Ferdinand François Chatel

1833

Discours sur les spectacles

Édition de Doranne Lecercle et François Lecercle
2018
Source : Ferdinand François Chatel, Discours sur les spectacles, Paris, Prévôt, libraire, 1833.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[EN-TETE] §

DISCOURS
SUR LES SPECTACLES,
prononcé
par m. l'abbe chatel, eveque primat par election
du peuple et du clerge, a l'eglise catholique
francaise primatiale, faubourg saint-
martin, en presence des artistes
des theatres de la capitale.

{p. 3}

[Discours sur les spectacles] §

Si, comme dans les siècles de barbarie du moyen âge, et lorsque les prêtres eux-mêmes étaient comédiens, le spectacle se composait de représentations obscènes toujours propres à fomenter le vice et à faire rougir la vertu, nous ne viendrions point dans la chaire de vérité le défendre contre ses détracteurs. Mais, qu’y a-t-il de commun entre le théâtre de nos jours et les tréteaux des confrères de la Passion ? La Création du ciel, les Mystères de Joseph, de Suzanne et de JudithI, dont les principaux rôles étaient remplis par des prêtres, ont-ils la décence des pièces jouées sur nos théâtres modernes ? Lisez les premières vous y trouverez des {p. 4}leçons de volupté et de débauche ; parcourez les secondes, vous y verrez le vice flétri et la vertu exaltée. Les Mystères de Suzanne, de Judith vous apprendront que le langage de la scène d’alors était tout aussi libre que celui de nos carrefours. Comparez les deux répertoires, vous serez convaincu que le clergé d’autrefois exploitait le théâtre pour mieux exploiter la crédulité du peuple en flattant ses passions, et que de nos jours il le défend, parce que le théâtre, par la direction des esprits et les progrès de la civilisation, est un des puissants moyens d’éclairer la multitude. Ce n’est pas, mes frères, que nous prétendions faire l’apologie sans restriction de tout ce qu’on joue sur nos théâtres ; nous savons que les mœurs n’y sont pas toujours respectées. Mais, y a-t-il dans le monde quelque chose dont l’homme n’abuse ? Nos temples aussi peuvent devenir dangereux pour quelques-uns par les nombreuses réunions qui s’y forment ; faut-il pour cela les fermer ? D’ailleurs, si la légèreté d’une expression, ou le peu de convenance d’une posture, vous ont blessé quelquefois, que de fois aussi vous vous êtes senti un attrait irrésistible pour la vertu en entendant des voix éloquentes stigmatiser le vice ? Ah ! qu’elle était puissante pour la vertu la voix de cet homme qu’un prélat voulut convertir parce qu’il était acteur, et dont le grand homme disait {p. 5}qu’il l’aurait décoré s’il n’eût pas craint les sots préjugésII.

Sans doute, si le spectacle était ce que le font en chaire ces jeunes écervelés de séminaire, ces prêtres ignorants et fanatiques qui parlent de tout en maîtres, et qui ne savent rien, pas même leur langue à l’étude de laquelle ils préfèrent une théologie sophistique et barbare que ni eux, ni leurs maîtres ne comprennent ; si le spectacle, dis-je, était ce que le font ces hommes absurdes, il faudrait le défendre ; il serait alors tout aussi dangereux que lorsque le curé de Metz montait sur les tréteauxIII ; que le cardinal Lemoine achetait l’hôtel de Bourgogne pour le donner aux comédiens Français ; que le cardinal de Richelieu reprochait aux bouffons de cet hôtel de n’être point assez gais dans leurs rôles ; et qu’enfin l’abbé Perrin avait la direction de l’OpéraIV.

Mais, qu’était-ce que la comédie dirigée par les prêtres ? Un hideux assemblage de bouffonneries où la religion et les choses les plus saintes étaient jouées comme des farces ; où les ministres de la religion même venaient donner l’exemple de la plus cynique immodestie, et corrompre autant par leur mise et leur jeu, que par la liberté révoltante de leurs paroles, les peuples qu’ils devaient édifier.

