Edme Boursault

1697

A Monseigneur de Harlay, Archevêque de Paris

Édition de Doranne Lecercle
2017
Source : Edme Boursault, Lettre à Monseigneur de Harlay, Archêque de Paris [1694], in Lettres nouvelles de Monsieur Boursault. Accompagnées de fables, de remarques, de bons mots et d’autres particularitez aussi agréables qu’utiles, avec sept lettres amoureuses d’une dame à un cavalier, Paris, Veuve de Theodore Girard, 1697, p. 394-406.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition), Clotilde Thouret (Responsable d’édition), Ludivine Rey (XML-TEI) et Thomas Soury (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

Lettres
nouvelles

De Monsieur Boursault.
Accompagnées de Fables, de Remar-
ques, de bons Mots et d’autres
Particularitez aussi agréables
qu’utiles.
Avec sept Lettres Amoureuses d’une
Dame à un Cavalier.


A PARIS
Chez la Veuve de Theodore Girard
Dans la Grande Salle du Palais, du côté
de la Salle Dauphine, à l'Envie.
M DC XCVII,
avec privilege du roy

{p. 394}

A MONSEIGNEUR DE HARLAY, ARCHEVEQUE DE PARIS, DUC ET PAIR DE FRANCE

Touchant une Lettre ou Dissertation en faveur de la Comédie. §

Monseigneur,

Si j’avais l’honneur d’être mieux connu de Votre Grandeur, je prendrais la liberté de l’aller voir au lieu de celle que je prends de lui écrire, pour la supplier très humblement de me regarder comme le seul coupable de l’impression d’une Lettre que j’ai mise au {p. 395}devant de quelques Pièces de Théâtre que j’ai données au Public, (si toutefois il y a du crime à mettre au jour les sentiments des Pères de l’Eglise, touchant les Spectacles qui peuvent être permis, et ceux qui doivent absolument être défendus). Un Théologien d’un mérite distingué, et que je n’aurais pas consulté si je ne l’avais cru tel, me vint hier faire des reproches de ce que j’avais rendu public ce qu’il n’avait eu la bonté de faire que pour ma satisfaction particulière ; et me toucha dans l’endroit le plus sensible que j’aie, en m’accusant d’infidélité. Il est vrai, Monseigneur, (et j’ai trop de respect pour vous pour rien imposer) qu’étant en Province où je fis la Comédie d’Esope, un bon Curé, qui peut-être n’avait jamais ouï parler de la Comédie que dans son Rituel, qui faisait une bonne partie de sa Bibliothèque, fit scrupule de me donner l’absolution, et enfin ne me la donna qu’à condition que je m’informerais à de plus habiles Gens que lui, si je pouvais en sûreté de conscience la faire représenter. Je lui tins parole, et crus ne me pouvoir {p. 396} mieux adresser qu’à celui qui avait été mon Confesseur à Paris, qui passait pour un célèbre Professeur en Théologie. Je lui envoyai non seulement Esope, mais encore quelques autres Comédies que j’avais faites, que je le conjurai d’examiner sérieusement ; et, s’il était aussi véritablement mon Ami qu’il me l’avait témoigné tant de fois, de faire réflexion qu’il s’agissait du repos de mon Esprit, et peut-être de celui de mon Ame. Après lui avoir plusieurs fois réitéré la même prière il me renvoya mes Ouvrages, et la Lettre dont il m’a dit qu’on lui fait un crime auprès de vous. La grande faute que j’ai faite, et dont je ne puis me disculper envers lui, c’est, Monseigneur, de l’avoir osé faire imprimer sans sa permission. Je n’avais garde de la lui demander, sûr qu’il ne me l’accorderait pas : mais, comme j’ai d’autres Pièces à faire représenter, et entre autres Esope à la Cour, que je suis prêt de soumettre à la Censure la plus austère, je me flattai que les Auditeurs me seraient plus favorables si je leur faisais voir que les Pères et les Canons qui {p. 397}ont détesté les Comédies détestables n’ont point prétendu interdire les divertissements honnêtes, et, pour ainsi dire, plus capables de corriger les mœurs que de les corrompre. Voilà, Monseigneur, à quelle occasion ce Théologien a écrit la Lettre qui fait tant de bruit, et dans quel esprit j’ai pris la liberté, à son insu, de la mettre au jour. Votre Grandeur, qui est un abîme d’Erudition, sait mieux que personne que depuis que les Royaumes ont commencé d’être florissants, et que l’on a bâti de grandes Villes, il y a fallu des Spectacles pour en amuser les habitants, et que si les Pères de la primitive Eglise blâmaient les Chrétiens d’y assister, c’était parce que les Spectacles des Anciens faisaient une partie essentielle de la Religion Païenne. Les Empereurs dont la mémoire est le plus en vénération (c’est des Empereurs Chrétiens dont je parle) ne défendirent pas les Spectacles à leurs Sujets, mais ils en bannirent l’Idolâtrie ; et s’il vous plaisait, Monseigneur, de rappeler un peu votre souvenir, vous trouveriez que des Papes n’ont pas cru les plaisirs du Théâtre {p. 398}indignes de l’attention des Chrétiens, puisqu’ils ne faisaient point de difficulté d’y assister eux-mêmes. Il est rapporté dans les Ecrits du Cardinal Bessarion, Patriarche de Constantinople, dont Baronius fait mention dans ses Annales Ecclésiastiques, que le Pape Alexandre III, après avoir terminé ses différends avec l’Empereur Frédéric premier, surnommé Barberousse, accorda plusieurs privilèges aux Vénitiens, en considération de l’asile qu’ils lui avaient donné pendant la guerre ; et particulièrement le droit d’avoir la troisième place pour leur DucI au Théâtre du PapeII. Pour épargner la peine à Votre Grandeur de chercher elle-même l’endroit que j’ai l’honneur de lui citer, je vais mettre ici ses propres termes. « Pontifex ob beneficium a Venetis susceptum Sebastiano Duci et ejus successoribus, ac Senatui Veneto privilegia concessit, etc. Et un peu après : Quod Venetorum Principi tertiam sedem in Theatro fieri fecit, cum prius duæ tantum in Papæ Theatro sedes essent, quarum dexteram Pontifex, sinistram vero Cæsar tenet.1 » Il est donc vrai, Monseigneur, {p. 399}que le Pape avait un Théâtre où sa Sainteté occupait la première place, l’Empereur la seconde, et le Doge de Venise la troisième : Eh qu’y pouvait-on représenter de plus beau, de plus pur, et, si je l’ose dire, de plus profitable que les Pièces de Corneille et de Racine ? Y a-t-il rien quiIII ait mieux démasqué l’Hypocrisie que le Tartuffe de Molière : et ne serait-il pas à souhaiter que les Prédicateurs eussent converti autant d’âmes que cet Auteur a corrigé de manières ridicules ? Combien y a-t-il de grands Seigneurs dont les flatteurs applaudissent jusques aux défauts, et qui ne se verraient jamais, tels qu’ils sont, sans les portraits que l’on en fait à la Comédie ? Ce n’est pas toujours le bras levé que l’on fait entendre raison aux hommes : et les instructions qui effrayent font souvent moins d’impression sur les cœurs que celles qui divertissent.

