Mathieu Lefebvre de La Porte

1607

Prologue de La Porte, Comédien

Édition de François Lecercle
2014
Source : Mathieu Lefebvre de La Porte, Prologue de La Porte, comedien, [s.l.], [s.n.], 1607.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[TITRE] §

Prologue de La Porte Comedien
prononcé à Bourges, le neuf de Septembre 1607.
contre Les Jésuites qui le voulaient empêcher de Jouer
sur peine d’excommunication à tous ceux qui iraient
I.

J’eusse été bien content de ne plus paraître ici pour y faire montre de mon ignoranceII, laissant ce faix à ceux qui mieux versés que moi en l’éloquence, ou pour mieux dire, nourris en l’école de Mercure, savent par une exorde doucement fluide, concilier l’oreille des auditeurs, poussent vivement une narration bien suivie, confirment doctement et non pédantesquement toutefois leur dire de rares exemples, et enfin le concluent si subtilement qu’ils semblent en être sortis sans qu’on s’en soit aperçu. Mais mon insuffisance en toutes ces parties m’ayant déjà comme exilé de la scène, voici que la médisance de nos ennemis m’y a contraintement rappelé. C’est donc une très juste défense que j’entreprends ici contre un très injuste agresseur ; et c’est aussi pourquoi j’en espère la gloire et l’honneur, favorisé premièrement du droit et de l’équité, et secondement de l’honorable présence de tant de beaux esprits, de solides jugements, que j’implore pour arbitres de ma cause. Je serais véritablement plus ladreIII que les ladres dont il parlait, si ressentant ses injurieuses pointes, je ne me plaignais de l’ignorance d’un chirurgien si mal expert que, au lieu de quelque baume ou médicament lénitif propre à la consolidation des plaies récentes, y veut appliquer, comme aux ulcères envieillis, gangrenés, eschionnésIV et hors d’espoir de toute guérison, le feu, le rasoir et le cautère ardent du premier coup. Car quelle apparence de vouloir faire croire à tout le monde que les comédiens et ceux qui les voient sont entachés de cette lèpre spirituelle qui conduit les corps et les âmes en leur éternelle ruine. Et quelle calomnie effrontée d’appeler publiquement enchanteurs et magiciens ceux qui n’ont jamais été notésV de la seule pensée d’avoir voulu minuterVI et calculerVII la vie de leur prince par sorts, charmes et caractères comme quelques autresVIII. Je leur eusse volontiers répondu : Cura teipsum, medice !IX Mais si les comédiens et la comédie sont tels qu’il dit, pourquoi l’apprennent-ils à leurs disciples ? S’ils disent que la leur n’est point mercenaire, à quelle occasion exigent-ils argent à bonne et grosse somme de ceux auxquels ils donnent leur tragédie à représenter, somme qui se monte le plus souvent à trois et quatre cents écus ?X Ce sont, diront-ils, honorables exactions, et non pas de mendier cinq sols à une porte. Leurs effets sont donc tellement répugnants à leur précepteXI en ceci que tout homme d’esprit mettra aussi peu de foi aux uns qu’aux autres. Je confesse de vrai et voudrais opiniâtrement maintenir, contre ceux qui le voudraient contester, que le service de Dieu doit être préféré, non seulement à la comédie, ains à tout autre œuvreXII, quelque utile et nécessaire qu’il soit. Mais, comme il y a douze heures au jour, elles se peuvent tellement diviser que nous pouvons et prier Dieu et nous récréer de quelque honnête passetemps, entre tous lesquels je n’en sache point de comparable à la comédie, ou plus tôt à la tragédie, puisque c’est l’unique poème où nous avons arrêté nos graves et sérieuses actions, laissant la comédie (cloaque d’impudicité) en l’état où les étrangers l’ont réduite aujourd’hui, à ceux qui la voudront voir ou exercerXIII. Et afin qu’on sache que je n’en parle pas ignoramment et à vue de paysXIV, comme on dit, je vous veux montrer comme saint Thomas d’Aquin embrassant la défense de la comédie a prononcé l’arrêt sévère mais très juste dû à nos ennemis, en son livre au titre Du Jeu, quest. 