Louis Hurtaut Dancourt

1759

Dancourt à Rousseau

Édition de François Poudevigne
2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Source : Louis Hurtaut Dancourt, L.-H. Dancourt, Arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, Berlin et Amsterdam, J. H. Schneider, 1759.
Ont participé à cette édition électronique : Francois Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

L. H. Dancourt
Arlequin de Berlin
à Mr. J. J. Rousseau
citoyen de Genève.

Ridendo dicere verum.
BERLIN
Et se trouve
A AMSTERDAM,
Chez J. H. Schneider.
M. DCC. LIX.

Au Roi §

Sire,

Ce n’est point au Vainqueur de Rosbach que j’ai l’honneur de dédier cet Ouvrage : né Français [n.p.] je serais un traître. Ce n’est point au Vainqueur de Lissa : comblé des bienfaits de sa Majesté l’Impératrice pendant que j’ai eu l’honneur de la servir je serais un ingrat. Ce n’est point au plus généreux des Maîtres, non plus qu’au Monarque dont je viens d’éprouver la clémence, je serais un flatteur. C'est au Protecteur des Arts, c’est à l’Ami des talents que j’offre l’Apologie de celui que j’exerce pour l’amusement de son auguste Cour ; quel moyen plus sûr de rendre mes arguments invincibles que de les décorer du nom de Votre Majesté ? C'est, en travaillant pour le bien de ma cause, manifester au Public la reconnaissance, [n.p.] le zèle et le très profond respect avec lesquels j’ose me dire

SIRE
de Votre Majesté
Le très humble et très obéissant Serviteur
Dancourt.

L. H. Dancourt, Arlequin de Berlin, à Mr. J. J. Rousseau, citoyen de Genève. §

{p. 1}De grâce, Monsieur, ne mourez pas, ou si vous êtes mort, faites-moi le plaisir de ressusciter. Avant de quitter le monde pour l’Eternité faites de moi un prosélyte ou devenez le mien ; mais que la conversion de l’un ou de l’autre soit le fruit d’une discussion bien réfléchie. Je réponds à votre ouvrage, beaucoup plus pour vous porter à m’éclairer, que dans le dessein de profiter des avantages que la faiblesse de vos arguments me donne dans la question : peut-être en avez-vous de plus convaincants à produire et que vous vous les êtes réservés pour confondre un adversaire, afin qu’on n’ait pas à vous reprocher d’avoir triomphé sans combattre. Je suis Comédien, j’aime mon métier, je fais plus, je l’estime, sûr que j’ai pour moi la raison, le goût et le public ; j’entre courageusement en lice pour y parer vos bottes et riposter.

Je n’ai pu lire votre lettre à M. d’Alembert, sans me croire obligé de la relire une seconde fois, et même une troisième. La première lecture m’avait séduit : le vernis {p. 2} éblouissant de votre style m’avait fait prendre pour des vérités des sophismes très captieux pour ceux qui ne vous liront qu’une fois, et qui comme moi, se laissent trop facilement éblouir par les charmes de l’élocution. La seconde lecture m’a tranquillisé : mon esprit éclairé par mon amour-propre a vu dissiper le prestige, et votre lettre ne m’a plus paru que l’amusement d’un Auteur ingénieux qui voulait prouver au monde combien il est facile à l’esprit de donner au mensonge l’apparence du vrai. La troisième lecture enfin ne m’a plus laissé voir qu’un ouvrage de la prévention, et peut-être du ressentiment.

J’aurais aperçu cela du premier coup d’œil, si je n’avais pas contracté comme tant d’autres lecteurs, la mauvaise habitude de me laisser entraîner par l’esprit avant de consulter le bon sens. La peur que vous m’avez donnée me rendra plus sage à l’avenir. Je suis Comédien encore un coup, et votre ouvrage m’avait presque persuadé qu’il n’est pas possible à un Comédien d’être honnête homme. J'allais me regarder comme un monstre dans la société, si je n’eusse eu recours à ma conscience, au sens commun et à la Religion : je les ai consulté tous trois : tous trois m’ont assuré que vous aviez tort. Je ne leur ai fait aucune question sur le premier objet de votre libelle : les matières théologiques sont trop au-dessus de moi : d’ailleurs ce serait entreprendre sur M. d’Alembert ; qui peut mieux que lui réfuter les reproches que vous lui {p. 3} faites, s’ils méritent de l’être ? Je me suis contenté de consulter là-dessus quelques gens éclairés, et qui connaissent particulièrement les Pasteurs de Genève. Ils sont unanimement de l’avis de M. d’Alembert, et sont très persuadés que c’est un compliment qu’il a voulu faire à ces Messieurs. Ils n’ont pas conçu, comment vous pouviez trouver si mauvais qu’on attribuât à quelqu’un des opinions qu’on peut vous reprocher à vous-même, à ce qu’ils m’ont assuré, et que je m’embarrasse fort peu que vous ayez ou non, pourvu que je détruise celles que vous avez ou que vous faites semblant d’avoir contre les Comédiens. Entrons en matière, et trouvez bon que je vous réponde ; parlez Monsieur, je vous écoute.

« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s’il était mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de ce Barbare à qui l’on vantait les magnificences du Cirque et des jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bonhomme, n’ont-ils ni femmes ni enfants ? Le Barbare avait raisonI » : oui Monsieur, ce Barbare avait raison, mais vous oubliez de citer S. Chrysostome de qui vous tenez ce fait, et de joindre les circonstances qu’il y ajoute : vous appelez magnificences du Cirque ce que ce Père de l’Eglise et le Barbare ne regardaient avec raison que comme des abominations. Valère Maxime vous dira qu’on exposait sur le Théâtre des filles nues avec de jeunes garçons qui se permettaient aux yeux du peuple d’être {p. 4} les Acteurs d’un spectacle le plus contraire à la pudeur, et que Caton, averti que sa présence gênait le goût du peuple, quitta le Théâtre pour n’être point spectateur de cette licence impudique qui était dégénérée en coutumeII. La description d’un pareil spectacle n’avait effectivement rien de magnifique aux yeux d’un Barbare vertueux, et c’est avec raison qu’il demandait si les Romains n’avaient ni femmes ni enfants.

Ces mêmes horreurs subsistant encore du temps de S. Chrysostome et de S. Cyprien, il n’est pas étonnant qu’ils aient fulminé contre les spectacles et que les Comédiens aient été en horreur aux gens sages, aux Chrétiens, aux Pères de l’Eglise ; mais ceux-ci prouvant par l’énumération des indignités qui se commettaient au Théâtre la légitimité de leur Anathème, n’ont rien prononcé contre un spectacle utile aux mœurs et conforme à la raison. Alcibiade fit jeter dans la mer le Comédien Eupolis en lui disant : « Tu me in scena sæpe mersisti, et ego te semel in mariIII ». Alcibiade paya ce Comédien comme il le méritait. L’impudence ne peut exciter que la honte et la colère dans le cœur d’un honnête homme, il n’est pas besoin d’être un Saint ni même un Chrétien, pour penser comme S. Chrysostome des spectacles de son temps. Tertullien, S. Cyprien, S. Jérôme, S. Chrysostome, S. Augustin se sont tous élevés contre les spectacles avec un zèle légitime. Le degré de corruption qui régnait de leur temps {p. 5} sur la scène leur imposait le devoir de les proscrire, et comment ne l’auraient-ils pas fait ? Voyez ce que dit Tertullien :

« N'allons point au Théâtre qui est une assemblée particulière d’impudicité où l’on n’approuve rien que l’on n’improuve ailleurs, de sorte que ce que l’on y trouve beau, est pour l’ordinaire ce qui est de plus vilain et de plus infâme ; de ce qu’un Comédien par exemple y joue avec les gestes les plus honteux et les plus naturels ; de ce que des femmes oubliant la pudeur du sexe, osent faire sur un Théâtre et à la vue de tout le monde, ce qu’elles auraient honte de commettre dans leurs maisons ; de ce qu’on y voit un jeune homme s’y bien former et souffrir en son corps toutes sortes d’abominations dans l’espérance qu’à son tour, il deviendra maître en cet art détestable etc IV. »

Croyez-vous Monsieur que si les spectacles du temps de ces Saints hommes eussent ressemblé à ceux d’aujourd’hui ils se seraient élevés si fort contre eux et qu’ils n’auraient pas été de l’avis de S. Thomas, qui dit d’après S. Augustin : « Je veux que vous vous ménagiez, car il est de l’homme sage de relâcher quelquefois son esprit appliqué à des affaires. » Cet Ange de l’Ecole indique ensuite l’espèce de plaisirs qu’il conseille de prendre. Le relâchement de l’esprit qu’il appelle une vertu se fait, dit-il, par des paroles et des actions divertissantes ; « or qu’y a-t-il de plus particulier à la Comédie, dit un habile {p. 6} Apologiste du spectacle, que d’amuser par des paroles et des actions ingénieuses qui délassent l’esprit ; ce plaisir est le plus louable lorsqu’il est accompagné de la part des acteurs et des spectateurs de cette vertu qu’Aristote nomme Eutrapélie, vertu qui met un juste tempérament dans les plaisirs. » S. Bonaventure dit formellement : « Les spectacles sont bons et permis s’ils sont accompagnés des précautions et des circonstances nécessaires » ; nos spectacles sont dans ce cas, et je le prouverai. Donc si quelque Barbare à qui l’on ferait la description de nos spectacles, répondait : « les Français n’ont-ils donc ni femmes ni enfants ? » le Barbare aurait tort, il serait bien stupide si l’on ne parvenait à lui faire approuver les motifs qui ont établi le spectacle Français dans les Cours principales de l’Europe.

Ce spectacle est adopté en Allemagne comme en France, d’abord pour contribuer à l’éducation de la jeunesse ; en second lieu pour occuper pendant deux ou trois heures du jour des libertins qui pourraient employer mal le temps qu’ils donnent à cet amusement ; en troisième lieu pour procurer un amusement honnête à des gens sages qui, fatigués de l’application que leurs emplois exigent, ont besoin de ranimer les forces de leur esprit par un délassement utile à l’esprit même. « Demander si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c’est faire une question trop vague ; c’est examiner un rapport avant que d’avoir fixé les termesV. » Point du tout : puisque par le mot {p. 7} de « spectacle » on n’entend ordinairement que ceux où des Auteurs ingénieux s’efforcent de punir le vice et de faire aimer la vertu, des Tragédies et des Comédies et non pas tous les autres spectacles frivoles qui ne font rien pour le cœur ni pour l’esprit : on peut donc alors avancer la question et conclure en faveur des spectacles. La Tragédie et la Comédie sont bonnes aux hommes en général, et je ne suis de votre avis qu’en partie sur l’influence des religions, des gouvernements, des lois, des coutumes, des préjugés et des climats sur les spectacles.

Térence et Molière ont eu le même objet, ils ont offert des spectacles de même espèce à des peuples différents par les lois, les mœurs, le gouvernement et la Religion. L’Andrienne de BaronVI n’a pas fait moins de plaisir à Paris que celle de Térence à Rome. Les scènes que Molière emprunta de Plaute étaient faites pour les hommes en général. Le Théâtre comme toutes les autres productions de l’esprit humain, a eu des commencements faibles. Les tragédies de Sophocle et d’Euripide sont assurément bien différentes des chansons bachiques de Thespis.

Ménandre fut plus sage qu’Aristophane, Térence beaucoup plus décent et plus naturel que Plaute, Molière plus sage et plus décent que tous les quatre. Il donna dans Le Misanthrope un modèle de spectacle tel qu’il doit être pour être bon à tous les hommes en général.

{p. 8}Les gens de génie respectent ce modèle et l’imitent, et ce n’est qu’aux pièces les plus estimées des Français philosophes, que les étrangers rendent hommage. Ces pièces sont celles que nous appelons de caractère, où les hommes sont peints tels qu’ils sont partout. Celles où les Auteurs n’ont envisagé que de flatter le goût particulier de la Nation, n’ont pas à beaucoup près un succès aussi étendu, d’où l’on doit conclure que les bons spectacles sont ceux où l’on attaque les vices communs à tous les hommes, et que par conséquent c’est le genre auquel on doit se borner, puisqu’il est universellement utile indépendamment du gouvernement, des lois et de la Religion. L’énergie, la vérité, le sublime que ce genre de spectacle exige, sont les fruits du génie, moins encore que d’une certaine progression que la nature a imposé à tous les arts et dont ils doivent compter tous les degrés avant de parvenir à leur perfection : l’expérience le prouve. Qui eût pu conjecturer que de ce qu’une fille tracerait sur la muraille l’ombre de son amant, il en résulterait la Peinture pour être portée par les Raphaël, les Rubens, les Corrège et les Le Moine au degré auquel elle est parvenue depuis deux siècles. La Musique dans son origine ne connaissait que quatre tons. Les instruments étaient tout aussi pauvres par conséquent, ce commencement devait-il faire espérer qu’on aurait dans la suite des Lully, des Rameau, {p. 9}des Corelli, et des Mondonville ? Que de siècles n’a-t-il pas fallu à tous les arts pour devenir ce qu’ils sont ! La Poésie n’a pas été plus privilégiée que les autres arts, et si Aristophane a mieux fait que les Inventeurs inconnus de la Comédie, Ménandre a montré qu’on pouvait mieux faire qu’Aristophane en substituant une critique générale des vices à des satires odieuses et personnelles. Molière a montré qu’on pouvait être aussi amusant que Plaute, aussi spirituel que Térence sans choquer la bienséance, c’est ainsi que le Théâtre Français peut se glorifier d’être devenu un spectacle digne de tous les hommes, puisqu’il a acquis le degré de perfection qui le rend utile à tous, au lieu que les spectacles des autres nations ne sont bons que pour elles-mêmes et seront toujours bornés à ne plaire qu’à chacune en particulier, tant que les règles établies par Aristote et respectées des seuls Français n’auront pas acquis le crédit qu’elles méritent dans l’esprit des Dramatiques de toutes les nations, et que ceux-ci ne s’attacheront pas comme les Auteurs Français à se rendre utiles, encore plus qu’agréables.

C’est Corneille et Molière à qui l’on doit ce goût et ce goût est le père du Misanthrope et du Tartuffe. Si l’on veut juger de la bonté de ces pièces par le petit nombre de gens à qui elles plurent en France dans leur nouveauté on ne les représenterait pas aujourd’hui avec tant de succès en Allemagne : mais il {p. 10}faut que l’amour-propre cède enfin à la vérité et que l’on estime universellement un ouvrage qui a puni des vicieux en les démasquant et triomphé d’une vaine critique par la solidité de sa morale que toutes les nations peuvent s’appliquer. Voilà Monsieur les spectacles utiles qu’on doit autoriser : les Comédiens qui les exécutent, loin d’avoir des reproches à se faire, doivent se regarder comme les défenseurs de la vertu, aussi bien que les Auteurs dont ils sont les organes. Les attaquer, c’est travailler en faveur du vice. Il s’agissait de les corriger, s’ils méritent les reproches que vous leur faites : il fallait obvier aux abus de la scène sans la détruire. Assassiner un Païen c’est être un barbare, le convertir c’est être un Apôtre : Cortès fut un homme exécrable. Zoroastre fut adoré.

Ne craignez-vous pas Monsieur de ressembler au premier, et ne serait-il pas mieux de travailler à la conversion des Comédiens que de les immoler à la prévention que vous avez contre eux ? Le Théâtre a paru même à des saints, pouvoir devenir une excellente école de morale. Il faut travailler une mine longtemps avant qu’elle dédommage les entrepreneurs et qu’ils parviennent à la bonne veine : le Théâtre est comme cette mine ; le plomb s’est présenté le premier : les lois, la police, et le génie des Auteurs sont enfin parvenus à découvrir l’or qui se cachait sous des enveloppes crasses et des marcassites méprisables ; et c’est au moment de la découverte que {p. 11}vous vous déguisez combien la mine est riche et que vous voulez en faire abandonner l’exploitation : visitons-la cette mine avec le flambeau de la vérité, qu’il dissipe les ténèbres du préjugé que vous voulez épaissir. Je ne me suis pas imposé la loi de vous ménager beaucoup, vous m’en avez donné l’exemple, et si ma réplique vous paraît dure, prenez-vous-en à votre déclamation qui ne l’est assurément pas moins.

Primo, le Théâtre est à votre avis l’école des passions, secundo, les Dames Françaises ont les mœurs des Vivandières et sont cause du peu de cas que l’on fait à Paris de la vertu. En troisième lieu les Comédiens sont des gens sans mœurs, il n’est pas possible qu’ils en aient, leur état s’y oppose, et vous ne seriez pas surpris qu’ils fussent des fripons parce qu’ils en jouent souvent le rôle au Théâtre. En quatrième lieu, nouveau Jonas, vous prédisez la corruption des mœurs de Genève et sa ruine, comme le Prophète a prédit celle de Ninive.

Le feu, l’enthousiasme, l’éloquence dont vous avez embelli ces quatre paradoxes vous ont acquis des partisans que je veux détromper. Je n’ai pas assurément pour plaider la cause de la vérité les avantages dont vous abusez pour établir vos erreurs ; mais son éclat suppléera à l’insuffisance de ma plume. J’écarterai seulement les nuages dont vous offusquez la raison, il ne faut que la montrer pour qu’on la suive, un beau style n’ajoute rien à sa puissance. {p. 12}

CHAPITRE I. Où l’on prouve que le spectacle est bon en lui-même et par conséquent au-dessus des reproches de M. Rousseau. §

Ce n’est point pour flatter les passions des hommes que le spectacle est établi, c’est au contraire pour les régler. Ce n’est point pour corrompre les mœurs, c’est pour les réformer. Mais il y a chez tous les peuples des opinions respectables et utiles au Gouvernement que les Auteurs Dramatiques se gardent bien d’attaquer ; il faut louer leur sagesse et ne pas confondre avec les vices qu’on critique sans ménagement, les opinions qu’on respecte vu leur utilité, quoique ces opinions puissent quelquefois introduire certains abus dans les mœurs.

Vous vous plaignez par exemple, de ce qu’on ménage trop au Théâtre Français le préjugé du point d’honneur ; mais quand vous voudrez réfléchir sur l’intérêt que le Gouvernement de France doit prendre au maintien de ce préjugé, vous ne vous élèverez plus avec tant d’aigreur contre la prudence des Dramatiques qui le respectent et se contentent d’en critiquer les abus. Le point d’honneur n’est autre chose que la bravoure, et la bravoure est une qualité estimable dont il est beau de se piquer : elle convient surtout à une {p. 13}Noblesse généreuse appelée par sa naissance, ses privilèges et les vœux qu’elle en a faits, à la défense de l’Etat. On a reconnu que la valeur dépendait beaucoup de l’habitude et cette observation engage le Gouvernement à dissimuler quelquefois les abus d’une qualité qui, dans les occasions où l’Etat doit l’employer, ne peut jamais être excessive.

Si le Gouvernement dissimule certains abus parce qu’il en résulte un avantage, les Auteurs doivent imiter sa discrétion et ne pas trop appuyer sur cet abus, et c’est à cet égard qu’on pourrait être de votre avis et reconnaître que le Gouvernement a quelque influence sur le spectacle.

Un Auteur Dramatique dans une Monarchie doit un respect aveugle aux volontés du Prince, comme le reste des sujets, il ne se permettra pas de traiter des affaires d’Etat sur la scène, et ne fera parler ses Acteurs qu’avec respect des personnes qui en ont l’administration, dans une Démocratie au contraire, on peut en tous temps et en tous lieux attaquer l’inconduite des Chefs du Gouvernement. Un Auteur zélé Patriote peut employer son art à instruire ses Concitoyens de leur intérêt, et faire au Théâtre ce qu’un autre ferait sur la Tribune. « L’éloquence plus vive et plus emportée dans une République, dit le Père Brumoy1, est plus douce et plus insinuante dans une Monarchie » ; cette différence résulte de celle des Gouvernements. {p. 14}Dans une Monarchie le peuple a déposé tous ses droits dans les mains d’un seul, il lui a remis toute l’autorité nécessaire pour la conduite des affaires, et ne lui a donné d’autre juge que sa conscience.

Le Prince n’est donc comptable à personne qu’à Dieu et aux lois, de ses démarches. Les sujets liés par le serment d’obéissance et de fidélité, ne pouvant porter d’avis sur sa conduite, dont ils ignorent le principe parce qu’ils ne sont point au fait des affaires, qu’ils en ont perdu le fil, ne pourraient raisonner qu’en aveugles, ils ne peuvent donc donner aucun avis ni faire aucun reproche. Le doute dans lequel ils sont des motifs qui font agir leur Chef doit les rendre très circonspects quand ils veulent prendre part aux affaires, et si leur inquiétude les fait parler, ce ne doit jamais être qu’avec respect, elle doit les conduire aux pieds du Trône pour y faire des représentations et non pas des protestations ; autrement, c’est agir contre le serment d’obéissance et de fidélité ; c’est marquer de la défiance et du caprice, après avoir donné toute sa confiance : c’est choquer en un mot le respect imposé par les lois à tout l’Etat pour la personne sacrée du Monarque. Voilà les motifs qui rendent l’éloquence dans une Monarchie moins vive, mais plus douce et plus insinuante.

Dans une Démocratie au contraire un Citoyen est toujours instruit des motifs qui font agir les Chefs de l’Etat.

{p. 15}Ces Chefs n’ont qu’une autorité passagère et dont ils sont comptables à tous les Citoyens en général ; chacun peut donc leur demander compte de leur administration. Tout bon Patriote d’une République peut et doit en conscience rendre compte à ses Concitoyens de ce qu’il trouve de vicieux dans cette administration.

L’Orateur en ce cas est un juge qui ne connaît rien au-dessus de lui que les lois, qui peut parler aussi fortement qu’il le juge à propos pour le bien public, parce qu’il a le droit de le faire, et qu’on n’en a aucun de lui refuser tous les éclaircissements qu’il demande, voilà pourquoi l’éloquence est plus forte et plus vive dans une République ; ici l’Orateur parle en maître, dans une Monarchie c’est un sujet qui doute, qui remontre, qui supplie, ici c’est un client qui parle à son Juge, là c’est un Rapporteur qui l’instruit.

Si les Auteurs Dramatiques dans une Monarchie ou dans une République ont tous deux pour objet d’attaquer les défauts particuliers à leur nation, ils ne manqueront pas s’ils sont sages, de ménager ceux qui résultent de la constitution, ils se contenteront d’attaquer certains effets mais ils en respecteront le principe.

Un Auteur Français respectera le point d’honneur et se contentera d’en attaquer certains abus, il donnera toujours l’exemple du respect qu’on doit au Trône, aux Ministres, aux Magistrats et autres Dépositaires de l’Autorité Royale.

{p. 16}Ce respect habituel peut bien altérer les mœurs, en quelque façon, il peut porter dans l’âme une espèce d’indifférence sur le sort de la Patrie. Les Citoyens alors ne s’occuperont que de choses frivoles, parce que déchargés du fardeau des affaires, ils s’embarrasseront peu du tour qu’elles prendront, sûrs qu’allant bien ou mal, il n’en résultera pour eux ni gloire, ni reproche.

Assez heureux pour n’avoir à s’occuper que de leurs affaires personnelles et de l’augmentation de leur fortune, tout ce qui n’y a pas un rapport direct, leur devient comme étranger ; mais dites-moi Monsieur, cette indifférence sur le bien général n’est-elle pas moins dangereuse que le zèle indiscret et l’esprit réformateur ? Ne vaut-il pas mieux que les sujets d’un Monarque bien aimé vivent dans une parfaite sécurité, fruit de la confiance et du respect qu’ils ont pour ce Monarque, que s’ils éprouvaient l’inquiétude perpétuelle qu’on pourrait leur inspirer sur le sort de la Patrie en tournant en ridicule les gens d’Etat, en leur suggérant l’impatience et le dépit de ne pouvoir donner leur avis au Conseil, et le désir indiscret de faire éclater inutilement leur aveugle et fougueux Patriotisme : ils seraient meilleurs Citoyens dans l’âme, mais l’Etat en serait peut-être plus mal gouverné, surtout si le Monarque trop complaisant daignait faire trop d’attention à leurs criailleries. On ne peut contenter tout le monde, Tot capita tot sensus1, dit le Proverbe.

{p. 17}Si un Auteur Dramatique choqué de la tiédeur des Français sur la conduite du Ministère, voulait réformer leurs mœurs à cet égard, s’il parvenait à les rendre des Citoyens plus chauds, il pourrait arriver qu’il les rendrait en même temps turbulents, indociles, présomptueux, et ces ardents Citoyens abusant d’un excellent motif ne se seraient corrigés d’un défaut que pour en contracter d’autres très préjudiciables à leur bonheur particulier, et à celui de l’Etat en général. Il convient donc de leur laisser leur indifférence en matière d’Etat. Les sept péchés mortels que les Français commettent aussi fréquemment que personne, et tant de ridicules qu’on leur reproche, offrent assez de matière aux génies Dramatiques.

Il est dans les mœurs des Anglais de mépriser les Etrangers, leur impolitesse est assurément très répréhensible, cependant leurs Auteurs Dramatiques semblent autoriser ce mépris et le nourrir par les peintures outrées qu’ils font des Etrangers et surtout des Français. Vous condamneriez ces tableaux sans doute : mais comme il est utile à la Constitution Anglaise que les Anglais se croient les premiers hommes du monde, et comme le maintien de leurs lois exige un plus grand nombre de véritables Citoyens, on a grand soin pour leur inspirer le Patriotisme, de leur dire qu’ils ressemblent aux Romains, et que personne ne leur ressemble : il en résulte que beaucoup d’entre eux ont réellement les vertus Romaines, mais qu’ils en ont en même {p. 18} temps les préjugés. Les Romains appelaient Barbares tout ce qui n’était pas Romain, les Anglais French dog tout ce qui n’est pas Anglais. Si cet orgueil est utile aux Anglais pour le maintien de leur Constitution, un Auteur Anglais aurait donc tort de le leur reprocher et de vouloir les métamorphoser en Philanthropes. Ils en deviendraient à la vérité plus sociables et plus polis, mais il en résulterait en même temps qu’ils le seraient trop vis-à-vis de leur Ministère et qu’ils perdraient cette fermeté si redoutable aux Chefs de leur Gouvernement, et si utile à la conservation des privilèges de la Nation : néanmoins si le penchant d’un Peuple est absolument vicieux on doit l’attaquer sans ménagement, c’est servir le Prince et le Peuple ; si le mauvais goût prévaut, on doit s’efforcer de le détruire, et c’est ce que Molière a fait. Vous dites cependant : « Pour peu que Molière anticipât il avait peine à se soutenir, le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissanceVIII. »

Observez qu’il se releva peu de temps après et qu’on ne tarda pas à préférer Le Misanthrope au Médecin malgré lui : un Philosophe comme Molière n’était pas homme à se décourager pour la chute actuelle de son chef-d’œuvre, il prévoyait bien que la force de la raison subjuguerait le mauvais goût, et c’est ce que les bons Auteurs qui lui ont succédé ont osé prévoir comme lui, en attaquant des vices, des ridicules, et des opinions du jour qu’on avait trop ménagées avant eux.

{p. 19}Ceci vous prouve qu’on ne doit pas respecter si scrupuleusement les penchants du Peuple pour qui l’on écrit, il n’est question que de distinguer ceux qu’on doit ménager, et ce sont encore un coup ceux qui sont utiles aux vues du Gouvernement, on ne doit pas surtout prêcher le bonheur des Républicains à des peuples assujettis à la Monarchie, ni la supériorité de puissance des Monarchies sur les Républiques à des Républicains. Les hommes peuvent être sages sans se croire malheureux, et les spectacles destinés à leur enseigner la morale en les amusant, ne doivent pas servir à les faire douter de leur félicité. « Un Peuple galant veut de l’amour et de la politesseIX » et ce Peuple a raison, puisqu’on peut être amoureux, galant et sage à la fois, c’est le comble de la sagesse que d’être tendre, aimable et Philosophe en même temps.

« Un homme sans passions ne saurait intéresser personne au théâtre, et l’on a déjà remarqué qu’un Stoïcien dans la Tragédie ferait un personnage insupportable dans la Comédie, et ferait rire tout au plusX. »

On a très mal remarqué ; Glaucias dans Pyrrhus, Brutus, Alphonse dans Inès, Cicéron dans le Triumvirat, Zopire dans MahometXI, et tant d’autres à citer sont des Stoïciens ou jamais il n’en fut, et l’histoire nous trompe ; dans les Comédies tous nos Aristes, un Théodon dans Mélanide, le Héros de La GouvernanteXII, ces gens-là ressemblent assurément au portrait qu’on nous fait des Stoïciens {p. 20}toujours amis de l’humanité et préférant l’intérêt de la vérité, de la raison, de la justice et de l’amitié, à leur intérêt propre.

Quant à l’homme sans passions, expliquons-nous. Entendez-vous par un homme sans passions, un homme insensible à tout ce qui peut flatter l’imagination ou les sens, un homme dans une Apathie perpétuelle, incapable de sentir et de désirer ?

Qu’on se garde bien de mettre un tel homme sur la scène, il est bien éloigné de mériter cet honneur, c’est un Original qui n’existe pas, et qui ne mérite pas d’exister : c’est une chimère métaphysique injurieuse à la nature, c’est un monstre qu’il faudrait étouffer puisqu’incapable de bien et de mal, il serait également insensible à l’un comme à l’autre, qu’il regarderait du même œil la prospérité et le malheur d’autrui et trouverait également ridicule qu’on rît ou qu’on pleurât, par conséquent il ne serait pas plus disposé à soulager les malheureux qu’à participer aux plaisirs des gens contents.

Si par un homme sans passions, vous entendez un sage incapable d’aucun excès, dont tous les désirs sont subordonnés à la raison, ce n’est pas un homme sans passions.

C’est un homme qui sait aimer et estimer tout ce qui mérite de l’être, c’est un homme qui méprise et déteste la débauche et l’impureté, mais qui se permettra d’aimer tendrement une épouse vertueuse, qui fuira les ivrognes, mais qui se permettra pour la {p. 21}réparation de ses forces et le bien de sa santé, un usage modéré de sa bouteille ; qui fuira la fureur du jeu, mais qui n’en fera pas moins sa partie avec des amis de sa trempe, sans désirer le gain et regretter la perte, qui sera attentif à ses intérêts, vigilant dans son commerce, économe dans sa dépense, mais qui loin d’être avare emploiera le superflu de sa fortune à soulager les malheureux, à gagner le cœur de ses mercenaires et de ses domestiques par des libéralités encourageantes et bien placées : c’est un homme enfin pieux et charitable, sans hypocrisie, qui se contente de donner à Dieu les moments qu’il exige, et le reste du temps à ses affaires.

Tel est l’homme qu’on doit mettre sur la scène, vous l’y verrez tous les jours quand vous voudrez l’y voir, et cet homme à mon avis est plus estimable qu’un homme sans passions.

Pour commencer à sentir l’utilité des spectacles, supposez Monsieur un Gouverneur homme d’esprit qui, persuadé de la bonté de ce genre d’instruction, conduit son élève à la Comédie Française, on y représente Le JoueurXIII. Le jeune homme ne peut encore recueillir par lui-même la morale dont cette pièce abonde, son Gouverneur la lui fait apercevoir : « Voyez-vous Monsieur, dira-t-il, à quoi expose la malheureuse passion du jeu, quel est l’état de ce Valère, à quelles bassesses tout Gentilhomme qu’il est, sa passion ne le réduit-elle pas ? Il trahit lâchement les bontés d’une Amante vertueuse, {p. 22} il perd la tendresse d’un père homme d’honneur et riche qu’il réduit au désespoir, et qui le déshérite ; il se voit supplanter par un rival auquel les agréments de la Jeunesse devaient le faire préférer ; et comme il n’est que trop vrai qu’un joueur doit « opter des deux, être dupe ou friponXIV », comme l’a très bien dit Géronte, Valère, comme vous le voyez las d’être dupe a déjà mandé ToutabasXV pour apprendre de ce fripon l’art de corriger la fortune, et jusqu’à ce qu’il ait acquis cette indigne ressource il sera la victime des Escamoteurs et des Usuriers. » N’avouerez-vous pas Monsieur que toute cette morale est dans la pièce et que ce n’est pas pour gâter le cœur de personne que l’Auteur s’est avisé de l’y mettre ? Vous aimeriez mieux un sermon peut-être, mais souvenez-vous de ce beau précepte d’Horace « segnius irritant etc.XVI. »

« Qu’on n’attribue pas au théâtre le pouvoir de changer des sentiments et des mœurs qu’il ne peut que suivre et embellirXVII. »

Embellir des mœurs n’est-ce pas à peu de chose près les changer, rendre un Peuple voluptueux, galant ; un Peuple badin, spirituel et délicat ; un Peuple naturellement farouche, brave et généreux ; c’est ce me semble gagner beaucoup sur l’humanité, c’est profiter d’un caractère vicieux faute de raison qui l’éclaire, pour en former un caractère qui devient estimable par sa réforme : c’est retrancher des mœurs ce qu’elles avaient de défectueux auparavant ; et Molière en se bornant à {p. 23}l’embellissement des mœurs du Peuple qu’il voulait corriger, a sans doute rempli la tâche que la raison impose aux Philosophes. Il a senti qu’il ne s’agissait pas de faire d’autres hommes, mais seulement de leur apprendre à tirer de leurs mœurs et de leur génie tous les avantages que la nature y avait déposés et que la raison en devait attendre.

Molière s’est dit à lui-même, au moins je me l’imagine : « Les Français sont naturellement portés aux plaisirs : est-ce un mal que d’aimer le plaisir ? Je ne le crois pas, mais c’est un mal de prendre la débauche pour le plaisir ; l’extravagance de nos Marquis, leurs airs évaporés, pour une aimable liberté ; la parure excessive et ridicule, pour le moyen de s’embellir ; les pointes, les quolibets, les jeux de mots, les antithèses, pour les plus belles productions de l’esprit. Faisons-leur sentir combien les objets dans lesquels ils font consister les plaisirs sont méprisables, opposons dans mes tableaux des gens raisonnables à des fous, profitons du penchant de mes spectateurs à la volupté pour en faire des Amants tendres, galants, et raisonnables, ce qui me serait impossible s’ils n’avaient aucun goût pour le plaisir ; ils aiment la société, qu’ils apprennent de moi quels sont les amusements honnêtes qu’ils doivent chercher dans la société ; pour leur faire préférer la compagnie des femmes estimables, tâchons de leur inspirer du dégoût et même de l’horreur {p. 24}pour les débauches de cabaret auxquelles ils se livrent beaucoup moins par goût que pour suivre la mode ; faisons-leur sentir que ces rubans, ces pompons, ces colifichets dont ils sont affublés les rendent ridicules aux yeux du Sexe, et que la licence de leurs propos les rend aussi méprisables qu’une conversation galante et sensée les rendrait aimables aux yeux des personnes dont ils désirent la conquête. Apprenons aux Médecins que leur jargon et leur pédantisme prouvent leur ignorance, et qu’un homme vraiment savant n’emploie jamais de termes barbares pour s’expliquer parce que le plaisir de savoir ne peut être senti que lorsqu’on peut se faire entendre, c’est ce qui fait que les habiles gens se font toujours très aisément comprendre même en traitant les matières les plus abstraites.

Attaquons les vices en général, qu’ils soient toujours les objets de notre critique ; puisse le Ciel en secondant nos travaux les en rendre la victime. »

Molière a sûrement réussi dans son projet autant qu’aucun Philosophe qui ait entrepris de réformer les hommes. Il a corrigé nos Marquis de leur style effronté, qu’on ne retrouverait plus aujourd’hui que dans la bouche des laquais ; il a dégoûté des parties de cabaret, au point qu’une bonne partie de nos artisans même rougiraient qu’on put leur reprocher un goût si crapuleux.

Si nos petits-Maîtres n’ont pas moins de {p. 25}confiance dans leur esprit, dans leurs manières que du temps de Molière, au moins savent-ils que les femmes les trouvent très sots quand ils le laissent entrevoir, que ce n’est pas un moyen de plaire que de faire comme on faisait autrefois l’éloge perpétuel de sa figure et de son ajustement, qu’un moyen sûr de révolter le Sexe contre eux serait d’imiter les Mascarilles de Molière, en faisant à tous propos l’énumération de ses conquêtes.

On a substitué les Cafés aux cabarets : les plaisirs d’une société mi-partie entre les hommes et le Sexe, le goût des concerts, des cercles amusants et des soupers délicats, aux débauches grossières et aux défis d’ivrognerie qui étaient autrefois à la mode. Les mœurs se sont embellies sans contredit, c’est-à-dire qu’elles ont été corrigées. Il faut espérer que quelque nouveau Molière achèvera l’ouvrage de ce grand homme. Il en a montré le chemin, qu’on le suive, et si nous n’avons plus de Molière à espérer, qu’il nous vienne seulement des Destouches, et nous pouvons être sûrs qu’ils attaqueront avec succès les ridicules et les vices qu’on peut nous reprocher aujourd’hui.

Quand Molière n’aurait pas eu tous ces succès, il ne s’ensuit pas qu’on soit autorisé à lui reprocher qu’il ait fait des ouvrages inutiles. On le serait donc à proscrire l’Evangile, parce que depuis le temps qu’on le prêche aux hommes on ne les a pas encore rendus tous sages, vertueux et bons Chrétiens.

{p. 26}Que Molière ait d’abord respecté le goût du Public pour s’en faire écouter, il a bien fait. C’est le père qui frotte de miel le vase qui tient la médecine qu’il présente à son enfant. Il s’agit de savoir si le goût que Molière a reconnu dans ses compatriotes, était un mauvais goût en lui-même, et si en le respectant c’était entretenir les défauts, les ridicules et les vices que ce goût mal dirigé pouvait produire. Or il est aisé de prouver que l’usage que Molière a fait de ce goût, loin d’être préjudiciable, fut utile aux progrès de sa morale et l’on en doit conclure qu’il était bon en lui-même, et qu’il a dû le respecter. On ne doit pas dessécher un fleuve parce que dans son cours il entraîne des immondices, détournez les égouts, ses eaux resteront pures.

« Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand soin d’approprier sa pièce aux nôtresXVIII » : pourquoi ne le ferait-il pas ? S’il est contraire aux mœurs des Français, ou s’il répugne de voir sur leur scène les horreurs communes aux Théâtres Anglais, c’est que les crimes de l’espèce de ceux qu’on leur offrirait ne leur sont pas familiers, que l’esprit, toujours ami de la vérité et de la vraisemblance, rejette des images dont le cœur n’est pas capable de se peindre les originaux. Je ne sais si la bonne ou mauvaise opinion qu’on prendrait du cœur d’un Peuple ne serait pas fondée légitimement sur le goût de ses spectacles, il est certain, à ce qu’il me semble, que celui qui se laisse toucher {p. 27}d’horreur ou de pitié par des tableaux moins effrayants et moins atroces sera celui en faveur duquel on doit présumer qu’il est plus humain, plus vertueux, plus sensible, et par conséquent plus facile à corriger de ses défauts, puisqu’il faut des ressorts moins violents pour l’émouvoir et le toucher.

La complaisance d’un Auteur à peindre dans ses personnages les mœurs et les caractères de ses compatriotes, c’est-à-dire de donner à ses Héros des Vertus que l’histoire leur refuse, et qui sont communes dans sa Patrie, me paraît louable en ce que c’est un moyen d’entretenir ces bonnes qualités dans la Nation, de les faire aimer davantage et de captiver l’attention du spectateur en l’intéressant pour des Vertus et des bonnes qualités qu’il a lui-même ; c’est sans doute le motif qui a porté Racine à donner à ses Héros la politesse et la galanterie Françaises, et ce ne sont que des gens de mauvaise humeur qui peuvent trouver que ces Héros y aient perdu. Quoi, parce que l’on aura donné à Britannicus une âme délicate, un amour pour Junie fondé sur le mérite, les grâces et les vertus de cette Princesse ; qu’on aura, dis-je, uni dans une âme généreuse ce sentiment louable à la fierté Romaine, il s’ensuivrait que ce Héros ne serait plus digne de l’oreille des sages ? Depuis quand donc l’amour généreux, délicat et poli ne peut-il plus s’accorder avec la grandeur d’âme ? La politesse des Français a-t-elle exclu l’héroïsme de chez cette nation, et le {p. 28}galant César en a-t-il moins fait la conquête du monde pour avoir été dans sa jeunesse aussi poli, aussi galant, aussi spirituel que courageux et magnanime ?

