Jean-François Marmontel

1759

Apologie du théâtre

Édition de Clotilde Thouret
2017
Source : Jean-François Marmontel, Apologie du théâtre, in Contes moraux suivis d'une Apologie du théâtre, nouvelle édition corrigée et augmentée, La Haye, 1763, p. 141-238.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition), Clotilde Thouret (Responsable d’édition), Doranne Lecercle (XML-TEI) et Thomas Soury (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

CONTES
MORAUX
PAR M. MARMONTEL
suivis
d'une apologie du theatre
nouvelle edition,
corrigee et augmentee
tome seconde

a la haye
m. dcc. lxiii

{p. 141}

Apologie du théâtre

ou Analyse de la Lettre de M. Rousseau, Citoyen de Genève, à M. d’Alembert, au sujet des Spectacles §

Celui qui a regardé les Belles-Lettres comme une cause de la corruption des mœurs ; celui qui, pour notre bien, eut voulu nous mener paître, n’a pas dû approuver qu’on envoyât ses Concitoyens à une école de politesse et de goût : mais sans nous prévenir contre ses principes, discutons-les de bonne foiI.

M. d’Alembert a proposé aux Genevois d’avoir un Théâtre de Comédie. « Voilà, dit M. Rousseau, le conseil le plus dangereux qu’on put nous donner.

« Vous serez, (dit-il à M. d’Alembert) le premier Philosophe qui ait jamais excité un Peuple libre, une petite Ville et un Etat pauvre, à se charger d’un Spectacle public. »

Il fait voir que Genève est hors d’état de {p. 142}soutenir un spectacle sans un préjudice réel : 1. Par le petit nombre de ses habitants. 2. Par la modicité de leur fortune. 3. Par la nature de leurs richesses, qui, n’étant pas le produit des biens-fonds, mais de l’industrie et du commerce, exigent d’eux une application continuelle. 4. Par le goût excessif des Genevois pour la campagne, où ils passent six mois de l’année. Il ajoute qu’il est impossible qu’un établissement si contraire aux anciennes maximes de sa patrie, y soit généralement applaudi. « Supposons cependant, poursuit-il, supposons les Comédiens bien établis dans Genève, bien contenus par nos lois, la comédie florissante et fréquentée, le premier effet sensible de cet établissement sera, comme je l’ai déjà dit, une révolution dans nos usages, qui en produira nécessairement une dans nos mœurs. »

Au lieu de spectacles, Genève a des cercles ou sociétés de douze ou quinze personnes qui louent à frais communs un appartement commode, et où les associés se rendent. « Là, chacun se livrant aux amusements de son goût, on joue, on cause, on lit, on boit, on fume ; les femmes et les filles se rassemblent de leur côté, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; les hommes, sans être fort sévèrement exclus de ces sociétés, s’y mêlent assez rarement…. Mais dès l’instant qu’il y aura une comédie, adieu les cercles, adieu les sociétés. Voilà, dit M. Rousseau, la révolution que j’ai prédite. »

Il avoue que l’on boit beaucoup, et que l’on joue trop dans les cercles ; mais il soutient avec son éloquence, qu’il vaut mieux être ivrogne que galant, et croit l’excès du jeu très facile à réprimer, si le gouvernement s’en mêle. Il convient aussi que les femmes dans leur société, {p. 143}se livrent volontiers au plaisir de médire, mais par-là même elles tiennent lieu de censeurs à la République. « Combien de scandales publics ne retient pas la crainte de ces sévères observatrices ! » Tout cela peut paraître ridicule à Paris, quoique très sensé pour Genève ; et Monsieur Rousseau a sur nous l’avantage de mieux connaître sa patrie.

Il est vraisemblable qu’en deux ans de comédie tout serait bouleversé : c’est-à-dire, qu’on n’irait plus, à l’heure du spectacle, fumer, s’enivrer et médire dans les cercles ; et que l’agréable vie de Paris prendrait à Genève la place de l’ancienne simplicité. M. Rousseau se plaint déjà qu’on y élève les jeunes gens à la française.

« On était plus grossier de mon temps, dit-il, les enfants étaient de vrais polissons ; mais ces polissons ont fait des hommes, qui ont dans le cœur du zèle pour servir la patrie, et du sang à verser pour elle. »

M. Rousseau croit être à Lacédémone. Mais Genève, ne lui déplaise, a de meilleurs garants de sa liberté que les mœurs de ses citoyens ; et grâce à la constitution de l’Europe, elle n’a pas besoin d’élever des dogues pour sa garde.

Cependant que le goût du luxe, inséparable de celui du spectacle, que les maximes de nos tragédies, la peinture comique de nos mœurs, le silence même et la gêne qui règnent dans nos assemblées, et qu’il regarde comme indignes de l’esprit républicain, que tous ces inconvénients soient tels qu’il les envisage par rapport à Genève, il est plus en état que nous d’en juger. Qu’il choisisse à sa patrie les fêtes, les jeux, les spectacles qui lui conviennent ; c’est un soin que nous lui {p. 144}laissons. Nous applaudissons à son zèle, nous admirons ce patriotisme éclairé, vigilant et courageux ; cette éloquence noble et simple, qui n’a rien d’inculte et rien d’étudié, où la douceur et la véhémence, les images et les sentiments, le ton philosophique et le langage populaire sont mêlés avec d’autant plus d’art, que l’art ne s’y fait point sentir. Telle est la justice que j’aime à rendre aux intentions et aux talents de M. Rousseau. Mais que pour détourner les Genevois de l’établissement proposé, il leur présente le théâtre le plus décent de l’univers comme l’école du vice, les Poètes comme des corrupteurs, les Acteurs comme des gens non seulement infâmes, mais vicieux par état ; les spectateurs comme un peuple perdu, et à qui le spectacle n’est utile que pour dérober au crime quelques heures de leur temps ; c’est ce que l’évidence de la vérité peut seule rendre pardonnable. Je crains bien que M. Rousseau n’ait écrit toutes ces choses dans cette fermentation qu’il croit apaisée, et qui peut-être ne l’est pas assez. Quoiqu’il en soit, d’autres imiteront, en lui répondant, l’amertume de son style, et croiront être aussi éloquents que lui, quand ils lui auront dit des injures.

Pour moi, je suppose qu’il a voulu effrayer ses concitoyens, et qu’il a oublié Paris pour ne s’occuper que de Genève. Je vais donc le suivre pas à pas, sans humeur et sans invective.

Il considère d’abord le spectacle comme un amusement. « Or, dit-il, tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte, et le temps si précieux. »

1. Il avouera que ce mal existe à Genève {p. 145}sans le spectacle, à moins que boire, jouer et fumer ne lui semblent des occupations utiles. 2. Un amusement qui délasse et console la vie laborieuse, qui occupe et détourne du mal la vie oisive et dissipée, n’est pas sans quelque utilité. 3. Peut-être y a-t-il des devoirs pour tous les instants de la vie, peut-être une heure de dissipation est-elle un larcin fait à la société. Mais à qui le persuaderez-vous ? Et si la société se relâche elle-même de ses droits ; si elle vous dit : j’exige moins, pour obtenir plus sûrement, plus librement ce que j’exige ; si les hommes, pour n’être ni tyrans, ni esclaves les uns des autres, se permettent par intervalles cet oubli mutuel et passager ; s’ils vous répondent enfin qu’ils ne vivent ensemble que pour être heureux, et que le délassement est un besoin de leur faiblesse, avez-vous à leur répliquer que vous êtes hommes comme eux, et que tous vos moments sont pleins ? Je sais qu’il n’y a que l’homme qui broute, dont la société n’ait rien à exiger ; mais elle n’attend de personne une servitude assidue. Promenez-vous donc sans remords deux heures du jour dans la campagne, tandis qu’à Paris nous les passons à entendre Athalie ou Cinna, le Misanthrope ou le Tartuffe.

« Un barbare à qui l’on vantait la magnificence du cirque et des jeux établis à Rome, demanda : les Romains n’ont-ils ni femmes ni enfants ? le barbare avait raison. »

Ce barbare ne savait pas que le premier besoin d’une société est d’être en paix avec elle-même ; qu’il y avait à Rome dans les esprits un principe de sédition, qui ne se dissipait que dans les fêtes ; et que lorsqu’un peuple n’est pas content, il faut tâcher de le rendre joyeux. {p. 146}Ce barbare aurait condamné les cercles de Genève comme les spectacles de Rome, et il aurait eu tort.

« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher son cœur sur la scène, comme s’il était mal au-dedans de nous. »

Une bonne conscience fait qu’on ne craint pas la solitude ; mais ne fait pas qu’on s’y plaise toujours. Il est peu d’hommes qui s’aiment assez pour jouir continuellement d’eux-mêmes sans langueur et sans ennui. L’on a beau être à son aise au-dedans de soi, l’on y fait souvent de la bile. Il n’y a que Dieu dont on puisse dire, se suo intuitu beat ; encore, selon notre faible manière de concevoir, a-t-il pris plaisir à se répandre.

« Les spectacles sont faits pour le peuple, et c’est par leurs effets sur lui qu’on peut déterminer leurs qualités absolues… Quant à l’espèce des spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent, et non leur utilité qui la détermine. »

C’est au Poète à rendre l’utile agréable, et tous les bons Poètes y ont réussi : les détails en vont être la preuve. Mais c’est de quoi M. Rousseau est très éloigné de convenir.

« La scène en général est, dit-il, un tableau des passions humaines, dont l’original est dans tous les cœurs ; mais si le Peintre n’avait soin de flatter ces passions, les spectateurs seraient bientôt rebutés, et ne voudraient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d’eux-mêmes. Que s’il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c’est seulement à celles qui ne sont point générales, et qu’on hait naturellement… Et alors ces passions de rebut sont employées à en faire valoir d’autres, sinon plus légitimes, {p. 147}du moins plus au gré des spectateurs. Il n’y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la scène. Un homme sans passions, ou qui les dominerait toujours, n’y saurait intéresser personne… Qu’on n’attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des sentiments ni des mœurs, qu’il ne peut que suivre et embellir. »

La scène est un tableau des passions dont le germe est dans notre cœur : voilà le vrai ; mais l’original du tableau est dans le cœur de peu de personnes. S’il n’y avait à la cour que des Narcisses, Britannicus n’y serait point souffert ; s’il n’y avait que des Burrhus, Britannicus y serait inutile ; mais il y a des hommes vaguement ambitieux et irrésolus encore, ou mal affermis dans la route qu’ils doivent suivre ; c’est pour ceux-là que Britannicus est une leçon, et n’est point une insulte.

Il y a partout des passions nationales et constitutives de la société ; tel était l’amour de la domination chez les Romains, l’amour de la liberté chez les Grecs, l’amour du gain chez les Carthaginois ; tel est parmi nous l’amour de la gloire, ou du moins celui de l’honneur. Il est certain que le théâtre doit ménager, flatter même ces passions, s’il veut gagner la faveur du public ; rien n’est plus naturel ni plus juste. L’Apôtre d’une morale opposée au génie, au caractère, au gouvernement d’une nation, en est communément ou le jouet, ou le martyr. Il est sensé que ce qui constitue les mœurs nationales d’un peuple, convient à ce peuple : nul homme privé n’a droit de lui en demander compte. Mais toute passion qui ne tient point à ce caractère général, est livrée à la censure du théâtre. La haine, la vengeance, l’ambition personnelle, la basse envie, l’amour effréné, l’orgueil tyrannique, tout ce {p. 148}qui attente à la société, tout ce qui lui nuit, tout ce qui peut lui nuire ; les vices les plus répandus, les travers les plus à la mode, tout cela peut être attaqué sans ménagement. Plus la peinture en est vive, et la satire accablante, plus le spectacle est applaudi.

Il est une passion contre laquelle il serait absurde de se déchaîner sans réserve : c’est la passion de l’amour ; et c’est la seule dont M. Rousseau ait pu dire qu’on la fait valoir au théâtre aux dépens de celle qu’on y peint avec des couleurs odieuses. Nous aurions lieu d’examiner dans la suite quand et comment l’amour est intéressant sur la scène, et pourquoi il y est protégé.

Il en est des goûts, des opinions, des ridicules nationaux, qui ne sont en eux-mêmes ni bien ni mal, comme des passions nationales dont je viens de parler. La société qui les adopte, se les rend personnels, et il n’est pas raisonnable de vouloir qu’elle soit la fable d’elle-même. Ainsi, par exemple, celui qui au milieu de Pékin, irait se moquer de l’architecture chinoise, et traiter d’imbéciles tous ceux qui habitent sous ces toits sans symétrie et sans proportion ; celui-là, dis-je, ne serait pas sage : il aurait peut-être raison partout ailleurs ; mais à Pékin il aurait tort.

Ainsi tout n’est pas du ressort du théâtre, c’est l’école des citoyens, et non celle de la République. Voilà, ce me semble, quelle est la distinction réelle entre les mœurs que l’on doit ménager sur la scène, et celles qu’on y peut censurer. Si la constitution politique est mauvaise, si les mœurs fondamentales sont altérées ou corrompues dans leur masse, le théâtre n’y peut rien, je l’avoue ; mais en attaquant les vices épars, et les passions naissantes, le théâtre ne peut-il pas affaiblir le {p. 149}poison dans sa source ? ne peut-il pas arrêter ou ralentir la contagion de l’exemple ? C’est ce qui reste à examiner.

M. Rousseau attribue à Molière et à Corneille des ménagements auxquels je suis bien convaincu que ni l’un ni l’autre n’avaient pensé. Ils ont écrit pour leur siècle, sans doute ; ils en ont consulté les mœurs et le goût ; c’est-à-dire, qu’ils ont pris dans l’opinion de leur siècle les moyens de l’affecter, de l’intéresser à leur gré. Mais quel est le vice qu’ils ont ménagé, quelle est la passion qu’ils ont flattée ? Si Molière avait eu la timide circonspection qu’on lui attribue, aurait-il jamais démasqué l’hypocrite ? Dans Le Cid, Corneille autorise le duel, mais dans quelle circonstance ? C’est un fils qui venge son père, et qui, réduit à l’alternative de deux devoirs opposés, préfère le plus inviolable. Ce n’est pas la vengeance, c’est la piété qui se signale dans Le Cid, et qui enlève les applaudissements.

Le duel est un usage barbare ; mais l’usage établi, l’honneur de Don Diègue mortellement offensé, il n’était pas plus permis au Cid de pardonner l’insulte faite à son père, que de lui enfoncer lui-même le poignard dans le sein. C’est donc un acte de vertu, et le devoir le plus sacré de la nature qui est recommandé dans cette tragédie, l’une des plus morales et des plus intéressantes qui aient paru sur aucun théâtre du monde.

Si quelque chose peur faire sentir la barbarie du point d’honneur, c’est l’affreuse nécessité où ce préjugé réduit le Cid ; mais il est aisé de voir pourquoi Corneille a respecté dans les Espagnols et devant les Français une opinion adhérente au principe fondamental de la monarchie.

{p. 150}« Si les chefs-d’œuvre de ces Auteurs (Corneille et Molière) étaient encore à paraître, ils tomberaient infailliblement aujourd’hui, dit M. Rousseau ; et si le public les admire encore, c’est plus par honte de s’en dédire, que par un vrai sentiment de leurs beautés. »

M. Rousseau a-t-il pu croire, a-t-il voulu nous persuader que nous faisions semblant de rire, de pleurer, de frémir à ces spectacles ! Et le public, pour savoir s’il s’amuse ou s’il est ému, sera-t-il obligé de demander comme ce jeune étranger à son Mentor : mon Gouverneur, ai-je bien du plaisir ? M. Rousseau mérite qu’on lui réponde plus sérieusement ; mais faut-il aussi nous réduire à prouver que Cinna, Polyeucte, Le Misanthrope, Le Tartuffe, etc. nous intéressent et nous enchantent ? Quand même l’impression en serait affaiblie, combien de causes peuvent y contribuer, qui n’ont rien de commun avec les mœurs ? L’assertion est laconique, la discussion ne le serait pas.

S’il est vrai que sur nos théâtres la meilleure pièce de Sophocle tomberait tout à plat, ce n’est point par la raison qu’on ne saurait se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point. Car au fond toutes les mères ressemblent à Jocaste, tous les enfants ressemblent à Œdipe, en ce qui fait l’intérêt et le pathétique de la tragédie de Sophocle, et je ne pense pas qu’on nous soupçonne d’avoir moins d’horreur que les Grecs pour le parricide et l’inceste.

Ce n’est donc pas le fond, mais la superficie des mœurs qui a changé, et c’est en quoi le poète est obligé de consulter le goût de son siècle : mais ceci demanderait encore un long détail pour être expliqué.

{p. 151}« Il s’ensuit de ces premières observations, dit M. Rousseau, que l’effet général du spectacle est de renfoncer le caractère national, d’augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie aux passions. »

Cette conclusion a trois parties ; la première est vraie dans un sens ; le théâtre ménage, favorise des mœurs nationales, les fortifie, et c’est un bien. Car les mœurs nationales tiennent à la constitution politique ; et celle-ci fût elle mauvaise, tout citoyen doit concourir à en étayer l’édifice, en attendant qu’il soit reconstruit. Si Tunis ne pouvait subsister que par le pillage, la piraterie devrait être en honneur sur le théâtre de Tunis. Mais si par les mœurs nationales on entend des habitudes étrangères ou nuisibles au génie du gouvernement et au maintien de la société, je n’en vois point, comme je l’ai dit, que le théâtre favorise, je n’en vois point que le public ne permette de censurer. Toutes les inclinations pernicieuses sont condamnées au théâtre ; toutes les passions funestes y inspirent l’horreur, toutes les faiblesses malheureuses y font naître la pitié et la crainte. Les sentiments qui de leur nature peuvent être dirigés au bien et au mal, comme l’ambition et l’amour y sont peints avec des couleurs intéressantes ou odieuses, selon les circonstances qui les décident ou vertueux ou criminels. Telle est la règle invariable de la scène tragique, et le Poète qui l’aurait violée révolterait tous les esprits : c’est un fait que je vais rendre sensible dans peu par les exemples mêmes que M. Rousseau a choisis.

« Je sais, dit-il, que la poétique du théâtre prétend faire tout le contraire, et purger les passions en les excitant ; mais {p. 152}j’ai peine à bien concevoir cette règle. Serait-ce que pour devenir tempérant et sage, il faut commencer par être furieux et fou ! »

M. Rousseau était de bonne foi : je n’en doute pas. Mais n’était-il pas trop animé du zèle patriotique, en écrivant ces choses étranges ? Personne ne sait-mieux que lui qu’à Sparte, pour préserver les enfants des excès du vin, on leur faisait voir des esclaves dans l’ivresse. L’état honteux de ces esclaves inspirait aux enfants la crainte ou la pitié, ou l’une et l’autre en même temps ; et ces passions étaient les préservatifs du vice qui les avait fait naître. L’artifice du théâtre n’est autre chose, et M. Rousseau en est bien instruit. Dira-t-il que pour rendre leur enfants tempérants et sages, les Spartiates les rendaient furieux et fous ?

« Il ne faut, dit-il, pour sentir la mauvaise foi de ces réponses, que consulter l’état de son cœur à la fin d’une tragédie. »

Hé bien, je choisis les trois pièces du théâtre où la plus séduisante des passions est exprimée avec le plus de chaleur et de charme, Ariane, Inès et Zaïre ; je demande à M. Rousseau s’il croit que l’impression qui en reste, soit une disposition à ce que l’amour a de vicieux ? Que serait-ce si je parcourais les tragédies où la jalousie sombre et cruelle, ou la vengeance atroce, ou l’ambition forcenée ne paraissent qu’entourées de furies, et déchirées de remords ? M. Rousseau a-t-il consulté son cœur à la fin de Polyeucte, de Cinna, d’Athalie, d’Alzire, de Mérope. Est-ce le goût du vice, ou l’amour de la vertu, que ces spectacles y excitent ? J’atteste M. Rousseau lui-même, en supposant, comme de raison, qu’il ne se croit pas plus incorruptible que nous.

