Anonyme

1665

Lettre sur les observations d’une comédie du sieur Molière intitulée Le Festin de Pierre

Édition de Doranne Lecercle
2017
Source : Anonyme, Lettre sur les observations d’une comédie du sieur Molière intitulée Le Festin de Pierre, Paris, Gabriel Quinet, 1665.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

lettre
sur les
observations
d'une comédie
du sr molière

intitulée
Le Festin
de Pierre

a paris
Chez Gabriel Quinet, au Palais
dans la Galerie des Prisonniers
à l'Ange Gabriel.
M DC LXV.
avec permission

[Lettre] §

Puisque vous souhaitez qu’en vous envoyant les Observations sur le Festin de Pierre, je vous écrive ce que j’en pense, je vous dirai mon {p. 4}sentiment en peu de paroles, pour ne pas imiter l’auteur de ces remarques, qui les a remplies de beaucoup de choses dont il aurait pu se dispenser, puisqu’elles ne sont point de son sujet et qu’elles font voir que la passion y a beaucoup de part, bien qu’il s’efforce de persuader le contraireI.

Encore que l’envie soit généralement condamnée, elle ne laisse pas quelquefois de servir ceux à qui elle s’attache le plus obstinément, puisqu’elle fait connaître leur mérite et que c’est elle, pour ainsi dire, qui y met la dernière main. Celui de Monsieur de Molière étant depuis longtemps reconnu, elle n’épargne rien pour empêcher que l’on en perde la mémoire, {p. 5}et pour l’élever davantage, elle fait tout ce qu’elle peut pour l’accabler. Mais comme il est inouï de dire que l’on attaque une personne à cause qu’elle a du mérite, et que l’on cherche toujours des prétextes spécieux pour tâcher de l’affaiblir, voyons de quoi s’est servi l’auteur de ces Observations.

Je ne doute point que vous n’admiriez d’abord son adresse, lorsque vous verrez qu’il couvre du manteau de la religion tout ce qu’il dit à Molière. Ce prétexte est grand, il est spécieux, il impose beaucoup, il permet de tout dire impunément, et quand celui qui s’en sert n’aurait pas raison, il semble qu’il y ait une espèce de crime à le combattre. Quelques injures que l’on {p. 6}puisse dire à un innocent, on craint de le défendre lorsque la religion y est mêlée : l’imposteur est toujours à couvert sous ce voile, l’innocent toujours opprimé et la vérité toujours cachée. L'on n’ose la mettre au jour, de crainte d’être regardé comme le défenseur de ce que la religion condamne, encore qu’elle n’y prenne point de part et qu’il soit aisé de juger qu’elle parlerait autrement si elle pouvait parler elle-même, ce qui m’oblige à vous dire mon sentiment, ce que je ne ferais toutefois pas sans scrupule si l’auteur de ces Observations avait parlé avec moins de passion.

Je vous avoue que, si ces remarques partaient d’un esprit que la passion fît moins parler, et que {p. 7}si elles étaient aussi justes qu’elles sont bien écrites, il serait difficile de trouver un livre plus achevé. Mais vous connaîtrez d’abord que la charité ne fait point parler cet auteur et qu’il n’a point dessein de servir Molière, encore qu’il le mette au commencement de son livre. On ne publie point les fautes d’un homme pour les corriger, et les avis ne sont point charitables lorsqu’on les donne au public et qu’il ne les peut savoir qu’avec tout un peuple, et quelquefois même un peu plus tard. La charité veut que l’on ne reprenne son prochain qu’en particulier et que l’on travaille à cacher ses fautes à tout le monde, au moment que l’on tâche à les lui faire connaître.

{p. 8}La première chose où l’auteur de ces Observations fait connaître sa passion est que par une affectation qui marque que sa bile est un peu trop échauffée, il ne traite Molière que de farceur, et, ne lui donnant du talent que pour la farce, il lui ôte en même temps les rencontres de Gaultier-Garguille, les impromptus de Turlupin, la bravoure du Capitan, la naïveté de Jodelet, la panse de Gros-Guillaume et la science du DocteurII. Mais il ne considère pas que sa passion l’aveugle et qu’il a tort de lui donner du talent pour la farce et de ne vouloir pas qu’il ait rien du farceur. C'est justement dire qu’il l’est, sans en donner la preuve, et soutenir en même temps, par des raisons {p. 9}convaincantes, qu’il ne l’est pas. Je ne connais point cet auteur, mais il faut avouer qu’il aime bien la farce, puisqu’il en parle si pertinemment que l’on peut croire qu’il s’y connaît mieux qu’à la belle comédie.

Après ce beau galimatias qui ne conclut rien, ce charitable donneur d’avis veut, par un grand discours fort utile à la religion et fort nécessaire à son sujet, prouver que les pièces de Molière ne valent rien, pource qu’elles sont trop bien jouées et qu’il sait leur donner de la grâce et en faire remarquer toutes les beautés. Mais il ne prend pas garde qu’il augmente sa gloire en même temps qu’il croit la diminuer, puisqu’il avoue qu’il est bon comédien, et que cette {p. 10}qualité n’est pas suffisante pour prouver, comme il le prétend, qu’il est méchant auteur.

