Anonyme

1557

Les Joyeuses Narrations advenues de nostre temps [graphie originale]

2018
Source : [Anonyme], Les Joyeuses Narrations advenues de nostre temps, Contenant choses diverses, pour la recreation de ceux qui desirent savoir choses honnestes, A Lyon, Par Benoist Rigaud et Jean Saugrain, 1557. Graphie originale.
Ont participé à cette édition électronique : Robin Beaudoin (Transcription, stylage, indexation des motifs), Elise Delannoy (Transcription, stylage, indexation des motifs), Marine Gaulin (Transcription, stylage, indexation des motifs), Adrien Lopez (Transcription, stylage, indexation des motifs), Julie Monsterlet (Transcription, stylage, indexation des motifs), Louis Watters (Transcription, stylage, indexation des motifs), Louise Amazan (Relecture et mise en forme), Marie-Claire Thomine (Relecture et mise en forme) et Stella Louis (Édition TEI).

 

LES IOYEVSES
NARRATIONS
ADVENVES DE
NOSTRE
TEMPS,
Contenant choses diuerses, pour la re-
creation de ceux qui desirent
savoir choses honnestes. §

 

 

 

 

 

<Marque>

 

 

 

 

 

A LYON,
Par Benoist Rigaud,& Jean Saugrain.

1557

 

 

{p. 2}

 

Au Lecteur. §

 

  Amy Lecteur, qui cherche réiouyr
Ton esprit las, & faché de travail.
Prens ce Traité, lis-le, pour mains ouyr,
Et de plusieurs les faits en bon recueil :
Peut estre que ne trouueras le pareil
Entre cinq cens, qui aux viuans mieux
duit,
Car d’enseigner ie n’ay veu le pareil
Pour mal fuyr, & bien estre conduit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

{p. 3} 

La premiere Narration. §

  D’vn maistre fol, qui contrefaisoit
le Medecin, lequel n’auoit que d’vne
sorte de pillules pour toutes mala-
dies. §

 

Nagveres à Naples fut
vn home sot en tout ce qu’il
voyoit ou oyoit dire. Qui
aussi n’auoit art ne science
en luy, pourquoy il sceust dis$
puter, ne assigner raison entre le possi-
ble & l’impossible, ne le vray, ne le faux.
Cestuy home sot, toutefois sauoit aucune-
ment lire en langage maternel & cognois
soit les lettres. Aduint que pour aucun
affaire qu’il auoit s’en alla vers vn certain
medecin qui demouroit en la Cité, & ainsi
qu’il fut en la chambre dudit medecin ou-
urit vn liure, & tantost regarde dedans &
puis trouua vne recepte, pour faire pillu-
les bonnes à toutes maladies. Quand ce-
stuy ridiculeux home vid cefte recepte
ainsi intitulee, il fit tant qu’il extrahit &
estima que par cela il pourroit trouuer
moyen de soy guerir d’aucune maladie
qu’iI auoit sans plus supplier le Medecin,

 

{p. 4} 

 

ainsi s’en alla chez l’Apoticaire & mon-
stra sa recepte & fit faire des pillules, selon
le contenu desquelles il print, & aduint
qu’il fut guery. Alors voyant le fol home
ceste cure sur luy estre faite, il s’estima que
auec ses pillules il pourroit pareillement
guerir toutes autres maladies. Si retourna
vers l’apoticaire & luy fit faire grãd nõbre
de telles pillules. Puis se mit à aller sur les
villages & par petites Villes & Chasteaux
soy disant tres expert en l’Art de Medeci-
ne. Et à toutes autres maladies generalle-
ment il balloit tousiours des pillules par
la cure desquelles aucuns venoient à con-
nalitude, les autres non. Toutefois la re-
nommee de luy creut tellement entre les
villageois & imbecilles, qu’on le reputoit
le meilleur des autres medecins, & qu’il
n’estoit si grande douleur à qui il ne don-
nast allegeance. Or aduint vne fois que du
rant que la renommee de cestuy fol, entre
les folz croissoit, vn paoure Musnier per-
dit son asne dont il fut en si grāde déplai-
sance que de la melancolie qu’il print il
fut malade. Si pensa en soy-mesme de se
transporter vers ce Medecin dont la re-
nommee florissoit, pour sauoir si par au-
cun art il luy sauroit à dire aucunes nou-
uelles de son asne. Quand cestuy paoure

 

{p. 5}

 

home fut deuant le notable Medecin il
luy declaire sa douleur & ne demanda pas
santé, mais seulement s’il y auoit point de
remede à recouurer son Asne qu’il auoit
perdu. Ledit Medecin qui indifferente-
ment de toutes choses se mesloit, respon-
dit que ouy. Et par le marché fait entre le
paoure home & luy, ordonna qu’il pren-
droit six pillules, lesquelles prinses ledit
bon home s’en alla en sa maison. Et ainsi
que lesdites pillules qui estoient aucune-
ment laxatiues luy eurent detrempé le
ventre, contraint d’aller au retrait, il entre
en vn petit lieu plain de roseaux hors du
chemin, là ou il trouua fon asne paissant.
Alors commença le paoure home à extol-
ler iusques au Ciel la science dudit mede-
cin, & les bonnes pillules qui luy auoient
fait trouuer fon asne. Et de là en apres par
ce acreut tant la renommee dudit Mede-
cin, que les rustiques couroient apres luy
comme à vn second Esculapius, qui fut le
premier medecin, pourtant qu’ilz auoient
ouy dire qu’il guerissoit de toutes mala-
dies. Mesmement donnoit desdites pil-
lules pour retrouuer les Asnes perdus.

 

{p. 6}

 

La seconde Narration. §

 

D’vne fame vieille, laquelle ne vou-
    loit point estre mariee à vn home
    chastré. §

 

Vne vieille femme fut, qui auoit esté
autrefois mariee, & les conditions
veuës qu’elle auoit en vieillesse, est assez à
cognoistre que durant la chaleur de ieu-
nesse elle auoit trop aymé le deduit d’A-
mour. Car apres le trépas de son premier
mary, combien que defia fort vieille elle
fust, vint à vne de ses bonnes voisines, &
luy dit : ma chere commerre mamye, vous
sauez bien que c’est de mon estat, i’ay
grand regret à mon mary, non pas que de
compagnie d’home me chaille : car ie suis
vieille femme, & ne me chaut si iamais
home ne me touche. Mais toutefois vne
femme seulle n’est rien, ie voudroye bien
qu’il pleust à Dieu que i’eusse trouué quel-
que bon home simple de ma sorte, qui me
tiendroit compagnie pour passer temps
l’vn avec l’autre, plus en pensant au
salut de nostre ame que du corps, ainsi
que gens de bien doiuent faire. Quand
ceste commere ouyt ce que sa voisine luy

 

{p. 7}

 

disoit, cuidant que les parolles de la bou-
che fussent semblables à la voulonté, dit
qu’elle trouueroit bien homme tel qu’elle
demandoit. Si s’en alla, & le lendemain re-
tourna & luy dit. Ma commere, nous par-
lasmes hier vous & moy de telle chose.
I’ay trouué vn bon homme, sage, paisible
& tout tel que vous le demandez, & prin-
cipallement pource que vous dites que
plus ne vous chaut de compagnie d’ho-
me, aussi ne fait-il à luy de femme, Car
il est chastré. Ho ho, dit la fauce vieille,
ma commere, me voulez vous bailler vn
tel home qui n’ha point de genitoires ?
ostez, ostez ie n’en veux en aucune manie-
re, car vous sauez qu’il est licite qu’vne
femme viue en paix avec vn home, & si
d’auenture noise ou discord se mouuoit
      entre nous deux, qui feroit le me-
       diateur si cela defailloit, qui est
              le principal pour met-
                   tre la paix entre
                      l’home & la

                          femme.

 

{p. 8}

 

La troisiéme Narration. §

D’vne matrosne, laquelle fit acroire
    à vn home que sa femme pouuoit
    porter son enfant douze mois. §

 

EN la Cité de Boulogne fut vn citoyen
qui auoit épousé vne moult belle ieu-
ne femme, laquelle il habandonna pour
aller à vn voyage, là ou il fut l’espace
d’vn an ou plus. Tellement que par sa trop
longue demouree, la femme à qui il en-
nuya auec l’aide de nostre seigneur Iesus
Christ, & de ses voisins, fit tant qu’elle en-
grossa d’vn beau filz, dont son mary la
trouua acouchee quand il arriua. Et de pre
miere venue fut moult courroucé & dou-
lant disant, que l’enfant n’estoit pas à luy,
car il y auoit bien enuiron douze mois
qu’il ne l’auoit veuë. Si s’en alla à vne
vieille matrosne qui demouroit pres de
luy, & luy demanda bien priuément con-
seil s’il estoit possible qu’vne femme peust
porter enfant douze mois. O dit la subtile
matrosne mon voisin mon amy ouy : sa-
chez que si le iour que vostre femme con-
ceut elle vid vn Asne, elle ha porté autant
que porte vne Asnesse. C’est vne chose tou-

 

{p. 10}

 

te clere que lon ha par plusieurs fois veuë
aduenir. Et pourtant si vostre femme ha
esté douze mois portant enfant, ne vous
en ébahissez point, car il vient de cela.
Lors fut le paoure sotouart tout recon-
forté, il mercia la matrosne plus de mille
fois, pourtant qu’elle l’auoit bouté hors
d’vne grãde suspition. Si s’en alla à l’ho-
stel remercier Dieu, & faire grand chere
à sa femme, & receut l’enfant comme le
sien nonobstant qu’il ne luy fust rien.

 

 

La quatriéme Narration. §

     De trois bons compagnons lesquelz
  déchausserent subtillemēt les brayes
        à vn Iuge, estant en chaire pour
                iuger les causes crimi-
                                    nelles. §

 

BIen souuent aduient qu’en la Cité de
Florence il y a aucunes causes crimi-
nelles à iuger, parquoy est de coustume
que en ladite Ville il vient aucuns offi-
ciers de la Marche d’Anconne, comme
Baillisz, Iuges, Notaires, Aduocatz, &
plusieurs autres officiers : lesquels sont
homes communement de petit courage,

 

{p. 10}

 

& de petite vertu, si méchantement habil-
lez, qu’ilz me semblent estre marchans de
Pourceaux, car ilz sont tant auaricieux
qu’ilz n’osent pas demy mãger leur saoul
de pain ne de viande. Comme il soit ainsi
donques que le Baillis d’Anconne vint à
Florence, amena auec luy vn Iuge pour iu
ger les causes criminelles de ladite Ville,
dont pour son auarice de trop donner à
vn home honneste & bien entendu auoit
amené cestuy Iuge, lequel me sembloit à
le voir qu’il venoit de la charrue, ou de
tenniere de peaux de cuir, qu’il ne sem-
bloit à venir des escolles des Loix, ne De-
cret, ne des droits canons ou ciuilz. Des-
quels selon la coustume de Florence les
homes de toute la Cité sont gouuernez.
Lors quãd cestuy Baillis fut au Consistoi-
re des causes, bailla la charge de iuger à vn
nommé Nicolas de la Pide, qui mieux sem$
bloit estre musnier ou masson, qu’il ne
faisoit estre iuge. Et quand il fut assis en
chaire pour ouyr & disputer des causes,
ainsi comme gens ont de coustume d’aller
à la Court pour ouyr quelque chose de
nouueau, nonobstant que beaucoup de
gens de Florence n’eussent que faire à la
Court pour plaider. Ilz estoient venus
audit lieu plus qu’ils n’auoient accoustu-

 

{p. 11}

 

mé d’y venir, à l’occasion des Iuges nou-
veaux qui là estoient venuz pour iuger les
causes criminelles. Et entre plusieurs au-
tres homes estoit là vn gaudisseur nommé
Massin : lequel au paruant auoit trompé le
paintre Caladrin des pierres precieuses.
Cestuy Massin estant fort cauteleux : oyant
plaider ses causes en iugement, commen-
ça à regarder le Iuge qui estoit en la chai-
re, lequel luy sembla d’vn estrange main-
tien, car il n’auoit point accoustumé que
iuges fussent ainsi habillez comme estoit
cestuy là, car son chapperon estoit de
vieilles pieces fourré de penne noire tou-
te pellee & enfumee, & vne grande cein-
ture de cuyr large assez pour sangler vn
Asne, vne robe tant grasse dont la penne
passoit plus de demy pied outre le bort de
sa robe. Et quãd cestuy Massin eut aduisé
& consideré toutes les estranges façons
que faisoit ce Iuge qui luy mesaduenoiēt,
si confidera en soy-mesme qu’il n’estoit
pas licite de commettre & ordonner vn
Iuge habillé ainsi d’estrange façon, veu
qu’il conuient iuger en tel cas choses de
diuerses manieres, & qu’il cõuient à vn Iu-
ge d’auoir vne belle representation d’ho-
me honneste, & expert en science. Adonc
quand il eut bien regardé cestuy Iuge,

 

{p. 12}
depuis les pieds iusques au sommet de
la teste, aduisa dessouz sa robe qu’il a-
uoit chaussé vne braye dont les cour-
royes venoyent iusques au millieu de sa
cuisse. Et quand cestuy iuge se remuoit
quelque petit, les deux pans de sa robbe
s’ouuroient, qui estoient trop estroitz,
dont chacun luy voyoit ses brayes entre
ses iambes. Lors Massin commença à
penser comment il pourroit deschau-
sser ses brayes deuant tout le monde. Si
pensa que luy seul ne sauroit faire cete
finesse. Si se partit de la cour, & s’en
vint dire ces nouuelles à deux compai-
gnons qu’il auoit, dont l’vn auoit nom
Riboise, & l’autre Matantin : lesquelz
estoient homes foulacieux pour faire au-
cune finesse auec Massin, quand il pou-
uoient trouuer occasion de la faire. Lors
quand Massin les eut trouués si leur dit
en ceste maniere. Si vous me voulés com-
plaire en aucune chose & faire plaisir,
ie vous prie que vous venés auec moy
iusques en la cour là ou on plaide, pour
vous monstrer le plus merveilleux iuge
de quoy iamais vous ouystes parler. Lors
allerent auec Massin qui leur monstra la
personne du Iuge & ses brayes. Car deux
compagnons voyant ses brayes commen-

 

{p. 13}

 

cerent à rire si fort qu’il leur conuint par-
tir d’illec. Adonc quand il furent r’apai-
sez de rire reuindrent tout ou plus pres
du Iuge en regardant son maintien & ses
façons, & virent comme il estoit habil-
lé. Puis auiserent que souz ses piedz ou
il estoit assis, y auoit vn trou par lequel
on pouuoit bien mettre le bras iusques
au couté. Parquoy ces trois compagnons
auiserent ensemble qu’ilz osteroient les
brayes à ce Iuge de la marche d’Ancon-
ne à fin qu’apres son departement il en
fuft perpetuelle memoire en la ville de
Florence. Si commencerent à si bien or-
donner leurs besongnes ensemble qu’ilz
composerent que le lendemain au ma-
tin ilz luy viendroient oster ses brayes
deuant tout le peuple, & sans ce qu’il s’en
apperceust. Si commença Massin à di-
re à ses deux compagnons. L’vn de vous
se mettra dessouz le marchepié du Iuge,
& luy aualera tout bellement ses bra-
yes par deux petites courroyes qui y pen-
dent, car le marchepié du Iuge estoit fen-
du, & par entre deux ays on y pouuoit
bien mettre son bras iusques aux essel-
les. Apres dit Massin. Nous deux autres
le prendrons par chacun en son cousté, en
faignant luy conter noz causes & disant.

 

{p. 14}

 

Monseigneur cestuy cy m’ha dérobé telle
chose. Et pareillement tu luy diras. Mon-
seigneur ça esté luy qui a prins en ma
maison mes houseaux. Et par ainsi quand
nous le tiendrons par chacun son costé,
il se levera aucunement pour nous de-
mander & examiner de noz causes. Et
alors celuy qui sera dessouz le marche-
pié luy fera devaler ses brayes iusques
aux talons, & en ce point s’accorderent
tous ensemble. Apres quand vient le len-
demain, ilz s’en vindrent bien matin à la
cour eux trois, ou il n’y auoit encores
personne, dont l’vn se mit dessouz le
marchepié, ainsi comme ilz l’auoient de-
uisé, affin que personne ne le vist. Et quād
le Iuge fut arriué & assis en chaire, &
que la multitude du peuple fut assem-
blee, Massin vint prendre le Iuge du co-
sté dextre, & son compaignon Riboise
du costé senestre. Et puis Massin com-
mença à dire si effrayement. Sire sire,
tant haut qu’il pouuoit crier, ie vous re-
quiers pour Dieu iustice. Voyez là vn lar-
ron qui m’a dérobé mes houseaux n’a pas
deux iours, & les ay cogneu ou il les fai-
soit r’assembler, ie vous prie sire que de-
uant qu’il s’en aille vous me les faciez ren$
dre. Et Riboise commença à crier, d’autre

 

{p. 15}

 

part aussi haut que Massin. Ha monsei-
gneur ne le croyez pas. Car c’est celuy qui
ma dérobé & m’a emblé ma male, & de
paour que ne luy demande rien, il fait sa
demande de houseaux que i’ay passé a vn
an en ma maison : & si vous ne me croyez
de ceste chose ie vous ameneray tesmoins
qui ont veu prendre ma male, ie ne m’en
croy qu’à la grosse tripiere ma voisine, &
à vn bon home qui meine vn Asne, qui
ostoit les ordures de nostre rue. Et le Iu-
ge voyant que tous deux crioyēt si fort se
leua sur les piéds & se dressa pour les exa$
miner l’vn apres l’autre, pource qu’il n’en-
tendoit point leurs parolles. Et Matant-
tin l’autre compagnon qui estoit dessouz
le marchepié aduisa temps conuenable
pour tirer ses brayes, mit les mains par
la fendace des aits, & happa les cordelet-
tes qui pendoient, car il n’auoit point de
chausses attachees. Et roidement tira les
brayes qui deualerent en bas iusques aux
tallons. Et le paoure Iuge qui n’auoit pas
les cuisses grosses en coulerent plustost.
Et luy estant tout debout, & sentant ses
brayes aualer, fut tout esbahy d’ou venoit
cela, & qui luy auoit tiré ses brayes. Et luy
tout honteux commença à se soir & recou
urir ses genoux de sa robbe, mais elle

 

{p. 16}

 

estoit trop courte. Car chacun voyoit ses
brayes aualees aupres des talõs, dont cha-
cun se moquoit & rioit. Et Massin & Ri-
boise, qui tenoyent sire Iuge des deux co-
stés crioyent fort en disant. Mõseigneur
ne me faites point de tort, ouurez nous
la voye de raison & de iustice, car ie say
bien que vous en voulés aller ailleurs, &
en ceste cité on ne donne point libelle de
si petite chose. Et en ces parolles Riboise
& Massin tindrent si longuement le Iuge
par les deux costés de sa robbe, que tous
ceux qui en la cour estoient, aperceurent
ses brayes cheutes sur ses talons, qui esto-
yent toutes charbonnees par dehors &
saffranees par dedans. Adonc Matantin
qui estoit dessouz le marchepié du Iuge,
quand il veit que chacun le pouuoit bien
voir, tout bellement se partit, & s’en alla
sans estre apperceu d’aucun. Et quand les
deux autres virent qu’ilz eurent assez fait
de mechef au Iuge, Massin le laissa & le
commença à menacer & à dire. Ie pro-
metz à Dieu sire Iuge que ie vous accuse-
ray au Baillif, puis que vous ne me voulés
faire bonne & brieue iustice de ce lar-
ron, que i’ay accusé en vostre presence, &
l’autre aussi le laissa, & eux trois ensem-
ble s’en allerent le plus tost qu’ilz peurēt.

 

{p. 17}

 

Et apres qu’ilz s’en furent allez, maistre
Iuge ne sceut si bien iouër, que deuãt tout
le monde il ne hausast ses brayes toutes
breneuses, ainsi comme s’il ne fist que le-
uer de son lit, puis apres demanda qu’e-
stoient deuenus ces deux plaideurs de hou$
seaux & de malle. Et quand il sceut qu’ilz
n’estoient plus au lieu, il s’apparceut bien
qu’ilz auoient fait faire la finesse. Si iura
les boyaux Dieu qu’il en enquerroit &
sauroit si c’estoit la coustume de Florence
d’oster les brayes au Iuge en son siege iu-
dicatoire. Si s’en partit de là & le vint di$
re à son maistre monseigneur le Baillif, &
luy conta toute la maniere, lequel en fut
moult dolent & marry, & iura qu’il en fe-
roit la raison. Lors les bourgeois de la
ville de Florence luy commencerent à
dire qu’ilz n’auoient point acoustumé
qu’en leur noble Cité on amenast aucun
Iuge qu’il ne fust honneste & sage pour
disputer de leurs Causes :  mais il leur
auoit amené vn Iuge mal habitué &
tout ydiot, mal vestu & deshonneste, &
qu’il auoit amené ce iuge là, pource qu’il
en auoit eu meilleur marché, que d’vn
plus sage home. Et le Ballif oyant ces pa-
rolles pour son hōneur se teut, & ne pro-
ceda point plus auant en la matiere, &

 

{p. 18}

 

demoura la chose à neant, & puis s’en alla
sire Iuge à tout ses brayes.

 

La cinquiéme Narration. §

 

  D’vn païsant qui auoit vne bon-
ne robbe vestue, & se complaignoit
à vn Capitaine, pource que l’vn de
ses souldatz luy auoit osté son man
teau. §

 

IL fut vn Capitaine de gendarmes nom-
mé Facinus Caius, lequel auoit plu-
sieurs mauuais garsons en sa compagnie,
& qui faisoient beaucoup de mal aux pao-
ures gens. Et speciallement aux marchans
qu’ilz trouuoient passans sur les chemins.
Aduint que l’vn des satalites de cestuy Fa-
cinus Caius, trouua aux champs vn bon
home, lequel auoit vn manteau & vne
bonne robbe sur son dos. Quand ce gal-
lant de guerre qui par aduenture estoit
vestu assez legierement, veit ce bon home
passant ainsi habillé, il l’arresta & luy osta
son manteau, en luy disant, qu’assez luy
suffisoit d’auoir vne si bonne robbe. Ainsi
demoura le bon home sans manteau qui
moult courroucé s’en alla au Capitaine,
& luy remonstra son cas en luy disant.

 

{p. 19}

 

Seigneur plaise vous me faire raison d’vn
de voz gens qui m’a osté mon manteau en
passant par le chemin. Et quand Facinus
eut ouy la complainte de ce bon home, il
le regarda fort, & voyant qu’il auoit vne
tresbonne robbevestue luy demãda. Mon
amy, à l’heure que tu dis auoir esté de-
stroussé de ton māteau auois tu ceste rob-
be vestue ? Ouy dit le bõ home. Or respon-
dit le Capitaine : vatē ce n’a point esté l’vn
de mes gens qui t’a despoillé ton māteau,
il faut que ce ait esté d’vne autre compa-
gnie, car si se eust esté l’vn des miens, ia-
mais il ne t’eust laissé emporter vne si bõ-
ne robe q tu portes, mais t’eust tout osté.

 

La sixiéme Narration. §

  D’vn prestre de vilage, lequel
porta à son Euesque deux bons cha-
pons tous rostis, en guise de chappe,
& aornemens d’Eglise. §

 

VN Euesque fut, qui nommé estoit
Angelot, & estoit tresfort plaisant
& recreatif home, & voulut celuy Eues-
que vne fois tenir vne cenne en son Eue-
sché, & voir tous ses prestres assemblez,
parquoy ilz enuoya mandement par

 

{p. 20}

 

tout son Diocese, addressant specialement
aux curez & autres qui auoient aucune
dignité. Contenant que toute celle ma-
niere de Prestres à certain iour compa-
russent en son cenne, contenoit aussi ce
mandement fait en latin, qu’audit Cenne
comparussent iceux Prestres, Cum cappis
& cottis. C’est à dire auec chapes & autres
ornemēs sacerdotaux. Aduint que cestuy
mandement fut aporté à vn certain pre-
stre de l’Eueché, lequel n’estoit pas des
plus riches, car son estude auoit esté plus
à faire bonne chere & gaudir, qu’à estu-
dier ou amasser argent. Si fut fort esbahy
ce prestre, quand il vit cet article ou il
mettoit, Cum cappis & cottis : Car il n’a-
uoit aucune chape ou ornement ecclesia-
stique qui à luy fust. Si commença se deme$
ner & tempester, & faire ses complaintes
deuant vne chambriere qu’il nourrissoit,
en disant qu’il estoit destruit, & si seroit
bouté en amende pourtant qu’il n’estoit
pas fourny du contenu en cet article du
mandement de son Prelat, qui mettoit
Cum cappis & cottis. Quand ceste cham$
briere veit son maistre ainsi piteusement
lamenter & se demener, elle luy deman-
da qu’il auoit, & il luy dit que pource
qu’il ne pouuoit acomplir l’édit de son

 

{p. 21}

 

Euesque quil mandoit qu’il allast au Ce-
ne Cum cappis & cottis. La chambriere
demanda que c’estoit à dire. C’est dit le
prestre auecques chapes & aussi pareille-
ment autres certains ornemens d’Eglise
que ie n’ay pas. Or dit donc la chambe-
riere, bon home tu n’as pas bien entendu
le commandement de ton Prelat, car il ne
met pas ainsi en son mandement, ou s’il
luy met si ne l’entens tu pas bien : car ce
qu’il veut que tu portes au Cene ce sont
chapons cuitz en lieu de cappis & cottis.
Et pourtant ne te courrouce point, nous
en cheuirons tresbien. Quand le prestre
ouyt ainsi parler sa chambriere voyant
qu’autrement ne se pouuoit excuser, il
print le conseil d’elle & fit rostir deux
chapons, & les porta à l’Euesque, disant
qu’il entendoit que l’article du mande-
ment ou il mettoit Cum cappis & cottis,
denotoit que l’Euesque vouloit auoir des
chapons. Adonc l’Euesque qui fut ioyeux
luy dit, que iustement il auoit bien en-
  tendu la sentence du mandement, &
       n’y auoit prestre en toute la
            compagnie qui l’eust
                   mieux enten-
                         due.

 

 

 

{p. 22}

La septiéme narration. §

  De la femme d’vn Chyrurgien
qui se faisoit herbeliner, pendant que
son mary cherchoit pratique aux
champs. §

LOn dit qu’en la Cité de Salerme fut
vn tresautentique medecin & chyrur$
gien appellé maistre Mathieu de la mon-
taigne, qui en sa vieillesse épousa vne bel-
le ieune femme d’icelle Cité, laquelle
celuy medecin entretenoit de bagues & de
paremens plus honnestement que femme
qui fust en la ville, & n’auoit icelle neces-
sité aueques luy, fors que du ieu d’amou-
rettes, car il estoit de petite puissance pour
bien l’en seruir. Si delibera icelle dame
d’auoir vn suffragant pour payer les ar-
rerages en quoy son mary demouroit,
pour ce faire choisit vn iouuenceau assez
beau de celle Cité, nommé Roger Gerobi,
lequel estoit renōmé d’estre de mauuaise
vie, comme larron, pipeur & de telle ma-
niere : mais à fin de le retraire,elle luyfour
nissoit le poignet, & aussi il fournissoit
à l’appointement. Ce temps pendant
aduint que le mary d’icelle qui estoit Chy-
rurgien, fut appellé à couper la cuisse d’vn

 

{p. 23}

 

home qui tournoit à putrefaction, la-
quelle chose il ne pouuoit sans endor-
mir les espritz de l’home, afin que pas$
tant il ne craignist la douleur, si fit de
leau distillee, qui ha ceste proprieté d’en$
dormir les gens quand on en boit : ainsi
quand ceste eau fut faite, en attendant
signe conuenable de la Lune pour inci-
sion de iambes faire, le Medecin alla voir
vn autre patient sur le village, ou il de-
moura deux ou trois iours. Et ce temps
pendant la dame enuoya querir son amy
Roger, pour supplier l’absence de son
mary, & l’enferma en la chambre, en la-
quelle il demoura autant comme elle se
tint auec ses seruiteurs, afin qu’ilz ne s’en
peussent apparceuoir. Et ainsi qu’il estoit
en celle chambre sans oser crier ne dire
mot il luy print si grand soif que merueil$
le, & pour r’appaiser celle grād soif n’osoit
demander ne vin ne eau, mais print celle
bouteille de verre, en laquelle estoit ceste
eau distillee, qui estoit clere comme eau
de roche. Si cuyda le paoure amoureux
fermement que ce fust eau de quelque
bonne fontaine, & la beut toute, & tan-
tost apres par la force d’icelle eau se print
à dormir par telle maniere qu’il sembloit
estre mort. Puis quand la dame vint pour

 

{p. 24}

 

soy coucher, elle le trouua couché sur
vn coffre endormy. Elle le hucha, elle luy
tira les mains, mais oncq’ ne le peut
éueiller, si fut bien ébaye, & croyoit fer-
mement qu’il fust mort, si appella vne
sienne chambriere, à qui elle declara son
cas, & luy demanda conseil comme de
ce pourroit faire sans son deshonneur. Et
lors la chambriere conseilla sa maistresse
en luy disant. Ma dame ne pleurez plus
& ne vous souciez, i’ay à ce vespre veu
deuant l’huys de ce charpentier qui de-
moure icy pres, vne huche qu’il ha lais-
sé dehors quand il ha fermé son huys, si
vous me croyez nous frapperons deux ou
trois coups de cousteau sur ce corps, puis
le porterons dedans celle huche. Et de-
main quand il sera trouué ainsi nauré, on
dira qu’il estoit mal renommé, & que ce
ont esté quelques mauuais garsons, com-
me luy, à qui il auoit prins debat, qui l’ont
tué & mis là dedans, & iamais on ne se
douteroit qu’il fust venu de ceans. Lors
répondit la dame : Certes ie ne souffriray
iamais que ainsi soit fait, & que deuant
moy ie voye vulnerer le corps de mon
amy, i’aymeroye mieux perdre la vie.
Trop bien portons le dedans la huche,
puis qu’ainsi est, & le laissons là. Et ainsi

 

{p. 25}

 

fut conclu. Si le print la chambriere sur
ses épaules auecq’ l’aide de sa maistresse,
& le porta. Et dedans celle huche fut
enfermé, laquelle ilz trouuerent, ou-
uerte, mais ne la laisserent pas & la cloui-
rent, & d’auenture elle fermoit à ressort,
& n’estoit chez le charpentier sinon
pour refaire d’vn des costez qui tenoit
peu, si laisserent le corps & s’en alle-
rent en leur maison. Tantost apres que
la maistresse & la chambriere furent par-
ties, passa de mauuais garsons usuriers,
qui virent celle huche ainsi demouree
dehors, & proposerent entre eux de l’em-
bler, la prindrent sur leurs épaules, non-
obstant qu’elle fust fort pesante, & la
porterent en leur maison le plus secret-
tement qu’ilz peurent, & quand ilz l’eu-
rent posee au milieu de leur chambre, ilz
s’en allerent tous coucher en leurs lits.
Puis par aucun peu de temps que la ver-
tu naturelle de l’amoureux eut digeré
cette eau qui tant le faisoit dormir, & que
sa force fut totallement consommee il
s’éueilla. Si fut mout épouuenté & ébay
d’estre en vn lieu si obscur & si estroit
qu’il ne voyoit Lune ne Soleil, auec ce
que d’auoir tant dormy estoit vn peu per-
turbé de son sens, & ne sauoit pas bon-

 

{p. 26}

 

nement qu’il faisoit, & disoit à par luy.
Iesus nostre Dame ou suis-je! suis-ie en-
dormy, ou comment suis-ie, mort !vif !
ou en Paradis, ou en Enfer ! & en cette
fantasie qu’il estoit, il se destourne vn
petit, & le costé de la huche qui ne tenoit
point va rompre & choir, & faire vne
grande tempeste, tant que les femmes de
la maison s’éueillerent, combien qu’elles
ne dissent mot : mais le paoure amoureux
eut si grande paour qu’il cuidoit estre
mort. Si se tira hors de la huche & en
cheminant sur ses genoux & sur les mains
parmy la chambre pour trouuer huis ou
fenestre pour saillir dehors, les femmes
qui pas ne dormoient demanderent qui
est-ce là ? Roger ne dit mot, il estoit aussi
paisible, comme vn moine que l’on rait,
si se leuurent les femmes, & à haute voix
commencerent à crier au larron, au lar-
ron, tant que tous les voisins s’assemble-
rent, & fut le bon Roger prins, & non-
obstant toutes ses excuses fut mené au
Preuost, & mis en prison, mais afin d’é-
uiter à tous les tormens de l’inquisition
qui en pouuoit estre faite, sans luy faire
nul mal confessa tout incontinent ce qu’on
luy demanda : combien qu’il ne fust pas
vray qu’il estoit venu en celle maison pour

 

{p. 27}

 

dérober. Et par ce qu’il estoit mal renom-
mé fut condamné à estre pendu & estran-
glé par le col. Celuy matin donc que l’on
deuoit faire cette iustice, la chambriere
qui auoit aidé à le mettre en la huche pas-
soit parmy la huche, & ouyt comme on di-
soit que Roger estoit condamné à mort.
Laquelle le vint dire à sa maistresse, dont
elle fut mout ébaye, & ne le pouuoit croire
veu qu’elle croyoit celuy estre mort, si
r’enuoya la chambriere encores ouyr des
nouuelles, & de quel Roger on parloit : 
mais apres qu’elle fut retournee, elle rap-
porta que c’estoit celluy Roger propre-
ment. & auec ce qu’elle auoit ouy le char-
pentier qui auoit laissé la huche dehors,
en laquelle ilz auoyent mis Roger, tencer
auec vn autre home, auquel charpentier
celuy home disoit que c’estoit vn tres-
mauuais villain & ort, d’auoir vendu la
huche qu’il luy auoit baillé à refaire, &
le bon home charpentier disoit, que non
auoit, & qu’on luy auoit emblee, mais
par sa foy il ne sauoit qui, & le bon home
qui l’auoit veuë en la maison des vsuriers
qui luy auoient dit, que le charpentier
leur auoit vendue. Si dit le charpentier
qu’ilz allassent eux deux parler à iceux
vsuriers,& qu’ilz ne diroient pas qu’il

 

{p. 28}

 

leur eust vendue, lesquelz y allerent, &
la chambriere s’en alla vers sa maistresse,
& de cette nouuelle fut aucunement ré-
iouye, esperant que la deliurance de son
amy se feroit. Ce temps pendant maistre
Mathieu le Medecin retourna du village,
afin de couper celle iambe d’home, mais
il ne trouua plus son eau, dont il fit vne
grande noise, disant qu’on luy brouilloit
toutes ses besongnes. Lors la femme luy
demanda quelle eau c’estoit, & il luy
dit la vertu d’elle, comment elle fait en-
dormir les gens qui la beuuoient, en quoy
imagina celle dame le cas comme il estoit
aduenu, & que Roger l’auoit beuë, par-
quoy il estoit endormy & l’auoient cuidé
mort : si appella sa chambriere & luy
remonstra le cas en luy priant qu’elle ay-
dast à pourchasser la deliuvrance de Roger,
à laquelle chose faire la chambriere se ha-
bandonna entant qu’elle pourroit. Si luy
conseilla la dame faire la subtilité qu’el-
le fit, comme il sensuit. La chambrie-
re pour garder l’honneur de sa maistres-
se, & deliurer Roger, vint en faignant
plourer deuant les pieds de son mai-
stre à genoux disant ainsi. Mon maistre
ie vous requiers pardon d’vne chose que
i’ay faite à deshonneur en vostre maison,

 

{p. 29}

 

car certes croyez que de ma folle volon-
té ie me suis mise à aimer ce iouuenceau
Roger, lequel est en prison en dangier
d’estre pendu, & celuy iour que vous par-
tistes pour aller au village ie l’amenay
ceans, & afin qu’il ne fust apperceu ie
l’enfermay en vostre chambre, & croy
bien qu’il luy print soif, & qu’il n’osoit
demander à boire : si print vostre eau qui
fait endormir, & la beaut toute, dont il
s’endormit, que ie cuidoie qu’il fust mort.
Lors pour garder mõ honneur ie le prins
sus mes épaules & l’allay mettre dedans
vne huche, qui estoit demouree deuant
l’huis de ce charpentier, laquelle huche
ainsi qu’il estoit dedans, comme i’ay en-
tendu, ces usuriers l’emblerent, & la por
terent en leur maison, croyans que ce fust
autre chose dedans la huche en laquelle
ne pouuoient voir, pourtant qu’elle estoit
fermee à ressort, puis quand Roger s’é$
ueilla, il fit aucune noise & rompit l’vn
des quartiers du coffre pour yssir, & par ce
fut apprehendé comme larron & condam-
né à mort, pour la chose dequoy il n’est
rien coupable. Si vous prie monseigneur
& maistre que me pardonnez mon offen-
ce & que me donnez congé de pourchas-
ser sa deliurance, & aussi si, vous estes

 

{p. 30}

 

interrogué de la vertu de vostre eau que
l’aidiez. Si luy pardonna maistre Ma-
thieu le medecin, pourueu que iamais
elle ne le feroit, & luy donna congé d’al-
ler pourchasser Roger, laquelle s’en alla
en la prison & fit tant aux gardes de la
prison qu’elle parla à Rogier, lequel elle
reconforta & l’introduit à ce qu’il de-
uoit respondre au Iuge, puis se partit
d’auec luy & s’en alla au Iuge remonstrer
le cas, & conter ainsi qu’elle auoit à son
maistre. Et auec ce comme elle auoit ouy
le charpentier & l’home debatre pour
celle huche, & comme elle estoit allee
chez les usuriers desquelz le bon home
disoit auoir l’arche achetee, & le char-
pentier disoit qu’ilz l’auoient emblee,
dont le Iuge fut fort ébahy. Si fit prendre
le Iuge le bon home charpentier & les v-
suriers : & apres bonne inquisition faite
trouua que ainsi estoit, & qu’ilz l’auoient
emblee, mais pour faire bonne & par-
faite information fut enuoyé querir le
medecin pour sauoir la vertu de son
eau, & si elle auoit esté beuë : lequel re-
spondit à la verité. Finalement fut fait
venir ledit Roger, lequel interrogué re-
spondit ainsi que les autres sans déuier
en rien, & comme il auoit mangé sallé,

 

{p. 31}

 

beu l’eau, puis s’estoit endormy. Conta
aussi comme il se trouua ébahy dedans
ceste huche, qu’il ne sauoit ou il estoit,
comme aussi il se trainoit parmy la cham-
bre pour trouuer vn huys : apres qu’il fut
yssu hors de la huche & rompit vn des
costez d’elle, parquoy il fit tempeste, &
s’esueillerent les femmes de la maison,
qui le firent prendre comme vn larron. De
laquelle chose le Iuge se print fort à rire,
puis luy donna sa deliurance, & furent
condamnez les larrons vsuriers à payer
deux onces de fin or. Et de cette absolutiõ
fut Roger tresioieux. Pas ne faut deman-
der comment : aussi fut sauuee la femme
du medecin lesquelz firent depuis grand
     chere auec la chambriere, & lais-
        serent le Medecin aller cueil-
            lir des herbes pour faire
                  l’eau qui endort
                        les gens.
p. 32

La huitiéme Narration. §

Dv’n plaisant fol, lequel recon-
fortoit vn paoure home qui estoit
blecé en la iambe. §

EN vn village des parties de Lombar-
die estoit vn rustique qui auoit des
Chastagniers en son iardin, & qui en la
saison apportoient des Chastagnes. Ad-
uint ainsi que au temps que les Chasta-
gnes sont meures ce rustique monta en vn
de ses Chastagniers, mais il en descendit
plus tost qu’il ne cuidoit. Car il se fia à vne
branche laquelle rompit dessous luy, &
cheut aual l’arbre, & se rompit vne des
costes de la poitrine. Et pres de là estoit
vn plaisant & ioyeux home, nommé Mi-
natius, qui vint pour reconforter ce paoure
rustique qui estoit cheut. Et luy dit Mi-
natius ( qui estoit home tresioyeux &
plaisant ) Mon amy reconforte toy,& ie
t’enseigneray & te donneray vne reigle
que si tu la gardes, iamais d’arbre ou
tu monteras ne cherras. Ha dit le ble-
cé, i’aymasse mieux que vous me l’eus-
siez dit deuant que ie fusse cheut, pas ne
me fusse ainsi blecé. Toutefoys s’il vous
plaist de me conseiller il me pourra prof-

 

{p. 33}

 

fiter au temps aduenir. Adonc dit Mina-
tius. Mon amy quand tu monteras en au-
cun lieu haut, fais que tu soyés aussi tardif
à descendre cõme à monter, car si tu feusses
aussi en paix descendu que tu es monté,
iamais tu ne te feusses blecé.

