Abbé Cernay

1662

Pédagogue des familles chrétiennes

Édition de Doranne Lecercle
2018
Source : Cernay, abbé, Pédagogue des familles chrestiennes. Contenant un recueil de plusieurs Instructions sur diverses Matieres. Divisé en quatre parties. Utiles aux Curez et autres Ecclesiastiques, pour s'aquiter de leur devoir: Aux Chefs de Familles pour l'instruction de leurs Enfans et Domestiques, et à toutes sortes de Personnes qui veulent vivre selon Dieu. Recueilly par un Prestre du Seminaire de S. Nicolas du Chardonnet, Paris, Pierre de Bresche, 1662, p. 443-453.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

Le
Pédagogue
des familles
chrestiennes.

Contenant un Recueil de plusieurs
Instructions sur diverses Matieres.
Divisé en quatre parties.
Utiles aux Curez et autres Ecclesiastiques, pour
s'aquiter de leur devoir: Aux Chefs de Familles
pour l'instruction de leurs Enfans et Domesti-
ques, et à toutes sortes de Personnes qui veu-
lent vivre selon Dieu.
Recueilly par un Prestre du Seminaire de
S. Nicolas du Chardonnet
Chez Pierre de Bresche, Libraire et
Imprimeur Ordinaire de la Reyne Mere, ruë
S. Jacques, devant les charniers S. Benoist,
à l'Image S. Joseph et S. Ignace.
M DC LXII
Avec Approb. des Docteurs et Privilege du Roy

{p. 443}

Instruction chrétienne sur la Comédie. §

Il y a-t-il longtemps que la Comédie est au monde ?

Oui : car elle y est dès le temps du Paganisme et de l’Idolâtrie, qui était la saison plus commode au Démon pour établir cette abomination.

Les Païens donc s’y amusaient et si adonnaient beaucoup ?

Il est vrai qu’ils lui donnèrent quelque vogue avant qu’ils en eussent aperçu les mauvaises suites.

Qu’avaient-ils à craindre, eux qui ne croyaient point de vrai Dieu, ni de vie Eternelle ?

Ils appréhendaient néanmoins la corruption des mœurs si dangereuse aux Républiques ; ce qui fit que leurs Philosophes blâmèrent cette occupation, et les Magistrats châtièrent ceux qui en faisaient le métier.

Les Premiers Romains qui étaient si grands politiques eurent de la peine à les souffrir, et ils ne se seront peut-être pas oubliés à les décrier ou à les châtier ?

Il y en a assez de preuves par les Histoires.

Apprenez m’en seulement quelques-unes en passant, {p. 444}puisque assurément ce ne sont pas là vos meilleurs Auteurs ?

Je le ferai aussi pour confondre par là, les mauvais Chrétiens et les libertins.

Je serai très content d’en savoir pour ce sujet quelque chose ?

IlSuet. in oct. c. 44. L. consensu. § vir quo que. cod. de repud. y eut de leur temps un Sempronius Philosophe, qui répudia sa femme pour avoir été à ces jeux et spectacles publics, dont la Comédie a toujours tenu le premier rang, et les Empereurs ont aussi permis le divorce pour pareille cause.

Si cela se pratiquait aujourd’hui, il y aurait encore plus de mariages rompus qu’il n’y en a, quoique ce soit souvent pour de moindres raisons ?

Ce fut aussi pour ce sujet que Octave Auguste défendit aux femmes d’y assister, et l’un des Scipion voyant les grands désordres que ce mauvais entretien causait dans les familles, persuada aux Romains par une grave et forte harangue, d’empêcher les vices étrangers, tel qu’étaient la Comédie de prendre pied dans Rome, ce qui eut assez de pouvoir pour faire tôt après ruiner et brûler les lieux destinés à tel usage, avec tous les sièges et autres préparatifs dont on s’y servait.

Cette action fut fort louable à un Païen ?

LeursValer. Max. Auteurs louent encore Alcibiade, qui faisant noyer un certain Comédien lui cria tout haut, Puisque tu m’as si souvent abîmé dans ta Scène, il faut que je t’abîme une seule fois dans la Mer. Et SénèqueSene. ep. 7. dit qu’il n’y a rien de si contraire aux bonnes mœurs que ces jeux, qui insinuent le vice dans le cœur des assistants.

Mais pourquoi appelle-t-on ces gens -à Comédiens, et leurs Jeux Comédie ?

L’Origine de ce nom vient d’un Comus, que les {p. 445}Idolâtres ont jadis adoré pour le Dieu de la Gourmandise et de l’Impureté, à la louange de qui les débauchés faisaient forceI vers lascifs, qu’ils récitaient en public avec tant de licence, qu’il fallut y employer la sévérité des Juges.