{p. 153}Mais voici bien un autre paradoxe. « Toutes les passions sont sœurs, une seule suffit pour en exciter mille ; et les combattre l’une par l’autre, n’est qu’un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes. »

Observons d’abord qu’il s’agit de la terreur et de la pitié, qui sont les ressorts du pathétique. Ainsi tout ce qui excite en nous la pitié, nous dispose à la vengeance ; ainsi la crainte que nous inspirent les forfaits de l’ambition, les lâches complots de l’envie, les projets sanglants de la haine, cette crainte, dis-je, est elle-même le germe des passions qui la font naître. Est-ce dans la tête d’un Philosophe que tombent de pareilles idées ? La sensibilité, sans doute, est la base des affections criminelles, mais elle l’est de même des affections vertueuses. Tout ce qui l’excite la rend féconde ; mais elle produit des baumes ou des poisons, selon les semences qu’on jette dans l’âme, et s’il est des âmes qui corrompent tout, ce n’est pas la faute du théâtre.

« Le seul instrument qui serve à les purger(les passions), c’est la raison, et j’ai déjà dit que la raison n’avait nul effet au théâtre. »

Voilà deux assertions également dénuées de preuve, et qui toutes deux en avaient grand besoin. Je demande à M. Rousseau, si la raison elle-même a quelque moyen plus sûr de contenir une passion, que de lui opposer pour contrepoids la crainte des dangers et des remords qui l’accompagnent ? Est-ce par des calculs géométriques ? Est-ce par des définitions idéales que la raison corrige les mœurs ?

Quant au fait que M. Rousseau avance pour la seconde fois, qu’il nous dise s’il regarde le rôle de Caton, dans la tragédie {p. 154}d’Adisson, comme déplacé au théâtre ? Ce rôle si intéressant et si beau, est la raison et la vertu même. Il est aussi calme qu’il est pathétique, et si l’héroïsme en était moins tranquille, il serait beaucoup moins touchant. Mais pourquoi recourir au théâtre Anglais ? Toutes les vertus sur la scène Française n’ont-elles par leurs maximes pour règle, n’y voit-on que des furieux ou des fanatiques ? L’humanité, la grandeur d’âme, l’amour de la patrie, l’enthousiasme même de la religion n’y sont-ils pas aussi éclairés, aussi raisonnés qu’ils peuvent l’être sans froideur ? M. Rousseau ne se souvient-il plus d’avoir entendu Zopire, Alvarès, Polyeucte, Burrhus, etc. ?

« Qu’on mette, dit-il, pour voir, sur la scène Française, un homme droit et vertueux, mais simple et grossier… qu’on y mette un sage sans préjugés qui, ayant reçu un affront d’un spadassin, refuse de s’aller faire égorger par l’offenseur ; et qu’on emploie tout l’art du théâtre pour rendre ces personnages intéressants, comme Le Cid, au peuple Français, j’aurai tort si l’on réussit. »

On ne réussira point, et vous aurez tort. 1°. La grossièreté n’est bonne à rien ; nous la rejetons de la société et du théâtre. 2°. Le sage est un personnage fort respectable, mais la bravoure est une de ces qualités nationales que le théâtre Français doit honorer. Si le sage est un Thémistocle, nous l’admirons ; s’il n’est que patient, ou timide, il n’est pas digne d’occuper la scène. En un mot, l’homme sans préjugés attaquera les nôtres ; et il en est que l’on doit respecter. Mais indépendamment de ces convenances, l’intérêt doit naître de l’émotion : or un caractère que rien n’émeut, ne saurait nous émouvoir, à moins qu’il ne soit dans une situation pareille à celle de Caton : {p. 155}colluctantem cum aliqua calamitate. D’ailleurs la pitié, ce sentiment si naturel et si tendre, nous touche plus que l’admiration : ainsi quelque empire qu’ait sur nous la raison, il ne s’ensuit pas qu’elle doive être aussi pathétique, aussi théâtrale que l’amour combattu par l’honneur, tel qu’il nous est peint dans Le Cid.

« Mais en supposant les spectacles aussi parfaits, et le peuple aussi bien disposé qu’il soit possible, encore, dit M. Rousseau, ces effets se réduiraient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sache que trois instruments à l’aide desquels on puisse agir sur les mœurs d’un peuple ; savoir, la force des lois, l’empire de l’opinion, et l’attrait du plaisir : or, les lois n’ont nul accès au théâtre… L’opinion n’en dépend point… Et quant au plaisir qu’on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent. »

Suivons, s’il est possible, le fil de ces idées, et voyons d’abord qu’elle est la supposition. Le spectacle aussi parfait qu’il peut l’être, c’est-à-dire, sans doute, l’innocence et le crime, le vice et la vertu, les bons et les mauvais exemples présentés sous le point de vue le plus moral. Le peuple aussi bien disposé, c’est-à-dire, au moins avec ce goût général de la vertu, et cette aversion pour le vice, qui préparent le cœur humain à recevoir les impressions de l’une, et à repousser les atteintes de l’autre, quand la vertu lui est présentée avec ses charmes, et le crime avec son horreur. Cela posé, qu’est-il besoin de la force des lois, et de l’empire de l’opinion, pour lui faire goûter des peintures consolantes pour les bons, et effrayantes pour les méchants ? L’attrait d’un plaisir honnête ne lui suffit-il pas pour le ramener à un spectacle, selon son cœur, où la {p. 156}vertu qu’il aime, est comblée de gloire, où le vice qu’il hait, ne se montre que chargé d’opprobres, et malheureux même dans ses succès.

Parmi les instruments à l’aide desquels on peut agir sur les mœurs, M. Rousseau a omis le plus puissant, qui est l’habitude. Des affections répétées naissent les inclinations, et celles-ci décidées au bien ou au mal, constituent les mœurs bonnes ou mauvaises. Tel est l’infaillible effet des émotions que le théâtre nous cause : quelque passagères qu’elles soient, il en reste au moins une faible empreinte, et les mêmes traces approfondies se gravent si avant dans l’âme, qu’elles lui deviennent comme naturelles. Mais est-il besoin de prouver quel est l’empire de l’habitude, et M. Rousseau lui-même peut-il se le dissimuler ?

Il attribue, en passant, aux Acteurs de l’Opéra, un ressentiment un peu vif de l’ennui qu’ils lui ont causé. « Néron, chantant au théâtre, faisait égorger ceux qui s’endormaient… Nobles Acteurs de l’Opéra de Paris, ah ! si vous aviez joui de la puissance impériale, je ne gémirais pas maintenant d’avoir trop vécu. » Il faut que M. Rousseau attache à son sommeil une prodigieuse importance, ou qu’il ne lui en coûte guère pour imaginer des assassins.

« Le théâtre rend la vertu aimable… il opère un grand prodige de faire ce que la vertu et la raison font avant lui ! Les méchants sont haïs sur la scène ; sont-ils aimés dans la société ? »

J’observe, 1°. que si tous les hommes aiment la vertu, et détestent le vice de cet amour actif, et de cette haine véhémente que l’on respire au théâtre, tous les hommes ont de bonnes mœurs ; et si M. Rousseau peut me {p. 157}le persuader, j’aurai autant de plaisir que lui à le croire. 2°. Que si cet amour et cette haine sont assoupis dans l’âme, les impressions du théâtre font un bien en les réveillant. 3°. Que si l’on n’aime la vertu, et si l’on ne hait le vice que dans autrui, comme il le fait entendre, le grand avantage du théâtre est de nous ramener en nous-mêmes par la terreur et la pitié : de nous mettre à la place du personnage dont les égarements nous effraient, ou dont nous plaignons les malheurs ; en un mot, de nous rendre personnels cette haine et cet amour que le vice et la vertu nous inspirent quand nous les voyons dans autrui.

« Je doute que tout homme à qui l’on exposera d’avance les crimes de Phèdre et de Médée, ne les déteste plus encore au commencement qu’à la fin de la pièce ; et si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du théâtre ? »

Ce ne sont pas les crimes, ce sont les criminels que l’on déteste moins à la fin de la pièce : l’art du théâtre les rapproche de nous ; en les conduisant pas à pas, et par des passions qui nous sont naturelles, aux forfaits monstrueux dont nous sommes épouvantés : et c’est en cela même que ces exemples du danger des passions nous deviennent personnels. Une mère qui égorge ses enfants, une femme incestueuse et adultère, qui rejette sur l’objet vertueux de cet amour détestable, toute l’horreur qu’elle doit inspirer, ces caractères, seulement annoncés, sont aussi éloignés de nous que celui d’une lionne ou d’une vipère : il n’est point de femme qui appréhende de tomber dans cet excès d’égarement. Mais quand les gradations en sont bien ménagées, quand on voit l’âme de Phèdre ou de Médée agitée des mêmes sentiments {p. 158}qui s’élèvent en nous, susceptible des mêmes retours, combattue des mêmes remords, s’engager peu à peu, et se précipiter enfin dans des crimes qui révoltent la nature, nous les plaignons comme nos semblables ; et ce retour sur nous-mêmes, qui est le principe de la pitié, est aussi celui de la crainte.

« La source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous, et non dans les pièces. »

Oui, sans doute, la source en est en nous, mais l’art du théâtre la purifie.

L’homme est né bon, je le crois ; mais a-t-il conservé ce caractère ? Si les traits en sont altérés, affaiblis, effacés par des habitudes vicieuses, quelle morale plus vive, plus sensible, plus pénétrante que celle du théâtre, peut en renouveler l’empreinte ? Si cette morale est saine et pure, elle n’est donc pas infructueuse ? L’homme est né bon ; et c’est pour cela même que les bons exemples lui sont utiles : ils n’auraient point de prise sur son âme si la nature l’avait fait méchant. En un mot, ou toute instruction est superflue, ou celle du théâtre, comme la plus frappante, doit être aussi la plus salutaire : telle était du moins la prétention de Corneille, toute vaine et puérile que M. Rousseau la suppose : peut-être mieux approfondie, y eût-il trouvé plus de bon sens.

« Le cœur de l’homme est toujours droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui… c’est quand notre intérêt s’y mêle, que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. Que va donc voir le méchant au spectacle ? précisément ce qu’il voudrait trouver partout : des leçons de vertu pour le public dont il s’excepte, et des gens immolant tout à {p. 159}leur devoir, tandis qu’on n’exige rien de lui. »

J’avoue que pour ce méchant déterminé, il n’y a de bonne école que la grèveII. Mais ce méchant est plus juste que M. Rousseau dans l’opinion qu’il a du public, puisqu’il jouit au spectacle du plaisir de voir former d’honnêtes gens dont la probité lui sera utile.

Quant à l’intérêt personnel, il n’éclipse jamais totalement les saines lumières de la conscience ; et plus l’homme est exercé à discerner le juste et l’injuste dans la cause d’autrui, moins il est exposé à s’y méprendre dans la sienne. Pour celui qui est injuste avec pleine lumière, ou sa corruption est sans remède, ou l’habitude du théâtre doit réveiller dans son âme l’effroi, la honte et les remords.

« Quelle est cette pitié, dit-il en parlant de celle qu’inspire la tragédie ? une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. »

C’est comme si je disais que la discipline de Sparte ou de Rome n’a jamais produit aucun acte de valeur. N’est-ce pas dans l’un et dans l’autre cas, une impression habituelle qui modifie l’âme, et nous fait contracter insensiblement le caractère qui lui est analogue ? Si la fréquentation du théâtre n’influe pas sur les mœurs, il en doit être de même du commerce des hommes ; et dès lors que devient tout ce qu’on nous dit de la force de l’exemple ?

« Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle {p. 160} âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer, il n’est pas Comédien. »

Sur qui tombe cette ironie insultante ? Est-ce à Paris que M. Rousseau a trouvé tous les devoirs de l’humanité réduits à l’attendrissement qu’on éprouve au spectacle ? Il sait que le peuple y est doux, humain, secourable, autant qu’en aucun lieu du monde ; il doit savoir que les honnêtes gens y ont le cœur assez bon pour tolérer, plaindre et soulager ceux mêmes qui les calomnient, et il aurait pu attribuer à la fréquentation du théâtre quelques nuances de ce caractère généreux et compatissant qu’il a reconnu dans les Français.

« On se croirait, ajoute-t-il, aussi ridicule d’adopter les vertus de ses héros, que de parler en vers, et d’endosser un habit de théâtre. »

Encore un coup, où a-t-il vu cela ? Se croirait-on ridicule d’être humain comme Alvarès, et vertueux comme Burrhus ? M. Rousseau le pense-t-il ? Est-ce à lui de nous croire des monstres ? Le gigantesque qui est ridicule au théâtre, le serait dans la société : j’en conviens. Mais ceux qui ont excellé dans la tragédie, ont peint la nature dans sa vérité, dans sa beauté simple et touchante, et la réalité en est aussi révérée que la fiction en est applaudie.

« Tout se réduit à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public ; mais qu’il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. »

O vous, qui regardez la justice et la vérité {p. 161}comme les premiers devoirs de l’homme, êtes-vous juste et vrai dans ce moment ? vous, pour qui l’humanité et la patrie sont les premières affections, oubliez-vous que nous sommes des hommes ? Il y aurait de la folie à une Mère d’avoir les entrailles de Mérope ; à une épouse d’avoir les sentiments d’Inès ! De quel public nous parlez-vous ? Si je connaissais moins les gens vertueux que vous avez fréquentés, vous m’en donneriez une idée effroyable. Ce sont-là cependant les faits d’après lesquels vous décidez, « que la plus avantageuse impression des meilleures Tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet, tous les devoirs de la vie humaine ».

« On me dira, poursuit M. Rousseau, que dans ces pièces le crime est toujours puni, et la vertu récompensée. »

On ne lui dira pas cela ; mais on lui dira que le crime y est toujours peint avec des couleurs odieuses et effrayantes, la vertu avec des traits respectables et intéressants. Si quelquefois cette règle a été violée, c’est une difformité monstrueuse que le Public ne pardonne jamais. M. Rousseau avoue qu’il n’y a personne qui n’aimât mieux être Britannicus que Néron, même après la catastrophe. Voilà tout ce qu’exige la bonté des mœurs Théâtrales. Je lui abandonne tous les exemples vicieux et reconnus tels ; mais de cent Tragédies, il n’y en a pas une où l’intérêt soit pour le crime. Je dis plus, il n’y en a pas une seule au Théâtre qui ait réussi avec ce défaut.

« Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs. »

{p. 162}Remarquez que c’est après s’être plaint que l’on a avili le personnage de Cicéron ; pour flatter le goût du siècle, que M. Rousseau s’écrie que l’esprit et le savoir ont seuls notre admiration. Qu’elle se présente, Monsieur, cette vertu douce et modeste, et sur le Théâtre et dans la société, nos hommages iront au-devant d’elle : nous la respectons dure et farouche ; indulgente et sociable, elle obtiendra nos adorations.

Les observations judicieuses que fait M. Rousseau, sur la Tragédie de Mahomet, devaient suffire, ce me semble, pour déterminer dans son esprit les vrais principes des mœurs Théâtrales. Mais comme il n’en veut rien conclure d’opposé à son système, il tâche d’affaiblir l’idée d’utilité qu’elles présentent naturellement. « Le fanatisme, dit-il, n’est pas une erreur ; mais une fureur aveugle et stupide, que la raison ne retient jamais… vous avez beau démontrer à des fous, que leurs Chefs les trompent, ils n’en sont pas moins ardents à les suivre. »

Aussi le but moral de ce Poème n’est-il pas de guérir les Peuples du Fanatisme, mais de les en garantir, en leur démontrant, non pas qu’on les trompe, mais comment on peut les tromper. L’erreur est mère de cette fureur aveugle, et c’est dans sa source que l’attaque la Tragédie de Mahomet. En un mot, cet exemple épouvantable des horreurs de la superstition n’en serait pas le remède, mais peut en être le préservatif.

« Je crains bien, ajoute M. Rousseau, qu’une pareille Pièce jouée devant des gens en état de choisir, ne fit plus de Mahomet que de Zophire. »

Je le crois : aussi l’instruction n’est elle pas pour le petit nombre des Mahomet, mais pour la foule des Séides.

{p. 163}M. Rousseau, en louant le goût antique dans le rôle de Thyeste, demande avec raison que l’on daigne nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante ; et c’est à quoi l’on devait consacrer ce genre si naturel et si touchant, dont l’Enfant Prodigue est le modèle, et que les gens qui ne réfléchissent sur rien, ont tourné en ridicule. Mais j’aurai lieu d’examiner dans peu, pourquoi les Personnages, comme celui de Thyeste, sont si rarement employés au Théâtre. Cependant le goût des Grecs fut-il en cela préférable au nôtre, M. Rousseau ne peut-il nous offrir la vérité que sous une face insultante ? « Les Anciens, dit-il, avaient des Héros, et mettaient des hommes sur leurs Théâtres ; nous, au contraire, nous n’y mettons que des Héros, et à peine avons-nous des hommes. » Il rappelle un mot d’un Vieillard qui avait été rebuté au spectacle par la jeunesse Athénienne, et auquel les Ambassadeurs de Sparte avaient donné place auprès d’eux. « Cette action fut remarquée de tout le spectacle, et applaudie d’un battement de mains universel. Hé ! que de maux, s’écria le bon Vieillard, d’un ton de douleur ! Les Athéniens savent ce qui est honnête ; mais les Lacédémoniens le pratiquent. Voilà la Philosophie moderne, et les Mœurs anciennes », observe M. Rousseau.

Ici je retiens ma plume : il ne serait pas généreux d’exposer la personne à la satire. J’avoue donc, qu’il y a à Paris comme à Athènes, des étourdis sans décence et sans mœurs. Mais la jeunesse Athénienne rebutait un Vieillard, qui vraisemblablement n’insultait {p. 164}personne, et M. Rousseau sait bien que nous n’en sommes pas encore-là.

Il revient à son objet : « qu’apprend-on dans Phèdre et dans Œdipe, sinon que l’homme n’est pas libre, et que le Ciel le punit des crimes qu’il lui fait commettre ? Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée ? »

Voilà deux exemples fort différents, et qu’il est bon de ne pas confondre. La cause des événements Tragiques, peut être ou personnelle ou étrangère, et celle-ci ou naturelle ou surnaturelle, c’est-à-dire, ou dans l’ordre des choses, ou dans la volonté immédiate des Dieux.

Les Tragédies de ce dernier genre sont toutes tirées du Théâtre ancien. Je ne sais quel intérêt pouvaient avoir les Grecs à frapper les esprits du système de la fatalité ; mais il est certain qu’ils faisaient de l’homme un instrument aveugle dans la main des destinées. J’avoue que tout le fruit de ces Tragédies se borne à entretenir en nous une sensibilité compatissante pour des crimes involontaires, et pour des malheurs indépendants de celui qui en est accablé, comme dans Œdipe et dans Phèdre. On y joint l’avantage de faire sentir à l’homme sa dépendance ; mais comme il en résulte plus d’horreur que de crainte des Dieux, je crois la morale de ces Tragédies pernicieuse à cet égard. Heureusement elles sont en petit nombre, et l’idée de la fatalité s’évanouit avec l’illusion Théâtrale.

Un autre genre est celui où la cause des événements est dans l’ordre naturel, mais indépendante du caractère des personnes. Par exemple, en ne supposant à Andromaque et à Mérope que les sentiments naturels d’une {p. 165}mère, c’en est assez du danger de leurs fils pour les rendre malheureuses et intéressantes. La seule utilité de cette sorte de spectacle est de nourrir et d’exercer en nous les sentiments d’humanité qu’il réveille ; car je compte pour très peu de chose la prudence qu’il peut inspirer.

Un troisième genre place dans l’âme des Acteurs tous les ressorts de l’action et du pathétique, et c’est là, selon moi, le plus moral et le plus utile. Le crime et le malheur y sont les effets des passions ; et plus le crime est odieux, plus le malheur est déplorable ; plus aussi la passion, qui en est la source, devient effrayante à nos yeux. Tout cela demanderait à être développé, et rendu sensible par des exemples. Mais je ne suis déjà que trop long. Il suffit d’étudier Corneille pour voir la révolution qui s’est faite dans l’art de la Tragédie, lorsqu’abandonnant les deux premiers genres, il y a substitué celui qui prend sa force pathétique et morale dans le combat des passions et dans les mœurs des personnages.

