Question d'un homme de lettres sur la musique. Est-ce en France ou en Italie que l'on aime le mieux la musique ? Il est des questions qui semblent résolues aussitôt qu'elles sont proposées. Quand une opinion est consacrée par le tems, qu'elle soit justifiée par les raisons, on fondée sur des préjuges ; qu'elle soit due à une cause qui dure encore, ou à une cause qui a cessé, n'importe ; elle devient un axiôme ; on y croit sans examen, on la respecte sur la foi publique ; et la proposer comme un doute, paroît une insigne absurdité. Cependant comme dans les arts, il n'y a pas d'obligation de croire sans examen, il faut toujours pouvoir se rendre raison d'une opinion quelconque ; et un sentiment quelque général qu'il soit, n'est pas pour cela dispensé d'être appuyé sur des preuves. Notez que je ne demande pas ici, qu'elle est celle des deux nations qui excelle dans l'art musical, mais seulement quelle est celle qui l'aime le mieux. Quand cette question sera décidée, le lecteur en tirera la conséquence qui lui paroîtra naturelle, favorable ou défavorable à l'opinion généralement adoptée. On sent bien qu'en parlant de nations je n'entends que cette portion des peuples qui cultive les arts. En Italie, on voit communément les gens aisés ou riches cultiver cet art, au moins comme amateurs. En France, l'étude de la musique est si générale, que des artisans mêmes en font l'éducation de leurs filles, et l'on ne seroit pas embarrassé de trouver, à Paris seulement, vingt mille personnes des deux sexes, qui savent lire la musique et l'exécuter avec la voix, ou sur un instrument quelconque. En Italie, la partie du chant domine tellement sur toutes les autres, que la symphonie ou toute autre musique instrumentale y est souvent négligée, je veux dire moins estimée. En France, le chant proprement dit, la symphonie, la partie dramatique, la partie concertante, tous les genres et toutes les espèces y sont également étudiées et procurent une gloire égale à tous ceux qui y excellent. En Italie, on ne grave que rarement les partitions même des plus grands maitres. En France, on grave tout ; tout se conserve, et au bout de plusieurs années on est encore à même de comparer les différens dégrés de mérite ; ce qui est bon reste, et ce qui tombe dans l'oubli, a été jugé par le tems. En Italie et dans les grandes villes, un opéra se joue pendant trois mois, après les quels il court risque de ne jamais reparaître, à moins que l'entrepreneur ne sachant que donner, ne soit obligé de rechercher dans les opéras connus. Il est actuellement à Rome et à Naples des jeunes gens, qui n'ont jamais rien entendu de Sacchini ni de Piccini. Les ouvrages s'y succèdent et s'effacent tour à tour. En France on joue un opéra aussi long-tems que le public le trouve agréable, et vingt années de de succès ne sont pas un motif pour être chassé du théâtre. En Italie, quoiqu'on y aime le chant presqu'exclusivement, on n'y fait aucune attention aux paroles qu'il exprime ; les sons seuls suffisent pour le plaisir des auditeurs. Je n'en veux donner d'autre preuve que les poëmes de leurs opéras, en exceptant le seul Métastase. En France, on pardonne à la musique d'être vraie, analogue au sens des paroles ; et quand les paroles sont bonnes, on trouve que cela ne gâte rien. En Italie, on mêle quelquefois, même souvent, les morceaux de maîtres, de genre et de style différens, pour composer ce qu'on nomme un pasticcio. En France, on respecte assez le talent et le style de chaque compositeur, pour y voir chaque ouvrage à part et en entier, afin de pouvoir juger quel dégré d'estime on doit à son auteur. En Italie, on écoute attentivement quelques morceaux vantés, et pendant tout le reste de l'ouvrage, on joue, on boit, on mange, ou l'on jase comme dans une place publique, ou dans un café bruyant. En France, on écoute tout avec attention, plaisir ou patience ; ce n'est qu'a la longue que l'on devient turbulent, et la plus grande chûte y obtient plus de silence que le plus beau succès en Italie. Tous ces faits comparés donnent les grands moyens de décider la question que je propose. Je sens combien les enthousiastes vont se récrier : mais quand ils auront affirmé qu'en Italie on aime mieux la musique, je leur demanderai encore dans quel pays on l'aime de la meilleure façon ? je leur demanderai de plus, pourquoi ils quittent presque tous le pays où ils sont tant aimés ; je leur demanderai enfin si leur désintéressement leur fait chercher le peuple qui paye le moins ce genre de talent. J'ai réfléchi profondément, Monsieur, sur votre question : Est-ce en France ou en Italie que l'on aime le mieux la musique ? comme nous ne sommes pas d'accord sur les observations, je vais vous faire part des miennes. Cette question dailleurs est oiseuse ; elle ne peut accélérer les progrès de cet art. Votre dissertation, Monsieur, me fait croire que vous n'adoptez point l'opinion générale, et elle n'est point fondée, si l'on admet les faits que vous avez receuillis. Maintenant je prendrai la liberté de vous demander si vous êtes bien sûr de tous les faits que vous citez ; car, avant de chercher à détromper les autres, il est bon d'examiner si l'on ne s'est point trompé soi-même. Sans doute, votre prévention en faveur de la France, ne peut avoir qu'un motif louable, l'amour de la patrie : sous ce rapport, on vous rendra la justice de dire, que vous pensez et que vous écrivez en bon français ; mais il est un amour devant le quel il faut que tous les autres fléchissent, celui de la vérité : Amicus Plato, sed magis amica veritas. Permettez donc que les pièces soient remises sur le bureau, et que nous procédions ensemble à un nouvel examen. Vous dites que l'étude de la musique est devenue chez nous si générale, que des artisans même en font l'éducation de leurs filles. J'ignore, Monsieur, comment les filles d'artisans sont élevées dans votre quartier ; mais je puis vous assurer que dans le mien, qui passe pour le plus beau de Paris, je connois très-peu de filles et même de garçons qui sachent lire la musique, l'écrire et chanter, ou jouer d'un instrument quelconque. Je vous confiérai même à ce sujet, que dernièrement j'avois fait une chanson pour la fête d'un père de famille qui a cinq filles très-aimables, et dont l'éducation a été soignée ; eh bien ! je fus si malheureux qu'aucune d'elles ne voulût se charger de ma chanson, et si je n'eûsse pris le parti de chanter moi-même, ce jour eut été entièrement perdu pour ma gloire. Personne assurément ne s'avisera de citer comme une preuve de goût de notre nation pour le chant, ces insipides rapsodies dont les Troubadours modernes assourdissent tous les jours nos oreilles, et qui pourtant font les délices de la majeure partie du peuple : mais si vous aviez parcouru comme moi les principales villes d'Italie, vous auriez entendu à Vénise de simples gondoliers chanter en ramant les beaux vers du Tasse, de l'Orlande Furioso, de Métastase, avec plus de grace et de justesse que l'on ne chante à l'opéra de Paris ; vous eussiez été surpris de rencontrer le soir dans les rues des ouvriers de toutes les classes, formant entre eux des concerts plus mélodieux et plus touchans que le Sabbat musical dont retentissent nos Cafés des Boulevards et nos catacombres du Palais Royal. Alors vous auriez été convaincu, Monsieur, qu'en Italie, les personnes riches ne sont pas les seules qui cultivent la musique ; que le goût de cet art y est généralement plus pur, plus répandu, plus éclairé qu'à Paris ; et que les paroles n'y sont pas plus négligées qu'en France, ou le plus bel opéra ne se soutient que par la perfection du poëme, l'empire de la musique, des décorations et des ballets : quant aux paroles, on ne les entend point et la plupart de nos chanteurs et de nos chanteuses se sauvent par les cinq voyelles. Pauvres poëtes, comme on vous arrange ! En France, dites-vous, on grave tout ; tant pis, Monsieur ; n'auriez-vous pas pu ajouter qu'en France on imprime tout : c'est encore une folie ; la sottise reste aux marchands de musique. Plusieurs d'entre eux ne savent ni la lire ni l'apprécier ; tout le bénéfice reste aux compositeurs : ils ont l'art de faire payer chèrement leurs productions : le public, amateur de nouveautés, achète tout, et est trompé à son tour : enfin, la plupart de ces ouvrages sont éphémères ; ils restent long-tems entassés sur les rayons des marchands, qui finissent toujours par les vendre à la livre. Il en est de même de l'imprimerie ; car en France on imprime tout, comme on grave tout. C'est bien là le cas de dire que la majeure partie de nos auteurs en littérature et en musique, font tout-à-la-fois gémir la presse, l'imprimeur, le lecteur et le bon goût. Est-ce donc cette quantité prodigieuse de partitions gravées sans choix, et ce mélange du beau et du médiocre, qui peut faire pencher la balance en faveur de notre goût musical ? cette fureur de graver tout, peut-elle prouver que les Français aiment mieux la musique que les Italiens ? En Italie on ne grave que rarement les partitions même des plus grands maîtres. Les Italiens sont à cet égard bien plus sages que les Français ; mais à défaut de graveurs il y a un grand nombre de copistes, tous musiciens ; et comme il paroît toutes les années soixante opéras nouveaux, les copistes voyagent, correspondent entre eux, font des échanges, et n'écrivent que les Ariettes, les Duo, les grands Récitatifs avec accompagnemens, les Cavatines, les Trio, les Quatuors, les Finales, c'est à dire, tous les morceaux qui ont été vivement applaudis par le public, et qui portent avec le caractère de la nouveauté, l'empreinte du goût et le cachet brulant du génie. Chaque amateur achète ce qui lui plaît davantage, fait relier soigneusement toutes ces partitions, et en forme une bibliothèque de musique, où l'on trouve les chefs-d'œuvre des grands maîtres qui ont embelli et enrichi leur art. Il me semble, Monsieur, que cette méthode est plus sage que la notre. Le vraiment beau de chaque compositeur demeure, et ce qu'ils ont fait de médiocre se perd et s'oublie pour toujours. En Italie et dans les grandes villes un opéra se joue trois mois. On vous a trompé, ou vous vous êtes trompé : dans les grandes villes, on donne deux opéras-buffa, et quatre grands ballets pendant l'Automne ; dans le Carnaval, deux opéras sérieux et six ballets en action. Ces quatre ouvrages sont confiés à quatre compositeurs de réputation. Celui qui a fait le premier opéra à Naples, arrive à Milan pour composer le second ; celui qui a fait le premier opéra a Milan, part pour aller composer le second à Turin, Vous voyez, que tous ces hommes de mérite font la navette. Ils accompagnent leur opéra pendant trois réprésentations seulement, et partent immédiatement après pour aller faire le second, là où ils sont appellés. Ils confient toujours la partie du récitatif simple à des maîtres en sous-ordre, et ne se chargent que du récitatif à grand accompagnement. Indépendemment des deux saisons dont je viens de vous parler, on donne dans quelques villes, le Primavera c'est-à-dire, au printems, un opéra. On en donne encore à Vénise dans trois théâtres pour la fête de l'Ascension. Il est bon de savoir qu'à Alexandrie, Bergame, Reggio, etc. on réprésente encore aux époques des foires, de grandes opéras ornés de ballets. Comment voudriez-vous, Monsieur, qu'on imprimât tous ces opéras. Nous n'en donnons que deux ou trois en France par an ; on les grave. Reste à savoir, s'ils en méritent la peine et la dépense. En France, dîtes-vous, on joue un opéra autant que le public le trouve agréable, et vingt années de succès ne sont pas un motif pour être chassé du théâtre. Il seroit bien barbare de chasser les productions sublimes ; elles sont si précieuses et si rares, que nous fesons très-sagement de les chérir et de les conserver. Je me borne, Monsieur, à deux questions ; que sont devenus les ouvrages de Mondonville, de Dauvergne, de Floquet, de Monsigny et de quantité d'autres compositeurs ? que sont devenus ceux de Rameau, que l'on peut compter ? que nous réste-t-il enfin de ces sublimes productions musicales, qui dans leur tems ont acquis le droit de passer à la postérité ? on a abandonné le chant et la mélodie enchanteresse de Piccini. Que conservons - nous donc de tous les opéras qu'on nous à donnés, et qui n'ont obtenu qu'un demi-succès ? Il nous restera, Monsieur, Gluck et Sacchini. La parque les à moissonnés : tous deux étoient étrangers. Mais en voilà assez pour aujourd'hui. Je finis ma lettre en vous en promettant une seconde, peut-être, une troisième, que sais-je, une quatrième ; car la musique, cet art devin et difficile, ne doit pas être traité avec légèreté. Si nous avons la générosité de graver tout, d'imprimer tout, et de parler des pays étrangers, sans les avoir habités, sans en connoître l'esprit, le caractère et les mœurs ; il est bon, à mon sens, de relever les erreurs que l'engouement et l'esprit de parti peuvent très-innocemment faire commettre. Je continue mes remarques, Monsieur ; vous avancez, d'après des rapports infidèles : qu'il est actuellement à Rome et à Naples des jeunes gens, qui n'ont jamais rien entendu de Sacchini ni de Piccini ; les ouvrages s'y succèdent et s'effacent tour à tour. Les jeunes gens qui n'étudient point la musique, peuvent fort bien ne pas connoître les chefs-d'œuvre de ces compositeurs estimables ; mais ceux qui se destinent a l'étude de cet art, et qui sont admis aux conservatoires, ne cessent de méditer les leçons que les grands maîtres leur ont laissées ; ils étudient toutes leurs partitions ; ils les comparent, et, lorsqu'ils sont en état d'apprécier le style, la couleur, l'énergie, le goût, les graces et le génie de ces maîtres célèbres, ils butinent dans cette foule de chefs-d'œuvres ; ils se livrent à l'impression de leur génie, et, l'imagination embrasée et remplie de grandes images, ils composent à leur tour, et enfantent des productions qui réunissent aux charmes séducteurs de la mélodie, toutes les richesses de l'harmonie. En supposant, comme vous l'avancez, que les ouvrages Italiens se succèdent et s'effacent tour à tour, c'est rendre hommage à la fertilité des compositeurs de cette nation, à la fécondité de leur imagination et à la richesse inépuisable de leurs compositions. Vous avancez que l'on ne grave que rarement les partitions, même des plus grands maîtres. Ne faut-il pas aussi avouer de bonne foi que les compositeurs Italiens, font plus d'opéras en une année que nous n'en faisons en dix ; ils ont vingt théâtres, et nous n'en n'avons qu'un. Les Italiens aiment donc passionnément la musique, puisqu'ils ont une pépinière inépuisable de compositeurs et que cet art étale ses chefs-d'œuvre par toute l'Italie. En France, excepté Paris et quelques grandes villes de nos départemens, le reste de notre immense pays est absolument privé des charmes de cet art divin et consolateur. Quant aux poëtes Italiens existans, je les abandonne au mépris que la pauvreté de leurs compositions inspire, ils ont souvent la hardiesse de mutiler les belles poésies de Metastase ; ils mêlent l'argile à l'or pur, et ternissent les pierres précieuses, qui brillent avec tant d'éclat dans les riches productions de ce poëte : mais leur impudence ne peut s'étendre sur ces chefs-d'œuvre ni à Turin, ni à Rome, ni à Milan, ni enfin sur les grands théâtres des cours étrangères, où Metastase jouit de toute la plénitude de sa gloire. Je conviens avec vous qu'on n'écoute point l'opéra en Italie, avec une attention scrupuleuse ; que ce spectacle est trop long, le récitatif d'une monotonie fatigante ; que les acteurs n'ont point d'action, point de décence ; mais ils chantent bien. On écoute avec attention les airs de Bravoure, les Duo, les Cantabiles, les Cavatines et les Récitatifs à grand orchestre ; tous ces morceaux ressuscitent l'attention, réveillent l'oreille et l'œil assoupis ; ils sont applaudis avec enthousiasme ; les sonnets imprimés sur du satin, pleuvent de toutes les parties de la salle ; ce sont des brevets d'honneur que l'amour de la musique distribue tantôt aux compositeurs, tantôt aux acteurs, et aux maîtres des ballets. Les paroles y sont mieux entendues que chez nous, où l'on grave tout et où l'on ne prononce rien ; les chanteurs Italiens n'étudient jamais les paroles ; les souffleur lit les vers à haute et intelligible voix, et le chanteur les psalmodie avec lui. Quelle cacaphonie ridicule ! direz-vous : j'en conviens ; mais l'art du chanteur sait en couvrir le défaut. Vous me permettrez encore, Monsieur, de n'être pas tout-à-fait de votre avis sur la musique instrumentale. Il a existé et il existe encore en Italie des hommes du plus grand mérite dans tous les genres ; les Italiens nous ont donné depuis deux siècles d'excellentes leçons musicales, et nous ont toujours fourni de grands modèles. Au commencement du règne de Louis XIV. nous étions dans l'enfance de cet art, et sans le goût et le génie de Mazarin, nous n'aurions peut-être ni opéra, ni musiciens, ni compositeurs célèbres. Ce ministre fit venir, à trois reprises differentes, des musiciens d'Italie, pour chanter dignement le mariage du Roi, et nous n'étions que des bambins dans cet art, lorsque les Italiens les Flamands et les Allemands avaient déjà acquis un degré de perfection que nous admirons aujourd'hui avec autant d'humeur que de jalousie. Nous n'avions à Paris, en 1732 qu'un violon concertant, le Clerc ; ses œuvres gravées sont encore entre les mains des écoliers de deux ans de leçons ; cependant on crioit au miracle ! Voici encore une nouvelle preuve de notre talent musical à une époque plus rapprochée. Rameau créa un nouveau genre ; son génie triompha des vieilles rubriques ; ses riches compositions étoient alors d'une exécution difficile : en effet le Trio des parques de l'opéra, d'Hypolite et d'Aricie ne put être exécuté qu'après six semaines de répétitions : cependant-il étoit confié aux seconds chanteurs de l'opéra, en 1773 Rameau donna son opéra des Indes galantes, ouvrage rempli tout à la fois de science, de goût et d imagination ; le tremblement de terre fait pour le second acte de cet ouvrage , ne put jamais être exécuté par l'orchestre de l'opéra ; cependant des musiciens habiles et de bonne volonté jouèrent ce morceau à la seconde lecture avec infiniment d'ensemble et de précision ; et l'effet qu'il produisit, entraina les auditeurs au sentiment de l'admiration. Quel contraste entre l'orchestre de ces temps peu éloignés a celui de nos jours ! Si tant de faits réunis ne peuvent décider la question que vous proposez, je vous dirai, sans être enthousiaste, qu'il n'y a qu'un moyen à prendre pour la résoudre, sans offenser les parties, c'est de convenir que la musique a fait en France des progrès inouis, et qu'on y aime autant cet art aujourd'hui qu'en Italie. Si cela ne vous arrange pas, je m'engage à vous nommer le pays où l'on aime le mieux la musique, où elle est le plus généralement cultivée ; car les enfans y sont bercés par les Muses qui président à cet art divin. Avant de vous nommer, Monsieur, le peuple qui aime le mieux la musique, qui la cultive avec passion, et qui en fait l'agrément de ses loisirs, je me permettrai de vous faire quelques observations relatives à cet art, et particuliérement sur la manière leste et frivole que nous employons communément pour en juger les productions ; jugement bien propre à prouver que le peuple, qui aime le mieux la musique, n'est pas celui qui sait le mieux en apprécier les beautés. Le goût exagéré est-il bon, est-il utile au progrès des arts ? le goût exclusif est-il sage ? je ne le peux croire ; parce que ces goûts nés de la fantaisie et du caprice, sont bien plus propres à décourager le vrai mérite qu'à le soutenir et à l'encourager. Croire qu'un artiste de quelque genre qu'il soit, lorsqu'il est embrâsé du génie de son art, ne puisse exercer sa plume et ses pinceaux sur des sujets diamétralement opposés, est une erreur malheureusement trop accréditée, et qu'une foule d'exemples peut combattre et détruire de la manière la plus victorieuse. Les hommes doués d'une organisation parfaite peuvent juger sainement des arts, sans les avoir étudi2s. Les sensations vives qu'ils éprouvent en examinant un bon tableau, en lisant de beaux vers, en écoutant une excellente musique, sont un thermomètre parfait qui assigne à chaque production, le degré de chaleur, de supériorité et d'estime quelle mérite. D'autres hommes, et ils sont rares, étudient les arts sans les exercer ; mais en examinant la route qu'ils ont à parcourir, les difficultés qu'ils ont à vaincre et les nombreux obstacles qu'ils ont à surmonter, avant de pouvoir atteindre ce but commun à tous les arts, l'imitation de la nature ; ces hommes, dis-je, sont des juges intègres ; ils prononcent sans partialité, et sont d'autant plus indulgens qu'ils n'ont point oublié, que la critique est aisée, mais que l'art est difficile. Ne voulant point resserrer les limites du goût, ni mettre des bornes aux élans du génie, je citerai quelques hommes célébrés. Racine fit Athalie et les Plaideurs ; Montesquieu écrivit l'Esprit des loix, etle Temple de Gnide ; la plume de Voltaire traça tout-à la fois Zaïre et la Henriade, le siècle de Louis XIV. Candide et la Pucelle ; Rousseau, le contrat social et le devin du village. Les savans pinceaux du Poussin ne se sont-ils pas exercés à l'histoire et au paysage ; Pergolèse n'a-t-il pas composé le Stabat, et la Serva Padrona ; Hasse, Jomelli, Gluck, Sacchini, Mozart, Hayden, Païsiello et Cimarosa n'ont-ils pas parcourru tous les genres de compositions avec un égal succès ? Gardel, Dauberval, le Picq et Gallet, ces compositeurs ingénieux, se sont-ils fixés dans leurs brillantes compositions à un seul genre ? non sans doute. La fable, l'histoire, la pastorale héroïque, les fêtes du paganisme, les camps, les réjouissances villageoises, etc. furent les modèles de leurs tableaux variés. N'ai-je pas moi-même été le premier à donner des exemples de cette variété, en parcourant tous les genres d'imitation ? Ces citations quelqu'abrégées qu'elles soient sont suffisantes pour prouver l'empire du génie sur les arts. Examinons maintenant notre manière leste de prononcer sur les chefs-d'œuvre de la musique, et voyons si la nation qui aime le mieux cet art, et qui est la plus enthousiaste, est celle qui le juge le mieux. J'abandonne à l'homme d'esprit et de goût qui a avancé cette opinion, le soin de résoudre ma question. Gluck parut à Paris avec l'éclat brillant d'un phénomène ; il captiva par son harmonie et sa mélodie les suffrages des gens de goût ; les applaudissemens des connoisseurs et de ceux qui ne le sont pas, furent universels. Ce nouvel Orphée, couvert de gloire et comblé d'éloges, voulut donner Cythère assiégée. La musique en étoit fraîche, savante et agréable ; et cet ouvrage étoit soutenu par des décorations charmantes, des ballets délicieux, et un costume aussi agréable qu'heureusement contrasté. Malgré cet accord de tous les artistes, qui s'étoient fait une gloire de contribuer au triomphe de ce chef-d'œuvre musical, il n'obtint de la nation, qui aime le mieux la musique, qu'un quart de succès. Nos connoisseurs sans connoissances, déraisonnèrent et décidèrent que Gluck seroit toujours au dessous du médiocre, lorsqu'il abandonneroit le cothurne et les poignards de la tragédie. Après la mise d'Armide, et le nouveau triomphe que Gluck obtint dans cet opéra, qui n'est point une tragédie, ce célèbre compositeur fut sollicité par le Baron de Thoudy, auteur des paroles d'Echo et Narcisse, d'en faire la musique ; il céda aux instances des amis de l'auteur : cette nouvelle circule dans tout Paris, ou ceux qui aiment le mieux la musique répandirent le dégoût dans les sociétés, en annonçant que cette nouvelle production seroit médiocre ; tous ces propos retentirent même dans les cafés, avant que Gluck eût mis la main à la plume pour écrire la première scène de ce nouvel ouvrage ; il rioit de la prédiction de tous ces petits prophètes : il donna son opéra ; mais l'esprit de parti triompha du charme, de la beauté et de la grace qui règnoient dans cette production ; elle n'eût qu'un foible succès. Je voulus consoler Gluck de cette espèce de chûte ; il me répondit avec la gaieté et la franchise de son caractère, qu'il n'en étoit point blessé ; que le jugement des connoisseurs l'avoit amplement dédommagé de celui de la foule ignorante ; il ajouta qu'il falloit encore trente années pour que le bon goût de la musique se propageât à Paris ; que la majorité du public, fréquentoit les spectacles, moins par goût pour les arts que par ton et par désœuvrement ; que cette foule innombrable n'avoit point encore l'organe assez sensible pour juger des charmes de la musique, et qu'en général, elle avoit les oreilles doublées de peaux d'âne. J'ai encore à vous entretenir de la légèreté, avec la quelle nous avons jugé Hayden et Mozart. Ces deux hommes vraiment célèbres, méritent bien une petite lettre à part ; et je la terminerai en vous nommant la nation qui aime le plus passionnément et le plus constamment la musique. Il me reste à vous entretenir, Monsieur, de deux hommes également célébrés, tous deux étrangers, tous deux nés dans le pays où l'on aime le mieux la musique, d'Hayden et de Mozart. Nous connoissions le premier par ses belles Symphonies ; mais nous ignorions que ce rare compositeur, attaché depuis longtems au Prince Esterhazy, le plus riche et le plus magnifique Seigneur de la Hongrie, eût composé des opéras pour les spectacles de ce Prince, des messes pour sa chapelle, et d'autres morceaux précieux pour ses concerts, dans des genres diamétralement opposés ; que tous ces chefs-d'œuvre n'ont point été gravés et qu'ils sont renfermés dans la bibliothèque du Prince ; imitant à cet égard le Duc de Wurtemberg, qui, jaloux de conserver tous les ouvrages que le célébré Jomelli composa pour lui pendant seize années, en serroit avec soin les partitions et les parties détachées. L'estime particulière que ces deux Princes accordoient aux compositions de leur maître de chapelle, à privé le public et les amateurs de la jouissance de ces belles productions ; dignes tout à la fois de servir de modèles aux artistes et de leçons aux jeunes compositeurs. L'Oratorio d'Hayden, intitulé la création du monde fut donné sur le théâtre de l'opéra ; cet ouvrage rempli de science et de goût, de beautés musicales et imitatives, étonna par l'abondance et la richesse des plus savantes combinaisons ; mais il ne fut bien apprecié que par les connoisseurs, et malheureusement ils sont en petits nombre. Il est des mets succulents que les estomachs débiles et paresseux, ne peuvent digérer, comme il est de trop grandes lumières qui blessent et offensent des vues foibles et délicates. Les artistes qui composent le brillant orchestre de l'opéra, ainsi que les hommes à talens qui s'étoient réunis à eux pour donner à l'exécution de cet ouvrage toute la perfection qu'il méritoit, en apprécièrent les beautés ; et dans l'enthousiasme de leur admiration ils écrivirent à l'auteur. Cette lettre de félicitation étoit accompagnée d'une médaille qu'ils avoient fait frapper à la gloire de ce grand maître. Un pareil hommage rendu au mérite, honore autant ceux qui l'ont offert, que celui au quel il fut présenté. L'encens que font bruler les grands talens, est le seul qui puisse plaire au génie. Je dois dire cependant, à la justification du public, que plusieurs sottises n'ont pas peu contribué a refroidir son goût. Le lieu de la scène étoit mal choisi : l'opéra, théâtre de la fiction, du merveilleux et des plus douces illusions ; où la danse et les ballets offrent les peintures les plus voluptueuses ; dont, les costumes légers jusqu'à l'indécence, portent à l'imagination des secousses dangereuses ; ce théâtre embelli par les machines et les décorations, étoit-il propre à recevoir un ouvrage aussi sérieux que la création du monde. Un temple n'eût-il pas été préférable au théâtre de l'opéra. Il y en avoit tant de vacans à cette époque, dont les voûtes tranquilles ne retentissoient plus des louanges de l'eternel, qu'il étoit facile de s'en procurer un. Malheureusement l'ex-directeur de l'opéra, bien différent du Roi Mydas, gâtoit tout ce qu'il touchoit, il multiplia les affiches de l'Oratorio, lors même que les parties n'étoient point encore à la copie. Ces annonces prématurées et mensongères, ne contribuèrent pas peu à dégouter le public ; les louanges outrées que cet ex-directeur ne cessoit de donner à l'ouvrage d'Hayden, portoient le caractère du charlatanisme. La musique de la création du monde n'étoit point, disoit-il, de la musique ; c'étoit de nouveaux sons inspirés par une émanation divine ; c'étoit le miracle du génie, et l'effort d'une imagination embrasée par le feu céleste. Ces éloges exagérés furent répétés dans tous les cafés par les petits échos de la direction. Hayden avoit-il besoin de la voix de l'empirisme pour être annoncé ? Son nom et sa célébrité n'étoient-ils pas suffisants ? J'ajouterai à toutes ces inconséquences l'obligation indispensable de traduire le poëme : on sait que les traductions en général, sont toujours infidèles et infiniment au dessous des originaux. Il fallut retrancher et ajouter ; toutes les phrases musicales devenoient ou trop longues on trop courtes ; or, l'expression et le sentiment qu'Hayden avoit attaché à chaque phrase, à chaque mot, se trouvoient perdus, tous ces changemens énervèrent le style de l'auteur ; affoiblirent ses pensées ; rompirent la liaison de son harmonie, et altérèrent le charme de son coloris ; le tableau le plus précieux perd de son prix, lors même qu'il est retouché par un maître habile. Si j'ajoute à ces inconvéniens l'effet révoltant que produisit sur le public l'impôt arbitraire que le directeur mit indistinctement sur toutes les places ; on jugera que son ressentiment fut préjudiciable au chef-d'œuvre d'Hayden, et qu'il en éprouva le contre-coup. Lorsque le publie a de l'humeur ou qu'il digère mal, le meilleur ouvrage tombe ; c'est au temps qu'il appartient de réparer l'erreur passée. Si l'ouvrage d'Hayden avoit eu l'éclatant succès qu'il méritoit, succès qu'il avoit obtenu dans toutes les cours de l'Europe, l'ex-directeur auroit eu l'inconséquence de faire célébrer, le jour de Pâques, une grande messe en musique, sur le théâtre de l'opéra. Mozart no fut pas mieux traité qu'Hayden. Ce célèbre compositeur étonna l'Allemagne, dès l'âge de 12 ans, par son éxécution brillante sur l'Orgue, et par ses savantes compositions. Le Prince-Archevécque de Salzbourg l'envoya en Italie ; il y étudia les grands maîtres, et à l'age de 14 ans, il y composa plusieurs grands opéras, qui obtinrent le suffrage unanime d'une nation qui aime passionnément la musique. Un de ses derniers ouvrages, la flûte enchantée, captiva l'estime et l'admiration des connoisseurs. Cet opéra fut donné dernièrement à Paris, sous le titre pompeux des Mystères d'Isis. Il fallut traduire, et cette tâche présenta des obstacles ; on les surmonta en changeant la marche du poëme ; et l'on mit sur les airs les paroles qui convenoient au chant ; on en supprima et on en ajouta qui n'avoient point été composées pour cet ouvrage. L'auteur fut travesti et déguisé de telle manière, que des compositeurs Allemands m'ont assuré qu'ils avoient eu de la peine à reconnoître Mozart dont les traits aimables étoient défigurés. Pauvres auteurs, comme on vous arrange ! comme on vous joue ! Cet opéra cependant a eu du succès, mais non pas celui qu'il méritoit, quoiqu'il ait été mis avec pompe et magnificence. Si l'on se permettoit de porter une main prophane sur l'Appollon du Belveder et sur la Vénus de Médicis, et que le cizeau de l'ignorance en retranchât les plus petites parties, pour substituer ou des fleurs ou des ornemens de fantaisie, que deviendroient ces deux chefs-d'œuvre de la sculpture ? ne leur enleveroit-on pas ce qu'ils ont de divin ? et ces statues précieuses ainsi dégradées fixeroient-elles alors nos regards et notre admiration. J'ai à vous nommer maintenant le peuple qui aime le mieux la musique, qui la cultive le plus habituellement et qui en fait ses plus chères délices : c'est sans contredit celui de l'Allemagne. J'ai voyagé 25 ans dans ce vaste empire ; j'y ai entendu d'excellente musique chez les souverains, à leurs concerts, à leurs théâtres, et à leurs chapelles ; j'ai éprouvé la même jouissance chez les riches et chez ceux qui ne le sont pas. La musique règne également partout ; on la trouve dans les villes et dans les villages, dans les rues et dans les champs. Des gens de mauvaise humeur me diront, que nous en avons dans les caveaux du Jardin-Egalité ; je leur repondrai que ce n'est pas de la musique ; mais qu'en Allemagne on en entend d'excellente dans les mimes et sur les clochers. Ma lettre, Monsieur, est déjà bien longue, il faut, pour vous prouver mon assertion que je remonte aux causes premières qui ont nécessité chez ce grand peuple, le goût et l'étude de la musique : permettez moi donc de remettre à un autre instant, mes réfléxions sur cet objet, intéressant peut-être pour l'histoire de cet art enchanteur. Je vous ai promis, Monsieur, de donner, s'il est possible, un corps à mes idées, et de remonter aux causes premières qui ont enchaîné les peuples de l'Allemagne à l'étude constante et habituelle de la musique. Le besoin et la nécessité peuvent être regardés comme deux sources où les hommes puisèrent leur industrie, leurs connoissances et leurs talens. Ce sont leurs eaux salutaires qui développèrent la pensée, firent germer le goût et croître cet amour du travail si nécessaire aux succès des talens et des arts. Ce fut alors que l'imagination vint au secours de l'application, et qu'elle aggrandit la sphère des idées, Bientôt le génie s'empressa de couronner ses efforts ; et l'homme brut dans son état primitif, parvint à éclairer ses semblables et à leur inspirer le goût des sciences et des arts, dont il étoit devenu le professeur et l'oracle. C'est donc au besoin et à la nécessité que l'on doit attribuer le goût des Allemands pour la musique, et les progrès qu'ils ont faits successivement dans cet art depuis plusieurs siècles ; car ils composoient savamment à l'époque où toutes les nations apprenoient à solfier. J'entre en matière et je me trace un labyrinthe où je pourrai fort bien m'égarer ou me perdre. Plusieurs causes ont concouru à hâter les progrès de la musique en Allemagne. Ce pays est divisé en un grand nombre de petits etats. L'ambition et la jalousie qui rendent les Princes irréconciliables, obligeaient ceux-ci à avoir continuellement les armes à la main. Quelques-uns de ces despotes, plus éclairés sur leurs intérêts, sentirent la nécessité de distraire un instant ces nombreux troupeaux d'esclaves, que la force avoit enrolés pour les dévouer au carnage. Des hommes intelligens, peut-être un pâtre, dont la cornemuse faisoit les délices de sa contrée, auront donné l'idée d'employer les instrumens. Ceux qui savent à quel point la plus foible musique agit sur les sens, conviendront que sur mille inventions, aucune n'étoit plus propre à entretenir la gaieté dans un camp et à exalter le courage des guerriers , au moment de marcher au combat. Voilà donc la musique introduite dans les armées. La guerre étant terminée, les vainqueurs et les vaincus qui avoient souffert également de toutes les calamités qu'elle entraîne, ont dû célébrer le retour de la paix, et accompagner de leur musique guerrière les hymnes qu'ils adressoient aux dieux protecteurs de leur pays. Le calme bien rétabli, le goût des plaisirs, naturel à l'homme ; l'amour, sa première passion ; la richesse, qui appelle la volupté ; l'ennui, enfant de la paresse ; tout se réunissoit pour faire chérir un art, dont le moindre effet est de suspendre les peines, et qui devient pour les ames sensibles une source d'émotions délicieuses. Peut-être n'en fallut il pas d'avantage pour répandre le goût de la musique chez un peuple stagnant. Mais je découvre une cause qui me semble encore plus décisive. En France, nos relations commerciales sont un motif assez puissant pour exciter notre industrie, par l'attrait de l'opulence. Personne n'ignore à quel dégré de prospérité le commerce de l'Inde a élevé l'Angleterre ; et l'on a vu depuis deux siècles l'essor prodigieux qu'il a donné à cette nation. La majeure partie de d'Allemagne est privée de ces grands moyens de fortune. Les états qui la composent, ne sont pas assez heureusement situés pour étendre leur commerce. L'éloignement des côtes ne permet pas aux souverains d'entretenir une marine et de faire jouir leurs sujets des avantages que la navigation procure aux puissances maritimes. Ces individus sont donc réduits à n'échanger que les productions de leur territoire ou de leur industrie, et ces objets dont leurs voisins ont chez eux l'équivalent, ne peuvent amener que des spéculations languissantes, incapables d'occuper un grand nombre de bras. Pour corriger le désavantage de cette position, que dévoient faire des parents qui n'avoient qu'un métier souvent peu productif et qui vouloient néanmoins laisser à leurs enfans des établissemens avantageux ? Après bien des combinaisons, ils auront préféré la musique, cet art cosmopolite, qui ouvroit à leurs malheureux rejettons un asyle dans les grands chapitres, dans les riches abbayes, dont la plupart sont autant de souverainetés indépendantes ; et enfin chez tous les Princes de l'Allemagne, qui, jaloux de soutenir leur dignité et de varier leurs jouissances, ont appellé chez eux les arts et les talens, et fait principalement de la musique, le premier objet de leur luxe. Cette science sera donc devenue une des bases de l'éducation Allemande : et en effet, allez dans le plus petit village de ce vaste empire ; entrez dans une église ; vous y trouverrez un orgue, et l'organiste c'est le maître d'école, dont la mission est d'enseigner aux enfans à lire et à solfier. Tous ces faits sont attestés, et je les crois suffisans pour prouver que l'Allemagne est de tous les pays, celui où l'on cultive et où l'on aime le mieux la musique. Vous en voyez la raison ; c'est que cet art est un besoin pour ces peuples, comme le commerce en est un pour les Anglais ; c'est qu'elle remplace chez les Allemands ces grandes spéculations commerciales qui occupent les nations voisines, et aux quelles la disposition des lieux ne leur permet pas de se livrer. En voilà bien assez, Monsieur, sur un art dont j'ignore absolument les principes, mais dont j'ai éprouvé le charme et les effets séducteurs. Il ne faut avoir, pour aimer la musique et en sentir tout le prix qu'une oreille délicate et une âme