Alexandre Vinet

1848

Études sur la littérature française au XIXe siècle. Tome III. Sainte-Beuve, Edgar Quinet, Michelet, etc.

2016
Alexandre Vinet, Œuvres d’Alexandre Vinet ; V, I-III. Études sur la littérature française au XIXe siècle : texte de l’édition posthume de 1848, revu et complété d’après les documents originaux. Sainte-Beuve, Edgar Quinet, Michelet, etc., Lausanne, G. Bridel, 1911-1923. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Préface §

Ce troisième volume des Études d’Alexandre Vinet sur la littérature française au xixe siècle diffère plus du volume similaire de l’édition de 1848 que les deux premiers ne diffèrent des leurs. Nous y avons fait place à quelques articles que les premiers éditeurs avaient cru devoir négliger. Des articles sur Sainte-Beuve les éditeurs de 1848 n’avaient recueilli que les études sur les Pensées d’Août et sur Port-Royal. Des deux études sur Volupté ils avaient attribué l’une aux Mélanges1 et laissé dormir l’autre dans le Semeur. Nous nous sommes fraternellement partagé, M. Ph. Bridel et moi, ces deux études. M. Bridel a pris l’une pour le premier volume de Philosophie morale et sociale ; on trouvera ici l’autre, la seule qui soit une étude littéraire, et qui — on en jugera — méritait bien d’être tirée de l’ombre. Nous avons également fait place — sous forme d’appendice — à l’article que Vinet donna au Courrier suisse lors de la publication du premier volume de Port-Royal. En ce qui concerne Quinet, nos prédécesseurs n’avaient recueilli que des articles relatifs au Prométhée. Nous donnons aussi les trois articles que Vinet écrivit sur l’Ahasvérus. Les articles sur Michelet et Mignet se retrouvent dans notre édition tels qu’ils sont dans la précédente. J’en dirai autant des articles sur Soumet, à cela près qu’on lira plus loin dans cette Préface deux lettres inédites, l’une de Soumet, l’autre de Vinet, qui viennent compléter les deux autres lettres déjà connues, l’une de Vinet, l’autre de Soumet, qui figurent dans le corps du volume. Rien de nouveau pour les articles qui concernent Güttinger, Souvestre, Georges Sand. En revanche les pages consacrées à Drouineau paraissent ici pour la première fois en volume.

En compensation de ces additions, nous avons éliminé quelques études qui trouveront leur place ailleurs. Ce sont les articles relatifs à des écrivains suisses (notre Société se propose de donner un volume spécial sur Vinet et la littérature suisse), ou à des ouvrages de critique ou d’histoire littéraire (Merle d’Aubigné, Sayous, Saint-Marc Girardin), articles pour lesquels nous avons également prévu une autre attribution.

Tel qu’il se présente, ce troisième volume continue et complète les deux premiers. Leur ensemble comprend toute la pensée de Vinet sur le grand mouvement littéraire français dont il fut le spectateur et le juge. Il est regrettable qu’il n’ait rien écrit sur Musset ni sur Vigny ; mais d’une manière générale on peut dire que le romantisme tout entier est là, saisi dans son principe et suivi dans ses conséquences, apprécié par un critique qui était à la fois un homme d’un goût très sûr et très fin, un moraliste et un écrivain.

Nous donnons dans les pages qui suivent tous les renseignements, tous les documents qui peuvent éclairer le lecteur sur les circonstances dans lesquelles Vinet écrivit les divers articles de ce volume. Nous nous sommes borné, la plupart du temps, à une simple indication de faits ou de dates, et à la transcription de quelques lettres inédites ou de notes tirées des Agendas de Vinet. Pour Sainte-Beuve nous avons été plus longs. Il nous a paru en effet que les relations de Sainte-Beuve et de Vinet étaient un chapitre particulièrement intéressant de l’histoire de Vinet, et de celle de Sainte-Beuve. Ce chapitre, après quelques autres, nous avons tenté de l’écrire.

 

SAINTE-BEUVE

 

En janvier 1832, Vinet donnait au Semeur un article sur « la poésie sacrée », dans les dernières lignes duquel il touchait aux Consolations de Sainte-Beuve :

M. Sainte-Beuve, disait-il, a de l’intimité ; il connaît le fort et le faible de la vie, et la poésie des choses communes ; il pourrait moduler des chants pour les âmes simples, mais il n’a pas pris encore assez de leçons de l’Ami des simples.

M. Léon Séché, qui, le premier — du moins à ma connaissance — a exhumé ces lignes du numéro du Semeur où on les avait laissées dormir, pense que Sainte-Beuve a voulu y répondre en écrivant Volupté. C’eût été répondre longuement, et, au surplus, s’il y a peu de simplicité véritable et de sentiment chrétien dans Consolations, y en a-t-il beaucoup plus dans Volupté ?

Quoi qu’il en soit, ces lignes du Semeur sont à retenir C’est la première fois que Vinet jugeait Sainte-Beuve, et il le jugeait fort bien.

Vinrent ensuite, en 1834, les deux articles sur Volupté2.

Je lis dans l’Agenda de Vinet :

26 juillet 1834 : Reçu du « Semeur » Volupté de Sainte-Beuve.

29 juillet : Lu Volupté.

31 juillet : Fait un premier article sur Volupté.

1er août : Envoyé au Semeur le premier article sur Volupté.

Ces notes nous montrent que Vinet lisait, pensait, écrivait avec une certaine rapidité. Et quand on pense que deux jours sur trois il était malade ! et qu’il était surchargé d’occupations !

À retenir également d’une lettre inédite de Vinet à Lutteroth (le directeur du Semeur), lettre non datée, mais qui doit être du 29 juillet 1834 :

Volupté est bien remarquable. Je me réjouis du bien que j’en pourrai dire.

Et d’une autre lettre, également inédite, du même au même (1er août) :

Vous devez recevoir aujourd’hui un premier article sur Volupté ; je venais de vous l’expédier quand votre lettre m’est parvenue. Il y a des choses délicieuses dans ce livre. Savez-vous comment vit M. Sainte-Beuve ?

J’ignore la réponse que fit M. Lutteroth à cette question. Au surplus, quiconque a lu Volupté sait comment vivait M. Sainte-Beuve, et Vinet était assez pénétrant pour voir que Volupté c’est une confession, et que de son vrai nom, Amaury s’appelle Charles-Augustin Sainte-Beuve, mais enfin, quand on se confesse publiquement, on donne à son lecteur, et plus encore à son critique, le droit d’être indiscret, et rien n’est plus légitime que la curiosité de Vinet.

Sainte-Beuve remercia Vinet dans les termes que voici :

J’ai à remercier profondément l’auteur des articles sur Volupté, et pour la grande bienveillance et indulgence littéraire dont il a usé à mon égard, et pour les conseils chrétiens et le point de vue moral qui dominent son jugement. Si ma prétention d’écrivain a été plus que satisfaite en lisant ces articles, j’y ai trouvé à réfléchir fructueusement en m’examinant sur d’autres points bien plus essentiels. J’ai senti combien il me reste à faire dans l’avenir pour n’être pas indigne de tels jugements, qui honorent encore moins qu’ils ne touchent en secret, et qu’ils ne provoquent aux pensées sérieuses3

Cette lettre se trouve dans le premier volume des Essais Lettres de Vinet avec la date, ou la demi-date, suivante : Le 22… 1836 ; mais l’original ne porte que : « Ce 22 », inscrit au bas de la lettre par son auteur. C’est une copie, conservée aussi à la Bibliothèque de la Faculté de l’Église libre du canton de Vaud, qui porte la date, ou date incomplète, citée plus haut. Il me paraît évident qu’il faut dater ce billet de 1834 et non de 1836. Sainte-Beuve n’aurait pas attendu deux ans pour remercier Vinet4.

À l’été de 1837, Sainte-Beuve s’en vint dans le canton de Vaud. Il avait besoin de s’éloigner de Paris, de changer d’air. Pour mieux travailler à son Port-Royal, sans doute, mais aussi pour se guérir de certaines blessures de cœur et peut-être d’amour propre. Son ami Juste Olivier songeait à le faire nommer professeur à l’Académie de Lausanne, et Sainte-Beuve ne demandait pas mieux que d’y faire un cours sur le sujet qui, dans ce temps-là, le passionnait. Je dis : dans ce temps-là, car on sait assez que vingt ans plus tard, et même avant, les hommes de Port-Royal ne seront plus pour Sainte-Beuve que d’affreux bonshommes et qu’il achèvera son œuvre avec dégoût5.

Étant donc à Lausanne à l’été de 1837, il eut l’idée d’écrire pour la Revue des Deux-Mondes un article sur la littérature de la Suisse romande, et plus particulièrement sur Vinet. L’article paru le 15 septembre. Sainte-Beuve l’a recueilli dans le second volume des Portraits contemporains. Il figure aujourd’hui dans le troisième.

C’est une jolie et fine étude, point du tout brochée, comme l’affirme M. Léon Séché6, mais plutôt « fignolée ». Sainte-Beuve y fait à Vinet des compliments justifiés. La Chrestomathie, le Discours à M. Monnard, la Revue des principaux poètes et prosateurs l’enchantent. Ce dernier morceau est un véritable « chef-d’œuvre ». Toutefois, les réserves se font jour. Si la langue de Vinet est « attique à sa manière », si « elle sent nos meilleures fleurs », le style de l’écrivain vaudois n’en est pas moins un peu sec, un peu rigide ; il manque d’une « certaine diffusion heureuse » ; c’est un style de graveur, et cela est fort bien ; un style de peintre vaudrait cependant mieux encore. Et puis, dans cette Revue, si admirable, les poètes sont-ils aussi bien traités que les prosateurs ? Et puis, n’y a-t-il pas trop de noms ? La nomenclature ne l’emporte-t-elle pas sur le vrai classement ? Et enfin, et surtout, Vinet, aux yeux de Sainte-Beuve, avait le tort de ne pas s’intéresser suffisamment à la vie des écrivains dont il parlait7.

Il est assez piquant de voir Sainte-Beuve faire ce reproche à Vinet, qui, trois ans auparavant, avait demandé à Lutteroth comment vivait M. Sainte-Beuve ; mais il faut dire que Vinet tenait à connaître comment vivent les gens, non pour conter leur vie, mais pour pénétrer jusqu’à leur « moi intime » et les mieux juger ; tandis que Sainte-Beuve aimait à tout savoir, non seulement pour juger, mais pour le plaisir de tout étaler. Il faisait de l’histoire naturelle, mais pas uniquement, comme il l’assurait, celle des esprits.

Vinet remercia Sainte-Beuve de son article ; voici comment :

Monsieur,

On vient de m’envoyer la livraison de la Revue des Deux-Mondes où se trouve l’article que vous avez bien voulu me consacrer. Il me serait difficile de vous exprimer tous les sentiments que j’ai éprouvés en le lisant ; je ne les démêle pas très bien moi-même. Je ne veux pas vous dissimuler l’espèce d’effroi qui m’a saisi en me voyant tirer du demi-jour, qui me convenait si bien, vers une lumière si vive et si inattendue ; ce sentiment est excusable : il y va de trop pour moi, sous toutes sortes de sérieux rapports, d’être jugé avec une si extrême bienveillance dans un article dont vous êtes l’auteur, et que vous avez signé. Il faudrait un bien grand fonds d’humilité pour en prendre facilement et vite mon parti. Cependant, Monsieur, je ferais tort à la vérité, si je ne disais pas que j’ai éprouvé, au milieu de ma confusion, un vif plaisir, et je me ferais tort à moi-même, si je dissimulais ma reconnaissance, qui a été plus vive encore, et qui a fait, la meilleure partie de mon plaisir. C’en est un encore, dût-il en coûter à l’amour-propre (et certes, vous avez trop ménagé le mien), que de se voir étudié avec un soin si attentif ; tant d’attention ressemble un peu à de l’affection ; et quel profit d’ailleurs n’y a-t-il pas à être l’objet d’une si pénétrante critique ? Vous semblez, Monsieur, confesser les auteurs que vous critiquez ; et vos conseils ont quelque chose d’intime comme ceux de la conscience. Je ferais plaisir peut-être à votre esprit de délicate observation, si je vous disais le secret historique de certains défauts de mon style et même de certaines erreurs de mon jugement. Mais vous m’avez trop généreusement donné de votre temps pour que je veuille vous en dérober ; et j’aime mieux, Monsieur, employer le reste de cette lettre à vous dire combien, sous d’autres rapports que ceux qui frapperont tout le monde, il m’est précieux d’avoir un moment arrêté votre attention. La mienne s’attache à vous depuis longtemps, c’est-à-dire à vos ouvrages ; et quoique vous m’accusiez avec douceur de juger les hommes par leurs livres, je veux bien vous donner lieu de me le reprocher encore, et vous avouer que c’est votre pensée intime, votre vrai moi, qui m’attache souvent dans vos écrits. Il me semble qu’après beaucoup d’éloges, un peu de sympathie doit vous plaire : j’offre la mienne à l’emploi que vous faites de votre talent, qui ne s’est pas contenté d’intéresser l’imagination et d’effleurer l’âme, mais qui veille aux intérêts sacrés de la vie humaine ; et moi, qu’une expérience sérieuse a pu seule faire écrivain, je suis heureux que vous ayez reconnu en moi cette intention, que vous l’ayez aimée ; et j’accepte avec reconnaissance les vœux par où vous terminez votre article. Oui, je désire être lu, et je vous remercie de m’avoir aidé à l’être ; il ne m’est pas permis d’être modeste aux dépens de la cause que je sers ; d’ailleurs, on verra bientôt, si l’on y regarde, que ces doctrines, qui font la vraie valeur de mon livre, ne sont pas à moi.

J’apprends, Monsieur, que notre Lausanne espère obtenir de vous un cours de littérature cet hiver, et ce cours aura pour sujet Port-Royal ! Il y a longtemps que je me réjouissais de vous lire ; avec quel intérêt ne vous entendrai-je pas sur une école que je connais trop peu, mais qui m’est si chère par le peu que j’en connais !

Veuillez agréer, Monsieur, avec mes remerciements, l’hommage de ma respectueuse considération.

VINET.

Montreux, 27 septembre 18378.

La lettre est longue ; elle est, de plus, bien connue. On m’excusera cependant de la remettre sous les yeux du lecteur. Elle fait naître quelques réflexions et appelle quelques observations. Elle frappe tout d’abord par l’extrême modestie et humilité qu’elle décèle. L’excellent Vinet est saisi d’effroi à la pensée d’être imprimé tout vif dans la Revue des Deux-Mondes ! et dans un article signé du jeune Sainte-Beuve ! C’était, dit justement Sainte-Beuve lui-même, « une de ses faiblesses, ou une de ses vertus ». Quant au secret historique de certains défauts de son style, ou même de certaines erreurs de jugement dont il s’accuse, on aimerait assez qu’il nous l’eût révélé. Ferait-il allusion au fait que le canton de Vaud n’est point Paris, la grand’-ville ? et que le langage y a moins évolué, comme nous dirions aujourd’hui ? Je le crois, et je crois aussi que Sainte-Beuve le pensa, et que c’est pour ce motif qu’il ajouta plus tard à son article la note où il fait observer que le langage qu’on parle dans le pays de Vaud est de l’excellent français d’autrefois, « sur lequel la culture académique, le siècle de Louis XIV et son rouleau n’ont point passé ».

Pour ce qui est des erreurs de jugement, je ne vois point celles dont Vinet se croit coupable ; à mon sentiment, il est injuste à son propre égard et il donne trop aisément raison aux gens, plus nombreux encore qu’on ne croit, qui ressemblent à ce personnage d’un conte de Voltaire, lequel ne concevait pas que quelqu’un qui était né et avait vécu hors de France pût avoir le sens commun9.

Ce qu’il y a cependant de plus notable dans la lettre de Vinet, c’est l’idée qu’il se fait de l’auteur de Volupté. Est-il bien vrai que celui-ci se soit proposé, lui aussi, de veiller « aux intérêts sacrés de la vie humaine » ? Vinet a-t-il bien été au fond de la pensée de Sainte-Beuve et jusqu’à son moi intime ?

Grosse question, et sur laquelle je dirai seulement ceci : Si Vinet avait pénétré Sainte-Beuve, il aurait fait preuve d’une remarquable faculté divinatoire, car ce vrai moi dont il parle, Sainte-Beuve n’en a pris conscience que peu à peu, lentement, et après avoir passé, comme il le dit lui-même, par bien des métamorphoses. Au surplus, relisez les premières pages de Volupté : elles sont d’un sermonnaire ; c’est du Bourdaloue ; et si ce n’est pas le vrai moi de Sainte-Beuve, on put le croire du moins, et Vinet le crut. Aussi bien, nous verrons que Sainte-Beuve devait donner à Vinet, après bien des espérances, quelques menues déceptions.

Autre question, inverse de la précédente : Sainte-Beuve a-t-il pénétré Vinet ? Pour ma part, je le crois, d’autant que Vinet n’était pas à double ou à triple fond. Ce mélange de force et de douceur, cette pensée ferme et souple, ce christianisme intérieur, cette noblesse d’âme, Sainte-Beuve a parfaitement vu et apprécié tout cela, non seulement dans l’article du 15 septembre 1837, mais dans bien d’autres endroits, et plus particulièrement dans une note sur l’Académie de Lausanne qui figure à la fin du tome Ier de Port-Royal, et enfin dans l’article nécrologique qu’il donna aux Débats le 17 mai 1847, et qui se trouve reproduit dans les Derniers Portraits (1852) ou Portraits littéraires, III (1864). Dans tous ces passages, le jugement de Sainte-Beuve sur Vinet est toujours le même.

Cependant, Frédéric Chavannes, à la page 191 de son Vinet considéré comme apologiste et moraliste chrétien (1883), laisse supposer que Sainte-Beuve n’aurait pas toujours rendu justice à Vinet.

Voici le passage :

Peu de mois avant sa fin, en mai 1869, dans un entretien dont les détails nous ont été conservés, Sainte-Beuve exprimait le vœu d’une publication complète de la correspondance de Vinet. Ce vœu n’a pas été rempli ; sur un millier de lettres, les éditeurs en ont donné environ deux cents.

Sainte-Beuve ajoutait (je cite encore Frédéric Chavannes) :

La pensée complète de Vinet ne se trouvera que dans sa correspondance. Il écrivait pour le public, par conscience, en se posant devant un point de vue unique et exclusif. Sa correspondance intime doit nous le rendre tel qu’il était. C’était un esprit élevé, jamais contentieux dans la discussion…

Et Sainte-Beuve concluait pas ces mots (je cite toujours Frédéric Chavannes) :

S’il vivait encore devant les opinions d’aujourd’hui, il n’aurait qu’à monter d’une marche.

J’ignore où et par qui ont été conservés les détails de l’entretien dont parle Frédéric Chavannes. Frédéric Chavannes ne le dit pas. Il faut donc commencer par faire des réserves, sinon sur l’authenticité de cet entretien, tout au moins sur la manière dont il est rapporté. Sans doute, on peut admettre que Sainte-Beuve ait exprimé le vœu qu’on publiât intégralement la correspondance de Vinet. Il professait en effet cette opinion que nous ne connaissons pleinement un écrivain que lorsque nous avons lu tout ce qui est sorti de sa plume, jusqu’au moindre billet. Mais de là à dire que Vinet écrivait pour le public, et que sa correspondance nous le rendrait « tel qu’il était », ce qui veut dire que ses autres écrits nous le montrent « tel qu’il n’était pas », et dans une attitude contrainte et forcée, il y a loin. Si vraiment Sainte-Beuve a imaginé un Vinet qui se serait tapi dans ses lettres privées, et tout différent du Vinet qui s’est montré en public, non seulement il a fait injure à l’écrivain vaudois, mais il a démenti du même coup tous les jugements qu’il avait portés antérieurement sur lui et qui sont autant d’hommages rendus à sa parfaite sincérité.

Toutefois, on peut donner des propos que cite Frédéric Chavannes une interprétation moins rigoureuse. Il y a des articles de Vinet, ceux, par exemple, qu’il a écrits sur Jocelyn ou sur la Divine Épopée, qui sont quelque peu théologiques et qui sentent la dissertation ; il y en a d’autres, ceux, par exemple, où il juge le Prométhée de Quinet, dans lesquels il a peut-être employé de bien gros mots : « Le panthéisme n’est-il pas ici avec ses conséquences les plus extrêmes et son aspect le plus hideux ? » — Or, il est certain que dans sa correspondance, du moins dans ce qu’on connaît de sa correspondance, Vinet ne dogmatise point et garde toujours un ton modéré. Il est donc possible que Sainte-Beuve ait cru pouvoir faire en toute justice deux parts dans les écrits de Vinet, et qu’il préférât le Vinet de la Correspondance, jamais contentieux, au Vinet de certains articles où il s’agissait de mettre le public en garde et où, par conscience, l’auteur discute, dispute et parfois gronde.

Quant au dernier paragraphe du texte de Chavannes, il ne fait qu’exprimer une pensée que Schérer a souvent exprimée lui aussi, et qui avait dû se présenter à l’esprit de Sainte-Beuve comme au sien. Que de fois Schérer n’a-t-il pas dit que la méthode de Vinet conduisait tout droit au rationalisme ! Et n’est-ce point ce que veut dire Sainte-Beuve quand il assure que « devant les opinions d’aujourd’hui, Vinet n’aurait qu’à monter d’une marche » ?

Il est vrai que Schérer dit aussi que personne n’aurait été plus effrayé que Vinet des conséquences de sa méthode s’il les avait prévues10, mais Sainte-Beuve ne nous dit pas que Vinet eût consenti à monter la marche dont il s’agit.

Revenons donc à notre point de départ, et concluons que Sainte-Beuve — nonobstant l’entretien dont tous les détails ont été conservés — a bien compris Vinet et lui a rendu pleine justice. (Voir Post-Scriptum, page LXVIII.)

Je n’en ai pas fini avec l’article du 15 septembre 1837. Vinet écrivait à Lutteroth le 3 octobre de la même année :

Vous avez lu l’article de M. Sainte-Beuve. Ce qui m’a amusé, c’est que, voulant dire du bien de moi, il distingue un morceau que je n’ai point fait, et dont je vous soupçonne d’être l’auteur. Combien d’autres choses, sur ce pied-là, il aurait pu citer à mon honneur ! (Inédit.)

M. Ph. Bridel a bien voulu, en me communiquant ce texte, le faire suivre du commentaire que voici :

« Il s’agit sûrement des deux articles anonymes sur Jacques Esprit, parus dans le Semeur, le 29 juillet et le 2 août 1835. En effet, on lit dans une note de l’article de Sainte-Beuve (Revue des Deux-Mondes, 4e série, tome XI, p. 648) que parmi les études les plus remarquables de M. Vinet, il faut signaler les articles sur M. (sic) de la Rochefoucauld, sur M. (sic) Esprit, sur le Paradis perdu de M. de Chateaubriand, sur Arthur, etc., etc. Il est à noter que, lorsque l’article a reparu dans les Portraits contemporains, la mention de M. Esprit a disparu de la note. Sans doute Sainte-Beuve avait-il été avisé de la méprise, et, je pense, par un mot du consciencieux Vinet, qui n’avait pas supporté qu’on lui fît honneur d’un article qui n’était pas de lui. Toutefois, il n’est pas question de la chose dans la lettre de remerciements adressée par Vinet à Sainte-Beuve le 27 septembre 1837 (voir plus haut un fragment de cette lettre). C’eût été peut-être impoli à ce moment-là de signaler à Sainte-Beuve son erreur ; il devait bientôt venir à Lausanne, Vinet put lui en parler de vive voix. »

Et maintenant, qui est l’auteur des deux articles sur Jacques Esprit ? — Lutteroth, comme le supposait Vinet, ou quelque autre ? Je l’ignore. Cependant, si Vinet avait signé tous ses articles, il aurait épargné une petite bévue à Sainte-Beuve et quelque peine à ses éditeurs.

Il y a peut-être lieu, pour en finir avec l’article du 15 septembre 1837, de dire ici quelques mots d’une lettre de Benjamin Constant, qu’on a crue pendant quelque temps authentique, puis qu’on a crue apocryphe, et à laquelle on a fini par restituer son authenticité. Il s’agit d’une lettre que Benjamin Constant écrivit à l’âge de douze ans à sa grand’mère. Au cours de son article, et avant d’arriver à Vinet, Sainte-Beuve, parlant des écrivains d’origine romande, touche à Benjamin Constant : « Benjamin Constant, dit-il, grâce à l’atmosphère environnante qui favorisait la nature de son esprit, était à douze ans un enfant de Voltaire… » Et il met en note : « Voir au tome premier de la Chrestomathie de M. Vinet une charmante lettre écrite de Bruxelles par Benjamin Constant âgé de douze ans à sa grand’mère : l’homme y perce déjà tout entier. »

Cette lettre de Benjamin, datée du 19 novembre 1779, ne figurait pas dans la première édition de la Chrestomathie ; Vinet l’a insérée dans la deuxième édition du premier volume (1833), p. 336-338, sans introduction ni commentaire. Elle se retrouve, naturellement, dans la prétendue troisième édition (1838), faite à Bruxelles, et qui n’est qu’une contrefaçon de la deuxième. Mais elle est supprimée dans la quatrième édition (faite par Vinet) ; l’auteur de la Chrestomathie l’a fait disparaître.

Pourquoi la fit-il disparaître ?

Sainte-Beuve fut l’un des premiers à se poser la question. Il écrivait à Mme Olivier, le 24 mars 1844 :

Je cherche depuis plusieurs heures, dans la quatrième édition de la Chrestomathie de M. Vinet, la jolie lettre de Benjamin, âgé de douze ans ; je ne puis la trouver et j’en conclus que l’excellent M. Vinet, la jugeant trop agréable, l’aura retranchée. Comment faire pour l’avoir ? S’il ne s’agissait que de payer un exemplaire où elle est (sic), d’en déchirer le feuillet, et de me l’envoyer, à la bonne heure ! Mais comment faire parvenir l’argent ? Veuillez être assez bonne pour demander à M. Vinet où il a fourré cette charmante lettre dans sa quatrième édition que j’avais achetée en partie pour cela ? — Si elle est absente, pourriez-vous m’en faire avoir une copie bien exacte, car c’est urgent11.

Sainte-Beuve avait en effet un besoin urgent de la lettre du petit bonhomme pour l’article qu’il donnait à la Revue des Deux-Mondes12 et qui parut le 15 avril. Il faut croire que Mme Olivier lui envoya la copie qu’il désirait, puisqu’il la publie en note, mais il faut croire aussi qu’au moment où il faisait paraître article et note, il ne savait pas encore la raison pour laquelle Vinet avait retranché la lettre, car il dit dans cette note : « M. Vinet a donné cette lettre dans les premières éditions de son excellente Chrestomathie, mais il l’a supprimée, je me demande pourquoi, dans la dernière. »

Il ne devait pas tarder à être instruit. Vinet, averti sans doute par Mme Olivier, ou peut-être par la note de la Revue des Deux-Mondes du 15 avril, lui écrivit pour « l’éclaircir ». Nous n’avons pas la lettre de Vinet, mais nous avons la réponse de Sainte-Beuve à cette lettre. Elle porte la date du 20 avril 1844 :

Vous avez été bien bon, Monsieur, comme vous l’êtes toujours. J’ai reçu du Châtelard votre obligeant éclaircissement sur la lettre de Benjamin Constant à douze ans. Ce qui m’est plus précieux que ces détails, c’est l’assurance de votre amical souvenir13

Qu’y avait-il dans la lettre de Vinet ? Quel était « l’éclaircissement » ? Quels étaient ces détails ? La lettre de Vinet ne nous est point parvenue, et la réponse de Sainte-Beuve ne le dit pas ; mais, fort heureusement, nous avons une autre lettre de Vinet, postérieure de deux ans à celle qui nous manque et qui la répète ; du moins un mot de cette seconde lettre permet de le penser14.

Voici le passage :

Il est tombé entre mes mains une liasse de lettres adressées à Benjamin Constant… J’ai rencontré çà et là quelques détails intéressants pour la biographie et pour l’histoire littéraire que je me permettrai peut-être une fois de vous communiquer. Aujourd’hui je me contenterai de vous dire que le nom de M. Hochet se rencontre dans cette correspondance, dont je crois qu’une partie est de lui (aucune lettre n’est signée). On parle de M. Hochet comme de l’ami de cœur de Benjamin Constant ; il est les d’Hacqueville de cet homme célèbre. Certainement c’est de son portefeuille, ainsi que je crois vous l’avoir dit, qu’est sortie cette lettre de Benjamin Constant à douze ans, et si M. Hochet ou sa veuve est encore de ce monde, il serait facile de constater l’authenticité de cette pièce. Voyez s’il en vaut la peine.

Si je comprends bien, non seulement Vinet ne se prononce pas contre l’authenticité de la lettre de Benjamin, mais il estime qu’il serait facile de constater cette authenticité, ce qui revient à dire qu’il la croit authentique. Il affirme que la lettre provient du portefeuille de Hochet. Il ne dit point du tout que Hochet ait fabriqué cette pièce. Hochet, dit-il, était les d’Hacqueville de Benjamin Constant… mais peut-être ne sait-on pas ce que c’est que d’être les d’Hacqueville de quelqu’un ? Voici l’explication telle qu’on la trouve dans Sainte-Beuve, Causeries du lundi, I, p. 50 :

Vous connaissez ce bon d’Hacqueville, l’ami, le confident empressé de Madame de Sévigné et de tout son monde, celui qui se met en quatre et en mille pour tout voir, pour tout savoir, qui sait les dessous de cartes d’un chacun, et qui n’en est pas moins obligeant et indulgent pour cela, incapable de négliger aucun ami absent ou présent, se multipliant de sa personne et de sa plume pour suffire à tout. En vain Madame de Sévigné essayait quelquefois de le modérer dans son zèle de bons offices et de correspondance :

« Vous jugez bien, écrit-elle à sa fille, que puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas, je lâche la bride à toutes ses bontés et lui laisse la liberté de son écritoire. Songez qu’il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de Paris et voit tous les jours ce qui y reste : ce sont les d’Hacqueville. » C’est ainsi qu’elle le nomme, et elle continue d’en parler comme s’il était plusieurs.

Si donc Hochet était les d’Hacqueville de Benjamin Constant, c’était un homme obligeant, qui se multipliait pour son service, mais ce n’était évidemment pas un faussaire. Aussi bien Hochet ne nous est-il pas tout à fait inconnu. Il a publié les lettres de Mme du Châtelet au comte d’Argental et fait quelques articles sur les ouvrages de Mme de Staël dans le monde de laquelle il vivait. J’ignore si, comme Vinet l’assure, la lettre du petit Constant avait été conservée par lui, et si c’est de son portefeuille qu’elle s’est envolée ; je dis seulement que Vinet ne le considère ni comme un mystificateur ni comme un mystifié, et qu’il ne met point en doute l’authenticité de l’épître.

La chose a besoin d’être dite, vu qu’on croit encore que c’est Vinet qui a dit ou suggéré à Sainte-Beuve qu’il avait trop admiré une pièce fausse. C’est une erreur. Vinet retrancha la lettre, très probablement parce qu’à la réflexion, elle ne lui parut point à sa place dans un ouvrage d’éducation. C’était une curiosité, rien de plus. Elle ne figurait point dans la première édition de la Chrestomathie, qui est de 1829-1830, parce qu’elle était alors inconnue. Elle parut pour la première fois en France, dans le National du 22 juin 1831, six mois après la mort de Benjamin, avec une lettre introductive de Charles de Constant15. Elle passa inaperçue en France. Sainte-Beuve lui-même, qui pourtant écrivit au National de 1831 à 1834, ne semble pas l’y avoir remarquée, puisque, lorsqu’il a besoin d’en retrouver le texte, il ne songe qu’à la Chrestomathie de Vinet. Et dans la note de son article sur Benjamin Constant et Mme de Charrière il dit : « Cette lettre est très peu connue en France. » Elle eut plus de succès en Suisse et on comprend que Vinet, dans le premier moment, lui ait fait accueil. Plus tard il se montra plus sévère, mais la question d’authenticité ne se posa pas pour lui. Ce fut Sainte-Beuve sans doute qui le premier, et après suppression de la lettre pour le motif que j’ai dit, attira l’attention de Vinet sur ce point. Aussi bien dans la note de l’article que je viens de rappeler, après avoir donné le texte de la lettre, il ajoute : « On se demande involontairement, après avoir lu une telle lettre, s’il est bien possible qu’elle soit d’un enfant de douze ans. » Vinet répondit comme on a vu, en ajoutant : Voyez si cette affaire vaut la peine que vous vous donnez. Vinet en 1846 ne doutait pas de l’authenticité, mais il ne se souciait plus de la lettre elle-même.

D’où vient cependant que M. Léon Séché, dans une note que je lis à la page 359 de son édition de la Correspondance de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier, nous dit que Vinet « retrancha la lettre quand il fut établi qu’elle était l’œuvre d’un mystificateur » ?

Voici : On lit dans Sainte-Beuve, Portraits de Femmes, p. 445, note 2 : « L’authenticité de cette lettre a été depuis révoquée en doute ; ce ne serait qu’un pastiche qui a trompé de bons juges. » La note est au bas d’une des pages de l’article sur Mme de Charrière (1839).

On lit encore dans Sainte-Beuve, dans la note de l’article sur Benjamin Constant et Mme de Charrière (Portraits littéraires, III, p. 210) : « On m’assure, depuis que tout ceci est écrit, que la lettre n’est qu’un pastiche, du fait d’un M. Châtelain, de Rolle, habile en son temps à ces sortes de supercheries et d’espiègleries littéraires. » L’article sur Benjamin Constant et Mme de Charrière, est, je le rappelle, du 15 avril 1844.

Peut-être M. Léon Séché a-t-il pensé que les deux petits passages que je viens de citer et où la mystification est dénoncée étaient, l’un de 1839, l’autre de 1844, contemporains l’un et l’autre des articles au bas desquels on les lit, donc du temps où Vinet vivait encore. Il est d’ailleurs tout naturel qu’il ait imaginé que la rédaction de ces deux passages par Sainte-Beuve et la disparition de la lettre du tome Ier de la Chrestomathie avaient la même cause, à savoir le fait que la mystification était déjà connue. On a pu croire aussi, tout naturellement encore, que c’était Vinet qui avait renseigné Sainte-Beuve.

Mais M. Rudler nous apprend dans sa Bibliographie critique de B. C. que le premier des deux passages cités plus haut est une addition postérieure à 1856, donc postérieure de neuf ans au moins à la mort de Vinet, et que le second est une addition faite plus récemment encore, en 1864. D’où il suit que Vinet n’est pour rien dans la légende qui a couru touchant la lettre du jeune Constant. Ce n’est qu’après 1856 que Sainte-Beuve donne comme assuré — non par lui-même, il est vrai, mais s’il n’assure rien lui-même, il accepte l’assurance qu’on lui donne — que la lettre est un faux, et ce n’est qu’en 1864 qu’il nomme le faussaire.

Voilà donc Vin et hors de cause. Toutefois, je dois faire ici mention d’une note de M. Troubat qui me paraît bien étrange. Dans cette note qu’on lit dans la Nouvelle correspondance de Sainte-Beuve, au bas d’une lettre à Mlle Herminie Chavannes, du 26 mai 1840, où il est question de Châtelain, M. Troubat s’exprime ainsi :

Ce qu’il fit de mieux dans ce genre (le pastiche) fut une prétendue lettre qui courut sous le nom de Benjamin Constant… Sainte-Beuve, tout en la reproduisant, conçut des doutes sur la précocité d’un enfant de cet âge, mais il la donna néanmoins, d’après M. Vinet, dans son article sur Benjamin Constant et Mme de Charrière. Plus tard il y mit un correctif qui la restitue d’une manière définitive. M. Vinet, après avoir cru à ce document, comme tout le monde, l’avait totalement fait disparaître.

Cette note est signée : Le dernier secrétaire de Sainte-Beuve, et datée de 1880.

M. Troubat savait donc — et cela n’a rien de surprenant — que le correctif était de 1864 ; que ce n’était que longtemps après avoir reproduit la lettre dans son article, que Sainte-Beuve « avait restitué définitivement » ladite lettre. Et cependant la fin de sa note ne peut signifier autre chose sinon que Vinet, en la faisant disparaître de sa Chrestomathie, avait su, lui aussi, que c’était une fausse pièce, c’est-à-dire que Vinet avait su dès 1840 ce que Sainte-Beuve n’aurait appris que quinze ou vingt ans après ; ce qui est parfaitement invraisemblable.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que M. Troubat, connaissait fort bien — puisque c’est à lui que M. Ch. Ritter en dut la communication — la lettre sur Hochet-les d’Hacqueville, qui m’a servi plus haut à prouver, sans peine aucune, que Vinet n’avait jamais cru à la mystification.

Encore une fois, Vinet doit être mis hors de cause. Quant à Châtelain, il faut l’absoudre pareillement, et même lui faire des excuses. Ce Nicolas Châtelain était un homme d’esprit à qui l’on doit : 1° des Lettres inédites de Voltaire qui sont du faux Voltaire, mais du Voltaire si bien imité que le docte Beuchot, qui s’y connaissait, « les annonça sans paraître se douter de la supercherie16 », 2° des lettres de Livry qui sont du faux Sévigné, 3° des Pastiches ou imitations libres de quelques écrivains, et encore des Lettres de Voltaire à Mme du Deffand au sujet de Benjamin Constant (lequel avait onze ans quand Voltaire mourut), et quelques autres facéties du même genre, sans parler d’ouvrages plus sérieux relatifs à l’histoire de l’Église (Le Synode de Dordrecht) ou à des actualités politiques et ecclésiastiques. Sainte-Beuve connaissait très bien Châtelain. Dans son article du 15 septembre 1837, il le félicite, sans le nommer, de ses heureuses imitations : « Encore aujourd’hui, dit-il, c’est là (dans le canton de Vaud), en quelqu’un de ces villages baignés du lac (Châtelain habitait Rolle), qu’il faudrait chercher des hommes qui savent le mieux le siècle de Louis XIV à toutes ses pages, et qui feraient les pastiches de ces styles les plus plausibles et les moins troublés d’autres réminiscences. » On lit également au tome II de Port-Royal, p. 80, en note, à propos de Balzac et d’un pastiche de Balzac fait par Boileau : « Je connais d’autres pastiches de Balzac et non moins bien réussis ; j’en possède un tout récent, d’un vieux connaisseur, M. Châtelain, de Rolle, qui en a fait de plus d’une sorte, en sa riante et studieuse fabrique au bord du lac de Genève. » Sainte-Beuve n’avait pu manquer de s’intéresser aux lettres de Livry, dans lesquelles Châtelain feint que Jacques de Sainte-Beuve s’attriste au sujet des productions de son neveu : Volupté, Consolations, etc….

Je note enfin que Sainte-Beuve était en correspondance avec Châtelain. Il y a une ou deux lettres de Sainte-Beuve à Châtelain dans la Nouvelle correspondance de Sainte-Beuve et quelques lettres de Sainte-Beuve à d’autres personnages où il est parlé de Châtelain17.

On s’étonnera peut-être que Sainte-Beuve, connaissant si bien Châtelain et son talent de pasticheur, ne lui ait jamais demandé si la lettre de Benjamin était sortie, comme on le disait, « de sa fabrique ». Le fait est qu’il ne le lui a jamais demandé.

Mais on s’étonnera moins de son silence si l’on se rappelle que ce n’est qu’après 1856 que Sainte-Beuve mit au bas d’un de ses articles la première des deux notes ou parties de notes que j’ai citées plus haut. Il ne nomme même Châtelain que dans la seconde, en 1864. Or Nicolas Châtelain était mort depuis quelque temps, au moment où Sainte-Beuve faisait la première addition, et depuis huit ans quand il fit la seconde. Nicolas Châtelain mourut en effet en 1856 à l’âge de 87 ans. Ce ne fut donc qu’après la mort de Châtelain que Sainte-Beuve le soupçonna, ou du moins qu’il accueillit les soupçons et même les assurances qu’on lui donnait. Châtelain ne pouvait plus rien dire.

Et maintenant il faut savoir que Châtelain n’était point l’auteur du faux, ou pour être plus exact, du prétendu faux. M. Rudler a vu le manuscrit de la propre main du petit Constant à la Bibliothèque de Genève (M. CC. 35 A.)

Il en a même donné un facsimilé dans la Bibliographie critique des ouvrages de Benjamin Constant (1908).

Toutefois il a fallu attendre l’an de grâce 1908 et le facsimilé de M. Rudler pour rendre à Benjamin ce qui était à Benjamin et qu’on lui avait indûment ôté18. Sainte-Beuve est mort convaincu que Châtelain avait fait du faux petit Constant ; M. Troubat, son secrétaire, pareillement, et semblablement encore M. Léon Séché ; peut-être aussi M. Ch. Ritter et une foule d’autres braves gens.

Mais qui donc avait induit Sainte-Beuve et l’univers entier à sa suite à penser que Nicolas Châtelain de Rolle avait fait du faux petit Constant ? Ceci, nous le savons, grâce à une parenthèse qui fait suite à une note, laquelle note se trouve au bas de la page 122 du tome Ier de la Correspondance de Sainte-Beuve. La note nous enseigne que la lettre est de Châtelain, et voici la parenthèse : Note de M. Charles Berthoud, de Gingins.

Si vous me demandiez là-dessus sur quoi se fondait M. Charles Berthoud, de Gingins, pour incriminer M. Nicolas Châtelain, de Rolle, je vous répondrais : Probablement, parce qu’il trouvait, comme Sainte-Beuve, que la lettre était un peu forte pour un gamin de douze ans ; probablement aussi parce qu’on ne prête qu’aux riches, et Nicolas Châtelain n’était pas pauvre ; et enfin, très probablement, parce que Châtelain ayant fait des lettres de Voltaire à Mme du Deffand sur Benjamin Constant enfant, il n’était pas invraisemblable qu’il eût fait aussi une lettre de cet enfant prodige. Et si vous me demandiez pourquoi Charles Berthoud, de Gingins, ne s’est avisé de tout cela, ou du moins n’en a parlé qu’après la mort de Nicolas Châtelain, de Rolle, je vous dirais que je n’en sais rien. Après cela, je n’ai voulu dans les pages qui précèdent que montrer combien le sage et prudent Vinet était demeuré étranger à cette mirifique histoire d’un faux qui n’en est pas un.

Il me reste à mettre ou à remettre sous les yeux du lecteur la lettre du jeune Benjamin. La voici. J’ai tenu compte dans ma copie des corrections de M. Rudler, car le texte que donne Sainte-Beuve est fautif.

Bruxelles, le 19 novembre 1779.

J’avais perdu toute espérance, ma chère grand’mère ; je croyais que vous ne vous souveniez plus de moi, et que vous ne m’aimiez plus. Votre lettre si bonne est venue très à propos dissiper mon chagrin, car j’avais le cœur bien serré ; votre silence m’avait fait perdre le goût de tout, et je ne trouvais plus aucun plaisir à mes occupations, parce que dans tout ce que je fais j’ai le but de vous plaire, et dès que vous ne vous souciez (sic) plus de moi, il était inutile que je m’appliqua. ( ?) Je disais : « Ce sont mes cousins qui sont auprès de ma grand’mère qui m’effacent de son souvenir ; il est vrai qu’ils sont aimables, qu’ils sont colonels, capitaines, etc… et moi je ne suis rien encore : cependant je l’aime et la chéris autant qu’eux. » Vous voyez, ma chère grand’mère, tout le mal que votre silence m’a fait ; ainsi, si vous vous intéressez à mes progrès, si vous voulez que je devienne aimable, savant, faites-moi écrire quelques fois, et surtout aimez-moi malgré mes défauts ; vous me donnerez du courage et des forces pour m’en corriger, et vous me verrez tel que je veux être, et tel que vous me souhaitez. Il ne manque que des marques de votre amitié ; j’ai en abondance tous les autres secours, et j’ai le bonheur qu’on n’épargne ni les soins ni l’argent pour cultiver mes talents, si j’en ai, ou pour y suppléer par des connaissances.

Je voudrais pouvoir vous dire de moi quelque chose de bien satisfaisant, mais je crains que tout ne se borne au physique ; je me porte bien et je grandis beaucoup. Vous me direz que si c’est tout, il ne vaut pas la peine de vivre. Je le pense aussi, mais mon étourderie renverse tous mes projets. Je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité, et lui donner une marche plus cadencée ; j’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet ; je joue des adagio, des largo, qui endormiraient trente cardinaux. Les premières mesures vont bien, mais je ne sais par quelle magie ces airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse ; le menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois, ma chère grand’mère, que ce mal est incurable, et qu’il résistera à la raison même ; je devrais en avoir quelque étincelle, car j’ai douze ans dans quelques jours : cependant, je ne m’aperçois pas de son empire : si son œuvre19 est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans ? Savez-vous, ma chère grand’mère, que je vais dans le monde20 deux fois par semaine ? J’ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une main sur la poitrine, l’autre sur la hanche ; je me tiens bien droit, et je fais le grand garçon tant que je puis. Je vois, j’écoute, et jusqu’à ce moment je n’envie pas les plaisirs du grand monde. Ils ont tous l’air de ne pas s’aimer beaucoup. Cependant, le jeu et l’or que je vois rouler me causent quelque émotion. Je voudrais en gagner pour mille besoins que l’on traite de fantaisie21. À propos d’or, j’ai bien ménagé les deux louis que vous m’avez envoyés l’année dernière, ils ont duré jusqu’à la foire passée ; à présent, il ne me manque qu’un froc et de la barbe pour être du troupeau de saint François ; je ne trouve pas qu’il y ait grand mal : j’ai moins de besoins depuis que je n’ai plus d’argent. J’attends le jour des Rois avec impatience. On commencera à danser chez le prince-ministre tous les vendredis. Malgré tous les plaisirs que je me propose, je préférerais de passer quelques moments avec vous, ma chère grand’mère ; ce plaisir-là va au cœur, il me rend heureux, il m’est utile. Les autres ne passent pas les yeux, ni les oreilles, et ils laissent un vide que je n’éprouve pas lorsque j’ai été avec vous. Je ne sais quand22 je jouirai de ce bonheur ; mes occupations vont si bien que l’on craint23 de les interrompre. M. Duplessis vous assure de ses respects ; il aura l’honneur de vous écrire. Adieu, ma chère, bonne et excellentissime grand’mère ; vous êtes l’objet continuel de mes prières. Je n’ai d’autre bénédiction à demander à Dieu que votre conservation.

Aimez-moi toujours et faites-m’en donner l’assurance.

BENJAMIN24.

Revenons à Vinet.

Il n’y a point d’agendas de Vinet pour l’année 1837, ou, s’il y en a, ils ne nous sont point connus. C’est dommage ; on aimerait à savoir combien il lui fallut de temps pour écrire ses deux articles sur les Pensées d’Août.

Ce que nous savons en revanche par une lettre à Lutteroth, et celle-là même où il nous apprend que Sainte-Beuve lui attribuait une étude qui n’était point de lui, c’est qu’il avait eu beaucoup de plaisir à lire ce recueil, mais qu’il se sentait un peu gêné vis-à-vis de l’auteur :

Le principe auquel ma faiblesse m’a conseillé de me tenir, c’est de ne parler que des auteurs avec lesquels je n’ai eu aucun rapport personnel ; et vous avez lu l’article de M. Sainte-Beuve. (Inédit.)

Au surplus, il était ravi d’avoir à lire des vers :

Ce n’est pas qu’il faille prendre à la lettre le mot de notre ami G.P. (Grandpierre25), qu’un envoi de poésie ne me donne jamais de chagrin ; il me donnerait celui de ne pouvoir m’en occuper et en rendre compte. À cela près, sans doute, c’est un plaisir.

Il lut donc et trouva le moyen de rendre compte. Le premier de ses deux articles était parti et le second l’allait suivre, quand il prit connaissance ou se ressouvint d’un petit ouvrage de Sainte-Beuve qui avait paru quelques mois auparavant, le 15 mars, dans la Revue des Deux-Mondes et qui s’appelle Madame de Pontivy.

Tout le monde connaît aujourd’hui et jusque dans les moindres détails, l’histoire des amours de Sainte-Beuve et de Mme Victor Hugo. Le premier indiscret fut Sainte-Beuve lui-même avec son lamentable Livre d’Amour. D’autres sont venus ensuite qui ont épilogué à perdre haleine sur le Livre d’Amour, puis ç’a été la chasse aux inédits, qui maintenant ne le sont plus, et un océan, pour ne pas dire un déluge, de gloses sur ces inédits. Je n’apprendrai donc à personne que Madame de Pontivy est un petit roman où l’auteur qui avait cessé de plaire et peut-être d’aimer lui-même, mais qui se sentait pourtant en goût de renouer des liens singulièrement distendus, prouve ou essaie de prouver par l’aventure de ladite dame de Pontivy et d’un certain M. de Murçay, qu’en pareille occurrence, une seconde édition, revue et corrigée, vaut encore mieux que la première, qui cependant avait son prix.

Vinet lut Madame de Pontivy avec « une douloureuse admiration ». Assurément, comme on le peut voir dans les deux articles sur Pensées d’Août, il se doutait bien un peu que Sainte-Beuve n’avait pas renoncé au monde autant qu’il le laissait entendre, mais il n’avait pas prévu Madame de Pontivy.

Ce n’est pas, je me hâte de le dire, qu’il soupçonnât le véritable objet de cet écrit, Lutteroth, à qui il avait demandé comment vivait M. Sainte-Beuve, ne lui avait vraisemblablement rien dit de la grande passion de M. Sainte-Beuve, pour la bonne raison qu’il devait l’ignorer lui-même ; mais enfin, Madame de Pontivy s’accordait mal avec l’étalage d’aspirations chrétiennes et quasi monacales des Pensées d’Août, et plus mal encore avec les dispositions morales qu’on était en droit de supposer à un futur historien de Port-Royal. Vinet crut que l’auteur de Madame de Pontivy avait cédé une fois de plus à son goût de psychologie subtile et qu’il n’y avait là qu’un caprice littéraire, une fantaisie d’artiste. Et il ajouta à son deuxième article sur les Pensées d’Août un petit blâme, dont le texte ne nous est point parvenu, mais qui devait être fort anodin, car le tout était à peine mis à la poste qu’il s’en repentit. Il refit une semonce un peu plus énergique avec le dessein de la substituer à la première ; puis, ennuyé tout de même, et ne sachant trop comment Sainte-Beuve prendrait la chose, il résolut de lui communiquer son manuscrit avant de l’envoyer à Lutteroth. Sainte-Beuve, qui était déjà à Lausanne, comme nous le verrons plus tard, prit la chose le mieux du monde.

Voici quatre lettres qui se rapportent à cet incident.

La première est de Vinet à Sainte-Beuve :

31 décembre 1837.

Si je n’ai pas le plaisir de vous rencontrer, ce que je vais écrire ici remplacera en partie l’objet de ma visite. J’ai fait pour le Semeur deux articles sur les Pensées d’Août, et je me suis donné le plaisir de révéler ce qu’il y a de chrétien en pensée et en sentiment dans ce recueil de poésies. Mais je me suis vu de loin menacé d’une objection, et bravement je suis allé à sa rencontre. Je voyais dans l’esprit de beaucoup de gens mes louanges crouler devant le simple titre d’un écrit et auquel on a pris garde : Madame de Pontivy. Je savais même qu’on s’en servirait pour infirmer tout ce que j’avais dit d’approbatif. Mon silence sur cet écrit eût été pour les mécontents ou les défiants26 un avantage de plus que je ne voulais pas leur laisser. J’ai donc parlé de Madame de Pontivy dans les termes suivants. (Suit le texte qui se trouve dans l’article que nous publions.) Voilà, Monsieur, ce que j’écris dans le Semeur, et je crois que vous verrez du premier regard, qu’il était bien difficile de ne pas écrire à la suite de mes témoignages de sympathie… Ces lignes d’ailleurs ne paraîtront que dans une douzaine de jours. Si donc vous avez sur ce passage quelque observation utile à me communiquer, je vous serais bien obligé de me la faire parvenir à temps, et j’en profiterai autant que je pourrai. La franchise de cette communication ne vous montre pas, je l’espère, autre chose que les mêmes sentiments dont je suis si heureux de vous offrir habituellement le témoignage…

La seconde est de Sainte-Beuve à Vinet. Elle a été reproduite intégralement par Rambert, ainsi que cette note de l’agenda :

1er janvier 1838 : Visite de M. Sainte-Beuve et de M. Olivier. Le premier m’apporte une réponse à ma communication sur Madame de Pontivy ; cette réponse m’a fort touché.

Voici la lettre :

Je suis, Monsieur, plus touché que je ne puis vous dire de votre démarche si superflue d’ailleurs, mais dans laquelle je suis heureux de saisir une preuve affectueuse de plus. Tout ce que vous direz et écrirez sera bien reçu. Je sais quel embarras, lorsqu’une fois on se connaît, il y a à écrire l’un sur l’autre. L’éloge me paraît alors au moins aussi embarrassant que la critique, et c’est l’éloge surtout qui m’embarrassera, venant de vous. Vous avez été trop indulgent, et d’avance je reconnais très fondée l’objection qu’on a tirée de Madame de Pontivy. Je me souviens que la première fois que je revis Madame de Broglie, bien des mois après, elle commença, dès que nous fûmes seuls, à me reprendre là-dessus, et je n’eus guère rien à répondre27. Le malheur des natures qui n’ont que des inspirations et des inclinations sans la foi est d’être à la merci d’un souffle et d’une vicissitude. Quand j’écris, quand je parle, je me sens presque involontairement amené à suivre un certain ordre de vérités et je ne trouve que là les réflexions dont mon esprit et ma plume ont besoin. Mais si par malheur d’autres inspirations se présentent quelquefois, si d’autres souffles me rapportent durant quelque loisir des parfums oubliés, je m’y laisse reprendre, et ma plume alors et mon esprit se livrent à cet ancien et nouvel attrait. Quant à Madame de Pontivy, je sais mieux que personne la cause : celle que vous rapportez à mon goût de psychologie fine est même plus spécieuse que vraie. Et cette nouvelle n’a été écrite qu’en vue d’une seule personne et pour la lui faire lire, et pour lui en faire agréer et partager le sentiment. En ce faisant, je n’étais pas même fidèle à ce rôle devant les hommes qu’il faut au moins soutenir avec conséquence et bonne grâce, quand une fois on l’a pris en mains, et je ne m’étonne pas que des personnes sérieuses et qui veulent bien être attentives à mon égard, aient démêlé à cet endroit le faible et le faux.

Voilà, Monsieur, ma confession là-dessus, et vous voyez combien vous êtes loin d’avoir pu dire ce que je me dis. Mais laissez-moi vous remercier de votre attention si délicate, si affectueuse. Je sens, croyez-le, tout le prix de cette affection en laquelle j’ai confiance plus encore que je ne le témoigne et que je ne la cultive. La meilleure façon de répondre à ces sortes d’affections, serait, je me le dis, d’entrer dans les sentiments tout sérieux qu’elles vous souhaitent pour votre bonheur ; et tant qu’on n’est pas fixé dans ces sentiments, tant qu’on en est bien plus loin qu’on n’ose l’avouer, il semble alors qu’on doive mettre, par respect même, une discrétion extrême à ces amitiés qui seraient si précieuses, et qui le sont puisqu’on croit déjà les posséder. Mais, je vous le répète, le respect même du fond fait qu’on est plus discret dans les témoignages28.

On a dit29 que les dernières lignes de cette lettre étaient à double entente, par quoi sans doute on a voulu signifier que Sainte-Beuve invitait son correspondant à plus de discrétion. Je ne le pense pas. Sainte-Beuve fait preuve ici d’une humilité très sincère et d’une parfaite loyauté. Il se sent à certains égards très inférieur à Vinet ; il n’ose se dire son ami ; il ne veut point non plus le tromper sur l’état de ses sentiments par rapport aux croyances religieuses. Mais il est si éloigné de craindre que Vinet — le plus discret des hommes — ne veuille pénétrer de force dans sa vie intime, qu’au contraire c’est lui qui s’offre et qui se livre. Et, à mon sentiment, il se livre beaucoup ou plutôt il fait des confidences qu’il n’aurait pas dû faire, puisqu’en les faisant il trahit un secret qui n’était pas seulement le sien. J’avoue que le second des passages que j’ai soulignés me paraît énorme. Madame Hugo n’est point nommée, certes, — et il faut l’en féliciter, — mais enfin le passage est manifestement de trop. Sainte-Beuve aurait pu s’en tenir « aux parfums oubliés » ; cela suffisait.

Comment expliquer cependant une confession aussi totale ? Il ne suffit point, à mon avis, d’alléguer le manque de tact dont Sainte-Beuve devait donner une preuve si éclatante en écrivant le Livre d’Amour, avec le dessein de le publier ; je crois qu’au moment où il faisait à Vinet la réponse qu’on vient de lire, Sainte-Beuve, désemparé, le cœur malade, avait réellement besoin d’un directeur de conscience, et qu’il pensa trouver dans Vinet l’homme à qui il pourrait tout dire et qui saurait le remettre d’aplomb. Et c’est pourquoi il lui dit tout. Qu’on se rappelle la préface des Consolations, d’un accent si poignant et qui crie une détresse si profonde ; qu’on songe à certaines pièces de ce recueil ou des Pensées d’Août ; qu’on évoque cette lamentable jeunesse de Sainte-Beuve, qui avait besoin de croire, et qui était ballotté comme une épave d’une doctrine à l’autre, sans pouvoir s’accrocher à aucune, et la lettre qu’il écrit à Vinet à propos de Madame de Pontivy prendra toute sa signification. Car c’est une erreur de s’imaginer qu’à cette époque de sa vie, Sainte-Beuve touchât à tout, essayât de tout, par simple curiosité ou dilettantisme. Il était parfaitement sincère.

Au surplus, Vinet — qui n’était point du tout un naïf — comprit très bien Sainte-Beuve. Il lui répondit le lendemain, 2 janvier 1838, dans les termes suivants :

Je voudrais pouvoir vous dire, Monsieur, à quel point j’ai été touché, et, permettez-moi d’ajouter édifié de la lettre que vous m’avez remise. Je n’ai eu, dans ma vie, que peu d’émotions aussi douces. Il ne m’est pas permis de vous dire en détail tout ce qui fait à mes yeux le prix de votre lettre ; mais il me paraît impossible que vous ne le sachiez pas, et que vous ne sentiez pas qu’à ma place une lettré comme celle-là vous rendrait bien heureux. Que ne m’est-il permis de faire partager à d’autres le bien qu’elle m’a fait ! Mais, par une voie moins directe et plus lente, tout le monde aura de vous la connaissance et l’impression que j’en reçois aujourd’hui. J’ai encore de meilleures espérances et de meilleurs vœux. Veuillez en agréer non l’expression, mais du moins l’assurance, avec mes sincères et justes remerciements30.

Par quoi Vinet aurait-il été touché si profondément, et même édifié, — ce qui, soit dit entre nous, me paraît un peu fort, — sinon par la preuve d’absolue confiance que lui donnait Sainte-Beuve, et surtout par l’évidente sincérité d’une confession entière ? Non point que Vinet entendît jouer auprès de Sainte-Beuve le rôle d’un confesseur ; il voulait seulement pouvoir l’aimer, et pour cela lire dans son cœur. Après cela, s’il souhaitait que Sainte-Beuve partageât sa foi, c’est avec le plus grand respect de la conscience de son correspondant qu’il en exprime le vœu.

Aussi bien si l’on veut avoir toute la pensée de Vinet sur cette lettre de Sainte-Beuve, ce n’est pas seulement sa réponse qu’il faut lire ; c’est la lettre qu’il avait écrite la veille à Lutteroth, en lui envoyant le nouveau texte de la fin de son second article :

1er janvier 1838.

Ce que vous trouverez, d’une autre main que la mienne, à la troisième page de cette lettre, est une nouvelle édition des lignes par lesquelles se termine mon second article sur M. Sainte-Beuve. Je vous prie de substituer cette seconde version à la première. J’ai trouvé que, dans ma première façon, le blâme était trop mitigé ; et je crains d’autant moins à cette heure de l’accentuer un peu mieux, que je viens de communiquer à M. Sainte-Beuve la troisième page de cette lettre. Je voudrais pouvoir vous communiquer sa réponse, qui m’a touché au fond de l’âme. C’est un homme que nous croyons pouvoir aimer en sûreté de conscience. J’ai maintenant la preuve positive, c’est-à-dire bonne pour d’autres comme pour moi, que tout ce qu’il y a de chrétien dans sa prose et dans ses vers est bien à lui, est bien lui-même. Il ne faut pas lui faire dire plus qu’il ne dit ; mais ce qu’il dit, c’est sa pensée. Il ne s’ensuit pas qu’il soit arrivé au port ; mais ce qu’il y a de bon, c’est que, sur ce point, il ne veut pas plus se tromper qu’il ne cherche à tromper les autres. Au reste, que faut-il pour être au port ? S’il n’est pas toujours facile de discerner ceux qui y sont arrivés, il est bien plus difficile de dire qui n’y est pas arrivé31.

J’avoue que je préfère cette lettre à la précédente. Elle est plus limpide ; l’autre me paraît un peu entortillée32 ; celle-ci ne l’est pas du tout. Et il n’est pas question, Dieu merci, d’édification. Vinet l’écrivit avec plus de sang-froid que celle du lendemain. On remarquera, au surplus, qu’il entend garder pour lui seul la confession de Sainte-Beuve.

Il voudrait « pouvoir la communiquer », mais il se rend compte qu’il ne le peut pas. Et il ne peut y avoir de doute sur le motif de sa réserve. S’il n’y avait eu dans la lettre de Sainte-Beuve que la révélation de son christianisme hésitant, je pense que Vinet l’eût fait parvenir à Lutteroth, à titre de pièce justificative, mais il y avait les parfums oubliés, mais il y avait ce que j’ai dit plus haut, et Vinet pensa certainement qu’il était tenu à plus de discrétion que Sainte-Beuve lui-même.

Après cela, — et il faut y revenir, — ne voit-on pas maintenant à quel point Sainte-Beuve s’est donné à Vinet ?

Si l’on en doutait encore, je signalerais ce passage de l’agenda en date du 25 février 1838 :

Visite de M. Sainte-Beuve, qui me laisse lire dans son cœur.

Les mots soulignés, remarque Rambert (4e édition, p. 347), sont écrits en chiffres, selon l’habitude de Vinet, quand il s’agit de détails intimes.

Que lut Vinet dans le cœur de Sainte-Beuve ? Il ne nous l’a pas dit, mais il est certain qu’il y lut, et qu’après avoir lu il parla. La passion de Sainte-Beuve n’était pas éteinte, ou du moins la blessure n’était pas cicatrisée. Vinet dut le panser, lui faire entrevoir une existence nouvelle : c’est sans doute au sortir d’une de ces entrevues où il laissait « lire dans son cœur » qu’il écrivait ces vers :

Pauvre orage de l’âme, où donc est ta rigueur ?
Qu’as-tu fait de tes flots, orage de mon cœur ?
Je sens à peine en moi les rumeurs expirantes33.
………………

J’en ai fini avec les Pensées d’Août et la dame de Pontivy ; je passe aux articles sur Port-Royal. Il conviendrait sans doute ici de rappeler les différentes circonstances de la nomination de Sainte-Beuve à l’Académie de Lausanne, mais ce sont les relations de Vinet et de Sainte-Beuve qui, seules, nous intéressent. Je me bornerai donc à dire que Vinet avait appris avec plaisir que Sainte-Beuve devait donner un cours à l’Académie, d’octobre 1837 à juin 1838, et que ce cours serait sur Port-Royal. (Voir la lettre de Vinet à Sainte-Beuve du 27 septembre 1837, citée plus haut.) Vinet qui, pour le dire en passant, avait été installé en même temps34 que Sainte-Beuve, comme professeur d’homilétique et de prudence pastorale, s’était bien promis d’aller entendre son jeune collègue toutes les fois qu’il en aurait le loisir. Non seulement il alla l’entendre, mais il nota sur son agenda l’impression que lui faisaient les leçons. Exemples :

22 déc. 1837 : Belle leçon sur Jansénius.

12 fév. 1838 : Très belle leçon sur les Provinciales.

La plupart de ces notes sont brèves ; parfois elles sont plus explicites. Voici celle du 26 janvier 1838. Sainte-Beuve, nous dit Rambert35, « avait fait entrevoir la veille que le jour viendrait peut-être où, de progrès en progrès, la majorité des hommes trouverait la vie assez douce pour que la sombre apologie de Pascal n’eût plus de raison d’être ». Vinet écrit dans son agenda : « Comment une question de conscience individuelle, de foi, pourrait-elle devenir une question de majorité ? »

Vinet n’avait pas tort ; la majorité n’a rien à voir là-dedans ; mais ce qui dut sans doute lui donner à réfléchir plus que le propos qu’il souligna, c’est qu’entre Pascal et Montaigne, et à cette date du 26 janvier 1838, Sainte-Beuve semblait hésiter, et même, tout en couvrant Pascal de fleurs, pencher pour Montaigne. Il trouve que les gens de Port-Royal ont été vraiment bien durs pour l’auteur des Essais. Un esprit perspicace aurait pu voir dès ce moment-là, que Sainte-Beuve, nonobstant sa leçon d’ouverture, qui est presque une profession de foi chrétienne, n’en était pas à sa dernière, mais seulement à son avant-dernière métamorphose, et que le temps allait venir où il établirait sa tente sur le vieux sol gaulois que Montaigne avait élu pour y planter la sienne.

La leçon, cependant, avait été fort belle, et Vinet écrivit tout aussitôt à Sainte-Beuve la lettre que voici :

Vendredi 26 janvier 1838.

J’espère, Monsieur, que vous ne me trouverez pas indiscret, et que je n’aurai pas à me repentir d’avoir cédé au besoin que j’éprouve de vous dire combien je me sens redevable à vous pour votre leçon d’aujourd’hui. Leçon dans toute la force du terme et dans tous les sens du mot ! Je ne vous parle point de mon plaisir, parce que ce mot ne nomme pas bien cette joie intellectuelle et morale que vous m’avez procurée, et, je l’espère, à bien d’autres qu’à moi. Mon remerciement n’est pas un suffrage ; et c’est parce que je sens plus vivement que jamais qu’il n’en a pas la valeur que j’ose vous l’offrir ; je ne vous loue point, je vous remercie, et vous devez me le permettre, je le crois du moins. Mais mon remerciement même doit être discret ; je m’en tiendrai donc à ce peu de mots, auxquels je ne joindrai que mes vœux très affectueux36.

Encore une lettre un peu trop humble, peut-être, mais d’une si évidente sincérité ! Certainement, quand Vinet l’écrivit, — et c’est le jour même où il notait dans son agenda ce qu’on a vu plus haut, — il pouvait commencer à comprendre que Sainte-Beuve ne partagerait jamais sa foi ; il n’en tient pas moins à dire la joie intellectuelle, et même morale, que Sainte-Beuve lui a procurée. C’était un haut et large esprit qui, tout en tenant à ses convictions, savait le prix et la noblesse de la pensée, même quand cette pensée allait à l’encontre de ces convictions.

D’excellentes personnes de ce temps-là, et Mme Vinet en premier lieu, sans parler de Mme Juste Olivier, aurait souhaité que Vinet évangélisât, catéchisât et finalement convertît Sainte-Beuve. Vinet lui-même s’accuse de ne l’avoir pas fait. Il écrit encore dans son agenda, à la date du 17 février 1838 : « J’ai négligé hier, faute de courage, c’est-à-dire faute de charité, l’espèce de pastorat que m’a conféré ***. » Mais Vinet, eût-il eu plus de courage encore, et plus de charité qu’il n’en avait, avait aussi trop d’intelligence pour tenter la moindre démarche qui eût pu laisser croire à Sainte-Beuve qu’on essayait de le conquérir. Au surplus, il n’était pas dans l’esprit de Vinet de faire ce qu’on appelle des conversions, à la manière de celle dont rêve Mlle de Kerkabon dans l’Ingénu de Voltaire, et dont rêvaient, — je suis bien fâché de le dire, — les âmes pieuses du canton de Vaud en 1837 : « Nous le baptiserons, mon frère, nous le baptiserons ; ce sera une cérémonie bien brillante ; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini. » Tout ce que Vinet désirait et espérait, c’était que le rayonnement de sa propre foi amenât peu à peu Sainte-Beuve à la désirer et à la partager. Sa vraie manière de catéchiser, c’était son amitié, c’était de se donner lui-même tout entier. Au surplus, référez-vous à la lettre qu’il écrivit à Lutteroth le 2 janvier et que j’ai citée plus haut ; elle montre bien que Vinet ne croyait point à l’estampille et n’y tenait pas du tout. Il est trop humble, d’ailleurs, comme il l’est toujours, en s’accusant de manquer de courage et de charité ; il avait de l’un et de l’autre en surabondance, et Sainte-Beuve le sentait bien. S’il avait suffi, pour convertir Sainte-Beuve, de connaître et d’aimer un homme supérieurement intelligent, charitable et courageux, un chrétien accompli, Sainte-Beuve se serait converti sans avoir besoin pour cela de prêter l’oreille à de pieuses exhortations. Il y fallait aussi sans doute autre chose, une conformation intellectuelle qui n’était pas la sienne37.

M. d’Haussonville, dans son Sainte-Beuve38, nous dit qu’on demandait souvent à Vinet : « Est-il converti ? » et que Vinet répondait : « Si vous voulez savoir le fond de ma pensée, je le crois convaincu et non pas converti. » — Je n’hésite pas à dire que je tiens le mot pour apocryphe. Ce qui manquait le plus à Sainte-Beuve, c’était la conviction. Elle devait toujours lui faire défaut, et qu’il ne l’eût pas en 1837, Vinet le savait, puisque Sainte-Beuve le lui avait fait entendre. (Voir plus haut la lettre de Sainte-Beuve sur Madame de Pontivy.) Et puis, encore une fois, Vinet était le premier à dire et à répéter qu’on ne sait jamais qui est au port et qui n’y est pas. M. d’Haussonville a prêté à Vinet la moins vinétique des réponses ; il l’a fait parler ‘ comme eût parlé Mlle de Kerkabon.

Sainte-Beuve vécut près d’un an à Lausanne dans une parfaite intimité intellectuelle avec Vinet ; je veux dire dans une commune curiosité et dans un commun respect des choses de la pensée. En 1839, après un voyage qu’il avait fait en Italie, passant par Lausanne, Sainte-Beuve alla entendre Vinet, que peut-être il n’avait pas entendu, faute de loisirs, l’année d’avant. Et voici comme il évoque ce souvenir dans l’article nécrologique qu’il donna aux Débats en 1847 :

Le lendemain de mon arrivée, au matin, j’allai à la classe de M. Vinet, pour l’entendre — une pauvre classe de collège toute nue, avec de simples murs blanchis et des pupitres de bois. Il y parlait de Bourdaloue et de La Bruyère… J’entendis là une leçon pénétrante, élevée, une éloquence de réflexion et de conscience, dans un langage fin et serré, grave à la fois et intérieurement ému ; l’âme morale ouvrait tous ses trésors. Quelle impression profonde, intime, toute chrétienne, d’un christianisme tout réel et spirituel ! Quel contraste au sortir des pompes du Vatican, à moins de huit jours de distance ! Jamais je n’ai goûté autant la sobre et fine puissance de l’esprit, et je n’ai eu plus vif le sentiment moral de la pensée.

Rapprochez ce passage de Sainte-Beuve de la lettre de Vinet que je viens de mettre sous vos yeux, et vous verrez — christianisme à part — que ce que chacun d’eux aimait chez l’autre, c’était la même chose. Joie intellectuelle et morale, dit Vinet, voilà ce que me procure Sainte-Beuve. Sobre et fine puissance de l’esprit, sentiment moral de la pensée, voilà ce que je goûte chez Vinet, dit Sainte-Beuve.

Ce serait trop descendre de ces sommets que de refaire, après tant d’autres, l’histoire anecdotique du séjour de Sainte-Beuve à Lausanne ; je la néglige donc et je me borne à transcrire ici quelques documents relatifs aux articles sur Port-Royal, et tirés :

1° De l’agenda :

11 mai 1840 : Reçu de M. Sainte-Beuve le premier volume de Port-Royal.

17 mai : Commencé la lecture de P.-R. de Sainte-Beuve.

23 mai : Écrit pour le Courrier suisse un article sur le Port-Royal de M. S.-B.

(On trouvera à la fin du volume, en appendice, la reproduction de cet article qui aurait dû figurer à côté des autres articles sur Port-Royal, mais dont j’ai eu connaissance tardivement39.)

29 mai : Achevé le premier volume de P.-R.

24 octobre 1840 : Préparé un article sur P.-R.

13 nov. : Commencé un article sur P.-R.

16 nov. : Travaillé à l’article sur P.-R.

17 déc. : Commencé le 2e article sur P.-R.

18 déc. : Continué…

19 déc. : Achevé et expédié…

21 déc. : J’ai envoyé hier au Semeur des corrections à mon article sur P.-R.

2 janv. 41 : Envoyé au Semeur, avec un errata pour mon 2e article sur P.-R., quelques réflexions sur le culte de la Vierge.

2° De quelques lettres de Vinet à Lutteroth :

24 nov. 1840 : Voici enfin un premier article sur Port-Royal : je ferai tout mon possible pour que le second ne tarde pas.

2 déc. (de Mme Vinet) : Mon mari a été malade ; ce n’est que d’aujourd’hui que nous savons que c’est la petite vérole ; grâce à Dieu, nous touchons à la fin de la maladie. Il me charge, Monsieur, de vous dire qu’il espère bientôt vous envoyer le 2e article sur Port-Royal.

20 déc. 1840 : Il ne faut scandaliser personne, surtout dans le dernier numéro de l’année et de la série. Je viens donc vous prier, avec bien des excuses, de faire quelques changements à l’article que je vous ai envoyé hier.

Suivent quelques additions et corrections que Lutteroth a fait imprimer telles que Vinet les lui envoyait sans tenir compte — et il a eu raison — du désir exprimé par Vinet qu’il leur donnât une forme plus châtiée.

Sainte-Beuve, qui n’avait plus revu Vinet depuis son passage à Lausanne en 1839, et qui ne devait plus le revoir, fut très sensible à l’article du Courrier suisse. Il le remercia très chaleureusement. Sa lettre se trouve reproduite dans Rambert, p. 348. J’en extrais ce qui suit40 :

Les nôtres (nos heures) ici ne sont qu’envahies et dissipées, surtout irrégulières ; on en sauve ce qu’on peut. Le gros volume auquel vous vous montrez si indulgent a été ainsi repêché à grand’peine de cette espèce de naufrage quotidien. Mais combien il a fallu pour cela de temps et d’efforts, et de reprises à la Sisyphe ! Me voilà au suivant et déjà essoufflé et désirant quelque trêve avant de poursuivre. J’aurais bien envie de me l’aller procurer à Lausanne et de m’y faire quelque répit qui serait une émulation encore… Le Courrier suisse m’a prouvé combien votre amitié se multipliait pour moi au moment où vous m’écriviez. On a été ici très bienveillant, presque autant que chez vous ; bien des personnes du monde, et des plus éloignées du cloître, ont lu jusqu’au bout ce premier volume, et parlent maintenant des graves personnages très familièrement. Au reste, je vous dirai comme nouvelle toute récente que Polyeucte, repris l’autre jour au Théâtre français, a eu un succès d’ensemble, un succès tel que je crois qu’il n’en eut jamais un si grand du vivant de Corneille. N’allez pas conclure pourtant de ces symptômes que nous devenons un peuple tout sérieux. M. Thiers, qui nous gouverne si bien, sait à quoi s’en tenir, et ces os de Napoléon qu’on nous rend (grandiaque effossis…) ne sont qu’une manière d’osselets. Mais tout cela se mêle, et le spectacle, à qui n’est qu’observateur, ne laisse pas d’être très divertissant. Je m’imagine que c’est un des plus grands attraits de Paris, et le seul même qui vaille la peine d’y vivre : être à une bonne place pour juger la comédie. Mais l’inconvénient, c’est cette comédie même ; c’est de tout y voir, c’est de n’agir pas et de prendre ce bas monde pour un spectacle, non point pour une arène, pour un sillon de labour. Voilà ce qu’à Lausanne on sait si bien : voilà ce que j’enviais dans certaine visite à l’ombre de la cathédrale, quand je voyais toute une destinée d’étude, de sacrifice et d’humble et constante action. Je ne veux pas dire tout ce que j’en pense de peur de vous fâcher et de vous détourner de m’écrire encore…

M. Vulliemin me disait que vous aviez l’idée d’une histoire de saint François de Sales : oh ! songez-y, je vous en prie ! Quel sujet entre vos mains, et quelle preuve de charitable union41.

Lettre bien intéressante encore que celle-là par la persistance de l’attachement qu’elle témoigne et par le culte du souvenir.

Et cependant Sainte-Beuve s’éloignait de plus en plus de ce christianisme qu’il avait admiré et senti « à l’ombre de la cathédrale », dans l’antique et studieuse retraite de Vinet. Mais telles étaient la confiance et l’affection qu’il lui gardait qu’il ne voulut point lui dissimuler combien il était désormais séparé de lui sur un point essentiel. La lettre qui suit est datée du 7 octobre, mais le millésime fait défaut. (Il faut croire que décidément Sainte-Beuve ne savait jamais au juste ni le jour, ni le mois, ni l’année.) On peut suppléer à cette insuffisance et dater de 1845, époque où Vinet envoya le volume sténographié dont il est question42 :

Cher Monsieur,

Vous avez été si bon pour moi, et par votre lettre, et par l’envoi de votre volume sténographié ; et en ne répondant pas un mot, j’ai l’air d’un ingrat : je ne le suis pas, je vous l’assure. Votre lettre m’a touché, honoré ; mais je me trouve toujours sans paroles devant vos éloges, m’en sentant si peu digne, passé que je suis à l’état de pure intelligence critique, et assistant avec un œil contristé à la mort de mon cœur. Je me juge, et je reste calme, froid, indifférent ; je suis le mort et je me regarde mort, sans que cela m’émeuve ou me trouble autrement. D’où cet étrange état ? Hélas ! il y a des causes anciennes et profondes. Voilà que je vous parle tout d’un coup comme à un confesseur : mais je vous sais si ami, si charitable, et c’est ceci, ce dernier point, qui est tout, et que le monde appelle vulgairement le cœur, qui est mort en moi. L’intelligence luit sur ce cimetière comme une lune morte…

Et ce qu’il faut dire aussi, c’est que cette confession de Sainte-Beuve, qui, sans doute, dut attrister Vinet, ne diminua en rien les sentiments d’amitié qu’il lui portait. Aucune trace de froideur dans les lettres que Vinet lui écrivit après le 7 octobre 1845 ; rien non plus qui fasse croire qu’il ait essayé de le sermonner. J’ai déjà dit que ce n’était pas sa manière. C’est toujours le même Vinet qui écrit au même

Sainte-Beuve. Mais j’ai tort de dire dans les lettres ; je crois bien qu’il n’y en a qu’une seule, et c’est celle du 4 mai 1846, celle où il est question du petit Constant, de son chef-d’œuvre, et de Hochet les d’Hacqueville. J’en ai cité une partie plus haut. Voici le reste :

J’ai sucé tout votre rayon de miel, monsieur, au moment où je vous écris43. Miel est bien le mot, alors même que votre bonté n’aurait pas semé ces deux volumes de mots si bienveillants et si doux pour moi. Veuillez croire que rien ne m’échappe de ce qu’il y a dans cette attention d’exquis en soi-même et de précieux pour moi ; et permettez-moi d’être encore plus sensible au premier qu’au second de ces mérites. Que ne puis-je vous remercier mieux ! Mais j’ose m’assurer que mes paroles vous font lire dans mon cœur et que vous voyez bien, sans autre témoignage, combien je suis touché…

C’est à la hâte que je vous écris, monsieur, mais de cœur ; je vous quitte à regret, en vous priant de croire que les sentiments de respectueuse admiration que j’ai pour vous sont encore surpassés par ma reconnaissance et par le tendre attachement que je vous ai voué.

Cette étude ne serait pas complète cependant, ou, du moins, serait trop incomplète, si je ne disais que Vinet donna à Sainte-Beuve deux ou trois accès de mauvaise humeur.

Et tout d’abord, à propos de Soumet. Sainte-Beuve trouva que ce jour-là Vinet était vraiment trop déférent à l’égard de son « critiqué ».

Le second article de M. Vinet sur Soumet est quasi ridicule de révérence, j’en suis bien fâché. Ce Soumet est un fou et un cerveau creux, un plâtre (Bellum caput) ; demandez à Olivier, Madame. Il n’y a dans tout ce prétendu succès que du charlatanisme et rien autre du tout44.

Et encore, trois semaines plus tard :

M. Vinet, en réfutant Soumet, est véritablement tombé dans le cauchemar qui a suivi sa chute45 ; ce livre n’est que ridicule ; le succès ici n’a été que factice ; tout le monde s’en moque ou personne n’en parle. Est-il possible de faire une telle dépense de larmes et d’encens à l’encontre d’une telle fadaise46 ?

Et encore, le 2 juin :

Dites bien à M. Vinet qu’il ne baisse pas : ses articles sont très beaux ; je les trouve seulement trop beaux pour Soumet47.

Et toujours, du 19 juin 1842 :

M. Vinet est puni par où il a péché ; pourquoi s’occupe-t-il, avec son beau talent, des Soumet, des Guiraud, des sots ? Ils lui répondent ; il doit leur répliquer : cela n’a plus de fin ; au lieu de se moquer d’eux une bonne fois, ou mieux, de les punir tout d’abord d’un éternel silence48.

Et ensuite, à propos de Michiels, un ancien obligé de Sainte-Beuve, qui s’était brouillé ensuite avec lui, comme d’ailleurs avec beaucoup de gens, et qui paraît avoir eu un mauvais caractère49 :

Je suis furieux contre M. Vinet, ou, pour mieux dire, blessé. Quoi ! c’est lui qui, dans le Semeur, a osé louer et recommander et dire qu’il aimait un livre d’un M. Michiels qui nous insulte tous et nous calomnie. Il a osé écrire qu’il aimait le livre et la manière, et l’auteur quand même. Décidément, l’optimisme ne mène à rien qu’à tout confondre. Moi, je suis plus que jamais pour la grâce prise au sens grossier et dès ici-bas, les bons et les mauvais, les honnêtes gens et les méchants. Ce Michiels est des derniers, fou et grossier, n’ayant répondu que par des insultes à nos désirs et à nos efforts stériles pour le servir. Sérieusement, je ne passerai jamais cela à M. Vinet, et si je lui reparle ou lui écris jamais, ce sera pour débuter par ce que je vous dis là. La charité est une bêtise. Vous pouvez le lui dire50.

Un peu monté de ton, mais c’est Sainte-Beuve qui avait raison, mille fois raison. Après cela, sa colère tomba vite comme on peut bien croire51.

Et derechef, à propos de Guiraud déjà nommé :

Toujours Vinet sur Guiraud : quelle monomanie ! (A Olivier, 29 mai 184552.)

Je crois bien que c’est tout. Sainte-Beuve disait volontiers que Vinet avait un cœur d’or ; mais il n’est pas toujours bon, quand on fait de la critique, d’avoir un cœur d’or. Et quand on a le talent de Vinet, il est fâcheux de l’employer à soupeser des Divines épopées ou les romans d’un Drouineau. C’est du temps perdu et une diminution d’autorité. Sainte-Beuve l’a dit aux amis de Vinet. Cela ne prouve point qu’il l’ait moins aimé ; cela prouve peut-être le contraire.

Un seul point me fâche ou du moins m’inquiète, et c’est toujours à propos de ce diable de Livre d’Amour. Sainte-Beuve l’a-t-il, oui ou non, envoyé à Vinet ou même a-t-il songé à l’envoyer ? Je lis dans la Correspondance de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier, p. 322, à la date du 18 février 1843, un bout de lettre ainsi conçu :

Si j’avais quelque occasion, je me hasarderais à lui envoyer, outre mon petit volume inédit, une deuxième édition de mon xvie siècle… etc…

Et en note (la note est de M. Léon Séché) :

Le petit volume inédit est le Livre d’Amour. Ce passage prouve le respect profond que Sainte-Beuve avait pour Vinet.

Je ne suis pas de cet avis et j’aime mieux croire, jusqu’à preuve du contraire, qu’il s’agit d’autre chose53.

Je finis par une citation qui me paraît résumer tout ce qui précède. Sainte-Beuve écrivait à M. William Espérandieu54 quelques jours après la mort de Vinet, le 9 mai 1847 :

Vous avez bien pensé de moi et de mes sentiments en cette triste mort ; je dis avec vous et avec ce cher canton : « La couronne de notre tête est tombée »… Votre lettre m’a trouvé dans un sentiment d’entière sympathie avec vous. Ce que vous me dites, je me le disais, et il m’a été doux que votre amitié ait d’abord songé à moi dans mon affliction… J’ai écrit quelques lignes sur M. Vinet pour être insérées aux Débats ; elles paraîtront un de ces matins, bien faible et incomplet hommage ! mais, cher Monsieur, si vous saviez ce que coûte de pénible au cœur cette insertion, comme il faut expliquer à ces indifférents et à ces étrangers ce que c’est que l’homme éminent qu’on pleure, comme il faut leur épeler ce nom si connu, essuyer le sourire du dédain et n’accepter que de la complaisance, ce qui semblerait devoir être pour nous un devoir et une satisfaction dernière, une piété !

L’histoire des relations de Sainte-Beuve et de Vinet, c’est l’histoire d’une belle amitié.

 

QUINET

 

Voici quelques notes relatives aux articles de Vinet sur l’Ahasvérus et le Prométhée.

Ahasvérus :

Agenda : — 6 juillet 1834 : Après-midi, nous avons lu quelque chose d’Ahasvérus, de Quinet.

17 juillet : Lu une partie d’Ahasvérus.

18 juillet : Lu jusqu’au bout le Ahasvérus d’Edgar Quinet. 21 juillet : J’ai fait la plus grande partie de l’article sur Ahasvérus.

22 juillet : Envoyé au Semeur l’article 1er sur Ahasvérus.

29 juillet : Envoyé au Semeur le 2e article sur Ahasvérus.

1er août : Reçu de M. Lutteroth une réclamation de l’auteur d’Ahasvérus contre la Revue de Paris. J’ai écrit aussitôt un Postscriptum à mon deuxième article déjà envoyé.

Lettre à Lutteroth (sans date, mais antérieure au 1er août 1834) :

Mon cher ami,

J’ai là six ou sept volumes qui attendent encore. Ne m’en envoyez pas d’autres, avant que j’aie rendu compte de ceux-ci. Il y a impossibilité matérielle à ce que j’aille si vite. Vous me direz que, dans l’intervalle j’en ai analysé d’autres. C’est vrai ; mais c’est que, quand un livre me pince la fibre, je me flatte que j’en aurai bientôt raison. Je m’y trompe quelquefois. M. Quinet m’a éreinté55.

Lettre à Lutteroth, 1er août 1834 :

Bien obligé, Monsieur et cher ami, de votre bonne lettre. Vraiment, vous avez été bien bon de me transcrire ces quatre pages de M. Quinet ; ce n’est point une peine perdue, puisque je ne reçois point la Revue de Paris. Vous avez reçu mon second article quand je recevais votre lettre. Je laisse l’article subsister ; mais j’y ajoute un postscriptum que vous trouverez à la troisième page de cette lettre-ci. Je voudrais bien que mon mauvais cœur fût mieux en fonds de piété ; j’en donnerais beaucoup à M. Quinet. Ô mon Dieu ! qu’ils sont heureux ceux que tu as sortis de ces cavernes56 !

Prométhée :

Agenda : — 17 avril 1838 : Achevé hier le 3e vol. de l’Histoire de France, de Michelet, et aujourd’hui le Prométhée, de Quinet. — Lettre de M. Am. Prévost (au sujet de Prométhée).

(À noter que Vinet est, à ce moment-là, depuis plusieurs jours à suivre l’approche de la mort pour sa fille ; elle meurt le 19 avril.)

15 juin : Commencé à m’occuper du Prométhée de Quinet. 16 juin : commencé un article sur Prom.

17 juin : continué, mais languissamment, l’art. sur Pr.

18 juin : expédié le 1er art. sur Pr.

19 juin : commencé un 2e art. id.

21 juin : continué le 2e article sur Prométhée.

22 juin : achevé id.

23 juin : expédié id.

30 juin : commencé le 3e article sur Pr.

2 juillet : continué id.

3 juillet : achevé id.

6 juillet : revu et expédié id.

14 juillet : Lettre de M. Lutteroth. Me remercie de mes articles et de leur sévérité.

Lettres à Lutteroth :

19 avril 38 : Je n’avais rien promis au sujet de Prométhée, dont personne même ne m’avait parlé. Mais je suppose que M. Sainte-Beuve aura dit de son chef (et il le pouvait bien) qu’il pensait que je serais disposé à rendre compte de cet ouvrage ; je compte le faire en effet, quand ma santé et mes travaux me le permettront. Je tâcherai aussi de dire quelques mots de M. Michelet, que j’ai [ici le papier est coupé].

18 juin : Cet article sera suivi, D. a. [= Dieu aidant] d’un deuxième et dernier, qui, je l’espère, ne se fera pas attendre.

Je vous en aurai ainsi expédié sept, coup sur coup ; de quoi je mériterais plutôt d’être blâmé que remercié, si j’avais eu le choix entre les faire tout de suite ou ne les faire jamais. J’y ai employé les dernières heures d’un loisir qui ne reviendra pas pour moi de longtemps ; et quand il reviendra, il ne sera plus temps de parler des ouvrages dont ces articles présentent l’analyse57.

22 juin : Hélas ! il y aura un troisième article, pour l’examen littéraire de l’ouvrage !

24 juin : Mon loisir expire dès ce jour et pour longtemps. Je ne sais pas même trop bien quand je pourrai faire mon 3e article sur Prométhée. — Je vous ai envoyé hier le 2e article sur Prométhée. Ces 2 articles sont deux chapitres, auxquels j’aurais donné des titres si j’avais osé.

6 juillet : Je me suis laissé entraîner à faire, sur Prométhée, trois articles fort longs, dont le dernier seul est de critique littéraire. Les deux premiers sont la discussion formelle de certaines questions générales. Ne pourrait-il pas être à propos, pour que chaque lecteur ne prenne de ce long travail que ce qui lui conviendra, de donner un titre particulier à chaque article, comme je l’ai fait en rendant compte de l’ouvrage de M. Merle, et ainsi, d’intituler le premier article : De la substance propre du christianisme, le 2e : La religion de la grâce et le 3e : La fable et le poème de Prométhée58.

 

MICHELET59

Histoire de France, 3e volume.

 

Agenda : — 17 avril 1838. Achevé hier le 3e vol. de l’Histoire de France, de Michelet.

11 juin : Continué un article sur le 3e volume de Michelet. 12 juin : Achevé et envoyé l’art. sur Michelet, 3e vol.

9 juillet : envoyé au Semeur une addition pour l’article sur Michelet.

Lettres à Lutteroth :

6 juillet 1838 : Peut-être mettrai-je dans ce paquet une addition à l’art. sur Michelet, pour le cas où il ne serait pas encore imprimé ; mais je ne puis indiquer où elle doit prendre place ; si elle est trop difficile à souder, il faut la supprimer. — Tout bien considéré, j’attendrai le Semeur du 4 ; s’il ne contient pas l’article sur Michelet, je vous enverrai aussitôt l’addition dont il s’agit.

9 juillet : Je vous annonçais, vendredi dernier, une addition à l’art. sur Michelet. Elle avait pour objet de relever après l’auteur certains caractères saillants de l’histoire du xive siècle. Mais j’ai dû reconnaître que, n’ayant mon art. ni sous les yeux ni dans la mémoire, je ne devais pas risquer cette intercalation, et j’y ai renoncé. Cependant, je vous envoie quelque chose pour cet article. C’est une addition à mon jugement sur le style de cet ouvrage. Vous trouverez peut-être sans trop de peine un interstice et un biais pour introduire ce qui suit, en taillant peut-être les deux bouts un peu autrement.

(Ici un morceau a été coupé par Lutteroth, sans doute pour être donné à l’imprimerie.)

Il est bien probable, cher Monsieur, que je prends et que je vous donne une peine inutile, puisque l’article est probablement déjà imprimé. Mais la simple possibilité qu’il ne le soit pas m’engage à vous envoyer pourtant cette addition ; en vous priant d’excuser, dans le cas où l’on en ferait usage, le nouvel ennui que je vous donne60.

Histoire de France 4e, 5e et 6e volumes.

Agenda : — 5 février 1844 : Commencé à lire le 4e volume de l’Histoire de France de Michelet.

7 février 1844 : Continué la lecture de Michelet.

23 janvier 1847 [donc trois ans plus tard] : Commencé à relire les volumes IV à VI de Michelet.

28 id. : Parcouru le 5e volume de Michelet.

13 février 1847 : Commencé un article sur les tomes IV et V de Michelet.

14 id. : Continué l’article sur Michelet.

17 : Achevé le premier article.

19 : Envoyé au Semeur l’article sur Michelet.

27 : Travaillé au 2e article sur M.

28 : Achevé le 2e article.

3 mars : Envoyé au Semeur le 2e article sur Michelet.

5 : Ecrit à Lutteroth en lui envoyant une addition à l’article deuxième sur Michelet.

Lettres à Lutteroth61 :

14 mai 1834 (Vinet à Lutteroth) : Je ne saurais vous dire avec quel intérêt j’ai lu l’ouvrage de M. Michelet. Que ne suis-je en état d’en rendre compte ; mais je n’ai nulle instruction en histoire. J’y ferai de mon moins mal. Ce sera ma première occupation.

18 février 1847 : Je vous envoie, cher ami, le premier des deux articles dont le second est sur le chantier ; si je puis travailler, je vous l’enverrai vendredi prochain. Je ne suis guère mieux, ce me semble, pourtant pas plus mal, et je suis debout ou à peu près, une partie de la journée.

23 févr. 47 : Cher ami. Je m’avise d’une erreur que j’ai commise dans mon article sur Michelet. C’est dans une note. J’ai indiqué, parmi les poètes du 15e siècle, Rutebeuf, qui est du 13e. — Inadvertance énorme, dont je m’étonne. J’espère que le mal est réparable, et que je n’arrive pas trop tard pour faire effacer ce nom… Espérons que je pourrai m’occuper sans partage du second article sur Michelet, que j’aurais commencé hier sans un moins bien survenu dans ma maladie ; je me suis imprudemment refroidi et la fièvre a reparu ; j’espère qu’elle tombera, et je n’aurai alors que plaisir à penser et à écrire ; d’autant plus que ce 6e volume m’a vivement satisfait.

5 mars 47 : Voulez-vous avoir la bonté, cher ami, de substituer le passage ci-dessus [il a été enlevé] à la phrase qui commence par : « Ce n’est pas un roi législateur… » et qui finit par « … politique supérieure », dans mon second article sur Michelet. — Cela importe, puisqu’il s’agit de réparer une erreur qui m’appartient, et une omission de mon auteur.

22 mars 47 (de Vinet fils) : Dans le second article sur Michelet, à l’endroit où mon père dit, d’après Commines, que Louis XI fut plus malheureux que ses victimes, il faudrait renvoyer en note aux Mémoires de Commines, livre VI, chap. 12.

Dans l’addition envoyée pour ce même article, tout au commencement, au lieu de plus que Mr. M. ne paraît le croire, il faudrait mettre : plus que Mr. M. ne le fait entendre.

24 mars 47 (de Mme Vinet) : Dans une lettre que vous aurez reçue par M. de Faye, mon mari vous demande le nouveau volume de M. Michelet.

27 mars 47 (de Mme V.) : Errata pour le Semeur : page 93 lre colonne, ligne 24 d’en bas, ses malheurs, lisez : le malheur public ; page 94, lre colonne, ligne 2 : ce trait, lisez : le trait. Vous voudrez bien pardonner à mon mari cet errata, cher Monsieur, vu qu’il a dû dicter ; je suis aussi coupable, parce que mes l ressemblent à des c ; je vous en fais mes excuses.

 

MIGNET

 

Agenda : 1er juillet 1843 : Visite de M. L. Bridel62, qui m’apporte une lettre de M. Lutteroth, avec les Mélanges de M. Mignet et des brochures.

4 juillet : Lu, dans les Mélanges de Mignet, le morceau sur la guerre de la succession.

19 oct. : Achevé le premier article sur Mignet.

20 id. : Envoyé au Semeur l’article achevé hier.

11 décembre : Achevé l’article (second) sur Mignet, commencé hier.

14 déc. : Envoyé au Semeur le deuxième article sur Mignet.

 

SOUMET

 

Je néglige l’agenda. Du 6 janvier au 1er juillet 1841, il est plein de Soumet : « Lu Soumet. — Écrit sur Soumet. — Écrit à Soumet. — Réponse de Soumet. — Réponse à la réponse de Soumet. — Regret de ma réplique à Soumet. — Refait ma lettre à Soumet… etc…, etc… » Cela n’en finit pas. Et il y faut joindre les lettres écrites par Vinet à Lutteroth sur Soumet, et les lettres de Lutteroth à Vinet sur Soumet, et les lettres de Monnard à Vinet sur Soumet, et de Vinet à Monnard sur Soumet. Et encore faut-il dire qu’il y a une grande lacune dans l’agenda (du 22 janvier au 8 février), sans quoi nous aurions encore quinze ou vingt jours de Soumet de plus. Il est effrayant de penser que Vinet a lu la Divine Epopée. Il est vrai qu’il avait avalé Prométhée et Ahasvérus. Pauvre Vinet 1 Et comme Sainte-Beuve avait raison ! Mais, encore une fois, je néglige l’agenda.

Voici maintenant quelques extraits des lettres à Lutteroth :

7 janv. 1841 : J’ai parcouru la Divine Epopée. Quelle idée ! quel christianisme ! En vérité, le catholicisme a d’imprudents amis.

13 janv. : Le plus tôt que je pourrai, j’enverrai 2 articles sur le poème de M. Soumet, dont je viens d’achever la lecture.

(Sans date) : Je relis d’un bout à l’autre M. Soumet.

J’espère vous envoyer bientôt le 2e art.

4 mars (après longue maladie) : Vous avez trop de bonté de vous inquiéter du travail que m’a fait faire l’achèvement de mon 1er art. sur la Div. Épopée : je n’ai eu, en toute vérité, que quelques lignes à ajouter. J’espère pouvoir, sans beaucoup de peine, faire dans peu de temps le 2e art., que je crois avoir tout entier dans la tête. Ma convalescence est lente et pénible ; et ce moment n’en est pas le meilleur.

18 mars : J’espère vous envoyer bientôt le 2e art. sur la Div. Épopée.

26 mars : Pendant que mon fils achevait la copie de ce pauvre article, je me disposais à vous écrire cette incluse, qui devait toucher à bien des sujets : votre bonne lettre, qui m’arrive en cet instant, pourra bien m’en faire oublier quelques-uns. Provisoirement, je suis bien aise de votre communication, de laquelle en tout cas je vous remercie ; quant à la lettre de M. Soumet, je serai charmé de la recevoir, mais je voudrais bien que mon art., avant qu’elle me parvienne, fût déjà fait et parti. C’est avec plaisir que je parlerai de la substitution du nouveau titre à l’ancien, et de la signification allégorique du personnage de Sémida ; mais j’espère que rien ne m’empêchera de parler de la Div. Epop. avec une respectueuse sincérité. Je ne serai embarrassé que d’une chose, c’est de vos réponses à M. Soumet, qui disent si bien ce que je pense, que j’aurai de la peine à m’empêcher de vous les dérober. Quoi qu’il en soit, je vais essayer si je suis en état de faire ce second article. »

7, 8 et 9 avril (longue lettre où il est question de la Divine Épopée.)

12 avril : Je suis persuadé que vous n’aurez pas lâché mon 2e art sur M. Soumet sans l’avoir bien examiné. J’ai quelquefois peur de ma sévérité ; mais quelquefois aussi je me demande si elle n’est pas juste envers ceux qui font de la religion une matière taillable et corvéable à merci et à miséricorde.

19 avril : C’est ma faute si vous avez cru que cet art. sur M. Soumet m’a coûté un très grand travail. Il n’en est rien. Seulement, je n’ai jamais tant raturé. L’article d’ailleurs était facile à faire. Le suivant le sera moins ; mais ce que je redoute bien plus que le travail, c’est la nécessité où je me verrai de relever des choses bien fâcheuses. M. Th. Gautier (que je n’ai pas voulu lire avant d’avoir fini) a été, dit-on, fort sévère à son point de vue.

1er mai : J’avais un peu espéré remettre à M. Bridel mon 3e article ; mais il n’est pas achevé. Je pense que (je) le finirai entre (sic) aujourd’hui. Je déplore d’avoir tant de choses à critiquer dans cette épopée ; j’ai été, à la seconde lecture, encore plus étonné qu’à la première.

30 mai et 6 juin (lettres relatives à sa réponse à Soumet. L’essentiel s’en trouve dans A. Vinet d’après sa corresp. avec Lutteroth, par Edm. de Pressensé, p. 53-55. — C’est là que se trouve la pittoresque allusion aux banknotes fausses où se voyaient une douzaine de pendus, remplaçant les armes de l’Angleterre).

1er juillet : Voici une 2e édition de ma lettre à M. Soumet. Si vous la trouvez convenable, veuillez, je vous prie, la faire parvenir. J’ai conservé la date du 5 juin, puisque l’intention et le fond de la lettre sont de ce jour. Je pense que vous n’y verrez pas d’inconvénient.

Et enfin voici : 1° la lettre de Vinet à Soumet — la seconde lettre — car il y en a déjà une première dans le corps du volume,

2° la réponse de Soumet à cette seconde lettre.

LETTRE DE VINET A SOUMET.

Montreux, 5 juin 1841.

Monsieur,

Quelques lignes que j’ai insérées dans le Semeur du 2 juin à la suite de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, ne sont point ma réponse, et ne m’acquittent point suffisamment. J’ai même, au sujet de ces lignes, quelques regrets. Pressé par le temps, je n’ai pu ni dire tout ce que je voulais, ni le dire comme je l’aurais voulu. Si quelque détail, si quelque forme, dans cette espèce de réplique correspondait mal avec l’idée d’un respect sincère et d’une admiration vive, ma plume aurait très mal servi ma pensée.

Je me suis, dans deux de mes articles, beaucoup étendu sur la question religieuse. C’était sacrifier mon plaisir à mon devoir ; et je l’ai si bien sacrifié que, parvenu au terme de ce labeur, l’espace m’a manqué pour me dédommager. Je ne pouvais retenir plus longtemps mes auditeurs autour de moi ; je n’étais pas même sûr d’en avoir encore. Et cependant, le beau et le bon sont, dans mon sens, le premier objet de la critique ; la louange, bien placée, est, aussi bien que la censure, une des attributions et une des marques du bon goût. L’opinion contraire a prévalu, apparemment comme plus commode ; il sera toujours plus facile de bien reprendre que de bien louer ; mais celui qui serait le premier dans l’art de louer serait le premier dans la critique ; car à bien motiver la louange il y a plus de difficulté et plus de mérite qu’à bien motiver la censure ; et je ne vois pas que les dégustateurs habiles à discerner l’amer, mais à qui échappe l’exquis des saveurs et des parfums, soient dignes de toute la confiance du public.

En soi, je l’avoue, il est bien indifférent que j’aie mal ou trop peu loué la Divine Épopée, et vous, Monsieur, vous m’en voudrez moins que personne ; je ne passerais pas si bien mon temps avec tel de vos admirateurs. Mais ce qui n’est pas indifférent, c’est la justice ; s’il est odieux de dépouiller le pauvre, il n’est pas bien non plus de voler le riche, ne dût-il même pas s’en apercevoir. Il me manquait, sans doute, pour vous bien louer, quelque autre chose que l’espace et le temps ; mais il est certain que l’espace et le temps m’ont manqué. Il me faudrait (à moi qui, ne voyant pas tout, n’abrège pas tout) une nouvelle série d’articles pour constater dans la Divine Épopée la première œuvre complètement, largement épique de notre littérature, la première apparition du style épique hautement et constamment maintenu dans tout le cours d’une vaste narration ; — il me faudrait une série d’articles pour étudier le caractère et pénétrer le secret de cette versification qui vous est tellement propre qu’on arracherait aussi aisément à Hercule sa massue qu’à vous un de vos vers ; car si le procédé, dont le progrès actuel est plus évident que celui de l’art, a multiplié d’une manière étonnante les aspects et les allures du vers français, si l’habileté de la tournure et la liberté des combinaisons paraissent plus communes que jamais, la versification de la Divine Épopée ne relève pas du procédé ; le procédé pourra un jour nous en donner le facsimilé, il n’en eût jamais inventé la forme, sans exemple peut-être jusqu’à ce jour ; ce style tient à une forme de l’âme, et l’intime individualité du poète est le vrai moule de ces vers. Il y aurait, Monsieur, beaucoup à dire sur ce sujet, et sur d’autres encore ; mais qui voudrait m’écouter ? vous-même, si patient pour la longueur de mes critiques, le seriez-vous également pour celle de mes louanges ?

Je ne dirai plus qu’un mot : un homme dont l’autorité est bien grande (il suffirait de le nommer), trouve que je n’ai pas été complètement juste ; j’ose lui répondre que, si je ne l’ai pas été, c’est que je n’ai pas eu le temps de l’être. Je serai heureux, Monsieur, si vous croyez à la droiture de mon intention, et si vous ne doutez ni de la sincérité de mon admiration, ni de celle du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

VINET.

RÉPONSE DE SOUMET A VINET.

Ce 20 août 1841.

Monsieur,

Plaignez-moi beaucoup d’être resté si longtemps sans répondre à votre tout aimable lettre ; des dégoûts, des occupations fastidieuses, une comédie en cinq actes refusée à l’unanimité par le comité du Théâtre français, et mille autres ennuis m’en ont empêché.

Comment avez-vous pu croire que ma susceptibilité s’était alarmée de votre réponse insérée dans le Semeur ? J’espérais que l’ouvrage dont vous aviez rendu un compte si magnifique, vous avait révélé mon âme et que vous ne pouviez me supposer atteint des misérables vanités si communes aujourd’hui dans notre littérature. Le sentiment de la reconnaissance est le seul qui m’eût été inspiré par vos beaux articles, renfermant assez d’éloges pour consoler de toutes les critiques.

Vous avez négligé de répondre à mon objection sur le mot Éternité ; j’en suis fâché : ces recherches ne sont pas indignes de vous. La seule syllabe Ter ou Tri mérite d’enfanter des volumes. Les lettres qui la composent sont toutes très significatives dans les alphabets primitifs ; le T, parce qu’il représente l’universalité, la protection, enfin tout ce qui recouvre et à qui on avait donné la forme d’un toit

. L’R, parce que cette lettre était le symbole de tout mouvement, comme Platon lui-même l’a remarqué dans ses dialogues de Socrate. Le l, enfin, parce que cette lettre était le signe de la puissance, de l’aide, du secours et qu’elle était représentée par une main dont nous avons gardé un seul doigt, représentation de l’I actuel. — Ainsi le mot Tri signifie textuellement l’universalité de la puissance et du mouvement, comme le mot Jéhovah, que l’on doit lire ieoua, signifie l’ensemble de tous les esprits ; vous savez que les Hébreux donnaient aux voyelles la dénomination d’esprits.

Mais je m’aperçois que mon ardeur philosophique m’entraîne trop loin.

Pardon si je n’ai pas tracé moi-même cette lettre, mes pauvres yeux me refusent leur secours.

Agréez, je vous prie, le témoignage de mes sentiments les plus distingués.

ALEX. SOUMET.

Si l’on en veut davantage, je renvoie à Rambert, p. 459-461 de la quatrième édition et au livre de M. de Pressensé : A. Vinet d’après sa correspondance avec H. Lutteroth. (Paris, 1891.)

 

GUTTINGUER

 

Agenda : — 11 juin 1835 : Après un dîner très sobre, j’ai passé une demi-journée des plus pénibles.… Écrit deux pages de l’article sur Arthur.

12 juin : Achevé le 1er art. sur Arthur.

14 juin : J’ai fait une partie du 2e art. sur Arthur.

15 juin : J’ai achevé mon 2e art. sur Arthur.

16 juin : Corrigé et expédié le 1er art. sur Arthur.

18 juin : À midi, nous voyons arriver M. Th. Passavant, venant de Mayenfels. Il passe avec nous le reste de la journée, à notre grand plaisir. Conversation sur les miracles (modernes), le don des langues, le livre d’Arthur, etc.

23 juin : Envoyé le 2e art. sur Arthur.

Lettre de Mme Vinet à Lutteroth, 6 mai 1835 :

Nous regardons souvent avec tristesse ces 5 ou 6 volumes dont mon mari devait rendre compte ; surtout Arthur me tient au cœur ; ce bon Arthur dont, je crois, personne n’a dit mot, que mon mari aurait peut-être apprécié mieux que d’autres et qui aurait pu faire du bien et servir de pont à bien des âmes ; il y a déjà bien de la conscience dans cette religion qui ne paraît d’abord que sentiment et poésie.

Lettres de Vinet à Lutteroth :

30 mai 1837 : Je vous remercie de l’intention où vous êtes de m’envoyer la nouvelle édition d’Arthur. Si j’en parle, ce ne sera pas longuement ; je ne le puis ; mais j’en dirai quelque chose, en renvoyant aux précédents articles mes lecteurs et M. Guttinguer lui-même, qui, je crois, ne les a pas lus. Ne pourrait-on pas les lui envoyer ?

19 août 37 : Votre bonne lettre, avec l’incluse de M. Guttinguer, est arrivée à Bâle presque au même instant que moi… J’accepte l’ouvrage de M. Guttinguer63 ; je vous parlerai plus tard de sa lettre, qui est franche et aimable ; néanmoins mes remarques subsistent.

31 août 37 : J’aurais bien voulu répondre à M. Guttinguer, etc.64

5 sept. 1837 : J’ai cru qu’il était convenable de répondre directement à M. Guttinguer ; puis-je vous prier de lui faire parvenir ma lettre, après en avoir pris connaissance ? Je ne l’ai point signée ; mais si vous jugiez nécessaire que M. Guttinguer connût les cinq lettres de mon nom, après quoi il ne me connaîtra pas plus qu’avant, je vous prie de les lui tracer.

3 octobre 1837 : Je regrette que vous n’ayez pas lui la lettre de M. Guttinguer. Sa première, bienveillante mais réservée, était bien loin de me faire attendre celle-ci. Elle m’a vivement surpris et touché. Elle est pleine d’affection, d’effusion et de confiance ; bien sérieuse ; je devrais y répondre ; ce devoir m’attire et m’effraie ; je ne suis fait, à ce qu’il me semble, que pour le premier mot ; à d’autres appartient le second ; que ne peut-il, ce second mot, être dit par vous ! Mais, encore une fois, il faut que je réponde ; on le demande. Dieu veuille disposer mon cœur et me dicter ce que je dois dire !

25 oct. 1837 : J’ai le chagrin de n’avoir pu encore répondre à M. Guttinguer.

4 déc. 1837 (de Mme Vinet) : Mon mari a écrit, il y a quinze jours, à M. Guttinguer65.

 

DROUINEAU

 

On sait encore à peu près qui est Guttinguer et qui est ou fut Soumet. Mais Drouineau ? Je dirai donc, après et d’après l’ancien Larousse, qu’il naquit à La Rochelle en 1800 et mourut jeune en 1835. Il enseigna au collège de Civray (Vienne), puis fut avocat et se donna aux lettres. En 1826, un Rienzi lui valut un succès éclatant. Le reste de son œuvre dramatique, une Françoise de Rimini, un Don Juan d’Autriche, eut moins de succès. Comme romancier, il a écrit Résignée (2 vol., 1833) qui lui valurent — dit l’ancien Larousse — une multitude de billets doux de nos trisaïeules, Ernest ou le Trouvère du siècle, le Manuscrit vert66. Il est enfin l’auteur des Confessions poétiques (1833), d’Ironie (2 vol., 1833), des Ombrages, contes (1833). Il avait beaucoup écrit dans sa courte vie. Il mourut fou.

Et maintenant quelques extraits de l’agenda et des lettres à Lutteroth.

Agenda : — 6 février 1834 : Fait un article sur les Confessions poétiques de M. Drouineau.

7 février : Envoyé au Semeur l’art. sur Drouineau.