Toutes ces choses n’ont aucun rapport avec les avis charitables qu’il veut donner à Molière. Son jeu ne doit point avoir de démêlé avec la religion, et la charité qui fait parler l’auteur des Observations n’exigeait point de lui cette satire. Il fait plus toutefois, il condamne son geste et sa voix, et par un pur zèle de chrétien et qui part d’un cœur vraiment dévot, il dit que la nature lui a dénié des agréments qu’il ne lui faut pas demander, comme si, quand il manquerait quelque chose à Molière de ce côté-là, ce qui se dément assez de soi-même, il devrait être criminel, pour n’être pas bien {p. 11}fait. Si cela avait lieu, les borgnes, les bossus, les boiteux, et généralement toutes les personnes difformes seraient bien misérables, puisque leurs corps ne pourraient pas loger une belle âme.

Vous me direz peut-être, Monsieur, que toutes ces observations ne font rien au sujet. J'en demeure d’accord avec vous, mais je n’en suis pas l’auteur, et si celui de ces remarques est sorti de sa matière, vous ne le devez pas blâmer : comme il soutient le parti de la religion, il a cru que l’on n’examinerait pas s’il disait des choses qui ne la regarderaient point, et que, pourvu qu’elles eussent toutes un même prétexte, elles seraient bien reçues. {p. 12}Il n’a pas pris garde que sa passion l’a emporté, que son zèle est devenu indiscret et que la prudence se rencontre rarement dans les ouvrages qui sont écrits avec tant de chaleur. Cependant, je m’étonne que, dans le dessein qu’il avait de paraître, il n’ait pas examiné de plus près ce qu’il a mis au jour, afin que l’on ne lui pût rien reprocher et qu’il pût voir par là son ambition satisfaite ; car vous n’ignorez pas que c’est le partage de ceux qui font profession ouverte de dévotion.

A quoi songiez-vous, Molière, quand vous fîtes dessein de jouer les tartufesIII ? Si vous n’aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel. Comme on ne chercherait point à vous nuire, {p. 13}l’esprit de vengeance ne ferait point trouver dans vos ouvrages des choses qui n’y sont pas, et vos ennemis, par une adresse malicieuse, ne feraient point passer des ombres pour des choses réelles et ne s’attacheraient pas à l’apparence du mal plus fortement que la véritable dévotion ne voudrait que l’on fît au mal même.

Je n’oserais vous découvrir mes sentiments touchant les louanges que cet observateur donne au roi. La matière est trop délicate et tous ses beaux raisonnements ne tendent qu’à faire voir que le roi a eu tort de ne pas défendre Le Festin de Pierre, après avoir fait tant de choses avantageuses pour la religion. Vous voyez par là que {p. 14}je ne dois pas seulement défendre la pièce de Molière, mais encore le plus grand, le plus estimé et le plus religieux monarque du monde. Mais comme sa piété le justifie assez, je serais téméraire de l’entreprendre. Je pourrais dire toutefois qu’il savait bien ce qu’il faisait en laissant jouer Le Festin de Pierre, qu’il ne voulait pas que les tartufes eussent plus d’autorité que lui dans son royaume, et qu’il ne croyait pas qu’ils pussent être juges équitables, puisqu’ils étaient intéressés. Il craignait encore d’autoriser l’hypocrisie et de blesser par là sa gloire et son devoir, et n’ignorait pas que si Molière n’eût point fait Tartuffe, on eût moins fait de plaintes contre lui. Je pourrais ajouter que ce grand monarque {p. 15}savait bien que le Festin de Pierre est souffert dans toute l’Europe, que l’Inquisition, quoique très rigoureuse, le permet en Italie et en Espagne, que depuis plusieurs années on le joue à Paris sur le théâtre italien et français, et même dans toutes les provinces, sans que l’on s’en soit plaint, et qu’on ne se serait pas encore soulevé contre cette pièce, si le mérite de son auteur ne lui eût suscité des envieux.

Je vous laisse à juger si un homme sans passion et poussé par un véritable esprit de charité parlerait de la sorte : « Certes, c’est bien à faire à Molière de parler de la dévotion, avec laquelle il a si peu de commerce et qu’il n’a jamais connue, ni par pratique ni par théorieIV. » Je crois {p. 16}que votre surprise est grande et que vous ne pensiez pas qu’un homme qui veut passer pour charitable pût s’emporter jusqu’à dire des choses tellement contraires à la charité. Est-ce comme un chrétien doit parler de son frère ? Sait-il le fond de sa conscience ? Le connaît-il assez pour cela ?A-t-il toujours été avec lui ? Est-il enfin un homme qui puisse parler de la conscience d’un autre par conjecture et qui puisse assurer que son prochain ne vaut rien, et même qu’il n’a jamais rien valu ? Les termes sont significatifs, la pensée n’est point enveloppée, et le jamais y est dans toute l’étendue que l’on lui peut donner. Peut-être me direz-vous qu’il était mieux instruit {p. 17}que je ne pense et qu’il peut avoir appris la vie de Molière par une confession générale. Si cela est, je n’ai rien à vous répondre, sinon qu’il est encore plus criminel. Mais enfin, soit qu’il sache la vie de Molière, soit qu’il croie la deviner, soit qu’il s’attache à de fausses apparences, ses avis ne partent point d’un frère en Dieu, qui doit cacher les fautes de son prochain à tout le monde et ne les découvrir qu’au pécheur.

