Francesco Patrizi

1590

De l’institution de la république

Édition de François Lecercle
2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Fransceco Patrizi da Siena, De l’institution de la république augmenté de moitié d'annotations tirées de tous les auteurs, qui en ont traité, où ce peut apprendre à bien régir et gouverner un Royaume, traduit en français par M. Jacques Tigeou, Paris, Guillaume Chaudière, 1590 f. 117v-127r et f. 507r-508v.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition), Clotilde Thouret (Responsable d’édition) et Thomas Soury (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

PATRICE
DE L'INSTITU-
TION DE LA REPUBLIQUE
augmente de moytie d'anno-
tations tirées de tous les autheurs, qui en ont trai-
cte, ou ce peut apprendre a bien régir et gouver-
ner un Royaume

Le tout traduit en François par m. jaques trigeou
Angevin, Docteur en Theologie, Chancellier et Cha-
noine de l'Eglise Cathedrale à Metz

au roy tres-chrestien

A PARIS
Chez Guillaume Chaudiere, ruë S. Jaques, à l'en-
seigne du Temps et de l'Homme Sauvage.
M. D. LXXXX.
avec privilege du royI

[f. 117v]

SIXIEME TITRE.
Des Poètes, et de leurs vertus, item quels Poètes on peut lire et quels on doit rejeter des ThéâtresDe la Poésie et des Poètes vois Strab[on] li. 1 [de la Géographie]. Volaterr[anus] l. 33 [Rafaello Maffei, dit Volaterranus, commentariorum Urbanorum Libri XXXVIII]. Arist[ote] de Poetica. Pol[idore] Virg[ile]. li. 1. ch. 8. des inventeurs [De rerum inventoribus].. §