« Il faut étudier les Grands,
S’accommoder à leurs caprices,
Et par des chemins différents
Corriger leurs différents Vices.
{p. 400}D’un ton trop sévère et trop haut
Vouloir d’un Orgueilleux réprimer le défaut
C’est le rendre encore plus superbe ;
Au lieu que sur son âme on fait plus de progrès
Suivant l’ingénieux Proverbe
Castigat ridendo mores. »

Si Votre Grandeur me voulait permettre de lui parler avec autant de bonne foi que de respect, je lui dirais que l’orage qui s’est élevé depuis quelques jours contre la Comédie, dont, sans y penser, j’ai été la cause, a été comme une de ces pluies heureuses, qui redoublent la fertilité de la Terre ; et que les raisons contre un Divertissement si approuvé ont paru si faibles qu’elles ont augmenté l’envie d’y aller. Tous ceux qui se sont déchaînés contre elle ne sont pas plus connus qu’ils l’étaient auparavant, ou s’ils le sont ce n’est pas à leur avantage. S’ils ont excité un peu de curiosité ils ont bien causé des bâillements ; et le plus heureux fruit que puisse faire ce qu’ils ont écrit, c’est, Monseigneur, de leur inspirer une ferme {p. 401}résolution de ne plus écrire. Que voit-on sur le Théâtre du Monde qui, à proprement parler, ne soit Comédie : et que de Personnages y fait-on, à quoi il ne manque que le nom de Tartuffe pour être les Originaux, dont celui qu’on a représenté n’est que la Copie ?