De nos jours au contraire, qu’est-ce que le théâtre ? un lieu où sont représentés avec une étonnante {p. 6}précision tous les ridicules de la pauvre humanité, depuis ceux du prince assis sur le trône, jusques à ceux du pauvre couché sur la poussière ; où l’hypocrisie mise à nu, succombe sous le poids des anathèmes publics ; où la liberté trouve toujours des applaudissements, et la tyrannie des sifflets ; où le fanatisme excite l’indignation, la pitié ou le mépris, et où la charité, la tolérance sont toujours accueillies avec transports ; où enfin tout ce qui est juste, noble, généreux, désintéressé, trouve sympathie, et où l’on ne repousse que ce qui est contraire aux vrais intérêts des peuples et au bonheur de l’humanité : voyez l’épouse de Thésée, bourrelée de remords, et expirante au milieu des plus cruelles angoisses, victime d’une flamme coupableV ; quel cœur de femme n’a pas frissonné d’horreur aux accents de désespoir, de rage et de fureur de notre immortelle tragédienne dans le rôle de la belle-mère d’HippolyteVI ! Quel est le mauvais prêtre qui n’ait pas senti sa conscience l’accuser en entendant Tartuffe dire à une femme pour la séduire : « il est avec le ciel des accommodements ?VII

Ministres de la religion, qui défendez le spectacle, sous quelque prétexte que ce soit, qui proscrivez la comédie et les comédiens, répondez ; est-ce donc un péché de peindre si bien le vice, que les coupables soient forcés de se reconnaître dans le tableau ? {p. 7}Est-ce un péché de préconiser la franchise, la loyauté, le courage, la valeur, la générosité, et de flétrir l’hypocrisie, la lâcheté, la perfidie, l’avarice ?

Eh bien ! puisque le spectacle n’est qu’une critique de ce qui est mal, une censure des ridicules des hommes, qui vous autorise donc à en anathématiser les artistes ? Que signifient toutes vos lois de catégorie qui poursuivent les morts jusque dans la tombe ? Que dis-je, jusqu’au-delà même du tombeau ? Que signifient ces lois de haine et de vengeance qui livrent aux flammes éternelles les âmes des Larive, des Lekain, des Raucourt, des TalmaVIII et de tant d’autres dont les talents ont plus contribué à faire admirer tout ce qu’il y a de sublime dans la religion chrétienne, que toutes vos dévotions de Marie AlacoqueIX, de Louis de GonzagueX, du sacré cœurXI et d’Ignace de LoyolaXII.

L’Eglise, dites-vous, (et l’Eglise, c’est vous) a le droit de faire des lois de discipline. Oui, sans doute ; mais a-t-elle le droit de faire des lois absurdes ? A-t-elle le droit de faire des lois d’exception ? Quand le maître a dit que « la charité s’étendait à tout et à tous », pourquoi vos évêques prétendraient-ils la restreindre à quelques-uns ?

D’ailleurs, il faudrait que vos pontifes et vos lois ecclésiastiques s’accordassent entre eux ; or, dites-moi, {p. 8}je vous prie, s’il n’y a pas confusion complète dans votre code comme parmi vos législateurs mitrés ? Le chef de votre Eglise ne permet-il pas à Rome, ce que vous défendez à Paris ? M. le vicaire de telle paroisse ne refuse-t-il pas l’absolution à sa pénitente qui est allée au spectacle, quand M. son curé la lui donne ? A Milan, à Turin, à Rome, a Naples un prêtre ne peut-il pas sans encourir les censures, se montrer au théâtre même en soutane et en chapeau à trois cornes ? Encore une fois, messieurs les prêtres romains, tâchez de vous entendre ; car, ce n’est pas, je pense, parce que le spectacle est plus décent à Rome et à Turin qu’à Paris, qu’il est permis dans ces deux villes, et défendu dans la dernière. Il y a, je crois, une immense distance entre la sévérité des mœurs françaises et la licence des mœurs italiennes. Que prétendez-vous donc par vos lois prohibitives ? Maintenir l’ancienne discipline. Mais cette ancienne discipline quelle est-elle ? l’avez-vous bien comprise ? et si vous l’avez bien comprise, l’appliquez-vous de bonne foi ?

Vous nous citez sans cesse les conciles d’Elvire, d’Arles et de CarthageXIII. Il est vrai que ces conciles ont condamné les histrions ; mais, ignorez-vous la différence d’un histrion à un comédien ? Faut-il confondre dans le même anathème ceux qui renouvelant les scènes de débauche des bacchantes {p. 9}et des saturnales du paganisme, venaient sur des trétaux afficher la plus révoltante immodestie, et les artistes de notre scène française qui a fait et fait encore notre plus belle gloire aux yeux de l’Europe ? D’ailleurs, ignorez-vous que les pères de l’Église primitive ne firent l’application des lois disciplinaires de ces conciles touchant le spectacle, qu’aux seuls histrions, et que jamais il ne fut question des comédiens ?