Quant aux Poètes, si nous voulons Plato[n] li. 2. de la Rép[ublique].croire Platon, il les faudra plutôt bannir de la cité, que de les y recevoir1. pour raison qu’il affirme, que leurs fables (ainsi les appelle-t-il) desquelles Homère [f. 118r]et Hésiode sont auteurs, sont grandement inutiles aux jeunes gens, et principalement pour autant ou qu’ils ont mauvaise opinion des dieux, ou bien ils en parlent mal.Il excuse les Poètes touchant leurs fables. Toutefois quant à moy, je ne trouve point que cette raison soit suffisante de ce qu’ils ont par la raillerie de leurs fables méprisé les sottes opinions qu’avaient les Païens touchant les dieux, et touchant leurs vaines et folles superstitions. Car ils ne pouvaient confesser que ceux là fussent vrais dieux, lesquels ils avaient connu avoir été mortels, et souillés d’une infinité de vices et de méchancetés, quoiqu’ils eussent plusieurs auteurs, auxquels contredire ils estimaient être fort dangereux, et pour cette occasion ils appropriaient sous fables obscures ce qu’ils ne pouvaient ou n’osaient dire ouvertement.2. Car les Poètes n’ignoraient point que Jupiter Roi de Candie ne fut jamais dieu,Jupiter Opt[imus] Max[ixmus] ainsi les anciens auteurs l’appelaient. très bon, très grand, ains homme mortel, impie envers ses parents, et rempli de toute méchanceté, n’ayant épargné ni sa sœur Junon, ni sa fille Vénus : lequel mêmement avait ravi Ganymède de Phrygie, pour en abuser à son plaisir, sous couleur de le prendre pour son échanson. Est-il vraisemblable que ces Poètes excellents et très doctes eussent estimé ce Jupiter être dieu immortel, duquel ils avaient loué par leurs vers le sépulcre en l’Ile de Candie ? et vu mêmement qu’ils connaissent bien, que c’est la façon des adulateurs, flatter leurs Princes follement, afin d’être les bienvenus, et reçus pour mignons de cour, les eussent-ils mis au nombre des dieux après leur mort ? Que [f. 118v]signifie autre chose la fable des Egyptiens, par laquelle ils disent, que Osiris fut fait dieu du Soleil,Osiris fait dieu du soleil. Vois Macro[be] li. 1. Satur[nales]. c. 20. Vois le Traité de Isis et Osiris en Plut[arque] [Traité des Moralia] où ceci est amplement déchiffré. et qu’il le faut apaiser comme le dieu plus favorable, vu qu’ils savaient bien, qu’il était né mortel, étant fils de Phoronce, et de Pithon, et qu’il avait été cruellement massacré par Ochus Roi des Persans, ou par son frere Typhon, homme méchant (Diod[ore de Sicile] li. 1. et 5 [Bibliothèque historique. Berose li. 5. de l’onzième Roi des Assyriens, vois les comment[aires] de Jean AnnieII.selon Diodore Sicilien) et présenté sur table à vingt six de ses compagnons, pour être mangé, afin qu’ils lui fussent fidèles en son Royaume, comme étant complices et participant au même crime et forfait ? Toutefois Diodore affirme, qu’il fut caché, et non dévoré, et que depuis il fut trouvé de sa femme Isis, et inhumé en un sépulcre magnifique, avec force senteurs et odeurs, Typhon ayant été saccagé, et tous ses complices coupables du meurtre, sans qu’aucun d’eux échappât. Les Poètes donnant quelque couleur à cette opinion, pour éterniser la mémoire du Roi, qui avait fait tant de bien à tout le monde, et aussi consoler aucunement la Reine Isis sa femme, qui était merveilleusement dolente, et éplorée de la mort de son mary. Telles opinions n’ont-elles pas souventefois séduit plusieurs peuples ?Eneas comme mourut.3. Nous savons, qu’Eneas tomba en la rivière de Numicie, et qu’il n’apparut plus, parce qu’ayant été noyé en l’eau, il avait été emmené dedans la mer par le canal de ladite rivière, ce que la plupart se persuada : et neanmoins le bruit courut par son camp, qu’il s’en était volé au ciel et que d’homme mortel il était fait dieu.4. Nous savons aussi que Romulus fondateur de Rome [f. 119r]étant fort âgé,La mort de Romulus. fut mis en pièces par les Sénateurs qui le haïssaient, pour être trop fâcheux et difficile : et afin qu’ils ne fussent lapidés et saccagés du peuple, firent courir le bruit, qu’il était canonisé et mis au nombre des dieux de Rome, et qu’il voulait être appeléVois Fest[us] Pompeius de verb[orum] significat[ione] [Festus Grammaticus (Sextus Pompeius Festus)]. Altelle, ou Quirin, ordonnant de lui dresser et bâtir un Temple, et un Autel, et lui faire les honneurs qu’on doit à un dieu. Les Poètes estimaient être chose indigne, croire que ceux là fussent dieux, lesquels ils savaient bien avoir été hommes mortels :Diod. Sicili. li. 1III. et pour cette cause ne pouvants ouvertement ôter du cerveau des simples gens leurs vaines superstitions et rêveries, ils ornaient par vers tellement la vie des dieux, que cependant ils donnaient à connaître, qu’ils avaient été hommes, hantant et conversant parmi les mortels : de manière qu’ils n’estimaient rien en eux qui surpassât la nature humaine. C’est pourquoi ils les introduisent comme gens forts et vaillants, et qui secourent les humains en plusieurs choses : Quelquefois comme gens vilains et déshonnêtes, et du tout efféminés. Ils font Hercule (qu’ils interprètent la gloire de l’air)De Hercule. Sénèq[ue]. de la consolation de Philos[ophie]. li. 3. mètre 7IV.Ovide liv. 9. des Métam[orphoses]. 5. maintenant soutenir le ciel sur ses épaules :Lact[ance], li. 1. c. 9. des divines instit[utions]. Terent[ius, Térence] in Eunuch[us, L’Eunuque]. Act. 5. sc. 8. et Donatus sur ledit Tér[ence] [Donat, commentaires sur Térence]. maintenant surmonter les Amazones : maintenant combattre le Géant Antée : ou mettre en pièces le lion de Némée. D’autre part quelquefois ils le descrivent filant la quenouille comme une femme, et faisant sa tâche que Omphale Reine de Lydie lui commandait, laquelle avait changé ses paniers, quenouille, fuseaux, et habits de femme, contre les flèches, la masse, et la peau de lion d’Hercule. [f. 119v]Quelquefois aussi ils l’introduisent tellement fâché pour la perte de son petit enfant, qu’il pleure comme un veau. Toutes telles folies sont façons de faire de gens mortels, ce sont affections d’hommes qui agitent notre esprit çà et là.Exposition de quelques labeurs d’Hercule. Lorsqu’il pensait aux choses plus grandes, que ne sont communément les humains, et qu’il contemplait la nature des astres, il semblait lorsqu’il touchât de la tête au ciel : lorsqu’il combattait vaillamment contre les hommes, ou contre les bêtes cruelles et sauvages, adonc était il estimé preux et vaillant. Au contraire, quand il s’adonnait tellement à paillardise, qu’à peine avait-il le sens rassis, et qu’il se dédiait au service d’une femme, lors on le disait être hors du sens. Mais je vous prie, les Poètes ne le montrent-ils pas être mortel,Clemens Alex[andrinus] in orat[io] Paren[etica] ad gentesV. quand il reçut si grande douleur de ses plaies,Sophocles in Trachiniis [Les Trachiniennes]. Cic. 2. Tusc[ulanes] 6.. qu’il se jeta soi-même dedans le feu, et laissa en succession son arc et ses flèches à Philoctète, lequel fut cause de sa mort ? Il s’ensuit donc que les Poètes n’ont point estimé que ceux ci fussent dieux : mais afin de rendre recommandables, et mémorables les labeurs et travaux de ceux qu’ils jugeaient être excellents et chevaleureux, ils posaient les noms d’iceux entre les étoiles et les astres. Les Egyptiens affirment que le Soleil fut leur premier Roi Osiris, le nom duquel fut après sa mort adjoint à cet astre, à cause de la splendeur et grandeur de ce Roi. Autant en est-il de Mercure,Mac[robe]. li. 1. ch. 19. Saturn[ales]. Cicér[on] 3. de la nature des dieux. Servius in 4. AeneidVI. lequel apporta maintes utilités aux humains, rédigea par ordre les mots, institua les Sacrifices et cérémonies, inventa plusieurs harmonies, enseigna [f. 120r]aux Grecs les interprétations des mots, dont il est appelé Hermès, c’est-à-dire, interprète, et disent fabuleusement qu’il fut changé en une Planète. Les Poètes donc ont rempli le ciel de tels personnages, afin que sachant bien qu’ils avaient été mortels et caducs, ils laissassent à la postérité une mémoire d’eux, leur attribuant le nom de dieu, et [comme on dit] de grands personnages qu’ils étaient, les faisant plus grands.Diog[enus] Laert[tius] ; liv. 7. ch. 1. en la vie de Zénon GittienVII. Car Poème [selon Possidonius] est une oraison faite avec mesure bien jointe, excédant la forme d’une oraison laborieuse, c’est-à-dire qui se fait en Prose, et Poésie est un poème significatif contenant l’imitation des choses divines et humaines.

