**** *book_ *id_avertisssement *date_1803 *creator_noverre Avertissement. Je vais parler librement et avec franchise des soi-disans maîtres des ballets ; ce n'est point contre ceux qui se distinguent dans cet art difficile, et qui embellissent par leurs productions les théatres sur les quels ils exercent leurs talens, que mes observations sevéres sont dirigées. Ma critique ne porte donc que sur cette masse monstrueuse de danseurs et de figurans médiocres, qui ont usurpé le titre de maîtres de ballets. La hardiesse de leur ignorance les a conduit dans une route dont les sentiers leur étoient inconnus, en marchant sans guide et au hasard, ils ne sont jettés dans un labyrinthe obscur dont le tracé ingénieux échappoit à leurs regards. Ils s'y sont entièrement perdus. Cet essaim ou cette fourmillière de copistes infidèles s'est propagée, et en se répandant sur tous les théatres possibles, ne pouvant rien créer, ils sont attachés à copier les productions de l'imagination ; ils en ont flétri les fleurs et les fruits ; ils m'ont estropié pendant cinquante années de toutes les manières. Ils dégradèrent mes compositions, en ne les présentant que par lambeaux. Ils firent plus encore ; ils réunirent la fourberie à l'incapacité ; mon nom se trouva placé sur leurs affiches mensongères et étoit pour eux un passe-port capable de favoriser l'entrée libre de leurs contrebandes. Las de me voler ils ont pillé mes confrères, et leurs productions ont été mutilées à leur tour. Je compare ces copistes détestables aux harpies de la fable ; comme elles, ils gâlent tout, ils empoisonnent tout, et la beauté sous leurs mains crochues acquiert tous les traits repoussans de la laideur. Qu'ils reçoivent la juste correction que je leur donne. Qu'ils étudient, qu'ils profitent de mes avis ; qu'ils imaginent et qu'ils créent à leur tour. Fatigués de copier les autres, qu'ils s'attachent à imiter la nature ; alors ils seront poètes et peintres, et leurs tableaux seront originaux. Le repentir de leurs erreurs les conduira à l'ecole du bon goût. Je m'empresserai à leur prodiguer mes éloges, j'applaudirai sincèrement à leurs succès, et je les féliciterai d'avoir aggrandi les limites que j'ai posées, mais que le tems et l'âge ue mont point permis d'étendre davantage. Tels sont les voeux que je fais pour eux et pour la gloire d'un art, qui n'a point encore acquis le dégré de perfection qu'il peut atteindre. **** *book_ *id_lettre-1-noverre *date_1803 *creator_noverre Je ne prendrois pas la liberté de vous écrire, si le motif qui m'y détermine ne me servoit d'excuse ; je sais combien vos instants sont précieux, et combien l'emploi que vous en faites est cher a tous ceux qui cultivent les lettres et les sciences, et qui chérissent les arts. Votre génie est un flambeau brillant qui éclaire l'humanité ; à l'exemple du soleil, il anime, il vivifie tous les objets qu'il échauffe du feu de ses rayons. Depuis plus de six années que je me suis attaché à donner une nouvelle forme à la danse, j'ai senti qu'il étoit possible de faire des poëmes en ballets : j'ai abandonné les figures simétriques, j'ai associé aux mouvemens méchaniques des pieds et des bras, les mouvemens de l'âme, et les caractères variés et expressifs de la physionomie ; j'ai proscrit les masques et me suis voué à un costume plus vrai, et plus exact. J'ai fait revivre l'art de la pantomime si célèbre sous le regne d'Auguste, et la nature que j'ai pris pour guide et pour modèle, m'a fourni les moyens de faire parier la danse, de lui faire peindre toutes les passions, et de la placer au rang des arts imitateurs. Mes éfforts ont été couronnés par les succès les plus flatteurs. Cependant malgré la réussite de mes ouvrages, j'ai quitté ma patrie avec la résolu lion de ne plus y exercer mes talens ; ils ont été repoussés par les directeurs de l'opéra auxquels je les offrois mémo gratuitement. Indépendamment des ballets dont j'ai tiré les sujets de mon imagination, j'en ai composé un grand nombre d'après les auteurs anciens ; l'histoire, la fable m'ont fourni de précieux matériaux ; le théâtre des Grecs, Homère, Virgile, l'Arioste et le Tasse m'ont offert, des secours, qui ont embelli mon art, et le théatre Anglais m'a prêté des beautés très propres à l'action pantomime. Je croirois, Monsieur, n'avoir rempli qu'imparfaitement ma carrière, si j'abandonnois le théâtre, sans donner un ballet tiré de la Henriade ; c'est cette entreprise qui doit couronner mes travaux, et les beautés que j'y moissonnerai prêteront à ma composition cette énergie et ce sublime, qui brillent dans votre divin poème. Chaque art, vous le savez, Monsieur, a sa marche particulière ; celle de la pantomime est bornée ; tout dialogue tranquille, toute situation froide s'oppose à son langage, et à l'activité qui lui convient ; il est donc nécessaire de savoir faire un choix de situations et de passions ; elles sont l'organe de l'acteur pantomime. Le neuvième chant de la Henriade m'offre une carrière vaste dans la quelle je puis déployer toutes les richesses de mon art, et réunir dans un seul cadre tous les genres d'expréssions possibles ; le tendre, le voluptueux, le terrible y paroitront tour-à-tour, s'y disputeront l'avantage de plaire, et me fourniront avec des contrastes admirables ce clair-obscur si nécessaire a la réussite des arts. Le temple de l'Amour me présente une multitude de tableaux voluptueux ; l'arrivée de la discorde conduite par la rage me fournit une esquisse d'un pas de deux marqué an coin du terrible, et l'amour s'unissant a ces deux furies me suggère l'idée d'un pas de trois plein d'action et de grouppes pittoresques, ceci, à ce que j'imagine, fera l'exposition de l'action. La chasse suivante contrastera bien avec les scènes précédentes, tant pour l'action que pour la décoration. L'orage éxcité par le pouvoir de l'amour, donnera au peintre et au machiniste la faculté de déployer leurs talens, pour représenter une belle horreur. Henri égaré, et dans l'obscurité se laissera conduire par des routes différentes ; il sera guidé par le flambeau de l'Amour ; ce Dieu applaudira malignement à la noirceur de son projet, et exprimera par ses gestes l'éxcès de sa satisfaction. Ici, la scène changera, elle représentera un endroit délicieux embelli par l'enfant de Cithère ; il paraîtra dégagé de ses attributs ; il annoncera à la belle Gabrielle l'arrivée du Monarque, il ouvrira son coeur à la tendresse ; les Jeux, les Ris et les Plaisirs devanceront les pas du Héros, cette troupe enjouée sera conduite par la volupté. L'entrevüe de Henri avec la belle Gabrielle décélera la situation de leurs âmes : leurs coeurs percés du même trait palpiteront d'amour ; les images de la volupté et de sa suite détermineront les deux amants à se livrer aux sentimens qui les inspirent ; une troupe d'enfans, sous la forme des Amours, des Zéphirs, des Jeux et des Ris composeront plusieurs grouppes distribués autour de Henri et de la belle Gabrielle ; ces enfans formeront des jeux avec les armes du héros, ils couronneront de fleurs son casque, et sa cuirasse ; plusieurs nymphes, de la suite de la volupté, présenteront à Henri un casque artistement composé, et des armes embellies par ce que la galanterie a de plus recherché. A cette scène variée succédera un pas de deux entre Henri et la belle Gabrielle, il offrira tous les agrémens du dialogue dicté par le sentiment et la passion. Voilà je crois le noeud de l'action. Ce pas de deux sera interrompu par l'arrivée imprevüe de Mornai ; ce serviteur fidèle conduit par la sagesse surprendra les deux amants sous ce myrthe dont vous faites, Monsieur, une déscription si délicieuse. A l'aspect de la sagesse, la volupté et sa suite disparoitront ; le héros honteux de sa foiblesse se débarrassera des bras de son amante pour voler dans ceux de son ami. La belle Gabrielle employera l'éloquence de ses charmes, pour retenir son amant, elle aura recours aux larmes, à la prière, et embrassera les genoux de son vainqueur, qui, le coeur fortement ébranlé, et flottant sans cesse entre la gloire et l'amour ne fuira qu'à pas lents l'objet qui l'a séduit. Ici cette tendre maîtresse ne pouvant soutenir sans mourir, le départ de son amant, tombera évanouie dans les bras de ses femmes ; la volupté de concert avec l'amour volera à son secours. Henry vivement touché du désespoir de Gabrielle se dégagera des bras de la sagesse et de Mornay, pour courir aux pieds de son amante. L'Amour, et la Volupté s'efforceront de fixer ce héros, qui serrant sa maîtresse dans ses bras, lui fera les plus tendres adieux ; la Discorde et la Rage formeront tableau dans l'éloignement, et exprimeront toute leur fureur. Ici, Monsieur, le chant finit par ce qu'il devoit finir ; mais un ballet aussi varié que celui-ci, ne peut se terminer par le désespoir de la belle Gabrielle et les larmes de l'Amour : Un coup de poignard produiroit sans doute le plus grand effet ; mais ce moyen blesseroit tous ceux qui connoissent l'histoire, et qui préfèrent la vérité au vraisemblable. Je prends donc la liberté de vous prier de m'éclairer par une étincelle de ce génie qui vous caractérise, et qui vous élève si fort au dessus des autres hommes. Comme la Rage et le désespoir sont les ressorts de ce ballet, qu'elles déterminent l'Amour à seconder leurs projets en blessant le coeur du héros ; comme le lieu de la scène est embélli par ce Dieu, et que ce que la volupté a de plus séduisant s'y trouve rassemblé ; ne seroit-il pas possible, au départ de Henry, dans l'instant qu'il est aux genoux de sa maîtresse, et qu'il ne peut s'en détachér ; de faire paroitre la Gloire accompagnée de toutes les vertus qui font la renommée des Princes ? Alors la décoration changeroit ; les fantômes de la volupté disparoitroient ; l'Amour fuiroit en entrainant avec lui la belle Gabrielle ; la Discorde, et la Rage s'envoleroient, l'une en secouant son flambeau, l'autre en écrasant ses serpens. Le lieu de la scène offriroit le temple de l'immortalité dérobé en partie par quelques nuages : Henry frappé tout à la fois par l'éclat de la Gloire, et des Vertus qui l'environnent, renonceroit à toutes les passions qui peuvent la ternir ; il se dépouilleroit des ornemens qu'il a reçu des mains de la Volupté, pour reprendre ses aunes. Alors les images se dissiperoient, les portes du temple s'ouvriroient. L'immortalité tendroit la main à Henry, et la Gloire suivie des Vertus Héroïques qui caractérisent ce grand Roi, le conduiroit dans ce temple ; il y prendroit place a côté des Princes qui ont été bons et justes, et qui ont réuni aux Vertus Héroïques cette humanité rare, qui est la base de la gloire des souverains, et de la félicité des peuples. Comme je ne suis point attaché à mes idées, Vous me rendrez le plus signalé service, Monsieur, de vouloir me communiquer les vôtres. Tout ceci n'est que le premier trait d'un grand dessin, et je ne puis décrire que très foiblement ce que je me sens en état de peindre avec force, et avec chaleur. Je joins ici un éxemplaire de mes lettres sur la danse, je n'osai vous le faire parvenir parceque je ne le croyois pas cligne d'occuper une place dans votre bibliothèque ; un prétexte bon ou mauvais se présente, et j'en profite avec empressement. Je vous prie de le recevoir avec indulgence. Les grands hommes sont à mes yeux l'image de la divinité ; ils pardonnent à la foiblesse de ceux qui leur rendent hommage. Quelque soit, Monsieur, le succès de mon entreprise quelque singulière qu'elle puisse vous paroitre, je la tournerai toujours à mon avantage, puisqu'elle m'a autorisé à vous écrire, et à vous assurer que mon admiration pour vos sublimes talens égale le respect avec le quel je suis etc. N. **** *book_ *id_lettre-1-voltaire *date_1803 *creator_noverre J'ai lû, Monsieur, votre ouvrage de génie ; mes remerciemens égalent mon estime. Votre titre n'annonce que la danse, et vous donnez de grandes lumières sur tous les arts ; Votre style est aussi éloquent que vos ballets ont d'imagination ; vous me paraissez si supérieur dans votre genre, que je ne suis point du tout étonné que vous ayez essuyé des dégoûts qui vous ont fait porter ailleurs vos talens ; vous êtes auprès d'un Prince qui en sent tout le prix. Une vieillesse trés-imfirme m'a seule empêché d'être témoin de ces magnifiques fêtes, que vous embellissez si singulièrement. Vous faites trop d'honneur à la Henriade, de vouloir bien prendre le temple de l'Amour pour un de vos sujets ; vous ferez un tableau vivant de ce qui n'est chez moi qu'une foible esquisse. Je crois que votre mérite sera bien senti en Angleterre parce qu'on y aime la nature ; mais ou trouverrez vous des acteurs capables d'exécuter vos idées. Vous êtes un Promelhée ; il faut que vous formiez les hommes, et que vous les animiez. J'ai l'honneur d'être avec tous les sentimens que vous méritez, etc. Signé Voltaire. **** *book_ *id_lettre-2-noverre *date_1803 *creator_noverre J'applaudis à votre curiosité, Monsieur, et au désir que vous avez de vous instruire. Il ne me reste que le regret de ne pouvoir les contenter aussi complettement que je le voudrois. Je vais causer avec vous sur l'objet intéressant et fugitif de votre demande, je consulterai la nature, mais elle est souvent mystérieuse ; ses secrets impénétrables opposent à la curiosité une barrière qui arrête l'esprit, et que le génie ne peut franchir. L'origine des arts imitateurs, et l'époque de leur naissance n'ont point été fixées ; elles sont inconnues, et se perdent dans l'immensité des siècles. Ce que les auteurs anciens et modernes ont écrit sur ce sujet est enveloppé de Nuages ténébreux, et offre bien plus de contradictions que de vérités. Leurs opinions divergentes se heurtent, et se brisent, sans produire la moindre étincelle, et ne nous offrent enfin que des conjectures vagues peu dignes de nous instruire, et de nous convaincre. Dans l'impossibilité, où je suis de lire dans le passé, et de voyager dans le néant des siècles, je ne Hazarderai pas de prononcer affirmativement sur cet objet ; mais comme on se trompe rarement en consultant la nature, je me bornerai à chercher dans celle de l'homme le principe inné des arts et des connaissances humaines. Oui, c'est dans la conformation, ou la construction de l'homme dans ses organes, et ses facultés intellectuelles, qu'il faut puiser de grandes vérités ; c'est dans ses mouvemens physiques, sa charpente, ses articulations, le jeu varié de leurs différentes charnières, la mobilité des muscles et des tendons, c'est enfin dans une multitude innombrable de positions, et d'attitudes diversifiées à l'infini, et toutes contrastées, par les oppositions des bras, que l'on trouvent le principe de tous les mouvemens possibles. Les bras sont, pour ainsi dire, les ailes du corps ; ils en balancent tous les mouvemens ; ils le maintiennent en équilibre dans ses positions même les plus forcées : ce sont eux qui établissent, sans art et sans étude, ce que l'on nomme le centre de gravité ; ils préservent enfin l'homme des chûtes, et des accidens inévitables, dont il seroit sans cesse menacé. Si j ajoute à toutes ces merveilles la variété des traits de la physionomie, leur mobilité à se ployer, et à se déployer pour exprimer énergiquement les sensations, et les affections de l'âme ; si je parle du langage des yeux, du feu qui en animant les regards, embrase, éclaire et vivifie tous ses traits, et les grouppes variés, que les passions y impriment ; si je joins à tant de facultés sublimes la variété des sons et des infléxions de la voix, ses modulations naturelles, la finesse de l'oreille, son tact et sa sensibilité ; enfin les gestes éloquents qui en résultent, et forment un langage universel, on trouvera dans cette richesse de moyens, les principes innés de la danse, et de la pantomime sans règle, de la musique, et de la mélodie sans étude. L'homme, condamné dès sa naissance à la peine et au travail, eut besoin de délassement ; ce besoin devint actif ; il sentit que la joye, et le plaisir pouvoient seuls le consoler des fatigues de la journée ; pour éxprimer ses sentimens, il sauta, gambada, et trépigna, fit des bonds, frappa dans ses mains en signe d'allégresse ; ses bras s'associèrent aux mouvements de ses pas et de son corps ; les sons éclatants de sa voix se réunirent à son action ; les traits de sa physionomie s'animèrent ; ses yeux éxprirnèrent le sentiment de la joye ; et ses mouvemets toniques peignirent de concert le plaisir, et le bonheur. Pourroit-on se dispenser de nommer cette action franche et vive, danse naturelle, ou danse primitive ? Il faut conclure d'après ces observations puisées dans la nature de l'homme, que la danse, et la musique privées de règles et de principes, sont aussi anciennes que le monde. La nécessité et le besoin furent deux sources fécondes, où les hommes puisèrent les prémiers principes des arts, et des sciences. Le désir d'imiter les occupa sans cesse ; mais ils restèrent longtems dans l'ignorance : les progrès furent lents ; les éssais pénibles et souvent infructueux ; ils érrèrent pendant plusieurs siècles, et toujours égarés, ils ne pouvoient arriver à un but qui sembloit s'éloigner d'eux, à mesure qu'ils en approchoient. Mais peu à peu l'esprit se développa, l'intelligence se perfectionna ; les idées vagues, et éparses se classèrent, et s'agrandirent ; le goût germa ; l'envie de créer, en imitant, tira l'imagination de sa longue léthargie, elle s'échauffa gradativement ; et les hommes apprirent dès cet instant à sentir et à apprécier le brillant et pompeux spectacle de la nature. Frappés à la vüe de ses merveilles, ils l'étudiérent, la consultérent et cette mère tendre et généreuse, s'empressa de leur fournir des modèles parfaits dans tous les genres. Ce fut alors que les hommes devinrent imitateurs ; la marche régulière des astres, le renouvellement périodique des saisons, et l'ordre incompréhensible qui régne dans l'univers, leur apprirent combien il étoit nécessaire d'établir des règles, des principes de l'harmonie, et de l'ordre dans leurs imitations. Les chants jusqu'alors vagues, insignifiants, et barbares, furent assujetis à une mesure quelconque, à des modulations plus simples, et plus naturelles. Le murmure des eaux, le mugissement de la mer, le bruit des feuillages balancés et agités par le vent, le ramage varié des oiseaux, et leurs concerts harmonieux contribuèrent sans doute à la naissance de la mélodie ; ses chants délicieux eurent vraisemblablement la simplicité, et l'ingénuité de son enfance. La mélodie, ce chant naif, et touchant qui n'emprunte rien de l'art et qui doit tout au goût et à la nature a surnagé sur les flots tumultueux des siècles ; le tems n'a pu flétrir ses charmes, et elle brille encore parmi nous de l'éclat, et de la fraîcheur intéressante de la jeunesse. Soit quelle paraisse isolée, soit quelle sorte du sein de l'harmonie, et du fracas musical, elle se montre avec la simplicité touchante du sentiment et des graces ; elle charme l'oreille, et en parlant au goût, elle remue et berce pour ainsi dire le coeur. La mélodie est à l'harmonie, ce qu'un tems serein et calme est à la suite d'un violent orage, si le souffle des zéphirs tempère la chaleur d'un jour brulant, et nous procure une jouissance douce après la quelle nous soupirions ; de même la mélodie repose agréablement l'oreille après le Fracas éclatant de l'harmonie. Cet heureux contraste produit en nous une délicieuse sensation, et embellit la musique par ce clair-obscur, qui est l'âme des beaux arts. Le premier homme qui fit un air, le composa sans règle et sans mesure ; son oreille suppléa au défaut de principes ; mais par succession de tems, il donna plus de variété à ses chants ; il en marqua les phrases par des signes, qu'il imagina, ou que la délicatesse de son tact lui suggéra, ses airs devinrent moins monotones, et moins barbares ; ils fixèrent les pas et les mouvemens de la danse ; ils furent mieux ordonnés, et moins diffus : ce fut donc la musique, dans son enfance qui donna les premières regles à la danse sortant à peine du berceau. La musique cultivée par un instinct, ou un goût inné s'efforça de perfectionner ses heureux essais. Le premier air qui parut, le plus agréable, et le plus chantant obtint la préférence ; il fut repeté dans toutes les cabanes, fit les délices de ses humbles habitants, et devint l'âme de leurs amusemens champêtres. Le premier homme qui eut l'idée heureuse d'adapter des paroles au chant fut sans contredit le premier versificateur du monde. Il me reste à parler de la peinture et de la sculpture. Il ne peut exister de tableau sans dessin ; il est la base fondamentale de la peinture ; les traits qu'il trace sont autant de limites sages que le pinceau ne peut franchir sans s'égarer. Ces lignes esquissées par le goût fixent et déterminent les couleurs de l'objet imité et en offrent leurs justes proportions et leur ressemblance. Si le dessin est le corps inanimé de la peinture, les couleurs, employées avec art, en sont, l'ame et la vie. Car si l'on étendoit vaguement et au hasard des couleurs sur une planche, et qu'elles ne fussent point arrêtées par les traits qui fixent les contours, ces couleurs, ou ces teintes prodiguées sans intention sans goût et sans harmonie, ne présenteroient qu'un barbouillage informe, et seroient l'image de la palette d'un peintre après quelques heures de travail. On ne peut fixer l'époque de la naissance de cet art difficile et divin. L'invention en est attribuée l'Amour. On dit qu'une femme, nommée Dybutade, vivement éprise, et prête à être séparée de son amant, en traca le profil sur la muraille. Ses traits réfléchis par la lumière d'une lampe lui suggérèrent l'idée de dessiner les contours et de doubler ainsi l'image de celui qu'elle aimoit passionnément, cette pensée est ingénieuse sans doute ; mais elle n'offre qu'une agréable fiction, et ne conclut rien en faveur de l'art, et de son origine. Cependant on est autorisé à croire que l'amour est aussi ancien que le monde, et que de tout tems il exerca son empire sur les coeurs et que les passions vives qu'il alluma stimulées par le désir de plaire à l'objet adoré, échauffèrent l'imagination, excitérent l'industrie, et dévelopérent dans l'homme le germe de tous les talens. La sculpture dont le dessin est encore la baze, parut probablement après la peinture ; et l'argile soumise à une main industrieuse prit les formes, que l'idée, et la volonté de l'homme voulurent lui imprimer. La première tête qu'il parvint à mettre ensemble, quelqu'imparfaite quelle fut, dût lui faire éprouver autant de contradictions que d'obstacles, et exiger beaucoup de tems, et de patience. Tout cela est conjectural, mais n'est pas invraisemblable ; et l'on peut croire aisément que les artistes n'ont produit que des caricatures informes de la belle nature, jusqu'au moment, où ils parvinrent à l'imiter, et à la faire sourire. Combien de siècles ont dû s'écouler, combien de tentatives infructueuses, d'études et de recherches avant que les artistes pûssent s'élever au degré de perfection, et de sublimité qu'ont atteint les Agésandre, les Téléclés, les Praxitélle, et les Phidias. La peinture nous offre les Antiphile, les Protogène, les Appolonius, les Appelle et les Xeuxis ; la poésie, les Homère, les Sophocle, les Euripide et les Virgile ; la musique, les Antigénide, les Anaxénor, les Archiloque, et les Thimothée ; l'art de la saltation et du geste, les Prothée, les Batyae, et les Pylade. Tous ces hommes célèbres, en étonnant leurs siècles reçurent les tributs d'admiration et de respect, qu'ils avoient mérités : la plupart obtinrent des distinctions flatteuses, et des récompenses magnifiques, qui outre les avantages d'une grande fortune, les mirent en état de se procurer une retraite sûre et honorable. Nous ne sommes plus dans le tems ou un tableau d'Appelle étoit payé trois cens mille francs ; où un grand Monarque écrivoit de sa main au cavalier Bernin, pour le prier de venir en france, et lui offroit trois mille louis par an, s'il vouloit y rester. Tout est bien changé ; mais ces hommes rares seront toujours nos maîtres, et nos modèles ; leurs noms, et et quelques-uns de leurs chefs-d'oeuvre qui ont surnagé sur les flots ensanglantés des révolutions, sont arrivés jusqu'à nous à travers les siècles, et ils seront en vénération, tant qu'il y aura des hommes qui cultiveront les arts, et les lettres. Il me seroit facile d'ajouter aux noms fameux, que je viens de vous citer, d'autres noms également célèbres : j'aurois pu vous faire la déscription d'une tonie de chefs-d'oeuvre dans tous les genres ; mais mon dessein n'étant pas de former une nomenclature, vous trouverrcz dans Pline, dans Athénée, et autres auteurs de l'antiquité, les éloges pompeux de tous ces êtres éxtraordinaires, et rares, qui en éclairant le monde, ont fait la gloire de leurs siècles, et sont encore aujourd'hui l'ornement de la nature humaine. Avant de finir ma lettre je veux vous éxposer une grande verité, et assurer, s'il est possible, son éxistence. Personne ne contestera, je crois, que les arts et les sciences n'ayent été longtems foibles et languissants. La poësie ne faisoit que balbutier ; la musique au berceau n'articuloit que les sons de l'enfance ; la danse se trainoit à peine ; la peinture sans dessin, privée de la variété des couleurs et en ignorant l'heureux mélange, n'offroit que de foibles ébauches ; la sculpture pétrissoit l'argile, et il ne sortoit de ses mains que d'insipides caricatures. A cet état de langueur et d'inertie, tout à coup succédèrent l'intelligence, la force et la puissance ; et comme si un coup électrique eût animé tous les hommes, bientôt les arts et les sciences se montrèrent en Egypte, avec autant d'éclat que de majesté. Mais ce qui dût étonner la Grèce, ce fut de les voir paroitre tous à la fois comme un brillant phénomène ; ils s'y montrèrent avec une perfection rare qui ne pouvoit être que l'ouvrage du tems, de l'imagination et du génie, qui sembloient leur avoir prêté leurs ailes pour les élever d'un vol rapide vers la perfection. L'époque de leur gloire est invariablement fixée au siècle de Périclès. Ce fut à Athènes qu'ils déployèrent, à l'envi, leur richesse, et leur magnificence, ce fut dans cette ville si justement célébrée, que des hommes supérieurs exposèrent aux regards d'un peuple passionné les chefs-d'oeuvre de l'esprit, de l'imagination, et du génie ; ils embéllirent cette ville en y élevant des temples, des palais, des théatres et des colonnes. La peinture et la sculpture enrichissoient ces pompeux édifices si propres à perpétuer la gloire des artistes, et à porter leurs noms au temple de l'immortalité. Si je n'ai rien dit de l'architecture, cet art majestueux et imposant ; c'est que je n'ai pas cru pouvoir la ranger dans la classe des arts imitateurs. Je sais qu'elle emprunte plusieurs choses de la nature. L'idée des trones d'arbres employés dans les cabanes lui donna celle des colonnes ; les feuilles de différentes espèces, les fleurs, les coquilles, les congélations, les animaux, enfin les thermes, les caryatides, les grouppes d'enfans, les statues ; mais toutes ces choses ne sont que des accéssoires propres à orner, et à enrichir l'architecture, l'exécution appartient à la sculpture. Je sais qu'il est réservé à l'architecte de {les distribuer avec goût ; et sans profusion ; d'assigner à chacune d'elles la place qui leur convient ; en sorte que de l'assemblage et de la réunion de toutes ces parties, il résulte un tout imposant et majestneux, où l'on admire la régularité des proportions, et la perfection de l'ensemble. Au reste, les chefs-d'oeuvre de l'architecture brillent encore dans les contrées les plus éloignées, et embellissent aujourd'hui les grandes Cités de 1'Europe. Cette foule de monumens qui font l'admiration des connoisseurs, sont pour elle autant de titres de gloire, et la meilleure démonstration de son ancienneté. On peut dire que son origine ainsi que celle de tous les arts se perd dans la nuit des tems. En voilà bien assez, et peut-être trop sur un objet presqu'imperceptible ; j'ai puisé toutes mes observations dans la nature de l'homme ; je ne crois pas être tombé dans l'erreur ; si je me suis trompé, c'est de bonne foi ; mon dessein n'ayant jamais été d'établir un système, encore moins de me vouer aux idées abstraites d'une Métaphysique Ténébreuse que je n'entends point, et dont la langue ne sera jamais celle des artistes. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-3-noverre *date_1803 *creator_noverre Je vous ai parlé, Monsieur, dans ma précédente, du triomphe des arts ; j'en ai fixé la brillante époque au beau siècle de Périclès ; mais je ne vous ai rien dit de leur chute, de leur décadence, de leur fuite, de leur disparution totale, et de leur renaissance. Il y auroit de ma part injustice, ou ignorance, si je me taisois sur les succès longs, et constants, que les sciences et les arts obtinrent en Egypte. Une foule de chefs-d'oeuvre, et de pompeux monuments déposent en faveur de leur gloire et de leur antique splendeur. M. Thomas nous dit dans son essai sur les éloges ; à la tête des pays civilisés, je vois dabord l'ancienne Egypte, pays de superstition, et de sagesse, fameux par ses monumens et par ses loix, et qui a été le berceau des arts, des sciences, et des mystères. On sait que ce pays est un de ceux qui a eu le plus d'influence sur le reste du monde. Il fut l'école d'Orphée, et d'Homère, de Pythagore, et de Platon, de Solon, et de Lycurgue. Il donna ses Obélisques à Rome, ses loix à la Grèce, ses institutions religieuses à l'Orient, ses colonnes et ses usages à plusieurs pays de l'Asie et de l'Europe ; il n'eût, presque surtout, que des idées vastes, ses ruines même nous étonnent, es ses pyramides qui subsistent depuis quatre mille ans semblent faire toucher le voyageur au premier siècle du monde. D'après cette description, on ne peut douter de l'antiquité des sciences, et des arts ; et il est naturel de penser qu'à peine sortis de leur enfance, ils furent dispersés sur la terre, et qu'ils abandonnèrent les lieux arides de leur naissance, pour chercher une nouvelle patrie ; qu'enfin ils choisirent l'Egypte de préférence, parce que ce pays jouissoit de la plus grande renommée. Ce fut donc là qu'ils se réunirent et se perfectionnèrent ; ce fût en Egypte que le goût, et le génie se déployèrent, et qu'ils embéllirent ses fertiles contrées par les plus riches, et les plus étonnantes productions. Mais à quoi peut-on attribuer leur fuite de l'Egyple, et cette émigration prèsque générale ? seroit-ce de leur part inconstance, et frivolité ? auroient ils essuyé des dégoûts ? Le gouvernement riche de leurs chefs-d'oeuvre immortels auroit-il abandonné les artistes, qui avoient contribué à sa gloire ? ou la renommée, en proclamant le nom, et les Vertus de Périclès, en annonçant la sagesse de ses loix, la douceur de son gouvernement, et son amour pour tout ce qui portoit le caractère imposant du beau, et de l'utile, les auroit-elle séduits au point d'abandonner leur patrie ? C'est, ce que l'on ignore absolument mais, ce qui n'est point conjectural, c'est que ce peuple d'artistes et de savans quitta l'Egypte, et se réfugia à Athènes, qui devint la ville favorite des arts, et des sciences. Chacun de ces arts s'empressa à l'envi à lui donner de la célébrité par les chefs-d'oeuvre immortels qu'il enfanta ; ces monumens de leur triomphe firent la gloire de l'heureuse contrée, qu'ils embellissoient ; ils servirent de modèles à toutes les nations ; et nous cherchons encore aujourd'hui dans ces chefs-d'oeuvre précieux, échappés à la main destructive des tems, et de la barbarie de l'ignorance, les sources rares et pures du vrai beau en tout genre. Ces progrès, et cette perfection sublimes furent encouragés pendant deux siècles ; les récompenses, les distinctions et les honneurs excitèrent l'émulation ; les hommes célèbres dans tous les genres parurent en foule dans ce premier âge, que l'on peut appeller l'âge d'or des beaux arts ; leurs talens étoient couronnés et par les succès, et par les honneurs du triomphe ; c'étoit a la vüe d'un peuple nombreux et enthousiaste, qu'ils recevoient le prix flatteur que les Grecs décernoient au mérite ; ils étoient couronnés par les premiers magistrats, et cette distinction flatteuse étoit accompagnée des cris et des applaudissemens d'un peuple, qui attachoit une partie de sa gloire et de son bonheur à l'amour qu'il avoit pour les beaux arts. Les Grecs ne bornoient point leurs récompenses au moment passager d'un triomphe ; ils y ajoutoient des pensions considérables, et préparoient aux arts et aux sciences des retraites agréables ; tels étoient, Monsieur, les degrés que les Athéniens élevoient aux artistes, pour les faire monter sans peine et sans inquietude au point de la perfection. Tant de récompenses et d'encouragemens étoient bien propres à exciter l'émulation, à enflammer le génie, à alimenter le goût, et à fortifier, et propager l'esprit des sciences. Nous ne sommes plus à Athènes, Monsieur, tout est bien changé ; ce n'est pas en calculant tristement dans son attelier, ou dans son grenier sur les moyens de se procurer un habit, et du pain, que le génie peut s'élever ; et c'est à la gêne, et à l'infortune des artistes que l'on doit souvent le maigre, le décousû, et la négligence qui régnent dans leurs ouvrages. Mais au milieu de tant de magnificence, et de prodigalité, n'est-il pas douloureux de voir des hommes, d'une sublimité rare, délaissés, abandonnés, et entièrement oubliés d'un gouvernement, qui devoit une partie de sa gloire, et de sa splendeur à la protection, qu'il accordoit aux sciences et aux arts. Une grande injustice commise par un gouvernement efface ses plus belles actions ; c'est une tache que le tems, et les siècles ne peuvent faire disparoitre. Ici, je vois Homère, l'immortel Homère, le modèle de tous les poëtes, et de tous les siècles, le confident des Muses, le favori et le secrétaire d'Appollon réduit à mendier son pain dans les rues d'Athènes, et à chanter ses vers divins pour éxciter la compassion, et la charité des passants. Quel contraste dur, et choquant dans une République surtout enthousiasmée des arts et des sciences, et qui s'en étoit déclarée si hautement la protectrice. Là, je vois Périclès, cet homme, qui, par son éloquence, sa sagesse, et ses vertus héroïques, captiva pendant quarante ans l'amour des Athéniens ; je vois, dis-je, cet homme aussi illustre dans la paix que dans la guerre, à qui la république avoit érigé neuf trophées pour autant de victoires, qu'il avoit remportées ; accablé dans sa vieillesse par tous les maux, qui peuvent déchirer une âme sensible ; les Athéniens lui otèrent sa charge de général, le condamnèrent à une forte amende, et oublièrent en un instant les longs, et signalés services, qu'il avoit rendus à la République. Ici, j'apperçois Thémistocle, le plus grand capitaine de la Grèce, le vainqueur de Salamine, couronné aux jeux olimpiques ; éprouver l'inconstance, et l'ingratitude des Athéniens ; après l'avoir diffamé par un arrêt flétrissant, ils lui confièrent de nouveau les rênes du gouvernement, et bientôt après ils le bannirent de la République. Ce fut en vain qu'il chercha un azile dans la Grèce, qu'il avoit sauvée par sa valeur ; il fut contraint de se réfugier chez ces barbares, à qui son courage avoit été si funeste. Le Roi de Perse voulut lui confier le commandement d'une grande armée pour aller combattre son ingrate partie ; mais jaloux de sa gloire et de sa réputation, il ne voulut ni flétrir ses lauriers, ni entacher ses trophées et préférant la mort à l'ignominie, il s'empoisonna. Je trouve encore Aristide, nommé le juste, et l'idole de la république, éxilé pendant sept ans. Euripide composa soixante et quinze tragédies, dont cinq seulement furent couronnées, et remportérent le prix aux jeux olimpiques. L'ingratitude de la république qui applaudissoit aux sarcasmes d'Aristophane l'obligea d'abandonner sa patrie ponr se retirer auprès du Roi Archiloüs, qui le combla de bienfaits. Socrate enfin que l'oracle avoit déclaré le plus sage de la Grèce, Socrate, le maître de Platon, de Xènophon, de Calisthène, de Dion, de Libanius, devenu bien plus célèbre par ses vertus que beaucoup de princes, qui, les armes à la main avoient boulversé le monde, fut condamné à mort par un décret de l'Aréopage ; il but tranquillement la cigüe préparée par les mains de la jalousie, de l'envie et du fanatisme. Mais par une inconstance, et une versatilité de caractère familière aux Athéniens, ils élevèrent une statue à ce même homme, qu'ils avoient empoisonné. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-4-noverre *date_1803 *creator_noverre Les cruantés des succésseurs d'Aléxandre bannirent les arts de la Grèce ; les horreurs de la guerre, et les calamités qui en sont les suites détruisirent leur empire. Enfans de la paix, et de l'abondance, ils furent contraints de prendre la fuite ; ils errèrent longtems, et ne trouvèrent point d'azile. Sans doute des productions des hommes de génie devoient assurer aux beaux arts une existence immortelle. Mais en partant de l'epoque, où ils furent bannis de la Grèce, jusqu'à celle, où ils parurent à Rome, il est a présumer que ces productions furent oubliées ; que la nature avare se réposa long-tems, sans donner de successeurs à cette foule de grands hommes que la Grèce avoit produits. Mais au nom d'Auguste, et plus encore à la voix de Mécène, les marbres de leurs tombes s'ébranlèrent et s'ouvirent ; et s'emblables au Phénix qui renait de sa cendre ils réssuscitèrent pour ainsi dire, et se montrèrent à Rome avec éclat ; ils y déployèrent toutes leurs richesses, et firent presque pour elle ce qu'ils avoient fait pour Athènes. Mécène fit sentir à Auguste le besoin qu'il avoit d'eux ; ce prince les combla de récompenses et de distinctions. Les arts sensibles, et reconnoissants effacèrent le souvenir de tous ses crimes ; le vainqueur d'Actium, le tyran de Rome et le fléau des Romains dût la gloire de son règne à l'acceuil, et à la protection qu'il accorda aux arts, et par un heureux échange les hommes de génie firent oublier ses cruautés : sans eux la mémoire d'Auguste eût été confondüe avec celle des Tarquin, des Catilina et des Sylla ; mais telle est la puissance des arts, tel est l'empire du Génie, qu'ils consacrèrent le nom d'Auguste dans les fastes de l'immortalité, qu'ils le rendirent cher à sa patrie, qu'il avoit désolée, et qu'enfin son nom est devenu le titre le plus illustre, que l'on puisse donner aux Princes, éclairés, et bienfaisants. Les Grecs imitèrent les Egyptiens ; et les Romains à leur tour prirent les Athéniens pour modèle ; ils héritèrent de leur goût pour les arts et les sciences, de leur inconstance et de leur injustice ; ils les surpassèrent dans l'amour qu'ils eûrent pour les théâtres ; mais la passion qu'ils montrèrent pour la pantomime fut portée jusqu'à l'enthousiasme, et dégénéra insensiblement en frénésie. Pilade, Batyle et Hilas, célèbres pantomimes dans des genres opposés captivèrent l'amour des grands, et fixèrent sur eux l'engouement du peuple. Ce spectacle neuf qui lit tourner toutes les têtes Romaines éxeita chaque jour de nouvelles cabales, et c'est sans doute à cet esprit de désordre que ces acteurs muets durent la continuité de leurs succès. Auguste aimoit ces pantomines moins par goût, que par politique ; il connoissoit le peuple de Rome, il savoit qu'il étoit inquiet, turbulent, et toujours prêt à se porter à l'insubordination : les pantomines occupant entièrement sa pensée, étouffoient en lui l'esprit de parti. Le peuple s'amusant sans cesse des intrigues du théâtre ne s'inquiétoit en aucune manière des affaires du gouvernement, et les acteurs pantomines étoient sans le savoir des instrumens utiles à la tranquillité du prince ; aussi reçurent-ils de cet Empereur, des priviléges, des distinctions honorables et des récompenses. Mais malgré l'amour apparent qu'Auguste témoignoit pour ces spectacles, il usa envers Hilas et Pylade de cette sévérité si nécessaire au maintien de l'ordre ; cet Empereur avoit de la fermeté, et savoit opposer à propos aux torrents impétueux de la sottise, et de la cabale, des digues puissantes contre les quelles elles allouent se briser. Hylas élève de Pylade fut ingrat envers son maitre, et son bienfaiteur ; il cabaloit sans cesse contre lui, et l'exposoit souvent à des dèsagrémens d'autant plus mortifiants, qu'il avoit de très-grands talens, et du génie. L'Empereur scandalisé de cette conduite, n'en témoigna d'abord aucun mécontentement, et voulut attendre une circonstance assez grave, pour exercer sa justice, et punir ce jeune insolent. Auguste n'attendit pas longtems, Hilas enivré d'amour-propre, et soutenu par une populace effrénée défia son maître ; il lui proposa de représenter Agamemnon, et dit insolemment à Pilade : « Je rendrai cette scène en prémier, vous la jouerez ensuite à votre manière ; et le public jugera quel est celui de nous qui mérité le scéptre du talent. » Pilade fier, et vain accepta le défi ; le jour fut pris ; la ville et les faubourgs de Rome furent en mouvement, les uns parurent pour Pylade et les autres pour Hilas. Enfui ce jour si impatiemment desiré arriva, et le théâtre quoique grand fut trop petit pour contenir la foule immense des curieux : Auguste assista à cette représentation. Hilas n'avoit que de foibles moyens, et manquoit tout à la fois d'instruction et de génie ; il s'imagina qu'il falloit représenter un grand Roi à la Toise, en conséquense il se fit faire un cothurne très élevé, et pour se hausser encore davantage il représenta Agamemnon sur la pointe des pieds, afin de paraître plus grand que tous les acteurs qui l'entouroient. Cette idée platte, et ridiculement fausse fut applaudie à outrance. Le public cria au miracle ; les dames Romaines, à qui le jeune pantomine plaisoit, s'écrioient en l'applaudissant, Hilas est miraculeux, Hilas est divin. Pylade parut ensuite, et sans avoir recours à de si petits moyens, il se présenta en roi occupé des projets les plus vastes et les plus importants ; des plans d'attaque et de déffense occupoient sa pensée : tantôt il levoit les veux vers le ciel, tantôt il les fixoit sur la terre ; mais se rappellant tout à coup l'oracle de Calchas, il frémit et tremble sur le sort inévitable dont Iphygénie est menacée, il l'avoit conduite à l'autel, il apperçoit le fatal couteau prêt à trancher les jours de sa fille chérie, il court et vole pour l'arrêter. L'expression noble et variée de ses sentimens divers, les transitions heureuses qui en résultèrent, la noblesse que Pylade répandit dans son action ; la multitude de tableaux variés et heureusement contrastés par les nuances graduées des passions par l'expression de la physionomie, des regards et des gestes, tout transporta le public, et au silence de l'admiration succéda bientôt le bruit éclatant des applaudissemens. Le publie divisé d'opinions, se réunit pour rendre justice au mérite distingué de Pylade ; et Auguste ne dédaigna pas de prendre intérêt an triomphe bien mérité de cet excellent pantomime. Pylade alors s'avança sur la scène, et dit froidement à Hilas : « Jeune homme, nous avions à représenter un roi qui commandoit à vingt rois, tu l'as fait long ; je l'ai fait grand. » Par un mouvement spontané, les applaudissemens recommencèrent, et Hylas fut éclipsé par le mérite transcendant de son maitre, et de son bienfaiteur. Auguste ferme dans ses projets, et prompt à les faire exécuter, fit arrêter Hylas le lendemain, et sans abroger la loi qu'il avoit crée en faveur des pantomimes, il s'en écarta pour cet instant, et ordonna qu'il fut fouetté dans tous les lieux publics de