Laval, Paul Antoine

1758

P.A. Laval comédien à M. Rousseau

Édition de Maxime Chagnot-Hantz
2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Source : P.A. Laval comédien à M. Rousseau Laval, Paul Antoine p. I-VIII; p. 3-190 1758
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).
{p. I}

AU LECTEUR. §

Quand on parle raison et qu’on dit la vérité, on est persuadé d’être favorablement accueilli. En douter, c’est faire injure au Public. Aussi ne me mettrai-je point humblement à genoux dans une Préface pour réclamer l’indulgence du Lecteur. Le fonds de mes raisonnements est vrai, juste et solide ; en voilà assez pour mériter son approbation. Ai-je eu l’art d’y joindre la délicatesse et l’agrément du style ? ce n’est pas à moi à en juger. Si mon livre ennuye, j’aurai beau {p. II}prier qu’on le lise, on n’en fera rien : s’il plaît, à quoi bon affecter une inutile modestie ? Dois-je cependant refuser à l’amour propre un tribut qui lui est dû, et; qu’on lui prodigue quelquefois avec d’autant plus de fatuité, qu’on paroît déterminé à ne le lui point accorder ? Je hais la dissimulation, et; je pense tout haut. C’est donc pour moi-même que je préviens du peu de tems que j’ai mis à composer ce petit volume. Pourquoi, me dira-t-on, vous être si fort précipité ? Le Public ne vaut-il pas bien la peine que vous limiez ce que vous osez lui présenter ? Qui en doute ? et; qui doit connoître mieux qu’un Comédien tout le respect qu’on doit {p. III}à ce Public ? Si je n’ai pas mis la derniere main à mon ouvrage, ce n’est ni par négligence, ni par caprice, ni par défaut de respect ; il falloit arrêter promptement le poison dont j’appercevois les symptomes. Il eut été bien plus flateur pour moi de présenter l’antidote sous une forme agréable. J’ai sacrifié mon intérêt personnel à celui de tous mes camarades. Dix-sept jours m’ont suffi pour composer mon Manuscrit, et; pendant cet intervalle je n’ai pas laissé de remplir mes devoirs. Si l’on rencontre quelques fautes d’impression, c’est une suite de la promptitude avec laquelle les Ouvriers ont travaillé, je crois pourtant {p. IV}qu’elles y sont assez rares ; et; j’ai fait mettre à la fin du Volume un Errata pour corriger les plus grossieres.

Je n’ai point entrepris de refuter Mr. Rousseau en matiere de Religion ; j’ai peut-être assez d’étude de Théologie pour avoir pû hazarder la dispute. Si je ne l’ai pas osé, c’est moins par la crainte de succomber sous la force de ses Argumens, que par vénération pour ce qui en fait le sujet. Il n’auroit pas fallu d’ailleurs être fort savant pour le terrasser à cet égard. J’aurois eû pour moi la vérité. Que le mensonge est foible devant elle ! J’ai donc appréhendé de mêler des Dissertations de Dogme à l’examen des piéces {p. V}de Théatre, je crois avoir eu raison.

Au surplus, quand je dis qu’il m’eût été facile de convaincre mon adversaire, qu’il raisonne plus mal sur la Théologie, ou du moins plus dangereusement qu’il ne fait sur la Comédie, je ne prétends point parler de Controverse, ni attaquer les Religions adoptées. Ce n’est point mon affaire. Content de la mienne, je ne déclame contre celle de personne ; mais je dis qu’il n’auroit pas été fort difficile de s’élever avec avantage contre un homme qui sappe les fondemens de toute espece de Religion Chrétienne en abolissant la Foi.

Quand un homme ne peut croire ce {p. VI}qu’il trouve absurde, ce n’est pas sa faute, c’est celle de sa raison ; et; comment concevrai-je que Dieu le punisse de ne s’être pas fait un entendement contraire à celui qu’il a reçu de lui ?

Si l’on ne voit pas là dedans l’anéantissement de la foi, et; le principe de l’incrédulité dans le refus de l’intelligence que le Créateur fait à sa créature, c’est qu’on ne voudra pas le voir. Quelles conséquences faudroit-il tirer de-là ?

Je ne suis pas plus scandalisé que ceux qui servent un Dieu clément rejettent l’Eternité des peines, s’ils la trouvent incompatible avec sa justice. Qu’en pareil cas ils interprétent de leur mieux les Passages {p. VII}contraires à leur opinion, plutôt que de l’abandonner, que peuvent-ils faire autre chose ?

Ainsi chacun va être le maître des articles de foi les plus importans, en interprétant à sa guise les Passages de l’Écriture. Cette morale n’est pas plus admise à Genève qu’à Paris, et; tout bon Protestant, comme tout bon Catholique, ne se permettra jamais des sentimens si contraires à la croyance qu’on doit aux Mysteres de Foi, quoiqu’ils paroissent incompatibles avec les lumieres de notre foible raison. Le Calviniste et; le Romain sont persuadés qu’ils doivent adorer un Dieu en trois Personnes, ils ne comprennent {p. VIII}pourtant ni l’un ni l’autre comment trois ne font qu’un.

Mais je tombe dans l’inconvénient que je voulois éviter, je m’en répens, et; je me tais.

{p. 3}

P.A. LAVAL A M.J.J. ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE. §

Faut-il avoir autant d’esprit que vous, Monsieur, pour répondre à l’Ouvrage que vous venez de donner au Public avec la noble et; généreuse intention de dénigrer des gens qui ne vous ont fait aucun mal ? Non sans doute : il suffit, je crois, de l’avoir bon. Sous le masque spécieux du patriotisme, vous vous croyez en droit d’exhaler une bile odieuse, et; pour prouver que l’établissement de la Comédie à Genève y seroit nuisible, vous taxez tous les Acteurs d’être insolens, vicieux, fourbes et; frippons. Voilà le précis de votre Livre. {p. 4}Avouez de bonne foi que si vous aviez pu par votre seule accusation inspirer vos sentimens d’aigreur à tout le monde, vous vous seriez dispensé de travailler à prouver que la Comédie ne peut absolument pas être une École de bonnes mœurs. Il a fallu envelopper la calomnie, et; pour lui donner plus de cours, vous vous êtes avisé d’accumuler des principes faux dont vous avez tiré de frivoles conséquences. Vous les avez exposé avec tout l’art et; toute l’élégance dont votre plume est capable. Vous en avez enfin composé un Volume de 264. Pages, qui pourroit bien faire réjaillir sur son Auteur un vernis de méchanceté, en échange de celui dont il a fait usage pour flétrir des gens à talens, qu’un préjugé déjà trop barbare autorise le menu peuple à mépriser.

Ne pensez pas, Monsieur, que je veuille devenir l’apologiste de la Comédie et; des Comédiens, je pourrois peut-être avec raison l’être de l’une, je ne veux pas l’être des autres. Dépouillé de toute espece de prévention à cet égard, je sens le vuide du Spectacle, comme j’en connois l’utilité. Je suis {p. 5}également impartial sur la Profession du Comédien ; mais loin de la regarder comme infamante, je soûtiens et; je prouverai qu’elle est honnête, utile, nécessaire même, et; que ce ne peut être que les mauvaises mœurs du Comédien qui la deshonorent. Ce deshonneur lui est commun avec toutes les autres, que les hommes, de quelque espece de condition qu’ils soient, pourront rendre méprisables quand ils se feront mépriser eux-mêmes.

L’état de Comédien n’auroit assurément rien de flétrissant si tous ceux qui l’ont embrassé dans son principe, s’étoient comportés comme beaucoup d’Acteurs de nos jours. Il n’est donc pas infâme par lui-même, et; tous ceux qui l’exercent ne sont pas tels que vous les dépeignez. Tâchons de vous démontrer cette vérité. Si je ne suis pas aussi correct et; aussi fleuri que vous dans mon style, je serai plus juste et; plus vrai. On n’y rencontrera point d’ailleurs tant de sel, parce que je n’ai point de méchancetés à dire.

Avant d’entrer dans le détail de toutes les raisons bonnes ou mauvaises que vous employez à noircir les Comédiens, remontons {p. 6}à l’origine des Spectacles. Les Grecs, réputés pour les plus sages d’entre les hommes, sont les premiers inventeurs de la Tragédie et; de la Comédie. Leurs Acteurs étoient leurs Prêtres. Pour encourager les Spectateurs à la vertu, ils ne trouvoient rien de plus frappant que de faire revivre sur la Scene les Héros dont on célébroit la valeur et; les actions glorieuses. Vouloient-ils inspirer l’horreur du crime ? Ils parloient tout à la fois aux yeux et; aux oreilles, et; s’exprimoient bien plus éloquemment en représentant un tyran occupé à consommer ses forfaits, que s’ils s’étoient contentés d’un simple récit de déclamateur. Voilà l’origine de la Tragédie qui n’avoit assurément rien que de louable dans son invention, et; conséquemment ses Acteurs loin d’être méprisables et; méprisés, étoient au contraire honorés avec beaucoup de distinction. Ils le seroient encore aujourd’hui si la succession des temps, qui peut avilir et; dégrader les meilleures choses, n’eut fait changer de face à cette Profession.

L’avidité du gain et; la curiosité du peuple persuaderent peu à peu à des gens sans {p. 7}ressource qu’ils pourroient aisément faire le métier d’acteur. Ils se rassemblerent dans les places publiques, et; là élevés sur deux treteaux, ils furent à l’égard des véritables Comédiens, ce que sont à peu près vis-à-vis de nos Prêtres ces misérables vendeurs d’images, qui avec une apparence de dévotion, s’érigent en Prédicateurs, et; rassemblent le menu peuple qui paye leurs sermons par l’achat d’un St. Suaire ou d’un Cantique de St. Hubert.

La licence, la mauvaise foi et; la crapule de ces méprisables Baladins les rendit bientôt l’objet de la haine et; du dédain public. L’ignorance leur donna le nom de Comédiens, parcequ’ils parurent dans un temps et; dans des pays où ceux qui auroient pu mériter ce titre comme successeurs et; émulateurs de ceux que la Gréce avoit honorés, ne se rencontroient plus.1 Cette espéce {p. 8}de vermine se répendant insensiblement par tout, elle inspira tant d’horreur que l’opprobre en rejaillit encore aujourd’hui sur des gens dont l’état est aussi éloigné de cette infamie que nos Ecclésiastiques le sont des Prédicateurs du Pont-neuf. Cette comparaison est sans doute beaucoup trop foible encore, puisque ces vendeurs de fausses reliques, disent du moins de bonnes choses, au lieu que ces indignes farseurs se faisoient une étude d’exciter les ris de la vile populace, par des ordures, et; souvent des impiétés. Voilà contre qui les Magistrats et; les Prêtres ont été en droit de sévir ; l’abus du nom de Comédien chez les Anciens comme chez nous est donc sans contredit l’origine de toutes les indignités dont mille honnêtes gens sont depuis long-tems les victimes.

Il n’est pas aisé, Monsieur, de faire tomber un préjugé qu’une longue suite d’années a si fort enraciné contre ce nom, et; que la discipline de l’Eglise autorise dans divers pays ; mais il est certain que si la Comédie et; les Comédiens avoient toujours été tels qu’ils ont été dans leur origine chez les Grecs, et; {p. 9}qu’ils sont aujourd’hui, ils n’éprouveroient point en France les rigueurs des censures Ecclésiastiques, et; le peuple penseroit aussi avantageusement sur leur compte que les gens éclairés. Que n’est-il aussi facile de dessiler sur cet article les yeux du grossier public et; de concilier les intérêts qui obligent différentes Puissances à ne point retracter les censures qu’elles ont portées contre la Comédie, qu’il est aisé aux Acteurs d’aujourd’hui de prouver que si d’autres qu’eux n’avoient point porté le nom de Comédien, ils jouiroient des prérogatives que les talens doivent mériter aux hommes.2

Avant de fournir la preuve de ce que j’avance, examinons successivement toutes les raisons que vous emploiez pour forcer vos Lecteurs à partager vos sentimens de mépris et; d’indignation contre les Spectacles.

{p. 10}« Demander, dites-vous, si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c’est faire une question trop vague, c’est examiner un rapport avant que d’avoir fixé les termes. Les Spectacles sont faits pour le peuple, et; ce n’est que par leurs effets sur lui qu’on peut déterminer leurs qualités absolues. »

Pourquoi, Monsieur, trouvez-vous qu’on ne peut répondre si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes ? Est-ce par la crainte d’avouer qu’ils peuvent être bons que vous ne voulez décider de leur valeur que par l’impression qu’ils font sur les Spectateurs. Il s’agit dans votre premiere proposition de décider s’ils sont bons en eux-mêmes. Je ne vois pas qu’il soit impossible de déterminer leur mérite intrinséque, avant d’avoir fixé leurs effets. Je dis donc que les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, suivant ce qu’ils sont par leur propre nature. Un combat de Gladiateurs qui s’égorgent est un mauvais Spectacle en lui-même, parce que l’Homicide est un crime. Une Course, une Joûte, un Carrousel est un bon Spectacle en lui-même, {p. 11}parceque l’adresse est une bonne qualité. La bonté de leur nature ne dépend donc pas de leurs effets, mais au contraire leurs effets dépendent de la bonté de leur nature. Ce n’est donc point faire une question trop vague que de demander si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes. Parmi ceux qui font aujourd’hui l’ornement de la Scene, choisissez ceux où la vertu triomphe, où le vice est puni, où le ridicule est tourné en dérision, vous aurez un Spectacle bon en lui-même et; bon dans ses effets.

« C’est nécessairement, suivant vous, le plaisir que les Spectacles donnent qui détermine leur espéce et; non leur utilité…. Pourvu que le peuple s’amuse cet objet est assez rempli. »

J’en conviendrai avec vous, lorsque je serai affecté comme vous, lorsque je ne voudrai envisager les choses que du côté désavantageux ; mais lorsque je voudrai les peser au poids de l’équité, je dirai que la dévise du Spectacle doit être et; est effectivement, Utile dulci.

« Un Spectacle, selon vous, ne peut être {p. 12}utile au peuple, parceque pour lui plaire, il faut favoriser ses penchans, au lieu qu’il faudroit les modérer. »

Je ne suis pas bien persuadé qu’il faille absolument favoriser le penchant du peuple, pour accréditer le Spectacle, je ne conseillerois pas à un Auteur de fronder tout à coup et; sans précaution le goût d’une Nation, mais je voudrois que par dégrés il l’accoûtumât à le rectifier.

Par exemple, Monsieur, il est certain que le Théatre de Londres est, pour ainsi dire, une boucherie. Pensez-vous qu’une bonne Tragédie où l’on ne verroit pas ruisseler le sang sur la Scene, tomberoit tout-à-fait ? Nous avons des exemples du contraire. Mais en supposant qu’un Ouvrage de la nature que celui que je propose n’eut pas un succès aussi brillant qu’un autre qui seroit tout-à-fait sanguinaire, il suffiroit que dans son principe cette tentative ne déplut pas. Petit à petit le goût changera lorsqu’on en connoîtra la dépravation. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour, j’en conviens, mais corrige-t-on les défauts des hommes avec autant de promptitude {p. 13}et; de facilité qu’on les apperçoit ?

Ce que je dis en citant l’Angleterre pour exemple, je le dis aussi du Théatre François. L’Amour est ordinairement le sujet principal de nos Piéces, et; l’on s’étoit persuadé que sans une intrigue qui roulât sur cette passion un Ouvrage théâtral n’auroit point de succès.

Le célébre Voltaire, à qui la Gréce auroit dressé des Autels, même de son vivant, nous a fait voir par ses Tragédies de la mort de César et; de Mérope, qu’on peut intéresser le Spectateur François sans lui parler d’amour. On peut donc travailler utilement et; agréablement en modérant le penchant du peuple à qui l’on expose ses Ouvrages.

« La Scene, comme vous le dites sort bien, est un tableau des passions humaines dont l’original est dans tous les cœurs. Mais, ajoutez-vous, si le Peintre n’avoit soin de flatter ces passions, les Spectateurs seroient bientôt rebutés, et; ne voudroient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d’eux-mêmes. »

Appellez-vous flatter les passions que de fixer l’attention du Spectateur en l’intéressant ? {p. 14}Direz-vous que l’ambition et; le fanatisme sont flattés dans la représentation de Mahomet, parcequ’Omar est le protocole de son faux Prophéte ? Le vertueux Zopire ne jette-t-il pas un rayon de lumiere qui éclaire toute l’horreur de la conduite du Conquérant ? Pourquoi prétendez-vous encore qu’« il n’y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la Scene, et; qu’un homme sans passions ou qui les domineroit toujours n’y sauroit intéresser personne. »

Le même Zopire dont je parle ici est une preuve du contraire dans le Tragique. Est-il un mortel plus vertueux, plus raisonnable et; moins passionné que lui ? En est-il un plus intéressant ? Ariste du Méchant ne témoigne pas moins à votre désavantage dans le Comique. Demandez au Parterre de Paris si Mr. de la Noue, honnête homme Comédien, a sçu l’intéresser dans ce rôle qui n’est autre que la raison la plus saine et; la plus épurée.

« Un Stoïcien, à votre avis, seroit un personnage insupportable dans la Tragédie. » En savez-vous la raison, Monsieur ? c’est {p. 15}qu’un Stoïcien fait ordinairement état de ne s’intéresser pour personne, ainsi l’on n’est pas porté à s’intéresser pour lui. A l’égard de la Comédie, où vous dites qu’il feroit rire tout au plus. L’impression qu’il feroit dépendroit des ombres et; des couleurs sous lesquelles l’Auteur le feroit paroître. Un Stoïcien, par exemple, qui, trahi par ses amis et; maltraité injustement, soutiendra sa disgrace comme son esprit philosophique l’exige, excitera mon admiration et; mes applaudissemens. Je ne crois pas au reste qu’il soit fort difficile de faire de cet homme un personnage très-intéressant ; car enfin moins il paroîtra être ému par ses malheurs, plus je le serai pour lui. Ce genre là n’est point, dites-vous, propre à la Comédie ? Nos Auteurs modernes nous ont fait connoître que cette espéce de Spectacle pouvoit très-bien être rempli par des Scenes nobles, touchantes et; qu’on pouvoit faire une bonne Comédie sans provoquer les éclats de rire par des plaisanteries.

« Qu’on n’attribue pas, dites-vous, au Théatre le pouvoir de changer des sentimens ni des mœurs qu’il ne peut que suivre et; embellir. »

{p. 16}Permettez-moi de ne pas convenir de ce que vous dites, à moins que vous ne prétendiez que le Théatre suit et; embellit les nobles sentimens et; les bonnes mœurs. Or, c’est ce que vous n’entendez sûrement pas. Est-ce suivre et; embellir les mœurs d’un Conquérant qui se croit tout permis, que de lui représenter Christierne au cinquième Acte de Gustave, enchaîné, puni et; excitant l’indignation publique par les reproches dont l’accable son vertueux vainqueur ? Il a vu cette Tragédie, il l’a applaudie malgré son penchant à l’usurpation. Il n’en a pas profité, il est vrai. Je voudrois qu’on la lui représentât aujourd’hui.

Il en est, Monsieur, de la Scene comme de la Peinture, on voit sans peine et; même avec une espèce de satisfaction un serpent qu’un habile pinceau a, pour ainsi dire, vivifié, mais le talent du Peintre qui représente ce monstre ne le fait pas aimer. Tel qui achete la copie ne s’aprivoiseroit point avec l’original.

S’il est vrai, comme il n’en faut pas douter, qu’un Auteur qui voudroit heurter le goût général, composeroit bientôt pour lui seul, il n’est pas moins assuré qu’il dépend de lui de {p. 17}travailler avec succès pour tout le monde, lorsqu’il apportera certains tempéramens dans la manière dont il frondera le mauvais goût de son siécle. Moliere n’avoit pas eu tort de donner son Misantrope, mais il auroit dû en faire présentir la premiere représentation, et; sa piéce n’y seroit pas tombée. La preuve c’est que par la suite elle a été vuë avec le concours le plus général. Les meilleurs remédes n’opérent que sur un tempérament préparé à en recevoir l’administration. Ce n’est donc pas la faute du Théatre, si certains Ouvrages, quoique fort bons et; fort utiles pour les mœurs, n’y sont pas bien reçus, c’est la faute des Auteurs, qui doivent amener avec circonspection les sujets qu’ils veulent traiter.

Le goût du Théatre n’est pas aujourd’hui le même qu’il étoit du tems de Moliere. Mais qui a opéré ce changement ? C’est le soin qu’on a apporté dans les spectacles de n’exposer aux yeux du public que de bonnes piéces. Si Moliere et; les autres Auteurs contemporains ou modernes, n’avoient orné la Scene que de Pasquinades comme autrefois, elles y seroient encore reçues ; mais malgré le goût du peuple pour {p. 18}ces farces, on lui a fait voir du véritablement beau ; il a changé petit à petit, et; ce changement, bien loin de prouver, comme vous le prétendez, qu’il faut absolument suivre et; embellir les mœurs ou le goût présent, rend le témoignage le plus convainquant, que le Théâtre aide à le rectifier, puisque la premiere représentation du Misantrope fut mal reçue, et; que depuis ce tems-là cette piéce a toujours été regardée comme un chef-d’œuvre. Moliere a été bien hardi de traiter quelque chose d’aussi sérieux que le Misantrope devant des spectateurs accoûtumés à des bouffonneries ; mais cette hardiesse lui a valu l’honneur d’être regardé comme le pere et; le réformateur du Théatre Comique. On ne lui reproche qu’une chose, c’est qu’après avoir essayé sa force, il a eu la foiblesse de donner des Ouvrages où l’on trouve encore d’assez basses plaisanteries ; il avoit commencé à corriger son Parterre, il falloit ne plus le flater dans ses défauts. Au reste, quand vous prétendez que les chefs-d’œuvres de ce grand homme tomberoient s’ils paroissoient aujourd’hui pour la premiere fois ; permettez-moi {p. 19}de vous dire que votre sentiment est outré. Le siécle étant plus éclairé, on les éplucheroit davantage ; mais comme il est certain que ces Ouvrages sont marqués au bon coin, ils auroient un sort aussi favorable, vu l’augmentation de nos lumières, qu’ils l’ont eu dans un tems où l’on n’a pas apperçu si aisément leurs défauts, mais aussi où l’on n’en sentoit pas si parfaitement les beautés. De-là je conclus que si le Théatre s’assujettit aux mœurs et; au goût du spectateur, c’est moins pour le flater que pour le corriger par degré. Vous voyez, Monsieur, que nous regardons les choses d’un œil bien différent ; c’est au public à juger par l’expérience qui de nous deux a raison.

S’il est vrai que la meilleure piéce de Sophocle tomberoit sur notre Théatre, ce n’est point parce que nous ne nous trouverions pas du goût de ses anciens spectateurs, comme vous le dites ; mais c’est que tout excellent que soit Sophocle, nous avons eu depuis lui bien des Auteurs qui ont traité ses sujets avec une grande perfection ; c’est qu’il seroit fort difficile de le faire ressembler à lui-même dans une traduction du Grec en François : c’est {p. 20}enfin parce que l’Œdipe et; l’Électre de ce Poëte ne sont pas sans de grands défauts. Nous verrions avec plaisir un sujet dont la morale seroit telle que celle de ces deux piéces ;3 mais il faudroit le traiter dans notre langue avec la liberté de l’invention. La traduction est toujours trop foible, et; peu susceptible des beautés de l’original.

« La Poétique du Théatre prétend, dites-vous, purger les passions en les excitant ; mais j’ai peine à bien concevoir cette régle. Seroit-ce que pour devenir tempérant et; sage, il faut commencer par être furieux et; fou ? » Voilà, Monsieur, comme on raisonne quand on veut sacrifier ses propres lumieres au plaisir de soutenir un sentiment {p. 21}erroné. Est-ce exciter les passions que de les montrer sous un point de vue où elles sont toujours odieuses, dès qu’elles sont criminelles ? Est-ce exciter l’ambition d’un usurpateur que de lui représenter Polifonte justement mis à mort par le jeune Égiste son Prince légitime ? Est-ce exciter la barbarie, l’orgueil et; la cruauté que d’exposer aux yeux du public Gusman puni de sa férocité par Zamore ? Est-ce exciter la vengeance que d’introduire ce Vice-Roi sur la Scene, qui baigné dans son sang, pardonne sa mort à son meurtrier, par un effort d’héroïsme propre à un véritable Chrétien ? Est-ce enfin exciter la criminelle complaisance d’une femme qui se porte à des conseils et; à des intrigues blâmables pour favoriser l’impudicité, que de lui faire appercevoir le prix de ses lâchetés dans la juste punition d’Œnone ? Quoi de plus propre à faire détester le crime que d’en voir l’exemple vivant accompagné de tous les maux dont il est la source ? Blâmez-vous la sagesse de ces Anciens, qui pour inspirer l’horreur de l’yvrognerie à leurs enfans, faisoient enyvrer leurs esclaves ? excitoient-ils dans ces enfans le desir de boire, {p. 22}parce qu’un yvrogne dans la joie que lui inspiroit le vin, pouvoit témoigner la plus parfaite satisfaction ? L’abrutissement, suite inévitable de son intempérance, faisoit plus d’impression sur les enfans que n’en avoit fait sa gaieté passagere. Voilà aussi l’effet que produit la Tragédie. Je veux bien convenir avec vous, que la vengeance, l’amour, l’ambition, peuvent me paroître pendant l’espace de quelques Scenes des passions moins criminelles qu’elles ne sont, par l’adresse que l’Auteur a eu besoin d’employer pour représenter son Héros tel qu’il est ; mais cette affection sera momentanée, et; le dénouement de la piéce me forcera à apprécier les choses dans leur juste valeur. Le crime y étant puni, je le détesterai pour lui-même et; pour ses effets. La vertu y étant récompensée, je l’aimerai pour elle-même et; pour ses avantages.

Je suis très-assuré que vous avez senti ces vérités comme moi. Puis-je croire conséquemment que ce soit avec bonne foi que vous ayez fait la demande qui suit ?

« Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions, effaceroit-elle celle des transports {p. 23}de plaisir et; de joie qu’on en voit aussi naître ? »

Hélas ! Monsieur, un homme d’esprit comme vous, fait-il cette question ? ou s’il l’a pu faire, est-ce comme homme d’un bon esprit qu’il l’a fait ? Quoi, lorsque Polifonte vient me dire :

Un Soldat tel que moi peut justement prétendre
A gouverner l’Etat quand il l’a sçu défendre.

