Paul Verlaine

1923

Critique et conférences (Œuvres posthumes II)

2016
Paul Verlaine, Œuvres posthumes de Paul Verlaine [Critiques et conférences]. Texte définitif collationné sur les originaux. Tome 2, Paris, A. Messein, 1922-1929, 3 vol. in-16, 456 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Projet de préface pour la réimpression des premiers livres de l’auteur §

J’avais bien résolu, lorsque je me décidai, il y a neuf ans et plus, à publier Sagesse chez l’éditeur des Bollandistes, de laisser pour toujours de côté mes livres de jeunesse, dont les Poèmes Saturniens sont le tout premier. Des raisons autres que littéraires me guidaient alors. Ces raisons existent toujours, mais me paraissent moins pressantes aujourd’hui. Et puis, je dus compter avec des sollicitations si bienveillantes, si flatteuses vraiment ! On n’est pas de bronze non plus que de bois. Quoi qu’il en soit, succédant, par l’ordre de la réimpression, aux Fêtes Galantes et aux Romances sans Paroles, voici, après vingt-deux ans de quelque oubli, mon œuvre de début dans toute sa naïveté parfois écolière, non sans, je crois, quelque touche par-ci par-là du définitif écrivain qu’il se peut que je sois de nos jours.

On change, n’est-ce pas ? Quotidiennement, dit-on. Mais moins qu’on ne se le figure peut-être. En relisant mes primes lignes, je revis ma vie contemporaine d’elles, sans trop d’étonnement.

Il serait des plus facile, à quelqu’un qui croirait que cela en valût la peine, de retracer les pentes d’habitude devenues le lit profond ou non, clair ou bourbeux, où s’écoulent mon style et ma manière actuels, notamment l’un peu déjà libre versification, enjambements et rejets dépendant plus généralement des deux césures avoisinantes, fréquentes allitérations, quelque chose comme de l’assonance souvent dans le corps du vers, rimes plutôt rares que riches, le mot propre évité des fois à dessein ou presque… En même temps la pensée triste et voulue telle, ou crue voulue telle. En quoi j’ai changé partiellement. La sincérité, et, à ses fins, l’impression du moment, suivie à la lettre, sont ma règle préférée aujourd’hui. Je dis préférée, car rien d’absolu. Tout, vraiment, est, doit être nuance. J’ai aussi abandonné, momentanément, je suppose, ne connaissant pas l’avenir et surtout n’en répondant pas, certains choix de sujets : les historiques et les héroïques, par exemple ; et par conséquent le ton épique ou didactique pris forcément à Victor Hugo, un Homère de seconde main après tout, et plus directement encore à M. Leconte de Lisle, qui ne saurait prétendre à la fraîcheur de source d’un Orphée où d’un Hésiode, n’est-il pas vrai ? Quelles que fussent, pour demeurer toujours telles, mon admiration du premier et mon estime (esthétique) de l’autre, il ne m’a bientôt plus convenu de faire du Victor Hugo ou du M. Leconte de Lisle, aussi bien peut-être et mieux (ça s’est vu chez d’autres, ou du moins il s’est dit que ça s’y est vu et j’ajoute que, pour cela, il m’eût fallu, comme à d’autres, l’éternelle jeunesse de certains Parnassiens, qui ne peut reproduire que ce qu’elle a lu et dans la forme où elle l’a lu).

Ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons camarades quasiment tous et poètes incontestables pour la plupart, au nombre de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. Toutefois je m’honore non moins, sinon plus, d’avoir, avec mon ami Stéphane Mallarmé et notre grand Villiers, particulièrement plu à la nouvelle génération et à celle qui s’élève : précieuse récompense, aussi, d’efforts en vérité bien désintéressés.

Mais, plus on me lira, plus on se convaincra qu’une sorte d’unité relie mes choses premières à celles de mon âge mûr : par exemple les Paysages tristes ne sont-ils pas, en quelque sorte, l’œuf de toute une volée de vers chanteurs, vagues ensemble et définis, dont je reste peut-être le premier en date oiselier ? On l’a imprime du moins. Une certaine lourdeur, poids et mesure, qu’on retrouvera dans mon volume en train, Bonheur, ne vous arrête-t-elle pas, sans trop vous choquer, j’espère, ès les très jeunes « prologue » et « épilogue » du livre qu’on vous offre à nouveau ce jourd’hui ? Plusieurs de mes poèmes postérieurs sont frappés à ce coin qui, s’il n’est pas le bon, du moins me semble idoine à ces lieu et place. L’alexandrin a ceci de merveilleux qu’il peut être très solide, à preuve Corneille, ou très fluide, avec ou sans mollesse, témoin Racine. C’est pourquoi, sentant ma faiblesse et tout l’imparfait de mon art, j’ai réservé pour les occasions harmoniques ou mélodiques ou analogues, ou pour telles ratiocinations compliquées, des rhythmes inusités, impairs pour la plupart, où la fantaisie fût mieux à l’aise, n’osant employer le mètre sacro-saint qu’aux limpides spéculations, qu’aux énonciations claires, qu’à l’exposition rationnelle des objets, invectives ou paysages.

Plusieurs, parmi les très aimables poètes nouveaux qui m’accordent quelque attention, regrettent que j’aie aussi renoncé à des sujets « gracieux », comédie italienne et bergerades contournées, oubliant que je n’ai plus vingt ans et que je ne jouis pas, moi, de l’éternelle jeunesse dont je parlais plus haut, sans trop de jalousie, pourtant. La chute des cheveux et celle de certaines illusions, même si sceptiques, défigurent bien une tête qui a vécu, — et, intellectuellement aussi, parfois même la dénatureraient. L’amour physique, par exemple, mais c’est d’ordinaire tout pomponné, tout frais, satin et rubans et mandoline, rose au chapeau, des moutons pour un peu, qu’il apparaît au « printemps de la vie ». Plus tard, on revient des femmes, et vivent alors, quand pas la Femme, épouse ou maîtresse, rara avis ! les nues filles, pures et simples, brutales et vicieuses, bonnes ou mauvaises, plus volontiers bonnes. Et puis, il va si loin parfois, l’amour physique, dans nos têtes d’âge mûr, quand nos âges mûrs ne sont pas résignés, y ayant ou non des raisons.

Mais quoi donc ! l’âge mûr a, peut avoir ses revanches et l’art aussi, sur les enfantillages de la jeunesse, ses nobles revanches, traiter des objets plus et mieux en rapport, religion, patrie, et la science, et soi-même bien considéré sous toutes formes, ce que j’appellerai de l’élégie sérieuse, en haine de ce mot, psychologie. Je m’y suis efforcé quant à moi et j’aurai laissé mon œuvre personnelle en quatre parties bien définies, Sagesse, Amour, Parallèlement, — et Bonheur, qui est sous presse, ou tout comme.

Et je vais repartir pour des travaux plus en dehors, roman, théâtre, ou l’histoire et la théologie, sans oublier les vers. Je suis à la fourche, j’hésite encore.

Et maintenant je puis, je dois peut-être, puisque c’est une responsabilité que j’assume en assumant de réimprimer mes premiers vers, m’expliquer très court, tout doucement, sur des matières toutes de métier, avec de jeunes confrères qui ne seraient pas loin de me reprocher un certain illogisme, une certaine timidité dans la conquête du « Vers Libre », qu’ils ont, croient-ils, poussée, eux, jusqu’à la dernière limite.

En un mot comme en cent, j’aurais le tort de garder un mètre, et dans ce mètre quelque césure encore, et, au bout de mes vers, des rimes. Mon Dieu ! j’ai cru avoir assez brisé le vers, l’avoir assez affranchi, si vous préférez, en déplaçant la césure le plus possible, et, quant à la rime, m’en être servi avec quelque judiciaire pourtant, en ne m’astreignant pas trop, soit à de pures assonances, soit à des formes de l’écho indiscrètement excessives.

Puis, n’allez pas prendre au pied de la lettre mon « Art poétique » de Jadis et Naguère, qui n’est qu’une chanson, après tout. — je n’aurai pas fait de théorie.

C’est peut être naïf ce que je dis là, mais la naïveté me paraît être un des plus chers attributs du poète, dont il doit se prévaloir à défaut d’autres.

Et jusqu’à nouvel ordre je m’en tiendrai là. Libre à d’autres d’essayer plus. Je les vois faire et, s’il faut, j’applaudirai.

Voici toujours, avec deux ou trois corrections de pure nécessité, les Poèmes Saturniens de 1867, que je ne regrette pas trop d’avoir écrits alors. À très prochainement la Bonne chanson (1870), et c’en sera fini de la réimpression de mes juvenilia.

Préface de la première édition des Illuminations (1886) §

Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.

Le mot « Illuminations » est anglais et veut dire gravures coloriées, — couloured plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.

Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale, il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail.

De très courtes notes biographiques feront peut-être bien.

M. Arthur Rimbaud est né d’une famille de bonne bourgeoisie à Charleville (Ardennes) où il fit d’excellentes études quelque peu révoltées. À seize ans, il avait écrit les plus beaux vers du monde, dont de nombreux extraits furent par nous donnés naguère dans un libelle intitulé Les Poètes maudits. Il a maintenant dans les trente-sept ans et voyage en Asie, où il s’occupe de travaux d’art. Comme qui dirait le Faust du second Faust, ingénieur de génie après avoir été l’immense poète vivant de Méphistophélès et possesseur de cette blonde Marguerite !

 

On l’a dit mort plusieurs fois. Nous ignorons ce détail, mais en serions bien triste. Qu’il le sache au cas où il n’en serait rien. Car nous fûmes son ami et le restons de loin.

 

Pans un très beau tableau de Fantin-Latour, Coin de table, à Manchester actuellement, croyons-nous, il y a un portrait en buste de M. Rimbaud à seize ans.

« Les Illuminations » sont un peu postérieures à cette époque.

Préface aux Poésies Complètes d’Arthur Rimbaud §

À mon avis tout à fait intime, j’eusse préféré, en dépit de tant d’intérêt s’attachant intrinsèquement, presque aussi bien que chronologiquement, à beaucoup de pièces du présent recueil, que celui-ci fût allégé pour, surtout, des causes littéraires : trop de jeunesse décidément, d’inexpériences mal savoureuses, point d’assez heureuses naïvetés. J’eusse, si le maître, donné juste un dessus de panier, quitte à regretter que le reste dût disparaître, ou, alors, ajouté ce reste à la fin du livre, après la table des matières et sans table des matières quant à ce qui l’eût concerné, sous la rubrique « pièces attribuées à l’auteur », encore excluant de cette, peut-être trop indulgente déjà, hospitalité les tout à fait apocryphes sonnets publiés, sous le nom glorieux et désormais révérend, par de spirituels parodistes.

Quoi qu’il en soit, voici, seulement expurgé des apocryphes en question et classé aussi soigneusement que possible par ordre de dates, mais, hélas ! privé de trop de choses qui furent, aux déplorables fins de puériles et criminelles rancunes, sans même d’excuses suffisamment bêtes, confisquées, confisquées ? volées ! pour tout et mieux dire, dans les tiroirs fermés d’un absent, — voici le livre des poésies complètes d’Arthur Rimbaud, avec ses additions inutiles à mon avis et ses déplorables mutilations irréparables à jamais, il faut le craindre.

Justice est donc faite, et bonne et complète ; car en outre du présent fragment de l’ensemble, il y a eu des reproductions par la presse et la librairie des choses en prose si inappréciables, peut-être même si supérieures aux vers, dont quelques-uns pourtant incomparables, que je sache !

Ici, avant de procéder plus avant dans ce très sérieux et très sincère et pénible et douloureux travail, il me sied et me plaît de remercier mes amis Dujardin et Kahn, Fénéon, et ce trop méconnu, trop modeste Anatole Baju, de leur intervention en un cas si beau, mais, à l’époque, périculeux, je vous l’assure, car je ne le sais que trop.

Kahn et Dujardin disposaient néanmoins de revues fermes et d’aspect presque imposant, un peu d’outre-Rhin et parfois, pour ainsi dire, pédantesques ; depuis il y a eu encore du plomb dans l’aile de ces périodiques changés de direction — et Baju, naïf, eut aussi son influence, vraiment.

Tous trois firent leur devoir en faveur de mes efforts pour Rimbaud, Baju avec le tort, peut-être inconscient, de publier, à l’appui de la bonne thèse, des gloses farceuses de gens de talent et surtout d’esprit qui auraient mieux fait certainement de travailler pour leur compte, qui en valait, je le leur dis en toute sincérité,

La peine assurément !

Mais un devoir sacré m’incombe, en dehors de toute diversion même quasiment nécessaire, vite. C’est de rectifier des faits d’abord — et ensuite d’élucider un peu la disposition, à mon sens, mal littéraire, mais conçue dans un but tellement respectable ! du présent volume des Poésies complètes d’Arthur Rimhaud.

On a dit tout, en une préface abominable que la Justice a châtiée, d’ailleurs, par la saisie, sur la requête d’un galant homme de qui la signature avait été escroquée, M. Rodolphe Darzens, on a dit tout le mauvais sur Rimbaud, homme et poète.

Ce mauvais-là, il faut malheureusement, mais carrément, l’amalgamer avec celui qu’a écrit, pensé sans nul doute, un homme de talent dans un journal d’irréprochable tenue. Je veux parler de M. Charles Maurras et en appeler de lui à lui mieux informé.

Je lis, par exemple, ceci de lui, M. Charles Maurras :

— « Au dîner du Bon Bock », or il n’y avait pas, alors, de dîner du Bon Bock où nous allassions, Valade, Mérat, Silvestre, quelques autres Parnassiens et moi, ni par conséquent Rimbaud avec nous, mais bien un dîner mensuel des Vilains Bonshommes, fondé avant la guerre de 1870, et qu’avaient honoré quelquefois de leur présence Théodore de Banville et, de la part de Sainte-Beuve, le secrétaire de celui-ci, M. Jules Troubat. Au moment dont il est question, fin 1871, nos « assises » se tenaient au premier étage d’un marchand de vins établi au coin de la rue Bonaparte et de la place Saint-Sulpice, vis-à-vis d’un libraire d’occasion (rue Bonaparte) et (rue du Vieux-Colombier) d’un négociant en objets religieux. — « Au dîner du Bon Bock, dit donc M. Maurras, ses reparties (à Rimbaud) causaient de grands scandales. Ernest d’Hervilly le rappelait en vain à la raison. Carjat le mit à la porte. Rimbaud attendit patiemment à la porte et Carjat reçut à la sortie un « bon » (je retiens « bon ») coup de canne à épée dans le ventre. »

Je n’ai pas à invoquer le témoignage de d’Hervilly qui est un cher poète et un cher ami, parce qu’il n’a jamais été plus l’auteur d’une intervention absurdement inutile que l’objet d’une insulte ignoble publiée sans la plus simple pudeur, non plus que sans la moindre conscience du faux ou du vrai, dans la préface de l’édition Genonceaux, ni celui de M. Carjat lui-même, par trop juge et partie, ni celui des encore assez nombreux survivants d’une scène assurément peu glorieuse pour Rimbaud, mais démesurément grossie et dénaturée jusqu’à la plus complète calomnie.

Voici donc un récit succinct, mais vrai jusque dans le moindre détail, du « drame » en question : ce soir-là, aux Vilains Bonshommes, on avait lu beaucoup de vers après le dessert et le café. Beaucoup de vers, même à la fin d’un dîner (plutôt modeste), ce n’est pas toujours des moins fatigant, particulièrement quand ces vers sont un peu bien déclamatoires comme ceux dont vraiment il s’agissait (et non de vers du bon poète Jean Aicard). Ces vers étaient d’un Monsieur qui faisait beaucoup de sonnets à l’époque et de qui le nom m’échappe.

Et, sur le début suivant, après passablement d’autres choses d’autres gens,

On dirait des soldats d’Agrippa d’Aubigné
Alignés au cordeau par Philibert Delorme...

Rimbaud eut le tort incontestable de protester d’abord entre haut et bas contre la prolongation d’à la fin abusives récitations. Sur quoi M. Etienne Carjat, le photographe poète de qui le récitateur était l’ami littéraire et artistique, s’interposa trop vite, et trop vivement à mon gré, traitant l’interrupteur de gamin. Rimbaud qui ne savait supporter la boisson, et que l’on avait contracté, dans ces « agapes » pourtant modérées, la mauvaise habitude de gâter au point de vue du vin et des liqueurs — Rimbaud qui se trouvait gris, prit mal la chose, se saisit d’une canne à épée à moi qui était derrière nous, voisins immédiats, et, par-dessus la table large de près de deux mètres, dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme, la lame dégainée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages, puisque le sympathique ex-directeur du Boulevard ne reçut, si j’en crois ma mémoire qui est excellente dans ce cas, qu’une éraflure très légère à une main.

Néanmoins, l’alarme fut grande, et, la tentative très regrettable, vite et plus vite encore réprimée. J’arrachai la lame au furieux, la brisai sur mon genou et confiai, devant rentrer de très bonne heure chez moi, le « gamin », à moitié dégrisé maintenant, au peintre bien connu, Michel de l’Hay, alors déjà un solide gaillard en outre d’un tout jeune homme des plus remarquablement beaux qu’il soit donné de voir, qui eut tôt fait de reconduire à son domicile de la rue Campagne-Première, en le chapitrant d’importance, notre jeune intoxiqué, de qui l’accès de colère ne tarda pas à se dissiper tout à fait, avec les fumées du vin et de l’alcool, dans le sommeil réparateur de la seizième année.

Avant de « lâcher » tout à fait M. Charles Maurras, je lui demanderai de s’expliquer sur un malheureux membre de phrase de lui me concernant.

À propos de la question d’ailleurs subsidiaire de savoir si Rimbaud était beau ou laid, M. Maurras qui ne l’a jamais vu et qui le trouve laid, d’après des témoins « plus rassis » que votre serviteur, me blâmerait presque, ma parole d’honneur ! d’avoir dit qu’il avait (Rimbaud) un visage parfaitement ovale d’ange en exil, une forte bouche rouge au pli amer et (in cauda venenum !) des « jambes sans rivales ».

Ça c’est idiot sans plus, je veux bien le croire, sans plus. Autrement, quoi ? Voici toujours ma phrase sur les jambes en question, extraite des Hommes d’aujourd’hui. Au surplus, lisez toute la petite biographie. Elle répond à tout d’avance, et coûte deux sous.

« … Des projets pour la Russie, une anicroche à Vienne (Autriche), quelques mois en France, d’Arras et Douai à Marseille, et le Sénégal, vers lequel bercé par un naufrage ; puis la Hollande, 1879-80 ; ou décharger des voitures de moisson dans une ferme à sa mère, entre Attigny et Vouziers, et arpenter les routes maigres de ses « jambes sans rivales ».

Voyons, monsieur Maurras, est-ce bien de bonne foi votre confusion entre infatigabilité… et autre chose ?

— Ouf ! j’en ai fini avec les petites (et grosses) infamies qui, de régions prétendues uniquement littéraires, s’insinueraient dans la vie privée pour s’y installer ; et veuillez, lecteur, me permettre de m’étendre un peu, maintenant qu’on a brûlé quelque sucre, sur le pur plaisir intellectuel de vous parler du présent ouvrage qu’on peut ne pas aimer, ni même admirer, mais qui a droit à tout respect en tout consciencieux examen ?

On a laissé les pièces objectionables au point de vue bourgeois, car le point de vue chrétien et surtout catholique me semble supérieur et doit être écarté, — j’entends, notamment, les Premières Communions et les Pauvres à l’église ; pour mon compte, j’eusse négligé cette pièce brutale ayant pourtant ceci qui est très beau :

… Les malades du foie...
Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.

Quant aux Premières Communions, dont j’ai sévèrement parlé dans mes Poètes maudits à cause de certains vers affreusement blasphémateurs, c’est si beau aussi… n’est-ce pas ? à travers tant de coupables choses… pourtant !

Pour le reste de ce que j’aime parfaitement, le Bateau ivre, les Effarés, les Chercheuses de poux et, bien après, les Assis, aussi, parbleu ! cet un peu fumiste, mais si extraordinairement miraculeux de détail, Sonnet des Voyelles qui a fait faire à M. René Ghil de si cocasses théories, et l’ardent Faune, c’est parfait de fauves, — en liberté ! et encore une fois, je vous le présente, ce « numéro », comme autrefois dans ce petit journal de combat, mort en pleine brèche, Lutèce, de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces.

On a cru devoir, évidemment dans un but de réhabilitation qui n’a rien à voir ni avec la vie très honorable ni avec l’œuvre très intéressante, faire s’ouvrir le volume par une pièce intitulée Étrennes des Orphelins, laquelle assez longue pièce, dans le goût un peu Guiraud avec déjà des beautés tout autres. Ceci qui vaut du Desbordes-Valmore :

Les tout petits enfants ont le cœur si sensible !