 

 

 

La neuf-iéme Narration.
§

D'un Cuisinier lequel fit acroire à
   son maistre, que les Grues viues
   n’ont iamais qu’une cuisse. §

 

EN la Cité de Plaisance naguere auoit
un noble cytoien nommé Conrad, le-
quel estoit de bonnes meurs, liberal, &
seruiable à toute personne.Cestuy Con-
rad en enfuyuant estat noble, print son
plaisir à passer temps d’auoir chiens &
oyseaux & beaux Coursiers, fouuent pre-
noit son deduit & son ébat pour aller
chasser. Et ainsi comme il estoit allé chas-
ser aux oyseaux de proye auec son Fau-
con, il print vne Grue qui estoit ieune &
fort grasse. Si dit à son seruiteur qui auec
luy estoit qu’il la portast à son Cuisinier,
& qu’il la mist rostir pour soupper, car il
deuoit auoir des gens estrangers pour
soupper avec luy. Adonc le Cuisinier qui

 

{p. 34}

 

auoit nom Doribus print ceste Grue &
l’appresta ainsi qu’il auoit de coustume de
apprester viandes, car il n’estoit pas ap-
prentif. Lors quand ceste Grue fut en la
broche & presque cuite, il y auoit grand
fumee & bonne odeur qui failloit de ceste
Cuisine à cause de ceste Grue. Il aduint
qu’vne femme nommee Gonnette, qui
estoit dame par amours du Cuisinier Do-
ribus, vint à sentir la fumee de ceste Grue,
entra tout hardiment dedans la Cuisine.
Adonc ceste femme voyant ceste Grue qui
sentoit si bonne odeur eut grand ennuie
d’en manger, & commença à prier son
amy Doribus qu’il luy en donnast vne
cuisse : adonc Doribus en riant commença
à chanter & dit ainsi. Vous n’aurez pas
dame Gonnette de ce que demandez. Vous
n’aurez pas dame Gonnette de par moy la
cuissette. Lors Gonnette oyant ceste re-
spōce fut fort courroucee, & luy cōmença
à dire. Par la foy qui ie doy à Dieu si tu
ne m’en donnes, tant que tu viues vn seul
plaisir ne te feray : & quād Doribus l’ouyt
ainsi iurer fut ébahy, & eurent maintes pa$
rolles Doribus & Gōnette ensemble pour
l’amour de la cuisse. Et finablement quand
Doribus vid que s’amie se courroussoit,
de pœur qu’elle ne fust aucunement rude

 

{p. 35}

 

de son amour il luy donna une cuisse de
celle Grue. Et quād vint au soupper, Con-
rad aduisa qu’elle n’auoit qu’vne cuisse, il
fut tout ébahy qu’on lui auoit presenté
deuant les estrangiers qui estoient là, &
eut grand honte. Apres appella Doribus
& luy demanda ou estoit la cuisse de celle
Grue. Adonc respondit le Cuisinier qu’il
n’en auoit point d’autres, & que les Grues
viues n’en auoient qu’une. Si dit Conrad,
i'en ay veu plusieurs d’autres : mais elles en
ont deux. Certes dit le Cuisin[i]er qui fauoit
bien mentir : sauf vostre grace elle n’en
auoit qu’vne, & si vous me voulez mener
demain à l’ébat ie vous monstreray les
Grues viues qui n’ont qu’une cuisse. Lors
Conrad pour l’amour de la compagnie ne
voulut point quereler à son Cuisinier,
mais il luy dit que demain il le meneroit
auec luy, & que s’il n’estoit vray ce qu’il
disoit que mal luy aduiendroit, & que à
tousiours mais il luy fouuiendroit de luy.
Et apres soupper Conrad qui n’eut pas
oublié la besongne de qui le courroux ne
estoit encores cessé : mais comme indigné
vers son Cuisinier se leua au matin si tost
comme il fut iour, & commanda que ses
cheuaux luy feussent amenez. Et quand

 

{p. 36}

 

ils furent prestz de monter à cheual, com$
manda à Doribus qu’il montast sur vn des
cheuaux, affin qu’il allast avec luy pour
éprouuver sa mensonge. Adonc Conrad &
son Cuisinier s’en allerent aual vne gran-
de riuiere, ou, il auoit accoustumé de voir
bien souuent des Grues. Et quand Dori-
bus, qui cheuauchoit derriere, vid que c’e-
stoit à bon escient, & que le courroux de
son maistre ne s’appaisoit, il eut pœur &
ne sauoit que faire de s’enfuyr, car il luy
estoit force d’éprouuer sa mensonge, &
ne sauoit trouuer la maniere & façon
comme il peust bien faire son cas honne-
stement. Lors quand Doribus vid qu’il
ne pouuoit remedier à sa mensonge il
s’en fust voulontier fuy & allé : Mais son
maistre Conrad le regardoit tousiours de
pres, car il auoit tousioursl’œil derriere
luy & tant qu’il ne pouuoit fuyr. Et puis
quand Conrad eut bien regardé de loing
il voyoit bien aucunefois des Grues, mais
il luy sembloit qu’elles auoiēt deux piedz
& deux cuisses. Lors quand ilz eurent fort
cheuauché ilz arriuerent en vn preau ou
ilz apperceurent dix ou douze Grues estās
chacune sur vn pied, à cause qu’il faisoit
froid, & l’auoient mis fouz leurs ailes

 

{p. 37}

 

pour échauffer. Adonc Doribus qui les vid
le premier, les monstra à son maistre en
disant. Mon seigneur, vous pouuez main-
tenant voir que vous disois verité. Auisez
là que ceste' riuiere toutes ces Grues qui
n’ont qu’vn pied. Lors Conrad qui estoit
fin home respondit à Doribus. Or attens
& tu verras si elles n’en ont qu’vn. Pour-
tant iceluy Conrad commença à courir
apres, & les fit démarcher, & chacune tira
sa cuisse & s’enfuyrent, & il commença à
crier en ceste maniere. Ho ho ho ho va, &
lors monstra à Doribus qu’elles en auoiēt
deux. Or regarde glouton que tu es, faux
mensongier, les Grues n’ont elles qu’vn
pied & vne cuisse ? Lors Doribus comme
tout esperdu & honteux dit, certes ouy
elles en ont deux : mais hier au soir quand
la Grue fut rostie & quelle fut deuāt vous,
vous ne criastes point Ho ho ho ho va,
comme vous auez fait maintenant : car si
vous eussiez ainsi crié, ie vous certifie que
semblablement la Grue de hier au soir
eust abaissé son autre cuisse : car elle l’a-
uoit dedans son corps comme auoiēt ceux
icy à qui vous auez crié. Et icelluy Con-
rad oyant ceste responce fi soudaine fut
fort ioyeux & commença à rire, & perdit
tout son courroux & dit à Doribus. Tu

 

{p. 38}

 

auras droit pour ceste fois, car ie deuois
faire ainsi comme tu dis.

 

La dix-iéme Narration. §

 


D'vne ieune femme laquelle faisoit
    ratisser son mary, dans vn grand
    vaisseau de terre, & ce pendant
    son amoureux la brinballoit.
§

A Naples aduint vn iour qu’vn char-
pentier print à femme vne tres belle
iouuencelle nommee Peronnelle, laquel-
le estoit debonnaire & fort gracieuse :
tant en maintien qu’en langage. Or est il
ainsi que ce paoure home charpentier al-
loit tous les iours à gagner sa iournee ça
& là, ainsi qu’il pouuoit trouuer à gagner.
Et la belle Peronnelle sa femme demou-
roit en la maison pour la garder en faisant
son ménage, & en fillant sa quenoille au
mieux qu’elle pouuoit pour gagner sa vie.
Aduint qu’vne fois entre les autres, vn
ieune iouuenceau en passant par la rue ad-
uisa celle belle iouuenceelle Peronnelle :
Si s’approcha par deuers elle, pource que
elle luy plaisoit moult, & fit tant par son
beau parler qu’il s’en accointa. Et par tant
de diuerses façons & maniere alla tant,

 

p.93[39]

 

& vint que ladite Peronnelle luy accorda,
& se condescendit à faire ce, dont il la
prioit. Voyant donc la femme qu’ilz
n’estoient pas des plus riches, & qu’ils n’a-
uoient pas des biens de ce monde à trop
grand planté. Et pour son opportunité,
aussi que son son mary ne se tenoit point
que peu en la maison, mais alloit chacun
iour a iournee pour gagner sa vie pour
luy & pour sa femme, aduisa qu’il seroit
bon de faire le plaisir de ce beau iouuen-
ceau qui l’aymoit fort, & aussi faisoit elle
luy semblablement. Pour laquelle chose
composerent ensemble & prindrent vn
statut, comme il pourroit venir tous les
iours vers elle : C'est assauoir quand son
mary se leueroit chacun iour au matin
pour aller ouurer de son mestier, l’amou-
reux iouuenceau seroit en aucun lieu pour
voir passer le mary. Et quand l’amoureux
l’auroit veu partir hors de la maison, il
viendroit vers elle pour accomplir sa vou-
lonté, car son mary ne reuenoit point ius-
ques au soir. Apres ceste ordonnance faite
le ieune iouuenceau ne faillit point à fai-
re guet, quand son mary partiroit pour
aller ouurer. Et quand il l’auoit veu pas-
ser, ledit iouuenceau venoit & entroit en
la maison de Peronnelle, & se couchoit

 

{p. 40}

 

auec elle, & prenoient là leur deduit en-
semble tant qu’il leur plaisoit. Or aduint
vn iour que le paoure Iouan estoit allé en
la ville pour trouuer à besongner : mais
il ne trouua point de besongne. Et pource
qu’il auoit en sa maison vn vaisseau de
terre fort grand, fi le voulut vendre, à cau$
se qu’il n’auoit pas vn denier, & le vendit
de fait à vn home qui sen vint auec luy.
Lors s’en vindrent luy & son marchant à
l’hostel pour emporter cedit vaisseau,
mais quand il fut à la maison il trouua
l’huys fermé, car la belle Peronnelle sa
femme auoit auec soy le beau iouuēceau
couché en son lit, & ne faisoit gueres que
venir, parquoy elle auoit fermé son huys.
Si commença le mary à hurter à son huys,
& apres ce il disoit à part luy. O dieu ! tu
sois tousiours louē, car combien que tu
m’as fait paoure, aumoins tu m’as con-
forté & pouruen d’vne bonne & honneste
femme ! certes ie suis bien heureux : car
incontinēt que i'ay esté party, elle ha fer$
mé son huys de pœur qu’il ne vint aucune
personne pour luy faire déplaisir : parquoy
il estimoit qu’elle auoit fermé son huys
pour celle cause, & la tenoit bonne & sa-
ge femme. Quand Peronelle ouyt son
mary, lequel elle cognoissoit à la manie-

 

{p. 41}

 

re d’hurter à l’huys, elle dit à basse voix.
Helas moy chetiue, mon amy Iannel ie
suis morte ! car voicy mō mary qu’est re-
uenu, que Dieu luy doint male iournee.
Ie ne say pourquoy il est maintenant re-
tourné, car il n’auoit point accoustumé de
reuenir iusques au soir, & demanda à son
amy s’il l’auoit point veu entrer dedans
la maison, lequel respondit que nenny
qu’il sceust. Or ie vous diray : il me faut
sauuer mon honneur : ie vous prie que
vous vous mettez dedans ce grand Pot
que vela & ne sonnez mot. Et le iouuen-
ceau voulant garder l’honneur de s’amie
se mit dedans le vaisseau. Et puis elle alla
ouurir l’huys à son mary. Et quand il fut
ouuert elle demanda pourquoy il estoit
retourné, & se courrouçant luy dit. Quel-
les nouuelles y a-il ? ne voulez vous point
besongner ? ne voulez vous maintenant
rien faire, & si n’auons pas vn mourceau
de pain ? He paoure home que voulez vous
faire ! pourquoy estes vous retourné de
besongne ? Et elle commença à plourer &
dire. Pensez vous que i'aille engager ma
robbe pour auoir du pain ? & aussi mes au-
tres besongnes ? Vous sauez bien que ie
me tue chacun iour de besongner, & si ne
cesse nuit & iour du soir ne du matin de

 

{p. 42}

 

filler ! Ie n’ay repos ne cesse, & tellement
que i'en ay les paoures ongles tous écor-
chez & deschirez, & cela fais-ie affin d’a-
uoir vn peu d’huyle pour mettre en no-
stre chambre à bruler la nuit. Ha ha mary
mary, ie n’ay voisine pres de moy qui ne
s’esmerueille, & qui ne me déprise de ce
que ie prens si grād peine, & vous retour-
nez ceans les mains au sein, quād vous de-
uriez gagner vostre vie. Et elle commença
encores plus fort à plourer que deuant en
disant. Las moy chetiue paoure femme &
méchante que ie fuis, en quel malheur fus
ie onques nee ! & en quel malpoint ie fus
baillee à toy paoure méchant ! car i'ay re-
fusé de fi vaillans homes, riches & puis-
sans, pour venir auec toy, affin d’auoir en
ta compagnie aucun soulas & deduit ! Et
maintenant ie voy ceux que i'ay refusez
qui sont mariez, & leurs femmes qu’ilz
ont épousees font tout ce qu’elles veulent,
& ont de l’or & de l’argent, & ie n’ay
pas vne seule maille pour passer l’eau. Et
outre ce, elles se donnent du bon temps, &
n’y a celle qui n’ait deux ou trois amou-
reux, & qui fourrent leurs cottes. Et
si monstrent à leurs marys aucunefois
la lune, & aucunefois le soleil ! Et moy
méchante niayse, qui fuis bōne & loyalle,

 

{p. 43}

 

qui besogne volentiers (Dieu le sait) ie
suis mal traictee en grand malaise ! mais
i'endure la fortune, & m’esbahis que ne
prens des amans ainsi que font les autres
qui se font brimbaler plain vn benot ! Or
machés ces motz donc mon mary, & cro-
yés certainement que si ie vouloye mal
faire, ie trouueroye bien home auec qui
ie pourroye bien faire mon plaisir, car ie
voy de beaux & gracieux iouuenceaux qui
m’aiment bien, lesquelz m’offrent gran-
de quantité d’or et d’argent, robbes &
ioyaux, mais vous sauez que ie n’en
daigneroye rien prendre d’eux, car ie ne
suis pas fille de femme qui desire telle
chose, mais tu es celuy qui retourne à
l’hostel de ton ouurage quand tu dois
besogner ! Le mary oyant sa femme en ce
point crier sur luy, comment elle ploroit
à grosses & chaudes larmes fut tout es-
bahy & esperdu, & respondit. He mamie
ne te courrouce point, ie te prie ne te vueil$
les point ainsi troubler. Tu dois croire
que ie te cognois & say quelle tu es, &
encores en cestuy matin i'ay bien cogneu
& aperceu en partie que tu m’es loyalle,
pource que i'ay trouué ton huys fermé
de paour qu’il ne vint aucuns malfaiteurs
auec toy, mais vray est ainsi qu’auiour-

 

{p. 44}

 

d’huy comme i'alloye besogner de mon
mestier, i'ay trouué ce bon home icy à
qui i'ay trouué ce bon home icy à
qui i'ay vendu ce vaisseau qui ne nous fai-
soit qu’empecher nostre chābre, & pour-
ce i'estoye retourné pour luy bailler, &
m’en baille cing gros d’argent, de quoy
nous aurons du pain assez pour vn mois.
Lors respondit Peronnelle. Ie voy en
toy vne chose qui est cause de toute ma
douleur. Car quand ie te prins ie cuidoye
que tu fusses vn sage home. Et veu que tu
vas deça & dela en plusieurs lieu, ie m’é-
bays que tu ne trouues de la besogne com$
me font les autres, qui ont voulonté de
gaigner, & par defaute de besogner tu dis
que tu as vendu nostre vaisseau la som-
me de cinq gros d’argent, mais ie ne t’ay
pas attendu à le vendre. Car incontinent
que tu as esté party au matin de ceans ie
l’ay vendu à vn iouuenceau qui est la haut
en nostre chambre, le pris & somme de
sept vieux gros d’argent. Quand le bon
home entendit ceste chose, il fut trescon-
tent, & moult resiouy, & dit à l’home
qui estoit auec luy à qui il auoit vendu
le vaisseau qu’il s’en allast, & qu’il en auoit
deux gros plus qu’il ne luy en donnoit :
ainsi comme tu peux voir. Ma femme la
vendu sept gros, & tu ne m’en donnois

 

{p. 45}

 

que cinq. Et le bon home respondit, &
bien. A Dieu donc puis qu’ainsi est. Adonc
Peronnelle dit à son mary. Mōté la haut,
le Iouuencel y est qui reuisite le vais-
seau, s’il est sain & entier, & prent gar-
de à noz besognes. Et quand le Iouuen-
cel entendit celle chose & les paroles de
Peronnelle il saillit hors du vaisseau, ainsi
comme s’il n’eust rien ouy du retour du
mary & de la femme : commença à
dire. Ou es tu dy bonne femme ? Et le
mary qui montoit en haut commença à
dire, me voicy. Ie suis celuy que tu deman$
des. Lors dit le Iouuenceau. Ie veux par-
ler à la femme à qui i'ay fait le marché.
Pourtant dit le mary de la ieune femme
au Iouuenceau. Faites auec moy seure-
ment, car ie vous prometz en bonne foy
que ie suis son mary pour certain. Et lors
respondit le ieune Iouuenceau, & luy dit.
Le vaisseau me semble sain & entier,
mais il me semble que dedans ledit vais-
seau vous aués tenu aucunes lyes d’huile,
car ledit vaisseau est tout brouillé de ie ne
say quelle matière si tres seche & si cruel-
lement dure que aux ongles ie n’en ay
rien peu arracher, & pourtant ie vous
dis que ie ne le prendray iamais s’il n’est
autrement nettoié. Certes dit la ieune

 

{p. 46}

 

femme Peronnelle, nostre marché ne de-
mourera ia pour cela, car mon mary le
nettoyera fi tresbien que ie say pour vray
que vous en serés content. Et ce voyant le
mary de la ieune iouuencelle, se dépoilla
& entra dedans ledit vaisseau, & print de
la chandelle pour foy esclairer, & puis
commença à nettoyer ledit vaisseau. Or
n’estoit pas l’entree du vaisseau trop gran-
de, & Peronnelle faignant qu’elle vou-
lust voir dedans ledit vaisseau, mit la
teste sur la bouche du vaisseau qui n’estoit
pas mout large, & auec ce mit l’vn de
ses bras & toute l’épaule, & dit à son
mary : Ratissez icy, & icy & encore vn peu
icy. Tandis que la femme estoit ainsi
recourbee, & appuyee sur la gueulle du-
dit vaisseau, & aussi qu’elle enseignoit
son mary à ratifier la lie dure & seiche, le
ieune iouuenceau Iannel qui en celuy ma$
tin n’auoit peu acomplir sa volonté, ne
son desir, pource que son mary estoit trop
tost reuenu de la besogne, il s’éforça de
l’acomplir au mieux qu’il pourroit. Si
s’aprocha de ladite Peronnelle qui estou-
poit toute l’entree dudit vaisseau, de paour
que son mary ne les veist estant en ceste
maniere, ne plus ne moins que les Che-
uaux qui sont débridez, apres qu’ilz sont

 

{p. 47}

 

eschauffez en amours montent sur les Iu-
mens. Ainsi donc le mignon Iannel, &
elle, en celle maniere acomplirent leur vo$
lonté ensemble, & tādis que le mary s’ef-
forçoit de ratisser, sa femme & Iannel be-
sognoient de l’autre costé fort & ferme
iusques aux derniers souspirs. La femme
estant ainsi en la grosse alaine, cōme tou-
te estourdie & n’en pouuoit plus, tira la
teste dehors du vaisseau : Puis le mary
saillit dehors, et dit Peronnelle au iou-
uenceau, Tenés ceste chandelle, & regar-
dés si le vaisseau est biē net à vostre guise.
A l’heure print de la lumiere & regarda
dedans, puis dit qu’il estoit bel & net, &
qu’il estoit content : parquoy bailla au ma$
ry sept vieux gros, & le fit porter en sa
maison par le mary mesme.

 

 

L'onziéme Narration.
§

    D'vne dame laquelle auoit deux
amoureux, enfermés en sa chambre,
& ne sauoient rien l’vn de l’autre, &
le mary venu à la maison comme
ilz se sauuerent en sa presence, sans
qu’il cogneust rien de la finesse.
§

{p. 48}

 

EN la Cité de Parme fut iadis vne bel$
le iouuencelle nommee Elizabeth,
femme d’vn Cheualier. Or aduint ainsi
comme on voit souuent qu’vn home ne
peut tousiours vser d’vne mesme viande,
mais il desire aucunefois viandes diuer-
ses. Aussi pareillement Elizabeth fem-
me du Cheualier, pource qu’elle s’en-
nuyoit de son mary qui ne luy faisoit pas
bien à son gré, fut amoureuse d’vn iouuē-
ceau nommé Lyonnet, assez plaisant ho-
me, combien qu’il ne fust pas de grand li-
gnage. Et semblablement il estoit amou-
reux d’elle, mais elle vouloit essayer si
l’amour d’vn autre sembleroit meilleur
que de son mary. Pourtant Elizabeth &
Lyonnet qui s’entraymoient ne mirent
point leur amour en oubly, mais fortune
qui tousiours regne cōtre ses paoures ad-
uersaires quand il luy plaist, ne consentit
pas que la paoure Lyonnet paruint si tost
à effet de son amour encommencee, car
vn cheualier nommé Lambert Duché de-
uint amoureux de celle dame Elizabeth :
Mais la dame luy refusa son amour par
plusieurs fois, car elle ne l’aimoit point,
& selon son semblant il estoit home tri-
ste, rude, & fort déplaisant, neantmoins le
cheualier sollicitoit moult la dame par

 

{p. 49}

 

messagers qui rien ne luy valoit. Pourtāt
il fit menacer la dame en luy disant, qu’il
luy feroit vitupere & honte s’elle ne luy
faisoit plaisir. La femme donc cognois-
sant quel home estoit Lambert, fut con-
trainte de luy faire plaisir, car Ennuieux
par ennuie souuent iouyst de ses amours.
Aduint que la dame estant ennuyee en la
ville, luy print volonté d’aller à vn sien
manoir qu’elle auoit au village pour de-
mourer là aucun temps pour auoir l’air
des champs en esté. Si aduint quand elle y
fut n’auoit encor que quatre ou cinq
iours, dame Elizabeth manda son amy
Lyonnet qu’il la vint voir. Lequel oyant
ces nouuelles en fut fort ioyeux, & se
mit à chemin & y alla. Lors quand il
fut arriué en la maison de la dame, il en-
tra en sa chambre, laquelle quand elle
vit son amy Lyonnet, le commença à em-
brasser & baiser, & eux solacier ensem-
ble. Or aduint que le mary de Eliza-
beth monta à cheual en vn matin pour ve$
nir voir sa femme, qui estoit en son ma-
noir au village le iour mesme que Lyon-
net estoit venu. Et tantost en ce mes-
me temps escheut pareillement que le
sire Lambert Duché monta à cheual, &
vint au manoir de la dame : pource qu’il

 

{p. 50}

 

auoit ouy dire qu’elle y estoit, & que son
mary n’y estoit pas. Et quand il fut arri-
ué à la porte, commēça à hurter à l’huys.
Quand la chambriere qui estoit portiere
veit Lambert Duché fut fort esbahie, elle
le courut dire à sa dame qui estoit en sa
chambre auec Lyonnet son amy, en luy
disant. Dame, sire Lambert est icy bas
tout seul. La Dame oyant ceste nouuelle
fut moult dolente, mais elle doutant &
craignant le cheualier, pria à Lyonnet
son amy que pas ne luy fust grief & qu’il
se détournast vn peu, car elle ne vouloit
point que Lambert le vist. Adonc Lyon-
net se mit & cacha derriere la courtine
du lict iusques à ce que sire Lambert par-
tist de la maison, car il le craignoit bien
autant que faisoit ladame. Apres la da-
me commanda à sa servante qu’elle ou-
urist la porte à sire Lambert, & si tost
que le dit Lambert fut entré descendit à
pied & lya son cheual emmy la cour. Et
apres ce il monta en la chambre de la da-
me, laquelle faignant d’estre ioyeuse vint
au deuant de luy iusques au bout des de-
grés, & receut ledit Lambert par belles
parolles le mieux qu’elle peut : & apres
luy demanda quelle chose il queroit. Le
cheualier ainsi cōme autrefois auoit fait

 

{p. 51}

 

embrassa la dame & luy dit. I'ay ouy dire
que vostre mary n’estoit point auec vous,
pour laquelle chose ie vous suis venu voir
pour moy solacier auec vous vn peu de
temps. Apres ces parolles dites la dame,
& Lambert se donnerent consolation en-
semble. Et ainsi comme eux deux se don-
noient du bon temps, ne pensant à nul
mal du monde, aduint que le mary de la
dame arriua en la maison, qui venoit voir
sa femme. Quand la seruante veit son mai$
stre de loing, fut bien ébahie, & pourtant
qu’il estoit pres de la maison la seruan-
te courut dire à sa dame que son maistre
venoit. La dame oyant ceste nouuelle, &
sachant qu’en sa maison auoit deux ho-
mes, & voyoit que le cheualier ne se pou-
uoit mucer pour l’amour de son cheual
qui estoit en la cour elle se reputa morte.
Toutefois elle se descendit du lict, & en
elisant tel remede comme bon luy sem-
bla, elle dit au cheualier. Sire Lambert
Duché, monstrés à ceste heure comment
vous m’aimez, & me sauués la vie, & gar-
dés mon honneur, faites & dites ce que
vous diray. Vous prendrés vostre espee
toute nue, & en faisant le terrible, & ma-
niere courroucee vous descendrés en bas,
disant en ceste maniere, Ho ho ! ha ha !

 

{p. 52}

 

Par le corps bieu ie ne l’ay pas trouué
maintenant, mais ie le trouueray en au-
tre part & ne diray autre chose. Et en ce
disant si mon mary vous vouloit retenir
à parler, ou qu’il vous interrogast d’aucu-
nes choses : ne dites autres parolles, ne ne
faites autres choses fors ce que ie vous ay
dit, & apres montés sur vostre cheual
sans aucunement seiourner auec mon
mary. Sire Lambert respondit à la dame
que volontiers le feroit. Alors tira son
espee hors du fourreau, & luy estant encor
tout rouge du labeur qu’il auoit eu auec
la dame, commença à faire le terrible, &
le mauuais : & aussi pour l’amour du mary
en disant. Ho ho ! ha ha ! Par le corps bieu
ie le trouueray en descendant les degrés !
ha ha ie ne l’ay pas trouué, mais ie le trou$
ueray autre part & le prendray. Le mary
estant arriué estoit tout ébahy d’ouir ainsi
iurer cet home, & ne sauoit qu’il estoit.
Et quād sire Lamber vint en la cour, print
son cheual & monta dessus sans sonner
mot au mary, & piqua des éperons & s’en
retourna vers Parme. Le mari entrant
en sa chambre, trouua sa femme toute dé-
confortee, & paoureuse, & luy demanda.
Dites moy pour quelle cause cestuy che-
ualier s’en va de ceans en menaçant si fort,

 

{p. 53}

 

ie ne scay qui : il semble estre fort cour-
rouce. Adonc la dame se tirant deuers son
lict ou Lyonnet estoit caché, affin qu’il
ouyst ces parolles respondit. Sire iamais
en ma vie ie n’euz plus grand paour que
i'ay eu maintenant, car ceans s’en est fouy
vn iouuenceau que ie ne cognois, lequel
cestuy cheualier nommé sire Lambert Du$
ché poursuiuoit à tout vne espee nue en
sa main. Lequel iouuenceau d’auenture
a trouue ceste chambre ouuerte. Et pour-
ce me dit en tremblant. Dame pour dieu
mercy aydés moy, affin qu’entre voz bras
ie ne soye meurdry. Et quand ie le vis
ainsi eschauffé & paoureux, en luy de-
mandant qu’il auoit, voicy venir le che-
ualier en haut disant. Ou es tu traistre,
ou es tu ? Et lors ie me mis à l’entree de
ma chambre, & retins à force de bras
sire Lambert, voulant ceans entrer. Et
quand il veit qu’il ne me plaisoit pas qu’il
entrast en ma chābre, lors se descendit en
bas ainsi que vous aués veu. Et adonc
dit le mary d’elle. Certes ma femmes vous
aués tresbien fait, car grand blasme
eust esté en vous, s’aucun eust esté meur-
dry ceans, mais sire Lambert Duché
a esté mal aduisé de poursuiuir ceans
aucun, quand il s’y retire. Apres le ma-

 

{p. 54}

 

ry interroga sa femme ou estoit ce iou-
uenceau, & elle respondit. Ie ne say en
quel lieu il s’est mussé. Mais le mary cria
à haute voix : Ou es tu dy bel amy, saux
hors hardiment, car celuy qui te poursui-
uoit s’en est allé. Adoncques Lyonnet
estant mussé derriere la courtine qui
auoit bien ouy ce que ladite dame auoit
dit à son mary, vint hardiment deuant
le mary. Et luy dit : Qu'as tu fait au sire
Lambert Duché ? Certes dit le iouuenceau,
ie ne luy ay rien fait que ie sache, mais
ie cuide qu’il m’ha prins pour vn autre, &
si croy qu’il ne soit point en son bon sens.
Car si tost qu’il me vit en vn lieu assez
pres d’icy sur le chemin, il mit la main à
son espee, & m’escria traistre tu es mort !
Et quand ie vy qu’il venoit vers moy à
pointe de cheual, ie m’en fuy, & ne luy
demanday point les causes de ses mena-
ces. Donc en fuyant par la grace de Dieu,
& de cette dame, i'ay trouué cette cham$
bre ouuerte, ou ie me suis bouté pour moy
sauuer. Lors dit le mary au iouuenceau.
Naye pœur de rien, car ie te meneray
en ta maison sain et sauf : & puis apres
fais ta paix enuers le Chevalier, sire Lam-
bert, comme tu voudras. Et Lyonnet
appointa si bien auec le Cheualier sire

 

{p. 55}

 

Lambert Duché que le paoure mary ne
s’apperceut point de la grande tromperie
que sa femme luy fit.


La douziéme Narration.
§

   D'vn ieune Sotouard lequel ne
seut trouuer l’engin de sa femme
la premiere nuit, dont mit son com-
pagnon huit iours en sa place, pour
faire l’entree.
§

VN ieune Adolescent simple de sens
fut à Boulongne, auquel ses parens
& amys firent épouser vne tres belle ieune
iouuencelle qui estoit beaucoup plus sub-
tille & aduisee que son mary, qui estoit
assez lourd & sot, ainsi comme bien le
montra. Car quand vint la premiere
nuit de noce & que les nouueaux ma-
riez furent couchez ensemble, le paoure
sottouard, ignare, & incognoissant de
ce qu’il falloit faire entour vne femme,
ne consomma point le mariage pour celle
nuit, dont la fille qui peut estre, cognois-
soit bien le cas, fut fort mal contente,
& volontiers luy eust monstré ce qu’il
deuoit faire, si ce n’eust esté honte fe-

 

{p. 56}

 

minine qui la tenoit. Ainsi se passa celle
nuit, & sans rien faire. Et quand vint
au matin l’vn des compagnons du nou-
ueau marié luy demanda comme tout
s’estoit porté, le paoure sot tout cour-
roucé respondit que mal, qu’il n’auoit
seu trouuer le lieu pour se iouër à sa fem-
me, & que (à son aduis) elle n’en auoit
point. O dit le compagnon (voyant sa
sottie) Mon amy, garde ta honte, si les
gens sauoient que tu ne luy eusses rien
fait, tu serois deshonoré. Outre peut estre
qu’elle n’ha pas encores lieu propre à
ce faire, mais pour te faire plaisir ie say
mieux que c’est de telles choses que toy,
si tu me veux mettre coucher secrettement
auec elle d’icy huit iours, ie feray si bon-
ne entree en son logis, que tu trouue-
ras bien le chemin pour y entrer : Et à
ce faire condescendit & accorda le sot,
qui secrettement enferma son compa-
gnon en sa chambre, & puis apres que
tout fut couché se leua d’empres sa fem-
me, & fit aller coucher son compagnon
en sa place : qui ne differa point à beson-
gner à ces pieces auec la ieune fille, qui
bien entendit la sottie de son mary, &
bien endura que ainsi fust, encores toute
ioyeuse. Et ce pendant le paoure sot estoit

 

{p. 57}

 

couché dessus vne couchette. Ainsi fut
prince la conclusion entre le compagnon
& la fille, que iusques à huit iours il
seroit Lieutenant de son mary pour faire
vne voye au connin. Et de fait en cette
façon & maniere passerent les huit iours,
lesquelz passez le paoure nyais s’en alla
coucher avec sa femme, qui mout luy
loua l’ouurage de son compagnon disant,
qu’il auoit heu grande peine & fort sué à
percer le vaisseau dessusdit. Et pourtant
luy rendyt le mary graces, & le paya bien
de ses peines.


