Anonyme

1691

Nouveaux essais de morale

Édition de Thomas Soury
2017
Source : Anonyme, Nouveaux essais de morale sur l’usage de l’esprit et de la science, Paris, David Hortemels, 1691, p. 151-158 ; p. 186-191.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

NOUVEAUX
ESSAIS
DE MORALE
sur
le luxe et les modes
l'usage de l'esprit et
de la science
la chastete du style et
du langage
l'antipathie et la bizarrerie
les duels
la crainte du tonnerre

Et sur ces paroles Proverbiales
il ne faut pas disputer des gouts.

A PARIS
daniel hortemels,ruë S. Jacques,
au Mœcenas.
M DC XCI.
Avec Privilege du Roy.

{p. 151}

XIV. §

Comme les Comédies et les Romans sont quasi la même chose, et qu’ils ne diffèrent presque que dans le style, je parlerai de la Comédie et des Romans ensemble, sur les choses qu’ils ont communes, sans rien répéter de ce qu’on a écrit dans ce siècle, pour montrer combien {p. 152}la Comédie est dangereuse à des Chrétiens. Je dirai que je me suis étonné cent fois, comment ces grands Poètes, ces illustres Auteurs de toutes les Comédies de ce temps, ne se sont point fait de scrupule de consumer leur vie et leur esprit à composer des ouvrages pour l’entretien du Théâtre, que l’Eglise et les Pères ont si fort condamné dans tous les temps. Est-il possible, disais-je en moi-même, que des personnes si spirituelles, si sages, qui ont mené un extérieur si Chrétien, ne fassent jamais de réflexion sur ce que toute l’application de leur esprit ne tend qu’à fournir de la matière à des spectacles, auxquels ceux qui sont nos guides dans la Religion nous assurent qu’il n’est pas permis à des Chrétiens de se trouver ? J’admirais ce prodigieux aveuglement dans des personnes d’ailleurs si éclairées, et je le regardais comme un triste exemple de la vanité de l’homme, lequel pour se faire un nom dans le monde pour se donner la réputation d’homme d’esprit, s’applique à des choses qu’il n’est permis ni de voir, ni de lire, au moins selon les Pères auxquels je m’en rapporte, et auxquels je crois que nous sommes obligés de nous en rapporter.

Une des principales raisons du danger de la Comédie, c’est qu’elle ne tend qu’à {p. 153}flatter les trois plus dangereuses passions de l’homme, l’amour, l’ambition et la vengeance, en nous faisant sentir du plaisir dans la représentation des plus grands excès de ces passions, car certainement si nous n’aimions pas ces passions, comme nous ne les devrions pas aimer selon la profession que nous faisons d’être Chrétiens, nous ne serions pas touchés de tant de plaisir dans leur représentation. Un enfant ne prendrait pas plaisir dans la représentation de la mort de son père, un père dans la représentation de la mort de son fils, ni une femme dans la représentation de celle son mari. Un mari ne se divertirait pas à voir jouer les amours de sa femme, ni un père à voir jouer les débauches de sa fille, etc. au contraire on fait ce que l’on peut pour s’ôter de la mémoire les spectacles qui nous affligent.

Il est donc constamment vrai que nous n’aimons les grandes pièces qui nous représentent ces vertus Romaines (c’est-à-dire l’orgueil, la vengeance, l’ambition, l’amour, jusques, où l’imagination la plus outrée et la plus forcée les peut pousser) Car on s’abuse bien si on croit que les Romains étaient tels qu’on nous les dépeint sur les theatres : c’étaient des hommes, et les hommes naturellement ne pensent point tout ce qu’on leur {p. 154}fait dire. Ce sont les Poètes qui donnent dans le cabinet la torture à leur imagination pour lui faire enfanter des prodiges.

Mais pour revenir à mon sujet, nous ne prenons plaisir que dans la représentation des choses que nous aimons : et cette représentation fortifie encore dans nous l’amour de ces choses, bien loin de nous disposer à les haïr, comme nôtre Religion nous y convie. Les pensées extraordinaires des Poètes sur ces matieres, sont autant de coups de burin qui gravent ces passions dans nôtre cerveau, plus avant qu’elles n’y étaient, et sans que nous nous en apercevions. Ces spectacles nous corrompent l’âme, sans que nous le sentions.

La lecture des Romans et de la Comédie fait le même effet sur les esprits et sur les cœurs : Mais la Comédie a cela de plus, que comme elle est faite pour la représentation, la lecture en est encore plus dangereuse, parce qu’en lisant on s’imagine voir et entendre les Acteurs ; et ainsi la lecture même tient quelque chose de la force de la représentation. Or la représentation fait toujours des impressions plus vives que la lecture, comme le dit ce Poète qui a si bien entendu ce que peut la représentation.