10 id. : J’ai du regret de quelques phrases de mon article sur M. Drouineau. Sans être injuste, j’ai l’air de l’être, et de me contredire. Il faudrait prier avant d’écrire, et après avoir écrit.

Lettres à Lutteroth :

25 janvier 34 : Un bon moment, s’il vient (mais ce ne sera pas aujourd’hui) m’acquittera envers M. Drouineau….Pour Bacon, mon respect pour lui exige quelques délais et un peu plus de façon que je n’en ferai avec le fondateur du néochristianisme. Tout cela est bien faible ; ne faut-il pas le dire ?

20 mars 34 : Que je m’en veux de la phrase qui m’est échappée sur M. Drouineau ! On me l’avait déjà fait remarquer comme pouvant être pénible. C’est à moi qu’elle l’est maintenant, la douleur de la réplique augmente mon regret. J’étais aussi mécontent du début de l’article ; et il y a une apparence d’ironie, qui ne me va pas, qui ne va ni aux principes du Semeur, ni à la critique des ouvrages d’un homme estimable et bon ; j’espère que je m’en garderai désormais. La lettre de M. Drouineau, qui ne connaît pas l’Évangile aussi bien que moi, renferme plus de sève évangélique que mon article.

 

SOUVESTRE

 

Sur les relations de Vinet et de Souvestre, je renvoie à l’ouvrage de Rambert : A. Vinet (4e édition), p. 294 et 295.

Et je me borne à quelques extraits de l’agenda et des lettres inédites à Lutteroth.

Agenda : — 30 oct. 1836 : Écrit à Souvestre pour le remercier de ce qu’il a dit de moi dans son article sur Bâle67.

31 id. : Visite de Mme Falkner. Elle parle de l’article de M. Souvestre que j’ai lu trop légèrement et dont je n’ai pas été assez affecté. Je rougis que mon premier mouvement n’ait pas été de réclamer auprès de lui sur ce qu’il dit de l’Université de Bâle.

Écrit à M. Souvestre sur le sujet touché plus haut.

19 nov. : Reçu du Semeur le roman de Riche et pauvre.

20 : Achevé la lecture de Riche et pauvre.

21 : Commencé un article sur Riche et pauvre.

22 : Continué l’art. id.

26 : Achevé l’art. id.

27 : Refait, sur les avis de Sophie [Madame Vinet], la conclusion de mon article sur R. et P..

28 : Envoyé au Semeur l’art. sur R. et P.

Lettres à Lutteroth :

13 oct. 1836 : Je me suis lié, il y a plusieurs mois, à rendre compte des ouvrages et de la carrière littéraire de M. Emile Souvestre. J’ai lu et je possède la plupart de ses ouvrages ; mais je n’ai pas Riche et pauvre qui vient de paraître : puis-je vous prier de me l’envoyer68 ?…

Extrait d’une lettre à Souvestre, du 31 oct. 1836 :

Je ne puis me priver plus longtemps du plaisir de vous dire ce que j’ai éprouvé de reconnaissance, mêlée de beaucoup de confusion, en lisant il y a peu de jours ce que vous avez bien voulu dire de moi dans la Revue des Deux-Mondes… Si je ne m’y suis pas retrouvé, Monsieur, je vous y ai retrouvé avec votre indulgence et votre bonne amitié…

Extrait du Post-Scriptum (Vinet y proteste contre le jugement trop sommaire que Souvestre avait fait, dans son article, de l’Université de Bâle. — Voir Agenda, 31 oct., passage cité plus haut.)

On me fait remarquer qu’une phrase [de votre article] pourrait, contre votre intention, faire croire qu’aucun professeur de notre Université n’est connu hors de Bâle. Vous avez voulu dire : n’est connu en France, où en effet les noms de de Wette, Hagenbach et Wakernagel ne sont pas souvent répétés. En Allemagne, ils jouissent d’une grande considération… Ces hommes honoreraient des universités florissantes… M. Bernouilli est connu, même en France, mais uniquement parmi les économistes…69.

 

G. SAND

 

Agenda : — 16 déc. 1834 : Vinet note qu’il vient d’achever la lecture de « l’infâme roman de Jacques par George Sand ».

2 juillet 1837 : Lu quelques lettres d’Un voyageur par G. Sand. Assez souvent je ressens pour cet auteur une vive sympathie intellectuelle et artistique ; une autre plus profonde, jamais.

Lettre à Lutteroth :

30 mai 1837 : Il est bien vrai que je me suis laissé aller, je ne sais comment, à faire cet article sur George Sand, auquel j’avais renoncé. Peut-être se ressent-il un peu trop de l’état où j’étais. Le fait est que l’auteur m’avait envoyé son livre ; sans demander un article ; mais j’ai pensé qu’il y comptait, et il m’a semblé que ses intentions et son œuvre même méritaient d’être appréciées. J’ai laissé l’article trois semaines et plus dans mon tiroir, puis je n’ai pu m’empêcher d’y revenir ; et il s’est trouvé fait70.

Dans un article du Semeur (1843), Vinet mentionne « les funestes déclamations de l’infortunée qui a rendu célèbre le nom de George Sand », et, plus loin, il écrit : « … des romans trop fameux ont dégoûté les femmes elles-mêmes du rôle de la femme émancipée, et l’odieuse figure de Lélia reste debout aux confins du pays des chimères, pour en défendre l’entrée71. »

PAUL SIRVEN.

Post-Scriptum §

La préface qu’on vient de lire était imprimée quand j’ai eu connaissance d’un long article de M. Frédéric Chavannes, paru dans le numéro du 29 avril 1882 de l’Alliance libérale (Genève). C’est Mme Lina Beck-Bernard, une amie de la famille Vinet, qui eut avec Sainte-Beuve l’entretien dont il s’agit et dont il me paraît que M. Frédéric Chavannes a tiré des conséquences excessives. Après avoir lu son article, la réponse que firent à cet article MM. Charles Secrétan et Eugène Rambert, premiers éditeurs des lettres de Vinet, dans le numéro du 20 mai suivant, et la longue réponse de M. Frédéric Chavannes à cette réponse (même numéro), je n’ai rien à changer à ce que j’ai écrit.

P. S.

Sainte-Beuve §

I. Volupté72 §

2 vol. in-8° — Paris 1834.

Il y a, dans le nouvel ouvrage de M. Sainte-Beuve, un parti pris, une profession de foi déterminée et conséquemment exclusive. Ce nous est une surprise agréable. Depuis longtemps nous souffrions à voir l’ingénieux écrivain dans les liens d’une espèce de polythéisme littéraire. Cette facilité à tout louer pour l’amour de la forme et de l’art, cette absence de tout parti ou plutôt cette bienveillance pour tous les partis, cette sympathie au service de tous les talents, jamais nous ne leur avons cherché ni soupçonné un principe de servile complaisance, mais nous avons cru y reconnaître le caractère d’une âme sensible et nonchalante, plus tendre que forte, ouverte à toutes les impressions, perdue dans l’océan des délices intellectuelles, noyée, dirait M. Sainte-Beuve, chez qui ce mot est en grande faveur. Il est vrai que sur cette mer d’émotions et d’idées, une chose, et toujours la même, revenait parfois à surnager ; un son plus pur s’élevait parfois, profond et plaintif, du murmure confus de ces ondes ; l’admirable élégie sur « Jean Racine, le grand poète », était pleine de la plus chrétienne mélodie ; mais que de sons moins élevés, moins chrétiens, couvrirent ce chant pieux ! que de lacunes, ou tout au moins, quelle inexplicable route, entre cette élégie et les deux volumes que nous annonçons !

Toutefois nous le disons, dussent quelques nouvelles productions de l’écrivain nous donner un apparent démenti, ces deux volumes nous paraissent écrits sous l’inspiration d’un christianisme positif et vrai. Sous ce rapport, ils nous ont sérieusement réjoui ; et il n’y avait pas de milieu : ils devaient nous réjouir ou nous épouvanter. Si l’on pouvait parler ainsi du christianisme sans l’avoir reçu dans le cœur ou du moins dans la conscience, sans l’avoir expérimenté, sans en faire désormais le premier intérêt de sa vie, certes il y aurait de quoi frissonner. Bien d’autres écrivains du siècle ont, avant celui-ci, parlé du christianisme avec amour, avec vérité même, sans pouvoir être pour cela comptés parmi les chrétiens. Le christianisme a ses fleurs comme il a ses fruits, ses beautés comme sa grandeur, sa poésie comme sa divinité. C’est à la poésie du christianisme, à son côté sensible et tendre que s’adressaient leurs hommages ; cette admiration tire à conséquence beaucoup moins qu’on ne croit ; elle peut ouvrir les voies à la conversion, elle n’est pas la conversion même ; l’Évangile est pour elle comme une douce musique dont elle n’entend pas les paroles ; et ces paroles, pleines de miséricorde, sont en même temps si humiliantes et si sévères que l’homme naturel se détourne pour ne pas les entendre. Réjouissons-nous pourtant de ce que les divines beautés de l’Évangile trouvent encore des admirateurs ; mais ne prenons pas pour du christianisme toutes ces admirations. Tant que la conscience, avec sa voix grave et triste, ne se joint pas au concert de toutes les facultés humaines chantant en chœur les louanges de l’Évangile, cet Évangile n’est encore ni accepté ni compris. Le christianisme est essentiellement la religion du repentir ; c’est par le repentir qu’il veut mener à l’amour.

C’est parce que M. Sainte-Beuve, presque le premier parmi ses pareils, l’a ainsi compris73, que nous disons avec assurance qu’il l’a compris. Son livre est l’histoire d’une âme défigurée par le péché, ramenée à Dieu par le repentir, et lentement épurée par l’amour divin. C’est un pèlerinage angoissé et douloureux dont la croix est le sommet.

C’était déjà beaucoup d’avoir tracé cet itinéraire ; mais la manière dont le pèlerin marque ses différentes stations a bien plus d’importance. Il ne suffisait pas d’indiquer les trois grands nœuds de la route ; il fallait prouver qu’on l’avait faite avec son cœur ; et comme un voyageur apporte quelque chose en témoignage de chacun des lieux qu’il a traversés, il fallait, de chacun des états divers par où a passé le cœur pour aller à Dieu, apporter un souvenir distinct et individuel, une trace pour ainsi dire vivante. La première de ces choses peut n’être qu’un système, la seconde est une vie. Eh bien ! ce qui fait le prix de ce livre à nos yeux, c’est qu’il est moins encore un livre qu’une vie. Un tel caractère de réalité, de précision jusque dans les moindres détails, ne saurait appartenir à une fiction. L’âme, il est vrai, devine beaucoup de choses de l’âme ; mais ce n’est jamais sans avoir senti en soi une partie ou le principe actif de ce qu’elle raconte ; et d’ailleurs il y a une ligne profonde entre les moments de l’homme naturel et les états de celui que la grâce divine a touché. L’imagination, retentissement de l’âme de tous dans l’âme de chacun, suffit à décrire les premiers de ces états ; elle en porte en soi les données, le dessin ; mais les impressions des doctrines évangéliques sur une âme ne sont pas également à sa portée ; elle ne les peut concevoir, n’en concevant pas le principe ; elle ne peut donc pas les peindre, ou elle les peint sans vérité et sans vie ; car en aucun genre, sa puissance ne va jusqu’à peindre ce dont elle n’a nulle connaissance anticipée, nulle perception intérieure. Des passions générales ont souvent été rendues avec une vérité si flagrante, qu’il ne semblait pas que le poète eût pu les peindre mieux, les eût-il lui-même éprouvées ; mais je ne crois pas qu’il en puisse être de même des émotions positivement chrétiennes. C’est à cause de cela que l’admirable épître de Saint-Paul aux Romains ne paraissait que du fatras à l’un des esprits les plus pénétrants, celui de la marquise du Deffant ; c’est pour cela que tous les jours des écrits religieux pleins d’une vérité profonde n’ont aucun sens pour certains lecteurs.

Dans les confessions de l’auteur inconnu qui a fait à M. Sainte-Beuve une si intime confidence, toutes choses, joies, douleurs, confusion, remords, amour, espérance, ont une vérité irrécusable, et quelquefois poignante. C’est, sous ce rapport, un livre peut-être sans égal dans notre littérature actuelle.. Il peut servir à montrer combien le cœur, en certaines matières, observe mieux et plus profondément que l’esprit. Il y a dans le cœur des plis secrets, auxquels il ne souffre pas qu’un autre que lui touche pour les déployer. C’est à cause de cela que la psychologie systématique et savante restera toujours, pour les découvertes, en arrière d’une âme qui, douée de beaucoup de vie intérieure, involontairement se réfléchit sans cesse elle-même.

Mais qu’est-ce enfin que Volupté ? va demander le lecteur, fatigué, je n’en doute pas, de toutes ces observations générales. Volupté est l’histoire d’une âme qui, partagée entre l’amour et le plaisir, a cherché à se sauver de l’un par l’autre, s’est perdue par l’un et par l’autre, et vient tomber, vaincue et dégradée, au bord d’un désespoir où la clémence divine la relève et la recueille.

Un jeune homme, nommé Amaury, d’une nature ardente et rêveuse, élevé dans la solitude et dans la piété, a vu sa première jeunesse expirer avec les derniers jours de la Révolution française. L’inquiétude d’esprit qui naît avec les premières passions, le jette de bonne heure dans le mouvement sourd des complots royalistes de la Bretagne, son pays natal ; mais au sortir de cette agitation passagère, qui n’a trompé qu’un moment les vrais besoins de son cœur, il se retrouve en face des passions dont la politique l’a distrait. Comme un ange tutélaire accordé à sa destinée, une jeune personne, pleine de grâce et de candeur, élevée à l’ombre des traditions antiques, préparée par la piété filiale à toutes les sortes de dévouement, naïve et noble de langage, lui apparaît sur le chemin de la vie. Un amour plein de respect, pur comme son objet, l’attache bientôt à elle, et réussit à se faire partager. Je ne sais pourtant quel sourd murmure d’ambition et de gloire gronde dans son cœur contre les projets d’une félicité trop prochaine. C’est alors qu’un hasard le conduit chez le marquis de Couaën, chef ardent des entreprises royalistes de la province, grand caractère étouffé dans sa destinée, âme taillée à pic, mais semblable au rocher que la vague ronge par en bas, qu’elle fera crouler, mais au-dessus duquel elle ne peut jamais s’élancer.

Amaury s’enchaîne aux projets du marquis, sans espoir ni enthousiasme ; car il a cet instinct de jeune homme qui se refuse aux espérances des vieillards ; M. de Couaën n’est point un vieillard ; mais les plis de son âme se sont formés dans le monde que la Révolution vient de clore ; il appartient à un passé qui, tout récent encore, n’en est pas moins une antiquité. Qui fait participer Amaury à ces témérités sans espérance ? L’idéale beauté de Mme de Couaën, le charme de son imagination rêveuse et grande, de son esprit naïf et élevé, de son âme tendre et pure, ce quelque chose, en un mot, que rien ne définit, qui élève pour nous une créature au-dessus des créatures, nous fait trouver la terre indigne de la porter, et fait de l’amour une véritable religion. C’est au progrès de cet amour dans le cœur d’Amaury, à l’histoire intime de ce sentiment, à l’indication délicate de ce qui dans l’âme de la marquise révèle un secret retour, retour dont elle n’a pas le sentiment et qui lui laisse toute sa pureté, qu’une grande partie de l’ouvrage est consacrée. Tout à son affection, Amaury oublie les premiers engagements qu’il a formés et suit à Paris M. et Mme de Couaën. Là commence l’histoire de ses chutes, étrangères à son amour, étrangères à tout sentiment du cœur, avilissantes. Sa passion dure à travers ces désordres, toujours moins pure, il est vrai, et toujours plus troublée. Le sentiment d’une existence manquée, d’une jeunesse perdue le harcèle, et le jette tour à tour dans l’étude et dans les projets. Puis n’étant plus assez pur pour aimer purement, fatigué du partage qu’il fait de lui-même, il se prescrit (c’est presque le mot) un amour qui ne l’oblige pas à se dédoubler. Toujours portant dans le cœur l’image de la marquise de Couaën, il offre son cœur à une femme sensible, intéressante, du reste sans aucune supériorité ; mais trop haut encore pour l’espèce d’amour qu’il lui apporte ; en l’acceptant, elle oublie des devoirs puisqu’elle est mariée ; mais lui seul s’avilit ; les duretés outrageantes où il s’abandonne lui révèlent combien il est déchu ; très jeune encore, il sent son âme ruinée ; il s’épouvante du long avenir qui lui reste et qu’il a dévasté d’avance ; il reconnaît, après quelques essais, qu’aucune agitation, ni le plaisir, ni la gloire ne font revivre un cœur mort. C’est alors que sa pensée se reporte à ses années de foi et de pieuse espérance ; il retourne puiser aux sources négligées ; il y retrouve la vie, la plénitude, la paix ; et pour mettre un abîme entre lui et le monde qui lui a fait tant de mal, pour ne laisser place qu’à de saints rapports entre lui et celle qu’il aime encore, il se décide à se faire prêtre. C’est en cette qualité, et après une longue séparation, que nous le voyons au pied du lit de Mme de Couaën mourante, la soutenant par les paroles de la religion dans la vallée sombre de l’agonie, et pénétrant avec ces mêmes paroles dans l’âme stoïque et fière du marquis de Couaën. — Tous ces événements, il les écrit lui-même pendant son trajet d’Europe en Amérique, à un jeune ami qu’il veut prémunir contre les mêmes écueils où sa jeunesse a fait naufrage.

Le préservatif est-il suffisant ? Nous pouvons bien nous faire une question que l’auteur lui-même s’est plus d’une fois adressée. « Souvenirs qui vont presque contre mon but », écrit-il à son ami, « où en suis-je avec moi-même, et me les faut-il effacer ?… Convient-il que vous lisiez ceci ? Convient-il que je persiste à vous le retracer ? L’attrait qui m’induit à tout dire n’est-il pas un attrait perfide ? Ne sera-ce pas un legs inutile ou même funeste, adressé à mon ami, que ces rares conseils perdus dans des enveloppes frivoles et dans des parfums énervants ? — Conscience bien écoutée, voix du cœur dans la prière, j’ose à peine ici vous dire : Conseillez-moi !… » Nous ne voulons rien dire de plus, mais nous ne pouvons aussi rien dire de moins. Le récit, tracé avec pudeur et dégoût, d’égarements où le cœur ne fut pour rien, ne renferme pas, à notre avis, le vrai danger du livre ; et ce n’est pas là aussi que l’auteur a vu le danger. Il est tout entier dans la complaisance avec laquelle sont retracés des souvenirs plus purs et plus chers. Plus purs ! est-ce bien là le mot ? et sans parler de cette troisième affection, dans laquelle se rejoignent en Amaury deux natures jusque-là séparées, sont-ce des souvenirs bien purs que ceux de son amour pour Mme de Couaën ? Cet amour que ne traverse jamais la pensée des liens sacrés qu’il outrage, cet amour que le jeune homme converti compte à peine encore au nombre de ses remords, et pour le souvenir duquel il demande un privilège à sa conscience, cet amour, dont il pare sa vie, et qui, entouré par lui d’une espèce d’auréole, apparaît presque comme une vertu dans le naufrage de sa vertu, n’y a-t-il donc aucun inconvénient à le peindre si idéal et si beau ? Ses émotions, à travers le voile romanesque qui les couvre, ne laissent-elles pas transparaître le même mot qui sert de titre à l’ouvrage ? Des larmes assez pures, assez saintes, mouillent-elles ce tendre souvenir ? Et si le cœur ne peut s’empêcher de palpiter encore sous la main sévère du repentir, fallait-il que chaque page de ces confessions pénitentes en répétât les battements ? Je vois d’ici plus d’un sourire, et j’entends plus d’une bouche murmurer :

Burrhus, je vous croirai quand…
Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science.

Il ne s’agit pas ici de la science de l’amour ; et dans cette affaire, d’ailleurs, j’ai pour moi le pénitent. Il ne se reproche pas, sans doute, le petit nombre de pages délicieuses qu’il a consacrées au souvenir d’un premier amour, amour pur qui ne peut lui laisser qu’un repentir, celui de ne l’avoir pas soigneusement gardé dans son cœur. Mais quant à l’autre, honteux d’en entretenir si longtemps et son jeune lecteur et sa propre mémoire, il se dit : Où en suis-je moi-même ? Parole remarquable de candeur, retour sérieux, que développent admirablement ces autres paroles : Conscience, voix du cœur dans la prière, j’ose à peine ici vous dire : Conseillez-moi !… Quelle vérité ! quelle cruelle vérité ! Ce sont des traits semblables qui font le vrai prix de cet ouvrage.

Il me semble que, dans son dessein, l’auteur pouvait tirer un grand parti de cet amour. La première affection d’Amaury, pure et fraîche comme une aurore de printemps avec sa rosée et ses chants d’alouette, pouvait le tenir éloigné des chemins du vice ; la seconde l’y engage. On le sent, on le pense ; mais l’auteur devait le dire ; la moralité de son ouvrage tenait à cet aveu. Au lieu d’un rapport purement historique entre cet amour et les chutes d’Amaury, uniquement rapportées à une tentation accidentelle, il eût été plus moral, il eût été, sans doute, plus vrai d’observer qu’Amaury était déjà tombé, qu’il avait cessé de surveiller son cœur, qu’il avait donné au mal une prise terrible, et qu’un tel amour, bien loin de le préserver comme le premier, devait le préparer à des fautes, non pas peut-être plus graves, mais plus grossières et plus humiliantes. N’est-ce pas dans cette affection romanesque, mais illégitime et sans honnête espoir, qu’il puisait le poison à l’action duquel il allait succomber ailleurs ? Si tout cela est vrai, combien n’importait-il pas de le dire, ou du moins de le faire entendre ? Ce que nous regrettons de ne pas trouver ici, nous le rencontrons plus tard. Le passage de la seconde affection à la troisième est expliqué avec la vérité la plus instructive et la plus triste. Cette dégénération successive des affections du cœur, jusqu’au moment où ce cœur, toujours moins bien aimant, ayant versé jusqu’à sa lie dans la coupe de l’amour, finit par ne pouvoir plus aimer du tout, est une leçon grave et belle, une leçon dont certainement il valait la peine de faire un livre.

Je hasarderai encore une remarque, mais avec réserve. L’histoire de cette conversion est vraie, j’aime à le croire ; peu importent les détails purement extérieurs, pourvu que tout soit vrai dans le récit des événements intérieurs et de ce qui les a immédiatement déterminés. L’auteur nous a mis en droit de tenir pour vraie toute cette partie de son récit, comme la première. Nous devons donc accepter, recueillir avec soin les faits qu’il rapporte ; on ne peut pas disputer contre des faits. Nous savons d’ailleurs que si le sanctuaire n’a qu’une porte, il y a plus d’un chemin jusqu’à cette porte ; Dieu nous place et nous conduit sur celui qu’il lui plaît et, sans doute, sur celui qui convient le mieux à notre individualité. Rien ne serait moins sensé que de demander compte à celui qui est dans le sanctuaire du chemin qu’il a tenu ; fût-il entré par le toit, il est bien entré. Toutefois, il y a, au moment décisif de la conversion, dans le moment qui la consomme, une vue distincte du grand mystère de piété : « Dieu manifesté en chair ». L’auteur de ces confessions a dû l’avoir ; et comment ne l’aurait-il pas eue, puisqu’il en a les conséquences ? Pourquoi donc cela n’est-il touché que vaguement dans ses mémoires ? Pourquoi certaines idées n’apparaissent-elles guère qu’obliquement, à titre d’allusions ou d’images ? Pourquoi ces admirables détails de spiritualité, ces branches de l’arbre ne sont-elles pas plus sensiblement rattachées à l’arbre lui-même ? L’auteur comprendra bien que ce n’est pas de la théologie que nous lui demandons ; mais il comprendra tout aussi bien qu’Amaury, pour agir sur la jeune âme qu’il cherche à préserver, doit lui rendre concevable, ou du moins distincte, la transformation religieuse qui s’est faite en lui, la mettre sur la voie des lumières qui l’ont éclairé, lui dire en un mot quelle idée l’a converti. Il est certain qu’à eux seuls les effets qu’il montre de cette idée sont fort touchants, et la recommandent ; mais cela ne suffit pas encore ; et il nous semble que toute personne qui a été affranchie par la vérité, doit sentir le besoin, si elle vient à en parler, de la dire tout entière. On peut encore ici varier sur les formes, mais sur le fond, c’est impossible. Comme décidément certains fruits ne sont portés que par un certain arbre, il ne faut pas laisser au hasard le soin de nous le désigner. Comme les fruits de sanctification remarquables dans la seconde vie d’Amaury n’ont jamais pu être portés que par une seule idée, il ne faut pas remettre à nos tâtonnements aveugles le soin de la reconnaître et de la saisir.

Pour épuiser tout d’un temps les critiques, je veux parler ici du style de l’ouvrage. Du style ! mais dans cette partie M. Sainte-Beuve n’est-il pas maître et modèle ? Qui, dans ces derniers temps, a donné plus de flexibilité à notre langue ? L’huile des jeux olympiques ne rendait pas plus souples et plus glissants les membres nerveux de l’athlète. On connaît, sans pouvoir presque s’en rendre compte, le caractère de ce style au mouvement sinueux, continu, et doux, dont les parties unies par des liens délicats, s’enchaînent moins qu’elles ne se fondent les unes dans les autres, où l’image s’élève paisiblement et sans ressaut sur la trame du discours, se rejoignant à la ligne plane du style propre, comme à l’eau du lac la courbe insensible de son flot ; où la phraséologie, nouvelle sans doute, mais où, mais comment, on ne peut le dire, multiplie avec aisance les combinaisons de la période française ; où l’harmonie, nouvelle aussi, refuse de se perdre et dans le rythme des vers et dans le nombre oratoire, et ne semble jamais distincte de la coupe de la pensée et de son tour le plus naturel. Que voulez-vous de plus ? rien de plus ; au contraire, quelque chose de moins. Moins de luxe, moins d’images. Du reste, à d’autres les ciseaux ; j’aurais, je le sens, regret à chaque chose ; mais enfin c’est trop pour le style en général, et c’est trop pour un livre chrétien. L’élégance parfaite que permettent les sujets religieux a pourtant quelque chose de plus chaste ; l’idée chrétienne est belle surtout de sa pureté ; elle ne souffre que des ornements purs ; le style, qui est l’homme, doit se convertir avec l’homme, ou du moins bientôt après ; nous avons donc à prévoir que si Amaury nous parle encore, ce ne sera pas avec moins de charme, mais avec plus de naturel. Il est singulier sous ce rapport que nous ayons à lui proposer un exemple, pris dans une autre ligne de pensées que celle où nous avons la douceur de le voir marcher. Un livre de son « rapsode », les Critiques et portraits littéraires de M. Sainte-Beuve, lui présentent un modèle de cette élégance pure qui, fortifiée de la décision que donnent au langage les convictions chrétiennes, doit faire désormais la loi de son style.

Si vous prenez une à une les images et les tableaux de ce livre, il en est peu dont vous ne soyez charmé. Leur principale beauté est la grâce. Quoi de plus aimable que les lignes que nous allons citer entre mille autres ?

L’essaim apprivoisé voltigeait autour d’elle, blond au-dessus de sa blonde tête, et semblait applaudir à sa voix. Mais mon chien s’élançait en joyeux aboiements vers elle, et sautait follement vers l’essaim pour le saisir : celui-ci, tournoyant alors et redoublant de murmure, s’élevait avec une lenteur cadencée dans un rayon de soleil.

Il semble qu’à chaque progrès que nous faisons dans le bien est attaché, comme récompense intérieure, un arrière-souvenir d’enfance qui se réveille en nous et sourit. Notre jeune Ange de sept ans tressaille et nous jette des fleurs.

Je me laisse rentraîner à l’enchantement volage des souvenirs. Ils sommeillaient, on les croyait disparus ; mais au moindre mouvement qu’on fait dans ces recoins de soi-même, au moindre rayon qu’on y dirige, c’est comme une poussière d’innombrables atomes qui s’élève et redemande à briller.

Tout cela est bien ingénieux, et ne vient pourtant pas de l’esprit ; ces gracieuses représentations jaillissent d’un cœur amoureux de la nature, ému à tous ses phénomènes d’un tressaillement sympathique, vivant dans le flot qui coule, dans la feuille qui tremble, dans le nuage qui rougit, mystiquement marié avec la nature, comme le fut toute âme à l’origine des choses. Ces métaphores ne se font pas ; elles se trouvent au fond de l’âme, d’où, à la moindre pensée, elles s’élèvent en poussière brillante comme ces souvenirs dont l’auteur parlait tout à l’heure. C’est du dedans, non du dehors, qu’elles colorent la diction ; ce n’est pas un fard, c’est un incarnat.

Mais ce qui n’est pas du cœur, c’est d’appeler de force la métaphore quand elle n’accourt pas de bonne grâce, c’est de l’arborer partout. C’est, sans doute, un défaut du style de M. Sainte-Beuve. Il a des images dures, si ce n’est fausses. Il est dur de nommer les rides que multiplie au coin de l’œil d’un homme une longue contention d’esprit, « l’outrage envahissant de ses tempes » ; de dire d’une femme, que de pénibles souvenirs laissent extérieurement calme, qu’elle est « d’une neige plus affermie au front que jamais » ; d’appeler l’usurpation de Bonaparte « un diadème exagéré s’inaugurant après la tempête » ; et d’exprimer ainsi la sympathie qui fait participer un homme à toutes les douleurs d’un autre homme : « J’emportai aussi des éclats de son cœur dans ma chair. » N’est-il pas remarquable que les plus belles pages du livre, les plus tendres, les plus sensibles, soient celles où il y a le moins d’images et de tours insolites ?

En général, la crainte de retomber dans les formes connues, le besoin de l’inusité se font trop sentir dans le style de M. Sainte-Beuve. Il harcèle la langue, il la tourmente pour lui faire dire où elle a caché ses trésors ; mais le bien mal acquis ne prospère pas ; et l’auteur est souvent incorrect en pure perte. Que gagne-t-on à dire de naturels désirs, un direct remède, une âme décente, aigri pour aigre, et une foule de choses pareilles ? On n’a fait qu’ébranler les fondements du langage, en donnant à tel mot ou à telle forme un autre sens que celui qu’ils ont reçu de la convention générale. Que chacun se donne les mêmes licences, qu’elles se multiplient, nous voilà revenus à la tour de Babel. Autre chose est d’étendre selon l’analogie ou de transporter selon la similitude l’application d’un terme ; la convention n’est pas rompue ; on part d’où tout le monde part. Je serais moins sévère pour des néologismes qui ne font que compléter une famille de mots, ou qui vont, dans le tombeau de la langue latine, chercher des frères vivants. Infliction ne me déplaît pas ; nitescent et turgescent plairont-ils aussi bien à ceux des lecteurs qui n’entendent pas le latin ?

Je me suis dérobé un grand plaisir en prenant pour moi l’espace que je voulais consacrer à des citations ; j’espère qu’on m’en permettra quelques-unes. Elles se prennent à poignée dans ces deux volumes tout pleins des observations les plus vraies et les plus délicates sur la nature humaine et sur la morale religieuse. Je citerai sans préambule et sans liaison. Les plus belles seraient les plus longues ; mais celles-là je dois me les interdire. Qu’il me suffise de dire que peu de livres modernes sont aussi abondants de talent, de sensibilité, de pensées, d’éloquence de tout genre.

La liberté de l’homme, je l’éprouvais intimement alors, consiste surtout dans le pouvoir qu’il a de se mettre ou de ne se mettre pas sous la prise des objets et à portée de leur tourbillon, suivant qu’il y est trop ou trop peu sensible. Vous vous trouvez tiède et froid pour la charité, courez aux lieux où sont les pauvres ! Vous vous savez vulnérable et fragile, évitez tout coin périlleux.

Les paroles de mes lèvres étaient plus avancées que l’état de mon âme, et me donnaient pour plus mûr que je ne l’étais devenu. Quand Dieu n’habite pas à toute heure le dedans pour l’affermir, la nature fait payer cher aux jeunes gens ces sagesses précoces de langage.

Bien des vérités qu’on croit savoir de reste et tenir, si elles viennent à nous être exprimées d’une certaine manière imprévue, se manifestent réellement pour la première fois ; en nous arrivant sous un angle qui ne s’était pas rencontré jusqu’alors, elles font subitement étincelle.

Ce sourire, qu’elle tâchait de nous faire aussi bienveillant que son triste cœur, ne réussissait pas à être un sourire, et me semblait, dans cette douce pâleur, une ride criante. Ô vous qui avez trop vieilli par l’âme et souffert, si vous voulez déguiser le plus amer de votre souci, ne riez jamais, ne vous efforcez plus de sourire !

Le côté orgueilleux choqué (il s’agit de M. de Couaën vivement froissé par Amaury dans une discussion politique) n’avait manifesté aucun émoi, n’avait gardé aucune trace ni rancune, et tout était allé retentir et faire offense au sein d’une idée si dissemblable (la jalousie conjugale). Mais peut-être aussi n’était-ce de sa part qu’un résultat de sagacité rapide, et se disait-il qu’indifférent et désorienté comme je l’étais en politique, pour le prendre sur un ton si inaccoutumé avec lui, il fallait qu’il y eût en moi altération et secousse dans d’autres sentiments plus secrets.

De ce point de vue (influence de la volupté sur l’âme), qui dira combien, dans une grande ville, à de certaines heures, il se tarit périodiquement de trésors de génie, de belles et bienfaisantes œuvres, de larmes d’attendrissement, de velléités fécondes détournées ainsi avant de naître ?

Lorsqu’on se jette dans l’action sociale avant d’être guéri et pacifié au-dedans, on court risque d’irriter en soi bien des germes équivoques.

Toutes les fois que je tombais ainsi net, sans qu’il y eût rien prochainement de ma faute, je me sentais libre, responsable encore ; il y a toujours dans la chute assez de part de notre volonté, assez d’intervention coupable et sourde, et puis d’ailleurs assez d’iniquités anciennes ou originelles, amassées, pour expliquer et justifier aux yeux de la conscience ce refus de la Grâce. Toutes les fois, au contraire, que je réussissais à force de soins et de peine, je ne sentais pas ma volonté seule, mais je sentais la Grâce favorable qui aidait et planait au-dessus ; il y a toujours dans la volonté la plus attentive et la plus ferme assez de manque et d’imprudence, pour nécessiter, en cas de succès moral, l’intervention continue de la Grâce.

La colère du voluptueux et de l’homme faible a sa forme d’accès, sa malignité toute particulière. La colère n’est pas seulement le propre de l’orgueilleux et du puissant… ; une grande tendresse d’âme y dispose aussi, ces sortes de natures étant très vives, très chatouilleuses et douloureuses, vulnérables aux moindres traits. La substance de l’âme, en ce cas, ressemble à une chair trop palpitante et délicate qui se gonfle et rougit sous la piqûre, sitôt que l’ortie l’a touchée. Cela passe vite, mais cela brûle et crie.

(Lisez aussi, p. 125 et 129 du second volume, des passages excellents sur la dureté des voluptueux et sur la grossièreté inhérente aux passions impures, même dans le plus haut monde. Ce dernier morceau est d’une vérité terrible.)

Dans cette disposition intérieure de spiritualité, la vigilance est perpétuelle ; pas un point ne reste indifférent autour de nous pour le but divin ; tout grain de sable reluit. Un pas qu’on fait, une pierre qu’on ôte, le verre qu’on range hors du chemin de peur qu’il ne blesse les enfants ou ceux qui vont les pieds nus, tout devient significatif et source d’édification, tout est mystère et lumière dans un mélange délicieux. Qui sait-on ? — Dieu le sait, c’est là, en chaque résultat, le doute fécond, l’idée rassurante qui survit.

Oh ! c’est une mauvaise situation, quand les mœurs restent les mêmes, l’esprit étant autrement convaincu. Rien n’affaiblit et ne détrempe l’esprit, ne lui ôte la faculté de vraie foi, et ne le dispose à un scepticisme universel, comme d’être ainsi témoin, dans sa conviction, d’actes contraires, plus ou moins multipliés. L’intelligence s’énerve à contempler les défaites de la volonté.

Je ne voudrais d’autre preuve que le mal a été pour la première fois introduit au monde par la volonté en révolte de l’homme, que de voir combien ce mal, tout en persistant dans son apparence, cesse en réalité, se convertit en occasion de bien, s’abaisse à la portée de la main en fruit de mérite et de vertu, sitôt que le front foudroyé s’incline, sitôt que la volonté humaine se soumet.

Toutes les fois que je me laissais davantage aller aux controverses du jour…, j’en venais, par une dérivation insensible, à perdre le sentiment vif et présent de la foi à travers l’écho des paroles, et à me relâcher aussi de l’attention intime, scrupuleuse sur soi-même, l’estimant plus insignifiante ; et comme ce résultat était mauvais, j’en ai conclu que ce qui l’amenait n’était pas sûr, tandis qu’au contraire, je ne me sentais jamais si affermi ni si vigilant, que quand j’étais en train de me taire et de pratiquer.

Toute lutte (sociale), quelle que soit l’idée en cause, se complique toujours à peu près des mêmes termes : d’une part, les générations pures faisant irruption avec la férocité d’une vertu païenne et bientôt se corrompant, de l’autre les générations mûres, si c’est là le mot toutefois, fatiguées, vicieuses, générations qui ont été pures en commençant, et qui règnent désormais, déjouant les survenantes avec l’aisance d’une corruption établie et déguisée. Un petit nombre, les mieux inspirés, après le premier désabusement de l’altière conquête, se tiennent aux antiques et uniques préceptes de cette charité et de cette bonté envers les hommes, agissante plutôt que parlante, à ce christianisme, pour tout dire, auquel nulle invention morale nouvelle n’a trouvé encore une syllabe à ajouter.

Je finis par recommander au lecteur quelques pages admirables (II, 166-171) sur cette vérité : que tous les défauts réels qui, selon le monde, viennent d’être trop chrétien, viennent, au contraire, de ne l’être pas assez.

II. Pensées d’août §

Poésie. 1 vol in-18.

Premier article74 §

Heureux dont le langage, impétueux et doux,
En servant la pensée est plutôt au-dessous ;
Qui, laissant déborder l’urne de poésie,
N’en répand qu’une part, et sans l’avoir choisie ;
Et dont la sainte lyre, incomplète parfois,
Marque une âme attentive à de plus graves lois !
Son défaut m’est aimable et de près m’édifie75

Je ne sais si M. Sainte-Beuve a suivi, dans son nouveau recueil, la règle qu’il semble donner dans ces vers ; mais, eût-il quelquefois en effet négligé la forme pour le fond, ce n’est pas une raison pour la critique de sacrifier, dans l’examen de ce livre, le fond à la forme. Les Pensées d’Août ne sont pas seulement un recueil de vers ; c’est l’expression d’un certain état moral, d’une manière particulière de penser et de vivre, c’est un fait humain et philosophique, d’autant plus digne d’attention qu’il n’est pas pour l’auteur une simple occasion poétique, un thème plus ou moins inspirateur, et que la pensée est moins là pour les vers que les vers pour la pensée. Ce volume fût-il mal écrit, et, ce qui serait pire, dépourvu de style, la substance qu’il renferme n’en serait pas moins importante, et cette direction toute particulière de pensée, ce genre de préoccupation si rare dans le temps où nous vivons, mériterait toujours d’être signalé.

À vrai dire, il n’est pas facile de rendre compte du fait, de le résumer, de le nommer ; l’auteur, je crois, ne le tenterait pas ; il y est, peut-être, moins compétent que personne ; il ne faut pas être au centre même d’un orage pour en saisir la forme, pour en voir l’origine, pour en mesurer l’étendue. Ce n’est pas que je regarde comme un orage ce qui se passe dans l’âme du poète ; aucun phénomène violent, aucun bruit éclatant ne dénonce au-dehors l’agitation intérieure. Je vois dans la forêt plus de rameaux tordus et froissés que de branches rompues et gisantes. Mais s’il y a peu de débris, rien pourtant n’est tranquille ; il y a le mouvement douloureux de la vérité incessamment élancée, incessamment refoulée ; refoulée, non point cependant par l’erreur ; mais par quoi donc ? Ah ! l’erreur n’est pas le seul contraire de la vérité morale. Cette vérité est une vie… ; avant d’arriver jusqu’aux ténèbres que sa seule présence dissiperait, et qu’elle anéantit en les niant, elle a d’abord à soulever la pierre d’un tombeau ; elle palpite sous cette pierre d’une divine angoisse qui fera éclater sa prison ; mais elle ne sera une lumière que quand elle sera une vie.

Et que seraient donc les luttes de la vérité, et qu’est-ce qu’auraient de sublime ses saintes agonies, si elle n’avait à combattre que l’erreur et à conquérir que l’intelligence ? La vérité (et nous parlons ici de la vérité humaine, de ce qui fait que l’homme lui-même est vérité) est une transformation de l’être qui la reçoit. Ce n’est pas une certaine manière de juger, c’est la lumière même de nos jugements, c’est ce qui fait leur valeur, et la valeur de l’homme lui-même. La vérité, c’est l’ordre, c’est l’harmonie, c’est la paix, c’est l’homme restitué à l’image de Dieu ; c’est Dieu dans l’homme.

La lutte qui semble avoir été, depuis les premières poésies de M. Sainte-Beuve jusqu’à celles-ci, l’inspiration de son talent, n’est pas, dans les Pensées d’Août, une lutte de la vérité contre l’erreur. Il y a peu d’erreur dans ce livre ; il n’y en a point peut-être, à prendre l’Évangile pour arbitre des pensées. Et c’est là ce qui fait l’originalité de ces poésies et de l’auteur lui-même, au milieu de la littérature du monde d’aujourd’hui. Un esprit chrétien, une pensée chrétienne, chrétienne jusqu’au bout, et avec cela peu de cette paix, l’essentielle bénédiction et la couronne du christianisme, voilà une chose étrange en apparence, naturelle toutefois. Il y a dans le christianisme de tout homme d’intelligence et qui a beaucoup pratiqué le monde, il y a une époque, un moment du moins, pour cette anomalie. Elle serait moins remarquable, elle ne le serait même pas du tout, si ce christianisme était négatif, s’il acquiesçait sans s’attacher, si, laissant passer la vérité, il ne la retenait pas, s’il n’en était ni touché ni surpris, s’il n’en pénétrait pas vivement les conséquences et n’en ressentait pas dans sa vie les salutaires contrecoups ; mais si le christianisme, comme donnée morale, se multiplie dans toutes les pensées de l’écrivain, dans tous ses jugements, s’il détermine sa philosophie, s’il règle pour ainsi dire son attitude vis-à-vis des opinions de son siècle, s’il modifie l’homme même en tout ce qui, de l’homme, peut se manifester dans l’écrivain, alors on assiste au singulier spectacle d’une âme qui, entre le monde et elle-même, ayant jeté une immensité, croit voir une seconde immensité se déployer entre elle et son dernier objet, entre elle et la réalité de ce qu’elle sait et la substance ce de qu’elle a cru.

Cette étrange situation, cette espèce de douloureux enchantement, n’est pas inconnue de tous ceux qui nous liront. Plusieurs ont traversé, ou traverseront encore avec labeur, ce moment critique, où tout, on le croirait, étant fait, tout semble encore à faire ; où les illusions mondaines sont dissipées, le besoin de la vérité profond et sincère, les éléments de cette vérité présents, ses conséquences pressenties, avouées, aimées, ses aspects recherchés avec prédilection, ses jugements acceptés, appliqués, elle-même devenue la pente de l’esprit, un instinct de l’âme ; enfin où le besoin de l’honorer et de la répandre domine et fléchit la vie entière ; et où, toutefois, le combat continue dans la victoire, non plus contre un obstacle vivant et vivace, mais contre un obstacle mort, contre l’impression subsistante d’une vie entière, contre des habitudes qui ne sont plus suivies, mais dont le pli est resté, contre tout le poids du passé, du passé qui est notre vrai présent, et qui s’accumule tout entier sur le point même où nous vivons. Ainsi les fables orientales nous représentent un jeune prince plein de vie et de sentiment, mais dont les extrémités inférieures, converties en marbre, lui défendent de faire un seul pas, et le font captif au sein de la liberté.

La souffrance est grande, mais le vrai danger serait de ne la pas sentir ; le danger surtout serait à s’y complaire, à exploiter sa souffrance comme une poésie ; à se faire le tranquille observateur de son trouble ; à dissiper en paroles ce trésor de douleur. Telle n’est point, nous le croyons fermement, la disposition de l’auteur de ces Pensées ; ce sont bien ses pensées ; s’il les a écrites en vers, c’est par la même raison qu’un Français écrit en français ou un Espagnol en espagnol ; parce que les vers sont sa langue, la forme préférée de ses sentiments les plus profonds. Il n’est pas de ceux qui appliquent à la poésie le vieux dicton : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Ce qu’il chante, lui, de préférence, c’est ce qui vaut la peine d’être dit, répété et médité ; seulement l’austérité des sujets, la sévérité des pensées de la conscience, enfin la tristesse même de l’impression, peuvent attrister parfois jusqu’aux formes de son langage, et l’amertume exclure l’élégance. Cet effet nous paraît sensible dans les vers suivants :

Tu te révoltes, tu t’irrites,
Ô mon Âme, de ce que tel
Ne comprend pas tous tes mérites
Et met ton talent sous l’autel ;
Tu t’en aigris ! mais, Âme vaine,
Pourquoi, d’un soin aussi profond,
N’es-tu pas prompte à tirer peine
De ce que d’autres te surfont ;
De ce que tout lecteur sincère,
Te prenant au mot de devoir,
Te tient en son estime chère
Bien plus que tu ne sais valoir ?
Oh ! plus sage, mieux attristée,
Tu souffrirais amèrement
De la faveur imméritée
Plus que de l’injure, estimant
Que dans cette humaine monnaie
Ton prix encor est tout flatteur,
Et que bien pauvre est la part vraie
Aux yeux du seul Estimateur76 !

S’il s’agissait d’une autre morale, et d’une autre religion, nous hésiterions peut-être à imputer à l’homme tout le sérieux de l’écrivain. Il suffit à l’âme d’être superficiellement touchée, rapidement avertie, pour pénétrer les secrets d’une vie dont elle ne vit pas ; elle se laisse traverser par des sentiments qu’elle ne songe point à retenir ; lyre vivante, elle ne vit qu’autant qu’il faut pour retentir, et tout ce qu’elle a de vie se répand et se perd en harmonie ; le trépied inspirateur où monte le poète l’unit à la fois à la réalité et l’en sépare ; il comprend mieux et paraît mieux sentir que celui qui vit davantage, il dira mieux que vous ce qui se passe en vous ; il est plus et moins qu’un homme ; et peu s’en faut qu’il n’apparaisse comme une victime sans dévouement, nous éclairant des feux qui la réduisent en cendre. Toutefois cette merveilleuse aptitude a sa limite précise ; sa loi la borne aux choses naturelles. Il est des sentiments, des situations qu’on ne devine pas, une morale qu’on n’invente pas, des peines et des plaisirs qu’on ne saurait s’approprier par supposition ; tout se devine excepté le christianisme ; on ne le pénètre point du dehors ; et ce qu’il a d’intime et de propre ne s’apprend jamais par simple ouï-dire.

Ce qu’il y a de chrétien dans les Pensées d’Août, ce ne sont pas tant les passages où les mots sacramentels du christianisme sont prononcés, où ses dogmes sont rappelés ou directement appliqués : ce sont ceux surtout où les gens du monde ne chercheront pas le christianisme, et ne verront que de la psychologie plus ou moins contestable, ou de la morale en dehors des lieux-communs et des délicatesses de la morale courante. Le christianisme n’est pas seulement une doctrine ; c’est un point de vue : un site d’où l’on voit toutes choses, et toutes choses sous un aspect original et nouveau.

D’ailleurs, des citations particulières ne rendraient pas assez sensible à notre gré le caractère dominant des Pensées d’Août. Il faut les lire de suite, il faut lire du moins certains morceaux plus étendus où plus librement le poète a répandu son âme. Il faut savourer à loisir ce singulier mélange d’amer et d’affectueux, cette tristesse toute prête à devenir de la joie, cette joie qui tourne si vite à la tristesse, ce chagrin sans personnalité, cette effusion qui se réprime et se repent, ces aspirations sans espoir et sans foi vers la société humaine, vers les amitiés du monde, enfin, dans ce cœur qui aime l’amitié, comme d’autres ont aimé l’amour, ce je ne sais quoi de solitaire et d’abandonné, qui oppresse et qui attendrit. Il faut remarquer encore ce goût du caché, du secret, du voilé au moins ; cet attrait pour les âmes intérieures et recueillies, cette préférence pour les vertus que leur parfum seul dénonce, et qui ne s’habillent ni de deuil ni de joie, mais d’obéissance et de paisible attente.

En général, c’est de profil, c’est obliquement, rarement en face, que l’idée chrétienne se produit dans ces poésies, où même sa présence est à peine avouée. Il est certain que l’auteur n’a pas songé à faire un recueil de poésies chrétiennes ; il en a même évité l’apparence ; il est des moments, des situations, où c’est respecter la vérité que de s’interdire de l’arborer trop haut ; on l’indique et l’on se retire ; poète, on laisse seulement ses vers s’imbiber des sucs évangéliques, autant que la pensée et l’âme qu’on porte en soi les en peuvent pénétrer ; d’intention, ce que le présent volume nous apporte, ce sont des pensées intimes, trop intimes peut-être pour la poésie sensible, dont elles répriment l’essor et amortissent la couleur.

La flamme, je l’étouffé, et je retiens ma voix77,

dit quelque part le poète ; et il exprime peut-être à la fois un effet de son état moral et un caractère du genre qu’il a choisi. Une âme douloureuse se resserre en elle-même ; la pensée intime se met à l’ombre dans des expressions délicates comme elle, recueillies comme elle, et ne fait volontiers image ni bruit. Le langage de M. Sainte-Beuve, si je puis ainsi parler, recueille son lecteur avec lui ; les expressions vastes qui mettent l’imagination au large et la répandent vers le monde extérieur, sont loin de lui manquer, mais ne sont pas ses expressions favorites ; accentuer sensiblement, bien que légèrement, un terme précis, marquer rapidement une nuance, suppléer au mot qui manque par un tour ingénieux où l’objet se fond et se contourne comme dans un moule, arriver aussi près que possible du mystère inaccessible de l’individualité, tel est le soin qui préoccupe M. Sainte-Beuve ; prosateur et poète, tel est son talent. Il nomme admirablement ; il a, pour exprimer l’inexprimable, les ruses de diction les plus exquises ; nul n’a si bien dit, sur des talents aimés, sur des objets d’enthousiasme ou d’affection, ce dernier mot que chacun cherche, avant lequel personne n’est satisfait, et dont la découverte inespérée vient en aide à l’esprit de tous. Mais peut-être ce soin, trop exclusif, qui donne au détail du style de qualités inaccoutumées, peut nuire quelquefois à ses plus grandes parties, aux beautés d’ensemble, à la composition en un mot, dont la forme générale est aussi une idée, et concourt avec le reste à caractériser les objets.

Dans une âme vraie tout se tient ; ce qu’elle aime dans le style, elle l’aime dans la vie. M. Sainte-Beuve, dans l’une et l’autre sphère, affectionne les demi-teintes. Il cherche à voir ce qui ne cherche pas à paraître. Il épie la vertu qui s’ignore. Dans la nature même, un paysage inondé de lumière le touche moins qu’à demi embrumé. C’est dans le demi-jour, dans les positions moyennes, dans les âmes modiques, ainsi qu’il ose les nommer, qu’il a placé ses plus chères complaisances. La plus vive splendeur ne l’intéresse pas tant « qu’un oblique rayon trouvant jour au verrou78. » Il cherche la poésie des choses qui, de convention faite, paraissent n’en point avoir ; et l’on ne démêle pas si tout cela lui plaît par son rapport avec le christianisme, ou le christianisme par sa sympathie avec tout cela.

Le siècle aborde cette même idée, mais par d’autres côtés, et dans un autre esprit peut-être. M. Sainte-Beuve et lui se rencontrent sans s’entendre. Quelque faveur que les circonstances paraissent promettre à la poésie des choses modiques, peu de gens sauront qu’il valait poétiquement la peine de traiter tel ou tel sujet que M. Sainte-Beuve a médité avec amour. Ne s’étonne-t-on pas quelquefois en voyant vers quelles fleurs inodores et ternes l’abeille dirige son vol ? Je ne sais si beaucoup de gens se douteront de l’importance morale et de l’intérêt poétique du premier morceau du recueil, et qui a donné son titre au volume entier ? Verra-t-on dans Monsieur Jean, si profond, si touchant, autre chose que l’extraordinaire d’une situation ?

Et qui voudra convenir que l’histoire suivante était, comme on eût dit jadis, le juste sujet d’un poème :

La voilà, pauvre mère, à Paris arrivée
Avec ses deux enfants, sa fidèle couvée !
Veuve, et chaste, et sévère, et toute au deuil pieux,
Elle les a, seize ans, élevés sous ses yeux
En province, en sa ville immense et solitaire,
Déserte à voir, muette autant qu’un monastère,
Où croît l’herbe au pavé, la triste fleur au mur,
Au cœur le souvenir long, sérieux et sûr.
Mais aujourd’hui qu’il faut que son fils se décide
À quelque état, jeune homme et docile et timide,
Elle n’a pas osé le laisser seul venir ;
Elle le veut encor sous son aile tenir ;
Elle veut le garder de toute impure atteinte,
Veiller en lui toujours l’image qu’elle a peinte
(Sainte image d’un père !), et les devoirs écrits
Et la pudeur puisée à des foyers chéris ;
Elle est venue. En vain chez sa fille innocente,
L’ennui s’émeut parfois d’une compagne absente,
Et l’habitude aimée agite son lien :
La mère, elle, est sans plainte et ne regrette rien.
Mais si son fils, dehors qu’appelle quelque étude,
Est sorti trop longtemps pour son inquiétude,
Si le soir, auprès d’elle, il rentre un peu plus tard,
Sous sa question simple observez son regard !
Pauvre mère ! elle est sûre, et pourtant sa voix tremble.
Ô trésor de douleurs,--de bonheurs tout ensemble !
Car, passé ce moment, et le calme remis,
Comme aux soirs de province, avec quelques amis
Retrouvés ici-même, elle jouit d’entendre
(Cachant du doigt ses pleurs) sa fille, voix si tendre,
Légère, qui s’anime en éclat argenté,
Au piano, — le seul meuble avec eux apporté79.

Il ne faut pas, sans doute, prendre l’auteur au pied de la lettre quand il nous dit qu’il s’est décidé pour ce genre à défaut des autres déjà envahis par des talents supérieurs. Il y a eu, je pense, une vocation plus sincère, un sentiment plus sérieux dans ce choix, que le tempérament moral rendait probablement inévitable. Le poète a besoin d’admirer ; il est, au sens simplement humain, le pontife du vrai, du beau et du grand ; de quelque côté qu’il étende ses ailes, croyez qu’il va porter à ces dignes objets, à leur idée du moins, le culte universel. Or, le grand, le vrai et le beau sont à toutes les hauteurs de la vie humaine. Il faut partout les chercher, et partout les saluer. Ils sont admirables ou charmants partout. Les chercher loin des lieux fréquentés, ce n’est pas s’égarer, ce n’est pas s’exiler ; et l’on peut, non seulement avec résignation, mais avec enthousiasme, s’écrier avec notre auteur, au bord de ce puits caché et profond :

Si les cieux défendus manquent à notre essor,
Perçons, perçons la terre, on les retrouve encor80 !

Nous voici arrivé, sans nous en douter, à la seconde partie de notre tâche, à l’examen littéraire, qui doit faire la sujet de notre second article. Nous ne finirons pas celui-ci sans remercier l’auteur d’avoir ouvert à la grande vérité un sentier de plus vers le monde. Il n’est pas le seul, grâce à Dieu, qui ait senti pour la société le besoin d’une règle morale et du retour vers les affections fondamentales ; il n’est pas le premier, non plus, qui ait parlé en vers des choses divines et des perspectives éternelles ; mais il est le seul, à notre connaissance, qui ait nommé, tantôt par leur nom, tantôt par leur substance et leurs effets, les éléments distinctifs du christianisme, le seul chez qui la conscience, la grâce et l’humilité apparaissent comme conditions d’une religion vraie, le seul par conséquent dont l’accent soit véritablement sérieux et pénétrant. Cette manière de poésie religieuse est nouvelle et inattendue ; on le sentirait rien qu’à la surprise du public, qui cesse de comprendre ou qui comprend trop bien. La réalité ici se reconnaît à l’œil nu. Cette religion tire à conséquence. Que si l’on nous reprochait de parler ici d’une œuvre lorsqu’il s’agit d’un ouvrage, de dépasser ainsi les attributions de la critique, et que sais-je ? de violer l’asile de la personnalité, le reproche nous semblerait bizarre. Jamais, nous le pensons, la poésie n’a été plus personnelle ; jamais les poètes ne nous ont tant parlé d’eux-mêmes ; ils semblent avoir pris pour devise ces paroles de Montaigne : « Je me suis présenté moy mesme à moy pour argument et pour object ; je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict : livre consubstantiel à son aucteur, membre de ma vie…81 » ; en un mot, ils se déclarent hommes d’abord, artistes en seconde ligne et pour la forme ; ils le disent en vers dans le volume, ils le disent en prose dans la préface ; le moyen de ne les pas croire ? le moyen de les prendre sur un autre pied ? et quand on les prendrait au mot, de quoi oseraient-ils bien se plaindre ? De ce qu’on les a crus sincères ? De ce qu’on a sympathisé avec eux ? De ce qu’on a partagé leurs préoccupations ? De ce qu’on a parlé d’eux à l’occasion de leurs vers qui ne parlent d’autre chose ? Eh bien ! qu’ils le disent une bonne fois ; et nous saurons alors que toute leur affaire n’était que jeu, que nous étions dupes, et eux… quoi donc, je vous prie ? Si notre confiance les divertit, tant pis ; si nos louanges les raillent, tant mieux ; nous ne cesserons de les prendre au mot, de dire : Il croit, de celui qui a dit : Je crois, de dire avec compassion : Il a pleuré, de celui qui publie qu’il a pleuré. Sincères et sérieux, ces aveux sont beaux, ils ont de la grandeur ; nous les tiendrons pour sincères ; nous ne nous lasserons point d’encourager ces efforts, d’applaudir à ces bonnes intentions ; ils subiront nos éloges, et nous verrons en définitive de quel côté sera le ridicule. Il faut que cette poésie, si elle n’est que poésie, catégorise enfin, qu’elle dise ce qu’elle est, ce qu’elle veut ; qu’elle tombe par conséquent, puisqu’elle ne fleurit que grâce à l’erreur commune, et ne vit que de notre crédulité. Ici, nous avons demandé l’homme au poète avec une double confiance : d’abord parce que, en tous cas, c’est notre droit, lorsque le poète s’annonce comme son propre sujet ; ensuite parce que nous savions à qui nous avions affaire. Outre qu’il est un genre d’affection et de religion qu’un poète n’a nul intérêt à cultiver publiquement, et qui est précisément celui des Pensées d’Août, l’auteur de ces Pensées a fait depuis longtemps ses preuves d’indépendance ; il n’est pas de ceux qu’on a vus flatter l’opinion du jour et ses caprices avec de hautaines paroles ; et nous sommes convaincu qu’il trouvera bon et juste, et ne craindra nullement, que, sur ces sérieuses matières, ses lecteurs le prennent au mot. Sous le mot est la chose ; dans le livre est une âme ; derrière le poète un homme, qui se porte caution, dans leur exacte mesure, des paroles du poète, paroles qu’à mesurées, en les traçant, une véracité attentive et délicate. — Mais il y a le poète aussi, l’homme d’art, le littérateur ; et nous ne prétendons pas le négliger.

Deuxième article82 §

Toute langue est insuffisante aux besoins du génie ; elle le supporte, mais elle plie sous lui. Tout talent individuel refait plus ou moins la langue à son image ; la merveille, c’est d’arriver au but sans rien briser, en profitant de toute l’élasticité dont la langue est pourvue ; et moins une langue a ménagé de ressources aux besoins de la pensée individuelle, plus l’art est excellent, plus l’exercice est profitable. Notre idiome est un de ceux qu’on peut dire cassants, il rompt plutôt qu’il ne plie ; un mouvement un peu brusque, une hardiesse mal préparée le froisse et le fait grimacer ; il y faut bien du ménagement, il ne faut pas oser trop d’une seule fois, et l’innovation n’est heureuse que lorsqu’il s’en est peu fallu qu’elle ne passât inaperçue, et que pourtant on s’étonne, après coup, de ne l’avoir pas remarquée.

Au reste, c’est par manière de parler que nous personnifions ici la langue, qui certes ne s’aperçoit, ne s’alarme et ne se plaint de rien. Tout cela regarde le public, à qui la langue est comme incorporée, et qui se ressent de tout ce qui la touche. Rien n’est plus intimement uni à un homme, à un peuple, que sa langue ; ce n’est pas seulement l’instrument de sa pensée, c’en est le fond ; c’est la vraie image de sa vie, c’est toute sa vraie philosophie. C’est en même temps le résultat de la vie sociale, et le moyen de cette vie ; c’est une indispensable condition d’ordre, de ralliement, et par conséquent de progrès ; c’est le talisman de notre Babel. Quoi d’étonnant si un instinct universel veille d’un soin jaloux sur un vocabulaire et sur une grammaire dont l’altération rendrait imminentes et la confusion des langues et la dispersion, non plus des tribus, mais des forces de la société. Veiller sur la langue, c’est veiller sur la société même.

Par conséquent attenter à la langue, c’est porter atteinte à la société. Et la société s’en venge d’une manière bien simple, en refusant de comprendre celui qui ne parle pas comme elle. Cependant la pensée et le talent ont aussi leur droit, nullement contradictoire à l’intérêt de la société, qui doit ses progrès au talent et à la pensée. Par cela seul que la société vit, se meut et se développe, la langue fait tout cela de son côté ; il y a même des changements d’expression et de tour dont personne, ou plutôt dont tout le monde, peut se dire auteur ou complice : changements anonymes, spontanés, nés de la volonté des faits plutôt que de l’arbitre d’un homme. Mais plusieurs de ces changements, même de ceux qu’attendait la société, et d’autres, en plus grand nombre, qu’elle ne demandait pas, sont individuels dans leur origine. Tout dans leurs succès dépend de l’à-propos et de la mesure. La question ne peut se résoudre par d’autres principes. Notez que je parle des changements raisonnables en soi, puisque les autres sont condamnés par leur nature ; mais ceux mêmes qu’on pourrait justifier par le raisonnement et l’analogie, ne peuvent toujours se sauver par là ; il y a une autre pierre de touche, il y a une loi plus forte : l’intérêt de la société, compris dans l’intérêt de la langue ; le vieil axiome : Salus populi suprema lex, s’étonne de trouver ici une application, et, qui sait ? peut-être une des moins contestables ; la raison elle-même cesse d’être raison quand elle veut se maintenir contre l’erreur de tous ; c’est un de ces cas où l’on peut répéter après le Démosthène de l’Assemblée constituante que « quand tout le monde a tort, tout le monde a raison. »

Pour les esprits très individuels, il y a ici une limite faiblement marquée, assez recouverte, et facile à dépasser faute de la voir. Cette élasticité, au moyen de laquelle toute langue étend ses ressources, c’est l’analogie, c’est le droit de faire une seconde fois ce qui s’est fait une première, de tirer une à une les conséquences d’un précédent. Pourquoi s’arrêter, dit-on, à ce point précisément ? Si l’on a pu venir jusqu’ici, pourquoi n’irait-on pas jusque-là ? La langue s’est prêtée aux développements successifs de la pensée par l’extension progressive de ses termes ; chaque mot a provigné autant de fois et aussi loin qu’on l’a voulu, et nul doute que l’emploi du même procédé ne fît suffire les formes de la langue et ses éléments capables à mille besoins encore inconnus. Qui donc empêche, dit-on, de devancer les temps, d’accélérer un développement inévitable ? Cela même que nous avons dit plus haut : le besoin de s’entendre, qui n’est autre chose que le besoin de vivre en société. La langue, pareille en ceci à l’antique prophétie, ne peut être l’objet d’une interprétation individuelle ; c’est un fait donné, un fait providentiel ; on la reçoit du peuple, on ne la lui impose pas ; ce n’est que de son consentement et presque sous sa dictée ou sous son inspiration qu’on peut la modifier ; on ne la fait pas à priori, ce n’est pas un objet de spéculation, un système que chacun remanie à son tour ; c’est une vérité relative, que toute altération transforme en erreur, au moins relative.

Après cette profession de foi, nous sommes à notre aise pour parler de la langue des Pensées d’Août, et pour dire que M. Sainte-Beuve a fait (dans une mesure qu’il s’agira de juger) ce que fait, le voulant ou ne le voulant pas, tout homme de talent et tout génie individuel. Il voulait exprimer, tels qu’il les éprouvait, des sentiments très intimes ; c’est peut-être vouloir traduire avec des paroles le parfum d’une fleur ou le goût d’un fruit ; toujours la parole fera défaut, mais on essayera toujours ; et si l’on n’arrive pas, du moins on approche. Eh quoi ! la parole sur tous les sujets qui tiennent au monde moral, n’est-elle pas réduite à l’approximation ? Il me semble voir le patient et habile Ruysch, injectant les vaisseaux les plus délicats du corps humain, non seulement pour les rendre plus visibles, mais pour que l’œil les pût lier aux vaisseaux les plus grands, et les rattacher par ceux-ci au point de départ commun. Le liquide qu’il avait imaginé conservait sa couleur jusque dans ces canaux un peu moins que capillaires ; en peut-il être ainsi du langage ? peut-il rester coloré dans l’expression de ces extrêmes délicatesses ? et ne doit-il pas recourir à un procédé tout différent ? N’est-ce pas sur l’ensemble, plutôt que sur les détails, que nous devons nous en reposer ? Et les productions les plus délicatement individuelles, celles dont le parfum ne se confond avec nul autre, celles qui ont remué dans notre cœur les fibres les plus intérieures, ont-elles dû cette magie à un travail curieux de langage, à un choix laborieux d’expressions et d’images ? je ne le pense pas.

Il est cependant vrai que Racine parvient à l’expression de certaines précieuses nuances par le rapprochement heureux de deux mots, et moins peut-être par l’effet logique de leur combinaison, que par le reflet que l’un jette sur l’autre. Car tout n’est pas logique dans le produit de certaines combinaisons ; leur impression très instantanée ressemble à celle qui naît du mélange de deux couleurs : avant que l’esprit ait jugé, l’imagination a été saisie, le cœur a retenti. La poésie, qui s’élève au-dessus de la musique par l’admission de l’élément logique, retourne quelquefois vers la musique, pour lui emprunter non seulement la mélodie des sons, l’accent, le rhythme, mais quelque chose même de la nature du langage musical, qui, s’il ne dit pas tout ce que la parole peut dire, exprime en revanche ce que la parole n’exprime jamais. Il y a du caractère de la musique dans tel vers, peut-être dans telle ligne de prose, où les liens logiques un peu relâchés laissent plus librement flotter la pensée, et lui permettent d’occuper dans l’âme un espace, et de couler dans des retraites où une forme plus précise ne lui eût pas permis de pénétrer. C’est de la musique dans des mots ; et les moins harmonieux la peuvent renfermer, car c’est l’esprit de la musique, et non sa forme, qui vient de rentrer ainsi dans la poésie.

Nous craignons que ces détails ne paraissent subtils ; cependant nous sommes sûrs de rendre une impression réelle. Quoi qu’il en soit, il est clair que M. Sainte-Beuve, poète intime, penseur intime, s’accommodant peu, pour le vêtement de ses idées, des grands plis de la langue usuelle, l’a froissée pour l’assouplir, et, en la froissant, l’a quelquefois déchirée. Il n’a tenu compte que des éléments indivisibles de la langue, les mots ; et ceux-ci encore, il ne les accepte que comme point de départ, se croyant libre de les faire cheminer par la route de l’analogie vers d’autres sens ; libre encore d’appliquer le même principe aux formes de la phrase, à toute la syntaxe ; l’essentiel à ses yeux, son unique souci, est de rendre avec vérité son idée, et ce qui est plus difficile, son impression ; et c’est l’impression aussi du lecteur, et non l’analyse, qu’il fait juge de son langage. Telle association de mots, tel mouvement, tel tour, donnent-ils pour résultat une impression pareille à celle qu’il a lui-même reçue ? il semble que ce soit là en fait de style sa règle unique. Il y a chez M. Sainte-Beuve beaucoup d’incorrections, et peu de fautes peut-être, si l’on entend par faute un fait de négligence, d’ignorance ou d’erreur. C’est à bon escient qu’il solécise ; et il est peu de ses expressions dont il ne pût rendre compte, peu de ses traits qui n’aient leur raison toute prête. Mais cette raison contredit la raison universelle, nous l’avons fait pressentir ; ces surprises, ces secousses sont trop rudes et trop fréquentes ; la nécessité de se réconcilier à chaque pas avec l’auteur, dût même la réconciliation ne manquer jamais, nuit pourtant à la bonne intelligence entre le lecteur et l’écrivain ; cette façon de parler jette un voile sur les idées ; et ce n’est souvent qu’à une seconde lecture qu’on découvre une pensée là où d’abord on n’en soupçonnait point. Le rythme, l’harmonie, la beauté des sons est nécessairement sacrifiée dans un pareil système ; et un poète qui sait faire les vers (ce recueil même le prouve) a le pénible courage de fuir la mélodie, les beaux accents, les mots sonores et vibrants, les chutes pleines et retentissantes, presque toute la mélopée dont notre langue est susceptible ; on dirait parfois qu’il affectionne les mots arides et lourds, les rencontres dures, la plus franche ineuphonie.

Je ne doute pas, au reste, qu’une synthèse très peu réfléchie n’ait dicté quelques-uns des plus beaux vers qu’on connaisse ; vers enfantés d’un coup, vers jetés en fonte et rapidement, pendant que leurs éléments confondus bouillonnaient encore. Une analyse rigoureuse n’en laisserait subsister qu’un bien petit nombre. Les poètes de l’antiquité sont pleins de ces expressions vagues mais délicieuses, de ces inexactitudes sublimes ou touchantes, qui font le tourment du grammairien loyal. À quelle forme consacrée de la langue latine répond le sunt lacrymæ rerum de Virgile ? Il y a des choses qui sont jugées par leur effet, adoptées ou rejetées d’acclamation, et où l’analyse ne doit pas toucher. De ce nombre sont quelques vers des Pensées d’Août, ceux-ci, par exemple :

Bocagère et facile il se montrait la gloire83
Chemin creux sous des bois dans le torrent d’exil84.

Mais il faut les voir à leur place (pages 18 et 36) pour les sentir et pour savoir ce qu’ils valent.

Après tout cela, il faut bien convenir que la parole, même celle du poète, est une analyse de la pensée ; qu’elle doit méthodiquement décomposer le sentiment qui se forme dans l’âme de l’écrivain, et qui va, soutenu par elle, se reformer dans l’âme du lecteur. Il y a synthèse au point de départ, et synthèse au terme final, l’analyse remplit l’intervalle. Et cette analyse est logique ; elle est bien différente de cette espèce de manipulation qui combine entre elles plusieurs substances pour en tirer une nouvelle, mais qui ne crée rien d’organique. La parole est une mécanique, non une chimie.

M. Sainte-Beuve est peintre plus délicat qu’il n’est exact écrivain. Il est, qui le croirait, vague d’expression pour être à sa manière plus précis. Il rogne la médaille pour la ramener au juste poids. Ce qui compléterait logiquement l’expression déborderait son sentiment ; fût-ce de l’épaisseur d’un cheveu, c’est trop pour son compte, et il y remédie, s’il le faut, au dommage de la langue. Une teinte que les termes convenus ne reproduisent pas, il la demande à d’autres termes, aux dépens du bon usage. Pour arriver d’un coup jusqu’au sommet de sa pensée, il double la métaphore, il fait d’une image la racine d’une autre image, il élève le langage figuré à la seconde puissance. Ses négligences sont savantes, ses excès médités ; mais qu’importe si l’usage est pourtant le maître, si l’usage marque le pas ? qu’importe encore, car il faut tout dire, si le goût est essentiellement dans la mesure, et si le problème de l’artiste est de se mouvoir avec force et avec grâce dans une étroite enceinte, sans en raser la barrière, et de faire beaucoup de chemin dans un espace borné ?

On peut louer M. Sainte-Beuve d’avoir cherché le secret, qu’il a trouvé souvent,

D’un vers rajeunissant qui charme avec détour85.

Il y a dans son système (qui n’a que le tort d’être un système) un fonds de vérité qu’il a développé avec bien de la grâce dans son épître à M. Villemain. Mais il fallait, je crois, laisser faire l’inspiration, la nature ; c’était à la critique à rédiger, après coup, la théorie de cette poésie ; mais cette poésie ne devait pas s’annoncer comme une théorie. La vie poétique, à cause de cela, s’est voilée ; elle s’est mise à l’état de chrysalide. Qui sait, qui voudra savoir qu’un citoyen des royaumes de l’air y tient repliées et froissées ses ailes brillantes ? Les poètes, du moins, auraient dû le savoir et le dire : ils ne s’y trompent guère ; ils reconnaissent de loin la poésie, ils la pressentent ; à leur défaut il faudra que les profanes disent à leurs périls et risques que les Pensées d’Août sont de la poésie enveloppée, mais de la vraie poésie ; chose excellente, chose rare ! Ils diront même qu’il s’y trouve beaucoup plus qu’on ne l’a dit de poésie ostensible, de poésie au titre légal ; que l’auteur de l’Ode au Loisir et des Larmes de Racine86 n’a pas perdu le talent des beaux vers ; qu’il les sait faire encore, et qu’il a semé les Pensées d’Août d’un grand nombre de ces lignes de lumière, de ces banderoles éclatantes, dont la souplesse, l’ampleur, l’ondulation, la vive couleur, signalent les vers bien faits que tout le monde aime. Mais c’est par l’âme, par le sentiment que M. Sainte-Beuve est poète. Traversez, même à pas rapides, ce recueil de poésies : avez-vous le sentiment d’en sortir comme vous y êtes entré ? ne vous croyez-vous pas, à l’issue, teint, imprégné de cette poésie ? croyez-vous avoir traversé sans conséquence un milieu sans caractère ? n’avez-vous pas de la vie, de l’humanité, une impression nouvelle ? n’êtes-vous pas modifié ? Tout poète qui vous permet de répondre non à toutes ces questions n’était pas poète ; mais c’est un poète que celui qui vous oblige à une réponse affirmative. Qu’on fasse cette épreuve sur l’Épître à M. Ampère, sur Monsieur Jean, sur les vers à l’abbé Eustache, sur le dernier morceau du recueil. Qu’on essaye de lire deux fois certains morceaux, la première lecture n’étant guère que provisoire quand il s’agit d’une diction si insolite et si imprévue. Dès la première lecture on goûtera certaines pièces. Une partie de l’épître à M. Patin sur Catulle est une de ces choses qu’on peut présenter sans crainte « à des amis et à des ennemis. » Elle est toute pénétrée des grâces du sujet même qui l’a inspirée :

Certes, la Grèce antique est une sainte mère,
L’Ionie est divine : heureux tout fils d’Homère !
Heureux qui, par Sophocle et son roi gémissant,
S’égare au Cythéron, et tard en redescend !
Et pourtant des Latins la Muse modérée
De plain-pied dans nos mœurs a tout d’abord l’entrée.
Sans sortir de soi-même, on goûte ses accords ;
Presque entière on l’applique en ses plus beaux trésors
Et, sous tant de saisons qu’elle a déjà franchies,
Elle garde aisément ses beautés réfléchies.
Combien d’esprit bien nés, mais surchargés d’ailleurs
De soins lourds, accablants, et trop inférieurs,
Dans les rares moments de reprise facile,
D’Horace sous leur main ou du tendre Virgile
Lecteurs toujours épris, ne tiennent que par eux
Au cercle délicat des mortels généreux !
La Muse des Latins, c’est de la Grèce encore ;
Son miel est pris des fleurs que l’autre fit éclore.
N’ayant pas eu du ciel, par des dons aussi beaux,
Grappes en plein soleil, vendange à pleins coteaux,
Cette Muse moins prompte et plus industrieuse
Travailla le nectar dans sa fraude pieuse,
Le scella dans l’amphore, et là, sans plus l’ouvrir,
Jusque sous neuf consuls lui permit de mûrir.
Le nectar, condensant ses vertus enfermées,
À propos redoubla de douceurs consommées,
Prit une saveur propre, un goût délicieux,
Digne en tout du festin des pontifes des Dieux87.

Ce qui distingue la poésie intime de M. Sainte-Beuve, c’est de n’être pas purement lyrique, c’est son élément social, c’est ce goût d’observation sympathique et humaine, c’est par conséquent cet aspect d’histoire et de drame qu’elle revêt presque toujours. Le poète est en quête d’âmes et de destinées intéressantes à observer, curieuses à connaître. L’attention affectueuse est un des caractères de son talent. D’autres sont curieux de végétaux, de livres ou de médailles ; il est curieux, lui, de belles âmes cachées, de vertus ignorées d’elles-mêmes ; ce sont ses médailles. Il n’en saisit pas uniquement l’aspect immédiat, mais l’idée secrète ; ses anecdotes sont poétiques et sa poésie semble de l’anecdote. Il semble à tout moment qu’il trahisse le secret de quelqu’un, et ce quelqu’un peut-être n’existe pas. On lui demanderait volontiers l’adresse de Marèze, de Doudun, de Ramon, pour les aller voir et faire amitié avec eux ; on voit qu’il sait l’endroit où Monsieur Jean repose, ce type touchant du maître d’école, cette personnification du premier besoin de notre siècle, mais surtout cette image d’une douleur tant multipliée par le christianisme, celle d’une âme forcée par ses principes de condamner l’objet qu’elle admire et qu’elle aime. C’est toute une tragédie que l’histoire de Monsieur Jean ; c’est, en même temps, toute une histoire du monde moderne et de la France actuelle. Beaucoup de personnes peut-être n’ont vu dans ce morceau que des vers durement brisés ; pourquoi n’y pas voir surtout cette âme brisée par le combat, et dans le même homme le fils tendre demandant grâce au chrétien fervent pour un père illustre et infortuné ?

La tendresse, la chair, en un sens se décide ;
Mais l’esprit se soulève, à demi parricide88.

Nous voudrions citer encore, dans ce même recueil, bien d’autres anecdotes de l’âme ; nous voudrions traverser, par tous les chemins qu’on nous a ouverts, cette âme du poète lui-même, où vivent, comme réfléchies, toutes ces âmes qu’il aime. Nous voudrions faire soupçonner au moins tout ce qu’il y a de belle poésie dans cette voix au souffle pénible et entrecoupé ; mais une idée qui nous est venue à l’esprit dans le cours de ce travail littéraire réclame les dernières lignes dont nous pouvons disposer. Mettons-la ici, n’ayant pas su la mettre ailleurs. Le fond des Pensées d’Août, comme de quelques autres productions de notre époque, est une psychologie très délicate, qui s’en va épiant toutes les émotions de l’âme, surprenant tous ses secrets, lui dérobant des aveux, furetant, si l’on peut parler ainsi, dans ses recoins les plus obscurs, et, par-dessus tout, lui donnant conscience de tout son mal et lui multipliant ses douleurs en les lui nommant. Je ne cherche pas ce qu’a de favorable ou de contraire à la poésie, à l’art en général, cette aptitude admirable en tout cas. Mais je crois entrevoir ce qu’elle a de nuisible aux grands intérêts de l’âme. Autant la connaissance de soi-même est le point d’appui nécessaire de toute régénération, autant peut-être cette minutieuse observation rend cette même œuvre difficile. Elle tourne en étude, en curiosité, les grandes impressions qui inclinent l’âme du côté de la lumière. Elle transforme furtivement les douleurs du repentir en joies de l’amour-propre ; des reproches de la conscience deviennent des découvertes de l’esprit. On ne rentre pas en soi-même, on en sort plutôt. Spectateur amusé d’un mal sérieux, on cesse d’y être identifié, on s’en isole, on s’en distrait en s’en occupant. Cette étude, par contrecoup, peut profiter à d’autres hommes ; elle nuit le plus souvent à celui qui s’y livre. Il vaut mieux ne voir d’abord que les grands traits de sa nature, ne connaître que les grands mots de la langue morale, suivre à l’égard de soi-même la méthode de l’Évangile, qui, prenant à plein poing toutes ces petites misères, en compose d’un seul coup une grande misère, et par ce moyen nous met tout d’abord en présence, non de nous-mêmes, mais de Dieu. Sans doute que plus tard, je veux dire après la restauration de l’âme, la gerbe se délie et nous laisse voir une à une toutes ses tiges d’ivraie : l’œil chrétien, qui voit de très loin les grandes choses, de près voit les plus petites très exactement ; l’idée première du christianisme est un instrument sûr et délicat, qui pénètre, comme la parole de l’Évangile, jusqu’aux dernières divisions de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; et c’est même au christianisme que nous devons indirectement cette fine psychologie, qui, malheureusement, ne retourne pas toujours à sa source. Telle production qu’au fond le christianisme désavoue, René, Werther, Oberman peut-être, sans le christianisme n’eût jamais pu naître. Où ne pénètre pas la lumière de l’Evangile, il fait descendre par détours d’étranges lueurs ; s’il n’éclaire pas, il désabuse du moins ; où il ne porte pas la joie il porte le désenchantement ; une mélancolie subtile, un mysticisme creux et affamé, est le contrecoup du christianisme dans les âmes profondes ou délicates qui ne sont pas devenues chrétiennes ; il a fait, en entrant dans le monde, un grand vide dans les âmes qu’il n’a pas remplies ; il leur a rendu impossibles toutes ces créations fantastiques dont elles se peuplaient autrefois ; il n’y a plus de place dans le monde que pour lui ou pour le néant ; sans le savoir chacun le sent ou l’éprouve ; et de là ces tourments autrefois inconnus, de là ces rêveries énervantes des âmes dépossédées, de là cette poésie qui se nourrit d’elle-même, et qui, faute d’une immensité pleine, s’empare d’une immensité déserte, d’une immensité de douleur, autre infini pour un être dont l’infini est la véritable portion, le besoin éternel, l’incorruptible symbole !

Ces réflexions, dont les Pensées d’Août nous ont fourni l’occasion plus que le sujet, s’appliquent d’elles-mêmes à une autre production assez récente de M. Sainte-Beuve, que nous avons lue avec une douloureuse admiration89. Madame de Lafayette, en 1837, n’écrirait peut-être pas autrement la Princesse de Clèves. Personne n’aura lu les deux ouvrages sans être frappé du rapport autant que des différences ; et si l’admirable fraîcheur du dix-septième siècle manque nécessairement à cet écrit du dix-neuvième, l’auteur nous en dédommage, autant qu’on peut dédommager de la simplicité par la plus moelleuse souplesse et une rare suavité de langage. Mais ce goût de psychologie subtile a entraîné l’écrivain loin des grandes lignes qu’il serre toujours de près dans les Pensées d’Août. Cette histoire doit servir de preuve à un paradoxe qu’à notre avis elle ne prouve point, c’est qu’on peut aimer une seconde fois, et mieux que la première, un objet qu’on a cessé d’aimer. Ce serait aux faits réels à nous certifier qu’un sentiment composé en grande partie d’illusions et de prestiges peut avoir deux éditions : une histoire inventée, où, pour lier deux extrêmes, on multiplie à plaisir les nuances, peut faire admirer l’artiste, mais ne prouve absolument rien ; et il n’y a sorte d’impossibilité morale qu’un esprit ingénieux ne puisse rendre vraisemblable dans une fiction. Je conviens que nos passions, aussi bien que les livres qui les décrivent, étant devenues intellectuelles, on se les compose à plaisir, on en invente pour son usage, on est l’acteur de son propre rôle ; et à ce compte tout ce qui est possible comme pensée est possible comme passion. Mais ces caprices des âmes usées, en qui toute la vie a passé en vue, toute la sensibilité en réflexion ; ces exceptions, ces accidents, bons à noter pour mémoire, ne sont pas le véritable objet de l’art, subordonné sans doute à la société, mais non aux mille et mille sinuosités où l’âme peut amuser son ennui.

Convenons-en, la thèse fût-elle vraie, l’auteur a payé trop cher cette vérité, par l’abandon momentané des principes qu’il aime à défendre. Ce qu’il a gagné vaut infiniment moins que ce qu’il a sacrifié ; et s’il lui fallait absolument, pour le bien de sa preuve, laisser notre intérêt se distraire vers une affection illégitime qu’il environne de je ne sais quelle trompeuse auréole de vertu et d’innocence, à cela seul il reconnaissait que sa thèse n’était pas vraie, car où donc est la vérité qui coûte la vie à une autre vérité ? J’absous volontiers l’intention ; mais je dénonce à l’auteur ce goût de psychologie raffinée qui peut préoccuper à ce point un homme de conscience, et lui faire une si complète illusion. Il serait à souhaiter qu’un jour l’auteur se prononçât sur cette œuvre de manière à faire évanouir la difficulté qu’elle soulève et les doutes qu’elle autorise.

III. Port-Royal §

Tome 1er.-1840.

Premier article90 §

Tout ce qu’il y a d’esprits élevés et impartiaux parmi les penseurs a reconnu depuis longtemps la richesse intellectuelle et morale du christianisme. Ce qu’il a donné aux arts, à la littérature, à la civilisation, ce qu’il leur donne sans cesse, est incalculable. On a dit de certaines langues, riches et puissantes, qu’elles portent leur homme : le christianisme, qu’on pourrait aussi appeler une langue intérieure, porte son homme ou son monde. Nos pensées ne lui ajoutent rien : il ajoute sans cesse à nos pensées. Magnum mentis incremenlum. Il est, pour tous ceux qu’aimante son regard, le principe d’une originalité en quelque sorte impersonnelle, la source incessamment ouverte d’idées grandes, touchantes et nouvelles, qui, se confondant avec leur source, obligent l’esprit qui les a conçues à douter s’il en a été l’auteur ou le témoin, le foyer ou le miroir. Il en est comme d’une semence douée d’une énergie propre, et qui, déposée dans l’homme, « soit qu’il dorme ou qu’il se lève, la nuit comme le jour, germe et croît sans qu’il sache comment »91 ; germe obscur et sans forme, grain de poussière qui contient et comprime dans son sein l’arbre à l’immense ramure et à l’opulent feuillage. À ne prendre dans la littérature moderne qu’une seule classe d’écrits, ceux qu’on appelle religieux, soit de théologie, soit de pure édification, vous trouverez cette classe plus riche à elle seule que toute la littérature dont elle passe pour être une branche et dont elle est le tronc ; elle est plus substantielle, plus vivace, plus neuve, plus jeune toujours ; elle ne dépérit qu’en s’éloignant de sa source, c’est-à-dire en cessant plus ou moins d’être chrétienne ; mais à chaque fois que ses racines plongent de nouveau dans le sol maternel, la sève afflue dans tous ses canaux, elle semble naître pour la première fois ; on dirait, à l’abondance et à la vigueur de sa végétation, qu’elle n’a jamais encore pompé les sucs du sol ; elle est tout entière, non comme une nouvelle édition du même ouvrage, mais comme un nouveau chef-d’œuvre du même auteur.

Nous ne croyons pas faire injure à l’un des écrivains les plus naturellement riches, les plus sincèrement substantiels (color verus, corpus solidum et succi plenum), en assurant qu’il doit beaucoup de sa richesse à la connaissance qu’il possède et à l’usage qu’il fait du christianisme. Si l’on se demande pourquoi, au milieu de tant de volcans éteints que notre époque voit superbement fumer, un jet de lumière si pur et si abondant jaillit, comme la flamme d’un phare, dans les écrits de M. Sainte-Beuve, pourquoi, au milieu des reproches que sa forme a encourus, la richesse et la réalité du fond arrachent un éloge aux critiques les plus sévères, pourquoi les censures mêmes dont cette forme est l’objet n’accusent guère qu’une espèce d’hypertrophie, l’embarras d’une circulation trop abondante et trop pressée (et cet embarras lui-même, avec combien d’industrie et de bonheur n’est-il pas souvent surmonté et transformé !) eh bien ! il faut le dire, c’est que M. Sainte-Beuve a trouvé une veine que nul, parmi les littérateurs de profession, n’avait trouvée avant lui. Je m’interdis de considérer sous un autre point de vue que celui de la littérature cette grande et précieuse découverte ; mais, au moins comme fait littéraire, il m’est permis de la signaler ; et il n’est pas seulement dans mon droit, il est de mon devoir, d’ajouter que la découverte n’est précieuse, qu’elle n’est réelle, que parce que c’est bien le christianisme avec son âpreté et sa verdeur, non le christianisme édulcoré et frelaté, que M. Sainte-Beuve a découvert ou deviné. Encore une fois, je ne fais ici que de la littérature ; je laisse à la vie intérieure ses secrets, qui sont, à vrai dire, les secrets de Dieu ; mais je crois respecter cette barrière en disant que ce n’est point avec la seule imagination qu’on fait de semblables découvertes, à moins que le cœur, ce que je crois volontiers, n’ait aussi son imagination. L’imagination ordinaire est un souffle assez fort pour enlever d’un coup cette brillante poussière ou cette fleur qui revêt le fruit ; les plus heureux, parmi les littérateurs et les poètes qui ont, comme l’on dit, exploité la religion, n’ont guère fait autre chose ; mais ce demi-christianisme s’est trouvé faux comme toutes les demi-vérités, et cette composition, ce plaqué, destiné à imiter l’argent ou l’or, n’a pas trompé un instant les yeux exercés. Ce sont deux entreprises fort différentes que celle de rendre la littérature chrétienne et celle de rendre le christianisme littéraire, et l’on n’a jamais réussi dans la seconde qu’en se proposant la première pour but. C’en est une troisième que celle de faire connaître, par un moyen littéraire, ou le christianisme ou la vie chrétienne. On n’y réussira jamais, je ne dis pas au gré des chrétiens, mais au gré du monde et du bon sens, à moins d’être ou de se faire chrétien. L’intelligence a pour condition la sympathie, et le siège de la sympathie est ailleurs que dans l’imagination. Il faut se prêter, se livrer à la donnée première du christianisme ; il faut abonder dans le sens du christianisme, en appliquer la mesure à toutes choses et à soi-même, emprunter de lui un nouveau regard pour tout voir, une nouvelle âme pour tout sentir, une nouvelle langue pour tout dire. En un mot, c’est à son centre qu’il faut se placer, non à quelqu’un des points de sa circonférence. De là seulement on peut tout voir, tout mesurer et tout lier ; à ce point de vue seulement, tout se répond et se continue ; la plus infaillible des logiques, celle de l’âme, assortit et proportionne les unes aux autres toutes les parties de ce vaste corps ; on ne cherche pas hors de soi, on trouve en soi le système du christianisme, qui semble devenu comme un phénomène et une forme de la vie. L’unité de l’œuvre ne se révèle qu’à l’âme ; mais l’âme, une fois touchée, la perçoit nécessairement ; elle devine, elle prévoit, elle anticipe ; elle va au-devant des conclusions, elle a préparé une place à toutes les vérités successives.

La première condition pour bien écrire sur Port-Royal, c’est l’intelligence du christianisme, c’est une pensée chrétienne ; car Port-Royal est un fait chrétien. Cette condition n’a pas manqué à M. Sainte-Beuve, et elle fait le premier mérite de son livre, qui, avec tout l’esprit de l’auteur, ne vaudrait rien si l’auteur s’était placé, pour l’écrire, en dehors des données chrétiennes. M. Sainte-Beuve a l’intelligence du fait qu’il décrit. Voulez-vous en juger ? Ne cherchez pas l’auteur au centre de son sujet ; ne l’abordez pas au moment où, de propos délibéré, il expose la dogmatique de ses héros ; prenez-le fort loin de là, hors de garde, dans une réflexion jetée en passant dans une note, dans un coup d’œil oblique sur les objets les plus éloignés de son thème, dans le sérieux, dans le sourire, dans la littérature, dans la politique ; frappez où vous voudrez : le même son partout accuse le même métal ; la continuité, l’assimilation est parfaite ; l’auteur est tout d’une pièce ; il ne peut pas s’oublier, parce qu’il ne peut pas se séparer de lui-même ; si sa pensée était chrétienne par hypothèse, ce serait la plus admirable hypothèse qui fût jamais, car la philosophie chrétienne est passée chez lui à l’état d’instinct et de tempérament. Quand la pensée se montre chrétienne au point de départ du système, du discours, ou de la vie, ou à quelque grand embranchement, il n’est pas encore sûr qu’elle soit chrétienne ; mais la trouvez-vous chrétienne aux dernières extrémités des derniers rameaux, reconnaît-on sa saveur et sa couleur dans l’appréciation des objets les plus étrangers à la religion et les plus divers entre eux ; en un mot, se montre-t-elle moins comme une pensée que comme un sens acquis, alors, à coup sûr, on peut dire qu’elle est chrétienne ; et celui chez qui elle a ces caractères a véritablement vocation à écrire l’histoire d’un fait chrétien. Pour constater, dans le cas présent, cette vocation, et pour autoriser, en quelque sorte, l’écrivain aux yeux du public, je n’irai pas le chercher en pleine théologie ni en plein Port-Royal ; je me bornerai à ramasser, dans les recoins du sujet, des passages tels que ceux-ci :

Les mondains sont de tout temps les mêmes sur certains chapitres : moins la vérité en soi, que la considération ; moins la vertu, que l’honneur92.

La seule garantie entière, à ne prendre même les choses que par le côté humain, la seule absolue sauvegarde d’équité constante, réside dans une pensée perpétuellement et rigoureusement chrétienne93.

Bien des jours de la vie des saints, comme de celle des heureux, se ressemblent : ce sont des labeurs tout réels, arides, épineux, sans cesse recommençants sur cette terre, qui ont bien leur secrète joie, qui ont surtout leur lutte obscure. C’est par l’étude suivie, réfléchie et presque contrite, par une étude plutôt mêlée de prière, non point dans ce genre d’exposition sérieuse, mais extérieure et trop littéraire, où l’imagination et la curiosité ont tant de part, qu’il les faudrait aborder.94

Au dix-septième siècle pas plus qu’aujourd’hui, la grande action de M. Le Maître ne dut être comprise ni sembler possible ; elle parut (pour dire le mot) une folie. C’est là le sceau que porte au front l’héroïsme chrétien dans tous les temps ; et ceci, en nous montrant que le passé n’est pas ce qu’on se figure, que ce qui s’y est fait de grand et de saint s’y est fait toujours malgré le siècle, au scandale du siècle et sous son injure, en rabattant en un mot95 de l’idée des temps passés, doit nous rassurer plutôt sur le nôtre, qui n’est peut-être pas pire, et qui, en fait d’enthousiasme encore fécond (je veux l’espérer), méprise ou simplement ignore ce qu’il enferme96.

Pour les réconciliations, comme pour les renonciations et les reniements, le chant du coq retentit d’ordinaire jusqu’à deux et trois fois à l’âme, avant d’achever d’avertir97.

Si quelque chose peut garantir, sous le rapport de l’intelligence chrétienne, la solidité du travail de M. Sainte-Beuve, c’est le jugement qu’il porte lui-même de ce travail ; c’est la valeur à laquelle sa sévérité réduit, sous le point de vue de la véritable instruction chrétienne, « une exposition sérieuse, il est vrai, mais extérieure et trop littéraire, où l’imagination et la curiosité ont tant de part98 » ; c’est, ailleurs encore, cette boutade si sérieuse et si franche à propos de ce que dit Saint-Cyran de la démangeaison qu’a tout le monde de savoir beaucoup, et de belles choses. « Et c’est cette démangeaison même, dit l’auteur dans une note, qui nous pousse, vous peut-être qui lisez et moi qui écris, à savoir si à fond Saint-Cyran sans l’imiter99. » Cet inexorable scalpel, qui, sans autre provocation que celle de la conscience, fouille dans des chairs réputées saines et ne s’arrête qu’au fond, cette distinction si nette et si sévère entre l’intelligence et la vie, entre l’admiration et la foi, entre la sympathie et la complicité, ces réserves prises avec une loyauté si délicate, cette peur consciencieuse de se confondre avec son sujet, cette obstination à marquer sa place en deçà du seuil, prouvent tout au moins que le seuil a été aperçu, et certes c’est beaucoup. Je ne sais pas comment il faut classer ceux qui l’aperçoivent si bien, mais je sais qu’entre ceux qui l’aperçoivent et ceux qui ne l’aperçoivent pas, il y a un autre seuil, une autre barrière ; encore une fois, et sans vouloir donner le nom vrai, le nom divin de la situation qui se produit à nos regards, toujours est-il qu’une pensée chrétienne, chrétienne de part en part, a présidé au travail dont l’ouvrage de M. Sainte-Beuve nous livre les résultats. Ce caractère le tire de pair, le met à part de tous les livres modernes dans lesquels on a tenté d’appliquer la littérature à la religion ou la religion à la littérature. Et la preuve, c’est que, malgré sa parfaite clarté, il ne sera point généralement compris. Chose étrange et vraie pourtant : le christianisme arrangé au gré du monde est moins compréhensible puisqu’il est absurde, et néanmoins il paraît plus clair ; le christianisme complet est seul rationnel, seul logique ; et c’est celui-là qui paraît incompréhensible.

Quoi qu’il en soit, des pensées comme celles que nous avons citées (et le livre sur Port-Royal en est rempli) appartiennent plutôt à la littérature chrétienne qu’au christianisme littéraire. Port-Royal ne les désavouerait pas. Le langage seul l’étonnerait. Il sent son dix-neuvième siècle, compréhensif et sceptique, ardent et fatigué, moins éclairé d’une vive lumière que coloré de mille reflets, chargé de souvenirs et léger d’espérance, sans préjugés, mais sans instincts, autre par la pensée et autre par la vie, incapable, excepté par le christianisme, de toute impression naïve. Le langage de ce livre, par où j’entends non les mots seulement, mais les idées accessoires, les allusions, les rapprochements, la couleur générale, reproduit tout cela. On y sent un homme du dix-neuvième siècle, remontant par le sérieux de l’âme et la pénétration de l’intelligence vers les clartés du dix-septième, où il reconnaît sans hésiter la vérité morale et l’unique solution des problèmes de la vie, mais encore tout palpitant des émotions de son époque et l’oreille toute pleine de ses rumeurs. Il arrive souvent à des hommes dont l’Évangile a subitement changé le point de vue, de perdre à la fois le souvenir et l’intelligence du monde qu’ils ont quitté ; en proclamant l’erreur de leurs anciennes voies, ils ne l’expliquent point assez ; car ils ne voient plus, dans cette vie d’hier, la portion de vérité qui les affermissait dans l’erreur, le terrain neutre qui unit les deux époques, et qui leur est commun ; on dirait, en un mot, que le nouvel homme a non seulement abjuré l’ancien, mais ne l’a jamais connu. L’auteur de ce livre, comme s’il était présent à deux vies opposées, comme s’il interrogeait à la fois le pouls de l’une et de l’autre, les comprend toutes les deux, et les explique l’une à l’autre. Il en résulte, sans indifférence et sans confusion, un esprit de généralisation qui ne craint pas de ramener à un même dénominateur ces fractions de la vie humaine qui restent séparées, irréductibles pour les esprits exclusifs. C’est servir à la fois l’homme de la nature et l’homme de la grâce que de faire ainsi ressortir les ressemblances dans la différence, et les différences dans la ressemblance. S’il importe à l’homme du monde de reconnaître par la comparaison le faux et l’incomplet de ses représentations actuelles, il n’est pas inutile à l’homme de l’Évangile de reconnaître ce que, dans ces mêmes représentations, qui jadis ont été les siennes, il y avait de juste et de vrai, et le triomphe de la philosophie chrétienne ne consiste guère plus à nous découvrir l’erreur de nos jugements précédents qu’à montrer ce qui réunit nos deux époques et continue la première dans la seconde, ou fait remonter la seconde jusque dans la première. Il est beau de montrer ce que deviennent, sous l’influence de la grâce, comme sous l’action d’un greffe divine, ces forces que la grâce ne détruit pas, ces besoins qu’elle ne nie pas. Il est beau de montrer les vents d’orage devenant une haleine pacifique, et le divin, coulant dans la forme du caractère individuel, devenir humain sans en être moins divin. Il n’est pas moins intéressant de faire voir ce qu’ont pu devenir, en sortant du lit que le christianisme leur avait creusé, certaines tendances que la civilisation fortifie et que peut-être elle a créées. On croira aisément que des observations de ce genre ne manquent pas dans le livre de M. Sainte-Beuve ; nous n’en citerons qu’un exemple :

Deux cents ans plus tard, peut-on se demander, de telles natures qu’on voit ainsi éclater et reluire un moment au seuil du cloître, puis s’y enfermer, s’y ensevelir pour jamais, que seraient-elles devenues, à ne prendre que les chances humaines et calculables ? Cette rêverie première, qui, là, trouve tout aussitôt son cours et son lit, où n’aurait-elle pas débordé ? Quel torrent ! Ce qui s’alla de bonne heure fixer en prière et en pratique, s’éteindre aux obéissances obscures, en quelles vapeurs brillantes et orageuses l’aurait-on vu s’exhaler ? Littérairement, tout ce que nous rencontrons là chez la sœur Anne-Eugénie à l’état de piété exaltée et qui va trouver son emploi, littérairement cela est la matière même d’où s’engendrera la mélancolie poétique et le vague des passions ; d’où éclora la sœur de René ; d’où s’embrasera en flammes si éparses et si hautes, et que quelques-uns appellent incendiaires, celle qui a fait Lélia. Lélia, ce n’est peut-être que la sœur Eugénie qui n’est pas restée au cloître. On surprend très au net dans Port-Royal, à travers la piété s’analysant déjà elle-même et se racontant, ce qui, de nos jours, la sanction religieuse manquant, est devenu précisément la tendresse humaine égarée, l’orgueil inquiet, inassouvi, s’analysant aussi sans fin et se décrivant : c’est la même veine du cœur100.

M. Sainte-Beuve dit quelque part : « Quand Port-Royal ne serait pour nous qu’une occasion, une méthode pour traverser l’époque, et quand on s’en apercevrait, l’inconvénient ne serait pas grand101. » On serait tenté d’aller plus loin et de croire qu’il n’a cherché dans son sujet qu’un grand et beau prétexte d’étudier l’homme à la lumière du christianisme, comme le christianisme lui-même à la lumière de Port-Royal. Ces derniers mots ne doivent pas étonner ; la complète réalité de l’idée chrétienne n’est nulle part, pas même à Port-Royal ; mais il est certain, d’un autre côté, que l’étude d’un système ou d’une institution peut commencer dans ses documents, continuer dans sa logique, mais ne s’achève et ne devient vivante que dans l’observation des faits que cette institution a créés ; et si aucun fait humain n’est aussi large, aussi complet que l’idée divine qu’il aspire à représenter, il a, dans son imperfection, l’immense avantage d’être un fait : rien, sous ce rapport, ne peut le remplacer. Toutefois, le dessein de M. Sainte-Beuve est réellement historique ; Port-Royal est bien son objet prochain ; il l’a étudié avec toute la curiosité et la préoccupation d’un véritable amour, et à la lumière d’une maxime qu’il a bien fait de professer à une époque où tant de gens font de l’histoire à priori :

C’est toujours du plus près possible qu’il faut regarder les hommes et les choses : rien n’existe définitivement qu’en soi. Ce qu’on voit de loin et en gros, en grand même si l’on veut, peut être bien saisi, mais peut l’être mal ; on n’est très sûr que de ce qu’on sait de très près102.

Excellente maxime ! Nous nous laissons aller à caractériser par induction les personnages individuels, en prêtant à leur développement la logique de notre esprit ; nous les élevons, pour en avoir meilleur marché, à l’état d’êtres abstraits ; nous les cherchons hors d’eux-mêmes, c’est-à-dire hors de cette combinaison unique, sans pareille, sans retour possible, qui forme leur état concret, leur moi véritable ; c’est beaucoup si, sur un ou deux linéaments mal aperçus et à peine liés, nous n’avons pas fait d’avance tout leur portrait. Il faut laisser aux naturalistes le privilège de reconstruire tout un animal sur la simple inspection d’un ou deux fragments de son squelette : les individualités humaines ne se reconstruisent pas ainsi ; elles sont, sans contredit, fort liées, parfaitement logiques ; mais enfin ce sont des individualités, et l’on ne saurait les étudier comme des espèces. M. Sainte-Beuve a été fidèle à sa méthode, et si la pensée (car qu’est-ce que l’observation sans la pensée ?) lui est fort utile, ce n’est pas en suppléant à l’absence des faits, mais bien plutôt en le guidant vers les faits, et puis en les appréciant par leur comparaison avec d’autres faits déjà découverts, ou avec la situation qui les entoure et les modifie. M. Sainte-Beuve n’est pas seulement un excellent critique en littérature, mais un excellent critique en histoire. Dans cette monographie, il a donné aux historiens en titre l’exemple du scrupule et de la patience, l’exemple, plus difficile à suivre, de la délicatesse et de la profondeur, et celui d’appliquer tour à tour la psychologie à l’investigation des faits, et celle-ci à la psychologie.

On a fort approuvé les historiens qui donnent une idée pour centre à leurs récits, et font de cette idée le juge et la mesure des faits. Ce qu’entreprend M. Sainte-Beuve est plus nouveau et plus légitime peut-être. Port-Royal est pour lui un site, un sommet d’où il observe tout le dix-septième siècle. Et après tout, quel historien, directement ou indirectement, ne fait pas la même chose ? Chacun n’a-t-il pas son site, son observatoire, au sommet de quelque intérêt ou de quelque préoccupation dominante ? Et n’est-il pas pour le moins aussi sûr de voir les événements du haut d’un fait que du haut d’une idée ? Il est bien pire, pour qui raconte, d’être emprisonné dans un parti que d’être fixé dans un lieu. Or, pour M. Sainte-Beuve, Port-Royal n’est qu’un lieu ; un lieu intellectuel, sans doute, un lieu moral, le lieu de certaines idées, mais ni un système ni un parti. Les institutions et les personnages d’une même époque, selon leur position respective, se servent de miroir les uns aux autres ; miroirs vivants et sensibles dans lesquels l’objet est mieux observé, mieux connu, parce qu’on y apprend quel sens l’instinct des contemporains lui a donné, de quelle manière il a été senti et répercuté. L’histoire complète résulterait peut-être de la combinaison de ces histoires particulières où, tour à tour, ce qui était circonférence devient centre, et ce qui était centre devient circonférence. Le point est de bien choisir ; car tout n’est pas miroir, et tout miroir n’est pas de taille à réfléchir un siècle et un monde. Port-Royal convient-il à ce dessein ? Bien des gens, même parmi ceux qui pensent connaître leur dix-septième siècle, en auront douté ; c’est à l’œuvre à justifier l’ouvrier. Il est vrai que, non content de reproduire l’époque dans ses grands traits et dans ses moments les plus significatifs, l’auteur a voulu faire entrer corps et biens dans son sujet, comme dans un port franc, presque tous les navires de haut bord que le dix-septième siècle a vu flotter sur ses ondes. Toute l’histoire littéraire de ce grand siècle, une partie de celle du seizième et du dix-huitième se trouvera traitée incidemment dans les pages de M. Sainte-Beuve. Pour les y faire entrer, l’industrie et l’esprit ne lui manqueront pas, mais il lui faudra de l’esprit et de l’industrie. Comment mettre dans un même cadre Polyeucte et les Provinciales, Jansénius et Molière, Montaigne et Vauvenargues, Saint-Cyran et Rotrou, sans le faire çà et là éclater ou crier ? Comment satisfaire, sous de telles conditions, aux règles de la suite, de la proportion et de l’ordre ? Comment, du moins, ménager les transitions et dissimuler les sutures ? Peut-être n’est-il pas malaisé, du moins à un homme d’esprit, de soutenir cette thèse : « Corneille est de Port-Royal par Polyeucte103 », et quelques autres thèses semblables ; peut-être est-il vrai de dire que « pour peu qu’on séjourne dans un sujet, on y est bientôt comme dans une ville pleine d’amis, et l’on ne peut presque plus faire un pas dans la grande rue sans être à l’instant accosté et sollicité d’entrer à droite et à gauche. » Et nous ajoutons volontiers avec l’auteur : « Si l’on n’y doit pas céder toujours, il sied de s’y prêter quelquefois104.)) La question ici est toute d’à-propos et de mesure. L’auteur n’a-t-il point été trop complaisant ? N’a-t-il point trop aisément cédé aux amis de ses amis et même aux ennemis de ses amis ? C’est possible et nous ne voudrions pas être engagé dans cette discussion. En tout cas le mal est fait, si mal y a ; jouissons-en ; car on ne peut se dissimuler que quelques-uns des morceaux les plus précieux de cet ouvrage ne soient ceux qu’une critique formaliste n’hésiterait pas à retrancher. À côté de son sujet, comme dans son sujet, M. Sainte-Beuve a trouvé des trésors.

Deuxième article105 §

Le sujet de Port-Royal pouvait tenter un esprit beaucoup moins sérieux que celui de M. Sainte-Beuve ; un poète en pouvait faire sa proie. Les grandes figures, les grands noms, les scènes touchantes, le mouvement dramatique, la lutte et la persécution, l’héroïsme et le génie,’ le retour inopiné du primitif et de l’antique au milieu de l’âge le plus élégant et le plus décidément moderne, je ne sais quel écho solennel du désert parmi les bruits du grand règne et de la grande cité, que faut-il de plus pour attirer vers Port-Royal des esprits frivoles, à travers l’austérité des doctrines et la tristesse des mœurs ? Mais qu’est-ce que Port-Royal moins sa théologie, moins sa pensée, moins son but ? Comment, ayant retranché tout cela, sauver pourtant la poésie ? Port-Royal, non plus qu’aucun événement sérieux, ne peut se scinder. Ce serait une pauvre histoire de ce grand fait que celle qui n’irait pas tout droit au cœur de l’événement, à son centre, et ce centre est théologique. C’est dire en même temps qu’il est philosophique. La théologie n’est qu’une philosophie dont la base est donnée ; ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait dans la théologie beaucoup de spontanéité, beaucoup de sympathie avec la nature humaine, et même beaucoup de correspondance avec toutes les préoccupations dont une époque peut être agitée. M. Lerminier a dit quelque part, et répété l’autre jour, que la philosophie est le mouvement de l’esprit humain, et que les religions en sont les haltes. Nous n’appliquerons point ce mot à la théologie de la vraie religion ; elle n’est pas une halte dans le mouvement ; elle en est la règle et le modérateur ; elle accueille ce mouvement, et, sans l’arrêter, elle le dirige. Elle n’interrompt point le cours de la pensée ; elle est elle-même une pensée ; et bien que son point de départ soit une vérité révélée, et que, par conséquent, elle ne dispose pas de son commencement, si elle est vraie, elle comprend tout, parce qu’elle est plus vaste que toutes les philosophies, et qu’elle renferme dans son sein tout ce que chacune a de vrai. Sans être éclectique d’intention, elle est, de fait, l’éclectisme par excellence, comme nécessairement la vérité doit l’être.

Ceci suppose que le christianisme est la vérité, et tout le monde ne nous l’accordera pas ; à la bonne heure ; qu’il reste seulement convenu que, s’il y a une religion vraie, sa théologie n’est pas une halte dans le mouvement de l’esprit humain. Qu’on nous accorde une chose encore : c’est que, dans l’appréciation et dans l’histoire des événements religieux, il faut au moins accepter l’élément religieux comme un fait, comme un phénomène de l’esprit humain, comme une partie de la nature humaine, aussi profonde pour le moins que toutes ses autres propriétés et toutes ses autres tendances ; plus profonde même que tout le reste ; car qu’est-ce que la religion sinon la recherche ou la connaissance d’un premier principe, non abstrait, comme celui dont se contente la philosophie, mais vivant, personnel, relatif à la fois à toutes les facultés de notre être, et dont la nécessité doit être plus universellement et plus vivement sentie que celle du principe abstrait ? Celui-ci, en effet, intéresse les seuls philosophes ; l’autre intéresse tout le monde, y compris les philosophes ; et il faut bien qu’ils conviennent que sa découverte, et celle des moyens de se mettre en rapport avec lui, constitue, si elle est possible, une philosophie plus complète que la leur. On ne saurait donc leur pardonner, quand ils racontent un événement religieux, d’y chercher à toute force un dessous de cartes plus profond que le sentiment religieux lui-même, et de ne voir dans ce besoin religieux que la forme de quelque autre besoin, ou l’accident d’un phénomène plus important et plus réel. Parce que ces hommes, lentement évidés par l’habitude de la spéculation, ne sentent pas le besoin de Dieu, ils auraient tort de s’imaginer que d’autres ne le sentent pas ; il faut, au contraire, qu’ils reconnaissent que ce besoin est le plus constant, le plus universel, le plus inextinguible de la nature humaine, et que, dans toutes les histoires où la religion paraît, si ce n’est pas le seul, c’est le premier qu’il faut supposer.

