Jean Racine

1666

Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires

Édition de François Lecercle
2016
Source : Jean Racine, Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires, s.l., s.n., 1666.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[EN-TETE] §

LETTRE
A L’AUTEUR
DES HÉRÉSIES
IMAGINAIRES,
ET DES DEUX
VISIONNAIRESI.

{p. 1}
Monsieur,

Je vous déclare que je ne prends point de parti entre Monsieur Desmarets et Vous. Je laisse à juger au monde quel est le Visionnaire de vous deux. J’ai lu jusqu’ici vos Lettres avec assez d’indifférence, quelquefois avec plaisir, quelquefois avec dégoût, selon qu’elles me semblaient bien ou mal écrites. Je remarquais que vous prétendiez prendre la place de l’Auteur des Petites lettresII, mais je remarquais en même temps que vous étiez beaucoup au-dessous de lui, et qu’il y avait une grande différence entre une Provinciale, et une Imaginaire.

Je m’étonnais même de voir le Port-Royal aux mains avec M. ChamillardIII et Desmarets. Où est cette fierté, disais-je, qui n’en voulait qu’au Pape, aux Archevêques, et aux Jésuites ? Et j’admirais en secret la conduite de ces Pères qui vous ont fait prendre le change, et qui ne sont plus maintenant que les spectateurs de vos querelles. Ne croyez pas pour cela que je vous blâme de les laisser en repos. Au contraire, si j’ai à vous blâmer de quelque chose, c’est d’étendre vos inimitiés trop loin, et d’intéresser dans le démêlé que vous avez avec Desmarets, cent autres personnes dont vous n’avez aucun sujet de vous plaindre.

Et qu’est-ce que les Romans et les Comédies peuvent avoir de {p. 2}commun avec le Jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces Ouvrages d’esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ? Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un Roman, et des Comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d’en faire ? Vous avez assez d’ennemis ; pourquoi en chercher de nouveaux ? Oh ! que le Provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il flatte l’AcadémieIV, dans le temps même qu’il persécute la Sorbonne. Il n’a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras. Il a ménagé les faiseurs de Romans. Il s’est fait violence pour les louer. Car dieu merci vous ne louez jamais que ce que vous faites. Et croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables.

Mais, si vous n’étiez pas content d’eux, il ne fallait pas tout d’un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots « d’empoisonneurs publics », et de « gens horribles parmi les chrétiens ». Pensez-vous que l’on vous en croie sur votre parole ? Non, non, Monsieur, on n’est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq Propositions ne sont pas dans Jansénius. Cependant on ne vous croit pas encore.

Mais nous connaissons l’austérité de votre Morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les Poètes. Vous en damnez bien d’autres qu’eux. Ce qui nous surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Hé ! Monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l’autre Monde, ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l’avez quitté il y a longtemps. Laissez-le juger des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le si vous voulez d’aimer des bagatelles, et d’estimer ceux qui les font. Mais ne leur enviez point de misérables honneurs auxquels vous avez renoncé.

Aussi bien il ne vous sera pas facile de les leur ôter. Ils en sont en possession depuis trop de siècles. Sophocle, Euripide, Térence, Homère et Virgile nous sont encore en vénération, comme ils l’ont été dans Athènes et dans Rome. Le temps qui a abattu les Statues qu’on leur a élevées à tous, et les Temples mêmes qu’on a élevés à quelques-uns d’eux, n’a pas empêché que leur mémoire ne vînt jusqu’à nous. Notre siècle qui ne croit pas être obligé de suivre votre jugement en toutes choses, nous donne tous les jours les marques de l’estime qu’il fait de ces sortes {p. 3}d’Ouvrages dont vous parlez avec tant de mépris, et malgré toutes ces maximes sévères que toujours quelque passion vous inspire, il ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l’on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands Génies de l’Antiquité.

Vous croyez sans doute qu’il est bien plus honorable de faire des Enluminures, des Chamillardes, et des Onguents pour la brûlureV. Que voulez-vous ? Tout le monde n’est pas capable de s’occuper à des choses si importantes, tout le monde ne peut pas écrire contre les Jésuites. On peut arriver à la gloire par plus d’une voie.

Mais, direz-vous, il n’y a plus maintenant de gloire à composer des Romans et des Comédies. Ce que les Païens ont honoré est devenu horrible parmi les Chrétiens. Je ne suis pas un Théologien comme Vous. Je prendrai pourtant la liberté de vous dire, que l’Eglise ne nous défend point de lire les Poètes, qu’elle ne nous commande point de les avoir en horreur. C’est en partie dans leur lecture que les anciens Pères se sont formés. Saint Grégoire de Nazianze n’a pas fait de difficulté de mettre la passion de Notre Seigneur en TragédieVI. Saint Augustin cite Virgile aussi souvent que vous citez saint Augustin.

Je sais bien qu’il s’accuse de s’être laissé attendrir à la comédie et d’avoir pleuré en lisant Virgile. Qu’est-ce que vous concluez de là ? Direz-vous qu’il ne faut plus lire Virgile, et ne plus aller à la Comédie ? Mais Saint Augustin s’accuse aussi d’avoir pris trop de plaisir aux chants de l’ÉgliseVII. Est-ce à dire qu’il ne faut plus aller à l’Église ?

