Lejeune, Jean

1689

Le Missionnaire de l’Oratoire

Édition de Clément Scotto di Clemente
2018
Source : Le Missionnaire de l’Oratoire, Lejeune, Jean, Lyon, Chez Perisse Frères et Rivoire, 1689, rééd 1825, p. 1-20.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

le
MISSIONNAIRE
de l'oratoire,
OU
SERMONS
POUR
l'avent, le carême et les fêtes ;

dans lesquels sont expliquées
les principales vérités chrétiennes que l'on enseigne aux missions

tirées
de l'écriture sainte, des conciles
et des saints pères.


PAR LE P. LE JEUNE,
dit le père aveugle,
prêtre de l'oratoire de jésus.

Spiritus Domini misit me evangelisare
pauperibus (Luc. 4. 18.).

TOME TROISIEME.

A LYON,
CHEZ PERISSE FRÈRES, IMP.-LIBR.,
Grande rue Mercière, n°33;
CHEZ RIVOIRE, LIBRAIRE-EDITEUR,
Petite rue Mercière, n°11.
_______
m dccc xxv

{p. 1}LE MISSIONNAIRE DE L’ORATOIRE.

SERMON LXII.
contre les bals, les danses ou comédies, et autres divertissements mondains qui sont des allumettes de luxure.

Non mœchaberis.

Luxurieux point ne seras, de corps ni de consentement.

(Exod. 20. 14.)

Le Fils de Dieu étant venu en ce monde pour y apporter le feu céleste de l’amour de Dieu, comme il dit à l’Evangile ; l’esprit malin qui est un singe et son ennemi mortel, s’étudie aussi de son côté, et s’efforce de tout son possible, d’allumer dans le cœur des hommes, le feu infernal de l’amour sensuel et déshonnête. A cet effet, entre autres moyens, il a inventé et introduit au monde les bals, les danses et les autres divertissements que les réprouvés appellent innocents, et que S. Augustin nomme lugendas lætitias, des joies déplorables, parce qu’elles sont des allumettes du feu d’impudicité, et des tisons du feu dévorant qui tourmentera les impudiques en toute l’étendue des siècles.

Un des plus puissants motifs que nous pouvons avoir pour éviter ces folies, c’est votre bon exemple, ô sainte Vierge ! Vous étiez figurée par cette sainte demoiselle qui disait en l’Ecriture : Numquam cum ludentibus me miscui : Je ne me suis jamais associée aux femmes joueuses {p. 2}et baladines. La plus honorable épithète que le prophète Isaïe vous donne en cette céleste prédiction de votre divine maternité, c’est de vous appeler cachée et retiré : Ecce virgo concipiet, hébraice haalma ; parce que la retraite et la solitude était votre élément, votre centre et vos délices les plus charmantes. C’est là où l’ange vous trouva quand il vous salua par ces paroles : Ave, Maria.

IDEA SERMONIS. §

Exordium. Argumenta mundanorum pro choreis. A. Punctum unicum. Eæ improbantur : 1.° Scriptura. B. — 2.° Patribus. C. — 3.° Conciliis. D. — 4.° Praxi primitivæ Ecclesiæ. E. — 5.° Exemplis. F. — 6.° Rationibus : 1. Ob sanctitatem ad quam tenemur. G. — 2. Ob vitia quæ inde oriuntur. H. — 3. Ob periculum concupiscentiæ. I. — 4. Quia perit ibi devotio. K. — 5. Læditur charitas. L. — 6. Pænitentiæ spiritus extinguitur. M. — 7. Responsione ad argumenta mundanorum. N. — 8. Experientia. O.

A. — (Exordium. — Argumenta mundanorum.) Il faut que je vous avoue, Messieurs, que j’ai longtemps considéré devant Dieu et balancé en mon esprit si je pouvais traiter ce sujet, et que plusieurs raisons, très bonnes en apparence, se sont présentées à mon imagination pour me dissuader de cette entreprise. Premièrement, entreprendre de détourner les hommes des divertissements mondains qui sont en usage depuis tant de siècles, et qui semblent avoir acquis un juste droit de prescription, c’est me rendre désagréable, ennuyeux, importun et odieux à mes auditeurs ; c’est vouloir sevrer les hommes des douceurs de la vie, douceurs auxquelles ils ont tant d’attachement, que, comme dit Tertullien (de Spectaculis, c. 2.), plusieurs refusaient de se faire chrétiens, plutôt par crainte d’être privés de ces passe-temps, que par crainte du martyre.

En second lieu, c’est entreprendre l’impossible, c’est perdre mon temps et ma peine, c’est voguer contre vent et marée ; les gens du monde sont tous résolus, les prédicateurs ont beau crier, on n’en fera ni plus ni moins : Cæperunt hæc facere, nec desistent a cogitationibus suis donec {p. 3}eas opere compleant. En troisième lieu, non seulement il vous est impossible de les vaincre, mais même vous ne sauriez les convaincre ; car, comme dit le même Tertullien, la sensualité des hommes est fort ingénieuse à trouver des raisons, à forger des arguments pour se maintenir en ses droits, et fort éloquente à plaider une cause qu’elle affectionne avec passion.

Quel péché y a-t-il, dit-elle, d’aller au bal ou de hanter les compagnies, de se masquer, de jouer aux cartes et aux dés, ou d’aller à la comédie ? Ce sont des divertissements innocents, où on ne fait tort à personne, il n’est pas défendu de se récréer.

