**** *book_ximenez_lettre-rousseau_1758 *id_body-1 *date_1758 *creator_ximenez EN-TETE LETTRE à Monsieur ROUSSEAU sur l'effet moral des theatres M.D.CC.LVIII **** *book_ximenez_lettre-rousseau_1758 *id_body-2 *date_1758 *creator_ximenez Si cette Lettre n'est pas signée, ce n'est pas que l'on ait prétendu abuser du titre d'Anonyme, pour attaquer impunément un homme illustre qui n'a pas moins mérité, par ses écrits, de sa république, que de celle des Lettres. D'ailleurs, cet écrit est plutôt une continuation qu'une réfutation du discours de M. Rousseau. **** *book_ximenez_lettre-rousseau_1758 *id_body-3 *date_1758 *creator_ximenez Lettre à Monsieur Rousseau sur l'effet moral des théâtres, ou sur les moyens de purger les passions, employés par les Poètes dramatiques. C'est à vous-même, Monsieur, que j'adresse mes réflexions sur votre nouveau discours. Aucun intérêt ne m'est plus cher que celui de la vérité. Je vais le prouver en osant écrire sur une matière que vous avez traitée : c'est sacrifier à cet amour de la vérité, l'amour-propre même. Il me semble, Monsieur, que vous avez invinciblement prouvé que l'établissement d'une troupe de Comédiens dans Genève, serait au moins très dangereux, et qu'en conséquence il doit être rejeté. Vous avez heureusement développé quelle est l'influence des lois d'un peuple sur ses mœurs : vous avez aperçu avec finesse, et démêlé avec sagacité les causes les plus cachées de la corruption de notre siècle : enfin, en travaillant pour votre patrie, à qui vous faites tant d'honneur, vous avez déployé l'âme du Spartiate, et l'éloquence de l'Athénien. Je me restreins donc à l'examen d'une seule des questions discutées par vous, à savoir « si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes ». Je vais transcrire, à votre imitation, le passage qui me met la plume à la main. « L'effet moral des théâtres ne saurait jamais être salutaire, ni bon en lui-même ; puisqu'à ne compter que leurs avantages, on n'y trouve aucune sorte d'utilité réelle sans inconvénients qui la surpassent. Or, par une suite de cette inutilité même, le théâtre qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer. » Vous établissez, par plusieurs exemples, bien choisis à la vérité, que la plupart de nos Poèmes ne sont aucunement propres à rendre les hommes plus vertueux, ni à réprimer leurs passions : mais vous auriez dû ajouter, ce me semble, avec la vérité sévère et impartiale dont vous faites profession, que dans plusieurs drames anciens et modernes, il y a d'excellentes leçons de vertu ; leçons sublimes et touchantes, plus propres à attirer les hommes à la vertu, et à les arracher aux passions, que tous les traités de morale faits ou à faire. Voilà l'objet de ma lettre ; voila ce que je me propose de démontrer : mais avant de vous opposer des raisonnements, je commencerai par réduire la question à des faits. Les Poètes dramatiques ont-ils trouvé des moyens de purger les passions ? Vous dites que non, et vous le prouvez par des faits. Je vais prouver que ces moyens ont été employés, et le prouver aussi par des faits. Que résultera-t-il de cette opposition dans les faits et dans nos opinions ? Que chacun de nous restera dans la sienne ? Non, certainement ; car alors vos objections contre les tragédies qui ont manqué le but le plus noble de l'art, n'auront aucune force contre l'art même. Il s'ensuivra seulement que les Auteurs dramatiques n'auront réellement mérité de leur patrie, que lorsqu'ils auront joint l'utile à l'agréable. Je n'oublierai pas que j'écris à un philosophe ; je tâcherai donc d'éviter tout paradoxe, et surtout de ne point m'écarter de mon sujet. Pour se permettre des digressions, il faudrait avoir le talent de les rendre intéressantes, instructives, ou agréables. Vous citez les Atrée, les Catilina, les Œdipe, le Misanthrope même, ouvrages dignes d'immortaliser le génie de leurs Auteurs ; mais perdus pour ceux qui les écoutent, puisqu'ils n'en peuvent retirer aucun fruit : et moi, Monsieur, je commence par vous citer un Britannicus, pièce faiblement accueillie