Rome. Cette correction humiliante ne changea pas son caractère ; il continua d'être vain, bas, et insolent. Pylade ne représentoit que des sujets héroïques ; il se pénétroit si puissament des grands personnages, qu il avoit à peindre, qu'il en prenoit dans sa vie privée la hauteur, la rudesse et la fierté ; il étoit dur et insolent avec ses camarades, ne faisoit point sa cour aux grands, et insultoit même étant en scène au goût, et aux decisions du public. Un jour représentant Hercule furieux, l'action forcenée qu'il mit dans son imitation éxcita les éclats de rire, et il en fut courroucé au point, qu'il lança ses flèches sur les spectateurs, dont plusieurs en furent blessés ; cet enthousiasme éxtravagant occasionna une grande rumeur, et un mécontentement général ; alors Pylade furieux s'avança vers le Proscénium, et en s'adressant à l'auditoire il lui dit : fous que vous êtes, ne voyez vous pas que c'est un fou que je représente. Auguste n'approuva ni l'insulte, ni la harangue de Pylade ; une cabale excitée par Batyle et Ilylas, fortifiée par le mécontentement du public, à la têète de la quelle se trouvoit un grand personnage, se forma contre Pylade ; il fut hué et sifflé : le pantomine outré d'une humiliation qu'il n'avoit pas méritée ce jour là, s'en vengea le lendemain en jouant le héros de cette cabale. Pylade l'imita si parfaitement dans son geste, dans son maintien, dans sa marche, ses manières, son air important, et saisit si bien les traits de sa physionomie, que le public reconnut le grand personnage ; et sans égard pour les titres, les emplois, et la naissance il applaudit Pylade avec transport, et se retournant ensuite vers l'illustre personnage qu'on jouoit, il le contraignit par ses applaudissemens offensans, et ses risées indécentes a quitter le théatre, Ce sénateur irrité menaça de se venger en faisant mettre le feu au théatre, et en faisant assassiner l'acteur, qui l'ayant insulté publiquement, l'avoit couvert de ridicule. Auguste indigné de cette scène scandaleuse à la quelle il avoit assisté, voulut en prévenir les suites funestes ; il fit venir Pylade, et lui signifia son bannissement. Ce pantomine oubliant le respect qu'il devoit à l'Empereur, lui dit insolemment : ingrat, de quoi te mêles tu ? que ne laisse-tu le public s'amuser do nos querelles ? Auguste ne changea rien à sa décision ; sa sévérité satisflit tous les partis, dissipa la tempête, et rétablit le calme, et la tranquillité. Les Pyladiens, les Batylions, et les Hylasiens devinrent amis, mais par une inconstance rare, ou par un effet de cet esprit inquiet et remuant, qui portoit toujours les Romains vers les extrêmes, ils commencèrent à murmurer, et à se plaindre d'Auguste. Les seigneurs s'associèrent à la cabale du peuple. L'Empereur n'étoit plus a leurs yeux qu'un tyran, qu'un despote farouche et cruel, qui vouloit ravir aux citoyens la seule jouissance, qu'il leur avoit laissée, celle des spectacles. Tous ces propos échauffèrent les esprits, et les aigrirent au point qu'on résolut de prendre les armes. Mécènes, qui veilloit à tout, qui savoit tout, et qui avoit pésé dans sa sagesse, le caractère remuant et versatile des Romains, prévint la tempête, et conseilla à Auguste de rappeller promptement Pylade comme le seul moyen d'éloigner les orages. Pylade revint ; l'Empereur avoit sçu le punir ; il sçut le récompenser avec magnificence, et ajouta à ses bienfaits un titre honorable en le nommant Décurion ; titre que l'on accordoit aux sénateurs, lorsqu'ils étoient chargés d'une mission importante dans les provinces de l'empire. Le retour de Pylade changea tous les esprits, dissipa les complots ; les grands, et le peuple chantèrent la bienfaisance, la justice, et les vertus d'Auguste ; dans cet excès d'enthousiasme ils acceptèrent avec joye les loix sages, que leur délire leur avoit fait regetter. Pylade parut, fut applaudi avec transport ; et le peuple et les grands ne cessèrent de bénir un prince, qui leur avoit rendu l'âme de leurs plaisirs. La mort d'Auguste, et celle de Mécènes présagèrent la chûte des beaux arts ; les Batyle, et les Pylade disparurent. Le goût cessa de présider aux productions des arts ; les théatres n'eurent plus de modèles et les spectacles n'offrirent que les tableaux dégoûtants de la crapule, et du libertinage ; les Romains perdirent leur moralité ; les grands associèrent leurs débauches à celles de ces bas farceurs, les dames Romaines, et leurs filles joüoient avec eux les scènes les plus indécentes, et se prostituèrent sans aucun ménagement, libère successeur farouche d'Auguste n'aimoit ni les talons, ni les théâtres ; il chassa de Rome tous les Baladins, et fit fermer les théâtres ; mais la passion éffrénée que les Grands avoient pour les représentations licencieuses, les détermina à donner azile dans leurs palais à tous ces crapuleux histrions. Les théâtres de société se multiplièrent, les Romains de toutes les classes ne furent plus que de plats pantomimes ; la bienséance, les égards, l'honnêteté, la pudeur, et la vertu furent sacrifiés à une liberté indécente, et au libertinage le plus dégoûtant. Dans cet état de corruption la peinture, la sculpture, et l'architecture furent délaissées ; tout ce qui portoit le caractère du beau, du grand et de l'utile fut entièrement abandonné ; les vices, le libertinage et la dissolution furent portés au dernier période de l'infamie sous les régnes de Caligula, et de Néron, qui s'associa bassement aux débauches des pantomines. L'Empereur Domitien qui n'aimoit ni les sages ni les fous, chassa les philosophes, et les pantomines ; cependant il rappella ces derniers, mais il eût lieu de s'en repentir. Un pantomime nommé Paris eût l'audace de souiller le lit de cet Empereur. Il prononça de nouveau l'arrêt de bannissement, répudia sa femme, fit massacrer Paris, et assassiner son éleve, parceque ses traits avoient de la ressemblance avec ceux de son maître. Enfin ces Mimes fûrent rappellés encore à la mort de Domitien, et se soutinrent jusqu'au règne de Trajau, mais cet Empereur envisageant les spectacles pantomines comme une école ouverte à l'indécence, et au libertinage, les chassa sans retour. Ainsi le règne des beaux arts ne dura pas longtems, leur trône fut ébranlé par l'humeur inquiète et farouche de Tibère, et leur empire fut détruit par la cruauté, la barbarie, et les débauches de ses successeurs. Les arts prirent encore le fuite pour se dérober à la fureur des peuples barbares, qui ravageoient l'empire, et y répandoient la terreur et la mort ; ils errèrent de climats en climats, et ne trouvèrrent dans leur course ni asile, ni protection, ni secours. Les grands hommes finissent, je le repète encore ; mais la mort, en exerçant son empire, ne peut détruire leurs chefs-d'oeuvre. Leurs noms et leurs ouvrages portés sur les ailes du tems, triomphent de sa faulx, et parcourrent l'immensité des siècles. Le génie des arts est indestructible ; cette émanation devine, qui donne à l'homme une si grande prééminence sur les êtres de son espèce est immortelle, et j'oserai dire que ce feu sacré est à l'esprit ce que l'âme est au corps. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-5-noverre *date_1803 *creator_noverre Les Médicis rallumeront le flambeau du goût. Ces illustres protecteurs des arts les rassemblèrent à Florence. Ils y parurent en foule ; on vit éclore de nouveaux chefs-d'oeuvre ; les récompenses et les distinctions excitèrent l'émulation des hommes de génie, enfin ils firent pour Florence ce que leurs prédécesseurs avoient fait jadis pour Athènes, et pour Rome. Le bonheur est éphémère ; les guerres qui survinrent après l'illustre Pontificat de Leon X. dissipèrent pour la troisième fois les brillantes productions du génie ; les arts prirent de nouveau la fuite, Rome fut saccagée, Florence fut asservie, et la guerre dévasta ces riantes et délicieuses contrées, qui offroient aux voyageurs les tableaux variés de la belle nature, et les chefs-d'oeuvre des beaux arts. Enfin après un long intervalle ils trouvèrent en France un azile constant et durable, et une continuité de prospérités que les guerres et les malheurs du tems n'ont pu leur ravir. Ils commencèrent à se montrer sous le règne de François Premier, et sous celui de Louis treize, mais ils étoient jeunes, encore et leurs efforts furent proportionnés à la foiblesse de leur enfance. La naissance de Louis quatorze fut l'époque fortunée de leur élévation, de leur puissance, et de leur gloire, ils entourèrent le berceau du Monarque. Le génie et le goût s'empressèrent à le bercer ; les arts et les talents amusèrent ses premières années, le désir de plaire à un illustre protecteur anima leurs travaux, enflamma leur imagination, et le succès couronna leurs efforts. Les grands hommes parûrent dans tous les genres ; la nature sembla faire un nouvel effort pour immortaliser le règne de ce Prince ; et les arts se montrèrent à sa cour entourés du brillant cortège des sciences et de l'industrie. Louis quatorze avoit pris le soleil pour devise, il étoit aux productions de l'esprit et du génie, ce que cet astre paternel est à celles de la nature. Il faisoit germer, croître, et fleurir tous les objets qui ne se déroboient pas à ses rayons bienfaisans ; chaque art, chaque science eût ses modèles. Ce goût, cette émulation, et l'ambition de fixer les regards du Monarque devinrent universels. La France donna le ton à l'Europe, et son exemple enfanta par tout des hommes célèbres, que leur mérite naturalisoit, et qui avoient part aux bienfaits et aux distinctions que Louis quatorze accordoit à la sublimité du génie avec autant, de discernement que de magnificence. La France devint le modèle des cours étrangères, et celle de Louis quatorze fut une école de goût, de politesse et de galanterie, où toutes les nations accourroient pour s'y former, et pour y jouir du spectacle pompeux des beaux arts. Toutes ces merveilles avoient été préparées par deux grands hommes, Richelieu et Mazari. Ils furent les précurseurs de ce beau règne, et tous deux s'empréssèrent à encourager les arts renaissants. Richelieu fonda l'Académie Française ; il en fut le chef et le protecteur. On doit le regarder comme le fondateur du théâtre Français, pour le quel il composa lui-même plusieurs tragédies, et comédies, il acheta l'emplacement sur le quel on construisit la maison, et la chapelle de la Sorbonne ; il embellit Paris de la Place Royale, et de la statuë Equestre de Louis treize, enfin il fit batir le Palais Cardinal que l'on nomma ensuite Palais Royal. Le portrait du Cardinal de Richelieu peint par un grand maître ne peut voir le jour. Thomas l'avoit peint en grand, et avoit employé toutes les teintes de la vérité pour le faire ressemblant ; il avoit peint son àme, et son immoralité ; mais le chapitre des petites considérations obligea Thomas à ne point exposer ce tablean aux regards de public. Aujourd'hui plus libre, et sans crainte on peut dire ce que l'on en pense ; mais il faut se taire sur les vivants ; c'est une politesse d'usage. Pour que 1'histoire peigne avec liberté et fasse des portraits frappants de ressemblance, elle doit atteindre le jugement de la postérité ; il pèse à la balance de 1'impartialité, les morts qui jouèrent de leur vivant les premiers rôles sur le vaste théâtre du monde ; ce jugement ne peut être équivoque, il est libre, il ne craint ni la tyrannie, ni le despotisme et n'aspire à aucune faveur. Il faut un siècle pour que la vérite perce les ténébres dont l'environnent le mensonge, la flatterie et l'intérêt. Il faut enfin pour quelle se montre dans tout son éclat, qu'elle s'épure en se filtrant pour ainsi dire, à travers les générations. C'est alors que l'histoire pourra peindre librement, et oubliant tout à la fois les rangs, et les titres, elle nous montrera les hommes qui n'existent plus, tels qu'ils étoient, et nous tracera avec des couleurs franches et un pinceau hardi, leurs vices, ou leurs vertus, leur foiblesse ou leur courage, leur clémence ou leur tyrannie. L'histoire ne nous offre que des portraits infidèles lorsqu'elle peint ses contemporains ; la flatterie corrompt ses couleurs, l'intérêt émousse ses pinceaux, l'encens qu'elle mêle à ses teintes les rendent fausses, et ses tableaux sans ressemblance n'annoncent que la servitude et le mensonge. Mais l'histoire est majestueuse et triomphante lorsqu'elle descend dans les tombeaux, et qu'elle en ranime les cadavres, éclairée par le flambeau de la vérité, elle les peint alors tels qu'ils étoient jadis ; elle saisit leurs traits, elle trace leurs caractères avec fidélité, et elle ne se dégrade point en leur prêtant des ornemens étrangers. C'est donc la postérité qui doit offrir à l'histoire, la palette, les couleurs, et les pinceaux vigoureux de la vérité. Le ministére du Cardinal Marazin fut orageux, mais au milieu des chocs, des secousses et des ébranlemens suscités par la guerre, par la politique, et par le fanatisme, il fit construire le collège des quatre nations ; il se déclara le protecteur de l'Académie Royale de peinture et de sculpture, à la quelle il fit accorder des lettres patentes enrégistrées au parlement ; il obtint la même faveur pour la danse. Cette Académie, la plus sémillante des Académies possibles, sauta légèrement sur ce titre glorieux, et se voua au plus profond silence. Point de mémoire instructif, point de discours, point de complimens de réception, point d'éloges. Les réceptions ne se faisoient point dans les salles du Louvre qui lui étoient destinées. L'Epée de bois, mauvais cabaret, étoit le lieu favori ou se rassembloient les candidats : La mort entérroit-elle un membre de cette illustre Académie, ou s'assembloit dans ce Tripot, on mangeoit des huîtres, et l'on bûvoit gaiement au grand voyage du défunt. Nous étions privés du plus pompeux et du plus magnifique spectacle de l'Europe, (l'Opéra Français), et nous en devons la jouissance au goût, et au génie du Cardinal Mazarin. Cette entreprise présentoit une foule d'obstacles, et n'offroit aucuns moyens de succès ; nous n'avions ni acteurs, ni chanteurs. La musique à peine sortie de son berceau ne donnoit que les sons mal articulés de l'enfance, tandis qu'en Italie elle s'étoit élevée, et marchoit d'un pas hardi vers la perfection. Le Cardinal fortement occupé de l'établissement d'un opéra national, sentit qu'il ne parviendroit à tirer la musique Française des langes dans les quels la routine l'avoit emmaillotée, qu'en lui fournissant de beaux modèles : elle étoit pauvre, et languissante ; son harmonie se ressentoit de la sécheresse des règles, et de la servitude des Calculs ; la mélodie, ce langage simple du sentiment et du goût, lui étoit étrangère ; aucune richesse dans ce style musical ; aucune opposition dans les plans, nul clair-obscur dans la distribution des phrases harmoniques. Tels étoient à cette époque nos compositeurs. On suivoit strictement les règles, mais ces règles isolées ne peuvent opérer efficacement, si elles ne sont mises en oeuvre par le goût, et l'imagination. Mazarin voulant hâter les progrès de l'art, et le tirer de son apathie ; fit venir à grands frais ce que l'Italie possédoit de plus précieux en acteurs, en chanteurs et en musiciens. Il appella un poëte, un machiniste, et des peintres-décorateurs. Cette troupe d'artistes arriva à Paris en l'année 1644. et donna le 28. Février 1645. sur le théâtre du Petit-Bourbon, en présence de Louis quatorze, de la Reine mere et de la Cour, la FestaThéatrale del la Finta Pazza. Ce spectacle neuf et dans une langue qui ne nous étoit pas alors aussi familière qu'aujourd'hui, fit grand plaisir, et fut donné plusieurs fois. En 1647. le Cardinal fit venir de nouveau une foule de chanteurs, d'acteurs, de musiciens-concertans, des peintres et des machinistes. Cette nouvelle troupe débuta sur le théâtre du Palais Royal, par Orphée et Euridice, opéra Italien en cinq actes ; il eût le plus grand succès. La nouveauté et le charme des voix, l'exécution brillante d'un orchestre nombreux, la richesse, et la variété des airs, des accompagnemens et des symphonies, la beauté des décorations, le jeu précis et merveilleux des machines, la magnificence des vêtemens, tout offrit à l'oeil, et à l'oreille enchantés, le spectacle le plus grand, et le plus pompeux ; il obtint le succès le plus brillant, et fut donné pendant longtems. Si la cour fut satisfaite de ce spectacle, le Cardinal Mazarin ne le fut pas moins ; il en étoit dans l'enchantement, et il regardoit ce succès comme un stimulant, actif propre à réveiller nos musiciens et nos poètes. Le pressentiment du Cardinal se trouva juste. La musique et la poésie lyrique sortirent de leur engourdissement, le goût soutint leurs efforts, et l'imagination assura leur succès. L'Abbé Perrin, Introducteur des Ambassadeurs auprès de Gaston de France Duc d'Orléans, fût le premier qui offrit à Paris un opéra Français ; il en fit les paroles, Cambert en composa la musique ; il donna ce nouveau spectacle à Issy, village aux environs de de Paris, dans la maison de M. de la Haye. Ce spectacle neuf, obtint du succès, et le Cardinal le fit représenter au Château de Vincennes, en présence du Roi et de sa cour. Il faut considérer que cet opéra fut joué dans un petit local, et qu'il étoit privé de danse, de machines, et de décorations ; magie enchanteresse qu'il étoit réservé au génie de Quinault de nous montrer, et dont il nous a le premier fait éprouver les charmes. Le mariage de Louis quatorze étant invariablement fixé, le Cardinal fit venir à Paris pour la troisième fois les talens les plus précieux de l'Italie. Ce Ministre étant chargé de la direction des fêtes destinées à signaler cette circonstance, n'épargna rien pour en augmenter l'intérêt et l'éclat. Nous n'avions alors que des pigeoniers pour théâtres, et la nation les a conservés malheureusement trop longtems pour le progrès des arts. Marazin fit construire au Château des Tuilleries le magnifique théatre des machines, le plus vaste et le plus beau de l'Europe ; tous les arts s'empressèrent de l'embellir et d'y déployer leurs richesses ; la peinture, la sculpture, l'architecture et la dorure donnèrent à cette salle la forme, 1'élegance, la richesse et le goût. Elle fut construite d'après les plans du Sr. Vigarini, et machinée en grande partie par M. le Marquis De Sourdéac Ce beau monument élevé aux arts n'existe plus, l'inconstance et la frivolité ont été naturalisées en France. Depuis longtems on abbat de grands monuments et l'on élève de petites chaumières. Le Cardinal Mazarin qui s'occupoit de tout et qui ne perdoit point de vüe les progrès des beaux arts, auroit ardemment desiré de venir au secours de la danse, elle ne formoit que des pas lents, elle ne se remuoit que pontificalement et les ballets dénués de figurantes et de danseuses étoient privés de l'agrément et des charmes quelles répandent. On ne connoissoit pas l'art varié des figures ; elles étoient toutes paralelles, et n'offroient que des lignes droites ; la danse n'agissoit que gravement et procéssionnellement ; on appelloit tout cela danse noble, danse mesurée ; et les airs que les musiciens composoient pour-elle étoient lents et posés. Cette danse noble et cette musique traînante n'offroient que la monotonie de la tristesse. Ces arts enfans du plaisir et de la gaité avoient renoncé aux principes qui leur donnèrent naissance. Le Cardinal fut tenté de faire venir des sauteurs Ultramontains, naturellement gais et bouffons ; mais il craignit d'offrir à la cour des contrastes aussi choquans ; il savoit dailleurs que Louis quatorze n'aimoit pas les Magots. Le Cardinal calcula les dangers qui pourroient résulter de ces deux contraires, et de la disparate monstrueuse qu'ils offriroient. Il craignit que les danseurs Français tristes et nobles ne mourussent à force de rire, en voyant gambader, faire des pirouettes accrochées, les trois tours en l'air, les entrechats à huit, et à dix, et les Passa Campagna, et que ceux-ci en regardant se promener à pas lents les danseurs Français sur les airs de la Courrante, et de la Sarabande, ne gagnassent le spléen, et ne mourussent de la consomption. Tout calcul fait, Mazarin abandonna la danse, et ne tenta pas de lui enlever ses titres de noblesse et de monotonie. La fêle du mariage de Louis quatorze étant fixée, on avoit préparé plusieurs spectacles de l'invention de Benserade et de l'Abbé Perrin. La composition de la musique étoit confiée à Cambert, Sous-Intendant de la musique du Roi. Mais au milieu de tant de spectacles on distingua l'opéra Italien ; il avoit pour titre Hercule amante, ou Hercule amoureux. Louis quatorze, les Princes et les seigneurs de sa cour y dansèrent ; cet opéra offrit ce que le goût et la somptuosité ont de plus recherché. Les artistes avoient fait l'impossible pour l'embellir. Décorations superbes et machines d'autant plus étonnantes, qu'il y avoit des Palais entiers qui descendoient des cieux supportés par des nuages, et dans les quels cent personnes étoient grouppées de différentes manières. Cette meme machine remontoit vers le ciel, et étoit remplacée par un autre palais qui, en sortant de terre, s'élevoit gradativement vers le ceintre ; la richesse des vêtemens, la beauté des voix, l'exécution précise et brillante de deux cens musiciens, tant de belles choses réunies offrirent un spectacle digne de la circonstance pour la quelle il avoit été composé, et digne encore de la grandeur et de la magnificence de Louis quatorze. Je ne puis m'empêcher de rendre hommage au goût et à l'imagination du Marquis de Sourdéac Né riche, la méchanique fut le jeu de son enfance ; il appliqua une partie de cet art aux machines propres aux théâtres ; genre inconnu alors et qui tient du merveilleux ; genre, qui convient à l'opéra, puisque ce magnifique spectacle est celui des arts, et qu'ils doivent s'y montrer tous à la fois. C'est donc à cet ami des arts que ce spectacle doit toutes les machines étonnantes, et heureusement combinées, qui firent jadis une partie enchanteresse des opéras de Quinault. Ce fut enfin lui qui composa toutes celles des fêtes, et des grands spectacles que l'on donna pour le mariage de Louis quatorze. M. de Sourdéac possesseur de la terre et du Château de Neubourg situés en Normandie, y donna un spectacle étonnant par sa nouveauté, et magnifique par ses détails et son ensemble. Il y éleva un grand théâtre, et fit venir de Paris les ouvriers qui lui étoient nécessaires. Il appella des peintres-décorateurs, des doreurs et des artistes de tous les genres ; il les logea, nourrit et défraya pendant plus de deux mois, il machina son théatre. Cette fête extraordinaire étoit destinée à célèbrer le mariage du Roi, et sa paix avec l'Espagne. Ce spectacle avoir, pour titre, la Toison d'or, tragédie de Pierre Corneille, mêlée de musique et de danse, et ornée de chants, de décorations et de machines. Le Marquis reçut logea et traita dans son château plus de cinq cens gentilshommes de la province qui y restèrent pendant plusieurs représentations ; ce fut la troupe du Marais, qui joua cette tragédie ; elle eut un succès complet : la beauté et la perfection des machines, la variété et le goût des décorations, le jeu intéressant des acteurs, les charmes de la musique et de la danse, tout porta les spectateurs a l'admiration. Cette tragédie d'un genre absolument neuf fut ensuite donnée à Paris en l'année 1661, et obtint tout le succès quelle méritoit. Je reviens au Cardinal Mazarin. Les soins de ce Ministre furent couronnés par la plus heureuse réussite. L'opéra Français fut crée, et on lui doit sa naissance. On ne peut se refuser à regarder l'Abbé Perrin comme un homme qui eut assez de génie pour entrer dans les vües de Mazarin, en composant le premier opéra en langue Française. Protégé par le Prince qu'il servoit il travailla à perfectionner sa première ébauche. Il fit deux opéras Ariane et Pornone, qui fûrent mis en musique par Campert ; ils obtinrent par la suite des lettres patentes et le privilège de ce nouveau spectacle sons le titre des Académies d'opéra en musique et en vers. Le Marquis de Sourdéac s'associa à cette entreprise, et se réserva la direction des machines. Le Cardinal Mazarin tomba dangereusement malade ; mais avant de mourir, il fit au Roi un présent inestimable ; il lui légua Colbert son intendant. Ce legs, en assurant à la France un accroissement de prospérité et de grandeur, promettoit aux arts et aux sciences, au commerce et a l'industrie, un puissant protecteur ; ce grand Ministre obtint bientot l'estime et la confiance de Louis quatorze ; tout s'embellit, tout se perfectionna sous son heureux ministère. La mort de Mazarin ne fit pas une grande sensation. Le Roi fut enchanté d'être délivré d'un Mentor incommode, toujours prêt à entraver ses opérations, et à le contrarier dans ses plans. Débarrassé du Cardinal, il voulut régner seul, et il régna glorieusement. Colbert nouveau Mécène seconda l'amour que l'Auguste de la France portoit aux beaux arts. Aussi jaloux de la gloire de son maitre que de la félicité du peuple, ce sage Ministre n'ignoroit pas combien il est important à l'éclat d'un empire et au bonheur de ses sujets, de caresser les arts, de protéger les lettres, d'encourager les sciences, de soutenir le commerce, d'aiguilloner l'industrie, et d'honorer l'agriculture. Homme en place et honnête homme, il ne détournoit jamais à son profit les sources de la recompense, il en étoit le canal pur et précieux. En servant la magnificence et la générosité de son maitre, il s'illustroit et s'immortalisoit à l'ombre de sa gloire. Ses contemporains témoins irrécusables de sa sagesse et de sa probité lui donnèrent le titre de Grand, titre que la postérité lui a conservé, en le nommant le grand Colbert. Ce Ministre ne présentoit à Louis quatorze que des projets digues de sa grandeur, propres à augmenter sa gloire, et à immortaliser son nom. Afin d'accélérer les progrès de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, il fit agréer au Roi l'etablissement d'une Académie à Rome ; on y fit construire un palais propre à loger un Directeur-Professeur, et les élèves qui remportoient à Paris les premiers prix dans ces trois arts. Ils y étoient nourris, entretenus et servis aux dépens de Louis quatorze. Cette ville fameuse, et embellie par la multitude des chefs-d'oeuvre qu'elle renferme offroit aux jeunes artistes des modèles parfaits dans tous les genres, bien propres à exciter leur émulation, à perfectionner leur goût à enflammer leur imagination et à exercer utilement leurs pinceaux, leurs ciseaux, leurs règles et leurs compas. Le grand Colbert, après avoir établi en France l'Académie d'Architecture, s'appliqua encore à encourager les sciences. Rien n'est indifférent au génie. Il proposa au Roi l'établissement d'une Académie des Sciences, et sa proposition fut agréée. Il obtint encore celle d'attirer en France deux grands hommes capables d'étendre le cercle alors étroit des sciences, Dominique Cassini et Huygens. Ils se fixèrent à Paris et y obtinrent des pensions considérables, c'est encore aux soins de ce sage Ministre, et à son goût pour les arts, les lettres et les sciences que l'on doit l'observatoire, et celle belle Méridienne prolongée jusqu'à l'extremité du Roussillon. Si l'on ajoute à tant de grandes choses l'augmentation considérable de la Bibliothèque Royale, le voyage de Tournefort au Levant, pour enrichir le jardin des plantes prèsqu'abandonné, et aujoud'hui le plus riche de l'univers, enfin le rétablissement de l'Ecole de Droit fermée alors depuis un siècle, on ne pourra se dispenser de regarder Colbert avec cette admiration qu'inspirent la vertu, les talens et le génie ; il fit tout pour la gloire du Roi, le bonheur du peuple, et l'illustration des sciences et des arts. Cet homme rare et d'un mérite extraordinaire eût des envieux, mais n'eût point de rivaux. Son zèle, sa probité, l'amour de sa patrie et une moralité pure furent de puissants remparts que ses vertus lui élevèrent ; les menées, les cabales, les intrigues de cour, la calomnie, la jalousie et toutes les passions qui dégradent les hommes, ne firent contre lui que des attaques infructueuses : fort de sa conscience, il méprisa tous ces petits orages, et les brouillards que l'envie élevoit pour l'éclipser, étoient bientôt, dissipés par les rayons actifs, et bienfaisans du Monarque qu'il servoit avec fidélité. Ses ennemis augmentèrent sa gloire, et le rendirent aussi cher à son Roi qu'a la nation dont il fut constamment l'idole. L'éclat de son nom se répandit et se propagea dans toutes les cours de l'Europe, et la renommée s'empressa d'y proclamer ses vertus. Avant de terminer ma lettre je dois vous fixer l'époque où l'on vit pour la première fois des femmes danser sur le théâtre. Cette association, ce mélange intéressant qui prête à l'art une heureuse variété est entièrement dû au goût de Louis quatorze, il conçut cette idée neuve et la fit exécuter avec succès. Le 21. Janvier de l'année 1681 on donna à St. Germain eu laye sur le théâtre du Château, le triomphe de l'Amour, opéra-ballet de Quinault, musique de Lully. Ce fut dans ce spectacle magnifique que l'on vit paraître pour la première fois le beau sèxe dans les ballets. M. le Dauphin, et Me la Dauphine, les Princes et les Princesses du sang, les Ducs et les Duchesses, enfin ce qu'il y avoit de Grands à la cour, figura dans ce spectacle. On avoit réuni à cette haute noblesse les danseurs-pensionnaires de sa Majesté, et tous ceux de l'Académie Royale de Musique. Ce prodigieux assemblage produisit les plus beaux effets ; la richesse et l'élégance des vêtemens l'éclat des diamans, et des pierres précieuses, tout offrit dans ses détails et dans son ensemble, le plus brillant spectacle du monde. Louis quatorze n'y dansa point, et fut spectateur de cette intéressante nouveauté. Ce Prince Agé de treize ans avoit commencé à déployer ses graces et ses talens pour la danse en 1651. dans le ballet de Cassendre de la composition du Cardinal Mazarin. Cet exercice fut un de ceux dans le quel il excella ; il s'y livra par goût, et dansa pour la dernière fois dans le ballet de Flore le 13. Février 1669. On attribue l'abandon qu'il fit de cet art à l'impression qu'il éprouva lorsquil entendit, ces vers de Racine à la representation de Britannicus. « Pour toute ambition, pour vertu singulière Il excelle à conduire un char dans la carrière ; A disputer des prix indignes de ses mains, A se donner lui-même en spectacle aux Romains, A venir prodiguer sa voix sur un théatre, etc. » Ne seroit-il pas plus simple et plus juste de croire que Louis quatorze délivré de Mazarin, prit les Rênes de son Royaume, qu'il devint l'âme de son conseil, qu'il voulut règner seul, et se livrer entièrement aux affaires de l'état. Ce Prince ayant calculé le prix de ses momens s'apperçut sans doute que ceux qu'il sacrifioit à la danse et aux répétitions des ballets appartenoient à son peuple. Il est à croire qu'une considération aussi puissante le détermina à renoncer à cet art sans cesser de l'aimer. Louis quatorze n'avoit pas besoin des vers de Racine pour prendre une résolution sage, et qui convenoit parfaitement à un Monarque âgé alors de trente ans. On sait dailleurs qu'il aimoit la gloire et l'encens, mais qu'il ne pouvoit souffrir ni les leçons ni les remontrances. Le triomphe de l'amour fit autant de bruit à Paris qu'il en avoit fait à la cour. Le public voulut voir cet opéra. Lully et ses associés cédèrent à son voeu et lui en donnèrent une première représentation le 16 May de la même année, c'est à dire environ quatre mois après la représentation qui en avoit eu lieu au Château de St. Germain. Un auteur de ce temps assure, qu'à l'imitation de la cour, on vit pour la première fois des premières danseuses et des figurantes dans les ballets de l'opera. Cet auteur a mal vù. Les femmes qu'il a cru appercevoir n'étoient que de jeunes danseurs habillés en femmes, car la danse alors n'étoit cultivée qu'à la cour, et le Roi s'étant déclaré on faveur de cet art, qu il exercoit avec succès, il étoit de la politique des personnes de sa cour de l'imiter dans ses goûts. Un fait bien simple et qui détruit l'illusion de l'auteur, c'est qu'il faut deux et trois années d'étude pour dresser une bonne figurante, et six ou sept années d'un exercice semblable pour former une première danseuse, née dailleurs avec des dispositions : on ne peut donc en quatre mois faire ce qui exige un nombre d'années considérable. La danse n'a jamais fait de semblables prodiges ; et celle de ces tems là étoit bien moins savante et moins miraculeuse que celle d'aujourd'hui. Je termine ma lettre par une observation, et je dis qu'au milieu de tant de gout et de magnificence, à une époque où les sciences, les arts et les lettres avoient acquis tant de splendeur, dans un moment où les Le Brun, les Mignardet leurs successeurs acquirent par une foule de chefs-d'oeuvre des titres à la gloire, où cet art et celui de la sculpture rivalisoient. en talons et en génie avec ce que les artistes Grecs et Romains créèrent de plus parfait, dans un instant où les Corneille, les Racine et les Molière avoient surpassé les poëtes de l'antiquité ; ne sera-t-on pas étonné de voir dans les fêtes, et les spectacles pompeux de la cour, le costume le plus ridicule et le plus barbare, les allégories les plus triviales ? mais ce qui surprendra davantage c'est d'avoir vû subsister toutes ces monstruosités pendant près de quatre vingts ans. La vüe est celui de nos sens qui se familiarise le plus facilement avec les choses qui lui ont parues les plus extraordinaires. L'oeil finit par trouver supportable ce qui l'avoit offensé et par succession de tems, il admire ce qui l'avoit choqué, et en fait son idole. Ne pourroit-on pas dire que les préjugés et la routine de l'habitude sont aussi difficiles à déraciner que ceux de l'enfance, et que les hommes ainsi que les enfans se plaisent constamment à en être le jouet. Je ne m'étendrai pas aujourd'hui sur le costume, cette partie si intéressante pour le charme de la scène ; l'illusion quelle doit produire mérite bien une lettre toute entière. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-6-noverre *date_1803 *creator_noverre Les arts en général ont des règles et des principes ; ces principes et ces règles sont-ils scrupuleusement suivis ? non, Monsieur, il n'existe qu'un seul principe commun à tous, dont on ne peut s'écarter sans se perdre, où s'egarer, c'est l'imitation de la belle nature. Les productions qui ne portent point cette empreinte sacrée, n'en offrent que de grossières caricatures ; elles choquent le bon goût et n'inspirent que le mépris qu'elles méritent. Les règles furent créées par les prémiers artistes, qui las de ne produire que des ébauches grimacières, et des copies imparfaites de la nature, sentirent la nécessité de mettre des bornes à leurs compositions exagérées, et absolument dénuées d'ensemble, et de proportions. A mesure que les arts se fortifièrent, les règles s'aggrandirent, et suivirent la marche de leurs progrès ; mais lorsqu'ils eurent acquis cette perfection et cette sublimité, qu'ils déployèrent à Athènes, le goût et le génie enfantèrent de nouvelles règles, et de nouveaux principes, qui dûrent leur naissanse au besoin du moment et souvent à un heureux hazard. Ils n'étoient pas suivis strictement ; on les quittoit, on les reprenoit, on les modifioit, ou on les abandonnoit, lorsque les circonstances l'exigeoient, ou qu'elles s'opposoient à la marche rapide, et aux élans du génie. Il appartient à l'artiste médiocre et routinier de se cramponner servilement aux principes étroits de sa profession, et d'en être imbécilement idolâtre ; on peut comparer les règles a ces chiffres, qui n'expriment par eux-mêmes aucune quantité fixe, et n'acquièrent de valeur que par le secours d'un nombre positif. C'est le génie seul qui pose ce nombre, et c'est par lui seul que ces caractères vagues et indéterminés parviennent à exprimer des quantités réelles. Il n'est point rare de voir tomber des ouvrages composés cependant suivant toutes les réglès. Tantôt ce sont des drames et des tragédies, dont les sujets pauvres et décharnés sont sans mouvement, et peu propres à faire naître l'illusion, et à nous entraîner à l'admiration. Une versification lâche, et sans nerf, des tableaux sans effet, des situations forcées, des coups de théâtre mal préparés. Ici, c'est, un grand ballet d'une longueur mortelle, le sujet en est beau et intéressant ; il prête à l'action pantomime, et est propre à faire naître une foule de tableaux d'autant plus séduisans, qu'ils sont variés à l'infini ; mais ce sujet fait pour séduire et pour émouvoir se trouve éclipsé par un corps de danses insignifiantes qui en coupe le fil, en rompt la trame, et n'offre plus à l'imagination que les lambeaux épars de la pièce. Toutes ces richesses et ces ornemens etrangers affoiblissent l'action, et en éffacent les traits ; dès lors l'illusion disparoit le charme cesse, et le plaisir fuit. Le feu le plus brillant et le plus actif s'éteint facilement, lorsqu'on le couvre de glaces. Les inutilités retranchées, ce ballet marcheroit rapidement et féroit naitre des émolions douces et enchanteresses. Les productions trop longues, fussent-elles dailleurs éxcellentes, finissent par produire l'ennui. Chaque homme porte avec lui la mesure de ses plaisirs, et le trop plein de cette mesure, se change bientôt en dégoût. L'ennui naît de la satiété, car l'homme est facilement transporté vers les extrêmes, le plaisir, et la peine. Là c'est un morceau de sculpture représentant la muse de la danse. Elle est aussi froide que le marbre dont elle est composée, dépourvue de graces, elle est maniérée, privée d'expression, elle ne dit rien à l'oeil qui l'éxamine ; son attitude n'est ni svelte ni animée, sa tête n'annonce point une gaité franche, enfin cette statue est un marbre inanimé. Elle indique aux connoisseurs le travail pénible de l'artiste, et les soins accumulés, qu'il s'est donnés pour la créer. D'un autre coté c'est une symphonie à grand orchestre éxécutée par les artistes les plus célèbres, elle est longue, et chargée de notes ; qu'offre-t-elle à l'oreille ? un bruit incommode, un tapage fatiguant. Cette pièce riche en fracas musical, et pauvre en mélodie, vuide d'expression et de goût, écrite sans dessin, offre des grouppes harmoniques qui se heurtent, se choquent, et se brisent mutuellement, privée de ce clair-obscur, si nécessaire aux productions des beaux arts, elle est sans effet. Les trois morceaux de cette symphonie, étant de la même couleur, ne présentent aucune opposition, aucun contraste, et ce Brouhaha musical ne peignant rien à la pensée, blesse également l'oreille et le goût. N'est-ce pas ici le cas de dire avec Fontenelle ? Symphonie, que me veux-tu ? et de s'écrier : Hayden, où es-tu ? au nom du Dieu de l'harmonie dont tu es le favori, viens nous consoler et guérir par les accens touchans de la mélodie nos oreilles impitoyablement déchirées. Ici, c'est l'éxposition d'un grand tableau allégorigue qui pêche également par l'ordonnance, la couleur, et la disposition mal entendüe des figures ; c'est un logogriphe en peinture que l'esprit ne peut ni concevoir ni deviner. L'allégorie doit être noble et simple ; elle est fausse lorsqu'il faut la chercher. C'est l'éclair du génie qui doit briller sans nuages. En examinant attentivement ces différentes productions on verra qu'elles sont composées dans toutes les règles ; que leur manque-t-il donc pour plaire ? que faudrait-il y ajouter pour les rendre belles et intéressantes ? quelques bagatelles ; de l'esprit, du goût et de l'imagination, de l'expression, du sentiment et de la grace, de la vérité dans l'imitation, de la noblesse dans la composition, un heureux choix dans les sujets, une économie sage dans leur distribution, des idées nettes et grandes, enfin du génie. Je me rappelle deux anecdotes qui viennent merveilleusement à l'appui de mon opinion sur les règles communes à tous les arts imitateurs. On ne peut être poëte sans génie. La ménardière fit une tragédie intitulée Alinde ; elle étoit composée dans toutes les règles, et eût cependant le malheur de n'être point goutée par le public. L'Abbé Daubignac, fit une tragédie (Zénobie) selon toutes les règles, et les lois qu'il avoit données dans sa pratique du théatre ; et comme il se vantoit même après sa chûte, d'étre le seul de nos auteurs qui eût bien suivi les préceptes d'Aristote, je sais bon gré à M. Daubignac dit M. le Prince, d'avoir si bien suivi les règles d'Aristote, mais je ne pardonnerai jamais aux règles d'Aristote d'avoir fait faire une si mauvaise tragédie à M. Daubignac. Il faut conclure que les règles sont exéllentes jusqu'à un certain point ; il en est d'elles, (je le répéte) comme il en est les principes en général. Il faut savoir les suivre, les quitter et les reprendre. C'est l'ouvrage du goût et du génie, c'est le besoin du moment et la nécessité de l'instant qui doivent déterminer le parti du compositeur. L'homme mercenaire en fait d'art imitateur suit servilement son sujet. Il court sans cesse après des beautés fugitives, et passagères que son imagination ne peut fixer, veut-on saisir les teintes harmonieuses et divines d'un beau couchant ? il faut avoir en ses mains les couleurs fraiches et brillantes du goût, et l'activité d'une imagination brûlante, qui sans s'arrêter aux parties de détail, embrasse d'un clin d'oeil la masse éclatante de ce vaste et imposant tableau. Calcule-t-on au lieu de peindre ? Le nuage fuit et s'éclipse, les teintes lumineuses s'effacent insensiblement, et les sombres voiles de la nuit enveloppent tout à la fois le Phénomène brillant ; et l'artiste obscur. Malheur à ces compositeurs froids qui s'accrochent en tremblant aux règles étroites de leur art. Ils ressemblent à ces infortunés qui pour échapper au nauffrage se cramponent à un morceau de liège. Les arts imitateurs demandent une certaine hardiesse, que le génie seul peut inspirer ; le goût doit en être la Boussole ; et je dirai, d'après un critique moderne que les hardiesses sont les ailes des beaux arts. Mais il arrive souvent que l'imbécillité leur donne des ailes inverses qui les entraînent dans la fange aulieu de les élever à la perfection. Ne pourrai-je pas appliquer à la composition méthodique de plusieurs ouvrages, et nommément à celle des ballets, ce que Boileau dit au sujet de l'Ode ? « Son style impétueux souvent marche au hazard Chez elle un beau désordre est un effet de l'art. Loin ces Rimeurs craintifs, dont l'esprit flegmatique Garde dans ses fureurs un ordre didactique ; Qui chantant d'un héros les progrès éclatans, Maigres historiens suivent l'ordre des tems, Ils n'osent un moment perdre un sujet de vue. etc. » L'opinion de ce grand poète étage solidement la mienne, et me persuade que les règles agissent en raison inverse de leur utilité, lorsque le goût et l'imagination ne les dirigent pas. Lorsque je lis les poèmes immortels d'Homère de Virgile, du Tasse, de l'Arioste et de Voltaire ; lorsque j'examine avec enthousiasme le Laocoon, l'Appollon du Belvéder, et la Venus de Médicis, lorsqu'enfin mon oeil s'arrête sur les chefs-d'oeuvre de Raphaël, de Michel-Ange, de Paul Veronnèse et du Corrège ; ces étonnantes productions du génie me pénétrent d'une admiration respectueuse ; ces hommes extraordinaires se peignent à mon ésprit étonné, sous la forme des Géants ; je réfléchis, et je me demande si ce sont les règles qui ont opéré tous ces miracles ; je consulte ma raison, et elle m'assure que la beauté, la grace et l'élégance ne peuvent être leurs ouvrages, et que les règles isolées sont des bâtons propres à guider les pas mal assurés des artistes