sensible, propre à recevoir les émotions délicieuses qu'elle peut leur faire éprouver : les raisonnemens sont toujours au dessous du sentiment, et les dissertations les plus savantes sur cet art, ne valent point les plaisirs et les jouissances qu'il nous procure. J'ai répondu, Monsieur, trop longuement peut-être à votre question sur la musique, mais je voulois la résoudre et ne vous laisser aucun doute. Je sais que vous aimez les arts avec passion, et je n'ignore point que vous les cultivez avec succès ; que vos poëmes lyriques ont enrichi nos théatres et fourni à la musique les moyens de s'exercer avec éclat. Mais a-t-elle bien saisi vos idées ? s'est-elle bien pénétrée de vos pensées ? a-t-elle placé avec justesse les accens propres à l'expression des paroles ? Les couleurs brillantes de l'harmonie ont-elles été employées à propos, et les teintes douces et tendres de la mélodie ont-elles été heureusement distribuées ? car leclair-obscur doit règner dans la musique comme il règne dans la peinture, sans lui point d'effet, point de magie, point d'illusion. J'ignore si toutes ces conditions ont été remplies : tout ce que je sais, c'est que la musique a besoin de la poësie on d'un art auxiliaire, pour être vraiment imitative. J'abandonne la composition de la musique, pour vous faire part de deux établissemens qui respirent l'humanité. Connoissant votre sensibilité, je ne doute pas que vous ne fassiez des vœux pour qu'il s'en forme de semblables à Paris et dans toutes les cours de l'Europe. Depuis longtems on s'est occupé à Vienne et à Londres de pourvoir aux besoins des musiciens, lorsque des maladies, la vieillesse, ou quelqu'accident grave les forcent d'abandonner leur état. Cette bienfaisance s'étend encore sur leurs veuves et leurs enfans. Ces établissemens ne coûtent rien au trésor public : c'est l'amour de l'humanité et la générosité nationale qui augmentent tous les ans les fonds qui y sont destinés. Des hommes opulens et amis des arts firent un prospectus, dans le quel ils proposoient aux musiciens appointés et à ceux qui ne l'étoient pas, de sacrifier annuellement une petite partie de leurs appointemens ou de leur gain, pour former successivement un grand capital ; et pour l'augmenter insensiblement, on leur accordoit deux ou trois représentations par année à leur profit. Celui qui avoit un fixe de 1200 liv. abandonna 60 liv. Celui qui gagnoit 2400 liv. donna 120 liv. Ces retenues étoient faites par les caissiers des différens spectacles. Les administrateurs de ce bel établissement reçevoient les contingens et le produit des représentations et les versoient à la banque. L'abonnement de ces concerts est considérable. Chaque billet est payé une guinée. Il y a environ 1500 souscripteurs. La répétition des concerts rapporte une très grosse somme : Les billets d'entrée coûtent une demi-guinée. Ces concerts sont donnés annuellement à Londres dans la vaste Cathédrale de Westminster. Un amphithéatre très-élevé, placé dans le chœur de ce pompeux édifice où repose la cendre des grands hommes de cette nation, est construit de manière à recevoir 400 musiciens et chanteurs. On n'y exécute que les Oratorios du célèbre Haindel, à qui la nation a élevé un monument, même de son vivant. On n'a point attendu sa mort pour rendre hommage à sa mémoire, L'estime et la reconnoissance publique ont voulu que ce grand compositeur jouit de son triomphe, Ces Oratorios sont coupés par les symphonies enchanteresses d'Hayden et par des Concertos exécutés par les hommes les plus célèbres. Plus de quatre cens musiciens composoient cet orchestre. Cramer, ce grand Violon, le dirigeoit sans canne et sans bâton de mesure ; et son violon seul dominoit sur tous les instrumens et sur toutes les voix qui composoient ce nombreux assemblage de gens à talens. Cramer, que la mort a enlevé à son art, aux amateurs, à sa famille et à ses amis, m'a assuré qu'indépendemment des bienfaits de la cour, les concerts des années 1793 et 1794 avoient produit un fond de 6500 guinées. J'ai assisté à ces concerts magnifiques, et je crois que Cramer n'a point exagéré. Le même établissement existe à Vienne La recette ne peut être aussi considérable parce que cette ville est moins peuplée que Londres. Les fortunes y sont par conséquent moins multipliées. Mais la Cour, la noblesse et une foule de personnes aisées, contribuent magnifiquement à un établissement utile au bien-être de ceux qui sacrifient leur tems et leurs talens aux plaisirs des habitans de cette capitale. Qu'il seroit heureux qu'un pareil établissement de bienfaisance, d'humanité et de reconnoissance envers les artistes, se formât à Paris ! Nous ne verrions plus de gens de mérite, qui n'ayant pu, avec des appointemens médiocres, économiser pour la vieillesse ne peuvent exister avec une pension plus médiocre encore, et sont forcés d'aller mourir à l'hôpital ou de solliciter une place de portier à ce même théâtre où ils ont été utiles pendant trente années et qu'ils ont embelli par leurs talens. Cet établissement ne coûteroit rien an gouvernement. On seroit assuré du moins d une fin douce et tranquille. On ne seroit plus tourmenté par l'idée de l'avenir ; les veuves n'auroient point à gémir sur leur misère, parce qu'elles jouiroient de la pension de leurs maris après leur mort, et que le gouvernement se chargeroit de l'éducation de leurs enfans, de leur apprentissage et de leur entretien. Voilà, Monsieur, ce qui se pratique à Londres et à Vienne en faveur des musiciens. Cette mesure est si sage et si consolante, que vous finirez par convenir avec moi, que l'Autriche et l'Angleterre sont les pays où l'on aime le mieux la musique ; puisque ce sont ceux qui assurent aux musiciens et à leur postérité le sort le plus heureux. Vous savez, Madame, que je suis confiné dans une chaumière éloignée de cinq lieues de la capitale. Je n'y vais que de loin en loin ; je reviens le plus promptement possible et je vous avoue que le temps vole bien plus rapidement dans ma solitude que dans le tourbillon de Paris. J'y cultive des fleurs avec soin : je les admire et retrouve chez elles votre image. Lorsque je quitte mon jardin, c'est pour monter à mon grenier que j'appelle mon cabinet. Là, je lis les folies et les extravagances du jour ; je parcours rapidement les journaux qui sont quelques fois les annales du mensonge ; car les auteurs de ces feuilles détruisent souvent le lendemain ce qu'ils ont fabriqué la veille, et disent de petites choses avec de grandes phrases. Lorsque tout cela m'ennuie, je prends la règle, le compas, et je bâtis des châteaux en Espagne. Cela me fatigue-t-il ? je trace des jardins Anglais, je construis des ponts Chinois ; et si je veux orner mes plans de ruines, je sors et je trouve par-tout des modèles de destruction. Les heures me paroissent-elles rallentir leur marche ? de bons livres viennent à mon secours. Je ne lis point de romans, parce que tout ce qui nous environne, en offre une collection complette. Vous voyez, Madame, que je suis dans l'impossibilité de vous présenter l'esquisse du tableau de la capitale. Je n'y fréquente, lorsque j'y vais, que quelques artistes estimables, quelques hommes de lettres ou des amateurs dont j'admire l'esprit et les connoissances. Ils m'instruisent ; et je retrouve dans cette société pensante de quoi satisfaire mon goût pour les beaux-arts. Empressé cependant à vous obéir, je vais vous rendre compte de ce que j'ai recueilli de leurs observations. Je serai mauvais conteur, sans doute, mais je connois votre indulgence. Vous pardonnerez le radotage d'un homme vieux comme Anacréon, et qui ne desire son esprit et ses graces, que pour célébrer vos charmes et vos vertus. Les hommes qui chérissent les arts, (et vous savez, Madame, qu'il en existe encore), s'intéressent vivement a leurs progrès ; rien ne peut les détourner de l'amour qu'ils leur portent ; rien ne peut affaiblir en eux cette passion raisonnée que la nature donne et que le goût dirige. Paroît-il une production qui ait le cachet du génie, c'est pour eux une augmentation de fortune : ils applaudissent au mérite ; ils apprécient les difficultés vaincues ; ils raisonnent avec impartialité, et leur analyse, ouvrant les yeux de l'ignorance, devient une égide contre la jalousie et la cabale. La jouissance des vrais amateurs est plus vive et plus pure que celle de l'artiste qui expose son ouvrage ; parceque la modestie, compagne ordinaire du grand talent, l'empêche de jouir complettement de son succès, et que le triomphe du moment lui découvre l'incertitude de l'avenir ; ce n'est pas assez pour lui d'avoir bien fait ; il veut mieux faire encore et vaincre par un effort d'imagination, les difficultés possibles de son art. Les demi-talens au contraire, exempts de ces tourmens, jouissent complettement de leur médiocrité ; toujours contens d'eux-mêmes, toujours amoureux de leurs petites productions, ils méprisent la critique et s'en dédommagent, soit en criant à l'injustice, soit en dénigrant par de sottes observations les chefs-d'œuvre du vrai mérite. Je n'entends pas parler ici de ces prétendus amateurs opulens et imbécilles, qui dépensent beaucoup d'argent, pour acheter de froides copies, qu'on leur vend pour d'excéllens originaux ; je ne parle pas non plus de ces êtres, qui possèdent à grands frais d'immenses bibliothèques, dont tous les livres, à commencer par la barbe bleue et le petit poucet, sont magnifiquement reliés ; je parle de ces gens aisés et curieux, de ces vrais amateurs qui ont employé leur revenu à voyager pour s'instruire ; qui ont visité toutes les écoles ; qui ont vécu avec les artistes et qui ayant contracté l'habitude de voir et de comparer, ont appris à juger sainement. Cette classe d'hommes estimables est bien petite, je le sais ; mais elle existe encore. Les diamans sont plus rares que les agathes. Le peu d'êtres estimables que l'on peut compter en Europe, et regarder comme les souverains juges des productions des arts, tremblent sur les suites funestes de la guerre que la mode a déclarée au bon goût. Comment résistera-t-il à ces phalanges de jolies femmes, qui proscrivant, la décence même, tantôt Grecques ou Romaines, tantôt Egyptiennes ou Circassiennes, séduisent souvent l'ennemi par la variété de leurs uniformes. Les artistes, obligés par état de copier, et de céder même à des considérations d'intérêt, (car il faut vivre), s'abandonnent, au torrent impétueux de la mode, et, par une suite nécessaire, se trouvent forcés d'immortaliser les ridicules, au lieu de donner des copies nobles et raisonnées de la belle nature. Prenons Boucher pour exemple. Ce peintre, né avec le génie de son art, revient de Rome ; il annonce un beau talent. Les premiers tableaux qu'il fit à Paris, étoient d'une composition riche, d'une belle ordonnance, d'un dessin pur et d'une couleur aussi fraîche que vigoureuse. Ses goûts particuliers le portoient à la dépense. Bientôt il sentit que, s'il ne changeoit pas de manière, il se trouveroit dans la nécessité de languir à coté de ses fantaisies. Il consulta la mode, étudia les goûts efféminés du jour et donna dans le couleur de rose : on cria au miracle ; l'engouement devint, général ; et Boucher, en dégradant son talent, fut également caressé par l'ignorance et la fortune. Comme ses tableaux n'offroient à l'œil aucune ombre vigoureusement prononcée, les jolies femmes disoient que c'étoit le seul artiste, qui fut digne de multiplier leurs images ; que non seulement il faisoit ressemblant ; mais qu'il étoit le seul qui sût peindre un nez sans tabac. L'engouement fut tel, qu'on ne voyoit plus que du Boucher dans les sallons, dans les boudoirs et jusques sur les panneaux des voitures. Cet artiste trouva dans l'oubli de ses talens et de son goût, tous les moyens propres à satisfaire la variété de ses manies. Les femmes le nommèrent à l'unanimité le peintre des Graces ; mais les tableaux de ce temps attestent assez, que cette dénomination n'est qu'un sobriquet. D'après cet exemple, d'après les mouvemens effrayans d'une révolution qui brisa les pinceaux et la palette de la peinture ; qui émoussa les ciseaux de la sculpture, et arracha les plumes savantes des mains du poëte et de l'historien ; il n'est pas étonnant, que les vrais amateurs craignent la décadence des arts et appréhendent que l'empire de la mode et le triomphe du mauvais goût ne les entraînent à leur ruine. Etre entouré sans cesse par les objets les plus bizares ; ne voir agir autour de soi que des caricatures mouvantes et être perpétuellement spectateur d'une foule de manequins ambulans, drapés par la sottise et l'indécence ; tant de tableaux dégoutans ne peuvent-ils pas égarer les artistes et les éloigner de ce goût sage et raisonné qui doit briller dans leurs compositions. Je demandois un jour à Charles Wanloo, pourquoi il fuioit les petits spectacles ? il me répondit qu'il n'aimoit ni la farce ni les farceurs, et qu'il avoit toujours pensé que la vue des petites choses conduit insensiblement à la médiocrité. L'œil est en effet celui de nos sens qui se familiarise le plus aisément avec les contrastes ; ces loupes que la nature nous a données, sont souvent fausses et infidelles ; elles nous trompent presque toujours, soit dans les proportions, soit dans les distances. Les différences variées à l'infini, qui se manifestent dans les traits de la physionomie, existent également dans la conformation de l'œil : de là naît le bon et le mauvais emploi des teintes. Si chaque peintre à son coloris et sa couleur, c'est parce que chaque peintre à sa lunette particulière, et qu'il n'est pas en son pouvoir de changer ce qu'il tient de la nature. De là cette différence sensible qui règne dans les chefs-d'œuvre des plus grands Artistes. Raphaël, Michel-Ange, le Titien, Paul Veronèse, le Tintoret, l'Albane, le Corrège, Rubens etc. ont une couleur absolument différente : cependant tous avoient le même objet, celui d'imiter fidélement la nature. Ils la prenoient pour modèle, la peignoient telle qu'ils la voyoient, mais non telle qu'elle est réellement. On ne peut donc attribuer cette différence qui règne dans le mélange et l'emploi des couleurs qu'à la conformation de l'œil. Plusieurs personnes dignes de foi, et entre autres le célèbre anatomiste Anter, m'ont assuré qu'il existoit et qu'il avoit existé en Angleterre un Lord qui ne voyoit rien comme les autres hommes. Lorsque les prés et les arbres étaloient l'éclat des plus beaux verds, il ne les voyoit que couleur de rose. Je reviens aux amateurs. Ils aiment également tous les arts. Ils gémissent à la vue de ces productions bizares qui, à la honte de l'architecture, s'élèvent dans différens quartiers de la capitale, et ils fuient, lorsque jettant leurs regards sur le cy-devant Palais-Bourbon, ils apperçoient les fondemens placés sur les toits. Considèrent-ils ces temples sans divinité, ces chaumières sans habitans, ces petits clochers sans cloches, ces arcades anguleuses qui sont élevées à force d'argent dans la plaine des Sablons, où personne ne va et où personne n'ira ; ils demandent tristement quel est l'architecte qui a pu construire tant de petites choses ? un mauvais plaisant se trouve là et leur répond : c'est Jérome Pointu. Ces amateurs pénétrent-ils dans l'intérieur de ces belles maisons habitées par les nouveaux riches , ils y trouvent tout soi-disant à la Grecque. Les plus belles choses imaginées pour décorer l'extérieur des palais, se montrent en miniature dans les boudoirs et les cabinets de bain ; examinent-ils les meubles ? ici, sont des couchettes antiques, ornées de lions, de griffons ou de reptiles ; là des tentures en draperies, ornées de franges de laine, retroussées sans goût et groupées sans intelligence par la main ignorante du tapissier. Le choix des couleurs ainsi que celui des étoffes annonce également la barbarie ; elles sont sympathiques ou antipathiques entre elles ; et on les emploie indifféremment : ou aime le bizare et les nuances fortement prononcées : Au reste, ces draperies nous rappellent les grands magasins de nos riches fripières, où les robes, les jupes et les traînes étoient étalées sans ordre ; mais au moins on avoit le plaisir de voir des étoffes riches et bien dessinées. Ces amateurs scandalisés apperçoivent un piédestal ou petit autel placé près de la couchette ; ils demandent au domestique quel est l'usage de cet autel, sur le quel ils voient une petite lampe antique. Celui-ci répond bonnement qu'il sert à dérober aux yeux les vases dont on fait usage la nuit. Comment ! c'est une table de nuit ! s'écrie un des amateurs ; je ne m'y serois jamais attendu, j'ai cru, dit-un autre, que ce petit autel étoit consacré à Vesta. Non, Monsieur, dit le laquais Auvergnac ou Picard ; ma maîtresse ne se nomme pas Vesta ; son mari est entrepreneur et fournisseur des armées. C'est un galant homme ; pendant son absence, notre maîtresse s'amuse pour ne pas s'ennuier. Je crois que Gresset voioit bien, lorsqu'il disoit : L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a. Nous avons du goût, de l'invention, de l'imagination, qu'elle est donc cette fureur de vouloir copier, lorsque nous pouvons créer et corriger même ce que les Grecs et les Romains ont fait d'irrégulier ? quelle est cette manie qui nous porte à nous cacher derrière l'antiquité, tandis que nous pouvons nous placer à coté d'elle ? quelle est cette pusillanimité d'emprunter le masque hideux d'Echyle, lorsque notre physionomie est faite pour se montrer avec confiance ? serions-nous honteux d'être Français ? Comment cette nation qui depuis tant de siècles a été admirée de toute l'Europe par les chefs-d'œuvre qu'elle a produits dans tous les genres, peut-elle renoncer à son nom, à son antique origine, et se vouer au triste et méprisable emploi de copiste ? les artistes n'ont-ils plus le goût et la nature pour guides ? Il faut convenir que l'on a si fort défiguré, déplacé, raccourci et mutilé tout ce que les anciens ont crée de beau et de sage, qu'on ne les reconnoît plus. La mode change et varie ; mais les beaux-arts sont fixes et immuables dans leurs principes. Ce qu'ils enfantent, brave les années, triomphe des siècles et marche à l'immortalité. On reviendra au bon goût, mais quand ? Les peintres qui se vouent au décore intérieur, donnent dans un travers et une extravagance d'autant plus dangeureuse qu'elle annonce le radotage de l'artiste. Que veulent dire en effet huit ou dix figures placées isolément sur chaque panneau d'un sallon, figures bizares qui ne reposent sur rien, qui n'ont aucune base solide, ou qui sont en l'air, sans avoir des ailes ? on répond : ce sont des figures antiques trouvées dans les fouilles d'Herculanum. Fort bien ! mais ces figures étoient placées sur des bas reliefs et pouvoient être supportables. Dailleurs, ce qui convient à un art ne convient pas toujours à un autre. Il faut, donc conclure que les jeunes artistes doivent être continuellement en garde contre les attaques dangereuses et sans cesse renaissantes de la mode, avoir le courage de résister aux assauts de la frivolité et de détourner les yeux à l'aspect des jolies poupées costumées par l'indécence, et de cet essaim de petits pantins à cheveux d'ebène qui les environnent. Que ces jeunes artistes fixent leurs regards sur la nature ; qu'ils n'oublient point qu'elle est mère des arts ; qu'elle ne les égara jamais ; qu'elle rejette tout ce qui ne lui ressemble point ; enfin, qu'elle pose le sceau de la célébrité sur les chefs-d'œuvre qui portent son image. J'ajouterai que les sarcasmes, les critiques amères dégoûtent les artistes. Mais pourquoi montrent-ils ce qu'ils devroient cacher ? la facilité de faire des choses médiocres n'est pas un talent. Ce n'est point en galopant qu'on arrive à la célébrité. La réputation marche lentement ; elle ne vise point à la multiplicité des productions. Quelques beaux tableaux assurent l'immortalité à celui qui leur a donné le jour. La postérité calcule tout-autrement que l'amour propre. Elle place le médiocre en tout genre dans la ligne des Zéros ; elle ne juge point l'homme sur la fécondité, mais sur la perfection de ses ouvrages. Que les jeunes artistes s'empressent donc de suivre les conseils précieux de tous ceux qui embéllissent les arts ; qu'ils les sollicitent avec autant d'ardeur que de modestie. Alors l'exposition des ouvrages de peinture, de dessin, de sculpture et d'architecture, sera moins nombreuse, mais elle sera plus épurée, et cessera de ressembler, dans tous les genres, aux expositions qui se font annuellement à Londres, et qui n'annoncent, en général, que le radotage et l'enfance des arts imitateurs. Je sais qu'il y a bien des peines à se donner, bien des difficultés à vaincre et beaucoup d'obstacles à surmonter ; mais l'application et la modestie réunies à l'amour de son art et à la passion de la gloire, brisent et renversent bientôt tout ce qui s'oppose aux élans de l'imagination. Je sais encore que chaque artiste a son bazile et sa chenille ; le premier le fatigue, le tourmente et l'ennuie ; l'autre s'attache à ses productions ; elle les ronge, les flétrit et leur enlève leur forme et leur éclat : il faut donc que le mérite écarte l'un et écrase l'autre ; que les artistes soignent attentivement leurs ouvrages. Ils sont l'image des fleurs : Néglige-t-on leur culture ? les prive-t-on des soins ? elles deviennent bientôt la pâture des insectes ; elles perdent tout à la fois leurs contours et leurs couleurs : elles se fanent et disparoissent. Tel est, je le repète le sort des talens négligés ; ils meurent à l'instant où ils voyent le jour. Ce que je viens de dire d'après les amateurs, s'étend à tous les arts imitateurs : je n'en excepte ni la musique ni la danse. Les danseurs de corde, les tourneuses et les équilibristes qui font les délices des Boulevards, ne pourroient-ils pas revendiquer les tours de force, les gambades, les passes-campagne, les pirouettes en tourbillons, et les attitudes indécemment outrées qu'on leur a dérobées. On nomme ce nouveau genre Arabesque. On voit bien que les danseurs ignorent que le genre Arabesque est trop fantastique et trop bizare pour servir de modèle à leur art. Les peintres prétendent que l'Arabesque doit sa naissance au délire ; et ils le regardent comme un enfant-trouvé de l'art. Dans un autre moment je m'étendrai plus au long sur la danse. Cet art intéressant mérite bien son chapitre. Au reste, Madame, je ne suis pas tout-à-fait de l'avis de ces amateurs ; leur jugement me paroît trop sévère. Bon s'ils n'avoient en vue que l'état actuel de la poésie, et la décadence de l'art dramatique ; mais les autres arts soutiennent leur ancien éclat. La musique et les ballets n'ont-ils point franchi leur étroite et ancienne limite ? ces deux arts ne se sont-ils pas élevés rapidement à la perfection ? Nos théâtres ne nous offrent-ils plus de grands acteurs et d'excellens chanteurs ? La danse, malgré ses écarts, ne nous entraîne-t-elle pas à l'étonnement et à l'admiration ? Les Demoiselles Georges et Duchenois ne nous rassurent-elles pas sur le sort de la Tragédie ? leurs débuts dans ce genre difficile ne sont-ils pas des triomphes ? Dans l'exposition des tableaux et des dessins en tout genre, des morceaux de sculpture et d'architecture, n'avons-nous pas trouvé les plus heureuses dispositions dans les uns, et une foule de beautés et de perfections dans les autres ? Deux tableaux d'histoire peints par le même maître, ont excité un 'enthousiasme général ; et les connoisseurs les ont placés au rang des chefs-d'œuvre les plus distingués de l'école Romaine. Deux célèbres peintres en miniature ont dépassé les limités de cet art, et en ont fixé le point de perfection au quel il pouvoit atteindre. Ce seroit donc une injustice de croire que le flambeau du génie ne brille plus pour les arts, et de s'imaginer que la sculpture et l'architecture ne peuvent rien produire de beau. Nous avons dans ce premier art des hommes justement célèbres ; il ne seroit pas difficile de rencontrer parmi eux des Coustou, de Coysevox, et des le Moine. Nous trouverons également dans l'architecture des Perrault, des Mansard et des Soufflot. Lorsque le gouvernement fera élever de vastes édifices et de grands monumens, il trouvera des artistes capables de les exécuter ; et en immortalisant leurs noms par des chefs-d'œuvre, ils contribueront encore à la gloire de la nation. Mais il faut, Madame, que ces deux arts majestueux et imposants soient favorisés par d'heureuses circonstances ; car ce sont elles qui dans tous les genres, déploient et mettent en évidence le génie des grands hommes ; sans ces circonstances, il reste concentré et il est perdu pour l'illustration des arts et pour l'honneur de la patrie. La flamme du génie, étouffée sous la cendre d'un volcan intérieur, s'éteint, sans avoir pu briller un seul instant. Les grands hommes dans tous les genres ne doivent être employés qu'aux grandes choses. Tout ce qui est petit et minutieux, les dégoûte, les révolte ; et ce n'est que dans un cercle étendu qu'ils peuvent déployer les richesses de leur esprit, de leur goût et de leur imagination. Je finirai cette lettre par quelques réfléxions de mes amateurs. Ils prétendent que la décadence des arts ne peut être attribuée, en général, qu'aux caprices des femmes, parce que se sont elles, qui régnant despotiquement, sont, pour ainsi dire, le diapason du ton des sociétés. Lorsque les femmes, fatiguées de la folie du jour, proscriront des modes extravagantes, et un costume trop leste pour n'être pas scandaleux ; lorsqu'elles rappelleront les Graces à leur toilette, qu'elles les consulteront sur leur mise et leurs ajustemens : alors on reverra briller le goût et la décence, attributs ordinaires du beau sexe. En dérobant tout ce qu'on aime à voir, et tout ce qu'il ne faut pas montrer ; elles rallumeront des désirs éteints par l'habitude de posséder sans peine ; elles alimenteront l'espérance, et donneront tout à faire à l'imagination. Cette heureuse métamorphose, ce retour à la pudeur qui embellit la beauté même, inspirera aux hommes cette politesse, ces égards et ce respect qui regnoient autrefois, et qui avoient acquis aux Français la réputation d'être le peuple le plus aimable, le plus galant et le plus intéressant de l'Europe. Les hommes peuvent se comparer à ces insectes, qui prennent la couleur de la plante à la quelle ils s'attachent. Cette heureuse révolution chassera l'immoralité, rappellera le bon goût et l'honnêteté ; elle ouvrira la porte aux mœurs exilées ; elle ramènera les arts à leurs anciens principes. Ceux qui les cultivent ne seront plus corrompus par le spectacle scandaleux de modèles extravagans : Combien n'en trouveront-ils pas de précieux dans toutes les jolies femmes, lorsqu'elles se délivreront des attirails monstrueux, fabriqués par la main de la sottise ! c'est alors, dis-je, que les artistes auront des modèles propres à éterniser leurs pinceaux. Ils immortaliseront la beauté simple et touchante d'un essaim de femmes charmantes, elles embelliront la capitale par leurs grâces, et donneront le ton à toutes les femmes de l'Europe. Voilà, Madame, ce que les amateurs des arts m'ont dit ; voilà ce que les hommes les plus distingués par leur mérite et leurs mœurs m'ont raconté ; voilà la façon de voir et de penser de tous les Français amis de leur patrie. Ce changement seroit bientôt opéré, Madame, si toutes les femmes vous ressembloient. Ce sont elles qui créent les hommes, qui les élévent, qui épurent leurs mœurs, qui corrigent leurs penchans, qui calment leur impétuosité et qui les, mènent insensiblement à toutes les vertus, en les y conduisant par la route des Graces. Au reste, chaque jour à sa folie ; chaque mois offre ses ridicules ; chaque année étale son délire, et chaque siècle enfin ne présente au sage et à l'écrivain qu'un amas monstrueux de vices et de vertus. Les êtres, Madame, qui brillent à l'opéra depuis sept heures jusqu'à onze heures du soir, et que le public regarde comme autant de corps célestes, n'ont pas la moindre analogie avec ceux qui composent le systême planétaire. J'ai entendu dire que tous les corps qui composent l'univers tendoient à se rapprocher, et que cette attraction augmentoit ou diminuoit en raison inverse du quarré des distances. Cette loi immuable de la nature ne fut jamais celle des corps pirouettans de l'opéra ; ils n'ont aucune propension à se rapprocher ; soit qu'ils s'éloignent, soit qu'ils se rencontrent, ils se heurtent et tendent sans cesse à leur destruction. Que deviendroit l'univers, si tous les mondes dont la marche et les rapports offrent une harmonie si sublime, ressembloient aux petits mondes de l'opéra ? je ne puis le comparer qu'à ces balons perdus, qui, après s'être élevés lentement et avec majesté, déscendent rapidement et terminent leur chûte, tantôt dans une prairie, tantôt dans une mare fangeuse. Le docteur Pangloss a dit d'après Pope, plus grand docteur que lui, que tout étoit bien, que tout alloit bien et que nous vivions dans le meilleur des mondes possibles ; je doute qu'ils eûssent l'un et l'autre avancé cette opinion s'ils avoient été maîtres des ballets de l'opéra. A la vue des chocs perpétuels de l'intrigue, de la jalousie et de la cabale qui règnent, parmi les artistes, ils auroient dit que rien n'y est bien, que rien n'y est bon, et qu'enfin c'est le plus méchant des infinimens petits mondes possibles. Je conviendrai cependant, d'après le proverbe Normand, qu'il y a d'honnêtes gens par-toût ; qu'on trouve à l'opéra quelques êtres estimables, qui réunissent les mœurs aux talens ; ils sont rares à la verité, mais ils existent, et embellisent leur art par les attraits séduisans de la modestie, de la bienséance et de l'honneteté. Pourroit-on s'étonner, Madame, de ne pas trouver derrière la scène, la décence, la considération de soi-même, les égards et les attentions réciproques que l'on cherche, et que l'on ne trouve pas toujours même dans ce qu'on nomme très-improprement la bonne société. La plupart des personnes qui font l'ornement de nos théâtres et qui y brillent, y ont été conduits par la misère, ou par des revers de fortune. Les premiers n'ont reçu aucuns principes déduction ; les seconds dont la jeunesse ne fut point négligée et qui firent de bonnes études, sont presque les seuls qui puissent surnager sur les flots que les passions agitent sans cesse. Ces passions ouvrent la porte à tous les vices, et les vices se propagent aisément, lorsqu'on se laisse entraîner par la force du mauvais exemple, et que l'honnêteté cesse d'être en sentinelle pour les repousser. Les plantes inutiles et parasites croissent sans culture ; elles altèrent l'excellence de celles qui sont nécessaires à notre subsistance, et finiraient par les étouffer, si des mains laborieuses ne s'empressoient à les détruire à mesure qu'elles paraissent. Telles sont les obligations que l'on doit à ceux qui veillent à notre éducation. Ce n'est donc, Madame, ni derrière la toile ni dans les coulisses qu'il faut aller chercher des modèles de sagesse et de vertu. J'ajouterai que le manque d'éducation et l'ignorance de la plupart des personnes qui se livrent au théâtre est contraire à leurs progrès. Il ne faut que raisonner pour sentir combien l'instruction est utile, combien les connoissances abrègent les longueurs et rapprochent les distances, combien elles applanissent les difficultés, la réflexion fait appercevoir le but qu'il faut atteindre et trace la route qu'il faut suivre pour y arriver, la négligence caressée par la paresse, alimentée par l'ignorance, et entretenue par un train de vie scandaleux, oppose aux progrès des artistes une barrière insurmontable. De là naît cette monotonie fatiguante et ce tas monstrueux de froides copies, qui n'offrent que la plus hideuse caricature du vrai mérite. Vous avouerez, Madame, que tous ces contre-facteurs des talens dégradent la scène et fatiguent le public éclairé. Il est des chemins divers et des routes différentes pour arriver à la célébrité. Les guides qui y conduisent sürement sont l'éducation et les connoissances acquises. Rien ne m'étonne plus que de voir une foule de gens se traîner dans la carrière des talens, tandis qu'il en est d'autres qui la parcourent avec célérité. Tout cela tient au goût, à l'esprit et à un amour-propre bien entendu, qui dit perpétuellement à l'artiste, sois original, deviens modèle, et n'imite que la nature. Voilà la marche ordinaire du génie, voilà celle que les grands talens passés et présens ont constamment suivie. Il faut convenir qu'il y a un triage à faire dans les réputations de nos jours, et que le public qui juge et qui prononce sur le mérite, ne voit pas toujours juste. Dailleurs, le goût a des ailes ; il s'envole, lorsqu'on abandonne son culte, et que l'on adore à sa place la folie ou le caprice. C'est donc à cette absence du bon goût, que nous sommes redevables d'un tas de petites productions, qui ne peuvent ni illustrer ni embéllir notre scène. Lorsque l'on se consacre aux plaisirs du public tels que ceux de la scène, il faut avoir reçu de la nature les dons précieux qu'elle n'accorde qu'à un petit nombre. Ceux qui sont comblés de ses faveurs, marchent d'autant plus rapidement à la perfection, que tout leur est facile. Belle construction, magnifique organe, physionomie noble et expréssive ; telles sont les qualités qui conviennent aux grands genres ; mais elles seroient bientôt infructueuses, si elles n'étaient étayées par une application continue, et par l'amour de la gloire. Il faut encore que l'artiste ait l'immuable constance de résister aux séductions brillantes de ses premiers succès, se prête-t-il aux caresses de l'amour-propre, s'étourdit-il au premier grain d'encens que l'enthousiasme lui offre ; il est perdu, il en reste là ; ses succès sont éphémères, ils n'ont que l'éclat passager du moment. Je me souviens douloureusement, Madame, à la honte du bon goût, qu'un farceur des Boulevards excita un engouement général. Je crois qu'il se nommoit Volange. Les Jeannot, les Jérôme Pointu eurent un succès que nos meilleurs auteurs n'obtiennent que lentement. Ce Bouffon lit tourner la tête à tout Paris et renversa celle d'une foule de jeunes comédiens, qui adoptèrent ce genre bas et dégoutant. Les jeunes auteurs à leur tour renoncèrent au bon goût, à la délicatesse de l'esprit et à la décence qui doit règner au théâtre, pour embrasser et propager toutes les trivialités dont une foule de spectacles sont journellement salis. Tout cela ne peut étonner ceux qui savent que Bamboche est plus aisé à imiter que le Poussin, que Molière est bien moins facile à copier que l'auteur de Jérôme-Pointu. Le délire que ce Volange imprima fut tel, qu'on l'engagea à débuter sur un grand théâtre ; mais ce bouffon, charmant dans le cadre étroit qu'il occupoit, fut jugé détestable par ceux-mêmes qui le trouvoient délicieux dans la petite niche dont il faisoit l'ornement, parce que la comparaison donna la mesure des distances que l'on n'appercevoit point. Volange aux Boulevards eut le brillant d'un faux diamant ; à l'exemple de certains insectes, il emprûntoit son éclat de l'obscurité ; mais lorsqu'il parut au grand jour, cet éclat disparut ; c'est bien le cas de répéter ici ce vers de Voltaire : Tel brille au second rang, qui s'éclipse au premier. Je m'apperçois trop tard, Madame, qui l'envie de raisonner me fait déraisonner. Vous devez être fatiguée de mon bavardage, mais vous serez indulgente, lorsque vous vous ressouviendrez que les extrêmes se rapprochent, et qu'il est des cas où ils se touchent. Eh bien ! j'en suis là : graces à la main pesante du temps et au poids des années, j'ai retourné sur mes pas, et j'ai tellement rétrogradé, que me voilà arrivé à l'age de cinq ans ; même foiblesse d'organes, même insouciance, même absence de raison, enfin même confusion et même disparate dans mes idées. Mais quelque vieux et quelqu'enfant que je sois, ésclave fidèle de vos volontés, je vous obéirai toujours. Le but constant de la mienne sera de vous plaire, et de vous prouver que mon attachement respectueux pour vous ne finira qu'avec ma vie. La tâche que vous m'imposez, Madame, me paroît bien difficile à remplir. Vous exigez des détails sur l'opéra ; vous voulez que je vous parle des gens à talens qui l'ont progressivement placé à côte de la perfection ; vous voulez enfin, que je me transporte vers l'année 1740. Cela s'appelle prendre les gens au mot ; eh bien, je vais rétrograder encore et oublier un instant le présent, ce moment fugitif, que vous savez fixer et que vous rendez si précieux. Mais j'ose vous demander quelques jours pour rassembler mes idées vagues et éparses, et pour consulter ma mémoire usée et souvent infidèle. Après m'être transporté sur les dessus et les dessous du théâtre, après en avoir parcouru les ceintres, examiné le char brisé de Phaëton, et le cheval fourbu de Persée, je descendrai dans les écuriers de Bellérophon, et vous rendrai le compte le plus exact possible de tout ce que j'ai vu depuis l'année 1740. Je ne puis vous jurer fidélité sur les dates, mais je vous promets exactitude sur les faits. Vous pourrez passer en revue les directions, les administrations et tous les grands talens qui ont contribué au succès du théâtre le plus pompeux et le plus magnifique de l'univers, celui enfin qui honore le plus le génie de la nation, et qui n'attend que les funérailles de la mode et la résurrection du bon goût, pour se porter au dernier point de perfection. Je vous ai démandé, Madame, quelques jours de réflexion. J'ai pensé, j'ai raisonné, j'ai calculé, et le résultat de mes réflexions a été que je vous ferois bailler. Mes écrits et mes observations sur l'opéra ne vous offriront que des descriptions séches et denuées de ce charme qui excite la curiosité. Ce seroit un grand chagrin pour moi de vous ennuier, puisque je n'ai d'autre désir que celui de vous amuser. Je vous demande franchise et sincérité. Lisez cette première lettre, faite pour exposer la matière que je traite. Si elle vous assoupit, jettez la au feu ; vous me délivrerez d'un joug pésant et d'une servitude qui enchaîne mes idées et met ma mémoire à la torture. Je ne vous parlerai point, Madame, des directions des Bontemps, des Berger, des St. Germain, des Tresfontaine, des Thuret, des Rebel et des Franc-cœur ; ces différens directeurs se succédèrent avec rapidité. Attachés aux vieilles rubriques de l'opéra, ils ne firent rien pour le varier et l'embellir. Je vous dois la déscription de la salle qui existoit alors. Elle devint très-heureusement pour les talens et les arts, la proye des flammes. Cette salle très-sale et très-ridiculement construite, étoit enterrée dans les batimens du Palais Royal et annonçoit la