Et vous autres qui avez succédé à ces Pères, de quoi vous êtes-vous avisés de mettre en Français les Comédies de TérenceVIII ? Fallait-il interrompre vos saintes occupations pour devenir des traducteurs de Comédies ? Encore, si vous nous les aviez données avec leurs grâces, le public vous serait obligé de la peine que vous avez prise. Vous direz peut-être que vous en avez retranché quelques libertés. Mais vous dites aussi que le soin qu’on prend de « couvrir les passions d’un voile d’honnêteté » ne sert qu’à les rendre plus dangereuses. Ainsi vous voilà vous-mêmes au rang des Empoisonneurs.

Est-ce que vous êtes maintenant plus saints que vous n’étiez en ce temps-là ? Point du tout. Mais en ce temps-là Desmarets n’avait pas écrit contre vous. Le crime du Poète vous a irrités {p. 4}contre la Poésie. Vous n’avez pas considéré que ni M. d’Urfé, ni Corneille, ni Gomberville votre ancien ami n’étaient point responsables de la conduite de Desmarets. Vous les avez tous enveloppés dans sa disgrâce. Vous avez même oublié que Mademoiselle de Scudéry avait fait une peinture avantageuse du Port-Royal dans sa ClélieIX. Cependant j’avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu’on vous eût loués dans ce Livre horrible. L’on fit venir au désert le volume qui parlait de Vous. Il y courut de main en main, et tous les Solitaires voulurent voir l’endroit où ils étaient traités d’illustres. Ne lui a-t-on pas même rendu ses louanges dans l’une des Provinciales, et n’est-ce pas elle que l’auteur entend, lorsqu’il parle d’une « personne qu’il admire sans la connaîtreX » ?

Mais, Monsieur, si je m’en souviens, on a loué même Desmarets dans ces Lettres. D’abord l’Auteur en avait parlé avec mépris, sur le bruit qui courait qu’il travaillait aux Apologies des Jésuites. Il vous fit savoir qu’il n’y avait point de part. Aussitôt il fut loué comme un homme d’honneur, et comme un homme d’espritXI.

Tout de bon, Monsieur, ne vous semble-t-il pas qu’on pourrait faire sur ce procédé les mêmes réflexions que vous avez faites tant de fois sur le procédé des Jésuites ? Vous les accusez de n’envisager dans les personnes que la haine ou l’amour qu’on avait pour leur Compagnie. Vous deviez éviter de leur ressembler. Cependant on vous a vus de tout temps louer ou blâmer le même homme selon que vous étiez contents ou mal satisfaits de lui. Sur quoi je vous ferai souvenir d’une petite histoire que m’a contée autrefois un de vos Amis. Elle marque assez bien votre caractère.

Il disait qu’un jour deux Capucins arrivèrent au Port Royal, et y demandèrent l’hospitalité. On les reçut d’abord assez froidement, comme tous les Religieux y étaient reçus. Mais enfin il était tard, et l’on ne put pas se dispenser de les recevoir. On les mit tous deux dans une chambre, et on leur porta à souper. Comme ils étaient à table, le Diable qui ne voulait pas que ces bons Pères soupassent à leur aise, mit dans la tête de quelqu’un de vos Messieurs que l’un de ces Capucins était un certain Père Maillard qui s’était depuis peu signalé à Rome en sollicitant la Bulle du Pape contre Jansénius. Ce bruit vint aux oreilles de la Mère Angélique. Elle accourut au parloir avec précipitation et {p. 5}demande, qu’est-ce qu’on a servi aux Capucins, quel pain et quel vin on leur a donnésXII. La Tourière lui répond qu’on leur a donné du pain blanc et du vin des Messieurs. Cette supérieure zélée commande qu’on le leur ôte, et que l’on mette devant eux du pain des valets et du cidre. L’ordre s’exécute. Ces bons Pères qui avaient bu chacun un coup sont bien étonnés de ce changement. Ils prennent pourtant la chose en patience et se couchent, non sans admirer le soin qu’on prenait de leur faire faire pénitence. Le lendemain ils demandèrent à dire la messe. Ce qu’on ne put pas leur refuser. Comme ils la disaient, M. de BagnolsXIII entre dans l’église, et fut bien surpris de trouver le visage d’un Capucin de ses parents dans celui que l’on prenait pour le Père Maillard. M. de Bagnols avertit la Mère Angélique de son erreur, et l’assura que ce Père était un fort bon Religieux, et même dans le cœur assez ami de la vérité. Que fit la mère Angélique ? Elle donna des ordres tout contraires à ceux du jour de devant. Les Capucins furent conduits avec honneur de l’Église dans le Réfectoire, où ils trouvèrent un bon déjeuner qui les attendait, et qu’ils mangèrent de fort bon cœur, bénissant Dieu qui ne leur avait pas fait manger leur pain blanc le premier.