des parterres qui se succèdent depuis un siècle, mais monument immortel qui semble sorti des mains de la vertu même, pour fixer à jamais les regards étonnés de tous les Rois. Transportons-nous à la représentation. Supposons des Rois pour spectateurs ; examinons leur contenance, étudions leurs gestes, démêlons leur trouble, applaudissons à leur frémissement, jouissons enfin du plaisir de trouver en eux des hommes. Ils viennent d'entendre ce qu'on ne leur dit jamais : la vérité. Ils viennent d'apercevoir le tableau de toutes les scènes de leur vie : ils ont vu les ressorts si cachés de toutes les machines que font mouvoir devant eux leurs ministres et leurs flatteurs. Ils savent donc, maintenant, que leurs plus criminelles actions ne manqueront jamais d'approbateurs ; que pour être vertueux, il ne faut consulter que soi, et non de vils esclaves : ils ont donc appris que les meurtres ne sont jamais impunis ; que le crime ne promet que des plaisirs incertains, et qu'il est constamment suivi de tourments inévitables, puisque le remords est toujours avec lui : ils ne pourront donc plus ignorer que l'homme, qui peut tout, ne doit pas tout oser…. Mais, comme ces connaissances, que des Rois doivent acquérir à la représentation de Britannicus, semblent plus appartenir à la méditation qu'au sentiment, considérons dans les mêmes spectateurs l'effet immédiat du spectacle…. Quelle impression neuve et forte n'excitera pas en eux le langage que Burrhus ose tenir à Néron ?… Que deviendront les idées qu'ils s'était formées de leur puissance, quand ils verront celle de Néron céder à la vertu ?… Si ce tyran, dont le nom seul serait une insulte aux tyrans les plus odieux, ne peut écouter Burrhus avec un cœur tranquille, est-il né des monstres qui se flattent d'être plus insensibles que lui aux charmes de la vertu, et au cri des remords ?… Avec quelle impatience n'attendront-ils pas ce qui doit résulter de cet entretien sublime et touchant entre Burrhus et l'Empereur ?… Avec quelle surprise, mêlée de joie, ne reconnaîtront-ils pas l'impulsion de la nature qui leur parle comme à Néron, quand ce tyran, tout féroce qu'il est, se voit terrassé par la vertu de Burrhus ? Ils croiront que c'est à eux qu'est accordée la grâce de Britannicus. Quelle sera, au contraire, leur indignation, quand ils verront ce même Néron, séduit par l'infâme Narcisse, s'abandonner au plus lâche des crimes ? Est-il possible qu'ils ne conçoivent pas la plus grande horreur pour la race toujours renaissante des Narcisse qui les entourent, et sans lesquels il n'eût jamais existé de monstres sur le trône !… Je m'arrête, dans la crainte d'affaiblir l'ouvrage, en le louant. Ma dernière réponse à ceux qui ne seront pas frappés des intéressantes leçons renfermées dans cette tragédie, unique dans son genre, sera de dire : lisez Britannicus. Et vous, Monsieur, si vous persistiez à prouver que l'art dramatique ne consiste pas à purger les passions, je vous dirai aussi : lisez Britannicus. Mais si vous me répondez que pour une seule pièce, qui n'est qu'une exception à la méthode des Poètes dramatiques, ce n'est pas la peine de vous rétracter ; je puis, Monsieur, vous en citer d'autres qui, quoique moins parfaites (sous le point de vue dans lequel seul je les considère ici), peuvent cependant être de quelque utilité au genre humain. Octave, à qui la flatterie avait décerné le nom d'Auguste, malgré tant d'odieuses proscriptions : Octave-Auguste, échappé à dix conspirations tramées et conduites par les plus illustres Romains contre le second de leurs usurpateurs, et couvert du sang de tant de citoyens, découvre un conjuré, plus coupable qu'eux tous, dans l'ingrat Cinna, dans ce même Cinna auquel il a sauvé la vie, accordé les plus grands honneurs, sa confiance et la main d'Emilie ; auquel il vient de dire : « Cinna, par vos conseils, je retiendrai l'Empire ; Mais je le retiendrai pour vous en faire part… » Auguste, instruit de tout, mande Cinna, le convainc de la plus noire des trahisons, et ne l'en punit que par ces deux mots accablants…. Soyons amis, Cinna. Quel exemple pour des Rois !