La treziéme Narration.
§

   De deux ieunes filz, amoureux
pres de Lyon, & comme ilz iouy-
rent de leurs amours par grande fi-
nesse & subtillité.
§

ASsez pres de Lyon sur la Saone auoit
vn paoure home tenant hostellerie,
lequel auoit épousé vne tresbelle femme
de laquelle il auoit eu vne belle fille

aagee de quinze à seize ans, & vn filz en-
uiron d’vn an. C'estuy home nonobstant
qu’il ne fust gueres riches, auoit vn petit
logis. Il estoit bon home & faisoit vo-

 

{p. 58}

 

lontiers plaisir à gens qu’il cognoissoit,
combien qu’il ne logeast point continu-
ellement les gens, à cause de sa maison
qui estoit fort petite, sinon en cas de ne-
cessité. Aduint qu’vn ieune iouuenceau
de Lyon, ainsi qu’il venoit de l’ésbat sur
la riuiere de Saone iusques aupres de
cette hostellerie, aduisa la fille de cestuy
hostelier tres belle, & mout luy pleut,
& tant seulement pour cette premiere ve-
nue fut amoureux d’elle. Ceste pucelle
nommee Alison, voyant ce iouuenceau
qui luy faisoit plusieurs signes d’amours,
fut pareillement amoureuse de luy, &
s’éforçoit à luy faire plaisirs & seruices,
par signes et guignemens qu’elle faisoit
à ce iouuenceau qui luy plaisoit. Et tant
alla & vint ce iouuenceau en la maison
de cet hoste, que la fille le voyant fre-
quenter ainsi souuent en la maison de
son pere, retint en son amour le iou-
uenceau. Et maintefoys par commun
consentement d’vne partie & d’autre l’a-
mour d’eux deux eust forty son effet, si
le iouuenceau n’eust craint le blame &
deshonneur de la pucelle, mais de iour
en iour l’ardeur de leur amour se mul-
tiplioit fort, dont ce iouuenceau pro-
posa en soy de trouuer maniere pos-

 

{p. 59}

 

de se ioindre auec Alison : Et pour
ce faire aduisa de foy loger & herberger
en cette hostellerie, pensant que par ad-
uenture il pourroit coucher auec la iou-
uencelle sans estre apperceu d’aucun
home. Ainsi comme le iouuenceau pensa
la chose ainsi la fit. Or n’auoit cestuy iou-
uenceau vn compagnon nommé Adrian,
qui sauoit la commune amour du
iouuenceau & d’Alison. Si luy pria qu’il
vint auec luy iusques en ceste hostel-
lerie pour loger, faignant aller dehors
en marchandise. Adrian fut content, &
prindrent chacun vn cheual qu’ils louë-
rent : & mirent vne male sur chacun leur
cheual. Et apres partirent de Lyon &
vindrent loger à cette hostelerie, & pour-
ce qu’il estoit tard, faignans qu’ilz vins-
sent de bien loing, hurterent à l’huis de
l’hoste, & l’hoste cognoissant le iou-
uenceau & Adrian, ouurit tantost sa por-
te, & ce iouuenceau nommé Prince, luy
dit. Il conuient que tu nous heberge en
ceste nuit, car nous cuydions entrer de-
dans Lyon, mais nous n’auons peu. Lors
respondit l’hoste. Tu sais bien (Prince)
comme ie suis logé & garny d’enfans.
Toutefois puis que vous estes arriuez à
cette heure, ie vous hebergeray le mieux

 

{p. 60}

 

que ie pourray, car il n’est point temps
d’aller autre part. Les iouuenceaux donc
descendirent de dessus leurs cheuaux, &
les mirent en l’estable, & leur donnerent
à manger. Ilz auoient apporté bonnes
viandes & bons vins pour leur soupper,
& firent celle nuit grand’ chere auec
leur hoste. Et pource qu’il n’y auoit
qu’vne seule chambre en la maison, apres
soupper il ordonna comme ilz pourroient
coucher, & estoient les lits en celle cham-
bre tout de reng, à cause qu’elle estoit
petite. Or estoient les lits serrez l’vn
aupres de l’autre, qu’ilz ne pouuoient
passer par entre deux. Et pource l’hoste
fit apprester le meilleur lit pour ces deux
iouuenceaux, & puis les fit coucher. Peu
de temps apres l’hoste & l’hostesse s’alle-
rent coucher, mais les deux iouuen-
ceaux faignirent de dormir pour regar-
der comme ilz se coucheroient. Puis vi-
rent que l’hoste & l’hostesse se couche-
rent en vn lit, & mirent le berseau sur
le petit lit ou leur enfant estoit aupres
du leur : & entre le lit des deux iouuen-
ceaux & le leur, la fille coucha tout par
elle, en vn autre lit. Et apres que le
iouuenceau Prince, eut veu toutes ces
ordonnances, ne dormit point, mais

 

{p. 61}

 

veilla iusque à ce que l’hoste & l[']h'oho-
stesse dormissent, puis quand il apper-
ceut qu’ilz dormoient, il se leua gente-
ment, & alla au lit auquel la iouuen-
celle s’amye dormoit, & empres elle se
coucha, combien que la fille doutast tres-
fort son pere, toutefoys elle le receut
ioyeusement. Et Prince en prenant sou-
las auec s’amie, lequel elle desiroit mout
demoura auecques elle l’espace de la moi-
tié de la nuit. Et tandis qu’il estoit auec
elle, aduint que le chat de l’hoste fit cheoir
aucunes extencilles du haut en bas, dont
par le bruit & tabuttement de ces exten-
cilles l’hotesse s’éueilla, se leua du lit,
& alla voir, doutant que ce fust aucune
chose qui luy portast dommage, & sans
prendre aucune clarté alla au lieu auquel
elle auoit ouy le bruyt des extensilles. Et
pource que pareillemen[t]r Adrian ouyt
le bruit, se leua d’auenture & luy print
tallent de pisser, & fut contraint de soy
leuer, & ainsi qu’il se leua en allant trou-
ua le berceau que la femme auoit illec
mis, & ne pouuoit passer sans oster le
berceau, lequel osta de sa place & le
mit au pres du lit mesme. Puis quand
il eut pissé, il retourna à son lit : & sans
luy chaloir du berceau remettre, il le

 

{p. 62}

 

laissa en sa place, & le coucha. Et quand
la femme eut prins garde à ce qui estoit
cheut, & eut trouué ce qu’[e]lle queroit, &
mis à point, ne luy chaillit de prendre
feu ne clarté pour mi[e]ux voir, mais quand
elle eut écrié & chassé le chat, elle re-
tourna en son lit, ou son mary dormoit,
& en montant au lit ne trouua point
le berseau là ou elle l’auoit mis, puis se
descendit en disant en soymesme. Las
moy ie suis bien folle, ie me alloye cou-
cher au lit de noz hostes tout droit. Et
quand elle fut vn peu plus auant allee,
& eut trouué le berseau de son enfant,
se coucha au lit, aupres duquel estoit le
bereau de son enfant auec le iouuen-
ceau Adrian, compagnon du Prince, le-
quel estoit couché auec s’amie Alison,
sa fille, cuydant estre couchee auecques
son mary. Et quand Adrian qui ne dor-
moit pas, sentit la femme de son hoste,
il la receut tres [v]uolontiers. Et ainsi que
Adrian & l’hotesse dormoient ensemble,
Prince s’éueilla qui estoit couché auec
la fille, & eut pœur qu’il ne fust illec
apperceu, quand il eut prins le soulas
de s’amie ainsi comme il desiroit, se de-
partit d’elle, & s’en retourna coucher
auec son compagnon, mais il trouua le

 

{p. 63}

 

berseau aupres dulit de son compa-
gnon, parquoy il cuyda que ce fust le
lit de l’hoste, & pource Prince alla outre
à l’autre lit, & se coucha auecques l’ho-
ste, cuidant que ce fust son compagnon.
Et en se couchant l’hoste s’eueilla à sa
venue. Et luy cuidant estre auec son
compagnon, commença en basse voix
luy dire, Adrian ie te dy vrayement
que oncques ne fut chose si douce com-
me est Alison la fille de nostre hoste,
car par le corps bieu i'ay eu auec elle
la plus grande delectation que oncques
home eut auec femme, & si te dy qu’en
ceste nuit i'ay cheuauché plus de sept lieuës
depuis que ie partis d’auec toy, & main-
tenant mon cueur est saoulé de ce qu’il
ha tant desiré. Quand l’hoste ouyt ces
parolles qui ne luy plaisoient pas, il dit
premierement en soymesme. Que fait
cet home gisant auec moy ? & luy estant
courroucé dit à Prince, Ta follie & ton in-
gratitude est grande, & si ne say les causes
pourquoy tu me dois faire telles choses :
mais par le corps bieu ie t’en payeray
bien. Prince qui n’estoit pas des plus
sages du monde, quand il cogneut son
erreur, il n’y remedia pas ainsi qu’il eust
voulu, mais répondit à l’hoste. Dequoy

 

{p. 64}

 

me payeras tu, que me pourras tu faire ?
Lors la femme de l’hoste qui cuidoit estre
couchee auec son mary dit à Adrian. Ie
cuide que noz deux hostes se veulent en-
trebastre, ilz ne font que riotter ensem-
ble, Adrian en riant luy répondit. Lais-
sez les faire, que Dieu leur doint male
nuit. Ilz beurent au soir trop de vin. Lors
la femme entendit bien à la voix de A-
drian que ce n’estoit point son mary.
Adonc comme bien auisee se leua tout
bellement, & print son berseau, & le
porta aupres du lit de sa fille, & se cou-
cha aupres d’elle qui dormoit. Et tout
ainsi comme elle s’éueillast pour la cla-
meur de son mary & de Prince, si hu-
cha son mary, & l’interroga, pourquoy il
riottoit auecques Prince, son mary luy
répondit. Ne oys tu pas comment il dit
qu’il l’a fait à nostre fille ? & la femme
répondit : Vrayement Prince ment par la
gorge, car il n’ha pas couché auec nostre
fille. Mais moy y ay couché, car ie say bien
que despuis que ie me couchay auec elle ie
ne dormy. Et certes il appert bien que tu
es beste que celle chose crois. Par ma foy
entre vous homes beuuez tant au soir, que
de nuit ne faites que songer, & de nuit
vous leuez ça & là, & ne sauez que vous

 

{p. 65}

 

faites en dormant, & est grand peché que
vous ne vous rōpé le col. Mais dy moy que
faisoit Prince auec toy, & qu’il n’estoit
couché avec son compagnon ? Et Adrian
voyant que l’hostesse auoit prudentement
excusé sa honte, & celle de sa fille dit. Ha
ha Prince, ie t’ay tant dit que tu n’allasse
point coucher hors de ton hostel, ne de ta
maison, car quand tu es couché en quelque
lieu hors de ta maison tu ne lieues tous-
iours de nuit : & as vne mauuaise coustume
qu’en dormāt tu t’en vas puis ça et puis là :
& réues & songes de nuit, & dis parolles
les plus folles du monde qui ne sont pas
vrayes, mais tu les dits pource qu’en son-
geant tu cuides la chose estre telle comme
tu songes, & certes les parolles que tu dis
te porteront dommage, & pource reuiens
en tō lit, que Dieu te dōne mal an. L'hoste
en oyant ce que la femme auoit dit, & ce
que disoit Adrian commença à croire tres
fermement en luy que Prince songeast. Et
pource l’hoste hurta Prince par l’épaule,
& le huchoit en luy disant. Esueille toy
Prince & retorne en tō lit. Lors prince qui
auoit ouy toutes les parolles qui auoient
esté dites cōmença à faindre de songer en
disant parolles les plus sottes que iamais,
[q]ui estoient dignes de ieu & de rys. Et

 

{p. 66}

 

pource l’hoste pour ces parolles commēça
si fort à rire qu’il ne sauoit qu’il deuoit
faire, & tous les autres pareillement. Et
Prince faignant soy éueiller hucha Adrian
en luy demandant. N'est-il pas encores
iours ? Et ouy, respondit Adrian. Lieue toy
& t’en viens ça. Adonc Prince faignant
estre tout sommeilleux se leua du lit & re$
tourna au lit de son compagnon, & puis
bien tost apres se leuerēt quād il fut iour.
Et l’hoste voyant Prince quand il fut leué
se ryoit & moquoit de luy & de ses son-
ges. Et ainsi en parlant d’vne chose & d’au$
tre ils appresterēt leurs cheuaux. Et apres
disner quand ilz eurent conté à leur ho-
ste, & payé, monterent sur leurs cheuaux
& retournerent à Lyon. Et rirent tant des
songes & de leur ébatement que merueil-
les. Et apres Prince trouua maniere pour
cueillir le fruit d’amours auec s’amie par
plusieurs fois, sans auoir doute de rien en
quelque maniere que ce fust.

 

 

 

La quatorziéme Narration. §

 

D'un prestre, lequel laissa sa robbe
     en gage pour l’acollade à vne fem$
     me, & comme il la retira cauteu-
     leusement sans bailler argent. §

 

{p. 67}

 

PRes de Florence en vn village nommé
  Vallee-longue, auquel auoit vu pre-
stre Curé dudit lieu fort vaillant home &
seruiable au seruice des femmes,combien
que cestuy prestre ne fust pas des meil-
leurs clercs du païs, ne aussi ne sauoit gue-
res lire ne escrire : mais toutefois au Di-
menche par maintes parolles saintes le
mieux qu’il pouvoit preschoit & admo-
nestoit les parroissiens souz l’Olme tant
qu’il estoit tenu de tous ses parroissiēs vn
grand Theologien. Cestuy curé alloit ça
& là, & aucunefois visitoit les paoures fem$
de sa parroisse, & les endoctrinoit &
leur enseignoit la loy de Dieu, ainsi cōme
vn bon curé doit, & ha de coustume toutes
les festes de prescher & amonester à tous
ses parroissiens la tressainte escriture. Or
aduint vn iour qu’il mit son cueur à vne
de ses parroissiennes qui luy plaisoit plus
que toutes les autres, nommee Belle-cou-
leur, femme d’vn bon home nommé Beu-
tinegue. Ceste femme Belle-couleur estoit
assez propre femme & honneste de soy
pour vne femme de village, comme vn
peu noire, tres bien composee, & bien ha-
billee au mestier messonnaire, & auec-ce,
elle sauoit bien chanter, dancer, & mieux
mener vne dance que voisine qu’elle eust,

 

{p. 68}

 

parquoy sire Curé y print grand plaisir &
fut si fort amoureux d’elle qu’il fust mort
le iour s’il ne l’eust veuë. Et quand au di-
menche elle venoit à l’eglise, il chantoit
pour l’amour d’elle un kirie, & un San-
Ctus, en s’efforçant, & cuidant qu’il fust
aduis à Dame Belle-couleur que ce fust vn
maistre en ars de chant, nonobstant que sa
voix resonnoit comme celle d’vn Asne
quand il chantoit. Et quand Belle-couleur
ne venoit point à l’esglise, il ne chantoit
point, & se passoit à legier & court servi-
ce, toutefois affin que le prestre peust
auoir plus grand accointance avec ceste
femme Belle-couleur, il lui enuoyoit vne
fois vne bote d’aux nouueaux, car il en
auoit des plus beaux de sa parroisse en vn
sien vergier, lequel luy mesme labouroit
à ses propres mains, l’autre fois il luy en-
uoyoit plein vn coffin de feues nouuel-
les, & l’autre fois vne bote d’oignons pe-
tis. Et quand le prestre auoit temps con-
uenable il la guignoit de trauers. Et par
beneuolence la reprenoit aucunefois de
parolles, & elle qui fine estoit faignoit de
ne s’apperceuoir point qu’il l’aymast, de
quoy il enrageoit, pour ce qu’il ne pouuoit
venir à la fin de son intention : mais vn
iour aduint que le prestre à l’heure de

 

{p. 69}

 

midi allant à l’ébat dehors la ville, il ren-
contra le mary de Belle-couleur qui me-
noit un Asne chargé. Adonc ledit prestre
interroga le mary de ceste femme en quel
lieu il alloit. Et il respondit. Sire, vraye-
ment ie vois iusques à la ville de Florence,
& porte ceste charge à vn home pour me
ayder à vne grande besongne que i'ay à
faire en la ville, car vn home m’ha fait ci-
ter pour comparoir deuant le Iuge des
malfaiteurs. Cestuy prestre fut moult
ioyeux de ceste allee &luy dit. Or va mon
beau doux filz, va donc auec ma benedi-
ction & reuien tantost & si d’auenture tu
vois Papin, ou Malady, n’oublye pas à
leur dire qu’ilz apportent des corroyes à
faire des fleaux pour batre mon blé. Bien,
dit le prudhome, ie le feray volontiers.
Lors pensa le prestre qu’il estoit temps
d’aller voir, & essayer s’il pourroit venir à
son intention vers Bellecouleur, femme
de celuy qu’il auoit rencontré. Si print le
prestre son chemin & s’en alla en la mai-
son d’icelle. Et quand le prestre fut entré
dedans, dit. Dieu mette bon heur ceans.
Bellecouleur qui estoit en sa chambre en
haut respondit. Sire bien soyez vous ve-
nu : qu’allez vous maintenant querir en ce
quartier par ceste grande chaleur ? Se

 

{p. 70}

 

Dieu me doint ioye, dit le prestre,
ie vous viens voir, car i'ay trouué vostre
mary allant à Florence apres son Asne,
parquoy dame Bellecouleur ie te prye
que tu me dise si tu as en pensee de me
faire mourir. Et lors en riant commença
à dire. Pourquoy ? quelle chose vous ay
ie fait ? Tu ne m’as rien fait, dit le pre-
stre : Mais pour ton amour ie souffre
griéue peine & douleur. Parquoy ie te
dy, si tu ne fais mon plaisir, ie mourray
pour toy. Et elle commença à dire. Allez
allez, les prestres font-ilz telles choses ?
Ouy vrayement, dit le prestre, mieux
que les autres homes : mais ie te dy que
entre nous prestres nous faisons trop
mieux le mestier qu’autres gens : car nous
meslons le vin auecques l’eau. Encor plus
ie te dy que si tu te veux consentir à me
faire ce plaisir, qu’vn grand bien t’en ad-
uiendra, mieux que meule en ton moulin.
Quel bien, dit la femme, m’en pour-
roit-il aduenir ? ne quel prouffit en au-
rois-ie de toy ? car entre vous prestres
vous estes plus auaricieux que diables.
Ie ne say comme tu l’entens dit le pre-
stre, mais dy moy la chose que tu vou-
dras auoir de moy, & ie te la bailleray.
Si tu veux chapperon, chausses, souliers

 

{p. 71}

 

ou ceinture de laine, ou de soye, ou quel-
que autre chose ie te la donneray. Lors
respondit la femme. Ie n’ay cure, prestre
de telles choses : car i'en ay assez : mais
puis que vous m’aymez tant ainsi comme
vous dites, que ne me faites vous aucun
plaisir & seruice : & apres ie ferois tou-
te vostre volonté ? Dy moy, dit le pre-
stre, quelle chose tu veux & voulontiers
ie te le feray. Lors dit la femme. Samedy
porchain venant il me faut aller à Flo-
rence, pour rendre une très grande quantité
de laine que i'ay filee au fuseau & au tou-
ret, & me conuient aussi faire r'appareil-
ler mon touret, auquel ie l’ay fillee. Et si
me voulez prester cent solz, dont vous
estez bien aisé, ie dégageray ma bonne
robbe & ma belle ceinture que ie porte
aux dimenches. Car vous voyez que ie
ne puis aller à l’Eglise, ne en aucun bon
lieu, pource que ie n’ay pas ma bonne
robbe, ne ma belle ceinture d’argent, &
si vous me prester ces cent solz, apres
ie feray tout ce que vous voudres. Si Dieu
me ait (dit le prestre) ie n’ay pas cent
solz sur moy, mais auant que Samedy
soit venu, ie les t’apporteray voulontiers.
Vrayment dit la femme, entre vous
prestres estres tous grans prometteurs,

 

{p. 72}

 

& apres le plaisir qu’on vous ha fait, ne
tenez promesses envers aucune personne
que ce soit. Cuydez vous faire à moy ainsi
comme vous fistes à ma voisine Bigluce,
qui se partit de cette ville pour vous ? Par
la foy de Dieu vous ne me ferez pas
ainsi : car Bigluce par vostre fait est deve-
nue ribaude publique. Et pource si vous
n’auez cent solz, si les allez querir ou ilz
sont. Ie te prie, dit le prestre, ne me
fais pas aller maintenant en ma maison,
car tu vois bien maintenant qu’il n’y ha
icy personne qui nous empéche, & si ie
alloye querir les cent solz, quand ie re-
uiendrois par aduenture que ie trouue-
rois aucune personne ceans qui nous em-
pescheroit. Adonc dit la femme. Sire
prestre, si vous n’auez cent solz, si les
allez tost querir, ou sinon laissez ses pa-
rolles en paix, & n’en parlez plus. Le
prestre tout pensif oyant que aucun plai-
sir elle ne luy vouloit point faire, s’elle
n’estoit seure d’auoir premierement les
cent solz, il s’aduisa en soy-mesme qu’il
luy laisseroit gage, & luy dit. Bellecou-
leur puis que tu ne veux point croire, ie
te laisseray ma robbe que voycy, La dame
oyant ces parolles luy demanda combien
elle valoit. Et le prestre luy respondit.

 

{p. 73}

 

Ie veux bien que tu saches que le drap est
de fine laine tainte en deux ou trois cou-
leurs, il fut tissu & ourdy en double lai-
ne, & aucuns sont en notre parroisse qui
croient que le drap de ma robbe soit de
quatre couleurs. Encores n’ha pas quinze
iours que la robbe me cousta pres de cent
liures, chez Alain frepier, & en eu bon
marché, ainsi comme me dit mon compe-
re Buglet de coste, car tu sais bien qu’il
se cognoist en telles choses. Si Dieu vous
ayde, dit la femme, est la chose comme
vous dites ? iamais ie n’eusse creu que vo-
stre robbe eust esté de si fin drap. Or me
la baillez dit Bellecouleur pour gage, &
puis vous ferez ce qu’il vous plaira.
Lors le prestre se dépouille, & luy bailla
sa robbe, & la femme la print & la serra
en son coffre souz la clef, & le prestre
qui auoit son arbaleste tendue, sans cra-
nequin, & sans polie, empoigna la da-
me & la baisa & embrassa, & puis la da-
me luy dit. Allons derriere notre Ar-
pentis ou personne estrange ne vient. Et
en ce lieu firent leur ébat par longue espa$
ce de temps : Et fut Bellecouleur cousine
de Dieu. Et si tost qu’il se départit d’elle
la commanda à Dieu, & sembloit qu’il
arriuast de la guerre, car il estoit vestu

 

{p. 74}

 

d’vne courte iaquette, semblant vn pes-
cheur de poisson. Lors, en reuenant en sa
maison commença à penser que tous les
moucherons de chandelles, qui venoient
à l’Eglise tout au long de l’annee ne va-
loient point le moytie de cent solz. Si
considera auoir mal fait d’auoir laissé sa
robbe & pensa comme il la pourroit re-
couurer sans despence, car le prestre
estoit aucunement cauteleux. Si pensa si
bien qu’il trouua maniere de rauoir sa
robbe sans denier ne sans maille : car le
iour ensuyuant il fit vne feste en sa mai-
son, parquoy il enuoya le filz d’un sien
voisin en la maison de la femme luy pryer
qu’il luy pleust de prester son mortier de
pierre au prestre de la ville, car au ma-
tin dinoient avec luy deux de ses par-
roissiens, & estoit pour broyer vn petit
de sauce, La femme enuoya incontinent
son mortier au prestre. Et quand vint au
disner le prestre alla espier quand le ma-
ry de la femme seroit à l’hostel. Et vid
que son mary & elle estoient à l’hostel
pour disner, le prestre enuoya son clerc
& luy dit. Prens ce mortier, & le porte à
Bellecouleur, & luy dy grand mercy de
son mortier, & qu’elle m’enuoye ma robbe
que le filz de mon prochain voisin luy

 

{p. 75}

 

laissa en enseigne, & souuenance de son
mortier, & le mit dessus sa teste. Il trouva
Bellecouleur disnant avec son mary, si
mit ius le mortier, & de par son maistre
fit le message en disant. Vecy vostre mor-
tier & grand mercy. Mon maistre vous
prie que vous luy enuoyez sa robbe, que
le filz de son prochain voisin vous ha laissé
pour gage. Pourtant la femme oyant par-
ler le clerc, ne se peut tenir de respon-
dre, mais le mary en se courrouçant luy
dit. Est-il ainsi que tu prenne gage de no-
stre prestre pour avoir presté nostre mor-
tier ? vrayement si n’estoit pour bien peu
de chose, je te baillerois vne belle men-
tonniere, va tost va, & luy renz sa robbe,
que de la chaude maladie de saint Loup
puisse tu cheoir, & iamais ne t’aduienne
que aucune chose qui soit ceans tu luy re-
fuses qu’il luy plaise, mesmement s’il vou-
loit notre Asne ou autre chose. La fem-
me donc en murmurant se leva de ta-
ble, & alla en son coffre & tira hors la
robbe : & la bailla au clerc : puis lui dit.
Tu luy diras de par moy ainsi. Bellecou-
leur vous mande par moy & dit, qu’elle
vouë à Dieu que iamais ne broyerez sau-
ce en son mortier : puis que à ceste fois
luy auez fait tel vilain deshonneur. Apres

 

{p. 76}

 

ces parolles dites, le clerc s’en partit auec
la robbe, & fit le message au prestre. Et le
prestre en riant luy dit. Quand tu la ver-
ras dy luy. Le prestre dit que si vous ne
luy prestés vostre mortier, qu’il ne vous
prestera point son pistō: & ainsi aille l’vn
pour l’autre. Son mary cuida qu’elle eust
dit ces paroles pour ce qu’il l’auoit re-
prinse & blasmee, par ainsi ledit mary
n’en tint conte, mais la femme que le pre-
stre auoit trompee fut son ennemie, &
ne parla iusques à vendenges au prestre,
qui apres icelle menaça en disant, qu’il la
feroit entrer en la gueule du grand Lu-
cifer. Et pour paour d’icelle menace la
femme se r'apaisa avec le prestre. Et en
beuuant de vin doux & en mangeant des
chastagnes cuites, la paix fut faite entre
eux deux. Et en lieu des cents solz, le pre-
stre luy fit r'adouber ses cimbales, & les
fit attacher en vne clochette. Et par ainsi
fut Bellecouleur contente dudit prestre.

La quinziéme Narration. §

 

      D'vne ieune fille laquelle ne vou$
loit point estre mariee à vn home
qui eust des genitoires, & comme vn
fin gallant faignit n’en auoir point,
parquoy il l’eut en mariage, & luy
aprint le ieu de lestrille. §

 

{p. 77}

 

EN Prouence y a une Cité assise sur le
Rosne nommee Arle : En cette cité y a
maintes gens d’estat comme Bourgeois,
marchans & autres manieres de gens de
plusieurs sortes. Aduint de notre temps
qu’en ladite ville estoit vn hostellier gran$
dement riche, nommé Guillot du Pin, le-
quel auoit une moult belle femme nom-
mee Martine, de laquelle il auoit eu vne
fille tres belle nommee Cōstance, & estoit
gracieuse & aagee pour marier : mais son
pere ne sa mere ne la sceurent faire ac-
corder à se marier à home tāt fust il beau
ou riche s’il auoit des genitoires, & qu’el-
le demoureroit plustot toute sa vie sans
estre mariee. Vne fois aduint qu’vn gen-
til poissonnier nommé Angle, natif de la
ville de Mortaigne, pres de deux ou trois
lieuës de Prouence, lequel auoit de cou-
stume apporter du poisson en la cité d’Ar-
le pour vendre, & vint ledit Angle loger
en la maison de Guillot du Pin pere de la
belle Constance. Et quand vint au sou-
per ainsi que souvent on parle de plu-
sieurs choses, entre les autres on com-
mença à parler du mariage de Constan-

 

{p. 78}

 

ce & des refus qu’elle faisoit des ieu-
nes homes qui estoient dignes d’auoir
mieux qu’elle n’estoit, parquoy les vns
demandoient pourquoy elle ne les vou-
loit, & ilz s’excusoient disant que c’estoit
pource qu’ilz auoient des genitoires. Les
autres disoient qu’elle disoit que si c’estoit
le plus bel home du monde qu’elle n’en
voudroit point s’il auoit genitoires. Ce
poissonnier oyant les propos bien les
nota, & retint en sa pensee que s’il pouuit
il auroit ceste fille, car on luy donnoit
plusieurs biens en mariage. Si s’en re-
tourna ledit Angle en son hostel de
Mortaigne auec vn petit Asne, qu’il me-
noit ça & là pour gaigner sa vie, lequel
Asne par fortune de maladie auoit per-
du les genitoires & le membre. Et en che-
minant il pensa à soymesme que l’Asne
luy seruiroit à son cas pour trouuer fa-
çon d’auenir à ce qu’il defiroit. Vn iour
entre les autres il fit sa charge, & se ve-
stit des meilleures robbes qu’il eust, les-
quelles il portoit aux festes, auec ce qu’il
estoit assez bel home & honneste, & sem-
bloit à le voir ainsi vestu qu’il estoit vn
home de bien. Pourtant il s’en partit
pour aller à la ville ou demouroit ladi-
te Constance, & quand il arriua au logis

 

{p. 79}

 

chez Guillot du Pin pere de ladite Con-
stance, il vit Martine femme dudit Guil-
lot son hoste qui estoit à son huys, atten-
dant des hostes qui viendroient loger à
sa maison. Si salua le poissonnier ceste
femme, & luy demanda s’elle le voudroit
bien loger, & elle respondit que ouy
tres uolontiers, & pour deux causes. La
premiere estoit pour auoir l’eslite de son
poisson, & la seconde pour auoir son ar-
gent. Ainsi Angle commença à chasser
son Asne pour le mener à l’estable, le-
quel ne vouloit cheminer, & en le piquāt
disoit. Hay auant, hay martin, qui n’as
nulz genitoires ne ton maistre aussi. Au-
cuns disent qu’il disoit, Henry martin qui
n’as point de vit, ne ton maistre aussi,
mais ne me chaut lequel, car c’est tout
vn quand ilz sont bien prins, l’vn ne vaut
rien sans l’autre, ne l’autre sans l’vn. La
dame qui estoit assise à son huys enten-
dit bien ses motz, & bien les nota, & re-
tint en son cueur : Et pource elle commen$
ça à regarder Angle, lequel luy sembla
vn moult bel home, & ne ressembloit pas
à sa fille qui abhominoit les genitoires,
ains dit. C'est moult grand dommage
que ce ieune filz n’est home naturel. Si
commença icelle femme à penser que si

 

{p. 80}

 

sa fille le vouloit, que ce seroit bien leur
cas : car aux besognes de leur hostel il sem$
bloit habile et propice. Et apres que An-
gle eut ordonné son poisson, & baillé
à la dame pour luy complaire, il alla ven$
dre le demourant en la ville. La dame ce$
pendant fit apprester le disner, puis s’en
alla à leglise, & elle retournee de l’E-
glise trouua son mary en sa chambre : au-
quel raconta l’entree, & les parolles dudit
Angle. Ainsi delibererent tous deux en-
semble que si ledit Angle vouloit leur fil-
le que ce seroit bien leur profit. Et pour
ceste cause auiserent de luy en parler
quand il seroit retourné. Apres que ice-
luy Angle eut tout vēndu son poisson, s’en
reuint à son logis pour diner, & son hoste
& hostesse le firent disner à leur table. Et
pource qu’aucunes parolles auoient esté
proferees deuant la fille, elle se douta &
cogneut que cestoit pour la marier, Si re-
garda la constance d’Angle, & aussi fit le
pere & la mere. Apres disner l’hoste se
voulut informer plus auant, & alla à l’e-
stable pour voir si l’asne auoit point de ge$
nitoires, & cogneut qu’il n’en auoit point,
parquoy l’hoste incontinent tira Angle à
part, & luy dit. N'aués vous point dit telz
motz, & telles choses en entrans ceans ?

 

{p. 81}

 

Adonc iceluy Angle en rougissant, fai-
gnant de vouloir nier la chose respondit
en ceste maniere. Sire, qu’est ce que i'ay
dit ? ce n’est à vous ny gaing ny perte : nul
n’y a interest sinon moy, à qui la chose
touche. Et alors l’hoste le pressa tant qu’il
luy fit dire la verité de ses genitoires.
Et pource l’hoste luy dit s’il se vou-
loit marier, il luy donneroit sa fille Con-
stance en mariage : A laquelle chose An-
gle se consentit tresuolontiers. Donc le
traité de mariage fut fait par aucuns cer-
tains amis qu’ilz auoient tant d’vn costé
que d’autre. Certain temps apres les no-
ces furent faites grandes & solennelles de
toutes choses iusques au lit. Et quand
vint au coucher, Angle doutoit que sa fem$
me Constance n’abhominast des bulles &
seaux qu’il auoit apportez autentique-
ment pour acomplir le mariage, si douta
qu’il fust frustré de la cheuance & du bien
qu’il attendoit à auoir : Et pource pensa
ledit Angle comment il pourrait acou-
stumer sa femme, & luy donner à en-
tendre que souz ombre de ses genitoi-
res ce fust autre chose, car il auoit paour
que Constance sa femme en cognoissant
qu’il en eust eu, se fust leuee d’aupres de
luy. Parquoy quand ilz furent couchez

 

{p. 82}

 

eux deux ensemble, plusieurs fois s’en-
trebaiserent, & se firent plusieurs attou$
chemens l’vn à l’autre tant que petit à pe-
tit furent assés priués l’vn de l’autre, com$
bien qu’iceluy Angle tirast touiours le
cul arriere sans approcher pres de la pla-
ce ou le droit naturel plaisir des homes
& femmes est : Et le delectable esbate-
ment saillant hors de la Cité de Rains
vouloit assaillir la place de Connimbre,
assise en vne vallee fort profonde, qui
est la plus plaisante qui soit en ce mon-
de, parquoy il sembloit qu’Angle crai-
gnoit à assaillir cette place, & n’osoit ap-
procher, doutant de perdre les biens tem-
porelz qu’on luy auoit promis. Lors
s’auisa & dit à Constance. Ma douce
amye c’est grand plaisir que de baiser.
Constance respondit. Vous dites ve-
rité mon amy Angle. Puis dit Angle,
Mamie, au païs d’ou ie suis on fait vn
poly & ioly ieu le plus plaisant & le
plus gracieux auec les épousees le pre-
mier iour de leurs noces, que vous vistes
onc en iour de votre vie faire. Alors
luy demanda Constance comment il se
faisoit. Répondit Angle. Si vous vou-
lés ie le vous monstreray bien volon-
tiers. Hee (dit Constance) ie vous en prie.

 

{p. 83}

 

Lors Angle faignit d’aller querir vn in-
strument pour iouër eux deux ensemble,
& en tastant par la chambre rencontra
d’auenture vn aneau de fer acouplé auec
plusieurs autres ferremens, lesquelz quād
Angle les print commencerent à sonner
comme fer, puis dit Constance à son ma-
ry : Dea apportés le. Adonc Angle se re-
coucha au pres de sa femme, & laissa lan-
neau de fer, & print son bourdon qu’il
auoit ia longuement tenu en penitence,
tendu comme vn vireton d’arbalete, & se
mit à fretiller entre les cuisses de Con-
stance tantost icy, & tantost là. Puis quād
il fut pres de la valee de Connimbre, fre-
tilla tant du bout de son bourdon que
le portier qui gardoit lhuys de la cité de
Connimbre print plaisir au ieu tant qu’il
luy fit ouuerture, combien que pour la
premiere entree sentit un peu d’angoisse.
La belle Constance, nonobstant que le
plaisir du ieu l’eut eschaufee, si luy fit
mal la premiere heure : Mais quand le
bourdon entra sans son maistre le lais-
sant dehors, & il fut vn peu entré plus
auant, & sentit la chaleur, il voulut re-
culer arriere : mais la paoure fille qui eut
paour qu’autant luy fist de mal à l’issue
comme à l’entree, en leuant les reins, &

 

{p. 84}

 

en serrant les fesses, luy serra tellement
la teste que la ceruelle en sortit hors,
tant que le paoure bourdon de dueil s’en
sortit, plorant la larme a l’oeil. Apres que
le premier assaut du ieu fut fait, il vou-
lut retourner dessus la beste pour recom-
mencer de plus belles, & ainsi elle acou-
stuma petit à petit le ieu, auquel elle
trouua tres grand douceur. Puis deman-
da à Angle, comment s’appelloit celuy
ieu, que tant elle desiroit. Angle luy
respondit que c’estoit le ieu des estrilles.
Lors dit la pucelle. Vrayment en iour
de ma vie ie ne vis chose meilleure, car
i'en veux souvent estre estrillee, pource
que le ieu me plaist fort, & est bien à mon
gré. Parquoy Angle pour luy complaire
au commencement il continua le ieu si
bien & si asprement, qu’il en fut incon-
tinent lassé, tant qu’il ne sauoit quel re-
mede trouuer, car il voyoit bien que le feu
estoit aux estoupes, & ne le pouoit estain-
dre à l’eau de son cuius. Apres peu de tēps
eux deux allerent en pelerinage assez
loing de la ville, & à chacun à bout de chāp
elle vouloit iouer de l’estrille, mais An-
gle qui tant ne pouoit abaisser la vertu
de ses rains, ne sauoit trouuer la ma-
niere de s’excuser, & en passant par un

 

{p. 85}

 

petit bois aupres d’vn grand buisson,
commença à dire à sa femme. Vrayment
mon estrille est cheute icy. Et se descen-
dirent tous deux pour chercher ceste
estrille, mais oncq' ne la peurent trou-
uer. Parquoy elle fit si grand dueil qu’el-
le en cuida mourir. Et pour ce que la nuit
aprochoit, Angle dit à Constance. Il est
nuit, & faut que nous en allions. Quoy
dit Constance, iamais ie ne partiray di-
cy que l’estrille ne soit trouuee. Puis qu’el$
le est perdue (dit Angle) le remede est
d’en acheter vne autre, & pource ie te
prometz de t’en acheter vne à le pre-
miere foire ou i'iray. Constance par ceste
promesse fut appaisee, pour esperance
qu’elle auoit d’auoir vne neuue estrille,
puis luy dit. Il ya vne foire à trois
liuës dicy, qui sera dicy à huyt iours, com-
ment qu’il en soit acheté moy vne bon-
ne & forte estrille. Lors dit Angle. Fay
tant à ta mere qu’elle te baille vn marc
d’or pour en auoir vne. Ce dit Constance
pour vn marc d’or ne demourra pas, &
ainsi elle fit tant enuers sa mere qu’elle
luy bailla vn marc d’or, puis le donna
à son mary. Quand le iour fut venu elle
luy dit qu’il allast à la foire pour luy
acheter vne estrille, parquoy il partit

 

 

{p. 86}

 

incontinēt & y alla, & employa son marc
d’or en boeufs, vaches, & veaux. Con-
stance fut attendant tout du long du
iour son mary, en le guettant aux fene-
stres pour voir quand il viendroit, & ne
partit de là iusques à ce qu’elle vist arri-
uer le valet de son mary qui amenoit des
veaux & des vaches, parquoy elle pensa
qu’il eust tout employé son argent en
boeufs & vaches, & qu’il eust oublié le-
strille. Si s’en alla de douleur ietter sur
son lit, & elle estant sur le lit, ouyt com-
ment le pere & la mere estoient ioyeux de
ces bestes qu’on auoit amenees, & elle en
estoit dolente. Quand le mary fut arriué
& descendu, il demanda ou estoit sa fem$
me, & on luit dit qu’elle estoit en sa cham$
bre mal disposee. Angle montre à la cham$
bre voir Constance, & luy dit. Qu'esse
cy ma douce amie, quelle chere faites
vous ? Constance respondit. Ie dois bien
faire mauuaise chere quand ne m’aués
point apporté d’estrille. Ha dites vous, si
ay dea vne que le marchant de qui i'ay
acheté mes bestes m’a donné en payant le
vin de nostre marché. Et elle demy ioyeu-
se & demy courroucee dit. Or voyons s’il
est vray. Alors le mary s’apresta pour l’e-
striller, & pource qu’il ne l’auoit estrillee

 

{p. 87}

 

de quinze iours, il l’estrilla par trois
fois si bien qu’elle dit que l’estille qu’on
luy auoit donnee estoit meilleure la moitié
que n’estoit celle qu’il auoit perdue : Puis
dit Constance. Or garde bien cette estril-
le, & m’en estrille bien ce pendant que tu
l’as. Apres vn peu de temps, eux deux alle-
rent en vne grange qu’ilz auoient, & le-
strilla par cinq ou six fois, puis faignit de
mettre l’estrille sous un boteau de paille,
& certains temps apres qu’ilz la voulurent
aller querre, ne la trouuerent pas, combien
qu’ilz la chercherent eux deux par longue
espace de temps : Puis d’auenture passa par-
my la grange vn gros rat, qui portoit vne
piece de lard gras, auquel il dit (en regar-
dant sa femme) au rat au rat qui emporte
nost[er]re estrille. La femme qui vit le rat em$
porter ledit lard, cuydoit que ce fust l’e-
strille, à cause qu’elle ne l’auoit point en-
cores veuë, nōobstant qu’elle l’eut sentue,
commença de rechef à crier apres ce rat,
lequel quand il ouyt le bruit s’en fuit bien
tost. Ainsi demoura Constāce marrie tant
que merueilles, & par despit s’en retourna
toute seule à la ville, en la maison de son
pere. Trois iours apres Angle retourna à
la grange, & faignit auoir trouué l’estrille
en retournant de la paille : Parquoi Angle

 

{p. 88}

 

print sa femme & l’estrilla par deux
ou trois fois, dont elle fut mout ioyeuse,
& ne voulut plus laisser aller ne partir son
mary d’auec elle. La nuyt apres ensuy-
uant qu’ilz se furent bien ébatus de cette
estrille, Angle dit à sa femme Constance :
Ie cuide que si ce n’estoit mon estrille, que
l’amour de laquelle vous m’aymez seroit
bien petite : Par ma foy dit Constance, si
ce n’estoit votre estrille, iamais ie ne vous
aymerois, car c’est le moins de mon pen-
sement que de vous. Et pleust à Dieu que
nulle femme aymat iamais plus home
que ie vous ayme, car il ne seroit pas tant
de folles femmes comme il est, mais tant
seulement doiuent aymer les homes pour
le ieu de l’estrille. Peu de temps apres
Angle alla pescher en vne riuiere pres de
la ville & print vn gros poisson : & en le
tenant il s’auisa d’éprouuer si sa femme
ne l’aymoit que pour son estrille. Par-
quoy il couppa la teste au poisson, & du
sang il ensanglanta sa chemise, & s’enue-
loppa ainsi comme s’il eust esté nauré : puis
s’en vint à l’hostel, & se plaignant à sa fem$
me & luy monstra sa chemise ainsi san-
glante. La femme par grand’ admira-
tion le regarda, & luy demanda qui luy
auoit fait cela : Il répondit : Des mal-

 

{p. 89}

 

faiteurs qui me vouloient faire mourir.
Et me dirent que ie choisisse lequel i'ay-
merois mieux perdre la vie, ou vn de
mes membres. Lors ie consideray que
i'aymoye mieux perdre vn de mes
membres que ma vie. Et pour ce que tous
noz membres nous sont necessaires à ga-
ner nostre vie, & aussi que ie cognois
que n’as plus cure de mon estrille, iay
consentu qu’elle me fust couppee ainsi
que tu voy, Puis leva ses habillemens,
& elle voyant sa chemise toute pleine
de sang, cuyda qu’il fust vray, & cheut
toute pasmee à terre. Apres qu’elle fut
reuenue commença à crier & à braire di-
sant en cette maniere. O malheuree
femme ! maudite soit l’heure que onc
tu m’épousas ! Ainsi se complaignoit tref-
fort, & ne la pouuoit on reconforter : Mais
sans guere arreter s’en courut tant qu’el-
le peut à l’Official, auquel elle dit qu’el-
le vouloit estre departie d’auec son mary,
lequel luy bailla vne citation de laquel-
le fit citer son mary, & vint à son tour :
&, estant deuant l’Official, se consen-
tit que diuision fust faite entre eux
deux de tous leurs biens. Et quand
il fut reuenu en sa maison, partirent
par moitié leurs vaches, veaux & brebis.