Ce donneur d’avis devrait se souvenir de celui que saint Paul donne à tous ceux qui se mêlent de juger leurs frères, lorsqu’il ditV : « Qui es tu qui judicas fratrem tuum ? Nonne stabimus omnes ante Tribunal Dei ? », et ne s’émanciper pas si aisément et au préjudice {p. 18}de la charité, de juger même du fond des âmes et des consciences, qui ne sont connues qu’à Dieu, puisque le même apôtre ditVI qu’il n’y a que lui qui soit le « scrutateur des cœurs ».

Je vous avoue que cela doit toucher sensiblement, qu’il y a des injures qui sont moins choquantes, qui n’ont point de conséquences, qui ne signifient souvent rien et ne font que marquer l’emportement de ceux qui les disent. Mais ce qui regarde la religion perçant jusques à l’âme, il n’est pas permis d’en parler, ni d’accuser si publiquement son prochain. Molière doit toutefois se consoler, puisque l’observateur avance des choses qu’il ne peut savoir, et qu’en péchant contre la vérité, il se fait tort à lui-même {p. 19}et ne peut nuire à personne.

Cet observateur, qui ne manque point d’adresse et qui a cru que ce lui devait être un moyen infaillible pour terrasser son ennemi, après s’être servi du prétexte de la religion, continue comme il a commencé, et par un détour aussi délicat que le premier, fait parler la reine mère : mais l’on fait souvent parler les grands sans qu’ils y aient pensé. La dévotion de cette grande et vertueuse princesse est trop solide pour s’attacher à des bagatelles qui ne sont de conséquence que pour les tartufes. Il y a plus longtemps qu’elle connaît Le Festin de Pierre que ceux qui en parlent. Elle sait que l’histoire dont le sujet est tiré est arrivée en {p. 20}Espagne et que l’on l’y regarde comme une chose qui peut être utile à la religion et faire convertir les libertins. « Où en serions-nous, continue l’auteur de ces remarquesVII, si Molière voulait faire des versions de tous les livres italiens et s’il introduisait dans Paris toutes les pernicieuses coutumes des pays étrangers ? » Il semble, à l’entendre, que les méchants livres soient permis en Italie, et pour venir à bout de ce qu’il souhaite, il blâme le reste de la terre, afin d’élever la France. Je n’en dirai pas davantage sur ce sujet, croyant y avoir assez répondu quand j’ai fait voir que Le Festin de Pierre avait été permis partout où on l’avait joué et qu’on l’avait joué partout.

{p. 21}Ce critique, après avoir fait le procès à l’Italie et à tous les pays étrangers, veut aussi faire celui de Monsieur le Légat, et comme il n’ignore pas qu’il a ouï lire le Tartuffe et qu’il ne l’a point regardé d’un œil de faux dévot, il se venge et l’attaque en faisant semblant de ne parler qu’à Molière. Il dit, par une adresse aussi malicieuse qu’elle est injurieuse et à la qualité et au caractère de Monsieur le Légat, qu’« il semble qu’il ne soit venu en France que pour approuver les pièces de MolièreVIII ». L'on ne peut en vérité rien dire de plus adroit, cette pensée est bien tournée et bien délicate, mais l’on n’en saurait remarquer tout l’esprit, que l’on ne reconnaisse en même temps la malice de l’auteur. Son {p. 22}adresse n’est pas moindre à faire le dénombrement de tous les vices du libertin, mais je ne crois pas avoir beaucoup de choses à y répondre, quand j’aurai dit, après le plus grand monarque du monde, qu’« il n’est pas récompensé ». Entre les crimes qu’il impute à Don Juan, il l’accuse d’inconstance. Je ne sais pas comment on peut lire cet endroit sans s’empêcher de rire, mais je sais bien que l’on n’a jamais repris les inconstants avec tant d’aigreur et qu’une maîtresse abandonnée ne s’emporterait pas davantage que cet observateur, qui prend avec tant de feu le parti des belles. S'il voulait blâmer les inconstants, il fallait qu’il fît la satire de tout ce qu’il y a jamais eu de comédies, mais comme {p. 23}cet ouvrage eût été trop long, je crois qu’il a voulu faire payer Don Juan pour tous les autres.