… Est-il pour eux de plus importantes leçons ? Ce n'est pas à vous, Monsieur, qu'il siérait de me répondre que les tragédies, ayant bien des Rois pour Acteurs, mais non pour spectateurs, doivent purger les passions de tous les hommes, et non celles du petit nombre de Souverains épars dans l'immense étendue des siècles et de l'univers. Vous savez mieux que moi, que non seulement de ce petit nombre d'hommes dépendent les calamités ou le bonheur du monde entier ; qu'au seul accent de leurs voix, la guerre obéissante, le flambeau de la discorde à la main, va parcourir la terre, joncher les campagnes de morts, couvrir la mer de voiles menaçantes, et teindre de sang les flots effrayés : qu'au son plus doux de ces mêmes voix, l'abondance, une couronne d'or sur la tête, va répandre ses richesses dans les climats les plus stériles, couvrir d'épis jaunissants des champs incultes et arides, changer de vastes déserts en de superbes cités, creuser des lacs, ouvrir des canaux, joindre les deux mers, combler les précipices, aplanir les montagnes, élever les eaux, animer le marbre, fondre les métaux, et faire naître enfin tous les arts. Vous savez encore quelle influence ont les mœurs des Rois sur les mœurs des Sujets ; que l'esprit, que les goûts des Princes deviennent ceux de leur siècle ; et vous sentez, comme moi, toute l'importance de purger en eux des passions funestes à tant de milliers d'hommes. Cependant, puisque je parlais de Cinna, j'observerai que cette tragédie peut être utile aux Sujets comme aux Rois ; car il me semble qu'il n'est point de spectateur qui, frappé de la générosité d'Auguste, ne se retire avec une disposition plus prochaine à pardonner et à faire du bien même à son ennemi, que ne serait en lui celle de se venger cruellement, après avoir assisté à la représentation d'Atrée : d'où je conclurai hardiment que si la tragédie d'Atrée a manqué le but que doivent se proposer les Poètes dramatiques, celle de Cinna y est manifestement parvenue. Je n'oublierais pas assurément Dom Sanche, si l'Auteur, comme vous l'avez très ingénieusement démêlé en parlant de Molière, n'eût, à l'exemple de ce fameux Comique, défiguré un si bel ouvrage par un dénouement postiche, contraire aux mœurs établies dans les quatre premiers actes de la pièce, et amené seulement pour ne pas blesser les préjugés de sa nation, et pour s'assurer davantage des applaudissements du parterre, qu'il a préférés aux éloges du sage et au but le plus noble qu'ait pu se proposer l'art dramatique. Si Dom Sanche n'était, jusqu'à la fin, que le fils d'un Pêcheur ; si ce fils d'un Pêcheur ne se trouvait pas tout à coup, je ne sais comment, l'héritier légitime du trône d'Aragon ; si ce fils d'un Pêcheur ne devenait Roi que parce qu'il aurait mérité de l'être par ses vertus, je crois que la pièce aurait bien pu être sifflée : mais on ne reprocherait pas à l'Auteur de n'avoir pas fait servir son art à déraciner l'une des plus extravagantes et des plus anciennes préventions des hommes. Est-ce que le fils d'un Pêcheur ne peut avoir en soi toutes les vertus qui font un grand Roi ? Est-ce que tous ceux qui naissent pour régner sont doués de toutes les vertus, comme de la toute-puissance ? L'histoire seule, sans les lumières de la philosophie, a résolu de tels problèmes. Est-ce que Corneille ignorait que la vertu fût préférable à la naissance, que les respects exigés par le pouvoir ne sont dus qu'au mérite, que les Grands, si sottement enorgueillis d'une longue suite d'illustres aïeux, en sont moins ennoblis que dégradés, s'ils cessent de leur ressembler ? Non : il ne l'ignorait pas ; mais il doutait de ses spectateurs ; ou plutôt il n'en doutait point. Il savait qu'une erreur ancienne devient sacrée ; qu'avec de l'esprit, on peut faire goûter aux hommes quelques vérités ; mais qu'avec plus d'esprit encore, on s'abstiendrait de les leur découvrir toutes : il savait que ces préjugés de naissance, que cette chimère, plus ridicule que celle des Fables, née de l'orgueil, nourrie par la flatterie, défendue