Je ne suis pas religieuse, je n’ai jamais eu l’envie de l’être, mon dessein est d’être mariée, je ne dois pas être recluse comme une carmélite ; si je ne hante le bal, ni les danses, je ne trouverai point de parti, on me laissera là comme une mortepayeI.

Je ne vois point que ces passe-temps soient défendus en la loi divine, les commandements de Dieu, ni ceux de l’Eglise n’en parlent point ; mon confesseur ne m’en dit rien, il sait bien que je les hante, il ne laisse pas de m’absoudre, il me permet la communion tous les dimanches et encore plus souvent, encore que je donne le bal, encore que j’emploie cinq ou six heures à jouer tous les jours. S. Augustin a été autrefois en même peine ; il disait à ses auditeurs (homil. 25. ex 50. circa medium.) : Il n’y a rien qui me semble si doux que d’être retiré en ma petite chambre, y lire l’Ecriture sainte, la méditer devant Dieu, en rechercher l’intelligence, en goûter la douceur en repos et en silence ; j’y aurais bien plus de plaisir qu’à vous être ici ennuyeux, à vous étourdir de mes corrections, et perdre mon temps à reprendre des vices que plusieurs n’éviteront pas ; mais l’Ecriture m’épouvante. S. Paul me dit : Pressez vos auditeurs, reprenez-les, priez-les, soyez-leur importun, encore qu’ils aient de l’aversion pour la vérité. Je lis en S. Matthieu, qu’un serviteur qui n’avait point employé son talent de crainte de le perdre, fut condamné de son maître ; son maître lui dit : Je ne vous avais pas commandé de tirer du profit de votre talent, mais de le distribuer : Erogatorem te posueram, non exactorem ; {p. 4}quare non dedisti pecuniam meam, et cum usuris exegissem eam ? Je ne rendrai pas compte du profit qu’on fera de ma prédication ; mais je rendrai compte si je ne prêche la vérité. C’est une vérité orthodoxe et d’importance, que les chrétiens curieux de faire leur salut se doivent abstenir de ces divertissements mondains ; ce que je montre par toutes les voies par lesquelles on peut prouver une vérité catholique, à savoir par l’Ecriture et par les Pères, par les conciles et la pratique de la primitive Église, par les exemples, par les raisons et par l’expérience.

Punctum Unicum. §

B. — (Eæ improbantur : 1.° Scriptura.) L’Écriture recommande aux enfants de l’Église qui doivent être sérieux, la gravité et la modestie chrétienne1, et il n’est rien de si contraire que ces mouvements indécents et folâtres qui se font aux danses. Les enfants du monde se réjouissent et prennent leurs ébats, dit le saint homme Job2. Il ne dit pas : Ils s’entre-tuent ou ils se battent, ils se querellent, ils s’enivrent, ils cajolent les filles ; mais ils se réjouissent à jouer, ils se plaisent au son du tambour, du fifre et des violons ; ils se divertissent, ils passent le temps et ils descendent en enfer en un moment. Il ne dit pas : Ils tombent, mais ils descendent pour fermer la bouche à ceux qui ne cessent de chicaner avec Dieu et demander : Est-ce un péché mortel que de danser ou d’aller au bal ? Quand les Pères reprennent les vices de leur temps, ils n’ont pas coutume de dire : C’est un péché mortel, c’est un péché véniel, parce que ce doit être assez à un chrétien de savoir qu’une action déplaît à Dieu pour s’en abstenir et l’avoir en horreur ; et il y a quantité de péchés qui ne semblent que véniels, et qui sont néanmoins des pentes et des degrés par lesquels les hommes descendent en enfer, ou à cause des circonstances qui les enveniment, ou parce qu’ils conduisent à d’autres plus grands péchés, ou qu’ils nous privent des secours et des grâces actuelles de Dieu, qui nous {p. 5}seraient très salutaires pour nous conserver en bon état, et ne pas succomber aux secousses des tentations qui nous sont quelquefois livrées.

Le Saint-Esprit dit en l’Ecclésiastique : Détournez vos yeux d’une femme bien ajustée3. Donc il défend de vous ajuster pour être vue ; et comme si vous aviez juré de lui désobéir, vous allez au bal tout exprès pour voir de ces femmes, ou pour être vue. Malheur à vous qui vous levez le matin pour vous remplir de vin, dit le prophète Isaïe ! vous vous plaisez à l’harmonie des hautbois, et par ce moyen l’enfer a ouvert sa gueule, et les hommes y tombent à la foule4 ! Et le prophète Amos : Malheur à vous qui cherchez les viandes exquises et délicates, les vins délicieux ou les chansons mondaines, la pompe des habits et les démarches étudiées et fastueuses5 ! Et le prophète Michée : Malheur à vous qui avez des pensées inutiles6 ! Et notre béni Sauveur dit : Je vous déclare que les hommes rendront compte au jugement de toute parole oisive qu’ils auront dite. Malheur à vous riches qui avez votre consolation en ce monde ! malheur à vous qui riez ! malheur à vous qui êtes rassasiés !

Ce n’est pas qu’il soit défendu de se réjouir ; mais remarquez que toutes les fois que l’Ecriture parle de se réjouir, elle ajoute toujours : En Notre Seigneur. Que les justes se réjouissent au Seigneur, dit David7. Je me réjouirai en mon Sauveur, dit Habacuc8. Soyez toujours joyeux, non pas des passe-temps du monde, mais en Notre Seigneur, dit S. Paul aux Philippiens. Et écrivant aux Ephésiens : Qu’on n’entende point parmi vous de paroles sales, de railleries ni de bouffonneries ; elles ne sont pas bienséantes en la bouche des chrétiens, qui sont obligés {p. 6}d’être saints, et ne permettez pas qu’on vous flatte trompeusement, vous disant qu’il n’y a pas grand mal, car ces propos attirent la colère de Dieu sur ceux qui lui désobéissent9. Bref, l’Ecclésiaste dit que les hommes sages se plaisent aux lieux où il y a du deuil et de la tristesse, et que les fous se plaisent aux compagnies où il y a des ébats et réjouissances mondaines10.