Pour ce qui regarde l’athéisme, je ne crois pas que son raisonnement puisse faire impression sur les esprits, puisqu’il n’en fait aucun. Il n’en dit pas deux mots de suite, il ne veut pas que l’on lui en parle, et si l’auteur lui a fait dire que « deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huitIX », ce n’était que pour faire reconnaître qu’il était athée, pource qu’il était nécessaire qu’on le sût, à cause du châtiment. Mais à parler de bonne foi, est-ce un raisonnement que « deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit » ? Ces paroles prouvent-elles quelque chose, et en peut-on rien {p. 24}inférer, sinon que Don Juan est athée ? Il devait du moins attirer le foudre par ce peu de paroles, c’était une nécessité absolue, et la moitié de Paris a douté qu’il le méritât. Ce n’est point un conte, c’est une vérité manifeste et connue de bien des gens. Ce n’est pas que je veuille prendre le parti de ceux qui sont dans ce doute, il suffit pour mériter le foudre qu’il fasse voir par un signe de tête qu’il est athée, et pour moi, je trouve avec bien d’autres que ce qui fait blâmer Molière lui devrait attirer des louanges et faire remarquer son adresse et son esprit. Il était difficile de faire paraître un athée sur le théâtre et de faire connaître qu’il l’était, sans le faire parler. Cependant, comme {p. 25}il ne pouvait rien dire qui ne fût blâmé, l’auteur du Festin de Pierre, par un trait de prudence admirable, a trouvé le moyen de le faire connaître pour ce qu’il est sans le faire raisonner. Je sais que les ignorants m’objecteront toujours « deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit », et je leur répondrai que leur esprit est aussi fort que ce raisonnement est persuasif. Il faut avoir de grandes lumières pour s’en défendre, il dit beaucoup et prouve encore davantage, et comme cet argument est convaincant, il doit avec justice faire douter de la véritable religion. Il faut avouer que les ignorants et les malicieux donnent bien de la peine aux autres. Quoi ! vouloir que les choses {p. 26}qui doivent justifier un homme servent à faire son procès ? Don Juan n’a dit que « deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit » que pour s’empêcher de raisonner sur les choses que l’on lui demandait, cependant l’on veut que cela soit capable de perdre tout le monde et que ce qui ne marque que sa croyance soit un raisonnement très pernicieux.

On ne se contente pas de faire le procès du maître, on condamne aussi le valet, pource qu’il n’est pas habile homme et qu’il ne s’explique pas comme un docteur de Sorbonne. L'Observateur veut que tout le monde ait également de l’esprit et il n’examine point quel est le personnage. Cependant il devrait être {p. 27}satisfait de voir que Sganarelle a le fond de la conscience bon, et que, s’il ne s’explique pas tout à fait bien, les gens de sa sorte peuvent rarement faire davantage.

« Il devait pour le moins, continue ce dévot à contretemps, en parlant de l’auteur du Festin de PierreX, susciter quelque acteur pour soutenir la cause de Dieu et défendre sérieusement ses intérêts. » Il fallait donc pour cela que l’on tînt une conférence sur le théâtre, que chacun prît parti et que l’athée déduisît les raisons qu’il avait de ne croire point de Dieu. La matière eût été belle, Molière n’aurait point été repris et l’on aurait écouté Don Juan avec patience et sans l’interrompre. Est-il possible que {p. 28}cela ait pu entrer dans la pensée d’un homme d’esprit ! L'auteur de cette comédie n’eût eu pour se perdre qu’à suivre ces beaux avis. Il a eu bien plus de prudence, et comme la matière était délicate, il n’a pas jugé à propos de faire entrer Don Juan en raisonnement. Les gens qui ne sont point préoccupés ne l’en blâmeront jamais et les véritables dévots n’y trouveront rien à redire.

Ce scrupuleux censeur ne veut pas que les actions en peinture soient punies par un foudre en peinture et que le châtiment soit proportionné avec le crime. « Mais le foudre, dit-il, n’est qu’un foudre en peintureXI» Mais le crime l’est aussi, mais la peinture de ce crime peut frapper l’esprit, mais {p. 29}la peinture de ce foudre peut également frapper le corps ; on ne saurait détruire l’un sans détruire l’autre, ni parler pour l’un que l’on ne parle pour tous les deux. Mais pourquoi ne veut-on pas que le foudre en peinture fasse croire que Don Juan est puni ? Nous voyons tous les jours que la feinte mort d’un acteur fait pleurer à une tragédie, encore qu’il ne meurt qu’en peinture. Mais je vois bien ce que c’est : l’on veut nuire à Molière, et par une injustice incroyable, on ne veut pas qu’il ait les mêmes privilèges que les autres. Enfin Molière est un impie, cet Observateur l’a dit : il faut bien le croire, puisqu’il a vu une femme qui secouait la tête, et sa pièce ne doit rien valoir, puisqu’il l’a connu {p. 30} dans le cœur de tous ceux qui avaient mine d’honnêtes gens. Toutes ces preuves sont fortes et aussi véritables qu’il est vrai qu’il n’y a point d’honnêtes gens qui n’aient bonne mine. Cette pièce comi-tragique finit presque par ces belles remarques, après avoir commencé par la farce et par les noms de ceux qui ont réussi en ce genre d’écrire et de ceux qui ont bien représenté ces ouvrages. Je ne parle point des louanges du roi, par où elle finit, puisqu’elles ne veulent dire que la même chose que celles qui sont au commencement du livre.