« Les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière tomberaient aujourd’hui, et s’ils se soutiennent, ce n’est que par la honte qu’on aurait de se dédire, et non par un vrai sentiment de leurs beautés ; une bonne pièce, ajoutez-vous,XIX ne tombe jamais que parce qu’elle ne choque pas les mœurs de son temps. »

Après vous avoir fait distinguer ce que Molière et Racine ont bien fait de ménager dans nos mœurs, il est question de vous prouver maintenant que Molière surtout n’a pas à beaucoup près respecté ce qu’il y avait réellement de vicieux en elles.

Le Misanthrope et le Tartuffe n’auraient pas essuyé tant de satires et de persécutions, nous verrions encore subsister sous la forme qu’ils avaient alors, les défauts, les vices et les ridicules que Molière a joués avec tant de naïveté et si peu de ménagement. Il ne se serait pas fait parmi les dévots, les Médecins, les Auteurs et les gens de Cour des ennemis de la méchanceté desquels le bon goût et l’estime de Louis XIV furent seuls capables de le préserver.

Quant au goût que vous supposez diminué pour les pièces de Molière, c’est précisément par la raison que vous imaginez plus capable de les rendre meilleures, c’est-à-dire par une critique peu ménagée des mœurs du temps, qu’elle cause, s’il est vrai, moins de {p. 29}plaisir aujourd’hui qu’elle n’en faisait de son temps.

Les ridicules, les défauts des mœurs qu’il a corrigés ne subsistant plus, il ne serait pas étonnant qu’on fût moins frappé de ses tableaux puisque les originaux en sont perdus. Les ridicules lassés de voir rire à leur dépens, les vices fatigués d’être contrariés ont pu prendre une autre forme et se cacher sous un autre déguisement : c’est l’affaire des Auteurs du siècle, d’imiter Molière et de leur arracher le nouveau masque qui les déguise. Les Ecrivains du siècle futur en feront autant, et peut-être qu’en poursuivant ainsi les vices de retranchement en retranchement, les Auteurs Dramatiques parviendront enfin à leur défaite.

« Quand Arlequin sauvageXX est si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu’ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu’un seul d’entre eux voulût pour cela lui ressembler ? C’est tout au contraire que cette Pièce favorise leur tour d’esprit, qui est d’aimer et rechercher les idées neuves et singulièresXXI. »

S’il était vrai que le Public eût tant de goût pour les idées neuves et singulières, les vôtres sur la Musique Française et sur le spectacle seraient généralement adoptées, et pour réfuter votre opinion il suffirait sans doute de vous montrer le peu de partisans que ces idées ont acquis, mais avec des gens de votre espèce ce n’est pas assez que l’évidence pour les convaincre, il y faut joindre encore le raisonnement. Le Public est si sot à {p. 30}leur avis, que sa conduite et son goût ne peuvent jamais leur tenir lieu de démonstration. Raisonnons donc puisque vous l’exigez : pourquoi ne voulez-vous pas qu’on désire de ressembler à Arlequin Sauvage, pourquoi ne voulez-vous pas qu’on soit touché de son innocence et que les sentiments qu’il inspire partent d’un fond de bonté que les vices n’aient pu anéantir chez les hommes ? Vous faites présumer si bien par votre ingénieux Discours sur l’inégalité des conditionsXXII, que les hommes sont bons naturellement, qu’on peut vous l’objecter à vous-même pour vous convaincre que ce n’est pas parce que les idées d’Arlequin Sauvage sont neuves et singulières qu’on s’en laisse toucher ; mais que c’est parce qu’elles sont naturelles à tous les hommes, qu’elles représentent les premiers sentiments que la nature a gravés dans leur cœur, qu’on les écoute avec tant de plaisir et qu’on les saisit avec tant d’avidité.

Les hommes étant donc nés bons comme vous dites, il s’ensuit qu’un homme bon doit leur plaire, et je me laisse facilement persuader que les applaudissements qu’ils accordent aux belles maximes de nos Tragédies, les rires qu’excitent les chagrins d’un vicieux tourmenté sur la scène comique, partent également de leur goût pour la vertu et du plaisir qu’ils ont de voir le vice dans l’embarras. Il est vrai Monsieur qu’il y a peu d’hommes qui, connaissant les douceurs de la société, leur préfèrent les misères réelles de {p. 31}l’état d’un Caraïbe ou d’un Orang-Outang et qui se soucient beaucoup de courir plus vite qu’un Cheval, d’apercevoir un vaisseau en mer d’aussi loin qu’on puisse le voir avec une lunette, ou de pouvoir se battre avec les Ours à forces égales.

Ils sentent trop que ces avantages physiques ne les dédommageraient pas de la raison, mais ils sont très persuadés en même temps, que les Orang-Outangs et les Pongos, n’ont pas à beaucoup près la connaissance de la loi naturelle comme Arlequin Sauvage. Arlequin est pour eux un modèle à qui la nature les fait désirer de ressembler, et il n’est pas douteux qu’il serait à souhaiter pour le bien de la société politique que ses Chefs aussi bien que tous ses membres eussent toujours un pareil modèle sous les yeux. Le spectacle leur offre ce modèle, il est donc très sage de les exhorter à venir souvent l’y voir, pour leur faire contracter l’habitude de ces idées qu’ils n’admirent en lui que parce que la nature leur a donné les dispositions nécessaires à les admirer. Au surplus ce qu’Arlequin Sauvage dit des nations civilisées n’est ni singulier ni nouveau, mais il est sage et naturel ; ce sont des idées exprimées très anciennement, vous les retrouverez dans les Livres Sacrés et dans ceux des Philosophes : elles sont présentées d’une manière sinon édifiante du moins plus agréable, et c’est par l’agrément que le spectacle unit à la {p. 32}morale qu’il fait quelquefois dans le cœur des hommes une réformation que la Religion ni la philosophie n’ont pu faire. C’est un troisième moyen d’instruire les hommes et de les corriger que la Providence a peut-être voulu joindre aux deux premiers pour aider les hommes à se rendre dignes de sa miséricorde, et qui sera tout aussi respectable que les autres quand on l’aura purgé de l’Anathème et qu’on aura corrigé quelques abus qui marchent encore à sa suite. Rappelez-vous Monsieur quels applaudissements on donne généralement à cette tirade d’Arlequin Sauvage que voici :

« Je pense que vous êtes fous, car vous cherchez avec beaucoup de soins une infinité de choses inutiles, vous êtes pauvres, parce que vous bornez vos biens dans l’argent, ou d’autres diableries, au lieu de jouir simplement de la nature comme nous qui ne voulons rien avoir, afin de jouir plus librement de tout. Vous êtes esclaves de toutes vos possessions, que vous préférez à votre liberté et à vos frères que vous feriez pendre s’ils vous avaient pris la plus petite partie de ce qui vous est inutile. Enfin vous êtes des ignorants, parce que vous faites consister votre sagesse à savoir les lois, tandis que vous ne connaissez pas la raison qui vous apprendrait à vous passer de lois comme nousXXIII. »

Je puis vous protester, moi qui suis Arlequin, et qui par conséquent puis vous sommer de vous en rapporter à mon expérience, {p. 33}que ni moi ni mes Camarades ne sommes applaudis dans aucun endroit de la pièce avec plus de chaleur que dans celui-ci : croire que chacun n’applaudit alors que parce qu’il désire dans les autres des vertus qu’il ne se soucie pas d’avoir, c’est croire tous les hommes méchants, puisque tous applaudissent alors, et c’est attaquer vous-même l’opinion que vous dites avoir de la bonté naturelle des hommes.

« Naturam expelles furca, tamen usque recurretXXIV. »

Je suis persuadé que les hommes admirent la vertu de bonne foi dès qu’ils la voient, qu’ils la chérissent, qu’ils détestent le crime et le Vice, et que si leurs passions et leurs intérêts les aveuglent souvent, ils n’en sont pas moins les amis de la Vertu, ils n’en désirent pas moins de ressembler aux modèles qu’on leur propose sur la scène. Je crois fermement qu’il n’est point d’homme qui ne souhaite de mériter d’être comparé à ces modèles par préférence à tous autres. Par un sentiment naturel, par un penchant irrésistible, nous voyons tous les jours des méchants applaudir à de belles actions ; je puis extraire d’un ouvrage très indécent une maxime qui n’en est pas moins admirable pour n’être pas dans sa place, la voici : « Tel est l’avantage de la Vertu que le Vice même lui rend hommageXXV. »

Si le spectacle est capable de faire applaudir la Vertu, il est donc capable de la faire aimer, ce n’est sûrement pas dans le moment {p. 34}où des méchants applaudissent dans le parterre à des maximes admirables qu’ils sont disposés à mal faire, c’est lorsque rendus à eux-mêmes au sein du vice et de l’oisiveté, ils n’entendent plus la voix de la sagesse et de la raison dans la bouche des Orateurs sacrés, des Philosophes ou des Comédiens.

Lorsque le sanguinaire Sylla pleurait au spectacle, ce n’était pas le moment auquel il dictait ses proscriptions, je crois au contraire qu’il serait facile de conclure de la sensibilité qu’il montrait que si la fréquentation du Théâtre eût fait partie de son éducation, que s’il eût appris à réfléchir comme on le peut faire dans un bon nombre de nos excellentes Tragédies sur les dangers de l’ambition, s’il eût vu souvent le tableau des périls auxquels un Tyran, un Usurpateur, un Traître sont exposés, sa sensibilité naturelle eût triomphé dans son cœur de ses dispositions à la Tyrannie. Qui vous assurera, Monsieur, que son abdication de l’autorité suprême ne fut pas une suite des impressions qu’il avait reçues au spectacle ? Pourquoi vouloir en attribuer tout l’honneur à la politique plutôt qu’à ses remords, remords excités en lui par un tableau frappant de la misère d’autrui ?

Il est facile de se persuader que l’affreux Damien, ni les abominables Jésuites, auteurs de l’attentat contre Sa Majesté Portugaise, ni la Marquise de Tavora, n’auraient jamais eu les idées funestes qui les ont conduits au supplice si justement mérité, s’ils avaient vu {p. 35}souvent représenter les Tragédies de Cinna, de Brutus, de Venise sauvée, de Catilina, et de La Mort de CésarXXVI. Ces Poèmes admirables où tout respire l’amour de la Patrie et fait connaître les suites dangereuses des conspirations, auraient gravé dans leur cœur la morale qu’elles contiennent, et sans doute éloigné de leur esprit les projets affreux qui leur ont causé la mort et l’ignominie.

Il n’est pas facile de concevoir suivant votre raisonnement comment une chose peut être bonne et mauvaise à la fois. « Le spectacle, dites-vous, se borne à charger et non pas à changer les mœurs établies, et par conséquent la Comédie serait bonne aux bons et mauvaise aux méchantsXXVII. »

Il faut opter : le changement que la Comédie porte dans les mœurs est bon ou mauvais, la charge est une addition qui ne peut qu’être utile ou préjudiciable : or vous ne pouvez démontrer que les Auteurs Dramatiques, en respectant par exemple le penchant des Français à l’amour, aient présenté ce que cette passion a de vicieux, comme l’agrément le plus flatteur qu’elle puisse procurer, auquel cas le spectacle serait également mauvais pour tout le monde. Ils transforment au contraire cette passion en sentiment, ils veulent toujours qu’elle soit subordonnée à la Vertu, qu’elle soit justifiée par le mérite et la sagesse de la personne aimée : si cette passion est telle dans les mœurs des Français, assurément les Auteurs auraient grand tort de la peindre {p. 36}comme criminelle, mais si cette passion n’est pas encore telle et n’est qu’un tribut que les Auteurs imposent aux cœurs bien faits en faveur de la Vertu, loin de changer les mœurs, ils veulent apprendre ce qui manque à leur perfection. Quand on ne verra dans le monde d’autres Amants que ceux de nos Tragédies, on pourra regarder la passion de l’amour comme une vertu, la nation qui la première joindra tant de délicatesse à ses penchants pourra se flatter d’être parfaite, et les Ecrivains qui auront inspiré cette délicatesse auront fait une chose également bonne pour les bons et pour les méchants.

Le mot de charge dans le sens qu’il est entendu au spectacle demande encore une autre explication.

Dans les pièces du Théâtre Français et du Théâtre Italien, que nous appelons Farces, la charge peut être regardée comme l’abus de l’esprit, et aux dépens du sens commun, et l’on ne perdrait pas beaucoup à la privation de ce genre de spectacle burlesque : dans les pièces régulières, la charge est la multiplication des traits dont l’Auteur compose le portrait du sujet qu’il veut peindre : cette charge est le chef-d’œuvre de l’art et du génie.

Molière par exemple a saisi d’après dix, vingt, trente, cent avares tous les traits caractéristiques de l’avarice dont il a composé le rôle d’Harpagon ; mais tous ces traits sont vrais. L’art de l’Auteur fut d’imaginer des situations, de les coudre si artistement, {p. 37}que si elles arrivaient en effet dans l’espace de temps que dure la pièce, un avare quel qu’il fut, ferait infailliblement les mêmes choses que fait Harpagon. La charge ne consiste effectivement que dans le laps de temps dont la brièveté ne laisse pas supposer l’assemblage actuel d’un si grand nombre d’incidents, mais elle n’est pas capable d’altérer la vérité des traits ; c’est au contraire l’assemblage de ces traits vifs et vrais qui rend le tableau plus frappant, et qui force le spectateur d’apercevoir les inconvénients du Vice ou du ridicule que l’on joue : comment donc voulez-vous que cette manière d’instruire soit capable d’entretenir le Vice au lieu de le corriger et que le cœur des méchants en tire parti ? Si c’est là le genre de charge que vous attaquez, vous ne réussirez sans doute pas mieux à prouver le danger du spectacle.

Mais si vous me prouvez qu’un avare en devient plus avare pour avoir vu représenter celui de Molière, un Roi pacifique et bienfaisant, un Tyran détestable pour avoir vu représenter Atrée, un de nos Marquis plus ridicule qu’à son ordinaire pour avoir vu donner des nasardes à l’Epine dans le Joueur, et des coups de bâton à Mascarille et à Jodelet dans les Précieuses Ridicules, je conviendrai de bonne foi que le spectacle non seulement est mauvais pour les méchants, mais même je soutiendrai qu’il est dangereux pour les bons.

« A Londres, dites-vous, un Drame intéresse en faisant haïr les Français, à Tunis la belle {p. 38}passion serait la piraterie, à Messine une vengeance bien savoureuse, à Goa l’honneur de brûler des JuifsXXVIII » : pourquoi citer des goûts atroces pour en faire induire que le nôtre est mauvais et pour atténuer les bonnes raisons que nous avons de trouver nos pièces bonnes ? Ce n’est pas agir en critique de bonne foi. Prouvez encore un coup que nos mœurs sont mauvaises et que nos Drames entretiennent la corruption.

Je crois vous avoir démontré ci-dessus en citant Britannicus que notre goût pour l’amour n’était pas condamnable en lui-même, qu’au contraire les Auteurs Dramatiques auraient tort de ne pas respecter et profiter d’un des avantages de nos mœurs sur celles des autres peuples, qu’ils s’étaient sagement attachés à nous apprendre le parti que nous pouvions tirer en faveur de la vertu de notre penchant à l’amour, en indiquant aux cœurs bien faits les objets auxquels ce penchant doit les attacher ; et je crois qu’en ce cas il est aussi sage de défendre l’amour et de forcer les pédants à le reconnaître pour un sentiment sublime et délicat, qu’il serait absurde d’applaudir l’attachement intéressé d’un vieux avare pour une jeune personne, lorsqu’il n’évalue pour quelque chose les charmes de sa Maîtresse qu’après avoir fait attention à son coffre-fort, que la Vertu, la bonne conduite, l’économie ne lui paraissent pas dignes d’entrer en compte et qu’il passerait volontiers tous les vices à l’objet de son amour pourvu qu’elle eût {p. 39} autant d’écus que de mauvaises qualités.

On voit bien que vous n’avez pas sous les yeux les objets de votre critique, les livres vous manquent et surtout Molière, votre mémoire ne vous dédommage pas de cette privation, vous n’auriez pas imaginé qu’il est des caractères estimables qu’on n’ose mettre sur la scène tel que celui d’un homme droit, vertueux, « simple et sans galanterie, [qui ne] fait point de belles phrases, ou un sage sans préjugés qui ayant reçu un affront d’un spadassin, refuse de s’aller faire égorger par l’offenseur : qu’on épuise, ajoutez-vous, tout l’art du Théâtre pour rendre ces personnages intéressants comme le Cid au peuple Français, j’aurai tort si l’on réussitXXIX. »

Pour détruire cette objection, il m’est facile de prouver que nos Auteurs n’ont pas eu la lâche complaisance que vous dites et de le prouver par des faits.

Molière a-t-il attendu que les ordonnances de Louis XIV, du Duc d’Orléans Régent et de Louis XV imposassent silence au zèle indiscret des Ecclésiastiques turbulents ou fanatiques pour attaquer l’hypocrisie des faux dévots dans son Tartuffe ? A-t-il attendu que les extravagances des Marquis de son temps ne fussent plus à la mode pour les tourner en ridicule ? A-t-il attendu qu’on se lassât de flatter la vanité des Coquettes en partageant leur malignité et faisant chorus de médisance avec elles, pour faire le Misanthrope ? A-t-il attendu que nos Médecins fussent devenus savants, aimables, éloquents, dociles et prudents dans les {p. 40}consultations, prêts à déférer à l’avis le plus sage et à des conclusions probables, pour se moquer des Médecins pédants, opiniâtres, bavards, incapables par ignorance de faire des applications raisonnées des principes de leur art ?

Corneille, le pieux Racine et M. de Voltaire ont-ils attendu des motifs pour attaquer l’orgueil despotique, l’hypocrisie et le fanatisme ? Non sûrement. Ne semble-t-il pas au contraire qu’ils aient prévu le malheur du Portugal, et que ce triste événement soit arrivé pour justifier leur hardiesse, leur prévoyance, et la justesse de leur esprit ? Je conviens que Ravaillac et Jacques Clément ont existé avant eux et que la Mémoire de ces scélérats peut avoir inspiré leurs Muses, mais enfin il est certain que le fanatisme n’est pas encore détruit et qu’il fait prévoir et craindre aux gens sages des événements tristes pour l’avenir. Corneille, Racine et Voltaire n’ont cependant pas attendu ces événements, pour s’efforcer d’en inspirer la crainte ; nous pouvons ce me semble conclure de ces exemples que nos Auteurs ne sont pas aussi lâches que vous le dites et ne respectent pas autant les mœurs du siècle que vous feignez de le croire. On n’a pas attendu que la Chambre Ardente eut fait rendre gorge aux sangsues du Peuple pour avertir le Public et par conséquent le Ministère de leur friponnerie.

Ce n’est peut-être qu’aux scènes ingénieuses si souvent décochées contre les Procureurs {p. 41}qu’on doit l’attention que nos intègres Magistrats font maintenant à leur conduite, on n’a pas sûrement attendu qu’ils fussent devenus honnêtes gens pour jouer leurs manœuvres en plein Théâtre ; si l’on n’a pas corrigé les Financiers de leur voracité, les Procureurs et les autres Commis subalternes de la Justice de leur friponneries, au moins par les avis qu’on a donnés au Public, aux Magistrats et aux Ministres, a-t-on suggéré à ceux-ci l’attention nécessaire pour y mettre ordre ; c’est ainsi qu’on a trouvé les Administrateurs du remède. Vous objecterez à cela que votre reproche subsiste toujours et qu’il est également bien fondé, puisque le remède n’est pas le Théâtre qui opère la conversion de ceux qu’il accuse, mais la sévérité salutaire de leurs surveillants.

Un homme reçoit un coup d’épée, il est en danger de la vie, il tombe de faiblesse, un passant charitable touché de son état vole chez un Chirurgien, l’amène et lui remet le blessé dans les mains, le Chirurgien tire cet homme d’affaire et lui sauve la vie : le passant en est-il moins la cause première du salut de cet homme ?

Pour prouver que « le Théâtre purge les passions qu’on n’a pas et fomente celles qu’on aXXX », vous dites qu’on n’ose mettre sur la scène « un homme droit, vertueux, simple, grossier et sans galanterie, qui ne dit point de belles phrasesXXXI », il y a cependant longtemps que Molière a produit cet homme sur la scène. ChrysaleXXXII dans Les Femmes {p. 42} savantes est l’homme que vous dites à la grossièreté près qui n’est bonne à rien, c’est un homme dont le rôle est si bien soutenu, qui dit des choses si simples et si peu galantes, si analogues à la situation dans laquelle il est, qu’il faut l’admirer malgré qu’on en ait. Pourquoi son rôle fait-il tant de plaisir ? C’est précisément que l’Auteur a employé tout son esprit à n’en point donner à son personnage : hic labor hoc opusXXXIII.

Molière aurait pu comme nos Auteurs d’à présent lui donner beaucoup de finesse, lui faire lancer des madrigaux et des épigrammes très aiguës contre la pédanterie des femmes savantes, mais il était trop grand maître pour cela, il a senti qu’il ne fallait opposer que du bon sens à l’abus de la science et de l’esprit, il a donc fait parler un homme sensé, simple, sans amour et sans galanterie, enfin un homme tel que celui que vous croyez qu’on n’a pas encore osé mettre sur la scène ; écoutez-le pour vous en convaincre.

« C’est à vous que je parle ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la Ville ;
M'ôter pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue Lunette à faire peur aux gens, {p. 43}
Et cent brimborions dont l’aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la Lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses Enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie
Doit être son étude et sa Philosophie.
Nos Pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse :
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs, {p. 44}
Elles veulent écrire et devenir Auteurs :
Nulle science n’est pour elles trop profonde
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde,
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir ;
On y sait comme vont Lune, Etoile polaire,
Venus, Saturne et Mars dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute ma maison ;
Et le raisonnement en bannit la raison :
L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L'autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas. {p. 45}
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse,
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresseXXXIV. »

Appellerez-vous tout cela de l’esprit, du style fleuri, des épigrammes, de la galanterie ? Non sans doute ; on n’y peut voir qu’un style simple, uni, et ce que tout homme sensé dirait à la place de Chrysale : il ne se sert pour expliquer sa pensée que des expressions les plus simples et les plus communes au lieu d’employer de belles phrases comme vous supposez qu’on fait toujours.

J’ai donc trouvé dans Chrysale l’homme que vous n’aviez pas encore vu, si ce n’est pas selon vous, avoir trop d’esprit que de ne dire que des choses vraies, simples et raisonnables.

Le troisième reproche de votre observation n’est pas plus difficile à pulvériser que les deux autres, et je ne vois pas pourquoi l’on n’oserait pas mettre sur la scène un homme sans préjugé, qui refuserait d’exposer sa vie pour se venger d’une insulte. Le Cocu imaginaire est déjà plein de traits qui seraient à merveille dans la bouche de votre homme, il pourrait dire comme Sganarelle :

« Mais mon honneur me dit que d’une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance.
Ma foi laissons-le dire autant qu’il lui plaira,
Au Diantre qui pourtant rien du tout en fera :
{p. 46}
Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer pour ma peine
M'aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ? […]
Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel,
Que fait là notre honneur pour être criminel ?
Des actions d’autrui l’on nous donne le blâme […]XXXV. »

Ce ton comique vous révolterait dans la bouche d’un sage, aussi n’est-ce pas le style que je proposerais d’imiter, mais l’emploi de ces mêmes arguments en style plus grave contre les abus du point d’honneur mal entendu. Personne, je vous jure, ne serait choqué de voir sur la Scène un Spadassin insolent puni tout autrement que par des voies de fait, et pourvu que votre sage prouvât que ce n’est point la lâcheté qui l’arrête mais la raison, que le mépris qu’il a pour un insolent n’exclut pas chez lui la bravoure, je vous jure qu’un pareil personnage serait goûté. Mettez dans une Tragédie ce brave Capitaine Grec en discussion avec ce brutal qui, piqué de n’avoir pas raison, le menaçait de le frapper, croyez-vous qu’on ne l’applaudira pas quand avec un mépris héroïque, il lui dira : « frappe mais écouteXXXVI » ?

Vous imaginez-vous, m’allez-vous dire, que ce point d’honneur pointilleux subsisterait avec moins de force, quand on aurait vu votre Comédie ou votre Tragédie et qu’un {p. 47}homme qui aurait reçu un soufflet en serait moins méprisé, quelque sage qu’il fut, s’il négligeait d’en tirer raison ; pourquoi non ? Si cet homme pouvait justifier son Stoïcisme par des motifs aussi louables que ceux que j’exige, et si la pièce était assez bien faite pour prouver à tout le monde que, puisqu’on a les voies de la Justice pour se venger de l’injure, c’est se rendre aussi criminel que l’offenseur que d’anticiper sur les droits du Gouvernement en se faisant soi-même justice, il y aurait plus d’oreilles que vous ne croyez disposées à saisir les vérités de cette pièce.

Nous devons sans doute à l’éducation de nos Militaires d’aujourd’hui, à leur politesse, aux progrès de la sagesse dans cet ordre, et surtout au discrédit des parties de Cabaret jadis trop à la mode, l’extinction de cette fureur des duels malheureusement si fréquents autrefois.

On chasse aujourd’hui de tous les Corps les spadassins turbulents qui en troublent la tranquillité : on a défendu ces épreuves de valeur qu’on faisait essuyer aux Officiers nouvellement reçus, preuves trop multipliées pour n’être pas dégoûtantes et pour ne pas rendre l’uniforme odieux à tous les gens sensés. On distingue parfaitement la valeur de la fausse bravoure et l’on voit avec une satisfaction infinie pour les sages que les Officiers dont la valeur est la moins suspecte vis-à-vis des ennemis de l’Etat, sont ceux {p. 48}qui craignent le plus de se faire des ennemis personnels. Il est donc certain que ces braves gens seraient les premiers à applaudir cette pièce, et à saisir des arguments solides qui feraient céder le préjugé au bon sens et à la raison ; mais si l’homme que vous dites ne justifie pas qu’il a de la valeur et qu’il pourrait même entreprendre sa vengeance avec succès, que c’est la seule raison qui lui retient le bras, votre homme déplaira certainement parce qu’il paraîtra lâche et que la lâcheté est légitimement odieuse. S’il n’y avait point de lâches il n’y aurait point de Spadassins, car ces derniers savent bien que toute leur capacité ne les tirerait pas d’affaire vis-à-vis d’un brave homme ; si dès la première affaire qu’ils ont, ils couraient risque de la vie, ils seraient sûrement moins téméraires dans la suite et réserveraient pour l’Etat cette bravoure impertinente qui ne sert qu’à les faire haïr et mépriser des gens sages et modérés. La plupart des gens de cette espèce ne font d’ailleurs usage de leur adresse que vis-à-vis de ceux qu’ils connaissent ou timides ou maladroits. « Je connais tels de mes écoliers, dit le maître d’armes dans Timon Le MisanthropeXXXVII, qui n’oseraient jamais se battre s’ils n’étaient sûrs de le faire sans péril. »

Si les Spadassins sont haïssables vous m’avouerez que les lâches ne le sont pas moins ; la valeur est le seul rempart que la nature ait accordé aux hommes contre la violence : c’est l’unique obstacle que les Rois puissent opposer à {p. 49}l’ambition de leurs voisins ; c’est à la valeur qui menace et fait trembler les Machiavels, qu’on doit le salut et la tranquillité des Etats : tout homme qui n’a pas cette qualité de l’âme, peut avec raison être méprisé : on ne mérite pas la part que l’on a dans les biens de la Patrie quand on n’a pas le courage de la défendre.

Ce courage ne doit avoir lieu que vis-à-vis les ennemis du Prince, et dès qu’on l’emploie contre un de ses compatriotes on devient criminel envers l’Etat, puisqu’on s’expose à le priver d’un bras destiné pour sa défense. On doit se moquer également des lâches et des Spadassins : les uns et les autres peuvent être joués avec succès sur la scène, et l’on y peut faire admirer un vaillant homme qui refuse d’exposer pour sa cause personnelle une vie nécessaire à l’Etat : on l’applaudira au contraire de son mépris pour le préjugé. Il est dur de soupçonner le Public Français comme vous le faites, de n’applaudir dans Le Cid qu’au grand coup d’épée qu’il donne au Comte de Gormas.

Vous n’affectez apparemment cette opinion que pour faire croire que la bravoure gâte les mœurs de la nation ; je sais bien que si tous les hommes étaient bons et sages, la valeur serait la plus inutile de toutes les qualités : mais puisque l’ambition, l’injustice, l’oppression, la cruauté l’ont rendue si nécessaire depuis NimbrothXXXVIII jusqu’aujourd’hui, et que {p. 50}probablement elle ne le sera guère moins dans les siècles à venir ; il est très sage de la faire aimer et de la nourrir par de grands applaudissements. Le Quiétisme Tolérant de la Pennsylvanie ne convient point du tout à la France : on applaudit cependant moins à la bravoure du Cid qu’à la justice du coup qui punit un insolent, vu que l’insulte est faite à un vieillard hors d’état de se venger lui-même.

On compatit avec raison au malheur d’un brave Cavalier puisque ce n’est point sa vengeance personnelle qu’il a entreprise mais celle de son père, et que cette vengeance, toute légitime qu’elle est, le rend malheureux ; on déteste la cruauté du point d’honneur qui lui a fait perdre sa maîtresse dont il est si digne et qu’il est sur le point d’épouser, et l’on est ravi que sa valeur et sa vertu lui méritent l’honneur de voir son Roi s’intéresser au succès de son Amour, et qu’à force de belles actions, il justifie le penchant de Chimène pour le meurtrier de son père : voilà ce qui intéresse et ce qu’on applaudit dans la pièce ; c’est parce que Rodrigue a toutes les vertus, qu’on lui pardonne une vengeance qu’il ne prend que malgré lui, et non pas parce qu’il a fait un beau coup d’épée, et que les Français les aiment trop, comme on présume que vous le croyez. Remarquez aussi, Monsieur, que l’Auteur n’a pas oublié de mettre dans la bouche du Roi des vers très énergiques contre la fureur des duels, et que par cette sage précaution, il {p. 51}avertit le Public que ce n’est pas pour encourager nos FerragusXXXIX qu’il fait paraître la valeur du Cid avec tant d’éclat.

« On admire à la Comédie le Cid qu’on irait voir pendre en grèveXL ». Eh ! quel est Monsieur le cœur assez barbare pour prendre plaisir à ce dernier spectacle ? Quel est l’homme assez stupide, assez inhumain pour ne voir qu’un criminel dans la personne de ce Héros qu’on traînerait au supplice ? On ne verrait en lui qu’un martyr du point d’honneur ; et toutes les réflexions que vous faites sur l’établissement des lois qui le proscrivent se présenteraient à l’esprit de tout homme sensé pour justifier le prétendu Criminel : êtes-vous bien sûr d’ailleurs que ces lois ne seraient pas mitigées en faveur d’un fils qui ne serait criminel que par l’ordre de son père et par excès d’attachement pour lui ?

Entretenir le courage dans le cœur d’un Peuple quelconque, c’est faire un bien moral et politique. C’est aux lois, à la raison, c’est aux Auteurs Dramatiques à lui faire sentir que la fausse application du courage est un vice et cela n’est pas si fort éloigné du succès que vous vous l’imaginez.

Je me trompe fort si vous n’avez imaginé un très beau dénouement pour quelque Tragédie ou Comédie dans laquelle le point d’honneur mal entendu serait l’objet de la critique. Le personnage que vous indiquez à Louis XIV vis-à-vis de M. de LauzunXLI siérait parfaitement à quelque Héros poétique.

{p. 52}Ce n’est pas cependant que je voie comme vous, des coups de canne bien appliqués à M. de Lauzun par Louis XIV, rien n’était plus aisé à ce grand Monarque que d’en donner ; mais pour inspirer à ses peuples le respect qu’il exigeait d’eux pour la Noblesse, il en donnait l’exemple et ne voulait pas que ce Corps illustre eût à rougir du déshonneur d’un de ses membres. Le procédé de Louis XIV est donc absolument le contraire de celui que vous lui reprochez : il enseignait par-là à tout le monde que la Noblesse est si respectable qu’il n’est jamais permis qu’aux lois de l’Etat de la punir de ses désordres.

Si les causes qui occasionnaient des duels autrefois si fréquents ne subsistent plus ; si les hommes ont reconnu qu’ils étaient des fous de s’égorger pour des motifs aussi puérils que ceux qui donnaient lieu autrefois à ces sortes de combats, c’est un degré de sagesse acquis. Vous devriez vous en apercevoir, et ne pas vous élever si fort contre ceux qui se contentent de se battre au « premier sangXLII ».

Ce n’est pas, comme vous le dites, qu’on s’en impose la condition ; il n’y a pas un brave homme qui ne crût être taxé de lâcheté, s’il en faisait la proposition ; mais l’humanité et la raison ont gagné dans le cœur des braves gens de leur faire sentir que la plus grande partie des raisons pour lesquelles le préjugé leur met l’épée à la main ne demandent pas tout le sang d’un adversaire ; et c’est parce {p. 53}qu’ils ne sont pas des « bêtes féroces » qu’ils s’abstiennent de le répandre. Ce qui aurait coûté la vie à un homme autrefois, ne lui coûte plus qu’un coup d’épée léger, lorsque le hasard du combat a dirigé assez heureusement la main de son adversaire pour qu’il ne soit pas mortel.

Si l’on a déjà secoué à moitié le joug de l’opinion, espérons que la raison achèvera l’ouvrage, en fournissant aux gens d’un vrai courage des raisons de se soustraire à l’étourderie des faux braves.

Ne fermez point les yeux, Monsieur, sur les premiers efforts de nos Auteurs contre ce préjugé.

On a déjà fait une pièce intitulée le Point d’honneurXLIII : cette pièce est de Lesage ; elle jette un si grand ridicule sur la fausse bravoure, que vous ne pourriez que souhaiter qu’on la représente plus souvent qu’on ne fait, si elle vous était plus connue. Elle est traduite de l’Espagnol, nouvelle observation qui doit vous désabuser sur le compte des Dramatiques. Vous n’ignorez pas que la Nation Espagnole est celle qui a le plus abusé du point d’honneur et qui en a le plus outré les maximes. L’original est de Don Francisco de RojasXLIV, il a pour titre en Espagnol, Non hay amigo para l’amigo, Il n’y a point d’ami pour l’ami. M. Lesage en a changé le titre parce que le point d’honneur est le mobile de toute l’intrigue.

Cette pièce ne paraît pas avoir eu un succès bien complet, si l’on en juge par la {p. 54}négligence des Comédiens de Paris à la représenter, mais elle n’en est pas moins propre à prouver que les Auteurs Dramatiques d’aucune nation ne ménagent pas tant les mœurs de leur siècle et de leur pays que vous voulez vous le persuader.

Vous connaissez La Double Inconstance de M. de Marivaux : il ne traite pas dans cette pièce les gens qui se battent par honneur de « bêtes féroces », mais pour les instruire et s’en faire écouter, il s’y prend bien plus joliment : voyez la scène quatrième du troisième acte de cette pièce entre Arlequin et un Seigneur qui lui apporte des lettres de Noblesse XLV.

« Le Seigneur. […] A l’égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l’honneur plus que la vie, et vous serez dans l’ordre.

Arlequin. Tout doucement : ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d’expliquer ce que c’est que cet honneur qu’on doit aimer plus que la vie. Malapeste quel honneur !

Le Seigneur. Vous approuverez ce que cela veut dire ; c’est qu’il faut se venger d’une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.

Arlequin. Tout ce que vous m’avez dit n’est donc qu’un coq-à-l’âne ; car si je suis obligé d’être généreux, il faut que je pardonne aux gens ; {p. 55}si je suis obligé d’être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre ?

Le Seigneur. Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.

Arlequin. Je vous entends : il m’est défendu d’être meilleur que les autres ; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur ? Par la mardi, la méchanceté n’est pas rare, ce n’était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons-nous plutôt, quand on me dira une grosse injure, j’en répondrai une autre, si je suis le plus fort : voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? Dites-moi votre dernier mot.

Le Seigneur. Une injure répondue à une injure ne suffit point, cela ne peut se laver, s’effacer que par le sang de votre ennemi, ou le vôtre.

Arlequin. Que la tache y reste ! Vous parlez du sang comme si c’était de l’eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de Noblesse, mon honneur n’est pas fait pour être Noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.

Le Seigneur. Vous n’y songez pas.

Arlequin. Sans compliment, reprenez votre affaire. {p. 56}

Le Seigneur. Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n’y regardera pas de si près avec vous.

Arlequin, les reprenant. Il faudra donc qu’il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain pour le faire repentir de son impertinence avec moi.

Le Seigneur. A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre Serviteur.

Arlequin. Et moi le vôtre. »

Qu’en dites-vous Monsieur, peut-on attaquer le point d’honneur avec plus de force et plus d’énergie ? Cela ne vaut-il pas mieux que des invectives ? Et M. de Marivaux ne vous prouve-t-il pas bien qu’on peut être un grand Philosophe, un excellent critique, sans être insolent ? Rappelez-vous encore la pièce de M. Fagan, intitulée Les OriginauxXLVI, dans laquelle on instruit un jeune homme des périls auxquels tous les vices exposent par le malheur des vicieux, qu’on fait passer en revue devant lui. La scène d’un jeune homme, d’un caractère doux et bienfaisant, qui cependant, emporté par les fumées du vin, vient de jeter une assiette au visage d’un de ses meilleurs amis, contient des réflexions et en fait faire de si sensées à tous ceux qui l’écoutent ou qui la lisent, qu’on peut présumer que {p. 57}des scènes dans ce goût, et destinées à la même critique, feraient une impression très utile dans le cœur de nos ferrailleurs étourdis.

M. Gresset n’a pas cru s’exposer à la mauvaise humeur du Public, en faisant entendre ces beaux vers de la Tragédie d’Edouard III.

« Savoir souffrir la vie, et voir venir la mort,
C'est le devoir du sage, et ce sera mon sort ;
Le désespoir n’est point d’une âme magnanime,
Souvent il est faiblesse, et toujours il est crime.
La vie est un dépôt confié par le Ciel,
Oser en disposer c’est être criminel ;
Du monde, où m’a placé la Sagesse immortelle,
J’attends que dans son sein son ordre me rappelle :
N’outrons point les vertus par la férocité,
Restons dans la nature et dans l’humanitéXLVII. »

Quoi de plus contraire aux maximes outrées du point d’honneur que ces vers : cependant ils ont été applaudis et admirés ; si vous en doutez, informez-vous-en. Ces applaudissements serviront encore à vous convaincre qu’on peut mettre sans péril un Stoïcien sur la scène, si vous n’en reconnaissez pas un dans WorcestreXLVIII.

Dans Arlequin sauvage, la scène du Capitaine qui est prêt à se couper la gorge avec son ami devenu par hasard son rivalXLIX, {p. 58}n’est-elle pas une excellente critique de la bravoure mal employée ? Le Public trouve-t-il mauvais que ces deux amis, ou plutôt ces deux Rivaux se rendent aux bonnes raisons d’Arlequin et abandonnent le projet de se couper la gorge ?

Les siffle-t-on quand ils disent unanimement : « Nous serions plus sauvages qu’Arlequin, si nous ne nous rendions à ses réflexionsL » ? En voilà sans doute assez pour vous prouver qu’on peut attaquer la fausse bravoure sur la scène sans indisposer le Public et sans choquer les mœurs.

Permettez-moi, Monsieur, de n’être ni de l’avis de Diogène Laërce, ni de celui de l’Abbé Dubos.