C. — (2.° Patribus.) Sur quoi S. Augustin dit : Pensez-vous, mes frères, que Dieu donne son paradis à des fous ; et ceux à qui il ne donnera son paradis, quel autre séjour peuvent-ils attendre que la compagnie des réprouvés11 ? Je ne veux point d’autre témoin que vous-même, si vous n’allez point aux festins, aux danses et aux assemblées mondaines, vêtue pompeusement, si vous n’y allez pas, dis-je, pour vous plaire au son des violons, pour y faire bonne chère, pour vous y soûler, rire et avoir vos contentements ; si on n’y a pas des pensées inutiles, si on n’y dit pas des paroles odieuses, si on ne s’y entretient pas de railleries, de bouffonneries, de plaisanteries, de paroles sales ou à double entente.

S. Chrysostome faisant un beau commentaire sur ces paroles de S. Paul : Nec scurrilitas aut stultiloquium, montre évidemment, par de puissantes raisons, que le chrétien qui a soin de son salut ne s’accoutume jamais à dire des paroles de gausserie, que vous colorez du nom de facéties (S. Chrysost. homil. 17. ep. ad Ephes.). On les dit d’ordinaire par esprit de vanité, pour être estimé gentil, de belle humeur et habile homme, qui sait bien entretenir et réjouir une compagnie. Parmi des paroles de facéties on y glisse quelquefois des paroles sales, non pas expressément et à découvert, mais équivoques, à double entente, et la pointe qui en est l’équivoque fait que l’esprit {p. 7}de ceux qui l’entendent, s’y attache plus longtemps pour en considérer et admirer la subtilité.

On y mêle souvent des brocards et des paroles de risée et de moquerie sur les imperfections du prochain ; s’il est présent, il reçoit confusion et s’en sent désobligé quoiqu’il ne le témoigne pas ; s’il est absent, quelqu’un le lui rapporte, il en est piqué, et se résout d’en avoir la revanche : ce sont des allumettes de dissensions, de querelles, de haines, d’inimitiés et de duels.

Après s’être gaussé des choses séculières, on se raille des choses les plus saintes, de la confession, de la prédication ou des images, des cérémonies de l’Eglise et des personnes sacrées ; on y mêle les paroles même de la Bible, on profane ce qu’il y a de plus saint et de plus auguste en l’Eglise ; les serviteurs, les servantes et d’autres personnes qui ont l’esprit faible, entendant ainsi parler avec mépris des choses saintes, perdent le respect, la vénération et l’estime qu’ils en avaient ; ils s’accoutument à les considérer comme des choses profanes, indifférentes et de petite conséquence, ils tombent en un état d’insensibilité et d’endurcissement ; ce qui fait qu’ils se confessent, qu’ils communient, qu’ils prient Dieu et qu’ils entendent les sermons par manière d’acquit.

Le même S. Chrysostome (tom. 1. homil. 2. de David et Saul, initio.) ayant appris qu’on avait fait un ballet, et que quelques-uns de ses auditeurs s’y étaient trouvés, sitôt qu’il fut monté en chaire, il commença son discours par de grandes invectives contre cet abus, et entre autres il dit : Si je connaissais ceux qui ont été à ces folies, je les chasserais de l’église, je ne leur permettrais pas d’assister aux redoutables mystères, et il appelle ces divertissements des pompes du diable. Et ailleurs (hom. 56. in Genes.) il remarque qu’aux noces du patriarche Jacob, d’Isaac, d’Abraham, de Tobie et des autres Saints, que l’Écriture raconte, il n’est fait aucune mention de danses ni de semblables folies ; aussi Dieu bénissait-il leurs mariages, au lieu que vous encourez souvent les anathèmes de sa malédiction, parce que vos noces sont des occasions de mille péchés qui s’y commettent.

S. Augustin, parlant des filles qui perdent le temps des {p. 8}jours de fêtes en folâtreries et en danses impudiques, dit qu’elles ne feraient pas tant de mal si elles filaient leurs quenouilles ; ni l’un ni l’autre ne vaut rien, mais la danse est un plus grand mal. Et ailleurs il dit expressément, qu’il vaudrait mieux labourer la terre un jour de fête que d’y danser, et il appelle la salle où l’on danse, la caverne infâme du diable12, et que si ces danseurs sont chrétiens en l’Église, il sont païens hors de l’Église.

Tertullien et S. Cyprien étaient longtemps avant S. Augustin, et par conséquent plus voisins des apôtres, et ils jugeaient ces divertissements si contraires au christianisme, qu’ils ont fait des livres entiers (Tertul. de Spectaculis, cap. 27.) pour les réprouver et condamner ; et pour montrer qu’ils ne parlaient pas seulement contre les spectacles des païens, où se commettaient des homicides et des impudicités publiques, Tertullien apporte l’objection que vous avez coutume de faire : On n’y fait point de mal, on n’y dit rien qui ne soit honnête, et il répond : Celui qui veut empoisonner son ennemi, ne détrempe pas le poison dans du fiel ou dans du vin d’absinthe, mais dans un bouillon bien assaisonné ou dans du vin délicieux.