Quant à ceux qui, dans un grand fait religieux, ne cherchent et ne supposent même que de la poésie, c’est bien autre chose encore. Après les avoir invités à prendre pour eux, a fortiori, ce que nous avons dit aux philosophes, disons-leur encore, en nous plaçant au point de vue de leur préoccupation ou de leur art, que chaque objet qui a de la vérité a de la poésie, mais qu’il est absurde de vouloir séparer la poésie de son objet ; que ces bouts de rameaux, détachés de l’arbre et plantés en terre, ne recroîtront pas, ne fleuriront pas, et que cette poésie, n’étant pas celle de l’objet, qu’on n’a pas voulu connaître, dont on a prétendu faire abstraction, n’est la poésie de rien, n’est pas de la poésie : le fantastique même est plus vrai que cette poésie de convention. Ajoutons encore que les événements ou les individualités qui ont, s’il est permis de parler ainsi, exhalé le plus de poésie, vus et observés de très près, semblent n’en renfermer point ; leur poésie est comme un parfum ou comme un écho qui ne devient sensible qu’à une certaine distance, ou de temps, ou d’espace, ou de pensée. Ainsi, le mouvement industriel de notre époque aura sa poésie dans l’avenir, il l’a déjà dans la pensée du contemporain qui le regarde des hauteurs de l’avenir ; mais tout près du mouvement, au milieu de ses détails et de son fracas étourdissant, il n’y a, pour l’immense majorité des spectateurs, point de poésie. Ce ne sont pas les personnages qui ont eu le sentiment d’être poétiques, ou qui ont aspiré à l’être, qui ont rendu le plus de poésie : c’étaient plutôt des esprits positifs à la fois et élevés, des âmes fortes ou tendres, poursuivant un but, vouées à l’action, vivant d’une vie ou sérieuse ou dévouée ; et si vous vous approchez de très près, tout vous semblera prose. Cette prose pourtant, il faut savoir la lire, il faut la bien connaître, quand on veut s’élever à la poésie du fait ou de la personne ; autrement on sera vague et sans caractère, c’est-à-dire qu’on ne sera pas poète. Voulez-vous être le poète de Port-Royal ? sachez la théologie de Port-Royal.

M. Sainte-Beuve a d’autant mieux été le poète de Port-Royal qu’il n’a point voulu l’être ; non qu’il n’ait senti tout ce que Port-Royal a de poétique, et que ce parfum ne l’ait secrètement attiré vers l’objet qui l’exhale. Mais toujours est-il que son dessein, qui n’a pas été théologique dans un sens exclusif ou dominant, a été de nous faire connaître le célèbre monastère et l’illustre école, non de profil, mais en face, mais en plein. Bien loin d’éluder la question théologique, pour se hâter vers les considérations philosophiques, c’est dans cette question qu’il trouve la philosophie de son sujet. Les problèmes discutés entre Port-Royal et ses adversaires sont avant tout des problèmes humains. La théologie chrétienne leur a donné une forme, une occasion, une solution : elle ne les a pas créés. Ils seraient purement spéculatifs, que l’homme, invinciblement, reviendrait sans cesse à les agiter ; mais, quoi qu’en ait pu dire une philosophie banale et superficielle, ils sont pratiques, et leur solution diverse entraîne une application diverse des forces de la vie humaine. C’est donc à bon droit, autant qu’irrésistiblement, que les esprits sérieux s’en sont préoccupés. Lorsque commença Port-Royal, le moment était venu de les agiter de nouveau. Il faut se représenter l’état religieux de cette époque. La religion, en France, était entourée d’un grand respect. Elle se présentait avec le caractère qu’elle aura toujours dans ce pays, la gravité, la solennité. Le caractère des Français veut un monarque sérieux ; c’est Montesquieu qui l’a dit : oserons-nous ajouter qu’il veut un Dieu sérieux ? Ailleurs la religion, le catholicisme même, peut s’humaniser sans se compromettre ; en France une barrière sacrée séparera toujours, dans tous les genres, le sérieux du familier ; ils se mêlent ailleurs, en France ils s’excluent.

Le paganisme même serait grave dans cette contrée, et il l’a été : la grâce et l’aménité ne dominaient pas dans la religion des légers et frivoles Gaulois. Chaque peuple donne à ses inclinations dominantes un contrepoids, qu’il cherche surtout dans la religion, tout en la proportionnant à sa taille et en l’accommodant à son caractère ; il était naturel que les prêtres de la Gaule fussent des Druides. Au sein du christianisme français, soit catholique, soit protestant, le même instinct se fait sentir. On le sent surtout au dix-septième siècle, âge de gravité, de décence et d’étiquette. Ajoutons que dans l’idée catholique de l’autorité, idée qui ne paraît pas susceptible de plus et de moins, mais que le dix-septième siècle cultiva, ce semble, avec un soin particulier, il y a un élément de gravité ; rien même ne serait grave dans le monde sans l’idée d’autorité ; mais quand l’autorité est un mystère et en quelque sorte un miracle, la gravité qui en résulte arrive à son comble. Cette gravité fait illusion ; elle peut dissimuler l’absence d’autres éléments non moins importants, et de la vérité même. C’est ce qui était arrivé à l’époque dont nous parlons. Sévère et inflexible sur l’article de l’autorité, qui est pour lui la question de vie ou de mort, le catholicisme était relâché sur des dogmes intérieurs, et, chose aussi naturelle que singulière, il faisait de ce relâchement une partie de son orthodoxie. Il le commandait d’autorité. C’était sans calcul, mais ce n’était pas sans instinct. Une tendance au pélagianisme est une des conditions de vie du catholicisme comme catholicisme, et le jour où les doctrines de Port-Royal seraient les doctrines officielles de l’Église, l’Église aurait cessé d’être.

Les Jésuites, quelque pureté d’intention qu’on veuille supposer à leurs fondateurs, avaient dû adopter et même exagérer cette tendance, par cela même qu’ils se présentaient comme défenseurs, non de la religion chrétienne et de la piété, mais de l’institution catholique. C’eût été de leur part un contresens que d’adopter les doctrines auxquelles plus tard s’attacha Port-Royal. Mais en exagérant sur ce point le dogme catholique, ils préparaient une réaction. Ce qui restait des doctrines de la grâce dans l’Église ne suffisait plus aux catholiques qui n’étaient pas seulement graves, mais sérieux. Les plus pénétrants, parmi eux, sentaient bien que ni la gravité, ni la science, ni même, de grandes et solides vertus, ne sauveraient le christianisme, qui semblait être sorti triomphant et plus respecté que jamais des redoutables étreintes du scepticisme de Montaigne, mais dont la puissance était moins réelle, moins enracinée et moins assurée qu’il ne semblait au commun des spectateurs. Ils savaient que rien ne peut perdre le christianisme que les concessions, et ils croyaient que l’Église du dix-septième siècle, sous l’inspiration des Jésuites, en faisait une énorme et irréparable à l’homme naturel, à qui le christianisme n’est pas venu complaire, mais donner un perpétuel et universel démenti. Cette concession leur paraissait conduire le christianisme, à travers beaucoup de gloire et de triomphes apparents, à un autre seizième siècle, que leurs pieuses craintes leur présageaient plus funeste que le premier. L’apparition du jansénisme correspond, quant au principe, à celle de la Réforme. Ce furent les mêmes alarmes, ce fut la même préoccupation ; ceux qui firent la plus grande œuvre n’étaient pas plus grands que ceux qui firent la moindre ; il y eut peut-être chez ceux-ci une spiritualité plus exquise et une vie intérieure plus développée ; l’attention des premiers, non moins fervents, non moins dévoués, et appuyés d’aplomb sur le vrai fondement, forcée de se porter sur plus d’objets, et placée dès l’abord en face d’un monde à changer, ne put se recueillir comme celle des seconds ; mais, après tout, il est impossible de ne pas reconnaître que, dans l’essentiel, leur cause était la même. Personnellement rapprochés les uns des autres, ils eussent eu pourtant, je le crains, quelque peine à sympathiser. Si ce qui les réunit est important, fondamental, ce n’est pas peu de chose que ce qui les sépare.

Les hommes de Port-Royal étaient catholiques, non à contrecœur, ni à petite dose, ou par l’appréhension du schisme, mais pleinement et avec amour. Le principe de l’unité n’est ni affaibli ni obscurci chez eux par aucun de ceux qui leur mirent les armes à la main. Cette doctrine même de la grâce, ils la recommandent comme antique et comme catholique, et ce dont ils se vanteraient (s’ils pouvaient se vanter de quelque chose), c’est de remonter aux âges primitifs. Ils conservent de plus le sacrement, c’est-à-dire le miracle ; quelle différence entre le miracle et le symbole ! On peut se décider dogmatiquement pour le symbole contre le miracle, et reconnaître toutefois que la croyance au miracle entoure le catholique spirituel d’une atmosphère particulière dont, sous l’empire d’une autre croyance, on a peine à se former l’idée. Port-Royal, par une conséquence naturelle de sa foi au sacrement, se faisait du prêtre une notion que jamais le protestant ne se fera de son ministre. On reconnaît même ici quelque chose de plus que l’idée catholique ordinaire ; Port-Royal enchérit sur le système de l’Église, ou plutôt (car au fond cela n’est pas possible), il l’accentue avec énergie, il y revient souvent, il y ramène sans cesse. Ce que nous ne connaissons, ou ce que nous n’avouons pas, l’office de directeur de conscience, il l’institue comme de nouveau, il en fait, dans le ministère, un ministère à part, réservé à quelques-uns seulement ; mais ceux-là il les revêt d’une autorité presque souveraine. « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur », écrivait Pascal à la fin de la prétendue amulette. Ce n’était que la pensée de Port-Royal. Que ne pourrait-on pas ajouter encore, pour montrer que ces protestants du catholicisme, comme on les a appelés, étaient catholiques par une foule de côtés essentiels et capitaux ! Tout ce que le catholicisme a de teintes chaudes, en opposition avec le milieu limpide et lumineux, mais très froid pour les froids, de la dogmatique protestante, revêt comme d’un nuage d’or la vie de ces austères jansénistes. Leur aversion pour la Réforme n’est pas dogmatique seulement ; c’est de l’antipathie. En conférant avec des docteurs calvinistes, ils se fussent, je le crois, rencontrés sur quelques formules ; mais sur combien de points, soit de sentiment, soit de vie intérieure, ils ne se fussent pas compris les uns les autres ! Pour ces points-là, vous les eussiez vus se tenir à l’écart et s’enfermer dans une réserve polie. Entre les hommes de l’autorité et ceux de la liberté, il y a un fossé que la plus grande spiritualité des deux parts a peine à combler ; le mysticisme l’a pu quelquefois ; mais dans le mysticisme, arrivé à un certain degré, il n’y a plus de place pour ces distinctions, ni même pour l’idée d’Église. Mais quand deux hommes ont un attachement de foi, l’un pour le principe de l’autorité, l’autre pour le devoir de l’examen individuel, ils sont téméraires aux yeux l’un de l’autre ; chacun, au point de vue de son antagoniste, est placé sur le terrain d’une supposition également gratuite et énorme ; ces deux principes se font peur l’un à l’autre, et l’huile d’onction et de sympathie qui commençait à couler s’arrête et se fige subitement, à la pensée, pour le catholique, que le protestant est dans les liens d’une erreur damnable ; pour le protestant, que le catholique a mis sa religion personnelle, et le Saint-Esprit pour ce qui le concerne, à la merci d’une autorité humaine. Le christianisme, milieu commun où se meuvent ces deux esprits, et où ils se sont rencontrés, devrait être plus fort, et, en dépit de tout, les unir et les mêler ; cela se voit aussi ; mais moins souvent que nous ne le voudrions.

[Il est un autre dogme qui trace une limite bien tranchée entre le catholicisme concret, traditionnel de Port-Royal et les communions protestantes : je veux parler de la dévotion à la Vierge ;]106 la doctrine du purgatoire peut seule, sous ce rapport, lui être comparée. On peut, en effet, de chacun des dogmes catholiques, arriver par une dégradation de teintes ou par des nuances de langage, tout près du dogme correspondant et opposé de la symbolique protestante ; mais rien, dans cette symbolique, ne correspond d’aucune manière à l’adoration de la Vierge ; son contraire, dans la dogmatique de la Réforme, est une pure négation ; l’adoration de la Vierge n’est l’extrême ni le contrepoids d’aucune de nos doctrines, qui, toutes ensemble pour ainsi dire, et par leur caractère général, l’excluent et la rejettent, tant elle répugne profondément au principe de la religion évangélique. La dévotion très volontaire et très affectueuse de Port-Royal pour la bienheureuse mère de Christ, est une preuve frappante que ces hommes étaient, après tout, des disciples très sincères et très convaincus de ce que, dans l’Église romaine, on appelle la tradition. Et plus leur attachement à cette partie de leur religion paraît vif, mieux on apprécie la puissance et la vitalité du principe même de la tradition. Au point de vue naturel et philosophique, c’est une grande chose que ce principe, qui donne à la révélation un écho perpétuel et jamais affaibli, et qui fait de la révélation une continuation de la tradition, un anneau étincelant et rayonnant dans la chaîne des communications divines. Là encore il y a du vrai, et il n’y a qu’à souffler sur la poussière qui le couvre, d’autres diraient : à enlever la crasse qui s’est attachée à cet or. Le christianisme est aussi tradition, puisqu’il est esprit. Le christianisme n’est pas seulement une doctrine, ni un fait une fois consommé : c’est un fait perpétuel, c’est une vie de l’humanité, c’est une force vive et libre, c’est une vertu, et nous avons aussi, à ce point de vue, notre tradition, qui ne se constate pas seulement par la reproduction constante des mêmes formiles et le retour constant au dépôt de la vérité, mais par la similitude de l’inspiration dans la diversité des siècles, des lieux et des hommes. Elle remonte plus haut que Calvin, et elle embrasse un horizon plus vaste que celui de la Réforme et de tous les essais de réforme qui ont précédé celui du seizième siècle. Jérôme, Augustin, Bernard, l’abbé de Saint-Cyran, font partie de notre tradition.

Il ne faut pas demander comment le principe de la Réforme s’étant trouvé incompatible avec le culte de la Vierge, il a pu trouver sa place parmi les dévotions les plus chères de ces hommes de Port-Royal, unis sur des points si essentiels avec nos réformateurs. Un système est aisément conséquent, et n’en est pas de même d’un homme. Le respect absolu des réformateurs pour la Parole écrite explique d’ailleurs et leur conséquence en général et leur refus d’offrir un culte à la Vierge, pour qui la Parole écrite n’en réclame aucun. Mais pour cela même qu’un individu est aisément inconséquent, il faut nous accorder que toutes les conséquences logiques, et en apparence inévitables, de l’erreur sur la Vierge, ne se sont pas nécessairement trouvées dans le cœur et dans la vie d’un Arnauld, d’un Le Maître et d’un Saci. Je n’en dis pas autant de leur Église, parce que la conséquence, qui souffre des éclipses dans les individus, n’en supporte point dans les masses ; prenez une multitude, vous verrez que l’idée qu’on lui a inculquée porte, chez elle, tous les fruits dont elle est susceptible ; et même c’est là seulement qu’on connaît la véritable portée des idées.

Je ne me rends pas compte, il est vrai, de cette dévotion à la Vierge dans l’âme de ces hommes, ou plutôt je ne réussis pas à me la représenter ; ma logique veut absolument que cette affection ait froissé tel principe dans leur esprit, telle affection dans leur cœur ; mais les faits ne viennent pas toujours à l’appui de ma logique, et il faut bien me résoudre à croire ce que je ne puis expliquer. C’est au-delà de ces individualités éparses, c’est dans la masse que ma logique et les faits se retrouvent d’accord. Qui ne sait, qui ne peut voir que, dans un christianisme déjà débilité, le culte de la Vierge a débilité ce qui restait de christianisme ?

Il est encore un trait par où chacun dira que Port-Royal est catholique : c’est la place qu’occupe la pénitence dans sa dogmatique et dans sa vie religieuse. Je ne suis pas encore décidé à ne voir là que du catholicisme, tout en convenant que la donnée première du fait est catholique. Mais il me semble, qu’en ceci, comme en d’autres choses, Port-Royal était plus original qu’il ne croyait l’être. Il avait, sans le savoir, repris en sous-œuvre et plus ou moins transformé dans le sens de son christianisme, bien des choses qui existent dans la religion romaine à l’état de rites, après avoir été, dans la première origine, des affections et des vertus ; car le firmament du catholicisme est plein de soleils encroûtés. La pratique romaine a fait de la pénitence ce qu’elle a fait de beaucoup d’autres choses, une lettre morte, une lettre qui fait mourir ; mais elle n’a pu empêcher les âmes pieuses de faire, pour leur compte, rentrer l’esprit dans la lettre. La pénitence, telle que l’entendait et la pratiquait Port-Royal, n’est pas une superstition, ni une transaction mercenaire. Telle qu’elle apparaît chez ces solitaires, elle serait bonne à prendre (la question des formes étant réservée) pour remplir une lacune trop sensible dans la piété, d’ailleurs sincère, d’un grand nombre de chrétiens évangéliques. Il faut protester, cela est bon et nécessaire, mais il ne faut pas protester indistinctement contre tout ; il faut se séparer du mal, mais il ne faut pas se séparer du bien.

Je n’ai pas une fois cité M. Sainte-Beuve ; mais tout ce que je dis ici de Port-Royal, c’est lui qui me l’a appris ou qui me l’a suggéré. Je n’aspire qu’à donner à mes lecteurs l’envie d’aller demander à son livre le nom exact et le dernier mot de tout ce que j’ai seulement indiqué. Un résumé, même fidèle et complet, des doctrines et des tendances de Port-Royal ne peut tenir lieu de son histoire. La généalogie des faits est essentielle à leur définition. Ainsi, j’ai mis en relief, après M. Sainte-Beuve, cette réaction anti-pélagienne, qui, par différents affluents, se forme dans le dix-septième siècle et à Port-Royal, et que l’histoire philosophique regardera, non comme un accident, mais comme une nécessité de l’époque. Ce n’est pourtant pas sous ce seul étendard, ni d’abord sous celui-là, que se rangèrent tous les réveils catholiques du dix-septième siècle. La doctrine ne fut pas le point de départ et le moyen de tous les essais de réforme. Chacun, du point où il était et par le chemin qu’il voyait ouvert, se pressait vers le foyer pour s’y réchauffer. Quelle distance et que de nuances entre François de Sales et Saint-Cyran ! Mais l’idée, le besoin de réparer les brèches de Sion, une plénitude d’amour, qui chez quelques-uns déborde en œuvres héroïques, un sentiment, un goût ranimé des choses du ciel, paraissent, de l’un à l’autre de ces deux hommes, chez beaucoup d’hommes intermédiaires, dont chacun a son caractère et sa forme. Et ici, l’on ne peut s’empêcher de remarquer que l’individualité fut un des caractères de ces réveils ; et si nous en cherchons la raison, nous croyons la trouver en ceci : c’est que la piété de cœur, la charité, même chez les plus dogmatiques de ces chefs de réforme, l’emportait sur la spéculation sans l’absorber. La théologie de Port-Royal est certes assez érudite, assez dialectique ; mais elle est tout imbibée, tout inondée d’une sève divine. Partout la charité surnage ; chez tous elle a pris les devants ; tous sont intérieurs, recueillis et plus ou moins contemplatifs : or, s’il n’y a rien de moins individuel, ni de plus destructif de l’individualité que les formules, comme formules, rien n’est plus individuel ni plus individualisant que l’amour, quand il domine et détermine tout. Pour en revenir à Port-Royal, avant même qu’une certaine dogmatique y fût arborée, le réveil y était déjà, une vie profonde y avait pénétré ; et la doctrine de la grâce, qui plus tard en devait faire sa forteresse, y avait été précédée par l’adoration de la grâce. Le monastère se préparait, de longue main, à des destinées qu’il ne connaissait pas ; et longtemps avant Saint-Cyran, Port-Royal était, par ses tendances, par ses aspirations, le Port-Royal de Saint-Cyran. Il faut que je le répète ; ce réveil, dont la forme est si dogmatique, est surtout spirituel et chrétien ; et il faut bien que cet élément ait été fort pour dominer et retenir toujours au second plan le caractère polémique et scolastique de tant de travaux sortis de ce même lieu. L’amour, l’adoration, la joie tremblante des vrais chrétiens y percent à travers la chaleur, et l’amertume quelquefois, des controverses. Il y a là de grands esprits et de vaillants athlètes, mais on sent davantage des âmes heureuses et attendries ; on aime à Port-Royal ; c’est là le trait distinctif et le vrai principe, le vrai résultat et le vrai nom de l’œuvre ; bien que peuplée par des hommes pécheurs et mortels, cette solitude apparaît comme la porte des cieux ; de son austère enceinte il ne sort guère de chants ni de parfums ; toute la sainte poésie de cette vie est intérieure et comme captive ; et il faut que la persécution ait vidé le cloître, pour qu’une des cordes de cette lyre muette, frémissant un instant, envoie jusqu’à nous un mélodieux soupir de regret et d’espérance :

Lieux charmants, prisons volontaires,
On me bannit en vain de vos sacrés déserts ;
Le suprême Dieu que je sers
Fait partout les vrais solitaires107 !

Oui, vous avez raison, jeune homme de génie, qui avez dit avec tant de témérité tant de choses profondément vraies et vivement senties, c’est là, c’est dans ces austères solitudes, c’est dans ce sacrifice constant de la vie et du temps aux perspectives de l’éternité, c’est là, et non dans les molles voluptés ou dans les affections de l’homme charnel, c’est là que se trouve l’amour, c’est là qu’il faut aller pour apprendre à aimer :

Point d’amour ! et partout le spectre de l’amour !
…………………………………………………..
Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer !

Nous espérons qu’on nous comprendra. Il ne faut ni s’ensevelir dans de « sombres caveaux », ni même s’enfermer à Port-Royal, pour aimer. Mais il faut du moins se retirer, s’enfermer dans cette solitude que la présence sentie de Dieu crée autour de l’homme ; il faut le silence, le recueillement, la vue du ciel, pour aimer ; il faut une vie sérieuse et austère, pour aimer ; pour aimer, il faut avoir appris à se haïr. La tendresse de l’âme est proportionnée à sa force, et sa force l’est à son dépouillement.

Pour en trouver la preuve vivante, on n’a qu’à parcourir le volume de M. Sainte-Beuve. Je doute qu’on puisse lire aucune histoire dont les personnages et les scènes renferment plus d’éléments affectueux, plus de tendresse, contenue, il est vrai, mais peut-être d’autant plus touchante. Je n’ai pas besoin de dire que tout cela ne perd rien sous la plume attentive et délicatement fidèle de M. Sainte-Beuve. Tout le monde aura reconnu quelle juste importance, sous le point de vue moral, il attribue à la scène grave et attendrissante du Guichet. Il appartenait à son tact à la fois exquis et hardi de mettre cette scène en regard de celle de Pauline dans Polyeucte, et de constater l’avantage de la réalité sur les inventions de la poésie108. Une partie seulement des personnages de Port-Royal (y compris les femmes), figurent dans ce premier volume, et nous n’y voyons que les commencements de plusieurs de ceux qui s’y montrent ; mais que d’édification, que d’émotion ils nous procurent déjà ! Le Maître, Séricourt, Singlin, Lancelot, l’historien Fontaine, ce ne sont pas les toutes grandes figures ; mais qu’elles sont belles ! que leur simplicité est touchante ! que de miel vierge découle de ces vies austères ! Mettez au commencement de la série la mère Angélique, à la fin l’abbé de Saint-Cyran : oubliez si vous le pouvez, et vous ne le pourrez, tant d’autres figures secondaires ou latérales, qu’un mot incisif, le mot unique, a pour jamais imprimées dans votre mémoire, tant de faits vivement accusés, dont la réunion fait vivre et remuer tout un siècle autour de quelques solitaires ; ne trouverez-vous pas que c’est un volume assez bien rempli, que celui qui vous a fait, non pas connaître, mais voir et pratiquer ces saints et intéressants personnages ? La figure étonnante de Saint-Cyran vous arrêtera surtout. C’est une grandeur à la fois sauvage et sainte, fière et humble, âpre et soumise. Un vieux chêne n’a pas plus de coudes et de nœuds. Il faut le dire : la majesté de Bossuet ne disparaît pas à côté de celle de Saint-Cyran, mais c’est une autre majesté ; et plus vous tendez vers le fond, vers la base, plus Bossuet décroît, plus Saint-Cyran augmente. Ils ont eu tous deux de l’autorité, mais celle de Saint-Cyran est plus complètement à lui, ou à Dieu. Elle ne se déploie pas au loin ; elle n’en a pas eu l’occasion ni le désir, mais elle est plus souveraine, plus accablante. Derrière Bossuet, je vois l’Église ; derrière Saint-Cyran, je ne vois rien, rien que la vérité. Cet homme avait trouvé dans le christianisme ce qu’y trouveront toutes les âmes de sa trempe, un stoïcisme divinisé. On sait bien, d’ailleurs, qu’au fond, tout au fond, l’homme sensible se cache et se retrouvera ; on l’attend, on l’épie, et lorsqu’une larme l’a trahi, on s’écrie avec une sorte de joie et de soulagement :

De ses stoïques yeux j’ai vu des pleurs couler !

Si l’on veut, en quelques moments, connaître, non seulement Saint-Cyran, mais la religion dont il était la personnification la plus vigoureuse, si l’on veut savoir aussi ce qu’était, au sens de Port-Royal, un directeur de conscience, il faut lire seulement (page 360) toute l’allocution à la mère Angélique. La direction catholique, dans sa mesure et dans sa forme ordinaire, ne prépare point encore à ce langage ; mais il ne faut pas prendre le change : ce qu’il y a d’extraordinaire ici, ce n’est pas tant l’attitude du directeur que la nature des idées qu’il exprime, et la prodigieuse hauteur spirituelle de ses principes et de ses injonctions.

La méthode de M. Sainte-Beuve pour faire connaître ses personnages n’affecte pas toujours l’air méthodique ; elle a souvent du rapport avec celle de Saint-Simon. Au lieu de résumer, de réduire les traits particuliers à quelques grands traits, et de nous donner le produit net d’un caractère, il le détaille petit à petit, attendant les occasions, relevant ici un trait, là un autre, retouchant, ajoutant, complétant, mais ne donnant rien que de concret et de vivant ; en sorte qu’on fait, dans son livre, la connaissance du personnage à peu près comme on l’eût faite dans la vie, une rencontre ajoutant à ce qu’une première a fait découvrir, les contours d’abord peu arrêtés se dessinant jour à jour — comme page à page dans le livre de M. Sainte-Beuve ; si bien qu’à la fin, sans trop savoir comment, et sans y avoir tâché, on connaît son homme. Saint-Cyran est répandu ainsi dans la moitié du livre de Port-Royal ; toutefois M. Sainte-Beuve, qui, après avoir détaillé, pour son usage, dirait-on, aussi bien que pour le nôtre, aime à résumer et à conclure, a consacré quelques pages remarquables à caractériser l’abbé de Saint-Cyran.

Nous citerons les deux premières :

Je ne crois pas qu’en y regardant bien, il y ait un exemple plus complet que celui-là, du docteur intérieur et pratique de l’âme. On ne saurait être plus pénétré que ne l’était M. de Saint-Cyran de ce point : Que l’homme a péché, qu’il est incurablement malade en lui-même, qu’il n’y a de guérison et de retour qu’en Jésus-Christ, que tout ce qui n’est pas cela purement et simplement est fautif et mauvais, que tout ce qui est cela devient salutaire, facile, sanctifiant. Il s’en montre imbu plus absolument qu’on ne peut dire, et sans aucune de ces diversions trop souvent mêlées, chez les directeurs des âmes, à cette idée qui (le christianisme posé) devrait être, ce semble, l’unique. Guérir, guérir est son seul mot d’ordre, son seul soin et son cri ; combien peu s’y bornent ! Laver, purger ce qui souille toute âme et qui la diffame devant Dieu ! c’est dans ces termes énergiques qu’il s’exprime. On a vu saint François de Sales causant avec plusieurs, parlant à tous de Dieu et de l’amour, mais aussi s’accommodant de mille choses accessoires, les tolérant et les acceptant presque, traversant au besoin la politique sans y souiller son hermine, mais pourtant la traversant. Bossuet, à sa manière, et dans un autre genre, est ainsi : il a souci de cette terre, de la réalisation historique des grandes vérités chrétiennes ; il s’en occupe dans l’histoire qu’il écrit, il s’en souvient près des princes et seigneurs qu’il dirige ; il loue ces puissants de la terre en vue de certaines fins, hautes et désirables sans doute ; mais pourtant, en vue de ces fins, il fait un peu fléchir la parole et l’action, — il les loue. M. de Saint-Cyran (et je ne prétends pas ici préférer sa manière, car il peut y en avoir plusieurs, je veux seulement le caractériser), M. de Saint-Cyran n’est pas tel : il ne fléchit sur rien d’accessoire, il ne s’en préoccupe pas ; il semble ne point chercher de résultats extérieurs et de développements manifestes sur la terre. L’âme humaine individuelle, chaque âme une à une, naturellement et incurablement malade par le péché, cette âme à sauver par Jésus-Christ, et par lui seul, voilà son œuvre ; il s’y concentre ; à droite et à gauche, rien. Jansénius songeait plus particulièrement à la nécessité de l’entière vérité dans la doctrine ; lui, il tient surtout à la nécessité de l’entière vérité dans la guérison. Parmi les réformateurs célèbres, calvinistes, tant occupés de cette guérison individuelle, nul ne l’a surpassé en rectitude ni en puissance ; et ce qui le distingue essentiellement d’avec eux et d’avec ceux qu’on a depuis appelés méthodistes, tous également tournés à l’unique point, c’est sa haute croyance aux sacrements, à celui de l’Eucharistie d’abord et à celui de la Pénitence. Si bien que, croyant aussi fort qu’il fait au mal et à la nécessité du remède, croyant à la Grâce, ne croyant pas moins à ce double sacrement qui est un double canal direct de guérison et de nourriture spirituelle, et croyant encore par-dessus tout au sacrement du Sacerdoce qui confère l’exercice souverain des deux autres, M. de Saint-Cyran apparaît, comme étude et caractère de directeur, aussi intimement fondé et plus armé de tout point que personne109.

On doit trouver singulier que nous n’ayons, spécialement, rien dit de la famille Arnauld. Et cependant, quoi de plus identifié avec Port-Royal ? Elle pouvait, presque aussi bien que le monastère, donner son nom à l’œuvre et aux livres qu’on en a fait ; et M. Reuchlin, qui a écrit sur Port-Royal en même temps que notre auteur110, commence par nous transporter dans les montagnes de l’Auvergne et par nous dire la généalogie des Arnauld. On ne peut nier qu’une grande partie de ce que cette histoire a de saisissant et de dramatique ne se rattache à cette famille et à ses attenances. L’écrivain, en racontant l’histoire de ces races bénies, n’a réprimé ni dissimulé son émotion ; nulle part il ne s’est montré plus uni à son sujet, ni ne s’en est rendu plus solidaire. Ainsi, à propos des conversions qui ont lieu coup sur coup dans Polyeucte :

Ces conversions, coup sur coup, de Pauline, de Félix, peut-être un jour de Sévère, ne sont pas plus merveilleuses et plus enlevantes pour le spectateur (celle de Félix ne l’est même pas du tout) que ce que nous voyons s’accomplir ici dans l’ombre et sans applaudissements. Car se figure-t-on bien, non pas aux jours solennels, mais à chaque jour, à chaque heure monotone de cette vie contrite et recueillie, tout ce qui devait sortir, émaner en amour, en prière, en élancements, et déborder, s’effectuer au dehors en aumône, en bienfaisance, en sacrifice de soi pour tous ; ce qui devait incessamment rayonner et s’échanger entre tous ces cœurs de mère, d’aïeule, de filles, de petites-filles, de sœurs, de fils, de neveux et de frères, entre tous ces êtres unis dans un seul sentiment de fidélité repentante, d’immolation et d’adoration ! Voyons-les tous un peu dans notre idée, rangés devant nous, agenouillés, à la lampe du matin, sur ce parvis qu’ils usent, et sous ces voûtes qu’ils font nuit et jour retentir ; figurez-vous, — tâchez de vous figurer par des chants, par des rayons, par tout ce qu’il y a de plus éthéré et de plus pur, cette inénarrable et invisible communication de pensées, de sentiments, d’âme enfin, d’âme perpétuelle sous l’œil du Seigneur ; et demandez-vous après s’il fut, depuis les jours anciens, depuis la tige de Jessé, depuis l’olivier des Patriarches et dans toutes les postérités bénies, un plus beau spectacle sur la terre111 !

Il faut finir, et il me semble que je n’ai rien dit. Au moment de poser la plume, mille souvenirs de cette riche lecture me demandent une mention, un mot. Chaque fait, chaque personnage passé sous silence, semble me demander à son tour : Comment donc avez-vous pu ne rien dire de moi ? Hélas ! j’aurais voulu tout dire et reproduire le livre entier. Mais, au fond, qu’avais-je à faire, tant de mois après son apparition ? Je n’avais ni à l’annoncer, ni à l’extraire, mais à lui payer, avec tous les amis des bons livres, des livres édifiants (et j’appelle ainsi tous les livres sérieux et sincères), un tribut de reconnaissance. Le critiquer, je n’y ai guère songé ; nous verrons plus tard. Pour à présent, je n’ai pas le souvenir d’une œuvre d’art, mais d’une visite que, sous la conduite de M. Sainte-Beuve j’ai faite aux chrétiens de Port-Royal. Une autre fois peut-être j’aurai la liberté et le loisir de regarder cette visite comme un livre, et je verrai s’il n’y a rien à reprendre à la manière dont le livre est fait ; si l’ordre suivi par l’auteur est le meilleur, s’il n’y a pas trop d’allées et de venues, si la même matière n’est pas trop souvent quittée et reprise, si les épisodes se rattachent tous d’assez près au sujet principal, si les rapprochements sont toujours aussi naturels qu’ingénieux. Mais, encore une fois, je ne suis pas encore au moment d’y songer. Une seconde lecture m’a laissé sous la même impression que la première ; je reviens une seconde fois de Port-Royal ; j’en reviens ému, recueilli, réfléchissant : j’ai vu des hommes fragiles et faillibles, mais des hommes saints ; j’ai vu des merveilles du monde spirituel, et une ouverture vers le ciel. Je ne puis, pour le moment, que vous dire : Allez-y aussi ; et si vous ne revenez avec les mêmes impressions que l’auteur de cet article, vous comprendrez pourquoi, tout au moins, il ajourne la critique ; et votre silence louera mieux le livre que ne l’ont fait ses paroles.

Edgar Quinet §

I. Ahasvérus §

1 vol. in-8°. — Paris 1834.

Premier article112 §

Après avoir lu ce livre prodigieux, après avoir rêvé ce rêve monstrueux, on abaisse ses paupières, on se prend la tête à deux mains, car elle fait mal ; et il se passe du temps avant qu’on ait cuvé ces flots d’images, de métaphores, de scènes, de visions, de fantaisies ; il faut se remettre peu à peu de l’espèce d’épouvante intellectuelle où cette lecture vous a jetés ; il faut se reconnaître, savoir où l’on est, palper à droite et à gauche les réalités, se raccrocher au monde sensible, laisser rentrer dans sa tête les notions vulgaires de temps, d’espace, de personnalité, se retrouver soi-même, car on s’est perdu dans ce chaos. Après cela, on pourra, reposé et rafraîchi, tourner de nouveau ses regards sur ce livre vertigineux, le considérer, le relire, au moins dans sa mémoire, avec un certain sang-froid, et peut-être en rendre une espèce de compte à ceux qui ne l’ont pas lu encore.

Ami lecteur, je ne sais si je dois vous entraîner tout soudain au fond de ce gouffre creusé par M. Edgar Quinet, et par lui intitulé Ahasvérus. Un peu de préparation est peut-être nécessaire. Voyons d’abord si les mots vous pourront apprivoiser aux choses, et les images aux idées. Quand vous aurez su vous familiariser avec un fuseau qui, en plongeant dans l’abîme, pelotonne une étoile bénie, avec des fées qui tricotent des étoiles, avec des griffons qui ont entendu cette nuit hennir l’éternité du côté de Bethléem, avec des dieux morts qui pendillent à la voûte de l’éternité, avec des yeux qui pleurent de dures larmes de géant, avec la plainte venimeuse d’une planète, avec un délire éternel qui flagelle le cœur ; quand, à force de manier ces expressions, qui sont plus dures en vérité que des larmes de géant, votre imagination en aura contracté une sorte de calus, alors nous pourrons lui donner à toucher des choses plus dures encore : elle pourra, plus hardiment, se mesurer avec l’étoile des mages, qui, partout où elle passe, trouve sa boisson de rosée préparée, avec le néant qui se relève en un sursaut, à moitié sur son séant, pour essayer de suivre cette étoile, avec la mer qui met à son doigt l’anneau d’or tombé de la main des mages, avec l’enfant Messie renversant dans son étable le pays d’Orient comme une jatte pleine de lait, avec un aigle qui déchiquète avec ses ongles son lambeau sanglant d’éternité, avec le désert qui se met en route pour sauver Jésus, avec la curiosité qui s’informe d’un nom pour le jeter sur le nuage qui passe, avec la dogmatique qui se réveille en peignant ses cheveux d’or, avec la beauté de l’amante du poète, beauté telle que pas une ville, dans un jour de fête, n’est si remplie que l’escalier où elle monte chaque jour, enfin avec la création des mondes représentée (par un démon, il est vrai) comme un passe-temps de Jéhovah, qui fait des ronds en crachant dans le puits de l’abîme.

Tout ceci n’est qu’un commencement, et nous aurions encore quelques degrés à franchir, si je ne m’avisais à temps d’une réflexion qui aurait dû me venir encore plus tôt : c’est qu’au lieu de vous introduire par les détails dans l’ensemble (tâche pareille à celle du serpent à cent têtes, qui cherche en vain à s’enfiler dans les broussailles), c’est par l’ensemble que je dois essayer de vous faire pénétrer dans les détails. Tout ce langage, dont je viens de vous distribuer quelques lambeaux, et non pas peut-être ceux de la couleur la plus criante, tout ce langage doit se justifier ou s’expliquer par le point de vue d’où l’auteur a conçu son ouvrage. Ce point de vue est en dehors, d’autres diront au-dessus de toute poésie connue. Le fantastique, le chimérique ne sont que deux des échelons par où il y est monté. Comme le hardi assaillant qui veut s’enlever jusqu’à l’idée de redescendre du créneau sanglant où l’a élancé son courage, pousse et brise de son pied son échelle inutile, ici le poète renverse au-dessous de lui toutes ces notions sur lesquelles reposent les inventions les plus aventurées des poètes. C’est de plus haut que la terre, que les cieux et quelquefois de plus haut que l’âme, qu’il contemple les objets de son étrange poésie. Formes, proportions, lois de la nature, rapports des temps, différences des lieux, distinctions de la matière et de l’esprit, de la pensée et de la chose pensée, de l’être ou du non-être en un même sujet, règles vulgaires de la raison sur l’accord des choses avec elles-mêmes, sur la constance de leur caractère, sur leur identité, impossibilités objectives et subjectives, impossibilité qu’une chose soit, impossibilité où elle est d’être pensée, tout cela est méconnu, ignoré par lui ; tous les éléments de l’univers physique et moral sont pêle-mêle attelés au char de son idée, dont l’accord intérieur et la consistance propre remplacent la consistance et l’accord qu’il a refusés à tout le reste. C’est le monde ramené au chaos, et repétri pour en faire un monde nouveau.

À partir d’une donnée qui ne serait qu’absurde, on pourrait être relativement raisonnable, relativement intelligible ; il n’en est pas ainsi pour qui part de l’ineffable, du mélange indécis de deux mondes, celui des formes, de l’espace et du temps, et celui où ces limitations sont inconnues. Quand le poète fait pénétrer l’un dans l’autre ces deux mondes, il y a des moments où l’expression elle-même ne connaît plus de limites certaines, où, les objets oubliant leur nature, tout ce qui se dit de l’un peut se dire de l’autre, où les caractères s’échangent arbitrairement entre les choses, où l’imagination n’a plus de règle dans ses écarts, ni de raison dans ses procédés, ni d’analogie avec elle-même. Il ne faudra donc pas compter toujours sur une réponse lorsque, à la rencontre de telle image extraordinaire, on aura demandé : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Cela ne signifie rien peut-être, sinon que le poète, remuant et secouant pêle-mêle les éléments du monde, se réjouit de leurs combinaisons imprévues, comme l’enfant d’un caléidoscope. Toutefois, n’étendez pas trop cette observation. Il y a beaucoup de rapports que vous saisirez quand vous vous serez naturalisé dans la région extra-légale des pensées de l’auteur ; comme il y a des lois entre les hommes qui vivent hors de la société générale, il y a des lois pour l’imagination entraînée hors des limites du possible ; et souvent vous aurez lieu d’admirer la justesse dans l’audace et la vérité dans le délire.

La réalité humaine, voilà ce que, invariablement, le poète laisse debout dans son chaos ; voilà où se prend l’intérêt du lecteur. L’homme dans le monde, le monde dans l’homme, en d’autres termes la destinée de l’homme et sa pensée, qui est encore sa destinée, voilà le centre et l’unité de cette étrange composition.

Ahasvérus est le plus immense des drames, ou la plus colossale des épopées. — Le prologue nous porte à une époque sans millésime, à l’intervalle où Dieu, mécontent de sa première création, se recueille pour produire un nouvel univers. Quatre saints, assis à ses pieds, s’informent naïvement des formes et des aspects de ce nouveau monde ; leur imagination ni leur désir n’allant au-delà de ce qu’ils ont vu, le Créateur leur déclare que ce ne serait pas la peine de créer pour ne faire que répéter l’univers décédé ; il espère bien cette fois s’y prendre un peu mieux ; au reste ils verront bien ; mais pour les dégoûter de l’univers qui n’est plus, il va leur donner une représentation complète de ce qui s’est passé sur la terre pendant tout le temps qu’elle a subsisté. Les saints, penchés sur leurs nues, assistent, sous l’œil du divin poète, à un drame composé de quatre journées, et coupé d’intermèdes. Dans ce drame, tout prend un rôle, tout est personnage, le ciel, l’océan, le désert, les montagnes, les vallées, les cités, les empires ; « chaque mot de leur bouche dure un siècle, chaque haleine est une année ». Quand les sphinx de granit sont en scène, il leur faut « pour serrer leurs bandeaux autour de leurs fronts, toute une vie de patriarche ; pour se coucher sur leurs croupes de lionnes, toute une vie d’empire ». Une tirade absorbe des générations ; entre une question et la réplique, il y a place pour une dynastie. Le costume de ces personnages, leurs traits, leurs voix, leurs armes, résume, simultanise une longue histoire, une période du genre humain. De l’exposition au dénouement, un infini s’étend.

Ainsi passent, sous les yeux des célestes spectateurs, les scènes de la création. Les animaux, à mesure qu’ils naissent, s’inquiètent si la création ne les a pas dépassés, si elle ne leur a pas, dans quelque abîme inconnu, pétri, façonné un maître. Alors paraissent les géants ; avant d’être, ils ont rêvé qu’ils étaient ; ils ont rêvé d’un maître inconnu ; maintenant ils couvriront la terre de leurs œuvres gigantesques, auxquelles ils espèrent léguer l’éternité qui leur est refusée. Mais le maître, le maître inconnu se révèle : il ordonne ; et l’océan envahit les plaines, comble les vallées, surmonte les plus hauts sommets. La première humanité périt ; les semences d’une seconde se rassemblent sur les sommets de l’Himalaya ; de là les peuples coulent comme des torrents vers tous les points de la terre habitable ; un fleuve, un ibis, une péri, servent de guides à ces tribus premières. Les peuplades errantes épousent le sol et deviennent des nations ; mais que sont des nations, qu’est l’humanité sans des rêves célestes ? La lune et les étoiles prennent la terre en pitié ; « elles donnent leurs paroles au vent pour que le vent les porte à la fleur du désert, la fleur au fleuve, et que le fleuve les redise en passant dans les villes ». Une fleur de Syrie a recueilli le message des astres.

Ma tête, dit-elle, ploie sous la lumière des étoiles ; mon calice se gonfle de rosée, comme un cœur se remplit d’un secret qu’il voudrait répéter… Je porte un secret dans mon calice, j’ai le secret de l’univers, qui lui est échappé en songe pendant la nuit, et point de voix pour le redire. Ah 1 dites-moi où est la ville la plus proche. Est-ce Jérusalem ? ou est-ce Babylone ? Que les passants viennent cueillir le mystère qui charge ma couronne et fait baisser ma tête.113

L’Euphrate recueille les confidences de la fleur, et les redit à Babylone.

Babylone se lève, aux premiers jours de l’univers pour puiser dans ses urnes la pensée de l’Éternel, avant que sa source ne tarisse. Goutte à goutte, elle tombe des étoiles et de la voûte du ciel, et de chaque feuille de palmier… Hâtons-nous ; qui sait si le temps ne viendra pas où l’univers, après des siècles, sera comme une fleur toute fanée, … et si les lèvres des hommes ne presseront pas en vain la coupe où nous buvons, et qui n’aura plus alors ni parfum, ni breuvage éternel ?114

L’Égypte n’a point reçu la voix tombée des étoiles, aucune fleur n’a germé dans ses sables pour la lui répéter tout bas. L’Éternité lui envoie ses sphinx, à qui « elle n’a donné pour dais sur leur tête que son ciel vide ; sous leur griffe, que son chaos ; pour repaire, que son noir abîme. » Pour l’Égypte, empire des sphinx et des tombeaux, le temps est une espèce d’éternité ; aucunes pulsations de sa pensée ne constatent la succession des moments et des siècles ; à mesure que se présente une jeune année, — « les sphinx attachent à sa robe une ceinture de ténèbres ». Mille ans s’écoulent, mille ans encore, dans un silence funèbre, dans un sommeil sans rêves. Mais, dans la plénitude des temps, Thèbes l’égyptienne se réveille, Babylone, la vieille Ninive, Persépolis, Saba, Palmyre, s’appellent du haut de leurs tours, du fond de leurs ruines ; elles se confient la caducité de leurs religions, la mort de leurs dieux. Ne pourrait-on pas de tous ces dieux ensemble faire un Dieu nouveau ? Oui, cela est résolu ; mais « comment l’appellera-t-on ? Allah, Eloah, Jéhovah, qui le sait ? — Moi », crie de loin Jérusalem ; et Jérusalem annonce le Dieu Messie, le Dieu né d’une femme, et couché dans une crèche. Les rois mages, guidés par l’étoile, vont porter au Dieu de la terre leurs hommages et leurs présents. L’étoile les détourne des cités et des palais, et les conduit dans une bourgade, dans une étable. Sur le toit de chaume, de petits oiseaux, autour de la crèche, des pâtres, dans les airs, l’ange Rachel, chantent la venue du petit enfant, et le bénissent. Marie, auprès de son nouveau-né, pleure son indigence.

S’il venait à mourir si petit dans mes bras, qui me ferait mes habits de deuil pour pleurer ? La nuit, en hiver, ne serait pas assez brune ; la neige, à Noël, ne serait pas assez blanche ; pour me faire ma tour, le bois d’ébène ne serait pas assez noir ; pour me faire mon voile, le firmament ne serait pas assez long.115

Viennent les rois d’Orient avec leurs présents, avec une couronne que Marie voit revêtue intérieurement d’épines sanglantes, que les rois mages prennent pour des clous d’or ; les bergers se croient éconduits ; mais l’enfant Jésus refuse la couronne que lui présentent les mages ; il ne veut rien des royautés de la terre ; « il aime mieux que mille idoles d’ivoire avec ceux qui les ont faites la couleur de la rosée sous les pieds des bergers ; il aime mieux que le pays des rois, le pays où la chaumière soupire, où la grotte pleure, où la feuille sanglote ». Confus et désolés, les rois mages se retirent ; ils sentent toute la portée des dédains sublimes de l’enfant-Dieu. « Tout s’efface, disent-ils ; nos corps s’évanouissent ; nos royautés, dans nos mains, deviennent de la cendre ; nos majestés s’évaporent comme un brin de fumée au feu d’un berger ». L’Orient est condamné ; l’Orient s’endort dans la rêverie et dans la volupté. Assis au bord des fleuves, « il compte les vagues qui passent ; pas une ne lui rapportera les jours qui ont été ». — « Passant », dit alors le sphinx, « passant qui chantez si bien, savez-vous donc s’il n’y a plus au Liban du bois de Judée, de quoi tailler une croix ?116 » — L’Orient veut crucifier celui qu’il voulait couronner.

Après un intermède, où trois démons se moquent entre eux de l’œuvre de l’Éternel depuis la création jusqu’au moment où l’action est parvenue, la seconde journée commence par les plaintes du Désert, qui gémit de ne pouvoir s’étendre jusque sur Jérusalem et la couvrir de son manteau de sables avant le moment où Jésus doit mourir. Puis le poète nous transporte dans Jérusalem, sur le chemin du Calvaire, au moment où la foule y conduit Jésus. Elle passe avec le divin condamné devant la maison d’Ahasvérus. La foule, personnage du drame, accable d’invective sa victime. « La voix de ce peuple, dit Ahasvérus, m’enivre comme une outre de vin du Carmel. Sa colère est certainement juste117 ». Et quand le Christ, en passant, lui demande à boire, et le supplie de l’aider à porter sa croix, le Juif répond par des refus et des outrages. « Devin, sors de mon ombre. Ton chemin est devant toi. Marche, marche. — Pourquoi l’as-tu dit, Ahasvérus ! lui répond Jésus-Christ. C’est toi qui marcheras jusqu’au jugement dernier, pendant plus de mille ans118 ». Dès lors, commence le supplice de l’éternel pèlerin, du Juif-Errant, maudit entre tous les hommes, et pourtant homme, et type de l’humanité. C’est sous ce double aspect que le poète nous le présente à la fois. Une force irrésistible fait cheminer à travers les siècles Ahasvérus, l’homme éternel. Derrière lui les murs croulent, les ruines s’entassent, les générations s’éteignent ; il marche sans avancer, il marche sans but, il marche sans repos, seulement parce qu’il faut marcher ; il marche accompagné du désespoir. Ah ! s’il pouvait mourir ! mais le pèlerin est immortel ; la vallée de Josaphat lui refuse l’hospitalité qu’elle accorde à tous. Pendant les courses perpétuelles du malheureux voyageur, la face du monde se renouvelle ; voici venir les barbares, voilà Rome qui tombe, voilà l’antiquité qui se clôt pour jamais. Et le pèlerin marche encore.

L’intermède nous porte en France, nous entretient des guerres de la révolution, de Lodi et de Marengo, fustige la couardise des enfants avec le souvenir de la vaillance des pères, promet à la France un glorieux avenir quand la génération présente sera entièrement tarie, et finit par maudire « les rois coiffés de rubis ».119

Troisième journée. La première scène personnifie, en Dagobert, la barbarie et la tristesse du monde entre l’antiquité et le moyen-âge. « Le monde, dit saint Éloi, est aujourd’hui une grande messe des morts. La terre est le cercueil suspendu dans la nef. Les rois chevelus mènent le deuil120 ». Du palais de Dagobert nous passons dans le carrefour d’une ville du Rhin, où une vieille femme, nommée Mob, réchauffe son squelette aux cendres d’un feu éteint. Mob, c’est la mort, dans son sens le plus étendu, le plus spirituel ; c’est la mort du corps, de la foi, de l’âme ; c’est la Négation personnifiée, dont l’ironie flétrit toutes choses. On voit à ses côtés une jeune fille, nommée Rachel, qui n’est autre que ce bel ange qui chantait sur le berceau de Jésus. Rachel eut pitié d’Ahasvérus, sa pitié lui a coûté le ciel ; elle est enchaînée au pas errants de la vieille Mob, qui se plaît à la désoler sans cesse du souvenir de son ancienne félicité et à glacer dans son pauvre cœur la foi et l’espérance. Tous ceux que la douce beauté de Rachel attire et entraîne auprès d’elle, deviennent les victimes de Mob. Ahasvérus, dans sa course vagabonde, arrive près de la demeure des deux femmes. Seul, et plus triste que jamais, il répand toute son âme en plaintes déchirantes. « Ne pas pouvoir mourir ! Toujours attendre, et ne pas rencontrer ! Toujours regarder, et ne jamais voir venir !121 » Il faut pourtant qu’il monte, qu’il monte encore sur son calvaire à lui, sur son calvaire sans fin. Son cheval lui représente en vain que « son ongle est tout usé, son haleine aussi. » Ahasvérus veut faire relever son cheval qui agonise, et qui meurt bientôt à ses pieds. Des bourgeois le veulent retenir ; ils l’obligent d’entrer dans leur maison ; eux, ils ne conçoivent pas qu’on marche toujours ; il y a longtemps qu’ils sont fixés ; ils voudraient aussi fixer auprès d’eux le pèlerin. C’est alors que Rachel l’a vu ; un tendre intérêt se glisse dans l’âme de l’exilée ; en vain tout la prévient contre cette surprise de son cœur ; elle n’écoute pas, elle ne veut pas avoir entendu son sansonnet, sa mandore, un bouquet de giroflées, qui lui disent de prendre garde ; elle n’écoute qu’un souvenir qui la touche ; elle écoute encore mieux le pèlerin quand il la rencontre. Des puissances cachées conspirent son malheur. Les fées, divinités d’amour et de folie, murmurent à son oreille des mots séducteurs qui viennent, à tout coup, se jeter entre les mots languissants de la prière qu’elle balbutie. Enfin Ahasvérus obtient l’aveu qu’il est aimé ; et tout est changé pour lui, tout est réparé ; il peut vivre, il pourrait savourer goutte à goutte l’immortalité.

Ne marche pas plus loin, se dit-il. Va, ton voyage est fini. L’heure qui vient de passer est une éternité. Sous ces frais lilas, voilà ton ciel. Là, quelque chose t’a dit : Je t’aime… Les mers, les lacs, les forêts, je les ai visités ; mais il me manquait une place dans ce cœur, et c’est là qu’est l’univers. L’univers ! tu as oublié, peut-être, qu’il va s’éteindre à chaque souffle. Aujourd’hui ou demain, Rachel va mourir. De l’éternité qui brûle dans ton sein, tu voudras lui donner la moitié, et tu n’auras pas une heure à lui prêter. Elle ne pourra t’entraîner dans sa mort ; toi, tu ne pourras l’entraîner dans ta vie. Plus seul, plus maudit, tu marcheras dans ton sentier sans issue. Quand tu repasseras dans sa ville, la bruyère te barrera le chemin, l’épine du buisson te demandera : Où est donc allée celle qui te faisait aimer, et qui valait mieux que les siècles et que les empires qui t’ont honni ?122

La vieille Mob arrive à propos pour cultiver ce désespoir renaissant. Elle parle au pèlerin, et bientôt le rend tout entier au sentiment de son incurable malheur. Pour le mieux désoler, elle lui offre des consolations empoisonnées, lui propose, en les flétrissant d’avance, toutes les occupations, tous les passe-temps, toutes les ressources où le monde cherche le bonheur. Cette scène est du dix-neuvième siècle. Il faut, pour s’en faire quelque idée, se représenter le froid et cruel persiflage de quelque bel esprit du monde, maître passé en rouerie philosophique. Ce langage, que nous avons entendu hier, que nous entendrons ce soir si nous voulons, fait le plus singulier effet au milieu de la poésie orientale et pour ainsi dire titanesque dont tout l’ouvrage est tissu. Parmi les ressources dérisoires offertes au pèlerin par la vieille Mob, ne négligeons pas de signaler la religion :

Ma secte à moi, dit-elle, c’est le Méthodisme. La vie s’y passe à vivoter. Je vous la ferai connaître si vous le désirez. Imaginez-vous que nous avons réduit la vie entière à cinq ou six petites maximes, qui, bien comptées, bien supputées, tiendraient ensemble dans une coquille d’œuf. Terre, ciel, eaux, nuées, tout ce qui entre dans la coquille, voilà l’univers ; tout ce qui n’y peut pas entrer, voilà le néant. J’espère que la division est facile à retenir, et vous verrez qu’il est vraiment fort commode de posséder ainsi à chaque heure tous les secrets de la vie, tous les mystères de l’âme et du ciel, toute la science du cœur et de la nature, sur un bout de papier grand au plus comme une recette contre la migraine. — Si vous ne raillez pas, dit Ahasvérus, cette idée est désespérante.123

La vieille joue à la paume avec l’esprit du pauvre pèlerin. Ce qu’elle propose, elle le réfute ; ceci n’est pas bon, mais le contraire ne vaut rien ; il faut choisir entre deux écueils, entre deux manières de périr ; la mort même ne tranche pas le nœud, la mort ne raccommode rien.

Mob a souillé par le désespoir l’âme d’Ahasvérus. De cette hauteur passagère où l’avait élevé un amour idéal, il retombe vers la passion vulgaire ; il y entraîne Rachel avec lui ; elle pleurait sa gloire d’ange, elle pleure maintenant sa gloire de femme ; elle cherchait à fixer dans son âme un confus souvenir du ciel ; elle tâche maintenant d’oublier qu’il y a un Dieu et un Christ. Malheureux l’un par l’autre, ils sont encore unis par une compassion mutuelle. Mob veut les marier, et à cet effet les conduit dans une vieille cathédrale. Long monologue de la cathédrale, qui se décrit magnifiquement. Un saint Marc, peint dans les vitraux, parle à son tour, pour annoncer et décrire la ronde nocturne des morts. Des femmes, des enfants, des rois, Attila, Charlemagne, Arthus, le pape Grégoire VII, se soulèvent de leur couche de pierre, et accusent le Christ de les avoir trompés : « Malheur ! s’écrie Hildebrand, le paradis, l’enfer, le purgatoire n’étaient que dans mon âme ; la poignée et la lame de l’épée des archanges ne flamboyaient que dans mon sein ; il n’y avait de cieux infinis que ceux que mon génie pliait et dépliait lui-même pour s’abriter dans son désert. » Ces paroles font tressaillir de joie le cœur d’Ahasvérus.

Rachel, les as-tu entendus ? Secoue de ton haleine les siècles amassés sur mes cheveux, comme la rosée d’une branche nouvelle d’amandier. Mon jour de fête est arrivé, à moi… À tout ce que mes yeux verront, je dirai : Pourquoi es-tu triste ? herbe fauchée, pluie de printemps, étoile qui tombe, feuille qui tremble, nuée épaisse, vent qui gémit, cloche qui hurle, ne savez-vous pas qu’il n’y a point de Christ ? l’entendez-vous ? il n’y a point de Jésus de Nazareth ; il n’y a point de Seigneur du jugement dernier. Plus de deuil, il n’est pas mort ; plus d’épouvante, il ne vit pas. Réjouissez-vous dans la pointe de l’épi, dans le rayon de l’étoile, dans la goutte de rosée, dans la cime de l’arbre, comme vous faisiez au premier jour du monde avant d’avoir appris son nom. — « Joseph ! lui dit Rachel, dis que le ciel est ici, je le croirai ; dis, si tu veux, que ces dalles froides sont les tapis de lumière du firmament, je le croirai ; mais ne dis pas qu’il faut se réjouir. Oh ! ta joie me fait trop de mal ! »124

Le pape Grégoire se dispose à bénir le mariage des deux fiancés, et lorsque Ahasvérus, pressé de dire son nom, s’y refuse, le Christ, peint sur un des vitraux, dit : « C’est Ahasvérus, le Juif-Errant ; et moi, je suis le Christ que vous avez cherché dans vos tombes… Allez, rentrez sous vos dalles jusqu’au jugement dernier.125 » Dans l’intermède qui suit, le poète, se mêlant à son ouvrage, unit à tant de douleurs les gémissements de la sienne, découvre à demi la plaie de son cœur, navré d’amour et d’abandon, et nous révèle en pleurant le secret de son livre. « Ce livre, dit-il, est fait de mon âme ; oui, de mon âme, et de mon désespoir.126 » Alors s’ouvre la quatrième journée.

L’Océan élève sa voix. Il s’étonne de ce que les soupirs de l’humanité n’arrivent plus jusqu’à lui. Ahasvérus, debout sur sa rive, lui apprend que l’humanité n’est plus. Elle n’est plus, parce qu’elle a cessé de croire. La foi, en s’envolant, a emporté la vie.

L’âme des hommes, dit-il, était morte dans leur sein ; et ils attendaient encore debout qu’une pensée, une espérance, quelque nom, quelque dieu oublié, vînt ranimer leur vie dans leur poitrine. Les enfants regardaient dans les yeux de leurs mères ; et les trouvant vides, sans larmes et sans pensée, ils criaient tout effrayés : Ma mère, laissez-moi !…127

Non seulement l’humanité, mais l’univers tout entier a cessé de croire ; l’univers aussi doit mourir ; « la création sans foi se détache brin à brin des mains du Créateur et tombe dans l’abîme. »128 Seul, Ahasvérus est excepté de la loi commune ; il ne croit point et il vit encore. « Prie pour moi », dit-il à Rachel, la compagne de son exil et de son immortalité,

oui, prie encore. Ah ! si je pouvais croire !… Douleur sans nom, douleur sans voix, douleur sans forme, que l’infini exhale comme l’encensoir l’encens, qu’attends-tu aussi pour disparaître ? La dernière étoile a lui, les cieux s’éteignent ; éteins donc avec toi ce rayon dans mon cœur, et n’oublie pas ce soir de dissiper d’un souffle cette vapeur de ma pensée.129

Pendant cette scène, une autre se passe dans le ciel. Du pied des quatre évangélistes, assis au haut du ciel, le lion de saint Marc et l’aigle de saint Jean vont, à l’ordre de leurs maîtres, faire une reconnaissance sur la terre. Ils y ont trouvé un reste du genre humain ;

une meute d’empires que le Néant menait en laisse, s’en allaient par mille et mille sentiers, l’oreille basse, le chef enclin, chercher leur Dieu qui fuit plus loin ; et toujours dévoyés, l’un fouille l’abîme, l’autre passe, et puis regarde, qui se dépite, qui retourne en arrière, qui pousse un cri dont la terre tremble ; et chacun se met en quête, et veut hurler à son tour, et dévorer avant le soir sa part d’une ombre.130

L’aigle a vu un corps humain qui, trois fois vainement, cherche à rajuster sur son tronc sa tête coupée ; c’est Louis XVI, ou plutôt la famille des Bourbons. Il a vu trois enfants « au sommet du monde » ; ce sont trois enfants qui, nés pour le trône, sont morts ou tombés devant sa première marche ; il voit, sous les saules de Sainte-Hélène, un empereur debout, dont le nom l’épouvante, mais qui le rassure en lui disant que les aigles le connaissent ; cet empereur demande des nouvelles de ses généraux, de son trône, de sa colonne, de sa gloire, et l’aigle, après lui avoir répondu « Votre gloire use ma paupière », retourne vers celui qui l’a envoyé.

Les anges du jugement dernier rassemblent les nations autour d’eux. Chaque ville plaide sa cause, et entend de la bouche des anges une espèce de jugement préliminaire. Ce jugement est sévère pour toutes, excepté pour Paris. Cette cité a trouvé un avocat dans « l’oiseau des fées ». Et cependant, dit Paris, j’ai balayé le nom de mon juge, et je l’ai jeté à vos petits.

— Il ne s’est pas perdu, dit l’oiseau, nous l’avons ramassé et emporté sur nos ailes dans les bois du ciel… — Donc, terre de France, dit alors Paris, levons-nous !… Allons voir si nous nous sommes trompés quand nous buvions notre sang comme l’eau, quand nous poussions la roue de notre chariot de guerre, et quand nous faisions depuis mille ans la sentinelle sur le bord de la haute tour que le genre humain s’était bâtie.131

Un seul homme sur la terre ne s’est pas aperçu que le monde passe ; c’est Albert-le-Grand. Dans son laboratoire, il cherche le dernier mot de l’univers, avec une parfaite confiance de le trouver ; s’il le manque, c’est que la formule n’était pas exacte ; il ne s’agit que de la corriger ; cela va être fait lorsqu’un ange frappe à sa porte, et lui demande s’il veut manquer à la grande séance qui se prépare là-haut ; et sur les pas du céleste gendarme, Albert-le-Grand, comme un conscrit réfractaire, prend son parti de rejoindre au plus tôt.

Toutes les femmes, représentées par les plus illustres de leur sexe, ressuscitent et parlent tour à tour. Le poète cherche parmi elles celle qu’il aima dans la vie, et dont le souvenir réchauffe encore la poudre de son tombeau ; mais comment la reconnaîtra-t-il ? À ses paroles. Toutes ont trompé leur destination. Mais une d’elles, une seule « a cru au long espoir. Sous ses larmes aveuglantes, elle entrevoyait des cieux meilleurs. Le monde l’appelait, et sans rien dire elle répondait tout bas au ciel : Me voici. — Voilà », dit-elle, « pourquoi je revis ». Le poète a reconnu celle qu’il aima, il ressuscite, et s’attache à ses pas adorés.

Moins heureux est Ahasvérus. Maître du monde désert et du cœur de Rachel, qui devait lui peupler la plus vide solitude, il lui confesse qu’ici sur la terre

il ne peut pas guérir. Quand je suis le plus à toi, dit-il, et que je sens mon cœur respirer dans ton cœur, c’est précisément alors que mes oreilles tintent, et qu’il y a une voix qui me crie : Plus loin, plus loin ! va-t’en jusqu’à ma mer d’amour…132 Si, seulement, une heure je savais ce que c’est que d’être aimé du ciel, je serais plus tranquille, j’en suis certain. Je me fais mille chimères sur l’amour divin : si je pouvais le goûter, sûrement elles se dissiperaient ; car c’est une folie plus forte que moi qui me pousse à aimer plus que d’amour, et à adorer je ne sais quoi dont je ne sais pas même le nom.133

Rachel l’entraîne par ses douces paroles vers la fontaine qui désaltère à jamais, vers la foi. « La terre n’a plus d’eau, dit-elle ; mais mes larmes te baptiseront. Mets-toi là, à genoux, comme au temps où tu m’adorais.134 » » Mais croyez-vous que Mob s’oublie ? À point nommé, elle se trouve au berceau de toutes les espérances nouveau-nées ; partout où commencent à poindre la vie et l’amour, astre de mort, Mob aussitôt se lève à l’horizon. Elle survient donc, et par quelques raisonnements, surtout par ce mot puissant : « Le positif seul est réel », elle rend tout son fardeau à l’immortel vagabond.

Le dernier jugement commence. La création tout entière y est soumise. L’absolution du Juge suprême est prononcée sur les fleurs, sur les oiseaux, sur l’océan ; les étoiles et les montagnes, ayant eu, dans leur durée, une heure de doute, subissent des peines proportionnées à cette infidélité. Aux femmes rassemblées, le Juge adresse ces paroles : « Dans cet amour si long, vous seules avez gardé, sans le savoir, mon souvenir. La terre a été votre temps de fiançailles. Vos noces seront aux cieux. » C’est ainsi qu’il répond à celles qui viennent de dire : « Oui, rien qu’un regard du bien-aimé, et point de ciel, s’il le faut ! point de Dieu, point de Christ !135 » Les nations viennent à leur tour, et sont jugées. L’Amérique et les îles de la mer du Sud obtiennent un sursis, jusqu’à ce que la première ait construit des églises « dont les arceaux soient plus touffus que ne le sont ses forêts vierges », jusqu’à ce que les dernières aient fait à l’Éternel « une autre ville de Bethléem avec une crèche de saphir pour un Christ nouveau, s’il doit jamais renaître136 ».

Enfin, le Juif errant est présenté au Juge des mondes. Il perce, pour arriver à Dieu, la foule des nations qui le maudissent, et sa famille, qui le reconnaît et le bénit. Pendant cet intervalle, l’Enfer s’abouche avec le Ciel, qui se penche vers lui pour entendre. L’Enfer, qui va être jugé, à grand’peur ; mais apprenant du Ciel que « la poussière poudroie comme un cavalier sur le chemin de l’infini », il se rassure et dit : « Plus tard le jugement dernier sera refait, et le Juge sera jugé137 ».

Ahasvérus, qui s’est approché de Christ, lui raconte son errante et douloureuse immortalité ; et Jésus-Christ, assuré par l’organe de l’Univers, qui comparaît comme témoin, qu’Ahasvérus a moissonné sur la terre toute la douleur qui était à sa portée, et qu’à cette heure pas une goutte ne reste à boire du fiel dont la nature fut imbibée, se laisse enfin toucher de compassion. Il offre au pèlerin de lui rendre sa maison dans l’Orient ; mais le pèlerin

… ne peut plus s’asseoir. Il demande la vie et non pas le repos. Au lieu des degrés de sa maison du Calvaire, il voudrait monter jusqu’au Christ les degrés de l’Univers, blanchir ses souliers de la poussière des étoiles, monter toujours, de mondes en mondes, de cieux en cieux, sans jamais redescendre.138

Mais qui voudrait le suivre ? L’Univers lassé s’y refuse. Rachel seule y consent. « Moi, dit-elle, je le suivrai ; mon cœur n’est pas lassé ». — « Cette voix, dit le Christ, t’a sauvé, Ahasvérus. Je te bénis, le pèlerin des mondes à venir, et le second Adam139 ». Ahasvérus chante son chant de départ, et le Père Eternel dit au Christ :

Ahasvérus est l’homme éternel. Tous les autres lui ressemblent. Ton jugement sur lui nous servira pour eux tous. À présent notre ouvrage est fini, et le mystère aussi. Notre cité est close. Demain nous créerons d’autres mondes. Jusqu’à cette heure, allons-nous reposer tous deux sous l’arbre de notre forêt dans notre éternité.140

Puis le spectacle se ferme par la musique des archanges, qui sous le nom de trompes, de violes, de clairons, d’orgues et de lyres, expriment tour à tour les sentiments divers qui peuvent, dans le cœur de l’homme, se rattacher à la pensée de l’infini. La lyre en sait plus que ses compagnes ; c’est elle qui dit :

Voyez ! deux âmes amoureuses qui ont longtemps pleuré, et dont un poète m’a parlé, vivent ici dans un même sein, dans un même cœur, et ne font plus qu’un ange… Dans une seule poitrine tressaillent deux bonheurs, deux souvenirs, deux mondes. Moitié homme, moitié femme, pour deux vies, ils n’ont qu’un souffle. Et quand ils effleurent mes cordes, ils n’ont tous deux qu’une bouche pour dire : Est-ce ta voix ? Est-ce la mienne ? Je n’en sais rien.141 Ainsi, désormais, cieux et terre sont fiancés. C’est au bout de l’univers qu’ils se doivent marier. Ensemble ils seront un archange infini, qui sous son vol cachera toute vallée amère. La terre sera le corps plus vil, et plus pesant pour ramper. Les cieux seront les ailes azurées, déployées et plus sublimes pour planer…142

Chœur final.

Tout finit par un accord. Le mystère est clos… Spectateurs, rentrez, sans bruit, comme auparavant, chacun dans votre peine commencée, où votre vie doit s’user… En rentrant chez vous, écoutez encore ce murmure de l’infini qui gronde après nous, — et ce soupir, — et ce silence à présent, — et ce son qui surnage ; — et, à cette heure, plus rien ; — non rien, ai-je dit ; — et, dans ce rien sonore, un mot encore, là-bas, qui vibre éternellement, — et éternellement s’évanouit.

Lecteur, tout cela est assez grand, assez riche, assez étourdissant ; mais si, arrivés là, vous fermez le livre, et laissez l’Épilogue (ce qui n’est guère probable), sachez que vous n’avez rien lu. Dans cet épilogue de quelques pages, il y a un nouveau drame, auprès duquel celui qui précède est vulgaire. Il ne fait point partie de celui que le Créateur a fait représenter devant quelques saints du Paradis, et dont nous venons de vous donner un extrait. Le premier drame avait des spectateurs ; celui-ci n’en a point et n’en peut point avoir ; les personnages le jouent devant eux-mêmes. La prédiction de l’Enfer s’accomplit : le Juge lui-même est jugé. Nous répugnons beaucoup à dire ce qui suit ; mais nous avons commencé, il faut achever. Sachez donc qu’à l’ouverture de ce nouveau drame, le Christ gémit comme un orphelin délaissé : « Ma mère Marie est morte ; et mon père Jéhovah m’a dit sur son chevet : Christ, mon âge est venu. J’ai vécu assez de siècles de siècles… J’ai froid… Je suis las… J’ai soif. Va ! ton père est mort ». — Suit un inconcevable dialogue du Christ avec l’Éternité, qui lui dit :

Sur le Golgotha du ciel, recommence ta passion. Dans le champ du potier où je fais sécher l’argile de mes vases, resème-toi une seconde fois dans le tombeau… Redescends dans la mort, comme un hôte dans son caveau, pour en rapporter la vie ; et va chercher encore un peu de ta poussière dans ton nouveau sépulcre, pour pétrir un nouveau monde, un nouveau ciel et un nouvel Adam.143

Cela fait, l’Eternité dit encore : « Au Père et au Fils j’ai creusé de ma main une fosse dans une étoile glacée qui roule sans compagne et sans lumière ».144 Puis tout disparaît. L’Éternité cueille les étoiles, cache les mondes sous le pli de sa robe, et reste enfin tête à tête avec le Néant ; mais le Néant a pour elle trop de consistance, et fait trop de bruit ; elle enterre le Néant, et reste seule dans son désert.

Au bas de la page, vous lisez ces mots en lettres gothiques :

Icy finit le mystère d’Ahasvérus.
Priez pour celui qui l’écrivit.145

Certes, il n’y a pas, dans tout le volume, une parole plus sensée. Mais cette recommandation est-elle sérieuse ? En tout cas, prenons-la pour telle ; et que le poète obtienne de l’amour chrétien ou selon ou par-delà son espérance.

Deuxième et dernier article146 §

La nature des travaux antérieurs de M. Quinet permettait de rattacher d’avance Ahasvérus à la philosophie de l’histoire. Si cette attente se justifie, ce n’est pas tout à fait de la manière qu’on se l’était figuré. Bien que ce drame embrasse, et par-delà, la durée entière du globe et de l’humanité, et que tous les grands empires y apparaissent comme personnages, l’auteur ne fait ressortir de cette revue rapide aucune marche réglée des événements, aucune loi historique, aucun plan providentiel. Une seule idée enveloppe comme d’un crêpe tout son ouvrage : c’est la négation du progrès Or, cette négation est la négation même de l’histoire. L’histoire, dans sa plus haute signification, n’est que la manifestation de l’idée de progrès, soit qu’on rapporte ce progrès à la nature des choses et à la marche du temps, soit qu’on le cherche dans ce que Bossuet a nommé la suite de la religion, soit enfin qu’on le voie résulter de ces deux causes réunies. Dans tous ces cas, le progrès ne peut être que la marche du monde des intelligences vers la vérité, laquelle exclusivement et infailliblement renferme le bien. Si la loi du progrès n’existe pas, l’histoire n’a plus de raison, le monde non plus, et l’un et l’autre ne sont bons qu’à être mis au rebut. Ce sont bien les conclusions du livre de M. Quinet.

On comprend donc sans peine que l’auteur ait dit quelque part : « Ce livre est fait de mon âme ; oui, de mon âme et de mon désespoir. » Si ces paroles vous sont tombées sous les yeux avant de lire l’ouvrage, elles ont pu vous toucher assez peu. Le désespoir est une mode de la littérature du jour ; et l’on rencontre si souvent dans le monde de ces désespoirs bien mangeants et bien dormants, on a vu rire de si bon cœur les mêmes gens sur qui l’on avait eu la bonhomie de pleurer, qu’on ne veut plus désormais s’apitoyer qu’à bon escient. Ici, rien n’empêche de penser que le désespoir est de bon aloi. On pourrait, en effet, se désespérer à moins. Croire que le monde existe sans but, qu’il n’y a point de terme promis au pèlerinage de l’humanité ; que notre vie individuelle, pleine de désirs et de besoins qui ne doivent jamais être satisfaits, n’est, en résumé, que la plus cruelle des plaisanteries, c’est véritablement épouser le désespoir. À la vérité, tous ceux qui sont livrés à cette conviction ne prennent pas pour cela le deuil de la vie. Dans la funeste renonciation que l’homme a signée aux portes d’Eden, et que chaque génération confirme les yeux fermés, il y a des renonciations plus profondes, plus absolues ; il y en a de joyeuses et de triomphantes ; le désespoir d’un grand nombre ressemble à l’allégresse ; mais d’autres sentiments surnagent sur ce vaste abrutissement ; l’élite du genre humain n’a pas pris pour devise : Fruges consumere nati ; elle ne fait pas si bon marché de ses espérances ; son désespoir est vrai et poignant ; et nous n’hésitons pas à placer M. Quinet dans les rangs de cette aristocratie de la douleur.

Quoique la négation du progrès chez les peuples et la négation du progrès chez les individus soient une seule et même négation, il est naturel que la dernière soit pour chaque homme la plus désespérante. Aussi est-ce bien celle-là qui, dans l’ouvrage de M. Quinet, est accentuée le plus nettement et le plus vivement accusée. Ahasvérus, type de l’humanité en général, mais plus sensiblement de l’individu, nie, pour chaque homme ainsi que pour lui-même, le progrès dans la vie, ou, pour mieux dire, le sens de la vie. Car il faut bien s’entendre : que chaque homme puisse jusqu’à un certain point développer ses facultés, même les facultés morales, cela n’est pas révoqué en doute ; mais que ces développements, comme aussi l’amélioration de sa position dan. le monde, l’avancent d’un pas je dis d’un seul pas, vers le but qu’il porte écrit dans son sein ; que son âme elle-même, coupe aride qu’il présente sans cesse au bonheur et à la vérité, comme à une rosée du ciel, puisse jamais se combler, y jetât-il des mondes ; en un mot, qu’aucun de nous se puisse dire, au sommet de son Calvaire, au sommet de sa vie : Tout est accompli ; c’est ce que, rentrant en soi-même, personne n’osera croire. Aussi, dans le sentiment que nulle destinée individuelle ne s’achève, plusieurs ont transporté à la société l’espérance qu’ils ne pouvaient accomplir en eux-mêmes ; ils ont cru que l’humanité seule avait un sens et une destination ; ils ont cherché à perdre leur moi dans un moi mystérieux, inconcevable, immense ; ils ont construit un homme abstrait, un homme-monde, dont les hommes individuels ne sont que les membres et les organes ; ils ont tâché de se sentir vivre, jouir, souffrir dans cet homme fictif, en faveur duquel ils avaient fait abandon de leur personnalité, de leur perpétuité, de leur relativité immédiate au Créateur des esprits. Effort de l’imagination, qu’on a pris pour un élan du cœur. Mais quand le moi individuel eût abdiqué (et qui ne voit qu’il subsiste dans cet effort même et dans ce besoin ?), à quoi bon encore, si la vie de ce moi collectif n’a pas plus de sens que la vie du moi individuel ? Or, telle est la pensée du livre de M. Quinet. Le monde n’est, selon lui, qu’une improvisation hâtée et téméraire, une phrase mal rédigée, un non-sens, dont une rature va faire justice, un caprice que va remplacer un autre caprice peut-être ; ce qui revient à dire que ce monde n’est point l’ouvrage de Dieu ; à moins encore que tout ceci ne soit un rêve de l’esprit universel qui s’individualise en chacun de nous, que sais-je ? de l’Éternité qui a le cauchemar… c’est tout ce que vous voudrez ; car dans le système du drame d’Ahasvérus, tout ce qui peut se dire peut se penser ; tout assemblage de mots peut faire un système ; rien n’est vrai, tout est vrai ; c’est la conclusion à laquelle, tout pantelant, on arrive au bout de cinq cent quarante-quatre pages in-octavo. « Belle conclusion et digne de l’exorde ! » Mais personne n’ajoutera : « On l’entend bien, du moins ».

Rentrez, à reculons, de la conclusion dans le cœur de l’ouvrage, vous y verrez régner partout une ondulation, un vacillement des plus étranges ; des données sont indiquées et ne sont pas poursuivies ; l’auteur détruit d’une main ce qu’il a édifié de l’autre ; l’ouvrage semble conçu dans deux ou trois systèmes incompatibles. Au fond, cette pluralité de systèmes et leurs contradictions constituent le système de l’auteur ; un scepticisme emporté, sans frein, est l’idée de tout le drame. Il est dans la disposition de l’auteur de céder tour à tour à chacune de ses impressions et de ne voter pour aucune. C’est ainsi qu’il attache l’intérêt le plus solennel et presque le plus tendre à la personne de Jésus-Christ et à son ministère de douleurs. Au bruit de sa venue, tout l’Orient s’émeut et lui députe ses rois ; le monde se prosterne devant la crèche, et le divin enfant, déjà martyr au berceau, accepte avec amour le pauvre peuple pour ami et la croix pour trône. Avoir maudit Jésus-Christ est le plus grand des crimes, et subit, dans la personne d’Ahasvérus, la plus cruelle des peines ; et qu’elle est significative, cette peine ! C’est de courir sans relâche après un terme qui fuit sans cesse ; c’est de passer sa vie à poursuivre la vie ; c’est de voguer en désespéré sur un océan sans rives ; c’est de ne trouver de réconfort en aucune chose de ce monde, non pas même dans l’amour. Mais ce Christ, l’aimant de la nature humaine, et qui seul donne à la vie une direction certaine, ce Christ, le juge du monde, est à la fin jugé lui-même ; l’enfer, tressaillant de joie, en fait confidence au ciel ; Christ lui-même ne verra plus tard son caractère de Christ, sa mission, son œuvre, que comme une prodigieuse illusion ; il aura rêvé qu’il était le Christ ; il s’abîmera, à cette pensée, dans une douleur inouïe ; et vous, lecteur, le cœur vous saignera, pour le poète surtout, de cette mystification cruelle et funèbre.

Dans le système absorbant de l’auteur, tout est vain, son système aussi bien que le reste. Nous verrons, dans Ahasvérus, l’incrédulité flétrir l’incrédulité, le scepticisme se railler du scepticisme, et l’esprit humain, traqué de doute en doute, contraint de prendre gîte en un désespoir bien réfléchi, bien senti, antre lugubre que la poésie entr’ouvre et qu’elle éclaire d’une sinistre lueur, afin que nous y puissions à notre aise le voir se débattre et l’entendre rugir.

Une chose pourtant pourrait induire à douter du sérieux de l’auteur, c’est la dénaturation, sans doute très volontaire, de plusieurs des données évangéliques. M. Quinet, dans son point de vue sceptique, était bien libre de dépouiller Jésus-Christ de son auréole, mais il ne l’était pas également de scinder cet Etre divin, et, en lui laissant sa charité, de lui enlever sa doctrine. De quel droit l’auteur a-t-il encadré dans son drame un autre Évangile que celui de Jésus-Christ ? De quel droit a-t-il falsifié l’idée du jugement dernier ? Ce n’est pas assez pour lui d’amener en jugement les nations, êtres fictifs dont aucun ne forme une personnalité, ni n’est chargé, devant Dieu, d’une responsabilité indivise. D’après quelles lois les juge-t-il ? Quelles sont les peines qu’il leur inflige, les récompenses qu’il leur décerne ? Il est impossible de s’en faire la moindre idée. En vain l’auteur réclamerait ici les droits de libre poésie. S’il a voulu être sérieux, il fallait qu’il fût précis et vrai. S’il n’est pas sérieux, que parle-t-il de désespoir ? Rien n’empêche que, dans une âme poétique, le désespoir ne devienne de la poésie ; mais à moins de se démentir, il ne saurait devenir un frivole badinage ; et quoi de plus frivole, je le demande, que l’idée de faire juger les nations dans le ciel ? Quoi de plus frivole que d’enlever à ce jugement toute espèce de conséquences et de réalité, et de mettre dans la bouche du Créateur une sentence de poète ou une opinion de journaliste ? Quoi de plus frivole, en présence de l’Infini, que de se rappeler qu’on est Français, qu’on appartient à cette nation « à laquelle toutes les autres attachent les cordons de ses souliers », et de faire retentir les échos de l’éternité des noms de Napoléon, du maréchal Lannes et de la ville de Paris ? Quoi de plus frivole, disons mieux, quoi de plus profane que de donner pour représentants à tout un sexe quelques-uns des êtres qui l’ont le moins honoré, et d’absoudre les femmes en masse par la raison que dans des amours terrestres, quelquefois criminels, elles ont, sans le savoir, pratiqué l’amour divin ? Poète, poète, je vous y prends ; votre sérieux n’est pas entier ; du coin de la bouche vous avez souri ; vous faites œuvre d’art autant que de désespoir, et lorsque, dans le moment le plus solennel et le plus critique de votre composition, vous éconduisez les idées morales pour donner leur place à de vaines prédilections nationales et à des passions charnelles, je connais bien que vous n’êtes pas mûr pour votre œuvre, pas mûr, vous dis-je, ni pour désespérer, ni pour espérer. C’est au fond de la conscience, du milieu des idées de devoir et d’obéissance, que naît le vrai sérieux ; celui qui vient d’ailleurs est faux. Quoi ! l’égoïsme patriotique, la vanité nationale, l’amour enfin, tel que l’ont connu l’amante d’Abélard et la maîtresse de Byron, ce serait là le sérieux de la vie, ce serait là tout ce que la poussière du tombeau doit ressemer dans l’éternité ! Des affections sans nul rapport à Dieu, des passions et non des vertus, tels seraient, selon vous, les titres d’admission, les droits de bourgeoisie dans l’immortelle cité ! Poète, vous n’avez point vécu ; vous ne savez ce que c’est que vivre ; vous parlez comme un enfant des choses viriles ; noble intelligence, imagination puissante, cœur exalté, vous ne savez pas encore épeler dans le livre de la vérité. Vous portez en vous, tout endormie, une idée terrible, sur laquelle doit s’édifier toute sagesse, l’idée de péché. Quand une fois elle se réveillera dans votre sein, qu’alors vous semblera frivole votre ancien sérieux, frivole votre désespoir ! Que vous saurez mieux placer vos terreurs ! Que vous craindrez de vous jouer des idées éternelles ! Que vous jugerez téméraires et coupables ces jeux d’imagination, ces badinages sur les attributs, les desseins, les mystères de votre Créateur ! Et avec quel frisson vous parcourrez ces pages brillantes où vous vous êtes, sans y penser, raillé de votre Maître !

Il est bon de le dire et de le répéter : il n’y a qu’une chose sérieuse au monde : le devoir ; et le devoir correspond à Dieu ; car, sans Dieu, le devoir est un non-sens, un être de raison, une idée en l’air. Toute chose n’est sérieuse que par là. Hors du principe de l’obéissance à Dieu, talent, science, industrie, prospérité publique, gloire nationale, tout n’est qu’un jeu, un vrai jeu d’enfants. Si nous vivons, c’est pour Dieu, et ce n’est que pour lui ; si nous ne vivons pas pour lui, nous ne vivons pas. Le livre de M. Quinet est triste et n’est pas sérieux.

Il ne manquera pas de gens qui prendront pour du sérieux l’Épilogue de M. Quinet, étrange morceau où Dieu se plaint d’être las, où l’Éternité l’enterre, où le Néant est anéanti. Bien loin d’être sérieux, tout cela est extrêmement frivole. Une chose peut être sinistre, épouvantable, et pourtant frivole. Des idées, ou plutôt des phrases qui ne peuvent avoir de sens ni dans l’esprit de l’auteur, ni dans celui du lecteur, des idées que l’impossibilité de les concevoir réduit à un vain cliquetis de mots, ne peuvent être que frivoles ; l’horreur n’y fait rien. Dites, si vous avez le malheur de le croire, que Dieu n’est pas, et que vous ne savez comment le monde existe ; dites même que vous ne savez si le monde existe ailleurs que dans votre pensée ; faux ou vrai, ce que vous dites a un sens ; mais quand vous dites que le Créateur des mondes vieillit, qu’il s’endort de lassitude, que l’éternité lui creuse un tombeau, qu’après que toutes ces choses ont cessé d’être, le néant même cesse d’être, vous dites des choses qui n’ont point de sens, et qui, certes, n’en sont pas plus sérieuses pour cela.

Que le poète se rappelle ce qu’il a dit : « Après l’amour, après la foi, l’art est beau, l’art est saint. Ce n’est pas le ciel, mais ce n’est plus la terre. » Mais hors de la vérité, où est la sainteté de l’art ?

N’y a-t-il donc point de vérité dans le drame d’Ahasvérus ? Certes, il y en a beaucoup ; beaucoup de cette vérité dont la littérature de nos jours est saturée ; car, en deçà de la vérité qui console, il y a, à la disposition de tous, la vérité qui désespère ; et de celle-là, l’ouvrage de M. Quinet est abondamment pourvu. En mesurant l’homme aux ressources dont il dispose, ses besoins à sa fin, il l’a trouvé misérablement pauvre et impuissant ; mais dire la vérité qui désespère, c’est faire la moitié du chemin vers la vérité qui console, c’est indiquer, d’un doigt tendu vers l’horizon, le point encore obscur d’où le soleil doit jaillir. La foi, l’amour divin peuvent seuls, selon le poète, accomplir notre destinée. Les affections terrestres les plus pures et les plus tendres ne peuvent suppléer l’harmonie active et sentie de l’âme avec son auteur. Dépouillé de foi et d’amour, le monde doit mourir. Nier ces besoins, réduire l’âme à l’aliment que lui offre le temps, ce n’est pas lever la difficulté, c’est étouffer par violence l’inextinguible cri de la nature humaine. Tout cela est vrai ; mais ce que l’auteur oublie, c’est que les besoins supérieurs imprimés à notre nature impliquent, dans Celui qui les a imprimés, l’intention positive de les satisfaire ; il serait bien étrange, en effet, bien indigne de Dieu, que toute loi dans la nature trouvât son accomplissement, toute force son emploi, tout être sa place et son but, tout substantif son verbe, et que l’homme seul cherchât et ne trouvât point, et forcé de poursuivre son but, ne l’atteignît jamais ; que l’homme seul, mensonge vivant, œuvre manquée, énigme sans mot, prémisse sans conclusion, attendît en vain qu’une construction quelconque se superposât en lui à des fondations qui, jusqu’ici, ne supportent rien ! Comme le soleil boit l’océan, Dieu, le soleil des esprits, devrait boire incessamment notre âme, et ne nous la rendre, comme le soleil rend la mer à la mer, que pour l’absorber encore. L’auteur le sent ; il le dit avec éloquence ; il signale et déplore l’anomalie ; mais cette anomalie, sans pareille dans l’ensemble de la création, il lui suffit de l’avoir constatée ; il ne s’en demande pas compte. Pourquoi ces rapports d’amour que la nature, que la raison réclament entre Dieu et nous, pourquoi ces rapports n’existent-ils pas ? Est-ce la faute de Dieu ? est-ce la nôtre ? L’auteur ne va pas même jusqu’à cette question si simple. Mais nous la lui posons, nous, et nous le pressons d’y répondre. Il faut que ces rapports existent ; vous l’accordez. Ils n’existent pas ; c’est vous qui le dites. Et s’ils n’existent pas, à qui la faute ? répondez. Apparemment elle n’est pas à Dieu : donc elle est à nous ; c’est nous qui avons rompu ces rapports ; et comment, sinon par la désobéissance ? c’est-à-dire en séparant notre volonté de celle de Dieu, en nous attribuant une indépendance que nous ne pouvions pas même réclamer sans crime, en disant Je suis, en présence de celui-là seul qui est, en voulant exister pour nous, quand nous ne devions exister que pour lui. C’est là ce que le christianisme appelle le péché, et la question qui se présente dès lors n’est pas de savoir si nous sommes en état de péché, cela est trop évident, mais de savoir s’il existe un moyen d’effacer notre péché et d’en annuler les conséquences, s’il y a un remède pour guérir le mal que nous nous sommes fait, et quel est ce remède.

Or, le mal ne peut, en tout cas, être détruit que par la destruction de son principe. Lorsque notre mal consiste à ne pas aimer, le remède ne peut consister à nous dire : Aimons. Lorsque nous souffrons de n’être pas unis à Dieu, la guérison n’est pas de nous dire : Soyons unis à Dieu. Ce mot ne fait pas qu’il n’y ait pas entre Lui et nous le péché. Le péché doit être enlevé, enlevé de notre passé qu’il condamne et de notre cœur qu’il enchaîne. Il faut que, délivrés à la fois des craintes qui glacent l’amour et des passions qui le dérobent, nous soyons rendus à notre nature primitive, selon laquelle aucun obstacle, ni du dehors, ni du dedans, n’empêchera notre âme de s’unir parfaitement à son auteur. Maintenant, qui fera cette œuvre ? Sera-ce Dieu ou l’homme ? Qui offrira la paix ? Sera-ce le vainqueur ou le vaincu ? Qui accomplira le miracle ? Sera-ce la puissance ou l’infirmité ? Qui résoudra le problème ? Sera-ce Dieu avec sa lumière ou l’homme avec ses ténèbres ? Si c’est quelqu’un, ce sera Dieu.

Ici s’arrête le raisonnement, mais seulement ici. Il est impossible, en partant des aveux de M. Quinet, de ne pas arriver au point où nous nous arrêtons. Nous le défions d’éviter l’entraînement de son bon sens sur cette route où il a marqué un premier pas. Mais si le point où nous parvenons n’est pas le seuil de l’Évangile, ce point est le seuil du désespoir, et d’un bien autre désespoir que celui de son livre !

Sentir en soi un vague besoin de quelque autre chose que les biens et les affections de ce monde, le sentir toujours et toujours en vain, ce n’est pas tant le mal même que le symptôme d’un mal plus grand. Ce qu’on éprouve n’est même pas sans une sorte d’amère douceur ; un subtil amour-propre s’y mêle ; il est agréable de se sentir plus grand que sa destinée ; ce sont, dirait Pascal, misères de grand seigneur. Mais quand cette mélancolie superbe, ce désespoir de haut lignage et de bon ton, atteint son fond et son principe ; quand nous trouvons le péché à la racine de ses vagues et poétiques douleurs ; quand nous connaissons que ce n’est pas Dieu qui nous a manqué, mais nous qui avons manqué à Dieu ; que la rupture vient de nous, rupture honteuse, insolente, impie ; que cette mystérieuse angoisse où nagent nos pensées, où se perd notre vie, n’est autre chose que l’instinct obscur, inexpliqué, de la condamnation ; alors cette mélancolie, où notre orgueil se complaisait, prend un caractère plus positif, plus froid, plus dur ; l’aspect de toutes choses devient de plus en plus mortifiant, amer ; une insupportable idée de ridicule s’attache à notre altier désespoir ; et ce qu’il faut craindre alors, c’est que, prenant en mépris son ancienne tristesse à cause des illusions dont elle était pleine, l’homme n’oublie trop que cette tristesse pourtant était une grandeur.

Le désespoir de l’homme que représente Ahasvérus est un désespoir orgueilleux ; si orgueilleux qu’il ne voudrait pas même de la guérison, si la guérison devait l’humilier. Que serait-ce donc si nous proposions à l’auteur de ce grand et beau livre un remède dont l’ordonnance tiendrait toute entière « sur un bout de papier grand au plus comme une recette contre la migraine ? » M. Quinet pense probablement qu’une maladie dont la description occupe près de 600 pages demande pour sa guérison un volume de même épaisseur ? Mais le médecin n’est pas tenu d’être aussi verbeux que le malade ; et si le médecin était inspiré, un seul mot lui suffirait. Le mal de l’humanité a d’innombrables ramifications et d’innombrables aspects ; mais dans son principe il est fort simple ; pourquoi le remède ne le serait-il pas ? D’ailleurs, qui voit tout, abrège tout ; si donc notre Père céleste, qui voit tout, entreprend de nous guérir, il fera, sans doute, une Œuvre abrégée, et le premier caractère des moyens qu’il mettra en œuvre sera la simplicité. Je ne m’étonnerai pas de lui voir tout résumer en cinq ou six maximes ; c’est à l’erreur qu’appartient la complication. Les lois de Képler tiendraient sur « un bout de papier » ; la loi d’amour doit y tenir aussi. Le gouvernement du monde moral n’a pas été conçu avec une moindre simplicité que celui du monde physique ; et au fait, que l’homme erre ou marche droit, c’est toujours par un petit nombre de maximes qu’il se gouverne. M. Quinet lui-même n’en a certainement pas plus de cinq ou six. Il va même trop loin en supposant au méthodisme (c’est-à-dire au christianisme de Pascal et de Newton, qu’on a trouvé bon en France de dénommer ainsi) un aussi grand nombre de maximes. Il en a moins. Une « coquille d’œuf » serait large de reste pour contenir cette maxime où tout le christianisme est résumé : « La grâce de Dieu, salutaire à tous les hommes (la Rédemption), a été manifestée ; et elle nous enseigne à renoncer aux passions mondaines et à vivre dans le présent siècle sobrement, justement et religieusement. » Toute la force de ce passage est dans cette alliance de mots : une grâce qui enseigne. Cela est plein de philosophie ; mais il faut y regarder.

Quand nous parlons de philosophie, nous avouons bien que Pierre, Jean et Paul ne fournissent aucun renseignement direct sur le sujet et l’objet, sur l’unité et la dualité, sur le Dieu-monde et le monde-Dieu ! mais il n’y a pas grande apparence que d’autres nous en procurent davantage ; et quand on réfléchit que, de l’aveu même de ces derniers147, la conscience du bien et du mal est la seule chose certaine, la seule qu’ils aient pu arracher au feu dévorant de leurs analyses, la seule autour de laquelle ils aient pu reconstruire l’univers qui s’en allait en fumée dans les fumées de l’idéalisme, on sait gré au christianisme de tout rattacher à cette idée, d’en être devenu la glorification, la consommation, de lui avoir lui seul donné une véritable réalité en lui donnant de véritables conséquences. Quelle philosophie pourrait valoir mieux ? et que nous devons bénir Dieu de ce que deux ou trois maximes la renferment toute ? Vraiment, lorsqu’on sort d’Ahasvérus pour entrer dans l’Évangile, on croit voir autour de soi succéder à la noire humidité du sépulcre la douce et chaude clarté d’un soleil du printemps.

Nous n’avons rien dit du livre de M. Quinet, considéré comme œuvre d’art. D’autres le loueront plus dignement ; mais je ne sais s’ils l’admireront davantage. Cette composition, navrante pour le cœur, éblouissante pour l’imagination, est comme le poignard étincelant de rubis qui brille à la ceinture des princes de l’Orient. Jamais on n’a prodigué avec une nonchalance plus superbe de plus superbes images. La magnificence fabuleuse des Mille et une Nuits se réfléchit dans ce style opulent, d’où jaillissent mille feux. La métaphore effrénée y franchit toutes les barrières connues, crée les rapports les plus inouïs, assouvit sur toutes choses ses innombrables caprices. Et comment, à tant de somptuosité, tant de grâce peut-elle être mêlée ? comment ces voiles parsemés de perles et d’or peuvent-ils ondoyer avec une si molle souplesse ? Le sentiment ne se répandit jamais avec un abandon si tendre que dans les entretiens de Rachel et de son malheureux Joseph ; ni la corde des affections idéales ne vibra plus puissante et plus sonore, plus suave et plus attendrie, que dans les chants de ces femmes dont la tombe s’entr’ouvre à la voix des anges, et qui se reprennent à aimer en se reprenant à vivre. Quant à la partie matérielle de l’art, M. Quinet a jeté une chance de plus pour la prose poétique dans le défi qu’elle soutient depuis un temps contre la langue des vers. Rien ne peut sembler plus menaçant pour la poésie versifiée que cette prose si énergiquement rythmique, qui paraît, en certains endroits, avoir pris tout des vers, excepté la contrainte. Pour n’être pas tenté à l’hérésie, il faut bien vite ouvrir les Feuilles d’Automne ou les Harmonies ; on trouve cependant que des vers sont toujours des vers148.

Notre admiration pour le style d’Ahasvérus n’est pas sans mélange. L’auteur a trop fait passer de son sujet dans son langage le gigantesque et l’énorme. Le procédé connu de faire ressortir la grandeur de l’objet par une brusque opposition d’expressions familières revient chez lui avec une intention si marquée et si fréquemment, qu’on dirait parfois une gaieté moqueuse. Une poussière d’empires, un boisseau d’étoiles, des montagnes entassées dont l’Eternel se fait un banc pour s’asseoir, toutes ces images sont multipliées avec un peu d’indiscrétion. On peut humilier par de semblables contrastes l’orgueilleuse petitesse de l’homme ; mais il ne faut pas confondre le colossal avec le grand. L’imagination se fatigue d’autant plus vite de ces contrastes qu’ils l’ont d’abord plus vivement frappée.

Post-scriptum §

Cet article était écrit depuis longtemps, et prêt à imprimer, lorsque nous avons eu connaissance d’une réclamation de M. Quinet contre les critiques de la Revue de Paris. Cette réclamation nous apprend que nous avons manqué le sens de l’ouvrage, et que ce livre, que l’auteur « a fait de son âme, oui, de son âme, et de son désespoir », est, en réalité, un hymne à l’espérance. Cette mystification vaut, à elle seule, toutes celles que nous avions cru trouver dans Ahasvérus, et nous serions cruellement mortifié de notre manque de pénétration si nous ne partagions ce malheur avec de plus habiles que nous. Il y aurait une mauvaise petite vanité et peu de candeur à retirer maintenant notre article ; qu’il reste donc, et qu’il accuse tant qu’il voudra notre intelligence. Aussi bien, quel que soit le sens du livre de M. Quinet, nous pouvons dire des principales remarques qu’il nous a suggérées, qu’elles subsistent. Que nous ayons pris mal à propos pour des soupirs les cris d’espérance d’Ahasvérus à l’entrée de son second et immense pèlerinage à travers les mondes, que nous n’ayons pas compris que l’Éternité, qui survit au néant et clôt finalement l’action, est Dieu lui-même dépouillé de ses attributs humaine, cela ne retranche rien de notre critique essentielle : le livre est étranger à la vraie morale, il la méconnaît, il la froisse ; et c’est de ce point de vue, peu élevé si l’on veut, mais solide et pratique, que nous avions à cœur de juger l’ouvrage.

La réclamation de M. Quinet est une réclamation d’artiste. Elle ne lève aucunement le scandale de son livre, je veux dire le scandale qu’il excite en nous autres, nourris dans les traditions chrétiennes et dans la foi des aïeux. Les explications de l’auteur ne nous empêchent pas de sentir dans tout son ouvrage une affreuse saveur d’athéisme. Qu’est-ce que l’Éternité succédant au Père Eternel, sinon l’expulsion du Dieu personnel et vivant, et l’abandon de l’univers aux mains de fer de la nécessité ? L’auteur nous fait bien comprendre maintenant pourquoi ce sont les nations qui sont l’objet de son jugement dernier ; c’est que ce jugement lui-même ne se passe dans le ciel que pour la forme ; c’est que, sous le nom du Père Eternel, c’est l’Histoire qui siège sur le divin tribunal ; mais cela même nous apprend que la responsabilité des individus n’est rien, que le moi individuel ne compte pas devant Dieu, que la réalité morale ne réside que dans les masses, que c’est le siècle qui vit et qui pense en moi, qui a tort ou raison en moi, et que mon existence personnelle m’est moins propre que ne l’est à une vague la sienne. Ces doctrines-là, même dans le temps présent, ne se présument pas naturellement dans un écrivain plein de sensibilité et de vie ; et à cet égard encore c’est un peu la faute de M. Quinet si nous ne l’avons pas compris.

Et enfin, puisqu’il était question de progrès ou de transformation, il fallait, ce me semble, en faire saillir mieux l’idée. Mon premier mouvement a été de la chercher ; mais lorsque, au lieu de ces peuples et de ces époques, qui ont été critiques pour l’esprit humain, j’ai vu figurer en première ligne l’Assyrie, cette nébuleuse du ciel historique, puis l’immobile et muette Égypte ; quand j’ai vu les deux éléments de la civilisation moderne, la Grèce et le Nord, à peine indiqués, et le moyen âge subitement évoqué, et ne nommant ni son père ni sa mère ; quand j’ai vu, de l’aurore du monde jusqu’à ce jour, toutes les nuances variées des temps noyées dans une teinte uniforme de mélancolie, comme leurs accents divers confondus dans une même intonation douloureuse, je le confesse, j’ai pris au mot l’écrivain : j’ai cru à son désespoir, non à son espérance.

Les hauteurs de notre littérature ne sont pas des Cordillères : on y remarquera d’autant plus cette poésie à l’aile de condor. Le talent de M. Quinet a autant de grandeur que d’éclat ; mais déployer, ainsi qu’il fait, la vaste envergure de ses ailes sur la vapeur des marécages, ce n’est pas voler, c’est ramper. Il lui faut des Cordillères. Il lui faut pour point de départ, pour point de retour, pour aire, cet inébranlable sommet des convictions morales et religieuses, ce « Rocher des siècles », au haut duquel resplendit l’Évangile comme un phare de salut. Tout ce qui est plus bas est très bas. Je plains du fond du cœur l’orgueilleuse illusion qui persuade à certains hommes que l’Evangile n’est pas assez haut pour eux. Toutes leurs conceptions, et les plus gigantesques, sont si mesquines auprès, qu’on en rirait vraiment si l’on n’en pleurait pas. Chose merveilleuse ! autrefois l’Évangile était trop haut, et cette hauteur était le scandale du monde ; aujourd’hui il est trop bas : scandale nouveau. Et il est très vrai que l’Évangile est tout à la fois trop haut pour notre sens charnel, et trop bas pour notre orgueil. C’est ce dernier reproche que doit lui faire un siècle ivre d’orgueil comme le nôtre. Nous verrons à quelles hauteurs cet orgueil conduira le siècle.

Pour finir, le livre de M. Quinet, comme expression de désespoir, m’avait paru bien triste ; comme expression d’orgueil, il me paraît bien plus triste encore.

[Vinet avait inséré dans son second article du Semeur, à la place que nous avons indiquée page 122, les lignes suivantes, qu’il n’a pas reproduites dans les Essais.]

En attendant que les poètes qui n’en savent pas faire écrivent de la prose comme celle d’Ahasvérus, on les tiendra quittes, sans trop marchander, de la rime et de la mesure. En d’autres langues, il faut que tout poète versifie ; rien ne l’en dispense ; et c’est pourquoi dans ces langues la prose poétique est inadmissible ; ce n’est peut-être qu’en français qu’elle a un rôle ; et plus elle prendra un caractère distinctif et irrécusable, moins courra de danger la prose ordinaire ; du reste qu’est la poésie versifiée, toutes choses égales d’ailleurs, sinon la poésie à son comble, la poésie armée de toutes pièces ? Qui pourrait dire à quel ton, à quelle métaphore, à quelle inversion la poésie commence ? Où se dégage-t-elle timidement des bras de la prose qui la porte, et se prend-elle à voler sur des paroles ailées ? Tout ce qu’on sait bien, c’est que son dernier terme et sa forme accomplie, c’est le vers.

On a pu voir, au commencement de notre premier article, que notre admiration pour le style d’Ahasvérus n’est pourtant pas sans mélange….

II. Prométhée §

Un volume in-8°. — 1838.

Premier article149.
De la substance propre du christianisme. §

Il ne faut pas chercher quels furent les inventeurs de certaines fables poétiques qui ont alimenté des siècles entiers et des séries entières de poètes. Ces fables, d’une signification profonde et inépuisable, sont l’œuvre du genre humain, qui les livre, grandes et informes, aux lyres des poètes. Mais on ne peut pas se représenter tous les esprits d’une époque se rencontrant dans une invention concrète, qui ne saurait être jamais qu’individuelle ; il faut les voir cherchant pour un sentiment populaire, né à la fois chez tous de circonstances communes à tous, un symbole, une enveloppe, et la trouvant dans quelque fait ou dans quelque personnage éclatant, qui se rencontre fort à propos pour prêter une forme à l’idée, mais qui aurait fort bien pu vêtir la nudité, je veux dire l’abstraction, de telle autre idée, différente ou même opposée. C’est donc l’humanité qui conçoit, c’est l’histoire qui fournit un corps, c’est le poète qui s’empare de cet être mixte, le couche dans un riche berceau, l’enveloppe de langes dorés, et donne à cet enfant de la pensée universelle la nourriture et l’éducation. L’antiquité grecque, celle du moyen âge, avaient besoin d’un nom propre pour une pensée qui les obsédait ; quand on est impatient de trouver, et que tout peut servir, on ne cherche pas longtemps ; la tradition livre des noms, je dirais presque les premiers venus, c’est Prométhée, c’est Faust ; la forme première est trouvée ; le poème s’ébauche sous le ciseau grossier du peuple ; et alors seulement viennent les poëtes, Eschyle, Gœthe, entre les mains de qui l’intention primitive se précise ou se modifie.

On a pu dire sans témérité que l’humanité est son propre et son premier prophète, si l’on a entendu par là que, dans les siècles naïfs, la pensée de tous, lentement formée par des expériences et des impressions subies en commun et en silence, éclate à la fin avec un accord imprévu, et rend un de ces oracles qui sont nécessairement vrais parce qu’ils sont purement subjectifs, n’étant que le cri d’un besoin, d’un désir, d’une crainte, hélas ! jamais d’une joie. Et ici nous pouvons observer, sans être le moins du monde humanitaire, que cette voix est bien celle de l’humanité, sa voix collective, et que jamais la pensée ni la poésie individuelle ne s’élèveraient à ces manifestations si la foule ne les y portait. Certainement, au sens exact des termes, l’humanité ne pense pas plus qu’elle n’aime, ne hait et ne se repent ; mais ce qui est vrai, c’est que, du contact de toutes les intelligences et de toutes les vies, résulte à la longue une fermentation qui les mêle les unes avec les autres, et semble confondre toutes les pensées individuelles en une seule pensée, qui est celle de tous, et que chacun néanmoins croit sienne.

Nous venons d’assigner deux limites à une idée que notre époque a excessivement dilatée. D’une part, nous avons repoussé le dangereux fantôme d’une humanité personnelle et responsable, retirant à elle peu à peu toute la personnalité et la responsabilité des individus. De ce qu’il y a certaine, conceptions que l’individu isolé ne formerait pas, nous n’avons pas voulu conclure que l’intelligence de l’humanité soit substantiellement autre chose que le résultat et la somme des intelligences de tous. De ce que la voix de chacune d’elles ne se peut discerner dans la grande voix, nous n’avons pas ; voulu conclure que chacune de ces voix ne contribuât pour sa part à l’universel murmure. D’un autre côté, réduisant à son véritable objet ce don de prophétie, nous lui avons refusé toute valeur objective. L’humanité ne sait que ce qu’elle sent. C’est là le champ et la borne de sa prophétie. Mais cette capacité n’est point si peu de chose. Car l’individu trouve ainsi un appui pour sa conscience dans une conscience générale qu’il a concouru à former, et dont les inimitables accents ne fussent jamais sortis de son sein si articulés ni si solennels. L’âme est avertie de donner plus d’attention à ce qui se passe en elle, et, le trouvant si conforme aux données de l’immense voix, elle en est plus frappée qu’elle ne l’eût été de set propres conceptions. Les siècles prennent leçon des siècles ; ou du moins, ils se posent les uns aux autres, sous des formes diverses, les plus graves questions, et se lèguent, transformé mais jamais diminué, leur inépuisable tourment. Mais une réponse à ces questions, une vérité qui ne soit pas négative, une consolation de l’intelligence, rien de pareil n’est contenu dans ces oracles tout humains. Le cœur, interrogé, n’a rien répondu au cœur ; et l’homme reste là, embarrassé de ses lumières mêmes, car il en a trop ou trop peu pour son repos.