Voilà, Monsieur, comme vous avez traité Desmarets, et comme vous avez toujours traité tout le monde. Qu’une femme fût dans le désordre, qu’un homme fût dans la débauche, s’ils se disaient de vos Amis, vous espériez toujours de leur salut, s’ils vous étaient peu favorables, quelque vertueux qu’ils fussentXIV, vous appréhendiez toujours le jugement de Dieu pour eux. La Science était traitée comme la Vertu. Ce n’était pas assez pour être savant d’avoir étudié toute sa vie, d’avoir lu tous les Auteurs, il fallait avoir lu Jansénius, et n’y avoir point lu les Propositions.

Je ne doute point que vous ne vous justifiiezXV par l’exemple de quelque Père. Car qu’est-ce que vous ne trouvez point dans les Pères ? Vous nous direz que saint Jérôme a loué Rufin comme le plus savant homme de son Siècle, tant qu’il a été son ami, et qu’il traita le même Rufin comme le plus ignorant homme de son Siècle depuis qu’il se fut jeté dans le parti d’OrigèneXVI. Mais vous m’avouerez que ce n’est pas cette inégalité de sentiments qui l’a mis au rang des Saints et des Docteurs de l’Eglise.

Et sans sortir encore de l’exemple de Desmarets, quelles exclamations ne faites-vous point, sur ce qu’un homme qui a fait autrefois des Romans, et qui confesse, à ce que vous dites, qu’il a {p. 6}mené une vie déréglée, a la hardiesse d’écrire sur les matières de la Religion ? Dites-moi, Monsieur, que faisait dans le monde M. Le Maistre ? Il plaidait, il faisait des Vers, tout cela est également profane selon vos maximes. Il avoue aussi dans une Lettre qu’il a été dans le dérèglement, et qu’il s’est retiré chez vous pour pleurer ses crimes. Comment donc avez-vous souffert qu’il ait tant fait de Traductions, tant de Livres sur les matières de la Grâce ? Ho, ho, direz-vous, il a fait auparavant une longue et sérieuse pénitence. Il a été deux ans entiers à bêcher le jardin, à faucher les prés, à laver les vaisselles. Voilà ce qui l’a rendu digne de la doctrine de Saint Augustin. Mais, Monsieur, vous ne savez pas quelle a été la pénitence de Desmarets. Peut-être a-t-il fait plus que tout cela. Croyez-moi, vous n’y regarderiez point de si près, s’il avait écrit en votre faveur. C’était là le seul moyen de sanctifier une plume profanée par des Romans et des Comédies.

Enfin je vous demanderais volontiers ce qu’il faut que nous lisions, si ces sortes d’Ouvrages nous sont défendus. Encore faut-il que l’esprit se délasse quelquefois. Nous ne pouvons pas toujours lire vos Livres. Et puis, à vous dire la vérité, vos Livres ne se font plus lire comme ils faisaient. Il y a longtemps que vous ne dites plus rien de nouveau. En combien de façons avez-vous conté l’histoire du Pape HonoriusXVII ? Que l’on regarde tout ce que vous avez fait depuis dix ans, vos DisquisitionsXVIII, vos Dissertations, vos Réflexions, vos Considérations, vos Observations, on n’y trouvera autre chose sinon que les Propositions ne sont pas dans Jansénius. Hé ! Messieurs, demeurez-en là. Ne le dites plus. Aussi bien à vous parler franchement, nous sommes résolus d’en croire plutôt le Pape et le Clergé de France, que vous.

Pour vous, Monsieur, qui entrez maintenant en lice contre Desmarets, nous ne refusons point de lire vos Lettres. Poussez votre Ennemi à toute rigueur. Examinez Chrétiennement ses mœurs et ses Livres. Feuilletez les Registres du Châtelet. Employez l’autorité de Saint Augustin et de Saint Bernard, pour le déclarer Visionnaire. Etablissez de bonnes règles pour nous aider à reconnaître les fous. Nous nous en servirons en temps et lieu. Mais ne lui portez point de coups qui puissent retomber sur les autres. Surtout, je vous le répète. Gardez-vous bien de croire vos Lettres aussi bonnes que les Lettres Provinciales. Ce serait une étrange vision que cela. Je vois bien que vous voulez attraper ce genre {p. 7}d’écrire. L’enjouement de M. Pascal a plus servi à votre parti que tout le sérieux de M. Amauld. Mais cet enjouement n’est point du tout votre caractère. Vous retombez dans les froides plaisanteries des Enluminures. Vos bons mots ne sont d’ordinaire que de basses allusions. Vous croyez dire par exemple quelque chose de fort agréable, quand vous dites sur une exclamation que fait M. Chamillard que « son grand O, n’est qu’un 0 en chiffre », et quand vous l’avertissez de ne pas suivre le grand nombre, « de peur d’être un docteur à la douzaine ». On voit bien que vous vous efforcez d’être plaisant. Mais ce n’est pas le moyen de l’être.

Retranchez-vous donc sur le sérieux. Remplissez vos Lettres de longues et doctes périodes. Citez les Pères. Jetez-vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les Antithèses. Vous êtes appelé à ce style. Il faut que chacun suive sa vocation.

Je suis, etc.