Strabon li. 1. de la Géographie. Louange de la Poésie. Lactance li. 5. ch. 5. des divines instit[utions].Le Géographe Strabon écrit, que la Poésie a été tenue pour la première Philosophie, laquelle prescrit la manière de bien vivre, enseigne les mœurs et affections, commandant avec plaisir et délectation ce qui est à faire : et que mêmes les premiers anciens ont appellé les seuls Poètes, Sages, et Theologiens : à raison qu’iceux comprenaient par mesure et vers la doctrine des choses divines. Ils n’estimaient pas qu’un Jupiter fût dieu :7. ains le prenaient pour quelque puissance céleste par-dessus les éléments, ou pour la région du feu. Ecoute les vers d’Euripide translatés en Latin par Cicéron en son second de la nature des Dieux, desquels tel est le sens :

« Vois-tu pas ce beau ciel épars,Cic[éron] li. 2. de la nature des dieux le prenant d’Eurip[ide]. Clemens Alex[andrinus]. li. 5. Str[omatarum]VIII.
Qui entoure de toutes parts
Le Globe de la terre ronde,
Et qui gouverne ce bas monde ?
{p. 120v}Crois que c’est Jupin en ce lieu,
Et le tiens pour souverain DieuCeci est de Cic[éron] au 2. de natura deorum.. »

8.Or l’air qui est entre la mer et le ciel, ils le consacraient au nom de Junon, laquelle ils disaient être sœur de Jupiter, pour la semblance, et pour la conjonction grande, que l’air a avec le ciel, comme si elle semblait être femme à Jupiter, pour sa mollesse : et quant à l’air pur, ils l’ont appelé, Pallas, la disant être fille de Jupiter : pucelle, pour ce que l’air pur ne se corrompt nullement du monde : et née du cerveau de Jupiter, pour ce qu’il tient le plus haut lieu : ils la disent aussi Triple, à cause du Printemps, de l’Eté, et de l’hiver :Cælius Rho[diginus, Antiquæ Lectiones] li. 8. ch. 18. outre ce l’appellent Glaucopis, non pas qu’elle ait les yeux pers, ains pour autant qu’il semble que l’air soit de couleur azurée, quand on regarde au ciel en temps serein. Les Romains appelaient le Soleil Janus,Macro[be]. l. 1. c. 9. Satur[nales]. Ovide 1. des Fastes. Berose l. 5. et Annie en ses comment[aires] du Verdier li. 1. de la Proso[pographie]. et le peignaient à double visage, comme ayant la puissance des deux portes du ciel, pour autant que l’orient ouvre le jour, et l’occident le ferme :Note. à cette occasion son effigie était faite tenant en sa main dextre le nombre de 365. pour montrer la dimension de l’année, qui se voit par le cours du Soleil. Or non les Poètes seuls, mais aussi les Philosophes n’ont eu aucune connaissance du vrai Dieu, devant la venue de notre Sauveur Jésus-Christ, vrai et unique fils de Dieu, lequel nous a donné son Père à connaître instituant la vraie Religion, par laquelle les ténèbres d’erreur ont été abolies, et aussi toute fausse opinion. Il ne sera donc pas raisonnable de bannir de la cité les [f. 121r]Poètes, non plus que les Philosophes, pour avoir ignoré le vrai Dieu : vu que les Philosophes ont été aveuglés de même erreur, et ténèbres d’ignorance.

Objection avec la réponse. 5. Justin au li. de la Monar[chie]. Théod[oret de Cyr]. li. 3. de Græc[orum] affect[ionum] curat[io]. Clément [d’]Alex[andrie]. li. 5. des Stromes [=Stromates]. Orphee. LinusIX.Quelqu’un par aventure répliquera, qu’aucuns Philosophes ont affirmé, qu’il n’y a qu’un Dieu seul : aussi y a-t-il des Poètes, qui ont dit le même : et en premier lieu Orphée, lequel (selon l’opinion d’aucuns) fut de Libethraville de Thrace, fils d’Oëager et de Calliope, et nourri au mont Pierus, et tient-on qu’il vesquitX onze siecles devant la guerre de Troie. Ce Poète affirma qu’il n’y avait qu’un Dieu, duquel toutes choses prenaient leur être. Linus son maître, de Dieu en fit une Déesse, laquelle il appella Nature, la disant être la cause efficiente de toutes choses, et la source et origine de tous les animaux, de toutes les plantes, et la gouvernante du Soleil, de la Lune, ou des étoiles. VirgileVir[gile] 6. Enéid[e]. Lact[ance]. li. 1. c. 5. des divines instit[utions]. Vir[gile] 4. Géor[giques]. R. le Blanc. et li. 6. de l’Enéid[e]. S. Aug[ustin]. li. 4. ch. 12. de la Cité [de Dieu] avec les annot[ations] de Vives. appelle quelquefois Dieu, Esprit, quelquefois entendement, quelquefois il l’appelle Dieu par son propre nom, quand il dit :

« Dieu va de toutes parts
Par terre, et mer, et par le ciel épars. »