à vüe basse. Mais si les règles ont été insuffisantes dans la création de tant de chefs-d'oeuvre, dites moi donc, ma raison, qui les a pû produire ? Un esprit juste et éclairé, un style noble et élevé (car chaque art a le sien) une vaste conception, un goût épuré, une imagination brûlante, un génie supérieur, enfin le désir de s'illuster et de rendre son nom célèbre. Toutes ces qualités réunies dans le même cerveau fermentent, s'échauffent, s'enflamment, et produisent ce volcan que l'on nomme enthousiasme ; c'est alors que l'artiste animé par ce feu divin enfante dans son délire le beau et le sublime ; que délivré des règles il s'élève avec la rapidité de l'Aigle à la perfection, en laissant au dessous de lui l'oison au vol pésant, qu'il abandonne à la protection des règles. Je vais vous parler un instant des règles de la danse. Elles furent créées dans un tems où cet art ne marchoit qu'à l'aide des lisières ; ces règles n'annoncent que la foiblesse de l'enfance. Elles se bornent à des positions que l'on divise en bonnes et en mauvaises ; c'est à dire, en cinq bonnes positions qui ne le sont pas, et cinq fausses, parfaitement dénommées. Peut-on raisonnablement admettre pour principes d'un art qui doit ne s'annoncer qu'avec l'élégance, la grace, la souplesse et la liberté combinée des mouvemens, des positions fausses, anti-naturelles, et propres à disloquer les pieds. Les cinq autres appellées bonnes sont défectueuses dans leurs proportions ; bien plus propres à rétrécir et à guinder l'éxécution méchanique qu'à l'étendre et à l'embellir. Ces positions eussent arrêté les progrès de l'art, si le célèbre Dupré ne les eût pas dépassées, et s'il n'eût pas eu l'esprit d'en étendre le cercle trop étroit. Ce beau danseur servit de modèle à Vestris le père ; celui-ci le surpassa en goût, en intelligence, et en variétés. Il donna une plus grande extension à ces positions, et en créa de nouvelles. Les théâtres devenus plus vastes forcèrent encore les danseurs à les arpenter, à détaller leurs tems, et a parcourrir l'espace avec plus de prestesse, et de légèreté. Vestris le fils en est la preuve. J'ai trouvé dans un vieux livre chorégraphique l'origine des cinq fausses positions. La danse noble se dégrada en admettant des pas tortillés, il étoit nécessaire pour parvenir à les faire, d'avoir alternativement les pieds en dedans et les pieds en déhors, ces pas se faissoient de la pointe aux talons, et ne pouvoient s'opérer sans le secours de la hanche, qui commande impérieusement à toutes les parties qui lui sont subordonnées ; or il résultoit de ces pas tortillés des mouvemens d'autant plus ridicules, que ce disloquement des pieds s'imprimoit au corps, et qu'il en résultoit un déhanchement désagréable, propre à détruire ce bel ensemble cette harmonie, cette grace simple, et cette élégance qui constitue la belle danse. On s'apperçut enfin que les cinq fausses positions, ainsi que les pas tortillés ne valoient rien ; on y renonça et depuis cette époque on a donné dans l'entortillage et les tourbillons. En l'année 1740 le célèbre Dupré, l'Appollon de la danse, ornoit le tems de Gaillarde d'un tortillé, mais il étoit si bienfait, le jeu de ses articulations étoit si doux et si liant, que ce pas fait d'un seul pied avoit beaucoup d'élégance et préparoit agréablement le pas tombé ; tel est, Monsieur, l'empire des graces qu'elles embellissent tout. Les cinq positions nommées bonnes se font dans un cercle de dix-huit pouces, et si on les suivoit éxactement on danseroit un pas de deux sur une table de douze couverts. On arpente aujourd'hui toute la longueur du théâtre avec quatre pas de Bourrées, et si l'on suivoit strictement les règles, il faudroit en faire trente, pour arriver à l'avant-scène. Il n'est point de règles fixes pour le déployement, ni de mesures déterminées pour les cercles ou les parties de cercles que les jambes doivent décrire ; il n'en éxiste point pour les dévelopemens et les hauteurs, où la jambe doit s'élever, et s'arrêter ; les rondeurs et les mesures des demi-cercles que décrivent les bras ne sont point invariablement fixés. Le goût seul les détermine. Peut on établir des règles fixes pour les mouvemens ? Peut-on, d'après la variété des tailles, des constructions physiques, et des déffauts qui s'y rencontrent, poser un principe immuable ? cet ouvrage est impossible ; c'est donc le goût du maître qui doit appliquer aux tailles, à la conformation, aux articulations plus on moins parfaites, a la réticence des muscles, au jeu plus ou moins liant des charnières, les préceptes qu'il croira les plus utiles. La danse n'a donc que des règles de convention, et le maître qui connoitra l'Anatomie, c'est à dire la partie de cette science qui traite des articulations en général, et des leviers propres aux mouvemens variés du danseur, sera celui qui parviendra le mieux à former un élève. L'etude de l'homme et de ses facultés physiques dirigera ses préceptes ; ils ne seront plus arbitraires ; il n'exigera de son éléve que ce que la nature lui permettra de faire. Mais si elle n'a pas fait les premières avances de cet apprentissage, tout ira mal. Il est des vices ou des déffauts de construction qui ne peuvent s'éffacer, et qui arrêtent également le maitre et l'élève ; raison suffisante pour rejetter de l'école des graces les enfans mal batis, mal constitués, et d'une figure désagréable ; lorsque l'on se consacre aux plaisirs du public, il faut être né avec toutes les dispositions que l'art du théatre exige, et si l'homme qui s'y destine n'a pas été primordialement favorisé par la nature, il languira dans la médiocrité, et l'art qu'il appellera vainement à son secours, ne lui prêtera que le masque infidèle de la nature. Au reste, ce sont les Dupré, les Vesttris père, les Dauberval, et les Le Picq qui ont été les modèles parfaits de la danse dans trois genres différens, et absolument distinctifs ; ils sont malheureusement perdus ; ces rares talens sont passagers ; ils ont l'éclat d'une brillante aurore, et ne durent qu'un instant. Toutes ces beautés fugitives passent et s'éclipsent ; elles ne peuvent être saisies que par ceux qui ont de l'émulation et du goût, et qui veulent, en les imitant, quitter les tristes routes de la médiocrité. C'est par ce seul moyen que l'art peut se propager et s'embellir. On ne peut en donner que des ésquisses très imparfaites par la parole et l'écriture ; on ne peut, peindre le mouvement. Je vais vous raconter une anecdote assez singulière par sa bizarerie, et bien propre à prouver que le charlatanisme artistement prêché enfante des apôtres, des idiots, et des fanatiques. Je veux vous pailer de Marcel, danseur très-médiocre ; il étoit grand, bienfait, avoit une belle physionomie et chantoit très agréablement. (Preuve non équivoque qu'il étoit mauvais danseur.) On donna en l'année 1710, les fêtes Vénitiennes opéra-ballet, dans un divertissement de cet ouvrage il falloit chanter, et danser le menuet : les premiers danseurs ayant la voix rauque et usée ne purent raisonnablement se charger de ce double emploi, on le confia à Marcel alors prèsqu'ignoré ; il chanta agréablement, et dansa le menuet avec cette élégance que lui prêtaient sa taille et sa figure, et avec cet amour-propre, et cette hardiesse familière aux demi-talens. Les jolies femmes toujours prêtes à se porter vers les extrêmes, imitèrent les dames Romaines ; elles trouvèrent Marcel charmant, délicieux, divin, et ce fut à qui l'auroit. Marcel avoit de l'esprit, chose rare alors, chez le peuple dansant. Depuis il devint vieux, et podagre ; il ne descendoit les escaliers qu'en reculant ; portait une perruque à la Louis quatorze, une canne à crosse d'or, et deux laquais enfin lui servoient de béquilles. Fier d'une réputation usurpée, vain par principes, insolent par succès, il se permettait envers des femmes titrées les propos les plus durs, et les plus impertinents. Il est à présumer que toutes ces sottises étoient de convention puisqu'on ne s'en fachoit pas ; on se contentait de rire, et de dire : il est plaisant, et bourru, mais il est liane, et bon homme ; dailleurs il entend son affaire à merveille, et a un talent qui n'est qu'a lui. Marcel, profitant de l'engouement que son charlatanisme avoit fait naître, disoit à une Duchesse : « Madame, vous venez de faire la révérence comme une servante ; a une autre, Madame vous venez de vous présenter en Poissarde de la Halle ; quittez, Madame, quittez ce délabrement du maintien, recommencez votre révérence, n'oubliez jamais vos titres de noblesse, et qu'ils vous accompagnent dans vos moindres actions. » Tantôt, Marcel, imposteur adroit, avoit l'air de tomber en extase, la tête appuyée sur sa canne, il ruminoit sans mouvement, et feignant un enthousiasme que son demi-talent ne pouvoit lui inspirer, il s'écrioit avec emphase : que de choses dans un menuet ! On le demandoit de tous les côtés. Les femmes de la cour, et celles des riches financiers ambitionnoient d'être élèves de ce maître. Marcel enflé de sa réputation, pour accaparer les seigneurs et les étrangers, eût recours à un vaste sallon orné de belles glaces, et parfaitement éclairé. Assis dans un grand Fauteuil, il recevoit en l'année 1740, tous ces illustres personnages. Après l'avoir salué dans les règles de l'art, on alloit vers la cheminée et on jettoit dans un vase d'argent son écu de six francs. Marcel avoit l'oreille line et sensible, et étoil attentif au son que produisoit l'écu. Cette réunion des deux sexes, et de toutes les nations lui rapportoit une somme considérable, les révérences de présentations à la cour, ou des menuets dansés dans les grands bals parés lui étoient payés trois cens francs. L'histoire de la Traine, ou des longues queües adaptées aux habits de cour devinrent un costume très gênant ; en se tournant ou s'embarrassoit les jambes, en reculant, on s'empêtroit ; la chute étoit inévitable. Marcel en préservoit par un coup de talon, ou par un écart de la jambe entière, mais le difficile consistoit en ce que le buste ne se déplaçât pas, et que le corps restât tranquille, et ne cédât point au mouvement des pieds, et de la jambe. Ce fut an printems de l'année 1740 que je fus présenté à Marcel ainsi que la jeune Puvigny. Nous devions danser a Paris un menuet dans les jeunes mariés, et le danser ensuite à la cour. Monnet disposoit à son gré du maître à la mode dont il plaçoit les fonds ; Marcel nous admit à son école, et nos progrès furent rapides. Il me prit en amitié et me dit un jour : vous pouvez vous vanter d'être mon élève, et même le faire afficher, mais je veux Vous donner une nouvelle preuve de ma protection et de ma bienveillance, en Vous réglant un petit rondeau, qui se chante, et se danse, de l'amour nous suirons les lois, etc. Vous êtes l'élève du petit Dupré ; c est un corégraphiste imbécile et un pauvre maître, qui danse le papier à la main. Vous allez deux fois par semaine chez le grand Dupré.Celui-ci danse agréablement, mais il a sauté a pieds joints sur les principes ; je veux vous en donner, et en les suivant strictement, vous deviendrez comme moi le premier maître de votre état ; venez me trouver demain à neuf heures. Je me rendis chez lui, et il me régla le petit rondeau dans un petit cabinet de toilette, qui n'avoit pas (les meubles exceptés) six pieds en quarré. Marcel tourmenté de la goute ne pouvoit faire le pas, il pensa tomber plusieurs fois et m'écraser, je lui dis alors : Monsieur, mettez-vous sur votre fauteuil, faites moi le pas avec les doigts ; j'espère le prendre à votre satisfaction comment diable, s'écria Marcel, vos jambes saisiront le mouvement de mes doigts ; oui, Monsieur, très rapidement en ajoutant toute fois le nom du pas, ou des temps que vos deux doigts me traceront. Je vais l'essayer, mon petit ami, mais cela me paroit fort extraordinaire. Il m'esquissa le pas avec les deux index, je le pris facilement ; son prévôt jouoit du violon, et je dansai ; le rondeau sçu, il m'arrangea les bras à l'antique, et content de mon intelligence il me dit : venez me voir de tems en tems ; je parlerai de vous, et je ferai votre fortune. Je courrus chez le grand Dupré, il étoit naturellement froid et flégmatique, je lui portois souvent des fleurs. Après les femmes et la chasse, c'est ce qu'il aimoit avec le plus de passion. Je lui racontai l'histoire du rondeau, et je lui demandai la permission de le lui danser. Il pensa étouffer à force de rire. Toutes les fois qu'il avoit, de l'humeur, je lui dansois le rondeau : je ne l'ai point oublié. Je l'ai conservé avec autant de soin, qu'un curieux conserve une médaille antique. Une étude approfondie, soutenue par l'expérience m'a prouvé que ces principes étroits étoient plus propres à opposer une barrière à la danse qu'a étendre ses progrès. J'avouerai à regret qu'on a passé la ligne, et le point juste, que les Vestris père, les Dauberval, et les le Picq, avoient invariablement fixés par la beauté, l'élégance, et la perfection de leur exécution ; je dirai encore que les bras sont perdus, que l'on court, que l'on franchit, qu'on allonge, et qu'on ne danse plus. Que ces bras enfin sans cesse élevés vers le ciel nous tracent l'idée des Bacchantes dans leur yvresse, ou de la famille de Niobé dans son désespoir. Il faut espérer que les graces simples et touchantes reprendront leur empire, et que le goût renversera un jour le trône de la mode et de la folie. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-7-noverre *date_1803 *creator_noverre C'est par mon application, mon zèle et mes efforts, que je suis parvenu, Monsieur, à tirer la danse de l'état de langueur, et de léthargie dans la quelle elle étoit plongée ; j'eûs le courage de lutter contre des préjugés fortement enracinés par le tems, et l'habitude ; j'ouvris une nouvelle carrière à la danse ; j'y marchai d'un pas assuré ; les exemples frappants que les talens supérieurs de l'immortel Garrick m'offrirent pendant mon séjour à Londres redoublèrent mon application, et animèrent mon zèle ; j'abandonnai le genre que j'avois adopté, et m'attachai au seul, qui convient à la danse, la pantomime héroïque. Je trouvai dans l'immense bibliolhèque de Garrick tous les ouvrages anciens qui traitent de cet art ; j'appris à la danse muette ; à articuler ; à exprimer les passions et les affections de l'âme ; mes soins et mes succès la placèrent au rang des arts imitateurs ; mais après cinquante années d'études, de recherches, et de travaux ; je me suis apperçu que je n'avois fait que quelques pas dans la carrière, et que je m'étois arrêté là, où les obstacles me parurent insurmontables. Les maîtres de ballets qui ont adopté mon genre n'ont pu passer la barrière, où j'ai été forcé de suspendre ma course. Dans un instant, Monsieur, je vous entretiendrai des deux causes qui s'opposent à la perfection de l'art pantomime, et dont les difficultés sont telles, que le tems et l'étudene pourront jamais les vaincre. La danse, proprement dite, se borne uniquement au méchanisme des pas, et au mouvement méthodique des bras ; dèslors, elle ne peut être regardée que comme une profession, dont le succès se borne à l'adresse, à l'agilité, à la vigueur, et à l'élévation plus ou moins grandes des cabrioles. Mais lorsque l'action pantomime se réunit à tous ces mouvemens machinaux, la danse acquiert un caractère de vie, qui la rend intéressante ; elle parle, elle exprime, elle peint les passions et mérite alors d'étre rangée dans la classe des arts imitateurs. En admirant l'immensité des chefs-d'oeuvre, que la poésie, la peinture, la sculpture et la musique ont enfantés, je dois regarder le ballet comme le frère cadet de cette illustre et antique famille qui doit son origine à l'imagination et au génie ; elle seule peut prodiguer à ce frère nouveau-né toutes ses richesses ; il y trouvera l'intelligence, le goût, et les graces ; la régularité des belles proportions, le charme et la puissance de l'éxpréssion ; il y trouvera encore, l'art de placer, de distribuer, de groupper les personnages, celui enfin de régler leurs gestes, et leurs attitudes à la mesure plus ou moins grande des sensations qu'ils éprouvent, et des passions qui les agitent. En vous entretenant des beaux arts, je ne prétends pas, Monsieur, me donner un air scientifique ; je veux en parler par goût, par sentiment et comme un amant passionné et ébloui des charmes de sa maîtresse, parle d'elle avec enthousiasme. Les Savans, dit Quintillien, connoissent les principes des arts ; les ignorants en éprouvent les effets ; la phrase de Quintillien fixe les limites qui séparent le goût de la science. Une organisation assez heureuse, de fréquens voyages tant en Italie, qu'en Allemagne et en Angleterre, ont développé le goût inné que j'ai pour les arts. Le spectacle ravissant que m'offrirent les plus belles galleries, et les cabinets les plus précieux le fortifièrent ; l'habitude de voir cette foule de chefs-d'oeuvre avec l'oeil de l'entendement, d'étudier, de comparer, et d'analyser les genres, et la manière de faire de chaque maître, m'apprit à apprécier le mérite de chacun d'eux. Pressé par le désir de m'instruire, je me liois avec les artistes les plus célèbres ; cette fréquentation habituelle agrandit le cercle de mes idées et épura mes connoissances ; je les tournai toutes au progrès de mon art, et c'est à la peinture que je dois une partie de mes succès. La musique surtout m'a été du plus grand secours ; je lui dictois par les gestes, et elle écrivoit ; je lui dessinois les passions, et elle y placoit les couleurs ; elle ajoutoit de la force et de l'énergie aux sentiniens, et aux affections, que je lui traçois ; elle fortifioit l'éxpréssion des passions qui s'imprimoient sur mes traits, et que mes regards embrasés de leur feu, rendoient encore plus vifs et plus animés. La musique abandonnant les richesses, et les éclats vigoureux de l'harmonie, lorsque mes tableaux changeoient de caractère, lorsqu'ils n'éxprimoient que le bonheur, la tendresse, et la félicité de deux amants heureux couronnés par l'amour et l'hymen : la musique alors emploiyoit les couleurs tendres et aimables de la mélodie ; ce chant simple, et touchant qui ne frappe l'oreille que pour aller au coeur s'associoit intimement à l'action de la pantomime. Lorsque la musique et la danse travaillent de concert, les effets que produisent, ces deux arts réunis deviennent sublimes, et leur magie enchanteresse triomphe tout-à-la fois du coeur et de l'esprit. J'ajouterai que je fis dans ma jeunesse un cours d'ostéologie ; il m'a été très utile dans mes leçons, soit en diminuant les longueurs de l'instruction, soit en jettant plus de clarté dans la démonstration des principes : cet art m'a enseigné à demêler les causes qui s'opposent à l'exécution de tel et tel mouvement ; et connoissant la partie osseuse de l'homme, les leviers et les charnières qui opèrent leurs jeux divers, je n'éxigeois pas de mes élèves ce que la nature ne vouloit pas, et je dirigeois mes leçons d'après un éxamen approfondi de la conformation de chacun d'eux. Je désire, Monsieur, pour les progrès de mon art que ceux qui se destinent à la danse et à la composition des ballets en action, suivent la marche que j'ai observée ; qu'ils sachent enfin que sans l'amour et étude des beaux arts, ils ne pourront enfanter que des ouvrages imparfaits, privés de goût, de grace, d'élégance, et dénués, tout à la fois, d'esprit, de variété, et de cette imitation de là nature, qui est l'âme des beaux arts. Il est tems de vous parler des deux obstacles, qui m'ont arrêté ; ils font mon déséspoir, et ils feront, je n'en doute point, celui des compositeurs capables de réléchir sur les possibilités et les impossibilités de leur art. La pantomime ne peut exprimer que l'instant présent ; le passé, et le futur ne peuvent se peindre par des gestes. Les maîtres de ballets qui qui veulent triompher de ces obstacles donnent dans le Galimatias ; dèslors les gestes sont insignifiants, et le langage qu'ils adoptent n'est entendu que par eux seuls ; cette multiplicité des gestes n'offre qu'un papillotage dont les effets se bornent à fatiguer l'esprit et les yeux. Il est de toute impossibilité d'éxprimer en pantomime les vers suivans : J'eûs un frère. Seigneur, illustre et généreux. Vous direz à celui qui vous a faite venir. Après avoir lu Quintillien, Athenée, St. Augustin, et les auteurs qui ont écrit sur les théatres ; après avoir pesé à la balance du bon sens leurs opinions diverses ; après m'être apperçu qu'elles se contredisent, et m'être convaincu que la plupart des traducteurs n'étoient souvent que des fanatiques et des bigots de l'antiquité, acharnés à mépriser nos chefs-d'oeuvre, et à éxalter même ceux qu'ils ne connoissent pas, aux dépens de ceux qui font la gloire de la France, et le triomphe de nos artistes ; j'ai pensé que je ne devois pas m'en rapporter a leurs éloges éxagérés, parcequ'ils choquoient mes sens, et qu'ils offensoient ma raison. Ballotté entre la vérité, et le mensonge, bercé pour ainsi dire, par la partialité, et l'erreur, et fatigué par une foule de contradictions je m'endormis profondément ; mon imagination éxaltée me transporta eu Italie. J'arrivai à Rome, et je déscendis dans les voûtes souterraines, où reposent les restes des hommes, qui fixèrent par leurs talens l'admiration d'un peuple enthousiaste, et ami des arts ; ces tristes monuments n'étoient éclairés que par une ouverture étroite le propre à laisser passer un foible rayon de lumière. J'évoquai humblement les ombres fugitives des Pylade, des Batyle et des Hylas ; de ces mimes célèbres, qui captivèrent sous le règne d'Auguste, les esprits et les coeurs, et qui étoient devenus par la supériorité de leurs talens, les idoles des grands, et les dieux de la populace. Ces ombres m'apparûrent, je m'inclinai humblement devant elles, et je les conjurai de vouloir me dévoiler les mystères de leur art enchanteur ; je leur demandai si le genre de leur danse avoit quelque rapport au notre ; s'ils faisoient jadis des entrechats à six et à huit, des cabrioles, et des pirouettes a sept tours ; sublime invention qui fait tourner toutes les têtes légères des Parisiens, et qui est regardée, par eux, comme la base fondamentale des principes de la danse. Les ombres levèrent les épaules, et se mirent toutes à rire ; je trouvai que les morts étoient tout-aussi indécents que les vivants ; cette familiarité m'enhardit ; et je les priai de me dire quels étoient les moyens heureux, dont ils se servoient pour exprimer intélligiblement le passé et le futur. Ces ombres dont l'éloquence ne résidoit que dans les gestes, et dans le jeu varié de la main et des doigts, me répondirent dans leur langage ; je ne compris rien aux mouvemens de leurs bras, et de leurs mains ; je m'apperçus de la trivialité, et de l'insignifiance de leurs gestes. Une ombre costumée à la Romaine me tira d'embarras ; c'étoit celle de Roscius, célèbre comédien. Elle me dit : Mortel, je vais satisfaire ta curiosité. Les pantomimes n'étoient point des danseurs ; mais simplement des gesticulateurs : tous les Romains les entendoient parfaitement, parcequ'il y avoit. plusieurs écoles, où l'on enseignoit l'art de la saltation, qui n'est autre chose que l'art du geste ; ces écoles étoient fréquentées par les nobles, par les orateurs, et par le peuple. Ces gestes de convention, ce langage muet, étoit entendu de toutes les classes de citoyens ; les ombres que tu viens de consulter, en te répondant dans leur langage, ont employé le moyen de te désigner le passé, le présent, et le futur. Mais le tatillonage de ces gestes, lui repondis-je, ce mouvement accéléré des doigts, ce jeu perpétuel des bras pouvoient-ils être apperçus, et sentis dans des théâtres aussi vastes et aussi spacieux que ceux, qui éxistoient à Rome ? étoient-ils nobles, et décents ? L'ombre ne me repondit rien, et disparût. J'eûs beaucoup de peine à retrouver l'éscalier de ces catacombes ; je me heurtois fortement la tête et les jambes ; mais je parvins enfin à sortir de ce lieu triste et ténébreux ; je traversai péniblement l'ancienne Rome ; j'étois entouré de décombres ; mais au milieu d'eux, je voyois encore de magnifiques colonnes, de superbes portiques, et de belles statues échappés à la main destructive des barbares, et. que le tems avoit respectés. Ces précieux restes attestoient en faveur de l'architecture, et de la sculpture, et annoncoient invariablement la perfection que ces arts avoient atteint sous le règue d'Auguste. Je m'éveillai en sursaut ; ma tête me faisoit un mal épouvantable ; une crampe violente à la jambe me contraignit à sauter de mon lit ; à la lueur de ma lampe, je m'apperçus avec étonnement que j'étois dans ma chambre, et que je n'avois mis qu'une heure à faire ce long, et pénible voyage. En réfléchissant sur tout ce qu'une imagination folle et déréglée m'avoit tracé, il me vient, une idée, et elle me paroit raisonnable. Je compare les gestes des mimes, ou plutôt les mouvemens accélérés de leurs mains, et de leurs bras à ceux que l'ingénieux Abbé de l'Epée a imaginés en faveur des sourds muets. Tout ce que les anciens ont écrit sur les mimes, prouve que leurs gestes étoient de convention : ceux de l'Abbé de l'Epée portent le même caractère ; ils sont et ne peuvent être également que des signes conventionnels, heureusement combinés, qui expliquent à ses éleves les idées les plus profondes, et les plus abstraites. Mais tous ces mouvemens si ingénieusement classés si expressifs, et si utiles à l'humanité ne pourroient convenir à aucun théatre ; ils seroient inintelligibles, à moins que l'on n'établit des écoles ; mais le public qui n'est ni sourd, ni muet, voudroit-il se soumettre à les fréquenter, à parler sans langue, et à entendre sans oreilles ? Fatigué d'un voyage de six cens lieues, que j'ai faiL eu une heure je finis ma lettre, et vous entretiendrai dans la suivante des théatres des anciens. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-8-noverre *date_1803 *creator_noverre En vous parlant, Monsieur, des spectacles des anciens, ce sera vous conduire dans un labirinthe où ma raison s'est toujours égarée. Ce que les auteurs de l'antiquité et les traducteurs infidèles ont écrit sur la déclamation, les masques, le costume, la musique, et la pantomime des Grecs et des Romains, est rempli de contradictions, d'éloges exagérés, et de réflexions impertinentes. Je vous avoüe que ma loi n'est pas assez fervente pour croire à tous les prétendus miracles qu'ils décrivent. La déclamation des anciens dans les beaux jours d'Athènes, et sous le règne éclatant d'Auguste, vous paroitra aussi extraordinaire que peu naturelle, et la description que je vais vous en faire, vous offrira des contes bien plus propres à vous ennuyer, qu'a vous intéresser, à choquer votre raison qu'à l'éclairer. La déclamation fût à pou près la même chez les Grecs et chez les Romains ; même costume, même accoutrement, mêmes masques, et même musique. Mais un accident qui arriva au poêle Andronicus, la changea totalement, et cette déclamation partagée instantanément entre deux acteurs fut admise pour toujours. Voici le fait. Il étoit d'usage que les poètes jouassent les personnages les plus marquans de leurs pièces, et il est a croire que cet Andronicus étoit aussi bon tragédien qu'excellent poëte, puisqu'il fut applaudi avec enthousiasme, qu'on lui fit répéter plusieurs fois ses monologues, et qu'à force de recommencer ses tirades, il s'enroua de telle manière qu'il lui fût impossible de finir sa pièce. Cette anecdote est racontée par Tite-live, et Valère-Maxime, qui écrivoient sous le règne de Tibère. Audronicus désespéré de sa situation supplia le public de lui permettre de faire réciter son rôle par son esclave, tandis que lui Andronicus feroit les gestes propres à prêter de l'énergie à la déclamation ; le public toujours avide de nouveauté applaudit, avec transport, à cette proposition : Un joueur de flutte accompagnoit les récits de l'esclave, tandis que l'acteur muet faisoit les gestes convenables au monologue. Cet essai eût un succès si prodigieux que les Romains l'adoptèrent pour toujours : ainsi la déclamation fût partagée entre l'acteur récitant, et un autre chargé de la gésticnlation. C'est donc à une extinction de voix que les Romains dûrent ce changement bizarre ; c'est ainsi que les petites causes produissent souvent les grands événemens. Si ce partage burlesque vous paroit ridicule, l'accoutrement des acteurs ne vous le paroitra pas moins. Les acteurs étoient affublés d'un masque énorme à bouche béante, on y adaptoit une éspèce de porte-voix aboutissant à celle de l'acteur ; ce porte-voix étoit d'airain, mais soit que la résonnance de ce métal répercutât la voix désagréablement, soit qu'elle lui prêtât trop d'éclat, on se servit, ensuite d'une pierre noire que l'on scioit, en ne lui laissant que le moins d'épaisseur possible ; on en fabriquoit des cornets évasés du coté de la bouche du masque ; cette pierre s'appelait Calcophonos, ou son d'airain. Pline nous assure qu'en la frappant elle rendoit des sons semblables à ceux de ce métal, et que les acteurs lui donnèrent la préférence ; mais il a oublié de nous dire de quelle nature étoit cette pierre, et à quelle espèce elle appartenoit. Les spectacles pantomimes ne s'établirent à Rome qu'après la mort irréparable d'Esopus et de Roscius, acteurs célèbres dans deux genres opposés. Après eux, la tragédie et la comédie tombèrent dans un état de médiocrité telle, que le public eu général abandonna ce théatre, qui peu de tems auparavant faisoit ses délices. Comme j'ai à vous parler ailleurs de Batyle et de Pylade, créateurs d'un nouveau genre de spectacles, qui remplaça la tragédie et la comédie ; je me contenterai de vous dire maintenant que ces deux pantomimes eurent un succès brillant, et qu'ils firent oublier le théatre de déclamation, et les grands acteurs qui en faisoient l'ornement. Je me permettrai ici, une réflexion, depuis Louis quatorze jusqu'a ce moment la scène Française s'est soutenue glorieusement, malgré les pertes qu'elle a essuyée ; les grands talens ont été succéssivement. remplacés ; quelques-uns à la-vérité ne l'ont pas été complettement ; on se souvient encore des le Kain, des Préville, des Claïron, et des Dumesnil ; mais les éfforts constants de ceux qui sont en possession de leurs emplois, sont près de les égaler ; leurs progrès augmentent chaque jour, et dans peu ils pourront atteindre à la perfection, et soutenir avantageusement la gloire de notre théatre. Comment est-il possible que la perte d'Esopus et de Roscius ait occasionné celle du théatre national de Rome ? les talens étoient donc bien rares, l'émulation bien languissante., et les dispositions bien tardives. Cette pénurie est d'autant plus étonnante que le siècle d'Auguste fut celui de l'éloquence. Cicéron fut l'ami de Roscius ; c'est faire l'eloge de cet acteur. Mais tout est miracle, tout est mystère dans l'antiquité ; l'amas des siècles, les voiles épais qui les enveloppent, dérobent la vérité à nos foibles regards ; nous n'appercevons dans cette masse ténébreuse que des fantômes, et quelques ombres fugitives qui se jouent de notre imagination. Avons-nous recours aux traditions ? elles sont fausses ; aux traductions ? elles sont infidèles ; les ouvrages propres à nous éclairer, ont été déchirés, et brûlés par la main des barbares ; que nous reste-t-il donc ? des contradictions, des erreurs et des doutes sur les arts qui peuvent concourrir à la perfection des réprésentations théatrales. Pardonnez moi, cette digréssion, Monsieur, je l'ai jugée nécéssaire au sujet que je traite, et aux tableaux que je vais vous offrir. Je reviens aux masques, ces figures hideuses qui cachent la nature pour ne nous en montrer qu'une copie difforme et grimacière. J'ai eu le courage de les proscrire du théâtre, et ils n'osent plus se montrer qu'aux bals ; J'ai toujours regardé ces masques de bois ou de cire, comme une enveloppe épaisse et grossière, qui étouffe les affections de l'àme, et ne lui permet pas de manifester au dehors les impressions qu'elle ressent. C'est l'âme seule qui imprime sur les traits du visage et en caractères énergiques, les sentimens, les affections, les passions, les plaisirs et les peines qu'elle éprouve ; c'est, elle encore qui donne aux muscles de la physionomie ce jeu varié, et ces teintes propres à l'expréssion ; mais cette variété et cette mobilité seroit imparfaite, si les yeux n'y ajoutoient pas le signe de la vérité, et de la ressemblance ; je les comparerai a deux flamheaux faits pour éclairer tous les traits, et y répandre ce clair-obscur qui les distingue, et les fait valoir. Sans les yeux point d'expréssion, point de vérité, point, d'effet. Si l'acteur récitant, l'acteur chantant, et l'acteur pantomime ne s'attachent point à ce jeu muet : leur diction sera froide, leur chant sera languissant, leurs gestes seront insignifiants ; et tout annoncera chez eux un coeur tiède, une àme glacée, et une monotonie fatigante. Leur lot sera de végéter dans l'obscurité et d'ennnyer le public par leur médiocrité. Ces masques des anciens n'êtoiont-ils pas à la tête toutes ses proportions ? n'en n'augmentoient-ils pas la grosseur ? ne couvroient-ils pas tous les traits du visage ? ne cachoient-ils pas les yeux ? oui sans doute. De qu'elle utilité donc pouvoient-ils être ? Seroit-ce un avantage que de dérober au public la partie la plus essentielle à l'expréssion de l'acteur, celle enfin qui met le sceau à la perfection de son jeu. Ces masques étoient de bois, et enveloppoient toute la tête, on en trouvoit dans les atteliers des sculpteurs un très-grand assortiment, il y en avoit pour toutes les passions et pour les différents âges ; ils étoient couverts de cheveux de toutes les teintes ; le Roux étoit consacré aux Bataves ;. on trouvoit encore dans ces magasins des masques de femmes tout, aussi volumineux, mais non pas si laids ; ils servoient à de jeunes acteurs, qui avoient une voix douce et agréable ; car il n'est fait aucune mention dans les écrits des anciens des noms des femmes dont les talens avoient embelli la scène ; ils ne parlent que d'Ampuse, de Tymèle, et de Dyonisia, célèbres pantomimes ; elles s'attachoient à peindre la volupté ; plusieurs auteurs assurent qu'excitées par les applaudissemens que leur prodiguoient les jeunes gens, elles avoient porté la pefection de leur jeu au dernier période d'indécence. Il est à présumer que quelque loi interdisoit aux femmes l'exercice du théâtre ; la nouvelle Rome, semble à cet égard s'être modelée sur l'ancienne. Ce sont de jeunes imparfaits, qui chantent les rôles de femmes, et de jeunes garçons qui remplissent les fonctions de danseuses. Ce travestissement bizarre, fut adopté, ainsi que je l'ai dit ailleurs, dans le triomphe de l'Amour opéra de Quinault, mis en musique par Lulli, et jusqu'à cette époque il n'existoit point de danseuses même dans les ballets de la cour ; ce fût une nouveauté que l'on dût au bon goût de Louis quatorze. L'antique Rome ainsi que la nouvelle, privoit ses spectacles des objets les plus intéressants et les plus dignes de plaire : si les femmes font les délices de la société, elles font encore le charme de la scène ; elles l'animent, l'embellissent, et elles y ajoutent un pincipe de vie, et un intérêt, qu'elles seules peuvent inspirer. Les masques et les travestissemens ne pouvoient produire qu'un effet contraire, ils ne pouvoient entraîner à l'illusion ; est-il possible de voir naître les passions, et d'en saisir toutes les gradations, et toutes les transitions, lorsqu'un masque qui n'a qu'une expression permanente, dérobe toutes les images que les passions gravent sur le visage de l'acteur. Que je me permette une comparaison. Le public pourroit-il jouir des grands effets que lui offrent les tableaux variés d'un spectacle tel que celui de l'opéra, si on ne levoit jamais le rideau qui cache la scène ? voilà, je crois, les masques : qu'on les laisse tomber, et qu'on lève la toile, alors on jouira tout à la fois des miracles de la nature et. de l'art. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-9-noverre *date_1803 *creator_noverre Les acteurs de l'antiquité ne sont pas d'accord sur les effets merveilleux que produisoient les masques de leurs acteurs ; ils ne le sont pas davantage sur le costume théâtral, et les miracles de la déclamation ; Les contradictions qui régnent dans leurs opinions et l'obscurité dont leurs éloges sont enveloppés, ne sont point propres à nous persuader, et à nous imptimer ce sentiment d'admiration, que l'on accorde facilement à tout ce qui porte le caractère de la vérité. Tout est confondu, jusqu'aux mots propres à désigner les objets dont on parle. Ces auteurs ne se sont attachés qu'à peindre les effets, et ils ont gardé le plus profond silence sur les causes qui les produisent. Si les ouvrages de Denis d'Halicarnasse, de Rufus, et autres écrivains de l'antiquité n'avoient point été ensevelis sous les ruines de Rome, nous serions mieux instruits, et nous pourrions parcourir les routes tortueuses d'un dédale tracé depuis, par des mains inéxpérimentées, sans courrir les risques de nous égarer. Le traité de Lucien en forme de dialogue entre Solon et le Scythe Anacharsis, me ramène aux masques. Solon qui venoit de l'entretenir de l'utilité des tragédies lui répond ainsi : « j'ai vû jouer des tragédies aux fêtes des Bacchanales ; les tragédiens sont montés sur des éspèces d'échasses ; ils portent des masques énormes dont l'ouverture de la bouche est considérable ; il en sort avec fracas des mots graves et sentencieux. Dans la comédie, les acteurs chaussés eu sandales de bois, et vêtus à l'ordinaire ne crioient pas si haut, mais leurs masques étoient encore plus ridicules que ceux des premiers. » Il y avoit des masques à deux profils ; ils servoient à la comédie ; ces masques exprimoient deux sentimens opposés, ou deux passions différentes : un des côtés par exemple traçoit la colère d'un père en courroux, l'autre côté offroit tous les traits de la tendresse paternelle, etc. L'acteur affublé de ces deux visages, ne devoit jamais montrer la face entière au public, et a l'éxemple d'un soldat bien exercé, il falloit qu'il fit souvent le quart à droite, et le quart à gauche ; tout cela, Monsieur, est ridiculement plaisant, et n'inspire rien en faveur des masques, et de ceux qui les portoient. Julien Pollux, qui écrivit sous l'Empereur Adrien, dit affirmativement que l'on fit sculpter à Athènes des masques parfaitement ressemblans au citoyen que l'on vouloit jouer sur la scène : il ajoute que Socrate eût le désagrément de s'y voir tourner en ridicule. L'acteur qui le représentoit prit son nom, et à l'aide de son masque, sa ressemblance ; ce fut dans la comédie des nuées, écrite par Aristophane, que l'homme le plus instruit et le plus sage de la Grèce se vit impunément jouer sur le théatre. Suétone nous apprend que Néron eût la bassesse de s'associer aux mimes, et de jouer plusieurs rôles sur les théatres publics ; lorsque cet Empereur représentoit, un décurion, où un héros, il avoit soin de faire sculpter un masque qui lui ressembloit parfaitement, et lorsqu'il représentoit quelque déesse, ou quelqu'héroïne, il faisoit faire alors un masque ressemblant à la femme qui en ce moment captivoit son coeur. Juvenal apostrophant Néron a dit, « qu'il falloit mettre aux pieds de sa statue des masques, des thyrses, et la robe d'Antigone, comme trophées de ses exploits » ce qui prouve que cet empereur a joué le role de la fille d'Oedipe. Comme ces masques en général grossissoient prodigieusement la tête, que le buste, et le reste du corps ne se trouvoit plus en proportion avec elle ; on y suppléoit en matellassant tout le vêtement, en se faisant un ventre et des molets ; et pour grandir ce gros personnage, on avoit recours à des échasses, ou a un cothurne fort élevé, dont les seméles étaient d'un bois très-épais. Que penser, Monsieur, de cet accoutrement barbare ? étoit-il possible que l'acteur ainsi emmailloté pût avoir de la liberté, de l'élégance et de la grace ; combien ne dévoit-il pas être gêné, dans sa marche, dans son maintien et dans son action ? si l'imitation fidèlle de la belle nature constitue le sublime des arts, si cette imitation vraie peut seule élever l'acteur à la perfection ; combien ne devons-nous pas douter du mérite des acteurs de l'Antiquité. Cependant toutes ces farces monstrueuses étoient applaudies avec transport par des hommes d'un rare mérite, et en présence des pères de la sculpture et de la peinture ; arts portés à la perfection sous le gouvernement de Périclès et sous le règne d'Auguste. Je vous avoüe franchemeut que les spectacles des anciens n'offrent à ma raison qu'une anamorphose ambiguë, et que je n'y comprends rien. Je vous ai dit plus haut que l'on avoit renversé le sens des mots et leurs justes significations. Marcher, déclamer, gesticuler, étoit danser ; en voici quelques exemples. Ovide, en répondant à un ami qui lui annonce le succès de sa Médée, s'éxprime ainsi : « Lorsque vous m'écrivez que le théâtre est plein, qu'on y danse ma pièce, et qu'on applaudit à mes vers etc. » Voilà donc le mot danser mis à la place de déclamer. Aulugelle en parlant du passé, dit « que l'acteur qui prononçoit, faisoit aussi les gestes, et que ceux qui chantoient de son tems sans se remuer, dansoient autrefois en chantant. » Voila encore le mot chant à la place de déclamer et celui de danse substitué à celui de geste. Juvenal en parlant d'un écuyer tranchant fort éxpert, dit « qu'il découpoit les viandes en dansant. » On peut découper les viandes en gesticulant, et en mettant de la dextérité et de la bonne grace ; mais en dansant cela me paroit absurde ; cet auteur ajoute qu'il y a du mérite à découper un lièvre ou une poularde, avec un geste varié et adapté à chaque opération ; il y avoit à Rome, dit-il, des écoles particulières pour cette espèce de saltation. On voit encore ici le mot danse, et saltation mis à la place du mot geste ; les écoles de saltation n'enseignoient donc que les gestes d'imitation ou de convention, et les auteurs anciens employoient indifféremment le mot de saltation, tantôt pour le geste, tantôt pour la danse. Dans le 79. livre de Dion, on trouve un passage tout aussi éxtraordinaire que tous ceux dont les auteurs anciens nous ont bercé ; il dit qu'héliogabale dansoit en voyant représenter des pièces dramatiques de la place où l'Empereur se mettoit ; mais encore qu'il dansoit en marchant, et lorsqu'il donnoit audience ; qu'il dansoit lorsqu'il parloit à ses soldats, et qu'il dansoit encore lorsqu'il faisoit des sacrifices ; Certes, cet Empereur aimoit passionnément la danse ! mais il est aisé de croire qu'il aimoit à gésticulier avec grace, qu'il marchoit gravement, et en suivant la mesure de la musique qui le précedoit ; on a encore confondu dans ce passage la marche mesurée et le geste avec la danse. Dans l'anthologie Grecque, on blâme un acteur qui avoit dansé le rôle de Niobé, de ne s'être pas plus remué que le rocher dans le quel il avoit été métamorphosé ; cela veut dire que cet acteur ne dansoit point ; mais qu'il n'avoit mis dans son rôle aucune action, aucun intérêt, et que sa déclamation étoit froide et monotone. Suétone, en nous parlant de Caligula, dit qu'il aimoit la saltation avec fureur. Ce Prince ayant mandé au palais les grands de sa cour, et les personnes les plus distinguées de l'état, parut en dansant dans sa salle d'audience, vêtu a la grecque, en robe longue, et au son des instrumens ; il fit devant cette assemblée tous les gestes d'un monologue, et se retira sans avoir proféré une seule parole. Cet Empereur avoit sans doute étudié les gestes d'institution ou de convention, et il avoit fréquenté les écoles de saltation ; il ne dansa pas au milieu des personnes qui assistoient à son audience ; mais il leur parla sans langage articulé, et s'exprima avec des gestes qui étoient parfaitement connus. Ce langage muet étoit universellement entendu à Rome. Apulée fait la déscription d'une représentation du jugemcut de Paris, éxecutée par des pantomimes, qui jouoient sans parler ; lorsque cet auteur parle des mimes, il emploie le mot incedere, qui signifie marcher. Dans un autre endroit, pour dire que vénus ne déclamoit que des yeux, il dit que cette déesse ne dansoit que des yeux. Quintillien, après avoir parlé de l'estime et de 1'amitié que Cicéron avoit pour Roscius, dont il admirait le geste et la diction, appelle ce célèbre comédien, un danseur. Enfin Velleïus Paterculus dit, qu'un nommé Plancus, officier attaché au parti de Marc-Antoine, avoit contrefait Glaucus, célèbre pêcheur, que les anciens croyoient avoir été métamorphosé en Triton. Ce Plancus, dit l'historien, s'étoit déguisé en Dieu marin, et en marchant sur ses genoux avoit dansé l'avanture de Glaucus. Danser sur ses genoux est une chose miraculeuse, et marcher sur les genoux est une chose désagréable et tout aussi fatigante pour l'acteur que pour le public. Il faut convenir que les auteurs anciens n'ont jamais parlé des jambes de leurs pantomimes, ni de leurs élans, ni du brillant de leurs pieds ; ce qui prouve que la danse proprement dite n'éxstoit ni à Athènes, ni à Rome. En voilà plus qu'il ne faut sur l'abus des mots, je quitte cette tour de Babel, pour vous entretenir un instant de la saltation, ou de l'art du geste. Batyle et Pylade passoient pour les inventeurs de la pantomime ; mais c'est une erreur ; cet art étoit connu chez les Grecs ; Ampuse et Prothée l'avoient porté à sa perfection ; il est donc plus vrai de dire que Batyle et Pylade firent revivre cet art, et qu'ils l'introduisirent chez les Romains. Je veux croire qu'ils avoient du talent, qu'ils gesticuloient convenablement, mais qu'ils ignoroient absolument la danse. Ils commencèrent par réprésenter des pièces parfaitement connues, et que le public savoit presque par coeur. Rome, à cette époque avoit perdu ses grands acteurs, et n'avoit plus de spectacle ; cette disette ne contribua pas peu au succès des mimes ; la nouveauté est toujours comme lorsqu'elle se montre avec quelques attraits ; mais je ne puis croire à la perfection de ces acteurs pantomimes et je vais vous le démontrer par des raisons suffisantes. En parlant des mimes, St. Cyprien s'exprime ainsi : « Le pantomime est un monstre, qui n'est ni homme ni femme, dont toutes les manières sont plus lascives que celles d'aucune Courtisanne, et dont l'art consiste à prononcer avec des gestes : cependant, continue-t-il, toute la ville se met en mouvement pour lui voir réprésenter les iniquité, et les infamies de l'antiquité fabuleuse. » En écrivant à Donat sur les horreurs de l'amphithéatre, il dit en parlant des pantomimes « qu'on dégrade les mâles de leur sexe, pour les rendre plus propre à faire un métier déshonnête ; et que le maître qui a su faire ressembler davantage un homme à une femme, est celui qui passe pour avoir fait le meilleur disciple ; sa réussite fait sa fortune. » D'après cette assertion, il est à présumer que les hommes, qui éxercoient la profession du théatre, étoient esclaves. Les Romains, pour conserver à leurs esclaves, cette souplesse que l'âge fait disparoitre, les transformoient eu eunuques ; cette amputation barbare s exerçoit particulièrement sur ceux que l'on destinoit a l'art de la scène. La même cruauté existe encore en Italie d'une manière moins complette, mais tout aussi inhumaine et sur des enfans libres ; un intérêt sordide et un fanatisme révoltant, engagent les parents a sacrifier leurs enfans, et à annuller leur sexe, pour en faire des chanteurs à voix claire, et éfféminée. Voici, Monsieur, sur quoi se fonde mon incrédulité sur la perfection de cette espèce d'être. J'ai vû les plus grands chanteurs de l'Italie, et je puis les juger. Ces êtres chantants sont en général des machines quant au jeu et à l'action ; ils n'ont aucun mouvement, aucun geste expressif ; leur marche est gauche, leur maintien est délabré, la mal-adresse règne dans toutes les situations, ils sont froids, et sans énergie, et en général foibles, mous et mal-faits : ou ils sont maigres à 1'éxcès, ou ils sont d'une grosseur épouvantable. Ils chantent bien, et voila tout. D'après ce portrait fait d'après nature, comment se persuader que les pantomimes dansàssent ; nulle proféssion ne demande plus de force, de vigueur et d'adresse ? comment pouvoir croire encore que ces eunuques pantomimes, ayent porté a un si haut dégré de perfection l'art du geste, qui éxige de l'àme, de la noblesse et de l'énergie ? en voilà bien assez sur des êtres dont la nullité est reconnue et aux quels il manque tout ce qu'il faut avoir pour être de bons acteurs. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-10-noverre *date_1803 *creator_noverre C'est dans cette lettre, Monsieur, que je dois terminer mes réflexions sur les spectacles des anciens ; spectacles gigantesques et disproportionnés ; spectacles incompréhensibles sous le rapport des costumes et de la déclamation. Nous n'éstimons les arts, qu'autant qu'ils nous offrent l'imitation de la nature. Les peintres de l'antiquité ne se sont pas contenté de la représenter telle qu'elle est, parce qu'ils ne la trouvoient pas assez parfaite ; ils créeront le beau idéal. Qu'elle différence entre les peintres et les acteurs de l'antiquité ! Les uns s'appliquoient à embellir la beauté, et les autres ne s'occupoient qu'à l'enlaidir et. à la faire grimacer. Quintillien accorde à la musique une puissance sans bornes ; il la regarde comme la boussole des sciences, des arts et des talents : sans elle on n'arrive a rien, on voyage inutilement, et plus on avance, plus le rivage de la perféction s'éloigne. Suivant cet auteur la musique dirige nos sentimens et nos affections ; elle donne de la grace an corps et aux gestes ; elle règle toutes les infléxions de la voix, et les mouvemens de la tête, St. Augustin a adopté la même opinion ; il me semble que ces deux grands hommes (qui probablemeut n'étoient danseurs ni l'un ni l'autre) ont confondu la musique et la mesure ; car danser en mesure n'est pas être musicien ; cela est si vrai que le paysan le plus grossier danse en mesure. Quintillien dit encore que la musique seul peut former le célèbre orateur, le grand acteur et le bon grammairien. Il assure que pour enseigner la grammaire, il est essentiel de s'appliquer à l'étude de la musique, parce que sans elle le grammairien ne pourroit enseigner l'usage du Métre et du Rithme. Si je jette un coup d'oeil sur l'art oratoire, si j'examine les trois genres d'éloquence, qui brillérent en France de l'éclat le plus parfait, ceux de la chaire, du barreau et du théatre ; je vois les Bossuet, les Fénélon, les Masillons, les Bourdaloue et les Fléchier, qui de la tribune évangélique prêchoient avec une éloquence divine, la morale la plus saine et la plus persuasive ; je les vois peindre la vertu avec tous ses charmes, et l'embellir de toutes les fleurs de l'éloquence ; combien cette éloquence avoit de pouvoir, lorsqu'elle traçoit les égarremens du coeur, lorsqu'elle tonnoit sur les vices, et qu'elle foudroyoit les passions, qui dégradent l'homme. Eh bien ! Monsieur, tous ces génies rares n'avoient point appris la musique. Cochin, Gerbier, Séguier, qui illustrèrent le barreau, de Séze et de la Malle, qui en font aujourd'hui le plus bel ornement, ont-ils été puiser leur éloquence au conservatoire où dans les coulisses de l'opéra ? La scène Française ne m'offre-1-elle point Corneille, Racine, Voltaire et Crébillion ? avoient-ils étudié le Solfège ? avoient-ils appris à être éloquens à l'école de Lully et de Rameau ? est-ce la musique, qu'ils ignoroient parfaitement, qui leur a inspiré de si beaux vers, d'aussi grandes pensées ? non, sans doute ; c'est le génie ; il n'a point d'école. Je pourrois encore parler de ces acteurs tragiques qui créerent l'art de la tragédie, et dont les successeurs font encore aujourd'hui les délices de la scène Française ; si leur éloquence est secondaire, il faut avouer néanmoins que c'est un mérite de faire ressortir par la déclamation toutes les beautés de la poésie ; car combien ces belles productions ne perdent-elles pas de force et d'energie dans la bouche d'un lecteur ou d'un acteur médiocre ? ils en font disparoitre l'un et l'autre tout le sublime. Cependant ce n'est point à l'aide des chefs d'ut et de Fa, que les illustres tragédiens portent le trouble dans nos âmes, et nous font pleurer sur des maux imaginaires. Il paroît que le mot musique avoit chez les anciens une accéption très étendue et quelle offroit peut-être une idée aussi générale que notre mot harmonie. Nous disons harmonie d'un discours, harmonie sociale, harmonie des cieux, harmonie des couleurs, harmonie d'un morceau d'architecture, etc. Il s'en suit que l'idée que nous attachons au mot musique, combinaison de sons simples et harmoniques, n'est pas celle qu il faut avoir en lisant les auteurs anciens. Il n'est pas nécessaire qu'un homme bien proportionné soit musicien pour faire de beaux mouvemens ; la grace est naturelle, et les préceptes ne sont que des observations. Les infléxions de la voix, dans le discours, me paraissent encore étrangères à la musique ainsi que le geste ; il suffit d'avoir une âme. Je conclus donc que le mot musique chez les anciens, étoit employé métaphoriquement comme notre mot harmonie. On appelloit musique hypocritique, l'art du comédien ; d'où est venu le mot hypocrite, pour exprimer un mime qui contrefait l'homme de bien. On nominoit musique rithmique, ce que nous appelions mesure ; mais la mesure n'est point la musique ; ce n'est qu'une division de temps, et il est certain qu'une musique très agréable peut exister sans mesure ; témoin les points d'orgue, les Caprices ad Libitum qui s'écrivent sans mesure. Tous les musiciens qui ont du goût, savent que l'expression leur impose souvent la nécessité de s'écarter de la valeur des notes, par conséquent du rithme. Quintillieu nous dit que le rithme est ce que l'on nomme modulation, et que le chant, seul est assujetti au noté ou ton. Ou Quintillien s'est mal expliqué, ou les mots dont il se sert ont cessé d'avoir pour nous le même sens ; car la modulation est ce qui constitue le chant, et le ritlnne, le mouvement de ce chant. Les auteurs anciens prétendent que la déclamation sécrivoit comme le chant musical, et que les signes de cette espèce de chant étoient des accens, qui tous avoient leurs tons et leur repos. Les Romains avoient dix accens dont le plus grand nombre est employé dans notre orthographe. Je crois que ce que les Romains appelloient noter un discours, n'étoit que ce que nous nommons ponctuation. Quel est le lecteur qui prononceroit avec la même expression ; ah Dieu ! quel malheur ! et ah Dieu ! quelle surprise ! nous n'avons qu'un signe exclamatif, mais probablement les anciens ajoutoient des signes subordonnés, pour le nuancer. Ainsi, ce que nous appelions lire correctement, étoit chanter juste. Il falloit chez les Romains le concours de deux personnes, pour composer une pièce de théatre : l'un inventoit la fable, dessinoit les caractères, faisoit des vers bien mesurés ; l'autre composoit la déclamation, c'est à dire, marquait les mouvemens de la prononciation, les infléxions, les repos etc. et comme il y avoit un homme chargé d'accompagner, probablement les accents de chaque scène étoient notés en piano en forté, et en semi-tons, pour que l'instrument fut toujours d'accord avec la voix et la fortifiât. Il paroit que l'usage des orateurs Romains étoit d'avoir derrière eux, un joueur d'instrument pour leur donner le ton, ce qui les empêchoit de se livrer à leur vivacité, de s'emporter, d'épuiser leurs forces, et de s'enrouer. Cicéron ne vouloit point qu'on l'accompagnât. C'étoit un homme grave, qui savoit se posséder ; mais Quintillien rapporte que C. Gracchus ne haranguoit jamais sans instrument. Je crois pouvoir comparer cette musique a celle du plein-chant, dans la quelle le serpent fait un assez bon effet. De deux choses l'une ; ou le musicien jouoit le discours accentué selon le mouvement donné, ou il avoit sous les yeux une suite écrite de tous les accents du discours, des longues, des brèves, et des repos ; trois ou quatre demi-tons pouvoient donc guider, et trois ou quatre nuances, (telles que voix basse, voix naturelle, voix élevée, voix très-forte, suffisoient pour donner les inflexions convenables, ce que nous exprimons en musique par piano, crescendo, forté. L'usage étoit chez les anciens que celui qui avoit composé la déclamation d'une pièce de théâtre, mit son nom à côté de celui du poëte, et il se nommoit artiste de déclamation. Il paroit cependant, que cet art n'étoit point assujetti à des règles certaines, car il arrivoit quelque fois que les deux auteurs n'étoient point d'accord. Cicéron dit avoir vu des pièces sérieuses de Mévius et d'Andronicus, ou la musique étoit si pétulent, que les acteur (forcés de la suivre sous peine d'être traités sevérement par le public) étoient obligés de rouler les yeux, de faire des contorsions, enfin de se démener comme des forcenés. Horace fait à cette innovation le même reproche que Cicéron. Je vous ai déjà prouvé que les anciens avoient confondu les mots propres à désigner les choses. En voici un nouvel exemple. Dire que les soldats Lacédémoniens alloient au combat en dansant est une erreur de mot ; il seroit plus juste de dire qu'ils y alloient en marchant au bruit d'une musique guerrière ; qu'ils régloient leurs pas au mouvement de la mesure et des airs ; qu il y en avoit la lents, de vifs et d'accélérés : chaque mesure de ces airs variés, fixoit le mouvement du pas des soldats ; car l'air qui indiquoit l'attaque n'étoit pas le même que celui qui commandoit la retraite : marcher en mesure n'est donc pas danser. C'est encore une erreur de croire que les généraux haranguoient les troupes en chantant ; car parler à haute et intelligible voix, n'est pas chanter. Ne seroit-ce pas encore une méprise de dire que le Roi David dansoit devant l'arche d'aillance ? il est probable que ce prince marchoit gravement, escorté par une foule de musiciens ; qu'il mêloit les accords de sa harpe à ceux de la musique instrumentale, et qu'au moment où les choeurs entonnoient les cantiques et les hymnes sacrés, il éxprimoit par ses gestes, les sentimens de réspect, d'amour et de reconnoissance dont son coeur étoil pénétré ; s'il levoit sa tête, ses regards, et ses bras vers le ciel, c'étoit pour y contempler le grandeur et la majesté du Roi des Rois, et pour rendre graces au maître de l'univers des bienfaits qu'il daignoit répandre sur lui et sur son peuple. Mais on ne peut raisonnablement appeller danse une marche grave ou vive, on des gestes qui n'avoient d'autre expréssion que celle de la gratitude, et d'une admiration respectueuse. Il est donc indécent de transformer un Roi pieux en Baladin ; surtout dans une cérémonie aussi Auguste et aussi religieuse que celle de l'Aillance. Je reprends mon sujet. La représentation théatrale partagée entre l'acteur récitant, et l'acteur faisant les gestes passe ma conception ; si j'ajoute à cette méthode peu naturelle, un troisième personnage chaussé d'une sandale de fer, frappant rudement le plancher pour marquer la mesure de chaque geste ; si je parle ensuite d'une flûte gauche nommée Tibia, faite avec la partie la plus grosse du roseau, dont le son devoit approcher de celui du Basson, et qui servoit à accompagner l'acteur ; si je compare le son de ce frêle instrument avec celui de la voix qui sortoit avec fracas du cornet adapté à l'enorme bouche du masque de l'acteur ; mes conjectures se perdent, ma raison se tait, et c'est vainement que je cherche ce sage, ce vrai, ce naturel qui embellit les arts ; je n'apperçois sur cette scène antique qu'un amas de ridicules et d'invraisemblances. Le récitatif de l'opéra Italien a sans doute quelque analogie avec la déclamation des anciens ; comme elle, il est sans harmonie ; il n'est ni musique, ni chant, ni langage et provoque le public à l'ennui, et au sommeil. Le récitatif des premiers opéra Français mis en musique par Cambert et par Lully étoit egalement dénué d'harmonie ; il étoit langoureux, sans expression, et en voulant l'orner par de longues cadences, on ajoutoit à son ridicule ; la basse continue en fermoit l'unique accompagnement, et par cette monotonie, on peut aussi comparer ce récitatif à la déclamation des anciens accompagnée d'une seule flûte. En examinant la variété et la perfection des instrumens que les nations de l'Europe possèdent ; en admirant les chefs d'oeuvre de nos compositeurs ; les rares talens de ceux qui exécutent leur musique savante, le mérite rare des artistes convoitants ; je dirai, dussé-je offenser, quelque Don Quichotte de l'Antiquité, que nous sommes plus licites en instrumens que les Grecs et les Romains, et que notre musique est aussi savante et sans doute plus agréable que la leur ; nous ne la connoissons que par des mots, et pour en juger avec connoissance de cause, et établir une juste comparaison, il faudroit avoir sous les yeux leur noté et leurs partitions. Quant a la déclamation, on me permettra de dire que la nôtre est plus sage, plus vraie et bien plus naturelle que celle des Grecs et des Romains et que le costume adopté par notre scène Française, s'avoisine de la vérité, autant que celui des anciens s'en éloignoit ; tout étoit contre nature dans l'accoutrement de leurs acteurs ; 1'homme disparoissoit : un art bizarre lui enlevoit sa forme et ses proportions ; sa tête enveloppée dans une seconde tête monstrueuse ; sa voix métamorphosée en voix de Stentor ; ses bras paralisés pas l'établissement d'un gésticulateur ; tout cet attirail, dis-je, le privoit des moyens propres à fortifier ‘éxpréssion du discours, et à y ajouter de l'énergie. La réunion de ces monstruosités ne nous donne-telle pas la liberté de croire que les le Kain et les Garick dégagés de toutes ces entraves, étoient supérieurs aux AEsopus et aux Roscius. Ces deux acteurs modernes nous montroient la nature embellie par les charmes de l'art ; on voyoit leurs formes et leur physionomie ; on voyoit naitre et éclore sur leurs traits tous les signes des passions, et toutes les nuances des affections de l'âme ; on entendoit le langage de leurs yeux, et les feux qui s'en échappoient, répandoient une lumière vive sur toutes les parties de leur physionomie ; leurs gestes libres, mûs par l'ame, étoient naturels ; imprimoient de la force aux mots, et ajoutoient une nouvelle puissance à leur déclamation. Quant à notre danse, à sa brillante éxecution, à la perfection des mouvemens, et aux graces du corps ; elle ne peut-être comparée qu'à elle-même, malgré les licences nouvellement introduites par le caprice et la fantaisie. — Nonobstant ces taches que le temps et la réfléxion éffaceront sans doute ; je crois que cet art enchanteur qui fait les délices de nos spéctacles, n'éxistoit ni à Athènes, ni à Rome, et je lui accorde une préférence obsoluë sur ces mimes, qui n'avoient que des gestes de convention, et qui ignoroient parfaitement la danse. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-11-noverre *date_1803 *creator_noverre Pour ne rien confondre, Monsieur, je diviserai la danse en deux classes ; la 1re danse méchanique ou d'exécution ; la 2de danse pantomime ou en action. La première ne parle qu'aux yeux, et les charme par la simétrie de ses mouvemens, par le brillant des pas et la variété des tems ; par l'élévation du corps l'aplomb, la fermeté, l'élégance des attitudes, la noblesse des positions, et la bonne grace de la personne. Ceci n'offre que la partie matérielle. La seconde que l'on nomme danse en action est, si j'ose m'exprimer ainsi, l'âme de la première ; elle lui donne la vie et l'expression, et en séduisant l'oeil elle captive le coeur, et l'entraine aux plus vives émotions ; voila, ce qui constitue l'art. Lorsqu'un danseur parvient à réunir la partie brillante du métier, à l'esprit et à l'expression, il mérite légitimement le titre d'artiste : il est tout à la fois bon danseur et excellent acteur. J'avoüerai, avec regret, que cette réunion si précieuse est bien rare à rencontrer, parceque les danseurs mettent toute leur étude dans le mouvement des pieds et des jambes, que loin d'exercer leur esprit et leur âme, ils négligent le langage des passions, l'action animée et parlante que doit avoir le geste ; mais en confondant l'action avec le mouvement, ils se trompent, et s'égarent sans cesse. J'ai dit ailleurs, et je dois le répéter, que le devoir d'un acteur pantomime est de faire passer dans l'âme du spectateur par l'expréssion vraie de ses mouvemens, de ses gestes, et de sa physionomie, les sentimens, les passions dont il est agité. Cet acteur n'a d'autre langue que ses gestes, d'autres phrases que les traits animés de sa physionomie, d'autre énergie, que ses yeux. Tous ces agens des passions lorsqu'ils sont mûs par la puissance de l'âme, sont assurés de produire le plus grand éffet, et les plus vives émotions ; mais on ne peut espérer d'intéresser, d'attendir, et de porter le public à l'illusion par des phrases exprimées sans langue ; il faut qu'elles aient, toute la force des parole et l'expression de la nature, car la pantomime a ses accens et son sublime, ainsi que l'éloquence ; son langage est plus bref et plus concis que le discours ; c'est un trait vivement lancé par le sentiment ; il va droit an coeur. Que dis-je ? chaque passion a un accent particulier qui lui est propre ; elle a ses couleurs, ses nuances, ses dégradations ; je n'entreprendrai pas d'en faire l'analyse. Ce sujet est si délicat et si fugitif que je l'abandonne à ceux qui auront l'art de trouver des expréssions capables de développer l'idée juste que l'on peut se former de ces accens momentanés. Les mots de grave et d'aigu, de prompt et de lent, de doux et de fort ; n'offrent que des définitions très imparfaites. Ce sont, des ésquisses bien foibles et bien inéxactes des tableaux frappants que les le Kain, les Dumesnil et les Clairon nous traçoient avec tant d'énergie. Si ces acteurs célèbres étoient. consultés, ils ne pourroient rendre compte des moyens heureux, que leur âme leur a fournis, pour exprimer avec des teintes justes les passions et les sentimens qui les embrâsoint. Ce sublime d'intonation, ces accens, et ce cri de la nature qui font couler les larmes du spectateur, et le transporte dans les illusions les plus douces et les plus déchirantes font l'éloge complet du mérite de l'acteur. Pourquoi tel acteur sublime aujourd'hui ne l'est-il pas le lendemain dans le même rôle ? demandez lui raison de sa foiblesse, et du froid qui s'est répandu dans sa déclamation et dans son jeu ; il vous répondra qu'il étoit mal disposé, que ses efforts étoient superflus, et. que son âme sembloit lui refuser l'énergie qu'il avoit la veille. Ne pourroit-on pas regarder ce qui constitue l'intonation parfaite, l'accent propre à l'organisation de la voix ; comme un instrument chargé d'une infinité de cordes, les quelles, pour être justes et sonores, doivent être montées par nos affections et accordées par les sentimens à tous les tons, et à tous les modes propres à exprimer les accens variés des passions. Ces cordes, quoique bien disposées, ne produiront entre elles que des sons faux et dissonants, lorsque l'art seul voudra les faire parler : mais elles obéiront, et rendront au contraire tous les tons propres au langage des passions, lorsqu'elles seront touchées par lâme, et que le coeur en déterminera toutes les vibrations. Ceci n'est point une métaphore ; c'est une observation établie sur la conformation de l'organe qui opère les différens sons de la voix. On me dira, sans doute, que cette comparaison n'a rien de relatif à l'acteur pantomime, puisqu'il doit parler sans voix ; je répondrai que ses gestes, le jeu varié de sa physionomie, l'expression animée de ses yeux sont autant de langues qu'il a à sa disposition ; j'ajouterai à tous ces moyens ceux que la musique expressive offre à la pantomime ; elle en est l'organe, et lui fournit tous les accens dont elle peut avoir besoin. Le danseur qui ne s'attache qu'à la partie méchanique de sa profession a bien moins d'étude et de recherches à faire que celui qui veut réunir l'art aux mouvemens combinés des pieds, et des bras ; si ce danseur est favoisé par la nature, ses progrès seront rapides : il doit être, pour ainsi dire, jetté dans le moule des graces, et être construit comme l'étoit VestRiis père, et Le Picq. Ces deux danseurs ont porté leur art à ue perfection telle, qu'ils n'ont point été remplacés, et qu'on n'a pas eu les moyens de les imiter, et de marcher sur leurs traces. La beauté de la taille, celle des proportions, et l'élégance qui résulte de cet heureux ensemble relevé encore par le charme de la figure, seront insuffisantes pour le succès, si l'homme qui possède ces qualités, n'est appellé par goût et par inclination à la pratique de son art, et aux soins pénibles et journaliers qu'il exige impérieusement. Ceux qui n'ont que les demi-dispositions n'arrivent à rien ; ils se traînent péniblement dans la carrière et leurs efforts sont sans puissance. Il en est d'autres, qui sans dispositions, sans goût, sans intelligence, et sans figure languissent dans l'obscurité ; on les place à l'arrière-garde des ballets, et comme le fond des décorations offre souvent des rochers et l'aspect de la mer, on les appelle Gardes-Côtes. Je crois pouvoir avancer comme vérité incontestable, que l'homme apporte en naissant un germe précieux susceptible de produire en se développant, un goût déterminé pour un art, ou une science quelconque ; ce germe miraculeux jetté par la providence dans toutes les créatures ne se développe pas également dans tous les hommes. Il est des terrains ingrats qui ne produisent que des ronces et des chardons ; mais il en est d'excellents qui assûrent aux cultivateurs attentifs et laborieux les plus abondantes récoltés. Voilà l'image de l'homme en général, la variété de ses gouts, de ses inclinations doit être assimilée aux qualités diverses qui règnent dans la nature et composition particulière de chaque portion de terre. Les facultés physiques de l'homme quelles qu'elles soient, ne se développent qu'à l'aide d'un mouvement continuel ; les muscles, les leviers, les charnières qui composent les ressorts de notre machine, demandent à être exercés dans tous les sens, pour ne rien perdre de leur mobilité, de leur jeu, et de leur élasticité. De même les facultés morales et intellectuelles ont besoin du secours de l'instruction, et elles ne se perfectionnent que par une application constante et un travail opiniâtre. L'homme employé dès sa naissance à la culture de la terre, contracte l'habitude de ses travaux pénibles, et de ses positions forcées : ses mouvemens sans cesse répétés dans le même sens deviennent pour lui une routine à la qu'elle il obéit machinalement ; à mesure qu'il se fortifie, ses muscles acquièrent de la rigidité ; il perd l'adresse et la souplesse si nécessaires aux mouvemens variés des bras. Voilà l'homme robuste et vigoureux, l'homme machine et routinier. Le moral à son tour ne peut prendre d'accroissement s'il reste enseveli dans l'ignorance : alors les idées sont vagues et indéterminées ; les facultés intellectuelles se rétrécissent et deviennent incapables de glandes conceptions. Dans cet état l'homme s'éclipse ; il ne pense point ; il rumine. Mais au milieu de tant d'étres ineptes, on distingue, comme je vous l'ai dit, des hommes privilégiés, et particulièrement favorisés par la nature, pour les quels l'étude n'est qu'un jeu, et qui portent progressivement les sciences et les arls au dernier dégré de perfection. Eu recherchant les causes de cette différence, on observe que nos organes n'ont pas tous la même aptitude à être mis en action. C'est de là que nait dans chaque individu son penchant ou sa préférence pour tel ou tel genre d'occupation. Au physique comme au moral, ou s'adonne plus volontiers aux unes qu'aux autres ; mais dans tous les cas l'exercice augmente l'énergie de l'organe ou de la faculté qu'on employe, ou dont on se sert davantage aux dépens de celle qu'on néglige le plus ; c'est une loi invariable de l'économie animale : Voilà pourquoi les jambes d'un danseur, et les bras d'un maître d'escrime ont tant de prestesse et d'agilité ; voilà pourquoi les mains de certains artistes acquièrent par la répétition des mouvemens une dexterité telle, qu'un homme habile dans un art n'est pas propre à passer subitement à l'exercice d'un autre, sans l'avoir étudié et sans en avoir contracté l'habitude ; voilà encore pourquoi le mathématicien profond qui analyse tout, ne brille point par les produits de son imagination, tandis que le poëte chez le quel elle est dans une activité continuelle, est souvent sujet à des erreurs de jugement. C'est par la même raison que l'acteur qui n'exerce que sa mémoire, a l'esprit si rétréci hors de ses rôles, et que le danseur qui borne ses études au méchanisme des mouvemens des jambes, est si pauvre en idées, et si mesquinement uniforme dans la composition de ses pas. L'inaptitude des élèves et la lenteur de leurs progrès peuvent être primordialement attribuées à la routine des maîtres et au peu de clarté qu'ils jettent dans la démonstration des principes ; eu renoncant aux anciennes rubriques, ils abrégeraient les longueurs et jetteroient infiniment plus de précision dans leurs leçons. Les élèves alors n'éprouveroient plus de dégoût ; ils ne perdroient, pas un temps précieux à deviner ce qu'on leur montre, enveloppé dans le voile épais de l'habitude et de l'ignorance. Je sais que le principe n'est qu'un, mais je n'ignore pas que la manière de le démontrer est susceptible d'une foule de modifications. Si le peintre de portrait veut faire une tête parfaitement ressemblante, ne faut il pas qu'il en étudie les traits et le caractère, ne faut-il pas encore qu'il la place dans la position la plus avantageuse à la ressemblance, qu'il choisisse le jour et le dégré de lumière qui sera le plus favorable ? or, si le grand peintre est obligé de se donner tant de soins pour attacher à une tête, le caractère, la grâce et l'expression qu'elle doit avoir ; combien les maîtres en tous genres ne doivent-ils pas s'appliquer, à leur tour, à connoitre l'organisation des têtes de leurs élèves, les goûts, les penchants et les inclinations de chacun-d'eux. Mais les maîtres en général sont routiniers, et c'est un grand malheur. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-12-noverre *date_1803 *creator_noverre Je vous ai entretenu, Monsieur, dans une de mes précédentes lettres, des obstacles invincibles qui s'opposoient aux progrès de l'art pantomime ; obstacles que l'on ne connoissoit point à Rome ; je vous ai dit que le langage des gestes et des signes y étoit parfaitement entendu, parce qu'il existoit sous le règne d'Auguste des écoles, où on l'enseignoit ; il y avoit même des dictionnaires complets de cette langue muette, propre à exprimer chaque idée par un signe, ou par un geste quelconque. S'il est vrai que les Italiens, peuple gesticulant, aient hérité des anciens Romains de quelques-uns de ces signes de convention, je vous avoue qu'ils m'ont parus inintelligibles et qu'ils ne m'ont présenté que le caractère de la trivialité. Ferme et constant dans mon opinion je dirai toujours que tous ces mouvemeus couvultifs des bras, de la main et des doigts étoient ignobles, privés de graces, et qu'ils ne pouvoient être admis dans la tragédie ni dans le discours oratoire. Le geste noble simple et naturel est l'ornement du discours ; il prêté de la dignité aux pensées, de l'énergie aux phrases ; il fortifie et augmente le charme de 1' éloquence ; il est à l'homme qui parle, ce que sont les accompagnemens à l'homme qui chante. Le geste conventionnel est ridiculement mauvais ; le geste étudié devant une glace est faux et infidèle ; le geste qui est mu par le sentiment ou les passions, est juste et expressif ; il devient l'interpréte de l'âme et des agitations diverses qu'elle éprouve. Le geste, comme je l'entends, est un second organe que la nature à donné à l'homme ; mais il ne se fait entendre que lorsque l'ame lui ordonne de pailer. J'ose dire sans amour-propre, que j'ai ressuscité l'art de la pantomime ; il étoit enseveli sous les ruines de l'antiquité ; il ne se montra ni sous le règne de Médicis, ni sous celui de Louis quatorze. Dauberval, mon élève, homme rempli de goût se déclara l'apôtre zélé de ma doctrine et n'en fut point le martyr ; il composa pour l'opéra de Silvie un pas de deux plein d'action et d'intérêt ; ce morceau isolé offrit, l'image d'une scène dialoguée, dictée par la passion, et exprimée par tous les sentiinens que l'amour peut inspirer. Ce pas-de-deux embelli par les talens de Mlle Alard, danseuse qui joignoit aux charmes de l'exécution la plus brillante, l'expression la plus vraie et la plus animée, obtint le succès le plus justement mérité. Ce fut donc Dauberval qui le premier eût le courage de lutter contre l'opinion reçue ; de vaincre les anciens préjugés ; de triompher des vieilles rubriques de l'opéra ; de briser les masques ; d'adopter un costume plus vrai, et de se montrer avec les traits intéressants de la nature. Vest ris le père avoit obtenu de la cour de France la permission de passer trois mois de chaque année à celle du Duc de Wurtemberg ; on trouvoif chez ce Prince ami des arts, des talens et de le magnificence, la danse la plus belle, la plus nombreuse et la mieux exercée : Les rares talens de Vestris quant à la partie mécanique mirent le sceau à la perfection qu'on y remarquoit ; ce beau danseur ne s'étoit point exercé à l'art pantomime, inconnu alors à l'opéra ; étonné de ma manière de faire et de la nouveauté de mon genre, il sentit qu'il avoit en lui les moyens propres à peindre et à exprimer les passions ; je lui fis jouer successivement les rôles de Renaud dans le ballet d'Armide ; d'Admete dans celui d'Alceste ; de Jason dans Médée ; de Danaüs dans les Danaïdes ; de Pluton dans Proserpine ; d'Hercule dans le ballet de ce nom, d'orphée etc. ; il joua ces différens rôles avec une perfection rare, et encouragé par les succuès qu'il avoit obtenu dans ce nouveau genre, il donna à l'opéra mon ballet de Médée et Jason ; cette scène tragique fut reçue avec enthousiasme et ce fut pour la première fois que la danse en action fit répandre des larmes aux spectateurs. Vestris en quittant Stuttgard se rendit à Vienne et y donna Médée ; il fut ensuite à Varsovie et y donna encore Médée, et en propageant mon genre et mes productions, il étendit sa réputation et reçut partout les plus brillantes récompenses. La danse du sérénissime duc se dispersa ; trente figurants devinrent tout-à-coup autant de maîtres de ballets ; riches de mes partitions, de mes programes et de mes dessins de costume, ils se répandirent en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et en Portugal ; ils remirent mes ballets partout en se disant mes élèves : en me copiant, ils m'estropièrent souvent, et ne rendirent que très-imparfaitement les productions de mon imagination. J'ai fait, d'accord avec la nature, trois élèves ; ils ont dans des genres opposés de très-grands talens : je parlerai d'eux lorsqu'il en sera tems, et en rendant hommage à la vérité, je ne pourrai me dispenser de faire leur éloge. D'après ce que je viens de vous dire, Monsieur, vous ne serez point étonné d'apprendre qu'il y a aujourd'hui une foule trop considérable de soi-disants maîtres de ballets ; ils se trainent péniblement dans les routes que leur ont tracées le petit nombre de ceux qui ont du mérite ; mais pour obtenir un nom et de justes éloges, il faut savoir créer soi-même. Comment est-il possible d'exceller dans un art dont on ignore les premiers principes ? Cet art enfant du goût et de l'imagination, peut-il être exercé par ceux qui en manquent ? ce qu'ils savent le moins bien est ce qu'ils devroient savoir le mieux ; tous ces mauvais copistes gâtent et entachent les plus aimables productions ; ils sont à l'art ce que les chenilles sont aux fleurs ; ils les dégradent, et leur font perdre tout à la fois leur forme, leur fraîcheur et leur éclat. Si ces prétendus maîtres de ballets se faisoient lire ce qu'Apulée a écrit sur leur art, s'ils pouvoient entendre et concevoir les longues énumérations des qualités et des connoissances que doit avoir le maître de ballets, ils seroient effrayés de leur ignorance, ils abandonneroient une profession qui n'est pas faite pour eux et qu'ils dégradent journellement par des productions monstrueuses : en se bornant au pur méchanisme de l'art, nous serions plus riches en bons figurants, et les ballets prendroient alors une forme plus sage, un caractère plus imposant ; ils offriroient des tableaux plus agréables, un intérêt plus soutenu, des situations plus naturelles, des groupes mieux dessinés, des contrastes moins choquants et une action plus vive, plus noble et plus expressive. Je vais parcourir le plus rapidement possible les occupations du maître de ballets, les obligations qu'il a à remplir, les règles qu'il doit suivre, et les principes qu'il doit adopter. Il doit savoir la danse, l'avoir exercé long-tems, connoître le mélange incalculable des temps ; ce sont eux qui établissent cette variété immense qui brille dans l'exécution. Le maître de ballets ignore-t-il la danse, ou ne la connoit-il qu'imparfaitement ? il ne pourra composer ; dans cet état d'ignorance, comment pourra-t-il régler aux premiers sujets les pas de trois, de cinq et de sept ? où en sera-t-il lorsqu'il essayera de composer nn pas de progression propre à terminer la finale d'un grand ballet ? S'il n'a aucune connoissance du tracé et du dessin, nécessaires à la formation des figures variées que le ballet doit offrir sans cesse, de qu'elle manière pourra-t-il rompre sans embarras, sans confusion et avec prestesse le prémier dessin formé pour en montrer d autres ? ces combinaisons lui sont-elles inconnues ? tout sera long, traînant et confus, et ne présentera à l'oeil fatigué qu'une masse informe amoncélée par la routine et l'ignorance. Il faut que le maître de ballets sache que la danse ne possède que sept pas fondamentaux ; ce petit nombre l'étonnera sans doute, mais sa surprise cessera lorsqu'il saura que la musique n'a que sept notes, et la peinture sept couleurs ; mais le mélange de ces notes et de ces couleurs offre pour la peinture une variété immense de teintes et de demi-teintes dégradées ; pour la musique une variété incalculable de combinaisons harmoniques et mélodieuses : de même les sept pas de la danse, forment à l'aide d'un heureux mélange une foule de temps, de demi-temps et d'enchaînements de pas et de mouvemens. Ces moyens qui sont à la disposition du maître de ballets seroient insuffisants, si le goût ne les distribuoit point avec ordre et économie ; il doit être peintre ; mais comment parviendra-t-il à faire de grands tableaux, si les crayons et les couleurs lui manquent ? Il ne suffit pas que le maître de ballets sache parfaitement la danse, il faut qu'il ait encore le talent d'associer aux mouvemens des jambes, les mouvemens des bras ; c'est le goût et la bonne grâce qui en fixent les arrondissemens, règlent et déterminent les effacemens du corps, leurs oppositions avec celles de la tête. Ces contrastes de positions et d'oppositions font le charme de la danse et mettent le sceau de la perfection à l'exécution méchanique. Cette harmonie intime de mouvemens de toute la machine ne peut être le résultat des principes de l'école ; l'élève est, si j'ose m'exprimer ainsi, un bloc que les principes dégrossissent ; ils l'ébauchent, mais le goût seul, je le répète, finit et donne à la figure les contours et la grace qu'elle doit avoir pour être vraiment belle. Je termine, Monsieur, et après vous avoir entretenu du métier ; je vous parlerai de l'art, c'est à dire de l'expression et de cette pantomime animée qui est l'esprit et l'âme de la danse. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-13-noverre *date_1803 *creator_noverre Ma lettre précédente, Monsieur, n'est qu'une esquisse légère de ce que les maîtres de ballets devroient étudier et savoir ; j'entends parler de ceux qui composent ; cette foule trop considérable de demi-talens ne pouvant rien imaginer, ils s'attachent à copier les productions de ceux qui ont un vrai mérite. S'ils les copioient fidèlement, le mal ne seroit pas grand ; mais ils les défigurent, et n'en montrent que la charge grossière ; ils font pire encore ; ils ajoutent du leur, et remplacent le bon qu'ils n'ont pu retenir par le mauvais qui leur est familier. Ce n'est point en lisant un programme de ballet ou en le voyant représenter une ou deux fois que l'on peut en saisir les traits, les caractères, les formes, les délails et l'ensemble. Les beautés de cet art sont fuyantes et passagères ; on les admire lorsqu'elles se montrent, et elles échappent, lorsqu'on veut les saisir. Je voudrois bien pouvoir vous citer un grand nombre de maîtres de ballets qui réunissent aux connoissances approfondies de leur art, du goût, de l'imagination et du génie. En suivant la règle de l'ancienneté, je nommerai Dauberval, Le Picq, Gallet et Gardel ; leur talens distingués, leurs succès, méritent bien un éloge de ma part ; il est l'expression de la considération que j'ai pour leur mérite. Je n'ignore pas que quelques jeunes gens remplis de zèle et d'activité, mais novices encore dans l'art des grandes compositions s'attachent à marcher sur les traces des grands-maîtres : je ne connois point leurs productions, et je me garderai bien de prononcer sur le mérite d'un ballet ou d'un tableau d'après un programe ; ces sortes de descriptions sont souvent mensongères. Pour juger sainement d'un ballet et d'un tableau, il faut les voir ; c'est l'unique moyen qui permet au connoisseur de prononcer sur les objets que ces arts lui présentent. Ce que je vais écrire, Monsieur, pourra servir de régulateur aux maîtres de ballets qui n'ont fait encore que quelques pas dans la carrière qu'ils se proposent de parcourir ; des réllexions mûries par le temps et éclairées par l'expérience, soixante années de travail, une foule de compositions, peut-être trop considérable, des circonstances heureuses au développement de mes idées, un nombre de sujets capables de les rendre, de grands corps de danse, de vastes théâtres, des dépenses proportionnées à la grandeur des sujets que je transportois sur la scène, des succès soutenus dans le genre que j'ai crée, tout, dis-je, jusqu'à mes fautes, pourra guider les maîtres de ballets, et j'espère que mes observations paroitront justes et utiles à ceux même, qui peuvent le plus aisément s'en passer, ou qui n'en ont pas besoin. Le maître de ballets après avoir approfondi les connoissances du méchanisme de la danse, doit sacrifier tous ses loisirs à l'etude de l'histoire et de la mythologie, se pénétrer de toutes les beautés de la poésie, lire Homère, Virgile, l'Arioste et le Tasse, connoitre enfin les règles que la poètique a établies. Ce n'est pas assez que de lire, il faut graver dans sa mémoire tous les grands traits que l'on croit propres à l'action pantomime ; pour y réussir, on doit les écrire sur trois cahiers ; l'un sera historique, l'autre renfermera tous les sujets de la mythologie, et le troisième contiendra ceux qu'offre la poésie ; c'est dans ce répertoire abrégé qu'il trouvera des sujets de ballets variés et intéressans. La fréquentation des artistes et l'examen de leurs chefs-d'oeuvre sont des sources d'instruction que le maître de ballets ne doit point négliger ; elles épureront son goût, elles agrandiront ses compositions et déveloperont ses idées ; c'est en examinant avec l'oeil de l'entendement les productions du génie, qu'il appercevra cette chaine imperceptible qui lie tous les arts, et qu'il apprendra que leurs créations doivent emprunter les traits de la belle nature ; ce n'est qu'en l'imitant que leurs productions sont tout à la fois sages et intéressantes. Lorsqu'un maître de ballets choisira un sujet dans son répertoire, il faut, avant de le transporter sur la scène, qu'il l'examine scrupuleusement ; un pressentiment juste le déterminera à retrancher les parties qui en rétarderoient la marche, les inutilités, qui jetteroient de la confusion ou de la langueur dans l'action pantomime ; car cette action doit être vive et animée puisqu'elle est l'interprète des passions. En élaguant les inutilités, le maître de ballets fixera le nombre des principaux acteurs que le sujet du poème exige ; si ce nombre excédoit celui de quatre, il seroit sage alors de renoncer totalement à un plan que l'art ne peut adopter, et qu'il ne dessineroit que très-imparfaitement ; car plus il y aura d'acteurs dans un ballet-pantomime, moins il sera entendu, plus l'action s'obscurcira, plus le sujet deviendra inintelligible. En disant que le maître doit, éloigner ce qui est superflu, et ce qui dégraderoit l'ensemble et l'harmonie de ses tableaux, on voit bien que je suis loin de lui conseiller d'ajouter ou de substituer et d'avoir recours à des épisodes. Il y en a peu d'henreux, et en général ils gâtent bien plus le sujet qu'ils ne l'embellissent ; ou peut se les permettre dans quelques petits ballets puisés dans la fable ; encore faut-il qu'ils ayent l'air de naître du fond du sujet, qu'ils se lient étroitement et de telle manière qu'on ne puisse les retrancher sans affaiblir l'intérêt ; mais ces épisodes doivent être entièrement bannis des sujets historiques. Pour réussir complettemeut dans la composition des grands ballets, il est nécessaire que le maître pèse les possibilités et les impossibilités, qu'il calcule les moyens et les obstacles ; d'après cet examen, il n'exigera plus de son art les secours qu'il ne peut lui accorder et ses compositions deviendront sages et régulières. Si le maître de ballets sacrifie les grandes masses aux parties de détail, l'intérêt principal aux accessoires, et qu'il suspende la marche de l'action par des danses insignifiantes ; s'il substitue les pirouettes qui ne disent rien, aux gestes qui parlent, les entrechats, aux signes, que les passions impriment sur les traits de la physionomie, s'il oublie que c'est un poème intéressant, qu'il doit offrir au public et non un divertissement fastidieux de danse morte ; tout sera perdu, l'action s'évanouira, rien ne sera à sa place, le fil sera rompu, la chaîne sera brisée, la trame déchirée, et cette composition monstrueuse dénuée d'ordre et d'intérêt n'annoncera que l'incapacité, l'ignorance et le mauvais goût de l'auteur. Il est un point dans tous les arts, je dois le répéter, que les artistes ne peuvent dépasser ; s'entêtent-ils à vouloir franchir les limites sages que la nature a posées ? ils s'égarent et ne rencontrent dans leur course vagabonde que la chimère livrée aux caprices d'une imagination déréglée. Il est heureux sans doute pour les progrès de la danse en action, qu'il y ait quelques maîtres de ballets que leurs fautes et leurs chûtes corrigent insensiblement ; en écoulant la voix du public et celle de l'expérience, ils choisissent des sujets moins diffus et plus généralement connus, ils abandonnent le Romanesque pour se livrer à des compositions moins fantastiques, plus nobles et plus sages ; ils n'essayent plus d'étendre en cinq actes un sujet dont le fond ne supporte que trois actes ; cette extension affoiblit l'action, elle ne marche plus, elle se traîne et se trouve paralisée par des hors-d'oeuvres. Le maitre de ballets qui ne donne point dans ces erreurs, malheureusement trop communes, est assuré du plus grand succès ; ses ouvrages deviennent des modèles ; ils lui obtiennent des éloges, des applaudissemens et une réputation justement méritée. Après avoir avancé qu'on pouvoit traiter les plus grands sujets avec quatre principaux personnages, je n'ai pas prétendu exclure les rôles secondaires, tels que ceux de confidens ; je n'ai pas voulû non plus bannir les choeurs agissants et expressifs ; à l'exemple des Grecs, ils peuvent être employés dans quelques circonstances, soit pour perpétuer l'action, soit pour participer à celle qui se passe devant eux ; ces choeurs produiront sans doute un grand effet, s'ils sont confiés aux seconds acteurs et aux Coriphées ; mais ces acteurs et ces Coriphées gâteront tout s'ils ne sont exercés à la pantomime et à l'art expressif des gestes. C'est un talent de savoir les employer à propos et de les faire disparoitre lorsqu'ils deviennent inutiles ; car ils ne peuvent être témoins des scènes mystérieuses qui se passent, qui forment le noeud de l'action et qui en préparent le dénouement. Mais pour que le maitre de ballets arrive à ce but, il est absolument necessaire qu'il exerce son âme à sentir vivement, sa physionomie à recevoir les sensations diverses qu elle lui communique, les gestes qui doivent les rendre avec vérité ; si son coeur est froid, si son âme est glacée, si son visage est invariable et ne se prête point au-jeu des passions, si ses yeux sont fixes et immobiles, si son corps est roide et guindé, et que les articulations propres à le faire mouvoir ne jouent pas avec facilité, si enfin la tête ne se meut pas avec grâce et que les éffacemens du corps ne contrastent pas avec ses diverses positions ; comment un tel maître de ballets pourra-t-il servir de modèle à ses danseurs ? il faut qu'il sache, et exécute, qu'il démontre et qu'il opére. S'il est privé de toutes les qualités dont je viens de faire l'énumération, il végétera, languira dans l'obscurité ; ses produclions seront la contre-épreuve de son moral ; elles seront froides et monotones comme lui. Un tel maître de ballets, Monsieur, doit abandonner la scène, et prendre un état qui n'exige que la routine des mouvemens méchaniques. C'est une erreur généralement accréditée de croire qu'un maître de ballets peut les composer assis, et indiquer par l'écriture et le discours, les pas, les figures, les groupes, l'action, l'expression et les gestes. Il n'y a pas d'état plus fatiguant au moral et au physique que celui de maître de ballets ; ils doit régler et donner les pas ; il doit les faire, et si on ne les prend point au premier coup-d'oeil, il est obligé de les recommencer plusieurs fois ; lorsque le pas est saisi, il doit s'occuper d'un autre enchainement pour arriver au dessin ou à la figure qu'il imagine ; mais lorsqu'il quitte les formes symétriques, pour peindre celles que l'on nomme irrégulières, les combinaisons deviennent plus difficiles. Je me bornerai à citer deux exemples d'après les principes de composition que j'ai établis. Le maître de ballets veut-il régler un pas de vingt-quatre lutteurs, il faut qu'il renonce à toute espèce de simétrie de figures, de mouvemens, de positions, d'attitudes et de grouppes ; pour imprimer à cette action le caractère de la vérité, il doit composer séparément douze pas de deux différens ; ce travail pénible est l'ouvrage de plusieurs jours ; lorsque tous ces pas de deux sont composés et appris partiellement par les exécutans, on les réunit alors pour former un grand ensemble. Ce vaste tableau a le mérite de la variété et de la ressemblance ; il offre à chaque instant de nouveaux grouppes, et il est en droit de produire un grand effet et de plaire, si toutefois il est executé avec cette force, cette intrepidité, et ce nerf que ce genre exige. Je passe au second exemple et je choisis pour sujet les Champs Elisées, sujet d'autant plus difficile à bien traiter qu'il ne présente que des ombres ; il est nécessaire que le maître de ballets lise et médite le sixième livre de l'Eneïde de Virgile ; il y trouvera une foule de beautés, mais elles ne sont que descriptives et historiques, elles font le charme de la poésie et ne peuvent faire celui de la danse. Ces ombres sont heureuses, aucune passion ne trouble leur repos. La danse peut-elle exprimer quelque chose, si les passions ne lui prêtent leurs organes ? Ces ombres ont des souvenirs, des pensées douces ; mais comment les peindre ? Virgile en visitant ces lieux enchantés en apperçoit quelques-unes qui dansent ; voilà le maître de ballets autorisé à employer les charmes de son art. Les ombres heureuses offrent tous les âges et toutes les conditions ; les héros, les héroïnes, les poètes, les philosophes et les orateurs agiront, l'adolescence et l'enfance danseront ; c'est à l'imagination du peintre à tracer un vaste tableau ; s'il se contente de faire une allée d'arbres, terminée comme il est d'usage par une petite montagne, le maître de ballets se trouvera dans l'impossibilité de distribuer tous ces personnages sur un fond aussi étroitement combiné ; car il lui faut des berceaux, des allées, de petites collines, des bancs placés par la nature, des eaux tombant de terreins inégaux. Tout cela ne peut s'exécuter qu'en sautant des chassis ; ce cadre alors est facile à remplir, le maître de ballets peut placer sur ces terreins plus ou moins élevés des grouppes qui se pyramideront ; les percés seront consacrés à la promenade ; les parties plattes à la danse et les colines du fond, seront destinées à placer les enfans sur différens plans en observant une dégradation combinée de manière a ce que les principes de l'optique et de la perspective soient parfaitement observés. Comme aucune simétrie n'existe dans ces beaux lieux, le maître de ballets n'en doit présenter aucune dans sa composition. Ce paysage varié doit offrir, pour ainsi dire, une nouvelle nature ; d'autres arbres, d'autres plantes, d'autres fleurs que celles qui nous sont connues ; tout doit être vaporeux et peint en demi-teintes. La danse doit à son tour s'assimiler à ces variétés ; elle sera composée de groupes séparés et inégaux en nombre, ils se réuniront pour former des masses qui se diviseront pour former de nouveaux tableaux. La musique de ce ballet doit étaler tous les charmes de l'harmonie ; des mouvemcns légers, des silences artistement ménagés donneront au maître de ballets les moyens de fixer ses tableaux. On ne peut se dispenser de varier le costume, puisque les personnages le sont à l'infini. Si le peintre-décorateur, le musicien, et le maître de ballets se consultent et s'entendent, chose malheureusement inconnue ; ils pourront alors se vanter de présenter au public un tableau vraiment neuf et intéressant. Mais ce ballet ne peut être bienfait, si le maître n a pas a toutes ses répétitions les terreins, les plate-formes et les colines ; il ne s'agit pas d'en marquer les places avec du blanc ou du noir ; il faut pour qu'il opère juste, que tout soit en place, de manière à ce qu'il puisse former ses groupes, distribuer ses personnages et imprimer à chacun d'eux, le caractères, les attitudes et les mouvemens qui leur conviennent. Au reste, la combinaison qu'exige cette composition demande beaucoup de recherches et de tems, et ce n'est point en deux répétitions, ainsi qu'il est d'usage à l'opéra, que l'on peut faire les Champs Elisées de Castor et Pollux. Si la partie méchanique de la danse donne au maître de ballets tant de peines et de fatigues, si elle exige tant de combinaisons ; combien l'art du geste et de l'expression n'exige-t-il pas de travaux et de soins ? cette répétition des mouvemens, cette peinture animée des passions, cette action commandée par l'âme, cette agitation de toute la machine, enfin toutes ces transitions variée ! ne doivent-elles pas le mettre dans un état voisin du délire ? Si Agamemnon, Clitemnestre, Achille et Iphigenie se trouvent en scène, voilà quatre rôles à enseigner ; chacun des acteurs à un intétêt séparé, des sentimens opposés, des vues différentes ; chacun d'eux doit avoir le caractère de la passion qui l'agite ; il faut donc que le maître de ballets se pénétre de la situation intérieure de ces quatre personnages ; il faut qu'il les représente tous, qu'il fasse les gestes qu'ils doivent imiter, que sa physionomie s'enflamme au dégré juste des sensations que chacun d'eux éprouve ; il doit prendre le maintien, saisir l'âge et le sexe de ces quatre acteurs ; les emportemens d'Achille, la fierté d'Agamemnon, le trouble la douleur et les éclats de l'amour maternel ; l'obéissance ; et la candeur d'Iphigénie prête à être sacrifiée. D'après cette esquisse, vous devez être convaincu, Monsieur, que le maître de ballets toujours en agitation ne peut composer assis et le crayon à la main ; ce n'est point un petit tableau de fantasie que le peintre doit offrir, c'est un tableau d'histoire ; tout doit y être grand, expressif et majestueux et entrainer le public a celle illusion vive qui lui fait prendre la chose imitée pour la nature même. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-14-noverre *date_1803 *creator_noverre Je n'ai parlé que vaguement, Monsieur, d'une étude que je regarde comme absolument nécessaire à la danse ; c'est celle de l'anatomie dans ce qu'elle a de relatif à cet art. Mon ouvrage étant didactique, je dois traiter avec soin tous les objets qui peuvent concourir aux progrès de la danse, répandre de la clarté dans la démonstration des principes, et en faciliter l'application. Mon dessein n'est cependant ni d'entreprendre une dissertation anatomique, ni de me donner un air de démonstrateur qui me siéroit mal ; je me bornerai à décrire les articulations qui coopèrent le plus aux mouvemens du danseur. Cette connoissance est d'autant plus utile que la beauté et l'harmonie de la danse dépendent essentiellement du jeu souple et facile de ces articulations ; elles sont autant de ressorts qui déterminent les attitudes du corps, les mouvemens des jambes, les dévoloppemens des bras. Sans elles rien ne peut se faire dans l'art de la danse : la tête surtout ne peut avoir d'inflexions ni contraster agréablement, avec les positions du corps, c'est donc l'étude de cette union et de cette harmonie qui constitue la danse par excéllence. C'est elle qui fournit à cet art des secours et des ressources qui lui ont manqué jusqu'à ce moment, parce que l'artiste n‘a ni envisagé le but, ni calculé l'étendue de la carrière. C'est elle enfin qui réduira à dos principes constans et puisés dans la nature, des règles, qui jusqu'à présent, n'ont été que vagues et incertaines. En supposant, comme il est nécessaire de le faire, que la danse acquière un nouveau dégré de perfection, ne seroit-il pas de nécéssité que les maîtres à l'exemple des peintres, eussent une connoissanec, sinon parfaite, du moins générale de l'anatomie ? pourquoi tel danseur ne réussit-il pas ? est-ce défaut de conformation ? comment réduire ces questions à des principes sûrs, si l'on n'a aucune notion de la construction physique du corps humain ? un maître criera, faites ceci comme moi, levez la jambe comme moi, tournez la comme moi, pliez comme moi. Voilà de l'égoïsme. L'élève répondra, je ne puis lever la jambe à la hauteur où vous levez la vôtre ; je ne puis plier ni arrondir mes temps comme vous ; mes bras et mes jambes ne peuvent parcourir dans la même proportion des vôtres les mêmes circonférences. Le maître dira que l'élève n'est qu'un sot ; et le maître ne sera qu'un routinier ignorant. Il voudra exiger les mêmes moyens dans son écolier que ceux dont la nature le fait jouir ; il rapportera tout à lui, sans s'appercevoir ni des différences, ni des difficultés que l'écolier ne peut vaincre, parce que la nature s'y oppose ; qu'elle se prête, mais qu'elle ne se change point, ou qu'elle ne peut changer que dans un âge tendre, où les os même n'ont pas encore acquis leur dernier dégré de solidité ; ils sont dans cette circonstance l'image du jeune arbrisseau qui, malgré son penchant, obéit et prend la direction que le jardinier lui impose : de même, le maître habile guétera la nature, l'assujétira à ses desseins, et d'une main industrieuse, il lui donnera des formes étrangères à son inclination et à ses penchants. Toutes ces observations ne sont pas d'un maître inepte et mercenaire qui dit, tournez vos genoux, sans savoir qu'ils ne peuvent que plier et s'étendre, et que c'est la hanche qui les détermine à telle ou telle position. La connoissance de celte anatomie simple purgeroit à l'avenir le théâtre d'une foule d'impotens et d'incurables qui ne doivent leur état défectueux qu'a l'ignorance des maîtres ; car la plupart de ceux qui se mêlent de donner des leçons, loin de pallier les défauts naturels, les agravent encore par un exercice peu raisonné, soit en exigeant des choses impossibles aux quelles les leviers, les muscles et les articulations ne peuvent se prêter, soit en prenant des routes contraires à celles que la nature indique pour remédier à toutes les bizarreries que l'oeil examinateur rencontre dans les conformations. Pour donner des leçons utiles, il faut savoir connoitre son élève, chaque écolier demande des principes différens : ce qui convient à l'un ne convient point à l'autre ; ce qui redresse celui-ci estropie celui-la. Ou entend par articulation, l'union de deux os attachés ensemble par des ligamens et exécutant les mouvemens que la nature leur a assignés par le moyen des muscles qui y aboutissent et les mettent en mouvement. On peut considérer ces muscles comme de vrais leviers de différentes espèces. Dans les uns, la résistance se trouve entre le point d'appui et la puissance ; dans les autres, (et ceux-ci sont les plus fréquens dans l'économie animale) la puissance agit entre le point d'appui et la résistance. On a un exemple de la première espèce de lévier, dans l'action par la quelle on s'élève sur la pointe du pied ; la puissance est alors appliquée au talon par les muscles extenseurs du pied, et la résistance est le poids du corps qui si ; trouve entre le talon où agit la puissance, et la pointe du pied où se trouve le point d'appui. La fléxion de la cuisse et de la jambe sur le tronc, fournit un exemple de la seconde espèce de leviers ; les fléchisseurs de la cuisse agissent alors entre le point d'appui, qui est en arrière, et le poids des membres qui forme la résistance en avant. C'est par le moyen des différens os joints ensemble par des ligamens, et mûs par des muscles, que le corps de l'homme se soutient, qu'il se lève, qu'il se baisse, qu'il se plie, qu'il s'étend, qu'il se meut dans tous les sens, qu'il opère toutes sortes de mouvemens. Pour que ces mouvemens se lassent avec plus de facilité, la nature a formé des os qui ont des cavités, et des os qui ont des têtes ; ces cavités et ces têtes qui se réunissent et s'emboitent, sont couverts de cartilages lisses et polis, surtout pour les os qui sont destinés à produire des mouvemens manifestes ; ce sont ces rencontres et ces jonctions, que l'on nomme articulations. Elles sont autant de points mobiles que la nature à ménagés dans la magnifique charpente du corps humain, pour l'obliger d'obéir aux volontés de l'âme, avec autant de célérité que de facilité. L'union et l'assemblage différens de toutes les pièces osseuses dont la machine humaine est composée, porte en général le nom d'articulation. La plus grande partie de ces pièces, destinée à l'exécution de certains mouvemens que le danseur est obligé de faire, ont entre elles un rapport et une convenance d'où dépendent la liberté et la possibilité de leur action ; d'autres toujours immobiles, mais non moins bien assorties, sont arretées fixèment ensemble ; d'autres enfin maintenues par des intermèdes tels que des cartilages et des ligamens, participent de la mobilité des unes et de l'immobilité des autres. Il y a donc des articulations de deux espèces, les unes avec mouvement, et les autres sans mouvement ; j'omettrai ces dernières comme absolument étrangères à mon sujet. Les articulations mobiles peuvent toutes se rapporter à quatre espèces de mouvemens, savoir : à celui de coulisse, à celui de genou, à celui de charnière et à celui de pivot. Le mouvement de coulisse se fait quand deux os coulent et glissent l'un sur l'autre, comme les Vertèbres par leurs apophises obliques, la rotule sur le fémur. Celui de genou, lorsque la tête d'un os se meut dans une cavité, comme la tête de la cuisse dans la cavité cotyloïde des os du bassin, celle du bras dans la cavité glénoïde de ceux de l'épaule. Le mouvent de charnière ne peut avoir son exécution que lorsque l'extrémité de l'os a deux éminences et une cavité, et que l'extrémité de l'os qui s'articule avec le premier a deux cavités et un éminence, ou, lorsqu'une extrémité de l'os est reçue par un autre os ; ou enfin lorsqu'un os en reçoit deux autres, un à chaque extrémité, comme les vertèbres. Enfin le mouvement de Pivot a lieu, lorsqu'un os considérable tourne sur une pointe, comme la première vertèbre du col sur l'apophèse olondoïde de la seconde vertèbre, le mouvement du Radius avec le Cubitus, où le premier roule autour du second. Il y a deux sortes d'articulations par genou sçavoir ; une, qui se l'ait lorsqu'une tète est reçue dans une cavité superficielle, comme celle du bras avec l'epaule ; l'autre au contraire est celle où la tête d'un os est située dans une grande et profonde cavité, comme celle de la cuisse. La charnière est également de deux sortes, l'une parfaite et l'autre imparfaite. La parfaite est celle, où les deux os se reçoivent mutuellement, comme font l'os du bras et l'os du coude ; le Tibia, et l'os de la jambe avec l'Astragal. La charnière imparfaite a lieu, lorsque de deux os articulés l'un reçoit l'autre, sans en être reçu, soit qu'il ait une ou plusieurs têtes ; ce qui se remarque dans l'occipital avec la première vertèbre du col et dans plusieurs autres telles que celles des doigts des pieds et des mains. Donnons quelques exemples capables de développer l'emploi de ces différentes articulations relativement aux mouvemens qui constituent le méchaisme de l'art. Les positions de la tête, ses contrastes avec le buste et ses oppositions prêtent sans doute à la danse les plus grands agrémens. La tête donne de la valeur à toutes les attitudes, de l'élégance à toutes les positions, de la vie et de l'ame a tous les mouvemens du corps ; si elle ne joue point avec grace, si elle ne contraste pas avec goût, tout est mort ; et l'exécution fût-elle du reste parfaite, paroitra maussade, machinale et sans âme, si la tête, par ses différentes positions ne l'embellit pas. L'articulation qui coopère aux mouvemens de la tête dans toutes les positions, se nomme pivot. L'articulation par pivot se fait, lorsqu'un os considérable tourne sur la pointe d'un autre ; tel est le mouvement de la tête au moyen de l'apophise olontoïde de la seconde vertèbre du col qui tourne dans la première ; ces mouvemens sont modifiés a l'infini et à la volonté de l'homme, par le secours des différens muscles appliqués aux leviers osseux qui concourent à la formation des articulations, les quelles unissent la tête avec le col. Leur usage indique assez leur nom. Les uns sont fléchisseurs, les autres sont extenseurs, et leurs mouvemens s'exécutent, lorsque la tête se baisse, lorsqu'elle se lève et qu'elle se porte en arrière, comme dans l'action de regarder le ciel. Les mouvemens qui portent la tête en dedans, en dehors, à droite et à gauche, et qui opèrent tous les effacemens avec le buste, sont exécutés par l'action des muscles qu'il a plû aux anatomistes de nommer abducteurs et adducteurs, on mieux rotateurs de la tête. L'action simultanée de tous ces muscles produit l'immobilité de la tête dans l'effroi, l'épouvante ; leurs contractions spasmodiques ou désordonnées déterminent au contraire les mouvemens convulsifs qui ont lieu dans l'action de menacer, dans la colere etc. état d'immobilité ou de spasme qui est toujours en rapport avec l'expression de stupeur du visage dans la crainte, ou avec son désordre dans la fureur. L'attitude de la tête dans l'expréssion de la bienveillance n'est pas moins d'accord avec l'état du visage. Il sera donc important que le danseur s'accoutume de bonne heure à surveiller l'état de son visage en même temps que la position de sa tête ; car rien n'est plus pénible pour le spectateur que de voir se peindre sur la physionomie de celui qui danse, les efforts qu'il fait pour simuler une legereté qu'il n'a point, ou d'appercevoir sur son front les traces de la préocupation que lui cause l'attention qu'il donne à ses mouvemens. Rien ne contribue tant à l'élégance et à la bonne grace que le mouvement des bras combinés avec les oppositions de la tète et avec les positions des pieds ; pour que les bras soient beaux et qu'ils contrastent avec grace, il faut qu'ils soient exactement arrondis ; s'ils décrivent des angles, ils sont défectueux. J'avoue qu'il est un art à faire perdre au bras l'angle saillant qu'il décrit lorsqu'il se plie, et que cet art exige une application continuelle ; tâchons de démontrer quelles sont les articulations qui opèrent ces rondeurs, et quels sont les muscles, ou les leviers qui y participent le plus. Les rondeurs et les mouvemens variés des bras dépendent du jeu de l'épaule, du bras, de l'avant-bras et de la main ; pour que le bras soit véritablement arrondi, il faut que le coude soit moins élevé que l'épaule, et qu'il soit à son tour plus élevé que le poignet ; de sorte que le bras et le poignet dans cette position décrivent à peu près un quart de cercle. L'articulation du bras avec l'épaule constitue L'articulation par genou ; c'est-à-dire, qu'ilpeut se mouvoir en haut, en bas, en dedans, en déhors, et faire toutes sortes de mouvemens de fronde et de rotation ; celle du coude permet seulement la flexion et l'extension et forme une charnière ainsi que celle du poignet. Tous ces mouvemens seroient insuffisants pour produire les courbures moelleuses et arrondies des bras, s'ils n'étoient aidés par le moyen d'une seconde articulation qui se rencontre entre la partie inférieure et supérieure des deux os de l'avant-bras qui s'articulent ensemble latéralement, de manière à se mouvoir en axe, ou pivot l'un autour de l'autre. De cette articulation latérale du Radius avec le Cubitus résultent les mouvements de Pronation et de Supina- lion qui concourent à faire prendre an bras une courbure agréable et un arrondissement parfait. Lorsque le liras est élevé et soutenu à la hautem de l'épaule, tous les muscles de cette partie agissent de concert par une contraction tonique, eu se balançant mutuellement ; si le bras, de colle position veut se porter en avant, pour s'y arrondir d'une manière moelleuse, l'omoplate qui a d'autant plus de mobilité qu'elle n'est attachée que par des muscles, coopère avec l'articulation des bras à l'exécution de ces mouvemens flatteurs dont le principal agrément dérive d'une courbure adoucie en quart de cercle, à. la formation de la quelle concourent beaucoup de mouvemens de pronation et de supination de l'avant-bras, ainsi que lu flexion du poignet qui, en adoucissant les angles, les rendent moins saillants. Mais ce que la nature ne peut faire entièrement, l'art y supplée, et les vêtemens étant artistement garnis au bras, eu diminuent la longueur et aident à son arrondissement parfait en apparence ; car il seroit impossible de décrire avec un instrument composé de ceux branches égales et d'une troisième bien plus petite, un quart de cercle. Ce n'est que par des rondeurs que l'on peut diminuer l'étendue des bras et leur donner de la grace ; ce n'est que par les effacemens du corps qu'on trouve l'art de les faire paroître plus courts. Point de principes, point de règles fixes pour les bras ; c'est le goût seul qui leur assigne leurs mouvemens et leurs contours ; la nature se prête et obéit à ce goût ; elle ne refuse point les secours qu'elle peut prodiguer ; elle est esclave de la volonté ; mais que cette volonté soit sage ou extravagante, elle opère en conséquence. Les rondeurs diminuent les longueurs ; elles effacent les angles formés naturellement par le bras et l'avant-bras. Elles diminuent encore le grand angle qui se décrit depuis le poignet jusqu'à la hanche, lorsque le bras est élevé et exactement tendu ; mais toutes ces observations, quoique puisées dans la nature, ne sont que vagues quant à l'expression et à la bonne grace. Les règles arrondissent machinalement les bras, sans les rendre gracieux, sans les faire parler, et il faut que l'action des bras qui constitue le geste parle ; que les mains articulent ; que les doigts concourent à la prononciation du pantomime, qu'ils soient, pour me servir de l'expression de Garrick, autant de langues qui parlent. Il est aisé de voir et de sentir que celle variété est au dessus des règles, que le geste n'en reçoit que de l'ame et du génie ou, pour mieux dire, des passions ; Ce sont elles qui donnent de l'énergie et de la valeur aux mouvemens ; elles les frappent, pour ainsi dire, au coin qui leur plaît, en leur assignant telle ou telle portion de valeur relativement à leur silence ou à leur murmure, a leur ton modéré, ou a leur éclat impétueux. Passons maintenant aux articulations qui servent directement aux pas et aux mouvements combinés du méchanisme de l'art. On peut considérer la hanche comme la partie qui primordialement facilite le jeu de toutes celles qui lui sont subordonnées. On ne peut danser de bonne grace sans être exactement tourné en dehors ; on ne peut décrire aucune rondeur sans le secours de la hanche, et la danse enfin ne peut être agréable sans contours ; les angles comme en peinture doivent être évités ; c'est la hanche qui opère ; elle commande à toutes les parties qui lui sont inférieures. Il seroit à souhaiter pour la facilité et la beauté de l'exécution que ses mouvemens fussent aussi complets que ceux du bras, mais la nature ne l'ayant pas jugé nécessaire, et la position des danseurs, étant comme je l'ai dit, anti-naturelle, il faut donc que l'artiste lutte sans cesse contre les hanches, et il faut à son tour que cette partie violemment exercée, obéisse à l'art. Considérons maintenant cette articulation. Les mouvemens que la cuisse décrit dans tous les temps variés de la danse déterminent tous ceux de la jambe et fixent la position des pieds ; ces mouvemens ne sont opérés que par le secours de la hanche, c'est à dire, par l'articulation de cette partie qui est composée de l'os nommé fémur et d'un des os du bassin. La jonction de ces deux os constitue l'articulation par genou ; son mouvement de rotation est moins manifeste que celui du bras avec l'épaule ; par la raison que la cavité des os des iles, ou autrement cotiloïdes, est bien plus profonde que celle du bras appellée Glénoïde ; que les ligamens en sont plus forts et les muscles plus multipliés. La nature sage et prudente dans ses opérations, ne pouvoit donner à cette partie autant de jeu qu'à celle du bras : Trop de mobilité se soi oit opposée à la solidité que les colonnes d'un édifice doivent avoir, pour en supporter et en maintenir la charpente et la masse supérieure ; dèslors il falloit des cavités plus profondes des ligamens plus forts et des muscles plus multipliés pour en modifier les mouvemens, pour résister aux ébranlemens divers, et pour supporter le poids du corps qui devient considérable, lorsqu'après s'être élancé, il retombe. C'est dans cet instant d'affaissement et de gravité que, le corps acquiérant un poids considérable et proportionné à sa chûte, il étoit nécessaire que la nature assignât à ces deux colonnes une force supérieure, qui pût lutter contre le choc et maintenir le corps dans son équilibre et dans son à-plomb. Ce n'est donc qu'avec un travail très-laborieux et un exercice violent que l'on peut parvenir à forcer, pour ainsi dire, le jeu de cette partie, pour lui faire opérer, en apparence, les mouvemens de rotation ; mouvemens qu'elle ne peut avoir aussi parfaitement que le bras, si l'art, l'application et l'exercice continuel ne la forcent, pour ainsi dire, a l'obéissance. Ce n'est que par le secours de la hanche que l'on peut parvenir à se tourner parfaitement en dehors ; le genou ne peut point participer à cette position contrainte, puisque son articulation par charnière, ne lui permet que le mouvement de fléxion et d'extension ; le pied peut cependant se tourner dans cette position sans le secours de la hanche, par le moyen des muscles qui en dirigent le mouvement ; mais cette position dèslors est outrée et défectueuse, parce qu'elle contraste ridiculement avec celle des parties supérieures. Pour être donc parfaitement en dehors, il faut être tourné non pas par partie, mais il faut l'être depuis la hanche jusqu'au pied ; c'est elle qui pose et qui dirige toutes les positions des parties qu'elle commande, et qui lui sont subordonnées par son mouvement de rotation ; il n'est point d'articulation qui coopère avec plus de peine et moins d'activité à la formation des pas, que celle de la hanche. J'ai déjà dit que les angles doivent être proscrits des mouvemens des bras ; il est nécessaire de dire qu'ils doivent également l'être de tous les mouvemens que la cuisse et la jambe décrivent de concert ; or tous ces mouvemens, tous ces deployemens, tous ces ronds de jambe devant tracer perpétuellement des cercles, ne peuvent parvenir à dessiner cette figure sans le secours de la hanche, puisqu'elle seule jouit de la faculté de se mouvoir et de tourner dans tous les sens. Si je fais un grand rond de jambe, le genou obéit, mais la hanche opère ; si j arrête ma jambe au demi-cercle, elle se trouve placée ainsi que la cuisse sur l'allignement de l'épaule, elle est élevée à une certaine hauteur, et pour maintenir ces parties dans une position contrainte et forcée, tous les muscles sont en contraction, et sont, comme je l'ai dit ailleurs, dans une contraction tonique ; mais si dans cette position je plie et je fléchis le genou pour former ce que l'on nomme communément attitude, alors les muscles de la cuisse conservent leur tension tonique, et ceux de la jambe font exécuter le mouvement de flexion ; si de cette attitude on passe subitement à une autre attitude, en portant lajambe et la cuisse en avant, alors il y a mouvement de fléxion à la cuisse et mouvement d'extension à la jambe ; mais lorsque je tends toute la partie, pour fixer le pointjuste de l'attitude alors la contraction redevient tonique ; si enfin, je veux de cette position, en fléchissant de genou, reprendre un grand tour de jambe dans le moment de cette fléxion, la cuisse sera dans un mouvement d'adduction modifié par lemuscles qui en sont les moteurs ; et la jambe qui, avant étoit en extension, sera fléchie. Au reste, tout ceci n'est qu'une esquisse qui devient suffisante à l'art. Ce ne seroit point l'ouvrage de l'homme, que de vouloir définir tous les mouvemens variés et contraires dans les quels l'exécution des pas met perpétuellement les muscles ; assigner la marche de chacun d'eux, régler leur dégré de tension, de flexion, d'adduction et d'abduction, supputer toutes leurs opérations variées, calculer sans erreur leurs rapports, apprécier leurs jeux contractés, ce seroit vainement fouiller dans les mystères de la nature ; il est des secrets qu'elle ne révèle point, pas même sur le cadavre ; lorsque la nature fait un effort violent, comme l'entrechat dans le danseur, le saut périlleux dans le sauteur, et la ruade dans le cheval ; il est impossible dans ces mouvemens où tous les muscles sont généralement en contraction de déterminer leur jeu particulier et d'assigner à chacun d'eux la partie de mouvement qui lui est propre. Si ces notions ne paroissent pas suffisantes, on pourra avoir recours aux sources de cette connoissance, consulter le squelette avec Winslow, supputer les forces musculaires avec Borelli, et étudier la méchanique animale dans l'ouvrage du célèbre Barthès ou dans ceux des anatomistes ou physiologistes qui ont traité ce sujet à fond. Ce que j'ai dit est plus que suffisant pour le but que je me propose, et cette portion de connoissance, quelque petite qu'elle soit, ne laissera pas de servir utilement au danseur, et de le guider dans les leçons qu'il donnera à ses élèves. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-15-noverre *date_1803 *creator_noverre Je puis vous assurer avec connoissance de cause, Monsieur, et d'après des épreuves réitérées, que les sujets puisés dans l'histoire sont ceux qui peuvent fournir à l'art pantomime, les plus riches images et les plus grands moyens d'expression. Le genre tragique a cet avantage que tout y est fortement prononcé, que les passions sont entières, qu'elles s'annoncent avec tout leur éclat ; ce genre énergique présente au maître de ballets de grands traits et de beaux caractères, des situations à dessiner, des grouppes à imaginer, des incidens à saisir, des coups de théâtre à peindre ; le dénouement d'une action vigoureuse lui offrira le modèle d'un vaste tableau rempli d'intérêt. Il ne faut pas croire cependant que mon goût pour le genre tragique soit exclusif ; j'ai parcouru tous les genres, Variété doit être la devise du maître de ballets. Mon imagination ne me détermine pas à donner une préférence absolue aux objets qui portent le caractère de la tristesse ou celui de la terreur ; Young ne sera jamais mon unique modèle. Si j'ai quelquefois préféré les sujets tragiques, c'est par reconnoissance : ce genre m'a fourni de grands moyens d'action et d'expréssion ; le jeu varié des passions a prêté aux gestes et à la physionomie cette éloquence vive et animée que les sujets tendres et langoureux m'ont constament refusée : je peignois en grand, mes teintes étoient vigoureuses, et je les employais avec les pinceaux hardis d'une imagination exaltée. Si je vonlois vous ennuier. Monsieur, je vous ferois part de la nomenclature des ballets que j‘ai composés, et vous verriez que sur cent, il n'y en a que trente qui soient véritablement tragiques. La poésie et la fable présentent au maître de ballets de magnifiques sujets presque tout dessinés. Il n'aura que les couleurs à y placer et le clair-obscur à y mettre. La fable lui offre encore de petits sujets qui ne peuvent fournir qu'à l'action agréable d'un pas de deux ou de trois. Ce sont de jolis tableaux de chevalet ; ils ne demandent point un grand cadre ; mais ces sujets ne peuvent s'étendre sans le secours des épisodes. Un seul acte suffit à l'exposition, au noeud et au denouement ; et ces sortes de sujets n'exigent qu'une seule décoration. Ce genre ne demande que des teintes légères propres à peindre l'amour. Il acquiérroit sans doute plus d'intérêt, si la jalousie étoit de la partie. Les contrastes font le charme de l'art. C'est au maître de ballets à chercher et à choisir dans la mythologie, des traits qui lui présentent ces oppositions. La danse proprement dite, n'étoit dans son origine que l'expression naïve de la joye ; mais lorsque l'on a voulu étendre les effets de cette expression primitive, on lui a assigné des règles, des principes et une marche légulière ; j'ai pensé qu'il étoit possible de lui donner plus d'extension en lui faisant peindre des différens sentimens qui agitent l'âme. J'ai donc déclaré la guerre aux habitudes, j'ai combattu longtems contre la phalange antique des préjugés, mais j'ai eû de la peine à vaincre ; et je suis parvenu à force de combats à obtenir une victoire complette. Encouragé et enhardi par les réussites qu'eurent mes premiers essais, j'entrepris en l'année 1751 de transporter sur la scène le magnifique sujet du Jugement de Paris. Cette fable donna à ma composition deux actes pleins d'action et d'expression. Cependant je le mis en trois actes. Le dernier n'offroit qu'une fête, où la danse seule brilloit de tout son éclat. Cette représentation eut le plus grand succès ; mais moins indulgent que le public, je me jugeois sévèrement ; et ayant toujours préféré la qualité à la quantité ; m'étant fortement persuadé que les longueurs dans un ballet en action effacent les impressions reçues ; je fus très fâché de m'avoir pas cousu mon divertissement à la fin du second acte ; en diminuant les longueurs, je n'aurois pas éteint le feu que l'action et l'expression avoient allumé ; ni amorti les impressions vives qu'elles venoient de faire éprouver au spectateur. Je vais passer maintenant à la composition des corps de ballets. L'étendue des théâtres doit déterminer le nombre des figurants et des figurantes. La scène étant tantôt plus courte, et tantôt plus longue, ce changement de dimension doit être le régulateur, du compositeur. Vingt-quatre figurans et huit coryphées forment un corps de danse non seulement suffisant aux théatres les plus spatieux, mais encore aux dessins presque toujours symétriques des divertissemeus attachés à l'opéra, et aux ballets en action. Si l'on ajoute à ce nombre celui des premiers sujets qui reparaissent ordinairement pour terminer la finale du ballet, ou concevra qu'il est plus que suffisant à l'exécution de tous les dessins possibles. Je pense qu'un plus grand nombre de danseurs produiroit de la confusion, et entraverait les idées du compositeur, au lieu de les étendre. J'ajouterai que dans certaines circonstances il doit employer toutes ses ressources : par exemple, dans la représentation des Champs Elisées, dans celle d'une Bachanale antique et dans celle des Enfers, si toutefois il veut en tracer tous les genres de tourmens et les supplices affreux aux quels sont condamnés les Ixion, les Sisiphe, les Danaïdes, les Tentale etc. Il doit encore employer tous ses moyens dans un genre diamétralement opposé à celui que je viens de citer, tel que l'entrée thriomphale d'Aléxandre dans Babylone, la Foire du Caire, celle des Lanternes, les Kermès, ou Foires Flamandes, dont la suite des tableaux de ténier lui offre les images variées. Le corps de ballets de l'opéra est sans contredit le plus nombreux de tous les théâtres ; les figurans surpassent les figurantes en talens et en intelligence. Les pas de seize exécutés par les hommes sur des airs marqués, présentent un bel ensemble, et sont parfaitement composés ; mais cet ensemble et cette précision disparoissent totalement, lorsque le ballet, exécuté par les deux sexes, devient général : on n'y voit ni régularité ni harmonie de mouvemens ; les alignemens et les figures transversales ne sont point observés ; point d'exactitude dans la formation des pas, nul dessin prononcé dans les attitudes ; la proportion dans le déployement des jambes et l'élévation des bras est violée ; la même négligence règne dans les passes et dans les groupes. Un ballet bien composé par le maître et qui devroit présenter de beaux effets, n'offre dans ses détails et dans son ensemble, qu'une incorrection désagréable. Est-ce la faute des figurans ? Est-ce celle du compositeur ? Avant de résoudre ces deux questions je dirai qu'un corps de ballet nombreux est l'image d'une compagnie d'infanterie soigneusement exercée à tous les pas, à toutes lesfigures des évolutions, et aux mouvemens précis du maniement, des armes etc. Ce petit corps de troupes attache l'oeil et le séduit par la régularité, la prestesse, l'ensemble, la simplicité et l'accord de ses temps et de ses mouvemens. Je compare donc un corps de ballet à cette compagnie d'infanterie : cette comparaison juste me fournit le moyen de résoudre mes deux questions. L'ordre, l'exactitude et la subordination qui doivent être observés dans tous les états, où un chef