Anonyme

1759

Lettre d’un professeur en théologie

2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Source : Lettre d’un professeur en théologie Anonyme p. 3-20 1759
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

Lettre d’un professeur en théologie §

{p. 3}LETTRE D’UN PROFESSEUR
EN THÉOLOGIE
D’UNE UNIVERSITÉ PROTESTANTE
A.M. D’ALEMBERT.
Καὶ σὺ τέκνον !

Monsieur,

Je viens de lire la lettre que vous avez adressée à M. Rousseau, pour répondre à celle que ce savant a publiée au sujet de l’article Genève inséré dans le Dictionnaire Encyclopédique. {p. 4}Je suis bien éloigné de vouloir me mêler dans une dispute qui ne me regarde pas ; & j’ose encore moins entrer en lice avec un homme de lettres, dont je reconnois la supériorité de génie. Mais j’ai cru devoir vous communiquer une observation que j’ai faite sur votre Lettre ; & j’espère que votre amour pour la justice & pour la vérité vous la fera recevoir favorablement.

Rien de plus solide ni de plus digne de la vraie Philosophie & de la Religion Chrétienne, que la plupart des réflexions que vous avez faites dans le quatrième Tome de vos Mélanges de littérature, &c. sur l’abus de la critique en matière de Religion. Je les adopte avec vous ; & je voudrois que vous les eussiez suivies dans le jugement {p. 5}que vous avez porté de Messieurs les Ministres de Genève, & de la Religion Protestante en général.

J’ai examiné ce jugement ; & j’ai vu, avec peine, qu’il semble que vous soyez le premier à transgresser les règles que vous avez établies. Permettez-moi de vous proposer mes doutes à cet égard.

Dans votre Lettre à M. Rousseau,1 vous tâchez non seulement de justifier l’imputation que vous avez faite aux Théologiens de Genève, en les accusant de ne plus croire ni à la Divinité de Jésus-Christ, ni à l’éternité des peines de l’Enfer ; mais vous rendez ensuite la proposition générale, en disant que ces sentimens sont une suite nécessaire des principes de la Religion {p. 6}Protestante : que, si les Ministres ne jugent pas à propos de les adopter ou de les avouer aujourd’hui, la Logique que vous leur connoissez doit naturellement les y conduire, ou les laisser à moitié chemin.

