Jean-Jacques Rousseau

1758

Lettre de J. J. Rousseau à M. D’Alembert

Édition de François Poudevigne
2014
Source : Jean-Jacques Rousseau, J. J. Rousseau à M. D'Alembert, Amsterdam, Marc MIchel Rey, 1758.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'éditiion), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

J.J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE,
A M. D’ALEMBERT,
De l’Académie Française, de l’Académie Royale des
Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société
Royale de Londres, de l’Académie Royale des Bel-
les-Lettres de Suède, et de l’Institut de Bologne
 :
Sur son Article GENÈVE
Dans le VIIme. Volume de l’ENCYCLOPÉDIE,
ET PARTICULIÉREMENT,
Sur le Projet d’établir un
THEATRE DE COMEDIE en cette Ville.
Dii meliora piis, erroremque hostibus illum

A AMSTERDAM

Chez MARC MICHEL REY,
M.DCC.LVIII.

PRÉFACE §

{p. III}

J’ai tort, si j’ai pris en cette occasion la plume sans nécessité. Il ne peut m’être ni avantageux ni agréable de m’attaquer à M. d’Alembert. Je considère sa personne : j’admire ses talents : j’aime ses ouvrages : je suis sensible au bien qu’il a dit de mon pays : honoré moi-même de ses éloges, un juste retour d’honnêteté m’oblige à toutes sortes d’égards envers lui ; mais les égards ne l’emportent sur les devoirs que pour ceux dont toute la morale consiste en apparences. Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de l’homme. Humanité, patrie, voilà ses premières affections. Toutes les fois que des ménagements particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable. {p. IV} Puis-je l’être en faisant ce que j’ai dû ? Pour me répondre, il faut avoir une patrie à servir, et plus d’amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire aux hommes.

Comme tout le monde n’a pas sous les yeux l’Encyclopédie, je vais transcrire ici de l’article Genève le passage qui m’a mis la plume à la main. Il aurait dû l’en faire tomber, si j’aspirais à l’honneur de bien écrire ; mais j’ose en rechercher un autre, dans lequel je ne crains la concurrence de personne. En lisant ce passage isolé, plus d’un lecteur sera surpris du zèle qui l’a pu dicter : en le lisant dans son article, on trouvera que la Comédie qui n’est pas à Genève et qui pourrait y être, tient la huitième partie de la place qu’occupent {p. V} les choses qui y sont.

« On ne souffre point de Comédie à Genève : ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes ; mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de Comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne serait-il pas possible de remédier à cet inconvénient par des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des Comédiens ? Par ce moyen Genève aurait des spectacles et des mœurs, et jouirait de l’avantage des uns et des autres ; les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens, et leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très difficile {p. VI} d’acquérir sans ce secours ; la littérature en profiterait sans que le libertinage fît des progrès, et Genève réunirait la sagesse de Lacédémone à la politesse d’Athènes. Une autre considération, digne d’une République si sage et si éclairée, devrait peut-être l’engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la profession de Comédien, l’espèce d’avilissement où nous avons mis ces hommes si nécessaires au progrès et au soutien des arts, est certainement une des principales causes qui contribuent au dérèglement que nous leur reprochons ; ils cherchent à se dédommager par les plaisirs, de l’estime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous, un Comédien qui a {p. VII} des mœurs est doublement respectable ; mais à peine lui en fait-on gré. Le Traitant qui insulte à l’indigence publique et qui s’en nourrit, le Courtisan qui rampe et qui ne paie point ses dettes : voilà l’espèce d’hommes que nous honorons le plus. Si les Comédiens étaient non seulement soufferts à Genève, mais contenus d’abord par des règlements sages, protégés ensuite et même considérés dès qu’ils en seraient dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que les autres citoyens, cette ville aurait bientôt l’avantage de posséder ce qu’on croit si rare et qui ne l’est que par notre faute : une troupe de Comédiens estimables. Ajoutons que cette troupe deviendrait bientôt {p. VIII} la meilleure de l’Europe ; plusieurs personnes, pleines de goût et de dispositions pour le théâtre, et qui craignent de se déshonorer parmi nous en s’y livrant, accourraient à Genève, pour cultiver non seulement sans honte, mais même avec estime un talent si agréable et si peu commun. Le séjour de cette ville, que bien des Français regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendrait alors le séjour des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la philosophie et de la liberté ; et les Etrangers ne seraient plus surpris de voir que dans une ville où les spectacles décents et réguliers sont défendus, on permette des farces grossières et sans esprit, aussi contraires au {p. IX} bon goût qu’aux bonnes mœurs. Ce n’est pas tout : peu à peu l’exemple des Comédiens de Genève, la régularité de leur conduite, et la considération dont elle les ferait jouir, serviraient de modèle aux Comédiens des autres nations et de leçon à ceux qui les ont traités jusqu’ici avec tant de rigueur et même d’inconséquence. On ne les verrait pas d’un côté pensionnés par le gouvernement et de l’autre un objet d’anathème ; nos Prêtres perdraient l’habitude de les excommunier et nos bourgeois de les regarder avec mépris ; et une petite République aurait la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important, peut-être, qu’on ne pense.I »