plus antique barbarie, à une époque, où l'esprit et le goût, les connoissances et les lumières avoient été portés à leur perfection. On étoit obligé de déscendre de voiture, quelque tems qu'il fit, pour gagner un petit cul-de-sac qui avoit à peine une toise de largeur sur quatre à cinq de longueur. C'étoit là que se trouvoit la porte du spectacle ressemblant parfaitement a celle d'une prison. La salle étoit basse et étroite ; les loges, séparées symétriquement, l'étoient encore par des cloisons ; et des espèces de piliers en formoient le cadre extérieur ; de sorte que chacun se trouvoit claquemuré dans une petite boëte quarrée. Le décore de la partie occupée par les spéctateurs, étoit si vieux, si noir et si mal-propre, qu'on n'y appercevoit aucun vestige de peinture. Cet ensemble bizarrement combiné ressembloit bien plus à l'antre ténébreux des Sybilles, qu'à une salle d'opéra. Le tout étoit éclairé par deux petits lustres qui ne repandoient qu'une clarté lugubre. La partie du théâtre étoit proportionnée au rétréci de la salle. L'avant-scène, ou le Proscenium répondait à tout le reste. Les décorations réparoient le noir de ce spectacle. Le célèbre Servandoni en fit de magnifiques. Ce théâtre fut machiné par Arnoud, qui avoit du goût et de l'imagination. Toutes les machines qu'il inventa, étonnèrent par leur ensemble, leur prestesse et leur précision. Cette partie brillante de l'opéra s'est perdue depuis qu'on a renoncé à Quinaut et aux sujets brillans. La tragédie s'est emparé du trône de la fable, et a élevé le sien sur ses débris. Cette lettre est bien sombre ; il m'a été impossible d'y mettre du couleur de rose. Après-demain je vous parlerai de la marche monotone de l'opéra, des sujets qui en faisoient l'ornement, de la médiocrité des appointements, et du barbarisme qui règnoit dans la partie du costume. Tout cela ne sera pas gai ; j'ai l'honneur de vous en prévenir, et de vous présenter, Madame, mon respectueux hommage. L'opéra de 1740 ne peut être comparé, Madame, à celui d'aujourd'hui ; car il n'y a point d'analogie entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. L'état des appointemens ne s'élevoit alors qu'à douze mille francs par mois. Ceux de quelques premiers sujets étoient portés jusqu'à cent louis, et ceux des chanteurs des chœurs, des figurans et des figurantes étoient fixés à 400 livres ; les sujets de l'orchestre n'étoient pas plus magnifiquement traités. Les grands corps de ballet n'excédoient pas le nombre de seize danseurs et danseuses ; les autres étoient composés de huit ou de douze personnes, et les chœurs chantans n'étoient pas plus nombreux. Tout étoit proportionné à la petitesse du local, et au produit des recettes, qui, excepté celle du Vendredi, étoient ordinairement très-minces. On ne donnoit alors que deux opéras par an, un d'hiver, tel que Roland ou Armide, et un d'été, tel que les Elémens ou les Fêtes Vénitiennes. Vous voyez, Madame, que l'ordinaire de l'opéra étoit bien maigre. Dans la belle saison, on représentoit habituellement, des fragmens ou des actes détachés. Ces mirotons ne ragoûtoient personne : on les servoit les Jeudi et ce jour n'étoit point heureux pour la recette. Le public n'arrivoit point et l'opéra se perdoit dans le vide. Ce spectacle étoit pauvre en vêtement, et le costume barbare adopté alors annonçoit le mauvais goût, des habits d'une coupe désagréable, force oripeau, des franges et des paillettes étoient semées sans ordre et avec profusion sur des étoffes pésantes. Un nommé Perronet, dessinateur parfaitement ignorant s'étoit chargé de la partie intéressante du costume ; mais privé de connoissances et dépourvu de toute espèce de goût, il ne sortit jamais du petit cercle que la routine lui traçoit. J'ai vû les chœurs chantans porter pendant sept ou huit années, les mêmes habits de panne, sur les quels on appliquoit de larges points d'Espagne. Ces vêtemens offroient par leur vétusté l'image d'une batterie de cuisine ; le cuivre et l'étain se montroient partout, et cette prodigalité devenoit complette, lorsque le corps de ballet, vêtu dans le même genre se réunissoit aux chœurs. Tous ces habits étoient roides, guindés et sans le moindre pli ; ils étoient étalés sur d'enormes paniers. Les hommes en portoient de moins longs et de moins larges. Voilà, Madame, l'esquisse fidèle de l'opéra en 1740. Je vous tracerai successivement celle des sujets qui embellissoient cette scène noire, languissante et monotone. Vous voyez, Madame, que ce récit n'est point amusant et qu'il est aussi froid que l'opéra d'alors. Mais il m'est impossible de prêter des charmes et de la grace à des choses mesquines. Le petit théâtre, dont j'ai eu l'honneur, Madame, de vous faire la déscription, ne fut point dans le principe déstiné pour l'opéra qui n'existoit point en France. Il fût cédé à Molière en 1660, et ce peintre de la nature y représenta tous ses chefs-d'œuvres, jusqu'au moment où la mort mit un terme à sa brillante carrière. Ce fut le 17 Février 1673, que ce beau génie fut enlevé aux arts et à sa patrie. Ce théâtre, étant libre, fut cédé à Lulli sur-intendant de la musique du Roi, pour y représenter ses opéras. Ce spectacle eût lieu pendant 90 années dans cette salle informe, et elle seroit encore aujourd'hui le Domicile de l'opéra, si le feu ne l'eût pas entièrement consumée le 6 Avril 1763. C'est bien le cas de dire qu'à quelque chose malheur est bon ; car le retréci de ce spectacle enchainoit toutes les grandes idées et présentoit sans cesse à l'imagination des artistes, des obstacles que le génie ne pouvoit surmonter. Comme il falloit une salle d'opéra et que sa construction exigeoit du tems, on sacrifia la magnifique salle des machines située dans une des ailes du Château des Tuilleries. Ce vaste théâtre, le plus beau de l'Europe, le plus ingénieusement machiné avoit été construit sous le ministère de Mazarin, pour les grands spectacles qui se donnèrent au mariage de Louis XIV. Tous les arts qui embellissoient le règne   brillant de ce Monarque, y déployèrent à l'envi leurs trésors et leur magnificence. Vous jugerez facilement de l'étendue de cette salle, lorsque vous saurez que l'on éleva un mur, qui la partagea en deux parties, et que celle du théâtre fut suffisante pour l'elévation de la salle provisoire de l'opéra. On y joua le 24 Janvier 1764 Castor et Pollux ; et le 26 Janvier 1770 on fit l'ouverture de la nouvelle salle, construite sur le même emplacement de celle qui avoit été brulée. Cette dernière construction valoit mieux que l'ancienne ; mais ce théâtre trop étranglé et trop resserré dans ses flancs, s'opposoit à la célérité du service ; il étoit très-incommode à la manœuvre des machines et à l'exécution des ouvrages en tous genres. Ce nouveau théâtre ne subsista pas longtems ; il fut réduit en cendres le 8 Juin 1781. Alors M. le Noir, architecte, construisit, sur le Boulevards St. Martin, une très-belle salle d'opéra en soixante huit jours. Enfin, Madame, l'opéra quitta le Boulevard, et alla s'établir sur un beau théâtre que la Dlle. Montansier avoit fait élever rue de Richelieu. Le gouvernement le trouva commode et s'en arrangea. L'opéra y fixa son domicile en 1794 et il y déployé encore aujourd'hui tout ce que les arts réunis peuvent produire d'intéressant et de merveilleux. Pendant l'intervalle de tous ces incendies, les arts se perfectionnoient ; c'est au milieu des flammes, des ruines et des décombres que le génie s'éleva, et que des hommes célébrés enfantèrent des ouvrages faits pour immortaliser ce spectacle magnifique et pompeux. Tout étoit sage et heureusement combiné ; en voulant embelir la beauté, on la fit minauder, et quelques artistes donnèrent successivement dans des abus très-préjudiciables à la perfection de leur art. Les applaudissemens prodigués sans choix, les éloges donnés à contre-sens à leurs premiers écarts, les encouragèrent a aller plus loin : fiers de voir couronner leurs sottises, glorieux de mériter chaque jour les suffrages d'une jeunesse extravagante, ils s'égarèrent sans s'en appercevoir, et sacrifièrent le beau talent qu'ils possédoient à la mode et aux caprices du jour. Voilà, Madame, ce qui est arrivé, malheureusement dans la danse. Je vous parlerai bientôt des progrès successifs de cet art qui fut porté au dernier degré de perfection il y a vingt cinq ans, et dont les taches légères n'empêchent pas qu'il ne soit aujourd'hui le plus fêté et le plus aimable. Je vais passer, Madame, à deux directions qui changèrent la forme antique de notre opéra. La première y introduisit la pompe et la magnificence, et la seconde y ajouta une variété absolument ruineuse, et fatigante à l'excès pour tous les artistes employés à ce grand spectacle. Les Srs. Breton et Trial, singulièrement protégés par le feu Prince de Conti et de Soubise, furent nommés directeurs en 1770. Ils étoient musiciens et agréables compositeurs. Ils avoient étudié les goûts variés de leurs protecteurs, dont ils connoissoient l'amour pour le luxe, la magnificence, et généralement pour tout ce qui portoit l'empreinte du beau. Ces directeurs, prévenus sans doute à l'avance de leurs nominations, crurent faire leur cour aux deux Princes, en rassemblant une vingtaine de jolies femmes, affligées de l'âge de quinze à seize ans. Je ne sais par quel enchantement elles acquirent le talent que doit avoir une excellente figurante ; mais le charme eut lieu. Rien de si beau, de si séduisant à l'œil et a l'imagination, que de voir vingt jeune Sultanes plus jolies et plus belles les unes que les autres, se disputer par leurs grâces et leurs agaceries le mouchoir que tenoit le Sultan. L'éclat de l'or, des diamans, et celui de la beauté réunis aux grâces et aux talens, offroient aux regards enchantés le tableau le plus pompeux, le plus piquant et le plus voluptueux. Le costume se perfectionna. Il acquit la vérité et la variété qui lui manquoient. Il devint tout à la fois noble et décent ; et M. Bocquet le porta au point juste de perfection qu'il devoit atteindre. Les décorations eurent à leur tour un nouvel éclat. Elles furent plus vastes et plus grandioses; L'orchestre et les chœurs chantans furent augmentés, et ces changemens, heureux donnèrent à l'opéra le caractère de grandeur et de majesté qui lui est propre et qui lui manquoit. Si le nombre des figurantes est plus considérable aujourd'hui qu'il ne l'étoit alors, il faut avouer qu'elles n'approchent par de leurs devancières en talent, en intelligence, en grâces et en attraits. Quelle différence ! Rien n'est stable à l'opéra en fait de direction. Celle-ci malgré ses effors, ne dura pas long-tems. On peut compter cinquante Directions particulières ; autant d'associations, sans y comprendre le bureau de la ville, les régies des acteurs etc. etc. tant de variations se sont opérées depuis la fondation de l'opéra fixée à l'année 1672. Ces changemens multipliés ont fait et font encore la ruine de ce spectacle. Ils entraînent après eux l'esprit de parti, ils excitent des mécontentemens et des cabales sourdes et intestines. Le choix de ces directeurs n'a pas toujours été heureux. Dans la maladie invétérée qui travailloit ce grand corps, on crut devoir lui donner pour directeur un médecin. Mais il n'en est par de cette grande machine comme du corps humain ; le pauvre docteur qui connoissoit à merveille l'indiqué, l'indiquant et l'indication, y perdit son Latin. Il ne put guérir ni les fièvres ardentes, ni les convulsions ni le délire qui agitoient sans cesse ce corps vicieux et mal constitué. Le Sr. de Vismes fut nommé directeur de l'opéra. Il étoit Commis-principal à la ferme générale ; et l'on ne pouvoit pas douter de son talent pour les calculs. Il avoit de l'esprit, mais il n'eût jamais celui de s'en servir. Il crut, car il ne doutoit de rien, que l'on pouvoit conduire l'opéra comme une brigade des fermes, et il se trompa. Il s'imagina qu'il falloit brouiller pour régner, et ce petit Machiavel médita mal ; ses petites tracasseries furent découvertes. Les sujets divisés par de sourdes menées, se rapprochèrent et se réunirent. C'étoit le Sr. de Vismes qui, par de fausses confidences, avoit élevé tous ces orages. Dès ce moment on se défia de lui et on cessa de l'aimer. Il mît le répertoire de l'opéra à l'instar de la comédie Française. Il y avoit toujours six opéras sur pied. Le public qui paye, aime la variété et ne s'embarrasse pas des efforts que l'on fait et des sommes que l'on dépense pour la lui procurer. Tous les artistes harassés d'études, de répétions, ne receuilloient de leurs sueurs et de leurs fatigues que de l'épuisement et de la maigreur. Le seul de Vismes s'engraissoit. A l'exemple de Mazarin, il fit venir des Bouffons de l'Italie qui ne firent rire personne ; ils ne furent ni fêtés ni courus. La recette de l'opéra alors très-abondante éprouva le contre-coup de la chûte des Bouffons. Enfin, Madame, le Sr. de Vismes étayé dans son entreprise par des ballets ingénieux soutenu puissamment par le génie vaste de Gluck et par la mélodie enchanteresse de Piccini, secondé par d'excellens chanteurs et par un orchestre admirable, laissa à payer au Corps Municipal et au Roi 807376 liv. Cependant à cette époque les appointemens ne s'elevoient qu'à la somme de 377893 liv. La danse seule et les feux excédoient cette dernière somme de 125000 liv. le Sr. de Vismes fut congédié ; et, pour avoir régi en sens contraire de l'ordre et de l'économie, il obtint 8000 liv. de pension. S'il eût administré sagement, auroit-il obtenu une retraite aussi considérable ? je l'ignore ; mais ce que je sais parfaitement, c'est que les premiers sujets qui avoient fixé l'amour et les applaudissemens du public pendant trente années, n'obtenoient que 3000 liv. de retraite. C'est bien le cas de dire, que ce directeur fut payé et recompensé en raison inverse de ce que méritoient ses foibles talens. En voilà bien assez, Madame, sur le passé. Dans ma première, je vous entretiendrai du moment présent. Je reviens, Madame, à l'année 1740. La danse de l'opéra n'offroit alors que des tableaux monotones ; les ballets étoient froids, mal dessinés ; on n'y voyoit aucune variété. Cette danse que l'on nommoit noble, étoit dénuée d'expression et de sentiment. La musique languissante de Lulli, faite pour régler les mouvemens des danseurs, leur imprimoit un caractère de tristesse, plus propre à ennuier le public qu'à l'intéresser. La première danseuse qui parut à l'opéra depuis sa création, fut la Dlle. Prévost. Celles qui l'avoient précédée, ne méritent pas qu'on les nomme. Elle débuta en 1704, et demanda sa retraite en 1730, elle fit le charme de ce spectacle pendant vingt cinq années. Si l'on doit juger de ses talens par les regrets que le public montra lorsqu'elle quitta la scène, on doit augurer favorablement de son mérite. La Dlle. Camargo fut pendant quelque tems son élève et devint bientôt sa rivale. Cette danseuse quitta l'opéra en 1734, mais passionnée pour son art, elle y rentra en 1740 et demanda définitivement sa retraite en 1751. La Paix ne régna jamais entre la maîtresse et l'elève, qui reçut ensuite des leçons de Pécourt et Blondi. La Dlle. Sallé, danseuse remplie de graces et d'expression, faisoit les délices du public. Je ne puis tous fixer l'année de son début ni celle de sa retraite. Elle ne paroissoit plus à l'opéra en 1745, époque où je commençai fréquenter ce spectacle : mais je la vis souvent chez elle. Quoiqu'elle eût quitté le théâtre, elle s'exerçoit tous les jours. Je fus enchanté de sa danse. Elle ne possédoit ni le brillant ni les difficultés qui régnent dans celle de nos jours, mais elle remplaçoit ce clinquant par des graces simples et touchantes ; exempte d'afféterie, sa physionomie étoit noble, expressive et spirituelle. Sa danse voluptueuse étoit écrite avec autant de finesse que de légèreté : ce n'étoit point par bonds et par gambades qu'elle alloit au cœur. Il est à présumer que cette aimable danseuse ne resta pas long-tems à l'opéra, et que les deux voyages qu'elle fit à Londres, assurèrent sa fortune. La sensation qu'elle y fit, fut telle, que le jour marqué pour son bénéfice, le fut encore par la générosité de la nation. On se battoit pour entrer au théâtre et l'enthousiasme qu'avoient fait naître les talens de cette sublime danseuse, ne put mieux se manifester que par les bourses remplies de guinées, qu'on lui jetta sur le théâtre de toutes les parties de la salle. Indépendamment de l'or que renfermoient ces bourses, elle y trouva une foule de billets de banque. Garrick m'a assuré que cette représentation avoit valu à Mlle. Sallé plus de deux cens mille francs. Les Anglais, généreux d'ailleurs, ne le sont par tant aujourd'hui qu'ils l'étoient jadis. Il faut convenir aussi d'une vérité, c'est que les grands talens dans cet art étoient alors aussi rares qu'ils sont communs de nos jours. J'ai vu danser la Dlle. Camargo. C'est à tort que quelques auteurs lui ont prêté des graces. La nature lui avoit refusé tout ce qu'il faut pour en avoir ; elle n'étoit ni jolie ni grande ni bienfaite ; mais sa danse étoit vive, légère et pleine de gaieté et de brillant. Les jettés battus, la royale, l'entrechat coupé sans frottement, tous ces tems aujourd'hui rayés du catalogue de la danse et qui avoient un éclat séduisant, la Dlle. Camargo les exécutoit avec une extrême facilité, elle ne dansoit que des airs vifs, et ce n'est pas sur ces mouvemens rapides que l'on peut déployer de la grace : mais l'aisance, la prestesse et la gaieté la remplaçoient ; et dans un spectacle où tout étoit triste, traînant et langoureux, il étoit heureux d'avoir une danseuse aussi animée, et dont l'enjouement pût tirer le public de l'assoupissement où le plongeait la monotonie. La Demoiselle Camargo avoit de l'esprit ; et elle en fit usage en choisissant un genre remuant, actif, qui ne laissoit pas le temps aux spectateurs de l'anatomiser et de s'appercevoir de ses défauts de construction. C'est un grand art de savoir les déguiser sous l'éclat des talens. Si l'amour-propre mal combiné d'une foule d'artistes, leur permettoit de s'analyser eux-mêmes, combien en verrions-nous qui, à l'exemple de Mlle. Camargo, quitteroient le genre qui ne leur convient pas. pour prendre celui qui s'ajusteroit le mieux à leur taille et à leurs moyens physiques. Après elle, rien en danseuses n'étoit supportable. Une grande femme, nommée Carville, ne dansoit qu'avec les bras. La Dlle. le Breton seroit aujourd'hui une excellente choriphée. La danse plus riche en hommes nous offroit le Grand Dupré ; je dis grand, parce qu'il l'étoit de taille, et qu'un autre Dupré étoit bien plus petit que lui sous tous les rapports. Ayant déjà fait plusieurs fois l'éloge de ce beau danseur, je me bornerai à vous dire, Madame, que c'étoit une belle machine, parfaitement organisée, mais à la quelle il manquoit une âme. Il devoit à la nature les belles proportions de son corps ; et de cette excellente construction et de l'emmanchement bien combiné dans la charpente générale, résultoient naturellement des mouvemens doux et agréables, et un accord parfait dans le jeu liant de ses articulations. Toutes ces qualités rares lui pretoient un air céleste. Mais il était uniforme ; il ne varioit pas sa danse ; et il étoit toujours Dupré. Javilliers le doubloit, souvent avec succès ; et il avoit quelques temps particuliers et familiers qu'il exécutait avec grace, sureté et facilité. J'ai vu Dumoulin ; il dansoit le pas de deux dans la Bergerie Héroïque : mais je n'apperçus chez lui que les foibles rayons du couchant de son talent qui, dans son aurore, pouvoit être agréable. Lani debuta dans un genre neuf, dont il était le créateur, les Pâtres : il obtint le plus éclatant succès et le plus justement mérité. Enfin, Madame, j'ai vu Malter, que l'on surnommoit le Diable parce qu'il dansoit les Démons. Il étoit vigoureux, dur et sec ; toujours épouvanté, il n'épouvantoit personne. Ce genre idéal et fantastique ne s'est pas perfectionné. Nos diables de l'opéra n'imitent point ceux d'Echyle ; ce sont de bons diables qui n'éffarouchent pas même les femmes. Je ne vous parlerai pas, Madame, de deux autres danseurs. L'un se nommoit Malter l'oiseau : ce sobriquet fait l'éloge complet de sa légèreté. Son frère ou son cousin avoit aussi son sobriquet ; on l'appelloit Malter la petite culotte. Il fut toujours médiocre danseur, mais il fit quelques élèves et fut porté à la dignité de maître des ballets ; mais comme à cette époque un maître de ballets n'étoit rien moins qu'ingénieux et qu'il ne s'écartoit point des anciennes rubriques, Malter remplit sa place à merveille. Au reste la danse alors offroit bien plus de talens en hommes qu'en femmes. C'est tout le contraire aujourd'hui. Le beau sexe l'emporte ; il triomphe, il lutte de force, de vigueur et de talent avec les hommes ; et les femmes mettent dans la balance du jugement un poids considérable en leur faveur. Voilà, Madame, tout ce qu'une mémoire usée par le temps et le malheur a pu retenir sur les anciens danseurs de l'opéra. Je vais avoir l'honneur de vous parler, Madame, des danseurs et des danseuses, qui depuis une quarantaine d'années ont porté leur art à la perfection. Vestris le père hérita du beau talent de Dupré et de son sobriquet ; on le proclama le dieu de la danse ; il égala son maître en perfection, et le surpassa en variété et en goût. Vestris dansoit lepas de deux avec sentiment et élégance. Ses fréquens voyages à Stuttgardt le conduisirent à l'étude ; il devint grand acteur et sut embellir par la vérité de son action, tous mes poëmes pantomimes dans les quels il joua les premiers personnages. Sa retraite de l'opéra porta un coup fatal à la belle danse : privée de ce beau modèle, on l'a vue s'égarer dans les confins de l'extravagance. La révolution étant arrivée, la liberté illimitée ouvrit aux arts la porte du temple de la folie ; les artistes en devinrent les ministres, proscrivirent le goût de badiner avec la marotte, et sacrifièrent aux caprices et à la fantaisie les beautés de leur art. Feu Gardel doubloit Vestris avec succès pendant ses absences ; mais lorsqu'il reparoissoit, Gardel, malgré ses talens, son zèle et ses éfforts, étoit éclipsé. Lany offroit des tableaux d'un genre opposé au sérieux et au demi-caractère ; il dansoit les pâtres avec une supériorité rare ; ce danseur étoit savant en ce qui concerne le mécanisme des pas ; il n'avoit dailleurs par sa construction épaisse que les charmes du genre qu'il avoit adopté ; mais il les possédoit au plus haut dégré. Dauberval, mon élève ou plutôt celui de la nature, arriva à Paris. Né avec de l'esprit, du goût, de l'intelligence, et cette ambition propre à étendre le cercle des talens, il fut obligé de renoncer au genre sérieux. Modelé dabord par les graces, il devint gros et musculeux. Mais l'étude de la belle danse conduit à tous les genres ; elle en est la clef : cette étude est à l'art ce que le rudiment et la grammaire sont à la pureté du langage. Dauberval sut embélir et perfectionner le genre de Lany. Lorsque ces deux danseurs se réunissoient aux Dlles. Allard et Pélin, ils formoient des pas de quatre délicieux ; une gaité franche et naïve, une expréssion vraie, adaptée au sentiment de la joie, un ensemble admirable, une précision rare, présidoient a tous leurs mouvemens ; ces pas faisoient tourner la tête au public enchanté, sans le secours de la pirouette. La Dlle. Guymard fixa les applaudissemens du public depuis son début jusqu'à sa retraite ; les grâces l'avoient douée de leurs dons ; elle en avoit les agrémens et les charmes. Elle ne courut jamais après les difficultés ; une noble simplicité règnoit dans sa danse ; elle se dessinoit avec goût et mettoit de l'ex-préssion et du sentiment dans ses mouvemens. Après avoir long-temps dansé le sérieux, elle l'abandonna pour se livrer au genre mixte que j'avois crée pour elle et pour le Sr. le Picq. Elle étoit inimitable dans tous les ballets Anacréon tiques, et en abandonnant le théâtre, elle emporta ce genre agréable avec elle. La Dlle. Lany, éléve de son frère, débuta à l'opéra à son retour de Berlin, et son début fut un triomphe. Taille superbe, beau Balon, danse écrite avec perfection, nerf, élévation et brillant dans tous les élans : mais cette danseuse ayant subi l'apprentissage le plus rude, sans cesse maltraitée par son frère, avoit contracté une timidité qui tenoit sans doute à la rigueur de la léçon ; cette éspèce de crainte qui ne la quitta jamais, lui ôtoit l'expréssion qu'elle auroit pu ajouter aux charmes de la plus correcte exécution. Le public hérita ensuite des talens distingués de la Dlle. Heinel, élevée par les soins de Lépy, danseur charmant. Elle quitta Stuttgardt et Vienne, où je lui fis jouer plusieurs rôles dans mes ballets en action. Cette danseuse étonna Paris et la cour. Le svelte de ses contours, les charmes de sa figure, la perfection et la noblesse de sa danse, lui méritèrent de justes applaudissemens ; je dois ajouter qu'elle fût le modèle le plus parfait de la danse sérieuse. Le Picq quitta Naples un instant pour venir me voir à Paris où je le fis débuter. Les belles proportions de sa taille, la noblesse de sa figure, l'harmonie enchanteresse de ses mouvemens, et le fini précieux d'une exécution d'autant plus étonnante qu'elle étoit toujours facile, et que les éfforts du corps étoient sans cesse dérobés par les graces ; tant de perfections réunies lui obtinrent le plus brillant succès tant à la cour qu'à la ville. Je composai pour la Dlle. Guymard et le Picq les caprices de Galathée, ballet Anacréontique. Il fut réprésenté à Brunoy, et faisoit partie d'une fête de jour, que Monsieur, donnoit à la Reine. Cette heureuse bagatelle eut un succès complet. Les talens de le Picq et de la Dlle. Guymard, réunis à ceux de Dauberval et de la Dlle. Allard, l'embélirent singulièrement. Je la donnai ensuite à Paris et à Fontainebleau. Le Picq fut fêté ; on le nomma l'Apollon de la danse ; mais la cabale intérieure de l'opéra que j'appelle la Boite de Pandore, se joignit aux motifs qui le firent renoncer aux propositions brillantes qui lui furent faites. Il retourna à Naples, de là il vint me trouver à Londres où il fut fixé par des appointemens considérables. Je le fis débuter par Apollon et les Muses. Au bout de quelques années il quitta l'Angleterre pour s'attacher au service de la cour de Russie. Ses talens pour la danse et la composition, joints à sa bonne conduite, lui méritèrent les bien faits de la cour et l'estime des grands. J'ai à vous parler encore d'une danseuse charmante, la Dlle. Théodore. Elle épousa Dauberval dont elle étoit l'élève. Cette danseuse étoit l'image de Terpsicore ; elle avoit de l'aisance, de la facilité, et du brillant c'étoit un balon qui rendoitson exécution si légère, que sans sauter, et par la seule élasticité de ses coups de pieds, on se persuadoit qu'elle ne touchoit point la terre. Nivelon débuta a l'opéra dans le même moment que le Picq ; et ce jeune danseur fut très accueilli ; fait à peindre et d'une figure intéréssante il s'attacha au genre demi-caractère. Il dansoit le pas de deux avec grace, et toujours le goût dessinoit ses attitudes ; il avoit infiniment de moëlleux et de douceur dans ses mouvemens : son honnêteté, son application à remplir ses devoirs, le rendirent le sujet le plus utile à la danse de l'opéra, mais on abusa de sa complaisance pour remplacer des rôles qu'il n'avoit point appris et qui ne lui furent jamais destinés. Sa bonne volonté l'exposoit continuellement à être jugé par comparaison, et ce jugement n'est pas toujours favorable, lorsque l'on se charge d'exécuter ce que l'on n'a point médité, et que l'on se met en paralelle avec celui qui en a fait une étude particulière. Cette facilité qu'avoit Nivelon à se métamorphoser sans cesse, arrêtoit les études qu'il devoit a son genre. Il s'en apperçut trop tard et tacha d'éviter les piéges que l'on ne céssoit de lui tendre. On devint exigeant envers lui ; on voulut le contraindre à faire ce qu'on ne pouvoit ordonner à un premier danseur, fatigué des petites intrigues et des cabales sourdes qui régnent à ce spéctacle, il demanda sa retraite. Nivelon vit heureux et tranquille, s'occupe de son jardin et cultive quelques amis. Il a tout ce qu'il faut pour en avoir et pour se les attacher. Je vous parlerai enfin des rares dispositions de Gardel, (actuellement maître des ballets) pour le genre sérieux. La nature lui avoit donné tout ce qu'il falloit pour remplacer Vestris le père. Il est malheureux pour les progrès d'un art dont il seroit devenu le modèle, que des douleurs vagues et sans cesse renaissantes, l'aient forcé d'abandonner la danse. Il s'est livré à la composition des ballets. Il est infiniment supérieur à son frère qui ne s'étoit attaché qu'à copier des opéras-vaudevilles, dont les petits couplets pleins d'esprit et de sel, ne pouvoient être rendus par la pantomime : on écoutoit bien le petit air, mais on n'entendoit point les paroles et les pensées délicates qui en faisoient le charme. Après vous avoir fait l'éloge justement mérité d'une foule de gens à talens dont la parque a moissonné une partie et d'ont l'autre est nulle pour les plaisirs du public, je vous entretiendrai, Madame, des artistes actuels, et principalement de ceux qui peuvent servir de modèles à leur art. J'ai l'honneur d'être etc. Il est temps, Madame, que je fasse passer en revue devant vous les troupes légères de l'opéra, dont M. Gardel est depuis dix-huit ans commandant géné-ral. Cette place lui est invariablement dévolue ; elle est inamovible. Pour l'aider dans ses travaux, il a nommé depuis long-tems un adjudant à qui il ne confie que les menus détails, et un caporal uniquement chargé de l'appel. Ce commandant fait tout, soigne tout, dirige tout ; il a infiniment de mérite. Il vous paroîtra, sans doute, bien extraordinaire de voir un seul être jouir d'un privilège exclusif chez une nation qui les a totalement abolis. Vous serez encore étonnée d'apprendre que la porte du temple des beaux-arts, ouverte à la poésie, à la musique et à la peinture, soit constamment fermée aux maîtres des ballets les plus distingués par leurs talens. Quelque soit le mérite de M. Gardel, il ne peut se flatter de posséder à lui seul tous les genres, tous les goûts et toutes les manières de faire. Il seroit un Phénix, et il n'en existe point. Les hommes les plus instruits dans leur art doivent se ménager un stimulant capable de les élever et de déployer en eux les plus vastes conceptions ; l'artiste, perpétuellement isolé, se laisse bercer par l'amour-propre et par les louanges outrées de quelques esprits complaisans ; louanges dont l'effet nécessaire est de briser les ailes du génie. Un maître de ballets est peintre ou doit l'être. Il faudroit qu'à son exemple il voyageât. Les artistes déjà instruits vont en Italie pour étendre le cercle de leurs connoissances, et pour étudier les grands maîtres des différentes ecoles. C'est dans ces délicieux climats et sous un ciel heureux que le génie et le goût placèrent le berceau des arts imitateurs ; c'est là qu'ils étalérent les chefs-d'œuvre de la peinture, de la sculpture et de l'architecture ; c'est-là que les jeunes artistes, enflammés à la vue de tant de merveilles, les étudient et les copient ; le génie de ces hommes illustres embrâse le leur ; ils trouvent dans les uns le brillant et l'entente harmonieuse des couleurs ; dans les autres, la pureté et l'élégance du dessin : Celui-ci se distingue par la grace de ses figures et le moëlleux de leurs contours ; celui-là étonne par la richesse et la belle ordonnance de sa composition et par la distribution heureuse de ses personnages. Semblables aux abeilles qui, après avoir butiné sur les fleurs, et les fruits, vont ensuite en déposer les sucs parfumés dans leurs industrieuses habitations, les artistes reviennent dans leur patrie, et, l'imagination remplie de grandes images, ils volent à leurs atteliers : leurs pinceaux vigoureux font respirer la toile, et leurs couleurs brillantes nous montrent la nature parée de tous les charmes de l'art. Leurs noms bientot célèbres se propagent dans l'Europe et le sceau de l'immortalité est imprimé sur leurs savantes productions. Mr. Gardel n'a point voyagé. Je me souviens cependant qu'il passa six mois à Londres, et que ce qu'il vit de bon, en ballets, ne lui inspira rien. Ce sont ses expressions. Mais vous savez, Madame, qu'il est tout plein d'êtres dans le monde que l'on ne peut inspirer. Un maître de ballets, pour se perfectionner, devroit connoître la manière de faire des Dauberval, des le Picq et des Gallet ; il trouveroit dans leurs compositions ingénieuses un coloris différent, des oppositions plus ou moins variées dans les grouppes, les dessins et la distribution de leurs personnages, une expression particulière dans le langage muet mais éloquent de la pantomime. Dans les productions de Coindé et Daigville, il appercevroit les éteincelles d'un feu caché qui n'attend qu'un soufle favorable pour produire des flammes ; dans les maitres de ballets de la dernière classe, il trouverroit du galimathias, des idées incohérentes, mais au sein même de ces compositions argileuses, il découvriroit des pierres précieuses dont il pourroit tirer un grand parti, en les taillant, en multipliant les facettes, en les polissant et en les mettant à la place et au jour qui leur convient, elles acquérreroient dans ses mains l'éclat qui leur manquoit. Dans l'espace de 18 ans M. Gardel a donné au public cinq ballets en action et une charmante plaisanterie. Nous en parlerons dans un instant. Je suis bien loin de croire à l'infertilité de l'imagination de M. Gardel. Je sais que les divertissemens ou les ballets que les poëtes cousent maladroitement à leurs poëmes, ne disent rien au goût ni à l'esprit ; qu'ils absorbent tous les momens d'un compositeur, et l'empêchent de se livrer plus souvent aux grandes compositions. L'exercice habituel des petites choses fatigue et ennuie. Il est peu propre à alimenter le génie. J'ai cependant admiré dans ces divertissemens quelques pas d'hommes exécutés avec autant de justesse que d'ensemble et de précision, et dont la composition savante annonçoit que M. Gardel possède à fond la partie méchanique de son art : mais cet ensemble précieux qui fait le mérite des corps de ballets n'existe plus, lorsque les figurantes s'y associent ; les charmes qu'elles pourroient y répandre, s'évanouissent pour faire place à la confusion et au désordre. Je reviens, Madame, aux productions de M. Gardel, Il a donné depuis son admission à la place de maître des ballets de l'opéra, Télémaque, Psiché et Paris. Ces trois ballets ont obtenu le plus brillant succès. La Dansomanie, charmante bagatelle, d'un genre très-gai, a été fort accueillie ; mais le retour de Zéphir et Daphnis et Pandrose, ont convaincu M. Gardel qu'il est impossible d'être toujours heureux. Des gens d'esprit et de goût m'ont assuré, que la partie dansante de ces deux compositions, étoit brillante et remplie de charmes ; mais que l'action pantomime et l'expression qui en est l'âme, n'avoient pu se déployer dans deux sujets également mal-choisis, totalement dénués d'intrigues et incapables de fournir au compositeur de grands traits et d'heureuses situations. Au reste, Madame, je n'ai point vu ces deux dernières productions ; je ne les connois que d'après les journaux qui se sont égayés aux dépens de M. Gardel, et dont j'ai trouvé la critique trop amère. Ils auroient du se contenter de blâmer le mauvais choix du compositeur, lui reprocher la trop grande extension qu'il avoit donnée à des sujets pauvres, foibles, froids et languissans, lui prouver que les épisodes dont il les a farcis, n'ont pu les réchauffer, et que les efforts multipliés de la danse n'ont pu suspendre ni éloigner leur chûte. Mais la critique a été plus loin ; elle a attaqué le style même des programmes. Peut-on rigoureusement exiger qu'un maître des ballets soit un puriste et un homme de lettres ? si ces deux dernières productions avoient obtenu un succès égal aux quatre premières, on n'auroit pas songé à parler de l'incorrection et des négligences qui règnoient dans leurs descriptions. C'étoit donc le style seul de la composition qu'il falloit attaquer. Les pinceaux brillans de la peinture, le cizeau hardi de la sculpture, le compas et la règle de l'architecture, les mouvemens harmonieux et expressifs de la danse, le noté ingénieux de la musique, sont les plumes dont les artistes se servent pour imiter la nature et pour l'embellir. C'est dans leurs compositions et dans leurs vastes conceptions qu'il faut chercher un style riche et pompeux. Les artistes n'en n'ont point d'autre. Le tems qu'ils donnent à l'étude de leur art et à l'imitation de la nature, ne leur permet pas d'approfondir la langue des Homère et des Virgile. C'est un malheur sans doute ; je sens tout ce qu'il entraîne de privations et je m'écrie avec le Bourgeois Gentilhomme : ah mon pere et ma mere, que je vous en veux ! Si mon éducation première n'eût pas été négligée, si elle eût été basée sur les principes de Rollin, je ne me scrois probablement pas amusé à composer des ballets ; mais j'aurois fait tourner mes connoissances au profit des beaux-arts, je leur aurais présenté ce qui leur manque, c'est à dire, des traductions fidèles des beautés sublimes de Virgile, d'Homère etc. Leurs ouvrages immortels offrent à la peinture et à la danse une foule de tableaux que les traducteurs modernes ont défigurés. Ces traductions ne sont que des esquisses grossières et imparfaites de ces grands originaux, qui ainsi mutilés, ne présentent à l'esprit que trivialité, bassesse d'idées et d'expressions. Vous me demanderez, Madame, ce qui m'empêche de vous donner l'analyse des ballets de M. Gardel ; ma réponse sera courte, j'habite une petite ville a cinq lieues de Paris ; à mon âge on se déplace difficilement. Je vais donc rarement dans la capitale, et, quand cela m'arrive, souvent les premiers rayons du soleil éclairent mon départ et son couchant me ramène à mon hermitage. Si par hazard, j'y passe quelques jours, ils sont consacrés tout-entiers à mes affaires et à l'amitié. Dailleurs le spectacle se prolonge trop avant dans la nuit, et c'est par cette raison que je n'ai vu les trois premiers ballets de M. Gardel que par lambeaux. Les autres me sont parfaitement inconnus. Quant à ses programmes, je ne les ai jamais lûs. Vous êtes donc bien peu curieux, me direz vous, je vous répondrai avec l'ingénuité de Lucinde, ah ! Madame, j'ai tant vu de soleils ! trop vieux pour commencer à m'instruire, trop paresseux pour me coucher tard, je me condamne à mille privations et j'ai renoncé pour jamais aux pompes et aux vanités du