 

{p. 90}

 

Le mary faisoit emmener sa part
par vne chambriere qu’il auoit au vilage
d’ou il estoit, puis dit Angle à sa fem-
me. I'ay encores dedans ma bourse qui
est attachee à mon pourpoint vingt solz,
ou vous auez la moitié, Constance m’a-
lie, tenez, ouurez la & la prenez. Alors
elle conuoiteuse d’argent, courut ou
estoit la bourse, & ainsi qu’elle la vou-
loit ouurir pour prendre l’argent, le
beau bourdon qui de long temps n’a-
uoit labouré se dressa tout debout deuant
sa femme, & elle tout soudainement
tressaillit : puis print son mary par le col
à bras estendus en le flatant & luy disant :
Que vous estes mauuais, vous ne faites
que vous bourder de moy. Et apres dit
Angle, Il n’y a point de mauuaise bourde.
Alors la print & l’estrilla trois coups. Puis
Constance luy demanda comme la be-
songne auoit esté. Et Angle répondit.
Vray est que l’estrille me fut couppee, &
apres ie requis l’instrumēt baculatif d’vn
moyne qui auoit esté occis de nouueau, &
ie le ioigny aupres du mien. Par ainsi i'ay
recouuert l’instrument du moyne, au
lieu du mien. En vérité dit elle, il me
semble que ce n’est pas celuy que sou-
liez auoir, car il est plus habille à ce

 

{p. 91}

 

ieu, que nul autre. Dieu face pardon au
moyne qui tel instrument porta, ie prie$
ray souuent Dieu pour son ame. Puis
tout soudain courut à la fenestre, & r'ap-
pella la chambriere qui menoit les bestes
& luy dit que l’appointement estoit fait.
Et deslors en auant furent en grande
amour, pour l’abillement du moyne, qui
mieux valloit que la premiere estrille.
Mais ie croy que si apres venoit l’abille-
ment d’vn Carme, d’vn Iacobin, d’vn Au-
gustin, ou d’vn Cordelier, touiours le
trouueroit meilleur. Pourtant, tous pao-
ures compagnons qui se voudront marier
richement, facent ainsi que fit Angle s’ilz
peuuent.

 

La seziéme Narration. §

 

    D'vn vieux Docteur aux loix, le-
quel épousa vne ieune fille, & ne
pouuoit fornir à l’appointement,
Parquoy luy bailla vn Calendrier
pour sauoir les iours qu’il la deuoit
herbeliner. §

 

EN l’Vniversité de Vallence fut vn
ancien clerc docteur es loix, appellé
maistre Richard Benedic, qui print vne

 

{p. 92}

 

belle fille nommee Iaquelline, fille du
sire Mongard Alegre en mariage. Et
quand ilz furent couchez la premiere nuit
ensemble, & que maistre Richard cuida
prendre vn peu de soulas auec la fille, luy
qui estoit vieil ne peut paruenir à son at-
tainte, ne fornir ce qu’il auoit commencé,
mais demoura tout honteux. Et conside-
rant que la fille seroit marrie contre luy,
& que iamais ne l’aymeroit, il imagina en
soy comment il la pourroit r'appaiser, &
qu’elle ne le contragnist pas si souvent à
la besongne, que son oeuure le requeroit.
Et pour ce faire fit vn Calendrier à son ap$
petit, & donna à entendre à sa femme
qu’ilz éstoient certains iours en la semai-
ne, & en l’annee que l’home se deuoit ab-
stenir de communiquer auec sa femme,
comme aux festes des apostres, aux iours
maigres, au vendredy, au samedy, & au di-
menche : aux iours des quatre temps, vi-
gille des saints, & en Caresme. Lesquelz
iours il marqua en son Calendrier, & y en
marqua tant, qu’il estoit quasi tous les
iours feste ou ieusne, Il marqua outre-
plus aucuns iours perilleux de la Lune,
& bailla à ceste fille qui lisoit bien ce
Calendrier à estudier qui n’estoit pas bien
ce qui luy conuenoit. Aduint peu de iours

 

{p. 93}

 

apres qu’il mena ceste dame sur l’eau pour
voir pescher & prendre plaisir. Et quand
ilz furent sur l’eau qu’il faisoit beau temps
& la mer estoit douce, ilz s’efforçoient
d’aller touiours auant : Et ainsi qu’ilz
estoient sur la mer, suruint vne gallee
d’escumeurs de mer qui vindrent abor-
der sur eux, & les prindrent prisonniers.
Le maistre de la gallee qui auait nom Pa-
gamin voyant cette belle ieune fille, en fut
tant amoureux que merueilles : Et pour
elle prendre donna congé à son mary, &
aux autres, car ilz n’auoient point de ri-
chesses en leur barque, mais retint la bel-
le fille par deuers luy, dont son mary mai-
stre Richard fut tant courroucé qu’il en
cuyda mourir de déplaisir. Elle ploroit
aussi, & se monstroit fort marrye, mais
Pagamin qui ioyeux estoit la reconfortoit
le mieux qu’il pouuoit : Et si bien la rap-
paisa qu’en peu de temps elle eut oblié le
docteur, & ses loix. Quand vint le soir
qu’elle deuoit aller coucher, en deserrant
ses ioyaux de sa teste, & de son sein,
son Calendrier luy cheut, lequel Paga-
min recueillit, & luy demanda dequoy
il servoit : Elle luy dit que son mary
l’auoit instruite par ce Calendrier à co-
gnoistre les iours priuiligez qu’vn home

 

{p. 94}

 

ne deuoit point communiquer auec sa
femme. Incontinent entendit bien que
son mary l’auoit ainsi exhortee, à cause
qu’il n’eust sceu fournir à l’appointement.
Ha vrayement (dit il) ce n’est pas ce qu’il
vous faut, ceans on fait bien autrement :
Nous n’auons festes ne feries, ne ieusne,
ne eclipse de Lune, ne rien defendu, nous
besongnons à toute heure : & celle nuit
luy monstra bien comme il besongnoit :
car il estoit ieune gallant & fort, & de
ceste besongne fut la dame si ioyeuse &
si aise qu’elle getta le Calendrier en l’eau,
& ne luy souuint plus des festes, mais
entendoit tres bien à sa besongne. Quel-
que temps apres maistre Richard proposa
aller à Pagamin sauoir s’il luy rendroit
sa femme, & qu’il luy donneroit tout ce
qu’il voudroit :Parquoy monta dedans vne
petite nef, & vint au Chasteau ou estoit
Pagamin & sa femme : Et quant il vit
Pagamin, il alla parler à luy, & luy dit.
Sire Patron, vous me tenez ma femme,
rendez la moy ie vous pry doucement,
& ie vous iure & prometz par mon ame,
de vous payer tout à vostre volonté. Pre-
nez de moy de l’or et de l’argent pour
le temps que vous l’auez tenue, car ie
veux bien payer son emprisonnement

 

{p. 95}

 

mais ie vous pry qu’elle me soit ren-
due. Pagamin voyant qu’il parloit si dou-
cement (combien qu’il ne le cogneust
point) luy dit et répondit : Mon bel
amy, certes ie ne cognois qui vous estes,
ne aussi celle que votre femme appel-
lez, toutefoys i'ay bien ceans vne fille
tres belle, vous la verrez volontiers : Si
c’est celle que demandez, ie croy qu’elle
vous cognoistra : Si elle est à vous, ie
ne suis pas si rebelle qu’en me payant
argent ne la vous laisse. Maistre Richard
répondit. Sire Pagamin, menez moi de-
uant elle s’il vous plaist, car ie say bien
qu’elle me cognoistra incontinent. Et de
ce fut content Pagamin, mais quand il
fut deuant elle, il la salua, & elle n’en tint
conte, non plus que si iamais ne l’eust veu :
dont il fut bien honteux & ébahy. Et
quand il parloit à elle, elle répondoit
aussi rigoureusement que s’il eust esté
estranger. Ce voyant le paoure maistre
Richard fur fort piteux, cuydant que
pour la déplaisance qu’il auoit prins d’elle
il fust changé, & qu’elle le décogneust.
Parquoy supplia Pagamin que son plai-
sir fust, les laisser eux deux ensemble
quelque peu de temps. Bien dit Paga-
min, mais que ne lui faciez oppression,

 

{p. 96}

 

ne dire villennie. Et ainsi sortit Paga-
min de la chambre, & quand il fut
hors, maistre Richard parla à sa fem-
me, & dit : Ha dame auez vous déco-
gneu vostre mary, qui faites la mignote ?
Suis-ie changé ? que suis-ie deuenu ? ne
vistes vous onc ceste coste ? Adonc sa
femme luy répondit, en luy monstrant
sa follie & son ignorance : Mais pensez
vous que ie soye si sotte de décognoistre
les gens si de leger ? Nenny nenny, mais
i'ay apprins vne autre note que vous
n’auez en vostre Calendrier : il est tous-
iours endroit nous iour ouurier, il n’est
ceans heure qu’on ne besongne, nous
faisons rage quand à bien besongner,
voz Calendriers ne sont que vieille hon-
gne. Et de ceste réponce le paoure mai-
stre Richard fut fort courroucé, & en
lamentant luy dit de rechef, M'amye,
pensez à vostre honneur, & qu’elle vi-
lennie vous pon[u]uez acquerir & estre
concubine de cet home, car mieux vau-
droit que vous fussiez en ma maison,
(qui est à vous comme à moy) & main-
tenir votre mesnage honnestement,
comme vne sage femme doit faire. En
outre pensez que cet home cy s’enyure-
ra de vous, & vous habandonnera, par

 

{p. 97}

 

ainsi ne saurez ou aller ! Pensez semblable$
ment le grand deshonneur que vous fai-
tes à voz parēs & amys ! Et en toutes cho-
ses luy respondit sa femme pour la dernie$
re, tant seulement en concluant toutes les
autres, & dit. Par ma foy quand est de mes
parens,puis qu’ilz n’ont gardé mon hon-
neur du commencement, & qu’ilz ont esté
cause de mon mal, ie ne veux point garder
le leur : Car si du cōmencement qu’ilz me
baillerent à vous, qui estiez vieil & caduc
(que si vostre corps estoit estraint en vn
pressoir il n’en sortiroit pas demy verre
de bien) il m’eussent baillee (qui estois &
suis ieune) à mon semblable, ie n’eusse
point fait de folie.Mais vous dites q vous
estes docteur, dont ie m’ébahis : car ie croy
plustost que soyez pardōneur. Vous faites
tant de festes, tant de ieusnes, & y ha tant
de scrupules, & de vieilles cerimonies en
vous que c’est merueille : & ce n’est point
ce qu’il me faut, car ie n’appete que ieune
home fort & déliberé, qui me serue à toute
heure sans regarder soleil ne lune, ne feste
ne ieusne, & pourtant allez vous en : car
iamais je n’estudieray les Calēdes. Tāt cōme
Pagamin voudra, luy & moy besongnerōs
ensemble, puis s’il me met hors d’auec luy
ie m’en iray ailleurs chercher mon aduen$

 

{p. 98}

 

ture & pourtant délogez hors d’icy, ou ie
crieray que vous me voulez faire violēce,
Alors le bon home maistre Richard s’en
alla tout honteux & ne sauoit que dire, &
la fille demoura à Pagamin, lequel apres

Ique le paoure docteur fut trépassé (qui
pas longuement ne dura) l’espousa, & be-
songnerent ensemble à leurs pieces, sans
regarder au Calendrier.

 

{p. 98}

La dixseptiéme Narration. §

 

André estant venu de Perouse à
Naples pour acheter des cheuaux,
fut en vne nuit surprins de trois mer$
ueilleux accidēs : & de tous il eschap-
pa auec vn rubis, & s’en retourna à
sa maison. §

 

Il y eut à Perouse (comme i'ay autrefois
entendu) vn ieune home nommé André
de pierre, maquignon de cheuaux, lequel
ayant entendu qu’il y en auoit bon mar-
ché à Naples mit cinq cens escus d’or en
sa bourse : & n’ayant iamais esté hors de sa
maison , si en alla auec quelques autres
marchans, ou il arriua vn dimēche au soir :
& selon l’instruction que luy bailla son ho
ste il s’en alla le lendemain matin au mar$

 

{p. 99}

 

ché des cheuaux : ou il en vid plusieurs, &
beaucoup y en eut qui luy pleurēt fort les-
quelz il marchanda : mais ne pouant acor-
der du pris de piece d’iceux, pour mōstrer
qu’il estoit bien home pour acheter ce
qu’il marchādoit, tiroit souuentefois hors
de sa manche (comme vn lourdaut peu ad-
uisé) deuant tous ceux qui alloient & ve-
noient, ceste bourse pleine d’escus. Aduint
qu’vne ieune garse Sicilienne tres belle,
mais au commandemēt de quiconques en
vouloit & pour petit pris, passa (sans qu’il
la vist) aupres de luy, & vid sa bourse : lors
elle dit soudainement en soymesme, qui
pourroit estre mieux que moy, si ces escuz
estoiēt miens ? & passa outre. Or il y auoit
auec ceste ieune garse vne vieille sembla-
blement Sicilienne : laquelle aussi tost que
elle vid André, laissant aller ladite garse
courut l’embrasser affectueusement. Ce
que voyant icelle garse (sans dire autre
chose) commença à l’attendre : André s’e-
stant retourné vers la vieille & la reco-
gnoissant luy fit grand chere : & luy pro-
mettant elle de l’aller voir iusques à son
logis, sans tenir là trop long propos se
partit d’auec André qui s’en retourna mar$
chander des cheuaux : mais il n’acheta rien
pour celle matinee. La ieune garse qui

 

{p. 100}

 

auoit veu premieremēt la bourse d’André,
& apres l’accointance de sa vieille, pour
essayer si elle pourroit trouuer aucun
moyen d’auoir cet argent ou partie d’icel-
luy, commença à luy demāder cautement
qui estoit cet home la , d’ou il estoit, qu’il
faisoit là , & dequoy elle le cognoissoit :
laquelle luy conta aussi particulieremēt
ce que c’estoit de luy , comme luy mesme
eust quasi fait, comme celle qui auoit de-
mouré longuement en Sicile auec son pe-
re, & depuis à Perouse: & pareillement
luy conta là ou il sen retournoit : & la
cause pourquoy il estoit venu à Naples.
La bonne damoiselle informee entiere-
ment de tous les parēs d’André & de leurs
noms fit fondement sur cecy, de paruenir
à son entente auec une malice subtile, &
s’en estant retournee à la maison elle mit
la vieille en besongne pour tout ce iour
là, afin qu’elle ne peust retourner vers An-
dré : & ayant prins vne sienne petite affet-
tee de garse, qu’elle auoit tres bien endo-
ctrinee à faire ambassades , elle l’enuoya
sur l’heure de vespres , au logis de An-
dré : ou estant arriué, aduint par bonne
fortune qu’elle le trouua à l’huys tout seul :
& luy demanda s’il sauoit point ou estoit
lors vn honneste home de Perouse qu’on

 

{p. 101}

 

nommoit André de pierre, qui estoit logé
leans : à laquelle il dit que c’estoit luy
mesme. Lors elle le tira apart , & luy dit :
Monsieur, vne gentil femme de ceste ville
parleroit voulontiers à vous si c’estoit vo-
stre plaisir. Ce que oyant André, il mit in-
continent cecy en son entendemēt, & pen-
sa (cuydant estre vn bel enfant de sa per-
sonne) que ceste femme deuoit estre amou$
reuse de luy , comme si quasi on n’eust
sceu trouuer alors vn si beau ieune home
comme luy à Naples : & soudainement
respondit qu’il estoit tout prest d’y aller :
& demanda quand ce seroit, & ou la dame
voudroit parler à luy. A qui la chambriere
respondit : Quand il vous plaira venir elle
vous attend en sa maison. André sur l’heu-
re mesme sans en dire aucune chose en
son logis dit : Vaten deuant et ie te sui-
uray : Et le petit morceau de chambriere
le conduisit au logis de ceste cy, laquelle
demouroit en vne rue appellee mauper-
thuis : nom qui demonstre assez combien
la rue estoit honneste. Mais luy n’ayant
aucune souspeçon, ne sachans rien de cecy
& pensant aller en vn treshonneste lieu,
& à dame fort precieuse, entra liberalle-
ment (la garse deuant) en la maison, &
montant en haut par l’eschallier (ayant

 

{p. 102}

 

desia ceste petite pinbesche appellé sa mai-
stresse & luy cryé voicy André) il vid quel-
le se mit au haut du degré pour l’atten-
dre. Elle estoit encor fort ieune, de belle
taille, & auoit vn tres beau visage, vestue
& accoustree assez honorablemēt, laquel-
le quand André fut pres descendit trois
degrez au deuant de luy les bras ouuerts :
& les luy ayant liez à son col, elle fut au-
cune espace de temps sans pouuoir dire vn
seul mot : cōme si quasi trop grande amy-
tie l’en eust empeschee : puis en plorant
luy baisa le fronc, & auec vne voix à demy
rompue dit, O André mon amy, tu sois le
bien venu. Luy s’esmerueillant de si ten-
dres caresses tout ébahy, respōdit, Ma da-
me vous soyez la tresbien trouuee. Elle le
print apres par la main & le mena la haut
en la salle, & d’icelle sans luy dire autre
chose s’en entra en sa chambre : laquelle
estoit toute embasmee de roses, de fleurs
d’orangiers, & d’autres bōnes senteurs, là
ou il vid vn tres beau lit bien encourtiné,
& plusieurs habillemens sur les perches
(comme il s’accoustume en ce païs là) &
beaucoup d’autres fort belles & riches be-
songnes : pour lesquelles choses, luy qui
estoit tout neuf, creut fermement qu’elle
n’estoit rien moins que grand dame : &

 

{p. 103}

 

s’estans assis ensemble sur vn coffre qui
estoit au pied de son lit, elle luy cōmença
à dire ainsi: André ie suis certaine que tu
t’esmerueilles des caresses que ie fais & de
mes larmes : cōme celuy q ne me cognois
point, & paraduēture que n’as iamais ouy
parler de moy : mais tu orras tantost chose
qui te fera encores plus esmerueiller : com-
me ce sera de te dire que ie soye ta soeur : &
t’asseure, puis que nostre seigneur m’ha
fait tant de grace d’auoir veu auant que ie
meure quelqu’vn de mes freres (combien
que ie desire de les voir tous) que ie ne sau-
rois mourir à heure que ie ne soye toute
consolee : & si paraduenture tu n’as iamais
entēdu cecy ie te le veux dire. Pierre mon
pere & le tien demoura (cōme ie pēse que
tu as peu entendre) long tēps à Palerme, là
ou par la bōté & gracieuseté qui estoit en
luy, il y eut & encor y ha de ceux qui le co-
gneurent qui luy porterēt amytié gr āde :
mais entre les autres qui l’aymerēt beau-
coup, ma mere (qui gentil femme, &
estoit lors véue) fut celle sans point de fau-
te qui l’ayma : tellement qu’ayant ou-
blié la peur du pere & des freres, & encor
qui plus est de son honneur, s’appriuoisa
tant auec luy que i'en nasquis & en suis
sortie telle que tu me vois : apres, quand

 

{p. 104}

 

l’occasion fut venue à nostre pere de partir
de Palerme & s’en retourner à Perouse, il
laissa ma mere & moy petite fille : ne ia-
mais depuis (au moins que i'aye sceu) ne se
souuint d’elle ne de moy : dont (s’il n’auoit
esté mon pere) ie le blamerois fort : cōside-
rant son ingratitude enuers ma mere : en-
cores que ie taise l’amour qu’il me deuoit
porter comme à sa fille, venue non d’vne
chābriere, ne d’vne femme vile, laquelle
sans sauoir autrement qu’il estoit, mit en
ses mains (meuë de tres loyalle amour) soy
& tout ce qu’elle auoit. Mais quoy les cho$
ses malfaites & de lōg temps passees sont
trop plus aysees à reprēdre qu’à amender.
La chose alla pourtant ainsi qu’il me laissa
petite fille à Palerme : là ou quand ie fuz
creuë (quasi comme ie suis) ma mere, qui
estoit riche femme, me dōna en mariage à
vn de la maison des Gergentes, gētilhome
& home de bien : lequel pour lamour de
ma mere & de moy, retourna demourer à
Palerme : & là cōme celuy qui estoit bon
Guelfe, cōmença à mener quelque pratic-
que avec nostre roy Charles. Ce q fut sceu
du roy Federic Daragon, auant q iamais il
la peust mettre à executiō : & cela fut occa-
sion de l’en faire fuyr de Sicile, lors que ie
cuydoye estre la plus grand dame q fut ia-

 

{p. 105}

 

mais en celle isle. Parquoy ayans prins ce
peu de choses que nous peumes prēdre, eu
esgard au beaucoup q nous auiōs : & laissez
nos maisons & palais, nous fuymes en ce-
ste ville: là ou trouuames le roy Charles si
benin enuers nous, q nous ayant recom-
pensé des pertes qu’auions faites pour son
seruice, il nous a donné maisons aux chāps
& à la ville, & si dōne continuellemēt bon
ne pension à ton beau frere mon mary, cō-
me tu pourras vor & cognoistre cy apres :
& en ceste maniere suis icy, là ou la mercy
dieu & non la tienne ie te voy maintenāt :
& cecy dit, l’embrassa de rechef en plorant
tendremēt & luy baisa de rechef le fronc.
André oyāt ceste fable ainsi dite par ordre
& cōposee par ceste cy, à laquelle iamais
par aucū accidēt la parolle ne mouroit en-
tre les dents, ne la lāgue luy fourchoit, &
se souuenāt estre vray q son pere auoit de-
mouré à Palerme, cognoissāt aussi par soy
mesme la coustume des ieunes gēs qui ay-
mēt volōtiers en ieunesse : & voyāt les lar-
mes, & hōnestes baisers de ceste cy, tint ce
quelle disoit pour plus q veritable : & apres
qu’elle se fut teuë, il luy respōdit, Madame
vous ne deuez estre ébahye si ie m’esmer-
ueille de cecy : par ce qu’en verité ie n’a-
uois nulle cognoissance de vous non plus

 

{p. 106}

 

que si iamais vo9 neussiez esté : soit ou que
mon pere n’en parla iamais , ny de vostre
mere aussi pour quelque occasiō qu’il l’ait
fait , ou q s’il en ha parlé il n’est venu à ma
notice : & de tant plus me plait-il d’auoir
icy trouué vne sœur cōme moins ie l’espe-
rois : & que aussi ie suis demouré tout seul :
& à la verité ie ne cognois home de si grād
estat à qui vous ne deussiez estre agreable :
nō seulemēt à moy qui ne suis qu’vn petit
marchant, mais ie vous prie d’vne chose q

vo9 me faciez certain cōme vous auez sceu
que i'estois en ceste ville. A qui elle respō-
dit. Ce matin vne paoure femme q se tient
souuēt auec moy me la fait sauoir , par ce
qu’elle ha lōguemēt demouré auec vostre
pere à Palerme & à Perouse : & n’eust esté
qu’il me sembloit plus hōneste q tu vinsses
vers moy en ta maison q moy vers toy en
celle d’autruy, il y a grād piece q ie te fusse
allé trouuer. Apres ces parolles elle com-
mença à s’enquerir par ordre de tous ses
parēs, les nōmans par leurs propres noms.
A laquelle André fit responce de tous, cro-
yant encor plus par cecy ce qu’il luy estoit
moins besoing de croire. Or ayās esté leur
propos longs & la chaleur du tēps grāde,
elle fit apporter du vin grec & force con-
fitures, & fit boire André : lequel voulant

 

{p. 107}

 

apres tout cecy partir pour s’en retourner
à son logis (par ce qu’il estoit heure de sou$
per) elle ne le voulut souffrir en aucune
maniere : mais ayant fait semblant de se
courroucer fort, luy dit : He mon dieu que
ie cognois assez cleremēt, cōbien tu tiens
peu de conte de moy : quād ie cōsidere que
tu es auec vne tiēne sœur q tu n’as iamais
veuë, & en sa maison ou tu deuois descen-
dre quand tu vins en ceste ville, & tu en
veux sortir pour aller souper en l’hostel-
lerie : en verité tu souperas auec moy : car
encor que mon mary n’y soit (dont il me
déplaist fort) si te sauray-ie bien pourtant
(comme femme) faire quelque peu de bon-
ne chere. A laquelle ne sachant André que
luy dire autre chose, respondit. Ie vous
ayme cōme vne sœur se doit aymer : mais
si ie ne m’en voys ie seray attendu toute
la nuit à souper : & leur feray vn mauuais
tour. Ho que dieu soit loué (dit elle alors)
Si ie n’ay ceans par qui enuoyer dire que
on ne t’attende point, combien que tu fe-
rois beaucoup plus grande courtoysie &
ton deuoir d’enuoyer dire à tes compa-
gnons qu’ilz vinssent souper icy, & apres
si tu t’en voulois aller vous vous en pour-
riez aller tous ensemble. André respondit
que de ses cōpagnōs il n’en vouloit point

 

{p. 108}

 

pour ce soir : mais puis qu’elle vouloit
qu’il soupast leās qu’elle fist de luy ce qu’il
luy plairoit. Elle fit alors semblāt d’enuo-
yer dire à l’hostelerie qu’on ne l’attendist
point à souper. Et apres plusieurs deuis
s’estās mis à table, & seruis abondāment
de plusieurs viādes, elle fit par grādes fines-
se durer ce souper iusques à ce qu’il fut
nuit obscure : puis quand ilz furēt leués de
table, & que André s’en voulut aller, elle
dit qu’elle ne le souffriroit pour rien : par
ce que Naples n’estoit ville ou il se falust
promener la nuit : & mesmemēt vn estran$
ger : & aussi que tout ainsi qu’elle auoit en
uoyé dire qu’on ne l’attendist point à sou-
per, le semblable auoit elle fait du cou-
cher. André croyāt cecy & prenant plaisir
(trōpé qu’il estoit de fauce creāce) d’estre
auec elle y demoura. Leurs propos & de-
uis furēt fort lons apres souper, & nō sans
occasion : & estāt desia vne bōne partie de
la nuit coulee : elle ayāt laissé André en sa
chambre pour dormir, & vn petit garson
pour luy mōstrer ce qu’il demāderoit (s’il
vouloit quelque chose) s’en alla auec ses
femmes en vne autre chābre. Or il faisoit
grand chaut : au moyen dequoy André se
voyant estre demouré seul se dépouilla
soudainement en pourpoint, & tira ses

 

{p. 109}

 

chausses des iābes qu’il mit au cheuet de
son lit & desirant d’aller à ses affaires de-
māda à ce garson ou estoiēt les priuees, le
quel luy monstra vn huis en l’un des coins
de ladite chābre, & luy dit. Allés vous en
là dedās. André y estāt asseuremēt entré, il
lui aduint par fortune de mettre le pied
sur vn ais, laquelle l’vn des boutz estoit
déclouee d’auec le soliueau sur lequel elle
estoit, pour laquelle chose, se leuāt cet ais
par l’vn des boutz tous deux s’en allerent
embas : mais Dieu l’ayma tāt qu’il ne se fit
aucú mal en tōbant, cōbien que ce fust d’as$
sés haut : vray est qu’il s’embrena tout de
l’ordure dōt le lieu estoit plain, lequel lieu
(afin que vous entēdiés mieux ce q dit est,
& ce qui s’ensuiuit) ie vous mōstreray
cōme il estoit. Il y auoit en vne petite &
estroite allee (cōme nous voyōs souuēt en-
tre deux maisons) quelques ais clouees sur
deux soliueaux, mis entre l’vne maison, &
l’autre, sur lesquelz estoit le siege des pri-
uees, & d’iceux ais estoit l’vn celuy qui tō-
ba auecques André. Se trouuant donques
ainsi bas au retrait, dolēt du cas aduenu il
cōmēça à appeller le garson, mais le gar-
son, ainsi qu’il l’ouyt tōber tout aussi tost
le vint dire à la dame, laquelle courut à la
chambre : & chercha soudainement si les

 

{p. 110}

 

habillemēs d’André y estoiēt point : ayant
trouué lesquelz & largēt aussi, q luy ne se
fiāt trop, folement portoit tousiours sur
soy, & pour lequel elle auoit tēdu son filé
en faignāt d’estre de Palerme, & fille d’vn
Perusin, ne se souciāt plus d’iceluy André,
alla incontinēt fermer l’huis par ou il estoit
sorty, quād il tōba. André voyāt que le gar$
son ne luy respōdoit point, cōmença à ap-
peller plus fort que deuant, mais tout n’e-
stoit riēs. Parquoy se soupsonnāt desia, &
cōmençant trop tard à s’aperceuoir de la
trōperie, monta sur vn petit mur qui clo-
yoit ce petit retrait de la veuë de la rue. Et
quād il fut descēdu en ladite rue s’en alla
à l’huis de la maison qu’il recōgneut tres-
biē & là appella, hurta, & frapa fort lon-
guemēt, mais ce fut en vain: dōt il cōmēça
à dire en pleurāt comme celuy qui voyoit
clairemēt sa décōuenue. Helas, cōment en
peu de tēps i'ay perdu cinq cēs escus & vne
sœur, & apres plusieurs autres paroles cō-
mēça de rechef à fraper à l’huis & à crier.
Et tant frapa, & cria si fort, q plusieurs des
voisins s’éueillerēt : lesquelz ne pouās en-
durer cet ennuy se leuerēt. Et entre autres
l’vne des seruātes de la dame (faisant sem-
blāt d’estre toute sommeillāte) se mit à la
fenestre & iniurieusemēt luy dit. Qui hur$

 

{p. 111}

 

te en bas ? O (dit André) ne me cognois tu
point ? Ie suis André frere de madame fleur
de lis, A qui elle respōdit. Bō home si tu as
trop beu vatē dormir, & tu reuiēdras de-
main : ie ne cognois André, & ne say qu’el-
les folies sont celles que tu dis, vaten en la
bonne heure, & nous laisse dormir s’il te
plait. Cōmēt dit André, que tu ne sais ce q

ie dis ? certes si sais : mais toutefois si les pa$
rentages de Sicile sont faitz de telle sorte
qu’ilz s’oubliēt en si peu de tēps, au moins
rēdz moy mes habillemēs que ie y ay lais$
sé, & ie mē iray voulētiers. Auquel elle en
souzriāt dit. Il me semble bō home que tu
songes. Et en disant cecy se retira en la
chābre, & ferma la fenestre : qui fut chose
dont André desia trescertain de ses mal-
heurs, fut quasi prest de cōuertir son cour$
roux en rage : & delibera de vouloir recou$
urer par iniures ce qu’il ne pouoit rauoir
par belles paroles. Parquoy ayāt prins vne
grosse pierre cōmēça de rechef auec trop
plus grās coups qu’il n’auoit fait au para-
uant à fraper cōtre la porte : ce que oyans,
plusieurs des voisins (qui au parauant s’e-
stoiēt éueillés & leués) croyans que ce fust
quelque fascheux mal plaisant qui dist ces
paroles par mocquerie, pour ennuyer cal-
me bonne dame, se fachans aussi du hurter

 

{p. 112}

 

qu’il faisoit, & s’estās mis aux fenestres, cō$
mencerēt à dire tous d’vne voix (à la façon
des chiēs d’vne rue qui aboyent aux talōs
d’vn autre chiē estrāger quāt il passe) cecy
est une grāde vilēnie de venir à ceste heu-
re en la maison des prudes femmes & dire
ces folies : Pour Dieu bō home vaten : laisse
nous dormir s’il te plait : & si tu as riēs af-
faire auec elle tu reuiendras demain, & ne
nous dōne point c’est ennuy toute la nuit.
Desquelles paroles se sentāt parauēture as$
suré vn rufien de la bōne dame, qui estoit
dedās la maison lequel André n’auoit veu
ne ouy, se mit à la fenestre, & auec vne voix
grosse horrible & fiere dit. Qui est la bas ?
André à celle voix leua la teste, & vit vn
home lequel par ce peu qu’il peut cōpren-
dre mōstroit q ce deuoit estre vn grād cla$
quedent auec vne barbe noire & épesse au
visage, & cōme s’il se fust leué du lit plain
de grand sommeil bailloit & se frotoit les
yeux. Auquel André (nō sans peur) respon$
dit. Ie suis frere de la dame de leans : mais
cestuy là n’attēdit pas qu’il eust acheué sa
respōce. Ains trop plus rudement q la pre-
miere fois luy dit : Ie ne say à quoy ie me
tiens que ie ne te vois la bas donner autāt
de coups de bastōs comme ie te verray re-
muer, asne facheux & yurogne que tu dois

 

p. 115[3]

 

estre, q ne laisseras dormir personne ceste
nuit : & s’en retourna dedās & ferma la fe-
nestre, aucūs des voisins qui cognoissoiēt
la cōditiō de cestuy là parlās gracieusemēt
à Andre luy dirēt. Pour Dieu bō home va-
ten en la bon heure, & ne te fais point tuer
là : vatē (te dit on) pour tō mieux. Parquoy
André qui se trouua espouēté de la voix de
cestuy là & de son regard : & aussi esmeu
du cōseil de ses voisins, lesquelz parloient
(cōme il pēsoit) en charité, print son che-
min pour s’en retourner à l’hostellerie le
plus dolēt que fut oncq' personne & deses$
peré de son argēt par celle voye par ou il
auoit suiuy le iour la chābrilōne, & se dé-
plaisāt à soy mesme pour la puāteur qu’il
sentoit en soy, desirāt de se tourner du co-
sté de la marine pour s’aller lauer se four-
uoya à main gauche : & se mit à cheminer
en haut par la rue appellee la rue catellan-
ne, & tirāt ainsi vers le haut de la cité il vit
par fortune deux homes qui venoiēt cōtre
luy auec vne lāterne en la main : pour les-
quelz euiter (craignāt qu’ilz ne fussent du
guet ou autres mauuais garsons) il s’en al-
la cacher tout bellement en vne masure
qu’il vit pres de luy : mais ceux cy cōme qua$
si si expressement ilz eussent à aller en ce
propre lieu, y ētrerēt : là ou ayāt l’vn deux

 

{p. 114}

 

dechargé certains ferremēs qu’il auoit sur
son col, ils les cōmencerēt à regarder en-
semblement, & sur iceux deuiser de plu-
sieurs choses : mais ce pendant qu’ilz par-
loient, l’vn d’eux dit, que veut dire cecy ? ie
sens la plus grāde puanteur qu’il me sem-
ble auoir iamais senty. Et cecy dit, ayant
vn peu haulsé la lānterne, il vit le miserable
André. Parquoy tous ébahis demāderent,
qui est la ? André ne sonnoit mot : mais eux
s’estās aprochés de luy auec la clarté, luy
demāderēt qu’il faisoit là tout barbouil-
lé : Ausquelz André conta entieremēt tout
ce qui luy estoit aduenu : ceux cy conside-
rāt là ou ceste infortune luy pouuoit estre
aduenue dirēt en eux mesmes : Cecy verita$
blemēt a esté en la maison de Scarabō bo-
tefeu, & s’estās retournés vers luy, l’vn d’i-
ceux luy dit. Bō home encor'q tu ayes per-
du ton argēt si dois tu grādemēt louër no$
stre seigneur de la fortune qui t’est adue-
nue d’estre tōbé, & que tu n’as peu rentrer
en la maison : par ce que si tu ne fusses tō-
bé, soyes certain que tout aussi tost que tu
fusses endormy, tu eusses esté tué : & eusses
perdu auec tō argent ta personne : mais de
quoy te sert il desormais de plourer : tu au$
rois aussi tost des étoiles du ciel, cōme tu
en saurois recouurer iamais vn denier : biē
en pourrois tu estre tué, si cestuy là entēd