Ovide 1. Metamorph.Touchant Ovide, combien qu’il ait emprunté d’Hésiode cette matière confuse, si est-ce qu’il n’a pas parlé de la puissance, ainsi qu’Hésiode : ains déclare manifestement, que Dieu est le facteur du monde, l’Auteur de toutes choses, et le dispensateur et distributeur de cette confusion, ou Chaos.Tusc. 1. de vniuersitate. Quint. li. 6. Cicéron en plusieurs lieux, et [f. 121v]Quintilian au livre sixième de l’art Oratoire, suivent l’opinion des Poètes, l’appelant Esprit, lequel est mêlé par toutes les parties. Les Poètes ont parlé de Dieu, ce qu’ils ont pu, vu qu’il n'y avait presque personne de ce temps-là, qui eût connaissance du vrai Dieu, ni de la vérité. Si est-ce néanmoins qu’ils en ont dit quelque chose, et ne sais point si ce qu’ils en ont dit, est moindre que ce qu’aucuns Philosophes en ont écrit.Platon a mieux philosophé que les autres Combien que Platon a beaucoup mieux philosophé de la divinité, que tous les autres. Tout ce que dessus mûrement considéré, il faudra retenir les Poètes en la RépubliqueFaut retenir les Poètes en la cité. et les honorer : car véritablement ils méritent d’être chéris et respectés de tous, tant pour ce qu’ils sont rares (car en tout âge d’homme il ne se trouve rien de plus rare, qu’un bon Poète) que pour la grandeur de leur esprit, et de leur naturel divin. Car je me persuade être vrai ce queCic. Pro Arc. Poeta. et 2. de l’Orateur. Cicéron se dit avoir ouï dire de personnages fort notables et très doctes, que les autres sciences et disciplines consistent en doctrine, préceptes, et art :Note. mais que le Poète est bon Poète par nature, qui s’excite soi-même, et est comme poussé et ravi de quelque divin esprit. C’est pourquoi Ennius appelle les Poètes saints, pour autant qu’il semble que les Poètes nous soient recommandés par quelque don de Dieu.Platon en son Dialo. Io : ou de la fureur Poetique. et an 3. des loix. Et Platon entre les quatre divines fureurs qu’il met, divination, mystère, amour, il ajoute pour la quatrième, Poésie, pour montrer que les Poètes font quelque {p. 122r}chose outre les forces de nature. Platon donc a disputé selon la coutume [car il n’affirmait rien ainsi qu’il est aisé de voir en toutes ses œuvres] et aima mieux chasser de sa République les joueurs de farces, que les Poètes, de peur qu’il ne lui advînt, ce qui advint à Cadmus et Plut. en la vie de Thesee.Theseüs, lesquels furent chassés de leurs villes, qu’ils avaient bâties et fondées. Car nous lisonsDiog. Laertius liu. 3. des vies. Elian li. 2. de l’histoire diuerse. que Platon fut Poète, et qu’il composa premièrement des Dithyrambes, et quelque Poésie d’amour et depuis une Tragédie. Son écolier Isocrate, qui fait son maître auteur de ses sentences, mit en lumière des hymnes, et des Apologies à la façon des Poètes. Et partant ne faudra-t-il pas bannir les Poètes, ne les exclure de la cité, vu le grand profit qu’ils apportent. Car que vaudrait la Grammaire sans l’usageLa poésie est nécessaire pour la Grammaire et autres arts. de la Poésie ? Le parler élégant, la propriété du langage, les douces Métaphores, la licence des mots et des sentences lesquelles embellissent les oraisons,Quint. li. 10. ch. 2. ex Theophrasto. Voy Ramus en son Oraison, pro Philosophica disciplina. comme de belles et reluisantes étoiles, ne sont-elles pas inventees par les seuls Poètes, et par eux posées et distinguées en leurs propres lieux ?

Quant aux fables, lesquelles sont inventées, en partie pour en tirer quelque profit, en partie aussi pour en tirer plaisir et passe-temps, elles ne sont à rejeter.Le fable Poëtiques ne sont à reietter. Il les faut enseigner aux jeunes enfants, à raison que sous les appâts et allèchements des fables,Platon 2. de Rep. ou de Iusto. ils apprennent ce qu’ils ne sauraient autrement pour penser, et les mettent fort aisément en leur mémoire : et par le sens et {p. 122v}interprétation d’icelles, ils sont plus commodément et plus facilement dressés. On récite, que incontinentXenophon liu. 2. des dits et faits de Socrates. Cicero 1. des Offices, S. Iustin 2. Apologie. qu’Hercule fut grandelet, il s’en alla en un désert, et que deux femmes se présentèrent à lui, desquelles l’une était fort belle, parée de toute sorte de pierreries riches, reluisante de pourpre, et parfumée de senteurs fort odoriférantes, laquelle usant de douces paroles et emmiellées, le demandait pour compagnie, lui promettant de lui donner tous les plaisirs et voluptés qu’il savait souhaiter : l’autre habillée en une bonne dame et sage Matrone, sans parure, sans dorure, sans odeurs, la tête baissée, l’assurait, que s’il la voulait suivre, il souffrirait premièrement beaucoup de travaux et de labeurs : mais qu’enfin il ne serait point mortel, comme l’autre lui promettait, ains serait immortel. Hercule connut alors, que celle qui se présentait avec mignardises et ébattements, nous menait finalement à la mort : au contraire l’autre nous conduisait à vertu, laquelle par peines et travaux et dangers nous rendait immortels. Et partant Hercule méprisant la première, et ensuivant la seconde, mérita louange immortelle.Eusebe liu. 12. ch. 2. de la preparat. Euang. Telles fables façonnent les jeunes gens, et les rendent plus prompts et habiles à désirer louange et honneur. Et pour cette cause les Grecs [Liu. 1. Geograph.ainsi qu’escrit Strabon] instruisaient leurs enfants en la Poésie, non seulement pour apprendre quelque simple et crue récréation, mais aussi pour en tirer une chaste modestie. Et certes les grandes fables d’Homère et d’Hésiode ne sont point {p. 123r}inutiles, quand on les expose par allégories :Virg. 1. Georg. Ouide 1. Metamorph. comme, quand nous disons, que les Géants [lesquels firent la guerre à Dieu]Macrobe li. 1. c. 20. Satur furent gens méchants, et que s’attaquants à la Majesté divine, Dieu les accabla par foudre qu’il jeta sur eux du haut des cieux. Si ne veux-je pas toutefois défendre tellement et soutenir les fables Poétiques que je les veuille toutes approuver et louer.Presque toute Tragédie doit être chassée. Vois d’icelle Donatus sur Terence et Polyd. Virg. liu. 1. cha. 10. des inuent. Car il faut chasser hors de la cité bien policée presque toute Tragédie, dont Solon la défendit aux Thespiens, comme étant inutile, l’appelant menteuse, ou, qui dit choses fausses. Semblablement les Lacédémoniens commandèrent de transporter de la ville de Sparte les livres d’Æschylus, comme ne servant de rien, et mis en lumière plutôt pour corrompre les bonnes mœurs que pour servir à quelque discipline des bonnes sciences. Et certainement ce n’est point sans cause, que la Tragédie doit être bannie de tout spectacle civil. Car elle a en soi trop grande violence, mêlée avec désespoir, laquelle rend aisément les gens de fous qu’ils sont, du tout insensés, et met en furie les gens de léger cerveau, et principalement quand ils oient réciter telles paroles inhumaines et enflées :

