyr de sa folie, l’ambitieux est condamné à monter toujours de plus en plus haut jusqu’au moment où, parvenu au faîte, les autres hommes lui semblent aussi petits qu’il leur apparaît petit lui-même. Les convenances empêchaient M. Fabre de conduire son personnage au point culminant. Dans le cas contraire, nous ignorons quel dénouement il aurait imaginé. À nos yeux, il en est deux également vraisemblables pour l’ambitieux qui a pu atteindre le degré suprême : le vertige ou la pitié pour lui-même ; tomber ou bien subir le plus cruel désenchantement et s’écrier : « Est-ce là tout ? »

Il est un autre vice aussi indomptable que l’ambition et qui, comme elle, ôte à l’homme le gouvernement de soi-même. C’est l’orgueil qui est noble quand il est la fierté du cœur, haïssable quand il est la passion de celui qui repousse l’égalité, qui révolte par ses superbes dédains tous les hommes auxquels il demande de faire peu de cas d’eux-mêmes en comparaison de lui.

C’est sous ces deux faces que M. Fabre a représenté l’orgueil, dans le Marquis de Pierrerue. D’une part, Falgouët a à l’excès cette fierté de l’âme qui sied au malheur, relève le courage, rejette toute bassesse, mais est plus admirée du prochain qu’aimée, car il est rare qu’elle n’ait pas trop de raideur et d’âpreté. D’autre part, le marquis de Pierrerue a cet orgueil de caste, le plus indomptable de tous, cet esprit de domination impérieuse qui voit dans les autres hommes des instruments et non des égaux, cette certitude de sa supériorité qui n’est pas la vanité qui gonfle, mais bien un sentiment haut, calme, fier dans sa confiance, tranquille dans sa force, inébranlable sur ses bases.

Dès le début de son livre, l’auteur, dans une scène fort belle, met en présence ces deux orgueils. Falgouët réduit à la misère est secouru par Pierrerue. Mais comme, ainsi que l’a dit La Rochefoucauld, « l’orgueil ne veut pas devoir », aussitôt Falgouët se révolte, et il repousse fièrement la main qui s’est tendue vers lui. L’orgueil est incompatible avec l’orgueil. De là cette lutte merveilleusement décrite entre ce bienfaiteur intéressé qui secourt les jeunes pour en faire des instruments favorables à sa cause, et cet obligé récalcitrant qu’exaspère ce qu’il considère comme une lâcheté flétrissante. Il est une seule passion qui peut vaincre l’orgueil, c’est l’amour. Falgouët aime la fille du marquis de Pierrerue, et il est désarmé. Le jeune lionceau vient s’agenouiller aux pieds de celle qui l’a dompté. Mais le vieux marquis de Pierrerue est mis, par son âge, à l’abri du séduisant écueil. L’inflexible vieillard demeurant sous l’empire d’une foi implacable, et aussi d’une grandiose autant que puérile chimère, défie son siècle dont il n’est pas, la société moderne qu’il veut remplacer par la société ancienne, et s’il tombe écrasé par la force des choses, vaincu mais non dompté, il offre avant de mourir sa fille en holocauste à son idée ; ne pouvant l’unir à un des siens parce qu’elle est pauvre, ne voulant pas l’unir à Falgouët parce qu’elle est noble, il la jette sans vocation dans un couvent.

Tel est le sujet principal de ce beau roman qui révèle chez son autour une profonde connaissance du cœur humain et qui place M. Fabre bien haut parmi les romanciers moralistes. Autour de cette idée principale se groupent une foule d’épisodes saisissants qui jettent un jour lumineux sur la vie cléricale à Paris. Là, comme partout, l’auteur est exempt de parti pris. S’il a étalé le caractère cynique de ce Grippon, tartufe de sacristie qui détourne, au profit de ses plaisirs, l’argent destiné aux malheureux, en revanche il a magnifiquement raconté plusieurs actes de dévouement sublime des missionnaires étrangers. La façon dont Falgouët apprend, ainsi que le lecteur, l’histoire du martyre de l’évêque Tamisier en considérant les tableaux naïfs exposés dans la maison de la rue du Bac, est des plus ingénieuses. On a reproché à M. Fabre d’avoir, présenté dans son livre une Bohème qui est un pastiche terne de celle de Murger. C’est là une évidente erreur. L’auteur a peint la vie des jeunes étudiants telle qu’elle est aujourd’hui. La Bohème spirituelle, frivole et charmante de Murger disparaissait déjà quand celui-ci a écrit son délicieux petit chef-d’œuvre. Depuis longtemps elle n’existe plus. La jeunesse du jour est moins légère, plus grave, plus studieuse. Elle a moins d’entrain et une maturité peut-être trop précoce. C’est pourquoi elle empiète de bonne heure sur un domaine jadis réservé à l’âge avancé. Là où autrefois on riait avec rime et sans raison, à présent on discute en prose et un ne craint pas d’aborder les plus hautes questions. Dans les estaminets d’aujourd’hui on repousserait Rodolphe, et tout au plus si l’on admettrait Colline.

Dans ces études, nécessairement rapides, il nous est impossible d’analyser toutes les œuvres d’un auteur, et nous sommes réduits à nous borner. Nous aurions beaucoup à dire sur ce Chevrier, scène de la vie rustique, que M. Fabre, s’imposant une tâche fort difficile, a voulu écrire dans l’idiome populaire du lieu qu’il peignait. Ce sont là des tours de force dont Mme Sand avait donné l’exemple. Nous n’en comprenons guère le mérite. Heureusement pour l’auteur, ses personnages ont plus encore les sentiments naïfs de la campagne que son langage.

C’est là d’ailleurs une des qualités précieuses de M. Fabre. Ses paysans, ses prêtres, ses ermites ont tous le langage propre à leur condition. La plume de l’écrivain excelle à s’assouplir et à se conformer aux caractères divers de ceux qui sont en scène. Énergique et gauloise quand elle est l’interprète de la Pancole ou de la Combale, elle sait s’amollir pour peindre la gracieuse Sévéraguette des Courbezon ou pour raconter, dans Barnabé, les amours de Simonnet et de Juliette, qui sont bien la plus ravissante idylle que nous connaissions. Les paysages qui servent de fond au tableau sont irréprochables, et M. Fabre s’est, sous ce rapport, élevé à la perfection idéale obtenue par Mme Sand. S’il ne l’a pas atteinte dans les Courbezon ni dans Julien Savignac, il peut, dans Barnabé soutenir toute comparaison avec les maîtres.

Il reste fort peu de chose à faire à M. Fabre pour mettre son style à l’abri de tout reproche. Les progrès sont constants à chaque œuvre nouvelle, et les néologismes se font de plus en plus rares. On sent que la distinction académique dont a été honoré les Courbezon lui a inspiré l’obligation d’être de plus en plus châtié. On trouve encore, pourtant, dans ses derniers livres, des expressions qui les déparent. Dans le but de, fixez-moi sur telle chose, aller pour sortir, un portrait réussi, sont des expressions détestables, bien que fréquemment employées. Câlinement, imagé, bousculement ne sont pas français. Dire que l’âme est gonflée d’espérance, cet autre soleil intérieur, est incorrect autant que prétentieux. Il est des mots trivials, tels que guignera, et mettre les jambes à son cou, dont l’auteur abuse d’une façon parfois énervante. C’est un bien mauvais procédé que d’ouvrir une narration par ces mots : « Le 14 décembre, jour où commence ce très véridique récit. » Ce sont là des subterfuges qui ne trompent personne, et nous serions désolé que ce récit fût vrai. Au point de vue de l’art, nous préférons de beaucoup qu’il soit vraisemblable.

Si nous multiplions les observations, c’est que nous nous adressons à un écrivain consciencieux et qui place très haut son art. Il en sait les difficultés extrêmes, et on devine qu’il se préoccupe sans cesse de les surmonter. « Encore mille échecs comme celui-là, fait-il dire à un de ses personnages, et votre phrase commencera à se tenir sur ses jambes. — Mais, à ce compte, il me faudra des années pour apprendre à écrire. — Vous ignorez donc que c’est là l’œuvre de la vie entière ? » Quand on a cette conviction, on est assuré d’atteindre à la perfection des maîtres.

Par l’originalité et la puissance de ses créations, par son sentiment profond de la nature, par l’intensité de vie et le naturel merveilleux de ses drames, M. Fabre a depuis longtemps conquis l’estime des délicats. « Aujourd’hui, dit Falgouët dans le Marquis de Pierrerue, la notoriété, la réputation, la gloire ne viennent pas à celui qui, dans la retraite, mûrit son œuvre, et, par la lenteur qu’il met à la produire, prouve son respect au lecteur, elles appartiennent à l’impudent qui, dans l’effroyable brouhaha parisien, crie avec la plus grosse voix. Voilà où nous en sommes. » Assurément, et nous sentons dans cette plainte de Falgouët l’amertume d’un écrivain qui sait pas avoir l’éclatante notoriété qu’il mérite. Qu’il se console cependant. Si ses livres n’obtiennent pas le nombre d’éditions qu’atteignent tant d’autres romans pitoyables, si son nom n’est pas jeté au vent par ceux qui font la renommée du jour, M. Fabre est certain de posséder les cinq cents lecteurs qui étaient l’unique but de l’ambition de Stendhal. Il lui sera bien plus facile, ayant ceux-là, d’avoir un jour les autres, qu’à ceux qui ont la foule, de plaire jamais à l’élite.

XII. M. Alphonse Daudet §

I §

Nous avons voulu relire Fromont jeune et Risler aîné16, parce que nous nous défiions d’une première impression peut-être rendue trop favorable par l’intérêt saisissant du récit. Nous en avons donc appelé à nous-même, et nous venons d’étudier, cette fois avec calme et de sang-froid, une œuvre que tout d’abord nous avions considérée comme une des plus fortes qu’ait produites notre littérature depuis vingt années. Ce second examen, si minutieux et approfondi qu’il ait été, ne modifie nullement notre impression première. Sauf quelques réserves que nous ferons tout à l’heure, et qui portent, non sur l’ensemble du livre, mais sur quelques taches qu’il est aisé de supprimer, nous persistons à voir dans ce roman un véritable chef-d’œuvre, inférieur par un seul côté à Madame Bovary, mais qui lui est sous plusieurs rapports supérieur de beaucoup, et qui, méritant de vivre, vivra, car, en définitive, la postérité est clairvoyante, et, depuis deux mille ans, il n’est pas un ouvrage digne d’être connu qui soit resté dans l’oubli.

Que nous importe que ce roman, bien que favorablement accueilli par la critique, n’ait pas obtenu à son apparition l’éclatant succès qui, vingt années auparavant, a rendu tout à coup célèbre Madame Bovary ? Le chef-d’œuvre, l’œuvre unique de M. Flaubert a eu, dès son berceau, la bonne fortune d’un procès retentissant qui n’a pas nui à la vogue d’un livre voyant le jour d’ailleurs à une époque où la nation, dépossédée de toute prérogative, de toute initiative libérale, de tout horizon politique, se jetait avec avidité sur un roman dont rien ne détournait l’attention. Alors on était contraint d’ajourner la politique. Aujourd’hui on lui sacrifie un peu trop les lettres.

Par bonheur les livres durent par ce qu’ils valent, et non par ce qu’en ont pensé les contemporains. Au surplus, ceux-ci, au moment de la publication de Fromont jeune, ont été un peu désorientés par la lecture d’une œuvre aussi puissante sortie d’une plume jusque-là plus fine et plus délicate que virile. Dans ce pays, si porté par la méthodique clarté de son esprit à tout classer, à tout étiqueter tyranniquement, même les aptitudes, malheur à ceux qui ont l’impertinence de s’échapper d’une classification déjà faite. Les fins croquis, les petites toiles, les historiettes ciselées et gracieuses étaient si bien le lot de M. Daudet qu’on a été tout surpris, presque mécontent de le voir produire une œuvre d’une tout autre portée. Il est certain que, signé d’un nom inconnu, Fromont jeune et Risler aîné aurait obtenu du premier coup une renommée plus éclatante. Les jugements tout faits et simples se gravent profondément dans la mémoire, et il est malaisé de les en effacer.

Mais étudions Fromont jeune et Risler aîné en lui-même, et indépendamment de ces considérations mesquines. Ce roman est à la fois une peinture saisissante des mœurs particulières de la petite bourgeoisie parisienne, une étude approfondie de certains ridicules éternels de l’homme, une œuvre élevée, saine, fortifiante, parce qu’après y avoir étalé le vice, l’auteur y fait admirer la plus haute, la plus sublime vertu.

Par le théâtre qu’il a donné à son action, M. Daudet intéressera nos petits neveux qui auront la curiosité de vouloir connaître un des côtés les plus attachants des mœurs actuelles du Paris commerçant. Par le fond même de l’œuvre, par les passions, les vices, les ridicules, les tendances de ses personnages, l’auteur sera compris en tout temps, en tous lieux, parce que la nature humaine est partout et toujours immuable. Il est des œuvres où domine exclusivement le tour d’esprit du temps, d’autres (et celles-là ont la certitude de durer) font la part la plus grande à l’esprit humain toujours semblable à lui-même. Les premières sont lues avec intérêt par les amateurs des choses du passé, les secondes avec profit par tout le monde, car, même après plusieurs siècles écoulés, le lecteur y retrouve, sinon ses propres vices, du moins ceux de son voisin. Fromont jeune et Risler aîné réunit ces deux mérites. Le cadre du tableau en marque la date, mais la toile est de tous les temps.

Comme Madame Bovary, Fromont jeune et Risler aîné est la peinture d’une classe moyenne, ayant des ridicules moyens comme il convient à la bourgeoisie, qui ne saurait ni s’élever trop haut, ni descendre trop bas. Comme Madame Bovary, Fromont jeune et Risler ainé est le drame de l’adultère ; mais nous allons toucher du doigt les différences.

Dès le lever du rideau, c’est-à-dire dès les premières pages, les deux principaux caractères sont admirablement dessinés. Là où M. Flaubert avait cru devoir, sacrifiant son héroïne à Charles Bovary, nous montrer celui-ci entrant au lycée, M. Alphonse Daudet, mieux avisé, selon nous, a préféré débuter par un chapitre dans lequel sont présentés à la fois le mari, la femme et le futur amant, et qui a pour titre Une noce chez Véfour. Il peut ainsi, dans une exposition qui est achevée et irréprochable en tous points, nous faire faire d’un seul coup la connaissance de tous ses personnages, car il va de soi que tous ceux qui vont tourner autour de l’action principale ont été invités au mariage de Risler et de Sidonie.

Voici d’abord le mari qui, dans toute la première partie de son rôle, diffère peu de M. Bovary, et est bien de ces maris prédestinés qui suffisent à expliquer cette allégorie charmante des Grecs plaçant un bandeau sur les yeux de l’amour. Il aime, il aime passionnément. Telle est son excuse. Combien n’en ont pas invoqué d’autres et ont été absous ! Il aime assez pour croire. À ce point, il cesse d’être faux à force d’être invraisemblable. L’auteur ne s’est, d’ailleurs, pas dissimulé l’excès de la crédulité du bonhomme. « C’était vraiment trop facile, dit-il quelque part, de tromper un mari comme celui-là. » Nous sommes absolument de cet avis, et pourtant Risler, tel que l’a conçu et décrit M. Daudet, nous semble parfaitement acceptable.

Dès cette première grande scène du mariage, on sent l’adultère menacer et envahir cette union formée du matin. De la robe de soie toute blanche de Sidonie monte un joli visage qui sait se faire provoquant, et la couronne de cheveux a des révoltes de vie, des reflets de petites plumes ne demandant qu’à s’envoler. Sur ce jeune visage, que le bonheur anime sans l’épanouir, une préoccupation secrète apparaît déjà, et par moment, comme si elle se parlait à elle-même, le frétillement d’un sourire passe au coin de sa lèvre. Sa mère, Mme Chèbe, dit d’elle ce mot caractéristique : « Personne n’a jamais pu savoir ce qu’elle pensait. » Après le dîner, la danse commence. Un couple de valseurs entre en tourbillonnant dans le petit salon. Ce sont la mariée et l’associé de Risler, Fromont. Tous les deux jeunes, élégants, ils causent à mi-voix, enfermant leurs paroles dans les cercles de la valse. — Vous mentez, dit Sidonie un peu pâle, toujours avec son petit sourire qui ne dit rien et qui répond à tout. Et l’autre, plus pâle qu’elle : — Je ne mens pas. Si je suis marié, c’est que mon oncle a voulu ce mariage. Je n’ai pas osé dire non. Et le mari qui les voit sans les entendre, car là il suffit de ne pas entendre (ailleurs ni il ne verra, ni il n’entendra), le mari admire sa femme et son associé : — Comme elle est jolie ! comme ils dansent bien ! s’écrie-t-il. On devine le reste.

Dès ce premier tableau, nous plaçons le nouveau chef-d’œuvre au-dessus de son devancier. Là où M. Flaubert reste supérieur, c’est dans ces mots, dans ces réflexions topiques qui peignent d’un seul trait toute une situation. Il excelle à jeter dans sa narration ces éclairs qui illuminent l’horizon le plus reculé et font pénétrer le regard du lecteur jusque dans les recoins les plus obscurs. Pour l’intensité de vie, M. Flaubert n’a pas encore trouvé d’égal, sauf peut-être un seul, M. Zola, que nous aurons bientôt à étudier. Ce n’est pas que M. Daudet n’ait point, lui aussi, de ces formules saisissantes qui s’enfoncent profondément dans la mémoire et n’en sortent plus. C’est ainsi qu’il peint d’un seul trait M. Chèbe père, cet oisif affairé qui, après des journées employées à flâner dans Paris, s’allonge ahuri, abasourdi, fatigué du travail des autres, dans son fauteuil, et dit à sa femme en s’épongeant le front : « Voilà la vie qu’il me fallait, la vie active ! » C’est ainsi encore que M. Daudet fait une observation que n’aurait pas désavouée l’impitoyable La Rochefoucauld, quand il représente cet égoïste Delobelle « secoué par les sanglots, mais s’attendrissant presque autant sur lui-même, pauvre père enterrant son enfant, que sur sa fille morte… ». Le mot est profond autant que juste. Même quand il semble pleurer sur les malheurs d’autrui, l’égoïste s’apitoie sur lui-même.

Mais ces mots pris à même la nature sont assez rares chez M. Daudet, tandis qu’ils abondent dans Madame Bovary au point de faire croire au lecteur qu’ils fascinent, qu’en effet, il n’y a dans le monde, aussi bien que dans ce livre, que laideur, vice et infamie. Nulle part, en effet, on ne sait où pouvoir y reposer le regard. Nulle part on ne peut être ému, parce que toujours les yeux de l’écrivain sont restés secs, et son cœur insensible.

C’est en cela que M. Daudet prend une éclatante revanche, et quelle revanche pour tous ceux qui n’aspirent pas aux jouissances stériles d’un esprit blasé, mais qui, ayant un cœur, aiment à le sentir battre !

Est-il possible de ne pas s’intéresser, au point d’être profondément ému, au sort de cette touchante, de cette incomparable Désirée Delobelle, jolie, gracieuse et bonne, qu’un travail acharné autant que l’inégalité de sa marche (elle est boiteuse) retiennent attachée jour et nuit à son fauteuil, qui aime le frère de Risler, dont elle est toujours estimée, puis aimée, puis abandonnée, et qui ayant pour père un égoïste, pour mère une femme chez laquelle l’épouse a tué la mère, seule au monde, sans nulle espérance qui la rattache à la vie, se tue après s’être bien convaincue que sa mort ne laissera aucun vide dans aucun cœur ? Quel admirable récit que celui de ce suicide ! Quel tact, quelle mesure, quel art ! L’auteur a évité avec soin tout ce qui aurait pu rendre horrible cet attentat, et il s’est bien gardé des excès de l’école réaliste. La pauvre Désirée ne meurt pas dans la Seine où elle s’est jetée. C’est dans son lit et d’épuisement qu’elle succombe. Vierge elle a vécu, vierge elle meurt, sans que l’auteur ait soulevé, par d’impudiques descriptions, les voiles qui couvrent de chastes attraits.

L’adultère et ses criminelles voluptés sont aussi peu décrits par M. Daudet, qu’ils sont étalés avec complaisance par M. Flaubert. C’est sur les conséquences de la faute que l’écrivain justicier appesantit sa main vengeresse, et de façon, cette fois, à rendre la leçon efficace. Mme Bovary, en effet, rend le vice si séduisant qu’elle peut tenter bien des imitatrices, jusqu’à l’arsenic exclusivement. Ses vagues aspirations, ses malaises, ses désirs incessants, puis les réalités saisissantes de la faute, tout cela est capable d’entraîner des lectrices désireuses d’accepter cette succession sous bénéfice d’inventaire. Nous l’avons dit, Mme Bovary devait finir, et c’eût été plus moral, étant plus vrai, dans une maison honteuse d’un quartier suspect. M. Daudet n’a pas osé pousser jusque-là sa triste héroïne. Mais au moins la met-il sur la route de ces bouges infâmes. La dernière fois qu’elle apparaît au lecteur, on la voit cabotinant dans un café-concert. La pente est descendue. Femme échappée, livrée déjà à tous les hasards, on sent qu’elle va tomber de chute en chute jusqu’au plus profond de l’enfer parisien, sans que rien au monde soit assez puissant pour la ramener à l’air pur et à la lumière.

Quant à la victime principale de l’adultère, quant au mari, combien il est supérieur dans l’œuvre de M. Daudet ! Aussi simple, aussi prédestiné, aussi abondamment doué d’imperfections physiques que Charles Bovary, Risler se transfigure en apprenant sa honte, tandis que Bovary s’y aplatit davantage encore dans une bestiale et maladive passion. Du même coup, Risler apprend le déshonneur de l’époux et la faillite prochaine du commerçant. Car l’amant de sa femme, c’est son associé, c’est Fromont qui, pour satisfaire les appétits de sa maîtresse, a compromis la situation financière de la maison. Aussitôt, plaçant la satisfaction de l’honneur commercial avant la vengeance de l’honneur conjugal, Risler demeure dans cette maison pour la relever, pour la sauver. Il enlève à sa femme ses bijoux, arrache les siens propres, fait argent de tout, et la faillite est évitée. Un peu de pitié lui reste au fond du cœur pour cette femme qu’il a chassée, mais à laquelle il pardonnerait sans doute si elle se rendait digne du pardon. Par ce dernier désir, Risler est homme, Risler est vrai. Cela, il le fallait, et ce trait était nécessaire. Mais quand il apprend que cette femme a suivi sa pente et est tombée plus bas encore, il achève de se relever en domptant même la pitié. Là encore, là surtout il est homme. S’il meurt plus tard de désespoir, c’est pour une autre cause. Le lien fatal qui l’unissait à une misérable était déjà rompu.

Nous avons à peine indiqué les personnages secondaires qui sont habilement mêlés à l’action principale sans la surcharger ni en trop détourner le lecteur. L’unité de l’œuvre subsiste d’ailleurs d’autant plus que les scènes principales viennent toutes aboutir à ce palier commun, « qui est, pour les ménages pauvres, comme une pièce de plus, un agrandissement du logis », et où se rencontrent dès le début les principaux acteurs de ce drame.

Tous les figurants du livre, même les plus importants, accompagnent d’ailleurs l’action principale, ou la font ressortir, comme les instruments d’un orchestre bien dirigé accompagnent et complètent la voix du chanteur. Même quand un contre-chant de l’orchestre semble s’éloigner beaucoup de ce que dit le soliste sur la scène, même quand un épisode de Fromont jeune et Risler aîné semble tourner le dos au drame essentiel, il nous y ramène en le rendant plus saisissant par le contraste. C’est ainsi qu’après avoir été les témoins du luxe de mauvais goût déployé par Mme Risler, nous aimons à reposer nos regards sur le salon de Mme Fromont. Chez la première on campe, chez celle-ci on demeure, car « une main soigneuse dispose partout l’ordre et l’élégance. Les chaises en cercle ont l’air de causer entre elles à voix basse, le feu brûle avec un bruit charmant, et le petit bonnet de Mlle Fromont couchée a gardé, dans tous ses nœuds de rubans bleus, des sourires doux et des regards d’enfant ».

Tout ce qui tend à faire connaître les mœurs immobiles du Marais, les habitudes immuables propres à cette petite province jetée dans un coin de Paris, est irréprochable. Nous pénétrons avec l’auteur dans ces intérieurs « où la lampe éclaire mal, où le repas vite fait a laissé dans la pièce une odeur de cuisine de pauvres ». Ailleurs, nous lisons cette réflexion si poignante et si vraie : « C’est une des plus grandes douleurs du pauvre de ne pouvoir souffrir à son aise. Il faut travailler sans cesse, et, même quand la mort erre tout autour, songer aux exigences pressantes, aux difficultés de la vie. » Le pauvre, en effet, n’a pas le moyen de s’enfermer et de s’isoler dans sa douleur.

M. Daudet, si porté qu’il y soit par sa nature de poète, ne se complaît pas dans les descriptions inutiles. Loin d’être des hors-d’œuvre, ses descriptions sont le prolongement de l’action, ou, pour mieux dire, sont l’action sous une nouvelle forme. Quand Frantz, le frère de Risler, attend un samedi soir le caissier, qu’il veut interroger sur la ruine prochaine de la fabrique, il est tout naturel qu’assis au milieu des ouvriers, avec lesquels il a vécu autrefois, il assiste avec intérêt à ces drames de la paye qui lui rappellent sa jeunesse ; il est tout naturel que l’auteur anime les causes mêmes qui retardent les confidences sinistres que fera le caissier. Lorsque plus tard le même Frantz attend à la gare de Lyon Sidonie, qui doit fuir avec lui, et que les heures s’écoulent sans que Sidonie vienne, il est logique que l’attention de Frantz, comme l’attention de toute personne qui attend vainement, se porte tour à tour sur tout ce qui peut tromper son impatience. De là deux descriptions, celle d’une paye dans une usine, celle de la gare de Lyon, le soir, qui non seulement sont parfaites en soi, mais ont encore le mérite de se confondre intimement avec la pensée du personnage qui est en scène, par conséquent avec la pensée du lecteur. Placer ses personnages dans une situation normale et les faire toujours parler et agir dans le sens de cette situation, tout l’art est là, et il n’est pas si facile, puisque très peu parviennent à l’atteindre.

Presque toujours M. Daudet a su respecter cette règle souveraine, et, tout en disant ce qui était propre à peindre ses personnages, il n’est jamais allé au-delà. Ce roman est un chef-d’œuvre, ou du moins il y aurait bien peu à supprimer pour en faire un chef-d’œuvre parfait. Le titre ne nous plaît pas. Il ne se fixe pas aisément dans l’esprit, comme celui de Madame Bovary. M. Daudet nous a dit un jour qu’il l’avait choisi compliqué à dessein. Nous ne comprenons pas pourquoi. Le chapitre premier du livre IV est tout entier à biffer. Cette légende « du petit homme bleu » est d’un goût détestable. De loin en loin quelques graves incorrections de langage ont échappé à l’attention de l’écrivain. Sombrement, endormements floconnement, ne sont pas des mots français. On peut dire qu’un salon s’emplit de rires, mais non « qu’il s’emplit de train ». Nous trouvons une faute plus grave encore, en ce qu’elle est répétée deux fois aux pages 139 et 143, dans l’emploi de cette détestable locution des faubourgs parisiens « partir à un endroit ». M. Daudet nous montre Sidonie « partant à l’atelier », puis plus tard « partant au théâtre ».

Ce sont là des taches regrettables, mais qu’en quelques coups de crayon on peut faire disparaître, sans toucher en quoi que ce soit au moindre détail de l’œuvre. Nous engageons vivement M. Daudet à tenir compte de ces observations pour une édition prochaine. Les considérations de clichés faits et définitifs ne sauraient être invoquées quand il s’agit de préparer une édition pour la postérité. Or il s’agit de cela. Madame Bovary a un pendant digne d’elle par le talent, et qui lui est de beaucoup supérieur par la valeur morale. Il est nécessaire que ce pendant soit irréprochable.

Nous regrettons d’avoir à le dire, M. Alphonse Daudet ne s’est pas maintenu dans le roman de Jack, qui vient de paraître, au rang éminent qu’il avait atteint par Fromont jeune et Risler aîné. L’auteur s’y est proposé pour but de décrire les douleurs, les amertumes, les déchirements d’amour-propre, les angoisses cruelles du fils d’une femme légère, lequel comprend de bonne heure et subit toute sa vie les humiliations que lui inflige la conduite déréglée de sa mère. Le sujet est attachant, et fécond en scènes dramatiques. L’exposition est heureuse en ce qu’elle fait de suite pénétrer au cœur même du drame. La fille-mère conduit son enfant à une maison d’éducation, mais comme, par son attitude plus que frivole et par ses allures de mauvais goût, elle se révèle aussitôt au supérieur, celui-ci refuse de recevoir Jack, qui subit ainsi le premier contrecoup de fautes qu’il n’a pas commises.

Voilà un début saisissant, parce qu’il est logique. On peut admettre en effet qu’une telle femme ne puisse parvenir à forcer pour son fils les portes d’une austère maison de jésuites. Mais ne lui reste-t-il pas tous les établissements universitaires, qui se montrent, avec raison, plus largement hospitaliers ? La logique et la vérité obligeaient donc la mère de Jack à le conduire dans un lycée, où, sans doute, ne lui auraient pas manqué des humiliations analogues à celles que subit Robert Burat dans Un assassin, de Jules Claretie, mais où du moins le héros eût été dans un cadre normal.

Sans motifs, sans prétexte, M. Daudet a préféré nous conduire avec Jack dans nous ne savons quel misérable gymnase invraisemblable, dirigé par un professeur aussi invraisemblable, où se rencontrent des personnages poussés à la caricature, où tout est faux, exagéré, excessif, où rien parlant ne saurait nous intéresser, car on ne peut être ému que par des douleurs naturelles et possibles. L’épisode de Mâdou, qui remplit une notable partie du premier volume, est absolument un hors-d’œuvre dont rien ne rachète le développement démesuré.

Le second volume, consacré, non plus à l’enfance, mais à la jeunesse de Jack devenu ouvrier, est de beaucoup supérieur au premier. Les situations sont plus naturelles, par conséquent plus attachantes ; les personnages secondaires plus vrais ; l’action se développe avec art et est conduite avec beaucoup de vraisemblance jusqu’au dénouement. Trois caractères principaux se détachent en relief et se fixent profondément dans l’esprit : la mère, d’une légèreté incurable et incapable de se sacrifier à l’amour maternel, d’Argenton, parâtre illégitime du pauvre Jack et dont l’égoïsme et la vanité sont bien décrits, enfin Jack lui-même, placé entre une mère qu’il aime trop pour avoir la force de la mépriser et ce triste personnage qui le hait, et le torture dans toutes ses affections. Du contact de la mère, de l’amant et du fils jaillissent naturellement quelques situations très dramatiques. Là enfin, mais là seulement, nous retrouvons parfois la plume virile qui a écrit Fromont jeune. Mais que nous sommes loin de la profondeur d’observation, de la variété des caractères, de la sensibilité exquise, de la puissance dramatique que nous avons admirées dans l’œuvre capitale de M. Daudet ! S’il a démesurément grandi par Fromont jeune, il s’est diminué par Jack, mais toutefois il y montre encore assez de talent pour que nous soyons en droit d’attendre avec confiance une revanche prochaine.

Il nous reste à étudier en M. Daudet le romancier-poète, ce que nous allons faire en examinant ses premiers écrits.

II. §

Si le roman a le pouvoir de nous consoler de la réalité par des aventures imaginaires, combien ce pouvoir est encore plus irrésistible quand le romancier est doublé du poète ! Nous disons le romancier doublé du poète, et non absorbé par le poète, car, dans ce dernier cas, il ne saurait entrer dans cette galerie réservée aux seuls romanciers. Chez M. Daudet le poète ne domine pas le romancier, il le caractérise. Les livres de M. Daudet ne sont pas des poèmes en prose, où règnent en souveraines maîtresses l’imagination et la fantaisie ; ce sont bien des romans inspirés par l’observation la plus exacte, composés selon les règles les plus judicieuses du genre, mais le plus souvent écrits par le poète.

C’est là le trait original de M. Daudet. Il a certainement mûri toutes ses œuvres, mais il les a aussi rêvées. Ce sont assurément des œuvres de tête, mais le cœur y a revendiqué ses droits. Combien d’entre elles ont été conçues au milieu de ces accès de féconde paresse, propres à l’artiste ! Que de fois ne s’est-il pas attardé à contempler le théâtre charmant de ses petits drames, le joli bois de pins, tout étincelant de lumière, qui dégringole jusqu’au bas de la côte, les Alpilles découpant à l’horizon leurs crêtes fines, le splendide soleil de la Provence faisant resplendir tout le paysage ; des silences longtemps prolongés et que, de loin en loin, interrompent harmonieusement ici un son de fifre, là un courlis dans les lavandes, ou bien sur la route, qui là-bas se déroule, le grelot d’une mule trottinante ! De combien de spectacles ravissants ne s’est-il pas rassasié avant de prendre la plume, et que de plaisirs éprouvés loin des yeux d’autrui, avant qu’il ait cru devoir y faire participer ses lecteurs ! Aussi avec quelle expérience consommée, avec quelle connaissance approfondie de tous les sites, nous conduit-il dans ces lieux charmants au milieu desquels il a souvent rêvé ! Chez M. Daudet, l’intensité de vie des paysages est telle qu’après les avoir quittés, la lecture finie, on en a la nostalgie, comme si on les avait soi-même admirés.