Cela :

La bise sous le seuil a fini par se taire,

qui est d’un net et d’un vrai, quant à ce qui concerne un beau jour de premier janvier ! Surtout une facture solide, même un peu trop, qui dit l’extrême jeunesse de l’auteur quand il s’en servit d’après la formule parnassienne exagérée.

On a cru aussi devoir intercaler de gré ou de force un trop long poème : Le Forgeron, daté( !) des Tuileries, vers le 10 août 1792, où vraiment c’est par trop démoc-soc, par trop démodé, même en 1870, où ce fut écrit ; mais l’auteur, direz-vous, était si, si jeune ! mais, répondrais-je, était-ce une raison pour publier cette chose faite à coups de « mauvaises lectures » dans des manuels surannés ou de trop moisis historiens ? Je ne m’empresse pas moins d’ajouter qu’il y a là encore de très remarquables vers. Parbleu ! avec cet être-là !

Cette caricature de Louis XVI, d’abord :

Et prenant ce gros-là dans son regard farouche.

Cette autre encore :

Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle.

Ce cri dans le ton juste, trop rare ici :

On ne veut pas de nous dans les boulangeries.

Néanmoins j’avoue préférer telles pièces purement jolies, mais alors très jolies, d’une joliesse sauvageonne ou sauvage tout à fait, alors presque aussi belles que les Effarés ou que les Assis.

Il y a, dans ce ton, Ce qui retient Nina, vingt-neuf strophes, plus de cent vers sur un rhythme sautilleur avec des gentillesses à tout bout de champ :

Dix-sept ans ! tu seras heureuse !
Ô les grands prés,
La grande campagne amoureuse
— Dis, viens plus près !…
………………………………………….
Puis, comme une petite morte,
Le cœur pâmé,
Tu me dirais que je te porte
L’œil mi-fermé...

Et, après la promenade au bois… et la résurrection de la petite morte, l’entrée dans le village où çà sentirait le laitage, une étable pleine d’un rhythme lent d’haleines et de grands dos ; un intérieur à la Téniers :

Les lunettes de la grand’mère
Et son nez long
Dans son missel...
………………………………………

Aussi la Comédie en trois baisers :

........………………………….
Elle était fort déshabillée,
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Sensation où le poète adolescent va « loin, bien loin, comme un bohémien ».

Par la nature heureux comme avec une femme...
Roman.
On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.

Ce qu’il y a d’amusant, c’est que Rimbaud, quand il écrivait ce vers, n’avait pas encore seize ans. Évidemment il se « vieillissait » pour mieux plaire à quelque belle… de, très probablement, son imagination.

Ma Bohême, la plus gentille sans doute de ces gentilles choses :

Comme des lyres je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur...

Mes Petites amoureuses, Les Poètes de sept ans, frères franchement douloureux des Chercheuses de poux :

Et la mère fermant le livre du devoir
S’en allait satisfaite et très fière sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.
................

Quant aux quelques morceaux en prose qui terminent le volume, je les eusse retenus pour les publier dans une nouvelle édition des œuvres en prose. Ils sont d’ailleurs merveilleux, mais tout à fait dans la note des Illuminations et de la Saison en Enfer. Je l’ai dit tout à l’heure et je sais que je ne suis pas le seul à le penser ; le

 

Rimbaud en prose est peut-être supérieur à celui en vers...

J’ai terminé, je crois avoir terminé ma tâche de préfacier. De la vie de l’homme j’ai parlé suffisamment ailleurs. De son œuvre je reparlerai peut-être encore.

Mon dernier mot ne doit être, ici, que ceci : Rimbaud fut un poète mort jeune (à dix-huit ans, puisque, né à Charleville le 20 octobre 1854, nous n’avons pas de vers de lui postérieurs à 1872), mais vierge de toute platitude ou décadence — comme il fut un homme mort jeune aussi (à trente-sept ans, le 10 novembre 1891, à l’hôpital de la Conception, de Marseille), mais dans son vœu bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être.

Arthur Rimbaud. Chronique §

Il y a quelques mois, à l’occasion d’un monument tout simple qu’on élevait à Murger dans le Luxembourg, j’écrivais ici même quelques lignes qu’on a taxées dans certains milieux, un peu bien grincheux, faut l’avouer, « de complaisance » : à qui et pour qui, grands dieux ! Et pourquoi ces soupçons, ou pour mieux dire ces semblants, ces façons, ces manières, ces grimaces de soupçons ? À cause, je le présume et je m’y tiens, de l’indulgence que j’ai, dans le cas qui m’occupait, professée envers une mémoire légère et gracieuse, quoi qu’en aient dit ces incompétents censeurs, et, l’indulgence, ces messieurs n’en veulent plus, étant, eux, tout d’une pièce, parfaits et ne souffrant que des gens parfaits… Il est vrai que si on les scrutait, eux, enfin ! Mais passons, et sautons au sujet qui doit occuper ces quelques lignes.

Il se trouve donc que quelques mois après mon article sur le bohème Murger, j’élucubre ici un article sur je ne dirai pas le bohême Rimbaud, le mot serait faux et il vaut même mieux, mieux même, lui laisser toute son « horreur » en supprimant l’épithète

Rimbaud ! et c’est assez !

Non. Rimbaud ne fut pas un « bohème. » Il n’en eut ni les mœurs débraillées, ni la paresse, ni aucun des défauts qu’on attribue généralement à cette caste, bien vague, toutefois, et peu déterminée jusqu’à nos jours.

Ce fut un poète très jeune et très ardent, qui commença

À peine au sortir de l’enfance

à voyager à travers sa pittoresque contrée natale d’abord, puis parmi les paysages belges si compliqués, [et enfin gravita, au milieu des horreurs de la guerre, jusqu’à Paris, laissant derrière ses pieds infatigables la forêt de Villers-Coterets et les campagnes fortifiées, par l’ennemi, de l’Ile-de-France. Lors de ce premier voyage dans la capitale il joua une première fois de malheur, fut arrêté dès en arrivant, fourré à Mazas, au dépôt, et finalement expulsé de Paris, et rejoignit comme qui dirait de brigade en brigade, sa famille alarmée, tandis que sur son passage s’émouvait encore le sillage laissé par le poète dans un monde « littéraire » qui ne le comprit pas assez, et d’ailleurs tout à la débandade, par suite de la guerre de 1870 qui commençait à sévir ferme. Les gens furent stupéfaits de tant de jeunesse et de talent mêlés à tant de sauvagerie et de positive lycanthropie. Les femmes elles-mêmes, les dernières grisettes (dernières ?) (grisettes ?) eurent peur ou frisson de ce gamin qui semblait ne pas, mais pas le moins du monde, penser à elles !

De sorte que lorsqu’il revint à Paris, un an et plus, après, il n’y fut pas populaire, croyez-moi. Sauf un petit groupe de Parnassiens indépendants, les grands Parnassiens (Coppée, Mendès, Hérédia) n’admirèrent que mal ou pas du tout le phénomène nouveau. Valade, Mérat, Charles Cros, moi donc, excepté, il ne trouva guère d’accueil dans la capitale revisitée. Mais celui qu’il reçut là fut vraiment cordial et… effectif ; l’hospitalité la plus aimable, la plus large… et la plus circulaire, c’est-à-dire, au fond, la plus commode de toutes, le tour de chacun dans l’au-jour le jour de la saison coûteuse et glaciale, je ne crois pas qu’homme eut jamais été l’objet d’une aussi gentille confraternité, d’une aussi délicate solidarité témoignées..

 

Aussi ! c’était l’auteur, jeune invraisemblablement, de vers si extraordinaires, puissants, charmants, pervers ! Il arrivait avec ce bagage précieux, spécieux, captieux ! Des idylles savoureuses de nature réelle et parfois bizarrement, mais précieusement vue ; des descriptions vertigineuses vraiment géniales, le Bateau Ivre, les Premières Communions, chef-d’œuvre à mon gré d’artiste, parfois bien réprouvable pour mon âme catholique, les Effarés que dans l’Edition Nouvelle des Poésies Complètes1, une main pieuse, sans doute, mais, à mon sens lourde et bien maladroite, en tous cas, a « corrigés » dans plusieurs passages, pour des fins antiblasphématoires bien inattendues, mais que voici intégralement dans leur texte exquis et superbe !

LES EFFARÉS

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,

À genoux, cinq petits — misère ! — 
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâle grise et qui l’enfourne
Dans un trou clair ;

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.

Quand, pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche,
On sort le pain,

Quand, sur les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Aux grillages, grognant des choses
Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières,
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,

Si fort qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d’hiver.

Tel est le livre qui vient de paraître chez Vanier, le plus complet possible au point de vue des vers traditionnels, ajouterai-je, car Rimbaud fit ensuite, c’est-à-dire tout de suite après sa fuite libre, non sa reconduite (cette fois-ci) de Paris, sa fuite en quelque sorte triomphale, de Paris, des vers libres superbes, encore clairs, puis telles très belles proses qu’il fallait.

Puis, après avoir tenté, non pas la fortune, ni même la chance, mais le Désennui, dans des voyages néanmoins occupés en des industries riches d’aspect et de ton (dents d’éléphants, poudre d’or), il mourut d’une opération manquée, retour du Hanar, à l’Hôpital de la Conception à Marseille, dans, assure l’éditeur autorisé des Poésies Complètes, les sentiments de la plus sincère piété.

Les Beaux-Arts, Ier décembre 1895.

Nouvelles notes sur Rimbaud §

Ce n’est pas ici2, où le nom et le renom d’Arthur Rimbaud sont familiers, que l’on va s’amuser à ressasser ce qui a été si souvent, quelquefois mal, d’autres fois bien, et dans deux ou trois cas, très bien, dit sur le poète et sur l’homme.

Ceci sera plutôt un peu plus biographique qu’autrement, et pour entrer vite dans le sujet et dans son vif, sachez que, à la fin des vacances 1871, vacances que j’avais passées à la campagne dans le Pas-de-Calais, chez de proches parents, je trouvai, en rentrant à Paris, une lettre signée Arthur Rimbaud et contenant les Effarés, les Premières Communions, d’autres poèmes encore, qui me frappèrent par, comment dirais-je, sinon bourgeoisement parlant, par leur extrême originalité ?

À cette lettre qui, en outre de l’envoi des pièces de vers en question, fourmillait sur son auteur, qui était celui des vers, de renseignements bizarres, tels que « petite crasse », « moins gênant qu’un Zanetto », et qui se recommandait, de l’amitié d’un d’ailleurs très bon garçon, commis aux contributions indirectes, grand buveur de bière, poète (bachique) à ses heures, musicien, dessinateur et entomologiste, mort depuis, qui m’avait connu autrefois. Mais tout cela était bien vague. Les vers étaient d’une beauté effrayante, vraiment. J’en conférai avec des camarades, Léon Valade, Charles Cros, Philippe Burty, chères ombres ! et, d’accord avec ma belle-famille dans laquelle je demeurais alors, où, pour mon malheur plus tard, il fut convenu aussi que le « jeune prodige » descendrait pour commencer, nous le fîmes venir. Le jour de son arrivée, Cros et moi, nous étions si pressés de le recevoir en gare de Strasbourg… ou du Nord, que nous le manquâmes et que ce ne fut qu’après avoir pesté, Dieu sait comme ! contre notre mauvaise chance, durant tout le trajet du boulevard Magenta au bas de la rue Ramey. Nous le trouvâmes, causant tranquillement avec ma belle-mère et ma femme dans le salon de la petite maison de mon beau-père, rue Nicolet, sous la Butte. Je m’étais, je ne sais pourquoi, figuré le poète tout autre. C’était, pour le moment, une vraie tête d’enfant, dodue et fraîche sur un grand corps osseux et comme maladroit d’adolescent qui grandissait encore et de qui la voix, très accentuée en ardennais, presque patoisante, avait ces hauts et ces bas de la mue.

On dîna. Notre hôte fit honneur surtout à la soupe et, pendant le repas resté plutôt taciturne, ne répondant que peu à Cros, qui peut-être ce premier soir-là se montrait un peu bien interrogeant, aussi ! allant, en analyste sans pitié, jusqu’à s’enquérir comment telle idée lui était venue, pourquoi il avait employé plutôt ce mot que tel autre, lui demandant en quelque sorte compte de la « genèse » de ses poèmes. L’autre, que je n’ai jamais connu beau causeur, ni même très communicatif en général, ne répondait guère que par monosyllabes plutôt ennuyés. Je ne me souviens que d’un mot qu’il « eut » à propos des chiens (celui de la maison nommé Gastineau, pourquoi ? un échappé à la Saint-Barthélemy du Siège, gambadait autour de la table) : « Les chiens, dit Rimbaud, ce sont des libéraux. » Je ne donne pas le mot comme prodigieux, mais je puis attester qu’il a été prononcé. La soirée ne se prolongea pas tard, le nouveau venu témoignant que le voyage l’avait quelque peu fatigué...

Pendant une quinzaine de jours il vécut chez nous. Il logeait dans une chambre où il y avait, entre autres vieilleries, un portrait d’« ancêtre », pastel un peu défraîchi et que la moisissure avait marqué au front, parmi divers endommagements, d’une tache assez maussade, en effet, mais qui frappa Rimbaud de façon tellement fantastique et même sinistre que je dus, sur sa demande réitérée, reléguer ailleurs le lépreux marquis. J’ai cru d’abord à de la farce macabre, à une fumisterie froide… Je pensai tôt et très tôt après, et je m’y tiens après vingt-quatre ans, plutôt à un détraquement partiel et passager, comme il arrive le plus souvent à ces exceptionnelles natures.

Une autre fois, je le trouvai couché au soleil (d’octobre) le long du trottoir en bitume d’où s’élevait le perron de quelques marches qui conduisait à la maison.

Ce perron et ce trottoir étaient bien dans la cour, et non dans la rue, et séparés de celle-ci par un mur et une grille, mais on pouvait voir par celle-ci et l’œil des voisins d’en face directement plongeait sur le spectacle pour le moins extraordinaire.

D’autres excentricités de ce genre, d’autres encore, ces dernières entachées, je le crains, de quelque malice sournoise et pince-sans-rire, donnèrent à réfléchir à ma belle-mère, la meilleure et la plus intelligemment tolérante des femmes pourtant, et il fut convenu qu’au moment de la rentrée de mon beau-père, en ce moment à la chasse, homme, lui, bourgeoisissime ; et qui ne supporterait pas un instant un tel intrus dans sa maison, « mossieu ! » on prierait quelques-uns de mes amis, qui avaient adhéré et aidé à la venue de Rimbaud à Paris, de le loger à leur tour et de l’héberger, sans pour cela, moi, me désintéresser de « l’œuvre », le moins du monde, bien entendu.

Une très forte amitié s’était formée entre nous deux durant les trois semaines environ qu’avait duré le passage chez moi de l’intéressant pèlerin.

De ses vers passés, il m’en causa peu. Il les dédaignait et me parlait de ce qu’il voulait faire dans l’avenir, et ce qu’il me disait fut prophétique. Il commença par le Vers Libre (un vers libre toutefois qui ne courait pas encore le guilledou et ne faisait pas de galipètes, pardon, de galimatias comme d’aucuns plus « modernistes »), continua quelque temps par une prose à lui, belle s’il en fut, claire, celle-là, vivante et sursautante, calme aussi quand il faut. Il m’exposait tout cela dans de longues promenades autour de la Butte et, plus tard, aux cafés du quartier Trudaine et du quartier Latin, puis il ne fit plus rien que de voyager terriblement et de mourir très jeune.

Mais il ne devait s’agir ici que du Recueil chez Vanier des poésies complètes d’Arthur Rimbaud. Ce recueil vient de paraître. Il contient tout ce que l’on a, pu réunir de lui en fait de vers proprement dits, c’est-à-dire ses « productions », jusqu’à 1871 inclusivement. Les quelques autres choses y incluses datent d’après. Les lecteurs de la Plume se réjouiront d’y retrouver les chefs-d’œuvre, tous, et s’amuseront à lire des essais, des ébauches, même des débauches, ô littéraires ! d’extrême jeunesse… Ils sortiront de cette lecture, admirateurs des poèmes connus et comme classiques, charmés de quelques pièces verveuses, Les Raisons de Nina, Ma Bohême, Sensation, un peu ou beaucoup horrifiés de certaines autres, farouches jusqu’à la cruauté, Les Poètes de sept ans, Mes petites amoureuses.

N’est-ce pas tout ce qu’il faut resservir à l’égard d’un volume de vers en ces temps affadis ? L’admiration, le charme et… quelle belle et bonne (c’est ici le cas) horrification !

Un mot sur la rime §

Hier, en relisant mon exemplaire du dernier numéro du Décadent, l’envie m’a pris de répondre un peu à Ernest Raynaud sur la Rime, qu’il attaque avec une virulence qui m’a fait réfléchir aux torts que j’ai pu avoir, en propos seulement, du moins je l’espère, envers elle.

Lecteur assidu de ce bon journal, j’ai pensé que je ne devais m’adresser que là pour exposer quelques idées qui me sont venues tout à l’heure à ce sujet.

Je monte donc à « cette tribune » et je dis : Non, la rime n’est pas condamnable, mais seulement l’abus qu’on en fait. Notre langue peu accentuée ne saurait admettre le vers blanc, et ni Voltaire, vice-roi de Prusse en son temps, ni Louis Bonaparte, roi de Hollande au sien, ne me sont des autorités suffisantes pour hésiter, fût-ce un instant, à ne me point départir de ce principe absolu.

Rimez faiblement, assonez si vous voulez, mais rimez ou assonez, pas de vers français sans cela.

Quand je dis : rimez faiblement, je m’entends, et je ne veux pas que ma concession signifie : rimez mal.

Musset, hélas ! rime mal. La Fontaine lui a donné le fatal exemple et leur génie ne les absout pas plus que son esprit — en prose, n’absout Le d’ailleurs « affreux Voltaire ». (Jamais feu Ponsard, son digne partisan, entre autres, n’aura si bien dit sans le savoir). Voilà, sauf erreur, les deux seules exceptions troublantes. La plupart des bons poètes riment bien, plusieurs riment faiblement. C’est, je crois, Racine qui a commencé à rimer faiblement, en ce sens, par exemple, qu’il se sert souvent d’adjectifs au bout de deux vers, redoutables, épouvantables, qu’il y emploie des mots presque congénères, père, mère, chose que Malherbe eût évitée, qu’il n’a presque jamais la consonne d’appui. Mais chez lui le vers est si nombreux, si long et si mélodieux que ces finales mêmes sont comme une grâce sobre et chaste de plus. Et je ne serais pas éloigné de lui savoir un certain gré d’avoir en quelque sorte innové de cette discrète et légère façon. Il est vrai que je l’aime tant que j’aurais peur, à la fin, d’aimer en lui jusqu’à un défaut.

 

Mais non, ces rimes-là ne sont pas défectueuses, croyons-le bien, surtout dans l’alexandrin plat. L’adorable Chômer, notre Lamartine, ce Barbier infiniment trop oublié, le grand Vigny et jusqu’à un certain point Baudelaire, ont rimé faiblement. Pierre Dupont, qu’il est temps de revendiquer, tant même l’élite est ingrate ! dans ses chansons si musicales, en dehors, bien entendu, des airs charmants qu’il y adaptait, rime faiblement :

Ô ma charmante,
Ô mon désir,
Sachons cueillir
L’heure charmante !

Combien d’entre nous n’eussent pas mis choisir pour la rime, c’est le cas de le dire ! Et alors, n’est-ce pas que j’ai eu quelque lieu de m’écrier, en considérant de tels lamentables abus encore possibles :

Ô qui dira les torts de la Rime ?

Ce que, par exemple, je proscris de tous mes vœux, c’est la rime mauvaise. Par rime mauvaise je veux dire, pour illustrer immédiatement mes raisons, des horreurs comme celles-ci qui ne sont pas plus « pour » l’oreille (malgré le Voltaire déjà qualifié) que « pour » l’œil : falot et tableau, vert et pivert, tant d’autres dont la seule pensée me fait rougir, et que pourtant vous retrouverez dans maints des plus estimables modernes. Les grands Parnassiens, Coppée, Dierx, Hérédia, Mallarmé, Mendès, n’ont garde d’offrir de pareils scandales. Ce leur est déjà un mérite que les imprécations de M. Raynaud ne leur ôteront point à mes yeux. Vous ne trouverez pas non plus chez eux ces rimes en ang et en ant, en anc et en and, que ne sauve pas la consonne d’appui, même dans ces magnifiques vers de Victor Hugo :

Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussant
Les convives, le trône et la table, de sang,

ni la rime artésienne ou picarde, pomme et Bapaume, ni la méridionale Grasse (la ville) et grâce, ni même la normande aimer et mer, bien que consacrée par Corneille et aussi par Racine, et il n’y a plus guère que M. Vacquerie, disciple en ceci de ce dernier, et d’ailleurs normand comme Corneille, qui ait osé de nos jours un provincialisme comme :

J’aurais fini par supporter
Un chœur d’Esther.