« Il mangea ses enfants de ses propres dents.Ciceron 4. Tusc. et 3. de Oratore. »

Bien souvent aussi persuade des sentences fausses, comme cette-ci :

« Haïssent, pourvu qu’ils craignent. »

Ce que disait ordinairement C. César surnommé Caligula.Suetone in Caligula ch. 30. Voy les Chil. d’Erasme. Je ne serais d’avis de réciter en plein Théâtre telles fables inutiles : néanmoins {p. 123v}les gens de lettres les pourront lire particulièrement, pour en tirer et apprendre quelque sentence. Æschylus fut le premier qui publia les Tragédies, homme singulier, et de fort bon esprit,12. mais si rude, et avec si peu d’élégance, que les Athéniens ne voulurent permettre, qu’elles fussent aucunement portées aux jeux de prix par les Poètes, qui vinrent après, si elles n’étaient corrigées par autres.Louange de Sophocles et d’Euripides. Toutefois Sophocle, et Euripide sont fort élégants et jolis entremêlant de graves sentences, non sans un certain poids et mesure des mots, et gravité des personnages y introduits. Deux Poètes Latins ont suivi ces deux-ci, assavoirCrinite li. 1. ch. 5. des Poetes Latins. Pacuvius de Bronduse, qui fut fils de la sœur du Poète Ennius, et qui gagna sa vie premièrement à Rome,13. exerçant l’art de peinture, et depuis devenu plus savant, vendit ses fables aux Ediles :Crinite au ch. du li. 1. des Poetes Latins. et Accius bourgeois de Rome, toutefois né de parents affranchis. Les œuvres de ces deux sont péries, avec plusieurs autres de gens très doctes, ce qui nous cause un merveilleux regret, pour ce que nous n’avons encore pour le jourd’huy leur semblable.