Ignorez-vous que les théologiens scholastiques sont entièrement favorables à ces derniers ? St Thomas, le plus célèbre de vos docteurs, que vous avez surnommé l’ange de l’école à cause de l’excellence de sa doctrine et de la pureté de ses mœurs, s’exprime ainsi : « Le divertissement étant quelque fois nécessaire à l’entretien de la vie humaine, l’art des comédiens n’est pas défendu. » (Tom. 2. 2. 9. 168 ad. 3) Ce saint docteur ajoute : « On lit dans la vie des saints que Saint-Paphnuce eut révélation qu’un comédien jouirait avec lui dans le ciel du même degré de gloire que lui. »

Saint AntoineXIV s’exprime encore plus clairement. Il prétend que la profession de comédien servant au divertissement de l’homme, ne doit pas être défendue ; « qu’ainsi il est permis de vivre du gain de cet art. » (St Ant. 3 p. sum. Tit. 8, s. 12.)

St Charles Borromée avait obtenu du gouverneur {p. 10}de Milan d’examiner toutes les pièces qu’on devait jouer au théâtre. Le censeur, chargé de l’examen provisoire, était le prévôt de Saint Barnabé.

Le témoignage de St François de Sales vient encore corroborer l’opinion des scholastiques. «  Les comédies, dit-il, en leur substance, ne sont nullement choses mauvaises, mais indifférentes… je dis donc, Philothée, qu’il est loisible d’ouïr d’honnêtes comédies, que ce n’est pas mal de le faire, mais oui bien de s’y affectionner. » (Introduction à la vie dévote, pag. 1re du chap. 23.)

Mais, ce que notre clergé francico-romain ne peut ignorer, c’est qu’à Rome où les devoirs religieux doivent être plus scrupuleusement observés que partout ailleurs, il existe un théâtre magnifique que le pape Benoît XIII a fait élever à ses frais, et qui appartient en toute propriété à la chambre des finances du pape. (Le théâtre de Cordonne. Dict. de l’Italie, tit. 2, p. 566XV.)

Le pape Innocent XI a organisé lui-même des théâtres ; nous en comptons huit à Rome où l’on rencontre journellement des ecclésiastiques, des moines et des évêques. (Ibidem.)

D’après cela, voici le petit dilemme que nous proposerons au clergé gallico-romain ; nous lui dirons : Ou vous êtes conséquent dans l’application de vos lois ecclésiastiques sur les théâtres, ou vous {p. 11}ne l’êtes pas ; si vous êtes conséquent, vous excommuniez donc St Thomas, St Antoine, St Charles Borromée, St François de Sales qui approuvent le spectacle, et, par-dessus tous, le pape qui construit des édifices pour cet objet, et tient à sa solde des comédiens ? Mais alors, pourquoi n’avoir pas lancé les foudres de l’Église Gallicane contre ce souverain pontife qui mourut à Valence ? Il était sur le territoire de votre Église, et c’était le cas de faire usage de votre puissance. Mais, j’oubliais qu’« il est avec le ciel des accommodements ». Ainsi, vous avez toujours deux poids et deux mesures. Vous ménagez les grands parce que vous en espérez de l’argent et des honneurs ; vous frappez les petits, parce que vous pouvez impunément les braver. Voilà pourquoi vous permettez au roi et à ses courtisans, ce que vous refusez à tout autre citoyen ; s’accuse-t-on au tribunal de la pénitence d’avoir été au spectacle ? on ne peut, selon vous, approcher de la table sainte, pas même au temps pascal. Mais, si votre pénitent est un roi, ou quelque personnage de sa maison, vous n’êtes pas si difficile, et ce qui était un gros péché pour ce pauvre roturier, n’est plus qu’une peccadille pour ces grands seigneurs.

Mais, mes frères, ce n’est pas assez de vous avoir prouvé par les aveux et la conduite des prêtres, que le spectacle n’était point un péché, il faut encore {p. 12}vous montrer pourquoi il est proscrit en France, et permis à Rome.

Sous le spécieux prétexte de zèle pour la religion, trop souvent nos chers confrères laissent apercevoir des projets d’envahissement et de domination.

Le clergé de France a eu près d’un siècle la direction du théâtre, et jamais le spectacle ne fut plus mauvais ni plus dangereux pour les mœurs que sous sa direction. Il paraît néanmoins qu’alors il n’était un péché pour personne, puisqu’on avançait l’heure des offices, afin qu’au sortir du lieu saint, tous les fidèles y pussent assister. Ainsi, le prêtre de ce temps-là était tout à la fois prêtre et comédien. Se dédommageant sur les tréteaux de sa gravité et de sa contrainte à l’Église, on le voyait le soir jouer la pantomime, et égayer le public par des plaisanteries presque toujours libres et bouffonnes.