Et en quoi, je vous prie, excèdent dans la rime ces Parnassiens que vous conspuez ? Citez-moi, sauf ès cas voulus, des rimes d’eux blâmables dans l’outrance. Oui, il y a des poètes qui riment trop richement et c’est à ceux-là que j’ai pensé en écrivant quelques vers (d’ailleurs bien rimés) contre la Rime. Mais je ne les vois nulle part en bon lieu, par conséquent dans les rangs sérieux du Parnasse Contemporain. Quant à Banville, que semblerait viser de façon plus spéciale le reproche de rimer trop richement, relisez-le, et citez-moi une rime de lui qui ne soit rigoureusement judicieuse.

N’est-ce pas tout ce qu’il y a à dire sommairement sur la rime ? Oui, n’est-ce pas, ou peut s’en faut, et je vous ai prouvé que la rime est un mal nécessaire dans une langue peu accentuée, la rime suffisante pour le moins ? Oui ou non ? D’ailleurs n’importe ! et il me reste à parler de l’Assonance, qui est à la mode. Mais je m’aperçois qu’au lieu d’un mot c’est deux qu’il me faut maintenant.

L’Assonance est, pour parler selon la rigueur, la rencontre, à la fin de deux lignes plus ou moins rhytmées, de la même voyelle encadrée autant que possible par la même consonne d’appui et une consonne ou une syllabe muette terminale différente. Exemple : Drole, Brome, dol, d’oc. Nombre de chansons populaires sont instrumentées dans ce goût, avec la liberté toutefois en outre de rimer soit par à peu près, soit sans guère observer l’alternance des deux genres masculin et féminin, non plus que des singuliers ou des pluriels assortis, avec d’autres commodités encore. De la sorte, l’assonance serait, si adoptée dans la littéralité, un souci musical tout aussi gênant que la Rime, mais combien inférieure à elle en pureté, en noblesse de son ! ou, si l’exemple des chansons populaires se voyait suivi par nos versificateurs, un élément de confusion, de désordre même, pour cette pauvre Poésie, qui n’existe, en somme, que par l’harmonie, quelque vie, d’ailleurs, quelque frisson qu’il importe de lui donner par une observance éclairée de ces choses intrinsèques elles-mêmes.

De curieux essais du dernier modèle furent naguère tentés par des artistes que j’aime, comme Gustave Kahn et Jean Moréas qui ont fait des livres presque en entier selon ces données. J’avoue, en dehors du très réel et très grand mérite de ces œuvres, y préférer les passages que j’appellerai réguliers aux autres. Tels vers de Kahn, conçus dans les formes jusqu’ici reconnues (il remarquera que je dis : Jusqu’ici reconnues, ne voulant rien préjuger, me rangeant au nombre des purs spectateurs bien plutôt sympathiques) me plaisent et plairont à d’aucuns davantage par ce fait même ; et je me vois, et vous vous voyez peut-être tentés de regretter que toute la pièce intitulée Eventails, qui est sa dernière production lyrique, ne soit pas écrite comme ceci :

La nuit a des douceurs de brise dans les voiles
Et sur les rois perdus de douceurs inconnues
La blondeur de la nuit défaille en flot d’étoiles.

Je parlerai de même à propos de Jean Moréas et du très regrettable et très regretté Jules Laforgue, de qui la Mort vient d’éteindre l’étrange et troublant génie si prématurément. Que conclure ? Attendre ou tenter, selon les tempéraments. Moi, presque vieux, déjà j’attends, mon cher Raynaud. J’attends sans même conseiller, — mais non sans donner mon avis prudent, réservé, après avoir, comme on a bien voulu me le rappeler, poussé mon cri d’alarme contre la Rime abusive. Qu’on excuse mes scrupules. Ils sont cruels souvent, je vous l’assure. Parfois je les vaincs, le croiriez-vous ? Et je finirai, si vous voulez bien, par une anecdote, personnelle.

Une mienne ballade « en l’honneur de Louise Michel », fut l’an dernier présentée à mon très illustre et très indulgent maître Théodore de Banville qui n’y put admettre la rime de faucille et de Cécile. Que faire ? Condamner l’un ou l’autre mot. Tel le devoir, dura lex sed lex. Mais le sens, mais la propriété de l’expression ? Cécile ne pouvait disparaître, et je me mis à vouloir remplacer faucille. Au bout d’efforts sans nombre et d’un temps infini, je m’aperçus que faucille à son tour ne pouvait absolument pas disparaître. D’autre part, ille est mouillé dans faucille. Et d’abord Banville avait parlé. Nul moyen de sortir de là. Je n’avais plus, en bonne conscience, qu’à jeter la ballade au feu. Mais je tenais à la ballade, que voulez-vous ! j’y tenais, à cette ballade ! Vraiment. Beaucoup.

Et, ne pouvant rimer, j’assonnai !

……………………………………….
Elle aime le Pauvre âpre et franc
Ou timide. Elle est la faucille
Dans le blé mûr pour le pain blanc
Du Pauvre et la sainte Cécile
Et la Muse rauque et gracile
Du Pauvre, et son ange gardien,
À ce simple, à cet indocile.
Louise Michel est très bien.
............................................................

Mais que ceci ne serve pas d’exemple.

Lettre au « Décadent » §

Mon cher Anatole Baju,

Voudrez-vous rectifier dans votre prochain numéro le titre

Ballade pour les décadents

en celui

Ballade pour nous et nos amis,

qui est plus juste, plus joli ici et qui me permettra de donner le premier, perfectionné, à une ballade spéciale à laquelle je pense. Vous annoncez pour le prochain numéro en question une « déclaration de principes » : grosse tâche dont comment me tirer ? sinon en profitant de cette feuille de papier à lettres pour citer quelques paroles, concluantes, j’espère, encore inédites, de moi sur la Décadence, les Décadents et le Décadisme. Celui-ci, une merveille de vous, mon cher ! un maître-vocable tout battant neuf, sur lequel je m’exprimais ainsi dans une biographie d’Anatole Baju à paraître incessamment, les Hommes d’Aujourd’hui, de notre sage et temporisateur ami Vanier « Décadisme est un mot de génie, une trouvaille amusante et qui restera dans l’histoire littéraire ; ce barbarisme est une miraculeuse enseigne. Il est court, commode, « à la main », handy, éloigne précisément l’idée abaissante de décadence, sonne littéraire sans pédanterie, enfin fait balle et fera trou, je vous le dis encore une fois… »

Le membre de phrase souligné dans ce passage détermine bien, je crois, ce que nous entendons, vous et moi, en Décadisme, qui est proprement une littérature éclatant par un temps de décadence, non pour marcher dans les pas de son époque, mais bien tout « à rebours », pour s’insurger contre, réagir par le délicat, l’élevé, le raffiné si l’on veut, de ses tendances, contre les platitudes et les turpitudes, littéraires et autres, ambiantes, — cela sans nul exclusivisme et en toute confraternité avouable. Dans la même biographie d’Anatole Baju, je classais parmi les Décadents, « injure, entre parenthèses, disais-je encore ailleurs, pittoresque, très automne, bien soleil couchant, à ramasser en gomme », outre Mallarmé et moi baptisés d’autre part Décadents par qui donc déjà ? « un certain nombre de jeunes poètes, las de lire toujours les même horreurs, appartenant d’ailleurs à une génération plus désabusée que toutes les précédentes, d’autant plus avide d’une littérature expressive de ses aspirations vers un idéal dès lors profondément sérieux, fait de souffrance très noble et très hautes ambitions »)

Ces citations, dont mille excuses ! ont du moins ce mérite d’être courtes et peu nombreuses. De plus, elles abondent tellement dans votre sens que je vous les envoie, puisque vous voulez bien avoir besoin de mon avis, en forme d’absolue adhésion à votre vaillant entêtement dans une cause si bonne, aussi !

À vous et à vos collaborateurs.

Nos poètes
par Jules Tellier §

Un livre enfin de critique compétente et sympathique vient de paraître : Nos Poètes3, par Jules Tellier, qui est lui-même un poète. L’auteur, partant de Leconte de Lisle pour arriver au Décadisme, examine les évolutions du genre d’écrire qualifié poésie accomplies depuis cette époque jusqu’à cette époque : de quelle attention tour à tour filiale et fraternelle toujours et toujours confraternelle ! ce n’est rien que de le dire.

Après un adieu respectueux à M. Leconte de Lisle, historien et philosophe, un hommage affectueux, cordial et sincère à ce Théodore de Banville qui compte pourtant dans le rhythme de la vie absolue des fiers et désintéressés livrer de vers de cette époque décisive, après Coppée, exquis, et Sully-Prudhomme, noble témoin, salués, Jules Tellier aborde enfin les Modernes.

Rustiques, Psychologues, Lyriques, Baudelairiens habiles, passés, non sans malice douce-amère, en revue, Jules Tellier s’inquiète à son tour, qui est le bon, du mouvement actuel. Et largement, malgré les étiquettes sans nul doute voulues telles de sa table des matières, il veut bien rendre compte au public, ce public auquel il faut à la fin rendre compte, — ce public, entendons-nous, choisi, trié, exclusivement servi et exclusif qui serait donc le nôtre, — de sa sollicitude pour les seuls efforts sérieux de ce commencement de fin de siècle littéraire-ci.

Bouchor et son puissant effort incontestable vers les sommets symboliques de l’esprit humain, la jeune pléiade belge (si consolante dans notre décadence française pourtant encore fière) dont Rodenbach, Giraud, Séverin, seraient les chefs acclamés si le choix n’était défié par tout ce talent collectif, enfin Moréas, subtil et brutal si bien, Kahn, Vignier, qu’il nous serait utile de défendre contre des scrupules peut-être un peu bien sévères, Guigou, « étrange et sincère », Raymond de la Tailhade, prédit grand poète et déclaré bon poète, Tailhade, somptueux et pervers — « j’en passe et des meilleurs », comme dit Hugo, d’ailleurs excessivement admiré dans le livre de Nos Poètes — apparaissent ou plutôt paraissent « pleins de grâce et de vérité » dans ce livre substantiel auquel il faut acquiescer, en dépit des justes réserves que lui doit le Décadisme (ou ce qu’on nomme ainsi) en raison de quelques injustices.

Au Bois Joli
par Gabriel Vicaire §

Ce mois-ci aura été essentiellement littéraire. Une illustre mémoire, une étincelante personnalité se sont, sur les planches et par le livre, manifestées en pleine lumière de la rampe et de la publicité. Villiers de l’Isle Adam et son Axël, œuvre préférée du si regretté ami, Une Journée parlementaire, par Maurice Barrès, sont le héros et l’événement « sensationnels » ou, pour parler français, « à la mode », de cette fin de février.

Pourtant quelles que soient ma sympathie et mon admiration pour le génie de l’un et le si grand talent de l’autre, le poète que je suis, réservant toutes autres préoccupations intellectuelles, veut aujourd’hui s’inquiéter uniquement de pure poésie, seule actualité qu’il lui faille.

Et je viens vous parler de Au Bois Joli, par mon bon ami et l’un de mes auteurs de chevet, Gabriel Vicaire, l’auteur de déjà tant d’autres volumes tant prisés des vrais compétents, les Émaux bressans, la Légende de Saint-Nicolas, l’Heure enchantée, À la bonne franquette, etc.

C’est un assez grandelet recueil, tout à l’amour sylvestre, mais pas à la Florian, non plus qu’à la Théocrite ; mais tout bonnement — et que c’est donc bien à lui ! à la Vicaire.

À la Vicaire, c’est-à-dire en des vers clairs et délicieusement simples, tendrement et malicieusement. Au lieu des choses archi-alambiquées trop familières au pédantisme, à la sécheresse en vain mouillée de mots et délayée dans des phrases dont usent « certains jeunes » — quels mots et quelles phrases et quels jeunes ! vous ne trouverez ici qu’émotion réelle dans une langue parfaite, langue formée aux fortes études classiques, puis d’ensuite, les plus décisives peut-être, du moins dans les cinq sixièmes des cas.

Ces études, chez Vicaire, infinies lectures à droite et à gauche, une érudition curieuse de tout et renseignée immensément, fréquents séjours à la campagne et au village sans cesse occupés à l’observation amoureuse de la nature surprise chez elle, une recherche fervente des traditions, des légendes, jusqu’à l’étude par le menu des chansons populaires de son pays, la Bresse, ont formé un poète bien à part, entre tous ceux d’à peu près ma génération. Il se distingue du groupe parnassien par l’aise et la liberté de son allure, tout en s’y rattachant par la forme absolue et la pureté. Quant aux « écoles » un peu contestées qui furent actuelles il y a cinq ou six ans, Décadents et Symbolistes, elles ne le comptèrent jamais dans leurs rangs. Même il fit dans ces temps-là, avec Beauclair, un petit volume qui obtint un succès retentissant. Ce livre, intitulé Les Déliquescences, par Adoré Floupette, chez Léon Vanné, éditeur à Bysance, raille avec une grâce et une malice parfaites les prétentions quelque peu formidables des « réformateurs », leurs rhythmes abracadabrants et leurs rimes… ou leur manque prémédité de rimes allant sous le nom de « Vers Libre », le choix excessif de leurs vocables et le lâché ou le guindé de leurs tournures… Les Déliquescences firent fureur à leur époque : les poètes visés prirent en général bien la chose. Pour mon compte, comme à tort ou à raison, à tort plutôt, je passais pour l’un des « gros bonnets » du groupe, on m’y prêtait ces vers bouffons et ce vœu, j’espère, point trop encore réalisé :

« Je voudrais être un gaga
Et que mon cœur naviguât
Sur la fleur du seringua ! »

Quelques bonnes âmes allèrent jusqu’à « croire que c’était arrivé », et il y eut même des critiques naïf ( ?) jusqu’à « flétrir » ce Décadent d’Adoré, ce symboliste de Flou, ce roman de Pette, le tout à la grande joie de Floupette et de ses « victimes ».

Qu’est-ce que ce « Bois-Joli » où nous mène l’auteur si engageant ? Parbleu, c’est le vôtre et le mien, c’est notre cœur symbolisé, c’est l’éternelle magique forêt des Ardennes, l’enchantée « Arduane Silve » où le galant garde-chasse braconne en personne, où brigande un peu Robin-des-bois, où Titania baise Bottom, où la Belle ne dort que pour mieux s’éveiller ; généralement tendre et plutôt gaie l’ombre du Bois Joli, avec telles clairières éclatantes et bellement sonores, comme ceci qui m’est dédié, dont je raffole et dont je me targue :

À PAUL VERLAINE

Depuis l’heure divine où j’adorai les roses,
Le sommeil de mon cœur s’est à peine éveillé,
Je suis resté l’enfant toujours émerveillé
Qui croit à la bonté des hommes et des choses,

J’ai gardé la fraîcheur de mes yeux de vingt ans.
Mon âme aux quatre vents ne s’est pas défleurie.
Je sais tous les sentiers du pays de féerie,
Je suis le pèlerin de l’éternel printemps.

La nature se livre à qui la veut comprendre ;
J’ai goûté la douceur de son corps merveilleux.
Le même bleu d’aurore est au fond de ses yeux,
Le rose de sa bouche est toujours aussi tendre

Le livre de Jade
par Judith Walter §

Comment peut-on être Chinois ? C’est le secret de Judith Walter, pseudonyme transparent sous lequel se dérobe la brillante personnalité d’une jeune femme que recommande au public lettré ce double titre d’être la fille d’un poète illustre et la femme d’un autre poète qui a extrêmement de chances pour rendre bientôt célèbre un nom déjà retentissant parmi le jeune romantisme.

Le Livre de Jade, magnifique in-octavo, se présente comme une traduction de différents poètes chinois, et je ne demande pas mieux que de le croire sur parole, quoique çà et là une note bien parisienne, un accent délicatement ironique, dont je soupçonne absolument incapables les lettrés à bouton de cristal du Céleste-Empire, vienne vous avertir qu’évidemment la traduction, puisque traduction il y a, est du moins, très libre. Je ne suis pas versé autant qu’il serait désirable dans la connaissance du langage de Thou-Fou, de Tsé-Tié, de Tchan-Oui, etc. Aussi ne me plaindrai-je pas plus amèrement que de raison de ces apparences d’infidélité au texte, puisque le charme y trouve son compte et que le talent incontestable y supplée la sincérité présumée absente.

Qu’on n’aille pourtant pas inférer de là que le Livre de Jade, sous couleur chinoise, est ce que l’on convient d’appeler « un livre parisien. » Il n’est, au contraire, pas possible d’être plus Chinois, dans l’acceptation finement excentrique et poétiquement précieuse du mot, que l’auteur ou le traducteur de ce délicieux ouvrage. Imaginez un Théocrite riverain du fleuve Jaune, avec des bizarreries exquises et des surprises enchanteresses. Par moments aussi, le ton s’élève, et, de la petite idylle toute parfumée de thé, de vin tiède et de fleur de pêcher, passe au tableau de guerre, à la scène pathétique, quelquefois à la pensée profonde, sans toutefois jamais enfreindre les règles que s’est imposées l’auteur, et qui sont la concision pour l’expression, la brièveté quant à la phrase et la discrétion dans les procédés mis en œuvre.

Je ne connais d’analogue à ce livre dans notre littérature que le Gaspard de la nuit de cet à jamais regrettable Aloysius Bertrand. Et encore, si l’on me donnait à choisir, préférerais je de beaucoup le Livre de Jade pour son originalité plus grande, sa forme plus pure, sa poésie plus réelle et plus intense.

Le manque d’espace m’empêche, à mon vif regret, de citer quelques fragments de ce volume qu’il faut lire pour le relire souvent. Le succès en est assuré : Mlle Théophile Gautier, Mme Catulle Mendès, vient d’affirmer là un pseudonyme, Judith Walter, qui rayonnera certainement, bien distinct, entre le nom de son père et celui de son mari,

Hernani §

(Première représentation. — Reprise.)

Le succès d’Hernani a été immense, inouï, colossal, écrasant ! — et, ce qui ne gâte rien, pacifique, — personne ne s’étant trouvé pour jouer le rôle de l’esclave insulteur des triomphes romains. Quelques personnes semblaient regretter les « grandes luttes » de 1830 et criaient à la décadence. Eh quoi ! parce que le bon sens a fait, durant ces trente dernières années, justice des ridicules préjugés de quelques voltigeurs de la Tragédie il faudrait se désoler de n’avoir plus ces adversaires à combattre, jeter la pierre au progrès et reprocher à notre génération d’avoir profité de l’expérience ! Allons, allons, messieurs les grondeurs pour rire, avouez qu’au fond vous êtes contents de nous, les jeunes, que nous ne dégénérons pas trop de nos pères de 1830 et que véritablement nous sommes les petits de ces grands lions-là ! C’était l’avis de Gautier, l’autre soir, de Gautier, qui se démenait dans sa stalle comme aux beaux jours des gilets rouges et des cheveux mérovingiaques ; c’était l’avis de Dumas, superbe d’attendrissement et d’expansion à chaque sursaut d’enthousiasme de la salle !

Quelle belle chose aussi que ce drame, en dehors de toute préoccupation d’école et de tradition ! Quel sublime cornélien mêlé à l’émotion shakspearienne avec ce je ne sais quoi de spécialement ému et sublime qui n’appartient qu’à Hugo ! Quoi de comparable dans le théâtre espagnol, si fier pourtant, à cette splendide scène des portraits ! Et ce cinquième acte, ne hausse-t-il pas à la taille de Roméo et Juliette les deux amants du drame français !

Aussi, quels cris unanimes et mille fois répétés de vive Hugo ! pendant les entr’actes et à la sortie ! quelle furia d’admiration ! quelle joie délirante et quel bonheur véritable éclataient dans tous les yeux !

J’imagine que, le soir d’une grande bataille, l’enthousiasme n’est pas plus grand dans le camp vainqueur. Victoire, en effet, du grand Art sur le métier, des Poètes sur les faiseurs !

Guidés par les excellents conseils de M. Auguste Vacquerie, les acteurs ont été vaillants. Bressant a beaucoup d’insolence, de morgue et parfois de majesté dans le rôle si bien tracé et si historique de Charles-Quint. Maubant, au troisième acte, a soulevé la salle entière avec cet hémistiche :

Et vendit la tête de son hôte.