Je ne suis non plus d’avis de jouer publiquement la Comédie sur échafauds laquelle [selon l’opinion de quelques-uns] fut premièrement inventée en SicileComedie non recevable totalement. Tite Liue. li. 7. de la 1. Decade.. Car elle corrompt et abâtardit les bonnes mœurs des hommes, les rendant efféminés, et les incitant à paillardise et méchanceté. 14.Et même ceux de Marseille,Ceux de Marseille ne receuoient point la Comedie. qui de toute ancienneté ont gardé la rigueur et sévérité, ne l’ont jamais voulu recevoir en leur ville. Car les arguments {p. 124r}et sujets des Comédies contiennent pour la plupart adultères et paillardises. Parquoi l’accoutumance de voir telles vilenies, est cause bien souvent de corrompre les gens de bien. Car és fragmens du 4. de la Rep. de Ciceron.[comme dit Scipion és livres de la République de Cicéron] les Comédies n’eussent jamais pu autoriser leurs vices, et dissolutions infâmes aux Théâtres, si la coutume de leur vie ne l’eût permis. Car si nous voulons juger sainement et à la vérité,Néanmoins le même Cicéron en l’Oraison pro Rosc. Comædo, appelle la Comedie, imitation de vie, miroir de coustume, et image de verité. on n’ose réciter telles vilenies en la présence de gens de bien et d’honneur tant on est honteux. Ce qui se peut vérifier par ce seul exemple. Un jour on jouait quelque farce, en laquelle une putain s’abandonnait publiquement : et comme [selon que son rolet le portait] elle se découvrît déjà pour montrer ses parties honteuses, voyant entrerCato Censorius. Caton au Théâtre, elle cessa son geste et contenance qu’elle devait faire : et comme tous les assistants s’émerveillassent de cela, elle répondit :Note. Ce Caton rébarbatif et sévère est venu au Théâtre : déclarant par son dire, que la présence d’un seul personnage vertueux et d’autorité est de plus grande estime, que n’est l’applaudissement de toute une populace. Les anciens Romains ont de tout temps détesté tous les auteurs de ces fables,Ciceron 4. de Rep. fragment 3. et tous joueurs de Comédies, farceries, et autres jeux sur échafauds : et à cette occasion y avait une ordonnance, par laquelle il était défendu, qu’un bateleur, farceur, et autres que nous appelons communément en France, Enfants sans souci, ne {p. 124v}s’assissent en pas un des quatorze premiers rangs ou sièges au Théâtre. Et en Cicéron le même Scipion témoigne le même, quand il ditS. Aug. liu. 2. ch. 13. de la cité de Dieu, et Viues sur le même cha. Pour autant que les anciens Romains estimaient, que le métier de jouer ces jeux, et toute la scène était chose infame, ont voulu, que telle manière de gens non seulement fût privée de l’honneur des autres citoyens, et du droit de bourgeoisie : mais aussi que par la note et répréhension du Censeur elle fût ôtée de la tribu, ou du nombre de ceux, qui étaient enrôlés chacun en son cartier ou canton. Et partant que la Comédie soit chassée et bannie du Théâtre :On peut lire les Comedies à part et non les exhiber au peuple. toutefois si les gens savants la veulent lire, qu’ils la lisent particulièrement en leurs études, en pesant plutôt les mots et dictions, que les sentences. Car elle est fort élégante, et sa diction est pure et nette, et accommodée au parler et devis commun. Rien n’a manqué à Ménandre : Eupolis, Cratinus, et Aristophane sont élégants, et ont belle grâce : les Latins ont eu pareillement leur louange.Aul. Gell. li. 15. ch. 24. Crinite. li. 23. ch. 7. de honesta disciplina. Car Pub. Nigidius donne le premier lieu d’entre les Comiques à Célius : et Varron dit, que si les Muses voulaient parler Latin, elles parleraient le même langage que Plaute. Pareillement TérenceQuintil. liu. 10. ch. 1. est fort élégant, net, Latin, et pur :Epist. 3. li. 7. ad Atticum. tellement que Cicéron dit, qu’il faut user de sa diction et phrase. Si ne suis-je toutefois d’opinion, que le populaire s’amuse à les lire. Car entre les déshonneurs qu’on reprochait aux Athéniens, on leur mettait premièrement devant leurs yeux qu’ils dépendaient beaucoup plus à faire jouer leurs {p. 125r}Comédies, et Fables Palliates, qu’és plus grosses et urgentes guerres qu’ils fissent.

Les Latins ont eu pareillement leurs Comédies :15. car les unes furent appelées Togates,Diuerses Comedies des Latins Togates. ou Toguées, prenant leur appellation des accoutrements des joueurs d’icelles, lesquels accoutrements étaient Toges, ou longues robes à la façon des Romains : et leur sujet était Latin : les autres se nommaient Pretextates,Pretextates. prenant leur dénomination aussi de la dignité des personnages graves, qui y étaient introduits. Les autres se nommaient Attellanes.Atellanes, ainsi dites de ce mot Atella, ville de la Campagne, où elles furent premièrement jouées. Les autres furent dites RhyntoniquesRhintoniques du nom de l’auteur : les autres, Tabernaires, ayant leur sujet et style vulgaire, et de petite conséquence. Quant aux autres Poèmes, ou Comédies dites Mimi,Donat. sur Terence. ou Planipediæ, en Latin, elles ne contenaient sinon choses ridicules : et mêmes les personnages étaient personnes viles, et sans aucun apparat.

Tite Liue l. 7Depuis que les Romains commencèrent à produire en leurs spectacles telles comédies ou farceries, ils se montrèrent plus négligents et abâtardis, tant au fait de la guerre, qu’ès autres affaires de conséquence, ayant reçu en leur République tels passe-temps, et mignardises des Grecs. Et partant ce n’est sans raison, que cet excellent Satirique dit :Iuuenal sætyre. 3.

« Souffrir ne puis que tu suives la Grèce,
Peuple Romain, en sa délicatesse,
Quoi que ne soit la centième partie.
{p. 125v}Mais ja piéça17. Orontes de Syrie
Dedans ton Tibre est coulé jusqu’icy,
Qui avec soi a apporté aussi
La langue, et mœurs, les tambours et hautbois,
Et les joueurs des délicats Grégeois :
Jusqu’à montrer toute fille impudique
S’abandonner en plein cirque publique. »

18.Or nous pouvons conjecturer, combien vile et légère est tant la Tragédie, que la Comédie, ayant égard à leur dénomination. Car l’une prend son étymologie de ce mot GrecDonatus sur Terence. τράγις, qui signifie en François, Bouc, lequel au seul regard premier ne semble point laid, mais quand il se départ, il laisse une puanteur merveilleuse : l’autre prend son appellation de ce mot GrecHoratius in arte. Festus Pompeius de verb. signifi. κῶμος, c’est à dire en François, village, ou pour autant qu’elle ne fut pas si tôt reçue dedans la ville, ou pour autant que c’est plutôt aux villageois et rustiques d’être spectateurs de la Comédie, qu’aux gens de ville.