Je crois, Monsieur, que ces contre-observations ne feront pas grand bruit. Peut-être que si j’attaquais aussi bien que je {p. 31}défends, elles seraient plus divertissantes, puisque la satire fournit des plaisanteries que l’on rencontre rarement lorsque l’on défend aussi sérieusement que je viens de faire. Je puis encore ajouter que l’Observateur remportera toute la gloire. Son zèle fera sans doute considérer son livre, il passera pour un homme de conscience, les tartufes publieront ses louanges, et, le regardant comme leur vengeur, tâcheront de nous faire condamner, Molière et moi, sans nous entendre. Pour vous, Monsieur, vous en croirez ce qu’il vous plaira, sans que cela m’empêche de croire ce que je dois.

{p. 32} 

APOSTILLE §

Je crois vous devoir mander, avant que fermer ma lettre, ce que je viens d’apprendre. Vous connaîtrez par là que j’ai perdu ma cause et que l’Observateur du Festin de Pierre vient de gagner son procès. Le roi, qui fait tant de choses avantageuses pour la religion, comme il l’avoue lui-même, ce monarque qui occupe tous ses soins pour la maintenir, ce prince sous qui l’on peut dire avec assurance que l’hérésie est aux abois et qu’elle tire continuellement à la fin, ce grand roi qui n’a point donné de relâche ni de trêve à l’impiété, qui l’a poursuivie partout et ne lui a laissé {p. 33}aucun lieu de retraite, vient enfin de connaître que Molière est vraiment diabolique, que diabolique est son cerveauXII, et que c’est un diable incarné ; et, pour le punir comme il le mérite, il vient d’ajouter une nouvelle pension à celle qu’il lui faisait l’honneur de lui donner comme auteur, lui ayant donné cette seconde, et à toute sa troupe, comme à ses comédiens. C'est un titre qu’il leur a commandé de prendre, et c’est par là qu’il a voulu faire connaître qu’il ne se laisse pas surprendre aux tartufes et qu’il connaît le mérite de ceux que l’on veut opprimer dans son esprit, comme il connaît souvent les vices de ceux que l’on lui veut faire estimer. Je crois qu’après cela notre Observateur {p. 34}avouera qu’il a eu tort d’accuser Molière et qu’il doit confesser que la passion l’a fait écrire. Il ne peut dire le contraire sans démentir ses propres ouvrages ; et après avoir dit que le roi fait tant de choses pour la religion, (comme je vous l’ai marqué par les endroits tirés de son livre et qui servent à le condamner), il ne peut plus dire que Molière est un athée, puisque le roi, qui ne donne ni relâche ni trêve à l’impiété, a reconnu son innocence. Il faut bien, en effet, qu’il ne soit pas coupable, puisqu’on lui permet de jouer sa pièce à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien et à la vue de tous nos sages magistrats, si zélés pour les intérêts de Dieu, et sous le règne du {p. 35}plus religieux monarque du monde. Certes, les amis de Molière devraient après cela trembler pour lui, s’il n’était pas innocent ; ces magistrats si zélés pour les intérêts de Dieu et ce religieux monarque le perdraient sans ressource, ou l’anéantiraient bientôt, s’il est permis de parler ainsi. Bon Dieu ! que serait Molière contre tant de puissances, et qui pourrait lui servir de refuge, s’il n’en trouvait, comme il fait, dans son innocence ?

Je ne sais pas, Monsieur, si je m’en tiendrai là, et si, après avoir mis la main à la plume, je pourrai m’empêcher de combattre quelques endroits dont je crois ne vous pas avoir assez parlé dans ma lettre. Vous prendrez, si vous {p. 36}voulez, ceci pour une seconde ou pour une continuation de la première, cela m’embarrasse peu et ne m’empêche point de poursuivre.

L'observateur de la pièce dont je vous entretiens dit qu’avant que feu Monsieur le cardinal de Richelieu eût purgé le théâtre, la comédie était coquette et libertine, et que Molière a fait pis, puisque sous le voile de l’hypocrisie il a caché ses obscénités et ses malices. Quand cela serait, bien que je n’en demeure pas d’accord avec lui, comme vous le verrez par la suite, Molière n’en doit pas être blâmé. Si la comédie, comme il ditXIII, « était libertine, si elle écoutait tout indifféremment et disait de même tout ce qui lui venait à la bouche, si son air était lascif et {p. 37}ses gestes dissolus », Molière n’a pas fait pis, puisqu’il a caché ses obscénités et ses malices, et notre critique s’abuse grossièrement, ou ne dit pas ce qu’il veut dire, lorsqu’il fait passer le bien pour le mal.