D. — (3.° Conciliis.) Non seulement les Saints en particulier, mais aussi les synodes et les conciles entiers ont réprouvé ces passe-temps mondains. Les Pères assemblés à Constantinople (in Trullo, canone 51.), après le sixième synode, les défendent sous peine de déposition pour les clercs, et d’excommunication pour les laïcs. Le concile de Lérida (canone ultimo), tenu sous le pape Jean II, l’an 524, dit qu’il n’est jamais bienséant aux chrétiens de danser, pas même aux noces et aux solennités du mariage.

E. — (4.° Praxi primitivæ Ecclesiæ.) Aussi en la primitive Église les chrétiens qui avaient été instruits des apôtres ou de leurs disciples, s’en abstenaient tout à fait. Voici comme les païens se plaignaient de leurs parents {p. 9}chrétiens chez Minutius Félix, avocat de Rome : Vous ressemblez à des gens de l’autre monde, tous en souci et comme hors de vous-mêmes ; vous vous privez des récréations honnêtes, vous n’allez point aux spectacles, on ne vous voit point aux assemblées célèbres et pompeuses ; vous fuyez les festins publics, vous ne portez point de bouquets, et vous n’usez point de parfums13. Ce qui était si commun et notoire, qu’au rapport de Tertullien on reconnaissait les chrétiens d’avec les autres, en ce qu’ils n’assistaient jamais à ces badineries. Et que ce fut par obligation, il paraît, en ce que le même Tertullien, comme nous avons vu, dit que plusieurs païens refusaient de se faire chrétiens, plutôt de crainte d’être privés de ces passe-temps que par appréhension du martyre (Tertul. lib. 2. de Spect.)

F. — (5.° Exemplis.) Ces premiers chrétiens avaient lu en l’Ecriture, que la dévote Sara, femme du jeune Tobie, invoquant le secours de Dieu en sa grande affliction, lui remontrait qu’elle ne s’était jamais trouvée aux danses, et pourtant elle avait été mariée plus de deux fois14. Ils savaient qu’on lit bien en l’Écriture, que Jésus a souvent pleuré, et non pas qu’il ait ri une seule fois, ni même qu’il ait jamais souri, ni qu’il ait jamais dit une seule parole facétieuse, pas même par récréation, comme S. Basile a remarqué. Et S. Chrysostome (homil. 6. in Matth.) nous fait souvenir qu’on ne trouve point en toute la Bible qu’aucun Saint ni Sainte ait jamais ri depuis la passion de Jésus, depuis que les hommes ont assassiné leur Sauveur et sont coupables du crime de déicide.

G. — (6.° Rationibus : 1. Ob sanctitatem, etc.) Vous me direz : Je ne suis pas Jésus, je ne suis pas un saint, je n’ai pas l’ambition de le devenir, je me contente d’être sauvé ; je ne suis pas obligé d’être saint. Vous n’êtes pas obligé d’être saint, dites-vous : vous vous trompez, S. Paul dit aux fidèles : La volonté de Dieu est que vous vous {p. 10}rendiez saints ; votre vocation est d’être saints ; Dieu nous a choisis en Jésus-Christ avant tous les siècles pour être saints et immaculés. Et aux Hébreux : Tâchez d’avoir la paix et la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu15. Ne sommes-nous pas obligés de faire la volonté de Dieu, de nous conformer aux desseins qu’il a sur nous, de suivre notre vocation et d’y être fidèles ?

Vous voulez être sauvé, et vous ne vous souciez pas d’être saint, ce sont deux choses incompatibles. Vous n’êtes pas le Christ ; non, mais vous êtes chrétien, et en cette qualité vous êtes obligé de vivre, d’agir et de parler comme lui ; vous êtes son serviteur, vous êtes tenu de le suivre ; vous êtes son disciple, vous devez l’imiter ; vous êtes un de ses membres, vous devez être animé de son esprit. Il nous disait à la fin de sa vie : Je vous ai donné l’exemple pour faire comme j’ai fait. Son Apôtre nous dit : Celui qui n’a pas l’esprit de Jésus-Christ n’est pas à lui16 ; peut-on être sauvé sans appartenir à Jésus-Christ ? Quand on vous a baptisé, vous avez renoncé à ces folies, vous vous êtes engagé par promesse expresse de fuir ces pompes du diable ; si vous y retournez, vous êtes un perfide, un faussaire et un déloyal. Si vous n’étiez pas encore baptisé, on ne vous donnerait pas le baptême sans vous faire promettre de les éviter. Hé ! comment peut-on vous accorder la communion qui est bien plus que le baptême ? comment peut-on vous donner l’absolution, ayant la volonté de fausser les promesses que vous avez faites si solennellement à Jésus par la bouche de vos parrains et de vos marraines, à la face de l’Eglise, et sur laquelle vous avez été reçu à la participation des sacrements ? Certes, votre confesseur se gardera bien de vous absoudre s’il sait son devoir, ou s’il est fidèle à son maître ; il vous remontrera que ces danses et autres semblables assemblées sont des écoles de tous vices, des fourmilières de mille péchés.