{p. X}Voilà certainement le tableau le plus agréable et le plus séduisant qu’on pût nous offrir ; mais voilà en même temps le plus dangereux conseil qu’on pût nous donner. Du moins, tel est mon sentiment, et mes raisons sont dans cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse de Genève, entraînée par une autorité d’un si grand poids, ne se livrera-t-elle point à des idées auxquelles elle n’a déjà que trop de penchant ? Combien, depuis la publication de ce volume, de jeunes Genevois, d’ailleurs bons citoyens, n’attendent-ils que le moment de favoriser l’établissement d’un théâtre, croyant rendre un service à la patrie et presque au genre humain ? Voilà le sujet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrais prévenir. Je rends {p. XI} justice aux intentions de M. d’Alembert, j’espère qu’il voudra bien la rendre aux miennes : je n’ai pas plus d’envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperais, ne dois-je pas agir, parler, selon ma conscience et mes lumières ? Ai-je dû me taire ? l’ai-je pu, sans trahir mon devoir et ma patrie ?

Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudrait que je n’eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fit trente ans mon bonheur, il faudrait avoir toujours su t’aimer ; il faudrait qu’on ignorât que j’ai eu quelques liaisons avec les Editeurs de l’Encyclopédie, que j’ai fourni quelques articles à l’Ouvrage, que {p. XII} mon nom se trouve avec ceux des auteurs ; il faudrait que mon zèle pour mon pays fût moins connu, qu’on supposât l’article Genève m’eût échappé, ou qu’on ne pût inférer de mon silence que j’adhère à ce qu’il contient. Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler, il faut que je désavoue ce que je n’approuve point, afin qu’on ne m’impute pas d’autres sentiments que les miens. Mes compatriotes n’ont pas besoin de mes conseils, je le sais bien ; mais moi, j’ai besoin de m’honorer, en montrant que je pense comme eux sur nos maximes.

Je n’ignore pas combien cet écrit, si loin de ce qu’il devrait être, est loin même de ce que j’aurais pu faire en de plus heureux jours. Tant de {p. XIII} choses ont concouru à le mettre au-dessous du médiocre où je pouvais autrefois atteindre, que je m’étonne qu’il ne soit pas pire encore. J’écrivais pour ma patrie : s’il était vrai que le zèle tînt lieu de talent, j’aurais fait mieux que jamais ; mais j’ai vu ce qu’il fallait faire, et n’ai pu l’exécuter. J’ai dit froidement la vérité : qui est-ce qui se soucie d’elle ? triste recommandation pour un livre ! Pour être utile il faut être agréable, et ma plume a perdu cet art-là. Tel me disputera malignement cette perte. Soit : cependant je me sens déchu et l’on ne tombe pas au-dessous de rien.