 

{p. 115}

 

que tu en parles iamais. Et cecy dit, s’estās
vn peu cōseillé, ilz luy dirent : Escoute, il
nous est prins cōmpassiō de toy, & par ainsi,
si tu veux estre de nostre compagnie pour
faire quelque chose q no9 auōs entreprins
il nous semble que nous sommes tous cer$
tains qu’il t’en auiēdra à ta part la valeur
de trop plus q tu n’as perdu : André cōme
desespere respōdit qu’il estoit tout prest.
Or auoit on ce propre iour enterré vn ar-
cheuesque de Naples, nōmé messire Phi-
lippes mynutolo, auec de tres-riches ha-
billemēs, & vn rubis en son doigt qui va-
loit plus de cinq cēs ducatz d’or, leql ceux
cy vouloiēt aller dépouiller : & ainsi le fi-
rēt croire à André : lequel plus couuoiteux
que auisé se mit en chemin auec eux, & al-
lās vert la grād Eglise, & André puāt tres-
fort, l’vn de ceux dit. Ne sauriōs nous trou$
uer moyē que cestuy cy se lauast vn peu ou
que ce soit ? à fin qu’il ne puist si desespere-
mēt ? Ouy tre°bien respondit l’autre : nous
sommes icy pres d’vn puy, auquel à tous-
iours de coustume d’estre la polie & vn
grād seau : allōs nous en là, & nous le laue$
rōs soudainemēt. Quāt ilz furēt à ce puy,
ilz trouuerēt q la corde y estoit bien, mais
qu’on en auoit osté le seau : parquoy ilz de-
libererēt ensemble de le lier à la corde, &

 

{p. 116}

 

le deualer au puy afin qu’il se lauast au
bas, & quād il seroit laué qu’il branlast la
corde, & eux le remōteroient en haut, &
ainsi le firēt : mais il auint que l’ayāt ceux
cy deualé, aucūs du guet ayās soif, s’en ve-
noiēt à ce puy pour boire, & les aperceuās
ilz cōmencerēt incontinēt à s’enfuyr, ceux
du guet qui venoient là pour boire ne les
aperceurēt, estāt André au fons du puy
desia tout laué qui remua la corde, & ceux
du guet s’estans assis, & mis bas leurs pa-
uois, armes, & sayes, cōmēcerent à tirer la
corde croyās que le seau plain d’eau y fust
ataché. Quāt André se vit pres du bort du
puy ayāt abādōné la corde il se iecta auec
la main sur ledit bort : ce que voyant ceux
cy surprins soudainemēt de peur sans di-
re autre chose, lacherent ceste corde & cō-
mencerēt tāt qu’ilz peurēt à fuyr, dōt An-
dré s’émerueilla fort : & s’il ne se fust bien
tenu il fust tombé au fons nō parauenture
sans son tres grād dōmage : toutefois estāt
sorty & ayāt trouué ces armes qu’il sauoit
bien que ses cōpagnōs n’auoiēt point ap-
portees, il cōmença encor' plus à s’esmer-
ueiller : mais ne sachāt que c’estoit, se plai$
gnant de sa fortune, sans toucher à aucu-
ne chose delibera de partir de là, & s’en al-
lant sans sauoir ou, il rencontra ses deux

 

{p. 117}

 

compagnons qui venoiēt pour le tirer du
puy : & quand ilz le virent s’émerueillans
fort, luy demanderent qui l’en auoit ti-
ré : André leur respondit qu’il n’en sauoit
rien : & leur conta par ordre comment
cela estoit auenu, & ce qu’il auoit trouué
hors du puy, dequoy s’aperceuans ceux
cy, il luy conterent en riant pourquoy
ilz s’en estoient fuyz : & qui auoient esté
ceux qui l’auoient tiré du puy, & sans
plus de paroles estant desia minuit, s’en
allerent à la grande Eglise : ou ilz en-
trerent assez facilement : & allerent à
la sepulture qui estoit de marbre & fort
grande, & auec leurs ferremens sousle-
uerent tellement le couuercle (encor qu’il
fust tres pesant) qu’vn home y po[u]uoit en-
trer, & l’appuyerent : puis cecy fait l’vn
deux commença à dire, Qui entrera de-
dans ? Auquel l’autre respondit, Ce ne se-
ra pas moy : Ne moy aussi, dit cestuy
là, mais que André y entre. Ie n’en feray
riens dit André. Lors ceux cy se retour-
nerent vers luy & luy dirent. Commēt, tu
n’y entreras point ? par la foy de Dieu si
tu ne y entres nous te donnerons tant de
coups de l’vne de ces barres de fer sur la
teste que nous te coucherōs mort par ter-
re. André craignāt qu’ilz ne fissēt ce qu’ilz

 

{p. 118}

 

disoient y entra : & en y entrant pensa en
soymesme : Ceux cy me font entrer icy
pour me tromper : par ce que quand ie
leur auray tout baillé ce pendant que ie
trauailleray pour sortir, ilz s’en iron faire
leurs besongnes, & ie demoureray sans
aucune chose : & par ainsi il s’auisa de se
faire sa part soymesme, auant qu’il fust
tiré : & ayant souuenance de l’anneau
precieux dont il leur auoit ouy parlé,
aussi tost qu’il fut descendu dedans, il
le tira du doigt de monsieur l’Archeves-
que, le serra à soy. Et apres ayant prins
la crosse, la mitre, & les gands, & l’ayāt
dépouillé iusques à la chemise, leur bail-
la tout cela, disant qu’il n’y auoit autre
chose : Ceux cy affermans que l’anneau
y deuoit estre, luy dirent qu’il cherchast
par tout : luy répondit qu’il ne le trou-
uoit point, & faisant semblant de cher-
cher, les fit ainsi vn peu attendre. Eux qui
d’autre part estoient malicieux comme
luy, disans tousiours qu’il chercheast biē,
osterent quand bon leur sembla l’appuy
qui soustenoit le couuercle de la sepul-
ture, & s’enfuyans le laisserent enfermé
dedans : ce que sentant André, chacun
peut penser qu’il deuint. Lors il essaya plu$
sieurs fois auec la teste, & auec les épaules

 

{p. 119}

 

s’il pourroit hausser le couercle : mais il se
trauailloit en vain. Parquoy vaincu de grié$
ue douleur tōba tout éuanouy sur le corps
mort de l’Archeuesque : & qui les eust veu
alors tous deux, mal ayseement eust il peu
cognoistre lequel estoit plus mort, ou l’Ar
cheuesque ou luy. Mais apres qu’il fut re-
uenu en soy, commença à plorer tres ame-
rement, se voyant là venir sans aucun dou$
te à l’vne de deux fins : ou bien qu’il mour$
roit en ceste sepulture de faim, de puan-
teur entre les vers du corps mort, si quel-
ques vns n’y venoient pour l’ouurir : ou
que si aucuns y venoient, le trouuans de-
dans, il seroit pendu comme vn larron. Et
en telz pensemens estant ainsi tresfort do$
lent, il ouyt aller par l’eglise quelques
gens, & plusieurs personnes lesquelz com-
me ilz pensoit alloient cherchans de faire
ce que luy & ses compagnons auoiēt desia
fait, dont la pœur luy creut grandement :
mais apres que ceux cy eurent ouuert la se$
pulture & appuyee, ilz entrerent en que-
stion lequel d’eux y deuoit entrer : & n’y
auoit aucū q le vousist faire. A la fin apres
lōgue cōtētion vn prestre dit : Quelle pœur
auez vous? pensez vous qu’il vous mange ?
les mors ne mangent iamais les homes : ie
suis cōtent d’y entrer moy, & ayāt mis l’e-

 

{p. 120}

 

stomach sur le bord de la sepulture, tourna
la teste dehors, & mit les iambes dedans
pour se laisser couler dedans. André voyāt
cecy s’estant leué debout, print le prestre
par l’vne des iambes, & fit semblant de le
vouloir tirer en bas, ce que sentant le pre-
stre s’escria tres fort, & soudainemēt se
ietta hors de la sepulture, dont les autres
tous épouuentez la laissans ouuerte, com-
mencerēt à fuyr, ne plus ne moins que s’ilz
eussent eu cent diables à la queuë qui les
eussent poursuiuy : ce que voyant André
ioyeux (plus qu’il n’esperoit) se ietta su-
bittement dehors : & sortit de l’eglise
par le chemin qu’il y estoit entré, & s’ap-
prochant desia le iour, s’en allant auec cet
anneau au doigt à l’auenture, il arriua à la
marine, & de là gagna son logis, là ou il
trouua ses compagnons & l’hoste, qui
auoient esté toute la nuit en pensement de
luy. Ausquelz ayant raconté ce qu’il luy
estoit aduenu, l’hoste fut d’aduis qu’il s’en
deust partir de Naples : ce qu’il fit incon-
tinent, & s’en retourna à Perouze : ayant
     employé ses cinq cens ducatz en
          vn anneau, là ou il estoit allé
                  pour acheter des
                         cheuaux.

 

 

{p. 121}

La dixhuitiéme Narration. §

    Madame Britolle Carracolla, fut
trouuee en vne isle auecques deux
cheureux, ayant perdu deux siens
filz, & s’en alla en Lunigiane : là ou
l’vn desdits filz, se mit pour seruiteur
auecques le seigneur d’elle, & fut
trouué couché auec la fille de son
maistre : qui pour ceste cause le fit
mettre en prison. Puis quand le pays
de Sicile se rebella contre le Roy
Charles, ledit filz fut recogneu de sa
mere, & épousa la fille de son maistre :
Et son frere fut retrouué : puis tous en$
semble retournerēt en grand credit. §

 

 

 

 

 

LEs dames, & pareillement les homes
auoyent beaucoup ris des accidens de
André, racontez par madame Fiāmette :
quād madame Emilie voyant que la nou-
uelle estoit acheuee cōmença par le cōman$
dement de la Royne à dire ainsi : Les mu-
tations diuerses de la fortune sont choses
grieues & ennuyeuses, desquelles, par ce
que à chacune fois qu’on en parle, autant

 

{p. 122}

 

de fois est ce vn réueillement à noz enten-
demēs, qui facillemēt s’endormēt en leurs
flateries, ie suis d’opinion que l’escouter
quād on en parle ne doit iamais desplaire :
soit à des gens heureux, ou malheureux : d’au-
tant qu’il rend auisez les premiers, & con-
solle les secondz. Et par ainsi cōbien qu’il
en ayt esté dit de grādes choses par cy de-
uant, i'entend de raconter toutefois vne
nouuelle, non moins veritable que pitoia-
ble : laquelle encor qu’elle ait eu heureuse
fin, neantmoins l’amertume fut telle & si
grāde, qu’à peine peux ie croire que iamais
par ioye suruenante elle se soit r'adoucie.

  Tres cheres dames, vous deuez sauoir
qu’apres la mort de Federic deuziéme Em$
pereur, vn nommé Manfredy fut courōné
Roy de Sicile : aupres duquel demoura en
grād estat & authorité vn gentilhome Nea$
politain, nōmé Henriet Capece : lequel a-
uoit à femme vne belle gentil femme, pa-
reillement Neapolitaine, appellee ma da-
me Britolle Carrachola : Lequel Henriet
auoit le gouuernemēt dudit Royaume de
Sicile, & sachant que le Roy Charles pre-
mier auoit gagné la bataille à Beneuent &
le Roy Manfredy, & que tout le Royaume
se reuoltoit à sa deuotion, luy ayant peu
de seureté de la courte foy des Siciliens, &

 

{p. 123}

 

ne voulāt deuenir suiet de l’ēnemy de son
seigneur, s’apprestoit de s’en fuyr : mais
estāt cecy cogneu des Siciliens, luy & plu-
sieurs autres, amis & seruiteurs du Roy
Manfredy, furēt baillez soudainemēt au
roy Charles, & incontinēt apres la vraye
possession & iouyssance de tout le Royau$
me. Madame Britolle ne sachant en si grā$
de mutation des choses qu’estoit deuenu
son mary : & tousiours craignāt ce qui en
estoit auenu, par crainte de honte, monta
(ayant laissé et abandonné tout son bien)
sur vne petite barque, auec vn sien filz, aa-
gé parauēture de huit ans, nōmé Geoffroy
enceinte d’vn autre : s’enfuit à Lipary : ou
elle enfanta vn autre filz qu’elle nōma le
dechassé : & ayāt prins vne nourrice, se mit
auec eux tous sur vn petit vaisseau, pour s’en
retourner à Naples vers ses parens : mais il
en avint autremēt qu’elle n’auoit pensé :
par ce q par force de vent le vaisseau qui de$
uoit aller à Naples, fut transporté en l’isle
de Ponzo, là ou entrez en vn petit port de
mer, ilz cōmencerēt à attendre le tēps pro$
pice pour leur voyage. Ma dame Britolle
descendue cōme les autres en l’isle, & ayāt
trouué en icelle vn lieu solitaire & à l’es-
cart, se mit ilec toute seule à se douloir, &
plaindre son mary, & cōtinuāt chacū iour
ceste façon de faire, aduint qu’elle estāt oc-

 

{p. 124}

 

cupee à faire ses doleances, sans ce que au-
cun marinier ou autre s’en apperceut, il sur$
uint vne gallere de corsaires qui les print
tous à main sauue : & apres s’ē alla son che-
min. Madame Britolle ayāt finy les lamen$
tatiōs qu’elle faisoit iournellemēt, s’en re-
tourna sur la riue de la mer : pour voir ses
enfās, cōme elle auoit accoustumé de faire :
mais elle n’y trouua personne, dōt premie$
remēt elle s’esmerueilla : puis tout soudai-
nemēt (ayāt souspeçon de ce qui estoit ad-
uenu) ietta ses yeux sur la mer : & vit la ga-
lere qui n’estoit encores gueres loing, tirāt
apres soy le petit vaisseau. Pour laquelle
chose elle cogneut parfaitemēt auoir per$
du ses enfās : cōme elle auoit fait son mary :
& se voyāt illec paoure, seule, & habandō$
nee, sans sauoir ou iamais elle en pourroit
trouuer vn seul d’eux appellant le mary &
les enfās tomba sur la riue toute éuanou$
ye. Or n’y auoit là persōne qui auec eau
froide, ou autre remede luy fist reuenir ses
forces perdues : parquoy les espritz peurēt
à leur bel aise aller vacabonds ou bon leur
sembla : Mais apres que les forces qui s’en
estoient allees furent retournees auec les
larmes au miserable corps, elle appella lō-
guement ses enfans : & les alla fort cherchāt
par chacune cauerne : mais quand elle co-

 

{p. 125}

 

gneut que toute sa peine estoit inutille, &
vid la nuit suruenir, esperant & ne sachāt
quoy, elle deuint aucunemēt soigneuse de
soymesme : & partāt de la riue, s’en retour$
na en la cauerne ou elle auoit accoustumé
de plorer & se douloir. Et apres que la nuit
auec pœur & douleur inestimable fut pas-
see, & le nouueau iour venu, & desia neuf
heures coullees, elle qui n’auoit point soup$
pé le soir deuant, contrainte de faim, s’a-
dōna à paistre l’herbe : dont elle se repeut
cōme elle peut, & en plourant se mit en
diuers pensemēs que ce pourroit estre d’el$
le à l’aduenir. Et ce pendāt qu’elle y pēsoit
elle vid venir vne cheureule qui entra illec
pres en vne cauerne, & vn peu apres en sor$
tit, s’en allant par le bois : parquoy elle se
leua, & entra là, d’où estoit sortie ceste be-
ste, ou elle vit deux petis cheureux nez par
aduēture ce iour mesme : lesquelz luy sem$
bloient la plus douce chose du monde, &
la plus mignōne : & elle n’ayant encor perd-
du le lait de ses mammelles depuis qu’elle
estoit nouuellemēt acouchee, les print tē-
dremēt, & leur dōna la māmelle, lesquelz
ne refusans ce bien, la tettoient cōme ilz
eussent fait leur mere : & des cette heure en
auant ne firent aucune distinction de leur
mere à elle. Parquoy semblāt à ceste gētil
femme auoir trouué en ce lieu desert quel$

 

{p. 126}

 

que cōpagnie, elle paissoit l’herbe & beu-
uoit de l’eau, plorāt autāt de fois cōme elle
se souuenoit de son mary, de ses enfans, &
de sa vie passee : & deliberant de viure &
mourir là, estoit non moins priuee de la
mere que des cheureux : au moyē duquel se
iour est deuenue la paoure gentil femme
toute sauuage. Aduīt apres plusieurs mois
que par fortune, il arriua pareillement au
lieu ou premieremēt elle estoit arriuee vn
petit vaisseau de certains Pisans, qui y de-
moura plusieurs iours, auql vaisseau estoit
vn gēntil home nōmé Conrad, des Marquis
de Malespine, auec vne sienne femme ver-
tueuse & sainte, qui venoiēt de pelerinage
de tous les saints lieux qui sont au royau-
me de Pouglie : & s’en retournoient chez
eux : lequel pour passer melancolie se mit
vn iour auec sa femme & aucuns de ses ser$
uiteurs & ses chiens, à aller parmy ceste is-
le : non gueres loing du lieu ou estoit ma-
dame Britolle. Les chiens cōmencerent à
suyure les deux chevreux qui desia estoiēt
grādeletz s’en alloiē paissans : lesquelz se
sentās chassez des chiēs ne fuyrent en nul$
le autre part qu’en la cauerne ou estoit ma$
dame Britolle : laquelle voyāt cecy se leua
sur ses piedz, & ayāt prins vn baston fit fuir
lesdits chiēs. Là suruindrēt messire Conrad
et sa femme qui suyuoient leurs chiens, les$

 

{p. 127}

 

quelz voyans ceste cy qui estoit deuenue
noire, maigre, & velue, s’émerueillerēt grá
dement delle, & elle beaucoup plus d’eux :
mais quāt (à sa requeste) le gētilhome eut
retiré ses chiens arriere, ils firēt tāt apres
plusieurs prieres qu’ilz luy firent dire qui
elle estoit & ce qu’elle faisoit là : laquelle
leur declara entieremēt toute sa qualité, sa
déconuenue, & son estrange deliberation :
ce que oyāt le gentil home qui auoit co-
gneu fort bien son mary il ploura de com-
passion : & se parforça grādemēt auec dou-
ces parolles de la démouuoir d’vne si cru-
elle deliberation : luy offrāt de la ramener
en sa maison, ou de la tenir auec soy en tel
hōneur cōme si c’estoit sa soeur : & qu’elle y
demourast iusques à tant que nostre sei-
gneur luy enuoyast plus ioyeuse fortune
au deuant. Ausquelles offres ne se voulant
ployer la dame, messire Conrad luy laissa
sa femme, & luy dit qu’elle fist apporter là
à māger : & aussi pource qu’elle estoit tou$
te desiree qu’elle la fist reuestir d’aucūs de
ses habillemens : & sur tout qu’elle fist tāt
qu’elle l’emmenast auec soy. La gentil fem$
me demouree là, ayant premierement fort
ploré auec madame Britolle de ses défor-
tunes, & fait apporter de ses habillemens
& viandes, la fit cōdescēdre auec la plus

 

{p. 128}

 

grande peine du monde de les prendre, &
de manger : & apres plusieurs prieres (af-
fermāt madame Britolle de ne vouloir ia-
mais aller en lieu ou elle fust cogneuë) la
persuada en fin, d’en deuoir venir auec
elle à Lunigiane, ēsēble les deux cheureux
& leur mere, qui estoit ce pēdát retournee,
& laquelle non sans grand émerueillemēt
de la gentil femme, auoit fait grand feste
à madame Britolle. Par ainsi, apres que le
bon temps fut venu, madame Britolle mō-
ta auec messire Conrard & sa femme, sur
le vaisseau & auec eux les deux cheureux
& leur mere : & ne sachāt aucun d’ētre eux
le nom de madame Britolle, elle fut surnō$
mee de tous Cheureule : & auec bon vent
allerēt bien tost iusques à l’entree de la ri-
uiere de la Maigre, ou estans descenduz ilz
monterent en leur chasteau : auquel mada-
me Britolle demoura pres la femme de
messire Conrard en habit de dueil, comme
vne sienne damoyselle, honneste, humble,
& obeyssante : ayant tousiours amour à ses
cheureux, & les faisant nourrir. Les cour-
saires qui auoiēt prins à Ponzo le vaisseau
sur lequel madame Britolle estoit venue,
l’ayans laissee comme non veuë d’eux, s’en
allerent auec les autres, qu’ilz prindrent à
Gēnes : & là ayās entré les patrōs de la ga-

 

{p. 129}

 

lere party leur proye, aduint d’aduenture
en sort, entre autres choses, à vn messire
Gasparin d’Orie, la nourrice de ma dame
Britolle, & ses deux enfans auec elle : le-
quel enuoya ensemblémēt à sa maison
pour les y tenir en service cōme serfz. La-
quelle nourrice dolente outre mesure de
la perte de sa maistresse, & de sa miserable
fortune ou elle se voyoit estre tombee
auec les deux enfans, pleura longuement :
mais quand elle vid que les larmes n’y ser-
uoient de rien, se sentant serue cōme eux,
encor qu’elle fust paoure femme, toutefois
elle estoit sage & aduisee : parquoy s’estant
premieremēt reconfortee au mieux qu’el-
le peut, & considerāt apres l’infortune ou
ilz estoient parvenuz, s’aduisa que si les
deux enfans estoient cogneuz qu’on leur
feroit paraduenture du déplaisir : partant,
esperāt que la fortune tost ou tard se chan$
geroit, & eux pourroient, s’il viuoient, re-
tourner en leur premier estat, pensa de ne
découurir à personne qu’ilz estoiēt, si elle
ne voyoit le tēps disposé : & disoit à tous
ceux qui le luy demandoient que c’estoiēt
ses enfans : & nōmoit le plus grād, non pas
Geofroy : ains Iannot de Procide : au petit
elle ne se soucia gueres de luy changer de
nom : & auec vne grande diligence fit en-

 

{p. 130}

 

tendre à Geofroy, pourquoy elle luy auoit
changé son nom : & en quel dāger il pour-
roit estre s’il estoit cogneu, le luy ramen-
teuant, non pas vne fois seulement, mais
fort souuent : ce que l’enfant qui estoit ad-
uisé selon l’endoctrinement de la sage
nourrice faisoit parfaittement bien. Les
deux garçons donc demourerent mal ve-
stuz, & encore piremēt chaffez en la mai-
son de messire Guasparin : ou ils furēt em-
ployez par long temps à tout vil seruice,
auec leur nourrice, qui se comportoit pa-
tiemment. Mais Iannot aagé desia de séze
ans, ayant plus de cueur qu’il n’apparte-
noit à vn serf, méprisant la vilité de la con$
dition seruile s’en alla du seruice de messi$
re Gasparin : & monta sur les galleres qui
alloient en Alexandrie : & alla en plusieurs
lieux : sans en rien se pouuoir auancer. A la
fin trois ou quatre ans par aduēture apres
qu’il fut party d’auec messire Gasparin,
estāt deuenu beau ieune home, & de grād
taille, il entēdit que son pere (qu’il croyoit
estre mort) estoit encor viuāt : mais en ca-
ptiuité, prisonnier du Roy Charles : par-
quoy comme desesperé de la fortune il al-
loit ça & là vacabond, tant qu’il paruint à
Lunigiane : & illec par fortune se mit pour
seruiteur auec messire Courard Mallespi-

 

{p. 131}

 

ne : le seruant fort commodement, & à son
gré. Et cōme ainsi fust qu’il voyoit gue$
res souuent sa mere (laquelle estoit tous-
iours auec la femme de messire Courard)
il ne la cogneut iamais, ne elle luy : tant les
auoit l’aage transformez l’vn & l’autre, de
ce qu’ilz souloient estre, quand il se virent
la derniere fois. Estans donc Iannot au ser$
uice de messire Courard, aduint qu’vne
sienne fille qui se nommoit Spine, demou-
ree véue d’vn messire Nicolas de Grignan
s’en retourna à la maison de son pere : la-
quelle estant fort belle & amiable, ieune
d’vn peu plus de sèze ans, deuint fort a-
moureuse de Iannot, & luy d’elle, & tres
feruentemēt furent amoureux l’vn de l’au-
tre : laquelle amour ne fut longuemēt sans
effet : & dura plusieurs mois auát que per-
sonne s’en apperceust. Parquoy se tenans
trop asseurez, commencerent à conduyre
leurs moyens moins discrettement qu’il
n’estoit requis à semblables choses : telle-
ment qu’vn iour allans luy & elle à vn
bois beau, & épes d’arbres, ayans laissé
toute l’autre compagnie ilz y entrerēt les
premiers : & leur estant aduis auoir beau-
coup deuancé les autres, se mirent en vn
lieu tresplaisant plain d’arbres, & de fleurs
& fort couuert : puis cōmencerent à pren-

 

{p. 132}

 

dre l’amoureux plaisir l’vn & l’autre : &
iaçoit ce qu’ilz eussent esté desia ensemble
long temps, toutefois le grand plaisir le
leur auoit fait sembler fort brief, de sorte
qu’ilz furent surpris en cecy : premieremēt
de la mere d’elle: & apres de messire Cou-
rard : lequel dolent outre mesure, & voyāt
le cas les fit tous deux prendre par trois
siens seruiteurs, sans dire le pourquoy, &
mener liez en vn sien chasteau : & trēblant
d’yre, & de courroux, s’en alloit deliberé
de les faire honteusement mourir. La me-
re de la fille, ayant entendu par quelque
parolle de son mary qu’elle estoit sa deli-
beration contre les coupables, ne le peut
comporter. Parquoy combien qu’elle fust
troublee grandement, & reputast sa fille
digne (pour sa grand’faute) de toute puni-
tion cruelle, elle se hasta d’attaindre son
mary courroucé: lequel elle commença à
prier, que son plaisir fust de ne courir si fu$
rieusement, pour vouloir deuenir en sa
vieil[l]esse homicide de sa fille, & souiller ses
mains du sang d’vn sien seruiteur : mais
qu’il trouuast autre moyen pour satisfaire
à son courroux, comme de les faire mettre
en prison : & y endurer, & plorer la faute
qu’ilz auoient commise : & tant luy alla
disant la sainte dame ces parolles, & plu-

 

{p. 133}

 

sieurs autres, qu’elle luy fit changer de
courage de les tuer : commanda seulement
qu’ils fussent mis separemēt en prison biē
gardez, auec peu de viures & beaucoup de
malaise, iusques à tant qu’il eust autremēt
deliberé d’eux : & ainsi fut fait. Quelle fut
leur vie, en captiuité, & en cōtinuelles lar-
mes, & en plus longues abstinences qu’il
ne leur eust esté besoing, chacun le peut
penser. Demourans donc Iannot & Spine
en si dolente vie, & estans desia vn an passé
sans que messire Courard se souuint de
leur prison : aduint que le Roy Pierre de
Arragon par la menee de missire Iean de
Procide reuolta l’isle de Sicile : & l’osta au
Roy Charles : dont Courad (comme Iube-
lin qu’il estoit) en fit grand’feste : laquelle
sachant Iannot par aucun de ceux qui l’a-
uoient en garde ietta vn grand souspir, &
dit : Ha moy paoure malheureux qui suis
allé mendiant quatorze ans ha par le mon$
de, n’attendant aucune autre chose que ce-
ste cy : & maintenant qu’elle est venue, elle
m’ha trouué en prison, affin que iamais
plus ie n’espere auoir aucun bien. De la-
quelle prison ie n’espere iamais sortir,
sinon mort. Et comment ? dit celuy qui
le gardoit. Que te soucies-tu de ce que
font les grans Rois ? Qu'auois tu affaire

 

{p. 134}

 

en Sicile ? A qui Iannot dit : Il me sem-
ble que le cueur me fend, quand il me sou-
vient de la charge que mon pere y auoit,
car encor que ie feusse petit garçon quand
ie m’en fuy, toutefois si m’en souuient
il bien que ie l’en vy gouuerneur quand
le Roy Manfredy viuoit. La garde pour-
suyivit son propos, luy demandant, Et qui
fut ton pere ? Mon pere dit Iannot, certes
ie le puis bien declairer maintenant asseu-
rément, puis que ie me voy hors du peril
que ie craignois, si ie l’eusse découuert :
il fut appellé (& est encores s’il vit) Hen-
ryet Capece : & moy i'ay nom Geofroy,
& non Iannot : & ne fais point de doute,
que si i'estois hors d’icy, & que ie retour-
nasse en Sicile, que ie n’eusse encores tres
grande authorité. L'honneste home de
Garde sans s’en informer plus auant ra-
conta tout cecy le plus tost qu’il eut le
loysir à messire Courard : lequel l’ayant
entendu (combien qu’il ne monstrast à ce-
luy qui le luy auoit dit de s’en soucier) s’en
alla à ma dame Britolle : & gracieusement
luy demanda : si elle auoit eu aucun filz
de son mary qui eust nom Geoffroy. La
dame respondit en plorant, que si le plus
grand de ses filz (qu’elle auoit eu) estoit
viuant, il auroit ainsi nom : & seroit de

 

{p. 135}

 

l’aage de vingt deux ans. Messire Courard
oyant cecy, pensa que ce deuoit estre luy
mesme : & luy tomba en l’entendement
que si ainsi estoit, il pouuoit par vn mesme
moyen faire vne grande misericorde, &
euiter sa honte auec celle de sa fille, la luy
donnant en mariage : & par ainsi ayant
fait venir secrettement Iannot, l’exami-
na particulierement de toute sa vie pas-
see : puis trouuant par tres manifestes in-
dices qu’il estoit veritablement Geof-
froy, filz de Henryet Capece, luy dit
Iannot, tu sais combien grande est l’iniu-
re que tu m’as faite, & à ma propre fille :
là ou te traittant bien, & amiablement,
tu deuois (comme un seruiteur doit faire)
tousiours chercher & garder mon hon-
neur, & de ce qui estoit à moy, & en est
plusieurs, lesquelz si tu leur eusses fait ce
que tu m’as fait, t’eussent fait mourir hon-
teusement : ce que ma pitié n’ha peu souf-
frir : maintenant puis que tu me dys que
tu es filz de gentil homme, & de gentil
femme, ie veux mettre fin à tes angoisses
quand toy mesme voudras, & te getter de
la misere & captiuité ou tu es : & en vne
mesme heure reduyre ton honneur & le
mien en son vray entier. Comme tu sais,
ma fille Spine, laquelle tu prins en amytié

 

{p. 136}

 

comme amye (encores qu’il ne fust con-
uenable à toy ne à elle) est veue : & son
mariage est grand & bon : quelles sont
ses meurs & conditions, tu le sais : & pa-
reillement tu cognois le pere & la mere
d’elle : de ton estat, pour le present ie n’en
dy rien. Parquoy quand tu voudras ie suis
deliberé que là ou elle t’ha aymé deshon-
nestement : qu’elle deuienne honneste-
ment ta femme, & que comme mon filz
tu demeures icy auec moy & elle, autant
qu’il te plaira. La prison auoit matté la
chair de Iannot : mais elle n’auoit dimi-
nué en aucune chose le cueur noble de-
scendu de son origine, ne encores moins
la vraye amour qu’il portoit à s’amye.
Et combien qu’il desirast feruentement ce
que missire Courard luy offroit, & se
visse en sa puissance il ne dissimula tou-
tefois aucunement ce que la grandeur de
son cueur luy admonnestoit de deuoir di-
re, & respondit : Monsieur, la cou[n]uoitise
de dominer, ne le desir d’auoir d’argent,
ne aucune autre occasion que ce soit, ne
me firent iamais comme traistre commet-
tre aucune insidiation à l’encontre de ce
qui est à vous : certes i'ay aymé & ayme
encores vostre fille, & tousiours l’ayme-
ray : par ce que ie la repute digne de mon

 

{p. 137}

 

amour : & si ie fuz auec elle moins que
honnestement (selon l’opinion des me-
chaniques) ie commis le peché que la
ieunesse tient tousiours conioint auec
soy, tellement que si on le vouloit oster, il
cōuiēdroit que lon ostast aussi la ieunesse :
lequel (si les vieux se vouloient souuenir
d’auoir esté ieunes & mesurer les fautes
d’autruy auec les leurs, & les leurs auec
celles d’autruy) ne seroit trouué si grand
comme vous & plusieurs autres le font,
vous aduisant que ie le commis comme
amy, & non comme ennemy. Ce que vous
offrez de vouloir faire, ie l’ay tousiours
desiré : & si i'eusse pensé qu’il m’eust esté
ottroyé, il y ha long temps que ie l’eusse
demandé : & d’autant plus l’auray-ie agrea
ble, comme l’esperance en estoit moin-
dre : mais si vous n’auez le vouloir tel que
vos parolles le demonstrent, ne me vueil-
lez paistre de vaine esperance : ains faites
moy remettre en la prison, & affliger
autant qu’il vous plaira : car autant que
iaymeray Spine, autant vous aymeray
ie tousiours pour l’amour d’elle, quoy que
vous me faciez, & vous auray tousiours
en honneur & reuerence. Messire Cou-
rard ayant ouy cestuy cy, s’esmerueilla
grandement : le tenant pour home de grād

 

{p. 138}

 

cueur : & reputa son amour tres feruen-
te : dont il l’eut plus agreable. Parquoy
s’estant leué debout l’embrassa, & le baisa,
& sans plus donner de longueur à l’affai-
re, commanda que secrettement sa fille
fust amenee là. Elle estoit deuenue mai-
gre, pasle, & debile en la prison : ressem-
bloit quasi vne autre femme que ce qu’el-
le souloit estre : & pareillement Iannot
vn autre home : lesquelz en la presence
du pere contracterent d’vn mesme con-
sentement les épousailles, selon nostre
coustume. Et quelques iours apres (sans
que personne sceust aucune chose de ce
qui estoit fait) les ayant fait accommo-
der de tout ce qui leur estoit besoin, &
de plaisir, & luy semblant qu’il estoit
temps d’en rendre leurs meres ioyeuses :
appella sa femme, & madame Britolle, &
leur dit ainsi ; Que diriez vous, madame,
si ie vous faisois reuoir vostre filz aisné,
estant mary de l’vne de mes filles ? A qui
madame Britolle respondit : Ie ne vous
saurois dire autre chose de cecy, sinon que
si ie vous pouuois estre plus tenue que ie
suis, d’autant plus le serois-ie que vous me
rendriez chose plus chere que ie ne suis à
moymesme : & encores me la rendant en
la façon que vous dites vous rappelleriez

 

{p. 139}

 

en moy aucunement mon esperance per-
due : & en plorant se teut. Alors messire
Courard dit à sa femme. Et à toy que t’en
sembleroit il mamye, si ie te donnois vn
tel gendre ? A qui sa femme respondit :
Non pas seulement l’vn d’eux, qui sont
gentilz homes, mais vn belistre (quand
il vous plairoit) me seroit agreable.
Adonques dit messire Courard : I'espere
vous en rendre dans peu de iours tou-
tes deux ioyeuses. Et voyant desia les
deux ieunes creatures retournees en leur
premiere forme : & les ayant honnora-
blement fait bailler, il dit à Geoffroy :
Combien te seroit il agréable outre le
plaisir que tu as, si tu voyois icy ta mere ?
A qui Geoffroy respondit : Ie ne puis
croire que les douleurs de ses malheu-
reuses fortunes l’ayent laissé tant viure :
mais toutefois si ainsi estoit ce me seroit
vn grand contentemēt : comme celuy qui
penseroyt recouuer encor' par son con-
seil grand’ partie de mon bien en Sici-
le. Alors messire Courard fit venir l’vne
& l’autre femme, qui firēt toutes deux vne
merueilleuse chere à la nouuelle mariee,
ne s’esbahissantz pas peu, qu’elle inspi-
ration auoit conduit messire Courard à
si grande benignité, que d’auoir marié

 

{p. 140}

 

Iannot à sa fille. Lequel madame Britolle
(pour les paroles que messire Courard
luy auoit dit) commença à regarder, &
d’vne vertu cachee, esueillee en elle, se sou-
uenant des lineatures d’enfance en son
filz, sans attendre autre demonstration
luy sauta au col, les bras ouuers, & ne
luy permirent la trop grande pieté &
ioye maternelle, de pouuoir dire aucu-
ne parolle : ains se fermerent tellement
toutes ses vertus sensitiues : qu’elle
tomba quasi morte entre les bras de son
filz : lequel combien qu’il s’esmerueillast
fort, ayant souuenance de l’auoir veu plu-
sieurs fois au parauant en ce chasteau,
sans l’auoir recogneuë, neantmoins il co-
gneut incontinent l’odeur maternel, &
blasmāt soymesme de ne s’en estre point
auisé la receut entre ses bras, & la bai-
sa en plorant tendrement. Mais apres que
madame Britolle fut pitoyablement ai-
dee de la femme de messire Courard, &
de Spine, & que auec eau froide & au-
tres leurs remedes ilz eurent fait reue-
nir ses forces perdues, elle embrassa de
rechef son filz, auec plusieurs larmes, &
parolles douces : & plaines de pieté mater
nelle le baisa mille fois, ou plus. Luy aussi
la vid, & receut fort reueremment. Mais

 

{p. 141}

 

apres que les honnestes & ioyeuses cares-
ses furent reiterees trois ou quatre fois,
non sans grande ioye & plaisir des assi-
stans, & que l’vn & l’autre eut conté tous
ses accidens, messire Courard le fit sa-
uoir à ses amis, qui eurent grand plaisir
de la nouuelle alliance qu’il auoit faite :
puis ayant ordonné vne belle & magnifi-
que feste, Geoffroy luy dit : Messire Cou-
rard, vous m’avez rendu content de plu-
sieurs choses, & fait lon temps beaucoup
d’honneur à ma mere : maintenant afin
qu’il ne reste à faire aucune chose de ce
qui se pourra faire par vous, ie vous prie
que vous reiouyssiez vous, ma mere, ma
feste, & moy, de la presence de mon fre-
re : lequel messire Gasparin d’Orie qui
nous print en Corse (comme ie vous ay
desia dit,) tient en sa maison comme escla$
ue, & que vous enuoyés aussi quelqu’vn
en Sicile, lequel s’informe amplement de
l’estat du pays, & s’essaye de sentir ce qu’il
est de Henryet mon pere, s’il est vif, ou
mort : & s’il est vif, en quel estat il est, &
quád il se sera ainsi secrettement informé
de toutes choses, qu’il retourne à vous.
La requeste de Geoffroy pleut à messire
Courard, & sans y songer d’auantage
enuoya de tressages personnages à Gen-