Delaunay et Mlle Favart, excellents dans les premiers actes, ont été, au dénoûment, couverts d’applaudissements, de bravos et de bouquets ; il était impossible de mourir plus pathétiquement, après avoir aimé si passionnément. Ils ont été, avec Bressant et Maubant, rappelés à deux fois par le public enivré.

En somme, glorieuse soirée, dont on sera fier plus tard de dire : « J’en étais ! » puisqu’elle a consacré à jamais parmi nous le théâtre d’Hugo et réparé les injustices de la cabale classique de 1830. Retenons bien cette date : 20 juin 1867 !

Et maintenant, M. de Chilly, à quand Ruy-Blas ?

Les Œuvres et les Hommes
Par J. Barbey d’Aurevilly. §

I. Les poètes §

Il y a plusieurs hommes dans M. Barbey d’Aurevilly : romancier très-inégal, catholique ultra, autoritaire à faire pâlir de Maistre, critique détestable souvent et contestable toujours, il présente mainte face à l’observation et mainte facette à la malignité. Nous ne nous occuperons que du critique.

La première chose qui frappe à la lecture du tome des poètes, c’est la sympathie de l’auteur pour les « inspirés », et partant un dédain superbe des travailleurs, fait tout simple, d’ailleurs, et particulier aux critiques d’un certain âge, témoins enthousiastes des prouesses de l’inspiration, et tout ébahis en présence des œuvres de la nouvelle école, qui a, comme on sait, ce ridicule de penser que les beaux vers ne se font pas tous seuls et que les rimes pauvres n’entraînent pas fatalement la richesse des images ni même celle des idées. Ce point de vue quinquagénaire produit dans la critique de M. Barbey d’Aurevilly des effets d’optique très-amusants, qu’il est bon ‘de mettre en lumière pour l’édification de plusieurs et l’ébaudissement de quelques-uns.

Par exemple, à propos des Odes funambulesques de Théodore de Banville, M. Barbey d’Aurevilly nous dit sérieusement, dans une de ces incidentes qui lui sont si chères : — « La rime, à laquelle tiennent si fort tous les hommes pour qui la poésie consiste dans l’art d’échiquier de mouvoir et de ranger les mots, la rime, etc. » — Sans le chicaner sur le plus ou moins discutable français de « l’art d’échiquier », je ne puis m’empêcher de faire observer à M. Barbey d’Aurevilly que, si la poésie ne consiste pas précisément dans cet art d’échiquier-là, cet art d’échiquier-là est la base même de la poésie… et de l’orthographe, absolument comme l’échiquier est la base de l’art… des échecs.

Passons maintenant en revue quelques jugements particuliers dans ce procès intenté aux poètes par M. Barbey d’Aurevilly, juge et avocat. À tout seigneur, tout honneur ! Notre aristarque commence sa distribution de férules par les Contemplations de Victor Hugo, qu’il appelle un « grand front vide », et Gustave Planche est dépassé ! Certes, à mes yeux, les Contemplations ne sont pas le chef-d’œuvre d’Hugo, tant s’en faut ; je les trouve même son livre le plus faible4 ; mais ce n’est pas une raison pour insulter au génie, même défaillant, en quels termes, on en a pu juger par un mot pris au hasard entre mille. Il va sans dire que le plus gros grief de M. Barbey d’Aurevilly contre Hugo est le manque de sincérité. Dans les trop fameuses philippiques publiées par le Pays, lors de l’apparition des Misérables, il reprochait entre autres choses, à Hugo, d’être « un classique peint en romantique », « un lyrique artistement peigné en échevelé. » Artistement, mais c’est ce qu’il faut, bon critique !

Souvent un beau désordre est un effet de l’art,

a dit Boileau, que vous citez à ce sujet, et par hasard Boileau a dit une vérité. Abordant ensuite la Légende des siècles, M. Barbey d’Aurevilly rend, avouons-le, un franc et loyal hommage à cette superbe épopée où Victor Hugo a mis toutes ses qualités, et aussi tous ses défauts. De ces défauts, il en est un que M. Barbey d’Aurevilly n’a pas signalé, et pour cause. J’entends ces déplorables passages attendrissants qui ont la prétention d’être réalistes, et ne constituent rien moins qu’une grotesque parodie. (Voir, comme pièces justificatives, le discours du vieux Fabrice, devant le cadavre de la petite Isora. — Ratbert :

« M’avoir assassiné ce petit être-là !
Mais c’est affreux d’avoir à se mettre cela
Dans la tête, que c’est fini, qu’ils l’ont tuée,
Qu’elle est morte...)

M. Barbey d’Aurevilly est un partisan acharné de la vie dans l’art. Or, ce que l’on vient de lire est de la vie dans l’art à la troisième puissance, j’espère ; et si M. Barbey d’Aurevilly ne s’est pas extasié devant, c’est par pure inadvertance, soyez-en convaincus.

Don Quijote voyait Dulcinée partout. L’amour de la vie dans l’art n’a-t-il pas fait voir à M. Barbey d’Aurevilly, dans les Émaux et Camées (titre par parenthèse qu’il trouve mauvais, en proposant celui de Perles fondues), un pas vers l’émotion et la passion du poète de la Comédie de la mort ! Voilà un éloge auquel Gautier ne s’attendait guère, je gage, et qui n’a dû le toucher que médiocrement. Il faut, certes, avoir la berlue ou un étrange parti-pris pour découvrir de l’émotion, comme l’entendent MM. Barbey d’Aurevilly et consorts, dans ces poèmes d’une sérénité marmoréenne digne de Gœthe, et par cela même indigne de l’admiration de ces messieurs. Autant, morbleu ! trouver émue et passionnée la Vénus de Milo !

C’est aussi sous la dictée de l’amour de la vie dans l’art que M. Barbey d’Aurevilly a bien osé qualifier Leconte de Lisle de « jeune littérateur français qui essaie de petites inventions ou de petits renouvellements littéraires, et provoque le succès comme il peut. » — Leconte de Lisle est une des victimes de M. Barbey d’Aurevilly, et, au fait, on devait s’y attendre. Que pouvait-il comprendre, lui, le passionné, à cette poésie calme, rassise, à ces vers d’airain retentissant comme des tonnerres lointains, sans jamais éclater, par cette suprême loi de l’art que tout éclat est une discordance, et que, le beau, c’est l’harmonie ? Et que pouvait comprendre ce catholique farouche, ce « Mérovingien », comme il s’est baptisé lui-même, à ce vaste plan synthétique de l’œuvre du grand poète, où chaque religion vient à son tour fournir sa pierre à un monument sans analogue dans aucune littérature, et dont l’ensemble, large et profond, philosophiquement parlant, a, comme art, la sérénité de la Grèce, la force de Rome et la splendeur de l’Inde ? M. Barbey d’Aurevilly ne trouve dans tout cela que fatras, ennui, fausse érudition et manque d’âme. Libre à lui !

Enfin, ce sempiternel amour de la vie dans l’art, de concert avec celui de l’inspiration, sa canaille de frère, pour me servir d’une expression de notre critique, détermine les préférences de M. Barbey d’Aurevilly, préférences heureuses, comme on va voir, et faites à souhait pour le plaisir des yeux.

En première ligne vient… M. Roger de Beauvoir, avec ses Colombes et Couleuvres, recueil qui, pour quelques vers heureux disséminés çà et là, fourmille d’images incohérentes, d’idées avortées et de rimes pauvres. Mais le cœur y joue un grand rôle, dans ce recueil, le cœur, un viscère qui tient lieu de tout, âme, cerveau, et… correction à messieurs les inspirés ; mais les crucifix lamartiniens y alternent avec les flacons de ce divin Musset, et voilà M. de Beauvoir, — un nouvelliste agréable, du reste, passé grand poète ! et M. Barbey d’Aurevilly le proclame le Canova de notre poésie !

Ce sont les fleurs les plus étranges
Et des fruits d’un goût sans pareil,
Des orangers remplis d’oranges
Dans des champs tout pleins de soleil.

Ce sont des rois, ce sont des reines,
Assis au milieu de leur cour ;
Ce sont des villes si sereines
Que dans la nuit il y fait jour.

On voit tout ce qui peut surprendre :
Des hommes de toutes couleurs,
Des oiseaux qui se laissent prendre
Avec la main comme des fleurs.

De qui sont ces vers, demandez-vous, lecteur ? D’un Pradon en délire ou d’un Berquin de la décadence ? Non pas. Ils sont de M. Siméon Pécontal, lauréat de l’Académie française, bien méritant, quoi qu’en dise M. Barbey d’Aurevilly, dans une note substantielle où il trouve le moyen d’appeler M. Siméon Pécontal un camélia odeur de rose, et d’ajouter cette réflexion amère que ne soufflètent pas du tout, — n’est-ce pas ? — les douze vers rapportés plus haut : « Chose étonnante, et bien honorable, du reste, pour le talent, qu’il ait eu cette fois le sort heureux de l’insignifiance, si chère aux quarante immortels ? » — Vous riez ? M. Barbey d’Aurevilly vous prépare bien d’autres gaietés, toujours à propos de M. Siméon Pécontal :

Il naîtra sur un lit de chaume,
Et celle qui l’aura porté,
Ce roi du céleste royaume,
Gardera sa virginité ;
Car, à travers sa chaste mère,
Passera l’enfant radieux...

Trait raphaëlesque ! interrompt ici M. Barbey d’Aurevilly. Cela ne vous remet-il pas en mémoire le pavé de l’ours ? Que voulez-vous ! Il y a dans ces strophes tant de cœur, tant de vie, tant d’émotion ! Et puis, quelle inspiration !

Par exemple, je ne sais à quoi attribuer l’enthousiasme de M. Barbey d’Aurevilly pour M. Pommier, qui n’est, lui, ni inspiré, ni ému, ni vivant. C’est vrai qu’il n’est pas davantage image, gracieux, profond, ou pénétrant, qualités qui sont mes préférées ; mais moi, qui me pique d’être conséquent, je ne considère pas M. Pommier comme un grand poète, ni même comme un poète. Pour moi, c’est au plus un versificateur amusant, et voilà tout. Il faut lire cet incroyable éloge pour se faire une idée du degré d’admiration de M. Barbey d’Aurevilly pour cet heureux M. Pommier. C’est tout uniment prodigieux. Au sujet d’une amplification assez réussie, et qui a l’enfer pour thème, M. Barbey d’Aurevilly met M. Pommier à côté de Dante, et plutôt au-dessus qu’au-dessous. « Le nouveau poète de l’enfer… — Le livre de M. Pommier est trop mâle pour s’occuper beaucoup des historiettes de l’individualité humaine. Il laisse cela au terrible Dante qui a besoin de nous raconter les infortunes de la Pia, ou comment les Françoise de Rimini succombent, pour nous intéresser à son fabuleux enfer. M. Pommier n’a, lui, qu’un personnage dans tout son poème ; mais son héros, c’est la Foule, c’est le Monde, c’est l’Humanité… » — Ça y est-il ? Et après ça, on peut tirer l’échelle, croyez-Vous ? Eh bien, non ! En l’honneur des colifichets dont je vous donnerai tout à l’heure un échantillon, M. Barbey d’Aurevilly tire un feu d’artifice qui éclipse tous ceux de tous les Ruggieri : « Homme étonnant qui n’a besoin que d’une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous un écho de poète, — qui serait Liszt encore sur une épinette, et Tulou dans un mirliton. » etc., etc.

Or, voici l’échantillon promis :

Blaise. — Grogne !
                 Cogne !
                 Mord !
                 Être
                 Maître
                 Veux.
Rose. — Va, je
                 Rage.
                 Gueux !
                 Bûche ! etc.

Et, six pages après les louanges accordées à ces choses, M. Barbey d’Aurevilly s’indigne contre les « sornettes enragées et idiotes » dès Odes funambulesques, sur lesquelles je m’empresse de déclarer ne point partager du tout son avis. D’où vient cette contradiction ? Qui a bien pu changer l’amateur forcené des tours de force de M. Pommier en ce puritain de la poésie ? Profond problème, et dont je laisse la solution à de plus subtils.

En voilà assez, j’espère, pour montrer toute l’inanité d’une critique qui n’a pour guide qu’un enthousiasme irréfléchi, et pour flambeau que la lumière trouble si souvent de ce qu’on nomme assez improprement l’instinct poétique. Je pourrais m’arrêter ici, si je ne tenais à honneur de justifier complètement le titre de cet article : M. Barbey d’Aurevilly prépare un volume de critique sur les critiques qu’il intitule cavalièrement les Juges jugés. S’il entre dans son plan de se comprendre dans ce martyrologe, voici quelques notes que je me fais un plaisir de mettre à sa disposition.

M. Barbey d’Aurevilly est un homme d’esprit, c’est incontestable, et l’esprit, surtout chez nous, est un pavillon qui fait passer bien des marchandises, ce qui est en même temps notre éloge et notre condamnation. Je ne veux pas médire de l’esprit. C’est un petit air de musique qui fait bien dans les entr’actes de la logique, mais qui ne doit jamais empiéter sur elle, sous peine de la faire trébucher dans le vaudeville, genre national. Or, c’est, je crois, un peu le cas de M. Barbey d’Aurevilly.

Si vous aimez la poésie, ennemi lecteur, j’en ignore et, au surplus, c’est votre affaire. Pour moi, je la déteste dans la critique, comme déplacée et dérogeant d’abord, et ensuite comme complice et recéleuse. Que diriez-vous d’un botaniste qui vous expliquerait la nervure, la tissure et la membrure d’une plante, avec le style d’un Byron en prose ? Sans doute ce que je dis de M. Barbey d’Aurevilly : qu’il est dans la plus merveilleuse erreur, ou que c’est un adroit compère cachant sous le chatoiement d’un verbiage coloré une science problématique (ceci n’a trait qu’au botaniste). Je ne prétends pas établir par là que, pour être bon critique, il soit indispensable d’écrire comme messieurs tels ou tels. Il est même bon que de temps en temps les poètes descendent des hauteurs pour se retremper un peu dans l’examen et la logique. Leconte de Lisle et Charles Baudelaire l’ont fait, pour ne citer que ces deux-là. Mais aussi, quelle prose que la leur, et combien claire et nette, et simple, et sévère ! C’est que les poètes savent d’intuition que la critique, même faite par eux, doit toujours, crainte d’accident, rester à sa place, qui est en bas.

Non si bas, toutefois, qu’elle perde sa dignité et en vienne à des procédés regrettables, comme il lui arrive quelquefois dans le livre que nous examinons. J’ai spécialement en vue, et je finirai par là, un article inqualifiable sur Edgar Quinet, où l’illustre écrivain est traité comme le dernier des cuistres. Que M. Barbey d’Aurevilly trouve ridicules et ennuyeuses les œuvres d’Edgar Quinet, cela se comprend de reste, quand on est au courant des théories de notre critique, mais, dit un proverbe, c’est le ton qui fait la chanson, et ici le ton est de tout point déplorable. Jugez-en. « Nous aimons mieux vraiment, quel qu’il ait été, conclut M. Barbey d’Aurevilly, le monsieur Quinet de l’entre-deux d’Ahasverus et de Merlin. Nous aimons mieux l’historien, le professeur, l’archéologue, le critique, même le poète, infortuné en vers, et même le colonel de la garde nationale ; oui, littérairement, même le colonel !!! »

Que penserait M. Barbey d’Aurevilly, s’il nous prenait la fantaisie de l’imiter, et de terminer cette trop longue marche à travers son livre par une tirade dans ce goût ? Mieux que le monsieur Barbey d’Aurevilly homme de lettres, nous aimons le dandy, le causeur, et même le garde national, oui, littérairement, le garde national ! Le garde national ! nous l’aimâmes ce jour, surtout, où une punition disciplinaire pour fait d’inexactitude dans son service l’empêchait de corriger les épreuves de cet impayable Prêtre marié !5

II §

Vous vous souvenez peut-être d’un article signé de votre serviteur, où se trouvait apprécié M. Barbey d’Aurevilly, juge des poètes : je viens aujourd’hui, à propos d’un livre récent, vous parler de M. Barbey d’Aurevilly juge des romanciers. Ce que je reprochais l’autre fois à l’écrivain en question reposant sur le même ordre de choses, c’est-à-dire, pour tout résumer en deux mots, sur le passionisme et l’inspirantisme transcendantaux de ce critique consciencieux, mais égaré, je prendrai la liberté de vous renvoyer pour toute appréciation générale des doctrines au n°1 du présent journal et me contenterai, dans ce court aperçu, de relever quelques détails par trop gais. J’entre en matière sans plus tarder.

Le tic littéraire a du bon, nul n’en disconviendra, mais en tant qu’il ne mérite pas ce nom de tic, qui veut dire, si j’en crois mon dictionnaire « affection nerveuse », et qu’il ne va que jusqu’à l’affectation, dont il se faut pourtant encore bien méfier, car facilement l’habitude devient une seconde nature, et facilement les mines calculées tournent en grimaces involontaires, comme nous l’enseigne l’exemple de quelques comédiens. Or, n’est-ce pas un tic, une grimace de style et d’idée que de répéter jusqu’à trois fois, en moyenne, — j’ai fait le calcul — dans un chapitre de dix pages, en un volume de 400 pages, ces mots que M. Barbey d’Aurevilly, assez riche pourtant de son propre fonds, doit considérer comme une trouvaille inappréciable, puisqu’il les exhibe « cailloux qu’il tient ! » à tout venant et à tout bout de champ : — « un livre de nature humaine, — une étude de nature humaine, — un trait de nature humaine. »

Mais, morbleu, comme vous j’ai « ma nature humaine ! »

pourrait objecter au critique obsédant le lecteur énervé, en torturant quelque peu le vers-proverbe d’Alfred de Musset.

J’aime beaucoup Balzac, et je sais tous les grés du monde à M. Barbey d’Aurevilly de l’excellent chapitre qu’il a consacré à ce maître. Mais de ce que l’on a pour un grand homme l’admiration due, est-ce une raison pour, en critique, ne voir, n’entendre et ne jurer que par lui, comme le fait M. Barbey d’Aurevilly, qui trouve moyen d’exalter la Comédie humaine à propos.… des Mémoires d’une femme de chambre ? J’aime aussi beaucoup la morale… en action, en littérature moins, parce qu’elle s’y trouve être un élément étranger et troublant qui ne peut que donner à l’œuvre une allure empesée, roide et gauche, de même du reste que la politique, la passion et l’émotion, toutes choses très-bonnes… à leurs places respectives. De plus, il me déplaît particulièrement, et me peine de voir l’auteur du Dandysme et de l’Ensorcelée, un artiste après tout et quoi qu’il en dise, parler sérieusement des « droits et des devoirs » de la critique, ni plus ni moins qu’un Prudhomme de la Revue des Deux-Mondes, alors que tout le monde, depuis tantôt vingt ans, tombe d’accord qu’elle n’a pour but et pour fonction, cette bonne critique, que de constater les qualités et les défauts d’un ouvrage, en émettant bien modestement quelques avis bien discrets, et encore !…

Maintenant, il me reste à extraire du livre de M. Barbey d’Aurevilly quelques-uns de ces avis… discrets ? — vous allez voir — mais à coup sûr amusants — jugez-en par le premier.

Comme moi, vous avez lu ce livre grandiose et sévère, Salammbô, et comme moi vous en avez goûté et admiré le style rhythmé, les descriptions éblouissantes, les batailles magnifiquement évoquées, les personnages épiques et, par dessus tout, la fable si simple et si terrible. Eh bien, voici comment M. Barbey d’Aurevilly juge cette œuvre, honneur de notre époque, et qui sera tantôt l’honneur du siècle :

« Salammbô est tombée définitivement dans le plus juste oubli. Elle y a rejoint les Incas : deux livres du même genre, avec les différences de siècle… M. Flaubert m’a fait l’effet de n’avoir plus rien dans le ventre… »

Les bras en tombent, n’est-ce pas ? Mais écoutez ceci :

« Le Capitaine Fracasse, sachez-le bien, n’est qu’un morceau de tapisserie faite d’après les tableaux plus ou moins oubliés ou empoussiérés maintenant de ces maîtres qu’on appelle Scarron, Cyrano de Bergerac et, pour mieux dire, tous les romanciers du commencement du xiie siècle, que M. Théophile Gautier a imités dans ce roman sans vie et sans passion réelle, etc… »

À la bonne heure ! voilà les gros arguments ! La vie ! La passion ! Pour une œuvre d’archéologie et de curiosité comme le Capitaine Fracasse, c’est bien de la vie et de la passion qu’il faut ! Un peu de nature humaine ne ferait pas mal non plus. Quand à la langue splendide de ce roman picaresque, quant aux merveilleux chapitres intitulés : Le Château de la Misère, Effet de neige, Brigands pour les oiseaux, et tant d’autres, vieilles tapisseries que tout cela, en vérité !