Premièrement, il ne s’agit plus ici d’un vain babil de Philosophie ; mais d’une vérité de pratique important à {p. XIV} tout un peuple. Il ne s’agit plus de parler au petit nombre, mais au public ; ni de faire penser les autres, mais d’expliquer nettement ma pensée. Il a donc fallu changer de style : pour me faire mieux entendre à tout le monde, j’ai dit moins de choses en plus de mots ; et voulant être clair et simple, je me suis trouvé lâche et diffus.

Je comptais d’abord sur une feuille ou deux d’impression tout au plus ; j’ai commencé à la hâte et mon sujet s’étendant sous ma plume, je l’ai laissée aller sans contrainte. J’étais malade et triste ; et, quoique j’eusse grand besoin de distraction, je me sentais si peu en état de penser et d’écrire que, si l’idée d’un devoir à remplir ne m’eût soutenu, j’aurais jeté cent {p. XV} fois mon papier au feu. J’en suis devenu moins sévère à moi-même. J’ai cherché dans mon travail quelque amusement qui me le fît supporter. Je me suis jeté dans toutes les digressions qui se sont présentées, sans prévoir combien, pour soulager mon ennui, j’en préparais peut-être au lecteur.

Le goût, le choix, la correction ne sauraient se trouver dans cet ouvrage. Vivant seul, je n’ai pu le montrer à personne. J’avais un AristarqueII sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus1 ; mais je le {p. XVI} regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits.

La solitude calme l’âme, et apaise les passions que le désordre du monde à fait naître. Loin des vices qui nous irritent, on en parle avec moins d’indignation ; loin des maux qui nous touchent, le cœur en est moins ému. Depuis que je ne vois plus les hommes, j’ai presque cessé de haïr les méchants. D’ailleurs, le mal qu’ils m’ont fait à moi-même m’ôte le droit d’en dire d’eux. Il faut désormais que je leur pardonne pour ne leur pas ressembler. Sans y songer, je substituerais l’amour de la vengeance à celui de la justice ; il vaut mieux tout oublier. J’espère qu’on ne me trouvera plus cette {p. XVII}âpreté qu’on me reprochait, mais qui me faisait lire ; je consens d’être moins lu, pourvu que je vive en paix.

A ces raisons il s’en joint une autre plus cruelle et que je voudrais en vain dissimuler ; le public ne la sentirait que trop malgré moi. Si dans les essais sortis de ma plume ce papier est encore au-dessous des autres, c’est moins la faute des circonstances que la mienne : c’est que je suis au-dessous de moi-même. Les maux du corps épuisent l’âme : à force de souffrir, elle perd son ressort. Un instant de fermentation passagère produisit en moi quelque lueur de talent ; il s’est montré tard, il s’est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans {p. XVIII} le néant. Je n’eus qu’un moment, il est passé ; j’ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon ombre : car pour moi, je ne suis plus.

{p. 1}

JEAN-JACQUES ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE,
A Monsieur D’ALEMBERT. §

J’ai lu, Monsieur, avec plaisir votre article, Genève, dans le septième Volume de l’Encyclopédie. En le relisant avec plus de plaisir encore, il m’a fourni quelques réflexions que j’ai cru pouvoir offrir, sous vos auspices, au public et à mes Concitoyens. Il y a beaucoup à louer dans cet article ; mais si les éloges dont vous honorez ma Patrie m’ôtent le droit de vous en rendre, ma sincérité parlera pour moi ; n’être pas de votre avis sur quelques points, c’est assez m’expliquer sur les autres.