« Les actions atroces présentées dans les Tragédies, sont dangereuses, dit M. Rousseau, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devrait pas même connaître, et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer possibles. »

1°. Le fait démontre que si les yeux du peuple s’y accoutument, son cœur ne s’y accoutume pas. M. Rousseau reconnaît le Peuple François pour le plus doux et le plus humain qui soit sur la terre. Il y a cependant bien des années que ce Peuple voit Horace poignarder sa sœur, Agamemnon immoler sa fille, Oreste égorger sa mère. 2°. Au lieu de prendre l’inutile soin de cacher au Peuple la possibilité {p. 166}des actions atroces, il faut qu’il sache que l’homme dans l’excès de la passion est capable de tout, afin de lui faire détester cette passion qui le rend féroce. Voilà quel est le but et l’objet de la Tragédie ; et quoi qu’en dise M. Rousseau, tous les grands maîtres l’ont rempli.

« Il n’est pas même vrai, dit-il, que le meurtre et le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou pardonnables. »

Dans les exemples qu’il cite, voici quelles sont ses suppositions. Dans Iphigénie, Agamemnon immole sa fille pour ne pas désobéir aux Dieux, et déshonorer la Grèce : Oreste égorge sa mère sans le savoir, et en voulant frapper le meurtrier de son père : Horace poignarde Camille dans un premier mouvement de fureur, excité par les imprécations qu’elle vomit contre sa patrie, et dès ce moment il est détesté. Agamemnon lui-même devient révoltant dès qu’il s’occupe de sa grandeur et de sa gloire. Oreste sort du Théâtre déchiré par les Furies pour un crime aveuglément commis. Je demande si sur de tels exemples on est fondé à écrire, qu’il n’est pas vrai que sur notre Théâtre le meurtre et le parricide soient toujours odieux ?

« Ajoutez que l’Auteur, pour faire parler chacun selon son caractère, est forcé de mettre, dans la bouche des méchants, leurs maximes et leurs principes revêtus de tout l’éclat des beaux Vers, et débités d’un ton imposant et sentencieux, pour l’instruction du Parterre. »

Il est vrai que l’un dit :

{p. 167}« Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables. »

L’autre,

« Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge. »

L’autre,

« J’embrasse mon Rival, mais c’est pour l’étouffer. »

Celui-ci s’endurcit contre les cris de la nature ; celui-là foule aux pieds tous les droits de l’humanité. Il n’y a pas un méchant au Théâtre, qui, dans l’intimité d’une confidence, ou dans quelque monologue, ne se trahisse, ne s’accuse, ne se présente aux Spectateurs sous l’aspect le plus odieux, et les Auteurs ont porté cette attention au point de sacrifier souvent la ressemblance à l’utilité morale. M. Rousseau, qui a vu assidument six ans de suite ce Spectacle, devrait se rappeler ces faits.

« Non, dit-il, je le soutiens, et j’en atteste l’effroi des Lecteurs, les massacres des Gladiateurs n’étaient pas si barbares que ces affreux spectacles. On voyait du sang, il est vrai ; mais on ne souillait pas son imagination de crimes qui font frémir la nature. »

Si on versait réellement une goutte de sang au Théâtre, la Scène tragique serait tout au plus le Spectacle de la grossière populace. Tel se plaît à frémir en voyant Mérope le poignard levé sur son fils, et Oreste ou Ninias venant d’assassiner sa mère ; tel, dis-je, soutient ces fictions, qui jetterait des cris de douleur et d’effroi à la vue d’un malheureux que l’on tuerait sur son passage. La Mothe a très bien {p. 168}observé que l’illusion théâtrale n’est jamais complète, et que le Spectacle cesserait d’être un plaisir, sans la réflexion confuse qui en affaiblit le pathétique, et qui nous console intérieurement. Quant à l’imagination souillée, c’est un mal, si le crime y est peint avec des couleurs qui nous séduisent ; mais c’est un bien et un très grand bien, si les traces qui en restent, inspirent l’horreur et l’effroi. Les Arrêts qui flétrissent ou qui condamnent les criminels, souillent l’imagination du Peuple ; faut-il ne pas les publier ?

C’en est assez, je crois, sur l’article de la Tragédie. Je vais approfondir ce qui regarde la Comédie, les Mœurs des Comédiens, et l’Amour, ce sentiment si naturel et si dangereux, qui est l’âme de nos deux Théâtres. Je l’ai déjà dit, l’assertion est rapide et tranchante, la discussion est ralentie à chaque instant par les détails ; mais j’examine, et ne plaide point : il ne me serait que trop aisé d’être moins froid et plus pressant.

On a vu comment M. Rousseau s’y est pris pour nous prouver que la Tragédie allume en nous les mêmes passions dont elle prétend inspirer la crainte, et qu’elle nous conduit aux crimes dont elle veut nous éloigner. Les Mœurs de la Comédie lui semblent encore plus dangereuses, en ce qu’elles ont avec les nôtres un rapport plus immédiat. « Tout en est mauvais et pernicieux, tout tire à conséquence pour les Spectateurs ; et le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que plus la Comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux Mœurs. »

Pour se concilier avec M. Rousseau, il ne suffit donc pas d’avouer que le Théâtre, quoique {p. 169}purgé de son ancienne indécence, n’est pas encore assez châtié ; que Dancourt, Montfleury et leurs semblables, devraient en être à jamais bannis ; qu’en un mot, le seul comique honnête et moral doit être donné en spectacle. Si M. Rousseau n’eût dit que cela, il eût pensé comme tous les honnêtes gens ; mais ce n’était pas assez pour lui : tout comique sans distinction est, s’il faut l’en croire, une école de vice : il n’en connaît point d’innocent. Il n’est donc pas question d’examiner s’il y a des Comédies répréhensibles du côté des mœurs ; mais s’il y a des comédies dont les mœurs soient bonnes et les leçons utiles.

M. Rousseau commence par vouloir prouver l’inutilité de la Comédie. « Imaginez la Comédie aussi parfaite qu’il vous plaira, où est celui qui, s’y rendant pour la première fois, n’y va pas déjà convaincu de ce qu’on y prouve ? »

Celui qui n’en est pas convaincu, est, lui dirai-je, un Orgon aveuglément prévenu par un Tartuffe ; un jaloux qui ne voit de sûreté pour son honneur que dans une tyrannie odieuse ; un avare qui croit trouver l’équivalent de tous les biens dans un trésor qui fera son supplice ; un mari livré à une seconde femme qui lui fait haïr ses premiers enfants, et qui le flatte pour le dépouiller. Voilà les gens qui vont au Spectacle le bandeau sur les yeux, et qui en reviennent capables de réflexions salutaires, à moins de les supposer imbéciles.

De ce que la Comédie se rapproche du ton du monde, M. Rousseau conclut qu’elle ne corrige point les mœurs.

« Un laid visage ne paraît point laid à celui qui le porte. » Quand cela serait, comme cela n’est pas, de bonne foi, cette comparaison {p. 170}peut-elle être posée en principe ? La laideur et la beauté sont arbitraires jusqu’à un certain point : il y a du préjugé, de la fantaisie, du caprice même dans l’opinion qu’on en peut avoir. Mais en est-il ainsi des vices, et surtout des vices auxquels le public attache le ridicule et le mépris ? Si le vicieux se méconnaît au Théâtre, il se méconnaît encore plus dans un discours de morale, et dès lors toute instruction générale devient inutile ; ce que M. Rousseau n’a certainement pas prétendu.

A l’égard du Théâtre, rappelons-nous ce qui s’est passé dans la nouveauté du Tartuffe. Croira-t-on que les faux dévots eussent du plaisir à s’y voir peints ? Croira-t-on que l’usurier se complaise dans le miroir de l’avare ? Voilà les vicieux bien à leur aise, s’ils aiment à se voir tels qu’ils sont ! Mais du moins n’aiment-ils pas à être vus dans cette nudité humiliante. Leur raison a beau être corrompue au point de les justifier à eux-mêmes, ils savent, comme l’avare d’Horace, qu’ils sont la fable et la risée du peuple, et ils se cachent pour s’applaudir. D’où il résulte deux sortes de biens : l’un, qu’au défaut de la vertu, le désir de l’estime publique, la crainte du blâme et du mépris, tiennent le vice comme à la gêne ; l’autre, que l’exemple en est moins contagieux ; car l’attrait du vice a pour contrepoids la peine de l’humiliation, à laquelle l’orgueil répugne. Est-ce là, me direz-vous, faire à la vertu des amis désintéressés ? Hé ! non, Monsieur, nous n’en sommes pas là. Peu de gens aiment la vertu pour elle-même. Il faudrait, s’il est permis de le dire, prendre la fleur de l’espèce humaine pour en former une République qui serait peu nombreuse encore.

{p. 171}La comédie prend les hommes tels qu’ils sont partout, et à Genève comme ici, c’est-à-dire, sensibles à l’estime et au mépris de la société, n’aimant point du tout à se donner en dérision, et assez malins pour se plaire à voir répandre sur autrui le ridicule qu’ils évitent. Si donc les mœurs sont fidèlement peintes sur le théâtre comique, si les vices et les travers en sont les méprisables jouets, la comédie peut avoir son utilité morale, comme la censure des femmes de Genève. Que l’on médise sur le théâtre ou dans un cercle, c’est toujours la malignité humaine qui sert d’épouvantail au vice, avec cette différence, qu’au théâtre on peint les vicieux, et que dans un cercle on les nomme. J’avoue que sans ce fond de malice, qui fait qu’on s’amuse des ridicules d’autrui, la comédie serait insipide, et par conséquent infructueuse : aussi ne serait-elle pas soufferte dans une société toute composée de vrais amis. Mais tant qu’il y aura dans le monde un amour propre envieux et malin, la comédie aura l’avantage de démasquer, d’humilier les vices, et de les livrer en plein théâtre à l’insulte des spectateurs.

« Si on veut corriger les mœurs par leurs charges, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d’effet. »

La peinture du théâtre est une imitation exagérée ; mais voici comment. Molière veut peindre l’avare ; chacun des traits doit ressembler, c’est-à-dire, que l’avare ne doit agir et penser sur la scène que comme il pense et agit dans la société. Mais l’action théâtrale ne dure que deux heures, et l’art de l’intrigue consiste à réunir, sans affectation, dans ce court espace de temps, un assez grand nombre de situations, pour engager naturellement le caractère de l’avare à se développer en deux heures, comme {p. 172}dans la société il se développerait en six mois. Ce n’est là que rapprocher les traits qui doivent former son image. De plus, comme la comédie n’est pas une satire personnelle, et que non seulement un vicieux, mais tous les vicieux de la même espèce doivent se reconnaître dans le tableau, le peintre y réunit les traits les plus forts du même vice, répandus dans la société, tous copiés d’après nature.

« Qu’importe la vérité de l’imitation, dit M. Rousseau, pourvu que l’illusion y soit ? »

L’illusion n’y serait pas si l’imitation n’était pas vraie. Quand est-ce en effet que cesse l’illusion ? Dès qu’il échappe au Poète ou à l’Acteur quelque trait qui n’est pas dans la nature, c’est-à-dire, quelque trait qui contredit ou qui force le caractère. Ainsi le plaisir que nous fait la bonne comédie, dépend de la vérité des peintures ; et son utilité est fondée sur le mépris qu’elle attache au vice, et sur la répugnance qu’a le vicieux à se voir en butte au mépris.

Si le bien est nul, comme le conclut M. Rousseau, ce n’est donc pas pour les raisons qu’il en a données. Voyons à présent si le comique remplit son objet, et d’abord avec M. Rousseau, prenons pour exemple Molière. « Qui peut disconvenir que ce Molière même, des talents duquel je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner ? »

Il faut avouer que M. Rousseau ne nous ménage guère, et je ne crois pas qu’on puisse, en termes plus énergiques, faire le procès à notre police et à notre gouvernement. Ce n’est donc pas contre un babil philosophique, mais contre une imputation très grave que je m’élève. {p. 173}Il s’agit de faire voir que depuis cent ans les pères et les mères ne sont pas assez imbéciles ou assez pervers, et dans la capitale et dans toutes les villes du royaume, et dans toutes celles de l’Europe, où cet excellent comique est joué, pour mener leurs enfants à la plus pernicieuse école du vice.

« Son plus grand soin, dit M. Rousseau en parlant de Molière, est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt… Examinez le comique de cet Auteur, vous trouverez que les vices de caractère en sont l’instrument, et les défauts naturels, le sujet ; que la malice de l’un punit la simplicité de l’autre, et que les sots sont les victimes des méchants : ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les âme perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens.

"Dat veniam corvis, vexat censura columbasIII.

« Voilà l’esprit général de Molière, et de ses imitateurs. »

Cette page d’accusation exigerait pour réponse un volume ; je vais abréger si je puis.

Il y a deux sortes de vices dans les hommes : les uns, vices des fripons, et les autres, vices des dupes. Quand les premiers attentent gravement à la société, ils sont odieux et terribles : le ridicule fait place à l’infamie, et la tragédie s’en empare. Quand ils ne portent au bien public et particulier que de légères atteintes, la comédie, qui ne doit pas être plus sévère que les lois, se contente de les châtier. A {p. 174}l’égard des vices des dupes, ils sont humiliés au théâtre, mais ils n’y sont jamais flétris : cette distinction appliquée aux exemples, va, je crois, devenir sensible ; elle contient toute la philosophie de Molière, et ma réponse à M. Rousseau.

Le but de Molière a donc été de démasquer les fripons, et de corriger les dupes ; et c’est l’objet le plus utile qu’il put jamais se proposer. En effet, supposons qu’il n’eût mis au théâtre que des gens de bien, voilà tous les fripons en paix : qu’il n’eût mis au théâtre que des fripons, dès lors la scène comique n’était plus qu’une académie de fourberies : qu’il eût mis au théâtre des gens de bien et des fripons ; mais ceux-ci moins actifs, moins habiles, moins industrieux que les gens de bien, la scène comique n’aurait eu ni vérité ni utilité morale : qu’enfin Molière eût fait tromper par des fripons d’honnêtes gens éclairés, vigilants et sages, c’était donner au vice sur la vertu, un avantage qu’il n’a pas. Et que conclure de ces leçons ? Que la probité en vain sur ses gardes contre la malice et la fausseté, n’en peut être, quoiqu’elle fasse, que le jouet ou la victime. C’est alors que le théâtre comique serait une école pernicieuse par le découragement et le dégoût qu’il inspirerait pour la vertu. De toutes les combinaisons possibles dans le mélange et le contraste des mœurs, Molière s’est donc attaché à la seule qui soit utile. Il a pris des gens de bien, faibles, crédules, entêtés, confiants ou soupçonneux à l’excès, imprudents même dans leurs précautions, et toujours punis, non pas de leur bonté, mais de leurs travers ou de leurs faiblesses : tels sont le Bourgeois Gentilhomme, George Dandin, le Malade imaginaire, les Tuteurs jaloux de l’Ecole des Femmes {p. 175}et de l’Ecole des Maris. Que l’on me cite un seul exemple où l’honnêteté pure et simple soit tournée en ridicule, et je condamne la pièce au feu. Voyez si l’on rit aux dépens de Cléante, dans Le Tartuffe ; aux dépens de Chrysale, dans Les Femmes savantes, aux dépens d’Angélique, dans Le Malade imaginaire ; aux dépens d’Ariste, dans L’Ecole des Maris ; aux dépens même de Madame Jourdain, dans Le Bourgeois Gentilhomme. Qu’est-ce donc que Molière a joué dans les honnêtes gens, ou plutôt dans les bonnes gens dont on se moque à ces spectacles ? L’aveugle prévention d’Orgon et de sa mère pour un scélérat hypocrite ; la manie de l’érudition et du bel esprit dans une société d’honnêtes femmes, à qui des pédants ont tourné la tête, le faible d’un homme pusillanime pour une marâtre qu’il a donnée à ses enfants, et qui n’attend que son dernier soupir pour s’enrichir de leur dépouille ; l’imbécile prétention de deux jaloux à se faire aimer de leurs pupilles en les tenant dans la captivité ; la sotte ambition d’un Bourgeois de passer pour Gentilhomme en imitant les gens de cour : voilà sur quoi tombe le ridicule de ces comédies. Est-ce là jouer la vertu, la simplicité, la bonté ? Je le demande au public qui sait bien de quoi il s’amuse : je le demande à M. Rousseau lui-même, qui peut avoir ces tableaux aussi présents que moi.

Tous les vices que je viens de parcourir sont, comme l’on voit, ceux des dupes ; il n’est donc pas étonnant que Molière oppose à ces personnages des fripons adroits et souvent heureux ; c’est ce qui rend ces leçons utiles. Mais ces fripons eux-mêmes ont-ils jamais l’estime des spectateurs ? Je m’en tiens {p. 176}à l’exemple que M. Rousseau a choisi : c’est le Gentilhomme qui dupe M. Jourdain. « Ce personnage , dit-il, est l’honnête homme de la pièce. » Un homme donné sans ménagement par Molière pour un fourbe, pour un escroc, pour un flatteur, pour un vil complaisant, et pour quelque chose de pire encore, c’est l’honnête homme de la pièce ! Est-ce dans l’opinion de Molière ? Il est évident que non. Est-ce dans l’opinion des spectateurs ? En est-il un seul qui ne conçoive le plus profond mépris pour cet infâme caractère ? Est-ce dans l’opinion de M. Rousseau lui-même ? Je ne révoque pas en doute sa sincérité, je ne me plains que de sa mémoire : mais il eût été bon, je crois, d’avoir Molière sous les yeux en faisant le procès à ses pièces, afin de ne pas altérer la vérité dans un objet de toute autre conséquence que le sonnet du Misanthrope.

« Quel est , ajoute M. Rousseau, quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une Demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ! Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ! »

Que penser de cette pièce ? Que c’est le plus terrible coup de fouet qu’on ait jamais donné à la vanité des mésalliances. Ce n’est point à l’intention de Molière que je m’attache, car l’intention pourrait être bonne, et la pièce mauvaise. Je m’en rapporte à l’impression qu’elle fait. De quoi s’agit-il dans George Dandin ? de faire sentir les conséquences de la sottise de ce villageois ; Molière a donc peint ses personnages d’après nature. Mais en exposant à nos yeux le vice, {p. 177}l’a-t-il rendu intéressant ? a-t-il donné un coup de pinceau pour l’adoucir et le colorer ? Lui qui savait si bien nuancer les caractères, a-t-il seulement pris soin de rendre cette coquette séduisante, et son complice intéressant ? Rien n’était plus facile sans doute : mais s’il eût affaibli le mépris qu’il devait répandre sur le vice, il se fût contredit lui-même, il eût oublié son dessein ; c’est donc pour rendre sa pièce morale qu’il a peint de mauvaises mœurs, et ceux qui lui en ont fait un reproche, ont confondu la décence avec le fond des mœurs théâtrales. La décence est violée dans la comédie de George Dandin, comme dans la tragédie de Théodore ; mais ni l’une ni l’autre pièce n’est une leçon de mauvaises mœurs.

Si quelqu’un nous attache dans cette pièce, c’est George Dandin lui-même, et on le plaint comme un bon homme, quoiqu’on en rie comme d’un sot.

Ce qui a fait, je crois, que M. Rousseau s’est mépris sur l’impression de ces comédies, ce sont les applaudissements. Mais il nous suppose bien vicieux nous-mêmes, s’il nous accuse d’approuver tout ce que nous applaudissons. Il a entenduIV applaudir à ces mots d’Atrée : « Reconnais-tu ce sang ? » Et à ce vers de Cléopâtre :
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !

Les spectateurs, à son avis, adhèrent-ils dans ce moment aux mœurs de Cléopâtre ou d’Atrée ? C’est le génie, c’est l’art du Poète qu’on admire, et qu’on applaudit dans la peinture du crime, comme dans celle de la vertu. Que l’artifice d’un fourbe, que l’habileté {p. 178}d’un méchant, que toute situation qui met la sottise et la friponnerie en évidence, soit applaudie au théâtre : ce n’est pas qu’on aime les fripons, mais c’est qu’on aime à les connaître ; ce n’est pas qu’on méprise la bonté, l’honnêteté dans les dupes ; mais seulement les travers ou les faiblesses qui les font donner dans le piège, et dont on est soi-même exempt. La preuve en est, que si le personnage dont on se joue, est estimable, et que le tort qu’on lui fait devienne sérieux, la plaisanterie cesse, et l’indignation lui succède. On en voit l’exemple dans le cinquième acte du Tartuffe, ce chef-d’œuvre du théâtre comique, dont M. Rousseau ne dit pas un mot.