Je ne saurais croire que les Poètes {p. 155}ignorent tout cela, puisque leur dessein dans la composition des Comédies est de les rendre si vives et si touchantes, que l’imagination soit trompée et qu’elle croie assister à une action véritable, non pas à une représentation : Ils ne sauraient donc ignorer le mal que fait la Comédie, puisque c’est là tout leur but.

Que font donc proprement ces grands Auteurs de Romans et de Comédies ? J’ai de la peine à me résoudre de le dire ; mais enfin la vérité m’y force. Ce sont des gens qui dans leurs cabinets épuisent leur esprit, leur imagination et leur art pour composer des poisons les plus subtils, afin d’empoisonner finement les âmes de tous les hommes et de toutes les femmes. Ce sont proprement des empoisonnements publics, qui tuent non seulement les hommes de leur siècle, mais de tous les siècles qui viendront après eux. Cependant ces Auteurs sont Chrétiens : ce sont même de graves Personnages, et tout le monde les applaudit. Oui on s’empresse de donner des louanges aux plus fins empoisonneurs des âmes, pendant que l’on condamne aux plus rigoureux supplices un homme pour avoir ôté la vie du corps à un autre par le poison.

Je ne suis point jaloux des applaudissements {p. 156}qu’on donne à ces Messieurs, j’admire leurs grands talents ; mais je les plains de les employer si malheureusement, qu’il faut renoncer à la Religion que nous professons, et à l’Evangile de Jésus-Christ, pour ne pas croire qu’il est fort à craindre que ce qui leur a attiré l’applaudissement des hommes, n’attire sur eux l’indignation de Dieu.

Quoi, quand Dieu demandera compte à un de ces Messieurs, des actions de sa vie ; emploiera-t-il dans ce compte les Comédies qu’il aura faites ? Lui dira-t-il, Seigneur, j’ai passé quarante ou cinquante années à composer des pièces pleines d’amour, d’ambition, de vengeance de bouffonneries, etc. Il n’y a personne qui osât le penser, ni le dire. J’avoue que nous ne sommes pas des conseils de Dieu, pour assurer qu’il ne fera point miséricorde à Messieurs les Auteurs des Comédies. Ses miséricordes s’étendent infiniment plus loin que nous ne saurions le concevoir ; mais selon la parole de Dieu, un homme qui n’a que des Comédies et des Romans à lui présenter, est beaucoup à plaindre, et il a sujet de tout appréhender.

C’est une maxime certaine parmi les Casuistes, qu’un homme doit réparer autant qu’il le peut le scandale qu’il a causé, {p. 157}s’il veut obtenir le pardon de ses péchés : qu’il faut restituer ce que l’on a pris, pour que notre crime nous soit remis, selon ces paroles de Saint Augustin : « Non dimittitur peccatum, nisi restituatur ablatum ». Comment donc ces Auteurs auront-ils droit d’espérer a la miséricorde de Dieu, pendant qu’ils ne feront rien qui serve à détruire les mauvais effets que peuvent faire leurs Comédies et leurs Romans dans la suite de tous les temps.

Un homme comme moi n’est point assez habile pour donner des règles à Messieurs les Confesseurs ; mais il me semble qu’on ne saurait assurer l’état de la conscience d’un homme qui s’est employé à ces compositions, s’il ne fait quelque chose de public et d’éclatant, pour marquer qu’il se repend d’avoir travaillé à ces ouvrages, et que s’il les avait entre ses mains, il les supprimerait. Quand on a dans le cœur un repentir sincère, on en donne des marques au dehors, et quand ce qu’on a fait a été public, les marques du repentir doivent être publiques ; car nous devons autant qu’il est en nous, ôter le scandale que nous avons causé. Ces maximes sont certaines dans la Religion que nous professons, et on s’abuse très grossièrement, si après avoir rempli le monde de Romans, de Comédies, {p. 158}de Nouvelles amoureuses, etc. on se persuade de réparer suffisamment le scandale public en faisant en vers ou en prose quelque petit ouvrage de piété.

{p. 186}

XXI. §

Le Docteur Fabricius professeur en Théologie à Heidelberg, n’est pas plus judicieux dans sa Dissertation pour la défense de la Comédie, et son dessein est bien peu convenable à la profession d’un homme {p. 187}qui enseigne la Theologie. Il faut que dans toutes ses études il ait pris bien peu, et du goût de la science qu’il professe, et de l’esprit de la Religion de Jésus-Christ, pour entreprendre la défense de ces spectacles, que les Pères et les Canons de l’Eglise ont condamnés comme contraires à la sainteté des mœurs et à la pureté du cœur, que nous veut inspirer Jésus-Christ par ses paroles et par ses exemples. Comment un Théologien s’avise-t-il de rebattre de faux arguments qui sont à tous moments dans la bouche des mondains, et qui ont été si solidement réfutés par plusieurs Auteurs aussi pieux que savants.