M. Daudet parle, dans un de ses romans, du visage des choses. Ce visage, nul ne sait mieux que lui en découvrir les traits, en surprendre et en décrire la physionomie. Aux yeux du poète, les objets inanimés prennent une âme et tour à tour ont des sourires et des larmes qu’il aperçoit et qu’il nous fait voir. Mais tout cela est l’accessoire et comme la parure de ses romans. Il a un pied dans la réalité, l’autre dans le rêve. La plupart de ses personnages sont dans des situations vraies, mais parfois ils tiennent un langage que seul a pu entendre le poète. Le poète parle et entend une langue ignorée du vulgaire. Le poète a pour mission de servir d’interprète entre nous et la nature dont il perçoit les voix, dont il saisit les beautés, dont il sent les harmonies autrement et mieux que personne.

Pour ces tableaux de genre, dont beaucoup sont des chefs-d’œuvre et qui ont commencé la réputation de M. Daudet, le poète s’est toujours chargé du fond de la toile. Ça a été sa marque de fabrique, et là il pouvait défier la contrefaçon. Fils de cette Provence qu’on a nommée l’Orient français, ayant porté ses premiers regards sur ce ciel qui est plus profond et plus bleu, sur ces collines qui ont plus de relief, sur ces couleurs qui ont plus d’éclat que partout ailleurs, M. Daudet a laissé à d’autres la vie agitée et inquiète. Il a gardé pour lui la solitude et la contemplation, l’ombre et la fraîcheur, la nature et la rêverie. Tel on se le représente d’après ses livres, tel il est, et, en l’apercevant, on le devine. Depuis Fromont jeune et Risler aîné, on ne s’étonne plus de le rencontrer dans ce Paris bruyant et noir, dans ce mouvement du Marais, au milieu du brouillard, des fiacres et de cet étourdissant vacarme. On lui pardonne d’être dans ces lieux étrangers, puisqu’il les a si bien décrits. Mais auparavant, on en voulait à l’auteur des Lettres de mon moulin et de Robert Helmont de le rencontrer sur ces trottoirs, si peu faits pour lui. On l’y sentait dépaysé, hors de son élément, presque désorienté. On ne l’y voyait pas respirant à son aise et vivant de sa vie propre. N’était le plaisir de la rencontre, on l’aurait renvoyé dans son vrai milieu, sur le penchant d’une petite colline grise que parfume le romarin, et où, étendu mollement, on use de ce don de voir et de sentir qui est le sixième sens du poète.

La Provence appartient à M. Alphonse Daudet comme les Cévennes à M. Ferdinand Fabre, cet autre romancier-poète qui a conquis son théâtre à coups de chefs-d’œuvre et qui l’a gardé. Tous les côtés les plus pittoresques de la contrée lumineuse par excellence ont été décrits ou indiqués par le romancier provençal. Ses mœurs, ses ridicules, ses usages ont été retracés. Il n’est pas jusqu’aux parfums de la Provence qu’on ne respire en quelque sorte en tournant les pages des Lettres de mon moulin. Qu’on lise cette délicieuse peinture que nous en détachons, et l’on verra s’il est possible d’être plus vrai au fond, plus vraisemblable dans les détails, à la fois plus poétique et plus exact :

En Provence, c’est l’usage, quand viennent les chaleurs, d’envoyer le bétail dans les Alpes. Bêtes et gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle étoile, dans l’herbe jusqu’au ventre ; puis, au premier frisson de l’automne, on redescend au mas, et l’on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que parfume le romarin Donc, hier soir, les troupeaux rentraient. Depuis le matin, le portail attendait ouvert à deux battants ; les bergeries étaient pleines de paille fraîche. D’heure en heure, on se disait : « Maintenant ils sont à Eyguières, maintenant au Paradou. » Puis tout à coup, vers le soir, un grand cri : « Les voilà ! » et là-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s’avancer dans une gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec lui… Les vieux béliers viennent d’abord, la corne en avant, l’air sauvage, derrière eux le gros des moutons, les mères un peu lasses, leurs nourrissons dans les pattes ; — les mules à pompons rouges portent dans leurs paniers les agnelets d’un jour qu’elles bercent en marchant ; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu’à terre, et deux grands coquins de bergers drapés dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes.

Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d’averse… Il faut voir quel émoi dans la maison. Du haut de leurs perchoirs, les gros paons vert et or, à crêtes de tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un formidable coup de trompette. Le poulailler, qui s’endormait, se réveille en sursaut. Tout le monde est sur pied, pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-cour est comme folle ; les poules parlent de passer la nuit !… On dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum d’Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et qui fait danser.

C’est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux béliers s’attendrissent en revoyant leur crèche. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nés dans le voyage et n’ont jamais vu la ferme, regardent autour d’eux avec étonnement. Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant qu’elles dans le mas. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche ; le seau du puits, tout plein d’eau fraîche, a beau leur faire signe ; ils ne veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le gros loquet poussé sur la petite porte à claires-voies et les bergers attablés dans la salle basse. Alors seulement ils consentent à gagner le chenil, et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à leurs camarades de la ferme ce qu’ils ont fait là-haut dans la montagne, un pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre pleines de rosée jusqu’au bord.

Une autre fois, voulant montrer son souple talent sous un nouvel aspect et faire entendre, après les notes mélancoliques, les notes gaies et joyeuses d’un instrument capable de force comique aussi bien que d’émotion, M. Daudet écrit les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon. Les travers et les ridicules d’une petite ville du Midi y sont peints à merveille. En tenant compte du grossissement ordinaire dans les satires et en réduisant un peu les proportions de ce qui est parfois chargé comme une caricature, on obtient encore un tableau peu flatteur, mais qui a du moins la vraisemblance, cette apparence de la vérité. L’auteur a donné cette épigraphe à son livre : « En France, tout le monde est un peu de Tarascon. » Ce mot est de nature à faire pardonner cette satire à ses victimes, qui se consoleront, sans doute, d’être beaucoup de Tarascon, en pensant que tout le monde en est un peu.

M. Daudet aime trop son pays pour n’avoir pas consacré à nos récents désastres quelques-unes de ses nouvelles les plus saisissantes. Nous en trouvons un certain nombre dans les Contes du Lundi17 et dans le volume d’Études et paysages, qui a pour titre Robert Helmont. Ces petits tableaux demandent à être achevés et exquis. C’est dans ces toiles peu étendues que l’art doit se concentrer avec le plus de fini. Là tout doit être ciselé avec soin, léché, caressé avec amour. L’écueil redoutable est de faire une amplification de rhétorique, une narration d’élevé en humanités. Là, comme dans toute œuvre d’art, est un commencement, un milieu et une fin. Si court que soit le récit, il peut renfermer plus d’émotions poignantes et de douces larmes que les romans les plus développés, et être plus significatif dans sa portée, que bien d’autres œuvres plus prétentieuses et plus étendues.

Nous n’en voulons pour preuve que ce touchant petit chef-d’œuvre qui a pour titre la Dernière Classe et que tout Français, digne de ce nom, ne saurait lire sans être vivement ému. C’est un enfant alsacien racontant la dernière leçon donnée aux élèves par l’instituteur français que va remplacer le professeur allemand. Le maître a mis sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte de soie noire brodée qu’il ne porte que les jours d’inspection ou de distribution de prix. Toute la classe a quelque chose d’extraordinaire et de solennel. Au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d’habitude, des gens du village sont assis et silencieux : l’ancien maire, l’ancien facteur, le vieux Hauser avec son tricorne. D’une voix douce et grave, M. Hamel annonce que pour la dernière fois il fait la classe, et qu’il va donner sa dernière leçon de français.

La leçon finie, on passa à l’écriture. Pour ce jour-là, M. Hamel nous avait préparé des exemples tout neufs, sur lesquels étaient écrits en belle ronde : « France, Alsace, France. Alsace. » Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe, pendus à la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun s’appliquait, et quel silence ! On n’entendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrèrent, mais personne n’y fit attention, pas même les tout petits, qui s’appliquaient à tracer leurs bâtons, avec un cœur, une conscience, comme si cela encore était du français… Sur la toiture de l’école, des pigeons roucoulaient tout bas, et je me disais en les écoutant : « Est-ce qu’on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux aussi ? »

De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaise et fixant les objets autour de lui, comme s’il avait voulu emporter dans son regard toute sa petite maison d’école… Pensez ! depuis quarante ans il était là à la même place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres s’étaient polis, frottés par l’usage ; les noyers de la cour avaient grandi et le houblon qu’il avait planté lui-même enguirlandait maintenant les fenêtres jusqu’au toit. Quel crève-cœur ça devait être pour ce pauvre homme de quitter tout cela, et d’entendre sa sœur qui allait, venait, dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles ! car ils devaient partir le lendemain, s’en aller du pays pour toujours.

Tout de même, il eut le courage de nous faire la classe jusqu’au bout. Après l’écriture, nous eûmes la leçon d’histoire ; ensuite, les petits chantèrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. Là-bas, au fond de la salle le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abécédaire à deux mains , il épelait les lettres avec eux. On voyait qu’il s’appliquait lui aussi ; sa voix tremblait d’émotion, et c’était si drôle de l’entendre, que nous avions tous envie, de rire et de pleurer. Ah ! je m’en souviendrai de cette dernière classe !…

Tout à coup, l’horloge de l’église sonna midi, puis l’Angelus. Au même moment, les trompettes des Prussiens, qui revenaient de l’exercice, éclatèrent sous nos fenêtres… M. Hamel se leva, tout pâle, dans sa chaire. Jamais il ne m’avait paru si grand.

« Mes amis, dit-il, mes amis, je… je… »

Mais quelque chose l’étouffait. Il ne pouvait pas achever sa phrase.

Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et, en appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu’il put : « VIVE LÀ FRANCE ! » Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et, sans parler, avec sa main il nous faisait signe : « C’est fini… allez-vous-en. »

Nous ne croyons pas qu’il soit possible d’obtenir, par des moyens plus simples des effets plus saisissants. On dit de certains écrits particulièrement spirituels qu’en les lisant les plus sots se croient avoir beaucoup d’esprit. On peut affirmer qu’en lisant la Dernière Classe les plus insensibles s’aperçoivent qu’ils ont un cœur et que de leurs yeux aussi peuvent couler de douces larmes.

Le Porte-Drapeau, la Vision du juge de Colmar sont dus à une inspiration aussi élevée et sont autant d’hommages rendus à la patrie envahie, morcelée, un moment agonisante et d’autant plus chère. Le sujet de Robert Helmont est original. Il est, pour la partie pittoresque, aux chroniques intérieures du siège de Paris, ce qu’a été aux historiens des assiégés, une très intéressante relation du siège vue du dehors et publiée jadis dans une revue célèbre. M. Daudet a eu la pensée ingénieuse d’écrire le journal d’un artiste obstiné dans son ermitage aux environs de Paris, malgré l’approche des Prussiens, qui voit, heure par heure, sa solitude envahie, et qui assiste passif à ce débordement de l’armée allemande. Par malheur, la situation du principal personnage est fausse. Signé d’une femme, ce journal ne nous choquerait pas. Mais il nous répugne de voir un homme assister immobile à cet envahissement épouvantable. Sans doute l’auteur lui a donné fort à propos une blessure reçue par accident. Mais, en ces matières, ce ne sont pas ces sortes de blessures qui nous intéressent. Cet homme a beau avoir le droit de ne pas se battre, cet homme a beau ressentir au fond du cœur les plus poignantes angoisses et voir en gémissant l’agonie de notre indépendance ; il ne se bat pas. Cela suffit à nous éloigner de lui.

Ce n’est, d’ailleurs, pas la seule faute de goût que nous ayons à signaler à M. Daudet, chez lequel ce qui vient du cœur est plus irréprochable que ce qui dépend du jugement. Il est des pages de ses Contes du Lundi que le patriotisme condamne autant que les réprouve le bon sens. La Partie de billard devra être impitoyablement supprimée des éditions futures de ce livre. Cette nouvelle offense à la fois l’art par son invraisemblance, la vérité par son inexactitude, le goût par son inopportunité.

Nous en dirons autant de la fin du morceau qui a pour titre : Mon képi. Après avoir évoqué, et de la façon la plus vive, toutes les émotions, les aventures, les souvenirs que lui rappelle ce képi de la garde nationale, après avoir raconté son histoire sans flatter, mais sans trop amoindrir non plus ce corps, envers lequel ou est aujourd’hui beaucoup trop injuste, après l’avoir trop exalté, M. Daudet ajoute que le lendemain de Buzenval il a jeté ce képi en haut d’une armoire. Puis il s’écrie : « Si j’avais fait comme tant d’autres, qui se sont obstinés à te garder, à t’orner d’immortelles, de galons d’or, à rester des numéros dépareillés de bataillons épars, qui sait sur quelle barricade tu aurais fini par m’entraîner ! » Nous admettons encore cela. Mais il termine par ce mouvement auquel nous avouons ne rien comprendre : « Ah ! décidément, képi de révolte, et d’indiscipline, képi de paresse, d’ivresse, de club, de radotages, képi de la guerre civile, tu ne vaux pas même le coin de rebut que je t’avais laissé chez moi. À la hotte ! »

Quel étrange et incompréhensible accès de fureur ! Certains généraux déposant contre la garde nationale, afin de la rendre responsable de leur propre incapacité, ne vociféraient pas autrement ! Eh quoi ! ce képi qu’après Buzenval vous avez jeté dans votre armoire, vous le condamnez à la hotte tout à coup parce que décidément il aurait pu vous entraîner aux barricades ! Et que ferez-vous donc des képis de ceux qui sont morts à Buzenval ? Déterrerez-vous ces glorieux cadavres pour leur arracher « le képi de révolte, d’indiscipline, de paresse, d’ivresse, de club et de radotages » ? Sans hésiter, vous jetez à la hotte ce képi, et d’un trait de plume vous vouez à l’infamie un uniforme parce qu’il a été porté dans une criminelle insurrection ! Mais vous ne comptez donc pas de parents, d’amis, de voisins parmi tous ceux que les obus prussiens, que le froid, que la faim ont tués avant le 18 mars et que l’on a ensevelis avec ce képi abhorré ? Depuis quand les fautes, les crimes des successeurs rejaillissent-ils sur leurs devanciers ? Allons, relisez froidement ces malencontreuses lignes, biffez-les et replacez votre képi au haut de votre armoire. Comme à nous, quand nos regards tombent sur le nôtre, il vous rappellera à la fois de tristes, mais aussi de touchants souvenirs. Comme à nous, il vous rappellera de bons camarades un peu hâbleurs, un peu trop confiants, mais qui sont tombés bravement, ayant eu le seul tort de croire marcher à la victoire certaine, quand ils couraient à une mort assurée. Comme à nous, il vous rappellera un temps où nous avions au moins l’espérance, et où c’eût été une lâcheté que de ne pas penser conserver à la France toutes ses provinces. Qu’importe qu’il ait été porté plus tard par des fous égarés ? Je l’aperçois couvrant la tête de ceux qui, du 16 septembre 1870 au 27 janvier 1871, ont sauvé l’honneur de la France ; je veux ignorer le reste, et je m’incline.

C’est encore une faute de goût que de faire dire à un enfant de douze ans qui raconte, d’une façon d’ailleurs charmante, le vol fait à ses parents d’une pièce de quarante sous : « Tremblant d’être rappelé, j’avais pris mon élan vers les quais avec la hâte de jouir de mon vol. Malheur à qui aurait voulu m’arrêter alors ! Oh ! quand on vient de voler, comme on doit tuer facilement ! » C’est là une réflexion tout à fait invraisemblable venant d’un enfant honnêtement élevé et qui vient de commettre une étourderie.

Ailleurs, M. Daudet représente le bandit Quastana caché dans un maquis, se tenant sur ses gardes et réussissant à faire échouer les poursuites recommencées trente ans après son crime. Quastana ne serait pas un vrai bandit corse s’il ignorait qu’après vingt années écoulées, il est sauvé par la prescription. Ce sont là, nous le reconnaissons, de bien légères taches. Mais ce n’est pas M. Daudet qui nous reprochera de ne point en relever de plus graves.

M. Daudet a reçu en partage des dons précieux ; il a au plus haut degré la faculté de voir le côté poétique des choses ; il a aussi l’aptitude à être ému. Si, au sentiment très vif de la beauté, il joignait un goût tout à fait pur, il léguerait des modèles. Mais s’il n’est pas pour lui « un sévère critique », qu’il se fasse des amis

                                prompts à le censurer ;
Qui soient de ses écrits les confidents sincères,
Et, de tous ses défauts, les zélés adversaires.

Avec une sincérité qui prend sa source dans une véritable affection, avec un soin qui lui prouve l’attention scrupuleuse que nous mettons à le lire, nous lui avons signalé des fautes plus ou moins graves, mais que presque toutes on peut effacer sans nuire à l’ensemble de l’œuvre. Il a écrit un roman à peu près parfait et dans lequel il a révélé des qualités qu’on ne lui soupçonnait point. Mais, qu’il ne se contente pas des succès banals et passagers. Qu’il songe à se rendre digne d’intéresser et d’instruire, outre les contemporains, ceux qui viendront après eux. Qu’il mette à son actif, non seulement le cœur qu’il a toujours eu, non seulement la nature surprise dans toutes ses suaves beautés, mais aussi le temps, qui respecte peu ce que l’on fait sans lui, mais aussi d’inflexibles et sincères censeurs. Il approche du point où l’on commence à descendre la pente de l’âge. C’est le moment des entreprises à long terme. Il a assez de talent pour affronter les échéances les plus lointaines, pour tirer à vue sur la postérité.

XIII. M. Émile Zola §

I §

Le domaine de l’art est-il infini comme l’est la nature dans ses diverses manifestations ? L’artiste a-t-il le droit de mettre à nu le cadavre humain, de ne rien cacher des faiblesses et des turpitudes de l’homme, de soulever tous les voiles, de fouiller dans toutes les fanges ? N’y a-t-il d’autres bornes pour l’artiste créateur que celles de son génie ? Ne doit-il s’arrêter que lorsqu’il s’avoue son impuissance et qu’il se dit : je ne puis ? N’est-il pas obligé, par des règles supérieures et souveraines, de dire quelquefois : je ne veux point, et de repousser loin de lui certains tableaux, bien qu’il soit très capable de les peindre dans leur effroyable horreur ? En un mot, sommes-nous en pleine anarchie artistique ? N’y a-t-il plus ni règles, ni maîtres, ni écoles ? Chacun de nous est-il un révolté qui pense pour lui, crée pour lui, se bat pour lui sans se préoccuper des principes, en rompant tout joug importun, en dédaignant toute discipline fastidieuse ? Telles sont les questions qu’il n’est pas superflu de se poser au moment d’étudier le plus audacieux des romanciers, celui qui a le plus de témérité dans ses conceptions, qui se pique le plus d’indépendance absolue, celui aussi qui, grâce à un style incomparable par sa richesse, s’est avancé le plus loin dans l’art d’analyser et de peindre.

M. Émile Zola a foi dans un avenir nouveau. Il a écrit un livre d’esthétique fort curieux qu’il a appelé Mes Haines, ce qui ne saurait nous surprendre. Tout novateur n’a de force et de chances de vaincre que par l’aversion puissante qu’il ressent contre les servitudes à briser. Dans ce livre, écrit avec l’énergie que seule inspire la haine vigoureuse d’Alceste, M. Zola sent tressaillir en lui les vérités de l’avenir. Il se voit au seuil d’un siècle de science et de réalité, et il est ébloui par l’éclatante lueur qui se lève devant lui. Il souhaite et annonce les œuvres passionnées, les cris libres de la vérité triomphante. On aperçoit en lui l’ouvrier de la première heure, l’heure de la démolition, l’heure où, « les décombres tombant avec fracas, une poussière de plâtre emplit l’air ». Il salue de loin et envie les ouvriers plus heureux qui, au lieu des joies cuisantes, au lieu de l’angoisse amère de l’enfantement, auront les enivrantes satisfactions que donne l’œuvre édifiée et entièrement reconstruite. Démolisseur intrépide et impitoyable, il prépare le triomphe définitif de ceux qui lui succéderont.

À ces affirmations, à ces espérances, nous nous contenterons d’opposer quelques faits certains, ce qui ne saurait déplaire à M. Zola qui a écrit que « son instinct le pousse à applaudir les esprits avides de franchise ». Nous lui ferons observer que, quels que soient les progrès que ce siècle parvienne à réaliser, le cœur s’émeut seulement aux choses qui sont communes à tous les hommes. Aux yeux de M. Zola, la vérité seule est grande et l’art n’est fait que de vérité. Mais il n’y a de vrai que ce que tout le monde ressent, il n’y a de vrai que ce qui est général. Si l’amour est la passion qui le plus souvent a inspiré les artistes et a porté bonheur à leurs œuvres, c’est parce que l’amour est la passion la plus générale. Si l’excès de la passion a toujours été évité avec soin par les artistes dont les créations se perpétuent à travers les siècles, c’est parce que les passions extrêmes conduisent à la conversion et que la conversion enlaidit. Que les réalistes contemporains ne s’imaginent pas être supérieurs à Timanthe parce que celui-ci, dans son tableau du sacrifice d’Iphigénie, a voilé la tête d’Agamemnon, tandis qu’eux expriment la douleur dans ses agitations les plus repoussantes. Si Timanthe s’est abstenu, ce n’est point par impuissance, mais parce qu’il s’est refusé à donner à ce père une expression de visage qui eût été le vrai, mais aussi le laid. Homère était fort hardi dans ses peintures. Il n’a rien déguisé, rien fardé, et a montré le cœur humain dans tous ses états. Mais il n’a représenté que ce qui est d’une vérité générale, et non d’une vérité accidentelle. Il a été hardi, mais simple. La bizarrerie lasse vite, les contorsions épouvantent, les singularités entraînent fatalement à l’exagération. Ce ne sont point-là des règles d’école, n’en déplaise à M. Zola, mais bien des vérités éternelles, qui sont de tous les temps, qui se sont imposées à nos devanciers comme elles s’imposeront à ceux qui viendront après nous.

Mais pourquoi essayer de troubler M. Zola dans ses espérances, et lui faire concevoir un doute sur leur succès ? Il croit, il est sincère, il a la foi robuste, la foi qui agit. Cette foi, cette force, il les a puisées en lui seul. Il a commencé au collège, où nous étions assis sur des bancs voisins, par adorer ce qu’il brûle aujourd’hui. Ses condisciples se rappellent encore cette tête intelligente, un peu massive, toujours fixée du côté du professeur, attentive à chacun de ses mots, recueillant et enfonçant tout dans le cerveau. Loin d’être alors un révolté, il était la joie et l’espoir des maîtres les plus classiques, et l’étude approfondie de ces anciens, reniés aujourd’hui, lui valait chaque année plusieurs couronnes de sa classe. Puis, encore dans l’adolescence, une grande douleur l’a brisé. « Il avait perdu son cœur, perdu son cerveau ; il était parti, allant devant lui, se cherchant, cherchant un coin de paix et de travail, ou il pût retrouver sa virilité. » Il se voyait las du songe, las du printemps, las de tout. Il se sentait des besoins cuisants de réalité. Il avait la passion de l’analyse exacte. Dans les deux volumes qui ont pour titre Contes à Ninon18, il laisse malgré lui, et pour qui sait lire entre les lignes, entrevoir une partie de son existence, ses chaudes amours, ses larmes, son désespoir, ses déboires, ses angoisses, ses perplexités et ses doutes. Contraint de quitter la Provence, vers l’âge de seize ans, il n’a jamais oublié et a toujours chéri cette terre desséchée, flamboyant grise et nue au soleil, et dont la beauté âpre, les roches désolées, les monts embaumés de thyms et de lavandes se sont pour toujours gravés dans son souvenir. C’est que là il a aimé d’un amour qu’il a fallu vaincre quand il est parti pour se jeter dans la mêlée. Mais il a laissé son cœur en Provence. Nous connaissons peu de pages aussi émues et touchantes que les deux préfaces des Contes à Ninon adressées à l’inconnue de Provence. Les Haines nous montrent en M. Zola un homme de foi. Les Contes à Ninon révèlent en lui une nature tendre et mélancolique qui sait aimer aussi bien que haïr.

Homme de cœur autant qu’homme de foi, essentiellement sincère et convaincu, M. Zola a donc droit à tous les égards de la critique qui, jusqu’à ce jour, nous ne savons pourquoi, s’est montrée bien sévère envers lui. En l’étudiant, nous ne lui opposerons plus les anciens puisqu’il les dédaigne, ni les grands siècles dont il fait fi. Nous ne lui parlerons ni d’écoles, ni de règles, ni de joug, puisqu’il se fait gloire de vivre en pleine indépendance et que tout ce qui vient du passé ne saurait selon lui régir le présent. Nous nous contenterons de lui opposer ses propres livres, non assurément pour le mettre, par une mesquine et subtile argumentation, en contradiction avec lui-même, mais pour lui montrer, à notre grande satisfaction plus peut-être qu’à la sienne, que ses œuvres d’art valent mieux que ses écrits sur l’art, que le romancier est en lui moins perturbateur que le critique, et que les parties vraiment supérieures de ses romans sont celles où, malgré lui et instinctivement, il a obéi à des principes qui s’imposent même aux écrivains les plus résolus à s’en affranchir.

La première œuvre forte de M. Zola est Thérèse Raquin. Étant admis le système de l’auteur, c’est même la plus forte, celle où il a poussé le plus loin sa passion d’analyse minutieuse et exacte, celle où il a copié le plus servilement la nature, celle où, selon ses expressions, il a le plus audacieusement décrit « un coin de la création vu à travers un tempérament ». Le dirons-nous ? Bien que la plupart de nos devanciers aient considéré ce livre comme immoral, nous le jugeons au contraire une des œuvres les plus morales qui existent. Nous aurions compris qu’on protestât, au nom du beau, au nom du goût, contre des tableaux qui révoltent les délicats, qui donnent la fièvre, qui épouvantent l’imagination. Mais nous ne concevons pas qu’on ait mis ici la morale en cause. Quel est en effet le sujet du livre ? Sont-ce les amours adultères de Thérèse et de Laurent ? Assurément non, puisqu’elles remplissent à peine les premières pages de l’œuvre. Presque dès le début les deux amants assassinent le mari. Mais dès ce moment, rivés par le crime, ils subissent le plus effroyable des châtiments. Leur vue leur rappelle leur forfait ; dans leur tête-à-tête éternel et que rien ne suspend (car ils ont pu s’assurer l’impunité et se marier), ils sont trois : la victime vient sans cesse s’asseoir entre eux et les séparer. Ce cadavre, qui assiste muet et railleur à leurs entretiens, les accable d’une incessante anxiété. Leurs nuits s’écoulent appartenant tout entières à l’effroi, à la fièvre, à l’hallucination. Ils ont tué pour être libres, et le spectre du mari surgit dès qu’ils se trouvent seuls. Ils tentent de triompher de leurs répugnances et ils essayent de la révolte. Le mort est encore plus tenace que les vivants. Ils s’entêtent, ils veulent l’emporter, ils luttent contre la vision sinistre, mais en vain. Au moment où ils tendent les bras l’un vers l’autre, non par passion, mais pour se secourir et se protéger, au moment où ils veulent tuer leurs terreurs comme ils ont tué le mari, ils sentent le froid du cadavre. Ils sont vaincus. D’angoisse en angoisse, d’épouvante en épouvante, ils finissent par se tuer, incapables de subir longtemps un supplice tel que le Dante n’avait pas osé l’imaginer pour son enfer.

C’est la description de cette épouvantable torture qui est tout le livre. Ce livre aurait pu s’appeler le Remords. Nous n’en connaissons pas de peinture plus terrifiante. Qu’on reproche à M. Zola de s’être complu dans l’horrible, d’avoir placé au premier plan ce qui aurait dû devenir un épisode ; qu’on maudisse une lecture qui donne le lièvre et le cauchemar ; qu’on blâme l’auteur d’avoir remué et décrit cette fange, nous l’admettons. Mais qu’on ne dise pas qu’un tel livre pousse au vice. Il serait plus juste d’adresser le reproche d’immoralité à ces romans remplis d’indiscrétions de boudoirs, assaisonnés de descriptions licencieuses, rendus plus piquants par des réticences habiles et dans lesquels le vice, perfidement recouvert de voiles transparents, devient attrayant et désirable. Dans Thérèse Raquin, le vice mis à nu est repoussant. On détourne la tête avec horreur. Thérèse et Laurent sont les ilotes du vice. Nous doutons que le P. Bridaine lui-même, qui passe pour avoir le plus épouvanté par les effroyables descriptions qu’il faisait du haut de la chaire, ait jeté dans l’esprit de ses auditeurs une terreur égale à celle qu’inspire la lecture de Thérèse Raquin. Après l’avoir lu, l’homme qui aurait été tenté d’imiter Laurent dans son crime n’oserait, si pervers qu’il fût : le long supplice subi par les deux coupables lui paraîtrait mille fois plus affreux que l’échafaud.

Assurément, quand nous voudrons relire, ce sont d’autres livres que nous rechercherons. Mais ce tableau infernal n’existait pas. Nous ne regrettons point qu’une main vigoureuse l’ait peint en des traits ineffaçables. Le sujet est odieux au point de vue du goût, mais l’exécution est irréprochable. La règle y est transgressée par l’assassinat, elle se retrouve par le remords.

Mais il est temps de nous occuper de l’œuvre la plus étendue de M. Zola. « Physiologiquement, les Rougon-Macquart19 sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s’irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, du 2 décembre à Sedan, à l’aide de leurs drames individuels. »

Ainsi sont exposés par M. Zola le système physiologique et le système historique qu’il a voulu faire prévaloir dans une œuvre qui comprend plusieurs volumes absolument distincts, ayant chacun son dénouement propre, mais qu’il a cru relier les uns aux autres par une idée-mère commune.

Dans le système historique, nous n’avons rien à contredire. Mais il n’en est pas de même de l’autre. En lisant la théorie physiologique exposée par M. Zola, nos lecteurs n’ont-ils pas cru entendre un professeur de médecine posant du haut de sa chaire les bases de son système et l’étayant d’un exemple ? Mais tandis que l’homme de la science ne s’appuie que sur un fait d’observation certain, indubitable, dont sa parole fait foi ; tandis qu’après avoir affirmé qu’il a vu lui-même telle succession d’accidents dans une famille, il a le droit de tirer de ces phénomènes indéniables des conclusions exactes ; tandis, en un mot, qu’il part du certain pour aboutir au certain, M. Zola mêlant la science médicale au roman, combinant les faits physiologiques avec l’œuvre d’art, fait reposer tout son échafaudage sur le sable. Là nous avons pour point de départ des malades qui ont existé réellement, ici des héros d’imagination. Là nous sommes contraints d’adopter les conclusions si elles sont logiquement déduites des prémisses, parce que les prémisses sont incontestables ; ici, au contraire, rien ne nous entraîne fatalement à accepter les conséquences de l’auteur, puisqu’il n’a dépendu que de lui de faire dévier tel personnage vers la folie ou de l’arrêter seulement à la monomanie, ou de le condamner à l’hystérie. L’histoire est une science exacte parce qu’elle repose sur des faits certains. Le philosophe-historien a le droit d’imposer telle ou telle déduction parce qu’il n’a pas eu la liberté de modifier à son gré les événements d’où il fait ensuite découler son système. Le roman, quoi que fasse M. Zola, a été, est et sera avant tout une œuvre d’imagination. Il peut confiner à l’histoire, ou à la médecine, ou à la géographie, mais il ne saurait en aucun cas perdre son caractère essentiel de fiction : ses personnages, pour avoir été observés dans la vie réelle, n’en ont pas moins été conçus dans l’esprit de l’artiste. Il les a modelés selon son caprice. Ils lui appartiennent. Dès lors, leurs actes, leurs tendances, leur état physiologique ne sauraient jamais servir de base solide à une théorie scientifique.

Voilà pourquoi nous repoussons absolument, au point de vue de la science, les prétendues données exactes que M. Zola a indiquées. Voilà pourquoi il n’existe entre les six volumes que comprend la série des Rougon-Macquart d’autre lien que celui qui résulte d’un titre général commun. M. Zola a écrit six livres distincts dans lesquels nous retrouvons souvent les mêmes personnages. Sans doute, nous rappelant ce qu’ils ont fait dans leur jeunesse, nous nous intéressons davantage encore à leurs actes de l’âge mûr. Sans doute nous admirons avec quel immense talent l’auteur s’est efforcé de peindre une succession d’accidents, de retracer les lois de l’hérédité, de montrer le fil qui unit le descendant à son générateur. Mais, que M. Zola en prenne son parti, il a cru faire de la science, il a fait de l’art, et nous l’on félicitons.

Nous entrevoyons la lutte qui s’est établie en lui entre le physiologiste systématique et l’artiste créateur. Le premier a d’abord dominé seul. Il a conçu le système et l’a formulé en quelques lignes nettes, claires, positives. S’il avait consenti à le développer théoriquement, rien n’eût été mieux. Nous aurions un traité philosophique de plus, traité fort éloquent, sans nul doute, et que se chargeraient de discuter les hommes spéciaux. Mais c’est dans la forme du roman que M. Zola a tenu à renfermer le développement de son système. Dès lors l’artiste est intervenu. Timidement d’abord il a fait valoir ses droits, la nécessité de donner à chaque personnage un caractère propre, à chaque récit un commencement, un milieu et une fin. Écouté, il a parlé en maître ; l’homme de la science a été rejeté au second plan et l’homme d’imagination a imposé six livres, dont chacun peut être lu isolément, dont chacun atteint un but spécial bien plus qu’il ne concourt à une démonstration d’ensemble. Quand l’obligation de fortifier la théorie émise a pu se concilier avec les inspirations de l’art, on s’est souvenu de la théorie. Mais il est visible que bien souvent l’auteur a oublié le cadre général pour rester uniquement fidèle au cadre particulier de chacun de ses six volumes.