22, en ces paroles : « Ludus est necessarius ad conservationem et conversationem vitæ humanæ ; ad omnia autem quæ sunt conversationi humanæ necessaria deputari possunt aliqua officia licita : et ideo etiam officium histrionum quod ordinatur ad solatium hominibus exhibendum, non est secundum se infame aut illicitum ; nec sunt in statu peccati dummodo moderate ludo utantur. Undè illi qui moderate eis subveniunt non peccant sed justè faciunt mercedem ministerii eorum eisXV tribuendo. Et licet D. Augustinus super Johannem dicat : quod dare res suas histrionibus vitium est immane, hoc intelligi debet de illis qui sua in tales superflue consumuntXVI. » Ce sont paroles de S. Thomas, de l’autorité duquel je me fusse contenté s’il eût été simplement question de vous prouver que la libéralité est plus honnête que l’avarice, le parler plus nécessaire que le silence et la vertu plus louable que le vice, car cela se défend assez de soi. Mais d’autant qu’il s’agit du maintien d’une profession ancienne et honorable que chacun tâche d’opprimer, avilir et ruiner du tout, je croirai n’encourir le titre de présomptueux, importun, ni pédant, si je vous allègue, outre S. Thomas, six autres docteurs illustres et modernes de l’ordre des PrêcheursXVII, qui pour être tous conformes et avoir suivi presque le texte du précédent, je ne coteraiXVIII que selon les lieux où ils en ont traité. Le premier est Antonius Artesius Florentin en la 3e partie de sa Somme, titre 8, chap. 4e, session 12XIX. Le second Regnerius Pisanus en sa Somme dicte Pantéologie, chap. 7XX. Le troisième est Johannes VigneriusXXI en son Institution au traicté de la Tempérance vers la fin, verset 12, au titre De Eutrapeliâ. Le quatrième est Cardinalis Cajetanus en sa Somme au discours des ComédiensXXII. Le cinquième Armilla en sa Somme au même proposXXIII. Le sixième et dernier Summa Tabiena sur le même sujetXXIV. Ce sont ceux qui contre l’opinion de nos docteurs fantastiques, et suivant celle de S. Thomas, tiennent et maintiennent notre profession non seulement honorable, ains utile et très nécessaireXXV ; affirmant outre qu’elle se peut exercer illaesa conscientiaXXVI, mot qui en son emphase coupe la gorge à nos censeurs contre lesquels il eût suffi, si c’étaient gens qui voulussent recevoir la doctrine ecclésiastique pour règle de leurs opinions. Mais à des machiavélistes qui moulent la piété à la police et la police à leur volonté, il nous faut purger de tous points et voir si nos actions irrépréhensibles par les lois divines le peuvent être par les humaines, si elles sapent les fondements de la monarchie ou si elles divisent les cœurs des sujets de l’obéissance de leurs princesXXVII. Les assemblées publiques qui se font à notre sujet y répugnent duXXVIII tout, vu qu’il n’y a rien, disait Lycurgue, premier et plus grand législateur de son temps, plus propre et nécessaire à la manutention de la paix que la société, occasion qu’il contraignitXXIX ses citoyens de manger tous ensemble le brouet lacédémonien à la manducation duquel l’honnête familiarité et la paisible société suivies des graves discours de ces doctes personnages servait comme d’entremet, de sauce, d’appétitXXX et de friandise et délicatesse à cette soupe noire, fade et de mauvais goût. Voilà comment notre profession causant ces assemblées, et elles unissant les volontés au lieu de les diviser, et bien souvent liant les cœurs envieillis de haine du vrai nœud de l’amitié nous purgeXXXI de ce côté-là. Mais, diront-ils, vos représentations, qui ne touchent que les Rois, les Princes et les monarques, élevant tantôt un et déprimant tantôt l’autre, [ne] sont-elles point