Quelque beauté qu’il y ait dans ces vers, quelqu’apparence de raison que j’y rencontre, me persuadera-t-il en faveur de la tyrannie avec assez de force, pour ne pas perdre toutes les impressions que j’aurai prises à son avantage, lorsque Mérope lui reprochera ses forfaits, et; que son Prince légitime l’en punira ? Est-il possible que vous vous déterminiez à sacrifier la vérité à la passion ? Le plaisir de dire du mal des Spectacles doit-il l’emporter sur la justice que la probité vous doit obliger de leur rendre ? C’est travailler contre vous-même, car enfin peut-il se rencontrer un Lecteur assez stupide pour ne pas apperce-voir {p. 24}que toutes vos phrases sont dictées par un esprit de parti ? ce terme ne doit pas vous paroître offensant.

« Le Théatre, dites-vous, purge les passions qu’on n’a pas, et; fomente celles qu’on a. » C’est une conséquence que vous tirez d’un principe très-faux, que vous établissez en fournissant des exemples dont la lecture m’a fait rire de bon cœur. Examinons un peu ce passage, il est curieux.

« Nous ne partageons pas les affections de tous les personnages, il est vrai ; car, leurs intérêts étant opposés, il faut bien que l’Auteur nous en fasse préférer quelqu’un, autrement nous n’en prendrions point du tout ; mais loin de choisir pour cela les passions qu’il veut nous faire aimer, il est forcé de choisir celles que nous aimons. Ce que j’ai dit du genre des Spectacles doit s’entendre encore de l’intérêt qu’on y fait régner. A Londres un Drame intéresse en faisant haïr les François ; à Tunis la belle passion seroit la Piraterie ; à Messine, une vengeance bien savoureuse ; à Goa, l’honneur de brûler des Juifs. Qu’un Auteur choque ces {p. 25}maximes, il pourra faire une belle piéce, où l’on n’ira point. » Mais dites-moi, Monsieur, si l’on ne va pas à une piéce où ces passions seront frondées, est-il nécessaire de prendre ces sujets pour le Théatre ? Ne peut-on représenter à Londres une Tragédie sans y mal parler des François ? Je vous dirai en ce cas-là que vous avez raison ; mais si on en expose sur ce Théatre, sans qu’il y soit question de la France, on ne fomente donc pas la passion du public, tout au plus on la laisse telle qu’elle est sans l’attaquer. Parlons vrai, Monsieur, croyez-vous qu’un Auteur qui donneroit au Parterre de Londres une bonne Tragédie, où avec tout l’art et; toute l’habileté d’un Voltaire, il introduiroit un Athénien reprochant à un Romain l’injuste préjugé qui rend ces deux Nations ennemies l’une de l’autre, qui lui feroit des leçons d’humanité, qui enfin lui prouveroit que plus deux Peuples sont vertueux, sages et; éclairés, plus ce doit être une raison d’union, et; qu’en pareil cas la rivalité ne doit avoir lieu que pour combattre de vertus ; pensez-vous, dis-je, qu’un tel personnage n’attireroit pas les applaudissemens {p. 26}des Spectateurs ? Je sais bien qu’aujourd’hui particulierement que nous sommes en guerre, un Auteur auroit mauvais jeu à faire le panégyrique de la France ; mais sans nommer les gens par leur nom, un habile homme sait se faire entendre ; j’en reviens donc à ce que j’ai dit : On ne doit point heurter ouvertement le goût d’une nation, mais avec des tempéramens faciles pour les gens à talens, on vient à bout d’adoucir la censure qu’on en fait, et; insensiblement on le rectifie.

J’aurois bien affaire s’il falloit démontrer le faux de tout ce que vous dites du Spectacle, s’il falloit prendre toutes vos phrases les unes après les autres. Je me contente de relever les absurdités les mieux enveloppées, et; les plus capables de glisser dans l’esprit des Lecteurs le venin de votre Livre ; tout y est amertume. A quel propos, par exemple, faire une mauvaise plaisanterie sur les Acteurs de l’Opéra, parce que Néron faisoit égorger ceux qui s’endormoient lorsqu’il chantoit au Théatre ? Admirez tout le fiel de cette apostrophe : « Nobles Acteurs de l’Opéra de Paris, ah ! si vous eussiez jouï de la puissance Impériale, je ne {p. 27}gémirois pas maintenant d’avoir trop vécu ! »

Avez-vous toujours tenu ce langage, vous qui avez travaillé pour le Théatre même, que vous insultez aujourd’hui ? heu, quantùm distat ab isto ! Ouï, on vous a vu faire la cour à ces Acteurs lorsqu’il étoit question de donner au public votre Devin du Village. Mais ne savez-vous pas, Monsieur, que qui veut la cause veut l’effet ? Il n’y auroit point d’Acteurs s’il n’y avoit point d’Auteurs. Croyez-moi, faites amende-honorable d’avoir été le premier instrument de l’ennui que quelques esprits caustiques diront avoir éprouvé à la représentation de votre piéce. Plaisanterie à part, je ne prétends pas que votre joli petit Opéra soit ennuyeux, mais je suis fâché que vous déclamiez contre des gens qui ont employé tous leurs talens pour faire valoir les vôtres, et; que vous avez payé d’ingratitude. Cela n’est pas d’un galant homme. Je ne vois pas non plus, pourquoi vous vous plaignez de l’ennui que vous avez eu à l’Opéra. Qui vous forçoit d’y aller, si vous n’y rencontriez pas tous les agrémens dont ce Spectacle est susceptible {p. 28}par lui-même et; par le mérite de ses sujets ? Vous avez voulu dire un bon mot, on en rit, mais on n’en ira pas moins à l’Opéra, et; votre Satyre n’empêchera pas les gens de goût et; d’un bon esprit de lui rendre justice. Prenez garde au surplus que vous ne vous contentez pas de tourner en ridicule les Acteurs de l’Académie Royale de Musique quant à leurs talens ; vous les taxez encore d’être d’un caractere aussi cruel que Néron, car vous parlez comme un homme convaincu qu’ils ne vous laisseroient pas dormir avec impunité lorsque l’ennui de leur chant provoqueroit votre sommeil. Si vous aviez joui de la puissance Impériale, je ne gémirois pas maintenant d’avoir trop vécu. Si leurs talens ne doivent pas être mis en parallele avec ceux de Néron, je suis également persuadé que l’on ne peut sans une monstrueuse calomnie leur prêter le cœur et; les sentimens de ce méchant Empereur.

Revenons à notre sujet. Vous ne voulez pas que le Théatre dirigé comme il peut et; doit l’être, rende la vertu aimable et; le vice odieux. « Quoi donc ? dites-vous, avant qu’il {p. 29}y eût des Comédies n’aimoit-on pas les gens de bien, ne haïssoit-on point les méchans ? » Belle conséquence ! N’aimoit-on pas les gens de bien et; ne haïssoit-on pas les méchans avant les Bourdaloües ?4 Il étoit donc inutile qu’ils prêchassent la plus sainte et; la plus savante morale, parceque le bien est gravé dans tous les cœurs. Signatum est super nos.

C’est précisément, Monsieur, parcequ’on aime les gens de bien et; qu’on hait les méchans qu’on trouve le Spectacle utile et; agréable. C’est un amusement qui est permis, puisque loin de nous éloigner de notre devoir, il nous en retrace les préceptes, et; qu’il nous entretient dans les louables sentimens de ne point nous en écarter ; mais il ne s’ensuit pas que s’il n’y avoit point de Spectacles on cesseroit d’aimer la vertu et; de haïr le vice. Votre raisonnement est celui d’un homme qui veut {p. 30}étourdir par des termes. Vous pourrez en imposer par-là à des gens qui s’attachent à la superficie, frons prima multos decipit, mais vous ne persuaderez pas les personnes qui savent approfondir.

Une preuve que vous ne cherchez qu’à éblouir l’imagination de vos Lecteurs, c’est la phrase dont vous vous servez pour démontrer l’inutilité du Spectacle. « Je doute que tout homme à qui l’on exposera d’avance les crimes de Phédre ou de Médée, ne les déteste plus encore au commencement qu’à la fin de la piéce ; et; si ce doute est fondé que faut-il penser de cet effet si vanté du Théatre ? »

Vous avez raison de dire si ce doute est fondé. Cela me paroît bien problématique, ou pour mieux dire, ce n’est un problême que pour vous seul. Je suis très-assuré que Phédre indigne bien plus après le recit de Teramene qui expose l’innocence d’Hipolite et; qui attendrit tous les cœurs par le témoignage qu’il rend à la vertu du Héros victime de son incestueuse belle-mere, qu’elle n’indigneroit si on se contentoit de faire une foible, mais véritable narration de ses feux impudiques {p. 31}et; de toutes ses fureurs. Je pourrois pourtant appuyer votre sentiment par une reflexion sur laquelle vous vous êtes peut-être fondé. Phédre sera moins détestée à la fin de la Piéce qu’au commencement, parceque l’on se sera accoutumé à voir avec plaisir sur la Scene une jolie femme bien parée, mais si, malheureusement pour vous, l’Actrice est laide, adieu la compassion qu’auroit pû provoquer sa beauté.

« Je voudrois bien, ce sont vos paroles, qu’on me montrât clairement et; sans verbiage par quels moyens le Spectacle pourroit produire en nous des sentimens que nous n’aurions pas ?… »

Je ne pense point qu’il soit fort difficile de prouver comme une vérité ce que vous revoquez en doute, mais c’est à tout autre qu’à vous qu’il sera aisé de donner cette preuve, car pour les gens à parti c’est assûrément d’eux qu’il faut dire : Oculos habent et; non videbunt. Quoiqu’il en soit, voyons si la vérité dans son grand jour frappera du moins vos yeux. Peut-être, et; je l’espere, ira-t-elle jusqu’au cœur des autres.

{p. 32}Plus les exemples sont naturels, vifs, intéressans, et; plus ils ont de force. Le Prophéte Nathan veut-il reprocher à David son adultere ? il lui fait la comparaison d’un homme qui ayant un troupeau de brebis, en a lâchement volé une à un pauvre malheureux qui en faisoit ses plus cheres délices. Le Roi trouve qu’un tel homme est digne de mort, alors le Prophéte venant à l’application lui dit : Tu es ille vir. Peut-être que sans l’art avec lequel Nathan reproche à son maître un si grand crime, il n’auroit fait qu’exciter son indignation, contre une telle hardiesse ; et; au lieu de provoquer le Prince à la pénitence, il l’auroit entraîné dans un nouveau péché, par l’abus que ce Roi auroit pu faire de son pouvoir. Adieu ne plaise que je veuille donner autant d’efficacité aux exemples que les Comédiens fournissent tous les jours de vertu, par la représentation des Héros et; des grands hommes, que la comparaison de la brebis en eut dans la bouche de Nathan ! Je ne me sers de cette figure que pour vous faire sentir qu’il y a un art, sinon à inspirer, du moins à exciter les sentimens d’honneur et; de probité.

{p. 33}Quoique l’amour que nous devons aux auteurs de nos jours soit gravé dans tous les cœurs ; il est certain qu’il y a des enfans dénaturés. Pensez-vous, Monsieur, qu’un de ces especes de monstres à la représentation d’Esope à la Cour ne se fera pas horreur à lui-même lorsqu’il verra une mere tendre se plaindre du mépris de sa fille qui refuse de la reconnoître, et; croyez-vous que ce même monstre ne sera pas touché, quand cette fille tombera aux genoux de sa mere après le reproche qu’Esope lui aura fait de la perversité de son cœur, en la comparant à une petite riviere qui enflée d’orgueil, parcequ’elle est devenue un fleuve considerable méconnoît son humble source.

Voilà comment le Spectacle peut produire en nous des sentimens qui quoiqu’innés dans l’homme se trouvent quelquefois presqu’éteints dans son cœur par les passions. Cessez donc de vous écrier : « Ah si la beauté de la vertu étoit l’ouvrage de l’art, il y a long-temps qu’il l’auroit défigurée ! »

L’art défigurera la vertu quand il fera l’ouvrage des méchans, il la fera briller dans tout {p. 34}son lustre quand il sera employé par les bons. Le plaisir de faire une épigramme l’emportera-t-il toujours chez vous sur la justice et; l’équité ?

Vous soutenez que l’homme est né bon. Qui en doute ? Il est question de savoir s’il dégrade souvent la perfection de sa nature, et; si cela est, il faut donc le rappeller à lui-même en lui remontrant ses devoirs sous le point de vuë le plus propre à dissiper les nuages dont il laisse éclipser sa raison. Je sais bien que quiconque va à la Comédie est intérieurement convaincu de ce qu’on y prouve, et; déjà prévenu pour tous ceux qu’on y fait aimer, parcequ’on y rend la seule vertu aimable ; mais cette conviction vague qui précéde la représentation ne produit pas sur le Spectateur le même effet que l’action opérera. L’attention qu’il donne à la Scene passe de l’esprit au cœur. Tel qui avant d’avoir vu le Glorieux savoit fort bien que la misere d’un pere ne doit pas le faire méconnoître par son fils, n’avoit jamais si parfaitement senti la bassesse de cette conduite que quand le Glorieux est humilié aux pieds de son Pere qu’il a voulu faire passer pour son Intendant.

{p. 35}« Dans les querelles, dites-vous, dont nous sommes purement spectateurs, nous prenons à l’instant le parti de la justice… mais quand notre intérêt s’y mêle… c’est alors que nous préférons le mal qui nous est utile au bien que nous fait aimer la nature. »

Qu’en concluez-vous ? Qu’il est par conséquent inutile de nous faire appercevoir notre injustice, parceque notre intérêt malgré les remontrances nous déterminera en sa faveur ? Ainsi un hipocrite n’aura point de retour sur lui-même en voyant jouer Tartufe ? Je conviens qu’il y a des gens assez dépravés pour se dire à eux-mêmes, je sais que je fais mal et; je veux le faire. Alors perditio tua Israel ; mais j’en connois d’autres qui malgré l’intérêt qu’ils auroient à persévérer dans un vice changeront de conduite lorsqu’on aura eu l’habileté de leur en faire sentir toute l’indignité.

« Le Méchant, comme vous le remarquez fort bien, va voir précisément au Spectacle ce qu’il voudroit trouver par tout ; des leçons de vertu pour le public dont il s’excepte, et; des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu’on n’exige rien de lui. »

{p. 36}Vous parlez là d’un méchant décidé, sans remords et; qui a étouffé tout-à-fait les sentimens de probité, chez qui enfin la voix de la conscience ne se fait plus entendre. Ces sortes de gens sont-ils bien communs, et; ferez-vous l’honneur à un Spectacle composé de mille ou douze cent personnes de croire que le plus grand nombre ressemble à un tel homme ? Peut-être n’y trouveroit-on pas une seule copie d’un pareil original. Il s’y rencontrera des spectateurs qui auront des défauts, sans avoir le cœur gâté, c’est à ceux-là que les leçons de vertu sont efficaces ; et; c’est à ceux là seulement qu’on peut espérer que la Comédie sera utile. Quant aux gens tout-à-fait vertueux, ils se feront un amusement du Spectacle et; apprendront aux vicieux le cas qu’ils font du mérite, par leurs applaudissemens. A l’égard du méchant déterminé, dont nous avons parlé, la Comédie ne lui est pas plus utile que le meilleur Sermon. Vous n’en conclurez pas, j’espere, qu’il ne faut point de Prédicateurs.

Vous soutenez hardiment que la pitié que la Tragédie inspire est une pitié stérile qui n’a {p. 37}jamais produit le moindre acte d’humanité. Voilà ce qui s’appelle décider en dernier ressort. Je ne m’amuserai point à vous prouver la futilité de votre raisonnement on la sent avec trop de facilité. Tous les hommes qui ont vu jouer la Tragédie vous ont-ils assuré que les leçons d’humanité qu’ils y ont reçû ont glissé légérement sur eux, et; qu’ils n’en ont jamais fait aucun acte relativement à ces leçons ? Je pourrois, si j’osois, vous nommer un homme en place qui, après la représentation de Nanine, rentra avec précipitation chez lui pour ordonner à son Suisse de ne refuser sa porte à qui que ce fût, pas même aux souguenilles et; aux sabots, ce furent ses propres termes ; le Suisse fut si fort étonné du discours de son maître, qui jusques là n’avoit apparemment pas été fort débonnaire, qu’il dit à un valet de chambre qui se rencontra près de lui, morbleu si je n’avois apperçu Mlle. D***. dans le carosse de Monseigneur, je croirois qu’il vient de confesser.

Une Tragédie où les mêmes préceptes d’humanité se seroient rencontrés auroit sans doute eu le même effet que la Comédie de Mr. de Voltaire.

{p. 38}Vous ne vous dementez en rien, Monsieur, et; votre esprit est toujours une source de Satyre. En voici un nouveau trait.

« Quand un homme est allé admirer de belles actions dans les fables… ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudroit-on qu’il fit de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas Comédien. »

Quel effort d’imagination ! La pratique de la vertu est donc étrangere à l’homme ? Quelle pointe ! Mais accordez-vous donc avec vous-même. Désavouerez-vous la phrase suivante ?

« Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l’homme est né bon, je le pense et; crois l’avoir prouvé ; la source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête et; nous inspire de l’aversion pour le mal est en nous, et; non dans les piéces. » Si la source du bien est en nous, sa pratique nous est propre, il ne faut donc point avoir de rôle à jouer et; être Comédien pour faire des actions vertueuses.

{p. 39}L’homme est né bon quand vous voulez l’empêcher d’aller à la Comédie, en lui persuadant que la morale qu’il y rencontrera est dans son cœur, mais il est méchant quand il y a été, puisqu’il se contentera d’avoir applaudi le bien sans le faire. Vous avez raison de dire que le cœur de l’homme est toujours droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Que dans les querelles dont nous sommes purement spectateurs nous prenons à l’instant le parti de la justice, mais que quand notre intérêt s’y mêle, bientôt nos sentimens se corrompent.

Ne vous escrimez pas pour nous convaincre de cette vérité. Fabula de te narratur.

Avançons. « On se croiroit, à votre décision, aussi ridicule d’adopter les vertus des Héros Tragiques que de parler en vers et; d’endosser un habit à la Romaine. » Exceptez-moi, s’il vous plait, du nombre de ceux à qui vous prêtez cette façon de penser. Je vous proteste avec toute la sincérité imaginable, que je voudrois ressembler à Narbas, à Polieucte, et; à Mardochée par le cœur, mais en vérité je serois très-fâché d’être obligé de porter leurs {p. 40}habits dans la societé.5 Je suis persuadé que tous les honnêtes gens pensent comme moi à cet égard. Vous avez donc tort de dire que « toutes les brillantes maximes qu’on vante avec tant d’emphase sont reléguées à jamais sur la Scene, et; ne servent qu’à nous montrer la vertu comme un jeu de Théatre, bon pour amuser le public ; que la plus avantageuse impression des meilleures Tragédies est de réduire à quelques affections passageres, stériles et; sans effet tous les devoirs de la vie humaine, à peu près comme ces gens polis qui croient avoir fait un acte de charité, en disant au pauvre : Dieu vous assiste. »

Vous parlez ici contre vous-même, car si la Tragédie est aussi éloquente que la misere du pauvre qui expose ses besoins, elle ne sera pas toujours sans effet. Bien des gens donnent l’aumône à ce misérable ; d’autres la lui refusent. La dureté des uns ne doit point décourager le mendiant, surtout quand il est bien {p. 41}accueilli par la générosité des autres.

A force de vouloir approfondir, pour autoriser votre systême, vous donnez dans des écarts qui ne sont pas d’un homme d’esprit comme vous. « On peut, c’est vous qui parlez, donner un appareil plus simple à la Scene, et; rapprocher dans la Comédie le ton du Théatre de celui du monde, mais de cette maniere on ne corrige pas les mœurs, on les peint, et; un laid visage ne paroît point laid à celui qui le porte. »

C’est au contraire en peignant les mœurs qu’on les corrige, la charge qu’on ajoute dans la peinture qu’on en fait y est nécessaire. Il faut être soi-même affecté doublement d’un sentiment qu’on veut faire passer dans l’ame de son Auditeur ; sans quoi on est froid, et; le public ne s’intéresse plus. Il est d’ailleurs très-faux qu’un laid visage ne paroît pas tel à celui qui le porte. L’amour propre cherche à pallier ses défauts, mais un miroir sert de juge. Je ne puis mieux vous comparer les charges qu’on emploie au Théatre pour ridiculiser le vice qu’à ces lunettes qui grossissent les objets pour en faire appercevoir jusqu’aux moindres défauts. {p. 42}Ces verres sont nécessaires pour ceux dont la vue est foible. Une charge décente qu’on donne à un vice dessille les yeux de quiconque voudroit s’abuser en s’excusant.

Ne craignez point au reste, comme vous paroissez l’appréhender, que le ridicule attaque dans le fond du cœur le respect qu’on doit à la vertu, parce que l’on plaisante quelquefois des gens très-estimables. Jamais la vertu ne devient sur le Théatre l’objet de la plaisanterie, sans un puissant correctif qui lui rend toujours les respects et; les hommages qui lui sont dûs ; et; jamais le fourbe qui la badine n’est peint sous d’autres couleurs que sous celles qui le rendent odieux ; bien que ses mauvais tours excitent le rire, par leur singularité. Vous appuyez le sentiment dans lequel vous êtes sur l’inutilité des Spectacles, de l’opinion du grave Murat, qui dit que nous voyons toujours au Théatre d’autres êtres que nos semblables. Encore une fois, Monsieur, les portraits y sont chargés pour y paroître tels qu’ils doivent être. Une statuë immense placée à un certain éloignement, diminuë de sa grandeur, et; vous semble de hauteur naturelle. {p. 43}Pour laisser au public une idée de l’héroïsme d’Alexandre, il faut le peindre au-dessus de lui-même, afin qu’il gagne par cette exagération ce qu’il perd à n’être que représenté. Voilà pourquoi la Tragédie met l’homme au-dessus de l’humanité ; si la Comédie le met au-dessous, c’est toujours par la même difficulté de faire appercevoir les objets tels qu’ils sont réellement. L’homme y paroît-il plus foible qu’il n’est en effet ? Le Spectateur ne sera que trop porté à lui rendre beaucoup plus qu’on ne lui ôte. Lors donc qu’Aristote donne pour régle dans sa poétique de faire dans la Tragédie les Héros plus grands qu’ils ne sont ; et; s’il veut au contraire qu’on mette les hommes au-dessous d’eux-mêmes dans la Comédie, c’est parce qu’il a senti que ces deux excès étoient chacun nécessaire dans leur genre pour que le public se fit une juste idée de ce qu’on vouloit lui représenter. Ce n’est donc point l’amour de l’illusion qui a dicté cette régle, c’est celui de la vérité.

Vous croyez convaincre du peu de profit qu’on peut tirer des Spectacles pour les mœurs, parce que, dites-vous, « la plûpart des {p. 44}actions tragiques n’étant que de pures fables, des événemens qu’on sait être de l’invention du Poëte, ne font pas une grande impression sur les Spectateurs. » Je répons à cela qu’il n’est pas exactement vrai que la plûpart des actions tragiques soient de pures fables, qu’il y en a quelques-unes, mais que le grand nombre est fondé sur de véritables histoires. J’ajoute que quand cela seroit vrai, les fables, les allégories et; les paraboles ont été de tout tems regardées comme les moyens les plus propres à instruire les hommes ; tous les Législateurs les ont employé avec succès. Pourquoi ne perdroient-elles leur utilité qu’au Théatre où l’on cherche à les rapprocher le plus qu’on peut de la vérité ? Vous ne voulez pas non plus que les exemples de la vertu récompensée et; du vice puni soient profitables sur la Scene, « parce que ces punitions et; ces récompenses s’opérent toujours par des moyens si extraordinaires qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines ». Mauvaise raison ! Ne serai-je point excité à l’amour de la foi chrétienne quand un miracle honorera la mort d’un martyr, parce que c’est un {p. 45}événement qui ne doit pas se rencontrer dans le cours naturel des choses humaines ? L’horreur que je dois avoir du mensonge ne s’augmentera-t-il pas en moi quand je lirai l’histoire d’Ananie, parce que les menteurs ne sont pas tous frappés de mort par la toute-puissance de Dieu ? A la vérité ces exemples saints feront sur moi une impression bien différente que la punition de Salmoné, ou d’autres histoires fabuleuses ; dans les uns j’adorerai le doigt de Dieu, dans les autres je tirerai mon profit de leur morale, quoique je sache que ce soit l’ouvrage des hommes. Si je fais une action sainte en me nourrissant des vérités sacrées, je n’en ferai pas une mauvaise, en cherchant une bonne morale dans la Fable. J’imiterai l’abeille, qui après avoir fait un précieux larcin sur le lys, ne dédaigne pas le suc du serpolet.

Vous avez senti la foiblesse des preuves que vous apportez pour détruire l’utilité de la Comédie. Votre derniere ressource est donc de nier tout net que le Spectacle puisse être avantageux. « Je répons, dites-vous, en niant le fait. » Vous ne voulez pas que l’objet sur lequel les Auteurs dirigent leurs ouvrages soit {p. 46}d’inspirer l’amour de la vertu et; la haine du vice par la morale de leurs Piéces, ainsi vous n’hésitez point de parler en ces termes : « Vice ou vertu, qu’importe ? pourvu qu’on en impose par un air de grandeur ? Aussi la Scene Françoise, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus réguliere qui ait encore existé, n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres Héros ? témoin Catilina, Mahomet, Atrée, et; beaucoup d’autres. »

Quelqu’un qui lira cet article sans connoître les Tragédies dont vous parlez, avalera à longs traits le poison que vous versez. Voilà pourquoi les Ecrivains sont souvent à craindre. Ils adoptent un sentiment qu’ils soutiennent avec esprit, conséquemment avec quelqu’apparence de vérité. Les Lecteurs sont séduits, et; entraînés dans le piége qu’on leur a tendu, parcequ’il ne se trouve personne qui les garantisse du précipice ou qui les aide à en sortir.