par l'opinion, et couverte du voile épais des siècles, ne pouvait être attaquée impunément : il savait que les Grands lui pardonneraient de peindre leurs vices et leurs ridicules, et non de les dépouiller d'un éclat étranger, mais imposant, qui leur tient lieu du mérite qu'ils n'ont pas : il savait enfin qu'on aimait le merveilleux au théâtre, et c'est peut-être ce qui l'a déterminé à donner au vertueux Dom Sanche un père couronné. Peut-être a-t-il pensé que le fils d'un Pêcheur, élevé par son courage aux premiers emplois de l'Etat, instruit par le malheur à chérir l'humanité, exercé dans son obscurité aux vertus paisibles, et plus satisfait de mériter une couronne, que de la porter, était un personnage plus digne de charmer un Philosophe, que d'occuper un grand Poète : et pour m'expliquer enfin sur ce sujet, sans ambiguïté, ou Corneille n'osant déplaire aux Grands, a pris le parti de les flatter ; ou il n'a pas jugé que ses contemporains fussent assez avancés pour préférer le beau naturel au gigantesque, et la vérité aux fictions : j'abandonnerai donc cette production imparfaite, et avant de chercher de nouveaux exemples qui confirment mon opinion, je vais prévenir vos objections (autant qu'il sera en moi) et combattre les principes que vous avez quelquefois supposés, plutôt qu'établis. D'abord, je conviens que je suis un de ces partisans du théâtre, qui vous diront que si les Auteurs abusent du pouvoir d'émouvoir les cœurs, cette faute doit être attribuée aux Artistes, et nullement à l'art même : et j'avoue qu'en consultant mon cœur, à la fin de plusieurs pièces dramatiques, je me suis senti plus disposé à régler mes passions, qu'après avoir lu tous les Moralistes anciens et modernes : j'avoue aussi ingénument que je ne conçois pas comment « le théâtre purge les passions qu'on n'a pas, et fomente celles qu'on a. » Cette métaphysique est trop au-dessus de mon faible entendement : je la respecte donc, et me contente de prouver qu'il purge en nous les passions, que nous avons, par des moyens plus sûrs, quoique plus agréables, qu'aucun de ceux qu'ont employés tous les Philosophes, et tous les Ecrivains sacrés et profanes. C'est donc à l'examen de ces causes générales « qui doivent, selon vous, empêcher qu'on ne puisse donner à nos spectacles la perfection dont on les croit susceptibles », que je dois m'attacher d'abord. « Le théâtre (dites-vous), au lieu de faire la loi au Public, la reçoit de lui. » Cette proposition strictement énoncée me paraît bien captieuse : elle est vraie, à quelques égards ; mais dans le point, dont il s'agit ici, elle me semble contredite par l'expérience à laquelle seule, en matière de fait, on doit s'en rapporter. Il est indubitable que le théâtre, qui ne signifie rien autre chose que le Poète et les Acteurs, est soumis au Public, dont il reçoit la loi, puisque c'est du Public qu'il attend le blâme ou les applaudissements. Mais il n'est pas moins certain que le Poète a souvent ramené les spectateurs à une opinion qui n'était pas la leur : et en ce cas, c'est le Public qui reçoit la loi du théâtre, au lieu de la lui donner. Entre mille exemples que je pourrais alléguer de cette vérité, j'en choisirai un très peu intéressant par lui-même, mais qui, par cette seule raison, sera moins sujet à discussion, et je le tire du Misanthrope que vous avez si ingénieusement décomposé. Il s'y trouve un sonnet que le parterre commença par trouver bon : mais l'intention de Molière était que ce sonnet fût trouvé mauvais, comme il l'est réellement ; et les spectateurs, contents ou non contents du piège qui leur avait été tendu, en pensèrent tous, en sortant, comme l'Auteur. Vous soupçonnez que les crimes de Phèdre et de Médée pourraient bien ne pas être plus détestés à la fin de ces pièces, qu'au commencement : et satisfait de votre doute, vous vous écriez impétueusement, « que toutes ces vaines prétentions approfondies sont puériles et dépourvues de sens ! » et pour convaincre votre incrédulité, vous voudriez simplement qu'on vous montrât, sans verbiage, par quels