Quelle punition leur ordonnèrent-ils ?

Il faut que ce fût quelque peine corporelle, au moins Horace« Vertere ergo stilum formidine fustis. » parlant d’eux en l’une de ses Satires, dit.

« Qu’ils changèrent enfin de ton
De crainte d’avoir du bâton. »

C’est ce qu’il leur arrive quelquefois, quoique non pas si souvent, que mérite leur insolentes coutumes, et leur honteux commerce.

L’on pourrait néanmoins y apporter d’autres remèdes plus doux, plus Chrétiens, et moins violents.

Où en trouverait-on de la sorte que vous dites ?

Il y en a assez dans les saintes Ecritures, dans les Pères, et les Docteurs de l’Eglise.

Il faut donc que ces Pères et Docteurs aient des remèdes fort spécifiques, pour un mal si dangereux et contagieux ?

Cela est ainsi : car ils y ont apporté des raisons très convaincantes, avec des autorités et censures capables de contenter, et de contenir toute personne qui n’aura point perdu le Jugement.

Quelles raisons y peut-on encore apporter ?

Il y en a plusieurs, comme de dire que ce qu’on voit aux Comédies, est ordinairement contraire à la vertu et aux bonnes mœurs par la raison ci-devant dite.

Comment cela !

Parce que le propre de la vertu, est de régler et réprimer les sales passions les soumettant à la raison : {p. 446}où la Comédie les produit et les étale de toute leur force, en approuve tous les succès, et y donnent des récompenses.

Il y a t-il quelque autre raison à ajouter ?

Oui : car l’on voit que tout ce qui se représente pour l’ordinaire en tels Jeux, sont des pièces d’amour déshonnête qui paraît avec la plus grande effronterie qui se puisse imaginer, et se débite avec tant d’art et d’adresse affectée, qu’il ne fait pas peu d’impression sur l’esprit des spectateurs, et dont ils peuvent retenir de très pernicieux exemples.

Quels mauvais exemples en peut-on remporter ?

Tels sont les discours impudiques qu’on y dit, les inventions diaboliques de faire réussir des desseins d’Impureté, les moyens de venger les injures, d’excuser ou louer des actions infâmes, et autres pareilles abominations.

Mais les Comédiens ne sont pas cause de tous ces maux, et leur intention ne peut pas être telle ?

L’on ne peut excuser l’intention, lorsque l’effet s’en trouve mauvais ; puisque c’est toujours contribuer au mal tout ce qu’on peut de sa part.

Que trouvez-vous en cela de blâmable.

Rien ; sinon tout l’appareil de la Comédie, c’est-a-dire, les Acteurs, les Sujets, les habits, les postures, bref tout le reste de ce honteux attirail.

Y a t-il à redire en cela ?

Beaucoup très certainement : car je ne sais comme l’on peut souffrir ces grands fainéants ou valets travestis, suivis de coureusesII et Damoiselles faites à la hâte, tout plein de fard, de plâtres, de mouches, et de farine, et accompagnés des gestes impudents, de regards lascifs, de discours insolents, de déguisement d’hommes en femmes, et de femmes en hommes, le tout avec si peu de honte, qu’il faudrait {p. 447}leur être semblable pour les pouvoir approuver.

Quand il y aurait quelque chose à reprendre à leurs personnes, néanmoins les Histoires qu’ils représentent sont toujours assez agréables ?

Toute la rimaille que ces badins viennent déclamer sur leur Echafaud, n’est souvent remplie que de fables ridicules, où n’y a autre vérité, sinon qu’ils publient en vers, les vices qui se commettent en prose dans les maisons : ce qui ne peut agréer aux personnes raisonnables.

Ils ne laissent pas de divertir le monde ?

Ils divertissent très peu de gens sages du monde, qui en font la meilleur partie, et qui sont peu curieux de telles fadaises et impertinences : Mais seulement quelques jeunes gens, certaines femmes incapables de tout bon et sérieux entretien, et qui dès là, sont insuffisants de faire la loi aux autres.

L’on ne laisse pas d’y assister avec plaisir, et en grande compagnie ?

Cette mauvaise pratique vient de ce que le commun du monde veut être trompé partout où il cherche les injustes passe-temps, et que la corruption le porte à ce qui est plus défendu.

En quoi est-on trompé par la Comédie ?

C’est que si l’on en ôtait tout cet appareil odieux que nous avons dit, que les Joueurs et Joueuses y parussent en leur habits ordinaires, le Théâtre sans ce qu’ils nomment décoration, Il ne se pourrait rien voir de plus inepte et risible, ni de plus sottes gens que ceux-là.

Mais ce sont aussi ces choses que vous censurez, qui font la Comédie ?