Ne pouvant se dissimuler que l’homme est entouré de problèmes dont la solution n’est pas en lui, et que chacune des routes de son intelligence aboutit à un abîme, imaginera-t-on je ne sais quelle révélation progressive qui dit à l’univers, dans la suite des siècles, ce qu’elle ne suggère à personne en particulier dans un moment donné, et qui enseigne à l’humanité des vérités dont la découverte ne peut s’expliquer par aucun des procédés de la raison et de la logique ? Ainsi, des connaissances surnaturelles naîtraient par une sorte d’intussusception dans le sein de cet homme multiple et éternel, et par le seul effet de sa multiplicité et de sa durée. Il y aurait un Esprit du genre humain, inhérent et propre à l’espèce, absolument étranger aux individus, qui n’en possèdent pas même le germe, puisque d’aucune façon le surnaturel ne peut émaner du naturel, pas plus que la perle, cette fleur de*, mers, ne saurait s’épanouir sur la tige de la rose. Une conception si fantastique, portant sa contradiction en elle, ne saurait être soutenue qu’au moyen d’une modification qui la dénature. Il faudra donc lui chercher un point de départ ou d’appui dans quelque tradition première, dans quelque révélation datée, dans quelque parole non humaine. Mais on la fera, cette parole, aussi humaine que possible, si vague et si fluide qu’elle soit propre à une foule de significations, et que, semblable à l’atmosphère, dont la ceinture azurée accompagne la terre à travers les espaces, cette parole puisse accompagner l’humanité à travers tous les systèmes, et l’environner toujours sans la comprimer jamais. De là est née, chez quelques-uns, l’idée d’un christianisme universel, perpétuel et presque spontané, qui véritablement ne coïncide que trop avec l’humanité, car il est l’humanité même ; et au lieu qu’au commencement des choses Dieu créa l’homme à son image, et l’univers à l’image de l’homme, c’est Dieu maintenant que l’homme refait à sa propre image, pour se refaire ensuite lui-même à l’image de l’univers.

Nous ne méconnaissons ni la réalité ni la valeur de ces souvenirs d’une révélation primitive, perpétués par la tradition chez les peuples les plus éloignés et les plus divers ; mais nous ne consentons pas à voir dans ces vestiges un christianisme lié et complet. Et, du reste, ce n’est pas non plus à ces fragments, fort insignifiants à ses yeux, que la théosophie moderne attache le nom de christianisme. Ces inventions, qui lui semblent arbitraires, sont à peine pour elle un symbole grossier de quelqu’une des idées qu’elle adopte. Et ces idées elles-mêmes, que sont-elles sinon ce que le christianisme renferme de moins caractéristique, et, si je puis dire ainsi, de moins individuel ? Dès qu’on prétend trouver le christianisme également chez tous les peuples, dès qu’on suppose qu’il n’est pas plus distinctement formulé dans un livre que dans un autre, il faut bien, de toute nécessité, en éliminer ce qui, chez tel de ces peuples, ou dans tel de ces livres, le formule de manière à exclure toutes les autres formules. Si le berceau du christianisme n’est pas plus à Jérusalem qu’à Persépolis, et ses documents pas plus dans la Bible que dans le Véda, il est clair qu’il se réduit à ce qui constitue, en tout pays, la partie la plus spirituelle et la plus morale des religions ; et si on l’appelle encore christianisme, c’est parce qu’on juge à bon droit que c’est dans les enseignements du Christ que se trouvent plus pures et à plus forte dose les vérités de cette religion idéale, dont toutes les religions positives ne sont que des allégories. L’Évangile n’est donc qu’un grand apologue qu’on préfère à tous les autres.

J’avoue que cette explication ne m’explique pourtant pas tout dan.’ l’adhésion nominale de :< théosophes au christianisme. Je ne puis concevoir qu’ils aient choisi ce nom pour leur système, qui, d’abord, méritait bien d’avoir un nom à soi, et dont la dénomination impropre ouvre la porte à une foule d’erreurs et de malentendus. Il est vrai que la théosophie, par là même qu’elle renonce modestement à inventer pour l’ensemble de ses doctrines un nom spécial et nouveau, prend son parti de leur imposer un nom inexact ; on ne peut pas être à la fois très modeste et tout à fait vrai. En effet, toute religion positive dont elle emprunte le nom renferme, à titre de positive, des éléments que la théosophie n’adopte pas, qu’elle rejette en silence, ou plutôt dont elle fait abstraction. Ce sont des scories qu’elle ne veut pas même voir. Tout cela se conçoit et, tant qu’il ne s’agit pas du christianisme, tout cela est plus ou moins spécieux. Mais ce que, de la substance du christianisme, on repousse ou l’on abandonne, ce ne sont pas des scories, attendu que le christianisme n’en a point. Il n’est composé que de parties nécessaires ; tout ce qu’il enseigne lui est essentiel ; un de ses éléments n’existe point sans l’autre, un seul ne périt point sans que tous les autres ne suivent sa fortune ; la vie est tout entière partout, comme en un corps qui serait tout cœur ; et quelque part aussi que ce corps soit blessé, la mort s’ensuit. Tel devait être, on le sent bien, le caractère de la vraie religion ; mais je m’étonne que des esprits nullement superficiels aient pu méconnaître ce caractère dans l’Évangile. Car, non seulement la rédemption de l’homme pécheur, le salut par grâce, s’y montre en première ligne ; mais tout l’ensemble du christianisme est pénétré de la saveur de ce dogme ; il y est mêlé à tout l’enseignement comme le sang à la chair ; et le système moral de l’Évangile devient irrationnel, absurde même, dès que ce dogme est supprimé. Qu’un esprit sincère fasse l’essai d’enlever de l’Évangile, avec cette idée, toutes les idées qui n’ont un sens, tous les sentiments qui n’ont une base, tous les préceptes qui n’ont un motif, toutes les promesses qui n’ont un gage, que dans cette idée ; qu’il y procède selon les lois d’une logique sévère, et il verra si ce qui lui restera entre les mains, après ce dépouillement, vaut la peine d’être compté, et mérite au christianisme l’honneur de servir de parrain à une religion philosophique qui, à tout prendre, vaut mieux que lui, j’entends mieux que lui tel qu’on nous l’a fait.

Et quand l’examen de la contexture intime du christianisme ne vous aurait pas encore fourni cette preuve, il serait singulier de s’associer, de se fondre en quelque sorte, par la communauté du nom, avec une religion qui a fait son trait distinctif du dogme que vous repoussez, et qui, par ce seul fait, vous repousse vous-mêmes. Ou bien elle a eu raison, et l’élément qu’elle élève si haut lui est essentiel ; et alors vous adopterez la partie avec le tout, un élément avec tous les autres, le sang avec la chair ; ou bien elle a eu tort, c’est-à-dire que ce qu’elle appelle essentiel ne l’est pas, et que, sans droit, elle prétend vous obliger à assimiler cette excroissance à ses éléments constitutifs ; et dans ce cas, elle trahit un esprit de superstition et d’exclusisme qui l’infecte nécessairement tout entière, et qui vous interdit de sanctionner, en lui empruntant son nom, un esprit qui ne saurait être le vôtre.

Il nous faut l’avouer : nous concevons mieux ceux qui, à bon escient, repoussent l’Évangile à cause de ce qu’il contient, que ceux qui l’acceptent par ignorance de ce qu’il contient. L’aversion des premiers est plus naturelle que le bon vouloir des seconds. La préoccupation de ces derniers nous semble même passer tellement les bornes, que c’est à peine si nous osons la croire volontaire. En effet, le dogme chrétien que nous avons signalé n’est pas seulement (si l’on veut bien nous permettre ici le langage de l’école) actuellement présent dans une foule de déclarations scriptuaires qui le placent au centre de tout le système ; il est, ainsi que nous l’avons dit, virtuellement partout, partout pour un esprit philosophique et attentif ; et l’on ne peut assez admirer que des hommes qui possèdent à un degré rare l’habitude et le talent de l’analyse, en cette unique occasion l’appliquent si mal, ou plutôt en fassent si peu d’usage.

Mais, laissant la question de fait, abordons, indiquons du moins la question de droit. Sachons ce qu’il faut penser et ce qu’il faut attendre de ce christianisme privé de l’élément chrétien ou, en d’autres termes, de l’Évangile moins la croix. Quels besoins doit-il satisfaire ? quel vide doit-il remplir ? Quelles sont ces chaînes, quel est ce vautour, dont, à la cime du Caucase, Jésus-Christ, et non plus Alcide, doit délivrer Prométhée ? Une bonne fois, expliquons-nous ensemble. Ces chaînes, c’est l’esclavage de l’ignorance ; ce vautour, c’est le tourment du doute. Que ce soit là le vrai et le grand mal de notre condition, qui le nie ? qui ne voit même que c’est là le seul mal absolu, et que notre jugement sur nos misères terrestres doit demeurer suspendu, jusqu’à ce que l’énigme de notre nature et de notre destination finale ait été sommairement résolue ? Tout est acceptable ou insupportable, tout est mal ou tout est bien, selon ce que nous sommes, et selon le sort définitif qui nous est réservé. Jusqu’ici, nous abondons dans le sens de la théosophie. Mais en réclamant avec elle, la solution du problème, nous la voulons complète. Et c’est à titre d’homme complet que nous la voulons complète. Or, en cette qualité, il ne nous suffit pas de savoir, même d’une manière certaine, que l’univers n’est pas Dieu, mais qu’il existe et subsiste par un acte continu de la volonté de Dieu, et que chaque pulsation de nos artères est l’effet immédiat de cette volonté, se confirmant sans cesse elle-même ; il ne nous suffit pas de savoir qu’un germe impérissable, toujours prêt à se redonner une forme et un corps, réside au plus profond de notre être, et nous associe à l’éternité du Dieu du sein duquel il a jailli, comme la semence jaillit en son temps de l’enveloppe qui la recèle : l’homme, je dis l’homme complet, a besoin d’autres connaissances ; celles que nous venons d’indiquer ne brisent pas toutes ses chaînes, ne tuent pas son vautour ; Prométhée continue à baigner de son sang et à troubler de ses gémissements les âpres sommets du Caucase. Le plus noble, et, lorsqu’il vient à le sentir distinctement, le plus impérieux et le plus profond des besoins de l’homme, c’est la satisfaction de la loi morale, de cette loi qui est Dieu lui-même manifesté à la conscience, de cette loi qui, d’une autre part, n’est absolue pour l’âme qu’en tant que l’âme y retrouve Dieu. Que la satisfaction de cette loi soit le besoin de tous, que ce besoin ait son temps et sa place en toute vie, on peut l’affirmer ; mais quand il resterait propre à l’élite du genre humain, cette élite serait obligée d’en réclamer la satisfaction. Or, cette satisfaction est refusée à l’homme sur la terre ; il ne la voit consommée en lui ni hors de lui ; et vainement il se dirait qu’un désordre universel peut passer pour l’ordre, et que, peut-être, à un point de vue au-dessus de l’atteinte des regards humains, ce désordre devient ordre ; ces réponses lui paraissent ironiques ; elles l’importunent jusqu’à l’irriter ; l’obstacle demeure intact, et la vie s’use contre un problème qui ne s’use point.

Et parce que le sentiment de l’obligation morale emporte celui de la responsabilité, parce que le sentiment d’avoir enfreint la loi, ou seulement de ne l’avoir pas accomplie, creuse dans l’âme un abîme qu’on peut dissimuler, mais jamais combler, il en résulte en nous un autre besoin, celui d’une réparation quelconque. Je dis à dessein réparation, je ne dis point pardon ; la conscience ne saurait demander à qui que ce soit un pardon qu’elle se refuse ; et quand le pardon du législateur lui serait annoncé, j’entends un pardon pur et simple, elle n’y croirait pas ; elle ne s’y reposerait point ; elle ne le ratifierait point ; forcément implacable envers elle-même, elle continuerait à venger dans son intérieur la loi qui renonce à se venger. Elle ne peut être satisfaite que quand elle est réconciliée avec elle-même, elle ne peut se satisfaire aux dépens de la loi ; tout ce qui blesse la loi l’atteint elle-même, elle qui est la loi individualisée ; de là, pour elle, l’indispensable nécessité que toute réhabilitation qu’on pourra lui offrir renferme la réparation du désordre dont elle se sent à la fois complice et victime.

Victime ! elle l’est sans doute ; mais c’est parce qu’elle ne l’est point assez, c’est parce qu’elle ne suffit pas au sacrifice, c’est parce que toutes les réparations qu’elle offre et qu’elle consomme n’épuisent que ses forces et n’épuisent pas son mal, c’est à cause de cela que son tourment s’accroît. Et comme ce tourment s’accroît à proportion que l’âme s’élève, comme il est plus fort dans les vies les plus innocentes, on ne peut s’empêcher de voir dans cet aveu des meilleures âmes une confession implicite de tout le genre humain, haletant sous le poids de sa propre réprobation.

Et toutefois, que serait, que nous vaudrait une réparation purement vindicative ? Admettons qu’elle se puisse payer d’un autre prix que nous-mêmes, et que le moyen de notre absolution ne nous ôte pas le moyen d’en profiter, admettons que nous ne soyons pas nous-mêmes l’holocauste de notre péché, qu’importe que, par un moyen quelconque, en nous ou hors de nous, la réparation se consomme, si cette réparation, purement négative, effaçant le mal, ne crée pas le bien, si elle ne rétablit pas en nous la loi qu’elle venge hors de nous, si elle ne lie pas notre vie à la loi par le consentement de notre cœur, si elle ne fait pas triompher en nous l’obéissance dans la liberté, et la liberté dans l’obéissance, sous les auspices et la médiation de l’amour ?

La solution de ces questions emporte celle de toutes les autres ; la satisfaction de ces besoins assure celle de tous les autres, tandis que les autres questions, résolues, les autres besoins, satisfaits, laissent dans l’âme un grand vide ; et tant qu’elle n’a pas appris et reçu ce que nous venons de dire, il lui semble qu’elle n’a rien reçu, qu’elle n’a rien appris. Il ne faut pas croire que l’âme humaine s’astreigne, dans ses recherches, à l’ordre que la logique paraît lui recommander ; elle anticipe, je l’avoue ; à peine le livre ouvert, elle court au dénouement, certaine de trouver dans la solution des derniers problèmes la solution des premiers ; tandis que la solution des premiers la laisse aux prises avec ses plus graves anxiétés, et n’apporte à son intelligence, non plus qu’à son cœur, aucune promesse de paix.

C’est donc diminuer le christianisme, c’est lui arracher sa vie et lui enlever sa gloire, que de le réduire, comme fait la théosophie, à des idées si générales, à de si vagues éléments. C’est le rendre impropre, inégal au genre humain, qui, d’un christianisme ainsi fait, ne peut tirer aucun parti. Non seulement à ses yeux la solution est incomplète, mais ce n’est pas même une solution ; il ne peut croire que Dieu ait parlé pour dire si peu de chose ; il ne prendra pas pour une révélation ce qui, dans le fond, ne lui révèle rien ; et comme le genre humain, philosophe de nature, n’est pas philosophe de profession, renvoyant aux écoles ce qui appartient aux écoles, il persistera à demander une religion, et ne consentira jamais à nommer de ce nom des spéculations qui ne déterminent pas sa valeur morale, qui ne lient pas sa volonté, qui ne fixent pas son avenir.

Quelques-unes des observations que nous venons de présenter s’adressent au Prométhée de M. Quinet. La conclusion de son œuvre est insuffisante parce que les prémisses sont incomplètes. À notre sens, et, nous osons dire, au sens du christianisme et de la nature humaine, Prométhée n’est point délivré. L’idée qui aurait dû, dans cette composition, tout dominer, et même tout produire, est à peine indiquée, en tout le cours du poème, par un seul mot vague qui se hâte de fuir, et ne laisse point de trace : on lit, vers la fin, que le libérateur de Prométhée et de l’humanité, promet à ses fils sa clémence150. L’auteur ne juge point, sans doute, que ce seul mot l’ait acquitté envers une idée qui devait ou remplir tout son ouvrage, ou n’y tenir aucune place, pas même l’espace d’un mot, puisqu’enfin si elle est quelque chose, elle est tout, et que, si les mortels ont besoin de clémence, ce besoin pour eux est nécessairement suprême et le premier de tous.

D’Ahasvérus à Prométhée, je ne vois point se convertir, comme l’auteur paraît le croire,

Le chant du désespoir en un hymne de grâce151 ;

car ce que la voix des anges annonce à Prométhée, ce n’est point la grâce. Est-ce du moins la lumière ? Mais la question est de savoir si c’est la lumière de la foudre ou celle du soleil, et si la lumière sans la grâce est une lumière.

Mais, après cette observation générale, nous avons hâte de le dire : si d’Ahasvérus à Prométhée il n’y a pas (à ne prendre que les idées) toute la distance du désespoir à la grâce, si Prométhée n’est pas, dans la force du terme, Ahasvérus converti, d’un autre côté, si vous regardez à l’âme et à l’intention, il y a, du premier au second de ces ouvrages, un intervalle immense, un réjouissant progrès.

Il nous sera doux, dans notre second article, d’en offrir la preuve à nos lecteurs ; et nous aurions même plus volontiers consacré ces premières pages à l’expression de notre sympathie qu’à une discussion de principes, si cette discussion préalable ne nous eût semblé nécessaire pour fonder le jugement que nous essayerons de porter sur Prométhée. Aujourd’hui, du moins, nous nous donnerons le plaisir de dire que les doctrines panthéistes sont répudiées, dans le nouvel ouvrage de l’auteur d’Ahasvérus, de plus d’une manière, et notamment dans le passage de sa belle préface, où il se montre à nous « cherchant Dieu dans chaque moment de l’histoire et dans chaque lieu de la nature, sans toutefois le confondre ni avec l’une ni avec l’autre de ces choses152. » Nous ferons entrevoir au moins le caractère et les tendances de cet esprit vraiment élevé, en transcrivant pour nos lecteurs les lignes qui terminent cette même préface :

Je ne puis m’empêcher de croire que l’on s’est trop hâté de considérer le juste, le beau, le saint, comme choses surannées et dûment ensevelies. Quoique aussi vieilles que le monde, ces théories ne se doivent point tenir pour battues. Émancipé d’hier, l’homme moderne se glorifie trop vite de n’aimer que la terre ; prenez garde que cet amour exclusif de la glèbe ne sente le servage. En vain vous vous félicitez d’être débarrassés de l’âme ; il faudra bien qu’elle renaisse. Ornez la terre tant qu’il vous plaira, creusez-la, sondez-la, fouillez-la dans ses dernières profondeurs. Abaissez les collines, élevez les vallées, détournez les fleuves, vantez-vous tant que vous voudrez de votre victoire sur la nature ; triomphez ; faites vous-mêmes votre apothéose. Après cela, vous ne trouverez néanmoins que ce que la terre possède, et qui a déjà tant embarrassé vos ancêtres, à savoir : les inquiétudes, les sueurs amères, le néant des choses finies, le temps qui dévore tout, et, pour couronnement, la mort, l’inévitable mort. Tant que vous n’aurez pas affranchi le monde de cette dernière infirmité, je vous avertis qu’il manque quelque chose d’important à votre triomphe, et je me ris par avance de vos promesses. Pensez-vous être les premiers qui aient voulu lier le genre humain tout vivant au cadavre du globe, et qui, possédant la terre, aient cru posséder le ciel ? Cette illusion a toujours reparu dans les temps de défaillance et de servitude morale. Qu’il y a longtemps que les peuples, s’agenouillant dans le désert autour du veau d’or, crurent que c’était là le but de leurs travaux, et qu’il fallait s’y arrêter ! Et, au contraire, ce fut le moment où il fallut se relever et marcher au-devant de meilleures destinées. Plus tard, les affranchis dans Rome ne songèrent, comme vous, qu’à leur pécule. Et pourtant, de plus hautes pensées ne manquèrent pas d’envahir les esprits et d’emporter le monde. De même aujourd’hui, les démocraties modernes, ou seront condamnées à une honteuse infériorité à l’égard des pouvoirs qui les ont précédées, ou se mettront à la tête des éternelles et splendides doctrines du genre humain ; justice, amour, beauté, immortalité, conscience, plaisirs de l’âme, traditions de toutes les intelligences, qui ont éclairé et orné les temps passés, ne périront pas si tôt, et l’humanité ne sera point inféodée à la matière et au sépulcre. Relevons donc nos cœurs en prenant possession du gouvernement du monde, ou, ne le pouvant, retournons à la glèbe. Entre ces choses, point de milieu. Il faut choisir153.

Deuxième article154.
La religion de la grâce. §

En exagérant cette idée vraie : qu’il y a dans toutes les religions quelque trace ou quelque pressentiment de la vérité, en refusant au christianisme un lieu, une date, un caractère exclusif, l’auteur de Prométhée nous a paru s’engager dans une double erreur, que nous avons dû signaler. Erreur de fait, puisque c’est nier au christianisme son trait distinctif et à l’Evangile l’idée dont il n’est que le développement en tous sens. Erreur de principe, puisque c’est substituer à des vérités complètes et fécondes des vérités incomplètes et, par là même, stériles.

Ces observations, écrites dans un but sérieux, et adressées, nous le savons, à un esprit sérieux, nous n’avons pas craint de les étendre autant que le besoin de la clarté nous paraissait l’exiger. Que ne pouvons-nous les compléter ! Car ce n’est pas assez d’avoir montré que l’Évangile ne répond à toutes les réclamations de l’âme humaine qu’au moyen du dogme de la rédemption, négligé dans l’exposition que nous fait de la doctrine chrétienne le poème de Prométhée ; il faudrait faire un pas de plus, aborder un côté plus positif du sujet, montrer la vertu créatrice du dogme que l’on rebute, prouver que ce dogme est la seule base d’une morale conséquente et rationnelle, la seule condition de toute civilisation véritable, et que c’est à lui, et non au christianisme pris en un sens général, ou, si l’on veut, que c’est à la concentration du christianisme dans le dogme en question, que M. Quinet et le petit nombre de penseurs dignes de lui être associés, ont puisé l’élévation morale et le sérieux vrai qui distinguent leurs écrits, au milieu de tant d’ambitieuses parodies du sérieux et de la morale.

C’est qu’il n’y a pas de milieu ; c’est qu’un dogme aussi capital ne peut être d’une nature indifférente et ne constituer qu’une erreur oisive ; c’est que, s’il est une erreur, c’est une erreur monstrueuse et mortelle et, en revanche, que s’il est vérité, c’est la vérité par excellence, la vérité des vérités. Il a donc semé dans le monde, il y sème encore ou la vie ou la mort, rien de moins ; et, par une conséquence nécessaire, il faut ou adopter cette vérité sans réserve, ou la rejeter absolument ; et, comme elle n’est pas dans le christianisme, mais qu’elle est le christianisme tout entier, c’est le christianisme qu’il faut, d’une manière absolue, épouser ou proscrire.

Tout doit dépendre en morale, et, par conséquent, tout doit de proche en proche dépendre aussi en civilisation de la réponse qu’obtiendra cette question : L’homme, en tant qu’être moral et responsable, a-t-il besoin d’une rédemption, d’une rançon ? et cette rançon a-t-elle été offerte, a-t-elle été payée ? Cette question est-elle secondaire ? Alors, qu’on nous en indique une plus haute ; qu’on nous en montre une autre qui embrasse, de la nature humaine, quelque chose que cette première question n’ait pas enveloppé. On peut, sans doute, refuser de la poser ; mais une fois posée, comment faire pour qu’elle ne renferme pas toutes les questions humaines que, depuis des siècles, posent à l’envi l’une de l’autre la conscience et la science ? En est-il une seule qui reste en dehors de celle-là ? Demander si l’homme a besoin d’être sauvé, si l’homme peut être sauvé, est-ce donc faire une question partielle, isolée ? N’est-ce pas s’interroger à la fois sur le passé, sur le présent et sur l’avenir de l’homme ? sur sa nature et sur sa destination ? sur son corps et sur son âme ? sur ses intérêts temporels et sur ses intérêts éternels ? sur tous ses rapports avec l’univers, avec les hommes, avec Dieu ? sur ses droits et sur ses devoirs ? sur sa force et sur sa faiblesse ? Essayez de détacher du faisceau une seule de ces questions ; imaginez une question humaine qui ne soit pas contenue dans la question chrétienne ; qu’on tâche de comprendre comment de la manière dont elle sera résolue ne dépendra pas tout le système de la vie et toute sa direction.

Il en résulte que le christianisme, qui ne peut renfermer dans son sein un plus important ni plus vaste problème, s’est caractérisé lui-même profondément par le sens dans lequel il l’a posé et résolu. Quoi que ce soit d’ailleurs qu’il ait enseigné, et quand bien même le surplus de ses enseignements ne tiendrait pas à ce premier anneau, à cet anneau se suspendrait nécessairement la pensée et la vie du chrétien ; ce dogme aurait bientôt jeté dans l’ombre tout le reste ; ce dogme se donnerait à lui-même tout le cortège d’idées et de conséquences qu’on lui aurait refusé ; ce dogme enfanterait spontanément tout un système, toute une religion ; il est le christianisme même ; il est, par conséquent, la cause efficiente de tous les changements individuels ou généraux qu’on rapporte au christianisme.

Mais le christianisme a-t-il produit de tels changements ? Est-il pour quelque chose dans nos idées morales, dans les principes fondamentaux de notre civilisation, et dans la marche laborieusement ascendante des siècles modernes ? Avec ceux qui répondent : Non, nous n’engageons aucune discussion ; mais si quelqu’un répond : Oui, surtout s’il ajoute que l’influence a été décisive, profonde, que le christianisme a restauré l’humanité, et que sa saveur mêlée à la civilisation l’empêche de se décomposer, et lui garantit une immortelle durée ; si, pour lui, le christianisme est le seul nom de la vérité religieuse, morale et sociale ; alors, nous lui disons que l’hommage qu’il lui rend, c’est implicitement au dogme de la rédemption ou du salut gratuit qu’il l’a rendu, et que c’est à ce dogme, précisément, qu’il fait honneur de toutes les conquêtes du passé, de toutes les promesses du présent, et de toutes les espérances de l’avenir.

Essaierait-il de méconnaître que cette seule idée, présente dans le christianisme, a dû l’emporter sur tous les autres éléments, absorber à son profit l’attention universelle que, si près d’elle, rien ne pouvait intéresser, déterminer impérieusement dans le monde des faits le caractère du christianisme, en un mot le constituer à lui seul dans les esprits, en sorte que tout le bien ou tout le mal qui a résulté pour la société d’être devenue chrétienne tient à cet unique point ? Essaierait-il de méconnaître tout cela, et de chercher dans les idées dont l’Évangile a seulement entouré cette idée, la vraie cause de toute l’influence que l’Évangile a exercée ? Par supposition, nous le lui permettons ; nous lui permettons même d’oublier que la morale, la politique, la philosophie, la prudence enseignées dans l’Évangile sont tout imprégnées, inondées de la sève de ce dogme premier ; nous lui permettons, s’il croit pouvoir y parvenir, de dessécher, à la façon des marais, le sol que cette onde imbibe jusqu’au fond, afin d’y voir croître, selon son vœu, une sagesse morale bien saine, et tout à fait libre de superstition ; c’est-à-dire que nous supposons contenue dans l’Evangile une sagesse qui ne soit pas évangélique… C’est donc par cette sagesse philosophique, morale, sociale, qu’il veut expliquer les grands changements dont il ne conteste pas, dont au contraire il proclame la réalité ! Mais n’est-ce pas se jeter dans des difficultés beaucoup plus grandes que celles qu’on évite ? n’est-ce pas chercher à d’immenses effets une cause qui leur est disproportionnée, tandis qu’il se présente pour les expliquer un fait d’une portée transcendante, puisqu’il a un caractère surhumain ? Qu’est-ce donc que toute cette sapience régénératrice, maîtresse du présent, reine ‘ de l’avenir, sinon la même qui a coulé, en tout temps des lèvres de tous les sages, sans jamais combler l’abîme de nos douleurs et de nos angoisses, et sans avancer l’humanité d’un seul pas vers le terme ou la poussent. aujourd’hui si hardiment les espérances chrétiennes ? Si c’est identiquement la sagesse de tous les temps, pourquoi l’appeler chrétienne ? et encore une fois, pourquoi induire en erreur, par l’emploi de ce nom propre d’une doctrine toute spéciale, sur la généralité de la religion qu’on propose à l’humanité ?

S’il était possible de purger de l’élément chrétien, je veux dire de l’idée de la rédemption, tous les enseignements de l’Évangile, s’il était possible qu’après cette opération il restât de ces enseignements quelque chose qui eût une valeur propre et qui méritât un nom, je dirais toujours ce que j’ai déjà dit : « La cause n’est pas proportionnée aux effets ; les effets ont dû avoir une autre cause » ; et je trouverais naturel de me demander enfin si le dogme de la rédemption, tel qu’il est présenté dans les livres du christianisme, n’est pas naturellement propre à produire ces grands effets, qu’on ne songe point à nier, mais dont on cherche la raison. Belle et grave question, devant laquelle on sent le besoin de se recueillir.

Pour la traiter complètement, il faudrait, ayant déterminé la notion chrétienne de la rédemption, la placer en face de son contraire ou de sa négation ; bien entendu que, sous sa négation ou son contraire, nous comprenons tous les systèmes qui affectent aussi le nom de rédemption, sans y attacher la même idée que le christianisme. Essayons de donner quelque idée d’un travail que nous ne pouvons pas exécuter.

La première condition d’un bon règlement de la vie humaine (et sous ce mot nous comprenons la vie intérieure et extérieure, réfléchie et relative, privée et publique, individuelle et collective), c’est de prendre pour point de départ une idée vraie de notre nature actuelle, une juste appréciation de notre situation morale. Il n’y a que la vérité qui soit féconde ; il n’y a, si nous osons nous exprimer ainsi, que la vérité qui soit vraie, c’est-à-dire qui produise des effets vrais. Tout système qui repose sur une fiction, sur un fait sans réalité, ne peut conduire que dans un défilé sans issue, et, dans sa tortueuse route, toucher le vrai chemin que pour le croiser en différents sens, mais sans s’y arrêter, sans le suivre. La connaissance de soi-même, non pas du soi individuel et comparatif, mais du soi absolu, du soi humain, de l’homme en un mot, est le commencement de la sagesse. Or, l’homme correspond à Dieu, et l’on ne peut le juger abstraction faite de cette correspondance. C’est par rapport à Dieu, son auteur, son maître, sa loi, son juge, qu’il doit être considéré. Toute autre manière de l’envisager, ou qui l’isole, ou l’envisage dans d’autres rapports, est nécessairement superficielle, arbitraire, incomplète et fausse. Il ne ressortit, en effet, et n’aboutit ni à soi-même, ni à ses semblables, ni à l’univers, mais uniquement et directement à Dieu. Ce point une fois fixé, il n’est plus difficile de constater le véritable état de l’homme. C’est un état de défection et de déchéance, qui crée un besoin, non de conservation, mais de réhabilitation, non de progrès, mais de régénération, ou, comme le dit Jésus-Christ dans saint Jean, « une seconde naissance155 ». En refusant de rapporter la morale à Dieu, comme tant de fois on l’a tenté, on peut sans doute échapper à cette conclusion, et ces efforts mêmes ont prouvé à quel point elle était prévue et redoutée ; mais c’est la seule manière de l’éluder ; et cette manière équivaut au rejet absolu de toute religion, puisque une religion où Dieu ne serait pas à la tête de la morale, c’est-à-dire de la vie et de tout l’homme, ne serait que l’ombre menteuse, le fantôme d’une religion. Mais qui veut fonder la vie humaine sur Dieu, ne pourra tarder longtemps, s’il ne veut réduire ce Dieu à la valeur d’un nom, à reconnaître que les rapports entre l’homme et Dieu sont rompus, n’y ayant plus aucune proportion entre ce que l’idée même de Dieu réclame, et ce que le cœur de l’homme lui offre, entre ce que Dieu veut et ce que veut l’homme. C’est de cette idée, ou plutôt de ce fait, que la morale doit partir, sous peine, comme j’ai dit, d’être fausse.

Il m’importe peu qu’on objecte que cette idée est triste, qu’elle est décourageante ; peut-être, mais c’est la seule ; peut-être, mais c’est la vraie. Rejetez-la, si cela vous plaît ; mais consentez à vivre au hasard, et ne parlez plus de système. Comment édifieriez-vous sur une fiction un système vrai ? Mille erreurs ingénieuses, artistement combinées, ne donnent pas pour résultat une vérité. La vie humaine ne peut s’organiser solidement sur un mensonge, ni prendre le vide pour point d’appui.

Par cela seul qu’il donne Dieu et Dieu seul pour objet à l’âme, le christianisme donne à notre vie morale la base la plus haute à la fois, la plus sûre et la plus large. De cette hauteur seulement le regard embrasse toute la morale et toutes ses applications ; à mesure, au contraire, qu’on descend de cette cime, l’horizon se rétrécit et le regard est borné ; jusqu’à ce que, le point de vue finissant par être pris dans le fond de l’égoïsme, l’œil se trouve au-dessous de l’horizon et du sol, et ne voit plus rien. Il est vrai qu’avec une connaissance qui nous élève, l’Évangile en apporte une autre qui nous abat. Il nous déclare déchus de notre gloire et de notre force premières, séparés de Dieu, et incapables, par nous-mêmes, de nous réunir à lui. Mais, d’un côté, il faut bien qu’il le déclare puisque cela est, et puisque la profondeur de notre chute peut seule nous faire mesurer la hauteur de notre but, ou que, réciproquement, dans la sublimité de notre destination se révèle à nous, d’elle-même, la misère de notre condition présente ; on ne peut savoir ni ignorer séparément ces deux choses. De plus, il est trop évident que, sur l’une comme sur l’autre, l’Évangile eût gardé le silence, s’il s’était proposé de, n’y rien ajouter ; car il nous apportait une religion, et une religion ne se compose pas de vérités qui écrasent ; une religion relie, et l’on ne peut être relié à Dieu par l’humiliation et par l’effroi ; une religion est essentiellement un traité de paix et, dans la situation où notre défection nous a placés, une offre de grâce. Or, l’Évangile est bien une offre de grâce ; mais ici se présentent quelques observations importantes.

Nous venons de parler de grâce ; mais la grâce elle-même profite à la connaissance. Si déjà l’idée abstraite et générale de Dieu, placée en tête de notre morale, en agrandit la sphère, en élève la tendance, que ne fera pas une connaissance plus complète et plus précise de ce que l’on a appelé le caractère de Dieu ? Or, ce caractère nous est révélé dans le fait même où la grâce est renfermée ; et, ce que jamais nos spéculations à priori ne nous eussent fait trouver, quoiqu’une nécessité intérieure, à la fois logique et morale, nous le fît incessamment chercher, la rencontre et l’accord, en Dieu, de la souveraine miséricorde avec la souveraine justice, se manifeste à nous dans l’Évangile, et, nous manifestant Dieu lui-même tel qu’il est, nous le rend à la fois redoutable comme la loi parfaite, aimable comme la charité parfaite, dont le nom est devenu le sien ; car « Dieu est amour156 ».

Cette double et simultanée manifestation à lieu sur la croix, unique point d’intersection de deux attributs, de deux actes qui ne paraissaient pas pouvoir se rencontrer jamais ; nouveau Sinaï, où se promulgue une loi nouvelle ; orient d’où jaillit le soleil de justice, qui, avec la justice, porte la santé dans ses rayons ; saint autel, où la loi se satisfait, s’assouvit pour ainsi dire dans les souffrances du Juste, et se tait enfin devant ce sang qui prend une voix, et crie de meilleures choses que celui d’Abel.

Et si la conscience est dans l’homme le foyer où Dieu se réfléchit et se reproduit, ou, pour mieux dire, si tout ce qui se consomme en Dieu, dans l’ordre du gouvernement moral, doit se répéter dans la conscience ; si, de même que Dieu, elle se demande satisfaction à elle-même, pour pouvoir, à l’exemple de Dieu, exercer la miséricorde envers elle-même, alors le mystère de la rédemption s’accomplit subjectivement, je veux dire dans l’homme : il reçoit à la fois la grâce et se la donne ; et comme, en Dieu, la miséricorde n’a rien coûté à la loi, mais au contraire l’a confirmée, la loi, dans l’homme, se fortifie de la grâce obtenue ; et tout ce qui grave l’empreinte de l’une, approfondit d’autant le souvenir de l’autre.

De là, dans le cœur chrétien, comme dans la pensée chrétienne (et je dis les deux, parce que, s’il y a une idée qui atteint l’esprit, cette idée n’est que la forme intellectuelle d’un fait qui s’adresse au cœur), de là, un mélange de sécurité et de vigilance, une sainte joie accompagnée d’un saint tremblement ; de là, un juste tempérament de sévérité et de douceur ; de là, une rigueur implacable pour le péché, une commisération tendre pour le pécheur ; de là, en un mot, la disposition la plus favorable à la vie sociale, où, dans l’absence de l’influence chrétienne, on ne conciliera jamais bien l’inflexibilité que la vérité réclame avec les accommodements journaliers sans lesquels le commerce social paraît impossible.

On pourrait prendre à part chacun de ces traits, et montrer l’admirable convenance de chacun et de tous ensemble avec la vie humaine, le plus largement et le plus naturellement conçue. Il en résulterait, pour l’observateur attentif, que ce qui distingue éminemment le christianisme entre toutes les religions et toutes les philosophies, c’est son humanité ; et ce trait, comment en rendre raison, comment remonter à son origine sans remonter à la croix ? Ôter le mystère de la rédemption, ce caractère d’humanité de notre religion tombe avec et peut-être avant tous les autres.

Puisqu’il n’est pas possible ni permis de tout dire, bornons-nous à observer le fait de la grâce, en le prenant à son point de vue subjectif, je veux dire l’action naturelle de la grâce dans le cœur qui la reçoit. Quelle différence, à tous égards, entre celui qui l’accepte et celui qui la refuse !

Si ce dernier, pareil à la multitude, a du premier coup réduit le champ de la morale à des proportions arbitraires et conventionnelles, il reste par là même en dehors du parallèle que nous essayons, et où ne doivent figurer, sous des bannières diverses, que des zélateurs de la loi, reconnaissant sa nécessité rigoureuse et son autorité absolue Si, au contraire, l’homme qui repousse la grâce, en est, par rapport à la loi, aux termes que nous venons de dire, s’il ne consent pas à rien retrancher de l’idéal de perfection, incomplet, mais redoutable, incomplet en soi, mais complet dans son intention, auquel il a accoutumé son regard, que se passera-t-il dans son âme ? Il sera forcé, au bout d’un temps, de recourir à la grâce ; mais il se la demandera à lui-même, et se la refusera toujours ; d’un côté son cœur le condamne, de l’autre il ne connaît point Celui qui est plus grand que son cœur157. De là une position contradictoire et fausse ; de là la nécessité, finalement obéie, d’une transaction ; ainsi par exemple, l’âme, déplacée d’un poste qu’elle n’a pas su défendre, l’abandonne, et va concentrer, exagérer ses forces sur un point différent, qu’elle a choisi sous l’inspiration du caractère ou même des circonstances. Son amour-propre s’y console ; son illusion se fortifie de l’approbation, peut-être fort juste, de la société ; mais il y a eu déception pourtant, et humiliation intérieure ; humiliation sans humilité ; humiliation dont tous les effets sont contraires à ceux de l’humilité, puisqu’elle aigrit, irrite et décourage, là où l’humilité inspire la douceur, la consolation et l’espérance. Un tel état ne fortifie ni n’attendrit le cœur ; il l’enfle tour à tour et le déprime ; il permet la force, dit-on, mais une force locale et factice ; il n’a, pour retenir ensemble des fragments de morale, que le cadre d’un système imparfait ; et comme, en un pareil état, Dieu en qui la loi tout entière apparaît avec une formidable splendeur, Dieu ne saurait être l’objet du devoir et le but de l’œuvre, comme il ne peut être invoqué ni même contemplé, il reste en dehors de la question ; il en sort, n’y laissant au plus que son nom, et emportant le seul principe au moyen duquel la morale humaine puisse être complète et vivante.

Si vous comparez à cet état celui d’une âme qui a reçu la grâce, et dans la grâce, nous l’avons vu, la loi dans toute sa perfection et toute son autorité, vous verrez bientôt de quel côté est l’avantage. C’est un grand allégement pour l’âme que d’être débarrassée de l’opinion de son mérite. C’est une grande force pour elle de ne point compter sur sa force, et de pouvoir néanmoins se promettre la victoire. Dans le précédent système, en supposant qu’il pût se réaliser, c’est Dieu qui nous devrait de la reconnaissance ; dans le second, c’est nous qui sommes reconnaissants ; et comme cette reconnaissance va tout entière à Dieu, comme nous ne pouvons rien en retenir pour nous-mêmes, comme, dans ce qui nous réjouit et nous honore, tout est don, tout est grâce, et enfin comme le donateur est Dieu même, Dieu, en qui il nous est si naturel de reconnaître le bien même qui est en nous et l’âme de notre âme, ce sentiment de reconnaissance devient le doux principe de notre morale et la divine onction de notre vie. Que s’il entraîne un sentiment de dépendance, ce sentiment ne détruit en nous ni la personnalité, ni la responsabilité, que la conscience atteste, que l’œuvre même de Dieu suppose, et que l’Évangile proclame. Qui oserait d’ailleurs le prétendre, à moins d’avoir déclaré d’abord l’homme impersonnel et irresponsable dans tous les systèmes ; car il n’est pas un système qui ne menace en lui ces deux attributs ; et il ne serait pas difficile de montrer que, bien loin de les compromettre, c’est le christianisme qui les sauve. Toute philosophie qui n’est pas le christianisme, les absorbe nécessairement, nous confondant tour à tour avec l’univers ou avec Dieu même ; l’Évangile seul leur a ménagé une place de sûreté, dans un système que ses effets justifient pleinement, puisqu’on voit la même âme chrétienne unir le plus vif sentiment de sa personnalité à la plus profonde conviction de sa dépendance. Chose merveilleuse ! le christianisme a réconcilié ces deux éléments, tout en portant l’intensité de chacun d’eux au plus haut degré possible. À ne voir d’abord que ce qu’il a fait en faveur du premier, qui ne s’attend à voir le second sacrifié ? À voir avec quelle force il inculque l’autre principe, qui croirait qu’il restera de l’espace au premier ? Puis, quand on étudie le christianisme dans la vie du chrétien, on découvre avec admiration que chacun de ces principes rivaux paraît occuper toute l’âme.

La religion de la grâce n’est pas une religion particulière, c’est la religion même ; et les autres religions n’en diffèrent qu’en ce qu’elles ne sont pas des religions. À l’exception de la vraie, toutes les religions n’ont été que des combinaisons pour éluder la religion. C’est la grâce que, dans tous les systèmes, on a tâché d’éviter, de tourner, si j’ose parler ainsi ; mais la grâce, dans l’intégrité de la notion complexe que j’ai déterminée d’après l’Evangile, la grâce qui enseigne158, la grâce qui oblige, la grâce qui enchaîne l’homme à la loi, et le sacrifie à Dieu comme une vivante et bienheureuse hostie.

C’est pourquoi une société n’est religieuse qu’autant et à mesure que son culte est un hommage à la doctrine de la grâce ; et une société n’a une bonne morale que celle qui découle du principe de la grâce. Il est bien vrai qu’une couleur pâlit en s’étendant, et que les effets du christianisme sont en général plus prononcés dans l’individu que dans la multitude. Cependant la masse entière se teint de cette couleur, se pénètre de cette saveur ; l’idée d’un Dieu également saint et bon, l’idée d’un salut inespéré, obtenu par un dévouement divin, l’idée enfin d’un Dieu dont la charité a fait un homme, est trop puissante pour que la morale publique, pour que les mœurs ne s’en ressentent pas. Il y a plus : cette idée du rachat a, dès à présent, racheté l’humanité ; la rédemption, qui n’a son effet absolu que pour l’individu et dans l’éternité, s’accomplit, dans une certaine mesure, pour les sociétés, de même que la justice divine, dont le plein effet, dont le triomphe est réservé pour le jour éternel, obtient déjà sur la terre une satisfaction préalable qu’il est impossible de méconnaître. Ce caractère, superficiel peut-être, mais général, que la religion de la grâce imprime aux idées, aux sentiments et aux mœurs du grand nombre, peut sembler, dans le point de vue purement religieux et dans l’intérêt de l’éternité qui n’appartient point aux sociétés, un résultat de peu d’importance : mais qui pourrait le dédaigner ? et, dans le point de vue social ou humanitaire où sans doute il est permis de se placer, il mérite toute notre attention.

Mais d’où part cette restauration superficielle et pourtant précieuse de la société humaine, si elle ne part point des individus ? et ne faut-il pas que ceux-ci d’abord, et quelques-uns plus que les autres, aient été atteints par la doctrine de la rédemption et modifiés par elle ? La société elle-même serait-elle peut-être un individu distinct, susceptible d’être persuadé, et pourvu de la faculté de croire, d’aimer et d’obéir ? Tout cela doit passer par des âmes individuelles. On en conviendra sans peine ; mais alors il faudra convenir aussi que ces âmes individuelles, par qui doit commencer l’effet désiré, ne peuvent être efficacement touchées par une idée de rédemption qui ne serait pas celle de l’Évangile. On essaye néanmoins de leur en présenter d’autres. Et ici, comment ne pas admirer cette espèce de courant qui fait dériver incessamment vers la vérité ceux que leurs opinions en éloignent le plus ! Pas une religion, pas un système qui ne porte quelque trace de ce charme secret qu’exerce la vérité sur nous en dépit de nous-mêmes. Toujours nous acceptons d’elle quelque chose, ne fût-ce que les mots. Ainsi celui de rédemption a passé des symboles chrétiens dans le vocabulaire de la théosophie. On aime à le prononcer, ainsi que tant d’autres mots évangéliques ; volontiers on les transplanterait tous dans le terrain des nouveaux systèmes, si l’on pouvait, si l’on osait. Celui que nous venons de citer a cours depuis longtemps hors des enseignements chrétiens. Il occupe, avec ses divers synonymes, restauration, réhabilitation, réintégration, une place importante dans plus d’une théorie moderne. Il constate, pour la société et pour la nature humaine, le besoin d’un rachat. Mais à peine a-t-on porté la main à cette idée, qu’on l’en retire. On ne lui laisse pas donner ce qu’elle renferme ; on supprime les idées qui lui sont corrélatives. On parle de rédemption : mais où est le rédempteur ? mais où est la rançon ? On glisse sur ces idées ; et sans énoncer formellement celles d’une rédemption sans rédempteur, et d’une délivrance sans condition, on ramène cependant tout le système dans la pensée d’une force propre, d’un développement spontané, d’un progrès continu, au terme duquel l’humanité s’enorgueillira d’une victoire due à ses seuls efforts.

Mais pourquoi, dans ce cas, l’emploi de ce terme sacramentel d’une idée qu’on n’adopte pas ? Ah ! pourquoi ! parce que ce mot est le cri de l’humanité ; parce qu’il a un écho dans la conscience même de ceux qui l’empruntent à une doctrine exotique ; parce que, comme nous l’avons déjà dit, quelque chose d’inconnu nous rentraîne incessamment vers la vérité. Pourquoi encore ? parce que le mot de rédemption est le seul nom que l’humanité donne à son espérance, et par conséquent la seule promesse qu’elle puisse accepter. Ce mot lui plaira donc, et, pour un moment, l’attirera vers vous ; mais ne vous attendez pas qu’elle puisse longtemps se payer d’un mot sans demander compte de la chose. À un besoin réel il faut une satisfaction réelle. À une question précise il faut une réponse précise. Or, que peut offrir de réel, de précis, et, par conséquent, que peut avoir de touchant pour les âmes, cette rédemption dont on ne leur dit nettement ni le moyen, ni l’objet ; qui, d’un côté, n’assure aucun supplément à leur faiblesse, et de l’autre, leur indiquant un remède pour les misères qu’ils sentent le moins, n’en promet point à celles dont ils souffrent le plus ? Encore une fois, que promettez-vous au nom du Christ ? dites-le-nous une fois. Notre question n’est point un défi ; nous interrogeons pour savoir ; et c’est très sincèrement que nous avouons notre embarras à dire ce qui nous est offert sous le nom de rédemption et de délivrance. Et cet embarras, l’ouvrage de M. Quinet ne l’a pas diminué.

Mais nous ne serons point injuste ; et quel plaisir trouverions-nous à l’être ? quel plaisir n’est-ce pas, au contraire, de se sentir juste en approuvant et en admirant ? À travers le vague de l’idée par où se conclut l’œuvre de M. Quinet, à travers ces nuages d’un orient troublé, mais d’un orient, je le crois, percé un rayon, au moins, du soleil de justice. On peut se définir inexactement le christianisme ; on peut en méconnaître le véritable objet et la fin suprême, sans mériter de la bouche de ceux qu’une plus heureuse dispensation a placés au centre même de la vérité, cette dure parole : « Tu n’as point de part avec nous. » Il y a sans doute bien des manières d’admirer, de louer le christianisme ; il n’y a qu’une manière de l’aimer. Celui qui en comprend le mieux le mérite social ou l’humaine beauté, celui qui, pour conserver ce que sa substance lui paraît avoir de précieux, le coule avec le plus d’habileté dans le moule de la philosophie régnante ou de la politique du jour, celui qui lui rattache ainsi et lui conserve d’importants suffrages qui allaient se retirer, celui-là peut-être n’a pas en soi une fibre qui soit chrétienne. Hélas ! on pourrait comprendre cent fois mieux encore, comprendre aussi bien qu’il peut appartenir à un homme, et n’en être pas, pour cela, plus chrétien ! Mais l’amour nous unit et, jusqu’à un certain point, nous identifie à l’objet aimé ; et si c’est un élan du cœur qui nous porte vers l’Évangile, si nous éprouvons du bonheur à fréquenter l’école du Sauveur, si, sans bien savoir pourquoi, nous nous sentons pressés d’y convier tous les hommes, est-ce donc que rien, de la vérité, n’a pénétré en nous ? Est-ce qu’à notre insu, ce qu’il y a de saisissant dans la pensée de Dieu s’approchant, comme homme et comme frère, de l’homme sa créature, ce qui navre tout ensemble et ravit le cœur dans la vue de l’agonie volontaire et préméditée du Juste, ce qui étonne et saisit l’âme dans l’aspect de cette humanité, recouvrant une miraculeuse jeunesse, des facultés inconnues, des sens nouveaux dans sa foi au sanglant et divin mystère, en un mot, une foule d’éléments confus, mais dont la réunion éveille dans la pensée et fait éclore sur les lèvres l’idée et le nom de la grâce, est-ce que tout cela n’a pas contribué à déterminer le mouvement rapide et vif de telle âme vers le christianisme, que d’ailleurs elle ne voit encore que de profil et définit mal ? Ah ! le charme du christianisme pour le cœur est là-même où s’élève de son sein, pour l’intelligence, le plus injuste scandale ! Ce qui repousse et ce qui attire, c’est une même chose. On l’aime précisément pour ce qu’on en rejette, on le rejette pour ce qu’on en aime. S’il ne renfermait que les éléments qu’on en extrait, ces promesses vagues de libération, cet avenir si difficile à caractériser, qui est-ce qui s’en serait jamais approché avec amour ? qui s’en approcherait encore ? Je ne sais si, tel qu’on nous l’explique aujourd’hui, il aurait fait des martyrs ; j’en doute fort ; mais jamais, du moins, leur sang n’eût été la semence de l’Église ; à peine né, il serait mort ; et rien, dans la suite des siècles, n’aurait pu le ressusciter. Si l’oubli ne l’a pas dévoré, s’il existe encore, s’il offre encore aux esprits systématiques de notre âge une matière de spéculations et d’expériences, c’est grâce uniquement à ce que n’en veulent point accepter ces beaux esprits qui, prenant l’enveloppe du fruit pour sa partie nutritive, rejettent la pulpe et gardent soigneusement l’écorce. Il ne vit, il n’a duré que par là ; et par là seulement il durera encore ; parce que c’est cela seul qui sera toujours, aux yeux de l’humanité, humain, fondamental, éternel. Qu’on ouvre donc les yeux tout à fait ; que la vitalité de ce dogme fasse réfléchir sur son importance, et conduise à le soupçonner de vérité ; qu’au lieu d’arracher de l’arbre, et de planter dans le sol, de simples et infertiles rameaux, on s’empare de l’arbre même, à qui ses racines, enfoncées dans une nature immortelle, assurent un ombrage et des fruits immortels.

Troisième article159.
La fable et le poème de Prométhée. §

Aborder l’examen littéraire de Prométhée, ce n’est pas nous séparer absolument des questions sérieuses qui nous ont occupé jusqu’à présent ; nous les retrouvons ici ; et, par exemple, comment ne pas se demander ce qu’il fût advenu du poétique dessein de M. Quinet, si l’étrange préoccupation sous l’empire de laquelle il paraît avoir lu l’Évangile n’eût pas existé. Étrange, inconcevable, est en effet le vrai nom du phénomène que nous présente aujourd’hui toute une classe d’écrivains et de penseurs. Dans un document religieux où tout est paradoxal, ils ne savent trouver que des lieux communs ! dans une histoire, ils ne voient que des abstractions ! dans ce qui semble calculé pour effaroucher au plus haut de degré l’homme naturel, il n’y a rien pour eux que de naturel ! Le reste, c’est-à-dire l’essentiel dans chaque trait, c’est-à-dire tout dans tout, leur échappe ; le christianisme n’est plus qu’une substance neutre, dont la neutralité fait précisément l’excellence, ou un aliment qui, grâce à sa parfaite fadeur, se prête à toute espèce d’assaisonnements ! Ces bizarres et tristes méprises, qu’on ne pouvait naturellement prévoir, ont été néanmoins prédites : « en voyant ne point voir, en entendant ne point entendre », tel est le châtiment promis à l’orgueil de notre sagesse ; si bien que l’intelligence des choses les plus claires est l’exception, non la règle, et que le sens commun en ces matières est un privilège et une grâce. Cette inintelligence de l’Évangile, ayant été prophétisée, se tourne en preuve de l’Évangile ; le scandale prédit cesse d’être un scandale.

Or, si M. Quinet avait rencontré le vrai sens de l’Évangile, et tout d’un temps j’ajoute, s’il l’avait accepté, aurions-nous eu Prométhée tel que nous l’avons ? non, certes ; mais aurions-nous eu Prométhée chrétien ?

Avant de répondre nous-mêmes à cette question, transcrivons quelques beaux passages de la préface de M. Quinet :

Quel est le rapport de l’art et de la religion ? Ne sont-ils, au fond, qu’une seule et même chose ? Concourent-ils au même objet ? Ou, s’il en est autrement, en quoi diffèrent-ils ? Jusqu’où peut s’étendre sans impiété le mélange du profane et du sacré ?

Pour répondre à cette question, je ne dirai point que l’art est fait pour l’art ; ce serait dire que le moyen a pour but le moyen. L’art a pour but le beau, que l’on a appelé la splendeur du vrai. Cependant, l’art n’est point l’orthodoxie ; ni le drame ni l’épopée ne sont le culte ; le poète n’est pas le prêtre. Loin de là, en choisissant à son gré les éléments du dogme qu’il peut s’approprier, en rejetant les parties qu’il désespère d’assouplir, c’est-à-dire en exerçant sa critique sur les formes du culte, l’art commence le premier à altérer les traditions du sacerdoce. Aussi je ne suis point surpris que Platon ait exclu les poètes de sa république immuable. Je retrouve les mêmes sentiments dans saint Augustin, dans Pascal, et dans Racine vers la fin de sa vie. Ces hommes, d’une sincérité parfaite, n’ont pu manquer de voir que c’est par l’art que se modifient les choses anciennes ; car ces sortes de changements sont d’autant plus irrésistibles, qu’ils sont presque toujours joints à un sentiment vrai d’adoration pour l’objet même que l’on transforme. Homère, qui nous semble aujourd’hui si crédule, a pourtant bouleversé de fond en comble le système religieux de la Grèce primitive. Combien d’hérésies ne découvrirait-on pas chez les tragiques, par qui surtout s’est opérée la transformation du génie antique ! Où est le symbole qu’ils n’aient changé ? Où est la tradition qu’ils aient respectée160 ?

Après avoir énuméré ses preuves, que nous supprimons à regret, l’auteur continue :

Que conclurai-je de tout cela ? Une seule chose. Que l’immutabilité du dogme ne se trouve point dans l’art. Ce dernier corrige, embellit, accroît, divinise son objet ; il peut tout, excepté se borner à une servile représentation. Voulez-vous donc vous attacher d’une manière inébranlable à la foi de vos pères ? Défiez-vous du culte des statuaires, des peintres, en un mot, de tous ceux qui, sous l’apparence d’une imitation parfaitement fidèle, ne font, en définitive, que s’éloigner de plus en plus et irrévocablement de l’objet représenté ; les plus religieux vous entraînent à leur insu vers des formes différentes des anciennes. Quand ils croient adorer comme vous et dans les mêmes termes, ils développent, ils agrandissent, ils accroissent, en effet, le dogme qui vous est commun avec eux. Vous prononcez ensemble les mêmes paroles, il est vrai ; mais que le sens est différent dans votre bouche et dans la leur ! Nourris de la foi des ancêtres, vous possédez, avec le repos du cœur et de l’intelligence, l’harmonie dont l’art humain le plus accompli n’est qu’un écho affaibli et égaré. Gardez-vous donc de vous endormir dans la foi agitée des poètes ; vous pourriez vous réveiller dans le désespoir.

Que si j’étais, pour mon compte, assez heureux pour avoir conservé, sans aucun mélange de réflexion, la foi que j’ai reçue en naissant, tenez pour assuré que, sur un tel sujet, je ne composerais pas de poèmes, je ne sculpterais point de statues, je ne peindrais point de tableaux ; car je saurais trop que je ne puis faire aucune de ces choses, sans altérer le divin modèle vers lequel j’oserais à peine tourner mes yeux.

Malheur à celui qui, trompé par les artifices d’une parole cadencée, ou d’un tableau, ou d’une musique éclatante, croit posséder dans ce fantôme le Dieu immuable de ses pères ; je le préviens que dans cet amusement, il rencontrera d’intolérables mécomptes161. »

Le lecteur n’a pas besoin de nous pour remarquer tout ce qu’il y a de vrai et même d’excellent dans le passage que nous venons de transcrire. Mais, en conclusion ou en résumé de tout ceci, devons-nous dire que la poésie ne saurait être appliquée à une religion positive sans en altérer les caractères essentiels ? Admettons-le par supposition. Mais ici deux alternatives se présentent : ou bien il existe parmi les religions positives une religion vraie, une religion de Dieu ; ou bien il n’y en a point. Dans le dernier cas, il est naturel que les poètes, en appliquant leur art à une religion qui n’est pas la vérité, l’altèrent, alors même qu’elle est pour eux un objet de foi ; l’erreur, comme une enceinte mal close, ou comme un vase fêlé, n’enferme rien sûrement, et laisse répandre au-dehors et se perdre les éléments mal liés dont elle se compose ; elle n’est à l’épreuve ni des faits, ni de la raison, ni du temps ; elle est étrangement ondoyante et diverse. Ce qui est vrai est seul constant à soi-même, perdurable et immortel ; car le vrai, c’est Dieu même, en qui « il n’y a nulle variation, ni aucune ombre de changement162 » ; la vérité ne peut jamais être contredite par la réalité ; rien ne l’use, rien ne l’atteint même, rien ne la menace ; et l’erreur, en venant la heurter, se brise contre elle. Si donc, comme dans la première de nos deux suppositions, la vérité se trouve en quelque religion (or, la vérité veut dire ici toute la vérité, puisqu’une vérité partielle n’est autre chose qu’une erreur, et que même l’erreur n’est autre chose que la vérité partielle ou scindée), la vérité, dis-je, ou Dieu, se trouve en quelque religion, en d’autres termes, s’il y a une religion vraie, dire que la poésie ne peut s’y appliquer sans l’altérer, et que le contact mutuel de la religion et de l’art est mortel pour l’un ou pour l’autre, c’est faire de la poésie un attribut et le caractère de l’homme déchu et non relevé ; c’est ne lui accorder qu’une légitimité provisoire, c’est ne la déclarer viable en chaque âme que jusqu’à la conversion exclusivement, c’est dire que le poète s’absorbe et s’annule dans le fidèle, et la poésie dans la vérité.

Qu’on n’aille pas s’y tromper : les paroles que nous venons de tracer ne sont pas un essai de réduction à l’absurde ; la conclusion que nous avons tirée est digne d’un examen sérieux ; est-il, en effet, bien certain que la poésie ne soit pas pour l’âme un état temporaire, transitoire, et, pour ainsi dire, d’attente, une manière d’occuper ou de dissimuler un vide que la vérité seule peut remplir, tellement qu’une fois la vérité installée, la poésie se retire d’elle-même et s’évanouisse  ?

Cette question, prise dans sa généralité, nous l’avons traitée ailleurs avec quelque étendue163. Nous nous bornerons donc à dire ici que nous croyons à la permanence de la poésie dans l’âme, au travers même de la grande révolution qui vient faire de cette âme un trône de la vérité. Même alors, nous le croyons, les conditions essentielles de la vérité subsistent. Mais la question suscitée par M. Quinet est plus particulière : il ne demande pas si, dans un cœur chrétien, il y a place encore pour la poésie à côté de la foi, mais si cette foi elle-même peut s’unir à la poésie, l’accepter comme sa forme, l’avouer comme son interprète, lui permettre de l’exprimer.

Au premier coup d’œil il ne le semble pas. À cette supposition on peut objecter déjà le nom même de la poésie. Elle ne serait pas poésie si elle ne créait pas, si elle ne transformait pas du moins ; elle se vante d’être une éternelle transsubstantiation de l’univers dans la pensée. Remarquez toutefois que dans cet univers, dans ce monde de la nature, il est des faits primitifs, des données fondamentales, auxquelles jamais elle ne s’attaquera, qu’elle ne repoussera jamais, à moins de vouloir se priver de son unique point d’appui. Cette limite qu’elle se prescrit ou quelle accepte, l’empêche-t-elle d’être poésie ? Pas plus que l’aveu implicite de certains axiomes, de certaines idées antérieures et préalables à toute argumentation, n’empêche la philosophie d’être philosophie, la morale d’être morale. Maintenant, admettez un autre monde, celui de la grâce, qui n’est pas l’antithèse, mais le complément nécessaire du monde de la nature ; admettez un monde de la vérité, mais de la vérité pleine et triomphante, celui-là aussi aura ses données fondamentales, ses idées génératrices, chacune avec leur série d’indispensables conséquences ; tout cela inaltérable, comme les faits primitifs du monde purement naturel. Eh bien ! la poésie devra sans doute s’abstenir de transfigurer ce qui est déjà transfiguré, d’idéaliser l’idée même des choses, de poétiser, si je puis m’exprimer ainsi, la suprême poésie, de tenter encore là où tout est fait, et d’ajouter quelque chose à l’infini ; mais pourquoi s’interdirait-elle encore cet univers mixte, renouvelé par la vérité, mais humain pourtant et naturel, où elle peut se donner de l’espace et de l’essor, sans être jamais obligée de se prendre à ces vérités centrales d’où la lumière et la vie s’épanchent dans le monde de la pensée et de l’humanité ?

Ne sera-t-il pas permis de la comparer au sol où l’agriculteur a déposé la semence d’une plante ? La semence paraît s’y décomposer. Nulle puissance pourtant, ni dans le sol ni ailleurs, n’atteint ni ne divise la substance intime de la plante, le germe du germe ; de même que ce sol encore, en décomposant l’enveloppe d’un germe plus excellent, la chair de l’homme trépassé, laisse intact le germe impérissable de cet organisme, le vrai corps du corps et la vraie substance de l’homme. Mais autour de cet immortel atome s’accomplit pour la plante, on peut le dire, une suite indéfinie de résurrections. C’est comme une poésie, une création incessamment renouvelée et toujours diverse, le développement varié d’un immuable principe, l’efflorescence inépuisable d’une fibre qui ne se décompose point et même ne se voit point.

Il y a donc de la poésie possible autour de la vérité. Sans doute il resterait à dire à quelles conditions. Question délicate que nous ne voulons pas essayer d’approfondir en quelques lignes. Ceci du moins reste constant, c’est que le christianisme n’ayant jamais éteint la poésie dans les âmes où il l’a trouvée, tout ce qu’il a pu et voulu faire, c’est de la rendre chrétienne : mais de la poésie chrétienne est encore de la poésie.

Il est remarquable, au reste, que M. Quinet n’ait mis proprement à la merci de la poésie et de ses transformations que les traditions sacerdotales. Si nous nous en tenons à ces termes, la poésie n’aurait point à se retirer devant la vérité, mais seulement devant ce qui la rétrécit ou la délaie, devant un littéralisme étroit ou un idéalisme sans règle, deux abus qui altèrent eux-mêmes le sens historique et prochain du christianisme. Mais si, des expressions de M. Quinet, nous passons à une rédaction plus irrécusable de sa pensée, je veux dire à sa pratique, à son poème, nous verrons la poésie s’ingérer bien plus avant, entamer quelque autre chose que les traditions sacerdotales. Et si ce que nous déplorons dans Prométhée était le fait de la poésie même, de la poésie seule, et une conséquence inévitable de l’application de l’art à la religion, il faudrait croire en effet que la poésie ne peut s’approcher d’une religion que pour la dénaturer et la rendre méconnaissable. En effet, Prométhée n’est autre chose que le christianisme élevé, diront les uns, rabaissé, dirons-nous, jusqu’à la religion naturelle ; nulle part peut-être ne se montra un déisme plus noble et plus épuré : mais aux pieds du christianisme toutes les hauteurs sont égales, de même que le palais et la chaumière sont de même hauteur, vus du sommet d’une pyramide.

Au fait, le titre même de l’ouvrage ne pouvait guère faire attendre un poème chrétien, dans le sens où nous l’entendons. Faisons tour à tour deux suppositions. Et d’abord supposons que Prométhée soit une image du Christ, ainsi que l’ont dit à moitié quelques Pères de l’Église ; il leur a été plus aisé de dire ce mot-là qu’il n’était aisé ensuite de faire de ce mot un poème. Que sera Prométhée, en effet, selon cette donnée ? Une moitié de Christ ? Un Christ incomplet, délivré par le Christ véritable et définitif ? Cela répugne trop au texte de l’Evangile, où Christ ni son œuvre ne sont divisés ; cela répugne trop à l’idée de l’Evangile, car doubler le Christ, c’est, d’avance et d’un coup, le multiplier indéfiniment, et faire de chaque martyr, de chaque persécuté, un Christ partiel ; cela répugne enfin trop à la poésie, qui n’aime pas à diviser, surtout par égales parties, l’intérêt épique entre deux personnages. Aussi voit-on que, très judicieusement, M. Quinet a rejeté dans une espèce d’ombre, et réduit à une sorte d’idéalité et d’anonyme, le Christ qui délivre Prométhée ; si la nature de la délivrance est vaguement définie, l’auteur de cette délivrance est vaguement indiqué ; la gloire du martyre demeure à Prométhée, et c’est à lui, comme à la victime propitiatoire, que vont les pleurs et la compassion du genre humain : le poète se garde bien d’offrir une hostie pour celui qui est l’hostie de toute l’humanité. Chose digne de remarque ! on ne veut pas d’un Christ sanglant, mais on accepte d’un homme ce qu’on refuse d’un Dieu ! on arrache la croix de dessus le Calvaire pour la planter sur le Caucase ! on consent que le salut de l’humanité ait coûté une vie, pourvu que ce ne soit pas la seule vie qui pèse autant, dans un bassin de la balance, que l’humanité dans l’autre ! Je demande donc : Qu’a-t-on voulu ? Qu’a-t-on pensé ? Qu’est-ce que Prométhée s’il n’est pas Jésus-Christ ? Qu’est-ce que Jésus-Christ s’il ne subit pas le sort de Prométhée ? Qu’est-ce que cet homme qui paye sans rien acquitter ? ou qu’est-ce que ce Dieu qui acquitte sans rien payer ?

Qu’est-ce que ce Dieu intermédiaire qui n’est pas médiateur, puisque Prométhée a fait les frais de la médiation ? Où donc est ici le hors-d’œuvre et le double emploi ? Est-ce Prométhée ? est-ce Jésus-Christ ? ou si Jésus-Christ est purement Dieu, et non Dieu-homme, quelle attribution, quelle part, dans toute l’œuvre, réserve-t-on au Père éternel ?

Si Prométhée, au contraire, n’est que le génie ou le type de l’humanité, on observera que tout le poème déborde cette idée. Prométhée est le martyr de l’humanité, il en est le défenseur et le sauveur ; et il est si vrai qu’il n’en est pas la simple personnification, que M. Quinet a cru devoir personnifier l’humanité dans un être à part, dans cette Hésione, à qui le poète confère tous les attributs et toutes les destinées de l’humanité collective ou de l’humanité nature. Prométhée n’est donc pas l’homme, il est davantage ; il n’est pas non plus l’homme-Dieu ; il n’est pas Dieu ; qu’est-il donc ? Impossible de le dire ; et qui ne sent combien ce vague et cette incertitude, pénibles pour l’esprit, doivent nuire à l’intérêt général de la composition ? Il faut avouer que l’idée chrétienne, je dirai si l’on veut l’idée Miltonienne, est plus claire, plus simple et plus poétique.

Qu’est-ce qu’aurait trouvé M. Quinet dans la fable de Prométhée, après avoir renoncé à y trouver tout ? Que devenait cette fable, envisagée comme l’image, non plus de la vérité, mais au moins d’une vérité ? Ce qu’elle devenait, il ne nous est pas aisé de le dire. Elle est successivement devenue ce qu’ont voulu successivement les divers poètes qui s’en sont emparés pour la commenter, à dater d’Hésiode, qui, probablement, la recevait de la main des siècles déjà vieille et commentée. Le mythe originaire, le vrai Prométhée, où le trouver, si le plus antique document qui nous en garde le dépôt n’est lui-même qu’un commentaire sur d’autres commentaires d’une tradition dont on ne peut assigner la date ?

Une idée, un souvenir, viennent de deux points différents à la rencontre l’un de l’autre ; une convenance peut-être apparente les a bientôt rapprochés ; l’idée épouse le souvenir : voilà le mythe formé. Mais une fable populaire ne peut rester longtemps semblable à elle-même ; et sans parler de toutes les causes qui peuvent l’altérer, il est clair qu’à mesure qu’on a besoin de lui faire signifier davantage, on l’enrichit de nouvelles circonstances. Tel fut le sort du mythe de Prométhée. Mais il est possible de le ramener à ses premiers éléments, à ceux qui, d’une part, sont si simples qu’on ne peut plus les décomposer, et qui, d’un autre côté, lui sont si essentiels que leur altération ferait crouler toutes les inventions superposées. Sur ce principe, on peut supposer qu’à une époque de barbarie et de malheur, où le sacerdoce faisait croire aisément à des dieux méchants, et transformait en dieux tous les fléaux de la nature, Prométhée fut un homme de haute raison, un homme de génie, qui tenta de soumettre la nature aux besoins de l’humanité, et produisit, appuyé sur l’observation et l’expérience, quelque merveille bien simple et bien utile. Cette merveille, dissipant quelques-unes des terreurs des hommes, et faisant pâlir les merveilles des prêtres, arma ceux-ci, arma leurs dieux par conséquent, contre l’homme audacieux que son génie et ses bienfaits allaient nécessairement ériger en dieu. L’inventeur du feu ou d’un art quelconque, décisif pour l’émancipation de l’homme et pour la civilisation, dut être un dieu pour les uns, pour les autres un ennemi des dieux. Il serait singulier, mais très concevable, que la dernière opinion eût prévalu pendant un temps. Puis quand elle eut disparu, le mythe, qui n’avait pas disparu, prit insensiblement un nouveau sens, et fut modifié, pour cet effet, dans sa substance même. Un siècle plus avancé ne maudissait plus l’inventeur du feu ; mais ce siècle peut-être vit la pensée humaine s’armer d’un de ces flambeaux qui n’éclairent pas, mais qui ne font que rendre visibles nos ténèbres164 ; il maudit à son tour un nouveau Prométhée, le dénonça en tremblant à la colère des dieux, et, substituant dans le mythe un crime à un autre crime, donna un sens nouveau à la fable antique. La fable de Prométhée, vieille à peu près comme le genre humain, durera autant que lui. Prométhée est l’emblème du progrès, salué toujours par l’enthousiasme des uns, par l’effroi, et les malédictions des autres. À quoi tient-il que l’anathème ne cesse, que l’espérance n’éclate seule, et que la fable de Prométhée, de fable ne devienne mensonge ? Quoi ! le progrès serait-il donc toujours un sujet d’effroi ? éveillera-t-il donc toujours je ne sais quelle confuse idée d’attentat et d’impiété ? verra-t-il toujours défiants, et presque ligués contre lui, bon nombre des membres les plus honorables de la société humaine ? Oui, tant qu’au progrès des lois, des arts et même des mœurs, ne correspondra pas le progrès du cœur humain, de ce cœur désespérément malin, selon l’Ecriture, et dont la méchanceté rend toutes choses méchantes. L’humanité semble se souvenir que les premières inventions, que les premiers progrès, ont eu lieu dans la famille de Caïn !

Le sens que M. Quinet a donné à la fable de Prométhée était sans doute le mieux assorti au caractère de son génie, qui ne semble à l’aise que dans l’immensité. Je parle ici, on le comprend bien, de l’immensité abstraite, ou d’un système de généralisation très vaste, qui entraîne sans doute la poésie, mais par occasion seulement, vers les immensités du monde matériel, et crée des figures gigantesques et des images sans mesure. Les personnages de M. Quinet se meuvent dans un lointain vaporeux où leurs contours se perdent, où leur couleur s’efface, où ils prennent insensiblement une nature de fantôme, où l’être peu à peu se résout en idée, où la personne n’est plus qu’un type. La muse idéaliste de M. Quinet se joue ainsi de nos représentations les plus vives, de nos souvenirs les plus récents et les plus personnels ; il les dépouille de ce qui les faisait être une partie de notre vie ; il change pour nous la vue en vision ; nous passons avec lui du pays des réalités au pays des idées, et nous nous promenons dans un désert peuplé d’ombres, ombres nous-mêmes ou peu s’en faut. La voix du poète prend quelque chose de creux et de lointain ; c’est comme la voix d’un homme qui rêve ; elle est pleine et sonore, mais inaccentuée ; les grands traits, comme les grandes idées, abondent dans cette poésie ; mais cette solennité d’un langage plus prophétique encore que poétique, ne saurait être exempte de quelque monotonie. Il n’y a peut-être pat, en poésie, une manière plus large et plus grandiose que celle de M. Quinet ; les lignes hardies et promptes de ses dessins semblent tracées à main levée ; il ne détaille pas les images, il let résume ; son exécution a je ne sais quoi de sommaire qui recueille et rassemble le regard ; tout cela pourtant libre, aéré, spacieux ; rien, dans ces hauteurs, n’est aigu ni resserré ; toutes ces cimes sont des plateaux éclairés d’un soleil splendide. Mais aussi tout est marqué trop uniformément du sceau de la grandeur ; tout semble sacrifié à ce caractère ; il y a souvent mésintelligence et lutte entre l’idée, prise dans une région où le langage n’atteint pas, et l’expression, qui a nécessairement des concours trop précis, trop arrêtés pour une telle idée ; l’esprit se fatigue du mélange perpétuel et pourtant sans union d’un monde abstrait avec un monde matériel, et de ces personnifications tellement conçues que vous ne pouvez-vous arrêter à l’image sans nier l’idée, ni vous attacher à l’idée sans voir s’évanouir l’image. Ainsi Hésione figure l’humanité en face de l’humanité elle-même que nous voyons agir et se mouvoir dans le drame sous une forme concrète ; ainsi les dieux de l’Olympe, privés de leurs autels et réduits au néant dans l’esprit des hommes désabusés, viennent en un lamentable chœur redemander l’existence. Quelque chose de plus que fantastique, quelque chose qui, n’étant pas dans les conditions de l’esprit humain, le déconcerte et le déroute sans cesse, rend le sujet de Prométhée, selon la conception de M. Quinet, peu compatible avec la poésie. D’ailleurs, en une matière où tout est grand, où tout fait masse, les articulations sont trop rares, et la souplesse doit manquer ; peu d’accessoires, peu de ces idées secondaires destinées à lier entre elles les idées principales ; peu de transitions douces ; tout est essentiel, tout est au premier plan ; aucune perspective fuyante ; l’œil arrêté partout par de grands objets tous en saillie, tous appuyés l’un à l’autre, ne peut s’insinuer vers des fonds un peu moins éclairés, vers quelque retraite propice au repos. Prendre ce poème morceau par morceau et vers par vers, ou le prendre dans son ensemble, c’est poser, à son sujet, les bases de deux jugements très différents. Qui le jugera selon la première méthode, le trouvera tout plein d’une éclatante poésie ; qui procédera selon la seconde, dira qu’un tel sujet répugne à la poésie, que l’idéalisme en général n’est pas une substance poétique, et que c’est se méprendre sur la nature et le but de l’art que de l’appliquer à de tels usages. L’art n’est pas propre à tout, et ne saurait se prêter à tout ; ce qui lui ôte ses limites lui enlève son caractère ; une poésie qui s’accommoderait à tous les sujets, à tous les desseins, se nierait elle-même et cesserait d’être poésie. La poésie, sans doute, aspire vers l’idée ; elle est une protestation, une réaction de l’idéal contre le réel ; mais, fille de la terre, elle est semblable à cet autre enfant de la terre qui perdait toute sa force aussitôt que ses pieds se détachaient du sol ; Hercule alors l’étouffait en l’embrassant. Que la poésie se défie de l’idéalisme, autre Hercule qui lui prépare le sort d’Anthée.

Il est né à la poésie, dans ces derniers temps, deux ennemis dont elle doit se garder d’autant plus qu’ils s’annoncent à elle comme des alliés : l’idéalisme qui la dépayse et la dénature (nous venons de le voir), et le panthéisme, qui la déprave. Déprave ne semblera pas trop fort à ceux qui ont lu la Chute d’un Ange. C’est là que le panthéisme a dit son dernier mot en poésie ; mot bien prévu par ceux qui réfléchissent, mais que personne n’attendait si tôt. Que le panthéisme, dans l’art comme dans la vie, aboutisse au matérialisme, on le savait ; mais qu’il dût y arriver si promptement, s’y précipiter tout jeune encore et tout frais de nouveauté, et que cette marche vers l’abîme dût être accélérée par le poète des Méditations, personne sans doute ne l’avait prévu. Tant mieux, au reste, que l’épreuve en soit faite, et qu’on sache que cette doctrine superbe, qui refuse à Dieu la personnalité, la vie propre, et jusqu’à un nom, et qui croit s’épurer en remontant de l’être à l’idée et de la pluralité à l’unité, en un mot, que cette doctrine, toute abstraite et spéculative, se trouve grossièrement charnelle lorsqu’elle s’avise d’inventer et de peindre ; tant mieux qu’il soit prouvé que, pour la spiritualité et la noblesse des conceptions, elle se montre si inférieure à ce vieux christianisme tout historique, tout tissu à l’extérieur de faits matériels, centré sur l’humanité, engagé à la terre, et qui, à ce qu’il semble, n’a enchaîné l’esprit à la chair dans le Fils de Dieu, que pour assurer, chez les fils des hommes, le triomphe de l’esprit sur la chair.

Nous l’avons déjà dit : M. Quinet a formellement répudié l’erreur panthéiste ; il restitue à Dieu sa personnalité ; peut-être reste-t-il débiteur à la saine philosophie d’une autre réparation ; on ne saurait absoudre son œuvre d’une tendance assez prononcée à l’humanitarisme. Ce n’est pas tant, chez lui, doctrine exclusive que prédominance trop forte des considérations humanitaires (si légitimes d’ailleurs) sur celles qui touchent à la vie et à la morale individuelles. Je n’en veux envisager ici que l’effet littéraire. Il me paraît peu en harmonie avec les conditions de l’art, aussi longtemps que les conditions de l’art n’auront pas changé, c’est-à-dire aussi longtemps que l’humanité ne sera pas humanitaire. Or l’humanitaire même ne l’est pas lorsqu’il lit de la poésie ; il la lit en homme, il la veut humaine ; des intérêts purement collectifs, suffisants dans un livre de philosophie politique, ne sont point assez animés, assez sensibles pour un poème ; la majesté qui s’y attache a besoin d’être tempérée par quelque intérêt d’une nature moins vague et d’un objet plus circonscrit ; l’humanitaire, qui n’a qu’un seul cœur, et qui ne sent point battre dans sa poitrine le cœur du genre humain, cherche, dans la poésie comme dans la vie, des intérêts, des situations, des émotions semblables aux siennes ; et comme il n’y a que des cœurs individuels qui en éprouvent de pareilles, et dont les battements puissent servir d’écho à ses propres pulsations, il demandera toujours à l’art des personnalités indivisibles, des êtres semblables à lui, des hommes, en un mot, comme centres, tout au moins, et comme foyers sensibles, des idées que vous lui présentez. Toute œuvre où manque ce point lumineux et vif, est comme un visage sans yeux, ou comme un paysage sans eaux ; on y sent je ne sais quoi d’aveugle et d’éteint ; le regard s’émousse et s’amortit sur ces objets ternes, sur ces mornes perspectives ; le vaste ne pouvant le fixer, le fatigue et le perd ; le collectif et l’abstrait ne sont pas longtemps poétiques. De quelque poésie que M. Quinet ait fleuri son œuvre, elle appartient donc, ainsi que ses ouvrages précédents, à la philosophie encore plus qu’à la poésie ; et tant qu’il suivra cette voie, malgré la vocation d’artiste qu’il faut lui reconnaître, il ne sera homme d’art et poète qu’à moitié. Nous l’invitons, par plus d’une raison, à entrer dans le chemin plus large et plus frayé des simples poètes. En attendant, il serait bien injuste de méconnaître les côtés nombreux par où sa parenté avec eux se révèle. C’est son système, ce n’est pas lui, qui manque de poésie. Page à page, nous l’avons dit, il est vraiment poète, quoiqu’il n’ait pas encore toute l’habileté de forme et toutes les ressources d’exécution de ceux qu’on peut appeler plus spécialement hommes d’art, et qui n’ont pas procédé, comme lui, de la science à la poésie, c’est-à-dire de l’abstraction à la création. Il faut lui savoir gré d’avoir tempéré, depuis Ahasvérus, l’éclat de ses couleurs, réprimé l’audace de ses métaphores, et rabattu quelque chose de cet hyperbolisme qui, parfois, à force d’enchérir sur soi-même, pouvait passer pour de l’ironie. Avec toutes ces réserves, l’invention de M. Quinet n’est jamais bien loin du prodigieux, et n’aurait guère à faire pour y rentrer. Il y rentre même quelquefois. Prométhée offre quelques-uns de ces traits, si nombreux dans Ahasvérus, où la parole, s’obstinant à exprimer ce qui ne peut pas même se concevoir, ne parvient point à s’achever, et n’offre à l’esprit aucun sens distinct. J’aime mieux du moins rapporter à cette cause qu’à toute autre certains non-sens que tout le monde remarquera :

Du milieu des cités le concert qui s’élance
Des premiers jours du monde a rompu le silence ;
Les rois instruisent le néant165

Et la cité qui vient d’éclore,
Des vagissements de l’aurore
Remplit l’antre des léopards166

Mais ce Caucase (le Calvaire), où peut-il être ?
Où donc vois-tu, dans ce vallon,
L’absinthe sécher et renaître
Sous le prophétique aquilon167 ?

Et l’on aimera mieux, je pense, trouver un non-sens qu’un sens dans ces vers du chœur des Sibylles :

Le dieu ! le dieu nouveau qui gonfle ma poitrine.

(Notez bien qu’il s’agit du Christ.)

Dans mes yeux il étincelle.
C’est lui qui court dans ma veine
Je le sens dans toutes choses,
Dans le calice des roses,
Dans les pleurs des nations
Dans le cirque des lions,
Quand le thyrse se balance,
Quand la bacchante s’élance
Vers la couche des plaisirs ;
Dans la lyre qui le brave168

Si c’était là de l’ivresse poétique, il faut avouer qu’elle ressemble trop, dans ses effets, à une169 sorte d’ivresse. Pourtant on aimerait mieux supposer ici l’ivresse ou la rêverie, œgri somnia, que de supposer que le poète a bien su ce qu’il voulait dire. S’il a eu conscience de sa pensée, que faire du passage de sa préface où il désavoue les doctrines panthéistes ? Le panthéisme n’est-il pas ici, avec ses conséquences les plus extrêmes et son aspect le plus hideux ? Et peut-on, sans effroi, se figurer le Dieu nouveau, c’est-à-dire Dieu dans sa notion la plus parfaite et la plus pure, identifié avec les chants qui le nient, les excès qui l’affrontent, et les attentats qui l’outragent ? Ah ! qu’il est pénible de rencontrer de telles contradictions dans une telle œuvre ! et qu’on reconnaît bien, à ce manque de respect dans le langage, l’absence de la seule conviction qui puisse faire prononcer le nom saint avec la sainte terreur qui lui est due !

Le sujet de Prométhée rentraînait sans cesse M. Quinet vers le prodigieux. Quelle action ! quelles scènes ! quels acteurs ! L’humanité elle-même n’est qu’un de ses personnages ; la terre, l’océan, le ciel avec tous ses dieux, n’ont chacun dans ce poème qu’une voix individuelle ; les individus à leur tour n’y sont que des voix, des symboles, des idées ; Prométhée, pur autant que possible de personnalité, est le cœur éternel de l’homme, avec ses besoins et ses passions éternelles ; il n’y a, en un mot, dans les personnes et dans les choses, rien qui se présente à nous sous le point de vue et dans les rapports qui constituent à nos yeux l’aspect du monde réel. Comment imposer à l’expression une mesure et des limites en des sujets qui n’ont ni limites ni mesure ? Il n’y a peut-être que le sérieux de la pensée et de l’intention qui puissent garantir une imagination si puissante des écueils contre lesquels elle a donné dans Ahasvérus, où le plaisir qu’on reçoit de tant de beautés inouïes participe véritablement du vertige et de l’effroi.

Je suis un peu confus d’être arrivé au terme de cette longue analyse sans avoir presque parlé du plan et de la marche de l’ouvrage. Il est trop tard pour réparer cette faute. On a compris d’ailleurs que cet ouvrage est la trilogie qu’Eschyle avait tout entière embrassée, mais dont nous n’avons, de la main de ce poète, que la partie moyenne, le Prométhée enchaîné. Le premier acte de M. Quinet nous montre les premiers humains sortant des mains de Prométhée, le feu ravi par ce prophète aux entrailles des volcans, la civilisation prophétisée, l’humanité, sous le nom d’Hésione, bégayant ses premières paroles et se saisissant de la vie avec transport. La vengeance des dieux s’accomplit, au second acte, sur Prométhée et sur son œuvre ; l’humanité a cessé d’espérer ; Prométhée, enchaîné sur le Caucase, a cessé de croire, il n’a plus foi à son œuvre, et, pour comble de désespoir, il n’a plus foi en lui-même. Au troisième acte, l’expiation étant consommée et les temps accomplis, les tyrans de Prométhée sont précipités de leur Olympe fantastique, et lui-même arraché à son Caucase mystérieux et aux ongles de son vautour ; les anges du Très-Haut lui annoncent le règne du Fils du Très-Haut et la délivrance de l’humanité ; ils le persuadent de la vérité de leurs paroles en l’emportant, à travers les sphères étoilées, dans le séjour de l’éternelle félicité.

Il y aurait encore, je m’en aperçois, tout un travail à faire sur ce drame ; mais on pense qu’à cette heure je m’en garderai bien. J’aime mieux finir par citer quelques vers de ce poème ; et je les choisirai plus volontiers parmi ceux qui restreignent et atténuent mes critiques, que parmi ceux qui pourraient les confirmer. Je regrette que l’espace ne me permette qu’une seule citation et qu’il faille même la renvoyer à un numéro suivant.

IV. Fragment du poème de Prométhée §

Par M. Edgar Quinet170

CHŒUR DE SÉRAPHINS

Comme on lave l’autel après le sacrifice,
Ainsi de chants de paix abreuvons les esprits ;
Du milieu des déserts que la source jaillisse
Des cantiques taris.
Qui pensait que jamais l’archange du Caucase,
Des liens de la mort pût rejeter le faix,
Et qu’en son cœur aride et fendu comme un vase,
Dieu répandît la paix ?

Ô terre ! oublieras-tu qu’en tes vallons funèbres,
L’esprit s’est affranchi des ongles du vautour,
Qu’au doute dévorant, compagnon des ténèbres,
À succédé l’amour ?

Liée au désespoir, l’âme, aveugle captive,
En un monde désert, de poisons s’enivrait ;
Parmi de noirs serpents, sur sa couche plaintive,
L’ennui la dévorait.

Et voilà que soudain une main la relève.
Comme un rameau des bois que l’hiver a flétri,
D’un flot pur abreuvée, elle reprend sa sève ;
Et son mal est guéri.

De la prison des sens, par une route sainte,
Un penser la ravit vers des cieux inconnus.
Des fers qu’elle a portés elle cherche l’empreinte,
                   Et ne la trouve plus.

Ainsi la paix arrive à celui qui l’implore.
De son flanc s’il repaît les oiseaux de la nuit,
À la fin, dans son cœur luit l’éternelle aurore
                   Que la colombe suit.

UN SÉRAPHIN.

Sur un Caucase ardent les nations gémissent ;
J’ai vu des peuples rois qu’on liait au rocher.
Quand sera le vautour, sous qui les cœurs périssent,
                   Immolé par l’archer ?

LE CHŒUR.

Tout vautour en son nid se dévorant lui-même,
L’injustice avec lui voit son règne finir.
Des serres du passé toujours l’archer suprême
                   Délivre l’avenir.

HÉSIONE.

(Elle sort de sa tombe.)
Qui l’eût dit ? les morts ressuscitent.
Voici qu’au fond du noir tombeau,
Les ténèbres se précipitent ;
Et le sépulcre est un berceau.
Dans les flancs de l’urne agitée,
Voyez ! le nouveau Prométhée
Des morts recueille les débris.
Il répare l’homme fragile ;
Et d’une impérissable argile
Il environne les esprits.

Le divin potier, d’une eau sainte,
Épure l’âme neuve encor.
Au vase il donne son empreinte,
Et le noir limon devient or.
Vase de joie et d’abondance,
Dans sa main comme par une anse,
Il tient mon cœur par l’espérance.
Quelle main pourrait me briser ?
Dans l’abîme où tout va descendre,

Je puise en Dieu pour le répandre ;
Il a retrouvé sous ma cendre
L’amour que rien ne peut user.

Me prêtant une aile de flamme,
La mort, invisible sculpteur,
Enfin retranche de mon âme
Le souvenir de la douleur ;
Et comme autour d’une statue
D’or et de bronze revêtue,
L’éclat de la pierre abattue
Jaillit sous les coups du ciseau ;
Ainsi les pensers de la terre,
Voiles des sens, pesant mystère,
Loin de moi volent en poussière
Sous l’heureux souffle du tombeau.

LE CHŒUR.

Ô cieux ! redirez-vous encore
Que le flambeau des morts pâlit,
Que l’aube aussi se décolore,
Que dieu même s’ensevelit ?
De lui-même il renaît. Eau vive, intarissable,
Vit-on jamais les jours répandus sous le sable,
                   Se perdre dans la mort ?
Si le désert s’étend à la place de l’âme,
Frappez, frappez les cœurs de la verge de flamme ;
                   Dieu jaillira d’abord.

       Souvent pour tendre à l’homme un piège,
            Loin de son temple et de Sion,
            Au fond d’un siècle sacrilège,
            Il se cache comme un lion.
Rien ne trahit le dieu retiré chez l’impie ;
Tout sourit à l’entour quand l’Éternel épie
                   Les peuples des déserts.
Mais soudain il rugit ; le monde fait silence ;
Le cri du dieu redouble ; et d’un bond il s’élance
                   Sur le pâle univers.

UN SÉRAPHIN.

            Tel aussi l’aigle dans la nue
            Remonte au séjour des esprits,
            Et cache son aile étendue
            Au sein des foudres assoupis.
Cependant, au vallon, dans leurs fangeux repaires
                   Les petits des vipères
                   Redisent : il est mort.
Mais soudain s’élançant au séjour du tonnerre,
                   Il étreint de sa serre
                   Le serpent dans son fort.

LE CHŒUR.

            Sors du nuage, aigle ou colombe !
            Lion, sors de l’obscurité !
            Espérance, sors de la tombe !
            Grand dieu, sors de l’impiété !
Assez tu t’es caché sous des images vaines ;
La nuit se prolongeant, assez de lourdes chaînes
                   Ont pesé sur les cœurs.
Enfin ton front ridé se couronne de joie.
Dans l’antre du tombeau, tu délivres ta proie
                   Des terrestres langueurs.

            Ainsi l’homme vient les mains vides,
            Et de dieu retourne comblé.
            Trop longtemps sous des cieux arides
            Ses pleurs dans l’enfer ont coulé.
Vers l’abîme il penchait, résolu de maudire ;
Et sa bouche déjà s’efforçant de sourire
                   Chantait l’hymne de mort.
Mais un doigt le frappant sous sa fausse cuirasse,
Le chant du désespoir en un hymne de grâce
                   S’est converti d’abord.

Michelet §

Histoire de France
(Tome I et II. — 1833.) §

Premier article171 §

L’histoire, qui avait passé presque sans intervalle de la chronique au factum, a reçu, en ces derniers temps, de quelques nobles mains un caractère de candeur directement opposé à celui que lui avait imprimé le dix-huitième siècle. Elle a été reprise comme en sous-œuvre, recommencée sur nouveaux frais ; on a fait table rase des idées philosophiques de cette école et de toute école ; on s’est remis à l’étude des faits ; la critique est devenue une sorte de religion ; on s’est prescrit d’accepter avec soumission le passé ; autant qu’il se pouvait, on s’est fait des yeux antiques pour voir les choses antiques ; les siècles ont dépouillé ce travestissement héréditaire qui revêtait successivement chacun d’eux de la défroque de son successeur, et par un contraste naturel ils en ont paru à la fois plus antiques, plus étrangers au nôtre, et pourtant moins inconcevables ; car chacun d’eux a regagné en harmonie avec lui-même ce qu’il perdait en ressemblance avec les époques plus modernes ; avec les traits extérieurs de chaque époque a reparu sa physionomie, sa pensée ; et dès lors seulement la philosophie de l’histoire a retrouvé un terrain solide, où ses pas ont pu s’imprimer sans crainte.

Toutefois, le génie français, naturellement impatient, et toujours pressé de conclure, se lasse quelquefois de l’investigation, et se permet sur le chemin de l’abstraction des incursions prématurées. Les rênes du raisonnement tombent parfois encore des mains fatiguées de la critique, et de temps en temps on peut craindre que le génie historique, nouvel Anthée, ne se laisse soulever du terrain des faits qu’il a sans cesse besoin de toucher, et ne perde l’haleine et la vie dans les redoutables étreintes de l’Hercule de la spéculation. Et ce qu’il y a de fâcheux dans la tendance actuelle de la spéculation, c’est qu’elle connive, sans en avoir peut-être le dessein ni la conscience, aux progrès funestes de l’indifférentisme moral. Sous les auspices de l’histoire, le fatalisme des idées devient de proche en proche la doctrine de tous les esprits.

Cette doctrine aspire à la popularité ; elle l’atteindra. Elle passera de la pensée du savant dans la vie pratique de l’ignorant. Lui aussi, quelque jour, se dira à lui-même et nous dira, sans savoir comment cette pensée lui est venue, que ni siècle ni homme ne sont responsables de leurs idées, que toute idée est nécessaire, et par là même vraie, que les idées sont les seules réalités morales ; que le monde a une âme qui pense pour tous ; que les individualités ne sont dans la masse que comme des gouttes d’eau dans l’arc-en-ciel, n’ayant de couleur et de valeur que par le rapprochement et par le nombre. N’en doutons pas, nous verrons cet embryon de doctrine encore vague et presque nébuleux, se prononcer peu à peu, s’articuler, prendre consistance, corps et vie ; et cette vie, c’est la mort. Et déjà, que ne voyons-nous pas ? On sait que les esprits de second et de troisième ordre sont comme de minces canaux qui s’abreuvent à la surface d’un grand fleuve, et en annoncent au loin la plénitude. Si, malgré leur élévation au-dessus du lit du fleuve, et malgré la filtration qui boit sans cesse leurs eaux, vous les voyez rouler et regorger eux-mêmes comme des fleuves, vous savez que bientôt toutes les parties du pays, tous les points du sol, seront pénétrés, imbibés, humides. Déjà la doctrine en faveur remplit les écrits secondaires, vrais canaux qui portent au vulgaire les pensées du génie ; et chaque ordre d’esprits la transmettant, plus populaire et plus simple, à la classe qui suit, cette doctrine, enfin, à l’état de tradition et de préjugé, parviendra même aux gens qui ne savent pas lire. Qu’il en est bien autrement des idées évangéliques, les seules, du reste, qui échappent à cette destinée ! Sans se faire élaborer de classe en classe dans la société, pures comme un rayon de soleil qui a traversé l’éther, elles tombent de la Bible dans le cœur, et si c’est l’autorité d’abord qui les y a dirigées, bientôt l’individualité reprend ses droits ; le cœur touché s’approprie ce qui lui a été donné ; il se le donne à soi-même une seconde fois ; il s’en fait une vérité de sentiment et d’expérience ; et, chose remarquable ! individualisée en lui, elle n’en est pas moins universelle, perpétuellement identique à elle-même ; et son identité immuable, d’âge en âge, et de cœur en cœur, atteste que ce n’est pas une idée séculaire, mais une idée éternelle.

Ne connaissant point encore les précédents ouvrages de M. Michelet, j’ai craint de trouver dans celui-ci la doctrine ou la tendance que maintenant on trouve partout. Mon attente a eu le plaisir d’être trompée. Sans méconnaître la présence et l’action des idées dominantes à chaque époque, M. Michelet ne leur abandonne pas, ne livre pas à la merci de l’esprit humain le gouvernement du monde. C’est à la loi morale et à son divin garant, c’est à la Providence, céleste boussole de l’univers, qu’il confère l’empire des destinées humaines. Loin de souscrire au système qui fait de l’histoire de l’humanité un développement sans fin et sans but, il déplore l’indifférence morale qui filtre de toutes parts dans la société sous l’influence d’un tel système ; et à cette occasion, il porte sur le siècle présent un jugement général que je me plais d’autant plus à transcrire, que toute l’âme de l’écrivain, et son style par conséquent, s’y révèlent en quelques lignes. C’est après avoir rapporté une exhortation de Louis IX à son fils :

Belles et touchantes paroles ! dit-il. Il est difficile de les lire sans être ému. Mais en même temps l’émotion est mêlée de retour sur soi-même et de tristesse. Cette pureté, cette douceur d’âme, cette élévation merveilleuse où le christianisme porta son héros, qui nous la rendra ?… Certainement la moralité est plus éclairée aujourd’hui ; est-elle plus forte ? Voilà une question bien propre à troubler tout sincère ami du progrès. Personne plus que celui qui écrit ces lignes ne s’associe de cœur aux pas immenses qu’a faits le genre humain dans les temps modernes et à ses glorieuses espérances. Cette poussière vivante que les puissants foulaient aux pieds, elle a pris une voix d’homme, elle a monté à la propriété, à l’intelligence, à la participation du droit politique. Qui ne tressaille de joie en voyant la victoire de l’égalité ?… Je crains seulement qu’en prenant un si juste sentiment de tous ses droits, l’homme n’ait perdu quelque chose du sentiment de ses devoirs. Le cœur se serre quand on voit que, dans ce progrès de toutes choses, la force morale n’a pas augmenté. La notion du libre arbitre et de la responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour. Chose bizarre ! À mesure que diminue et s’efface le vieux fatalisme de climats et de races qui pesait sur l’homme antique, succède et grandit comme un fatalisme d’idées. Que la passion soit fataliste, qu’elle veuille tuer la liberté, à la bonne heure, c’est son rôle, à elle. Mais la science elle-même, mais l’art… Et toi aussi, mon fils ?… Cette larve du fatalisme, par où que vous mettiez la tête à la fenêtre, vous la rencontrez. Le symbolisme de Vico et de Herder, le panthéisme naturel de Schelling, la panthéisme historique de Hegel, l’histoire de races et l’histoire d’idées qui ont tant honoré la France, ils ont beau différer en tout ; contre la liberté ils sont d’accord. L’artiste même, le poète, qui n’est tenu à nul système, mais qui réfléchit l’idée de son siècle, il a, de sa plume de bronze, inscrit la vieille cathédrale de ce mot sinistre : Ąνϰγή. (Nécessité.)

Ainsi vacille la pauvre petite lumière de liberté morale. Et cependant la tempête des opinions, le vent de la passion soufflent des quatre coins du monde… Elle brûle, elle, veuve et solitaire ; chaque jour, chaque heure, elle scintille plus faiblement. Si faiblement scintille-t-elle, que, dans certains moments, je crois, comme celui qui se perdit aux catacombes, sentir déjà les ténèbres et la froide nuit Peut-elle manquer ? Jamais sans doute. Nous avons besoin de le croire, et de nous le dire, sans quoi nous tomberions de découragement. Elle éteinte, grand Dieu ! préservez-nous de vivre ici-bas172 !

L’ouvrage entier est pénétré de la même sève morale que ce beau passage. C’est un des principaux charmes de cette lecture. Vous ne vous sentez point accablé par la supériorité intellectuelle de l’auteur, parce que sa candeur, sa confiance en vous, l’abandon avec lequel il vous ouvre son âme, l’amour qui respire dans tout son ouvrage, le mettent sans cesse à la portée de votre cœur. On l’aime : cela rétablit l’égalité. Aucun livre d’histoire, à notre connaissance, ne porte ce caractère au même degré ; dans aucun l’individualité de l’historien ne s’est autant mêlée à ses récits ; et ce qui généralement passe pour un défaut, devient ici une beauté neuve et touchante. Subjectif au plus haut degré, l’auteur n’est pas pour cela moins fidèle à la vérité objective. Il la reproduit même d’autant mieux ; car en mêlant toute son âme aux faits qu’il raconte, il s’en approprie plus fortement les couleurs et le caractère ; c’est que l’individualité de l’âme a d’autres effets que celle de l’esprit ; celle-ci, séparée de la première, scinde et déchire ; il les faut réunir toutes deux, l’une pour sentir, l’autre pour comprendre ; l’une pour peindre, l’autre pour expliquer ; l’une pour compléter l’autre, car comment comprendre ce qu’on ne sent pas, ou comment bien expliquer ce qu’on ne saurait peindre ? La synthèse, trop souvent bannie de la science, est pourtant un instrument scientifique ; et son absence a fait, jusqu’à ces derniers temps, la grande imperfection de nos histoires. Sans poésie, on ne peut être exact.

Et toutefois, ou peut-être à cause de cela même, quelle critique, quelle érudition, quelle profonde investigation des sources chez l’historien dont nous nous occupons ! Que sa mémoire est à la fois puissante, docile, et dévouée ! L’érudition de M. Michelet qui peut étonner, même dans cet âge d’érudition, n’est pas seulement vaste, variée et choisie ; un caractère encore la distingue : elle est vivante. Ces faits innombrables qu’il a recueillis se sont organisés dans son esprit, et y vivent comme des pensées ; ses souvenirs sont sans cesse allumés ; aucun ne s’éteint dans cette course rapide de l’auteur à travers les siècles ; il les porte toujours avec lui, et applique leur lumière où il veut ; l’allusion, le rapprochement, la preuve arrivent en leur temps ; à chaque moment du récit, il a toute sa mémoire à sa disposition ; un invisible aimant attire chaque citation à l’endroit qu’elle doit occuper et animer. Ainsi, les époques les plus distantes, les faits les plus divers, communiquent ensemble à l’aide de ces souvenirs toujours présents, toujours sur pied, et se portant toujours avec vivacité d’un point à l’autre du récit. Moins présents, moins prochains sont peut-être, dans la conversation d’un homme d’action, les souvenirs de son expérience et les scènes de sa vie individuelle.

M. Michelet a fait de son érudition une application très judicieuse selon nous, et a peut-être indiqué à l’histoire une voie nouvelle. Il y avait encore un problème à résoudre, problème qui a plus d’une fois occupé notre pensée. L’histoire, sans contredit, doit résumer la masse des faits ; elle n’est dans son essence, comme le fait observer un critique allemand, qu’une abréviation. Mais résumer ou abréger sous la seule forme de l’abstraction, ce n’est pas faire connaître les faits, non pas même à la raison. La connaissance intelligente des faits ne saurait se passer absolument de l’intuition immédiate. Vous ne sauriez faire comprendre des faits que vous ne montrez pas, et vous ne les montrez pas quand vous les résumez ; de quelque fidèle expression que vous revêtiez leur idée, elle ne sera point vivement saisie, ne deviendra point à la fois propriété de l’intelligence et de l’âme, si vous ne l’avez illuminée par des détails sensibles. Je ne me flatte de connaître un peu l’histoire de la révolution française que depuis que je l’ai lue dans le Moniteur et dans le journal de Prudhomme. Toute expression qui résume un fait le décolore et le dessavoure ; d’ailleurs aucune expression de ce genre ne peut recouvrir exactement toutes les parties du fait ou de l’individualité qu’elle prétend nommer. Tout fait, toute individualité a sa mesure, sa forme propre, que rien ne nomme. Dites qu’un homme était violent, chargez cet adjectif de surépithètes, extensives, restrictives, n’importe ; vous n’aurez encore désigné qu’une espèce ; redoublez, vous n’indiquerez qu’une espèce encore ; l’individualité n’est pas atteinte. Mais décrivez ce fait, ou faites agir ce personnage, alors nous le connaîtrons. Aidé d’un adjectif abstrait, personne, je parle même des grands esprits, ne recomposera un caractère, et ne s’en procurera l’apparition, l’expérience.

Faut-il donc retourner à la chronique ? Nullement. Je ne proposerais pas même la manière de M. de Barante, à supposer encore qu’il fût loisible d’adopter et de s’approprier ce qui est beaucoup plus un talent qu’une manière. Comme tous les historiens, M. Michelet abrège sans doute ; mais tandis que chez les autres historiens, l’abréviation enlève à peu près une épaisseur égale de détails sur toutes les parties successives de la narration, les réduisant toutes et n’en omettant aucune, M. Michelet supprime beaucoup de détails et de faits, jette entre deux événements graves un pont léger sous lequel nous voyons s’enfuir une foule d’événements sans importance, ou bien il lie et mêle en un faisceau ceux qui ne furent importants que par leur ensemble et par l’idée commune dont ils ressortissent ; et en revanche il s’arrête avec complaisance sur les détails les plus déliés de ceux qui peignent l’époque, la race, la dynastie, l’homme ou le système. Dans son point de vue, s’il indique légèrement ou passe même sous silence des faits que d’autres ont développés avec scrupule, il tire de l’obscurité et détaille avec plus d’étendue qu’en des écrits beaucoup plus volumineux que le sien, des événements dont les autres historiens laisseraient les particularités dormir dans les chroniques. L’ouvrage n’est pas volumineux, puisque ces deux tomes, forts à la vérité, ne nous mènent que jusqu’à la mort de Louis IX ; mais si l’on n’y trouve pas, en fait de récit, tout ce qu’on trouve ailleurs, combien de choses aussi cet ouvrage présente qu’on chercherait en vain autre part ! Notre analyse en indiquera plusieurs ; nous ne voulons signaler ici que ces excursions nombreuses de la pensée sollicitée, de l’imagination émue par des faits puissants, ces réflexions, ordinairement si heureuses, qui, fondées sur les vues pragmatiques d’un ordre élevé, cherchent dans les profondeurs de l’homme la raison intime des faits. Rejetant la fausse poésie dont on avait affublé le moyen âge, mais rejetant aussi cette prétendue vérité, basse et laide, qu’une réaction historique, trop semblable à une vengeance, avait substituée à des parures théâtrales, M. Michelet restitue à cette grande époque sa vraie poésie, trop méconnue ou trop méprisée. Il y parvient, non à force d’artifice, mais à force d’exactitude ; l’érudition lui ramène la poésie perdue ; et ce sont les faits mêmes qui lui apportent fidèlement leur raison, mais une raison sublime. Peut-être une histoire ainsi conçue suppose, de la part du lecteur, la connaissance antérieure d’une histoire écrite dans un point de vue et sur un plan différent ; cependant s’il était permis à l’auteur de cet article de juger des autres par lui-même, il croirait pouvoir assurer que le système de narration de M. Michelet ne prive le lecteur d’aucune connaissance essentielle et utile, comme il ne le charge aussi d’aucun renseignement insignifiant ou superflu.

Le style de l’ouvrage se fera connaître par des citations. Il est inusité en histoire ; ce n’est pas le style du genre, comme on dit ; mais qu’importe si c’est le style du sujet, le style de la pensée de l’historien ? Aucune disconvenance ne se fait sentir ; bien au contraire, l’union de l’expression avec les faits et les idées est aussi intime qu’on peut le désirer. J’ai déjà dit ailleurs combien la langue de M. Michelet est riche d’images ; il faut ajouter qu’elles sont toujours naturelles, parce que l’âme a concouru pour sa grande part à leur invention ; elles ne s’appliquent pas du dehors à l’idée, elles paraissent sortir de l’idée même ; et l’on ne songe plus à la distinction du style propre et du style figuré, tant ce style figuré semble le style propre, l’expression la plus prochaine des idées qu’il décore. Un mouvement vif sans brusquerie et, dans la coupe des phrases, quelque chose de svelte et de fort, un caractère habituel de prima intenzione, de désinvolture, porte le lecteur de phrase en phrase, de page en page, sans effort ni fatigue ; et il n’y a pas d’ouvrage d’agrément qui se fasse lire aussi rapidement que cet ouvrage si sérieux et si fort.

Un prochain article sera consacré à l’analyse de cette production remarquable.

Deuxième article173 §

Nous devons compte à nos lecteurs de ces deux volumes. Mais on comprendra bien que ce n’est pas l’analyse d’une histoire que nous allons donner ; c’est la pensée de l’auteur que nous allons poursuivre à travers les faits qu’il raconte et qu’il enchaîne. Comment les a-t-il compris ? comment les a-t-il liés ? C’est là proprement ce que nous voudrions faire connaître.

Les premiers rayons de la lumière historique éclairent, dans la Gaule, l’existence d’une race qui, sous le nom de Gaël, est l’élément dominant, la base de plusieurs populations étrangement séparées aujourd’hui par la langue et par les mœurs. En rassemblant les traits sous lesquels elle se produit dans sa pureté, on y reconnaît moins un peuple que la matière d’un peuple. Mobiles, actifs, sympathiques, mais individualistes, et peu capables de se réunir autour d’une idée, le véritable élément de sociabilité et d’organisation leur manquait ; il fallait qu’il leur vînt de dehors. Sous l’influence du spiritualisme druidique, les Gaulois du nord se plièrent à une organisation imparfaite ; ceux du midi jamais.

Unis ensemble par le lien vague de la tribu, étrangers à l’idée de la cité, avec combien de facilité ils devaient déborder sur le monde ! Mais toute terre était de sable pour ces flots d’êtres humains, et devait les absorber. Lorsqu’ils étaient sur le point de devenir Germains, César les fit Romains. Mais telle était la nature de cette substance neutre en apparence, que lorsqu’elle cessait de l’être, c’était pour exalter et renforcer les mêmes éléments qui venaient de la féconder. Réunis, assimilés aux Romains, les Gaulois deviennent les premiers parmi les Romains. Leurs grandes aptitudes se révèlent, et parmi les dernières gloires de l’Empire défaillant, plusieurs sont des gloires gauloises. Peu s’en faut qu’au troisième siècle la Gaule ne devienne Empire.