Je sais trop vous rendre justice, Monsieur, pour penser que le desir de calomnier vous ait fait avancer ces propositions. Vous paroissez trop éloigné des maximes de ces gens qui mettent des injures à la place des raisons2 ; & vous nous peignez certains événemens des trois derniers siécles avec des couleurs trop odieuses, pour que l’on vous soupçonne d’avoir eu le dessein de les reproduire. Un Philosophe, tel que vous, ne voudra pas sans doute imprimer cette tache {p. 7}à sa mémoire. Mais, si vous vous plaignez des3reproches d’impiété dont souvent on charge les Philosophes mal à propos, en leur attribuant des sentimens qu’ils n’ont pas, en donnant à leurs paroles des interprétations forcées, en tirant de leurs principes des conséquences odieuses qu’ils désavouent ; Mrs les Ministres de Genève, & plus encore les Protestans en général, ne sont-ils pas en droit de vous adresser les mêmes plaintes ? Vous convenez vous-même qu’en4matière de Religion plus qu’en aucune autre, c’est sur ce qu’on a écrit qu’on doit être jugé, & non sur ce qu’on est soupçonné mal à propos de penser ou d’avoir voulu dire : cependant, pour justifier l’accusation de Socinianisme que {p. 8}vous intentez aux Théologiens de Genève, vous déclarez les avoir jugés d’après des ouvrages, d’après des conversations publiques, où ils ne vous ont pas paru prendre beaucoup d’intérêt à la Trinité ni à l’Enfer, enfin d’après l’opinion de leurs Concitoyens & des autres Eglises Réformées. Or je vous demande, Monsieur, si, en bonne Philosophie & dans une matière aussi grave, il est permis d’asseoir un jugement sur de simples probabilités ; & si, en bon Logicien, vous pouvez traiter de Sociniens les Pasteurs de Genève, sur des écrits & des conversations où ils ne vous paroissent pas prendre beaucoup d’intérêt à la Trinité, &c. Cette apparence, qui peut-être n’en est pas une, suffit-elle pour accuser une société d’hommes respectables ? Un fait de {p. 9}cette nature peut-il être avancé sans preuves, sans une parfaite certitude morale ? Vous-même n’exigez-vous pas qu’un homme ne doit pas être jugé sur ce qu’il est soupçonné de penser ou d’avoir voulu dire ? Pourquoi donc jugez-vous ces mêmes Pasteurs,5en leur attribuant des sentimens qu’ils protestent ne pas avoir, en donnant à leurs paroles des interprétations forcées, en tirant de leurs principes des conséquences odieuses & fausses qu’ils désavouent ? Pourquoi les jugez-vous sur la simple opinion de quelques uns de leurs concitoyens ? Pourquoi enfin renouvellez-vous ces accusations, lors même que ces Théologiens les ont repoussées par un acte authentique ? Que penseriez-vous enfin d’un Auteur {p. 10}qui vous accuseroit de Matérialisme ; & qui, pour prouver ce qu’il avance, diroit qu’il vous a jugé d’après vos ouvrages & d’après des conversations publiques, où vous ne lui avez pas paru prendre beaucoup d’intérêt à la spiritualité de l’ame, enfin d’après l’opinion de vos concitoyens & de la Sorbonne même ; que ces sentimens sont d’ailleurs une suite nécessaire de votre Philosophie ; & que, si vous ne jugez pas à propos de les adopter ou de les avouer aujourd’hui, la Logique que l’on vous connoît doit naturellement vous y conduire, ou vous laisser à moitié chemin ? Vous êtes trop bon Catholique pour ne pas regarder cette accusation comme très-grave, & trop bon Logicien pour ne pas sentir qu’elle ressemble exactement {p. 11}à l’imputation que vous avez faite aux Théologiens de Genève. Avouez donc, Monsieur, que vous avez péché vous-même contre les régles de critique que vous avez établies ; avouez, que votre jugement a été trop précipité ; avouez enfin que, quand même un Théologien de Genève vous auroit donné dans ses écrits l’occasion la plus forte pour le soupçonner de Socinianisme, vous ne seriez pas plus en droit d’imputer ce sentiment à tout le corps des Pasteurs, que ne seroit ce même corps à soutenir que la doctrine des Escobars & des Busembaums est celle de l’Eglise Catholique.

Mais il ne me convient pas de prendre ici la défense de Messieurs de Genève ; vos ouvrages parviendront jusqu’à eux, & ils sauront y répondre, {p. 12}s’ils le jugent à propos. Ce qui m’intéresse plus particulièrement, & la seule chose qui m’a mis la plume à la main, c’est le procès que vous intentez à la Religion Protestante en général, en assurant que la logique que vous connoissez à ses Ministres les conduit naturellement au Socinianisme. Il est vrai qu’en nous faisant une imputation si gratuite, vous ne prétendez pas nous faire une injure : &, si je compare l’éloge que vous faites ailleurs de notre Philosophie6 avec l’assurance que vous donnez à vos lecteurs7que, quand même nous ne serions pas Sociniens, il faudroit que nous le devinssions pour l’honneur de notre philosophie ; je suis prêt à concevoir des soupçons à votre égard, que je crains {p. 13}qu’un examen réfléchi ne fasse naître chez tout lecteur. Mais, quand même vous croiriez nous honorer en nous accusant, je ne m’en tiendrois pas moins obligé à vous désabuser sur un article des plus essentiels de notre Religion.

Pour cet effet, je ne me contenterai pas de vous rappeller notre Confession de Foi ; vous la traiteriez peut-être comme celle de Messieurs de Genève. Par la même raison, je ne vous dirai pas non plus qu’en comprenant parmi nos livres symboliques, non seulement le Symbole attribué aux Apôtres, mais encore ceux de Nicée & de S. Athanase, nos sentimens sur la Trinité en général, & sur la Divinité de Jésus-Christ en particulier, doivent être à l’abri de tout reproche. Mais je vous prierai de considérer que cette même philosophie {p. 14}& cette logique que vous nous connoissez, & dont vous faites éloge, au lieu de nous éloigner de ces dogmes si précieux & si consolans, ne font que nous y confirmer.