monde. J'ai l'honneur d'être etc. Je vous ai annoncé dans mon avant-dernière lettre, Madame, que je ne vous nommerois que ceux des danseurs et danseuses qu'on peut regarder comme les modèles de leur art ; cependant ceux qui s'efforcent de les copier, ne sont pas sans mérite et je ne hazarderai rien, en avançant que dans le nombre des sujets qui contribuent aux charmes et à la magie des ballets, on en trouverait une douzaine au moins, capables de remplir avec succès les premières places dans les plus beaux théâtres de l'Europe, et qu'ils en feraient les délices et l'ornement. Je regarderois comme avantageux à leur intérêt et à leur réputation qu'ils obtinssent des congés. Le Midi et le Nord les accueilleroient avec plaisir ; et la danse de l'opéra, beaucoup trop nombreuse, n'en seroit pas moins belle. L'absence de sept ou huit sujets produiroit une diminution d'appointemens et de feux. La danse de l'opéra a éprouvé des pertes. La plus récente est celle de la Demoiselle Chamerois, danseuse charmante qui luttoit avec avantage contre Vestris, son danseur favori : même force, même hardiesse, même vigueur ; elle à voit sur lui l'avantage du sexe et celui des grâces qui l'accompagnent. La parque a moissonné cette plante jeune et précieuse. Les poëtes attendirent ce fatal instant pour célébrer ses talens. Dans leur enthousiasme, ils n'invoquérent ni Apollon ni Minerve. Le plus estimé de ces poëtes ; dans un écart de génie, crut devoir s'adresser, à St. Roch, à son chien ; il fit intervenir dans cette bagatelle les Saints et les Saintes du Paradis. L'autre eût recours à St. Thomas ; partout il n'a trouvé que des incrédules ; les fleurs que l'un et l'autre ont semées sur la tombe de l'Ampuse moderne étoient mêlées de ronces, d'épines, et de chardons ; de feuilles de ciguë, d'absinthe, et de bagnodier. Ces deux plaisanteries, l'une poëtique, l'autre rimaillée, ont fait sur les lecteurs des impressions différentes ; la première excita le sourire, mais scandalisa les amis des mœurs ; l'autre fit bailler les gens de goût ; elle fut jettée au feu, sans produire ni flamme ni éteincelles : Quant à moi, Madame, qui n'ai pas la hardiesse de prononcer sur les ouvrages d'esprit, et qui n'en juge que par sentiment, j'ai regardé le premier pamphelet, le mieux écrit, comme une étourderie d'autant moins excusable que l'auteur n'avoit pas besoin de cette futile production pour faire preuve de talent. C'est-à lui que nous devons les Etourdis, charmante comédie, pleine de finesse, d'enjouement et d'esprit et dont plusieurs scènes peuvent le disputer à celles de nos meilleurs comiques. Je reprends mon sujet. D'autres pertes successives ont diminué le nombre des danseurs qui ne se trouve plus en proportion avec celui des danseuses. Soit inconstance, frivolité ou dégoût, Didelot, des Hays et Laborie ont quitté l'opéra : le premier est à Pétersbourg, le second à Milan, et le troisième à enchanteresse de mouvemens, imprimés par les graces et embellis par le charme des contours, prétoit à leur danse un air céleste. On espère que la Dlle. Clotilde ne se laissera plus entraîner au torrent impétueux de la mode : lorsqu'elle cessera de sacrifier à sa marotte, elle sera le modèle parfait de la belle danse et d'un genre perdu qu'elle seule peut faire revivre. Mlle. Heinel a épousé Vestris le père et la Dlle. Rose vient de mourir à St. Pétersbourg. La retraite, trop précipitée sans doute de Me. Perignon, danseuse remplie de talent, auroit laissé un vuide considérable, si elle n'eût été remplacée par la Dlle. Colomb. Le genre de cette dernière, celui qui s'ajuste le mieux à sa petite taille et à ses moyens physiques, est celui de pâtre ; mais ce genre à disparu avec Dauberval, et ce charmant modèle n'a point encore été copié. Il seroit à désirer que la Demoiselle Colomb fut constamment placée dans ce genre qui lui sied à merveille ; mais il semble qu'on a trop généralisé ses talens, et par cette raison, elle sort très souvent du cadre qui lui est propre et qu'elle rempliroit avec d'autant plus de distinction, qu'elle a un mérite réel, et que la nature lui a donné tous les moyens adaptés à un genre qui demande de la gaieté, des graces naïves, de l'esprit, du brillant, de la gentillesse et de la vigueur. Il est pénible pour moi, Madame, de me trouver dans l'impossibilité de vous parler d'une foule de danseuses dont la majeure partie mériteroit un éloge séparé, et dont l'autre annonce de grandes dispositions ; talent malheureusement rare, celui d'être intéressante dans tous les genres, mais des accidens et une douleur fixée dans les genoux, l'ont forcée dans plusieurs circonstances de suspendre ses travaux habituels, et cet état d'inaction lui a procuré beaucoup plus d'embonpoint qu'il n'en faut au théâtre et dans un genre surtout qui exige de belles proportions. Cependant la Dlle. Allard étoit devenue très-grasse, sans rien perdre de sa vigueur, de son brillant, de sa prestesse, ni de la gaité franche qu'exige le genre villageois. Elle fit les délices du public jusqu'au moment de sa retraite ; tel est l'empire des grands talens ! tel sera celui de la Dlle. Chevigny, qui a tous les genres à sa disposition. La Dlle. Clotilde est élève de Vestris le père : c'est faire son éloge. Cette danseuse a une taille noble et majestueuse ; c'est une belle Diane. Sa danse est fière, son exécution est franche, son genre est le sérieux, Mlle. Clotilde a de grands moyens de développemens ; elle peut parcourir le théâtre avec l'élégance que lui donna son physique et avec les grâces que lui prêtent son sexe et ses talens. Mais les amateurs de cet art et les hommes de goût trouvent qu'elle abuse de ses moyens, et que par une imitation pernicieuse, elle se livre à des courses, à des gambades qui dégradent, la sagesse que ce genre exige. Elle ne doit point oublier qu'elle remplace les deux favorites de Terpsicore Mlle. Heinel et Rose. Leur brillante exécution étoit compassée ; les belles proportions y règnoient ; une harmonie enchanteresse de mouvemens, imprimés par les grâces et embellis par le charme des contours, prêtoit à leur, danse un air céleste. On espère que la Dlle. Clotilde ne se laissera plus entraîner au torrent impétueux de la mode : lorsqu'elle cessera de sacrifier à sa marotte, elle sera le modèle parfait de la belle danse et d'un genre perdu qu'elle seule peut faire revivre. Mlle. Heinel a épousé Vestris le père et la Dlle. ROSE vient de mourir à St. Pétersbourg. La retraite, trop précipitée sans doute de Me. Perignon, danseuse remplie de talent, auroit laissé un vuide considérable, si elle n'eût été remplacée par la Dlle. Colomb. Le genre de cette dernière, celui qui s'ajuste le mieux à sa petite taille et à ses moyens physiques, est celui de pâtre ; mais ce genre a disparu avec Dauberval, et ce charmant modèle n'a point encore été copié. Il seroit à désirer que la Demoiselle Colomb fut constamment placée dans ce genre qui lui sied à merveille ; mais il semble qu'on a trop généralisé ses talens, et par cette raison, elle sort très souvent du cadre qui lui est propre et qu'elle rempliroit avec d'autant plus de distinction, qu'elle a un mérite réel, et que la nature lui a donné tous les moyens adaptés à un genre qui demande de la gaieté, des grâces naïves, de l'esprit, du brillant, de la gentillesse et de la vigueur. Il est pénible pour moi, Madame, de me trouver dans l'impossibilité de vous parler d'une foule de danseuses dont la majeure partie mériteroit un éloge séparé, et dont l'autre annonce de grandes dispositions ; mais pour donner à chacune d'elles la portion d'encens qu'elle mérite, il faudroit que je les visse souvent pour les bien apprécier. Quant aux observations que j'ai faites, je les crois justes et raisonnables. On ne peut les ranger dans la classe de cette critique amère qui blesse, sans instruire. J'ai dit la vérité. Mon âge, soixante années de travaux et de recherches, m'ont acquis, peut être, le droit de parler, de juger et de prononcer sur un art que j'ai approfondi, et au quel j'ai ouvert une nouvelle carrière. Je me suis exprimé avec vérité. J'ai loué tout ce qui mérite de l'être et je me suis dispensé d'encencer les écarts et les erreurs qui sopposent à la perfection d'un art qui fait les délices de toutes les nations de l'Europe, et dont le temple pompeux s'élève avec majesté au centre de la capitale des sciences, des arts, des talens et du goût. J'ai l'honneur d'être etc. La danse de l'opéra, Madame, est trop riche et trop nombreuse, pour que j'ose entreprendre de vous parler de tous les sujets qui la composent. Nommer trente danseurs et danseuses, donner à chacun d'eux la portion d'éloges qu'il mérite, seroit une tâche trop difficile à remplir : je m'arrêterai donc seulement a ceux que l'on s'attache à imiter, et qui méritent bien de servir de modèles. Pour bien juger des arts, et apprécier les talens de ceux qui les embellissent, il faut les avoir vus, et les avoir étudiés. D'ans l'impossibilité où je suis de placer devant vos yeux ces objets intéressans pour nos plaisirs, vous voudrez bien vous contenter devoir défiler leurs ombres devant vous ; c'est à votre imagination à leur prêter un corps et le mouvement ; si vous lui donnez l'essor, elle vous créera des êtres parfaits, remplis de graces, dansans, sautans et pirouettans à merveille. La danse de l'opéra, peut-être trop nombreuse, me rappelle une gallerie de tableaux que je vis à Anvers. Elle appartenoit à un Chanoine plus riche en argent qu'en bon goût : son amour pour la quantité étoit tel, que le dessus de sa porte cochère, le grand escalier, et sept ou huit salles très - vastes, étoient ornées de tableaux. Je voyageois avec REYNOLDS, le plus célèbre peintre de l'Angleterre. Nous trouvâmes dans ce grand assemblage de tableaux, deux ou trois Rubens, autant de Van-Dick et quelques Téniers, qui fixèrent notre admiration ; mais ils étoient entourés d'une foule de bonnes et de mauvaises copies et d'un amas de petits tableautins assez médiocres. La danse de l'opéra a infiniment d'analogie avec cette galerie, soit pour la qualité soit pour la quantité. On y admire quelques beaux talens originaux, quelques bonnes copies et une foule de copies assez mauvaises. Ce mélange du bon, du moins parfait et du médiocre, présente un grand corps de danse, propre à exécuter et à transmettre au public toutes les idées d'un compositeur ingénieux. Les sublimes tableaux que lui offriraient Homère et Virgile, peuvent être transportés sur la scène ; mais pour les peindre d'une manière parfaite, il faudroit que les danseurs qui consacrent tous leurs momens à leurs jambes et à leurs mouvemens plus ou moins accélérés, en donnâssent une partie à l'étude des passions ; qu'ils exerçâssent leur ame à s'en bien pénétrer, et leurs bras, et leur physionomie, à les exprimer avec énergie. Voilà, malheureusement ce qui manque à notre danse de l'opéra. La pantomime, qui en augmenteroit le charme et l'intérêt, ne s'y montrera que foiblement, tant que l'on n'associera pas à l'école de cet art, une école de gestes et d'expression. Je commercerai par mettre sons vos yeux, Madame, le danseur le plus étonnant de l'Europe, Vestris le fils, élève de son père, il parut à l'opéra dès l'âge le plus tendre. Son début dans le genre sérieux fut un triomphe ; à-plomb, hardiesse, fermeté, brillant, belle formation de pas, oreille sensible et délicate ; telles étoient les qualités rares qui distinguaient ce jeune danseur. Lany, qui étoit rentré à l'opéra, mais que les tracasseries en éloignèrent bientôt, régla, ou composa pour Vestris et la Dlle. Théodore, un pas de Pâtre ; nôtre jeune Protée saisit avec autant de goût que l'intelligence ce nouveau genre entièrement opposé à celui que son père lui avoit donné ; il y obtint le plus grand succès. Après le départ de le Picq, je le fis paroître dans la Bergerie Héroïque, genre fin, délicat et caractéristique ; il y déploya les graces naïves et toute l'expression qu'on pouvoit désirer. Déslors il abandonna le noble et le sérieux, pour se fixer à ce dernier dans le quel il excella, et dont il faisoit accompagné de la Dlle Guymard, le charme et les délices. L'opéra fit successivement des pertes que le temps n'a pu encore réparer. Vestris le père, Mlle. Heynel, Dauberval, les Dlles. Allard et Théodore demandèrent leur retraite. D'autres sujets parurent. Gardel l'ainé mourut ; et la danse prit une route nouvelle. Ce fut Véstris le fils qui la lui traça ; ce fut lui enfin que l'on prit pour modèle. Volant de ses propres ailes, n'écoutant que les conseils du caprice et de la fantaisie, il renversa l'édifice auguste que les élèves chéris de Terpsicore avoient élevé à cette Muse ; temple fondé sur des bases solides, décoré par les Graces et sublime dans ses proportions et son ensemble. Vestris plein d'aisance et de facilité, de vigueur et d'adresse, de souplesse et de force, de caprice et de fantaisie, et entreprenant sans réflexion, composa, pour ainsi dire, un nouveau genre d'architecture où tous les ordres, toutes les proportions furent confondus et exagérés ; il fit disparoître les trois genres connus et distincts ; il les fondit ensemble et en fit un, de cet amalgame ; il se forma une nouvelle manière qui eut du succès, parce que tout réussit à ce danseur, que tout lui sied à merveille, et qu'il a l'art heureux d'enjoliver jusqu'à la sottise et de la rendre aimable. Toute la jeunesse cria au miracle ; les personnes sensées et de goût se bornèrent à gémir. Tous les danseurs embrassèrent avec idolâtrie le nouveau Palladium que Vestris venoit de leur fabriquer : tous devinrent copistes imparfaits et infidèles ; et singes de leur maître, ils n'en offrent encore aujourd'hui que la charge grossière. Ils sont à s'appercevoir qu'il est impossible d'imiter ce qui est inimitable ; car pour y parvenir, il faudrait qu'ils eûssent été jettés dans le même moule, qu'ils eûssent en eux le même goût, les mêmes dispositions et les mêmes moyens physiques : Privés de tous ces dons, ils se trainent péniblement dans l'arêne, et vainement ils accumulent leurs efforts pour atteindre leur modèle. Les danseuses à leur tour ont donné dans le même travers. Qu'est-il arrivé de cette imitation déraisonnable et fantastique ? que la danse de l'opéra est maintenant de la même couleur du même style, du même genre ; la manière de faire n'est qu'une : c'est art a chassé la variété pour adopter la monotonie la plus insupportable : il n'offre plus à l'œil ces oppositions, ces contrastes et ce clair-obscur qui constituent le charme des beaux-arts. Vestris le père faisoit la pirouette beaucoup mieux que son fils, mais il ne la prodiguoit pas ; il la laissoit désirer. Aujourd'hui cet ornement de la danse, en fait le fond principal. Le Vestris d'aujourd'hui ne l'exécute pas avec douceur ; il la tourne avec une vélocité extraordinaire, et lorsque le centre de gravité l'avertit de la chute, il s'arrête en trépignant fortement des pieds. Si ce dernier mouvement n'est pas le miracle de l'équilibre, c'est celui de l'adresse, de la prudence, et de la nécessité. Malheureusement la pirouétte n'est pas restée le partage du seul Vestris ; elle est devenue le temps habituel de trente danseurs, et, qu'on me passe l'expression, le pain quotidien du public. A l'exemple de Vestris tous les danseurs et les danseuses tournent et avec eux la tête du public. Si dans un grand ballet, tous les sujets y sont employés, et que chacun en particulier fasse six pirouettes, 3o multipliés par 6 donnent le produit de 180 pirouettes, qui, en les supposant composées de 6 tours chacune, donnent un résultat de 1080 tours. Ne pourroit-on pas dire, Madame, que la danse de l'opéra semble avoir adopté, sans le savoir, le systême de descartes, et qu'elle se perd dans les tourbillons. Cependant comme l'abus des meilleurs choses est toujours nuisible, et qu'on finit par reconnoître son erreur, il faut espérer que, las de tourner et de voir tourner sans cesse, on adoptera un genre plus noble, mieux proportionné et moins monstrueux. Un seul exemple peut ramener à un goût sage l'artiste qui s'est égaré un instant. Un petit danseur, à peine sorti de l'école, vient de débuter à l'opéra. Né adroit, entreprenant et audacieux, il s'est attaché à imiter Vestris dans la pirouette seulement ; et il a mérité, dit-on, le prix des tourbillons. A le voir tourner, on est tenté de croire qu'il descend en ligne directe du plus célèbre Dervis, et qu'il est inspiré par le Prophète Mahomet. Il tourne sur lui-même si long-tems et si rapidement, qu'il est impossible à l'œil de compter ses mouvemens de rotation. Vous jugez bien, Madame, que ce jeune homme est applaudi à toute outrance, et qu'on le considère comme une nouvelle planète tombée du ciel, et qui s'est fixée à l'opéra. Cependant, chacun raisonne sur ce nouveau Phénomène ; les uns prétendent qu'il est éphémère et qu'il ne brillera pas long-tems ; les autres disent que la pirouette qu'on a applaudie comme une merveille de l'art, est au fond peu de chose, puis-qu'un enfant encore à l'école, l'exécute mieux que tous les danseurs qui l'exercent depuis vingt ans. Tous ces raisonnemens et les conséquences qu'on en tire ouvriront sans doute les yeux à Vestris, qui ne doit être comparé qu'à, lui-même. Ses grands talens, son expérience, la richesse de ses moyens, donnent lieu de penser qu'il s'occupe dans ce moment de se créer un genre, basé sur les principes communs à tous les arts imitateurs ; principes qu'il ne doit point avoir oubliés, et que lui seul est en état de faire revivre. Qu'il se hâte donc de présenter dans sa personne, le modèle parfait de son art ; qu'il l'embellisse, qu'il le fasse briller par de belles proportions, par l'harmonie de ses mouvemens et par le fini précieux d'une exécution simple mais savante ; qu'il ramène les grâces que les difficultés et les tourbillons incommodes ont fait disparoître ; tel est le vœu des amateurs ; tel est celui de l'amitié, et de tous ceux qui s'intéressent à la réputation de ce danseur et à la perfection d'un art dont il a été le plus bel ornement. Vous me pardonnerez, sans doute, la longueur de ma lettre, en songeant que Vestris méritoit bien d'être placé comme original dans un grand cadre et d'y figurer sans alentours. La même raison qui s'est opposée au désir que j'avois de vous faire l'éloge des danseuses qui marchent sur les traces de celles que je vous ai nommées, subsiste également pour les danseurs. Depuis huit années je n'ai vu l'opéra que trois fois. A cette époque, les hommes dans les quels j'ai trouvé de grandes dispositions, arrivoient de la province ; ils doivent avoir acquis beaucoup de talens en travaillant sous un maître aussi célèbre que Mr. Gardel. Je ne les ai vus qu'en passant ; et je suis dans l'impossibilité de vous parler de leur mérite particulier. Il ne me conviendroit pas, Madame, de vous entretenir des chanteurs et des chanteuses qui font le charme de l'opéra et les délices du public ; c'est à M. Gretri qu'il appartient de faire leur éloge. Ce compositeur ingénieux a enrichi ce spectacle de ses brillantes productions ; il a écrit savament sur son art ; et personne n'est plus en état que lui d'apprécier le mérite de ceux qui se sont empressés de contribuer aux succès de ses ouvrages, soit par leur action, soit par le brillant de leur voix, soit enfin par le goût et l'expression de leur chant. Indigne de mettre une main prophane à l'encensoir, je le lui laisse, fermement persuadé qu'il le dirigera dans des sens justes et proportionnés à la mesure des talens qui méritent d'être célèbres J'ai l'honneur d'être, etc. **** *book_ *id_lettre-fetes-nationales-1 *date_1804 *creator_noverre Vous me parlez, dans votre lettre, de fêtes publiques ; vous êtes bien bon, Monsieur, d'honorer de ce nom ce que l'on a fait et ce que l'on a imaginé depuis quelques années. Je n'y ai vu que des processions ridicules, sans costumes vrais, sans ordre, sans caractère, sans goût, sans imagination. Ces prétendues fêtes n'offroient que de grossières caricatures, et prouvoient combien ceux qui les imaginoient, avoient peu de talens pour ce genre. Lorsque je vois des gens, (et j'en vois encore beaucoup) occuper des places qui ne leur conviennent pas, il me semble voir les colonnes majestueuses du louvre ornées de magots. J'aurois quelques questions à faire sur les fêtes en général. Je demanderois dabord si les fêtes publiques doivent être exécutées par le peuple ou pour le peuple. S'il peut en être tout à la fois acteur et spectateur ? Si l'on s'est formé une idée bien juste des fêtes nationales ? si elles ne doivent pas, sous l'enveloppe du plaisir, cacher un but moral et politique ? Si l'on soupçonne même la route qu'il faut suivre pour parvenir à ce double but, en n'offrant aux yeux que celui de la gaieté ? Je demanderois encore si, au milieu de l'immoralité, de la perversité, de la licence et de l'égoïsme, des fêtes morales seroient goutées, ou plutôt si elles ne prendroient pas un caractère de farce aux yeux de semblables spectateurs ? Les gens qui courent à celles de Nicolet, gouteroient peu les chefs-d'œuvre de Corneille. Les fêtes publiques ont eu jusqu'ici différens objets, tantôt celui de distraire le peuple de ses maux, tantôt de capter son suffrage par d'inutiles prodigalités ; tantôt enfin, de déployer à ses yeux une magnificence qui, par un triste retour sur lui-même, lui faisoit plus profondément sentir sa misère ; mais je n'ai pas encore vu de fêtes en France, où la moralité fut unie au plaisir, où la décence et le bon goût fussent joints à la gaieté : le résultat de toutes les fêtes est, beaucoup de gens ivres, beaucoup de bourses volées, souvent des accidens graves, de la fatigue, et peu de plaisir, du moins de ce plaisir qui doit tourner au profit des mœurs, du goût et de l'esprit. Les fêtes, telles qu'on les donne au peuple, ne sont ni bonnes ni utiles ; elles sont ruineuses pour l'état. Les fêtes qui conviennent à un grand peuple, doivent plus coûter à l'imagination, au goût et au génie, qu'au revenu public. Colbert donnoit des fêtes qui, en attirant des spectateurs de toutes les parties de l'Europe, apportoient beaucoup d'argent en France ; mais l'orgueil national étoit seul satisfait. Robespierre donnoit des fêtes qui ruinoient le trésor public, faisoient fuir les gens sensés, les gens de goût, trompoient le peuple, le corrompoit, et l'entretenoit dans une effervescence dangereuse. Quand en donnera-t-on une qui l'instruise, qui l'amuse, qui fasse honneur au gouvernement, qui fixe l'attention de toutes les classes de citoyens, qui attire les étrangers, et qui donne une grande idée de la nation. Il faut convenir d'une triste vérité, c'est que la nation Française, cette nation qui marque le plus en Europe, pour les sciences et les arts, et qui l'emporte sur les autres par l'invention, l'esprit et le goût, n'a pu imagnier, depuis cent ans, un projet de fête digne d'elle. On doit attrtibuer cette pénurie à l'ignorance des hommes en place, à la honteuse condescendance des artistes et des gens de lettres qui encensaient les idoles qu'ils auraient dû mépriser. Ne pourroit-on pas, à là paix, donner une fête qui interessat toutes les nations ? les Ambassadeurs et les personnes distinguées de ces nations, les notables de chaque département, ne pourroient-ils pas être invités à remplir les personnages intéressans de cette fête auguste ? Si, à cet époque, un homme oublié, respiroit encore, il traceroit cette fête mémorable et unique, qui enchaînerait à la France l'admiration de toutes les nations. C'est à cette epoque qu'elle pourroit déployer, d'une manière glorieuse et utile à ses intérêts, toutes les richesses de l'imagination et du goût ; c'est dans cette circonstance enfin, que les talens et les arts enfans de la paix, s'empresseroient, à l'envi de déployer toutes leurs richesses, et de prouver à l'Europe, que si la France est la patrie des héros, elle est encore celle du génie et des arts. Vous sentez, Monsieur, et vous me connoissez assez pour être persuadé que mes idées sur cette grande fête, ne rouleroient point sur un feu d'artifice et une illumination ; cela convenoit aux courtes vües ; moi je n'aime point la fumée. D'après des idées jettées au hazard et sans suite, on ne manquera pas de dire que des fêtes de ce genre, seraient très dispendieuses ; je répondrai que ce n'est point à moi à calculer les ressources et à fixer l'emploi de la richesse publique. Je repeterai encore que Colbert regardoit comme un fond bien placé, celui qu'il destinoit à embellir la capitale ; à y encourager l'industrie, les talens et les arts ; à y attirer, par l'attrait du plaisir, le concours des étrangers. Le temps propre à donner une grande fête n'est point arrivé. Celui qu'on avoit choisi pour en rassasier le peuple, n'étoit rien moins que propice ; d'ailleurs ces fêtes n'offroient par leur mesquinerie, que l'emblème de notre misère, de nos angoisses et d'une stupeur générale. Je reviendrai sur cet objet dans un autre moment, et je prouverai qu'une fête, (comme je l'entends), est, ou doit être un poème. Il ne tiendroit qu'a moi de donner un corps à mes idées, en mettant au jour le plan d'une grande fête ; mais il faut attendre un grand événement. Dailleurs je ne veux pas enrichir un tas de filoux qui, en s'acharnant à se disputer mes dépouilles, ne les présenteroient qu'en lambeaux ; un temps plus heureux arrivera sans doute ; il faut l'attendre. Si le soleil, après un long et rigoureux hyver réssuscite, pour ainsi dire la nature ; si en la pénétrant de ses rayons bienfaisans, il la ranime et l'aide à enfanter des fleurs et des fruits ; de même la paix, cette fille du ciel, rallumera les feux presqu'éteints de l'imagination et de génie ; à son retour les arts sortiront de leur léthargie ; les artistes heureux et tranquilles reprendront leurs brillans travaux, en cessant d'être épouvantés par les orages ensanglantés de la révolution, et par les tableaux effrayans de la guerre ; c'est alors, qu'à l'ombre de l'olivier, ils donneront le jour à des chefs-d'œuvres immortels qui leur mériteront la véritable gloire. En attendant ce bienheureux retour, laissons agir les sots, n'ajoutons point au chagrin qu'ils éprouvent de voir tous leurs enfans mourir en venant au monde ; ils nous laisserons à défricher un champ vaste qui n'a produit sous leurs bras foibles et incertains, que des bluets et des pavots, mais qui cultivés par l'esprit et le goût des artistes, s'embelliront des plus riches productions. Si vous désirez que je donne à mes idées un plus grand développement, vous me le ferez connoître. Je ne saurois soumettre mes reflexions à un meilleur juge. C'est avec docilité, Monsieur, que je recevrai les conseils du bon goût. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-fetes-nationales-2 *date_1804 *creator_noverre Oui, Monsieur, je l'ai vue cette fête des victoires, qui n'étoit point celle du goût et de l'imagination. Vous voulez que je vous en dise un mot, un seul mot. Eh bien ! je dirai, Fi ! le public éclairé à prononcé sur cette rapsodie, et je n'ajouterai rien à la critique judicieuse qu'il en a faite. Je me contenterai d'observer que le local étoit trop grand, et la fête trop petite ; que le temps, pour la concevoir et l'exécuter, étoit trop court, et la dépense trop mince ; que cette fête allégorique qui devoit retracer majestueusement tout ce que nos victoires ont eu d'éclatant, ne peignoit rien et n'avoit rien d'imposant, ni de relatif à son titre ; que les auteurs, en manquant le but, n'avoient offert qu'un galimatias de petites choses incohérentes, nullement propres à inspirer l'enthousiasme. Lorsqu'une fête, de quelque genre qu'elle soit, ne parle ni à l'œil ni à l'imagination, que faut-il en penser ? ce que je ne conçois pas, c'est de voir des artistes célèbres se disputer le triste honneur d'exécuter des plans tracés par la sottise et l'ignorance, sacrifier gaiement leur réputation à un paquet d'assignats, et se donner enfin des tourmens incroyables pour enfanter douloureusement une souris. J'ai partagé avec une foule immense de spectateurs, le désagrément de ne rien voir, de ne rien distinguer ; tout me paroissoit si petit et si maigre, que je me croyois transporté chez les Lilliputiens ; n'eût-il pas été plus prudent de supprimer les programmes mensongers, et d'y substituer des microscopes ? Comment-est-il possible, lorsque l'on construit, qu'on élève, qu'on décore et qu'on distribue, d'oublier l'étendue du local, de ne point combiner les distances entre les spectateurs et les objets qu'on doit leur présenter ? n'est-il pas extravagant de vouloir peindre en miniature sur une toile de cent pieds ? Est- il permis enfin de ne point se subordonner aux règles du lointain, puisées dans les loix immuables de la perspective ? Eh bien ! ces conditions premières, sans les qu'elles il ne peut exister d'effets, ont été violées ; aussi tout étoit pauvre et décousu. Lorsque les productions des arts s'annoncent sans principes et sans proportions, elles choquent les yeux et révoltent le bon goût. Au reste les accessoires de cette fête affichoient l'inconséquence et la misère ; les drapeaux, les étendards, les banderoles et les trophées de la victoire, étoient de papiers aux couleurs de la nation ; une petite pluie humecta tous ces attributs ; elle fut suivie d'un coup de vent impétueux qui déchira tous ces simulacres, de telle sorte que le ciel fut éclipsé par l'immense quantité de papiers que Borée y enlevoit. Delà, de sots propos, de méchians quolibets, de plattes épigrammes sur la fragilité du papier. Je ne fus point étonné du brouhaha et du bourdonnement affreux qui retentissoient à mes oreilles ; je quittai la fête, car lorsque le parterre à de l'humeur, les plus excellentes pièces sont siffilées. Les fêtes, en général, sont filles du génie et de la paix. Ce sont les arts réunis, enfans du goût et de l'imagination, qui doivent y déployer leur magie enchanteresse, et transporter, par leur puissance, les spectateurs dans des règions célestes. Tel est leur empire, lorsqu'ils opèrent de concert, et qu'ils ont le bon esprit d'associer leurs efforts pour enfanter des prodiges. J'ai dit ailleurs que les arts sont frères ; qu'ils composent une même famille, qu'une chaîne imperceptible les lie l'un à l'autre ; que le but de leurs travaux est un, l'imitation de la belle nature ; qu'ils y arrivent par des principes différens et par des routes diverses ; mais l'amour-propre, la jalousie et toutes les petites passions qui dégradent les hommes, et qui avilissent les artistes, contribuent nécessairement à leur désunion, et s'opposent toujours à leurs progrès. J'ajouterai, cependant, que si les artistes n'ont pas brillé dans toutes nos fêtes, avec l'éclat et la splendeur que leurs talens leur assuroient, la faute en est aux petits intriguans qui captent, à force de bassesses, la confiance et la protection des hommes en place. On sait que la France est la patrie et le sol des arts et des talens en tout genre. Si ces plantes heureuses et fécondes produisent quelques fois des fleurs et des fruits médiocres, il faut en accuser les cultivateurs inéptes ou ignorans. Je reviens à mon objet. Le plateau qu'on avoit élevé au centre de la place, et qui étoit le point principal et unique de la fête, étoit écrasé et à peine apperçu. Il eut fallu en doubler au moins l'élévation, puisque c'étoit sur ce pâté, ou cette éminence, que le directoire se donnoit une fête. Je dis se donnait, car, assurément la fête n'étoit point pour le peuple, qui méritoit, au moins, les égards dûs au maître du logis ; mais qu'on paroissoit n'avoir invité ce jour-là, que pour l'insulter et le rudoyer, au point que, de l'extrémité où il se trouvoit relégué, il ne pouvoit pas même distinguer les grands hommes, auteurs, acteurs, et devenus seuls spectateurs de cette sublime création. Tels sont les résultats facheux de l'imagination froide et barbare de nos petits faiseurs. Telles sont les suites ordinaires, et malheureusement trop fréquentes, de la protection accordée aveuglement à l'intrigue et à l'ignorance. Comment trouve-t-on des artistes assés complaisants, pour se charger de l'exécution de plans aussi absurdes ? Servandoni aimoit l'argent, mais il avoit du génie et du goût ; jamais il n'auroit compromis sa réputation ; jamais il n'auroit consenti à suivre des idées aussi plattement conçues ; le sourire du mépris eût accompagné son réfus. Les arts doivent s'annoncer avec majesté ; ce qu'ils créent doit être noble, simple et grand, à l'exclusion du gigantesque, la beauté ne peut exister sans proportions ; une imitation outrée, dégrade l'artiste, et choque le bon goût. L'imitation de la belle nature, doit lui ressembler, et être, autant qu'il se peut, la nature même. Si cette imitation est exagerée, ou manierée, elle ne présente que des caricatures ou monstrueuses ou grimacières. Le mot fête annonce quelque chose de grand et de magnifique. Ce mot est l'éveil de la curiosité, parce qu'il fait espérer du merveilleux. Une fête, je le repete, est ou doit être un poème. Elle n'est point assujétie à la règle des unités, mais elle doit avoir, comme tout ouvrage des arts, un commencement, un milieu et une fin. Le sujet principal, l'étendue du local, doit en fixer la distribution et l'ordonnance. Dans tous les cas, il faut qu'elle ait, ainsi que les ouvrages dramatiques, son exposition, son nœud et son dénouement. D'après ces principes, une fête telle que je la conçois, doit avoir des parties différentes ; chacune d'elles doit présenter des cadres nouveaux et perpétuellement variés d intérêt et de situation ; chacune de ces scènes doit offrir des contrastes heureux et artistement ménagés. Pour répandre plus de clarté sur ce que je viens de dire, je citerai la Henriade. Ce beau poëme est divisé en plusieurs chants ; chacun d'eux offre des scènes variées, des sentimens, des passions et des intérêts divers. Tous ces chants présentent à l'imagination une foule de tableaux peints par le génie, et de chant en chant, on arrive au dénouement : hé bien, une fête est un poëme héroïque ; elle doit réunir le même intérêt, la même variété, et les mêmes contrastes. Il est tard, les jours sont courts, et ma lettre est longue ; demain ou après, je reprendrai mon sujet, et j'entrerai dans de nouveaux détails. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-fetes-nationales-3 *date_1804 *creator_noverre Je ne cesse, Monsieur, de vous bercer dans les fêtes ; lorsqu'elles vous endormiront, vous me le ferez savoir. La musique, en tout genre, est partie intégrale des fêtes ; n'ayant pour souverain juge que l'oreille, elle doit employer tous ses moyens pour lui plaire. Lorsque cet art sublime ne borne pas ses effets aux éclats insignifians d'un vain bruit, mais qu'il parle la langue des passions, qu'il peint et qu'il exprime avec les accens du sentiment ; il a atteint son but, il est imitateur et divin. Les autres arts, comme la peinture, l'architecture, la sculpture et la danse, n'ont, à leur tour, que l'œil pour juge de leurs productions. Si l'oreille communique rapidement à l'ame les impressions délicieuses et les émotions vives dont l'harmonie et la mélodie l'ont frappée, l'œil enchanté des merveilles que les arts lui offrent, peint à l'imagination, avec une égale promptitude, tous les tableaux séduisants qui l'ont charmé. C'est donc à l'aide de ces deux sens que nous éprouvons des plaisirs délicieux, si toute fois ces arts ont atteint leur unique but, l'imitation de la belle nature ; l'ont-ils manqué, le charme s'évanouit, le plaisir fuit ; la lassitude et l'ennui s'emparent de nous. Lorsque l'œil et l'oreille ces agens actifs de nos goûts et de nos sensations, se trouvent frappés en raison inverse des prodiges que l'imagination attendoit, ils se ferment, et nous font éprouver bientôt le dégoût. Les artistes ont oublié, dans la fête des victoires, que c'étoit à ces deux sens qu'ils devoient parler. Ils ont encore oublié qu'ils ne devoient opérer que pour eux, enfin, ils ont abandonné leur langage favori, pour adopter un jargon étranger, que le goût et l'esprit n'entendent pas. Au reste, Monsieur, on ne peut broder sur un mauvais cannevas, peindre un grand tableau d'histoire sur le médaillon d'une tabatière, ni déployer sur un terrein étroit et irrégulier, les richesses et la majesté imposante de l'architecture. Il en est de même des fêtes, si le sujet en est pauvre et décousu, s'il n'offre pas au génie un champ vaste et fertile, quel parti peut-on en tirer ? quel effet doit-on en attendre ? Si le sujet est mal choisi, la chute en est certaine ; c'est vainement que l'on tentera de l'étayer par des épisodes, ils seront tous incohérens ; un édifice pèche-t-il par ses fondemens, il faut qu'il s'écroule. Pour que les épisodes soient heureux, ils doivent naitre, pour ainsi dire, du sujet même, de manière qu'ils concourent à l'embellir, qu'ils en fassent partie essentielle, et qu'on ne puisse les supprimer sans affoiblir l'action et l'intérêt, sans s'opposer à la marche rapide que les ouvrages de ce genre doivent avoir. Tous nos petits faiseurs, qui sont en si grand nombre, n'entendent rien à tout cela. Ce n'est pas avec des phrases insignifiantes, et quelques mots techniques, mal employés, qu'ils parviendront à tracer un bon plan ; sans goût et sans imagination on n'arrive à rien de beau. Dailleurs, ils faudroit qu'ils connussent intimement les arts et leur magie, et qu'ils sçûssent juger sainement de leurs moyens d'exécution ; alors ils sauroient apprécier le parti qu'on en peut tirer, et ils apprendraient à ne point exiger d'eux des choses également extravagantes et impossibles. C'est en vain que les artistes ont fait de pénibles efforts pour donner à de froides conceptions, cet heureux dégré de chaleur qui attire l'ame et l'intéresse. Par exemple, cette petite butte, ou pâté, qui étoit le point central de la fête des victoires, est une imagination d'une insigne pauvreté. Ne vous ai-je pas dit qu'il eût fallu en doubler, au moins, l'élévation ? mais j'ai oublié de vous parler des figures allégoriques de la liberté et des deux renommées, sans doute la bonne, et celle dont Voltaire a parlé. Ces figures quoique plus grandes que nature, ne disoient rien, n'annonçoient rien ; elles étoient muettes, et se perdoient dans l'immensité ; preuve évidente que rien n'étoit en proportion, ni avec la place, ni avec l'éloignement des spectateurs : donc cette place étoit trop grande, ou les objets de décore trop petits. Moyse, qui en savoit plus que le défunt directoire, à qui dieu fasse paix et miséricorde, ne monta pas, le jour d'une fête auguste et majestueuse, sur un petit plateau. Il se connoissoit trop bien en effets de représentation ; il se plaça sur le mont Sinaï, et ce fut delà qu'il donna aux Hébreux son code de loix qu'il promulgua, et ses commandemens vraiment divins, tant par la sublimité et la pureté de la plus saine morale, que par les grands principes d'ordre public qu'ils renferment. Mais cessons de confondre le bon avec le défectueux, l'infiniment grand avec le très-petit, le sacré avec le profane ; n'établissons point un parallèlle inadmissible entre le prophète Moyse, et le muphty de la théophilantropie ; entre le legislateur des Juifs, et celui des Français, L. R. L. P. Je reviens aux fêtes. Pour donner celle des victoires, il étoit inutile de se rompre la tête, et de mettre son imagination à la torture. La nomenclature de toutes celles que les armées Françaises ont remportées, n'est-elle pas immense ? On n'a d'autre embarras que celui du choix ; est-il nécessaire d'avoir recours à de petites allégories, lorsque l'on a de tels faits d'histoire devant soi ? Si l'on avoit dessein de plaire au public, n'eût-il pas été convenable de choisir le passage du pont de Lody ? pouvoit on présenter un tableau plus grand et plus terrible ? ce passage fut forcé par les Français, avec une valeur, une intrépidité, et un acharnement sans exemple ; il fut défendu par les Autrichiens avec une bravoure et un courage opiniâtre. Ce pont n'eût-il pas offert le plus grand simulacre de nos victoires ? il étoit d'autant plus avantageux à peindre, qu'il ne présentoit, pour ainsi dire, qu'une masse, parce que les deux années n'étoient séparées que par un espace très étroit. De cette masse on auroit pû tirer vingt tableaux différens, et chaque cadre eût offert des situations intéressantes et des grouppes perpétuellement contrastés. On me dira que le camp élevé et retranché des Autrichiens, étoit facile à exécuter ; que le pont pouvoit se construire sans difficultés, mais on m'ob-jectera qu'il devenoit essentiel à la vérité, de montrer, la rivière et que c'est sur cet objet que les obstacles se multiplioient. Je répondrai aux vétilleurs, 1o qu'a deux ou trois cent pas de distance, on ne peut voir une rivière, lorsqu'on est sur un terrain plat. 2o Qu'avec deux cent pionniers on peut facilement en conduire une au champ de Mars ; moyennant un lit peu profond, et une saignée faite à la Seine, on se procureroit aisément et sans grandes dépenses, une rivière. Si le passage du pont de Lody n'eût pas convenu au directoire, le simulacre du siège et de la prise de Mantoue, pouvoit encore offrir de superbes situations et de magnifiques tableaux. Au reste, je ne m'amuserai pas à fouiller dans la politique des hommes qui nous gouvernent, ni à démêler les motifs qui les engageoient à ne point propager les victoires du plus grand et du plus heureux de leurs généraux. Ils l'ont oublié ; ils n'ont point rendu à César ce qui appartenoit à César ; le directoire auroit-il senti qu'il n'appartient qu'a la gloire, de récompenser les héros ? Vous conviendrez que ces deux victoires méritoient la préférence sur le pâté, les renommées et la figure de la liberté. Je finirai cette lettre en avançant que rien ne prête tant au goût, à l'imagination et à l'invention, que le plan d'une grande fête. Ce genre de spectacle offre au génie un champ vaste à parcourir, avec d'autant plus de succès, et de facilité, que tous les arts sont à sa disposition, et entièrement disposés à lui offrir toutes leurs richesses. La poésie, la musique vocale et instrumentale ; l'architecture et la sculpture feintes ; la peinture dans tous ses genres, la danse et les ballets, la mécanique enfin ; ne peut-on pas ajouter les illuminations enrichies de médaillons, de devises et d'emblêmes, les feux d'artifice en action, les feux d'eau, le simulacre d'un combat naval ? etc. etc. que de trésors que de ressources ! le tout consiste à savoir les employer avec goût, et à ne point en abuser par des prodigalités folles ou des choix déraisonnables. Les pierres précieuses acquiérrent un nouvel éclat, lorsqu'elles sont mises en œuvre et placées par une main habile et industrieuse. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-fetes-nationales-4 *date_1804 *creator_noverre Le Cardinal Mazarin connoissoit les hommes, et savoit les apprécier ; politique adroit, il avoit étudié soigneusement le caractère léger et insouciant des Français. Il demandoit, un jour, en parlant du peuple, chante-t-il et danse-t-il encore. Cette question politique fût faite dans un instant difficile ; mais cet instant ne peut-être comparé à celui qui vient de se passer. Le peuple avoit du pain, le luxe naissant venoit au secours de l'industrie ; les arts sortant de leur berceau étoient caressés et encouragés par des récompenses et des distinctions flatteuses. Mazarin avoit sagement prévu qu'ils contribueraient un jour à la grandeur de Louis XIV ; qu'ils feroient l'ornement de son règne, et qu'ils ajoutéroient à la gloire et à la prospérité de la nation. Cette époque étoit bien différente de celle qui fut marquée par la main ensanglantée de Robespierre. Les échafauds élevés par sa cruauté, et alimentés par sa barbarie, fument encore. Les torrens de sang dont il innonda la France ne sont point taris ; le tems n'a pu effacer celui dont sont imprégnés les pavés qui environnoient les guillotines. Ces taches conservées, pas le burin de l'histoire feront passer à la postérité la plus reculée, l'horreur et l'indignation qu'inspire le nom de ce montre. Le souvenir déchirant du passé empoisonne l'instant présent. On tremble, et l'on ne danse pas ; on pleure et l'on ne chante pas. Ce n'est donc pas dans des circonstances marquées par la douleur et l'infortune générale, que les législateurs doivent s'amuser à donner des fêtes qui n'amusent personne. Ce n'est pas, dis-je, dans un instant qui a fait fuir jusqu'à l'espérance, qu'on peut se flatter de faire sourire l'humanité souffrante. Non, de long-tems, ce peuple trompé par l'infernal artifice de Robespierre et de ses abominables suppôts, ne reviendra de sa stupeur. Privé de travail, il languit dans la misère, et ses maux sont d'autant plus cruels, qu'il ne peut en calculer la fin. Notre révolution offre l'image d'un vaste théâtre élevé par la chimère ; tous les genres y sont confondus, toutes les scènes y sont décousues ; on n'y trouve ni ordre ni règle, ni précision, ni ensemble. Le public est trompé tous les jours par des affiches mensongères ; les décorations changent continuellement ; elles représentent quelquefois des sites agréables, lorsqu'ils sont éclairés par les rayons brillans de l'espérance, mais en général elles n'offrent que les contrastes les plus durs et les plus choquans. D'après ce tableau dont la vue est si affligeante, il est aisé de se persuader que toutes les fêtes immorales et insignifiantes que l'on donnoit au peuple, au moment de son délire et dans le cours de sa convalescence, ne pouvoient le mettre en belle humeur. Le prestige de la liberté et de l'égalité avoit disparu ; le peuple avoit renoncé à sa prétendue souveraineté ; et ceux de ces petits souverains, qui avoient le plus de bon sens, regardoient toutes ces fêtes comme des épigrammes, d'autant plus sanglantes, qu'elles retraçoient leur égarement passé et leur misère présente. Je reviens à mon sujet. Le but de toutes les fêtes qui fûrent données en France, depuis la mort de Louis XIV, fut toujours manqué, parce qu'on ne s'attacha qu'aux accessoires, et qu'on leur sacrifia le fond du sujet. Aussi, ne brillèrent-elles que par l'éclat passager des illuminations et des fusées volantes. Le génie et l'imagination ne pûrent s'associer à ces compositions monotones. Aussi, le résultat de toutes ces fêtes maladroitement combinées, n'offrit que du bruit et de la fumée. Je crois vous avoir dit, Monsieur, que je ne prétendois pas bannir ces feux et ces illuminations ; mais je les rangerai toujours dans la classe des accessoires d'ornement, qui peuvent s'adapter aux parties intéressantes d'un vaste tableau. Je voudrois qu'on eût l'art de donner à ces feux et à ces illuminations, un caractère d'intérêt et de nouveauté qu'ils n'ont point encore atteint et qu'il seroit possible de leur imprimer : dèslors ils deviendroient partie d'un grand tout. Je ne prétends pas dire non plus qu'on dût rassembler sept à huit cens mille âmes dans le même emplacement ; une telle fête n'offriroit que désordre et confusion ; des accidens graves en seroient les suites, et changeraient bientôt ce beau jour, en un jour de calamité et de deuil. On ne peut donc eviter tous ces dangers qu'en divisant cette masse énorme, et en donnant au peuple autant de fêtes particulières, qu'il y a de faubourgs et de sections différentes. Lorsque le gouvernement s'occupera de donner une grande fête, pour célébrer un événement qui fixera le bonheur et la prospérité et la France, tel que celui d'une paix générale, il faut alors qu'elle soit, par la réunion du goût à la magnificence, digne de l'objet intéressant qui la détermine ; il faut que les etrangers de toutes les parties de l'Europe en payent les frais en s'amusant ; il faut que cette fête soit grande, parce que c'est une grande nation entourée de victoires et de triomphes, qui la donne. Il faut que les talens qui embellissent la France, y déployent à l'envi tous les trésors des arts qu'ils cultivent ; il faut enfin, prouver à l'Europe étonnée, que les flots ensanglantés de la révolution, les guerres intestines et étrangères, la stagnation du commerce et de l'industrie, les calculs multipliés de la malveillance, les ravages de l'usure, l'anarchie des opinions, la disette et la mort, enfin que les calamités les plus effrayantes n'ont pu, enlever à la France cette troupe d'artistes célèbres, qui, dans les beaux jours de la paix, consacreront leurs plumes, leurs ciseaux, leurs burins et leurs pinceaux à immortaliser tous les grands traits de courage et de bravoure qui ont illustré nos armées. On me dira, sans doute, que le peuple, est curieux ; je le sai, qu'il veut tout voir, j'en conviens ; mais il est des moyens de satisfaire ce sentiment impérieux, sans confusion, sans embarras. Il est facile de prévenir le désordre par son contraire ; c'est-à-dire, par l'ordre le plus exact, le plus scrupuleux et le plus sagement maintenu. En connoissaut la curiosité du peuple, je ne puis ignorer qu'il est des genres de spectacles qui l'attachent de préférence. La vüe de bœufs, de veaux et de moutons à la broche, lui seroit-elle indifférente ? quelques colonnes entourées de cervelas et de jambons ; quelques fontaines dont découleroient du vin, de la bièrre et du cidre ; un tel ordre d'architecture ne lui plairoit-il pas davantage que le Toscan, l'Ionique et le Corinthien ? En approuvant ma distribution, on ne manquera pas de m'observer que le peuple voudra voir ce qu'on aura préparé au champ de Mars. Hé bien, on le lui montrera, en faisant ce qui n'a jamais été fait dans une ville où les ressources sont immenses en ouvriers et en artistes de toute espèce. Je veux dire que, deux jours avant celui destiné à donner la fête, il n'y aura pas un clou à mettre, un coup de pinceau à donner, que tout sera parfaitement terminé, excepté l'illumination à placer. Cet ouvrage, ainsi que l'artifice, est réservé pour la veille, ou le jour même de la fête. Pour venir au devant de toutes les objections, soit raisonnables, soit puériles ; je dirai que le peuple après avoir vû tous les grands préparatifs de la fête, jouiroit encore du spectacle le plus pompeux et le plus imposant. Le cortège auguste, qui se rendroit au Champ de Mars, passeroit par les Boulevards ; le peuple admireroit l'appareil le plus frappant et le plus maguifique. Je vais en tracer la richesse et la variété. Premièrement, deuxièmement, troisièmement, quatrièmement, cinquièmement, sixièmement, septièmement, huitièmement, neuvièmement, dixièmement, onzièmement, douzièmement. Vous avouerez que tant de merveilles réunies par le goût et la puissance des arts, le frapperoient d'étonnement et exciteroient ses applaudissemens. Une barrière insurmontable, placée à l'entrée du pont de la révolution, arrêteroit la curiosité. Lorsque le peuple auroit vu passer cette marche pompeuse et triomphale, qu'il auroit examiné la forme et le goût des accessoires, considéré l'elégance, la richesse, et le bel ordre de cette marche ; que lui resteroit-il de mieux à faire, que d'aller manger, boire, chanter et danser ? Je crois qu'il n'y a pas de parti plus sage que celui que je propose. L'architecture feinte et la peinture déployeroient, dans l'enceinte du Champ de Mars, toutes leurs richesses. On dépasseroit cette enceinte, et la scène offriroit une vaste plaine à l'imagination. C'est là où je placerai le dénouement de cette fête auguste. Le Champ de Mars présenteroit à l'œil toutes les merveilles des arts réunis, dont je m'empresse de vous transmettre les détails. Premièrement, deuxièmement, troisièmement, quatrièmement, cinquièmement, sixièmement, septièmement, huitièmement, neuvièmement, dixièmement, onzièmement, douxièmement. Vous conviendrez que rien au monde ne peut être comparé à ce vaste plan, que l'on nommeroit le miracle des arts. Il nous reste la rivière, et les bords fortunés de la Seine. De son lit paisible et tranquille, il s'éleverait mille enchantemens, et l'intervalle qui sépare le Champ de Mars de la rivière, offriroit à l'œil étonné, les objets que je vais vous décrire. Premièrement, deuxièmement, troisièmement, quatrièmement, cinquièmement, sixièmement, septièmement, huitièmement. Avouez, Monsieur, que tant de belles choses réunies par le goût et par le génie des arts, offriroient un ensemble vraiment miraculeux, un spectacle unique et ravissant, une fête absolument neuve, où tout brilleroit sans se heurter et sans se détruire, et qui honoreroit autant la nation qui la donneroit, que les artistes qui l'exécuteroient. Enfin, Chaillot et Passy seroient pour moi le nec plus ultra de mes idées ; ce riche amphithéâtre serviroit de fond à ce grand tableau. En voilà bien assez ; gardons quelque chose pour l'avenir. Vous connoissez les numéros que je viens de vous donner, comme je connois les vôtres. Attendons le moment ou les rayons bienfaisans de la paix, feront germer et croître les grandes idées. Cet instant fortuné, qui ramènera le calme et l'abondance n'est peut-être pas éloigné. Un génie bienfaisant peut le rapprocher, que dis-je, le faire arriver. Je le souhaite ; les amis de l'humanité forment le même vœu ; il est général, il intéresse cent millions d'individus accablés et ruinés par le fléau destructeur de la guerre. Il est tems de mettre un terme à ces affreuses calamités ; il est tems d'arrêter l'effusion du sang, et de cesser d'envoyer à la mort, ceux qui assurent notre subsistance et notre vie, ceux qui, font fleurir et prospérer l'agriculture, première richesse de la France, source intarissable du bonheur, de la sécurité et de la grandeur de la nation. Je suis, etc. **** *book_ *id_lettre-fetes-nationales-5 *date_1804 *creator_noverre De toutes les fêtes, Monsieur, qui se sont données à Paris pendant le cours de la révolution, je n'en connois pas de plus spirituelle, de plus ingénieuse ni de plus mémorable, que celle qui fut donnée à St. Cloud le 18. Brumaire, an 8. Cette fête étoit allégorique, et elle fera époque dans notre histoire. On la nomma l'impromtu de la sagesse. Cette fête unique dans son espèce, ne coûta rien au trésor public, et le peuple n'eprouva pas le contre-coup douloureux de la dépense que ces spectacles entrainent après eux. Elle se passa sans bruit, sans affiches de programmes, sans lampions, sans fusées volantes, sans bombes et sans canons. A défaut de lampions, elle fut éclairée par les rayons du soleil. Personne n'y fut invité ; personne n'eût de billets ; et cette fête donnée aux Demosthènes et aux Cicérons modernes, ne fut point troublée par l'inconséquence et la frivolité des habitans oisifs de la capitale. Le jour 18. étoit consacré à mettre aux voix et à résoudre une grande question ; il s'agissoit d'abattre un jeune chêne, planté par la nature. Il s'élevoit avec majesté ; ses branches vigoureuses s'étendoient au loin ; elles offusquoient l'assemblée et lui portoient trop d'ombrage. La question mise aux voix, les opinions se partagèrent, les débats furent vifs et le bruit épouvantable. Ce fut au milieu des cris et du tapage qui resrembloient fort aux Bacchanales de l'antiquité, que Mars, accompagné de Vulcain et de quelques héros, se présenta au vestibule du temple, dans un costume déguisé. Mars vouloit prendre la défense du Chêne. Cet arbre lui est consacré ; ses branches ornent les casques des guerriers, lorsqu'ils entrent en campagne et qu'ils marchent à la victoire. Vulcain heurte à la porte du Sanctuaire auguste : les Huissiers accourent et lui crient de se retirer ; mais Vulcain offensé ne leur repond qu'en frappant de son marteau des coups vigoureux qui font gémir la porte sur ses gonds. La garde prétorienne, est appelée ; elle paroît : mais en deux tours de main, le plus célèbre des serruriers, Vulcain ouvre la porte. Elle étoit à peine entrouverte, que la Peur s'introduit dans la salle : elle plane sur toutes les têtes, glace les esprits et répand dans les cœurs sa fatale influence ; puis, voyant des croisées ouvertes, elle glisse et dirige son vol vers la capitale. Mars et Vulcain entrent dans le temple, accompagnés de quelques guérriers. Mars veut rétablir le calme dans l'assemblée ; mais la confusion étoit générale ; on se poussoit, on se heurtoit on se culbutoit. Le plus avisé des Sénateurs donne l'exemple ; il s'élance par la fenêtre et suit la route que la Peur lui avoit tracée : soudain il est imité par tous les membres de l'assemblée, et ces doctes personnages se précipitent par toutes les ouvertures. On les eût pris pour de jeunes écoliers se disputant entre eux le prix du saut et celui de la course, en un moment la salle est évacuée ; Cette scène ne retrace-t-telle pas l'image de ces animaux bêlans, entassés les uns sur les autres dans un bac qui les porte de la rive d'un fleuve à la rive opposée. Le bateau n'a pas plutôt touché terre, qu'un mouton saute et s'élance sur le sable, puis deux, puis trois etc. et bientôt tout le troupeau est dans la plaine. Voilà juste ce qui arriva à St. Cloud, et certes cette troupe bondissante n'étoit rien moins que des moutons. Mars et Vulcain ne pûrent s'empêcher de rire aux éclats à la vue d'une manœuvre aussi leste et aussi promtement exécutée. Les fugitifs se dispersent et s'enfoncent dans les parties du Parc les plus ombragées, et par un mouvement spontané, communiqué par la Peur, ils se déshabillent et jettent loin d'eux les riches vêtemens dont ils sont couverts. En se dépouillant des marques de leur dignité, ils s'écrient à l'exemple de Salomon : Vanité des Vanités, et tout est Vanité. Débarrassés d'un harnois qui auroit rallenti leur course rapide, ils quittent St. Cloud dans le plus grand incognito, pour voler à Paris, chacun par une route différente ; les uns par Sèvres, les autres par Meudon ; ceux-ci gagnent le bois de Boulogne, et ceux-là se jettent dans des barques de pêcheurs. Arrivés a Paris, n'ayant pour guide que la Peur, aucun deux n'ose rentrer dans ses foyers domestiques ; et craignant les visites et les complimens du lendemain, ils vont directement frapper à la porte de leurs amis particuliers, et solliciter l'hospitalité. Encore tout-étonnés de cette farce digne de Nicolet, Mars et Vulcain se promenoient dans les allées, du Parc. Ils apperçoivent plusieurs grouppes épars ; ils s'approchent : mais quel est leur étonnement, en reconnoissant sous le costume des sénateurs fugitifs, des mariniers, des pécheurs, des blanchisseuses. Tout cette bande joyeuse exprimoit par des bonds et des gambades l'allégresse d'un jour aussi extraordinaire. Mars avoit à peine quitté cette mascarade, que Minerve parut sur un char brillant. Le Dieu de la guerre se met à ses cotés ; Vulcain se place aux pieds de la Déesse, et les héros de la suite se grouppent derrière elle. Le char s'élève majestueusement et se perd dans les nues. Il n'est point, de bonne fête sans lendemain ; c'est l'antique proverbe des Parisiens. Il fut réalisé ; en effet Mars en donna un à Paris qui n'étoit que le dénouement heureux de la fête de la veille. Elle est assez connue par ses détails et son succès pour que je me dispense de vous en faire la description. Ce qui est à remarquer, c'est que, la fête entièrement terminée, l'horison commença à s'éclaircir, les nuages sombres et les taches sanguinolentes disparurent insensiblement ; l'espérance, cette fille consolatrice du ciel, reparut sur la terre et reprit son empire dans tous les cœurs, où longtems elle avait cessé de régner. Cet événement fut célébré par des fêtes brillantes, dont la partie intéressante fut confiée au goût et à l'imagination de Mr. Despréaux ; mais les illuminations et les artifices furent toujours en France le fond principal des fêtes que l'on y donna. Il est temps de s'appercevoir que les lampions et les fusées n'en doivent être que les accessoires. L'énorme dépense qu'entraînent après eux l'huile, le suif, la poudre à canon, et les échafauds multipliés absorbent toutes les autres parties de ces fêtes, où les talens et les arts devroient se montrer avec le plus d'éclat et de variété. Mr. Despréaux en avoit la direction, mais resserré dans un cercle de dépense beaucoup trop étroit, son esprit éprouvait une contrainte préjudiciable, et cette gêne mettoit des entraves à son imagination. Cependant il a déployé dans ces fêtes, du goût, de l'intelligence, de la variété ; et en amusant agréablement les yeux, elles eurent le mérite trop rare de parler à l'esprit. Je suis, etc Reflexions justificatives sur le choix et l'ordonnance du sujet. Quelques personnes seront sans doute étonnées, qu'ayant pris la mort d'Agamemnon pour le sujet d'un ballet, je ne me sois pas renfermé dans cette catastrophe ; elles blameront la hardiesse que j'ai eu d'y joindre la vengeance d'Oreste et de terminer ce spectacle par la mort de Clytemnestre et d'Egisthe, par le desespoir et le fureurs d'Oreste. Peut-être me reprocheront-elles encore d'avoir rapproché deux évenemens, dans le vrai peu éloigné mais qu'elles affecteront d'éloigner encore : elles crieront à l'anathême, elles diront que sans respect pour les Anciens, j'ai secoué hardiment les règles dont ils ont fait la base de ces immortels chefs-d'œuvres, que toutes les nations ont constamment pris pour leurs modèles. Qui sait si elles n'ajouteront pas même que c'est moins licence de ma part, que defaut de connoissances, et que je n'ai lu ni Eschyle, ni Sophocle, ni Euripide, ni Séneque. Il n'est pas douteux que la mort d'Agamemnon, la vengeance d'Oreste, ses fureurs, ne fournissent les sujets de trois Drames ; tous les trois ont été traités par les Auteurs Anciens, et après eux par les Modernes ; ceux-ci n'ont pas cru devoir imiter servilement leurs prédécesseurs ; ils ont retranché des personnages, ils en ont substitué d'autres ; ils ont supprimé les chœurs ; chacun d'eux enfin s'est laissé entrainer à l'impulsion de son génie, à son imagination, et ils ont, pour ainsi dire, habillé les drames anciens au goût du siècle pour le quel ils écrivoient Mais il suffit de dire, sans entrer dans tous ces détails qu'un ballet n'est pas un drame, qu'une production de ce genre ne peut se subordonner aux regles étroites d'Aristote. J'ajoute encore qu'il est impossible à la danse de dialoguer tranquillement ; que tout ce qui tient au raisonnement froid ne peut être exprimé par elle ; qu'il faut dans un ballet beaucoup de spectacle et d'action pour suppléer à la parole, beaucoup de passions et de sentimens ; et qu'il faut que ces sentimens et ces passions soient vivement exprimés, pour produire de grands effets, c'est toujours en grand que la pantomime doit peindre ; elle doit employer les couleurs les plus fortes et les traits les plus hardis, parce que toutes les demi-teintes ne répandent qu'un vague obscur et indécis sur le caractère de telle ou telle passion, et sur l'action de la pantomime qui, dans ce cas, est toujours froide et indéterminée ; les passions ont d'ailleurs tant d'analogie entre elles qne le plus grand nombre se ressembleroient, si l'on négligeoit de les caractériser par des traits particuliers qui empêchent les spectateurs de les prendre l'une pour l'autre. Le choix des mots, la tournure des pensées, la belle élocution, les sentences, les portraits, les récits, les monologues raisonnés, le dialogue ; voilà ce qui est réservé au drame ; il faut donc que le maître de ballets, privé de tous ces secours, sache s'en passer ; qu'il ait l'art de les remplacer par des scenes de situation, par des tableaux frappans, par des coups de théatre bien préparés, mais toujours inattendus, par une action vive, par des grouppes bien dessinés et artistement contrastés, par la pompe du spectacle et par un costume vraisemblable ; telles sont les règles de mon art ; celles du drame sont chargées d'entraves ; loin de m'y assujettir, je dois en éviter de nouvelles, et me mettre au dessus de celles qui n'ont jamais été crées pour la danse. Ces règles qui rétrécissent l'imagination, les auteurs modernes les secoüent journellement ; le célèbre Shakespéar, ce génie brillant de la scène Anglaise, les laissa toujours derrière lui. J'ai donc rapproché les évenemens dans mon ballet, parce qu'il falloit absolument le faire, et je n'aurai rien à me reprocher, si les tableaux que je présenterai, peuvent affecter l'ame du spectateur, et lui faire successivement éprouver tous les sentimens que je m'efforce de peindre. Après avoir prouvé qu'un ballet pantomime n'est ni ne peut être un drame, j'ose croire que, s'il peut être comparé à quelque genre de poésie, ce n'est qu'au poëme ; mais il a une analogie bien plus parfaite avec la peinture : celle-ci est une pantomine fixe et tranquille ; celui-là est une pantomime vivante ; l'une parle, inspire et touche par une imitation parfaite de la nature, l'autre séduit et intéresse par l'expression vraie de la nature elle-même. La peinture a des règles de proportion, de contraste, de position, d'opposition, de distribution, d'harmonie ; la danse a les mêmes principes. Ce qui fait tableau en peinture, fait tableau en danse : l'effet de ces deux arts est égal, tous deux ont le même but à remplir, ils doivent parler au cœur par les yeux ; l'un et l'autre sont privés de la parole ; l'expression des têtes, l'action des bras, les positions mâles et hardies, voilà ce qui parle en danse comme en peinture ; tout ce qui est adopté par la danse peut former des tableaux, et tout ce qui fait tableau dans la peinture peut servir de modèle à la danse, de même que tout ce qui est rejetté par le peintre doit l'être par le maître de ballets. Revenons à présent aux reproches qu'on pourra me faire d'avoir réuni deux actions, ou d'avoir rapproché deux événemens qui au fond, ne sont pas trop éloignés, mais qui n'en fourniront pas moins à la critique, (qui grossit tout) l'occasion de m'accuser d'un Anachronisme aussi hardi que celui de Virgile, qui, sans s'inquiéter, de ce qu'on en diroit, a réuni Enée et Didon, quoiqu'il y eût entre eux un intervalle de trois cents ans. Je n'ai pas prétendu imiter simplement l'Agamemnon des Grecs, j'y ai joint encore l'Electre et une partie des Euménides, pour former un ensemble qui pût fournir à l'action, et au mouvement rapide et précis qu'exigent les scènes pantomimes. La mort d'Agamemnon ne m'eût donné qu'un tableau, qui seroit devenu d'autant plus révoltant que le crime seroit resté impuni ; j'eûsse été privé de tous les contrastes qui naissent de la diversité des personnages, relativement aux intérêts particuliers qui les divisent, et les font agir différemment. La licence que je me suis permis, me fait gagner du coté de l'intérêt et des situations, ce que j'aurois perdu par une exactitude scrupuleuse. Je multiplie les incidens et les coups de théâtre, j'accumule les tableaux et la pompe, et je me sers du corps de ballet comme les anciens de leurs chœurs ; j'ai préféré la richesse à l'extrême régularité, et mon sujet est conduit de façon, que si je substituois des noms supposés à ceux de mes acteurs, on ne pourroit rien me reprocher, mais j'ai cru que des noms célébres et si souvent chantés par les poètes feroient plus d'impression ; jai préféré enfin le vraisemblable qui pouvoit intéresser, à un vrai qui n'eût produit que des sensations foibles et une action tiède et dépourvue du degré de chaleur qu'exige une représentation pantomime. Oreste, si j'en crois le sentiment particulier de quelques auteurs, étoit frere puiné d'Iphigénie ; cette Princesse fut conduite en Aulide pour être mariée, selon quelques-uns, et selon d'autres, pour y être sacrifiée. A partir de cette époque, on ne pourroit refuser vingt ans et plus à Oreste ; mais en rejettant cette idée pour suivre la plus commune, et par conséquent celle qui ne souffre aucune contestation ; Oreste étoit fort jeune lorsqu'Agamemnon fut unanimement choisi pour chef de l'armée des Grecs ; le siège de Troye a duré dix années ; si l'on ajoute le tems qui s'écoula pendant les disputes qui s'élevèrent entre les chefs de l'armée, celui du retard apporté à son départ par les vents contraires, et celui qu'employa Agamemnon, tant pour la joindre, que pour son retour à Mycènes, on se persuadera facilement que tout ce temps réuni à l'âge tendre qu'Oreste pouvoit avoir, formoit un laps de quinze années au moins ; or, cet age est bien plus que suffisant à un héros, pour immoler à sa vengeance l'assassin de son père et l'usurpateur de son trône. Si toutes ces raisons paroissent trop foibles encore pour ma justification, j'y ajoute la nécessité qui m'a fait une loi de me conduire comme je l'ai fait ; personne n'étant censé connoître mieux qu'un artiste, la disette et la pénurie de son art ; je me flalte que le public éclairé me fera la grace de s'en rapporter à moi sur le peu de ressources que fournit celui de la danse. Je ne dois pas être jugé par les mêmes loix qui condamneroient un auteur dramatique ; il n'est aucune règle écrite par un homme de l'art pour la poètique de la danse ; il n'en existe point. Je suis le premier, qui ait osé écrire et qui ait eu le courage de faire quitter les sabots, les guitarres, les Rateaux et les Viélles, pour faire chausser le cothurne à mes danseurs et leur faire représenter des actions nobles et héroïques. Si l'on eût chargé un célébré peintre de tracer l'histoire de la mort d'Agamemnon et de la vengeance d'Oreste, l'arrivée triomphale de ce Prince à Mycènes eût caracterisé son premier tableau. Sa mort et celle de Cassandre eussent formé le second. D'un côté, il auroit peint la douleur d'Electre et d'Iphise, embrassant le corps ensanglanté de leur père ; de l'autre, il eût fait éclater la joye barbare d'Egisthe et de Clytemnestre. L'arrivée imprévue d'Oreste, sa reconnoissance avec Electre, l'indignation de ce Prince, lorsqu'il voit sa sœur dans les fers, sa colère et sa fureur, lorsqu'elle lui montre le poignard encore tout fumant du sang d'Agamemnon ; toutes ces situations qui déterminent les ressorts des grandes passions, eussent fourni plus de situations qu'il n'en faut pour la composition du troisième tableau. Le quatrième eût représenté la mort de Clytemnestre et d'Egisthe. L'instant où Oreste lève le voile qui lui déroboit les traits de sa mère qu'il vient de poignarder involontairement ; cet instant où reculant avec horreur, il exprimeroit les regrets et le desespoir, qui peuvent déchirer une ame sensible, l'artiste ne l'eût pas manqué. Le peuple fuyant épouvanté, Iphise et Electre paroissant s'écrier : c'est ma mère ! des femmes grouppées dans les attitudes de la douleur, qui entoureroient Clytemnestre ; tout cela entreroit dans la distribution et dans l'ordonnance de sa composition. Le dernier tableau offriroit le supplice d'Oreste effrayé par les Euménides, tourmenté par le Crime, le remords et le desespoir personnifiés, et déchiré enfin par le spectre ensanglanté de sa mère. Ce peintre, en artiste habile, ne se fut pas arrêté à peindre de petites choses, ni toutes les circonstances froides et minutieuses qui accompagnent ordinairement la vie privée ; il eut, ainsi que moi, choisi tous les instans d'éclat et tous les momens où les grandes passions auroient été en mouvement ; ce sont elles qui fournissent les couleurs et les pinceaux, et qui, en faisant parler la toile, semblent encore faire mouvoir les personnages. Il y a eu, j'en conviens et je finis par là, plus de hardiesse à traiter le sujet dont il s'agit, qu'à rapprocher un fils de la maison paternelle pour venger la mort de l'auteur de ses jours, et je sens toute la difficulté du succès. Il a fallu, en effet, que je renoncâsse au méchanique de la danse, pour faire briller la pantomime ; il faut que les danseurs parlent, qu'ils expriment leurs pensées par le secours des gestes et par les traits de la physionomie ; il faut que tous leurs mouvemens, que toute leur action, leur silence même, soient significatifs, éloquens, et adaptés avec précision aux traits caractérisés de la musique et à la mesure variée des airs. Je n'eûsse jamais osé entreprendre un ouvrage d'un genre aussi neuf, si les bontés du public et son indulgence ne m'avoient encouragé ; cette nouvelle entreprise est un tribut de ma reconnoissance ; puisse-je avoir réussi et mériter enfin avec justice les éloges, qu'il a daigné me prodiguer tant de fois avec complaisance. Personnages. Agamemnon, Roi de Mycènes. Clytemnestre, epouse d'Agamemnon. Egisthe, amant de Clytemnestre, usurpateur secret du trône de Mycènes. Electre, Iphise, } filles d'Agamemnon et de Clytemnestre. Cassandre, fille de Priam, captive d'Agamemnon. Oreste, fils d'Agamemnon et de Clytemnestre. Pylade, ami d'Oreste. Un Messager. Principaux officiers d'Agamemnon. Dames du Palais. Soldats Grecs. Esclaves Troyens. Peuples de Mycènes. Le Grand Prêtre, des Sacrificateurs et des Enfant. Les Euménides. Le Crime, le Remords et le désespoir personnifiés. L'ombre de Clytemnestre. , Les chœurs cachés. **** *book_ *id_I01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Egisthe et Clytemnestre paroissent ; ils se livrent à l'idée de leur commun bonheur ; ils n'attendent qu'une circonstance heureuse pour faire éclater les sentimens qui unissent leurs cœurs, mais cette circonstance trop éloignée, et fort incertaine encore, pénètre l'ame de Clytemnestre de la plus vive inquiétude ; un songe funeste lui a peint les plus affreux présages. Egisthe, non moins inquiet que la Reine, se jette à ses pieds, et, en lui jurant un amour et une reconnoissance éternelle, il lui promet que son bras saura la délivrer de tous les objets qui pourroient s'opposer à leur mutuelle félicité. **** *book_ *id_I02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Dans ce moment un bruit éloigné de timbales et de trompettes se fait entendre, et jette Egisthe et Clytemnestre dans le plus grand effroi : Egisthe se relève avec autant de précipitation que de crainte. **** *book_ *id_I03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Un Messager envoyé par Agamemnon se prosterne aux pieds de la Reine, et lui remet une lettre de la part de ce Prince. Clytemnestre la prend d'un main tremblante, et de l'autre, lui fait signe de se relever. Le Messager se retire vers le fond du théâtre. La crainte s'empare du cœur de Clytemnestre ; une sueur froide imprime sur ses traits une pâleur mortelle ; elle ne peut se déterminer à lire ce fatal billet. Voulant dérober à tous les yeux sa situation et son trouble, elle ordonne au Messager de se retirer, et par l'effort violent qu'elle fait sur elle-même, elle lui sourit agréablement, et lui fait entendre que son message va mettre fin à ses douleurs et à ses infortunes. **** *book_ *id_I04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Clytemnestre et Egisthe se rapprochent : Clytemnestre lui montre en frémissant l'écrit fatal ; elle hésite, et l'ouvre avec un mouvement qui peint l'agi-tation de son ame. Ils s'enhardissent, et en font la lecture ; chaque phrase les glace d'effroi ; celle qui annonce qu'Agamemnon suit les pas du Messager, porte au cœur de Clytemnestre le coup le plus accablant. Egisthe partage les mêmes sentimens, et ils ne sortent de cette situation que pour se livrer au désespoir. Egisthe veut poignarder Agamemnon ; Clytemnestre recule épouvantée ; Egisthe veut fuir, se donner la mort ; la Reine tremble, s'oppose à sa fuite à ses transports, et, pour le conserver, paroît consentir à son dessein cruel. Un instant après son cœur dément ce qu'elle vient d'avouer ; elle se reproche sa barbarie, elle est effrayée de l'énormité d'nn tel crime. Egisthe qui n'a de ressource que dans la fuite ou dans la trahison, s'irrite, s'emporte, menace ; son bras accoutumé au meurtre, sa main exercée au Parricide, ne cherche que de nouvelles victimes, Clytetmnestre, qui dans un instant aussi fatal, ne sait à quoi se résoudre, cède et s'unit au projet d'Egisthe. Ils sorteut l'un et l'autre avec cette agitation qui exprime la fureur, le remords, et le désespoir. La décoration représente une magnifique colonnade du palais de Mycènes, à travers la quelle on voit une porte triomphale et la principale place de la ville. La colonnade est ornée de tous les trophées que les Rois d'Argos et de Mycènes ont enlevés dans les différentes victoires qu'ils ont remportées sur leurs ennemis. **** *book_ *id_II01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Une foule innombrable de peuple s'assemble sur la place, pour voir son Roi, qui, après douze ans d'absence, rentre dans ses états couvert de gloire et en triomphateur. Déjà le son des trompettes, des timbales et des autres instrumens consacrés à la guerre fait retentir les airs ; des soldats Grecs, marchant en ordre, ouvrent cette entrée triomphale ; ils portent les trophées de la victoire : d'autres sont chargés des trésors et des dépouilles des vaincus ; plusieurs captifs Troyens paroissent dans les fers ; les plus distingués sont enchaînés au char du vainqueur. Les principaux officiers d'Agamemmon portent les riches présens destinés à la Reine et à ses enfans. Ce Prince est dans son char ; Cassandre, .Princesse Troyenne et fille de Priam est placée à sa gauche ; le peuple de Mycènes suit ce char, en jettant des cris d'allégresse et et portant des couronnes de laurier, tandis qu'une autre partie s'empresse à parsemer de fleurs les chemins par les quels Agamemnon doit passer, **** *book_ *id_II02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Ce Prince, en descendant de son char, est reçu par sa famille et par tout ce qui compose