commande, sont établis dans la troupe militaire et n'existent point dans la troupe dansante de l'opéra ; d'où il résulte qu'une parfaite exécution est impossible. Si les mouvemeus des troupes sont précis, c'est parce qu'ils sont simples et d'une facile exécution ; si les pas, les figures et les temps de la danse s'exécutent mal, si le tout est privé d'harmonie et ne produit que confusion, c'est parce que le maître des ballets à qui tout est facile, règle trop savament, et que les temps et les pas étant trop compliqués, trop accéléeés et trop difficiles, les figurantes, (surtout quelques novices) ne peuvent ni les saisir de l'oeil, ni les exécuter avec leurs jambes mal exercées. C'est donc ici que le maître des ballets a tort. Si un ballet étoit uniquement composé de premiers danseurs et de premières danseuses ; l'exécution en seroit parfaite, et le compositeur pourroit alors se livrer à toutes les difficultés qu'offre le mélange des pas et des temps ; mais il y a bien de la différence à faire entre les talens des premiers sujets à ceux des figurants ; entre l'émulation des uns et l'insouciance des autres. En supposant que le corps de ballet présente quatre quadrilles de huit personnes chacun ; cela fournira quatre lignes transversales. La première formée par les coryphées exécutera avec régularité et précision ; la seconde sera un peu moins exacte ; un troisième sera traînante et inexacte, et la quatrième vraiment sans talons et sans intelligence, se tramera péniblement, embrouillera tout, gâtera tout. Pour parvenir à faire des ballets qui offriroient dans leurs parties et dans leur ensemble, des effets dont le public n'a pas encore joui, il faudroit que la composition du maître se subordonnât à la médiocrité des talens de ceux qu'il est obligé d'employer ; il faudroit qu'il travaillât pour les plus foibles, et qu'il réglât les pas à la mesure de leurs facultés et à l'impuissance de leurs moyens. Tout alors seroit fidèlement exécuté, tout marcheroit d'un pas égal, tout offriroit les tableaux intéressans qui résultent d'une entente parfaite et d'une exécution régulière. Je dois ajouter à ce que je viens de dire une observation d'autant plus juste que l'expérience et le succès en établissent la solidité. La danse de ceux qui composent le corps de ballet n'a presque point d'analogie avec celle du premier danseur. Les figurans doivent prononcer et articuler fortement tous leurs mouvemens ; ils doivent être, pour ainsi dire, brusqués et marqués d'un seul trait ; les attitudes doivent être dessinées avec vivacité et énergie ; ce n'est point en miniature que le ballet doit être peint, c'est à grands traits, avec de forts coups de pinceau. La perfection, le fini des pas, le moelleux des temps, les hardiesses dont l'étude et l'adresse dérobent les difficultés ; toutes ces qualités, dis-je, appartiennent aux premiers sujets, et ne peuvent être exécutées par ceux qui n'ont que des talens routiniers. Je vais établir une comparaison propre a étayer d'une manière solide mes observations et mes principes. Le jeu mâle, précis et correct qui règne dans l'exécution de l'orchestre de l'opéra ; l'ensemble parfait qui résulte de la manière vigoureuse que cet orchestre emploie pour produire de grands effets, ne peut être assimilé au jeu brillant et souvent fantastique des violons qui ne jouent que des sonnates et des concertos : il leur est libre d'orner et d'embellir leur ouvrage, de démancher jusqu'au chevalet, de se perdre dans des variations, d'entreprendre toutes les difficultés possibles, et de les vaincre ; voilà le grand violon comparé au premier danseur ; mais l'orchestre a son thême écrit, comme le corps de ballet a le sien dicté. Ils ne peuvent ni l'un ni l'autre se livrer à l'arbitraire et à la fantasie : ils doivent avoir une exécution mâle et nerveuse, observer toutes les nuances et le clair-obscur propres à augmenter le charme de l'exécution, sans toutefois ajouter ou diminuer au noté du compositeur ni au tracé du maître de ballets. Depuis 45 ans la danse est riche en temps et en pas ; mais elle a été économe et n'a point prodigué sa richesse dans l'exécution méchaniqne du corps de ballet : elle a senti que ce seroit employer ses moyens en pure perte. Depuis 20 ou 22 ans on a renoncé à cette règle établie par la sagesse et la convenance. A quoi faut-il attribuer ce changement destructeur de l'ordre, de l'ensemble et de la précision qui doivent régner dans l'exécution du corps de ballet ? uniquement à la musique ; c est a dire, au choix bizarre que l'on en fait. Rameau avoit posé les limites sages qui convenoient au genre de musique propre à la danse ; ses chants étoient simples et nobles : en évitant la monotonie des airs et des mouvemens aux quels ses prédécesseurs s'étoient livrés, il les avoit variés ; et ayant senti que les jambes ne pouvoient se mouvoir avec autant de vitesse que les doigts, et que le danseur étoit dans l'impossibilité de faire autant de pas que les airs présentent de notes, il les phrâsoit avec goût. Gossec, Floquet, le Breton ont suivi la route tracée par Rameau ; ils ont préféré la mélodie chantante aux grands éclats de l'harmonie, parce qu'ils connoissoient jusqu'à quel degré la danse pouvoit s'étendre. Gluck, Piccini, Sacchini parurent ensuite, et ces beaux génies, lorsqu'ils composèrent pour la danse, se conformèrent aux moyens des danseurs ; ils ne firent pour eux ni concertos, ni sonnates, ni symphonies. Gardel, maître des ballets de l'opéra est musicien, il joue fort bien du violon ; c'est un mérite de plus. Son frère possédoit également ce talent ; mais au lieu de l'emploier à la perfection de la danse, aux charmes, à la noblesse et aux repos de l'exécution méchanique, il s'en est servi, au contraire, pour la rendre diffuse, en exigeant d'elle qu'elle opérât des pieds avec autant de dextérité que les doigts ont à frapper toutes les notes. Il est un principe immuable. Un tout ne peut se mouvoir avec la même célérité qu'une partie de ce tout. Gardel a oublié cette loi. On a voulu combatre une vérité posée par la nature, sanctionnée par l'étude et l'expérience. La physique a démontré ce principe : il est invariable et ne peut être modifié. La danse étoit autrefois d'une exécution noble, sage, heureusement combinée, intéressante par son fini et ses belles proportions ; elle offroit successivement à l'oeil enchanté, des pauses et des repos agréables, où les graces du danseur se déployaient ; ce mélange artistement combiné présentoit de beaux contrastes : Ils étoient l'image d'un temps doux et tranquille qui succède à un orage impétueux. Dupré a établi ces règles et ces principes. Lany, dans un genre diamétralement opposé les a mis en pratique. Mais Vestris le père, en les étendant et y mêlant plus de variété, les a embellis. Dauberval à surpassé Lany ; il a ajouté à une exécution savante, de l'esprit, des graces naïves, et une expression vraie que l'école ne donne point, mais que la nature dispense à ses favoris ; le Picq, enfin, ce Prothée de la danse réunissoit tous les genres ; la facilité, le moelleux, l'harmonie qu'il mettoit dans tous ses mouvemens lui donnoieut un air céleste. Ces hommes rares avoient porté leur art au dernier dégré de la perfection ; mais ces précieux modèles ont été oubliés ; moi-même, Monsieur, je ne suis plus aujourd'hui considéré que comme un vieux radoteur incommode ; cependant ou s'attache à m'imiter, mais hélas ! de quelle manière ! Pour terminer ma lettre, j'avancerai que la danse actuelle n'offre que des temps sautillés, des pas hachés et un trépignement acceléré, qui deshonore ce bel art et lui ote sa parure. On me dira que ce genre est neuf, et je répondrai que les principes des arts établis parle goût et embellis par l'imagination sont invariables. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-16-noverre *date_1803 *creator_noverre On doit entendre par Coriphées, Monsieur, ceux qui sont à la tête des corps de ballets. Ils en sont l'Elite ; ils doivent, avoir du zèle, de l'intelligence et de l'exactitude. Ce sont eux qui fixent les allignemens, qui indiquent les dessins ; leur mérite est d'exécuter avec agilité et précision ; ils déterminent les figurans et les figurantes, qui sont derrière eux, à les suivre et à imiter tous leurs mouvemens. Les Coryphées étant les chefs du ballet, sont employés utilement dans les choeurs qui offrent l'image de ceux des Grecs ; ils participent à l'action ; il faut, à cet effet, qu'ils s'exercent à la pantomime ; car, dans cette situation la danse doit faire place à l'action ; il n'est plus question de pas brillans ; il faut des gestes expressifs qui remplacent les mouvemens des jambes ; ce sont les traits animés de la physionomie qui doivent suppléer au méchanisine des pieds. On emploie encore les Coryphées dans les rôles secondaires, qui exigent de la taille, de la figure et du maintien. Les Coryphées, lorsqu'ils sont bons, deviennent d'un grand secours au maître de ballets quand il sait s'en servir. Les arts sont frères ; ils s'entraident réciproquement et se prêtent de mutuels secours ; le chant, dans plusieurs circonstances, en emprunte à la danse : elle peut donc à son tour en demander au chant ; j'usai de celte complaisance réciproque ; elle assura mon succès, je dois cette nouveauté à une circonstance imprévue. Gluck avoit introduit quelques choeurs dans l'Alceste, qu'il donna à Vienne. Le poème de cet opéra étoit écrit en Italien. Il n'avoit pu rassembler qu'un petit nombre de chanteurs dans la ville ; il eût recours à ceux de la cathédrale ; mais ils ne pouvoient agir ni paraître sur le théâtre. Gluck les distribua derrière les coulisses. Ces choeurs étoient en action ; ils exigeoient du mouvement, des gestes et de l'expression. C'étoit demander l'impossible ; comment faire mouvoir des statues ? Gluck vif, impatient étoit hors de lui-méme, jettoit sa perruque à terre, chantait, faisoit des gestes ; peines inutiles ; les statues ont des oreilles et n'entendent point ; des yeux, et ne voyent rien : j'arrivai et je trouvai cet homme de génie et plein de feu, dans le désordre qu'impriment le dépit et la colère ; il me regarde sans me parler, puis rompant le silence il me dit avec quelques expressions énergiques que je ne rends pas : délivrez moi donc, mon ami, de la peine où je suis, donnez par charité du mouvement à ces automates ; voilà l'action ; servez leur de modèle, je serai votre interprète ; je le priai de ne leur faire chanter que deux vers a la fois, après avoir passé inutilement deux heures entières et employé tous les moyens d'expression, je dis à Gluck qu'il étoit impossible d'employer ces machines ; qu'elles gateroient tout ; et je lui conseillai de renoncer totalement a ces choeurs ; mais j'en ai besoin, sécria-t-il, j en ai besoin ! je ne puis m'en passer, sa peine m'inspira une idee ; je lui proposai de distribuer les chanteurs et de les placer derrière les coulisses, de telle sorte, que le public ne pût les appercevoir, et je promis de les remplacer par l'élite de mon corps de ballets, de lui f'aire faire tous les gestes propres à l'expression du chant et de combiner la chose de manière à persuader au public que les objets qu'il voyoit agir étoient ceux qui chantoient. Gluck pensa m'étouffer dans l'excès de sa joye ; il trouva mon projet excellent ; et son exécution produisit l'illusion la plus complexe. Cette heureuse tentative m'engagea à la tourner du côté de mon art et à en faire une seconde dans quelques scènes de mes ballets, lorsque les circonstances me le permettroient. Un ou deux exemples prouveront l'utilité qu'il y auroit à suivre, dans de certains instans, la route que j'ai tracée. Quelques choeurs cachés et peu nombreux ajouteroient au terrible de l'action et lui donneroient de la force et de l'énergie. Je ne demande point de vers ; je ne veux que des mots entrecoupés, des cris de désespoir et de douleur, et des exclamations propres à rendre plus effrayans les tableaux déchirans de la scène. Dans l'instant de l'horrible massacre des fils d'Egyptus que les Danaïdes leurs nouvelles épouses immolent par obéissance aux volontés barbares de Danaiis leur père, cette action se passe dans la première nuit de leur union et au milieu des ténèbres ; si lorsque le tyran inquiet et farouche paroit devancé par des esclaves portant des torches allumées pour le conduire au lieu du massacre il entend les cris plaintifs et les accens douloureux des mourans, (articulés par un choeur caché) ; si comblé d'allégresse, il fait ouvrir les rideaux qui dérobent au public cette action sanguinaire ; s'il frappe du poignard dont il est armé celles de ses victimes dangereusement blessées et qui implorent vainement sa clémence ; quel effet prodigieux un pareil tableau ne doit-il pas produire ! si ces rideaux se ferment et que Danaiis, content de scs forfaits, fasse éclater le plaisir farouche que son à me cruelle éprouve ; si à son départ, le jour paroit, et qu'au lever de l'aurore on entende des cris confus et effrayans poussés par les remolds, le repentir et la douleur ; (cris prononcés par un choeur de femmes) que dans cet instant, on voye les rideaux s'ouvrir encore et les Danaïdes les cheveux épars, les bras sanglans et armés de poignards fuir le lien de leurs forfaits, si on les voit poursuivies par les spectres de leurs époux, par les furies, les crimes, les remords et la vengeance personnifiés, si tourmentées par tous ces objets, elles sentent la terre s'ébranler et s'eutr'ouvrir sous leurs pas chancelans ; si eIles voyent paroitre la mort armée de sa faux et accompagnée) par les parques ; si elles frémissent et se prosternent en vain, si enfin la mort de concert avec Atropos tranche le fil de leirs jours, et qu'elles soient entraînées et précipitées par les démons dans le fond des enfers, il n'est plus possible que le spectateur puisse soutenir la vüe de tant de tableaux déchirans, sans en être vivement émû. C'est dans l'instant où les Danaïdes sont précipitées dans les enfers qu'Hypermnestre paroit et vole sur les gouffres encore ouverts, mais ils se ferment à l'instant, elle se jette à genoux, elle gratte, pour ainsi dire, la terre et voudroit l'entrouvrir de nouveau ; ses efforts, ses larmes et son désespoir sont superllus. Dans ce moment le farouche Danaiis paroit. L'état où il trouve sa fille lui persuade qu'elle a servi sa haine, et qu'elle a tranché les jours de son époux ; il la presse contre son sein et la console. Hypermnestre dissimule ; elle craint que la fuite qu'elle a préparée à Lyncée son époux ne soit découverte. C'est dans cet instant de crainte, de dissimulation et de frayeur que les satellites de Danaiis lui aménent le fugitif. Il vole dans les bras de son épouse ; il reçoit ses embrassemens ; mais le cruel Danaiis, trompé dans sa vengeance, ordonne que l'on enchaine les deux époux, et qu'on les arrache l'un à l'autre. Ils luttent avec courage contre les efforts des Satellites, ils se réunissent et se disent les plus tendres adieux. Danaiis exprime dans cette scène tous les sentimens que la crainte et la haine lui inspirent : Lyncée le menace, l'irrite et brave sa fureur ; Danaiis ordonne qu'on les sépare et qu'on les entraîne au supplice. Cette scène peinte avec les couleurs fortes et les pinceaux hardis de la tragédie, offroit une situation terrible. L'arrestation et le courage de Lyncée produisoient un grand contraste ; les embrassemens de deux époux qui s'adorent, la colère d'un père farouche, craintif et sanguinaire présentoient de grandes oppositions de caractères, d'intérêts et sentimens. C'est ainsi, Monsieur, que je terminois le quatrième acte de ce ballet tragique. Le site du cinquième acte représentoit une place publique au milieu de la quelle s'élevoit un bûcher ; les deux époux, en robes de victimes et couronnés de fleurs, étoient devancés et suivis par des soldats ; une foule de peuple s'assembloit dans cette place ; mais la résignation d'Hypernmese et de Lyncée, leur fermeté et leur constance, les embrassemens qu'ils se prodignoient et les adieux éternels qu'ils se faisoient, subjugnoient le peuple et l'intéressoient en leur faveur. Les soldats gagnés à l'avance, par les amis de Lyncée, se rangeoient du côté de l'innocence. Le tyran dévoré d'inquiétudes et d'impatience vouloit savoir si ses ordres avoient été exécutés. Il paroissoit, et outré de la lenteur que l'on opposoit à ses volontés, il commandoit qu'on allumât de bûcher. Dans ce moment le peuple se révoltoit et poussoit des cris d'indignation, (prononcés par des choeurs cachés) ; les troupes, par un mouvement spontané mettoient bas les armes ; Danaiis saisi de frayeur et outré de colère s'élançoit sur Hypermnestre l'entrainoit et levoit son poignard pour le lui plonger dans le sein au premier mouvement ou l'on tenteroit de venir à son secours. Lyncée effrayé du danger qui menacoit son épouse, se jettoit aux genoux du tyran et mêloit ses larmes à ses prières. Le coup étoit suspendu ; mais les amis de Lyncée arrivoient furtivement ; l'un d'eux arrêtoit le bras de Danaiis et le dèsannoit, tandis qu'un autre lui portoit le coup mortel destiné à Hypermnestre. Ce roi chanceloit et tomboit mourant. Lyncée et Hypermnestre se jettoient sur son corps ensanglanté : déjà la mort s'imprimoit sur ses traits ; des mouvemens convulsifs annonçoient son dernier instant ; c'est en vain que ses enfans le pressoient et le conjuroient de jetter sur eux un régard de clémence : Danans toujours cruel détournoit avec horreur ses yeux de dessus eux, ou, si par hazard, il les regardoit, c'étoit toujours pour leur reprocher sa mort, leur prouver qu'il emportoit sa haine, et qu'il expiroit avec le regret de n'avoir pu éteindre ses crimes dans leur sang. C'est par ce dernier tableau, Monsieur, que je terminois ce sujet véritablement terrible que la fable m'avoit fourni. Cette représentation fit une telle impression sur une partie du peuple, qu'en voyant les Danaïdes, les spectres, la mort et les parques, elle prit la fuite. Deux poëtes Italiens, au service de deux souverains, vinrent me complimenter ; le coeur ému, et les yeux encore baignés de larmes ; ils me dirent : vous êtes aujourd'hui le Sehakespéar de votre art, vous êtes cruel, et pour sécher nos pleurs, vous auriez du terminer votre ballet par une jolie contredanse. Ce conseil bizarre donné par deux hommes spirituels mais vivement affectés me persuada que je ne pouvois recevoir un éloge plus flatteur. Je leur dis : vous venez de voir l'enlevement de Proserpine et les Danaïdes. Allez vous délasser à la foire du Caire. Les caractères de ce ballet sont variés ; ils vous dédommageront du chagrin que je viens de vous faire éprouver. Je passe à un second exemple. J'employai au dernier acte de la mort d'Agamemnon des choeurs chantants et dérobés aux regards du public. Oreste prévenu à l'avance du retour de son père à Mycènes y arrive. Il apprend par Electre l'assassinat affreux qu'Egiste vient de commettre sur leur père. Oreste au désespoir ne respire que vengeance. Il descend dans le tombeau de ses ancêtres à dessein d'orner la tombe d'Agamemnon de branches de Cyprès et de laurier, de la couvrir de fleurs, de l'arroser de ses larmes et de faire des libations. Une pompe funèbre annonce l'arrivée d'Egiste et de Clytémnestre. Cet assassin voulant dérober son crime, emprunte le masque de la douleur et l'accablement du desespoir. Clytémnestre emploie à son tour, les moyens que la fausseté fournit aux âmes criminelles, tant pour séduire le peuple que pour dissiper ses soupçons. Elle fait un sacrifice aux manes de son époux ; l'autel, les trépieds, les victimes, les prêtres et les sacrificateurs annoncent cette lugubre ceremonie. Au signal donné parle grand prêtre, tout le peuple tombe a génoux, ainsi que Clytéimnestre, Egiste et leur suite : Le corps humblement combé et les yeux attachés vers la terre, ils ne sortent de cette attitude respectueuse que pour élever les bras vers le ciel ; mais dans cet instant, le dieu du Tonnére Lance ses foudres ; les portes du tombeau s'ouvrent avec fracas, son intérieur est embrasé. Oreste poursuivi par les Euménides et inspiré par elles se fraye un chemin à travers les flammes, cherche de l'oeil et de la main l'assassin de son père ; il l'apperçoit, vole à lui et armé du fer vengeur des furies il le lui plonge dans le sein. Clytémnestre voulant couvrir de son corps celui de son amant reçoit les coups que la rage d'Oreste destinoit à Egiste. C'est dans cet instant que le choeur agissant s'ébranloit, qu'il fré missoit d'horreur et d'épouvante, et que le choeur chantant articuloit quel horreur ! quel crime affreux ! ah dieux ! etc. Oreste revenu à lui-même et jouissant d'un instant de calme ouvroit les yeux, et, en apper cevant une femme voilée et mourante, secourue par Electre et entourée par un ! foule de femmes empressées à la soutenir, s'approchoit d'elle en chancelant et soulevoit d'une main timide et tremblante le voile qui lui déroboit ses traits ; il reconnoissoit sa mère, il reculoit épouvanté de son crime. Son expression disoit ah dieux ! quel crime ! Electre par son action lui repondoit frère barbare, c'est ma mère ! et le choeur répétoit, monstre, c'est ta mère ! tremble, frémis ; oh crime épouvantable ! fuyons, abandonnons ces lieux cette action fortifiée par l'orchestre, soutenue par une pantomime animée et vivifiée par les choeurs produisit le plus grand effet, c'est à dire le plus terrible. Oreste livré aux furies, est en proye à tous les tourmens qu'elles lui font éprouver ; cette scène offre des groupes et des situations dont il résulte les tableaux les plus effrayans. Electre accourt et vole au secours de son frère ; dans cet instant, il tombe sur les marches du tombeau ; Electre se précipite sur son corps mourant, les furies et leur suite (qu'elle est censée ne pas appercevoir) forment le dernier groupe de cette action. J'entendrai dire à la plupart des maîtres de ballets, si toutefois ils me lisent, que cette action est noire, que la danse ne doit offrir que des images riantes, que les sujets tristes doivent être absolument proscrits, et que l'art n'exige que de la gaieté et de l'enjouement. Je leur demanderai si le sujet de Médée est bien joyeux, si une femme jalouse et barbare qui empoisonne sa rivale, brûle son père, poignarde ses propres enfans, et embrâse le palais de Créon, offre des peintures riantes et agréables ? Cependant ce ballet a eu à Paris et sur tous les théatres de l'Europe les plus brillans succès. On vient de réprésenter, tout récemment, à St. Petersbourg mon ballet de Médée, et la sensation qu'il a généralement faite, m'a valu de la part de sa Majesté l'Empereur une marque de distinction d'autant plus flatteuse que je n'avois aucun titre à la solliciter auprès de ce grand Prince protecteur des arts et ami des sciences. Ce Monarque déploye chaque jour en leur faveur ce sentiment de bienfaisance et de générosité qu'il a pris soin d'associer aux vertus qui le caractérisent. Je dois rendre ici hommage à la vérité et payer par gratitude les sentimens de reconnoissance que le Picq, mon élève a fait éclater envers son maître et son ami ; sentimens rares qui s'allument et brillent un instant par le besoin et la nécessité ; mais qui s'éteignent pour toujours dans la plupart des élèves, lorsque leur amour-propre leur conseille d'abandonner leurs maîtres, et de rayer de leur mémoire les tendres soins, les peines et les fatigues qu'ils se sont donnés pour assurer tout à la fois leur existence et leur réputation. Le Picq a déployé envers moi ces sentimiens que je croyois éteints. Il ne m'avoit pas écrit depuis vingt ans, et à dater de cette époque, il savoit que je m'occupois à écrire sur mon art, à l'embellir par des productions nouvelles, et à rendue un compte fidèle des voyages et des entreprises de mon imagination. Au commencement de celte année il m écrivit ; il m'annonça qu'il venoit de remettre pour l'inauguration d'un nouveau et magnifique théatre, mon ballet de Médée ; qu'il en avoit dédié Je programme à Alexandre premier ; que cette production avoit plu à Sa Majesté Impériale. Le goût du Souverain est un coup électrique qui frappe tous les objets qui l'environnent. Le Picq profita de la circonstance et fit demander à l'Empereur qu'il me permit de lui dédier mon ouvrage, non seulement sa Majesté Impériale consentit a recevoir cet hommage, mais par une suite de sa munificence et de sa générosité elle ordonna que les frais de l'impréssion seraient acquittés par son trésor. Après une digression dont mon coeur avoit besoin, je reviens aux maîtres de ballets qui sont pour moi des êtres parfaitement inutiles à un art que j'ai embelli. J'y ai posé des bornes, après en avoir étendu les limites. S'ils les passent, je m'empresserai de faire leur éloge. Le compositeur de ballets et le peintre sont les maîtres de choisir à leur gré tous les grands tableaux que la nature a soumis à leurs pinceaux ; et tout ce que les livres saints, la poésie, la fable et l'histoire leur offrent d'agréable, de sérieux et de tragique, la peinture en jouissant du privilège sanctionné par le génie et approuvé par l'imagination, a tracé la peste de St. Hoch, le massacre des Innocens, celui de la St. Barthelemi ; et il n'est pas douteux qu'un jour ses pinceaux hardis ne nous peignent ceux de notre révolution. Le maître de ballets doit être peintre à son tour et jouir pleinement du même privilège. Mais c'est assez parler, c'est assez écrire pour des hommes qui ne m'entendront peut-être pas. Il faut leur laisser leur routine accoutumée ; il faut qu'ils persistent à peindre en camayeux, qu'ils n'abandonnent point les transparents, tristes enseignes de la médiocrité ; qu'ils continuent à copier et à dégrader les productions bizarres des Boulvards et celles des artistes estimables qui suivent la route que j'ai tracée. Les arbres les plus précieux, les fleurs les plus éclatantes ont leurs insectes qui les dévorent. Je m'attache à les détruire lorsqu'ils attaquent les fleurs de mon jardin. Cette culture intéressante fait les délices de l'homme sage ; en examinant leur éclat, leur fraîcheur, leurs couleurs brillantes, et en voyant ensuite la dégradation de leurs formes et la diminution de leur beauté, il retrouve dans cette métamorphose succéssive l'image de sa naissance et de sa mort. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-17-noverre *date_1803 *creator_noverre Le costume, Monsieur, dont je n'ai parlé que superficiellement, me paroit trop essentiel au charme de la scène, pour que je ne revienne pas sur cet objet. Les changemens perpétuels et inconsidérés qu'on s'est permis de faire à des usages établis et consacrés par les siècles, m'autorisent à m'étendre sur les abus qui se sont introduits dans celle partie ; changemens bizarres qui ne doivent leur naissance qu'au caprice ; or, on sait que le caprice est rarement le modèle du bon goût. Le mot costume, que l'on doit aux Italiens, s'est naturalisé en France : il n'étoit employé jadis que pour la peinture, la sculpture et le théâtre. Les François lui ont donné la plus grande extension, et il est devenu le mot à la mode. Les tailleurs, les tapissiers, les marchandes de modes, les perruquiers, les couturières et les cordonniers, ne font rien, n'imaginent rien qui ne soit dans le costume. Ou ne sera pas étonné de la banalité de ce mot, lorsqu'on apprendra qu'il n'y à plus d'ouvriers ni d'artisans en France, et que par un miracle de la folie, ils ont été transformés en artistes. Il faut espérer pour leur gloire qu'ils auront un jour des académies. L'opéra a été regardé long-tems comme l'école du bon goût ; le costume y étoit observé ; les actrices et les danseuses surtout, s'habilloient avec élégance. Mlle. Guimard imitoit les graces dont elle étoit la favorite, et retraçoit dans sa danse tout ce qu'elles ont de divin ; elle étoit recherchée dans ses vêtemens et ses ajustemens ; devenue l'oracle du bon goût, les dames de la cour et la ville s'empressoient de la consulter. Tout est bien changé, Monsieur, l'opéra, de modèle qu'il étoit, est devenu la copie des femmes de la ville. La première qui arbora l'étendard de l'indécence est Me T….. ; elle supprima les jupes et les manches de ses vêtemens ; elle proscrivit toutes les étoffes qui n'avoient point de transparence : des gazes légères et des crêpes encore plus légers composoient ses vêtemens que le souflé des zéphirs faisoit voltiger à son gré et à celui des amateurs de la belle nature. Cette mise scandaleuse fut adoptée par toutes les jeunes femmes ; celles d'un certain âge la critiquoient, les unes par un sentiment de pudeur, et les autres par la nécéssité de dérober aux regards des charmes que le tems avoit flétris. Ce costume s'est malheusement introduit à l'opéra surtout dans les ballets. La scène brillante de ce spectacle magnifique s'est métamorphosée en scène de scandale et d'impudeur. Les femmes de la ville changent de forme et de costume tous les mois ; ne croiroit-on pas qu'elles sont honteuses d'être Françaises ? Tantôt elles sont Circassiennes, et tantôt Egyptiennes : quelques semaines après elles adoptent le costume des femmes du sérail et l'abandonnent ensuite pour prendre celui des Lacédémoniennes ; par un caprice qui est sans exemple, elles ont quitté leurs cheveux, ce magnifique ornement que la nature a placé sur leur tête pour couronner leur front et servir de diadème à la beauté. Cette parure simple et noble a été remplacée pendant quelque tems par des perruques ridicules. Les femmes qui étoient brunes aujourd'hui, étoient blondes le lendemain ; de cette couleur elles passoient au châtain, et donnoient quelques jours après la préférence aux cheveux roux. Ces amas de cheveux étrangers désagréables et mal peignés contrastaient horriblement avec les sourcils et les cils des yeux qui restent constament de la couleur que la nature leur a primordialement imprimée. Ces perruques ont passé de la ville à l'opéra. Les habitans de Paris ayant adopté ces éxtravagantes mascarades, sont aujourd'hui Titus, le lendemain Caracalla, et le surlendemain Brutus. Les danseurs de l'opéra ont pris le costume du jour, et se sont consacrés à toutes les perruques possibles. Je dois avouer que non seulement elles sont très commodes pour les danseurs, et qu'elles conviennent beaucoup mieux à l'imitation de la coiffure des Grecs et des Romains etc. que des cheveux frisés et poudrés ; En l'année 1762 je déclarai la guerre aux énormes perruques de l'opéra parce qu'elles étaient ridicules et qu'elles s'opposaient à la vérité du costume et aux proportions que la tête doit avoir avec le buste : mais je ne proscrivis pas celles qui pouvoient les établir, car j en fis un usage constant dans tous les caractères qui exigeoient de la vérité et de la ressemblance. Il n'y a pas un spectacle en Europe qui puisse réunir tant de talens divers que l'opéra. Tous les beaux arts s'empressent à lui prêter leurs secours et leurs charmes ; il est celui des sens, et sa composition fait le plus grand honneur au génie et à l'imagination brillante des François. Ce spectacle seroit sans doute le plus étonnant et le plus parfait de l'Europe, si toutes les parties qui le composent étoient soignées plus scrupuleusement ; et si le caprice, enfin, cessoit de prévaloir sur le bon goût. Il faut espérer qu'il triomphera un jour de la mode et de la folie. Je conviendrai avec autant de douleur que de vérité qu'il ne m'a pas été possible pendant mon séjour à Paris de subordonner aucun premier sujet aux lois sages du costume. Je ne pus obtenir de bannir l'or et l'argent dans la représentation du ballet des Horaces ; il fallût, par (un arrêt de la sottise) que les Horaces fussent chamarrés d'or, et que les Curiaces le füssent d'argent. Camille, cette fière Romaine étoit aussi élégament vétue que Cléopâtre, lorsqu'elle sortit de sa barque dorée pour subjuguer le coeur d'Antoine, et que le peuple la prit pour la mère de l'Amour ; mais une chose incroyable c'est que je ne pûs parvenir a faire mettre des casques aux Horaces et aux Coriaces, et à laire disparoitre leur chevelure. Ils avoient cinq boucles de cheveux de chaque côté poudrées à blanc, un toupet très-exhaussé, nommé improprement toupet à la Grèque. J'avois beau leur crier qu'ils n'étoient pas Grecs, et qu'ils ne pouvoient l'être dans la représentation d'un sujet tiré, pour ainsi dire, du berceau des Romains. Toutes mes prières et mes bonnes raisons firent naufrage. Je pourrois ajouter à ce fait mille autres circonstances aussi affligeantes pour l'art que pour l'artiste ; mais l'histoire de la sottise ne pouvant intéresser les gens d'ésprit, je reviens au costume, comme à la partie la plus intéressante de la scène. Il est le portrait fidèle de toutes les nations et fait le charme des représentations théâtrales ; sans costume point d'illusion, point d'intérêt, plus de plaisir. Les loix du costume s'étendent sur toutes les parties de la scène, sur tous les objets qui s'y montrent, sur tous les acteurs chargés des rôles, sur les comparses ou personnages muets qui doivent l'embellir. L'unité de costume doit exister avec des gradations et des modifications, non seulement dans le vêtement, mais encore sur tous les objets animés et inanimés de la scène. Si le costume n'est point absolument vrai, il doit être au moins vraisemblable. Se néglige-t-on un peu (et toujours par complaisance) sur celui des principaux acteurs qui doivent être regardés comme les premières figures d'un vaste tableau ; Il faut au moins que tous les objets qui les entourent, et que toutes les choses qui les environnent, portent le caractère sevère de la nation éloignée que l'autour a transporté sur la scène. Sans cette précaution l'éffet sera nul, le but sera manqué, et la représentation privée de cette vérité qui en impose, ne pourra entraîner le spectateur à l'illusion ; elle ne produira pour lui qu'une sensation médiocre. Le public est l'image des enfans : il en a l'inconstance et la frivolité ; perpétuellement curieux, il aime à être transporté vers de nouveaux objets ; plus les jouets qu'on lui présente sont étrangers à ses habitudes plus il les trouve précieux. Nous sommes en général accoutumés à priser ce qui est ancien et ce qui nous vient de loin ; nous aimons à admirer dans une perspéctive immense tout ce qu'il nous est impossible de distinguer : plus les objets s'éloignent, plus ils s'agrandissent au miroir de notre imagination ; delà bien des succès éphémères, qui réellement n'ont eu d'autre mérite qu'un costume imposant, beaucoup de pompe, et quelques coups de théatre gigantesques. C'est d'après cette réflexion qu'il faut convenir que nous n'avons plus de Corneille, de Rabin, de Voltaire et de Crébilion. On doit entendre par costume tout ce qui peut contribuer, par une imitation fidelle, à procurer à l'oeil le plaisir de l'illusion, et transporter le spectateur par le prestige des beaux arts, dans le climat et chez la nation dont on lui trace la peinture. Les lois du costume ne se bornent point au vêtement. Les décorations étant aux représentations dramatiques ce que la toile est au tableau ; elles doivent être préparées à recevoir les personnages que le poète ou le maître de ballets y distribuent. Sans cet accord rien n'est ensemble, tout est privé d'harmonie, rien ne s'entraide, tout se choque, se détruit, et tout, pour ainsi dire, devient antipathique. On peut encore entendre par costume, le caractère, les moeurs, les usages, les lois, la religion, les goûts et le génie d'une nation quelconque ; ses habitudes, ses armes, ses vétemens, ses bàtimens, ses plantes, ses jardins, ses animaux, les productions de ses arts et de son industrie etc. Les accéssoires soit d'utilité, soit d'ornement, embellissent les tableaux de la scène ; mais la forme variée de ces accéssoires doit être étudiée. Les vases, les coffrets, les banières, les étendards, les instruments, les pavois, les brancards, les chars, les armes, les cassolettes, les trépieds etc. exigent que tout ait des formes qui s'éloignent absolument de celles que nous donnent nos manufactures et nos artistes ingénieux. Quel est le théâtre qui puisse se vanter d'avoir rempli une seule fois, les obligations que le costume impose ? j'ai si constament vu le contraire, que je me persuade qu'il n'y à qu'un Prince ami des arts et protecteur des talens ; ou le théatre des arts, (qui puisse offrir ce grand et vaste cadre qui réuniroit à la fois tous les genres de beautés. Une grande représentation théatrale exige le concours de plusieurs arts ; mais par une fatalilé trop commune chaque artiste adopte un goût et une manière de faire, qui dégénère en habitude. Est-ce là l'operation du génie, de cet ésprit créateur qui doit enfanter tant d'objets divers ? Le peintre en architecture théatrale se cramponnera aux règles, il ne voudra pas sortir les ordres adoptés par l'art. Si la scène est chez les Péruviens, et qu'il doive tracer le temple du soleil ; il choisira à coup sur l'ordre Corinthien. Voilà le spectateur chez lui par l'inéptie de l'artiste : et l'homme de goût qui vouloit être transporté à deux mille lieues de Paris est tout étonné de se trouver dans l'eglise de Ste. Geneviève. Est-il question d'une forêt antique et éloignée plantée par la main des siècles ; le peintre-paysagiste ne portera ses regards que sur les objets qui l'entourent : il choisira dans son portefeuille, les études qu'il aura faites, et il nous conduira tout droit à une des forêts les moins éloignées de son domicile. Veut-il nous montrer les magnifiques jardins du sérail préparés pour une fête que sa hautesse donne à ses sultanes ? nous y reconnoitrons nos arbres, nos plantes, nos fleurs, nos fruits, notre simétrie, et nous serons surpris de ne voir dans cette composition que le jardin des Tuilleries, ou ceux de Trianon. Le dessinateur des habits s'abandonne à une complaisance impardonnable ; il sacrifie la vérité du costume aux fantaisies des acteurs, aux caprices des danseurs et des danseuses, et loin de trouver dans le vêtement le costume d'une nation éloignée, on ne voit que la bigarrure et l'extravagance d'une grande mascarade. Le musicien qui ne veut connoître d'autre genre et d'autre costume que le sien, s'abandonne à ses modulations favorites, à la tournure uniforme de son harmonie et aux chants familiers de sa mélodie. Son génie ne le transportera pas à mille lieues de son clavecin, et il composera en resserrant son imagination dans son cabinet, une musique très bonne suivant les règles de son art, mais elle péchera contre celles du goût et de la convenance ; elle ne sera ni caractéristique ni imitative. Le maître des ballets, souvent homme-machine, bien plus accoutumé à parler aux jambes qu'à l'esprit, plus habitué aux mouvemens des pieds qu'à ceux des passions, fera agir et danser dans le même sens et de la même manière, tous les peuples de la terre. La danse Française sera donc celle de toutes les nations ; elle ne présentera dans son exécution aucun signe caractéristique et n'offrira aucun genre distinct. Cependant les vêtemens varieront de formes, de caractères et de couleurs, et la danse restera toujours la même. Cette monotonie de mouvemens, d'attitudes et des pas, offrira les mêmes effets. Cependant on ne parviendra à faire tracer à la danse des caractères variés qu'en imitant. C'est à l'imagination du maître de ballets à se transporter chez les peuples différens de nous : S'il ne pont nous montrer le vrai, il nous montrera au moins le vraisemblable. Il me reste maintenant à vous dire, Monsieur, quelques mots sur les convenances ; car elles sont, pour ainsi dire, filles du goût et du costume. J'entends par convenances l'accord et l'harmonie que toutes les parties d'un ballet doivent avoir partiellement pour former un tout sage et un ensemble bien entendu. C'est cette convenance (trop négligée), qui assigne a chaque acteur la portion d'intérêt qu'il doit prendre à l'action, et celle de la passion qui le meut selon son âge, son emploi, ou sa dignité. C'est cette convenance qui doit être la boussole du maître des ballets ; le guider dans le choix de la scène ou des décorations, des bâtimens, des jardins et des accessoires. Ce seroit manquer aux règles du goût et des convenances que de vêtir Apollon avec des peaux, de semer de Fleurs l'habit d'Hercule. Ce seroit un autre contre-sens qui blesseroit encore les convenances que de prêter à Vénus dans les accès de sa jalousie, les teintes fortes et les couleurs vigoureuses qui doivent peindre celle de Médée trahie par Jason, ou d'Armide abandonnée par Renaud. Ce seroit manquer à la convenance et aux lois du costume, de confondre les tems et les lieux par des anachronismes. La convenance est aux arts imitateurs ce que l'honnêteté et la bienséance sont à la société : que l'on brise ces liens ; tout est dissous. Il est extravagant de confondre le costume adopté par la peinture avec celui qui est propre au théâtre. Dans la peinture, les objets une fois placés n'ont que le mouvement de l'instant que le peintre a choisi ; le nû qui favorise cet art et qui est étudié partiellement, dans ce que la nature présente de plus parlait, ne peut être adopté pour le théâtre, toutes les draperies de peintre enchaînent et lient les objets ; mais les draperies jettées avec art, groupées avec intelligence n'ont qu'un mouvement instantané. La danse au contraire doit présenter à chaque instant, de nouveaux dessins, de nouveaux groupes et de nouveaux tableaux. Il est donc un art ou un pressentiment heureux, qui apprend à juger des éffets par l'assortiment des couleurs ; de telle sorte que cinq principaux personnages obligés de changer de place, et de former successivement divers tableaux, doivent être vêtus de manière à n'offrir que des groupes qui se lient par le choix et l'entente des couleurs. Si ces couleurs sont mal choisies, elles contractent une sorte d'antipathie ; elles se heurtent, se choquent et se détruisent ; le nù ne doit donc être employé au théatre qu'avec l'économie du goût et de la décence. Les captifs d'Hercule et d'Agamomnon peuvent être pieds nus, c'est-à-dire, avec des bas doigtés ; mais ce costume scrupuleux deviendroit trop sévère et même dégoûtant s'il étoit régulièrement observé et pour Hercule et pour Agamemnon. Dailleurs, la danse étant l'art des mouvemens doit être débarrassée de toutes les entraves qui s'opposeraient à son exécution. J'avouerai avec peine qu'on a franchi aujourd'hui la ligne qui met une barrière entre le vrai et le faux, entre la décence et l'indécence ; entre le bon goût et l'extravagance. Nos danseuses ont adopté le costume des Lacédémonienues ; elles sont presque nuës ; une gaze légère leur sert de jupes et les pirouettes sans fin soulèvent ces voiles légers et découvrent toutes les formes que la pudeur et l'honnéteté eûrent toujours le soin de dérober. Le vêtement des hommes est tout aussi indécent ; une espèce de petit jupon ne couvre que la moitié de la cuisse ; les jambes, les bras et le corps, imitent le nû ; s'ils n'étoient pas vêtus élégamment, il me sembleroit voir des garçons boulangers et des brasseurs livrés à leurs travaux grossiers. Dans un autre moment je parlerai de la danse telle qu'elle existe aujourd'hui. On verra qu'elle s'accorde à merveille avec l'accoutrement ridicule et fantastique du danseur. Le goût et le génie ont éteint leurs flambeaux. Les Graces ne sont plus conduites par la décence. Il faut espérer que la raison reprendra un jour ses droits, et que honteux de nous être rendus tributaires de la folie, nous anoncerons à son empire, et que les arts fatigués du bruit de ses grelots, prêteront enfin l'oreille aux accens de la vérité et aux sages leçons de la nature. Eu comparant le costume actuel avec celui des Romains, nous