moyens on pourrait produire en nous des sentiments que nous n'aurions pas. Mais en bonne foi, Monsieur, vous et Platon, qui bannissez les théâtres de vos Républiques, avez-vous pu tous deux exiger des hommes un tel prodige ? Si vous ne leur demandez, comme je dois le croire, puisque j'écris à un Sage, que des efforts humains, je vous apprendrai, après l'avoir appris de Corneille, qui n'était pas un mauvais Philosophe, quoiqu'il fût un grand Poète, quels sont les moyens que l'art dramatique emploie pour purger les passions. Voici ses propres mots : « La punition des méchantes actions et la récompense des bonnes, employées de nos jours, n'était pas en usage dans le siècle d'Aristote : ce Philosophe écrivait après Platon qui bannit les Poètes tragiques de sa République, parce qu'ils remuent les passions trop fortement ; et comme il écrivait pour le contredire, et montrer qu'il n'est pas à propos de les bannir des Etats bien policés, il a voulu trouver cette utilité dans les agitations mêmes de l'âme, pour rendre les Poètes recommandables par la raison même sur qui l'autre se fonde pour les bannir : mais ce fruit, qui peut naître des impressions que fait la force de l'exemple, lui manquait. » Voilà, ce me semble, un précepte constant, dont je crois que j'ai montré l'application dans Cinna. Mais allons plus avant. Si l'amour de l'honnête et du beau n'était pas en nous, l'Auteur ne l'y porterait pas : mais c'est parce qu'il y est, que les Poètes dramatiques vont l'y chercher, et qu'ils l'augmentent. Mais (insistez-vous) comment l'augmentent-ils, si le spectateur s'acquitte de tout ce qu'il doit à la vertu, par l'hommage qu'il lui rend, et ne la pratique pas ? Vous connaissez donc, Monsieur, la véritable cause de toutes les actions vertueuses faites par les hommes depuis qu'on a représenté devant eux des tragédies ? Si Alexandre, en lisant l'Iliade, conçut le dessein de surpasser les exploits d'Achille, qui sait combien la clémence d'Auguste, depuis sa première représentation, a conservé de têtes dans l'Europe ? « Rien de tout ce qui paraît au théâtre (continuez-vous) ne nous convient, parce que nous y voyons toujours d'autres êtres que nos semblables, et que le tragique les met au-dessus de l'humanité. » Mais le raisonnement est aisé à faire du moindre au grand : « Et si un Roi, pour trop s'abandonner à la vengeance, tombe dans un malheur si grand, qu'il excite la pitié, à plus forte raison celui, qui n'est qu'un homme du commun, doit tenir la bride à de telles passions, de peur qu'elles ne l'abîment dans un pareil malheur. » Et c'est parce que les hommes rabattront assez de la vertu, qu'il faut leur en montrer de plus grands modèles. D'ailleurs, les hommes se montrent quelquefois, au théâtre, dans leur grandeur naturelle ; Sertorius et Pompée n'ont rien de gigantesque, et le siècle précédent vit naître deux Héros que Corneille peut-être avait pris pour ses modèles, « sans se proposer pour objet ce qui n'est point, ni laisser, entre le défaut et l'excès, ce qui est. » S'il est vrai qu'à force de vouloir instruire les spectateurs, on ne les instruit plus ; il faut convenir que toutes les productions de l'esprit auront du moins le même sort, et qu'on doit cesser d'écrire ; et ce n'est certainement pas l'avis de vos lecteurs. Si c'est par des moyens extraordinaires qu'on parvient à montrer le vice puni, et la vertu récompensée, il faut s'en prendre à l'Artiste, et non pas à l'art : c'est aussi la faute des Poètes dramatiques, si l'utilité publique n'est pas l'objet qu'ils se proposent, ou s'ils s'en écartent, parce qu'il serait un obstacle à leur succès ; et c'est à ce point seul, que je prétends ramener la question. Il suffit de montrer des pièces qui soient et agréables et utiles, de trouver des Auteurs qui aient su plaire et instruire, pour que l'on tire des faits ces deux conclusions : l'une, qu'il est des moyens employés par les Poètes dramatiques, pour purger en nous les passions ; l'autre, que les Auteurs, qui se contentent de plaire, négligent l'objet le plus noble de leur art. Reste