sa cour ; il embrasse Clytemnestre et se jette dans les bras d'Electre et d'Iphise ; le perfide Egisthe tombe à ses genoux et le peuple transporté d'allégresse s'empresse de témoigner au vainqueur de Troye son admiration et son respect. Mais ce Prince ne voyant point l'objet le plus cher à son cœur, cherche Oreste dans tout ce qui l'environne et le demande avec l'empressement de l'amour paternel. Electre baisse les yeux et garde le silence ; Clytemnestre d'abord embarrassée assure Agamemnon qu'il le verra incessamment, et, pour éluder une nouvelle question, elle vole vers Cassandre ; elle détache ses fers et l'embrasse, mais elle exprime en s'éloignant d'elle la haine la plus implacable. Cette Reine et Egisthe saisissent tous les in-⁎stans, où ils ne sont pas appercus, pour faire éclater les sentimens cruels qui les agitent. Agamemnon qui partage la félicité de sa famille et la joye de son peuple, ordonne à ses guerriers de commercer des fêtes ; il ne dédaigne point de s'y associer et engage sa famille à les embellir. **** *book_ *id_II03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Cette fête générale est interrompue pendant quelques instans par un pas en action entre Agamemnon, Clytenmestre, Egisthe, Electre, Iphise et Cassandre ; cette scène dialoguée, en développant le caractère et les passions de chaque personnage, sert encore au nœud de l'action. Agamemnon prodigue les plus tendres caresses à Iphise et à Electre ; ces Princesses au comble du bonheur ne peuvent se détacher des bras de leur père. Electre, qui connoît la cruauté de sa mère, la barbarie et l'ambition d'Egisthe, frémit d'inquiétude et de crainte. Cassandre, en exprimant sa douleur, lit dans l'âme d'Egisthe et de Clytemnestre le projet barbare que la haine y a gravé. Egisthe et Clytemnestre en embrassant Agamemnon, employent tous les détours de la politique, pour lui montrer combien ils sont charmés de son retour ; mais, leur haine les trahissant à chaque instant, en fait découvrir les traces. La fête recommence, et après plusieurs pas adaptés au sujet et au caractère mâle et héroïque de ce genre, elle se termine par un pas de progression dont la dernière figure offre un grouppe pyramidal orné de tous les trophées de la victoire, propres à caractériser la pompe et la majesté qui règnoient dans les entrées et les fêtes triomphales des anciens. La décoration représente un salon : deux grandes croisées ouvertes ont vue sur la terrasse et les jardins du palais. La porte est placée au milieu de ces deux croisées ; des colonnes ou pilastres separent ces trois ouvertures et forment un avant-corps assez saillant pour se dérober aux regards des personnes qui sont dans ce salon. **** *book_ *id_III01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Clytemnestre, dont la vue de Cassandre a redoublé la haîne, paroît avec Egisthe ; elle lui offre d'une main sa couronne, et de l'autre un poignard avec la condition qu'il tranchera tout à la fois les jours de son époux et ceux de la fille de Priam. Elle veut armer les mains d'Egisthe du fer homicide : celui-ci, quoiqu'accoutumé au meurtre, voyant de plus près l'instant de le commettre, n'en reçoit la proposition de la Reine qu'avec effroi ; mais les emportemens de Clytemnestre, ses reproches, ses menaces et l'éclat du trône le déterminent. Il lui promet de lui obéir, et il lui jure que son bras la délivrera bientôt de deux objets qui lui sont odieux. Pendant cette scène, les jeunes Princesses, qui se sont arrêtées à l'une des croisées, ont été témoins du complot, et en ont pénétré l'horrible mystère : elles s'éloignent rapidement pour porter à leur père ce funeste avis. **** *book_ *id_III02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Clytemnestre sort en peignant tout à la fois son impatience, son inquiétude et le trouble qui l'agite. **** *book_ *id_III03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Egisthe seul s'abandonne à ses réflexions ; l'idée du double crime qu'il s'est engagé de commettre, porte à son cœur le cri du remords ; tantôt il envisage le bonheur et les grandeurs qui l'attendent ; tantôt il voit le bras de la vengeance armé pour le punir : le fer est prêt à tomber de ses mains. Dans ce moment, un bruit soudain frappe ses oreilles, et porte à son cœur déchiré un nouvel effroi ; il fuit et se dérobe à l'aide des colonnes. **** *book_ *id_III04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Agamemnon et Cassandre entrent dans le salon de la Reine, sans appercevoir Egisthe. Cassandre, frappée d'un pressentiment funeste, ne peut s'empêcher de frémir sur le sort qui l'attend, et sur celui dont elle voit qu'Agamemnon est menacé. Ce Prince fait des efforts inutiles pour éloigner des présages aussi tristes ; mais Cassandre, qui a l'art de lire dans l'avenir, voit le palais ensanglanté ; elle y voit les Euménides accompagnées de la haine, de la vengeance et du Crime ; la mort suit cette troupe infernale. Elle est prête à frapper. Tels sont les tableaux effrayans que cette Princesse découvre en reculant d'horreur, et aux quels Agamemnon ne peut croire. Pendant cette scène, Egisthe, que les colonnes dérobent aux regards des autres personnages, est indécis sur le choix de la première victime ; il semble que la crainte et le remords retiennent son bras et balancent dans son cœur le crime et la fureur. **** *book_ *id_III05 *act_ *date_1804 *creator_noverre C'est dans ce moment de trouble et d'irrésolution que Clytemnestre paroît ; on diroit à son action, qu'elle est accompagnée par les furies ; elle reproche à Egisthe sa foiblesse, son peu d'empressement à la servir et son parjure ; elle veut lui arracher le fer dont elle a armé son bras, pour s'en servir contre Agamemnon ; Egisthe ne pouvant plus supporter ses reproches, ses menaces et ses emportemens s'élance comme un furieux, et porte ses premiers coups sur Agamemnon ; il vole ensuite vers Cassandre, qui, dévouée à la mort, marche au devant de lui ; sa fermeté et son courage arrêtent le bras d'Egisthe, mais Clytemnestre, qui lui crie ; frappe, achève ! ranime toute sa barbarie ; il plonge le poignard dans le sein de Cassandre. Clytemnestre goûte alors l'horrible plaisir de la vengeance plainement assouvie. Egisthe jette le poignard aux pieds de Cassandre. Les meurtriers se retirent, et, quoique s'applaudissant de leurs forfaits, ils expriment cependant dans leur action le trouble qui suit les grandes crimes. **** *book_ *id_III06 *act_ *date_1804 *creator_noverre Electre et Iphise , qui ont vainement cherhé leur père dans le palais ; ardentes à le sauver, courent précipitamment, en continuant leur recherche. A la vue de Cassandre assassinée et de leur père mourant, elles jettent des cris de désespoir ; elles se précipitent sur le corps ensanglanté d'Agamemnon, en exprimant ce que le regret et la douleur ont de plus déchirant. Agamemnon leur tend des bras mourans, il reçoit leurs soupirs et leurs larmes. Electre furieuse se relève livrée aux transports du désespoir, puis elle revient aux pieds d'Agamemnon, que la jeune Iphise n'a point cessé d'arroser de ses larmes. **** *book_ *id_III07 *act_ *date_1804 *creator_noverre Les cris d'Eleclre ont attiré les Dames et les Officiers du Palais, déjà prévenus par l'epouvante qu'Electre a semée. Elle leur montre leur Roi assassiné, respirant à peine, et Cassandre privée de la lumière. A ce double spectacle d'horreur les Officiers volent au secours de leur Roi, et les femmes se grouppent autour de Cassandre. **** *book_ *id_III08 *act_ *date_1804 *creator_noverre Egisthe et Clytemnestre ajoutent à la noirceur de leur forfait : ils paraissent avec l'empressement de l'amitié ; ils affectent une douleur et une pitié que leurs yeux et leur physionomie démentent ; ils se jettent aux pieds d'Agamemnon ; ce Prince rejette ces perfides témoignages avec un dédain et une horreur qui avancent ses derniers momens. Clytemnestre et Egisthe mettent le comble à leur crime, en accusant Cassandre du meurtre d'Agamemnon ; le poignard qui est à ses pieds, leur paraissant un indice propre à les justifier, et à détourner les soupçons, Clytemnestre s'en saisit, le montre aux Officiers, accuse Cassandre, et est prête à les persuader par cette imposture. Agamemnon faisant un dernier effort se relève, justifie Cassandre, et déclare qu'Egisthe et Clytemnestre sont ses assassins ; puis se retournant vers ses enfans il les embrasse et meurt. Electre est partagée entre là fureur, le désespoir et la vengeance. Pendant la scène précédente où Clytemnestre et Egisthe paroîssent déplorer leur infortune, Electre les regardoit avec les yeux de l'indignation, du mépris et de la colère ; mais dans le moment qu'Agamemnon les accuse et confirme cette affreuse vérité, elle se livre à tous les sentimens qui l'agitent, elle éclate en reproches, elle menace, elle insulte, elle jure à Egisthe que son bras saura venger la mort de son père, punir un lâche assassin et un infâme usurpateur. Clytemnestre et Egisthe anéantis par l'accusation publique d'Agamemnon, se retirent en exprimant tout à la fois la honte et la rage qu'imprime dans l'ame et sur la physionomie l'horreur d'un crime découvert. **** *book_ *id_III09 *act_ *date_1804 *creator_noverre Electre vole aux pieds de son père, lui parle, le serre dans ses bras, mais le trouvant glacé et couvert du voile éternel de la mort, elle recule épouvantée et se livre aux transports d'une affliction vive et fortement sentie. Iphise mêle ses pleurs aux larmes de sa sœur ; elles se jettent encore sur le corps d'Agamemnon qui n'existe plus : les Officiers l'emportent ; les femmes du Palais enlévent Cassandre. Electre et Iphise suivent le corps d'Agamemnon en fondant en larmes, et en exprimant tout ce que la douleur a de plus amer et de plus véhément. **** *book_ *id_IV01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Ces Princesses paroissent ; elles sont couvertes de Deuil, ainsi que les femmes de leur suite. Electre et Iphise expriment la situation de leurs ames. Le chœur, à l'imitation des anciens, joint ses larmes à leurs sanglots. Electre, à la vue du poignard encore tout fumant du sang d'Agamemnon, frémit et exhale sa fureur, puis elle retombe dans sa première tristesse ; Iphise et les femmes font de vains efforts pour la consoler. **** *book_ *id_IV02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Clytemnestre, éffrayée de son crime et persécutée par les remords, cherche vainement des secours capables de la consoler ; elle accourt vers Electre, elle implore sa pitié, elle cherche à s'excuser ; mais Electre, loin de se laisser toucher, la fuit avec horreur, lui jure de venger la mort de son père et s'abandonne à toute sa fureur. Iphise se jette aux pieds de Clytemnestre, qui, offensée des menaces d'Electre, se livre à son ressentiment ; elle supplie cette mère irritée de pardonner à la douleur et au désespoir de sa sœur ; mais cette Reine qui craint tout de la vengeance d'Electre, sort en la menaçant, et en lui faisant entendre qu'elle la fera promptement repentir de son insolence. **** *book_ *id_IV03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Electre furieuse et hors d'elle-même, fait peu d'attention aux menaces de la Reine. Une de ses femmes lui annonce l'arrivée de deux étrangers qui veulent se mettre à ses pieds et qui ont quelques secrets de la dernière importance à lui communiquer ; elle consent à les recevoir, et frappée d'un pressentiment heureux elle se livre à la douceur de penser qu'elle aura quelques nouvelles d'Oreste. **** *book_ *id_IV04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Les etrangers sont intrnduits. Oreste, pour ménager à sa sœur une reconnoissance qui pourroit lui causer une émotion trop vive, se jette a ses pieds et lui présente une lettre. Electre la prend, mais en fixant ses regards sur les traits du jeune étranger, elle y reconnoît tous ceux de son frère ; elle tréssaille de joie, elle recule, elle avance, elle lui tend les bras ; le plaisir l'empêche de voler à lui ; l'excès d'un bonheur aussi vif et aussi inattendu semble anéantir toutes ses facultés. Oreste se relève, éprouve la même émotion, les mêmes sentimens, et se jette dans les bras de sa sœur ; il lui présente son ami fidèle ; et Electre lui montre sa sœur Iphise qui étoit au Berceau lorsqu'il quitta Mycènes ; il l'embrasse tendrement et remercie de ciel du bonheur qu'il lui accorde. Electre, craignant que cette félicité ne lui soit ravie, et que son vengeur ne devienne la troisième victime de la fureur d'Egisthe, prie sa sœur et engage ses femmes à veiller à la conservation d'un objet si cher à son cœur ; elles se dispersent pour garder les différens passages qui aboutissent à son appartement, afin qu'elle ne soit point surprise par les ennemis de sa famille. **** *book_ *id_IV05 *act_ *date_1804 *creator_noverre Oreste, qui voit ses sœurs et leurs femmes en deuil, demande à Electre la cause d'un appareil aussi lugubre ; elle vent parler ; les pleurs et les sanglots étouffent sa voix. Oreste, frappé du plus affreux préssentiment, la presse et exige qu'elle s'explique. Electre tout en larmes lui montre le poignard teint du sang d'Agamemnon, et lui dit que c'est le fer dont le cruel Egisthe s'est servi pour percer le cœur de leur père. A ce recit Oreste frémit d'épouvante et de rage ; il se jette dans les bras de Pylade, puis courant dans les bras de sa sœur, il se saisit du poignard, et veut aller chercher Egisthe pour le percer de mille coups. Sa sœur et Pylade l'arrêtent. **** *book_ *id_IV06 *act_ *date_1804 *creator_noverre Dans ce moment, la jeune Iphise et les femmes accourent succéssivement ; elles annoncent en tremblant, l'arrivée du Tyran, A cette nouvelle, Oreste veut l'attendre et lui donner la mort ; mais ses sœurs suspendent un instant sa vengeance et le déterminent à se soustraire aux yeux d'Egisthe. Electre confie la garde de son frère à l'amitié de Pylade, et aux soins vigilans de ses femmes. **** *book_ *id_IV07 *act_ *date_1804 *creator_noverre Egisthe entre ; les plaintes amères que la Reine vient de lui porter, ont excité sa colère ; il est suivi des principaux Officiers du Palais. A son aspect, toute : la fureur d'Electre semble renaître ; elle le traite avec mépris, elle l'accable de reproches ; le Tyran, indigné ordonne qu'on la charge de fers. A la vue des chaînes, Electre frémit de rage ; elle les reçoit avec une tranquillité dédaigneuse, puis s'approchant du Tyran avec un air furieux, elle lui dit que ces fers honteux n'arrêteront point son bras, et qu'elle saura le punir de tous ses forfaits. La jeune Iphise, craignant tout des emportemens de sa sœur, et du ressentiment d'Egisthe, tombe a ses genoux pour le calmer, mais Electre, appercevant sa sœur dans cette posture humiliante, recule d'indignation ; vole et l'arrache d'une situation ; qui avilit la fille d'Agamemnon, en disant au Tyran que c'est à lui à tomber à leurs pieds. Egisthe, outré de colère et frappé des menaces terribles d'Electre, sort avec précipitation, en ordonnant aux Officiers de lui repondre d'elle ; Iphise suit les pas d'Egisthe pour tacher de le fléchir. **** *book_ *id_IV08 *act_ *date_1804 *creator_noverre Electre, à la vue de ses fers, exprime son désespoir ; elle a cependant l'art de se servir de cet état humiliant, pour captiver le cœur de tous les Officiers, à la garde des quels elle est confiée ; elle leur montre ses chaînes, elle les attendrit, elle les intéresse, elle les range de son parti ; et lorsqu'elle leur rappelle les derniers instans d'Agamemnon accusant Egisthe des coups dont il expire, ils frémissent d'horreur. **** *book_ *id_IV09 *act_ *date_1804 *creator_noverre Oreste et Pylade paroîssent. Les Officiers s'avancent pour se saisir de l'un et de l'autre ; mais Electre leur crie : c'est mon frère, c'est votre Roi ! elle leur montre comme un témoignage de cette vérité, le sabre et le bouclier qu'Agamemnon avoit déstinée à ce Prince, et qu'elle lui avoit remis, lorsque, pour le dérober à la cruauté d'Egisthe, elle l'éloigna de Mycènes. Les Officiers pénétrés d'amour et de respect pour l'héritier légitime de leur Roi, tombent et se prosternent aux pieds d'Oreste, qui, en les embrassant, leur promet une reconnoissance éternelle. Oreste et Electre au comble de leurs vœux, expriment le plaisir que donne l'espoir d'une vengeance légitime. Electre remet à son frère le poignard teint du sang d'Agamemnon, afin qu'il le lave dans celui d'Egisthe, elle lui recommande de ne point épargner cette infâme victime, elle lui montre qu'il faut le percer de mille coups, et le traîner mourant et baigné dans son sang aux pieds du tombeau d'Agamemnon. Oreste, qui seconde les fureurs d'Electre, lui jure qu'il ne portera que des coups assurés, qu'il brisera ses chaînes et qu'il purgera la terre d'un monstre excérable. Ils quittent la scène, ainsi que les personnes de leur suite, en exprimant le plaisir de se revoir, de se venger, et de sacrifier le barbare Egisthe aux manes d'Agamemnon. La décoration représente un bois de cyprès, orné de tombeaux, d'urnes, de pyramides, de cariatides qui supportent des lampes sépulchrales. Le tombeau des Rois d'Argos et de Mycènes forme la partie principale de cette décoration. Ce monument auguste est en marbre blanc, ainsi que les pyramides, les tombeaux et les urnes. Les portes du grand tombeau sont de bronze et enrichies de bas-reliefs. En les ouvrant, on découvre un souterrain obscur, éclairé par une lampe sépulchrale ; au milieu s'élève une tombe entourée par un grouppe de figures de marbre qui expriment les regrets et la douleur. **** *book_ *id_V01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Oreste et Pylade paroîssent dans ce bois sombre qui ne reçoit d'autre lumière que celle des lampes funèbres. Avant de consommer sa vengeance, Oreste veut aller faire des libations sur la tombe de son père ; il entre dans le tombeau, il descend dans le souterrain qui y est pratiqué. Pylade en ferme les portes et se cache dans les bosquets obscurs qui entourent le monument. **** *book_ *id_V02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Une marche triste et lugubre annonce l'arrivée de la pompe funèbre ; des Gardes portent des flambeaux ; la Reine, les Princesses et leur suite sont couvertes de crêpes noirs, et tiennent dans leurs mains des branches de cyprès ; Egisthe a ses armes et son bouclier couverts de crêpe, ainsi que les Officiers et les troupes qui l'accompagnent. Tous les trophées d'Agamemnon sont également couverts de voiles noirs. Des Prêtres, des Sacrificateurs portent des encensoirs et des vases sacrés. Des enfans portent des fleurs. Des soldats tiennent des carreaux de deuil qu'ils placent autour du tombeau. Après cette marche triste et silencieuse, des femmes dansent un hymne autour de l'autel ; elles déposent leurs branches de cyprès sur les marches du tombeau, et elles s'y prosternent dans les attitudes de la douleur, les enfans jettent des fleurs. Cette cérémonie terminée, tous tombent à genoux et demeurent dans le silence le plus respectueux. Le Grand Prêtre se prépare aux fonctions sacrées de son ministère ; déjà l'encens brûle, on lui présente les vases destinés aux libations ; mais le ciel en courroux ne répond a tous les vœux qui lui sont offerts que par des éclairs et des coups de tonnerre. **** *book_ *id_V03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Le tombeau s'ouvre ; on y voit Oreste accompagné des Euménides. Il sort de ce monument ; la rage et le désespoir se peignent dans son action ; il apperçoit sa victime, il se précipite avec fureur sur Egisthe, lui porte un coup de poignard et leve le bras pour redoubler ; mais Clytemnestre couvrant de son corps celui d'Egisthe reçoit le coup mortel réservé au Tyran. Electre qui s'élance pour arrêter le bras de son frère, en criant : C'est ma mère ne peut arriver à tems. Oreste furieux n'entend, ne voit rien, et livré à tous les transports de la vengeance, il se jette une seconde fois sur Egisthe et le perce de plusieurs coups. Cependant frappé d'une terreur soudaine, il se retourne, voit une femme expirante, et ses sœurs en larmes ; il marche à pas chancelans, il lève d'une main tremblante le voile qui lui dérobe les traits de celle à qui il vient involontairement de donner la mort ; à l'aspect de sa mère, il recule d'horreur et d'effroi, il veut se frapper, mais Electre et Pylade volent à son secours et le désarment ; il tombe sans connoissance sur une tombeau peu élevée. Le peuple épouvanté fuit de toutes part. On entraine Egisthe et Clytemnestre. **** *book_ *id_V04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Dans ce moment les furies sortent du tombeau pour exhaler leur joye barbare : elles appellent le Crime, le Remords et le Désespoir, pour mieux déchirer le cœur du malheureux Oreste ; les sifllemens de leurs serpens sont leurs cris d'allégresse. Cependant Oreste revient à lui, il revoit avec la lumière les objets hideux qui le persécutent. La troupe infernale se grouppe sans cesse autour de lui pour le tourmenter, et le poursuit sans relâche. C'est en vain qu'il conjure ; rien ne peut fléchir leur barbarie. Oreste furieux s'abandonne à l'horreur qui le déchire : son action peint avec l'égarement et l'effroi, tout ce que le Crime, le Remords et le désespoir lui retracent d'horrible ; il fuit, mais la terre s'entrouve sous ses pas. **** *book_ *id_V05 *act_ *date_1804 *creator_noverre L'ombre terrible et menaçante de Clytemnestre lui apparoît, et lui montre la plaie toute saignante qui a frayé jusqu'à son cœur un chemin à la mort. Oreste à cet aspect épouvantable recule, frémit, se jette aux pieds de l'ombre, la conjure d'une voix foible et mourante de croire que son cœur est innocent, et que sa main seule est criminelle. L'ombre lui répond d'une voix menaçante et terrible, rejette ses pleurs, ses sanglots, et disparoît. **** *book_ *id_V06 *act_ *date_1804 *creator_noverre Oreste qui ne peut plus supporter la vie, et qui est sans cesse livré à la barbarie des Euménides, et déchiré par les reproches que le Crime, le Remords et le désespoir portent à son cœur, veut se donner la mort ; mais Pylade, Electre et Iphise, toujours attentifs à sa conservation, s'opposent à ses transports funestes. Le malheureux Oreste tombe dans leurs bras accablé sous le poids de ses douleurs, sans sentiment et sans connoissance. Les Furies, le Crime, le Remords et le Désespoir, tous ces monstres infernaux se grouppent autour de lui, pour ne le plus abandonner. FIN. Personnages. Pâris. Thétis. Pélée. Junon. Pallas. Vénus. L'amour. LesGrâces. Mercure. Les Divinités du ciel. Les Divinités de l'Enfer. Les Divinités de la Mer. Les Divinités des eaux. Sylphes et Sylphydes. Héros et Héroïnes. Les Jeux, les Ris et les Plaisirs. Troupe de Zéphirs et d'Amours. Les quatre heures du jour. La Discorde. avant-propos. Les maîtres de ballets, qui ont après mol traité le sujet de Pâris, l'ont divisé en quatre ou cinq actes : il faut, pour en avoir agi ainsi, ne pas connoître la description d'Apuléé sur ce trait fabuleux. Les maîtres de ballets en voulant faire briller la richesse de leur imagination, n'ont montré que la médiocrité de leurs conceptions, et par une inconséquence rare, ils ont donné une si prodigieuse extension à ce sujet, que les fils propres à en former la trame, se sont rompus. Dèslors, le dessein tracé par la poësie, n'a été présenté au public que par lambeaux. C'est ainsi que l'artiste, qui ne calcule point les moyens que son art lui offre, s'egare et se perd Les transpositions de scènes ont jetté une confusion monstrueuse dans ce plan simple et magnifique ; les vains ornemens dont le caprice l'a chargé, en ont dégradé la marche, l'ordre et la majesté. En suivant toutes les traditions, l'action doit commencer par les Noces de Thétis et Pélée ; puisque ce sont elles qui déterminent la Discorde, irritée de l'oubli que l'on fit d'elle, à venir troubler cette fête en y jettant la pomme fatale. Cette pomme fut présentée à Pâris, et ce personnage seroit devenu fort inutile à l'action sans cette pomme et sans les ordres qu'il reçut de Jupiter par le Messager des Dieux. Lorsque Pâris a fixé son choix, et donné la pomme à la plus belle, l'action est absolument terminée. Les Nôces sont l'exposition du sujet ; la pomme jettée par la Discorde au milieu de l'assemblée, en forma le nœud ; et le choix du Berger en offre le dénouement Je ne puis m'empêcher de dire que tous les ornemens postiches, inutiles et iucohérens dont on farci ce ballet, ont absolument étouffé l'impression qu'il devoit produire ; que la danse quelqu agréable et quelque magnifique qu'elle soit, ne peut être regardée que comme accessoire, et que c'est un grand art de savoir la placer à propos, et d'éviter de s'en servir, lorsqu'elle peut être nuisible à l'action et à l'intérêt que peut faire naître la pantomime. La décoration représente une vaste colonnade formée de congellations, de coquillages, de coraux, de perles et de pierres précieuses ; les entre-colonnes sont ornées de fontaines ; les eaux des unes sont jaillissantes et celles des autres sont tombantes, derrière ces colonnes s'elevent des arbres qui les surpassent en hauteur ; leurs branchages forment un demi ceintre au dessus d'elles. Le fond de la scène représente la mer ; les deux côtés de cette mer présentent une chaîne de petits rochers. Cette décoration est terminée par l'horison. **** *book_ *id_I01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Thétis et Pélée sont devancés par un nombreux cortège ; l'Hymen et l'Amour conduisent les deux époux ; ils sont suivis par les Prêtres et les Prêtresses de l'Hymen ; les uns portent l'autel, les autres les trépieds et l'encens ; cette marche est fermée par la cour enjouée de l'Amour. Une musique céleste et majestueuse annonce l'arrivée des Immortels. L'horison se divise et se partage en grouppes de nuages, qui se replient et se roulent les uns sur les autres en s'élevant vers le ciel : pendant ce mouvement ascendant, des nuages plus lumineux descendent les cieux ; et l'on voit bientôt tous les Dieux de l'Olympe ; par un mouvement contraire le char de Neptune attelé de cheveaux marins sort du sein de la mer ; Amphitrite est placée à côté de ce Dieu ; ce char, ou cette conque marine, est environnée de Tritons, qui fôlatrent dans les eaux, en jouant avec leurs trompes, tandis que les rochers de la droite se garnissent des Divinités terrestres, ceux de la gauche sont bientôt occupés par les Divinités des eaux ; de leurs urnes sortent avec abondance des sources limpides, qui tombent en cascades sur les rochers et se précipitent ensuite dans la mer. La terre s'entrouve ; Pluton et Proserpine en sortent ; ils sont assis sur un trône éclatant. Les Juges des Enfers sont grouppés à leurs pieds. Lorsque ce vaste tableau est formé, Thétis et Pélée s'inclinent devant les Immortels, et leur suite se prosterne pour leur rendre hommage. Les époux s'approchent de l'autel ; l'Hymen allume son flambeau au feu vif et brillant de celui de l'Amour. Les Prêtresses de ce Dieu font brûler des parfums. Les jeunes époux posent la main sur l'autel, et jurent en présence de toutes les Divinités de s'aimer et d'être fidèles ; les Prêtres les unissent ; un baldaquin de fleurs descend des cieux ; il est supporté par des Zéphirs et couronne toute la colonnade ; en même tems une foule d'amours se grouppe sur les branches des arbres. Les Prêtres présentent aux époux la coupe nuptiale ; ils l'élèvent vers l'Olympe. La Discorde paroît et jette le trouble et la confusion dans toute l'assemblée. **** *book_ *id_I02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Elle entre d'un pas précipité et reproche aux Immortels l'oubli qu'ils ont fait d'elle ; Pluton, d'un geste menaçant lui ordonne de fuir et d'éviter son courroux ; la Discorde obéit, dissimule sa rage ; mais en partant, elle laisse tomber une pomme d'or sur la quelle est écrit : à la plus belle. L'Amour, toujours attentif et toujours malin la ramasse ; il lit l'inscription et présente la pomme à sa mère. Junon et Pallas, attirées par un sentiment de curiosité, s'approchent de Vénus ; elles lui enlèvent la pomme, après en avoir lu l'inscription ; chacune d'elles prétend que cette pomme lui appartient ; grands débats, grandes disputes entre les trois déesses. Ceci forme un pas de quatre plein d'action, exécuté sur un air vif et léger. La pomme passe alternativement des mains de Pallas dans celles de Junon, et des mains de l'Amour dans celles de sa mère. Ce Dieu fatigué et sachant bien que toutes les Déesses ainsi que les mortelles, ont des prétentions à la beauté, enlève la pomme et la présente à Jupiter. Ce Dieu voulant faire cesser une querelle qui trouble une union à la quelle il s'intéresse, ordonne à Mercure de la porter à Paris ; il abandonne cette cause délicate au jugement de ce Berger. Mercure traverse les airs et disparoît. On achève la cérémonie ; les Prêtres présentent la coupe à Thétis et à Pélée ; ceux-ci l'élevent vers l'Olympe et la boivent. Les Déesses satisfaites des décrets du maître des Dieux, applaudissent au bonheur des deux époux. Les Divinités de la terre, des eaux et de l'air se réunissent aux Jeux, aux Ris et aux Plaisirs ; l'Amour, Vénus et les Graces embellissent cette fête ; Thétis et Pélée y expriment leur félicité ; l'Olympe applaudit à ces jeux et cette première partie de ce ballet, variée de pas d'expression et de caractère, se termine par un grouppe général qui témoigne aux Divinités célestes leur respect et leur reconnoissance. La décoration offre l'aspect d'un lieu agreste ; de beaux arbres l'embellissent ; on apperçoit une partie du Mont Ida ; une mer vaste et tranquille termine cette décoration. **** *book_ *id_II01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Les Bergers et les Bergères s'empressent à féliciter Paris sur son retour au mont Ida ; ils l'accueillent, ils lui offrent des fleurs et des fruits ; ces hommages plaisent à son cœur ; il leur exprime sa reconnoissance et se mêle à leurs jeux. **** *book_ *id_II02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Mercure descend des cieux ; il remet à Paris la pomme d'or. Ce Berger en lit l'inscription ; et le Messager des Dieux lui fait entendre, que Jupiter le laisse Maître de son Choix ; Mercure disparoît. L'ordre qu'il a transmis à Paris, inquiéte et embarrasse le Berger ; il ne peut sans danger désobéir au Maître du Tonnerre ; et en lui obéissant, il s'expose au courroux et à la vengeance de deux Déesses ; cette cruelle alternative porte dans son cœur le sentiment de la crainte et du désespoir. **** *book_ *id_II03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Une musique céleste annonce l'arrivée des Immortelles. Paris tremblant et consterné se retire. Insensiblement toute la scène se couvre de nuages légers et brillants, et se dissipant insensiblement, on découvre deux gloires : dans l'une on voit Junon environnée de Sylphes et de Sylphydes ; dans l'autre on apperçoit la fière Pallas, entourée d'héroïnes et de guerriers. Vénus paroît à son tour ; elle est placée sur un superbe vaisseau ; l'Amour est à ses côtés ; les Graces couronnées de roses sont grouppées à ses pieds ; des Amours tenant des cassolettes font bruler les parfums ; les cordages du vaisseau sont des guirlandes de fleurs ; la mâture est en or ; les voiles sont formées de tissus d'argent ; les Zéphirs et les Amours dirigent la manœuvre. Les Colombes et les Cygnes volent en avant ; et les quatre Heures du jour accompagnent Vénus, pour marquer l'instant de ses plaisirs et celui de son triomphe. Vénus descend de son vaisseau ; elle est suivie par la plus brillante cour ; à son approche, Junon et Pallas peignent leur agitation ; elles la regardent comme une rivale dangéreuse. Les trois Déesses annoncées par leur suite dansent chacune une entrée opposée de caractère et d'expression ; leurs mouvemens, leurs attitudes et leur action varient en raison de leur essence particulière, et de leurs attributs. Pendant ces jeux, l'Amour s'est esquivé ; il est allé chercher Pâris pour le séduire et l'enflammer ; et il l'amène au moment où Vénus déploye toutes ses Graces ; une Volupté douce accompagne ses pas et embellit toutes ses attitudes ; le Plaisir et une mollesse voluptueuse s'impriment dans tous ses mouvemens ; Pâris est dans l'enchantement. **** *book_ *id_II04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Pâris avance d'un air noble et modeste : il s'incline respectueusement devant les Immortelles. La fierté de Junon et le port martial de Pallas le déconcertent ; l'aménité, jointe aux grâces et à la figure celeste de Vénus, le rassure un peu. Il fait entendre aux Trois Déesses qu'il voudrait avoir trois pommes a sa disposition ; qu'il en ferait un partage égal ; mais que son embarras est extrême. Les Déesses impatientes d'obtenir le prix décerné à la beauté, le pressent de s'expliquer ; Junon, qui dispose des trônes, lui en promet un ; elle lui fait offrir par sa suite un sceptre, une couronne et des richesses immenses désignées par des minéraux d'or, d'argent, et les pierres les plus précieuses. Pallas lui promet des lauriers, des victoires, des triomphes éclatants une réputation brillante. Vénus lui offre sa ceinture ; l'Amour son arc et son carquois. Paris est ébloui par tontes les Grandeurs qui lui sont offertes. Il flotte entre les richesses, la réputation et les plaisirs. Mais l'Amour qui veut assurer une nouvelle victoire à sa mère, engage les Graces à lui présenter le portrait d'Hélène ; Paris frappé par une image aussi belle et aussi touchante, ne peut détacher ses yeux de cet objet enchanteur. Son cœur vivement ému ne voit qu'Hélène, ne palpite que pour elle ; Vénus et l'Amour lui en promettent la possession. Pendant cette scène, Junon et Pallas expriment leurs craintes et leurs inquiétudes ; l'indécision de Paris les offense et les met au désespoir. Ce Berger, blessé par l'Amour et séduit par Vénus refuse les trônes et les grandeurs, dédaigne les victoires, les trophées et les triomphes et oubliant la jalousie et la vengeance des deux Déesses, il donne à Vénus le prix de la beauté. Junon et Pallas sont consternées et anéanties. L'instant du triomphe de Vénus est marqué par les heures ; le bruit du Timbre animent les Déesses ; leur colère s'exhale ; elles menaçent Paris de la plus cruelle vengeance et des plus grands malheurs. Vénus et l'Amour s'empressent à rassurer le Berger ; ils lui promettent les jours les plus fortunés. Les, deux Déesses vivement irritées se retirent, en exprimant leur haine, leur désespoir et leur fureur. **** *book_ *id_II05 *act_ *date_1804 *creator_noverre Ce spectacle se termine par une fête générale ; Vénus, Paris, l'Amour et les Graces exécutent un pas orné de couronnes et de guirlandes de fleurs ; ce pas vif et brillant offre une foule de grouppes, de passes et de tableaux différens ; ils se succèdent avec rapidité et se dessinent sans confusion ; l'adresse et l'agilité se réunissent à l'art ; ce ballet devient progressivement général. Les principaux personnages se placent sur le vaisseau ; les Jeux, les Ris et les Plaisirs les suivent successivement ; et lorsque cette troupe enjouée est embarquée, elle forme un grouppe général, distribué sur plusieurs plans. Les Graces portent le portrait d'Hélène ; les Amours montent sur les mâts et les échelles de fleurs. Un vent favorable éloigne le batiment du rivage ; et c'est à Sparte que la Reine des Amours va conduire Paris. FIN. Personnages. Danaüs, Roi d'Argos. Hypermnestre, fille de Danaüs. LesDanaïdes, autres filles de Danaüs. Lincée, l'un des fils d'Egyptus et Neveu de Danaüs. Les autres fils d'Egyptus. Trsiphone, Alecto, Mégère, Furies. Le Crime, la Trahison, la Perfidie et le Remords, personnifiés. Spectres, Prêtres et Sacrificateurs d'Isis. Prêtres et Prêtresses de l'Hymen. Officiers de Danaüs. Gardes et Soldats. Officiers de la suite de Lincée. La décoration représente le Cabinet le Danaüs : un grouppe de figures de marbre eu décore la fond ; une couchette, surmontée d'un riche baldaquin est placée à la gauche de la scène. Scène i. Danaüs désespéré de l'union de ses filles avec ses neveux, et de la loi que son frère Egyptus lui impose, médite le projet de se venger ; agité par mille sentimens divers, il exprime le trouble de son ame ; il veut punir l'arrogance d'Egyptus par le massacre de ses fils ; il veut changer les flambeaux de l'Hymen et de l'Amour en torches funéraires, et se servir du bras de ses filles pour porter des coups plus assurés, et se délivrer d'une famille qui lui est d'autant plus odieuse, qu'elle met des bornes à sa puissance et à son ambition. C'est au milieu de ces pensées que Danaüs est interrompu par un bruit souterrain, qui le glace d'effroi ; mais la frayeur de ce Prince redouble, lorsqu'il apperçoit une main qui trace en caractères de feu sur le lambris de son appartement : Tremble, un fils d'Egyptus, va règner à ta place. A cet aspect Danaüs épouvanté recule de surprise et d'effroi ; la pâleur de la mort s'imprime sur ses traits ; ses genoux tremblans supportent avec peine le poids de son corps agité. **** *book_ *id_I02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Il veut fuir ; mais il est arrêté par des gouffres de feu, qui s'entrouvrent sous ses pas ; l'ombre menaçante de Gélanior lui apparoît, elle confirme au Tyran la fin de son règne ; l'inscription s'enflamme et devient plus terrible ; le bruit s'accroit ; le feu s'exhale de toutes parts, et Danaüs ne pouvant plus soutenir la vüe d'un pareil spectacle, tombe sans sentiment sur une couchette. Le bruit cesse ; la main et l'ombre disparoissent ; les caractères s'effacent ; les gouffres se ferment, et Danaüs revoit la lumière. **** *book_ *id_I03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Un de ses principaux Officiers vient l'avertir, que tout est prêt pour l'Hymen des Danaïdes ; que l'on n'attend que lui pour marcher au temple ; ce Prince revenu à peine de son évanouissement, mais dont l'ame est agitée par la frayeur et par la vengeance, fuit avec précipitation un lieu, qui lui paroît d'autant plus redoutable, qu'il vient d'y lire sa destinée. La décoration représente l'intérieur du Temple d'Isis ; tout y est préparé pour l'union des Danaïdes et des fils d'Egyptus ; un autel consacré à l'Hymen et à l'Amour est élevé au milieu de cet édifice ; les prêtres, les prêtresses et les sacrificateurs entourent cet autel ; les nouveaux époux sont rangés près d'eux ; Hypermnestre et Lincée forment le couple le plus distingué ; Danaüs accompagné d'une suite nombreuse est placé à la droite ; une foule de peuple, témoin de celle cérémonie, est dispersé dans