En veut-on une preuve décisive ? Les personnages les plus intéressants de l’ouvrage, ceux que M. Zola a peints avec le plus d’amour ceux qui s’enfoncent le plus dans la mémoire du lecteur, sont précisément ceux qui ne tiennent en rien au système général de la transmission héréditaire. Quoi de plus touchant et de plus parfait que ce Silvère et cette Miette du premier volume, lequel a pour titre la Fortune des Rougon et pourrait s’appeler le Coup d’État en province ? Dès le début du livre, et dans une scène vraiment émouvante, les deux amoureux se font leurs adieux, car Silvère va se joindre à ceux que les commissions mixtes nommèrent des insurgés, et qui, dans quelques départements du Midi, soutinrent durant quinze jours la cause du droit, que Paris ne put défendre que pendant quarante-huit heures. Miette prend un drapeau et suit celui qu’elle aime. Tous deux assistent à la longue lutte, tous deux y succombent. Ils ne tiennent donc pas au système médical de l’ensemble de l’œuvre, et pourtant ils sont les vrais héros de ce premier volume.

Dans le troisième volume, le Ventre de Paris, qui est certainement le plus curieux de tous, et celui où l’écrivain a accompli de véritables prodiges de style, nous n’apercevons plus aucun Rougon-Macquart. Là l’artiste a entièrement supplanté l’homme au système. La transmission physiologique est interrompue. Nous sommes transportés dans le monde de la halle dès les premières pages du livre, nous y demeurons jusqu’à la fin, et quel est le personnage principal ? Ce bon ce touchant Florent, qui, déporté au coup d’État, revient à Paris, y vit employé dans les halles, et finit par être accusé d’un complot imaginaire pour lequel il est de nouveau condamné à la déportation. Comme on s’aperçoit aisément en lisant ce volume, qui est en réalité le poème des halles, que l’artiste s’est affranchi du joug de l’homme au système ! Chaque création vit de sa vie propre et réelle, chaque personnage est peint par les traits qui le caractérisent sans que l’auteur se soit préoccupé de le faire concourir à une démonstration médicale. Les passions, les ridicules, les aspects poétiques, les côtés plaisants, les parties émouvantes, les jalousies mesquines de ce monde multiple et varié qui vit aux halles, sont décrits d’une façon incomparable. Tour à tour les recoins les plus insignifiants sont fouillés et les grands aspects magistralement mis en lumière. L’attention minutieuse, donnée aux plus petites choses n’enlève rien à la beauté des vastes tableaux d’ensemble. Que de nuits a dû passer M. Zola à l’extrémité de la rue Montmartre pour parvenir à se pénétrer ainsi des habitudes, des mœurs, des moindres usages de cette population spéciale ! Pour l’exactitude des descriptions, pour l’abondance des détails caractéristiques, pour la variété des renseignements techniques, M. Maxime Du Camp est de beaucoup dépassé. Par la vérité parfaite des personnages, par la simplicité, l’intérêt et l’unité de l’action, par la connaissance approfondie du milieu dans lequel cette action se développe, le Ventre de Paris est un chef-d’œuvre d’art qu’on ne saurait trop louer.

Quel est le personnage saillant du quatrième volume, la Conquête de Plassans, ou plutôt quels sont ses deux personnages principaux, ceux qui, ayant le plus intéressé l’auteur, intéressent le plus le lecteur ? Ce sont, sans conteste, l’abbé Faujas et sa mère qui viennent, ainsi que l’indique le titre du volume, soumettre à leur domination la ville de Plassans. Ces deux figures remplissent le livre. L’abbé Faujas a certains points de ressemblance avec cet abbé Tigrane de M. Ferdinand Fabre, dont nous avons déjà parlé ; mais, tandis que l’abbé Tigrane est l’ambition même, Faujas représente plutôt l’esprit de domination et d’envahissement. Dès le premier chapitre du livre, on l’aperçoit se plaçant le soir à sa fenêtre et regardant cette ville où il vient d’arriver inconnu, où il a été raillé dès le premier jour, qu’il veut soumettre et qu’il soumettra. « Tête nue, il regarde la nuit noire. Il demeure là longtemps, heureux d’être enfin seul, s’absorbant dans ces pensées qui lui mettent tant de dureté au front. Et il y a un mépris dans le redressement de son cou de lutteur, tandis qu’il lève la tête comme pour voir au loin jusqu’au fond de la petite ville endormie. Les grands arbres du jardin de la sous-préfecture faisaient une masse sombre, les poiriers d’à côté allongeaient des membres maigres et tordus ; puis, ce n’était plus qu’une mer de ténèbres, un néant, dont pas un bruit ne montait. La ville avait une innocence de fille au berceau. L’abbé Faujas tendit les bras d’un air de défi ironique, comme s’il voulait prendre Plassans pour l’étouffer d’un effort contre sa poitrine robuste. Il murmura : Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyant traverser leurs rues !” » Ce dominateur envahissant, ce fier et vigoureux athlète qui voit devant lui un but et dédaigne tout le reste, demeure chaste, ce qui est naturel. L’auteur y a eu plus de mérite que l’abbé Faujas. Étant donnés le caractère de celui-ci et les tendances de M. Zola, l’écrivain a dû avoir plus de tentations que le prêtre.

Derrière l’abbé Faujas, mais fort visible malgré son effacement, apparaît sa mère à la face anguleuse, aux traits rudes, dont toute la vie se concentre sur un fils qu’elle idolâtre, bien que parfois elle le rudoie. De ce fils elle est la protectrice pour toutes les choses matérielles qu’il dédaigne ; elle en est l’esclave pour tout le reste. Elle se soumet pour lui aux travaux les plus durs. Un regard de lui est son repos, sa joie intérieure car jamais sur ce froid visage n’apparaît un signe de satisfaction. Comme son fils, elle est impénétrable. Cette création est la seule de toutes les créations de M. Zola qui ne soit pas originale. Elle rappelle trop cette Mme Regnault, la mère du journaliste, du chef-d’œuvre de M. Louis Ulbach, Monsieur et madame Fernel.

Mais ces deux personnages principaux de la Conquête de Plassans, l’abbé Faujas et sa mère, en quoi tiennent-ils aux Rougon-Macquart ? Quelle force apportent-ils à la théorie de M. Zola, puisqu’ils n’ont aucun lien avec cette fameuse famille ?

Le cinquième volume est-il plus concluant ? Non, assurément. C’est l’histoire d’un prêtre qui succombe, puis se relève et parvient à résister à la tentation qui l’a d’abord dompté. La Faute de l’abbé Mouret est tellement une œuvre d’art indépendante du point de départ scientifique d’abord adopté, puis oublié, que les amours de l’abbé Mouret et d’Albine dans les jardins du Paradou sont une espèce de poème en prose, imitation visible du séjour d’Adam et d’Ève dans le paradis terrestre. Rien ne manque pour établir l’assimilation, pas même le frère Archangias, qui chasse l’abbé Mouret du lieu de délices.

On le voit, l’art a triomphé absolument, chez M. Zola, de l’esprit de système. Sans doute, dans toutes les œuvres de notre auteur se retrouve ce goût d’analyse minutieuse qui le caractérise. Mais, dans le développement de l’action, dans la création des personnages, dans la peinture des passions qui les agitent, il secoue la lourde servitude du système pour pouvoir s’élever d’un vol libre vers les régions supérieures de l’art.

Ce n’est point seulement par là que se distingue heureusement M. Zola de certains réalistes systématiques. Il ne croit pas que la vérité soit seulement du côté du mal, du côté du vice, du côté de la sottise humaine. Loin de repousser l’élément du bien, l’élément consolateur, celui qui repose, qui soutient, qui fortifie dans la lutte. M. Zola l’admet dans ses livres parce qu’il le sait et l’a vu dans la réalité. Tandis que chez M. Flaubert, tous les personnages prêtent à rire ou inspirent le mépris, tandis qu’avec une dureté aussi implacable qu’elle est inique, il a rejeté tout ce qui vient du cœur il a essayé de rendre grotesques même les larmes les plus sincères, le bien et le beau sont largement représentés chez M. Zola, qui s’est ainsi, ce nous semble, beaucoup plus exactement conformé aux conditions ordinaires de la vie. Silvère et Miette sont des créations sympathiques autant que fortes. Florent mérite l’estime et l’affection, et l’abbé Mouret, même après sa chute, intéresse par les efforts efficaces qu’il fait pour résister à une tentation nouvelle. Par là, M. Zola a été vrai, car l’âme humaine n’est ni toute bonne, ni toute mauvaise. Troublée dans le mal, troublée dans le bien, elle n’est peinte fidèlement ni par Philinte ni par Alceste, et elle dément tour à tour l’optimisme amollissant des faiseurs d’idylles, comme la sévérité désespérante des La Rochefoucauld et des Chamfort.

Les romans de M. Zola valent mieux que le système qu’il avait d’abord adopté. Amoureux de vérité exacte, artiste plein de cœur, nature tendre et aimante, mais avant tout esprit essentiellement indépendant, il a montré qu’il était capable de s’affranchir de tout joug, même de celui qu’il s’était imposé lui-même.

Nous n’avons parlé ni du second ni du sixième volume de la série des Rougon-Macquart, parce, que tous les deux, consacrés à la peinture des mœurs de Paris sous le second Empire, tiennent beaucoup plus du pamphlet que du roman. La Curée, œuvre supérieure par le talent déployé, Son Excellence Eugène Rougon, d’une valeur très inférieure aux autres volumes, ont l’un et l’autre le grave défaut d’abonder en peintures excessives où les vices réels de la société impériale sont poussés jusqu’au monstrueux. M. Zola a évidemment forcé la note. Sans vouloir nier la corruption qui était alors érigée en système de gouvernement, nous nous refusons à admettre comme exacts des tableaux où souvent l’odieux le dispute à l’invraisemblable. Le véhément justicier a dépassé le but, et son réquisitoire est tellement violent et passionné qu’un acquittement immérité en serait la conséquence devant un jury impartial.

Ces deux volumes, si inégaux d’ailleurs, quant au mérite, ne sont pas de la satire. Le satirique frappe le plus souvent d’une main légère, et il raille plus volontiers qu’il ne flétrit. M. Zola ne sait ou ne veut pas employer les armes fines de l’ironie et du persiflage. À sa main vigoureuse il faut une massue. Ses coups se succèdent impitoyables et accablants ; il s’évertue à frapper avec virulence, et il continue encore, même quand ses adversaires sont écrasés. C’est beaucoup trop. L’Empire ne méritait pas d’exciter contre lui une passion si ardente, qu’elle tourne presque à son profit. Assurément, le blâme ne suffisait point. La réprobation eût été la note juste. L’insulte est de trop.

Il nous reste à parler du style de M. Zola.

II §

Ceux qui sont étrangers à l’art (et ce sont eux qui en parlent avec le plus d’assurance) attribuent volontiers à la vanité la haute idée que se font les artistes de leurs œuvres. « Vaniteux comme un artiste » est une expression courante. Il est peu d’affirmations plus mensongères et plus fausses. L’origine de cette croyance est dans ce fait, trop souvent observé, que les artistes placent très haut leur œuvre, même quand le public l’estime fort peu. Ce désaccord absolu entre l’avis des juges et l’opinion de l’auteur, on l’a naturellement expliqué par la vanité de celui-ci, et, l’auteur s’obstinant autant que ses contradicteurs, ils sont tentés de lui dire comme Alceste à Oronte :

Pour en parler ainsi, vous avez vos raisons.
Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.

Alceste a raison et Oronte n’a pas tort. L’œuvre est mauvaise, mais ce n’est point par vanité que l’artiste la juge bonne. C’est qu’il la voit comme il l’a conçue, tandis que le public la voit comme elle a été rendue. C’est que l’un continue à vivre en face de son idée resplendissante pour lui seul et pour lui seul belle encore, tandis que le public la voit comme elle est sur le marbre, sur la toile, sur le papier, avec ses défauts, ses incorrections, son obscurité ; c’est qu’en un mot, l’un contemple encore ce qui est dedans, tandis que l’autre ne peut juger que par ce qui est dehors.

« Le travail, a dit Montaigne, n’est pas à la conception, mais à l’accouchement. » Rien n’est plus juste. Combien d’hommes, outre les artistes créateurs, se sentent émus par le vrai et vont poursuivant et adorant partout les reflets épars de l’éternelle beauté ! Combien nombreux sont ceux qui, loin de laisser s’affaiblir en eux l’impression reçue, la retiennent, l’accroissent par l’ardeur même avec laquelle ils la ressentent ! Mais donner à cette impression une forme sensible, faire resplendir pour tous ce qui brille au dedans de vous, faire apparaître l’essence faut une massue. Ses coups se succèdent impitoyables et accablants ; il s’évertue à frapper avec virulence, et il continue encore, même quand ses adversaires sont écrasés. C’est beaucoup trop. L’Empire ne méritait pas d’exciter contre lui une passion si ardente, qu’elle tourne presque à son profit. Assurément, le blâme ne suffisait point. La réprobation eût été la note juste. L’insulte est de trop. Il nous reste à parler du style de M. Zola spirituelle des choses dans la matière qu’elle anime, égaler l’idée par le mot et fixer pour des siècles l’émotion fugitive qui a rempli un moment de votre courte existence, c’est là la difficulté suprême. Ceux qui la surmontent vivent à jamais dans leurs œuvres.

Cette lutte de la pensée contre l’expression, de l’idée contre le mot, de l’inspiration présente, visible, pressante contre la forme qu’on appelle et qui n’apparaît pas, est le désespoir des impuissants ; mais cette lutte est aussi la joie la plus pure de ceux qui en sortent vainqueurs. Tandis que les uns projettent leur sublime inspiration dans un style qui est comme une glace terne et obscure, d’autres, plus heureux ou mieux doués, trouvent des expressions dans lesquelles, comme dans un miroir pur et brillant, se réfléchit fidèlement l’idée avec ses plus fines nuances. Oui l’émotion est dans « la conception ». Mais le labeur puissant, mais la fièvre, l’âpre joie du triomphe sont dans « l’accouchement », dans cette difficulté énorme résolue, dans cette victoire remportée par tant d’efforts sur la forme rebelle, dans cette certitude enfin acquise qu’on ne gardera pas au fond du cerveau la Minerve resplendissante, et qu’on a pu l’envoyer sur terre pour la faire admirer de tous. Enivrantes jouissances de l’écrivain parvenant à atteindre tous les ordres de beauté, et la vérité qui présente dans leur exactitude les manifestations de la vie, et le sentiment qui exprime les mouvements du cœur, et la beauté intellectuelle où éclate le triomphe de l’esprit sur la matière, et la beauté morale où se déploie l’héroïsme du sacrifice, douces et nobles joies, joies inoubliables, ceux-là seuls vous nient, qui ont été impuissants à vous éprouver ; étrangers aux difficultés de la lutte qu’ils fuient, ils ne sauraient vous connaître ; se maintenant dans les commodes sentiers de la littérature facile, ils ignorent les satisfactions de la victoire, parce qu’ils ont évité le combat !

M. Émile Zola n’est pas de ceux qui l’ont fui, et si nous avons rappelé les jouissances réservées à l’écrivain capable d’asservir la forme, c’est que M. Zola a dû souvent les ressentir. Il est de ceux dont les livres sentent l’huile. Il est de ceux qui, avec beaucoup de réflexion et une opiniâtreté invincible, cherchent, et cherchent sans se lasser, jusqu’à ce qu’à l’image terne et obscure qui pâlit sur le papier, ils aient substitué l’image vive et éclatante qui brille dans leur cerveau. Il est de ceux qui ne se contentent pas de donner le quart ou la moitié de ce qu’ils ont en eux, mais bien qui cessent de raturer et de biffer seulement lorsque l’exécution est devenue aussi brillante que l’inspiration.

Nous en sommes particulièrement heureux, parce que l’on est trop souvent tenté de confondre la littérature non facile avec la littérature classique, et que l’exemple de M. Zola peut être victorieusement opposé à cette grossière erreur. Assurément nul n’est moins classique que cet écrivain qu’irrite tout joug, qu’exaspèrent les traditions des grands siècles et qui s’est maintes fois vanté de regarder seulement devant lui et de ne jamais daigner jeter un regard en arrière. Il est de ceux sans doute aux yeux desquels nos auteurs classiques sont ainsi nommés parce qu’on ne doit les lire que dans les classes, et qu’au sortir du collège il faut les rejeter impitoyablement. Nous l’appellerions un révolutionnaire dans l’esthétique, si ce mot d’esthétique n’avait pas une teinte doctorale qui doit lui faire horreur. Et pourtant cet esprit essentiellement novateur et indépendant, ce romancier qui vise à être l’interprète d’une société nouvelle et le réformateur d’innombrables abus, cet intrépide rebelle qui fait fi de toute règle, de toute école, et ne veut pas plus subir de maîtres qu’il ne consentirait à avoir de disciples, est l’écrivain le plus soigneux de son style, le plus soumis aux exigences multiples de la langue, le plus éloigné des procédés de pacotille chers aux partisans de la littérature facile. Jamais il ne se contente de l’à peu près. Il trouve toujours l’expression propre, apparemment parce qu’il la cherche jusqu’à ce qu’il l’ait rencontrée. Pascal a dit (nous nous permettons de l’invoquer, au risque de déplaire fort à M. Zola), Pascal a dit qu’il n’y a qu’un mot juste pour rendre une chose, et que ce mot il faut le trouver. C’est celui-là que presque toujours emploie M. Zola. Camille Desmoulins, qu’il nous saura plus de gré de citer, a écrit :

Un vers n’est jamais bien quand il peut être mieux.

Cette vérité est parfaitement applicable à la prose qui, plus que la poésie encore, exige une grande sobriété et une fermeté extrême dans la trame. Nous avons eu entre les mains un exemplaire de Thérèse Raquin, où quelques corrections étaient indiquées par l’auteur pour une édition nouvelle. Ces corrections portaient sur des mots répétés à cinquante lignes d’intervalle, sur des tours peu euphoniques, sur des taches insignifiantes et qui certainement auraient passé inaperçues sous le regard superficiel des amateurs, de la littérature facile. Avant tout consciencieux et amoureux de son art, M. Zola estime avec raison que ses idées ne peuvent arriver dans l’esprit du lecteur qu’à l’aide du style, et qu’il importe peu que le cerveau bouille si le style reste froid. Il n’entasse pas volume sur volume, il ne se gaspille point.

« Le temps respecte peu ce que l’on fait sans lui. »

M. Zola suit cet avis, encore que ce soit Boileau qui l’ait donné.

On a dit que le moyen de ne voir les choses qu’en beau est de ne les connaître qu’à demi. C’est sans doute ce qui explique comment M. Zola a excellé à peindre les vices. Dans son étude de l’homme, il est allé jusqu’au fond. L’ayant vu nu, il l’a décrit nu même lorsqu’il l’a rencontré ivre-mort et vomissant près d’une borne. Mais les scènes effroyables qui se sont offertes à son esprit, sans qu’il les ait recherchées de parti pris, ne l’arrêtent pas plus qu’elles ne le grisent. Ni il ne recule devant ce qu’il croit une obligation de les reproduire, ni il ne s’y attarde avec complaisance. Il est le plus souvent maître de sa plume, et il insiste moins en représentant le vice horrible et hideux que d’autres quand ils décrivent le vice voilé et séduisant. Jamais, chez lui, l’inspiration ne se dessèche dans la stérilité des mots, ni ne se défigure dans la bizarrerie des expressions, ni ne se délaye dans l’abondance des périphrases. Sous ce rapport, la sobriété des peintures de Thérèse Raquin est remarquable. À deux reprises seulement, dans la série des Rougon-Macquart, M. Zola s’est abandonné à de trop longues descriptions. A-t-il voulu prouver par là la richesse incomparable des couleurs que porte sa palette ? Nous ne savons, mais il est certain que, dans le Ventre de Paris, le tableau des fruits de la halle, et, dans la Faute de l’abbé Mouret, la description du jardin de délices, deviennent fastidieux à force d’être surchargés en couleur. Les dénombrements d’Homère sont moins interminables que les énumérations de M. Zola, dont nous prisons fort les connaissances en botanique, mais qui là n’a pas su se borner. On dirait une gageure. Ce cliquetis de mots obsède. Le lecteur lassé, ahuri, épouvanté, demande grâce. Seul, un collectionneur, si méticuleux et exigeant qu’il put être, serait satisfait.

Est-il besoin de le dire ? étant connues les tendances de M. Zola, il s’attache assurément à faire sentir la vue d’un objet, mais aussi, mais surtout à en représenter l’aspect physique. Colorier avec des mots, tel est son but. Est-ce là le but de l’art ? Doit-il reproduire la vie exacte et matérielle, ou bien l’image de la vie ? Est-ce que le compositeur qui veut donner l’idée d’un bruit répète tout simplement le bruit lui-même ? Ne croit-il pas qu’il est d’un art plus élevé de donner l’idée de ce bruit par une phrase musicale qui en est le souvenir et comme le reflet ? Mais qu’importe à M. Zola ? Nous n’avons pas d’ailleurs la sotte prétention de le convaincre : nous aspirons seulement à donner de lui et de ses procédés une idée juste à nos lecteurs.

Pour M. Zola, tout dans la nature est digne d’être reproduit par l’artiste et, comme il a un talent prodigieux, pour lui tout peut se dire. On sait qu’il est certains mots, nommés onomatopées, dont le son imite exactement les choses qu’ils désignent. Ce que ces mots produisent à l’oreille, la langue de M. Zola le produit aux yeux. Il met en saillie l’aspect des choses. Il n’oublie aucune aspérité, aucun angle. Les formes adoucies et fondues, il les rejette. Il offre brutalement au regard les contours tels qu’ils sont. Le plus fréquemment il les peint, quelquefois il les colorie, parfois même il nous présente une grossière enluminure. Les tons éclatants, violemment heurtés, et souvent criards tant ils sont bariolés, jaillissent en quelque sorte du papier. Nous parlions tout à l’heure des hommes impuissants à mettre dehors ce qu’ils sentent en eux. M. Zola tombe dans l’excès contraire. Si profonde qu’ait été l’impression qu’il a ressentie intérieurement, sa plume la traduit plus éclatante encore. C’est un rare don, mais il en abuse. L’éclat trop vif fatigue. La nature, que M. Zola se pique d’imiter servilement, lui fournit un exemple qu’il ne médite pas assez. Elle abonde bien plus en formes ondulées ou unies qu’en brusques contours, et elle prodigue moins les lueurs éblouissantes que les douces clartés qui charment les yeux sans les offusquer. Sans doute, toutes les richesses du coloris s’étalent sur la surface de la terre ; mais, de toutes les couleurs dont la nature dispose, c’est la couleur verte qu’elle offre le plus à nos regards parce que c’est la moins éclatante. M. Zola est trop souvent tenté de voir et de peindre la nature en rouge.

Nous savons que la vigueur conduit à l’excès et qu’il est bien rare de voir les écrivains qui sont doués d’un tempérament puissant s’imposer un frein à eux-mêmes. Il est des moments où ils tiennent à montrer tout ce dont ils sont capables, et alors ils s’abandonnent. Ces exagérations de style sont plus fréquentes chez ceux qui représentent un caractère ou une passion d’exception. Car autant, quand il s’agit d’une passion ordinaire, la règle et la mesure s’imposent, autant elles manquent quand on nous offre une situation exceptionnelle. Qui aurait le droit, d’intervenir pour indiquer des bornes à un écrivain quand il se fait l’analyste d’un cas particulier ? Lorsqu’on nous peint l’homme placé dans une situation ordinaire, nous pouvons être juges, parce que c’est ainsi que nous étions hier, ou que nous serons demain. Mais, si l’on nous présente une exception, nous déclinons toute compétence, et l’écrivain, absolument maître d’un terrain qu’il s’est choisi spécial, peut s’y livrer à son aise à toutes les intempérances de plume.

Mais, hâtons-nous de le dire, si nous avons fait ces réserves nécessaires, c’est beaucoup moins en vue du passé que pour faire éviter à M. Zola les périls où risque de l’entraîner la vigueur d’un tempérament aussi puissant. La plupart des tableaux dont jusqu’à ce jour il a rempli ses œuvres, nous les admirons sans restriction, car presque toujours l’auteur a atteint le but qu’il poursuivait : faire voir aussi clairement au lecteur la scène décrite qu’elle a dû se dérouler en réalité. Le plus souvent il a su se borner et demeurer dans les limites du vrai. C’est ainsi que nous ne saurions trop louer cet admirable tableau d’un prêtre plein de foi qui dit la messe dans une pauvre église de village. Ce tableau, qui ouvre le roman de la Faute de l’abbé Mouret, demanderait à être reproduit tout entier :

La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel. Elle s’était attardée à mettre en train la lessive du semestre. Elle traversa l’église pour sonner l’Angelus, boitant davantage dans sa hâte, bousculant les bancs. La corde, près du confessionnal, tombait du plafond, nue, râpée, terminée par un gros nœud, que les mains avaient graissé, et elle s’y pendit de toute sa masse, à coups réguliers, puis s’y abandonna, roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le sang crevant sa face rouge.

Après avoir ramené son bonnet d’une légère tape, essoufflée, la Teuse revint donner un coup de balai devant l’autel. La poussière s’obstinait là, chaque jour, entre les planches mal jointes de l’estrade. Le balai fouillait les coins avec un grondement irrité. Elle enleva ensuite le tapis de la table et se fâcha, en constatant que la grande nappe supérieure, déjà reprisée en vingt endroits, avait un nouveau trou d’usure au beau milieu ; on apercevait la seconde nappe, pliée en deux, si émincée, si claire elle-même, qu’elle laissait voir la pierre consacrée, encadrée dans l’autel de bois peint. Elle épousseta ces linges roussis par l’usage, promena vigoureusement le plumeau le long du gradin, contre lequel elle releva les cartons liturgiques. Puis, montant sur une chaise, elle débarrassa la croix et deux des chandeliers de leurs housses de cotonnade jaune. Le cuivre était piqué de taches ternes.

— Ah bien ! murmura la Teuse à demi-voix, ils ont joliment besoin d’un nettoyage ! Je les passerai au tripoli.

Alors, courant sur une jambe, avec des déhanchements et des secousses à enfoncer les dalles, elle alla à la sacristie chercher le missel qu’elle plaça sur le pupitre, du côté de l’Épître, sans l’ouvrir, la tranche tournée vers le milieu de l’autel, et elle alluma les deux cierges. En emportant son balai, elle jeta un coup d’œil autour d’elle, pour s’assurer que le ménage du bon Dieu était bien fait. L’église dormait ; la corde seule, près du confessionnal, se balançait encore, de la voûte au pavé, d’un mouvement long et flexible.

L’abbé Mouret venait de descendre à la sacristie, une petite pièce froide, qui n’était séparée de la salle à manger que par un corridor.

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L’abbé Mouret, tenant le calice de la main gauche par le nœud, les doigts de la main droite posés sur la bourse, salua profondément, sans ôter sa barrette, un Christ de bois noir pendu au-dessus du buffet. L’enfant s’inclina également ; puis, passant le premier, tenant les burettes, recouvertes du manuterge, il quitta la sacristie, suivi du prêtre qui marchait les yeux baissés, dans une dévotion profonde.

L’église, vide, était toute blanche, par cette matinée de mai. La corde, près du confessionnal, pendait de nouveau immobile. La veilleuse, dans un verre de couleur, brûlait, pareille à une tache rouge, à droite du tabernacle, contre le mur. Vincent, après avoir porté les burettes sur la crédence, revint s’agenouiller à gauche, au bas du degré, tandis que le prêtre, ayant salué le Saint Sacrement d’une génuflexion, sur le pavé, montait à l’autel, étalait le corporal, au milieu duquel il plaçait le calice. Puis, ouvrant le Missel, il redescendit. Une nouvelle génuflexion le plia ; il se signa à haute voix, joignit les mains devant la poitrine, commença le grand drame divin, d’une face toute pâle de foi et d’amour.

— Introïbo ad altare Dei.

— Ad Deum qui lætificat juventutem meam, bredouilla Vincent, qui mangea les répons de l’antienne et du psaume, le derrière sur les talons, occupé à suivre la Teuse rôdant dans l’église.

La vieille servante regardait un des cierges d’un air inquiet. Sa préoccupation parut redoubler, pendant que le prêtre, incliné profondément, les mains jointes de nouveau, récitait le Confiteor. Elle s’arrêta, se frappant à son tour la poitrine, la tête penchée, continuant à guetter le cierge. La voix grave du prêtre et les balbutiements du servant alternèrent encore pendant un instant.

— Dominus vobiscum.

— Et cum spiritu tuo.

Et le prêtre, élargissant les mains, puis les rejoignant, dit avec une componction attendrie :

— Oremus…

La Teuse ne put tenir davantage. Elle passa derrière l’autel, atteignit le cierge, qu’elle nettoya, du bout de ses ciseaux. Le cierge coulait. Il y avait déjà deux grandes larmes de cire perdue. Quand elle revint, rangeant les bancs, s’assurant que les bénitiers n’étaient pas vides, le prêtre monté à l’autel, les mains posées au bord de la nappe, priait à voix basse. Il baisa l’autel.

Derrière lui, la petite église restait blafarde des pâleurs de la matinée. Le soleil n’était encore qu’au ras des tuiles. Les Kyrie eleison coururent comme un frisson dans cette sorte d’étable, passée à la chaux, au plafond plat, dont on voyait les poutres badigeonnées. De chaque côté, trois hautes fenêtres, à vitres claires, fêlées, crevées pour la plupart, ouvraient des jours d’une crudité crayeuse. Le plein air du dehors entrait là brutalement, mettant à nu toute la misère du Dieu de ce village perdu. Au fond, au-dessus de la grande porte, qu’on n’ouvrait jamais, et dont les herbes barraient le seuil, une tribune en planches, à laquelle on montait par une échelle de meunier, allait d’une muraille à l’autre, craquant sous les sabots les jours de fête. Près de l’échelle, le confessionnal, aux panneaux disjoints, était peint en jaune citron. En face, à côté de la petite porte, se trouvait le baptistère, un ancien bénitier, posé sur un pied en maçonnerie. Puis, à droite et à gauche, au milieu étaient plaqués deux minces autels, entourés de balustrades de bois. Celui de gauche, consacré à la sainte Vierge, avait une grande Mère de Dieu en plâtre doré, portant royalement une couronne d’or fermée sur ses cheveux châtains ; elle tenait, assis sur son bras gauche, un Jésus nu et souriant, dont la petite main soulevait le globe étoilé du monde ; elle marchait au milieu de nuages, avec des têtes d’anges ailées sous les pieds.

L’autel de droite, où se disaient les messes de mort, était surmonté d’un Christ en carton peint, faisant pendant à la Vierge ; le Christ, de la grandeur d’un enfant de dix ans, agonisait d’une effroyable façon, la tête rejetée en arrière, les côtes saillantes, le ventre creusé, les membres tordus, éclaboussés de sang. Il y avait encore la chaire, une caisse carrée, où l’on montait par un escalier de cinq degrés, qui s’élevait vis-à-vis d’une horloge à poids, enfermée dans une armoire de noyer, dont les coups sourds ébranlaient l’église entière, pareils aux battements d’un cœur énorme, caché quelque part, sous les dalles. Tout le long de la nef, les quatorze stations du chemin de la Croix, quatorze images grossièrement enluminées, encadrées de baguettes noires, tachaient du jaune, du bleu et du rouge de la Passion, la blancheur crue des murs.

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— Orate, fratres, reprit le prêtre à voix haute, tourné vers les bancs vides, les mains élargies et rejointes, dans un geste d’appel aux hommes de bonne volonté.

Et, se retournant devant l’autel, il continua, en baissant la voix. Vincent marmotta une longue phrase latine dans laquelle il se perdit. Ce fut alors que des flammes jaunes entrèrent par les fenêtres. Le soleil, à l’appel du prêtre, venait à la messe. Il éclaira de larges nappes dorées la muraille gauche, le confessionnal, l’autel de la Vierge, la grande horloge. Un craquement secoua le confessionnal ; la Mère de Dieu, dans une gloire, dans l’éblouissement de sa couronne et de son manteau d’or, sourit tendrement à l’enfant Jésus, de ses lèvres peintes ; l’horloge, réchauffée, battit l’heure, à coups plus vifs. Il sembla que le soleil peuplait les bancs des poussières qui dansaient dans ses rayons. La petite église, l’étable blanchie, fut comme pleine d’une foule tiède. Au dehors, on entendait les petits bruits du réveil heureux de la campagne, les herbes qui soupiraient d’aise, les feuilles s’essuyant dans la chaleur, les oiseaux lissant leurs plumes, donnant un premier coup d’ailes. Même la campagne entrait avec le soleil : à une des fenêtres, un gros sorbier se haussait, jetant des branches par les carreaux cassés, allongeant ses bourgeons, comme pour regarder à l’intérieur ; et, par les fentes de la grande porte, on voyait les herbes du perron, qui menaçaient d’envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante, le grand Christ, resté dans l’ombre, mettait la mort, l’agonie de sa chair barbouillée d’ocre, éclaboussée de laque. Un moineau vint se poser au bord d’un trou ; il regarda, puis s’envola ; mais il reparut presque aussitôt, et, d’un vol silencieux, s’abattit entre les bancs, devant l’autel de la Vierge. Un second moineau le suivit. Bientôt, de toutes les branches du sorbier, des moineaux descendirent, se promenant tranquillement à petits sauts sur les dalles.

— Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth, dit le prêtre à demi-voix, les épaules légèrement penchées.

Vincent donna les trois coups de clochette. Mais les moineaux, effrayés de ce tintement brusque, s’envolèrent avec un tel bruit d’ailes, que la Teuse, rentrée depuis un moment dans la sacristie, reparut, en grondant :

— Les gueux ! ils vont tout salir !

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Voici un tableau d’un autre genre, que sa longueur nous oblige aussi à réduire. C’est la formation et le départ des troupes dites insurrectionnelles qui, après le coup d’État, se levèrent dans le Midi et y défendirent avec énergie le droit violé à Paris.

Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune.

La bande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, reprit sa marche héroïque. C’était comme un large courant d’enthousiasme. Le souffle d’épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grands enfants avides d’amour et de liberté, traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon. La voix haute du peuple, par intervalles, grondait entre les bavardages du salon jaune et les diatribes de l’oncle Antoine, lit la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l’histoire.

Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d’Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. La route remonte le cours de la Viorne, en suivant à mi-côte les détours des collines au pied desquelles coule le torrent. À gauche, la plaine s’élargit, immense tapis vert, piqué de loin en loin par les taches grises des villages. À droite, la chaîne des Garrigues dresse ses pics désolés, ses champs de pierres, ses blocs couleur de rouille, comme roussis par le sol. Le grand chemin, formant chaussée du côté de la rivière, passe au milieu de rocs énormes, entre lesquels se montrent, à chaque pas, des bouts de la vallée.

Rien n’est plus sauvage, plus étrangement grandiose que cette route taillée dans le flanc même des collines. La nuit surtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière pâle, les insurgés s’avançaient comme dans une avenue de ville détruite ayant aux deux bords des débris de temples ; la lune faisait de chaque roche un fût de colonne tronqué, un chapiteau écroulé, une muraille trouée de mystérieux portiques. En haut, la masse des Garrigues dormait, à peine blanchie d’une teinte laiteuse, pareille à une immense cité cyclopéenne dont les tours, les obélisques, les maisons aux terrasses hautes, auraient caché une moitié du ciel ; et, dans les fonds, du côté de la plaine, se creusait, s’élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sans bornes, où flottaient des nappes de brouillards lumineux. La bande insurrectionnelle aurait pu croire qu’elle suivait une chaussée gigantesque, un chemin de ronde construit au bord d’une mer phosphorescente et tournant autour d’une Babel inconnue.

Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route, grondait d’une voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent, les insurgés distinguaient des lamentations aigres de tocsin. Les villages épars dans la plaine, de l’autre côté de la rivière, se soulevaient, sonnant l’alarme, allumant des feux. Jusqu’au matin, la colonne en marche, qu’un glas funèbre semblait suivre dans la nuit d’un tintement obstiné, vit ainsi l’insurrection courir le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l’ombre de points sanglants, des chants lointains venaient, par souffles affaiblis ; toute la vague étendue, noyée sous les buées blanchâtres de la lune, s’agitait confusément, avec de brusques frissons de colère. Pendant des lieues, le spectacle reste le même.

Ces hommes, qui marchaient dans l’aveuglement de la fièvre que les événements de Paris avaient mise au cœur des républicains, s’exaltaient au spectacle de cette longue bande de terre toute secouée de révolte. Grisés par l’enthousiasme du soulèvement général qu’ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait ; ils s’imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste mer de clartés diffuses, des files d’hommes interminables qui couraient, comme eux, à la défense de la République. Et leur esprit rude, avec cette naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoire facile et certaine. Ils auraient saisi et fusillé comme traître quiconque leur aurait dit, à cette heure, que seuls ils avaient le courage du devoir, tandis que le reste du pays, écrasé de terreur, se laissait lâchement garrotter.

Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dans l’accueil que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur le penchant des Garrigues, au bord de la route. Dès l’approche de la petite armée, les habitants se levaient en masse ; les femmes accouraient en leur souhaitant une prompte victoire : les hommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris la première arme qui leur tombait sous la main. C’était, à chaque village, une nouvelle ovation, des cris de bienvenue, des adieux longuement répétés.

Malgré ses défauts, aussi excessifs que ses qualités, M. Émile Zola est un des romanciers contemporains sur le talent desquels on peut faire le plus de fonds. Son œuvre principale, les Rougon-Macquart, va être terminée. Qu’il choisisse désormais les sujets les plus vastes. Il peut y suffire. Mais qu’il cesse de s’astreindre à un système impérieux. La véritable indépendance consiste aussi bien à secouer le joug que l’on s’est donné qu’à s’affranchir de la servitude imposée par autrui. Qu’il prenne pour sujet d’étude non une famille spéciale, soumise à des accidents particuliers, et qu’après un premier coup d’œil de surprise et de curiosité nous renvoyons bientôt à l’hôpital, mais l’homme animé de passions générales et se trouvant dans une situation ordinaire et commune. Paris offre à M. Zola un champ immense. Qu’il l’étudie sans parti pris, sans idée préconçue, se contentant de bien voir et usant de son talent de bien peindre. Ce n’est pas que nous conseillions à M. Zola de cesser d’être lui-même. Nous y perdrions trop. Un tel tempérament d’artiste ne saurait se transformer, et il n’y a pas lieu. Ce n’est pas non plus que nous souhaitions à M. Zola de renoncer à ses espérances. Qu’il continue à prophétiser l’avenir, à réchauffer les âmes dont il se croit le maître, à entraîner son époque vers l’inconnu ; qu’il continue à être toujours en avant, jamais à la suite, toujours dominant, jamais dominé, nous n’y contredirons pas et nous y voyons au contraire de précieux avantages. Cette foi est la moitié de la force. M. Zola a raison de haïr la servitude et d’idolâtrer la liberté. Mais qu’il soit surtout affranchi de lui-même. Au surplus, répétons-le en terminant, les œuvres de M. Zola sont de beaucoup supérieures à son système. Son absolue soumission aux règles multiples de la langue n’est pas inférieure à sa fougue d’indépendance sur les choses. Si chez lui le naturaliste l’emporte trop, si la passion de l’analyse minutieuse l’a parfois entraîné à des excès que le goût réprouve, en revanche l’écrivain est souvent irréprochable. Il n’a que des velléités de rébellion. C’est un hérétique d’intention.

XIV. M. Jules Claretie §

Si nous ne redoutions pas d’employer à notre tour un procédé qui a beaucoup servi (mais il y a si longtemps !), nous montrerions près du berceau de M. Jules Claretie toutes les fées bienfaisantes réunies et le comblant de leurs bienfaits : l’une le douant d’une intelligence souple, l’autre lui donnant le charme, celle-ci lui accordant la précieuse faculté d’assimilation, celle-là lui assurant un style clair, rapide, limpide, cette autre, enfin, prodiguant à l’homme toutes les qualités séduisantes qui attachent à lui tous ceux qui le connaissent. Mais aussitôt la mauvaise fée traditionnelle interviendrait, furieuse de n’avoir pas été conviée à la petite fête, et elle annulerait tous les autres dons par le sien propre, par le don perfide de l’improvisation.

Comment d’ailleurs ce souvenir de fées bienfaisantes ne nous serait-il pas venu à l’esprit, ayant à étudier un écrivain à qui tout a souri dès son enfance, qui n’a connu de la carrière littéraire que ses charmes, dont les débuts ont été autant de succès, dont la route, pour d’autres si parsemée d’obstacles, n’a eu ni une ronce ni un caillou ? Cette vocation littéraire, que si souvent les parents contrarient, oubliant qu’ils aiguisent ainsi les désirs qu’ils combattent, cette vocation littéraire irrésistible, M. Jules Claretie n’a eu qu’à la faire connaître pour avoir le droit de l’embrasser. Ses parents ont souscrit à ses projets, et une fortune, honorablement acquise dans le commerce, leur a permis de dire à ce fils heureux : Tu veux écrire, écris. Tes désirs sont pour nous des ordres.

Aucun obstacle ne s’est dressé devant le jeune littérateur, et nous le regrettons un peu. L’esprit se forme surtout par les efforts contraires qu’il a à vaincre. Tout sert aux hommes supérieurs, et principalement ce qui les contrarie. La force de leur vocation les tire tôt ou tard, à l’aide d’une circonstance favorable qui ne manque jamais de s’offrir à qui la cherche bien, des positions fausses où ils ont été placés et d’où ils sortent mûris par la lutte pour entrer dans leurs véritables voies.

M. Claretie n’a pas eu à subir ces dures mais fortifiantes épreuves. Pour lui, tout a été miel ; devant lui, dès le début, toutes les portes se sont ouvertes : il a voulu toucher à tout et il lui a été donné de pouvoir ambitionner tous les triomphes. Il a fait tour à tour ou plutôt à la fois, car il sait tout mener de front, du roman, du théâtre, de la critique, de l’histoire, de la chronique, de grosses charpentes, de petites nouvelles. Entre-temps, il envoyait des lettres politiques à ce journal étranger si lu sous l’empire, à défaut de journaux français20

Rien ne lui est inconnu ; la même plume rédige une nouvelle à la main, juge les derniers Montagnards, apprécie la pièce du jour, rend compte chaque année du Salon, excelle dans le mot de la fin, raconte la vie de Camille Desmoulins, met en scène le Directoire, consacre les gloires de Paris, analyse le livre nouveau, correspond avec l’étranger et la province. À voir tant de travaux, et de si divers, on se représenterait fort logiquement un bénédictin aux cheveux depuis longtemps blanchis, aux rides précoces, les épaules prématurément courbées par un labeur incessant. Point. Dispos, frais, souriant, toujours jeune, M. Claretie a défié les fatigues comme les années. À le voir partout où Paris offre un spectacle, assidu aux premières, répandu dans le monde, empressé dans les lieux où il convient d’être pour pouvoir parler de tout et de tous, on croirait vraiment qu’il se dédouble et qu’il y a un autre Claretie passant ses jours dans les bibliothèques, ses nuits devant son bureau et pâlissant à écrire. Mais non. C’est le même homme qui voit et qui peint, qui est partout, et quelquefois devant son bureau ; c’est lui, lui seul, qui a vu et décrit tant de choses. Ce serait un phénomène inexplicable, si nous ne l’avions déjà expliqué par ce fameux don de l’improvisation.

L’improvisation ! Comment pourrions-nous avoir une occasion plus naturelle de parler de ce fléau littéraire de notre temps, de ce courant funeste auquel ont cédé tant de contemporains ? Sans doute, la rectitude n’est pas la raideur, et notre belle langue française n’exclut ni les heureuses négligences ni le gracieux abandon. Sans doute, pour vouloir contenir trop d’idées, la phrase courte risque de s’obstruer. Sans doute, après le cours d’un fleuve tour à tour terrible dans sa colère et majestueux dans sa tranquillité, le lecteur se complaît à ces ruisseaux gracieux qui lui procurent une délicieuse sensation de limpidité et de fraîcheur. Sans doute, enfin, dans ce champ aux épis magnifiques, aux grains fermes et nourrissants, quelques bleuets ne messiéent pas. Mais qu’on se garde d’attribuer à l’improvisation ces heureux mélanges.

Ce n’est point l’improvisateur qui enlève à son œuvre toute apparence de labeur et d’effort. C’est au contraire le comble de l’art et le suprême résultat du travail, que de faire lire sans fatigue ce qui semble avoir été écrit sans peine. De même qu’à force d’études, l’acteur paraît jouer au naturel et n’avoir recours qu’à sa mémoire, de même l’écrivain atteint les dernières limites de l’art, quand il dissimule son labeur. Le spectateur n’a plus devant lui l’acteur, mais le personnage. Le lecteur est ravi, parce que, a dit Pascal, il craignait de rencontrer un écrivain, et il a trouvé un homme. Les plus grands effets de tribune, a-t-on objecté, ont été obtenus par des improvisateurs, et les beaux vers doivent venir d’un jet. Ces effets de tribune et ces beaux vers viennent, il est vrai, soudainement ; mais seulement chez ceux qui s’y sont préparés par de longues et fécondes méditations. L’étincelle jaillit brillante et soudaine, soit ; mais depuis longtemps le feu couvait invisible.

M. Claretie n’est point de cet avis. Il incline davantage vers l’opinion de cet excellent Chapelle, qui disait de ses vers :

Je les ferais bien plus mauvais
Si j’essayais de les mieux faire.

Nous le regrettons d’autant plus que M. Claretie a été mieux doué. Il a oublié que, s’il est donné à l’âge mûr de produire beaucoup après qu’ont été amassés des trésors d’observations et d’expérience, la jeunesse a un fonds trop restreint pour pouvoir se dépenser impunément. La maturité ne peut être féconde qu’après un long emmagasinage et une lente élaboration. L’arbre dont le vent a secoué la floraison ne saurait donner beaucoup de fruits.

M. Claretie ne semble pas se rendre compte du temps nécessaire pour que les fleurs développent leurs germes, pour que les germes fructifient. Dans la préface de Robert Burat, il dit qu’il a écrit ce roman « dans les heures volées à l’improvisation quotidienne ». L’aveu est caractéristique, et il demandait à être signalé. Dérober à d’autres travaux le temps consacré à ce dont on veut faire une œuvre principale, écrire entre deux chroniques un chapitre de cette œuvre, tour à tour la laisser, y revenir un instant pour l’abandonner encore, se sentir dominé par un sujet puissant, puis au moment où la plume frémissante décrit avec énergie une scène capitale, sécher ses larmes pour écrire une page frivole, sont-ce là les moyens de produire un livre vigoureux et durable ?

Ce n’est point ainsi que procèdent les Flaubert, les Ferdinand Fabre, les Zola. Depuis le moment de la conception jusqu’à l’achèvement de l’œuvre, ils vivent avec elle, ils la portent sans cesse en eux. Toutes leurs forces, toutes leurs pensées vont à elle et la forment. Leurs personnages principaux les suivent partout, toujours présents à leur esprit, sans cesse recevant un nouveau trait qui de plus en plus les caractérise. Cette gestation intellectuelle est incessante, elle s’opère même pendant le demi-repos que procure le sommeil. Tantôt s’offre une objection nouvelle, et le penseur a le temps de la dérober à la critique et de corriger un défaut de construction. Tantôt un autre enchaînement entre les scènes surgit tout à coup, plus conforme à la logique des choses et à la vérité des caractères. Il n’est pas de juge plus impitoyable qu’un écrivain réfléchi. Rien ne lui échappe, à la condition qu’il se donne le temps de tout approfondir. Il n’est d’œuvres puissantes et vraiment parfaites que celles auxquelles leur auteur s’est livré tout entier et sans partage.

Cette condition principale manque à tous les romans de M. Claretie. À un amour exclusif, vigoureux, unique, il a jusqu’ici préféré les innombrables succès de Don Juan. Il a mieux aimé répandre son réel talent en mille sujets, goûter à tous les fruits, tenter toutes les conquêtes. Assuré de réussir partout grâce à tant de dons aimables, il a été aussi souvent infidèle qu’à demi victorieux, et il n’a jamais voulu s’attacher fortement à une conception vigoureuse. Aussi, n’ayant pas eu jusqu’ici un amour tenace et persistant, n’a-t-il pas encore écrit d’œuvre définitive.

Hâtons-nous d’ajouter que plusieurs fois il a été sur le point d’atteindre le but. Presque toujours il l’a entrevu, ainsi que le prouvent les préfaces de ses livres. On y voit l’œuvre telle qu’il l’a conçue, souvent puissante, toujours originale, jamais vulgaire. On admire une donnée saisissante autant que neuve, et on applaudit au créateur. Mais l’exécution n’est jamais tout à fait satisfaisante. Le temps de la gestation a été trop limité.

Même après René, même après la Confession d’un enfant du siècle, il y a quelque chose de vraiment saisissant et de neuf dans le plan de ce Robert Burat, le premier titre, fort préférable, selon nous, du livre que l’auteur a ensuite nommé trop tragiquement Un Assassin. D’une part, les souffrances de la dignité méconnue, les tortures de l’affection bafouée, le supplice de l’honnête homme luttant contre les défaillances de ce temps ; d’autre part, tout ce que l’amour enfante de troubles, d’héroïsmes, de lâchetés, d’actes admirables et de turpitudes, M. Claretie voulait réellement le peindre. Y a-t-il complètement réussi ? Non assez pour qu’il ait écrit un chef-d’œuvre ; suffisamment, néanmoins, pour que Robert Burat soit son chef-d’œuvre.

Les deux personnages principaux, Robert et Renée, se détachent vigoureusement et restent profondément gravés dans l’esprit du lecteur. Renée surtout se tient tout d’une pièce, et est dans ses actes, dans chacune de ses paroles, d’une logique irréprochable. C’est sans contredit la meilleure création de M. Claretie. Robert, au contraire, a quelques notes discordantes. Il crie parfois trop fort pour ne pas un peu détonner. Nous aurions désiré plus de relief et plus de vraisemblance dans les personnages secondaires. Certains événements ne sont pas suffisamment préparés. C’est ainsi que l’auteur ayant besoin d’amener à Paris l’oncle de Robert et sa cousine, ruine tout à coup le premier, et cette déconfiture ne peut être expliquée que par la nécessité de mettre en présence Henriette et son cousin. Même les faits secondaires, même les circonstances accessoires, demandent à être logiquement motivés. Dans les romans des maîtres, le personnage le plus insignifiant est aussi vrai, aussi logique, aussi conforme à lui-même que les personnages principaux. L’illusion du lecteur et sa satisfaction complète sont à ce prix.

Madeleine Bertin est une œuvre moins bien conçue, mais elle contient beaucoup plus de parties vraiment parfaites. Il y a deux sujets dans ce livre, deux sujets absolument distincts, puisque l’un des deux aurait pu être laissé de côté sans aucun préjudice pour l’autre. L’étude principale qu’a poursuivie M. Claretie est celle du caractère de Madeleine Bertin, qui donne son nom à l’œuvre. Cette femme de proie du meilleur monde est peinte à merveille, et, par la dépravation du caractère autant que par la vigueur du portrait, elle est digne de figurer à côté de la Renée de Robert Burat. Qu’importe à l’étude de ce type que l’amant dont elle torture le cœur soit le fils d’un exilé ? Le premier tiers du volume est pourtant consacré au récit de l’exil et de la mort du père. Le tableau de cette mort est admirable, et il est difficile d’imaginer des pages plus touchantes, plus simples, plus vraies. Mais ce long prologue, si excellent qu’il soit en lui-même, est un hors-d’œuvre ; il nuit à l’unité de l’action ; il déroute le lecteur qui croit longtemps lire un ouvrage courageusement destiné à rendre hommage aux douleurs de l’exil, à la grandeur d’une défaite injuste, et qui, tout déconcerté, est ensuite entraîné dans une voie nouvelle à laquelle rien ne l’a préparé.

Malgré ce vice de construction, nous recommandons très vivement la lecture d’un livre où l’écrivain s’est montré à peu près irréprochable. Quand nous aurons signalé quelques expressions hors d’usage, telles que rancœur et bâtir des châteaux en avenir, qui reviennent bien souvent sous la plume de M. Claretie ; quand nous aurons noté une maxime absolument fausse : l’espoir est la denrée la plus rare, et une description de Naples qui est tout à fait hors de propos, toute la part de la critique sera faite. Le reste est excellent et souvent exquis. Cette fois, les personnages secondaires sont étudiés avec beaucoup de soin. On peut en juger par ce portrait délicieux d’une coquette :

Mme Antoinette de Nauve était une de ces petites femmes poétiques qui semblent se perdre à jamais dans les nuages, et dont les pieds mignons demeurent attachés à la terre avec une singulière ténacité. Elle avait des aspirations, des désirs, des rêves, tout un monde de chimères dans la tête, et toute une colonne de calculs dans le cœur. Elle était pleine de pitié pour toutes choses : pour un chat, pour un chien, et eût été absolument flattée qu’un de ses cavaliers servants se brûlât la cervelle pour elle, de désespoir. Elle était mince, frêle, charmante, la voix brisée comme un soupir de harpe ; elle avait une petite toux qui ressemblait furieusement à un tic ; elle alanguissait ses yeux noirs, et parlait de chute des feuilles, et elle essoufflait, en tourbillonnant de minuit au matin, une demi-douzaine de valseurs.

C’était le produit le plus complet et le plus élégant de l’éducation de couvent. Dévote par ce besoin quasi hystérique qu’ont certaines femmes de s’agenouiller dans des coins remplis d’odeur d’encens, elle ne détestait pas non plus le parfum de poudre de riz, et menait habilement de front la tendresse religieuse et l’amour mondain. Libre d’elle-même, elle pouvait avouer tout haut l’amant qu’elle avait ; mais elle préférait jouer doucement, devant le monde, qui n’était point sa dupe, la comédie de la vertu. Elle avait des hypocrisies maladroites, des douceurs fausses, doublées de férocités félines. Sans avoir précisément de l’esprit, elle savait agréablement plaisanter ou causer, affiler le trait et le ficher dans la plaie avec adresse. D’une coquetterie implacable, comme elle était petite, d’un visage sans autre caractère que ce retroussé des figures de grisettes, elle avait mauvaise grâce à jouer à la Célimène. Elle y tenait pourtant ; elle se figurait qu’elle maniait comme il faut cet éventail de perfidie, plus terrible qu’une massue.

Les femmes portent bonheur à M. Claretie, et il leur doit ses peintures les plus fines. Mademoiselle Cachemire complète la trilogie des femmes de proie. Celle-ci part d’une auberge pour venir trôner à Paris dans un boudoir, d’où elle glisse jusqu’au ruisseau. On a longtemps disserté pour savoir si les romans font les mœurs ou si ce sont les mœurs qui font les romans. Il est certain que la lecture de Mademoiselle Cachemire n’est pas de nature à encourager beaucoup de provinciales à imiter l’exemple de la triste héroïne, Ce tableau du vice est bien de ceux qui inspirent l’horreur du vice, mais aussi qui font souhaiter que nos romanciers laissent enfin de côté cette pourriture. En ces temps de rénovation sociale et de si dures épreuves, d’autres sujets nous appellent, et il faut se hausser à eux.

M. Claretie semble l’avoir compris. Sous ce titre : les Pauvres gens, Noel Rambert, il a tout d’abord entrepris une véritable œuvre de combat. Les misères qui peuvent atteindre l’ouvrier honnête et le conduire au bord de l’abîme sont décrites dans les premiers chapitres du livre avec une éloquence mâle et vigoureuse. Pourquoi faut-il que, dès la quarantième page, ce magnifique sujet soit tout à coup abandonné, et que le roman verse, contre toute logique, dans le genre Ponson du Terrail ? Comment M. Claretie n’a-t-il pas compris que Noël Rambert nous intéressait tant qu’il avait à subir des infortunes ordinaires, vraisemblables, propres à l’ouvrier ; mais que l’intérêt disparaît dès que les aventures du personnage rivalisent, par leur étrangeté, avec les inventions les plus audacieuses de Frédéric Soulié et de M. de Montépin ? Si M. Claretie a voulu prouver qu’il sait aussi entasser l’extraordinaire sur l’étrange, soit. Mais sa thèse sociale n’existe plus. L’ouvrier, injustement accablé sous des coups vraisemblables, nous touchait. L’émule de Rocambole ne saurait nous émouvoir.

C’est à une inspiration aussi heureuse, mais mieux soutenue, que sont dus deux livres excellents et d’une opportunité incontestable. Dans le Roman des soldats et les Belles Folies se manifestent les sentiments les plus élevés, brille le patriotisme le plus pur. Ce sont là des tableaux qui élèvent vraiment les cœurs, et qui placent moralement le vaincu bien au-dessus de son impitoyable vainqueur. L’épisode de Fougerel et Malapeyre, ces deux braves gens dévoués à leur drapeau jusqu’à la folie et concevant la pensée d’un vol sublime pour ne pas laisser le glorieux morceau d’étoffe sur le tombeau de Frédéric, cet épisode court, émouvant, où rien ne manque du nécessaire, où rien ne se trouve de superflu, est un petit chef-d’œuvre. Mérimée ne l’aurait pas composé avec plus d’art, ni écrit avec plus de sobriété. Mais il ne l’aurait pas imaginé, car c’était un sceptique, et il fallait beaucoup de cœur pour peindre ces gens de cœur. On ne saurait lire ce récit sans verser des larmes, et cela parce que l’auteur en a répandu en l’écrivant.

La partie historique des romans de M. Claretie, consacrés à la peinture d’une époque disparue, est fort remarquable. Chacun connaît les Muscadins, qui viennent de recevoir sur la scène une seconde consécration. Tout ce qui a trait aux mœurs du temps et aux personnages de l’histoire ne laisse rien à désirer. La fête chez Barras, la description du Palais-Royal sous le Directoire, l’assaut donné à la boutique de Louvet, sont des tableaux achevés. Il y a bien des traits justes à côté de quelques-uns exagérés, dans le portrait de ces muscadins, qui furent frivoles au moins autant qu’égoïstes, bruyants beaucoup plus qu’exaltés, légers plus que criminels, et qui, par vanité, se haussèrent à un rôle de régénération qu’ils étaient moins encore indignes qu’incapables de remplir.

Sauf Picoulet, agent de police présenté en caricature, tous les personnages de ce roman sont vrais, vivants, peints avec beaucoup de vigueur. La passion de Jeanne Lafresnaye pour Favrol et l’amour de Marcelle pour André Lafresnaye, les profonds dissentiments du père et du fils, appartenant chacun à un camp différent, produisent des péripéties variées autant que naturelles. Comme dans Madeleine Bertin, il y a encore dans ce livre une action épisodique, celle du faux dauphin ; mais, cette fois, elle est assez habilement rattachée à l’action principale pour que la soudure soit à peu près invisible.

Le dernier roman publié par M. Claretie est aussi un roman historique. Le Beau Solignac est, dans l’ordre des temps, postérieur de vingt années environ aux Muscadins. Il nous transporte au milieu de la gloire du premier empire et nous fait déjà entrevoir les lézardes et les crevasses qui annoncent dès cette époque l’écroulement de l’édifice et l’effondrement du sol. Mais quelle inégalité dans l’exécution de ce livre, et comme on reconnaît les traces de la hâte fébrile et de la précipitation ! Le premier chapitre de ce roman est admirable et peut être placé à côté des plus belles scènes de Walter Scott. Un conspirateur, le commandant Rivière, est arrêté et conduit devant Fouché, qui l’interroge. Celui-ci veut l’amener à divulguer le nom d’un de ses complices ; Rivière résiste. Fouché lui montre alors une lettre ardente et passionnée, qui apprend au mari que sa femme s’est livrée à ce complice. Rivière bondit sous le coup soudain qui le frappe dans son honneur et dans son amour. Il va parler et se venger. Mais, après une courte et terrible lutte, le sentiment du devoir l’emporte, et il se tait. Toute l’habileté tortueuse, les procédés industrieux et perfides de Fouché échouent devant la volonté énergique de cet honnête homme. La scène est grandiose, et elle est écrite avec une vigueur, une sobriété, une éloquence digne des plus grands maîtres. Puis, comme si cet effort puissant avait épuisé les forces de l’écrivain, le ton baisse, et cette façade, vraiment monumentale, cache un intérieur assez vulgaire, où se confondent pêle-mêle des défauts, des beautés, encore quelques puissants élans et beaucoup de preuves de défaillance21.

Nous nous sommes efforcé d’apprécier les romans de M. Claretie avec une sincérité entière. C’est honorer un galant homme que de parler de lui avec franchise. Si nous avons été un peu sévère, M. Claretie le doit à ses grandes qualités. Nous nous sommes souvent irrité de voir tant de dons précieux compromis à plaisir par une extrême lutte dans l’exécution. C’est parce que nous le savons capable de produire des œuvres parfaites, que nous lui avons reproché de n’avoir donné jusqu’à ce jour que des œuvres fort inégales. M. Claretie n’est pas de ceux qui se sont livrés au suprême effort, et qui ont atteint un point au-dessus duquel on les sent incapables de s’élever. Il peut, il doit monter plus haut. Si nous nous permettions de lui donner un conseil que seule autorise l’affection qu’il nous inspire, nous lui dirions : « Limitez enfin vos efforts et bornez le champ de vos travaux. C’est le seul moyen de pouvoir creuser bien au fond. Délaissez toutes vos occupations secondaires pour vous appliquer à une œuvre qui seule absorbera vos forces. Livrez-vous entièrement, sans partage, et vous obtiendrez le prix de votre fidélité. » Mais si M. Claretie suivait notre avis, les lecteurs de l’Indépendance belge, de l’Opinion, de la Presse, de l’Illustration et de tant d’autres journaux dans lesquels s’éparpille cet esprit fécond, ne nous le pardonneraient pas.

XV. Mme Bentzon. — Mme Caro. — Mme Craven §

Le roman est le seul genre où les femmes aient vraiment brillé. Sans remonter jusqu’à Mlle de Scudéry, il est certain qu’on garde encore le souvenir de Mme Cottin et de Mme de Genlis ; que Mme d’Arbouville a eu l’honneur d’avoir M. de Rémusat pour critique ; qu’on relit Mme de Souza ; que les œuvres de Mme de Staël et de Mme de Girardin sont dans toutes les bibliothèques ; qu’il serait injuste de ne pas nommer Mme Sophie Gay, Mme de Krudner, Mmes de Duras et de Charrière, Mme Louise Colet, Mme Ancelot, Mme d’Agoult, la comtesse de Boigne, et que Mme Charles Reybaud a bien contribué pour sa part à illustrer un nom que son mari et son beau-frère avaient déjà rendu célèbre. Les femmes sont à l’aise dans ce genre, si propre à l’analyse des sentiments. Soit qu’elles racontent le roman de leur vie, soit qu’elles écrivent le roman de leur rêve, elles sont là comme dans une région familière, dont elles connaissent tous les recoins, dont elles ont parcouru, au moins en imagination, tous les sentiers. Rien ne leur est étranger de ce qui émeut ; aucune délicatesse de sentiment ne leur échappe ; si l’homme a plus spécialement l’intelligence de l’esprit, il est donné à la femme d’avoir l’intelligence du cœur.

Toutes les amours idéalisées ont été surtout décrites et analysées par la femme. Qu’est-ce après tout que l’œuvre incomparable de Mme de Sévigné, si ce n’est l’amour maternel entrevu en rêve ? Quand elle écrivait ces lettres merveilleuses qui resteront à jamais un idéal, cette mère passionnée faisait le roman de l’amour maternel. Quand elle voyait sa fille, elle retombait sur la terre et la réalité ne valait pas tant s’en faut ce que produisait en elle le concours du cœur et de l’imagination. La vie en commun fut moins prolongée que les absences, heureusement pour le gendre, pour la fille trop aimée, pour la mère trop tendre, et aussi pour la postérité.

Ces études ne seraient donc pas complètes si nous ne nous occupions sinon de la femme lectrice qui a des affinités si étroites avec le roman et dont le suffrage est la plus délicate récompense du conteur, du moins de quelques femmes auteurs, qui, de nos jours, continuent dignement la tradition ininterrompue depuis des siècles, et, ne se contentant pas d’être des juges souverains en telle matière, réussissent aussi à fortifier le conseil par l’exemple.

Nous avons rendu un juste hommage au talent magistral et viril de Mme Sand en la plaçant en tête de cette galerie. Ce rang appartenait légitimement au mâle et puissant esprit dont les œuvres sont pour les romanciers un utile sujet d’étude, pour tous les écrivains un irréprochable modèle. Quand même d’ailleurs elle n’aurait pas mérité à tant de titres cette première place, nous ne l’aurions pas rangée parmi les femmes romanciers, car, avec aucune d’elles, il n’est possible de la comparer d’une façon continue. Tandis que celles-ci, fort peu cachées sous un pseudonyme masculin, couvrent, d’un voile très transparent, la délicatesse de sentiment, la fine sensibilité, la grâce pénétrante et exquise de la femme, Mme Sand a de l’homme la hauteur dans les vues, la mâle énergie des sentiments, la vigueur dans le style, tout enfin sauf le sexe.

C’est donc entre elles-mêmes surtout, moins qu’avec leur illustre devancière, que nous comparerons trois femmes romanciers, dont l’œuvre est fort inégale en variété et en importance, mais dont le talent est des plus remarquables, et qui ont acquis déjà une légitime célébrité en se distinguant dans un sexe qui, au plaisir d’inspirer les romans, ajoute volontiers l’honneur de les écrire.

Si depuis Pâris, tout juge tant soit peu avisé s’interdit de choisir publiquement entre trois femmes rivales en beauté et préfère prudemment se récuser, nous ne nous croyons pas obligé à la même réserve à propos du talent de Mme Bentzon, de Mme Caro et de Mme Craven. Nous savons que si, selon le mot de Voltaire, la critique doit des égards aux vivants et la vérité seulement aux morts, elle est tenue envers la femme à quelque chose de plus encore qu’à des égards. Mais nous ne nous exposons ici à rien de choquant dans un parallèle où chacun des trois auteurs l’emporte tour à tour par des qualités particulières, et pourra se consoler d’être en quelques points inférieur aux deux autres, en considérant les côtés par lesquels il leur est parfois supérieur.

Si, en effet, nous étions tentés d’assigner le premier rang à Mme Bentzon pour la variété des sujets qu’elle a traités avec un grand talent, nous nous rappellerions que Mme Caro a, dans le Péché de Madeleine, produit un parfait chef-d’œuvre, et que Fleurange, de Mme Craven, peut être rapproché des récits les plus émouvants et les plus littéraires de notre langue. Mais chacune de ces deux œuvres hors ligne attend encore une sœur, tandis que le talent de Mme Bentzon, toujours en progrès depuis le Roman d’un muet jusqu’au Châtiment, autorise à espérer qu’elle atteindra bientôt la première place pour ne plus la quitter. Aucun des récits de Mme Bentzon ne pourrait soutenir la comparaison avec le Péché de Madeleine et Fleurange ; mais l’ensemble d’une œuvre qui comprend déjà huit volumes excellents quoique inégaux en mérite, est de beaucoup supérieur au bagage de Mme Caro et de Mme Craven. Après avoir lu les deux chefs-d’œuvre de celles-ci, nous espérions beaucoup en elles. En considérant tout ce qu’a produit déjà le talent toujours grandissant de Mme Bentzon, c’est sur cette dernière que nous fondons aujourd’hui le plus d’espérances. En revanche, les trois auteurs ont droit à des éloges semblables pour la qualité très littéraire de leur langue. Inégales par la conception des sujets et la construction de leurs récits, elles doivent être mises au même rang pour l’élégance de grand ton dans le dialogue, la distinction parfaite dans le style, pour ce don d’écrire qu’elles possèdent au point de pouvoir rivaliser avec les maîtres des deux sexes et de nous fournir à tous d’utiles modèles.