donc à examiner quelques exemples donnés par vous, et à vous en opposer d'autres qui, leur étant contraires, suffisent pour mettre la vérité dans tout son jour. Je ne comprends pas bien tout ce que vous dites à l'égard de Mahomet : vous qui blâmez les détours que prend Alceste, quand il parle à l'homme au sonnet, que ne réprouviez-vous, sans balancer, les mœurs de cette sublime tragédie ? Car si, malgré le génie de Mahomet, la vertu de Zopire l'emporte sur lui, sera-ce une école dangereuse, que celle où la vertu obtient un si beau triomphe ? Et pourquoi, si le cœur de l'homme (comme vous le dites quelque part) est toujours droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui, pourquoi cette pièce ferait-elle de ses auditeurs plus de Mahomet que de Zopire ? Il leur est plus commode et plus facile d'avoir la vertu de Zopire, que le génie de Mahomet : et, selon vous, Zopire écrase Mahomet par sa seule vertu. Quant à ce que vous dites de Thyeste, qui a trouvé grâce devant vos yeux, comme devant ceux d'Aristote, je vous avouerai encore que l'avis de ce Philosophe ni le vôtre même ne peuvent l'emporter sur les raisons que Corneille a eues de regarder ce personnage comme peu propre au théâtre. Du reste, quoique vous approuviez le rôle de Thyeste ; les massacres des gladiateurs ne vous paraissent pas si barbares que le spectacle d'Atrée ; et vous en attestez l'effroi de vos lecteurs ; et moi, j'en appelle à leur raison. D'ailleurs, votre éloquente hyperbole est un bel éloge de la Poésie ; et vous lui rendez bien en honneurs, ce que vous lui ôtez en utilité. Si les tragédies de Phèdre, de Sophonisbe, des Horace, d'Agamemnon, d'Atrée, etc. etc. sont intéressantes, mais dangereuses ou indifférentes aux mœurs ; si elles nous accoutument à des forfaits qu'on ne devrait pas supposer possibles ; si elles opèrent des prodiges si frappants ; qui osera fixer les degrés et marquer les bornes de l'utilité où parvient cet art magique, quand le génie du Poète s'allume au feu de la vertu ? Ne supposons rien : jugeons de ce qu'on peut faire, par ce qui est déjà fait. Rendons justice à l'Electre de l'immortel Crébillon. Voyez avec admiration sortir du cerveau créateur de ce grand Poète un Palamède ; supérieur peut-être à Burrhus, avec lequel l'ignorance et l'envie affectent de le confondre ; écoutez-le, ou consultez le cœur de ceux qui l'écoutent : en est-il un qui n'éprouve du moins le désir momentané de lui ressembler ? Interrogez le plus vicieux des courtisans, et lisez sa réponse dans sa confusion. Ce n'est point par de froids raisonnements, que l'esprit de l'Auteur parle à l'esprit des spectateurs ; de pareilles armes s'émoussent trop aisément contre des passions : c'est la passion même du devoir, c'est l'amour de la vertu qui nous enflamme, parce que Palamède en est lui-même enflammé. Quelle connaissance du cœur humain ne suppose pas l'admirable scène de ce vertueux Grec, entre Electre et Oreste son frère ? Quel effort de génie ! Ce n'est point ici le vice forcé à reconnaître l'empire de la vertu ; c'est la vertu mise aux épreuves les plus cruelles, luttant contre elle-même, triomphante par ses propres forces, et supérieure à l'infortune : il faut lire la scène même, pour en bien concevoir tout le mérite. Et si la Poésie dramatique fait tant de ravages par les moyens qu'elle emploie quelquefois, comment de moyens contraires, employés par le même génie, ne pourrait-il résulter aucun bien ? C'est un problème, Monsieur, dont la solution n'appartient qu'à vous. Je rejette une foule de Pièces dont les beautés et l'utilité surpassent les défauts et les inconvénients ; dans le dessein où je suis de traiter, quelque jour, cette matière plus amplement. Mais je n'ai pas envie d'oublier l'Alceste (de M. de la Grange-Chancel), (composition médiocre peut-être à quelques égards qui ne sont point de mon sujet). Quelles leçons pour les rois et pour les peuples ! C'est une Reine qui donne au monde l'exemple de la fidélité conjugale : c'est une Reine qui meurt pour son époux abandonné par des amis ingrats, et de timides Sujets…. Quel tableau !