Je commencerai par celui que j’ai le plus de répugnance à traiter, et dont l’examen me convient le moins ; mais sur lequel, par la raison que je viens de dire, le silence ne m’est pas permis. C’est le jugement que vous portez de la doctrine de nos Ministres en matière de foi. {p. 2} Vous avez fait de ce corps respectable un éloge très beau, très vrai, très propre à eux seuls dans tous les Clergés du monde, et qu’augmente encore la considération qu’ils vous ont témoignée, en montrant qu’ils aiment la Philosophie, et ne craignent pas l’œil du Philosophe. Mais, Monsieur, quand on veut honorer les gens, il faut que ce soit à leur manière, et non pas à la nôtre ; de peur qu’ils ne s’offensent avec raison des louanges nuisibles, qui, pour être données à bonne intention, n’en blessent pas moins l’état, l’intérêt, les opinions, ou les préjugés de ceux qui en sont l’objet. Ignorez-vous que tout nom de Secte est toujours odieux, et que de pareilles imputations, rarement sans conséquence pour des Laïques, ne le sont jamais pour des Théologiens ?

Vous me direz qu’il est question de faits et non de louanges, et que le Philosophe à plus d’égard à la vérité qu’aux hommes : mais cette prétendue vérité n’est pas si claire, ni si indifférente, que vous soyez en droit de l’avancer sans bonnes autorités, et je ne vois pas où l’on en peut prendre pour prouver que les sentiments {p. 3} qu’un corps professe et sur lesquels il se conduit, ne sont pas les liens. Vous me direz encore que vous n’attribuez point à tout le corps ecclésiastique les sentiments dont vous parlez ; mais vous les attribuez à plusieurs, et plusieurs dans un petit nombre sont toujours une si grande partie que le tout doit s’en ressentir.

Plusieurs Pasteurs de Genève n’ont, selon vous, qu’un « Socinianisme parfait.IV » Voilà ce que vous déclarez hautement, à la face de l’Europe. J’ose vous demander comment vous l’avez appris ? Ce ne peut être que par vos propres conjectures, ou par le témoignage d’autrui, ou sur l’aveu des Pasteurs en question.

Or dans les matières de pur dogme et qui ne tiennent point à la morale, comment peut-on juger de la foi d’autrui par conjecture ? Comment peut-on même en juger sur la déclaration d’un tiers, contre celle de la personne intéressée ? Qui sait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas, et à qui doit-on s’en rapporter là-dessus plutôt qu’à moi-même ? Qu’après avoir tiré des discours ou des écrits d’un honnête homme des conséquences sophistiques et désavouées, {p. 4} un Prêtre acharné poursuive l’Auteur sur ces conséquences, le Prêtre fait son métier et n’étonne personne : mais devons-nous honorer les gens de bien comme un fourbe les persécute ; et le Philosophe imitera-t-il des raisonnements captieux dont il fut si souvent la victime ?

Il resterait donc à penser, sur ceux de nos Pasteurs que vous prétendez être Sociniens parfaits et rejeter les peines éternelles, qu’ils vous ont confié là-dessus leurs sentiments particuliers : mais si c’était en effet leur sentiment, et qu’ils vous l’eussent confié, sans doute ils vous l’auraient dit en secret, dans l’honnête et libre épanchement d’un commerce philosophique ; ils l’auraient dit au Philosophe, et non pas à l’Auteur. Ils n’en ont donc rien fait, et ma preuve est sans réplique ; c’est que vous l’avez publié.

Je ne prétends point pour cela blâmer la doctrine que vous leur imputez ; je dis seulement qu’on n’a nul droit de la leur imputer, à moins qu’ils ne la reconnaissent. Je ne sais ce que c’est que le Socinianisme, ainsi je n’en puis parler ni en bien ni en mal ; mais, en général, je suis l’ami de toute Religion paisible, où l’on sert {p. 5} l’Etre éternel selon la raison qu’il nous a donnée. Quand un homme ne peut croire ce qu’il trouve absurde, ce n’est pas sa faute, c’est celle de sa raison2 ; et comment concevrai-je que Dieu {p. 6} le punisse de ne s’être pas fait un entendement3 contraire à celui qu’il a reçu de lui ? Si un Docteur {p. 7} venait m’ordonner de la part de Dieu de croire que la partie est plus grande que le tout, que pourrais-je penser en moi-même, sinon que cet homme vient m’ordonner d’être fou ? Sans doute l’Orthodoxe, qui ne voit nulle absurdité dans les mystères, est obligé de les croire : mais si le Socinien y en trouve, qu’a-t-on à lui dire ? Lui prouvera-t-on qu’il n’y en a pas ? Il commencera, lui, par vous prouver que c’est une absurdité de raisonner sur ce qu’on ne saurait {p. 8} entendre. Que faire donc ? Le laisser en repos.