Mais vainement ces nouveau-venus de la civilisation apportaient à l’Empire des talents et même des vertus ; vainement les bons empereurs se succédaient sur le trône ; vainement, sous les plus mauvais, le « droit civil prenait d’heureux développements » ; rien n’arrêtait, rien ne retardait même l’inévitable ruine du vieil empire. L’esclavage flétrissait tous ces fruits des lumières. Un système de guerre et d’extermination ayant peu à peu enlevé à la terre et aux arts les mains libres qui les cultivaient, les travaux nécessaires passèrent aux esclaves, que la cruelle rigueur de leur condition consommait rapidement ; il fallut fouiller en pleine barbarie pour suffire à cette dévorante conscription ; des mains sauvages furent dressées à la hâte au service de la civilisation ; ces mains produisant mal et produisant peu, le prix de toutes choses devint excessif ; les salaires augmentèrent dans la même proportion ; l’Etat, pour soudoyer ses défenseurs, et pour que ses défenseurs ne devinssent pas ses maîtres, dut prélever de plus larges contributions sur la terre et sur le travail ; en sorte que, précisément parce que la terre et le travail produisaient peu, on leur demanda davantage : cercle redoutable dont rien ne pouvait briser l’enceinte de fer ! horrible situation où l’art d’administrer se réduit forcément à l’art d’opprimer. Chose singulière ! cet état de choses provoqua, au sein du régime absolu, une apparence, des formes de liberté, qui, en d’autres circonstances, eussent réalisé la liberté, mais qui ne purent être alors qu’une triste dérision. On créa des assemblées provinciales, des magistrats municipaux ; mais ces magistrats étaient eux-mêmes des esclaves ; on les forçait d’être exacteurs, de prendre où il n’y avait rien, de donner ce qu’ils n’avaient pas reçu. La misère, poussée à son dernier degré, conduisit à la révolte ; entre la faim et le glaive, entre la mort et la mort, le choix était indifférent ; des rébellions sans plan et presque sans but étaient bientôt étouffées ; des flots de sang inondaient la terre et ne la fécondaient pas. L’avènement du Gaulois Constantin fit luire un rayon d’espérance. Il promettait un soulagement par les lois.

La vue seule de la croix triomphante consolait déjà les cœurs. Ce signe de l’égalité universelle donnait une vague et immense espérance. Tous croyaient arrivée la fin de leurs maux. Cependant le christianisme ne pouvait rien aux souffrances matérielles de la société174.

Toutefois, lorsque le flot de l’invasion romaine se retira pour faire place à une autre invasion, il se trouva que sur ce sol si longtemps couvert par elle, elle avait déposé la cité. C’en était fait : les anciens Gaëls n’existaient plus ; la Gaule était gagnée pour l’ordre social et la civilisation, et était devenue capable d’y gagner ses nouveaux conquérants.

Telle est la force de cette organisation (léguée par les Romains à la Gaule), qu’alors même que la vie paraîtra s’en éloigner, alors que les Barbares sembleront près de la détruire, ils la subiront malgré eux. Il leur faudra, bon gré mal gré, habiter sous ces voûtes invincibles qu’ils ne peuvent ébranler ; ils courberont la tête, et recevront encore, tout vainqueurs qu’ils sont, la loi de Rome vaincue. Ce grand nom d’Empire, cette idée de l’égalité sous un monarque, si opposée au principe aristocratique de la Germanie, Rome l’a déposée sur cette terre. Les rois barbares vont en faire leur profit. Cultivée par l’Église, accueillie par la tradition populaire, elle fera son chemin par Charlemagne et par saint Louis. Elle nous amènera peu à peu à l’anéantissement de l’aristocratie, à l’égalité, à l’équité des temps modernes175.

Ce germe précieux et délicat, sans cesse menacé par les intempéries du moyen âge, fut réchauffé dans le sein maternel de l’Église. Elle fut l’asile de tous ces droits nouveau-nés que nous voyons aujourd’hui adultes et forts. Chose bizarre pour nos oreilles modernes ! La civilisation éclot dans les monastères.

L’ordre de saint Benoît donne au monde ancien, usé par l’esclavage, le premier exemple du travail accompli par des mains libres. Pour la première fois, le citoyen humilié par la ruine de la cité, abaisse les regards sur cette terre qu’il avait méprisée. Il se souvient du travail ordonné au commencement du monde dans l‘arrêt porté sur Adam. Cette grande innovation du travail libre et volontaire sera la base de l’existence moderne176.

En même temps l’idée de liberté apparaît dans la théologie. Une voix celtique, celle du breton Pélage, proclame dans le domaine de la religion cet individualisme que la race celtique représente sur la terre. Mais l’Église celtique ne se méprend point à de vaines apparences, elle a reconnu dans la liberté pélagienne le renversement de la croix de Christ, et le monde a besoin de cette croix ; le rationalisme qui ne peut tuer une société formée, est mortel pour une société naissante ; c’est d’amour et non d’orgueil que le monde doit se pourvoir à l’approche des grandes douleurs qui se préparent. À la venue des Barbares, les disputes cessent ; et les peuples, comme avertis par un instinct de conservation, désertent Pélage pour Augustin.

Voici les Barbares, voici la Providence. Laissez passer la justice de Dieu ! Un monde va s’enfoncer et disparaître sous les flots d’un monde nouveau. Déjà modifiés par l’invasion romaine, les Gaëls vont finir ; il faut leur faire nos adieux. Mais avant de se séparer d’eux, l’auteur résume leur caractère et leur histoire. Proclamant de nouveau leur impuissance sociale, il nous fait voir l’élément celtique incessamment dominé, incessamment dominant, vainqueur de ses vainqueurs, pénétrant et saturant tous les éléments qu’on lui adjoint, et tirant de sa subordination même son développement et sa force. Résultat d’une foule d’ingrédients divers, le caractère français se forme et se dessine lentement, déterminant les événements, déterminé par eux, et acquérant à la fin une consistance et une individualité sur laquelle, à ce qu’il semble, les événements ne pourront plus rien. Rejetant, tel qu’une masse imbibée de part en part, tous les nouveaux sucs qui cherchent à le pénétrer, mais lui-même pénétratif et envahisseur au plus haut degré, le caractère français revêt pour longtemps, et dans le progrès même, une sorte d’immutabilité. Ailleurs, l’élément gaëlique, non fécondé par les mélanges et les invasions, ou leur résistant avec opiniâtreté, demeure en témoignage vivant des jours anciens qu’il perpétue encore. D’une part, son génie matérialiste, le principe d’égalité qu’il a posé prématurément, ont été les causes de sa ruine. Ici, il périt lentement comme un arbre qui se décompose sur place et couvre ses racines de ses propres débris ; c’est le pays de Galles, la Cornouaille, la Haute-Ecosse. Là, ce même élément, doué d’une fécondité funeste, foisonne, couvre la terre comme de l’herbe, et s’embarrasse dans sa force ; c’est « la pauvre vieille aînée de la race celtique », c’est l’Irlande !

À la décharge de notre devoir de critique, nous remarquerons que M. Michelet, dans ce même chapitre, fait une trop large part à l’idiome celtique dans la formation de la langue française. L’identité frappante de certains mots celtiques et de certains mots latins ne peut pas donner la vraie origine de notre langue. Il ne faut que souffler un peu pour mettre à nu ses racines toutes romaines. Si les racines celtiques devaient paraître à découvert quelque part, ce serait surtout dans les premiers monuments de la langue française (les fameux serments de l’an 843) ; or, ces monuments nous montrent les mots français se dégageant à peine de leur enveloppe latine, dont ils ont emporté des lambeaux très reconnaissables. Témoins oculaires de la naissance, comment pourrions-nous avoir des doutes sur la filiation ?

Les temps sont accomplis pour le monde germanique. Bien différent du monde gaulois, l’impersonnalité, le respect de l’idée, par conséquent une haute sociabilité, est le trait dominant de son caractère. Les Goths et les Burgundes, premiers envahisseurs de la Gaule, furent en même temps conquérants et conquis. Ils s’emparaient du sol, la civilisation s’empara d’eux. Ils furent vaincus par l’admiration. La Gaule sous les Goths continua d’être romaine. Et lorsque Attila, envoyé non pour posséder, mais pour accélérer une destruction trop lente, eut donné le coup de grâce à l’Empire agonisant, les Goths, héritiers naturels de la domination romaine, ne surent que la continuer. Par là ils furent infidèles à leur mission de Barbares ; il fallait rompre avec le passé, et ne pas composer un nouveau monde avec les abus retournés de l’ancien. D’ailleurs, les Goths avaient apporté de l’Orient « l’arianisme grec, cette doctrine qui réduisait le christianisme à une sorte de philosophie, et qui soumettait l’Église à l’État177. » L’attente du peuple, les prétentions de l’Église, les besoins de tous étaient ainsi trompés ; l’avenir s’enfuyait. Un régime en dehors de la marche des esprits excita un mécontentement général, le pouvoir menacé se retrancha derrière des lois de défiance. Toutefois une nouvelle invasion n’était pas, on peut le croire, désirée par les populations ; elle fut appelée par les évêques, dont plusieurs devinrent odieux au peuple par le seul soupçon de souhaiter l’arrivée de hordes franques. Mais pourquoi ce désir ? Parce que tout auxiliaire leur était bon contre les Goths ariens. Mais peut-être que, même sans leur aide, une nouvelle conquête était inévitable. Les premiers conquérants n’avaient pas refait la Gaule ainsi qu’ils avaient charge de la refaire ; le prompt et facile succès de l’invasion franque en est une preuve. Il fallait que Rome fût chassée de la Gaule une seconde fois. Étrange spectacle ! dans cette enchère de la Gaule et de son avenir, c’est aux moins offrant, c’est aux plus barbares que sont adjugés la Gaule et son avenir.

Les Francs furent orthodoxes contre les Goths qui ne l’étaient pas ; le clergé qui les avait appelés, consacra leur invasion et leur pouvoir, et se plaça tutélairement entre eux et les vaincus. L’immense crédit des prêtres sur les Mérovingiens fut l’abri de l’humanité. L’humanité en avait besoin contre une barbarie comme celle des Francs ; et il n’était que trop juste que le clergé, qui avait appelé ces derniers envahisseurs, mît, par son influence, un frein à leur férocité. L’invasion, ou plutôt les invasions des Francs « ajoutèrent pour le moment à la désorganisation de l’Empire178 » par la perturbation de tous les rapports sociaux, l’interruption de toutes les activités, l’anxiété perpétuelle de tous les esprits, aussi bien que par les destructions matérielles qui accompagnaient ces invasions. Mais sans l’ascendant que prit l’Eglise sur les Barbares, il est difficile d’imaginer comment la société serait sortie du chaos. Il est vrai que, pour élever les Barbares à elle, l’Église devint matérielle et barbare ; elle se détériora en améliorant. Le spiritualisme exilé se réfugia dans les monastères.

Ainsi l’Église payait bien cher les services qu’elle rendait. Elle perdait en pureté ce qu’elle gagnait en influence. Corrompue par sa puissance même, une réforme était devenue nécessaire. Cette réforme vint de l’Église d’Irlande, alors célèbre, et eut pour agent principal Saint-Colomban ; mais cette réforme, plus chrétienne qu’ecclésiastique, et conçue dans l’esprit indépendant de l’Église celtique, ôta plus de forces qu’elle n’en donna à l’Église considérée comme corps. L’État se ressentit peu de la présence d’une religion intérieure, mystique, et par conséquent individuelle. Le lien grossier, mais fort, de la religion nationale manquant à l’Empire, les principes de division qu’il enfermait dans son sein se développèrent librement. D’un côté, l’unité royale et l’esprit romain ; de l’autre, l’esprit de la conquête et l’aristocratie des chefs militaires, tel est le vrai nom des divisions qui déchirèrent la Gaule sous les Mérovingiens. Après plusieurs vicissitudes, le dernier de ces éléments prit le dessus ; la bataille de Testry (687) fut la victoire des grands d’Ostrasie sur la Neustrie et le parti populaire. Quand l’ostrasien Pépin voulut reconstituer à son profit l’unité qu’il venait de détruire, il ne put réussir qu’à liguer contre lui toutes les parties de ce grand corps désuni. Son fils, Charles Martel, en sauvant la France, l’Europe et l’avenir dans les plaines de Poitiers, rassembla pour un temps, dans sa main victorieuse, les rênes de tant de provinces. À moitié païen, et chef d’une nation qui inclinait de nouveau vers le paganisme, il sut reconnaître où l’unité pouvait se trouver encore ; il fit alliance avec l’Église, et légua à ses successeurs une déférence profonde pour elle. À la même époque, Boniface la restaurait dans le sens hiérarchique, et la rendait propre aux services qu’en voulait tirer l’ambition d’un chef. Par une heureuse coïncidence, les ennemis de ce chef étaient les ennemis du Pape, et les Carlovingiens, en faisant leurs affaires, faisaient celles de l’Église. Plus ils devenaient ecclésiastiques, plus ils devenaient nationaux, et l’on peut bien dire, sous ce rapport, que le vœu populaire les substitua aux descendants de Mérovée.

Toutefois l’unité n’était pas dans le fond des choses ; elle était forcée ; l’Empire devait se décomposer pour se recomposer ensuite ; des unités plus restreintes et plus vraies par là même devaient se constituer, se cultiver à part pour former, quand il en serait temps, une unité rationnelle et vraie. La société moderne devait passer par la féodalité, pour arriver à une sorte de fédération et finir par l’unité proprement dite. Un empire vaste n’est possible que dans la stagnation des mœurs orientales ou dans la perfection de la civilisation moderne ; l’intervalle est rempli par le morcellement du terrain entre les chefs militaires. Cette nécessité parlait déjà bien haut à l’avènement des Carlovingiens ; l’unité créée par Charlemagne, en enserrant un espace immense, mit, par l’effet du contraste, cette nécessité dans une plus grande évidence ; mais c’est, à notre avis, ce qui rend plus imposante encore cette majestueuse figure du fils de Pépin. M. Michelet demande « si la faiblesse des nations environnantes, la vieillesse du monde barbare, la longueur des règnes de Pépin et de son fils, n’ont pas fait illusion sur la grandeur réelle de Charles179. » Mais en considérant avec quel empressement les principes de dissolution s’emparèrent de l’Empire, après que les nerfs de cette puissante main qui les tenait forcément unis eurent été détendus par la mort, on ne peut s’empêcher d’admirer ce génie, si remarquable d’ailleurs par la multiplicité de ses puissances et par son activité prodigieuse. Du reste, le tableau trop vrai des malheurs de l’Empire sous cette administration qui présente toutes les apparences de l’ordre et de la régularité, atteste assez que l’affaiblissement temporaire du système monarchique était indispensable à la consommation des destinées de la France.

Attendrons-nous longtemps pour voir l’action de ce principe, qui depuis longtemps travaillait la société conquérante, et qui n’avait, ce semble, laissé durer l’unité que pour se ménager à lui-même le temps de rassembler toutes ses forces, et de revêtir un caractère éclatant de nécessité ?

C’est déjà, dit M. Michelet, sous Louis-le-Débonnaire, ou, pour mieux traduire son nom, sous saint Louis, que devait s’opérer le déchirement et le divorce des parties hétérogènes dont se composait l’Empire. Toutes souffraient d’être ensemble. Le mal, c’était la solidarité d’une guerre immense, qui faisait ressentir sur la Loire les revers de l’Ostrasie ; c’était le tyrannique effort d’une centralisation prématurée. Plus Charlemagne s’en était approché, plus il avait pesé. Sans doute Pépin, et son père au marteau de forge, avaient durement battu les nations. Ils n’avaient pas du moins entrepris de les ramener, diverses et hostiles qu’elles étaient encore, à cette intolérable unité : unité administrative d’abord ; mais Charlemagne méditait celle de la législation. Son fils consomma l’unité religieuse en nommant Benoît d’Aniane réformateur des monastères de l’Empire, et les ramenant tous à la règle de saint Benoît.

C’est une loi de l’histoire : un monde qui finit, se ferme et s’expie par un saint. Le plus pur de la race en porte les fautes, l’innocent est puni. Son crime, à l’innocent, c’est de continuer un ordre condamné à périr, c’est de couvrir de sa vertu une vieille injustice qui pèse au monde. À travers la vertu d’un homme, l’injustice sociale est frappée. Les moyens sont odieux ; contre Louis-le-Débonnaire, ce fut le parricide. Ses enfants couvrirent de leurs noms les nations diverses qui voulaient s’arracher de l’Empire.

L’infortuné qui vient prêter sa vie à cette immolation d’un monde social, qu’il s’appelle Louis-le-Débonnaire, Charles Ier, ou Louis XVI, n’est pas pourtant toujours exempt de tout reproche. Sa catastrophe toucherait moins s’il était au-dessus de l’homme. Non, c’est un homme de chair et de sang comme nous, une âme douce, un esprit faible, voulant le bien, faisant parfois le mal, et sans mesure dans le repentir, livré à ce qui l’entoure, et vendu par les siens180.

Lorsque les évêques, à l’instigation parricide de Lothaire, firent signer au malheureux empereur la liste de ses prétendus crimes, celui d’avoir excité la guerre civile par des divisions arbitraires de l’Empire y fut compté parmi les principaux. « Ce grief, dit M. Michelet, révèle la pensée du temps. C’est la réclamation de l’esprit local qui veut désormais suivre le mouvement matériel et fatal des races, des contrées, des langues, et qui dans toute division purement politique ne voit que violence et tyrannie181. »

L’unité de l’Empire meurt avec Louis ; la nature, on peut le dire, revendique et reprend ses droits. De dessous les vastes et vagues circonscriptions de l’invasion, sortent des compartiments plus justes et plus vrais. Nous voyons apparaître à la fois le royaume de France et la langue française. La royauté française, qui devra bientôt compter avec l’imminente féodalité, s’enracine et se consacre par une liaison étroite avec l’Église. Pendant longtemps le roi de France sera, dans un sens particulier et privilégié, l’homme de l’Église. « Et rien ne sera plus juste, observe l’auteur ; car les prêtres seuls savent et peuvent encore mettre quelque ordre dans le désordre absolu où se trouve le pays182. »

Faites faire, si vous le pouvez, une halte à la marche des événements ; et il n’y aura pas de raison pour que l’empire des prêtres ne suffise longtemps à la France assoupie. Mais deux nouvelles invasions se préparaient : celle du rationalisme et celle des Normands ; contre l’une et l’autre l’Église fut impuissante. Le rationalisme d’Erigène, quelle qu’en fût la teneur, était respectable comme le réveil de la pensée ; par l’invasion des Normands, la France, non encore achevée, recevait un dernier élément de force et de civilisation. Sous la puissance de ces deux événements, la France s’échappait à demi des mains de l’Église ; mais l’invasion des Normands l’enlevait aussi des mains de la royauté. La royauté doit céder la défense du pays à un pouvoir plus jeune, plus présent partout, à la féodalité naissante, dont l’hérédité, par conséquent l’existence, commence sous Charles-le-Chauve. La féodalité a donc des titres à produire : elle a défendu le pays, elle l’a fortifié partout ; elle est devenue comme la charpente osseuse de ce corps tout composé de chairs molles, sans articulations et sans ressort. Il fallait pourtant bien que la royauté fût aussi une nécessité, puisqu’elle n’a point succombé alors ; mais, on doit en convenir, ce qui restait d’unité à la France était bien moins manifesté par le trône que par l’Église. « Les grands sièges ecclésiastiques conservent la prétention de la primatie… L’archevêque de Reims, chef de l’Église gallicane, est longtemps l’appui fidèle des Carlovingiens. Lui seul semble s’intéresser encore à la monarchie, à la dynastie183. »

La royauté devait renouveler ses titres. Héritage et souvenir de l’invasion, elle ne représentait plus une vérité. Il y avait une nation française ; il lui fallait un monarque français. La nécessité d’un changement de dynastie apparaît ici bien plus frappante qu’à l’avènement de la seconde race. Les derniers Carlovingiens n’avaient point dégénéré comme les derniers Mérovingiens. Ils n’étaient pas indignes de régner ; mais la France nouvelle ne les connaissait plus. L’avènement des Capet ne fut pas tant une révolution qu’une sorte de métempsycose. L’âme s’en alla habiter un autre corps. La royauté, presque sans effort et sans convulsion, passa d’une famille franque dans une famille française. On ignorait l’origine des Capet : ce fut un titre pour eux. « L’avènement de la troisième race, dit M. Thierry, est la substitution d’une royauté nationale au gouvernement fondé sur la conquête184. »

Cette race va-t-elle, du premier coup, restaurer la royauté ? Nullement : car encore une fois, il n’y a pas eu de révolution ; le pouvoir, en tombant des mains d’une famille, a été ramassé tel qu’il était, c’est-à-dire chétif, par la famille qui se trouvait le plus près de lui.

Pendant longtemps, dit l’auteur, le roi n’aura guère plus d’importance qu’un duc ou un comte ordinaire… Dans l’abaissement où l’avaient réduite les derniers Carlovingiens, la royauté n’était plus qu’un nom, un souvenir bien près d’être éteint ; transférée aux Capet, c’est une espérance, un droit vivant, qui sommeille, il est vrai ; mais qui, en temps utile, va peu à peu se réveiller. La royauté recommence avec la troisième race, comme avec la seconde, par une famille de grands propriétaires, amis de l’Église. La propriété et l’Église, la terre et Dieu, voilà les bases profondes sur lesquelles la monarchie doit se replacer pour revivre et refleurir185.

À cette limite (car c’est une limite) l’auteur termine le premier volume de son ouvrage. L’élément de l’invasion, longtemps errant et vagabond, s’est laissé peu à peu absorber par le sol qu’il inonde. L’armée est devenue population, la population a pris les formes du terrain, les habitudes du climat, la conformité aux productions du sol ; les mœurs locales se sont formées avec les souvenirs locaux ; la terre a fixé et conquis l’homme ; de là la province ; de là une nouvelle scène pour l’historien qui, après l’histoire des races, aura à faire celle des provinces. Plus tard un lien spirituel, venant combattre l’influence matérialiste qui ne tend qu’à diviser, plus tard des intérêts qui auront besoin de l’unité, la rétabliront peu à peu ; mais la division doit auparavant préparer à l’unité des éléments dignes d’elle.

L’histoire, dit M. Michelet, devrait obéir à ce mouvement, se disperser aussi, et suivre sur tous les points où elles s’élèvent, toutes les dynasties féodales. Essayons de préparer le débrouillement de ce vaste sujet, en marquant d’une manière précise le caractère original des provinces où ces dynasties ont surgi. Chacune d’elles obéit visiblement dans son développement historique à l’influence diverse de sol et de climat. La liberté est forte aux âges civilisés, la nature dans les temps barbares ; alors les fatalités locales sont toutes-puissantes, la simple géographie est une histoire186.

Nous demandons la permission d’ajouter une seule observation à l’analyse de ce premier volume. Il met en saillie, à tout moment, l’immense influence de l’Église, jusqu’au point d’obliger le lecteur à se demander comment, sans elle, ce monde nouveau eût pu s’organiser. Toutefois la meilleure et la plus intime partie de cette influence échappe aux regards. Ce n’est pas par ses éléments les plus spirituels, mais par ses parties comparativement grossières, que le christianisme a dominé les événements politiques et constitué la société moderne. Le christianisme vraiment spirituel a atteint les individus et, par quelques-uns d’entre eux, a pu influer sur les masses ; mais il n’a point immédiatement agi sur le corps social. Ce triomphe lui est promis. Une époque est annoncée où il y aura des peuples chrétiens dans toute l’intensité du sens de ce mot. Dieu s’est réservé le secret de l’époque ; mais il n’a pas caché ses desseins ; et nous savons qu’un jour, la terre étant couverte de la connaissance de l’Éternel comme le fond de la mer est couvert de ses eaux, le christianisme sera, sans contradiction et par son idée la plus spirituelle, le suprême régulateur de toutes les affaires sociales.

Histoire de France187
(Tome III — 1838.) §

Les changements successifs qui ont eu lieu dans la manière d’écrire l’histoire peuvent passer eux-mêmes pour un des faits les plus importants de l’histoire. L’histoire est l’explication des faits ; or le côté par où l’on comprend les faits est le côté par où on les domine. Un monde compris est un monde soumis. Si les faits sont plus forts que les hommes, c’est aussi longtemps que les hommes n’en ont pas le secret ; l’intelligence les en rend maîtres. Le degré de la civilisation et son caractère se découvrent pour chaque époque, non dans son histoire, mais dans la manière dont elle a écrit l’histoire, et ne fût-ce que dans le choix des objets qu’elle fait entrer dans ses récits. C’est le règlement de compte du présent avec le passé ; c’est le solde définitif que laisse le passé entre les mains du présent ; ce sont les têtes de Janus se retournant pour s’envisager l’une l’autre. Il est donc intéressant, pour bien connaître les choses contemporaines, de lire dans les historiens contemporains le récit des choses anciennes. La manière dont ils les expliquent révèle la pensée et par conséquent l’état de leur siècle, puisque le véritable état d’un siècle c’est sa pensée. Lisez M. Guizot sur l’histoire de l’Europe, M. Thierry sur les Normands, M. Michelet sur le moyen âge, vous connaîtrez sans doute la vieille Europe, les Normands du douzième siècle, le moyen âge tout entier ; mais vous connaîtrez mieux encore le dix-neuvième siècle.

Il est aussi, en dehors du sujet propre d’un livre historique, un point de vue accessoire, je le veux, un intérêt latéral, qui peut captiver le lecteur. Œuvre d’un homme, une histoire est le portrait d’un homme, lequel s’y est imprimé avec sa pensée. On a beau faire qu’une histoire ne soit point un poème ; c’en est un nécessairement. C’est l’historien lui-même fondu avec son récit, c’est une âme mêlée aux faits, une sorte de providence contemplative, arrangeant après coup les destinées humaines. Inutilement l’historien se voudrait séparer des faits ; quelque forme qu’il ait prise, quelque méthode qu’il suive, il ne saurait. Il sera poète, quoi qu’il fasse. En racontant, il aura créé. L’histoire et l’épopée se touchent, se poursuivent sans cesse. Pour ma part j’aime, je l’avoue, à chercher aussi dans l’histoire l’historien ; c’est quelquefois ce que j’y trouve de meilleur.

Quelques livres nous donnent ce désir plus vif, cette satisfaction plus entière. De ce nombre est l’écrivain dont le nom décore le titre du présent article. Il est bien de son siècle, en ce qu’il s’en est approprié tous les résultats intellectuels, il en a épousé les meilleurs intérêts et les meilleures espérances ; tout ce qui bat dans le cœur de cette humanité nouvelle bat dans le cœur de cet homme avec plus de force encore ; mais il n’a point vendu son âme à son temps ; il est homme, il est lui-même ; son empreinte personnelle est demeurée intacte, et le frottement de la société n’en a pas amorti les saillies ; il entre dans son sujet avec toute sa liberté et toute sa volonté, avec une fraîcheur de vie qu’on ne retrouve que chez peu d’autres ; ses allures ont une franchise rare ; on sent une âme qui a sauvé sa jeunesse de ces influences perfides qui font, dans le monde littéraire de nos jours, tant de vieillesses prématurées.

Je ne sais si l’on a reproché à M. Michelet la franche subjectivité de son style historique ; on veut bien que l’historien reçoive une impression personnelle des événements qu’il rapporte ; on lui permet de la laisser transparaître ; mais on ne lui en demande pas, on ne lui en permet pas même la confidence directe ; à peine lui passe-t-on ces allures vives, ces mouvements libres, dans lesquels il se montre sans s’annoncer. Si la règle est absolue, la narration de M. Michelet n’est pas irréprochable, et je ne puis plus jouir en bonne conscience du charme qu’avait pour moi la vue de cette sympathie vive qui l’identifie avec le sujet de ses récits. Si l’histoire dégénère quand elle devient une causerie élevée et poétique, dont la vivacité brise tout à coup la période oratoire, ou plutôt ne lui permet pas même de se former, si une rapidité un peu brusque, une certaine désinvolture, est incompatible avec la gravité de l’histoire, M. Michelet n’est point un historien grave. Mais on n’en jugerait pas de même, si l’on cherchait la gravité dans les principes et dans les sentiments ; si c’était, par hasard, de la gravité, que le respect pour tout ce qui, dans notre vie fugitive, porte le sceau de l’immortalité, et dans notre existence finie, le caractère de l’infini ; si une moralité antique, imperturbable, hors de l’atteinte des systèmes qui dissolvent les convictions et la vie intérieure, dictait toutes les sentences de l’écrivain ; si, affermi sur cette base, il en tirait une façon de juger originale et indépendante ; si, enfin, quelque chose de stoïque et de tendre annonçait ce tempérament qui fait de l’homme un homme entier, et de l’historien un historien complet.

Je ne puis savoir mauvais gré à M. Michelet d’avoir ainsi dramatisé ce qu’il voulait nous faire connaître des relations du peuple avec le Juif dans ce malheureux siècle :

Pour que le pauvre homme s’adresse au Juif, pour qu’il approche de cette sombre petite maison si mal famée, pour qu’il parle à cet homme qui, dit-on, crucifie les petits enfants, il ne faut pas moins que l’horrible pression du fisc. Entre le fisc qui veut sa moelle et son sang, et le diable qui veut son âme, il prendra le Juif pour milieu.

Quand donc il avait épuisé sa dernière ressource, quand son lit était vendu, quand sa femme et ses enfants couchés à terre tremblaient de fièvre ou criaient du pain, alors tête basse, et plus courbé que s’il eût porté sa charge de bois, il se dirigeait lentement vers l’odieuse maison, et il restait longtemps à la porte avant de frapper. Le Juif ayant ouvert avec précaution la petite grille, un dialogue s’engageait, étrange et difficile. Que disait le chrétien ? Au nom de Dieu ? Le Juif l’a tué, ton Dieu. Par pitié ? Quel chrétien a jamais eu pitié du Juif ? Ce ne sont pas des mots qu’il faut. Il faut un gage. Que peut donner celui qui n’a rien ? Le Juif lui dira doucement : Mon ami, conformément aux ordonnances du roi, notre sire, je ne prête ni sur habit sanglant, ni sur fer de charrue… Non, pour gage, je ne veux que vous-même. Je ne suis pas des vôtres, mon droit n’est pas le droit chrétien. C’est un droit plus antique (in partes secanto). Votre chair répondra. Sang pour or, comme vie pour vie. Une livre de votre chair, que je vais nourrir de mon argent, une livre seulement de votre belle chair ! L’or que prête le meurtrier du Fils de l’Homme ne peut être qu’un or meurtrier, anti-humain, anti-divin, ou, comme on disait dans ce temps-là, Anti-Christ. Voilà l’or Anti-Christ, comme Aristophane nous montrait tout à l’heure, dans Plutus, l’Anti-Jupiter188.

Sans doute il y a ici tout à la fois drame et symbole. Le style convenu de l’histoire est transgressé de deux manières. Voyez : tandis que l’histoire, selon son essence même, conclut des faits aux mœurs, celui-ci, les mœurs connues, crée un fait, invente un drame, pour les représenter ; il va plus loin encore, ou, si l’on veut, revenant pour ainsi dire sur ses pas, dans ce drame même, dans ce cas imaginaire, il place l’idée dans toute sa généralité, dans sa forme la moins concrète et la plus idéale ; l’historien s’en va consulter le poète ; le Marchand de Venise est appelé en témoignage pour prouver que le Juif n’acceptait d’autre gage que la chair du chrétien. C’est, je pense, dans l’ordre des libertés permises au style historique, être arrivé à la limité. Mais cette limite n’est-elle pas dépassée dans le passage suivant ? Il est vrai que nous aurions du regret si l’on ne pouvait en retrancher l’excédent sans en emporter le nécessaire ou l’utile, je veux dire l’énergie, qui certes, n’est pas commune :

Sous Philippe-le-Bel, le fisc, ce monstre, ce géant, naît altéré, affamé, endenté. Il crie en naissant, comme le Gargantua de Rabelais : A manger, à boire ! L’enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera, au besoin, de la chair et boira du sang. C’est le cyclope, l’ogre, la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s’appelle grand-conseil, ses longues griffes sont au parlement, l’organe digestif est la chambre des comptes. Le seul aliment qui puisse l’apaiser, c’est celui que le peuple ne peut lui trouver. Fisc et peuple n’ont qu’un cri, c’est l’or189.

Peut-être ne faut-il pas demander s’il est permis d’écrire l’histoire ainsi, mais s’il est permis de la penser d’une manière qui rende nécessaire un style pareil. Car c’est le mérite du style de M. Michelet, le mérite de ses défauts mêmes, de ne pouvoir être séparé de l’âme et de l’esprit de l’écrivain. C’est ce qui rend, chez lui, supportable et même intéressante telle chose qui, chez d’autres, ne tenant pas de si près au cœur de l’historien, nous donnerait plus d’impatience que de plaisir. Est-ce donc ainsi qu’il faut penser l’histoire ? Est-ce ainsi qu’on la concevra, qu’on l’écrira un jour ? Je l’ignore : et qui peut prévoir toutes les formes que l’âme pourra lui donner ? et qui pourrait condamner absolument telle ou telle de ces formes, quand elle a été un sentiment de l’homme, sa vie, avant d’être son œuvre ?

À une époque de scepticisme, où l’on voit toutes les convictions relatives au monde immatériel tomber en poudre, il est très doux d’avoir à signaler une foi morale intacte ; et quand nous disons intacte, nous ne voulons pas dire conservée dans le préjugé comme une momie dans un tombeau, mais comme un être animé dans j’air vital et dans la lumière. Ce n’est pas avec ces convictions seules, je le sais, que l’on reconstituera l’homme et la société ; mais on est heureux de les rencontrer ; ces convictions, c’est une vie ; et la vérité chrétienne, qui les domine et à qui elles doivent naissance, aime mieux avoir à traiter avec la vie qu’avec la mort ; un degré de foi morale est le point de départ et le premier pas vers la vérité religieuse.

Il y a un rapport étroit entre la rectitude du sens moral et la droiture de l’esprit. La première semble parfois donner la seconde ; le bon cœur donne du bon sens ; ne dirait-on pas même qu’il en est un des éléments ? Sur beaucoup de sujets, cette rectitude préserve des admirations de commande et des opinions faites ; elle fait évanouir beaucoup de mirages trompeurs. Il est vrai qu’une idée de pure convention ne saurer durer ; elle périt, par le seul effet du temps, à ce qu’il semble, mais effectivement par l’action sourde et continue de l’erreur sur elle-même ; car la mort de l’erreur est une sorte de suicide ; en se mettant en contradiction avec les faits, elle s’est soumise à en être incessamment battue et minée comme le rocher par la vague ; et, à la fin d’un siècle, il ne reste plus rien de telle ou telle opinion, sans qu’on puisse dire par quoi ni par qui elle a été détruite. Il serait triste pourtant qu’il en fût toujours ainsi, que l’erreur mourût de son fait et ne fût jamais tuée ; qu’il ne se trouvât pas dans quelque esprit ou dans quelque conscience des armes pour sa destruction ; qu’il n’y eût pas, en un mot, dans notre nature une puissance de vérité suffisante pour cette glorieuse immolation. Heureusement une intelligence saine, un cœur droit devancent l’action du temps, et constatent qu’il n’y a pas seulement des réalités, mais des vérités. Nos beaux esprits modernes ont trop l’air de charger le temps d’avoir raison pour eux, ou contre eux. Le temps n’est rien sans doute ; il n’est, à bien dire, que les hommes et les choses, toutes les existences et toutes les actions, au point de vue de la durée ; le temps n’est rien et ne fait rien ; il n’est que le milieu de tout ce qui est et de tout ce qui agit ; il y a même toujours, à côté de ce que nous avons appelé le suicide de l’erreur, quelque pensée individuelle qui l’aide à mourir ; en sorte que cette mort est le fait de tout et de tous ; mais s’y fier, sans y vouloir concourir personnellement, c’est remettre, peu virilement, les intérêts de la vérité entre les mains du temps ; et si vous regardez de près, vous verrez que nos expressions sont encore trop flatteuses, et que cette démission de la pensée et de la conscience au profit d’un je ne sais quoi qu’on nomme le temps, implique une profonde indifférence pour la vérité, si ce n’est la négation de la vérité même.

L’auteur de l’Histoire de France n’attend qu’autant qu’il faut attendre, et n’accorde au temps que ce qu’il faut bien lui laisser. Il est bien vrai que notre sagesse historique n’est, en grande partie, que l’héritage des siècles, le fruit de leurs économies lentement accumulées ; et ce qu’une société se doit à elle-même en fait de connaissances, et ce que, dans cette société, un esprit individuel peut se devoir à soi-même, est en vérité si peu de chose que cela ferait quelque honte, si la honte ne s’absorbait dans la vue de ce long et infatigable travail de l’humanité, qui est le travail de la Providence, et si de la voir, les nerfs tendus et la sueur au front, gravir lentement vers la vérité, ne suscitait dans le cœur des pensées qui ne laissent place à aucun retour personnel. Mais, encore une fois, la conscience n’est pas affaire de temps et d’espace ; elle a, sur les choses de son ressort, des jugements instantanés et sûrs, dont la lumière rejaillit sur bien d’autres objets et beaucoup plus loin qu’on ne pense. M. Michelet n’a pas attendu que le siècle lui en donnât le signal, pour écrire ces nobles paroles :

La doctrine classique du salus populi, du droit de tuer les tyrans, avait été attestée au commencement du siècle par le roi contre le pape. Un demi-siècle est à peine écoulé : Marcel la tourne contre la royauté elle-même, contre les serviteurs de la royauté. Vain et brutal empirisme, qui ne reconnaît de remèdes qu’héroïques, qui croit tout guérir par le sang versé… Ce moyen fût-il efficace, malheur à qui l’emploierait ! Le bien du grand nombre, le salut du peuple, n’est pas une excuse. Le peuple, si vous pouviez le consulter, dirait avec l’instinct divin qui est dans la foule : Périsse le peuple plutôt que l’humanité et la justice !… — Je ne sais si le sang est une rosée féconde. Mais quand l’arbre abreuvé de sang en deviendrait plus fort et plus beau, quand il pousserait au loin ses branches, quand il en couvrirait le monde, il ne couvrirait pas le meurtre190.

Les lignes suivantes frapperont moins ; et l’on n’y verra peut-être que l’empreinte du bon sens ; mais en disant qu’elles appartiennent à la même inspiration élevée que le passage précédent, je ne crois pas me tromper. Il s’agit des bourgeois de Calais :

Il y avait danger pour les premiers qui paraîtraient devant le roi. Mais ces populations des côtes, qui, tous les jours, bravent la colère de l’Océan, n’ont pas peur de celle d’un homme. Il se trouva sur-le-champ, dans cette petite ville dépeuplée par la famine, six hommes de bonne volonté, pour sauver les autres. Il s’en présente tous les jours autant et davantage dans les mauvais temps, pour sauver un vaisseau en danger. Cette grande action, j’en suis sûr, se fit tout simplement, et non piteusement, comme l’imagine le chapelain Froissart191.

Qui se plaindrait de voir arracher la décoration d’une salle de spectacle, si, ouvrant au regard une échappée vers l’horizon, elle lui dévoilait soudain un paysage réel, avec toutes les sublimités ou les grâces dont la nature est susceptible ? Je ne me plains pas davantage d’une supposition qui fait évanouir le piteux, quoique délicieux récit de Froissart. M. de Chateaubriand, qui en a fondu les couleurs dans celle ? de son magique pinceau, jette dans son récit ces deux phrases près desquelles paraissent d’un ton bien austère et bien dur celles de M. Michelet :

Les noms de Jean d’Aire, de Pierre et de Jacques de Wissant sont presque ignorés, et tout le monde sait celui d’Eustache de Saint-Pierre. Et c’est pour cela que, parmi les six victimes, les deux seules qui n’ont pas de désignation dans nos chroniques doivent être réputées les plus illustres ; tout Français doit leur tenir compte de l’oubli de l’histoire ; tout Français doit rendre un tribut d’hommages à ces immortels sans noms, comme les anciens élevaient des autels aux dieux inconnus192.

Cela est fort beau ; mais entre les deux citations, je pense qu’on peut hésiter.

Cet article, n’étant dans notre intention qu’une simple annonce, ne nous engage ni dans la critique de ce nouveau volume, ni dans l’examen de tous les caractères qui font à M. Michelet une place à part au milieu des historiens. Ce ne serait pas le caractériser que de dire qu’il a conçu l’histoire dans sa notion la plus large, et, comme on dit aujourd’hui, la plus compréhensive. Ce serait caractériser l’histoire telle que notre siècle l’a conçue. Chez les anciens, l’histoire était simple parce que l’existence l’était. Elle pouvait, sans se compliquer, ne rien omettre. De là une partie de sa beauté, de là son caractère épique. Ce n’est pas à dire que la vie extérieure ne se composât de plus d’éléments que l’histoire n’en reproduit ; il y avait aussi alors des arts, des métiers, du commerce ; mais ces choses et beaucoup d’autres étaient plus en dehors du mouvement politique ; d’autres éléments n’existaient pas même ; l’idée de société, au sens moderne, n’avait pas apparu. En un mot, l’histoire, sous ces plumes antiques, satisfit à sa tâche et à sa mission. Dans nos littératures modernes, elle a longtemps suivi la voie antique, dans laquelle, pourtant, elle ne pouvait rencontrer et ramasser tous ses éléments essentiels. Dans un vaste ensemble, où chaque chose avait son usage, et contribuait de son poids au mouvement général, elle n’a saisi qu’un ordre de faits ; dans une immense trame, elle n’a vu qu’un fil ; elle n’a été longtemps que l’histoire des dynasties ; c’est peu à peu que tout ce qui faisait partie de la vie des sociétés a fait partie de l’histoire, et que finalement l’histoire des hommes est devenue l’histoire de l’homme. Ce progrès a été rapide : Voltaire, qui s’étonnait de l’étroitesse de ses devanciers, s’étonnerait de tout ce que ses successeurs ont fait entrer dans le domaine de l’histoire. Il serait malaisé de dire ce qu’elle ne renferme pas, puisqu’elle renferme tout l’homme, et que tout ce qu’il y a de plus intime et de plus mystérieux dans sa nature, tout ce que sa pensée peut concevoir de plus abstrait, de plus en dehors de la région des affaires et de la politique, a obtenu le droit d’être signalé comme cause ou comme effet dans l’explication des destinées sociales. Et que ne pourrait-on pas dire encore de tant d’autres éléments sourdement actifs, opérant dans le sein d’un pays, ou d’un pays à l’autre, par les choses et par les hommes, par les besoins et par les pensées, par l’intérêt et par l’opinion ; en un mot, que ne pourrait-on pas dire de toutes ces vraies et premières causes de ce que l’ancienne histoire avait coutume d’appeler causes ! « Ce qui me dégoûte de l’histoire, disait Madame de Deffand, c’est de penser que tout ce que nous voyons sera de l’histoire un jour. » Je crois bien qu’elle avait ses raisons d’être dégoûtée ; mais elle disait vrai : Tout ce que nous voyons, c’est-à-dire tous les traits essentiels d’une époque, tout ce qu’elle fait et tout ce qu’elle pense, sera de l’histoire, du moins pour qui saura tout comprendre et tout ressentir. Il faut, pour lui imprimer ce caractère, non seulement un savoir encyclopédique, les facultés réunies de l’homme d’affaires et du contemplatif, mais encore, si l’on peut s’exprimer ainsi, une âme très diverse, sympathique et recueillie, sociable et solitaire, le sens des grandes choses et l’intérêt pour les petites, un esprit haut et populaire, la force qui élance et la force qui contient. Il me semble qu’en disant ce qu’est l’histoire au point de vue des modernes, j’ai dit quelques-uns des caractères qui distinguent M. Michelet.

Est-ce à lui, ou à la seule série des faits, que je dois l’impression qui me reste de la lecture de ce volume ? Je ne sais ; mais je voudrais la communiquer, et pour cela je n’aurais qu’à rendre compte de la substance de ce volume, et à réduire la table des matières. À peine plus d’un siècle est raconté dans ces cinq cents nouvelles pages ; encore la narration est-elle sommaire partout où elle peut l’être. Mais, de 1270 à 1380, de l’avènement de Philippe le Hardi jusqu’au décès de Charles le Sage, quel chemin parcouru, que de faits considérables, et parmi ceux qui font du bruit, et parmi ceux qui n’en font pas !

Il en faut convenir : une pitié douloureuse, continuellement excitée par cette lecture, pourrait décourager l’esprit d’en extraire des résultats à son usage. Les annales humaines n’offrent pas peut-être un champ plus hideux et plus ensanglanté. La variété des horreurs n’en sauve pas la monotonie La puissance du mal semble avoir, dans le dessein d’anéantir l’humanité, conjuré contre elle les éléments et les hommes. La terre de France est un avide tombeau, absorbant les générations, engloutissant leurs germes, jaloux de rendre le sol aux végétaux et aux brutes. À la vue d’une dévastation générale et perpétuelle, on se demande même comment subsiste ce faible reste de vivants. Toutes les tyrannies pèsent à la fois sur une multitude imbécile, qui, lorsqu’au nom du droit et de la nature, on lui offre la liberté, la refuse avec un dédain stupide. Il semble n’y avoir, dans ce malheureux siècle, ni temps, ni espace, je ne dis pas pour le progrès, mais pour un relâche dans l’universelle souffrance. Le progrès ! la marche du siècle entier semble celle d’un homme abîmé dans l’ivresse. On ne peut se persuader qu’on est au seuil du quinzième siècle, si malheureux encore, mais si glorieux. Peu de nobles figures consolent le regard parmi cette nature humaine appauvrie ; le Prince noir et Duguesclin, seuls, vers le déclin du siècle, jettent quelques rayons embrumés sur cet océan de boue. La religion, avilie dans ses ministres, égarée loin de ses sources, n’offre pas plus de secours à la civilisation que de consolation aux misères individuelles ; le sel a perdu sa saveur ; l’humanité, comme au tomber d’un jour sans lendemain, semble replier ses tentes ; on dirait qu’elle s’en va.

Elle ne s’en va pas pourtant ; elle marche vers un but inconnu sur les pas d’un guide inconnu. Elle n’a qu’un vague désir de soulagement, peu d’espérances, point de dessein. Ceux qui la dominent en ont sans doute, mais à très courte échéance. Ils ne font que ce que leur demande le besoin du jour, du mois, tout au plus celui de l’année. Mais, à leur insu, ils travaillent pour l’avenir ; à leur insu également, ils détruisent en croyant bâtir, ils édifient quand ils pensent démolir. La volonté suprême s’approprie toutes les volontés et leur imprime à toutes une même direction. Le quinzième siècle, qui réfléchit, vous dira pourquoi le pontificat s’est prostitué, au point de ruiner dans tous les esprits la foi qui le faisait vivre. L’égoïsme d’un roi prépare une meilleure administration de la justice et le règne de la loi. Une expédition désastreuse, engloutissant dans la terre de Flandre la fleur de la chevalerie française, affaiblit la féodalité. La jalousie du pouvoir arrache à un prince une déclaration des droits de l’homme, qui, sans résultats immédiate, n’en est pas moins une rétractation solennelle de l’injustice des siècles. L’excès des malheurs qu’amène l’invasion étrangère, l’impuissance des grands à protéger les petits, oblige ceux-ci à pourvoir eux-mêmes à leur sûreté, à s’organiser pour la défense commune ; c’est la première apparition du peuple comme être vivant et complet, et comme force spontanée. Il faudra lire chez M. Michelet les scènes touchantes et nobles qui marquent cet illustre moment ; mais on trouvera ici les réflexions dont l’auteur accompagne sa narration :

Il est difficile de ne pas être touché de ce naïf récit. Ces paysans qui ne se mettent en défense qu’en demandant permission, cet homme fort et humble, ce bon géant, qui obéit volontiers, comme le saint Christophe de la légende, tout cela présente une belle figure du peuple. Ce peuple est. visiblement simple et brut encore, impétueux, aveugle, demi-homme et demi-taureau Patience ; sous la rude éducation des guerres, sous la verge de l’Anglais, la brute va se faire homme. Serrée de plus près tout à l’heure, et comme tenaillée, elle échappera, cessant d’être elle-même, et se transfigurant ; Jacques deviendra Jeanne, Jeanne la Vierge, la Pucelle.

Le mot vulgaire : un bon Français, date de l’époque des Jacques et de Marcel. La Pucelle ne tardera pas à dire : Le cœur me saigne quand je vois le sang d’un Français.

Un tel mot suffirait pour marquer dans l’histoire le commencement de la France. Depuis lors nous avons une patrie. Ce sont des Français que ces paysans ; n’en rougissez pas, c’est déjà le peuple français, c’est vous, ô France ! Que l’histoire vous les montre beaux ou laids, sous la capuce de Marcel, sous la jaquette des Jacques, vous ne devez pas les méconnaître. Pour nous, parmi tous les combats des nobles, à travers les beaux coups de lance où s’amuse l’insouciant Froissart, nous chercherons ce pauvre peuple. Nous l’irons prendre dans cette grande mêlée, sous l’éperon des gentilshommes, sous le ventre des chevaux. Souillé, défiguré, nous l’amènerons tel quel au jour de la justice et de l’histoire, afin que nous puissions lui dire, à ce vieux peuple du quatorzième siècle : Vous êtes mon père et vous êtes ma mère. Vous m’avez conçu dans les larmes. Vous avez sué la sueur et le sang pour me faire une France. Bénis soyez-vous dans votre tombeau. Dieu me garde de vous renier jamais193 !

Je n’ai relevé que quelques traits, mais M. Michelet en fait ressortir un bien plus grand nombre, de cette action qu’exerce au quatorzième siècle une invincible main. Partout, du point de vue où nous place notre temps, nous y remarquons ce travail en quelque sorte souterrain, dont nul ne s’aperçoit à la surface, et dont le merveilleux effet doit être de rehausser le sol et tous ceux qu’il porte. Sans s’en être douté, la génération qui naît lorsque meurt Charles-le-Sage entrera de plain-pied dans ce quinzième siècle, qui semblait taillé à pic aux limites du quatorzième siècle, et ne pouvoir être qu’escaladé. Le quinzième siècle manifestera davantage la force et la liberté de l’homme ; le seizième les fera voir si grandes que l’humanité paraîtra sa Providence à elle-même ; mais dans la période que M. Michelet vient de raconter, l’homme et sa pensée, la providence humaine, n’a rien à revendiquer ; ce qui s’est fait, s’est fait sans elle ; ce qu’elle a fait, elle ne le voulait pas ; ce qu’elle a voulu, elle ne l’a pas fait ; si le caractère de certains hommes a produit des effets autrement impossibles, si des événements fort indépendants de ces caractères ont concouru avec eux, si des faits de l’origine la plus diverse, se rencontrant et se combinant, ont enfanté des résultats qui ne ressemblent, s’il est permis de parler ainsi, ni à père ni à mère, si les éléments les plus discordants se sont trouvés les plus propres, par leur réunion, à réaliser un dessein unique, en un mot, si l’unité la plus féconde se trouvait cachée sous les plus criants contrastes, ce n’est pas sans doute à la sagesse humaine qu’il en faut faire honneur ; et quant au hasard, serait-il si prévoyant, si persévérant et si habile ? Aurait-il jamais tellement ressemblé à une volonté, et si admirablement contrefait la Providence ? Il faudrait être bien avide de merveilleux, et bien décidé à le chercher en tout, pour hésiter entre les deux versions, entre la Providence et le hasard, et ne pas se décider, par simple bon sens, pour la Providence.

Histoire de France
(Tomes IV, V, VI. — 1840 à 1844.) §

Premier article194 §

Trojani belli scriptorem, Maxime Lolli,

Dum tu declamas Romae, Praeneste relegi195.

Librement traduit, cela peut signifier : « Illustre professeur, tandis qu’au sein de la grande ville vous transformiez la chaire académique en tribune passionnée, moi, dans le fond de ma province, je relisais les pages éloquentes où vous racontez les longs débats de la civilisation avec la barbarie, le douloureux enfantement de l’âge moderne, et le glorieux accomplissement des destinées de la France. » Et c’est la vérité. J’avais lu ces trois volumes, je viens de les relire à deux ans de distance, avec une égale sympathie et avec un plaisir nouveau. Je me suis, s’il est possible, uni plus étroitement à la pensée de l’auteur, plus cordialement associé à la plupart de ses impressions ; j’ai fraternisé d’esprit avec lui, et si j’aime son livre parce que je le comprends, pourquoi n’ajouterais-je pas que je le comprends parce que je l’aime ? Si c’est là un cercle vicieux, il est dans la nature des choses, et fait partie des lois de notre intelligence.

Je n’ignore ni ne rejette absolument tout ce qui a été dit, en France du moins, contre la méthode historique de M. Michelet, et contre sa manière d’écrire l’histoire. Il se pourrait, en thèse générale, que le genre ne fût pas bon ; peut-être du moins que la narration raisonnée de M. Guizot, les récits épiques de M. Thierry, l’ampleur et le sérieux de M. de Sismondi, et jusqu’à la spirituelle naïveté de l’auteur des Ducs de Bourgogne sont préférables à la vive et profonde subjectivité de M. Michelet ; et dire de lui ce que Crébillon disait de soi, qu’il a pris ce qu’on lui a laissé, c’est une excuse que, selon toute apparence, il repousserait avec dédain. Il y a, en effet, plus de gloire, aussi bien que plus de sûreté à cultiver, même après beaucoup d’autres, un genre vrai, qu’à en inventer un qui ne le serait pas. Le genre de M. Michelet est tout simplement l’expression de son individualité philosophique et morale, et, dans ce sens du moins, ce genre est vrai, s’il n’est pas bon. En soi-même est-il bon ou ne l’est-il pas ? c’est la question. Avec plus de mesure et de réserve, peut-être le serait-il. Car, enfin, nous cherchons ce qui peut faire un devoir à l’historien d’être absent de son propre ouvrage, et en quoi cette absence peut profiter à ses récits. Il est difficile de souscrire à la dureté d’une loi qui ferait du marquis de Dangeau le type du genre, et de Tacite le dernier des historiens, s’il est de tous, en effet, celui qui rend avec le plus de vivacité les impressions qu’il a reçues des événements. Il n’est pas jusqu’aux réflexions philosophiques et morales qu’il ne fallût supprimer, puisqu’enfin elles sont propres à l’auteur et naissent de sa conscience. Et qui donc abdique à ce point ? À qui, en un sens absolu, cette abdication serait-elle possible ? L’auteur des Ducs de Bourgogne, qui n’écrit pas pour prouver, dit-il, ne prouve-t-il pas sans cesse ? Et connaissez-vous beaucoup de récits plus remplis d’intentions que le sien ? Les paroles d’un homme qui fait autorité en ces matières pourraient être invoquées dans cette question, si toutefois c’en était une. « Vouloir, dit M. Daunou, que l’historien ne soit ému par aucun des événements qu’il raconte, vouloir que sa narration n’offre la couleur d’aucun genre d’idées politiques, philosophiques, religieuses, ne serait-ce pas dénaturer, dégrader l’histoire, la transformer en chronique, et l’effacer du nombre des productions de l’art d’écrire, puisqu’enfin où il ne reste ni pensée ni sentiment, il n’y a plus d’art. »

Je ne vois que deux précautions à garder, l’une de ne pas se mettre personnellement à la place de son sujet, l’autre de ne pas donner ses impressions pour des jugements. Si quelque part les droits de l’objectivité sont étendus, si quelque part la personnalité de l’écrivain doit s’effacer, assurément c’est dans l’histoire. La subjectivité même, sans laquelle pourtant l’histoire ne serait ni une œuvre d’art ni une œuvre philosophique, s’y laisse voir et ne s’y montre pas. Elle se mêle à tout et ne se vante de rien ; bien moins encore pousse-t-elle de grands cris, de peur qu’on ne l’oublie. Celle de M. Michelet ne pousse-t-elle jamais de ces cris ? Fort souvent, au contraire, quoique toujours sans préméditation. Jamais pour lui les faits ne sont un prétexte de paraître ; c’est au contraire à force de s’en laisser émouvoir qu’il arrive à se mettre en relief sur les faits, et nous contraint de penser à lui plus qu’il n’y pense lui-même. Mais où est la différence entre lui et d’autres historiens qu’on accuse moins de subjectivisme, quoique, en faisant surabonder le raisonnement dans l’histoire, ils aient, d’une autre manière, donné prise au même reproche ? C’est que nos sentiments sont encore plus près de nous, sont bien plus nous-mêmes que nos pensées, et c’est par ses sentiments surtout que M. Michelet se mêle à son sujet.

Je ne voudrais pas être mal compris ; personne n’a plus d’idées que l’historien dont je m’occupe ; mais elles ne sont chez aucun autre dans un rapport plus intime avec le sentiment ; chez aucun le jugement n’est plus immédiat, plus intuitif. Ce que d’autres pensent, il le voit ; ce que d’autres savent, il le devine. Ce sont des idées pourtant, souvent même de grandes idées, et le mot célèbre de Vauvenargues trouve ici son application. La déduction méthodique a moins de ces bonheurs-là ; mais elle a moins de mécomptes aussi. M. Michelet en aura sans doute, et le symbolisme qu’on lui a tant reproché ne lui ménage pas les moins sensibles.

Ici la critique ne peut et ne doit porter que sur l’abus. Le symbolisme est vrai. Qui voudrait nier que la succession des faits, dans l’histoire d’un peuple, ne soit en même temps une succession d’idées, ou, si l’on veut, de forces intelligibles, et que chacune de ces idées ou de ces forces n’ait son moment de floraison avant de fructifier ? Or, ce moment n’est pas seulement le plus poétique, il est aussi le plus vrai ; et l’imperfection, le vague de la forme n’est que l’indice et la mesure de sa naïveté ; c’est un miroir coloré où l’avenir se regarde et ne se reconnaît pas encore. L’historien s’interdirait-il de signaler ces moments, de dessiner ces symboles, d’indiquer l’heure où une force nouvelle : sans conscience encore d’elle-même, et pressée toutefois du besoin d’éclore, saisit l’occasion, revêt à la hâte la forme qui se présente, et vient frapper, à demi vêtue et les yeux fermés, à la porte de l’avenir ? C’est de la poésie, dit-on ; non, pas précisément, mais le confluent de la poésie et de la philosophie : l’une des deux fut-elle jamais complète sans l’autre ? et l’histoire n’est-elle pas aussi une épopée ? Mais le symbolisme a ses lois comme la subjectivité ; et là où la part de l’intuition est plus grande, celle de la réflexion doit être plus grande aussi. Le fantastique et l’exagération sont là sans cesse, épiant l’instant où la porte, laissée entr’ouverte, leur permettra de se glisser dans la maison. M. Michelet, le maître du logis, néglige quelquefois de refermer la porte. Ce qui est sûr, c’est que la préoccupation ou, si l’on veut, l’instinct du symbolisme, ne l’abandonne jamais ; il en est comme de la flamme sous les pieds du voyageur qui gravit les flancs du Vésuve : un jet s’échappe de la moindre fissure :

Au cœur de ce Paris, vers la Grève, s’élevaient deux églises, deux idées, Saint-Jacques et Saint-Jean.

Le Sauveur de la France devait être une femme. La France était femme elle-même.

Il y a, dans la personne humaine, deux personnes, deux ennemis qui guerroient à nos dépens, jusqu’à ce que la mort y mette ordre. Ces deux ennemis, l’orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises dans cette pauvre âme de roi. L’un a prévalu d’abord, puis l’autre ; puis, dans ce long combat, cette âme s’est éclipsée, et il n’y a plus eu où combattre. La guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume ; les deux principes vont agir en deux hommes et deux factions, jusqu’à ce que cette guerre ait produit son acte frénétique, le meurtre ; jusqu’à ce que les deux hommes, ayant été tués l’un par l’autre, les deux factions, pour se tuer, s’accordent à tuer la France196.

Quant au style de notre historien, il y a des défauts qui peuvent se rattacher, comme l’abus du symbolisme, à cet excès de subjectivité qu’on s’accorde à lui reprocher. Si le mot de genre n’est pas un vain mot, si le genre historique est soumis à des lois, si les exemptions et les exceptions laissent subsister la règle en la resserrant, décidément ce style a beau être vif, rapide, original, ce style n’est pas bon, n’étant pas celui de l’histoire. Il a beau nous entraîner plus que pas un autre ; si l’entraînement n’est pas plus la marque et la condition suprême du style que l’intérêt ne peut servir de mesure à la bonté d’un drame ou d’un roman, ce style n’est pas bon. Il a l’incontestable mérite d’être vrai comme expression de l’individualité de l’auteur ; il n’est pas vrai d’une autre manière qui importe bien autant : je veux dire comme expression de l’idée ou de l’ordre d’idées qui doit dominer toute histoire. Sous quelque variété d’aspects qu’il nous soit permis de présenter un sujet historique, la notion même de l’histoire n’est pas livrée à notre merci. Il y a là quelque chose qui échappe à notre libre arbitre, et par où l’histoire est l’histoire. Ceci contient dans de certaines bornes les libertés du style ; et c’est un bien. Pas plus en littérature qu’en société, l’individualité n’est la loi unique ; la littérature est aussi une chose sociale ; la vérité esthétique n’est pas plus individuelle de sa nature que toute autre vérité, et la part de la liberté, ici comme ailleurs, est de se soumettre librement. L’art périrait dans l’oubli de ces principes.

Aucune des subdivisions du genre historique (puisque enfin les mémoires ne sont pas de l’histoire) ne comporte l’extrême désinvolture qui caractérise le style de M. Michelet. Le laisser passer de la conversation la plus familière, entre gens bien élevés, comporterait à peine un déshabillé si absolu. Ce n’est pas que le vrai style de l’histoire ne soit à la portée de M. Michelet, et qu’il ne l’ait excellemment pratiqué quand il l’a voulu. Entre bien des morceaux que nous pourrions citer, le récit de la bataille d’Azincourt est d’une classique pureté. Mais certainement c’est oublier qu’on n’est pas seul, que le public est là, c’est tomber dans l’aparté que d’écrire des phrases comme celles-ci :

Ils étaient si enragés de haine, si acharnés à se mordre, qu’on pouvait les battre et les tuer sans qu’ils s’en aperçussent.

L’âme gisante est pour lui (le diable) un jouet qu’il tourne et pelote.

Ils se trouvèrent d’accord pour sacrifier le trop conciliant Montaigu. Ce pauvre diable n’avait, après tout, péché que par peur.

Le riche fonds de mauvaise humeur dont la nature les a doués, fermentait à merveille.

Dans mainte guerre d’Italie, on avait sur leur passage pris soin d’empoisonner les vins. Peine perdue, tout passait, vin et poison ; les Suisses ne s’en portaient que mieux.

Il (le duc de Bourgogne) était toujours endolori du côté de la Flandre, et il avait mal à la Hollande197.

Non, ce n’est pas là le style de l’histoire, au cas que l’histoire en ait un. Mais ce qui est digne de l’histoire, ce qui la féconde et la vivifie, c’est, le dirons-nous, le principe même des défauts que nous venons de dénoncer chez le savant auteur de l’Histoire de France : c’est la sympathie. À le prendre dans son sens le plus large et le plus élevé, ce mot n’épuise pas l’éloge de notre historien, mais il pourrait suffire à le caractériser. La sympathie, nous voulons dire l’intelligence de l’âme, le don mystérieux de s’identifier avec toutes les existences, cette logique intime et rapide, au moyen de laquelle se devine instantanément le secret de toute individualité, personnelle ou collective, voilà ce qui nous frappe le plus chez M. Michelet, et ce qui, en y joignant l’originalité de son érudition, nous explique à la fois ce grand nombre d’aperçus lumineux et ces teintes chaudes qui sont le cachet de ses ouvrages. Nous nous servons du mot sympathie, faute d’un meilleur que nous ne trouvons pas, et nous l’appliquons à des rapports où l’antipathie domine ; car la haine même n’exclut pas une sorte de sympathie, et la malheureuse pénétration dont elle paraît douée, tient en grande partie à ce principe. Il faut s’unir à son ennemi pour le pénétrer. Or si la haine est bien étrangère au cœur de M. Michelet, il a du moins des aversions prononcées, dont la plus forte, sans doute, est celle que l’Angleterre lui fait éprouver. Ce sentiment l’entraîne, ce nous semble, à plus d’une injustice ; mais dans l’injustice même, que de vérité ! que de psychologie ! que le profil, dans son exagération, est frappant de ressemblance ! que le relief de la médaille est net et vigoureux ! Que sera-ce donc lorsque l’historien nous parlera de ce qu’il aime ? Sans doute qu’il nous a appris à être sur nos gardes ; mais nous croyons nous y tenir, lorsque nous signalons les deux volumes qui nous occupent spécialement aujourd’hui198, comme offrant en grand nombre, non seulement des tableaux saisissants et des effusions de cœur admirables, mais des vues historiques de l’intérêt le plus positif.

On est tenté quelquefois de se demander s’il est dans la vie d’un peuple des époques moins dignes d’attention et moins intéressantes que d’autres. Il n’y a ni haltes ni lacunes dans la suite des desseins de Dieu : « Il ne se lasse ni ne se travaille199 », dit l’Ecriture, et l’action des forces qu’il a déposées dans la nature physique et morale est absolument continue. Pas un moment ne se perd, non plus que pas un atome, et tous sont également précieux, étant également nécessaires. L’inégalité qui paraît entre eux tient à nous, et n’est, au fond, que celle de nos impressions. Mais pour être relative, elle n’en est pas moins réelle, puisque notre nature, qui la détermine, est une réalité, une quantité constante ; à cet égard les siècles sont inégaux, mais un premier coup d’œil ne saurait décider de leur importance respective. L’effet pittoresque, le spectacle n’est rien pour l’historien philosophe, dont la tâche est fort souvent d’abaisser ce qu’élève l’opinion du vulgaire, ou de relever ce qu’elle abaisse.

Au premier coup d’œil, la période comprise entre l’avènement de Charles VI et celui de Louis XI est plus triste qu’intéressante. Azincourt et la Pucelle arrêtent seuls le premier regard. Mais que d’autres choses, non pas plus poétiques ni plus belles, mais aussi grandes pour le moins au point de vue de l’histoire et de la Providence ! La situation politique et matérielle, l’état intellectuel et religieux de la France, dans le cours de ces quatre-vingts années, réclament tour à tour l’attention et la captivent sans peine. Mais cette attention si juste, c’est M. Michelet qui la leur procure ; c’est lui qui dégage ces grands traits du milieu d’une mêlée de faits particuliers qui ne sont pas toute l’histoire aux yeux des lecteurs : sérieux, mais dans l’entrelacement desquels il faut plus qu’une disposition d’esprit sérieuse pour démêler et suivre les grandes lignes.

Le résultat politique de cette période, son produit net, pour ainsi dire, est bien frappant, si l’on regarde aux antécédents. Ce résultat, c’est un progrès notable de l’unité et de l’individualité nationales ; les antécédents, qui, au premier coup d’œil, paraissent des obstacles, c’est le déchirement territorial et l’invasion. S’il existait en France un principe intérieur de centralisation, ou, comme l’affirme M. Michelet, un instinct puissant de généralisation, et si ce principe, cet instinct sont plus forts en ce pays qu’en aucun autre, on peut douter que, sans le secours de la lutte et du péril, il eût suffi par sa propre énergie à son propre développement. Le plus efficace des secours lui vint de ses malheurs et de la prospérité même des ennemis de la France. Même avant que la puissance bourguignonne fût en proie aux témérités du dernier héritier de Philippe le Hardi, l’œil de la politique pouvait démêler dans l’incohérente grandeur de cette jeune monarchie, un principe de décadence que, même aux derniers abois, la France ne présentait pas. L’Angleterre, de son côté, ne sembla s’établir dans la patrie des Français que pour leur faire savourer à loisir l’incompatibilité des deux races, et pour environner de popularité un trône et des institutions que tout, à ce qu’il semble, avait dû rendre impopulaires. Jeanne d’Arc n’est, après tout, que la personnification providentielle de cette popularité renaissante. Je me trompe, Jeanne d’Arc est plus que la popularité, c’est le peuple lui-même, c’est la puissante intervention des faibles en des débats qui n’ont jamais reçu que de la spontanéité des masses, si difficile d’ailleurs à éveiller, une solution définitive. Cette même intervention se réalisa d’une autre manière dans les réformes administratives de Charles VII, prince dont la réputation n’égale pas le mérite. C’est lui qui constitue le peuple en armée ; c’est lui qui remplace dans ses conseils l’ignorante chevalerie, l’Eglise ignorante d’une autre façon, par de petits bourgeois qui ont appris, en gérant leurs affaires, à gérer celles de l’État. C’est lui, enfin, qui consomme la moins éclatante, mais la plus profonde des révolutions, en centralisant la justice et la faisant émaner du trône.

Quelle était, au milieu des longues calamités qui précédèrent ces réformes, la condition matérielle de l’époque, et l’état de la richesse publique ? Ce dernier mot peut paraître ironique. Et pourtant il est certain que chez ce peuple, horriblement malheureux, incessamment dépouillé, privé de cette sécurité sans laquelle il paraît impossible de rien entreprendre, il y eut progrès plutôt que diminution de richesses. En ces temps déplorables, le travail a son héroïsme et son enthousiasme. Fervet opus. Sous l’égide peu sûre de libertés achetées, il se forme dans les villes une race dure et vaillante, autant qu’exclusive et jalouse, un peuple ardent au combat comme au labeur, et qui sait défendre à main armée l’asile de son industrie et le sanctuaire des joies domestiques, dont seul il a conservé le secret. C’est dans les parties les plus excentriques du domaine bourguignon qu’est le principal de ses richesses industrielles, et c’est dans les magnificences de Gand et de Dijon qu’il en faut chercher les frivoles, mais palpables témoignages. En France, où l’humble agriculture est presque la seule industrie, la classe des laboureurs, ne pouvant former ni une ligue ni un corps, et peut-être par cela même plus propre à devenir un peuple, se montre mieux en état de défendre le pays que de se défendre elle-même ; toutefois, sa patience, qui n’est jamais à bout, devient matériellement la ressource du principe monarchique, dont ses sympathies, si naturellement explicables, seront de plus en plus la force et l’appui.

Parmi tous ces travaux, ceux de la pensée demeurent suspendus. Le moyen âge est épuisé, et le quinzième siècle, son caduc héritier, répète, en attendant d’en avoir à soi, des formules qu’il n’entend plus. Les idées manquent ; c’est peut-être le trait le plus saillant de cette époque de gestation, qui n’a point encore senti se remuer dans son sein l’enfant qu’elle a conçu ; la France, pour parler avec M. Michelet, est en proie à un immense ennui. Et il y aurait encore moins de vérité que de convenance à appliquer ici un vers bien connu :

Elle chantait déjà, faute d’idées ;

car un siècle qui n’a pas d’idées ne chante pas : aussi le quinzième n’a-t-il pas chanté, et toute sa poésie200 est dans les faits. L’art typographique, trop pressé d’arriver, du moins on le croirait, ne multiplie d’abord que des cartes à jouer et des indulgences : deux jeux, deux inventions inégalement ingénieuses pour tromper tour à tour la conscience et le temps. La dialectique ne donnant plus rien, quelques esprits avides de pensées s’avisent enfin de la nature, dont jusqu’alors nul n’a paru se douter ; mais au lieu de l’interroger, on l’évoque, on la conjure, on se porte, pour la connaître, au-delà d’elle-même ; et cette science nouvelle a quelque chose des prétentions et des allures de la magie. Hors de là rien qu’érudition barbare, ou barbarie érudite. Une seule chose est restée : Je culte ou du moins le respect de la pensée : l’importance politique de l’Université, érigée peu à peu en pouvoir public, paraît tenir à cette cause plus qu’à nulle autre. La base de tout savoir est théocratique. La scolastique théologique est au fond l’unique science ; on ne va pas plus avant, et les querelles ecclésiastiques, les longs débats du schisme, ne pénètrent pas jusqu’à la question religieuse, et n’arrivent point à la conscience. Cette époque ne laissa pas d’être celle de Jeanne d’Arc et de l’Imitation. M. Michelet, en rapprochant ces deux apparitions, en fait ressortir ce trait commun, dans lequel, s’il est bien constaté, il y a tout à la fois réminiscence du passé et pressentiment de l’avenir. Selon notre historien, ces deux faits religieux sont les seuls de leur ordre dont l’Eglise, comme telle, n’ait point à revendiquer sa part, et où les deux idées d’Église et de religion, habituellement confondues, se démêlent l’une d’avec l’autre. Ne négligeons pas cette occasion de signaler l’histoire de Jeanne d’Arc comme l’une des meilleures et des plus belles portions du grand travail que nous avons sous les yeux. L’auteur a traité ce sujet avec autant de candeur que d’amour.

Voilà un petit nombre des traits que met en saillie la partie de l’ouvrage de M. Michelet que nous venons d’étudier. Le sixième volume, intitulé Louis XI et Charles le Téméraire, veut un examen à part.

Deuxième article201 §

Avant d’exprimer la particulière et très haute estime que nous faisons du dernier de ces trois volumes, recueillons-nous quelques moments devant l’image qu’il a laissée dans notre esprit, d’une époque aussi digne d’attention que digne de pitié.

Ces vingt-deux années (1461-1483), dans les limites desquelles enferme le règne de Louis XI, sont, du quinzième siècle, ce qui en résume le mieux le caractère : c’est le pur, le véritable quinzième siècle. L’âge moderne n’est pas encore là, mais c’en est fait du moyen âge, et le temps, si l’on nous permet de faire cet emprunt au langage militaire, marque le pas entre ces deux ères ou entre ces deux mondes.

Nous savons déjà ce qu’est le quinzième siècle au point de vue de la pensée et de la science ; politiquement, il a vu s’amortir et s’éteindre les dernières lueurs de l’esprit féodal. L’institution est encore debout, mais elle a cessé de croire en soi ; à ces heures de déclin, elle se prend d’un mépris amer pour les illusions de sa jeunesse. « Le monde féodal », dit M. Michelet à l’occasion d’une convocation fortuite des éléments de cet ordre politique, « le monde féodal, dans cette dernière revue qu’il faisait de lui-même, se trouva tout autre qu’il ne se figurait, étrange, baroque et monstrueux. » C’est là, si l’on veut, un effet d’optique, résultant de la manière dont les institutions anciennes ressortent sur un fonds d’événements et de faits nouveaux ; mais il faut y voir aussi, nous le pensons du moins, un progrès de la raison générale. Le quinzième siècle, c’est Philippe à jeun réformant les actes de Philippe enivré. À jeun de tout, il est vrai ; à jeun d’enthousiasme comme de folie : si l’on s’égare, c’est sur les pas du crime, et l’on n’est fou que parce qu’on est méchant. Ceci étant réservé, nous dirons volontiers, après M. Michelet : « Ce sage quinzième siècle » ; car il est sage dans la mesure et à la manière du méchant. Cette sagesse du quinzième siècle, négative dans son principe, positive dans plusieurs de ses effets, est, au regard du moyen âge, tout triste qu’il ait été, ce qu’est à un jour de fête son froid et morne lendemain ; mais Dieu ni le temps ne se reposent jamais ; tous les lendemains sont des veilles, et le quinzième siècle est bien réellement la veille ou l’indispensable préliminaire du seizième. Il l’est en sa qualité de « siècle chercheur », ainsi que l’appelle M. Michelet ; mais ce siècle chercheur se cherche avant tout lui-même, c’est-à-dire qu’il cherche, sans la soupçonner, sans l’entrevoir, sans même incliner vers elle, une idée autour de laquelle il puisse, comme le lierre, monter et grandir. Les idées de l’ordre moral lui manquent ou lui échappent ; le sens par lequel elles se perçoivent s’est lentement abruti en lui, et le nombre comme l’atrocité des méfaits semblent avoir épuisé l’indignation et la pitié. M. de Barante a retracé avec énergie202 la corruption des princes et des seigneurs, qui, ayant perdu « toute estime de l’honneur et de la vertu, toute honte du vice et de la déloyauté », avaient infecté du poison de leurs mœurs la masse entière de la nation. Non moins sévère envers ces grands corrupteurs, M. Michelet voit néanmoins la moralité publique tirer encore quelque vie de ses anciennes racines, et même en jeter de nouvelles dans un sol nouveau. « La moralité, selon lui, n’a pas péri alors (ni jamais), seulement elle est absente des rapports politiques : elle s’est réfugiée ailleurs… Un observateur attentif retrouvera la vie morale au foyer et dans les rapports de famille. La famille dépouille peu à peu la dureté féodale ; elle se laisse humaniser aux douces influences de l’équité et de la nature203. »

Sans discuter une opinion dont M. Michelet nous promet les preuves, nous tenons pour constant que le sens moral et les idées morales avaient subi, au quinzième siècle, une très forte dépression. Le précieux élément ne pouvait reprendre son niveau qu’en se remettant en communication avec sa source éternelle. L’homme n’est ce qu’il doit être à l’égard de son semblable qu’autant qu’il l’est à l’égard de son Auteur. Mais la sagesse de Dieu est diverse. Tour à tour il ramène l’humanité par la morale au bon sens, et par l’activité de l’esprit à celle de la conscience. Au quinzième siècle, c’est à la seconde de ces deux marches que le Régulateur souverain semble donner la préférence. Il commence par tirer le siècle de sa torpeur intellectuelle, en suscitant, par la découverte de l’antiquité grecque, de nouvelles idées, et en donnant naissance, par des expéditions maritimes, à des intérêts nouveaux. Cet ébranlement communiqué aux esprits par les lettres classiques, par les voyages et par le commerce, profitera plus tard à la réforme du culte et des mœurs, et à la reconstitution des doctrines morales. On a recommencé à penser ; or la morale est de la pensée, et la morale ne tardera pas à rendre à la pensée beaucoup plus qu’elle n’en a reçu. En considérant que les faits qui lui ont produit cet ébranlement nécessaire appartiennent au quinzième siècle, en nous rappelant de plus que Luther fait déjà explosion à cette époque dans la personne et dans l’œuvre de Jean Hus, on est autorisé à dater du quinzième siècle l’âge moderne. C’est, du moins, un commencement ou une fin dans un sens net et absolu, un moment très distinct et, pour ainsi dire, un des tropiques de l’histoire.

Nous ne saurions omettre ici un fait considérable, qui nous a frappé et que nous avons déjà signalé ailleurs204 : c’est le progrès silencieux, mais imperturbable, de la pensée politique, durant les désordres et les malheurs du quinzième siècle. Rien ne déclare ce progrès, rien ne le trahit, rien ne le fait même soupçonner, jusqu’à ce qu’en 1484, au sein des états-généraux, il se manifeste d’une manière irrécusable dans les maximes et dans les votes de plusieurs des membres de cette assemblée. Une réaction anarchique, un mouvement violemment démagogique, n’étonneraient pas : ce n’est que du despotisme retourné ; mais ce que nous voyons porte le caractère de la mesure et de la réflexion ; il y a des doctrines, de la science, oserons-nous dire de l’art politique. Ainsi la pensée politique, endormie en apparence, veillait au sein des effroyables calamités qu’elle ne pouvait conjurer, et ces calamités elles-mêmes lui avaient valu, à ce qu’il semble, une maturité anticipée.

La partie du quinzième siècle comprise entre l’avènement et la mort de Louis XI se distingue de la précédente par l’intervention de deux individualités, dont l’importance historique, dont l’influence sur le cours des événements et sur la marche des temps, ne sauraient être contestées. Si, dan ? l’ensemble des destinées de l’humanité, ou même d’une seule nation, le poids des individualités se fait peu sentir ; si leur valeur, dans un si vaste calcul, est à peine appréciable, elles ne laissent pas de compter dans les limites d’un siècle, et les historiens fatalistes, qui ont bien le droit, dans un horizon étendu, de ne tenir compte que des causes générales et de rattacher immédiatement les résultats à des lois, ont tort quand ils transportent leur système dans un espace plus resserré. Rien ne les empêche, ou plutôt rien ne les dispense de faire à la liberté humaine, à la diversité des caractères, à la Providence spéciale une part et une grande part dans la production des événements. Qu’ils en fassent abstraction sur un terrain moins limité, ils le peuvent sans mettre en péril le dogme de la liberté divine, tandis que dans les annales d’un ou de quelques siècles, leur méthode compromet d’un seul coup, avec la liberté de l’homme, la liberté même de Dieu.

Louis XI et Charles le Téméraire sont à la fois l’involontaire expression de leur temps et des agents libres et importants. Ces deux vérités sont également évidentes. Ni Louis ni Charles ne pouvaient, à une autre époque, je ne dis pas faire ce qu’ils ont fait, c’est trop évident, je dis être ce qu’ils furent au quinzième siècle. Mais leur caractère, quoiqu’il offre un rapport surprenant avec celui de leur temps, n’en est pas moins un caractère personnel, et ils rendent à leur époque autant d’impulsion qu’ils en reçoivent. Nous croyons même que cet échange à peu près égal d’action et de réaction ne se remarque que dans un assez petit nombre de personnages historiques.

L’un et l’autre poursuivent un but raisonnable, ou du moins qui se justifie aux yeux de la raison d’État. Charles, trop fort à la fois et trop faible pour rester ce qu’il est, veut s’agrandir, veut être roi. Humainement parlant, il a raison de le vouloir ; mais il le veut en téméraire et en emporté ; le malheur s’en mêle d’ailleurs, et un peuple à peine signalé de la veille aux regards de l’histoire, un petit peuple imprudemment offensé, est le caillou qui roule de la montagne contre les pieds d’argile du colosse.

Louis XI, de son côté, roi de droit, veut l’être de fait ; roi sans royaume, veut en avoir un ; roi de France, veut une France. Son ambition sans doute a le caractère de la rapacité ; sa fureur d’acquérir des provinces est toute semblable à son étrange passion pour la chasse ; mais, quoi qu’il en soit, il poursuit un grand résultat : l’unité du royaume, « et cette unité, confusément sentie comme droit futur, lui justifie tous les moyens. » Le but n’était pas vulgaire, si en effet ce fut un but, et le résultat fut grand. « Sous ce règne le royaume, jusque-là tout ouvert, acquit ses indispensables barrières, sa ceinture de Picardie, Bourgogne, Provence et Roussillon, Maine et Anjou ; il se ferma pour la première fois, et la paix perpétuelle fut fondée pour les provinces du centre205 ». Charles avait eu pour lui les hommes et contre lui les choses. Louis XI, au rebours, a contre lui tout le monde, mais il a les choses en sa faveur ; condition meilleure, en tant que les choses sont plus fortes et plus invincibles que les hommes. Mais de quelque nature que soit l’obstacle, il est immense. Un fait en peut donner la mesure : le règne de Louis XI n’est qu’un voyage incessant. Tel avait été le règne de Charlemagne ; mais le rapport est à la surface, et la différence au fond. L’ubiquité du grand empereur maintenait pour la durée de sa vie l’unité d’un empire colossal qui n’était possible que par lui, et devait finir avec lui. Il y a là une grandeur personnelle qui frappe notre imagination ; elle est moins frappée que fatiguée du mouvement perpétuel imposé à Louis XI par les dures nécessités de sa position ; on sent l’effort dans celui-ci, et dans l’autre la puissance.

Charles de Bourgogne use sa force contre les communes. Celles de Liège et de Dinant, dont la tragique histoire est un des principaux ornements de ce volume, sont vengées par d’autres communes, assises au pied ou suspendues au penchant des Alpes. Aux unes et aux autres il oppose cette chevalerie dont il est au quinzième siècle le chef reconnu et le dernier représentant. Louis, de son côté, eût pu opposer, ce semble, les communes à la chevalerie, et jusqu’à un certain point il le fit ; mais la France n’avait pas de communes telles que Liège, Dinant et Gand ; elle n’avait guère que Paris ; c’était quelque chose, et l’un des soins de la politique de Louis XI fut de ménager Paris. Mais ce grand et misérable Paris, il fallut que ce prince le repeuplât comme Romulus avait peuplé sa ville naissante, en y conviant les malfaiteurs de tous les pays et les crimes de toutes les sortes.

À parler païennement, la Fortune en voulut à Charles. Louis XI, au contraire, tout à la fin de sa vie, eut des bonheurs accumulés et inouïs, dont le principal fut sans doute l’infortune de son rival. Il y a dans la carrière de chacun d’eux des choses qui ne pouvaient se prévoir, et que ni le caractère des personnages ni l’action des causes générales ne suffisent à expliquer.

Le portrait que trace M. Michelet des deux héros du drame qui se termine en 1476, au pied des remparts de Nancy, mérite à notre avis les plus grands éloges. Non content de les peindre par leurs actes, M. Michelet les caractérise et les juge avec autant de candeur que de pénétration, et sans autre préoccupation que celle de la vérité. L’un et l’autre ressortent de cette étude un peu différents de ce qu’on les connaît. Charles est bien, comme partout, l’impérieux et le fastueux, le terrible et le téméraire ; mais la « noble nature » de ce personnage fatal se montre mieux chez le nouvel historien que chez la plupart de ses devancier ?206, et plus d’un trait négligé par eux vient compléter le dessin de cette figure sombre et hautaine, sans dissiper entièrement ce je ne sais quoi de vague et de brumeux qui lui est propre et qui lui restera. Le Louis XI, un peu fantastique, que nous avons tiré ou conclu des chroniques, fait place à un Louis XI plus réel, plus positif, et dessiné, ce nous semble, avec une exquise netteté. Ce n’est plus un autre Pygmalion, un autre Tibère, c’est Louis XI, ce prince sans honneur ni humeur, cet esprit sans prétentions ni préventions, et surtout cet homme sans cœur : monarque qui n’eut rien de royal, vaillant sans nulle chevalerie, novateur sans amour de la nouveauté, conservateur sans respect de la tradition ; roi du peuple et pourtant impopulaire ; rapprochant de lui les petits, non comme amis, mais comme compères ; incapable de toutes les fautes qui se rattachent au respect de soi, et prêt à tous les crimes qui tiennent à l’amour de soi ; humain, quand il l’est, ou par indifférence, ou faute d’un motif de ne l’être pas ; enfin, n’ayant de rapport avec le monde idéal et avec l’ordre moral que par la peur de la mort et la crainte de l’éternité ; du reste, roi législateur et organisateur, beaucoup plus qu’on ne le dit et que M. Michelet ne le fait entendre. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à parcourir les ordonnances de son règne, recueillies par M. de Pastoret, dans le quinzième volume des Ordonnances des rois de France, ou simplement le résumé qu’en a fait M. Lémontey. On y verra, pour nous servir des termes de cet historien :

Que nul ne s’occupa plus vivement de l’industrie et du commerce, et que la France ne doit pas oublier que c’est au plus mal vêtu de ses rois qu’elle doit l’établissement de ses manufactures d’étoffes d’or et de soie ; qu’aucun roi n’exécuta avec plus de succès que lui le plan heureusement conçu par ses prédécesseurs de briser le joug seigneurial que les Français supportaient avec tant d’impatience ; que, dans les deux premières années seulement du règne de ce prince, plus de cinquante communes reçurent de lui des immunités, des droits véritables, une protection efficace ; qu’elles obtinrent des consuls, un conseil municipal, une maison commune, un sceau et un trésor particulier ; que le soin de la police, de la garde de la ville, de son administration intérieure, le jugement de la plupart des contestations furent confiés à ces magistrats, etc., etc. : qu’ainsi se ranima cet esprit municipal que les Romains avaient apporté dans les Gaules, qui donne vraiment une patrie aux habitants d’une cité, et qui, observé dans toutes ses périodes, expliquerait bien des phénomènes de notre esprit public. »

Le même volume contient plusieurs lois relatives aux arts et métiers, à quelques parties de l’agriculture, au commerce intérieur et extérieur, à l’instruction publique, à la procédure criminelle, à la réforme de l’ordre judiciaire.

Tout cela n’empêche pas de reconnaître que Louis XI fut surtout un politique, dans l’ancienne et la plus étroite acception du terme ; mais, à ce taux-là, ce fut un politique supérieur, et qui peut-être eût été un génie dans cette sphère, si sans avoir de l’âme on pouvait avoir du génie. M. de Barante a remarqué « que le roi semblait d’autant plus habile que son adversaire était moins sage. » Il y a là encore un de ces effets d’optique dont il convient de tenir compte ; mais il ne faudrait pas étendre le sens de cette observation fine et juste jusqu’à y trouver celui des vers si connus :

L’inexpérience indocile
Du compagnon de Paul-Emile
Fit tout le succès d’Annibal.

La politique de Louis XI est supérieure à tout ce qui jusqu’alors avait passé pour de la politique, et M. Michelet en donne avec sagacité plus d’une preuve décisive207. Ce talent de roi ne trouva de limite que dans le caractère de son possesseur. « Louis XI, dit M. de Barante, se défiait de la fortune comme de tout le monde. » Mais encore plus, nous le croyons, de tout le monde que de la fortune. Or il s’en faut que la défiance, portée à ce degré, soit, comme l’enseigne La Fontaine, la mère de la sûreté. « Ce qui lui fit perdre bien des choses, dit M. Michelet, ce fut sa crainte de perdre, sa défiance ; il ne croyait plus à personne, et pour cela justement on le trahissait. » Puis il était impatient : « Il aurait voulu anticiper sur la lenteur des âges, supprimer le temps, cet indispensable élément dont il faut toujours tenir compte. » Enfin, et surtout, il était méchant, « et le mauvais cœur aveugla le subtil esprit. » Quoi qu’il en soit, il réussit ; la foule, du moins, en jugea ainsi ; elle ne se dit point que les circonstances, très inopinées, très indépendantes de toute combinaison, avaient fort à propos servi d’appoint à une politique qui, sans leur secours, eût probablement clos ses comptes par un notable déficit. La foule ne se dit pas non plus que ce succès, tout relatif, ne pouvait balancer, dans l’appréciation totale de la destinée de ce mauvais roi et de ce mauvais homme, les angoisses de sa vie et surtout celles de sa mort ; et l’éloquent résumé où Comines nous fait voir en définitive Louis plus malheureux que toutes les victime208, n’a pu prévaloir encore sur la phrase tranchante du plus récusable des juges : « Il a mis la royauté hors de page. » Ce fait, d’avoir préparé le despotisme de Louis XIV et les calamités qui l’ont suivi, a paru aux victimes de ce même despotisme une réponse à tout ; et un autre mot, plus inconsidéré, quoique sorti de la bouche d’un philosophe : « Tout mis en balance, ce fut un roi », a servi d’apologie au système politique le plus pervers et par conséquent le plus insensé. Tout le mal que Louis XI a directement consommé est peu de chose au prix de celui qu’a fait son prétendu bonheur, et l’on doit savoir gré aux modernes historiens de ce prince de l’avoir dit avec autant de force que de clarté209.

Si les réflexions que nous avons présentées avaient quelque valeur, nous en reporterions l’honneur à l’ouvrage remarquable qui vient de nous occuper ; il nous les a toutes fournies ou suggérées. Achevons de nous acquitter en indiquant rapidement les mérites qui nous ont le plus frappé dans cette partie du travail de M. Michelet. Nous croyons accorder à la critique tout ce qui lui revient de droit en disant que nous ne saurions, pour ce qui concerne ce sixième volume, prononcer un not guilty absolu sur tous les points dont se compose l’acte d’accusation dressé depuis longtemps contre la méthode et le style de M. Michelet. Mais entre les défauts que nous avons nous-même relevés, les uns sont fort atténués dans ce nouveau volume, les autres disparaissent entièrement. Et que de précieuses qualités ! La critique d’abord, critique sévère, sans scepticisme ni dédain. L’auteur, fidèle à sa maxime, « que l’histoire ne se laisse pas dominer par la chronique », n’hésite pas à récuser plus d’un témoin chez qui l’avantage d’avoir été contemporain des faits lui paraît balancé par des désavantages de plusieurs genres ; et la tentation, naturelle peut-être à une imagination vive, de trouver des nombres ronds en morale, je veux dire des caractères absolus ou exclusifs, ne lui inspire aucune indulgence pour des traditions sans appui ou mal épurées. Une patiente ardeur d’investigation qu’on ne peut trop honorer, a procuré à l’auteur un grand nombre de renseignements inespérés, dont plusieurs éclairent le passé d’une lumière nouvelle, et il est peu de pages qui ne dénoncent quelque tribut levé par l’historien sur le produit récent de ces fouilles archéologiques auxquelles se livrent, dans les dépôts littéraires et diplomatiques de la France, de la Suisse et de la Belgique, une foule de laborieux mineurs. Ses vues, qui sont habituellement celles du bon sens, sont fort souvent celles d’un grand sens, et donnent lieu d’admirer la vivacité, l’étendue et la sûreté de son coup d’œil. La sage et belle distribution des matières, la juste proportion des parties, le choix heureux des détails, la marche ferme, rapide et lumineuse des récits, la franche originalité du style, le mouvement du discours qu’assouplissent et animent de vives transitions, donnent au lecteur de vives jouissances qui ne sont que bien rarement troublées. Les principes enfin, les sentiments dont tout le livre est pénétré, lui assurent une satisfaction d’un autre genre, plus intime et plus élevée. Nous serons heureux de voir paraître la suite de ce beau travail, dans lequel, à dater surtout de ce dernier volume, l’auteur peut se servir à lui-même de règle et de modèle, et nous avons droit d’espérer que cette suite sera conçue dans le même esprit. On nous dit que le dix-neuvième siècle a tout à coup réclamé l’attention de l’auteur, et qu’il ajourne le récit des époques intermédiaires ; nous ne voyons pas cette interruption sans regret ni même sans quelque inquiétude. Il y a une logique des temps et des faits ; une époque, en préparant celles qui l’ont suivie, prépare aussi l’historien à les comprendre et à les raconter ; et la continuité du travail a ici toute la valeur d’une initiation. On peut regretter que M. Michelet sacrifie un avantage si sérieux : à quoi ? Nous l’ignorons encore.

Mignet.
Notices et mémoires historiques §

2 volumes in-8°. — 1843.

Premier article210 §

Le public lettré n’a pas reçu, cette année, de plus beau présent que ces deux volumes. On chercherait vainement, je le crois, un autre exemple d’un mérite aussi solide et aussi parfait. L’Histoire de la Révolution française a fondé la réputation de M. Mignet, et cet ouvrage attachera seul peut-être de la popularité à son nom ; mais de quelques louanges qu’il soit digne (et on ne lui refusera pas l’honneur d’avoir ouvert une carrière et d’être resté le premier parmi ceux de son espèce), les volumes que nous annonçons nous donneraient, s’il faut l’avouer, une plus grande idée de leur auteur. Pour ces observateurs rétrospectifs, qui prophétisent après coup, M. Mignet était déjà tout entier dans l’Histoire de la Révolution, tout entier mais en germe ; et nous sommes de leur avis ; il ne serait pas difficile, aujourd’hui, d’y trouver tous les éléments qui reparaissent, avec une admirable maturité, dans les Notices et Mémoires ; mais nous ne rougirons pas de confesser que si l’auteur du premier de ces ouvrages éveille en nous une grande attente, il l’a de beaucoup dépassée. Il ne nous a pas trompé, mais comblé.

On ne peut s’empêcher de se demander : Que dirait le dix-huitième siècle, non du style de M. Mignet, mais du style dont M. Mignet offre le type le plus accompli ? C’est demander peut-être, en d’autres termes, ce que le dix-septième siècle dirait du dix-neuvième ; car tout le dix-neuvième siècle, ou du moins ce qui lui est le plus propre, et là ; cette langue accuse plus fortement qu’aucune autre le caractère qui distingue notre époque. D’autres styles, plus apparents, si l’on peut dire ainsi, plus en évidence, signaleront moins vivement dans la postérité ses traits les plus expressifs. Je n’en excepte pas cette gravité qui n’est point, comme on pourrait le supposer, tout académique. C’est, au contraire, pour être çà et là un peu trop académique que cet admirable langage est çà et là un peu moins grave. La gravité du style, en des sujets graves, est réellement un des fruits de notre époque, et par là peut-être le style de M. Mignet étonnerait presque autant le public du dix-huitième siècle que celui de l’âge précédent. Mais pour nous en tenir à ce dernier, au public de Bossuet, de Racine et de Fénelon, quelle surprise ne lui causerait pas ce langage, tout rempli, tout chargé (je ne considère ici que le langage) du travail intellectuel de cent cinquante ans écoulés depuis Athalie et le Télémaque ! Comme il est plein et nourri ! comme les intentions y abondent ! et que d’éclairs jaillissent de chaque mot, dans un style pourtant auquel est bien étrangère la recherche puérile de l’effet ! quelle plénitude et quelle précision ! quelle force et quelle mesure ! quelle éloquence parfaitement sensée ! quelle élégance sérieuse et virile ! La Fontaine aurait eu plus d’une raison de dire en lisant ces remarquables écrits : « Ils sont d’airain, d’acier, de diamant. » Une certaine grâce, qui ne va point sans un peu de diffusion, y manque seule peut-être ; mais dans la plupart des sujets que M. Mignet a traités, la grâce n’était point une beauté nécessaire, et il a dû préférer en général une richesse compacte à une abondance étalée.

Après avoir lu les Éloges de Fontenelle, dont l’esprit flexible nous explique également bien d’Argenson et Leibnitz, Cassini et Pierre-le-Grand, un contemporain de cet académicien n’aurait pas rencontré sans surprise l’universalité de savoir et d’intelligence que supposent les Notices de M. Mignet. Je sais qu’une espèce d’universalité n’est pas seulement la prétention des esprits de notre époque, mais jusqu’à un certain point la condition d’une culture supérieure. Mais peu d’auteurs, aujourd’hui même, pourraient, comme celui des Notices, jeter l’esprit des lecteurs dans le doute sur leur spécialité ; car celui-ci, véritablement, paraît chaque fois de la même profession et du même ordre que l’homme dont il raconte la vie. S’il ne s’agissait que de plier la langue tour à tour aux exigences de chaque sujet, nous dirions avec M. Mignet lui-même : « Tout se peut, je ne l’ignore point, pour qui sait bien s’y prendre, et la langue de Pascal et de Buffon n’est rebelle que pour ceux qui n’ont pas l’habileté de s’en servir211. » Mais la difficulté, dont l’auteur dédaigne de parler, vaut pourtant bien qu’on en parle, et qu’on signale l’étendue d’esprit et la rare intelligence de celui pour qui elle n’a pas même été une difficulté.

Sieyès, Rœderer, Livingston, Talleyrand, Broussais, Merlin de Douai, Daunou, Raynouard, Michaud, l’abbé de Frayssinous, sont successivement jugés dans le premier de ces deux volumes. Jugés, c’est bien le mot. Hors l’élégance polie et la réserve un peu officielle du langage, il n’y a rien ici d’académique ; rien du moins de ce qu’autrefois ce mot désignait, ni de ce qu’il annonce aujourd’hui, je veux dire depuis que la satire courtoise et l’épigramme oblique sont devenue, dans ce genre de composition, l’agréable variante de la louange. Les Notices de M. Mignet sont des jugements où la bienséance de la position et les sentiments de confraternité ne réclament pour leur part que l’aménité de la forme et tout au plus, çà et là, quelque obligeante circonlocution. L’auteur lui-même l’a dit en un petit nombre de mots énergiques : « Tout en accordant ce que je dois au corps devant lequel je parle, aux souvenirs personnels qui me restent, je me croirai devant l’histoire212. » Aussi toutes celles de ces notices qui concernent des hommes politiques sont-elles bien de l’histoire, et pour le moins égale à tout ce qu’a fait M. Mignet dans le genre sévère auquel il a dû le premier éclat de son nom. De quelques-uns de ces portraits se compose, noir osons le dire, une nouvelle histoire de la révolution française, prise dans chacun de ses aspects principaux ; on dirait d’un polyèdre dont chaque face est étudiée à son tour. Cette histoire suppose chez le lecteur la connaissance matérielle des faits, qu’elle rappelle sans cesse et que jamais elle ne raconte ; mais dans l’étude pénétrante de quelques individualités, dont chacune a brillé à la cime d’une idée ou au moment critique d’une grande situation, tout l’événement se reproduit en même temps qu’il s’explique, et la révolution, s’il est permis de parler ainsi, se trouve percée à jour.

Mais l’indépendance n’est qu’une des conditions d’un bon jugement. La vérité, et, lorsqu’il s’agit de juger les actions des hommes, la vérité morale, en fait le véritable prix. Nous voulons toute la vérité sur l’homme et sur les principes ; nous prétendons que, vrai sur la valeur des faits, le juge ne le soit pas moins sur la valeur des lois qu’il applique. Il n’est pas assez vrai s’il est indifférent, puisque l’indifférence est, en matière pareille, la plus grave de toutes les erreurs. Ici nous aimons à rendre hommage à l’auteur de ces notices, où l’honnêteté des sentiments, la sûreté et l’élévation du sens moral, l’emportent, s’il est possible, sur l’éclat des pensées et la noblesse du langage. Bien qu’il n’y eût de notre part aucune offense à dire que l’auteur de ces deux volumes est, sous ce rapport, en progrès sur celui de l’Histoire de la Révolution, nous nous bornerons à remarquer que le caractère systématique du plus ancien de ces ouvrages avait entraîné l’auteur à faire trop souvent abstraction du point de vue le plus sérieux et par conséquent le plus élevé et le plus populaire sous lequel son sujet eût pu se présenter à lui, nous voulons dire celui de la morale. Ici l’écrivain, que ne gênent plus les exigences d’un système, laisse paraître l’homme, au grand avantage, ce nous semble, et de l’écrivain lui-même et du lecteur. C’est déjà quelque chose, dans le temps où nous sommes, d’avouer implicitement la vieille monnaie du catéchisme ; l’adhésion de M. Mignet aux grands principes, qui sont, après tout, la sagesse et la sauvegarde des peuples, est explicite et respectueuse. Ceux à qui plus d’effusion ferait plaisir auraient tort pourtant de l’exiger : l’effusion n’est qu’une des formes de l’éloquence ; il ne faut ni se l’interdire ni se la commander ; on est toujours assez éloquent lorsqu’on est entièrement vrai avec soi-même, et il ne serait pas juste de confondre le sang-froid avec la froideur. Je ne nierai pas toutefois qu’un certain degré de réserve dans l’expression est peu propre à représenter fidèlement la vraie position de l’être moral en face de la loi morale et de son divin auteur. Quelque abus qu’on ait fait d’un certain langage, celui qu’une réaction inévitable a fait prévaloir sent un peu trop son philosophe et son grand esprit ; mais il est trop vrai que la déclamation nous a contraints d’en venir là. Quoi qu’il en soit, si les hommes du dix-septième siècle, reparaissant aujourd’hui, comprenaient le fond du passage ci-après, croit-on qu’ils en comprissent l’accent ? Et cependant cela est aussi bien senti que bien dit :

Quoique les principes moraux y fussent (dans ce système d’éducation nationale) l’objet d’une forte sollicitude et d’un enseignement suivi, on cherchait trop leur certitude dans le raisonnement et leur sanction dans l’utilité. Les sentiments que l’esprit ni ne donne, ni ne démontre, y prenaient la forme d’idées ; la morale y reposait sur l’intérêt, qui peut bien la servir, mais non la fonder ; l’honnêteté y était professée comme une science, et la vertu recommandée comme un calcul213.

L’auteur termine par ces mots la notice sur Talleyrand :

Telle était l’explication qu’il donnait à ses changements. Toutefois, quels que soient les services qu’on puisse rendre à son pays en conformant toujours sa conduite aux circonstances, il vaut mieux n’avoir qu’une seule cause dans une longue révolution, et un seul rôle noblement rempli dans l’histoire214.

La mesure de ce langage n’est assurément pas sans force, et de toute autre manière peut-être l’auteur eût dit moins bien ; mais qu’aurait pensé de cette manière de conclure un auteur du dix-septième et même du dix-huitième siècle ? Il l’aurait approuvée après coup, mais non pas imaginée.

Je n’ai garde de faire un rapprochement qui serait injuste ; M. Mignet en sait bien plus sur la morale et en parle bien mieux que la plupart des hommes dont il a écrit l’histoire ; mais notre siècle, dont il fait partie, a gardé quelque chose de ces hommes du dix-huitième, sans avoir accepté toutes leurs opinions. Leur manière avait quelque chose de froid et de révère, qui ne tenait pas, comme chez tel auteur de notre époque, à une réserve sérieuse, mais à l’absence complète d’un certain élément dans leur pensée et dans leur vie. Aujourd’hui même, les écrivains les plus spiritualistes (et ce livre assurément range M. Mignet dans leur nombre) n’en sont pas revenus à une conception évangélique des choses spirituelles ; mais pour la plupart des hommes dont M. Mignet résume l’histoire, le monde spirituel n’existait pas. L’infini prolonge, pour ainsi dire, chacune des pensées et chacune des affections de l’homme religieux ; tout est marqué pour lui du sceau de l’infini, et le sentiment de l’adoration, éveillé en lui par un digne objet, pénètre toute sa vie et toute son éloquence de cette mystérieuse saveur à laquelle il paraît que la religion seule pouvait trouver un nom, puisqu’on n’a su lui donner que celui d’onction. Rien de tout cela dans la vie ni dans les écrits de ces célèbres personnages. Tous ces conducteurs du mouvement intellectuel et politique dont la révolution de 1789 fut la crise ou la péripétie avaient nettement arrêté leur pensée aux bornes du monde visible et leurs perspectives à l’horizon de la vie terrestre. Précis, analytiques, rigoureux, ils n’en étaient pas moins passionnés sans doute ; l’incrédulité n’éteint pas les passions, et l’analyse n’exclut pas une espèce d’enthousiasme. Il y avait de la noblesse d’âme dans quelques-uns de ces hommes dont les doctrines avilissaient l’espèce humaine ; il y en avait beaucoup plus, en tout cas, que chez les déclamateurs du parti contraire ; quoique je ne veuille pas dire que le cant soit plus propre à une doctrine qu’à une autre. Ce qui reste certain, c’est que les morts loués par M. Mignet ont figuré, avec plusieurs représentants du même esprit, à la tête du seul grand mouvement social auquel la religion ait paru complètement étrangère. Leur création, devenue promptement un chaos, en fut tirée par un homme qui, à peu près seul entre tous, estimait les idées religieuses, et qui croyait en Dieu afin de pouvoir croire en soi. Il tint lieu lui-même de Dieu à toute une génération, et son image ou son fantôme a démesurément grandi dans le vide parfait de l’incrédulité. Tous les hommes qui pensent sont à la recherche d’un Dieu. Une impulsion qui soit en même temps une règle manque partout, et, fatiguées d’errer, les âmes demandent un foyer autour duquel elles puissent décrire enfin de justes orbites. Les hommes de M. Mignet valaient mieux, en un sens, que la génération présente, puisqu’ils avaient foi, tout au moins, à leur incrédulité ; et pourtant ils ne lui suffisent point, parce que, dans un autre sens, ils valent moins qu’elle. Si près de nous par le temps, ils nous étonnent déjà ; leurs péremptoires négations, leur froid mépris pour les mystères de l’âme, leur sécheresse font peur aux moins timides. On ne croit point encore, il s’en faut ; mais chacun commence à douter de ses doutes ; et si l’on n’a pas encore des doctrines, on a des problèmes : pour ces hommes, il n’y en avait plus.

J’ai parlé. de M. Mignet parce qu’il en fallait parler ; libre de faire autrement, je l’aurais laissé parler lui-même. Tant que je ne l’ai pas cité, transcrit abondamment, il me semble que je n’ai rien dit. Je n’aurai pas dit non plus tout ce que je voudrais dire quand j’aurai enrichi cet article d’une ou deux citations qui ne présenteront pas, tant s’en faut, toutes les faces principales d’un talent si accompli ; mais si elles en mettent quelques parties en relief, ce sera toujours quelque chose, et certainement assez pour exciter vivement la curiosité du lecteur, ou ce que j’appellerais plus volontiers son appétit intellectuel. — Voici la fin de l’éloge de Sieyès :

M. Sieyès était plus un métaphysicien politique qu’un homme d’État. Ses vues se tournaient naturellement en dogmes. Il avait prodigieusement d’esprit et même de causticité ; mais il manquait de talent oratoire, et quoiqu’il fût très fin et connût bien les hommes au milieu desquels il avait vécu, il n’aimait pas à les mener, et peut-être n’avait-il pas ce qu’il fallait pour le faire. Il savait prendre de l’ascendant, mais il ne travaillait pas à le conserver. Il cherchait peu à se produire. Hardi d’esprit, et dans l’occasion courageux de caractère, il était circonspect et timide par orgueil. Il ne se livrait aux événements comme aux hommes que lorsqu’ils le recherchaient et pour ainsi dire le gâtaient. Sinon, il se retirait en lui-même, avec un dédain superbe, et voyait passer le monde devant lui en observateur et presque en indifférent. À chaque époque, il fallait qu’on acceptât sa pensée ou sa démission. Appartenant à une génération qui avait plus vécu jusque-là dans les abstractions que dans les réalités, il croyait que tout ce qui se pensait se pouvait. Il s’exagérait, comme la plupart de ses contemporains, la puissance de l’esprit, il tenait plus compte des droits que des intérêts, des idées que des habitudes, il avait quelque chose de trop géométrique dans ses déductions, et il ne se souvenait pas assez, en alignant les hommes sous son équerre politique, qu’ils sont les pierres animées d’un édifice mouvant. Cependant il a laissé la forte empreinte de son intelligence dans les événements. Il a été l’ami ou le maître des hommes les plus considérables de notre temps. Beaucoup de ses pensées sont devenues des institutions Il a vu, avec un coup d’œil sûr, arriver une révolution qui devait se faire par la parole, se terminer par l’épée ; et il a donné la main, en 1789, à Mirabeau pour la commencer, au 18 brumaire à Napoléon pour la finir : associant ainsi le plus grand penseur de cette Révolution à son plus éclatant orateur et à son plus puissant capitaine215

L’ascension de Bonaparte au pouvoir et les signes précurseurs de sa chute sont retracés avec autant d’esprit que d’éloquence dans les deux morceaux que nous rapprochons ; le premier est tiré de la notice sur Talleyrand ; nous prenons le second dans celle sur M. Raynouard :

Malgré les éclatants triomphes de la Révolution, le Directoire était trop faible pour que M. de Talleyrand crût à sa durée. Il le servait sans illusion, et son regard, plus perçant que celui de tout le monde, avait déjà vu poindre sur l’horizon de l’Italie son infaillible successeur. Il savait que l’imagination humaine a besoin d’enthousiasme, et que l’imagination française surtout ne saurait s’en passer longtemps. À un peuple qui ne veut pas rester dans l’indifférence, il faut la foi en quelque chose ou en quelqu’un. Comme on ne croyait plus aux idées, M. de Talleyrand comprit qu’on allait croire aux personnes. Il reconnut l’objet du culte nouveau dans ce jeune général déjà tout environné de l’auréole de feu des batailles, formé à cette école de la guerre d’où sortent les plus grands hommes, qui y apprennent à penser vite, à agir avec précision, à disposer des hommes, à traiter avec les gouvernements, à décider du sort des empires, et à se posséder au milieu des plus terribles extrémités. Aussi, lorsque le vainqueur d’Italie revint à Paris après avoir gagné cinq grandes batailles, détruit quatre armées ennemies, fait cent cinquante mille prisonniers, pris cent soixante-dix drapeaux et plus de six mille pièces de canon, forcé les gouvernements italiens à la soumission et la maison impériale d’Autriche à la paix, les espérances comme les admirations commencèrent à se tourner vers lui… M. de Talleyrand ne craignit pas de dire : « Loin de redouter ce qu’on voudrait appeler son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être un jour la solliciter ».216

Franchissons maintenant treize années, pour assister à un autre spectacle :

L’Empire touchait à son terme. Son fondateur avait à la fois perdu cette approbation des esprits et cette faveur des événements qui l’avaient soutenu tant qu’il avait agi comme le réorganisateur de la société en France et le représentant armé de la révolution en Europe. Livré sans contradicteur à ses propres pensées, il avait cru que les faits se pliaient toujours docilement aux volontés supérieures, et qu’il trouverait des victoires pour tous ses désirs. Tandis qu’il n’est donné aux plus rares génies de marquer leur passage sur la terre que par une seule idée qui se réalise, que par un seul changement qui dure, lui avait entrepris de tout refaire selon ses plans. Aussi succombait-il sous cette puissance méconnue des choses qui se compose des traditions du passé, des intérêts du présent, des idées de ceux qui pensent, des passions de ceux qui souffrent ; qui élève les grands hommes qui la secondent, et rétablit l’équilibre menacé du monde par la chute des grands hommes qui lui résistent.

Cependant il descendait déjà du trône qu’on l’y croyait encore affermi. Personne ne se souvenait qu’il y fût monté. Il paraissait y être né, tant l’empire lui était naturel, et ne pas pouvoir en tomber, tant il semblait que le monde avait besoin d’être animé par son esprit et conduit par sa main. Mais lui, qui, en cessant d’être victorieux, avait perdu sa propre confiance, se sentait chancelant. Il chercha un appui. Il demanda à la France qui l’avait élevé, de le soutenir, et, pour joindre aux efforts désespérés de son épée les anciens encouragements de la voix publique, il redonna au Corps législatif la parole qu’il lui avait ôtée depuis dix ans217.

Dans un autre article nous rendrons compte des Mémoires dont le second volume est composé.

Deuxième article218 §

Quatre mémoires historiques, lus par l’auteur à l’Académie des sciences morales et politiques, remplissent le second volume de ce recueil. Le premier traite de l’introduction de l’ancienne Germanie dans la société civilisée de l’Europe occidentale ; le second, de la formation territoriale et politique de la France ; le troisième, de la réforme religieuse et de la constitution du calvinisme à Genève ; le quatrième est une introduction à l’histoire de la succession d’Espagne.