de mauvaise odeur au nez de leurs semblables qui les voient et entendent représenter ? Au contraire, pauvres gens, [ne] reconnaissez-vous pas que ces salutaires enseignements, ces louables préceptes et ces doctes exemples qui y sont contenus sont les vrais antidotes à ce poison de flatterie duquel vos semblables ont accoutumé de briguer leurs faveurs, l’absinthe de tels remèdes (venant de notre part) leur étant d’autant plus facile à recevoir que démêlé et détrempé en la douceur du plaisir qui accompagne notre théâtre, ils y sentent moins de fiel et d’amertumeXXXII. Ainsi donc notre profession est et utile et délectable et au Prince et à ses sujets, nous purgeant outre tout cela de tous attentats, de tous crimes de lèse-majesté divine et humaine, qui ne nous banniront jamais, aidant Dieu, de l’agréable clarté de ce grand soleil de clémenceXXXIII, aussi doux et prompt au pardon que vaillant et courageux aux alarmes. La licence que sa bonté nous a concédée jusques ici de tirer l’épée et de mettre toutes sortes d’armes à la main en sa présence, avec autant de franchise et de liberté que en ce lieuXXXIV, nous lave de toutes calomnies, montrant la créance qu’il a que nos armes non plus que nos âmes ne sont faites que au détriment et à la ruine de ses ennemisXXXV. Ceux qui en portent les honorables marques n’en peuvent être démentisXXXVI, puisque la vérité parle toujours pour eux. Cachez-vous donc, calomniateurs insensés, ou guérissez vos vieux ulcères avant que sonder les plaies que votre venimeuse morsure nous a faites, car nous ne sentons aucune autre que celle-là, aucun ver qui nous poigne la conscience d’un mordant repentir. Nos actions sont ouvertes comme nos cœurs : Notre Roi les voit journellement, y prend plaisir et les approuve. Les Princes en général y consentent ; les Gouverneurs de ses provinces les favorisent, et les magistrats les permettent, en temps et lieu toutefois, et sans rien confondre du nécessaire au délectableXXXVII. A qui vous prendrez-vous donc, à ces bateleurs ? à ces magiciens ? Oui, vous crierez toujours la même chanson, quand le discours vous manquera ou que vous ne saurez à qui parler. Mais que faites-vous, misérables ! Vous ressemblez ceuxXXXVIII qui pour raser une forteresse inexpugnable commencent par les couvertures du logis afin d’en saper les fondements. Otez donc les Rois, chassez les Princes, bannissez la noblesse, exilez les beaux esprits, dépeuplez le monde d’habitants, et lors il n’y aura plus ni comédiens ni comédie. Car, puisque la terre en sa circonférence n’est qu’un théâtre, et les citoyens d’icelle que les acteursXXXIX, qui y représentent diversement leur personnageXL, comme il a plu au Tout-Puissant les leur approprierXLI, vous ne pouvez faire que la comédie soit sans monde, ni le monde sans comédie. SiXLII chacun avait à prouver l’antiquité de sa profession, nous l’emporterions de beaucoup. Mais c’est assez pour cette fois, vous protestant néanmoins que, si vous continuez vos contuméliesXLIII, je vous montrerai par effetXLIV que la comédie n’est point si désertée de beaux esprits qu’il ne se trouve encore quelque âme généreuseXLV qui courageusement repoussera vos médisants assauts. SiXLVI vous ne changez les opinions erronées que vous avez conçues de nous et de notre profession, je croirai que votre malicieuse ignorance a de beaucoup surpassé la pieuse science des gens de bien que j’ai allégués en notre défense, en la créance desquelsXLVII je me résoudraiXLVIII de continuer cette profession pour y chercher ma perfection, tenant mes labeurs bien employés et mes travaux mieux salariés que je n’oserais espérer, pourvu que le contentement de vos esprits, illustres spectateurs, suive d’aussi près mes souhaits que mon désir suit la recherche de votre bienveillanceXLIX.