les différentes parties de cet édifice. **** *book_ *id_II01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Danaüs, vivement troublé, se fait violence pour dérober à ses enfans la situation de son âme, et pour masquer la haine et la rage qui régnent dans son cœur ; il affecte de se prêter avec joie à cette union funeste, mais il a beau dissimuler ; les étincelles de la fureur et de la vengeance décelent la barbarie dont son ame est tourmentée. Cependant la cérémonie nuptiale se fait avec toute la pompe et tout l'appareil qu'exige une telle union ; les nouveaux époux se livrent à leur commun bonheur ; Hypermnestre et Lincée sont ceux qui expriment avec le plus de vivacité l'excès de leur félicité. Cette fête se termine par des danses caractéristiques, analogues au sujet et au site de l'action, dans les quelles Danaüs soutient son caractère, en mêlant à l'expression d'une joie feinte, les transports d'une haine implacable. La décoration représente une grotte de verdure des jardins de Danaüs, enrichie de vases et de figures de marbre représentant le silence et le mystère ; un autel est placé dans le fond de cette grotte, et il s'élève derrière lui un grouppe de figures dérobé par un voile ; les Danaïdes croyent d'aprés l'aveu de leur père, que ces statues sont celles de l'Hymen et de l'Amour. **** *book_ *id_III01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Danaüs devancé par deux Officiers fait poser sur l'autel un vase d'or couvert d'un tapis de brocard ; les Officiers se retirent, et les Danaïdes s'assemblent auprès de leur père ; il les engage de jurer par les Divinités, dont il leur dérobe l'image, d'être inviolablement fidelles aux serment d'obéissance qu'il exige d'elles ; Hypermnestre et ses sœurs s'avancent vers l'autel ; elles posent respectueusement la main sur ce marbre sacré, et s'engagent solemnellement et en présence des Dieux, de n'être point parjures à leurs serments ; Danaüs jouissant d'avance du succès funeste de sa ruse barbare, découvre le vase mystérieux ; il ordonne à ses filles de faire le partage de ce qu'il renferme, et elles en tirent chacune un poignard ; immobiles et tremblantes, elles n'osent lever les yeux ; mais leur père, arrachant le voile qui déroboit les statues, montre à ses filles les Divinités, sous les loix des quelles elles viennent de s'ensager. Ce grouppe mystérieux qu'elles regardoient comme celui de l'Hymen et de l'Amour, représente la haine et la vengeance armées de poignards, qui épuisent les traits de leur fureur sur un jeune homme nouvellement couronné par l'Hymen. A ce spectacle, les Danaïdes reculent épouvantées ; Hypermnestre frémissant du crime, que son père exige d'elle, tombe à ses genoux ainsi que ses sœurs ; en vain elles veulent révoquer leurs sermens ; en vain conjurent-elles Danaüs de leur épargner l'horreur et le remords d'un parricide ; ce père barbare est insensible aux larmes et aux prières de ses filles ; il les menace, il entre en fureur, et il leur ordonne en se retirant de lui obéir, et de ne point épargner le sang de leurs époux. Hypermnestre livrée à la douleur fait tous ses efforts pour engager ses sœurs à renoncer à un projet si horrible ; mais celles-ci, peu sensibles à une union où leur cœur n'est que foiblemeut intéressé, assurent Hypermnestre, qu'elles volent au parricide pour conserver les jours de leur père ; Hypermnestre ne veut point tremper ses mains dans le sang de Lincée, et se retire dans la ferme résolution de tout entreprendre pour le soustraire à la haine de Danaüs. La décoration représente une magnifique gallerie qui aboutit à la chambre nuptiale. La scène est dans la nuit. **** *book_ *id_IV01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Danaüs est devancé par des Officiers portant des flambeaux ; il exprime son impatience et son inquiétude ; mais étant tout-à-coup frappé par les accens tristes et lugubres et par les cris plaintifs, qui sortent de la Chambre Nuptiale, il ne doute plus que ses filles n'ayent exécuté ses ordres. Il commande à deux Officiers d'ouvrir les rideaux, et à la lueur de leurs torches, Danaüs apperçoit l'horrible tableau du massacre des enfans d'Egyptus ; plusieurs d'entre eux ont passé des bras du sommeil dans ceux de la mort ; quelques-uns de ces infortunés luttent encore contre la parque qui tranche avec peine le fil de leurs jours ; d'autres enfin se traînent avec peine vers les portes de ce monument de barbarie, pour se conserver les restes d'une vie, que leurs cruelles épouses s'efforcent de leur arracher. Danaüs se repaît de ce spectacle ; mais craignant qu'il n'echappe quelque victime à sa vengeance, il enfonce lui-même le poignard dans le sein d'un de ces malheureux, qui imploroit sa clémence ; content de l'énormité de tant de forfaits, il ordonne aux Officiers de fermer les rideaux, et se retire. **** *book_ *id_IV02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Hypermnestre tremblante paroît tenant un poignard d'une main et une lampe de l'autre. Lincée, qui la cherche, se présente à elle ; il lui demande le sujet de son inquiétude ; Hypermnestre oublie alors ses sermens et les ordres de Danaüs ; le fer lui échappe de la main elle se jette aux genoux de son époux, les arrose de ses larmes, et lui conseille de fuir ; Lincée, qui ne peut abandonner son épouse, la conjure de s'expliquer ; Hypermnestre se tait ; les rideaux s'ouvrent ; Lincée apperçoit les Danaïdes ; leurs cris de désespoir, leurs accens douloureux poussés par le repentir, leurs courses errantes, leurs gestes effrayants glacent le cœur de Lincée. Les cheveux hérissés des Danaïdes, leurs bras ensanglantés leurs physionomies, où la rage est imprimée, annoncent l'énormité de leurs forfaits. A la lueur d'une lampe suspendue dans la chambre nuptiale, Lincée découvre ses frères massacrés et baignés dans leur sang ; la vue d'un tel spectacle le transporte de fureur ; il veut courir au secours de ses frères ; il veut venger leur mort par celle dn cruel Danaüs ; mais ne pouvant plus soutenir l'idée de tant de forfaits, ni résister à la violence de sa douleur, il tombe sans connoissance dans les bras d'Hypermnestre, elle l'entraîne avec le secours de quelques amis fidèles hors de ce lieu d'épouvante ; elle leur confie les jours de son époux ; elle se retire en implorant leur secours, et en leur recommandant de prendre la fuite avec Lincée. Les Danaïdes restent immobiles à la vue de leur cruel attentat ; ici sortent du lieu du massacre des spectres horribles ; Tisiphone, Alecto, Mégère les accompagnent ; le Crime, la Trahison, la Perfidie et le Remords les suivent ; cette troupe infernale s'empresse à présenter aux Danaïdes les tableaux effrayans de leurs crimes ; les images, qui leur sont retracées par les enfers, leur déchirent l'ame, et leur causent à chaque instant de nouvelles épouvantes ; elles veulent fuir ; mais elles sont sans cesse arrêtées dans leur fuite par les grouppes horribles, qui les dévancent ou qui les poursuivent ; le Crime, le Remord, la Trahison et la Perfidie, conduits par les Furies, les enchaînent, pour ne les plus abandonner ; en vain veulent-elles échapper à la punition, qui les attend ; la terre s'entr'ouvre, il s'en exhale une vapeur épaisse mêlée de flammes ; un bruit sourd et confus ajoute à cette horreur ; un spectre hideux armé d'une faulx, sort à pas lents du souterrain ; son apparition glace d'épouvante l'ame des Danaïdes ; la pâleur de la mort se répand sur leurs traits ; le spectre leur montrant d'une main menaçante la route qu'il vient de leur frayer, leur ordonne d'y descendre ; c'est inutilement qu'elles tentent de se soustraire à sa puissance ; elles sont entrainées par la troupe infernale et les spectres armés de torches funéraires et lugubres les précipitent dans l'empire des morts. **** *book_ *id_IV03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Danaüs, toujours inquiet et toujours tourmenté, cherche Hypermnestre ; cette Princesse paroît ; à ses pleurs et à la douleur qui l'accable, le Tyran croit ne pouvoir douter de la mort de Lincée ; dans l'instant qu'il lui témoigne sa satisfaction et qu'il cherche à la consoler, des gardes accourent, lui présentent une lettre de ce Prince adressée à Hypermnestre ; à cette vue Danaüs entre en fureur ; il ordonne de courir promptement après ce fugitif ; il commande à ses Gardes d'enchainer Hypetmnestre, et furieux de sa désobéissance il l'accable de reproches, et ordonne qu'on l'éloigne pour jamais de ses yeux. **** *book_ *id_IV04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Lincée désarmé et chargé de chaînes est conduit à Danaüs ; à cette vue Hypermnestre vole aux genoux de son père ; elle le trouve insensible à ses prières ; Lincée, qui ne respire que la vengeance, honteux de l'abaissement de son épouse, l'arrache de cette posture humiliante ; il accable le Tyran de reproches, et par un geste menaçant il semble braver sa colère. Danaüs ne peut soutenir cet excès d'outrage, et regardant Lincée comme celui que les Dieux ont conservé pour le punir de ses forfaits, il ordonne qu'on l'entraîne au supplice, et que l'on conduise sa fille dans les cachots. Ces deux infortunés se disent d'éternels adieux ; mais Danaüs, jaloux de la douceur qu'ils éprouvent dans ce fatal moment, commande qu'on les sépare, et ils sont cruellement arrachés l'un à l'autre par les gardes qui les conduisent au supplice. La décoration représente une grande place publique de la ville d'Argos ; un bucher est élevé au milieu de cette place ; dans le fond on apperçoit une partie des fortifications intérieures de la ville ; une foule de peuple est rangée dans cette place, pour être témoin de l'execution qui doit s'y faire. **** *book_ *id_V01 *act_ *date_1804 *creator_noverre On amene Lincée paré d'ornemens funéraires ; du coté opposé on conduit Hypermnestre enchaînée ; ici ces deux epoux, prêts à être désunis pour toujours, volent l'un à l'autre, malgré la résistance de leurs gardes, et se donnent en présence de tout le peuple des témoignages de leur mutuelle tendresse : le peuple attentif à l'action de ces amans, s'y intéresse ; le parti de Lincée saisit cet instant pour se soulever contre un Roi Tyran ; la persuasion gagne de proche en proche, et le peuple aussi attendri que convaincu de l'innocence de ces infortunés, se déclare en leur faveur ; la faction s'accroit ; les gardes sont renversés ; le bucher est détruit ; on élève un trône à sa place ; on dépouille Lincée de ses ornemens funéraires ; on lui donne des armes ; on le place sur le trône avec Hypermnestre ; on le proclame Roi d'Argos, et on lui prête d'une commune voix le serment de fidelité. **** *book_ *id_V02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Danaüs, averti de la révolte, paroît à la tête de quelques troupes encore fidèles ; le combat recommence, mais ses efforts sont repoussés ; rien ne peut résister à la valeur de Lincée secondé des siens : Danaüs, se voyant prêt à être enveloppé, et à recevoir le châtiment qu'il mérite, s'élance sur Hypermnestre, qui, attentive à la conservation des jours de son père et de son époux, a volé au milieu d'eux, pour suspendre ou détourner leurs coups ; il la saisit d'une main, et lève le bras pour lui plonger dans le sein le glaive dont il est armé ; ici, Lincée, voyant le danger d'Hypermnestre, se jette sur Danaüs, lui arrête le bras et le désarme ; un Officier de confiance saisissant cet instant, plonge son poignard dans le sein du Tyran ; déjà la mort s'imprime sur ses traits ; des mouvernens convulsifs annoncent son dernier instant ; il tombe : c'est en vain que sa fille vole vers lui, qu'elle le presse et le conjure de jetter sur elle un regard de clemence ; déjà la mort étend ses voiles sur les traits de Danaüs ; il expire ; Lincée et Hypernmestre receuillent son dernier soupir ; Danaüs toujours cruel détourne avec horreur ses yeux de dessus eux, ou, si par hazard il les regarde, c'est pour leur reprocher sa mort, leur prouver qu'il emporte sa haine, et qu'il expire avec le regret de n'avoir pu éteindre sa vengeance dans leur sang. FIN. Personnages. LeSophi de Perse. Zélis, Sultane favorite. Zulmire, epouse du Sophi. Usbeck, frère de Zulmire. Fatnie, autre Sultane. La décoration représente les jardins du Sérail du Sophi de Perse ; la droite de la scène offre une terrasse ornée de balustrades et ombragée par de riches étoffes ; derrière cette terrasse s'élève une partie des vastes bâtimens du Sérail, des bosquets couronnés d'arbres sont plantés vers la gauche ; du même côté et à l'extrémité du théâtre, on découvre un grand escalier ; le fond offre un massif d'arbres en forme circulaire, au milieu des quels est placé un bassin orné de jets et de nappes d'eau. Une partie des femmes du Sérail sont grouppées sur la terrasse ; d'autres sont assises à l'entour du bassin ; celles-cy font de la musique, tandis que celles-là prennent l'amusement de la pêche. Plusieurs Sultanes assises sous les berceaux s'occupent à différens ouvrages : la Sultane favorite, placée sur un riche sopha, forme le grouppe principal de ce tableau ; elle est entourée de plusieurs Sultanes qui lui présentent les fleurs dont elle compose un bouquet pour le Sophi ; l'assortiment et le mélange ingénieux des couleurs doivent lui peindre ses sentimens, des esclaves sont dispersés sur l'escalier dans différentes attitudes ; cette scène tranquille et contrastée de tableaux reçoit un nouveau mouvement par l'arrivée des Eunuques et des Bostangis. Les uns présentent aux Sultanes des rafraîchissemens et des parfums ; les autres, des Fleurs et des fruits. Zélis, Sultane favorite demande un miroir ; on le lui présente ; elle s'y regarde avec complaisance ; sourit à ses attraits, essaye ses mouvemens et ses gestes : ceux-ci deviennent plus expressifs, et ceux-là plus voluptueux, cette glace fidelle, en reproduisant ses charmes, semble lui en prêter encore de nouveaux. A l'aspect d'un miroir, la broderie, la pêche, la lecture et la promenade sont sacrifiées ; les Sultanes accourent ; mais Zélis jeune et belle, parconséquent capricieuse et jalouse, ordonne qu'on emporte la glace, elle propose des danses ; elle fait un geste ; soudain une musique tendre et mélodieuse se fait entendre derrière les bosquets. Les sultanes déploient à l'envi leurs grâces, leur élégance et leur agilité. Un bruit d'instrumens militaires interrompt ces jeux et annonce l'arrivée du Sophi. Il est devancé et suivi par un cortège nombreux ; il paroît ; on tombe à ses pieds ; les esclaves se retirent : il reste seul au milieu de ses femmes. Zélis vole dans ses bras, lui présente un bosquet ; l'Empereur le reçoit, et en le parcourant des yeux, il y découvre les sentimens les plus tendres. Toutes les Sultanes s'empressent autour de lui et expriment le désir qu'elles ont de lui plaire. Le Sophi paroît moins occupé des tableaux voluptueux qu'on lui présente que du secret qu'il va révéler. Zélis, qui lit dans le cœur de son amant, exprime de tendres inquiétudes ; elle le presse de lui confier le sujet de son agitation. Ce Prince balance, et dans l'instant où il va dévoiler le mystère, qui percera le cœur de Zélis, le chef des Eunuques paroît et lui annonce l'arrivée de la nouvelle épouse ; Zélis tombe mourante aux genoux du Sophi : les autres Sultanes expriment les divers mouvemens dont elles sont agitées. Le Sophi relève Zélis et fait de vains efforts pour la consoler. Ce Prince voulant s'arracher à une situation qui déchire son ame se retire en recommandant Zélis aux soins de ses compagnes. Il leur ordonne de se placer sur la terrasse, pour donner plus de pompe à l'entrée de celle qui va partager son trône. Une marche triomphale composée des troupes et des grands Officiers de la Couronne, des Eunuques, des Bostangis, des Muets, des Nains, précède la nouvelle épouse : elle est dans une espèce de chaise à porteurs de la plus grande richesse. Son frère la suit ; il est porté sur un palanquin ; l'Empereur est entouré de sa cour. Zulmire, (c'est le nom de la nouvelle épouse), se présente voilée ; il la conjure d'oter ce voile qui lui dérobe tant d'attraits. Zulmire obéit en tremblant ; le voile tombe ; les roses de la modestie et de l'innocence ajoutent encore à la beauté. Le Sophi frappé de tant d'éclat recule de surprise et d'admiration. Ce mouvement fait croire à Zulmire que ses attraits n'ont pas fait l'impression qu'elle espéroit ; elle court vers son frère en se couvrant le visage de ses mains. L'Empereur transporté d'amour, vole à ses genoux ; Zulmire se tourne tendrement vers lui et se précipite dans ses bras. L'instant où le voile de Zulmire est enlevé, est marqué par l'action variée des femmes du Sérail, on voit la douleur impérieuse des unes ; l'affliction muette, mais plus douloureuse des autres ; la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore. Le Sophi au comble du bonheur ordonne aux femmes de son Sérail de rendre hommage à Zulmire ; elles obéissent ; elles approchent par grouppes, et exécutent cet ordre cruel avec plus ou moins de respect. L'infortunée Zélis se refuse aux volontés de son maître, elle est, pour ainsi dire, entraînée à cet hommage forcé par le chef des Eunuques ; elle s'avance suivie des principales Sultanes ; et au moment où elle va s'humilier, elle lève les yeux sur sa rivale, chancelle et tombe évanouie. Zulmire, vivement touchée de sa situation, oublie son rang pour la secourir. Le frère de Zulmire frappé de la beauté de Zélis, lui prodigue les plus tendres soins ; elle ouvre enfin les yeux, mais rencontrant ceux de sa rivale et se trouvant entre ses bras elle s'en échappe avec horreur, et fuit en exprimant son désespoir. Le Sophi touché de la sensibilité de Zulmire l'en aime davantage ; et, pour faire diversion à cette scène affligeante, il ordonne des jeux ; on se livre à des danses : Zulmire y déploie toutes les grâces de son âge et toutes celles de la beauté, dans un pas de trois dialogué entre elle, le Sophi et son frère. Les deux amans expriment leur commun bonheur ; et Usbeck le partage. Cette fête variée termine la première partie de ce spectacle. Il vient y attendre Zélis. Elle lui a demandé un entretien particulier qu'il n'a pu lui refuser. Il peint l'inquiétude : son cœur naturellement sensible et qui ne s'est détaché que par des raisons d'etat, ne peut voir sans intérêt le désespoir d'une femme qu'il à tendrement aimée. Zélis, accompagnée de Fatnie, Sultane impérieuse et méchante, se présente à l'Empereur ; ce Prince ordonne a Fatnie de se retirer ; Zélis seule emploie tous les moyens possibles pour rappeler son amant à ses premières chaînes ; mais ne pouvant le vaincre, elle lui présente un poignard et son sein. Le Sophi vivement émû promet à Zélis ses soins, ses égards et son amitié. Cette amante éperdue se retire en exprimant son désespoir ; le Sophi la suit pour la calmer. Fatnie, qui avoit épié malignement cette scène, se livre à tous les projets de sa vengeance ; elle veut que Zélis en soit le fatal instrument. Celle-ci arrive ; Fatnie profite du trouble qui l'agite ; elle lui donne les conseils les plus horribles ; lui présente un poignard, et lui fait entendre que le même coup doit frapper l'inconstant et sa rivale. A cette proposition Zélis recule épouvantée ; c'est en vain que Fatnie lui montre la nécessité de se venger ; Zélis naturellement tendre n'écoute que sa douleur : mais Fatnie lui montre dans l'éloignement le Sophi baisant la main de Zulmire, elle devient furieuse, arrache le poignard des mains de Fatnie, et lui promet en se retirant avec elle de se livrer aux excès de la plus cruelle vengeance. Le Sophi entre avec Zulmire, leur action offre le tableau du bonheur. Ils touchent l'un et l'autre au moment qui va les unir ; après un pas plein d'action, ils s'asseyent sur un sopha. Un esclave présente à Zulmire une corbeille de fleurs. Elle en mélange les couleurs d'après les sentimens de son cœur. Pendant cette scène la cruelle Fatnie paroît vers le fond avec Zélis : elle cherche à raffermir son bras mal assuré, elle la pousse, pour ainsi dire, vers le crime ; Zélis approche, lève une main tremblante ; le Sophi se retourne ; le fer lui échappe ; elle tombe aux pieds de son amant et de sa rivale ; les inonde des larmes du repentir, déclare sa complice, relève le poignard pour s'en percer le sein : Zulmire la désarme : le Sophi irrité appelle ; on accourt, on enchaîne Fatnie. L'Empereur ordonne son supplice. La tendre Zulmire se précipite à ses pieds. Elle veut que le jour de son bonheur soit marqué par celui de sa clémence. Zélis frappée de tant de vertus presse contre son sein cette femme généreuse. Zulmire la relève et l'embrasse et lui promet ; la plus tendre amitié. On avertit l'Empereur que tout est prêt pour la cérémonie ; il présente la main à Zulmire ; Usbeck offre la sienne à Zélis, ils partent accompagnées du plus brillant cortège pour se rendre à la Mosquée. La décoration représente la Mosquée du Sophi, ornée de galeries et de tribunes : un superbe trône s'élève dans le fond de ce vaste édifice ; des candélabres chargés de girandoles et des lustres d'une forme singulière décorent ce monument. Des cassolettes sur des trépieds exhalent des parfums. Sur une marche guerrière les troupes formant la garde du Sophi paroissent, et, après plusieurs évolutions elles font l'exercice suivant le costume Persan ; ensuite viennent les grands Officiers de l'Empire, les Eunuques, les Bostangis ; après eux les Ambassadeurs et leur suite : les femmes du Sérail précedent l'Em-pereur. La jeune Reine, Usbeck, Zélis et les Dervis l'accompagnent ; la garde impériale ferme cette marche pompeuse ; chaque quadrille se place successivement et par rang dans les différentes parties de ce grand éditice ; le Sophi monte sur son trône ; Zulmire est à ses pieds ; Usbeck et Zélis sont placés plus bas ; les grands Officiers de l'Empire entourent le Sophi ; les troupes forment une double haie. Des esclaves déploient et placent à terre les tapis nécessaires à cette cérémonie. Le silence succède au bruit éclatant de la musique : le Sophi pose la main sur le livre de la loi ; les assistants tombent à genoux ; il met ensuite le diadême sur la tête de Zulmire ; il la montre au peuple comme l'épouse qu'il a adoptée et que son cœur a choisie ; il la place sur son trône : dans ce moment on se prosterne la face contre terre : le bruit de l'artillerie, celui des instrumens militaires, tout annonce un instant précieux aux vœux du Souverain et à la satisfaction de ses sujets ; on se relève ; on exprime l'allégresse et la joye ; la danse en étant le symbole, on s'y livre avec transport ; chacun exprime la gaieté suivant le costume de ces climats. Après cette fête variée à la quelle le Sophi ne dédaigne point de s'associer, et que Zélis et Usbeck embellissent encore, l'Empereur remonte sur son trône. Tous ceux qui ont assisté à cette auguste cérémonie l'entourent et forment un groupe général qui termine le spectacle. FIN. Personnages. Admète, Roi de Thessalie. Alceste, épouse d'Admète. Hercule. Lycomède, Roi de Scyros. Ismène, sœur d'Alceste. Les deux enfans d'Alceste. Apollon. Lutteurs et Gladiateurs. Thessaliens. Thessaliennes. Compagnons d'Hercule. Soldats. ARGUMENT. Admète, Roi de Thessalie dont Phère étoit la Capital avoit épousé Alceste, fille de Pélias ; il jouissoit paisiblement des douceurs de son union, de l'amour de son peuple, de la tendresse de ses enfans et de l'estime de ses voisins. Lycomède, Roi de Scyros, isle très-voisine de Phère, ne peut résister au désir de voir et de connoître un Prince et une Princesse qui réunissoient tant de vertus ; il vient à la cour d'Admète ; Hercule voulant vérifier les éloges que la Renommée publioit, se détermina à faire le voyage de Phère : ces illustres etrangers furent acceuillis avec tous les égards dus à leur rang et à leur naissance. Admète joignit à l'hospitalité tout ce que la magnificence et la générosité, peuvent y ajouter ; il leur donna des fêtes brillantes ; Hercule à l'exemple d'Apollon devient l'ami et le Protecteur d'Admète ; mais Lycomède dont l'ame étoit basse et ingrate, conçut l'horrible projet d'enlever Alceste à son époux ; il dissimula sa passion criminelle, et résolut en secret d'exécuter ce barbare dessein, lorsqu'il en tronveroit l'occasion. Le public instruit s'appercevra facilement que Lycomède n'est qu'un personnage épisodique, mais qui devient absolument nécessaire à l'exposition et au nœud de l'action, et qu'il en amene le dénouement d'une manière claire et facile, lors-même qu'il n'existe plus et quoi qu'il soit étranger à la suite des événemens. La décoration représente un vaste péristile superbement orné pour une fête ; les entre-colonnes forment des balustrades couvertes de riches étoffes ; une estrade est élevée sur un des côtés de la scène ; le fond du théâtre représente la mer ; le vaisseau de Lycomède est richement décoré ; d'autres vaisseaux de la flotte paroîssent dans l'éloignement. La cour que précèdent un brillant cortège, des lutteurs et des gladiateurs, est suivie par les troupes et les compagnons d'Hercule. Les Princes se placent sur l'estrade qui leur est destinée ; les jeux commencent ; les prix sont distribués ; des danses suivent, ces jeux : les Princes s'associent à cette fête et l'embellissent. Lycomède, toujours occupé de sa passion ; n'a point renoncé à son imfâme projet ; l'absence momentanée d'Hercule et d'Admète lui en permet l'exécution : il engage la Reine qui a les yeux fixés sur son vaisseau, de vouloir y monter avec sa sœur et ses femmes, pour en examiner l'intérieur. La Reine, vivement sollicitée et par sa sœur et par le perfide Lycomède, accepte la proposition : le traître lui présente la main et traverse le pont qui unit le rivage au vaisseau : mais lorsqu'Hercule et Admète qui surviennent, veulent le suivre le pont s'enfonce et disparoît ; et le vaisseau prend le large. Dans ce moment d'une consternation générale, Admète et Hercule paroissent furieux de cette trahison, et exhalent leur colère ; c'est en vain qu'ils menacent ; c'est en vain qu'Alceste tend les bras vers son époux ; le vaisseau marche et disparoît. Hercule, qui partage la situation malheureuse d'Admète, lui jure de seconder sa vengeance ; il lui offre le secours de son bras et de ses compagnons. Admète accepte avec reconnoissance ce généreux dévouement. On fait avancer les troupes, elles mettent le sabre à la main, entourent les deux héros et jurent sur la massue d'Hercule et le bouclier d'Admète de combattre jusqu'à la mort et de venger l'affront que Lycomède vient de leur faire. Après ce serment solennel, les chefs et les soldats s'embarquent avec précipitation pour joindre le ravisseur. Alceste s'est échappée des mains de son ravisseur ; elle est errante et ne sait de quel coté tourner ses pas ; Lycomède, qui est à sa poursuite, la rencontre, lui déclare sa passion, et lui offre le partage de son trône : Alceste ne répond à ses vœux et à ses hommages que par l'expression du mépris ; Lycomède offensé ose devenir téméraire. Alceste indignée lève le bras pour le frapper ; Lycomède la désarme et ordonne qu'on la charge de fers. Dans ce moment le bruit de la trompette se fait entendre. Lycomède montre de la crainte ; Alceste peint sa joie et menace le ravisseur, qui l'entraîne avec précipitation dans la forteresse. La décoration représente les fortifications extérieures de la ville de Scyros. Hercule et Admète paroîssent à la tête de leurs troupes. Ils somment la place de se rendre ; le farouche Lycomède, qui est sur les remparts, ne répond à cette sommation qu'en leur montrant Alceste dans les fers. A cette vue la fureur s'empare des assiégeans : on fait avancer les béliers et les tours mouvantes pour renverser les murailles ; on pose les échelles et l'on monte à l'assaut. Hercule de son bras nerveux brise et enfonce la porte de la ville. Une partie des murailles s'ecroule. On pénetre dans la place. Lycomède fait une sortie, mais il est joint par Admète ; le combat s'engage et devient général. Hercule chasse devant lui toutes les troupes de Scyros ; Lycomède est tué par Admète, mais ce Prince reçoit une blessure mortelle. Hercule ayant embrasé la ville de Scyros délivre Alceste ; elle voit son ravisseur étendu sur la poussière, et ce premier objet excite sa joie ; mais apper-cevant ensuite son époux dangereusement blessé, elle exprime toute sa douleur. On apporte un brancard formant un trophée des dépouilles des vaincus ; on y place Admète pour le transporter dans ses états. L'armée le précede et le suit au bruit d'une musique lugubre. Admète touchant aux derniers instants de sa vie, s'arrête dans un lieu peu éloigné de sa capitale ; il est placé sous une tente. Tout ce qui l'environne a une nuance lugubre ; mais Alceste exprime son affliction de la manière de plus vive, on voit qu'une douleur profonde brise son ame et déchire son cœur. Apollon paroît sur un nuage, ce Dieu Protecteur d'Admète, n'a point oublié les actes d'hospitalité que ce Prince exerça envers lui lorsqu'il fut chassé du ciel : par reconnoissance, il a obtenu des parques, que lorsqu'Admète toucheroit aux derniers instans de sa vie, il éviterait la mort si quelqu'un s'y devenoit à sa place. Ce Dieu jette un poignard au milieu de l'assemblée. Le nuage sur le quel il est assis s'enflamme, et on lit en caractères de feu ces paroles : Admète, va perdre la vie, Si quelqu'un ne s'immole pour lui. Cette inscription consterne l'assemblée ; Alceste se livre aux douceurs de l'espérance. Apollon disparaît. Alceste se saisit du poignard, elle le présente alternativement a ceux qu'elle croit le plus terdrement attachés à son époux ; mais ses amis fuient et l'abandonnent, alors elle prend la noble résolution de se dévouer ; elle ordonne à ses femmes de lui ôter son manteau royal, son diadême, et de lui amener ses enfans. Ils arrivent ; elle les presse contre son sein, elle les arrose des larmes que la tendresse maternelle fait couler, se jette à genoux, élève les bras vers le ciel, et l'implore en faveur de ses fils ; elle les embrasse pour la dernière fois, et ordonne qu'on les éloigne ; puis elle vole à son mari : s'appercevant que les signes de la mort se tracent sur ses traits, elle se frappe et tombe dans les bras de ses femmes. Hercule et Ismène, qui paroîssent, n'ont pu arrêter le bras d'Alceste. Cette Princesse, avant d'expirer, leur recommande Admète et ses enfans. Ismène exprime sa douleur, et Hercule promet à Alceste d'être l'ami de sa famille. Cependant l'oracle est accompli ; le sacrifice est consommé : Admète revoit la lumière et recouvre graduellement sa santé ; il se lève, il chancèle, il apperçoit Hercule, marche vers lui et se jette dans ses bras ; son premier soin est de lui demander Alceste. Hercule ne répond que par un geste, qui exprime son affliction : Admète allarmé le conjure, le presse de s'expliquer. Hercule lui avoue que son épouse s'est devouée à la mort, pour lui conserver la vie, et il la lui montre entourée de sa sœur, de ses enfans et de ses femmes ; Admète s'approche de ce tableau avec effroi, et se précipite aux genoux de son épouse ; mais la voyant sans vie, il se saisit du poignard, et veut se frapper ; Hercule lui arrête le bras, le désarme et lui promet de descendre aux enfers, de ravir son épouse à l'empire de Pluton et de la rendre à sa tendresse : Hercule se jette à genoux, étend ses bras vers le ciel et supplie Jupiter de lui accorder cette nouvelle victoire, Le Maître des Dieux est sensible à la prière de son fils ; la foudre gronde, l'éclair perce la nue ; le Tonnerre frappe la terre : elle sentrouvre et offre une route à Hercule. L'Amour paroît avec son flambeau pour le guider et éclairer les pas du héros, il embrasse Admète, le confie aux soins de ses compagnons, à la tendresse de tout ce qui l'entoure et descend aux enfers. Hercule pénétre dans l'empire des morts ; mais Cerbère, ce monstre à trois têtes, s'oppose à son passage. Hercule le combat, le terrasse, et l'enchaîne. De cet antre il porte ses pas vers les Champs Elisées : parmi les ombres heureuses qui s'offrent à sa vue, il croit distinguer Alceste ; il l'éloigne de ses compagnes, lève le voile qui dérobe ses traits la reconnoît et l'emméne ; mais la troupe infernale s'oppose à ses desseins ; les farouches Euménides s'élancent sur lui et ne peuvent lui ravir sa proie. Il dompte leur fureur et les disperse : les Démons font d'inutiles efforts pour lui arracher Alceste. Hercule lutte contre eux, les terrasse, et enlève l'épouse de son ami. Admète est entouré des Dames de la Cour ; elles s'empressent par leurs jeux de dissiper les inquiétudes et l'impatience de ce Prince. Il les engage à s'éloigner et à le laisser jouir un instant des douceurs de la solitude. Comme elles se disposent à obéir, la terre s'en-trouvre ; on voit Hercule, l'Amour et l'Hymen grouppés à l'entour d'Alceste qui est endormie. Admète s'approche avec précipitation, se jette aux genoux de ces Divinités protectrices. Alceste ouvre les yeux, voit son époux et se jette dans ses bras : l'Hymen rallume son flambeau à celui de l'Amour ; Admète et Alceste se prosternent aux pieds de ces Immortels, et expriment vivement à Hercule leur reconnoissance. Apollon, n'ayant point oublié les égards et les services qu'Admète et Alceste lui rendirent, veut être témoin du bonheur de ces époux. L'horison s'entrouvre : le jardin disparoît et fait place au Palais brillant du soleil : Apollon est assis sur un trône éclatant ; ce Dieu veut se montrer dans toute sa gloire : les Astres, les Constellations, les Heures, les Muses et les Arts l'environnent : Admète et Alceste se prosternent, et lui expriment leur gratitude. L'Amour a appelé les Jeux, les Ris, les Plaisirs et la Cour enjouée de Vénus : ils arrivent et s'empressent de célébrer par leurs danses la félicité des deux époux. FIN. **** *book_ *id_programmes_alexandre *date_1804 *creator_noverre Plan du ballet d'alexandre. Après la bataille d'issus, remportée par Alexandre sur l'armée de Darius, la famille de ce Prince fut faite prisonnière. Le vainqueur s'empressa d'aller visiter ces augustes victimes do la guerre ; il était accompagné d'Epheslion et suivi d'une garde nombreuse, et d'esclaves chargés de riches présens. La mère de Darius, sa femme, ses deux filles, son fils encore en bas âge se trouvoient au pouvoir du vainqueur, et étaient réunis sous la même tente. Dès qu'Alexandre parût, Sysigambis, suivie de sa famille, alla se prosterner aux pieds de ce Prince, qui vivement touché de ses malheurs et de son hommage respectueux, la console, et lui ordonne de conserver toutes les marques de son ancienne splendeur. Une des filles de Darius, Statira, lui tend les bras et implore sa clémence. Frappé de sa beauté et de ses grâces naïves et touchantes, le Prince Macédonien en devient éperduement amoureux. Le même trait dont son cœur est atteint va blesser celui de la jeune Princesse. Il relève avec bonté cette famille prosternée à ses pieds, la comble de présens, et la fait conduire dans un Palais voisin de son camp. Des ordres sont donnés à Ephestion pour que ces illustres captives soient traitées avec les plus grands égards et servies avec magnificence. Le Prince Macédonien saisit une occasion favorable d'avoir un entretien avec Statira ; il lui fait connoître sa passion. La Princesse lui avoue avec l'ingénuité et la candeur de son âge, qu'elle n'est point insensible à ses feux. Alexandre au comble du bonheur s'éloigne d'elle avec peine, et va poursuivre sa marche victorieuse. Ce Prince avide de gloire et de triomphes vole à de nouvelles victoires il bat et met en fuite l'armée des Perses, composée d'environ 800,000 hommes ; et les suites de la bataille d'Arbelles, sont la mort de Darius, massacré par le perfide Bessus, et la destruction totale de son empire, qui devient la conquête d'Alexandre. Le vainqueur vole des bras de la gloire dans ceux de Statira ; il lui annonce sa nouvelle victoire, et lui offre son cœur et son trône. La Princesse est sensible à ce double hommage ; mais son ame est cruellement déchirée par les désastres de sa famille, par la mort tragique de son père, par la perte qu'elle vient de faire d'une mère tendre et chérie, qui a succombé sous le poids de la douleur. Ses restes ont reçus par ordre d'Alexandre les honneurs funébres les plus magnifiques. Le vainqueur d'Arbelles exige de Statira, qu'elle soit placée à ses côtes dans le char triomphal qui doit le conduire à Babylone. Il veut que cette alliance console les peuples des malheurs inséparables de la guerre ; il veut enfin que les mêmes murs, témoins de sa naissance, voient allumer pour elle les flambeaux de l'Hyménée. La Princesse hésite, elle balance ; mais l'Amour triomphe de toutes ses réflexions. Tel est l'empire de la valeur sur la beauté. Statira consent à tout ce qu'exige Alexandre. Ce Prince étoit uni à Roxane. Sous divers prétextes, il l'éloigne du théatre de sa gloire et de son infidélité. Mais la discrétion n'est pas toujours le partage des confidens des Princes. Roxane, instruite de ce qui se passe, s'introduit sécrétement dans Babylone. Elle y reste cachée, sans se faire connoître à personne. Alexandre entre dans cette ville en triomphateur. A ses côtés est le nouvel objet de son amour. La pompe, la magnificence Asiatique éclatent de toutes parts. A la vue de la fille chérie de leur ancien maître, les Perses oubliant un moment leurs malheurs, font retentir les airs de leurs cris d'allégresse, mais ces cris portent au cœur de Roxane la rage et le désespoir. Au sortir d'un festin magnifique, Alexandre marche au temple, pour consacrer par la religion son aillance avec la belle Stalira. Cependant Roxane est entrée dans le temple, avec le projet de poignarder sa rivale dans les bras d'Alexandre. La cérémonie achevée, le Prince vétu à la Persanne, distribue des coupes d'or à ses principaux Officiers, leur fait de riches présens, et leur donne en mariage les prisonnières de distinction qui accompagnoient la famille de Darius. Dans cet instant de félicité commune, Roxane s'élance sur sa rivale et lève le bras pour la frapper du fer dont elle est armée. Ephestion la désarme ; Statira recule saisie d'effroi ; Alexandre se retourne et voit Roxane à ses pieds. Outré du crime qu'elle avoil failli commettre, il ordonne qu'on l'emmène et qu'on l'éloigne d'un lieu dont sa présence trouble le bonheur. Alexandre est obéi, l'éloignement de Roxane rétablit le calme et la félicité ; et cette fête pompeuse se termine par des danses nobles, dans les quelles Statira déploye toutes les grâces dont la nature la pourvue. Sujet du ballet. Le fondement de ce ballet porte sur deux faits historiques ; le premier est celui d'un jeune Officier