Ce n’est pas comme le pense le premier, « Que des maux feints soient plus capables d’émouvoir, que des maux véritables. »

Ce n’est pas comme le pense le second, « Que le Poète ne nous afflige qu’autant qu’il nous plaîtLI. »

Le sentiment de compassion que nous éprouvons est, comme vous le pensez, un sentiment involontaire excité dans nous par l’adresse de l’Auteur qui nous ôte le pouvoir d’y résister. Un habile Dramatique, à force d’étudier la nature du cœur humain, en connaît tous les ressorts ; il sait les ajuster, les réunir, et rassembler leurs forces, pour en augmenter la puissance. Il est certain que nous ne serons pas toujours si sensiblement émus par la nature que par l’art, parce que la nature n’est pas accompagnée toujours de l’assemblage de ces {p. 59}expressions touchantes et de ces traits pénétrants que l’art emprunte d’elle, mais qu’il rassemble et multiplie pour opérer de plus grands effets. C’est ainsi que l’art, à force de nous émouvoir, établit en nous par l’habitude d’être remués, une disposition à l’être plus facilement ; et quiconque fréquentera les spectacles, ne peut qu’accoutumer son cœur à se laisser toucher en faveur des honnêtes gens infortunés, et concevoir une horreur plus forte pour l’injustice, la tyrannie et les autres vices qui les persécutent. Les lois selon vous n’ont nul accès au Théâtre, et moi, je dis au contraire que sans le pouvoir des lois nous serions encore spectateurs de ces profanations où l’indécence et l’impureté s’unissaient aux matières les plus saintes et les plus sublimes. L’Histoire du Théâtre Français vous prouve que les désordres qui accompagnaient ces représentations ont été abolis par les lois de l’Eglise et par l’autorité des Magistrats. Il est résulté du pouvoir des lois que le vice a été contraint d’abandonner la scène et que les Auteurs Dramatiques n’ont plus eu de ressource que d’y faire paraître la Vertu.

Le Public prend aujourd’hui tant de plaisir à l’y voir que ce serait lui faire une injure grossière que de lui remettre sous les yeux les absurdités saintes et les impudicités que des spectateurs imbéciles admiraient jadis de si bonne foi. Vous prétendez que Les Nuées d’Aristophane furent cause de la mort de Socrate : ce ne fut cependant que vingt-trois ans {p. 60}après la représentation de cette pièce que Socrate but la ciguë.

Mais en supposant que cette pièce fut la seule cause qui détermina ses Concitoyens à le condamner, il n’en est pas moins vrai que s’il y eût eu à Athènes la même police qu’à Paris, Socrate n’eût pas été la victime de cette pièce. On ne souffre point à Paris qu’à l’exemple des Grecs on prenne le masque et les habits des personnes qu’on voudrait tourner en ridicule ; on ne souffre point qu’on y nomme les gens par leur nom et qu’on leur dise des injures en face : on est fâché d’avoir à reprocher à Molière d’avoir pris le Chapeau, la Perruque et l’Habit de MénageLII pour faire connaître que c’était lui qu’il jouait dans le rôle de VadiusLIII.

Les Comédiens seraient exposés aujourd’hui à toute la rigueur de la Police, s’ils s’avisaient d’employer les mêmes moyens pour mortifier quelqu’un.

Voilà Monsieur ce que les lois ont corrigé sur la scène : elles y peuvent donc quelque chose, puisqu’en ne permettant qu’à la Vertu d’y paraître, elles en ont banni le Vice ; puisqu’en n’y souffrant qu’une critique générale des mœurs, elles mettent les particuliers à couvert de la satire des Auteurs et de la malice des Comédiens. Rappelez-vous ces vers de Despréaux ; ils justifient tout ce que je vous dis là.

« Des succès fortunés du spectacle tragique,
Dans Athènes naquit la Comédie antique.
{p. 61}
Là le Grec né moqueur, par mille jeux plaisants
Distilla le venin de ses traits médisants :
Aux accès insolents d’une bouffonne joie,
La Sagesse, l’esprit, l’honneur furent en proie.
On vit par le Public un Poète avoué
S'enrichir aux dépens du mérite joué,
Et Socrate par lui, dans un chœur de NuéesLIV
D’un vil amas de peuple attirer les huées.
Enfin de la licence on arrêta le cours.
Le Magistrat, des lois emprunta le secours,
Et rendant par édit les Poètes plus sages,
Défendit de marquer les noms ni les visages.
Le Théâtre perdit son antique fureur.
La Comédie apprit à rire sans aigreur,
Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre,
Et plut innocemment dans les vers de MénandreLV. »

C'est la même chose que la Police a produit à Paris, elle a proscrit les satires atroces d’Aristophane et n’y souffre plus que la sage critique de Ménandre.

« C’est le Public, dites-vous, qui fait la loi au Théâtre, et non pas le Théâtre qui la fait au PublicLVI » ; quoi de plus juste et de plus sensé : n’est-ce pas au goût général, que les particuliers raisonnables doivent se soumettre ? « Non, direz-vous en style Clinique, il convient d’être seul de son parti, quand on est seul raisonnable » : j’en conviens, mais quand le Public est sage, il est beau sans doute {p. 62}d’être de l’avis du Public. Or nos Auteurs veulent plaire, ils doivent s’assujettir à son goût : ce n’est donc qu’après avoir reconnu ce goût qu’ils se permettent de lui donner des pièces qui respirent la Vertu.

Le Public applaudit ces pièces, donc il a du goût pour la Vertu, donc les Auteurs font bien et très bien de se soumettre à ce goût et de recevoir la loi du Public.

Ne craignez point au reste qu’à l’exemple de Néron nos sages Magistrats fassent égorger ceux des spectateurs qui ne se plairont pas à des pièces trop sagesLVII : cette apostrophe au plus affreux des Tyrans ne justifie ni votre opinion à l’égard de la faiblesse des lois contre les abus du spectacle ni le reproche que vous faites aux Acteurs de l’Opéra de Paris, de vous avoir voulu quelque mal.

N’est-il pas bien naturel, de ne pas aimer quelqu’un qui fait ce qu’il peut pour avilir nos talents, qui s’efforce ainsi de nous ôter les moyens de subsister ? Est-il bien généreux à vous de déprimer des gens qui, par leur habileté particulière, ont fait valoir un de vos ouvrages beaucoup plus que vous ne deviez naturellement l’espérer, qui, par les charmes de leur action et la délicatesse de leur chant, ont fait monter aux nues un petit Poème très froid, une musique pleine de traits communs, qui peut-être eût été reléguée promptement du Théâtre au Pont neuf, si les Jélyotte et les FelLVIII n’avaient su les {p. 63}embellir d’ornements tirés de leur propre fond ? La preuve de ce que je dis résultera de l’expérience : tirez votre musique de la bouche de ces gens-là, vous verrez ce qu’elle deviendra. Votre ingratitude devait donc nécessairement révolter des gens à qui vous aviez tant d’obligation. Des Chanteurs habitués à voir le Public en larmes quand ils peignent par leur chant la tendresse ou le désespoir dans les Tragédies, qui, par la naïveté, le goût et la légèreté de leurs sons portent la joie la plus vive ou la délicatesse la plus pure du sentiment dans l’âme des spectateurs, lorsqu’ils chantent des Pastorales ou des Poèmes comiques, ont-ils pu lire avec plaisir un gros livre pour prouver qu’ils n’étaient capables de rien, et que le Public était imbécile de se laisser toucher ?

Ce serait ici le lieu peut-être de vous faire part de mes réflexions sur votre mauvaise critique de la Musique Française et d’attaquer votre préjugé ridicule pour la Musique Italienne ; mais comme l’objet occasionnerait une trop longue digression, j’aime mieux la renvoyer à la fin de cet ouvrage pour ne point imiter votre désordre et sautiller d’un objet à l’autre comme vous faites. Je reviens donc à ce qui concerne le spectacle de la Comédie et pour mieux vous convaincre qu’il est bon en lui-même, je vais maintenant distinguer les objets que j’ai confondus jusqu’à présent et commencer par la Tragédie. {p. 64}

CHAPITRE II. De la Tragédie. §

Le Théâtre rend la Vertu aimable, c’est ce que les Auteurs Dramatiques et bien des sages pensent unanimement : mais cet avantage ne vous étonne point, ce n’est pas selon vous opérer un grand prodige, la nature et la raison l’opèrent avant la scène ; distinguons, s’il vous plaît. Si tous les hommes étaient sages naturellement, rien de plus inutile, j’en conviens, que le Théâtre ; rien de plus inutile que tous les écrits des Pères, que l’Evangile même : mais si la plupart des hommes ne sont rien moins que sages, et que leur conduite et leurs mœurs prouvent que la nature et la raison ne leur ont pas encore fait trouver la Vertu assez aimable, pour n’avoir pas besoin de peintres qui leur en fassent remarquer les attraits ; si la vue de ces peintures les porte à faire plus d’attention à l’original, comme le portrait d’une jolie femme fait désirer d’en connaître le modèle à ceux qui ne l’ont pas vue ; il est donc probable que le Théâtre peut opérer les mêmes effets et que le coloris agréable qu’il prête aux charmes de la Vertu, altérés quelquefois par les pinceaux austères des Pasteurs ou des Philosophes, peut faire désirer de la connaître et de la pratiquer. Or on voit souvent au Théâtre combien la Vertu paraît aimable à {p. 65}tel qu’on n’aurait pas soupçonné d’être sensible à ses charmes, n’est-ce pas opérer le prodige que la nature et la raison n’ont pu faire ? J’ai vu tel jeune homme que les exhortations et les larmes de son père ne pouvaient rappeler de son égarement, laisser lui-même couler des pleurs lorsque dans L’Enfant prodigue Euphémon embrasse son fils repentant et que les larmes de la tendresse paternelle et de la joie effacent celles de la douleur sur les joues de ce père vénérableLIX.

Parmi tant de jeunes gens libertins, parmi tant de jeunes prodigues que nul respect humain, que ni devoir ni raison, ni les chagrins de leur famille ne peuvent rappeler au bien, soyez convaincu, Monsieur, qu’il n’en est pas un seul qui, voyant représenter cette pièce, ne partage au moins dans ce moment le repentir d’Euphémon fils, et qui ne soit alors du parti de la Vertu. Que présumer de là, sinon que si ces libertins et ces fils dénaturés venaient souvent aux spectacles, s’ils prenaient plaisir pendant deux heures par jour à entendre le langage de la Vertu, si l’on pouvait les habituer à venir souvent se convaincre de ses avantages dans nos Tragédies, l’amour naturel que vous leur supposez pour la Vertu deviendrait plus efficace. « On aime la Vertu » dites-vous ; je le nie : si on l’aimait, on la suivrait, rien n’est plus simple et plus naturel ; mais, ajoutez-vous, « on ne l’aime que dans les autresLX » ; est-ce donc là l’aimer ? C’est comme si l’on disait qu’un voleur de grand {p. 66}chemin aime beaucoup un voyageur parce qu’il lui souhaite beaucoup d’argent pour en avoir plus à lui voler : mais lorsque je vois un cœur endurci contre la tendresse et la morale d’un père, contre les larmes et les caresses d’une mère, s’amollir au spectacle et se laisser pénétrer du langage de la Vertu ; je suis convaincu que la scène la rend aimable, et que c’est un moyen des plus sûrs pour opérer la conversion de mon jeune homme. Il n’aimait sûrement pas la Vertu et voilà tout à coup qu’on la lui fait aimer, et qu’on le force à pleurer pour elle : sondez son cœur dans ce moment, vous verrez qui des deux y triomphe, ou du Vice ou de la Vertu.

« Je doute que tout homme, à qui l’on exposera d’avance les crimes de Phèdre et de Médée, ne les déteste plus encore au commencement, qu’à la fin de la pièceLXI » : mais vous avez bien raison. Si je dis simplement à cet homme : « Phèdre est une Marâtre qui persécute cruellement le fils de son mari, jusqu’au moment qu’elle en devient éperdument amoureuse ; sa déclaration n’excite que l’indignation et l’horreur de la part d’Hippolyte ; la rage, la honte et la jalousie la portent à l’accuser auprès de Thésée du crime dont elle est coupable elle-même. Thésée, dans le premier moment, dévoue son fils à la vengeance des Dieux et ce fils en devient la victime » ; il est certain que sur une pareille exposition tout homme tant soit peu raisonnable et vertueux frémira d’horreur et regardera Phèdre comme {p. 67}un monstre abominable : mais il changera d’avis après la représentation, parce qu’il verra dans Phèdre une femme malheureuse par sa passion, et chez qui la Vertu est presque aussi puissante que le Vice : elle est justifiée de la persécution qu’elle a fait essuyer à Hippolyte par ces vers où respire la Vertu :

« Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine. […]
Digne fils du Héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite,
La Veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur, c’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense
Au-devant de ton bras, je le sens qui s’avance
Frappe. etc.LXII. »

Ce n’est point Phèdre directement, c’est Œnone sa confidente qui conduit la malheureuse intrigue qui cause la mort d’Hyppolite ; en un mot si l’on sent de l’horreur pour le crime de Phèdre, elle force en même temps le Spectateur d’aimer ses remords et sa vertu à l’exemple de ce Prélat si célèbre par les charmes de son éloquence, par la {p. 68}profondeur de son savoir et par l’éclat de ses vertus ; « Phèdre disait-il, toute incestueuse qu’elle est, me plaît par sa vertuLXIII. »

Remarquez s’il vous plaît, que le Vice ne gagne rien à l’intérêt qu’on prend pour Phèdre, la vertu de celle-ci augmente au contraire l’exécration qu’Œnone mérite d’un bout à l’autre de la pièce.

Que de vérités cette Tragédie ne met-elle pas au jour ! Primo, que l’on doit fuir soigneusement l’occasion et ne jamais présumer de ses forces ; secundo, que la prévention des Juges fait la perte des innocents ; tertio, que les flatteurs « sont le présent le plus funeste qu’ait jamais fait aux Rois la colère célesteLXIV ». Un ouvrage qui développe et prouve trois vérités de cette importance, ne mérite-t-il pas bien d’être écouté ? Et ne conviendrez-vous pas, Monsieur, que c’est un effet du pouvoir de la Vertu que la pitié que l’on conçoit pour Phèdre, qu’on haïssait si fort avant que de la mieux connaître ? Il s’en faut bien que Médée opère le même effet, quoique l’inconstance de son mari semble en quelque façon justifier sa furie ; comme elle ne pense guère à la Vertu, j’ai toujours entendu dire de Médée : « la méchante femme ! » au lieu que de Phèdre on dit « la pauvre femme ! »

« La source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête et nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous et non dans les Pièces. […] L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même.LXV »

{p. 69}La belle découverte que vous faites là ! C’est comme si vous disiez : « la raison qui nous fait trouver un tableau admirable est en nous et non pas dans le tableau. Il faut avoir des yeux pour pouvoir l’admirer : car sans yeux on ne l’admirera pas ; de même, il faut avoir un cœur pour sentir et apprécier la Vertu, car sans son cœur sensible et disposé à la trouver belle, on en ferait en vain le portrait le plus flatteur et le plus flatté. »

Le grave Muralt ni vous n’avez entendu selon moi ce passage d’Aristote : « Comœdia enim deteriores, Tragœdia meliores quam nunc sunt imitari conanturLXVI. »

Voilà comme je crois qu’il doit être expliqué et entendu, car la Tragédie doit représenter les hommes comme meilleurs, et la Comédie comme plus vicieux qu’ils ne sont ordinairement, où qu’ils ne le seraient dans le temps préfixe qu’ils occupent la scène. C’est un précepte par lequel Aristote prescrit aux Auteurs Dramatiques de préférer la vraisemblance à la vérité, et c’est la même chose que je vous ai dit ci-dessus. « Deteriores », ou « Meliores » n’expriment que la charge que l’on doit donner aux caractères pour les faire ressortir davantage. Si l’on peint un vicieux, on doit multiplier, hic et nunc, les situations les plus capables de faire sortir son caractère et de le rendre odieux, sic nunc deterior eritLXVII. On doit faire la même chose par rapport aux Héros qu’on veut représenter et leur faire faire, dans l’espace de temps qu’ils sont en scène, {p. 70}plus de belles actions, et dire plus de belles choses qu’il n’est probable qu’ils n’en feraient et qu’ils n’en diraient dans le court espace de temps qu’ils occupent la scène. Sic nunc meliores eruntLXVIII. Voilà comme les hommes en un mot doivent être peints au Théâtre, deteriores vel meliores quam nunc sunt, plus méchants ou plus vertueux qu’à leur ordinaire.

« On me dira que dans ces Pièces le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques, n’étant que de pures fables, des événements qu’on sait être de l’invention du Poète, ne font pas une grande impression sur les Spectateurs […]LXIX. »

Il ne fallait pas dire « sur les Spectateurs » mais dire « sur moi », et ne pas conclure de votre insensibilité singulière que tous les Spectateurs soient insensibles : votre allégation d’ailleurs est fausse. Les sujets de nos Tragédies sont ordinairement puisés dans l’Histoire, les Auteurs se font une loi de respecter les faits attestés, et loin que le Spectateur, dans les circonstances inventées s’amuse à réfléchir que ce sont des fables, les larmes que l’Acteur lui arrache prouvent assez qu’il est frappé du tableau comme il le serait de l’original. « Vice ou vertu, qu’importeLXX », dites-vous ; mais il importe beaucoup : il n’est pas du tout indifférent de faire triompher la Vertu ou de punir le Vice. J’avoue qu’un attachement trop rigoureux à cette règle aurait banni du Théâtre des sujets vraiment tragiques, tels que Britannicus, {p. 71}Atrée et Mahomet : mais je remarque en même temps, que Néron et les deux autres monstres ci-dessus ne gagnent rien à leur triomphe qu’une horreur plus grande de la part des Spectateurs ; je le prouverai bientôt. Revenons.

« […] quel jugement porterons-nous d’une Tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont représentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour eux ? Où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d’un pédant ? où Cicéron, le sauveur de la République, […] nous est montré comme un vil Rhéteur, un lâche ; tandis que l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait nommer, prêt d’égorger tous ses Magistrats, et de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme et réunit, par ses talents, sa fermeté, son courage, toute l’estime des Spectateurs ? etc.LXXI. »

Avec quelles lunettes avez-vous donc vu cela, est-ce dans la pièce de M. de Crébillon ou dans celle de M. de Voltaire, est-ce dans toutes les deux ? Il fallait vous expliquer. Dans celle de M. de Crébillon les gens sans humeur voient un Scélérat sublime peint tel qu’était Catilina, et qu’il faudrait peindre un Cromwell : car les Scélérats ont leurs héros comme les gens vertueux. N'est-il pas vrai que Cartouche n’est comparable dans l’étendue de ses vues et de ses projets ni à Catilina ni à Cromwell ? Ce misérable cependant occupait un degré supérieur parmi les Scélérats de sa classe, ce qui a fait dire à Le Grand ces deux vers dans le Poème héroï-comique dont {p. 72}il a honoré assez mal à propos la mémoire de ce coquin :

« Heureux si son grand cœur détestant l’injustice,
Eût fait pour la Vertu ce qu’il fit pour le ViceLXXII! »

Loin donc que, conformément à l’histoire, M. de Crébillon ait eu tort de représenter Catilina éloquent, ferme et courageux, c’est au contraire par l’abus de ces grandes qualités qui ne sont pas des vertus qu’il cherche à le rendre, et qu’il le rend en effet plus odieux aux Spectateurs. Brutus, dans La mort de César, reproche à celui-ci jusqu’à ses vertus.

« Qui de ses attentats sont en lui des complicesLXXIII. »

Si l’on admire le courage de Catilina quand il entre au Sénat, le Spectateur, bien instruit qu’il va mentir, ne voit en lui qu’un Scélérat détestable qui abuse de son éloquence, pour persuader tout ce qui peut opérer le ravage de Rome : la hauteur et l’insolence qu’il affecte et qui suspendent l’arrêt de sa mort, font regretter qu’il ne soit pas prononcé. C’est moins du courage qu’il montre alors que l’effronterie du Vice qui n’a plus de ressource que l’impudence. Ce n’est point la grandeur d’âme qui le porte à se donner la mort, c’est le désespoir, c’est la rage de n’avoir pas réussi dans son affreux projet ; situation de son cœur qu’il peint si bien dans les derniers vers qu’il prononce en faisant encore un effort pour poignarder quelqu’un :

{p. 73}« Cruels, qui redoublez l’horreur qui m’environne,
Qu’heureusement pour vous la force m’abandonne :
Mais croyez qu’en mourant mon cœur n’est point changéLXXIV. »

Qui voudrait-il assassiner, ce prétendu grand homme ? Tullie, l’épouse la plus vertueuse et la plus estimable, le père de cette même femme, et tout le Sénat.

Caton, que vous croyez un pédant, a pourtant été trouvé tel que l’histoire nous le peint, un vertueux féroce. Je ne m’amuserai pas à le justifier, je vous somme seulement de la part du Public de trouver dans son rôle un seul vers qui sente le pédant. Quant à Cicéron, que vous qualifiez de vil rhéteur, où trouvez-vous donc qu’il le soit ? Vil rhéteur répond à peu près à ce qu’on nomme en bon Français un bavard ennuyeux. Pouvez-vous ignorer cela ? Votre goût s’accorde bien mal avec celui de nos critiques, qui sont reconnus pour en avoir beaucoup : ils reprochent à M. de Crébillon de n’avoir pas, au contraire, assez fait parler Cicéron. Je serais entièrement de leur avis, si je ne savais gré à cet Auteur d’avoir fait faire de grandes choses au Consul, au lieu de lui en faire dire, surtout dans le moment qu’il a choisi pour son action. Voilà des assassinats commis, des avis effrayants reçus : il n’est plus question de pérorer, l’incendie menace Rome, il faut éteindre les {p. 74}flambeaux déjà tournés contre elle pour la réduire en cendres ; il faut donc agir. Cicéron agit en effet en Consul habile, en Ministre prudent, en politique éclairé ; voilà ce que des connaisseurs ont trouvé, ce que des critiques sévères ont applaudi. Vous êtes le premier qui ayez la gloire d’avoir vu dans ce personnage un vil Rhéteur, mais vous êtes habitué à voir partout ce que personne n’y a vu, n’y voit et n’y verra jamais : félicitez-vous donc seul aussi de ce bienfait des Cieux.

« Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste Vertu, tu restes toujours sans honneurs !LXXV »

A vous entendre gémir de la sorte, qui ne croirait que vous venez de dire des vérités inutilement démontrées, qui ne croirait que vous en allez dire de nouvelles, et qu’elles auront un sort plus heureux ? Avec un peu de réflexion pourriez-vous l’espérer ? « Atrée et Mahomet jouissent de leurs forfaits, s’en vantent, » et vous ne voyez pas « de quoi peut profiter aux spectateurs, une Pièce où ce vers, 
"Et je jouis enfin du prix de mes forfaits."
Est mis en exemple
LXXVI. » Je crois bien que vous ne le voyez pas, vous qui ne voulez jamais regarder que l’envers des choses qu’on vous montre.

N’avez-vous jamais vu, dites-moi, conduire un criminel au supplice ? N’avez-vous pas remarqué le sentiment de pitié dont la plupart de ceux qui le voient aller à la mort sont pénétrés ? C’est que ce n’est plus là le {p. 75}moment de l’équité. La compassion seule est la maîtresse de toute âme sensible en pareil cas. On vomit des imprécations contre l’exécuteur et l’on a plus d’un exemple que, sans autre intérêt, des étourdis, quoique bien instruits des crimes du patient, ont eu la témérité de détourner de dessus sa tête le glaive de la Justice : d’où vient ce sentiment ? C’est qu’alors on ne voit que le malheur du criminel, et qu’on ne voit pas son crime. Mais quelle horreur n’aura-t-on pas pour un Scélérat protégé ou puissant qui, après s’être impunément souillé de tous les crimes, aura néanmoins été assez bien servi en Cour pour en sortir blanc et net, et pour obtenir même un poste éclatant du haut duquel il insulterait à la probité, braverait les lois, opprimerait les faibles et les innocents : un tel homme serait d’autant plus odieux à tout le monde qu’il jouirait tranquillement de ses forfaits, et qu’il serait heureux au sein du crime : ceux qui se seraient attendris pour lui en le voyant conduire au supplice deviendraient eux-mêmes ses bourreaux, au moment qu’ils le voient heureux.

Les grands Auteurs, qui savent cela, ne risquent donc rien de violer avec discernement la règle établie de faire triompher la Vertu et de punir le Vice, parce qu’ils s’imposent alors celle de rendre leur personnage si odieux, qu’il résulte de sa félicité une horreur plus vive pour les crimes qui la lui ont procurée.

Voilà ce que d’habiles gens, des connaisseurs {p. 76} délicats, remarquent au premier coup d’œil ; « au lieu que nous autres petits Auteurs, en voulant censurer les écrits de nos maîtres, nous y relevons, par étourderie, mille fautes, qui sont des beautés pour les hommes de jugementLXXVII. »

C’est donc votre fauteLXXVIII de n’avoir pas senti pourquoi M. de Crébillon a conservé au caractère d’Atrée toute la noirceur qu’il a trouvée dans l’original Grec, à très peu de chose près ; c’est votre faute de n’avoir pas senti pourquoi ce Sophocle Français a mis, dans la bouche de ce monstre ce vers terrible qui vous révolte si fort ; c’est votre faute enfin de ne pas savoir que plus un Scélérat est heureux, plus il est en horreur à tous ceux qui le connaissent.

Un des motifs qui fait que les Comédiens jouent rarement cette pièce c’est qu’ils savent que la plupart des Spectateurs sont révoltés si fort de l’horrible cruauté d’Atrée, qu’ils ne peuvent que rarement soutenir une seconde représentation de cette pièce.

Permettez-moi de vous raconter un fait qui, quoiqu’assez comique, vous fera juger de l’effet que cette excellente Tragédie est capable de produire : tout Marseille vous en attestera la vérité,

« Et vous entendrez là le cri de la nature. »

Un Capitaine de Vaisseau qui n’avait jamais vu de spectacle, fut entraîné par ses amis à la Comédie, on y jouait Atrée ; notre homme, ébloui par des objets tout nouveaux pour lui, oubliant que c’était une {p. 77}fable qu’il voyait représenter, lorsqu’il entendit Atrée prononcer ce vers qui vous choque si fort et par lequel il s’applaudit du succès de ses crimes, notre homme dis-je, se leva tout à coup avec fureur en criant : « Donnez-moi mon fusil que je tue ce B. là. »

Vous jugez bien qu’une pareille scène fit oublier la catastrophe à tous les autres Spectateurs et que bien en prit aux Acteurs que le vers qui mettait le Capitaine en fureur était le dernier de la pièce, car ils auraient eu peine à reprendre leur sérieux après une pareille saillie.

Il faut peut-être des exemples plus généraux pour vous convaincre. Allez, Monsieur, à la Comédie la première fois qu’on jouera cette pièce : ne vous occupez nullement du spectacle, donnez toute votre attention aux Spectateurs, et vous jugerez par les épithètes dont ils honorent Atrée presqu’à chaque vers qu’il prononce, de l’effet que produit en eux son caractère.

Je vous réponds que vous sortirez du spectacle bien convaincu que personne ne croit devoir ressembler à Atrée parce que ce monstre « jouit du prix de [s]es forfaits ».

S’il vous faut absolument cette expérience pour justifier M. de Crébillon dans votre esprit, il sera peut-être plus aisé de justifier M. de Voltaire : vous paraissez un peu plus de ses amis, ou plutôt vous feignez de l’être. Quatre gouttes d’encre de sa plume barbouillent, {p. 78}effacent, anéantissent pour jamais un Volume de vos sophismes.

La petite lettreLXXIX qu’il vous a écrite a furieusement diminué la réputation de votre long discours sur L’Inégalité des conditionsLXXX. C’est donc un homme à ménager que M. de Voltaire, quoiqu’il ne vous ait rendu d’autres services que de vous éclairer malgré vous, si vous étiez aveugle de bonne foi.

M. de Crébillon, toujours pacifique et content de sa réputation, laisse la Critique aller son train ; sûr que vous n’ébranlerez pas son Stoïcisme, vous appuyez un peu plus effrontément sur son compte.

Je le connais par quelques-uns de ses amis ; je ne l’ai vu qu’une seule fois pour en recevoir une réprimande, et vous saurez bientôt pourquoi cette réprimande n’a fait qu’ajouter à l’estime que j’ai conçue pour lui et que tous les honnêtes gens lui doivent. Je suis donc bien éloigné d’attaquer ses ouvrages sous prétexte du bien public, et n’est-il pas honteux, pour un Philosophe comme vous, qu’un Comédien lui donne l’exemple de la probité ? Quand bien même les ouvrages de M. de Crébillon seraient susceptibles de la grossière satire que vous en faites, était-ce à vous de la faire ?

« Vous n’avez jamais vu qu’une fois l’Auteur d’Atrée et de Catilina, et ce fut pour en recevoir un service : vous estimez son génie et vous respectez sa vieillesse ; mais quelque honneur que vous {p. 79}portiez à sa personne, vous ne devez que justice à ses pièces ; et vous ne savez point acquitter vos dettes au dépens du bien public et de la véritéLXXXI. » Ne dirait-on pas que vous êtes un de nos Académiciens et que par conséquent, juge éclairé de la Littérature Française, vous ayez été forcé par état de prononcer contre les écrits de votre bienfaiteur, et que les ordres de la Cour vous aient mis dans le cas d’opter entre le ménagement que vous lui deviez et l’accomplissement de vos devoirs ? Ne dirait-on pas qu’honoré de la place de Censeur public, vous ayez dû rendre compte au Ministère des ouvrages de M. de Crébillon ? Ne dirait-on pas enfin que le Public vous ait fait le dépositaire de ses intérêts ; et que prévenu pour vos lumières il ait renoncé à se servir des siennes, et qu’il ait mis sur votre conscience toutes les erreurs dans lesquelles il peut tomber, en matière de goût ou de sentiment ? Vous n’avez aucun de ces titres ; le Public n’a pas assez accueilli vos paradoxes précédents, pour que vous puissiez vous flatter de sa confiance : nulle Autorité ne vous a donné le droit de juger publiquement les ouvrages de M. de Crébillon ou de M. de Voltaire ; et l’usurpation du tribunal n’est pas un titre qui doive accréditer vos sentences : cette usurpation au contraire ne peut que vous être reprochée comme un signe certain de présomption et d’ingratitude. Le bien public n’exige pas que l’on chagrine les particuliers quand on peut s’en dispenser, autrement c’est donner {p. 80} l’exemple de l’abus qu’on peut faire de ce motif respectable : c’est encourager les envieux, par votre exemple, à satisfaire leur jalousie sous prétexte du bien public. On pourra donc en conséquence négliger tous les devoirs de la société avec cette excuse ; décréditer, trahir, opprimer ses bienfaiteurs, et transformer ainsi l’ingratitude en vertu ; alors il me paraît que le mal public résultera de l’amour du bien public. Vous voyez bien, Monsieur, que votre héroïsme est absurde, et surtout dans le cas présent ; ne pouviez-vous pas satisfaire à l’engagement que vous vous étiez imposé vous-même d’éclairer le Public sur les dangers du spectacle, sans trahir les devoirs de la reconnaissance et de la société ? Pourquoi ne pas puiser dans les pièces de mille Auteurs qui sont morts les preuves de votre système ? Vous en auriez trouvé sûrement de plus dignes de reproches que celles d’Atrée ou de Mahomet ; vous auriez rempli vos prétendus devoirs sans choquer personne.

Je vous aurai cependant une obligation de vous être livré à toute votre malignité, c’est qu’elle m’offre l’occasion d’agir d’une façon toute opposée à la vôtre. M. de Crébillon vous a obligé, à la première vue et sans vous connaître ; vous payez son service de la plus noire ingratitude. Malgré cela, la bonté de cœur de cet homme illustre est si publique, qu’il n’est pas même permis de croire qu’il se repente de vous avoir obligé. Je vous laisse penser en même temps quel gré le Public {p. 81}vous saura de votre ingratitude, et s’il ne m’en saura pas davantage de prendre le parti de M. de Crébillon, dont je n’ai reçu d’autre service qu’une Mercuriale assez aigre, mais je l’avoue, très justement méritée. Avant de m’être procuré l’honneur de connaître M. de Voltaire, la mode de fronder tous ses ouvrages, établie dans tous les cafés de Paris, la commodité d’y recueillir des épigrammes pour en enrichir le texte d’une critique, la rage enfin d’être Auteur et de me faire imprimer, me firent faire une lettre très plate, très ridicule et très sifflable contre la Comédie de NanineLXXXII. Je ne sais si j’avais un peu d’esprit alors ; mais il est bien certain que je n’avais pas le sens commun.

On accusait avec la dernière lâcheté M. de Voltaire d’attenter à la gloire de M. de Crébillon ; je crus faire ma Cour à celui-ci en lui portant ma critique de Nanine pour la lui faire approuver en qualité de Censeur, j’allai le lendemain pour en chercher l’approbation. M. de Crébillon n’y était pas, ou ne voulut pas y être : on me remit ma critique avec cette note au bas : « ceci n’est qu’une critique très mal à propos et très injuste de M. de Voltaire : la police n’en passe pas. »

Un Auteur de dix-huit ans environ ne se rend pas à de pareilles leçons, et piqué contre M. de Crébillon, que j’accusais de mauvais goût, je courus faire imprimer courageusement ma lettre ; elle eut, comme vous jugez bien, à peu près le succès qu’elle {p. 82}méritait2. Deux ou trois ans s’écoulèrent depuis ce bel exploit : j’avais pendant ce temps fréquenté assidûment les spectacles, j’avais lu d’excellents critiques, enfin j’avais appris à rougir de l’impertinence de ma censure, et à chérir les ouvrages de M. de Voltaire autant qu’ils le méritent. Je m’amusais quelquefois à les représenter avec des jeunes gens de mon âge, et nous nous en acquittions assez bien pour que le rapport qu’on en fit à M. de Voltaire l’engageât à vouloir bien nous honorer de ses conseils. Il voulut bien nous recevoir chez lui, et nous profitâmes assez des avis qu’il nous donna pour qu’il crût pouvoir hasarder de nous faire jouer son Mahomet vis-à-vis d’un Auditoire à faire trembler les Acteurs les plus conformes. Encouragés par les suffrages d’un tel Maître, nous ne craignîmes point de tenter d’acquérir ceux de ses égaux, c’est à dire de presque toute l’Académie rassemblée chez lui. Nous représentions Mahomet, j’y jouais le rôle de Séide, et les suffrages de notre Auditoire présagèrent à mon ami M. Lekain les applaudissements que le Public lui donne maintenant à si juste titre. Les caresses de M. de Voltaire et les compliments que je reçus me firent croire que j’avais mis à profit quelques-uns des conseils dont il m’avait honoré. Je {p. 83}ne me vanterais point de m’être acquis ces applaudissements si l’exiguïté de ma taille m’eût permis de me consacrer au tragique ; mais comme le Public veut que ses yeux soient contents au spectacle autant que ses oreilles, j’ai cru devoir métamorphoser le Héros en Arlequin et devoir quitter le Diadème pour la calotte de Crispin.

Je jouissais du temps le plus heureux de ma vie ; le bonheur d’être instruit par M. de Voltaire mettait le comble à ma félicité ; il me fit un envieux, un faquin que nous avions banni de notre société pour des raisons très importantes, faquin que je nommerais s’il vivait encore et s’il n’avait payé de la vie en Hollande son impudence et sa fatuité, eut l’indignité de communiquer à M. de Voltaire cette critique de Nanine en question : il mesurait l’âme de ce grand homme sur la sienne, et s’était imaginé qu’un égarement de jeunesse, une rhapsodie d’enfant allait déconcerter son amour-propre : il arriva tout le contraire. M. de Voltaire redoubla ses caresses, j’ignorai toujours la perfidie de mon lâche délateur, et je vis arriver le cruel moment du départ de M. de Voltaire pour la Prusse, sans qu’il m’eût témoigné le moindre ressentiment.

Je le vis même regretter avec bonté que ma taille et ma mine l’empêchassent de m’honorer de sa protection pour le Théâtre de Paris et de faire pour moi ce qu’il faisait avec tant de raison pour mon ami Lekain.

{p. 84}« La faute en est aux Dieux, qui m’ont fait un magot. »

Après le départ de M. de Voltaire pour Berlin, nous continuâmes à représenter quelques-unes de ses pièces. Le goût et les lumières de Madame D., digne nièce du plus célèbre des Oncles, suppléait à la privation des leçons de notre cher maître. Un jour que la reconnaissance et le devoir m’avaient conduit chez elle pour lui rendre mes respects, elle me déclara la pièce qu’on m’avait jouée, et m’apprit que M. de Voltaire avait lu ma mauvaise critique. Cette nouvelle me pénétra du chagrin le plus vif. Ma confusion annonçait mon repentir, je cherchais des excuses que je ne pouvais trouver ; mon embarras et ma douleur se peignirent si bien dans mes yeux, que Madame D. en eut pitié ; elle eut la bonté de demander pardon pour moi et l’obtint : je crus alors que M. de Voltaire ne rejetterait pas le témoignage de mon repentir ; j’eus l’honneur de lui écrire : savez-vous quelle fut sa réponse à ma lettre ? Un engagement de la part du Marquis de Montperny pour la Cour de Bayreuth, avec les recommandations les plus flatteuses et les plus capables d’y assurer mon bonheur.

Si vous connaissiez un peu mieux les sentiments de la reconnaissance, je vous laisserais juger de l’étendue de la mienne : mais vous n’avez appris qu’il faut vous faire connaître jusqu’où ce sentiment peut et doit aller. Je {p. 85}vous déclare donc que bien loin de croire que le bien public m’autorise à critiquer les ouvrages de M. de Voltaire, je le regarderai toute ma vie comme un maître éclairé à qui je dois le peu de talents qu’on a la bonté de reconnaître en moi ; que je le regarde comme un ami dont le cœur est fermé à tout ce qui pourrait altérer ses sentiments en faveur de ceux qui s’y sont donné place, comme un protecteur moins attentif à ses intérêts qu’à ceux des personnes qu’il protège comme un père, aux soins et à la tendresse de qui j’ai l’obligation de n’être plus dans les chaînes de la finance, et à qui je dois l’avantage de pouvoir vivre avec l’aisance que les talents procurent à ceux qui les exercent ; quand je serais devenu sage, et que quand bien même je verrais malheureusement assez clair pour trouver quelque faute capable d’altérer tant soit peu le plaisir ou plutôt le ravissement que j’éprouve quand je lis ou que je vois représenter ses ouvrages, je ne m’en imposerais pas moins la loi de les défendre envers et contre tous.

Le beau défenseur, allez-vous dire, un Pygmée défendre Hercule ! eh pourquoi non, s’il vous plait ? Vous qui n’êtes pas plus grand que moi, vous avez bien osé l’attaquer.

Souvenez-vous de la fable de « La Colombe et de la Fourmi »LXXXIII : je ne suis pas tout à fait comparable à la Fourmi, j’en conviens ; mais aussi vis-à-vis de M. de Voltaire, n’êtes-vous pas comparable au Chasseur, qui était sur le point de tuer la Colombe ? Vos traits seront toujours {p. 86}hors de portée ; il n’est donc pas plus ridicule à moi d’entreprendre de le défendre, qu’à vous de l’attaquer ; et puisque je me suis mis en charge, j’entre en fonction et je commence.

Est-ce du Catilina de M. de Voltaire que vous avez voulu dire que par son courage, son éloquence et sa fermeté, il captive l’estime de tous les spectateurs ? Si un scélérat pouvait être estimé, assurément celui de M. de Voltaire mériterait cet honneur plus qu’aucun autre scélérat ; mais je suis bien certain que vous ne trouverez personne capable d’estimer un pareil monstre. Le Cicéron de Rome sauvée, si éloquent, si ferme, si grand dans ses démarches au goût de tout le monde, se serait-il métamorphosé à vos yeux seuls en « vil rhéteur » ? Et parce que Caton semble redouter la hardiesse réfléchie de Cicéron, confiant à César qui lui est suspect le salut de la République, sa prudence en aurait-elle fait à vos yeux un poltron et un « pédant » ? Je ne sais, mais je crois bien que ce sera pour vous seul qu’on verra arriver de pareils miracles. Je ne m’arrêterai donc pas à défendre Rome sauvée plus longtemps que Catilina : je passe à Mahomet.