Catilina est représenté comme un illustre scélérat, mais non pas comme un grand homme. Depuis le premier jusqu’au quatrieme {p. 47}Acte inclusivement, il étonne, il étourdit le Spectateur par la hardiesse de ses projets, au cinquieme ses fureurs ne provoquent assurément pas la pitié, elles inspirent au contraire de l’horreur. C’est un homme extraordinaire qu’on veut connoître parcequ’il s’est rendu fameux, et; toute sa conduite sert de preuve que les plus hautes qualités sont les plus pernicieuses dans un cœur corrompu. L’Auteur a mis cette vérité dans la bouche de Caton qui lui dit :

Catilina, je crois que tu n’es point coupable,
Mais si tu l’es, tu n’es qu’un homme détestable,
Car je ne vois en toi que l’esprit et; l’éclat
Du plus grand des mortels, ou du plus scélérat.

Le public qui entend parler ainsi Caton est prévenu que Catilina est réellement coupable, il l’envisage donc comme le plus scélérat des hommes, et; non comme le plus grand.

Lorsque Catilina en voyant sortir Ciceron qu’il vient de tromper par un lâche artifice, dit :

Va, ma valeur bientôt sera mieux occupée ;
Elle n’aspire plus qu’à te percer le sein.

{p. 48}Croyez-vous que ces deux vers disposent en sa faveur, et; qu’on ne le regarde pas comme un forcené ? On le met au rang des Cromwel, et; de tels personnages sont toujours odieux.

Il finit par se poignarder lui-même, on ne le plaint pas ; il a révolté les esprits par ses forfaits, on ne se sent point attendri pour lui. Si la catastrophe de la piéce peut inspirer de la pitié c’est pour Tullie qu’on la ressent. On voudroit que la fille du plus grand des Romains eût pû résister à l’amour qui l’enflâme pour un monstre qui ne respire que l’assasinat de son Pere. Les transports dont elle est agitée à la vue des crimes de son amant, les efforts qu’elle fait pour lui suggérer des sentimens de répentir, et; pour qu’il se mette à même d’obtenir le pardon de sa révolte ; sa douleur enfin lorsqu’il se poignarde à ses yeux, tous les mouvemens de Tullie intéressent et; émeuvent en sa faveur ; mais on n’est point du tout fâché de voir périr un traître, un séditieux, un meurtrier, un homme enfin abominable et; qui est dépeint comme tel. Ses crimes ne se changent en vertus que dans sa {p. 49}bouche. Il ne peut en imposer, Ciceron et; Caton le démasquent.

Ne dites donc point que la Scene est le triomphe de Catilina, puisqu’elle met au jour l’horreur de ses complots et; que sa mort et; celle de ses conjurés en est la juste punition.

Vous prétendez que dans cette Piéce Caton fait le personnage d’un pédant et; Ciceron celui d’un vil Rhéteur et; d’un lâche. Ils ne sont traités ainsi que par Catilina, qui a intérêt de les abaisser. Vous savez bien que l’éloge ou le blâme d’un scélérat est sans aucun poids,6 s’il étoit possible que les mépris de Catilina pour ces deux Romains fissent quelqu’impression désavantageuse sur l’esprit des Spectateurs, elle s’évanouiroit bientôt par les soins qu’on les voit prendre pour sauver la République et; par les succès dont ces mêmes soins sont suivis.

Il n’y a jamais qu’un Acteur qui préférera, pour le jeu seulement, le rôle de Catalina à {p. 50}celui de Ciceron ou de Caton. C’est donc à tort que vous accusez Mr. de Crébillon d’avoir obligé les Spectateurs à accorder toute leur estime au scélérat qu’il a peint tel que Ciceron lui-même dans ses Catilinaires.

De tout ce que je viens de dire il n’en résulte pas, comme vous l’assurez « que la morale de cette Piéce n’aboutit qu’à encourager des Catilina, et; à donner aux méchans habiles le prix de l’estime dûe aux gens de bien. »

Nous sommes dans un siécle où les Catilina n’auroient pas plus beau jeu que leur modéle. Assurément le prix de ses crimes n’encouragera personne à l’imiter. Au surplus votre crainte à cet égard ne peut regarder que votre patrie. Je suis très-persuadé qu’elle n’a point donné le jour à un méchant de l’espece de celui dont nous parlons, si je me trompe dans ma bonne opinion, elle trouvera en vous un second Ciceron. Soyez donc tranquille sur les effets de la représentation de cette Tragédie.

Vous me dispenserez, s’il vous plaît, de faire l’examen de Mahomet et; d’Atrée, j’ai {p. 51}déja parlé de la premiere de ces deux Piéces qui est un chef-d’œuvre en tout genre, la seconde a sans doute un mérite supérieur, mais je n’ai pas le temps de faire une discussion générale de toutes les productions de nos Auteurs. Moins j’allongerai mes remarques à cet égard, plus vous devez m’en savoir gré.

Vous vous plaignez qu’on ne fait paroître sur la Scene que des Héros, vous voudriez qu’on nous affecta des mêmes sentimens d’un tendre intérêt pour la simple humanité. Vous êtes le seul qui n’avez par apperçu ou voulu épercevoir toutes les leçons que la Tragédie fournit à cet égard.

Vous avez vû jouer Mérope, et; vous demandez des leçons d’humanité ! O Voltaire ! quel Dieu t’inspira la seconde Scene du second Acte ? O Rousseau ! quel démon te l’a fait oublier ? Fut-il jamais de sentimens plus nobles, plus grands, plus généreux que ceux de Mérope qui veut protéger Égiste lorsqu’elle croit être persuadée qu’il n’est pas son fils ? Écoutons cette Reine :

Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante ;
C’est un infortuné que le Ciel me présente.
Il suffit qu’il soit homme et; qu’il soit malheureux.

{p. 52}Se plaindre après que la Tragédie est muette lorsqu’il s’agit de donner des leçons d’humanité, c’est s’aveugler soi-même, c’est suivre l’erreur, parce qu’on la chérit. Je choisis cet Ouvrage de M. de Voltaire par prédilection ; mais sans rien diminuer du mérite de ce grand homme, en le lui faisant partager avec d’autres, je pourrois citer une nombreuse multitude de Tragédies qui ne sont pas de ce sublime Écrivain, dans lesquelles les leçons de la simple humanité sont aussi frappantes que répétées. Je regarde donc comme un sacrifice du cœur fait à l’esprit cette jolie phrase que vous nous débitez à ce sujet : « Les Anciens avoient des Héros, et; mettoient des hommes sur leurs Théatres, nous, au contraire, nous n’y mettons que des Héros, et; à peine avons-nous des hommes. »

Je ne suis pas surpris qu’ayant adopté un système, vous cherchiez à le faire recevoir ; mais ce qui m’étonne, ce sont les moyens que vous employez pour y réussir.

« Il n’est pas vrai, dites-vous, que le meurtre et; le parricide soient toujours odieux au Théatre ». Et où, s’il vous plaît, paroissent-ils {p. 53}sans être des objets d’exécration ? Toutes les mauvaises raisons que les criminels apportent, toute la pompe des vers qu’ils débitent, le ton imposant et; sentencieux qu’ils emploient, tout cela peut-il en faire accroire ? Belle instruction, vous écriez-vous, pour le Parterre ! Mais quel Parterre assez stupide pour être la dupe de ce ton imposant et; sentencieux ? Vous lui faites bien de l’honneur.

Quel assemblage faites-vous, Monsieur, des crimes les plus énormes et; les plus monstrueux pour convaincre votre Lecteur que les combats des gladiateurs n’étoient pas si barbares que nos Spectacles ? L’adultere, l’inceste, le parricide, sont, à vous entendre, l’ornement de la Scene Françoise. Je sais qu’il est quelquefois mention de ces crimes, mais je n’ignore pas, que s’il faut les bannir du Théatre, parce qu’ils font frissonner d’horreur, il faut supprimer tous les Historiens qui nous en ont transmis le détail. Le récit de ces exécrations n’est pas fait pour parer la Scene, mais pour inspirer une haine salutaire contre ces abominables actions. Graces à la sagesse des Loix et; du Gouvernement, ces scélératesses ne sont pas {p. 54}fréquentes ; on en voit pourtant quelquefois de trop funestes exemples ; on ne fait donc pas mal de déclamer contre ces crimes. Au surplus, le nombre des Tragédies auxquelles l’inceste et; le parricide servent de sujets, est fort petit en comparaison des autres ; fut-il d’ailleurs plus considérable, ce seroit toujours outrer la matiere que de vouloir nous faire convenir que les massacres des gladiateurs n’étoient pas si barbares que nos affreux Spectacles. La représentation de quelque fait que ce puisse être, pourra-t-elle être mise en paralléle avec la réalité d’un mal aussi grand que celui de l’homicide ? Les gladiateurs s’égorgeoient réellement ; l’un des combattans, et; quelquefois tous les deux, étoient mis à mort. Chez nous, l’incestueux et; le parricide n’ont que l’ombre du crime ; nos Spectacles sont pourtant à votre avis, plus affreux que ceux qui en avoient la réalité. Votre décision passera-t-elle sans appel ?

J’ajouterai encore que nos Auteurs François ont très-grand soin de dérober autant qu’ils peuvent la vuë et; le récit même de tous les forfaits trop odieux. Vous excusez les Grecs {p. 55}qui agissoient à cet égard sans aucun ménagement, parce qu’« ils avoient leurs raisons, et; que l’odieux même entroit dans leurs vues. »

Voilà qui est bientôt dit ; mais ne voit-on pas qu’il y a dans ce raisonnement une volonté déterminée de décrier absolument le Théatre François, lors même qu’il évite les défauts qu’on reproche aux Grecs ?

Nous avons une Tragédie d’Électre. Sophocle, Euripide, Eschyle nous en ont laissé chacun une sur le même sujet. Quelle comparaison ferez-vous de la nôtre avec celle de ces Anciens ? Vous avez dit plus haut que la plus belle Tragédie de Sophocle tomberoit tout à plat sur notre Théatre. Mais indépendamment des raisons que je vous ai déja donné du peu de succès qu’elle auroit, c’est que l’on peut véritablement reprocher à Sophocle, qu’il n’a point ménagé la délicatesse du sentiment dans ses Ouvrages. Par exemple la catastrophe de son Électre, au lieu d’exciter la terreur et; la compassion, donne de l’horreur, ce qui passe le tragique. C’est la remarque que fait le savant M. Dacier, lorsqu’il dit :

« Je suis persuadé que le sujet de cette piéce {p. 56}paroîtra aujourd’hui trop horrible, et; que l’on ne pourra souffrir un fils qui tue sa mere, et; une fille qui exhorte son frere à ce meurtre. En effet, il y a une trop grande atrocité dans cette action. Les Athéniens même qui étoient le Peuple du monde qui haïssoit le plus les Rois, en ont été choqués ; car nous voyons qu’Aristote enseigne de quelle maniere Sophocle devoit corriger cette atrocité, sans rien changer à la fable. Ce Poëte en a diminué l’horreur autant qu’il a pu, en relevant extrêmement les malheurs d’Electre, et; en peignant des plus noires couleurs la cruauté et; la barbarie de Clytemnestre et; d’Égiste. D’ailleurs il a cru instruire par-là plus efficacement les hommes de cette importante vérité, que ceux qui commettent de grands crimes, ne sont pas à couvert au milieu de leur famille, et; que Dieu pour rendre leur châtiment plus terrible et; plus exemplaire, les punit par la main même de leurs enfans ; mais cela ne suffit peut-être pas pour le justifier. »

En effet lorsqu’au cinquiéme Acte Oreste tue sa mere, on entend Clytemnestre lui adresser {p. 57}ces tendres paroles : Mon fils ! mon cher fils ! ayez pitié de celle qui vous a donné la vie. Il faut qu’un fils soit bien dénaturé pour tuer sa mere avec pleine connoissance, lors même que pour le fléchir elle emploie la voix de la nature. Electre est à mon avis encore plus cruelle, à raison de son sexe, à qui la pitié et; la douceur sont des vertus personnelles. Cette barbare fille entendant sa mere demander la vie à son fils, lui répond : Mais auriez-vous donc eu pitié de lui, et; eûtes-vous pitié de notre pere, lorsque vous l’assassinâtes si cruellement ?

Je conviendrai avec vous que si nos Tragédies avoient des défauts aussi grands que ceux-là, vous auriez raison de dire que nos Spectacles sont affreux : mais trouvez-vous rien de semblable dans l’Electre Françoise ? Avec quel art le Poëte ne dérobe-t-il pas toute l’atrocité de l’action ! il nous enseigne la même morale que l’Ecrivain grec, mais il le fait d’une maniere qui nous intéresse et; qui ne nous révolte pas.

Combien plus ne trouverons-nous pas à blâmer dans l’Electre d’Eschyle que dans celle de Sophocle ; on voit sur le Théatre Clytemnestre {p. 58}qui prie son fils de ne la pas tuer.7 Le même sujet est encore traité d’une maniere plus horrible dans Euripide. Electre y dit qu’elle se sent capable de tuer sa mere de sa propre main. En effet elle l’attire dans le piége ; elle est non-seulement présente à sa mort ; mais elle encourage son frere, et; elle met la main au poignard. Voilà pourtant les Auteurs que vous excusez.

« Si les Grecs, dites-vous, supportoient de pareils Spectacles, c’étoit comme leur représentant des antiquités nationales, qui couroient de tout tems parmi le peuple, qu’ils avoient leurs raisons pour se rappeller sans cesse, et; dont l’odieux même entroit dans leurs vues. » Voilà encore une fois les Grecs disculpés, et; nous qui apportons les tempéramens les plus scrupuleux pour ôter toutes les horreurs dont leur Théatre étoit rempli, nous qui souffrons à peine le recit de ce qu’ils {p. 59}y mettoient en action, nous sommes condamnés. L’admirable jugement !

Notre Théatre a des régles qu’il ne peut jamais transgresser. On ne doit point détruire les Fables reçues, mais on peut manier avec habileté les incidens sans changer le fond de la chose. C’est ce qu’Aristote nous apprend quand il nous enseigne de quelle maniere il faut se conduire lorsqu’on a des actions atroces à traiter. Il ne veut point qu’on consomme une action atroce avec connoissance de cause. Il veut qu’on agisse sans connoître et; qu’on reconnoisse son crime quand il est fait, ou bien qu’on soit sur le point de le commettre ; mais qu’on le reconnoisse avant l’execution, ce qui empêche qu’on ne l’acheve. Par ce moyen on sauve au public l’horreur inséparable de tout ce qui est contre nature. Personne ne disconviendra qu’une régle si sage ne soit observée aujourd’hui avec la derniere exactitude.

Après avoir employé toute votre Rhétorique à nous convaincre du mal auquel la Tragédie donne nécessairement lieu, vous en venez à la Comédie. Quel acharnement ! C’est ici que vous vous déchaînez avec tout le zele que votre enthousiasme vous inspire.

{p. 60}« Tout en est mauvais et; pernicieux, tout tire à conséquence pour les Spectateurs, et; le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que plus la Comédie est agréable et; parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. »

Vous nous apporterez sans doute sur la Comédie d’aussi bonnes raisons que celles dont vous avez fait usage contre la Tragédie. En attendant l’examen que j’en ferai, je commence par nier tout net (à votre exemple) qu’il soit vrai que l’effet de la Comédie soit funeste aux mœurs, parceque le plaisir du comique est fondé sur un vice du cœur. Il n’y a dans ce raisonnement que l’art nécessaire à la séduction. Employons contre lui les armes d’une vérité claire et; convainquante.

Le plaisir du Comique est fondé sur un vice du cœur. Pourquoi, s’il vous plaît ? parce que l’on rit à la Comédie quand un valet fourbe un honnête homme, et; c’est être vicieux que de rire du mal, parce qu’il ne doit jamais produire que l’indignation. Voilà votre pensée dévéloppée.

{p. 61}Vous auriez raison de dire que c’est le propre d’un cœur vicieux que de sentir un certain plaisir quand il voit commettre une mauvaise action. Reste à savoir de quelle nature est le plaisir que me donne un valet qui dupe son maître sur la Scene ; si le cœur partage ce plaisir, je n’ai point de replique à vous donner. J’ai longtems vu jouer à Paris la Comédie avant d’avoir embrassé l’état de Comédien. Sans difficulté le Théatre de cette ville étant le plus parfait qu’il y ait au monde, c’est lui qui doit indubitablement faire la plus sensible impression sur les Spectateurs. Eh bien, Monsieur, je vous proteste et; je vous jure que jamais Mrs. Armand et; Preville, malgré la supériorité de leurs talens, n’ont affecté mon cœur d’une sensation voluptueuse, quand avec toute l’adresse la plus parfaite, ils ont représenté quelque personnage d’habiles frippons, ou trompé la simplicité d’un honnête vieillard. J’ai pourtant ri avec tout le parterre, mais mon cœur n’avoit aucune part à ce témoignage de satisfaction.

Je distingue deux especes de plaisir qu’on peut goûter au Spectacle ; l’un qui va droit au {p. 62}cœur ; l’autre qui n’égaye que l’esprit. Le premier peut être nuisible aux mœurs, s’il est possible qu’une mauvaise action le fasse naître. Or le cœur de l’homme est naturellement trop ami de la droiture pour être délicieusement affecté par la représentation du mal, sur tout quand aucun intérêt personnel n’est assez fort et; assez puissant pour obscurcir les lumieres de sa raison, et; étouffer le témoignage de sa conscience. Le genre de plaisir que le cœur éprouve à la Comédie, est donc toujours le fruit du bien. La générosité, la bonté, la tendre humanité, voilà ce qui remue l’ame et; touche agréablement le cœur.8 Nanine produit ces effets. Nous avons par malheur trop peu de Comédies faites sur ce modèle. Puissent-elles se multiplier !

Si la plus grande partie de nos Comédies ne ressemblent point à Nanine, elles différent {p. 63}aussi dans l’espece de plaisir qu’elles donnent. Le propre de celui-ci est d’égayer l’esprit seulement. Je verse des larmes de joie quand Philippe Humbert met dans tout son jour l’innocence et; l’amour filiale de Nanine, mon cœur gros de soupirs se soulage avec délectation par mes yeux. Jamais Hector mettant la main dans le chapeau du joueur pour escamoter quelques pistoles, malgré toute son adresse, ne m’a intéressé assez délicatement pour me faire pleurer de plaisir. J’ai ri, mon esprit goûtoit un moment de récréation ; mon cœur étoit sans sentiment. Ne rit-on pas souvent de ce qu’on méprise ?

Vous avez donc tort de dire, que le plaisir du Comique est fondé sur un vice du cœur, puisque le cœur n’en a jamais éprouvé lorsque la bonne foi, la simplicité, ou quelqu’autre caractère vertueux que ce soit, a été la dupe d’un vaurien, ou tourné en ridicule par un mauvais plaisant.

Vous me direz à cela que la Comédie à mon compte sera toujours pernicieuse, puisque si son plaisir n’est pas fondé sur un vice du cœur, il l’est sur un vice de l’esprit, attendu qu’il {p. 64}n’est pas d’un bon esprit de rire du ridicule qu’on donne à la simple vertu.

Je vous réponds d’abord que c’est pointiller sur le Spectacle avec autant de raffinement qu’on épilogueroit un Sermon. Quoiqu’il en soit, j’ai nié tout net qu’il fut vrai que la Comédie fut pernicieuse aux mœurs. Je ne veux pas vous laisser la liberté d’appuyer la preuve de ses dangereux effets par l’impression qu’elle fera sur l’esprit, j’ai démontré qu’elle n’en pouvoit faire qu’une très-bonne sur le cœur.

L’esprit peut être égayé fort innocemment par les pointes et; les plaisanteries fines qu’un personnage peu scrupuleux sur la probité lâchera contre un parfaitement honnête homme, sans pour cela être un mauvais esprit. Je ne ris point de la fourberie en elle-même, je ris de la maniere ingénieuse dont elle se trâme et; dont elle s’exécute. L’invention de l’Auteur et; l’adresse de l’Acteur me font plaisir. Je ne crois pas avoir rien à me reprocher à cet égard sur ma façon de penser. En voici la raison : Si je croyois que Scapin ou Sosie trompassent réellement leurs vertueux Patrons, je pourrois {p. 65}rire de leur adresse ; mais j’avertirai leur maître. Je rirois cependant, parce que le rire n’est pas un signe d’approbation. Sur la Scene, je sais que tout ce qui s’y passe est un jeu ; l’action en elle-même m’est donc très-indifférente. J’y vais voir l’image des mœurs, il faut qu’on me la représente fidellement. Tous les jours les honnêtes gens sont les victimes des frippons, j’empêcherai ce malheur tant qu’il sera en moi, mais je ne ferai pas à cet égard le personnage d’Héraclite à la Comédie.

Ne me diriez-vous pas par hazard que mon esprit ou mon cœur sont vicieux, parce que je ris quand je vois un Charlatan avaler du plomb fondu ? Je suis persuadé qu’il ne se fera pas de mal ; j’ai la liberté de rire de son adresse à en faire accroire aux simples. Toutes ces considérations ont été pour vous de nulle valeur. Vous vouliez absolument dire du mal de la Comédie, vous vous êtes satisfait. Continuons à rétorquer tous les argumens que vous employez contre elle.

« Le Théatre de Moliere, à votre avis, est une école de vices et; de mauvaises mœurs…. Les sots y sont les victimes des méchans… {p. 66}Cet homme trouble tout l’ordre de la Société… il tourne en dérision les respectables droits des peres sur leurs enfans, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs. »

Si Moliere avoit besoin de justification à cet égard, quelque foible que soit ma plume je la sentirois assurément assez forte pour l’entreprendre. Heureusement on lui rend la justice qu’il mérite. Il étoit trop honnête homme pour attaquer volontairement le sacré caractere de la vertu, il avoit trop d’esprit pour avoir pu l’attaquer sans qu’il s’en fut apperçu. Que n’ai-je le temps d’examiner toutes ses piéces sans ennuyer le Lecteur. Je lui en ferois l’exposition pour l’en laisser le juge ! Est-ce tourner en dérision les respectables droits des peres, que de faire voir avec quel art un fils soustrait à son pere la connoissance de ses maîtresses et; lui fait payer ses dettes ?

Est-ce tourner en dérision les respectables droits des maris que de montrer combien une femme est adroite quand elle veut tromper son époux ?

Est-ce enfin tourner en dérision les respectables {p. 67}droits des maîtres que de leur enseigner comment un frippon de valet peut abuser de leur confiance ?

N’est-ce pas l’image de ce qui se passe continuellement ? Pourquoi donc a-t-il tort de l’exposer au grand jour ? parce qu’il met les rieurs du côté des fourbes,9 que « les applaudissemens sont rarement pour le plus estimable et; presque toujours pour le plus adroit. »

Censeur austere, vous que l’amour de la vérité échauffe, excite, et; transporte ; ô vous zelé défenseur des droits de la simple vertu, répondez : Est-ce de bonne foi et; en suivant les lumieres de votre conscience que vous avez voulu persuader à vos Lecteurs que les Comédies de Moliere sont une véritable école de mauvaises mœurs, et; en avez-vous regardé comme une preuve les applaudissemens que le Parterre donne à la naïve peinture des vices de la societé ? Fut-il jamais de leçon plus instructive que son Tartufe ? On applaudit cet Hypocrite, mais est-ce le caractere de l’hypocrisie {p. 68}à qui l’on prodigue les applaudissemens, ou est-ce à la vérité avec laquelle il en fait le portrait ? S’intéresse-t-on pour lui, jugez en au plaisir que tout le Parterre témoigne, quand par un juste Arrêt du Prince, on le conduit en Prison et; qu’on restitue au bon homme Orgon tous les biens dont ce traître le vouloit dépouiller ? Quelle morale plus saine que celle d’Ariste ? Ne l’applaudit-on pas ? Si l’on rit de la simplicité du dévot personnage qui est dupé, c’est qu’il a un excès d’amour pour le serpent qu’il échauffe dans son sein, c’est qu’il y a un ridicule à Orgon de s’inquiéter avec soin des nouvelles de Tartufe gros et; gras, tandis que ce même Orgon n’a aucune sollicitude pour une femme vertueuse qui est malade. La sottise du bon homme fait rire, elle affecteroit bien différemment si l’on n’étoit pas prévenu que tous les malheurs qui le menacent ne lui arriveront point. Le rire en cette occasion est un mouvement involontaire produit par la singularité de la Scene. Les applaudissemens qu’on donne à Orgon, quand en sortant de dessous la table il prend le perfide sur le fait, sont une preuve de la satisfaction qu’on ressent de ce qu’il n’a {p. 69}pourtant pas été la victime de sa bonhommie. Ie doute, en un mot, qu’il soit possible de mieux apprendre à se méfier des Hypocrites que par la représentation de cette piéce. N’est-ce pas une obligation qu’on lui a d’avoir ainsi développé tous les ressorts d’un vice d’autant plus à craindre qu’il se couvre des respectables déhors de la vertu ?

Ce que je dis du Tartufe, je pourrois également le dire de presque toutes ses piéces, dans lesquelles on rencontre toujours une très-grande morale. Je sais bien qu’on le blâme de n’avoir pas assez épuré quelques unes de ses Scenes où l’on trouve des équivoques, et; des plaisanteries un peu trop fortes, mais Monsieur, paucis non offendar maculis ubi plura nitent. H. C’est un pré immense tout émaillé de fleurs, parmi lesquelles on voit encore deux ou trois plantes d’horties. On les a apperçu, elles ne sont plus à craindre.

Il est certain que le bien peut être converti en mal, surtout par quelqu’un qui a de l’esprit. Je suis donc peu surpris que vous donniez adroitement une mauvaise tournure aux meilleurs ouvrages de ce fameux Auteur. Tout le {p. 70}monde sait que pour juger d’un fait il ne suffit pas d’en faire l’exposition, il faut encore en rapporter toutes les circonstances, et; voir si tout l’accessoire ne le met pas dans un autre jour qu’il ne paroîtroit denué de tous ses alentours. Que diriez-vous d’un homme qui pour dissuader quelqu’un d’acheter un verger délicieux lui feroit gouter le fruit d’un sauvageon qui se trouveroit par hazard au milieu d’une prodigieuse quantité des plus excellents fruitiers ? Je vous laisse le soin d’appliquer cette comparaison, et; d’apprécier la droiture du génie d’un tel personnage. Comme votre dessein est de décrier les ouvrages de Moliere, vous vous en prenez à son chef-d’œuvre. Nous allons voir si l’équité a dicté votre critique. Elle me semble d’autant plus dangereuse qu’avant de l’entamer vous avez soin de faire parade d’un esprit de modération, et; de douceur qui ne m’a pas paru vous inspirer jusqu’à présent. « Ne nous prévalons, c’est vous qui parlez, ni des irrégularités qui peuvent se trouver dans les ouvrages de sa jeunesse, ni de ce qu’il y a de moins bien dans ses autres piéces, et; passons tout d’un coup à celle {p. 71}qu’on reconnoît unanimement pour son chef-d’œuvre : je veux dire le Misantrope. »

Cette indulgence qui veut excuser ce que tout le monde disculpe aura bientôt des suites rigoureuses. C’est ainsi qu’on couvre de fleurs le piége qu’on tend à son ennemi. Timeo Danaos vel dona ferentes. V. Æn.