Anglais, qui ayant séduit la fille d'un Cacique, et en ayant eu plusieurs enfans, conçoit et exécute l'imfâme projet de la vendre à des marchands étrangers. Le second est celui de la résolution que prennent les habitans de la Pensylvanie de donner la liberté à tous leurs esclaves, et de ne garder auprès d'eux que des domestiques libres. Ce sujet est tiré en partie de l'Abbé Raynal. PERSONNAGES. Belton, Officier Anglais. Eliza, jeune Indienne, enlevée à sa famille par Belton. Zoraïm, Indien, frère d'Eliza. Zirca, Père d'Eliza, Cacique. Fatmé, mère d'Eliza. Amazili, sœur d'Eliza. Négotians Européens, Habitans de la Pensylvanie. Officiers Anglais. Quakers. Matelots. La scène est en Pensylvanie. La décoration réprésente des habitations et des plantations voisines de la mer. Plusieurs Colons, Quakers et Officiers Anglois sont répandus sur la scène ; les uns jouent, les autres boivent et conversent ensemble, tandis qu'une grande troupe de Nègres et de Négresses travaillent. Pendant cette action, un jeune Officier Anglais nommé Belton paroît inquiet et préoccupé. Il est suivi par Eliza, jeune femme Indienne d'une rare beauté. Ses vives caresses, ses tendres soins, apprennent au spectateur qu'elle est unie à Belton par les liens les plus sacrés ; et on voit à la gêne qui accompagne toutes les actions de ce jeune homme, qu'il est entièrement refroidi pour l'objet de son ancien attachement. Il cherche à éloigner Eliza ; lui donne une commission, et la congédie avec les feintes marques de sa tendresse. L'heure annonce que le travail des Nègres est fini, ils ferment leurs atteliers ; font leur repas, puis exécutent des danses et des jeux nationaux, avec tous les instrumens en usage dans leurs pays. Un grand bruit d'acclamations interrompt ce divertissement. On voit arriver un vaisseau qui mouille bientôt au rivage ; ce navire porte des commerçans Européens qui viennent faire trafic avec les Colons. Ils descendent et sont acceuillis par les habitans, les Quakers et les Anglais. Leurs matelots commencent à décharger une partie de leurs machandises, et posent les balots sur la rive. Les Nègres de l'habitation les aident, et marquent par leurs mines toute la curiosité de leur caractère. Belton tire à part un des nouveaux arrivés ; il lui fait entendre, qu'il a un marché à conclure, mais qu'il exige du secret ; il lui donne rendez-vous pour le lendemain avant la pointe du jour. Les Colons, Quakers et Officiers emmènent les négocians Européens dans leurs logis ; les Nègres s'emparent de leurs matelots ; et tout le monde se retire. La nuit commence à étendre ses voiles ; on distingue dans l'obscurité un sauvage Indien de belle apparence, qui arrive le long de la côte. C'est Zoraïm, frère de la jeune Indienne, amante de Belton. Il parcourt la scène et cherche les habitations. Comme il se décide a sortir par un des flancs du théâtre, il rencontre sa sœur, qui vient pour retrouver Belton ; elle reçonnoit son frère, veut se jetter dans ses bras ; il la repouse avec douceur et semble lui reprocher d'avoir abandonné son père, sa mère et lui-même, pour suivre un étranger séducteur. Il lui ordonne de le quitter et de le suivre à l'instant. La jeune femme fait ses efforts pour l'appaiser ; elle court chercher deux enfans encore très-foibles et lui dit, que ce sont là les liens qui l'attachent à Belton ; elle le conjure de venir le voir, l'assure qu'il est digne d'être son frère. L'Indien est touché. Il embrasse sa sœur ; elle l'engage à venir dans son logis ; il se décide, il prend les deux enfans dans ses bras et la suit. Belton paroît retournant dans son logement. Il reconnoît le frère de sa maîtresse qui emporte ses deux enfans et s'achemine vers sa cabane. Il est désespéré. Il ne veut pas le joindre ; il appelle un esclave ; écrit un billet par le quel il instruit Eliza qu il n'ira pas chez lui cette nuit, et lui assigne à elle-même un rendez-vous sur le bord de la mer, avant la pointe du jour. L'esclave va porter ce billet, et Belton se retire. Le jour commence à poindre insensiblement. Eliza arrive la première au rendez-vous. Elle voit venir de loin Belton, qui paroît accablé. Elle vole vers lui ; Belton prend un extérieur forcé pour répondre aux questions de sa maîtresse ; mais le trouble cruel dont il est agité perce à travers ses actions ; enfin on apperçoit à l'étonnement douloureux de la jeune femme, qu'il lui déclare qu'il faut se séparer. Trois négocians Européens paroîssent. Belton les tire à part et leur propose de leur vendre sa maitresse. Un deux va l'examiner, et apprend par son recit le crime affreux que va commettre l'Officiér Anglois ; il en instruit ses confrères ; tous reculent d'horreur. La jeune femme est bientôt instruite par leurs propos du projet de son perfide amant. Elle veut lui parler ; Belton devient furieux ; il est prêt à la maltraiter. Les trois négocians se disent un mot à l'oreille ; l'un d'eux tire une bourse et la donne à Belton, qui s'en va. La jeune Indienne veut courir ; elle tombe évanouie entre les bras de ses nouveaux maîtres. Cependant le jour s'est levé. Les Colons, les Quakers, les Officiers arrivent successivement pour traiter avec les étrangers. Ils sont surpris du spectacle qu'ils voient. Les trois marchands leur apprennent ce dont il s'agit ; ils ajoutent qu'ils ont payé la jeune femme pour la soustraire à la violence de Belton et qu'ils la rendent à la colonie. Le frère de l'Indienne vient à son tour ; il est instruit de tout ; il demande Belton, mais il s'est retiré. L'Indien donne les marques de la plus violente colère et part comme un trait. Tous se retirent et emmenent l'Indienne. Belton paroît dans le fond de la scène suivi de quelques esclaves chargés de balots ; il va vers une chaloupe qui est à flot. De l'autre côté, Zoraïm arrive suivi d'une troupe de sauvages et arrête Belton. Les sauvages veulent tomber sur lui ; Zoraïm les retient ; il reproche à Belton sa perfidie et lui offre le combat. Belton l'accepte. L'Indien se debarrasse de son carquois, de son arc ; prend un bouclier et un casse-tête : il donne les mêmes armes à Belton qui jette son epée. Quelques esclaves de ce dernier s'échappent pour donner l'allarme dans l'habitation. Le combat commence ; il est vif, mais l'Indien est terrassé ; les sauvages veulent aller au secours de leur chef, mais la foule des habitans et des nègres, qui survient, se jette à la traverse, et dégage Zoraïm. Eliza accourt échevelée et se jette dans les bras de son frère, qui est déespéré de n'avoir pu assouvir sa vengeance. Belton est rejetté avec horreur par les colons et par les officiers, ses Camarades ; il est frappé de repentir ; il perce la foule et se précipite aux pieds de sa maîtresse ; elle le repousse avec indignation ; son frère l'exhorte à ne pas se laisser fléchir. Belton jette avec fureur la bourse qui contient le prix de son crime. Il revient à sa maitresse ; lui offre ainsi qu'à son frère une épée pour lui percer le sein. Mais ils le repoussent et restent inflexibles. Belton sort un moment et reparoît avec ses deux enfans dans ses bras ; il tombe à genoux ; la jeune femme vole à ses enfans ; ils paroîssent implorer la grace de leur père. Dans ce moment Zirca et Fatmé qui ont suivi avec Amazili leur fille les pas de Zoraïm leur fils, paroîssent inopinément. Témoins de la scène qui se passe, ils expriment leur surprise et leur indignation ; Eliza vole dans les bras de son père et de sa mère ; ils la repoussent ; elle tombe à leurs pieds ; elle les arrose des larmes du repentir et de l'amour filial. Belton plus honteux et plus contrit que jamais, se traîne sur ses genoux vers ce père irrité ; sollicite son pardon ou la mort ; les deux jeunes enfans accourent ; ils joignent leurs prières et leurs pleurs à ceux de leur mère. Zirca ne pouvant être insensible à la vue d'un tableau si touchant ni résister aux prières des habitans, relève Belton et lui pardonne. Eliza se précipite dans les bras de son père et de sa mère ; elle leur exprime ainsi que Belton son amour, son respect et sa reconnoissance. Les deux petits enfans ne sont pas oubliés. Zirca les prend dans ses bras, les presse contre son sein et les éleve vers le ciel. Belton, prodigue ses tendres caresses à Amazili sa sœur ; il est uni à sa chere Eliza. La joie et l'allégresse régnent dans tous les cœurs et brillent dans tous les yeux. L'assemblée vivement touchée de la scène qui vient de se passer, et voulant terminer ce beau jour par un acte de bienfaisance accorde la liberté aux nëgres. Ils sont rangés d'un coté de la scène. Les colons leur otent la petite chaîne qu'ils portent en signe d'esclavage ; les nouveaux affranchis tombent aux pieds de leurs libérateurs ; mais ceux-ci les relèvent et les embrassent en signe de fraternité. Ce petit ballet est terminé par des danses particulières et générales. Chacune d'elles a un caractère distinctif et offre de grandes oppositions dans les genres. C'est au maître de ballets à observer cette variété et à la saisir ; car les Anglais et les Anglaises ne dansent point comme les nègres et les négresses, et les Indiens ne dansent point comme ceux-ci. Au reste, ce ballet doit peindre l'allégresse générale avec les nuances délicates que chaque quadrille exige. FIN. Avant-propos. Iphigénie en Tauride est la suite d'Agamemnon ; Oreste, après avoir vengé la mort de son père, et assassiné involontairement Clytemnestre sa mère, fut tourmenté par les Euménides. Ne pouvant ni soutenir sa situation affreuse ni résister aux remords, qui déchiroient son cœur, il prit la résolution d'aller à Delphes, pour y consulter L'Oracle d'Apollon. Ce Dieu lui conseilla de partir pour Athènes ; et il s'y transporta pour plaider sa cause devant Minerve. Cette Déesse lui ordonna de s'embarquer, de passer en Tauride et d'y enlever la statue de Diane profanée par les sacrifices humains du barbare Thoas. Cette expédition devoit absoudre Oreste, le délivrer des furies, et faire renaître en son ame le calme et la paix, que le crime et les remords en avoient bannis. Ce Prince obéit à Minerve, et s'embarqua avec quelques troupes ; Pylade, son ami fidèle l'accompagna sur un autre vaisseau, et ce ne fut qu'après avoir lutté contre la mort, que la fureur des flots leur présenta plusieurs fois, qu'ils arrivèrent enfin dans la Tauride. Thoas, chef cruel et sanguinaire avoit conçu une haine si implacable contre les Grecs, qu'il n'en échappoit aucun à sa rage ; il les faisoit immoler aux autels de Diane, dont Iphigénie, sœur d'Oreste, étoit grande prêtresse. Ce Prince et son ami Pylade, après avoir échapé au naufrage, sont arrêtés au moment de leur arrivée en Tauride ; le Tyran, vers le quel on les conduit, les remet entre les mains d'Iphigénie pour être sacrifiées aux autels de Diane. A la vue d'Oreste Iphigénie se sent troublée ; la voix du sang se fait entendre, et elle conçoit le dessein de soustraire Oreste a la mort. Ce Prince la préfere à la fuite et après un combat de générosité et d'amitié entre Pylade et lui, le premier feint de céder ; il s'engage d'aller à Mycènes, et de rendre exactement la lettre dont son ami vent le charger. Oreste, au moment d'être sacrifié est reconnu par sa sœur, et Pylade, qui n'avoit joint son vaisseau, que pour revenir avec ses soldats délivrer son ami ou périr avec lui, arrive dans l'instant où Thoas va donner la mort à Oreste ; le Tyran la reçoit des mains de Pylade ; ses troupes sont dispersées et mises en fuite, et on enlève la statue de Diane. Tel est le plan du ballet. Ce sujet a été traité par Euripide chez les Grecs, et par Guymond de la Touche chez les Français, Il ne m'a pas été possible d'imiter servilement Euripide, ni de copier strictement Guymond de la Touche ; je me suis attaché à ne point altérer le trait historique par des embellissemens et des ornemens étrangers qui en auroient défiguré les caractères. J'ai évité les grands monologues et les longs recits d'Euripide ; je me suis appliqué à rendre le dialogue serré, vif et concis ; car les moyens heureux d'un art nes'étendent pas toujours sur un autre art, et ce qui fait richesse en poësie, ne produit souvent que disette, longueur et confusion en pantomime ; en retranchant des phrases, j'ai ajouté à l'action, j'ai multiplié les incidens. Les coups de théâtre et les tableaux de situation ; j'ai cru devoir donner une épouse à Thoas, afin de me procurer un contraste d'autant plus nécessaire dans ce sujet, qu'il n'y règne point d'amour, et que privé d'une passion, qui est le ressort detoutes les autres, il a été utile que je cherchasse à y suppléer par des épisodes, qui ne pussent choquer la vraisemblance, ni altérer le fond de l'histoire ; j'ai prêté à Thoas un caractère cruel et farouche, fanatique et superstitieux, soupçonneux et craintif ; je lui oppose une épouse remplie de vertus, de douceur et d'humanité, et qui n'est occupée que du soin généreux de le ramener à des sentimens moins barbares. Le songe du Tyran est une imitation de la scène Anglaise ; cette action pantomime est frappée au coin du terrible ; elle est l'exposition complette de l'action ; ce n'est ni un hors-d'œuvre, ni un épisode étranger ; il naît naturellement du fond du sujet et y tient étroitement. Le rôle d'Arbas, que je fais père d'Enmène, augmente tout à la fois l'action et l'intérêt : sollicité par sa fille, il cède à ses prières ; sa tendresse paternelle lui ferme les yeux, sur les dangers aux quels il s'expose ; l'amitié qu'Eumène a vouée à Iphigénie est telle, que le désir de la servir ne lui donne pas le tems d'envisager le péril ni les suites funestes qui peuvent résulter d'une démarche aussi dangereuse. Arbas se charge de la lettre d'Iphigénie adressée à Electre sa sœur ; il ne doit la remettre à Pylade, que lorsqu il entrera dans son vaisseau : cette précaution en jettant un voile sur le secret de la naissance d'Iphigénie, éloigne toutes les questions, ménage le moment de la reconnoissance, et la rend d'autant plus frappante et d'autant plus intéressante, qu'elle est inattendue. Le moyen dont je me suis servi pour amener cette reconnoissance, est le seul qui puisse convenir à la pantomime, et l'unique qui puisse instruire le public que la victime est Oreste. Arbas est arrêté. Pylade a su tromper la vigilance des Gardes et gagner son vaisseau ; le Tyran est instruit par la lettre du complot d'Iphigénie. Oreste, qui ne voit point Pylade, frémit sur son sort ; Iphigénie tremble pour les jours de son frère, Eumène pour ceux de son père, Isménie pour ceux de son époux, qui lui même frissonne sur le danger qui menace sa vie. Tous ces tableaux offrent le triomphe de l'amitié, et s'ils ne sont pas d'un coloris aussi vif que ceux de l'amour, Ils en sont peut-être plus tendres et plus touchans. Pylade, qui arrive avec les siens et qui poignarde Thoas, au moment que le Tyran lève le bras pour frapper Oreste, fait renaître le calme et la joie ; et par une transition subite et naturelle, on se livre aux expressions délicieuses de l'amitié et de la reconnoissance. Eumène court dans les bras de son père ; Oreste se jette dans ceux de son ami et ne les quitte que pour voler dans ceux de sa sœur. Diane paroît dans un nuage avec les attributs de sa divinité ; si c'est une licence, elle m'est d'autant plus permise, que le poëte Grec termine son Iphigénie par l'arrivée céleste de Minerve. Isménie qui n'a pu se donner la mort, se consacre aux autels de Diane ; elle part avec les Grecs, qui emportent sa statue et qui vont lui élever un temple dans l'Attique ; cette Princesse quitte sa patrie pour se livrer aux fonctions sacrées de la Déesse, et être Grande Prêtresse de ses autels. Tels sont les décrets de cette divinité, qu'Isménie reçoit avec autant de respect que de reconnoissance. La destruction du temple est une suite bien naturelle du courroux de Diane, qui ne veut laisser aucun vestige d'un lieu, où l'on déshonoroit son culte en arrosant ses autels du sang précieux des humains. Après être entré dans le détail des moyens que j'ai employés, et que le désir de plaire m'a suggérés, il me reste à réclamer cette indulgence que le public a daigné avoir pour Agamemnon ; je désire ardemment que sa fille Iphigénie soit vue avec la même bonté, et reçoive le même acceuil que le père. Ce sera m'encourager et me fournir le moyen de faire revivre cet art ancien de la vraie pantomime qui faisoit les délices d'Athènes et de Rome. PERSONNAGES. Thoas, Chef de la Tauride. Iphigénie, Grande Prêtresse de Diane. Oreste, Roi d'Argos et Mycènes. Pylade, Roi de Phocide, ami d'Oreste. Isménie, épouse de Thoas. Eumène, seconde Prêtresse de Diane. Arbas, père d'Eumène. Chœur de Prêtresses. Prêtres et Sacrificateurs. Jeunes enfans consacrés au sacerdoce. Officiers de Thoas. Soldats de Thoas. Soldats d'Oreste et de Pylade. Matelots. La scène est en Tauride. La décoration représente la mer ; les deux cotés du théâtre offrent l'aspect de deux rochers, qui de loin paroîssent se réunir ; ils partagent les isles Cyanées. Les Grecs ont donné à ces rochers le nom de Sympléoades ; ils sont sur le Pont-Euxin, l'un du côté de l'Europe, l'antre du côté de l'Asie ; ces rochers arides qui s'élèvent dans les nues, forment des grottes et des antres obscurs. La scène est dans la nuit. **** *book_ *id_I01 *act_ *date_1804 *creator_noverre La mer est agitée par une horrible tempête, les vents irrités se déchaînent, la foudre gronde, les éclairs percent la nue et embrasent l'horison ; le tonnerre tombe de toutes parts, les vagues, en s'élevant vers le ciel se brisent contre les rochers ; des matelots Grecs cramponnés aux débris du vaisseau d'Oreste luttent vainement contre la fureur des flots ; bientôt on apperçoit la chaloupe d'Oreste jouet de la tempête et exposée à chaque instant a être engloutie ; la mort environne ce malheureux Prince, elle se présente à lui sous des formes différentes, et les élémens déchainés semblent se disputer sa perte. Les Euménides grouppées sur le haut des rochers secouent leurs torches infernales, et le sifflement des serpens qui couronnent leurs têtes, ajoute à l'horreur de ce spectacle, La chaloupe poussée par un coup de vent se brise contre les rochers et est soudainement engloutie. Oreste se cramponne à un de ces rochers, et voulant éviter la mort, il rencontre de nouveaux tourmens ; poursuivi de rochers en rochers par les farouches Euménides, il cherche un azile dans leurs antres ténébreux, qui tout à-coup sont éclairés par le feu des Enfers. Dans cette situation il fuit, et gagne enfin le rivage ; mais en se dérobant aux persécutions des furies, son horreur redouble lorsqu'il se voit arrêté par l'ombre errante de Clytemnestre. A cet aspect, son crime se retrace à son imagination et porte à son cœur les sentimens du désespoir. L'ombre en soulevant une partie de son voile, lui découvre la plaie encore saignante qu'elle a reçue de lui ; Oreste frémit et recule d'horreur ; ses cheveux se hérissent ; les furies s'emparent de lui, et dans l'égarement de son esprit, il poursuit en furieux l'ombre de sa mère qui disparoît. **** *book_ *id_I02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Des Gardes de Thoas portant des torches allumées sont suivis par des soldats ; les cris des malheureux qui ont fait naufrage, les ont attiré vers cet endroit, Oreste en est apperçu, le chef de la troupe lui demande ses armes et ordonne qu'on le charge de fers. Oreste loin d'obéir, les défie tous, se met en défense et le combat s'engage. Pylade, dont le vaisseau a échappé à la tempête, dirigeoit sa course à la vue de quelques débris encore flottans de celui d'Oreste. Il arrive au secours de son ami ; l'un et l'autre font des prodiges de valeur ; ils tuent et renversent plusieurs soldats, mais accablés par le nombre, enveloppés de tous cotés, ils sont obligés de céder ; on les désarme, on les enchaîne, et malgré leurs efforts ils sont entraînés. Dans cette situation, ils expriment leur inquiétude, sans manquer cependant à la fermeté et au courage qui caractérisent les héros. La décoration représente la chambre à coucher de Thoas ; une couchette est placée sur un des cotés de la scène ; elle est couronnée par un baldaquin surmonté de panaches ; le diadême et le casque de Thoas sont posés sur une table près de la couchette, et sur cette même table est une lampe qui éclaire moins l'appartement qu'elle ne réfléchit la lumière sur les traits de Thoas. La scène est au crepuscule du matin. **** *book_ *id_II01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Thoas est endormi. Un songe affreux agite son ame et porte à son cœur la crainte et l'effroi : il croit voir les lambris de son appartement teint du sang des victimes innocentes qu'il a fait égorger : un instant après deux Grecs se peignent à son imagination ; l'un le menace de son poignard, et l'autre enlève la statue de Diane : il apperçoit ensuite Tisiphone suivie par les parques ; tandis que la furie le menace, l'inflexible Atropos tranche le fit de ses jours. C'est dans l'agitation du sommeil que les traits de la phisionomie et les gestes de Thoas peignent les sentiments douloureux et pénibles qu'il éprouve en songe ; au coup du fatal Cizeau Thoas s'éveille. Sa lampe s'éteint ; il court, il s'agite, la frayeur s'empare de ses sens ; il se jette à genoux, lève ses bras tremblans vers le ciel et implore sa clemence : il veut se relever ; mais ses jambes ne peuvent supporter le poids de son corps ; il tombe, il appelle et l'on vient à son secours. **** *book_ *id_II02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Isménie, précédée de deux esclaves portant des flambeaux, précipite ses pas ; mais quel est son effroi, lorsqu'elle voit Thoas étendu et presque sans mouvement. On le releve, on l'assied, et son épouse, après avoir renvoyé les esclaves, lui demande quel est le sujet de la situation où elle le trouve. Ce Prince dont la frayeur a glacé les sens, lui fait une peinture frappante de tous les objets qui l'ont épouvanté. Isménie saisit cet instant pour le ramener à des sentimens plus doux, elle lui représente les Dieux irrités de ses sacrifices ; que le sang humain dont il innonde le temple et l'autel de Diane, offense cette divinité et déshonore son culte ; enfin que tant de sang versé se réunit (peut-être) pour demander vengeance. Thoas, ébranlé promet à Isménie d'appaiser les Dieux par des sacrifices moins barbares ; mais Oreste et Pylade, qu'on lui amène enchaînés, renouvellent bientôt la soif qu' il a de répandre le sang des Grecs. **** *book_ *id_II03 *act_ *date_1804 *creator_noverre C'est en vain qu'il les questionne sur leur nom, leur naissance, leur emploi, leur patrie ; les deux Princes ne lui répondent que pour lui demander la mort. Ce courage héroïque offense le Tyran ; il menace, il s'irrite ; mais Oreste et Pylade n'opposent à ses emportemens, que le dédain, le mépris et la fermeté. Thoas, enivré de la joie barbare de les faire égorger, est infléxible aux larmes d'Isménie. **** *book_ *id_II04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Thoas, commande à ses guerriers de se livrer à la joie et d'exécuter les jeux institués pour célébrer l'arrivée de tous les Grecs que le hazard conduit dans ses états. Ces barbares satellites forment une danse à l'entour des deux victimes ; leurs mouvemens leurs attitudes expriment leur férocité. Isménie, bien éloignée de partager les sentimens de son époux, tente encore une fois d'ébranler son cœur ; elle embrasse ses genoux elle le menace du courroux des Dieux ; mais il reste inflexible et se retire avec sa suite, en exprimant le plaisir barbare que lui cause l'arrivée des deux Grecs. La décoration représente le vestibule du temple de Diane ; le sanctuaire en est séparé par un vaste portique fermé par un rideau d'étoffe riche ; lorsque ce rideau se tire, on découvre le sanctuaire qui est de forme circulaire ; on voit l'autel destiné au sacrifice : un peu plus loin et sur un plan plus élevé est la statue de Diane. **** *book_ *id_III01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Iphigénie, le cœur déchiré par les fonctions barbares de son ministère, se livre à sa douleur ; d'un autre côté, elle ignore le sort de sa famille ; un rêve affreux lui a peint Oreste immolé de sa propre main, Oreste, l'unique objet de ses espérances, le seul qui puisse l'arracher du temple de sang qu'elle habite ; Iphigénie en pleurs veut consulter la Déesse et effacer par ses larmes le sang dont l'autel est souillé. **** *book_ *id_III02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Eumène accourt ; elle annonce à Iphigénie, que deux malheureux, après avoir lutté contre la mort, n'ont échappés au naufrage, que pour être arrêtés et conduits enchaînés au cruel Thoas ; elle mêle ses larmes à celles d'Iphigénie. **** *book_ *id_III03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Les Prêtresses paroîssent ; Iphigénie leur ordonne de se rendre au sanctuaire, et d'orner de festons et de guirlandes l'autel de la Déesse. Tandis que quelques-unes remplissent cette fonction, les autres font brûler l'encens ; Eumène allume le feu sacré, et Iphigénie fait des libations autour de l'autel. Après cette cérémonie, Iphigénie et les Prêtresses se prosternent dans le silence le plus profond et le plus respectueux. Iphigénie implore la Déesse ; elle lui jure que son cœur est innocent, qu'il est déchiré par la douleur, qu'il n'a point de part au sang que sa main répand ; que son bras, armé par le cruel Thoas, du glaive de la mort, ne peut éluder les coups que la barbarie du Tyran lui prescrit de porter, ni se soustraire à l'obéissance ; elle supplie la Déesse de la délivrer des fonctions qui déshonorent son culte, offensent les Dieux et font horreur à l'humanité. Les Prêtresses exécutent ensuite des danses graves et caractéristiques autour de la statue de Diane ; elles sont continuées dans le vestibule du temple, et interrompues par l'arrivée de Thoas. **** *book_ *id_III04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Le Tyran est suivi des deux victimes ; Isménie, qui abhorre la cruauté de son époux, et qui déplore le fanatisme aveugle qui le porte à répandre le sang humain, s'attache à ses pas, dans l'idée qu'elle parviendra enfin à le fléchir. Oreste et Pylade sont enchaînés ; Thoas les remet entre les mains d'Iphigénie, qui se sent émue à leur aspect par un sentiment inconnu : jamais son ame ne fut si vivement affectée. Elle ordonne que l'on détache leurs fers ; Thoas avide de sang lui recommande de hâter l'instant du sacrifice, et de ne pas perdre par des délais des momens qui lui sont d'autant plus chers, que ces deux victimes ne peuvent manquer de plaire à la Déesse et d'appaiser son courroux. Isménie fait encore d'inutiles efforts pour détourner son époux d'un dessein si barbare ; elle engage Iphigénie à joindre ses prières aux siennes, elle embrasse les genoux du cruel Thoas. Oreste et Pylade la relévent de cette posture humiliante : ils sont dévoués à la mort, ils bravent le Tyran, qui effrayé de tant de fermeté, fuit en ordonnant qu'on hâte le sacrifice. **** *book_ *id_III05 *act_ *date_1804 *creator_noverre Isménie, aussi humaine que son époux est barbare, joint ses larmes à celles d'Iphigénie et d'Eumène ; elle les engage à différer le sacrifice, et même à chercher les moyens de dérober les deux Grecs au coup qui les menace ; elle se retire en promettant à Iphigénie de mettre tout en usage pour fléchir son époux. **** *book_ *id_III06 *act_ *date_1804 *creator_noverre Iphigénie ordonne aux Prétresses de rentrer dans le sanctuaire et d'en fermer les portes ; elle retient Eumène dont elle connoît la tendresse et la fidélité ; elle lui confie le dessein qu'elle a de sauver une de ces victimes, pour la quelle elle se sent vivement intéresser. Eumène frémit sur les suites de ce projet ; Iphigénie la conjure d'engager son père à favoriser la fuite d'un des étrangers en lui servant de Guide ; Eumène rejette avec effroi cette proposition dangereuse ; mais touchée par les larmes d'Iphigénie et par ses reproches, elle part en lui promettant de mettre tout en usage pour déterminer son père à servir ses desseins. **** *book_ *id_III07 *act_ *date_1804 *creator_noverre Iphigénie s'approche d'Oreste et de Pylade ; elle leur fait différentes questions qu'ils ont l'art d'éluder par des réponses fort équivoques ; elle leur dit qu'une loi barbare les condamne à la mort ; ils y sont dévoués ; cette nouvelle ne peut ébranler leur courage héroïque ; ils regardent l'un et l'autre ce moment comme l'époque heureuse qui doit mettre fin à leurs malheurs. Iphigénie, attendrie, et frappée tout à la fois de leur fermeté et de leur résignation, découvre ses sentimens ; elle leur déclare quelle dérogera à la loi qui les condamne, qu'elle sauvera l'un d'eux. Oreste et Pylade expriment alors une joye mêlée de crainte ; tous deux souhaitent également de mourir ; chacun veut conserver les jours de son ami. Iphigénie, entrainée, sans le savoir, par la voix du sang, annonce qu'Oreste partira, et que Pylade sera sacrifié. Cette résolution produit un double effet ; Oreste se livre à la douleur, et Pylade à la joie ; Oreste embrasse les genoux d'Iphigénie, pour la conjurer de revoquer un arrêt qui lui perce l'ame ; il veut être immolé ; Pylade à son tour se jette aux pieds de la Prêtresse en la suppliant d'être infléxible aux prières d'Oreste, et de ne rien changer à l'heureux choix qu'elle a daigné faire. Iphigénie, troublée et attendrie par le tableau touchant d'une amitié si rare, se dérobe à leurs prières et entre dans l'intérieur du temple. **** *book_ *id_III08 *act_ *date_1804 *creator_noverre Ce combat de sentiment continue entre Oreste et Pylade : ils ne veulent partir ni l'un ni l'autre ; tous deux souhaitent, la mort. Aucun ne veut céder l'honneur de perdre la vie, pour sauver celle de son ami ; tous deux se pressent et se sollicitent à prendre la fuite, et tous deux restent pour recevoir la mort. **** *book_ *id_III09 *act_ *date_1804 *creator_noverre Iphigénie, tenant une lettre à la main, paroît avec Eumène et Arbas. Cette Prêtresse à déterminé son père à se charger de la fuite d'Oreste. Iphigénie présente la lettre à Oreste ; elle tente vainement de la lui faire prendre ; il la refuse avec indignation ; elle trouve la même résistance dans Pylade qui la presse de conserver les jours de son ami. Oreste, irrité du refus opiniâtre de Pylade, s'abandonne au plus vif désespoir ; celui-ci pour le calmer consent à partir. Oreste satisfait l'embrasse ; ils se font les plus tendres adieux. Iphigénie recommande Pylade aux soins d'Arbas ; elle lui remet sa lettre pour Mycènes, en lui enjoignant de ne la confier à l'étranger qu'au moment de son embarquement. Pylade et Oreste ne peuvent se séparer ; ils se serrent mutuellement ; les larmes qu'ils versent en font répandre aux témoins de leurs sensibilité. On les arrache l'un à l'autre, mais en se quittant, Pylade donne à entendre qu'il reparoîtra bientôt ; ou pour délivrer Oreste, ou pour périr avec lui. **** *book_ *id_IV01 *act_ *date_1804 *creator_noverre Les Prêtres et les Prétresses de Diane sont rangés dans le sanctuaire, et tous les instrumens employés dans les sacrifices sont placés autour de l'autel ; pendant un hymne executé par le chœur des Prêtresses, de jeunes enfans vêtus de lin et le front ceint d'une couronne de fleurs, conduisent la victime à l'autel ; c'est Oreste ; il est vêtu d'une robe blanche, couronné comme ses conducteurs et enchainé avec des guirlandes. Iphigénie, le visage couvert d'un voile, est prosternée aux pieds de l'autel, dans l'attitude de la douleur ; Oreste se met à genoux et présente sa tête au glaive dont on arme la main tremblante de la Prêtresse ; son bras semble se refuser à ce sanglant sacrifice ; le fer sacré lui échappe de la main, et ce n'est qu'après les plus violens combats entre le devoir et l'humanité, qu'elle le ramasse et le lève pour en frapper la victime. Dans ce moment la foudre gronde ; un éclair semble embrâser le temple et trace sur l'autel en traits de feu, C'est Oreste. A ce nom si cher, Iphigénie laisse tomber le glaive homicide, elle recule de surprise, d'étonnement et de joie, et se jette avec transport dans les bras de son frère. Les Prêtresses, les Prêtres et les enfans effrayés du coup de tonnerre, et du feu éblouissant de l'éclair, sont tombés à genoux ; Iphigénie leur montre son frère, l'unique objet de ses espérances ; elle recommande ses jours à leur zèle, à leurs soins, à leur fidélité et se jette de nouveau dans ses bras. Thoas paraît. **** *book_ *id_IV02 *act_ *date_1804 *creator_noverre Arbas est enchaîné, il a été surpris par les gardes de Thoas, mais leur vigilance a été trompée ; Pylade leur a échappé ; le Tyran tient dans ses mains la lettre qu'Iphigénie avoit confiée à Arbas ; il lui montre d'un air menaçant cette preuve de sa perfidie ; il lui ordonne d'immoler à l'instant la victime ; Iphigénie indignée d'un ordre aussi inhumain, tient Oreste étroitement serré dans ses bras et sécrie : Barbare, il est mon frère ! Thoas, qui ne respire que le meurtre et la vengeance, ordonne à ses gardes de donner la mort à Arbas ; Eumène couvre de son corps celui de son père ; les Prêtresses subordonnées aux ordres d'Iphigénie se séparent ; elles entourent Oreste et Arbas pour les défendre, et veiller à la conservation de leurs jours. Thoas se livre à toute sa fureur ; son rêve se retrace à son imagination ; il veut lui même immoler Oreste et s'élance sur lui. **** *book_ *id_IV03 *act_ *date_1804 *creator_noverre Isménie accourt, l'arrête, et, en embrassant ses genoux, détourne pour un instant les coups, qu'il veut porter ; il jette sur elle des regards épouvantables, il veut en faire sa première victime ; Iphigénie lui arrête le bras ; mais n'écoutant que l'excès de sa rage, il s'élance de nouveau sur Oreste, et le traîne à l'autel malgré les efforts des Prêtresses secondées d Iphigénie ; il lève le bras pour lui porter le coup mortel. Pylade paroît avec ses soldats. **** *book_ *id_IV04 *act_ *date_1804 *creator_noverre Il se jette avec la rapidité de l'éclair sur Thoas et lui plonge son épée dans le sein ; Isménie, venue trop tard au secours de son cruel époux, se précipite sur son corps ensanglanté et tente vainement de se donner la mort. Les Gardes de Thoas sont dispersés et mis en fuite par les troupes d'Oreste et de Pylade ; Arbas est délivré ; Eumène tombe dans ses bras ; Oreste, qui est dans ceux de Pylade, lui témoigne sa reconnoissance et sa joie ; Iphigénie embrasse l'autel de la Déesse et lui rend des actions de graces. Cette divinité paroît sur un nuage au moment où Oreste enlève la statue ; contente du sacrifice qui vient de lui être fait du barbare Thoas ; elle ordonne qu'on la transporte dans l'Attique, que l'on y conduise les personnes attachées à son culte et particulièrement Isménie, qu'elle daigne choisir pour remplir les premières fonctions du sacerdoce. La Déesse ne voulant plus laisser aucun vestige d'un lieu si souvent profané par le sang des mortels, invoque le Maître des Dieux ; la foudre gronde, frappe le temple et il disparoît. La disparution du temple qui s'enfonce dans les entrailles de la terre, laisse voir la mer ; des arbres surmontent des rochers ; et un vaisseau magnifiquement orné est sur le bord du rivage. **** *book_ *id_V01 *act_ *date_1804 *creator_noverre La mort d'un Prince farouche, cruel et justement abhorré rétablit le calme et fait naître la joye et le bonheur dans tous les cœurs. On apporte la statue de Diane sur un riche Pavoi ; on lui rend hommage et on se livre à l'expression de la reconnoissance par des danses adaptées à cet heureux événement ; on transporte ensuite la statue sur le vaisseau ; Iphigénie, Ismène, Pylade, Oreste et les Prêtresses se rangent autour d'elle. Les principaux officiers de Thoas obtiennent la permission de s'embarquer. Ce vaisseau offre un grand grouppe pyramidé ; il vogue par un vent favorable, et disparoît bientôt. FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME. **** *book_ *id_errata *date_1804 *creator_noverre Errata du tome IV. Page, ligne. 4. 27. se joue perdant, lisés : se joue pendant 8. 26. que l'on chante, lisés : que l'on ne chante. 15. 18. de notre avis, lisés : de votre avis. 20. 9. quelles abrégées, lisés ; quelqu'abrégées. 29. 3. qui ont enchaînés, lisés ; qui ont enchaîné. 33. 3. es les effets, lisés : et les effets. 34. 11. de l'harmonie. lisés ; de l'harmonie. 39. 18. rue fatique t-il ? lisés : me fatigue t'il ? id. 23. je ne lis point romans, Lisés : je ne lis point de romans. 50. 22. nous assurent, lisés : nous rassurent, 51. 6. auquel il pauvoit, lisés : auquel il pouvoit 67. 22. le moindre plis, lisés : le moindre pli. 80. 3. ne variolt, lises : ne varioit 82. 10. et fut embellir, lises : et sût embellir. id. 22. margré ses talens, lisés : malgré ses talens. 87. 13. on n'entendoient, lisés : on n'entendoit 92. 2. es incapables, lisés : et incapables. 103. 26. Vestris le fils, lisés : Véslris le fils. 105. 27. de 6 tous chacune, lisés : de 6 tours chacune. 112. 8. a l'envie, lisés : à l'envi. 122. 25. de l'étager, lisés ; de l'étayer. 125. 5. un charuement, lisés : un acharnement 129. 18. ni régne, lises : ni régle. 130. 6. leur égarrement, lisés ; leur égarement id. 7. le but et toutes, lisés : le but de toutes. 131. 18, à l'envie, lisés : à l'envi. 135. 11. un teruee, lisés ; un terme. id. 16. et la securité, lises : de la sécurité. 136. 5. celle fête, lisés : cette fête. 140. 9. es les échafauds, lisés : et les échafauds. 144. 3. dans tout ces details, lises : dans tous ces détails. id. 24. les monologues raisonées, lisés : les monologues raisonnés. 145. 6. Schakespear, lisés : Shakéspéar. 146. 17. resté impun, lisés : resté impuni. id. 20. je me suis permise, lisés : je me suis permis. 151. 11. reconnoissance eternels, ils lui, lisés ; reconnoissance eternelle, il lui. 163. 26. à l'amitiié, lisés : à l'amitié. 166. 6 en marbre branc, lisés ; en marbre blanc. 173. 18. quisque ce sont, lisés : puisque ce sont 174. 13. Marseilles. lisés ; Marseille. 181. 5. lui sont offerts, lisés ; lui sont offertes. Page, ligne. 181. 22. du thriomphe, lisés : du triomphe. 187. 26. analoques, lisés : analogues. 188. 24. et bremblantes, lisés : et tremblantes. 193. 21. on apperçoit d'une partie, lisés : on apperçoit une partie. 202. 25. et Osbeck, lisés : et Usbeck. 214. 18.à la place, lisés : a sa place. id. 21.ne simmole, lisés ; ne s'immole. 216. 24.et l'enméne, lisés : et l'emméne. 217. 14. qui est endormi, lisés : qui est endormie. 237. 22. avoir echapés, lisés : avoir échapé. 239. 3. coupçonneux, lisés : soupçonneux. id. 5. de la ramener, lises : de le ramener. 255. 25. se souvent, lisés ; si souvent.