C’est encore un objet sur lequel je puis vous sommer de vous en rapporter à mon expérience. J’ai joué, comme je vous l’ai déjà dit, le rôle de Séide dans cette pièce ; M. de Voltaire avait lui-même composé notre Auditoire de gens qu’il avait prié d’apporter un œil connaisseur et critique sur la pièce et sur {p. 87}les Acteurs, plutôt que leurs dispositions à se laisser toucher par les beautés d’un Poème.

M. Lekain représentait le rôle de Mahomet avec tout le feu, l’énergie et la dignité qui pouvaient paraître miraculeux dans un jeune homme qui n’avait encore chaussé le Cothurne que trois ou quatre fois pour s’amuser. Encouragé par les suffrages et les leçons de M. de Voltaire aux répétitions, appuyé de ses avis lumineux, j’étais parvenu à seconder passablement les talents de mon camarade ; et malgré tout ce qui manquait à mon extérieur pour me donner l’air d’un Héros, notre Auditoire me fit l’honneur de pleurer et de frémir en m’écoutant. Je vis l’horreur et l’indignation se peindre sur tous les visages et monter au comble à mesure que la pièce approchait de la catastrophe : toute l’assemblée nous honora de compliments sur l’exécution, et chacun de ces compliments exprimait l’impression que les assistants avaient reçue. Elle était telle que la gloire que nous en recevions était encore plus flatteuse pour l’Auteur que pour nous. Comment de jeunes gens, sans habitude au Théâtre et qui ne montraient encore que les dispositions nécessaires pour s’y distinguer un jour, auraient-ils pu faire cette impression sur des auditeurs consommés au Spectacle, et maîtres eux-mêmes du Théâtre, si la pièce n’était une de celles qui toucheraient le cœur le moins sensible, quand bien même on la débiterait comme on lit la gazette ? En admirant la pièce, personne ne {p. 88}s’avisa cependant de trouver que Mahomet fut justifié par sa grandeur d’âme et sa politique. J’entendais faire de toute part au poème l’application de cette pensée de Lucrèce :

« Tantum Religio potuit suadere malorumLXXXIV ! »
« Quoi ! la Religion mène à de tels excès ! »

Vous voyez bien Monsieur que le scrupule de mettre de grands Criminels sur la Scène serait pusillanime puisque les produisant il en résulte qu’on en conçoit une horreur plus forte pour le crime, et que l’effet que vous craignez que leur exemple ne produise n’est qu’une chimère, puisqu’il ne s’est jamais manifesté depuis tant de milliers d’ans que l’histoire, l’épopée, la Tragédie et la Scène mettent sous les yeux des Scélérats ; mais Mahomet n’est point puni, non Monsieur. Et c’est justement en cela, comme en bien d’autres choses, que M. de Voltaire doit voir comparer son génie à celui de Corneille, de Racine et de Crébillon, puisque comme eux c’est par la prospérité du crime qu’il a su rendre son personnage encore plus abominable. Quel est l’homme vertueux qui n’égorgerait pas un Scélérat aussi détestable que Mahomet ? Vous l’aurez peut-être trouvé un peu moins odieux qu’Atrée, et vous croirez M. de Voltaire moins digne de censure, parce que son imposteur est en quelque façon puni par la mort de Palmire, et qu’il lui fait dire avec transport : {p. 89}

« Il est donc des remordsLXXXV. »

Malgré cela Monsieur je m’efforcerais, si je jouais le rôle de Mahomet, de le rendre aussi odieux qu’Atrée par la façon dont je prononcerais cette hémistiche : je ne l’exprimerais pas avec un transport involontaire qui laisse supposer un reste de sensibilité louable dans le cœur d’un Scélérat, et par laquelle on rappelle peut-être mal à propos l’indulgence ou la compassion du Spectateur ; je voudrais au contraire augmenter l’horreur que Mahomet inspire, en faisant sentir par mon expression que j’ai du dépit d’avoir aucun remord. Cela, je crois, rendrait plus naturelle et plus conséquente la promptitude avec laquelle le faux Prophète passe des remords à la réflexion scélérate et politique.

« Je dois régir en Dieu l’Univers prévenu ;
Mon Empire est détruit, si l’homme est reconnuLXXXVI.

Vous me siffleriez sans doute d’avoir ajouté un trait noir de plus au caractère de Mahomet ; mais si l’Auteur et le Public m’applaudissaient, croyez-vous que je ferais beaucoup d’attention à votre mauvaise humeur ?

« Oui je soutiens et j’en atteste l’effroi des LecteursLXXXVII ». Il faut avoir l’âme bien sanguinaire, le jugement bien faux et le goût bien dépravé pour croire les massacres des gladiateurs un spectacle moins odieux que celui de Mahomet ou d’Atrée : ceux-ci sont dévoués l’un et l’autre à l’exécration publique, les autres {p. 90}étaient dévoués à une curiosité sanguinaire, et au caprice le plus détestable. Il faut avoir le cœur bien corrompu, pour estimer les Catilina tels que M. de Crébillon et M. de Voltaire nous les représentent. Tel qui leur accorde sa bienveillance en sortant de la Comédie, ne mérite assurément celle de personne dans la société.

« Les anciens, dites-vous, avaient des héros et mettaient des hommes sur leurs Théâtres ; nous, au contraire, nous n’y mettons que des héros, et à peine avons-nous des hommesLXXXVIII » : mais les anciens faisaient fort mal, et nous faisons fort bien.

Pour fortifier un jeune homme dans ses exercices, pour le former et lui procurer la vigueur nécessaire, on doit lui proposer un but auquel il ne semble pas naturel qu’il puisse atteindre, afin qu’en multipliant ses efforts et ses tentatives, il acquière la force et l’adresse nécessaires pour y parvenir dans la suite. Il est certain que trop de complaisance pour sa faiblesse l’entretiendrait dans l’indolence et l’empêcherait de se fortifier suffisamment pour vaincre les difficultés qui lui seront proposées dans l’âge viril ; donc les anciens, en ne montrant que des hommes, ne pouvaient à peine faire que des hommes de leurs jeunes gens, parce qu’il est rare qu’on s’efforce de surpasser ou même d’égaler son modèle, au lieu qu’il est probable que nous faisons des hommes, puisqu’en n’offrant pour modèle que des Héros à nos jeunes gens, nous les mettons dans le cas de rougir {p. 91}de ne pas devenir au moins des hommes.

Je ne me suis pas contenté de vous prouver que la Tragédie n’était rien moins que dangereuse, je crois vous avoir prouvé qu’elle est encore utile à la correction des mœurs. Je n’aurai pas plus de peine, je crois, à démontrer que la Comédie a les mêmes avantages : c’est ce que je vais m’efforcer de faire dans le Chapitre suivant.

CHAPITRE III. De la Comédie. §

Tout est mauvais, tout est dangereux dans la Comédie pour les Spectateurs ; c’est la conséquence que vous tirez d’un principe aussi peu admissible qu’elle. Il n’est sûrement pas vrai que le plaisir du comique soit fondé « sur un vice du cœur humainLXXXIX » (sa malignité).

Le principe et la conséquence sont aussi absurdes que le tarif que vous faites de la valeur des caractères ; à la preuve :

« Quel est le plus blâmable d’un Bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le Gentilhomme, ou du Gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la Pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête hommeXC? »

Et non Monsieur il ne l’est pas : par quel malheur voyez-vous toujours d’honnêtes gens où les autres ne voient que des coquins ? Pourquoi préparez-vous une excuse à un ridicule, disons mieux, à un vicieux impertinent, {p. 92} à un bourgeois orgueilleux et sot qui a l’impudence de se méconnaître au point d’oublier qu’il a une femme pour devenir le galant secret d’une Marquise, qui se sert de tous les moyens qu’il peut imaginer pour la séduire ; c’est de vous qu’on peut dire, « dat veniam corvisXCI ».

Vous faites des questions au Public mais vous lui dictez ses réponses ; elles sont trop subtiles, on n’y reconnaît pas son ton. Je vais m’emparer à mon tour du Tribunal, interroger le Public, et le laisser répondre avec toute la naïveté qui lui est propre. Public : répondez-moi ; qu’est-ce que M. JourdainXCII ? « C’est un sot. Que fait ce sot ? A cinquante ans il apprend à lire, il apprend la Philosophie, il apprend à tirer des Armes, il apprend à chanter, il s’habille comme les grands Seigneurs à ce qu’il croit, il a la sotte vanité de penser de lui qu’il est un habile homme en tout dès la première leçon, au point de vouloir déjà montrer aux autres, et cela me fait bien rire. »

Vous avez raison de rire, tout cela est en effet très ridicule, mais si l’on n’a pas de plus grands reproches à faire à M. Jourdain, M. Jean-Jacques a raison de s’emporter contre Molière et de dire qu’il est le perturbateur de la société ; « qu’il excite les âmes perfides à punir sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gensXCIII. » Je crois comme eux que parce qu’un {p. 93} homme est sot et ridicule, on n’est pas autorisé à le voler.

« Vous n’y êtes pas M. le Juge. Jourdain non seulement est ridicule mais il est vicieux : c’est un homme vain, aveuglé par ses richesses, à qui son amour libidineux fait souhaiter d’être Gentilhomme ou tout au moins d’en avoir les airs. Son orgueil et son libertinage méritent assurément d’être punis, et comme il est un sot, ils le seraient bientôt, par une suite toute simple de sa sottise et de sa prodigalité, si le bon sens de sa femme ne venait à son secours. » Mais on dit, M. le Public, que vous prenez pour un honnête homme, cet Escroc de Gentilhomme qui le vole si indignement ? « Pour un honnête homme, M. le Juge, le Ciel m’en préserve ! C’est un fripon du premier ordre, je le regarde comme tel ; mais je suis charmé que l’orgueil, la prodigalité, les penchants libertins d’un plat bourgeois l’exposent au péril de tout perdre et que les autres bourgeois, entêtés de noblesse, apprennent de Jourdain que le sort qui les attend est d’être dépouillés par des Escrocs, quand pour mieux ressembler aux grands Seigneurs, ils osent en affecter tous les vices et les ridicules. » Ma foi, M. le Public, je vois bien que vous avez raison et je condamne M. de Genève à mieux regarder à l’avenir ce qu’il verra, afin d’en porter un jugement plus solide et plus sensé. L’intention de Molière n’est pas moins {p. 94}pure dans George Dandin que dans Le Bourgeois Gentilhomme, et pour en convaincre le Spectateur, il la lui expose dès les premiers mots de la pièce ; les voici : c’est George Dandin qui parle.

« Ah !qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les Paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un Gentilhomme etc.XCIV. » Avouez donc Monsieur que, si vous eussiez porté de meilleurs yeux, ou plus de bonne volonté pour l’Auteur à la représentation de cette pièce, vous auriez mieux senti son objet, qui était d’avertir tous les roturiers opulents que leur richesse et leur vanité ne doivent pas les faire aspirer à des alliances nobles, s’ils ne veulent s’exposer aux mêmes chagrins que le pauvre George Dandin. Cet avis est assurément charitable et fondé : combien ne voit-on pas de nos George Dandin de Finance se repentir vainement de n’en avoir pas cru Molière ? Le Public rit de leur chagrin, et n’a-t-il pas raison ? N’est-il pas amusant de voir la vanité bourgeoise confondue par l’orgueil de la Noblesse ? Cela ne justifie pas, j’en conviens, une femme qui cherche à déshonorer son époux : mais Molière a produit ce caractère par les mêmes motifs qui justifient MM. de Voltaire et de Crébillon dans les pièces de Mahomet et d’Atrée. Il met en Scène un caractère odieux « qui fait rireXCV », me direz-vous : sans doute ; mais il faut distinguer. Ce n’est {p. 95} sûrement pas ce qu’il y a d’odieux dans le caractère qui fait rire, mais c’est le comique des situations dans lesquelles les personnages se trouvent.

Demandez à nos Juges criminels s’ils ne condamnent pas souvent au supplice des coquins qui l’ont mérité de la façon la plus comique ; quoique ceux-ci aient pu déconcerter la gravité de leurs Juges dans leur interrogatoire, par ce qui s’est trouvé de plaisant dans les circonstances du délit : ce comique-là disparaît dès qu’il est question de prononcer, et la sentence n’en est pas moins sérieuse quoique le procès soit risible. Tel est le Public à l’égard d’AngéliqueXCVI, quoique la malice et la présence d’esprit de celle-ci le fassent rire aux dépens de George Dandin, qui d’ailleurs mérite tous les chagrins qu’il éprouve.

En qualité de Juge, il reprend très fort son sérieux, quand il est question de prononcer sur le Compte d’Angélique : il ne voit plus en elle qu’une femme détestable ; il passe du rire à la compassion pour le pauvre George Dandin, et convient avec lui que quand on a épousé une aussi méchante femme que la sienne, « le meilleur parti que l’on puisse prendre, est d’aller se jeter dans l’eau la tête la premièreXCVII ». C’est alors qu’Angélique n’est plus, aux yeux du Public, qu’une femme exécrable, et que le reproche que l’on fait universellement à Molière d’avoir laissé triompher le Vice est sans doute l’éloge qu’il désirait pour sa pièce. En effet, consultez-vous vous-même. Êtes-vous jamais {p. 96} sorti de la représentation de George Dandin bien épris de l’esprit et des talents d’Angélique ? Êtes-vous sorti avec la disposition de vous choisir une épouse de ce caractère ? Avez-vous vu quelqu’un plus épris de son mérite que vous ? Avez-vous vu beaucoup de femmes se glorifier de ressembler à celle-ci ? Ne les voyez-vous pas toutes au contraire rougir de son impudence et de sa malice ? On ne pouvait donc pas faire un plus grand compliment à l’Auteur que d’observer qu’Angélique méritait d’être punie, et de lui reprocher qu’il avait mis en Scène une femme détestable.

« Omne tulit punctum [...] XCVIII »

Et cela suivant vous-même. Ce que vous dites de la Tragédie est applicable à la Comédie, et voici comme vous vous exprimez.

« Je comprends bien qu’il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l’effet moral d’une Tragédie, et qu’à cet égard l’objet est rempli quand on s’intéresse pour l’infortuné vertueux plus que pour l’heureux coupableXCIX. » Or on plaint George Dandin et l’on méprise, on déteste Angélique, on voudrait qu’elle fût punie : donc Molière était de votre avis, sa pièce ne mérite aucun reproche, si vous voulez vous accorder avec vous-même.

Un critique bien plus éclairé que vous, un Philosophe qui loin d’être un Cynique sauvage s’est attaché à mériter par ses écrits le titre d’ami des hommes, qui ne veut que les rassembler en Société et non pas les disperser {p. 97}dans les glaces du Canada ou des terres Australes ; cet Auteur respectable dis-je, a trouvé de quoi reprendre dans la pièce de George Dandin : ce n’est ni l’infortune de celui-ci, ni l’heureuse méchanceté de sa femme qu’il a trouvé digne de blâme, c’est le caractère de Sotenville : il craint que par ce rôle on n’ait rendu la noblesse rurale ridicule, et qu’on ne l’ait dégoûtée par-là du séjour sur ses terres. Il se trompe selon moi ; le vrai motif de ce dégoût est l’ambition ou la vanité. Que faire, disent nos Gentilshommes, à la campagne ? Nos revenus ne nous y feraient briller qu’aux yeux des paysans ; une résidence trop constante nous éloignerait des occasions qu’on peut saisir et faire naître en demeurant à la Cour ou dans la Capitale ; allons-y donc, affermons nos terres, achetons au prix de la moitié de notre revenu le plaisir de briller dans l’Antichambre du Prince ou dans celle du Ministre.

Voilà sans doute les véritables motifs qui éloignent la Noblesse de ses Châteaux, et non le rôle de Sotenville. Ce ne sont point ces Gentilhommes respectables que des paysans fortunés se félicitent d’avoir pour Seigneurs depuis 300 ans3, ce n’est point cet aimable buveur, arbitre équitable et Bachique de tous les différends de son Canton que Molière a joués ; ce sont ces Gentilhommeaux ridicules qui, le nez collé sur leurs Titres, croient y trouver des raisons suffisantes {p. 98}pour mépriser tout ce qui n’est pas noble, qui tapis dans leurs Chaumières oublient que leurs égaux et leurs Supérieurs sont logés sous la Toile en rase campagne, prêts à répandre leur sang pour l’Etat avant qu’on ait publié l’arrière-ban, au lieu que nos Hobereaux l’attendent pour se souvenir de ce qu’ils doivent à la mémoire de leurs ancêtres, à leur Prince et à la Patrie. Ce sont ces Egrefins insolents qui vivent ordinairement du bout de leur fusil et qui se croient en droit de battre et d’insulter les Paysans, parce qu’ils ont celui de tuer exclusivement un Lièvre, que Molière a voulu jouer ; demandez à tous ces braves Cadets que la gloire retient dans les Armées, s’ils se reconnaissent dans Sotenville et quel cas ils font eux-mêmes des Gentilhommes qui ressemblent à ce Personnage. Molière a donc bien fait de jouer les Sotenville. Le Peuple et la Noblesse ne peuvent que lui en savoir gré. Ce n’est pas d’être sur leurs terres qu’il les reprend ; c’est d’y être fainéants, orgueilleux, insolents et ridicules. Il ne convient point à des gens que le Prince et l’État ont nommés leurs défenseurs, de ne pas remplir ce titre, et de vouloir en conserver les honneurs et les privilèges. Un simple Soldat est sans contredit infiniment plus respectable qu’eux.

Vos reproches, Monsieur, ne sont pas mieux fondés contre Harpagon, que contre George Dandin et le Bourgeois Gentilhomme. Quelle rage avez-vous d’être toujours du mauvais parti ! {p. 99}Eh ! non Monsieur, le fils d’Harpagon qui le vole et lui manque de respect n’est pas plus criminel que son père. Tous les crimes du fils sont les siens puisqu’il en est la cause : et qu’en bonne logique on rend toujours la cause responsable de l’effet qui ne serait pas sans elle. Celui qui paie et qui arme un assassin pour tuer quelqu’un est plus criminel que l’assassin même. Les recéleurs sont plus criminels aux yeux de la Justice que les voleurs, puisque ceux-là encouragent ceux-ci.

Quand Molière donc fait voler un père par son fils, qu’il fait désirer à un valet l’occasion de voler son Maître, c’est pour apprendre aux avares de combien de maux ils se rendent la cause. N’est-il pas vrai que si Harpagon ne refusait pas à son fils jusqu’au nécessaire ; s’il ne portait pas la lésine jusqu’à l’envoyer boire une verre d’eau fraîche à la cuisine, quand il se trouve mal en sa présence, et cela d’un ton à faire croire que ce Vilain a même regret à cette dépense ; n’est-il pas certain en un mot que s’il n’était pas un monstre dans la société son fils ne commettrait pas les fautes qu’il commet et que ce père indigne de l’être en est le premier auteur ? Pour peu qu’un avare ait envie de se corriger, n’y sera-t-il pas déterminé, ne frémira-t-il pas en se comparant avec Harpagon votre protégé ? Il est odieux qu’un fils vole son père, il est odieux qu’il lui manque de respect ; mais ne m’avouerez-vous pas que cela est mille fois plus excusable quand le {p. 100}père en est cause, que quand un fils est porté à ces excès par sa propre corruption ? Ergo si Harpagon est la cause de tous les égarements de son fils, il est le premier et le plus criminel ; et cette pièce, si licencieuse à votre avis, est telle qu’elle doit être pour apprendre aux avares que Quand les pères ne donnent rien aux enfants, les enfants les volent et leur manquent de respect.

Soyez du parti des pères sages et raisonnables, rien n’est plus naturel et plus louable ; mais non pas des mauvais pères qui souvent par leur avarice, leur dureté, leur ignorance, ou leurs préjugés, sont cause de tous les désordres de leur famille. Ecoutez les plaintes de Sigismond, dans La vie est un songe :

« Parents dénaturés, à vos ordres bizarres,
Quoi ! nos jours innocents seront-ils asservis ?
Serez-vous envers nous impunément barbares ?
Et les ressentiments nous sont-ils interdits ?
Non, non, c’est une erreur dont vous êtes séduits.
Par une sage prévoyance
Les équitables Dieux ont borné vos pouvoirs.
Ainsi que nous, vous avez vos devoirs.
Et si nous vous devons avec l’obéissance
Des marques de respect et de reconnaissance,
Vous nous devez des soins à votre tour,
Conformes à notre naissance,
Et des preuves de votre amourCI. »

{p. 101}Vous ne vous arrêtez point à parler des Valets de la Comédie : vous croiriez profaner votre plume que de prendre la peine de les critiquer. J’en parlerai moi, et même pour justifier l’usage qu’on en fait : on les représente tels qu’ils sont, fourbes, fripons impudents, par une raison très louable, c’est comme si l’on disait aux pères de famille : « Vous qui négligez de prendre vous-mêmes soin de l’éducation de vos enfants, qui ne leur donnez souvent que vos valets pour surveillants ou tout au moins qui leur permettez trop de commerce avec eux, vous qui, par une sévérité mal entendue, êtes presque toujours opposés à des goûts que la nature et la jeunesse autorisent ; vous qui, sans faire aucune attention à l’inclination, au goût, au caractère de vos enfants, ne leur prescrivez que ce qu’ils doivent haïr, ne soyez point surpris s’ils se livrent à des conseils tout à fait opposés à vos vues, et si les avis d’un Valet fripon ou d’une Soubrette effrontée obtiennent leur confiance que votre dureté leur a fait perdre. » Voilà Monsieur l’usage que nos Auteurs font des valets. Plus ils les font voir dangereux, plus ils les rendent odieux, plus ils autorisent les gens sensés, les pères de famille attentifs à se défier d’eux et à se pourvoir contre leurs manèges et leur fourberie, plus ils leur font sentir combien il est dangereux de souffrir aucun commerce entre leurs enfants et de pareilles gens. Montrez à {p. 102}quelqu’un comme on le trompe, il trouve bientôt le moyen de ne plus être trompé.

Il s’en faut bien au reste que tous nos valets de la Comédie soient des fripons. Leur bon sens, leur probité contraste souvent assez bien avec la folie ou les vices de leurs Maîtres. Dans Le Festin de Pierre, Le Joueur, Le Menteur, L’Ingrat, Le Méchant, Le DistraitCII, les valets sont d’honnêtes gens, ils ne sont que comiques et subordonnés à l’intrigue de ces Pièces. Nos Auteurs ne les font donc pas toujours dignes de la corde : ils les font tels que le sujet l’exige ; j’entends ceux de nos Auteurs qui savent faire des valets : M. Destouches est mort et je crains bien que, pour votre satisfaction, l’art de bien faire parler des valets ne soit dans la tombe avec lui.

Après avoir justifié Le Bourgeois Gentilhomme, George Dandin, L’Avare et nos Valets, vous jugez bien qu’il me sera facile de justifier le Misanthrope : que je vous suis obligé Monsieur de ne pas me donner d’ouvrage plus difficile à faire.

Molière, et c’est toujours là votre opinion, n’a pas voulu jouer « les vices : il n’a joué que les ridiculesCIII ». Mais Monsieur, les ridicules ne seraient pas sans les vices : ce sont eux qui en sont les sources, on ne peut donc pas attaquer un ridicule sans attaquer le vice qui l’a fait naître. Celui des Précieuses par exemple, a pour principe l’orgueil qui fait gémir Cathos et Madelon de n’être pas nées de Cyrus ou {p. 103}d’ArtamèneCIV. Elles veulent se distinguer par un langage affecté des femmes de leur état. Nées Bourgeoises, elles ne veulent d’autres sociétés que celles des gens de Cour : tout cela, pour être ridicule, n’en est pas moins vicieux, et c’est l’orgueil impertinent des Bourgeoises qui se donnent des airs de qualité, autant que la fatuité du jargon des beaux esprits femelles de son temps, que Molière a joué avec tant de succès dans sa Pièce.

N’est-ce qu’un ridicule qu’il a joué dans L’Avare ? Je crois que vous conviendrez que c’est un Vice, et un Vice si bien joué que vous étiez fâché tantôt qu’on l’eut joué si cruellement.

N’est-ce qu’un ridicule que le Tartuffe ? Il n’y aura que les Jésuites du Paraguay qui ne trouvent pas un vicieux dans ce personnage : mais les honnêtes gens vous diront que le Tartuffe est pour eux un homme détestable et non pas un ridicule et qu’ils sont ravis que Molière ait démasqué si bien les hypocrites et que sa confiance ait triomphé des obstacles que leur malignité opposait à la représentation de cette Pièce.

Le Menteur, le Joueur, le Glorieux, l’Ingrat, le Flatteur, le Prodigue, le Méchant sont assurément des vicieux et non pas des ridicules ; s’ils font rire quelquefois, ils indignent encore plus souvent ; permis à vous seul de ne les trouver que plaisants ; vous avez un goût privilégié.

Revenons au Misanthrope. Vous trouvez {p. 104}d’abord son titre outré, car un Misanthrope selon vous doit être un monstre, un enragé, un Démon tel que le héros de La Vie est un songe. Un Philosophe moderneCV, tout opposé à votre avis, a blâmé Molière d’avoir fait du Misanthrope un homme de mauvaise humeur non seulement contre les hommes en général, mais encore contre chacun d’eux en particulier. Il a intitulé son ouvrage Le Misanthrope et son personnage est un homme sociable pour chacun en particulier, mais l’ennemi et le critique des vices en général.

Voilà Molière entre vous deux et vous savez que le milieu de toutes choses est le point de préférence pour les Sages. Alceste n’est ni enragé ni assez discret, il hait cordialement le genre humain, mais sans s’armer d’un poignard contre le premier venu ou lui marquer comme Timon un figuier pour se pendreCVI : trop de complaisance dans le Philosophe Hollandais ne laisse plus voir dans son Misanthrope qu’un Spéculateur qui n’envisage rien qu’en général et que rien ne blesse assez dans chaque particulier pour l’engager à lui donner personnellement de bons conseils. C’est presque un Démocrite que ce Misanthrope-là. Celui de Molière est donc bien comme il est, c’est mon avis et celui, j’en suis sûr, de la plus grande partie du Public ; en tout cas, ce n’est là qu’une dispute de mot, qui ne fait rien au fond de la question.

Il s’agit d’examiner si Alceste est un galant homme tourné mal à propos en ridicule ; si {p. 105}la pièce, comme vous vous l’imaginez, est contraire aux bonnes mœurs ; si un homme qui dit durement son avis sur tout, qui ne s’embarrasse jamais de mortifier personne, qui prend le Dé à tous coups, et s’établit orgueilleusement le Juge et le Précepteur du genre humain, qui joint l’insolence à la brusquerie, n’est pas un homme vicieux et blâmable ; et si la probité est un titre qui exclue la politesse et la modestie. Voilà l’homme que Molière a joué et que tous vos sophismes ne justifient pas, vous allez voir.

« S'il n’y avait ni fripons, ni flatteurs, [Alceste] aimerait tout le mondeCVII » ; c’est-à-dire que si sa soupe n’était pas quelquefois trop salée il la trouverait toujours bonne : il faut donc pendre tous les Cuisiniers parce que ce malheur leur arrive à tous quelquefois ? Malgré ce qu’il y a de trivial dans cette comparaison, vous y reconnaîtrez, je crois, du bon sens ; à moins que vous n’exigiez qu’on fasse un monde à la fantaisie d’Alceste. Il n’y a rien de plus aisé, que ne parlez-vous ? Celui-ci mérite-t-il d’exister après que votre Héros a dit qu’il déteste les hommes ?

« Les uns parce qu’ils sont méchants ;
Et les autres pour être aux méchants complaisants.CVIII »

C’est à ces derniers surtout à qui votre homme en veut : il les trouve des gens abominables, parce que moins féroces que lui et ne voulant se brouiller avec personne, ils {p. 106}laissent aller le monde comme il va, bien persuadés que le rôle de Réformateur est aussi dangereux qu’inutile à jouer.

Philinte est de ces gens-là : il sait qu’un homme, pour être homme de bien, a assez d’affaire de s’observer lui-même, sans se charger encore du soin de réformer les autres. Il sait que la contradiction aigrit et préfère de se faire des amis par sa complaisance, à l’honneur de se faire haïr inutilement par la Misanthropie.

Vous voulez « que [le Misanthrope] s’emporte sur tous les désordres dont il n’est que le témoin […] ; mais qu’il soit froid sur celui qui s’adresse directement à luiCIX » : mais cet homme-là ne serait plus Alceste, à l’emportement près ce serait Socrate ; or ce n’est pas Socrate que Molière a voulu peindre ; c’est Alceste, c’est le Misanthrope ; c’est un sage par amour-propre et un brutal par tempérament, c’est un orgueilleux fâché contre tout le genre humain de ce que tout le genre humain ne s’arrête pas à contempler sa sagesse. Or il y a beaucoup d’Alcestes dans le monde : n’en seriez-vous pas un, vous qui parlez ? Si cela est, c’est vous et vos pareils que Molière a voulu jouer et non pas Socrate.

Il ne s’agit pas de savoir si le Misanthrope que vous dites, est celui que Molière aurait dû mettre sur la scène ; vous n’êtes pas assurément fait pour apprendre à ce Grand homme ce qui convenait le mieux au Théâtre de son temps et du nôtre. Il s’agit de savoir s’il y a dans le monde des Misanthropes comme celui de Molière ; {p. 107}or il est certain qu’il y en a, et que j’en connais aujourd’hui ; Molière a donc bien fait de les jouer. Otez-leur le nom de Misanthropes si vous voulez : traitez-les de brutaux, le nom n’y fera rien : toujours sera-t-il vrai qu’il y a dans le monde des Alcestes et des gens capables de s’attirer une affaire fâcheuse pour dire trop durement leur avis et capables de se faire haïr par l’âpreté de leur morale et la brutalité de leur sagesse prétendue.

Il n’y a que vous qui puissiez trouver de la grandeur d’âme à la manière impertinente et grossière dont Alceste traite l’homme au Sonnet. Cet homme, de l’aveu même du Misanthrope, est homme de mérite ; il parle aussi bien de son cœur que de ses qualités extérieures : ne peut-il donc pas bien passer à un aussi galant homme l’erreur dans laquelle il est d’avoir fait un bon Sonnet, et la faiblesse qu’il a d’admirer ses vers, en faveur de toutes les bonnes qualités qu’il lui connaît ? La Vérité est-elle donc si sévère qu’elle ne permette pas un peu de dissimulation sur des bagatelles ; ou si elle ne permet pas cette complaisance, a-t-elle prescrit de défendre ses droits d’une manière brusque et impolie ? Alceste ne pouvait-il pas dire à Oronte, avec douceur et politesse : « Monsieur, j’ai le malheur de n’être pas du goût le plus général : peut-être ai-je tort ; mais dès que je veux prononcer sur un ouvrage d’esprit, je consulte avant la nature, et c’est en la consultant que j’ai peine à trouver votre Sonnet admirable, et tel qu’un homme {p. 108} d’esprit tel que vous pourrait en faire, s’il ne laissait aller sa plume que sous la dictée de la nature et de la raison. S’il s’en rapportait plus à son goût et à ses lumières qu’au mauvais jugement de gens qui préfèrent les expressions éblouissantes et les jeux de mots aux pensées les plus solides et aux expressions consacrées à la vérité du sentiment. La pensée de tel vers de votre Sonnet, par exemple, est fausse par telle ou telle raison. Je puis me tromper, et je ne vous donne point mon avis pour une règle à suivre ; mais enfin je crois vous devoir dire avec franchise ce que je pense, autrement je répondrais mal, sans doute, à l’honneur que vous me faites de me consulter. » Oronte se rendrait peut-être avec plaisir à des vérités démontrées si poliment : mais point du tout, on appuie brusquement sur sa plaie, et loin de ménager sa faiblesse, le ton qu’on emploie pour le corriger est précisément celui dont on se servirait pour lui dire Vous n’êtes qu’un sot. Après bien des efforts pour ne pas lâcher une impertinence Alceste la lâche du ton le plus révoltant. « Franchement, il est bon à mettre au cabinetCX. » S’il faut de pareils traits à la Philosophie pour vous la rendre agréable, vous êtes fondé à regarder Alceste comme un sage, mais les autres vous regarderont vous et lui comme deux… etc.

Mettez-vous, Monsieur, à la place d’Oronte : supposez que je sois de votre connaissance, ou plutôt que désirant de vous lier avec moi, vous {p. 109}m’apportiez votre Libelle à M. d’Alembert, pour avoir un approbateur de plus. Que diriez-vous de moi si pour toute réponse à votre politesse et à une marque de confiance si flatteuse, que diriez-vous, dis-je, si, comme je le pense, je vous disais brusquement, « franchement, il est bon, à mettre au cabinet » ? Ma franchise vous semblerait-elle de la grandeur d’âme ou de l’impertinence ? Je serais, j’en suis sûr, à vos yeux un sot, un brutal, un impoli méprisable. Eh bien, Monsieur, tel est Alceste aux yeux des gens sensés ; tel est le Misanthrope, que Molière a voulu faire et qu’il a fait. Ce n’est pas le vôtre à la vérité, il serait encore plus odieux, s’il ressemblait à Sigismond, comme vous le voudriez. Ce ne serait plus un Misanthrope mais un sage, s’il était insensible à tout ce qui le regarde personnellement, comme vous voudriez encore. Le Public ne gagnerait pas au change ; il ne lui serait pas plus avantageux de voir transformer Philinte en hypocrite, en indifférent, en bavard, comme vous prétendez qu’il est : croyez-moi Monsieur, dispensez-vous d’enseigner à Molière comme on traite bien un caractère et comme on fait une bonne Comédie, et souvenez-vous de ce que vous avez dit vous-même et que j’ai déjà cité, « que de petits Auteurs comme nous trouvent des fautesCXI » où les gens d’un vrai goût ne voient que des beautés.

Vous reprochez à Molière, « que dans la vue de faire rire aux dépens du Misanthrope, il lui fait quelquefois tenir des propos d’un goût tout {p. 110}contraire au caractère qu’il lui donne ; telle est cette pointe :

"La peste de ta chute, Empoisonneur au Diable.
En eusses-tu fait une à te casser le nez."

pointe d’autant plus déplacée dans la bouche du Misanthrope, qu’il vient d’en critiquer de plus supportables dans le Sonnet d’OronteCXII. »

Rien n’est moins réfléchi que ce reproche : ce que vous appelez une pointe dans la bouche d’Alceste n’en est pas une ou du moins c’en est une qui devient un bon mot par la circonstance ; telle que ces pointes qu’on lâche dans la conversation et qui font tout l’effet des bons mots, eu égard à l’impromptu, au geste, au ton, à la circonstance qui les accompagnent ; exemple :

Lorsque le Cardinal Janson, disait à Boileau qu’il devait changer de nom et au lieu de Boileau se faire appeler Boivin, c’était une pointe froide et plate. Le Cardinal voulait faire rire, on le sentait, on ne rit pas ; mais lorsque Boileau lui repart, à l’impromptu, « Monseigneur, votre Eminence devrait aussi changer de nom et au lieu de Janson, se faire appeler Jean FarineCXIII. », on rit sans doute beaucoup parce que sa pointe avait le mérite de l’impromptu que n’avait pas celle du Cardinal. Lorsqu’Oronte vient lire un Sonnet, tissu de pointes réfléchies qu’il croit des bons mots, son Sonnet doit déplaire comme la pointe du Cardinal Janson : des jeux de mots pensés et médités ne peuvent pas {p. 111}produire d’autre effet. Quand Alceste en colère dit sans réflexion une pointe, elle fait rire précisément parce que l’intention d'Alceste n’est pas de faire rire et sa boutade, son ton, la circonstance, son geste et l’impromptu font de sa pointe un très bon mot.

C’est d’ailleurs unir l’exemple au précepte, de même qu’Horace et Despréaux ont fait dans leur Art Poétique.

« Et de son dur marteau martelant le bon sensCXIV », est un vers très dur mis exprès pour apprendre aux jeunes Poètes à n’en pas faire. Molière, en mettant une pointe dans la bouche du Misanthrope, leur apprend par elle dans quelle circonstance et avec quels accompagnements elle peut devenir un bon mot. C’est une chose que les seuls gens de goût sont capables de saisir ; mais vous nous avez avertis que le goût n’est pas de votre goût.

« Morbleu, vil complaisant, vous louez des sottisesCXV. » Ce vers est une boutade très bien placée dans la bouche d’un bourru et j’avoue qu’une pointe irait mal après elle : mais ce que vous appelez une pointe paraît aux autres une seconde boutade toute aussi caustique mais plus plaisante que la première, et qui peut fort bien, sans faire tort à la Vertu garder la place qu’elle occupe.

Que vous la rendriez haïssable cette Vertu, si vous étiez son seul Prédicateur ! Vous croiriez la faire parler naturellement, quand tout le monde lui trouverait la grossièreté des halles et la brutalité des Portefaix. Molière l’entendait {p. 112}mieux, ne vous déplaise ; si son Misanthrope eût toujours dit des injures grossières, il aurait révolté ; il lui en fait dire de plaisantes, il amuse.

« La force du caractère voulait qu’[Alceste] dît brusquement [à Oronte], « Votre Sonnet ne vaut rien […]CXVI. » Point du tout ; la force du caractère ne voulait point cela. Les « je ne dis pas celaCXVII » répétés sont le coup de pinceau que la force du caractère exigeait, et décèlent le grand maître. Comme un homme qui marche sur le verglas trébuche, vacille, s’efforce en vain de garder l’équilibre toujours prêt à lui échapper, et tombe enfin d’une chute que ses efforts pour se retenir rendent encore plus pesante ; de même Alceste, en qui la raison s’efforce en vain d’enchaîner le caractère, est dans le cas de l’homme qui trébuche sur la glace : par ses réticences, il annonce une brusquerie, une impertinence qui va partir avec d’autant plus d’effet qu’il a fait plus d’efforts pour la retenir.

Si Alceste se fût contenté de dire brusquement, « Votre Sonnet ne vaut rien », son caractère y aurait perdu ces traits admirables, on n’aurait vu qu’un homme grossier, on n’aurait pas vu Alceste, et cette grande véracité que vous lui prescrivez n’est guère le propre que des rustres, des ivrognes, ou des insolents parvenus : au lieu qu’Alceste est un homme de naissance, à qui les sottises offensantes doivent coûter quelque peine à proférer.

Le tempérament parle chez lui plus {p. 113}souvent que le cœur, et voilà pourquoi il fait rire au lieu de faire horreur quand il dit ces quatre vers hyperboliques.

[…] « A moins qu’un ordre exprès du Roi ne vienne,
De trouver bons les Vers, dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu, qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits. CXVIII »

Pourquoi Molière fait-il rire aux dépens d’Alceste ? Parce que les originaux, les sages de son espèce sont encore plus ridicules que vicieux, et que la plus grande peine qu’on puisse infliger à l’orgueil Philosophique, c’est de faire rire à ses dépens. Alceste aussi se fâche-t-il dès qu’il voit rire de ses hyperboles, ce qu’il exprime très naïvement par ce vers.

« Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suisCXIX. »

Le Public rit à son tour de la mauvaise humeur d’Alceste, et fait bien sans doute. Le ridicule du Misanthrope tombe à plomb sur le vice qui en est la source et ce vice n’en est sûrement pas moins odieux, quoiqu’il ait fait rire par les choses comiques qu’il occasionne. Il n’est d’ailleurs pas moins honteux pour les vicieux de faire rire à leurs dépens, que de révolter. Souffrez donc, Monsieur, que l’on rie. Souffrez qu’un Misanthrope soit ridicule, et qu’on {p. 114}aime un Philosophe poli, doux, et discret. Ne donnez point un masque odieux à Philinte, pour en prêter un gracieux à Alceste, ils perdraient tous deux à la Métamorphose que vous leur prescrivez : laissez-nous voir les gens tels qu’ils sont, et que leur père les a faits ; et soyez sûr que la Vertu ne s’offensera pas plus de nous voir rire d’un fou qui défend la vérité comme un Dogue, que de nous voir estimer la prudence, la politesse, et la complaisance d’un homme qui se contente d’être honnête homme lui-même, en pardonnant aux autres leurs défauts,

« Comme vices unis à l’humaine NatureCXX. »

Sachez Monsieur reconnaître dans Philinte un homme vertueux, un amant raisonnable, un ami tendre, sincère, et confiant : sachez qu’un sage à votre façon serait une espèce de fou tel que fut Diogène : sachez enfin que la Vertu, loin d’exclure les qualités sociales, leur a donné l’être elle-même : elle est donc bien éloignée de proscrire la politesse, la prudence, la complaisance et la discrétion, et de prendre des Ours pour ses Avocats.