 

{p. 142}

 

nes, & en Sicile. Celuy qui alla à Gennes
ayant trouué messire Gasparin, le pria
auec grande instance, de la part de messi-
re Courard, qu’il luy enuoyast le dechas-
& la nourrice : luy contant tout par
ordre ce que messire Courard auoit
esté fait enuers Geoffroy & sa mere.
Messire Gasparin oyant cecy s’émerueil-
la fort, & dit : Il est vray que ie ferois pour
messire Courard toute chose qui luy plai$
roit, pourueu qu’elle fust en ma puissan-
ce, & ay bien en ma maison (quatorze
ans y a) le garson que vous demandés, &
vne sienne mere, que ie luy enuoyeray
voulentiers : mais vous luy dirés de ma
part, qu’il se garde bien d’auoir esté trop
credule : ou de croire aux fables de Ian-
not, lequel se fait nōmer auiourd’huy com
me vous dites Geoffroy : par ce qu’il est
trop plus mauuais garson qu’il ne pense.
Et cecy dit, ayant receu honnorablement
cet honneste home, il fit venir secre-
tement à soy la nourrice, qu’il examina
cautement de ce fait. Laquelle ayant en-
tendu la rebellion du royaume de Sici-
le, & sentant que Henryet estoit vif,
chassa la paour qu’elle auoit euë par le
passé, & luy conta tout par ordre : &
fit entendre les raisons pourquoy elle

 

{p. 143}

 

auoit tenu les manieres qu’elle auoit fait.
Messire Gasparin voyant que les propos
de la nourrice, & ceux de l’embassadeur
de messire Courard cōuenoyent merueil-
leusement bien, commēça à adiouster foy
aux parolles : puis faisant inquisition de
ceste besogne par tous moyens comme
homme qui estoit tres astut, & trouuant à
toute heure plus de choses qui plus luy
donnoient d’asseurance, il eut honte du
vil traitement qu’il auoit fait au garson,
& le voulut amender, ayant une belle fil-
lette aagee de onze ans, & cognoissant luy
quel home auoit esté, & estoit Henryet,
la luy donna en mariage, auec vn grand
dot. Et apres en auoir fait vne gran-
de feste, monta sur vne Galiotte auec le
garson, la fille, l’embassadeur de messire
Courard, & la nourrice, & s’en vint à
Lericy, ou il fut bien receu de messire
Courard, & s’en alla auec toute sa com-
pagnie en vn sien chasteau, non gueres
loin de là, ou la grande feste estoit ap-
pareillee. Mais qu’elle fut la chere de la
mere reuoiant son filz, quelle celle des
deux freres, quelle celle de tous trois à la
fidelle nourisse, quelle celle qui fut faite
de tous à messire Gasparin & à sa fille, &
celle de luy à tous, & de tous ensemble,

 

{p. 144}

 

auec messire Courard et sa femme, auec
les enfans, & tous leurs amis, il ne seroit
possible l’exprimer par parolles : & par
ainsi ie vous le laisse imaginer. A laquelle
feste, afin qu’elle fust complette, Nostre
seigneur tresabondant donneur (quand il
commence) voulut adiouster les ioyeuses
nouuelles de la vie & du bon estat de Hen$
riet Capece : par ce qu’estant la feste gran-
de, & les femmes & les homes inuités à
table encores au premier seruice, arriua
celuy qui estoit allé en Sicile, & entre au-
tres choses raconta de Henryet, comme
estant detenu en captiuité grande par le
roy Charles, quand l[']émotion se leua par
la ville contre le Roy, le peuple courut en
fureur à la prison, qui tua les gardes, &
l’en tira hors : & comme ennemy capital
du Roy Charles fut fait capitaine gene-
ral : & suivy pour chasser & tuer les Fran-
çois : au moyen dequoy il estoit venu gran$
dement en la grace du Roy Pierre, lequel
l’auoit remis en tous ses biens & hōneurs
ou il estoit au parauant, auec grande &
bonne authorité : adioustant encor' qu’il
l’auoit receu auec grand honneur, & qu’il
auoit fait vne ioye inestimable de sa fem-
me & de son filz : desquelz il n’auoit ia-
mais sceu depuis sa prinse aucunes nou-

 

{p. 145}

 

uelles, & outre ce qu’ilz enuoyoit pour
eux vne barque legiere, auec certains gen$
tilz homes qui venoient apres luy. Cestuy
cy fut receu & écouté auec vne grande
ioye, & soudainement messire Cou-
rard auec aucuns de ses amis allerent
au deuant des gentilz homes, qui ve-
noient pour querir madame Britolle &
Geoffroy, & les receut ioyeusement, puis
les fit asseoir à son banquet : qui encor'
n’estoit au milieu. La femme de Geof-
froy & tous les autres de la compagnie
les virent, auec tant de ioye qu’il n’en fut
iamais ouye de semblable. Et eux (de-
uant qu’ilz se missent à table) saluerent,
& remercierent de la part de Henryet
le mieux qu’ilz sceurent, & peurent, mes-
sire Courard & sa femme de l’honneur
fait à sa femme & à son filz : offrantz que
toute chose qui pourroit estre en la puis-
sance de Henryet, estoit à leur comman$
dement. De là se retournans vers messire
Gasparin (le benefice duquel estoit ino-
piné) asseurerent estre certains, que
quand Henryet sauroit ce qui auoit esté
fait par luy enuers le dechassé, que sem-
blables graces & plus grandes les luy se-
roient rendues. Apres cecy ilz souppe-
rent tres ioyeusement au festin des deux

 

{p. 146}

 

nouuelles épousees, & nouveaux mariez.
Et non seulement fit ce iour la feste mes-
sire Courard à son gendre, & aux autres
ses parens & amis, mais par plusieurs au-
tres iours ensuiuans. Laquelle cessee estát
auis à madame Britolle, & à Geoffroy, &
aux autres pareillement, de deuoir partir,
mōtez qu’ilz furent sur le fregatte ilz s’en
partirent auec plusieurs larmes de messire
Courard & de sa femme, aussi de mes-
sire Gasparin : & emmenerent auec eux
Spine & l’autre femme : & ayans vent pro-
spere, paruindrent bien tost en Sicile : là
ou tant enfans que femmes furent receus
de Henryet à Palerme auecques si gran-
de chere, qu’il ne se pourroit iamais dire :
& croit lon qu’ilz vesquirent là long tēps
apres heureusement, & cōme recognois-
sans le benefice receu, seruiteurs de
nostre seigneur.

 

{p. 146}

La dixneuf-ième Narration
§

 

       D'un Pallefrenier qui se coucha
avec la femme de Agiluf, Roy de Lō-
bardie : dōt le Roy s’aperceut secret-
tement, & le trouva, puis le tondit : le
tondu tōdit tous les autres qui esto-
yent avec luy, & ainsi il échapa. §

 

{p. 147}

 

QVand la nouvelle de madame Bri-
tolle fut acheuee (laquelle auoit ql-
que fois fait rougir, & quelque autre fait
rire les dames) il pleut à la Royne que
Pampinee suyuist & contast la sienne : la-
quelle commençant avec vn visage riant
dit ainsi : Il est des homes si peu sages en
voulant neantmoins monstrer qu’ilz co-
gnoissent & entendent ce qu’il ne seroit
point de besoin qu’ilz entendissent, que
quelque fois voulant par cecy repren-
dre en autruy les fautes qu’on a faites
sans y penser, cuident diminer leur bon$
té là ou ilz la font croistre infiniement. Et
que cecy soit vray, ie le vous veux mon-
strer (mes cheres dames) par son contrai-
re : en vous declarant l’astuce dont vsa vn
qu’on iugeroit par aduenture de moin-
dre estime que Maset: lequel fut plus fin
que vn Roy qui estoit tressage.
      Agiluf Roy des Lombars voulut faire
le principal siege de son royaume (com-
me ses predecesseurs auoient fait) en la
cité de Pauie :ayant prins à femme Theu-
delingue, demouree véue de Vetari, qui
pareillement auoit esté Roy des Lōbars :
laquelle fut tres belle, sage et honneste
dame, mais mal fortunee en amy. Or
estans les affaires de Lombardie par la

 

{p. 148}

 

vertu & bons sens de ce Roy Agiluf aucu-
nement en prosperité, & non toutefois en
repos, aduint que vn Pallefrenier de l’é-
cuyerie de ladite Royne (home quant à sa
naissance de tresuile condition : mais au
demeurant trop plus que assez suffisant
pour faire vn mestier si vil, beau de sa
personne, & aussi grand estoit le
Roy) deuint amoureux desmesurément
de la Roine : & pource que son bas estat
ne luy auoit point osté de l’entendement,
qu’il ne cogneust tres bien que ceste sienne
amitié estoit hors de toute conuenance,
il ne le disoit (comme sage qu’il estoit)
à aucune personne : & encores moins le
luy osoit il découurir par ses regards : &
combien qu’il vesquit sans aucune espe-
rance de luy deuoir complaire, si se glo-
rifioit il toutefois en soymesme, d’a-
uoir logé si hautement ses pensees : &
comme celuy qui brusloit tout d’amou-
reux desir, il faisoit tout expressement
par dessus tous ses autres compagnons
tout ce qu’il croyoit qui deust plaire à la
Roine : dont aduenoit que quād elle vou-
loit aller à cheual, elle montoit plus vo-
lontiers sur le pallefroy que cestuy cy
pensoit que sur nul autre. Ce que adue-
nant, cestuy cy le reputoit à vn tres grand

 

{p. 149}

 

heur, & iamais n’abandonnoit l’estrief,
se tenant bien heureux à toutes les fois
qu’il pouuoit seulement toucher à ses ha$
billemens. Mais comme nous voyons ad-
uenir souuentefois, que d’autant plus que
l’esperance deuient moindre, d’autant
plus croist l’amour : ainsi en aduenoit il
à ce paoure pallefrenier : tellement que
ce luy estoit chose tresgrieue de com-
porter le grand desir ainsi caché com-
me il faisoit, n’estant aidé d’aucune espe$
rance : parquoy ne se pouuant deslier de
ceste amour, il delibera plusieurs fois
en soymesme de mourir : dont pensant le
moyen il conclud faire de sorte qu’il appa$
rust qu’il mouroit pour l’amitié qu’il
auoit porté, & portoit à la Roine. Si deli-
bera que son entreprinse seroit telle, qu’il
éprouuerait sa fortune : & employeroit
tout son pouuoir pour avoir tout, ou par-
tie de son desir : sans se mettre en peine de
vouloir parler à elle, ou luy découurir par
lettres son amitié : car il sauoit bien qu’il
parleroit ou écriroit en vain : mais il vou-
loit essayer si par quelque inuention il
pourroit coucher auec elle : & n’y auoit
autre finesse ne voye, sinō de trouuer mo-
yen cōment il pourroit paruenir à entrer
en sa chambre, au lieu du Roy, qui ne cou-

 

{p. 150}

 

choit pas (comme il sauoit tresbien)
tousiours auecques la Royne. Parquoy
afin qu’il vist en quelle maniere, &
en quel habit le Roy estoit, quand il al-
loit coucher auec elle, il se cacha plu-
sieurs fois de nuit en vne grand sale du pa-
lais, qui estoit en la chambre du Roy & de
la Royne : & entre les autres il vid vne nuit
sortir le Roy de sa chambre, affublé d’vn
grand manteau de nuit, ayant vne bougie
en vne main, & en l’autre vne baguette,
qui s’en alloit à la chambre de la Royne :
& quand il fut à l’huis il frappa sans son-
ner mot vne fois ou deux de la baguette :
puis vid que incontinent l’huis luy estoit
ouuert, & luy ostoit on la bougie de la
main. Ce que ayant veu, & pareillement
le retour du Roy, il pensa d’en faire autant.
Parquoy trouuant moyen d’avoir vn man$
teau semblable à celuy qu’il auoit veu au
Roy, & vne bougie, & vne baguette, &
s’estant premierement bien laué en vnes
estuues, à ce que par aduenture l’odeur du
sien n’ennuyast la Royne, ou qu’il la fist ap$
perceuoir de la tromperie, il se cacha auec
toutes ses choses en la salle, cōme il auoit
de coustume : & voyant qu’on dormoit
desia par tout : & luy semblant qu’il estoit
temps, ou de deuoir donner effet à son

 

{p. 151}

 

desir, ou de faire voye auec haute ocasion
à la tant desiree mort, luy ayant fait du
feu auec vn fuzil qu’il portoit quand &
soy, alluma sa bougie, & s’estant affu-
blé du manteau, s’en alla à l’huis de la
chambre, ou il frappa deux fois avec la
baguette ; la chambre fut incontinent
ouuerte par vne femme de chambre,
toute endormie, & la chandelle prinse
& cachee : au moyen dequoy il passa sans
sonner mot iusques à la courtine, &
ayant laissé son manteau, entra dedans le
lit ou la Royne dormoit : prenant laquelle
par grād desir entre ses bras, & faisant sem$
blant d’estre courroucé (par ce qu’il sauoit
que la coustume du Roy estoit quand il
estoit courroucé, de ne vouloir point
parler, ne pareillement qu’on luy sonnast
mot) sans dire aucune chose, & sans qu’on
luy dit rien, il iouit de la Royne par plu-
sieurs fois : & cela fait : cōbien qu’il luy fit
grand mal de s’en aller, toutefois craignāt
que sa trop longue demeure ne fust occa-
sion de retourner le plaisir receu, en tres-
grande tristesse, il print son manteau & sa
clarté, sans dire aucune chose s’en alla : &
le plus tost qu’il fut possible s’en retourna
en son lit : ou à peine pouuoit il encor estre
dedans quand le Roy s’estant leué s’en alla

 

{p. 152}

 

à la chambre de la Royne, dont elle s’é-
merueilla fort : & quand il fut entré au lit
il la salua ioyeusemēt. Elle ayāt prinse har$
diesse de cette bōne chere luy dit : Quel-
le nouueauté (monsieur) vous est aduenue
ceste nuit ? vous ne faites que departir tout
à ceste heure d’auec moy : & si auez prins
plus que de coustume vostre plaisir de
moy : & maintenant vous voy retourner de$
rechef, regardez bien ce que vous faites.
Le Roy oyant ces parolles, soudainement
presuma bien que la Royne auroit esté
trompee par similitude de façons de
faire, & de personne : mais (comme sage) il
pensa incontinent, puis qu’elle ne s’en
estoit point apperceuë (ne pareillement
aucun autre) de ne luy en faire aucun
semblant : ce que plusieurs sotz neussent
pas ainsi fait : mais eussent dit : Ie ne suis
point venu icy : dont plusieurs choses fus-
sent aduenues : par lesquelles il eust faché
à tort la Royne : & luy eust donné occasion
de desirer vne autre fois ce quelle auoit
desia senty : & que en taisant ne luy
pouuoit tourner à aucune honte : là ou
s’il eust parlé luy eust bien peu apporter
vitupere : & alors plus troublé en son
entendement qu’il ne monstroit au vi-
sage, ou par ces parolles, il respondit

 

{p. 153}

 

à la Royne : Ne vous semble ie pas (ma
dame) home pour pouuoir auoir esté
icy vne autre fois, & encor pour y re-
tourner ceste cy ? A qui la dame re-
spondit : Certes ouy monsieur : mais ie
vous prie toutefois que vous regardiez
à vostre santé. Alors le Roy luy dit, Il
me plaist de croire vostre conseil, &
m’en veux retourner pour cette fois,
sans vous donner plus d’empeschement.
Et ayant desia le cœur plein d’ire, & de
mauuaise volonté pour l’iniure qu’il
voyoit luy auoir esté faite, il reprint
son manteau, & sortit de la chambre :
puis pensa de vouloir trouuer secret-
tement celuy qui auoit fait cecy, ima-
ginant qu’il deuoit estre de la maison :
& qui que ce fust qu’il n’en pouuoit
encores estre sorty. Ayant prins donc-
ques vn bout de chandelle dans vne
petite lanterne, il s’en alla en vn fort
grand corps d’hostel, qui estoit en son
palais sur son escuyerie : auquel presque
toute sa famille couchoit en diuers litz, &
estimant que quiconque fust celuy là qui
auoit fait ce que la dame disoit, son poux
& le battement du cœur ne seroit encor re-
posé, pour le trauail qu’il auoit souffert :
commença tout bellement par l’vn des

 

{p. 154}

 

boutz de ce corps d’hostel, & s’en alla
taster l’estomac à tous pour sauoir s’il
leur battoit point : & cōbien que chacū des
autres dormoit fort, toutefois celuy qui
auoit esté auec la Royne ne dormoit pas
encores : parquoy quād il vid venir le Roy
luy cognoissant bien ce qu’il alloit cher-
chant, il commença fort à se douter : telle-
ment que sur le battemēt de la peine qu’il
auoit euë, la pœur y en adiousta vn autre
trop plus grād : & pēsa asseuremēt que si le
Roy s’apperceuoit de cecy, qu’il le feroit
mourir incontinent : Et combien que plu-
sieurs considerations fussent en son enten-
dement qu’il le deust ainsi faire : toutefois
voyant que le Roy ne portoit point d’ar-
mes, il delibera de faire semblant de dor-
mir, & d’attendre ce que feroit le Roy, le-
quel ayant cherché plusieurs d’entre eux,
& n’ayant encor trouué aucun qu’il iu-
geast auoir esté celuy là, il vint à fin à ce-
stuy cy : & trouuant que le cueur luy bat-
toit fort, il dit en soymesme, le voicy. Mais
comme celuy qui ne vouloit qu’on sceust
rien de ce qu’il pretendoit faire, il ne luy
fit autre chose, sinon que auec vne paire
de forcettes qu’il auoit apportees, il
luy tondit vn peu l’vn des costez des
cheueux qu’on portoit en ce temps là

 

{p. 155}

 

fort longs, afin que par ce signe il le re-
cogneust le matin ensuyuant. Et cecy
fait, s’en retourna en sa chambre. Ce-
stuy cy qui auoit senty tout cecy, s’ap-
perceut clairement (comme malicieux
qu’il estoit) pour quelle cause il auoit
esté ainsi marqué : parquoy sans attendre
personne se leua : & ayant trouué vnes
forcettes (desquelles il y en auoit de for-
tune quelque paire par l’estable pour le
seruice des cheuaux) il s’en alla tout bel-
lement à tous ceux qui couchoient en ce
corps d’hostel, & leur couppa à chacun
les cheueux sur l’oreille, à l’endroit ou le
Roy les luy auoit coupez. Et cecy fait sans
auoir esté senty de personne s’en retour-
na coucher. Le Roy (quand il fut leué
au matin) commanda auant que les por-
tes du palais s’ouurissent, que tous ceux
de sa famille vinssent deuant luy, & ainsi
fut fait. Lesquelz estans tous la teste des-
couuerte en sa presence, il commença
à regarder s’il cognoistroit celuy qu’il
auoit tondu : & voyant que la plus-
part d’iceux auoient les cheueux cou-
pez tous d’vne mesme sorte, il s’en es-
merueilla, & dit en soymesme : Celuy
que vovs cherchant (combien qu’il soit
de basse condition) monstre fort bien tou-

 

{p. 156}

 

tefois qu’il est de grand entendement.
Puis voyant qu’il ne pouuoit auoir (sans
faire bruit) celuy qu’il cherchoit, deli-
beré de ne vouloir pour vne petite ven$
geance asquerir vne grand’honte, il luy
pleut auec vne seule parolle de l’admo-
nester, & luy faire entendre qu’il s’en
estoit apperceu. Et en se retournant de-
uers eux tous, leur dit : Qui l’ha fait fi le
taise, & qu’il n’y retourne plus : allez vous
en tous. Vn autre les eust voulu mettre en
la gehenne, martyrer, examiner, & inter-
roguer, & le faisant ainsi, il eust decouuert
ce que chacun doit tascher de couurir, &
qui estant découuert (encor' qu’il en eust
prins entiere vengeance) il n’eust sceu tou$
tefois en diminuer, mais bien plustost ac-
croistre sa honte, & contaminer l’honne-
steté de sa femme. Ceux donques qui ouy-
rent ceste parolle s’émerueillerent fort,
& examinerent longuement en eux mes-
me ce que le Roy auoit voulu dire par
icelle : mais il n’y eut personne qui l’entē-
dit, sinon celuy seul à qui elle touchoit.
Lequel (comme sage) iamais ne le décou-
    urit tant que le Roy vesquit : & plus
          ne hazarda en tel acte sa vie
               sous la puissance de
                       fortune.

 

{p. 157}

 

La vint-ième Narration. §

 

 

         Sous couleur de confession & de
tres pure conscience, vne tres belle
dame, amoureuse d’vn honneste
home, introduisit vn deuot & so-
lemnel religieux à luy donner mo-
yen (sans qu’il s’en apperceust) de
iouyr de son amy. §

 

Il y eut en nostre cité (plus plaine de
tromperies que d’amour, ou de foy) ne
sont encor' guere d’ans passez, vne gen-
tille femme de bon esperit, & de grand
cueur, plaine d’autant de beauté & de
louables conditions, que aucune autre
femme douee de la nature : le nom de
laquelle nest encores d’aucun autre, qui
puisse toucher à la presente nouuelle,
ie n’entendz manifester, combien que ie
le sache : par ce que aucuns de ceux qui
s’en facheroient sont viuans encores : là
ou auecques vne risee ilz le deuroient
laisser passer. Ceste dame donques qui se
voyoit descendue d’assez grand paren-
tage, & mariee par fortune à vn artisan,
faiseur de draps de layne, ne pouuoit

 

{p. 158}

 

pource qu’il estoit artisan, abaisser son
cueur si bas : estimant pour ceste cause que
nul home de basse condition (tant riche
fust il) n’estoit digne d’auoir vne gentil
femme en mariage : & voyant encor' que
auec toutes ses richesses il ne sauoit rien
plus auant que déuyder vn eschaueau ou
faire ordir vne toille, ou bien disputer
auec vne filandiere de ce qui estoit filé,
elle delibera de ne vouloir plus estre ac-
collee ny embrassee de luy en aucune
maniere : sinon d’autant qu’elle ne le luy
pourroit refuser : mais de vouloir trouuer
quelqu’vn pour sa satisfaction, qui luy
semblast plus digne de sa personne que le
faiseur de draps : & de fait elle devint
tellement amoureuse d’vn fort honneste
home de nostre cité, de moyen aage, que
le iour qu’elle ne le voyoit elle ne pou-
uoit passer la nuit ensuyuant sans grand
ennuy, dont cet honneste home ne s’en ap-
perceuoit en riens, & ne s’en soucioit aucu-
nement, & elle qui estoit fort fine & adui-
see, n’osoit le luy faire savoir, ne par am-
bassade de femme, ne par lettres, craignāt
les perilz qui peuuent aduenir en telz cas.
Parquoy s’estant apperceuë que cestuy cy
frequentoit souuent auecques vn reli-
gieux, lesquel combien qu’il fust rond &

 

{p. 159}

 

gros home, neantmoins pource qu’il estoit
de tressainte vie, ayant la renommee d’e-
stre vn tres honneste religieux, elle estima
qu’il pourroit estre vn tres bon moyen en-
tre elle & son amy. Et ayant pensé en soy-
mesme la maniere qu’elle deuoit tenir,
elle s’en alla vn iour à heure conuenable
au couuent ou il se tenoit, & l’ayant fait
appeller luy dit, que s’il luy plaisoit elle se
voudroit volontiers confesser à luy. Le re-
ligieux la voyant, & estimant gentil fem-
me, comme elle estoit, l’ouyt volontiers :
& apres qu’elle se fut confessee elle luy
voulut encor' dire vn mot, & elle commença
ainsi. Mon pere, il me conuient recourir
à vous pour ayde & conseil, de ce que vous
orrez. Ie say (comment celle qui vous l’ay
dit) que vous cognoissiez mes parens, mon
mary, duquel ie suis plus aymee que sa pro$
pre vie, & qu’il soit ainsi ie ne saurois de-
sirer aucune chose que ie ne l’aye de luy,
comme d’home tres riche, & qui le peut
bien faire, au moyen dequoy il vous faut
croire que ie l’ayme plus que moymesme :
& laissons à part ce que ie ferois pour luy :
mais si i'auois seulement pensé chose qui
fust contre son honneur, ou plaisir, ie ne
pense que iamais aucune malheureuse

 

{p. 160}

 

femme fut plus digne de feu que ie serois,
maintenant il vous faut sauoir, que vn
home (duquel ie ne say le nom au vray,
bien me semble il home de bien, & hon-
neste home) & (si ie ne me deçoy) il fre-
quente souuent auec vous, & est beau, &
grand personnage, vestu d’habillemens
noirs assez honnestes ; ne cuidant parad-
uenture que iaye telle intention comme
i'ay, semble qu’il m’ait assiegee, ne iamais
ie ne me puis mettre à porte ne à fenestre,
ne sortir de la maison qu’il ne me soit in-
continent au deuant, dont ie suis tres de-
plaisante : encor' m’ébays ie qu’il n’est ores
icy, & pource que telles façōs de faire font
souuent acquerir blame aux honnestes
femmes sans leur coulpe, i'ay pensé quel-
quefois de le luy faire dire par mes freres :
mais apres i'ay considéré que les homes
font aucunefois les messages de telle sorte
que les responces s’en ensuyuent mauuai-
ses, dont naissent les parolles, & des parol-
les l’on vient au fait : parquoy afin que
mal & scandale n’en aduinssent, i'ay mieux
aymé m’en taire, & me suis deliberee de le
dire plustost à vous que à vn autre : tant
pour ce qu’il me semble que vous estes
son amy, comme aussi pource qu’il vous
siet bien de corriger de telles choses, non

 

{p. 161}

 

seulemēt les amys, mais encores les estrā-
giers : à ceste cause ie vous prie pour Dieu
que l’en vueillez reprendre, & prier bien
fort qu’il n’vse plus de ces moyens : il y ha
assez d’autres femmes Dieu mercy, les-
quelles par aduenture sont plus disposees
à semblables choses que moy, & qui aurōt
pour agreable qu’il leur face la cour, là
ou ce m’est ennuy tres grief, comme celle
qui n’aye le vouloir disposé en aucune ma$
niere à telle chose. Et cecy dit, baissa la te-
ste, comme si elle eust voulu pleurer. Le
saint beau pere entendit incontinent que
elle vouloit parler de celuy duquel verita-
blement elle parloit, & ayant loué gran-
dement la dame de ceste sienne bonne de-
liberation, creut fermement que ce qu’elle
disoit estoit vray : si luy promit de faire si
bien, & par telle maniere, qu’elle n’en en-
tendroit iamais plus aucune chose, ne n’en
receuroit ennuy : puis la cognoissant gran-
dement riche, n’oublia de luy louer les
œuures de charité, & l’aumosne : & enco-
res moins de luy raconter particuliere-
ment ses necessitez. Auquel la dame dit,
Ie vous prie pour Dieu mon pere ne les
mettez en oubly : & s’il le vous vou-
loit nyer, dites luy hardiment que
moymesme vous l’ay dit, & m’en suis

 

{p. 162}

 

plainte à vous. Et à tant finie toute la con$
fession & prinse la penitence, elle ne vou-
lut mettre en oubly la recommandation
que luy auoit faite le beau pere de l’œu-
ure de l’aumosne: & luy emplit d’argent
la main à cachettes : le priant pour cou-
uerture qu’il dist des messes pour l’ame
de ses amys trespassez : puis se leua de de-
uant ses pieds, & s’en retourna à la mai-
son. Non gueres de temps apres l’hōneste
home duquel la dame estoit amoureuse
vint voir (comme il auoit accoustumé) le
saint beau pere, lequel apres qu’ilz eurent
deuisé quelque tēps ensemble d’vne chose,
& d’vne autre, le tira à part, & le reprint
par assez gracieux moyen, de la poursuy-
te & des œillades qu’il croyoit qu’il fist à
celle dame, comme elle luy auoit donné à
entēdre. L'honneste home s’en émerueil-
la grandemēt comme celuy qui ne l’auoit
iamais veuë, & n’estoit accoustumé de pas-
ser que peu de fois deuant sa maison : par-
quoy il commença à se vouloir excuser :
mais le beau pere ne le laissa parler plus
outre, & luy dit ainsi. Or ne fay point sem$
blant de t’émerueiller ainsi, ne perdre pa-
rolle en le nyant : parce que tu ne le peux
faire, t’aduisant que ie ne l’ay sceu des voi-
sins : mais elle mesme se plaignant fort de

 

{p. 163}

 

toy me l’ha dit, & combien que desormais
ces folies ne te tient plus gueres bien, si te
veux ie toutefois tant dire d’elle, que c’est
la femme du mōde que ie trouuay iamais
plus méprisant & blasmant telles choses :
& par ainsi pour l’hōneur de toy & la con-
solation d’elle, ie te prie que tu t’en ab-
stiennes, & laisse la demourer en paix. Cet
honneste home plus aduisé que le saint
beaupere, cogneut incontinent (sans trop
songer) la sagesse de la dame, & faisant au-
cunement semblant d’en auoir honte, luy
dit que doresnauant, il ne s’en mesleroit
plus, puis se partit d’auec le beau pere &
s’en alla droit passer par deuant la maison
de la dame, laquelle tousiours attentiue
demeuroit à vne petite fenestre pour voir
s’il y passeroit : & le voyant venir elle se
monstra tant ioyeuse, & gracieuse à luy,
qu’il peut fort comprēdre qu’il auoit
entendu la substance des parolles du beau
pere, & de là en auant il cōtinua fort cou-
uertement, & auec grand cōtentement de
la dame & de luy, de passer par celle rue
souz couleur d’y auoir quelque autre cho-
se à faire. Mais bien tost apres cecy, s’estāt
desia apperceuë la dame qu’elle plaisoit à
cestuy cy comme luy à elle, desirant de le
vouloir plus enflammer, & certifier de

 

{p. 164}

 

l’amour qu’elle luy portoit, elle choisit
temps & lieu opportun, & s’en retourna
vers le beau pere pour se confesser, &
s’estant mise à ses piedz commença sa con$
fession, par pleurer. Le beau pere voyant
cecy luy demanda pitoyablement quelle
nouuelle luy estoit suruenue. La dame re-
spondit. Mon pere, les nouuelles que i'ay
ne sont autres que de ce maudit de Dieu
vostre amy, duquel l’autre hier ie me plai-
gnis à vous, par ce que ie croy certaine-
mēt qu’il soit né pour mon tres grād dom-
mage, & pour me faire faire chose dont
iamais ie ne viuray contente, ny ne m’ofe-
ray plus mettre à voz piedz. Comment dit
le beau pere ? ne s’est il point abstenu de te
donner plus d’ennuy ? Certes non, dit la
dame : ains depuis que ie m’en plaignis à
vous, l’ayant (quasi comme par vn depit)
prins par aduenture en mal, ie croy que
pour vne fois qu’il y souloit passer qu’il y
soit depuis passé sept : que pleust à Dieu
qu’il se fust contenté du passer et regarder
seulement : mais il ha esté si hardy & si
deshonté, que encores hier de fresche me-
moire il m’enuoya vne femme auec de ses
nouuelles, & comme si ie n’eusse eu des
bources & des ceintures, il m’enuoya par
elle vne bource & vne ceinture : dont ie

 

{p. 165}

 

fus si marrie que si ie n’eusse eu esgard à la
crainte de Dieu, & apres pour l’amour de
vous i'eusse fait le diable : toutefois ie
m’en suis gardee : & n’ay voulu faire ne di-
re chose aucune que ie ne le vous aye pre-
mierement fait sauoir. Encore m’aduisay
ie (ayant desia rendu la bource & la cein-
ture à la messagiere qui les m’auoit appor$
tees affin qu’elle les luy reportast auec vn
congé mal gracieux que ie luy donnay) de
la rappeller, craignant qu’elle ne la retinst
pour soy, & luy fist accroire que ie l’eusse
receuë, comme i'ay entēdu que telles fem-
mes font quelques fois, & pleine de despit
la luy ostay des mains, & vous l’ay appor-
tee à fin quevous la luy rēdiez, & luy disiez
que ie n’ay necessité de chose qu’il aye :
par ce que la mercy Dieu & de mon mary,
i'ay tant de bources & tant de ceintures
que ie le noyerois dedans. Parquoy mon
pere ie me viens excuser à vous : que s’il
ne se veut abstenir de cecy ie le diray à
mon mary, & à mes freres, quelque chose
qu’il en puisse aduenir : car i'ayme trop
mieux qu’il recoyue iniure (si receuoir la
doit) que moy blasme pour luy. Et par vo-
stre foy mon pere cela ne vous semble il
pas raisonnable ? Puis ayant dit cecy en
pleurant incessamment tres fort, elle tira

 

{p. 166}

 

de dessouz sa robbe vne tres belle & riche
bource, auec vne tres precieuse ceinture,
& la ietta dedans le giron du beau pere.
Lequel adioustant entiere foy à ce qu’elle
disoit, troublé de cecy outre mesure la
print & dit à la dame : Ma fille, si tu te
courrouces de ces choses cy ie ne m’en
ébahis point : ie ne t’en saurois reprendre,
mais ie louë fort que tu suyues en cecy
mon conseil. Ie le tensay bien fort l’autre
iour, mais il m’ha mal tenu ce qu’il me
promit : parquoy tant pour cela que pour
cecy qu’il te vient de faire presentement,
ie pense que ie luy réchaufferay tellement
les oreilles qu’il ne te faschera plus : ne te
laisse ainsi de ton costé, auec la benedi-
ction de Dieu, tant vaincre par la colere,
que tu le dies à aucuns de tes parens, car
il s’en pourroit ensuyure trop de mal, &
n’ayes crainte qu’il te sceust aduenir ia-
mais de cecy aucun blasme : car ie seray &
deuant Dieu & deuant les homes vray té-
moin de ton honnesteté. La dame fit sem-
blant de se reconforter aucunement, &
ayant laissé ce propos (comme celle qui
cognoissoit l’auarice de luy, & de ses sem-
blables) luy dit. Mon pere, ces nuitz pas-
sees plusieurs esprits de mes parens me
sont apparuz en vision, lesquelz me sem-

 

{p. 167}

 

ble qu’ilz soient en grande peine : & qu’ilz
ne demandent autre chose que aumosnes,
& mesmement ma bonne mere : laquelle
me semble si affligee & paourette que c’est
vne pitie de la voir : & pense qu’elle souffre
de tres grandes peines de me voir en ceste
tribulation de cet ennemy de Dieu : par-
quoy ie voudrois bien que vous dissiez
pour l’ame d’eux, les quarantes messes de
saint Gregoire, & de voz oraisons parmy,
afin que nostre seigneur les tire de ce feu
penible : & en disant cecy luy mit vn du-
cat au poing. Le saint home le print gaye-
ment : & auec de bonnes parolles & plusieurs
exemples conferma la deuotion de ceste
cy : & quand il luy eut donné la benedi-
ction l’en laissa aller. Apres que la dame
fut partie, ne s’apperceuant le bon corps
d’home qu’il estoit vollé, il enuoya querir
ce sien amy, lequel estant venu & le voyant
tout courroucé il pensa bien incontinent
qu’il auroit nouuelles de sa dame, & atten$
dit que voudroit dire le beau pere, lequel
recōmençant les parolles qu’il luy auoit
autrefois dit, l’iniuriant de plus beau & se
courroussant, le reprent grandement de
ce que luy auoit dit la dame qu’il auoit
fait. L'honneste home qui encores ne
voyoit à quelle fin tendoit son dire nyoit

 

{p. 168}

 

assez froidement d’auoir enuoyé la bour-
ce & la ceinture : affin de ne faire descroi-
re cecy au beaupere : si par fortune la da-
me la luy auoit baillee : mais le beau pere
brulant de colere luy dit : commēt le peux
tu nyer mauuais home ? Les voyla : regar-
de si tu les cognois. L'honneste home fai-
sant semblant d’en estre fort honteux luy
dit : certes ouy ie les cognois & vous con-
fesse que i'ay mal fait, mais ie vous iure
(puisque ie la voy en telle deliberation)
que vous n’en orrez iamais plus parler.
A tant furent les paroles grandes : & à la
fin le bon sot de beau pere bailla la bource
& la ceinture à ce sien amy, & apres l’auoir
bien presché et coniuré de ne tascher plus
à toutes ces choses, & luy l’ayant ainsi
promis il luy donna congé de s’en aller.
L'honneste homme tres ioyeux tant de la
certitude qu’il luy sembloit auoir de l’a-
mytie de la dame, que du beau present
qu’il auoit receu, s’en alla incontinent
qu’il fut party d’auec le beau pere, en vn
lieu par ou il fit voir secrettement à la da-
me qu’il auoit receu & l’vne & l’autre cho-
se, dont elle fut moult contente, & plus
encores de ce qu’elle voyoit que sa menee
alloit tousiours de bien en mieux, ne pen-
sant plus à autre chose sinon que son ma-

 

{p. 169}

 

ry allast en quelque lieu hors de la ville,
pour donner accomplissement à la beson-
gne. Or aduint peu de iours apres cecy,
qu’il fut de necessité au mary d’aller ius-
ques à Gennes. Et tout aussi tost qu’il fut
monté bien matin à cheual & eut prins
son chemin vers Gennes, la dame s’en
alla au saint beau pere, & apres plusieurs
doleances qu’elle luy fit en pleurant luy
dit. Mon pere ie vous veux bien mainte-
nant dire que ie n’en peux plus endurer :
mais pource que ie vous promis l’autre
iour de ne faire aucune chose sans vous en
aduertir, ie suis venue pour m’excuser, &
affin que vous croyez que i'ay occasion de
pleurer & me courrousser, ie vous veux
dire ce que vostre amy (ou plustost le dia-
ble d’enfer) m’ha fait ce matin deuant
iour, ie ne say quelle male aduenture luy
ha dit que mon mary s’en alla hyer à Gen-
nes : mais il vous faut croire que ce matin
à l’heure que ie vous dy il est entré en
mon iardin, & desia il auoir[t] ouuert la fe-
nestre & vouloit entrer dedans la cham-
bre, quand ie m’esueillay : & soudaine-
ment me leuay, & voulois commencer à
crier : ce que de fait i'eusse fait n’eust esté

 