L’unité de doctrine de l’auteur, en politique et en philosophie, est la seule unité de ces quatre morceaux, qui portent successivement la pensée sur des sujets fort éloignés les uns des autres dans l’espace, dans le temps et dans la science. Toutefois, les sujets des deux premiers mémoires sont plus liés entre eux, et l’on pourrait dire qu’ils se complètent mutuellement. Cette unité peu apparente ne tarde guère à se faire sentir, quoique, d’un mémoire à l’autre, le théâtre se resserre en de plus étroites limites. Le premier nous raconte l’histoire de la société européenne, le second celle de la société française ; mais c’est plutôt encore l’histoire de l’Église dans l’Europe barbare et celle de la monarchie dans la France du moyen âge, et les deux mémoires semblent destinés au développement de ces deux propositions : l’Eglise a créé la société moderne, la monarchie l’a portée à sa perfection.

Selon M. Mignet, la race indo-européenne à laquelle nous appartenons, supérieure en facultés natives aux races orientales qui l’avaient devancée dans la carrière des progrès sociaux, était capable d’accepter la civilisation, mais incapable de la produire. Cette impuissance tenait surtout à sa position géographique. Plus favorisés sous ce rapport, les riverains de la Méditerranée avaient reçu de l’Orient, et perfectionné après les avoir reçus, les éléments de la civilisation. Il est vrai qu’à l’époque des grandes invasions, la civilisation latine et grecque était en quelque sorte épuisée ; mais, semblable à un soleil qui aurait perdu sa chaleur sans perdre sa lumière, elle pouvait encore éclairer ce qu’elle ne pouvait vivifier. Elle n’avait que des formes à donner au monde, mais ces formes, qui devenaient inutiles à la faiblesse d’un empire vieilli, pouvaient être utiles à l’énergie d’une société naissante ; les deux sociétés devaient se mêler, l’une pour ressusciter, l’autre pour naître.

Tel est, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’exorde de ce beau récit. Mais l’exorde est-il étroitement lié au discours ? Le discours développera-t-il ce que l’exorde paraît annoncer ? Il me semble que, dans le magnifique développement dont M. Mignet nous raconte l’histoire, tout n’appartient pas à la civilisation romaine, et que même rien ne lui appartient visiblement. Il ne s’agit dès ce moment que de la conversion des races germaniques et de leur civilisation par le christianisme ; et les instruments de cette grande transformation ne sont ni des Romains ni des Grecs, mais des hommes du Nord. C’est du sein des Iles Britanniques que le christianisme redescend vers le Midi, et ce christianisme n’a de romain, ce semble, que cette antique langue qui fut pour l’Europe barbare le principe d’une unité, et pour les sages de ce temps la condition d’un cosmopolisme que la naissance et la consolidation des diverses nationalités devaient effacer peu à peu ; car il faut bien le remarquer, l’Europe connut alors, au moins en un sens, l’unité que nous avons rêvée longtemps et dont aujourd’hui, grâce à tant de progrès et à tant d’efforts, nous voyons poindre l’aurore. Est-ce donc véritablement, comme l’auteur semblait nous l’annoncer, la lumière de l’Orient qui, réfractée par les nations classiques, vient illuminer l’Occident ? Le christianisme, auquel M. Mignet semble tout rapporter, par lequel il semble tout expliquer, fut-il une invention de Rome ou de la Grèce, la dernière forme, le dernier mot de leur civilisation ? ou du moins cette civilisation fut-elle le support ou le véhicule de cette divine philosophie ? On ne voit rien de tout cela ; on ne voit, dans l’admirable récit de M. Mignet, que quelques natifs du pays des Bretons ou de la verte Erin, quelques moines, quelques hommes du peuple, dont toute la sagesse était dans leur foi, et dont l’Evangile était la seule théorie sociale.

Rome, il est vrai, ne tarde pas à paraître. Elle n’a pas envoyé ces apôtres, mais elle les réclame, et lie leur œuvre à la sienne. Ils avaient voulu donner les Barbares à Jésus-Christ, ils les donneront à son vicaire. Le nom de Rome a fasciné tous les esprits. Ce n’est point parce que saint Pierre est venu à Rome que Rome est le centre de l’univers, c’est parce que Rome est depuis longtemps le centre de l’univers que saint Pierre a dû y venir. S’il n’y avait point de Rome, il n’y aurait point de papauté : à cette idole il fallait ce piédestal. Il faut que le monde ait toujours un centre, que la Rome des Césars soit continuée par des prêtres, et que, remplaçant une couronne par une tiare, elle soit encore la ville éternelle. L’intervention de Rome, imprudemment acceptée ou sollicitée, agrandit et dénature l’œuvre de ces modestes apôtres. Ce nom qui impose aux hommes, impose également à leurs chefs. Ils commencent à traiter avec Rome dans la personne de ces messagers d’un Dieu devenus en peu de temps les émissaires d’un homme. La foi religieuse étant la seule discipline des âmes, l’unique frein des volontés, sera bientôt le meilleur instrument de la politique ; la royauté, pour peser sur les peuples, veut bien que le sacerdoce pèse sur elle, et les apôtres amènent à ses pieds ces troupeaux dociles qu’ils ne devaient conduire qu’aux pieds du Dieu sauveur.

Le contrecoup était inévitable et ne se fit pas attendre. Les rois s’étaient servis des prêtres, les prêtres se servirent des rois. Boniface déclare que, « sans les ordres et la crainte du prince des Francs, il ne pourrait ni diriger le peuple, … ni interdire les superstitions des païens et le culte sacrilège des idoles219. » Voilà donc à présent l’autorité spirituelle de l’apôtre recourant au bras séculier du prince. Bientôt viendra Charlemagne « qui portera des lois terribles contre les Saxons pour les maintenir dans la croyance et la fidélité qu’il leur a imposées220. » Verrez-vous les prêtres de Celui qui fut doux et humble de cœur intervenir en faveur de ces malheureux, et réclamer, pour l’honneur de Dieu, des conversions pures ? Non, la persécution entrait forcément dans le système de l’Église depuis. qu’elle avait « songé sérieusement aux conquêtes extérieures et qu’elle avait mis toute son ardeur dans l’exécution de cette nouvelle entreprise221. » L’idée de l’Eglise visible (ou plutôt de l’Eglise apparente, car l’Église véritable n’est pas invisible) avait séduit le imaginations : et cette idée, dans un temps comme celui-là, conduisait à la persécution, comme dans le nôtre elle conduit par le matérialisme pratique au matérialisme spéculatif.

Tout en admirant l’œuvre et le système, les bonnes âmes voudraient bien en retrancher la persécution ; mai ? dans un système on ne choisit pas ; un système est ce qu’il est, et dans celui-ci la persécution est logique. Le souverain politique, en entrant dans le sanctuaire, ne laissera pas à la porte ce glaive dont il ne se sépare jamais. Lorsqu’une fois il intervient de droit dans les affaires spirituelles, s’il se met à frapper à droite et à gauche, le cœur peut bien se révolter, mais non point la raison. Ici tout est à prendre ou tout est à laisser, et les admirateurs de l’œuvre de l’Eglise parmi les Barbares ne doivent, de toute cette œuvre, rien oublier ni rien répudier.

Ainsi donc fut fondée la société moderne. Au lieu de l’être par le christianisme, elle le fut par l’Église de Rome. Cette forme était nécessaire, nous dit-on ; cherchez en effet de quelle manière, sous quelle autre forme le christianisme pouvait s’établir dans la jeune Europe. Mais quoi ? n’y a-t-il d’autre manière que celle que nous imaginons, et les bornes de vos conceptions sont-elles les bornes de Dieu ? Il y a deux nécessités, l’une absolue, et l’autre relative. L’infidélité étant supposée, la chair l’emportant sur l’esprit, l’Église voulant marcher par la vue, oui, tout ce qui a eu lieu était nécessaire ; mais est-ce à ce point de vue que des chrétiens doivent se placer, et parce qu’ils ne conçoivent pas comment, sans ce mélange inique du temporel et du spirituel, comment, sans le bûcher et sans le glaive, les choses auraient pu s’arranger, ont-ils bien le droit d’en conclure que tout ce qui s’est passé était selon la nécessité absolue, c’est-à-dire selon la vérité et selon Dieu ? Ils ont coutume, nous le savons, de nous appeler téméraires ; mais où est la témérité, sinon à traîner de force la sagesse de Dieu dans l’ornière des passions humaines, et à lui faire vouloir après coup tout ce que nous avons voulu ?

Il est, cependant, bien loin de notre pensée de méconnaître la part du christianisme dans la grande révolution que nous raconte M. Mignet. Cette part est considérable, elle est belle, et personne ne lira dans ce mémoire les actions d’un Patrick, d’un Colomban, d’un Sturm, d’un Boniface, sans admiration et sans reconnaissance. L’auteur a entrevu, sans se les avouer peut-être, les côtés faibles de leur œuvre ; c’est, sous ce rapport, un mot remarquable que celui-ci : « Les Barbares étaient très généreux, parce que donner pour être agréable à Christ ou à l’apôtre Pierre était plus facile que de s’améliorer222. » N’est-ce pas nous rappeler que trop souvent, pourvu que les Barbares fussent généreux, on les tint quittes du reste ? Mais l’admiration de l’auteur pour ces héros pacifiques n’en est pas moins profonde ; elle est naturelle, elle est juste, et il n’aura pas de peine à la faire partager à tous ses lecteurs. C’est dans cette assurance qu’il se réduit, en récitant leurs exploits, à une simplicité grave, qui est, nous le croyons, la vraie éloquence du sujet. Où les choses parlent, il faut savoir se taire ; mais c’est tout un art, et un art peu connu, que de laisser parler les choses. Comme exemple de cette exquise convenance du style, qu’il nous soit permis de citer l’histoire d’une sainte femme que Winfried avait associée à ses travaux. Ces quelques lignes, à ce qu’il nous semble, ont de la grâce et du charme :

Plaçant et employant chacun de ses disciples selon ses aptitudes, Boniface eut à se féliciter de leur habile coopération. Il destina la douce et savante Lioba à préparer par ses enseignements une autre condition aux femmes de la Germanie. Lioba avait été élevée dans l’île de Bretagne, au monastère de Winbrunn, alors gouverné par Tetta, sœur d’un roi anglo-saxon. Elle s’y était appliquée, dit son biographe, bien plus à la lecture des saintes Écritures qu’au travail des mains. Outre les deux Testaments, elle possédait les paroles des Pères, les décrets des conciles et le droit ecclésiastique. Elle usait de tout avec discrétion. Elle avait, ajoute-t-il, un aspect serein, un langage agréable, un esprit élevé ; elle était très patiente dans son espérance ; jamais nul n’entendit une malédiction sortir de sa bouche, et jamais le soleil ne se coucha sur sa colère. Sa réputation de pureté et de science avait pénétré jusqu’à Boniface, qui la demanda à l’abbesse Tetta. Il fonda pour elle le monastère de Bischofheim, qui devint l’école des femmes germaniques et qui fournit des supérieures à toutes les abbayes d’outre-Rhin. Boniface l’aima d’une affection chaste et tendre, et il demanda qu’à sa mort leurs os reposassent dans le même sépulcre, afin qu’après avoir servi le Christ pendant leur vie, ils pussent aussi attendre ensemble le jour de la résurrection223.

Au reste, le côté spirituel de l’œuvre de Boniface et de Sturm est peu relevé par l’auteur, et ce qu’il dit ne fait pas bien comprendre comment cette nouvelle religion fit ce que toutes les autres, y compris celle de Moïse, n’avaient pas même tenté ; il ne remonte pas au principe de l’impulsion qui précipitait au-devant des hordes barbares tous ces « soldats pacifiques », et qui, transmise par eux, dressait au combat du martyre les persécuteurs de la veille.

Lorsqu’il se demande à quoi tiennent surtout les succès de Boniface, il répond : « A l’infériorité de la croyance qu’il avait à combattre, à l’absence d’une vraie classe sacerdotale chez les peuples auxquels il en prêchait une nouvelle, de tous points supérieure à la leur, et très fortement organisée ; enfin, à l’état de dépendance où ces peuples se trouvaient placés à l’égard des Francs austrasiens224. » Cette réponse ne nous paraît pas suffisante. Une croyance simplement supérieure à celle des Barbares n’explique pas le phénomène ; et qui sait si cette supériorité n’était pas un obstacle plutôt qu’un moyen ? Le mahométisme, évidemment supérieur aux croyances auxquelles il vint se substituer, ne put se propager que par l’imposture et par le glaive. La supériorité du christianisme en métaphysique et en morale n’eût jamais excité cet enthousiasme, n’eût jamais produit ce mouvement inouï qui arrache de dessus ses fondements, pour la transporter sur de nouvelles bases, la vie de tout un peuple, de tout un siècle. Ce n’est pas au mieux, c’est au bien absolu qu’on s’attache avec cette véhémence et qu’on sacrifie tous les préjugés et tous les intérêts. À parler très humainement, les missionnaires jouaient gros jeu, et l’on eût pu d’avance parier contre eux. La sagesse humaine les eût conseillés tout différemment. Heurter de front l’orgueil et les passions de l’homme naturel lui eût paru, je le crois, fort peu judicieux, et, si l’expérience n’en eût pas déjà été faite, il est plus que probable que Boniface et ses émules ne l’eussent point tentée. L’auteur lui-même paraît convenir que leur succès, après onze siècles, demeure une énigme. « Il semblait, dit-il, que la cruauté du Barbare n’admettrait pas la douceur du chrétien, que le goût de la vengeance ne le céderait pas en lui à la règle du pardon, que son avidité ne comprendrait point la doctrine du désintéressement, et que la fougue de sa passion et l’instinct de sa ruse se plieraient difficilement à l’abnégation et à la véracité exigées par cette croyance toute morale. Cependant il n’en fut pas ainsi225. » L’exemple fit beaucoup sans doute, mais il ne put tout faire, et il reste toujours à expliquer de qui l’avaient reçu ceux qui le donnaient, et à quelle source ils avaient puisé la force de le donner. Les leçons se joignaient à l’exemple ou le précédaient ; mais les maîtres eux-mêmes avaient eu des maîtres ; cette sagesse si nouvelle sortait d’un principe nouveau ; elle n’était le développement d’aucune doctrine connue ; c’étaient des Barbares d’hier qui l’apportaient à des Barbares d’aujourd’hui : l’explication veut donc être expliquée, la solution elle-même est un problème, et quand on nous dit que les missions apprirent aux Barbares « que le mal ne se rachetait pas par des compositions pécuniaires, mais par l’expiation morale226 », on nous oblige à nous demander comment ces missionnaires ont pu le dire et comment ils ont pu le faire croire. La philosophie de l’histoire ne nous fera jamais arriver jusqu’au fond des choses227.

Mais il faut avancer. Le second acte se passe en France, si tant est qu’il y eût une France au commencement de la période qu’embrasse le second mémoire de M. Mignet, c’est-à-dire à la fin du onzième siècle. M. Mignet lui-même nous fait bien comprendre qu’il n’y en avait pas, car son mémoire traite précisément de la formation de la France. Le point de départ, le principe de cette formation furent pour ainsi dire un souvenir et un nom. Le duc de France portait le titre de roi. C’était peu de chose en apparence, en réalité ce fut beaucoup. L’unité nominale du royaume de France en préparait l’unité réelle. Les rois vinrent en aide à la royauté, lorsque la société féodale, ou le système de la clientèle militaire, qui avait été le seul principe d’organisation dans la dissolution générale, se fut affaibli par ses excès. Quand la féodalité ne fut plus qu’anarchie, la royauté, après un long silence, osa s’affirmer elle-même. Louis-le-Gros fut le premier à se prévaloir utilement de son titre ; mais, pour réunir, il commença par diviser, en opposant les communes à l’anarchie. Ce fut, abstraction faite du motif, un immense bienfait. Les villes, ces « racines des peuples », ces vastes ateliers de civilisation, ces grands capitaux des nations, naquirent alors, et commencèrent l’œuvre de la prospérité publique. « Le roi se mit à la tête des seigneurs féodaux et des bourgeois républicains comme médiateur et comme souverain228. » Les périls communs à la France entière conspirèrent à cette restauration du principe monarchique ; il fallut un chef contre la race anglo-normande, et ce chef nécessairement fut le roi. Le système vicieux des apanages concourut dans le même sens. Les apanages furent autant de dynasties partielles, qui d’un côté, comme des rejetons vigoureux, remplaçaient, de siècle en siècle, les branches mortes, et d’un autre côté rattachaient plus étroitement à la couronne les terres conquises. Aux prétendus jugements de Dieu, aux compositions pécuniaires, substituant une justice régulière, la royauté devint ce que l’Église avait été à une époque plus vantée, « la source du droit ». Un parlement unique, et plus tard des parlements provinciaux, réalisèrent l’idée la plus importante, et la plus rassurante à la fois, sous laquelle l’autorité souveraine ne puisse jamais se présenter aux multitudes. Dans les finances, dans l’organisation militaire, dans le gouvernement de l’Église, la royauté continua, à travers mille vicissitudes et avec l’instinct le plus sûr et le plus imperturbable, son œuvre d’organisation et d’unité, et régla tout en envahissant tout. Louis VI, Louis IX, Philippe le Bel, « continuateur violent de saint Louis », Charles V, Charles VII, Louis XI, ne firent tous qu’une même œuvre. Au reste, ce qui ressort du récit de M. Mignet, c’est qu’il n’est presque pas un des éléments employés par la royauté qui ne lui soit devenu hostile et ne lui ait suscité de graves embarras. En créant des forces, elle semait des libertés. Les parlements, les villes, les apanages, tout s’est tourné contre elle. Elle ne disciplina tout à fait à son gré que l’armée et le clergé, deux milices au moyen desquelles elle fit face à tout229.

Au reste, l’œuvre de la royauté, œuvre d’instinct, d’empirisme et d’intérêt personnel, ne pouvait être parfaite. M. Mignet le reconnaît et le fait bien sentir :

Tout était cependant loin d’être uni sur le sol, semblable dans les mœurs, régulier dans l’administration. Les restes de l’ancien ordre de choses qui avait consisté dans le démembrement du territoire et dans l’isolement des individus, s’apercevaient encore partout. Il y avait encore sur le sol beaucoup de petites souverainetés ; dans l’administration, beaucoup de justices particulières ; dans l’armée, les feudataires de l’arrière-ban ; dans les mœurs, beaucoup de violence, d’insubordination, d’avidité. Les provinces n’avaient plus de dynasties, mais elles avaient encore des idiomes particuliers, un droit civil local, des privilèges distincts. Les trois classes du pays avaient perdu leurs gouvernements, sans perdre leur esprit de séparation. Chaque province ne voyait qu’elle dans le royaume, et chaque classe ne s’occupait que de son intérêt dans l’État. Enfin les passions et les vices des temps féodaux s’étaient conservés aussi… La nouvelle monarchie avait donc, non à cause des institutions, mais à cause des hommes, des tribunaux et peu de justice, une administration financière et peu d’intégrité, une armée et peu de subordination, un gouvernement central et peu d’ordre. L’union était consommée sans qu’il y eût encore homogénéité, et les formes du nouvel état de choses étaient fondées sans que leur esprit eût encore prévalu, parce que les mœurs anciennes se conservent toujours longtemps sous les institutions nouvelles, et ne disparaissent que lorsque celles-ci ont lentement créé les leurs230.

Néanmoins, l’œuvre de la royauté fut grande selon M. Mignet, « puisqu’elle fit triompher le principe de la sociabilité, qui était le sien, du principe de l’individualité, qui était celui de l’époque féodale, et par suite la règle de la force231. » On peut douter que le principe de la royauté fût la sociabilité, c’était plutôt la nationalité, si du moins l’instinct monarchique mérite le nom de principe. Mais, réduite à ses vrais termes, l’assertion ne saurait être contestée. La monarchie ne fut pourtant, en France, qu’une forme, et sans doute la forme nécessaire, de la centralisation. Elle n’arriva point jusqu’à l’unité absolue ; avant d’atteindre ce point, ses forces étaient épuisées ; elle n’y aspira même pas : cette unité, qui peut, dans de certaines circonstances, être favorable au despotisme, peut, dans des circonstances différentes, servir les intérêts de la liberté ; elle y est même en général aussi conforme que la centralisation lui est contraire. La monarchie centralisa ; elle ne voulait rien de plus ; mais, encore une fois, c’était beaucoup ; il n’y a rien d’absurde à soutenir qu’elle n’a pas été en ceci moins utile à la France qu’à elle-même. Elle peut l’être, dans le même sens, longtemps encore ; l’unité, dont la centralisation est la base, est partout nécessaire ; mais il est des temps, il est des pays, où il faut qu’elle se personnifie. Quant à la centralisation, qui est le bien absolu pour les uns, le mal absolu pour les autres, c’est une des phases que la société doit traverser, une de ses stations dans le chemin du temps. L’instinct de la centralisation n’est pas propre aux monarchies, et qui sait si, dans l’absence de l’unité sensible et vivante, elle n’est pas encore plus vivement le besoin des démocraties ?

En résumé, sans nier que ces deux excellents mémoires ne renferment de précieux enseignements, il faut y voir de l’histoire plutôt qu’une doctrine. Quelque part que l’Église ait eue à la création des sociétés modernes et la monarchie à leur perfectionnement, il n’y a rien à en conclure d’absolu sur l’Église et sur la monarchie. Ni l’Église, telle que l’auteur nous la montre, ni la monarchie, de quelque manière qu’il la conçoive, ne sont à jamais les conditions de salut des sociétés, ni même celles de leur développement ultérieur. Rien, en politique, n’est vrai que d’une vérité relative ; il n’y a qu’une vérité absolue, étoile polaire autour de laquelle tourne le ciel. Il est même, nous croyons l’avoir fait sentir, de grandes erreurs qui semblent avoir servi le genre humain, non pas elles toutefois, mais la vérité mêlée avec elles. Ce n’est que dans la vérité centrale qu’il n’y a point d’approximation, d’incertitude et de mutabilité ; là seulement expire le pouvoir des temps et celui des lieux. Tu in te mânes, nos autem in experimentis voluimur.

Le troisième morceau de ce volume se lie assez étroitement au premier par son introduction. Nous avons vu l’œuvre monarchique employer la meilleure partie des forces nationales dans cette crise de transformation territoriale et politique dont le second volume nous a entretenus ; elle en a laissé peu de disponibles pour l’activité de l’esprit. La royauté consolidée ou le principe de la sociabilité, comme s’exprime M. Mignet, n’a triomphé que trop complètement du principe de l’individualité. La France au quinzième siècle n’est plus un de ces sommets où l’esprit humain allume des signaux dans la nuit que doit suivre un grand événement, et son éclat, pendant un certain temps, ne lui viendra que de leurs reflets. En constituant lentement son unité, elle se prépare sans doute à reprendre plus tard et sur plusieurs points à la fois l’initiative dévolue à son génie. Les idées nouvelles vont se briser ou s’amortir contre cet ordre de bataille compact que ses institutions leur opposent de toutes parts. Il y aura cependant une réformation française, et française à double titre, par ses instruments et par son caractère. La France prendra, mais en dehors de ses limites territoriales, une part et un rôle dans le mouvement religieux du seizième siècle, tandis que, sur son territoire, force disciplinée comme toutes les autres, mais ennoblie par le danger, le catholicisme s’apprête à établir toute sa magnificence dans les nuages de son couchant. La France protestante a élu domicile dans les murs de Genève, petite ville dont un Français banni va faire « la capitale d’une grande opinion ». Tel est l’événement dont M. Mignet retrace l’histoire avec autant d’intelligence que d’impartialité. Tout est digne d’attention dans ce rapide et sincère exposé ; mais, à notre gré, rien autant que le parallèle des deux croyances catholique et réformée, considérées dans leur caractère religieux. On s’étonne à la vérité que l’auteur ait pu croire que les partisans sérieux de la Réforme au seizième siècle avaient recherché une foi plus intelligible, puisque évidemment ce besoin ne paraît pas au point de départ de la Réforme, et qu’à l’exception d’un dogme dont on ne s’occupa que plus tard, si le christianisme de la Réforme est plus rationnel, il n’est pas pour cela plus intelligible. Mais ce qui est vrai et d’une vérité profonde, c’est d’avoir remarqué que « les hérésies du seizième siècle n’attaquaient que l’application du christianisme à l’homme, parce qu’elles furent une protestation de l’esprit moral contre l’abus qu’en avait fait le sacerdoce232. » Il est vrai que l’auteur, en mettant tout entière à la charge d’une nouvelle tendance sacerdotale la faute « d’avoir attaché le salut à des œuvres sans vertu, à des actes sans repentir, à des pratiques sans résultat233 », méconnaît que le système dont tout ceci lui paraît l’abus était lui-même un abus portant dans son sein tous ceux que l’auteur condamne ; il est vrai encore que, moins profonde, moins radicale, l’œuvre des réformateurs eût été inconséquente et vaine ; mais toute la vérité sur la Réformation, ou pour mieux dire, toute la pensée protestante, est en germe et en puissance dans l’observation de M. Mignet. Sentir les choses comme l’auteur suppose que les réformateurs les ont senties, ce n’est pas encore avoir substitué la foi aux œuvres ou plutôt à l’œuvre, mais c’est se mettre dans la nécessité logique et morale d’en venir là ; c’est, comme nous le disions dernièrement, au faire substituer l’être, et, du même coup, presser la nécessité de la grâce, sa toute-suffisance et sa souveraineté. À la lumière qui jaillit de la croix, le regard de la pensée a bientôt parcouru ce chemin jusqu’au bout.

Je n’ai plus le temps de rendre compte du quatrième mémoire, pour lequel je confesse d’ailleurs une préférence décidée. Ce volume ne renferme rien et M. Mignet n’a rien écrit de plus savant à la fois et de plus brillant. Ces pages, à elles seules, justifieraient la réputation de leur auteur. C’est une histoire à grands traits, mais fermer, hardis et profonds, des deux royaumes que séparent les Pyrénées. C’est l’explication de la différence de leurs destinées par la différence de leur position et par celle du caractère de leurs habitants ; et sans doute il est bien remarquable de voir la même politique aboutir, dans les deux pays, à deux résultats opposés, je veux dire les mêmes instincts monarchiques qui ont fortifié la France, débiliter la monarchie espagnole. Mais nous renonçons à une analyse trop au-dessus de nos forces, et nous réservons à une citation l’espace qui nous reste. C’est un jugement sur Mazarin, qu’on s’étonnera peut-être de trouver plus grand que Richelieu, quoique l’auteur n’ait point rabaissé ce dernier sur lequel il dit ce mot remarquable :

« Il eut les intentions de toutes les choses qu’il fit, ce qui n’arrive pas toujours aux grands hommes234 »

Mais écoutons M. Mignet parler de Mazarin :

Mazarin était dans une position moins favorable encore que Richelieu : il était étranger et il avait à gouverner pendant une régence. Cependant il remplit les vues de son prédécesseur, et il termina ses entreprises en déployant une dextérité et une persévérance qui rendirent à la fin son pouvoir incontesté et qui élevèrent l’État au faîte de la grandeur. Deux hommes d’Église illustrèrent ainsi la faiblesse d’un prince majeur et l’enfance d’un prince mineur, remplissant la tâche que le besoin du pays exigeait de la couronne, mais qui était au-dessus de la volonté ou de l’âge du roi. L’Église formait alors les grands politiques : elle développait la valeur propre de l’homme et y ajoutait la force que donnait l’éminence du rang.

Mazarin avait coutume de dire que « quand on a le cœur on a tout. » Il s’assura dès lors du cœur de la régente. Richelieu s’était adressé au bon sens de Louis XIII, qui avait reconnu son indispensable utilité ; Mazarin s’appuya sur la passion d’Anne d’Autriche, qui ne put jamais consentir à se séparer de lui. Pour gouverner, l’un s’imposa, l’autre se fit aimer.

Mazarin avait l’esprit grand, prévoyant, inventif, le sens simple et droit, la caractère plus souple que faible et moins ferme que persévérant. Sa devise était : « Le temps et moi. » Il se conduisait, non d’après ses affections ou ses répugnances, mais d’après ses calculs. L’ambition l’avait mis au-dessus de l’amour-propre, et il était d’avis de laisser dire pourvu qu’on le laissât faire. Aussi était-il insensible aux injures et n’évitait-il que les échecs. Ses adversaires n’étaient pas même des ennemis pour lui : s’il se croyait faible, il leur cédait sans honte ; s’il était puissant, il les emprisonnait sans haine. Richelieu avait tué ceux qui s’opposaient à lui ; Mazarin se contenta de les enfermer. Sous lui, l’échafaud fut remplacé par la Bastille. Il jugeait les hommes avec une rare pénétration, mais il aidait son propre jugement du jugement que la vie avait déjà prononcé sur eux. Avant d’accorder sa confiance à quelqu’un, il demandait : « Est-il heureux ? » Ce n’était point de sa part une aveugle soumission aux chances du sort ; pour lui, être heureux signifiait avoir l’esprit qui prépare la fortune et le caractère qui la maîtrise. Il était incapable d’abattement et il avait une constance inouïe, malgré ses variations apparentes. Résister dans certains cas et à certains hommes ne lui paraissait pas de la force, mais de la maladresse. Aussi ce qu’il cédait c’était pour le reprendre, et lorsqu’il partait c’était pour revenir. Un de ses plus spirituels antagonistes, La Rochefoucauld, a dit de lui, « qu’il avait plus de hardiesse dans le cœur que dans l’esprit, au contraire du cardinal de Richelieu, qui avait l’esprit hardi et le cœur timide. » Si le cardinal de Richelieu, qui était sujet à des accès de découragement, était tombé du pouvoir, il n’y serait pas remonté ; tandis que Mazarin, deux fois fugitif, ne se laissa jamais abattre, gouverna du lieu de son exil, et vint mourir dans le souverain commandement et dans l’extrême grandeur235.

Somme toute, ce second volume nous paraît encore supérieur au précédent. Il n’est pas d’une portée moins haute en science et en pensée, et il est plus simplement quoique aussi noblement écrit. Les sentiments et les principes sont au niveau des idées, et la philosophie de l’histoire n’est pas ici du fatalisme. Si l’auteur n’exprime pas, il suggère du moins une pensée sans laquelle l’histoire n’a point de conclusion : c’est que tout dans l’univers, excepté le cœur de l’homme, est disposé pour le triomphe de la vérité ; c’est que les choses sont plus fortes que les hommes, et les traînent comme à reculons vers le but qu’ils voudraient éviter : c’est que la société, tout imparfaite qu’elle est, est moins imparfaite et toujours plus avancée que la plupart des individus dont elle se compose ; c’est que l’homme est toujours en arrière de son œuvre, précisément parce que son œuvre ne lui appartient pas ; et qu’enfin si la perfectibilité est la loi de la société, la conversion est celle de l’individu.

De tous les faits rappelés dans ce volume, aucun ne restaure l’âme et n’éclaire l’esprit comme celui-ci, que nous livrons, en finissant, à la méditation de nos lecteurs : « Ce roi (Louis IX), qui était le plus religieux et le plus juste des hommes, et qui, dans le cours d’une longue vie, ne manqua pas une seule fois à la loi morale du christianisme suivie dans toute sa rigidité, profita de l’accroissement de sa puissance, du respect et de la confiance sans bornes qu’il inspirait, pour opérer des réformes appropriées au nouvel état de la France236. »

Qui est-ce qui disait donc : La rigueur des principes et une volonté sainte sont nécessairement en désaccord avec la force des choses ?

Alexandre Soumet.
La Divine épopée §

2 volumes in-8°. — 1840.

Premier article237 §

Il y a beaucoup de choses à dire sur ce poème ou à son occasion, mais nous ne parviendrions pas à nous faire comprendre de ceux qui ne l’ont pas lu, si d’abord nous ne l’avions raconté. Nous pourrions, il est vrai, le raconter d’un seul mot, et peut-être ce mot serait un jugement. Mais cette procédure aurait quelque chose de sommaire et de prévôtal qui nous répugne, et l’auteur a droit d’être entendu en sa cause. Nous donnerons donc toute latitude à sa défense, dont les éléments sont les éléments mêmes dont sa fable se compose. Si sa défense n’est pas là, elle n’est nulle part.

Comme un fleuve tari ce monde était passé.
De son grand univers dans l’infini lancé,
Dieu venait d’enlever la merveille éclatante,
Comme d’un camp nomade on enlève la tente.
Il ne restait plus rien que le ciel et l’enfer.
Et l’ange du chaos, de son trône de fer,
Séparait, entouré de visions funèbres,
Le divin Paradis du séjour des ténèbres238.

Voilà le lieu et l’époque de l’action. On voit que le poète va raconter l’avenir, l’avenir transmondain, s’il est permis de parler ainsi. La première scène est dans le ciel. Le poème s’ouvre par une description de la fête éternelle du Paradis :

L’ivresse des mortels, en triomphe portés,
Qu’une grande action hors d’eux-mêmes a jetés ;
Qui sur l’humanité suspendent leur exemple,
Comme un ange sauveur à la voûte d’un temple ;
Et dont le nom réveille, au fond des cœurs brûlants,
Des battements de gloire, à travers deux mille ans ;
Les dévouements sacrés ; l’héroïque délire ;
Les grands frémissements des transports de la lyre,
Lorsqu’un Poète-Dieu, par son siècle épié,
S’élève en l’aveuglant des feux de son trépied,
Et, plus que du laurier dont son front s’environne,
Se fait de l’avenir une sainte couronne ;
Ces élans, ces bonheurs, ces fruits que notre main
Cueille si rarement aux arbres du chemin,
Près des célestes biens semblent tous disparaître ;
C’est le néant perdu sous les splendeurs de l’être.

Les aveux qu’une vierge, à l’hymen souriant,
Mêle aux tièdes soupirs d’une nuit d’Orient ;
L’hymne tout rayonnant qui dans les airs s’élance
Quand Bulbul vient du soir étoiler le silence ;
L’onde qui, sous la rive aux contours assouplis,
Se balance, en berçant l’image d’un beau lis ;
Les souffles du printemps ; l’orgue du sanctuaire
Epanchant dans la nef son fleuve de prière ;
La musique d’un rêve, au chevet embaumé
De l’amante qui dort sous le regard aimé ;
Les sept esprits voilés des harpes éoliques,
Qui chantent leurs amours aux nuits mélancoliques ;
Ont des accents moins doux, des sons moins gracieux,
Que les mots accordés dans la langue des cieux :
Harmonieux trésor des phalanges divines,
Et tombant de leur lèvre en perles cristallines.

Ces mots sont virtuels, ces mots sont tout puissants ;
De la création germes phosphorescents,
Types mystérieux où la nature existe
Comme un chef-d’œuvre au fond des rêves de l’artiste,
Et qui seuls ont peuplé l’air et l’onde et les bois,
Quand Dieu les prononça pour la première fois.
Ces mots sont lumineux, et leurs flammes dorées
Évoquent des objets les formes éthérées,
On voit en écoutant……………………………
………………………………………………
La parole, ici-bas, n’a qu’un douteux empire,
Sous nos mots nuageux l’enthousiasme expire,
Le sentiment se glace, et l’âme incessamment
D’une lutte impossible éprouve le tourment.
Comme un homme au cercueil jeté vivant encore,
Elle cherche à sortir de son linceul sonore ;
Et voudrait, remuant, tourmentant son tombeau,
Des ombres du langage affranchir son flambeau.
Le poète, lui seul, retrouve en son domaine
Quelques titres perdus de la pensée humaine.
Lui seul peut entrevoir le mystère oublié,
Que suspend l’univers sur l’homme humilié ;
Lui seul peut le traduire en oracles de flamme,
Quand le ciel retentit sous le vol de son âme ;
Quand, de ses pleurs sacrés sa lyre humide encor,
Aux pieds du Dieu vivant monte d’un seul accord239.

Ces traits n’épuisent pas le sujet. L’enthousiasme est essentiel à la félicité des cieux. Dans ce séjour où tout est sublime, toute parole est un chant. Les hymnes des séraphins et des vierges, sœurs des anges, s’exhalent avec les parfums, se répandent avec la lumière, et leur éternelle harmonie est une des splendeurs du ciel. Sous les rayons de Jésus les âmes, de toutes parts, éclosent comme des fleurs.

Au centre de ces félicités et de ces extases, Dieu, leur intarissable source, « Dieu resplendit d’amour, d’esprit et de puissance. » La Trinité, considérée non comme un être seulement, mais comme un acte, s’accomplit éternellement devant les élus, dont le cœur, à chaque rayonnement du mystère, palpite de nouveaux transports, et découvre à chaque moment comme un nouveau ciel dans le ciel. Marie, qui a perdu, dans cet universel bonheur, l’occasion de consoler, voit « tous les dons de son fils fleurir entre ses mains », et « les plus beaux des élus accourir pour prendre à ses genoux un ordre de sa voix » ; mais les petits enfants, enlevés par la mort à la mamelle de leurs mères, forment, dans le Paradis, le peuple chéri de Marie. Au reste, tout ce qui fut bon et beau sur la terre, tout ce qui porta l’empreinte de Dieu, a été transporté dans le ciel. Non seulement toutes les merveilles des bois, des champs, des fleurs et de l’aurore, tous les parfums, toutes les splendeurs, toutes les harmonies, mais toutes les actions généreuses, éternelles comme le principe qui leur donna naissance, sont là dans le ciel ; les grands souvenirs qui ne sont plus des souvenirs, mais des êtres, étincellent comme autant d’étoiles dans ce mystique firmament ; les chefs-d’œuvre des arts y sont aussi, ou plutôt ils y retournent, car ils n’ont été sur la terre que l’ombre d’une pensée divine ; ils étaient du ciel avant d’être de la terre :

Raphaël ! Raphaël ! viens le premier
Ô toi ! qui prodiguas tant d’âme à ta palette,
Qu’il ne t’en resta plus pour vivre, jeune athlète !
Toi ! martyr de ce Christ que tu peignais encor ;
Artiste, au Ciel ravi par l’élan du Thabor !

Tes vierges dans l’Eden se sont donc envolées
Et ton éternité s’enchante de les voir240….

Ève et Adam sont auprès de leur poète, unis ensemble comme sur la terre ; car le ciel a ses hymens, hymens toujours bien assortis ; les âmes bienheureuses se choisissent les unes les autres sans hésitation, et s’unissent mystiquement.

Et les heureux époux, ……………………….
Sans fin, selon l’esprit, croissent et multiplient
En pensers, en sagesse, en louanges de feu241.

Il y a pourtant au sein de ce peuple bienheureux une célibataire et une infortunée : Sémida, la plus belle des vierges du ciel, comme elle fut la plus belle des filles de la terre ; si belle et si touchante

Que son sourire aurait, sous le glaive enflammé,
Rouvert le paradis qu’Ève s’était fermé242.

« La triste bienheureuse » a laissé son cœur sur la terre ; je me trompe : dans les enfers. Dernière des filles d’Ève sur le globe qui s’en allait mourir, elle aima le dernier des fils d’Adam, Idaméel, qui avait hérité de toute la beauté de l’homme comme elle de toute la beauté de la femme ; vase d’élite et de réprobation qui avait recueilli tout le génie et tout l’orgueil de la race humaine, de même que l’âme de la belle Sémida concentrait toute la piété de l’Église chrétienne, dont elle est le dernier représentant. Sémida revit dans le séjour des anges ; Idaméel a été précipité dans le repaire des démons, où son génie et son audace l’ont fait roi, et où Satan vaincu est devenu captif et, qui plus est, pénitent. Le douloureux souvenir d’Idaméel occupe incessamment Sémida, et la rend indifférente au bonheur du ciel et solitaire dans la communion des saints glorifiés. En vain, la conviant à leur béatitude, les anges et les séraphins

À la terre d’exil comparent la patrie,

et lui disent

Combien, s’il veut aimer, son cœur pur aimera,
Sous les rameaux penchés de leurs grands bois d’amra ;
Combien est embaumé d’aloès et de rose,
Pour le sommeil d’un ange, un palais d’argyrose.

En vain leur tendre sollicitude

Balance sur ses nuits, dans leurs écharpes d’or,
Des songes plus légers qu’un vol d’alexanor243

Rien ne la console, et il est naturel que celle que les bois d’amra, les palais d’argyrose et les songes pareils au vol de l’alexanor ont laissée insensible, n’attende rien du secours des anges, qui n’ont sans doute rien de mieux à lui offrir. Elle s’en va donc pleurer dans le sein de Madeleine, qui, se souvenant de son grand consolateur, adresse à Jésus-Christ « la pécheresse du ciel » : « Il m’écouta moi-même », dit-elle. — Oui, répond Sémida,

                     Au grand jour des alarmes,
Quand la terre vivait.

MADELEINE.

Elle vit dans tes larmes244 !!!

Sémida suit les avis de Madeleine. Le Christ prête l’oreille à cette confidence inouïe ; il est touché, il veut réunir les deux amants ; mais ce dessein en renferme ou du moins en suppose un autre. Sauver le roi des enfers, c’est sauver l’enfer ; c’est sauver les princes et les captifs de la cité douloureuse ; c’est opérer le rétablissement final dans une étendue qu’aucun théologien n’a jamais rêvée. Il le fera pour l’amour de Sémida, car aucune autre pensée ne l’occupe, aucun autre intérêt ne le détermine. Entre la prière de Sémida et la résolution du Christ il n’y a que ces mots :

Durant neuf de ces jours que l’infini mesure,
De Sémida, sa fille, il sonda la blessure245.

Sans savoir précisément ce que c’est que des jours que l’infini mesure, on comprend que neuf de ces jours, qui n’auraient pas été trop longs pour sonder la blessure du monde infernal, ont pu suffire pour approfondir un chagrin d’amour ; neuf des nôtres auraient suffi. Cet intérêt, tout individuel, décide Jésus-Christ, et sur-le-champ il demande à son Père de pouvoir opérer, au prix d’une seconde passion, la rédemption des enfers. Le Père éternel y consent, tout en doutant du succès ; c’est, semble-t-il dire, un essai à faire ;

Mais l’amour pourra-t-il vaincre l’éternité246 ?

Le poète nous transporte ensuite dans l’enfer, séjour de la haine, de la colère et de l’orgueil, empire de la mort ; car la mort règne encore où l’on ne peut mourir, et, ne pouvant plus frapper, elle domine encore par l’épouvante qu’elle inspire. Cette description de l’enfer, contrepartie de celle du ciel, est fondée sur la même pensée. Tout le mal terrestre s’est versé dans l’enfer comme dans un gouffre ; tout ce mal s’y cristallise, pour ainsi dire, et s’y perpétue ; l’intellectuel, le moral s’y matérialise, y prend une forme visible, sans cesser d’être moral et intellectuel. Le signe devient la chose signifiée ; la métaphore et son objet se confondent ; les deux mondes de l’esprit et des sens n’y forment plus qu’un monde. L’auteur a treize fois de suite bravé les difficultés de cette idée dans la description de treize différents supplices. Le premier est celui d’un

           … condamné que le bout d’une chaîne
Suspendait dans un puits de feu de la géhenne.
La chaîne était immense ; et chaque anneau de fer,
Prodigieux travail admiré de l’enfer,
Emprisonnait une âme au dur métal mêlée,
Sur la flamme autrefois dans le moule coulée.
Et le noir réprouvé, des effrayants chaînons
De l’un à l’autre bout connaissait tous les noms,
Les noms accusateurs et d’hommes et de femmes :
Car c’est lui dont l’exemple avait perdu ces âmes247.

Le quatrième est un poète, qui a fait de son génie un usage coupable : « Il chantait », dit l’auteur, mais

Chaque image, étalant son luxe oriental,
Chaque puissante strophe, en déployant son aile
Dans l’air volcanisé de la nuit éternelle,
Soudain prenait un corps venimeux et brûlant,
Se transformait en hydre, en céraste volant248.

Un autre est condamné à contempler éternellement son cœur « rouge et dur ainsi qu’un gros rubis » :

Il consume sa haine à s’abhorrer lui-même ;
Et, comme enveloppé dans un linceul de sang,
Jamais de ce miroir son spectre n’est absent.
………………………………………………
Si son front, dans l’horreur d’une convulsion,
Se rejette en arrière et fuit la vision,
Un souffle faible et lent murmure — Parricide ! — 
Une main apparaît dans l’obscurité vide,
Une main de vieillard, une main sans couleur
Et dont lui-même un jour augmenta la pâleur !
Elle descend sur lui, flétrie et décharnée ;
Saisit par les cheveux sa tête condamnée,
Courbe le criminel écumant et hagard,
Et sur son châtiment ramène son regard249.

Au milieu de ce peuple de suppliciés règne Idaméel, victime lui-même d’un supplice invisible et sans forme, mais plus intime, Idaméel qui n’est soutenu contre le sentiment d’une torture infinie que par un orgueil infini. Dans ce cœur qui dut être le trône même du crime, les images innocentes et les affections pures de la terre subsistent. Idaméel règne dans l’enfer, et Sémida dans le cœur d’Idaméel. Ce recueillement dans la haine et dans l’amour est interrompu par la clameur du peuple infernal qui demande des fêtes. Idaméel, « verbe puissant du mal », fait un signe et tout se dispose, ou plutôt tout est prêt pour l’amusement des démons, dont le cœur, pour nous servir d’une expression d’un vieux mystère, « enrage de joie. »

Bientôt des réprouvés l’orgie en feu commence.
Elle agrandit au loin son cercle de démence,
Et les treize cités que l’enfer réunit,
Dressant sur les rochers leurs spectres de granit,
S’émeuvent ; et chacune, en la fête ondoyante,
Vomit, de ses vieux flancs, quelque pompe effrayante.
………………………………………………..
Et d’enfer en enfer, la fête multiplie,
En s’épanouissant, son luxe et ses couleurs :
C’est le mancenillier ouvrant toutes ses fleurs.
Elle vole et rugit immense, universelle ;
Comme un tigre joyeux chaque antre la recèle.
La fête est sous les rocs, la fête est sur les monts ;
Elle vogue, en chantant, sur le lac des démons,
Pareille à ce vaisseau, brillant sur l’onde amère,
Où vint chanter Néron, prêt à noyer sa mère :
Cent volcans allumés lui servent de flambeaux.
La fête, renaissant de tombeaux en tombeaux,
Comme un fleuve écumeux descend dans les abîmes,
Rejaillit, en hurlant, jusqu’aux plus hautes cimes250.

Dans un intervalle de repos, les damnés se content des histoires ; chacun en dit une à son tour ; on comprend bien que c’est celle de quelque effroyable forfait. Idaméel est invité à couronner la fête par le récit de ses propres aventures : il dédaigne d’y employer sa voix ; mais trois tables d’airain où il a gravé ses souvenirs se découvrent, et le Sphinx, premier ministre du monarque des enfers, lit à haute voix l’histoire de son maître.

Idaméel, non pas le dernier-né, mais le dernier trépassé de la race humaine, fut arraché par le fer des flancs de sa mère expirante. La foudre, au même instant, consumait son père. Son enfance fut livrée aux enseignements d’un vieil Hébreu, versé dans les plus noires sciences. Il apprit de lui, dans les temples souterrains d’Eléphanta, des secrets d’une ineffable horreur, et, suçant tous les venins de la science humaine, devint, tout jeune encore, l’ennemi et le rival de Dieu. Cependant la terre défaillante sentait approcher son dernier jour. Idaméel, errant à travers l’Asie dépeuplée, arrive au pied du mont Arar, où, par un prodige inexplicable, la nature a conservé toute sa vigueur et tout son éclat. C’est que, sur la cime de ce mont sacré, l’arche de Noé repose depuis le jour où elle y aborda ; c’est qu’à l’ombre de ces sommets vivent les derniers justes : Cléophanor, de la race de David, et Sémida, sa fille, ange d’innocence et de beauté. Une nouvelle humanité pourrait naître de son sein ; mais Dieu ne veut pas qu’elle devienne épouse et mère. Le cœur d’Idaméel s’enflamme pour Sémida ; il espère la rendre sensible et l’obtenir de son père. Ballotté de l’espérance au désespoir, et plus irrité qu’abattu, un jour, bravant la défense du vieillard, il gravit au péril de sa vie sur le sommet de l’Arar ; il y trouve l’arche vénérable, et dans cette arche un globe d’or, dont les cercles et les caractères qui les sillonnent lui révèlent les secrets du Dieu créateur et les moyens de rendre la jeunesse à l’univers agonisant. Il redescend, et la vue du globe dans les mains d’Idaméel enflamme le courroux de Cléophanor, qui brise le divin talisman, enchaîne sa fille au célibat par d’irrévocables paroles, et bannit de sa présence le coupable Idaméel. Il fuit, désespéré, mais portant dans sa mémoire les germes d’un monde nouveau. Il se dirige vers l’Égypte, où s’est amassé, autour de quelques épis, le faible reste du genre humain. Sa voix promet des merveilles, sa voix les accomplit. Le soleil a recouvré son éblouissante couronne, la sève bouillonne dans le sol réchauffé, la mortalité s’arrête, la force et le courage renaissent ; Idaméel fonde une cité florissante, où son mystérieux pouvoir, pour qui un instant vaut des siècles, accumule toutes les ressources et toutes les merveilles des arts. Puis, nouvel Icare, il s’élance dans les airs, et traverse à vol d’aigle tous les horizons de la terre sur laquelle son regard vivifiant ne rencontre pas un seul homme. L’ombre seule de Napoléon interrompt le silence de son voyage.

Après avoir salué l’Europe,

Vieux continent penseur, cerveau de notre globe251,

il traverse à tire d’aile le ciel de l’Asie, et voit fuir sous ses pieds les cités désertes de la Chine, à qui son mépris jette en passant ces mots amers :

Peuple qui te disais roi des antiquités,
Avant que la science, étudiant tes songes,
De ta carte céleste expliquât les mensonges !
Peuple de Confutzée, aux pentes du Thibet,
Usant un âge d’homme à lire un alphabet ;
Filant tes arts mesquins, sans amour et sans joie,
Comme sur tes mûriers le ver filait la soie ;
Et d’un œil indécis mesurant ta grandeur
À tes magots lustrés, types de la laideur !
Jamais ton pas tremblant ne bondit sur la terre
Au rythme impétueux des hymnes de la guerre.
Par tes timides lois ton génie arrêté
De l’instinct du castor eut l’immobilité,
Et comme ton empire, en éteignant sa flamme,
Un mur infranchissable emprisonnait ton âme.
Reste à jamais couché sous ta seconde mort,
Eunuque de l’histoire252 !!…

Il revient en Égypte où il trouve son peuple abattu et désolé au sein de l’abondance. Un seul miracle a été refusé au nouveau Prométhée ; l’hymen est stérile. Le fleuve des générations est tari. Une seule femme sur la terre peut devenir l’Ève d’un nouveau genre humain, c’est Sémida. Idaméel, accompagné des vœux de son peuple, vole vers le mont Arar. Il voit, sans être vu, Cléophanor mourant ; il entend sa fille renouveler le serment de n’appartenir qu’à Dieu ; et lorsque, au nom d’un peuple entier et de l’avenir du monde, il la supplie de devenir son épouse, Sémida, attendrie, mais épouvantée, invoque son ange protecteur, Eloïm ; il vient, elle se jette sur son sein, et meurt consumée. Tout est fini pour Idaméel, ou plutôt son avenir commence ; il se sent déjà s’ajuster à son front une autre couronne que celle qu’il vient de quitter ; et, fermant ces yeux dont le regard vivifiait la nature, rendant l’univers à son irrévocable destin, il mêle son dernier soupir au dernier soupir de la terre. Il s’est réveillé monarque des enfers.

La lecture des tables d’airain a cessé. On annonce au roi des démons qu’un étranger d’une ineffable beauté et d’une majesté sublime vient de se montrer dans le royaume désolé. Il a déjà franchi plusieurs des provinces de l’enfer, il s’avance. Quel est-il ? Les damnés sont interrogés. Caïn a cru reconnaître Abel, Abel qui vient l’absoudre. Aux yeux de Sémiramis, c’est Ninus, qui lui apporte après des siècles le pardon de sa mort. Robespierre s’écrie que c’est Louis XVI, qui vient lui offrir sa grâce. Mais on conduit l’inconnu devant Lucifer, et le démon pénitent a reconnu Jésus-Christ.

C’est Jésus-Christ, en effet, à qui sa pitié pour Sémida a suggéré l’idée de sauver Idaméel, et, tout d’un temps, le reste des démons : quant aux damnés, cela va bien sans dire. Ici commence une série de scènes dont je ne reproduirai pas les détails. Un mot suffira : c’est Gethsémané, c’est le Calvaire, mais avec des circonstances proportionnées (l’auteur l’a voulu du moins) à la difficulté de l’entreprise et à l’importance du résultat. Tous les moments, tous les éléments de la première passion sont reproduits, mais avec une horrible intensité, et dans des dimensions colossales. C’est ainsi, par exemple, que la croix de Jésus-Christ « égale en hauteur l’axe entier de l’abîme » ; c’est ainsi que la couronne d’épines est nouée avec des vipères, et porte à chacune de ses pointes l’âme d’un parricide.

À chaque redoublement de souffrances, le mystère de la rédemption s’accomplit visiblement ; la croix grandissant incessamment vers le ciel, y porte la divine victime, et avec elle tout l’enfer, transporté par degrés du sein de ses ténèbres et de sa morte atmosphère dans l’air lumineux et vivifiant de Dieu. Idaméel, qui voit son empire et lui-même emportés par la miséricorde, se saisit d’une lance, l’enfonce dans le cœur de Jésus, où elle atteint et consume le divin amour. Aussitôt le corps de Jésus se détache de la croix, au pied de laquelle il reste gisant ; tout redescend, tout retombe, tout s’abîme ; l’enfer a ressaisi l’enfer. La charité du Christ n’a pourtant pas tout entière péri, puisque, à défaut de la rédemption qu’il n’a pu consommer, il supplie son père de le laisser éternellement auprès des damnés, pour les consoler éternellement. Mais le Père éternel va au-delà des vœux de son fils, et, prenant à lui l’œuvre que le Christ n’a pu achever, il répand hors de lui une lumière incréée et mystique, qui est proprement le rayonnement de sa propre essence, lumière sereine, mais dévorante, et auprès de laquelle la foudre n’est rien. Idaméel la voit envahir le royaume ténébreux, il la brave encore de son regard, dans lequel se concentre pour la dernière fois tout ce que l’enfer peut former d’audace et de haine ; mais elle l’atteint, elle l’anéantit, elle anéantit l’enfer ; l’enfer est désert, ou plutôt l’enfer n’existe plus ; mais au même instant de nouvelles phalanges de bienheureux ont paru dans le ciel ; Idaméel est à leur tête, Idaméel, converti et sanctifié comme Satan, adore en silence l’œuvre ineffable de son salut ; les années des cieux célèbrent la dernière consommation, et Sémida, qui a retrouvé son époux, chante dans l’extase de son bonheur :

Mon rêve est accompli… Sainte métamorphose !!!
De ma vie, ô Seigneur, tu me rends la moitié.
Le bûcher des douleurs a son apothéose ;
Je lisais l’avenir écrit dans ta pitié !
J’enlevais, dans l’espoir qu’on appelait démence,
La borne où ta justice arrêtait ta clémence.
Je devançais le vol de cet hymne au saint lieu,
J’agrandissais le jour que ton regard colore ;
Dans mon cœur je sentais éclore
Le beau lis du pardon sous l’haleine de Dieu253.

Voilà une esquisse rapide de l’œuvre de M. Soumet. Cette analyse n’est pas aussi détaillée que nous l’aurions voulue ; mais nous croyons pouvoir dire qu’elle est exacte, et assez complète pour servir de base aux observations qu’il nous reste à présenter.

Deuxième article254 §

Il serait présomptueux de notre part et injuste envers M. Soumet, d’envelopper notre dessein de précautions oratoires. Notre critique, destinée à se perdre au milieu des applaudissements qui saluent son nouvel ouvrage, ne sera peut-être accueillie que de lui seul. Nous n’avons donc à nous alarmer ni pour lui ni pour nous des coups que nous allons lui porter, et le seul accent qui nous convienne est aussi le seul qui l’honore. Ce n’est pas à dire pourtant que nous nous complaisions à mettre en lambeaux un travail de plusieurs années, et l’une des œuvres les plus consciencieuses, à certains égards, que depuis longtemps notre littérature ait produites. Le plaisir de blâmer est un pauvre plaisir, celui d’admirer est aussi vif qu’il est pur. Les beaux talents sont le patrimoine de tous ; tous en doivent être jaloux, mais tous aussi doivent s’alarmer des écarts du génie et s’affliger de ses chutes ; tous, avares d’une richesse intellectuelle qui profite à tous, doivent souffrir de la voir mal administrée ; et quand une énorme dépense se trouve, en dernier résultat, improductive, ce qui devrait être pour tout le monde un sujet de deuil ne peut être un sujet de joie que pour des insensés ou pour des envieux.

Or, c’est une de ces dépenses à la fois énormes et improductives que nous reprochons à M. Soumet. Nous croyons pouvoir, sans abus, appliquer ici l’adage sacré : « Il sera beaucoup redemandé à quiconque il aura été beaucoup confié255. » Une grande puissance entraîne une grande responsabilité ; il n’est pas permis de déterminer à la légère l’emploi d’un très grand talent ; on ne doit le mettre qu’au service de la vérité. Ici, qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne distinguons point en ce moment, dans le mot de vérité, le sens littéraire du sens moral ; et si l’on prétend exciper de nos opinions religieuses contre notre critique, nous sommes prêts à nous transporter sur le terrain de la littérature. Le poème nouveau n’est pas vrai sous le point de vue littéraire, par cela même qu’il n’est pas vrai sous le point de vue religieux. Si nous parvenons à le prouver, nous aurons convaincu l’auteur d’avoir malversé, puisque, avec des fonds suffisants pour élever un édifice durable, il n’a élevé qu’une construction temporaire, comme ces palais de bois peint et doré qu’on élève dans les places publiques le jour de la fête d’un roi, ou au retour d’une armée victorieuse.

Le poème que M. Soumet a rattaché au christianisme par un lien trop dérisoire, aura deux classes de lecteurs : les croyants et les non-croyants. Or, pour ce qui est des premiers, il est inutile de prétendre qu’ils prêtent leur âme aux impressions que le poète a voulu produire. Le poème, pris dans son ensemble, n’est ni beau ni touchant pour eux, parce que pour eux il n’est pas vrai. Expliquons-nous bien. Cette classe de lecteurs ne rejette point toute fiction : ce serait nier la poésie même. Elle ne se refuse point à l’intérêt qui naît de la peinture des mœurs et des passions anti-chrétiennes : ce serait effacer presque toute la littérature. Le chrétien s’interdit si peu la vue de ces tableaux qu’il pourrait les avoir tracés ; il en jouit même, en un sens, mieux que d’autres, parce qu’il les approfondit mieux ; et la : littérature la plus païenne devient chrétienne pour lui par l’impression qu’il en reçoit. Il y trouve une vérité complète dans son genre et précieuse, la vérité dans la représentation de l’erreur.

Il ne sera pas toujours libre de refuser son attention, sa sympathie même, à des écrits où la religion qu’il professe est attaquée dans ses fondements. Les préjugés qui peuvent armer contre le christianisme un esprit pensant ont leur racine dans notre nature, qui, du moins comme fait, est une vérité, et, à partir du fait de la chute, une nécessité ; nos plus funestes erreurs sont des erreurs humaines ; il faut même convenir qu’il y a une vérité à la racine de chacune d’elles ; car elles ne sont guère que le prolongement tortueux d’une tige primitivement droite. Il y a donc pour le chrétien plus d’une raison pour ne pas tout d’abord détourner son regard d’une œuvre directement hostile à ses convictions. En tous cas, et ceci mérite considération, l’écrivain qui rejette en bloc la religion chrétienne ne porte pas atteinte à sa composition et à son organisme intérieur ; elle subsiste comme un tout dans ses attaques mêmes ; ce qui permet de croire, jusqu’à preuve du contraire, que de même qu’il la rejette tout entière, s’il l’acceptait, il l’accepterait tout entière, et que comme il n’est pas incrédule à moitié, il ne serait pas croyant à moitié. Pour nous, il est dans le vrai. Il y a ici la lutte de deux principes, les plus profonds et les plus vastes entre lesquels puisse balancer la pensée humaine ; c’est la lutte de deux humanités, de deux mondes ; cette lutte étant franche, les termes en étant avoués, nous pensons que, même aux yeux du chrétien qu’elle afflige, elle a quelque chose de grand.

Mais ce qu’il importe de remarquer, c’est que, dans tous les cas que nous avons supposés, le chrétien n’est point obligé de se diviser, de se séparer de lui-même ; sa conscience de chrétien n’est point en souffrance ; elle ne subit point une position fausse et des rapports équivoques : elle est avec des étrangers, des ennemis peut-être, mais qu’elle connaît pour tels. Elle est affligée, mais non violentée, et ce qui l’afflige l’intéresse. Mais lorsque vous continuez l’Évangile dans une fiction qui dément l’Évangile ; lorsque vous mettez en scène la Divinité elle-même pour lui faire dire le contraire de ce qu’elle a dit et faire ce qu’elle n’a pas voulu faire ; lorsque la Révélation devient entre vos mains le premier chant d’un poème que vous vous chargez d’achever, et le christianisme une ébauche incorrecte que vous prenez sur vous d’amender ; vous avez beau dire à ce lecteur chrétien : « N’ayez pas peur, ce n’est qu’une fiction poétique, je ne dogmatise point » ; vraiment il le sait bien ; car si vous dogmatisiez, vous vous donneriez pour prophète, et votre place serait à côté de Mahomet ; l’avertissement est superflu et l’excuse ne suffit pas. Ce n’est, dites-vous, qu’une fiction poétique ! mais feindre ainsi, c’est dogmatiser négativement, à rebours ; c’est, dans l’impuissance de faire un autre Évangile, en caresser l’image, en inspirer le goût, en insinuer le regret, et travailler par conséquent à nous rendre mécontents de l’ancien ; c’est tout au moins donner à croire que vous ne prenez pas le christianisme au sérieux, et si ce n’est pas vous jouer de la vérité, c’est jouer avec la vérité. Est-ce là ce que vous appelez les immunités de la poésie ? où sont alors celles de la vérité ? Si vos fictions font un effet très positif, votre responsabilité n’est-elle pas très positive ? et si l’effet de ces fictions est un mal, votre faute est-elle aussi une fiction ? Voilà ce que vous dira tout lecteur chrétien ; quelle impression voulez-vous, après cela, que produise sur lui, comme œuvre d’art, votre poème si beau dans les détails ? Si l’admiration est inséparable de la sympathie, la beauté de votre poème (je parle toujours de l’ensemble) est nulle et non avenue pour lui. La douleur qu’il éprouve, et que renouvelle chacune de vos inventions, intercepte les impressions littéraires qu’il pourrait recevoir.

Le christianisme est devenu pour lui une seconde conscience ; or ce n’est que sauf les vérités que nous portons dans notre conscience que nous pouvons livrer notre cœur à l’action d’un ouvrage de l’art. Ceci ne se discute point ; un sentiment intime, un instinct, une condition fondamentale d’existence ne peut se réfuter ; c’est peine perdue de prouver à un chrétien que la Divine Épopée est une belle chose ; s’il faut un sens pour percevoir cette beauté, sa foi religieuse l’en a privé. Cette œuvre est en dehors, ou si vous l’aimez mieux, au-dessus de sa sphère.

Quant aux lecteurs non-croyants, c’est autre chose au premier coup d’œil. Il semble que, sauf les conditions auxquelles toute œuvre d’art est assujettie, leur intérêt le plus vif est acquis à la Divine Epopée. Et vraiment si je devais accepter de confiance ou prendre au sérieux tout ce qu’ont déjà dit sur la conception générale de ce poème des critiques de haut parage, je me tairais, honteux de ma propre opinion, et bien décidé à la garder pour moi. N’a-t-on pas salué comme une idée heureuse, surtout comme une idée chrétienne (on aurait dû dire plus que chrétienne), l’idée-mère de cette composition ? N’a-t-on pas, sur un premier aperçu, placé la Divine Épopée entre les chefs-d’œuvre de Dante et de Milton, au-dessus desquels, bien entendu, elle plane par la généreuse liberté de la conception ? Et la critique n’eût-elle rien dit encore, nous est-il permis de présumer qu’un homme de l’esprit de M. Soumet, un homme à qui certes le tact poétique ne manque pas, ait pu si longtemps perdre ses soins autour d’un arbre privé de racines sans s’apercevoir qu’en effet cet arbre n’en avait point ? Après cela, on voudra bien croire que la seule force de la conviction peut me donner le courage de dire que M. Soumet s’est radicalement trompé, en croyant que et la lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve256, lorsque ses rêves sont en opposition avec la conscience de l’humanité ; quant aux critiques, je les récuse hardiment et j’en appelle au peuple. Le peuple, croyant ou non-croyant, a des instincts plus vrais et plus sûrs. Pour ceux qui ne croient pas à l’Évangile, le christianisme n’est sans doute qu’une hypothèse ; mais pour eux il est inviolable comme hypothèse aussi bien que pour les autres il est inviolable comme fait. Ils ne vous ont pas demandé de leur faire un poème chrétien ; mais quand vous leur annoncez un poème chrétien, ils prétendent qu’il le soit tout à fait. Au point de vue où votre promesse les a placés, ils deviennent croyants, et même orthodoxes. Ils peuvent ne pas être chrétiens, mais ils ne peuvent faire que le christianisme ne le soit pas. Il a, comme tradition, comme culte, une existence de fait contre laquelle ils ne songent pas à s’inscrire en faux. Que gagneraient-ils à son altération ? et littérairement que n’y perdraient-ils pas ? Il faut donc leur donner satisfaction sur ce point. Vous n’essayeriez pas, je le suppose, au milieu d’un peuple tant soit peu instruit, de donner à l’un des monarques qui l’ont gouverné le caractère et l’esprit d’un autre, de transporter à Henri IV, par exemple, la défiance, la fourberie et la cruauté de Louis XI. Cela ne serait pas supporté. Il y a même plus : de grandes vérités historiques sont encore à l’état de paradoxes ; c’en est un peut-être de dire que Henri IV fut ingrat, que le grand Condé fut égoïste et perfide ; il faudra que les historiens aient depuis longtemps familiarisé les esprits avec un aspect si nouveau de ces deux personnages pour que la poésie ose les représenter sous ces traits, si, du moins, après cette rectification, ces deux caractères appartiennent encore à la poésie, qui se ferait, tout au plus, l’organe d’une réhabilitation, mais plus difficilement l’instrument d’une dégradation. Eh bien ! concluez de l’histoire à la religion. Une religion n’est point une idée, un philosophème qui n’appartient à personne et que chacun peut remanier à son gré ; c’est un fait, vrai ou faux, mais un et indivisible dans sa fausseté comme dans sa vérité. Niez-le, si vous voulez (et que ce soit en prose, car la poésie n’est pas faite pour nier) ; mais ne l’altérez pas, car son intégrité poétique est sous la protection des incrédules comme sous la protection des croyants. Nous avons pour nous la pratique des poètes. Tous ceux qui ont exploité le christianisme avec succès n’étaient pas chrétiens, mais tous ont accepté l’hypothèse orthodoxe, tous ont abondé dans le sens de la Bible, ou dans celui de la tradition, là où la tradition est une Bible. Voltaire n’a-t-il pas dit :

C’est ici la montagne où, lavant nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;
C’est là que de sa tombe il rappela sa vie257.

Et ailleurs :

La Puissance, l’Amour avec l’Intelligence,
Unis et divisés, composent son essence258.

Et encore :

Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n’est plus259.

Peut-être eût-il mieux fait de ne point affirmer en vers ce qu’il niait en prose ; mais enfin, voulant affirmer, il a bien fait de ne pas affirmer à moitié ; voulant croire, il a bien fait de ne pas inventer. Littérairement, on doit lui en savoir gré ; mais qui, en revanche, lui a su gré des passages rationalistes de la Henriade, où sa philosophie déiste se détrempe dans la saveur fade d’un christianisme édulcoré ? Quant aux poèmes de Milton, de Dante et de Klopstock, je n’ai pas besoin d’en parler. On a pu discuter la convenance religieuse de ces fictions ; le succès de ces grands hommes n’a pas pu lever les scrupules de tout le monde ; le contact, si ménagé soit-il, de la religion avec la fiction, sera toujours périlleux ; mais du moins, chez eux, le fondement demeure ferme, tous les éléments essentiels du dogme chrétien se retrouvent, et leurs inventions les plus hardies ne font que l’exprimer260. Il en est autrement des poètes qui, voulant lever sur le christianisme un tribut au profit de la poésie, n’acceptent pas franchement l’hypothèse chrétienne, et jetant un manteau constellé sur les épaules d’un fantôme, enveloppent des noms et des souvenirs évangéliques leur philosophie panthéiste ou humanitaire. Il en résulte une couleur menteuse qui n’a point de nom et n’en peut point avoir, des tons faux et sourds, une incohérence d’expression, dont tout le monde ne se rend pas compte, mais que tout le monde sent. Toutefois, l’offense étant négative, on ne voit pas distinctement le christianisme nié dans une de ses parties, affirmé dans l’autre, et l’arbitraire individuel se jouant dans les traditions des siècles. L’héritage peut sembler intact, et cette illusion qui sauve au lecteur la plus désagréable des impressions, épargne au poète de la part du lecteur ce désaveu accablant dont le plus grand talent ne saurait se relever. Mais comme reconstruction arbitraire de la tradition, rien n’a été tenté, je le crois, de plus audacieux que la Divine Epopée.

Ce n’est pas, certes, sur un seul point que les données fondamentales du christianisme sont altérées dans ce poème ; mais nous ne pouvons tout relever. Il vaudrait la peine, cependant, de signaler la manière dont M. Soumet fait mourir le globe de la terre. Il est de foi, pour le chrétien, que ce globe périra soudainement dans une immense conflagration, et passera, comme dit saint Pierre, « avec un bruit sifflant de tempête261. » L’universelle mort le surprendra tout vivant ; sa fin sera tragique ; et qui sait si cette mort lui survenant au plus haut période de son développement, il ne sera pas, comme le héros d’un panégyrique fameux, « enseveli dans son triomphe ? » Quelle voix avait murmuré cette fatale sentence aux oreilles de l’antiquité ? Je ne sais, mais elle l’a connue, et ses poètes en ont parlé. Chez M. Soumet, au contraire, l’univers meurt de défaillance et peu à peu. Cette lente agonie du globe terrestre entrait dans le dessein général de sa composition ; mais la dissolution soudaine de notre planète n’est peut-être pas moins essentielle au système de la religion chrétienne. Quand le christianisme serait un simple poème, l’extinction graduelle de la vie de la terre serait, dans ce poème, une disparate, une disconvenance ; l’autre invention, du moins, entrerait bien mieux dans l’esprit général de cette grande composition cyclique. La souveraineté de Dieu, la liberté de sa providence, sa qualité de juge, y paraissent mieux ; et il est beau de voir la destinée de la maison subordonnée à celle de ses habitants, l’ordre temporel à l’ordre spirituel, la terre cessant d’exister ou d’être habitable du moment où les desseins de Dieu sur l’homme sont accomplis, plutôt que de voir la carrière spirituelle du genre humain arbitrairement interrompue par l’épuisement de la planète qui lui a servi de pied-à-terre. Au surplus, s’il n’est question que de poésie, j’aime mieux ici celle de l’apôtre saint Pierre. Dans la mort progressive et lente de la terre, il y a quelque chose de sinistre qui serre le cœur. Dieu est absent, ou du moins ne se montre pas ; sa présence, au contraire, éclate dans une catastrophe soudaine : mon imagination supporte mieux la pensée d’un Dieu vengeur que celle de l’absence de Dieu. Mais, quoi qu’il en soit, il ne fallait pas dans un poème dont le christianisme est le sujet, et par conséquent dont l’Évangile est la base, infliger à la terre ce genre de mort. Campbell, dans son poème sur le Dernier homme, a fait abstraction de la révélation chrétienne, et c’est une preuve de tact ; Grainville ne connaît de toute cette révélation que la première histoire de nos premiers parents, ou même seulement leurs noms. Au contraire, l’auteur de la Divine Épopée se place sur le terrain et au beau milieu de la révélation chrétienne, pour nier implicitement ce qu’elle affirme, ou du moins pour affirmer ce qu’elle n’affirme pas.

Mais le premier grief ne peut pas nous arrêter longtemps en présence de celui qui porte sur le sujet même de la Divine Epopée. Ce poème a pour sujet, et devrait avoir pour titre, l’Enfer racheté par une seconde passion de Jésus-Christ.

Si le titre ne déclare pas le sujet, ce n’est pas absolument la faute de l’auteur. Une déférence dont nous honorons le principe (et qui n’avait qu’à s’adresser plus haut pour lui faire changer le sujet même de son ouvrage) l’a déterminé à substituer un titre magnifique, mais vague, à la désignation exacte et claire que sa franchise n’avait pas longtemps cherchée. On lui a donné un conseil que nous ne concevons pas. Dans l’intérêt sérieux qu’on a sans doute invoqué, c’est le titre actuel qui aurait dû scandaliser, c’est l’autre qu’on aurait dû proposer, si l’auteur ne l’avait pas d’abord adopté. Après le malheur qu’il pouvait y avoir dans le choix du sujet, un autre malheur était de le dissimuler. Réclamer contre un titre franc et précis, c’était prendre le scrupule à rebours. L’auteur avait trouvé dans sa candeur un bien plus sage conseiller.

Mais laissons le titre, et revenons au sujet, qui est bien l’Enfer racheté par une seconde passion du Christ. Ceci peut se passer de commentaire. Chrétien ou non chrétien, il n’est personne qui ne sente que le dessein annoncé dans ce peu de mots porte en lui-même sa propre négation, le principe de sa ruine, qu’il se résout, pour tout dire, en un véritable non-sens. Comme le rachat de l’enfer par le sacrifice expiatoire de Jésus-Christ ne peut pas plus être conçu à priori que l’existence même de Jésus-Christ, l’auteur n’a pas prétendu arriver par le raisonnement à l’espérance certaine de la rédemption des réprouvés. Le seul chemin par où il ait pu y arriver, c’est la révélation évangélique ; mais chose étrange, ce chemin n’est pas un chemin, c’est une barrière ; ce fondement que le poète paraît donner à son œuvre est une mine qu’il creuse sous sa base ; en nous renvoyant à l’Évangile comme à son autorité, c’est réellement à sa condamnation qu’il nous renvoie ; en un mot, il ne peut énoncer le sujet même de son œuvre, sans l’exposer à la flétrissure de l’index où Rome ne manquerait pas de mettre cette épopée, si son titre la lui dénonçait ; à moins pourtant que Rome n’ait admis que « la lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve ». Heureusement le titre dissimule le sujet.

Mais le goût a aussi son index ; le goût ne supporte pas plus que la religion la contradiction flagrante que nous avons signalée. Ceux même qui prennent le christianisme sur le pied d’une hypothèse, ne peuvent trouver belle, ne la trouvant pas vraie, une combinaison qui, dans un hommage formel à l’Évangile, renferme la négation de l’Évangile, et qui, le terminant pour ainsi dire en mythologie, le réduit tout entier à n’être qu’une mythologie. Il n’est pas nécessaire, ici, d’invoquer le sens moral ; qu’on s’en rapporte à la simple raison : elle rendra le même oracle. La raison n’a pas besoin d’être avertie par le sens moral pour reconnaître que les conséquences d’un principe doivent être en rapport avec ce principe, vrai ou faux ; qu’une chose quelconque ne peut se développer dans un sens étranger ou contraire à sa nature ; qu’une religion est une religion ; et que celui qui nous la donne pour telle ne peut pas en même temps la traiter comme une poésie, faire épanouir autour d’elle une lumière qui ne vient pas d’elle, faire fleurir à sa surface une poésie dont elle n’est pas le principe. Cela ne serait pas raisonnable ; or, ce qui n’est pas raisonnable peut-il jamais être beau ? ce qui est faux peut-il être poétique ?

Nous ne confondons point avec le sujet qu’a choisi M. Soumet le sentiment qui lui a fourni son sujet. Nous nous voudrions du mal à nous-même si nous ne rendions pas justice à cette première inspiration, qui est celle d’une généreuse, et en tout cas, d’une légitime pitié. Beaucoup d’autres avant M. Soumet ont eu peine à supporter la pensée de l’éternelle désolation des pécheurs morts sans repentir. C’est ce sentiment, non pas seul, à la vérité, qui a créé dans l’Église romaine le dogme du purgatoire, ailleurs, la croyance à un monde intermédiaire, où l’épreuve de la vie interrompue par la mort avant le temps (à supposer que quelqu’un meure avant le temps), se reprend et se consomme. Ce n’est pas le lieu de discuter la base exégétique, assez faible à notre avis, de ce dogme et de ces opinions. Mais ce qu’il importe de remarquer, c’est que ceux qui les soutiennent n’ont garde de supposer une seconde crucifixion de Jésus-Christ. Comme leur système n’est pas pour eux de la poésie, mais de la religion, ils cherchent à se persuader que ce monde intermédiaire leur est donné ou concédé par les textes de l’Écriture. Eprouvant le besoin d’y croire, et n’admettant que l’Écriture pour fondement de leurs croyances, s’ils ne trouvaient pas dans l’Écriture quelque lueur pour leur système, il ne leur viendrait pas à l’esprit de se dire : « Le purgatoire ou le Hadès n’existent pas dans l’Écriture, il nous faut donc l’inventer » ; car, encore un coup, le point pour eux c’est de croire, et l’on ne croit pas à ce qu’on a inventé. Ils pourront donc bien, comme tous ceux à qui une opinion est chère, aider au texte sans s’en apercevoir ; mais ajouter au texte, mais surtout le contredire, ils n’en seront pas même tentés : qu’y gagneraient-ils en effet ? c’est du texte seul qu’ils peuvent recevoir contentement. Or, s’il y a dans l’Écriture quelques mots dont l’interprétation puisse induire, négativement ou positivement, à croire que le sacrifice une fois consommé du Christ étendra finalement ses effets à l’universalité des humains, il n’y a pas un passage, pas un mot qui puisse servir de prétexte à la supposition d’une seconde venue du Christ autre que sa venue en gloire ; il y a, au contraire, une foule de mots et de passages qui en excluent jusqu’à la simple idée ; et les chrétiens dont je parle, si elle leur était proposée, se récrieraient avec effroi contre la pensée de « faire descendre Jésus-Christ d’en haut », comme s’exprime saint Paul, ou, comme il le dit encore, « de le ramener d’entre les morts262. » L’Écriture, à la vérité, leur parle d’une seconde crucifixion du Christ. « Il est, dit l’auteur de l’épître aux Hébreux, des hommes qui crucifient de nouveau le Fils de Dieu263. » Cette expression énergique est seule adéquate pour nommer le crime de ceux d’entre les chrétiens dont la conduite « expose le Fils de Dieu à l’opprobre264. » Mais certes, cette métaphore sublime, dont le sens est si évident, ne peut devenir une séduction pour leur sincérité, et ne donne point le change à leur foi, ou, pour mieux dire, à leur bon sens. Si la passion se renouvelle, en effet, ou plutôt si elle continue perpétuellement, ce n’est plus Christ, c’est le christianisme qui est mis en croix ; c’est chacun des disciples de Jésus-Christ qui « achève », avec les mérites de moins, « d’endurer en son corps le reste des souffrances de Christ pour son corps qui est l’Église265 » : or, ce reste est inépuisable comme l’âme, inépuisable comme la malice de l’ennemi de la vérité, et n’aurait point de fin si ce monde ne finissait point.

Voilà comment des hommes qui portent dans leur cœur le même besoin que M. Soumet, s’arrêtent à la limite qu’il a franchie. Ne croyez pas même qu’ils se plaignent de cette limite et qu’ils regrettent de voir absolument fermée la perspective d’une seconde passion de Jésus-Christ ; car s’il y avait dans l’Ecriture un seul mot qui semblait l’ouvrir, ce mot serait bien plus propre à scandaliser leur foi qu’à réjouir leur espérance. Ils emploieraient plus volontiers les ressources de la critique et de l’exégèse à effacer cet indice qu’à le convertir en preuve ; car si ce mot les forçait à admettre une seconde intervention de Jésus-Christ, ils seraient embarrassés de s’en rendre compte à l’honneur de la sagesse et du caractère de Dieu. Il leur faudrait étouffer le murmure de leur raison qui leur demanderait pourquoi Dieu n’a pas sauvé tout d’un coup tous ceux qu’il consentait à sauver, pourquoi il a livré deux fois son Bien-Aimé à la mort, ou pourquoi, n’ayant pas voulu sauver le monde entier, il se ravise maintenant, ou enfin (je me place au point de vue de leur opinion particulière), pourquoi tous étant sauvés in petto, il y a pourtant un Hadès ou un purgatoire ? Il est inutile d’en dire davantage pour faire comprendre que ces catholiques ou ces chrétiens ne peuvent pas même envisager l’idée d’une seconde expiation, d’une rédemption en deux termes ; ce que nous aurions plus de peine à faire comprendre, ne le comprenant pas nous-même, c’est comment un poète sincèrement catholique, évidemment sérieux (voyez sa préface, voyez ses écrits antérieurs et sa vie), a pu concevoir une pareille idée, et la poursuivre durant de longues années, sans s’apercevoir qu’il était engagé dans une fausse voie et sans rebrousser chemin.

Disons maintenant que quand l’auteur n’aurait été lié par la profession d’aucun dogme ni par aucun soin de la conséquence logique, bien loin d’être attiré par l’idée sur laquelle il a fondé son poème, cette idée eût dû le repousser. Une seconde passion du Fils de Dieu ! Mais celui qui peut en concevoir une seconde sait-il donc bien ce que c’est que la première ? Dieu manifesté en chair, Dieu devenant le serviteur et la victime de l’homme, le Bien-Aimé du Père éternel livré à la fureur des méchants, est-ce une chose qui se puisse répéter ? et si elle se répète néanmoins, était-elle dès la première fois ce qu’elle nous paraissait être ? Non, si le Fils de Dieu peut mourir deux fois, ni lui ni son œuvre ne sont ce que nous avons imaginé ; il n’est pas Dieu, et sa mort n’est pas la mort d’un Dieu. Si le Fils de Dieu peut mourir deux fois, il peut mourir dix fois, et dix fois sans accomplir le but de sa mort et sans épuiser le calice de la vengeance. S’il peut mourir deux fois, il faut effacer de l’Évangile toute la sublime histoire de son agonie ; car ce n’est pas ainsi que lutte contre la mort, ce n’est pas ainsi que meurt un être qui peut mourir deux fois. Celui-là seul peut supporter la pensée d’un second trépas de Jésus-Christ, qui ne connaît pas ou qui a pu oublier les circonstances de son premier trépas. Mais qui ne les connaît pas, et qui a pu les oublier ? La seule idée d’une répétition flétrit tellement dans notre esprit le caractère de ce mystère divin, qu’il nous semble que s’il eût été au pouvoir des ennemis du christianisme d’accréditer dans le monde la fable dont M. Soumet fait la matière de ses chants, ils n’auraient pas de meilleur moyen de ruiner la foi dans le cœur des croyants ; ils trouveraient mieux leur compte à dresser une seconde croix qu’à renverser la première. Nous pouvons bien parler ainsi, puisque, à l’état de pure fiction poétique, et telle qu’une lance dont on a arraché le fer, cette imagination nous a bouleversé. La tristesse amère qu’un sarcasme impie n’aurait pu nous donner, nous l’avons éprouvée à la vue de cet inconcevable remaniement des croyances du monde chrétien. C’est sans doute parce que notre foi est faible, mais sommes-nous le seul dont la foi soit faible ? et d’ailleurs une piété délicate et tendre n’en souffrira-t-elle pas autant ?

Nous ne voudrions pas nous permettre un rapprochement injurieux ; mais puisque la Divine Épopée a bien osé dresser une seconde fois la croix du Sauveur, nous avons le droit de dire qu’elle a renouvelé pour nous les scènes du prétoire. Nous sommes un très faible chrétien ; notre foi mérite à peine le nom de foi ; néanmoins nous ne pouvons donner une idée de l’inexprimable peine que nous avons éprouvée à la lecture de ce poème, qu’en disant que nous avons cru voir, à la distance de dix-huit siècles, les hommages dérisoires offerts à Jésus-Christ en ce lieu funeste, cette robe de pourpre, ce sceptre de roseau, ce peuple agenouillé chargeant de coups celui qu’il a l’air d’adorer. Nous avons entendu encore cette question insultante : « Christ, devine qui t’a frappé266 ? » Mais à cette question la différence éclate. Qui t’a frappé ? Ce n’est pas un ennemi, c’est un ami. Qui t’a frappé ? Quelqu’un qui ne sait pas même qu’il t’a frappé, quelqu’un qui t’a frappé en rêve, et qui serait désolé si on pouvait lui faire croire qu’il t’a frappé. Devine qui t’a frappé ! Ce n’est pas lui, cet esprit élevé et généreux, ce n’est pas un homme, c’est un siècle, dont cet homme est devenu l’involontaire instrument. Oui, chaque siècle te frappe, ô Christ ! Mais c’est la manière de celui-ci, il frappe en saluant ; il ne se donne plus la peine de haïr ; il n’en a pas la force ; il n’en trouve pas le sujet ; car on ne hait que ce que l’on craint, et l’on ne craint que267 ce que l’on a mesuré. Or, ce qui n’a point de mesure a été mesuré ; le christianisme n’est plus qu’un phénomène ; et c’est sous la secrète influence de cette idée, sans la partager toutefois, que M. Soumet a écrit la Divine Epopée.

Au reste, cette répétition arbitraire de la passion de l’Homme-Dieu est, dans le nouveau poème, exactement ce qu’elle pouvait être : un petit événement en comparaison de la première passion. Forcément, l’auteur a marqué la distance qui sépare les deux faits. Il ne conçoit pas sans doute la première incarnation autrement que l’Évangile ne la présente, je veux dire comme l’effet d’un dessein librement et spontanément formé dans le sein de l’essence divine ; mais il donne à la seconde incarnation un autre et plus humble berceau. C’est l’homme cette fois qui suggère cette idée à son Créateur, lequel n’y songeait pas. Les pécheurs avaient été bien et dûment condamnés ; le juge éternel ne se doutait nullement d’avoir mal jugé ; il croyait (il faut qu’on nous pardonne l’irrévérence de ce langage), il croyait avoir satisfait à la miséricorde autant qu’à la justice, et il est clair que si Dieu réellement y avait satisfait, rien au monde ne pouvait lui faire réformer son arrêt ; mais à l’ouïe des gémissements d’une âme sauvée (mettons, si l’on veut, de toute l’humanité sauvée) il revient sur sa sentence, il admet un nouveau pourvoi, un nouvel appel ; il s’était donc trompé, et c’est l’homme qui le lui apprend ; ou, s’il ne s’était pas trompé, quel est cet étrange pouvoir de l’homme d’obtenir de Dieu ce que Dieu n’a pu obtenir de soi-même ? Quel est présentement le motif de Dieu ? qu’est-ce qui le détermine ? à laquelle des perfections divines correspond le repentir de celui qui « n’est pas homme pour mentir, ni fils de l’homme pour se repentir268 ? » On ne le voit pas, et il ne semble pas que l’auteur s’en soit mis en peine ; Dieu lui-même, dans l’ouvrage, n’a pas l’air de s’en soucier davantage ; il laisse faire son Fils, mais le dirai-je ? en vieillard fatigué qui se défie des grandes entreprises et de l’enthousiasme de la jeunesse ; il en arrivera, semble-t-il dire, ce que pourra ; si l’affaire réussit, à la bonne heure ; il n’y mettra pas d’empêchement ; il doute seulement, selon l’expression assez obscure du poète : « si l’amour pourra vaincre l’éternité. »

Certes, il n’est pas besoin de rappeler ici le sublime dialogue du Père et du Fils dans le Paradis Perdu, pour amoindrir aux yeux du lecteur l’invention du poète moderne ; elle paraîtra petite sans le secours d’aucune comparaison ; mais si l’invention est petite, c’est qu’elle ne pouvait pas être grande ; et en faisant mieux, l’auteur eût fait moins bien. Ce qui ne doit pas être, à plus forte raison ne doit pas être grand.

Contre les difficultés attachées à la répétition d’une chose qui, pour être grande, veut être unique, l’auteur a engagé une lutte qu’on peut appeler gigantesque. Une seconde passion devait, par l’intensité des souffrances, par le pathétique des situations, par la sublimité des images et des discours, l’emporter de beaucoup sur la première. L’auteur en a très justement reconnu la nécessité ; que n’en a-t-il, en même temps, reconnu l’impossibilité ? Mais s’il ne l’a pas reconnue d’avance, il a trop de goût, de modestie et de sincérité pour ne pas la reconnaître après coup ; ce sera convenir que cette grande entreprise, d’où dépend le sort du poème, est une entreprise manquée. Plus le poète, en cet endroit, nous force à l’admiration, plus il force lui-même la poésie à rendre « un magnifique témoignage de son néant ». Il n’y avait rien à ajouter à l’ancien Calvaire, parce qu’il n’y a rien à ajouter à l’infini, et l’auteur ne pouvait obtenir de son génie un seul trait qui enchérît sur les sublimités ou sur les douleurs de Golgotha : il fallait, mot pour mot, les répéter, ou se taire. Aussi, quel est l’effet de cette scène, où l’on peut dire que le poète s’est prodigué ? L’imagination sans doute est intéressée ; sans être curieux de l’issue d’un combat, où l’on sait d’avance que le poète sera vaincu, on est curieux du combat lui-même ; mais on n’éprouve pas un autre intérêt ; le cœur est autre part, la pensée même est absente d’un spectacle qui n’offre aucun aliment réel à son activité. Là où devait être toute la force du poème, là se révèle seulement tout le vice du sujet. C’est peut-être tout ce qu’a de plus remarquable cette partie du poème. Si quelqu’un, parmi les nombreux lecteurs qu’aura la Divine Épopée, après s’être interrogé sur ses impressions, croit en conscience pouvoir me dire que ces dernières scènes ont fait plus que l’étonner, s’il déclare qu’elles l’ont intéressé, je suis prêt à effacer tout ce que je viens d’écrire.

En attendant, je dirai avec le regret le plus sincère : La Divine Epopée, s’appuyant sur une base fausse et se composant d’éléments contradictoires, n’est pas une œuvre fondée, n’est pas une œuvre durable. C’est un recueil de poèmes, tous dignes d’éloges, plusieurs d’une rare beauté ; mais ce n’est pas un poème. Infelix operis summa : pourquoi faut-il que ce mot qui, depuis des années, sert d’épitaphe à toutes les grandes compositions qu’enfantent, parmi nous, des génies trop impatients, s’applique également à l’œuvre d’un talent aussi laborieux que hardi, et qui, chose rare, avait appelé le temps à son secours ? De toutes ces brillantes compositions, aucune n’est plus brillante que l’épopée de M. Soumet ; mais ce n’est pas l’or dont un navire est chargé qui le garantit du naufrage. Heureux encore ce-navire, si des soins pieux, recueillant sur les rochers du rivage quelques-unes de ses riches épaves, lui font un monument de ses propres débris ! J’ai été poussé vers une conclusion sévère ; c’est aussi un naufrage ; certes, je ne demande pas mieux que de voir casser par des juges plus compétents l’arrêt que j’ai rendu à mes risques et périls. — Bien qu’il me tarde autant qu’à mes lecteurs d’arriver à la fin de ce long réquisitoire, je ne puis me dispenser de rechercher si l’exécution aggrave ou tempère les inconvénients du sujet. Je me hâte vers la partie agréable de ma mission ; mais j’ai encore, je l’avoue, quelques mauvais pas à franchir.

Troisième article269 §

En ramenant toutes nos observations au point de vue de l’art, nous n’avons point voulu, par une mauvaise honte, dissimuler sous notre déplaisir littéraire une plus sérieuse douleur. Pourquoi mettrions-nous plus de scrupule et de réticence à blâmer le dessein de M. Soumet qu’il n’en a mis lui-même à l’accomplir ? Il ne s’en tient pas, sur le contenu de l’Évangile, à de timides regrets ; il va plus loin, et, dans son point de vue, il ne va pas trop loin. Il n’est que conséquent, et ne fait que rendre honneur à sa conviction lorsqu’il célèbre, par la voix de deux de ses personnages, l’œuvre nouvelle qui est venue

Couvrir d’autres clartés l’Évangile agrandi270 ;

ou lorsqu’il fait dire au Christ même, crucifié sur le Calvaire infernal :

Ce calvaire manquait à ma divinité271.

Peu nous importe qu’après avoir professé, comme seule digne de Dieu et du Christ, une clémence inépuisable et illimitée, il rentre involontairement dans l’esprit, sinon dans la lettre du dogme orthodoxe, en faisant dire par Jésus-Christ à Sémida, lorsqu’elle se hasarde vers les régions infernales :

Mon sillon de douleurs ne peut plus s’allonger…
Je ne puis rien pour toi, quand tu serais ma mère !!!
J’ai payé ton salut, ne viens pas m’apporter
Une seconde fois ton âme à racheter272.

Voilà des limites indiquées, et des limites fort précises. Christ ne veut pas, ou ne peut pas payer une seconde fois le salut de Sémida. Il parle d’après le principe que le salut d’une même personne ne peut pas se payer deux fois. Et quand est-ce qu’il parle ainsi ? Dans le moment même où il s’apprête à payer une seconde fois celui des réprouvés ! La contradiction est forte, il faut l’avouer ; et je ne doute pas que, dans une seconde édition, l’auteur ne fasse disparaître ces quatre vers. En attendant, les voilà ; les voilà pour témoigner combien il est difficile de se tenir constamment en garde contre la vérité, et de n’y pas retomber de loin en loin dans la suite d’un long récit ou d’un vaste raisonnement.

Cette rétractation involontaire n’empêche pas qu’au fond M. Soumet ne s’applaudisse de l’invention qui est à la base de son poème. Peut-il s’applaudir également de l’exécution de son dessein ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner. Les augures, il est vrai, ne sont pas favorables. En des œuvres de ce genre, le fond et la forme, le but et les moyens ne peuvent guère se démentir ; la gravité qui a manqué dans le principe ne se retrouvera guère dans les détails ; le poète se prévaudra peu de la liberté qui lui reste encore ; et là même où rien ne l’oblige d’être frivole ou profane, il le sera tout naturellement. La nécessité morale est plus forte que la nécessité logique, et les membres du syllogisme le plus régulier se lient moins étroitement que des sentiments qui ne font que se continuer les uns les autres.

En pure logique, rien n’obligeait le poète à donner pour motif à la seconde rédemption la sympathie du Fils de Dieu pour les sentiments personnels d’une femme. C’était déjà bien assez de n’avoir pas accepté de confiance la solution du grand problème que soulève dans notre esprit l’incorruptibilité du bonheur des justes dont les amis ont été relégués ou retenus dans les ténèbres de dehors. Si l’on voulait s’attaquer au problème, il ne fallait pas commencer par l’avilir ; or c’est l’avilir que de l’individualiser. C’est même, sans l’avoir résolu, en susciter un second ; car si (par un miracle, j’y consens) les myriades des bienheureux ne sentent pas leur bonheur altéré par l’infidélité de leurs proches, pourquoi Sémida seule n’est-elle pas au bénéfice de ce miracle ? Ou si, loin de celui qu’elle aime, elle est malheureuse dans le bonheur même, pourquoi tous les autres ont-ils heureux ? Ce malheur exceptionnel ne serait-il pas un péché ? Est-elle unie à Dieu, ce qui est proprement le bonheur du ciel, est-elle vraiment dans le ciel, lorsque son cœur est encore sur la terre qu’elle a quittée ? Sa douleur la rend ou la déclare étrangère à la haute sphère où le poète l’a placée, et son impuissance à saisir dans les cieux la vie de la gloire, témoigne qu’elle n’a point, sur la terre, connu la vie de la foi. Ce que nous disons de Sémida, nous le dirions de toute l’humanité rachetée, si c’était elle ici qui pleurât le peuple entier des réprouvés.

Se représente-t-on tous les bienheureux malheureux ? L’étrange paradis ! Et certes pas malheureux à moitié ; car si ce regret atteint leur bonheur, il doit le détruire ; si Jésus-Christ n’est pas tout en tous, il n’est rien ; s’il ne leur suffit pas, rien ne peut leur suffire. L’auteur n’eût jamais osé imaginer un paradis d’une si nouvelle espèce ; il a donc laissé subsister, entre l’ensemble des élus et l’ensemble des réprouvés, le grand et imperméable abîme dont Abraham parle au mauvais riche ; il ne l’a comblé qu’en faveur ou plutôt au préjudice de Sémida ; elle seule, en vertu d’une exception toute arbitraire, est malheureuse dans le ciel ; et c’est pour elle seule, c’est en faveur d’une affection tout individuelle et par conséquent tout humaine, que Jésus-Christ se résout, sans délibération aucune, à intervenir avec son sang entre le Dieu juste et le monde réprouvé. Si jamais on put appliquer avec avantage et à la lettre la fameuse règle de l’art : Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus273, assurément c’est ici. Nous admirons comme dans toute cette discussion l’art et la religion marchent de bon accord, et comme nous obtenons de l’un, à coup sûr, les oracles qu’aurait rendus l’autre ; mais l’art ici est ce qui nous touche le moins ; nous invoquons contre les ‘ inventions du poète un intérêt plus sérieux ; et si l’erreur pouvait se scinder, si, séparant des hérésies qui s’entraînent l’une l’autre, nous pouvions admettre le malheur d’une élue, et non la grâce que le poète lui fait octroyer, nous voudrions que le Rédempteur, qui dit un jour à sa propre mère : « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? mon heure n’est pas encore venue274 », dît aujourd’hui à cette sainte téméraire, à cette élue au sens réprouvé : « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? mon heure n’est-elle pas venue depuis longtemps, depuis longtemps passée ? »

On nous a dit : Mais ne voyez-vous pas que Sémida est la personnification de l’humanité rachetée ? Quand tout le monde le verrait, l’auteur y gagnerait peu de chose ; il y perdrait même beaucoup ; l’obligation de se représenter sans cesse tout le ciel en deuil, et le murmure exhalé par des milliers de voix aux pieds du trône éternel, serait beaucoup plus pénible à notre sentiment religieux que l’infortune exceptionnelle de cette seule bienheureuse. Qu’au lieu de la dernière des mortelles il soit question de l’Église éplorée, nous demanderions toujours, avec un de nos amis, s’il est permis de lui supposer plus d’amour qu’à Dieu, et si le chrétien, au lieu de choisir exclusivement entre la justice de Dieu et sa miséricorde, ne doit pas humblement adorer l’une et l’autre. Il suffit, ce nous semble, d’avoir posé la question. Mais, pour revenir à la personnification dont on nous parle, non, nous ne la voyons pas et nous n’y croyons pas. Ce que nous voyons partout, c’est une personne, c’est une femme. Pourquoi, si ce deuil est celui de toute l’Église, ce deuil étonne-t-il toute l’Église ? Pourquoi Ève, que nous verrons, au dénouement du poème, se livrer aux transports de la plus tendre joie à la vue de Caïn rendu à son amour, ne l’a-t-elle jamais, jusque-là, ni regretté ni redemandé ? Lui doit-il être moins cher qu’Idaméel à Sémida ? Un fils est-il moins qu’un amant ? Et verrions-nous tant de différence entre la première et la dernière des mortelles, si les regrets de Sémida ne faisaient qu’exprimer ceux de tous les rachetés ? L’auteur, d’ailleurs, a pris les devants sur cette interprétation, bénévole assurément, mais qui ne sauve rien. Si Sémida était l’image et l’expression du peuple élu, Madeleine ne lui dirait pas :

Oh ! par quels souvenirs serais-tu donc liée
À la terre d’exil de nous tous oubliée275 ?

Ève ne lui dirait pas, lorsqu’elle aventure son vol vers les régions inférieures :

La femme doit trembler, enfant, je te le dis,
À chaque pas nouveau fait hors du Paradis276.

Lucifer ne dirait pas à Idaméel qu’il cherche à convertir :

Mais les anges sur toi ne peuvent rien peut-être ?
Il te faut regarder la femme pour renaître277

Et le poète, par la bouche auguste de Cléophanor, ne donnerait pas pour conclusion à son poème cette déclaration dont la solennité est relevée dans le texte par un procédé typographique que nous reproduisons :

La femme a dû guérir le mal qu’elle avait fait278.

Et l’on ne lirait pas un peu plus loin :

La récolte de Dieu par l’amour fut doublée279.

Cet amour n’est pas l’amour divin ; c’est un amour de femme que, dans le monde, on croit distinguer assez de tous les autres en n’ajoutant à son nom aucune épithète. Et franchement, si ce n’est pas là l’idée-mère du poème, c’est du moins celle qui le traverse de part en part ; ce qu’on y voit avant tout, après tout, partout, c’est la faute d’une femme réparée par une autre femme, une tendresse mondaine victorieuse de l’enfer et disposant de l’éternité, le roman dans l’épopée, et ce qui est pire assurément, le roman dans le ciel. C’est toujours, quoique plus dissimulée, cette apothéose de la femme, si commune chez les poètes de notre siècle ; c’est toujours aussi ce culte de la beauté qui, chez plusieurs, est le principe secret de l’adoration de Marie il a fait bâtir la coquette chapelle de Notre-Dame-de-Lorette, il a pu faire écrire la Divine Epopée. Que gagnent les femmes, dans leur caractère et dans leur destinée, à toutes ces cajoleries ? Elles sont bien aveugles si elles ne voient pas que cette idolâtrie les déshonore, et que plus on les flatte moins on les respecte.

Ce n’est pas ici M. Soumet que j’accuse. L’ornière est depuis longtemps creusée. Si cette apothéose du beau sexe recèle un secret mépris, nous n’en rendons responsable ni cet auteur ni même aucun autre. En pratique et par le cœur, on peut rester dans le vrai après qu’on en est sorti par la pensée ou par l’imagination. Séparons franchement le poète de l’homme, et plaignons-nous seulement que des esprits élevés et purs ne puissent échapper à la contagion.

Cette divinisation elle-même d’un des sexes par l’autre n’est que l’effet d’une cause plus intime, où se reproduit l’un des caractères de notre âge. L’amour que peignent nos écrivains à la mode n’est pas l’amour chevaleresque, encore moins l’amour platonique. Ce que notre siècle adore dans la femme, c’est sa beauté ; la femme que notre siècle déifie, ce n’est pas Andromaque, ce n’est pas Thécla, c’est Briséis ou Armide ; l’amour est redevenu païen, et tout ce qui nous est propre dans cette répétition, c’est d’avoir mêlé je ne sais quel mysticisme à l’accent de la volupté. Notre siècle, à la fois sensuel et métaphysicien, a composé de ces deux ingrédients quelque chose qui n’est pas grossier, mais qui n’est pas chaste. Le bien-être, idole du dix-neuvième siècle, a multiplié, dans les productions de l’art, les images molles et énervantes. La grâce, l’élégance, ne sont plus seulement de l’élégance et de la grâce, mais de la volupté. Toutes nos aspirations sont vers l’Orient, non pas comme vers nos origines, mais comme vers le pays du soleil, des parfums et des roses. Ce que nous aimons de cet antique Orient, c’est « la terra molle, e lieta, e dilettosa ». Il nous envoie, comme un opium enivrant, les images d’une nature luxuriante, d’un bonheur facile et d’une volupté rêveuse. Notre poésie occidentale, jusqu’ici plus intellectuelle que sensuelle, et qui ne se mettait en rapport avec la nature extérieure que pour la spiritualiser, aspire aujourd’hui vers l’âme de la nature comme pour la substituer à l’âme humaine. Le soleil de l’Inde flamboie dans nos vers ; toutes les suavités, toutes les ivresses d’une terre opulente s’y donnent la main, tout ce qui endort l’âme y est prodigué ; dormir est devenu le nom du bonheur. M. Soumet lui-même n’a-t-il pas dit :

Pour les enfants du ciel le charme le plus doux,
C’est que chacun s’endort dans le bonheur de tous280 ?

Dans le même passage il définit le bonheur :

             un diamant à la mystique flamme
Fait des rayons de l’ange et des pleurs de la femme281.

Ainsi la femme, toujours la femme ; c’est, il est vrai, la femme qui pleure ; mais qu’importent ces larmes ? ce sont des larmes de femme : voilà l’essentiel. Moins pur et moins chaste que M. Soumet, un poète viendra bientôt qui. satisfaisant pleinement ce double instinct de mysticisme et de volupté, nous fera un ciel peuplé de houris. Et pourquoi non, lorsqu’un écrivain qui n’a permis à son talent aucun trait qui ne soit honnête s’est laissé néanmoins assez dominer par l’esprit de son siècle pour allier aux sujets les plus saintement redoutables les plus profanes ressouvenirs et des accents tout vibrants d’une émotion voluptueuse ? Afin qu’on nous en croie, nous citerons quelques vers d’un morceau sur la Trinité :

Lorsque sur les élus, de plus près, brille et tombe
Un regard créateur de la sainte colombe,
Au plus profond du cœur il fait éclore en eux
(Prodige renaissant du toucher lumineux)
D’autres trésors de paix, d’autres élans d’extase,
Comme un rayon du jour fait naître une topaze
Dans les climats heureux où l’amour se plaît tant ;
Où l’air a la douceur des soupirs qu’il entend ;
Où Golconde, aux yeux noirs, vient baigner odorante
Ses pieds de bayadère à la mer transparente282,

Golconde aux yeux noirs et ses pieds de bayadère à propos de la Trinité !!

J’irai plus loin quand j’examinerai le style de M. Soumet. Si l’afféterie et la mignardise se mêlent, dans ses beaux vers, à la magnificence et à la force, si trop souvent il rend des sensations où il faudrait exprimer des idées, et parle moins à l’âme qu’il ne caresse les sens, je reconnaîtrai dans ces défauts la même influence et, empruntant à l’auteur une de ses expressions, j’accuserai un siècle sensuel d’avoir multiplié les bémols pâles et languissants parmi les accents de cette voix naturellement franche et virile.

Le poète n’a pas prétendu donner pour motif intérieur à la seconde incarnation de Jésus-Christ une compassion trop peu divine pour un simple chagrin d’amour. Nous admettons que la requête de Sémida n’aura fait qu’éveiller dans le cœur du Rédempteur une pitié générale pour la race des réprouvés. C’est pour eux, non pour elle, qu’il descend dans la région ténébreuse, où l’attend un nouveau supplice. Mais n’aurons-nous pas au moins le droit d’exiger que cette croix ne s’élève pas en vain, et que si, contre la déclaration même de Christ, tout n’a pas été accompli sur la première, tout s’accomplisse enfin sur la seconde ? Qui s’attendrait à trouver ici l’auteur en défaut ? Mais soit désir de diversifier la scène, qu’on ne pouvait diversifier qu’en la dénaturant, soit qu’un instinct secret l’ait averti qu’une seconde rédemption est impossible, il est de fait qu’elle ne s’accomplit point, et il se trouve qu’au moins sous un rapport l’auteur a eu raison de ne pas maintenir le premier titre de son épopée. Audite et stupete ! Christ se montre impuissant à racheter les réprouvés. Ecoutez encore et soyez étonnés ! Cette impuissance vient de lui. S’il n’accomplit pas son œuvre, c’est d’abord parce qu’il cesse de croire en lui-même :

Oh ! lamentable Christ, tu ne crois plus en toi ;
Ta dernière agonie est de manquer de foi283 !!!

Oui, Christ ne croit plus qu’il est le Christ ; il s’imagine être le jouet d’une imposture ; il se demande s’il n’a point rêvé son rang, son origine et sa mission. L’auteur, fidèle à son système d’enchérir sur chacun des traits de la première passion, et ayant à tenir compte du cri douloureux : « Mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné284 ? » n’a pas manqué de faire Jésus-Christ sceptique, et le Dieu incrédule à son propre autel ; et c’est sans doute encore pour varier le thème primitif que, rencontrant sur son passage la parole suprême de notre Christ : « Tout est consommé285 », il la remplace… l’oserai-je dire ? par celle-ci : « Rien n’est consommé ! » Seulement il met cette parole en action. C’est en sentant mourir dans son cœur l’amour qui l’a fait descendre aux enfers, c’est en tombant au pied de la croix où la charité, plutôt que les clous, le tenait attaché, et où cette charité ne le retient plus, que Jésus-Christ nous fait entendre, sans les prononcer, ces sinistres paroles : « Rien n’est consommé. » La lance d’Idaméel, rougie dans le feu de la haine primitive, et plongée dans le cœur de Jésus-Christ, y a consumé l’amour. Au Calvaire terrestre, ce fut lui-même qui mourut ; dans le Calvaire infernal, c’est son amour qui meurt. Dans les jours de sa première passion, « comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin286 » ; ici, pour que tout soit plus grand, plus terrible et plus touchant (car l’auteur a-t-il pu avoir un autre dessein ?) Christ ne peut aimer jusqu’à la fin ; il cesse d’aimer avant de cesser de vivre. Certes, si c’est là une manière d’enchérir, elle est étrange ; et conçoit-on que le poète ait annoncé, et préparé pendant onze chants, un résultat que le douzième devait déclarer impossible ? Le poème devrait donc avoir pour titre : Jésus-Christ essayant vainement de racheter l’enfer, et pour épigraphe : « Tu as été pesé à la balance et tu as été trouvé léger287. »

Il est vrai que l’enfer n’en est pas moins sauvé. « Il fallait, dit Jésus-Christ dans le poème, il fallait à l’enfer Jéhovah pour Sauveur. » Dieu donc intervient immédiatement, et de même que la flamme de la haine infernale avait anéanti l’amour dans le cœur de Christ, la lumière du Dieu vivant anéantit la haine dans l’âme des réprouvés. Apparemment cette haine est moins dure que l’amour de Jésus-Christ n’est fort. De cet amour éteint, il reste pourtant quelques étincelles. Jésus-Christ qui n’a pu racheter les damnés, veut souffrir éternellement avec eux pour les consoler éternellement. Peut-être y a-t-il assez d’amour dans cette résolution pour suffire à toute une passion ; et cependant le Fils de Dieu n’a pu subir jusqu’au bout celle qu’il s’était imposée ! Tout cela se comprend-il ? Mais ce qui se comprend trop bien, c’est que le rachat des damnés était donc impossible, et qu’il ne fallait pas parler d’une seconde rédemption ; ce qui se comprend encore très bien, c’est que des pécheurs, et de très grands pécheurs (car ils ont échappé aux grâces de la première expiation) peuvent donc être sauvés par la pure et simple volonté de Dieu, sans médiation, sans sacrifice ; et c’est ce qui a lieu à la fin de ce poème ; mais si le Père peut, cette fois, sauver sans le concours du Fils, ne l’a-t-il pas pu, à plus forte raison, une première fois ? Dès lors l’intervention du Fils dans la première rédemption n’apparaît-elle pas comme surabondante ? et le système évangélique, que le poète prétendait bien ne pas ébranler, ne reçoit-il pas du dénouement de la Divine Épopée l’ébranlement le plus intérieur et le plus funeste ? Ainsi, grâce au second Évangile édité par M. Soumet, rien du premier ne reste debout.

Comment ne pas conclure de tout ce qui précède que l’auteur n’a pas apporté à la méditation de son poème la gravité qu’elle demandait ? Il ne faut pas s’étonner qu’après avoir altéré la base même des traditions chrétiennes, il en ait altéré la lettre et l’esprit dans les détails comme dans l’ensemble. Ce serait merveille s’il avait fait moins bon marché des conséquences que du principe. On le voit glisser à tout moment de la vérité dans l’erreur, et la première, trop souvent, ne semble être pour lui que le point d’appui de la seconde. L’Écriture sainte félicite « ceux qui meurent au Seigneur », en disant « qu’ils se reposent de leurs travaux et que leurs œuvres les suivent288. » M. Soumet s’empare de cette idée et lui donne une forme poétique et hardie. Les bonnes œuvres personnifiées environnent leur auteur ; mais c’est pour lui rendre des hommages qui n’appartiennent qu’à Dieu, c’est-à-dire que l’homme, au lieu de jeter sa couronne aux pieds du suprême donateur, se remercie et s’admire soi-même d’avoir bien agi : Oui (dit la bonne action personnifiée),

Oui ! je suis ton image et ton vivant miroir,
Et dans mes traits bénis c’est toi que tu peux voir !…
Ma gloire sous tes pas fleurit de toutes parts,
Je t’appelle mon père, avec un pur délire289.