« Il n’a point prétendu, à votre jugement, former un honnête homme, mais un homme du monde… ainsi voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de societé, après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restoit à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c’est ce qu’il a fait dans le Misantrope. »

La vertu n’a jamais de ridicule, elle ne peut pas même en avoir, mais on peut joindre beaucoup de ridicule à la maniere dont on s’est projetté d’être vertueux. L’excès est nuisible dans les meilleures choses, il devient même quelquefois criminel. Quand Moliere a fait jouer le Misantrope, il n’a jamais eu l’idée de tourner en ridicule la droiture et; la sincérité {p. 72}d’Alceste, mais la rudesse qui accompagne chez lui ces excellentes qualités. Vous vous êtes plaint qu’on ne mettoit sur la Scene que des êtres gigantesques et; qui ne ressembloient point aux hommes. Direz-vous que celui-ci ne soit pas la véritable image de beaucoup d’honnêtes gens qu’un tempérament atrabilaire rend insupportables, en obscurcissant leur mérite ? Vous n’approuvez pas qu’il soit question au Théatre de crimes, souffrez donc qu’on y censure le ridicule. Où donc en seroit la societé si le caractere du Misantrope, tel que Moliere l’a dépeint, devenoit commun à beaucoup de personnes ? On ne leur reprocheroit à la vérité aucun vice grossier ; mais l’union, l’amitié, l’esprit de fraternité formeroit-il le lien qui doit unir des citoyens ? Les méchans feroient du mal à tout le monde, et; les bons ne feroient de bien à personne.

Malgré tout ce que vous pourrez imaginer, vous ne persuaderez à qui que ce soit au monde, que le Misantrope ne soit un sujet très-propre à être censuré.

Vous convenez vous-même qu’Alceste a des défauts réels dont on n’a pas tort de rire et; vous {p. 73}faites le procès à un homme qui fronde ces défauts. La vénération qu’on doit à la vertu doit-elle aveugler au point en sa faveur qu’on n’ose pas lui reprocher les ridicules qu’on lui associe ? Chez un homme tel qu’Alceste la vertu est une rose qui quoique fort belle, ne peut être cueillie par la quantité de ses épines. Souffrez qu’une main adroite les ôte, afin de profiter d’une si aimable fleur.

Me permettrez-vous, Monsieur, d’oser vous dire que vous n’avez pas saisi le caractere du Misantrope ? Selon vous, Alceste est un homme plein de droiture et; de sincérité, qui n’a pas tort de se déchaîner contre les hommes.

… Les uns parcequ’ils sont méchans
Et les autres, pour être aux méchans, complaisans.

Je conviens que s’il ne peut avoir de commerce qu’avec de telles gens, il a raison de dire, qu’il a conçu pour eux une mortelle haine. Voilà le propre de la vertu, haïr sinon les méchans, du moins la méchanceté. Aussi Moliere se seroit bien gardé de le tourner en ridicule, s’il n’eut refusé le commerce que des méchans ou des flateurs. Mais il fait plus, il {p. 74}veut rompre avec tous les hommes et; notamment avec Philinte son ami. Et pourquoi, s’il vous plait ? Parcequ’il l’a vu saluer et; embrasser une personne qu’il ne connoît pas parfaitement. Voilà le motif du courroux d’Alceste qui entre comme un furieux sur la Scene, et; qui, sans avoir raison de se plaindre d’un ami qui veut prendre part au chagrin que lui donne l’embarras d’un procès, paye ces témoignages de bienveillance en refusant même de l’écouter. Il fait plus lorsque Philinte cherche à l’adoucir, en lui disant avec intérêt :

Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et quoi qu’amis enfin, je suis tout des premiers.

Le Misantrope lui répond durement :

Moi votre ami ! Rayez cela de vos papiers,
J’ai fait jusques ici profession de l’être,
Mais après ce qu’en vous je viens de voir paroître, et;c.

Ne croiriez-vous pas que Philinte a commis quelque crime ou fait quelque lâcheté pour être tout à coup rayé du Catalogue des amis d’Alceste ? Tout le mal consiste pourtant à {p. 75}avoir porté la politesse un peu plus loin qu’il ne faudroit, en embrassant un homme qu’il ne connoît que médiocrement ; c’est, à l’avis du Misantrope, un si grand forfait, qu’il dit :

… Si par malheur j’en avois fait autant,
Je m’irois de regret pendre tout à l’instant.

Voilà la premiere Scene du Misantrope, conséquemment voilà l’exposition de son caractere. C’est donc un homme à la vérité vertueux, mais dur, farouche, peu sociable, ridicule même, que Moliere a voulu jouer, et; non pas un homme qui ne refuseroit de communiquer qu’avec les frippons et; les flateurs.

Ce qui vous fait errer sur la qualité du caractere d’Alceste, c’est que vous n’aviez pas la piéce bien présente quand vous en avez entrepris la censure. Vous prétendez que le Misantrope dit : « qu’il a conçu une haine effroyable contre le genre humain, quand outré d’avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment, et; tromper l’homme qui le lui demande, il s’en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colere. Il est {p. 76}naturel que cette colere dégénere en emportement, et; lui fasse dire alors plus qu’il ne pense de sang froid. »

Non, Monsieur, il dit qu’il a conçu cette haine effroyable contre le genre humain sans avoir encore eu à se plaindre de personne. Ce sont les vices des hommes en général qui l’enflâment de colere contre les particuliers. L’homme au sonnet n’a pas encore paru, ainsi son ami ne s’est pas encore moqué de lui. En un mot, il n’a personnellement de griefs contre qui que ce soit, et; si un tel original est susceptible de sang froid, c’est de sang froid qu’il lâche toutes ces sottises.

Je ne vous suscite point une querelle sur le renversement que vous faites de la piéce, en vous abusant dans vos citations, puisque vous avertissez, en cet endroit même, que peut-être vous vous trompez à cet égard : cependant cette erreur vous a fait donner à gauche dans l’idée que vous vous êtes formé du Misantrope. Vis-à-vis quelqu’un dont je soupçonnerois la bonne foi je dirois qu’une pareille méprise peut avoir été volontaire, surtout quand on prend les moyens nécessaires pour se mettre {p. 77}à labri des reproches, en prévenant par une note que si on se trompe, c’est parcequ’on travaille sans livres et; sans mémoire. Il étoit aisé de vous éclaircir. Vous avez négligé de le faire, par la raison que vous ajoutez dans votre note. Quand mes exemples seroient peu justes, mes raisons ne le seroient pas moins ; attendu qu’elles ne sont point tirées de telle ou telle piéce, mais de l’esprit général du Théatre que j’ai bien étudié.

On appelle cela vouloir avoir raison bon gré malgré. L’intérêt qu’on prend pour ce qui regarde le Misantrope et; le plaisir même qu’on a en le voyant, ne vient point du tout, comme vous l’imaginez, par la raison qu’il n’est pas Misantrope à la lettre, mais c’est qu’il a les plus belles qualités du monde. Moliere pensoit trop bien pour ne pas faire rendre hommage à la vertu de la même personne dont il badinoit les ridicules. Si les Spectateurs ne voudroient point lui ressembler, ce n’est pas encore, quoique vous en disiez, parceque tant de droiture seroit incommode, mais c’est parcequ’il accompagne cette droiture d’un esprit de misantropie contraire à l’honnête societé.

{p. 78}Vous remarquez judicieusement « qu’il y a un si grand nombre des propres maximes de Moliere dans la bouche d’Alceste que plusieurs ont cru qu’il vouloit se peindre lui-même. » Si cela est, il a eu raison de le faire. Il a donc senti que sa qualité d’honnête homme étoit altérée par des défauts. Sans doute il cherchoit à s’en corriger. Pourquoi lui faire un crime de ce qu’imaginant qu’il y avoit des gens qui lui ressembloient, il a voulu travailler à leur faire partager le dégré de perfection auquel il s’efforçoit d’atteindre ?

Vous êtes encore dans une bien plus grande erreur sur le fonds du caractere de Philinte, que sur celui du Misantrope, peu s’en faut que vous n’en fassiez un frippon. « C’est, dites-vous, un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des frippons,… de ces gens qui sont toujours contens de tout le monde, parcequ’ils ne se soucient de personne ; qui autour d’une bonne table soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres, et;c. »

{p. 79}Où, s’il vous plaît, avez-vous reconnu cette façon de penser dans les discours de Philinte ? L’Auteur en a fait le contraste du Misantrope. C’est un homme doux à la vérité, et; d’un commerce aisé, mais il est si peu vrai qu’il soit du nombre de ceux qui ne se soucient de personne, qu’il marque un véritable intérêt pour ce qui regarde son ami. Il veut l’accompagner, malgré toutes ses brutalités, chez les Maréchaux de France lorsqu’il y est cité. Il lui donne des conseils très-salutaires sur le mariage qu’il veut faire avec Celimene dont l’humeur coquette ne peut que causer beaucoup de désagrément à un mari tel qu’Alceste surtout. Est-ce là ne se soucier de personne ? A l’égard de ce que vous dites : de la bonne table, du gousset bien garni, du peuple qui a faim. Je ne puis vous blâmer de l’intention que vous avez eu de vous soulever, ainsi que Mr. de la Bruyere, contre ceux à qui vous reprochez cette insensibilité qui est odieuse, mais elle n’a jamais été propre à Philinte. Moliere se seroit bien gardé de mettre un tel homme en butte aux traits de l’humeur satyrique d’Alceste. Sa misantropie auroit eu un juste fondement {p. 80}et; le ridicule de sa rudesse n’auroit point sorti, comme quand il s’indispose et; se courrouce contre un quelqu’un qui joint à un véritable fonds de droiture, l’urbanité et; la douceur.

Au surplus tout ce que vous prétendez que Moliere auroit dû faire pour conserver le véritable naturel du Misantrope est très-bien raisonné, quand à votre façon de penser, puisque vous voulez qu’il soit exactement sans défaut ; mais l’Auteur n’a pas voulu le peindre tel.

Chez vous le Misantrope est un censeur perpétuel, mais censeur raisonnable, sans passion, sans aigreur, insensible à toutes les injustices qu’on lui peut faire, parcequ’il s’y attend. Chez Moliere, c’est un homme d’un tempérament bilieux que tout effarouche, qui ne s’offense pas seulement du mal, mais de tous les petits ménagemens qu’une politesse peut-être un peu trop affable, a introduit dans le monde. Chez vous enfin le Misantrope ne hait que la corruption du genre humain, et; chez notre Auteur la haine de cette corruption, et; même de ce qui n’en a qu’une foible apparence réjaillit {p. 81}jusqu’à un certain point sur les hommes.

Vous croyez qu’on pourroit faire sur votre idée un nouveau Misantrope. Il ne faudroit pas alors qu’il devint le sujet d’aucune plaisanterie. Ce seroit à lui au contraire à railler les autres. On ne rempliroit conséquemment pas l’intention de Moliere qui étoit de montrer qu’un excès de vertu trop austere et; mal entendue peut rendre blâmable. On donneroit des leçons de morale aux hommes.

Votre censeur pourroit même faire rire par mille Epigrammes pleines de sel. Reste à décider si un sujet de cette nature pourroit porter le titre de Misantrope. Nous avons attaché à ce mot une signification toute autre que celle d’un juste critique.

Vous désaprouvez la pointe de la Scene du Sonnet :

La peste de la chute, empoisonneur au Diable !
En eusses-tu fait une à te casser le nez.

Je vous avouerai qu’elle m’a toujours paru trop basse et; trop triviale dans la bouche d’une personne de condition, mais encore une fois, le Poëte a voulu peindre un homme {p. 82}réellement ridicule. Il l’auroit peut-être été assez sans cela.

Je ne pense pas au reste que Moliere ait adouci la force du caractere d’Alceste, vis-à-vis l’homme au sonnet, par la seule intention de faire rire le Parterre.

L’embarras du Misantrope qui use de quelques petites bienséances pour dire que le Sonnet ne vaut rien, est une preuve de la sottise de sa misantropie. Il est si peu honnête et; si peu raisonnable qu’on dise grossiérement à un quelqu’un d’un certain rang qui vient vous montrer un ouvrage, cela ne vaut rien, que le Misantrope, tout Misantrope qu’il est ne sait comment s’y prendre pour se livrer tout entier à son peu de politesse. Les détours dont il use en cette occasion, quoique hors de son caractere, ne le détruisent pas assez pour qu’on dise que le Poëte l’a manqué. On voit à la torture qu’il se donne qu’il est toujours le même, et; on en conclut seulement qu’il faut qu’il y ait bien de l’absurdité dans son humeur, puisque malgré toute l’envie qu’il auroit de la suivre, il hésite.

Remarquez encore, Monsieur, qu’il {p. 83}ne demeure pas long-temps dans cette situation d’esprit, car à l’instant qu’on lui témoigne du mécontentement de la décision qu’il vient de donner, il se livre à ses emportemens ordinaires, et; se dédommage bien de la gêne dans laquelle il s’est vu l’espace de deux ou trois minutes. Peut-on rien de moins mesuré que ces termes :

J’en pourrois par malheur faire d’aussi méchans,
Mais je me garderois de les montrer aux gens.

Le reconnoissez-vous là ? Un homme peut bien se démentir pendant un espace de tems, sur tout aussi peu considérable, mais naturam expellas furcâ, tamen usque recurret. C’est précisément ce qu’il nous prouve.

Vous ne voulez pas que Philinte conseille à Alceste de visiter les Juges, parce que c’est dire, en termes honnêtes, qu’on va chercher à les corrompre. Je ne m’étonne pas que vous vous scandalisiez si fort que l’on se mocque d’un homme qui porte tout à l’extrême. Vous êtes intéressé au jeu. La cause d’Alceste est bonne ; Philinte lui représente que sa partie est forte, qu’elle peut entraîner les suffrages {p. 84}par cabale. Dans cette supposition est-ce suggerer à un homme de faire une mauvaise action, que de lui représenter combien il est de son intérêt de visiter les Juges, non pour les corrompre, mais pour faire valoir ses droits ? Si tous les hommes étoient tels qu’ils doivent être, ces soins seroient superflus ; mais malheureusement on sait le contraire, et; il peut très-bien arriver que la maniere dont on exposera la justice de ses prétentions, empêchera les Juges d’être abusés ; car enfin ce sont des hommes, sujets par conséquent à l’erreur. La diligence qu’on aura apporté à leur bien détailler toutes les circonstances qu’ils ne doivent point ignorer ; bien-loin de les induire à mal juger, les empêchera au contraire de prêter les mains à l’injustice. D’ailleurs, tel Magistrat, qui par quelque considération particuliere pencheroit du côté qui a tort, peut être ramené à l’équité par des bonnes et; solides remontrances. En un mot, solliciter un Juge n’est un mal que quand on sent bien qu’on travaille à substituer le mensonge à la vérité. Alceste et; Philinte disent eux-mêmes, qu’ils sont bien persuadés que la cause {p. 85}dont il s’agit, est bonne, juste et; raisonnable ; ce n’est donc pas vouloir faire une méchante action que de visiter les Juges, pour qu’ils ne soient ni aveuglés par la chicane, ni entraînés par la cabale. Je n’irai point prier mon rapporteur pour qu’il donne une bonne tournure à mon affaire, mais je lui ferai appercevoir toutes les menées de ma partie, qui joint le crédit et; l’adresse pour fasciner les yeux du Tribunal. Un Misantrope décidé peut fort bien tenir cette conduite, elle prouve même la mauvaise opinion qu’il a des hommes ; Philinte a donc pu donner à son ami le conseil qu’il lui a cru salutaire à cet égard. S’il le refuse c’est qu’il est si excessif dans ses idées et; dans ses actions, qu’il en devient tout-à-fait condamnable. Cessez donc de vous persuader que vous avez démontré que dans tout ce qui rend le Misantrope ridicule, il ne fait que le devoir d’un homme de bien ; il n’auroit point manqué à la droiture quand il se seroit rendu aux avis de son ami. Il auroit au contraire été plus raisonnable, il n’auroit pas rempli le caractere que l’Auteur lui donne. Avec autant de vertu qu’Alceste en a, peut-on, me direz-vous, {p. 86}allier tant de défauts ? La preuve que la chose est possible, c’est que Moliere croyoit être tel. Vous finissez l’examen de cet Ouvrage par une phrase qui mérite bien d’être rapportée dans toute son étendue.

« Puisque cette piece est sans contredit de toutes les Comédies de Moliere celle qui contient la meilleure et; la plus saine morale, sur celle-là jugeons des autres, et; convenons que l’intention de l’Auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même, en ce qu’il séduit par une apparence de raison ; en ce qu’il fait préférer l’usage et; les maximes du monde à l’exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et; la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des Spectateurs, il leur persuade, que pour être honnête homme il suffit de n’être pas un franc scélérat. »

Je voudrois que vous me disiez pourquoi il a intention de plaire à des esprits corrompus. Vous taxez sans doute tous les Spectateurs de corruption par une suite de votre principe, {p. 87}que c’est un vice du cœur de rire du mal qu’on voit à la Comédie. Je vous ai démontré suffisamment, ce me semble, que le rire n’étoit point du tout relatif au mal même, ni un acte d’approbation, et; qu’on peut rire de ce qu’on méprise. Vous trouvez encore une autre preuve de corruption dans le rire qui est provoqué par toutes les extravagances du Misantrope, parce que selon vous, dans tout ce qui le rend ridicule, il ne fait que le devoir d’un homme de bien. Est-ce ma faute à moi, si le public ne vous paroît corrompu que parce que vous êtes intéressé à justifier Alceste ? Est-ce encore ma faute si, parce qu’il est foncierement honnête homme, vous voulez qu’on lui passe toutes ses humeurs, ses fantaisies, ses brutalités, ses impertinences même ? D’où vient pensez-vous sur son compte autrement que celui qui a composé la Piéce ; et; que tous ceux qui la voient jouer ? Encore une fois, ce n’est point la vertu du Misantrope qu’on a prétendu tourner en ridicule, ce sont tous les défauts qui la rendent si maussade qu’il s’en faut peu qu’elle ne dégénere en vice ; car enfin, il n’a plus qu’un pas à faire pour parvenir {p. 88}à haïr tout le genre humain, et; comme vous le dites vous-même, « une pareille haine ne seroit pas un défaut, mais une dépravation de la nature, et; le plus grand de tous les vices. »

Commencez par vous rétracter sur la mauvaise opinion que vous avez de nos Spectateurs ; et; par un effort qui vous seroit bien glorieux, parce qu’il vous couteroit beaucoup, convenez de bonne foi, que l’intention de Moliere n’a pas été de persuader au grand soulagement des Spectateurs, que pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat. Vous devez cette justice à la mémoire de cet Auteur, que vous flétrissez par une calomnie atroce ; vous la devez enfin à la vérité, puisqu’il est certain que toute la morale du Misantrope se réduit à faire d’un citoyen un homme tout à la fois aimable et; vertueux.

Je n’entrerai point dans le détail de toutes vos déclamations contre Regnard et; Dancourt. L’élégance de votre style ne m’a pas empêché de m’ennuyer en faisant cette lecture. Ma réponse produiroit sans difficulté le même effet. Vous êtes d’ailleurs si emporté, que {p. 89}j’appréhenderois de vous apostropher d’une façon peu décente, si je voulois commenter cette partie de votre ouvrage. Une plaisanterie, mauvaise si vous voulez, échauffe tout à coup votre bile, et; transporté par un délire frénétique : Les Spectateurs, vous écriez-vous, sortent complices des crimes qu’ils ont vû commettre sur la Scene. … Qui ne devient pas filou soi-même en s’intéressant pour un filou ? car s’intéresser pour quelqu’un, qu’est-ce autre chose que se mettre à sa place ? Que répondre à cela ? Lecteur, j’en ris.

Vous convenez, Monsieur, que nos Auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des pieces plus épurées, qu’elles instruisent beaucoup, mais qu’elles ennuyent encore davantage. Autant vaudroit aller au sermon. Cette apostrophe est d’un quelqu’un qui n’y va pas, ou qui n’en entend que de mauvais. Quoiqu’il en soit, laissez au Comédiens le soin de se plaindre que les Auteurs modernes les font prêcher au désert. Ils sont contents d’un grand nombre de nouveautés. Vous avouez qu’elles instruisent beaucoup ; ils trouvent leur compte à en donner {p. 90}les réprésentations ; laissez donc jouer la Comédie en paix, sinon, l’on vous dira que vous ressemblez à un fagot d’épines ; par où le prendre ?

Vous connoissez trop, Monsieur, combien la variété est utile, nécessaire même à un Ouvrage, pour ne pas mettre vos lumieres à profit. Il faut de tems en tems soulager l’attention du Lecteur. C’est ce que vous faites de la façon du monde la plus ingénieuse. Après une longue dissertation sur la Comédie et; les Comédiens, vous avez craint de causer de l’ennui. Pour éviter cet inconvénient, les femmes vous ont fourni des traits de satyre très-propres à égayer l’esprit fatigué de votre morale Anti-comédienne.

J’ignore si vous avez à vous plaindre du sexe ; au cas que cela soit, de quelque nature que puisse être le mécontentement qu’il vous a donné, ma foi, vous n’êtes pas en reste. Vous direz, peut-être, qu’en épousant cette querelle, je prends trop d’avantage contre vous ; mais qu’importe à un Philosophe ? Vous aurez d’ailleurs, pour soutenir votre parti, ces austeres personnages au teint blême {p. 91}et; livide, qui se font un devoir de penser comme vous par singularité et; par nécessité ; vous aurez pour vous tous les Diogenes et; les Quakres François ; en un mot, toute l’espéce de Philosophes qui vous ressemblent, et; moi je serai réduit à me consoler de la supériorité de vos forces avec des hommes. De quelque côté que demeure la victoire, hazardons le combat.

Il est très-dangereux, à vous entendre, de mettre sur la Scene des pieces « où les femmes et; les jeunes filles deviennent les précepteurs du public ; c’est leur donner sur les Spectateurs le même pouvoir qu’elles ont sur leurs amans. En augmentant avec tant de soin l’ascendant des femmes, les hommes en seront-ils mieux gouvernés ? » Ne sembleroit-il pas que la forme du Gouvernement, et; les Constitutions de l’État vont changer, parce que nos Actrices ont sçu dire aux hommes qu’ils devoient éviter tel et; tel mal, pour pratiquer tel et; tel bien ? On va partir de là pour donner aux femmes l’administration des affaires et; l’entrée du Conseil. Tout va changer de face ; elles vont superbement s’emparer du glaive, et; {p. 92}nous prendrons humblement la quenouille. Quel désordre ! quel bouleversement ! O tempora ! ô mores !

Si quelque chose est capable d’adoucir les craintes que vous nous inspirez si salutairement, c’est la parole que vous nous donnez « qu’il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme. » Consolons-nous donc et; s’il peut y avoir quelque femme de cette espèce, sans doute ce sera celle là qui prendra l’ascendant dont vous craignez de les voir jouir à notre préjudice. Ce n’est pas au reste que vous ne connoissiez tout leur mérite, quand vous appréhendez de nous voir subjugués par leur despotisme, mais vous craignez d’avilir notre sexe en honorant le leur !

« Le plus charmant objet de la nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible et; de le porter au bien, est, je l’avoue, une femme aimable et; vertueuse. » C’est ainsi que vous vous répandez en éloges ! Est-il rien de plus flateur, et; en même temps de plus vrai ? poursuivons, mais cet object céleste où se cache-t-il ? Voilà la pointe, voilà le serpent {p. 93}sous les fleurs. Il n’est donc point, cet objet si plein de charmes ? ou s’il existe il est si rare et; si déplacé dans la societé qu’il n’ose pas s’y montrer. Il est obligé de se cacher, et; où se cache-t-il ? Une femme aimable et; vertueuse tout à la fois ! hélas ! c’est à votre avis, un être imaginaire. Je vais donc m’écrier avec vous : « N’est-il pas bien cruel de le contempler avec tant de plaisir au Théatre pour en trouver de si différens dans la societé ? »

Mais enfin puisque cet objet ne se rencontre que dans la peinture qu’en fait le Théatre, approuvez donc cette peinture, elle est si belle qu’elle inspirera aux femmes le desir de ressembler à ce tableau. Vous ne vous plaindrez plus après cela de ne pouvoir rencontrer une femme aimable et; vertueuse.

Si vous aviez intitulé votre livre : Satyre contre les Comédiens et; les femmes, je ne me donnerois pas la peine de vous répondre. Ces sortes d’ouvrages ne sont point dangereux, parcequ’on est prévenu sur les licences qu’ils prennent, mais vous composez un volume pour détruire les opinions justes et; sages d’un homme respectable à tous égards, d’un homme {p. 94}qui plein d’estime pour votre patrie veut que l’univers lui doive l’exemple de la raison sans préjugé, d’un homme enfin qui est lui-même le modéle de ce qu’il propose : votre livre se répand à la faveur des deux noms qui en ornent le frontispice, souffrez donc que si l’amour de votre pays a pu vous suggerer toutes les invectives qui sont sorties de votre plume, l’amour du mien ne me permette pas de demeurer dans le silence, lorsque vous décochez les traits les plus envénimés contre l’honneur et; la vertu des Dames Françoises. C’est sans difficulté les apostropher avec mépris, quand lorsqu’on est comme vous, au milieu de la France, on demande dans quel endroit de la terre se cache une femme vertueuse et; aimable ?