{p. 11}H. — (2. Ob vitia, etc.) Car, comme dit S. Chrysostome, si vous êtes marié, elles sont cause que voyant d’autres femmes qui ont meilleure grâce, qui vous semblent mieux faites, mieux parées et plus agréables que la vôtre, vous la méprisez, vous ne la regardez plus de bon œil, et elle, de même, vous dédaigne parce qu’elle a vu d’autres hommes qui lui reviennent mieux que vous. Si vous êtes veuve, pendant que vous êtes en ces divertissements vous êtes absente de votre maison, et ne veillant pas sur vos domestiques, vos serviteurs se débauchent, vos filles ou vos servantes sont cajolées, vos affaires demeurent à l’abandon. Si vous êtes un jeune homme, vous regardez et convoitez les filles, vous allumez en votre cœur un feu infernal et diabolique qui vous porte à des actions honteuses et dénaturées ; vous dites des paroles dissolues ou à double entente, des paroles de moquerie ou de mépris du prochain, qui sont des sources de querelles, de duels, de dissensions et d’inimitiés immortelles. Enfin, si vous êtes fille, vous convoitez les jeunes hommes, ou vous vous plaisez à leurs cajoleries ; vous êtes ravie d’être regardée, aimée et admirée ; vous êtes curieuse de vous ajuster à cette intention, vous êtes animée d’envie contre vos compagnes qu’on estime plus belles, plus braves et plus muguetéesII que vous. Souvenez-vous que Jésus dit en l’Evangile, que celui qui regardera une femme en la convoitant a commis l’adultère en son cœur, et que Tertullien ajoute : Regarder et vouloir être regardée, convoiter ou se plaire d’être convoitée, c’est un même genre de péché : Videre et videri velle, est ejusdem libidinis.

I. — (3. Ob periculum, etc.) Depuis le péché originel, les garçons et les filles, les hommes et les femmes, sont si dangereux l’un à l’autre, qu’il ne faut qu’une œillade lancée inconsidérément, à la volée, en passant et en un moment, dans la rue ou même en l’église, pour allumer un fort grand feu ; témoin Samson, témoin David, témoin celui qui disait :

Ut vidi ut perii, ut me malus abstulit error (Virg. Ecl. 8.).

Combien plus grand doit être le danger quand vous voyez des femmes auprès de vous, non en passant, mais {p. 12}fixement, en repos et à loisir, des deux et trois heures entières, des femmes affétéesIII, bien parées et curieusement ajustées, qui par des contenances étudiées, par les mouvements de la danse, avec les charmes des instruments, flattent vos sens et vous provoquent à la lubricité. Plusieurs ont été réprouvés en admirant la beauté d’une femme, dit le Saint-Esprit par la bouche du Sage : Multi speciem mulieris admirati reprobi facti sunt (Eccli. 9. 11.).

K. — (4. Quia perit ibi devotio.) Et qui que vous soyez, vous perdez le temps qui est si cher qu’il ne se recouvre jamais, temps qui vous est accordé pour faire votre salut, temps que vous devriez acheter bien précieusement, temps dont un petit quart d’heure serait beaucoup estimé et utilement employé par tant de pauvres âmes qui sont en enfer ou en purgatoire. Vous éteignez en vous l’esprit de piété, de charité et de pénitence, l’esprit de piété et de dévotion. Tertullien dit fort bien : Deus præcepit Spiritum-Sanctum, utpote pro naturæ suæ bono tenerum et delicatum, cum tranquillitate, et lenitate, et quiete, et pace tractare (Tertul. cap. 11. de Spectaculis.). L’esprit de dévotion est comme un baume précieux, comme l’essence d’une eau cordiale : rien ne s’évente si aisément, il ne faut qu’une heure de dissolution pour ruiner en vous le recueillement et l’esprit de piété que vous aurez amassé en plusieurs semaines de méditation et d’oraison. On ne parle jamais de Dieu au bal ni à la comédie ; et si, aux festins et aux collations, on parle de Dieu ou des choses divines, de la dévotion ou des personnes dévotes, ce n’est ordinairement que pour se railler et faire des contes à plaisir.

L. — (5. Læditur charitas.) La charité aussi envers le prochain y est intéressée et notablement offensée, non seulement par les envies, les querelles, les duels et les dissensions immortelles qui s’y engendrent souvent par les médisances et distractions, mais encore par les frais et les profusions du bien que l’on y fait, dont on pourrait soulager les pauvres et les retirer de misère. C’est le prophète Amos qui pèse cette raison : Malheur à vous qui cherchez les viandes exquises et les vins délicieux, et vous n’avez point de pitié des misères du peuple17 !

{p. 13}L’empereur Basile, surnommé le Macédonien, fit un festin somptueux aux princes et aux grands de sa cour ; il avait fait auparavant jeter en prison son propre fils héritier de sa couronne, nommé Léon-le-Sage, prince très innocent, mais faussement accusé de parricide par les calomnies de Théodore Santabarène. Il y avait déjà sept ans qu’il pourrissait dans le cachot ; mais, comme on fut au milieu du festin, un perroquet qui était en la salle, soit qu’on lui eût appris sa leçon, soit par un instinct de la providence de Dieu, s’écria d’une voix plaintive en langage du pays : αἴ αἴ, κυριος Λεων : Hélas ! hélas ! monseigneur Léon ; les conviés tout étonnés s’arrêtèrent tout court, perdirent contenance et l’appétit tout à la fois, et devinrent immobiles comme des statues, sinon qu’on vit couler de leurs yeux quantité de grosses larmes. Qu’y a-t-il, Messieurs, dit l’empereur ? qu’est-ce qui vous arrête, et pourquoi ne mangez-vous point ? Hélas ! dirent-ils tous, et comment pourrions-nous manger sans une horrible confusion, voyant que cet animal, tout irraisonnable qu’il est, nous apprend notre devoir, et nous reprend de ce que nous y manquons ? nous sommes ici en liberté dans le luxe et la bonne chère, pendant que le prince, votre fils, est au fond d’une basse-fosse, en captivité et à la chaîne. Vous savez que tant d’orphelins, tant d’autres pauvres désolés, qui sont les enfants de Dieu, les membres du Sauveur, sont rongés de vermine faute d’un peu de linge, qu’ils sont transis de froid et qu’ils meurent de faim faute d’assistance ; et l’argent dont vous les pourriez secourir, vous le dissipez en des ébats et passe-temps superflus. Quelle insensibilité ! où est la charité fraternelle, où est la compassion chrétienne, où sont les entrailles de miséricorde que les prédestinés doivent avoir ? Où est l’esprit de pénitence qui vous doit percer le cœur toute la vie, d’avoir offensé une Majesté infinie18 ?