Il est vrai que les valets fripons sont communément du côté des personnages auxquels on s’intéresse. Il y a nombre de comédies dont les mœurs sont répréhensibles à cet égard, et quelques-unes même des pièces de Molière peuvent être mises dans cette classe : mais ce n’est ni Le Tartuffe, ni Le Misanthrope, ni Les Femmes savantes, ni aucunes de ses bonnes comédies, et l’on ne doit pas juger Molière sur Les Fourberies de Scapin. « Il serait d’autant moins juste (c’est M. Rousseau qui parle) d’imputer à Molière les erreurs de ses modèles et de son siècle, qu’il s’en est corrigé lui-même. »

Mais venons au plus sérieux, et voyons comment les vices de caractère sont l’instrument de son comique, et les défauts naturels, le sujet. Dans Le Tartuffe, le sujet du comique est la confiance obstinée d’un honnête homme pour un scélérat. Cette confiance est-elle un défaut naturel ? Dans L’Ecole des Femmes et dans L’Ecole des Maris, le sujet du comique est la prétention {p. 179}d’un Tuteur jaloux à s’assurer du cœur de sa pupille par la gêne et la vigilance. Cet abus de l’autorité confiée est-il un défaut naturel ? En est-ce un dans L’Avare que la manie de se priver soi-même et ses enfants des besoins d’une vie honnête, pour accumuler et enfouir des trésors ? En est-ce un dans Les Précieuses et dans Les Femmes savantes que la folie du bel esprit, et la négligence des choses utiles ? En est-ce un que l’aveugle prévention du Malade imaginaire pour sa femme et son médecin ? que la sotte vanité de George Dandin et du Bourgeois Gentilhomme, que le faible du Misanthrope pour une coquette qui le trompe ? Et si la bonté, la simplicité naturelle de quelques-uns de ces personnages est la cause du ridicule qu’ils se donnent, est-ce à la cause que Molière l’attache ? l’a-t-il confondue avec l’effet ?

M. Rousseau peut me répondre, que le public ne fait pas ces distinctions philosophiques, et que le mépris attaché à l’effet rejaillit infailliblement sur la cause. C’est de quoi je ne conviens point. Que l’on mette au théâtre un homme vertueux et simple, sans aucun de ces vices de dupe dont j’ai parlé, et que l’Auteur s’avise de le rendre le jouet de la scène, on verra si le parterre n’en sera pas indigné. Qu’un valet se joue du vieil Euphémon ou du père du GlorieuxV, je passe condamnation s’il fait rire. Le comique de Molière n’attaque donc pas des défauts naturels, mais des vices de caractère, la vanité, la crédulité, la faiblesse, les prétentions déplacées ; et rien de tout cela n’est incorrigible.

L’examen de L’Avare et du Misanthrope va rendre plus sensible encore mon opinion sur les mœurs du théâtre de Molière.

« C’est un grand vice, dit M. Rousseau, {p. 180}d’être avare, et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches ; et quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard, qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable, et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? »

Supposons que dans un sermon l’Orateur dit à l’avare : vos enfants sont vertueux, sensibles, reconnaissants, nés pour être votre consolation : en leur refusant tout, en vous défiant d’eux, en les faisant rougir du vice honteux qui vous domine, savez-vous ce que vous faites ? Votre inflexible dureté lasse et rebute leur tendresse. Ils ont beau se souvenir que vous êtes leur père, si vous oubliez qu’ils sont vos enfants, le vice l’emportera sur la vertu, et le mépris dont vous vous chargez étouffera le respect qu’ils vous doivent. Réduits à l’alternative ou de manquer de tout, ou d’anticiper sur votre héritage par des ressources ruineuses, ils dissiperont en usure ce qu’en usure vous accumulez ; leurs valets se ligueront pour dérober à votre avarice les secours que vos enfants n’ont pu obtenir de votre amour. La dissipation et le larcin seront le fruit de vos épargnes, et vos enfants devenus vicieux par votre faute et pour votre supplice, seront encore intéressants pour le public que vous révoltez.

Je demande à M. Rousseau, si cette leçon serait scandaleuse ? Hé bien, ce qu’annoncerait l’Orateur, le Poète n’a fait que le peindre, et la comédie de Molière n’est autre chose que cette morale en action. Ni l’Orateur ni le Poète ne veulent {p. 181} encourager par là les enfants à manquer à ce qu’ils doivent à leur père ; mais tous les deux veulent apprendre aux père à ne pas mettre à cette cruelle épreuve la vertu de leurs enfants. Passons aux mœurs du Misanthrope que M. Rousseau a choisi par préférence comme le chef-d’œuvre de Molière.

« Je trouve, dit-il, que cette pièce nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent. Sur ce goût il s’est formé un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ses caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces. »

Arrêtons-nous un moment à cette théorie générale. Molière, en consultant son siècle, a donc vu qu’un usage honnête de ses biens était du goût général, et il a attaqué l’avarice ; qu’on aimait à voir chacun se tenir dans son état, et il a joué le Bourgeois Gentilhomme ; qu’une femme occupée modestement de ses devoirs était une femme estimée, et il a jeté du mépris sur les précieuses et les savantes ; qu’une piété simple et sincère inspirait le respect, et il a démasqué le Tartufe ; que la gêne et la violence dans le choix d’un époux était une tyrannie odieuse, et il a fait de deux tuteurs les choix des deux amants. Que M. Rousseau me dise où est le mal, et en quoi le goût du siècle a nui aux mœurs du théâtre de Molière ?

Je sens bien que tous les ridicules dont Molière s’est joué, ne sont pas ce que j’ai entendu par les vices des fripons. Mais il {p. 182}est des vices qui ne nuisent qu’à nous, et que j’appelle les vices des dupes. C’est, comme je l’ai dit, de cette dernière espèce de vices que Molière a voulu nous guérir. Il savait bien, ce Philosophe, qu’on ne corrigeait pas un fripon, et que ce n’était qu’en le dénonçant qu’on pouvait le déconcerter. Allez persuader à un charlatan de ne pas tromper le peuple, vous y perdrez votre éloquence. C’est au peuple qu’il faut apprendre à se défier du charlatan. Voilà, selon moi, tout l’art de Molière, et je ne conçois rien de plus utile aux mœurs.

« Mais, reprend M. Rousseau, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société ; après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. C’est ce qu’il a fait dans le Misanthrope. Vous ne sauriez me nier deux choses, ajoute le Censeur du théâtre ; l’une, qu’Alceste dans cette pièce est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. »

Vous ne sauriez me nier deux choses ; dirai-je à mon tour à M. Rousseau ; l’une qu’Alceste est un homme passionné, violent, insociable ; l’autre, que dans sa vertu Molière n’a repris que l’excès. Vous donnez à Molière le projet d’un scélérat, et je trouve dans son ouvrage le dessein du plus honnête homme. Il serait malheureux pour vous que la raison fût de mon côté.

Imaginons pour un moment qu’un Auteur dans un seul ouvrage, ait voulu attaquer tous les vices de son siècle, et mettre le fléau de la satire dans la main de l’un de ses Acteurs. {p. 183}Quel personnage a-t-il dû choisir ? Un sage accompli ? Non : le sage est indulgent et modéré. L’étude qu’il a faite de lui-même l’a rendu modeste et compatissant. Il hait le crime, déplore l’erreur, aime la bonté, respecte la vertu, et regarde les vices répandus dans la société, comme un poison qui circule dans le sein de la nature humaine. S’il y applique quelque remède, ce n’est ni le fer, ni le feu. Il sait que le malade est faible, inquiet, difficile, et qu’il faut gagner sa confiance pour obtenir sa docilité. Il parle aux hommes comme un père, et non comme un juge : la douceur se peint dans ses yeux, la persuasion coule de ses lèvres ; mais le plaisir délicat de l’entendre n’était pas un attrait pour la multitude. Le sage au théâtre eût paru froid et n’eût point attiré la foule. Un homme vertueux, plus sévère et plus véhément, sans aucun travers, sans aucune faiblesse, eût indisposé tous les esprits. On n’amuse point ceux qu’on humilie. Le Misanthrope exempt de ridicule, serait tombé : M. Rousseau l’avouera lui-même. Il a donc fallu avoir égard au vice le plus commun, je ne dis pas de son siècle et de son pays, mais de tous les lieux et de tous les temps, c’est-à-dire, à la malignité qui prend sa source dans l’amour-propre, et rendre le Censeur ridicule par quelque endroit, pour consoler à ses dépens ceux qu’humilierait la censure. Mais ce ridicule, en amusant le peuple, ne devait pas affaiblir l’autorité de la vertu ; et le comble de l’art était de composer un caractère à la fois respectable et risible, qualités qui semblent s’exclure, et que Molière a su concilier. Tel a été son dessein en composant ce bel ouvrage. Ceci n’est pas une subtilité vaine, c’est l’effet que tout le {p. 184}monde éprouve. On adore le fond du caractère du Misanthrope : sa droiture, sa candeur, sa sensibilité inspirent la vénération. « Ah ! Molière, que n’ai-je le bonheur de ressembler à cet honnête homme ! » s’écriait Monsieur le Duc de MontausierVI. Molière aurait donc bien manqué son coup, s’il eût voulu rendre la vertu ridicule. Mais cette même probité s’irrite, passe les bornes et tombe dans l’excès. Le Misanthrope déraisonne et devient ridicule, non pas dans sa vertu, mais dans l’excès où elle donne. Ecoutez ce dialogue :

« Vous voulez un grand mal à la nature humaine !
Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion !
Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes.
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes. »

C’est de cet emportement que l’on rit ; le Misanthrope a beau le motiver, ce ne peut être qu’un accès d’humeur : car au fond la haine qu’il a conçu pour les méchants n’est fondée que sur son amour pour les gens de bien, et sur la supposition qu’il en reste encore.

« S’il n’y avait ni fripons, ni flatteurs, dit M. Rousseau, le Misanthrope aimerait tout le monde. »

Mais s’il n’y avait pas des gens de bien, des gens sincères, il n’aurait plus aucun sujet de haïr ni les flatteurs, ni les fripons.

{p. 185}On vient de lui lire des vers qu’il a trouvés mauvais ; il le fait entendre avec ménagement ; il le dit enfin avec pleine franchise : ses amis lui reprochent sa sincérité ; c’est alors qu’il devient extrême.

Je lui soutiendrai moi, que ces vers sont mauvais,

Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.

Comme on ne s’attend pas à ces traits, et qu’ils consolent la vanité humiliée, on en rit d’un plaisir malin causé par la surprise ; mais sans que le mépris s’en mêle ; et l’on semble dire au Misanthrope : hé bien, censeur, qui vous croyez si sage, vous vous passionnez donc aussi, vous déraisonnez comme un autre ?

M. Rousseau se trompe sur les circonstances qui, dans la première scène, peuvent rendre naturel l’emportement du Misanthrope ; mais il me suffit qu’il avoue que cet emportement fait dire au Misanthrope plus qu’il ne pense de sang froid ; c’est de cette colère exaltée, de cette humeur qui déborde, de cette impatience poussée à bout par le calme de Philinte, que Molière a plaisanté. Ce n’est donc pas le ridicule de la vertu qu’il a voulu jouer ; mais un ridicule qui accompagne quelquefois la vertu, et qui naît de la même source, une fougue qui l’emporte au-delà de ses limites, une âpreté qui le rend insociable, une extrême sévérité qui nous fait des crimes de tout, un zèle inflammable que la contradiction et les obstacles font dégénérer en fureur : voilà ce que Molière attaque dans le Misanthrope ; et pour le ramener aux sentiments de l’humanité compatissante, il lui fait voir qu’il est homme lui-même, et qu’il peut être, comme nous, le jouet de ses passions.

Mais pour justifier le dessein de Molière, j’ai {p. 186}un témoignage auquel M. Rousseau ne peut se refuser : voici ce que je viens de lire.

« Dans toutes les autres pièces de Molière, le personnage ridicule est toujours haïssable ou méprisable ; dans celle-ci, quoique Alceste ait des défauts réels, dont on n’a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui, dont on ne peut se défendre… Molière était personnellement honnête homme ; et jamais le pinceau d’un honnête homme ne sut couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture et de la probité. Il y a plus, Molière a mis dans la bouche d’Alceste un si grand nombre de ses propres maximes, que plusieurs ont cru qu’il s’était voulu peindre lui-même. »

Confrontons ce témoignage avec le sentiment de M. Rousseau.

« Ayant à plaire au public, Molière a consulté le goût le plus général… Après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c’est ce qu’il a fait dans le Misanthrope. »

Il est évident que l’une de ces deux opinions est fausse ; car si Molière, pour plaire à son siècle, a voulu tourner la vertu en ridicule, un si lâche adulateur du vice n’était rien moins qu’un honnête homme ; s’il a voulu se peindre lui-même dans Alceste, il n’a pas prétendu s’exposer à la risée du public ; s’il fait aimer et respecter ce caractère sans le vouloir, et en dépit de son art, le ridicule de la vertu n’est donc pas celui que le monde pardonne le moins. Que M. Rousseau accorde, s’il le peut, son opinion avec l’autorité que je lui ai opposée ; son contradicteur, c’est lui-mêmeVII.

{p. 187}Le dessein de Molière a donc été, en composant le caractère du Misanthrope, de se servir de sa vertu comme d’un exemple, et de son humeur comme d’un fléau. Voilà le vrai, tout le monde le sent.

Il lui a donné pour ami, non pas un de ces honnêtes gens du grand monde, « dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; non pas un de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux » ; mais un de ces gens qui aimant le bien, et condamnant le mal, se contentent de pratiquer l’un, et d’éviter l’autre ; qui ne se croient ni assez de vertu, ni assez d’autorité pour s’ériger en censeurs publics, et faire le procès à la nature humaine ; qui, sans être complices ni partisans des vices destructeurs de l’ordre, tolèrent les défauts, ménagent les faiblesses, flattent les vaines prétentions, passent légèrement sur les épines de la société, et s’épargnent les chagrins et les dégoûts d’un déchaînement inutile.

Un honnête homme est celui qui remplit fidèlement les devoirs de son état, et ce n’est le devoir d’aucun particulier d’exercer la police du monde. Il est vrai que Philinte, soit manque de goût, soit excès de politesse, loue des vers qui ne valent rien ; mais tout mensonge n’est pas un crime ; c’est l’importance du mal qui en fait la gravité. Je ne sais même si, dans la morale la plus austère, il ne vaut pas mieux flatter un homme sur une bagatelle, que de s’exposer, par une sincérité qui l’offense, à se couper la gorge avec lui.

Du reste, si Molière eût fait un vicieux du Misanthrope, il lui eût donné pour contraste un modèle de vertu ; mais comme il n’en fait qu’un homme insociable, c’est un modèle de {p. 188}complaisance et d’égards qu’il a dû lui opposer. Philinte n’est donc pas le sage de la pièce, mais seulement l’homme du monde : son sang froid donne du relief à la fougue du Misanthrope ; et quoique l’un de ces contrastes fasse rire aux dépens de l’autre, l’avantage et l’ascendant que Molière donne à Alceste sur Philinte, prouve bien qu’il lui destinait la première place dans l’estime des spectateurs.

« Le tort de Molière n’est pas, selon M. Rousseau, d’avoir fait du Misanthrope un homme colère et bilieux, mais de lui avoir donné des fureurs puériles sur des sujets qui ne doivent pas l’émouvoir. Le caractère de Misanthrope n’est pas en la disposition du poète ; il est déterminé par la nature de sa passion dominante : cette passion est une violente haine du vice, née d’un amour ardent pour la vertu, et aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes ; il n’y a donc qu’une âme grande et noble qui en soit susceptible… Cette contemplation continuelle des désordres de la société, le détache de lui-même pour fixer son attention sur le genre-humain. Qu’il s’emporte sur tous les désordres dont il n’est que le témoin… mais qu’il soit froid sur celui qui ne s’adresse qu’à lui ; qu’une femme fausse le trahisse, que d’indignes amis le déshonorent, que de faibles amis l’abandonnent, il doit souffrir sans en murmurer ; il connaît les hommes. Si ces distinctions sont justes, Molière a fait le Misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur ? non, sans doute ; mais voilà par où le désir de faire rire aux dépens du personnage, a forcé de le dégrader contre la vérité du caractère. »

Si M. Rousseau parle d’une vérité métaphysique, je ne lui dispute rien ; chacun se fait {p. 189}des idées comme il lui plaît. Le Misanthrope métaphysique est donc, si l’on veut, un être surnaturel qui aime tous les hommes, excepté lui seul ; qui prend feu sur les injustices qu’ils éprouvent, et qui est de glace pour celles qu’il essuie lui-même ; qui combat tous les vices, hormis ceux qui lui nuisent ; auquel un petit mal qui lui est étranger, peut donner une très grande colère , et qui n’est point ému d’un très grand mal qui lui est personnel. Mais Molière n’a pas voulu peindre un personnage idéal. Le Misanthrope, tel qu’il l’a vu dans la nature, se comprend au moins dans le nombre des hommes qu’il aime ; il ne donne pas dans l’absurde inconséquence de regarder comme des inclinations basses le soin de son honneur, de sa renommée, de son repos, de sa fortune, en un mot de ces mêmes biens auxquels il ne peut souffrir que l’on porte atteinte dans ses semblables ; il n’a point une âme sensible pour eux, et une âme impassible pour lui ; et cette trempe de caractère qui reçoit de si vives impressions des plaies faites à l’humanité, n’est pas impénétrable aux traits qui sont lancés contre lui-même. Je crois bien que le courage et la force étouffent ses plaintes quelquefois ; mais enfin l’homme est toujours homme. Molière a donc très bien pris, je ne dis pas le caractère idéal, mais le caractère réel du Misanthrope, tel qu’il le voyait dans le monde, et qu’il voulait le corriger.

J’avouerai même que je ne conçois pas le Misanthrope de M. Rousseau. Si la connaissance qu’il a des hommes doit l’avoir préparé aux trahisons de sa maîtresse, aux outrages et à l’abandon de ses amis, à l’iniquité de ses juges, il doit donc être sérieusement convaincu que tous les hommes sont {p. 190}perfides et méchants ; et cela posé, il doit n’aimer personne. Comment est-il donc si touché des désordres d’un monde où il n’aime rien ? Il hait le vice, il aime la vertu ; mais le vice et la vertu ne sont rien de réel, que relativement aux hommes. Que lui importe la guerre des vautours, si la société n’a plus de colombes ?

Dira-t-on que le Misanthrope aime les hommes quels qu’ils soient, et ne hait en eux que le vice ? C’est le caractère du sage tel que je l’ai peint ; mais ce n’est pas le caractère du Misanthrope. Celui-ci enveloppe dans sa haine et le vice et le vicieux ; il déteste dans les méchants les ennemis des gens de bien ; mais s’il est persuadé qu’il y a des gens de bien dans le monde, il est naturel qu’il ait cette opinion de ses juges, de ses amis, de sa maîtresse ; et lorsque l’iniquité, la perfidie, la trahison qu’il en éprouve, le tirent de cette douce erreur, il doit en être d’autant plus affecté, que ces coups rompent les derniers liens qui l’attachaient à ses semblables.

Le Misanthrope, que rien de personnel ne touche, et qui se passionne sur tout ce qui lui est étranger, est donc, selon moi, un être fantastique ; et Molière, pour rendre le sien d’après nature, a dû le peindre comme il a fait. Du reste, que l’on se rappelle la position de ce personnage : il accable son ami de reproches, humilie Oronte, apostrophe les Marquis, et leur impose silence, confond et refuse Célimène, domine d’un bout de la pièce à l’autre, efface tout, n’est jamais effacé, et sort du théâtre ennemi de la nature entière, autant admiré qu’applaudi. Voilà donc le personnage que Molière a voulu humilier, pour flatter le goût de son siècle. Si Molière a prétendu faire briller Philinte aux dépens d’Alceste, {p. 191}jamais Auteur, j’ose le dire, n’a été plus maladroit.