Tout ce que vous dites pour humilier ce sexe n’en diminuera pas sans doute le mérite, et; ne changera rien à la nature des choses, mais vous n’en êtes pas moins repréhensible. Vous ne voulez pas que les hommes prennent des leçons de la part des femmes, parcequ’elles ne savent rien, quoiqu’elles jugent de tout. Ce reproche d’ignorance est très-mal fondé, sur tout dans ce Siécle, où elles ont l’esprit fort orné ; {p. 95}mais quand il seroit juste, il y auroit de l’inhumanité à le faire. Quelle est, s’il vous plaît, la raison du peu de connoissances des femmes ? Est-ce la grossiéreté de leur esprit, le peu de solidité de leur jugement, la pesanteur de leur imagination ? Nous savons bien le contraire nous autres hommes. En général elles ont l’esprit plus fin et; plus délicat que nous, le jugement plus facile, l’imagination plus vive, elles ont de commun avec nous toutes les bonnes qualités de l’ame et; de l’esprit, et; par-dessus nous l’élégance de la taille, les graces du maintien et; les charmes de la figure. Il a donc été de notre intérêt en les destinant à nos plaisirs, de les éloigner de tout ce qui auroit pu les distraire du soin que nous avons voulu qu’elles prissent uniquement à nous plaire. Nous n’avons cessé de leur repéter qu’elles ne sont faites dans l’ordre de la nature et; de la société que pour nous amuser, et; tout au plus veiller aux soins grossiers et; nécessaires d’un ménage ; après cela nous aurons la barbarie de leur reprocher qu’elles ne savent rien. Jettons les yeux sur celles qui libres de ce préjugé, ont osé entrer en rivalité avec nous. Leurs {p. 96}écrits, leurs actions n’ont rien d’efféminé. Mais encore une fois, il est de l’intérêt de notre amour propre qu’elles nous soient inférieures ; nous sommes les maîtres, et; la loi du plus fort est toujours la meilleure. Si l’esprit de servitude, auquel nous les assujettissons, ne leur permet point de s’élever au-dessus de l’état que notre volonté leur prescrit ; disons cependant à leur honneur, que malgré toute notre attention à les dégrader ; elles ne laissent pas d’avoir leurs Héroïnes, comme nous nos Héros. Sans parler ici des Élizabeth, des Médicis, des Marie Therese, qui, à raison de leur sexe, l’emportent sur nos plus grands hommes ; combien de femmes illustres dont les noms sont consacrés à jamais au temple de Mémoire !

Je n’ai jamais pu refléchir sans indignation à notre injustice, à l’égard de l’objet de nos hommages et; de nos adorations. Est-il bien honorable pour nous de ravaler un sexe au pied duquel nous sommes tous les jours ? Que sommes-nous donc, si les femmes sont si méprisables, nous qui dans l’effusion d’un cœur qui dit ce qu’il pense, leur jurons une obéïssance {p. 97}et; un attachement inviolable. Ce sont, direz-vous, des foiblesses, mais ces foiblesses sont si générales, si fréquentes, si réïtérées, qu’elles peuvent passer pour un effet nécessitant de leurs charmes. En ce cas, la nature a pris soin de les dédommager de notre humeur altiere. Avec combien de cruauté ne pourroient-elles pas se venger de nous, si la vengeance dont je veux parler, n’anéantissoit une partie de leurs plaisirs ?

Ce que j’ai dit de notre peu d’équité, à les avilir, je le dis bien plus de la hardiesse que nous avons de déclamer contre leur honneur, nous qui faisons consister le nôtre à les en priver. N’est-il pas absurde que nous nous soyons imaginés être en droit de décider impérieusement qu’elles doivent être déshonorées pour tomber une seule fois dans la même faute dont nous faisons un plus grand trophée, à proportion du pouvoir que nous avons eu de la multiplier ? Je ne prétends assurément pas justifier par-là le libertinage, il est toujours criminel. Mais je soutiens qu’il n’est pas plus excusable dans l’un que dans l’autre sexe ; j’ajoûte même, en tirant une conséquence de l’opinion que {p. 98}nous avons de la femme, qu’il devroit être plus honteux et; plus déshonorant pour un homme de donner des preuves de sa foiblesse, puisqu’il se prévaut d’un esprit plus élevé et; d’un plus ferme courage. Qu’auroit-on à dire en notre faveur, quand après toutes ces considérations nous daignerions rentrer en nous-mêmes pour nous rendre justice sur le métier de suborneurs dont nous faisons hautement profession ? Le sexe toujours craintif, et; plein de candeur, quand nous ne l’avons pas corrompu, s’effarouche à notre approche, il veut nous éviter. Mais comment se dérober à nos poursuites ; nous qui pour le rendre la victime de notre incontinence, savons employer tour-à-tour les attraits voluptueux de la séduction, et; les armes presque toujours victorieuses de l’impudence ?

Encore une fois, Monsieur, ne vous imaginez pas que je veuille autoriser les mauvaises mœurs, quand je semble excuser les écarts du sexe. Ce seroit, diriez-vous, indubitablement une morale de Comédien. Je cherche seulement à prouver, que rien n’est plus opposé à la raison, à la justice, et; même {p. 99}au simple sens commun, que le droit que nous nous sommes arrogés d’ériger en gentillesse pour nous, ce qui fait, à notre décision, l’opprobre et; la honte des femmes. Concluons que si le libertinage est absolument méprisable dans l’un et; l’autre sexe, il faut l’éviter avec soin de part et; d’autre.

Après cette disgression dont vous êtes la cause, reprenons notre sujet. Vous avez déclamé tout à votre aise contre le Spectacle qui, selon vous, est nuisible et; préjudiciable à tout le monde, mais qui le seroit incomparablement plus à Genève que par tout ailleurs. Sachons en les raisons : Si elles sont justes, rien n’est plus louable que le dessein que vous avez eu de servir votre Patrie, il falloit seulement le faire sans léser tout à la fois, la politesse, la bienséance, la charité Chrétienne, et; la vérité. Néanmoins dans le cas où je suppose vos raisonnemens bien fondés, je vous excuserois par le motif de votre zèle, j’en blâmerois seulement la véhémence mal entenduë : mais si au contraire le Spectacle ne peut qu’être utile et; avantageux à vos concitoyens, quel esprit vous a pu inspirer ? c’est ce qu’il {p. 100}faudra tâcher d’approfondir, ce sera nécessairement ignorance, animosité, ou mauvaise foi. Quant à l’ignorance, vous êtes connu, je ne prétends pas vous faire un fade compliment en vous disant que vous n’en pouvez être soupçonné. A l’égard de la mauvaise foi, je ne juge mal de mon prochain que le plus tard que je puis, et; j’aime à le trouver innocent. Restera l’animosité. Tout homme a ses foiblesses.

Les Spectacles, vous en convenez, peuvent être utiles dans les grandes Villes, pour distraire les gens oisifs, que l’inaction peut entraîner au crime. Il est certain que c’est un des avantages qu’on en retire, mais c’est le moindre, par la raison que ceux qui en composent d’ordinaire le cercle ne sont pas d’assez mauvaises mœurs pour croire que leur oisiveté produiroit des forfaits comme vous le dites. Il faut d’autres plaisirs que la Comédie aux scélérats. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut l’envisager pour en faire valoir le bien.

La Comédie instruit et; amuse tout à la fois. C’est une école de talens, elle fait briller l’esprit des uns, en éclairant celui des autres ; {p. 101}en un mot, on peut dire qu’aujourd’hui tous les beaux Arts concourent à l’embellissement de son Théatre ; conséquemment elle excite une noble émulation entre les Artistes, qui ne peut manquer d’être d’une utilité très-considérable pour le public. Par tout où les Arts fleurissent les habitans se multiplient, et; le commerce agrandit. Si tous les hommes vivoient comme nos premiers peres, ou comme ces Montagnons dont vous nous faites une si brillante description, je me dispenserois de préconiser leur félicité ; mais je regarderois la Comédie comme quelque chose de fort inutile pour eux. Elle pourroit peut-être leur faire appercevoir la différence qu’il y a entre l’aisance et; le simple nécessaire, mais comme on ne regrette point un bonheur qu’on ne connoît pas, je penserois qu’il leur seroit plus expédient de vivre dans l’ignorance d’un état plus heureux que le leur, dans la crainte qu’ils ne se servissent de moyens illicites pour y parvenir avec trop de promptitude et; de facilité.

Vos concitoyens sont-ils dans cette position ? Ne savent-ils pas apprécier la situation {p. 102}d’un homme qui est obligé de fabriquer sa maison, et; de se tricoter des bas ? Ignorent-ils les avantages d’une noble et; estimable industrie qui procure à un négociant le bien être ? Non sans doute. Or s’ils en connoissent les agrémens, certainement ils les désirent, conséquemment il leur est très-expédient de rassembler chez eux tout ce qui peut contribuer à les leur procurer.

Que cet état de simplicité des habitans des environs de Neufchâtel soit le plus heureux de tous, j’en conviendrai avec vous, à la faveur de la peinture que vous nous en faites qui les rapproche du siécle d’or imaginaire ; mais cette simplicité qui fait le bonheur de vos Montagnons seroit insupportable à la plus grande partie du reste de la terre et; nomémment à Mrs. les Genevois, ainsi ne tirons point de conséquence des uns aux autres, puisqu’il n’y a aucun rapport entre eux. Vos Montagnons aiment les racines qu’ils cultivent et; qu’ils mangent sans autre aprêt que leur appétit. Les Genevois aiment les truites du Lac bien cuisinées. Il faut servir tout le monde à son goût.

{p. 103}Il n’est pas en votre pouvoir d’empêcher l’amour des richesses et; des plaisirs honnêtes, quiconque a vu ses voisins en jouir a senti le vuide de leur privation. Les Spectacles bien loin d’appauvrir un pays tel que Genève, le rendront sans difficulté plus florissant. La raison en est fort simple.

Cette ville est très-commerçante et; sa situation la rend susceptible d’un négoce bien plus étendu que celui qui s’y fait. Elle contient environ 24000 habitans, presque tous aisés, et; parmi lesquels il y en a de fort riches. Ces derniers quoiqu’occupés de leur Commerce, s’ennuyent souvent de la trop grande solitude dans laquelle ils semblent végéter. Pour s’y dérober ils passent en France et; y dépensent leurs revenus dont ils privent leur Patrie. L’exemple de ces déserteurs n’est pas propre à y attirer l’Étranger, au moyen de quoi la consommation des denrées n’y est pas considérable. Petit à petit tous ceux qui se trouveront dans une passe un peu opulente s’accoûtumeront à venir jouir de la vie chez leurs voisins, pendant cinq ou six mois de l’année. Quel préjudice ! on s’appercevra trop tard du {p. 104}tort qu’on a eu de s’opposer aux plaisirs du public, on voudra y remédier, mais on ne fera pas rentrer les sommes qui seront sorties, ni les habitans qui se seront établis ailleurs, attirés par les agrémens qu’ils y auront rencontrés.

C’est en vain que pour étayer vos réflexions d’un air de vérité, vous nous représentez les Genevois comme un peuple simple et; laborieux, qui se délasse de ses travaux dans le sein de sa famille, en caressant son épouse et; ses enfans. Sans vouloir lui disputer les vertus domestiques qu’il posséde, nous le connoissons assez pour ne pas ignorer qu’il ne ressemble en rien à vos Montagnons, si ce n’est par la droiture du cœur : il aime les arts, les plaisirs, le luxe et; toutes les douceurs de la vie. Si on les lui refuse chez lui, il ira bien-tôt les chercher ailleurs.

Vous ne nous persuaderez pas au surplus que l’amour du luxe soit contraire au bien de la République. Le luxe n’est pernicieux que pour les états qui en seront entichés, sans pouvoir se le procurer par leur commerce, et; leur industrie ; or il est incontestable que si {p. 105}Genève ambitionne la grandeur et; l’opulence, elle est à même de se satisfaire sans se ruiner, puisque tout contribue à en faire une Ville d’un négoce immense. Il ne faut qu’exciter l’industrie des habitans, et; l’on n’aura pas de peine à y reussir. Dès l’instant qu’ils connoîtront tout ce qu’ils peuvent à cet égard, et; qu’ils en auront quelques exemples devant les yeux, l’émulation se mettra de la partie ; alors les trésors que la nature a répandu sur ce climat ne seront pas les seuls avantages qui le feront cherir.

L’austérité de votre Morale Philosophique vous persuade que tout le monde doit penser comme vous, sans en avoir les mêmes motifs. Vous voudriez réduire le genre humain à regarder toutes les délices qu’on peut gouter ici bas, comme des êtres contraires à la vertu et; au bon ordre ; ainsi vous nous exaltez la vie purement champêtre, à peu près comme le doit faire une églogue. Ne savez-vous pas qu’il y a longtems qu’on a dit que ses douceurs ne se trouvoient plus que dans une idile ou un paysage ? En supposant même qu’elles puissent se rencontrer dans quelques hameaux, {p. 106}les mœurs du Village ne peuvent être celles d’une grande Ville.

Toute la jeunesse de Genève aime les Spectacles et; en demande, pourquoi les lui refuser ? Si les vieillards s’opposent encore à ce qu’elle souhaite, c’est moins, je crois, parcequ’ils les regardent comme dangereux, que par la crainte de rien innover, et; parcequ’il se rencontre des esprits turbulens qui possedant l’art d’en imposer, se font un plaisir de contrarier. Cela donne un air de singularité qui distingue.

La Comédie à Genève en rendra le séjour plus agréable et; en amusant les Citoyens les empêchera d’abandonner leur pays et; d’aller dissiper leurs revenus chez l’Étranger. Premier avantage.

L’heure des Spectacles étant toujours celle du soir, le travail n’en souffrira point. Au contraire ils rassembleront plusieurs fois la semaine des gens qui s’éloigneroient de la Ville pour aller se divertir ailleurs. Or cet éloignement ne peut avoir lieu sans un notable préjudice. Le chef d’une famille ne s’absente guere sans qu’il en résulte une négligence dans {p. 107}son trafic et; une trop grande dissipation dans son domestique. La Comédie remédiera à cet inconvénient. Second avantage.

Le séjour de Genève, si gracieux par lui-même, deviendra plus agréable par l’établissement d’un Spectacle qui attirera la fréquentation des étrangers. La circulation des especes sera plus abondante. Troisieme avantage.

Chacun voudra partager des plaisirs qui, sans être dispendieux, couteront toujours quelque chose. Il faudra par-conséquent un surcroît d’industrie et; d’assiduité au travail de la part du petit bourgeois. Les manufactures se perfectionneront et; se multiplieront à mesure que les dépenses, qui ne sortiront pas du sein de la République, deviendront plus considérables. Quatrieme avantage.

Les jeunes gens apprendront à parler la langue Françoise avec pureté. Les Piéces de Théatre les inciteront à la connoissance de la Fable et; de l’Histoire. La société deviendra plus amicale, parce qu’on se rassemblera plus souvent. La Peinture, la Musique, la Poésie, enfin les beaux Arts y fleuriront, et; conséquemment le public et; le {p. 108}particulier y gagneront. Cinquieme avantage.

Je ne finirois pas si j’entrois dans le détail de l’utilité que la Comédie apporteroit à cette République si sage et; si prudente. Vous nous assurez au reste, que si quelque chose doit fortement s’opposer à son établissement, c’est la crainte « des inconvéniens qui peuvent naître de l’exemple des Comédiens ».

Je ne suis pas assez déraisonnable pour nier que le mauvais exemple n’ait une force bien puissante ; mais s’il est facile de le prévenir, qu’aurez-vous à me répondre ?

Vous regardez comme une chose impossible d’avoir tout à la fois des Spectacles et; des mœurs. Ce seroit, dites-vous, une chose à voir, car ce seroit la premiere fois. Il est très-faux que les Comédiens soient par-tout aussi débordés que vous les faites, et; quand cela seroit, le mal pourroit être susceptible de reméde. Si Monsieur d’Alembert a proposé de les contenir par la sévérité des Loix, c’est qu’il a cru la chose facile. Vous n’êtes pas de ce sentiment. Pourquoi ? parce que la force de la Loi seroit inférieure à celle des vices qu’on voudroit {p. 109}reprimer, et; que d’ailleurs les choses de mœurs ne se réglent pas comme celles de droit rigoureux, par des Édits et; des Loix.

A vous entendre, rien ne peut arrêter la licence des Comédiens ; toutes les Loix les plus sages ne pourroient les contenir. Voilà des gens bien pernicieux. Mais, Monsieur, qui vous a constitué Juge en Israël ? Qui vous a découvert les secrets les plus cachés du cœur humain, pour oser soutenir que les mêmes gens à qui vous prêtez tant d’amour pour le libertinage, ne désirent pas en sortir ? Qui vous a répondu qu’ils n’en donneroient pas les preuves les moins suspectes, si on vouloit prendre la peine d’y faire attention ? Tout le monde sait que ce qui concerne la pureté des mœurs ne peut être réglé par des Édits, comme ce qui regarde le droit rigoureux ; mais au défaut des Édits qui seroient inutiles pour la réforme des mœurs, n’est-il pas d’autres expédiens ? Que les Comédiens soient regardés chez vous comme ils devroient l’être par tout, c’est-à-dire, comme des gens très-estimables et; qu’on estimera quand ils feront leur devoir, et; qu’ils se conduiront avec toutes {p. 110}les bienséances qu’on doit à la société. Qu’ils soient admis dans les compagnies où l’on auroit honte du concubinage, ils cesseront de donner dans ce vice, il faudra donc laisser la liberté de se marier. Que les Comédiennes aient l’entrée des maisons où les Dames honorent, aiment et; respectent leurs maris, où enfin l’honnêteté est scrupuleusement observée ; elles voudront ressembler à celles qu’elles fréquenteront. Que tout ce qui est du corps du Spectacle soit assujetti aux Loix séculieres et; ecclésiastiques comme le bourgeois ; qu’en un mot, il n’y ait d’autre différence entre les Comédiens et; les habitans que celle qui se rencontre dans l’espece de la profession, c’est-à-dire, celle qu’on trouve entre un Sculpteur et; un Architecte, vous verrez si dès l’instant que l’on agira avec eux comme l’équité naturelle l’exige, ils ne se conduiront pas aussi comme l’ordonne cette même équité.

Ne savez-vous pas, Monsieur, que les hommes sont ce qu’on veut qu’ils soient ?

L’opprobre avilit l’ame et; flétrit le courage.

Répandez un vernis honteux sur un métier quel qu’il soit, vous verrez bientôt ceux qui {p. 111}l’auront embrassé se dépouiller de cette noblesse de sentimens qui entretient l’ame dans l’élévation. Si cet effet n’est pas absolument général, du moins sera-t-il bien commun. Que si par un barbare et; stupide préjugé on juge chez vous les Comédiens comme l’ignorance et; le fanatisme, il vous sera difficile d’y introduire une troupe dont les mœurs seront irrépréhensibles. Il n’est pas difficile d’en sentir la raison. La plûpart des Comédiens n’ont pas eu une merveilleuse éducation ; accoûtumés à la licence d’un état qui ne tient à rien, pour ainsi dire, du reste de l’univers, ils éprouvent l’humiliation, et; n’ont ni assez d’esprit, ni assez d’ambition pour chercher à s’y dérober. Le plus grand nombre d’eux consacré au Théatre dès leur enfance, parce qu’ils sont fils de Comédiens, ne savent rien au-delà de leurs rôles, et; presque convaincus qu’ils doivent être nécessairement les victimes de l’erreur qui les flétrit, ils subissent l’indignité d’un sort qu’ils pourroient faire rougir de les outrager. Voilà l’effet de l’injuste opinion des sots.

Que chez vous, au contraire, Monsieur, par un esprit d’humanité, de justice et; de {p. 112}raison, on juge les Comédiens d’après eux-mêmes, et; non d’après leurs prédécesseurs ; qu’on les mette à portée de sécouer le joug que le mensonge leur a imposé ; qu’ils soient en un mot au niveau des autres habitans, vous verrez que beaucoup d’honnêtes gens qui savent se distinguer dans cet état, malgré la force de l’opinion, ambitionneront l’avantage d’aller vivre parmi des sages qui ignoreront l’art odieux de dégrader les hommes. Qu’arrivera-t-il de-là ? C’est que non-seulement vous aurez des gens à talens, et; d’honnêtes gens, mais encore vous les aurez à un prix bien au-dessous de ce qu’ils exigent par-tout ailleurs. Quel est le Comédien qui ne préférât pas cent louis d’appointemens à Genève, où on l’estimera et; où on le vengera du caprice des autres Nations, à six mille livres dans un pays où l’on lui refusera les considérations dont sa façon de penser et; d’agir le rendent digne ? J’ose assurer qu’il y auroit parmi tous les sujets de la troupe une généreuse émulation pour justifier le discernement de leurs protecteurs. Vos censeurs auroient peu à faire avec eux, je ne doute pas qu’ils ne s’en servissent les uns aux autres.

{p. 113}Au surplus si quelqu’un d’eux se rendoit indigne des bontés dont la République honoreroit leur corps, je serois d’avis qu’on le punit si rigoureusement, que la peine qu’on lui infligeroit put mettre un frein aux dispositions de libertinage qui pourroient se rencontrer dans quelque autre. Non seulement il faudroit le chasser honteusement de la ville, mais le faire d’une maniere à le flétrir, et; à le rendre méprisable à tout le monde. On ne sauroit trop rigoureusement châtier ceux qui par une conduite deshonnête s’avilissent, et; font réjaillir leur infamie sur des innocens.

La preuve qu’il ne seroit pas impossible de contenir les Comédiens dans une ville où on voudroit les traiter comme je le propose, c’est que dans les Cours étrangeres, où le gouvernement Ecclésiastique ne prodigue pas si généreusement ses foudres, où on les admet aux Sacremens de l’Eglise, où enfin on suppose qu’on peut être honnête homme et; déclamer des vers, ils s’y comportent tout autrement que dans les lieux où on les maltraite sans raison.

Je soutiens quoiqu’on en puisse dire, que c’est provoquer le libertinage, que d’interdire aux {p. 114}hommes les moyens de satisfaire avec honnêteté aux besoins de la nature. Défendre à tous les boulangers de me vendre du pain, c’est m’obliger à en voler. Ne devroit-on pas ouvrir les yeux sur l’inconséquence de la conduite qu’on tient à l’égard des personnes de Spectacle ? Le souverain Pontife, le Vicaire immédiat du fils de Dieu, les admet dans le sein de l’Eglise, les reçoit au nombre de ses enfans, et; les fait participer à tous les trésors de grace que la bonté divine a bien voulu accorder aux hommes ; pourquoi leur refuser en France ce que toute l’Italie leur accorde ; ce que presque tous les autres Royaumes leur adjuge ? Le Dieu de Rome et; celui de Paris ne sont-ils pas les mêmes ? Que diroit un Sauvage qui simplement guidé par les lumieres de la droite raison, mais instruit de nos mysteres et; de nos Sacremens, viendroit entendre le Prône dans l’Eglise de St. Sulpice, où le même Prêtre excommuniera dans la même matinée les mêmes gens qu’il communiera dans celle de St. Sauveur ?10 J’espere qu’on ne trouvera {p. 115}pas étrange la liberté avec laquelle je fais remarquer cette contradiction, puisqu’on ne fait nulle difficulté de donner matiere à la solidité de mes observations.

On pourroit me répondre à l’objection que je fais sur cette conduite, que si l’on excommunie les Comédiens François, tandis qu’on absout les Comédiens Italiens, c’est à cause de la différence qui se rencontre dans ces deux Théatres. Si la raison est bonne, je dois me taire. Le Théatre Italien plus épuré que le François ! cela est sans replique.

Voilà, direz-vous au moins, des raisonnemens spécieux, mais reste à savoir, si les loix que le gouvernement dressera pour en imposer aux Comédiens, changeront l’opinion publique, car si cette opinion subsiste toujours ils resteront donc tels qu’ils sont, puisqu’en continuant à les mépriser, ils demeureront dans l’avilissement qui donne lieu à leur peu de délicatesse en matiere de bonnes mœurs.

{p. 116}Pour prouver que les Loix ne changent point l’opinion publique, vous nous apportez un exemple qui n’a aucun rapport à votre sujet. Le Prince, dites-vous, en décernant un arrêt de mort contre toute personne convaincue de combat assigné, n’a pas remédié au mal. Il a seulement obligé par-là à donner un autre nom à ces sortes de combats, pour éluder ses Ordonnances : ainsi il a compromis son autorité.

Quand la sagesse de nos Monarques a proscrit les duels en France, elle n’a jamais imaginé réussir tout d’un coup à changer l’opinion, et; à persuader qu’un homme qui se battroit en duel seroit deshonoré aux yeux du public. Mais c’est parcequ’elle a senti la difficulté de vaincre le préjugé à cet égard, qu’elle a usé des plus grandes rigueurs. Il étoit question d’arrêter le cours de cette férocité. Jugeons des moyens qu’on a employé par leurs effets. L’autorité Royale en ce cas n’a point été compromise, car il est certain que rien n’est plus rare aujourd’hui que les duels ; rien n’étoit au contraire si commun. Je dis plus, non seulement le Roi a arrêté cette fureur, mais il a même forcé en partie de changer l’opinion. {p. 117}Un homme qui autrefois n’auroit pas accepté un cartel auroit été deshonoré, aujourd’hui le plus brave Officier du Royaume, peut, sans blesser le point d’honneur, le refuser, en se contentant de dire à celui qui le lui propose, mon Maître me défend le duel, je ne suis pas difficile à rencontrer, attaquez-moi et; vous verrez si l’honneur n’a pas autant de pouvoir sur moi que le devoir. Un tel homme après une réponse de cette nature agira comme il avoit coutume de faire avant la proposition du duel. On l’attaquera, il se défendra avec bravoure, et; n’aura pas désobéï au Roi. L’agresseur, à la vérité, sera dans le cas des rigueurs de l’Ordonnance, mais s’il s’est porté à cette extrémité par un motif indispensable du préjugé, ces sortes de cas deviendront d’autant plus rares qu’on saura en apprécier le danger.

Vous dites que si les duels sont moins communs qu’autrefois, ce n’est pas parcequ’ils sont punis, mais c’est parceque les mœurs ont changé. Pourquoi ce changement de mœurs ne peut-il s’attribuer aux impressions que l’Edit du Prince a fait sur les esprits ? Il a démontré la brutalité de deux combattans {p. 118}qui plus féroces que les bêtes, vont de sang froid s’arracher la vie ; il a prouvé le préjudice qui en résultoit pour l’Etat en général et; pour les familles des particuliers. On a admiré la sagesse de ses décrets, on a craint les peines qu’il imposoit aux coupables, et; afin de ne pas être dans le cas de les subir, chacun a apporté du sien dans la societé pour en adoucir les mœurs. Les querelles ont par conséquent été moins fréquentes, et; les combats presqu’abolis.