Je ne voudrais pourtant pas finir sur une ironie. Car dans ce diable de livre il y a énormément de talent, figurez-vous ! — un talent bizarre, recherché, si vous-voulez, mais enfin un talent incontestable et hors de pair. Tous ceux, du reste, qui connaissent les quelques romans de M. Barbey d’Aurevilly, ainsi que ses œuvres de critique et de polémique, se plaisent à lui reconnaître un style, une vraiment manière à lui, style de race, certes, et manière originale ! Dans le livre qui nous occupe, je me bornerai — vu le peu de place — à vous signaler, avec mille réserves de fond, bien entendu, la forme très remarquable en particulier des chapitres sur Balzac, Stendhal, M. Mérimée, et Edgar Poe. Vous y trouverez à profusion des images souvent réussies et toujours poétiques, des hardiesses parfois heureuses, et jamais vulgaires, le tout assaisonné et relevé par une certaine crânerie d’allure point du tout déplaisante. Ah ! si M. Barbey d’Aurevilly pouvait planter là ses systèmes !

Auguste Vacquerie (notes et souvenirs inédits) §

J’ai connu Auguste Vacquerie à l’occasion des Poèmes Saturniens, des Fêtes Galantes et de la Bonne Chanson, que j’avais tenu à lui remettre en mains propres. Je vis un homme d’âge moyen, d’un visage chevalin, nez fort, barbe pointue, cheveux rares, châtain, aux yeux d’une très grande douceur, mais observateurs et comme matois de Normand. Il parlait d’une voix profonde aux intonations agréables au possible, et son discours, qui n’avait rien de positivement sententieux, néanmoins se répandait volontiers en conseils familiers, en préceptes loin d’être énoncés comme tels. Il me parla, bien entendu, de mes vers, y louant beaucoup, y critiquant aussi, puis, comme je viens de le dire, se lança dans des considérations plus générales. En principe il admettait le Parnasse Contemporain et les poèmes qui le composaient pour la plus plupart, mais il objectait fortement contre ce qu’il appelait, peut-être avec raison, les « véritables barbarismes » que constituait dans nombre des poèmes de Leconte de Lisle et de poèmes imités de ce maître l’orthographe du nom des dieux de la Grèce antique. Enfin il protestait contre les tendances à l’impassibilité de la nouvelle école, — sans que ce nom ridicule, école, fût prononcé, — y trouvant une cause de froideur et, pour ainsi dire, de stérilité qui allait de soi. Sa conversation abondait en anecdotes contées avec une bonne humeur toute simple et malicieuse sans nulle acrimonie. Lui-même, parfois, il riait franchement à tel souvenir qui lui passait par le discours et il y avait quelque chose de comique dans sa physionomie dans ces moments-là : son long nez sur sa longue barbe, le mouvement ascensionnel de sa moustache portée en brosse, le pli profond de sa joue maigre et basanée par la mer de son pays, lui donnaient alors l’air d’un vieux zouave en gaîté. Il ne tarissait pas sur Victor Hugo, avec qui il avait vécu longtemps dans la plus complète intimité à Jersey et à Guernesey, et qu’il voyait encore très fréquemment à cette époque, en exil toujours (1867-68). Son enthousiasme, calmement exprimé — il parlait avec une certaine, non pas lenteur ni préciosité, mais précision légèrement appuyée, — son enthousiasme, tout juvénile vraiment, étonnait et charmait délicieusement, je vous assure, chez cet homme de déjà quarante-huit ans qui sur tant de choses et de gens paraissait si déterminément sceptique. Beaucoup, entre autres, d’historiettes, à propos de ce malencontreux Napoléon III qu’il poursuivait d’une haine pour le moins aussi forte que l’auteur des Châtiments ; historiettes presque toujours polissonnes. N’ai-je pas entendu Victor Hugo en plein dîner, à Bruxelles, dire solennellement : « Bonaparte, c’est une prostate ». Et je vous prie de croire que ce pauvre empereur n’était guère plus ménagé dans ses mœurs qu’à propos de toutes autres choses par le disciple que par le maître.

Et puis il parlait des beaux voyages qu’il avait faits, principalement en compagnie de l’illustre critique Paul de Saint-Victor, et il mettait dans ces récits, bien que n’étant pas précisément ce qu’on appelle un causeur, une verve étourdissante qui donnait fort à regretter qu’il ne les eut pas couchés sur le papier.

Sur Victor Hugo, je l’ai dit plus haut, il était intarissable. Je voudrais pouvoir me bien souvenir de tous les détails qu’il donnait aux amis sur la vie et les habitudes du grand homme. Entre autres choses si intéressantes, dont il était prodigue envers ceux qu’il estimait dignes de pareilles confidences, j’en veux faire connaître, sur un point particulier, d’absolument inédites et par moi recueillies dans le salon de Paul Meurice devant le magnifique buste en marbre de Victor Hugo-Dante par David d’Angers. C’était sous les toutes dernières années de l’Empire.

Victor Hugo, on le sait, était fortement déiste et Vacquerie se piquait d’un scepticisme qui eût très facilement glissé à l’athéisme. Un jour, à Guernesey, après déjeuner, les deux hommes se prirent de discussion sur des matières philosophiques et religieuses, et comme Vacquerie poussait très avant sa pointe et rétorquait sans ménagement, à mesure qu’ils se produisaient, tous les arguments d’Hugo, celui-ci, tout rouge presque de colère, de se voir acculé de si près, s’écria : « Eh bien, je vous répondrai dans huit jours », et il monta s’enfermer dans le belvédère qui dominait sa maison et qui lui servait de cabinet de travail, y resta huit jours sans en descendre, y couchant, y mangeant. Dès qu’il eut rencontré Vacquerie, qui se promenait au jardin sur la mer, il courut à lui, lui mit la main sur l’épaule et, d’un ton tragi-comique, commença la lecture d’un gros manuscrit dont il fit retentir, comme en triomphe et en ironie, le titre étonnant, l’Âne ! et lut tout d’une traite les quelque chose comme deux mille vers de ce poème si verveux :

« Un âne descendait au grand trot la Science :
Kant dit : Quel est ton nom — Mon nom est patience ».

Car laite, contrairement à l’opinion répandue, date d’avant la guerre, et Victor Hugo, jamais pressé puisque sûr de lui, avait retardé presque jusqu’à la fin de ses jours la publication de ce magnifique morceau de bravoure. Il en est de même pour les trois autres poèmes parus vers la même époque, Le Pape, Religion et religions, la Pitié suprême.

C’était plaisir d’entendre Auguste Vacquerie, avec sa longue tête chevaline et ses yeux matois, raconter cette anecdote qui allait bien un peu contre lui et son athéisme. Et il avait une manière si calme de raconter, un peu dans sa barbe sans cesse caressée, que cette manière en devenait d’un drôle tout particulier.

Le premier livre que je lus d’Auguste Vacquerie fut son dernier d’alors, Profils et grimaces, si amusant, et la première pièce de lui que je vis fut ces immenses Funérailles de l’Honneur, ce drame admirable supérieurement joué par Mme Marie Laurent, la sœur de cette Mme Vigne, au tragique profil léonin, et cet irrégulier Rouvière, presque parfait là-dedans.

Mais c’était Tragaldabas que je voulais lire ! Comment me le procurer ? J’y arrivai, moi, gamin de dix-huit ans, ayant thésaurisé la forte somme. Il y avait, passage La ferrière, un bouquiniste qui avait, de temps en temps, des lots de livres curieux et rares, et c’est ainsi que je dénichai, entre deux volumes (du temps) de Mme Putiphar, celui de Champavert ou les Contes immoraux d’un lycanthrope et celui des Rhapsodies, je dénichai, dis-je, et achetai, avec ces trois presque introuvables bouquins, la précieuse comédie que je dévorai et dont je raffole depuis, tant c’est un chef-d’œuvre de fantaisie gigantesque et de grâce hautaine. Dans ces dernières années, l’auteur en publiant en librairie son œuvre de prédilection, l’altéra quelque peu, en supprima ou retoucha trop de passage. J’en parlai un jour à Vacquerie lui-même, qui me dit : « Croyez-vous que cela valût mieux auparavant ? Dans tous les cas, que voulez-vous, il y a bien encore la chose primitive. » Ceci, tristement dit, comme mélancolique, comme vraiment fleurant d’un tout jeune auteur qui voudrait être joué à tout prix. Car Tragaldabas a été sa dernière préoccupation, et l’on se rappelle que tout à fait à la veille de sa mort il venait de retirer sa comédie du Théâtre Français pour la donner à Sarah Bernarhdt. En vain il avait emporté trois beaux succès avec Jean Baudry et le Fils, deux tragédies bourgeoises à la Sedaine et à la Diderot, et Formosa, qui fut son drame le plus heureux, en vain sa ravissante comédie, Souvent homme varie, était restée au répertoire du Théâtre Français, rien ne le consola au fond de l’échec perpétuel d’une œuvre que tout le monde, vraiment lettré, tenait pour exquise.

Quant à ses volumes de vers, l’Enfer de l’Esprit et les Demi-Teintes, je n’ai jamais pu en voir la queue, comme on dit, d’un exemplaire. Je dus, comme tout le monde, me contenter de la lecture de Mes premières années de Paris et de Depuis qui ne sont que la réédition très augmentée et très modifiée des volumes de vers que j’avais en vain tant cherchés, et qui sont d’une bonne excentricité avec, par moments, des pages d’exquis sentiment...

Je ne parlerai pas du journaliste avec qui j’eus affaire vers 1868, 1869. J’écrivis au Rappel, sans les signer, pas mal d’articles d’informations sur les réunions publiques électorales du temps, entre autres celles tenues au Gymnase Triat, en faveur du Vicomte d’Alton Shee. Pendant quelque temps j’y publiai, encore sous l’anonymat, des Chroniques Rimées ;

Les petits tambours de l’an deux,
Joyeux galopins hasardeux,
Gais tapins de la bonne guerre,
Que les halles n’effrayaient guère,
…………………………………..
Iront tapant sur la peau d’âne...

et, durant la guerre, de values sonnets patriotiques, et je trouvai toujours en Vacquerie un très loyal et très bienveillant rédacteur en chef, tout au plus un peu… strict, à mes yeux de « bourreau d’argent ».

Après un très long temps, j’ai eu dernièrement l’occasion de le revoir lors de quelques banquets mensuels et le grand plaisir, le jour où il présidait une de ces agapes, de lui envoyer d’Amsterdam où j’étais en tournée de conférences, un télégramme d’affectueux respect. Il m’avait toujours, en dépit de miennes idées, presque toutes opposées aux siennes, continué sa bienveillance, et c’est avec un véritable chagrin que j’appris, couché moi-même sur un lit, qu’il fût mort.

Marceline Desbordes-Valmore §

(Fragment de Conférence.)

Marceline Desbordes Valmore naquit à Douai, ville triste, que pour ma part j’aime, parce que c’est presque le pays de ma mère, Arras, et qu’elle est baignée par la même Scarpe si bien célébrée par notre héroïne. Douai n’a pas d’ailleurs besoin d’apologie, avec ses rues si calmes et vertes d’herbe entre les pavés, son magnifique hôtel-de-ville et ses églises vraiment religieuses. Notre-Dame fut la paroisse de notre Muse, j’allais dire de notre Sainte ; — et par le fait, il y a,

… Si parva licel componere magnis,

de la Sainte Thérèse en Marceline Desbordes : le cœur immense, un certain amour de la souffrance et véritablement un mysticisme très humain et, sinon surhumain, plus qu’humain, vulgairement parlant.

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Chacun connaît sa vie toute de sacrifice et d’affection, son talent, si pur, si fluide, pour ainsi parler, si délicat et si profond à la fois. Elle n’a pas eu trop à subir les caprices de l’oubli, non plus que les sautes de l’engouement ; à ses débuts, presque enfant encore, elle fut appréciée — ô miracle ! — par le gouvernement. Il est vrai que le gouvernement était représenté par ce que l’on appelait alors un fin lettré, Louis XVIII, et après lui par Charles X, ce gentilhomme de toute bonne volonté pour les artistes. Sous le sceptre bourgeois de Louis-Philippe, elle se vit, sans l’avoir cherché, distinguée et protégée par un de ses compatriotes, M. Martin (du Nord), député et ministre, qui eut, depuis, des aventures où la poésie n’avait rien à démêler.

Le public et la critique lui furent indulgents, en somme. Tous ses contemporains illustres, Victor Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, l’honorèrent de nombreuses marques de sympathique admiration. De nos jours, Charles Baudelaire, Barbey d’Aurevilly ne lui marchandèrent pas un enthousiasme qu’ils n’avaient guère l’habitude de prodiguer, et, tout récemment, M. le comte Robert de Montesquiou Fezenzac, poète lui-même glorieux déjà, et à qui je suis heureux de rendre hommage publiquement, attirait au Théâtre d’Application une foule de gens du monde et de lettrés, qu’il captivait par l’éloquent éloge et de judicieuses citations de ce poète délicieux et puissant.

À propos du dernier livre posthume de Victor Hugo §

SuiteI.

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— « Je ne suis pas républicain parce que je n’ai aucun intérêt à ce que M. Ledru-Rollin paie ses dettes. »

Ces paroles que j’emprunte à Victor Hugo d’après Barbey d’Aurevilly, un contemporain qu’il n’y a nul motif de suspecter, étaient prononcées au lendemain de la révolution de 1848.

Chacun sait que, pensionné sous la Restauration, le poète, après quelques velléités d’opposition plus littéraire et dramaturgique6 que politique, avait été élevé à la pairie par ce Louis-Philippe de qui il trace d’ailleurs un portrait si flatté dans Les Misérables.

De méchantes langues prétendent que sa brouille avec Napoléon III eut pour motif le refus par celui-ci de l’admettre dans ses Conseils en qualité de ministre de l’Instruction publique ; imputation dont il se défend comme un beau diable dans l’Histoire d’un Crime. D’autre part, j’ai lu, où donc cela ? que du temps de la place Royale (second séjour), un peu avant l’élection à la Présidence de Louis Bonaparte, celui-ci fréquentait chez le grand homme, où apparaissait, rayonnante de grâce, de pétulance et de beauté enflammée, Mlle Eugénie de Montijo qui chantait au poète, et j’imagine aussi au prince, des airs espagnols à tourner toutes les têtes. Celle du prince tourna pour de bon et l’incident est devenu de l’histoire brillante et cruelle. La tête du poète n’aurait pas été loin d’en faire autant, sans l’orgueil froissé, car la charmeresse n’avait pas tardé à ne plus dissimuler ses préférences pour l’héritier des César. Inde iræ. Bienheureuses colères, d’ailleurs, qui nous ont valu les Châtiments, livre de transition entre l’Hugo romantique un peu étriqué et l’Hugo débordant du second Empire et de cette troisième République, duquel livre superbe et détestable il va être reparlé incidemment.

J’ai passablement connu Victor Hugo. Les premières fois que je le vis, c’était sous l’Empire, à Bruxelles, dans le petit hôtel historique, par l’Année terrible, de la place des Barricades. J’allais assidûment chez lui, pendant le siège de Paris, hôtel de Rohan, et depuis rue de la Rochefoucauld. Des raisons à moi m’empêchèrent, par la suite, de continuer ces relations toutes bienveillantes de sa part, toutes respectueuses de l’autre, puis ma vie plus qu’accidentée m’éloigna définitivement de sa maison, devenue de moins en moins semblable à celle de Socrate. Mais ce que je sais de lui en fait de politique, ses propos spontanés et ses reparties sur ces matières me l’ont toujours donné comme un républicain très mauvais teint, du moins républicain au sens actuel, aristocratique un peu d’éducation, et de prétentions beaucoup, qu’il n’a jamais cessé d’être.

Ne l’ai-je pas entendu, en plein siège, devant un nombreux auditoire, dont je me souviens que faisaient partie Louis Blanc, entre autres célébrités de 48 un peu éteintes, et parmi les « jeunes » M. Edouard Lockroy, alors à ses débuts en politique, que le maître éduquait pour les choses parlementaires à venir, selon sa propre expression, « comme une matrone renseigne une nouvelle épousée », ne l’ai-je pas entendu dire de sa grosse voix sourde et fatiguée : « Je n’aime pas Gambetta. Je lui préfère de beaucoup Trochu. C’est un philosophe. C’est un sage. Vous verrez qu’après la guerre nous rentrerons, lui et moi, dans la vie privée. » Prédiction réalisée en ce qui concerne le général, d’ailleurs postérieurement égratigné dans l’Année terrible :

Participe passé de ce verbe, trop choir, etc.

N’est-ce pas encore lui qui s’écriait, moi et bien d’autres étant présents : « Ce Delescluze a bien fait de mourir. Je l’aurais mis dans les Nouveaux Châtiments. »

Et vingt et trente mots du même acabit qu’il me plaira peut-être un jour d’éditer, entre bien d’autres de toutes sortes.

Il est, me semble-t-il, très facile de conclure de tout ce qui précède que le républicanisme de Victor Hugo, tout extérieur, venu sur le tard et pour des causes relativement accessoires et contingentes, non par l’évolution lente et normale d’un esprit bien équilibré, en ce sens devait influer sur sa littérature, postérieure aux évènements tant matériels que mentaux, déterminatifs de sa seconde manière.

En effet, l’éloquence j’ose dire concentrée, laconique quoique prolixe en apparence, par exemple, du fameux monologue d’Hernani, presque tout en petites phrases, celle de la non moins célèbre apostrophe de Ruy Blas aux ministres, pleine de faits pittoresques qui font saillie et ponctuent nettement, on dirait sèchement, la période, les discours trop longs, mais encore mesurés, dans les Burgraves, l’abondance sobre et pondérée des plus beaux poèmes contenus aux Feuilles d’automne et recueils de la même venue, font place, dès les Châtiments, à ces interminables déclamations ronronnantes où la phrase s’énerve dans l’éternité, dans la sempiternité de la virgule, où le sens s’évapore pour ainsi dire, s’affadit et tourne à rien parmi le bourdonnement des mots et des mots encore, dont la surabondance même détruit le relief et trouble la saveur. Déclamations de tribun bourgeois faisant le populaire, qui se souvient de ses humanités beaucoup trop dans l’espèce, et de littérateur qui est à cent mille lieues d’assez oublier qu’il a trempé dans le mélodrame — mais pas convaincu, pas convaincu pour un rouge liard ! Les beautés mêmes que rien ne peut empêcher d’y être semées à profusion jurent dans la prose et dans les vers du « républicain ennemi des roses »7 que sont en général les adeptes de l’actuelle démocratie et qui veut inconsciemment passer pour être l’auteur de la Légende des Siècles, de la Chanson des rues et des bois, des Misérables et de tant de chefs-d’œuvre incomplets — quoi qu’il en ait et quels que soient les sujets qu’il traite, Moyen Âge, bibliques, mythologiques, ou mahométans. Les détails, si importants, dans cet art enfantin et géant, à force d’être énormes paraissent gros tout simplement ou émoussent par la multiplicité, enfin le style général, empreint de la décoction, pour ainsi parler, des idées vulgaires empruntées, se banalise tout en restant encore assez noblement grandiloquent, mais, hélas ! plus de cette ronde et lourde et riche comme brocart grandiloquence d’antan !

Relisez les si fastidieuses énumérations stellaires ès certaines pièces affreusement longues et terriblement tautologiques des Contemplations, les nomenclatures, parfois très amusantes, mais que tumultuaires, qui encombrent les trois Légendes et les Quatre Vents de l’Esprit, les filandreux, pour trop d’effort trop visible, boniments d’Ursus et les tonitruamment (thunderly) fades calembours de l’insupportable Tholomyès, et comparez avec, pour prendre au hasard, le petit Jehan Frollo et ses gamines prosopopées, si piquantes, si raccrocheuses de l’attention, et le dénombrement comme, et mieux que, pictural, de la flotte turque dans le Navarin des Orientales, et cette précision extraordinaire des moindres tirades si nourries de drame et d’action illustrant tout particulièrement le théâtre en prose. Quelle déchéance bone deus ! n’est-ce pas ?