Voilà Molière, je crois, suffisamment disculpé de vos reproches : je ne crois pas qu’aucun homme sensé qui lira cette réfutation, le regarde désormais comme un « Auteur dangereuxCXXI » : votre conséquence tombe absolument. C’est le sort qu’un principe faux lui préparait et devait vous faire augurer.

Vous ne voulez pas faire à Dancourt l’honneur de parler de luiCXXII, je n’ai pas le cœur {p. 115}assez corrompu pour vouloir excuser la licence des sujets qu’il a choisi ; aussi ne conseillé-je pas aux pères et mères d’affecter de faire voir ses Pièces à de jeunes filles. L’enfance, les premières années de l’adolescence, laissent encore trop de pouvoir sur leur cœur à des impressions libertines : mais vous m’avouerez que ce qui est très dangereux à douze ou quinze ans, est très indifférent à vingt-cinq ou trente. On sait alors beaucoup plus que les Pièces de Dancourt n’en peuvent apprendre. La lecture ou la représentation de ces Comédies n’est donc pas plus dangereuse que ces chansons bachiques qu’on entonne aux desserts de presque tous les repas joyeux, et qui pourtant n’ont jamais fait un ivrogne d’un buveur d’eau.

Ce sont des jeux d’esprit d’autant moins dangereux qu’ils ne sont reçus que pour ce qu’ils sont. Regnard est néanmoins bien plus facile à disculper que Dancourt, surtout par rapport au LégataireCXXIII, cette Pièce qui vous fait proférer cette longue Capucinade :

« C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la Police, on joue publiquement au milieu de Paris une Comédie, où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la Pièce, s’occupe avec son digne cortège, de soins que les lois paient de la corde ; […] Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est et tout y est applaudiCXXIV. »

Quelle déclamation ! Mais on y peut appliquer cette pensée :

{p. 116}« Parturient montes, nascetur ridiculus Mus.CXXV« La montagne en travail enfante une souris. »

A vous entendre, on dirait que Regnard a fait sa Pièce exprès pour y introduire et légitimer tous les crimes que vous dites. Mais le seul reproche qu’on ait à lui faire, c’est que sa Pièce n’est qu’amusante, au lieu d’être instructive. C’est une farce surchargée de traits si burlesques, qu’on ne pense pas à en tirer la morale qui en résulte, à savoir, que des Testateurs avares et cacochymes sont bien fous de s’imaginer que les empressements de leurs Légataires aient d’autre principe que l’intérêt de ceux-ci. Quoique vous en disiez, cette réflexion n’est pas plus difficile à faire en faveur de la Pièce, que toutes celles que vous avez imaginées contre elle, et vous êtes par conséquent le seul pour qui cette Pièce ait été dangereuse. Si comme tout le monde vous eussiez voulu voir la Pièce dans son véritable point de vue, vous auriez senti qu’en jouant la scène du Gentilhomme bas Normand du style et du ton de Crispin, qu’en jouant le rôle de veuve avec des moustaches, un homme tant soit peu sensé tel qu’est Géronte serait difficilement la dupe de la figure, des propos et du travestissement d’un valet fourbe, et qu’un demi-quart d’heure d’entretien ne suffirait pas pour convaincre un homme de sa parenté avec deux originaux aussi ridicules que le Gentilhomme et la veuve.

Croyez-vous que deux Notaires, très bien connus d’un Testateur, habitués d’ailleurs à {p. 117}faire ses affaires, pourraient écrire un très long Testament sous la dictée de Crispin, sans s’apercevoir qu’on les trompe ? Enfin croyez-vous que personne s’imagine qu’une pareille fourberie découverte, les acteurs en seraient quittes pour s’excuser sur la Léthargie de la dupe ? Mettez-vous, Monsieur, à la place de Géronte ; supposez que vous ayez autant de bon sens que lui et que vous soyez aussi avare en même temps ; Crispin, Lisette, et votre neveu bas Normand, et votre nièce du Maine, vous en imposeraient-ils ? Ratifieriez-vous si bonnement que lui le Testament furtif ? L’absurdité de ce dénouement ne doit-il pas justifier la Pièce à vos yeux ? Rassurez-vous donc Monsieur, je vous réponds qu’aucun Faussaire ne s’y prendra jamais aussi maladroitement que le Légataire pour faire un faux acte : Crispin et Lisette sont des fourbes trop absurdes pour servir jamais de modèle ; tous trois enfin sont trop mauvais professeurs en friponnerie pour faire jamais des écoliers dangereux. Tout coquin qui n’aura pas d’autres maîtres n’échappera pas sûrement à la corde dès ses premières tentatives.

Voilà, je crois, les reproches essentiels que vous faites à la Comédie assez bien combattus pour qu’il me soit permis de négliger tous les autres Paradoxes que votre prévention vous a dictés. Il m’a paru qu’en réfuter solidement trois ou quatre c’était les réfuter tous, puisqu’ils partent tous d’un même principe dont j’ai prouvé la fausseté, en détruisant les {p. 118}conséquences qu’il vous a plu d’en tirer. Si cependant parmi les arguments que j’ai négligés il s’en trouve quelqu’un qui vous paraisse plus puissant que ceux que j’ai attaqués, et si vous vous imaginez que j’ai évité prudemment d’y répondre, désabusez-vous : ils m’ont paru tous également faciles à vaincre, et je ne refuserai point de rentrer en lice si vous le jugez nécessaire : vous n’aurez qu’à m’en indiquer la nécessité. Comme à chaque ligne de votre ouvrage je trouve une faute à reprendre, votre volume m’en ferait faire douze si je ne négligeais rien : ce serait ennuyer le Public et moi-même ; cette raison je crois m’autorise à l’abréger.

Je n’emploierai pas plus d’efforts à défendre la cause des Dames, que celle de la Comédie ; cet objet me procure l’occasion de vous attaquer à mon tour. L’assaut ne serait pas brillant si l’un des Gladiateurs était réduit toujours à la parade.

CHAPITRE IV. Apologie des Dames. §

« O tempora ! o mores ! »  « Les Auteurs concourent à l’envi […] à donner une nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion dangereuse [l’amour] ; et, depuis Molière et Corneille, on ne voit plus réussir au Théâtre que des Romans [...] CXXVI. »

Racine, Crébillon, Voltaire, la Grange, Regnard, Destouches, Piron, Gresset, {p. 119}Marivaux, Boissy, vous n’êtes que des faiseurs de Romans. Jean-Jacques Rousseau de Genève l’a dit ; oserez-vous en appeler ? En vain Horace et Despréaux chanteraient que vous n’avez produit que des caractères ignorés ou entièrement négligés par les Anciens, en vain ils applaudiraient à l’usage que vous avez fait de l’Amour, en vain vous aurez justifié cette passion en ne lui donnant que la Vertu pour principe, en vain vous aurez peint des couleurs les plus noires toute passion qui n’a pas la Vertu pour objet, votre Censeur atrabilaire trouvera que tous vos ouvrages sont des Romans, il le dira, il l’écrira, et ses zélés Catéchumènes l’en croiront sur sa parole. Mais cette qualité de Roman qu’il donne à vos écrits en exclut-elle la Vertu ? C’est ce qu’il n’a pas dit : au contraire, il trouve mauvais que vous donniez tant d’appas à cette vertu ; ce n’est pas là selon lui le moyen de la faire aimer : ce n’est pas, à son avis, savoir faire une Pièce que d’y proposer à détester un scélérat, que d’y faire rire aux dépens d’un vicieux ou d’un ridicule, que d’y proposer à imiter un homme d’une vertu extraordinaire : notre bilieux Genevois ne veut pas vous permettre de peindre les miracles de la nature, ni le triomphe de la raison, il veut au contraire que l’un et l’autre soient renfermés dans les bornes étroites où l’extravagance des hommes et leurs passions les resserrent ordinairement.

Le Genevois, qui n’a jamais connu sans {p. 120}doute de gens d’une vertu extraordinaire, ne veut pas qu’on peigne d’autres mœurs sur la scène Française qu’on n’ait point d’autres Héros ni d’autres Acteurs que ceux des Grecs. Pourquoi Diantre aussi, Messieurs, vous avisez-vous de mettre d’honnêtes femmes au Théâtre ? Si vous aviez le goût grec, vous n’y mettriez que des Courtisanes, des Parasites, des Ganymèdes et des Antinoüs : convient-il donc à de plats modernes d’oser mieux faire que les Anciens et de ménager les oreilles chastes ? Vous convient-il, Messieurs, d’oser faire des Tragédies, vous qui n’êtes ni Ministres, ni employés dans les affaires d’Etat, vous qui par conséquent ne pouvez imaginer des situations analogues à des intérêts d’Etat ? L’Histoire et le Gouvernement des Monarchies peuvent-ils produire des plans assez sublimes : c’est aux seules Républiques à qui cet honneur est réservé, c’est à Rome, à Athènes, à Lacédémone, à Lucques, à San Marin, à Genève surtout, à qui il est exclusivement accordé d’avoir des Héros ; c’est dans une Ville célèbre comme cette dernière qu’une Politique sublime prépare des événements Dramatiques. Trois grandes Puissances l’environnent ; ce n’est pas, comme on se l’est imaginé jusqu’à présent, à la jalousie réciproque de ces trois Puissances ; ce n’est point à l’attention et à l’intérêt que chacune d’elles a d’empêcher une de ses rivales de s’en emparer, que Genève doit sa tranquillité ; c’est à la crainte qu’elle inspire : et comment {p. 121}ne tremblerait-on pas à son aspect ? Ses Bourgeois savent tirer le Canon, ils ont le courage de faire dix lieues pour tuer un perdreau, quand ils ne sont encore que des polissons, ils se cassent le nez et se pochent l’œil avec une bravoure que nos seuls crocheteurs peuvent leur disputer. Attendez que quelque Puissance téméraire et jalouse de la splendeur de cette nouvelle Sparte s’avise de l’attaquer, que de Leonidas à son service ! C’est alors, Messieurs les Tragiques, que vous aurez des Héros à peindre, jusque-là vous ne peindrez que des Don Quichottes.

L’imbécile Public s’était imaginé depuis longtemps que l’Achille de Racine, le Britannicus, la Phèdre, l’Athalie, Atrée, Thyeste, Pyrrhus, Electre, Orosmane, Zaïre étaient des personnages vraiment tragiques : qu’il est heureux, ce Public, d’avoir un précepteur comme Jean-Jacques Rousseau pour le tirer de son aveuglement !

Apprenez, Public, qu’Achille a tort d’aimer Iphigénie ; Britannicus, Junie ; Orosmane, Zaïre : toutes ces Dames ont trop de vertu, il ne leur est pas permis d’en avoir tant ; Jean-Jacques ne le veut pas, si les Auteurs l’entendaient mieux selon lui Iphigénie serait une Prude, Junie une Coquette et Zaïre une Catin, car voilà, dit Jean-Jacques, comme les femmes sont faites : c’est donc ainsi qu’il faut les représenter ou se résoudre à passer pour un Auteur de Roman.

Je vous insulterais presque autant que vous {p. 122}le méritez si je m’arrêtais plus longtemps à l’ironie : je reprends mon sérieux pour répondre à ce qui suit.

« Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme ; mais est-ce d’elles, en général, qu’il doit prendre conseil, et n’y aurait-il aucun moyen d’honorer leur sexe, à moins d’avilir le nôtreCXXVII ? »

Point de Pyrrhonisme ; non seulement il peut y avoir, mais il y a des femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme. Il y a beaucoup plus de femmes vertueuses que d’hommes vertueux, c’est un fait ; j’en suis fâché pour vous et pour notre sexe ; mais il n’est que trop certain que le mérite et la vertu des femmes nous avilissent, et si vous y regardez à deux fois, vous serez contraint de m’avouer qu’il n’est pas moins étonnant qu’il y ait un si grand nombre de femmes estimables avec le peu d’éducation qu’on leur donne en général, qu’il est surprenant de voir si peu d’hommes estimables avec l’éducation qu’ils reçoivent. Je sais bien que vous pourriez, pour justifier votre opinion, nous mettre au niveau des femmes par rapport à l’éducation : il vous serait facile de prouver que celle qu’on nous donne ne vaut guère mieux que celle que les femmes reçoivent. On ne nous montre pas la Vertu dans les Collèges ; mais le Grec et le Latin ; c’est moins à nous rendre honnêtes gens que l’on pense qu’à nous donner un peu d’esprit et quelque vernis de savoir : cependant cette raison ne justifie {p. 123}pas les hommes, nous avons l’orgueil de penser que nous avons l’Ame naturellement plus élevée que les femmes, et nous nous croyons fort au-dessus de leurs faiblesses : nous prétendons avoir le cœur mieux fait et l’esprit plus solide ; c’est ce qui nous reste à prouver. Puisque nous avons de nous une opinion si haute aux dépens des femmes, pourquoi donc avons-nous des défauts en plus grand nombre, et bien plus insupportables que les leurs ? Calculons. Combien d’ivrognes contre une femme sujette au vin ?

Combien de libertins effrontés et qui font trophée de leurs débauches contre une femme perdue ?

Combien d’hommes brutaux et grossiers, contre une femme peu mesurée dans ses actions et dans ses propos ?

Combien de menteurs et de fourbes, combien de joueurs forcenés, combien d’escrocs et de Chevaliers d’industrie ? Combien de filous, combien de voleurs de grands chemins ? Combien d’assassins, combien de monstres parmi les hommes, contre une femme à pendre ? Ce catalogue ne fait-il pas frémir ? Oseriez-vous dire que les femmes ont les vices ci-dessus détaillés au point auquel les hommes en sont entichés ?

Vous en conviendrez si vous voulez ; mais il n’en sera pas moins vrai que les femmes sont plus vertueuses, plus attentives aux devoirs de la Religion et de la société, plus {p. 124}douces, plus soumises, plus compatissantes, plus patientes, plus sobres que les hommes en général : elles ont des vices et des défauts, j’en conviens ; mais elles n’en ont aucun que nous n’ayons comme elles, et nous en avons d’horribles que nous n’osons leur reprocher.

Vous venez de les entendre nommer. Que conclure donc, sinon que les femmes laissant moins échapper de marques de corruption sont en effet moins corrompues, que leur attachement à la Vertu prouve qu’elles sont plus raisonnables, et qu’étant plus raisonnables, il convient de les faire parler raison ? Mais c’est avilir notre sexe, mais pourquoi s’avilit-il lui-même ? C’est rendre seulement justice aux hommes et leur apprendre, ce qui n’est que trop vrai que les femmes qu’ils méprisent sont plus estimables qu’eux.

Ce raisonnement est clair et vous prouve que vous ne faites pas un grand sacrifice, quand vous avouez « que le plus charmant objet de la Nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible et de le porter au bien, est […] une femme aimable et vertueuse ; mais vous ajoutez méchamment, cet objet céleste, où se cache-t-ilCXXVIII ? » Où ? Partout où vous trouverez des hommes célestes ; partout où il y a des hommes sages, des pères et mères vertueux, c’est là, Monsieur, qu’on trouve des filles à marier sages et vertueuses, modestes et capables par leur exemple, leurs conseils et l’amour qu’elles inspirent, de porter {p. 125} au bien un jeune homme dont le penchant l’entraînait au désordre.

Ces objets célestes sont rares à la vérité, mais pas autant que vous croyez. On en tire tous les jours du Couvent ; il en sort tous les jours des mains de leurs parents, pour entrer dans le Monde. Leur naïveté peint leur candeur ; mais les hommes ont grand soin de ridiculiser cette naïveté. Les gens sages ne voient dans leur simplicité qu’un gage précieux de la pureté de leur cœur.

Quels « objets célestes » aux yeux de la Raison ! Quels objets ridicules aux yeux des fous et des libertins !

Voilà l’« objet céleste » entré dans le grand Monde, qu’y va-t-il voir ? Des extravagants, des adulateurs, des adorateurs, des conseillers perfides. Les coquettes jalouses se garderont bien de lui conseiller la façon de s’y prendre, pour plaire à la manière du jour. Ce ne sont donc pas les femmes qui corrompront l’« objet céleste » : mais les petits maîtres, les législateurs de Toilette vont s’emparer de son éducation et lui donner tous les vices du temps. Ils la rendront adorable à leur manière. Voilà l’« objet céleste » devenu terrestre : à qui la faute, s’il vous plaît ? N’est-ce pas celle des hommes, de ces hommes plus capables que jamais de corrompre les « objets célestes », et de métamorphoser les modèles de vertu, en originaux vicieux et ridicules ?

Passons maintenant à un trait qui vous met en contradiction avec vous-même. Ce que vous dites ci-dessus pour prouver que le {p. 126}spectacle ne peut porter le goût de la Vertu dans nos cœurs se trouve anéanti maintenant ; écoutez-vous vous-même.

« Qu'un jeune homme n’ait vu le monde que sur la Scène, le premier moyen qui s’offre à lui pour aller à la vertu est de chercher une maîtresse qui l’y conduise, espérant bien trouver une Constance ou une Cénie […] C'est ainsi que, sur la foi d’un modèle imaginaire […] “nescius auræ fallacis”, le jeune insensé court se perdre, en pensant devenir un SageCXXIX. »

Voilà donc un jeune homme tellement épris de la Vertu Scénique qu’il ne trouve d’objet estimable que celui qui ressemble le mieux à deux personnages de Théâtre, Constance et Cénie : donc le Théâtre a le pouvoir de faire aimer la Vertu.

Mais « Nescius aurae fallacis, le jeune insensé court se perdre en pensant devenir un Sage. » L’intention du jeune homme est louable ; il est édifiant que le Théâtre l’ait suggérée ; mais il est injuste de vouloir faire retomber sur la scène la maladresse, l’aveuglement, le défaut de jugement du jeune homme qui, trop précipité dans son choix, en a fait un mauvais. C’est une Cénie qu’on lui disait de choisir et non pas une hypocrite.

Tout ce que vous dites des Anciens à l’égard des femmes prouverait bien plutôt leur impolitesse que le cas qu’ils faisaient de leur Vertu. Que les Spartiates s’opposassent à ce qu’on dît du bien des femmes et qu’on fît {p. 127}l’éloge de leur Vertu, on pourrait en conclure que la Vertu des femmes leur était assez indifférente, tout aussi bien que vous en concluez que leur silence sur la Vertu de leurs femmes était un hommage qu’ils lui rendaient. Pourquoi donc préconisaient-ils le courage et les autres Vertus de leurs Héros, s’ils croyaient le silence plus honorable que la louange ? Je ne vois moi qu’une brutalité blâmable dans la colère de votre Spartiate qui ne veut pas entendre l’éloge d’ « une femme de bienCXXX » : je m’imagine lui entendre dire encore ce qu’il pensait apparemment ; si cette femme est sage, elle ne fait que son devoir : mais on est très louable en ne faisant que son devoir, quoiqu’en se dispensant de toute œuvre de surérogation. Si ce n’est pas cela que votre Spartiate voulait dire, pourquoi reprocher au panégyriste qu’il médisait d’une « femme de bien » ? Médire, c’est dire du mal : or dans ce sens le Spartiate est un imbécile, de se fâcher contre quelqu’un qui loue au lieu de médire : si c’est un reproche fin au panégyriste de ce que, par des louanges hyperboliques, il s’empêchait d’être cru, ce n’est plus blâmer la louange, c’est blâmer seulement une exagération préjudiciable à l’éloge : en ce sens, le Spartiate est un homme d’esprit, sans que cela prouve qu’il n’était pas permis à Lacédémone de dire du bien d’une honnête femme.

« Dans [la] Comédie [des Anciens] […] l’image du vice {p. 128} à découvert les choquait moins que celle de la pudeur offensée CXXXI. »

Quel galimatias est ceci ? Qu’est-ce que c’est que l’image du Vice à découvert qui ne choquait point la pudeur des Anciens ? Qui peut donc mieux offenser la pudeur que le Vice à découvert ? Pour la ménager cette pudeur, il faut donc absolument suivant votre système ne plus faire paraître au Théâtre que des prostituées : est-ce ainsi que vous justifiez la délicatesse du goût de vos pudiques Anciens ? Le remède est fin et singulier au moins contre l’impudicité ; mais vous avez à faire à des malades opiniâtres qui ne se soumettront pas à l’ordonnance, ils ont le palais trop délicat pour avaler votre potion sans dégoût.

« Chez nous […] la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit ; de qui l’on parle le plus ; qu’on voit le plus dans le monde ; […] qui juge, tranche, décide etc.CXXXII »

Chez nous la femme la plus estimée des fous, c’est celle-là ; mais des sages ce n’est pas celle-là.

« Au fond les femmes ne savent rien » : à qui la faute ? Elles savent tout ce que vous leur montrez, Messieurs les hommes : et que leur montrez-vous ? Des bagatelles et des sottises ; elles brodent, mais c’est vous qui dessinez ; elles aiment les étoffes d’un goût capricieux, mais c’est vous qui louez ce goût et qui le leur inspirez : ce sont vos dessinateurs de fabriques qui se cassent la tête à imaginer des goûts {p. 129}baroques. Encore un coup les hommes font les femmes ce qu’elles sont : Sisygambis et sa Bru pleuraient en voyant un rouet et des aiguilles qu’Alexandre leur envoyait pour filer et pour broder : pourquoi pleuraient-elles ? Parce que les Perses indolents et voluptueux leur avaient appris à rougir du travail ; Alexandre s’honorait au contraire de porter une tunique tissée de la main de sa mère et de ses sœurs : ces femmes-ci tiraient donc vanité de leur adresse et de leur travail.

Depuis que la célèbre Maratti a été admise à l’Académie des Arcadiens de Rome, cette Académie n’a plus manqué de Dames qui ont illustré ce Portique. La célèbre Université de Bologne voit sans étonnement, mais avec plaisir, l’illustre Signora Laura, Bassi, Verati, remplir avec la plus grande capacité une de ses chaires de Philosophie et de Mathématiques.

La Signora de Cantelli, petite fille du célèbre Jacques de Cantelli si célèbre parmi les Géographes d’Italie et l’épouse de mon illustre ami M. de Tagliazucchi, Poète Italien de sa Majesté le Roi de Prusse, prouve à Berlin comme elle l’a fait à Rome dans l’Arcadie, que les femmes peuvent réussir dans les arts et les sciences aussi parfaitement que les hommes.

Que diriez-vous Monsieur si vous voyiez cette Dame unir au talent de la Peinture, qui l’a fait recevoir dans l’Académie de Bologne, celui de la Poésie, qui l’a fait recevoir dans celle de {p. 130}Rome, et qui lui a mérité les suffrages distingués du feu Pape ?

Ce n’est pas m’exposer à l’épithète de Papiste que de vous citer pour garant du mérite de quelqu’un un Pontife aussi éclairé, mais aussi pieux, aussi Philosophe, aussi connaisseur dans la partie des beaux-arts, et c’est sans doute confirmer la réputation d’une personne célèbre que d’apprendre au Public qu’elle a eu le docte, le sublime, l’ingénieux Lambertini pour juge et pour approbateur.

Les plus éclairés, les plus illustres Théologiens de votre Communion s’honoraient de son estime, et quand vous vous en rapporterez à son jugement et à ses lumières en matière de goût, vous ne ferez que ce qu’ont fait des hommes plus grands assurément que vous.

Madame de Tagliazucchi donc peint en miniature de façon à ne craindre ni rivaux ni rivales en cet art.

Elle fait des Vers par lesquels elle prouve que le génie n’est pas réservé seulement aux hommes : que ne puis-je traduire dignement une Tragédie qu’elle achève maintenant ! La force des caractères, la beauté, la nouveauté des situations, l’énergie et l’élégance du style, le naturel des pensées, tout s’y trouve avec l’exactitude peu commune aux Auteurs de sa Patrie, de s’être renfermée dans les règles des unités. Je me contenterai de vous traduire, ou plutôt de vous paraphraser une {p. 131}scène de cette Tragédie, pour vous faire juger, sinon de la sublimité de son style, au moins de la majesté de ses idées.

Un Ministre fidèle et respectable reproche à un Usurpateur ses cruautés politiques. Le Tyran est obligé de dissimuler le dépit que ce fidèle sujet lui inspire par ses reproches : le sujet de la Pièce est la fable de Philomène, et Mme de Tagliazucchi y traite la terreur à la Crébillon.

Il m’est impossible de rendre toute l’énergie de son style, et je vous avoue que le mérite de sa Poésie m’oppose tant de difficultés, que j’ai cru devoir choisir non pas une des plus fortes scènes de sa Pièce, mais celle qui m’a paru la plus facile à traduire.

Elle se passe entre Terée, Tessandre, confident perfide comparable à Narcisse, et Leucasius, vieillard vertueux tel qu’un Alvarès dans AlzireCXXXIII, ou Burrhus dans Britannicus.

SCENE

« Terée, Tessandre, Leucasius.

 

Leucasius

… Vous vouliez ma présence :
Qu’attendez-vous, Seigneur, de mon obéissance ?

Terée

Tu vois ami, tu vois les cruelles douleurs
Qui déchirent mon âme et font couler mes pleurs.
{p. 132}Depuis assez longtemps, mon Peuple les partage :
L’amour qu’il a pour moi sans doute est ton ouvrage.
Je vois avec plaisir ce Peuple, comme moi,
Reconnaître un grand homme, et même un père en toi.
Fais cesser ses chagrins ; je laisse à ta sagesse
Le soin de le calmer, de bannir sa tristesse.
Moi-même je ne puis là-dessus lui parler ;
Mes pleurs me trahiraient, voulant le consoler.
Dis-lui qu’assez longtemps sa déplorable Reine
L’a vu souffrir pour elle, et partage sa peine.
Le deuil de tous côtés se présente à nos yeux.
C’est aigrir nos douleurs et je crois qu’il est mieux
Que le Peuple aujourd’hui célèbre la mémoire
Des exploits dont Bacchus honora notre histoire.
L’éclat de ce grand jour, et la pompe des jeux
Distrairont quelque temps les chagrins ténébreux.
La Reine à ce spectacle oubliant nos malheurs,
Peut-être arrêtera la source de ses pleurs.
Va, porte à mes sujets ma volonté suprême ;
Qu’il cache ses ennuis à la Reine, à moi-même.
Et qu’il attende tout d’un Maître tout puissant,
Que les Dieux ont formé juste et reconnaissant.
{p. 133}

Leucasius.

Quel cœur assez farouche et quelle âme inhumaine
Pourrait être insensible aux douleurs de la Reine ?
L’assemblage parfait de toutes les vertus,
Est l’objet des soupirs de nos cœurs abattus.
Tout ce qui peut charmer nous l’admirons en elle,
Mais peut-être, Seigneur, que sa douleur mortelle
Sert de prétexte au Peuple, et ses propres malheurs
Sont les motifs secrets qui font couler ses pleurs.

Térée.

Que dis-tu ? quel sujet aurait-il de se plaindre ?
Constant à m’obéir, qu’aura-t-il plus à craindre ?
N’ai-je pas effacé par assez de bontés,
Les horreurs de la guerre et ses calamités ?
Si mon bras a fait choir ces têtes orgueilleuses,
Qui fomentaient toujours des ligues dangereuses,
Ce fut pour son bonheur que je les fis tomber :
Tous ces Chefs ennemis l’auraient fait succomber
Sous le poids accablant d’un joug dur et terrible ;
{p. 134}Je prévoyais son sort, mon cœur y fut sensible :
Les Dieux ont secondé mes généreux projets,
Et la paix par mes soins règne sur mes sujets.
Est-ce à toi d’adopter leur indigne caprice ?
Ton cœur ne sait-il pas me rendre mieux justice ?

Leucasius.

Dussiez-vous me punir de ma sincérité,
Sans crainte, je ferai parler la vérité.
Ce Peuple malheureux que des flatteurs perfides
Aiment à voir trembler sous vos mains homicides,
Loin d’oser murmurer des maux qu’il a soufferts,
Semblait s’accoutumer sous le poids de vos fers :
Le sacrilège affreux, la flamme et le carnage
N'ont cessé dans nos murs que par son esclavage.
Quoiqu’il ait vu tomber ses Autels et ses Dieux
Profanés par l’horreur d’un désordre odieux ;
Quoiqu’il ait vu le sang des enfants et des mères
Se confondre en coulant avec celui des pères ;
Quoiqu’il voie aujourd’hui ses temples démolis,
Sous des débris affreux ses Chefs ensevelis,
Les palais renversés, les maisons écrasées,
{p. 135}Par la faux des Soldats ses Campagnes rasées,
Peut-être qu’il perdrait ce triste souvenir,
S’il pouvait se flatter d’un plus doux avenir ;
Mais il connaît trop bien que des horreurs nouvelles
Lui présagent encore des épreuves cruelles.

Tessandre.

Eh quoi ! Leucasius ose…

Leucasius.

Je parle au Roi,
Il daigne m’écouter, Barbare, écoute-moi.
Oui ce Peuple lassé de sa douleur amère
Ne peut souffrir longtemps l’excès de sa misère.
Déjà las de trembler, son trop juste courroux,
Des maux qu’il a souffert, se fut vengé sur vous,
Seigneur, mais le respect qu’il conserve à la Reine,
Dans vos fers accablants le retient et l’enchaîne.
Quel charme assez puissant, Seigneur, l’y retiendra,
Qui pourra l’apaiser alors qu’il apprendra
Que de ses Défenseurs, les déplorables restes
Viennent d’être immolés à vos soupçons funestes ?
Aux pieds de nos drapeaux, deux cent nobles Guerriers
{p. 136}Ont tombé sous les coups de lâches meurtriers.
Ce n’est pas l’ennemi, mais ce sont vos Sicaires,
Qui portèrent sur eux leurs poignards sanguinaires.
Oui, Seigneur, je sais tout, et je vous parle instruit.
De ce massacre affreux, quel peut être le fruit ?
Dans vos yeux enflammés, je lis votre colère ;
Puisque de vos sujets vous me dites le père,
C’est ainsi que mon cœur a dû parler pour eux.
Je prévois mon destin, sans doute il est affreux :
Mais en m’applaudissant d’une louable audace,
J’attendrai sans pâlir le coup qui me menace,
Trop heureux de mourir pour un motif si beau.
La gloire me suivra jusque dans le tombeau.
Et ce reste de sang qui prolonge ma vie,
Coulera sans regret pour ma chère Patrie. »

Térée répond à ces reproches par une tirade hypocrite mais si artistement écrite que le Spectateur ne peut être sa dupe, quoique Leucasius doive être persuadé. Je ferais tort à la Poésie de Mme de Tagliazucchi si je la touchais davantage : je sens combien elle s’altère sous ma plume, c’est ce qui me force à ne pas vous donner un plus long échantillon de ses talents. Dès que l’original paraîtra vous me saurez gré de mon scrupule, il {p. 137} me suffit de vous avoir prouvé par ce peu de vers qu’elle sait penser en grand homme.

Afin qu’on en juge mieux je transcrirai ici un de ses Sonnets dont la poésie a paru à toute l’Italie répondre à la sublimité du sujet.

« Talora il mio pensier m’alza su l’ale,
Che a lui la Fede si fa scorta, e duce,
E penetrando i Cieli mi conduce
Fin dove siede Iddio vivo, immortale :
E là il vegg’io solo a se stesso uguale
Cinto d’eterna inaccessibil luce,
Che da se sol col suo saper produce
Quanto da se a capir l’uomo non vale.
Fremer sento al suo pié tuoni, e saette,
L’odo dar legge ai secoli futuri,
E regolare delle sfere il corso ;
E veggo a un cenno suo da’ loro oscuri
Antri uscir gli Acquiloni che sul dorso
Portan gli strali delle sue vendetteCXXXIV. »

Si ce Sonnet dont le style a paru à Rome avoir quelque conformité avec le style de David ; si le morceau de Tragédie traduit ci-dessus ne vous font l’un et l’autre accorder que de l’esprit à Mme de Tagliazucchi, vous conviendrez qu’elle a du génie, si vous voulez consulter le recueil poétique de L’Arcadie ; vous y trouverez un bon nombre de morceaux de tous genres, et dans le goût et le style de tous les différents poètes les plus célèbres de l’Italie, mais surtout du Dante, de Pétrarque, de l’Arioste. Suivant l’usage de {p. 138} l’Arcadie, Mme de Tagliazucchi est métamorphosée dans ce recueil en Bergère sous le nom d’Oriana Ecalidea, la différence de genre et de style que vous trouverez dans la Poésie de son mari sous le nom d’Alidauro Pentalide ne vous laissera pas soupçonner qu’il ait mis la main aux ouvrages de son épouse, qui d’ailleurs s’était déjà fait connaître avant que M. Tagliazucchi la connût et la recherchât.

Je ne me citerai point moi-même, quoique je voie travailler tous les jours cette savante Bergère : mon témoignage ne manquerait pas de vous être suspect. A son défaut, consultez Modène, Rome, Bologne, Venise, Vienne, Dresde et Berlin.

Vous entendrez dans tous ces lieux faire l’éloge le plus distingué des talents de Mme Tagliazucchi. Pour vous faire juger de ses talents en peinture, puisse-t-elle se rendre au conseil que je lui donne de faire paraître ses ouvrages à Paris. Que ne pouvez-vous voir au Salon du Louvre le superbe tableau qu’elle travaille depuis trois ans et dans lequel elle s’est proposé avec succès, de donner à la miniature toute la force et l’énergie du dessin et du coloris de la peinture à l’huile. Cet ouvrage inestimable, traité entièrement à la pointe du pinceau, mais avec tant de délicatesse que ce n’est qu’avec une Loupe qu’on peut juger de la longueur et de la délicatesse du travail : cet ouvrage, dis-je, est déjà convoité par les amateurs Anglais ; mais la France n’a-t-elle pas un espèce de droit de réclamer {p. 139} la préférence, puisque cette miniature est la copie de la Chasteté de JosephCXXXV de la galerie de Dresde, Tableau de Carlo Cignani, l’un des plus beaux et des plus rares sans contredit de cette magnifique collection. Une miniature d’après un Tableau du Roi de Pologne semble être destinée naturellement à orner le Cabinet de son Auguste Fille. C’est pour la gloire des Dames que je réclame le bon goût de Madame la Dauphine : quel moyen plus sûr de confondre l’orgueil de nos Philosophes du jour qui osent refuser du génie aux Dames ? C’est alors que vous changeriez d’avis, et que vous seriez forcé de reconnaître ce que l’éducation peut ajouter au mérite naturel des Dames.

Consultez l’histoire, vous y verrez que le catalogue des hommes abominables est beaucoup plus long que celui des femmes : vous y verrez à la vérité, que celui des femmes illustres est un peu plus court que celui des hommes ; mais s’il n’est pas plus long, on doit conclure de la brièveté du premier catalogue par rapport à elles, qu’elles seraient au moins au niveau des hommes dans le second, si les occasions de se distinguer ne leur eussent manqué, et si les hommes n’avaient eu grand soin de les en éloigner.

Rien de plus aisé que de prouver que les femmes ont de tout temps été ce que les hommes les ont fait ; les Spartiates, les Gaulois, les Germains, avaient transmis aux leurs la bravoure, l’amour de la gloire et de la Patrie. {p. 140} Les femmes Romaines recommandaient à leurs maris et à leurs fils, de se faire rapporter sur leurs boucliers.

On accuse les Italiens et les Espagnols d’être cagots, jaloux et vindicatifs ; leurs femmes ont tous ces défauts. Les Français sont vains, étourdis, indiscrets, présomptueux, coquets, capricieux ; leurs femmes ont tous ces défauts.

Ne me dites pas que les hommes seraient tout autres si les femmes étaient différentes d’elles-mêmes, ce serait avilir notre sexe encore plus qu’il ne l’est que d’employer cette vaine excuse. Si nous sommes plus sensés, nous devons l’exemple du bon sens, et nous ne devons pas recevoir ce qu’il nous convient de donner. Un Courtisan précieux, ridicule, fera des bégueules de Cour, un étourdi fera de petites maîtresses, un Voltaire formera des Du Châtelet.

Il n’est donc pas si déplacé que vous feignez de le croire de mettre la raison dans la bouche des Dames, et le petit Jean de SaintréCXXXVI a raison d’ajouter à son repas l’agrément de le voir préparé par une belle main. CénieCXXXVII et Constance sont des « objets célestes » qui parlent et agissent comme les femmes vertueuses savent agir et parler, et comme les hommes devraient montrer à toutes à le faire. S’il y a très peu de femmes qui pensent et parlent comme Cénie et comme Constance, c’est que les hommes qui les environnent ont grand {p. 141} soin de les distraire et de les empêcher de prêter trop attentivement l’oreille à de pareils précepteurs. Vous dites que les « imbéciles Spectateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu’ils ont pris soin de leur dicterCXXXVIII » : à prendre vos mots à la lettre, on croirait vous entendre dire que tous les Spectateurs ont participé à la composition de l’ouvrage qu’ils vont entendre, et qu’ils sont des imbéciles parce qu’ils vont admirer dans la bouche d’une femme les vers qu’ils ont eu la peine de composer. Ce n’est pas cela que vous avez voulu dire n’est-ce pas ? C’est cependant ce que vous avez dit : cela ne m’empêche pas cependant de deviner votre intention : vous avez voulu dire que les femmes n’ont naturellement ni sens commun, ni esprit, ni génie, ni sagesse, ni beaux sentiments, que les hommes au contraire sont exclusivement pourvus de tout cela, et qu’il est absolument absurde d’aller entendre et admirer toutes ces belles qualités dans la bouche des femmes, puisqu’elles ne les ont pas, et que c’est dans le cœur des seuls hommes qu’elles ont fixé leur domicile. Je ne sais laquelle des deux absurdités, celle que vous avez dite, ou celle que vous avez voulu dire, est la plus pardonnable. Mais assurément vous ne trouverez personne qui adopte l’une ou l’autre, puisqu’il y a eu de tout temps et qu’il est encore des femmes vertueuses et distinguées par le génie, la science et les talents : on n’a donc pas eu tort de mettre en scène des Cénie, des {p. 142} Constance, des Zaïre, des Electre, des Tullie, des Nanine, et tant « d’objets célestes » à qui les femmes sont bien plus près de ressembler que les hommes aux Héros que nos Dramatiques leur proposent pour modèles.

Cessons de nous occuper à corrompre les femmes, cessons de ne les trouver aimables que quand elles ont tous nos défauts, cessons d’aimer les broderies, les galons, les colifichets, les femmes renonceront aux pompons et aux fontanges. N’adressons nos hommages qu’aux personnes modestes, vertueuses, discrètes et sensées ; préférons les Constances et les Cénies aux Aramintes et aux Dorimènes, les femmes voudront toutes ressembler aux premières.

Quoi ! l’expérience ne vous convaincra pas de ce que l’éducation peut produire chez les Dames ; vous leur refuserez les talents des hommes après avoir lu les ouvrages des Gournay, des Dacier, des Scudéry, des Villedieu, des Sévigné, des Du Châtelet, des Graffigny, des Du Boccage, etc. Quel est donc l’homme qui ait répandu plus d’érudition dans une traduction que Madame DacierCXXXIX, qui ait mieux écrit des lettres familières depuis Cicéron, qu’une Sévigné ? Un La Chaussée ne s’honorerait-il pas d’avoir fait Cénie, un Fontenelle, un Crébillon fils, d’avoir fait Les Lettres PéruviennesCXL ? Avant M. de Voltaire, quel homme citerez-vous pour un Poème épique Français que La ColombiadeCXLI et la traduction de MiltonCXLII ne fit rougir ? Combien de temps a-t-il fallu {p. 143} attendre pour que des hommes fissent mieux des vers délicat que Madame Deshoulières, ou Madame de la Suze ? Quel est le Philosophe enfin, qui n’admirera pas la profondeur du génie de la Marquise du Châtelet ?