Quoique vous en puissiez dire, la force de l’autorité Royale a été bien plus efficace que ne l’auroit été une chambre d’honneur telle que vous nous en fournissez le projet. Pouvez-vous raisonnablement proposer l’établissement d’une jurisdiction, qui dans des cas où l’honneur seroit réellement blessé, permettroit le combat singulier ? Lorsqu’un homme aura donné un soufflet à un autre, sera-t-il bienséant que pour sa satisfaction on l’envoïe au combat, où peut-être il sera tué ? S’il prend de lui-même la résolution de se battre, il n’aura à se plaindre que de l’opinion qu’il a attaché à l’affront qu’il a reçu, mais si pour toute réparation on lui {p. 119}adjuge la voie des armes, n’aura-t-il pas lieu de murmurer de ce qu’on ne punit pas celui qui lui a ravi son honneur ? Tout homme qui pourra se déterminer à en venir aux plaintes, demande une satisfaction, ce n’en est pas une que d’obtenir la permission de se couper la gorge, car bien des gens diront que le reméde est pire que le mal. Soyez d’ailleurs très-convaincu que l’humeur des François est telle, que si on leur permettoit de se battre en certaines occasions, ils prendroient moins de précautions pour ne pas tomber dans le cas qui donneroit lieu au combat, qu’ils n’en apportent aujourd’hui pour se préserver d’encourir l’indignation de leur Maître. La crainte de perdre son poste, ses honneurs, et; les graces qu’on attend pour ses proches, a plus de pouvoir sur le gentilhomme François que l’appréhension de la mort même.

Les Loix peuvent donc, sinon abolir entiérement et; tout d’un coup le préjugé, du moins le diminuer, puisque si l’Edit du Prince n’a pas changé totalement l’opinion qu’on avoit des duels, il l’a beaucoup rectifié. Je ne m’étendrai pas plus au long sur ce sujet, il {p. 120}n’est de ma compétance que parceque le sens commun et; l’honneur sont de tout état. Au reste je vous avoue avec sincérité, que si j’épluchois votre systême de la chambre d’honneur, je crois qu’il ne me seroit pas difficile d’apprêter à rire à vos dépens.

J’ai dit que l’exemple des duels n’avoit rien de concluant pour prouver la difficulté de faire prendre au public une opinion contraire à celle qu’il a des Comédiens. Je crois ne m’être pas trompé.

Dans l’idée que chaque homme s’est formé des duels, il a cru son honneur engagé à ne les pas regarder honteux, par la crainte d’être soupçonné de poltronnerie. Il est donc fort difficile de lui inspirer d’autres sentimens. Mais il n’est point du tout intéressant pour chaque particulier d’envisager les Comédiens comme des proscrits, au contraire, le public souhaiteroit peut-être qu’on l’autorisât à lier de commerce avec des gens qu’on peut raisonnablement rechercher pour leurs talens. On pourroit donc aisément faire pencher la balance du côté où son propre poids l’entraîne déjà. Que ceux qui ont l’autorité en main {p. 121}commencent par remontrer l’injustice qu’on fait aux personnes attachées aux Spectacles, qu’en conséquence ils les mettent au rang des autres citoyens. Le menu peuple en sera d’abord surpris, petit à petit il raisonnera sur cet évenement, comme il en entendra parler par ceux qui lui sont supérieurs, enfin il pensera comme ses maîtres. Regis ad exemplum totus componitur orbis.

Il me semble vous entendre tirer de cette citation un argument contre moi. Si, direz-vous, le sujet régle ses jugemens sur ceux de son Roi, d’où vient les Comédiens sont-ils méprisés en France, puisque le Monarque les pensionne ? Cette preuve de bonté seroit plus que suffisante pour anéantir toute prévention, si nos Ecclésiastiques n’en diminuoient l’effet par leurs censures. A Vienne un Comédien à talens et; honnête homme a souvent part aux graces de la Cour, et; toujours à l’estime et; à la considération publique. Si le Spectacle François y avoit un établissement aussi assuré qu’à Paris, ceux qui le composent seroient encore regardés sur un bien meilleur ton.

J’ajouterai, pour prouver que l’opinion {p. 122}qu’on auroit à Genève des Comédiens seroit telle que le Gouvernement la voudroit, qu’on est fort porté à très-bien juger d’eux. Nous en avons des certitudes par l’éloge que la troupe du sieur le Moine fait des Citoyens. Ajoutez à ce témoignage les marques de bienveillance dont toute la jeunesse de la Ville a comblé le sieur d’Auberval, Comédien de Lyon, qui fût obligé d’y passer quelque tems l’avant derniere automne. En exaltant la sagesse du Gouvernement, l’ordre de la Police, la beauté du pays, il ne cessoit à son retour de nous entretenir de l’accueil gracieux dont les jeunes gens, et; même les principales maisons l’avoient favorisé. Tout le monde, dit-il, marquoit une grande envie d’avoir un Spectacle, et; il n’étoit pas difficile de s’apperce-voir que le sage Genevois sait assigner à chaque homme sa propre valeur.

De tout ce que j’ai dit il faut tirer cette conséquence, qu’il sera aisé d’empêcher que les Comédiens soient regardés avec mépris à Genève, et; qu’ainsi n’étant plus avilis, leurs mœurs se ressentiront du dégré d’estime qu’on leur accordera.

{p. 123}Après avoir prouvé qu’on seroit porté à les considerer, il est question de faire voir, s’ils pourroient mériter cette considération. Je suis certain que quelques petits soins de la part des Magistrats suffiroient pour les soustraire à l’opprobre, reste à savoir si la Loi seroit capable de leur en imposer.

J’ai cru avoir déja suffisamment démontré que si Genève vouloit mettre le Spectacle au niveau des autres talens, elle auroit bientôt des Comédiens de mérite. Je me suis sans doute trop avancé, puisque vous nous faites la grace de décider qu’il n’est pas possible qu’ils soient honnêtes gens, parceque c’est un état de licence et; de mauvaises mœurs. Cette licence et; ces mauvaises mœurs sont-ils absolument et; indispensablement attachés à cette profession ? Tous ceux qui l’exercent aujourd’hui sont-ils des débauchés, et; en laissant subsister cette fausse et; outrageante supposition, n’y a-t-il pas moyen de mettre un frein à leur libertinage ? N’y aura-t-il donc que contre la Comédie que les Loix seront sans force et; sans vigueur ? La Police a trouvé dans certains pays le secret de donner une apparence d’honnêteté {p. 124}aux choses les plus deshonnêtes. Ne pourra-t-on réussir à obliger une trentaine de personnes à vivre et; à se conduire comme de bons et; de paisibles citoyens ?

Dès qu’on les aura intéressé à mener une vie irréprochable, sitôt qu’ils partageront l’estime qu’on doit aux hommes vertueux, ils s’empresseront à le devenir et; s’il en est quelqu’un qui s’égare, il sera facile de remédier à cet abus.

Une troupe de quinze personnes en tout seroit suffisante à Genève. Or j’engagerois ma tête qu’elle seroit bientôt telle qu’on la peut désirer, si on lui accordoit les avantages dont j’ai parlé. On seroit, je pense, plus occupé à refuser de très-bons sujets qu’à en chercher. Pour parvenir à l’exécution du plan que je m’en fais, voici, je crois, les moyens les plus aisés.

Premierement il faudroit que ce fut le corps de Ville qui se chargeât de la direction. On nommeroit quatre Commissaires, qui mettroient à la tête du Spectacle, comme Directeur honoraire, un homme de probité. Ce seroit aux Commissaires à faire les informations nécessaires {p. 125}à cet égard. Il seroit expédient qu’il fût marié.

Secondement, le Directeur honoraire proposé pour faire contracter les engagemens ne prendroit aucun sujet sans le connoître. C’est la chose du monde la plus aisée. Les Comédiens à cet égard ressemblent aux grands ; ils ne peuvent faire la moindre bassesse que tout le Royaume où ils sont, et; même les étrangers, n’en soient instruits.

Troisiemement, on ne souffriroit pas qu’aucun Acteur vécut avec une Actrice sans avoir de bons extraits de mariage en forme, et; il faudroit ne point fermer les yeux sur ce chapitre.

Quatriemement, il ne seroit pas permis aux Comédiens de différent sexe de demeurer dans la même maison. Chaque hôte seroit tenu de ne recevoir pour locataires que ceux à qui les Commissaires auroient donné des billets de logement à lui adressés.

Cinquiemement, il seroit expressément défendu aux Comédiens et; Comédiennes de porter or, argent et; pierreries, excepté sur leurs habits de Théatre. Il leur seroit au surplus {p. 126}ordonné de se vêtir et; coëffer comme les honnêtes gens du pays, et; sans aucune affectation.

Sixiemement, le Directeur honoraire seroit toujours obligé d’assister à toutes les assemblées pour prévenir les disputes d’emploi. Il auroit le droit de prononcer et; de mettre à l’amende celui ou celle qui manqueroit au devoir de la politesse et; de la bienséance.

Septiemement, il seroit publié une Ordonnance à tous les Marchands pour leur défendre de faire le moindre crédit, sans une permission signée des Commissaires qui la donneroient en certaines occasions indispensables, mais qui retiendroient sur les appointemens de quoi payer la dette.

Huitiemement, la recette seroit tous les jours portée chez les Commissaires qui payeroient ou par mois ou par quartier. Le fonds de la Caisse qui excéderoit les appointemens seroit destiné à l’entretien et; l’ornement de la Salle.

Avec ces précautions et; quelques autres encore, il seroit aisé de prévenir tous les abus que vous craignez de la part des Comédiens. Au surplus, je suis très-assuré que vos censeurs {p. 127}ne seroient pas fort occupés avec eux, dès qu’on feroit les diligences convenables pour avoir d’honnêtes gens et; qu’on les traiteroit comme tels.

Il ne me paroît pas au reste qu’il soit extrêmement nécessaire que la ville se charge de la direction, je le propose comme un plus grand bien, et; voici mes raisons.

Les sujets persuadés qu’ils ne courroient aucun risque pour leurs appointemens, se donneroient à meilleur compte. Lorsqu’au bout de l’année les recettes seroient plus abondantes que les dépenses, la Ville disposeroit du restant en faveur des pauvres, ou si elle vouloit que cet argent fut uniquement consacré au Spectacle, elle en feroit un fonds, pour donner de petites pensions aux Acteurs qui pendant dix ou quinze ans auroient contribué à ses plaisirs, et; se seroient attiré les applaudissemens autant par leurs talens que par leurs mœurs. La Comédie deviendroit alors un établissement solide. Que d’honnêtes gens le rechercheroient !

Tout ce qui seroit du ressort du Spectacle seroit de la compétance des quatre Commissaires, {p. 128}qui ordonneroient toutes les punitions qu’ils croiroient justes et; raisonnables, à l’exception des peines corporelles. Par ce moyen on n’occuperoit point les autres Tribunaux à des matieres étrangeres pour eux.

Je ne veux plus actuellement qu’examiner si la Ville pourroit suffire à l’entretien d’une Comédie. Sans entrer dans un calcul ennuyeux j’ai dit que quinze sujets suffiroient, j’en veux payer six sur le pied de mille écus, et; les neuf autres sur celui de deux mille livres, voilà qui fait en tout trente-six mille francs. Les Comédiens joueront quatre fois la semaine : Que les représentations, l’une portant l’autre, aillent seulement à deux cens francs, voilà près de quarante mille livres. Joignez-y des Bals, et; ce sera un surcroît de gain. C’est, direz-vous, un argent dont on prive la République. Point du tout. Le Spectacle étant stable, la consommation s’en fera dans ses Etats, ce qui devient pour lors une affaire de circulation. Vos concitoyens n’y perdront rien, car ce qui sera enlevé à l’ouvrier d’une Manufacture rentrera chez le boulanger. Quel dommage peut-il en résulter pour Genève ? {p. 129}Qu’un Directeur passager aille s’établir dans vos Fauxbourgs, au bout de six mois il vous quitte et; vous emporte le surplus de l’argent qu’il n’a pas consommé chez vous ; mais quand vos espéces ne sortiront pas de votre pays, elles ne feront que changer d’une main à l’autre. Voilà l’effet du Commerce.

S’il falloit répondre à toutes les infamies que vous vomissez contre les Comédiens, il faudroit être ou sans éducation, ou s’armer d’une patience aussi grande que celle de Job. Comment en effet demeurer dans les bornes de la modération vis-à-vis un homme qui de sang froid, se fait un détestable plaisir de vous déchirer avec une malice sans exemple ? Le plus sage seroit peut-être de mépriser la calomnie, et; c’est indubitablement le parti que je prendrois, si votre livre ne devoit tomber qu’entre les mains de personnes raisonnables. Mais il est des petits esprits, scrupuleux et; prévenus, qui le liront, et; qui s’affermiront dans leurs fausses opinions par l’exposition artificieuse des vôtres. Il faut donc faire de généreux efforts pour les détromper. C’est le seul but que je me propose {p. 130}en vous écrivant ; car pour les fanatiques et; les bigots, je tiens toute cette espéce trop méprisable pour me donner la peine de leur parler bon sens. En ont-ils ?

Je passe sous silence toutes vos invectives, et; je viens à cet endroit de votre livre, où vous dites : « qu’à Paris même où les Comédiens ont plus de considération et; une meilleure conduite que partout ailleurs, un Bourgeois craindroit de fréquenter ces mêmes Comédiens, qu’on voit tous les jours à la table des Grands. »

Vous imaginez-vous que je puisse vous supposer assez peu d’esprit pour avoir voulu tirer aucune conséquence qui nous soit désavantageuse par ce raisonnement ? La conduite du Bourgeois est une suite du préjugé qu’il désaprouve peut-être, mais qu’il n’ose pas encore sécouer tout-à-fait. J’ai suffisamment montré combien il est injuste en prouvant qu’il a pris sa source dans la crapule des Baladins. Les Grands qui sont faits pour donner le ton, n’ignorent pas cette vérité, ils veulent détruire par leur exemple l’erreur populaire, ils y réussiront sans doute, le Bourgeois en {p. 131}sera charmé. Ne peut-on pas dire aussi que si le Comédien n’est point lié avec le Bourgeois, c’est parcequ’il n’en recherche pas la fréquentation ? Accoutumé à jouir auprès des Grands des marques de distinction et; de bienveillance que les talens méritent, il craint d’éprouver quelque petite mortification dans une maison où les maîtres quoique polis et; très-attentifs pourront recevoir quelque compagnie qui ne leur ressemblera pas. Je vous dirois bien, si je voulois, qu’il est absolument faux que les Comédiens soient à Paris comme ailleurs sans aucune intimité avec les Bourgeois. Mille exemples dans cette Capitale, comme dans les autres villes du Royaume, m’y autoriseroient. Qu’auriez-vous à répondre ?

La remarque que vous faites sur cette fameuse Actrice que les Anglois ont inhumé à côté de leurs Rois, est peut-être la preuve de mauvaise foi la plus caractérisée qu’on puisse imaginer. Rapportons-la dans toute son étendue. J’en rougis pour vous.

« Si les Anglois ont inhumé la célébre Oldfied à côté de leurs Rois, ce n’étoit pas son métier, mais son talent qu’ils vouloient honnorer. {p. 132}Chez eux les grands talens annoblissent dans les moindres états ; les petits annoblissent dans les plus illustres. Et quant à la profession des Comédiens, les mauvais et; les médiocres sont méprisés à Londres, autant ou plus que partout ailleurs. »

En accordant la sépulture des Rois à cette illustre Actrice, on honoroit son talent, mais non son métier. Dites-moi, s’il vous plaît, s’il est possible d’honorer le talent du Comédien, sans faire honneur à son métier, puisque le talent en est l’essence ? D’ailleurs tout métier dont l’exercice pourra mettre celui qui l’a embrassé à même de prétendre à un dégré de gloire aussi éminent que celui d’être enterré parmi les Rois, ne passera jamais pour être honteux. Qu’ont fait les Anglois si la profession de Comédien est infame ? Ils ont proportionné la grandeur de leur hommage à l’habileté de la Comédienne à faire valoir l’infamie ? Car enfin quel étoit ce talent qu’on honoroit ?

L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractere que le sien, de paroître différente de ce qu’elle étoit, de se passionner de sang froid, de {p. 133}dire autre chose que ce quelle pensoit réellement, telle est mot à mot la définition que vous faites du talent du Comédien page 143, pour prouver ce que vous avez dit quatre lignes plus haut, que cette profession est deshonorante. Voilà cependant quel étoit le talent pour lequel on a enterré la sublime Oldfield parmi les Rois. Selon vous la nature de ce talent constitue le deshonneur de la profession du Comédien, donc ce talent est honteux par lui-même, donc les Anglois ont associé l’opprobre à la Majesté des tombeaux de leurs Maîtres.

Continuons à examiner toute cette note que j’ai transcrit fidélement. Chez eux les grands talens annoblissent dans les moindres états ; les petits avilissent dans les plus illustres. Il faut supposer, sans contestation, que les moindres états où les talens annoblissent n’ont rien de honteux par eux-mêmes, or vous nous assurez que l’état de Comédien est deshonorant par lui-même. Comment les talens y peuvent-ils annoblir ?

Et quant à la profession des Comédiens, les mauvais et; les médiocres sont méprisés à Londres autant ou plus que partout ailleurs.

{p. 134}S’il n’y a à Londres que les mauvais et; les médiocres Comédiens qui soient méprisés, ce n’est donc pas à raison de la nature de leur profession, mais c’est parcequ’ils l’exercent mal, c’est parceque, comme vous le remarquez, les petits talens avilissent dans les plus illustres états. On pourroit au surplus vous dire que si l’on méprisoit totalement les médiocres Comédiens il y auroit beaucoup d’injustice, puisque les plus excellents n’ont pas toujours été tels ; on ne leur accorde pas les mêmes témoignages de bienveillance et; de considération qu’aux bons ; mais comment entretiendroit-on l’émulation si on les jugeoit irrévocablement mauvais, lorsqu’ils commencent, et; qu’en conséquence on les méprisât ? J’aimerois autant dire qu’on ne fait aucun cas de tous les gens d’esprit qui ne sont pas décorés de quelque marque d’honneur, parceque le Roi donne l’ordre de St. Michel à ceux en qui il reconnoît une supériorité de genie extraordinaire.

« Quel est, demandez-vous, le métier du Comédien ? c’est un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, et; {p. 135}se soumet à l’ignominie et; aux affronts qu’on achette le droit de lui faire. » Je vous répondrai moi que le métier du Comédien est l’art de faire valoir ses propres talens et; ceux des autres. Que n’en avons-nous eu d’assez éminens pour avoir pu empêcher la chute de votre Comédie de Narcisse ou l’amant de lui-même !

Si notre profession est deshonnête, parceque nous nous donnons en représentation pour de l’argent, nous avons cela de commun avec les Auteurs qui se soumettent aussi à l’ignominie et; aux affronts qu’on achette le droit de leur faire, lorsqu’après nous avoir vendu leurs piéces, ils attendent le jugement qu’en portera le Parterre. Le sifflet est aussi redoutable pour eux que pour nous, ils tirent un lucre de leurs productions, concluons que quiconque fait une Comédie partage notre honte. Vous en avez fait une mauvaise, les petits talens avilissent dans toute sorte d’états, vous voilà aussi infame que nous. Faisons la paix, de quoi puis-je me plaindre ? Vous nous avez mesuré à votre aune.

Revenons toutefois sur nos pas. Ne croyez {p. 136}point que je serois consolé de l’infamie parcequ’elle nous seroit commune. L’argument que je viens de tirer vous prouvera jusqu’à quel point on s’aveugle lorsqu’on écrit avec partialité. Je veux à présent vous faire voir qu’il n’y a rien de deshonnête dans le métier du Comédien, consideré même du côté que vous nous le représentez.

Tirer de l’argent du public et; se soumettre à sa décision n’est point du tout une chose humiliante. Les plus habiles Peintres de l’Italie exposoient autrefois leurs ouvrages à la censure du peuple, et; ne se croyoient point avilis quand on critiquoit leurs défauts. C’est, ironie à part, ce que font réellement aujourd’hui tous les Auteurs, et; il est si peu vrai qu’on achette le droit de faire des affronts aux Comédiens et; aux Poëtes, que la sagesse des Ordonnances a prescrit des punitions pour arrêter cette licence. Si elle étoit tolerée autrefois, c’étoit par une suite du préjugé qu’on avoit contre les Comédiens, occasionné par les absurdités des maudits batteleurs, avec lesquels l’ignorance les avoit confondu. Il n’y a pas plus de honte à faire payer les places à {p. 137}la Comédie que les chaises au Sermon. Ce n’est pas, direz-vous, pour le Prédicateur qu’on exige cet argent, non, mais c’est au profit d’une Communauté dont il fait membre.

J’aurois imaginé qu’après tout ce que votre mauvaise humeur vous a déjà suggeré contre les Comédiens, vous vous seriez lassé de les maltraiter. Je vous avoue que je ne m’attendois pas au trait que vous lancez ici contre eux.

Vous insinuez d’abord qu’ils abuseront du ton de galanterie, auquel ils sont exercés pour séduire l’innocence des jeunes personnes, et; vous ajoutez : « Ces valets filoux si subtils de la langue et; de la main sur la Scene, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? Ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un pere avare pour celle de Léandre ou d’Argan ? » Je vous avoue qu’on ne peut plus effrontément dire aux gens en face qu’ils sont des frippons, ou que du moins on doit le présumer : Surtout lorsqu’on a soin de joindre à cette apostrophe : {p. 138}« Par tout la tentation de mal faire augmente avec la facilité. »

Il est trop au dessous de moi de répondre à des grossiéretés de cette nature. Tous ceux qui pensent en seront indignés, et; si par hazard mes lecteurs trouvoient quelque chose d’un peu trop dur dans certains endroits de mon livre, j’ose me flater qu’ils ne croiront pas que vous ayez à vous plaindre de ma vivacité, lors qu’ils auront vu cet article.

Il me semble vous avoir déja dit, que je ne prétendois pas excuser le libertinage qui n’est que trop commun parmi beaucoup de personnes attachées au Spectacle. Je ne veux que prouver qu’il est possible de l’arrêter, et; qu’il n’est pas aussi général que vous le dites. Le désordre que vous reprochez aux Actrices, n’aura pas lieu à Genève, lorsqu’on leur donnera la permission de passer pour honnêtes femmes. En France, il semble que ce nom d’Actrice soit synonyme à celui de débauchée, et; quoiqu’il soit très-certain qu’il y en ait plusieurs dont la conduite est irréprochable, on croit si peu à la possibilité de leur vertu, qu’on la tourne souvent en ridicule. Leur maintien {p. 139}réservé est, dit-on, l’art de se faire valoir, leur sagesse hypocrisie, et; leur air de décence manége. Tout l’avantage qu’elles tirent de leur honnêteté, est dans le témoignage de leur conscience. Je sais que le peu de délicatesse de quelques-unes autorisent, pour ainsi dire, le public à mal juger de toutes ; mais aussi je n’ignore pas que ce jugement est la principale et; premiere cause du libertinage. On a beau dire qu’il faut faire le bien pour lui-même. L’amour propre veut toujours être de la partie. Le charme de la vertu confondu avec le vice, est-il aussi attrayant dans cet état d’obscurité que lorsqu’il brille dans tout l’éclat qu’il reçoit de l’hommage public ? Le préjugé désavantageux qu’on a conçu des Comédiennes, est donc la premiere source du mal. L’impossibilité où elles sont de cacher absolument leurs foiblesses, l’aggrave, et; le soin de leurs amans à les divulguer, y met le comble.

Qu’une femme jeune et; jolie ait une fois mis le pied sur les planches, elle ne manquera pas de trouver des adorateurs qui joindront à l’art d’un doucereux langage, la séduisante {p. 140}amorce des richesses. Toute une ville a les yeux ouverts sur elle, et; l’on assure son deshonneur avant qu’elle ait encore mérité qu’on l’en soupçonne. Que sera-ce lorsqu’elle aura eu le malheur de tomber dans une faute que toute son adresse ne peut dérober à la connoissance de ses camarades, à raison de mille circonstances dont le public aura le plaisir d’entendre le récit aux caffés ? Son amant en fera trophée ; car quoiqu’il en soit, qui dit une Comédienne dont on prend plaisir à parler, suppose une personne dans son printems, aimable et; gentille. Il est du bon ton de l’afficher, on ne risque d’ailleurs rien à le faire ; aussi garde-t-on si peu de mesures, que tel qui est reçu clandestinement, et; qui ne doit son triomphe qu’à des assiduités et; à des soins multipliés, se fait un devoir de décrier sa maîtresse par des récits de petits soupers et; d’autres parties fines, qui n’ont rien de plus vrai que la collation, la musique, et; les feux d’artifices du Menteur. Quelle conclusion faut-il tirer de tout cela ? C’est que les Comédiennes pourroient faire assaut de vertu avec beaucoup de femmes qu’on respecte, si celles-ci n’avoient {p. 141}par-dessus celles-là, l’avantage de jouir d’une heureuse obscurité, à la faveur de laquelle elles mettent leur honneur à couvert.

Je parle ici des Actrices qui se reprochent les fautes qu’elles commettent, et; auxquelles la séduction, le cœur, et; quelquefois même la nécessité ont part ; car pour celles

Qui goûtant dans le crime une honteuse paix,
Ont sçu se faire un front qui ne rougit jamais,

je déclare que je les méprise plus que vous-même, et; si quelque chose doit rebuter avec raison, de fréquenter le Spectacle, c’est sans contredit, cette indigne enseigne de prostitution dont quelques-unes font parade. Au surplus, si elles sont si méprisables, doit-on beaucoup estimer les grossiers adorateurs de leurs appas ? Si lorsqu’une femme, à la honte de son sexe, vient au milieu d’un Amphithéatre, ou dans les coulisses étaler l’impudence et; l’effronterie, parler à l’oreille de celui-ci, minauder avec celui-là, lancer des coups d’œil à l’un, éclater de rire avec l’autre, offrir enfin, lâchons le mot, à tout venant beau jeu, et; attirer par-là les regards de tout un {p. 142}public qui, au lieu de s’occuper des Acteurs, en détourne la vue pour la fixer sur un objet qu’on ne considére qu’avec indignation ; si, dis-je, lorsqu’elle brave ainsi les respectables droits de la bienséance, elle n’étoit payée de toutes ses gentillesses que par le dédain qu’elle mérite, elle se lasseroit bientôt de jouer un rôle dont elle ne soutient la fatigue que par les avantages pécunieux qu’elle espére en retirer.