M. — (6. Pænitentiæ spiritus.) Celui qui aurait attenté à la personne du roi, pourrait-il rire d’un bon rire ? Nous sommes coupables de la mort d’un Dieu, un Dieu a été assassiné en ce lieu de notre demeure, nous sommes {p. 14}complices de ce parricide, et nous nous répandrons dans des joies vaines et mondaines ! il n’y a rien de si contraire à l’esprit de componction que ces dissolutions ; la pénitence est absolument nécessaire à notre salut, puisque le Sauveur nous dit : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. Vous ne sauriez faire une pénitence plus douce, facile et salutaire des péchés de votre vie passée, que de vous priver de ces divertissements pour l’amour de Dieu ; cette pénitence ne ruine point votre santé, ne diminue point vos biens, n’incommode point votre famille, ne fait point tort à vos affaires.

N. — (7. Responsione ad argumenta, etc.) Il y a donc du mal à se divertir ? Non, il n’est pas défendu de se récréer quelquefois pour débander et délasser son esprit ; mais avec quelqu’un de votre sexe, mais honnêtement et modestement, rarement et par nécessité, afin que l’esprit étant délassé soit plus frais, vigoureux et mieux disposé pour s’appliquer aux choses sérieuses de notre profession et pour le service de Dieu : Hoc autem dico secundum indulgentiam, non secundum imperium ; car, comme S. Chrysostome a fort bien pesé, quel homme a jamais eu l’esprit plus bandé et occupé à des choses plus sérieuses que S. Paul ? Quel homme a jamais eu plus sujet de se récréer que ce grand Apôtre ? Il avait travaillé l’espace de trois ans à la conversion des âmes jour et nuit, continuellement, sans un seul moment de relâche, pleurant, prêchant, exhortant et instruisant les fidèles en public et en particulier, en l’église et par les maisons19. Après tant de fatigues, de larmes et veilles pour toutes les églises, au lieu de divertissements il châtie son corps, et cela, dit-il, de peur que je ne sois réprouvé. Il ne dit pas de peur que je ne sois pas saint, ni digne de l’apostolat, mais de peur que je ne sois damné ; il ne dit pas de peur que je ne sois réprouvé, si je ne châtie mon corps après avoir passé mon temps, mais si je ne châtie mon corps après avoir prêché. Pauvre homme, que vous étiez timide ! vous n’aviez point commis de péchés depuis votre baptême, {p. 15}vous avez travaillé incessamment au service de Dieu, et vous appréhendez d’être réprouvé si vous ne châtiez votre corps ! Cette dame n’est pas si scrupuleuse, ni si craintive que vous, elle a autrefois commis quantité de péchés, elle n’a pas rendu grand service à Dieu, elle ne châtie point son corps, elle se divertit et passe son temps, et aussi elle n’a pas peur d’être damnée, parce que ses divertissements sont innocents. S. Chrysostome avait la même crainte que S. Paul : Croyez-moi, dit-il, je suis en grande appréhension pour mon salut, parce que tandis que je prie et pleure pour vous, je n’ai point le loisir de pleurer pour moi-même.

Mais ce n’est pas pour me divertir, ni pour offenser Dieu, que je vais au bal ou à la comédie ; c’est afin qu’étant bien ajustée, montrant ma gorge et dansant avec bonne grâce, je gagne quelque riche parti pour un légitime mariage. Donc vous ne voulez pas que Dieu soit le paranympheIV de vos noces ; vous voulez que ce soit la chair, le monde, la vanité et la sottise. Ce mari que vous prétendez attirer, ne serait-il pas un grand sot de se laisser ainsi leurrer et jeter dans les filets, à l’appétit d’une contenance bien étudiée et d’une beauté contrefaite ?

Vous vous trompez, les jeunes gens ne vont pas en ces lieux-là pour y prendre femmes, mais pour les y surprendre, pour les mugueterV, cajoler et badiner ; ils y vont pour se moquer des autres en votre présence, et se moquer de vous en la présence des autres. Si vous voulez être bien pourvue, vous devez avoir pour mari un homme d’esprit et de jugement, et il n’y a point d’homme doué de jugement qui ne soit plus aise d’épouser une fille sage, modeste, retenue et retirée, qu’une danseuse, qu’une volage ou éventée, semblable à ces fruits tout flétris qui ont traîné par les rues, et qui ont été exposés à cinquante jours de marché.