La raison prétendue par laquelle on veut justifier la Comédie d’aujourd’hui, savait qu’elle est épurée de toutes les ordures et de toute l’idolâtrie, qu’y mélaient les anciens, est une raison si faible, qu’elle n’est pas digne du moindre petit Ecolier de Théologie, ni d’un homme tant soit peu versé dans la connaissance de la Morale de Jésus-Christ, et dans celle du cœur de l’homme. Enfin c’est une raison mille fois confondue, puisque quand il serait vrai qu’on aurait ôté de la Comédie tout ce qui peut blesser les oreilles chastes des Chrétiens et tout ce qui sent l’idolâtrie, on a fait {p. 188}voir que la Comédie ainsi épurée n’en est encore que plus dangereuse, en ce qu’elle empoisonne plus finement et plus spirituellement. Car dans cet état même elle ne plaît que parce qu’elle représente d’une manière vive et touchante ce que peuvent les passions de l’amour, de la vengeance et de l’ambition, dans leurs plus grands emportements ; et il est vrai qu’on ne prend plaisir à la représentation de ces passions, que parce qu’on aime les passions mêmes. Ce qui a fait dire à saint Augustin, que c’était un crime véritable de faire son divertissement de la fiction des crimes. Falso crimine delectari, crimen est verum.

Mais peut-on dire avec vérité que la Comédie soit absolument purgée de toute idolâtrie, s’il est vrai qu’on ne puisse faire de Comédie sans y mêler les Dieux de la Fable. Tertullien traitait d’idolâtres les Chrétiens qui prononçaient seulement les noms des fausses divinités des Païens, et il ne pouvait souffrir que les Maîtres d’Ecole enseignassent les Poètes à leurs Disciples, à cause qu’ils sont pleins de ces fausses divinités, quel sentiment aurait-il de nos Poètes Français, qui se sont imaginés qu’on ne saurait faire de bons vers, si on ne les relève par les noms de ces divinités ? Il dirait {p. 189}sans doute que nous aurions bien perdu le goût de la Religion de Jésus-Christ.

Pour revenir au Docteur Fabricius et à son ouvrage ; il faut être un plaisant Théologien, pour dire que les Pères ont outré les matières dans la Morale : car c’est ce qu’il prétend dans l’ouvrage, où il fait l’apologie de la Comédie. Mais il ne s’en faut pas étonner, c’est un Théologien d’Heidelberg ; et dans sa Théologie on ne fait profession de croire que ce qu’on veut pour la Foi et pour la Morale. Parmi Messieurs de la Religion Prétendue Réformée, on ne lit les Pères et les Canons de l’Eglise que pour les critiquer, non pas pour les suivre. C’est pourquoi ce Docteur est si en peine de savoir comment on peut accorder les commandements que Dieu fait d’obéir aux Puissances, avec ces paroles de saint Pierre : « Qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Qu’après un très long discours, il laisse la décision de la question imparfaite. Si ces Messieurs avaient tant soit peu de ce que j’ai déja dit ; de l’esprit de la Religion de Jésus-Christ, et qu’ils eussent lû en Disciples les Pères de l’Eglise, comme nous le faisons, et comme ils le devraient faire, il ne leur faudrait pas de grands {p. 190}discours ni de longues preuves pour décider juste sur ce chapitre ; et pour accorder les paroles de l’Ecriture sur l’obéissance qui est dûe à Dieu et aux hommes. Ils verraient clairement qu’il faut obéir à Dieu en tout, qu’il faut obéir aux puissances établies de Dieu en toutes les choses, où Dieu ne nous défend pas de leur obéir, et là où il nous le défend, s’il ne faut pas obéir, il faut souffrir, De sorte que la devise d’un vrai Chrétien à l’égard des Puissances, est d’obéir ou de souffrir.

C’était celle des premiers Chrétiens, qui ne se sont jamais armés que pour la défense de l’Empire et par l’ordre de leur Souverain. Aussi la Légion Thébaine n’eut pas la moindre pensée de se servir de ses armes contre la puissance de l’Empereur. Elle savait qu’elle ne les portait que par son autorité, et qu’elle ne s’en devait servir que selon ses ordres.

Voilà ce qu’un véritable Théologien qui a une juste idée de la Religion de Jésus-Christ, trouve sans peine. Il ne sue point dans une longue Dissertation, pour ne faire qu’embarrasser la question et la rendre plus difficile à décider, comme a fait le Docteur Fabricius par ses règles prétendues, qui mettent {p. 191}l’esprit dans une plus grande incertitude, que l’Ecriture même. Car ce sont des règles qu’on peut appliquer comme on veut. J’ai fait cette petite Digression sur l’obéissance qui est dûe aux Souverains, quoiqu’elle ne fût pas de mon sujet, parce qu’elle est assez de saison ; et que ce Docteur en parle dans le lieu, où il fait l’apologie de la Comédie. On m’avouera qu’il n’y a pas lieu d’espérer des décisions bien justes en matière de Religion, d’un Théologien qui se rend le défenseur des spectacles que l’Eglise et les Pères ont condamnés.