Poetes Heroiques doiuent être retenus en la Repub.Touchant les Poètes héroïques, je suis d’opinion, non seulement qu’on les lise,Quintil. li. 10. ch. 1. mais aussi qu’on les apprenne par cœur : et si quelquefois au temps de paix nous voulons permettre des jeux publiques, ou quelques fêtes de récréation, pour exhiber au peuple quelque passe-temps (ce qui se doit faire, à mon avis, peu souvent, ou bien après quelque grande victoire) il en faudra choisir de ceux-ci pour les réciter.Louange des Poetes Heroiques, et signamment d’Homere, et de Virgile. Car ils sont graves en leurs dictions avec une élégance et majesté accompagnée d’éloquence, laquelle assistée d’une gravité et poids fort propre et convenable {p. 126r}au sujet, embellit la variété des sentences. Car Homère et Virgile sont si parfaits et accomplis en cette Poésie, qu’ils n’ont laissé aucune espérance à leurs suivants, je ne dis point de les pouvoir égaler, ains de les pouvoir imiter. Ils nous ont laissé par leurs écrits les portraits et images des vaillants Capitaines et Chefs de guerre, pour les contempler et ensuivre : par lesquels nous sommes excités d’avantage à suivre toute sorte de vertu et de louange.Cic. pro Archia Poeta. Plut. en la vie d’Alexandre. Alexandre le Grand montra assez combien on doit chérir d’être louangé par les Poètes, combien qu’il y eût plusieurs gens doctes, qui pouvaient mettre par écrit ses prouesses et faits Héroïques : et néanmoins étant arrivé à Sigée, au sépulcre d’Achille, il s’écria : O Heureux Achille, d’avoir eu Homère pour Héraut et trompette de tes vertus : Le même Prince avait les livres dudit Homère en si grande recommandation et estime, que lorsqu’il se reposait, il les avait toujours sous son oreiller :Pli. li. 7. c. 29. et après qu’il eut obtenu victoire contre Darius, et gagné son trésor entièrement, entre les autres joyaux, 19.il trouva un coffret enrichi d’or, de perles, et d’autres pierreries : et comme ses familiers lui eussent montré, qu’il s’en pourrait servir à plusieurs choses : Non, non, répondit-il, il faut qu’il serve pour garder les livres d’Homère : car il est bien raisonnable, que le plus précieux et le plus excellent ouvrage d’un esprit humain, soit gardé dedans le plus précieux ouvrage qui soit.

{p. 126v}On doit mettre au rang de ces Poètes la Satire laquelle selon le dire de Quint. li. 10. ch. 1.Quintilien, est toute Latine. Car quant aux anciens Grecs Comiques, ils ont Crinitus liu. 20. ch. 9. de honesta disci.pris une merveilleuse hardiesse et liberté de s’attaquer aux vices. Ce que témoigne Horace [lequel tient le premier lieu et degré entre les Satiriques] quand il dit :Horace saty. 4. du li. 1.

« Aristophane, Eupolis, et Cratin,
Entre les Grecs eurent l’esprit certain,
A composer Comédies m »ordantes,
Et autres vieux, qui de langues piquantes,
Peindaient au vif en grande liberté
Les malfamés pleins de méchanceté,
Comme larrons, adultères, paillards,
Voleurs, meurtriers, et semblables pendarts.

Horace ep. 1. li. 2. ad Augustum, dit que les Censeurs publierent une loy que l’on s’abstint de noter ainsi les personnes.Le même veut que les Latins ont pris de ceux-ci le commencement de la Satire : et pourtant il ajoute :

« Lucilius, homme facétieux,
Rude en ses vers, mais fort ingénieux,
Dépend du tout de ceux-ci : car après
Il ensuivit ces Grégeois de bien près,
Usant de style dissemblable et divers,
Changeant les pieds et mesures des vers. »

Mais M. TerenceQuint. liu. 10. ch. 1. Varron très excellent Poète, et le plus savant de tous les Philosophes Latins,Aul. Gell. li. 19. ch. 14. Lact. li. 1. ch. 6. des instit. diuines. écrivit un autre genre de Satire en autre genre de carmes, que ne fit C. Lucilius, dont il en reçut grande louange. Et certes les Les Poetes Satiriques sont utiles.Satiriques sont grandement utiles : parce qu’ils détestent les vices, louent la vertu, et dressent les jeunes gens à bien et vertueusement vivre. Toutefois on les {p. 127r}prise moins, pour autant qu’ils semblent être par trop libres à parler, et que bien souvent ils se montrent trop aigres et âpres à reprendre les personnes. Si est-ce que si on avait raclé quelque peu de leurs écrits, ils pourroient à bon droit être appelés les plus saints d’entre tous les Poètes.

Des Elegies, et de leurs compositeurs.Quant à l’Elégie, elle est semblablement de bonne grace, et aide le style familier, le rendant plus joyeux : en laquelle Callimaque a mérité le premier lieu entre les Grecs : de manière que son pays, à savoir Cyrène, fondé par les Lacédémoniens, en fut rendu plus illustre et plus célèbre :Crinitus li. 3 des Poetes La tins. comme la ville de Mevania par Properce, lequel ne mérita pas moindre louange en carme Elégiaque, que Tibulle, et Ovide.

Les Poètes Lyriques recevables en la Rep.Quant aux Poètes Lyriques, il les faut aussi recevoir, principalement és Hymnes, et chants mystiques, et és louanges des dieux. Or Pindare est le plus excellent d’entre les Poètes Lyriques, quoi que l’on dit,20. que Corinna écolière de Myrtis,Suidas. Aelianus li. 13. variæ hist. le surmonta par cinq fois au jeu de prix. Et Sappho Eresia, qui véquit longtemps devant Sappho de Mitylène, laquelle (comme l’on tient) inventa la premièreVolaterr. l. 19. l’Archet, ne mérite pas petite louange en carme Lyrique, laquelle prêta le collet à Stésichore, et puis à Alcée, auquel Apollon bailla un archet d’or, à cause de la douceur de ses vers : ou plutôt à cause qu’il poursuivit les Tyrans non seulement par armes, mais aussi par sa Poésie. Toutefois Strabon.Strabon Géographe préfère la Poésie de celle de Mytilène, et dit qu’il {p. 127v}n’y eût femme semblable à elle, ou qui lui pût être parangonnée en Poésie. Flacce Horace surmonte tous les Latins en ce genre de Poésie, combien que Catulle de Vérone en a fait ce qu’il a pu pour son temps.