L’Italie vous offre une liste beaucoup plus longue de femmes célèbres que la France, non seulement dans les sciences et la poésie, mais aussi dans les beaux-arts. Une Lavinia Fontana dans la sculpture, la Sirana, la Rosalba, l’épouse du célèbre Subleyras, Madame de Tagliazucchi dans la peinture, les deux Signore Tibaldi dans la musique et tant d’autres Dames célèbres, beaucoup plus jalouses de se faire estimer par leurs talents que par l’éclat de leurs charmes ou celui de leur naissance. D’où vient cette multitude de Dames Italiennes qui se rendent illustres de nos jours ? C’est que la Noblesse d’Italie chérit les talents, les protège à grands frais, et se fait honneur de les cultiver elle-même.

Quand Messieurs nos petits-maîtres Français un peu mieux instruits, un peu plus gens de goût, rendront aux talents l’hommage qu’on leur rend en Italie ; quand ils sauront les préférer à la fadaise ; quand nos orgueilleux Philosophes ne borneront plus dédaigneusement les femmes à coudre et à tricoter ; quand les femmes riches et de qualité ne s’occuperont plus d’ouvrages qui devraient être ceux de leurs soubrettes ou faire gagner quelques sous à une malheureuse couturière ; que, pour plaire aux hommes, elles croiront {p. 144}devoir donner aux beaux-arts la moitié du temps qu’elles perdent à leur toilette, qu’une plume ou un pinceau feront tomber de leurs mains la navette, et le sac à l’ouvrage, je vous proteste que nous aurons bientôt autant de femmes illustres que d’hommes, et que notre sexe n’aura pas à se négliger s’il veut conserver toujours la supériorité du nombre et des talents. Voulez-vous juger combien les femmes réussiraient facilement dans les beaux-arts ? Voyez-les au Théâtre : combien y-a-t-il plus de grands Acteurs que de grandes Actrices ? Est-ce la peine d’en parler ? A côté d’un Baron, d’un Quinault, d’un Dufresne, d’un La Torillière, d’un Duchemin, d’un Poisson, d’un Armand, n’y a-t-il pas des Champmeslé, des Lecouvreur, des Deseines, des Desmares, des Silvia, des Dumesnil, des Goffin, des d’Angeville, des Clairon ? Oseriez-vous deviner qui des femmes ou des hommes a porté l’art de la Déclamation à un plus haut degré d’élévation ? Encore un coup, rendons justice aux femmes et rougissons.

Vous accordez au Sexe, l’esprit, l’aptitude aux sciences mêmes, mais vous lui refusez le génie, ce n’est qu’à la seule Sapho et à une autre que vous ne nommez pas que vous accordez ce feu qui embrase l’âme, ce feu qui consume et dévore, pour en refuser la moindre étincelle à toutes les autres femmes. Quant aux hommes, vous les croyez très abondamment pourvus de ce feu : il faut que la {p. 145} plupart n’en fassent pas grand cas, puisqu’ils se soucient si peu de le faire éclater. Disons mieux : le génie n’est pas moins rare chez les hommes que chez les femmes, puisque malgré l’éducation, l’étude et les occupations sublimes auxquels ils se livrent, les hommes de génie sont encore si peu communs.

Pourquoi Sapho, pourquoi la femme que vous ne nommez point, pourquoi celles que j’ai citées et dans les ouvrages de qui l’on trouvera sûrement du génie, quand on sera moins prévenu que vous contre le sexe, pourquoi dis-je, ont-elles leur part de ce feu qui dévore ? C’est que le génie est un don du Ciel qui ne s’acquiert point : il pourrait même rester toujours enseveli chez les hommes à qui la nature l’a bien voulu accorder, si l’éducation et le goût ne parvenaient à le développer ; ce n’est donc qu’après avoir donné aux femmes la même éducation que l’on donne aux hommes, qu’on pourra décider si la nature leur a refusé une faveur qu’elle a accordée à un très petit nombre d’hommes. Les Lions n’ont pas plus de courage que les Lionnes ; ils ont peut-être plus de force ; quant à l’instinct, il semble entre tous les Animaux qu’il soit plus fin, plus éclairé, plus industrieux chez les femelles que chez les mâles.

Pourquoi le génie ne serait-il pas réparti de la même façon entre les hommes et les femmes, que l’instinct parmi les Animaux ? Encore un coup, ne jugeons qu’après l’expérience, et nous aurons bientôt une {p. 146}nouvelle Académie des Sciences, une autre de Poésie, une autre de Peinture fondées pour des Dames. Nous aurons des Doctoresses en Médecine, en Droit, en Théologie même : pourquoi non, si nous trouvons déjà parmi elles de grandes Héroïnes militaires et des modèles pour les Rois dans l’art de gouverner ? Il me paraît que ces deux dernières sciences valent bien toutes celles où vous vous imaginez qu’elles ne pourraient atteindre. Est-il plus difficile d’être une Sapho que de vaincre le grand Cyrus ? Est-il plus facile de confondre la Politique d’un Philippe II et de se faire admirer dans l’art de bien gouverner par Henri IV et Sixte Quint, que de faire une Tragédie comme Corneille ou Racine ? Est-il plus difficile d’avoir un grand génie dans un Cabinet, ou dans un Atelier de Peinture ou de Sculpture, qu’à la tête d’une Armée comme Tomiris, Candace, Marguerite de Danemark et Philippine de Suède, ou sur le Trône et dans un Conseil, comme Blanche de Castille en France, Elisabeth en Angleterre ?

Vous direz peut-être que ces Héroïnes ne doivent leur gloire et leur réputation qu’à la sagesse de leurs Conseils ; je vous réponds moi, qu’un mauvais Conseil peut bien tromper un bon Roi, et l’empêcher de faire le bien auquel il est porté, mais que les meilleurs Ministres n’empêcheront jamais un méchant Prince de faire du mal, un Monarque sans génie d’être petit en tout, un Monarque imbécile de faire des sottises.

{p. 147}« Le Sexe faible, hors d’état de prendre notre manière de vivre, trop pénible pour lui, nous force de prendre la sienne trop molle pour nous, et ne voulant plus souffrir de séparation, faute de pouvoir se rendre hommes, les femmes nous rendent femmesCXLIII. » Voilà donc ces hommes qu’il faut craindre d’avilir : ils n’ont pas la force d’être hommes, et vous voulez qu’on les ménage ; vous trouvez mauvais qu’on leur fasse parler raison par des femmes parce que selon vous les femmes n’ont pas de raison ; mais suivant l’idée que vous nous donnez des hommes, ils ne sont pas plus raisonnables que les femmes ; et pour s’assujettir à la vraisemblance rigoureuse que vous exigez, on ne se permettra plus de mettre en scène que des fous pour ne pas donner mal à propos de la raison aux hommes, puisqu’ils n’ont pas la force de résister au sexe le plus faible, et de s’empêcher de devenir femmes.

Dites-moi Monsieur, Madame votre Mère était-elle du nombre de ces femmes faibles, qui savent métamorphoser les hommes forts en femmelettes ? Eh bon Dieu, m’allez-vous dire, elle n’ouvrait la bouche que pour me prêcher la sagesse ! Elle ne vous conseillait donc pas de devenir femme ? Elle avait donc de la raison. Croyez-vous qu’elle eût à elle seule ce que vous refusez à tout son sexe ? Détrompez-vous par l’expérience ; vous entendrez toutes les mères non seulement vertueuses, mais tant soit peu sensées, prêcher toujours la raison et la pudeur à leurs filles ; tant {p. 148} qu’elles sont dans leurs mains, ces jeunes personnes sont des Agnès dont la simplicité, la candeur et la modestie annoncent la sagesse. C’est avec ces qualités qu’un « objet céleste » passe dans les bras d’un mari mondain, au bout de six mois, un an, l’Agnès est dégourdie ; le mari pendant ce temps s’est étudié à la former pour le beau monde : il l’a fait rougir d’avoir de la pudeur ; elle baissait les yeux à la moindre équivoque, la plus légère indécence la déconcertait : maintenant elle sait rire à gorge déployée des propos les plus saugrenus ; plus de gravelures qui la choquent dans les brochures : on peut tout lui proposer, pourvu que ce soit du ton de la Cour. Le mari, qui voit sa femme universellement courtisée, s’applaudit de la belle cure qu’il a faite, il en reçoit les compliments avec beaucoup d’estime pour lui-même, et se regarde comme un homme envoyé du Ciel pour former les Dames, et les décrasser de la morale du couvent. Plaignez-vous donc à présent Monsieur de ce que les femmes ne sont pas raisonnables ; qui les rend folles, s’il vous plaît, sinon les hommes ? Fous eux-mêmes, comment pourraient-ils inspirer le goût de la sagesse au beau sexe ?

Voici quelque chose de singulier et qui ne doit pas échapper à l’attention de vos lecteurs. Vous reprochez aux femmes leur étourderie et la licence de leur conduite avec les hommes et pour les rappeler à la pudeur par l’exemple des Animaux vous allez chercher votre morale dans un colombier : tout vous {p. 149} paraît pudique dans les agaceries de la « ColombeCXLIV » envers son « Bien-aimé ». Mais Monsieur, si l’on voyait une belle femme suivre pas à pas son Amant comme une Colombe suit son Pigeon ; si, lorsqu’il « prendrait chasse », elle le poursuivait ; s’il restait dans l’inaction, et qu’elle le réveillât par de « Jolis coups de bec » ; si elle faisait mieux enfin que la « folâtre Galatée » de Virgile, c’est-à-dire aussi bien que votre amoureuse Colombe ; je suis persuadé que les Casuistes les plus relâchés regarderaient ces agaceries comme le manège de la plus fine Coquetterie ; et que nul d’entre eux, non plus qu’aucun Moraliste, ne s’aviserait d’y applaudir et de prendre ces grimaces pour des preuves de pudicité.

« Cet inconvénient de métamorphoser les hommes en femmes est fort grand partout, mais c’est surtout dans les Etats, comme [Genève], qu’il importe de le prévenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent pourvu qu’il soit obéi ; mais dans une République, il faut des hommesCXLV. »

Voilà par exemple un axiome politique tout nouveau : en le lisant j’ai cru d’abord que vous vouliez dire qu’il était indifférent à un Roi de commander à des hommes ou à des femmesCXLVI ; que le zèle pour le service et l’obéissance étaient les seules qualités nécessaires à des peuples destinés à vivre sous un Monarque bien capable de gouverner, auquel cas les petitesses et les ridicules des sujets n’empêchaient pas l’Etat de bien aller, {p. 150} étant bien conduit par son Chef ; au lieu que dans une République chaque Citoyen ayant part au Gouvernement, il doit non seulement savoir obéir aux lois, mais même il doit être en état d’en créer et d’en proposer de nouvelles, pour la réforme des abus qu’il aperçoit.

Un Républicain doit unir à la docilité d’un sujet des lois les qualités d’un grand Monarque : l’amour de la Patrie, l’intégrité, la vigilance, la modération, la science militaire et politique ; il doit savoir juger les Chefs, qu’il doit préférer pour le bien de la République sur des principes qui concourent à l’affermissement et à l’illustration de l’Etat dont il est membre, et au Gouvernement duquel il sera peut-être un jour appelé. Je ne voyais, dans ce raisonnement, que l’orgueil et le préjugé Républicain. Je vous le passais comme un vice de terroir, j’accordais au Genevois ce que je nie au Philosophe.

Quelqu’habile que soit un Monarque il ne peut gouverner tout seul ; il lui faut un Conseil, dont tous les membres doivent avoir les qualités patriotiques que vous ne jugez nécessaires qu’aux Républicains : tout Monarque qui n’aura que des esclaves ou des flatteurs au lieu de Citoyens pour Conseillers, qui n’aura que des femmes de l’un et l’autre sexe à gouverner sera assurément le plus petit des Rois. Il n’est donc pas indifférent pour lui d’avoir des hommes, et de grands hommes dans son Etat. Les Sully, les Colbert, les {p. 151}Richelieu, les Louvois, les Turenne, les Luxembourg, les Catinat, les Villars, les Maurice n’étaient pas des femmes, et la splendeur de la France prouve qu’il faut des hommes à un Etat Monarchique.

La mémoire de ces grands hommes se présente trop naturellement à l’esprit pour qu’il m’ait été possible d’imaginer d’abord que vous ayez avancé votre paradoxe autrement que pour plaisanter ; mais votre grande Note m’a désabusé : j’y vois que vous parlez sérieusement. Vous y faites une espèce d’éloge des femmes pour encourager les Rois à les faire égorger ; votre haine pour les pauvres Dames se manifeste si fort, qu’on peut vous appliquer la fable du Renard qui pour se défaire du Loup son ennemi assure au Lion que le meilleur remède pour le rhumatisme est la peau de cet Animal. Le Loup est en conséquence écorchéCXLVII.

Remettons votre Note sous les yeux du Public.

« On me dira qu’il en faut [des hommes] aux Rois pour la guerre. Point du tout. Au lieu de trente mille hommes ils n’ont […] qu’à lever cent mille femmes. Les femmes ne manquent pas de courage : elles préfèrent l’honneur à la vie ; [c’est une vérité que, par parenthèse, on n’attendait pas de vous, après avoir dit le contraire tout le plus au long que vous avez pu] quand elles se battent, elles se battent bien. L’inconvénient de leur sexe est de ne pouvoir soutenir les fatigues de la guerre et l’intempérie des saisons. [peu de chose {p. 152} : voici le remède] le secret est donc d’en avoir toujours le triple de ce qu’il en faut pour se battre, afin de sacrifier les deux autres tiers aux maladies et à la mortalitéCXLVIII. »

Ce n’est donc Monsieur que lorsque les bonnes qualités des femmes peuvent tourner à leur préjudice que vous reconnaissez qu’elles en ont qui leur sont communes avec les hommes, telles que le courage, la bravoure, le dévouement à l’honneur jusqu’à la mort. Du temps de César, les féroces Germains pensaient comme vous sur le compte de leurs femmes, ils les menaient à la guerre avec eux ; ils étaient bien plus sages alors qu’aujourd’hui, n’est-ce pas ? il faut être un Philosophe de leur espèce pour se rappeler le bon parti qu’on peut tirer des femmes.

O hommes, que vous êtes imbéciles de ne pas prendre la quenouille et le fuseau, de ne pas vous dorloter comme on dit, pendant que vos femmes iraient se battre pour vous ! L’humanité y répugnerait, me diriez-vous ; qu’importe, dès que la Philosophie l’approuve et le conseille.

Est-ce là Monsieur une idée sérieuse, est-ce un conseil que vous donnez de bonne foi ? Qu’il est absurde et cruel ! Est-ce une plaisanterie ? Qu’elle est plate !

Je ne sais si les Dames vous ont assez maltraité pour vous engager à donner aux Rois de pareils avis sur leur compte : mais je sais bien que ces avis rendus publics ne vous {p. 153} procureront pas les bonnes fortunes d’Alain Chartier.

Je passerai légèrement sur les reproches que vous faites encore au Théâtre, de porter les jeunes gens à mépriser les vieillards ; le Théâtre n’apprend à mépriser que les vicieux ; et lorsqu’un vieillard est vicieux, son âge n’est pas un titre qui doive le mettre à couvert du mépris ou du ridicule ; mais il est juste de faire respecter et applaudir des vieillards tels que le Père du Menteur, celui du glorieux, celui de l’enfant prodigue, de Zaïre, de Guzman, de Nanine ; aussi le fait-on : consultez tous ceux qui ont lu les Scènes de l’aimable vieillardCXLIX ; combien ne leur font-elles pas regretter que M. Destouches soit mort avant d’avoir achevé de traiter cet admirable caractère.

J’ai trop bien démontré, je crois, que l’amour vertueux que vous attaquez encore ici était un sentiment louable, et très digne d’occuper la scène pour qu’il soit besoin de plaider de nouveau la cause du Parterre à ce sujet et justifier l’intérêt qu’il prend à Bérénice et à Zaïre : je rougirais pour lui s’il n’aimait pas ces deux femmes adorables autant que vous lui reprochez de le faire.

Bien plus, il me semble qu’il serait héroïque de préférer à l’Empire une femme vertueuse comme Bérénice et Titus cédant à l’ambition plutôt qu’à une passion si légitime se dégrade à mes yeux.

Je me reprocherais comme un vice honteux de mon cœur d’être sorti d’une représentation {p. 154} de Zaïre sans avoir pris pour elle le plus tendre intérêt : c’est le tribut que tout cœur vertueux doit payer à la Vertu malheureuse. Aimer une femme vertueuse comme Zaïre à l’excès, c’est aimer la Vertu comme on doit l’aimer : inspirer cet amour par ses ouvrages, c’est établir dans tous les cœurs l’amour de la Vertu. Le Théâtre est donc utile et bon par lui-même, pour tous ceux qui n’y viendront que dans l’intention d’y puiser la morale qu’il leur offre. Ceux qui n’y viennent que pour s’y faire voir, que pour y trouver des rendez-vous, que pour donner à l’Assemblée l’attention qu’ils devraient à la Pièce, ceux-là porteraient les mêmes intentions à l’Eglise ; ce n’est donc pas pour eux que le Théâtre est fait, et la scène n’est pas plus responsable que le Temple des abus qui s’y commettent. Je ne suis apparemment pas fait pour être aimé des Dames, puisque je remplis dignement du côté de la figure les rôles de feu M. Poisson : jugez Monsieur si je devrais être l’avocat du beau sexe ; vous n’êtes, peut-être, pas plus beau Garçon que moi : ne serait-ce point là la cause de votre mauvaise humeur ? Le Renard dédaignait les beaux raisins qu’il ne pouvait atteindreCL : si cela est, prenez de moi l’exemple de la bonne foi. Votre ton cynique ne vous rendra pas plus aimable, au lieu que le mien pourra, du moins, me faire aimer des Dames qui ne me verront pas et je serai content. Quand on n’est qu’un Magot, il faut s’en tenir à l’amour Platonique : que sais-je ? il {p. 155} se trouvera peut-être quelque jour une femme qui me pardonnera ma mine, en faveur de mes sentiments : il faut voir.

CHAPITRE V. Des Comédiens. §

« Quand les amusements sont indifférents par leur nature, […] c’est la nature des occupations qu’ils interrompent qui les fait juger bons ou mauvais ; surtout lorsqu’ils sont assez vifs pour devenir des occupations eux-mêmes, et substituer leur goût à celui du travailCLI. »

Rien de plus sage assurément que ce que vous dites ; et les spectacles devraient être proscrits s’ils entraînaient l’inconvénient que vous leur reprochez. Tout homme qui fait autre chose que ce qu’il doit faire est condamnable, et j’interdis avec vous le spectacle à tous ceux qui le préféreront à un travail utile, à leur fortune, à leur santé, au bien de leur famille. Mais croyez-moi, ceux qui ont assez peu de conduite pour venir perdre au spectacle le temps qu’ils devraient donner à leurs affaires seraient gens à le perdre partout ailleurs d’une façon plus criminelle, si le spectacle leur était interdit. Il est donc à propos que cette espèce de gens perdent plutôt son temps au spectacle que dans les Cabarets, les assemblées de jeu, et dans les réduits impudiques où leur paresse les conduirait infailliblement, ne sachant où porter ailleurs leur oisiveté. Un {p. 156}homme laborieux n’a point de goût plus vif que celui du travail ; un paresseux, un libertin, trouvent toujours des raisons pour ne rien faire.

J’ai connu des gens à qui le bien de leur famille aurait exigé qu’on fermât l’entrée des Temples. Leur paresse empruntait le voile du zèle et de la piété pour autoriser leur fainéantise ; ils avaient toujours des Indulgences à gagner dans l’Eglise du Patron du jour, un grand Prédicateur à entendre, un Confesseur à visiter. N’abuse-t-on pas des meilleures choses, et le vice n’est-il pas trop adroit à se forger des excuses ?

Vous vous trompez, si vous croyez les spectacles préjudiciables « par la nature des occupations qu’ils interrompent. »

Il est non seulement bon pour occuper des oisifs et des paresseux qui n’interrompent leurs occupations que parce que le travail leur déplaît ; mais il est bon encore pour amuser les gens sages et laborieux, parce que le spectacle est en effet un délassement, et que le plaisir qu’il procure n’altère les forces ni du corps ni de l’esprit, comme la plupart des autres plaisirs que vous indiquez. Un Artisan, un Marchand, un homme de Cabinet n’ont pas envie de danser à la fin de leur journée.

Le vin, les exercices violents, les femmes ne peuvent guère convenir à des gens extenués de fatigue et sûrement leur santé souffrirait de ce qu’ils seraient bornés à ces amusements après un travail fatiguant et {p. 157} assidu. Le spectacle est donc l’amusement qui leur convient le mieux ; mais pour juger de son utilité la plus essentielle, consultons Monsieur la Politique des Césars : elle sert tous les jours à éclairer la nôtre. Ils donnaient souvent de grands spectacles au Peuple parce qu’ils étaient persuadés que ce genre d’amusement était propre à distraire les gens turbulents et factieux, ceux-ci n’ayant que peu ou point d’occupation n’auraient employé leur loisir qu’à former des complots dangereux. C’est une bonne chose dont on pourrait, j’en conviens, reprocher aux Césars qu’ils abusaient ; mais dans des Etats bien constitués, il sera toujours sage d’employer un moyen propre à rendre les factions pour ainsi dire impossibles, puisqu’il détourne les oisifs des Assemblées secrètes et dangereuses.

Ce moyen est très propre à maintenir la tranquillité d’une constitution établie déjà, puisqu’il établissait cette tranquillité dans un nouveau Gouvernement qui se formait et dont la nouveauté était si accablante pour la principale Noblesse de Rome. Il n’y aura sans doute guère de Ministres au monde qui n’admirent en cela la Politique des deux premiers Césars, et qui ne pensent qu’il est très utile de l’imiter, soit dans les Monarchies, soit dans les Républiques.

Il serait donc très sage et très utile de multiplier les spectacles et les entretenir aux dépens même de l’Etat pour occuper et distraire une quantité de gens oisifs et libertins qui, {p. 158} ne sachant pas s’occuper à bien faire, ont toujours le temps de faire du mal et sont toujours prêts à le faire, pour peu qu’un factieux, un ambitieux, un conspirateur ait l’intention de profiter de leurs mauvaises dispositions. Les Césars faisaient eux-mêmes tous les frais des spectacles, parce que tous les gens suspects, occupés des plaisirs qu’ils leur procuraient, n’étaient plus alors disposés à prêter l’oreille aux partisans de la liberté. Ils étaient amusés, il ne leur en coûtait rien : c’est là le comble du bonheur pour des fainéants. Comment leur persuader alors qu’ils étaient malheureux ? Comment leur persuader de secouer un joug qui leur paraissait si doux à porter ? Il serait donc avantageux pour tous les Etats du monde que les spectacles fussent non seulement le plaisir des honnêtes gens et des riches, mais qu’on les mît à la portée des pauvres qui, s’ils sont incapables de former des projets factieux, sont au moins capables de les seconder.

Avec quelle avidité un paresseux indigent toujours amateur du plaisir, ne se porte-t-il pas à favoriser des nouveautés qui pourraient lui procurer, à ce qu’il s’imagine, un sort plus heureux et des plaisirs qu’il désire sans cesse, sans pouvoir se les procurer ? Mais si des spectacles amusants et peu coûteux le captivent, qui sera assez hardi, assez imprudent pour croire qu’il abandonnera ce plaisir, pour aller s’occuper de projets dangereux qui l’en priveraient sans doute. Ce n’est point quand {p. 159} on rit à son aise qu’on pense à mal faire : c’est quand on s’ennuie et qu’on n’a pas le moyen de se désennuyer. Quand on trop paresseux pour trouver du plaisir à faire bien, il est certain qu’on sera toujours prêt à faire mal.

De la façon dont sont les choses, on ne peut élever des Théâtres que dans les lieux où le nombre des gens riches, ou tout au moins aisés est assez considérable pour subvenir à leur entretien : or les gens aisés ne sont pas les oisifs et les paresseux ; ce sont au contraire ceux que leur travail met en état de faire la dépense du spectacle. Les Théâtres ne sont communément fréquentés que par des gens qui, solidement occupés tout le jour, ont besoin après leur travail d’un délassement honnête. Comme le nombre de ces gens-là est beaucoup plus petit que celui des oisifs et des paresseux, il n’est pas étonnant que les Théâtres soient plus rares que s’ils étaient fréquentés par ceux-ci. Quelles fortunes ne feraient pas les Comédiens si les seuls fainéants (comme vous le dites) fréquentaient les spectacles ? Ils sont partout en si grand nombre, que les salles seraient toujours pleines ; mais il s’en faut bien que ce plaisir soit celui que ces gens-là prennent ; il est trop délicat pour des goûts grossiers et corrompus.

Le spectacle est si peu capable de faire des libertins et des fainéants ; il est si peu capable d’interrompre des occupations essentielles, qu’il n’y a point de Directeur de Comédie qui ne se {p. 160} ruinât s’il n’établissait l’heure du spectacle sur celle où les occupations nécessaires des citoyens sont terminées. Un Officier ne manquera pas la Parade, un Marchand ne quittera ni le Port ni la Bourse, un Détailleur sa Boutique, un Avocat le Palais ou son Cabinet, un Procureur son Etude, un Financier son Bureau, pour venir au spectacle dans un temps où leur devoir et leurs intérêts exigent leur présence. Il faudrait donc qu’un Entrepreneur de spectacle eût perdu le sens s’il ne s’assujettissait pas à l’heure où les occupations des principaux citoyens sont terminées. Il y a telle ville du Royaume où la Comédie n’a jamais été jouée qu’à sept ou huit heures du soir. Les comédiens seraient les premiers à éprouver que le Théâtre est préjudiciable, quand pour en faire jouir des gens sages, on veut interrompre des occupations essentielles, auxquelles le plaisir n’est pas capable de les faire renoncer.

« Il ne faut pas beaucoup de plaisirs aux gens épuisés de fatigue, pour qui le repos seul en est un très doux.CLII »

Aussi n’est-ce pas aux gens épuisés de fatigue par des travaux corporels, qui pour gagner vingt sous par jour, travaillent depuis cinq heures du matin, jusqu’à huit du soir, que les spectacles sont destinés : mais à ceux dont le travail exige plus de génie, d’esprit, de goût, et d’industrie que de force ; qui ne peuvent s’y livrer qu’autant que leur tête le leur permet, sous peine d’avoir la Migraine ; {p. 161}ceux-ci, dis-je, peuvent se permettre l’amusement du spectacle. Comme le repos est nécessaire aux fatigues du corps, de même l’esprit, épuisé par le travail, demande à être délassé : mais ce n’est point par un plaisir physique, tel que le sommeil ; c’est par l’esprit seul que l’esprit peut être ranimé.

« L’âme est un feu qu’il faut nourrir,
Et qui s’éteint s’il ne s’augmente.CLIII»

a si bien dit M. de Voltaire. Combien n’avons-nous pas de professions dans lesquelles l’esprit est nécessaire ? Combien n’avons-nous pas de gens d’esprit qui les exercent ? La plupart vous diront qu’après six ou sept heures de travail, leur cerveau se dessèche, leur imagination se tarit : ils ne gagneraient rien à lutter contre l’épuisement et la fatigue de l’un et de l’autre. L’étude fatigue l’esprit, mais en si peu de temps que des vingt-quatre heures du jour, n’en ayant pu donner que six ou huit au travail, il en reste toujours seize ou dix-huit à employer ; les emploiera-t-on à dormir ? Non sans doute. Qu’on en donne trois à un amusement qui remettra l’esprit dans son assiette, qui l’enrichira souvent de nouvelles idées, et qui d’un homme d’esprit et de goût pourra faire insensiblement un sage ; ces trois heures, ce me semble, ne seront pas les plus mal employées des dix-huit de loisir qui lui restent.

Ce n’est pas à vos heureux Montagnards, à {p. 162} qui la culture de leurs Coteaux laisse le temps de faire des horloges de bois, ce n’est pas à ces Michels Morins, Serruriers, Menuisiers, Vitriers, Tourneurs, et Musiciens qui comme les Gens de qualité de Molière, « savent tout sans avoir jamais rien apprisCLIV », à qui le spectacle est destiné : avec tant de talents à exercer, ils n’auront pas de temps à donner à leurs plaisirs. Molière, Corneille et tous leurs successeurs, ne travaillent que pour ceux qui savent choisir un amusement dont leur cœur et leur esprit peuvent tirer avantage, en sorte qu’ils n’aient pas à se reprocher la perte du temps qu’ils emploient à se délasser.

Vous reprochez au spectacle de servir la vanité et la coquetterie des femmes, en ce qu’il leur offre l’occasion de produire leur luxe et de paraître, comme on dit, sous les armes ; mais ce n’est pas pour cela que le Théâtre est fait ; si cette raison suffit pour l’interdire, il faut donc fermer aussi tous les Jardins publics, toutes les Promenades, les Eglises même ? Il n’est que trop certain qu’on y voit souvent les mêmes abus que vous reprochez aux spectacles, et comme disait en Chaire un certain Jésuite passable Comédien « on voit tous les jours dans le temple des Galants, Mulieribus blandientes oculis » et ces regards lascifs ne restent pas sans réplique.

L’abus des choses ne les rend pas criminelles ; corrigez les abus, soit : mais sans proscrire les bonnes choses dont on abuse. Arracherez-vous un arbre parce que contre l’intention {p. 163} du Jardinier qui l’a planté ses feuilles nourrissent des Chenilles ? Ecrasez les insectes, l’arbre ne s’en portera que mieux. Ce n’est donc pas contre le spectacle qu’il fallait écrire, mais contre les sottises qui s’y commettent. C’était l’ordre et la police qu’on peut y mettre qu’il fallait indiquer, au lieu d’écrire contre toute vérité qu’il n’en est pas susceptible.

J’aurais encore ici de quoi m’arrêter longtemps, et cela nuirait à l’empressement que j’ai de justifier les Comédiens des imputations fausses et méchantes que vous leur faites. Si, avant que de parler d’eux, je voulais réfuter toutes les absurdités que vous entassez dans cinq ou six pages que j’ai maintenant sous les yeux, il faudrait que je fisse un in-Folio, et je n’en ai ni le temps, ni la patience, ni la volonté. L’objet le plus important pour moi est de me justifier, aussi bien que mes Camarades, des accusations que vous portez contre nous. Je négligerai donc ces balivernes pour m’occuper du sérieux et faire retomber sur un vil Dénonciateur la peine et l’infamie que sa malice et sa mauvaise foi voulait nous faire éprouver.

« Les spectacles, dites-vous, peuvent être bons pour attirer les étrangers ; pour augmenter la circulation des espèces ; pour exciter les Artistes ; pour varier les modes ; pour occuper les gens trop riches ou aspirant à l’être ; pour les rendre moins malfaisants ; pour distraire le peuple de {p. 164} ses misères ; pour lui faire oublier ses chefs en voyant ses baladins ; pour maintenir et perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue ; pour couvrir d’un vernis de procédés la laideur du vice ; pour empêcher, en un mot, que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandageCLV. »

Quoi Monsieur, vous avouez que le Théâtre peut faire tant de bien contre le mal, et vous pouvez hasarder d’écrire qu’il ferait tant de mal contre le bien ! Attirer les étrangers, c’est pour ainsi dire les mettre à contribution en faveur du pays ; augmenter la circulation, c’est multiplier aux citoyens les occasions d’accroître leur fortune ; varier les modes, c’est donner du pain aux ouvriers ; exciter les artistes, c’est animer et fortifier l’industrie ; occuper des gens trop riches ou aspirant à l’être, c’est contenir les factieux dans une Monarchie, et les ambitieux dans une République ; c’est les rendre moins malfaisants. Si les « Baladins » avaient le talent de faire oublier au Peuple ses misères ; si une Nation, accablée d’un joug trop rigoureux, trouvait dans le spectacle un soulagement à ses maux, ne serait-ce pas le plus grand des biens pour cette Nation ? Mais il s’en faut bien que le spectacle ait cette faculté, il ne sert, au contraire qu’à indiquer la félicité du Peuple : ce n’est que lorsqu’il est heureux que les salles sont pleines ; ce n’est que lorsqu’on est en état de le faire qu’on donne de l’argent à ses plaisirs : donc plus le spectacle sera fréquenté, plus on en {p. 165} doit conclure que le Peuple est heureux.

Si l’intention des Auteurs était de faire oublier ses Chefs au Peuple : si ces Chefs secondaient cette intention, pour faire oublier leurs manœuvres, ils seraient, les uns et les autres, bien maladroits, puisque tous nos Poèmes ne pourraient qu’opérer précisément le contraire. Toutes nos Tragédies et nos Comédies s’élèvent contre la Tyrannie et contre tous les vices qui tendent à l’oppression, tels que le zèle aveugle des Fanatiques, l’hypocrisie des Tartuffes, l’avarice des Financiers, la rapacité de leurs sous-ordres, les friponneries des suppôts subalternes de la Justice ; tout cela n’est pas propre, je crois, à aveugler le Peuple et à lui faire oublier ses Chefs, s’il a lieu de s’en plaindre : ne dirait-on pas, au contraire, qu’on ait pris à tâche d’éclairer les Chefs sur leur devoir, et le Peuple sur ses droits ? La manière de représenter les hommes, au Théâtre, n’est-elle pas bien capable de faire distinguer au Peuple les Titus, les Aurèle, les Antonin, les Henri IV des Néron, des Caligula, des Maximien, et des Borgia ? Maintenir et perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue, c’est rendre encore un service. Le goût peut subsister très bien avec l’honnêteté, et ne remplirait pas sa place ; mais, en supposant l’honnêteté perdue, c’est faire encore un très grand bien, que de nous conserver le goût.

Si le spectacle couvrait d’un vernis de procédés la laideur du Vice, ce serait un très {p. 166} grand mal, et vous avez grand tort de mettre cet Article au rang des avantages qu’on peut tirer de la scène. A Paris comme à Genève, il convient au Théâtre de montrer le Vice dans toute sa laideur, et c’est ce que font nos Auteurs, comme je vous l’ai prouvé. Mais si le spectacle empêche que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage, il est dès lors d’une utilité universelle, puisqu’il y a partout des gens de mauvaises mœurs. Indépendamment de ceux qui naissent dans le pays, la France, l’Italie, l’Allemagne en vomissent de temps en temps sur les bords du Lac : il est donc essentiel à Genève d’avoir un spectacle, puisque vous lui accordez une si grande vertu que celle d’empêcher le progrès des mauvaises mœurs. Est-ce que la nature du climat changerait cet antidote en poison, et ferez-vous concevoir à quelqu’un que ce qui peut arrêter les progrès des mauvaises mœurs d’un côté puisse en être le principe ailleurs ?

De ces dernières réflexions il résulte que vous êtes, comme à l’ordinaire, en contradiction avec vous-même. Ici, le spectacle est bon pour les bons, et mauvais pour les méchants ; là, il est dangereux pour les bons, et bon pour les méchants : les efforts que vous faites pour détruire cette contradiction sont si vains, ils m’obligeraient à tant de redites, que je croirais faire tort au lecteur de ne pas lui en laisser apercevoir lui-même la faiblesse. La contradiction vous a frappé ; elle {p. 167}aurait dû vous convertir ; mais l’amour-propre est difficile à vaincre. Passons maintenant à des reproches plus graves, et plus déshonorants dont il vous plaît de noircir les Comédiens : les voici.

I. Les gens de spectacle des deux sexes sont si récalcitrants et si libertins qu’il est impossible d’imaginer et d’établir des lois capables de les contenir. CLVI

II. Les Comédiens font métier de se contrefaire CLVII , et s’il est parmi eux quelques honnêtes gens, ils auraient horreur de ressembler aux personnages qu’ils représentent quelquefois : donc il est honteux, pour eux, de se charger de ces rôles et l’obligation dans laquelle ils sont de se contrefaire, les avilit.

III. Ils sont habitués au ton de la galanterie : ils jouent, quelquefois des rôles de fripons : donc ils abuseront de leur talent dans l’un ou l’autre genre, pour séduire de jeunes personnesCLVIII, ou pour voler de vieilles dupes, ou des jeunes gens de famille, qui auront quelque commerce avec eux.

IV. Une preuve de leur bassesse, c’est que les moindres Bourgeois rougiraient de les admettre en leur compagnieCLIX.

Je réponds à cela que quelque libertins, quelque récalcitrants que soient les hommes contre les lois, en les soutenant avec vigueur on les fera respecter des plus mutins. Les Théâtres au lieu d’être réservés à d’honnêtes gens exclusivement, semblent être redevenus le refuge du libertinage.

{p. 168}On paie mal une partie des sujets nécessaires ; on les abandonne à la dépravation de leurs mœurs ; on la protège même en quelque sorte, pour les dédommager du peu de salaire qu’on accorde à leurs talents. Une danseuse, une chanteuse des Chœurs de l’Opéra de Paris ne peut assurément pas, avec quatre ou cinq cent livres d’appointement, subvenir aux frais de son entretien, et à ceux qu’elle est en même temps obligée de consacrer au Théâtre. Une honnête fille qui voudrait ne vivre que de ses talents et non de son libertinage pourra-t-elle prendre ce parti ?

Quelles sont donc celles qui se produiront au Théâtre de l’Opéra, sinon des femmes qui projettent de se dédommager aux dépens de leur honneur du peu de fortune que le spectacle leur laisse espérer ? Ce n’est donc point parmi les femmes subalternes du spectacle que je vous conseille d’aller chercher la Vertu. Dans aucun état de la vie, elle ne s’unit guère avec l’extrême pauvreté. Si la Police était trop sévère à l’égard de nos figurantes et de nos chanteuses du petit ordre, elle serait injuste puisqu’elle exigerait l’impossible, puisqu’elle contraindrait à bien vivre des personnes à qui leur état en refuserait les moyens. Mais si les lois s’étendent jusqu’à régler les appointements de chaque sujet en sorte que le Théâtre lui procure suffisamment de quoi vivre, c’est alors qu’elles pourront s’appesantir avec justice sur les gens de {p. 169}mauvaise vie attachés au spectacle comme sur les autres citoyens dont les mœurs sont corrompues.

Tout le monde a besoin de gagner sa vie, et tout sujet à qui les règles en retrancheront les moyens, pour le punir de sa mauvaise conduite, que l’on chasserait avec infamie du spectacle, deviendrait un exemple qui retiendrait ses conforts dans leur devoir. Quatre obstacles s’opposent à l’anoblissement du spectacle et à la pureté des mœurs qui le justifierait.

Premièrement, le mépris injuste, suggéré par des règlements, qui ne devraient plus subsister et par la prévention et le fanatisme des Cagots et des hypocrites. Secondement, la liberté qu’on laisse aux Comédiens de mener à peu près la vie qu’ils veulent. Troisièmement, le peu d’ordre établi pour les mettre à couvert de la mauvaise foi des Directeurs de spectacle, qui leur font si souvent banqueroute, et les réduisent à des ressources honteuses pour subsister. Quatrièmement, le peu d’éducation qu’une bonne partie des gens de Théâtre ont reçue.

Des lois très simples peuvent remédier à tous ces abus : j’en ai fait l’objet d’un autre ouvrage que celui-ci, et j’en destine l’hommage à Nos Seigneurs le Gouverneur de Paris, et les quatre premiers Gentilshommes de la Chambre du Roi, comme préposés à la Police et spectacles. Les règles que j’établis sont {p. 170} fondées sur l’expérience, et j’ose les assurer d’avance qu’en les appuyant du poids de leur autorité, elles remédieront à tous les abus que l’on peut reprocher au Théâtre.