Heureusement cette espece de chenille de Théatre n’est pas commune, mais le fut-elle encore moins, elle le seroit toujours trop, puisqu’on est assez injuste pour juger du général par le particulier. Je voudrois qu’il me fut permis de nommer ici toutes les Actrices qui joignent des talens supérieurs à la régularité des mœurs, on verroit que si, malgré tous les piéges qu’on leur tend, il en reste encore un si grand nombre qui sont dignes de notre estime, il est conséquemment indubitable qu’on réüssiroit aisément à former une troupe de Comédiens telle que le sage M. d’Alembert la propose à la République.

Je ne vous contredirai point sur tout ce que vous avancez pour rehausser le mérite de la {p. 143}pudeur que la nature a donné en partage au beau sexe. Je suis de votre sentiment à cet égard, je la regarde comme le plus noble ornement des attraits féminins. Je suis persuadé qu’elle est naturelle à toutes les femmes jusqu’à un certain point, quoiqu’il soit vrai que l’éducation y ajoûte beaucoup. Je ne doute pas que les Sauvages même, qui n’ont point de honte de leur nudité, parce qu’ils ne sont pas assez corrompus pour en avoir, ne connoissent pourtant des bienséances qui équivalent toutes celles où notre corruption nous assujettit. Tout ce que vous dites à cet égard est très-digne d’un homme qui pense bien, je voudrois seulement que vous ne rendissiez pas la sagesse aussi rare et; aussi austere que vous le faites. J’aime à la pouvoir rencontrer sous les lambris dorés, comme sous l’humble toit de la chaumiere.

Par exemple, n’est-ce pas outrer la matiere, que de soutenir « qu’il n’y a point de bonnes mœurs pour les femmes hors d’une vie retirée et; domestique… que toute femme qui se montre se déshonore ». C’est refuser la pureté des mœurs à toutes celles qui ne vivent point dans la solitude et; dans l’exercice des {p. 144}occupations domestiques. Combien y en a-t-il cependant, qui répandues par devoir et; par état dans le grand monde, y font admirer et; respecter leur vertu ? S’il est bon de remontrer aux hommes leurs obligations, il est très-dangereux de les rendre trop méprisables à leurs propres yeux. « La pudeur est, dites-vous, ignoble et; basse dans les grandes villes, c’est la seule chose dont une femme bien élevée auroit honte, et; l’honneur d’avoir sait rougir un honnête homme n’appartient qu’aux femmes du meilleur air ». Je ne sais ce que vous entendez par les femmes du meilleur air. Je suis obligé de croire que vous voulez parler de celles que la Police met en lieu de sûreté, malgré l’étalage de leurs habits dorés, et; les protections de leurs matrones ; car c’est à celles-là seules qu’appartient l’honneur de faire rougir un honnête homme. Je ne conviens pas non plus que la seule chose dont une femme bien élevée ait honte, soit la pudeur. Quel fruit de la meilleure éducation ! en vérité, Monsieur, c’est être possédé du démon de la satyre.

Vantez tant qu’il vous plaira l’espece {p. 145}d’esclavage où les Anciens retenoient leurs femmes par jalousie peut-être, exaltez leur assiduité au travail, leur vigilance et; leur activité dans le détail du ménage, leur exactitude à se lever de table après le service comme les Clercs de Procureurs ; mais laissez-nous la satisfaction de traiter les nôtres avec plus d’amitié, de tendresse, d’égard et; de respect. Ne nous enviez pas le plaisir de profiter des charmes de leur conversation sur la fin du repas, et; ne dites plus que ces usages si doux et; si innocens sont cause que les mœurs des Vivandieres se sont transmises aux femmes de qualité. A votre façon de parler, j’ose soutenir que le nombre des femmes de qualité que vous avez connu, n’est pas considérable.

Revenons aux Comédiennes ; aussi bien c’est pour nous prouver qu’elles ne peuvent être honnêtes femmes que vous nous avez débité toutes ces belles choses. Vous n’imaginez pas comment, au milieu de toutes les occasions de manquer à l’honnêteté où elles sont exposées, il leur sera possible de rester honnêtes. Tant qu’on ne changera pas de façon de penser sur leur compte, il est certain que le plus grand {p. 146}nombre ne se conduira pas avec toute la retenue qui seroit à souhaiter ; mais comme il est possible de remédier au préjugé, sur tout dans un petit État comme Genève, où la société est tellement unie, que le sentiment d’un seul fait presque celui de tout le monde, on ne doit point désespérer des soins qu’on pourroit prendre pour se procurer un Spectacle aussi peu dangereux par la morale des piéces que par l’exemple des Acteurs.

J’admire la bonté de votre cœur quand vous êtes obligé de dire du mal de votre prochain. Vous voulez bien supposer qu’il soit possible de trouver jusqu’à trois Comédiennes qu’on puisse excepter du désordre général ; il ne falloit pas citer l’Épigramme de Boileau contre toutes les femmes de Paris, pour appuyer votre jugement. Ce bon mot, quoiqu’impertinent et; faux, étoit peut-être pardonnable dans la bouche d’un critique affiché, mais il est inexcusable dans la vôtre, parce que vous parlez sérieusement, et; qu’on ne doit pas vous permettre les licences qui sont tolérées dans une Satyre. J’ai tort, à la vérité, de vous en faire des reproches, il y a longtems {p. 147}que vous vous êtes mis au-dessus de toutes les remontrances. Vous pensez et; vous agissez pour vous seul. Puissiez-vous être satisfait de vous-même, quand tout le monde se plaint de vous ! Au reste, si, pour aiguiser la pointe de l’épigramme, vous ajoutez qu’on doit regarder comme une supposition qu’il soit possible de rencontrer trois Actrices sages, ce que vous n’avez jamais ni vû ni ouï dire ; ne vous en prenez qu’au peu de connoissances que vous avez parmi ces sortes de personnes. On vous en nommeroit en plus grand nombre sans épuiser toute la sagesse des différentes troupes du Royaume, si le nom des unes ne faisoit le procès aux autres. Elles auroient au bout du compte mauvaise grace à prendre de l’humeur contre ce petit trait de calomnie, puisque vous annoncez que votre dessein est de les décrier. Quiconque est assez hardi pour écrire que les femmes de qualité ont des mœurs de Vivandieres, doit pouvoir dire impunément du mal des Comédiennes.

Après avoir bien déclamé en général contre la Comédie et; les Comédiens, vous tirez d’abord des conséquences de tout le mal que vous {p. 148}en dites pour les bannir de votre patrie : vous en venez ensuite à un examen politique pour convaincre vos Citoyens que le Spectacle seroit aussi scandaleux pour leurs mœurs, que préjudiciable à leurs intérêts.

En calculant, comme vous faites, les richesses des plus grandes villes du Royaume, vous décidez que Genève leur étant inférieure par le nombre des habitans et; la quantité des especes, il faudra que les Comédiens y meurent de faim, ou que les habitans se ruinent. Je vous ai déja répondu à cette objection en vous faisant voir qu’un État ne peut pas se ruiner quand ses thrésors ne sortent point de chez lui, et; qu’au contraire la circulation l’enrichit. Je vous ai dit aussi qu’on aura les sujets à meilleur compte que par tout ailleurs, lorsqu’on leur accordera les prérogatives dont j’ai fait mention. Les appointemens au taux que je les ai fixé, suffiront pour l’entretien convenable de la troupe.

Si vous supposiez qu’il fallût que tous les sujets se fissent leur équipage de Théatre et; de ville, il est constant qu’ils auroient besoin de très-grosses avances qui pourroient ensuite les {p. 149}gêner par la retenue qu’il faudroit leur faire ; mais vous engagerez des gens qui n’étant pas au Spectacle depuis deux jours, auront tout ce qui leur est nécessaire. On sait que quand le fonds d’une garderobe est une fois fait, on l’entretient à peu de frais. Ils y auront d’autant plus de facilité qu’il ne leur sera pas permis de porter des étoffes de prix à la Ville. Il faut les assujettir à la loi somptuaire. Vous ne croyez pas que cela soit possible. Pourquoi ? « C’est en vain, du moins vous le dites, qu’on voudroit porter la réforme sur le Théatre. Jamais Cléopatre et; Xerxès ne goûteront notre simplicité. L’état des Comédiens étant de paroître, c’est leur ôter le goût de leur métier de les en empêcher…. » Vous vous abusez ici bien grossiérement de vous imaginer que les Comédiens seroient fâchés qu’on les contraignît à se vêtir comme le reste des Citoyens. La loi étant générale, ils seroient au contraire flatés qu’on les comprit dans le nombre de ceux pour qui l’amour de la patrie l’a dicté. S’ils cherchent à briller dans les autres pays par la parure, c’est parce qu’il faut en imposer au petit peuple, et; c’est par les yeux {p. 150}qu’on le prend ; encore ceux d’entr’eux qui pensent un peu philosophiquement, aussi peu touchés du mépris de la populace que de sa considération, se mettent au-dessus de l’obligation que quelques autres s’imposent de s’habiller superbement. C’est sans doute une nécessité pour les Comédiens qui vont à la Cour, d’être mis d’une maniere un peu distinguée ; mais c’est par une raison toute contraire à celle des Acteurs de Province ; car c’est précisément pour ne se point faire regarder. Qu’un Comédien ordinaire du Roi aille à Versailles avec un habit galonné, il sera vêtu comme il doit l’être, parce que tout est or et; azur dans ce pays-là ; à Genève il ne porteroit que du drap, et; se trouveroit tout aussi bien habillé, parce qu’il auroit l’uniforme de ceux avec qui il seroit obligé de vivre.

Il seroit d’autant plus aisé de les soumettre chez vous à la loi somptuaire que vous auriez certainement des gens raisonnables ; ils vous auroient même obligation ; car vous leur faciliteriez des épargnes dont ils se feroient un sort. Leur état est à la vérité de paroître, mais c’est en public, et; non dans le particulier. Vous les {p. 151}gêneriez beaucoup si vous prétendiez les obliger à faire parade d’une honnête simplicité sur la Scene ; passez cela, vous leur rendriez un très-grand service.

Pour donner plus de poids à la proscription que vous faites du Spectacle, vous y intéressez la sûreté publique. Il y auroit du danger à retarder la clôture des portes, et; il le faudroit, parce que le Genevois aime à aller respirer l’air le plus pur dans sa petite retraite. Mais quand aime-t-il à aller respirer cet air ? L’été sans doute. Obligez les Comédiens à finir leurs représentations avant huit heures dans la belle saison, fermez vos portes à huit heures et; un quart, vous n’immolerez pas alors votre sûreté à vos plaisirs. En hyver, où tout le monde réside en ville, vous ne changerez rien à vos coûtumes. Voilà tout obstacle levé ; on ira à la Comédie, et; on respirera l’air pur des petites retraites.

Quel incident ferez-vous naître encore pour faire valoir votre cause ? Le voici : « Ce sont les généreux Citoyens qui verront avec indignation ce monument du luxe et; de la mollesse, s’élever sur les ruines de l’antique simplicité, {p. 152}et; menacer de loin la liberté publique ». Qu’a donc de commun la Comédie avec la liberté publique ? Chacun des Genevois chérira-t-il moins sa patrie quand il ira voir la représentation d’une bonne piéce où on lui donnera même des leçons de patriotisme, que quand il ira à la chasse ? A l’égard du monument du luxe et; de la mollesse, les sages réglemens que nous supposons devoir accompagner l’établissement du Spectacle, empêcheront le triomphe outré de ce monument. Soyez convaincu, Monsieur, que le nombre des généreux Citoyens, dont vous parlez ici, ne sera pas si considérable que vous nous ne le faites entendre. Premierement tout le monde sait que le goût de la Comédie est général parmi vos compatriotes. Secondement on n’ignore pas que ceux qui y paroissent encore opposés, ne seroient point fâchés qu’on leur arrachât un consentement que la bienséance ne leur permet pas d’offrir, ou de donner même avec facilité, pour ne pas marquer trop peu d’attachement aux anciens usages. Enfin les femmes et; les filles profiteront avec plaisir d’un amusement pour lequel on a lieu de croire qu’elles ont un {p. 153}goût décidé. Malgré tous les inconvéniens qu’elles ont rencontré ces dernieres années dans la fréquentation d’un Spectacle qu’il faut aller chercher hors la ville, elles n’ont pas laissé de l’honorer de leur présence, dans les tems même d’une chaleur excessive.

Vous vous retranchez toujours sur la pauvreté de votre République ; mais cette pauvreté n’a pas paru, au dire des Directeurs qui vous ont conduit leurs troupes : ils ont très-bien fait leurs affaires, et; si on les en croit, ils ont presque gagné en quatre à cinq mois ce qui seroit suffisant pour solder celle que je vous propose pendant tout le courant d’une année. Il ne sera donc pas nécessaire, comme vous le craignez, « de lever des impôts, de réformer votre petite garnison, et; de garder vous-mêmes vos portes. Il ne faudra point réduire les foibles honoraires de vos Magistrats, ni assembler vos Citoyens et; Bourgeois en Conseil général dans le Temple de St. Pierre, et;c. » En mettant les choses au pire, quand vos richards se cotiseroient pour aider cet établissement, sa perpétuelle stabilité dans vos États empêcheroit qu’il n’en put résulter {p. 154}aucun dommage pour le bien général et; particulier.

Enfin vous supposez qu’il soit possible qu’on trouve quelque expédient propre à lever toutes difficultés, et; vous ne laissez pas de dire qu’il s’ensuivra une révolution dans vos usages, qui en produira nécessairement une dans vos mœurs. Il est vrai que vous ne décidez pas sur le champ si elle sera bonne ou mauvaise. Vous vous mettez en devoir de l’examiner. Nous verrons quelle sera la conséquence que vous tirerez de vos remarques. Je commence toujours par vous dire, qu’il est absolument faux qu’il doive s’ensuivre une révolution dans vos mœurs. Elle est déja toute faite, puisque, quoique la Comédie n’ait pas été encore admise dans l’enceinte de vos murailles, elle a été jouée pendant fort longtems les années passées et; celle-ci dans vos Fauxbourgs. Son effet, quant aux mœurs, sera-t-il différent parce qu’on n’aura pas la peine de sortir de la ville pour y assister ?

J’ai lu avec beaucoup d’attention, Monsieur, l’espece de révolution que vous prétendez devoir être produite par l’introduction {p. 155}d’une Comédie dans votre Ville ; elle se réduit à faire perdre aux Genevois le goût des coteries dont vous faites la description. Je ne m’éleverai point contre ces sociétés, je les crois très-estimables, parce qu’elles sont composées de Républicains dignes d’estime, mais j’avouerai de bonne foi, que malgré l’art avec lequel vous prétendez dérober leurs inconvéniens, ils ne laissent pas d’être très-aisés à appercevoir.

La plus grande utilité que vous y remarquez, est de rassembler les deux sexes séparément. Les hommes, par ce moyen, ne contractent pas des mœurs efféminées. Je vais avec votre permission transcrire ce que vous dites sur ce sujet :

« Cet inconvénient qui dégrade l’homme, est très-grand par tout, mais c’est sur-tout dans les états comme le nôtre, qu’il importe de le prévenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent, pourvu qu’il soit obéi ; mais dans une République il faut des hommes…. On me dira qu’il en faut aux Rois pour la guerre. Point du tout. Au lieu {p. 156}de trente mille hommes, ils n’ont, par exemple, qu’à lever cent mille femmes… elles se battent bien…. Le secret est donc d’en avoir toujours le triple de ce qu’il en faut pour se battre, afin de sacrifier les deux autres tiers aux maladies et; à la mortalité. »

Voilà un projet dont vous pouvez certainement vous faire les honneurs. S’il n’est pas goûté, du moins fera-t-il rire. Je voudrois bien que vous m’expliquassiez clairement pourquoi votre République a plus de besoin d’hommes qu’une Monarchie. Est-ce parce que le nombre des femmes y est trop petit pour pouvoir les enrôler à deux tiers de perte, comme vous le proposez, inspiré sans doute par un esprit d’humanité. Mais tous vos hommes et; toutes vos femmes ensemble ne seroient point capables de s’opposer à une usurpation, si une puissance supérieure armoit contre vous. Votre République subsiste à l’abri de la justice, de la bonne foi, du droit des gens, elle subsiste en un mot, telle qu’elle est, parce qu’on n’a rien à prétendre dans ses États, et; que quiconque voudroit vous inquiéter, trouveroit de grands obstacles dans les secours que l’équité des {p. 157}autres Monarques vous prêteroit. Ne me faites donc plus un pompeux étalage de la nécessité d’entretenir chez vos Citoyens l’humeur martiale, la force et; la vigueur des Athlétes. Ne diroit-on pas que vous vous destinez à la conquête du monde, ou que semblables aux Romains, vous allez disposer des Couronnes ? Que le Genevois continue ses exercices de la chasse et; de tout ce qui est capable de le rendre adroit, fort et; robuste, sa santé et; ses travaux y sont intéressés. Mais n’allez pas lui faire envisager pour cela d’autres motifs que ceux qu’il adopte, il est trop sage et; trop ami de la raison pour n’en pas plaisanter.

Si vos coteries sont aussi utiles, et; aussi agréables que vous nous le dites, je ne vois pas pourquoi la Comédie vous obligera de les interrompre. Vous profiterez de leurs avantages les jours qu’on ne jouera pas, la diversité des amusemens vous rendra la vie plus gracieuse. Vous craignez qu’on en perde tout-à-fait le goût. Pourquoi ? On ne quitte pas aisément une douce habitude. Supposons toutefois que cela arrive, je ne vois pas que le malheur soit bien grand ; je crois au contraire {p. 158}que vous y gagneriez. Vous n’êtes pas sans doute de mon sentiment, la raison en est fort naturelle, vous préférez les vices les plus à craindre dans la société à l’établissement d’une Comédie.

N’est-il pas honteux que vous deveniez, pour ainsi dire, l’apologiste de l’yvrognerie, pour nous prouver que ses effets sont moins pernicieux que ceux qui résultent du Spectacle ?

Je serois au désespoir que les Genevois que je respecte, que j’estime et; que j’aime, prissent en mauvaise part ce que j’ai à dire sur ce sujet. Je déclare avec toute la sincérité d’un honnête homme, que je suis bien éloigné de soupçonner leurs cercles aussi sujets à l’intempérance du vin que vous donnez lieu de le conjecturer. J’écris en conséquence de ce que vous dites, et; non en conséquence de ce qu’ils sont. Voyons comment vous nous les représentez.

« Les cercles d’hommes ont leurs inconvéniens, sans doute ; quoi d’humain n’a pas les siens ? On joue, on boit, on s’enyvre, on passe les nuits ; tout cela peut être vrai, tout cela peut être exagéré…. Laissons, {p. 159}s’il le faut, passer la nuit à boire à ceux qui, sans cela, la passeroient peut-être à faire pis…. L’excès du vin dégrade l’homme, aliéne au moins la raison pour un tems, et; l’abrutit à la longue. Mais enfin le goût du vin n’est pas un crime, il en fait rarement commettre (rarement !) Il rend l’homme stupide et; non pas méchant. Pour une querelle passagére qu’il cause, il forme cent attachemens durables…. En Suisse, l’yvresse est presqu’en estime…. Jamais peuple n’a péri par l’excès du vin…. Ce vice détourne des autres, et;c. » Que le bon homme Silene eut ainsi parlé, il n’y auroit rien d’extraordinaire ; mais que M. Rousseau, qui se targue de philosophie, cherche à excuser un vice tel que l’yvrognerie, voilà ce qui me fait écrier avec justice : O stultas hominum mentes et; pectora cœca !

Tout le monde est trop prévenu contre cet abrutissement de la nature humaine, on en connoît trop les funestes effets, on a trop d’exemples des faussetés, des viols, des incestes, des incendies, des meurtres, et; de tous les désordres auxquels le vin a souvent {p. 160}donné lieu pour en entreprendre l’odieux détail. Je dirai seulement que s’il est vrai que les coteries des hommes soient sujettes à ce mal funeste ; il est à souhaiter qu’un Peuple si estimable par mille beaux endroits, abolisse des sociétés qui tôt ou tard le priveroient de l’estime générale qu’on a pour ses vertus.

Le jeu est encore un des abus que vous reprochez aux cercles, mais vous nous assurez que dès qu’on voudra mettre en honneur les jeux d’exercice et; d’adresse, les dez et; les cartes tomberont infailliblement. J’en doute ; d’ailleurs il faut commencer par mettre en honneur ces jeux d’exercice. Considerez aussi qu’il ne fait pas toujours un tems ni une saison propre aux jeux d’adresse. Les cartes et; les dez sont de tout tems et; de toute saison, comme les coteries.

Je compte pour rien les grossiéretés qui, dites-vous, sont excusables parmi ceux qui disputent sans ménagement. « L’esprit acquiert par-là de la justesse et; de la vigueur, et; ce langage un peu rustaut est préférable encore à ce style, et;c. »

{p. 161}Je ne sais pas si vos Concitoyens, même les plus contraires au Spectacle, ne le préféreroient pas à vos cercles, si par une supposition que je crois fausse, ils sont sujets à tous les désagrémens de l’yvresse, du jeu, et; de la grossiéreté.

Parlons maintenant des coteries entre les femmes. Vous êtes obligé d’avouer « qu’on accuse ces sociétés d’un défaut, c’est de les rendre médisantes et; satyriques…. Les anecdotes d’une petite ville n’échappent pas à ces comités féminins…. Les maris absens y sont peu ménagés…. Toute femme jolie et; fêtée n’a pas beau jeu dans le cercle de sa voisine. » Je sens que dans une compagnie composée de femmes seulement, il faut bien chasser l’ennui aux dépens de la réputation du prochain, toutefois vous trouvez « qu’il y a dans cet inconvénient plus de bien que de mal, et; qu’il est toujours incontestablement moindre que ceux dont il tient la place ; car, demandez-vous, lequel vaut mieux, qu’une femme dise avec ses amies du mal de son mari, ou que, tête-à-tête avec un homme, elle lui en fasse, qu’elle critique le désordre {p. 162}de sa voisine ou qu’elle l’imite ? » Est-il donc nécessaire qu’une femme dise du mal si elle n’en fait pas ? Ce sexe est-il si fort enclin à la malice qu’il ne trouve point de milieu entre faire ou dire du mal ? Si cela est, croyez-moi, Monsieur, joignez-vous à ceux qui veulent introduire la Comédie chez vous, elle y servira de passe-tems, et; quand les Dames Genevoises n’auront rien de mieux à faire, on les entendra raisonner sur les Piéces, ou sur les Comédiens. L’honneur des maris sera en sûreté comme auparavant, et; la médisance n’aura plus lieu.

La langue, dit le Sage, a fait plus de meurtres que le glaive. C’est le fleau de l’amitié fraternelle, c’est une source de querelles et; de dissentions, je ne connois rien qui soit si fort à craindre. Les maux qu’elle cause sont d’autant plus grands qu’ils sont sans reméde, et; qu’avec la meilleure volonté du monde pour réparer les torts qu’on cause au prochain, il est de toute impossibilité d’en arrêter le cours. Je ne parle pas de la calomnie, il s’agit ici de la médisance. Cette derniere est souvent plus à craindre que l’autre, par la raison qu’il est plus facile de détruire une accusation intentée {p. 163}faussement que de se laver de celle qui dévoile une véritable turpitude. Si vous aviez fait toutes les réflexions qui se présentent en foule sur cette matiere, vous vous seriez bien gardé d’autoriser un vice si contraire à l’union et; à la paix, en disant : « Qu’on ne s’allarme donc point tant du caquet des femmes. Qu’elles médisent tant qu’elles voudront, pourvu qu’elles médisent entre elles. » Croyez-vous de bonne foi que la médisance mourra dans son berceau ? Ne vous y trompez pas, si dans leurs societés il ne s’y rencontre point d’hommes, elles en voyent en rentrant dans leurs maisons, et; leur premier soin sera de réjouir leurs maris des bons mots que l’histoire du jour aura fourni. J’ignore si les assemblées dont nous parlons sont fréquentes, mais je suis bien assuré que si c’est avec raison qu’on peut y reprocher l’habitude d’y satyriser, on verra à la fin la discorde et; la haine succéder aux liaisons d’amitié et; de tendresse qui doivent unir des cœurs républicains.

Que diriez-vous encore, Monsieur, si j’osois vous représenter qu’un sentiment {p. 164}presque général, autorise à croire que les femmes se corrompent ordinairement les unes par les autres ; que les petites confidences de foiblesses, de caprices, de mécontentemens qu’on a du mari, des hommages de tel Cavalier, que toutes ces ouvertures de cœur mettent une bonne amie dans la nécessité de plaindre ou de complimenter, et; qu’elle le fait toujours de la maniere qu’elle imagine devoir être agréable à celle qui lui donne sa confiance ?

Qu’une femme sage et; vertueuse commence à sentir quelque inclination pour un homme qui a trouvé le chemin du cœur, elle se condamne intérieurement, et; cherche à se distraire pour couper court à une passion qu’elle connoît dangereuse. Elle va chez sa tendre amie qui s’appercevant d’une espéce d’inquiétude toujours inséparable de l’amour, y prend part, interroge, et; apprend le secret. Si par hazard celle-ci a quelque chose à se reprocher elle ne sera pas fâchée de faire enrôler le mari de sa compagne sous les étendarts du sien, parceque, comme l’on sait, la sagesse de l’une fait rougir l’autre. Elle flatera donc adroitement {p. 165}le penchant dont on vient de lui donner connoissance. Qu’en arrivera-t-il ? Cette personne qui en entrant chez sa voisine n’avoit pas encore osé permettre à son imagination de s’entretenir d’un objet trop cher, en sortira pour oser se permettre un tête-à-tête avec ce nouvel amant. Ce que je dis à cet égard pourroit s’appliquer à mille autres circonstances qu’il est inutile de détailler ; elles se sentent aisément. J’en reviens à ma proposition, et; je crois pouvoir affirmer qu’à moins d’une vertu à toute épreuve entre des femmes qui font habitude journaliere de se fréquenter, il est à présumer que les mœurs de l’une pervertiront celles de l’autre. Combien de personnes seront dans le cas de convenir avec elles-mêmes de cette vérité !