toucherons aux deux extrêmes. Le résultat de mes observations vous prouvera que chaque siècle a eu ses ridicules et que les goûts les plus bizarres se sont introduits furtivement, a des époques mêmes, où les sciences, les talens et les arts avoient atteint le plus haut dégré de splendeur et de perfection. Il faut laisser aller le monde, et se convaincre que le mal se place toujours à coté du bien, et que la folie s'assied souvent entre la sagesse et la raison. Je suis. etc. **** *book_ *id_lettre-18-noverre *date_1803 *creator_noverre Vous voulez, Monsieur, que je vous trace le portrait de Garrick, de cet homme extraordinaire, qui fut tout à la fois le Protée, l'Esope, et le Roscius de son siècle. Pour bien peindre cet acteur sublime, il faudroit avoir votre goût et votre génie ; je ne vous offrirai donc qu'un croquis très-imparfait des principaux traits de ce grand homme ; laissant à votre plume éloquente le soin de les embellir, et de faire un tableau frappant de ce qui n'est chez moi qu'une foible esquisse. Mais une réflexion me fait tomber la plume de la main. Je me souviens que je me hazardai jadis de crayonner, dans mes lettres sur la danse, les talents immortels de Garrick. Je ne puis donc vous donner que le développement de ma première pensée ; ce seroit toujours les mêmes traits que j'aurai à saisir. Apelle peignit Alexandre plusieurs fois, et donna à ces différents portraits le charme de la ressemblance, et les attraits séduisans de la vérité ; mais il s'en faut bien que j'aye à ma disposition les pinceaux, et les couleurs brillantes de ce peintre célèbre. Au reste, Monsieur, en vous obéissant, j'aurai rempli les devoirs sacrés de l'amitié ; j'aurai semé, d'une main tremblante quelques fleurs sur la retraite momentanée de mon ami ; et en vous entretenant de ses talens, de ses connoissances, de ses vertus sociales, j'aurai rendu hommage à la vérité, et satisfait à l'obligation que m'imposent l'admiration et la reconnoissance. Il seroit bien à souhaiter, Monsieur, que les hommes de lettres employassent un instant leurs plumes savantes à célébrer les talens des artistes estimables, à qui le tems ordonne de cesser leurs travaux, ou à qui la parque commande de descendre dans la tombe, ils les arracheroient, pour ainsi dire, de leurs sépulcres ; et en les ressuscitant dans la mémoire des hommes, ils leur assigneraient une place au temple de l'immortalité. Garrick, comme acteur, est étonnant. Il joue la tragédie, la comédie, le comique et la farce avec la même supériorité ; il joint à la plus belle diction le ton et les accents vrais de la nature, faire répandre dans la tragédie un torrent de larmes, effrayer le public, l'entrainer à la terreur, et l'épouvanter par la vérité des tableaux déchirans, qu'il lui présente, le pénétrer de la plus vive douleur, l'électriser au feu des passions, et des sentimens, qui embrâsent son âme, tel est le talent de Garrick, tels sont les effets d'une expression vraie, d'une déclamation animée, qui tient tout de la nature, et qui n'emprunte presque rien de l'art. Après avoir représenté les plus grands caractères, il reparoit un quart d'heure après dans la petite pièce ; et en jouant le valet imbécille d'un chimiste, il tarit les larmes qui couloient encore ; il entraîne les spectateurs à la joye, et les éclats de rire succèdent bientôt à la plus sombre tristesse. Telle étoit, Monsieur, la magie enchanteresse de Garrick. J'oserai dire qu'il avoit autant de sortes de voix que de physionomies différentes, qu'il avoit l'art d'adapter, sans charge et sans rivialité, à la foule immense des caractères, qu'il avoit à rendre. Son âme forte, mais sensible se répandoit sur tous les traits de sa physionomie, et les imprégnoit des sentimens, et des passions qu'il avoit à peindre. Les talens extraordinaires de Garrick m'ont convaincu de l'existence des Protée, des Pylade, des Batyle et des Roscius. Il pouvoit être regardé comme le légataire de ces hommes rares, qui firent jadis l'admiration d'Athènes et de Rome. Ses gestes sont éloquents, parce qu'ils ne sont point étudiés dans une glace infidèle, qu'ils sont mus par les passions, dessinés par le sentiment, colorés par la vérité, et que le principe de leurs mouvemens réside dans l'âme de l'acteur. J'ajouterai qu'il a trouvé dans sa sensibilité le sublime du silence. Son expression est pure, elle n'est pas plus étudiée que ses gestes ; des transitions heureuses, un silence effrayant, et qui annonce l'éclat des passions, un débit simple en apparence, qui sert de repoussoir aux grands traits d'éloquence, et a ce sublime que Mlle. Dumesnil possédait à un si haut degré de perfection ; tel est Garrick. Cet acteur vraiment magique m'avoit réconcilié avec les monologues, et les a parte ; je les avois regardés comme le triomphe des contre-sens de la plupart de nos acteurs ; mais ne pourroit-on pas reprocher à quelques-uns de nos auteurs l'abus qu'ils en ont fait, ou la négligence qu'ils ont mise à travailler ces morceaux ? L'acteur, quelque célèbre qu'il soit, ne peut mettre de l'action, et de l'intérêt là où il n'existe que des mots ; il ne peut tirer des étincelles d'un morceau de glace, ni prêter de la force et de l'énergie à un hors-d'oeuvre déplacé, et absolument dénué de toutes les qualités qui constituent le monologue. Ces situations pénibles et forcées tiennent de loin en loin à la nature. Je les regarde comme le trop plein d'une âme fortement agitée par quelques passions violentes, ou par de grands intérêts. Dans ce moment où l'homme égaré marche, profère quelques mots sans suite, tombe dans le silence et l'abattement, en sort avec désespoir, articule des phrases entrecoupées, verse quelques larmes, double le pas sans savoir où il va, s'arrête, lève les bras au ciel, exprime, par un morne silence, et le geste de la douleur, combien son àme est déchirée ; une telle situation, dis-je, annonce le désordre de la raison, et ne peut être regardée que comme le délire de la passion. Dans ces situations très-difficiles à rendre, Garrick oublioit l'univers. Il ne parloit qu'à lui seul ; il avoit les yeux ouverts, et ne voyoit personne ; ses pas étoient errants, son àme s'imprimoit sur ses traits ; ses gestes remplis d'expression parloient lorsqu'il se taisoit, et il étoit sublime dans ces morceaux ; il on étoit ainsi des à parte ; attentif à ce que les interlocuteurs disoient, il en faisoit son profit, mais ne mettoit jamais le spectateur dans la confidence ; il savoit que l'à parte est l'expression d'une réflexion vive et prompte, qui nait de l'intérêt que l'acteur prend à l'action qui se passe devant lui a la conversation qn'on y tient, et dont le résultat doit être à son avantage. Garrick étoit pour ainsi dire à l'affût de la nature ; il la guettoit sans cesse et la saisissoit toujours avec précision. Il ne se trompoit jamais dans le choix des teintes qu'il devoit employer pour la peindre ; dans les instans, par exemple, où il étoit accablé d'une profonde affliction, il ne faisoit point de gestes ; les traits de sa physionomie et ses larmes accompagnoient son récit ; si dans ces momens pénibles il s'en permet toit quelques uns, ils étoient lents, resserrés, et comprimés par la douleur. Dans les passions vives et violentes, l'expression animée de ses traits devançoit toujours le geste ; c'étoit l'image de la fondre qui frappe avant que l'éclair perce la nüe. Garrick étoit d'une taille médiocre, mais il étoit parfaitement bien fait, il avoit une figure vive et animée ; ses yeux disoient tout ce qu'il vouloit dire. La nature lui avoit fait, un don bien précieux, en prêtant à tous ses traits, et aux muscles de son visage la plus parfaite mobilité, de telle sorte que sa physionomie étoit le miroir de son âme, qu'elle se ployoit, cl se déploiyoit avec une heureuse facilité aux sentimens et aux passions qu'elle éprouvoit. Le jeu perpétuellement varié de sa figure, soutenu par des regards remplis de feu, animoit sa diction, et lui donnoit cette énergie du silence, quelquefois plus éloquente que celle du discours. Gairick avoit une mémoire imperturbable. Le souffleur étoit pour lui une machine étrangère, dont il ne connoissoit ni l'usage ni l'utilité. Cette faculté prodigieuse devoit nécessairement lui procurer cette aisance, et celle sécurité si essentielle au jeu de l'acteur, qui, dans le cas contraire, se trouve perpétuellement. embarrassé. La peur de manquer de mémoire l'occupant sans cesse, met des entraves à son débit, et rend sa déclamation lourde et traînante. Ce n'est qu'en tremblant qu'il se livre aux grands élans des passions ; il ne les peint qu'avec des demi-teintes, et toujours dans la gêne, il oublie tout ce qui pourroit prêter de la force et de l'énergie à sa diction ; la crainte qu'il a de rester court l'enchaine au milieu des plus belles tirades, et des couplets les plus intéressants ; toujours moins occupé de ce qu'il dit que de ce qu'il a encore à dire, ses gestes, son maintien, et jusqu'à son silence, portent l'empreinte de la crainte et de l'inquiétude. Un comédien sans mémoire, un danseur sans oreille, et un chanteur privé d'une intonation juste ne peuvent prétendre à la perfection que leur état exige, parceque les premiers moyens leurs sont refusés par la nature, et que tous les secours réunis de l'art ne peuvent y remédier, ni même les pailler. Ils devroient donc pour se dérober a des craintes, et à des désagrémens sans cesse renaissans, abandonner un art qui n'est point fait pour eux et délivrer le publie d'une présence qui l'importune. Chez Garrirk, aucune tension, aucune servitude de mémoire ne se manifestoit. Il n'étoit point obligé de tâtonner avec elle, et ne craignoit ni de la perdre, ni de la chercher. Non seulement il savoit ses rôles, mais il savoit encore ceux des interlocuteurs, qui se trouvoient en scène avec lui ; aussi s'exprimoit-il avec autant de facilité que d'énergie. Il faut conclure que la declamation théatrale, et la déclamation oratoire perdent leur force et leur puissance, si elles ne sont soutenues par la mémoire. Elle est à l'acteur et à l'orateur, ce que la bravoure est à l'officier le plus instruit dans l'art de la guerre. Par un mouvement d'humeur Garrick abandonna le théatre, ne légua ses talens à personne, laissa des regrets, et ne fut point remplacé. Des imitateurs froids et infidèles, en n'offrant que la charge grossière du plus beau talent, augmentèrent encore les regrets du public. Cette tradition précieuse qu'il avoit établie avec autant de soin que de succès, s'égara dans un instant ; nous ne connoissons plus celle du créateur de la bonne comédie en France. Fierville mort à l'âge de 106 ans, et qui fut contemporain de Molière, ne l'avoit point oubliée. Je lui ai vù jouer tous les rôles à manteau que l'auteur avoit joués lui-même ; et il me dévoila une foule de beautés que les autres acteurs m'avoit dérobées sous le manteau de l'ignorance et de la routine dont ils s'enveloppoient. Le nom du poète, celui du peintre, du sculpteur, du graveur et du musicien parcourent avec leurs chefs-d'oeuvre l'immensité des siècles, et deviennent immortels comme eux. Il seroit bien à désirer sans doute de pouvoir transmettre à la posterité, à l'aide de certains signes, les beautés fugitives de la déclamation, les charmes passagers d'une belle voix, les graces et les contours de la danse ; ces talens précieux sont éphémères ; ils ne vivent qu'un instant ; ils ressemblent à ces phénomènes brillants qui devancent le coucher du soleil, en étalant l'éclat des plus riches couleurs ; mais qui bientôt s'effacent et sont enveloppés sous de sombres voiles, de même la mort, cette nuit éternelle entraîne dans la tombe tous ces êtres rares, qui embellissoient les arts, qui en faisoient le plus bel ornement, et leurs noms, et leurs talons sont pour ainsi dire ensevelis avec eux. Je reviens à Garrick ; les grands théâtres de Londres étant fermés pendant quatre à cinq mois de la belle saison, il en profitoit et faisoit des voyages à Paris, en Allemagne, et en Italie ; et lorsqu'il partoit, il disoit à ses amis : « Je vais faire mes études, et on acquiéraut de nouvelles connoissances, j'agrandirai sans doute mes talens. » Il avoit apprécié ceux de Préville ; il disoit que cet acteur étoit l'enfant gâté de la nature ; il se lia intimement avec lui ; l'estime et l'amitié devirent réciproques. On commit assez imparfaitement ce qui se passa entre ces deux acteurs dans une partie de campagne qu'ils firent à cheval : En voici le récit fidèle. Cheminant gaiment, car l'esprit et l'enjouement voyageoient eu croupe avec eux, Preville eût la fantaisie de contrefaire l'homme ivre ; Garrick en applaudissant à l'imitation de Préville, lui dit : « mon cher ami, vous avez manqué une chose bien essentielle à la vérité et a la ressemblance de l'homme ivre, que vous venez d'imiter » — « quoi donc, lui dit Préville ? » — « C'est que vous avez oublié de faire boire vos jambes ; tenez, mon ami, je vais vous montrer un bon Anglais qui, après avoir diné à la Taverne, et avoir avalé sans tricher, cinquante rasades, monte à cheval pour regagner sa maison de campagne Voisine de Londres, accompagné seulement par un Jokey, presqu'aussi bien conditionné que le maître. Voyez le dans toutes les gradations de l'ivresse ; il n'est pas plutôt sorti des portes de Londres, que tout l'univers tourne autour de lui. Il crie à son Jokey : Villiams, je suis le soleil, la terre tourne autour de moi. Un instant après il devient plus ivre ; il perd son chapeau, abandonne ses étriers, il galope, frappe son cheval, le pique de ses éperons, casse son fouet, perd ses gands, et arrive aux murs de son parc ; il n'en trouve plus la porte, il veut absolument que son coursier dont il déchire la bouche, entre par la muraille ; l'animal se débat, se cabre, et jette mon vilain à terre. » Après cet exposé, Garrick commença ; il mit successivement dans cette scène, toutes les gradations dont elle étoit susceptible ; il la rendit avec tant de vérité, que lorsqu'il tomba de cheval Prévillo poussa un cri d'effroi ; sa crainte augmenta encore lorsqu'il vit que son ami ne répondait à aucune de ses questions. Après avoir fait des efforts inouis pour détacher son visage de la poussière, il lui demanda avec l'emotion de l'amitié, et de l'inquiétude, s'il étoit blessé ? Garrick, qui avoit les yeux fermés en ouvre un à demi, pousse un hocquet, et lui demande avec le ton de l'ivresse, est-ce un verre de rum, que tu m'apportes ? Il se relève, et se met à rire, et serre Préville dans les bras. Celui-ci lui dit avec transport : « permettez, mon ami, que l'écolier embrasse son maître, et le remercie de la grande leçon qu'il vient de me donner. » Garrick suivoit exactement la comédie Française qui réunissoit alors les talens les plus distingués et les plus rares dans tous les genres ; l'ensemble et l'harmonie qui règnoient dans le jeu des acteurs offroient le spectacle le plus enchanteur, et le plus parfait. Garrick disoit que Grandval étoit le peintre fidèle des moeurs de son siècle ; qu'il les représentoit avec une vérité d'autant plus précieuse qu'il avoit l'art heureux d'embéllir jusqu'aux ridicules, de les peindre sans charge, et de faire oublier, par un agréable prestige, jusqu'à son nom, pour ne paraître que M. le comte, ou M. le Marquis. Garrick ajoutoit à l'hommage, qu'il rendoit à la vérité, que le débit aisé le maintien noble et la grace, que cet acteur avoit en abordant une femme, soit pour la tromper, soit pour l'adorer, étoit au dessus de tout éloge. Il le cormparoit à REinoLds, peintre célèbre de Londres, qui avoit le talent de saisir la ressemblance, et de rendre la laideur aimable. Garrick ne parloit de Mademoiselle Dumesnil qu'avec un enthousiasme respectueux ; comment est-il possible, disoit-il, qu'un être à qui la nature semble avoir refusé tout ce qui est nécessaires aux charmes de la scène, soit si parfait et si sublime ? Non, ajoutoit il, la nature a tant fait pour elle, qu'elle a méprisé tous les secours d'un art étranger ; ses yeux, sans être beaux, disoient tout ce que les passions vouloient leur faire dire ; une voix presque voilée, mais qui se ployoit avec flexibilité à l'expression vraie des grands sentimens, et qui étoit toujours au diapason des passions, une diction brulante et sans étude, des transitions sublimes, un débit rapide, des gestes éloquens sans principes, et ce cri déchirant de la nature, que l'art s'efforce envain de vouloir imiter, et qui portoit dans l'âme du spectateur, l'effroi, l'épouvante, la douleur et l'admiration ; tant de beautés réunies, disoit Garrick, m'ont frappé d'étonnement et de respect. Si cette actrice, qui est l'image d'un rare phénomène, eût voulu subordonner ses gestes et sa marche aux principes froidement compassés de la danse, elle n'eût été qu'une marionnette. Les principes d'un art étranger auroient fait grimacer la nature ; ce beau désordre, qui l'embellit, et que l'art s'éfforce en vain d'imiter, auroit disparû, ou se seroit affoibli, et le public eût été privé d'une actrice célèbre, qui lui à fait éprouver tour-à-tour toutes les émotions vives des sentimens, et des passions. Combien ses talens ont fait verser de larmes délicieuses ? Combien elle étoit chère au public, et combien ce précieux chef-d'oeuvre de la nature à été …… Garrick n'en dit pas davantage, et quelques larmes s'échappèrent de ses yeux. Dans le premier voyage que Garrick fit en France, il vit — Mademoiselle Clairon à Lille. Elle chantoit bien, elle dansoit agréablement, jouoit des soubretter avec beaucoup d'intelligence. Garrick, qui s'y connoissoit, et qui avoit un pressentiment exquis, lui trouva plus d'une disposition à se distinguer un jour, et s'imagina qu'elle se perfectionneroit dans l'emploi des soubrettes, en voyant un modèle aussi parfait que Mademoiselle Dangeville. Dans un autre voyage qu'il fit à Paris, il fut étonné de voir Lisette et Marton métamorphosées en reine ; il admira des progrès d'autant plus étonnants, qu'ils étoient étrangers à l'emploi que Mademoiselle Clairon avoit exercé. Les talens de Mademoiselle Dumesnil l'avoient électrisée, et elle marcha d'un pas rapide dans la carrière que cette actrice inimitable s'étoit frayée. L'art fit pour Mademoiselle Clairon tout ce que la nature avoit fait pour Mademoiselle Dumesnil. Garrick admira ses talens ; il disoit qu'elle s'étoit approprié une partie des richesses de Mademoiselle Dumesnil ; que guidée par l'esprit et l'art, elle les avoit arrangés à sa taille, à sa figure, et à ses moyens physiques. Mais en admirant ce prodige, il ne pouvoit se dispenser de donner la préférence à celle qui avoit fait germer et croître ses talens. Il n'est point douteux, ajoutoit Garrick ; que les grands exemples dont elle fut frappée, ne l'aient identifiée avec son modèle, et que ses études dirigées par une foule de gens d'esprit et de goût ne l'aient insensiblement placée à côté de Melpomène. Lord Chesterfield, l'homme de plus instruit et le plus aimable de Londres, dit à Garrick, que Mademoiselle Clairon avoit changé d'esprit et de caractère, en changeant d'emploi ; qu'elle avoit renoncé a sa frivolité et à sa gaité naturelle pour cultiver les Lettres, et acquérir toutes les connoissance qui sont essentielles au grand genre qu'elle avoit adopté ; que la fréquentation habituelle des hommes de lettres, joint à un esprit naturel, et au désir brûlant de se distinguer, lui avoit applani les difficultés. Milord ajouta qu'en applaudissant à sa métamorphose et a l'emploi honorable de ses momens, il étoit fâché de voir qu'elle traînât partout les sciences avec elle ; que ce pathos, et ce bomsonllage gàtoient une jolie femme ; que l'esprit qu'elle vouloit avoir, et après le quel elle courroit sans cesse, avoit gâté celui qu'elle avoit. Elle a encore, continua Milord, un ridicule qui est assommant, c'est d'être perpétuellement montée sur les échasses de la tragédie, de ne parler et de n'agir qu'en impératrice de théatre. Que l'on soit pénétré deux heures de la journée du rôle dont on doit se débarrasser le soir, à la bonne heure, mais, ne s'exprimer perpétuellement que d'après le personnage qu'on doit représenter, en afficher sans cesse le caractère, le ton et le maintien, est une chose ridicule. L'art d'un grand acteur est de faire oublier jusqu'à son nom, lorsqu'il paroit sur la scène. C'est ce que vous savez si bien faire, mon cher Garrick ; aussi lorsque je viens chez vous, c'est pour vous voir, et causer avec mon ami, et je n'y viendrois sûrement pas, si j'étois assuré de n'y trouver qu'un roi, ou un empereur. Garrick, sans fronder l'opinion de Milord, tâcha de pallier les sottises d'un amour-propre mal-entendu, et avança que Mademoiselle Clairon qui connoissoit parfaitement le public, avoit peut-être gagné autant d'admirateurs avec ce ton emphatique, que Mademoiselle Dumesnil avec son air simple et modeste ; si, différEns chemins, ajouta Garrick, ménent à la fortune ; des routes différentes peuvent également conduire à la célébrité. Ah ! s'écria Milord, vous êtes amoureux de Clairon, Puisque vous encensez ses ridicules ? Point du tout, répliqua Garrick, mais j'aime ses talens, et je les admire d'autant plus que je crois qu'ils lui ont coûté infiniment de peine à acquérir. Elle ne doit à la nature que la beauté de son organe ; tout le reste appartient à l'art. Elle a eu celui de se calquer sur Mademoiselle Dumesnil, sans la copier servilement, j'ajouterai que son modèle, étoit l'amie et la confidente de la nature ; que rien n'étoit étudié chez elle que tout jusqu'à son désordre étoit sublime, et que Mademoiselle Clairon, à l'aide de l'esprit, et de l'art, est parvenue à s'asseoir à coté de son modèle. Le Kain étoit l'idole de Garrick ; il le regardoit comme le Roscius de la France. Cet acteur extraordinaire, me disoit-il, n'a point eu de modèle. Le génie de son art l'a élevé en un instant à une perfection vraiment divine. Son talent est son ouvrage ; il ne doit sa sublimité qu'à lui-même, et je le regarde comme le créateur de l'art de la déclamation en France. Le Kain ne me parloit de Garrick qu'avec l'enthousiasme qu'inspirent aux grands talens les talens supérieur. Mademoiselle Dangeville l'avoit enchanté dans les rôles de soubrettes ; la finesse de son jeu, le tatillonage propre à son emploi, la volubilité nuancée de sa diction, l'intérêt soutenu qu'elle mettoit a la scène, lui avoient acquis des droits à l'estime que Garrick montroit pour ses talens accomplis. Il eût la curiosité d'aller voir un comédien, qui étoit alors à Lyon, et qui avoit eu la sagesse et la singularité de se refuser à plusieurs ordres de début qui lui assuroient sa réception dans la troupe du Roi. Il vit jouer cet acteur, nommé Drouin, et frère de Me. Préville ; il remplissoit l'emploi des valets. Sa taille et sa physionomie étoient faites pour ses rôles, il avoit un jeu serré, un débit brillant, un grand sang froid en apparence, qui étincelloit de feu ; ne riant jamais, et faisant rire tout le monde, sans grimaces et sans charge ; il étoit perpétuellement à la scène ; il avoit un masque frippon et mobile, qui se ployoit et se déployoit à la fourberie de ses rôles. Il joua pour Garrick les Dave, et quelques autres grands valets de son emploi ; d'après l'aveu des comédiens de Paris qui méprisoient ceux de la province, Garick fut surpris d'y trouver un acteur aussi étonnant et aussi parfait. Il convenoit que Drouin étoit supérieur en tout à Armand, et il disoit qu'il étoit bien étrange que l'on n'eût pas fixé à Paris, par les plus grands avantages, cet acteur, vraiment fait pour être un des plus beaux ornemens de la scène française. Je lui répondis que le mépris des comédiens du Roi pour les acteurs de province, étoit d'autant plus ridicule, qu'ils y avoient presque tous débutés ; et que le public de nos villes de parlement étoit aussi éclairé, et même avoit moins d'indulgence que celui de la capitale. Mais je m'apperçois trop tard, Monsieur, que ma lettre est bien longue ; puisse-t-elle vous servir de somnifère ! je remets à un autre courier, à finir la tâche, que vous m'avez imposée. Daignez recevoir, Monsieur, avec votre bonté ordinaire, tout mon bavardage ; agréez les assurances de mon admiration et de mon respect ; en me mettant aux pieds de M. de Voltaire c'est me prosterner devant ceux d'Apollon N. **** *book_ *id_lettre-19-noverre *date_1803 *creator_noverre Lorsque j'ai pris la liberie, Monsieur, de vous adresser M. le Comte de F⁎⁎, il étoit à peu près raisonnable ; vous me le renvoyez fou ; l'ivresse de l'admiration que vous lui avez inspirée, a, pour ainsi dire, métamorphosé son existence ; son esprit va d'exaltation en exaltation. Il ne voit, il ne parle que du grand homme, et il en parle avec le délire de l'enthousiasme : il me dit qu'il me doit sa félicité ; qu'il n'oubliera jamais que c'est moi qui lui ai procuré le bonheur de voir et d'entendre le génie de la France. Il se vante modestement de vous avoir présenté des vers de sa façon, et il avoue que vous avez eu l'indulgence de les lire et d'excuser sa hardiesse. Il m'entretient de vos bontés et m'assure que vous avez été content de ma première lettre sur Garrick et que vous attendez la seconde pour me répondre. Je vais remplir vos intentions et vous parler encore une fois de ce grand comédien. Daignez vous ressouvenir, Monsieur, que vous m'avez promis votre indulgence, et que j'en ai le plus extrême besoin. Ce n'est point avec une plume foible que l'on ose écrire à l'homme qui dispose, a son gré, de celle du goût et du génie. Garrick était propriétaire et directeur du théatre royal de Daury-Lane. En se donnant un associé riche qui n'étoit chargé que de la partie économique de ce grand spectacle national, il s'étoit réservé celle des talens. Sa troupe de comédiens étoit considérable. Il avoit en outre des chanteurs et des chanteuses, des choeurs, un orchestre nombreux et un corps de ballet assez médiocre. Indépendament de ce grand assemblage, il avoit des peintres dirigés par le célèbre Lauterbourg, un modeleur, un machiniste ingénieux qui avoit l'inspection de l'attelier des menuisiers et des serruriers. Le magasin de la garde-robe et des habits de costume étoit d'autant plus grand, que tous les acteurs et actrices étoient vêtus de pied-en-cap, et n'avoient par conséquent aucune dépense a faire. Leurs appointemens varioient à raison du plus ou moins de talens. Les premiers sujets en avoient de considérables. Deux mois et demi de la saison qui en dure à peu près huit, étoient consacrés en grande partie au bénéfice des acteurs, c'est-à-dire, à des représentations à leur profit. Celles des acteurs estimés leur valoient jusqu'à cinq cens guinées. Garrick jouoit dans quelques-uns de ces bénéfices soit par danse d'engagement, soit par faveur. Ce bienfait s'étendoit encore sur la classe la plus obscure de ce théatre, c'est-à-dire, que les ouvriers et les gagistes avoient des représentations qui étoient toujours excellentes. Garrick en avoit une dont il seroit d autant plus difficile d'évaleur le montant, que les uns payoient leurs billets dix, et quinze guinées, et qu'une loge lui en valoit vingt-cinq, et quelquefois trente. Au reste Garrick étoit le thermomètre des recettes ; lorsqu'il jouoit, toutes les loges et toutes les places étoient retenues ; à cinq heures la salle étoit pleine, et les bureaux de distribution étoient férmés. Je n'ai plus qu'un mot à dire sur les bénéfices. Les auteurs qui se distinguoient par un succès soutenu, avoient une représentation à leur profit, indépendante des honoraires qui leur étoient attribués, et le produit qui en resultoit valoit infiniment mieux que tout ce qu'on accorde chez nous au goût et à l'imagination. Il est d'usage de donner vers les trois derniers mois de la saison, une grande pantomime ornée d'une infinité de machines de transformation, et de changement de lieu, Arlequin est le héros de ces farces communément plates et dégoûtantes. Cependant les auteurs de ces rapsodies sont bien payés ; le machiniste en fait l'ornement principal. J'avouerai que j'y ai vu des machines ingénieuses. Je vais vous parler de celle dont les effets m'ont parus d'autant plus frappans, qu'il m'a été impossible d'en deviner les causes. Je ne m'aviserois pas, certes, d'entretenir M. de Voltaire de ces jeux d'enfans, et de lui montrer les marionnettes, si je ne savois qu'après avoir éclairé le monde littéraire du feu de son génie, et avoir passé seize heures de la journée à embellir les arts, à donner de grands modèles dans tous les genres, et s'être élevé par la puissance de son imagination jusques dans les plus hautes régions des connoissances humaines, il se plaisoit à descendre sur la terre, à danser les soirs des branles aux chansons, à rire de mauvais contes bleus, et à les trouver couleur de rose. Je sais que le philosophe de Ferney a le bon esprit de se débarrasser un instant de son génie. Homère ne sommeilloit-il pas au milieu de ses héros ? Pour éviter des détails trop minutieux, je me bornerai à vous dire qu'il regnoit au milieu d'un jardin un vaste bassin de marbre blanc, au centre du quel s'elevoit un socle de marbre. Arlequin s'élance sur ce socle, s'y pose en attitude ; son accoutrement disparoit ; je ne vis plus qu'un Triton de marbre blanc, ayant à sa bouche une trompe marine, longue environ de deux pieds, et dont le sommet, ou l'entonnoir pouvoit avoir dix pouces de diamètre. De cet entonnoir s'élevoit à la hauteur de douze pieds un jet d'eau, et du pourtour de cet entonnoir sortoient huit autres jets, qui en tombant dans les eaux brillantes du bassin formoient une espèce de cloche. Si tout ceci lut resté immobile, rien ne m'auroit étonné, mais ces jets avoient un mouvement rapide, et continu. Ils étoient composés de gaze argentée, et l'eau étoit imitée de manière à faire illusion. C'est vainement que j'offris vingt cinq guinées pour me procurer cette machine ingénieuse. Je reviens à Garrick. La haute considération dont il jouissoit, l'amitié du public poussée jusqu'au délire, de grands talons et une immense fortune, engageoient naturellement tous les acteurs dont il étoit le maître, et le modèle, à avoir pour lui l'estime et la vénération qu'il méritoit. Il assistoit régulièrement à toutes les répétitions des pièces, qui demandoient les soins particuliers. Alors il prenoit le livre des mains du souffleur ; il corigeoit les acteurs en leur disant : écoutez moi, mais ne m'imitez pas ; voilà la situation que vous avez à peindre ; et en vous en pénétrant, Notre âme vous fournira toutes les nuances qui conviennent aux sentimens que vous voulez exprimer. Avec de la douceur, de la patience, et de grands exemples il étoit parvenu à faire dans tous les genres de très-bons acteurs. Il avoit établi une ligne de démarcation entre les talens et il l'avoit, envisagée comme un stimulant à leurs progrès. Il y avoit trois foyers, un pour les premiers acteurs ; il étoit orné des bustes de tous les grands hommes de l'Angleterre : un autre étoit destiné aux seconds talens ; le troisième étoit réservé aux acteurs en sous-ordre. Personne ne rompoit cette ligne ; l'application, le zèle, et les succès pouvoient seuls la franchir, Si la mort n'eût, pas enlevé Roubillard, sculpteur français, et homme de mérite, il lui auroit fait, exécuter votre buste, ceux de Corneille et de Racine. Pour la comédie, ceux de Molière, de Regnard et de Destouches ; son dessein étoit de les placer dans le premier foyer. Sur les représentations que lui fit un grand personnage, il répondit : les grands hommes ont l'univers pour patrie. Il ne voyait les acteurs qu'au théatre, et ne les recevoit chez lui que lorsqu ils avoient des affaires particulières à lui communiquer. Il avoit dailleurs pour eux tous les égards que méritent les talens ; mais il ne se permettoit aucune familiarité. Il avoit du goût, de l'esprit et des connoissances ; il aimoit les arts, et fréquentoit souvent ceux qui en faisoient l'ornement. Sa bibliothèque étoit immense, et du meilleur choix. Les chefs d'oeuvre enfantés par le génie Français y brilloient à côté de ceux des savans de l'Angleterre. C'est dans cette vaste pièce que Garrick recevoit tous les jours', depuis midi, jusqu'à deux heures, les nombreuses visites, qu'on se plaisoit à lui faire, il avoit souvent vingt voitures à sa porte. Cette société étoit composée des hommes les plus instruits de la cour, des savans, des gens de lettres et des artistes. La conversation étoit vive, animée, et d'autant plus intéressante, que l'esprit, le goût et le génie en faisoient les frais. Garrick n'étoit point étranger aux matières qui en formoient l'objet ; il y déployoit une érudition rare, qu'il accompaguuit de réflexions profondes. Si la conversation s'élablissoit ensuite sur les anecdotes du jour sur les ridicules du moment, et sur ces scènes scandaleuses qui se renouvellent chaque jour dans une ville riche et immense, Garrick avoit lu parole, et. obtenoit les suffrages. Renonçant à son sérieux il devenoit léger, plaisant, enjoué ; conteur aimable, critique fin et adroit, il mordoit en riant, il égratiguoit en faisant patte de velours ; mais il ne se permettoit pas d'emporter la pièce. C'étoit sur de semblables sujets qu'il remportoit le prix. Presque personne ne discutoit, et ne racontoit avec autant de facilité, et d'esprit ; il joignoit à l'art de raconter celui de peindre les personnages, et deles ? imiter parfaitement. Après vous avoir entretenu, Monsieur, des talens de Garrick, de ses connoissances et de son esprit, je voudrois bien vous dire quelque chose de son caractère. Il avoit l'âme bonne et bienfaisante, il était alternativement gai et enjoué comme un Français, sérieux et sombre comme un Anglais. Ces deux manières d'étre étoient momentanées au point qu'après avoir été on ne peut pas plus aimable, plus enjoué, et plus spirituel il se taisoit, devenoit morne et pensif, avoit l'air de s'occuper des choses les plus graves et les plus tristes ; puis tout à coup il sortoit de cette situation, faisoit l'éloge, ou la critique de ce qu'on avoit dit pendant le sommeil de sa gaîté, et devenoit plus intéressant que jamais. Les grandes occupations de son état, ses études, les plans d'embellissement qu'il formoit pour sa campagne, ses projets de construction pour une maison de ville, et pour la reconstruction de son théâtre ; l'attente enfin du retour de quelques vaisseaux sur les quels il avoit un intérêt majeur ; tout cela, dis-je, pouvoit bien de concert avec les brouillards de la Tamise, et le caractère national, exciter ces disparates du moment. Dailleurs l'imagination brillante de Garrick étoit sans cesse en activité, elle étoit remplie de tant d'objets divers, qu'il trouvoit toujours le tems trop court. Au milieu de tant d'occupations, son âme paroissoit calme et tranquille ; mais elle ne l'étoit, si j'ose le dire, qu'à la superficie ; semblable à ces eaux brillantes et limpides qui dans les beaux jours d'été, paroissent fixes et immobiles, mais qui frissonnent lorsqu'une feuille légère tombe sur leur surface, et qui s'agitent au moindre soufle du zéphir ; telle étoit, l'âme de Garrick. Les grandes passions étoient à ses ordres, les feux, qui les alimentoient, étoient couverts sous la cendre ; mais il les allumoit, les faisoit éclater à sa volonté ; et son génie théâtral en formoit les volcans. Je vous ai dit, Monsieur, qu'il jouissoit de la plus grande considération, et c'est une vérité. Il alloit à la cour, et leurs Majestés se faisoient un plaisir de le distinguer, et de lui dire les choses les plus flatteuses. Ce qu'il y a de singulier et de rare, c'est qu'aucun courtisan n'étoit jaloux de l'acceuil dont le roi, et les princes l'honoroient ; bien au contraire, ils l'entouroient avec l'empressement de l'amitié, le complimentoient, et partageoient sincèrement sa satisfaction. Garrick eût été nommé plusieurs fois membre du parlement d'Angleterre, s'il l'eût voulu ; à chaque élection des amis puissants vouloient le mettre sur les rangs ; il les remercioit ; heureux, leur disoit-il, d'avoir votre amitié, votre estime, et de jouir des bontés du public ; qu'ai-je à désirer de plus précieux, de plus flatteur ? je ne veux aucun emploi, aucune charge ; je desire seulement être toujours Garrick, et j'aime a croire que je jouerai bien mieux mes rôles a Drury-Lane qu'à Westminster. Il vivoit à Londres sans faste, et ne donnoit à manger que le Dimanche. Sa table n'étoit pas servie avec superfluité, et les convives n'étoient pas nombreux. A l'époque dont je vous parle, la majeure partie de la noblesse ne tenoit pas maison, mangeoit à la taverne, et laissoit leurs familles à la campagne. Ceux qui étoient employés dans le ministère, où qui avoient des places à la cour, qui exigeoient leur présence, avoient leur maison montée. Les Anglais déploient, dans leurs terres, la plus grande magnificence, et y restent le plus long-tems qu'ils peuvent, parce qu'ils aiment la campagne les chevaux et la chasse. Je connois plusieurs seigneurs qui ont à leurs gages tous les habitans du village, excepté quelques marchands. A deux heures on sonne une cloche ; le tailleur, le sellier, le chirurgien, l'apothicaire, le barbier, le charpentier, le serrurier, le carossier, etc. etc. ferment leurs boutiques ; ils arrivent au château, ou on leur sert un très bon diner ; à trois heures, chacun revient chez soi reprendre ses travaux. A huit heures ils retournent au château, et y soupent. Garrick, qui vivoit à Londres avec économie, tenoit un grand état de maison à sa campagne, avoit un nombreux domestique beaucoup de chevaux, et de chiens de chasse, et recevait chez lui une grande société. Les jours de fêtes, et dimanches, il parcouroit les après-diner, les villages voisins ; regardoit jouer les paysans se mêloit souvent à leurs jeux, prenoit leur allure, et leur langage ; il appelloit cela s'instruire en s'amusant. Comme il représentait alternalivement tous les caractères, il était naturel de le voir chercher des originaux, et des modèles dans toutes les classes, dans toutes les conditions. A l'exemple des peintres célèbres il vouloit imiter la nature, et pour y réussir, il la cherehoit sans cesse, et savoit en faire un heureux choix : c'est sans doute à cette étude constante et suivie qu'il a du la supériorité de ses talens. Il avoit à cinq ou six mille de Londres, une belle maison de campagne, et un superbe jardin, dans le quel il avoit fait éléver un temple à Shakespear. La statue pédestre du Corneille de l'Angleterre y était placée. Son salon était vaste ; il était orné de douze panneaux peints par l'ingénieux Pillement ; quatre des quels représentoient les saisons, quatre autres les élemens, et les derniers offroient les quatre parties du jour. Garrick avoit, en face de son jardin, une prairie immense, qui était séparée par un grand chemin, je lui conseillai de faire construire un pont d'une seule arche, qui auroit des deux côtés une pente douce et facile, et qui lui offriroit un spectacle perpétuellement varié. Il approuva mon idée, et ne fit point de démarches infructueuses pour obtenir une permission ; elle lui fut accordée, et par ce moyen il étendit ses jouissances et fût profiter de l'ouverture de cette arche pour placer différents points de vüe par les plantations qu'il se proposoit de faire dans sa prairie. Je lui demandai un jour s'il étoit vrai qu'il eût retouché les tragédies de Schakespear ; il me répondit : je ne suis ni assez imbécille, ni assez téméraire pour oser porter une main profane sur les chefs-d'oeuvre du génie, et de l'imagination. Je les regarde avec cet enthousiasme et cette admiration que les artistes ont pour l'Appollon de Belveder, j'avouerai, ajouta-t-il, que le tems ayant imprimé quelques taches légères sur le plus beau monument de l'esprit humain, je me suis empressé de les faire disparaître, et d'enlever d'une main tremblante et respectueuse le peu de poussière qui altéroit la sublimité des plus beaux traits. Mais je me serois bien gardé de corriger des productions, qui par leurs beautés, placent cet auteur célèbre au dessus de l'homme, et l'élevent dans les régions célestes de l'immortalité. Je lui dis que j'approuvois son respect, et son enthousiasme, que les chefs-d'oeuvre du génie, et de l'imagination étoient à l'esprit, ce que la plus belle fleur, la rose, étoit à l'oeil et à l'odorat, et qu'on ne pouvoit la toucher sans se piquer, ou la flétrir. Je vous ai obéi, Monsieur, j'ai parcouru une route séche, et aride ; j'aurois bien voulu la semer de quelques fleurs, mais tout le monde n'a pas comme vous le don précieux de les laisser tomber de sa plume sur tout ce qu'elle écrit. J'ose espérer, que l'homme, (ou le génie) qui a autant de réputations différentes que la renommée a de voix diverses, voudra bien se rappeller le jeune étourdi, qui le faisoit quelquefois rire à Berlin, avec ses méchans contes ; j'espére encore qu'il recevra avec sa bonté ordinaire, mon insipide griffonnage. Si vous appercevez chez moi le petit bout de l'oreille, couvrez la de la main gauche, car je crains la droite. Adieu, Monsieur, recevez les assurances de mon admiration ; je ne fais pas de voeux pour votre gloire, vous n'en n'avez pas besoin, mais j'en ferai toujours de bien ardens pour votre conservation, et votre santé, vivez autant que vos ouvrages, et soyez immortel comme eux. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-20-noverre *date_1803 *creator_noverre Mon intention, Monsieur, étant finir et de ne plus parler ballets, je vais rassembler les idées éparses qui se trouvent dans mes ouvrages et en ajouter de nouvelles, pour présenter dans un seul cadre ce que les maîtres de ballets doivent savoir et ce qu'ils doivent pratiquer. Sachant qu'ils n'aiment point à lire, j'ai pensé qu'en leur offrant tous les principes de leur art dans une seule lettre, ce seroit satisfaire leur goût. S'ils sentent le prix de ma complaisance et des conseils salutaires que je leur donne, ils seront peut-être reconnoissants. Les gens perdus dans une route sont fort aises de rencontrer quelqu'un qui leur montre le vrai chemin. Je suis cet homme bienfaisant ; tant pis pour ceux qui aiment mieux s'égarer que de suivre les conseils d'un voyageur éclairé. Il y aura dans cette lettre (explicative de toutes les autres) quelques répétitions ; mais elles sont nécessaires au développement de mes premières idées. Un ouvrage didactique doit présenter toutes les faces de l'objet qu'il traite ; j'ajouterai encore que les licences sont permises dans le style épistolaire ; qu'on peut effleurer un sujet, le quitter, le reprendre, l'approfondir et le développer ensuite ; enfin j'observerai que quand on écrit sur un art en artiste, on ne peut se dispenser d'employer les mots thecniques qui lui sont propres ; car chaque art à son langage particulier ; si l'on changeoit les mots consacrés par l'habitude et adoptés par l'usage, on deviendroit inintelligible à ceux qui les cultivent et à ceux qui les chérissent. Avant d'entrer en matière, je dois m'exprimer franchement, et aller au devant d'un reproche qu'on seroit autorisé à me faire, si je ne m'exprimois pas. J'ai fait l'éloge justement mérité de la pantomime des anciens et j'ai confondu ce mot avec celui danse. En cela j'ai adopté l'erreur de quelques écrivains de l'antiquité et je me suis égaré avec eux ; mais depuis quarante années, (époque où mes premières lettres parurent), j'ai eu le tems de lire, de méditer et de m'instruire ; mes recherches continuelles jointes à l'art difficile que je pratiquois journellement, les obstacles sans cesse renouvellés qu'il me présentoit, répandirent une vive lumière sur mes travaux. Le résultat de mes observations m'éclaira sur mes erreurs et me prouva que la danse proprement dite étoit un art inconnu des Grecs et des Romains, et que je l'avois confondu avec la pantomime qui n'est autre chose que celui des gestes. Je me retracte donc à l'exemple de St. Augustin ; l'aveu sincère d'une faute en attenue la gravité. Je dois ajouter, pour que ma profession de foi soit complette, que je crois aux choeurs des anciens à l'institution de leurs fêtes et de leurs jeux ; mais que je ne crois nullement à la signification qu'on leur donne gratuitement en les nommant ballets ; parce que le ballet est un composé de danses, de mouvemens combinés, de pas et de temps variés à l'infini, et que je ne vois autre chose dans les fêtes de l'antiquité fabuleuse, que des marches, des contre-marches, et des évolutions propres à former mille figures ou dessins variés, exécutés sur des choeurs de musique vocale et instrumentale. Avec un grand nombre de troupes on tracera toutes les routes de la forêt de St. Germain ; voilà un grand plan, voilà un vaste dessin ; mais ne seroit-il pas absurde de dire que ce corps a dansé tous les détours de cette vaste forêt. Ce mot a donc été employé a contre-sens, et la dénomination qui convient aux fêtes, aux jeux et aux cérémonies de l'antiquité est celle de marches figurées sur des choeurs de musique instrumentale et vocale. Les jeux institués par Thésée, vainqueur du Minotaure, n'étoient que des marches figurées par des evotions militaires ; ce héros exerçoit la jeunesse de Délos à des jeux propres à leur inspirer bon goût de la guerre et l'amour des combats ; il lui faisoit tracer tous les détours du fameux Labirinthe de Crète. Ces marches étoient composées de strophes et d'anti-strophes. La figure qui présentoit un triangle allongé fut nommée très-improprement danse de la grue. Cette figure étoit l'image de celle qu'offre le départ des cigognes. J'ai admiré pendant trois années la régularité et l'ordre que ce volatile observe, lorsqu'il abandonne pour un certain tems un climat, pour en aller chercher un autre, Est-ce le cas de dire que les cigognes partent en dansant, et qu'elles ont une connoissance de la géométrie. Si les troupes sont exercées pendant long tems aux évolutions, j'avancerai que les cigognes s'exercent avant leur départ, pour former régulièrement cette figure angulaire, et que, lorsqu'il s'en trouve quelques-unes qui dérangent par leur foiblesse, l'ordre et la marche du départ, le conseil de guerre s'assemble et prononce l'arrêt de mort qui est promptement exécuté. Quelques auteurs ont cherché l'étymologie du mot ballet et ils se persuadent l'avoir trouvé en disant : anciennement on dansoit en jouant à la paume ; le mot ballet, dérive donc du mot balle. Ils en ont fait bal, ballet, ballon, ballade, baladin et baladoire. Je crois fermement que danser en jouant à la paume n'est autre chose que de bien saisir la balle, de la renvoyer avec grace à son adversaire ; que toutes les positions du corps offrent dans ce jeu des contrastes d'attitudes, par conséquent des positions et des oppositions agréables et pittoresques. Ces auteurs auront jugé par les rapports que certaines choses ont entre elles, que celui qui jouoit à la paume avec élégance et facilité, dansoit en coupant la balle, on en la prenant de volée. Masson, paumier de Paris pouvoit servir de modèle à ses confrères par la manière aisée et par la bonne grâce qu'il déployoit dans ce jeu. Les mots ballet et danse sont presque sinonimes. Le mot pantomime même sera employé quelquefois à leur place, parce que le ballet n'est autre chose qu'une grande composition de danse, qu'un ballet sans danse ne peut exister, et que la pantomime qui est l'ame de la danse et qui vivifie le ballet, appartient à ces deux arts. Le ballet présente le sujet et le trace, la danse le colorie, et l'action pantomime lui donne l'expression. Lorsque ces principes immuables seront adoptés, on sera tout-étonné d'avoir pris le change, et d'avoir applaudi comme ballets des pantomimes tièdes, insipides, et dont on auroit absolument ignoré le sens, si des airs de Vaudevilles très connus et très communs, ne leur avoient servis de truchement, et n'avoient suppléé au vague, au décousu d'une foule de gestes insignifians dont ces misérables farces étoient remplies. J'ai dit dans le courant de mon ouvrage, qu'un ballet étoit un poème ou un drame, et que dans tous les genres, le compositeur devoit s'attacher aux règles de la poétique ; que le ballet dans cette circonstance étoit une représentation d'un sujet quelconque, et qu'il devoit par conséquent avoir un commencement, un milieu et une fin, on une exposition, un noeud et un dénouement. N'étant point assujetti aux unités, il lui est permis de ne point observer l'unité de lieu ni l'unité de teins ; mais il ne peut se dispenser de se conformer à l'unité d'action, qui seroit monstrueuse, si elle cessoit d'étre une. Lorsqu'il est possible, sans devenir froidement méthodique, de se soumettre aux trois unités, cela ne peut produire qu'un meilleur effet ; et le ballet offre alors un drame régulier. Je dirai cependant qu'il vaut mieux être irrégulier à quelques égards, que d'être méthodiquement ennuieux. Le grand principe des arts est de plaire. J'ai prouvé ailleurs que l'on pouvoit faire une mauvaise tragédie en suivant les règles d'Aristote. C'est à l'esprit, au goût et à l'imagination à embellir ces règles. Lorsque le génie se trouve-là, tout disparoit pour faire place à la nature. Après avoir suffisament parlé dans le cours de mon ouvrage des principes de la danse, et des règles relatives à la composion des ballets, je vais parcourrir les différens genres que le compositeur peut adopter, si toutefois il veut se varier et plaire. Je n'offrirai ici que des esquisses légères ; mais elles seront suffisantes ou développement de mes idées. Dans le ballet du jugement de Paris j'ai eu recours à un épisode qui fut d'autant plus applaudi qu'il jettoit plus de clarté dans le sujet et prêtoit à l'action de nerveux ressorts. Paris donne la pomme à Vénus. Je dois travailler pour le public instruit et pour le public qui ne l'est pas. Paris est indéterminé ; l'Amour le presse, Vénus l'engage, Junon le sollicite, Pallas l'invite par ses dons ; Vénus enfin reçoit la pomme ; mais pourquoi ? est-ce parce qu'elle est Belle ? est-ce parce que le juge en est amoureux, qu'elle lui promet ses faveurs, qu'il va les obtenir ? Non : on peut, supposer ces choses ; on peut les croire ; mais cela n'existe pas. Junon promet des grandeurs, des richesses, des scéptres ; Pallas des victoires, des hommes, des triomphes, une gloire immortelle ; Vénus offre sa ceinture ; l'Amour ses flèches et son carquois ; cette Déessé promet à Paris des plaisirs et la possession de la beauté la plus rare ; quelle est cette beauté ? C'est Hélène : Voici l'Episode. Le buste de cette Princesse est présenté a Paris par les Graces et par les Amours ; frappé de la beauté noble de cette Spartiate, sur de posséder un objet dont l'image porte à son coeur le sentiment le plus délicieux, il ne balance plus, il rend les lauriers à Pallas, les sceptres à Junon, et donne la pomme à Vénus, en regardent moins cette divinité que la beauté qui a fixé son choix et dont la possession doit faire son bonheur. Cet episode, en rependant de la clarté sur le sujet, prête encore à l'action ; ce buste, en excitant la jalousie de Pallas et de Junon, fournit, pour ainsi dire, des couleurs vives à leur expression ; les attraits touchans des Graces présentent le buste d'Helène ; l'Amour semble dire à Paris, regarde la, comme elle est belle ! C'est l'image de ma mère, c'est le chef d'oeuvre de la beauté ; Vénus enfin, pour triompher des deux Déesses, emploie tous ses charmes, tous ses attraits ; de ce buste, dis-je, qui n'est rien, mais qui devient en pantomime un épisode heureux, résulte une multitude de tableaux et d'expressions différentes qui conduisent de moment en moment à des groupes aussi pittoresques qu'intéressans. Il ne faut pas croire que le genre comique soit insusceptible du plus grand intérêt, et qu'il ne soit borné qu'à la représentation des fêtes villageoises, des fêtes marines, des camps, des foires et de tous les tableaux variés que le compositeur peut puiser dans les moeurs et danss le costume des nations. Il y auroit beaucoup d'art à rendre ce genre quelquefois intéressant. Les hommes dans toutes les classes ont des passions, des malheurs et un pathétique qui leur est propre ; celui de la nature, dépouillé des apprêts de l'art ne pourroit-il pas plaire ? essayons d'annoblir ce genre, en ne bornant point son expression au sentiment de la joye et de la grosse gaieté. Tout le monde sait qu'il y avoit jadis des bandits en Espagne et en Portugal. Sous le règne de la féodalité les seigneurs avoient des troupes ; sans cesse en guerre avec leurs voisins, ils portoient partout la désolation, l'effroi et la mort. Ce brigandage se répandit presqu'universellement, souvent des personnes d'un très grand nom se mettoient à la tête de ces scélérats ; ils fuisoient des incursions dans diverses provinces du royaume, et les villages étoient le théatrede leurs vols, de leurs pillages, et bien souvent de leur cruauté. Je suppose donc la scène dans un village quelconque d'une province de l'Espagne. C'est la fête de ce village ; le Bailli et sa femme, son fils, sa brû et leur enfant dans un Age très tendre sont les personnages nobles de ce ballet. Le maître d'école du village, sa femme, la servante du Bailli et son vieux domestique en sont les caractères plaisans. Que l'on suppose tout ce que peut offrir de riant cette fête, jeux de toutes les espèces, escrime, prix distribués, joûtes, danses nobles des jeunes époux, danse comique et pantomime, ballet général, répos employé à faire renaître la joie par les tours et les niches, que l'on fait sans cesse au vieux domestique et à la Duègne ; gravité du maître d'école et de sa femme ; musique caractérisée ; danse bien adaptée à cette musique et au caractère national ; tableau sans cesse mouvant et sans cesse agréable, varié par des contrastes naturels ; intérêt préparé par l'amitié affectueuse du grand-père et de la grand'mère pour leurs enfans ; marque d'amour et de tendresse pour leur petit-fils qui étale dans cette fête les graces naîves et touchantes de son âge : Telle est l'esquisse légère de ce tableau riant et champêtre, que tous les maîtres de ballets finiroient ici par une grande-contre-danse. Mais poursuivons ; dans l'instant où tout le inonde se livre à l'expression d'une joye vive et pure, que les tables sont servies, que l'on boit, mange, que l'on chante, il paroit sur une colline qui termine le fond de la décoration une troupe de bandits ou de miquelets, qui, suivant leur coutume, se eouvroient le visage d'un masque de velours noir, non pas pour danser comme jadis à l'opéra, mais pour commettre leurs vols sans courrir les risques d'être reconnus. Cet aspect imprévu répand aussitôt l'allarme ; la joye disparoît ; l'effroi, la crainte, la frayeur la remplacent ; on fuit en confusion ; le bailli prend son petit-fils dans ses bras, entre précipitament dans sa maison qui est un vieux château du seigneur, et qui est située sur la place où se donnoit la fête ; on le suit en foule, on s'y rassemble pour se défendre ; on barricade les portes : telle est l'image de ce second tableau. Les bandits qui, en descendant le coteau, ont vu toute cette manoeuvre, assiègent, le château, les uns en enfonçant les portes, les autres avec des échelles en escaladant les fenêtres. Pendant cet assaut, les femmes des bandits qui sont restées sur la montagne, forment différens tableaux dans le lointain par une pantomime analoque et adaptée à la circonstance. Les bandits ayant pénétré dans le château, y mettent tout à feu et à sang ; on entend des cris, des coups de pistolets, le bruit des épées : tout cela offre un grand tableau à l'orchestre, et fait d'autant plus d'effet, que le compositeur dérobe au public, par cette adroite fourberie, l'action qui se passe, pique sa curiosité, augmente son inquiétude, accroit son intérêt ; son imagination travaille ; elle enfante et lui trace dans ce moment, des tableaux bien plus effrayans que ceux qui lui seroient offerts par la représentation réelle des objets qui lui sont ravis. Le fils du Bailly tenant son enfant dans ses bras, s'élance hors d'une fenêtre dans le moment qu'on tire un coup de fusil ; appercevant ensuite des échelles il monte avec précipitation, va chercher sa femme, lui confie son entant, les embrasse l'un et l'autre et remonte en furieux pour porter du secours a son père et à sa mère. La jeune femme pâle, échevelée et mourante ne sait de quel coté porter ses pas ; elle veut fuir ; la crainte l'arrête ; elle chancelle, ses jambes fléchissent, elle tombe évanouie ; son enfant qui se jette sur elle en l'embrassant semble lui crier en versant des larmes, ma mère, ma mère ! dans cet instant les bandits victorieux sortent du château ; ils ont enchaîné le jeune homme ; ils trainent avec brutalité le vieillard et sa femme ; le jeune enfant vole à son père ; il lui montre sa mère qu'il croit morte, à ce spectacle le jeune homme comme un Lion furieux se débarrasse de ses chaînes, il vole à sa femme ; le grand père et la grand mère y courent et se groupent autour d'elle en fondant en larmes ; le petit garçon pleure, mais voyant que sa mère ouvre les yeux et que ses premiers regards le cherchent, il se jette en pleurant et en criant tout à la fois sur son sein. Ici, le grand-père veut se rendre captif pour ses enfans. Le fils se jette aux genoux des bandits, les engage à ne point prêter l'oreille aux prières de ce vieillard ; il veut les suivre, il veut tout faire, pour conserver la liberté à sa famille. Ce combat de générosité d'amour paternel et d'amour filial est suspendu par l'arrivée du chef des Miquelets. Ce seigneur accompagné de son épouse, touché d'une tendresse si rare et d'un spectacle si touchant refuse d'accepter l'argent et les joyaux qui lui sont offerts ; il ordonne à sa troupe de restituer tout. Cet acte de générosité pénétre tous les villageois de reconnoissance ; ils embrassent les genoux de leur libérateur qui lui-même attendri ainsi que son épouse, ne peut s'empêcher de donner quelques larmes à un tableau si touchant. Le vieillard, après avoir exprimé sa joye par les embrassemens qu'il prodigue à ses enfans, donne ses ordres ; on apporte des brocs, des provisions, on en couvre les tables ; on présente des fleurs et des fruits au seigneur et à son épouse. Les femmes des Miquelets arrivent, et la fête courte et variée qui suit, essuye les larmes, rétablit la joye et ramène le ballet à son genre primitif. Tout ceci est une pensée jettée sur le papier sans ordre, sans réflexion ; ce n'est point un exemple, mais c'est peut-être une idée neuve ; c'est une route raboteuse qui peut conduire à un beau chemin ; c'est une esquisse du drame Villageois. Pourquoi ces sentimens à qui il ne manque qu'un ornement extérieur, ne plairoient-ils pas ? pourquoi la peinture naïve d'un incident malheureux ne nous intéresseroit-elle pas ? Elle est prise dans la dernière classe des hommes, me dira-t-on ; mais les hommes de cette classe, répondrai-je, sont des hommes, et dèslors ils ont des droits incontestables sur le coeur de tous les hommes, toujours leurs semblables, dans quelque classe qu'il ait plu au sort ou à la fortune de les placer. Les contrastes de ce petit balet naissent d'eux-niêmes et sans effort ; tout m'y paroit-simple et naturel, et je me persuade que cette idée pouvant odnner naissance à une idée plus ingénieuse et mieux développée, l'on pourroit jetter beaucoup d'intérêt dans un genre que l'on a borné jusqu'à présent a imiter des Bambochades, ou des actions aussi triviales et aussi difformes. Les ballets moraux présentent encore une carrière à la danse. Les contes de Marmontel sont des modèles de ce genre. Il en est beaucoup qui peuvent fournir des plans de ballets aussi ingénieux qu'agréables, en en retrachant toutefois ce que la pantomime ne peut exprimer que confusément. J'ai donné avec succès la Bergère des Alpes. Ces ballets naissent, ordinairement de l'imagination. Ils peuvent être encore allégoriques. Les allusions ingénieuses renferment souvent un sens moral qui flatte d'autant plus qu'il est inattendu et qu'il est offert sans apprêts et sans prétention par le goût et par le génie. Je vais tracer l'idée que je me forme des ballets de ce genre : c'est un essai ; ce peut être un exemple. Je suppose avec Prodicus, qu'Hercule dans sa jeunesse, après la défaite du sanglier d'Erimanthe fut acceuilli dans un lieu solitaire par la Déesse de la Gloire et par la Déesse des Plaisirs. La première accompagnée d'une suite nombreuse de guerriers et d'héroïnes descend d'un char brillant attelé de superbes coursiers ; les guerriers et les guerrières au son des instrumens consacrés à la guerre, exécutent des danses caractéristiques ; ils forment en dansant plusieurs figures militaires, et mêlent à leurs jeux tantôt l'image des combats avec les sabres et les boucliers, tantôt celle de la lutte ; ils accompagnent ces exercices de voltes, d'évolutions ; les vainqueurs sont couronnés des mains de la gloire ; on les porte en triomphe ; on danse autour d'eux ; on célèbre leur victoire ; les arbres de la forêt sont chargés de trophées ; tout est martial, tout peint la valeur, tout exprime le courage ; tout parle enfin en faveur de la gloire, qui embellit elle-même cette fête. Du côté opposé, la Déesse des Plaisirs entourée d'Amours et de Zéphirs, est accompagnée par les Jeux, les Ris et les Plaisirs. Des Nymphes charmantes embellissent cette fête ; l'Amour et la Volupté en règlent les danses, en fixent les jeux ; les Graces y répandent leur enjouement, les arbres de la forêt sont ornés de festons qui supportent les trophées de l'Amour et de Cypris ; le son des haubois, des flûtes et des chalumeaux anime cette fête, danses vives et voluptueuses, courses légères, jeux de guirlandes, défis de tambourin, bergères enchainées avec des guirlandes, bergers couronnés de roses et conduits en triomphe sous des baldaquins de fleurs portés par une foule de petits Amours ; groupes voluptueux formés par les Plaisirs à l'entour du Héros ; tableaux variés par les Graces ; situations embéllies par l'Amour ; tout enfin trace ce que les Plaisirs ont de plus doux, ce que la Volupté conduite par les Graces a d'attraits, et ce que l'Amour d'accord avec le Plaisir peut avoir de plus touchant. Ce spectacle varié enchante le jeune Héros, son coeur est troublé ; son âme est vivement émue ; perpétuellement entouré par la Gloire et par la Déesse des Plaisirs ; frappé des brillans tableaux de l'une, séduit par les peintures touchantes de l'autre, il ne peut faire un choix. Il se jette dans les bras des deux Déesses ; mais jalouses l'une de l'autre et ennemies irréconciliables, elles ne veulent point de partage : nouvel embarras, nouveaux tableaux présentés par la Gloire ; nouvelles images tracées par la Déesse des Plaisirs ; elles animent leur suite et elles emploient leurs charmes et leurs atraits pour triompher : toutes ces peintures affectent vivement le jeune Héros ; son coeur indécis flotte entre la Gloire et le Plaisir. Tantôt l'une l'appèle et parle à son coeur ; tantôt l'autre l'irrite et triomphe de ses sens. L'intérêt majestueux de l'honneur, les charmes ravissans du plaisir paroissent dans un parfait équilibre ; il voudroit les concilier, mais l'image d'un nouveau combat, la vue d'une action aussi magnanime qu'héroïque, l'éclat du triomphe, le bruit des timbales et des trompettes étouffent le son des flûtes et des chalumeaux : la Gloire va triompher ; un silence prépare sa victoire. Les deux Déesses et leurs troupes attendent avec inquiétude la décision d'Hercule. Que de situations différentes à peindre ! Le jeune Héros irrésolu sur son choix, flottant sans cesse entre la Gloire qui commande, et le plaisir qui séduit : balance, hésite ; son coeur est incertain ; son âme est indéterminée ; quel combat, quelle agitation, quelle expression variée de sentiniens ! Ce n'est qu'avec le plus violent effort qu'il abandonne le plaisir et qu'il s'échappe de ses bras, pour se précipiter dans ceux de la Gloire. La Déesse des Plaisirs fuit, avec sa troupe. L'Amour piqué promet qu'il s'en vengera un jour. Hercule qui les voit fuir et s'éloigner, sent que son coeur vole après eux et qu'il est prêt à les rappeler. Dans cet instant d'agitation, il semble engager la Gloire, en la serrant plus étroitement dans ses bras, à ajouter encore à ses attraits pour triompher sans partage du sacrifice qu'il vient de lui faire. Je crois que ce sujet est une fable morale et qu'elle suffit pour donner l'idée des ballets de ce genre. Mon objet n'étant point ici d'insérer des programes que l'on trouvera ailleurs, je me borne à ne donner que des croquis qui, tout imparfaits qu'ils sont, prouvent néanmoins que je ne propose pas l'impossible, et que ce qui est fait médiocrement peut se perfectionner dans des mains plus habiles. Le ballet Anachréontique demande des scènes variées, des situations et des tableaux agréables ; le sentiment et l'Amour doivent les dessiner ; les graces ingénues doivent les peindre : tout doit être léger dans ces sortes de ballets et porterie caractère du plaisir délicat et de l'Amour sans art. Je vais essayer de crayonner ici une scène de ce genre, telle que je la sens. L'Amour, avant de quitter l'heureux séjour de l'Arcadie et le berceau des Graces, voulut couronner la constance de Daphnis, en disposant le coeur de Philis à la tendresse et en ouvrant son âme aux charmes du plaisir, toujours délicieux quand il est l'image du sentiment. Philis triste et rêveuse fixe un rameau sur le quel sont perchées deux tendres tourterelles, image la plus belle de l'amour et de la fidélité ; puis détournant les yeux, elle considère deux cignes qui folâtrent sur les eaux d'un bassin rustique ; elle appercoit sur un autre bassin un autre cigue qui, seul et sans compagne paroit livré à la tristesse. Sa vue se portant de la vers le sommet d'une colline, elle y découvre un berger occupé du tendre soin de couronner sa bergère, et de l'orner des fleurs que le plaisir fait éclore autour d'elle. Un peu plus bas, elle voit un berger qui brise son chalumeau et qui exprime ce que la douleur et la langueur ont de plus touchant. Tous ces tableaux variés qui lui sont offerts par la nature excitent, ses réflexions ; elle se méconnoit dans les uns ; elle se retrouve dans les autres. Le jeune Daphnis caché derrière un buisson de fleurs observe son amante. Le moment est favorable. Philis plongée dans une douce rêverie, et le coeur ému du spectacle touchant que la nature vient de lui offrir, est sans doute moins fière, moins farouche ; l'amour presse le berger ; il l'entraîne vers sa bergère ; mais sa timidité ralentit ses pas. La crainte de déplaire à Philis le fait fuir ; il court et va se cacher dans un bosquet. L'Amour s'appercevant qu'il lui faudroit trop de tems pour vaincre la timidité du berger, s'approche doucement de la bergère et se place à ses côtés. Philis, la tête appuyée sur un de ses beaux bras et livrée aux sentimens divers qui remplissent son âme, ne voit et n'entend rien ; vainement l'Amour frappe du pied, tousse et soupire : plongée dans ses réflexions elle n'écoule que son coeur. Le Dieu s'approche de plus près, il agite ses ailes ; l'air frais et délicieux qu'elles répandent autour de la bergère semble lui donner un nouvel être.Elle se retourne en soupirant et elle apperçoit l'Amour ; dans sa surprise, elle hésite, et ne sait si elle doit rester ou fuir ; un charme enchanteur la retient ; elle considère avec l'admiration du plaisir l'enfant dangereux ; il est le plus beau et le plus touchant qu'elle ait vu de sa vie ; ses cheveux bouclés d'où l'ambroisie s'exhale, ses ailes dorées qui couvrent ses épaules d'albâtre, son petit arc, ses flèches, son carquois, tout attache ses regards, tout fixe son attention, et la sensibilité succède bientôt à l'admiration : elle serre tendrement dans ses bras l'aimable enfant, et elle se sent animée par un sentiment qui lui est inconnu ; elle ne vent plus enfin quitter l'Amour, et la crainte qu'elle a qu'il ne lui échappe, lui fait naître l'idée de lui couper les ailes. A l'aspect du fer dangereux l'Amour frémit ; il tombe en pleurant aux genoux de Philis, et il la conjure au nom de la beauté dont elle est l'image de ne point le priver d'un ornement qui lui est cher. Philis touchée par les larmes de l'Amour ne peut résister à ses prières ; ses ailes sont conservées ; mais par un caprice nouveau elle en arrache une plume. l'Amour jette un cri, et Philis, après s'être orné le sein de cette plume fatale, passe autour du cou du petit Dieu un ruban, et le mène en laisse en jouant avec lui et en lui prodiguant d'innocentes caresses. L'Amour, pour se venger du mal que Philis vient de lui faire et pour servir en même tems Daphnis, tire malicieusement une flèche de son carquois ; Philis qui commence à devenir curieuse, qui veut tout apprendre et tout savoir, se saisit de la fléche ; elle en examine attentivement la forme, et en essayant indiscrètement si lele est aiguë, l'enfant malin qui la guette lui pousse le bras et la fait entrer dans le bout du doigt. Philis jette un cri, pousse un soupir, se plaint de la noirceur de l'amour, elle enveloppe son doigt du coin de son tablier, en gémissant et en laissant couler quelques larmes. L'Amour appéle Daphnis qui d'un coup d'aile est transporté aux pieds de Philis ; elle l'apperçoit et rougit ; le berger lui prend la main ; elle le repousse d'un bras mal assuré avec la fierté de l'innocence ; Daphnis enhardi par l'Amour, ne se rebute point ; Philis cède, sa fierté se change en pitié, et bientôt cette pitié devient tendresse. Ses beaux yeux qui n'étoient ouverts que pour se fixer avec indifférence sur les objets tranquilles de la nature, s'arrêtent avec complaisance sur le berger dont les charmes lui paroissent nouveaux. L'Amour qui est allé chercher les Graces pour les rendre témoins de cette union paroit dans le lointain avec ses aimables soeurs. Leur présence embéllit tout ; leur influence répand sur les objets de nouveaux attraits. Rien aux yeux de Daphnis n'est aussi beau que Philis ; rien aux yeux de Philis n'est aussi beau que son berger. Enivrés de leur bonheur mutuel ils se jurent une tendresse éternelle, et ils éprouvent l'un et l'autre ce sentiment délicieux qui n'est vivement senti que lorsque l'amour règne sur le coeur de concert avec les graces etc. L'Allégorie, Monsieur, est employée quelquefois dans la peinture et dans la poésie, le ballet étant une peinture vivante et une poésie muette, peut s'en servir à son tour. Les allégories sont rarement heureuses : Lorsqu'elles sont compliquées, qu'il faut les chercher, les étudier ou les deviner, on peut dire alors qu'elles n'offrent que l'image obscure de l'énigme ou du logogryphe. L'allégorie doit être simple, précise et ingénieuse. C'est un trait lancé par l'imagination ; il frappe le but avec rapidité. Ce seroit mal m'entendre que de croire qu'un ballet de ce genre doit offrir une allégorie continue. Toutes les scènes de cette composition doivent conduire sans embarras et sans confusion à un dénouement, et ce dénouement est celui où l'allégorie doit se montrer avec le cortège brillant des allusions. Il seroit absurde de se servir du buste ou du portrait du Prince ou du Héros à qui la louange s'adresse ; ce foible moyen l'offenseroit sans doute ; il afficheroit l'ineptie du compositeur. Je ne dois point oublier de dire que la louange révolte lorsqu'elle est directe et que l'allégorie est l'enveloppe ingénieuse qui doit la couvrir. On fait des ballets allégoriques pour les mariages des Princes, pour leurs fêtes, pour leur naissance, pour leur convalescence ; on en fait enfin pour des victoires remportées et pour la paix. On doit dans ces diverses circonstances avoir recours à des allégories ingénieuses ; si c'est, par exemple, un guerrier que l'on veut peindre, on y substituera un Alexandre ; si c'est un Prince ami des arts, il sera désigné par un Auguste. Le sujet du ballet tient-il plus à la fable qu'à l'histoire ; Apollon, les arts, les muses, la gloire et l'immortalité sont des personnages qu'on emploiera avec succès ; si c'est un Prince qui s'est signalé par des victoires, et que le compositeur puise son sujet dans la fable, Mars tiendra la place du Héros ; il sera couronné par la victoire ; la renommée annoncera son triomphe, la paix rassemblera les arts effrayés par les horreurs de la guerre ; les peuples seront conduits par l'Abondance ; Vénus et les graces orneront les trophées du vainqueur de guirlandes de laurier et de branches d'olivier, l'amour, les jeux et les plaisirs formeront des couronnes et porteront les armes du héros ; la paix ouvrira son temple, la guerre, la discorde et la terreur seront enchainées par la valeur ; tels sont les tableaux que l'allégorie doit présenter ; ils ne pourront plaire s'ils sont outrés. La louange étant l'objet de l'allégorie doit être dépouillée de flatterie et de mensonge ; il faut qu'elle soit vraie et qu'elle porte sur les qualités essentielles et les vertus connues de celui à qui elle s'adresse ; car elle seroit, par exemple, fausse et choquante, si, pour caractériser la bienveillance d'un Prince, son amour pour les arts, ses soins à faire fleurir le commerce et à entretenir une paix durable, on avoit recours, pour le désigner, à Mars ou à Alexandre, et que l'on se servit, pour faire allusion à ses vertus pacifiques, de tous les êtres qui peuvent caractériser les tableaux effrayons de la victoire, et les peintures ensanglantées de la guerre. D'après cet exemple, il est essentiel que le maître de ballets étudie en peintre habile les goûts, le caractère et les vertus de celui qu'il veut peindre ; sans cela plus de ressemblance, plus de vérité. Lorsque je dis que l'on fait des ballets allégoriques, je ne prétends pas avouer que toutes les scènes de ces ballets doivent être chargées d'allusions ; une allégorie trop continuée paroitroit d'autant moins naturelle, qu'elle seroit un effort de l'art ; dailleurs les vapeurs d'un encens prodigué sans ménagement révolteroient ; un seul grain suffit lorsqu'il est offert par le coeur et qu'il est allumé au feu du sentiment. Toutes les scènes d'un ballet de ce genre doivent mener successivement à l'allégorie, sans embarras, sans effort, mais par une suite heureuse d'évenemens naturels qui conduisent insensiblement au dénouement ; et c'est le dénouement de ces sortes de ballets qui doit présenter dans un seul tableau les allusions et les allégories. Lorsqu'il est possible de trouver un sujet connu qui ait quelque rapport à la circonstance, la représentation deviendra d'autant plus intéressante qu'elle ne sera point fabuleuse. Afin de donner un corps à mes idées, je vais présenter quelques esquisses de ce genre difficile, laissant aux maîtres de ballets qui ont ou qui auront du génie, le soin de terminer l'ébauche que je leur offre. Roger et Bradamante tiré de Rolland furieux, poème de l'Arioste m'ont fourni le sujet du ballel donné à l'occasion du mariage de l'Archiduc Ferdinand avec la Princesse Béatrix de Modène. Ce ballet offroit des instans qui peuvent donner un apperçu de l'allégorie. Bradamante arrivée dans la grotte de l'anchanteur Merlin y étoit reçue par Mélisse, Fée bienfaisante, elle avoit appris par le pouvoir de son art magique que le coeur de Roger et celui de Bradamante avoient été percés du même trait. Le dessein de celle-ci étoit donc de consulter la Fée sur son union avec Roger, et d'apprendre d'elle si elle seroit heureuse. Cette Fée traça avec sa baguette plusieurs cercles magiques et fit paroitre par le pouvoir de son art tous les héros et toutes les femmes illustres qui dévoient naître de l'union de cette guerrière avec Roger et former la tige de l'Auguste maison d'Est. Beatrix de Modéne paroissoit la dernière dans ce ballet d'ombres ; elle étoit unie à un jeune Prince portant en tête la couronne Archiducale ; ce couple heureux étoit devancé par la renommée ; l'amour et l'hymen les enchainoient avec des fleurs, et la gloire les couronnoient. Ce ballet d'ombres étoit vaporeux ; le costume y étoit observé, et en marquant l'époque des teins et du costume, il répandoit beaucoup de variété dans cette fête magique qui, à mon sens, est historique et allégorique. Le dernier moment du ballet traçoit un autre tableau de ce genre. J'avoue, Monsieur, que je me trouvai fort embarrassé à le peindre. Roger et Bradamante professoient un culte tout opposé ; cette héroïne exigeoit que le Sarrazin embrassât sa religion ; c'étoit à ce prix qu'elle lui promettoit son cœur et samain ; le héros hésitoit, mais on amour triompha de ses scrupules, et il promit à Bradamante d'abjurer ses erreurs. Bradamante et Roger accompagnés d'une foule de chevaliers chrétiens et d'héroïnes entroient dans un vaste peristile qui conduisoit au temple de l'immortalité ; les chevaliers et les dames exprimoient par des danses héroïques la joye que cette union leur inspiroit ; Roger et Bradamante s'associoient à cette fête noble et peignoient dans un pas de deux en action, leur amour et leur félicité. Cette fête préparatoire de l'union qui alloit se former étoit suspendue par l'arrivée des vertus. La vérité présentoit son miroir à Roger. Il n'avoit pas plutôt jetté ses regards sur cette glace fidèle, qu'il étoit honteux de ses erreurs ; il n'hésitoit plus ; il jettoit loin de lui son turban, son armure, son bouclier et ses armes, et se précipitoit ensuite dans les bras de la vérité ; toutes les vertus qui font la gloire des Princes l'environnoient ; Bradamante an comble de la joye voloit vers lui ; les chevaliers et les dames se réunissoient à l'entour des deux époux et des vertus ; ceci lormoit progressivement un groupe général varié de positions ; il offroit le tableau intéressant du bonheur ; les deux amans ensuite étoient unis par les vertus ; les daines présentoient à Roger un casque riche ombragé d'un panache blanc ; les chevaliers lui attachoient une magnifique cuirasse. Bradamante lui donnoit une superbe épée et un bouclier ; il étoit admis au nombre des chevaliers, et il en recevoit l'accolade. A la fin do cette cérémonie, les nuages qui déroboient le temple do l'immortalité so dissipoient. Le destin traçoit dans son livre les actions éclatantes de l'Auguste maison d'Est. L'immortalité recevoit des mains de la vérité un médaillon sur le quel la gloire avoit tracé le double chiffre de Ferdinand d'Autriche et de Beatrix de Modène. Ce tableau allégorique étoit terminé par un ballet très-court dont la fin offroit un groupe général. Roger et Bradamante en occupoient le centre, et ils étoient couronnés par les vertus. La description de ce ballet paroitra longue ; cependant son exécution étoit vive et rapide. Je pourrois ajouter ici d'autres exemples de ce genre de composition ; mais mon dessein n'étant pas de faire un étalage de mes productions, je n'en dirai pas davantage sur les ballets allégoriques. Les auteurs dramatiques ont écrit des comédies épisodiques que l'on nomme pièces à tiroir. Elles offrent une foule de variérés et des opposition, de caractères très-pittoresques. Le Mercure Galant, et le Procureur arbitre sont des modèles de ce genre, et on les voit toujours avec un nouveau plaisir. J ai fait quelques ballets épisodiques qui ont eu du succès ; ce genre ouvre, pour ainsi dire, la porte a la gaité ; le compositeur délivré des règles sevères, peut suivre toutes les fantaisies de son imagination ; chaque entrée, chaque pas de deux ou de trois, présentent des tableaux de chevalet faits pour plaire, si toutes fois ils sont peints avec vérité ; la danse peut y déployer tous les caractères et tous les genres qu'elle embrasse. Ces ballets doivent encore offrir des contrastes agréables ; ils sont l'ouvrage du goût et de l'esprit ; ceux qui en sont doués n'ont besoin ni de préceptes ni d'exemples, et ceux qui en sont dépourvus ne pourroient en profiter ; car le goût, l'esprit et les graces ne se donnent ni ne s'achètent : La nature seule s'est réservé le droit de les dispenser. Enfin, Monsieur, on fait danser les chevaux, ce sont des écuyers instruits qui les dressent aux différens airs, ils leur enseignent le pas terre à terre, en avant, en arrière, à droite et à gauche ; les courbettes en avant, par volte et demi-volte ; les cabrioles de différentes espèces. L'action d'un pas est composé d'un saut, d'une cabriole et d'une courbette ; tous ces temps, tous ces pas s'exécutent ponctuellement et en cadence, lorsque le cheval obéit aux mouvemens de la main, aux aides ou appuis, plus ou moins prononcés des genoux, des molets et du talon. Cette danse s'exécute dans les carrousels au bruit des instrumens militaires, et ce sont les Ecuyers qui lui ont donné le nom de ballet. Au reste, cette espèce de danse est très-ancienne ; Pline en accorde l'invention aux Sybarites peuple voluptueux. On cite pour modèle de ces sortes de fêtes, le fameux Carrousel de Louis treize en 1662, mais on a donné la préférence à ceux qui furent exécutés à Florence en 1608 et en 1615. Personne n'ignore que Louis XIV. aimoit passionnément tout ce qui portoit un caractère de grandeur et de magnificence. Les carrousels qu'il donna étalèrent tout ce que le goût, la richesse et l'elégance peuvent déployer dans ces spectacles pompeux. Voila, Monsieur, ma tache à peu près remplie ; j'ai présenté des apperçûs de tous les genres de ballets ; et je finirai cette lettre peut-être trop longue, par donner aux compositeurs (novices dans cet art) quelques conseils dont ils pourront profiter. Je leur avance qu'ils n'arriveront à rien sans avoir approfondi tous les beaux traits que la fable et l'histoire leur présentent. Je leur conseille de voyager non seulement en France, mais encore chez les autres nations ; ils apprendront que le Menuet nous est arrivé d'Angoulême ; que la Bourrée a pris sa naissance en Auvergne : Les montagnards de cette province leur fourniront un caractère de danse très original. Ils saisiront a Lyon l'idée primitive de la Gavotte ; en provence le modèle des Tambourins ; en Béarn, les Basques leur offriront un modèle charmant. Se transporteront-ils en Espagne ? ils apprendront que la Chaconne est originaire de ce pays ; ils y étudieront le Fandango, danse aimable et voluptueuse dont ils ignorent la marche et les mouvemens agréables qui en font le charme. En Allemagne ils verront une immense variété de costumes et de danses différentes ; en Autriche, en Bohême, en Moravie des constrastes encore plus variés. Qu'ils dirigent leur course vers la Hongrie, ils y pourront étudier les danses et le costume de ce peuple ; ils y rencontreront une foule de mouvemens, d'attitudes et de posilions dessinées par une joie pure et franche. La Saxe, la Prusse et la Pologne leur fourniront de nouveaux genres à imiter et ils apprendront que notre antique Sarabande et notre Courrante nous sont arrivées en ligue directe de Cracowie. Leurs talons les appelleront-ils en Russie ? ce vaste empire leur présentera de nouveaux tableaux à peindre. J'entends les maîtres de ballets se récrier, me traiter d'innovateur et d'homme systématique qui ne s'attache qu'à, introduire dans la danse noble des caractères bas et roturiers. Leurs cris ne m'étonneront pas ; je leur répondrai froidement ; je leur demanderai ce qu'ils ont fait de leur noblesse dansante qui ne date que depuis soixante-dix ans et dont Vestris le père et Mlle. Heinel ont emporté ces titres qui leur appartenoient par droit de succession. Je leur dirai que cette noblesse n'existe plus, même à l'opéra Berceau de son origine, depuis que se spectacle pompeux a emprunté les petits chevaux d'osier de Dom Japhet d'Arménie, depuis qu'on y a introduit des niais dégoûtants dont les plates maiseries révoltent le public et qui ne feroient pas sourire les spectateurs des petits théâtres des Boulvards ; depuis enfin que l'on a mis sur cette magnifique scène où les arts imitateurs s'empressent à déployer leurs trésors, des ballets dont les sujets sont indécents. Je dirai encore que la danse agréable et intéressante de ce spectacle, ravissante par ses pirouettes, étonnante par les dessins de ses groupes, éblouissante par le brillant de son exécution, a renoncé à sa noblesse. J'ajouterai, pour finir, qu'il y a encore une foule de caractères à poindre, ils ne sont pas nobles, me dira-t-on. Eh bien ! Messieurs, ayez l'art de les embellir. Une jeune paysanne bien faite bien jolie, ayant de beaux yeux et étant soigneusement endimanchée n'est-elle pas charmante ? un pâtre jeune, beau, frais, vigoureux, gai, bien découplé, bien vêtu dans son costume est-il dégoûtant ? non, Messieurs. Sachez faire un bon choix dans vos modèles, ayez l'art de les embéllir ; apprenez à les placer dans des jours avantageux, à les peindre avec vérité ; ils plairont, n'en doutez point, en admettant mon opinion sur cet objet, vous vous varierez à l'infini, vous ferez disparoitre votre assommante monotonie ; vous serez neufs, et vos essais seront couronnés par les plus brillants succès. Je suis, etc. **** *book_ *id_errata *date_1803 *creator_noverre ERRATA DU TOME II. Page. ligne. 16. 8. BATYAE, lisés : BATYLE. 18. 16. des trones d'arbres, lisés : des troncs d'arbres. 20. 30. es ses, lisés : et ses. 21. 12. ses fertiles, lisés : ces fertiles. 32. 11. sa sévérité' satiffit, lisés : sa sévérité satisfit. 33. 12. fait regetter, lisés : fait rejetter. 38. 23. doit atteindre, lises : doit attendre. 39. 2. quelle se montre, lisés : qu'elle se montre. 40. 13. la mort enterroit-elle, lises : la mort enlevoit-elle. 41. 5. dans ce stile, lisés : dans le stile. 60. 24. étage solidement, lisés : etaye solidement. 72. 8. moins grandes, lisés : moins grande. 93. 29. toujours courrue, lisés : toujours courue. 97. 3. la musique seul, lises ; la musique seule, id. 19. le égarremens, lisés : les égaremens. 98 15. des chefs d'ut, lisés : des clefs d'ut id. 24. il s'en suit, lisés : il s'ensuit. 99. 28. sécrivoit, lise's : s'ecrivoit. 102. 6. il y en avoit la lents, lisés : il y en avoit de lents. 108. 5. qui les embrasoint, lisés : qui les embrasoient. 114. 13. ils m'ont parus, lises : ils m'ont paru. id. 17. mouvemens convultifs, lises : mouvemens convulsifs. 116. 30. de mes dessins, lisés : de mes desseins. 124 16. ou peut, lisés : on peut. 142. 2. qui concourent, lisés : qui concourent. id. 22. compose de ceux, lises : compose de deux. 145. 19. le corps acquierant, lisés : le corps acquérant. 151. 1. peindre des différes, lises : peindre les différens. 164 1. et seutimens, lises : et de sentimens. 173. 13. le souffle, lises : le souffle. 184. 16. se seroit. lisésce seront. 191. 18. eu acquiérant, lises : en acquérant. 194. 30. des soubretter, lises : des soubrettes. 199. 1. tous débutes, lises : tons débuté, 200. 25. Danry-laue, lisés : Drury-lane. 303. 18. m'ont parus, lisés : m'ont paru. 207. 6. les volcans, lisés : des volcans. 210. 2. deScbakespéar, lises ; de Sbakéspéar. 212. 1. étant finir, lisés : étant de finir. 213. 8. si je ne m'exprimois pas, lisés : si je ne m'expliquois pas. id. 22. je l'avois confondu, lisés : je l'avois confondue. 216. 10. ne leur avoient servis, lises : ne leur avoient servi. 217. 18. Paris, lises : Paris. id. 28. des hommes, lisés : des honneurs. 219. 6. esseyons d'annoblir, lisés : essayons d'ennoblir. 223. 23. pouvant oduner, lises : pouvant donner. 227. 12. anachreontique, lisés : anacréontique. 230. 1. si lele, lises : si elle. 236. 20. de variéres. lises : de variétés. 237. 12. s'estreserve', lises : s'est reservee. 239. 25. les plaies miniserie, lises : les plates niaiseries.