Mais quand je repasse en ma mémoire les commandements de Dieu et de l’Eglise : Un seul Dieu tu adoreras, je ne trouve point que le bal, les danses ni les comédies y soient défendus. Ainsi un homme qui s’enivre tous les jours, un avaricieux qui ne fait tort à personne, mais qui est horriblement attaché à ses propres biens, pourrait {p. 16}dire : Je ne trouve point que l’ivrognerie ni l’avarice soient défendues dans les commandements de Dieu. C’est contre les deux premiers et principaux commandements, qui sont l’abrégé de tous les autres au dire de Jésus-Christ : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, et ton prochain comme toi-même.

Ces préceptes nous obligent à n’aimer que Dieu ou ce qui tend à lui, n’avoir joie, ni tristesse, ni autre passion que pour lui ou pour son service, ne penser qu’à lui ou à ce qui est référé à lui, n’agir que pour lui ou pour ce qui peut réussir à sa gloire ; et vous m’avouerez que ce n’est pas pour Dieu que vous allez au bal, car on n’y pense point à Dieu ; vous n’y avez point d’affection ni de passion pour Dieu, rien ne s’y fait qui tende à sa gloire, ni de près ni de loin, ni médiatement ni immédiatement : vous m’avouerez que l’argent que vous donnez pour les violons, les comédiens et les cuisiniers, soulagerait notablement un pauvre ménage. Est-ce aimer votre prochain comme vous-même, d’employer en délices superflues ce qui le pourrait retirer d’incommodité et de très grande misère ?

D’où vient donc que mon confesseur ne m’en dit rien et me donne l’absolution ? d’où vient qu’un tel casuiste m’a dit que je ne fais point de mal, et que le bal et la comédie sont des actions indifférentes ? Pensez-vous être excusé au jugement de Dieu, de croire plutôt à un homme qui vous flatte, qui vous parle en secret, et qui ne vous apporte aucune preuve de son dire, qu’aux prédicateurs qui n’ont point d’intérêt que la vérité, qui vous parlent en public de la part de votre pasteur, de votre évêque, de votre Dieu, et qui prouvent leur dire par les textes de la Bible, par les Pères et les conciles ? N’est-il pas vrai que ce casuiste ne vous a pas apporté un seul passage de l’Ecriture ni des conciles ? N’est-il pas vrai qu’il n’a jamais prêché ni ne prêchera jamais publiquement ce qu’il vous dit à l’oreille ?

Pensez-vous être excusé au jugement de Dieu, d’avoir plutôt ajouté foi à un casuiste à la mode qui se rend complaisant à vos inclinations, qu’à S. Augustin, et S. Chrysostome, et S. Cyprien, et aux autres Pères de l’Eglise qui ne vous flattent point, puisqu’ils n’ont point besoin {p. 17}de vous ; aux Pères à qui toute l’Eglise dit en la messe : Vos eslis lux mundi ; aux Pères qui lisaient et qui méditaient jour et nuit l’Ecriture, qui ont reçu le Saint-Esprit pour l’entendre, qui nous sont envoyés de Dieu, pour nous en donner l’intelligence, et qui reprennent aigrement ces folies ?

Bref, supposons que tous les théologiens, les Pères et l’Écriture disent que ces badineries sont indifférentes, ce qu’ils n’ont jamais dit et ne diront jamais ; mais supposons qu’ils le disent parlant spéculativement, ce n’est pas à dire qu’il soit vrai en particulier et en hypothèse ; car comme dit Platon et après lui S. Thomas, il n’y a rien de si facile que de résoudre les questions morales et les cas de conscience, quand on les considère en la thèse ou selon la théorie, dans leur genre ou dans leur espèce, parce qu’une action morale n’est bonne, mauvaise ou indifférente en son espèce, que par le rapport qu’elle a à son objet, selon qu’il est bon, ou mauvais, ou indifférent ; mais il n’y a rien de si malaisé que de résoudre ces mêmes questions en particulier et en hypothèse, parce qu’une action n’est pas bonne en l’individu seulement par son objet, mais par l’assemblage de toutes les circonstances nécessaires, et qu’il ne faut que l’absence d’une bonne circonstance, ou la rencontre d’une mauvaise, pour rendre vicieuse une action qui de soi serait bonne ou indifférente : Bonum ex integra causa, malum ex quolibet defectu. Donc ce casuiste ne peut, sans une grande imprudence et une horrible témérité, vous dire que vous ne ferez pas mal d’aller à ce jeu, au bal ou à la danse, s’il ne connaît parfaitement toutes les circonstances du lieu, du temps, de la manière et des personnes qui s’y rencontrent, et principalement s’il ne connaît certainement la posture et la disposition de votre cœur, qui est connu de Dieu seul : Inscrutabile cor hominis, et quis cognoscet illud ? Ce casuiste vous peut-il assurer que vous n’aurez aucune affection à l’avarice dans le jeu, point de vanité ni d’envie en ces compagnies mondaines, point de vaine complaisance en vous ou en votre fille au bal ? On ne condamne dans le monde que les péchés extérieurs et grossiers ; mais Dieu juge plus rigoureusement, il condamne {p. 18}plus sévèrement les péchés spirituels, les péchés de démon : être idolâtre de soi-même, être horriblement attaché à soi et à ses propres intérêts. Ce casuiste vous peut-il assurer que quelque jeune fille ne dira point en soi-même : Une telle dame qui est d’âge, qui est dévote et qui communie souvent, va bien au bal ; il n’y a donc point de mal : votre exemple lui donne la hardiesse d’y aller, et quelque jeune homme l’y convoitera. Je sais bien que vous pouvez apporter, et que vous apportez souvent plusieurs autres objections, pour justifier ces damnables coutumes du monde ; car, comme dit Tertullien, quand nous avons affection à quelque plaisir ou profit temporel, notre passion n’est que trop adroite et ingénieuse à trouver des raisonnements spécieux et de fausses lueurs pour nous flatter. Ainsi les avaricieux, les vindicatifs, les duellistes et les ivrognes vous allègueront mille raisons apparentes pour colorer ou justifier leur passion ; et quoique vous n’y puissiez répondre, vous ne laissez pas de les condamner, et eux semblablement vous condamnent. Comme en effet ils sont dignes de blâme, et vous aussi, et au jugement de Dieu tous ces raisonnements humains, ces arguments spécieux, ces beaux plaidoyers, qu’on étale en faveur de la chair et du monde, seront comme des toiles d’araignées subtilement tissuesVI, mais qui se dissipent par un petit vent ; car tous ces raisonnements humains ne sont pas si solides et inébranlables que le ciel et la terre, ni le ciel et la terre qu’une seule parole ou syllabe de l’Écriture ; Facilius est cælum et terram præterire quam unum apicem de lege cadere (Luc 16. 17.). Donc un seul texte de l’Écriture doit avoir plus d’ascendant sur votre esprit, que tous les raisonnements humains : or je vous en ai cité plus de six.