Philinte a loué la chute du sonnet d’Oronte. Le Misanthrope indigné, lui dit :

« La peste de ta chute, empoisonneur du diable,
En eusses-tu fait une à te casser le nez. »

M. Rousseau désapprouve avec raison ce jeu de mots, et il s’écrie : et voilà comme on avilit la vertu ! Je n’ai qu’à citer du même rôle cinq cents des plus beaux vers et des plus applaudis qu’on ait jamais faits, et à m’écrier à mon tour : et voilà comme on honore la vertu ! Est-il possible que d’un frivole jeu de mots qui, dans la vivacité, peut échapper à tout le monde, on tire une conséquence déshonorante pour la mémoire d’un homme qu’on fait profession d’admirer !

« On voit Alceste tergiverser et user de détours pour dire son avis à Oronte. Ce n’est point là le Misanthrope, dit M. Rousseau ; c’est un honnête homme du monde qui se fait peine de tromper celui qui le consulte. La force du caractère voulait qu’il lui dit brusquement : votre sonnet ne vaut rien, jetez-le au feu ; mais cela aurait été le comique qui naît de l’embarras du Misanthrope, et de ses je ne dis pas cela répétés, qui pourtant ne sont au fond que des mensonges. »

Les je ne dis pas cela sont très plaisants ; mais ce n’est point aux dépens du Misanthrope qu’ils font rire : du reste il ne faut que savoir distinguer la grossièreté de la franchise, pour justifier cette réticence. M. Rousseau sait bien que le mensonge n’est pas dans les mots ; et il me serait aisé de lui prouver, par son propre exemple, que, sans déguiser la {p. 192}vérité, on peut la couvrir d’un voile modeste. Le Misanthrope répète à Oronte, je ne dis pas cela ; si Philinte lui demandait : hé que dis-tu donc, traître ? la réponse serait facile : je ne suis point traître, je me fais entendre ; je dis ce qu’exige l’honnêteté, et ce que permet la bienséance.

M. Rousseau demande jusqu’où peuvent aller les ménagements d’un homme vrai ? Je lui réponds, exclusivement jusqu’à l’équivoque. Suivant ces principes, le Misanthrope doit n’user d’aucun détour, et dire crûment tout ce qu’il pense ; mais si Molière eût voulu mettre un tel personnage sur la scène, il l’eût pris au fond des forêts.

Il est inutile de donner au théâtre des leçons d’une morale outrée, qu’il ne serait ni possible ni honnête de pratiquer dans le monde, où l’on peut très bien, quoiqu’en dise M. Rousseau, n’être ni fourbe ni brutal. Molière n’a donc pas prétendu ni pu prétendre dégrader la vérité et la vertu, en les faisant un peu moins farouches que M. Rousseau ne l’exige ; franchement il n’y a qu’un Philosophe qui regrette le temps où l’homme marchait à quatre pattes, qui puisse trouver le Misanthrope de Molière trop doux et trop civilisé. M. Rousseau dit lui-même de ce personnage : « l’intérêt de l’Auteur est bien de le rendre ridicule, mais non pas fou ; et c’est ce qu’il paraîtrait aux yeux du public, s’il était tout à fait sage. »

Après l’esquisse que j’ai tracée du caractère du sage, tel que je le conçois, il est inutile d’ajouter que le Misanthrope de M. Rousseau n’est pas digne à mes yeux de ce titre : il est plus inutile encore de réfuter sa conclusion contre la morale du Misanthrope {p. 193}et de tout le théâtre de Molière. Si les principes sont détruits, la conséquence tombe d’elle-même.

Je suis convenu, avec M. Rousseau, qu’il restait encore au théâtre Français des comédies répréhensibles du côté des mœurs ; et quoiqu’elles soient d’un ton si bas, et d’un si mauvais goût, que n’ayant rien de séduisant, elles me semblent peu dangereuses ; quoique je sois très éloigné de regarder tous ceux qui tient du testament de CrispinVIII, comme des fripons dans l’âme, il serait bon, je l’avoue, de bannir ce comique méprisable d’un théâtre qui doit être l’école de l’honnêteté.

Mais que ces défauts « soient tellement inhérents à ce théâtre, qu’en voulant les en ôter, on le défigure », c’est de quoi je ne puis convenir ; et je crois avoir bien prouvé que, sans les filous et les femmes perdues, Molière a fait d’excellentes comédies. Ainsi, quand il serait vrai que les pièces modernes, plus épurées, n’auraient plus de vrai comique, et qu’en instruisant beaucoup, elles ennuieraient encore davantage, la pureté des mœurs n’en serait pas la cause. Les mœurs du Glorieux, de la Métromanie, de l’Enfant prodigue, des Dehors trompeurs, du MéchantIX, sont épurées ; et je ne puis croire que M. Rousseau les compare à d’ennuyeux sermons. Quelles sont les pièces morales qui nous ennuient ? Celles dont les peintures sont froides, les vers lâches, le coloris faible, les sentiments fades, l’intrigue languissante, les caractères mal dessinés ; celles, en deux mots, dont le comique manque de sel, ou le sérieux de pathétique.

Le vice n’est donc pas inhérent aux mœurs de la scène comique Française, à moins que l’amour, comme le prétend M. Rousseau, ne soit même dans les personnages vertueux, un {p. 194}exemple vicieux au théâtre.

Que tout ce qui respire la licence, que tout ce qui blesse l’honnêteté soit condamné dans la peinture de l’amour, il n’est personne qui n’y souscrive. Mais ce n’est point là ce que M. Rousseau reproche à la scène Française ; c’est l’amour décent, l’amour vertueux qu’il y attaque.

« Ce qui achève de rendre ses images dangereuses, c’est, dit-il, qu’on ne le voit jamais régner sur la scène, qu’entre des âmes honnêtes…. Les qualités de l’objet ne l’accompagnent point jusqu’au cœur ; ce qui le rend sensible, intéressant, s’efface…. Les impressions vertueuses en déguisent le danger, et donnent à ce sentiment trompeur un nouvel attrait, par lequel il perd ceux qui s’y livrent…. En admirant l’amour honnête, on se livre à l’amour criminel. »

Telle est l’opinion de M. Rousseau. Voyons comment il la développe.

« Les Auteurs concourent à l’envi, pour l’utilité publique, à donner une nouvelle énergie, et un nouveau coloris à cette passion dangereuse : et depuis Molière et Corneille, on ne voit plus réussir au théâtre que des Romans, sous le nom de pièces dramatiques. »

Athalie, Mérope, l’Orphelin de la Chine, Iphigénie en Tauride, ont réussiX. Est-ce l’amour qui en a fait le succès ? Mais passons sur ces propositions incidentes, et accordons à M. Rousseau que Britannicus, Alzire, Inès, et toutes les tragédies où règne l’amour, sont des romans, sans lui demander ce qu’il entend par des pièces dramatiques, si de tels romans n’en sont pas. Une action régulière et intéressante, où l’une des plus violentes passions de la nature tient sans cesse l’âme des {p. 195}spectateurs agitée entre la crainte et la pitié, sera donc ce qu’il lui plaira. Mais si l’amour y est peint comme il doit l’être, terrible et funeste dans ses excès, respectable et touchant dans ce qu’il a d’honnête, de vertueux, d’héroïque, ce tableau de l’amour sera une leçon morale, sans en excepter Zaïre, qui meurt non pas victime de l’amour, mais victime de son devoir et des fureurs de la jalousie, sans en excepter Bérénice qui serait tombée, quoi qu’en dise M. Rousseau, si Titus sacrifiait l’orgueil des Romains, tout injuste qu’il nous semble, au tendre et vertueux amour que nous ressentons avec lui.

Comme le sentiment de l’amour n’est pas toujours violent et passionné, qu’il se modifie selon les caractères ; que les épreuves en sont plus ou moins pénibles, suivant la situation des personnages, et les intérêts qui lui sont opposés ; comme ce sentiment le plus naturel, le plus familier dans tous les états, est aussi le plus propre à développer les vices, et à mettre le ridicule en jeu ; la comédie l’a pris dans la peinture de la vie commune, tantôt pour objet principal, et tantôt pour premier mobile. Voilà comment et pourquoi l’amour a été introduit sur nos deux théâtres : est-ce un bien, est-ce un mal pour les mœurs ? C’est ce qui reste à examiner.

L’usage des Anciens est un préjugé contre nous ; mais partout et dans tous les temps le théâtre a dû suivre les constitutions nationales. Chez les Grecs, la tragédie était une leçon politique : chez nous, elle est une leçon morale, et ne peut ni ne doit avoir rapport à l’administration de l’état. Il n’est donc pas étonnant que l’amour, qui n’avait rien de commun avec le gouvernement d’Athènes, n’y fût point admis au théâtre ; et que ce même {p. 196}sentiment, qui est d’un si grand poids dans nos mœurs, soit devenu le premier ressort de la scène tragique Française.

Une différence non moins sensible dans les mœurs de la société, dont la comédie est le tableau, y a fait substituer des femmes libres et honnêtes aux esclaves et aux courtisanes des comiques Grecs et Romains. Mais comment M. Rousseau trouverait-il les honnêtes femmes placées au théâtre ? Il trouve même indécent qu’elles soient admises dans la société.

« Les Anciens, dit-il, avaient en général un très grand respect pour les femmes ; mais ils marquaient ce respect en s’abstenant de les exposer au jugement du public, et croyaient honorer leur modestie, en se taisant sur leurs autres vertus. Chez nous, au contraire, la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit, qui parle le plus, qu’on voit le plus dans le monde, etc. »

Il me semble que M. Rousseau n’a ni compté ni pesé les voix ; et après tout, ces parallèles vagues, ces tableaux de fantaisie ne prouvent que l’art et le talent du peintre. Considérons les choses en elles-mêmes, et tâchons d’y saisir le vrai.

Dans tous les états où les citoyens sont admis à l’administration de la république, il est naturel que les femmes soient éloignées de la Société des hommes, et reléguées dans l’obscurité. La guerre, les conseils, les négociations, le commerce, les fonctions pénibles du gouvernement élèvent l’orgueil des hommes au-dessus des soins de la galanterie et des inquiétudes de l’amour. Comme ils ont seuls la force d’agir, ils s’attribuent à eux seuls la sagesse de délibérer ; et jaloux du droit de gouverner, ils n’y instruisent que leurs semblables.

{p. 197}Pour expliquer comment les femmes ont été d’abord éloignées de l’administration des états, il n’est donc pas besoin d’attribuer aux hommes un savoir et des talents qui leur soient propres ; il suffit de remonter à l’institution des gouvernements. La première concurrence pour l’autorité fut décidée à coups de poing, la seconde, à coups de massue : ensuite vinrent la hache et l’épée ; et dans cette manière de régler les droits, il est clair que les femmes n’avaient rien à prétendre. Or, comme dans un état républicain tout homme participe au gouvernement, ou aspire y participer, notre sexe y conserve avec soin son ancienne prérogative.

Mais dans un pays où les citoyens, sous l’autorité d’un Monarque, et sous la tutelle des lois, ne tiennent à la constitution politique que par le droit de propriété, et par le tribut d’obéissance ; où personne n’influe sur l’administration de l’état, qu’autant qu’il y est appelé ; où l’homme privé ne peut rien ; où chacun vit pour soi et pour un certain nombre de ses semblables, selon ses affections plus ou moins étendues, sans autre soin que de contribuer, autant qu’il est en lui, aux douceurs de la société : dans cet état, dis-je, il est naturel que les femmes soient admises à ce concours paisible de devoirs officieux, pour y établir l’harmonie, pour adoucir les mœurs des hommes naturellement féroces, pour tempérer en eux cette indocilité superbe qui s’indigne du frein des lois : en un mot, pour cultiver et nourrir dans leur âme l’amour de la paix et de l’ordre, qui est la vertu de leur condition.

Il serait mieux peut-être que chacun avec sa compagne vécût dans sa maison au milieu de ses enfants ; mais ces mœurs ne peuvent {p. 198}subsister que chez un peuple attaché au travail par le besoin. La richesse invite à l’oisiveté ; celle-ci à la dissipation : le cercle de la société s’étend, et les hommes y appellent les femmes. Mahomet, pour engager les Musulmans à vivre chacun chez soi, fut obligé de leur donner un sérail, et de leur en confier la garde. Ailleurs la jalousie tient les femmes captives, mais les mœurs en sont plus farouches sans être plus pures, et il vaut encore mieux se disputer le cœur des femmes à coups d’œil, qu’à coups de poignard.

Cependant les hommages que nous leur rendons, nous dégradent, nous avilissent aux yeux de M. Rousseau : et c’est là surtout ce qui cause son déchaînement contre les pièces de théâtre où l’amour domine.

« L’amour est le règne des femmes, dit-il ; un effet naturel de ces sortes de pièces est donc d’étendre l’empire du sexe. Pensez-vous, Monsieur, (demande-t-il à Monsieur d’Alembert) que cet ordre soit sans inconvénient, et qu’en augmentant avec tant de soin l’ascendant des femmes, les hommes en soient mieux gouvernés ? Il peut y avoir, poursuit-il, dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme, mais est-ce d’elles en général qu’il doit prendre conseil, et n’y aurait-il aucun moyen d’honorer leur sexe sans avilir le nôtre ? »

Prendre conseil d’une femme, c’est avilir notre sexe ! Il est donc bien établi, dans l’opinion d’un Philosophe, que la supériorité nous est acquise en fait de prudence, je le souhaite ; mais j’en doute encore.

« Le plus charmant objet de la nature, le plus digne d’émouvoir un cœur sensible, et de le porter au bien, est, je l’avoue, {p. 199}une femme aimable et vertueuse ; mais cet objet céleste où se cache-t-il ? »

M. Rousseau, selon ses principes, trouve si peu d’hommes de bien ! Il n’est pas étonnant qu’il trouve si peu de femmes vertueuses, surtout d’après les mœurs des peuples qui vivaient il y a trois mille ans.

« Il n’y a pas de bonnes mœurs pour les femmes, hors d’une vie retirée et domestique…. Rechercher les regards des hommes, c’est déjà s’en laisser corrompre ; et toute femme qui se montre, se déshonore…. Une femme hors de sa maison, perd son lustre, et dépouillée de ses vrais ornements, elle se montre avec indécence. »

Or chez nous toutes les femmes se montrent ; elles sont donc toutes déshonorées : toutes celles qui ont de la beauté sont bien aises qu’on s’en aperçoive, les voilà donc déjà corrompues : aucunes d’elles ne se renferme dans l’intérieur de son domestique ; il n’y a donc pas de bonnes mœurs pour elles. De là nos festins, nos promenades, nos assemblées, ainsi que le bal que M. Rousseau veut instituer à Genève, sont les rendez-vous du déshonneur, et les sources de la corruption ; en un mot, toute femme qui s’expose en public, est une femme sans pudeur, la perte de la pudeur entraîne celle de l’honnêteté qui est l’âme des bonnes mœurs : nos femmes vivent en public, elles n’ont par conséquent ni pudeur, ni vertu. Le raisonnement est simple, et il n’en fallait pas davantage pour prouver qu’un spectacle qui nous dispose à les aimer, est un spectacle pernicieux.

Cependant M. Rousseau ne croit pas ses arguments sans réplique ; il s’en fait une, {p. 200}mais il a soin de la choisir facile à détruire. Il suppose qu’on lui répond que la pudeur n’est rien, et il s’attache à prouver que la pudeur est inspirée aux femmes par la nature. Je le crois : je suis persuadé que l’attaque est le rôle naturel de l’homme, et la défense, celui de la femme ; et quoique la raison très sensible qu’en donne M. Rousseau ait pu ne venir que par réflexion : quoique la disposition habituelle des deux sexes n’engage les femmes qu’à nous attendre, sans leur faire une loi de nous résister ; quoique cette retenue, qui n’est qu’une décence passive, ne remplisse pas l’idée que nous avons de la pudeur, et que par conséquent la preuve de M. Rousseau soit insuffisante contre ceux qui veulent que la pudeur qui résiste soit une vertu factice, et un devoir de convention ; ce n’est pas là ce que je prétends. La pudeur naturelle interdit-elle aux femmes la société des hommes ? Voilà ce que je nie, et ce que M. Rousseau ne prouvera jamais. Il semble que pour elles, vivre avec les hommes, ou s’abandonner aux hommes, soient synonymes, et qu’à son avis il ne soit pas possible de nous résister sans nous fuir. Qu’un Petit-Maître le dise, à la bonne heure ; mais un Philosophe peut-il le penser ? La société sans doute à multiplié les lois de la pudeur, et quelque capricieux que soit l’usage, le sexe doit s’y conformer : mais dans ce qui n’est pas prescrit par la nature, la pudeur d’un pays n’est pas celle d’un autre. Chez les Grecs, l’usage défendait aux femmes de se montrer en public. Chez nous l’usage les y autorise.

Or, celle-là est honnête et décente, qui observe ce que lui prescrit la pudeur, l’honnêteté, la décence des mœurs du pays {p. 201}qu’elle habite. Il n’y a d’institution naturelle que le devoir de la résistance, ou plutôt l’interdiction de l’attaque : tout le reste varie suivant les lieux et les temps. Voici ce que pense un Orateur chrétien de l’opinion que M. Rousseau renouvelle.

« Un ancien disait autrefois, que les hommes étaient nés pour l’action et pour la conduite du monde, et que les Dieux leur avaient donné en partage la valeur dans les combats, la prudence dans les conseils, la modération dans les prospérités, et la constance dans la mauvaise fortune ; que les Dames n’étaient nées que pour le repos et pour la retraite, que toute leur vertu consistait à être inconnues, sans s’attirer ni blâme ni louange, et que celle-là était sans doute la plus vertueuse, de qui l’on avait le moins parlé : ainsi il les retranchait de la république pour les renfermer dans l’obscurité de leur famille ; de toutes les vertus morales il ne leur accordait qu’une pudeur farouche ; il leur ôtait même cette bonne réputation qui semble être attachée à l’honnêteté de leur sexe ; et les réduisant à une oisiveté qu’il croyait louable, il ne leur laissait pour toute gloire que celle de n’en point avoir. Il est aisé de reconnaître l’injustice de ce sentiment, etc. » (Fléchier, Oraison funèbre de Madame de MontausierXI.)

« Je sais, dit M. Rousseau, qu’il règne en d’autres pays des coutumes contraires à celles des Anciens : mais voyez aussi quelles mœurs elles ont fait naître. Je ne voudrais pas d’autre exemple pour confirmer mes maximes. »

Il est facile de faire la satire de nos mœurs ; et cent exemples vicieux pris sur {p. 202}un million de citoyens, feraient un tableau épouvantable de la ville de l’Univers la mieux policée, après l’immense capitale des Chinois. Mais sur l’article de la galanterie et de l’amour, faut-il avouer ce que je pense des mœurs les plus licencieuses de Paris ? Que M. Rousseau se rappelle ses pigeons.

« La blanche colombe va suivant pas à pas son bien-aimé, et prend chasse elle-même aussitôt qu’il se retourne. Reste-t-il dans l’inaction ? de légers coups de bec le réveillent : s’il se retire, elle le poursuit : s’il se défend, un petit vol de six pas l’attire encore ; l’innocence de la nature ménage les agaceries et molle résistance, avec un art qu’aurait à peine la plus habile coquette. »

Hé bien, Monsieur, les coquettes ont à peu près cet art-là : vous ne voyez dans cette image charmante, rien de bien pernicieux au monde, et un peuple de pigeons avec ces mœurs, vaut bien un peuple de vautours. Quand même à la coquetterie des colombes se mêlerait un peu d’inconstance, ce serait encore un jeu de la nature dont vos yeux seraient égayés. C’est ce que je voulais vous faire observer en passant.

Mais revenons aux principes de l’honnêteté qui prescrit d’autres mœurs aux femmes, et en désavouant la conduite de celles dont la colombe est l’image, voyons si vous n’êtes pas injuste d’envelopper tout le sexe dans un mépris universel.