C’est assez et plus qu’assez parlé des Poètes :Excuse d’avoir été trop long à discourir des Poètes. mais la douceur de leur beau parler, et la joyeuse souvenance que j’ay d’eux, m’ont contraint d’être plus long : et mêmes ne me semblait raisonnable de ne les point soutenir et protéger, L’auteur fort affectionné à la Poésie.à raison que dès ma première jeunesse je les ai hantés avec un grandissime contentement et plaisir d’esprit : voire ai moi-même composé quelques Poésies en quatre volumes. Et partant j’eusse enduré à mon grand regret, que leur auteur eût été chassé et forbanni de celle République, laquelle il institue : attendu principalement que mon dessein est, de traiter les préceptes d’une République heureuse. Je passe maintenant aux Philosophes, desquels la doctrine est fort ample et copieuse, digne certainement d’être apprise et reçue soigneusement de chaque bon citoyen.

{p. 507r}

QUATORZIEME TITRE.
Du Théâtre et Scène. §

Les anciens prindrent jadis grand soin à ordonner et dresser les Théâtres,Pline liure 36 ch. 15. Suetone en plusieurs lieux. Vitruue liure 5. duquel ce tiltre est pris. pour autant qu’ils ne pouvaient donner au peuple chose, qui lui fût plus agréable, que de leur représenter et exhiber des comédies, tragédies, spectacles, et jeux publics. Ce qui fut de tel estime, que les Architectes attirés par gros loyers, que les Rois et Princes leur donnaient, ont écrit fort doctement des livres touchant la dimension et ordonnance des1. Théâtres, de la Scène, et de l’Orchestre. Car afin que la voix des joueurs se pût dilater et épandre, et être ouïe clairement, il fut premièrement {p. 507v}nécessaire, que l’Architecte ayant égard tant à la raison de la Musique, qu’à la dimension de Géométrie, il choisît un lieu propre, afin que de l’échafaud la voix pût distinctement et harmonieusement parvenir jusques aux oreilles des spectateurs.

Il y a des lieux,La diversité des lieux. lesquels de leur nature ou sont sourds, de manière qu’on ne peut bonnement entendre ce qu’on y dit, ou bien sont tellement désaccordants, qu’ils rejettent et repoussent jusqu’au profond la voix, ores qu’elle soit prononcée avec force. Autres reçoivent le son de la voix, de façon qu’étant épandue par tout le lieu, elle s’évanouit tout incontinent et se perd, sans aucune formation ou signification de parole, qu’on puisse entendre. Il y en a d’autres, quiPline li. 36. ch. 15. dit jusques à 7. fois. retentissent et résonnent tellement, qu’ils redoublent les derniers mots qu’on a proférés : autres retentissent de manière, que d’une parole ils en font plusieurs. Ce considéré il a été nécessaire, que pour choisir un lieu propre et convenable, pour bâtir et dresser un Théâtre, on se soit montré diligent et industrieux par l’avis et expérience d’un Architecte, pour bien accommoder chacunes parties. Car il était bien requis de regarder soigneusement, que l’échafaud pour les joueurs fût bien dressé, comme aussi2. l’Orchestre où étaient désignés les sièges des Sénateurs, ou Gouverneurs de la Rep. Les Scènes étaient dressées selon le sujet et argument des fables.Vitruve li. 5. ch. 8. Or y avait-il trois manières d’icelles Scènes : à savoir Tragique, Comique, et Satirique. Les lieux de la {p. 508r}Tragique étaient enrichis de Colonnes, Frontispices, Statues, et autres appareils sentant leur Royauté ou Seigneurie. Ceux de la Comique représentaient maisons d’hommes particuliers, ayant leurs fenestrages et ouvertures faites à la mode commune. Ceux de la Satirique étaient ornés d’arbres, Cavernes, Montagnes, Rochers, et pareilles choses rurales. Or chaque Scène avait sa dimension selon l’harmonie du chant, et selon la quantité des Joueurs : ce néanmoins tous ces Spectacles et leurs parties avaient ceci de commun, que les parois n’étaient point ceintes à l’entour de carneaux, mais de corniches et larmiers avancés. Car la voix étant enfoncée en une partie, demeurait quelque peu de temps, avant que elle fût épandue parmi l’air, comme étant retenue du larmier des murailles : et par ainsi parvenait plus doucement aux oreilles des écoutants, et plus clairement, et était beaucoup mieux entendue.

Mais de notre temps il n’est point de besoin, de dresser des Théâtres, d’autant que toutes les farceries, Tragédies et Comédies ne sont plus en usage comme du passé, ains ont été rejetées et bannies des villes, tant pour garder les mœurs honnêtes et vertueuses, que pour la sainteté et révérence de la vraie Religion Chrétienne, laquelle ne permet telles corruptions et déguisements. Par quoi il ne servirait de rien, de parler davantage de l’érection des Théatres, vu mêmement que les vieux se ruinent journellement, et si n’en dresse on plus de nouveaux.