L'on est en vérité bien embarrassé lorsque l’on veut répondre à des gens qui se mêlent de parler de choses qu’ils ne connaissent point. Comme ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils veulent dire, on a de la peine à le deviner, et plus encore à y répondre, puisqu’on ne peut que difficilement repartir à des choses confuses et qui ne signifie rien, n’étant pas dites dans les formes. L'on devrait, avant que de répondre à ces gens-là, leur enseigner ce que c’est que les ouvrages qu’ils {p. 38}veulent reprendre, et l’on devrait par cette même raison apprendre à l’auteur de ces Observations ce que c’est que le théâtre, avant que lui faire aucune réplique. A l’entendre parler de Don Juan, presque dans chaque page de son livre, il voudrait que l’on ne vît que des vertueux sur le théâtre. Il fait voir, en parlant ainsi, qu’il ignore qu’une des principales règles de la comédie est de récompenser la vertu et de punir le vice, pour en faire concevoir l’horreur, et que c’est ce qui rend la comédie profitable. On peut voir par là que les plus sévères souffrent les vices, puisqu’ils ordonnent de les punir, et que Don Juan doit être plutôt souffert qu’un autre, puisque son {p. 39}crime est puni avec plus de rigueur et que son exemple peut jeter beaucoup de crainte dans l’esprit de ses semblables. Notre critique ne nie toutefois pas que l’on doit punir le vice, mais il veut qu’il n’y en ait point. Pour moi, je ne vois pas où doit tomber le châtiment, je prie Dieu que ce ne soit point sur les hypocrites.

L'auteur des Observations de la comédie que je défends a cru sans doute qu’il suffirait, pour nuire à Molière, de dire beaucoup de choses contre lui, et qu’il devait indifféremment attaquer tous les acteurs de sa pièce. C'est dans cette pensée qu’il l’accuse d’habiller la comédie en religieuse. Mais qui considérera bien tout ce que dit à {p. 40}Don Juan cette amante délaissée, ne pourra s’empêcher de louer Molière. Elle se repent de sa faute, elle fait tout ce qu’elle peut pour obliger Don Juan à se convertir, elle ne paraît point sur le théâtre en pécheresse, mais en Madeleine pénitente. C'est pourquoi l’on ne peut la blâmer sans montrer trop d’animosité et faire voir que de dessein prémédité l’on reprend dans Le Festin de Pierre ce que l’on y doit approuver. Cet observateur ne se contente pas d’attaquer le vice, bien qu’on le permette à la comédie pourvu qu’il soit puni, il attaque encore la vertu. Tout le choque, tout lui déplaît, tout est criminel auprès de lui. Je crois bien que cette pauvre {p. 41}amante n’a pas été exempte de péché, mais qui en a été exempt ? Tous les hommes ne retombent-ils pas tous les jours dans la plupart de leurs fautes ? Tout cela n’adoucit point la sévérité de notre censeur. Comme il attaque Molière dans tous les personnages de sa pièce, il ne veut pardonner à aucun. Il leur demande des choses impossibles et voudrait que cette pauvre fille fût aussi innocente que le jour qu’elle vint au monde. Je crois toutefois qu’il y trouverait encore quelque chose à redire, puisqu’il condamne la paysanne. Il ne peut pas même souffrir ses révérences : cependant cette paysanne, pour être simple et civile, ne se laisse point surprendre. Elle se défend fortement et dit à {p. 42}Don Juan qu’« il faut se défier des beaux MonsieuxXIV ». On l’accuse néanmoins, bien qu’elle soit innocente, pource que c’est Molière qui l’a fait paraître sur la scène, et l’on n’en a pas autrefois condamné d’autres, qui dans le même Festin de Pierre ont, ou de force ou de gré, pendant le cours de la pièce, perdu si visiblement leur honneur qu’il est impossible à l’auditeur d’en douter. Jugez après cela si la passion ne fait point parler contre Molière et si on l’attaque par un véritable esprit de charité ou pource qu’il a fait le Tartuffe.

Ce critique, peut-être trop intéressé et dont l’esprit va droit au mal, puisqu’il en trouve dans des choses où il n’y en a point de formel, ajoute que la comédie {p. 43}est quelquefois chez Molière « une innocente qui tourne, par des équivoques étudiés, l’esprit à de sales penséesXV ». C'est une chose dont on ne peut demeurer d’accord, à moins que d’avoir été dans la tête de l’auteur du Festin de Pierre lorsqu’il a composé les endroits que notre censeur condamne, car autrement personne ne peut assurer que Molière ait eu cette pensée. Quoiqu’il en soit, on ne le peut accuser que d’avoir pensé, ce qui n’est aucunement permis et ce qu’on ne peut sans injustice, puisque c’est assurer une chose que l’on ne sait pas. Si ce commentateur voyait que l’endroit dont il parle pût tourner l’esprit à de sales pensées, il le devait passer sous silence et n’en devait point avertir tout le {p. 44}monde, pour n’y pas faire songer ceux qui n’y pensaient point. Ce zèle est indiscret et ce commentaire est plus méchant que la comédie, puisque le mal est dedans et qu’il n’est pas dans la pièce.