{p. 170}

 

que luy (qui encore n’estoit dedans) me
requit pardon pour l’amour de Dieu & de
vous, & me dit qu’il estoit. Parquoy l’ayāt
ouy ie me teuz pour l’amour de vous, &
toute nue comme ie nasquis couruz à la
fenestre & la luy fermay au visage, & croy
qu’en sa malheure il s’en alla, par ce que
depuis ie ne louys. Vous voyez mainte-
nant si cecy est belle chose, & si ie la doy
souffrir, & de moy ie ne le luy veux plus
endurer, encores luy en ay-ie trop souf-
fert pour l’amour de vous. Le beau pere
oyant cecy fut le plus marry du monde, &
ne sauoit que respondre, sinon qu’il luy de$
manda plusieurs fois si elle auoit bien co-
gneu que ce ne fust quelque autre, à qui la
dame respondit. Loué soit Dieu ie ne
le cognoisse encores d’auec vn autre. Alors
le beau pere dit, On ne sauroit autre chose
que dire sinon que cecy ha esté trop grāde
hardiesse, & chose trop mal faite : & tu fis
ce que tu deuois faire de l’enuoier comme
tu fis : mais ie te veux prier (ma fille) puis$
que dieu t’ha gardé iucques icy de deshon-
neur, & que tu as creu desia par deux fois
mon conseil, que tu le vueilles croyre en-
cores ceste cy, c’est assauoir que sans t’en
plaindre à aucūs de tes parēs, tu me laisses
faire pour voir si ie pourray reffrener ce

 

{p. 171}

 

diable deschainé que ie cuidois estre sain-
te persone, & si ie puis tant faire que ie
l’oste de cette bestialité, ce sera bōne chose
& si ie ne le puis faire des maintenant (auec
ma benediction) ie te donne licence que
tu en faces ce que le cueur te iugera estre
bien fait. Vous voyez maintenāt que c’est,
dit la dame : toutefois ie ne vous veux pour
ceste fois troubler ny desobeir : mais faites
en sorte qu’il ne m’ennuye plus : car ie
vous promets de ne reuenir iamais deuāt
vous pour ceste occasion : & sans dire au-
tre chose quasi cōme courroucee se partit
d’auec le beaupere, & à peine estoit elle
encores sortie de l’Eglise que voicy arri-
uer l’honneste home, qui incontinent fut
appellé par le beau pere, auquel (l’ayant
tiré à part) il dit les plus grandes iniures
qui furent iamais dites à home, l’appel-
lant desloyal, traistre & pariure, cestuy cy
qui auoit cogneu desia deux autres fois
combien montoient les iniures de ce bon
home, ne faisoit qu’attēdre ce qu’il diroit,
& comme vn home perplex se parforçoit
de le faire parler le premier, puis dit,
dont vient ce courroux beau pere, ay-ie
crucifié Iesuchrist ? A qui le beaupere re-
spondit : Voyez vn peu ce deshonté, oyez
ce qu’il dit, il parle ne plus ne moins cōme

 

{p. 172}

 

s’il y auoit vn an ou deux que par la lon-
gueur du temps il eust oublié les mechan-
cetez & deshōnestetez, t’est il desia sorty
de lentendemēt depuis ce matin seulemēt
d’auoir fait iniure à autruy ? ou as tu esté
ce matin vn peu devāt le iour ? Ie ne say ou
iay esté (respondit l’honneste home) mais
vous en aués eu bien tost la nouuelle. Il est
vray (dit le beau pere) que ie l’ay eu bien
tost : ie croy que tu pēsois (par ce que le ma$
ry s’en estoit allé) que ceste hōneste dame
te d’eust receuoir incōntinēt entre ses bras :
he dieu voicy vn honneste home qui est
deuenu ribleur de nuit : crocheteur de iar-
dins, & escheleur d’arbres : penses tu vain-
cre par importunité la sainteté de ceste da$
me ? Qu'as-tu affaire de l’aller chercher la
nuit dessus les arbres ? il n’est chose au
monde qui tant luy déplaise que toy : &
toutefois tu veux te faire aimer par for-
ce, en verité outre la demonstratiō qu’elle
ta fait en plusieurs choses tu t’en fort amē$
dé par mes admonnestemens : mais ie te
veux biē dire maitenāt vne chose, qu’elle
s’est teuë iusques icy de ce que tu luy as
fait : non pour amour qu’elle te porte, ains
à mō instāce & priere : mais elle ne s’en tai$
ra plus : & ie luy ay donné licence que si tu
luy faiz plus aucū déplaisir, qu’elle face ce

 

{p. 173}

 

qu’il luy plaira : que feras tu malheureux
si elle le dit à ses freres ? L'honneste home
ayant sagemēt cōprins ce qu’il auoit à fai-
re rapaisa le beau pere au mieux qu’il sceut
auecques tres grādes promesses de n’y re-
tourner iamais : & apres s’estāt party d’a-
uec luy entra le lendemain matin par le
moyē qui luy auoit esté enseigné dedans
le iardin : puis monta sur l’arbre: & ayant
trouué la fenestre ouuverte entra dedans la
chābre, & le plustost qu’il luy fut possible
se mit entre les bras de s’amie : laquelle cō$
me celle qui auec grād désir l’auoit attēdu,
le receut de biē bon cueur en disant, grād
mercy à mōsieur le beau pere qui ta ainsi
bien enseigné la voye dy venir. Et apres,
receuās plaisir l’vn de l’autre, deuisans &
rians fort de la simplicité de ce sot & beste
de beau pere, blasmans les estoupes, les pi-
gnes, & les cardes de son mary, ilz prin-
drēt leur soulas ensemble auec grand plai$
sir : & donnerēt depuis si bon ordre à leur
cas, que sans auoir plus affaire de retour-
ner deuers mōsieur le beau pere, ilz se re-
trouuerent ensemble plusieurs nuitz auec
pareil plaisir : ausquelles nuitz ie prie dieu
qu’il vueille par sa sainte misericorde me
conduire bien tost, & toutes les autres
ames Chrestiennes qui en ont voulenté.

 

{p. 174}

 

La vintun-ième Narration. §

 

 

         Iean le Lorrain ouyt de nuit hur-
ter à son huys, parquoy il éueilla
sa femme : & elle luy faisant accroi-
re que c’estoit vn esprit, ilz s’en al-
lerent tous deux le coniurer auec
vne oraison, & depuis ne ouyrent-
hurter. §

 

Il y eut jadis à Florence en la rue saint
Brancasse vn cardeur de laine, nōmé Ieā
le Lorrain home plus en heureux en son art,
que sage en autres choses : parce que tenāt
luy quelque peu du simple, il estoit sou-
ventefois fait capitaine de ceux de son
mestier au quartier de sainte Marie nou-
uelle : & les receuoit en sa maison quand
il faisoient leurs assemblees : & outre ce il
auoit plusieurs fois d’autres telz petis offi-
ces, dont il s’estimoit bien estre quelque
chose plus que les autres : & cecy luy aue-
noit, par ce qu’il donnoit souuentefois
(comme home aisé qu’il estoit) de bōs re-
pas aux beaux peres de sainte Marie nou$
uelle : lesquelz pour ce aussi que l’vn en ti-
roit vne paire de chausses, l’autre vn ha-
bit, & l’autre vn capuchon, luy ensegnoiēt

 

{p. 175}

 

souuent tout plain de bonnes oraisons, &
luy donnoient la patenostre en vulgaire,
& la chanson de S. Alexis, les lamēntations
saint Bernard, l’hymne de madame Mathil-
de, & plusieurs autres semblables folies,
lesquelles il tenoit cherement & les gar-
doit toutes soigneusement, pour le salut
de son ame. Cestuy cy auoit vne femme
tres belle & desirable qui se nōmoit dame
Thesse, fille de Manucio de la Cucullia, sa-
ge & fort bien auisee : laquelle cognois-
sant la simplicité de son mary : & estant
amoureuse de Federic de Nery Pegolotti
(qui estoit beau ieune home & fraiz) &
luy d’elle, donna ordre par le moyē d’vne
sienne chambriere que Federic la vien-
droit voir en vn fort beau lieu que son
mary auoit pres Florence, nommé Ca-
merata, ou elle se tenoit tout l’esté : & Iean
y venoit quelque fois souper & coucher :
puis s’en retournoit le lendemain à sa bou$
tique : & quelque fois y demouroit auec
ses cōpagnons. Federic qui desiroit gran-
dement ceste rencontre, ayant eu assigna-
tion de la dame y alla vn soir : & n’y venāt
point le mary pour celle nuit, il soupa à
son aise auec la dame, & coucha en grand
plaisir auec elle, qui luy aprint pendant
qu’il la tenoit toute nuit entre ses bras

 

{p. 176}

 

demie douzaine des oraisons de son ma-
ry. Mais ne faisant elle son conte, ne Fede-
ric pareillemēt, que ceste fois là deust estre
la derniere (cōme elle auoit esté la premie$
re) ilz prindrēt vn ordre & vne cōclusion
ensemble en la maniere que vous orrez :
afin qu’il ne fallust que la chambriere l’al-
last querir à chacune fois. C'est que ledit
Federic prēdroit garde tous les iours qu’il
iroit ou reuiēdroit d’vn sien lieu qui estoit
vn peu plus haut que celuy de la dame, à
vne vigne qui estoit ioignant la maison
d’elle : & quād il verroit le tais d’vne teste
d’asne à la pointe d’vn des échallas de la vi$
gne, ayant le mueau tourné vers Floren-
ce, qu’il vint asseurement : & que pour
certain il coucheroit ce soir là auec elle :
& s’il ne trouuoit l’huys ouuert, qu’il
hurtast tout bellement trois fois, & elle
luy ouuriroit : mais s’il voyoit le museau
du tais tourné à l’opposite vers Fiesole,
qu’il n’y vint point, parce que ce seroit
signe que Iean y seroit. Et faisans en ceste
maniere, ilz coucherent plusieurs fois
ensemble, mais vne fois entre les autres
que Federic auoit assignation de souper
auec ma dame Tesse, qui auoit tres bien
fait cuyre deux gros chapons, il aduint
que Iean qui ne deuoit point venir y vint

 

{p. 177}

 

fort tard, dont elle fut fort marrie, & sou-
perent luy & elle ensemble d’vn peu de
lard qu’elle auoit fait boullir apart. Et ce
pendant elle fit porter par sa chambriere
en vne serviette blanche les deux cha-
pons boulus, & beaucoup d’œufs frais, &
vn flacon de bon vin en vn sien iardin,
ou lon pouuoit aller sans passer par la
maison, & ou elle auoit quelque fois ac-
coustumé de souper auec Federic : & dit à
sa chambriere qu’elle mist tout cela au
pied d’vn peschier qui estoit aupres d’vn
preau : mais elle estoit si courroussee de ce
que son mary estoit venu, qu’elle oublia
de luy dire qu’elle attendist iusques à ce
que Federic viendroit : afin de luy dire que
Iean estoit venu, & qu’il print au iardin
tout ce que dessus. Parquoy s’en estans al-
lés elle & Iean coucher, & pareillement
la chambriere, Federic ne tarda gueres
qu’il ne vint : & hurta tout bellement vne
fois à l’huis, qui estoit si prochain de la
chābre, que Ieā l’ouyt incōtinēt & la fem$
me aussi : mais à celle fin que Iean n’eust
point de souspeçō d’elle, elle fit semblāt de
dormir, & seiournāt vn peu Federic il hur$
ta la secōde fois, dequoy s’émerueillāt fort
Iean, il poussa vn peu sa femme, & luy dit :
Cesse, oys tu ce que ie oy ? il semble qu’on

 

{p. 178}

 

hurte à nostre huys. Hurter (dit la fem-
me) Nostre dame Iean mō amy ne sais tu
pas que c’est ? c’est vn esprit, dōt i'ay eu ces
nuitz passees la plus grāde peur qu’on eut
iamais : voyre telle que aussi tost que ie le
oyoye ie mettoye la teste souz la couuer-
ture, ne iamais ie n’auoye la hardiesse de
la tirer dehors s’il estoit iour tout clair.
Va va ma femme (dit Iean) n’ayes point de
peur si en ce est vn : car quand nous nous
sommes mis au lit, i'ay dit le Te lucis, & l’In
temerata, & tant d’autres bōnes oraisons,
& outre ce, i'ay fait le signe de la croix à
tous les coins du lit, au nō du pere, du filz,
& du saint esprit, tellement qu’il ne faut
point auoir peur de quelque puissance
qu’il ait, qu’il nous puisse nuire. La fem-
me, afin que Federic ne print par auēture
quelque autre souspeçō, & ne se courrous-
sast cōtre elle, delibera en effet de se leuer
& de luy faire entendre que Iean y estoit,
& dit à son mary : Vrayement tu en es
bien à tout tes paroles : quand est de moy,
ie ne me tiendray iamais asseuree, si nous
ne le coniurons puis que tu es ceans. Iean
dit : Et comment se coniure il ? Dit la fem-
me, ie le say tresbien coniurer : car l’autre
iour quand i'allay gaigner les pardons à
Fiezole, vne de ces recluses, qui est (mon

 

{p. 179}

 

amy Iean) la ples sainte chose (& i'en ap-
pelle Dieu à tesmoin) me voyant ainsi
paoureuse des espritz, m’ensegna vne bon$
ne & sainte oraison : & dit qu’elle l’auoit
éprouuee plusieurs fois auant qu’elle fust
recluse, dont tousiours elle s’en est bien
trouuee : mais Dieu sache si iamais i'eusse
eu la hardiesse de l’aller éprouuer seule :
toutefois maintenant que tu es ceans, ie
veux que nous l’allions coniurer. Iean dit
qu’il en estoit content : & si estans leuez,
s’en vindrent tout bellement à l’huys, au-
quel estoit encores dehors Federic, qui
desia souspeçonnoit en attendant. Et quād
ilz furent arriués à l’huys, la femme dit à
Iean : Tu cracheras maintenant quand ie
le te diray. Bien dit Iean : & la femme com$
mença son oraison, & dit : Esperit esperit :
qui vas ainsi de nuit, tu es icy venu la queuë
droite, & auec la queuë droite t’en retour-
neras, vaten au iardin au pied du gros pe-
chier, tu trouueras deux gras chapons &
cēt œufz de ma geline, metz le nés au fla-
con, & t’en va sans faire mal ne à moy ne
à Iean mon mary. Et cecy dit, elle dit à son
mary : Crache Iean, & Iean cracha. Et Fede$
ric qui estoit dehors, & oyoit cecy, estant
desia sorty de ialousie auoit auec toute sa
melancolie si grande volonté de rire, qu’il

 

{p. 180}

 

creuoit, & disoit tout bellement quand
Iean crachoit : Les dentz puisses tu cra-
cher. La femme apres qu’elle eut ainsi con$
iuré trois fois l’esprit, s’en retourna au lit
auec son mary. Federic qui s’attendoit
de souper auec elle, n’ayant encor sou-
pé, & ayant bien entendu les parolles de
l’oraison, s’en alla au iardin, & quand il
eut trouué au pied du pecher les deux cha$
pōs, le vin & les œufz, il les emporta chez
soy, & soupa à son bel aise. Et plusieurs
fois apres se retrouuant auecques s’amie,
ilz rirent bien fort ensemble de cet en-
chantement. Il est bien vray que aucuns
disent, que la dame auoit bien tourné le
museau du test de l’asne vers Fiezole : mais
vn païsan en passant par la vigne l’auoit
hurté d’vn baston, & l’auoit fait tourner
plusieurs tours : & à la fin il estoit demeu-
ré tourné vers Florence, & par ainsi Fede-
ric, cuidant estre appellé, estoit venu. Aussi
dit on que la dame auoit fait l’oraison en
ceste maniere : Esprit esprit vaten en la
bonne heure, car ce n’est pas moy qui ay
tourné la teste de l’asne, ains a esté quel-
que autre, que Dieu le mette en mal an : &
ie suis icy auecq' Ieā mō mary : parquoy il
s’en alla sans coucher, & sans souper. Mais
vne mienne voisine qui est femme fort

 

{p. 181}

 

vieille me dit, que l’vne & l’autre furēt ve-
ritables, selon qu’elle auoit ouy dire quād
elle estoit petite fille, mais que le dernier
n’estoit pas aduenu à Ieā le Lorrain, ains à
vn qui se nōma Iean de Nelle, qui demou-
roit à la porte saint Pierre, nō moins suffi$
sant laueur de poix n’estoit Iean le Lor-
rain : & par ainsi, mes cheres dames, il est
à vostre choix de prendre celle des deux
oraisons qui plus vous plaira : & toutes
deux si voulez : car elles ont tres grande
vertu à semblables choses, comme vous
aués ouy par experience. Aprenez les dōc-
ques, par ce qu’elles vous pourront par-
auenture servir quelque fois.

 

{p. 181}

La vintdeux-iéme Narration. §

 

    D'vn Roy, & d’vn Cheualier Ro-
main, deceuz par vn mesme moyen,
lesquelz trouuerēt leurs femmes en
adultere, à savoir l’vne auec vn nain,
qui sembloit vn monstre défigure, &
l’autre auec vn ieune Iouuēceau, cō-
bien que leurs maris estoiēt les deux
plus beaux homes qui se trouuassent
point au monde de leur temps. §

 

{p. 182}

 

Astolphe Roy des Lombars, fut en sa
ieunesse si beau, que peu d’autres par-
uindrēt à ce degré. A peine qu’Appelles ou
Zeusis en eust fait vn tel au pinceau. Il
estoit beau, & ainsi chacū le iugeoit. Mais
il le cuidoit encor plus : car il ne s’estimoit
point tant d’auoir tout autre inferieur de
soy pour la hautesse de son degré, ne d’au-
tāt qu’il estoit le plus grand de tous Rois
voisins en gens, ou richesses, cōme de pre-
sence & de beauté, dōt il auoit le premier
hōneur par tout le mōde. Entre les autres
cheualiers de sa cour, il auoit assez agrea-
ble Fauste Latin, vn chevalier Romain,
auec lequel souuēt estāt louë, ores de beau
visage, ores de belle main : & luy ayant vn
iour demādé, s’il auoit iamais veu pres, ou
loin, autre home de forme autāt biē cōpo-
see : cōtre ce, qu’il cuidoit, luy fut ainsi re-
spondu : ie dy (respondit Fauste) que selon
que ie voy, & que i'en ay ouy parler à cha-
cun, tu as peu de pareilz au mōde en beau-
té, hors mis vn miē frere appellé Iocōde, ie
croy biē, qu’en beauté tu laisses tous les au$
tres en arriere : mais ie croy q ce seul t’éga$
le ou te passe. Au Roy sembla ouyr chose
impossible, car iusques à lors il auoit tous-
jours tenu la palme pour soy, dont luy
print enuie de voir ce louë Iouuenceau.

 

{p. 183}

 

Parquoy fit tellement enuers Fauste, qu’il
luy conuint promettre de faire venir son
frere, combien qu’il y auroit grand peine
à le pouuoir induyre à venir, & luy en dit
l’occasion. Car son frere n’auoit bougé en
sa vie le pied hors de Rome, & la plus
grande difficulté seroit de le pouuoir ar-
racher de sa femme, avec laquelle il estoit
lié de si grande amour, que ne voulant
elle, il ne peust vouloir. Toutefoys pour
obeir à luy qui estoit son seigneur, dit
qu’il iroit, & feroit outre son pouuoir. Le
Roy à ses prieres adiouta telles offres, &
telz dons, qu’il ne luy laissa aucune raison
de le nier. Fauste se partit, & en peu de
iours se trouua dans Rome en la maison
paternelle : & là il pria tant, qu’il émeut
tellement son frere, qu’il luy persuada de
venir vers le Roy, & fit encor (combien
qu’il fust fort dificille ) que sa belle sœur
demoura toute coye, luy remonstrant le
bien qui en aduiendroit outre ce, qu’il
luy seroit perpetuellemēt obligé. Ioconde
arresta le iour de sa departie, trouua che-
vaux & seruiteurs : ce pendant il fit faire
robes pour comparoistre honnestement :
car quelques fois vne belle robe croist vne
grand beauté. Sa femme estoit à toute
heure apres luy, ayant tousiours les yeux

 

{p. 184}

 

pleins de larmes, & luy disoit qu’elle ne
pourroit souffrir vn tel eslongnement
sans mourir : Dea ma vie, ne plorez plus
(luy disoit Ioconde) ainsi me soit ce voya-
ge heureux, comme ie veux retourner,
au moins dans deux mois, & ne me sauroit
le Roy faire passer le terme d’vn seul iour,
s’il me donnoit la moytié de son Royau-
me. Non pour cela se peut reconforter la
dame, & dit, qu’il prend trop long terme,
& si au retour il ne la trouve morte, ce
sera bien grand merueille. Le dueil que
iour, & nuit elle porte, ne luy laisse pren-
dre vn repas, ne clorre l’oeil, tellement
que Ioconde souuent se repent, d’auoir
promis à son frere. Sur ce elle s’oste vn
ioyau du col, ou estoit vne riche croix de
pierrerrie, & la donna à son mary, & le
prie qu’il la porte au col pour l’amour
d’elle, tellement qu’à toute heure il luy
en souuienne. Le don pleut au mary, non
pource qu’il luy faille donner souuenan-
ce. Car ne temps, ny absence, ne bonne
ou mauuaise fortune qui luy aduienne, ne
pourront iamais esbranler celle ferme &
forte memoyre, qu’il a tousiours, & aura,
iusques à la mort. La nuit de deuant la de-
partie, il semble que la femme se meure
entre les bras de son Ioconde pource

 

{p. 185}

 

qu’elle a à demourer sans luy, iamais ne
dort. A vne heure deuant le iour le mary
monte à cheual, la femme se recouche au
lit. Ioconde n’estoit encor allé deux mil-
les, qu’il se souuint de la croix, que le soir
il auoit mise sous le cheuet de son lit, puis
par oubly l’auoit laissee. Las (disoit il à par
soy) en quelle maniere trouueray ie ex-
cuse, qu’elle me soit acceptee, que ma fem$
me ne croye que vers moy son amour in-
finie soit peu recompensee ! Il pense l’ex$
cuse, & qu’il n’est bon d’y enuoyer vn
seruiteur : Parquoy il s’arreste tout court,
& dit à son frere, vaten tout beau iusques
au premier logis, car il est force que ie re-
tourne dans Rome : & croy eu[n]cor que ie t’a$
taindray par le chemin, autre ne peut faire
mon message : na'yes doute, car ie feray
bien tost auec toy. A ces motz il tourne le
roussin à grād trot, dit àDieu à ses gens, &
incontinent descend en sa maison, il va
au lit, & trouue sa femme tresfort endor-
mie, il leue la courtine, & void ce qu’il
croioit le moins au monde. Car sa chaste
& loyalle femme gisoit entre les bras d’vn
ieune iouuenceau. Soudain il cogneut l’a-
dultere, c’estoit vn de sa famille de basse
condition, & nourry par luy. S’il demoura
estonné & mal content, il ne le faut point

 

{p. 186}

 

demander, tellement qu’il eut enuie de
tirer son espee, & les tuer tous deux : mais
pour l’amour que maugré soy il porte à
sa femme ingrate, luy fut interdit, & non
pas seulemeu[n]t la veut réueiller : mais de-
scend les degrez tout bellemeu[n]t, remonte
à cheval & luy piqué d’amour, piqua si
fort, que son frere n’arriua point plustost
que luy au logis. Là Ioconde en l instant
sembla à tous estre trefort changé, & vi-
rent bien tous qu’il n’auoit point le cueur
ioyeux : mais ilz ne sauoient qui en estoit
cause. Son frere estime, qu’il aye douleur
d’auoir laissé sa femme seule, & luy au
contraire est marry de l’auoir laissee trop
accompagnee. Il demeure auec le front
crespé, les leures enflees, & ragarde seu-
lement contre terre. Fauste, pource qu’il
ne sait la cause de son mal, vse de tous
moyens pour le reconforter & peu luy
profite. Parquoy la face, qui deuant estoit
si belle, se change, tellement qu’elle ne se
monstre plus estre celle : en sorte qu’il ne
pourra plus faire parangon de beauté,
sinon en vain : auec le dueil luy vint vne
fieure si moleste, qu’elle le fait seiourner
à L'arbe & à Aru[n]e : & s’il auoit rien gardé
de beau, demoura pasle & roty, comme
la rose cueillie au soleil. A Fauste, (outre

 

{p. 187}

 

ce qui luy deplaist de son frere tant mal
traité) luy fache encor plus, qu’il se trou-
uera mēsonger vers le Roy, à qui il l’auoit
tant louë. Il luy auoit promis de luy mon-
strer le plus bel home de tous, & il luy
monstrera le plus laid. Toutefois conti-
nuant tousiours son chemin, à la fin me-
na auec soy iusques dans Pauie, combien
qu’il ne veut point que le Roy le voye si
tost : mais deuant luy fait entendre par
lettres que son frere venoit à peine vif, &
qu’il auoit mis son beau visage à l’air, auec
vne douleur de cueur tant nuisante, accom$
pagnee d’vne grieue fieure : & qu’il ne
sembloit plus celuy qu’il souloit estre. Le
Roy eut agreable la venue de Ioconde, au-
tant que d’amy qu’il peust auoir : car il n’a$
uoit desiré chose au monde autant que de
le voir : mais luy déplaisoit grandement
qu’il estoit ainsi malade, & faché de sa
personne, chose qui empeschoit le paran-
gon des beautez, ou il desiroit sur tout le
voir, s’il luy demouroit superieur ou
égal. Or donc est arrivé Ioconde, le Roy
le fait loger au palais, tous les iours le vi-
site, à toute heure s’enquiert de luy, &
s’estudie assez de l’honorer : mais Ioconde
languist, car la mauuaise pensee qu’il ha
de sa mechante femme, le ronge & pour

 

{p. 188}

 

ieux ou ébattemens, ne luy peut dimi-
nuer vne dragme de sa douleur. Sa cham-
bre estoit sus le derriere du palais Royal,
ou il y auoit tout ioignant vne sale an-
tique, & là trouua qui le garit de sa mau-
uaise playe, comme vous orrez, car au
bout de la sale void que le plancher ioi-
gnoit mal à la muraille : là il met l’oeil, &
void ce qui eust esté dur à croire, car il dé-
couurit tout le plus secret estage de la
Royne, & le plus beau : ou personne n’en-
troit iamais si elle ne le tenoit pour mout
feal. En regardant dans ce lieu, vid vne
estrange luicte, d’vn nain qui estoit ac-
couplé auec la Royne, qui la tenoit sous
luy entre ses bras. Ioconde estonné, &
grandement ébahy, demoura long temps
qu’il pensoit songer : mais à la fin cogneut
que c’estoit à bon escient. Donc (dit à part
soy) à vn rechigné monstre contrefait se
submet celle qui ha le plus grand Roy
du monde pour mary, le plus beau, & le
plus courtois. Puis se souuint de sa fem-
me, qu’ainsi souuent blamoit sur toutes,
pource qu’elle auoit mis coucher vn ieu-
ne home auec elle, & maintenant luy sem$
ble qu’elle soit excusable, au moins elle
n’auoit point choisi vn monstre défiguré.
Or le iour suyuant, & plusieurs autres
iours apres, vid le nain semblablement

 

{p. 189}

 

auec la Royne, qui font au Roy mesme
deshonneur, encor'elle se plaint que le
nain l’ayme peu. Ioconde à cet estrange
spectacle reseraine le front, les yeux, le
visage, & deuint ioyeux comme deuant,
& ses pleurs tournerent en ris, en sorte
que le Roy, son frere, & toute sa fa-
mille s’émerueillerent fort de telle mu-
tation. Et si le Roy desiroit sauoir d’ou luy
venoit si soudain confort. Ioconde n’estoit
moins desirant de le dire, & faire cognoi-
stre vne si grande iniure : mais il ne vou-
droit que le Roy punist sa femme de son
tort non plus que luy la sienne. Telle-
ment qu’il fit iurer le Roy, que pour le
dire, ne pour chose qui luy soit monstree,
ne qui luy déplaise, encor’ qu’il cognoisse
droittement qu’on fait tort à sa maiesté, il
n’en fera iamais vengeance, & Ioconde
luy manifeste la chose, pour laquelle il
auoit esté plusieurs iours dolent. C'estoit
pour auoir trouué sa vilaine femme en-
tre les bras d’vn sien vassal, & que telle
peine à la fin l’eust mis à mort, si le con-
fort eust plus gueres tardé de venir. Mais
en la maison de sa hautesse, il auoit veu
chose, qui luy auoit diminué son dueil, car
s’il estoit tombé en opprobre, il estoit
certain de n’estre tout seul. Ainsi disant

 

{p. 190}

 

est paruenu à la fente de la muraille, &
luy monstra le laid monstre, qui tenoit sa
femme sous luy, & fait iouër des reins à
plaisir. Si l’acte sembla au Roy plain de
vitupere, vous le deuez bien croyre sans
que i'en iure, il fut pour enrager, & deue-
nir fol : mais force luy fut de boyre cela
doux comme lait, & aualler le courroux
ameremēt aigre, puis qu’il l’auoit promis :
dont se déconfortoit, & disoit à Ioconde
que me conseilles tu, quand ie ne me puis
vēger de telle iniure ! Laissons (dit Iocōde)
ses ingrattes, & éprouuons si les autres
sont aussi molles, & aux autres faisons
leur ce de leurs femmes, qu’on a fait des
nostres. Nous sommes tous deux ieunes,
& de telle beauté, que facillement nous
trouuerons noz semblables. Donc quelle
femme fera le contraire de nostre vouloir :
si elles ne se peuuent deffendre contre les
laids & contrefaits, & si beauté ny vaut &
ieunesse, au moins nous les aurons pour
argent. Le Roy louë l’aduis de Ioconde, &
en peu de temps, auec deux escuyers seu-
lement (outre la compagnie du cheualier
Romain) se mettent en voye. Ainsi dé-
guysez cheuaucherent Italie, France, Flan-
dres, Angleterre, auec plusieurs autres
païs, & autant qu’ilz en trouuoient de

 

{p. 191}

 

belles, elles estoient toutes courtoises à
leurs prieres. Ilz donnoient, & or don-
né seruoit d’estrenne & d’arres, & souuēt
r'emboursoient leur argent : car ilz en
prierent maintes, & si furent fouuent
priez. Parquoy en allant çà & là, ilz co-
gneurent par vraye experience que non
moins se trouuoit foy & chasteté aux fem-
mes d’autruy, qu’aux leurs. Apres aucun
temps il ennuya à tous deux de pourchas-
ser tousiours chose nouuelle, mémement
qu’ilz ne pouuoient aiseement entrer en
maison d’autruy, sans hazard de mort. Il
est meilleur (disoit le Roy) en trouuer vne
qui de face & de mœurs soit agreable à
tous deux, & qui nous satisface commu-
nement, sans que nous en ayons iamais
ialousie ensemble. De ce que le Roy auoit
dit, sembla que le Romain en fust trescon$
tent. Pource arrestez à tel propos, errerēt
plusieurs montagnes & maintes plaines.
A la fin trouuerent selon leur intention,
la fille d’vn hoste espagnol, belle à mer-
ueille : son pere estoit ennemy de paoure-
té, & auoit plusieurs autres enfans. Par-
quoy fut legere chose à l’induire de leur
ottroyer sa fille en pouuoir de la mener
ou bon leur sembleroit, puis qu’ilz luy
auoient promis de la bien traiter, & luy

 

{p. 192}

 

donner mariage. Ilz prennent la fille, &
en font à leur plaisir, ores l’vn, ores l’au-
tre en bonne paix : non autrement que les
soffletz d’vne fornaise donnent le vent
l’vn apres l’autre. Et pour voir toute l’E-
spagne, vont tantost çà tantost là, ayant
tousiours la fille auec eux. Or se trouue-
rent vn iour en quelque logis ou demou-
roit pour valet, vn ieuu[n]e iouuenceau, qui
autrefoys auoit demouré en la maison de
la ieunette, au seruice du pere, & aux pre-
miers ans fut amoureux d’elle, & iouit
de son amour : combien qu’ilz n’en firent
point de semblant, car chacuu[n] d’eux crai-
gnoit d’estre apperceu : mais aussi tost, que
les maistres leur donnerent lieu, ilz com-
mencerent de parler ensemble. Le valet
luy demanda ou elle alloit, & lequel des
deux seigneurs elle auoit pour amy. Elle
luy conta tout le fait d’entre eux, parquoy
dit, quand i'esperois de viure auec toy, tu
t’en vas, & si ne say si iamais ie te reuerray.
Mes intentions douces se font ameres,
puis que tu es à autruy, & puis que tu t’es-
longnes, quand i'auois deliberé de te de-
mander à ton pere pour femme, & t’épou-
ser. La fille répondit qu’il auoit trop tar-
dé à venir, le compagnon voyant cela plo-
re disant, me veux tu ainsi laisser mourir ?