Vous êtes indigné qu’au théâtre une femme pense et raisonne ; qu’on lui donne un esprit ferme, une âme élevée, des principes et des vertus ? Et si les femmes s’offensaient qu’on mît au théâtre des héros et des sages, les croiriez-vous moins fondées ? A votre avis, ces modèles {p. 203}sont-ils plus communs parmi nous ? « Les imbéciles spectateurs vont, dites-vous apprendre d’elles ce qu’ils ont pris soin de leur dicter. » Et à qui, Monsieur, n’a-t-on pas dicté sa leçon ? En naissant, savions-nous la nôtre ?

« Parcourez la plupart des pièces modernes, c’est toujours une femme qui sait tout, qui fait tout ; la bonne est sur le théâtre, et les enfants sont au parterre. »

Quand on met au théâtre Didon, Sémiramis, Elizabeth, il faut bien supposer qu’elles savaient quelque chose : ces femmes-là n’étaient pas des enfants. Quand on peint des femmes bien nées, il faut bien qu’elles aient des principes d’honnêteté, de vertu, d’humanité : la nature leur tient, je crois, le même langage qu’à nous ; le monde leur donne les mêmes connaissances ; et il est vraisemblable qu’elles l’étudient avec d’autant plus d’attention, qu’elles sont moins préoccupées. L’amour règne au théâtre, il faut bien qu’elles y règnent, et qu’elles exercent sur la scène le même empire que dans la société. Est-ce un mal ? Nous le verrons. A l’égard des leçons qu’elles donnent au parterre, si ces leçons peuvent être utiles, elles n’en sont que plus goûtées ; et je ne connais que vous seul parmi les hommes qui croyez en être avili.

M. Rousseau ne peut se persuader qu’une femme soit son égale ; demandons-lui donc enfin quels sont les talents de l’esprit et les qualités du cœur dont la nature a doué l’homme, à l’exclusion de la femme ; quels sont les vices qu’elle a essentiellement attachés à ce sexe, les délices du nôtre ; quels sont les pièges qu’elle nous cache sous les fleurs de la beauté.

« Les femmes en général n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun. »

{p. 204}Ce serait là un bien petit mal ; cependant si les femmes étaient naturellement privées du sentiment du beau, elles pourraient l’être du sentiment du vrai, du juste et de l’honnête ; et cette proposition jetée en l’air peut tirer à conséquence. Que M. Rousseau nous dise donc s’il a pris cette opinion dans l’étude de l’organisation physique, ou dans le commerce du monde. Les femmes ont-elles les organes moins délicats que nous, le coup d’œil ou l’oreille moins juste, le sentiment en général plus lent ou plus confus ? Est-ce l’exercice et l’étude qui leur manquent ? Il s’ensuit que nous avons sur elles, à cet égard, l’avantage de l’éducation : mais si M. Rousseau avait été moins éloigné par ses principes du commerce du monde et des femmes, il en aurait vu beaucoup qui ont acquis par elles-mêmes les lumières qu’on leur enviait. Tout ce qui n’exige qu’une raison saine, un esprit droit, et une sensibilité modérée, leur est donc au moins commun avec les hommes. Je le dis à propos des Arts, je le dirai même par rapport aux choses les plus sérieuses de la vie ; et une multitude d’hommes qui ne sont ni complaisants, ni passionnés, l’attesteront avec moi.

« Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent leur ravissement jusqu’au fond des cœurs, manqueront toujours aux écrits des femmes. »

Si cela est, elles en sont moins capables des fortes productions du génie : mais tout cela est-il essentiel au goût des Arts ? Tout cela est-il relatif aux mœurs de la société, qui est l’objet de notre dispute ? Faut-il être un Bossuet, un Milton, pour être bon citoyen, {p. 205}bon parent, bon ami ? Où sont même parmi les hommes les génies brûlants dont vous nous parlez ? En voulez-vous former une république ? Qui les gouvernerait, bon Dieu ! Le monde moral serait un magasin à poudre.

« Les écrits des femmes sont tous froids, et jolis comme elles. Ils auront tant d’esprit que vous voudrez, jamais d’âme. Ils seront cent fois plutôt sensés que passionnés : elles ne savent ni sentir ni décrire l’amour même. La seule Sapho, que je sache, et une autre, méritent d’être exceptées. »

Que les écrits des femmes ne soient pas passionnés, la pudeur seule peut en être la cause ; que M. Rousseau et moi en ayons peu connu qui sachent décrire et sentir l’amour, c’est un malheur particulier, qui est peut-être sans conséquence. Cependant s’il arrivait que chacun pût dire comme M. Rousseau, qu’il connaît deux femmes, Sapho et une autre, qui méritent d’être exceptées, il se trouverait, au bout du compte, autant de femmes capables de décrire et de sentir l’amour, qu’il y aurait eu d’hommes capables de l’inspirer ; et si M. Rousseau a trouvé une seconde Sapho, il ne peut, avec bienséance, disputer le même avantage à personne.

Mais supposons que le sentiment soit plus faible dans les femmes que dans les hommes ; que leurs écrits et par conséquent leurs caractères soient plus sensés que passionnés, est-ce à M. Rousseau, qui connaît si bien le danger des passions, à regarder cette froideur comme un vice ? Qu’il s’accorde enfin avec lui-même, et qu’il nous dise, si un naturel passionné lui semble préférable à un caractère moins susceptible de mouvements impétueux ? Si la vertu s’exerce à tempérer dans les hommes cette fougue, cette véhémence de sentiment que les {p. 206}femmes n’ont pas, la vertu ne fait donc en eux que ce qu’a fait la nature en elles. Ce sont les passions qui troublent l’ordre : les femmes réduites à des affections tranquilles, seraient donc le sexe le plus flexible à la règle, le plus docile aux lois de la société, et par conséquent elles seraient faites pour en être les liens.

Si donc la nature n’a pas interdit aux femmes d’être raisonnables, sensibles, honnêtes, vertueuses : si elle leur a donné une âme comme à nous, mais plus calme, plus modérée, de quel droit, sur quel rapport, d’après quel examen assurez-vous qu’elles abusent de tous ces dons, et qu’elles les tournent à leur honte ? L’homme est né bon, dites-vous, et sous ce nom sans doute vous comprenez la femme.

« Ce sexe hors d’état de prendre notre manière de vivre trop pénible pour lui, nous force de prendre la sienne trop molle pour nous. »

Voilà le danger le plus sérieux que puisse avoir le commerce des hommes avec les femmes.

M. Rousseau n’entend pas qu’elles nous ôtent les sentiments du courage et de l’honneur. « Les femmes, dit-il, ne manquent pas de courage, elles préfèrent l’honneur à la vie : l’inconvénient de leur sexe est de ne pouvoir supporter les fatigues de la guerre, et l’intempérie des saisons. » C’est donc cette faiblesse qu’elles nous communiquent, selon M. Rousseau. « Ordit-il, cet inconvénient qui dégrade l’homme, est très grand partout ; mais c’est surtout dans les états, comme le nôtre, (il parle de Genève) qu’il importe de la prévenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit {p. 207}être assez égal ; mais dans une république il faut des hommes. »

Il faut des hommes à Genève, c’est-à-dire, dans son sens, des corps assez bien constitués pour résister aux fatigues de la guerre et à l’intempérie des saisons. Encore une fois, M. Rousseau se croit-il à Lacédémone ? N’est-il pas singulier que l’on s’échauffe l’imagination au point d’appliquer sérieusement les principes de Lycurgue à une ville industrieuse et paisible, qui ne peut être que cela ? Hé ! Monsieur, si l’équilibre qui fait sa sûreté venait à se rompre, pour le coup c’est bien à Genève qu’il serait indifférent d’être peuplée d’hommes ou de femmes. Qu’une république entourée de Républiques rivales et toujours prêtes à l’accabler, s’exerce sans relâche à défendre sa liberté menacée ; qu’elle renonce à tous les arts pour ne s’occuper que de l’art de combattre ; qu’elle endurcisse par une discipline austère les mœurs de ses citoyens, dont elle se fait un rempart : c’est une nécessité cruelle, mais indispensable, et la férocité guerrière entre dans sa constitution. Telle fut Sparte ; mais est-ce là Genève ? Qu’on y joue, qu’on y danse, puisque vous le voulez, qu’on y donne des fêtes ou des spectacles, qu’on y vive avec les femmes ou sans les femmes, pourvu que l’industrie et le négoce y soient en vigueur, et que la police y soit vigilante et sévère, les fondements de votre liberté n’en seront ni plus forts ni plus faibles. La force de Genève n’est pas dans son sein.

C’est un grand mal pour un peuple belliqueux de n’être pas aussi robuste que brave ; et c’est là, nous l’avouons, le désavantage de tous les peuples qui, nourris sous un ciel doux, n’ont pas été endurcis dès l’enfance aux {p. 208}travaux de cet art destructeur, l’unique métier des Romains. Mais vous attribuez ici au commerce des femmes ce qui a des causes bien plus réelles. Vous ne prétendez pas sans doute que les femmes amollissent le laboureur et l’artisan, ni que le peuple de nos villes et de nos campagnes soit énervé par les délices d’une vie oisive et voluptueuse. C’est de là cependant que l’on tire nos soldats, et c’est le soldat qui succombe aux travaux d’une guerre éloignée et à l’inclémence d’un ciel étranger. Les inconvénients du luxe n’en sont pas moins réels ; mais attendez-vous des hommes qu’ils se bornent aux premiers besoins de la vie, tandis que les superfluités voluptueuses les sollicitent de toutes parts ? Vous voyez que Lycurgue lui-même, pour fermer au luxe l’entrée de sa république, fut obligé d’en écarter tous les moyens de s’enrichir. Les femmes ne font rien à cela : tout le vice est dans les richesses.

Du reste, que le climat, les richesses, ou les femmes amollissent la férocité d’un peuple ardent et courageux, et lui ôtent la faculté de porter la désolation et le ravage chez les nations étrangères, en lui laissant la bravoure, la vigueur et l’activité dont il a besoin pour sa propre défense ; que ce peuple invincible dans ses frontières, y soit comme repoussé par la nature, dès qu’il en sort les armes à la main, est-ce à un Philosophe à le regarder comme un mal ? Je pardonnerais tout au plus ce langage au flatteur d’un Roi conquérant.

Les femmes nous rendent femmes : c’est donc à dire, dans votre sens, qu’elles nous rendent moins passionnés, plus doux, plus sensés, plus humains. Elles ne nous inspirent pas cette éloquence brûlante qui convenait à la tribune, {p. 209}mais elles nous enseigne cette éloquence persuasive et conciliatrice qui convient à la société ; et le don de gagner les cœurs est sans comparaison plus réel et plus infaillible que le talent de les subjuguer.

Elles affaiblissent en nous l’ardente soif du sang, et la fureur du brigandage ; mais elles nourrissent dans nos âmes l’amour de l’honneur et l’émulation de la gloire. Un homme flétri par une lâcheté, n’ose plus paraître à leurs yeux ; et si l’on interrogeait les cœurs, on verrait qu’elles ne sont pas oubliées dans la harangue intérieure qu’un jeune guerrier se fait à lui-même quand il marche à l’ennemi.

A l’égard des avantages d’une sévère discipline, qu’on en fasse un devoir essentiel, qu’on y attache l’honneur militaire, que la négligence de ce devoir soit un obstacle invincible à l’avancement, et qu’on observe surtout avec une exacte équité des distinctions glorieuses pour les uns, et humiliantes pour les autres : j’ose répondre que les hommes ne seront pas retenus, ne seront pas même soufferts parmi les femmes, au moment où le devoir et l’honneur les appelleront aux drapeaux.

Voyons quel est dans la société en général, le vice de leur domination ; et si l’amour tel qu’il est peint sur le théâtre, contribue ou remédie au mal que leur commerce peut causer.

La plupart des disputes philosophiques ne sont que des disputes de mots. Nous qui cherchons la vérité de bonne foi, commençons par nous bien entendre. Il s’agit de l’amour que M. Rousseau condamne au théâtre. Quelle est d’abord l’idée qu’il attache à ce nom d’amour ? Il y a un amour physique répandu dans la nature, et qui en est l’âme et le soutien. Voici ce qu’en pense M. Rousseau.

« Si les deux sexes avaient également fait {p. 210}et reçu les avances, le plus doux de tous les sentiments eût à peine effleuré le cœur humain, et son objet eût été mal rempli. L’obstacle apparent qui semble éloigner cet objet, est au fond ce qui le rapproche : les désirs voilés par la honte, n’en deviennent que plus séduisants ; en les gênant la pudeur les enflamme. Ses craintes, ses détours, ses réserves, ses timides aveux, sa tendre et naïve finesse disent mieux ce qu’elle croit taire que la passion ne l’eût dit sans elle. C’est elle qui donne du prix aux faveurs, et de la douceur au refus : le véritable amour possède en effet ce que la pudeur lui dispute. Ce mélange de faiblesse et de modestie le rend plus touchant et plus tendre. Moins il obtient, plus la valeur de ce qu’il obtient augmente ; et c’est ainsi qu’il jouit à la fois, et de ses privations et de ses plaisirs. »

Je défie tout le talent des Actrices, tout le manège des coquettes, de rendre l’amour plus séduisant que ne fait ici la pudeur. Si l’amour physique était un mal, la pudeur serait donc la plus redoutable de toutes les enchanteresses, et le morceau charmant que je viens de transcrire, la plus pernicieuse de toutes les leçons.

Or, selon M. Rousseau, la pudeur est non seulement une vertu, mais la première vertu d’une femme : sans la pudeur une femme est coupable et dépravée. L’amour que la pudeur enflamme, qu’elle rend plus touchant et plus tendre, est donc un bien : nous voilà d’accord. Encore quelques-unes de ses maximes ; c’est m’embellir que de le citer.

« Le plus grand prix des plaisirs est dans le cœur qui les donne…. Vouloir contenter insolemment ses désirs sans l’aveu de celle {p. 211}qui les fait naître, est l’audace d’un satyre ; celle d’un homme est de savoir les témoigner sans déplaire, et les rendre intéressants ; de faire en sorte qu’on les partage ; d’asservir les sentiments avant d’attaquer la personne. Ce n’est pas assez d’être aimé : les désirs partagés ne donnent pas seuls le droit de les satisfaire ; il faut de plus le consentement de la volonté, le cœur accorde en vain ce que la volonté refuse. L’honnête homme et l’amant s’en abstient même quand il pourrait l’obtenir. Arracher ce consentement tacite, c’est user de toute la violence permise en amour : le lire dans les yeux, le voir dans les manières malgré le refus de la bouche, c’est l’art de celui qui sait aimer : s’il achève alors d’être heureux, il n’est pas brutal, il est honnête. Il n’outrage point la pudeur, il la respecte, il la sert ; il lui laisse l’honneur de défendre encore ce qu’elle eût peut-être abandonné. »

Ovide et Quinaut ne disaient pas mieux, et le Théâtre n’eut jamais de plus indulgente morale. D’après ces principes, j’ose assurer M. Rousseau, que l’amour honnête est l’amour à la mode, qu’il y a peu de satyres dans le monde, et que c’est précisément selon sa méthode qu’on y achève d’être heureux.

Mais cet amour innocent, dans l’état de simple nature, peut ne l’être pas dans la constitution actuelle des choses : il y a même des circonstances où il est puni par les lois, comme crime de séduction ; il ne serait donc pas prudent de s’en tenir à cette règle. M. Rousseau admet, dans les sentiments de l’homme en société, une moralité inconnue aux bêtes ; et quoiqu’il fût aisé de trancher toute difficulté, en rejetant, comme lui, l’impertinent préjugé des conditions, et toutes les conventions de la {p. 212}même espèce ; en donnant pour raison de ce qu’on appelle licence, ainsi l’a voulu la nature, c’est un crime d’étouffer sa voix, quoiqu’il n’y ait pas de libertinage qu’on ne pût justifier en disant comme lui : la nature a rendu les femmes craintives, afin qu’elles fuient, et faibles afin qu’elles cèdent ; en un mot, quoique, pour combattre M. Rousseau, il suffise peut-être de l’opposer à lui-même, je ne profiterai pas de l’avantage que me donne le peu d’accord que je crois voir entre ses maximes. Je reconnais donc de bonne foi, que les institutions naturelles doivent se plier aux règles établies entre les hommes ; et que ce qui était bon dans les Bois, peut être mauvais dans nos Villes. Ainsi je vais considérer l’amour dans ses relations politiques et morales, et voir en quoi le théâtre qui le favorise, est nuisible à la société.

D’abord, observons dans l’amour des sentiments très distincts, qu’il est bon de ne pas confondre. S’il n’y avait que ce que M. Rousseau appelle modestement les désirs du cœur, l’amour serait un mouvement passager et périodique, comme tous les besoins, et tel que M. Rousseau nous l’a fait remarquer lui-même dans l’homme sauvage.

Cet amour inspiré par la nature, n’est honnête dans les mœurs de la société, qu’autant qu’il se mêle confusément, et comme à notre insu, à des sentiments plus purs et plus nobles : ces sentiments sont l’estime, la bienveillance, la douce et tendre intimité, d’où résulte la complaisance de soi-même dans un objet de prédilection auquel on attache son être. Quand l’affection est mutuelle et au même degré, c’est l’union la plus étroite, c’est le plus parfait accord qui puisse régner entre deux êtres sensibles ; c’est enfin, s’il est {p. 213}permis de le dire, la transfusion et la coexistence de deux âme.

Cependant on abuse de tout. Examinons comment les exemples de cette union si délicieuse et si pure, peuvent être pernicieux.

J’avoue d’abord que l’amour, dans la plupart des hommes, n’est que le désir naturel, sans aucune trace de moralité. J’avoue que cet amour est plus commun dans les Villes opulentes et peuplées ; j’avouerai même, si l’on veut, qu’il règne à Paris autant et plus qu’en aucun lieu du monde. Est-ce au Spectacle qu’il faut l’attribuer ? L’amour vertueux est, comme je l’ai dit un sentiment composé du physique et du moral, mais dans lequel celui-ci domine. Ce mélange ne se fait dans l’âme que lentement et par degrés : l’estime, la confiance, l’amitié ne s’inspirent pas d’un coup d’œil. Or, si des plaisirs faciles préviennent le désir naissant, s’il n’a qu’à se manifester pour être comblé sans obstacles, l’amour ne sera, dans l’homme en société, que ce qu’il est dans l’homme sauvage : c’est ce qui arrive partout où règnent l’opulence et le luxe ; et c’est ainsi que le germe de l’amour vertueux est étouffé dans l’âme des hommes, quelquefois même avant la saison où il doit se développer. Les femmes faiblement aimées, aiment faiblement à leur tour : l’exemple, le dépit, la séduction, les déterminent à imiter un amant trompeur, un époux dédaigneux ou volage ; et bientôt le dérèglement de part et d’autre, devient une espèce d’émulation.

Dans une Ville qui contient cent mille célibataires nubiles, qu’il y ait des Spectacles, qu’il n’y en ait point, tout ce qu’on peut souhaiter et attendre, c’est que la contagion {p. 214}du vice ne pénètre pas dans le sein des familles ; c’est que les plaisirs tolérés ne dégoûtent pas des plaisirs permis, que le vice n’ait que le superflu d’une société tumultueuse et surabondante, et que l’hymen toujours respecté, soit l’asile inviolable de l’innocence et de la paix. Or, l’amour seul, et j’entends l’amour tel qu’il est représenté au Théâtre, honnête, vertueux, fidèle ; peut être le contrepoison de ce vice contagieux.

Qui n’aime aucune femme en a mille à craindre. L’homme le plus facile à égarer est celui qui, n’étant frappé vivement d’aucun objet déterminé, présente à la séduction un cœur vide. Et ce que je dis d’un sexe doit s’entendre de tous les deux. Le vice de notre siècle n’est donc pas l’amour tel qu’il est peint dans nos Spectacles, mais l’amour tel que l’inspire la nature, et au-devant duquel les plaisirs vont en foule quand le luxe les met à prix.