Il est vrai que bientôt l’extrême licence des gens d’Église blessa la cour même ; il fut défendu de jouer des pièces qui eussent trait aux mystères de la religion et aux choses saintes. Le théâtre changeant alors de direction, changea aussi de directeur. L’inspection en fut confiée à LullyXVI. La morale et la religion ont beaucoup gagné à ce changement ; les prêtres seuls y ont perdu de leur influence. {p. 13}Jusque là, ils avaient eu le privilège de l’impunité ; on n’avait pu mettre en scène leurs ridicules ; ils se fussent bien gardés de le permettre. Mais depuis cette époque, on les a joués comme les autres ; leurs défauts, leurs vices, ont été une mine féconde qui a puissamment contribué à enrichir notre littérature. Et c’est précisément ce qu’ils ne pardonneront jamais à nos théâtres. Voilà le motif de leurs lois de catégorie ; lois qu’ils avaient oubliées tandis qu’ils commandaient en maîtres à la scène française, et qu’ils ont fait revivre dès que le monopole leur a échappé.

Il n’est point de gloire, point de talent qui puissent trouver grâce devant le fanatisme. Le fanatique est envieux, jaloux, vindicatif ; sa conduite étant toujours en opposition avec sa doctrine, il offre constamment des armes à la critique. Aussi, est-il sans cesse en but aux sarcasmes et à la malignité publics. Ne pouvant se défendre sur quelque point qu’on l’attaque, il se fâche, s’irrite, s’emporte jusqu’à la fureur ; quand il a pour lui la force, il se passe volontiers de la justice, et sacrifie sans pitié quiconque n’est pas de son avis. La mort de ceux qu’il hait, ne lui suffit pas ; il exerce des vengeances jusque sur des cadavres ! Que dis je ! une éternité même de vengeances peut à peine le satisfaire !

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« Au XVIIe siècle, un homme s’est rencontré qui, par l’admirable sagacité d’un esprit toujours plaisant, toujours naturel, toujours varié, toujours utile, a banni du sein de la nation française et l’esprit faux, et le jargon, et l’équivoque, et les pointes, et les jalousies folles, et l’amour honteux des vieillards, et la haine de l’humanité, et la coquetterie, et la médisance, et la pruderie, et la fatuité, et la basse avarice, et l’esprit de chicane, et la frivolité des magistrats, et la petitesse qui fait aspirer à paraître plus grand qu’on n’est, et l’empirisme ignorant des médecins, et la risible imposture des faux dévots ; » eh bien ? mes frères, cet homme prodigieux, l’honneur de la France et de la littérature française, cet homme que Louis XIV admirait, bien qu’il n’eût pas toujours flatté les grands et les rois, cet homme en mourant ne peut éviter les foudres de l’Église ! M. Harlay de ChampvallonXVII, archevêque de Paris, lui refuse une messe !

Louis XIV lui-même, le superbe Louis XIV, sollicite vainement de l’arrogant pontife une place en terre sainte pour Molière ; il n’obtient qu’un refus insultant ! Ce despote devant qui tout s’humilie, s’incline devant la volonté d’un prêtre, et les portes de Saint Eustache sont impitoyablement fermées au pensionnaire du roiXVIII qui fait trembler l’Europe.

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Les intérêts de la religion ne sont donc pour rien dans la prohibition du spectacle : le vrai motif des anathèmes de l’Église de France contre les acteurs et la comédie, c’est la perte du monopole, d’une influence acquise, le dépit de ne plus pouvoir jouer les autres, et la douleur de se voir jouer soi-même. Laissez nos princes ecclésiarquesXIX exploiter à leur gré le théâtre, ils trouveront que tout ce qui s’y joue est à la plus grande gloire de Dieu ; mais n’espérez point de salut, tant que vous n’en remettrez pas la direction entre leurs mains.

Mes frères, depuis longtemps les lumières et la civilisation ont fait justice de cette barbarie du fanatisme qui voue à l’enfer, des hommes, qui comme tous les autres, ont droit à notre estime, quand ils se recommandent par leurs vertus.

Nos évêques seuls, s’aveuglant sur les vrais intérêts de la religion, leur refusent les prières de l’Église ; au mépris de la charité chrétienne, ils admettent une distinction des personnes que Jésus-Christ a défendue.

Catholiques français, soyons plus justes envers nos frères et nos concitoyens, que ne le sont le préjugé, le fanatisme et l’ignorance. Gardons-nous de proscrire ceux que St Paul allait entendre à Éphèse, et que parmi nous, le grand homme faisait asseoir à sa tableXX, et puisque les vertus d’un acteur ne doivent {p. 16}pas être d’un moindre prix aux yeux de Dieu que celles de tout autre citoyen, ne faisonsXXI point à la cendre de ceux dont le cœur est rarement insensible au malheur, les devoirs que la religion et l’humanité réclament pour tous les hommes indistinctement.