Je me suis attaché à rendre le spectacle décent et respectable, à en faire une ressource pour des orphelins bien nés à l’éducation desquels on emploierait certains fonds indiqués. J’indique en même temps les moyens d’appliquer, au profit de l’Etat, le produit du spectacle qui excèderait les frais de l’entretien, et ce n’est pas un si petit objet qu’on le pense, quoique j’aie eu soin de ménager dans mon plan une situation très avantageuse à mes Confrères. Ce n’est pas ici le lieu de détailler ces grands objets ; je vous donnerai seulement le précis de quelques règles par lesquelles il est infaillible que les mœurs se rétabliraient sur la scène et que les Comédiens et les Comédiennes s’habitueraient à pratiquer les vertus qu’ils sont chargés d’embellir aux yeux des Spectateurs. Pour détruire le préjugé établi contre l’état de Comédien, je propose le projet d’une requête au Parlement, par laquelle en représentant à cet Auguste Corps, que l’Eglise elle-même s’étant relâchée en faveur des gens de spectacle, et leur permettant partout ailleurs que dans certains Diocèses de France l’usage des sacrements, cet illustre Sénat serait supplié de se relâcher de même en considérant que les motifs qui avaient donné lieu à l’excommunication et à l’enregistrement {p. 171} de la Bulle contre les Comédiens ne subsistant plus, la peine ne doit plus exister non plus. Sublat causa tollitur effectus.

Nous ne jouons plus les Mystères, nous ne joignons point des abominations à des spectacles sacrés. L’objet des successeurs des Confrères de la passion contre qui l’Eglise a lancé ses foudres était moins d’attirer le Peuple pour l’instruire et l’édifier que de procurer aux Spectateurs l’occasion de se livrer au plus infâme débordement, et de leur faire payer le plus cher qu’ils pouvaient les commodités qu’ils procuraient aux crimes.

Aujourd’hui la Police entretient la décence et le respect dans ce spectacle. Les Auteurs, soumis à des Censeurs irréprochables, et au scrupule sévère du Magistrat ne peuvent plus se permettre que le langage de la Vertu et le talent d’instruire en amusant. Que des Chefs aussi respectables que le Gouverneur de Paris et les quatre premiers Gentilshommes de la Chambre, chargés de la conduite des spectacles du Roi, croient leur gloire intéressée à ne commander qu’à des citoyens et non pas à des gens proscrits ; qu’ils daignent appuyer de leur sollicitation auprès d’un Sénat aussi éclairé qu’équitable, et parmi les principaux membres duquel ils sont comptés, la Requête des Comédiens d’aujourd’hui pour faire cesser la proscription dont on punit en eux la mémoire de crimes qu’ils n’ont jamais commis et que la Police les empêchera toujours bien de commettre, il est facile de présumer que cet {p. 172}Auguste Corps ne balancera point à prononcer en leur faveur : interprète indulgent des lois, il en adoucit toujours la rigueur dès que la moindre circonstance l’autorise à les mitiger.

Il distingue avec sagacité l’intention du Législateur du texte de la loi, et ne la soutient dans toute son étendue que quand l’abus qui la fit naître se présente tout entier à son activité.

Serons-nous donc les seuls Clients contre qui la lettre de la loi prévaudrait sur les lumières de cet illustre Tribunal, et sur le système de modération et d’humanité qu’il s’est imposé pour jamais ?

Vous sentez bien Monsieur, qu’une Requête pareille obtenant un Arrêt favorable, les Comédiens ravis de pouvoir se compter au nombre des Fidèles et des Citoyens chercheraient à mériter ces titres, d’autant plus que la faveur de l’Arrêt ne s’étendrait que sur ceux qu’une conduite irréprochable en rendrait dignes.

La Police, au contraire, poursuivrait avec chaleur nos Phryné, nos Laïs, et nos Rhodopes : quelque talent qu’elles eussent, étant mieux payées, et peut-être trop payées, surtout dans l’Allemagne, elles seraient plus criminelles, et par conséquent exposées à des châtiments plus graves. Leurs Diamants seraient vendus au profit de l’Hôpital dans lequel on les enfermerait comme les autres femmes impudiques pour les y faire pleurer leur égarement et leur infamie, sans espoir de remettre jamais le pied sur la scène.

{p. 173}Si une Baladine osait venir lutter de magnificence au Palais Royal avec des Princesses, si l’objet de ce faste était d’y négocier plus avantageusement sa turpitude, je voudrais qu’elle ne sortît de la promenade que pour être conduite à Saint-Martin4.

Voilà sans doute un moyen très efficace pour inspirer le goût de la pudeur et de la modestie aux femmes de Théâtre.

Si l’on poursuivait avec la même ardeur les vices des Comédiens, que tout libertin, tout ivrogne, tout joueur, tout fainéant fût privé de son emploi sans espoir d’y rentrer, qu’il fût puni plus grièvement si le cas y échoyait, ils s’observeraient forcément, et la nécessité de se conduire en honnêtes gens leur en ferait contracter l’habitude.

Mais on a la barbarie de les abandonner à eux-mêmes : on n’a donc rien à leur reprocher, car quelles fautes peut-on imputer à ceux à qui l’on n’a prescrit aucun devoir.

C’est de là qu’il arrive que bien des Comédiens se conduisent assez mal pour autoriser le préjugé établi contre leur profession ; ils n’ont aucun Chef assez respectable en province pour leur en imposer : ceux qui se mettent à leur tête sont leurs égaux et n’ont aucun titre pour leur commander. Quoique munis d’engagements réciproques, les contractants de part et d’autre se disputent à qui en infirmera les clauses ; de là le désordre dans les dispositions {p. 174} des Pièces, les difficultés suggérées par la jalousie, la malice, ou l’intérêt, disputes de rôles, prétentions, etc.

On s’adresse dans certains cas à l’assemblée des Comédiens du Roi comme au Tribunal compétent : vingt décisions différentes se succèdent, tantôt en faveur de l’un, tantôt en faveur de l’autre. Des Juges qui n’ont point de Code sont rarement d’accord : les chambres de ce Tribunal ne sont pas toujours assemblées. Chacun des arbitres est ordinairement intéressé dans la question : Juge et partie tout ensemble il prononce donc comme le veut son amour propre et son intérêt. Chaque Sénateur décide pour celui des deux plaideurs dont les prétentions seraient les siennes en pareil cas. Orgon de Paris décidera pour Orgon de province ; et Pasquin, Président pour la semaine suivante, décidera à son tour sur la récrimination en faveur de Pasquin son Collègue. D’où l’on peut conclure que le même désordre règnerait à Paris qu’en province, si le nombre des sujets et la subdivision des emplois ne levait bien des difficultés, outre celles que l’autorité du Gentilhomme de la Chambre en exercice aplanit sur le champ. Pour diriger une Troupe de province comme celle de Paris il faudrait que celle-là fût composée du même nombre de sujets que celle-ci, et c’est ce qui n’arrive jamais. On ne peut donc pas s’autoriser des usages du Théâtre de Paris. Il est d’ailleurs aisé de pressentir sur les Arrêts d’un tel Aréopage, qui {p. 175} n’a pas même l’autorité de les faire exécuter, quelle sera la conduite des Chicaneurs.

De là ces Disputes qui vont quelquefois jusqu’à l’effusion du sang ; ces embarras insurmontables, qui ruinent les Entrepreneurs et qui servent encore de prétexte à sa mauvaise foi, puisqu’il en est souvent l’Auteur ; de là cette paresse des Comédiens qui les soustrait à l’étude et fait fuir le Public, ennuyé de voir toujours représenter la même chose ; de là la misère, qui réduit quelques Comédiens méprisables à employer pour vivre toutes les ressources que la bassesse de leurs sentiments leur suggère ; de là, enfin, les dégoûts, qui prennent à ceux qui pensent mieux et qui quittent un métier dont de tels associés anéantissent tous les agréments, ou les obligent de chercher, dans le pays étranger, à employer leurs talents plus honorablement et plus tranquillement que dans leur Patrie.

Rien de plus aisé que de remédier à tous ces abus : le moyen est de régler pour jamais un Répertoire général, tel que celui dont j’ai fait un modèle dans mon Mémoire. Ce Répertoire général est divisé par colonnes, avec ces titres : l. noms des Personnages de la Pièce, 2. qualité des rôles, 3. noms des Acteurs qui doivent les représenter, 4. noms des Acteurs qui les doivent représenter en cas de nécessité. Vous lisez donc ainsi, sur une même ligne, par exemple : Harpagon, rôle à Manteau, M. Duchemin, en cas de besoin M. de La Torillière. Ainsi des autres, chaque rôle {p. 176} étant doublé par l’Acteur en second de celui à qui le rôle est destiné en premier.

On peut donc facilement extraire de ce Répertoire général un Répertoire particulier de tous les rôles d’un même genre pour en composer un Emploi dont on charge un sujet quelconque : ce Répertoire particulier serait joint à son engagement et signé de lui, en sorte qu’il serait tenu d’en remplir tous les rôles sans exception et perdrait le droit de former aucune prétention sur l’emploi des autres, comme on n’en pourrait former aucune sur le sien.

La malice et la paresse ont toujours des ressources : un rôle déplaît, on ne le sait pas, ou l’on ne veut pas l’apprendre, on est malade à propos, on s’excuse sur sa mémoire. Je fixe, par mon projet, le temps qu’un Comédien doit donner à chaque rôle pour le bien savoir, sous peine d’amende considérable. L’Acteur allègue une maladie, on a lieu de soupçonner sa mauvaise volonté : je fais jouer son rôle par un autre, à qui l’on paie une bonne gratification, aux dépens du malade imaginaire. L’opiniâtreté s’en mêle, la mauvaise volonté domine : la mauvaise conduite éclate, et scandalise ; je révoque.

Croyez-vous ces moyens impuissants pour assujettir les Comédiens ? Il ne s’agit plus que de déposer dans des mains capables une autorité suffisante pour les faire exécuter et respecter ; et mes gens sont tout trouvés.

Pour encourager les Comédiens et leur ôter {p. 177} les prétextes qui semblent autoriser leur libertinage, j’ai eu soin de leur ménager un avenir si avantageux dans mon Plan qu’on ne pourrait plus s’en prendre qu’à leur mauvaise inclination et non pas à l’inquiétude du sort qu’ils doivent prévoir quand leurs talents seront éteints, du libertinage auquel ils pourraient se livrer.

Les Comédiens du Roi sont ceux auxquels j’ai dû équitablement penser d’abord. J’ai remarqué que ces Messieurs pendant les dix premières années des vingt de service qui leur acquièrent la vétérance et la pension, sont forcés, vu la faiblesse de leurs honoraires, de contracter des dettes qu’ils ont peine à acquitter pendant les dix dernières années qu’ils sont au Théâtre, et qu’il leur en reste encore à payer sur la pension de retraite que sa Majesté leur accorde. Ce n’est assurément pas l’intention de ce grand Roi que ceux qui l’ont servi vingt ans et que l’âge prive de cet honneur ne soient pas heureux dans leur retraite : afin donc que ceux-ci jouissent de ses bontés sans abuser de sa générosité, voici le moyen que j’ai imaginé pour tirer encore parti de leurs talents même dans le temps qu’ils ne les exerceront plus.

On ôtera aux hommes la pension de cent pistoles qui leur est destinée pour la donner aux femmes qui seront parvenues à la vétérance, en sorte qu’elles auront deux mille livres de rente dans leur retraite au lieu de mille seulement ; et les hommes, en dédommagement, {p. 178} auraient une Direction de Comédie dans les principales Villes du Royaume, laquelle leur vaudrait trois mille livres et serait prélevée sur les produits du spectacle. Si les infirmités exigeaient la retraite absolue de ce Directeur, il jouirait d’une retenue de cent pistoles sur la pension de son successeur.

Voilà donc des Chefs trouvés : ces Chefs seraient subordonnés à la Direction Royale, et ne pourraient rien innover dans la disposition du spectacle. Soumis eux-mêmes au Règlement, ils ne pourraient étendre leur autorité au-delà des bornes qui leur seraient prescrites, ni se piquer d’une indulgence préjudiciable au bon ordre dont ils seraient comptables en première instance aux Gouverneurs, aux Intendants, aux Chefs des Parlements, aux Subdélégués ou autres Magistrats ou Préposés qu’il plairait à la Cour d’indiquer. Ceux-ci veilleraient surtout à la Police extérieure et à la satisfaction publique ; et tout ce qui regarderait la police particulière du spectacle à l’égard des Comédiens serait jugé en dernier ressort par la Direction Royale.

Chaque Directeur entretiendrait une correspondance régulière avec elle et l’informerait de la conduite des sujets dans chaque Troupe. Il est bien sûr qu’elle les jugerait avec l’équité et l’impartialité qu’on doit attendre d’un Tribunal composé de juges aussi respectables et si fort au-dessus de la corruption et de la prévention. La Direction ne s’en rapporterait pas toujours aveuglément au Directeur {p. 179} particulier, puisqu’il aurait lui-même des Surveillants respectables ; et, comme par le Plan que j’établis, les Troupes passeraient annuellement d’une ville à l’autre ce serait sur le témoignage unanime de différents Directeurs que la Direction Royale prendrait son parti sur le compte d’un sujet.

Aucune Troupe ne pourrait se former, aucun Comédien ne pourrait s’y engager que de l’aveu de la Direction générale elle-même, après avoir éprouvé les talents de chaque sujet. On éviterait par là l’inconvénient trop ordinaire d’engager des sujets dont les talents ne répondent presque jamais à la réputation qu’ils se sont faits. L’Entrepreneur trompé n’a aucun droit de réclamer contre un engagement fait de loin et sa ruine en résulte.

Ce n’est point à des particuliers à qui je confierais le Privilège et l’entreprise du spectacle : ce serait aux Corps de ville, Prévôts des Marchands, Maires, Capitouls, Echevins à qui l’entreprise serait confiée, à l’exemple de l’Opéra de Paris. Ces Corps ne cherchent point à s’enrichir aux dépens des Décorations ou des habits du Théâtre, comme fait un particulier qui fonde sa fortune sur son économie. Ce serait l’unique moyen de faire jouir les Provinces de spectacles aussi brillants que la Capitale ; et j’indique les ressources nécessaires pour les entretenir avec plus de magnificence, quoiqu’avec bien moins de frais qu’à l’ordinaire.

{p. 180}Les Seigneurs chargés de la Direction des spectacles dans les différentes Cours de l’Allemagne ayant mon registre dans les mains ne seraient plus exposés à se laisser prévenir par de mauvais sujets qui les obsèdent, les conseillent souvent au préjudice de leurs Confrères : on tire ceux-ci de leur emploi, on les prive de rôles qui leur feraient honneur : on les dégoûte, et l’on regarde comme humeur et mauvaise volonté le chagrin qu’ils laissent paraître à cause de la mortification qu’on leur a donnée. Le Directeur se prévient ainsi mal à propos contre un bon sujet qui plairait s’il était à sa place et qui déplait parce que des Conseils perfides l’en ont fait tirer.

Ce n’est pas offenser MM. les Directeurs des spectacles des différentes Cours de l’Allemagne, que de dire que la plupart ne sont point au fait des usages théâtraux. Ils se croient obligés de consulter un Comédien et le plus honnête homme d’entre eux ne manque jamais d’amour-propre ; il est donc probable que ses avis tourneront toujours à son avantage particulier et au préjudice de ses Confrères en général.

Avec mon Répertoire un Directeur peut, sans être au fait du Théâtre, décider à coup sûr sans le secours d’aucun Conseiller, puisque le devoir de chaque sujet s’y trouve prescrit, et que non seulement le nom du rôle qu’on doit jouer est indiqué, mais encore le nombre de vers que ce rôle contient est spécifié pour mettre le Directeur en état de {p. 181}juger du temps qu’on doit donner à l’étude, pour qu’on n’ait pas lieu d’alléguer mal à propos la longueur du rôle. Tous les prétextes que la paresse, la jalousie peuvent opposer sont détruits ; toute espèce de désordre anéanti par la police que j’indique ; et, par conséquent, le Directeur en état de conduire son spectacle sans avoir besoin d’autres lumières.

Pour éteindre, parmi les Comédiens, cet amour du luxe qui vous scandalise, la Direction Royale pourrait leur prescrire de porter un uniforme propre et modeste. L’entreprise des spectacles étant déclarée Royale par tout le Royaume, les sujets seraient considérés comme pensionnaires du Roi et des Elèves destinés à le servir de plus près, lorsque leurs talents affermis par l’étude et l’exercice, les auraient rendus dignes d’être admis dans la Troupe du Roi.

J’ôte en même temps à des gens sans talent, sans capacité, sans crédit, et sans moyen la liberté de s’établir effrontément Directeurs de spectacles et, par conséquent, de tromper des sujets qu’ils sont hors d’état de payer et avec lesquels ils osent contracter des engagements que rien ne cautionne.

J’ôte encore à une quantité de gens l’envie de se faire Comédien malgré Minerve, puisque je propose de n’en recevoir aucun qui n’ait reçu une éducation telle que cette profession l’exige, et qui n’ait fait une épreuve rigoureuse de ses talents, avant que la Direction lui accorde une place dans quelque Troupe que ce {p. 182} soit. De cette façon on purgera le Théâtre d’un nombre infini de sujets qui avilissent le spectacle, dégoûtent le Public, et éloignent de ce parti bien des honnêtes gens qui ne rougiraient pas de le prendre, si l’association de pareils Confrères ne justifiait l’opinion que bien des gens ont conçue contre tous les gens de Théâtre.

J’indique encore bien d’autres moyens pour prévenir tous les abus qu’on a pu jusqu’à présent reprocher avec justice au spectacle ; et vous avouerez peut-être qu’en se bornant aux moyens que j’indique ici, les Comédiens seraient forcés de tenir une conduite régulière : alors, n’ayant plus de reproches à leur faire, à quel titre les mépriserait-on ?

Mais, direz-vous, leur vertu ne sera qu’apparente : la crainte des châtiments, de l’infamie et de la pauvreté seront les motifs de leur bonne conduite ; au fond ils n’en auront pas le cœur moins corrompu. Ce soupçon, peu charitable, peut être fondé au moment de l’établissement des lois que je propose : les Comédiens dont la conduite n’aura pas été régulière jusqu’alors pourront bien ne sacrifier qu’à la crainte leurs mauvais déportements ; mais au moins ne donneront-ils plus de mauvais exemples aux nouveaux Comédiens, et ceux-ci, à qui les places ne seront accordées désormais qu’en conséquence de leur éducation et de leur bonne conduite, ne pourront être taxés d’hypocrisie : habitués à bien vivre, les lois prescrites aux gens de spectacle {p. 183} ne leur paraîtront point trop rigoureuses puisqu’elles sont les mêmes auxquelles tous les autres citoyens sont assujettis et habitués.

Si les Comédiens, donc, rappelés dans le sein de l’Eglise par des Pasteurs éclairés, rendus par le Parlement à la société, honorés de la protection du Roi, appuyés et contenus par des « lois sévères et bien exécutéesCLX », continuent d’être méprisés par des imbéciles, ils en seront dédommagés par l’estime des honnêtes gens, des gens sages et sans préjugés, qui savent lire au fond des cœurs, admirer, chérir et honorer la Vertu, partout où elle se trouve. Les sots à la longue sont forcés d’imiter les sages, et les Comédiens jouiront un jour de l’estime universelle : quand bien même tous les Philosophes de Genève se réuniraient à déclamer contre eux, le Public sourd à leurs criailleries, les laisserait aboyer à la Lune.

« Un Bourgeois, dites-vous, craindrait de fréquenter ces Comédiens qu’on voit tous les jours à la table des GrandsCLXI » : oui, un Bourgeois Janséniste, ignorant et cagot. Au reste, avez-vous vu beaucoup de Comédiens gémir de l’éloignement des Bourgeois ? N’amusons-nous pas assez de gens, pour que quelques-uns nous amusent à leur tour ? C’est pour nous un passe-temps que les déclamations des bigots, et l’impertinence de quelques Bourgeois imbéciles et fripons par état, qui osent dédaigner des gens qui valent beaucoup mieux qu’eux.

« Ces sots sont ici-bas pour nos menus plaisirsCLXII. »

{p. 184}Où les Bourgeois d’ailleurs prendraient-ils le droit de mépriser les Comédiens ? Ceux d’entre eux qui ont un peu de sens commun s’en tiendront à dire : « C’est qu’ils sont excommuniés ». Ils se garderont bien de les attaquer du côté des mœurs et de la probité. En effet, un Procureur, un Marchand, un Commis savent bien que s’ils reprochaient aux Comédiens leurs mauvaises mœurs, ceux-ci seraient autorisés à leur reprocher leur mauvaise foi. Ils aiment donc mieux s’appuyer d’un titre respecté mais injuste, que d’un titre mieux fondé mais qu’on peut faire valoir réciproquement contre eux.

Les manœuvres de la Chicane, les friponneries de la Finance, les fourberies du Commerce, la rapacité des uns, les banqueroutes des autres, le libertinage clandestin de tous, sont sans doute aussi condamnables que l’inconduite d’une partie des gens de spectacle.

Il semble que ce soit un reproche que vous vouliez faire aux Comédiens que d’être admis à la table des Grands et que cette faveur vous fasse conclure qu’il faut que les hôtes et les convives soient également corrompus pour se trouver ensemble : il y a pourtant une distinction bien essentielle à faire. Ceux qui invitent à leur table une chanteuse des Chœurs ou une figurante des ballets de l’Opéra, ou toute autre femme de Théâtre qui n’a pas des talents distingués, n’invitent que rarement les hommes à ce repas ; ils y seraient de trop, eu égard à l’objet de la partie, et {p. 185} aux amusements qui suivront le dessert : vous pouvez penser de ces Grands-là tout ce qu’il vous plaira ; mais ceux qui invitent aussi bien les Comédiens que les Comédiennes, dont la table est toujours environnée de Dames vertueuses et d’hommes respectables, n’ont assurément pas le même objet que les premiers lorsqu’ils admettent un Acteur ou une Actrice célèbres à ce Cercle. L’accueil qu’ils font à un Comédien est un hommage qu’ils rendent à des talents distingués. Ne croyez pas que ce soit pour égayer l’assemblée ; cela serait bon, si tous les Comédiens avaient l’hilarité d’un Armand, d’un Poisson, d’un Préville, ou d’un Carlin ; mais un Baron, un Dufresne, un Grandval, un Sarasin, un Lekain ne sont pas plaisants : c’est pourtant eux qui jouissent le plus souvent de l’honneur d’être admis à la table des Grands ; et par quelle raison ? Par la même qui y fait admettre un Crébillon, un Voltaire, un Van Loo, un Bouchardon, un Rameau. Ces gens-là ne sont pas invités pour faire les plaisants : c’est que l’amour-propre est flatté du talent d’autrui, et que comme disait le généreux Montecuculli du grand Turenne : « un grand homme fait honneur à l’Homme »CLXIII, et qu’on se fait honneur à soi-même en leur faisant honneur.

Tenez, par exemple : tout Arlequin que je suis, je ne suis plaisant qu’au Théâtre ; et quoique des gens du plus haut rang m’aient fait l’honneur de m’admettre plusieurs fois à leur table, ils ne m’ont jamais trouvé bouffon {p. 186} : je me suis toujours piqué de n’y être que raisonnable, et je ne me suis point aperçu que cela les ait refroidi à mon égard.

Quant à quelques idiots de Bourgeois, n’allez pas vous imaginer que moi ni aucun de mes consorts qui pensent à ma manière, soyons bien mortifiés de ce qu’ils ne veulent pas nous admettre à leur potage : bien loin de regretter leur soupe, je ne leur offrirais pas la mienne ; et je connais tel Notaire, tel Ecclésiastique, tel Bijoutier en vogue, tel riche Négociant, tel Sous-fermier et tel Fermier général, chez qui je rougirais toute ma vie d’avoir dîné. Il y a pourtant de prétendus grands Philosophes qui ne dédaigneraient pas d’être en liaison avec eux. Ils peuvent penser de moi tout ce qu’ils voudront, et dire de moi tous ensemble ce que j’aurai le plaisir de dire moi seul de chacun d’eux en particulier. Et que m’importe à moi, qu’un faquin me méprise.

On doit se faire honneur, quand on est raisonnable, du mépris de trois sortes de gens : des coquins, des Catins, et des sots.

Je ne voudrais pas qu’on s’imaginât sur ce que je viens de dire que je méprise la Bourgeoisie en général : je sais combien cette classe renferme de bons citoyens, de gens vertueux et respectables.

Je sais que le Cabinet de beaucoup de Négociants est l’asile de la bonne foi, et que beaucoup d’entre eux partagent le zèle patriotique avec nos plus braves Guerriers.

Un Roux de Corse est aux yeux des sages {p. 187} un homme aussi respectable, aussi essentiel à l’Etat qu’un brave Lieutenant Général ; et je partagerai toujours mon hommage et mon respect à tous les deux ; je suis d’ailleurs bien sûr que des hommes de cette trempe ne s’amusent pas à mépriser les Comédiens. Leur âme, toute grande qu’elle est, est trop pleine d’idées sublimes pour laisser place à un sentiment aussi petit et aussi ridicule que le préjugé établi contre nous dans la petite imagination des sots.

« Sparte ne souffrait point de SpectacleCLXIV ». Ce n’est pas une raison pour en conclure que les spectacles soient mauvais.

Quelle quantité de bonnes choses le Législateur de cette République féroce n’a-t-il pas rejetées ! Les spectacles étaient absolument contraires à ses vues : ils n’auraient prêché que l’humanité, et cette qualité du cœur est incompatible avec le métier de Soldat, que faisaient tous les Spartiates. L’art de tirer bien droit, et de tuer quelqu’un avec grâce, voilà l’unique talent qu’on admira à Lacédémone, et le seul objet de l’étude de ses citoyens ; étude barbare, que les sanguinaires admirateurs de Lycurgue n’ont que trop perfectionnée.

Un Législateur plus philosophe aurait montré aux hommes à s’aimer, et non pas à se battre. Pen et Confucius, voilà deux sages, sinon en Religion du moins en morale. Jésus Christ n’a jamais fait de Code militaire. L’Evangile ne prêche que la paix, la charité, le pardon des offenses, et l’amour du prochain.

{p. 188}Quoi de plus contraire à des lois qui font de tout un Peuple une Armée : il faut être bien peu Chrétien pour me vouloir faire admirer un Législateur aussi barbare que Lycurgue.

Observez cependant que ce Législateur n’a pas plus proscrit les Théâtres que les autres plaisirs, et conclure de son attention à éloigner de sa République ce genre d’amusement qu’il est très dangereux, c’est conclure en même temps que les plaisirs que vous permettez à vos Genevois ne le sont pas moins, puisqu’il les proscrivait aussi. Le vin dont vous faites si bien l’apologie n’était pas plus du goût de Lycurgue que vos Cercles particuliers. La seule danse qu’il permettait à ses gens était un exercice militaire au son des instruments, et qui ne ressemblait point du tout au Bal que vous établissez si comiquement sous la direction d’un Magistrat.

Vous citez en vain les lois Romaines contre les Comédiens puisqu’ils ont pour eux les lois Grecques. Au reste, les impudences du Théâtre latin ne pouvaient entrer dans la bouche que de gens impudents : on les méprisait quelque bien qu’ils jouassent parce qu’il fallait avoir très peu d’honneur pour se charger de bien exprimer les choses les plus impudiques. Ce n’était point le talent des Acteurs, qu’ils pouvaient appliquer à d’autres objets, qu’on méprisait ; c’était leurs personnes. Les Atellanes sans contredit étaient des Drames écrits avec décence, puisque la jeune {p. 189}Noblesse de Rome s’honorait en les représentant. En effet, devait-on déroger en récitant des Poèmes destinés à faire aimer la Vertu ? Les Comédiens Français font la même chose aujourd’hui : ils doivent donc jouir de la considération que leur délicatesse leur a méritée. S’ils ont quitté les farces indécentes pour des Poèmes dictés par la raison et la sagesse, on doit donc les traiter en honnêtes gens et leur rendre les privilèges qu’on accorde dans la société à tous les bons citoyens.

Les Dames Romaines, les jeunes Sénateurs s’oublièrent jusqu’à rendre l’hommage le plus éclatant aux Acteurs : ils les conduisaient, comme en triomphe, du Théâtre à leur logis : on leur faisait enfin des honneurs qu’on n’accordait qu’à peine aux Chefs et aux défenseurs de la République.

C’était un abus qu’il fallait réformer, et qui donna lieu à la publication d’un Edit. Cet Edit n’empêcha pas Cicéron d’estimer, d’aimer et de défendre Roscius, ni les Ediles de le payer suivant son mérite.

Si les Comédiens avaient été flétris par des règlements très sages, lorsque l’indécence, l’effronterie, la satire et la calomnie empoisonnaient toutes leur représentations, ils furent estimés, quand ils se contentèrent de jouer les ridicules et de faire haïr les vices en général, sans attaquer les personnes. On porta trop loin l’estime qu’on leur accordait : on réforma cet abus par un Edit. Devant, comme après, on se conduisit sagement : on n’attaqua {p. 190} point les spectacles, parce qu’on était convaincu qu’ils étaient bons en eux-mêmes ; on attaqua seulement l’abus qu’on faisait d’une bonne chose. Les remèdes, pris à propos, sont utiles ; appliqués ou pris sans raison, ils se convertissent en poisons. Qu’on cesse donc d’opposer à l’honneur des Comédiens des règlements devenus injustes, puisque la cause qui les dicta ne subsiste plus. Qu’on se garde bien, en même temps, de leur donner une trop haute opinion d’eux-mêmes ; qu’on les considère, qu’on les estime, qu’on les accueille ; mais sans les caresser excessivement : qu’on les traite seulement comme on traite les honnêtes gens, avec distinction mais sans enthousiasme : alors on ne verra pas des mœurs moins pures sur le Théâtre que dans tous les autres états de la Société, surtout si l’on soutient avec vigueur les règles que je viens d’indiquer. Il s’en faut bien qu’elles soient aussi difficiles à faire exécuter, que la loi prescrite contre les Duels. Il est bien difficile de détruire une opinion universellement reçue comme un sentiment de vertu ; opinion si enracinée qu’on rougirait de ne pas la suivre, quoiqu’on en sente toute l’absurdité. La loi contre les Duels n’est pour ainsi dire qu’une demie loi, et vous le démontrez ; au lieu qu’il ne manque rien aux règles que je prescris au Théâtre pour y établir le bon ordre et le rendre respectable. A l’égard des Duels, il ne s’agissait pas seulement d’empêcher de se battre, il s’agissait d’empêcher en même {p. 191} temps qu’un brave, en se soumettant à la loi, ne passât pas pour un lâche : or c’est ce qu’on ne pouvait empêcher ; se taire tout à fait, c’était se compromettre ; permettre le Duel, dans certains cas, et sous l’autorité de votre Cour d’honneur, c’est exposer à la mort celui des deux Champions qui a raison, et qui par conséquent devrait toujours être vengé. Votre moyen ne vaut donc pas mieux que la loi qu’il attaque.

Il ne tiendrait qu’à moi de me faire honneur dans votre esprit : le moindre petit écolier de Droit, un Clerc de Procureur même pourrait selon vous sans trop d’effort de génie composer un Code ; rien n’est à votre avis plus aisé. Je me suis assis quelquefois sur les bancs du Collège de Cambrai, j’ai même barbouillé grosse et minute chez le Procureur ; je puis donc me croire un petit Solon, et vous le faire croire aussi. N’ai-je pas imaginé des lois pour le maintien de la police et des mœurs parmi les gens de spectacle ? Vous établissez une Cour d’honneur, vous lui prescrivez sa conduite, vous vous érigez en Législateur de ce Tribunal. Puisque j’ai le même droit que vous, puisque j’ai tous les titres que vous croyez suffisants pour être aussi Législateur, je casse votre Cour d’honneur si elle ne suit pas les documents que je vais lui prescrire. Soyons de bonne foi pourtant : malgré toutes mes lumières ce n’est pas moi qui les ai imaginés, ces documents. Un Officier Livonien, prisonnier de guerre à Berlin, {p. 192}discutait cette matière, il y a quelques jours, avec un de mes Amis : celui-ci déplorait la barbarie du point d’honneur et des Duels, il s’efforçait de trouver des moyens à prescrire à l’humanité pour obvier aux détours dont on se sert pour éluder le Règlement de Louis XIV. L’Officier lui communiqua une idée, qui n’est peut-être pas sans inconvénients, mais qui mise en exécution retiendrait infailliblement mieux les faux braves que tout autre règlement qui ait paru jusqu’ici. L’abus, dit-il, qu’il s’agit de détruire, est barbare, et la justice devrait employer selon moi quelque chose du caractère de ceux qui s’y livrent. Vis-à-vis d’un ennemi barbare, le droit de guerre autorise la barbarie par représailles : tout agresseur est donc l’ennemi vis-à-vis duquel la loi doit employer ce droit ; mais comme la perte de l’agresseur ne justifierait pas la bravoure de l’offensé, notre Législateur voudrait que tout homme qui se croirait offensé, s’adressât à un Tribunal compétent, avant que de tirer satisfaction ; et que l’offense prouvée, il obtint le droit de se faire justice par un Duel. Telle serait la loi du combat : si l’agresseur tuait l’offensé, il serait pendu, si l’offensé tuait l’agresseur, il serait libre ; estropié tous deux, une pension de la part de l’agresseur à l’offensé ; l’agresseur blessé seul, tant pis pour lui ; tous deux seraient punis de mort pour s’être battus sans l’aveu du Tribunal. Défense, sous peine de la vie, à tous particuliers non militaire ou préposés de {p. 193} la Justice, de porter des Armes quelconques.

Cette loi, j’en conviens, est terrible ; elle est même injuste en un sens, puisqu’elle semble lier les mains de l’agresseur vis-à-vis de l’offensé : mais c’est dans cette injustice même que consisterait son efficacité ; c’est un remède violent, mais que la nature du mal obligerait d’employer. Cette loi terrible contiendrait les faux braves, même par le défaut d’équité qu’on peut lui reprocher. Il n’est personne qui ne tremblât dans une dispute d’être reconnu pour agresseur ; et pour échapper à cette qualification, on attendrait toujours d’être insulté. Le bénéfice de la loi ferait toujours préférer la qualité d’offensé à celle d’offenseur. Si l’on osait se battre tête à tête, et que les combattants fussent dénoncés, ils seraient sans rémission punis de mort, aussi bien que les témoins volontaires de leur combat.

L’insulte faite entre quatre yeux n’en serait pas une à moins que l’insultant n’allât se vanter de l’avoir faite. L’insulte alors deviendrait publique, et l’offensé serait en droit de se pourvoir. Si l’offenseur ne s’en vantait pas, il y perdrait le plaisir barbare des Duellistes : plaisir qui ne consiste qu’à se vanter d’avoir convaincu quelqu’un de lâcheté ou de peu d’adresse, et de se faire regarder comme un homme avec lequel il est dangereux d’avoir à faire.

Il n’est point d’abus qu’on ne détruise, quand les lois qui les proscrivent sont assez {p. 194} sévères, et qu’elles ôtent toute ressource au délinquant. Vous avez donc eu tort de conclure de ce qu’une loi qui n’a pas assez prévu, pour retrancher l’abus qui l’a fait naître, que toutes les lois aient la même insuffisance, et qu’il ne soit pas possible de faire respecter les bienséances et la Police aux Comédiens, parce que l’on n’a pas su empêcher les Duels. Pour que l’on pût être de votre avis, il fallait ne pas faire apercevoir ce qui manquait à la loi de Louis XIV puisque c’était fournir à ceux qui vous liront une réponse qui coule de source. Ce ne sont pas les mœurs qui sont cause que la loi n’est pas exécutée ; c’est que cette loi est mal faite, et ne conclut rien contre celles qui le seront mieux.

« Un spectacle et des mœurs, ce serait un spectacle à voirCLXV ». Je vous le donnerais moi, ce spectacle là ; un grand nombre de mes Camarades aussi. Il n’est pas rare autant que vous croyez : je l’ai donné sur le Théâtre de Rennes, sur celui de Strasbourg ; je l’ai donné depuis aux Cours de Bayreuth, de Munich, de Vienne et de Berlin, et je le donne assurément gratis : le seul prix que j’en attends, est l’estime que des spectateurs équitables et sensés ne peuvent me refuser. J’ai partagé avec nombre de mes Confrères les témoignages glorieux de l’estime, et de la bienveillance de graves Magistrats, d’illustres Militaires, de Princes, de Princesses qui font profession de ne les accorder qu’à des gens dont les mœurs sont pures et la conduite irréprochable.

{p. 195}Je me nomme, et les lieux où j’ai paru ; faites-moi souffrir la honte d’un démenti, si j’ai tort ; informez-vous, et je passe condamnation si vous n’êtes pas forcé d’avouer que je suis infiniment plus honnête homme que vous. Oui Monsieur et j’insiste, plus honnête homme que vous, ce n’est pas beaucoup dire ; vous verrez tout à l’heure. La plaisante distinction que vous faites du talent et du métier de la célèbre OldfieldCLXVI ! L’un ne suppose-t-il pas l’autre, et jouirait-on du talent si l’Acteur n’en faisait pas son métier ? Les Anglais ont honoré cette Actrice d’un tombeau parmi ceux des Rois, ils ont voulu encourager par là tous ceux qui font le même métier à tâcher, par leur talent, de mériter le même honneur. Il n’y a point de profession qu’il ne soit honteux, ridicule et préjudiciable de mal exercer ; mais quand on l’embrasse avec le talent qu’elle exige, on l’honore au lieu d’en être honoré.

Quel cas fait-on d’un Médecin, d’un Prédicateur, d’un Avocat, d’un Peintre, ou d’un Musicien ignorant ? Ce n’est donc pas le métier qui honore, mais le talent avec lequel on s’y distingue. Tout homme qui attend son honneur des titres dont il est décoré, s’il les possède sans les mériter, n’est aux yeux des sages qu’un Baudet chargé de Reliques. Je suis fort étonné qu’un Philosophe, au moins soi-disant, exige de la profession des Comédiens qu’elle les honore par elle-même, sans aucun mérite de leur part, tandis que les {p. 196}professions les plus honorifiques cessent d’être honorables pour ceux que leur incapacité et leur métalent en rendent indignes. Encourager le talent par des honneurs, c’est honorer, c’est autoriser sans doute la profession dans laquelle ce talent est nécessaire ; donner le bâton de Maréchal à de braves Lieutenants Généraux, les combler d’honneurs et de biens, c’est encourager les jeunes Officiers, c’est honorer leur profession en récompensant ceux qui l’exercent avec distinction.

Si nous avions aujourd’hui des Cicéron qui plaidassent pour nos Roscius, on les entendrait sans doute s’élever contre le préjugé qui avilit la profession de ceux-ci, et s’efforcer de rendre les honneurs à des talents qu’on attaque aux dépens de la raison et de la Vertu.

Prenez-y garde Monsieur, ce n’est pas lorsque les Jeux Scéniques furent institués qu’ils furent avilis, ils étaient des actes de Religion, dont les Acteurs étaient les Ministres : on les considérait donc comme des gens consacrés au service des Dieux ; ce n’était pas alors que le Préteur disait : « Quisquis in scenam prodierit infamis est.CLXVII »

Ce fut lorsque ces Spectacles sacrés devinrent profanes et impudiques qu’ils furent abandonnés aux talents des esclaves et de gens déjà méprisés avant de monter sur la scène ; ce fut pour empêcher les honnêtes gens d’exercer une profession licencieuse, de se confondre avec des hommes vils, pour insulter par des satires odieuses et personnelles les meilleurs {p. 197}citoyens, et alarmer la pudeur par l’exécution de rôles infâmes, tant par le style que par les vices des personnages qu’ils représentaient. On ne voyait, sur la scène latine, que des Parasites, des Mercures, des Appareilleuses et des Courtisanes. N’aurait-il pas été honteux que des gens de l’un et de l’autre sexe eussent rempli de pareils rôles aux yeux du Public ? On avait donc raison de proscrire le Théâtre : les législateurs voulaient inspirer de l’horreur pour l’image des mauvaises mœurs ; elle était si nue cette image, qu’il n’est pas concevable comment le Sénat n’eut pas l’autorité de l’effacer tout à fait : mais le goût effréné d’une Populace corrompue lui interdisait sans doute cette entreprise.