L’admiration fut profonde lorsque, le 15 mars 1864, le Péché de Madeleine parut dans la Revue des Deux-Mondes, et la curiosité vivement piquée par cette signature mystérieuse d’Albane qui resta longtemps un masque impénétrable. Le manuscrit avait été déposé par une main inconnue aux bureaux de la Revue où l’on parvint d’autant mieux à garder le secret de l’origine qu’on ne le connaissait pas. On voulut pénétrer ce mystère impénétrable, et bien des noms, quelques-uns fort invraisemblables, furent indiqués au plus grand honneur de ceux qui étaient désignés. La même discrétion fut observée au moment de la publication en volume, non seulement de cette œuvre, mais des suivantes qu’on signa « l’auteur du Péché de Madeleine », et le mystérieux Junius aurait eu un pendant dans notre littérature, si Mme Caro ne s’était enfin déterminée à revendiquer pour elle seule une gloire qui commençait à s’éparpiller illégitimement un peu partout.

Le succès de l’œuvre anonyme survécut au mystère, parce que le mystère n’avait pas été la cause, mais l’assaisonnement du succès. Aujourd’hui encore on ne peut lire sans une profonde émotion l’histoire touchante de Madeleine qui aime du plus profond de son cœur le fiancé de sa cousine, et qui immole au sentiment du devoir cet amour partagé.

La faculté d’aimer est la plus divine de toutes, la plus féconde en ressorts puissants, la plus capable de toucher en tout temps et en tous lieux : mais elle n’acquiert sa force entière que lorsqu’elle se complète par l’immolation de soi-même. Le devoir et la passion sont indispensables l’un à l’autre pour produire l’intérêt. Sans le devoir, il n’y a plus d’obstacles ; sans la passion, il n’y a plus de drame. Le devoir et la passion sont les deux éléments essentiels de la lutte. Si le devoir est seul, il produit l’insignifiant personnage du frère sage de l’Enfant prodigue. Si la passion ignore tout frein, elle est un instinct, une maladie, un cas scientifique qui ne saurait rien avoir de commun avec le beau. On a dit22 que dans la langue des amoureux, après ce mot : « Nous vivrons ensemble », il n’en est pas de plus doux que cet autre : « Nous mourrons ensemble », tant l’amour vrai proteste toujours contre l’idée de la séparation, tant l’idée d’union lui est si nécessaire que, lorsqu’il ne peut pas placer cette idée dans la vie, il la place, faute de mieux, dans la mort. Et pourtant il est une idée encore plus élevée et plus pure, qui transporte celui qui la conçoit dans une région tout à fait supérieure, et lui procure des délices indicibles et vraiment célestes ; c’est l’idée du renoncement.

Angoisses de la passion luttant contre le devoir, tortures d’un cœur appartenant tout entier à un amour coupable, mais où pénètre tout à coup l’idée du sacrifice, déchirements d’un être que dévore la jalousie, que ronge la haine d’une rivale, et qui pourtant s’immole pour rendre son amant à cette rivale parce que celle-ci est la femme légitime, désespoirs atroces que traverse soudainement une lueur consolante, il était donné à trois femmes de vous peindre en traits immortels ! La Madeleine de Mme Caro, la Juliette de Bentzon23 et Fleurange pourront toujours être victorieusement opposées à Indiana et à Valentine, quelque éloquents que soient les cris de la passion satisfaite que poussent les personnages de Mme Sand. Sans doute ceux-ci nous contraignent à l’admiration, mais à une admiration dont nous avons quelque honte, car elle va sans l’estime. La grandeur d’âme de Fleurange, le renoncement de Juliette et de Madeleine nous font verser de douces larmes ; car, si elles sont humaines par leur amour et par leur chute, elles nous arrachent aux choses terrestres par leur héroïque immolation.

Rien de plus dramatique que le tableau du sacrifice de Madeleine. Elle se réfugie aux pieds de l’autel pour y fuir son amour, ses remords, pour s’y fuir elle-même. Mais elle se retrouve, et l’on entend les cris de la chair qui proteste. Le calme ne vient que peu à peu dans ce cœur qui a connu toutes les voluptés de la passion triomphante. Tantôt ces mains suppliantes s’étendent vers le Dieu de miséricorde ; tantôt ces bras crispés adressent un suprême appel à l’amant qu’on vient de fuir et vers lequel on veut revenir. Le renoncement est moins héroïque dans le personnage de Mme Bentzon. Juliette s’immole parce qu’une maladie l’a défigurée et qu’elle redoute, comme une blessure mortelle, le premier regard que jettera sur elle son amant. La Madeleine de Mme Caro est restée belle autant qu’aimée. Le sacrifice est complet, absolu. Il serait au-dessus des forces humaines, il serait peut-être en dehors de la vérité, si la passion domptée, mais grondante encore, ne se manifestait pas en soubresauts violents. Tour à tour, du lit de Madeleine mourante, se font entendre des paroles d’apaisement et des cris de révolte. Elle est à Dieu par l’immolation, et encore à la terre par les cuisants regrets que parfois elle éprouve. Son dernier mot (mot sublime de vérité) est : « Il y a une pensée qui m’obsède et que je ne peux chasser. Je voudrais savoir si Robert m’a réellement aimée ! M’a-t-il aimée, hélas ! comme je l’aimais ? »

Partout, dans toutes les littératures, dans tous les temps, on a décrit cette lutte éternelle du mari, de la femme et de l’amant, ou du mari, de sa maîtresse et de sa femme légitime. Mais cette lutte, où dans la comédie les trois personnages sont tour à tour ridicules ou odieux, ne devient un spectacle vraiment admirable que lorsque, comme dans Polyeucte, la passion est immolée au devoir. Il n’est de véritable grandeur que dans les passions domptées. De nos jours, on a pu, nous l’avons vu, déployer un talent de premier ordre dans la description de la passion se satisfaisant elle-même ; mais la logique a été plus forte que l’esprit de système, et fatalement il est arrivé un jour où la passion ne se suffisait plus et lassait le lecteur autant que les amants. C’est que tout ce qui tient aux jouissances physiques est nécessairement limité. Seules, les aspirations de l’âme sont infinies.

En telle matière, l’écueil est de tomber dans l’homélie. Mme Craven l’a évité dans Fleurange, mais non dans le Mot de l’énigme.

Nous n’avons à parler, à propos de Mme Craven, ni du Récit d’une sœur, ni d’Anne Severin. Le premier de ces deux ouvrages n’appartient pas au genre que nous étudions. C’est une suite de confidences intimes, où les voiles qui couvrent l’intérieur de la famille sont soulevés sans cesse, où tout est écrit sous l’inspiration immédiate d’êtres chéris dont les pures images ont été constamment sous les yeux attendris du biographe. Anne Severin peut à peine être indiquée. Le plan général de l’œuvre est défectueux, les caractères principaux superficiellement étudiés, les buts poursuivis trop multiples et peu nettement indiqués.

L’apparition de Fleurange fut un véritable événement littéraire. Netteté dans la description des caractères, correction parfaite dans le dessin, fermeté et sûreté dans le trait, grâce touchante dans le dialogue, énergie vigoureuse dans certains tableaux, honnêteté exquise dans les sentiments, tout contribue à recommander ce livre, dans la lecture duquel tour à tour on se repose et on se fortifie. Autour de l’héroïne, des caractères habilement décrits charment et attachent. Nous ne connaissons pas d’analyse plus curieuse, plus vraie, plus saisissante que celle du caractère de ce Clément si merveilleusement présenté au lecteur au moment de l’arrivée de Fleurange en Allemagne, poursuivi avec tant d’art et de vérité, et que rendent si naïvement touchant sa timidité un peu ombrageuse, sa lutte contre la passion qui l’envahit, ses efforts longtemps efficaces pour dissimuler un sentiment qui éclate avec toute sa force dans cette grande scène du voyage à Pétersbourg, scène tout à fait digne de Walter Scott.

Les tableaux abondent dans cet ouvrage, et ils sont aussi variés que vivants. Quoi de plus gracieux et de plus parfait que la description de cet intérieur d’une famille allemande la veille de Noël ? Les traits en sont si vifs, l’émotion de l’écrivain est si contagieuse qu’elle a raison en nous même des souvenirs d’indignation les plus légitimes et que nous admirons encore aujourd’hui cet intérieur allemand, comme si nous étions plus jeunes de six années. Quoi de plus délicieusement chaste que le premier entretien, en Italie, de Fleurange et du grand seigneur qu’elle aime ? Une femme seule a pu écrire de telles pages, car, pour les avoir conçues, le cœur de l’homme le mieux doué en délicatesse et en sensibilité n’aurait pas suffi.

Fleurange prouve d’une façon péremptoire que les œuvres morales peuvent ne pas être fastidieuses. Fleurange condamne l’auteur du Mot de l’énigme. Nous savons bien que Fleurange est, comme le Péché de Madeleine, un de ces livres qu’il est presque dangereux d’écrire, car ils donnent à la critique le droit de trop attendre de ceux qui suivent. Mais, même avant Fleurange, le Mot de l’énigme aurait agacé le lecteur. Comment Mme Craven n’a-t-elle pas compris qu’en composant un roman aussi exclusivement religieux, elle écrivait un livre qui ne ressort plus de la critique, car il est la dévotion de parti pris ? Il est de l’essence du roman de participer aux variations infinies, aux vicissitudes toujours nouvelles du cœur humain. La foi profonde, presque ascétique de l’héroïne et l’allure prédicante de ses discours nous laissent indifférents et froids. Dans le Mot de l’énigme, a dit un éminent critique24, ce ne sont pas les coups de la passion, mais bien les coups de la Grâce qui dénouent les situations. Rien d’humain ne bat dans ce cœur qui ne se console qu’en Dieu. L’auteur semble s’être inspirée de l’Imitation et de la Vie des Saints. Seul le titre est alléchant et digne des romans de Gaboriau. Mais l’explication de ce titre à grand effet est mystique. L’énigme, c’est la vie. Le mot de l’énigme, c’est Dieu. On voit qu’un Père de l’Église n’eût pas plus saintement parlé. Le seul avantage qu’offre le Mot de l’énigme, c’est de contraindre à relire Fleurange. On aime, après être tombé dans un piège fastidieux, à revoir les lieux où on a pu l’éviter, où on a pu rester dans l’honnête sans être entraîné jusqu’au mysticisme.

Il n’est pas un des huit romans de Mme Bentzon que nous puissions autant louer que nous avons loué Fleurange et le Péché de Madeleine. Mais il n’est pas une de ses œuvres qui ne soit de beaucoup supérieure à Aime Severin et au Mot de l’énigme. Les récits qui ont pour titre Trop tard, la Dame d’Alligny, le Roman d’un Muet et Madelette n’étaient que les promesses, que les premières fleurs gracieuses d’un talent qui a commencé à donner ses fruits les plus savoureux dans Sous le masque, Un Divorce et la Vocation de Louise. Une incomparable légèreté de main, une grâce exquise dans les moindres détails, une logique rigoureuse dans l’enchaînement des situations, un art habile à exprimer les moindres nuances du sentiment, tels sont les traits distinctifs de cet écrivain qui est toujours en progrès et dont chaque volume marque un pas de plus vers la perfection.

Rien de heurté, rien de violent, rien d’excessif dans les tableaux où sont mis en scène les personnages odieux. Mme Bentzon a le tact et la mesure. Elle donne la note juste sans jamais la forcer, et elle parvient toujours à éviter un grossissement de traits qui aboutirait à la caricature. L’héroïne d’Une Vie manquée a fait un triste mariage. Dès le lendemain du jour où elle s’est liée à jamais, la déception commence et l’abîme se creuse de plus en plus entre elle et son prosaïque mari. Il faut lire et relire l’admirable récit du voyage de noces en Angleterre. Tout y porte, tout y est à sa place, et rien ne choque. Déjà, dans les premiers romans de Mme Sand, nous avions eu cette scène dramatique entre deux époux aussi peu faits que possible l’un pour l’autre et pourtant unis pour l’éternité. Mais, chez Mme Bentzon, le duo discordant est écrit d’une main plus légère. Où dans Indiana il y a tempête mugissante, les dissonances sont chez Mme Bentzon plus finement indiquées. Où l’une proteste à grands cris contre la cruauté de la loi, ici on souffre avec plus de résignation et moins de fracas. Où l’une se révolte indignée et est éloquente jusque dans son silence farouche, l’autre se replie en elle-même et a la pudeur de dissimuler sa blessure saignante et mortelle. S’il est vrai qu’il y ait deux grandes natures d’esprits, si nettement tranchées qu’on peut opposer Virgile à Homère, comme Euripide à Sophocle, comme Racine à Corneille, comme Fénelon à Bossuet, comme Lamartine à Hugo, George Sand appartient bien à la famille des tempéraments vigoureux et virils, Mme Bentzon à la famille des âmes tendres et mélancoliques. Un génie puissant a inspiré George Sand dans beaucoup de ses livres. Mme Bentzon a toujours écrit avec son cœur.

Nous voulions, en commençant, éviter des rapprochements qui risquent d’être périlleux pour qui n’est pas George Sand. Mais nous ne saurions nous dispenser d’un nouveau parallèle, tant il s’impose. Il nous permettra d’ailleurs d’indiquer à Mme Bentzon une grave lacune de son talent, et elle est écrivain trop supérieur pour nous savoir mauvais gré de notre franchise. Son défaut est de ne pas donner à ses récits tout le développement qu’ils comportent. Les sujets qu’elle traite sont heureusement choisis, mais elle ne réussit pas à en faire jaillir toutes les situations qu’ils renferment. C’est sans doute un rare défaut que de se limiter dans une époque où tant de romanciers s’étendent outre mesure. Mais si ceux-ci lassent en faisant abonder le superflu, Mme Bentzon ne satisfait point entièrement, car elle ne donne pas toujours le nécessaire. Ses romans sont trop souvent réduits aux étroites proportions de la Nouvelle.

C’est ainsi que dans Un Châtiment, la plus récente de ses œuvres, elle met en présence, comme précepteur du fils légitime, le fils naturel. Seul, le père sait le lien étroit qui l’attache à ce dernier. Les deux frères l’ignorent. Le sujet est éminemment fertile en situations dramatiques et poignantes. Mme Bentzon n’a pas su toutes les voir. George Sand, dans ce merveilleux Flamarande dont nous avons déjà parlé, traite un sujet analogue. Les deux frères, le fils légitime et le fils que longtemps on croit un bâtard, sont en présence. Avec quelle fécondité puissante Mme Sand a mis en jeu tous les ressorts de cette situation ! Avec quelle variété incessante elle a fait se succéder les unes aux autres des combinaisons toujours nouvelles, toutes naissant naturellement du sujet, toutes liées à l’action principale, qu’elles renouvellent sans cesse sans jamais la dénaturer ! Quand on a terminé la lecture de cet admirable chef-d’œuvre, on est satisfait, car le sujet est vraiment épuisé. Après avoir lu Un Châtiment, on éprouve la déception du voyageur auquel son guide a négligé de montrer tous les aspects de la route.

En revanche, Mme Bentzon peut, comme paysagiste, être presque égalée à Mme Sand. Un Divorce et Une Vie manquée renferment des descriptions achevées, et le récit breton qui a pour titre le Violon de Job est encadré dans des paysages de la plus piquante et de la plus franche originalité.

La langue de Mme Bentzon est des plus littéraires. C’est à peine si, de loin en loin, on remarque quelques négligences qui choquent d’autant plus que le style est d’ordinaire fort correct. Dans Une Vie manquée, nous lisons avec peine : « Ils étaient restés en relations que motivait une communauté d’intérêts. » Ailleurs on parle d’un poids immense. Dans Un Divorce, nous n’avons pas été peu surpris de trouver cette phrase : « Elle se hasarda à remplacer ses cravates grasses par des cravates propres, et lui fut reconnaissante de ne pas la gronder pour cela. » Ces taches disparaîtront sans nul doute dans les prochaines éditions. Nous les signalons pour montrer à l’auteur le grand cas que nous faisons de lui et la nécessité où il se trouve, étant si bien doué, de rendre ses œuvres absolument irréprochables. Dans beaucoup de romanciers contemporains, les incorrections de style abondent au point d’être comme une seconde signature. Chez Mme Bentzon, elles sont si rares qu’elles produisent le disgracieux effet d’une souillure sur un merveilleux tapis.

En terminant cette étude, nous nous apercevons que nous avons laissé de côté plusieurs œuvres qui auraient mérité des éloges. Même après le Péché de Madeleine, Flamen et l’Histoire de Souci, de Mme Caro, demandaient à être étudiées. Il eût été juste aussi de ne point négliger Sang-Mêlé et quelques autres Nouvelles de Mme Bentzon. Mais nous avons dû nous borner. Si nous sommes parvenu à expliquer le grand et légitime succès dont jouissent Mme Caro, Mme Bentzon et Mme Craven, si cette étude a pour résultat d’augmenter encore le nombre de leurs lecteurs, nous aurons atteint notre but. Ceux qui ont déjà lu leurs œuvres ratifieront nos éloges. Ceux qui les liront nous sauront gré de les y avoir engagés. Ces trois femmes distinguées ont deux traits communs qui les rapprochent et les recommandent à tous les gens de goût. Leur langue est à peu près parfaite, et elles ont, sous divers aspects, décrit l’héroïsme sublime de l’immolation. C’est donc un double hommage qu’elles ont rendu au beau. Le beau moral est dans leurs conceptions élevées. Le beau matériel est dans leur style. Elles ont fourni aux hommes de fortifiants exemples, aux écrivains de précieux modèles. Il est impossible de s’honorer davantage en étant plus noblement utile à son semblable.

XVI. Émile Gaboriau §

Le 2 octobre 1873, le lendemain de la mort de Gaboriau, on lisait dans un journal sérieux et qui a pris une grande et légitime place dans l’opinion publique : « Ce pauvre Gaboriau, qui vient de mourir, dans toute la force de l’âge sinon du talent, n’avait pas donné sa mesure. Comme la plupart des écrivains que la nécessité pousse à des productions hâtives, il se réservait d’écrire un jour un livre après avoir écrit tant de volumes. Mais c’est un déplorable don que celui de la facilité, et l’on perd bientôt au métier de l’improvisation le goût du travail sérieux et réfléchi. »

Il n’y a d’exact et de justifié dans les lignes qui précèdent que les mots : ce pauvre Gaboriau ! Oui, pauvre Gaboriau, pour avoir été jugé si à la légère ! Nous allons essayer de montrer que Gaboriau est mort dans toute la force du talent, qu’il avait donné sa mesure, que ses principales productions n’ont pas été faites hâtivement, mais ont été longuement réfléchies ; qu’il, n’avait pas à se réserver de préparer un jour un livre, parce que son œuvre était écrite, et le genre créé par lui assuré de ne pas périr, du moment où avaient été achevés l’Affaire Lerouge et Monsieur Lecoq, enfin que dans les œuvres principales que nous allons étudier il n’y a ni abus de la facilité, ni exercice du métier de l’improvisation, mais bien le résultat du travail le plus sérieux, le plus réfléchi. Nous savons que nous allons heurter bien des idées reçues en mettant Gaboriau à un rang plus élevé que celui qu’il occupe. Nous avons déjà fait semblable œuvre de justice pour Gabriel Ferry, non sans étonner ceux qui n’avaient pas lu cet écrivain. Mais comme on ne saurait, ce nous semble, exiger d’un auteur rien de plus que d’écrire un excellent livre, et que, cela fait, il a accompli sa tâche, nous pensons que c’est tant pis pour ceux qui ne le connaissent pas ; que, dans les temps où nous sommes, la notoriété va si souvent là où il ne faudrait pas, qu’on peut se consoler aisément d’en être privé : et que si être fort connu n’est pas une preuve certaine de mérite, être peu connu ne saurait être un signe infaillible d’infériorité.

Si Gabriel Ferry était trop peu connu de la génération actuelle, on ne peut pas dire qu’il en soit ainsi de Gaboriau : il est mal connu, ce qui est pire, car, dans ce pays aux opinions accréditées et toutes faites, il est plus facile de passer de l’état d’inconnu à la notoriété que de sortir d’une classification admise pour aller dans une autre. Gaboriau est rangé depuis longtemps parmi les producteurs faciles des petites feuilles, parmi les improvisateurs hâtifs, au nombre des romanciers qui disputent aux comptes rendus des assises et aux rédacteurs de faits divers la curiosité haletante des portières et des cochers. Gaboriau est classé, étiqueté, numéroté. C’est fini. Qui est aimé de tant de lecteurs vulgaires ne saurait plaire aux raffinés. Dans la république fort aristocratique des lettres, les suffrages innombrables de certaines foules grossières ne peuvent se mêler aux avis choisis de quelques censitaires délicats. L’ami du très grand nombre n’est point du tout leur fait.

Aussi surprendrons-nous étrangement ces délicats dédaigneux, si nous leur démontrons que Gaboriau, par la nature de son esprit, par la construction de ses œuvres principales, n’a pas fait du roman, mais de la logique ; qu’il s’est avant tout posé des problèmes, et qu’il les a résolus ; qu’il appartient beaucoup plus au jugement des érudits de la science philosophique qu’à celui du critique littéraire ; que la passion est exclue de ses livres ou seul domine le raisonnement ; en un mot que Gaboriau, si dédaigné de ses confrères, qui l’accusent d’avoir fait du roman vulgaire, est un logicien de premier ordre, un analyste remarquable, un des écrivains de notre temps qui ont le mieux enchaîné les effets à leurs causes, le plus clairement prouvé les dangers des erreurs possibles dans la déduction, des sophismes dans le raisonnement, des déviations dans l’ordre normal des preuves. Que si l’on nous demande dans quels traités jusqu’ici inédits, il a révélé ces qualités supérieures, nous répondrons que c’est dans l’Affaire Lerouge, le Crime d’Orcival, le Dossier nº 113, Monsieur Lecoq, la Corde au cou, œuvres fort improprement nommées romans par l’influence de Dentu qui connaît son public, mais auxquelles il est temps de restituer leur véritable titre général, qui est celui-ci : Des Procédés de raisonnement en matière judiciaire.

Gaboriau n’est pas le premier créateur du genre que nous allons décrire en faisant ressortir son importance scientifique. Son ancêtre, son générateur est incontestablement Edgar Poë. Nous ne parlons pas de ce poète de génie qui a peint d’une manière terrible autant que saisissante l’exception dans la nature, l’exception dans la vie humaine, l’exception dans l’ordre moral, et dont les vers heurtés, saccadés, étranges, sont remplis de larmes qui ne viennent pas du cœur, de cris qui ne viennent pas de l’âme, mais des nerfs, et s’adressent seulement aux nerfs du lecteur. Nous ne parlons pas non plus de ce fou, parfois lucide, qui, dans tant de récits, du raisonnement quintessencié est arrivé au doute, du doute à l’hallucination, de l’hallucination à l’hystérie, et qu’il serait dangereux de faire lire à un esprit affaibli, tant est contagieux le mal horrible dont souffrent les personnages de ces petits drames, peints d’une façon d’autant plus admirable que tous sont Poë lui-même. Nous voulons parler de l’Edgar Poë encore dans sa première manière, encore dans les ardeurs de curiosité du raisonnement, consacrant encore sa volonté patiente à jeter un défi aux difficultés. Nous voulons parler de l’homme dont les facultés n’étaient pas surmenées, les nerfs relâchés, les impressions surexcitées quand il écrivit cette trilogie merveilleuse par la force du raisonnement, l’enchaînement des preuves, la précision exacte des déductions, et qu’on appelle : le Double Assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée, le Scarabée d’or.

Chacun connaît ces trois récits, qui sont en réalité trois problèmes posés et résolus par Edgar Poë. L’idée maîtresse en est l’analyse, c’est-à-dire ce procédé fondamental de toute méthode, par lequel l’esprit, concentrant son attention sur chaque objet en particulier, le décompose dans ses parties et ses propriétés. Aux yeux de Poë, la jouissance que procure à l’analyste cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller, est au moins aussi vive que la satisfaction éprouvée par l’homme fort, se complaisant dans les exercices qui provoquent les muscles à l’action. L’analyste tire du plaisir des occasions les plus triviales, parce qu’il n’en est pas où il ne puisse mettre en jeu sa puissance de perspicacité. Cette faculté de résolution, qui trouve sa plus grande force dans l’étude des mathématiques, ce pouvoir de réflexion qui, poussé à ses dernières limites, prend un caractère surnaturel et dont les résultats, isolément présentés à un auditeur frivole, lui apparaissent comme une intuition, ce don d’observer attentivement, non comme le font les peintres de mœurs en considérant les vices et les ridicules, mais eu étudiant uniquement l’enchaînement des faits et la liaison des idées, nulle part on ne les voit mieux se déployer que dans les trois récits qui ouvrent la série des Histoires extraordinaires, traduites par Baudelaire.

En lisant Gaboriau, nous nous étions dit qu’il avait dû être vivement frappé par ces problèmes si fortement posés, si logiquement résolus, et nous n’avions jamais douté qu’Edgar Poë n’eût été l’initiateur de l’auteur de l’Affaire Lerouge. Récemment, nous avons appris qu’il en a été tellement ainsi que, dès son extrême jeunesse, Gaboriau, saisi d’admiration pour les Histoires extraordinaires, avait entrepris d’écrire les Récits étranges qui en eussent été sans doute le pâle reflet.

Gaboriau fit mieux que de donner une faible imitation des Histoires extraordinaires. Il fit dériver de ce premier genre un genre nouveau, et lui imprima si bien des qualités particulières qu’au lieu d’être un servile et insignifiant imitateur, il est un créateur original et fécond.

Là où Edgar Poë, agissant en algébriste, avait dit : un crime a été commis dans la rue A…, dans des conditions que nous désignerons par les lettres B C D ; il faut dégager l’x qui est le coupable ; là où il avait porté toute son attention sur le problème, sans se préoccuper d’autre chose et sans se soucier des mannequins qu’il faisait mouvoir, Gaboriau a créé une action intéressante, inventé des personnages animés chacun de leur vie propre, créé un dialogue, multiplié les incidents ; là où, en un mot, le premier avait seulement construit la carcasse du système, le second y a mis les chairs, le sang, le souffle, la vie.

Imiter ainsi, c’est imiter de génie. « De deux auteurs, a dit M. Nisard25 que nous prions de nous excuser si nous l’invoquons à propos d’un romancier d’aussi vulgaire réputation, de deux auteurs dont l’un ne sait pas donner la vie à ce qu’il trouve, et dont l’autre crée ce qu’il imite, l’inventeur, c’est le dernier. » Edgar Poë est le créateur scientifique du genre ; il n’a pas voulu, ou il n’a pas pu aller au-delà. Il s’est borné à faire œuvre de mathématicien. Gaboriau a ajouté à l’élément scientifique l’élément littéraire, et c’est ainsi qu’il est de notre ressort.

Assurément, nous concevons que les frivoles, qui ont aperçu dans ses livres le seul élément de curiosité, en fassent peu de cas, sans se douter qu’ils se frappent ainsi eux-mêmes, bien plus qu’ils n’atteignent Gaboriau. Mais comment, après avoir lu tout d’une haleine un de ses volumes (il est impossible de les lire autrement), comment, après avoir fermé le livre, le lecteur réfléchi négligerait-il de reconstruire et d’admirer tout le travail démonstratif de l’auteur, de réédifier son œuvre, d’en étudier les rouages à la fois si multiples et si simples, d’en surprendre la marche si parfaitement combinée, d’examiner comment et avec quel art tout spécial le fait en apparence le plus secondaire concourt au but principal, que tout prépare, que tout amène, de telle façon que l’esprit éprouve à la fin de la lecture une complète satisfaction ?

On a reproché à Gaboriau d’avoir abusé du roman judiciaire et d’avoir épuisé une veine heureuse en se répétant. Nous voyons, nous, un motif d’éloge dans ce prétexte à blâme. Quelle féconde, imagination a, au contraire, été nécessaire à l’auteur pour varier à l’infini la nature des crimes commis, les circonstances qui les accompagnent, les mobiles des coupables, les indices laissés par eux, les fausses comme les bonnes pistes, tout ce qui autorise presque la justice à poursuivre des innocents et ce qui permet au criminel de se dissimuler, jusqu’au moment où un policier plus perspicace finit par découvrir la voie conduisant à la vérité !

Edgar Poë, dans son Double Assassinat, ayant imaginé un crime singulier, avait dû le faire commettre par un être singulier. Chez Gaboriau, le point de départ est toujours simple et naturel. Le plus souvent, dans le Dossier nº 113, par exemple, la première page du livre semble être un fait divers de journal. Les faits principaux ne sont nullement compliqués. Chaque jour nous en trouvons de semblables dans la Gazette des Tribunaux. C’est quand on procède à l’instruction du crime que les fils se multiplient et se croisent, et avec quel art scientifique, serions-nous tenté de dire, si nous osions rapprocher ces deux mots !

Nous nous rappelons tous ces dictées longtemps préparées à l’avance par de doctes professeurs de grammaire et où, avec une industrie farouche, ils accumulaient à plaisir en une seule page les difficultés les plus délicates de notre langue si difficile. Eux seuls, qui avaient élaboré longuement cette page, auraient pu l’écrire sans manquer aux règles de l’orthographe, et ils y avaient mis tant de soins cruels que chacune de nos fautes était à leurs yeux une triomphante et réjouissante preuve de leur habileté consommée.

Les instructions judiciaires contenues dans les œuvres de Gaboriau nous ont rappelé ces dictées. Elles sont hérissées de difficultés toujours nouvelles, elles présentent, pour les jeunes magistrats et même pour les plus expérimentés, de véritables exercices qui leur seraient vraiment fort utiles. M. le garde des sceaux reçoit en ce moment beaucoup de conseils. Un de plus ne le choquera point : qu’il ordonne à tous nos juges d’instruction l’opportune lecture des œuvres de Gaboriau.

Où pourraient-ils mieux apprendre la science des déductions, l’art de l’enchaînement des preuves ? Où pourraient-ils mieux se convaincre de la nécessité de ne négliger aucun indice, mais de savoir distinguer entre les indices sérieux et ceux qu’a laissés à dessein le coupable pour égarer la justice ? On a dit que le légendaire M. Lecoq, qui montre tant de perspicacité dans les livres de Gaboriau, est la peinture fidèle d’un des hauts employés de la préfecture de police. Nous le souhaitons sans le croire. Il est plus juste de supposer que M. Lecoq n’est pas un portrait, mais un maître qui fera des disciples, s’il a beaucoup de lecteurs en certains lieux.

Et d’abord, puisque nous venons de parler de M. Lecoq, il est une première leçon qui se dégage du livre qui porte ce nom ; et ce n’est pas la leçon la moins précieuse. Dans tout le premier volume de l’ouvrage, M. Lecoq, chargé de rechercher les auteurs d’un crime, suit une fausse piste et se trompe. Aux dernières pages du premier volume, il reconnaît et maudit son erreur, et pourtant sa perspicacité était déjà très fine, et il a édifié son système, en apparence, selon les règles les plus absolues de la logique. Quel utile enseignement pour nos magistrats ! Être bien persuadé qu’on est sujet à l’erreur, n’est-ce point le commencement de la sagesse ? Nous avons trop souvent, dans ces études sur le roman contemporain, blâmé chez certains romanciers les digressions inutiles, pour que nous leur donnions à notre tour, après un bon avis, un funeste exemple. Aussi éviterons-nous de nous appesantir sur les erreurs judiciaires, sur ce barbare procédé d’instruction sans avocat qui livre l’accusé sans défense à un interrogatoire souvent trop pressant. Prévost-Paradol a supérieurement démontré, il y a dix ans, les périls d’une procédure qui, hélas ! n’est pas encore modifiée. Mais jamais, même en le lisant, nous n’avons mieux été convaincu de ces dangers que par la lecture des œuvres de Gaboriau.

Si, par hasard, ce que nous écrivons tombe sous les yeux d’un juge d’instruction, nous prévoyons l’objection suivante. De même, dira-t-il, non sans un demi-sourire un peu dédaigneux, de même que le prédicateur réfute victorieusement les objections qu’il se pose, de même il a été aisé à M. Gaboriau de débrouiller des fils qu’il avait embrouillés lui-même, de surmonter des obstacles dont il avait lui-même hérissé sa route, de faire ouvrir des serrures à secret dont il connaissait le mot. La réalité est bien autrement difficile. M. Gaboriau excelle dans la petite guerre parce qu’il dispose lui-même les combattants des deux armées. Nous, nous faisons la grande guerre. Nos adversaires existent. Les siens sont imaginaires et tour à tour habiles ou naïfs, rusés ou crédules, selon les besoins du romancier.

Si un magistrat nous faisait l’honneur de nous présenter cette objection, ce qui nous mettrait à l’abri du reproche de ressembler au prédicateur réfutant ses propres objections, nous le supplierions de se soumettre à une épreuve décisive. Il lirait d’un roman judiciaire de Gaboriau assez de pages pour posséder tous les éléments de l’affaire. Ce serait là son dossier criminel. Puis il interromprait sa lecture, instruirait l’affaire, et donnerait son avis. Nous verrions alors lequel serait le meilleur de l’avis du magistrat ou de celui de Gaboriau. Mais, nous répond, non sans une certaine irritation, le juge choqué du rapprochement, je suis magistrat, et non romancier. Mais, répliquons-nous, à notre tour, Gaboriau est moins un romancier qu’un professeur chargé d’apprendre aux juges à éviter les fautes d’orthographe. Or, ne l’oublions pas, les fautes d’orthographe d’un juge d’instruction sont pour une famille le désespoir, pour un innocent le déshonneur, peut-être la mort.