C’est aussi ce qui est défendu par toutes les lois divines et humaines, et qui fait ce qu’on a appelé Spectacle.

{p. 448}

L’Ecriture Sainte est-elle contraire à tels Spectacles et recréations ?

Il ne faut que voir ce qu’en disent les Pères de l’Eglise, qui l’allèguent tous sur cette matière.

Qui sont les Pères qui en parlent, et qu’en disent-ils de bien important :

Outre ce qu’en disent Clément Alexandrin, S. Ambroise, et S. Augustin en divers traités : il y a encore Tertullien et S. Cyprien, Cyprien. de spect. qui assurent que l’ancienne croyance de l’Eglise, est qu’aux renonciations du Baptême contre le Démon, ses pompes, et ses œuvres, les Spectacles et les Comédies y sont comprises, et ajoutent, qu’on manquerait beaucoup de conduite d’exorciser d’une part le Démon, si d’ailleurs on laissait aux Chrétiens pleine liberté d’assister à telles occupations, et de renoncer par là à Jésus-Christ, ainsi qu’ils auraient avant fait au Diable.

Mais ces Saints Pères ont-ils improuvéIII le plaisir qu’on prend en telle rencontre, où les assistants n’ont aucun mauvais desseins ?

C’est sur quoi ils ont exagéré davantage, n’ayant pu raisonnablement souffrir, Tert. de spect. c. 4. que les fidèles employassent une notable partie du temps à ces folies et extravagances, absolument contraires à la profession Chrétienne, et à la loi de Dieu, qui parlant par la bouche de S. Paul, défendit aux Ephésiens Ad Eph. 5. 3. de nommer aucune sorte d’impureté, de vilenie, de sottise, ni de bouffonnerie impertinente. Et écrivant à Timothée, Ad Tim. 2. 16. il lui recommande par exprèsIV de ne se point amuser à aucuns discours profanes et vains, qui ne servent que pour l’impiété.

Ces Saints Pères ne veulent-ils donc point permettre qu’on se puisse réjouir ?

Tant s’en faut ; ils le conseillent après le même {p. 449}Saint Paul, qui ordonne aux PhilippiensPhil. 4. de se réjouir, pourvu que ce soit selon Dieu, et non pas selon le Diable : ainsi que les Saints l’ont entendu.

Comment se peut-on réjouir selon le Diable ?

C’est quand on met son plaisir aux choses contraires à la règle de la Doctrine de l’Eglise, comme nous avons déjà dit.

S’il y avait tant de mal, les Papes dans l’Eglise et les Princes dans leurs Etats, en auraient condamné l’usage ?

Aussi ont-ils fait souvent, comme il paraît en un Concile de Constantinople, qui prohibe absolument les farceurs, bouffons et Comédiens,in Trul. c. 5. avec les Jeux, Spectacles, et les Danses qui s’y font, ainsi qu’ont fait plusieurs autres Conciles.

L’on ne doit donc pas ainsi recevoir les Comédiens à la Sainte Communion ?

Il faut leur refuser sans doute, s’ils ne donnent des marques visibles de leur repentir, et s’ils ne quittent effectivement ce damnable métier, que les Saints Canons4. quest. 1. c. 1. déclarent infâme, comme il est porté par le 3. Concile de Carthage.

C’est peut-être aussi pourquoi les Papes les ont bannis de l’Eglise ?

Cela est vrai, et la décision du droit Canon tirée de S. Cyprien dit,C. scen : de consec. dist. 2. que ce serait traiter indignement la Majesté de Dieu, et diffamer la Doctrine Evangélique, si on exposait l’honneur et la pureté de son Eglise,C. prod. 65. de consec. dist. 2. aux approches contagieux des vilains, et des gens sans honneur.

Les Princes séculiers les ont-ils ainsi mal traités ?

Il y paraît par ce que l’Empereur Théodose L. ad bestias ! cod. Theod. l. 10. l. 2. §. 1. art. prator. ff. de his qui neant infam. ordonna qu’on les exposât aux bêtes féroces, et par tout le droit Romain ils sont déclarés infâmes, c’est-à-dire, indignes d’être reçus en témoignage, ni {p. 450}d’exercer Offices publics.

Nos Rois les ont-ils aussi condamnés ?

Il suffit pour cela de lire l’Ordonnance de Charles IX. aux Etats d’Orléans, et celle d’Henri III. à ceux de Blois, surtout aux articles faits contre les farceurs, bateleurs, et pareille vermine du siècle.

Mais il y a grande différence de ces gens-là à nos Comédiens ?

Il ni en a aucune quant à la profession, et aux personnes également infâmes, et excommuniées : car de parler en rime ou en prose dans une place ou une Halle publique, cela ne change rien de la qualité des personnes ni de l’action.