De plus, un avachissement, le mot est lâché, tant pis et tant mieux ! un veule, flasque, lamentable et piteux avachissement sévit sans conteste sur les poèmes et les romans de la dernière période. Jamais, pour ne rester que dans un seul ordre d’idées, Saint-Vallier, Ruy Gomez, le vieux Job, ni tel père noble d’avant les Châtiments n’eussent oublié leur dignité, la dignité qu’il faut garder jalousement, après tout, dans la langue des dieux et des lettrés, jusqu’à proférer ces geintes mises de façon si malencontreuse dans la bouche de fer, dans ce que Flaubert eût appelé « le gueuloir » d’un chevalier, d’un prince du xiiie siècle :

« M’avoir assassiné ce petit être là !
« C’est horrible d’avoir à se mettre cela
« Dans la tête… »

Je nie rappelle avoir, étant tout novice, écrit dans un taquin petit journal d’adolescents, l’Art (Lemerre, 1866), à propos justement de ces vers un peu gâteux, tout de même, on en conviendra, quelques lignes sincères qui m’attirèrent, lors de ma première « audience » place des Barricades, même année, de très courtois, mais je ne crus pas trop flatteur pour ma jeune vanité de croire irrités, reproches du Maître, jaloux de revendiquer le passage, objet de ma critique, comme très bon et bien voulu. C’était son droit, mais m’est avis qu’il ne l’eût pas revendiqué et encore moins voulu vingt ans plutôt.

Tant d’exemples encore qu’il serait douloureux d’ajouter.

Conclusion.

Talent énorme (c’est le mot) manifesté dès l’aurore, persistant jusque dans les suprêmes efforts contre la sénilité. Génie incontestable, éclatant fréquemment surtout vers le milieu de l’œuvre, des pages comme Gastibelza, superbe cri de jalousie quasi bastiale dans quel sinistrement voluptueux paysage ! comme Olympio, prodigieux, prestigieux d’orgueil, comme l’Expiation (bien qu’inférieure écriturement parlant au Feu du Ciel (Orientales), prototype), comme l’incomparable Tempête sous un Crâne, honneur de toute une littérature, a dit Baudelaire ; mieux. Esprit d’homme de lettres, idées moyennes, sensations cordiales bourgeoises — nul plus mauvais « chantre » de l’amour. Médiocre pamphlétaire en prose, fort-en-gueule seulement satirique politique et littéraire, une érudition de livres dépareillés (suivant son aveu à votre serviteur). Extraordinaire deux fois décadence, assimilable à aucune comme chute terrible et magnifique, au point qu’on est tenté de lui appliquer le premier vers de la Fin de Satan :

« Depuis quatre mille ans il tombait »,

que la postérité peut-être la plus lointaine redira en parlant de lui, comme aussi sa gloire peut sombrer sous nos yeux, et à coup sûr s’éclipsera pour un temps comme nous la voyons commencer à le faire.

Mais, en somme, quelle grande figure et qu’avec tous ses défauts, c’est encore, avec Lamartine incomparablement plus poète, certes, mais infiniment moins artiste, le Maître !

Paris
par Victor Hugo §

Ne vous attendez pas, de notre part, à ce qu’on appelle « une critique » du nouveau livre du plus grand Poète Français ; nous sommes, en effet, de ceux-là qui vivent dans une incurable ignorance de cette Justice et de ces juges : la Critique, les Critiques, — et qui, en définitive, ne s’en portent peut-être pas plus mal. L’hilare prétention qu’eurent et qu’ont encore quelques pointus, contemporains et autres, de diriger dans « la voie juste » le Génie, le Talent, voire la Médiocrité, nous a toujours ravi en extase et vous aurez reçu toute notre confession touchant ce point, quand vous saurez que nous sommes de l’avis de Théophile Gautier dans sa préface de Mademoiselle de Maupin et de Victor Hugo lui-même dans la préface des Orientales. Le poète est libre et nul ne le blâmera s’il croit devoir répondre à tous interrogeants baillis que telle idée lui est venue comme cela, d’une façon assez ridicule, l’autre jour, en regardant le soleil couchant.

Ce qui suit ne sera donc, s’il vous plaît, qu’une humble analyse uniquement destinée à diriger votre admiration vers quelques détails d’un ensemble prodigieux.

Le nouveau chef-d’œuvre de Victor Hugo s’ouvre par une merveilleuse vision d’un avenir selon le Droit et le Devoir, ces deux solidarités inséparables en bonne logique et en bonne morale. En regard du vingtième siècle évoqué, de ses splendeurs et de ses vertus, le Poète traîne au plein jour de son étincelante ironie et de son indignation lumineuse les hontes actuelles où l’odieux se mêle au grotesque, et le lamentable à l’impayable. « … Au vingtième siècle, on sera froid pour les merveilleuses couleuvrines de treize pieds de long, en fonte frettée, pouvant tirer, au choix des personnes, le boulet creux et le boulet plein. On sera ingrat pour Chassepot dépassant Dreyse et pour Bonnin dépassant Chassepot… Les initiatives en éveil feront le même bruit d’ailes que les abeilles… Pour guerre l’émulation. L’émeute des intelligences vers l’aurore. L’impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités.

« Toute autre colère disparue. » Et le centre de cette civilisation, le foyer de ce rayonnement, la capitale de cette nation étonnante, sera Paris.

Suit alors une histoire à vol d’oiseau de Paris, depuis la campagne « quelconque » qui fut son berceau jusqu’à la ville énorme qu’on sait. Qui n’a lu avec vertige et enchantement ce superbe chapitre des Misérables, l’année 1817, sorte de danse macabre d’événements déjà si loin et pourtant si près encore de nous, et qu’un Holbein plus génial que le vieil Holbein peignait d’une brosse si vigoureuse et de couleurs si ardentes, sur l’indestructible mur d’enceinte de son immense épopée ? Eh bien ! élargissez ce mur et la ronde, au lieu d’une année imaginez dix-huit siècles, variez à l’infini le costume des personnages, la physionomie des scènes, la disposition des accessoires, par-dessus cela mettez la griffe du génie et vous n’aurez encore qu’une faible idée de la deuxième partie du Livre qui nous occupe. Il faut lire et relire encore les quelques pages intitulées : le Passé.

Naturellement, ce passé de Paris est d’une jovialité médiocre : aussi l’amertume d’une grande âme offusquée perce-t-elle par endroit l’apparente impartialité de la prestigieuse peinture. Mais peu à peu, par degré, à mesure qu’il approche de la grande date : 89, l’auteur déride un peu sa phrase, d’abord sèche et rude comme du Tacite, et en arrive à une sorte de gaieté railleuse quand il parle de Louis XV et de Dubois, « cette Majesté et cette Éminence. » Vient ensuite l’éblouissement final de la délivrance : en quels termes est dépeinte cette auguste époque, il n’est pas besoin de le dire. On sait que le mot et l’idée de liberté décuplent le génie de Victor Hugo.

Les chapitres : Suprématie de Paris et Fonction de Paris, en raison même des idées sociales et politiques qui y sont développées, échappent à la compétence de la Revue des Lettres et des Arts, et ce nous est une douleur de n’en pouvoir louer tout à notre aise l’élévation, la forte éloquence et la poésie puissante. Mais, puisque la loi, dura lex, nous interdit l’appréciation de ces hautes matières, il ne nous reste plus qu’à magnifier comme il convient la sublime Déclaration de Paix qui clôt le livre. Jamais Victor Hugo ne s’était élevé à cette sérénité dans l’auguste, jamais il n’avait aussi splendidement et souverainement affirmé les doctrines d’amour, d’union et de fraternité, sans lesquelles les idées de liberté restent fatalement incomplètes et dérisoires. Méditez ces consolantes paroles et dites s’il est possible de ne pas sentir là quelque chose de prophétique qui transfigure l’Écrivain, sanctifie le Penseur et met dans l’auréole glorieuse du Poète et dans sa voix retentissante un reflet et un écho des splendeurs sonores dont nous entretiennent les Religions Révélées.

« Histoires insolites »
Par M. Le Comte de Villiers de L’Isle-Adam §

C’est certes le livre le plus charmant de Villiers, le plus aérien, si j’ose dire, quelque chose comme le drapeau sur les palais de souverains qui enseigne gentiment et bellement au Peuple, avec ses fiers et gais claquements parmi tous les vents qui passent, avec ses plis majestueux par les bonaces, que Sa Majesté est là : et est-ce assez le cas ici ?

Certes la Maison du bonheur, rêve de perfection bien doux et bien haut, une entrevue à Solesme, bien douce et bien haute encore anecdote catholique, et les Amants de Tolède ou le sublime auteur d’Akédysseril se concentre si bien ! sont des choses profondes, fortes comme il faut absolument, magnifiques et royales ; mais laissez-moi insister sur l’essentielle jovialité, bien entendu dans le sens étymologique et divin littéralement du mot, des autres histoires.

Que d’ironie cruelle, jamais féroce ! dans les récits de seul bon sens, de seul Bon Sens, dans les sortes d’apologues lumineux s’adressant à nos meilleurs sentiments de haine parfaite, perfecti odii, pour la soi-disant Bourgeoisie (je dis soi-disant Bourgeoisie, car au fond il y a de réelles bonnes et braves gens partout et les castes ont raison d’être) ; je veux parler des Phantasmes de M. Redoux, du Jeu des Grâces, de ces admirables abominables Délices d’une bonne œuvre, de cet admirable affreux Mahoin, toutes choses infiniment supérieures à du Pétrus Borel avec, très supérieures, l’âme par instant du Lycanthrope qui fut, n’est-ce pas ? en son temps, une manière rudimentaire de Poète Maudit. Et, à mon sens, simple et de quelle allure ! cordiale et — c’est le cas de le dire après qu’on a lu, relu et relu ces quelques pages — combien rafraîchissant et joli, mais joli comme ça, bon et encourageant, l’Agrément Inattendu, écrit en ce beau style d’une surnaturelle clarté, entraînant, sweeping, car ce diable, ce bon diable de Villiers (puisque l’ange, l’ange non déchu, prend parfois aussi toutes les formes) me force à parler anglais faute de mieux parler. Et tout le reste, sans plus de choix ! décidément.

La Décoration et l’art industriel
À l’exposition de 18898 §

Rien de plus intéressant, dégagées bien entendu de trop hautes et trop larges considérations morales ou sociales, que les expositions universelles internationales. Je sais, comme la majorité des gens un peu pensifs et dégagés de l’immédiat, ce que ces grandes manifestations modernes couvrent et parfois cachent de vilain et de mesquin. Et puis, Joseph de Maistre tablant toujours sur l’homme initialement mauvais et sur l’indéfectible péché originel dans son action par les grandes masses humaines, peuples et civilisations, a fait, dès le premier essai (sous le Directoire, je pense) de ce qu’on a nommé beaucoup trop emphatiquement, hélas ! les grandes assises de la paix, cette réflexion littéralement prophétique et qu’il serait vulgaire de renouveler, que les expositions universelles desserviront toujours leurs initiateurs, en surtout tentant la cupidité, ou plutôt provoquant la jalousie des nations plus pauvres invitées à ces mirifiques déballages. La paix, qu’on affecte de proclamer éternelle et de glorifier par elles, s’est toujours vu cruellement bafouée à ces époques fixes, précisément. L’exposition de 1855 ouverte en pleine guerre de Crimée, celle de 1867, étalant ses splendeurs pendant qu’on fusillait au-delà des mers ce Maximilien l’Unique que notre gouvernement d’alors avait placé sur un trône acheté par tant de vies précieuses, celle de 1878 préludant au sanglant conflit russo-turc, enfin le centenaire et l’exposition dernière éclatant au milieu de luttes d’opinion sans exemple peut-être dans notre histoire et sous la menace d’une formidable coalition étrangère plus à nos aguets que jamais, démontrent à l’évidence l’inanité des rêveurs qui prétendent encore essayer de nous présenter ces gigantesques Concours Généraux comme des panacées universelles, comme les fêtes annonciatrices et les prémisses d’une fraternité prouvée dérisoire et odieusement mensongère par les événements eux-mêmes, et quels !

Mais au philosophe, à l’artiste comme à l’industriel, il n’est que juste de dire qu’elles offrent un champ nouveau d’observation, et de précieuses occasions, en même temps que d’agrandir leurs connaissances, — et qui n’en a besoin, même ou plutôt surtout, parmi ceux qui ont le plus d’acquis et sont le mieux doués ? — d’améliorer leurs méthodes, de régler l’orientation de leurs études et de leurs travaux.

Ainsi Roger Marx, le fin et subtil critique que des ouvrages suggestifs (tels son Henri Regnault, son Chéret, telles ses études sur l’Estampe originale et la Gravure en médailles), et tant d’articles du Voltaire faisant autorité ont placé si haut dans l’élite, a profité de la splendide occasion offerte pour, dans une conférence donnée au Congrès de la Société centrale des architectes français, et tout récemment éditée en un séduisant volume, glorifier l’activité humaine déployée en ces circonstances périodiques, et se féliciter tout particulièrement pour notre pays des progrès accomplis depuis 1878 dans la décoration et l’art industriel.

Et tout d’abord, en des pages éloquentes, d’une élégante et captivante précision, il rend hommage à la forme, pour ainsi parler, donnée par les architectes aux diverses parties de l’immense construction, véritable ville, brillante comme de féerie et presque comme d’histoire, destinée à contenir ces trésors d’art, d’invention, d’ingénieux et infatigable travail en tout genre, qui sont, plus encore et plus généralement que la seule peinture visée par le poète :

… le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité.

C’est, en passant, une chose à retenir que l’effort des édificateurs de chaque réceptacle d’exposition à créer quelque chose de tout à fait moderne et d’aussi bien que possible, deux conditions dures à assortir ; car notre modernité n’est guère bien dans le sens de l’esthétique comme dans les autres sens. Il n’y a, dans toute l’histoire presque demi-centenaire des expositions universelles internationales, dignes de ce redondant titre, que deux réussites complètement satisfaisantes. Et ce sont, namely, le Crystal Palace de Sydenham, imposant et léger, blanc et bleu sur le ciel pâle, tel un château de Shakspeare, féerique dans une apothéose de fraîche verdure et de collines toutes gracieuses, et ce tubalcaïnesque Palais des Machines de notre quatre-vingt-neuf qui a su arracher a J.-K. Huysmans un paragraphe d’approbation qui vaut des volumes de la part de ce très compétent mais si sévère ami du Beau intelligent. Car le palais du Trocadéro, épave de soixante-dix-huit justement caricaturée par le même Huysmans, et celui de l’Industrie, don par trop insuffisant de cinquante-cinq, ne comptent point, n’est-ce pas ? Et c’est tout, soixante-sept n’ayant laissé que le d’ailleurs très estimable et très opportun terrassement de la place du roi de Rome.

Avec raison Roger Marx célèbre l’aspect « tout de charme et de joie » du Champ-de-Mars et de l’Esplanade des Invalides pendant le semestre du centenaire. Il applaudit, et comment ne pas s’associer à son judicieux enthousiasme, au « plan simple, logique, aisé à saisir », aux « masses architecturales atteignant presque toujours à l’ampleur sans fatiguer l’esprit par une vaine recherche de la noblesse et du grandiose ». Et il revient sur « l’irrésistible attrait de gaieté et d’enchantement » dû aux « tonalités claires, ici et là épandues », inspirées par tout l’Orient, par tous « les peuples du Levant, anciens ou modernes, artistes par instinct et non par éducation », remarque-t-il excellemment.

La tour Eiffel n’obtient de lui que quelques lignes où ce squelette de beffroi, qui ne survivra pas bien et mille fois au contraire, aux beffrois archi-centenaires des Flandres françaises et belges, est plaisamment ramené aux proportions… artistiques d’un « treillage métallique quadrangulaire haut de trois cents mètres ».

En revanche, avec quel tact infaillible dans l’éloge, il traite du Palais des Machines, ce presque chef-d’œuvre de force légère et de grâce sui generis : « Étudiez, écrit-il, la légèreté de la structure, le jet hardi et la courbe gracieuse des formes qui fendent l’espace, pareilles aux ailes déployées d’un oiseau dans son vol, et essayez de détailler votre impression : les idées éveillées en votre esprit sont celles déjà force, de la grandeur et de l’aisance ; l’harmonie des proportions, en dissimulant l’étendue de la surface couverte, donne à l’invention gigantesque le prestige de l’élégance et, ce qui retient et captive, c’est, sans contredit, la jouissance esthétique ». Qu’on écoute encore Roger Marx expliquer, avec les réserves qu’il faut, l’agrément des pavillons destinés aux Arts libéraux et aux Beaux-Arts : « Le plus communément, l’éloge était provoqué par l’accord des nuances de turquoise et de chair, accord caressant et rare obtenu avec des matières méprisées, réputées grossières et que l’on montrait capables de toutes les délicatesses ».

L’approbation, d’ailleurs, chez Roger Marx ne va pas sans les critiques les plus courtoises mais les plus pénétrantes, parce que les plus sincères, les plus consciencieuses, d’un esprit tout indulgence au vrai Beau, mais toute sensibilité quand son idéal subit l’ombre même d’un froissement. C’est surtout dans la seconde partie de la : conférence qu’éclate ce don précieux d’un discernement parfois cruel parmi la modération même, toujours exquise, de son verbe. Certes, les pages sur les applications de l’art au mobilier sont, comme celles qui précèdent et celles qui concluent, un fin régal de lettrés en même temps que l’indispensable vade-mecum des aficionados en la matière. Il appert que l’auteur, épris surtout de la personnalité, de la délicatesse et de la naïveté, mère et nourrice de toutes les perfections grandes et petites, s’est sustenté des mêmes sucs, a assumé la même vie que le sensitif raffiné, mais amoureux de simplicité noble et charmante qu’il est de nature.

En 1887, notre Maurice Barrès — la politique ne nous l’a-t-elle pas emprunté que pour le bon motif ? — a très bien, très subtilement mis au jour, suivant son immanquable habitude, ce que j’essaie de manifester là, moi tard venu en l’occurrence, quand il écrivait de Roger Marx pris dans l’ensemble de ses travaux : « C’est un artiste doux et clairvoyant qui s’orne chaque jour ». Au dire, toujours heureux, de Barrès, Roger Marx, apôtre de l’individualisme, « sans témérité, mais sans palinodie, soutient, défend, louange les tentatives obscures, mal comprises, étouffées parfois, dès qu’il croit y rencontrer une saveur spéciale. Avec une intuition qui n’enlève rien à la maturité de ses jugements, il devine le talent encore anonyme et se prend à l’aimer. Il a le culte actif de l’originalité ».

Oui, Roger Marx est un fin, un vrai lettré, par la langue et par l’esprit et par toutes les qualités de ce titre si rarement mérité en nos jours d’impudentes usurpations. De quel amour, je dirais presque de quelle volupté, ne frémissent pas ces pages admiratives sur Chéret où renaissent, sous une forme tout aussi jolie, les miraculeuses imaginations du grand Affichier, s’il faut créer ce mot qui devient nécessaire. Aussi, pour nos visiteurs de l’année dernière, l’exquise surprise que nos murs tapissés de chefs-d’œuvre, tout simplement ! chefs-d’œuvre d’invention ultra-moderne tout en restant dans la pure tradition française du xviiie siècle.

Mais quelque nerveusement gracieux, puissamment gentils, philosophiques aussi dans leur si poétique envol que soient ces affiches, ces en-tête de partition, ces couvertures de livres, la louange comme lyrique et toute vibrante, toute pénétrée également de belle, bonne, profonde esthétique qu’en fait le délicieux écrivain, d’ailleurs jamais dupe d’aucun emballement à côté, place Roger Marx, et ce sera le dernier mot de notre trop rapide travail, au nombre des rares juges dont la critique pénétrante, intuitive et sûre s’enveloppe d’un style approprié, poétique et artiste au suprême et ceci tenez-vous le dit et bien dit.

Ma candidature §

Je crois être un esprit très suffisamment libéral. Depuis quelques années que mon nom a quelque notoriété, j’ai, parbleu ! été en butte à bien des critiques, justes ou non, ou les deux à la fois. Mais l’écrivain seul était en jeu. Je riais ou je souriais de ces « leçons » ; quand ça en valait la peine, j’en profitais. Malheureusement l’idée vint à Huysmans, dans son si curieux livre À rebours, de me comparer, ceci encore littérairement, à Villon. Dès ce moment, d’aucuns ont brodé sur ce thème et, sous prétexte que je suis pauvre et que, dans ce temps-là particulièrement, j’ai vu plusieurs fois la misère en face, mais bien en face, ont osé parlé de l’homme que les fatalités de son temps, les circonstances de sa prime vie, enfin son tempérament, peut-être, avaient fait de notre vieux grand poète, et m’y comparer. Tout y était : des geôles, de vagues assassinats, rien, jusqu’aux « bouges sans nom », jusqu’à la grosse Margot, n’y manquait. Mais ceci se passait à une époque où mon nom émergeait à peine de l’obscurité. Depuis, et tout récemment encore, en partie pour dissiper la « légende » qui se formait, je publiais des livres : Mes hôpitaux, Mes prisons, où je mettais à nu la partie de ma vie qui importait. C’est vrai que, dans l’intervalle, je publiais trois livres d’amour réel, ressenti jusqu’aux moelles, parfois voluptueux, le plus souvent affectueux, et pas l’ombre de « vice », et nul retentissement ni odeur de crime, nul

« Je te frapperai sans colère
Et sans haine comme un boucher,
Comme Moïse le rocher… »

— J’ai même écrit une sottise, et une grande, quand, dans mes Poètes maudits (Pauvre Lelian), je parlais de « sadisme plus qu’à fleur de peau » en annonçant mon pauvre Parallèlement, si mal compris, mais il devait en être ainsi.