Pour Gaboriau, si habile à imaginer des problèmes qui semblent insolubles jusqu’au moment où il indique leur solution, il était un problème bien autrement difficile à résoudre : comment passer lui-même de l’inconnu au connu ? Sous ce rapport, les écrivains d’ouvrages réputés plus sérieux ont, grâce aux concours académiques, des facilités qui manquent aux romanciers. L’Académie lit tout ce qui lui est présenté, et ses décisions, répandues dans le monde savant, y assurent la notoriété à ceux qu’elle distingue. Le romancier, au contraire, est lu quand il est célèbre, et, pour être célèbre, il faut qu’il soit lu. C’est là un cercle infranchissable, une difficulté insoluble, la seule peut-être que Gaboriau n’ait pas vaincue avec ses propres forces. Le hasard vint à son aide. L’Affaire Lerouge avait été publiée en feuilleton dans le Pays sans attirer l’attention. Quelques années après, un nouveau journal, d’abord peu fortuné, le Soleil, reprit cette œuvre et la donna à son tour. Ce fut à la fois la fortune du Soleil et celle de Gaboriau. On lut avec avidité et comme s’il était nouveau ce merveilleux récit où, par un tour de force d’invention, deux actions coexistent simultanément, tantôt distinctes l’une de l’autre, tantôt se confondant, cette singulière affaire judiciaire dans laquelle, jusqu’au dernier moment, le fils naturel et le fils légitime sont tour à tour soupçonnés et où la conviction puis le doute sont si bien inspirés au lecteur qu’il éprouve lui-même les satisfactions et les angoisses du magistrat instructeur.

Monsieur Lecoq seul serait supérieur à l’Affaire Lerouge, si le second volume ne déparait pas le premier. Mais celui-ci est le chef-d’œuvre du genre. Il est impossible, croyons-nous, d’écrire quatre cents pages plus dramatiques, d’exciter plus habilement et de mieux maintenir l’attention du lecteur, d’être à la fois plus logique, plus rigoureux dans le choix des termes du problème, et en même temps plus ingénieux dans l’invention des caractères et des incidents qui couvrent et masquent, aux yeux des frivoles, les données scientifiques du livre. Le Crime d’Orcival, le Dossier nº 113, les Esclaves de Paris, étendirent encore la réputation de Gaboriau. Le but poursuivi est le même, le plus utile, le plus digne de la science démonstrative ; seules, les routes suivies pour l’atteindre varient à l’infini, et dans chacune d’elles nous rencontrons des personnages nouveaux, nous trouvons des incidents particuliers de la vie parisienne. Gaboriau est un professeur de déduction qui excelle à choisir ses exemples.

Après avoir publié ces chefs-d’œuvre, il a essayé ses forces dans un genre nouveau, et il a cherché dans l’Argent des autres à peindre et à stigmatiser les tripoteurs de la Bourse. Mais là il a échoué complètement. Ayant qu’il eût trouvé sa véritable voie, il avait essayé de tracer quelques tableaux de fantaisie, qui ne sont pas sans mérite. Le 13e Hussards, les Gens de bureau (ce dernier livre écrit à la façon d’Henri Monnier), révèlent certaines qualités d’observation. Mais il ne s’attarda pas longtemps, et il fit bien, dans ces sentiers joyeux qui l’éloignaient de la route droite et vaste qu’il était chargé de parcourir. S’il a recueilli dans les uns quelques fleurs fugitives, c’est dans celle-ci qu’il a obtenu les fruits durables et qu’il peut être suivi avec profit.

Grâce à lui nous comptons un Edgar Poë français, mais un Edgar Poë réglé, agrandi, et heureusement conduit des voies scientifiques dans les voies littéraires. Si, en effet, Gaboriau, par la construction de ses problèmes, par l’étude approfondie des preuves et des sophismes, est un dialecticien aussi rigoureux et net que Poë, en revanche, par l’heureux emploi de qualités toutes littéraires, par la vivacité du récit, par le naturel du dialogue, par la création de types très vivants, il appartient aussi à la famille des lettres.

Quoi qu’on en ait dit, son œuvre était accomplie quand il est mort. Il a laissé cinq ouvrages que les lecteurs superficiels liront toujours avec, avidité, et qu’étudieront avec profit ceux qui, soulevant les voiles ingénieux dont il a plu à Gaboriau de couvrir sa charpente, voudront admirer la science profonde du raisonnement et se rendre un compte exact de l’enchaînement normal des preuves. Et qui nous assure que ce n’est point par ces dernières et solides qualités que Gaboriau est devenu si populaire dans les masses ? L’esprit du peuple est en général logique. Les démonstrations scientifiques, quand elles sont clairement mises à sa portée, plaisent à son sens droit. Si la foule est trop souvent passionnée et aveugle, ses éléments isolés sont sensibles à la raison rigoureuse qui s’impose. Il est probable que la plupart des lecteurs de Gaboriau croient commencer la lecture d’un roman, mais il est fort possible qu’en le lisant, ils se réjouissent instinctivement de faire de la science. Ils l’ignorent, il est vrai, grâce aux intrigues imaginées par l’habile romancier venant en aide au logicien rigoureux. Mais qu’importe ? La nourriture est-elle moins substantielle, bien que dissimulée sous des accessoires qui la font accepter par notre goût blasé ?

XVII. M. Eugène Chavette §

Ce n’est pas sans motifs que, dans cette galerie, nous plaçons M. Chavette immédiatement après Gaboriau. En étudiant l’un, nous achèverons de faire connaître l’autre, sur lequel nous n’avons pas encore tout dit. D’autre part, en rapprochant M. Chavette de Gaboriau, qui est, à certains égards, son initiateur, comme Edgar Poë a été le générateur de Gaboriau, nous montrerons que, si les imitateurs dépourvus de talent compromettent le maître, dont ils exagèrent les défauts et ridiculisent jusqu’aux qualités, il n’en est pas de même de certains disciples, beaucoup plus soucieux d’améliorer le genre et d’étendre sa portée, que de copier servilement leurs devanciers.

Nous les nommons improprement des disciples. Ce sont des continuateurs qui, jugeant avec impartialité ceux qui les ont précédés, voient par où ceux-ci se sont égarés, par où ils ont réussi, et se rendent parfaitement compte du point exact où la tâche, avant été interrompue, doit être reprise. Ils ne se laissent nullement éblouir par les procédés de ceux qui sont venus avant eux ; ils se préoccupent fort peu de suivre la même méthode ; ils considèrent avant tout les perfectionnements dont est susceptible le système. Tandis que les imitateurs serviles essayent d’entrer dans la défroque du maître, laquelle n’a pas été faite à leur mesure, et de poser exactement leurs pieds dans ses traces, les continuateurs n’ont de commun avec lui que le but, et ils se donnent parfaitement le droit de choisir, de perfectionner les moyens propres à l’atteindre.

Nous avons montré, dans notre précédente étude, comment Gaboriau procédait d’Edgar Poë et se distinguait pourtant de lui par des qualités originales. Le romancier que nous étudions en ce moment a écrit, comme Gaboriau, des romans d’aventure ; comme lui il a touché au roman judiciaire, mais en le considérant sous un autre aspect ; enfin il a eu assez de sagacité pour découvrir un notable défaut dans la construction de plusieurs des œuvres de Gaboriau, et assez de talent pour éviter lui-même ce défaut. En montrant comment il a ainsi perfectionné les procédés de Gaboriau, et par quels côtés il est en progrès sur son devancier, nous aurons l’occasion naturelle de démonter les rouages de ces machines si compliquées, si intéressantes, et d’assister, après coup, à leur construction. Il est plus utile, en même temps que plus séant, d’étudier les auteurs dans les parties où ils excellent. Quand nous rencontrons sur notre route un écrivain, nous inclinons à nous occuper surtout de cette troisième partie du discours que l’on nomme l’élocution. Là, au contraire, où un auteur a si bien déployé toutes ses forces dans l’invention et la disposition de sa charpente qu’il ne lui en reste plus guère pour en faire une œuvre littéraire, nous préférons négliger le terrain qui a manqué sous ses pieds, et grimper à sa suite sur l’échafaudage d’où l’on peut apercevoir, se dressant et se juxtaposant, toutes les pièces de la construction.

Nous sommes loin du temps où il suffisait à cet excellent Ducray-Duminil, pour exciter l’intérêt dans Célina, l’Enfant du mystère, ou dans la Taverne du crime, de s’écrier « Ce même homme que nous verrons bientôt… Mais n’anticipons pas ! » Ce mais n’anticipons pas ! si gros de promesses mystérieuses, si terrible dans sa concision, a souvent donné le frisson à nos grand-mères. Quelle ressource précieuse pour ce bon Ducray-Duminil, et comme il a usé de ce procédé commode ! Heureux temps que celui où une simple réticence avait le pouvoir de faire palpiter le cœur des lectrices sensibles !

Cet heureux temps n’est plus, et il a fallu chercher autre chose. Exciter vivement l’intérêt dès les premières pages du livre n’est point difficile. Il en est du roman comme du théâtre. En ouvrant un volume, comme en arrivant au spectacle, on est disposé à accepter telle situation qu’il plaît à l’auteur d’imposer. À ce moment, mais à ce moment seul, il est le maître de son public. Aussi le fondateur d’un petit journal très lu avait-il l’habitude de dire à ceux qui lui apportaient des manuscrits : « Avez-vous fait déterrer beaucoup de cadavres dès la première page ? » Au point de vue industriel, il avait raison. L’abonné, attiré par ces premières scènes terribles, affluait. Qu’importait le reste ?

Mais au point de vue de l’art (car même en cela il y a un art, et nous sommes trop peu exclusifs pour dédaigner celui-là), la difficulté n’est pas d’imaginer, puis d’exposer tout d’abord une situation émouvante, mais bien de l’expliquer ; la difficulté ne consiste pas à poser un problème piquant, mais à le résoudre, pas à exciter l’intérêt, mais bien à le maintenir toujours en éveil et même à l’accroître de plus en plus jusqu’au dénouement. C’est là, il faut bien le dire, une tâche fort ardue. Elle n’est pas ordinaire l’imagination qui est apte non seulement à inventer une longue suite d’aventures, mais encore à disposer les événements de telle façon qu’ils s’enchaînent les uns dans les autres, à combiner les intrigues avec une telle dextérité que l’attention soit toujours en éveil, la curiosité constamment excitée, que le lecteur enfiévré, tourmenté, énervé, soit fatalement contraint d’achever d’un seul trait le livre commencé.

Gaboriau n’a à peu près surmonté cet obstacle que dans l’Affaire Lerouge. De Monsieur Lecoq, le premier volume est un chef-d’œuvre, parce qu’il est tout entier consacré à poser le plus intéressant des problèmes. On ouvre avec anxiété le second volume. Mais dès la première page, quel désenchantement ! Pour nous donner la clef des mystères entrevus jusque-là, l’auteur a été contraint de raconter l’histoire de ses personnages dès leur berceau. Boileau blâmait les œuvres de son temps où l’on voyait un héros

Enfant au premier acte et barbon au dernier.

Ici c’est tout le contraire, sans être meilleur. Nous étions en pleine action, en pleine lutte, dans le cœur même du sujet, et voilà que nous nous trouvons tout à coup transporté de vingt années en arrière, dans des lieux inconnus, avec des personnages nouveaux, et tout cela parce que l’auteur a préféré exciter tout d’abord vivement l’intérêt que de le faire progresser, parce qu’il a sacrifié la satisfaction de la seconde heure à la curiosité vivement aiguillonnée dès la première.

Dans son grand roman d’aventures, le Coureur des bois (auquel nous revenons incidemment, comme nous revenons à Gaboriau pour éclairer par des exemples le point spécial que nous étudions ici), Gabriel Ferry a compris la gravité de cette difficulté. Il aurait pu commencer son récit par une scène saisissante et splendide au milieu des vastes déserts d’Amérique, et y placer son héros âgé de vingt années. Mais tôt ou tard, et afin d’expliquer la haine de Fabian pour le meurtrier de sa mère, il eût fallu revenir en arrière et nécessairement laisser languir l’attention du lecteur. De deux inconvénients, il a choisi le moindre. Comme tant d’autres romanciers, il a préféré une progression constante à une diminution, même momentanée, dans l’intérêt du lecteur.

Ni Eugène Sue, ni Frédéric Soulié, n’avaient non plus surmonté cet obstacle presque insurmontable. Ils réussissaient bien à exciter vivement l’intérêt dès le début. Eugène Sue produisait une véritable sensation par son premier feuilleton des Mystères de Paris, où une scène de pugilat dans un bouge de la cité se terminait par ces paroles mystérieuses dites à un des lutteurs : « Prenez garde, Monseigneur ! » Frédéric Soulié, entassant œuvre sur œuvre et publiant en dix-huit années des romans dont la nomenclature remplirait une page, excellait à enchevêtrer les uns dans les autres les crimes, les intrigues, les aventures, et cela au point de lasser l’attention du lecteur, auquel d’un divertissement il faisait une fatigue. Mais il ne parvenait pas à éviter ces récits rétrospectifs auxquels, comme tous ses devanciers, il avait recours pour nous ramener à l’enfance de ses personnages, d’abord présentés dans le milieu même de l’action.

Jusqu’à ce jour les auteurs de romans d’aventures semblaient donc réduits à l’alternative, ou de renoncer à d’abord captiver vivement l’attention, ou d’être contraints de ralentir l’intérêt après l’avoir au début très fortement excité.

Seul, peut-être, parmi tous ceux qui ont écrit des romans d’aventures, M. Eugène Chavette a pu réunir les avantages des deux systèmes. Par un effort prodigieux d’invention et un véritable tour de force de combinaisons ingénieuses, il est parvenu, après nous avoir mis, dès les premières scènes de ses livres, en face d’une situation intéressante au plus haut degré, à maintenir jusqu’au bout, et dans le même état enfiévré, notre curiosité haletante. Comme Gaboriau, il nous jette dès le début en pleine action et nous fait pénétrer dans le cœur même du sujet. Mais il l’emporte sur Gaboriau en ce qu’il évite les retours en arrière en mêlant à l’action les récits rétrospectifs, en les confondant avec le drame, en empêchant ainsi que l’attention devienne moins vive et l’intérêt moins poignant. Lui seul, croyons-nous, possède dans tous ses secrets cet art, qui n’est pas vulgaire, cet art d’attacher le lecteur trois volumes durant (car l’Héritage d’un pique-assiette comprend trois volumes) et de l’attacher au point que le lecteur, entièrement absorbé, cesse, pendant cette lecture, d’avoir le gouvernement de lui-même, et est entraîné à la suite du puissant inventeur dans ses extraordinaires imaginations. Qu’on sorte de cette lecture relevé, fortifié, épuré, assurément non, et l’auteur n’y prétend pas. Mais on n’en sort pas plus mauvais, et l’on a du moins joui d’une puissante, d’une irrésistible diversion. Le hatchis n’en produit pas une plus complète.

Par quels prodiges d’enchevêtrement, par quelles merveilles d’agencement M. Chavette a-t-il obtenu ce résultat aussi bien dans la Chiffarde que dans Défunt Brichet, dans la Chambre du crime comme dans le Rémouleur, mais surtout dans l’Héritage d’un pique-assiette, qui est le chef-d’œuvre du genre ? Nous avons étudié de très près ses procédés. La plupart lui appartiennent, et lui seul en a tout le mérite. Le plus souvent ses solutions sont vraisemblables et logiques, ce qui le distingue grandement de ses devanciers. Dans les Mémoires du Diable, le plus vaste et le plus compliqué des romans de Frédéric Soulié, celui-ci s’est donné un moyen commode de faire sortir ses personnages des situations difficiles où il les avait placés. Ils invoquent le diable qui s’empresse d’accourir pour ouvrir à propos une trappe ou indiquer un escalier dérobé. Ponson du Terrail se tirait d’affaire en manquant de mémoire, ou plutôt en supposant que ses lecteurs en manqueraient. Nous ne savons dans quel roman un de ses personnages est enfermé dans un souterrain dont il parvient à sortir aisément, grâce à son habileté professionnelle de maçon. Un peu plus tard le même personnage a à défoncer un coffre-fort. Que fait l’ingénieux auteur ? Oubliant qu’il a d’abord donné à son héros le métier de maçon, il en fait tout à coup un serrurier.

Chez M. Chavette rien de semblable. Il n’a pas recours au démon pour dénouer les situations compliquées, et il apporte assez de soin à ce qu’il fait pour n’avoir pas à redouter la mémoire même du lecteur le plus attentif.

Nous avons dit que les procédés qu’il emploie sont bien à lui. Il en est un pourtant que nous avions déjà reconnu dans les Mystères de Paris. Eugène Sue avait à faire faire par un de ses personnages un récit long, assez insignifiant, mais indispensable à l’intelligence de l’action. Qu’a-t-il imaginé non seulement pour faire accepter ce récit au lecteur, mais encore pour le déterminer à le souhaiter le plus long, le plus prolongé possible ? C’est un détenu qui le fait dans un préau de prison, un détenu sympathique au lecteur, mais suspect aux autres prisonniers et que menace un complot. Les gardiens qui l’écoutent devant s’éloigner quand il aura fini de raconter, c’est donc la fin de son récit qui sera le signal de sa mort. On conçoit dès lors que l’intérêt secondaire du récit du prisonnier menacé se fortifie du puissant attrait résultant des circonstances au milieu desquelles il est fait.

M. Chavette a usé à son tour de ce procédé ingénieux qu’il a peut-être cru inventer, sans connaître l’emploi qu’en avait déjà fait l’auteur des Mystères de Paris. Mais combien d’autres lui appartiennent en propre dans ce fouillis en apparence inextricable, dans ce labyrinthe dont lui seul tient les fils nombreux et où, dès que nous posons le pied, nous perdons le souvenir de nos préoccupations, de nos joies, de nos douleurs, pour nous intéresser seulement aux obstacles extraordinaires qu’à plaisir le romancier a accumulés devant lui ! Car l’intérêt n’est que là. Qu’on ne s’imagine point que nous puissions nous attacher à un des personnages de ces romans. Ici comme ailleurs, comme partout, ne l’oublions pas, l’intérêt éprouvé par le lecteur est l’intérêt qu’a éprouvé l’auteur lui-même en tenant la plume. Or M. Chavette ne s’intéresse évidemment à aucun des bandits qu’il met en scène. La seule, la vraie satisfaction qu’il a eue, il l’a trouvée dans l’amoncellement des difficultés qu’il s’est donné à résoudre. C’est aussi là le plaisir du lecteur. C’est une jouissance toute d’esprit, une jouissance presque scientifique. Comment notre guide va-t-il nous tirer de là ? se demande-t-on. Comment va-t-il soulever les voiles épais qui nous cachent la lumière ? Par quelles machinations nouvelles va-t-il nous captiver plus longtemps ?

Nous n’analyserons pas plus les cinq romans de M. Chavette que nous n’avons résumé les œuvres de ses devanciers dans ce genre spécial. Nous étudions seulement les procédés, et nous nous bornons à indiquer les traits caractéristiques Comment d’ailleurs analyser une action dont la complication est tout l’attrait ? Comment aurions-nous la naïveté de nous étonner là où l’auteur ne s’étonne de rien ? Un jour que nous lui demandions pourquoi il se montrait si impitoyable à l’égard des duchesses qu’il introduit volontiers dans ses romans, mais pour les charger des crimes les plus noirs : « C’est, malgré moi, répondit-il d’un air narquois. J’ai du plaisir à faire d’une duchesse une empoisonneuse. » Il y a d’ailleurs tant de forfaits dans les romans de M. Chavette, que toutes les classes de la société sont sans peine représentées dans ce tissu d’horreurs.

L’abondance de ces crimes a nécessairement conduit M. Chavette à mettre en scène les juges d’instruction et les policiers chargés d’en découvrir les auteurs. Mais c’est sous un aspect bien différent de celui de Gaboriau qu’il a présenté cette question. Aussi inventif que lui, mais narquois et doucement ironique, M. Chavette raille là où l’autre condamne et frappe. La leçon est plus indirecte, mais aussi efficace. C’est ainsi que, dans la Chambre du crime, M. Chavette a imaginé un assassinat dont les circonstances extérieures sont telles qu’on peut croire : tantôt le mari en fuite coupable du meurtre de sa femme, tantôt celle-ci disparue coupable du meurtre de son mari.

Tout cela est raconté avec assez de gravité pour émouvoir le vulgaire, avec assez d’ironie pour retenir les plus délicats. M. Chavette est suffisamment convaincu pour convaincre tous ceux qui y sont disposés, suffisamment sceptique pour faire sourire les autres, suffisamment soigneux des moindres détails pour prévenir les objections des seconds comme des premiers.

Rien n’égale la désinvolture de ses récits, le ton dégagé du narrateur. À la liberté de ses allures, on reconnaît bien vite qu’il ne croit pas un mot de ce qu’il raconte. À la précision des faits, au soin minutieux révélé même dans les épisodes les plus secondaires, on voit qu’il tient absolument à l’exactitude de ses données et qu’il a réussi à être irréfutable. Ne vous avisez pas de contester avec lui la vraisemblance d’un événement qu’il a exposé. Il est armé de pied en cap, et il n’aura pas de repos qu’il ne vous ait démontré cette vraisemblance. En l’écoutant comme en le lisant, on découvre aisément l’énorme travail de conception auquel il a dû se livrer. M. Chavette a la coquetterie de nier ce travail. Dans ses jours de paradoxe, et ces jours se succèdent sans interruption, il soutient volontiers qu’il écrit ces phénoménales machines au jour le jour, feuilleton par feuilleton, et sans plan arrêté à l’avance. Heureusement, s’il vous sait gré de le croire, il ne vous en veut point de ne le croire pas. En réalité, il a mis, soyez-en sûr, un temps infini et il a déployé des efforts prodigieux pour imaginer et disposer ces événements, pour resserrer les uns dans les autres les mille nœuds de son action, pour créer cet écheveau étrange, pour multiplier à l’infini tant de causes subtiles, leur rattacher tant de conséquences ingénieuses, pour entasser ainsi tant de déductions, tant de vicissitudes, et placer sous les pas de ses personnages ces nombreuses trappes, ces pièges imprévus qui ont fait le tourment autant que la joie de leur inventeur et qui procurent au lecteur tant de délicieuses surprises.

Un des traits qui complètent la physionomie si originale de M. Chavette, c’est cette verve narquoise dont il a donné tant de preuves dans le journalisme de fantaisie, dans le théâtre de genre, et qu’il a conservée jusque dans ses plus sinistres romans. Devant la table de M. Chavette, et à côté du dialecticien qui enchaîne avec précision les effets à leurs causes, est toujours assis le railleur qui ne veut pas perdre ses droits et qui se glisse partout. C’est le railleur qui a introduit dans l’Héritage d’un pique-assiette ce Gaduchet, ce type si comique de policier. Le dialecticien y a consenti, car il domine toujours, et les inventions les plus drolatiques comme les plus horribles sont soumises à son contrôle.

Il est pourtant un volume où le railleur a pris sa revanche et a réduit au silence le dialecticien. C’est celui qui renferme ces joyeuses Petites Comédies du vice, où le paradoxe sort tellement des limites ordinaires qu’en le lisant on doute de sa propre raison, après avoir douté de celle de l’auteur. Il est impossible, par exemple, d’imaginer rien de plus gaulois, de plus rabelaisien, de plus parisien aussi que ce dialogue surpris dans un de ces établissements d’utilité universelle qui abondent à Paris ; c’est souvent bien près d’être indécent, mais jamais immoral. Cela devrait être écrit en vieux français, mais n’a pas besoin d’être traduit en latin.

Bien que M. Chavette n’ait encore écrit que cinq romans, nous avons tenu à nous occuper dès aujourd’hui de lui, parce que ces cinq romans sont des chefs-d’œuvre dans ce genre spécial, et que s’il est moins créateur que Gaboriau, il a assez perfectionné la construction du roman d’aventures pour pouvoir être placé parmi ceux qu’on peut étudier avec profit. Au point de vue littéraire, nous avons à louer beaucoup plus l’absence de plusieurs défauts que des qualités originales. M. Chavette a l’horreur des digressions. Si, comme tant d’autres, il avait voulu faire long, les aventures que renferment ses cinq ouvrages auraient pu être délayées en quarante volumes. Se sentant l’imagination assez féconde pour créer d’autres intrigues et découvrir bientôt de nouveaux procédés de construction, il a préféré prodiguer ses trésors, resserrer son récit, précipiter son dialogue et courir vers le dénouement. Les riches seuls peuvent se permettre de telles prodigalités.

XVIII. M. Paul Féval §

À qui craindrait qu’à force de produire l’imagination des romanciers ne s’épuise, à qui craindrait que nous n’ayons bientôt plus d’aventures imaginaires pour nous consoler des aventures réelles, nous opposerions l’exemple rassurant autant que caractéristique de M. Paul Féval. Il a écrit plus de soixante volumes, et cette production énorme n’a pas encore tari la source qui est chez lui toujours vive et abondante. Chaque année, un ou deux romans nouveaux viennent s’ajouter à leurs aînés, avec lesquels ils n’ont d’autre ressemblance que cet air de famille qui indique une origine commune. Si, en effet, il est certaines situations (et nous les ferons connaître tout à l’heure) qui sont particulièrement chères à M. Paul Féval et auxquelles il revient avec complaisance, ses moyens sont, en général, très variés. Il ne s’est cantonné dans aucun siècle, ni immobilisé dans aucune région particulière. Il ne s’est voué à aucun système, ni attaché à répandre telle ou telle doctrine ; de plus, affranchi de tous liens, il a pu varier à l’infini le plan de ses romans et les entasser les uns sur les autres, sans se répéter trop souvent.

Une fécondité inépuisable, tel est tout d’abord le trait caractéristique de M. Paul Féval. Parmi ses devanciers, nous en voyons seulement quatre qui puissent à cet égard être rapprochés de lui. De ces quatre rivaux en inventions à outrance, nous en avons déjà étudié deux : Balzac et Dumas. Les deux autres, Eugène Sue et Frédéric Soulié, ont en une vogue plus éphémère, et ont été très promptement, après leur mort, remis à leur véritable place, c’est-à-dire assez bas.

Rien de sincère chez l’un, rien de profondément étudié chez l’autre. Le premier s’est fait le courtisan de la misère, comme auparavant il avait flatté les préjugés de la noblesse et épousé la cause des monarchistes. Dans ces deux rôles fort divers, Eugène Sue a également manqué de conviction. Visant avant tout à la popularité, il la recherchait par des moyens assez grossiers ; en paraissant poursuivre le redressement des abus, il se complaisait, en réalité, à étaler des plaies sociales incurables. Il excitait les convoitises des malheureux bien plus qu’il ne s’efforçait de réparer leurs maux. Réformateur très platonique, il augmentait une fortune déjà considérable en fustigeant, dans ses romans, très bien vendus, les jouissances fastueuses des heureux de la terre, et de même que Sénèque écrivait sur une table d’or son traité du Mépris des richesses, Eugène Sue s’attendrissait sur les souffrances du pauvre au milieu d’un luxe tout à fait oriental. Nous nous défions toujours un peu des philanthropes opulents dont les écrits, enrichissant leur auteur, augmentent en réalité ces inégalités sociales qu’ils sont pourtant censés vouloir corriger.

Avec moins de prétention au rôle de réformateur, Frédéric Soulié fut aussi funeste. Peindre la société sous des couleurs horribles, poursuivre l’idéal du mal comme d’autres recherchent l’idéal du bien, accumuler les monstruosités de façon à faire souhaiter que la population relativement honnête du bagne vienne remplacer les criminels épouvantables qui, d’après ce romancier, circulent librement dans le monde, proclamer l’ubiquité et l’impunité du crime, tel a été le but poursuivi sérieusement par Frédéric Soulié dans plusieurs de ses romans, et notamment dans les Mémoires du Diable. En y multipliant des personnages gangrenés, en représentant la contagion du mal comme universelle et inévitable, il a dépravé les consciences et créé une véritable anarchie morale. Il a propagé l’épouvante, excité les haines, envenimé les rancunes. Il a affolé le peuple, trop porté par son ignorance à accepter comme vraie la peinture d’une si effroyable perversité. Le temps, qui répare tout, a vengé les lois souveraines de la conscience. L’oubli a été pour Soulié un châtiment mérité, et aussi bienfaisant, car, à qui a écrit de telles œuvres, on ne peut rien souhaiter de plus favorable que de manquer de lecteurs.

Divertir au lieu de pervertir, telle est la différence essentielle qui distingue M. Paul Féval de Frédéric Soulié. Il ne poursuit pas l’application d’un système, il ne se complaît pas à entasser des crimes sur des crimes. Il ne recherche, ni comme Eugène Sue, la mise en relief des inégalités sociales, ni comme Frédéric Soulié la démonstration de l’universalité du mal, ni comme Gaboriau, mieux inspiré, la réforme des abus judiciaires. Il se laisse rarement entraîner à la description des passions ardentes, et les thèses pour ou contre le divorce n’ont jamais eu en lui d’avocat. Il aspire seulement à divertir ses semblables dans le sens latin du mot, c’est-à-dire à les arracher pendant quelques heures à eux-mêmes et à les intéresser exclusivement aux aventures qu’il raconte.

Chez Gaboriau, l’infatigable adversaire des erreurs judiciaires efface le romancier d’aventures. M. Chavette occupe une place à part, grâce aux procédés employés. M. Paul Féval nous apparaît comme le type du romancier dégagé de toute idée préconçue, bien résolu à ne soutenir ni thèse, ni système, et ne prétendant à aucun but général qui intéresse la société. L’absence de visées originales fait précisément son originalité, comme l’absence de peintures systématiquement immorales fait la moralité de ses récits. Moral sans y prétendre, il a pu ainsi éviter le roman vertueux. Il va où son imagination le conduit ; mais, comme son imagination n’est pas pervertie et qu’il n’a aucun parti pris, le vice et la vertu ont une part à peu près égale dans ses œuvres, sans que la vertu soit monotone, sans que le tableau du vice soit démoralisateur.

C’est là le second trait caractéristique de M. Paul Féval, et c’est celui pour lequel nous l’estimons le plus. S’il eut été seulement fécond et populaire, nous ne l’eussions pas introduit dans une galerie où nous étudions seulement les romanciers qui ont déployé des qualités vraiment originales ou employé des procédés nouveaux. La fécondité est malheureusement un don fort peu rare, et nous ne nous sommes jamais inclinés devant la popularité. Dans la république des lettres, nous n’admettons pas la souveraineté du nombre, et le suffrage discret et raisonné de quelques délicats a plus de prix à nos yeux que l’approbation bruyante et souvent irréfléchie de la foule. Mais M. Paul Féval est un romancier moral, ce qui n’est pas, dans notre temps, une médiocre façon de se distinguer. De toutes les œuvres que, depuis quarante années, il ne cesse de produire, il n’en est pas une qui ait eu pour effet d’exciter les rancunes du peuple et de propager la haine.

Fécond sans s’être gaspillé, populaire sans avoir jamais flatté les passions mauvaises, ni visé plus particulièrement, dans ses attaques ou dans ses éloges, telle ou telle classe de la société, M. Paul Féval doit, être également loué pour la dignité de sa vie, tout entière consacrée aux lettres, pour la parfaite honorabilité d’une carrière où le succès a été précédé de laborieux efforts et acquis de longue lutte. Au contraire de plusieurs de ses devanciers dont la production haletante était nécessitée par le désordre propre aux existences anormales, M. Paul Féval vit de sa plume ; mais il n’a jamais sacrifié au veau d’or, ni rien annihilé de sa fière indépendance. Tandis que d’autres recherchaient dans les démêlés judiciaires un surcroît de popularité, M. Féval se tenait discrètement à l’écart. Une seule fois, il s’est servi des tribunaux, mais pour donner aux riches de la terre une de ces fières leçons qui sont la revanche de l’esprit sur la fortune.

Le docteur Véron avait, sans motif sérieux et par mesquine rancune, refusé d’insérer le roman la Pécheresse, accepté pourtant par traité. M. Féval le fit condamner à l’insertion. Puis, au moment où elle allait avoir lieu, il l’empêcha par exploit d’huissier, comme l’y autorisait une clause du traité, de sorte que Véron se trouva dans cette bizarre situation d’être condamné à insérer et à ne pas insérer. C’était là un acte de fier désintéressement d’autant plus méritoire que M. Féval, alors dans ses débuts, n’avait pas encore obtenu la renommée, et que, modeste pot de terre, il entrait en lutte contre un redoutable pot d’argent. Mais que lui importait ? S’il était venu à Paris n’ayant d’autres ressources que son ambition, il avait recueilli dans sa famille et auprès de son père, digne magistrat à la cour de Rennes, des sentiments d’honneur qui l’ont toujours inspiré et lui ont valu l’estime et la sympathie de tous.

Après ce jugement d’ensemble favorable à l’homme qui est irréprochable, favorable au romancier qui est moral, nous livrerons-nous à un examen détaillé d’un œuvre aussi étendu ? Mais comment ressayer ? Analyser par le menu plus de soixante volumes est chose impossible. Découvrir et indiquer entre ces innombrables récits un lien commun, nous ne saurions, car il n’y en a pas. À un vaste plan d’ensemble, au développement d’une idée générale visible à travers diverses intrigues particulières, M. Féval n’a jamais prétendu. Il conte sans se préoccuper aujourd’hui du récit qu’il a fait hier. Si un fil conducteur existait dans l’enchevêtrement de tant de combinaisons qui se succèdent, ce fil serait fort malaisé à discerner. Mais il est superflu de le chercher. Il n’existe pas.