Je ne suis pas plus scandalisé que ceux qui servent un Dieu clément, rejettent l’éternité des peines, s’ils la trouvent incompatible avec sa justice. Qu’en pareil cas ils interprètent de leur mieux les passages contraires à leur opinion, plutôt que de l’abandonner, que peuvent-ils faire autre chose ? Nul n’est plus pénétré que moi d’amour et de respect pour le plus sublime de tous les Livres ; il me console et m’instruit tous les jours, quand les autres ne m’inspirent plus que du dégoût. Mais je soutiens que si l’Ecriture elle-même nous donnait de Dieu quelque idée indigne de lui, il faudrait la rejeter en cela, comme vous rejetez en Géométrie les démonstrations qui mènent à des conclusions absurdes : car de quelque authenticité que puisse être le texte sacré, il est encore plus croyable que la Bible soit altérée, que Dieu injuste ou malfaisant.

Voilà, Monsieur, les raisons qui m’empêcheraient de blâmer ces sentiments dans d’équitables et modérés Théologiens, qui de leur propre doctrine apprendraient à ne forcer personne {p. 9} à l’adopter. Je dirai plus ; des manières de penser si convenables à une créature raisonnable et faible, si dignes d’un Créateur juste et miséricordieux, me paraissent préférables à cet assentiment stupide qui fait de l’homme une bête, et à cette barbare intolérance qui se plaît à tourmenter dès cette vie ceux qu’elle destine aux tourments éternels dans l’autre. En ce sens, je vous remercie pour ma Patrie de l’esprit de Philosophie et d’humanité que vous reconnaissez dans son Clergé, et de la justice que vous aimez à lui rendre ; je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais pour être humains et philosophesV, il ne s’ensuit pas que ses membres soient hérétiques. Dans le nom de parti que vous leur donnez, dans les dogmes que vous dites être les leurs, je ne puis ni vous approuver, ni vous suivre. Quoiqu’un tel système n’ait rien, peut-être, que d’honorable à ceux qui l’adoptent, je me garderai de l’attribuer à mes Pasteurs qui ne l’ont pas adopté ; de peur que l’éloge que j’en pourrais faire ne fournît à d’autres le sujet d’une accusation très grave, et ne nuisît à ceux que j’aurais prétendu louer. Pourquoi me chargerais-je {p. 10} de la profession de foi d’autrui ? N’ai-je pas trop appris à craindre ces imputations téméraires ? Combien de gens se sont chargés de la mienne en m’accusant de manquer de Religion, qui sûrement ont fort mal lu dans mon cœur ? Je ne les taxerai point d’en manquer eux-mêmes : car un des devoirs qu’elle m’impose est de respecter les secrets des consciences. Monsieur, jugeons les actions des hommes, et laissons Dieu juger de leur foi.

En voilà trop, peut-être, sur un point dont l’examen ne m’appartient pas, et n’est pas aussi le sujet de cette Lettre. Les Ministres de Genève n’ont pas besoin de la plume d’autrui pour se défendre4 ; ce n’est pas la mienne {p. 11} qu’ils choisiraient pour cela, et de pareilles discussions sont trop loin de mon inclination pour que je m’y livre avec plaisir ; mais ayant à parler du même article où vous leur attribuez des opinions que nous ne leur connaissons point, me taire sur cette assertion, c’était y paraître adhérer, et c’est ce que je suis fort éloigné de faire. Sensible au bonheur que nous avons de posséder un corps de Théologiens Philosophes et pacifiques, ou plutôt un corps d’Officiers de Morale5 et de Ministres de la vertu, je ne vois naître qu’avec effroi toute occasion pour eux de se rabaisser jusqu’à n’être plus que des Gens d’Eglise. Il {p. 12} nous importe de les conserver tels qu’ils sont. Il nous importe qu’ils jouissent eux-mêmes de la paix qu’ils nous font aimer, et que d’odieuses disputes de Théologie ne troublent plus leur repos ni le nôtre. Il nous importe enfin, d’apprendre toujours par leurs leçons et par leur exemple, que la douceur et l’humanité sont aussi les vertus du Chrétien.