Le mot délire n’est que trop juste, mais un pur délire ! Y pensez-vous bien ? Un chrétien qui se dit le père de ses œuvres ! Et quelle part faites-vous donc au Père des esprits ? Que n’avez-vous dit plutôt que le racheté est le fils de ses œuvres et que ses œuvres elles-mêmes sont les filles de Dieu ? Pour être beaucoup plus vrai, cela serait-il moins poétique ?

Un auteur qui comprend ainsi le christianisme a bien pu faire dire à l’un des élus, qui pourtant est à la source même de la vérité :

Si tu m’aimes en Dieu, viens me chercher toi-même.
Il me doit ce miracle290 !

Mais on aura plus de peine à comprendre et l’on ne s’expliquera que par un manque absolu de système, que M. Soumet, après avoir fait de l’orgueil le principe de la chute d’Idaméel et le caractère dominant de l’Antéchrist, ait pu dire néanmoins :

L’élément primitif de la grande Géhenne,
Celui dont tout émane aux enfers, c’est la haine291.

Cela est faux en philosophie comme en religion ; mais cela eût faux surtout au point de vue adopté par l’auteur, et l’on ne peut s’étonner assez qu’après avoir énuméré avec complaisance certains éléments du péché, la haine et la colère, il ne trouve, sur le troisième qui est l’orgueil, que ces deux vers insignifiants et gonflés de mots :

Le troisième élément du lamentable empire,
C’est l’orgueil, air maudit que tout damné respire292.

Je ne relèverai pas d’autres erreurs ou d’autres incohérences. Ce qui est pire, à mon avis, que des erreurs formelles, ce sont les erreurs de sentiment, les atteintes à l’esprit du christianisme, les inconvenances ; et, il faut bien le dire, ce livre en est plein. Plusieurs tiennent au principe que nous avons signalé : l’adoration de la femme et le culte de la beauté ; mais ce principe d’erreur n’est lui-même que secondaire, il découle d’une erreur plus générale, et, si j’ose le dire, d’une irréligion de la pensée. Jamais, avec une pensée religieuse, on n’eût pu dire aux anges, en parlant de Sémida : Venez

Jusqu’à ses pieds distraits baisser vos fronts de roi293 ;

jamais on n’eût pu, prosternant devant une femme, comme femme, ceux dont l’Éternel a fait les ministres de sa volonté et les hérauts de sa gloire, les avilir jusqu’à dire, en parlant de la femme (car, encore une fois, Sémida c’est la femme) :

sa pure voix, même dans son délire,
Chantait plus près de Dieu que la céleste lyre294.

J’absous les intentions du poète ; je veux qu’il soit chrétien par le cœur, mais il ne l’est pas par la pensée lorsqu’il fait sortir des lèvres du Christ attaché à la croix les étranges paroles que voici :

Et puis j’en verserai (de mon sang) la coupe deux fois pleine,
Comme les doux parfums de sainte Madeleine,
Sur tes pieds, Sémida, sur tes pieds glorieux ;
Et ce sang ravivé, ruisseau mystérieux,
Abreuvera de paix, de joie et d’innocence,
Du mystique printemps la riche efflorescence.
Le lis d’Eucharistie en des flots de fraîcheur
De son pur vêtement baignera la blancheur.
Dans la grande moisson plus de tiges brisées :
Et ces gouttes de sang, ineffables rosées,
Topazes de splendeur, perles et diamants,
Chastes saphirs sortis du creuset des tourments,
Luiront au front des saints que ton aile environne295

S’attendait-on à voir se jouer, dans les discours de Jésus crucifié, les feux réunis des diamants, des saphirs et des topazes !

Encore si le poème de M. Soumet n’offrait point de plus grandes inconvenances ! Mais le défaut de tact religieux y est porté beaucoup plus loin. Parler ainsi, c’est prendre l’engagement de citer.

Jésus-Christ, dans sa première passion, vit debout, au pied de la croix, saint Jean et sa mère, le disciple bien-aimé et celle que tous les siècles appelleront bienheureuse. C’est sur ces personnes saintes que, selon la belle expression de Saurin, ses regards allaient mourir. Pour témoins solennels et pour consolateurs de l’agonie de Jésus au Calvaire infernal, M. Soumet amène deux réprouvés. Françoise de Rimini et son adultère amant remplacent Jean et Marie-Madeleine. Ce rapprochement que le poète devait éviter, il le brave, il l’a cherché, il ne veut pas qu’il nous échappe :

Autrefois (dit-il) le disciple et l’amante étaient là ;
Il croira voir, trompé par votre front qui prie,
Pleurer, près de saint Jean, Madeleine-Marie296.

Trompé sans doute est le vrai mot : oui, grossièrement trompé. Mais pour pouvoir assister Jésus-Christ dans son agonie, les deux amants n’ont pas même besoin de cette illusion du Sauveur. Seuls parmi les habitants de l’enfer, ils ont à cet office un droit positif, que dans le ciel même ils pourraient disputer aux habitants du ciel ; leur droit est dans leur nom même, qui, révélé au divin crucifié, les qualifiera d’autant mieux pour leur douloureuse mission. Eux-mêmes vont lui produire leurs titres :

Si nous faisions pleurer en disant notre histoire…
C’est qu’un soupir de vous semblait s’y faire entendre !
Nous aimer dans l’abîme, oh ! c’était vous attendre297 !

Cela n’est-il pas effroyable ? Un soupir de Jésus-Christ discerné dans les transports d’un amour adultère ! Et cette flamme criminelle qui continue à brûler dans l’enfer, équivalant à une attente, à un pressentiment de Jésus-Christ ! Que font-ils donc dans l’enfer, si leur amour fut une religion ? On dirait que le poète qui se confesse chrétien n’a pas voulu être en reste de profanation avec le poète qui s’avoue incrédule : en imitant Béranger, dans ses témérités les plus extrêmes, M. Soumet l’a vaincu. On avait frémi de douleur en voyant le célèbre chansonnier ouvrir à deux battants la porte du paradis à une sœur grise et à une courtisane, par la raison que chacune à sa manière, mais toutes deux également, elles avaient aimé298. Mais Béranger, du moins, n’a pas réuni au pied de la croix la courtisane et la sœur grise dans le dessein de déployer ensemble, envers Jésus-Christ, la puissance d’aimer qui les rend pareilles. Pour élever le blasphème à sa plus haute puissance, il fallait, à ce qu’il paraît, un poète chrétien. C’était lui qui devait nous faire voir la charité même à son apogée, donnant une solennelle sanction à cette détestable ironie, qui fait de la volupté et de la charité deux formes d’un même sentiment, et rend la charité ridicule en rendant la débauche aimable. Si ce n’est pas là la pensée de M. Soumet, quelle est donc sa pensée ? comment Jésus-Christ se trouve-t-il au fond de l’histoire de Françoise de Rimini, et non pas, s’il vous plaît, dans les remords de cette femme, si elle en a eu, mais dans sa tendresse adultère ? Comment la persévérance de deux coupables dans leur crime, comment leur endurcissement est-il un avant-goût du grand mystère de piété ? Il faut sans détour signaler ici la dernière expression, et de ce scepticisme moral qui est la grande maladie de notre siècle et de cet enthousiasme de volupté qui, faisant de la jouissance une religion, finira pas élever, à côté des temples du vrai Dieu, des temples à la beauté.

La spiritualité comme la gravité manque à M. Soumet, au-delà de ce qu’on pourrait imaginer. D’autres ont spiritualisé la matière ; lui, il matérialise l’esprit. Il ne met point seulement l’image à la place de l’idée, mais la sensation à la place du sentiment. Les plus vives impressions de ses personnages sont des impressions physiques. La félicité de son paradis ressemble à une fête mondaine avec illumination et feux d’artifice, le tout dans des proportions immenses. La récompense des justes est d’être au spectacle pendant toute l’éternité. Le ciel du poète est un ciel de théâtre. Lorsque dans ses vers la sensation fait place au sentiment, le sentiment même est peu sérieux ; les émotions qu’il fait éprouver à ses bienheureux, et par contrecoup à ses lecteurs, sont des émotions de l’imagination plutôt que du cœur : et le bonheur céleste n’est guère qu’une succession d’états poétiques. Quand l’auteur, dans le tableau du paradis, offrirait à notre imagination mille autres détails comme ceux-ci : La blanche fête de l’Eden, et ses palais de cymophane, le séraphin de la grâce balançant le lis bleu du ciel, et le cœur des vierges qui brille comme un jeu rose, il n’arriverait pas aussi près de notre cœur que Fénelon avec cette phrase où il n’y a pourtant ni feu rose, ni lis bleu, ni cymophane : « C’est une joie douce, noble, pleine de majesté, c’est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui le transporte : ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu’elle avait cru mort… Je ne sais quoi de divin coule au travers de leurs cœurs comme un torrent de la divinité même qui s’unit à eux ; ils voient, ils goûtent qu’ils sont heureux et sentent qu’ils le seront toujours299… »

En se tenant si loin du véritable sentiment, l’auteur se tient encore plus loin de la vraie spiritualité. Il n’y en a point dans la Divine Epopée, et nulle part aussi peu que dans les endroits dont elle serait l’unique et l’indispensable beauté. On dirait que quand l’auteur étend la main pour la saisir, elle lui échappe, ne laissant en son pouvoir que de vaines images. Dei images peuvent être spirituelles, et je comprends par exemple que celle ? du Cantique des Cantiques remuent profondément, dans une âme religieuse, la faculté qu’on peut appeler mystique ; il ne faut pas les presser beaucoup pour en faire découler des flots de cette manne secrète ; mais en sort-il une seule goutte de ces vers qui devraient en être tout pleins, et où l’on sent très bien l’imitation involontaire du cantique de la grande amie ?

MADELEINE

Où donc êtes-vous, Christ, notre souffle adorable ?

SÉMIDA

La fleur de l’amandier vous cherche ainsi que nous.

MADELEINE

Les échos endormis au fond des bois d’érable,
S’éveillent en disant : Christ, où donc êtes-vous300 ?

Et pourquoi la fleur de l’amandier cherche-t-elle Jésus-Christ ? C’est le « Ipsæ te, Tityre, pinus, ipsi te fontes, ipsa hæc arbusta, vocabant »301 ; mais tout le sens et toute la grâce de cette image se sont évaporés en chemin. Arrivée de Mantoue au Calvaire, et du pâtre à Jésus-Christ, elle ne signifie plus rien.

SÉMIDA

Si pour le retrouver, sœur, nous partions ensemble,
Le demandant tout bas à ce qui lui ressemble :
Aux lis blancs de sa mère, à l’agneau caressant,
À l’humble nictantès dans la nuit fleurissant…

MADELEINE

Non, le ciel est trop vaste ; et parmi ses aurores,
Dans ses bois de palmiers, sous ses frais mélodores,
Nous nous égarerions…

ÈVE

Oui, mes filles, venez, venez…

MADELEINE

Moi, j’attendrai.
Le parfum de ses pieds dort sous ma chevelure,
Et de mon cœur d’amante embaume la blessure…
Je suis de sa famille,
Comme la grenadille
Fleur de la passion302.

Que ces vers expriment ou supposent une espèce d’amour, je le veux ; mais cet amour est-il un saint amour ? un amour trempé dans le respect et dans la crainte, un amour tout baigné de larmes, tout pénétré de repentir et de zèle ? Saint Paul nous a fait entrevoir à l’horizon lointain de la doctrine évangélique une vérité sublime : c’est que toute la création est en travail et soupire ; mais si, au lieu d’en parler ainsi, il nous eût montré l’amandier, l’érable et le loxia, languissant après Jésus-Christ, l’aurions-nous compris ? aurions-nous reçu, je ne dirai pas une impression sublime, mais une impression quelconque ? et n’y a-t-il pas une différence du tout au tout entre cette souffrance de toute la création, condamnée à la douleur par le péché de l’homme, à la plainte particulière d’une fleur ou d’un arbrisseau qui gémissent, on ne sait pourquoi, et demandent Jésus-Christ on ne sait à quel propos ?

Si des âmes qui cherchent le Sauveur absent, ne trouvent pas d’autres paroles pour exprimer leur regret et leur tendresse, si l’émotion la plus intime n’a qu’un langage si extérieur et si frivole, il faut désespérer de trouver nulle part l’accent du poète plus digne de son sujet. On ne comble pas, on rend au contraire plus sensible par l’élégance et par l’éclat une lacune si profonde ; la vraie poésie de ces idées, autour desquelles l’auteur s’est fatigué à suspendre des guirlandes inodores, est tout entière dans la simplicité presque rustique de ces vers, que l’école moderne trouvera peut-être bien nus :

Comme un cerf altéré brame
Après le courant des eaux,
Ainsi soupire mon âme,
Seigneur, après tes ruisseaux !
Elle a soif du Dieu vivant,
Et s’écrie en le suivant :
Mon Dieu, mon Dieu, quand sera-ce
Que mes yeux verront ta face303 ?

Mais faut-il s’étonner qu’il y ait peu de spiritualité et de gravité dans un poème chrétien, dont l’idée chrétienne n’est pas le fondement et ne fait pas la vie ? La religion, pas plus que l’homme, ne relève, comme dit Pascal, « de l’espace et de la durée » ; les idées d’infini, d’immensité, d’éternité, de puissance, essentielles sans doute à la religion, ne sont pourtant pas la religion ; tout cela peut surabonder dans le langage d’un poète, et la gravité y manquer tout à fait. Avec ces éléments on peut faire de la métaphysique et même de la poésie, mais ni cette métaphysique, ni cette poésie ne seront religieuses. La grandeur même ne s’y trouvera pas ; car la grandeur de Dieu est d’être saint, la grandeur de l’homme est d’aspirer à l’être, et jusqu’à ce qu’il le soit, sa grandeur est de sentir qu’il ne l’est pas. Une pensée religieuse est donc d’abord une pensée de componction et de repentir ; un poème religieux est un poème fondé et appuyé de partout sur ces mêmes idées. Il ne saurait ailleurs qu’en elles puiser de l’intérêt et de la sève ; sans elles il est aride ; et l’amour même qu’il exprime, par cela seul que ses racines ne plongent pas dans la douleur du péché, sèche sur pied, ne fleurit jamais, ne rend point de parfum. Or, cette condition de grandeur tout ensemble et de gravité n’est point remplie dans le poème de M. Soumet. Sa religion, n’étant pas une religion de la conscience, n’est pas même une religion ; c’est tantôt de la métaphysique, tantôt de la poésie, que font palpiter çà et là quelques-uns des sentiments de l’homme naturel ; mais il n’y a presque rien de plus. Il est bizarre, mais exact, de dire que Satan est le personnage le plus chrétien de tout le poème. Je ne recherche pas si l’auteur, en supposant le diable pénitent, a été parfaitement orthodoxe ; mais, la donnée une fois admise, il faut avouer que de tout ce monde infernal, que la volonté souveraine a réintégré dans le ciel, Satan est le seul qui y rentre aux conditions posées par l’Évangile ; car il est le seul entre tous qui connaisse le repentir. Le reste de l’enfer ne se repent point et se trouve sauvé quand même, je veux dire sans aucune des satisfactions qu’à teneur de notre Évangile la loi éternelle réclame ; et s’il était vrai, comme on l’a prétendu, que Sémida représentât l’humanité rachetée, on pourrait dire que cette humanité se repent aussi, mais de sa foi et de son bonheur.

On allègue, en apologie des témérités de la Divine Épopée, les témérités analogues de quelques poètes chrétiens, comme si, au-dessus de tous les exemples et de tous les précédents, il n’y avait pas la vérité, règle universelle et absolue. On dit que M. Soumet était aussi bien le maître de supposer une seconde expiation au bénéfice des damnés, que Klopstock l’a été d’appliquer à un ange tombé les effets de la rédemption historique. Il s’agit, on le voit, de l’épisode d’Abbadona304. Mais si, de notre part, il y aurait inconséquence aussi bien que témérité à vouloir absoudre Klopstock, il serait injuste aussi de ne pas vouloir remarquer entre le poète allemand et le poète français une différence profonde à l’avantage du premier. La fiction de Klopstock non seulement ménage, mais consacre la plus fondamentale des vérités du christianisme, c’est que le bienfait de la rédemption n’est applicable qu’à l’humilité du repentir. Si la porte du salut est la foi, la repentance est le gond sur lequel tourne cette porte. Rien n’est plus important que cette maxime, et si, aux termes de l’orthodoxie, les démons ne peuvent pas être sauvés, c’est qu’ils ne peuvent pas se repentir. Nous serions entraîné trop loin si nous voulions étudier ici ce dogme redoutable de l’impossibilité de la conversion, ni plus ni moins plausible en philosophie que celui de l’inadmissibilité de la grâce. Ne retenons que ceci, mais retenons-le bien : si les démons pouvaient se repentir, ils pourraient être sauvés, parce que la croix de Jésus-Christ est le salut pour tous ceux qui se repentent. La nécessité, la vertu, la puissance du repentir, voilà, dans le christianisme, la vérité vivante ; voilà celle qui rend le christianisme humain, voilà aussi ce qui le rend dramatique ; voilà l’élément dont ne se passe point un poème chrétien, et avec lequel un poème chrétien est toujours intéressant, et même toujours vrai, au moins d’une vérité morale. Eh bien ! c’est de cette vérité-là (la plus précieuse de toutes) qu’est vrai l’épisode d’Abbadona ; c’est par là aussi qu’en dépit de la témérité de la conception, il ne laisse pas de captiver l’intérêt des lecteurs les plus rigidement orthodoxes. On oublie aisément la nature de l’ange, la nature de la chute, pour ne voir qu’une âme pénitente et attendrie. Abbadona en est peut-être le type le plus touchant ; dans ses douleurs, dans ses prières, dans la grâce qui lui est accordée, tout le fond du christianisme se retrouve. Les sucs les plus purs de l’Evangile abreuvent ces pages admirables ; hérésie pour hérésie, on doit regretter que celle de M. Soumet n’ait pas porté sur le même point, et ne soit pas de la même étoffe. Nous ne pouvons transcrire ici cet épisode célèbre ; mais nous supplions nos lecteurs de le relire, dans l’original ou dans une traduction, n’importe.

Nous arrivons à la fin de notre troisième article, et nous n’avons pas fini. C’est dépasser de beaucoup les bornes où se renferme communément la critique d’un livre. Il y a de notre faute, sans doute ; mais on voudra bien nous tenir compte des circonstances. Ceux qui ont érigé le poème de M. Soumet en œuvre de prédication et de moralisation, ceux qui l’ont classé à son apparition parmi les signes et les moyens du réveil religieux [le ministre surtout qui a consacré cette prévention en ordonnant que ce poème fût donné en prix dans les collèges]305, nous ont forcé, en prenant le change aussi incroyablement, à prendre nous-mêmes au plus grand sérieux la critique d’un ouvrage autour duquel, malgré tout son mérite et tous ses défauts, nous n’aurions pas osé nous arrêter si longtemps. Il y avait un moyen d’être court : c’était d’en faire une analyse ironique. Ce n’était pas si difficile. Mais une analyse de ce genre, outre qu’elle nous répugnait, ne nous conduisait pas vers les questions que nous avions à cœur d’éclaircir, et laissait debout dans les esprits l’erreur sur laquelle repose l’approbation sérieuse que cet ouvrage a obtenue. Fussions-nous parvenu à envelopper de ridicule cette grande composition, rien n’était fait, puisqu’il restait établi que, sauf l’exécution, le système religieux de M. Soumet était bon, et que son poème pouvait être fort défectueux, mais qu’au moins il était chrétien. Rien, dans la Divine Épopée, n’est si digne de censure que cette erreur du public au sujet de la Divine Épopée. Cette erreur, qui a donné naissance au poème de M. Soumet, nous dénonce le déplorable abâtardissement de l’idée religieuse dans la patrie de saint Bernard, de Gerson, de Pascal et d’Abbadie. C’est contre elle surtout que nous avons écrit. Nous avons, dans nos deux derniers articles, discuté, à l’occasion de M. Soumet, la religion à la mode, et nous avons fait le procès du public, bien plus que celui de l’écrivain. On ne pourra défendre M. Soumet contre nos critiques sans prendre le parti de la religion du jour ; on ne pourra non plus accueillir nos observations sans désavouer les modernes tendances [dont il est triste de voir un homme aussi judicieux et aussi versé dans l’histoire de l’antiquité que le ministre actuel de l’instruction publique, se faire l’appui et le représentant306].

Quatrième article307 §

En des temps meilleurs que les nôtres, en des temps de foi et de sérieux, si un ouvrage tel que la Divine Épopée avait pu voir le jour, notre tâche de critique eût commencé à l’endroit même où elle s’achève. Tout ce qui précède serait superflu. La conscience publique aurait pris les devants. Elle nous eût dispensé de ce qu’il y a de plus pénible dans le métier de l’écrivain, l’obligation de prouver l’évidence. Une simple analyse nous eût acquitté envers la partie la plus sévère de notre mission, et nous aurions passé sans plus d’affaire, au moins si l’ouvrage en eût valu la peine, aux questions d’art et de littérature. Ce n’est pas tout à fait notre faute si nous les abordons si tard, et si nous ne pouvons que les effleurer. Quant à supprimer cette partie de notre travail, nous le pouvons d’autant moins, qu’ici enfin nous trouvons l’occasion de rendre au talent de M. Soumet l’hommage dont il est digne et auquel, rendu par nous, rien ne manquera que l’autorité.

Nous nous sommes assez prononcé, et surtout assez étendu, sur le sujet de l’ouvrage. Mais dans ce sujet même, dont le choix nous a paru si malheureux, est enfermé un autre sujet, plus général et plus élémentaire ; et celui-là nous ne le blâmons point. C’est la révolte de l’Antéchrist. Que ce nom soit générique ou individuel, c’est ce que nous n’examinerons pas. Mais si la grande rébellion dénoncée à l’Église pour une époque indéterminée, doit avoir un chef, une âme visible, ce chef, cette âme sera l’Antéchrist par excellence. Déjà plus d’un siècle a cru être ce siècle funeste, et n’a revendiqué qu’avec trop d’apparence un si déplorable honneur. Aucun sujet ne peut tenter plus vivement une imagination sérieuse et poétique ; et cette lutte dernière et désespérée du prince des ténèbres, cette lutte ébranlant à la fois la terre, l’enfer et les cieux, réclame à bon droit son Dante et son Milton. « L’ennemi qui sera vaincu le dernier c’est la mort308 » ; donc un autre ennemi doit succomber auparavant. Quel est cet ennemi, sinon l’Antéchrist ? Donnez-lui, si vous voulez, un nom d’homme ; donnez-lui la terre pour théâtre ; gonflez son cœur des poisons amassés de toutes les générations ; que son esprit soit le confluent de toutes les forces et de toutes les erreurs de l’esprit humain ; montrez-nous d’un côté la fidélité qui s’exalte et l’impiété qui s’exaspère, et l’Antéchrist, dans cette dernière tentative, mettant pour enjeu sa couronne ; faites-nous assister à des scènes humaines, où les disciples de Jésus, d’une part, et les enfants de perdition, de l’autre, se disputent cette terre, appelée tour à tour le royaume de Satan et le royaume du Christ ; et qu’on voie, pour conclusion, l’esprit d’impiété, l’Antéchrist, abandonner le champ de bataille au bien-aimé du Très Haut ; vous aurez trouvé, dans les régions de l’avenir, mais dans les limites de la foi chrétienne, un sujet plus beau, plus pathétique et moins téméraire que celui de la Divine Épopée.

Ce sujet, je le répète, est compris dans celui qu’a traité M. Soumet ; mais il y est absorbé. Le poète a voulu poser une autre question, créer un autre intérêt ; il s’est trompé : les vraies beautés, non seulement évangéliques, mais humaines, se trouvaient dans le sujet qu’il n’a fait que traverser, et où nous aurions voulu le voir s’arrêter. Toutefois il l’a traversé comme à pas lents ; il nous a laissé voir quelques-uns des matériaux dont il eût pu composer tout son édifice ; il a concentré dans une figure qui a de la grandeur les éléments de la rébellion suprême ; il nous a tracé dans Idaméel une image de l’Antéchrist. Idaméel ou l’Antéchrist c’est l’orgueil de la pensée et de la science, l’esprit qui construisit Babel, celui qui inspira les rêves de Condorcet, celui qui, aujourd’hui même, une main sur un compas et l’autre sur un creuset, proclame la divinité de l’homme et le néant de Dieu. M. Soumet n’avait à disposer que des données contemporaines ; du moins il a dédaigné d’y ajouter les inventions bizarres dont l’auteur de la Chute d’un Ange a doté, dans la personne d’Adonaï, la primitive humanité. Son Antéchrist en est encore à la vapeur, aux chemins de fer et au socialisme. Mais comme le globe, aujourd’hui âgé de six mille ans, n’en a pas moins de dix mille à l’époque où survient Idaméel, chacun est libre d’inventer des inventions (je parle des résultats, non des procédés), qui aient porté la puissance de l’homme aussi près que possible de celle de Dieu, en apparence du moins. Toutefois, ce n’est pas uniquement sous ces traits que j’aurais conçu l’Antéchrist. Ces traits sont essentiels à l’Antéchrist, mais l’Antéchrist ne s’y trouve pas tout entier ; et l’ivresse de la science domptant la nature, et niant Dieu jusqu’à ce qu’elle l’ait rencontré lui-même et se soit brisée à ce terrible contact, n’est qu’un des caractères (très bien saisi par M. Soumet) de l’esprit de révolte et de péché qu’Idaméel personnifie. C’est un sujet à reprendre, c’est un nouveau poème à faire, poème où l’humanité, comme un océan dans les hautes marées, se montrera grosse et bouillonnante de toutes ses gloires et de toutes ses ignominies, de toutes ses douleurs et de toutes ses espérances ; si M. Soumet ne traite pas ce sujet, qu’il a englouti dans un sujet moins heureux, l’honneur lui restera de l’avoir indiqué.

C’est d’ailleurs une idée grande, et peut-être philosophiquement grande, que d’avoir fait de l’Antéchrist un homme, et de cet homme le Gengis-kan du vieil enfer. Si M. Soumet a trouvé cette idée dans les traditions de l’Église et peut-être même dans ses documents inspirés, il en a saisi et en a fait sentir toute la portée. Il y a eu, ce nous semble, un instinct juste et profond à comprendre que Satan ne peut avoir qu’un homme pour vainqueur et pour héritier. « Si nous négligeons l’usage des avantages qui nous sont faits, dit un vieux prédicateur français, notre condition sera pire, je ne dis pas que celle de la bête, dont l’âme meurt avec le corps, et par conséquent ne souffre plus rien, mais que celle du diable même, qui, au milieu de ses tourments, n’aura pas comme nous cet inconsolable regret d’avoir pu retourner en grâce et d’en avoir méprisé les moyens. » Or une pire condition n’entraîne-t-elle pas une méchanceté pire ?

L’ordonnance de la Divine Épopée est belle, vraiment épique. Chacun de ses douze chants semble sonner une des grandes heures d’un jour de l’année éternelle :

                                       One such day
As heaven’s great year brings forth309.

La division du poème est si naturelle et si claire, que l’esprit, après l’avoir vue, se refuse à en concevoir une autre. Elle a quelque chose de nécessaire et de fatal. Ces épithètes ne semblent pas d’abord convenir aux quatre chants qui renferment l’histoire d’Idaméel, histoire qui ne paraît tenir à l’action que par un fil assez léger ; mais elle avait de droit une place dans le poème, dont elle est la base ; on ne peut disconvenir d’ailleurs qu’elle ne soit bien en son lieu ; partout ailleurs, elle troublerait ce qu’on peut appeler le rythme de l’action ; peu importe, après cela, de quelle manière elle est introduite ; et la fête infernale dont elle fait partie n’est guère moins légitime que le festin royal où le fils d’Anchise raconte au dessert les malheurs de sa patrie et les siens. Je ne veux pas chercher si un christianisme plus sérieux permettrait des fêtes à l’enfer ; j’adopte, sans y regarder, l’enfer de M. Soumet, et cet enfer peut avoir des fêtes. Tout le reste suit aisément, et le récit d’Idaméel orne, avec toute convenance, les loisirs douloureux et les fêtes furieuses de la cité maudite. Cette histoire d’Idaméel a beaucoup de grandeur ; c’est un résumé rapide et majestueux de l’histoire universelle ; c’est l’Antéchrist refaisant le livre de Bossuet. En supposant qu’on puisse s’intéresser à Idaméel et à Sémida (à quoi, pour notre part, nous nous sommes vainement exhorté), ce magnifique récit prépare l’intérêt des chants qui suivent ; et l’entrée de Jésus-Christ dans le royaume infernal, prévue par le lecteur et mystérieusement annoncée au milieu même du récit d’Idaméel par une commotion soudaine de tout l’enfer, est admirablement placée après cette histoire de l’Antéchrist racontée par l’Antéchrist lui-même. Dès lors tout marche vers le dénouement avec la majestueuse lenteur d’un torrent de lave, mais sans plus de repos et de relâche que la lave, et le regard s’attache avec une ardeur pleine d’anxiété sur les scènes de la seconde rédemption. Nous ne parlons, on le voit, que de l’ordonnance du poème ; nous faisons abstraction de tout le reste. Si le chant que l’auteur a intitulé Drame paraît suspendre l’action et l’intérêt, ce n’est pas une faute de plan, mais d’exécution ; car cette répercussion de la passion chez les amis du Christ, déplorant son absence, invoquant son retour, était susceptible d’une beauté morale et mystique dont le poète, malheureusement, ne l’a pas dotée.

Partout on sent, dans ce poème, de belles intentions ; partout des efforts inouïs enlèvent l’admiration sans pouvoir à l’ordinaire intéresser le cœur. Ce qu’a tenté M. Soumet pour agiter jusqu’en sa profondeur cet océan de plomb, est quelque chose de prodigieux. Créer des personnages, et, avec ces personnages, des rapports, des conflits, des intérêts nouveaux, et tout cela, il faut l’avouer, sans digression, presque sans épisode, tout cela dans la grande et unique ligne de l’action, rien ne lui a coûté, et, dans un certain sens, tout lui a réussi. Certes, il y a de la grandeur et du mouvement dans la convocation des grandes cités de notre globe autour de la croix de Jésus-Christ ; il y en a dans les efforts désespérés des démons pour élever cette croix ; il y a mieux, il y a de la profondeur et du pathétique dans la comparution successive de Caïn, de Sémiramis, de Robespierre et de Satan, interrogés sur le vrai nom de l’être mystérieux qui vient d’apparaître dans les régions de l’abîme. Nous ne mettons pas sur la même ligne le voyage de cette larme tombée de l’œil de Marie, et qui, après avoir traversé plusieurs cieux, reçoit un baiser de Sémida, et continue sa route. En somme, l’imagination et la pensée sont tenues en haleine ; mais l’intérêt manque à l’ordinaire ; ce mouvement est stérile, ou plutôt apparent ; c’est un tread-mill où l’on marche sans avancer ; car on ne désire, on ne craint rien, on n’aime rien ; or l’amour est le mouvement de l’âme, comme la pensée est le mouvement de l’esprit. Le progrès de la pensée suffit au mouvement ou plutôt est le mouvement même d’un ouvrage philosophique ; mais ni ce progrès de la pensée, ni même le progrès dans une situation ne suffisent à l’intérêt d’un poème ; qu’importe un progrès, plus apparent que réel, qui me laisse toujours au même point, puisqu’il me laisse toujours également indifférent ? Si le résultat annoncé ne me touche point, si ceux qui doivent y concourir ou le subir ne sont rien pour moi, qu’importe, je vous en prie, qu’on m’en éloigne ou qu’on m’en rapproche ?

Des caractères bien tracés, bien soutenus et divers, ne comblent pas ce déficit, si l’intérêt qu’ils excitent est purement intellectuel. Ils pourront m’attacher sans doute, mais non pas à la manière que le poëte a voulu ; et s’il m’oblige à lire son poème, il ne m’obligera pas à le lire comme poème. Tout cela s’ajouterait utilement à l’intérêt moral ou sentimental ; il n’y a même de haute poésie que celle qui nourrit la pensée ; la poésie est une philosophie à l’état concret ; mais tout cela n’est pas la poésie, car c’est par l’âme qu’on est poète et qu’on sent les poètes ; or, qu’a-t-on à faire de l’âme là où il n’y a sujet ni d’espérer ni de craindre, ni de haïr ni d’aimer ?

Les héros de M. Soumet ne sont pas des personnes de chair et d’os ; ou ses personnages n’ont pas de caractère, ou leur caractère est tout intellectuel : ses vrais héros sont des idées : c’est presque avoir dit que la mesure, les nuances, l’individualité leur manquent, puisqu’une idée, comme idée, est absolue ; mais il faut avouer que M. Soumet excelle à faire tenir une idée sur ses pieds, et qu’il sait la faire agir, en tant qu’idée, admirablement. Sa force paraît surtout à résumer des idées, et à conter les histoires de l’intelligence. Sur le pied de poème philosophique, et réduit à ses partis philosophiques, la Divine Épopée a droit à de grands éloges. Il est probable qu’au sujet de ce poème l’éloge prendra le change plutôt que la critique. Il n’essuiera pas des critiques injustes, mais il recevra d’injustes louanges. Toutefois certaines beautés, qui appartiennent à la poésie philosophique, n’échapperont à personne. Ce n’est point, par exemple, une invention vulgaire que celle du Sphinx, personnification du scepticisme, détournant Idaméel de faire la guerre à Dieu, attendu que Dieu n’est pas ; et c’est quelque chose de fort beau dans son genre que l’Antéchrist défendant contre le scepticisme le dogme de l’existence de Dieu. « Les démons, a dit un apôtre, croient aussi qu’il y a un Dieu, et ils en tremblent310. » Mais l’Antéchrist est plus qu’un démon ; il croit et il hait ; Dieu retranché de l’univers, c’est Dieu enlevé à sa haine, et sa vie est de haïr Dieu.

Nous citerions volontiers toute cette controverse étrange ; obligé de nous borner, nous transcrirons seulement quelques vers pris dans deux endroits différents, et où l’incrédulité sceptique se caractérise admirablement elle-même :

Un démon s’élevait entre les plus sinistres
De ceux que le monarque avait pris pour ministres :
C’était le sphinx, le sphinx multiple et colossal,
Du suzerain funèbre insidieux vassal ;
Perdu dans les détours de son oblique route,
L’emblème de l’énigme et le démon du doute ;
Et qu’autrefois l’abîme, au gré de son désir,
Vomit à la lumière afin de l’obscurcir.
Quand l’Égypte oubliant ses splendeurs disparues,
Pour avoir plus de dieux dételait ses charrues,
Devant le temple immonde il eut sa part d’encens,
Monstre d’airain au seuil des monstres mugissants.
Des tombeaux de Luxor constante sentinelle,
Gardien de la mort, plus mystérieux qu’elle,
Il étonna le monde, et la Grèce mille ans
S’effraya des secrets qu’il couvait sous ses flancs.
Troubler le cœur de l’homme était sa seule étude :
La foi sous son regard mourait d’incertitude ;
Et le soleil lui-même, en sa course arrêté,
Semblait en l’écoutant douter de sa clarté.
……………………………………………… ;
Athée à triple forme, aigle, lion et femme,
Bronze qui palpitait sans se chercher une âme,
Il s’écriait alors : (C L’infini n’est qu’un nom !
Je suis la seule voix qui fait parler Memnon.
Pourquoi prier, pourquoi, vous insensés, vous sages,
Envoyer au néant vos éternels messages ?
De tant d’astres épars Dieu n’est point le lien.
Les cieux sont un rideau qui ne vous cache rien.
Jamais rien de réel n’habita vos royaumes ;
Vous n’avez en tout lieu que le choix des fantômes.
Et cent mille autres sphinx, dont je deviens jaloux,
Vous disent triomphants : Mortels, que savez-vous ?
Le doute est le seul dieu dont la voix leur réponde ;
Car les vents du chaos ont soufflé sur le monde.
Ô poètes ! pourquoi faire mentir vos vers ?
Ce rêve tournoyant qu’on nomme l’univers,
Vous parle mon langage, et sa grande ombre errante
Attache à tous les cœurs l’énigme dévorante.
Assemblage confus d’atomes imparfaits,
Cet enfant du hasard en a pris tous les traits.
Si pour contempler l’homme on quitte la nature,
L’énigme déplacée en devient plus obscure,
Et ma multiple forme, au sourire moqueur,
Est moins inexplicable encor que votre cœur311.
………………………………………………..
                                        Te le dirai-je, roi ?
Au matin de mes jours je rêvai comme toi ;
Fatigué, tourmenté, sur mon rocher énorme,
De l’énigme du monde et de ma triple forme,
Je voulus la comprendre, et selon mon pouvoir,
Distraire mes ennuis dans l’orgueil du savoir.
Je partis, j’explorai l’univers……
Et je vis, immobile au pied de ma colonne,
Jérusalem mentir autant que Babylone ;
Et lorsque j’entendis vagir le Christ naissant,
Long rêve douloureux d’un monde vieillissant,
Mon œil le reconnut sous ses mythes étranges,
Et le sang d’Adonis teignait encor ses langes.
Et mon savoir moqueur, en riant, compara
L’agneau de Bethléem au taureau de Mithra ;
Et je dis, soulevant le voile de Marie :
C’est la mère d’Horus qui change de patrie.
Dieu n’est point….. Cesse donc d’ameuter les enfers
Contre ce nom rival, mort avec l’univers312. »

L’art de définir est peut-être celui que M. Soumet possède le mieux ; mais la définition la plus poétique n’est pas en elle-même une poésie tout entière. La poésie, en général, ne définit pas les objets : elle les montre, elle leur donne une forme. Ce que nous demandons au poète, ce n’est pas l’idée d’un objet, c’est cet objet lui-même, concret, complexe, vivant. Les passions, les erreurs, les vices, les vertus de l’homme, ce n’est pas l’homme, et c’est l’homme que nous voulons voir. Or, c’est l’homme qui manque dans la Divine Epopée ; ce que l’auteur nous donne pour des caractères, ce sont des systèmes ; ses hommes et ses femmes sont des idées, revêtues de chair pour plus de commodité, et pourvues d’une paire d’ailes, si ce sont des anges ; mais dans tout le poème, il n’y a guère qu’un homme véritable et complet ; cet homme, c’est Satan. Idaméel lui-même est une abstraction. Idaméel est l’esprit du dix-neuvième siècle ; c’est un esprit, ce n’est pas un homme ; on cherche sous sa poitrine l’endroit du cœur ; on pose la main ici, et puis là, et puis là encore : rien ne répond, rien ne palpite. Son amour même est un raisonnement, une pensée, et n’excite pas, je le crois, la plus faible sympathie. J’en dis autant de celui de Sémida pour Idaméel. L’un et l’autre me parlent de leurs sentiments mutuels comme s’ils avaient à tâche de m’empêcher d’y croire. Je cherche en vain chez eux et chez les autres ce qui pourrait me toucher, m’effrayer, ou du moins m’irriter : je ne trouve que de la pensée, et toujours de la pensée. Tout ce monde n’est occupé qu’à penser. Il y a, dans le monde actuel, des hommes dont chaque pensée est une action ; ici l’action n’est, à vrai dire, que de la pensée.

Cette critique renferme un éloge : du moins elle exclut une critique, celle qui voudrait ne voir dans la Divine Épopée qu’un ample recueil de beaux vers. Certes il y a mieux que de beaux vers dans le poème de M. Soumet ; mais, convenons-en, il y en a tant et de si beaux, et l’éblouissement qu’on éprouve est si soutenu, que plusieurs, à une première lecture, ont pu ne pas voir autre chose. Cette verve de coloris est un phénomène si curieux, qu’il détourne et absorbe l’attention. Ici, à son tour, l’éloge renferme une critique. L’auteur ne réprime point assez cette faculté, j’allais dire cette manie des beaux vers. Les diamants incrustés, non sur la poignée seulement, mais sur la lame du glaive, n’en rendent pas les atteintes plus sûres et plus profondes. Le poète s’amuse trop autour des images pour ne pas s’y perdre quelquefois. Ce style est trop constamment magnifique pour être toujours un style vrai ; il manqua toujours à l’être lorsque le personnage que l’écrivain fait parler ne peut être vrai qu’à condition de n’être point magnifique. Or, M. Soumet leur impose à tous son langage, en sorte qu’ils parlent tous en poètes. L’auteur, oubliant pour leur compte ce qu’il ne devrait pas même oublier pour le sien, multiplie les images, exalte les couleurs, exagère les données, et arrive à un résultat qui ne serait vraiment beau que séparé du lieu, de la circonstance et de la personne dont il s’agit. Séduit avant le lecteur même, emporté par sa propre abondance, il manque trop souvent les tons vrais et pénétrants, et n’a fait qu’éblouir ceux qu’il voulait toucher. Cet homme, qui sait donner à de grandes pensées une attitude si majestueuse, est atteint d’une faiblesse peu compatible avec un si grave mérite : il est sous le charme des mots et des sons. Il nous parle quelque part « de l’amra pourpré dont le nom seul enivre. » Ces mots ont trahi son secret, et nous donnent la clef de tant de vocables inconnus qui nomment sans doute des objets réels, mais qui n’auront d’autre mérite pour la plupart des lecteurs que la douceur ou la sonorité des syllabes dont ils sont formés. C’est au vocabulaire spécial de la science, non au dictionnaire de tout le monde, que sont empruntés les noms suivants, qui sont harmonieux, mais qui pour nous ont le tort de ne rien nommer : l’avonis, le nicianiès, l’osmonde, le mélosflore, l’amra, le cymophane, l’argyrose, le nialel, l’amphisbène, l’anacandaia, le lophire, l’aurone, l’astiale, le coldor, et beaucoup d’autres. Nous ne voudrions pas faire rire aux dépens de notre ignorance en confessant, au cas que ces noms soient généralement connus, que nous du moins nous ne les connaissons pas. Autant eût valu, du temps de Boileau :

Huer la synecdoque et la métonymie,
Grands mots (disait-il), que Pradon croit des termes de chimie313.

Mais nous croyons que les grands mots de M. Soumet sont nouveaux pour de beaucoup plus savants que nous ; et, dans ce cas, les passages nombreux où ces mots sont destinés à faire image, pourraient bien ne rien montrer à la plupart des lecteurs, et ne faire spectacle que pour l’auteur et quelques initiés. Il est même quelques autres substantifs dont le poète probablement gardera tout seul le secret. De ce nombre, je pense, sont le vaporeux nebel, l’extaséon et le mélosflore ; nous savons seulement que les deux premiers désignent des instruments de musique à l’usage des célestes symphonies, et que le mélosflore est une fleur qui chante ; l’imagination peut se donner carrière à leur sujet, et leur rêver une forme et des accords ; la nôtre est en défaut, et ne nous laisse voir dans ces trois mots que trois combinaisons de syllabes mélodieuses.

Peu content des merveilles de la nature actuelle, le poète fait effort vers une nature de son invention, où chacun des sens dont l’homme est pourvu a les perceptions de tous les autres, où les objets métaphysiques prenant une existence corporelle, les deux mondes de la matière et de l’esprit se confondent, ou du moins avancent l’un sur l’autre à leurs limites flottantes. On a vu, dans la description des supplices de l’enfer, comment les actions deviennent des substances, et la pensée une sensation ; on a pu y voir une âme mêlée à un métal ; ailleurs, l’artiste, devenu créateur dans toute la force du terme, voit vivre dans le ciel, d’une vie toute réelle, les personnages que créa son pinceau ; les notes de la musique céleste deviennent des anges dont la lyre des autres anges peuple incessamment l’espace infini ; ailleurs,

Chaque souffle de l’air est un enfant qui vole314 ;

il y a dans le monde du poète, des touchers lumineux, de lumineuses plaintes, des récits étoilés, de mélodieuses flammes, des silences nuancés. Tous ces amusements de l’imagination laissent trop peu de place à l’éloquence simple des passions ou de l’enthousiasme. On dirait de ces arabesques qui servent d’encadrements aux pages de certains Évangiles illustrés. Chaque personnage, au fort même de l’action, apparaît comme un artiste, comme une espèce de musicien pour qui sa propre pensée n’est qu’un thème indifférent, et qui, brodant sur ce motif des variations infinies, se caresse dans ses propres paroles, et n’a d’autre souci que de bien filer, perler, cadencer sa voix. C’est à cet enivrement des sons et des images qu’il faut attribuer, pour ne pas être injuste, plusieurs des inconvenances et des froidures qui étouffent, dans les endroits même les plus pathétiques, l’éloquence prête à éclore. Ce n’est pas que M. Soumet ne soit éloquent ; mais il l’est pour son compte, et presque jamais pour celui de ses personnages. La note qui allait nous toucher, se perd dans une roulade qui ne finit plus. Il n’y a pas, dans tout le poème, un seul discours, une seule situation que ne viennent refroidir ces importunes fioritures. Que l’on rapproche de la mort de Marie, dans Klopstock, celle de Cléophanor, qui, sur son lit de mort, recommandant à sa fille Sémida de ne pas s’éloigner de son lieu natal, lui dit, d’une voix sans doute brisée par l’agonie :

On dirait qu’au Seigneur nous restons plus fidèles
En regardant le nid des mêmes hirondelles315.

Quel langage dans la bouche d’un prophète mourant ! et que celui d’une simple femme, dans le poème de Klopstock, est vraiment digne d’un prophète ou d’un ange ! M. Soumet est comme un homme qui, en partant pour un long et périlleux voyage, ne saurait se séparer d’aucun des objets qui concourent à l’agrément de sa vie domestique et emporterait avec lui les tableaux qui décorent les murs de son salon, et les collections de curiosités dont il amuse ses loisirs. Un autre se fût contenté d’emporter son anneau de mariage, une lettre de son vieux père, et une boucle des cheveux de son fils. En résumé, M. Soumet, ébloui le premier, a reflété sur nous ses éblouissements ; tout, dans ce poème qui devait s’adresser à nos plus sérieuses facultés, s’est converti en images, en couleurs et en sons ; le dessinateur a cédé la place au coloriste, et, renoncement bien étrange ! il a paru suffisant au compositeur de se produire comme un exécutant de première force. Ce n’était pas ainsi qu’il fallait comprendre une épopée religieuse ou même une épopée quelconque. Après le plastique Milton, après le mystique Klopstock, le premier gravant en relief et le second en creux, mais tous deux sérieux et dramatiques, après Dante, ce dessinateur grandiose, qui se contente de quelques lignes, mais puissantes et immenses, et dont le génie a su trouver le sublime dans l’horrible et la poésie dans la scolastique, il ne m’appartient pas de dire quelle voie s’ouvrait à M. Soumet ; mais il valait mieux poser le pied dans celle de ses devanciers que de se mettre hors de toute voie afin d’être nouveau. Le poème de M. Soumet n’est qu’amusant, nous osons le dire ; car tout ce qui, étant en son lieu, charme, touche, élève, ravit, hors de son lieu n’est qu’amusant.

On pourrait en vouloir à un poète qui a de la force, de se divertir à simuler la force ; la prétention sied mal aux grands parce qu’ils sont grands, comme aux petits parce qu’ils sont petits. M. Soumet, dont la phrase est naturellement fière et imposante, n’avait nul besoin d’écrire des vers comme ceux-ci :

Qu’un seul homme de moins rend la gloire déserte316 !

L’Égypte,

Où la gloire jamais ne crut qu’aux épitaphes317,
Autel où descendit sur le géant du glaive (Napoléon)
Le sacre du malheur pour l’absoudre d’un rêve318 !
Les globes mesurés circulaient dans sa tête319.

On aura peine à croire que c’est Jésus-Christ qui parle ainsi. Il serait curieux de mettre toute la dissertation philosophico-romantique dont ce vers est tiré, vis-à-vis de cette simple parole à qui elle sert de commentaire : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu320. »

Mais l’affectation de la force nous trouvera tous plus indulgents que celle de la grâce. Le paradis, les femmes, les anges de la Divine Épopée rappellent trop le style des gravures de keepsake. Tout, dans l’ordre des idées de paix, de bonheur, d’harmonie, y porte le caractère de la femme. Tout est viril dans l’enfer, tout est féminin dans le ciel. Ce que l’auteur veut nous faire aimer, il le fait léger, impalpable, transparent, rosé, parfumé, mélodieux ; le style est tout velouté, tout enrubanné, tout plein de mielleuses cajoleries ; la vraie grâce, celle dont Milton a décoré l’épouse du premier homme, n’est point rare dans ce poème, mais trop souvent elle dégénère en mignardise. On ne rencontre que trop de vers comme ceux-ci :

Les beaux lis de ses pieds que ton regard altère321.
Rêve dont l’aile rose a rafraîchi mon front322.

Ève, cherchant avec anxiété Jésus-Christ disparu, dit tour à tour à Méhala :

Avec tes grands yeux noirs, dis, que vois-tu, ma fille ?

et à Sémida :

Toi, que vois-tu, ma fille, avec tes grands yeux bleus323 ?
Je vois un ciel plus beau dans tes regards bleuir324.

Un des plus admirables morceaux de ce poème est la description de cette fête perfide où Néron étouffa ses convives sous des monceaux de fleurs. M. Soumet, en décrivant cet étrange supplice, a raconté sa propre histoire. Lui aussi périt étouffé sous les fleurs. On ne saurait croire combien de beautés mâles et touchantes, qui ne demandaient qu’à paraître, il a ensevelies sous des fleurs ; on citerait peu de morceaux de sentiment, peu de situations intéressantes, qui élèvent encore leurs têtes au-dessus de ce tombeau d’une nouvelle espèce. Aux endroits mêmes où le cœur a été le plus fort, le poème reste encore trop loin de la simplicité. Tout à l’heure, nous rapprochions M. Soumet d’un poète chrétien ; mais il ne conserve pas toujours, sous le rapport du sentiment, l’avantage sur les païens. Il y a sûrement de la grâce et même quelque tendresse dans les paroles de la jeune mère près du berceau de son fils325 ; mais comparez-les avec celles d’Alcmène dans Théocrite, et dites-nous si les mystères de l’amour maternel et les suavités des joies maternelles n’ont pas été mieux approfondies par le païen que par le chrétien.

C’est quand il lui est permis d’être lui-même sous le nom de ses personnages, c’est encore quand il sort de son sujet, que M. Soumet est éloquent et magnifique. Son poème qui n’est pas parfait, est tout rempli de poèmes parfaits ; car ce sont plus que de beaux vers, ces comparaisons étendues, ces descriptions épisodiques dont son ouvrage est semé, et dont il a trouvé la matière dans une érudition poétique qu’on ne saurait trop admirer. Les comparaisons de la trombe, du boa, du coursier dompté, du rossignol (celle-ci plutôt comme tableau que comme comparaison) ont ajouté des trésors à notre langue poétique ; et nous avons déjà dit que l’auteur excelle à résumer poétiquement les événements et les systèmes. On nous saura gré de faire quelques citations. Voici la peinture du cheval se débattant sous le cavalier qui le dompte :

Lorsqu’un chef africain veut dompter les élans
D’un sauvage étalon, roi des sables brûlants,
Il s’approche, et déjà la flottante crinière
Dans sa nerveuse main frissonne prisonnière :
Il s’élance, retombe, et deux genoux d’acier
Étreignent puissamment les flancs bruns du coursier.
L’animal étonné, qu’un poids nouveau tourmente,
Bat son poitrail en feu de sa bouche écumante,
Élargis ses naseaux, et redouble, heurtés,
Ses bonds tumultueux au vertige empruntés.
Son œil indépendant brille en topaze bleue :
En panache de guerre il agite sa queue ;
Par ses hennissements il réclame, irrité,
Loin des jeux du Djérid, l’air de la liberté :
S’allonge, s’accourcit, se penche, se dérobe ;
Ses veines en réseau se gonflent sous sa robe.
Il cache sous ses crins, attristés de l’affront,
L’étoile de sa race empreinte sur son front ;
Saute comme un bélier, tourne comme un orage,
Sans pouvoir loin de lui secouer l’esclavage.
S’il se dresse en fureur, l’homme, tel qu’un serpent,
À son cou qui frémit s’enlace et se suspend ;
Aiguillonne ses flancs, s’il part comme la foudre ;
S’il se renverse et roule, et sillonne la poudre,
Son vainqueur suit sa chute, et sans quitter le crin,
Soumet sa bouche ardente aux morsures du frein.
Ainsi j’asservirai l’amour, flamme irritée,
Tourbillon qui m’entraîne en sa course indomptée326.

Les vers qui suivent sont un tableau de l’industrie, ou plutôt de l’industrialisme moderne :

Le monde se divise, et de ce double camp
La moitié la plus vaste échappe au Vatican.
Le vieux catholicisme, enfin forcé d’absoudre,
Amoindrit chaque jour le cercle de sa foudre.
Alors le doute règne et suit en hésitant
D’un espoir tourmenté le mirage inconstant.
Et soudain, adorant l’ombre qui l’enveloppe,
L’âge de l’industrie, avare et dur cyclope,
Semble emprunter leur force aveugle aux éléments,
Pour étouffer l’esprit entre ses bras fumants :
On sent que le géant n’est qu’un fils de la terre,
Et, demi-dieu trompeur, il ressemble à sa mère.
Le peuple est appauvri par ses travaux ingrats ;
Chacun de ses leviers paralyse cent bras.
Le spectre de la faim, cherchant le Polyphème,
Aspire à l’écraser sous son enclume même ;
Et lui, le front caché dans ses tourbillons noirs,
Couvre les longs sanglots du bruit des laminoirs.
Pareil à ses wagons que fait voler la flamme,
Le monde dégradé prend la vapeur pour âme !
Fournaise où ne se trempe aucun mâle ressort,
Nul bouclier divin de ses forges ne sort ;
Ses vaisseaux, sur les mers, n’ont plus besoin de voiles ;
Son œil, baissé toujours, n’a plus besoin d’étoiles.
Et, comme un doux essaim de passereaux blessés,
L’essaim des arts s’enfuit loin des luths délaissés.
Sous le voile épaissi de la tiède atmosphère,
Michel-Ange oublié n’aurait eu rien à faire327.
Qu’on nous permette encore de citer le morceau suivant sur la Russie :
Les âges reculés du vieux globe où nous sommes,
Ont vu souvent le Nord, le Nord fabrique d’hommes,
Passer sur notre Europe en torrents populeux,
Ne laissant que le nom d’un désastre après eux.
Mais le torrent des czars fut une mer profonde
Qui sut rendre éternel chaque pas de son onde,
Et déborda sur nous, sans que jamais le temps
Enlevât une écaille à ses léviathans.
Aux limites du globe adossée et durcie,
Colosse de frimas, la sauvage Russie,
Prise dans ses glaçons comme en un grand réseau,
Se souvint du Caucase où posa son berceau ;
Fit un pas, et bientôt, conquêtes solennelles,
Ouvrit sa bouche avide à l’air des Dardanelles ;
L’air enivrant et chaud dans son sang fermenta.
Au cœur de l’Orient un seul bond la jeta,
Elle crut à son sort et devança l’histoire.
Ce fut un éléphant monté par la victoire,
Qui, fier d’avoir courbé sous ses pesantes lois
La Perse où je (Napoléon) voulais exiler ses exploits,
Revient vers l’Occident avec ses tours guerrières ;
Sa trompe de l’Europe arrache les barrières ;
De son ciel despotique il nous porte la nuit.
Écrasant quelquefois le czar qui le conduit,
Dotant son dur pays des délices du nôtre,
Avançant chaque siècle un pied après un autre,
Ainsi que le Danube il traverse le Rhin ;
Son sillon d’esclavage est creusé dans l’airain.
S’il se couche un moment sur le sol qu’il dérobe,
Il prend, pour son sommeil, tout un côté du globe ;
Et pour sortir vainqueur du funeste défi,
Au monstre belliqueux cinq cents ans ont suffi328.

Mais rien n’est peut-être plus grandiose, et ne donne aussi bien la mesure de M. Soumet, que le morceau par lequel s’ouvre son poème, et qui présente son dessein sous une forme allégorique :

Un grand aigle, planant sur un ciel nuageux,
Veut savoir s’il est roi de l’empire orageux,
Son vol s’y plonge… il vient, l’aile sur sa conquête,
Se placer, comme une âme, aux flancs de la tempête ;
Et surveiller, de près, tous les feux dont a lui
Ce volcan voyageur qui s’élance avec lui.
Mais brisé dans sa force, il hésite, il tournoie ;
L’horizon de la foudre autour de lui flamboie,
Et, sous le vent de feu courbant son vol altier,
Ce roi de la tempête en est le prisonnier.
Emblème tourmenté de l’existence humaine,
Un tourbillon l’emporte, un autre le ramène ;
Son cri royal s’éteint au bruit tonnant des airs ;
Un éclair vient brûler son œil rempli d’éclairs.
Alors, tout effaré, comme un oiseau de l’ombre,
Ou pareil, dans la nue, au navire qui sombre,
On voit, aux profondeurs de cet autre océan,
Flotter, demi-noyé, l’aigle aveugle et béant.
La grêle bat son flanc qui retentit… L’orage,
Comme un premier trophée, emporte son plumage.
Il cherche son soleil : mais, d’ombres tout chargé,
Sur un écueil des cieux le soleil naufragé
A perdu, comme lui, son lumineux empire :
Son disque défaillant dans le nuage expire ;
Et l’ouragan, vainqueur de son triste flambeau,
Engloutit l’aigle et l’astre en un même tombeau329.

Nous citerions une quantité de morceaux dignes de figurer avec ceux-ci : ainsi la description de Constantinople330 ; le Stabat de Pergolèse331 ; la fête de Néron332 ; les Adieux des Anges à la terre333. La fécondité de M. Soumet, son étonnant travail d’invention, la force avec laquelle il s’empare des idées les plus difficiles, et les dompte à la façon de ce cavalier qu’il nous montrait tout à l’heure aux prises avec son coursier ; sa verve soutenue, son haleine infatigable, sont des mérites rares à leur degré, et auxquels il ne manquait, pour placer bien haut la Divine Épopée, que d’être appliqués à une conception plus heureuse.

Il est inutile, après nos citations, de rien dire du talent de M. Soumet comme versificateur. Il suffira de dire que c’est partout la même netteté d’expression et de tournure, la même facture large, la même élasticité dans le ressort de la phrase. À ne voir que la grandeur des matériaux dont il la compose, la hardiesse de leur forme et de leur agencement, on a l’idée de ces constructions royales où la pierre de taille a seule été employée ; à voir la liberté des tours et la souplesse des mouvements, on se représente ces machines puissantes sous lesquelles le métal se courbe comme un roseau et coule comme de l’huile. Des yeux peu attentifs iront plus loin peut-être, et réclameront un éloge spécial pour la précision du style de l’écrivain. Il y a, en effet, assez de vers pleins et concis, assez de phrases d’un tour aisé et sentencieux, pour qu’on se fasse quelque illusion. M. Soumet pourtant est moins précis qu’il ne semble. Il l’est surtout vers par vers ; et souvent encore le premier des deux paie la précision du second. Il paraît avoir suivi la fameuse règle de Boileau, règle peu judicieuse à notre avis, de faire le second vers avant le premier. Un artifice adroit, dont presque chaque page du poème offre des exemples, facilite à l’écrivain ces vers tout d’une venue, substantiels et consistants, où la pensée s’ajuste comme dans un moule. Nous voulons parler de ces parenthèses ou appositions qui remplissent, avec un grand air de nécessité et de sérieux, le second hémistiche du premier vers, pour que la pensée qu’il s’agit de rendre commence et finisse avec le second. Je doute que Boileau eût goûté, bien qu’il l’ait quelquefois pratiquée, cette manière de comprendre sa maxime ; et s’il est vrai qu’il ait appris à Racine à faire le second vers avant le premier, le disciple a montré qu’il en savait plus que le maître ; car personne ne dira jamais, en lisant Racine, lequel des deux vers consécutifs a été pensé et fait le premier. Racine n’a point, à ce qu’il nous semble, de distiques comme ceux-ci :

Et si je n’avais pas, prêt à changer de trône,
De l’un à l’autre pôle élargi ma couronne334.
— Et qui semblait porter, magnifique parure,
Une triple auréole au lieu de chevelure335.
… Que sous son froid ciseau ne rencontrerait pas,
Des formes du génie essayant le mélange,
Phidias évoqué pour sculpter un archange336.

Ici c’est un vers tout entier qui marque le pas entre deux autres :

Afin d’y consacrer, merveille illuminée,
La fête des flambeaux à la nouvelle année337.
— Je te venge à la fois, fondateur surhumain,
Du marteau de Cambyse et du sceptre romain338.
— Sentiez-vous auprès d’eux, charme qu’on ne peut dire,
Se fondre votre cœur dans leur premier sourire339 ?

Le procédé est souvent appliqué avec beaucoup d’adresse et de bonheur ; mais les vers qu’on vient de lire prouvent que ce bonheur n’est pas constant. Dans un distique tel que celui-ci :

Œdipe enfin triomphe ; aveugle radieux,
L’Euménide pour lui frappe aux portes des Dieux340 ;

la cheville est un clou d’or ; mais trop souvent c’est une cheville et qui n’est pas même rivée.

Encore un mot et nous aurons fini. Nous ne sommes pas de ceux qui, dans les maux légers, courent aux remèdes héroïques, et qui veulent qu’on applique immédiatement les plus grandes causes aux plus petits effets ; il nous paraîtra toujours ridicule de détourner le Niagara pour faire tourner une roue de moulin ; cependant nous ne saurions supprimer une réflexion qui se présente à nous. Si l’auteur de la Divine Épopée eût mieux compris le christianisme, il aurait évité presque tous les défauts que lui reprochera la critique littéraire, et aurait orné son poème de beautés plus sublimes sans doute, mais surtout plus simples et plus touchantes.

Lettre de Soumet à Vinet341 §

Monsieur,

Permettez-moi de vous remercier de la constance infatigable avec laquelle vous avez analysé mon poème ; c’est pour moi un beau triomphe d’avoir attiré l’attention d’un critique aussi haut placé que vous, et je profiterai avec empressement et bonheur, pour ma prochaine édition, de quelques idées développées dans votre dernier article.

Je conçois que la religion réformée s’émeuve à l’apparition de mon œuvre, quelque faible qu’elle soit ; les dogmes protestants flottent malheureusement à tous les vents de la parole humaine ; les nôtres sont immuables comme la parole de Dieu ; ils ne s’alarment pas d’une fiction : le moucheron du poète ne peut rien sur le vieux lion du catholicisme. J’avais d’ailleurs tellement isolé mon épopée de la question théologique qu’il me semblait impossible que mes intentions fussent méconnues par personne, sous le rapport de l’orthodoxie.

Voici ce qu’on lit dans ma préface :

« Préoccupé de l’immense amour de Jésus-Christ pour ses créatures ; absorbé dans la contemplation de son sacrifice, j’ai cru voir, pour me servir des expressions de saint Chrysostôme, le Fils de Dieu briser les portes d’airain de l’enfer, afin que ce lieu ne fût plus qu’une prison mal assurée. J’ai cru voir, pour parler comme saint François de Salles, la grande victime souffrir en même temps pour les hommes et pour les anges ; j’ai cru voir, avec Origène, le sang théandrique baigner à la fois les régions célestes, terrestres et inférieures. J’ai fait de la force expiatrice une seconde âme universelle ; j’ai supposé la rédemption plus puissante que toutes les iniquités ; j’ai supposé que l’archange prévaricateur n’avait pu donner à l’édifice du mal l’éternité pour ciment. Je dis, j’ai supposé, parce que je ne veux pas qu’on se méprenne sur la signification de mon œuvre. Je n’ignore pas que les paroles de saint Chrysostôme ont été diversement interprétées par l’Église ; je n’ignore pas qu’une opinion d’Origène puisée dans les théogonies indiennes, s’anéantit devant le jugement des conciles, et je hasarde comme une simple fiction ce qu’il enseignait comme une vérité.

 » Les entraves de la réalité n’existent point pour la poésie ; sa liberté fait sa grandeur, et, comme je le dis dans mon épigraphe, La lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve. Une vue de l’imagination n’est pas une croyance ; une invention épique ne peut en aucune manière porter atteinte à l’inviolable autorité du dogme. Et, lorsque le poète, dans un élan d’espérance, ose dépasser les limites de la clémence suprême et demander un dernier miracle à l’amour divin, le chrétien se prosterne avec respect devant le mystère le plus redoutable du catholicisme. »

Jamais profession de foi fut-elle plus entière ? pourquoi donc élever un débat qu’elle rend impossible ? pourquoi s’armer de tout un Dieu contre le néant d’un rêve épique ? pourquoi invoquer l’éternelle vérité à propos d’un livre où l’auteur a écrit lui-même sur le frontispice : Mensonge !!!

On l’a dit avant moi : Malheur à celui qui endormirait sa loi dans les fictions agitées des poètes ; il se réveillerait dans le désespoir. Est-il orthodoxe cet Abbadona repentant que M. de Chateaubriand appelle dans son Génie du Christianisme une des plus belles créations de Klopstock ? Est-il orthodoxe ce poème où le Dante a creusé un enfer pour y plonger ses ennemis et où il a déployé les pavillons du ciel pour en couvrir le front de sa maîtresse ; ce poème tout divin dont il a fait l’exécuteur de ses vengeances et l’apothéose de ses amours ? Est-il orthodoxe ce tableau du jugement dernier où les formes du paganisme n’ont d’autre voile que les splendeurs de l’art, où la barque de Caron flotte sur la mer morte d’un enfer chrétien, où Michel-Ange n’a pas craint de porter un défi dérisoire à la justice de Dieu, en osant se placer lui-même parmi les damnés, afin de contempler de plus près le serpent de Moïse mordant les nudités honteuses d’un cardinal ?

Je n’oserais pas rappeler de semblables images, si ce tableau, consacré par l’approbation des souverains pontifes, ne décorait depuis trois cents ans une des chapelles du Vatican, pour ajouter à la religion des peuples.

Je m’arrête : — Mon hymne d’expiation est toute symbolique. Combien de fois, dans les traverses de la destinée, n’avons-nous pas senti les miraculeux apaisements de la miséricorde divine ! combien de fois n’avons-nous pas senti, à certaines grandes époques de notre vie, la force rédemptrice triompher de notre désespoir et Jésus-Christ descendre lui-même pour le racheter, jusque dans cet enfer que nos mauvaises passions avaient allumé dans notre âme !!

Je m’arrête… Mais peut-être votre devoir de critique indépendant devait vous commander de rechercher avec soin les diverses acceptions du mot éternité, depuis Zoroastre jusqu’à nous : peut-être deviez-vous interroger les étymologies orientales qui auraient jeté quelque jour sur cette question. Le mot Éternité se compose de la radicale E, qui signifie la vie, et qui était représentée dans les alphabets primitifs par le visage de l’homme

et du fameux ternaire sacré. Le mot Éternité pour la science philosophique ne veut pas dire existence sans fin (car commencement et fin ne sont que des phénomènes de notre cognition sans aucun rapport peut-être avec les choses vraies en elles-mêmes), mais bien existence ternaire, existence nouménique, l’existence des existences.

Je m’arrête… Mais saint Jean Chrysostome aima mieux souffrir la persécution que de consentir à lancer l’anathème contre la doctrine d’Origène, et j’ai l’assurance, Monsieur, qu’il eût été moins sévère que vous pour le sujet d’un rêve de la muse.

J’ai l’honneur d’être avec une haute considération,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Alexandre Soumet.

Réponse de Vinet342 §

M. Soumet a rendu justice au sentiment qui nous a rendu sévère envers son ouvrage. Il ne nous appartenait pas de l’être pour notre compte ; mais nous étions tenu de l’être pour le compte des principes ; la conscience même de notre faiblesse ne nous en dispensait pas. M. Soumet l’a compris, et nous l’en remercions.

Du reste, il attribue notre sévérité à notre qualité de protestant. Ceci nous a fait sourire. Il ne se doute pas combien celui qui écrit ces lignes est peu protestant, au sens négatif et polémique du mot. Il nous semble encore à cette heure qu’un catholique eût pu écrire et pourrait signer nos articles. Il est vrai qu’entre un protestant et un catholique M. Soumet signale une différence dont nous ne nous étions point avisé. Le premier, logé dans un édifice branlant, n’ose remuer de peur de faire crouler sa demeure ; l’autre, assuré de la solidité de la sienne, peut donner tout à son aise des pieds contre le plancher et de la tête contre les murs. Le protestant est strict dans sa foi parce qu’elle ne repose sur rien ; le catholique, appuyé mais non réglé par l’autorité, peut, en matière de religion, tout imaginer, tout feindre ; s’il a du talent, il peut en employer toute la puissance à mettre en relief l’insuffisance et la pauvreté de la religion qu’il professe et à faire souhaiter quelque chose de mieux ; l’avantage d’une religion d’autorité, c’est de pouvoir, sans sortir de ses limites, dire tout ce qu’on pense et chanter tout ce qu’on a rêvé : c’est pour cela même que l’autorité fut inventée. J’en demande pardon à l’auteur ; mais cela ne rappelle-t-il pas un peu ce passage des Provinciales : « La dispense de l’obligation fâcheuse d’aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique par-dessus la judaïque ? »

À entendre M. Soumet, il en serait des hérésies versifiées à peu près comme de ces banknotes qu’un graveur anglais contrefit si parfaitement qu’il eût été pendu pour les avoir faites s’il n’avait eu la précaution d’y remplacer les armes d’Angleterre par une douzaine de pendus rangés côte à côte. La rime serait à l’hérésie ce que fut ce chapelet de pendus aux billets de banque de l’artiste anglais. Je suppose pourtant qu’aucun de ces billets ne fut pris pour argent comptant : le poète, malgré toute sa modestie, ne peut croire qu’il en sera de même de son hérésie. Elle sera, quoi qu’il dise, de l’argent comptant pour plusieurs. L’épigraphe qu’il met à son livre n’y fait rien ; il a beau s’écrier sur le titre : Mensonge !! Dans toutes les pages qui suivent, que fait-il que dire : Aimez ce mensonge ; attendrissez-vous à ce mensonge ; regrettez que ce mensonge ne soit pas la vérité ; faites, de loin, la révérence à la vérité, mais vivez avec le mensonge ! Si ce n’est pas ce qu’a voulu l’auteur, c’est bien certes ce qu’il a fait.

M. Soumet nous renvoie, à nous autres protestants, le monopole du sérieux. Nous ne l’acceptons pas. Nous croyons que le catholicisme renferme une foule d’hommes sérieux, qui ne donneront pas leur sanction plus que nous au syllogisme badin du poète. Ils ne prendront pas, malgré ses ailes, le chantre de la Divine Épopée pour un moucheron ; et d’ailleurs ils savent, quand La Fontaine ne l’aurait pas dit, qu’un moucheron peut mettre un lion aux abois.

Je m’arrête ; car, ne pouvant me persuader que M. Soumet ait cru à la bonté de son argument, je me demande si toute sa lettre ne serait point une exquise ironie. J’aurais été, dans ce cas, bien provincial. Mais le livre de M. Soumet aura pour lecteurs bien d’autres provinciaux, si ce nom désigne des gens qui n’imaginent pas qu’on écrive sans une intention sérieuse un poème de deux mille vers, d’un style grave et souvent sublime, sur le plus grave et le plus sublime des sujets. Il fallait donc bien, pour ceux-là du moins, prendre au sérieux ce badinage solennel, et voir une question religieuse où d’autres n’ont vu que des questions d’art. Avec des simples, on peut être simple sans inconvénient.

Mais non, non, il n’en est point ainsi, et je désavoue l’une et l’autre supposition. Non, il ne raille ni ne badine, celui qui nous fait part, avec une si noble candeur, des expériences de sa vie, celui qui a connu « les miraculeux apaisements de la miséricorde divine », celui qui a senti « la force rédemptrice triompher en lui du désespoir », et « Jésus-Christ descendre lui-même pour le racheter dans l’enfer de son âme. » Nous bénissons ces touchantes paroles qui nous rendent l’homme et le chrétien où nous n’avions rencontré que le poète, et nous lui offrons de bon cœur, de bien bas sans doute, la main d’association.

Notre estime pour M. Soumet sort de cette courte polémique aussi entière que notre admiration pour son talent. Une critique sérieuse est si rarement acceptée, alors même qu’on ne la redoute pas ! M. Soumet, en l’accueillant, en l’honorant, s’il nous est permis de le dire, a bien montré quel il est, et nous a fait comprendre qu’en fait de procédés et de sentiments, il est franc de toute hérésie343.

A. V.

Lettre de Vinet à Soumet §

Monsieur,

Quelques lignes que j’ai insérées dans le Semeur du 2 juin à la suite de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, ne sont point ma réponse, et ne m’acquittent point suffisamment. J’ai même, au sujet de ces lignes, quelques regrets. Pressé par le temps, je n’ai pu ni dire tout ce que je voulais, ni le dire comme je l’aurais voulu. Si quelque détail, si quelque forme, dans cette espèce de réplique correspondait mal avec l’idée d’un respect sincère et d’une admiration vive, ma plume aurait très mal servi ma pensée.

Je me suis, dans deux de mes articles, beaucoup étendu sur la question religieuse. C’était sacrifier mon plaisir à mon devoir ; et je l’ai si bien sacrifié, que, parvenu au terme de ce labeur, l’espace m’a manqué pour me dédommager. Je ne pouvais retenir plus longtemps mes auditeurs autour de moi ; je n’étais pas même sûr d’en avoir encore. Et cependant, le beau et le bon sont, dans mon sens, le premier objet de la critique ; la louange, bien placée, est, aussi bien que la censure, une des attributions et une des marques du bon goût. L’opinion contraire a prévalu, apparemment comme plus commode ; il sera toujours plus facile de bien reprendre que de bien louer ; mais celui qui serait le premier dans l’art de louer serait le premier dans la critique ; car à bien motiver la louange il y a plus de difficulté et plus de mérite qu’à bien motiver la censure ; et je ne vois pas que les dégustateurs habiles à discerner l’amer, mais à qui échappe l’exquis des saveurs et des parfums, soient dignes de toute la confiance du public.

En soi, je l’avoue, il est bien indifférent que j’aie mal ou trop peu loué la Divine Épopée, et vous, Monsieur, vous m’en voudrez moins que personne ; je ne passerais pas si bien mon temps avec tel de vos admirateurs. Mais ce qui n’est pas indifférent, c’est la justice ; s’il est odieux de dépouiller le pauvre, il n’est pas bien non plus de voler le riche, ne dût-il même pas s’en apercevoir. Il me manquait, sans doute, pour vous bien louer, quelque autre chose que l’espace et le temps ; mais il est certain que l’espace et le temps m’ont manqué. Il me faudrait (à moi qui, ne voyant pas tout, n’abrège pas tout) une nouvelle série d’articles pour constater dans la Divine Épopée la première œuvre complètement, largement épique de notre littérature, la première apparition du style épique hautement et constamment maintenu dans tout le cours d’une vaste narration ; — il me faudrait une série d’articles pour étudier le caractère et pénétrer le secret de cette versification qui vous est tellement propre qu’on arracherait aussi aisément à Hercule sa massue qu’à vous un de vos vers ; car si le procédé, dont le progrès actuel est plus évident que celui de l’art, a multiplié d’une manière étonnante les aspects et les allures du vers français, si l’habileté de la tournure et la liberté des combinaisons paraissent plus communes que jamais, la versification de la Divine Épopée ne relève pas du procédé ; le procédé pourra un jour nous en donner le fac-simile, il n’en eût jamais inventé la forme, sans exemple peut-être jusqu’à ce jour ; ce style tient à une forme de l’âme, et l’intime individualité du poète est le vrai moule de ces vers. Il y aurait, Monsieur, beaucoup à dire sur ce sujet, et sur d’autres encore ; mais qui voudrait m’écouter ? vous-même, si patient pour la longueur de mes critiques, le seriez-vous également pour celle de mes louanges ?

Je ne dirai plus qu’un mot : un homme dont l’autorité est bien grande (il suffirait de le nommer), trouve que je n’ai pas été complètement juste ; j’ose lui répondre que, si je ne l’ai pas été, c’est que je n’ai pas eu le temps de l’être. Je serai heureux, Monsieur, si vous croyez à la droiture de mon intention, et si vous ne doutez ni de la sincérité de mon admiration, ni de celle du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
VINET.

Réponse de Soumet à Vinet §

Monsieur,

Plaignez-moi beaucoup d’être resté si longtemps sans répondre à votre tout aimable lettre ; des dégoûts, des occupations fastidieuses, une comédie en cinq actes refusée à l’unanimité par le comité du Théâtre français, et mille autres ennuis m’en ont empêché.

Comment avez-vous pu croire que ma susceptibilité s’était alarmée de votre réponse insérée dans le Semeur ? J’espérais que l’ouvrage, dont vous aviez rendu un compte si magnifique, vous avait révélé mon âme et que vous ne pouviez me supposer atteint des misérables vanités si communes aujourd’hui dans notre littérature. Le sentiment de la reconnaissance est le seul qui m’eût été inspiré par vos beaux articles, renfermant assez d’éloges pour consoler de toutes les critiques.

Vous avez négligé de répondre à mon objection sur le mot Éternité ; j’en suis fâché ; ces recherches ne sont pas indignes de vous. La seule syllabe Ter ou Tri, mérite d’enfanter des volumes. Les lettres qui la composent sont toutes très significatives dans les alphabets primitifs ; le T, parce qu’il représente l’universalité, la protection, enfin tout ce qui recouvre et à qui on avait donné la forme d’un toit

. L’R, parce que cette lettre était le symbole de tout mouvement, comme Platon lui-même l’a remarqué dans ses dialogues de Socrate. Le I, enfin, parce que cette lettre était le signe de la puissance, de l’aide, du secours et qu’elle était représentée par une main dont nous avons gardé un seul doigt, représentation de l’I actuel. — Ainsi le mot Tri signifie textuellement l’universalité de la puissance et du mouvement, comme le mot Jéhovah, que l’on doit lire ieoua, signifie l’ensemble de tous les esprits ; vous savez que les Hébreux donnaient aux voyelles la dénomination d’esprits.

Mais je m’aperçois que mon ardeur philosophique m’entraîne trop loin.

Pardon si je n’ai pas tracé moi-même cette lettre, mes pauvres yeux me refusent leur secours.

Agréez, je vous prie, le témoignage de mes sentiments les plus distingués.

Alex. SOUMET.

Ulric Guttinguer.
Arthur, ou religion et solitude §

Un volume in-8°. — 1834.

Premier article344 §

Nos systèmes sur le monde extérieur n’ont pas la puissance d’en altérer les bases et les caractères ; en dépit de nos théories, il reste ce qu’il est. Les systèmes que nous formons sur l’âme réagissent en certains cas sur l’âme elle-même ; elle semble se conformer pour un temps à l’histoire anticipée qu’on en a faite ; une étrange illusion nous rend présentes et nous fait croire spontanées des impressions toutes factices, et qui n’existent que pour avoir été nommées ; et par un étrange renversement de l’ordre naturel, c’est le mot qui a éveillé l’idée, c’est l’idée qui a fait naître la chose. Toute cette fantasmagorie ne dure pas ; le vide de ces apparences se trahit ; on s’aperçoit qu’on n’a eu que la représentation des scènes animées de la vie intérieure, et qu’on n’a cru à la vérité du drame qu’à force de s’identifier avec le rôle qu’on y avait accepté. Cependant, il n’y a pas que de vaines apparences dans ce qui s’est passé ; car les sentiments qu’on a éprouvés ont tous leur germe dans l’âme ; il en est de l’âme comme d’un clavier vivant, dont les touches, revêtues de spontanéité, n’obéissent naturellement qu’à une force interne et ne se meuvent qu’à leur heure, mais qui, pressées du dehors et avant le temps, ne peuvent point ne pas ébranler leur corde et ne pas produire un son. Mais, le doigt retiré, la touche retombe dans son inertie, pour n’en sortir qu’à son heure, comme j’ai dit, et tous la puissance d’une cause qui agit obscurément dans le sein de l’instrument. Le fait que nous rapportons s’est passé fort souvent dans le monde religieux, qui n’est pas pourtant son unique sphère ; mais c’est là que nous l’avons observé le plus distinctement, et là qu’il est provoqué le plus vivement par des circonstances très particulières.

L’œuvre de Dieu pour la conversion des âmes est évidemment construite sur un plan ; ce plan lui-même a dû être pris sur les dispositions actuelles de la nature humaine ; l’adaptation de l’œuvre au plan, et du plan aux données psychologiques et naturelles, constitue sans doute un véritable système ; la conversion, par conséquent, et le salut s’opèrent d’après un système ; et des observations mille fois répétées ont dû faire démêler dans l’histoire du plus grand événement moral, je veux dire de la conversion, un ordre général que les théologiens ont appelé l’ordre de la grâce divine, et qu’ils ont essayé de retracer. Mais bien des causes, qu’on peut facilement supposer sans que je les indique, ont de plus en plus, dans la pensée des théologiens, resserré vers son centre le cercle immense où se meut librement et par mille circonvolutions, la divine miséricorde du Père des esprits. La marche de la conversion a été écrite une fois pour toutes, son histoire invariablement tracée, toutes les âmes sommées, pour ainsi dire, de partir du même point et d’arriver par le même milieu, la suite des impressions de l’âme attirée vers Dieu minutieusement décrite ; en un mot, aucun médecin n’oserait prévoir avec autant d’assurance les phases successives d’une convalescence à la suite de la maladie la mieux connue et la plus régulièrement subie. Que l’infinie diversité de la sagesse de Dieu, et cette variété de conseils et de moyens qui, bien considérée, n’est encore et toujours que de la charité, disparaissent dans la vague et pesante uniformité de ces descriptions, c’est un inconvénient bien grave ; mais ce n’est pas le seul, ni peut-être le plus considérable. J’en vois un plus grand dans l’illusion de tant de personnes qui, au lieu d’obéir naïvement à l’attrait de la grâce, au lieu de sentir ce qu’elles sentent, et (si cette expression est permise) au lieu de se laisser faire, concertent pour ainsi dire une œuvre qui n’est pas et ne peut être la leur, reproduisent, d’après un catalogue officiel, une certaine série de mouvements et d’états moraux, passent régulièrement par toute la filière, et après avoir tout accompli et tout éprouvé aux termes du règlement et sous les auspices d’un directeur, se trouvent à la fin (amer, mais nécessaire désappointement !) n’avoir fait qu’un chemin illusoire et n’avoir marché qu’en rêve. Cela même, j’en conviens, est une paternelle, quoique dure leçon ; mais n’accuse-t-elle pas notre précipitation et notre esprit de système ? et ne nous avertit-elle pas que, tout en présentant toujours avec intégrité aux pécheurs le plan de la charité de Dieu dans sa vraie forme, dans ses vraies conditions, nous devons nous garder de particulariser trop, de vouloir tout numéroter, nous devons laisser à chaque âme sa voie, qui est plutôt la voie de Dieu, respecter dans les individualités et dans les circonstances de tout genre des données premières que Dieu a disposées à l’avance, les observer avec une attention tranquille, n’écrire l’histoire des faits qu’après les faits accomplis, et jamais l’histoire de chaque fait comme celle d’un autre, et enfin nous réjouir, en rapprochant toutes ces histoires, de voir, du sein de leur infinie et brillante diversité, ressortir une unité majestueuse, l’unité des grands traits et non celle des formes et des incidents ?

Quelque étrangers, quelque étranges même que puissent apparaître ces faits à un certain nombre de nos lecteurs, nous espérons que plusieurs nous comprendront, que plusieurs reconnaîtront dans ces observations autant d’à-propos que de gravité. Le réveil religieux de nos jours s’est rattaché, dans quelques contrées, à une dogmatique très arrêtée, très formelle ; et l’on a été longtemps à’ s’apercevoir combien une telle dogmatique est voisine du rationalisme, ou du moins y conduit facilement ; combien par conséquent elle expose à substituer le système de l’homme au plan de Dieu, et à subordonner l’œuvre de Dieu aux idées de l’homme ! Beaucoup de résultats, parmi les plus vantés, ont dû être, à l’épreuve, reconnus pour artificiels ; beaucoup de valeurs pour illusoires ; beaucoup de conversions pour des évolutions de l’homme naturel ; enfin, ce qu’on prenait pour de la vie n’a trop souvent laissé au fond du creuset qu’une certaine ferveur de dialectique, une manie de conséquence, un esprit de parti imprégné d’ascétisme ; en un mot, il s’est vérifié que plusieurs, même parmi les ignorants (car les ignorants ont été contraints au dogmatisme), que plusieurs n’étaient chrétiens qu’au même titre et dans le même sens qu’on est platonicien ou stagirite. La sévérité de ce langage pourra surprendre et blesser quelques personnes ; mais nous comptons sur l’adhésion finale de toutes celles qui, en bénissant Dieu de l’impulsion imprimée de nos jours au monde moral, sont disposées à faire avec candeur la part de l’humanité, c’est-à-dire la part de l’erreur et de la faiblesse.

Au milieu de ces phénomènes qui ne manifestent que trop la puissance de la société sur l’individu, et qui prouvent si bien qu’à beaucoup d’égards, les opinions se font en fabrique, il est précieux et doux de démêler, et c’est un devoir de signaler, l’action pure de la vérité sur l’âme individuelle, dans tous les cas où il est possible de la discerner. Or, il faut le proclamer avec reconnaissance : bien souvent là même où les traces de la contagion dogmatique sont le plus visibles et où se révèle de la manière la plus frappante le chrétien selon la formule, là même la conviction individuelle, la liberté, le Saint-Esprit, ont su se ménager leur part, qui est la part du lion. Du sein du chrétien conventionnel, vous verrez avec joie se dégager l’élève du Saint-Esprit ; vous verrez la vie réelle, les épreuves, le provoquant, pour ainsi dire, lui adressant, comme d’assidues sentinelles, un brusque et soudain qui vive, et obtenir une réponse aussi franche que prompte, qui atteste que ce soldat de Christ ne s’était pas endormi à son poste sous l’étouffante enveloppe des formes. Il est doux aussi de constater la présence et l’action du Saint-Esprit dans une sphère encore plus pure, de le voir, si l’on peut parler ainsi, tête à tête avec l’âme dont il a entrepris le réveil, et d’assister dans la seule compagnie des anges aux merveilles de la solitude. En général, la Providence rédemptrice a semblé appliquer à son domaine spécial, comme à toutes les sphères où se meut l’humanité, cette grande parole : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul345. » L’association, quelque abus qu’on en fasse, est pourtant la condition de presque tous les développements ou perfectionnements. Mais si rien ne s’accomplissait hors d’elle, aurait-on l’occasion de constater d’une manière irrécusable ce que peut, dans l’absence de tout intermédiaire, la vérité mise en contact avec l’âme ou l’intelligence ? Le résultat, dans des cas pareils, pourra manquer de perfection, de plénitude, de régularité ; mais il sera pur, le document sera authentique, le témoignage sera naïf ; et bien des instructions précieuses pourront en ressortir pour les esprits attentifs et réfléchis, surtout pour les esprits candides.

Ces réflexions ont un rapport très immédiat à l’ouvrage que nous annonçons. Son titre pourrait le faire confondre avec une de ces productions prétentieusement frivoles, où l’on voit je ne sais quelle religion de roman se mêler sans pudeur à toutes les passions que la religion véritable a mission de réprimer. Tel n’est pas le livre intitulé : Arthur, ou Religion et Solitude. C’est bien de la religion qu’on y trouve ; car l’histoire intérieure qu’il retrace a pour premier mot repentir, pour dernier mot obéissance ; c’est assez dire que l’idée de la grâce divine s’élève entre ces deux termes comme intermédiaire et comme lien. Arthur est un livre chrétien ; mais ce qui le distingue, et ce que le titre exprime d’avance, c’est une âme enfantée à la vie dans la solitude, loin de tout commerce social ; je ne dis pas loin de toute influence humaine : les hommes des vieux âges ont parlé par leurs écrits à cette âme solitaire ; ces hommes étaient aussi des solitaires ; les saints du désert ont rempli de leur voix cet autre désert ; silencieusement nourris de cette manne cachée qui distille des saintes Écritures, de la prière et de la contemplation, ils ont offert à leur moderne nourrisson la même divine pâture ; nouveaux Jean-Baptiste, ils ont fait part de leur miel sauvage à ce volontaire exilé ; et c’est une chose singulière et gracieuse que de voir cet homme du monde, abreuvé durant de longues années de toutes les délicatesses d’une société polie et lettrée, dont sa diction élégante et pure exhale encore les plus doux parfums, se complaire dans le langage austère et sans art des habitants de la Thébaïde.

Ce phénomène nous arrêterait peu, si nous n’y trouvions que de la poésie. Sans nier et sans repousser la poésie qui s’attache aux émotions religieuses, nous avouerons que l’abus qu’on en a fait, qu’on en fait tous les jours, nous a mis en garde contre elle, alors même qu’elle présente le plus les caractères de l’involontaire et du spontané. L’auteur d’Arthur, tout poète qu’il est, n’en juge pas autrement que nous ; et l’opinion qu’il exprime sur un ouvrage célèbre de M. de Chateaubriand fait bien voir que la religion est autre chose à ses yeux qu’un solennel enchantement de l’imagination. Heureux, néanmoins, l’homme qui reçoit la vérité par toutes ses facultés à la fois ! pour qui elle est tout ensemble la solution des problèmes de l’intelligence, l’étanchement d’un cœur altéré, l’accomplissement des vastes espérances de l’imagination, enfin l’apaisement des troubles de la conscience ! C’est tout l’homme qui est malade, c’est à tout l’homme, à tous ses besoins que s’adresse le divin secours de la rédemption ; et peut-être certains systèmes, respectables et purs d’intention, ont-ils trop négligé, méprisé, devrais-je dire, ces côtés de la nature humaine dont la guérison, le redressement, le développement régulier entrent dans l’idée et dans les conditions de la régénération de l’être moral. Cependant, on a eu mille fois raison quand on a donné la rectification du sens moral pour point d’appui à ce renouvellement général. Rien n’est plus logique et rien n’est plus fécond. L’amour, le couronnement de l’œuvre, ne pouvait en avoir l’initiative. Il ne pouvait pas être à la fois le but et le moyen. Comment offrir à Dieu ce que nous n’avons pas ? Quel amour insolent et dérisoire que celui qui est séparé de l’obéissance ? C’est à Dieu qu’il appartient d’aimer le premier, de s’abaisser jusqu’à l’amour, où nous ne saurions nous élever. Qu’on y prenne garde : c’est de l’amour que nous parlons, c’est-à-dire du dévouement, de la soumission, de l’obéissance, toutes choses incluses dans la notion d’un véritable amour ; nous ne parlons point de cet attendrissement involontaire que l’homme peut ressentir à la première vue de la charité de Dieu manifestée dans l’Évangile, de ce doux saisissement de cœur qui, même avant toute conviction de péché, est bien souvent l’effet naturel de cette merveilleuse apparition, et le premier attrait qui nous précipite en aveugles, en heureux aveugles ! à la rencontre des vérités austères de la révélation. C’est par ce miel goûté au bord du vase, par cet acompte pris sur les joies futures de la piété chrétienne, que bien des âmes ont été gagnées ; mais il n’en reste pas moins vrai que c’est dans la conscience, dans le remords, dans l’humiliation, que doit s’ensevelir, pour en sortir plus tard verdoyant et fleuri, le germe de notre résurrection morale.

La vraie religion ne peut être, dans son principe, qu’une bienheureuse rencontre du pardon et du repentir. À d’autres heures, à des heures plus radieuses, le libre et plein essor d’une sensibilité que les souvenirs du péché et le sentiment de la justice de Dieu refoulent durement dans un cœur où le pardon n’a encore été ni savouré, ni accueilli ! L’aurore du jour béni est une aurore sévère, froide et même orageuse. La crainte chez les uns, chez les autres la honte, la confusion, l’amertume du remords, chez tous un sentiment bien différent du libre et joyeux amour, constitue la crise, le moment décisif de la guérison morale. Et parce que la conscience est le point culminant de l’être moral, elle en est aussi le principe le plus fécondant ; à elle seule il est donné de circonvenir et d’envelopper tout l’homme. Par la conscience humiliée vous arriverez infailliblement au cœur, et facilement à l’intelligence et à l’imagination ; par aucune de ces facultés vous n’arriverez sûrement à la conscience. Il serait inutile, après tant d’expériences, de démontrer que notre sensibilité naturelle, si exaltée qu’elle puisse être, ne se résout point en obéissance jusqu’à ce que notre âme ait été convaincue de son état de péché et de condamnation. Et quant aux pensées de la raison et de l’imagination, combien d’années, combien de siècles pourraient-elles exercer notre esprit, errer dans tous ses détours, avant d’atteindre par leur propre force le point délicat, irritable et sanglant où gémit la souveraine de l’être moral, l’interprète et l’organe du Dieu trois fois saint ! L’histoire de l’esprit humain le dit assez : si la religion a pu créer une philosophie, jamais la philosophie n’a enfanté une religion ; et quant à la poésie, si tant est qu’elle ait pu faire plus que d’embellir des croyances déjà existantes, ce qu’elle a produit sous le nom de religion qu’était-il autre chose que de la poésie encore ? Mais la conscience éveillée éveille tout l’homme ; guérie, elle guérit l’homme entier ; sa paix se répand dans le cœur ; le cœur, délivré de ses troubles, affranchi de ses chaînes, s’élance librement vers son premier, vers son véritable objet ; la raison s’élève au point de vue où tout se présente à elle harmonieux et cohérent ; l’imagination remplace de vains rêves par de magnifiques espérances, certaines comme si elles n’étaient pas immenses, immenses comme si elles n’étaient pas certaines, et par la plus étonnante alliance du réel et de l’idéal. Je ne veux pas dire que le levier de la conscience remue également chez tout homme tout cet univers ; chez plusieurs le développement demeure incomplet, contenu par des craintes mal fondées, par des exemples ou des traditions impérieuses ; mais le cœur du moins est gagné à l’amour, et l’amour n’est-il pas l’accomplissement de la destinée humaine ? L’amour n’est-il pas toute la vie ?

Eh bien ! au milieu d’imperfections et de taches que nous signalerons peut-être, c’est là le caractère du livre d’Arthur. Il est tout pénétré d’amour. J’espère n’avoir pas donné lieu au lecteur de se méprendre sur le sens que j’attache à ce mot. Je n’en décore pas cet égoïsme tendre et pleurant, à quoi se réduit communément ce qu’on appelle sensibilité ; cette molle sympathie, flexible à toutes les impressions, qui fait défaut au moment de l’action, et surtout à l’heure du sacrifice ; cette prétendue bonté qui se répercute sans cesse vers elle-même ; cet amour, qui dans le bien qu’il fait cherche sa satisfaction plutôt que celle d’autrui, veut choisir son temps, sa manière, ses objets, s’enflamme pour ses imaginations, se glace aux imaginations d’autrui, et même à leurs prières ; cette bonté qui, ne se rattachant à aucun principe, à aucune conviction, n’accepte aucun rapport avec la conscience, n’est qu’un instinct, ne veut être qu’un instinct, et, dans ses moments les meilleurs, ne peut passer que pour un caprice aimable ; en un mot, cette ombre, cette apparence de l’amour, rayon tiède et pâli, détaché de son centre, bien loin de suffire à la vie, mais qui suffit amplement à la vie des salons et des romans. L’amour véritable, affection forte, sentiment moral, ne peut exister qu’à l’ombre et tout près de la conscience, ne peut vivre que dans le cœur de ceux pour qui la charité est une partie de la justice, la justice un élément de la charité, de ceux qui, bien éloignés sans doute d’aimer uniquement et sèchement parce qu’on doit aimer, savent pourtant et confessent qu’on doit aimer, de ceux, en un mot, pour qui l’amour est le suprême devoir en même temps que le suprême bonheur. Ôtez à l’amour le sérieux et le poids des convictions morales, il ne vous reste plus qu’une sensibilité mobile et frivole. Ôtez le devoir, il vous reste le tempérament. Bien différent est le sentiment dont les pages du livre d’Arthur sont remplies et comme embaumées. Cet amour, c’est bien l’amour ; c’est bien cette caritas generis humani dont Cicéron trouva le nom sacré dans un moment de divination sublime ; c’est bien cette céleste faculté de vivre dans l’âme d’autrui, de faire d’autrui un second soi-même, d’avoir besoin de son bonheur, de se faire de son bonheur un devoir, d’être humblement et tendrement à son service pour l’amour de Dieu, de confondre les deux amours, les deux services, comme si Dieu était dans tout homme, et tout homme en Dieu. Oh ! qu’il est doux de rencontrer cet amour, même dans un livre ! qu’il est doux de penser que ce livre est le portrait d’une réalité morale, et qu’un cœur, un cœur vivant palpite sous ces pages !

Pour aujourd’hui, je me sépare d’Arthur, mais c’est pour y revenir bientôt : puissè-je y ramener mon lecteur !

Deuxième article346 §

Quand on essaye de rendre ce qu’il y a de tout à fait intime et personnel dans le caractère d’un homme ou d’un livre, il est difficile de se satisfaire autrement que par des images. La langue, comme la loi, ne saurait tout prévoir ; et comment prévoir l’individualité ? Il y a des choses que l’âme seule peut nommer ; et quand elle veut en dire le nom d’une manière intelligible, elle n’a de ressources que dans les secrètes analogies de son propre monde avec le monde des sens. Si je dois donner à mon lecteur une idée générale, et pourtant exclusive autant que possible, du livre d’Arthur, il faut qu’il me permette de le lui présenter sous l’image d’un arbre à verdure abondante, sur laquelle tremblent par milliers, aux feux d’un soleil matinal, les gouttes pures et fraîches d’une pluie nocturne. C’est un livre tout trempé de larmes et tout brillant de sourires. C’est l’épanouissement progressif d’une âme qui vient d’éclore au souffle parfumé du matin, aux tièdes rayons de l’aurore. Mais pourquoi essayer de dire ce que l’auteur a exprimé lui-même, et d’autant mieux qu’il ne songeait pas à l’exprimer ? En racontant un fait isolé, il a caractérisé son livre et lui-même :

Revenu dans mon pays, il me fallut aller visiter une terre depuis longtemps oubliée. Je m’y laissai conduire à peu près comme le cadavre auquel on fait chercher un autre lieu de sépulture que la place où on l’a trouvé inanimé.

En parcourant cette terre avec un garde, je m’arrêtai au milieu d’une partie de forêt d’où l’on entrevoyait la mer à travers les arbres. J’en fis ébrancher quelques-uns pour mieux jouir du coup d’œil ; je restai saisi d’une grande et sainte admiration.

C’était la mer, pleine, immense, azurée, au bas d’un ravissant vallon qui se déroulait en collines couvertes de pommiers fleuris. Je ne vis pas tout d’abord le sort qui m’attendait en ce lieu ; seulement, faisant abattre quelques grands taillis, j’eus la pensée d’une cabane où l’on pourrait se reposer quelques heures. Mais, à mesure que je faisais place, les cieux, les bois, les flots se déployaient autour de moi, et ce fut bientôt un spectacle auquel l’âme semblait ne pas pouvoir suffire.

Toutes mes nuits se passèrent à y rêver, tous mes jours à le chercher. Je voulus vivre là. Il ne m’y fallait qu’une maison ; elle s’éleva bientôt, dominant les forêts, les plages et l’océan tout entier.

Pendant qu’on la construisait, je m’assis une fois sur des branches abattues, vers la fin des jours d’été. Attachant mes yeux sur la mer et les cieux confondus ensemble, voyant à l’horizon plus de clarté et d’azur encore qu’autour de moi, je devinai une autre immensité, d’autres spectacles, dont mon âme fut à l’instant comblée et relevée.

J’eus une profonde et intime révélation du vrai, du beau céleste, de l’infini ! Je rassemblai mes forces ; je recueillis ces pensées ; je m’appliquai à ne plus perdre la trace que j’avais trouvée ; elle fut bien souvent près de s’effacer encore sous des regards affaiblis et si troublés ; mais elle demeura enfin dans mon esprit, et j’y fus toujours ramené347.

De l’enceinte étroite et suffocante du monde social, où notre souffle haletant se mêle à mille haleines brûlantes, nous voir soudain transportés dans l’univers de Dieu, où tout s’enveloppe et nage avec délices dans son souffle vaste et pur… quel passage, quel contraste, quelle leçon ! Combien d’âmes n’ont pas été averties de cette manière ! Mais combien peu ont compris ou retenu cet avertissement ! Arthur a été du nombre des heureux. Cette divine nature, hospice des âmes blessées, recevait en lui un blessé, un malade, un mourant peut-être. Il entendit, dans les merveilles de la création, les premiers accents du Dieu de la grâce. Les charmes de la solitude le prosternèrent, l’enchaînèrent aux pieds de l’Inconnu que cherche en le fuyant, que fuit en le cherchant, tout esprit élevé, toute âme sensible et souffrante. Jaloux de retenir et de cultiver des impressions trop promptes à fuir, Arthur s’entoure de muets amis, de livres nés sous le même soleil qui vient de réchauffer son âme. La Bible est dans leur nombre, non pas d’abord à son rang, ce me semble ; mais ce rang, elle le prendra plus tard ; le livre d’Arthur est un journal ; il ne résume pas, il raconte ; ce livre ne se connaît pas d’avance ; l’auteur des dernières pages n’est plus l’auteur des premières ; tout y est successif, et, grâces à Dieu, progressif ; et ce que l’auteur n’écrirait plus aujourd’hui, il est bon qu’il l’ait écrit une fois ; nous préférons, quant à nous, et dans tous les cas, l’expression ingénue d’une pensée actuelle à la formule qui reproduit, sous la trompeuse affiche, sous le faux nom de conviction personnelle et comme résultat imprévu d’une libre enquête, une thèse, un article de foi, un morceau de symbole. Entendons-nous bien : si ce morceau de symbole est devenu la propriété vivante et, pour ainsi dire, une partie de celui qui le professe ; si, possédant en soi l’avantage de la vérité objective, il a en même temps une réalité subjective, c’est autre chose ; mais aussi longtemps qu’il n’est qu’une abstraction en dehors de celui qui la proclame, une vérité apprise par cœur et non par le cœur, nous préférons de beaucoup à cette vérité sans vie, sans personnalité, à cette vérité qui n’est point encore faite âme, nous lui préférons une erreur, oui, une erreur sincère, une erreur à laquelle on croit ; une telle erreur a plus de droit au nom de vérité que la vérité même avant que nous nous soyons identifiés avec elle. On est surtout porté à le dire et à le sentir dans une époque où, par un contraste d’ailleurs assez naturel, il y a tant de doctrines et si peu de convictions. Sur ce pied, nous avouons qu’une adhésion soumise, mais non sentie, à l’autorité et à la perfection de l’Ancien Testament, toute complète et orthodoxe qu’elle aurait pu être, nous eût agréé bien moins au début du livre d’Arthur que les phrases suivantes :

Les maximes contenues dans l’Ancien Testament me paraissent témoigner au même degré d’une haute sagesse et d’une civilisation très avancée.

L’étude des événements qu’il renferme est souvent triste et d’une atrocité qui jette dans l’âme le doute le plus amer, et presque le désespoir.

Il en est tout autrement de la méditation de la sagesse répandue en tant d’endroits de ce livre des livres, de cette source de poésie, de morale, de prudence et de piété. La sagesse y prend souvent un langage adorable, piquant, enchanteur, spirituel et divin348.

La Bible, le livre auquel appartient par excellence et dans un sens exclusif le titre de Parole de Dieu, n’est pas assez consultée, et pratiquement pas assez appréciée par notre écrivain ; mais il serait injuste de ne pas ajouter que s’il reçoit de seconde main les trésors d’instruction religieuse que nous sommes tous autorisés et invités à chercher à une source divine, la main qui les lui présente est, en général, une main fidèle. C’est pourtant, bien que mêlée à des paroles humaines, la Parole de Dieu qui a coulé jusqu’à lui ; c’est cette Parole qu’avec un heureux instinct il exprime à flots purs de ces anciens écrits, humains à la vérité, mais composés par de vrais confesseurs de Jésus-Christ. Dans des sources qui, certes, ne peuvent être exemptes d’erreurs, Arthur, nous aimons à le dire, a rencontré peu d’erreurs positives349 ; une première impulsion imprimée d’en haut a dirigé tutélairement ses pas et ses recherches ; heureux à qui fut donnée, pour point de départ, l’idée de péché et d’expiation ! Aussi, les défauts de ce livre (en accordant pour un moment que ce soit là un livre) sont surtout d’une espèce négative. On y désirerait certains principes plus distinctement aperçus, certaines vérités plus nettement articulées, certaines conséquences plus vivement pressées ; et si c’était, au lieu d’une confession et d’un témoignage, un livre de doctrine et d’enseignement, nos regrets deviendraient des critiques. Mais comment critiquer une confession, du moins lorsqu’elle est tout ce qu’elle doit être, sincère et humble ? Et si l’on nous objectait, ce qui est vrai en un sens, qu’on n’est pas à un moindre prix simple chrétien que docteur, nous répondrions qu’Arthur a payé ce prix-là ; si l’exactitude et la cohérence paraissent manquer à son système, c’est qu’il n’a point de système ; c’est que le christianisme est encore chez lui à l’état où le reçoivent les enfants et les vieillards : une chaleur, une force, une vie bien plutôt qu’une idée. Avec ces choses dans l’âme on est chrétien ; on est même docteur à sa manière, s’il est vrai que la vie enseigne, et que le sentiment se communique plus irrésistiblement que les formules. Et même au fond de ces sentiments, d’une apparence informe et vague, que de formules on démêlera, si l’on veut ! quelle dogmatique saine, bien qu’involontaire et inconsciente ! Et quelle précieuse confirmation des vérités rédigées par la foi réfléchie, par la piété savante, quand on les retrouve, ces vérités, toutes chaudes et toutes palpitantes, au fond d’un cœur qui ne sait pas encore les nommer ! Quel cas, par exemple, ne fait point la logique chrétienne, l’analogie de la foi, du dogme de l’assurance du salut, considérée par quelques-uns comme condition première, par tous comme couronnement de la foi en un Sauveur. Eh bien ! on verra que cette idée ne vient pas seulement du dehors, n’obtient pas seulement de l’autorité de la Parole écrite l’entrée de notre esprit : elle germe, elle naît dans le cœur sous la chaleur du soleil de la grâce ; elle y éclot naïve, étonnée et comme effrayée d’elle-même, éblouie de sa propre beauté ; elle tarde, elle hésite à se reconnaître ; peu s’en faut que, par humilité, elle ne se renie d’abord, mais elle est : il suffit ; et ceux qui assistent à sa première manifestation, ceux que peut-être elle avait rebutés ailleurs en se présentant comme article de foi, comme anticipation téméraire de la logique de l’esprit sur celle du cœur, ceux-là se plaisent à l’accueillir, lorsqu’elle se produit comme une grâce acceptée à genoux, avec surprise et en tremblant. C’est l’intéressant tableau que nous présente notre Arthur :

Que je porte légèrement le poids des fautes passées ! et cependant que ces fautes sont grandes !

Que d’erreurs, que d’offenses, que de torts à réparer ! et que fais-je pour cela !!!

Les jours s’écoulent dans la contemplation des merveilles les plus sublimes de la nature et du génie ; et le passé, si coupable, si triste, ne vient pas seulement me troubler, quand son souvenir devrait déchirer mon âme, y enfoncer ses dards les plus aigus. Le sentiment du remords et du repentir m’atteint sans doute ; mais je n’en souffre pas, à vous dire.

Mon Dieu ! cette sécurité est-elle un piège de votre immortel ennemi, de celui des hommes, ou un signe de votre clémence et de votre prédilection ?

Eh quoi ! nulle amertume ne me dévore ! je songe sans tortures à mes déplorables passions et à leurs excès, au mal qu’elles ont fait, à l’insensibilité dont elles m’avaient frappé, aux chagrins dont elles ont abreuvé des êtres chéris, à de si belles années perdues dans l’inutilité des plaisirs, dans l’oubli presque complet de votre saint nom ! Quelle est cette confiance, ô mon Dieu, ou cet endurcissement ? Est-ce une suite de votre courroux, ou un commencement de récompense ?

Eh 1 de quoi, mon Dieu, me récompenseriez-vous ?

Si j’avais eu la force de faire le mal tout entier, ne l’aurais-je pas fait ? N’en ai-je pas eu l’intention, la volonté ? Ne l’ai-je pas tenté ? Ne vous ai-je pas maudit avec fureur de m’avoir retiré les moyens de le faire ? N’ai-je pas pleuré, avec des cris de rage, de l’impuissance où vous m’aviez mis de ne pas devenir le plus misérable et le plus infortuné des hommes ? Ne vous ai-je pas maudit pour cette dernière voix que vous aviez placée dans mon cœur, qui criait sans cesse pour m’arrêter, et m’arrêtait sur les bords du plus profond de l’abîme ? N’ai-je pas fait comme celui qui insulterait l’homme qui l’aurait retiré du précipice, parce qu’il l’en aurait enlevé sanglant et déchiré ? De quoi donc puis-je me prévaloir envers vous, ô Seigneur ! et comment ai-je mérité la paix que vous m’accordez ?

Ah ! que vous me rendez confus et reconnaissant350 !

Nous le demandons, ne vaut-il pas mieux sentir ces choses que de les savoir ?

Que n’avons-nous la force et le loisir de faire suivre à nos lecteurs les diverses transformations, les rajeunissements successifs d’une âme que le monde et les passions semblaient avoir vieillie sans remède. Telle est la vertu de l’Évangile, vertu qui n’est qu’à lui : aucune force au monde ne saurait faire reverdir un tronc desséché ; l’âme usée par les passions ne revit pas plus que le corps usé par les excès ; nous ne connaissons pas dans l’ordre de la nature deux naissances, deux vies ; on peut se corriger, on peut changer d’allure : personne ne renouvelle son propre fond ; et les réformes les plus complètes laissent dans l’âme la conscience de la mort. L’Evangile seul rend à l’âme, je dis à l’âme la plus dévastée, toute la verdeur du jeune âge, toute la fraîcheur des impressions de l’enfance et, si l’on peut parler ainsi, toute sa virginité. Et, chose admirable ! du milieu des raffinements du luxe et du grand monde, la religion nous ramène à la nature.

Un temps, dit Arthur, un temps n’est pas loin encore où j’aurais eu je ne sais quelle misérable honte de la simplicité et de la frugalité qui m’environnent, où je serais allé chercher au dehors des meubles plus riches, des mets plus recherchés, des distractions à cette vie si courte et si troublée. Aujourd’hui, ce que Dieu m’accorde pour nourrir mon corps, pour le soutenir, me semble le comble des grâces et des faveurs célestes ! le pain et le vin, des munificences infinies et divines !

Si vous m’épargnez vos châtiments, ô mon Dieu ! c’est que vous lisez dans mon âme tout cet amour qui m’est venu pour vous. Mais puis-je faire valoir cet amour comme un mérite, quand c’est un don si grand de votre grâce, quand j’y trouve tant de bonheur351 ?

Je tâche de graver impérissable dans mon cœur cette parole : Sachez que si quelqu’un s’abandonne soi-même volontairement à la simplicité et à l’innocence, le démon ne trouve plus d’entrée dans son âme. C’est cette simplicité qu’il ne faut jamais se lasser de recommander : elle est à la résignation ce que la grâce est à la beauté352.

On ne peut pas exagérer, au contraire, on reste toujours en deçà de la vérité, en décrivant ce printemps de la grâce que l’Évangile fait fleurir dans une âme régénérée. Aucun élément de l’être qui ne se renouvelle ; avec une autre âme, on acquiert d’autres yeux, des sens nouveaux ; la nature prend un autre aspect et dit des choses qu’elle n’avait jamais dites. On le comprendra en lisant ce qu’Arthur a écrit sous le titre d’Un des derniers jours d’octobre. — Et rien n’est isolé, tout se lie, tout s’enchaîne dans cette nouvelle vie ; on n’a pas véritablement une vertu sans les avoir ou du moins sans les vouloir toutes ; on n’a pas la résignation sans l’humilité, ni l’humilité sans la charité. Comment ces choses se lient-elles ? Comment sont-elles la condition, la conséquence l’une de l’autre ? Ah ! il faudrait plutôt se demander : Comment a-t-on jamais pu les concevoir indépendantes et séparées ? Une seule d’entre elles, bien réelle, bien sincère, suppose invinciblement toutes les autres. Mais la Parole qui a défini Dieu par l’amour, a défini par le même attribut les véritables enfants de Dieu ; et l’Évangile nous adresse à la charité comme à l’infaillible criterium de la foi chrétienne. Nous espérons que ce criterium ne paraîtra pas avoir manqué au christianisme d’Arthur quand on aura lu le chapitre intitulé : Les Visites et Rencontres de Jésus-Christ, où nous prenons le passage suivant :

Faites-y grande attention : Jésus-Christ nous visite, et c’est sous la forme des pauvres. Il y en a qui lui ressemblent, et que je me suis appliqué à reconnaître. Il m’éprouva ainsi bien des fois, et n’eut pas lieu d’être toujours content de moi. Une fois surtout, il vint sous la figure d’un pauvre vieux homme me demander. (J’étais donc bien occupé d’ailleurs, pour m’élancer si brusquement à ma porte et repousser, de la main et de la voix, avec quelque chose de si étonné, de si brusque, de si impossible à contenir, cette laideur affreuse de la pauvreté, cette expression abrutie d’une misère longue et sans aucune trêve.)