N’allez pas au reste me faire un crime de la liberté que je prends, lorsque je fais envisager les abus dont vos cercles sont susceptibles. Vous y avez donné lieu en voulant les pallier. On se ressouviendra d’ailleurs de ce que j’ai hautement déclaré ; mon intention n’est pas de les critiquer tels qu’ils sont, mais tels qu’ils peuvent être, et; tels enfin que vous les faites. {p. 166}La cause que je défends ne me permet pas de garder le silence sur des faits qui prouvent évidemment que la Comédie seroit utile, et; nécessaire même dans une Ville où certains amusemens oisifs peuvent tirer à conséquence.

Vous me direz à cela que ma prévoyance est trop étendue, que le mal n’est pas aussi grand que je le fais, que le Gouvernement saura y mettre ordre quand il s’y croira obligé ; et; que tout au plus on apperçoit le germe du vice, je vous répondrai moi :

Principiis obsta, serò medicina paratur
Cum mala per longas invaluere moras.

C’est, me riposterez-vous, perdre à l’échange que de substituer la Comédie aux coteries. Vous savez bien que je n’en conviendrai pas, parcequ’en vérité je ne crois pas le devoir. Je puis me tromper, mais j’imagine avoir suffisamment rempli la tâche que je m’étois prescrite, quand j’ai mis la main à la plume pour convaincre mes lecteurs que la Comédie est honnête, utile, nécessaire même. Si je me suis étendu sur les fruits que votre Patrie en recueilleroit, hæc scripsi non otii abundantiâ, sed amoris erga te. C.

{p. 167}Il ne me seroit pas impossible de faire encore de plus grandes dissertations, et; de pointiller sur toutes les raisons que vous faites valoir contre les Spectacles dans les dernieres feuilles de votre Ouvrage ; mais elles sont détruites dans le courant du mien, et; je serois obligé de me répéter. Toutes vos objections roulent sur l’impossibilité qu’il y a d’avoir une troupe d’honnêtes gens, sur le danger de la mauvaise morale des Piéces, sur le goût de parure qui se communiqueroit du Comédien au Citoyen, sur la pauvreté de la République, sur la crainte de voir attenter à la liberté, sur le changement des gouts et; des usages, sur ce que le métier de Comédien est deshonnête par lui-même, et; enfin sur le peu de convenance qu’il y auroit à mettre cet état au niveau des autres. Aucune de ces choses ne m’a échappé, et; j’ose dire, qu’excepté les esprits prévenus, on me rendra peut-être assez de justice pour avouer que la vérité seule m’a inspiré.

En interdisant la Comédie, vous voulez multiplier les fêtes publiques. Ces sortes de réjouissances, telles que vous les indiquez {p. 168}sont fort à mon gré, et; je souhaiterois qu’elles fussent à celui de tout le monde ; mais malheureusement elles ne plairont pas universellement. Il faut plier au tems. Si le Genevois conserve une espéce d’attachement à ses anciennes coutumes, s’il aime à se rassembler pour assister au prix du Canon ou de l’Arquebuse, c’est parceque ces sortes de parties de plaisir ne sont pas fréquentes. Multipliez-les, elles engendreront l’ennui, et; bientôt le dégout. Il faudroit pour se contenter de ces Spectacles n’en avoir jamais vu d’autres. Je mets en fait que si on donnoit seulement une fois par mois un Carrousel, et; qu’on sut que cet établissement dût être durable, on s’appercevroit dès le sixieme, par le peu d’affluence des spectateurs, de l’inutilité de cette tentative, quelque variété même qu’on eut soin d’y apporter. Il n’est pas surprenant que dans la belle saison on se fasse un plaisir d’aller deux ou trois fois à une promenade que le concours du peuple rend vivante et; agréable ; mais cela peut-il suffire pour tenir lieu des amusemens qu’on recherchera pendant l’espace d’une année ?

{p. 169}Observez encore que ces divertissemens exposent les mœurs à une partie du déréglement que vous attribuez aux représentations des piéces Théatrales. Ils rassembleront l’un et; l’autre sexe, c’est ce que vous ne voulez pas. Vous n’empêcherez point « l’exposition des Dames et; Demoiselles parées tout de leur mieux et; mises en étalage ; l’affluence de la belle jeunesse viendra de son côté s’offrir en montre. » Si cela vous a paru très-pernicieux quand il a été question de la Comédie, je trouverai un surcroît de danger dans ces promenades trop réitérées, par la facilité qu’elles procureront aux jeunes personnes de faire des échappées à la faveur des excuses que la foule pourra leur fournir. Croyez-vous en outre que l’assemblée se séparera sans quelques unes de ces querelles qui quelquefois vont jusqu’à l’effusion du sang, car enfin on y boira, et; le vin fait à Genève le même effet que partout ailleurs ? On saura, me direz-vous, contenir le peuple, vous aurez besoin alors d’avoir recours à une garde, voilà des Soldats armés, voilà conséquemment une affligeante image de la servitude et; de l’inégalité, {p. 170}contre laquelle vous vous êtes récrié, lorsque vous avez mis au nombre des désagrémens de la Comédie, celui d’y voir quelques sentinelles que la Police oblige d’y placer.

Peut-être seroit-il encore à propos de mettre en ligne de compte l’esprit de dissipation que le peuple rapporte de ces vogues. Je ne sais s’il faut juger de vos Concitoyens par les autres nations, mais on remarque que le lendemain et; même plusieurs jours après ces réjouissances tumultueuses, l’ouvrier reprend son travail avec répugnance. La machine est pour ainsi dire ébranlée, elle se remet avec peine. Cette observation mérite certainement plus d’attention qu’on ne s’imagine.

Ce que vous dites des Bals me donneroit lieu de croire que pourvu qu’on veuille exclure la Comédie de chez vous, peu vous importe quelle espéce de Spectacle on y admette. Je suis partisan de tous les plaisirs honnêtes, et; je condamne l’austérité des censeurs qui veulent faire d’une Ville un antre de bêtes farouches. Vous concevez par conséquent que je ne m’éleverai point contre les Bals qui vous plaisent si fort, ils ont leur utilité, {p. 171}et; ne dussent-ils servir qu’à entretenir le gout d’un Art si propre à déployer et; faire ressortir les graces que la nature a donné à l’un et; à l’autre sexe, c’en seroit assez pour les faire adopter par tous ceux qui ne regardent point avec indifférence tout ce qui peut contribuer à l’utilité et; au plaisir du plus parfait ouvrage du Créateur.

La danse n’est assurément pas condamnable en elle-même, et; si elle a produit quelquefois de funestes effets, tels que le meurtre de Jean-Baptiste et; d’autres forfaits, il n’en faut pas conclure comme les ignorans cagots qu’elle soit criminelle. Les meilleures choses peuvent devenir pernicieuses. Le plus excellent vin pris avec intempérance a souvent donné la mort comme le poison. Faut-il pour cela arracher les vignes ? Qu’on crie tant qu’on voudra contre les abus, et; qu’on cherche à y remédier, voilà qui est le mieux du monde ; mais qu’un zèle fanatique ne s’applaudisse pas de ses extravagances, quand il armera l’enfer contre des arts, qui n’ont rien que de très-estimable en eux-mêmes.

Le premier usage qu’on a fait de la danse {p. 172}a été pour rendre hommage au Créateur. La Loi Judaïque l’avoit ordonné dans les fêtes solemnelles. Les Hébreux dans les transports de leur reconnoissance se mirent à danser pour remercier Dieu qui les avoit délivré du joug des Egyptiens en leur faisant un passage au milieu de la mer Rouge, Moïse et; sa sœur donnoient l’exemple. David dansa devant l’Arche d’Alliance. Les Prêtres et; les Lévites dansoient toutes les fois que le peuple de Dieu avoit reçu de lui quelque bienfait signalé. C’est par cette raison qu’une partie des Temples Juifs étoit construite en forme de Théatre. Les Chrétiens de la primitive Eglise au milieu des persécutions, qui faisoient tomber des milliers de Martyrs sous le glaive des bourreaux, étoient obligés pour se soustraire à la mort, de s’éloigner des Villes et; d’aller se cacher dans les montagnes et; les déserts, d’où ils se donnoient des rendez-vous pour se rassembler les jours de fêtes, et; cette pieuse Confrairie dansoit en chantant les louanges du Dieu, dont on vouloit abolir le culte.

Quand le calme fut rendu à la Religion, on éleva des Théatres dans les Eglises, comme {p. 173}l’avoient fait les Juifs, on voit encore aujourd’hui la vérité de ce que j’écris dans celles de St. Clément et; de St. Pancrace à Rome.11

On appelloit autrefois les Évêques Præsules, et; le docte Scaliger prétend que ce nom ne leur avoit été donné, que parcequ’ils menoient la danse dans les festivités. Il est certain que l’étymologie du mot semble le marquer. A præsiliendo.

J’aurois trop à faire s’il falloit citer tout ce que les Auteurs sacrés et; profanes écrivent en faveur de la danse, il suffit d’ajouter que dans le Roussillon on exécute encore des danses pieuses en l’honneur de nos Mysteres, que {p. 174}le Cardinal Ximenés rétablit à Toléde l’usage de danser dans les Eglises, et; qu’il n’y a pas soixante ou quatre-vingts ans que les Prêtres et; le Peuple dansoient dans le chœur de St. Léonard à Limoges. Ceux de mes Lecteurs qui voudront être plus particulierement instruits sur l’origine et; les progrès de la danse, peuvent avoir recours au Traité de Mr. de Cahusac, dont j’ai tiré ces Anecdotes. On voit clairement qu’elle n’a rien dans son principe qui doive la rendre méprisable. Comme tout dégénere, on a été obligé d’abolir ce genre de Cérémonie dans nos Temples, mais ce qui devenoit peu séant dans le lieu saint, peut être et; est effectivement très-honnête dans nos Salles.

Vous avez donc raison de conseiller les Bals aux Genevois, cependant comment avez-vous pu le faire ? Ne craignez-vous pas la licence des rendez-vous nocturnes ? Que de maux prétendus n’auriez-vous pas fait envisager, si d’autres que vous avoient fait cette proposition ! Galanterie, esprit de coquetterie, attitudes indécentes, desir de voir et; d’être vû, matiere à jalousie, innovation, tout cela nous {p. 175}auroit fourni un autre Volume. Heureusement c’est de vous que le conseil est parti, nous en serons quittes pour la peur. J’aurois un triomphe bien complet si je voulois abuser en cette circonstance de la prise que vous me donnez sur vous, je n’en ferai rien. Savez-vous pourquoi ? Il seroit trop facile. Il n’y a personne qui ne reconnoisse à ce dernier trait que l’animosité, l’humeur et; l’esprit de contradiction ont été vos guides.

Il ne vous a pas été possible d’étouffer le témoignage de votre conscience, et; vous avez justement présumé qu’on vous feroit ce reproche. Comment cela auroit-il pu être autrement ? Vous sentiez bien que vous le méritiez. Une note vous a semblé un subterfuge honnête et; suffisant. Voyons-la.

« Il me paroît plaisant d’imaginer quelquefois les jugemens que plusieurs porteront de mes gouts sur mes écrits. Sur celui-ci l’on ne manquera pas de dire : cet homme est fou de la danse, je m’ennuye à voir danser : il ne peut souffrir la Comédie, j’aime la Comédie à la passion : il a de l’aversion pour les femmes, je ne serai que trop bien justifié {p. 176}là-dessus : il est mécontent des Comédiens, j’ai tout sujet de m’en louer, et; l’amitié du seul d’entr’eux que j’ai connu particulierement ne peut qu’honorer un honnête homme. »

Si je juge de vous par vos écrits celui-ci m’apprendra qui vous êtes à présent, et; quel vous avez été autrefois. Je ne vous crois point fou de la danse, nous savons bien pourquoi vous l’autorisez. Il se peut faire que vous ayez aimé la Comédie à la passion, mais,

Autres tems, autres lieux, tout a changé de face.

Depuis la déplorable chute de l’Amant de lui-même que vous aviez fait et; qui fut donné pour la premiere et; derniere fois au Théatre François le 18 Décembre 1752. les Comédiens ont cessé d’être vos amis. Quelqu’injuste que soit votre courroux, voilà sa cause. Il seroit peut-être plus glorieux pour vous de n’avoir pas marqué une si grande sensibilité pour Narcisse ; je vous excuse cependant. Quel pere n’est pas idolâtre de ses enfans ? Vous auriez dû encore observer qu’un Philosophe doit être conséquent, et; c’est assurément manquer à l’être que d’écrire aujourd’hui comme vous faites contre la Comédie, et; le {p. 177}Comédien après avoir travaillé pour l’un et; pour l’autre. Je vous accorde qu’il ne vous soit que trop aisé de vous justifier de l’aversion qu’on pourroit soupçonner que vous avez pour les femmes. Vous prouverez tout au plus que vous les avez aimé autrefois. Les pourriez-vous aimer au moment que vous écrivez ? Je m’en rapporte à vous-même. Voici la derniere phrase de votre Préface : Lecteur si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence vous accueillirez mon ombre : car pour moi, je ne suis plus. Est-il étonnant que vous disiez du mal des femmes, la reconnoissance pourroit peut-être vous y engager ; savoir comment elles vous ont traité.

Vous n’êtes point, assurez-vous, mécontent des Comédiens, et; l’amitié du seul d’entr’eux que vous avez connu ne peut qu’honorer un honnête homme. Si cela est, quelle injustice est la vôtre, de vilipender autant qu’il est en vous tout un Corps qui ne vous a donné que des sujets de vous louer de lui ! Vous êtes donc bien condamnable d’en avoir dit tant d’horreurs, n’ayant connu qu’un seul de ses membres, dont l’amitié pouvoit honorer un honnête homme. {p. 178}Pourquoi n’avoir pas supposé que celui que vous fréquentiez n’étoit point seul d’un si estimable commerce ? Vous deviez au contraire augurer favorablement du tout par la partie. C’eut été du moins le propre d’un esprit bienfait, et; d’un bon cœur ; mais à vous en croire sur votre parole, « l’amour du bien public est la seule passion qui vous fait parler au public, vous savez alors vous oublier vous-même, et; si quelqu’un vous offense, vous vous taisez sur son compte, de peur que la colere ne vous rende injuste. Cette maxime est bonne à vos ennemis en ce qu’ils vous nuisent à leur aise et; sans crainte de représailles ; elle est bonne aux Lecteurs qui ne craignent point que votre haine leur en impose, et; sur-tout à vous, qui restant en paix tandis qu’on vous outrage, n’avez du moins que le mal qu’on vous fait, et; non celui que vous éprouveriez encore à le rendre…. »

Ces sentimens sont beaux, la théorie en est admirable, la pratique en seroit adorée. Faut-il se donner en matiere de conduite des démentis aussi marqués que vous le faites ?

{p. 179}L’amour du bien public vous a inspiré sans doute lorsque vous avez fait l’énumeration de tous les risques qu’on courroit à hanter les Spectacles. Ils étoient capables d’introduire la mollesse, ils auroient rassemblés les hommes et; les femmes ; et; le ton rustaud que vous préferez à celui de la bonne compagnie auroit pu se perdre. C’est assurément pour perpétuer des mœurs dures, pour éloigner une fréquentation trop sensuelle des deux sexes, et; pour conserver ce ton rustaud que vous indiquez les Bals. Si j’osois douter que vous soyez digne des louanges que vous vous prodiguez dans cette note, je serois du moins convaincu de la vérité de ces mots : je sais m’oublier moi-même.

Votre modération vis-à-vis vos ennemis est sans contredit la marque d’une belle ame, mais n’en seroit-ce pas une preuve bien plus grande de ne s’en point faire ? Quoi vous ne retirerez d’autre salaire de vos talens que celui de vous faire haïr ? La vérité, me répondrez-vous, fait des ennemis. Cette maxime auroit besoin d’être développée, on peut parler et; écrire vrai, sans choquer personne. Vous {p. 180}aimez à donner des leçons de morale, faites-le, c’est un service que vous rendez aux hommes, ils en ont besoin, mais que le fiel n’infecte pas vos écrits. Chacun a sa façon de penser. Les Spectacles ne sont point de votre gout, dites-le, prouvez même si vous le pouvez qu’ils sont pernicieux, du moins n’hésitez pas à déclarer que c’est votre sentiment, mais gardez-vous de rendre odieux ceux qui ne sont pas de votre avis. N’accablez point d’injures les plus atroces, les victimes d’un préjugé faux et; inhumain, qui peut-être gémissent que la fortune les ait réduit à embrasser un état que l’ignorance et; la cabale prostituent, qui voudroient par leurs exemples faire revenir de l’injuste opinion qu’on a si déraisonnablement conçu d’elles, qui peut-être enfin vous estiment, et; que vous forcez de vous détester.

Croyez-vous que vos préceptes et; vos remontrances eussent fait moins d’effet sur l’esprit de vos Lecteurs, si vous vous étiez privé de l’ignoble satisfaction d’apostropher si indignement les Comédiens, lorsque vous insinuez que ceux qui tiennent l’emploi des {p. 181}valets, seront facilement enclins à couper la bourse ? Je ne rapporte pas ici vos propres termes, je l’ai déjà fait. Vous imaginez-vous que votre livre auroit eu moins de poids quand vous n’auriez pas dit que vous n’avez jamais vu ni oui dire qu’il y eut trois Actrices vertueuses ? Au contraire on y auroit cherché la raison, et; l’on est persuadé qu’on n’y rencontrera que déloyauté. Si mes écrits, dites-vous, m’inspirent quelque fierté, c’est par la pureté d’intention qui les dicte. Ha, Monsieur ! n’oubliez jamais cette utile et; sublime sentence de Ciceron, que le Spectateur a mis à la tête de son article de la médisance. Plus vous êtes éloigné du vice, plus vous devez être retenu dans vos paroles.12 Ce n’est point en révoltant l’esprit qu’on touche le cœur. La conviction emprunte toute sa force de la douceur et; de la modération. Quiconque en attaquant les vices se complait à déchirer impitoyablement les vicieux ne passera jamais que pour un vil délateur. Quel jugement portera-t-on de celui {p. 182}qui moleste également l’innocent et; le coupable ?

Vous finissez le livre qui a donné matiere à mes repliques, par un souhait digne d’un bon Citoyen. Vous voudriez qu’on rappellât au sein de la patrie tous ceux qu’elle a vu naître et; qui habitent les pays étrangers. Ils ont sans doute contracté un genre de vie bien différent de celui qui vous leur proposez ; en sont-ils moins bons ? A en juger par l’estime qu’ils ont acquis dans les lieux qu’ils ont adopté, ils ont conservé la pureté des mœurs et; la bonté de cœur qui fait l’appanage des Genevois ; ils y ont ajouté peut-être une délicatesse un peu recherchée dans le commerce habituel. Je ne vois pas qu’ils soient à blâmer. Ils jouissent des agrémens d’une vie délicieuse ; procurez-leur ces mêmes avantages, ils reviendront bientôt respirer l’air natal ; mais ne vous imaginez pas pouvoir y réussir en entretenant une austérité qui n’est plus de saison. L’amour de la patrie quelque fort qu’il puisse être ne l’emportera jamais sur l’habitude qu’ils se sont faite d’écarter d’eux tout ce qui se ressent de la rudesse. Au surplus commencez par leur {p. 183}montrer l’exemple, vous qui cherissez si tendrement au milieu de la France les innocents plaisirs de votre patrie. Rendez-lui un témoignage authentique de votre amour et; de vos respects, en lui restituant un Citoyen qui lui fait honneur, et; qui lui en feroit encore plus s’il vouloit. N’alléguez point pour lui ravir les hommages qui lui sont dûs, que vous y êtes inutile. Ce trait de modestie ne s’accorde pas avec tous les éloges que vous croyez mériter et; que vous vous prodiguez. Vous y prêcherez d’exemple, et; cette façon de préconiser la vertu l’emporte de beaucoup sur les plus beaux discours et; les meilleurs écrits. Qui sera donc utile dans votre pays, si vous ne le pouvez être ? Une République comme la vôtre tirera un bien plus grand avantage du modéle que vous lui fournirez, qu’un Royaume immense, où il est presqu’impossible de ne pas être confondu. Chacun de vos exilés volontaires peut se prévaloir du même prétexte d’inutilité dont vous faites usage ; personne ne reviendra donc pour revoir ses Dieux penates ? Rendez-vous, croyez-moi, à des raisons aussi solides que celles-ci, et; puissent Mrs. {p. 184}les Genevois en profitant de vos lumieres, vous communiquer leur aménité.

Il est tems de finir, je ne le puis mieux qu’en confirmant tout ce que j’ai dit par l’autorité d’un homme de condition qui joignant les lauriers de Mars à ceux d’Apollon, a laissé un monument à la postérité de l’estime qu’il faisoit des Comédiens, et; du desir qu’il avoit de les voir jouir de la considération que beaucoup d’entre eux méritent. C’est Mr. de Vaure qui s’explique ainsi dans sa Préface du faux Savant.

« Le François si éclairé en tant de choses seroit-il le seul qui n’oseroit faire usage de sa raison ? Pourquoi désaprouvons-nous l’état de Comédien ? Qu’a-t-il de deshonorant, de condamnable ? Quoi ! peindre les passions, exciter l’admiration, émouvoir, attendrir, étonner, corriger, instruire son siécle, amuser, divertir les honnêtes gens, seroit une bassesse ? Confondrons-nous toujours nos idées. Distinguons les siecles, les motifs. »

« Lorsque dans les premiers tems on s’est soulevé contre les Spectacles, la Comédie faisoit partie du culte des faux Dieux ; elle {p. 185}perpétuoit l’idolâtrie ; son langage étoit obscene, les actions des Mimes, des Pantomimes, des Sauteurs, des Bâteleurs, confondus mal-à-propos avec les Comédiens, étoient des farces également grossieres, et; indécentes ; les postures lascives y attiroient la foule. Il devoit conséquemment réjaillir de la honte sur ceux qui donnoient au peuple ces images de turpitude. »

« Ces mêmes raisons ont autrefois animé nos législateurs. Mais aujourd’hui, le Théatre devenu le fleau du ridicule, des folies, des vices, l’école de la vertu, rendons notre estime et; notre amitié à ceux et; à celles qui se distinguent dans un Art, où pour exceller il faut réunir toutes les qualités du corps, du l’esprit, et; du cœur ; ne voyons-nous pas les personnes les plus augustes par leur naissance, trouver un plaisir bien vif à représenter sur la Scéne ? Mais, dit-on, ils s’en amusent, ils n’en reçoivent aucun produit ; c’est au contraire une dépense pour eux. Si les Comédiens étoient nés avec de la fortune, ils agiroient de même. Je demande quelle est la profession dans le monde où le salaire {p. 186}n’est pas joint à la gloire ? Pourquoi donc sera-t-il deshonnête d’être payé en exerçant un Art pénible, utile, et; glorieux ? La faculté de penser est-elle incompatible avec la vivacité Françoise ? »

« Si je voulois fortifier mon raisonnement par des exemples, la Gréce entiere, Athénes, où tout l’esprit Attique sembloit s’être retiré, me fourniroit une infinité de gens de qualité, Ambassadeurs, Généraux, Magistrats et; Comédiens.13 Quand la forme du Gouvernement de ces fameux Républicains changea, les Rois répandirent à pleines mains les honneurs et; les récompenses sur les Acteurs.

« Les Romains les chérirent, les enrichirent.14 Si le Sénat fit quelquefois des décrets contr’eux, la dépravation de leurs mœurs les occasionna, et; non le vice de leur profession. Dans d’autres circonstances, les maximes d’État les condamnerent, comme {p. 187}ayant eu trop de part à la confidence de certains Empereurs proscrits. La tranquillité rétablie, les Césars abolirent les Loix faites contr’eux, et; en firent de nouvelles en leur faveur.

« L’art de la déclamation étoit si considéré à Rome, que les jeunes gens de la plus haute naissance, se mêloient parmi les Comédiens, récitoient avec eux devant le peuple ; et; ces mêmes peres qui condamnoient à la mort leurs enfans, pour avoir vaincu sans leurs ordres, les accabloient de caresses et; de présens quand ils avoient mérité des applaudissemens. Ces graves Romains étoient liés avec les Acteurs d’un commerce étroit ; Ciceron, ce pere de la Patrie, étant Consul, passoit une partie du tems que ses importantes occupations lui laissoient, avec Esope et; Roscius ses amis ; il publie que c’est d’eux qu’il a appris l’art de parler en public. Ce même Roscius obtint l’anneau d’or, et; le rang de Chevalier Romain, sans abandonner le Théatre. (Sans abandonner le Théatre !)

« Mais devons-nous chercher des exemples {p. 188}dans les siécles éloignés ? Le nôtre en produit de très-dignes d’imitation ; les Anglois que j’ai déja cités : peut-on trop citer les bons modéles ? Cette nation profonde, si respectable, aussi savante que guerriere, fait non-seulement sentir les effets de sa bienveillance et; de sa générosité aux Acteurs et; aux Actrices célébres pendant leur vie, mais encore après leur mort ; les gens qualifiés les accompagnent au tombeau ; on décore leur sépulture, on les honore de regrets et; d’éloges publics.

« Regardons un bon Comédien qui a des mœurs, comme un personnage estimable, aussi agréable que nécessaire à la société. »

Cette apologie est, je crois, plus que suffisante pour contrebalancer le poids de votre satyre. Si j’ai passé sous silence dans le cours de ce petit Ouvrage les citations favorables dont Mr. de Vaure fait usage, c’étoit pour ne leur rien ôter de leur force et; de leur valeur dans les écrits d’un homme aussi recommandable. J’ignore quel jugement on portera du motif qui m’a mis la plume à la main, et; de la maniere dont j’ai défendu un état que je n’ai pas {p. 189}regardé du même œil que vous ; mais je suis très-intimement persuadé qu’on mettra toujours cette différence entre nous deux, savoir, que vous avez abusé de vos talens pour dire et; faire, de propos délibéré, toute sorte de mal à votre prochain, sans qu’il se le soit attiré, sur-tout de votre part, et; que moi au contraire, si dans la vivacité d’une imagination justement indignée, j’ai cherché à repousser à mon corps défendant les traits dont vous vouliez nous accabler, on s’apperçoit aisément que je ne vous riposte qu’à regret, et; que mon plus grand chagrin actuellement est d’avoir eu à démasquer un homme que j’aurois voulu pouvoir estimer, aimer et; louer tout à la fois.