Nul, non plus, par conséquent :
À travers ces lèvres nouvelles
Plus éclatantes et plus belles
T’infuser mon venin, ma sœur9.

Eh bien ! ce que des malheureux m’ont reproché ces toutes naturelles fleurettes ! Je trahissais l’Église, disaient les rares, très rares, extraordinairement rares catholiques ( ?) daignant s’occuper de moi ; je marquais un point dans la décadence, chantonnait un normalien ; les vulgaires Montorgueil et les banals Caribert trouvaient tout doucement que c’était insignifiant et que mes amis avaient bien tort d’« applaudir à cela ». Aujourd’hui, l’affreux Caribert, à qui j’ai été, par suite d’une insinuation aussi odieuse que gratuite, forcé d’apprendre jadis que telle aventure judiciaire m’était arrivée par suite uniquement de violences, ce même monsieur, dis-je, me blâme — c’est son droit — de me présenter à l’Académie, mais il affirme que ce sont mes amis qui m’y poussent (il m’avait toujours semblé que c’était moi qui exerçais une influence sur eux). Non, monsieur, cette idée est bien de moi, je l’assume à votre barbe. Mes raisons sont bonnes, toutes, mais la meilleure est que c’est ainsi. Qu’elle vous suffise10 ! Quant à ma pauvreté qui n’est pas sordide, quant à mon domicile qui n’est pas l’hôpital, mais bien une modeste chambre que je paye encore assez cher, et exactement ; quant aux « bouges », où l’on avale vite et où l’on couche à la nuit (ceci est presque de mon vieux camarade Lepelletier), et qui se réduisent à de très convenables hôtels garnis où il est peut-être permis de boire un verre en croquant un croissant, le matin, rien n’y concerne ces messieurs de la chronique et du reportage. Mais Villon et son cortège ne tardent pas à reparaître en vue de copie plus dense et plus « coulante » à la fois. Que ne restai-je Villon comme devant ! J’avais même commencé, à ce sujet, des triolets assez médiocres, je le confesse (cette littérature funambulesque que je pratiquai naguère encore assez bien m’abandonne, n’est plus dans ma plume, est-ce un mal ?) et dont voici quelques fragments :

J’idolâtre François Villon,
Mais être lui, comment donc faire ?
C’est un roi du sacré vallon.
J’idolâtre François Villon
Et c’est mon maître en Apollon.
Mais l’homme, c’est une autre affaire !
J’idolâtre François Villon,
Mais être lui, comment donc faire ?

Excusez la faiblesse de l’exécution, mais le fond de bon sens y est. Oui, comment incarner de nouveau quiconque, surtout un ancien, et cet ancien-là ! Mes versiculets, particularisant, allusionnaient aussi quelque peu à cette grosse Margot qui aura fait faire des lignes et des lignes au digne Caribert et à ce cher Montorgueil.

Je m’assimile volontiers
Les deux Testaments, moi pas bête,
Tels quels, en masse, tout entiers !
Je m’assimile volontiers
Même le jobin (nargue aux tiers !)

Mais trafiquer ès-tels moutiers
De ribaudes n’entre en ma tête.
Je m’assimile volontiers
Les deux Testaments, moi pas bête !

Et je finissais par plaindre celui qui, prenant à la lettre les conseils des sieurs ci-dessus, aurait toujours

Pour imiter François Villon
Un « lingue » dans son pantalon…
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Une bonne canne à la main vaut mieux dans plus d’un cas.

Quant à mon vieux camarade Edmond Lepelletier, je ne puis lui en vouloir du portrait un peu vieux jeu qu’il trace de moi. Front chauve, que c’en est gênant pour les spectateurs ! même lui ! paraît-il — ô solidarité, tu ne serais donc qu’un nom, toi aussi ! — patte qui traîne, visage plombé, labouré, suturé ! Il me prédit pour bientôt un garde-vue vert et, faisant une allusion impie à l’Académie, me présente à ses lecteurs comme désormais apte à figurer dans une assemblée de vieillards vilains. Je lui pardonne bien volontiers ces tout petits torts (torts quand même).

Mais je lui en voudrai toujours, en toute mansuétude chrétienne toutefois (et je me moque de ce qu’il blague ma « phraséologie cléricale »), d’avoir dit et imprimé que Sagesse était de la fumisterie. D’autant plus qu’il sait où et quand ce livre, où j’ai essayé de mettre toute mon âme et que la totalité des compétents a considéré comme tel, fut pleuré, souffert ! Pour une monstruosité, c’en est une, et je l’en charge sans rancune mais sans pitié !

J’ai, il y a une quinzaine, adressé à M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie la déclaration de ma candidature, et pousserai celle-ci du mieux possible.

Notes sur la poésie contemporaine §

Fragments de conférences faites à Bruxelles et à Charleroi.

Mesdames, Messieurs,

On me demande quelques mots sur la poésie ; or, il est pour un poète qui croit être sérieux et que beaucoup de gens prisent comme tel, il est plus facile, dis-je, et plus doux, de faire des vers que de parler à propos de vers. D’autant plus, dans l’espèce, que je ne suis pas un orateur le moins du monde, tout au plus un lecteur enrhumé et doué, pour le moment, d’une fluxion qui est loin de favoriser l’émission d’une voix insuffisante en faveur de laquelle je sollicite votre bonne indulgence.

Je ne remontrai pas au déluge, rassurez-vous. Je ne parlerai ni d’Homère, ni de Virgile, quelque plaisir que nous en puissions éprouver tous, ici, ni de nos vieux poètes français, ni même du siècle de Louis XIV, pas même de la magnifique explosion romantique. Mon ami Catulle Mendès, dans une belle série de conférences, a rendu un hommage des mieux compétents au groupe dit Parnassien, qui me dispense d’avoir la prétention de revenir, après lui, sur ce sujet.

Je me contenterai de parler, peu longuement, soyez tranquilles, des toutes dernières manifestations poétiques dans notre pays.

Admirons qu’en ces dernières années d’un siècle qui en vaut bien un autre, mais qui passe pour ce qu’on appelle pratique à l’excès, prosaïque en un mot, étonnons-nous, non sans joie, que le nombre et non seulement le nombre, parbleu ! mais la qualité, mais la bonne foi, mais l’effort des poètes soient tels qu’il est rare qu’un pareil spectacle, consolant et rassurant, ait jamais été donné avec cette intensité de talent, et de conscience dans le talent.

Dès après la guerre de 1870, sans que les Parnassiens, détenteurs, sur la fin du second Empire, du rhythme vrai et de la rime sincère, abdiquassent, tant s’en faut, grandissait une élite d’enfants, aujourd’hui des hommes, tout à la Muse et à la Lyre, de qui les essais réjouissaient les frères aînés que nous leur étions. J’entends parler de ceux à qui leurs excès, bien de leur âge et de leur intransigeance, charmante au fond, avaient valu de la part de tels critiques qui ne les valaient pas les épithètes de Décadents et de Symbolistes...

D’aucuns, parmi ces jeunes gens, voulaient plus de profondeur, d’intellectualité, dans la poésie, et ceux-là relevaient surtout de Stéphane Mallarmé, l’esprit pur dans la forme impeccable, d’autres s’avisèrent d’admettre la naïveté, l’expansion de l’humble artiste qui vous parle ; tous, pour la plupart, s’efforçant en outre, vers de plus libres espaces, rime et rhythmes libres, comme ils le pensaient avec cette bonne foi exquise qui persuaderait, presque, émanant de jeunes âmes et de cœurs neufs ! Toutefois, un grand nombre d’entre ces aimables insurgés sont revenus aux formules éternelles — éternelles, qu’ils en croient un ancien qui tâta de la révolte dans son temps, — je veux dire, à la sévère versification française de naguère encore — et de toujours, à la fin des fins !

C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse le plus souvent et l’amour des bonnes lettres qu’il faut. Je ne suis pas, comme je viens de le faire pressentir, toujours d’accord avec eux. J’aurai bien des objections sur le vers libre, plus haut cité, par exemple, que préconisent et pratiquent ces amis plus récents de moi…

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À mon sens, le poète doit être absolument sincère, mais absolument consciencieux comme écrivain, ne rien cacher de lui-même, qui soit montrable toutefois, mais déployer dans cette franchise toute la dignité exigible, le souci de cette dignité se manifestant dans, autant que possible, sinon la perfection de la forme, du moins l’effort invisible, insensible, mais effectif, vers cette haute et sévère qualité, j’allais dire : cette vertu...

Si je m’abstiens d’une sorte d’apologie, que les choses mêmes et la suite toute naturelle de l’étude entreprise se chargeront de répartir et de faire sensibles, c’est pour ne pas m’embarrasser d’inutiles polémiques provoquées. Les objections seront, je l’espère bien, résolues, les faits répondront, l’accord se fera, la conscience et la foi de tous côtés aidant, de lui-même.

Nous sommes en 1830, date moyenne, formule historique pour ce qui va nous occuper, millésime commode et commun en nôtre matière. Lamartine règne, incontesté ; Chateaubriand peut passer pour déjà classique ; Vigny, descendu de sa tour d’ivoire, part en guerre ; Hugo est en pleine victoire, mais sa campagne n’est pas finie, il a encore bien des luttes à soutenir. Ses disciples ou plutôt ses partisans, eux, escarmouchent, attaquent, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, ceux-ci sont en reconnaissance, ceux-là en enfants perdus, comme Pétrus Borel, et Philothée O’Neddy. N’importe, le romantisme, on le sent, va triompher et c’est le moment de se rendre compte de ses forces. Déjà deux noms ont retenti dans la mêlée. Racine et Shakespeare. Les soi-disant classiques, prétendus descendants, tout au plus succédanés pitoyables, sans talent, sans style aucun, sans rien que ce fût, du grand siècle et de ce surtout scientifique ou, d’autre part, tout il fait frivole et exquis, et quelquefois profond, mais tout à fait unique dans le frivole, dix-huitième siècle, les classiques d’alors, réalisant en Viennet, brave homme d’esprit et de cœur, mais quel poète ! leur grande figure et leur idéal, ces classiques-là osent se réclamer de Racine. De leur côté, les romantiques, du moins ceux d’avant-garde, et ils avaient tort (M. Vacquerie l’a lui-même déclaré, joliment, pas plus tard qu’hier, dans ce tout jeune et pimpant Depuis), se contentaient de l’appeler polisson par la bouche de M. Granier de Cassagnac qui, depuis, lui aussi devait donner à cette gaminerie le plus absolu démenti.

(Et vous vous en souvenez, dès le début du mouvement dans le plus révolutionnaire manifeste qu’il ait jamais écrit, le chef éclatant, le déjà glorieux porte-drapeau des nouvelles doctrines avait parlé en toute conviction bien arrêtée, en pleine lumière, du « divin » Racine, à une époque où le mot « divin », énervé, galvaudé, devenu banal de nos jours, avait toute sa force glorificatrice !)

Quoiqu’il en soit, le nom de Racine, jusque-là près de deux fois séculairement vénéré, mieux que cela, célébré, avait passé triomphal, à travers les générations et leurs vaines ou sérieuses préoccupations, vainqueur des rivalités de son temps, des préoccupations guerrières, diplomatiques, théologiques ou philosophiques, vainqueur des tumultes de la Révolution, des gloires de l’Empire. Son œuvre toujours jouée, lue, commentée, avait été composée dans son exil et son agonie. Ce géant vaincu sur son rocher de Prométhée !… Elle régnait dans tous les esprits et dans tous les cœurs. Son empire sur la langue était souverain. De sots, autant que de faux admirateurs, jaloux de leur ridicule prestige en allé, n’osèrent-ils pas, dis-je, se réclamer, vers cet an de bataille 1830, d’elle et de lui ?

Mais le tout, en guerre, surtout en guerre civile, n’est pas d’avoir un drapeau : il faut avoir une cible. Les contemporains n’étaient pas suffisants pour ces Messieurs. De même qu’il leur avait fallu un grand homme mort pour enseigne, il leur en fallait un autre pour but de leurs coups.

Et ce grand mort-là se trouva Shakespeare. Shakespeare, à première vue de gens de vue courte, l’antithèse de Racine, ce Shakespeare tant vilipendé de Voltaire, qui l’avait nommé de tous les noms, « sauvage ivre », « ignorant », etc.

Voltaire, — au fond grand homme et peu voltairien — les jours où il se livrait à sa verve contre l’auteur d’Othello (qu’il travestit en Zaïre), les jours pires encore où il méritait ces éloges de Frédéric II de Prusse : « Vous avez bien fait de refaire, selon les principes, la pièce informe de cet Anglais » (la pièce informe c’était Jules César), Voltaire, certes était alors voltairien dans le sens mesquin, étroit, parlons franchement, bête du mot. Voltairiens aussi, mesquins, étroits, bêtes aussi se montrèrent, en répétant les fades et platement grotesques « critiques » du triste rimailleur de Nanine et d’Alzire, les enragés adversaires du romantisme, et « enragés » ici n’est pas de trop. N’allèrent-ils pas en effet, alors qu’il ne s’agissait que d’art et de littérature, jusqu’à vouloir faire interdire Hernani, une pièce où tout n’est qu’héroïsme cornélien, dont tous les personnages, au fond, sont sympathiques dans la haute, sincère et logique expansion de leur passion jeune, loyale, si magnifiquement exprimée dans quelle belle langue nette et bien française ; où, si les sentiments sont naturellement, et de par le sujet, empruntés à l’Espagne, et rappelèrent dès lors plutôt l’inspiration castillane du Cid, le style agile et clair, la versification ferme et souple se réclament visiblement de la forme racinienne, et où rien, mais rien de rien n’évoque ou ne sous-entend l’influence de Shakespeare, dans tous les cas !

Le roi Charles X, qui n’avait pas pris place au parterre et qui eût pu, faible et autoritaire comme il l’était, faire acte d’arbitraire, eut plus d’esprit que tout le monde et sauvegarda la liberté pas le joli mot qu’on sait et qui est, paraît-il et il y paraît bien, de lui, trop jeune ou trop jeune encore.

N’importe ! la question se posait, dès lors, sur l’initiative d’une faction encore puissante de par les académies et les préjugés, entre Racine et Shakespeare. Nous allons l’y suivre.

Aujourd’hui que tout cela est de l’histoire ancienne, qui paraîtra même un peu démodée à tels et tels de nos contemporains, du moins l’un de ceux qui ont milité dans l’arrière-mêlée s’esquivant, et qui restent encore sur la brèche toujours fumante de l’éternel combat pour le Beau, peut, à des fins qu’il se réserve d’atteindre au juste moment, résumer en quelques pages d’équilibre et de calme raison les causes et les effets d’un des plus importants épisodes d’une histoire illustre, celle de la poésie française en presque trois quarts du siècle, qui agonise si puissamment, quoi qu’on dise de sa décadence.

Racine, Shakespeare, ainsi pourrais-je intituler cette étude. Et, de fait, c’est sur ces deux noms d’illustres, d’uniques poètes, qu’au fond s’engagea la grande lutte de 1830, et c’est de leurs deux influences que nous sortons tous tant que nous sommes, Parnassiens, Décadents, Romans, et même Symbolistes, puisque ce titre, que je ne comprends pas, a prévalu pour certains.

On m’a, moi qu’en vérité l’on doit, à défaut d’autres mérites, respecter ou plutôt laisser tranquille en raison de ma complète abstention dans le conflit, d’ailleurs honorable, bien qu’un peu emphatique, de ces années dernières à propos de telles ou telles qualifications littéraires entre, paraît-il, écoles nouvelles, on m’a donc gratifié, à mon insu, je le jure, du titre de chef des Décadents. J’ai même dû, à la fin, et un peu comme les chefs vendéens à qui, par ironie, on offrait un fuseau et une épée, choisir l’épée, naturellement, et combattre pour les Décadents, qui étaient, au moins, pittoresques et soleil couchant, et faire en quelque sorte d’une injure un drapeau : car, tandis que Symboliste se trouvait dans le dictionnaire, où Décadent n’était pas, la première de ces deux épithètes est toute rhétoricienne, et, dans l’espèce, une abstraite tautologie, un pléonasme pur et simple.

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Racine, la correction, l’érudition des fortes études, science parfaite de l’antiquité sue littéralement et comprise comme il fallait dans sa grâce absolue et sa force complète, Racine, la correction, la totale perception de la langue maternelle jusqu’à travers la plus intime connaissance des vieux auteurs et des idiomes locaux, l’esprit de son pays et de son temps, modération, circonspection même, bon sens immédiat et traditionnelle générosité, Racine, l’individualité honnêtement fine, malicieuse sans haine, qui sut mener sa vie habilement et la finir admirablement, sacrifiant d’instinct fortune, faveur, ne ménageant qu’une famille admirablement menée à bien dans la vertu et la modicité voulue, mourant, après des tendresses dominées, des ambitions tenues en bride, d’un cœur blessé, d’une âme en deuil, noblement, pudiquement ; — et Shakespeare, l’aventurier, né ruiné, catholique ou protestant, qui le sait ? l’a-t-il bien su lui-même ? fils d’un boucher, garçon boucher lui-même, « immolant avec pompe », dit un de ses biographes, plus spirituel qu’informé probablement, des veaux, ne devant guère son instruction, après celle sommaire d’une école de village, qu’à des livres de colporteurs, tels que les légendes, contes de fées et romans de chevalerie, Shakespeare, l’aventurier, las de l’étable, fuyant au bois, tel un Corse aux maquis, devenu braconnier, ayant des rixes avec la yenmanry, se réfugiant à Londres (il gardait les chevaux à la porte des théâtres, quasi vendeur de contremarques), promu garçon de coulisses, puis figurant, — dans l’intervalle retapant de vieux drames, puis l’auteur d’Hamlet, de Henri VIII et d’Othello, et mourant enrichi à cinquante-deux ans dans son pays !

Quel contraste, n’est-ce pas ? La littérature de ces deux hommes devrait donc différer, si l’art n’était la vie dans la région des épreuves.

Évidemment, leur littérature diffère de toute la distance des temps, des lieux et des deux existences, de toute la différence des deux esprits et des deux éducations.

Car Racine vécut en somme régulièrement, paisiblement, sans soucis pécuniaires ni grands efforts pour subsister. Même il connut le luxe et tint un certain rang.

Mais que fait cela dans l’espèce ? Rendons-nous seulement compte des œuvres et de leur rôle dans ce 1830 qui nous occupe.

Il est clair, pour qui, aujourd’hui, examine de bonne foi et avec le sang froid qu’il serait vraiment malheureux que le temps écoulé n’ait pas instauré de longue date et dès le premier examen dans toute tête un peu pensante, il est clair, dis-je, que c’est du mélange de la forme et de l’esprit racinien révolutionné, modifié par l’esprit et la forme de Shakespeare et finalement fondu dans un tout très dilué par les habitudes de la pensée et du style contemporains, qu’a procédé, jusqu’à nos jours exclusivement, la littérature de ce siècle, — en tenant compte, bien entendu, des ambiances, des confluences anciennes et récentes, du cosmopolitisme enfin de notre courante civilisation.

Chateaubriand, bien avant de traduire si littéralement Milton et de commenter Shakespeare d’une façon si informée, n’avait-il pas rapporté, de ses longs exils en Angleterre, leur connaissance approfondis et confirmée par l’usage des gens et de la langue de leur pays ? Cette science mêlée à celle de notre littérature classique, dont Racine est le pur prototype, produisit, n’en doutons pas, dès cette époque le Génie du Christianisme, qui fit révolution ! Le frère de cet André Chénier, qui dut aux modifications s’ensuivantes, c’est certain, cela, sa juste célébrité, Joseph Marie Chénier, Chénier, auteur correct de quelques bons écrits, secs d’ailleurs, peut-être partiellement injustement oubliés, s’insurgea, se démena, aidé par de plus subtils qui flairaient, dans l’exagération de l’œuvre vraiment géniale, jusqu’aux moindres taches, jusqu’au nez du Père Aubry incliné vers la terre, — qui n’exista jamais que dans leur imagination, tournée, elle, jusqu’à la basse caricature.