« Allez, allez ! Eh bien ! oui, je vous donnerai, je verrai, je m’informerai ; mais retirez-vous… on ne vient pas ainsi !… » Oh ! déplorable, déplorable ! J’en rougirai jusqu’à ma dernière heure.

La bonne, interdite et surprise, me dit : « C’est ce vieux auquel Monsieur fait donner du pain… Il est bien malheureux ! »

Je balbutiai : « Il fallait me le dire. o (Je ne lui en avais pas donné le temps.) « Où est-il, à présent ?… Allez après lui…

— Mais, c’est que… vraiment !… Oh ! n’est-ce pas, Monsieur, il est affreux ! »

Cet homme est mort peu après, n’ayant eu d’autre réparation de moi qu’un peu d’aumône de plus peut-être ; je ne sais même si je me suis fait excuser. Je le devais ; j’y devais aller moi-même. C’est ce que nous devrions tous faire : ils ne seraient ni si horribles, ni si misérables à voir ! Nous les laissons mourir dans un état que nous pourrions empêcher, et que notre vue ne peut soutenir ! Oh ! couverts de nos vices et de nos offenses, que nous devons être d’une bien autre laideur aux yeux de Dieu ! Hélas ! j’étais bien autrement indigne d’entrer au ciel, que ce pauvre homme n’était indigne d’entrer chez moi… Que craignais-je donc ?… qu’il ne salît ma demeure, mon tapis ?… qu’il ne dérobât ?… Pauvre homme ! il dut voir tout cela dans mes regards… C’est une honte !… Avec quelle clémence Dieu m’en a puni ! Avec quelle bonté il m’a donné les occasions de réparer tant de dureté 1 Il sembla me dire, dans vingt occasions : Je mesurerai mes épreuves à ta faiblesse353.

Arthur a rempli des pensées d’autrui une grande partie de son livre. Un extrait de ses lectures favorites occupe la moitié du volume. Mais nous n’aurons jamais une meilleure occasion d’appliquer le mot de La Bruyère : « Le choix des pensées est invention. » On ne peut citer avec plus d’originalité, ni mieux parler de soi-même en parlant d’autrui ; ces pensées des vieux âges, recueillies avec tant d’amour, ces mots soulignés avec tant d’intelligence, Arthur les enlève à leurs auteurs à force de sympathie ; et combien de fois la phrase, la ligne qui les commente, y tombant comme une larme de douleur ou de tendresse, s’y appliquant comme un saint baiser, anime ces paroles et transforme les mots les plus tranquilles en cris pathétiques, jetés à nous par la charité à travers les siècles ! Et l’on voit avec joie que c’est à la partie de son ouvrage qui lui appartient le moins que l’auteur attache le plus de prix et le plus d’espérances ; car c’est en terminant ce recueil d’extraits qu’il s’arrête et qu’il s’écrie :

Contemplons ! admirons ! adorons !… Qu’elles sont ravissantes, les fleurs du ciel échappées des mains de tes anges, ô Seigneur !

Tu sembles avoir béni notre douce occupation, notre soin, notre désir ardent de reproduire les paroles que tu as inspirées autrefois ; car tu nous dévoiles, chaque jour, quelqu’un de ces trésors abandonnés par l’indifférence de notre siècle ; car tu nous conduis sans cesse vers ces sources oubliées, plus d’à moitié perdues déjà sous cette terre qu’elles demandaient à rafraîchir et à féconder. Sera-t-il donné, grâce à nous, à quelques-uns des tristes et fougueux voyageurs de nos temps de venir s’y désaltérer, d’y trouver l’ombre et l’espérance354 !

Nous nous sommes prescrit de ne relever que les côtés les plus sérieux du livre que nous examinons nous serons sévère jusqu’au bout envers nous-mêmes, peut-être envers nos lecteurs, en ne leur montrant de l’écrivain et du poète que ce que l’homme et le chrétien laissent involontairement transparaître. Avec moins de scrupule et plus d’indulgence pour nous-mêmes, aurions-nous pu nous empêcher de citer, au moins en partie, le fragment qui porte pour titre : Une Cathédrale, un dimanche de l’an 1834 ? Nous nous trompons fort si ce morceau, que nous avons relu bien des fois, n’est pas un modèle de la plus sincère poésie comme de la plus sincère piété. Les cathédrales sont fort en crédit auprès de nos poètes du jour, plus en crédit que la pensée qui les éleva, et que le Dieu qu’on y adore ; on nous a rassasiés d’arceaux, d’ogives, de daller-et de vitraux ; mais il restait encore à en parler comme l’auteur en parle355. C’est un vrai poème, c’est tout un poème que ce fragment ; et heureusement Arthur ne songeait pas à faire un poème. Autrement nous aurions eu de longues pages de cette prose fatiguée, haletante, encombrée de beautés où l’image poursuit l’image, où les fondements de la langue sont remués sans pitié, si bien que le temps paraît proche où chaque écrivain sera obligé de joindre à ses écrits son glossaire propre et sa grammaire individuelle. Cet individualisme du langage, auquel il est clair qu’on ne peut parvenir qu’au prix de mille mouvements convulsifs et douloureux356, n’est pas un simple accident du goût, une simple mode littéraire : il tient à des causes profondes ; il est l’effet, en même temps que le symbole, de l’état actuel de la morale et de la société.

Il n’y a de paix que dans l’unité ; il n’y a que trouble dans l’anarchie ; et l’anarchie ou l’individualisme effréné, en passant, comme cela est inévitable, des mœurs dans la littérature, y doit porter quelque chose de turbulent et de frénétique, je ne sais quelle chaleur âpre et dévorante, qui, en effet, est trop visiblement le cachet de notre littérature moderne. Dans quelle contention d’esprit, dans quel désespoir et quelles fureurs d’imagination ne doit pas jeter l’oubli de cette simple maxime : « La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie. » Le caractère actuel des lettres françaises, ou, pour parler plus juste, de la pensée française, n’a pas échappé à notre auteur ; il l’a retracé d’une manière vive et pénétrante dans quelques lignes que nous allons citer :

Ce ne sont plus de ces clartés limpides et douces qu’il faut aux hommes de ce siècle ; ce sont des feux rouges et éclatants, auxquels on se brûle.

Les voix calmes ne sont plus entendues. Les honnêtes gens eux-mêmes sont en colère. Ce ne sont que passions et violences dans les affaires publiques et particulières.

C’est que l’Évangile est oublié, méconnu, repoussé… C’est que, d’un autre côté, la jeunesse s’enflamme aux écrits d’éloquence, sublime, il est vrai, dans quelques parties, mais violente, passionnée, égarée, dont on la nourrit.

C’est que ces écrits si pleins d’images, de mouvements et de toutes sortes de magies, ne contiennent au fond ni vérité divine ni sagesse.

Et quand ce ne sont point de ces paroles retentissantes, enflammées, ce sont des discussions, des analyses d’une remarquable finesse et subtilité ; c’est une dissection, une anatomie du corps social, savante, si l’on veut, profonde et curieuse ; mais tout cela encore trop difficile, trop ardu, et poussant les esprits vers une recherche ardente de vérités qu’on trouverait si complètes dans la simplicité des commandements de Dieu, auxquels tous les efforts devraient tendre à ramener les cœurs357.

Il faut s’arrêter. Dans un point de vue tout humain, nous pourrions sembler avoir beaucoup loué. S’il en était ainsi, nous en demanderions pardon à l’auteur. Mais qu’il nous soit permis de le dire hautement Arthur n’est pas un écrivain que nous avons voulu louer, mais un nouvel ami à qui nous avons serré la main. Que si, pour éloigner de nous tout soupçon de prévention ou de flatterie, il fallait jeter quelque chose de l’autre côté de la balance, nous l’avons déjà fait. Nous avons déjà dit : Comme livre de doctrine, Arthur n’est pas à l’abri des critiques. S’il est permis de juger un homme d’après les jugements qu’il porte, et de trouver, selon la maxime de La Rochefoucauld, dans le goût de chacun la mesure de son mérite, Arthur associe dans son admiration des noms trop divers pour ne pas nous donner lieu de croire qu’il a encore des expériences et des progrès à faire. Il faut qu’il se mette plus près de la sagesse inspirée, du Verbe fait chair ; il faut, peut-être, que pour un temps il fasse faire silence aux guides qu’il a choisis, et dise au seul Guide infaillible, au seul Sage, au seul Bon :

Parle seul à mon âme, et qu’aucune prudence,
Qu’aucun autre docteur ne m’explique tes lois ;
Que toute créature, en ta sainte présence,
               S’impose le silence
               Et laisse agir ta voix358.

Encore une remarque, et que le génie de la critique nous laisse en repos. La préface d’Arthur nous fait entrevoir que l’auteur a peu survécu à la publication de son livre359. Dieu soit loué, nous savons aujourd’hui que c’est une fiction ; mais à quoi bon cette fiction ? Elle ne peut nous plaire à la tête d’un livre si sérieux et si vrai.

Troisième article360 §

Deuxième édition d’« ARTHUR ». — 1837.

Lorsque ce livre parut pour la première fois, nous en rendîmes compte, moins comme d’un livre que comme d’un fait, dont le livre n’était que la relation, et, pour ainsi dire, le journal. Peut-être alors ne fûmes-nous pas bien compris de tout le monde. Quelques personnes, nous le croyons, prirent notre sympathie pour de la louange, et notre joie pour une adhésion, une connivence du moins à certaines doctrines. Il aurait fallu pour cela qu’il y eût eu des doctrines dans ce livre ; il y avait mieux selon nous : nous y trouvâmes, ce que nous y trouvons encore, une révolution religieuse ébauchée dans la conscience, réalisée dans la vie, et par conséquent bien différente et bien au-dessus de ces vagues aspirations vers l’infini ou de ce regret poétique des anciennes traditions, où le vrai sérieux n’entre communément pour rien. Et comme cette religion avait éclos dans la solitude, loin des regards humains et de toute influence sociale, ayant tout au plus emprunté à quelques lectures une occasion, et en quelque sorte l’étincelle que l’âme attendait, il nous parut intéressant d’observer un fait qui se présente rarement, celui d’un christianisme, imparfait sans doute, mais naïf, le résultat d’une œuvre mystérieuse où presque rien de l’homme ne s’était encore mêlé, l’ébauche incomplète d’une création divine, enfin la coïncidence frappante et nécessaire des découvertes et des expériences d’une âme touchée avec le type que l’Évangile et les livres de piété noue ont tracé de la conversion chrétienne ; que dirai-je ? nous nous complûmes à voir une âme anticipant sans le savoir le modèle consacré, le paradigme presque entier de la grande œuvre de miséricorde, telle que la chaire et les ascétiques nous l’ont si souvent retracée. Nous étions charmé de rencontrer une fois à l’état d’impressions morales, d’événements intérieurs, ces dogmes qui ne devraient être que des récits, et qui, imposés d’avance à nos impressions, trop souvent les déterminent, les créent, ou, pour mieux dire, en évoquent le simulacre. Cet intérêt, ce plaisir, nous croyons que les plus fidèles pouvaient le partager avec nous sans compromettre leur fidélité. Il ne s’agissait pas de tout approuver dans Arthur ; mais, premièrement, d’observer, et puis de rendre grâces pour le bien réel dont cette histoire individuelle manifestait la présence. Sans doute ce n’était pas tout : il fallait encore montrer à cet auteur, ou plutôt à cet ami, les écueils de sa route, l’imperfection de sa connaissance, l’erreur de quelques-unes de ses notions ; il fallait l’adresser à la vraie lumière ; il fallait lui dire que toute clarté humaine n’en est qu’un tremblant reflet, et lui déclarer qu’aussi longtemps que l’Écriture sainte, la Parole de Dieu, ne serait pas infiniment élevée dans son estime au-dessus des meilleurs ouvrages de piété, aussi longtemps qu’elle ne serait pas pour lui la première et la dernière des autorités, aussi longtemps qu’il ne se serait pas dit : elle seule est la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, son christianisme serait à la merci de beaucoup de causes d’altération, ou, si l’on veut, d’une seule qui les renferme toutes, à la merci de son goût, de son tempérament moral, qui l’entraînerait à choisir ses autorités, tandis que le propre de l’autorité est de n’être point choisie, et de ne relever ni du goût ni du tempérament, mais de la raison et de la conscience.

— Voilà ce qu’il fallait faire, et ce que, selon notre mesure, nous avons fait aussi.

Aujourd’hui Arthur paraît une seconde fois, enrichi d’une introduction et d’une conclusion que nous pourrions beaucoup louer sous le rapport littéraire, si nous ne nous étions pas donné aujourd’hui une autre mission. Tout le monde s’est trouvé d’accord sur le mérite de ce style, un des plus purs et des plus délicats de l’époque ; style plein de fraîcheur, de grâce et de mouvement, et que ne dépare aucun effort, aucun néologisme, quoique l’expression soit presque toujours aussi piquante qu’elle est naturelle. Ces deux morceaux, où l’auteur a confessé sa vie et répandu son âme, sont accomplis comme œuvre d’art ; et je ne sais point quel écrivain de nos jours ne les déroberait volontiers à M. Guttinguer. Mais, encore une fois, j’ai résolu de n’y pas songer ; je n’y songerai du moins que pour exprimer une appréhension bien naturelle. Il y a deux ans, Arthur se publiait anonyme, dans une ville de province ; à peine pouvait-on dire qu’il eût été publié ; c’était un manuscrit dont quelques copies, tombées par hasard entre des mains amies, n’eurent de public qu’un petit nombre d’esprits sérieux, de retentissement que dans quelques âmes, mais procurèrent à M. Guttinguer précisément autant de frères que de lecteurs. Aujourd’hui, publié par le libraire à la mode, annoncé dans les journaux à la mode, par les critiques à la mode, aujourd’hui, décoré à son titre d’un nom connu dans les lettres, Arthur est une œuvre littéraire, Arthur devient un livre. Les intimes impressions d’un homme, son retour à Dieu, ses appels à la miséricorde d’un Sauveur, les pieuses réparations qu’il médite, celles qu’il a consommées, l’intérieur de sa maison, sa vie de famille, tout cela devient un roman ; non que tout cela ne reste sérieux et vrai pour l’auteur et pour nous ; mais la littérature, en adoptant ce livre, le transforme en roman ; en le louant, elle le profane ; elle fait beau ce qui voulait être saint, touchant ce qui voulait surtout être édifiant : c’en est fait, l’œuvre est classée, c’est un livre, un livre charmant ; l’auteur a tiré de sa situation plus de littérature qu’elle ne semblait en contenir ; il n’était pas nouveau de convertir la religion en poésie ; mais une religion comme celle-là, en faire de la poésie ! c’est ce qui ne s’était point vu encore ; Arthur a le mérite de cette invention ; et que ne lui doit-on point pour avoir donné du nouveau à ce public affamé, à qui l’on en promet tous les jours, à qui l’on en donne si peu ?

Peut-être, si Arthur eût prévu que son sérieux dessein allait s’effacer et se perdre dans l’éclat d’un succès littéraire, peut-être eût-il pris d’autres mesures. Il n’eût pas sans doute imité cette vierge qui, dans une ville prise d’assaut, se meurtrit le visage pour échapper aux conséquences d’une admiration profane ; il n’eût pas tenté de mal écrire ; car, après tout, n’écrit pas mal qui veut, et pour Arthur, je l’en défierais bien ; mais peut-être eût-il cru devoir éviter la forme tour à tour dramatique, épistolaire, et en général romancière (je ne veux point dire romanesque) qu’il a donnée à son ouvrage. Tout ce qu’enferme ce cadre est bon, solide, réel ; le cadre seul m’est suspect et m’inquiète ; à sa place, je l’aurais brisé. La fiction de la forme ne peut-elle pas faire conclure que le fond est également fictif ? Maint lecteur ne trouvera-t-il pas son compte à supposer que l’un est imaginaire comme l’autre ? Il ne fallait pas laisser apercevoir la moindre trace d’invention et d’art ; le récit n’en eût pas été moins touchant ; il l’eût été davantage peut-être. Les gens du monde y eussent perdu des détails charmants, qu’on peut même goûter sans être du monde : une peinture très fine de la société ; des traits d’une naïveté spirituelle ; des scènes d’un comique élégant ; et, plus que tout cela, des épisodes et des traits de sentiment qui tirent des larmes des yeux les plus arides. Voilà une partie de ce que nous aurions perdu, mais que n’aurions-nous pas gagné en retour ! Et nous en revenons à notre premier dire : Le sérieux de la forme eût mis l’auteur sur la voie d’autres beautés littéraires, supérieures peut-être à celles dont nous lui aurions demandé le sacrifice. Car enfin, nous ne voyons pas pourquoi le bon exclurait le beau ; leur divorce n’est qu’un accident, leur union est dans l’ordre, et quand le bon se revêt du beau, il ne fait que reprendre ce qui est à lui.

Qu’il soit bien entendu, au reste, que c’est la forme générale, le cadre, que nous nous permettons de critiquer ; le fond nous a paru, en général, solide et précieux autant que touchant. Nous aimons à reconnaître partout une âme sérieuse et mûrie. L’intention toute chrétienne de l’auteur nous est évidente. Nous le louons en particulier d’avoir été sobre, ou plutôt de s’être entièrement abstenu de ces détails de passion que ses souvenirs lui fournissaient en trop grande abondance, et qui pouvaient aisément tenter un talent de la nature du sien. « Quel que soit, dit-il, le dessein moral de la peinture des passions, cette peinture échauffe les sens et a un résultat contraire à la meilleure intention361. » Quant à nous, nous sommes persuadé qu’un dessein moral ne permet pas même la pensée d’aborder de telles peintures : l’intention, en ce cas, est une lumière ; et c’est parce qu’Arthur a joui de cette lumière qu’il a été, nous lui en rendons le témoignage, si entièrement pur, quoique toujours intéressant et pathétique, dans l’histoire des erreurs de sa jeunesse.

Nous aurions du plaisir à citer quelques passages de ce livre, où les pensées judicieuses et fortes ne sont guère plus rares que les traits touchants et gracieux. Avec plus de plaisir encore, nous aurions cité des faits, des actions, où il est impossible de ne pas reconnaître l’inspiration de l’Évangile et les conseils positifs de la loi chrétienne. Nous laisserions volontiers l’auteur, tout aimable qu’il est, pour aller au chrétien, plus aimable encore. Mais nous tenons à réserver pour une ou deux réflexions, peut-être importantes, l’espace qui nous reste.

Nous avons fait assez connaître notre opinion sur cette religion de formules, dont on joue comme d’un orgue, d’après un air noté, qui enfle successivement les différents registres de l’instrument : on ne pourra donc se méprendre sur notre pensée lorsque nous dirons que, dans la seconde édition d’Arthur, nous regrettons comme dans la première une dogmatique plus ferme et plus précise. Si la connaissance est vaine sans l’affection qu’elle est destinée à produire, l’affection est imparfaite, charnelle, mélangée d’éléments impurs sans la connaissance destinée à lui donner ses caractères. Le christianisme individuel est l’épanouissement dans le cœur et dans la vie, de certaines idées et de certains faits qui n’ont, dans l’Evangile, rien de vague ni d’équivoque. Il n’y a point d’à peu près dans les pensées de Dieu ; il ne saurait y en avoir dans leur expression, surtout lorsque dans cette expression est celle de la vérité qui nous sauve. Les idées auxquelles Dieu a confié notre régénération n’ont pu être préservées avec trop de soin de tout ce qui en rendrait la portée indéfinie et les conclusions problématiques. Rien dans la Parole de Dieu n’est obscur en soi-même ; rien ne l’est que par le fait de notre nature. Mais les vérités par lesquelles nous devons être régénérés et sauvés apparaissent partout nettes et précises. Aussi, la tâche qui nous est imposée en religion n’est point de rendre plus clair aucun des dogmes fondamentaux de l’Évangile ; ce serait vouloir éclairer le soleil ; nous ne sommes tenus qu’à ne les point obscurcir ; et dites-vous bien que, dans cette sphère, tout ce qui est obscur le devient par notre fait, soit que nous ayons voulu ajouter notre pensée à celle de Dieu (ce qui se voit surtout dans le rationalisme protestant), soit que nous n’ayons pas donné assez d’attention aux vérités de sa Parole pour en obtenir une connaissance exacte (ce qui est ordinaire dans le catholicisme de la multitude). C’est de cette seconde manière que pèche le christianisme d’Arthur : il n’altère point positivement la vérité révélée, mais il ne l’examine point assez, il ne cherche point assez à s’en rendre compte, et, par là même, il lui laisse ou plutôt il lui prête de faux rapports, un contact mensonger avec des idées qui ne sont point chrétiennes, et qui par conséquent sont antichrétiennes, puisque, dans cet ordre de choses, tout ce qui est différent de la vérité est le contraire de la vérité.

C’est ainsi que l’idée générale d’expiation l’a frappé, l’a saisi ; mais, au lieu de la saisir à son tour, de la presser, et de la renfermer dans les termes exacts de l’Évangile, il la laisse flotter dans le vague, jusqu’à ce qu’elle aille toucher et se joindre à l’idée la plus destructive du système chrétien, celle d’une satisfaction dont l’homme lui-même est l’auteur : « Si j’expie, dit-il, je serai réhabilité. » J’ose dire, et je dis avec joie, qu’ici Arthur fait injure à sa propre foi ; car son livre entier découle d’une tout autre idée. Mais l’incertitude des notions n’amène-t-elle pas plus ou moins celle des sentiments ? peut-on, sans inconvénient pour la pratique, vaciller à ce point dans la théorie ? et, pour prendre la chose d’un autre côté, est-ce avec des notions vagues qu’on pourra communiquer aux autres des sentiments forts ? Vos sentiments valent mieux que vos notions ; je le crois, j’en suis sûr ; cette disproportion se voit souvent ; et, à tout prendre, il est préférable de beaucoup que l’équilibre soit rompu dans ce sens que dans l’autre ; mais n’oubliez pas que vous ne pouvez pas inspirer immédiatement vos sentiments ; vous êtes obligé d’abord de présenter les idées ou les faits qui les ont fait naître dans votre cœur et se répandre dans votre vie ; or, ces faits, ces idées, vous ne sauriez les articuler avec trop de soin ; si vous n’avez pas eu besoin, pour votre compte, de vous les formuler avec rigueur, parce qu’ils se sont vivement accentués dans votre cœur sans le secours du langage, et que cette parole intérieure a prévenu l’intervention de la parole extérieure, croyez-vous que, dans d’autres circonstances, et pour d’autres âmes, la précision, qui, après tout, n’est qu’un autre nom de la vérité, ne sera pas indispensable pour déterminer une conversion semblable à la vôtre ? Hélas ! la plus claire, la plus complète énonciation de la vérité religieuse manque trop souvent son effet sur les cœurs ; voulez-vous rendre cet effet encore plus difficile, plus douteux, en émoussant, par le vague des expressions, la pointe de ces vérités qu’on ne peut trop aiguiser ? N’est-ce donc pas assez que le cœur soit défendu contre elles par tant d’enveloppes, sans les envelopper elles-mêmes et amortir leur salutaire tranchant ?

Faites-en l’expérience : essayez sur d’autres les vagues formules qui peut-être vous ont préalablement suffi, parce qu’une voix intérieure les articulait, sans mots, à votre cœur ému et repentant ; essayez votre parole humaine sur ces âmes que la Parole divine n’a point encore travaillées ; vous verrez que vous ne serez ni compris ni même accueilli : c’est que vos formules ne renferment point pour d’autres ce qu’elles renferment pour vous ; c’est qu’elles ne leur disent point ce qu’elles vous ont dit ; c’est qu’elles ne pourraient avoir pour eux la signification qu’elles ont eue pour vous, à moins qu’elles ne les trouvent dans des circonstances pareilles à celles où vous étiez : d’où vous devez conclure que, tout en acceptant, chacun pour nous, la vérité dans la forme et sous l’aspect que Dieu a jugés suffisants ou nécessaires, il ne faut pas les appliquer à d’autres, à qui cette forme et cet aspect peuvent être inintelligibles ; qu’il faut leur présenter cette vérité sous la forme non individuelle, non subjective, mais objective, générale, absolue, qui est et doit être à la base de toutes les représentations diverses que nous pouvons nous en faire ; en d’autres termes, sous sa forme simplement humaine, qui est à la fois et par cela même sa forme divine, puisque Dieu seul pouvait, sous toutes les individualités, personnelles, nationales, séculaires, atteindre et embrasser le pur élément humain. Voulez-vous donc convertir comme vous avez été converti ? servez-vous de la langue de Dieu. Voulez-vous être réellement converti vous-même, et avoir en vous toutes les conséquences d’une conversion véritable ? parlez-vous à vous-même la langue de Dieu ; non pas les mots, non pas les phrases, mais la pensée de Dieu, sa pensée exacte, toute sa pensée.

Et qu’on ne vienne pas alléguer, contre la nécessité d’une dogmatique positive et précise je ne sais quelle largeur de vues, qu’on croit plus sûrement trouver dans le vague des doctrines rationalistes, ou l’intérêt, certainement respectable, de l’application du christianisme aux affaires sociales, ou l’importance de ne pas enlever à l’Évangile le caractère philosophique qui le recommanderait aux penseurs, caractère, j’en conviens, que l’Évangile doit avoir si l’Évangile est vrai. Ce sont ces considérations mêmes qui parlent pour notre thèse. La largeur ? elle n’est que dans le Christianisme positif, nettement dessiné, vivement accentué ; celui-là seul assure à toutes les facultés de notre nature, à tous les besoins de notre âme, le plus vaste essor et le plus grand espace possible ; il n’est pas une de ces facultés, pas un de ces besoins que le rationalisme, au contraire, ne refoule et ne mette à l’étroit, pour mettre au large, quoi ? uniquement ce qui doit être comprimé, les passions de la chair, la soif immodérée de savoir, la répugnance à croire et à prier, et, en toutes choses, la haine du joug de Dieu. — La société, dites-vous encore ? Mais vous n’y pensez pas ! La société ne sera organisée que du jour où elle sera évangélique, et il n’est pas un des principes du christianisme qui ne soit propre et destiné à rétablir l’ordre sur un point correspondant de l’existence sociale. Tous nos systèmes politiques pèchent par être plus étroits que l’humanité ; l’Évangile seul est vaste comme elle. — La philosophie, nous dit-on enfin. Invoquer la philosophie contre l’orthodoxie ! la philosophie en faveur •du rationalisme ! Il n’y a pas, à mon sens, de contre-vérité plus frappante. C’est en restant dans l’enceinte du christianisme positif qu’on peut organiser, ou plutôt qu’on voit s’organiser d’elle-même, avec triomphe, une philosophie religieuse, claire, cohérente et complète ; c’est de là qu’on voit la vie s’éclairer, s’ordonner, les problèmes se résoudre, les dualités se fondre de toutes parts en glorieuses unités, dont chacune est un miroir et une empreinte vive de la suprême unité ; au point de vue du christianisme rationaliste (je ne dis point du rationalisme chrétien, car il existe, il est légitime, et je viens de le caractériser), à ce point de vue oblique et borné, il n’y a point de solution possible, point de coordination régulière des faits, point de système sans lacune, c’est-à-dire point de philosophie.

Mais j’aurais tort, je le sens, de toucher en fuyant à ces vastes questions, si je n’avais pour excuse la légitime espérance que les avoir indiquées à un homme comme l’auteur d’Arthur, c’est avoir mis un esprit supérieur sur la voie, et peut-être dans l’obligation de les discuter à loisir et de les épuiser. Que si cet espoir est trompé, je chercherai une indemnité dans l’accomplissement d’une autre espérance ; car j’aime à penser que ce nouveau-venu dans le royaume de la lumière croira devoir suivre notre humble conseil, et marcher droit à la lumière, c’est-à-dire droit à la Parole divine, fallût-il même (ce que je ne crois point nécessaire) fouler aux pieds toute une bibliothèque de ses auteurs favoris. L’Évangile avant et après tout ! l’Évangile à l’exclusion, s’il le faut, de tout autre livre ! tel est, non pas tant notre conseil que celui de la Sagesse elle-même : « A la Loi et au Témoignage ! dit-elle. Que s’ils n’agissent point selon cette Parole, qu’ils le sachent bien, pour eux il n’y aura point d’aurore362. »

Un mot encore, et nous aurons fini. Est-ce la juste conscience de notre faiblesse qui nous fait mettre nos frayeurs à l’usage d’un homme qui peut-être n’est pas fait pour les accepter ? C’est possible ; mais cela ne nous empêchera pas de les exprimer. Le repentir a su arracher Arthur du milieu du tourbillon de ce monde ; heureuse apostasie, mais que le monde ne pardonne pas, et dont il ne prend pas aisément son parti. Il jouit moins de ce qu’il possède qu’il ne souffre de ce qu’on lui enlève ; la fidélité des siens le touche peu, leur infidélité l’irrite ; il s’acharne après ses transfuges, et pour peu qu’un bout de chaîne traîne après eux, il a bientôt le pied dessus, il reprend son esclave, « et la dernière condition de cet homme est pire que la première363. » Heureux ceux de qui le Maître a dit en son cœur : « Nul ne les ravira de ma main364 ! » Arthur s’est soustrait à l’empire des sens, et par là il a échappé au monde ; mais voici un autre tyran, voici la réputation littéraire, voici presque la gloire ! Or, un cœur entamé est un cœur gagné. L’homme est un, indivisible ; pris d’un côté, il est pris tout entier. Arthur y songera sans doute ; Arthur prendra ses mesures ; nous en avons la sincère espérance ; mais nous croyons savoir ce qu’ont de séduction et de danger les succès littéraires, la vie littéraire en général, les rapports habituels d’un écrivain avec le public ; et, à la vue d’une conversion qui a produit un livre et un beau livre, l’exclamation du poète revient malgré nous à notre mémoire :

O Navis, referent in mare te novi
Fluctus365 !….

et quelque chose peut-être de ce qui suit…

George Sand §

À propos du livre de M. le comte
Théobald Walsh366.

Chaque siècle apporte ses nouveautés ; mais rien n’est nouveau en sens absolu, et rien ne saurait l’être : tout, dans l’humanité, comme aussi dans chaque nation, est le développement d’un caractère primitif, la déduction logique d’une première donnée. C’est ainsi qu’à côté de la civilisation, qui est la subordination de l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous, le sacrifice de la mauvaise liberté au profit de la bonne, à côté de la civilisation qui a commencé le même jour que la famille, un principe opposé, celui d’une sourde insurrection contre les servitudes sociales, a perpétuellement murmuré, grondé ou rugi au sein même des sociétés les mieux réglées, et dès l’origine même de ces sociétés. Les nécessités les plus évidentes et les mieux senties n’ont pu prescrire contre cette impatience de tout frein, cet inextinguible besoin d’une indépendance sauvage. Les mieux civilisés parmi les peuples et parmi les individus ont connivé à cette secrète protestation de l’élément barbare. Heureux du joug de la civilisation, on a voulu se donner la satisfaction inconséquente de le briser en idée. On a trouvé je ne sais quelle mauvaise joie à miner, à gratter du moins les fondations de l’édifice sous lequel on reposait sa tête. Les arts sont devenus, du consentement presque général, les complices de cette tendance étrange. Elle a mis à son service une partie considérable de la littérature ; et cette partie n’a pas été moins que les autres avouée par le public. Il a encouragé à la fois la littérature qui conserve et celle qui démolit. Mais voici la différence des temps, et c’est en France qu’elle est particulièrement frappante. Pendant longtemps, c’est avec la raillerie seule qu’on a attaqué le mariage, la paternité, toutes les subordinations naturelles. On les a jetées sans précaution sous le brodequin de Thalie, muse au pied léger, qui ne semblait pouvoir les écraser, ni leur imprimer la trace de ses pas. Chacun, sûr de trouver au retour toutes choses en ordre dans la maison et en la cité, est allé rire de ces jeux, sans nul pressentiment que des plaisanteries pussent jamais devenir des idées, et ces idées des faits. « Ils chantent ? ils payeront », disait Mazarin. — « On rit, on obéira », a dit le bourgeois. Mais de même qu’on a cessé de chanter et de payer, on a cessé de rire et d’obéir ; les jeux sont devenus des combats, les rires des imprécations ; le tigre a cessé de badiner avec sa proie, et s’est mis en devoir de la dévorer. Ou plutôt, parlons mieux, elle était rongée à moitié ; le monstre a fait face aux spectateurs, et s’est mis à l’aise pour manger le reste. Molière donne Sganarelle, on rit ; George Sand écrit Jacques, on tremble.

Quand on voit la littérature d’un peuple revêtir simultanément deux caractères si opposés, on se demande peut-être ce que devient le fameux axiome : « La littérature est l’expression de la société. » Y aurait-il deux sociétés dont chacune a sa littérature ? Mais on a vu le même public applaudir Athalie et George Dandin, les Caractères de La Bruyère et les Mémoires de Grammont ; la légèreté qui nie le sérieux de la vie est accueillie comme le tempérament naturel du sérieux ; Louis XIV va s’édifier chez Bourdaloue et se dissiper chez Molière, respirer l’héroïne aux pièces de Corneille et les voluptueuses tendresses aux opéras de Quinault. Sans doute, il y a deux publics : mais celui des deux qui est tout d’une pièce, conséquent, réellement sérieux, ne compte pas, et peut à peine passer pour un public ; il est en dehors de l’axiome de M. de Bonald : c’est l’autre, c’est ce public équivoque et contradictoire qui est la société que la littérature exprime, et dont Louis XIV vient de nous offrir une personnification ; ce public, c’est l’homme naturel, qui veut la chose du monde la moins naturelle, la réunion des douceurs de la civilisation et des joies de la barbarie. Qu’on y regarde de près : on verra les symptômes des inclinations sauvages reluire à travers le tissu de la civilisation, que dis-je ? percer dans ses productions les plus raffinées et sous ses formes les plus délicates.

Si nous consentons, pour un moment, à faire abstraction des principes de l’Évangile qui ne permet, sous aucun prétexte, aucune atteinte à ce qui est sacré, nous comprendrons que les institutions les meilleures ayant leurs victimes, que l’ordre lui-même devenant désordre par suite de notre corruption, la tentation de s’attaquer à ces institutions, à cet ordre, a pu naître chez certains esprits plus irréfléchis que dépravés. C’est ainsi que le mariage, la puissance paternelle, l’autorité de l’âge, ont trouvé leurs adversaires parmi des hommes que leur culture et leurs mœurs rattachent du reste à tous les intérêts de la civilisation. L’ordre peut se rendre odieux par la manière dont il s’impose ; et la vérité sociale peut devenir mensonge. Des esprits impatients, que la religion ne gardait pas, ont cru faire une œuvre généreuse en soulevant à leur base même des faits sociaux qui ne doivent jamais tomber à l’état de question puisqu’ils sont la société elle-même. Le temps de ces écrivains est venu à la suite des commotions publiques qui avaient remué la société jusque dans son fond. Sur les questions les plus intimes, sur les pures spéculations métaphysiques, il est étonnant combien la masse des esprits est influencée par la situation politique. Une révolution, comme celles que nous avons vues, remue et déplace tous les fondements de la vie humaine, non seulement à cause d’une plus grande liberté qu’elle donne à l’ordinaire de discourir de toutes choses, mais par le seul effet de la secousse imprimée aux intelligences, et par les vagues espérances qu’elle ouvre à cet instinct sauvage qui s’assoupit, mais qui ne meurt jamais dans le cœur des enfants de la rébellion. L’homme, par rapport à Dieu et à la loi divine, n’a pas cessé d’être sauvage.

Tel fut le mouvement des esprits, lorsque, vers le 18 brumaire, la littérature se présenta de nouveau pour embellir les bienfaits de l’ordre renaissant et les loisirs de la paix intérieure. Ce que cette nouvelle littérature apporta d’idées subversives de tout ordre ne saurait s’imaginer. La liberté du divorce jusqu’au point d’une promiscuité brutale, l’adultère élevé presque au rang de vertu, la maternité hors du mariage rendue respectable, le suicide préconisé, et partout les croyances religieuses mises en état de suspicion, telles sont les idées que les romans et les drames de cette époque recommandèrent avec sérieux, avec une chaleur passionnée, et, on doit le dire, avec l’accent de la conviction.

Un fait étrange au premier coup d’œil, mais qu’un peu de réflexion rend très concevable, nous frappe dans cette littérature. Le sexe, à qui les institutions de la famille doivent être le plus chères, et à qui le désordre social doit répugner davantage, prêta ses mains à cette démolition. Les ouvrages les plus célèbres composés dans cet esprit appartiennent à des femmes ; et pour que nos étonnements ne cessent pas de sitôt, il faut que deux d’entre elles, que leur talent met au-dessus de toute comparaison, aient eu droit personnellement à tous nos respects. C’est de l’ombre d’une chaste et modeste retraite que sont sortis les ouvrages de l’une d’elles ; c’est ‘dans une âme que le dévouement et l’enthousiasme ont noblement singularisée, à une époque où le despotisme de la gloire proscrivait ces vertus ou les dérobait à son profit, que les ouvrages de l’autre ont pris naissance. On ne saurait se rappeler sans douleur tout ce qu’il y a de téméraire et de dangereux dans les premières productions de l’une et de l’autre ; mais on ne peut aussi se rappeler sans amour avec quelle candeur et quel empressement elles ouvrirent leur âme à de meilleures inspirations, et quelle pureté, quelle élévation ont honoré leurs derniers ouvrages. Ce n’est pas encore dire assez : même ces premiers ouvrages, qu’on est obligé de condamner, on ne peut les lire sans en aimer les auteurs. Il y a des erreurs, il n’y a point de fraude ; il n’y a pas même de préoccupation personnelle : chez l’une, aucune idée de se mêler à ses fictions ; chez l’autre, plus de subjectivité sans doute, mais point d’égoïsme ; elle n’aime et ne défend en elle que ce qui échappe à la matière et au temps, ses idées et ses convictions ; toutes deux se sont égarées sur la mer des opinions humaines, alors si violemment tourmentée par la tempête sociale toutes deux ont, pendant un temps, manqué de boussole et cherché le pôle où il n’est pas, une règle immuable dans des sentiments muables, la loi, en un mot, à côté de la loi ; mais elles étaient faites pour la trouver, parce qu’elles la cherchaient, et l’on sait vers quel asile l’une et l’autre ont aspiré dans leurs dernières années. On sent que le désordre a été dans leurs pensées, non dans leur volonté ; admirables comme écrivains, elle n’ont pas cessé d’être aimables comme femmes ; on n’entrevoit pas en elles cette nature équivoque, cette absence de tout sexe, qui écarte à la fois le respect et la bienveillance ; on n’est pas déconcerté et repoussé par cette virilité d’emprunt d’une femme déclassée, qu’aucune des moitiés du genre humain ne veut plus reconnaître, et avec qui l’on ne saurait être ni familier, car c’est peut-être manquer à une femme, ni respectueusement galant, car c’est peut-être se moquer d’un homme. Ce sont de nobles esprits, qui ont momentanément cédé à l’empire d’un temps funeste, mais qui valaient mieux que leur temps, et que le nôtre peut-être.

Sous l’Empire, la morale et la religion, l’ordre social par conséquent, devinrent choses officielles, vérités de convention. La littérature de cette époque est généralement une honnête littérature ; tout tend au bon et au vrai, mais c’est un vrai sans portée, un bon sans élan ; le désordre extérieur se tait,, mais rien ne se construit, rien ne prend vie ; en morale comme en religion, cette période n’a rien fondé ni rien préparé.

La période suivante, celle de la Restauration, portera un jour, dans un sens tout à fait sérieux, ce nom qui aujourd’hui nous semble ironique. Elle a été féconde, moins pour elle, pourtant, que pour nous et pour nos enfants ; elle a été pour l’Europe l’époque de tous les réveils. Elle sera, dans le dix-neuvième siècle, ce que, parmi les siècles, a été le quinzième. On le reconnaîtra plus tard ; à présent, le combat qui se livre entre les vainqueurs obscurcit la victoire et la fait paraître douteuse. Elle ne l’est pas pourtant. La lutte politique est épuisée ; l’âme humaine se tourne vers une autre proie, et le débat principal est entre la matière et l’esprit. On ne verra bientôt plus sur le terrain que l’industrialisme (dans toutes les applications possibles du mot) et les idées immatérielles. À moins que l’âme n’abdique, elle est poussée de force dans la voie d’où elle s’écarte obstinément pour se jeter dans des routes latérales. La religion attend que la société, rebutée de mille poursuites vaines, lui revienne enfin, haletante et humiliée. Au fort de la poussière du combat qui se livre maintenant, cette conclusion échappe aux prévisions de la multitude ; mais elle se révèle à ceux pour qui, grâce à l’Évangile, le dernier fond de l’homme a cessé d’être un secret. Quand l’incrédulité n’a plus à choisir qu’entre le matérialisme le plus abject et la foi chrétienne, il faut convenir, à l’honneur du genre humain, qu’elle joue de son reste. Jamais l’humanité en masse ne s’est donnée à la matière ; jamais le matérialisme n’a organisé une société. Il faut périr, ou se rendre à la vérité.

Mais qu’à ce moment même, les débauches de la pensée, les extravagances des systèmes enchérissent sur tout ce qu’on a vu, que l’anarchie des esprits paraisse plus furieuse qu’elle n’a jamais été, rien ne nous paraît plus naturel. Cette époque doit être celle des La Mennais et des George Sand ; et peut-être manquerait-il quelque chose au caractère de l’époque et à ce qu’on peut appeler la logique du temps, si ces génies perturbateurs n’étaient pas sortis, l’un de l’ombre du gynécée, et l’autre du pied des autels.

Notre foi dans l’avenir n’étouffe pas dans notre âme une douleur amère et une profonde anxiété à la vue de ces princes de l’ordre intellectuel, nouveaux fléaux de Dieu dans un siècle si différent de celui d’Attila. Nous mesurons avec horreur les ravages de ces illustres barbares au sein de la génération qui s’élève ; et, pour tout dire, nous avons eu à réprimer, à l’égard de George Sand, un sentiment plus âpre et moins excusable que celui de la douleur. L’indignation, dans le cœur de l’homme mortel, tourne trop facilement à la haine ; sentiment que l’admiration même aigrit, bien loin de le tempérer. Le talent de George Sand nous paraît, à nous aussi, effroyablement grand. Nous ne voulons pas lui sacrifier d’autres renommées. Une femme a pris dès longtemps, dans l’opinion des juges, un rang dont George Sand ne la dépossédera pas ; et sans entrer dans aucun parallèle, nous dirons simplement que jamais la lecture du nouvel écrivain n’a porté dans notre âme cette chaleur vivifiante, que jamais elle n’y a produit cette affectueuse intelligence qui nous unit aux impressions de Madame de Staël, alors même que nous la croyons dans l’erreur. En lisant George Sand, on est frappé, saisi, quelquefois entraîné, on n’est pas pénétré ; cet écrivain, presque toujours, reste sur le seuil de notre âme ; et soit qu’on l’admire, soit qu’on l’adore, c’est à distance ; j’en appelle à ses idolâtres. George Sand a l’avantage, dit-on, de la pureté de la forme : on a reproché à son illustre devancière de la recherche et de l’effort ; mais en a-t-on démêlé le principe secret ? a-t-on remarqué que cette recherche est celle d’une intelligence altérée de vérité, avide de convaincre et d’être convaincue, et qui voudrait épuiser chaque idée ? a-t-on vu que cet effort est un effort de l’âme ? Or, tant de conscience m’attendrit au moins autant que beaucoup de sensibilité. Madame de Staël écrivait trop avec toute son âme, et avec une âme remplie de trop de sérieux besoins, pour être parfaitement artiste ; artiste ! on ne l’est dans toute la force du terme qu’au prix d’un désintéressement trop grand peut-être pour que la conscience y puisse souscrire ; c’est la paix de l’âme ou son indifférence qui fait l’artiste complet ; et si Fénelon, par exemple, a pleinement joui de ce privilège, ce n’est pas seulement en vertu de son heureux génie, mais parce que dès l’entrée de sa carrière, le divin Donateur l’avait dispensé de chercher. D’autres sont artistes à d’autres conditions ; à la condition de vouloir l’être, de vouloir l’être toujours, et de ne vouloir être rien de plus. Ils disposent de leurs idées, leurs idées ne disposent pas d’eux.

George Sand a écrit des romans ; mais y a-t-il encore des romans ? Non, ces grands volumes in-8° (car le format est devenu un symbole), c’est de la philosophie ; et sous ce nom, renforcé des mots d’art et de haute littérature, le jeune homme, la jeune fille les lisent à découvert, en parlent sérieusement, et donnent comme une étude, comme un travail, peut-être comme une partie de leur éducation, un divertissement frivole, funeste, et très souvent coupable. Je n’ai malheureusement besoin d’apprendre à personne quel est l’esprit, quel est le but d’Indiana, de Valentine, de Lélia, de Jacques. On le sait assez ; et que serait-ce si une bonne partie des lecteurs et des lectrices de ces ouvrages laissaient parler leur conscience ? La morale et la religion demandaient une satisfaction. La terreur et l’indignation, même avouées, ne suffisaient pas. Il fallait un acte d’accusation plus formel, et consciencieusement motivé. M. le comte Walsh s’est chargé de le rédiger. Nous l’en remercions vivement. Nous le remercions surtout de nous avoir repris dans notre intérieur, en nous montrant par son exemple ce que doit être, même dans les cas extrêmes, une polémique chrétienne. Il a fait un noble livre, où la sévérité n’est tempérée ni assaisonnée que par la seule charité. Rien n’y est accordé à la curiosité maligne ; M. Walsh ne mêle point en George Sand la personne privée, qui ne relève que de sa conscience et de la loi, avec l’écrivain, qui relève du public et de la critique ; son respect pour la personnalité de l’auteur qu’il censure va jusqu’aux précautions extrêmes ; d’un mot seulement, mais d’un mot éloquent : de justes calomnies, il fait droit à chacun et justice de tous, et débarrasse de toute question étrangère et malséante le terrain de la discussion. Aussi a-t-il pu noblement dédier ce livre sur George Sand à George Sand lui-même, et cette dédicace est digne du sentiment qui l’a inspirée. Tout, dans l’ouvrage, est à la hauteur morale d’un si beau début. Dans ce livre, qui a plus d’un ton et qui revêt plus d’une forme, pas un mot qui ne soit sérieux et qui ne s’empresse vers le but ; et s’il n’y a pas une trace d’emportement, il n’y a pas un signe de mollesse. Jamais écrivain ne nous parut plus rempli de son sujet ni plus vide de lui-même. L’enthousiasme vertueux absorbe toute autre préoccupation. C’est en même temps un livre bien fait et une œuvre de citoyen. Écrit avec entraînement, il se fait lire de même. Le style est plein de mouvement sans précipitation ; les arguments sont pris très haut ; et c’est peut-être à cause de cela même qu’ils sont accessibles à tous ; car tout ce qui tient à la conscience, touchant à la fois à Dieu et à l’homme, est à la fois sublime et populaire. Le point de départ est franchement chrétien ; et si, sous ce rapport, on peut regretter que l’auteur n’ait pas davantage particularisé, et qu’il ne se soit pas prévalu contre George Sand de la substance intime des dogmes évangéliques (car c’est là la pointe du glaive, c’est là la condition d’un résultat positif), on ne peut méconnaître que, dans les généralités où il est resté, il est encore bien fort, au moins négativement, contre les impiétés de George Sand ; il le serait même à moins ; car, en n’empruntant ses arguments qu’à la seule nature, il pèserait du poids de tout le genre humain sur une tribu, ou plutôt sur une horde sans consistance et sans unité. Tel est l’esprit dans lequel M. le comte Walsh analyse successivement Jacques et Lélia, ouvrages dans lesquels il voit se résumer tout le symbole de leur auteur. Sa critique attentive ne laisse rien échapper d’essentiel, et sa ferme dialectique demande raison de tout ; on pourrait désirer seulement que, dans l’analyse de Jacques, il eût ramené à quelques chefs principaux des doctrines qui, morcelées dans le roman parce que c’est un roman, morcellent nécessairement la critique, si elle s’assujettit au cours de la narration. Parmi les morceaux remarquables, j’indiquerai le début, qui est la définition originale et très sérieuse du gamin (titre que George Sand s’est donné dans un moment de résipiscence), le beau morceau où l’écrivain développe l’hypothèse, très étonnante et très soutenable, dans laquelle Lélia ne serait qu’une ironie, une réduction ad absurdum des doctrines mêmes qu’on attribue à George Sand ; enfin un passage sur les prétendues immunités de l’art.

M. le comte Walsh respire à longs traits, comme dans une meilleure atmosphère, lorsque, arrivé à des productions plus récentes de George Sand, il croit y reconnaître une convalescence, une guérison de cette âme douloureuse ; et il se livre avec effusion aux joies de l’espérance. Ce sont aussi les joies de la charité ; respectons-les, envions-les. Nous osons dire que nous y avons été tenté nous-même ; et à Dieu ne plaise que nous refusions d’espérer encore ! Dieu veuille que, sans arrière-pensée, sans motif artistique, et avec toute sa conscience, George Sand soumette son existence et dévoue son talent aux convictions salutaires, dont le pressentiment lointain, dont l’exquise émanation lui a inspiré des pages si éloquentes ! Avec quelle douce surprise n’avions-nous pas rencontré dans les Lettres d’un Voyageur des passages ravissants d’abandon et d’intimité, où l’auteur semblait faire un pas en avant de cet André, déjà bien plus pur que ses autres ouvrages ; livre admirable où, avec moins de prétention, il y a plus de portée que dans tous les précédents, livre où il n’y a qu’une tache, mais cette tâche est une souillure ! Oui, nous avions espéré, beaucoup espéré ; mai Métella, mais Simon, sont d’une date encore plus récente que les Lettres, et nous y avons retrouvé, sauf la licence dans les détails, toutes les tendances contre lesquelles M. Walsh s’élève avec tant de force. À la vérité, nous n’avons lu ni le Dieu inconnu, ni aucune des dernières productions de George Sand ; mais des expériences faites dans ces dernières années, et qui ne sont pas toutes relatives à cet écrivain, intimident notre espérance. Il faut se taire encore, il faut attendre, il faudrait prier ! George Sand sait-il, comprendra-t-il que, de bien des réduits inconnus, la prière est montée vers Dieu pour lui, l’infortuné génie, et pour ceux que tous les jours ‘quelqu’un de ses livres avance d’un pas vers l’abîme ? Oh ! s’il le savait, et s’il pouvait le comprendre !

Émile Souvestre §

L’Échelle de femmes et Riche et pauvre
2 vol. in-8°. — 1836367.

On sait que plusieurs hommes distingués de notre époque ont passé à travers le saint-simonisme, bien moins remarquable comme secte et comme essai de culte, que comme réaction des lacunes morales de l’époque dans quelques âmes sérieuses et dans quelques esprits enthousiastes. Le saint-simonisme, dégagé de son appareil théocratique, a laissé à découvert l’humanitarisme ; un de ces mots, une de ces choses qui viennent les unes après les autres se faire tuer à la brèche, contentes de remplir, chacune pour un moment, la place qui appartient au christianisme. C’est, il faut l’avouer, à la condition tacite de lui ressembler toujours davantage, de le simuler toujours mieux : mais cette intention est le seul et vrai mérite de ces doctrines, qu’un abîme, d’ailleurs, sépare à jamais de l’Évangile. L’humanitarisme est de la philanthropie en masse et de l’espérance en grand ; c’est le culte de l’humanité, le dévouement à son avenir, et, prochainement, la poursuite d’une meilleure distribution des avantages sociaux. Il y a, du reste, deux humanitarismes, l’un de tête et l’autre de cœur ; nous avons dit notre avis sur le premier : assurons le second de notre sympathie. Il se trompe, nous en avons la conviction ; mais il n’y aurait pas de plus belle erreur, si l’erreur pouvait être belle.

Le premier soin de ces hommes qui demandent la régénération de l’humanité au génie même de l’humanité, a dû être de lui parler de ses maux, de lui découvrir ses misères. Ils l’ont fait avec une indignation qui ressemblait trop à la colère, parce qu’elle avait pour principe l’étonnement, un étonnement inépuisable. Le chrétien, n’étant pas étonné, ne peut s’indigner ainsi ; et par un contraste fort naturel, ce mal, dont tous les détails lui paraissent si nécessaires, si logiques, se montre à lui si odieux dans son principe, que ses applications les plus obscures l’attristent à l’égal des plus éclatantes, et qu’il n’en peut parler qu’avec sérieux, avec une sorte de pudeur, avec effroi. Ce que le monde appelle faute ou crime, il l’appelle péché ; il y voit avant tout la loi divine violée, l’amour divin outragé. Il n’en saurait faire un objet d’art et une matière de tableaux ; il ne peut se complaire à relever des détails qui, après tout, sont assez indifférents pour qui s’attache au principe de toute cette misère ; il ne descendra pas, sans y être contraint, dans toutes les sentines de la méchanceté humaine ; surtout il n’accusera, en premier chef, ni les institutions, ni les classes, d’un mal dont toute la société est coupable ; il accusera l’humanité dont il est lui-même un exemplaire complet, un vivant résumé ; il cherchera dans son propre cœur l’origine et la clef de tout le mal dont il n’est pas personnellement coupable ; ce mal universel, il le sentira tout entier retomber sur sa conscience ; il aura du remords des crimes de tous, car Jésus-Christ lui a appris à revêtir la conscience de tous ; et enfin, tout ce qu’il dira de la perversité humaine se tournera dans chacun de ses discours en une vive instance, en un rappel véhément et tendre vers le Dieu qui pardonne en sanctifiant, et sanctifie en pardonnant.

M. Souvestre, l’un de ces esprits d’élite qui se sont aimantés au contact du saint-simonisme, est bien loin de se faire un objet d’art, c’est-à-dire un jeu, des souffrances de l’humanité ; mais il ne s’est pas toujours défendu de cette amertume que le christianisme transforme en une tristesse calme et sérieuse. L’indignation déborde dans son Échelle de Femmes, ouvrage plein d’imagination et d’esprit, et, ce qui vaut mieux encore, d’une compassion généreuse, où l’on voit l’auteur chercher dans tous les rangs de la société la preuve qu’un sexe tout entier est la victime des iniquités de l’autre. Il est impossible d’être plus vrai dans le détail, plus poignant, plus douloureux ; impossible de s’identifier plus complètement avec chaque souffrance, d’en mieux exprimer tout le fiel. On est positivement malheureux de cette lecture où le talent et l’esprit semblent devenir pour l’âme des instruments de supplice ; on trouve l’auteur cruel envers son lecteur, et même envers la portion de l’humanité dont il plaide la cause ; on le trouve cruel envers lui-même, qu’il a contraint de séjourner au milieu de tant de douleurs pour en recueillir les moindres sanglots. On sent (et c’est ce qui rend l’impression presque désespérante), on sent que toutes choses ont pu, ont même dû se passer ainsi ; et sans peine on se porterait garant du moindre détail de chacune de ces histoires. Mais, après tout, on se demande si l’écrivain a été aussi loyal de fait que d’intention, aussi juste que généreux ; si ces quatre histoires, hélas ! trop vraisemblables et trop fréquemment reproduites dans la vie, sont pourtant en résumé l’histoire de la femme ; si toujours la femme est victime ; si du moins elle n’est pas complice de sa propre infortune ; et si la nature l’a tellement désarmée qu’elle puisse, dans un état social quelconque, être totalement à la merci des passions et de l’égoïsme de l’autre sexe ; et enfin, quand toutes ces questions devraient se résoudre dans le sens de l’écrivain, on lui demanderait encore où il en veut venir ; s’il espère qu’un peu de compassion fugitive soulevée dans quelques âmes en faveur d’un sexe déshérité, assure sa réhabilitation ; si les institutions elles-mêmes y peuvent quelque chose, elles qui ne sont encore qu’un effet, un symptôme de l’état moral de l’humanité ; on lui demanderait s’il connaît donc quelque principe plus fort que les institutions, plus fort que la société, sur lequel s’appuyant avec assurance, Ève puisse trouver auprès d’Adam le pardon et l’indulgence qu’il semble lui refuser depuis six mille ans ; on lui demanderait compte enfin d’une espérance sans laquelle il est impossible qu’il eût eu le courage de mettre à nu tant de saignantes misères. Que répondrait M. Souvestre ? Il n’ignore pas qu’un principe de vie morale ne s’invente pas, qu’un fait ne peut naître que d’un fait, et qu’un mal constitutionnel, comme il nous représente celui-là, ne peut être guéri que par une révolution. Or il s’agirait, cela est évident, d’une révolution de la nature humaine.

Toutefois il est beau d’espérer, et plus beau encore de se dévouer sans espérance ; mais, au reste, quand est-on guéri d’espérer ? On ne croirait pas qu’aucune espérance illusoire pût vivre tout un âge d’homme ; mais l’homme est fait pour espérer ; espérer est sa vie ; il se trompe à plaisir plutôt que de ne point se flatter ; et il passe ses années à étayer ses illusions, l’une après l’autre ébranlées. Les bons et solides esprits, toutefois, veulent savoir pourquoi ils espèrent ; ils pressent le destin de leurs interrogations obstinées ; fatigués de ses réponses évasives, ils prétendent lui arracher son dernier mot ; ils tracent autour de lui un cercle toujours plus étroit ; leur regard toujours moins vague, toujours plus circonscrit, cherche à s’arrêter sur un point indivisible, sur une idée nette et unique. M. Souvestre est naturellement trop sérieux pour ne pas serrer toujours de plus près le problème. Sous ce rapport, comme sous bien d’autres, Riche et pauvre marque un progrès considérable. Si la base de cette composition est sombre, une douce lueur en colore la dernière sommité. Si l’ouvrage semble n’avoir pour objet que la peinture des malheurs du pauvre, comme le précédent celle des malheurs de la femme, le dénouement offre une consolation au pauvre, et une consolation d’une telle nature qu’elle pourrait également servir au riche, qui a besoin aussi d’être consolé.

Rien de plus simple que l’idée de cet ouvrage. Le riche et le pauvre peuvent être comparés à deux voyageurs, s’avançant sur la même route vers un même terme. La route est libre pour tous deux ; mais l’un voyage en chaise de poste, et l’autre à pied ; ce qui fait que le second, à chaque lieu où il arrive, trouve toutes les affaires faites et les occasions enlevées par son heureux compétiteur. Pour quitter la métaphore, la nature a pu faire les mêmes frais pour l’un et pour l’autre ; mais la fortune a arrangé les choses de manière que tout fût aisé au premier et difficile au second. Et ce n’est pas tout encore : le riche, involontairement, devient l’oppresseur du pauvre ; non seulement sa part est plus grande, plus sûre ; mais si celle du pauvre est à sa convenance, il en fait la sienne ; sans haine, sans méchanceté positive, mais par la seule facilité et l’habitude du succès. La richesse endurcit le cœur du riche ; les affronts, les injustices dont aucune loi ne peut préserver, enveniment le cœur du pauvre ; et ce qu’on appelle ironiquement la société n’est qu’une paix armée, une trêve violente et prolongée entre des oppresseurs et des opprimés.

Au reste, montrer un pauvre opprimé par un riche, ne serait qu’un lieu commun, irritant quoique usé ; car il est certaines vérités qui ne perdent jamais leur aiguillon. M. Souvestre a voulu nous montrer le pauvre opprimé par sa pauvreté même ; il n’a pas accusé les riches, qu’il nous représente cédant à la loi de leur position, comme le pauvre est accablé sous la loi de la sienne ; il accuse la société ; or, la société, c’est l’homme développé, multiple ; les maux dont on l’accuse ayant existé de tout temps, ces maux retombent à la charge de la nature humaine, vers laquelle par conséquent il faut détourner les inculpations de M. Souvestre, ou plutôt (car son livre n’en articule point), l’effet final de son ouvrage, qui équivaut à la plus formelle des accusations. L’auteur lui-même paraît accepter en gémissant un mal aussi ancien que la société humaine, aussi nécessaire qu’aucune des suites de notre déchéance morale. Voici du moins comme il s’en explique à l’occasion d’une démarche de son personnage principal : « Avec plus de sang-froid, Antoine eût compris que l’inégalité était la loi éternelle des êtres ; qu’il y aurait toujours des riches et des pauvres, comme il y avait des hommes heureux et des infortunés, des hommes sains et des infirmes ; que c’était là une règle injuste, d’après le jugement humain, mais immuable ; et que, dans la grande partie jouée par tous, et dont le bonheur était le prix, la civilisation la plus avancée ne pourrait jamais qu’égaliser les chances du jeu, non la force des joueurs. »

L’auteur a dit ici tout ce que son plan lui demandait ou lui permettait. Il ne lui était pas permis de se compromettre davantage en faveur d’une thèse si étrangère à son dessein. Toute œuvre d’art a pour loi suprême l’unité, et cette unité a fort souvent, toujours peut-être, l’apparence de l’exclusisme et de la partialité. Le peuple a dit, longtemps avant l’artiste, qu’on ne court pas deux lièvres à la fois. Un philosophe qui ne serait pas enfermé dans l’enceinte d’une fiction serait plus à son aise pour dire ce dont M. Souvestre est persuadé comme nous : que, dans ce monde, la pauvreté n’est pas seulement une situation, mais une fonction ; que, semblable à la mère Spartiate, plongeant son nouveau-né dans l’Eurotas glacé, elle trempe vigoureusement les âmes qu’elle ne tue pas ; qu’elle est le séminaire des fortes individualités, et la source d’où jaillit incessamment un nouveau genre humain ; et, pour achever son apologie, qu’elle tend à monter et la richesse à descendre. Même sans philosophie, le plus simple observateur pourrait dire, après avoir mis des deux parts les extrêmes hors de cause : La pauvreté a des grâces que la richesse ne connut jamais ; le nombre et la facilité des jouissances sont compensées pour elle par leur vivacité ; plus éloignée des biens de la fortune, elle demeure plus près de ceux de la nature ; les intimes douceurs de la famille ne disent qu’à elle tout leur secret, n’exhalent tous leurs parfums que pour elle ; à défaut des autres trésors, celui de l’amour lui est largement ouvert ; les cœurs sont plus près les uns des autres dans une étroite demeure ; moins répandu dans le monde, on se livre avec moins de distraction à des devoirs qui sont des plaisirs ; les services mutuels, moins faciles, plus directs, plus personnels, sont aussi mieux appréciés ; Baucis et Philémon étaient « heureux de ne devoir à pas un domestique le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient. » Ceci n’est pas du roman, c’est de l’histoire ; mais ce qui est au-dessus de l’histoire et du roman, c’est la déclaration de la vérité éternelle, qui a donné hautement l’avantage à la condition du pauvre. Si je me laisse aller à faire ici la contrepartie du livre de M. Souvestre, ce n’est pas pour lui reprocher de ne l’avoir pas présentée : j’ai déjà dit ce qui l’en empêchait ; et qui pourrait d’ailleurs le blâmer d’avoir été partial pour le pauvre ? Le riche a depuis longtemps son défenseur dans la richesse même. Laissons donc l’écrivain développer à loisir la profonde inégalité de ces deux situations368.

Mais l’inégalité implique-t-elle l’oppression ? Sans nul doute ; par la même raison que, de l’autre part, elle implique l’envie. Il y a inimitié, sourde ou déclarée, mais nécessaire, entre les pauvres et les riches ; non parce que ceux-là sont pauvres et ceux-ci riches, mais parce que tous sont hommes, et « conçus dans l’iniquité369. » C’est uniquement à cause de cela que cette inégalité est un désordre, et c’est déjà à cause de cela qu’elle est excessive. Hors de cette malheureuse condition morale, la richesse et la pauvreté, renfermées dans de justes limites, seraient, sous deux formes opposées, deux bénédictions. L’Évangile, qui ne nous a pas caché auquel de ces deux états le plus grand péril est attaché, a fourni les moyens de neutraliser dans tous les deux le venin qui les corrompt ; le riche chrétien n’opprime, ne froisse, ne méprise personne ; le chrétien pauvre ne connaît pas l’impatience et l’envie ; et l’un et l’autre, sans changer formellement de situation, réalisent la touchante société inaugurée par cette parole de Jésus-Christ : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous.370 » Le monde parle autrement ; il dit aux riches : Vous aurez toujours des pauvres contre vous, et aux pauvres : Vous aurez toujours les riches contre vous. Le riche corrompra le pauvre, et le pauvre le lui rendra ; encore ne sait-on pas qui des deux a l’initiative.

Antoine Larry et Arthur Boissard, le riche et le pauvre du roman de M. Souvestre, n’ont pas entendu la première de ces deux voix. Aussi deviennent-ils ennemis, et par suite des circonstances mêmes qui semblaient devoir en faire des amis. L’un moissonne incessamment devant les pas de l’autre, qui, à mesure qu’il avance, ne trouve qu’une terre nue et désolée. Nous n’analyserons pas ce roman, remarquable par la simplicité des événements comme par la rapidité du récit, et dont l’intérêt se tire essentiellement de la peinture des caractères et de la vérité dramatique des détails. Il nous suffira de dire que la catastrophe, c’est-à-dire la dernière usurpation du riche sur le pauvre, semble calquée sur la fameuse parabole du prophète Nathan. L’effet de cette catastrophe est terrible ; mais il n’est dû, non plus qu’aucun des autres effets du roman, à aucune prodigalité d’imagination matérielle : il repose tout entier sur l’intérêt que les personnages ont d’avance excité, sur ce qu’ils sont intérieurement, non sur ce qui leur advient. Je ne puis assez dire combien ce mérite m’a frappé dans Riche et pauvre ; ce livre créerait le roman psychologique s’il était à créer ; tout l’intérêt en est moral ; le pittoresque même, et jusqu’à la pantomime, là où elle est notée, ne font que traduire l’âme, qui se révèle au dehors de la même manière que le souffle soulève la poitrine, et que le sang colore les joues ; tout le mouvement, toute la couleur de ce drame où la couleur et le mouvement abondent, part de l’intérieur et ne tend qu’à l’exprimer ; on jouit du phénomène d’un style qui satisfait à la fois l’imagination et la pensée, sans que l’une ni l’autre puissent distinguer la part qui leur revient en propre ; la diction ne ressort et ne fait saillie que sous la pression du sentiment qu’elle doit révéler ; rien n’est ajouté du dehors à cet effet spontané et pour ainsi dire involontaire. Ce style, modelé sur celui des maîtres, dessine rapidement la pensée, avertit vivement l’attention du lecteur, sans lui épeler chaque idée, sans passer et repasser dans chaque sillon pour le creuser davantage. Il lui suffit de solliciter l’esprit des lecteurs ; il leur laisse quelque chose à faire, il les associe à ses créations ; le lecteur devient auteur après l’auteur.

Je me plais à louer un mérite si rare ; je le loue avec plus de plaisir chez un écrivain qui, abondamment pourvu de ce qu’on appelle esprit, pouvait se laisser tenter à la facilité du trait, et aurait eu quelque peine à se réduire à l’élégance, si dans l’élégance il n’y avait pas place pour beaucoup d’esprit. Au reste, il a pu mieux qu’un autre se soumettre à cette loi sévère ;, outre qu’il a senti quel est l’attrait délicat et continu d’une diction ainsi surveillée, le sérieux de son but lui a donné le goût en même temps que le secret des beautés sérieuses ; l’empreinte du sérieux, c’est là ce que personne ne méconnaîtra dans cet ouvrage, dont presque pas une phrase n’a été conçue hors du but général de l’ouvrage et de la préoccupation morale qui l’a inspiré. Les incidents du dialogue, les détails pittoresques, la plaisanterie, rien n’est perdu, tout sert, tout va sans effort au dessein de l’auteur ; et il se trouve que le livre n’est si remarquable comme œuvre d’art que parce que c’est essentiellement une œuvre de réflexion et de conscience.

D’autres romanciers ont porté plus loin la conception idéale des caractères, qu’ils ont élevés d’emblée à leur plus haute puissance. C’est dans cet esprit, moins de morale directe que de poésie, que M. de Balzac a écrit Eugénie Grandet. Mais la logique transcendante, sur laquelle sont fondées ces hautes idéalisations, si elle n’égare pas l’écrivain, peut fort bien déconcerter le lecteur. Il y a dans la peinture du vice, comme de la vertu, un sublime qui n’écarte que trop, chez le plus grand nombre, toute idée d’application directe et de retour personnel. La nature humaine semble s’absorber et disparaître dans sa propre exagération ; les simples n’y connaissent plus rien ; la force seule comprend la force. Peut-être un dessein plus sérieux, plus pratique, se refuse à ces idéalisations, et se retient plus près de la mesure commune des choses. Ce n’est point rester terre à terre, ce n’est point abjurer l’idéal ; on aurait grand tort de le croire : cet idéal lui-même est nécessaire au dessein que je suppose, et la poésie n’est que l’éclat de la vérité ; mais c’est se proportionner aux statures moyennes, et se baisser vers l’enfant qu’on abreuve. Chaque chose d’ailleurs, pour un seul et même lecteur, a son intérêt et son temps. Aujourd’hui je me plais à contempler une donnée dans sa dernière expansion, et à retrouver le vrai dans l’inouï ; demain je m’attacherai à ces tableaux d’une vérité naïve et poignante, où chaque détail, vérifié par mes souvenirs, me paraît lui-même un souvenir. Tel est mon plaisir d’un bout à l’autre de Riche et pauvre ; tout ce que raconte ce livre, je l’ai vu, je l’ai entendu ; tout ce qu’il exprime, si je ne l’ai pensé, je l’ai senti ; il me semble que l’auteur écrit sous ma dictée ; et la surprise qui naît ordinairement de l’inattendu, naît ici, et tout aussi vive, de la cause contraire. Je me trompe : il y a toujours, dans une vérité frappante de dessin et de coloris, quelque chose qui tient de l’inattendu ; et rien n’étonne davantage qu’une fiction qui, en nous étendant au-delà de la sphère ordinaire de nos expériences, ne laisse pas de nous ramener sans cesse à nos souvenirs. M. Souvestre ne dédaigne aucun des siens, ni aucun des phénomènes que peut offrir la société ; s’il comprend les passions fortes, s’il sympathise avec l’enthousiasme vrai, il excelle à peindre ce qui, faute de traits, semble se refuser à la peinture, à tracer l’idéal de la médiocrité d’âme, des caractères effacés (car ils ont aussi leur idéal), à mettre la nullité en saillie, à dessiner le néant, à représenter, dans quelques-uns de leurs exemplaires, ces multitudes qui, se dépouillant de toute conviction, de toute vie propre, ont placé à fonds perdu tout leur avoir moral, et vivent, au jour le jour, de la pension alimentaire que leur fait le grand accapareur qui les a expropriées, je veux dire l’opinion. Quelques passages du livre feront voir de quelle manière les observations de M. Souvestre jaillissent des faits, comment ces faits eux-mêmes se tournent en maximes, et comment la simple narration devient chez lui de l’enseignement :

Madame Poirson était une femme sans physionomie propre, un de ces êtres à nature imitative dont toute la vie n’est qu’un calque perpétuel sur les vies les plus vulgaires. Elle était bonne comme l’opinion publique, méchante comme le préjugé, mais sans que son cœur entrât pour rien dans sa bonté ni dans sa méchanceté. On conçoit qu’avec un tel caractère Madame Poirson dût avoir la réputation d’une excellente femme. Ayant accepté comme règle de conduite l’opinion, elle n’avait aucune occasion de choc ni de débat. Elle était douce par neutralité, patiente par défaut d’âme, bienveillante par absence de moralité. Elle obéissait en tout à l’habitude, c’est-à-dire à la religion de l’égoïsme plâtrée d’un peu d’hypocrisie. Du reste, aucune passion ne s’opposait, chez elle, à cette rigoureuse observance de l’usage. Son esprit était si plat, qu’il n’avait pas même ces aspérités vulgaires qui égratignent ; son cœur si vide, qu’il ne s’y trouvait pas un ferment de malice ou de haine. Aussi sa bienveillance louangeuse était-elle générale. C’était là seulement qu’il fallait chercher son individualité, si l’on voulait, à toute force, lui en trouver une. Le besoin de parler la rendait intarissable à cet égard. Elle était perpétuellement en extase devant le genre humain, non qu’elle eût aucune admiration réelle ; mais elle débitait son chapelet d’éloges, comme d’autres doués d’un esprit moins négatif ou de passions plus vives eussent critiqué et calomnié, uniquement pour faire quelque chose.

Le jeune avocat profita de la permission qui lui avait été donnée et revint souvent. L’espèce de tendre préoccupation que lui avait causée Louise s’accrut insensiblement. La femme de ses songes avait été longtemps sans nom et sans traits bien distincts ; il commença à lui donner les traits et le nom de Louise. Il transporta peu à peu sur la jeune fille toutes les perfections de sa chimérique idole, sans trop s’inquiéter si cette transposition était possible ; et quand il l’eut ainsi enveloppée dans son rêve comme dans un nuage, il se mit à l’adorer à la place de sa chimère d’autrefois.

Ses fréquentes visites chez Madame Poirson n’eurent donc pour résultat que d’augmenter son espèce d’hallucination volontaire, nullement de lui faire connaître celle qu’il commençait à aimer. Il continua à voir la Louise qu’il avait créée au lieu de la véritable, et profita de cette réserve mystérieuse qui entoure les commencements de toute liaison avec une jeune fille, pour lui inventer une âme selon ses vœux. Il prit ses propres désirs pour des divinations, ses espérances pour des découvertes. Cette duperie de l’imagination, si commune chez les hommes de poésie, devait avoir nécessairement de fâcheux résultats pour son amour. Ainsi placé à un faux point de vue, par rapport à Louise, il ne pouvait plus la connaître ni s’en faire comprendre ; il s’était trompé de nation à l’égard de cette âme, et c’était une étrangère à qui il voulait parler une langue qu’elle n’entendait pas.

Et pourtant il y avait bien aussi dans cette enfant de douces et de séduisantes grâces ! Descendue du piédestal et dépouillée de ses draperies de déesse, cette pauvre fille eût été charmante ; mais la poésie de son âme était, comme celle de son visage, plus aimable qu’élevée ; il lui manquait ce quelque chose de grave et de saint qui marque les natures d’élite. C’était un de ces anges terrestres auxquels il n’était poussé que deux ailes, la tendresse et la bonté, ailes trop faibles pour l’emporter dans les sphères sublimes de l’amour. Un bonheur de la terre lui suffisait, et elle n’avait jamais désiré les sacrifices.

Malgré les préventions de son amour, il avait remarqué depuis quelque temps que les pensées de Louise se concentraient le plus ordinairement dans une sphère peu élevée. Il attribua son étroitesse d’esprit à son prosaïque entourage, et surtout à l’ignorance dans laquelle on l’avait laissée. Il savait que les intelligences les plus belles perdent leur élasticité native dans l’inaction, et que l’étude, semblable à la baguette de Moïse, pouvait faire sourdre du rocher stérile les eaux vives de la poésie. Il voulut donc essayer l’émancipation intellectuelle de la jeune fille. Outre le résultat qu’il espérait de cette initiation, il se laissa prendre, comme tant d’autres, à l’espoir de guider les premiers pas de celle qu’il aimait dans le monde de la pensée, d’épier ses premières connaissances, de la modeler à son image, et de préparer ainsi entre elle et lui une durable sympathie. Cette tâche, il la voyait facile et charmante. Quelle résistance pouvait lui opposer l’esprit de cette faible enfant qui n’avait encore rien appris ? Malheureusement il ne savait pas que ces natures molles et flexibles sont précisément les plus difficiles à soumettre au joug d’une éducation nouvelle, parce qu’elles plient au lieu de résister, et reviennent sans cesse à leur première attitude. On peut briser l’erreur, confondre la science, persuader la passion ; mais il est une certaine médiocrité qui échappe à toutes les influences, c’est la médiocrité douce, la médiocrité qui s’aime, qui se convient à elle-même et qui se trouve heureuse.

Les leçons d’Antoine furent donc loin de produire l’effet qu’il en espérait. Son écolière entra dans l’univers nouveau qu’il lui ouvrait, comme dans un salon, avec esprit et convenance, mais sans spontanéité, sans extase. Son intelligence s’orna sans s’agrandir, et ce qu’elle retira de l’enseignement de Larry se borna à l’instruction vulgaire qu’elle eût puisée dans un pensionnat371.

Ces citations feront apprécier l’un des mérites par lesquels l’auteur de Riche et pauvre a remplacé celui des créations aventureuses qui nous portent sans transition au dernier sommet d’une idée. Il y a, ce semble, moins de grandeur dans sa manière ; mais la grandeur sait où se retrouver. Les principes en ont une qui ne dépend pas de l’envergure de l’imagination, et qui sait ennoblir et rendre imposantes les fictions les plus mesurées. On la voit se déployer dans le dénouement de Riche et Pauvre. Ce dénouement, insolite au plus haut degré, n’est pas un événement, n’est pas un fait : c’est une idée. Cette idée, qui s’élève au milieu des ruines d’un bonheur écroulé, plane et se pose comme une auréole sur le front de la victime. Un homme à qui des hommes ont enlevé son présent et son avenir, accepte la pensée de reconstruire sa félicité sur la base du dévouement. C’est dans cette région élevée, que, chassées de leur premier asile, s’envolent ses espérances. Il vivra pour l’humanité, qui ne lui a rien donné, qui lui a tout ravi : et vivre pour elle, il le sent, ce sera vivre pour lui-même. C’est ainsi que le roman se dénoue. Ce n’est pas tout à fait ainsi que les consommateurs des cabinets de lecture entendent un dénouement. Laissons-les s’étonner. L’idée est grande, et grandement exécutée ; et après avoir signalé aux amis du bien cette courageuse contravention du romancier aux lois traditionnelles de son art, je ne leur ferai pas l’injure de leur dire ce qu’ils doivent penser de lui. Ce trait a dû leur révéler l’homme dans l’écrivain. Je n’ajouterai que deux observations, l’une sur l’exécution de l’idée, l’autre sur l’idée elle-même.

Qui est-ce qui offre à Antoine Larry le dévouement comme un second et un meilleur exemplaire de son bonheur anéanti ? Ce n’est pas lui-même, cœur généreux mais gonflé d’amertume. Le remède lui est indiqué par un ami, homme frivole et gai, nouveau Philinte, qui s’est accommodé en riant à la corruption générale. Quand il vient, au moment critique, prêcher à son ami une vertu que lui-même il n’exerce pas, l’étonnement qu’il cause dans ce nouveau rôle n’est pas suffisamment pallié par quelques réserves que l’auteur a placées de loin en loin dans le développement de ce caractère. Nous avons bien appris en passant, qu’il ne s’est pas plié sans quelque répugnance aux allures d’un monde qu’il méprise : mais quel homme au début de la vie n’a pas eu de ces répugnances ? Il vaudrait mieux, ce me semble, qu’on nous représentât d’avance sa rouerie d’opinions et de conduite comme systématique et tout intellectuelle ; il faudrait que son cœur y parût étranger autant que possible ; et qu’on y vît plutôt une boutade de désespoir qu’un avilissement de l’âme ; en un mot, je voudrais que cet homme fût resté intérieurement tout autre qu’il ne croit être et qu’il ne paraît ; et que la vue d’un malheur réel et profond, d’un danger plus grand encore, le rappelât de son rôle de convention à son vrai caractère, et le convertît le premier à la doctrine qu’il vient prêcher. Il ne faudrait pas surtout qu’après avoir prêché et converti, il finît par dire à son néophyte : « Nos voies sont différentes ; c’est peut-être la dernière fois que nos âmes se rencontrent. » Je soumets cette critique à M. Souvestre, et je passe à mon second point.

Sans contredit, le dévouement est l’unique consolation et l’unique bonheur ; et cette idée est, en morale, la porte qui s’ouvre entre l’erreur et la vérité. Mais cette porte, il faut la passer. Or, l’idée de dévouement est accessible à Antoine Larry, je ne le conteste pas ; un acte, plusieurs actes de dévouement, il en est capable depuis longtemps ; mais il s’agit de bien plus ; il s’agit de le déterminer, sous le coup même de l’ingratitude et de l’injustice, à faire du dévouement le but, la raison, le sens de sa vie. Une telle révolution veut être puissamment fondée. L’est-elle assez par les raisonnements de Randel, en supposant même que sa conduite ne réfute pas ses paroles ? Le remède qu’il indique est sans doute le seul efficace ; et par sa nature même, il est propre à charmer l’imagination de Larry, qui doit être généreuse comme son caractère. Mais si, à la suite de cette admirable scène, il se dévoue en effet, n’en ferons-nous pas honneur à son caractère, déjà exercé au dévouement, plutôt qu’à l’argumentation de Randel ? Cet effet, en tout cas, s’étendra-t-il, selon le vœu de l’auteur, à d’autres caractères ? La conclusion de ce livre, tout distillant des amertumes de la pauvreté, convaincra-t-elle les pauvres, les déshérités de la fortune, qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de se donner, corps et âme, à un monde qui ne leur donne rien ? Ce sublime paradoxe est à l’usage de Larry ; la réaction n’étonne point en lui ; en des caractères tels que le sien, l’ivresse du malheur doit produire un élan ou de désespoir ou de dévouement. Mais l’auteur a voulu consoler la pauvreté, donner au dévouement un motif qui soit valable et déterminant pour tous, rendre à tous les yeux la charité rationnelle et moralement nécessaire : or, dans l’état commun des choses, mais surtout au point de vue des pauvres, elle ne l’est certainement pas ; et les arguments qui retentissent avec force sur le timbre sonore des âmes comme celle d’Antoine, ne rendent aucun son sur le plomb des âmes du grand nombre. Faut-il donc renoncer à les gagner au dévouement ? ne sera-t-il qu’à l’usage des âmes d’exception ? n’inspirerons-nous la charité qu’à ceux à qui leur caractère l’inspirait d’avance ? retomberons-nous, sans en pouvoir jamais sortir, sur les données de la nature ? et ne reconnaîtrons-nous aucune puissance au-dessus de celle qui a donné à notre être ses premières formes ? On voit que j’admets par supposition la possibilité d’un dévouement continu dans certaines âmes ; je m’abstiens de montrer ce qu’il manquera toujours, dans l’ordre naturel, de générosité aux plus généreuses, et de pureté aux intentions les plus pures ; l’exception admise en plein, la question, pour la généralité des cas, demeure entière, et la voici : Chercher la raison suffisante du dévouement ; savoir s’il ne veut pas être payé d’avance ; si le bonheur n’en est pas la condition première ; et si la charité peut germer ailleurs que dans une âme contente. Le christianisme satisfait à cette condition ; mais ce n’est pas lui qui l’a posée ; elle était posée avant lui ; elle se présente invinciblement à toute réflexion sincère ; et il me semble qu’elle s’est offerte à M. Souvestre lui-même. Hélas ! est le dernier mot de son livre. Quel dénouement d’un tel dénouement ! Quel mot d’ordre à l’entrée de cette nouvelle et radieuse carrière ! Quel cri de victoire et d’espérance ! N’est-il pas évident que l’œuvre de M. Souvestre n’est pas achevée, et qu’il nous doit la seconde partie de la vie de Larry ? Ah ! puisse-t-il nous la donner un jour ! Que de vœux ce seul vœu rassemble !

Je n’ai pas su me garantir des longueurs que je désirais éviter ; mais je me suis mieux tenu en garde, je l’espère, contre un autre danger. Mes sentiments personnels pour l’auteur m’ont précautionné contre un jugement trop favorable, et m’auraient rendu sévère, si j’avais eu occasion de l’être. Tout considéré, je crois avoir signalé un remarquable livre, une véritable œuvre de conscience et d’art, et si j’ai eu beaucoup de plaisir à remplir ce devoir, il n’y a pas de mal, je pense, à ce qu’un devoir soit en même temps un plaisir.

Gustave Drouineau §

CONFESSIONS POÉTIQUES372

Le faux-titre du volume porte : Œuvres de Gustave Drouineau. On peut bien croire que ce mot d’œuvres m’a pénétré d’un certain respect, et m’a favorablement prévenu pour M. Drouineau, dont je n’avais rien lu encore. Un auteur dont on recueille les œuvres dès son vivant ! Cela n’est arrivé, dans le siècle présent, qu’à trois ou quatre grands auteurs, y compris celui de l’Âne mort et la femme guillotinée ; l’écrivain donc qui vient de renfermer ses confessions dans cette brochure jaune que j’ai sous la main, doit être, comme on dit, une des sommités littéraires de l’époque : prenons donc bien garde à ce que nous faisons ; car juger un tel homme, c’est presque juger le siècle qui l’a vu naître ; et surtout soyons sévère : car pour qui le serait-on, sinon pour ces rares génies dont la voix ébranle toute une génération ?

Sérieusement, nous aurions désiré que l’éditeur de M. Drouineau eût épargné à la modestie de son client l’étonnement, sans doute pénible, de voir son jeune nom écrasé sous le poids d’un si grand mot. Nous estimons le talent de M. Drouineau ; mais c’est pour cela même que nous souffrons à voir ce jeune poète sous le soupçon de la vanité puérile que supposerait nécessairement le choix d’un titre aussi fastueux, si ce choix était de son fait. Mais laissons le titre, et venons au livre.

Les modernes se vantent d’avoir enrichi la littérature de plusieurs genres nouveaux. On ne peut leur refuser l’invention de la poésie égoïste. Elle a fleuri, on pourrait dire foisonné dans ces dernières années, d’une façon très remarquable. La poésie matérialiste a prétendu à la remplacer ; mais l’arbre de Werther, comme un vieux saule creusé, pousse encore des jets inattendus ; et le livre de M. Drouineau en est un.

Ses Confessions poétiques, ainsi qu’il appert par le titre même, sont une efflorescence tardive de cette poésie dont Childe-Harold est le type le plus énergique et le plus achevé. Je ne sais si le titre n’inspirera pas quelque défiance. Il allie deux mots dont le rapprochement paraît peu sincère. Peu de lecteurs croiront au parfait sérieux de Confessions poétiques. Ils pensent peut-être qu’il est plus naturel de se confesser en prose, et que versifier des aveux c’est avertir le lecteur de ne pas les prendre à la lettre. Qui sait ? peut-être diront-ils qu’un bon nombre de ces morceaux, rangés sous trois séries, rapportés à trois périodes de la vie de l’auteur (Illusions, Lutte, Foi), sont antidatés, et que le poète a conçu ces différentes situations, mais ne les a point traversées. Ils se tromperont sans doute ; mais, sans partager leur opinion, je pense que la prose, une prose sérieuse, eût mieux convenu au dessein sérieux de l’auteur, ne fût-ce que pour faire prendre ce dessein au sérieux par tous les lecteurs.

À la vérité, l’auteur a pu être bien aise de faire une expérience en même temps qu’une confession. Il a voulu (c’est lui qui nous l’apprend) faire entrer la psychologie dans le domaine de la poésie. Louable dessein, s’il n’était pas accompli depuis longtemps. La poésie, en tant qu’elle fait de l’homme son objet, n’est guère autre chose que de la psychologie appliquée. Si elle ne traite pas les questions ex cathedrâ, elle n’en est pas pour cela moins vraie, moins instructive ; elle l’est davantage peut-être ; et elle a la vivacité par-dessus. Je ne sais si les poètes dramatiques ne sont pas les premiers des psychologistes ; du moins est-il vrai de dire, avec Vauvenargues, « qu’il est plus facile de caractériser les hommes que de faire qu’ils se caractérisent eux-mêmes. »

On conçoit, au reste, que toute âme réfléchissante et contemplative pense avoir à dire quelque chose qui n’a point encore été dit. Si ses vœux, si ses craintes, si ses pensées sont essentiellement celles de tout homme, ces choses n’en sont pas moins individuelles en elle par la combinaison unique et non répétée des éléments dont son être est composé, et par la proportion particulière dans laquelle ils sont réunis. L’esprit, surtout lorsqu’on est jeune, s’exalte dans la contemplation de soi-même. On se sent comme oppressé sous le poids d’une révélation intérieure ; on cherche à s’en délivrer en la communiquant ; ou plutôt on cherche à se l’approprier en l’exprimant, s’il est vrai qu’en fait de propriétés intellectuelles, on n’a vraiment que ce qu’on a donné. On pense devoir à l’univers le secret de son être ; on ne veut pas (c’est M. Drouineau qui parle ainsi) mourir sans s’être révélé ; humble, on veut pourtant dire au monde la vaste pensée dans laquelle on vit ; toutes les âmes poétiques de notre siècle se sont, plus ou moins, donné cette satisfaction ; autrefois on s’en passait : les poètes ne parlaient d’eux-mêmes que peu et rarement ; et si de temps en temps ils prenaient une place dans un coin de leurs tableaux, l’œil du lecteur les cherchait avec complaisance dans ce réduit modeste ; et le peu qu’ils révélaient d’eux-mêmes, arraché d’ordinaire par une vive émotion, était précieusement recueilli.

Il n’est donc pas douteux que l’invention du genre égoïste nous appartient ; nous l’avons trouvé vers la fin du siècle dernier ; belle découverte ! ou plutôt beau résultat d’un état moral qui, interrompu ou dissimulé pendant quelques années par la préoccupation des événements publics, n’a fait dès lors qu’empirer, et n’est pas près de s’adoucir. Cet état a pris son origine dans la mort des croyances, lorsque, l’ardeur de démolir étant assouvie, l’âme, qui n’avait plus rien à faire, s’est repliée sur elle-même, et s’est mise à se ronger pour se nourrir. Voilà pourquoi notre siècle, si rigoureusement positif d’un côté, est en même temps si rêveur et si mélancolique ; pourquoi l’âge de la statistique est celui des soupirs ; pourquoi la même époque a vu les prodiges de la machine à vapeur et les merveilles de la poésie morose ; et ce contraste durera jusqu’à ce que le siècle soit devenu tout à fait matérialiste (ce qu’à Dieu ne plaise) ou décidément chrétien.

Un esprit poétique et délicat comme celui de M. Drouineau a dû échapper moins qu’un autre à la contagion d’un siècle malingre. Et il paraît que son chagrin n’avait pas une cause unique. Une position désagréable, des travaux auxquels M. Drouineau n’a pas eu le bonheur d’attacher tout l’intérêt qu’ils méritent, un vif besoin de renommée, et, s’il faut dire tout ce que nous croyons avoir pénétré, le désir presque aussi vif d’une position sociale plus élevée, semblent avoir rendu vraiment malheureuses quelques années de sa jeunesse. Il a mêlé, fondu tous ses chagrins ensemble, les plus mystiques avec les plus vulgaires, et en a composé une sorte de maladie poétique dont il dit avoir été guéri par la foi.

Car M. Drouineau pense avoir la foi. Il y a bien plus : il est l’apôtre et le chef d’une doctrine religieuse à laquelle il donne le nom de néo-christianisme. À ce propos, il faut dire que l’auteur nous jette dans quelque embarras. Dans sa préface, il semble avouer son dessein, s’y attacher avec une nouvelle force : « il ne se laissera point, dit-il, intimider par les attaques ; il est de ces hommes qu’on brise, mais qu’on ne fait pas plier. » Mais vers la fin de son recueil nous lisons :

Je ne me suis pas dit dans un stérile orgueil :
« Mon feu ranimera notre foi presque éteinte. »
L’hôte nouveau se tient humblement près du seuil.

Quoi qu’il en soit de cette contradiction apparente, nous aimons à répéter ici l’hommage qu’on a déjà rendu, dans ce journal, à la pureté des intentions de M. Drouineau. Une conviction sincère sera toujours l’objet de notre respect, tout persuadés que nous sommes qu’aucune erreur fondamentale en morale ou en religion n’est absolument exempte de péché ; mais ceci tient plutôt à la corruption générale de l’espèce humaine qu’à celle de l’individu ; et, certes, celui qui a le courage de parler de Dieu à un siècle comme le nôtre, a droit à notre sympathie et à notre intérêt. Telle est, nous dit-on, la pensée des précédents ouvrages de M. Drouineau ; il la poursuit encore dans ses Confessions poétiques, qui commencent par décrire les illusions de l’homme naturel et finissent par nommer l’Évangile. Le but est beau : est-il atteint ?

Nous ne le croyons pas. D’abord, parce que la description des états successifs par où a passé l’âme du poète avant d’arriver au port, n’est ni assez profonde, ni assez liée. Quelques tableaux bien choisis, bien vrais, pouvaient sans doute tenir lieu d’une exposition en forme ; mais vraiment les Confessions de M. Drouineau sont trop fragmentaires, et quelques-uns des objets sur lesquels il nous arrête sont un peu petits, comparés au sérieux de l’entreprise. Que l’auteur, par exemple, ait eu dans ses premières années le goût très particulier de passer une partie de la journée étendu au soleil sur le toit d’une maison, ce souvenir d’enfance, rappelé d’ailleurs avec grâce et fraîcheur, n’a qu’un assez mince intérêt sous le rapport psychologique. J’en pourrais dire presque autant de plusieurs autres morceaux. Même dans le second livre, intitulé Lutte, il se peut qu’on trouve plutôt des tourments de bel esprit et de poète que des angoisses d’homme. Et pour tout dire, le poète ne fait pas sentir profondément le besoin de la religion, parce que les maux qu’il décrit, et dont il se plaint, ne paraîtront poignants et insupportables qu’à bien peu de monde. À prendre l’ensemble du livre, c’est une révélation vraie, candide, mais superficielle ; et si l’humanité n’avait, pour s’enquérir d’une religion, que des motifs de cette sorte, l’humanité, je crois, s’en passerait longtemps. Au fait, la religion de ce livre, c’est de la poésie. L’auteur ne touche le côté sérieux, essentiel de la religion, que pour l’abandonner aussitôt. Pourquoi, dit-il :

Pourquoi ne consulter que vos tristes sciences !
N’entendez-vous jamais crier vos consciences ?

Mais il n’approfondit point cette idée ; et le fait qui domine dans la religion de tous les peuples, qui a créé tous les cultes, et qui caractérise celui que l’auteur reconnaît pour l’œuvre de Dieu, le fait de la responsabilité morale et du péché, n’apparaît presque point dans ce livre. En sorte qu’on ne peut s’empêcher, tant l’auteur paraît peu soucieux de la première de toutes les questions, de le ranger parmi ces belles âmes et ces cœurs tendres qui semblent n’avoir une religion que pour faire plaisir à Dieu.

Après quelques déclamations du poète sur l’impuissance de la sagesse humaine, après qu’il a interrogé les plus illustres philosophes, qui, l’un après l’autre, passant auprès de l’auteur, lui montrent un abîme et ne répondent pas, voilà que tout à coup une belle dame, mystérieuse, vaporeuse, à laquelle il parle d’amour, lui montre « l’Évangile ouvert auprès de lui. » J’en suis bien fâché ; mais c’est l’Evangile fermé : car s’il eût été ouvert, l’auteur y aurait trouvé autre chose que l’égalité sainte, résultat de l’expiation, les dalles des temples sanctifiées, la liberté prêchée au serf en pleurs et les blasons des tours féodales par dominés par la doctrine de Christ. Je demande si c’est là l’Évangile, tout l’Évangile, si le poète n’a pas pris quelques rameaux pour le tronc ; je demande même comment il est possible qu’un Évangile ainsi fait ait pu mettre fin aux angoisses de M. Drouineau, rétablir l’harmonie dans son âme et l’unité dans sa vie. Il le dit : mais c’est une illusion, car il n’y a nulle proportion, nul rapport entre les peines dont il se plaint et le remède qu’il leur applique ; il protesterait de sa guérison, que je n’y croirais pas ; et tout en respectant sa candeur, je lui dirais : Ou vous n’êtes point guéri, ou vous ne fûtes jamais malade.

Le sens dans lequel on reçoit l’Évangile détermine jusqu’au ton et aux couleurs dont on fait usage pour le célébrer. Je n’ai pas besoin que M. Drouineau me récite son credo pour savoir quelle est la nature de son christianisme. Son style est un symbole tout entier, du moins un symbole négatif. Jamais un chrétien dans le sens des apôtres et des pères n’eût trouvé sous les arceaux des vieilles basiliques quelque chose qui s’appelle

Volupté rêveuse des pleurs.

Je ne sais si le P. Berruyer lui-même, qui a traduit la Bible en roman, eût dit que Jésus-Christ sur le Calvaire était

Heureux de ses douleurs qui rachetaient la terre.

Enfin, je ne crois pas qu’aucun interprète candide de la doctrine évangélique en reconnût l’esprit et le langage dans les vers suivants :

Heureux qui, de la foi méditant le mystère,
Dans le cœur d’une épouse, habile solitaire,
Cultive l’humble enclos tracé par ses aïeux,
Élève ses enfants dans la crainte des cieux,
Et s’exerce aux vertus : les vertus sont les ailes
Qui rapprochent les cœurs des voûtes éternelles.

Je regrette que le sujet m’oblige à citer ces vers, qui sont assez faibles ; je dois à la justice de dire que M. Drouineau en fait ordinairement de bien meilleurs.

Il y a une vraie saveur de poésie dans ces Confessions. Après tant de poètes, il est poète, lui, et à sa manière. Il a sa physionomie, dont on se souvient après l’avoir regardée, et qu’on se rappelle encore quand on en voit d’autres. Il laisse dans la mémoire l’empreinte d’une individualité très distincte. Cet éloge, dans mon intention, n’est pas petit. Il y a des poètes plus célèbres que M. Drouineau, à qui je ne pourrais pas le décerner. Ce jeune poète confesse avoir quelque disposition à la satire ; quelques traits passablement acérés répandus dans ses Confessions témoignent que ce dangereux talent ne lui eût pas manqué au besoin ; il a mieux aimé semer de grâces naïves la peinture des virginales émotions de la jeunesse, des joies innocentes d’une condition commune, et des ineffables réminiscences des premières affections ; c’est là que son âme se complaît, c’est là peut-être le côté le plus natif de son talent. Hélas ! il a bien senti que cette heureuse faculté d’évoquer tout cet univers enchanté du premier âge ne s’exerce qu’une fois dans la vie, sur la limite qui sépare le pays des rêves du pays des réalités ; bientôt l’image s’éteint ; le regret, sans s’affaiblir, se décolore ; on se souvient vaguement qu’on fut heureux, mais on ne sait plus comment on l’était ; l’âge mûr a perdu le secret de l’enfance :

En vain pour rappeler ces beaux rêves qu’on pleure
Dans un demi-sommeil on cherche à se plonger,
Des suaves tableaux ce n’est plus déjà l’heure,
Comme on songeait alors on ne peut plus songer.

À ces beautés douces et attendrissantes M. Drouineau sait faire succéder, quand le sujet le comporte, l’éclat, la nouveauté des images, et un mouvement de style très vif. Le morceau intitulé les Tapisseries a de la grandeur dans l’expression et dans la pensée. D’autres morceaux révèlent le don de sentir la nature et le talent de la peindre. Cependant la pureté des formes n’est pas toujours proportionnée, chez M. Drouineau, à l’énergie des contours et à l’éclat des couleurs. On croit sentir un talent qui n’est pas entièrement formé, qui n’a pas encore maîtrisé son instrument ; on sent que l’alliance intime du fond et de la forme n’est pas encore consommée, que l’expression suit de fort près la pensée, mais ne naît pas avec elle, que le poète doit quelquefois attendre l’écrivain ; en un mot, l’idée ne surgit pas toujours, chez notre auteur, armée de toutes pièces. Sa phrase n’est pas vers en naissant ; quelquefois c’est un travail subséquent qui l’élève péniblement jusqu’à sa forme. De temps en temps, à la lecture de ce volume, ces vers de Mme Tastu me sont revenus en mémoire :

Mais jamais dans les airs mon aile balancée
N’a fermé sans fléchir la courbe commencée.

Notre poète a dû, si je ne me trompe, connaître quelquefois ce désappointement ; mais l’exercice et l’étude promettent à son talent, encore peu expérimenté, une complète fusion de la pensée et du langage. Alors son style aura une clarté qui lui est quelquefois refusée. Il ne dira plus, comme dans son Introduction :

Et, seul, j’encourageai ma fierté délaissée
                          À languir, auguste rebut.

ni, comme dans la même pièce :

Un nom ! c’est un garant pour les écrits de l’homme,
Il faut en renouer le culte interrompu.

Il évitera les ellipses dures et les appositions disgracieuses que présentent les vers suivants :

Tout repose harmonie…………
 La foi……………………………
  Porte les monts, dans l’Idumée
          Brille étendard….
……………… Le bloc du granit colossal,
Étendu lourdement, abrupte seigneurie.
Mais on me la ravit esclave par l’hymen.
Rêvant des traits de femme, ange qui m’appartienne.

Les images naturelles, les tropes heureux viendront à lui ; il connaîtra toujours mieux le secret de ce langage dont il a dit avec grâce :

C’est un souple parler, naïve poésie,
        Qui se plaît dans le cœur ;

et il ne gâtera plus sa diction par des expressions comme les suivantes, qui sont de véritables contorsions du style :

De ses tremblantes mains élevant sur sa tête
Le prestige lointain du calice doré.
                Le tiède éclat du jour.
                La nature……………….
                Vous imprègne de son repos.
Le ciel. …………………………………..
Ce sublime manteau de mondes tacheté.
Par sa tendresse évaporant sa vie.
Le malheur me tient-il d’un bras raide et plombé ?

Jamais plombé n’a eu cette acception.

Quand on est fustigé d’une voix qui dit : Va !
Qui l’aime ne saurait l’aimer du bout des lèvres.
Mais par instants il faut briser ce deuil.
Méditer l’ouragan qui mange les rivages,
etc., etc.

Enfin, une plus grande habitude de manier les armes poétiques permettra à notre auteur d’être aussi correct, aussi grammatical qu’il convient à un ancien professeur de belles-lettres, et qu’il sied à un vrai poète.

Il ne dira donc plus :

Byron loin d’Écosse emporté ;

pas davantage :

Il en est de plus belle ;

encore moins :

Toi qui donne une éternité.

et :

Elle qui m’eût partout suivie.

Il ne lui en coûtera plus rien de choisir de préférence les termes les plus propres à ses pensées ; et, par exemple, dans ce vers :

Un cœur tel que le tien devait être nié,

de mettre méconnu à la place de nié. Car le cœur de Byron n’a jamais été nié ; je crois même, pour le dire en passant, qu’il est présentement assez bien connu, et que, si Byron a quitté sa patrie, a fui ses amis et sa famille, et s’est constitué volontaire paria dans une société dont il eût pu faire, à tous égards, l’ornement, la faute en fut bien plus à lui qu’à l’injustice de ses semblables.

Je suis un peu honteux de toutes ces critiques minutieuses. L’objet principal de cet article était plus sérieux. Qu’il me soit permis d’y revenir en finissant. M. Drouineau, cela est évident, a été touché de certaines beautés de l’Évangile ; il a senti par instinct que le salut de l’humanité était là ; et ce qu’il a pensé, il l’a dit avec candeur, avec émotion. Mais nous devons l’avertir encore une fois qu’il ne connaît pas le fond de la doctrine évangélique ; qu’il n’a ramassé que quelques vérités de détail ou d’application autour de la vérité centrale ; que l’Évangile, tel qu’il le conçoit, peut attendrir le cœur, enchanter l’imagination, mais ne saurait régénérer ni les individus ni les sociétés ; que toute sa puissance morale et sociale est dans la doctrine de Jésus-Christ crucifié ; et qu’il faut que M. Drouineau embrasse cette doctrine et s’en pénètre avant d’espérer de rien mouvoir ni de rien changer avec le levier puissant sur lequel il a mis la main sans connaître le point juste où il faut appuyer pour remuer un monde.

Appendice.
Port-Royal, par M. Sainte-Beuve §

Tome Ier373.

Nous avons le plaisir d’annoncer une publication attendue parmi nous avec une certaine impatience. Le premier volume du livre de M. Sainte-Beuve sur Port-Royal, vient de paraître. Les autres paraîtront successivement, mais à des intervalles assez courts, nous le croyons, pour permettre une appréciation d’ensemble, quoique assez longs pour faciliter à un plus grand nombre de personnes l’acquisition de cet ouvrage important. Le sujet du livre, le nom de l’écrivain introduiront partout le livre avec honneur ; ces deux gages suffiront à tout le monde : nous en avons un troisième, nous qui, avant de lire l’ouvrage, l’avons entendu ; car, après tous les perfectionnements et toutes les additions, le livre de M. Sainte-Beuve est pourtant essentiellement le cours qu’il a fait à Lausanne, et dont l’intérêt, on doit s’en souvenir, très vif dès le début, n’a fait, jusqu’à la fin, qu’aller en augmentant. Ce volume embrasse, dans un premier livre, les Origines et la Renaissance de Port-Royal, et dans la moitié d’un second, le Port-Royal de M. de Saint-Cyran. Ces titres renferment pour nous des sujets plus nombreux et plus divers que ne peuvent le supposer les personnes qui n’ont pas entendu M. Sainte-Beuve. Nous nous rappelons par quelles excursions, qui ne semblaient d’abord que très ingénieuses, et qui finissaient par paraître naturelles et même nécessaires, M. Sainte-Beuve a conquis pour son sujet bien des richesses inespérées. Port-Royal est devenu comme un point de vue d’où l’on nous a montré le xviie siècle social et littéraire ; le livre qu’on nous donne aujourd’hui, c’est presque la France prise de la porte de ce couvent. Et, à vrai dire, de quelle cime plus élevée eussions-nous pu contempler le xviie siècle que du sommet des questions et des intérêts dont ce monastère, perdu au milieu des marécages et des bois, fut si longtemps le foyer ? Le premier lieu trouvé dans un siècle ne crée sans doute point un site et n’ouvre pas une perspective, mais plusieurs lieux peuvent, commodément, devenir centre tour à tour ; et si M. Royer-Collard a pu dire que « celui qui ne connaît pas Port-Royal ne connaît pas l’humanité », quoi d’étonnant que M. Sainte-Beuve pense de son côté que celui qui ne connaît pas Port-Royal ne connaît pas le xviie siècle ? Sous les auspices de cette idée, au nom des questions profondément sérieuses et hautement philosophiques dont un des moments les plus vifs constitue le fond même de l’histoire de Port-Royal, on a vu arriver tour à tour, et toujours à propos, Corneille, Racine, Boileau, Pascal, Vauvenargues, Montaigne, chacun jugé ou plutôt défini avec cette rare sagacité, avec ce talent qu’on appelle analytique, et qui, bien plus souvent qu’on ne croit, est de la synthèse : l’analyse n’irait pas si à fond, si au cœur des choses, et ne nous fournirait pas si bien le nom longtemps cherché de l’impression confuse mais intime que nous avions reçue d’un personnage ou d’une situation. Le détail paraît infini ; mais ce n’est pas de la minutie ni du léché : les recoins obscurs sont quelquefois les plus importants à fouiller ; le caractère ou le trait caractéristique d’un objet se trahit plutôt qu’il ne se dénonce ; il en est de certaines individualités comme de certaines lettres, dont la pensée intime est dans le Post-Scriptum.

Il serait difficile de faire pressentir à ceux qui n’auraient rien lu de M. Sainte-Beuve avec quel bonheur il fait revivre les mœurs, les idées, les personnages éteints, et ranime pour ainsi dire les palimpsestes les mieux effacés. On se surprend parfois à se demander : Mais à quelle source mystérieuse d’information a-t-il donc puisé ? Quelles confidences, refusées à tout autre, a-t-il donc recueillies ? Ces livres dont les titres inconnus se lisent au bas de ses pages, ont-ils donc été ses seuls espions ? N’a-t-il point fait, en personne, visite à ce siècle qu’il a si bien fouillé et qu’il trahit à fond ? et sous le nom d’un écrivain du xixe siècle, n’est-ce point un revenant du xviie ? Serait-ce peut-être un écrit posthume d’un contemporain de Port-Royal que nous aurions sous les yeux ? Il y avait, sous Louis XIV, un M. Sainte-Beuve, homme d’esprit, docteur subtil, dont l’évêque de Meaux parle plusieurs fois avec considération, et jamais avec tant de respect que lorsqu’il décline ses avis : n’avons-nous point ici quelque fragment de ses mémoires d’outre-tombe ? Non, notre Sainte-Beuve est bien nôtre dans tous les sens ; il est bien du xixe siècle ; mais, quoique du xixe siècle, diront les uns, ou parce qu’il en est, diront les autres, voici sa devise, la loi constante et l’âme de sa pratique littéraire : « C’est toujours du plus près possible qu’il faut regarder les hommes et les choses : rien n’existe définitivement qu’en soi. Ce qu’on voit de loin et en gros, en grand même si l’on veut, peut être bien saisi mais peut l’être mal ; on n’est très sûr que de ce qu’on sait de très près374. »

Ne croyons pas, d’ailleurs, que, pour voir si bien, l’attention et la sagacité suffisent : il y faut de plus la candeur. Il n’y a point, chez M. Sainte-Beuve, de préoccupation volontaire et de parti pris ; son siège n’est fait sur aucun sujet, et il n’hésite jamais à relever le côté faible ou douteux du caractère même qu’il honore le plus. Sa pensée est comme sa phrase ; ni l’une ni l’autre ne sont coulées dans un moule, mais l’une et l’autre suivent docilement les sinuosités de l’objet. M. Sainte-Beuve ne peint ni un caractère ni un parti par voie d’induction ou a priori. Rien n’est pour lui que ce qui est. Il sait que la nature humaine actuelle, en bien, et même en mal, ne produit que des médailles frustes, et que les autres se frappent sous un autre balancier. Cette candeur, que son accent fait aisément distinguer de l’indifférence, s’en distingue aussi par ses effets. L’indifférence accepte tous les faits qu’elle peut voir ; mais il en est qu’elle ne voit pas, qu’elle ne discerne pas ; l’indifférence est l’impartialité d’une âme froide ; la candeur, qui est l’impartialité d’une âme vivante, fait plus qu’accepter les faits ; elle les sent de loin, les évoque, et les caractérise, quels qu’ils soient, avec l’intérêt et la sollicitude de l’affection. Cette candeur, ou ce courage d’esprit, comme on voudra l’appeler, est un des caractères les plus frappants de l’ouvrage que nous annonçons. Le livre est presque aussi édifiant par là que par le spectacle qu’il nous offre de tant de grandes âmes et de vies saintes. Il l’est encore par la vive sympathie avec laquelle l’auteur, fort peu sujet aux éblouissements, rend hommage dans les termes les mieux mesurés et les mieux sentis (cela marche de front) aux grandes manifestations d’un principe divin dans les personnages éminents de cette histoire. Ce livre est, pour le moins, un livre de bonne foi.

Nous ne prétendons pas, dans ces quelques lignes, en avoir rendu compte. Le genre de ce journal, et l’espace, ne s’y prêtent pas. La vie de Saint-Cyran, si admirablement racontée par M. de [sic] Sainte-Beuve, mérite un article à part. D’autres pourront donner quelque idée de la richesse variée de ce volume, où les faits et les grandes figures abondent ; relever quelques-uns de ces aperçus si fins, de ces rapprochements si inattendus et le plus souvent si heureux, quelques-unes de ces expressions si neuves, si périlleuses parfois, toujours si pleines de sens, enfin quelques-uns de ces mouvements pleins de grâce et de sentiment, quelques traits de cette diction si accentuée et si frémissante : nous ne pouvons pas l’essayer ici. Nous avons seulement voulu annoncer, sans trop de retard, un livre dont l’apparition a pour notre public un intérêt prochain, puis qu’il est né au milieu de nous, qu’il est dédié par l’auteur à son auditoire, et que M. Sainte-Beuve a maintenu dans son ouvrage, moins peut-être par nécessité que par affection, bien des allusions et des traits que le lieu lui avait suggérés, en sorte que nulle part on ne lira ce volume sans se voir de loin en loin ramené du vallon triste de Port-Royal dans nos riantes contrées. Ces ressouvenirs nous honorent ; n’oserons-nous pas dire qu’ils honorent l’écrivain célèbre qui s’est complu dans son ouvrage ?

FIN