… C'est un époux, c'est un amant qui renonce à une épouse adorée : sacrifice plus grand que celui de la vie…. En voilà assez pour arracher des larmes…. Mais quel plan pour l'utilité du genre humain !… quels caractères !… Je vois un Hercule, un fils de Jupiter, plus grand que ce Dieu lui-même, embrasé d'un feu cruel qu'il a cru légitime, sensible encore à l'amitié, se vaincre pour elle, triompher de l'Amour, comme il avait triomphé de la mort, et rendre croyables, par cet effort, tous les prodiges que la Fable attribue à ses forces plus qu'humaines. Si de pareils spectacles corrompent les mœurs d'un peuple, j'ai tort ; et il faut fermer tous les théâtres. Je vous citerai encore Alzire, à laquelle vous ne refuserez pas du moins l'avantage de présenter un beau contraste des mœurs des chrétiens, et des mœurs d'un peuple nouveau ; et d'avoir fait triompher glorieusement le christianisme, sans le secours de la foi, par la raison seule et par le sentiment, qui est encore plus sûr qu'elle. Vous direz au moins de cette pièce, ce que vous avez dit de nos comédies modernes, qu'elle vaut bien un sermon ; et je n'en veux pas davantage. Examinons présentement « si les Poètes comiques n'ont trouvé que dans le vice un instrument propre à réussir, et si leur théâtre est une école de mauvaises mœurs. » Vous y voyez, avec plaisir, des Constance et des Cenie : pourquoi ces grands modèles ne seraient-ils point imités ? N'avez-vous jamais été frappé de la représentation du préjugé à la mode ? Les larmes des spectateurs ne vous semblent-elles pas l'éloge de leurs mœurs et de celles du Poète ? J'ajouterai que cette pièce a corrigé les hommes : car s'il est encore des maris infidèles et dissipés, il n'en est plus qui rougissent d'aimer leurs femmes, et d'avouer leur amour. Passerai-je sous silence le Méchant ? L'Auteur s'est servi du moyen qu'avait imaginé Molière, et son ouvrage est d'autant plus utile à l'humanité, qu'il a attaqué le vice qui lui est le plus contraire, et qu'il l'a combattu avec les seules armes qui pussent lui porter quelque atteinte. Sans doute, quoique ait fait M. Gresset, il existe encore des méchants ; mais du moins ils ne font plus vanité de l'être : ils ne sont plus applaudis ; et le vice ne paraît plus sans masque. N'oublions pas le Dissipateur (de feu M. Néricaut Destouches), ne fût-ce que pour cette leçon sublime, donnée par un valet, qui offre le peu qu'il possède à son maître qui a dissipé d'immenses richesses. C'est à ces traits touchants, que l'auditoire fond en larmes, et (comme l'a très bien remarqué M. Gresset) qu'on entend le cri de la nature : est-ce ici le vice qui domine ? Et l'Auteur n'a-t-il pas, sans lui, trouvé les moyens de toucher et de plaire ? J'ose, Monsieur, en appeler à vous-même. Je ne puis finir sans citer encore un ouvrage moderne, plus louable que loué ; je veux parler du faux Généreux. J'y vois un fermier honnête homme, réduit à la dernière misère par la dureté d'un maître avare et fastueux, et conduit en prison : je vois le fils de cet infortuné captif, racheter la liberté de son père au prix de la sienne : quel contraste touchant ! Quelle école pour des enfants en qui le vice n'a pas encore étouffé tout sentiment naturel ! Pensez-vous, Monsieur, qu'un pareil spectacle ne fasse couler que des larmes stériles ? L'humble vertu est-elle peinte, dans ce tableau, sous des traits qui vous semblent peu dignes d'elle ? Et demanderez-vous aux spectateurs, de quoi leur aura profité la pièce, où des sentiments si vrais et si respectables sont mis en exemple ? C'est donc la faute des Artistes, s'ils ne font pas servir leur art à l'instruction des spectateurs, comme à leur plaisir. Ah ! Monsieur, était-ce à vous de chercher à dégrader un art si noble, un art pernicieux peut-être à Genève, mais utile et même nécessaire parmi nous ? N'était-il pas plus digne d'un Ecrivain éloquent, d'un Philosophe, d'échauffer le génie des jeunes Poètes, de leur montrer la vertu qui les attend au bout de leur carrière, une couronne civique à la main ?