O. — (8. Experientia.) Et si l’expérience qui est la maîtresse des fous, a quelque pouvoir sur l’esprit des sages, demandez, s’il vous plaît, à toutes les bonnes âmes qui se sont bien données à Dieu, demandez à tous les religieux qui ont été autrefois du monde, si en leur confession générale ils ne se sont pas repentis et accusés d’avoir été au bal. Quand quelqu’un de vos camarades est au lit de la mort, demandez-lui s’il ne se repent pas d’y avoir été, {p. 19}et s’il ne craint pas d’en être repris au jugement de Dieu. Et, sans aller si loin, vous savez bien que vous-même vous vous en confessez, parce que vous ne pouvez étouffer le remords de votre conscience qui vous en reprend ; mais vous vous en confessez en vous moquant de Dieu et de votre confesseur, puisque vous avez volonté d’y retourner une autre fois, quand l’occasion s’en présentera. Si vous êtes si téméraire de vous confesser sans vous en accuser, vous ne l’êtes pas jusqu’à ce point que vous voulussiez mourir sans vous en confesser. Dites la vérité, voudriez-vous mourir au sortir d’un bal, sans vous en repentir ou vous en confesser ? donc ce n’est pas un divertissement innocent, car on ne se repent pas de ce qui est innocent ; donc ce confesseur qui ne vous en fait pas repentir ne fait pas son devoir, car il ne vous doit pas laisser sortir du confessionnaire qu’au même état qu’il voudrait vous présenter au jugement de Dieu.

En la vie de la bienheureuse Magdeleine de Pazy, écrite par le père Dominique de Jésus, carme déchaussé (cap. 20. vitæ B. Magdalenæ de Pazy.), il est dit qu’un jour Notre Seigneur lui fit voir, en extase, un bon nombre d’âmes religieuses qui brûlaient dans des flammes effroyables, et qui étaient tombées dans ce malheur infiniment déplorable, pour avoir mal usé des récréations que la religion donne. Ses yeux fondaient en deux torrents de larmes, et ses plaintes étaient si tristes et lamentables, qu’elle tirait les larmes de toute l’assistance. Dans ces plaintes elle disait d’une voix funeste : Ô âmes religieuses, misérables ! ô misère extrême ! que ce qui est permis aux religieux pour une sainte récréation, leur donne la mort de l’âme, et leur cause une peine épouvantable et d’une éternelle durée ! Que si cette histoire vous semble de trop fraîche date, lisez la vie de S. Dominique, et vous verrez que l’esprit malin montrant à ce saint patriarche le lieu où ses religieux parlaient ensemble après le repas, lui dit en se vantant qu’il gagnait beaucoup en ce lieu-là. C’étaient des religieux d’un ordre très saint et très austère, d’un ordre qui était encore en ses commencements et en sa première ferveur, des religieux qui avaient leur patriarche pour supérieur, qui étaient sous la conduite d’un Saint et d’un si grand {p. 20}Saint ! et la salle où se font les assemblées de garçons et de filles, où se lancent des œillades lascives, où se disent des paroles de gueule, où se forment des pensées de vanité, d’envie et de mépris du prochain, où s’engendrent des haines, des querelles et des duels ; cette salle, dis-je, ne sera pas la salle du diable, plus sale, plus impure et pleine d’immondices qu’une étable d’Augias ?

Laissons-là ces contentieux, ô ames choisies ! et disons avec Tertullien : Vicibus disposita res est : Chacun à son tour ; les gens du monde prennent leurs plaisirs, et vous vous affligez. C’est que Jésus-Christ a prédit à ses disciples : Le monde se réjouira, dit-il, et vous serez attristés ; attristez-vous donc en la solitude maintenant que les gens du monde se réjouissent, afin qu’à votre tour vous vous réjouissiez quand ils s’attristeront. Leurs joies sont vaines et frivoles, et les vôtres seront solides et véritables ; l’objet de leur joie n’est que quelque chétive créature, et l’objet des vôtres sera le Créateur, vrai océan et abîme de tout bien ; leurs joies sont détrempées de mille amertumes, d’envie, de jalousie, de crainte, de défiance ou d’autre passion, les vôtres seront pures et sans aucun mélange d’aigreur ; leurs joies ne sont que pour quelques heures, quelques jours ou quelques années, les vôtres seront sans fin, sans pause et sans aucune diminution en toute l’étendue des siècles. Amen.