Je me hâte de passer à une discussion moins grave et moins sérieuse, mais qui nous intéresse encore assez pour mériter nos réflexions, et dans laquelle j’entrerai plus volontiers, comme étant un peu plus de ma compétence ; c’est celle du projet d’établir un Théâtre de Comédie à Genève. Je n’exposerai point ici mes conjectures sur les motifs qui vous ont pu porter à nous proposer un établissement si contraire à nos maximes. Quelles que soient vos raisons, il ne s’agit pour moi que des nôtres, et tout ce que je me permettrai de dire à votre égard, c’est que vous serez surement le premier Philosophe6, {p. 13} qui jamais ait excité un peuple libre, une petite ville, et un Etat pauvre, à se charger d’un spectacle public.

Que de questions je trouve à discuter dans celle que vous semblez résoudre ! Si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes ? S’ils peuvent s’allier avec les mœurs ? Si l’austérité Républicaine les peut comporter ? S’il faut les souffrir dans une petite ville ? Si la profession de Comédien peut être honnête ? Si les Comédiennes peuvent être aussi sages que d’autres femmes ? Si de bonnes lois suffisent pour réprimer les abus ? Si ces lois peuvent être bien observées ? etc. Tout est problème encore sur les vrais effets du Théâtre, parce que les disputes qu’il occasionne ne partageant que les Gens d’Eglise et les Gens du monde, chacun ne l’envisage que par ses préjugés. Voilà, Monsieur, {p. 14} des recherches qui ne seraient pas indignes de votre plume. Pour moi, sans croire y suppléer, je me contenterai de chercher dans cet essai les éclaircissements que vous nous avez rendus nécessaires ; vous priant de considérer qu’en disant mon avis à votre exemple, je remplis un devoir envers ma Patrie, et qu’au moins, si je me trompe dans mon sentiment, cette erreur ne peut nuire à personne.

Au premier coup d’œil jeté sur ces institutions, je vois d’abord qu’un Spectacle est un amusement ; et s’il est vrai qu’il faille des amusements à l’homme, vous conviendrez au moins qu’ils ne sont permis qu’autant qu’ils sont nécessaires, et que tout amusement inutile est un mal, pour un Etre dont la vie est si courte et le temps si précieux. L’état d’homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins ; et ces plaisirs, d’autant plus doux que celui qui les goûte a l’âme plus saine, rendent quiconque en sait jouir peu sensible à tous les autres. Un Père, un Fils, un Mari, un Citoyen, {p. 15} ont des devoirs si chers à remplir, qu’ils ne leur laissent rien à dérober à l’ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore, et mieux on le met à profit, moins on en fait trouver à perdre, Aussi voit-on constamment que l’habitude du travail rend l’inaction insupportable, et qu’une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles : mais c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la Scène, comme s’il était mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de ce Barbare7 à qui l’on vantait les magnificences du Cirque et des Jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bonhomme, n’ont-ils ni femmes, ni enfants ? Le Barbare avait raison. L’on croit s’assembler au Spectacle, et c’est là que chacun s’isole ; c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser {p. 16} à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants. Mais j’aurais dû sentir que ce langage n’est plus de saison dans notre siècle. Tâchons d’en prendre un qui soit mieux entendu.