Il est un sujet pourtant qui a été particulièrement cher à M. Féval, car, sous des faces diverses, il l’a traité à trois ou quatre reprises. C’est l’histoire tantôt touchante et gracieuse, tantôt terrible et lamentable de tous ces affolés d’illusions qui, du fond de la province, entrevoient Paris comme le but suprême et souhaitable où ils tendent sans cesse, dont tous les regards sont tournés vers cette ville magique que mille fois ils ont contemplée en rêve et dont ils se souviennent sans l’avoir jamais vue, et qui, délaissant leur famille pour ce qui est à leurs yeux le seul bien, abandonnant leur patrie pour ce qui leur apparaît comme la véritable patrie, partent pour ce paradis rêvé et le plus souvent se brisent et succombent dans la lutte.

Ce sujet, familier à M. Féval, il l’a présenté sous plusieurs aspects, que diversifient les passions de ses héros. Tantôt c’est la gloire, tantôt le luxe, tantôt le plaisir des sens qui entraîne ses personnages vers la fournaise ardente, qui les pousse vers ce combat où si nombreux sont les morts, si rares les victorieux. La folie qui les tient est si enracinée, qu’à peine jettent-ils au moment du départ, un regard attendri vers ce qu’ils délaissent. En réalité, ils n’appartiennent plus au passé, ou plutôt ils n’ont jamais cessé d’être tout entiers à cet inconnu magique qui les attire. La force absorbante est irrésistible. C’est par elle que Paris, ce monstre redoutable, renouvelle sans cesse ses forces ; c’est avec toutes ces ambitions déchaînées qu’il vit en meurtrissant et en dévorant. De la plupart des amoureux de la gloire, il fait des bohèmes des lettres ; de la plupart des chercheurs de fortune, il fait des déclassés ; de la plupart des femmes qui sont venues, se sachant belles, il fait des filles. Pour quelques-uns qui parviennent au sommet du gigantesque mât de cocagne, des milliers tombent, et sur le grabat d’hôpital où ils sont étendus, que contemplent-ils avec amertume ? Le bonheur qu’ils ont laissé dans leur village ? Point. Leurs yeux restent fixés sur le but entrevu, poursuivi et manqué. Leur dernier regard est un regard de convoitise.

Assurément, nul sujet n’est plus moral, surtout lorsqu’on s’étudie à mettre en scène non les rares vainqueurs de la lutte (ce serait augmenter, le nombre des combattants), mais les misérables vaincus dont la déroute devrait être une leçon.

Toujours c’est de la Bretagne que parlent les héros de M. Paul Féval, de cette chère Bretagne qui lui appartient de moitié avec Émile Souvestre, de cette Bretagne qu’il a délaissée, entraîné, lui aussi, par la force attirante de Paris, mais à laquelle il revient volontiers, tout au moins en imagination, pour la décrire dans ses livres. C’est de la Bretagne que s’envolent les principaux personnages du Paradis des femmes, et aussi l’héroïne de Madame Gil Blas, et encore le Fernand du Drame de la jeunesse. Comment ne serait-ce pas de la Bretagne que Fernand prendrait son vol, puisque Fernand c’est M. Paul Féval ? Aucun de ceux qui ont lu ce touchant récit ne nous démentira. On n’obtient une telle émotion qu’en racontant sa propre histoire ; on n’est si vrai, si précis dans les moindres détails, qu’en recueillant ses plus intimes souvenirs et en regardant en arrière. Le Drame de la jeunesse, ce sont les mémoires personnels de M. Paul Féval, présentés avec beaucoup d’art, mais dont les scènes principales sont celles mêmes de la vie de l’écrivain.

Que de romans d’aventures du fécond auteur nous sacrifierions à ce récit simple, touchant, sincère ! Quelle intensité de vie dans ces personnages dont plusieurs sont des portraits de famille que M. Féval a dû peindre avec un religieux respect ! Comme on sent bien, dans les premiers chapitres, le profond sentiment de la famille et l’amour inspiré à l’auteur par des parents justement vénérés ! Le père, froid, rigide d’apparence, mais au cœur d’or ; la mère si tendre et si indulgente, le fils aîné volontiers censurant, mais d’un dévouement inaltérable, les sœurs, douces, bonnes, affectueuses, se détachent en relief dans l’œuvre comme ils n’ont cessé d’être présents au souvenir reconnaissant de l’écrivain. Nous ne pouvons résister au désir de reproduire la scène émouvante du départ de Fernand pour Paris, cette scène dans laquelle nous avons tous figuré, nous tous qui avons abandonné pour Paris la province, cette scène qui est tellement vraie, que chacun, en la lisant, y reconnaîtra des visages familiers et chers, y retrouvera son père, sa mère, ses frères, ses sœurs :

Je m’endormis harassé de pleurer. Quand je m’éveillai ma mère était à mon chevet. Ses pauvres yeux rougis essayèrent de me sourire. Elle me passa au cou une médaille de la Vierge et me dit : « Promets-moi que tu la porteras toujours. »

La maison était toute en bruits. J’étais le dernier au lit. La voix redoutable de notre Madeleine se faisait entendre au travers des escaliers. Elle chauffait mon déjeuner et poussait des cris d’étonnement, déplorant mon départ, dont elle venait d’apprendre la nouvelle.

Je me vêtis à la hâte, parce que l’heure pressait. J’étais comme ivre, et la pensée de reculer ne me venait pas.

Le légiste (mon frère aîné), disait dans l’escalier :

— Il a dormi comme une marmotte, le sans-cœur ! Vous verrez qu’il ne sera pas prêt !

Je lui coupai la parole en paraissant dans le corridor avec ma malle que je traînais derrière moi. Je repoussai la vaste jatte de chocolat que me tendait notre Madeleine, et je donnai résolument le signal du départ.

Sur le seuil de la porte extérieure, mon père, nous attendait. Il donna le bras à ma sœur aînée, tandis que je prenais celui de ma mère. Les autres suivaient, escortés par Madeleine, qui portait sans effort ma malle et mon chapeau neuf, enveloppé de papier. Nous nous acheminâmes ainsi le long de la rue du Château, vers le quai de la Maine, où était l’hôtel des diligences Laffitte et Caillard. Mon père m’avait retenu, la veille au soir, une place dans la rotonde.

Il était de très bonne heure. Nous ne rencontrâmes en chemin personne de connaissance. Nous allions, silencieux ; mon père, qui ouvrait la marche, pressait le pas. J’entendais la respiration étouffée de ma mère, et je sentais qu’elle étreignait mon bras contre son flanc. Quand nous tournâmes l’angle du quai, elle eut un tressaillement.

Les cinq chevaux qu’on allait atteler à la diligence passèrent près de nous. Ma mère se serra contre moi et sa voix s’éteignit.

— Ceux-là vont t’emporter, Fernand !… murmura-t-elle.

Je n’osais la regarder, mais je devinais les pleurs qui baignaient son visage.

Au moment où nous arrivions devant l’hôtel des Messageries, mon père quitta le bras de ma sœur et vint vers nous. Ma mère n’eut que le temps de me glisser cette moitié de phrase :

— Si tu as besoin, n’oublie pas !

Puis elle laissa mon père me prendre à part.

— Vous avez voulu nous quitter, Fernand, me dit-il ; je souhaite vous revoir, mon ami, je m’en vais bien faible.

L’âge me pèse depuis le dernier hiver. Je souhaite vous revoir… Souvenez-vous d’une chose ; nous sommes pauvres ; mais si vous avez besoin, demandez.

— Vous n’avez que trop fait, pour moi, mon père, balbutiai-je.

Il m’embrassa brusquement. Les hommes montaient ma malle ; on attelait les chevaux. La cour s’emplissait de voyageurs. Le légiste me frappa sur l’épaule par derrière et me dit, cachant son émotion sous une gaieté fanfaronne :

— Alea jacta est ! Te voilà, ma foi, Parisien !

Il ajouta brusquement :

— Ne va pas leur écrire, si tu as besoin ; cela me regarde !

Mes trois sœurs le repoussèrent, car on appelait les noms des voyageurs ; mes trois sœurs m’entourèrent, défaites et pâles d’une nuit sans sommeil. Elles se disputèrent ma dernière caresse, et chacune d’elles trouva le temps de me faire le compte de ses richesses.

— J’ai ma chaîne d’or et mes bagues…

— J’ai mes boucles d’oreilles…

— J’ai mon beau bracelet…

Et le refrain qui me sonne encore dans le cœur :

— Si tu avais besoin, Fernand, n’écris qu’à moi !

Tout le reste est confus dans mon souvenir. Le conducteur cria mon nom. Les chevaux piaffaient et les portières se fermaient. Ma mère était sur mon chemin, soutenue par mon père et mon frère.

— Au revoir, Fernand, au revoir !

— Bon voyage ! Aime-nous !

Il y eut un grand bruit. Je me sentis emporté. Je me penchai violemment au dehors, criant et pleurant. Je vis les mains étendues de ma mère, qui, de loin, m’envoyaient son tremblant adieu.

Des scènes aussi simplement vraies abondent dans ce Drame de la jeunesse, qui restera, non l’œuvre caractéristique de M. Féval, puisqu’il est avant tout romancier d’aventures, mais son œuvre la plus parfaite, parce qu’elle est sortie tout entière de son cœur. L’arrivée à Paris, les péripéties de la lutte, les amours de Fernand et de Sophie, les étreintes de la misère, la joie du premier succès littéraire, empoisonnée par la maladie et la mort de l’amante, la gloire naissant au moment même où s’évanouit le bonheur, tout cela est décrit avec un rare talent. Le style est précis, chaud et coloré. La plume a été tenue d’une main ferme, bien que les yeux de l’auteur aient du souvent se mouiller de larmes, en écrivant ces pages touchantes.

Ce n’est pas à un souvenir personnel, mais c’est à une inspiration analogue qu’est dû le Chevalier de Keramour. Le charmant, l’aimable héros quitte aussi la plus bretonnante des Bretagnes et court à Paris où l’attendent les plus joyeuses, les plus diverses aventures. Tout dans cette odyssée d’un Breton, un peu naïf, jeté dans la grande ville à la fin du règne de Louis XV, est naturel et gracieux. Une jovialité un peu mélancolique, un esprit fin, une extrême délicatesse de touche, et quelques scènes exquises autorisent à donner à ce livre une place particulière dans l’œuvre touffue de M. Féval.

Nous en dirions autant de Madame Gil Blas, si la seconde partie de ce long récit ne versait pas dans le mélodrame. Mais la première est plus simple, plus vraie et atteint presque à la perfection. Ce n’est pas que nous admettions pour cette première partie plus que pour la seconde le titre prétentieux que l’auteur a choisi. Il ne suffit pas de mettre au féminin le nom immortel du héros de Le Sage, pour donner un pendant à cet incomparable chef-d’œuvre. Il faudrait aussi, il faudrait surtout peindre, comme il l’a fait, des vices et des ridicules généraux, appartenant à tous les temps, à tous les pays, et capables d’intéresser tant que l’homme sera en présence de l’homme. Gil Blas est une œuvre d’imagination, et aussi d’observation profonde. Madame Gil Blas n’est qu’une œuvre d’imagination.

On n’attend pas de nous que nous analysions les romans d’aventure de M. Féval. La force créatrice à laquelle sont dus les Mystères de Londres, les Compagnons du trésor, le Bossu, la Rue de Jérusalem, les Habits noirs, les Errants de nuit, n’est pas près d’être épuisée, et l’auteur a gagné sa gageure avec le public, puisqu’il a acquis son estime. Les délicats, ceux qui lisent surtout ce qu’ils prévoient pouvoir relire avec plaisir, ont-ils lieu d’être aussi satisfaits ? Nous en doutons fort. Mais M. Féval produit tellement qu’il peut, en se voyant beaucoup lu, se consoler de n’être pas relu. Si, d’ailleurs, ses livres étaient aussi littéraires qu’ils sont nombreux, s’ils provoquaient à cette seconde lecture dans laquelle on savoure les jouissances déjà éprouvées à la première, M. Féval accaparerait trop de lecteurs.

Dans ces machines compliquées et aux innombrables rouages, nous apercevons des procédés variés plus que vraiment originaux. Les moyens employés par l’inventeur ne sont pas assez caractéristiques pour qu’il y ait profit à les mettre en lumière. Le retour d’assez graves défauts est chez lui plus visible que le retour de qualités saillantes. Il abuse fréquemment de la digression même dans les situations les plus dramatiques. C’est ainsi que dans le roman de Bouche de fer, remarquable d’ailleurs à bien des titres, une interminable dissertation sur la curiosité incorrigible des femmes suspend l’intérêt au moment même où il était le plus fortement excité. Comment M. Féval ne comprend-il pas que ces temps d’arrêt donnent au lecteur le même agacement qu’à un promeneur les brusques irrégularités de terrain et les larges fossés à franchir ? Parfois aussi des épisodes tout à fait secondaires usurpent tout à coup, comme de monstrueuses plantes parasites, la place de l’histoire principale à raconter. On dirait que l’auteur cesse parfois de voir le but vers lequel il voulait d’abord tendre. Comment le voyageur ne s’égarerait-il pas, si le guide lui-même sort de la véritable route ? Quelquefois aussi l’exposition se prolonge démesurément, au détriment de l’action principale présentée trop tardivement. Au lieu d’entrer dans un vestibule qui conduise promptement au milieu même de la maison, on se trouve dans un couloir obscur, sans issue apparente, et on est longtemps sans savoir où l’on va. Le roman d’aventures le mieux construit de tous ceux qu’a écrits M. Féval, celui où il a le mieux évité ce défaut capital, est le Dernier vivant. Là le lecteur marche dès le début sur la terre ferme, en pleine lumière, et il ne rencontre jamais dans sa route de maussades accidents de terrain.

Nous aurons achevé de faire la part de la critique après avoir signalé l’affectation systématique que met M. Féval à opposer trop souvent le rire aux larmes et à introduire des personnages comiques là où ils n’ont que faire. Parfois ses personnages destinés à faire rire ont logiquement leur place dans l’action. Mais, d’ordinaire, on sent l’effort de l’auteur, qui se bat les flancs pour chercher des effets comiques, parce qu’il s’y croit obligé par la loi des contrastes. La gaieté n’est contagieuse que lorsqu’elle est naturelle, et rien n’est lugubre comme une plaisanterie forcée. M. Féval oublie trop aussi que certains tics prolongés cessent de faire sourire et agacent. Le zézaiement, le balbutiement, le retour incessant d’expressions favorites, sont des moyens assez médiocres de faire rire, et M. Féval les emploie néanmoins très fréquemment.

Nous n’avons rien omis de ce qui nous semble défectueux dans les procédés de M. Paul Féval. Mais ces observations, si nombreuses qu’elles soient, ne sauraient faire oublier tout ce qui en lui rend l’homme si estimable, l’écrivain si sympathique, le romancier si goûté. Il n’est pas surprenant qu’ayant tant écrit il offre plus que d’autres un champ très vaste aux remarques peut-être trop méticuleuses de la critique. Sa passion de produire le pousse et l’entraîne sans lui donner le temps d’être court et de se polir. Comme le juif errant qu’il a mis en scène dans le Vicomte Paul, il faut qu’il marche sans cesse, sans pouvoir s’arrêter un instant pour rendre parfaite une de ses œuvres. Son imagination féconde travaillant sans relâche, la plume court haletante et pressée. Comment aurait-il le temps de se relire, n’ayant souvent même pas le temps de se lire une première fois ? À peine une œuvre est-elle terminée qu’une autre bout dans ce cerveau fécond, où de nouveaux personnages viennent à la hâte prendre la place des anciens. L’esprit de M. Féval est si bien façonné pour cet enchaînement d’intrigues, pour ces combinaisons infinies, pour cette création de situations dramatiques, que le moule ne saurait se refroidir un seul instant. Si, dans ces conditions, il n’est guère possible de produire des œuvres achevées et polies, du moins devons-nous nous réjouir de ce qu’une telle surexcitation n’ait jamais entraîné l’auteur à une œuvre malsaine.

Fécond, intéressant, honnête, tel en M. Féval nous apparaît le romancier, et c’est avec ces trois traits caractéristiques qu’il nous a semblé que nous pourrions faire de lui un crayon exact. Fécond, il l’est malgré lui, et nous ne saurions ni l’en blâmer, ni l’en louer. Mais l’intérêt et l’honnêteté de ses récits méritent les plus grands éloges, en un temps où ce qui est moral risque fort de passer pour fastidieux, et où ce qui est jugé intéressant le doit trop souvent à la description séduisante du vice.

XIX. M. Jules Verne §

Outre le roman des sentiments et des passions, qui est le roman par excellence, nous avons déjà étudié avec Gabriel Ferry le roman du nouveau monde, avec M. Louis Reybaud le roman-satire, avec M. Marmier le roman du voyageur, avec M. Ferdinand Fabre le roman du moraliste, avec M. Daudet le roman du poète, avec Gaboriau le roman judiciaire, avec Dumas, Chavette, Paul Féval, le roman d’aventures. Voici maintenant le roman scientifique, car, bien que ces deux mots, roman, science,

Hurlent d’effroi de se voir accouplés,

il est impossible de ne pas les associer l’un à l’autre pour caractériser le genre dont M. Jules Verne est l’incontestable inventeur.

Assurément bien d’autres avant lui s’étaient efforcés de mêler dans leurs récits, avec une juste mesure, l’utile à l’agréable, et d’être à la fois instructifs par la portée sérieuse de leur œuvre ? et piquants par l’invention ingénieuse. Mais nul n’y a réussi comme M. Verne ; ses devanciers avaient entrevu une terre nouvelle ; lui, il y a mis le pied. Ou, plutôt, il n’a pas de devanciers, car tels ont pu croire jadis être parvenus à instruire en amusant, qui sont aujourd’hui obligés de rendre les armes devant l’incomparable maître dans cet art si difficile.

M. Jules Verne a-t-il fait entrer la science dans le cadre du roman, ou a-t-il introduit le roman dans le domaine austère de la science ? Ni l’une ni l’autre de ces deux propositions n’est absolument vraie. Dans ses livres, que les savants les plus exigeants peuvent revendiquer comme des œuvres de science, et que les lecteurs de roman dévorent avec autant d’intérêt que les récits d’Alexandre Dumas, ni la science n’est sacrifiée au drame, ni le drame immolé à la science. Par les combinaisons les plus heureuses, grâce aux artifices les plus ingénieux, la science et l’art se coudoient par une rare rencontre et vont se confondant l’un avec l’autre, sans que la science cesse d’être des plus rigoureuses, sans que l’art perde jamais ses droits. Nous avons précédemment essayé de montrer que l’étude du fait scientifique n’est pas de l’art. Mais nous parlions des cas où c’est l’exception qu’on met en scène, et où, d’ailleurs, on décrit un état physique de l’homme avec la prétention de peindre un état moral. Ici, rien de semblable. C’est le monde physique que M. Verne a mis dans ses livres. La nature tout entière lui appartient, la nature avec ses spectacles tour à tour les plus brillants et les plus terribles, ses tableaux les plus variés et les plus vastes, ses mystères les plus surprenants. Les lieux que nous habitons n’ont pas suffi à cet audacieux esprit, qui ne connaît ni limites, ni horizons. Il a parcouru les deux hémisphères ; il nous a fait visiter les contrées les plus inconnues ; il nous a conduits au cœur encore ignoré de l’Afrique ; il nous a menés vers ce pôle nord, but mystérieux de tant d’efforts ; il nous a fait pénétrer tantôt jusque dans les abîmes les plus profonds des mers, tantôt jusque dans les entrailles mêmes de la terre. Est-ce tout ? Il a porté plus loin son regard, et, franchissant les vastes espaces éthérés, il nous a dirigés jusqu’à la lune, cette grande énigme, jusqu’à la lune que nous contemplons maintenant comme une région familière et connue. À d’autres, les beautés et les laideurs du monde moral. À M. Verne, les merveilles de cet univers, au milieu duquel s’agitent nos destinées.

Jusqu’à lui, quand la science s’introduisait dans le roman, c’était par accessoire et en hors-d’œuvre. Le romancier, mettant en scène un botaniste, feuilletait à la hâte un traité de botanique et acquérait ainsi à bon compte la provision d’érudition à dépenser ; ou bien, ce qui est pire, il avait recours, notamment pour l’histoire, à son imagination féconde, et il donnait aux grands personnages du passé un caractère, des mœurs, des sentiments, des aventures de fantaisie. Chez les personnages historiques qui se pressent dans les romans de Dumas il n’y a guère d’exact que leur nom. Et comme il a eu une multitude de lecteurs, le peuple français est celui qui connaît le moins son histoire. Avec M. Verne il n’y a rien à craindre de semblable, et, pour avoir une saveur piquante, les mets qu’il offre au public n’en sont pas moins les aliments les plus sains et les plus substantiels. Il doit procéder comme les historiens qui, avant de traiter un sujet, font tout d’abord ce que les Allemands nomment la lecture du sujet, c’est-à-dire étudient attentivement tout ce qui a été déjà écrit sur la matière. M. Verne commence par s’imprégner de tout ce qui a trait, de près ou de loin, à la question qui sera le but sérieux de son récit. « Il pousse son étude aussi loin que lui permet la science terrestre26 » Il apprend tout ce qui a été dit par ses devanciers. Il accumule et collige les moindres détails, comme s’il voulait publier un mémoire théorique et complet sur l’état de la question.

Mais ce n’est là que la première partie, ce que nous nommerons la partie préparatoire de son travail scientifique. M. Verne n’est pas seulement un compilateur habile à diriger et à vulgariser ensuite les notions renfermées dans les œuvres des plus érudits et dans les mémoires des plus fameux explorateurs. M. Verne n’a pas seulement le mérite de se conformer si scrupuleusement aux données de la science, qu’un illustre savant a pu dire de ses romans « qu’ils instruisent comme les livres de François Arago ». Il va souvent bien plus loin que ses devanciers. Avec une audace qu’a toujours jusqu’ici justifiée le succès, il résout les problèmes qui sont restés encore non résolus, et il parvient aux buts qu’aucun explorateur n’a pu atteindre. Tantôt ses héros touchent à ces régions boréales d’où l’on ne revient pas, à cette nature polaire qui se défend si énergiquement contre les investigations humaines. Tantôt ils parcourent dans toutes ses parties le centre de l’Afrique. Tantôt enfin ils réussissent, grâce à la construction d’un bateau sous-marin, à pénétrer jusque dans les abîmes de la mer. C’est là ce que nous appellerons la portion d’imagination des travaux scientifiques de M. Verne.

Mais si, dans ces élans audacieux, nécessairement il invente, c’est toujours en côtoyant la vérité et en la serrant de très près. On nous a assuré que M. Verne est convaincu de la possibilité future de ses plus hardies hypothèses. Nous le croyons sans peine. Il les expose en effet avec une foi contagieuse, car il les a échafaudées selon les données les plus rigoureuses de la science. Qui pourrait d’ailleurs affirmer que ces fantaisies scientifiques, qui sont des hypothèses aujourd’hui, ne seront pas demain des réalités ? Est-ce que Cyrano de Bergerac n’a pas pressenti par avance quelques-unes de ces merveilles de la science dont se sont honorés les deux siècles suivants ? Assurément, nous déclinons sur ce point spécial toute compétence. Nous ne pouvons toutefois nous empêcher de faire observer qu’un romancier qui aurait, il y a cent ans, décrit les effets obtenus aujourd’hui par la vapeur, aurait rencontré autant d’incrédules que de lecteurs. M. Verne ne s’est pas tenu aux résultats du présent, et c’est à l’électricité, c’est à cet agent puissant, obéissant, rapide, merveilleux, qu’il a demandé les moyens de faire pénétrer l’homme jusqu’au fond de la mer. Qui nous dit qu’il n’a pas été en cela un précurseur ? Qui nous dit que son bateau sous-marin n’avance pas d’un siècle sur l’époque présente ?

S’il avait tenté de résoudre des problèmes que la science démontre insolubles, s’il avait, par exemple, imaginé un procédé propre à l’arrêt immédiat d’un train de chemin de fer, nous resterions incrédules, parce que sa prétendue découverte serait une violation flagrante d’une loi immuable. Mais, même en allant au-delà de ses devanciers, il est toujours d’une extrême circonspection. Il se garde bien, par exemple, dans Cinq semaines en ballon, de faire résoudre le problème à peu près insoluble de la direction des aérostats. Il se borne sagement à trouver un moyen pratique de maintenir le ballon dans les courants atmosphériques favorables. Rien de plus ingénieux également, rien qui ait plus l’apparence de la vérité que ce Nautilus dans lequel Nemo voyage sous l’eau. Une seule des imaginations de M. Verne est inacceptable en tous points ; c’est celle qui conduit le lecteur au centre de la terre. Mais partout ailleurs il atteint la vérité relative ; quand il cesse d’être vrai, il est encore vraisemblable, et, pour être de fantaisie, ses découvertes ne sont jamais antiscientifiques.

Comment cette exactitude absolue pour tout ce qui a été vu et décrit par d’autres, comment cette vraisemblance parfaite pour tout ce qui sort de l’imagination de l’inventeur peuvent-elles se concilier avec l’art ? Comment un savant aussi rigoureux dans les choses déjà observées, et aussi circonspect dans les choses imaginées est-il en même temps un artiste ? Comment, en un mot, M. Verne, dont les livres sembleraient devoir être discutés seulement dans le sein de l’Académie des sciences ou de la Société de géographie, est-il également justiciable de la critique littéraire ?

Dans les romans de M. Verne, la science se concilie d’autant mieux avec l’art qu’elle le sert, qu’elle en est l’auxiliaire le plus utile, nous allions dire le complice. Toutes les combinaisons, en effet, tous les artifices que les romanciers ordinaires imaginent pour nouer et dénouer une situation, M. Verne les a empruntés à la science. Aux merveilles usées de la féerie, il a substitué les merveilles réelles de la nature ; aux crimes accumulés du roman d’aventures, il a substitué des procédés dont les notions récentes de la science font les frais. Le merveilleux nouveau, il l’a trouvé dans les innombrables conquêtes des savants ; de telle sorte que ses romans ne sont pas seulement scientifiques par les descriptions qu’ils renferment, par les buts qu’ils poursuivent ; ils le sont aussi par les ressorts mêmes employés pour exciter sans cesse et renouveler l’intérêt. Voilà l’originalité propre de M. Verne. Voilà le secret de ses succès. Le procédé semble tout naturel et facile, maintenant qu’il a été trouvé ; mais il fallait le trouver.

Est-ce à dire que la science ait tout à revendiquer ici, puisqu’elle est à la fois le but et les moyens ? Non, assurément. L’artiste se retrouve par l’emploi sagace des procédés, par le développement logique des caractères, par l’heureuse disposition des événements, par la distribution graduée des incidents les plus propres à aiguiser la curiosité. Mais tous les incidents, les moindres comme les plus considérables effets, sont scientifiques et empruntés aux merveilles du monde matériel ; il n’est pas une de ces poignantes entrées en matière, dans lesquelles M. Verne excelle, dont un phénomène physique ne lui ait fourni le sujet ; il n’est pas une situation en apparence sans issue, dont il ne parvienne à sortir, grâce à un phénomène physique. La science est pour lui un vaste réservoir dans lequel il découvre sans cesse les moyens d’exciter, de satisfaire, de renouveler de cent manières différentes l’intérêt. C’est le savant patient et consciencieux qui a lentement formé cet inépuisable trésor. Mais c’est l’artiste qui y puise. C’est le savoir seul qui a accumulé tous les effets scientifiques capables d’instruire. Mais c’est le goût qui choisit les plus propres à intéresser et qui les dispose selon des règles immuables, identiques, également souveraines dans tous les arts. De même que l’Académie française revendique comme siens les Arago, les Biot, les Claude Bernard, c’est-à-dire les savants qui sont aussi des écrivains et qui « au lieu de se servir, comme dans l’ancienne Égypte, d’une certaine langue sacrée entendue des seuls prêtres et de quelques initiés27 », croient que découvrir avec génie ne les dispense pas d’écrire avec talent, de même M. Verne nous appartient légitimement par l’enchaînement industrieux de ses récrits et par les qualités littéraires qu’il a déployées dans la construction de ses drames scientifiques.

C’est lentement et non du premier coup qu’il est parvenu à trouver celle voie féconde où il marche aujourd’hui d’un pas si assuré. Il y a vingt-cinq ans, il débutait par deux petites nouvelles publiées dans le Musée des Familles, puis il donnait au Gymnase et au Vaudeville deux spirituelles comédies. Allant de la pièce de théâtre à la nouvelle, hésitant, il cherchait. Mais si dix ans s’écoulèrent entre ces débuts variés et la publication de ses premiers romans scientifiques, on peut affirmer que ces dix années n’ont pas été perdues. C’est en effet dans cette période qu’il a emmagasiné les immenses provisions d’érudition dépensées à profusion ensuite. C’est alors qu’il s’est formé ce riche fonds dans lequel, depuis 1862, il puise sans l’épuiser. Cinq semaines en ballon, les Aventures du capitaine Hatteras, les Enfants du capitaine Grant, se succédèrent rapidement à partir de 1862 et établirent coup sur coup les droits de M. Verne au titre d’inventeur d’un genre dont il venait de prendre possession par trois chefs-d’œuvre. Mais que d’obscurs travaux, que d’essais informes et restés inconnus, que de longues et fécondes méditations ont dû précéder ces trois livres, à la hauteur desquels M. Verne s’est élevé depuis, mais sans jamais la dépasser ! C’est donner une rare preuve d’abnégation et d’énergie, que de quitter la scène littéraire où l’on a déjà posé les pieds, et de se condamner durant dix années à un obscur et aride noviciat. Par cet effacement volontaire, par ce travail souterrain et incessant, il a fourni aux enfiévrés producteurs de notre temps un exemple qu’ils se gardent bien de suivre. Nous avons tenu à le mettre en évidence pour les envieux qu’irriteraient les succès multipliés et inouïs de M. Verne. Qu’avant de l’envier ils aient le courage de limiter dans sa longue et laborieuse retraite. Elle justifie comme elle a préparé tous ses triomphes.

Trois types principaux se retrouvent fréquemment dans les récits de M. Verne : l’un représente la force intelligente et dirigeante, l’autre la force matérielle et obéissante, le troisième, l’esprit qui jette sa joyeuse verve dans le dialogue. Ces trois types sont naturellement diversifiés selon les aventures auxquelles ils sont mêlés et selon les régions où ils se meuvent. Chacun des divers personnages de tant de romans a son caractère propre, et l’auteur a su introduire dans ses livres une agréable variété, non seulement en choisissant chaque fois une nouvelle thèse scientifique, mais aussi en créant pour chacune d’elles des caractères originaux. Le personnage dirigeant de l’Île mystérieuse ne ressemble pas plus à Hatteras que le personnage comique du Voyage à la lune ne ressemble au géographe si amusant des Enfants du capitaine Grant. Passepartout, le domestique du Tour du monde, Conseil, le domestique de Vingt mille lieues sous les mers, Joé, le domestique de Cinq semaines en ballon, ont chacun une physionomie distincte, un caractère particulier, des traits propres et significatifs. Ni les héros du pôle nord ne seraient à leur place dans le Voyage à la lune, ni les naufragés de l’Île mystérieuse ne conviendraient aux dramatiques scènes du Pays des fourrures. M. Verne n’excelle pas seulement à donner un puissant relief et une originalité frappante à chacun de ses personnages, il sait aussi les placer dans le cadre où se détache le mieux leur physionomie. Ce soin scrupuleux ne contribue pas peu à la vraisemblance générale de ses récits et à la satisfaction complète du lecteur.

Presque toujours c’est à des Anglais ou à des Américains que M. Verne confie les rôles qui exigent le plus d’esprit d’initiative et la plus grande énergie. Cet hommage rendu au caractère entreprenant de la race anglo-saxonne n’est que justice, bien qu’il soit un peu humiliant pour notre patriotisme. Mais n’avons-nous pas le droit d’oublier notre infériorité en considérant avec quelque orgueil que c’est un Français qui a conçu et créé tous ces hardis explorateurs et qui en a doté l’Angleterre et l’Amérique ? Où est le romancier d’outre-Manche qui serait capable d’une semblable générosité ? S’il mettait en scène des Français, il essayerait de leur donner de l’esprit, mais ce ne serait que de l’esprit anglais, c’est-à-dire de qualité inférieure. M. Verne, au contraire, est parvenu à donner à ses héros les plus fortes qualités de la race anglo-saxonne, et cela à une telle dose qu’à Londres on se mire avec complaisance dans les œuvres du romancier français. Qu’on y soit fier d’être le compatriote de l’énergique Hatteras et du tenace Phileas Fogg, nous le concevons. Mais qu’on nous permette d’un peu nous enorgueillir de voir M. Jules Verne écrire de ce côté-ci de la Manche.

Un autre trait distinctif des romans de M. Verne est à signaler, car c’est celui qui donne à ses œuvres la plus haute portée et la moralité la plus élevée. L’auteur s’est complu à exalter le courage individuel aux prises avec les difficultés et les nécessités de la vie, à mettre l’homme en présence de la nature, contre laquelle il lutte et dont il finit par triompher. Il n’est pas assurément de spectacle à la fois plus noble et plus attrayant, car il n’en est pas qui montre mieux à l’homme sa faiblesse de roseau, sa supériorité de roseau qui pense. Aussi ce spectacle a-t-il tenté bien des écrivains. En le décrivant avec toute sa portée philosophique, Daniel de Foë a élevé un immortel chef-d’œuvre. En le variant, en l’appropriant à tous les âges, en y introduisant une agréable diversité, Wyss a produit ce charmant Robinson suisse, moins profond, moins original que son aîné, mais qui, s’il fait moins penser que le Robinson Crusoé, attache davantage. Les Cooper, les Gabriel Ferry, les Mayne-Reid et tant d’autres, ont, à leur tour, montré sous les plus vives couleurs ce que peut l’énergie de l’homme jeté seul en pleine nature sauvage.