Après avoir parlé de la paysanne, des équivoques qui tournent l’esprit à de sales pensées et d’autres choses de cette nature, le défenseur des tartufes tâche à prouver par tout cela que Molière est un athée. Voyez un peu quel heureux raisonnement ! Quel zèle et quelle profondeur d’esprit ! Ah, que cet observateur sait marquer les endroits qui font connaître les athées ! Il n’est rien de plus juste que ce qu’il avance. Quoi, Molière formera des coquettes ? {p. 45}Quoi, il mettra des équivoques qui tourneront l’esprit à de sales pensées, et l’on ne l’appellera pas athée ? Il faudrait bien avoir perdu le jugement pour ne lui pas donner ce nom, puisque c’est là justement ce qui fait un athée. J'avoue, sans être tartufe, que ce raisonnement me fait trembler pour mon prochain, et je crois que, s’il avait lieu, l’on pourrait compter autant d’athées qu’il y a d’hommes sur la terre. Nous ne devons pas laisser de louer ce critique : il réussit bien dans ce qu’il entreprend et soutient parfaitement le caractère des faux dévots dont il défend la cause. Ils sont accoutumés à crier et à faire du bruit. Ils grossissent hardiment les choses qui sont de peu de conséquence et forgent {p. 46}des monstres afin de faire peur et d’empêcher que l’on entreprenne de les combattre.

Savez-vous bien, Monsieur, où tout ce beau raisonnement sur l’athéisme aboutit ? A une satire de Tartuffe. L'observateur n’avait garde d’y manquer, puisque ses remarques ne sont faites qu’à ce dessein. Comme il sait que tout le monde est désabusé, il a appréhendé que l’on ne le jouât, et c’est ce qui lui a fait mettre la main à la plume. Puisqu’il m’a donné occasion de parler de Tartuffe, vous ne serez peut-être pas fâché que je dise deux mots en sa défense et que je combatte tout ce que les faux dévots ont dit contre cette pièce. Ils ont parlé sans savoir ce qu’ils disaient, ils ont crié sans savoir {p. 47}contre quoi ils criaient, ils se sont étourdis eux-mêmes du bruit qu’ils ont fait, et ils ont eu tant de peur de se voir joués qu’ils ont publié que l’on attaquait les vrais dévots, encore que l’on en voulût qu’aux tartufes. Je veux que ce qu’ils publient soit véritable et que le faux et le véritable dévots n’aient qu’une même apparence. Mais Molière, dont la prudence égale l’esprit, ne dit pas dans toute sa pièce deux vers contre les hypocrites qu’il n’y en ait ensuite quatre à l’avantage des vrais dévots et qu’il n’en fasse voir la différence. C'est ce qui a fait approuver le Tartuffe par tant de gens de mérite, depuis que les hypocrites l’ont voulu perdre. Dans toutes les lectures que son {p. 48}auteur a faites aux véritables dévots, cette comédie a toujours triomphé à la honte des hypocrites, et ceux qui n’auraient pas dû la souffrir à cause de leur profession l’ont admirée, ce qui fait voir qu’on ne la pouvait condamner, à moins d’être surpris par les originaux dont Tartuffe n’est qu’une copie. Ils n’ont point démenti leur caractère pour en venir à bout, leur jeu a toujours été couvert, leur prétexte spécieux, leur intrigue secrète ; ils ont cabalé avant que la pièce fût à moitié faite, de peur qu’on ne la permît, voyant qu’il n’y avait pas de mal. Ils ont fait, enfin, tout ce que des gens comme eux ont de coutume, et se sont servis de la véritable dévotion pour empêcher de {p. 49}jouer la fausse. Je n’en dois pas demeurer là, et j’ai trop de choses à dire à l’avantage de Tartuffe pour finir si tôt sa justification, puisque je prétends prouver qu’il est impossible de jouer un véritable dévot, quand même on en aurait dessein et que l’on y travaillerait de tout son pouvoir. Par exemple, si on eût fait paraître sur le théâtre un homme à qui on n’eût donné que le nom de dévot et que l’on lui eût fait en même temps entreprendre ce que fait Tartuffe, tout le monde aurait crié : « Ce n’est point là un véritable dévot, c’est un hypocrite qui tâche à nous tromper sous ce nom. » Puisqu’il est ainsi, comme on n’en peut douter, puisque, dis-je, on connaît l’hypocrite par ses {p. 50}méchantes actions, lorsqu’il prend le nom et l’extérieur d’un dévot, pourquoi veut-on, pour nuire à Molière, qu’un homme qui a non seulement le nom d’hypocrite, mais encore qui en fait les actions, soit pris pour un véritable dévot ? Cela est inouï. Il faudrait que l’ordre de toutes choses fût renversé ; cependant c’est ce que les hypocrites, qui craignent d’être joués, reprennent dans la pièce de Molière. Pour moi, je ne sais pas par où l’on pourrait jouer un vrai dévot. Pour jouer les personnes, il faut représenter naturellement ce qu’elles sont. Si l’on représente ce que fait un véritable dévot, l’on ne fera voir que de bonnes actions ; si l’on ne fait voir que de bonnes actions, le véritable {p. 51}dévot ne sera pas joué. L'on me dira peut-être qu’au lieu de lui faire faire de bonnes actions, on lui en fait faire de méchantes. Si l’on lui fait faire de méchantes actions, ce n’est plus un dévot, c’est un hypocrite, et l’hypocrite par conséquent est seul joué, et non pas le vrai dévot. Je sais bien que si les vrais et faux dévots paraissent ensemble, que s’ils avaient un même habit et un même collet et qu’ils ne parlassent point, on aurait raison de dire qu’ils se ressemblent ; c’est là justement où ils ont une même apparence. Mais on ne juge pas des hommes par leur habit, ni même par leurs discours ; il faut voir leurs actions, et ces deux personnes auront à peine commencé d’agir que l’on dira {p. 52}d’abord : « Voilà un véritable dévot. Voilà un hypocrite. » Il est impossible de s’y tromper, et si je ne craignais d’être trop long et de vous ennuyer par des raisons que vous devez mieux savoir que moi, je parlerais encore longtemps sur cette matière. Je vous dirai pourtant, avant que de la quitter, que les véritables dévots ne sont point composés, que leurs manières ne sont point affectées, que leurs démarches et leurs grimaces ne sont point étudiées, que leur voix n’est point contrefaite et que, ne voulant point tromper, ils n’affectent point de faire paraître que leurs mortifications les ont abattus. Comme leur conscience est nette, ils en ont une joie intérieure qui se répand jusque sur leur {p. 53}visage. S'ils font des austérités, ils ne les publient pas, ils ne chantent point des injures à leur prochain pour le convertir, ils ne le reprennent qu’avec douceur et ne le perdent point dans l’esprit de tout le monde. C'est une manière d’agir dont les tartufes ne se peuvent défaire et qui passe pour un des plus grands crimes que l’on puisse commettre, puisqu’il est malaisé de rendre la réputation à ceux à qui on l’a une fois fait perdre, encore que ce soit injustement.