« Bon Dieu, que dans le Monde on se déguise bien !
Dans quelle Comédie a-t-on mieux fait son Rôle
Que Pacôme qui la contrôle
Pendant toute sa vie a su faire le sien ?
Si les fictions et les fables
Parmi les Chrétiens sont blâmables
Et trahissent la Vérité ;
Est-il fiction plus criante
Que de prêcher la Pauvreté
Avec Vingt Mille Ecus de rente ? »

Le Cardinal de Richelieu qui était un grand Théologien, un grand Evêque, et un grand Ministre d’Etat, se serait-il si hautement déclaré le Protecteur {p. 402}de la Comédie, et de ceux qui écrivaient avec succès pour le Théâtre, s’il eût trouvé ce Divertissement indigne d’un Chrétien : et la Sorbonne, qui lui est redevable de tant de bienfaits, peut-elle condamner ce qu’approuvait ce grand Homme, sans donner une atteinte à sa mémoire ? En Espagne et en Portugal, où l’Inquisition est si sévère, ne représente-t-on pas des Comédies : et parmi des Peuples où la moindre peccadille envers la Religion est souvent un crime irrémissible, ces Spectacles seraient-ils permis s’il était vrai qu’ils fussent si pernicieux ? Tertullien, S. Cyprien son Disciple, S. Chrysostome, S. Augustin, Orose, Lactance, Salvien, et pour citer des autorités encore plus grandes, les Conciles ont condamné le plus justement du monde les Spectacles de leur Temps, parce qu’en effet ils étaient abominables ; et si nous en voyions de pareils je suis persuadé que les plus Libertins de notre Siècle les condamneraient aussi ; mais aujourd’hui que la Comédie est non seulement exempte de ces abominations, mais capable de donner des leçons utiles, les {p. 403}raisons qui avaient donné lieu aux Anathèmes fulminés contre elle, ne subsistent plus ; et s’il faut des Divertissements aux hommes pour les délasser des fatigues qui sont inséparables de la vie, c’est un de ceux que je crois le plus innocents. Si je ne craignais d’être comptable des moments que je vous ferais perdre, je vous supplierais très humblement, Monseigneur, d’avoir la bonté de voir vous-même la Comédie d’Esope que je vous envoie, et de me dire s’il y a la moindre chose qui puisse blesser la plus scrupuleuse Vertu. J’y reprends les défauts en général sans toucher à personne en particulier ; et tel qui n’a jamais été sensible à toutes les remontrances qu’on lui a faites, ravi de rire des sottises d’autrui, appréhende d’en faire, de peur de donner sujet de rire à son tour.

« Ce n’est point un conte frivole :
A qui veut faire ce qu’il doit
Il n’est point de meilleure Ecole
Que les Sottises que l’on voit.
Dans les plus illustres Familles
{p. 404}Bien souvent aux Garçons, quelquefois même aux Filles
Les conseils des Parents semblent hors de saison ;
Et par les leçons du Théâtre
Le Fat le plus opiniâtre
 Est d’abord mis à la raison. »

C’est dans cette vue, Monseigneur, que j’ai choisi Esope pour le traduire partout où il y a des abus, et pour lui faire dire, sous les apparences des Fables, la Vérité à tout le monde, sans que personne puisse raisonnablement s’en offenser. Celui que j’ai l’honneur d’envoyer à Votre Grandeur est Esope en Province, et celui qui lui succédera sera Esope à la Cour, persuadé qu’il y a des abus comme ailleurs, et qu’ils y sont d’autant plus considérables que ceux qui les commettent sont dans une plus grande élévation. De là je le mènerai où je croirai ses leçons le plus nécessaires ; et partout je donnerai tant de laideur au Vice et tant de beauté à la Vertu qu’il ne tiendra pas à moi que {p. 405}l’on n’ait autant de haine pour l’un que d’amour pour l’autre.

« Dans le dessein que j’ai de faire aller Esope
Partout où les abus offrent de faux appas,
Ne croyez pas que j’enveloppe
Parmi les vicieux ceux qui ne le sont pas.
Comme un Sot me chagrine, et qu’un Méchant m’irrite,
Avec un vrai plaisir je loue un vrai Mérite ;
N’importe dans quel rang on en soit revêtu :
Aux petits comme aux Grands j’aime à rendre justice ;
Et je défigure le Vice
Comme j’embellis la Vertu. »

Vous voyez, Monseigneur, par la Matière que je me prescris que je ne cherche ni à corrompre les mœurs, ni à favoriser le libertinage ; et qu’en soutenant les Spectacles nécessaires, je souhaite qu’ils soient toujours innocents. Si malgré toutes les précautions que je prends pour ne rien laisser échapper à ma {p. 406}plume qui me puisse brouiller avec la Pudeur la plus délicate, il plaît à Votre Grandeur de m’employer à quelque chose de plus sérieux, mon obéissance à ses Ordres lui fera connaître avec combien de soumission et de respect je suis,

Monseigneur,

De Votre Grandeur,

Très humble et très obéissant serviteur.