Le Théâtre, dit-on, allume les désirs ; comme s’il était besoin d’aller au Spectacle pour être homme. Ces désirs, la nature les donne, elle sait bien les réveiller. Un peu plus, un peu moins de vivacité ou de raffinement, ne change rien à cette impulsion universelle. L’homme livré à l’instinct des bêtes chercherait partout sa moitié ; et au défaut de la beauté, la laideur serait adorée. L’occasion est un attrait ; mais si l’occasion ne venait pas au-devant de lui, il irait bientôt au-devant d’elle. Ce n’est donc pas cet amour d’instinct qu’il faut éluder ou tâcher de détruire, il s’agit de le diriger, de l’éclairer, s’il est possible ; il s’agit de lui donner cette moralité qui l’épure, qui l’ennoblit, qui l’élève au rang des vertus. L’émotion qu’on éprouve au Spectacle attendrit l’âme, je l’avoue, et c’est par {p. 215} là qu’il la dispose à l’amour vertueux. L’amour physique n’a besoin que des sens ; l’amour vertueux a besoin de toute la sensibilité, de toute la délicatesse de l’âme. Plus l’âme est sensible, plus elle est délicate ; je dis l’âme, et l’on m’entend bien : or, la délicatesse des sentiments en garantit l’honnêteté. Un caractère de cette trempe s’attache à son devoir par tous les liens qu’il lui présente ; l’estime, l’amitié, la reconnaissance le captivent : la nature et le sang ont sur lui des droits absolus. Au lieu qu’une âme froide et légère ne tient à rien, et cède à un souffle ; elle oublie la vertu qu’elle n’aime pas, pour un vice qu’elle n’aime guère, et se perd sans savoir pourquoi. Si j’ai bien étudié les mœurs de notre siècle, le vrai moyen de les corriger serait le don de nous attendrir.

La sensibilité dirigée au bien, s’attache à tout ce qui est honnête, de là vient que toutes les vertus se tiennent par la main : or, le Théâtre ; en nous intéressant, prend soin de réunir dans une émotion commune tous les sentiments vertueux qui doivent se combiner ensemble. Ainsi l’amour y a pour compagnes la pudeur, la fidélité, l’innocence ; tous ces caractères analogues y sont comme fondus en un seul. C’est donc nous supposer une âme déjà bien corrompue que de prétendre qu’elle analyse ses émotions composées, pour en extraire du poison. Voyons cependant comment cela s’opère.

« Quand il serait vrai, dit M. Rousseau, qu’on ne peint au Théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux ? comme si les vives images d’une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, etc. »

{p. 216}S’il est vrai que la pudeur qui inspire si bien l’amour, et dont les craintes, les détours, les réserves, les timides aveux, la tendre et naïve finesse, disent mieux ce qu’elle croit taire que la passion ne l’eût dit sans elle : s’il est vrai, dis-je, que la pudeur soit une vertu, l’amour qu’elle inspire n’est donc pas un crime. En supposant que les peintures du Théâtre produisent les mêmes effets, le Théâtre devrait donc, ce me semble partager les éloges que M. Rousseau donne à la pudeur.

« Les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas par elles-mêmes un objet déterminé ; mais elles en font naître le besoin. Elles ne donnent pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir ; elles ne choisissent pas la personne qu’on doit aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainsi elles ne sont innocentes ou criminelles que par l’usage que nous en faisons, selon notre caractère, et le caractère est indépendant de l’exemple. »

Si M. Rousseau parle du désir, il est indépendant du caractère, comme le caractère l’est de l’exemple. Dans tous les hommes, le désir tend au même but ; il y arrive, et il s’éteint, c’est la période de l’amour physique. S’il parle de l’amour composé, où dominent les affections morales, je nie que les émotions du Théâtre n’en déterminent pas l’objet. Ce n’est pas telle ou telle personne que le Théâtre nous dispose à aimer, mais une personne douée de telle ou telle qualité. Ces qualités nous affectent plus ou moins selon notre caractère : mais celui qui en est vivement affecté au Spectacle, le sera dans la société, il ne le sera de même que par des qualités semblables ; et plus l’émotion du Spectacle aura été vive, plus il sera indifférent pour tout ce qui ne ressemble {p. 217}pas au tableau dont il est frappé. Estime, respect, confiance, vif intérêt, tendre penchant, voilà ce qui lui reste de l’impression qu’il a reçue ; et le besoin d’aimer n’est ici que le désir impatient de posséder l’objet réel dont on vient d’adorer l’image. Ce désir n’est rien moins que vague ; la cause en décide l’objet.

« L’amour est louable en soi, comme toutes les passions bien réglées ; mais les excès en sont dangereux et inévitables : si l’idée de l’innocence embellit quelques instants le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les circonstances s’effacent de la mémoire, tandis que l’impression d’une passion si douce reste au fond du cœur. »

Un Peuple qui va chaque jour s’attendrir à ce Spectacle, doit donc être un Peuple très passionné ? Ecoutez ce qu’en dit M. Rousseau lui-même.

« On flatte les femmes sans les aimer ; elles sont entourées d’agréables, mais elles n’ont plus d’amants. Ne seraient-ils pas au désespoir qu’on les crût amoureux d’une seule ? Qu’ils ne s’en inquiètent pas ; il faudrait avoir d’étranges idées de l’amour. »

Voilà donc cette foule de Spectateurs qui reviennent du Théâtre avec un besoin si pressant d’aimer ! Voilà l’effet de ces émotions qui préparent à sentir l’amour ! Voilà, dis-je, cet amour dont les excès sont inévitables.

Dans les climats où la sensibilité naturelle est plus que suffisante pour remplir l’objet de la société, il serait dangereux sans doute de l’irriter par des sensations trop violentes ; mais il est un milieu entre la langueur et l’ivresse, et nous sommes bien loin encore de cette vivacité de sentiment, qui, {p. 218}mutuelle entre les deux sexes, fait le charme de leur union. Voilà ce qui manque à nos mœurs, ce qui serait à souhaiter que pût nous donner le théâtre ; et ce n’est pas à nous à craindre que la faible illusion qu’il nous cause ne se change en égarement. On revient ému d’Ariane, d’Inès et d’Alzire ; mais de bonne foi, en revient-on passionné ?XII

C’est à la légèreté, à la dissipation qui nous est naturelle, et au goût des plaisirs tumultueux et vains, qu’on doit attribuer l’éloignement de la jeunesse Française pour les vieillards ; et le théâtre qui fait respecter les vertus de cet âge, comme il en joue les ridicules, est aussi peu la cause de l’abandon où languit la vieillesse, que des travers des jeunes gens.

Quelques-uns de ces travers sont les effets d’une passion aveugle, car il y a partout des caractères violents ; mais si quelque chose pouvait les contenir, quelle leçon plus frappante pour eux que le tableau des excès de l’amour, tel qu’il est peint sur la scène française ? L’amour tendre y est séduisant, mais l’amour passionné y est terrible. L’un y cause de douces émotions, l’autre fait frémir la nature. Est-il de femme qui voulût être à la place d’Inès ? Est-il d’homme qui voulût se trouver dans la situation de Dom Pèdre ?

Quel est donc cet amour criminel où nous conduit l’amour honnête ? Je sais quelles sont les mœurs d’une jeunesse dissipée, mais de tant d’extravagances dont nous sommes témoins, y en a-t-il une entre mille dont le sentiment de l’amour soit la source ? Ce n’est point le cœur qui mène à la débauche, et c’est le cœur, le cœur lui seul, qui reçoit les douces émotions d’un amour tendre et vertueux.

L’amour a deux sortes d’objets : savoir, les objets qui affectent l’âme, et les objets {p. 219}qui émeuvent les sens. Le théâtre peut faire l’une et l’autre impression ; mais ces deux effets n’ont pas la même cause. Que Zaïre soit jouée par une actrice d’une rare beauté, sa beauté affecte les sens, mais son rôle n’affecte que l’âme. L’un tient à l’autre, me dira-t-on : point du tout ; car le rôle de Zaïre attendrit également les deux sexes. Une Zaïre moins belle toucherait moins avec le même talent ; mais cela vient d’une cause si pure, que Zaïre moins belle toucherait moins les femmes elles-mêmes. Cette cause est le charme innocent de la beauté, l’intérêt naturel qu’elle inspire, l’illusion qu’ajoute une figure ravissante au rôle d’une amante adorée, enfin l’harmonie et l’accord des sentiments vertueux et tendres qu’elle exprime, avec le caractère touchant et noble de sa figure et de son action. Mais tout cela n’affecte que l’âme, je le répète, et la preuve en est, qu’un sage vieillard en revient plus touché que le plus voluptueux jeune homme.

L’expression d’un rôle tendre ajoute aux charmes de la beauté ; mais je tiens que de mille spectateurs, il n’y en a pas un qui en soit ému, comme il est dangereux de l’être. Ne nous flattons point d’avoir tant à nous craindre. Il n’est pas aussi aisé de nous enflammer qu’on le dit. Je vois même parmi la jeunesse beaucoup de fantaisies, très peu de passion. Et quand les hommes seront capables d’un sentiment délicat et vif, ils n’auront pas à redouter la séduction de ces goûts frivoles.

Le spectacle cependant peut être dangereux comme pantomime ; mais si tout ce qu’on y voit invite à l’amour physique, tout ce qu’on y entend n’inspire que l’amour moral : plus l’âme y est émue, moins les sens doivent l’être. Quelle est de ces deux {p. 220}impressions celle qui domine et qui reste. C’est là ce qui dépend des caractères ; mais je suis sûr qu’elles se combattent ; que plus on est touché du rôle, moins on est tenté de l’actrice, et qu’avec les mêmes objets, le spectacle serait plus dangereux, par exemple, si l’on ne faisait qu’y danser. Il ne m’est pas permis d’approfondir cette question ; mais j’en dis assez pour me faire entendre. Revenons à l’amour moral.

Le plus grand de ses dangers est celui des inclinations déplacées : elles peuvent l’être, ou relativement aux convenances, ou relativement aux personnes. Sur l’article des convenances, M. Rousseau, n’est pas sévère. Il reconnaît la bonté des mœurs de Nanine ; « où l’honneur, la vertu, les purs sentiments de la nature sont préférés à l’impertinent préjugé des conditions ». Cependant c’est là ce qui rend si dangereuse aux yeux de la plupart des hommes la sensibilité des jeunes gens.

L’amour ne connaît point l’inégalité des conditions ; il tend quelquefois à rapprocher des cœurs que la naissance et la fortune séparent. Il renverse donc le plan économique des familles, et l’ordre politique de la société, l’empire de la coutume et de l’opinion.

La société exige dans les alliances certains rapports que la nature n’a point consultés. Le mariage, au lieu d’être l’accord des volontés, est devenu celui des convenances. Ce plan une fois établi, l’inclination des enfants contredit souvent les intentions des pères. Mais si dans cette position il est malheureux que le cœur de l’homme soit tendre et sensible, s’il est à craindre par conséquent que le théâtre ne contribue à le rendre tel, est-ce au théâtre, est-ce à la nature {p. 221}qu’un Philosophe doit s’en prendre ? M. Rousseau ne leur en fait-il pas un crime ; et je parle ici, non à M. Rousseau, mais à un père de famille jaloux de son nom, soigneux de sa postérité, sensible à l’honneur de son fils, et inquiet sur le choix que ce jeune homme ferait peut-être, si la nature ou l’habitude disposait son cœur à l’amour.

Vous souhaitez à votre fils une âme insensible, lui dirai-je ; c’est souhaiter le plus dur esclavage à sa femme et à ses enfants. Si par malheur vos vœux sont remplis, il n’aimera rien excepté lui-même ; et l’amour-propre n’est jamais si fort que dans une âme où il règne seul. Grâce à vos soins, son âme endurcie ne sera capable d’aucune affection morale ; mais les animaux les plus stupides ont des sens, votre fils en aura comme eux, et comme eux il en sera l’esclave.

Aimez-vous mieux, me dira ce père, aimez-vous mieux que je l’abandonne imprudemment aux caprices aveugles de l’amour ? Non, sans doute, lui répondrai-je ; mais supposons que votre fils ne soit pas naturellement pervers, qu’il soit né bon comme tous les hommes, son bonheur et sa vertu sont dans vos mains : plus son âme sera attendrie, et plus vous la trouverez docile ? et qui vous empêche de diriger sa sensibilité vers des objets qui en soient dignes ?

Un tel soin, je l’avoue, exige une attention vigilante et assidue. Cette attention est un devoir pénible ; on le néglige, et l’on se plaint des égarements d’un jeune cœur livré à lui-même. Mais dans tout cela, que fait le théâtre ? Il supplée par la peinture des affections honnêtes, vertueuses, et par là même intéressantes, à ce qui manque à l’éducation du côté des exemples et des leçons domestiques.

{p. 222}Ce qui alarme le plus M. Rousseau, c’est le danger des inclinations déplacées, relativement à la personne. « Qu’un jeune homme n’ait vu le monde que sur la scène, le premier moyen qui s’offre à lui pour aller à la vertu, est de chercher une maîtresse qui l’y conduise, espérant bien trouver une Constance, ou une Cénie tout au moins. »

Je veux que ce jeune homme n’ait vu au théâtre que des Constance, des Cénie, qu’il n’y ait vu peindre l’amour qu’intéressant et vertueux : l’âme pleine de ces idées, il cherchera, dites-vous une Cénie, une Constance ; mais est-ce dans la société des femmes perdues qu’il ira la chercher ? Le supposez-vous assez insensé ? Ne faut-il pas s’abstenir aussi d’exposer sur le théâtre l’amitié pure et sainte, de peur que quelque jeune homme épris de ses charmes ne la cherche parmi des fripons ? La jeunesse facile et crédule donne souvent dans le piège d’un faux amour, comme dans celui d’une fausse amitié ; mais est-ce pour avoir appris au spectacle à discerner le véritable ? Comment s’y prendrait M. Rousseau lui-même pour éclairer un jeune homme dans le choix d’un objet digne d’être aimé ? Vous reconnaîtrez, lui dirait-il, une femme honnête à ses principes, à ses sentiments, au caractère de son amour. Si elle est plus occupée que vous-même de vos devoirs et de votre gloire, de vos talents et de vos vertus ; si elle prend soin d’embellir votre âme et de vous rendre plus cher à ses yeux, en vous rendant plus estimable ; voilà l’objet qui doit vous attacher. C’est la leçon qu’il lui donnerait, et cette leçon est celle du théâtre. Il ajouterait à ce tableau le contraste d’une femme impérieuse et vaine, qui veut {p. 223}que tout cède à ses caprices, que tout soit sacrifié à sa fantaisie et à ses plaisirs ; qui ne connaît dans son amant de devoir, de soin, d’intérêt que celui de lui complaire ; qui se fait un jeu de sa ruine, un amusement de ses folies ; un triomphe de ses égarements. Voilà dirait-il, ce que vous devez craindre ; et le théâtre l’a dit mille fois. Il serait bon sans doute de mettre en action ces préceptes, il serait bon de repre2senter sur la scène l’enfant prodigue au milieu des malheureuses qui l’ont égaré, ruiné, chassé, méconnu ; mais par malheur la décence s’y oppose. Il s’ensuit que la scène Française n’est pas à cet égard aussi morale qu’elle peut l’être : mais on y dit ce que l’on n’ose y peindre ; et si les impressions n’en sont pas assez vives, si elles frappent l’oreille sans toucher le cœur, ce n’est pas la faute du théâtre.

« Zaïre meurt, et l’on ne laisse pas de souhaiter de rencontrer une Zaïre. » Je le crois bien ; aussi n’est-ce pas la crainte d’aimer une Zaïre, mais la crainte de l’immoler dans les accès d’une jalousie aveugle et forcenée, que ce spectacle doit inspirer.

On s’intéresse à l’amour de Titus pour Bérénice, quoiqu’il soit opposé à son devoir. Pourquoi ? Parce que ce devoir n’en est pas un dans nos mœurs, et que le cœur doit prendre parti pour un sentiment naturel contre une opinion nationale. Que le Cid sacrifiât son père à Chimène, qu’Horace abandonnât la cause de Rome pour complaire à Sabine : je demande à M. Rousseau s’il croit que l’intérêt de l’amour l’emportât dans nos cœurs sur l’intérêt sacré de la nature ou de la patrie ? Qui de nous est complice dans l’âme de la trahison du fils de Brutus ? Mais qu’il plaise aux Romains de faire un crime à leur Empereur d’épouser une Reine, {p. 224}cet orgueil nous irrite, loin de nous toucher. Nous applaudissons dans Titus l’effort généreux qu’il fait sur lui-même ; mais son respect pour une loi superbe ne se communique point à nous, et les charmes naturels de la beauté et de la vertu, conservent tous leurs droits sur nos âme. M. Rousseau a donc raison de dire qu’aucun des spectateurs n’est Romain dans ce moment ; mais aucun ne pardonnerait à Titus de cesser de l’être. C’est par principe qu’on l’admire, c’est par sentiment qu’on le plaint.

« L’amour séduit, ou ce n’est pas lui. » Qu’est-ce à dire, l’amour séduit ? Il intéresse, il attache ? oui, sans doute. Il nous fait tomber dans les pièges du crime, au moment qu’il suit lui-même le chemin de la vertu ? C’est ce que je ne puis concevoir.

« Les circonstances qui le rendent vertueux au théâtre, s’effacent, dit M. Rousseau, de la mémoire des spectateurs. » Ainsi quand, les yeux mouillés de larmes, je viens de voir Zaïre ou Bérénice, j’oublie qu’elles étaient vertueuses, qu’elles ont sacrifié le sentiment le plus cher de leur âme, l’une à la religion de ses pères, l’autre à la gloire de son amant ? Quand je viens d’entendre et d’admirer Lise, Constance ou Cénie, j’oublie la cause, la seule cause de l’intérêt vif et tendre, dont je suis encore tout ému ? Voilà une façon de sentir dont je n’avais pas même l’idée. Il me semble au contraire, que le souvenir des circonstances qui ont excité l’émotion, survit longtemps à l’émotion elle-même ; et ce n’est que par ces images que les peines et les plaisirs passés nous sont encore présents. Comment donc M. Rousseau a-t-il prétendu que l’amour reste, et que l’objet s’efface ? Ferait-il consister l’impression de l’amour au spectacle, dans l’émotion physique des sens ? {p. 225}Si telle est son idée, j’ose lui répondre, qu’aucune des pièces où l’amour est peint vertueux, ne produit cet effet, ni ne peut le produire. Je dis plus : un seul trait qui dans une pièce décente réveillerait une idée obscène, indisposerait tous les esprits. S’il n’y a donc que l’émotion pure de l’âme sans aucun mélange de vice, quel est le caractère dépravé qui change en affection criminelle le sentiment que viennent d’exciter en lui la bonté, la candeur, l’innocence, la vertu même ? Que M. Rousseau compose lui-même ce caractère détestable ; je ne lui oppose point son principe, que tout homme est né bon ; je veux qu’il y en ait de naturellement pervers, et je suppose un tel homme au spectacle. Ou la peinture d’un amour vertueux le touchera, et pour un moment il sera moins méchant, ou il n’en sera point ému, et le spectacle dès lors ne sera pour lui qu’insipide. Il en revient, me direz-vous, avec l’ardeur du désir dans les sens, et il va l’apaiser par un crime. Cela peut être ; mais ce que le théâtre a fait, le spectacle le plus innocent l’eût fait de même. Pensez qu’il s’agit d’un homme perdu : tout est poison pour une telle âme. Mais supposons, ce qui est plus commun, c’est-à-dire, un homme qui ne se livre à l’amour vicieux que parce qu’il y suppose un charme et des plaisirs qui manquent à l’amour honnête : pour celui-ci plus la peinture de l’amour honnête sera touchante, plus le contrepoids du vice aura de force, et moins par conséquent le vice lui-même aura d’attraits. Prenez un jeune débauché au dénouement de l’Enfant Prodigue ; s’il est attendri, s’il a versé des larmes, il est vertueux, au moins dans ce moment. Il a partagé les regrets, la honte, les remords de son semblable ; il a goûté avec lui le plaisir de {p. 226}détester aux pieds d’une femme honnête, sensible et généreuse, le crime de l’avoir trahie. Il a pleuré ses égarements, son cœur s’est dilaté au moment du pardon, il a baisé avec Euphémon la main de sa vertueuse amante : voilà donc les circonstances que vous prétendez qu’il oublie, pour ne conserver que l’impression : de quoi ? D’un amour sans objet, sans motif, sans caractère, et qui, dans son âme, va se changer en vice ? Je me perds dans cette analyse étrange du cœur humain.