M. Verne s’est distingué de tous ses devanciers en plaçant ses personnages au milieu d’obstacles bien plus insurmontables, et en accumulant autour d’eux des difficultés de toutes sortes. Il faut reconnaître, en effet, que les îles où un naufrage jette les divers Robinsons sont des îles privilégiées et tout à fait spéciales. M. Verne l’a fait remarquer très justement28. Un sol prodigue, une nature opulente leur offrent mille ressources variées. Il suffit, dans ces rares pays, d’un peu d’imagination et de travail pour se procurer le bonheur matériel. La nature complaisante va au-devant des souhaits de l’homme. La chasse et la pêche satisfont à ses besoins ; les arbres les plus beaux poussent pour lui ; les grottes s’ouvrent spacieuses pour l’abriter ; les ruisseaux sont à sa portée pour le désaltérer ; de magnifiques ombrages se rencontrent à propos pour le défendre contre la chaleur du soleil, et jamais le terrible froid ne vient le menacer dans ses hivers adoucis. Une graine négligemment jetée sur cette terre féconde rend une moisson quelques mois plus tard. C’est le bonheur complet en dehors de la société. C’est un séjour enchanté. C’est un tableau du paradis terrestre, et nous sommes plus disposés à envier qu’à plaindre les heureux naufragés jetés sur une terre aussi privilégiée.

Et puis, le navire qui est venu s’y briser est toujours à propos fourni de tout ce que la civilisation peut procurer au colon le plus exigeant pour bâtir, lutter, se défendre et attaquer. Que de visites, chaque fois fructueuses, font les héros du Robinson suisse à cet inépuisable bâtiment, où se trouve à point nommé tout ce qui leur est nécessaire ! Si l’île est bien une île spéciale de naufragés, on peut en dire autant de ce bâtiment prédestiné et providentiel.

M. Verne s’est montré moins complaisant pour ses abandonnés. Là où, comme dans les Aventures du capitaine Hatteras, se trouve un navire bien approvisionné aussi, la nature ne fournit rien, le climat est des plus rigoureux, les personnages se trouvent jetés au milieu des glaces de la région polaire. Là, au contraire, où comme dans l’Île mystérieuse, le sol est plus riche, les naufragés n’ont ni armes, ni instruments, car ce sont des naufragés de l’air ; c’est d’un ballon sans nacelle qu’ils sont tombés sur une île perdue au milieu de l’Océan. On conçoit combien l’intérêt augmente par l’accumulation même des obstacles. On conçoit combien s’accroît aussi la portée morale de l’œuvre par la somme d’énergie nécessaire aux personnages qui sont aux prises avec de telles difficultés. Il va sans dire qu’ils parviennent à les surmonter tantôt par l’esprit d’initiative, tantôt par l’ingéniosité industrieuse dont les a doués M. Verne, tantôt enfin par l’aide de la Providence. Car M. Verne a la sagesse de faire humilier ses héros devant cette force supérieure. « Et maintenant que nous avons fait tout ce que des hommes peuvent faire, maintenant que nous nous sommes aidés, que le ciel nous aide ! » s’écrie un des personnages. Ce mot pourrait servir d’épigraphe aux principales œuvres de M. Verne, et nous ne saurions trop l’en louer. Si à fond qu’il ait pénétré dans les mystères de la science, il n’a pas pu se passer de Dieu.

Accumuler les obstacles sous les pas de ses héros afin de mettre en relief leur énergie, et pourtant finir toujours par leur faire atteindre les buts mêmes les plus extraordinaires, tel a été le problème que s’est imposé M. Verne et qu’il a presque toujours heureusement résolu. Parfois cependant, et à quelques pages d’intervalle, tantôt la route est trop facile à ses héros, tantôt elle s’encombre de difficultés vraiment excessives. Si deux négations valent une affirmation, deux invraisemblances en sens contraire ne constituent pas une vraisemblance et ne se compensent point l’une par l’autre. Au surplus, ce reproche ne s’adresse guère qu’aux explorateurs du centre de la terre, qui ne sont pas plus vrais quand ils voyagent sans entraves que lorsqu’ils sortent de situations absolument sans issue. Le plus souvent, M. Verne a su éviter ce double écueil, et rester dans une juste mesure en imaginant assez d’incidents pour renouveler sans cesse l’intérêt, et en n’inventant pas des obstacles tels que seul un demi-dieu pourrait les vaincre.

Il va sans dire que nous nous bornons à indiquer les traits généraux, et que nous nous garderons d’analyser des romans que tout le monde a lus ou est appelé à lire. Tout ce que l’esprit le plus ingénieux, et en même temps le plus exact, peut fournir de ressorts vraisemblables et nouveaux, on le trouve dans ces merveilleux récits, où la science est d’autant mieux la bienvenue que, par un effort suprême de l’art, elle est le Deus ex machina qui dénoue les nœuds les plus compliqués. Est-il besoin de rappeler les artifices industrieux par lesquels s’est prolongé le voyage des Enfants du capitaine Grant autour du monde ? Est-il nécessaire de mettre en relief les procédés habiles par lesquels la plus vive curiosité, excitée est maintenue jusqu’aux dernières ? À qui avons-nous à faire connaître la verve intarissable, la piquante gaieté du Voyage à la lune et l’incessante variété du récit qui a pour titre Cinq semaines en ballon ?

Parmi les types si divers créés par le fécond artiste, nul ne s’étonnera de nous voir donner une place à part à ce capitaine Nemo de Vingt mille lieues sous les mers. C’est là vraiment une conception grandiose. Ce héros apparaît d’autant plus grand qu’on ne connaît de sa mystérieuse existence, ni le commencement ni la fin, également enveloppés de nuages. C’est là un effet d’art des plus saisissants, et nous regrettons que le mystère ait été dissipé dans l’Île mystérieuse. Il convenait bien à ce personnage étrange et fatal. D’ailleurs, sa fin n’est guère digne de lui. Emprisonné dans une caverne par un accident vulgaire et qu’il aurait dû prévoir, le lion des mers finit comme un renard pris au piège. Nous aurions préféré qu’après avoir joué le rôle de Providence au profit des naufragés américains, il disparût lui et son Nautilus, et allât se perdre dans ces glaces du pôle sud, dont il avait jadis si fièrement pris possession.

Que dire aussi, que tous ne sachent déjà, de ce Voyage autour du monde en 80 jours qui a eu au théâtre autant de spectateurs qu’il avait compté de lecteurs sous sa première forme, la meilleure ? Quelle rapidité merveilleuse dans le récit ! Comme à partir du moment où Phileas Fogg, quitte Londres, le style devient alerte, prompt et vif ! Quel piquant contraste entre cette course vertigineuse et le caractère de cet excentrique mathématiquement monté, comme un automate, aux habitudes invariables, au pas réglé, ayant une égale aversion pour le mouvement et le bruit ! Go ahead ! Le voilà lancé au milieu des machines, des steamboats, des serpents, des éléphants, des locomotives, des Indiens Pawnies, des trains qui se croisent, des chaudières qui éclatent, et lui, calme et résolu, bravant tous les périls, défiant tous les obstacles et dévorant l’espace, son chronomètre d’une main et son calendrier de l’autre. Là, il n’était pas seulement nécessaire de rendre la narration entraînante et animée. Une sérieuse difficulté s’offrait à l’auteur. Dès les premières pages, le lecteur, devinant que l’excentrique gagnerait son pari, il était à craindre que l’intérêt ne se ralentit. Il fallait à la fois déconcerter les prévisions du lecteur, sans aller cependant jusqu’à un échec qui l’aurait mécontenté. Comme toujours, un fait scientifique a fourni à M. Verne le moyen de concilier ces deux nécessités, en apparence inconciliables. Grâce à la direction prise vers l’Est, un jour inconsciemment gagné assure le triomphe du parieur au moment même où il se croyait absolument battu29. Là encore c’est la science qui intervient pour dénouer un nœud qui semblait inextricable.

On le voit, c’est à la science que M. Verne a emprunté ses plus heureux effets d’art. C’est là son originalité propre, c’est là le trait qui le distingue et par lequel surtout nous avons tenu à le peindre. C’est là ce qui fait de lui un créateur, car nul auparavant n’avait songé à exploiter de la même façon cette mine inépuisable.

M. Verne est le romancier le plus populaire de notre temps et, nous l’ajoutons avec joie, le plus justement populaire. Il est de ceux qui honorent leurs lecteurs, car rien n’est sorti de sa plume qui ne soit sain, substantiel et élevé. Inventeur hardi, logicien rigoureux, constructeur ingénieux et habile, narrateur plein de feu, écrivain pur et dramatique, il a merveilleusement décrit les beautés du monde matériel et il a élevé à la nature un monument digne d’elle. La vérité, l’animation de ses tableaux, il ne les doit pas seulement à une imagination ardente. Beaucoup de scènes qu’il a décrites, il les a vues de ses propres yeux. Sur un bateau qu’il a fait construire et qu’il dirige lui-même avec deux matelots, il navigue autour de la France, et, marin volontaire, il va demander à l’Océan ses secrets, il va admirer ses spectacles tour à tour majestueux et terribles. Ce n’est pas dans une chambre étroite et bornée, c’est en pleine mer, c’est au milieu des horizons sans limites, c’est dans l’infini qu’il s’abandonne à ses rêves, et qu’il crée ses héros. C’est là que le poète songe et que l’artiste conçoit. On ne saurait donc s’étonner que ses conceptions se ressentent d’un tel milieu, qu’elles aient à la fois tant de grandeur, d’élévation et de charme, et que, dans ses œuvres, le beau moral resplendisse dans tout son éclat à côté du vrai scientifique.

XX. M. André Theuriet §

Qui aime la province veut qu’elle soit elle-même et non qu’elle imite ou qu’elle fronde Paris. On n’est pas soi-même quand on se modèle sur autrui. On n’est pas non plus soi-même quand on se préoccupe avant tout de railler autrui, et de prendre le contrepied de ce qu’il fait. L’imitation servile est un hommage de la province à Paris. Mais ce n’est pas le seul. Une raillerie incessante et outrée est encore un hommage indirect que parfois la province rend à Paris, et celui-là reconnaît la supériorité de Paris sur la province qui proteste sans cesse contre cette supériorité. Le railleur impitoyable, aussi bien que l’imitateur enthousiaste des mœurs parisiennes, n’est pas un vrai provincial. Ce n’est ni l’un ni l’autre que je rencontre volontiers dans un roman destiné à décrire les mœurs de la province.

À ces Parisiens égarés, à ces fanatiques de l’admiration, sous sa forme naturelle ou sous la forme de l’envie, je conteste le droit de représenter la petite ville. Ceux-là seuls sont des personnages de la province qui cesseraient d’être eux-mêmes, et se trouveraient dépaysés si on les transplantait à Paris. Celles-là seules sont vraiment des scènes provinciales qui perdraient tout leur caractère, toute leur originalité, toute leur vérité si on les transportait à Paris. Nous avons dit, à propos des ravissantes idylles de Mme Sand, qu’il ne suffit pas, pour faire tenir aux villageois le véritable langage de la campagne, qu’ils parlent patois. De même, placer ses personnages dans une modeste sous-préfecture ne suffit pas pour en faire de véritables habitants de cette sous-préfecture. Les romans qui ont une petite ville pour théâtre sont nombreux ; mais qu’il en est peu qui soient le tableau fidèle des mœurs provinciales ! Le plus souvent, le cadre seul appartient à la province. Les habitudes, les sentiments, les coutumes, l’atmosphère n’en sont pas. C’est que le plus fréquemment ils ont été non seulement écrits, mais conçus dans Paris même. Or nous nous défions de l’exactitude du peintre qui évoque de loin ses tableaux et qui les trace de mémoire.

On ne saurait adresser ce reproche à M. André Theuriet. Ses principales œuvres ont été conçues, mûries et construites sur le théâtre même où il les a placées. Il a longtemps respiré le même air que ses personnages et habité les lieux qu’il a décrits. Aussi, rien de factice ni d’artificiel dans les sentiments, rien d’imaginaire dans les descriptions. Nulle fausse note dans l’accord harmonieux des sites et des personnages. Pour cela qu’a-t-il fallu ? Que l’auteur ait vécu lui-même de la vie dont il anime ses héros.

M. André Theuriet a longtemps habité la province, et, dès son plus jeune âge, il lui a été donné de parcourir ces bois dont la description revient si fréquemment dans ses romans et dans ses vers. Nul plus que lui ne fournit une preuve de l’influence persistante et souveraine des impressions premières. Ce n’est pas seulement, comme on l’a dit, le rêve du bonheur et la forme qu’il revêt qui dépendent de la nature originelle et des premières circonstances de la vie. C’est aussi le talent lui-même, les tendances de l’esprit, le sentiment de l’idéal qu’on cherche à atteindre. L’âme qui a entrevu une première fois le beau sous une certaine forme y revient obstinément, malgré tout, à travers tout. Elle peut être un moment détournée par les changeantes perspectives de la vie ; mais elle ne tarde pas à reprendre son sentier familier, et tôt ou tard elle s’attache définitivement aux conditions qui, tout d’abord, lui ont paru inséparables du but qu’elle poursuit. Chaque imagination a sa patrie qu’on quitte parfois, mais que fréquente toujours la pensée. Le nuage doré entrevu dans la jeunesse est celui sur lequel, dans l’âge mûr, on ramène le plus volontiers son regard.

« De même, a dit M. Theuriet30, qu’un chêne est rivé au sol par les minces filaments chevelus de ses racines, ainsi nos cœurs sont rattachés à la maison paternelle par des milliers de liens frêles, mais puissants par le nombre. » Ces liens indestructibles qui attachent M. Theuriet à ces forêts dont il a été le chantre31, et où il place les principales scènes de ses romans, ont été noués dès sa plus tendre enfance. Né à Marly-le-Roi, à deux pas de la forêt, un de ses premiers souvenirs d’enfant est le son mat des lourdes châtaignes tombant, eu automne, des vieux châtaigniers du parc, et qu’il allait ramasser dans la mousse. Transporté ensuite à Bar-le-Duc, encore au milieu des forêts, il y a vécu jusqu’à l’âge de vingt ans ; puis il a accepté un emploi dans les finances, et, toujours favorisé par la muse des bois, il a été envoyé à Auberive, en pleine forêt. Là, vivant familièrement avec les forestiers, il s’est épris des fêtes splendides que donnent les forêts à l’imagination et au cœur : il a pénétré dans l’intimité du monde rustique, et il a achevé de devenir un de ces initiés qui seuls peuvent déguster l’agreste saveur, les secrètes jouissances qu’offre la forêt à ses habitués. On le voit, il y avait là une sorte de prédestination, et il n’est pas surprenant que la forêt, ses splendeurs, ses habitants, ses mœurs propres reviennent si fréquemment dans toutes les œuvres de M. Theuriet. En restant fidèle à la forêt, il recommence sa propre jeunesse.

Ici, il décrit en termes exquis ce que sont les bois pendant la nuit, qui leur donne une physionomie plus originale et plus intime.

Dans le jour, traversés de rayons, égayés par les chants des oiseaux ou l’éclat des voix humaines, ils semblent s’imprégner de la vie des autres ; à la nuit, ils sont livrés à eux-mêmes et vivent de leur vie propre. Sous leur ombre, mille bruits insaisissables pendant les heures lumineuses redeviennent perceptibles ; on y distingue le frisson des feuilles de tremble sans cesse agitées et nerveuses, le frôlement des fougères qui se redressent, le son mat d’un gland tombant sur la mousse, ou le faible sanglot d’une source microscopique filtrant goutte à goutte entre les racines. Tous ces murmures s’unissent pour former une harmonie grave et pénétrante. Ainsi, au milieu des ténèbres douloureuses qui enveloppaient le cœur de Gérard, mille menues impressions, étouffées jusque-là par le tumulte des joies de la semaine passée, ressuscitaient pour ainsi dire et unissaient leurs voix frêles. Il retrouvait dans sa mémoire les moindres mots d’Hélène, ses gestes les plus insignifiants, les plus rapides variations de sa figure spirituelle et mobile. Le bruissement du vent dans les pins lui rappelait la musique du bal de Salvanches… Il revit Hélène tournant lentement sous la lumière des lustres, avec ses lèvres rieuses et sa longue jupe traînante, puis s’asseyant au piano et chantant de sa voix nette et bien timbrée la chanson des Ramiers

                            Dans les chemins creux
                            Leur chanson vagabonde
                            Semble la voix profonde
                            Des printemps amoureux…

Hélas ! cette nuit, dans les combes de la forêt, ce n’était pas la voix amoureuse des ramiers qui résonnait ; seule, la plainte funèbre de la hulette s’élevait par intervalle, comme l’appel désespéré d’un enfant perdu. Cette lamentation retentissante courait d’arbre en arbre, et allait mourir au loin dans les massifs. Chaque fois qu’elle traversait la futaie, les petits grillons tapis dans l’herbe faisaient soudain silence, et Gérard s’imaginait entendre la propre voix de son bonheur évanoui lui crier de loin : « Je ne reviendrai jamais plus, jamais plus ! » Il pressa le pas ; les ténèbres du bois l’oppressaient32.

Là il montre ce que sont les chaudes après-midi de juin, sous bois :

Oh ! les chaudes après-midi de juin, sous bois, entre le Fond-d’Enfer et la réserve de Combles ! Je vivrais plus vieux que les patriarches que je m’en souviendrais toujours. — Les hêtres aux troncs blancs s’élançaient d’un seul jet vers le ciel bleu, qu’on apercevait entre leurs branches emmêlées. À leurs pieds s’étendaient de grands tapis de pervenches, dont les feuilles luisantes avaient des reflets argentés. Parfois un rayon perçait le dôme vert des branchages, et des paillettes de lumière s’éparpillaient sous la demi-obscurité des ramures. Quand nous arrivions à une tranchée, nous formions nos yeux, éblouis par les flots de soleil qui nous inondaient de toutes parts. De grands papillons nacrés se balançaient à l’extrémité des tiges de digitale, et les ronces étaient pleines de bruissements d’insectes33

Ces descriptions, aussi variées que les aspects d’une forêt, sont comme le refrain de ces récits, auxquels ils ne contribuent pas peu à donner de l’unité et de l’originalité. Le poète s’est si bien inspiré des sites où il a vécu, que ses tableaux ont la fraîcheur suave et presque les senteurs vivifiantes des bois. Tout dans ces descriptions est frais, bien éclairé, lumineux. En les lisant, on croit respirer l’air savoureux qui circule à travers les arbres ; on croit entendre les plaintes du vent qui agite les branches ; on est sous le charme de ce je ne sais quoi d’attrayant qui s’exhale de la campagne. L’illusion est complète. On sort de la lecture d’un roman de M. Theuriet rafraîchi et vivifié comme après une promenade sous bois.

L’impression est d’autant plus vive, que l’auteur a su montrer la nature et cacher l’artiste. La compétence particulière du guide ne s’impose pas. Ou plutôt, le guide, loin de se mettre en scène, se dérobe et laisse le lecteur sous le charme suprême des sites qu’il évoque, sans se découvrir. Il ne s’attarde pas à les décrire et jamais il ne se laisse retenir, au-delà de ce qui est nécessaire. S’il a fait souvent l’école buissonnière dans sa jeunesse, il sait l’éviter la plume à la main. Une juste proportion est observée ; le paysage est mêlé au roman sans l’absorber, et l’action se développe librement dans des fonds de tableau qui aident à la ressemblance du portrait.

Sur ces fonds, diversifiés à l’infini, mais maintenus dans les limites qu’indique le goût, quels personnages a placés le peintre ?

Presque toujours ses héros appartiennent à la province, non seulement parce qu’ils l’habitent, mais encore, ce qui vaut mieux, parce qu’ils en ont les habitudes, les mœurs, les tendances, l’esprit. La plupart d’entre eux, transportés à Paris, y perdraient, avec leur physionomie distincte, leur raison d’être. M. Theuriet a au suprême degré la convenance, cette rare qualité grâce à laquelle les moindres comme les principaux personnages d’un livre se trouvent dans le milieu qui leur est propre et d’où on ne les détacherait pas sans détriment. Les Nouvelles intimes, Raymonde, et surtout le Mariage de Gérard, donnent la sensation la plus exacte de la vie de province, non pas vue du côté burlesque et odieux comme dans Madame Bovary, mais dans ses conditions moyennes, avec ses petits ridicules, ses ordinaires vertus, sans excès ni dans un sens ni dans l’autre, sans grossissement ni du bien ni du mal.

M. Theuriet a évité avec autant de soin les sombres couleurs du réaliste pessimiste que les peintures idéalisées du rêveur. Aucun de ses héros n’est absolument parfait, aucun d’eux n’est poussé au noir. Tous appartiennent à la région moyenne. Tous ont cette part de vertus et de défauts, de côtés séduisants et de ridicules qui constitue l’humaine condition. Rien de factice dans les caractères, rien de systématique dans le développement des passions, rien de compliqué dans la trame de l’intrigue. L’action se dénoue, comme elle a été nouée, par des moyens simples. L’auteur n’a pas épuisé son imagination à échafauder de surprenantes aventures. Il l’a plus utilement employée à bien décrire les scènes qu’il avait bien observées.

Qu’y a-t-il de moins compliqué, par exemple, que le sujet du Mariage de Gérard ? Le héros aime et finit par épouser une autre jeune fille que celle qu’on lui avait choisie. Assurément il n’y a rien là de bien étrange ; mais c’est précisément ce caractère de simplicité, cette absence de recherches, cet emploi de procédés ordinaires qui représentent les conditions moyennes de la vie provinciale.

Et qu’on ne croie pas que cette simplicité exclue l’intérêt. Il n’y aurait plus d’hommes de goût, si l’intérêt ne pouvait être excité que par les romans d’aventures. L’impitoyable logique française, qui pousse les choses jusqu’à leurs conséquences extrêmes, a souvent ainsi transformé la vérité en erreur. Il est juste que le monde extérieur entre en partage avec le cœur et l’intelligence, dans les conceptions littéraires. Mais, de ce principe admissible, on est allé jusqu’au réalisme, comme de l’ancien récit d’aventures, on est allé jusqu’à cet enchevêtrement confus et inextricable dont le moindre inconvénient est de harasser l’attention du lecteur. Néanmoins, la simplicité des moyens et la peinture de la vie dans ses conditions ordinaires suffisent encore pour obtenir bien des suffrages.

Ces suffrages des délicats, M. Theuriet les mérite à tous égards. La pureté de sa langue, la vérité des caractères qu’il étudie, la vie qu’il donne à ses personnages en les maintenant dans une région moyenne, l’exactitude parfaite des mœurs provinciales qu’il décrit, la variété de ses types, tous tenant profondément à la province, l’ont depuis longtemps signalé à l’attention des lettrés. Il y a en lui certaines tendances mélancoliques qui se manifestent le plus souvent par l’introduction, dans chacune de ses œuvres, d’un personnage souffreteux, disgracié de la nature, et contraint d’immoler ses sentiments. Cette note poétiquement triste et humainement vraie se retrouve dans la plupart des conceptions de M. Theuriet. Claude Blouet, l’abbé Daniel, dans les nouvelles auxquelles ils donnent leur nom, Joseph, dans la Fortune d’Angèle, Finoël, dans le Mariage de Gérard, appartiennent à la même famille, à la famille de ceux qui souffrent sans se plaindre, qui subissent les disgrâces du sort sans le maudire, qui se sacrifient sans ostentation.

Parfois placés au premier rang, le plus souvent relégués au second, qui convient mieux à leur nature, ces déshérités de la fortune, ces patitos de l’amour, ont été peints par M. Theuriet avec une complaisance et un soin qui les rendent aussi vivants qu’ils sont touchants et sympathiques. Par un effet d’art, qui est une heureuse inspiration du cœur du poète, plus ces sacrifiés s’effacent, plus ils attirent l’attention et recueillent de sympathies. C’est qu’aucun d’eux ne doit à une infirmité morale ses infortunes que seules expliquent des imperfections physiques. Celles-ci apparaissent sans cesse à la femme qu’ils aiment, tandis que le lecteur aperçoit leurs qualités morales.

M. Theuriet n’a pas décrit seulement l’amour malheureux. Il a mis la même délicatesse de pinceau à peindre l’amour entre deux êtres que rien ne sépare. Cette scène de l’aveu d’un amour partagé, la plus admirable scène qu’il soit donné au poète de décrire, parce qu’il n’est pas donné à l’homme d’en vivre de plus belle, est-il possible de la rendre d’une façon plus exquise que dans ce passage des Nouvelles intimes ?

Il y a des moments, dit Daniel, où je regrette de ne m’être pas fait tout bonnement métayer au fond de quelque borderie cachée dans les arbres… Tenez, aux Bruasseries ; c’est là qu’il ferait bon vivre !… Je voudrais seulement quatre arpents de terre et de vigne, descendant en pente vers la vallée. — Avec un pré au bout et une oseraie au bord de l’eau, ajouta Denise. — Et dans le pré, continua-t-il, un bon cheval aux jarrets infatigables avec lequel on ferait de bonnes courses à travers champs ; autour de la maison un verger et des pâtis… — Et, dit-elle, dans les pâtis de grands châtaigniers où on viendrait travailler à l’ombre… — Tandis que des bœufs rumineraient, couchés sur la pelouse. — Oui, fit-elle en poursuivant naïvement le rêve commencé, deux bœufs aux bons yeux couleur d’iris, puis une génisse blanche, car il nous faudrait du lait…

Elle s’arrêta, confuse de son étourderie, et balbutia. Daniel sentit son cœur battre à tout rompre. Nous !… Elle l’avait dit ! Le son de ce mot caressait encore son oreille. Il prit brusquement les deux mains de la jeune fille dans les siennes34.

Le talent de M. Theuriet est plus poétique et délicat que viril. Dans un de ces récits, qui est peut-être le meilleur, l’Abbé Daniel, il a mis en scène un prêtre qui serait digne de figurer dans la galerie sacerdotale de M. Fabre. Mais peut-être celui-ci l’a-t-il oublié parce qu’il n’a pas sur sa palette les fines nuances nécessaires à peindre les sentiments intimes et exquis du cœur. L’abbé Daniel a aimé avant d’être prêtre. Prêtre, il se souvient de son amour, qui se change en affection paternelle reportée sur la fille de la morte. Son cœur, qui a soif de dévouement, accepte le change, et celui qui n’a pas pu avoir la mère pour femme fait de la fille sa propre enfant. La tendresse paternelle envahit bientôt toutes les fibres de ce cœur meurtri et en guérit les blessures. Ce tableau, qui a pour fonds une petite cure de village et qu’animent quelques personnages rustiques, est un chef-d’œuvre de grâce naïve et d’exquise délicatesse. Jamais assurément on n’a obtenu l’émotion par des moyens plus simples et plus vrais.

Dans Raymonde, le retour d’Antoine auprès de ses vieux parents, modestes campagnards auxquels il apporte la nouvelle de brillants succès obtenus à Paris, est également une scène achevée. Rien de touchant comme l’effarement de ces braves gens tous fiers de reconnaître à peine leur fils dans ce grand et beau jeune homme transformé par les élégances parisiennes. L’étonnement, la joie, l’orgueil, l’inintelligence d’esprit, l’intelligence de cœur de ces parents illettrés et simples autant que bons, sont retracés par les traits les plus heureusement choisis et les plus caractéristiques.

Quand parfois M. Theuriet est infidèle à la province, il expie son infidélité. La partie de la Fortune d’Angèle consacrée à Paris nous semble la moins bonne. Au surplus, un épisode du siège de 1870 est mêlé au dénouement, et nous n’approuvons guère ces introductions, à la mode aujourd’hui, d’une histoire si récente dans le roman. Dans un siècle, les auteurs de romans historiques trouveront, dans les deux sièges de Paris, d’inépuisables sujets. Mais le recul du temps est nécessaire pour que l’effet désirable soit obtenu. Aujourd’hui, la perspective manque. Les peintures de scènes auxquelles nous avons assisté nous semblent tantôt rapetissées, tantôt grossies. Ces drames de 1870, ni l’histoire ne peut encore les raconter, ni le roman s’en emparer. Laissons le temps faire son œuvre.

Mais presque toujours M. Theuriet a été fidèle à la province et aux bois, et ils lui ont porté bonheur. On n’a du reste que les bonheurs qu’on mérite. Aux légitimes succès qu’il obtient, M. Theuriet s’est préparé par de longues et fécondes observations, recueillies sur les lieux mêmes qui sont le théâtre de ses romans, et où il va souvent renouveler son inspiration. Il reprend des forces en touchant la terre où il a longtemps vécu, où il a observé, où il a aimé. Il ne se retrempe pas seulement dans les souvenirs qu’il évoque, mais aussi dans la réalité même. S’il peignait ses tableaux de mémoire, les couleurs iraient en s’affaiblissant, à mesure qu’il s’éloignerait du jour où il les a vus. Bien au contraire, chaque œuvre nouvelle marque un progrès de plus dans l’éclat du coloris et dans l’exactitude du trait. Poète jusque dans ses romans, admirateur attendri des bois, observateur exact des mœurs de la province, peintre des nuances les plus fines, M. Theuriet a la langue qui convient aux sentiments délicats dont il est l’interprète. On le lira tant qu’il y aura des lecteurs de goût et de cœur.

Conclusion §

Si l’on ne peut aller jusqu’à prétendre que certains romans d’avant 1848 aient exprimé l’état de la société à cette époque, on est du moins fondé à croire qu’ils exprimaient l’état d’une imagination blasée. Les véritables mœurs de la France n’étaient pas les mœurs sataniques décrites dans les récits de Frédéric Soulié. Mais il n’est pas bon qu’elle se soit amusée de ces mœurs et qu’elle les ait jusqu’à un certain point approuvées par ses lectures. Seule l’imagination était pervertie. Seule l’imagination était attirée par ces peintures orgiaques et sinistres. Mais c’était encore trop. De tels tableaux, pour n’être pas le miroir fidèle de la société, la compromettaient étrangement par le scandaleux succès qu’ils obtenaient dans les masses. Les livres malhonnêtes engagent la responsabilité morale d’une époque, par le fait seul qu’ils sont accueillis avec faveur.

Si, en terminant ces premières études sur le roman contemporain, nous avons tenu à mettre cette vérité en relief, c’est qu’elle est tout à l’avantage de notre temps. De tous les écrivains dont nous venons d’examiner les œuvres, il n’en est aucun qui ait exalté le mal, il n’en est aucun dont la lecture puisse faire douter les esprits les plus fermes, ou troubler les cœurs les plus droits. Or, ces écrivains ont su prendre et garder l’immense majorité des lecteurs de romans. Qu’en conclure, si ce n’est que leur succès honore notre époque, et que, quoi qu’en disent les pessimistes, les mœurs s’améliorent puisque les bons livres ont tant de lecteurs ?

À tous les exemples que nous avons déjà donnés à l’appui de cette affirmation rassurante, nous pourrions en ajouter bien d’autres. Mais nous avons dû les réserver pour une autre série, qui serait trop sacrifiée à la première, si des noms justement populaires n’y figuraient pas. C’eût été manquer de prudence que de ne point conserver comme une précieuse parure des noms aussi éclatants que le sont ceux d’Octave Feuillet, Théophile Gautier, Alexandre Dumas fils, Erckmann-Chatrian, Louis Ulbach, de Goncourt, Cherbuliez, Champfleury, Alphonse Karr, Amédée Achard, de Pontmartin, Barbey d’Aurevilly, Assolant, Monselet, Gozlan, Feydeau, Hector Malot, Paul Perret, Gonzalès. C’eût été manquer de prudence que de ne pas nous réserver les moyens d’étudier de nouveau le roman des petites villes avec M. Charles Deulin, le roman des vastes forêts américaines avec M. Gustave Aimard, le roman des mœurs russes avec le prince Lubomirski, le roman historique avec MM. de Lescure, Charles d’Héricault et de Boisgobey. Nous ajournons ces vingt-cinq romanciers à une étude prochaine, et, pour atténuer les regrets que nous cause l’ajournement d’écrivains aussi distingués, il ne faut rien moins que le souvenir éclatant des œuvres que nous venons d’étudier dans ce volume. Au surplus, les choix que nous avons faits ne sont pas dus à un esprit d’exclusion à l’égard des romanciers que nous laissons momentanément de côté. Nous nous sommes préoccupés avant tout d’introduire dans cette première série le plus de variété possible et d’y faire entrer les représentants de tous les genres. C’est là notre seule excuse. Mais, grâce à la fécondité des romanciers qui jamais n’ont été plus nombreux et n’ont eu plus de talent qu’à notre époque, il reste une ample moisson à faire, et nous ne serons pas réduit à glaner. Le champ est assez fertile pour fournir presque coup sur coup deux abondantes récoltes.

Cette seconde entreprise, nous la tenterons dans le même esprit qu’a été conçue la première. Nous aurons toujours présentes ces lignes d’un maître qui, en élevant à la littérature française un monument digne d’elle, nous a donné à tous un inimitable modèle : « Il y a une sorte de critique, a dit M. Nisard35, qui ne se pique point d’être un genre, et qui en refuserait l’éloge. L’art de lire les bons livres serait son vrai nom. Elle parle plus volontiers de ses plaisirs que de ses dégoûts ; elle tient plus à nous faire aimer les beautés des livres qu’à nous rendre trop délicats sur les défauts des écrivains. » Tel est le but que nous nous sommes proposé, nous souvenant aussi de cette pensée de Joubert : « La critique, c’est le plaisir de connaître les esprits, non de les régenter. » Bien connaître les écrivains que nous présentions, les pénétrer dans leur mobile et dans leurs tendances, nous insinuer dans leur goût, partager leurs inclinations, et vivre un instant de leur propre vie afin d’être capable de les montrer tels qu’ils sont, c’est ce que nous avons tenté de faire. Y sommes-nous parvenus ? Nous en doutons fort, s’il est vrai, comme l’a dit Vauvenargues, « qu’il est aisé de critiquer un auteur, mais difficile de l’apprécier ».