Néanmoins il y a toujours meilleure compagnie aux uns qu’aux autres ?

Dites plus apparente, mais non pas meilleure : car tous les assistants font un pareil mal, comme étant pareillement défendu, et le nombre des fous étant infini selon l’Ecriture, principalement en semblables lieux.

Est-ce donc un si grand péché d’y assister ?

Il est presque aussi grand que celui des Acteurs, qui ne paraîtraient pas en public, s’ils n’y étaient attirés par ceux qui les entendent, et dont ils regardent plus l’argent, que tout autre chose. Il est de cela, comme de prêter des échelles aux voleurs de qui on se rend complice par ce moyen.

Si les Comédiens ne considèrent que le profit qu’ils font, il est donc permis de leur donner quelque chose ?

C’est ce qui est étroitement défendu par les Canons,Cap. donare dist. 86. qui les condamnent, ne voulant pas que personne contribue à leur subsistance, et déclarent que c’est un très grand péché.

Il y a pourtant des Princes et Grands Seigneurs qui en entretiennent à leur dépens ?

{p. 451}

Cette action des Grands, ni leur qualité ne les rendent pas impeccables, au contraire la parole de Dieu enseigne, que les Grands et les Puissants seront les plus puissamment châtiés, Sap. 6. 7. et ce, tant pour leur propres péchés, que pour ceux où ils auront induit les autres par l’éclat de leur mauvais exemples.

Cependant S. François de Sales dit que les Comédies ne sont nullement choses mauvaises en leur substance, ains indifférentes.

Cela est vrai, mais il faut lire tout le passage qui dit qu'elles sont dangereuses, Introd. p. 2. ch. 23. et s’y affectionner cela est encore plus dangereux : ce sont les termes qui ne parlent que des Comédies honnêtes, et non de celles qu’on joue ordinairement et qui sont défendues comme nous avons dit : De plus quoique toutes choses soient bonnes en leur substance, il ne s’ensuit pas qu’elles le soient en tout leur usage.

Si jouer des Comédies et y assister sont de si grands péchés et si scandaleux, pourquoi dans les Collèges où l’on instruit les jeunes gens à la vertu et aux bonnes mœurs, leur en fait-on représenter avec si grande affluence de leurs parents et amis.

La différence de celle-ci aux autres est si visible, qu’elle paraît toute contraire.

En quoi paraît cette si grande différence ?

C’est premièrement que dans les Collèges le dessein des Précepteurs, n’est pas de dresser la jeunesse à la profession infâme des Comédiens, ni de leur apprendre à y gagner leur vie ?

2. Ce n’est qu’un exercice honnête pour les rendre plus hardis et capables de parler en public, selon les Emplois que la Providence et leurs parents leur pourra donner.

3. Ce qu’ils représentent en tels lieux, est souvent fort sérieux et en langage Latin, qui ne divertit pas {p. 452}beaucoup le Peuple, quoiqu’ils contentent leurs amis qui les voient réciter leur rôletV de bonne grâce.

4. C’est que ces jeunes gens ne seront mis en ces Jeux, qu’une fois ou deux pendant le cours de leurs études : Ce qui pris tout ensemble ne peut produire aucun mauvais effet comparable à ceux des Comédiens publics.

Les vrais Comédiens représentent aussi quelquefois des pièces sérieuses, et des Histoires Saintes.

C’est ce qui se voit fort rarement, et hors une ou deux qui ont déjà vieilli, il n’en a point paru de cette sorte.

Mais n’en pourrait-on pas composer de cette façon, qui ne divertirait pas moins que les autres ?

Les Histoires Saintes n’ont pas été écrites pour donner du plaisir aux peuples, mais pour les porter à imiter les vertus des Saints qui seraient profanés dans des bouches impures, et par des misérables qu’on a bannis du commerce des gens de bien.

L’Hôtel de Bourgogne a pourtant servi à telles représentations d’Histoires Sacrées ?

Vous dites vrai : car autrefois quelques habitants de Paris représentaient la Passion de Notre Seigneur, dont la figure est encore restée en relief sur la porte de cet Hôtel, et il appartenait à des Confrères, qui eussent peut-être mieux fait de la laisser inutile, que d’y mettre des infâmes qui détruisent ce que les premiers y avaient établi à bonne intention.

J'ai oublié à vous demander si d’aller à la Comédie était péché mortel ou véniel ?

Je crois vous avoir dit que les assistants et les joueurs, étaient presque également coupables, et que les Pères de l’Eglise ont appelé ce péché très griefVI, qui peut se rendre pire par les diverses circonstances ; ce qui doit suffire à des vrais Chrétiens qui croient {p. 453}en un Dieu, à qui le péché véniel a même été mortel, et qui est mort indistinctement pour tous les péchés des hommes.