« Il faudrait apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l’amour, et à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l’estime. »

J’ai dit comment le théâtre répond à ces vues ; mais dans les principes de M. Rousseau, rien n’est plus rare qu’une femme aimable et vertueuse ; tout ce qui nous dispose à aimer les femmes, nous entraîne donc au vice. C’est ainsi qu’il doit raisonner. Pour moi qui, dans les familles, n’ai guère vu que des filles bien nées, et les grâces de l’innocence unies à celles de la jeunesse, je crois que c’est remplir l’intention de la nature, et celle de la société, que d’attirer sur ces chastes objets les vœux innocents des hommes de leur état, et de leur âge : je crois que leur inspirer une estime, une confiance mutuelle, c’est les disposer à se rendre heureux : je crois, en un mot, qu’attendrir un sexe pour l’autre, c’est tirer l’homme de la classe des bêtes, et cacher la honte de l’amour physique sous l’honnêteté de l’amour moral.

L’amour a ses dangers, sans doute ; mais quelle passion n’a pas les siens ? Il s’agit de le régler, c’est-à-dire, de l’éclairer sur son objet, et de lui tracer des limites. L’homme a ses désirs, la nature les lui donne ; il faut {p. 227}qu’il les fixe, ou qu’il les répande. Entre l’amour et la débauche, il n’y a que la sagesse stoïque, ou l’insensible froideur. Voyez si vous prétendez faire de tous les hommes des Stoïciens, ou des marbres ; les élever au-dessus du soin de perpétuer leur espèce, ou les réduire à n’être plus que des automates multipliants. A moins de métamorphoser ainsi la nature, il me semble que le lien le plus doux, le plus vertueux qui puisse rapprocher, unir, enchaîner les deux sexes, c’est le nœud intime d’une affection mutuelle, et que le plus grand bien qu’on puisse opérer dans les mœurs d’un peuple inconstant et volage, c’est de l’émouvoir, de l’attendrir, de le disposer à l’amour, en l’accoutumant à mépriser ce qu’un tel sentiment a de vicieux, à craindre ce qu’il a de funeste, à chérir ce qu’il a d’intéressant, de respectable et de sacré.

Il n’est point d’armes que M. Rousseau n’emploie, et qu’il ne manie avec beaucoup d’art, pour attaquer les mœurs du théâtre. L’amour honnête qu’on y respire, réunit toutes les affections de l’âme sur un seul objet. Or, « le plus méchant des hommes, est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même. Le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtresse que de s’aimer seul au monde. Mais quiconque aime tendrement ses parents, ses amis, sa patrie et le genre humain, se dégrade par un attachement désordonné qui nuit bientôt à tous les autres, et leur est infailliblement préféré. »

Je nie que le plus méchant des hommes, soit celui qui s’isole le plus. Cet homme-là ne fait que s’anéantir pour la société. Or, le néant n’est pas ce qu’il a de pire. Il est {p. 228}évident que Cartouche était plus méchant que Timon. Du reste, il n’y a que l’amour effréné qui détache l’âme de ses devoirs, et qui en rompe les liens : tout sentiment vif les relâche ; l’amitié, le sang et l’amour trompent l’équilibre des intérêts qui meuvent l’âme ; mais cet équilibre est une chimère. Lycurgue, pour rendre toutes les affections communes, a été obligé de rendre tous les biens communs jusqu’aux enfants, et de former son nœud politique des débris de tous les nœuds domestiques et personnels. Avec l’argument de M. Rousseau, je prouverai qu’une Mérope est un personnage vicieux, et aucune mère ne voudra m’en croire.

L’amour passionné, c’est-à-dire, aveugle et sans frein, est un des plus grands maux dont le cœur de l’homme soit menacé ; aussi dans la peinture qu’on en fait sur la scène, n’inspire-t-il jamais la pitié sans la crainte : voyez Hermione, Radamiste, Orosmane, etc. mais ce n’est point cette fureur cruelle, forcenée, atroce, dont vous craignez pour nos âmes faibles les exemples contagieux. Vous redoutez pour nous ces spectacles tranquilles, où l’on répand de douces larmes, où la vertu gémit avec l’amour, où la volupté même est décente. Cénie, Mélanide, l’Oracle, c’est là, dites-vous, qu’on respire le poison d’un amour dont les excès sont inévitables. Ces mêmes âmes que vous trouvez si froides, quand l’humanité, la pitié les frappe, deviennent donc tout à coup bien sensibles aux impressions de l’amour ! Que dis-je ? l’amour lui-même ne les touche donc qu’au spectacle, car vous-même, vous avouez que le monde ne le connaît plus. J’ai beau vouloir vous concilier avec vous-même, il n’y a pas moyen ; {p. 229}votre opinion est un Protée, et je ne suis pas un Ulysse. Je conclus donc, sans plus de discussion, que l’amour, tel que peuvent l’inspirer ces spectacles attendrissants, n’est rien moins qu’une frénésie, rien moins qu’un mouvement stupide ; qu’il est assez vif pour rapprocher les âmes ; et qu’il ne l’est point assez pour enivrer les sens ; qu’il favorise le penchant de la nature, sans rompre la digue des bienséances, ni changer la direction du devoir et de la vertu. Bannissez donc l’amour de Genève, comme les spectacles ; souhaitez qu’il ne pénètre point dans les retraites de ces montagnons fortunés, chez qui vous priez Dieu qu’on ne mette point de lanternes ; mais laissez-nous désirer qu’à Paris le sentiment le plus doux de la nature, prenne la place de la coquetterie et du libertinage. Les spectacles y sont utiles, non pour perfectionner le goût, quand l’honnêteté est perdue, mais pour encourager l’honnêteté même par des exemples vertueux et publiquement applaudis ; non pour couvrir d’un vernis de procédés la laideur du vice, mais pour faire sentir la honte et la bassesse du vice, et développer dans les âmes le germe naturel des vertus ; non pour empêcher que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage, mais pour y répandre et perpétuer les bonnes, par la communication progressive des saines idées, et l’impression habituelle des sentiments vertueux ; en un mot, pour cultiver et nourrir le goût du vrai, de l’honnête et du beau, qui, quoi qu’on en dise, est encore en vénération parmi nous.

Après avoir peint le théâtre comme l’école la plus pernicieuse du vice, on doit bien s’attendre que M. Rousseau n’épargnera pas les mœurs des Comédiens. Je n’examine point le {p. 230}fait ; la satire m’est odieuse. Je parle de ce qui peut être, sans m’attacher à ce qui est, et je considère la profession en faisant abstraction des personnes.

Selon M. Rousseau, « dans une grande ville, la pudeur est ignoble et basse ; c’est la seule chose dont une femme bien élevée aurait honte. Une femme qui paraît en public, est une femme déshonorée » ; à plus forte raison, une femme qui par état se donne en spectacle : il n’y a rien de plus conséquent. Leur manière de se vêtir n’échappe point à sa censure. Si on lui dit que les femmes sauvages n’ont point de pudeur, car elles vont nues, il répond que « les nôtres en ont encore moins, car elles s’habillent ». Si une Chinoise ne laisse voir que le bout de son pied, c’est ce bout du pied qui enflamme les désirs. Si parmi nous la mode est moins sévère, les charmes qu’elle laisse apercevoir, sont une amorce dangereuse. Ainsi, une femme ne peut sans crime, ni se voiler, ni se dévoiler. Si faut-il bien cependant qu’elle soit vêtue de quelque manière, et à vrai dire, il n’en est point que l’habitude ne rende décente. Or les actrices sont mises à peu près comme on l’est dans le monde : elles se montrent avec cette bonne grâce que M. Rousseau permet aux filles de Genève d’avoir au bal, et dans tout cela, il n’y a rien que d’honnête.

M. Rousseau demande « comment un état, dont l’unique objet est de se montrer en public, et, qui pire est, de se montrer pour de l’argent, conviendrait à d’honnêtes femmes » ? Je ne réponds point au premier article : j’ai fait voir que dans tout ce qui n’est pas d’institution naturelle, les bienséances dépendent de l’opinion. Dans la Grèce, {p. 231}une honnête femme ne se montrait point en public ; parmi nous, elle y paraît avec décence ; un état qui l’y oblige peut donc être un état décent. Quant à la circonstance du salaire dont M. Rousseau fait aux Comédiens un reproche plus humiliant, a-t-il oublié que rien n’est plus honnête que de gagner sa vie ? et ne fait-il pas gloire lui-même de se procurer par son travail de quoi n’être à charge à personne ? Que l’on joue le rôle de Burrhus, du Misanthrope, de Zaïre, ou que l’on donne un Concert pour de l’argent, tout cela est égal, si de part et d’autre les plaisirs que l’on procure à qui les paie, n’ont rien que d’honnête ; or c’était là seulement ce qu’il fallait considérer, sans s’attacher à une circonstance qui ne fait rien du tout à la chose : car si le spectacle était pernicieux, il y aurait encore plus de honte à être acteur gratuitement, qu’à l’être pour gagner sa vie. Qui d’ailleurs assure M. Rousseau que l’argent soit le principal objet d’un Baron, d’un Lecouvreur, et de celui qui, comme eux, aspire à se rendre célèbre ?

Sans doute les talents et le génie ont un objet plus noble que le salaire du travail. Mais comme il faut vivre pour se rendre immortel, la première récompense du Comédien, comme du Poète, du Peintre, du Statuaire, etc. doit être la subsistance, dont l’argent est le moyen : car on ne peut pas en même temps faire Cinna, et labourer la terre.

« Il est difficile que celle qui se met à prix en représentation, ne s’y mette bientôt en personne. » Un si excellent écrivain peut-il vouloir faire passer en preuve d’une imputation flétrissante un tour d’expression qui n’est qu’un jeu de mots ? L’actrice {p. 232}qui joue Emilie ou Colette, est elle plus vendue à l’or des spectateurs, que ne l’étaient Corneille et M. Rousseau lui-même ? S’il me répond qu’elle leur vend sa présence, son action, sa voix et le talent qu’elle a d’exprimer tout ce qu’elle imite, je dirai que Corneille et M. Rousseau ont vendu avant elle leur imagination, leur âme, leurs veilles, et le don de feindre qui leur est commun avec elle. C’est principalement ce don de feindre et d’en imposer, que M. Rousseau trouve déshonorant dans la profession de Comédien.

« Qu’est-ce que le talent du Comédien ? l’art de se contrefaire… de dire autre chose que ce qu’on pense, aussi naturellement que si on le pensait réellement, d’oublier enfin sa propre place, à force de prendre celle d’autrui. » Et à votre avis, Monsieur, qu’est-ce que l’art du Peintre, du Musicien, et surtout du Poète ? Auriez-vous jamais fait les rôles de Colin et Colette, si vous ne vous étiez pas déplacé ? M. de Voltaire, que vous n’accuserez pas d’exercer un métier infâme, était-il semblable à lui-même en écrivant ses tragédies ? L’art de faire illusion est-il plus de l’essence du Comédien, que de l’essence du Poète, du Musicien, du Peintre, etc. ? Celui qui trouva le Dominicain travaillant avec un air atroce au tableau de Saint André, le soupçonna-t-il d’être complice du soldat qu’il peignait alors insultant le saint Martyr.

En vérité, plus j’y pense, moins je conçois que vous ayez écrit sérieusement tout ce que je viens de lire. Cependant de cette déclamation si étrange, et si peu fondée, vous tirez des inductions cruelles. Que vous demandiez si ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de galanterie et aux accents de la passion, n’abuseront jamais de cet art pour séduire {p. 233}de jeunes personnes ; votre crainte peut être fondée, et je sens qu’un bon Comédien doit savoir mieux que personne l’art de témoigner ses désirs sans déplaire, et de les rendre intéressants. Cet art est honnête, selon vos principes ; mais comme je ne vous prends pas au mot, j’avoue qu’un bon Comédien sans mœurs, est plus dangereux qu’un autre homme ; mais vous allez encore plus loin. « Ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distraction utile ? Ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue, ou d’un père avare, pour celle de Léandre ou d’Argan ? »

Que ne demandez-vous de même si celui qui joue Narcisse ne sera pas un empoisonneur au besoin ? Je passe rapidement sur ce trait qui vous est échappé sans doute : je n’ai pas le courage d’en plaisanter ; et si je le relevais sérieusement, je tomberais peut-être moi-même dans l’excès que je vous reproche : je m’en tiens donc à notre objet.

L’Auteur qui compose, et l’Acteur qui représente, se frappent l’imagination du tableau qu’ils ont à peindre. Racine crayonnait de la même main le caractère divin de Burrhus, et le caractère infernal de Narcisse. Milton est sublime dans les blasphèmes de Satan, et dans l’adoration de nos premiers Pères. L’âme de Corneille s’élevait jusqu’à l’héroïsme pour faire parler Cornélie et César, après s’être abaissée jusqu’aux sentiments de la plus lâche trahison pour faire parler Achillas et Septime. Il en est de l’acteur comme du poète, avec cette différence, que celui-ci a besoin de se transformer tout entier, et que son âme doit être, s’il est permis de le dire, centralement affectée {p. 234}des passions qu’il veut rendre, puisque c’est lui qui les enfante, au lieu que l’acteur inspiré par le poète, n’en est que le copiste, n’a besoin pour le rendre que d’une émotion plus superficielle, qui influe encore moins par conséquent sur son caractère habituel.

L’âme prend, à la longue, une teinture des affections vertueuses dont elle se pénètre : l’intérêt qu’elles lui inspirent leur sert comme de mordant. Mais les sentiments qu’on exprime avec horreur, le rôle qu’on méprise au moment qu’on le joue, et qu’on voit en butte au mépris, ce rôle, dis-je, n’a rien de séduisant, rien de contagieux, ni pour le Poète qui le feint, ni pour l’Acteur qui s’exerce à le rendre.

Toutefois je sens comme vous qu’un Comédien vertueux, une Comédienne sage et honnête sera une espèce de prodige, quand vous les réduirez l’un et l’autre à l’amour pur de la vertu, et à la privation désintéressée de tous les plaisirs qui les sollicitent.

Le crime a trois sortes de freins : les lois, l’honneur, la religion. Le vice n’a que la religion et l’honneur ; d’un côté l’on excommunie les Comédiens, de l’autre on veut les rendre infâmes, je demande par quel effort généreux ils se priveraient des plaisirs tolérés par les lois et permis par la nature ? S’ils ont des mœurs, ce ne peut être qu’en s’élevant au-dessus des hommes par une droiture et une force d’âme qui les rassure et qui les console : ils ne sont pas vertueux au même prix que nous. Voulez-vous juger quelle est l’influence de cette profession sur les mœurs ? commencez par lui rendre les deux plus grands freins du vice, les deux plus fermes appuis de la faiblesse et de l’innocence : la religion et l’honneur. Ne {p. 235}les privez de rien, ne les dispensez de rien ; laissez à leurs penchants les mêmes contrepoids qu’aux nôtres, et alors s’ils sont constamment plus vicieux que nous, c’est à leur état qu’on a droit de s’en prendre.

M. Rousseau prend la chose à rebours, et de la honte attachée à l’état de Comédien, il veut tirer une preuve contre les mœurs de cet état, et contre celles des spectacles. A Rome les Comédiens étaient des esclaves1 ; la condition d’esclave était infâme, et par conséquent celle de Comédien ; M. Rousseau en conclut qu’elle doit l’être partout. Dans la Grèce, les Comédiens étaient des hommes libres, et leur état n’avait rien de honteux ; M. Rousseau nous répond qu’ils représentaient les actions des héros ; que ces grands spectacles étaient donnés sous le ciel, sur des théâtres magnifiques, et devant toute la Grèce assemblée. Il nous dispensera, je l’espère, de prendre tout cela pour des raisons ; et s’il veut bien se souvenir que ces Comédiens représentaient familièrement des héros incestueux ou parricides ; qu’ils jouaient et calomniaient Socrate, il avouera que si jamais l’état de Comédien a dû être déshonorant, c’est sur le théâtre d’Athènes.

Dans les premiers établissements des nôtres, l’indécence et l’obscénité des spectacles ont dû attirer sur la profession des Comédiens les censures de l’Eglise, et le mépris des honnêtes gens. Les mœurs de la scène ont changé ; et si M. Rousseau n’a pas prouvé que le spectacle est pernicieux, tel qu’il est, ou tel qu’il peut {p. 236}être, il n’a pas droit de conclure que le métier de Comédien soit en lui-même un état honteux. Or, si cet état peut être honnête, il est de l’équité, de l’humanité, de l’intérêt des mœurs de l’y encourager. Je le répète, l’honneur et la religion sont les appuis de l’innocence, les freins du vice, les mobiles de la vertu, et le contrepoids des passions humaines : priver l’homme de ces secours, c’est l’abandonner à lui-même. Heureusement les Comédiens ne prennent pas tous à la lettre cet abandon désespérant : autorisés, protégés, récompensés par l’état, accueillis, considérés même dans la société la plus décente, lorsqu’ils y apportent de bonnes mœurs, ils savent que si nos sages Magistrats n’ont pas cru devoir encore céder aux vœux de la nation et aux motifs puissants qui sollicitent en faveur du théâtre, c’est par des raisons très supérieures aux préjugés de la barbarie. Ils savent que ces raisons politiques n’ont rien de relatif à leur conduite personnelle, et par conséquent rien de déshonorant pour eux ; aussi n’ont-ils pas perdu le courage d’être Chrétiens et honnêtes gens. M. Rousseau n’a connu particulièrement qu’un seul Comédien, et il avoue que son amitié ne peut qu’honorer un honnête homme.

A l’égard des tentations auxquelles une Actrice est exposée, il en est qui, dans la situation actuelle des choses ; me semblent comme inévitables. On ne doit pas s’attendre à voir des mœurs pures au théâtre, tant que le fruit du travail et du talent ne pourra suffire aux dépenses attachées à cette profession. Mais que, tout compensé, il reste à une Actrice qui pense de quoi vivre modestement et honnêtement dans sa maison, où ses études continuelles l’attachent ; qu’elle puisse d’ailleurs prétendre dans son état {p. 237}à tous les avantages que l’estime publique attribue la vertu, il y a d’autant mieux à présumer de sa conduite et de ses mœurs, que les principes et les sentiments dont elle est habituellement affectée, lui éclairent l’esprit et lui élèvent l’âme.

J’en ai dit assez, j’en ai trop dit peut-être, et encore n’ai-je pas relevé tous les traits qui dans cet ouvrage mériteraient d’être discutés. Si je me livrais à toutes les réflexions que M. Rousseau me présente, je ferais un livre plus long que le sien, mais infiniment moins curieux, moins éloquent, moins intéressant de toutes manières. Mon dessein n’a été ni de lui nuire, ni de briller à ses dépens ; mais de réduire au point de la vérité l’opinion de ses lecteurs sur l’article des spectacles. Je puis avoir raison contre lui, sans préjudice pour sa vertu que je respecte, ni pour ses talents que j’admire ; et s’il m’est échappé quelque trait qui fasse douter de ces sentiments, je le désavoue et le condamne. Du reste, il est à souhaiter pour lui-même que j’aie raison contre lui. « Les farces, dit-il, les plus grossières sont moins dangereuses pour une jeune fille, que la comédie de l’Oracle. » Quels reproches ne se fait-il donc pas d’avoir composé en vers et en musique cette scène si naïve et si touchante, que toutes les jeunes filles savent par cœur :

« Tant qu’à mon Colin j’ai su plaire. »

« Le théâtre Français est, dit-il encore, la plus pernicieuse école du vice…. J’aime la comédie à la passion…. Racine me charme ; et je n’ai jamais manqué volontairement une représentation de Molière. »

Il est, comme on voit, selon ses principes, {p. 238}dans le cas d’un homme qui aurait assisté journellement et avec délices, à un festin où il aurait su que l’on versait du poison aux convives.

J’aurai donc rendu à M. Rousseau un service bien essentiel, si j’ai pu lui persuader que ces idées affligeantes qu’il a prises pour la vérité, n’en étaient que de vains fantômes, et que le mal auquel il croit avoir contribué par ses écrits et par ses exemples, est un bien pour l’humanité.