 

{p. 193}

 

dont elle piteuse disoit, croy que ie ne le
desire pas moins que toy, mais ie n’y com-
prens ne temps n’y lieu, icy au milieu de
tant de gens. L'amoureux respond, ie suis
asseuré que si tu m’aymes tu trouueras au
moins ceste nuit lieu, par lequel nous
pourrons iouyr vn peu ensemble des biēs
d’amour. Comme le pourray-ie (luy disoit
la fille) car ie couche la nuit au milieu des
deux, ores l’vn se iouë auec moy, tantost
l’autre, & tousiours me trouue entre les
bras de l’vn. Cecy ne te sera impossible
(dit-il) car ie te sauray bien oster de cet
empesche, & te feray sortir du milieu de
eux, pourueu que tu le vueilles, & le dois
vouloir si tu me plains. Elle pensa vn peu,
puis luy dit qu’il vienne donc, quād il cui-
dera que chacun dorme : & plainemēt l’ad-
uertit, comme il conuient faire à l’aller &
au retourner. Et quād il entendit que tou-
te la tourbe dormoit, vint à l’huys, il le
poussa vn peu, & il s’ouure : il entre tout
bellement, va à tastons, tient les mains de$
uant, iusques qu’il trouue le lit du costé
des piedz, tout coyement se pousse souz la
couuerture la teste premiere, & vint entre
les deux iambes de son amoureuse, qui
estoit couchee à l’enuers. Et quand il fut
pair à pair, il l’embrassa estroitement, &

 

{p. 194}

 

dessus elle se tint iusques au pres du iour,
cheuauchant fort sans estrief, & si ne luy
conuint point de changer de beste. Le Roy &
Ioconde ouyrent bien le branle, & l’vn &
l’autre deceu d’vne mesme erreur, pensoit
que ce fust son compagnon. Apres que le
gallant eut acheué son chemin, il s’en re-
tourna comme il estoit venu. Puis apres
par maniere de passetemps, le Roy dit à
son compagnon : frere, tu dois auoir fait
grand chemin, il est bien temps que tu te
repose, quand tu as esté toute nuit à che-
ual. Ioconde luy respond le semblable, &
dit, tu me dis ce que ie te deurois dire, à
toy touche de te reposer, car toute nuit
tu as cheuauché en haste. Et moy encores
(dit le Roy) i'eusses laissé courir mon
courtaut pour vn coup, si tu m’eusses pre-
sté vn peu le cheual, tant que i'eusses fait
mon affaire. Ioconde luy repliqua, & dit
ie suis ton vassal, tu peux faire & rom-
pre pache auec moy, parquoy il ne con-
uient iavser de tels signes, & me pouuois
dire laisse la. Tant repliquerent l’vn con-
tre l’autre qu’ilz entrerent en grand de-
bat ensemble, car chacun d’eux estoit
marry d’estre mocqué, ilz appellerent la
fille qui n’estoit pas gueres loing, pour
eux faire dire à l’vn & à l’autre en face,

 

{p. 195}

 

ce que tous deux nyans sembloiēt mentir.
Dy moy (luy dit le Roy auec vn fier re-
gard) & n’aye nulle crainte de moy, ne
de cestuy : qui est celuy si gaillard, qui tou-
te la nuit ha iouy de toy sans en faire part
à autruy ? Tous deux attendoient la re-
sponce, cuydant l’vn, de prouuer l’autre
menteur. La fille incertaine de plus viure
leur demāda pardon, voyant qu’elle estoit
découuerte, & qu’elle ne pouuoit point
nyer le cas, & leur dit comme elle auoit
porté grande amour de long temps à vn
ieune Iouuenceau, qui pour l’amour d’elle
auoit beaucoup souffert, & que celle nuit
estoit cheute en ceste erreur. Puis leur
raconta sans dire mensonge, comme elle
s’estoit conduite en cet affaire, auec espoir
que tous deux creussent que ce fust son
compagnon. Le Roy, & Ioconde se re-
garderent en face de merueille, & de grād
ébaissement confus, cuyderent creuer de
rire, & leur sembla de n’auoir iamais ouy
dire, qu’autre deux fussent oncques ainsi
deceuz. Parquoy dirent entre eux, com-
me pourrions nous garder que noz fem-
mes ne le nous facent, si nous n’auons
peu garde ceste cy estant entre nous deux,
voyre si estroitement qu’elle touchoit à
l’vn & à l’autre ? Si le mary auoit plus

 

{p. 196}

 

d’yeux que de cheueux, il ne pourroit fail-
lir à la fin d’estre deceu, quand la femme
ha mauuais vouloir. Nous pouuons donc
croire, que les nostres ne sont point plus
mauuaises, ne moins chastes, que les au-
tres, & si elles sont telles que nous auons
trouuez les autres ( comme auons cogneu
par experience) sera bon que nous retour-
nions vers elles, & qu’elles soyent nostres
comme deuant. Apres qu’ilz eurent con-
clud tout cecy, ilz firent appeller par la
fille son Amant, & en presence de plu-
sieurs gens de bien, la luy donnerent pour
femme, auec douaire suffisant, puis mon-
    terent à cheual, & s’en allerent trou-
      uer leurs femmes, auec lesquel-
            les ilz ne prindrent
               onques puis fa-
                     cherie.
                       ♣

 

{p. 197}

 

La vingtrois-iéme Narration. §

 

     D’vn qui enferma vne nuit sa fem-
me hors de la  maison, laquelle ne
pouuant rentrer dedans, par aucunes
prieres, & faisant semblant de se iet-
ter dedans vn puy, y ietta vne grosse
pierre : Quoy oyant le mary sortit de
la maison, & courut là, ce pendant
la femme entra dedans & enferma
dehors son mary, luy disant plu-
sieurs iniures. §

 

Il y eut iadis en la ville de Arezze vn ri-
che home nommé Tofan, à qui on don$
na pour femme vne tresbelle ieune fille
nommee dame Gitte. De laquelle (sans
sauoir pourquoy) il deuint incontinent
ialoux : dont s’apperceuant la femme elle
en fut fort courroucee. Et luy ayant de-
mandé plusieurs fois quelle estoit l’occa-
sion de sa ialousie, & luy n’en ayant iamais
sceu trouuer vne, sinon de ces méchantes
qu’on dit en general, il luy tomba en l’en-
tendement de le faire mourir  , du mal,
dont sans occasion il auoit peur. Et s’estāt
apperceuë qu’vn fort honneste ieune hom-

 

{p. 198}

 

me à son iugement, luy faisoit la cour, elle
commença à s’entendre discrettemēt auec
luy, & estant desia les choses si auant entre
eux qu’il n’y faloit plus autre chose que
donner effet par oeuure aux parolles, elle
cōmença de donner ordre à cecy. Et ayant
desia cogneu entre les mauuaises condi-
tions de son mary, qu’il prennoit plaisir à
boyre, elle ne luy cōmença pas seulement
à louër, ains tout à escient l’en sollicitoit
plusieurs fois : à quoy il s’accoustuma si
bien que quasi toutes les fois qu’elle vou$
loit, elle le faisoit tant boyre, qu’il s’en-
yuroit, & quand elle le voyoit bien yure,
elle l’alloit mettre coucher. Et par tel
moyen elle se trouua la premiere fois
auce[c] son amy, & y continua depuis plu-
sieurs fois asseurément, encores print elle
tant de seureté en ceste yurongnerie,que
non seulement elle eut la hardiesse de me-
ner son amy en sa maison : mais quelque
fois elle alla à la sienne, qui n’estoit gue-
res loing, & y demouroit le plus souuent
la plus part de la nuit. Et continuant en
telle maniere ceste femme amoureuse, ad-
uint que son malheureux mary s’apper-
ceut que quand elle le faisoit boyre,
elle toutefois ne beuuoit iamais, dont il
print souspeçon qu’il ne fust ainsi comme

 

{p. 199}

 

la verité estoit : c’est assauoir que sa femme
l’enyurast, pour puis apres faire son plaisir
ce pendant qu’il dormiroit. Et voulant
faire l’experience s’il estoit ainsi ou non, il
s’en retourna à la maison, sans auoir beu
de tout ce iour, faisant neantmoins par ses
parolles & gestes semblant d’estre le plus
yure home qui fut iamais. Ce q croyant sa
femme, ne pēsant qu’il luy fallust plus boy$
re pour dormir, elle le mit soudainement
coucher, & cecy fait sortit de sa maison,
comme elle auoit accoustumé de faire, &
s’en alla à celle de son amy, ou elle demou$
ra iusques à minuit. Tofan aussi tost qu’il
ne sentit plus sa femme se leva, & s’en
estant allé à sa porte, la ferma tresbien par
dedans, & se mit à la fenestre, afin qu’il
vist reuenir sa femme, & qu’il luy fist co-
gnoistre qu’il s’estoit apperceu de ses fa-
çons de faire. Et tant y demoura que sa
femme retourna, laquelle reuenant, & se
voyant enfermee dehors, fut dolente ou-
tre mesure. Et commença à essayer si elle
pourroit ouurir l huys par force, ce que
quand le mary eut quelque temps enduré,
il luy dit : Ma femme tu pers ton temps,
par ce que tu ne saurois entrer ceans : &
t’en retourne hardiment là ou tu as esté
iusques à ceste heure, car tu n’entreras ia-

 

{p. 200}

 

mais ceans iusques à tant que ie t’en aye
fait l’honneur qu’il t’appartient, en la pre-
sence de tous tes parens & voisins. La fem-
me commença à prier, que pour l’amour
de Dieu, il luy pleust ouurir, par ce qu’elle
ne venoit point du lieu qu il pensoit : ains
seulement de veiller auec vne sienne voi-
sine, à cause que les nuitz estoiēt longues :
& elle ne pouuoit dormir tout au long de
icelles, ne pareillement les veiller seule
en la maison. Ses prieres ne seruirent de
rien, par ce que ceste beste d’home auoit
deliberé que tous ceux de la ville sceussent
leur honte, là ou personne ne la sauoit.
La femme voyant que ses prieres ne luy
seruoient de rien, print recours aux me-
naces, & dit : Si tu ne m’ouures, ie te feray
le plus marry home qui viue. A quoi Tofan
respondit : Et que me peux tu faire ? La
femme, à qui amour auoit desia esguisé
l’entendement par son conseil, respondit :
Premier que ie vueille souffrir la honte
que tu me veux faire à tort, ie me iette-
ray en ce puy qui est icy pres, auquel estāt
apres trouuee morte, il n’y aura personne
qui croye qu’autre que toy par ton yuron-
gnerie m’y ait iettee, & ainsi il t’en faudra
fuyr, ou perdre tout ton bien, & estre ban-
ny : ou il conuiendra qu’on te trenche la

 

{p. 201}

 

teste cōme homicide de moy, que tu auras
veritablement esté. Pour toutes parolles
Tofan ne se démouuoit de sa sotte oppi-
nion : parquoy la fēme dit : Or ça, ie ne puis
plus souffrir ceste tienne fascherie, Dieu
te le pardoint, tu feras serrer ceste mienne
quenoille que ie laisse icy. Et cecy dit,
estant lors la nuit si obscure que à peine
eust lon peu voir l’vn l’autre par la rue, la
femme s’en alla vers le puy, puis prenant
vne fort grosse pierre qui estoit au pied
dudit puy, & criant : Mon dieu pardon-
ne moy, elle la laissa choir dedans. La
pierre fit au fons de l’eau vn tresgrand
bruit, lequel aussi tost que Tofan l’ouyt, il
creut fermement qu’elle s’y fust iettee.
Parquoy ayant pris le seau auec la corde,
il descendit soudainement de la maison
pour la secourir, & courut au puy : mais
elle, qui s’estoit cachee pres de l’huys de la
maison, aussi tost qu’elle le vid courir au
puy, elle se ietta en la maison, & s’enferma
dedans : puis s’en alla aux fenestres : & com$
mença à dire : Il y faut mettre de l’eau
quand on le boit, non pas quand on l’ha
beu. Tofan oyant sa femme se tint pour
mocqué : & s’en retourna à l’huys, & n’y
pouuant entrer, il commença à dire que
elle luy ouurist. Elle, ayant laissé le doux

 

{p. 202}

 

parler, comme elle auoit fait iusques à
l heure, commença quasi en criant à dire :
Par la croix Dieu yurongne fascheux que
tu es, tu n’entreras d’ennuit ceans, ie ne
puis plus souffrir tes façons de faire, il
faut que ie face cognoistre à chacun qui tu
es : & à quelle heure tu retournes la nuit
en la maison. Tofan estant de l’autre costé
fort tourmenté, commença à luy dire in-
iures, & à crier, dont les voisins oyans le
bruit se leuerent homes et femmes : & se
mirent aux fenestres, & demandans que
c’estoit, la femme commença à dire en
plorant : C’est ce méchant home, qui vient
toutes les nuitz yure à la maison, & s’en-
dort par les tauernes, puis reuient à ceste
heure : quoy ayant longuement enduré, &
dit mille maux, qui toutefois ne m’ont ser$
uy de rien, moy ne le pouuant plus endu-
rer, ie luy ay voulu faire ceste honte de
l’enfermer dehors, pour voir s’il s’amen-
deroit. Ceste grosse beste de Tofan, disoit
de l’autre part, comme le cas estoit allé : &
la menassoit fort. La femme disoit à ses
voisins : Or voyez vous quel home c’est ?
Que diriez vous si i’estoye en la rue com-
me il est ? & qu’il fust en la maison comme
ie suis ? Par la foy de Dieu i’ay peur que
vous croyriez qu’il dit vray. Bien pouuez

 

{p. 203}

 

vous cognoistre à cecy s’il est sage, & dit
que i’ay fait ce que ie croy qu’il ha luy
mesme fait, me cuydant épouuenter pour
auoir ietté ie ne say quoy dedans le puy.
Que pleust à dieu qu’il s’y fust ietté à bon
escient, & se noyé de telle sorte que le vin
qu’il ha trop beu se fust bien trempé. Les
voisins tant homes que femmes commen-
cerent tous à reprendre Tofan, luy don-
nant la coulpe, & à luy dire iniures de ce
qu’il disoit contre sa femme, & en peu
d’heure le bruit alla tant de voisin à voi-
sin, qu’il vint iusques aux parens de la fem$
me, lesquelz vindrent là : & quand ilz eu-
rent ouy d’vn voisin & d’autre comme la
chose estoit, ilz prindrent Tofan, & luy
donnerent tant de coups qu’ilz le briserēt
tout. Puis s’en estans allez en la maison,
ilz prindent toutes les besongnes de la
femme, & s’en retournerent auec elle en
leur maison, menassans Tofan d’auoir pis.
Tofan se voyant mal accoustré, & que si
ialousie l’auoit mal conduit, comme celuy
qui n’aymoit autre chose en ce mōde que
sa femme, eut quelques amis & moyēs, &
pourchassa tāt qu’il eut sa femme en paix,
& la ramena en sa maison. A laquelle il
promit de n’estre iamais ialoux. Et outre
ce, luy dōna licence qu’elle fist ce qu’il luy

 

{p. 204}

 

plairoit : mais si sagemēt qu’il ne s’en aper$
ceust : & ainsi en vray vilain fol il fit paix
apres le dommage receu. Et viue amour,
& meure ialousie, & toute sa sequelle.

 

La vingt-quatrième Narration. §

 

    D’vn ialoux qui en habit de pre-
stre confessa sa femme, auquel elle
fit à croire qu’elle aimoit vn pre-
stre, qui venoit toutes les nuitz cou$
cher auec elle. Au moyen dequoy ce
pendant que le ialoux faisoit le guet
à la porte pour surprēdre le prestre,
la dame fit venir par dessus la cou-
uerture de son logis, vn sien amy,
auec lequel elle se dōna de bon tēps. §

 

Il y eut à Arymino vn marchant fort
riche en heritages & deniers contans,
lequel ayant vne tresbelle ieune femme
deuint ialoux d’elle outre mesure. Et n’a-
uoit pour cecy autre raison, sinōn que tout
ainsi qu’il l’aimoit fort, & la trouuoit par-
faitement belle, & cognoissoit aussi qu’el-
le n’estudioit que à luy complaire, ainsi
croyoit il que chacun l’aimoit : & qu’elle
sembloit belle à tous, & aussi qu’elle se

 

{p. 205}

 

parforceoit de complaire à autruy com-
me à luy : qui est argument d’vn mauuais
home, & de peu d’entendement. Et estant
ainsi deuenu ialoux, il en prenoit vne
telle garde, & la tenoit si estroitement,
qu’il y en a parauenture beaucoup de con$
damnés à mourir, qui ne sont point gar$
dés si estroitement en prison. Car il ne
faut point parler qu’elle allast à noces, à
festes, à l’Église, ou descendre seulement
de la maison :mais encores n’osoit elle
se mettre à la fenestre, ne regarder hors
de la maison, pour quelque occasion que
ce fust. Au moyen dequoy sa vie estoit
malheureuse : ce que elle supportoit tant
plus impatiemment, comme moins elle
se sentoit coupable. Parquoy voyant
que son mary luy faisoit iniure à tort,
elle s’auisa pour sa consolation, de regar-
der vn moyen (si quelqu’vn s’en pouuoit
trouuer) de faire en sorte que ce tort
luy fust fait à bon droit. Et pource qu’el-
le n’auoit permission de se mettre aux
fenestres, & par ainsi nul moyen de se
pouuoir monstrer contente de l’amour de
quelqu’vn qui l’eust veuë en passant par sa
rue, sachant qu’en la maison qui iognoit
à la sienne y auoit vn beau et hōneste ieu-
ne home, elle pensa en soymesme que s’il

 

{p. 206}

 

y auoit quelque trou en la muraille moy-
toyenne, elle regarderoit si souuēt par ce
trou, qu’elle verroit le ieune home, à quel-
que heure qu’elle pourroit parler à luy,
& luy donneroit son amitié s’il la vou-
loit receuoir : puis regarderoit de se trou$

n[u]er quelque fois auec luy, s’il y auoit au-
cun moyen, & passer en ceste maniere sa
malheureuse vie : iusques à tant que la fre$
naisie de ialousie sortiroit du corps de
son mary. Et venant ores en vn endroit
& tantost en l’autre, regardant ce mur de
la maison, quand le mary n’y estoit point,
elle vit par fortune en vn endroit assez se-
cret, qu’il estoit vn peu entr’ouuert : par-
quoy regardant par ceste entr’ouuerture
(encor que fort mal aisement pouuoit on
discerner ce qui estoit de l’autre part) si
s’aperceut elle pourtant qu’il y auoit vne
chambre à l’endroit de l’entr’ouuerture,
& dit en soymesme : Si cecy pouuoit estre
la chambre de Philippes (c’est assauoir
du ieune home son voisin) ie seroye à moi-
tié de mon entreprinse. A quoy elle fit se-
crettement prendre garde par vne sienne
chambriere qui auoit compassion d’elle :
laquelle trouua que veritablement ce ieu-
ne home couchoit tout seul en icelle cham$
bre. Parquoy visitant souuent l’entr’ou-

 

{p. 207}

 

uerture, mesme quand elle y sauoit le
ieune home, en faisant tomber des pe-
tites pierres & semblables barbouille-
ries, elle fit tant que le ieune home (pour
voir que c’estoit) s’aprocha de ceste en-
tr’ouuerture : lequel elle appella tout bel-
lement, & luy qui cogneut sa voix, luy
respondit : parquoy elle ayant lors loisir,
luy découurit en peu de temps toute sa vo$
lonté. Dequoy estant le ieune home tres-
content, il fit de sorte que le trou se fit
plus grand de son cousté : toutefois en sor-
te, que personne ne s’en fust peu aperce-
uoir : & deuiserent par là plusieurs fois
ensemble, & se entretouchoyent bien la
main : mais ilz ne pouuoyent rien faire
plus auant, pour la grāde garde du ialoux.
Or s’aprochant la feste de Noel, la fem-
me dit à son mary que si c’estoit son plai-
sir, elle voudroit bien aller le iour de la fe-
ste bien matin à l’Eglise, pour se confes-
ser, et receuoir son createur, comme fai-
soyent les autres Chrestiens. A laquelle le
ialoux dit : Ho quel pechés as tu fait, que
tu te veux confesser ? La dame luy dit :
Comment ? Penses tu que ie soye sain-
te ? Et que ie ne sache bien que ie fais
des pechés comme les autres personnes
qui viuent en ce monde ? Mais ie ne te

 

{p. 208}

 

les veux pas dire : Tu n’es pas prestre. Le
ialoux print souspeçon en ces parolles : &
delibera de vouloir sauoir quelz pechés
ceste cy auoit fait : & s’auisa du moyen
par lequel il en pourroit venir à bout : &
puis respondit qu’elle en estoit content :
mais qu’il ne vouloit point qu’elle allast à
autre eglise q à leur chapelle : & que ce fust
au matin de bonne heure : & qu’elle se con$
fessast ou  à leur  chapellain  ou  à  quel-
que autre prestre que le chapellain luy dō$
neroit : & non à autre : & qu’elle retour-
nast incontinent à la maison. Il sembla à
la dame auoir desia à demy entendu ce
qu’il vouloit dire, mais sans en faire au-
tre semblant, elle respondit, qu’elle le fe-
roit ainsi. Venu le iour de la feste elle se
leua à la pointe du iour & s’acoustra : puis
s’en alla à l’Eglise que son mary luy auoit
dit, ou le ialoux de l’autre costé s’estant le-
ué s’en alla, & y fut premier qu’elle.   Et
ayant desia cōposé auec le prestre de leans
sur ce qu’il vouloit faire, & vestu soudai-
nement vne de ses robes auec vn grand ca$
puchon à oreilles pendans, comme nous
voyons que les prestres portent, le tirant
fort auāt sur les yeux s’alla seoir au cueur.
La dame quād elle fut venue à l’Eglise, fit
demander le prestre lequel vint à elle, &

 

{p. 209}

 

oyant qu’elle se vouloit confesser dit, qu’il
ne la pouuoit ouyr : mais qu’il luy enuoye-
roit vn sien compagnon, & partant de là,
il luy enuoya le ialoux en la malheure
pour luy. Lequel venant fort sur ses gar-
des ne se sceut iamais si biē cacher que en-
cor qu’il ne fust gueres grand iour, & qu’il
eust mis le capuchō fort auāt sur ses yeux,
il ne fust incōtinent cogneu de sa femme :
laquelle voiant cecy dit en soy mesme,
Loué soit dieu que cestuy cy est deuenu de
ialoux prestre.     Toutefois  laisse faire à
moy, que ie luy bailleray ce qu’il va cher-
chant. Ayant donc fait semblant de ne le
cognoistre point, elle se iecta à ses piedz.
Monsieur le ialoux auoit mis en sa bou-
che certaines petites pierres pour s’em$
pecher la parolle, afin qu’il ne fust cogneu
de sa femme : luy estant aduis qu’il estoit
en toute autre chose si déguisé  qu’il ne
pēsoit iamais qu’elle le sceust cognoistre.
Or venant à ceste confession entre les au-
tres choses que la femme luy confessa, elle
luy dit commēt elle estoit mariee, & com-
me elle estoit amoureuse d’vn prestre, qui
venoit toutes les nuitz coucher auec elle.
Quand le ialoux ouyt cecy, il luy sembla
qu’on luy donnast d’vn cousteau dedans le
cueur : & n’eust esté le desir qu’il auoit d’en

 

{p. 210}

 

sauoir d’auantage, il eust abādonné la con$
fession, & s’en fust allé. Demeurant donc-
ques encores il demanda à la femme : & cō$
ment ? Vostre mary ne couche il pas auecq’
vous ? La femme respondit, Si fait mōsieur.
Comment doncques (dit le ialoux) y peut
coucher le prestre ? Monsieur (dit la fem-
me) ie ne say de quel art vse le prestre,
mais il n’y a huys si fermé à la maison, qui
ne se ouure aussi tost qu’il le touche : &
m’a dit davātage, que quād il veut venir à
celuy de ma chambre, il dit auant qu’il se
ouure certaines paroles qui font inconti-
nent endormir mon mary : & quand il sent
qu’il est endormy, incontinent il ouure
l’huys, & entre dedans, & demeure auec-
ques moy, & cecy il ne faut iamais. Le ia-
loux dit lors : Madame cecy est mal fait, &
faut que du tout vous vous en gardiés. A
qui la femme dit : Monsieur ie pense que
ie ne sauroye : car ie l’aime trop. Ie ne
pourroye, dōcques (dit le ialoux) vous ab-
soudre. A qui la dame dit : I’en suis marrie,
ie ne suis point venue icy pour vous dire
de mensonges. si ie le pouuoye faire ie le
vous diroye. Lors le ialoux dit : En verité
madame i’ay regret de vous : de ce que ie
voy vostre ame perdue en cet estat : mais
pour l’amour de vous ie veux prendre

 

{p. 211}

 

peine à faire mes oraisons especiales à
Dieu en vostre nom : lesquelles parauēture
vous aideront, & si vous enuoyeray quel-
ques fois vn mien clerc, à qui vous dirés si
elles vous auront aidé ou non, & si elles
vous aident nous procederons, plus ou-
tre. A qui la femme dit : Ne vous ioués
pas de m’enuoyer personne chez nous,
car si mon mary le sauoit, il est si fort ia-
loux que tout le mōde ne luy osteroit pas
de la teste, qu’il y vint pour autre chose
que pour mal, & auec ce ie n’aurois biē de
cet an auec luy. A qui le ialoux dit : Mada$
me n’ayez peur de celà, car pour certain ie
tiendray vn tel moyen, qu’il ne vous en
parlera iamais. Dit lors la dame : Si vous
vous faites fort d’ainsi le faire, i’en suis
contente. Et quant la confession fut ache-
uee, & qu’elle eut prins la penitence, &
fut leuee de deuāt ses piedz, elle alla ouyr
la messe. Le ialoux enflé de courroux s’en
alla en soufflant en la malheure pour dé-
pouiller les habillemēs du prestre : & s’en
retourna à la maison, desirant de trouuer
façon de pouuoir surprēdre le prestre et sa
femme ensemble, pour faire vn mauuais
party à l’vn & à l’autre. La femme retour-
na de l’Eglise : & vid bien au visage de son
mary, qu’elle luy auoit donné la malle

 

{p. 212}

 

pasque : Mais il se parforceoit tant qu’il
pouuoit, de celer ce qu’il auoit fait, &
qu’il pensoit sauoir. Et ayant deliberé en
soy mesme de faire le guet la nuit ensui-
uant pres de l’huis de la rue, & attendre
si le prestre viendroit, dit à sa femme, Il
faut que ie m’en voise ce soir souper & cou$
cher hors de ceans : parquoy tu fermeras
bien l’huis de la rue, & celuy du milieu du
degré, & encor celuy de la chambre , puis
quand tu voudras tu t’en iras coucher. La
femme respondit, en la bonne heure. Et
quand elle eut loisir elle s’en alla au trou,
& fit le signe qu’elle auoit accoustumé, le-
quel aussi tost que Philippes l’entendit, il
si en alla sur l’heure. A qui la dame cōta ce
qu’elle auoit fait au matin, & ce que son
mary luy auoit dit apres disner : & puis
luy dit, Ie suis certaine qu’il ne sortira
point de la maison, mais fera le guet à
l’huy de deuāt, & par ainsi trouue moyen
que tu passes deça par dessus le tect ce soir,
tellemēt que nous puissions estre ensem-
ble. Le ieune home trescontent de ce, dit :
Madame laissez moy faire. Et qād la nuit
fut venue, le ialoux auecques ses armures
qu’il print, se cacha en vne chābre basse :
mais ayāt la dame fait tresbien serrer de-
uers elle tous les huis, & mesmement ce-

 

{p. 213}

 

luy du milieu du degré, afin que le ialoux
ne peust monter en haut, elle fit  venir
quand bon luy sembla le ieune home de
son costé par vne voye assez secrette, &
s’en allerent coucher, se donnans l’vn de
l’autre plaisir & bon tēps, puis le iour ve-
nu il s’en retourna chez soy.  Le ialoux
courroussé, & sans auoir soupé, demoura
à l’huis quasi toute la nuit, mourant de
froit, ses armures sur son doz, pour atten-
dre si le prestre viendroit : & quand le iour
s’aprocha ne pouuant plus veiller il se cou$
cha en ceste chambre basse, & s’estant le-
ué enuiron les neuf heures que l’huis de
deuant estoit desia ouuert, faisant semblāt
de venir d’ailleurs, monta en haut en la
maison & disna : Et peu apres ayāt enuoyé
vn petit garçon cōme si ce eust esté le clerc
du prestre qui auoit confessé sa femme,
le fit appeller & luy demanda ledit clerc
si celuy qu’elle sauoit estoit point venu
là. La femme qui cognoissoit tresbien
le messagier, luy respōdit qu’ilz ny estoit
point venu ce soir, & que s’il vouloit
faire ainsi, qu’elle le pourroit bien ou-
blier, combien qu’elle n’en eust point de
voulenté.  Maintenant que vous dois ie
dire ? Le ialoux fit le guet maintes nuitz,
pour cuider atraper le prestre à l’entree,

 

{p. 214}

 

& la dame demoura cōtinuellement auec-
ques son amy, se donnant du bon temps.
A la fin le ialoux, qui n’en pouuoit plus
endurer, demāda vn iour à sa femme auec
vn visage courroucé, que c’est qu’elle auoit
dit au prestre, le matin qu’elle s’estoit cō-
fessee. La femme respondit, qu’elle ne le
vouloit point dire, & que ce n’estoit point
honneste chose, ne raisonne[a]ble. A qui le
ialoux dit : Méchante femme ie le say, en
dépit de toy, ce que tu luy dis, & faut en
effect que ie sache qui est le prestre de qui
tu es si fort amoureuse, & qui couche a-
uecques toy par ses enchantemens toutes
les nuitz, ou ie te couperay la gorge. La
femme dit qu’il n’estoit pas vray,  qu’el-
le fust amoureuse d’aucun prestre. Com-
ment dit  le ialoux ? N’as tu pas dit ainsi
& ainsi au prestre qui te confessa ? La fem-
me dit, Nenny, aumoins qu’il te l aye re-
dit : mais il suffiroit bien, que  tu y eus-
ses esté present : Ouy vrayement ie le luy
dis. dy moi donques (dit le ialoux) qui est
ce prestre, & te depesche. La femme com-
mença à sous rire, &  dit : Ie suis bien
aise quand vn home sage se laisse mener à
vne femme simple, comme on meine vn
mouton à la boucherie par les cornes.
Bien que tu ne sois pas sage,  encores

 

{p. 215}

 

moins l’as tu esté depuis l’heure que tu
laissas antrer en ton cerueau le malin es-
perit de ialousie, sans sauoir pourquoy :
& de tant plus que tu es sot & bestial,
d’autant en deuient moindre ma gloire :
Croys tu mon mary que ie soye si aueu-
gle des yeux de la teste, comme tu es de
ceux de l’entendement ? Certes non : car
en voyant i’ay cogneu veritablement qui
estoit le prestre qui me confessa, & say
bien que ce fut toymesme : mais ie me mis
en l’entendement, de te donner ce que tu
allois cherchant : & de fait ie te le donnay,
& si tu eusses esté sage, comme il te sem-
ble, tu n’eusses essayé de découurir par ce
moyen les secretz de ta preude femme : &
sans aucun fol souspeçon, tu te fusses ap-
perceu que ce qu’elle te confessoit estoit
veritable : sans qu’elle ait aucunement pe-
ché. Ie te dy que i’aymoye vn prestre, n’e-
stoit ce pas toy que i’ayme ? qui à grand
tort t’estois fait prestre ? Ie te dis enco-
res qu’il n’y auoit huis en ma maison
qui se peust tenir fermé contre luy, quand
il vouloit venir coucher auec moy : or
dy moy, quel huis te fut iamais fermé
en ta maison, quand tu es voulu venir
en lieu ou i’aye esté ? ie te dis que le pre-
stre couchoit toutes les nuits auec moy.

 

{p. 216}

 

Et quand fut ce que tu n’y as point cou-
ché ? Et autant de fois que tu m’as enuoyè[é]
ton clerc qui sont tantes (comme tu sais)
que tu n’as point couché auec moy : ie
t’ay enuoyé  dire par luy , que le pre-
stre n’auoit point couché auec moy : qui
est celuy ayant tant perdu l’entendement
(sinon toy qui t’es laissé aueugler à la ia-
lousie) qui n’eust entendu toutes ces cho-
ses ? Tu es demeuré au logis pour faire le
guet la nuit à l’huis, & penses m’auoir
fait accroire que tu soys allé soupper &
coucher ailleurs : readuise toy desormais :
& retourne à deuenir home, comme tu
soulois estre : & ne te fais point mocquer
de toy par ceux qui cognoistront tes fa-
çons de faire comme ie fais, & cesse ceste
grande garde que tu fais : car ie te iure
Dieu, que s’il m’en venoit volonté, ie te
feroye porter les cornes, & si tu auois cent
yeux comme tu n’en as que deux, ie me
feroye forte de faire mes plaisirs en sor-
te que tu ne t’en saurois apperceuoir. Le
méchant ialoux qui mout aduiseement
cuydoit auoir sceu le secret de sa femme,
oyant cecy, se tint pour tout escorné, &
sans respondre autre chose reputa & tint
sa femme pour bonne & sage. Et  lors
qu’il se pouuoit à iuste occasion affubler

 

{p. 217}

 

de ialousie, la dépouilla du tout, comme
aussi il l’auoit vestue quand il n’en auoit
point esté de besoin. Parquoy la sage fem$
me ayant quasi obtenu congé de faire ses
plaisirs, se donna depuis plusieurs fois bon
temps : & mena ioyeuse vie auec son amy,
sans auoir plus la peine de le faire venir
par dessus les maisons, comme vont les
chatz. Mais y besongnant discrettement
le faisoit venir par l’huis.

 

La vingt-cinquiéme Narration. §

 

    Deux homes mariez frequentans
iournellement ensemble,  l’vn cou-
cha auec la femme de l’autre : lequel
s’en estant apperceu fit si bien auec
la femme de son compagnon, qu’ilz
l’enfermerent dedans vn coffre, sur
lequel il iouyt de sa femme. §

 

VOus deuez savoir qu’il y eut à Sien-
 ne (comme autrefois  i’ay ouy dire)
deux ieunes homes assez aysez & de bon-
ne parenté bourgeoise : desquelz l’vn se
nommoit Spinelosse tauenne, & l’autre
Seppe de myno, & tous deux estoient voi-
sins de maisons en la rue de camollie : ne
bougeans d’ensemble, & s’aymans par les

 

{p. 218}

 

demonstrations  qu’ilz  faisoient l’vn à
l’autre, autant ou plus que s’ilz eussent esté
freres, & chacun d’eux auoit belle femme.
Or aduint que frequentant fort souuent
Spinelosse en la maison de Seppe, bien que
Spinelosse y fust ou nō, il s’appriuoisa par
telle maniere auec la femme de Seppe,
qu’il commença à coucher auec elle, & en
cecy ilz continuerent vne bonne piece de
tēps auant que personne s’en apperceust.
Toutefois au long aller estant vn iour
Seppe en son logis & sa femme n’en sachāt
riē, spinelosse le vint demāder, & sa femme
luy dit qu il n’y estoit pas : au moyen de-
quoy Spinelosse monta soudainement la
haut & ayant trouué la femme en la salle,
& voyant qu’il n’y auoit autre que eux,
en l’embrassant la commença à baiser &
elle luy. Seppe qui vid cecy ne sonna mot :
mais demoura caché pour voir par quel
bout fineroit ce ieu : Et pour abreger il vid
sa fēme & Spinelosse qui s’en allerēt ainsi
embrassez en sa chābre, & qu’ilz s’ēferme$
rent dedans, dōt il fut fort marry. Mais co$
gnoissant que pour crier ne autremēt son
iniure ne pourroit amoindrir, ains que
la honte encroistroit plustost, il se mit
penser par quelle maniere il pourroit si
sagement faire la vengeance de cecy, que
sans qu’il fust sceu çà ne là, son esperit

 

{p. 219}

 

en demourast content : Parquoy apres
auoir longuement pensé, & ayant (com-
me il luy sembloit) trouué le moyen, il
demoura caché tout autant que Spinelosse
fut auec sa femme. Lequel aussi tost qu’il
s’en fut allé entra en la chambre ou il
trouua sa femme, qui encor n’auoit ache-
ué de r’acoutrer son habillement de teste,
que Spinelosse en iouant luy auoit fait
cheoir, & dit : Que fais tu ma femme ? A
qui la femme répondit : Ne le vois tu pas ?
Ouy vrayement dit Seppe : & si ay veu en-
cor’ autre chose, que ie voudrois n’auoir
point veu : & entra en grandes parolles
des choses qui auoient esté faites : & elle
auec vne grande pœur apres plusieurs pro-
pos luy ayant confessé l’accointance qu’el-
le auoit auec Spinelosse, que malaiseemēt
elle luy pouuoit nier, luy commença à re-
querir pardon en plorant. A qui Seppe dit :
Vois tu ma femme : tu as mal fait, duquel
si tu veux auoir pardon, delibere toy de
faire entierement ce que ie te commande$
ray : & ie le te vois dire. Ie veux que tu
die à Spinelosse que demain matin sur les
neuf heures, il trouue quelque occasion de
se partir d’auec moy, & s’en venir icy vers
toy : & quand il sera ceans ie reuiendray :
& aussi tost que tu me orras tu le feras
entrer dedans ce coffre, & l’enfermeras de-

 

{p. 220}

 

dans : puis quand tu auras fait cecy, ie te
diray le demourant de ce que tu auras à
faire : & n’ayes aucune doute de le faire :
car ie te promets que ie ne luy feray point
de mal. La femme pour luy satisfaire dit
qu’elle le feroit, & ainsi le fit. Quand le
lendemain fut venu, estans Seppe & Spi-
nelosse ensemble sur les neuf heures, Spi-
nelosse qui auoit promis d’aller vers la
femme à celle heure, dit à Seppe : Ie doy
disner ce matin auec quelque mien amy
que ie ne veux point faire attendre : & par
ainsi à Dieu te command. Il n’est encor
(dit Seppe) heure de diner de bonne piece.
Spinelosse dit, il n’y a point de danger,
aussi bien ay ie à parler à luy, d’vn mien
affaire : tellement qu’il faut que i’y soye
de bonne heure. S’estant donques departy
Spinelosse d’auec Seppe, & ayant encor
fait vn tour, il fut incontinent en la mai-
son auec la femme de luy : & estans entrez
en la chambre, ilz n’y furent gueres que
Seppe retourna : & aussi tost que la fem-
me l’entendit, faisant fort la paoureuse
fit gagner ce coffre que son mary lui a-
uoit dit à  Spinelosse, & l’enferma de-
dans, puis sortit de la chambre : & quand
Seppe fut en haut, il dit à sa femme :
Est il temps de diner ma femme ? Il sera

 

{p. 221}

 

desormais temps, respondit  elle.  Dit
alors Seppe, Spinelosse est allé ce matin
disner auec vn sien amy, & a laissé sa
femme seule à la maison, boute la teste
à la fenestre, & l’appelle, & luy dy qu’el-
le vienne diner auec nous.  La femme
craignant de sa personne mesme, & de-
uenue pour ceste occasion fort obeis-
sante, fit ce que son mary luy comman-
da : & pria tant la femme de Spinelosse
quelle y vint, oyāt que son mary ne deuoit
diner au logis. Et quād elle fut venue, Sep-
pe luy faisant de grandes caresses, & l’a-
yant prinse priueement par la main, fit si-
gne à sa femme qu’elle s’en allast à la cuy-
sine, menant sa voisine auec soy en la
chambre : en laquelle estans entrez il se
tourna en arriere, & ferma l huis sur eux.
Quand la femme se vit enfer-mee de-
dans, elle dit : Nostre dame Seppe que
veut dire cecy ? M’auez vous fait venir
icy pour cela ? Est-ce l’amour que vous
portez à Spinelosse, & la loyalle com-
pagnie que vous luy faites ? A laquelle
Seppe s’estant approché du coffre ou son
mary estoit enfermé dedans, & la tenant
bien luy dit : M’amie, premier que tu te
courrousses, escoute bien ce que ie te
veux dire : l’ay aymé & ayme Spinelosse

 

{p. 222}

 

comme mon frere : & hyer (combien qu’il
ne le sache) ie trouuay que la fiance que
i’ay euë de luy, est venue à tant qu’il cou-
che auec ma femme comme auecques toy :
maintenant pour ce que ie l’ayme, ie n’ay
point déliberé de prendre autre vengean-
ce de luy, sinon telle comme l’offence a
esté : il a iouy de ma femme, & i’entendz
iouir de toy : & là ou tu ne voudras, il
faudra que ie l’attrappe ceans : & pource
que ie ne delibere point de laisser ceste in-
iure impunie, ie luy ioueray vn tel ieu,
que toy ne luy ne seras iamais aises. La
dame oyant cecy, & apres plusieurs recon$
firmations que luy fit Seppe le tenant pour
certain, dit : Seppe mon amy , puis qu’il
faut que ceste vengeance tombe sur moy,
i’en suis contente : par vn tel si, que tu fe-
ras ma paix auec ta femme, de ce que
nous deuons faire : comme (nonobstant ce
qu’elle m’ha fait) ie suis deliberee de luy
pardonner. A qui Seppe répondit : Ie le fe-
ray asseurement : & outre ce ie te donne-
ray vn aussi beau ioyau que piece que tu
en ayes, & cecy dit, la baisant & embras-
sant l’estendit sur le coffre, dedans lequel
le mary estoit enfermé : & là, autant qu’il
luy pleut, passa le temps auec elle, & elle
auec luy. Spinelosse qui estoit dedans le

 

{p. 223}

 

coffre, & qui auoit ouy toutes les parol-
les que Seppe auoit dites, & la reponce de
sa femme, & puis auoit senty la dance de
l’ours qu’on auoit dancé sur sa teste, sentit
telle rage, vne fort grand piece, qu’il cuy-
da mourir : & n’eust esté qu’il craignoit
Seppe, il eust dit  toutes les iniures du
monde à sa femme, ainsi enfermé qu’il
estoit : toutefois pensant à la fin en soymes$
me, que l iniure & mauuais tour auoyent
esté commencez par luy, & que Seppe
auoit raison de faire ce qu’il faisoit, &
qu’il s’estoit porté enuers luy humaine-
ment, & comme compagnon, delibera en
soy mesme d’estre plus amy de Seppe que
iamais s’il luy plaisoit. Puis quand Seppe
eut demouré auec la dame autant qu’il
luy pleut, il descendit de dessus le coffre
& demandant la femme le ioyau qu’il luy
auoit promis, Seppe ouurit la chambre &
fit venir sa femme : laquelle ne dit autre
chose sinon : M’amie vous m’auez rendu
pain pour fouasse, & encores le dit elle en
riant. A qui Seppe dit ouure ce coffre : Et
elle le fit : dedans lequel Seppe monstra à
la femme Spinelosse son mary. Or il se-
roit long à dire lequel des deux eut plus
de hontes ou Spinelosse voyant Seppe, &
sachant qu’il sauoit ce qu’il auoit fait : ou

 

{p. 224}

 

la femme voyant son mary & cognoissant
qu’il auoit ouy &  senty ce qu’elle  luy
auoit fait sur la teste. A laquelle Seppe dit :
Voilà le ioyau que ie te donne. Spinellos-
se quand il fut sorty du coffre sans vser
trop de parolles dit : Seppe nous sommes
quitte à quitte : & par ainsi ie trouue bon
comme tu disois tantost à ma femme, que
nous soyons amis comme nous soulions.
Et n’estant autre chose à partir entre nous
deux, que noz femmes, ie suis d’aduis que
nous les mettions à butin, dont Seppe fut
content : & dinerent tous quatre ensem-
ble en la meilleure paix du monde, & de
là en auant, chacune de ces femmes eut
deux mariz, & chacun d’eux deux fem-
        mes, sans que iamais ilz eus-
              sent pour cela que-
                  stion ne de-
                      bat.

 

                     FIN.