La distinction accordée aux Atellanes, prouve toujours que les lois ne s’élevaient pas contre les spectacles comme mauvais en eux-mêmes, ni contre des Acteurs honnêtes gens, et des Pièces où les mœurs étaient respectées. La loi des Romains ne fait donc rien pour vous ; si vous en abusez, nous pouvons nous prévaloir de celle des Grecs, qui honorait le Théâtre, et surtout d’une qui défendit sous peine de la vie de proposer de toucher à des sommes considérables destinées aux spectacles, même pour la défense de la Patrie, dans le temps qu’Athènes était assiégée par Philippe.

Les premiers spectacles qui parurent en France furent édifiants ; aussi leurs Acteurs furent-ils honorés de titres et de privilèges : ils ne représentaient que les Mystères ou le {p. 198} Martyre de quelque Saint : devenus moins dévots et plus avares, ils affermèrent leur Théâtre à des Farceurs infâmes ; on leur reproche quelque part à eux-mêmes d’avoir allié des spectacles impudiques et des scènes lascives aux objets les plus dignes de vénération.

L’Eglise s’éleva avec raison contre des abus si scandaleux ; elle excommunia non seulement les Comédiens, mais encore les spectateurs. L’objet de l’excommunication n’était pas sans doute de proscrire les spectacles décents et raisonnables, mais seulement ceux qui n’offraient aux yeux qu’un mélange des choses saintes avec les plus scandaleuses, et des profanations aussi choquantes pour la raison que contraires à la pureté des mœurs.

Si les spectacles ont essuyé la même révolution à Paris que dans l’ancienne Rome, s’ils ont été sacrés dans leur origine, et s’ils font devenus impudiques dans la suite, il n’est pas étonnant qu’ils aient été autorisés, respectés et honorés lors de l’Etablissement : il est encore moins surprenant qu’ils aient été flétris lorsqu’ils sont devenus l’Ecole de l’infamie et de l’impureté : plus on prouvera que la proscription des Acteurs fut légitime alors, plus on établira les droits de ceux du temps présent à l’estime publique et à la société. Vous avez trop senti que la profession des Comédiens d’aujourd’hui vous donnait peu de prise contre eux ; il a fallu que vous alliez fouiller dans leur conduite particulière de quoi vous autoriser à dire du mal de leur état. Il se peut {p. 199} fort bien que dans le leur, comme dans tous les autres, les honnêtes gens ne soient pas le plus grand nombre : c’est ce qui sera cependant sitôt qu’on le voudra. Il serait injuste d’appliquer à leur profession leur dérèglement, après ce que j’ai dit des causes du désordre qui règne entre eux, et qui dépendent absolument du défaut de police. Achevons de disculper leur profession des nouveaux reproches que vous lui faites d’un air si triomphant ; votre gloire n’est qu’un feu de paille, vous allez bientôt voir la fumée.

« Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place […]CLXVIII. » Qu’est-ce que le talent d’un Corneille, d’un Molière, d’un Crébillon, d’un Voltaire ? C’est de se passionner de sang-froid dans leur Cabinet, d’écrire autre chose que ce qu’ils pensent aussi naturellement que s’ils le pensaient réellement, et d’oublier enfin leur propre place. C’est le talent d’un Prédicateur qui prend la place d’un Apôtre, se passionne de sang-froid et dit souvent autre chose que ce qu’il pense, aussi naturellement que s’il le pensait. Un talent n’exclut pas plus la probité du cœur de celui qui l’exerce, s’il est honnête homme, qu’il n’y porte la Vertu, s’il est un homme corrompu : prétendre qu’il influe, en bien ou en mal, sur les mœurs de quelqu’un, {p. 200} c’est une absurdité ridicule et vous allez le voir ; il faut avant vous laisser tout dire :

« Qu’est-ce que la profession du Comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en venteCLXIX. »

Qu’est-ce qu’il y a de honteux à se donner en représentation pour de l’argent ? Pensez-vous nous faire rougir de vos scrupules ? Pourquoi donc vous y donnez-vous aussi ? Car n’est-ce pas pour être connu personnellement qu’un Auteur donne ses ouvrages au Public ? N’est-ce pas pour l’amuser qu’il travaille, et qu’il met ses productions au jour ? N’est-ce pas pour gagner de l’argent qu’un Auteur, un Avocat, un Prédicateur même se produisent au Public ? Chacun d’eux ne désire-t-il pas d’en être connu plus qu’aucun de ses concurrents ? Si ces motifs ne sont pas scandaleux de votre part, pourquoi le seront-ils de la part des Comédiens ? Quelle est la profession qui ne doit pas nourrir celui qui l’exerce ? Quel mal y a-t-il à gagner sa vie aux yeux du Public, plutôt que dans son appartement, surtout quand on la gagne avec distinction, qu’on se fait chérir par ses talents, et qu’on se rend recommandable par ses mœurs ?

Qu’est-ce que l’ignominie, quels sont les affronts qu’on achète le droit de faire à un Comédien ? On le siffle, quand il joue mal : mais ne siffle-t-on pas les mauvais Auteurs ? En sont-ils moins honnêtes gens pour cela ? Fait-on {p. 201} beaucoup de cas d’un mauvais Prédicateur, ou d’un Avocat imbécile ? Ne se moque-t-on pas d’un ignorant Médecin ? Quand on siffle tous ces gens-là, est-ce à leur profession qu’on en veut ? Non sans doute ; c’est à la personne seule, c’est pour la punir de l’audace qu’elle a de vouloir tromper le Public, et lui faire payer des talents qu’elle n’a pas.

Ceux des Comédiens qui n’ont jamais été sifflés sont donc au-dessus de tout reproche ? Leur profession n’a rien de honteux pour eux, puisqu’ils n’éprouvent point le désagrément qui l’avilit selon vous : mais, allez-vous dire, n’a-t-on jamais sifflé des Acteurs qui ne le méritaient pas ? J’en conviens : donc leur profession est flétrissante par elle-même, puisque quelque bien exercée qu’elle soit, elle les expose toujours à des sifflets ignominieux : mauvaise conclusion. N’a-t-on pas critiqué très injustement d’excellents Auteurs ? Le mépris dont les habiles et les honnêtes gens paient des critiques injustes n’ajoute-t-il pas souvent à la gloire des Auteurs critiqués ? MM. de Voltaire et de Crébillon perdront-ils rien de leur réputation par les absurdes critiques que vous venez de faire de leurs ouvrages ? Et quand une nuée de Corbeaux croassent en passant au-dessus d’un bocage, en écoute-t-on avec moins de plaisir quand ils sont loin, les chants mélodieux du Rossignol ? Ce charmant oiseau en a-t-il pour cela le gosier moins flexible et moins tendre ? En est-il moins cher aux oreilles délicates qui l’écoutent ? La Police, en France, vient {p. 202}d’interdire les sifflets au Parterre ; donc voilà la profession des Comédiens anoblie par ce règlement. Les sifflets étaient la seule cause de son ignominie, les sifflets aujourd’hui ne sont plus à craindre : voilà donc notre état devenu tout aussi respectable qu’un autre, puisque le Parterre a perdu le droit de nous siffler.

« Un Clerc pour quinze sous, sans craindre le holà,/
Peut aller au Parterre, attaquer AttilaCLXX.

La façon dont Boileau donne ici aux étourdis le droit de siffler les meilleures choses, est sans doute la véritable façon de le leur ôter ; et si d’un côté les fous sifflent au parterre (car ce ne sont que les fous qui sifflent) les honnêtes gens crient toujours, « paix là ! paix ! paix ! la Cabale ! »

Si la Pièce ou l’Acteur les ennuie, ils se contentent de bailler et s’en vont. Or l’ignominie que vous reprochez aux Comédiens ne leur étant infligée que par des fous ou des étourdis, il n’est pas étonnant qu’ils y soient insensibles, et qu’ils continuent d’aimer, d’estimer et d’exercer leur profession.

« J’adjure comme vous tout homme sincère de déclarer à présent s’il découvre dans notre profession 1a moindre trace d’un trafic honteux et bas de soi-mêmeCLXXI. »

« Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes ? Ces valets filous si subtils de la {p. 203} langue et de la main sur la Scène, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? Etc.CLXXII. »

Ces soupçons que votre perfidie cherche à donner de nous au Public, sont aussi bien fondés que ceux que quelques idiots avaient conçus contre le caractère de M. de Crébillon. Ils s’étaient imaginé, dit-il, qu’un homme qui avait pu traiter si énergiquement le caractère d’Atrée devait avoir l’âme aussi noire que son Héros. Vous êtes payé Monsieur pour sentir combien ces gens avaient tort.

Un Peintre devient-il un malhonnête homme, quand il exprime avec art toute la méchanceté d’un Caligula dans les traits qu’il lui donne. Un Historien de Néron devient-il un Monstre pour savoir développer avec art tous les mouvements secrets de l’âme de cet Empereur détestable ? Non sans doute ; ce n’est donc que votre méchanceté propre qui peut vous porter à nous appliquer les vices que nous peignons le mieux qu’il nous est possible pour les faire abhorrer. Que penseriez-vous de la maladresse d’un filou qui commencerait par montrer aux gens de quelle manière il s’y prendra pour les tromper ? Ne serait-ce pas les avertir d’être sur leurs gardes ? Ce serait pourtant là ce que nous ferions, si nous employions dans le commerce de la vie l’adresse et la subtilité que vous remarquez en nous au Théâtre. Votre méchanceté vous ôte la mémoire : vous venez de reprocher tout à l’heure aux Comédiens de paraître ce qu’ils ne sont pas et de revêtir un {p. 204} autre caractère que le leur. Vous voulez ici faire craindre au Public qu’ils ne soient ce qu’ils représentent.

Quand un honnête homme avertit un autre honnête homme des moyens qu’un fripon doit employer pour le tromper, doit-on craindre que cet honnête Conseiller ne devienne un fripon lui-même, parce qu’instruit de tous les tons, de tous les détours, de toutes les grimaces que le fourbe qu’il accuse a coutume d’employer pour tromper quelqu’un, il en fait un tableau frappant à son ami ?

Que l’esprit contempteur rend inconséquent, injuste et aveugle, car vous ne voudrez pas vous persuader que ceux des Comédiens qui jouent les rôles de Polyeucte, de Joad, de Mardochée, deviennent des Saints. Vous ne voudrez pas croire non plus que ceux qui jouent un Euphémon, un Licandre, un Ariste, un Burrhus, un Alvarès deviennent les gens du monde les plus vertueux : il faut pourtant convenir avec vous-même ; et si l’emploi de chaque Comédien a tant d’influence sur ses mœurs, ceux qui jouent les rôles de Saints, de Héros, et d’honnêtes gens doivent devenir des Saints, des Héros, d’honnêtes gens, comme ceux qui jouent des rôles de suborneurs et de fripons sont selon vous, suborneurs et fripons. Mais vous Monsieur, qui tirez du métier des autres des inductions contre leur probité, voyons un peu si celui que vous faites ne peut donner aucun doute de la vôtre : si l’inconduite de quelques Comédiens vous fait présumer que tous leur ressemblent, vous m’autorisez {p. 205} par cette opinion à conclure que la mauvaise foi d’un grand -nombre d’Ecrivains est commune à tous et par conséquent à vous.

Il y a eu des Auteurs fripons, voleurs même, impies, obscènes, calomniateurs et scélérats, et vous êtes Auteur.

Diogène était Philosophe mais Philosophe Cynique et, suivant la commune opinion, orgueilleux autant qu’insolent : on voyait son orgueil à travers les trous de son Manteau ; et quelque bonne opinion que M. De la Mothe le Vayer en ait conçue sur quelques pensées raisonnables recueillies de ce prétendu Sage, on ne peut voir qu’un insolent, un ridicule et un orgueilleux dans la manière dont il se conduisit avec AlexandreCLXXIII. S’il eût été véritablement sage, il aurait accepté les présents de ce Héros, ne fut-ce que pour soulager les malheureux de sa connaissance. Il aima mieux faire une réponse impudente que de se mettre en état de faire de bonnes actions. Le véritable Philosophe alors fut Alexandre, puisqu’il ne se fâcha pas, et je crois qu’il est très louable d’avoir mieux aimé être Alexandre, qu’un Diogène.

Un Grand Prince vous a voulu payer un de vos ouvrages beaucoup plus qu’il ne vaut assurément ; vous ne vous êtes réservé superbement du présent qu’il vous faisait qu’un peu plus de ce qu’il valait, et vous avez renvoyé le reste, afin qu’on pût vous comparer à Diogène ; votre orgueil a percé comme celui de votre modèle ; car l’histoire ne dit pas {p. 206} que vous ayez fait aucune démarche pour que ce trait de modestie et de désintéressement fut dérobé à la connaissance du Public. Ce désintéressement prétendu n’a trompé personne. Que conclure de ces deux exemples ? Que puisque vous et Diogène êtes des Philosophes, tous les Philosophes sont des orgueilleux, des impertinents et des hypocrites ? Il le faut bien, en imitant vos conséquences. La plupart des Hérétiques ont été des Religieux, des Prêtres, des Théologiens, des Métaphysiciens, donc tous les Religieux, les Théologiens et les Prêtres sont des Hérétiques et vous êtes Métaphysicien.

Ce fut un Moine qui fit l’Alcoran, ce fut un Ministre Calviniste qui conduisit son Roi sur l’échafaud, et qui sous le titre de Protecteur occupa le Trône de son Maître : donc tous les Moines ou les Ministres réformés sont des Sergius ou des Cromwells. Quelques étourdis d’Ecrivains osent faire imprimer les dogmes du Déisme, ou renouveler les erreurs de Lucrèce ; d’autres, à l’abri de la rigueur de la Police par l’incognito qu’ils ont la prudence de garder, portent la corruption dans les mœurs par des écrits obscènes ; d’autres enfin, politiques innocents, font des Traités de gouvernement aussi sot qu’eux-mêmes ; ils prêchent en cachette l’indépendance et la révolte : donc tous les Auteurs sont des Lucrèce, des Vanini, des AlosiaCLXXIV, des Machiavels.

Je ne suis pas assez imbécile ni assez injuste pour adopter de pareilles conséquences ; j’ai, {p. 207} grâce au Ciel, encore assez de Logique pour ne pas conclure du particulier au général ; je ne proscris point des professions utiles et respectables à cause des abus qu’on en peut faire.

La friponnerie de Furetière ne me rend point l’Académie suspecte.

L’impertinence de Diogène, ni votre Cynisme maladroit, ne m’empêcheront pas de regarder les Socrate, les Platon, les Molière, les Montaigne, les Montesquieu, les Mirabeau, comme les amis des hommes, et les organes de la raison, de la sagesse et de la vérité.

Des Théologiens prétendus, des Hérétiques aveugles, ne m’empêcheront pas d’admirer les lumières et le zèle des Pères, ni l’Eloquence pénétrante et sainte des Bourdaloue, des Bossuet, des Flechier, des Massillon.

L’apostasie de Sergius, l’hypocrisie, l’ambition, la cruauté de Cromwell ne me feront point voir des factieux dans des Religieux scrupuleux observateurs de leurs règles.

Je ne verrai point des Usurpateurs futurs dans les Réformés du Royaume de France : leur zèle patriotique, la pureté de leurs mœurs, leur valeur éprouvée à laquelle le Roi vient d’accorder les honneurs militaires, que leurs opinions les empêchaient ci-devant de partager : tout cela me les fait voir tels qu’ils sont, d’honnêtes gens et de bons citoyens.

Je ne vois pas non plus des Mursius, des Pétrone, des Ovide, des Martial dans tous nos Ecrivains.

{p. 208}Je ne vois point dans les efforts que font des gens sages et modérés pour éclairer le Trône et le Ministère sur les abus que des fanatiques ou des hypocrites font de la Religion, sur les exactions de certains Préposés subalternes du Gouvernement, la frénésie de ces esprits réformateurs qui voudraient être les Auteurs du trouble pour que leur nom passe à la postérité, dût-on les comparer aux Erostrates. Ceux qui me paraîtraient tels, je les accuserais.

Je dénoncerais au Ministère public un Auteur dans les écrits duquel je découvrirais des opinions nouvelles, contraires au repos de la foi, et par conséquent à celui de l’Etat. Je vous dénoncerais vous, dans les écrits de qui j’en puis montrer plusieurs, si mon zèle ne m’exposait pas à être accusé de récriminer.

Si vous voulez faire adopter aux gens sages que la profession des Comédiens les rend fripons parce qu’il y a des gens de mauvaises mœurs entre eux, prouvez avant que tous les hommes sont des fripons, parce qu’il n’y a point de profession ni d’état qui n’ait des fripons.

Quant à moi, voici ma manière de juger : ce n’est point parce que parmi les gens de lettres et les Philosophes il y a des envieux, des plagiaires, des critiques de mauvaise foi, que je vous crois un malhonnête homme ; c’est parce qu’entre tous les Ecrivains du jour, vous vous distinguez par votre malice {p. 209} envers ceux qui vous déplaisent ; c’est parce que vous voulez rendre odieux des gens qui ne vous ont jamais fait de mal ; c’est parce que vous dénigrez une profession que des Saints et des Philosophes approuvent et qu’ils encouragent ; c’est parce que vous accusez de mauvaises mœurs et de friponnerie des gens que vous ne connaissez que de vue, et qui ne vous ont assurément jamais rien volé ; c’est parce qu’en voulant avilir et diffamer le talent des Comédiens, vous dégoûtez les honnêtes gens de l’exercer, et vous vous opposez ainsi à ce que cette profession s’anoblisse et se purifie des abus qu’on peut encore lui reprocher. Un Censeur sage, honnête homme et vraiment zélé, ne répand point le fiel et l’infamie sur ceux dont les mœurs le choquent, il leur montre le chemin de la Vertu et s’en tient là : mais quelle opinion n’est-il pas permis d’avoir d’un homme qui quitte le Paradis terrestre (car la magnifique description que vous faites de Genève en donne cette idée), quelle opinion, dis-je, n’est-il pas permis d’avoir d’un petit Auteur qui quitte un séjour si délicieux pour venir insulter une nation respectable, blâmer tous ses usages et ses goûts, lancer des traits critiques sur son Gouvernement, prêcher l’indépendance, et vanter le bonheur des Iroquois et des Caraïbes, c’est-à-dire l’orgueil, la férocité, la révolte, la cruauté à un Peuple accoutumé à chérir ses Rois, et qui se distingue par sa docilité, par son zèle et son respect pour les lois ? Que penser d’un petit Docteur {p. 210} en politique qui veut transformer le Français enjoué, poli, soumis et fidèle en Républicain dur et féroce ? Apôtre secret de la turbulence Anglicane, ne serait-il point le précurseur d’un nouveau Cromwell ? Un pareil homme me paraît bien plus méprisable et plus dangereux qu’un Comédien.

Je pourrais employer, en faveur de ma profession tous les arguments invincibles contenus dans La lettre d’un Théologien à M. BoursaultCLXXV, qui lui demandait son avis sur les spectacles : pour éviter la prolixité, j’y renvoie le lecteur, et vous aussi. Vous serez un novateur bien opiniâtre, si cette lettre ne vous impose pas silence et ne vous convertit pas.

CHAPITRE VI. Où l’on examine si le Bal public proposé par M. Rousseau ne serait pas plus préjudiciable aux mœurs de Genève, que le spectacle qu’il proscrit. §

Combien vous vous seriez épargné de peine Monsieur, si vous vous en étiez tenu au seul obstacle que vous pouviez opposer raisonnablement à l’établissement de la Comédie Française à Genève : il vous a fallu suer pour entasser un nombre d’invectives suffisant pour faire un volume ; il vous a fallu gagner des migraines, à faire des calculs graves et politiques, aussi faux que les principes qui vous les ont fait entreprendre. Tout ce travail vous aurait paru de trop, si vous aviez été bien {p. 211} sûr de l’impuissance de Genève à soutenir un spectacle. Quelle meilleure raison que l’impossibilité de payer pour ne pas faire de la dépense ? Quelle raison plus capable d’éloigner les Comédiens, vos ennemis, des bastions de Genève, que la certitude d’être mal payés, s’ils osaient former un établissement dans cette ville ? Je ne crois pas le Sénat de Genève plus disposé à tromper les Comédiens en les appelant, que les Comédiens à périr d’inanition en s’établissant dans un désert. Si votre allégation vous eût paru vraie, elle vous aurait semblé en même temps la meilleure et la seule utile, parmi toutes celles que vous employez. Il vous a donc fallu imaginer bien d’autres motifs de dégoûts pour engager vos Compatriotes à nous fermer les portes de Genève. Vous vous êtes donc assis à côté du grand Sully ; vous avez emprunté son ton et son style pour dresser un Catalogue d’obstacles imaginaires, d’inconvénients frivoles et de conseils économiques que vous prétendez qu’il aurait donné à Genève pour en écarter les spectacles. Croyez-moi Monsieur, on se serait moqué de lui chez vous, comme on l’aurait fait à Paris, si les objets qu’il a traités si gravement eussent été des détails aussi puérils que ceux que votre petite politique vous fait regarder comme des monstres.

Sully n’aurait vu dans les spectacles que ce que tous les gens sages y voient : un délassement utile et nécessaire, le seul digne d’occuper des gens sensés et de leur faire moins {p. 212} regretter le loisir qu’ils sont forcés de donner à la réparation de leurs forces, et de la tête et de l’esprit. Sully, bien loin de penser comme vous, se serait emporté contre quelqu’un qui aurait proposé l’établissement d’un Bal publicCLXXVI. Il aurait vu, dans cet établissement, tous les préjudices que votre prévision fait marcher à la suite du spectacle. Sully n’aurait pas manqué de dire : « Je vois que les travaux des Genevois cessant d’être leurs amusements, aussitôt qu’ils auront un Bal public, […] il y aura chaque jour un temps réel de perdu pour ceux qui assisteront à ce Bal ; et l’on ne se remettra pas à l’ouvrage, l’esprit rempli de ce qu’on aura vu, ou de ce qu’on aura fait : on en parlera, ou l’on y songera. Par conséquent relâchement de travail : premier préjudice. 

« Quelque peu qu’il en coûte pour son Ecot, on paiera enfin ; c’est toujours une dépense qu’on ne faisait pas. Il en coûtera pour soi, pour sa femme, pour ses enfants, quand on les y mènera et il faudra les y mener souvent par ordre du Seigneur Commis. De plus, un Ouvrier ne va point dans une Assemblée se montrer en habit de travail : il faudra prendre plus souvent ses habits de Dimanche, changer de linge plus souvent, se poudrer, se raser ; tout cela coûte du temps et de l’argent. Augmentation de Dépense, deuxième préjudice. 

« Un travail moins assidu et une dépense plus forte exigent un dédommagement. On le trouvera sur le prix des ouvrages qu’on sera forcé de renchérir. Plusieurs marchands, rebutés de cette {p. 213}augmentation, quitteront les Montagnons, et se pourvoiront chez les autres Suisses leurs voisins, qui, sans être moins industrieux, n’auront point de Spectacles, et n’augmenteront point leurs prix. Diminution de débit : troisième préjudice. 

« Dans les mauvais temps, les chemins ne sont pas praticables. […] Il fait rarement beau pendant le Carnaval, on n’interrompra point ces divertissements, supposés si édifiants et si utiles. On ne pourra donc éviter de rendre la salle abordable en tout temps. L’hiver, il faudra faire des chemins dans la neige, peut-être les paver ; et Dieu veuille qu’on n’y mette pas des Lanternes. » Ici le grand Sully ferait une réflexion : « Si l’établissement des Lanternes et le pavage des chemins ne servaient absolument qu’au Bal public, ce serait une dépense à regretter » ; mais il ne reprocherait pas au Bal public comme un nouveau préjudice qu’il aurait occasionné une dépense utile à la sureté des citoyens et à la circulation du Commerce, au roulage des marchandises etc. « Les femmes des Montagnons allant, d’abord pour voir, et ensuite pour être vues, voudront être parées ; elles voudront l’être avec distinction. La femme de M. le Châtelain ne voudra pas se montrer au Bal, mise comme celle du Maître d’Ecole, [elle] s’efforcera de se mettre comme celle du Châtelain. De là naîtra bientôt une émulation de parure qui ruinera les maris, les gagnera peut-être, et qui trouvera, sans cesse mille nouveaux moyens d’éluder les lois somptuaires. Introduction du Luxe : cinquième préjudiceCLXXVII. »

{p. 214}Tels sont les inconvénients que vous voyez à la suite du spectacle ; mais que le grand Sully verrait à la suite d’un Bal public. Il en verrait encore bien d’autres, qu’il est bon de vous détailler. S’il voyait par exemple un Seigneur Commis présider à votre Bal, quel abus, dirait-il, fait-on donc ici de la Magistrature ? Ne craint-on point de la dégrader, en la faisant présider à une espèce de débauche publique ? Elle ne peut assister dans un Bal que pour y contraindre le plaisir, ou pour y participer. Si c’est un bien que de danser en public, et qu’une jeune personne mérite un prix pour avoir bien dansé, il faut donc que tout le Sénat de Genève apprenne à danser aussi, qu’il ouvre le Bal lui-même, pour déterminer le Public à donner la préférence à ce genre d’amusement.

« Voir un grave Sénat faire en rond une danse,
Et sauter dans la salle ainsi tout en cadence,
Cela serait bien beau, Monsieur. »

Je n’outre point ici le ridicule, prenez-y garde. Le Législateur doit l’exemple de la pratique de ses lois ; donc le Sénat de Genève ne pourrait se dispenser de danser lui-même, pour faire danser les autres.

Il faudrait encore qu’il imaginât des danses dont les mouvements et les grâces ne fussent pas contraires à la modestie : car vous voulez qu’on danse très modestement : or rien n’était moins conforme à la modestie que {p. 215} les danses des Spartiates lorsque les femmes s’y mêlaient ; lisez plutôt l’histoire. Un Menuet, une Contredanse, pour être bien dansés ne s’accordent guère avec vos scrupules. Un Maître à danser ordinaire dit toujours à ses écolières : Mademoiselle, avancez la poitrine, effacez les épaules légèrement, marquez scrupuleusement la cadence, les yeux fixés sur ceux de votre Cavalier, que tous vos mouvements peignent avec grâce un sentiment, souriez agréablement.

Tous ces principes ne vous paraîtraient pas modestes : il faut donc imaginer une danse exprès, ou si l’on danse à votre Bal des Menuets et des Contredanses, il faudra que les figurants, pour être modestes, se gardent bien de porter les yeux l’un sur l’autre : la vue collée sur le plancher de la salle, ils marcheront comme ces petites figures Automates que les Savoyards font rouler sur nos parquets. Il ne sera pas mauvais même, pour s’assurer que les regards dérobés ne trahiront point la modestie prescrite, d’affubler la tête de tous les danseurs et danseuses d’un voile épais, pour les mettre à couvert de la tentation. On suivrait apparemment l’usage universel de l’Europe, qui a consacré l’habit noir à la décence, et l’on obligerait tous les danseurs et danseuses de s’habiller de cette couleur, et pour que tout répondît à la gravité de l’habit, on interdirait aux jeunes garçons cet air de dissipation et de folie que la danse et la musique leur inspire : on leur {p. 216}prescrirait d’avoir la vue toujours fixée sur le Seigneur Commis, comme le Soldat Prussien sur le Flügelmann5 en sorte qu’ils s’exerceraient sans cesse à accorder leur maintien avec la gravité de leur habit. O le beau Bal, ô le beau Bal !

J’observe une chose : vous voulez de la modestie dans votre Bal, et vous excitez l’émulation des mères à bien parer leurs filles. Eh Monsieur, songez donc au luxe que vous craignez tant ; songez que la modestie que vous exigez ne s’accorde pas avec une parure excessive. Vous voulez de la grâce et de l’adresse, et qu’on applaudisse ces deux avantages dans ceux qui les auraient : ce seraient donc des grâces et une adresse de convention ? Car pour les grâces naturelles qui accompagnent les danses de toute l’Europe, croyez-moi, la scrupuleuse modestie y trouverait sans cesse à redire.

Vous voulez que les pères et mères aient à leur tête un Seigneur Commis, et que tous ensembles composent un Aréopage pour juger de la modestie et de la danse des jeunes gens ; mais ne craignez-vous pas la prédilection des pères et mères pour leurs enfants ? Le Seigneur Commis, en supposant qu’il n’ait ni son fils ni sa fille dans l’assemblée, sera donc le seul qui pourra prononcer avec impartialité, et rendre compte au Sénat de la conduite de ses {p. 217} danseurs. Il tiendra Registre, Journal apparemment, de la façon dont chacun aura dansé ; et, par un acte déposé scrupuleusement au Greffe, on saura que tel jour, Mademoiselle une telle a dansé un peu trop légèrement, que tel autre jour, Monsieur un tel a laissé échapper un pas de Menuet un peu trop libidineux ; on saura que dans tel Bal Mademoiselle N. a choqué la modestie par un port de bras trop tendre, et que Monsieur N. a payé l’amende pour avoir fait connaître par un coup d’œil trop décidé qu’il avait pour sa figurante, en ce moment, un sentiment plus que patriotique. Sur ce rapport, toujours intègre apparemment, on accorderait tous les ans la Couronne à celle des Filles, ou celui des Garçons, qui se trouverait miraculeusement exempt d’aucun de ces reproches.

Je ne sais Monsieur, si ce Bal modeste s’établira à Genève, suivant votre avis : mais je sais bien qu’il ne sera jamais à couvert de l’ennui, ni du ridicule. Voyons un peu maintenant quels sont les plaisirs que vous réservez aux gens mariés. Le Café, le babil, et la médisance aux femmes ; les coteries, ou les cercles bachiques aux maris. L’Evangile veut formellement que l’homme quitte tout pour s’attacher à sa femme ; mais vous, qui vous croyez fait apparemment pour le corriger et l’interpréter, vous voulez que les hommes ne voient leurs femmes que le moins qu’il leur sera possible. Dans le cours de la journée, la femme occupée de {p. 218} son ménage, le mari de ses affaires, n’auront pas beaucoup de temps à donner à l’amour mutuel. Il semble que le soir, lorsque leurs occupations sont terminées, est le moment où l’attachement réciproque devrait rassembler les Epoux, pour s’amuser honnêtement avec leur famille. Non pas selon vous : la femme fera bien mieux d’aller chez sa commère censurer tout son voisinage, médire à plein gosier pour l’édification du prochain et la paix des autres ménages. De peur que la luette ne lui tombe à force de caquet, on lui donnera force Café, Thé, Chocolat, Liqueurs fraîches etc. Les hommes iront au Cercle se dessécher les poumons avec la pipe, et boire à la Suisse, pour édifier tous les Philosophes de votre goût. Edifieront-ils les autres sages ? J’en doute : car, aux yeux de tous ceux-ci et des autres gens du monde, l’ivrognerie a toujours paru un vice atroce et déshonorant. Ils ont toujours vu, jusqu’à présent, dans un ivrogne un homme dégoûtant et ridicule, à qui l’on doit craindre de donner sa confiance. Un ivrogne est ordinairement brutal, imbécile, opiniâtre, hébété, mauvais Mari, mauvais Père, négligent, paresseux, très peu propre à remplir les devoirs de l’hymen, et cette cordialité apparente que vous préconisez tant, n’est qu’une indiscrétion accidentelle, dont il se repent ordinairement le lendemain de sa débauche.

Tels sont les plaisirs que vous préférez cependant au spectacle ; la médisance des {p. 219}femmes, l’ivrognerie habituelle des hommes, vous paraissent moins dangereux pour les mœurs que la vue d’un spectacle décent, où la Magistrature aurait eu l’attention d’établir la modestie, le respect et la décence, tant de la part des Acteurs que de celle des spectateurs.

« Le goût du Vin, dites-vous, n’est pas un crime.CLXXVIII » La maxime est nouvelle. Je vous ai prouvé que le goût du spectacle n’en est pas un non plus. Vous prétendez que celui qui fait de mauvaises actions étant ivre couve à jeun de mauvais desseins. « Celui qui tua Clitus dans l’ivresse, dites-vous, fit mourir Philotas de sang-froid.CLXXIX » Qu’est-ce que cela prouve, sinon qu’Alexandre, à jeun ou dans l’ivresse, était également méchant ; mais était-il ivre, quand il visita et consola si généreusement la famille de Darius ? Etait-il ivre quand il traitait Porus en Roi, qu’il mettait la Couronne sur le front d’Aristodème, et qu’il admirait le désintéressement de Diogène ? Croyez-vous le vin capable de lui avoir inspiré toutes ces belles actions ? Et ne voyez-vous pas qu’Alexandre ne devint cruel, même de sang-froid, que lorsqu’il devint ivrogne ? Comment osez-vous avancer que le vin fait rarement commettre des crimes ? C’est, au contraire, de toutes les passions celle qui en fait commettre le plus : tel qui, de sang-froid, aurait été retenu par la crainte et la réflexion, perd l’une et l’autre par l’ivresse et se livre à toute sa fureur, que le vin anime.

Citez Monsieur, les crimes que le spectacle a {p. 220} fait commettre : citez-en un, et je me rends. Examinons un peu deux nouveaux paradoxes que votre amour pour le vin vous a dictés.

« Le sage est sobre par tempérance, le fourbe l’est par faussetéCLXXX. » Je dis, moi, que le sage est sobre et tempérant parce qu’il est sage, et qu’un fourbe n’est ni sobre ni tempérant par fausseté, mais par prudence et par tempérance naturelle, qualité louable qui n’exclut pas la fourberie.

Quelle preuve avez-vous qu’un homme méchant dans le vin soit nécessairement, également mauvais à jeun ? L’expérience prouve le contraire. Combien de gens naturellement polis, bienfaisants et doux, deviennent brutaux, caustiques et durs quand ils ont trop bu d’un coup ? Tel qui aurait craint de se faire une affaire parce qu’il est prudent ou timide naturellement, devient hardi et querelleur quand il a la tête échauffée par le vin, qui le tire de son assiette ordinaire. Pour vous convaincre de cette vérité, jetez les yeux sur nos soldats. Tels qui frémiraient à la vue d’un retranchement ou d’une palissade, attaquent l’un et l’autre avec fureur et succès quand leur courage est animé par un verre de brandevin. En supposant d’ailleurs que le vin fasse éclater les mauvais desseins qu’un méchant couvait à jeun, il faut donc regarder comme un malheur qu’il se soit enivré, car il aurait peut-être toujours couvé, dans son sang-froid, un projet funeste dont l’exécution lui aurait paru dangereuse, tant qu’elle n’aurait pas pu {p. 221} être accompagnée de certaines circonstances que sa prudence lui faisait juger nécessaires, au lieu que l’ivresse l’aveuglant sur les dangers de l’entreprise, sa témérité lui fait tenter avec succès ce qu’un homme à jeun n’aurait pas osé tenter.

Voilà Monsieur les inconvénients qui peuvent résulter de vos Cercles de médisance et d’ivrognerie. Vos fêtes publiques ennuieront à la fin ; vos exercices ne peuvent être des amusements journaliers pour des gens accablés déjà de fatigue par leurs travaux ordinaires. Vos cercles masculins ou féminins, comme je viens de vous le démontrer, sont d’une très dangereuse conséquence. Quoi de plus sage que de leur substituer le spectacle ? Car en supposant que quelques jeunes spectateurs en abusent comme ils abuseraient des meilleures choses, et qu’au lieu d’écouter Zaïre ils ne fassent qu’une attention luxurieuse à ses charmes, ils ne pécheront au moins que par pensées ; mais dans vos Cercles on est exposé à pécher par pensées, par paroles, par actions et par omission.

Par pensées, parce que pour égayer la compagnie on tâche de se rappeler de bons contes, et qu’on réfléchit sur la façon dont on les rendra plus piquants, par l’indécence des images, et l’addition de quelques réflexions polissonnes.

Par paroles, parce que les gens ivres ne sont pas délicats sur le choix des termes : les plus durs, les plus impolis, les plus {p. 222}grossiers, les plus impurs, et les blasphèmes même leur sont très familiers.

Par omission, parce que les ivrognes, à l’appel d’une bouteille, oublient communément leurs affaires, renvoient tout au lendemain et, faute de faire le bien qu’ils pourraient, leur intérêt et celui de leur famille en souffrent également.

Par action enfin : vous n’ignorez pas que les ivrognes ne se piquent pas de pudeur et, suivant vous-même, ceux qui ont le cœur corrompu font, dans l’ivresse, toutes les mauvaises actions qu’ils se seraient interdites à jeun.

Voyez Monsieur et jugez maintenant si Genève ne gagnerait pas beaucoup à l’établissement d’un spectacle Français, et si vous aimez votre Patrie comme vous dites, n’êtes-vous pas obligé, en conscience, de l’obliger d’en établir un au plus vite, pour prévenir tous les maux qui pourront résulter de vos Cercles bachiques et médisants ? Pouvez-vous imaginer maintenant que le spectacle serait préjudiciable à votre République, tandis que toutes les autres en tirent de si grands avantages ? Vous mettez au nombre des reproches que vous faites à la Tragédie qu’elle ne vous représentera que des Tyrans ou des Héros : qu’en avez-vous à faire, dites-vous CLXXXI ? C’est ce que tout le monde serait tenté de dire avec vous, mais dans un autre sens. Les Héros de Genève ne lui seraient guère plus utiles que ses fortifications : mais souvenez-vous que vous avez dit qu’il {p. 223} fallait des hommes et des Héros à une République : or Genève est une République ; il est donc sage de mettre souvent des Héros sous les yeux de vos Concitoyens, pour leur servir de modèles. Les Brutus, les Caton, les Cicéron et tant d’autres peuvent bien, je crois, aspirer à ce titre. Quant aux Tyrans, on n’en a besoin nulle part : il suffit de les montrer ; et vous n’ignorez pas les motifs qui portent nos Auteurs à les produire sur la scène : c’est pour en faire l’objet de l’exécration publique, et quelque bien établie que soit à Genève la haine de la Tyrannie, il n’en est pas moins sage de justifier, de nourrir et de fortifier cette haine par les tableaux des horreurs que les Tyrans ont su commettre.

Ce ne serait point les devoirs des Rois qu’on vous proposerait d’étudier dans nos Pièces, ce seraient ceux de citoyen. Or les devoirs d’un Roi sont ceux d’un bon citoyen : le zèle, l’attention, le courage, l’équité, le désintéressement, l’amour de la Patrie ; voilà les devoirs d’un bon Roi, ceux d’un bon sujet et d’un zélé Républicain. Ce ne serait point dans la Comédie nos Marquis qu’on vous proposerait d’imiter, puisqu’on les joue, qu’on les tourne en ridicule, que leur fatuité est toujours punie, et qu’on les bastonne même quelquefois : si ce sont là des appâts pour engager les gens à se faire Marquis à Genève, il faut que les têtes y soient bien autrement tournées qu’ailleurs ; mais si l’on y pense {p. 224} comme partout où l’on a du bon sens, on se gardera bien de s’emmarquiser à pareil prix.

Si l’on établissait un spectacle à Genève, il y faudrait une garde, et ce serait à vos yeux une image affligeante de l’oppression et de la Tyrannie : langage de libertins qui ne voient que l’oppression et la contrainte dans un objet cher aux gens sages, puisqu’il en résulte la paix et la tranquillité. La Police, en tous lieux, a besoin de s’appuyer de la force, parce qu’il y a partout des réfractaires, et Genève est obligée, comme toutes les autres Républiques, d’employer sans doute cette marque de la Tyrannie pour conserver sa liberté.

Si l’habit soldatesque est si funeste à vos yeux, allez donc lui prêcher de se défaire de sa Garnison, puisque c’est pour vous un présage de la Tyrannie, et une marque affligeante de l’oppression : nous verrons si le Sénat sera de votre avis. Je vous répète pour finir que, si parmi toutes vos objections, vous trouvez que j’en aie négligé quelques-unes qui vous paraissent des plus fortes (car j’en ai négligé beaucoup pour n’être pas obligé, comme je vous l’ai dit, de faire un in-Folio) vous me trouverez toujours prêt à répondre. S’il vous reste encore quelques moments à vivre, je vous exhorte de les employer à me convaincre de la justesse de vos raisonnements ; en attendant que cela arrive, permettez-moi de faire des vœux sincères pour votre Conversion.

FIN.