Comme la foule est grande aux pièces de Monsieur de Molière, et que c’est un témoignage de leur mérite, l’Observateur, qui voit bien que cela suffit pour le faire condamner et qui combat autant qu’il peut ce qui nuit {p. 54}à son dessein, dit que la curiosité y attire des gens de toutes parts, mais que les gens de bien les regardent comme des prodiges et s’y arrêtent comme aux éclipses et aux comètes. Ce raisonnement se détruit assez de soi-même, et l’on voit bien que c’est chercher de fausses couleurs pour déguiser la vérité. Molière n’a fait que deux pièces que les tartufes reprennent, dont l’une n’a pas été jouée. Cependant nous avons également vu du monde à douze ou treize de ses pièces ; il faut bien que le mérite l’y attire et l’on doit être persuadé que toute la France a plus de lumières que l’auteur des Observations du Festin de Pierre. Si l’on regardait ses pièces comme des éclipses et des {p. 55}comètes, on n’irait pas si souvent : il y a longtemps que l’on ne court plus aux éclipses, on se lasse même des comètes quand elles paraissent trop souvent. L'expérience en fait foi : nous en avons depuis peu vu deux de suite à Paris, et, bien que la dernière fût plus considérable que l’autre, elle n’a trouvé, parmi la grande foule du peuple, que fort peu de gens qui se soient voulu donner la peine de la regarder. Il n’en est pas arrivé de même aux pièces de Molière, puisque l’on les a toutes été voir avec le même empressement.

J'oubliais qu’il rapporte quelques exemples des anciens comédiens, mais il n’étale pas leurs ouvrages comme il a fait ceux de Molière. Sa malice est affectée, {p. 56}et il semble, à l’entendre dire, qu’ils n’aient été condamnés que pour des bagatelles. Cependant, s’il faisait une peinture de leurs crimes, vous verriez que les empereurs les ont punis de même que le roi a récompensé Molière de son mérite. Il parle encore d’un philosophe qui se vantait que personne ne sortait chaste de sa leçon ; jugez de son crime par son insolence à le publier et si nous ne punirions pas plus rigoureusement que ceux qu’il nous cite un coupable qui se vanterait d’un tel crime. Ces exemples sont bons pour surprendre les ignorants, mais ils ne servent qu’à justifier Molière dans l’esprit des personnes raisonnables.

Je dois, Monsieur, vous avertir, {p. 57}en finissant, de songer sérieusement à vous. La pièce de Molière va causer des désordres épouvantables, et le zélé réformateur des ouvrages de théâtre, le bras droit des tartufes, l’observateur enfin qui a écrit contre lui, parle à la fin de son ouvrage comme un désespéré qui se prend à tout. Il menace les trônes des rois, il nous menace de déluges, de peste, de famine, et si ce prophète dit vrai, je crois que l’on verra bientôt finir le monde. Si j’ose toutefois vous dire ma pensée, je crois que Dieu doit bien punir d’autres crimes avant que nous faire payer la peine de ceux qui se sont glissés dans les comédies, en cas qu’il y en ait. C'est une vengeance que les hypocrites et ceux qui accusent leur prochain ne verront jamais, puisque, leurs crimes étant infiniment plus grands que ceux-là, ils doivent les premiers sentir les effets de la colère d’un dieu vengeur.

FIN