Newton, Leibnitz & Wolff sont, comme vous savez, nos maîtres en philosophie ; nous nous appliquons à profiter de leurs lumieres ; & nous nous faisons une gloire de marcher sur leurs traces, sans cependant nous croire obligés d’adopter servilement tous leurs principes. En agissant ainsi, nous tâchons, autant qu’il nous est possible, de faire des progrès dans la connoissance de la nature. Plus nous avançons dans cette connoissance, & plus nous sommes frappés des qualités adorables de l’auteur de notre existence. Ce sentiment intime nous engage à nous humilier {p. 15}devant lui ; à reconnoître que cet Etre suprême demeure dans une lumière inaccessible pour nous ; & que l’homme qui, conduit par ses propres lumières, prétend nous donner une définition exacte de cet Etre suprême, des qualités qui lui sont propres, de ce qui est possible en Dieu, & de ce qui y est impossible, mérite autant le titre d’insensé que celui qui dit dans son cœur, il n’y a point de Dieu8. Mais, si nous désespérons de parvenir, par nos propres lumières, à une connoissance parfaite de notre Créateur & de nos devoirs envers lui ; nous bénissons la bonté divine qui s’est manifestée à nous dans sa Parole. Vous faites profession de reconnoître la divinité de la Révélation : ainsi je me dispense de vous {p. 16}rappeller ici les preuves qui nous déterminent à la recevoir avec soumission ; & je me contenterai de vous indiquer en peu de mots notre manière de raisonner, en conséquence de la persuasion où nous sommes, à l’égard des dogmes qu’elle nous enseigne, & surtout à l’égard de la divinité de notre Sauveur.

Nous croyons qu’un fait peut être véritable, quoique nous ne comprenions pas la manière dont il est arrivé : &, pour nous persuader de son existence, il nous suffit que des témoins irréprochables nous en assurent. Ceux qui pensent autrement, nous les comparons à des hommes qui refuseroient de croire que le feu brûle, parce qu’on ne sauroit leur donner une notion exacte de la nature du feu ; qui nieroient l’existence {p. 17}de la boussole, parce que nous ne saurions leur rendre une raison suffisante de l’action de l’aimant ; qui contesteroient que César eut vécu, parce qu’on ne sauroit le prouver par une démonstration géométrique.

Ce principe une fois posé, il nous suffit d’être convaincus de la Divinité de la Révélation en général, pour recevoir avec respect & avec soumission toutes les vérités qu’elle nous annonce, quoiqu’elles soient au-dessus de la portée de notre intelligence, quoique nous ne puissions pas les comprendre. Nous redoublons de respect & de soumission, lorsque l’Etre suprême parle de lui-même, de sa nature, de ses qualités & de ses attributs ; puisque nous savons qu’un Dieu, à tous égards compréhensible aux hommes, cesseroit par {p. 18}cela même d’être Dieu, & ne pourroit mériter nos hommages. Ceux qui pensent autrement, à notre avis, ressemblent à la Mouche de la fable, qui, grimpant le long d’un magnifique bâtiment, prouve que l’architecte qui l’a construit étoit un ignorant, par les chemins raboteux qu’elle rencontre dans la sculpture des colonnades.

Il nous suffit par conséquent de voir que les Prophètes, les Evangélistes & les Apôtres s’accordent pour donner à Jésus-Christ le nom, les attributs & les prérogatives de la Divinité, pour nous déterminer à l’adorer comme vrai Dieu, & à reconnoître avec l’Apôtre9 qu’il est juste qu’au nom de Jésus-Christ tout genou se ploie dans les cieux & sur la terre. Ceux qui, à cet égard, {p. 19}ne sont pas de notre sentiment, quoique d’ailleurs ils admettent la divinité des Ecritures, nous les regardons comme de mauvais logiciens, qui accordent les prémisses, & qui nient la conclusion.

Voilà, Monsieur, notre manière de raisonner, & notre logique. Elle ne nous laisse pas à moitié chemin, comme vous voyez. Blâmez-la, si vous le jugez à propos ; mais croyez du moins que c’est ainsi que nous pensons, que c’est ainsi que nous instruisons les peuples, & que nous cherchons à leur faire part des mêmes consolations dont nous sommes pénétrés, & qui résultent du dogme de la divinité du Verbe incarné. Si, mal informé de nos sentimens, vous nous avez fait tort dans l’esprit d’un public souvent mal instruit ; {p. 20}tâchez, je vous en conjure, de le réparer en nous rendant plus de justice. Les Protestans sont déjà trop injustement noircis dans l’esprit d’un peuple ignorant : Que deviendroient-ils, si les hommes de génie & les philosophes se joignoient à l’Apologiste de la S. Barthélemy pour les opprimer ?

J’ai l’honneur d’être, &c.