Évidemment, Shakespeare et Racine eurent là, dans ce genre de Christianisme-là, leur première conjonction, dont les qualités pittoresques et linguistiques de Victor Hugo firent un tel profit admirable. D’autres poètes, après ses contemporains ou immédiats, tels que Gautier et Musset, ou parallèles comme Alfred de Vigny et Lamartine, prédécesseurs qui ne voulurent pas se reposer et qui firent si bien, ou postérieurs, tels Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire, accentuèrent sans, néanmoins, la forcer, sa note superbe qu’ils transmirent aux Parnassiens, dignes et révérends continuateurs, qu’aujourd’hui des continuateurs d’eux-mêmes se montrent peut-être bien impatients de ne continuer qu’en les reniant d’abord.

Ont-ils raison ou tort ? Ils ont tort, ou ils l’auraient, dans tous les cas. C’est ce que j’espère démontrer avec un peu de patience de la part de mes lecteurs et beaucoup de conscience de la mienne...

Conférence sur les poètes contemporains §

Mesdames, Messieurs,

Ce m’est un exquis honneur de prendre la parole au milieu d’une telle élite. En ma qualité de Parisien, — et de Parisien s’intéressant quelque peu aux choses d’au-dessus et d’au-delà, sans avoir vu les œuvres, la distance et la maladie m’en éloignant, hélas ! néanmoins j’y participais d’esprit, je communiai de cœur avec les ouvriers qu’enfin je vois et de qui je viens enfin de voir les œuvres. Un seul et dernier mot, Mesdames et Messieurs, avant de commencer cette causerie toute confraternelle, si vous le voulez bien :

Bravo !

J’ai dit causerie toute confraternelle et j’ai ajouté « si vous le voulez bien ». Car le poète n’est-il pas littéralement — et non pas latéralement, comme quelques amateurs de la discorde l’ont prétendu — le confrère du peintre et du sculpteur, aussi bien que du musicien ? — Et, d’autre part, le peintre, le sculpteur, non moins que le musicien, ont le droit, contestable, mais absolu, de répudier cette solidarité entre leur art et le nôtre, à titre, dame ! de réciprocité. Mais ici n’est pas le cas, n’est-ce pas ? — et sans plus d’ombrage, de même que je viens de me réjouir aux nuances, si diverses dans l’unité qu’il faut, de vos œuvres, laissez-moi vous intéresser, soit dit sans trop d’ambition, aux nôtres, aussi, de nuances dans notre unité à nous.

Vous ne l’ignorez pas, nous sommes, apparemment, divisés en quatre camps… Laissez-moi, dire plutôt, puisque nous voici en pleine phraséologie militaire, en quatre corps d’armée sous le même généralissime, l’Art !

Ces quatre corps d’armée seraient donc : Le Symbolisme, le Décadisme, le partisan du vers libre — et les autres, dont je suis.

Laissons de côté cette un peu fastidieuse et fatiguée question du Décadisme et du Symbolisme. Aussi bien le Décadisme s’est peu à peu égaillé en tirailleurs et Moréas — l’homme absurde est celui qui ne change jamais — Moréas lui-même a dissous l’école symbolique pour fonder l’École romane. Salut à l’École romane et que le bon Dieu lui donne de longs jours !

La question du vers libre ou non me semble plus pressante. Elle est à l’ordre du jour, — et M. Edmond Picard va, ce soir même, à Anvers, en parler, avec sa haute compétence ; à propos de l’excellent poète français, mon ami, Henri de Regnier… J’ai de précieux frères d’armes belges et français qui manient, en vérité, le vers libre avec talent, ingéniosité — et sans doute, sans nul doute, avec logique, avec une logique implacable qui me déjoue un peu, mais je dois me tromper, j’espère me tromper, car là peut-être, là sans doute est l’avenir — car l’avenir est toujours à quelqu’un, quoi qu’en dise le poète.

Je ne reprendrai pas ici l’histoire du mouvement littéraire de cette période, romantisme, parnasse contemporain, renouveau lui-même du romantisme, un romantisme en avant où gronda le formidable vers de Leconte de Lisle, où chatoya et tinta celui de Théodore de Banville, où celui de Baudelaire gémit et luisit, flamme funèbre et chant frissonnant ; trinité révérée et vénérée d’où, sans conteste, procédèrent les premières œuvres d’une génération déjà mûre, très mûre, pensent et disent presque d’aucuns impatients, génération dont je suis, dont est Stéphane Mallarmé, dont sont d’autres encore, pleins, ceux-là, d’un talent resté dans son aspect d’antan moyennant les nécessaires modifications (en mieux sans doute aucun) qu’apporte le temps plus ou moins écoulé...

Je n’ai retenu ici que le nom de Mallarmé qui fut, en ma compagnie, plus en rapport direct avec les Jeunes de qui je veux m’occuper. C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse, le plus souvent, et l’amour des bonnes lettres qu’il faut. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux. J’aurais bien des objections sur le vers libre, par exemple, et sur la libre versification aussi, que préconisent et pratiquent ces amis plus récents de moi. Mais que de mérite, à bon droit déjà retentissant, chez — notamment — Moréas, le courageux et l’infatigable critique en même temps que protagoniste de son œuvre sans cesse en discussion, pour ainsi dire. Il fut d’abord tout romantisme, sans nuance aucune que pût revendiquer le « Parnasse contemporain », puis s’empara tellement du symbolisme dont il reconnut d’ailleurs plus tard, l’un peu vide, l’un peu creuse définition, et qu’il remplaça par l’École romane à laquelle il eut la chance méritée de recruter de beaux talents originaux dans la discipline acceptée, dont Reynaud, Duplessys, et plus récemment Raymond de la Tailhède. En dehors des « Romans », puisque, décidément, le nom s’est imposé, il y a une pléiade indépendante d’elle-même de poètes charmants ou forts, chacun cherchant sa voie, la plupart d’entre eux l’ayant trouvée, — ou la trouvant, les uns, adeptes fervents, d’autres partisans sceptiques, à ce qu’il semble, de ce vers libre que je n’aime pas trop en dernière analyse. De ce nombre sont l’en même temps mystique et raffiné, puis terriblement et si savoureusement méchant Laurent Thaillade. Il est certes bon d’être de ses amis. Quant à ses ennemis de lettres, il ne saurait en avoir que de sots ou d’ignorants. J’aime infiniment ses livres de pure beauté ; mais j’ai un faible pour le Pays du muffle, ce redoutable recueil de violences, d’ironies où la férocité du fond se double, en quelque manière, de celle de la forme, cette forme savante et amusante d’un archaïsme furieux, mais clair. Regnier, Griffin, Stuart Mérill, Retté, tous remarquables, à différents degrés et dont l’avenir nous répond. Je ne nomme pas au hasard, soyez-en sûrs, car si je voulais être interminable, je le serais, tant sont nombreux les jeunes poètes en ces jours d’ambiant matérialisme, un peu exagéré peut-être pourtant ? Beaucoup d’entre eux renonceront à la lutte et rentreront honorablement dans la vie ordinaire… Ceux que nous avons cités, — non. Et tant mieux pour nous tous !

Ces poètes, je le répète, sont indépendants l’un de l’autre. Les « Romans » dont je parlais tout à l’heure, au contraire, forment groupe, et quelle que soit la très réelle originalité des uns et des autres, pris à part, obéissent à une idée commune qui serait de remonter tout à fait aux origines de la langue française issue du gallo-romain, c’est connu. Mais « roman » est-il bien le vrai mot ? J’en doute, et même je le nie. Le « roman » est bien encore du latin, le latin liturgique selon moi, celui, dès lors, des basiliques « romanes », — je ne comprends pas bien, de la part des poètes en question, le saut de cette époque à celle de Ronsard dont vraiment usent trop, comme idiome, comme rhythme, comme tic, ces d’ailleurs si aimables et par endroits admirables poètes. Ils ont la science, un peu à l’aventure, car ils sont jeunes, ils ont la musique, — du moins la plupart des quatre qui forment le groupe. Ils ont la foi, et surtout la bonne foi. Cela suffit pour être ou devenir de parfaits artistes ; d’incontestables poètes, peut-être, non, quelque apparemment dur que puisse être ce doute.

Mais la vie est dure, comme elle est essentiellement incertaine, elle aussi, obscure, indécise, complexe, et parfois jolie, souriante, bienveillante et claire, — mais plus rarement ! Et pour être poète, selon moi, il faut vivre beaucoup, dans tous les sens, — et s’en souvenir. Alfred de Musset a dit cela infiniment mieux que tous mes efforts ne sauraient le faire, et il a laissé une œuvre vivante, l’œuvre vivante par excellence, bien que ne s’étant pas assez donné tout entier. Il avait ses raisons, qui étaient surtout de vouloir ainsi. Mais il eût pu, sinon dû faire plus. N’importe, c’est un grand poète tout de même. Un artiste ? Oui, cent fois oui. Un artiste parfait ? Non, car la vie sentie, exprimée même bien, même admirablement, ne suffit pas à cette tâche. Il faut travailler et travailler comme un ouvrier : tels les poètes romans, incontestablement.

De sorte qu’à mon sens, le poète doit être absolument sincère, mais absolument consciencieux comme écrivain, ne rien cacher de lui-même, mais déployer dans cette franchise, avec toute la dignité exigible, le souci de cette dignité se manifestant dans autant que possible, sinon la perfection de la forme, du moins l’effort invisible, insensible, mais effectif vers cette haute et sévère qualité, j’allais dire cette vertu.

Un poète qui est moi a tenté cette besogne.

Il y a échoué peut-être, mais, à coup sûr, il a ; tout fait pour s’en tirer à son honneur.

J’ai débuté en 1867 par les Poèmes saturniens, chose jeune et forcément empreinte d’imitations à droite et à gauche. En outre, j’y étais « impassible », mot à la mode en ces temps-là :

Est-elle en marbre ou non la Vénus de Milo ?

m’écriais-je alors dans un Épilogue que je fus quelque temps encore à considérer comme la crème de l’esthétique. Depuis, ces vers et ces théories me semblent puérils ; honnêtes, les vers, mais puérils d’autant plus. Pourtant l’homme, qui était sous le tout jeune homme un peu pédant que j’étais alors, jetait parfois ou plutôt soulevait le masque et s’exprimait en plusieurs petits poèmes, tendrement.

On peut trouver aussi là quelque ton savoureux d’aigreur veloutée et de câlines méchancetés.

Une toute autre musique chante dans la Bonne Chanson, cadeau de noce à vrai dire, littéralement parlant, car ce fut à l’occasion d’un mariage qui allait se faire, et se fit, que parut ce mince volume. L’auteur l’aime, comme peut-être le plus naturel de ses ouvrages. En effet, l’art violent ou délicat prétendait régner presque uniquement dans les précédents, et il devient dès lors possible de discerner des vues naïves et vraies sur la nature, matérielle et morale. Minces plaquettes.

La vie allait. Le malheur, suite de fautes mutuelles, survint dans le ménage du poète qui, brusquement, quitta tout et vagabonda à la recherche de distractions qui ne le rassasièrent pas. Au contraire, je ne dirai pas des remords, il n’en ressentit pas, ne se repentant pas, mais du regret et du dépit, puis quelques consolations, compensations plutôt, l’inspirèrent dans son troisième recueil : Romances sans paroles, ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés.

— Une catastrophe sérieuse interrompit ces peines et ces plaisirs, factices. Même il se l’exagéra au point d’écrire — Un grand sommeil noir. Puis aux résignations comme divines et qu’il voit encore telle l’investit et lui dicta de nombreux poèmes mystiques, du plus pur catholicisme, comme ceci qui data toute une ère nouvelle, dans sa poésie et peut passer pour divin de sa vie pendant d’assez longues années ensuite desquelles, comme cela devait arriver, l’humanité trop tendue reprit ou crut reprendre quelque peu ses droits ou ses prétendus droits, d’où une série des volumes : Chansons pour Elle, Odes en son honneur, etc., où étaient célébrées des affections nouvelles sur des rhythmes appropriés. Le malheur revint ensuite, sous, d’autres formes, il les a toutes ! La plus aiguë fut la maladie. Des accidents rhumatismaux accompagnés de toutes sortes de complications qui n’en ont pas encore fini avec ce pauvre convalescent que le voici encore, comme en témoigne son aspect pourtant déjà bien amélioré, l’induisirent, au courant d’une crise récente aggravée d’opérations désagréables, à ce retour aux tristesses et aux sérénités de sagesse.

Notes respecting Alexandre Dumas the younger §

Between this man and ourselves, the absolute and exclusive poets, whether Parnassians, Decadents, or Romans, to whom I have the honour to belong, and who form the sole object and proof of my life, the bonds of unison are so vague that they are scarcely visible.

Then we thought we had cornered him, and we said softly : « Why dont’t you do it if it’s so easy ?”

« Why don’t I ? » said the philosopher. « Why don’t I ? Why — I think it must be because I am a man of education, and it’s beneath me. » We could not refrain from smiling, albeit he was not so unmitigated a Wessex mann as he had seemed at first, and in Fleet Street we know the vernacular of the pressman does not entirely coincide with his editorial style.

« I can do it », said the philosopher, snappishly ; « do it on my head. What do you think an old — » (he checked himself, and went on hastily) — « an old pressman like me and can’t write the New Humour ? Why, so I have — many a time)). Here he glanced down his coat, which lacked all its buttons save one, and concluded :

« I ain’t thriven over it, — no, — and why ?

Because this bloomin’ world simply plays pitch and toss with us — and I’ve come down tails — and you can’t help it, and neither can I. » (He was a philosopher after all.) « But as to writing (if that’s what you call it) the New Humour, — look here, give me half-a-quid » (see Gloss. — Ed.) « and a couple of hours, and I’ll hand you a bit of the real New Humour, all about landladies, and lodgers, and such-like — quite the regular thing. And you can publish it if you give me the credit for it. I sign myself The Yak — I’m well-known about here under that style » (which was certainly mystic although a little suggestive).

We were so tickled by this that we duly concluded a contract with him, gave him our card, and two hours and twenty minutes afterwards The Yak handed in a package to Sam our concierge, and received his half-a quid. Furthermore, being a sociable mann, he invited Sam out for refreshment in celebration thereof, and confided to the latter that he and his friends were projecting a journal to be styled « Shreds » which he expected would astonish the world, and as it was to be controlled by a Limited Company having a Stock Exchange quotation, he advised Sam to take up a few shares. In the parcel he had enclosed his prospectus, which stated his charges for the foot run, or offering specially cheap terms for matter by the year.

This is what The Yak had written. It is evident he knows something about fiction, and if he isn’t a New Humorist, what is he ?

Shreds, Limited, will assuredly be quoted at a premium.

Mrs. Kilwhipple as a letter-writer

We have heard, as we have said elsewhere, many excellent people tell most barefaced lies, but we never heard anybody tell so un-principled a lie as to say that an Income Tax Collector has a soul. Of course he hasn’t. He doesn’t want one. What use would it be to him ? It would only interfere with the pursuit which he describes as his profession, and might get him into trouble. He wouldn’t be able to go far enough to satisfy his masters. If anyone said the Income Tax Collector had claws, we should say at once, « Yves, he has ; he can’t send us a letter without a nasty claws or two in it. » But as to soul he has no soul any more than he has a conscience. In these respects the species which comes nearest to him is the publisher.

When we speak of publishers we are always carried away by the warmth of our feelings, and launch into anti-panegyrics at great length — therefore we had better stop short here and say all this is a digression.

We had intended when we took up our pen to talk about letter-writing, and since so far we have wandered from the point we will proceed to make amends by a strict attention to brevity ; and hope by carefully combining business principles with literary style, to give every satisfaction.

Letter-writing. — Our landlady, Mrs. Kilwhipple, has, we consider, a great gift for letter-writing. She is fluent, candid, artless, and absorbing. She is above grammar, and she wanders through the mazes of prose.

I do not know whether appearances now more than at other times are not deceptive. For my own part, I must own that — poetical and mournful el poeta doliente as I have lately been called in a too flattering dedication of the well-known General Marsilla of the Argentine Republic — since I know my own mind, I am more inclined to like rather than to esteem and admire the man, so upright, forcible and brilliant, so sceptical and so good-natured, who has struck me ever since my birth as a literary genius.

Truly by instinct I liked the man before being able to appreciate the writer, and I liked the writer before being able to thoroughly appreciate him, which 1 have only comparatively lately, too lately, succeeded in doing. One cannot be more accurate or perhaps more precise in expressing a frankness which is not difficult to me and still less troublesome since it contributes in an infinitesimal degree to the just glory, the glory which naturally belongs and will always be associated with one whose sole efforts were to be amiable, and who finally found sympathy and approbation except amongst the weak-minded, who must not be counted, although they are unfortunately in such large numbers.

I cannot boast of what might be called an acquaintance with Alexandre Dumas the younger, but I have often seen him under the circumstances which I will here relate. Chance has caused me always to take a great interest in him and to hear frequently about him 1 might almost say ever since my childhood.

Every Sunday morning after hearing mass in the wooden church of the Trinity in the Rue Clichy, which has been pulled down and rebuilt, I used to start off furnished with an exeat in due form from the principal of the school, who conducted me to the Lycee Bonaparte, and quickly emerged from the Rue Chaptol, where the scholastic, establishment, which has now been replaced by private houses, was situated, in order to find my way to Batignolles, some distance off, where my family resided, and running more than walking, I used to reach the Rue de Boulogne, now, I believe, the Rue Ballu. In that same street, the Rue de Boulogne, near the top as you go from the Rue Blanche on the right, and pass a row of small private hotels, more or less artistic, with frontages in the Renaissance style, and « terra-cottaed » according to the latest bad taste, with windows of doubtful mediaeval style, stood an almost imperceptible house, with one window on the ground floor, one on the first floor, and a garret at the top. A story recently resuscitated says that Old Dumas (the only one, as Lecomte de Lisle said thoughtlessly when he was informed that he was about to be received into the Acadamy by Alexandre Dumas the younger) was once dining with his son on a very hot summer day in the small garden, when even the flowers were wretchedly drooping, and he opened the window of the house in order to get some fresh air. As I have never been in the house 1 cannot vouch for the authenticity of the story, but I can certify as to the small size of the residence : it was nicely appointed and prettily furnished, as I knew through catching a passing glimpse when slackening pace at that part of the trottoir of the Rue de Boulogne now called Rue Ballu. I can still remember seeing the ever lively and vivacious occupier walking up and down the room which looked on to the street and occasionally going out for a walk, or returning to lunch. He was then a man of about thirty years of age, tall, his face had rather a creole appearance, but it gradually became more Europeanised until at last he became the fine old Parisian of late days : well formed, rather thin, and a fast walker. In a word, his appearance was that of a vigorous man, and one who would be considered as a serious nature. At the time about which we are speaking he was already the famous author of the Dame aux Camélias, this Manon Lescaut, who it seems really existed, and who was certainly idealised by this illustrious and severe dramatic author of the demi-monde. It was with curiosity that I then contemplated with my fourteen-year old eyes the son of old Alexandre Dumas, at the same time, however, not too admiringly. He was no poet, and that fact of his not being a poet — that is to say of not writing verses — was to be deplored from my point of view, for mind you, the man whatever he may be who writes verses, the man who goes to the absurd trouble of versifying is in a sense somewhat of a poet.

The life which made Dumas the younger considerably and deservingly rich has made of me poet who now writes these lines. His work, so severe and even decidedly austere, with occasional flashes of terrible logic, raises him to the highest rank of writers of no extraordinary style, but it also possesses higher flights which in his case are perhaps more suitable.

He was passionate during the calm course of his work, which he aimed at making first good and afterwards better if possible — passionate for the good and for the better — I know the proverb about the Good and his foe the Better spare me from speaking of it. But his Lettres sur les choses du jour are really extreme, and I was astonished when I read the signature.

The brochure Tue-la, however, brought me back to my original ideas concerning the febrility of this man, that the apparent serenity of the numerous gifts spread through them in the form of genius and subtlety of mind, was to me up till then sacred, impassable, and it, the brochure, brought back to my memory the cruel pamphlet written with a good motive, so brutal in its frankness, full of insupportable hypocrisy, respecting the very sensitive and good man necessarily irritable, somestimes imprudent when it was a matter of esteem or love.

With the younger Dumas I have only had dealings of courtesy, of which the last was his sending me a postdare in acknowledgment of my latest book Les Confessions de Paul Verlaine which contained the following words, so precious perhaps to my justifiable vanity — Merci bien affectueusement. (Thank you very kindly). Alexandre Dumas, 37, Rue Descartes, Paris.