Demander si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c’est faire une question trop vague ; c’est examiner un rapport avant que d’avoir fixé les termes. Les Spectacles sont faits pour le peuple, et ce n’est que par leurs effets sur lui, qu’on peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des Spectacles d’une infinité d’espècesVI ; il y a de peuple à peuple une prodigieuse diversité de mœurs, de tempéraments, de caractères. l’homme est un, je l’avoue ; mais l’homme modifié par les Religions, par les Gouvernements, par les lois, par les coutumes, par les préjugés, par les climats, devient si différent de lui-même qu’il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon dans tel temps ou dans tel pays : ainsi les Pièces de Ménandre faites pour le théâtre d’Athènes, étaient déplacées sur celui de Rome : ainsi les combats {p. 17} des Gladiateurs, qui, sous la République, animaient le courage et la valeur des Romains, n’inspiraient, sous les Empereurs, à la populace de Rome, que l’amour du sang et la cruauté : du même objet offert au même Peuple en différents temps, il apprit d’abord à mépriser sa vie, et ensuite à se jouer de celle d’autrui.

Quant à l’espèce des Spectacles, c’est nécessairement le plaisir qu’ils donnent, et non leur utilité, qui la détermine. Si l’utilité peut s’y trouver, à la bonne heure ; mais l’objet principal est de plaire, et, pourvu que le Peuple s’amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu’on ne puisse donner à ces sortes d’établissements tous les avantages dont ils seraient susceptibles, et c’est s’abuser beaucoup que de s’en former une idée de perfection, qu’on ne saurait mettre en pratique, sans rebuter ceux qu’on croit instruire. Voilà d’où naît la diversité des Spectacles, selon les goûts divers des nations. Un Peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid. Un Peuple féroce et bouillant veut du sang, {p. 18} des combats, des passions atroces. Un Peuple voluptueux veut de la musique et des danses. Un Peuple galant veut de l’amour de la politesse. Un Peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. « Trahit sua quemque voluptas ». Il faut, pour leur plaire, des Spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu’il en faudrait qui les modérassent.

La Scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l’original est dans tous les cœurs : mais si le Peintre n’avait soin de flatter ces passions, les Spectateurs seraient bientôt rebutés, et ne voudraient plus se voir sous un aspect qui les fît mépriser d’eux-mêmes. Que s’il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c’est seulement à celles qui ne sont point générales, et qu’on hait naturellement. Ainsi l’Auteur ne fait encore en cela que suivre le sentiment du public ; et alors ces passions de rebut sont toujours employées à en faire valoir d’autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des Spectateurs. Il n’y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la Scène. Un homme sans passions, ou qui les dominerait toujours, {p. 19} n’y saurait intéresser personne ; et l’on a déjà remarqué qu’un Stoïcien dans la Tragédie, ferait un personnage insupportable : dans la Comédie, il ferait rire, tout au plus.

Qu’on n’attribue donc pas au Théâtre le pouvoir de changer des sentiments ni des mœurs qu’il ne peut que suivre et embellir. Un Auteur qui voudrait heurter le goût général, composerait bientôt pour lui seul. Quand Molière corrigea la Scène comique, il attaqua des modes, des ridicules ; mais il ne choqua pas pour cela le goût du public8, il le suivit ou le {p. 20}développa, comme fit aussi Corneille de son côté. C’était l’ancien Théâtre qui commençait à choquer ce goût parce que, dans un siècle devenu plus poli, le Théâtre gardait sa première grossièreté. Aussi le goût général ayant changé depuis ces deux Auteurs, si leurs chefs-d’œuvre étaient encore à paraître, tomberaient-ils infailliblement aujourd’hui. Les connaisseurs ont beau les admirer toujours ; si le public les admire encore, c’est plus par honte de s’en dédire que par un vrai sentiment de leurs beautés. On dit que jamais une bonne Pièce ne tombe ; vraiment je le crois bien, c’est que jamais une bonne Pièce ne choque les mœurs9 de son temps. Qui est-ce qui doute que, sur nos Théâtres, la {p. 21} meilleure Pièce de Sophocle ne tombât tout à plat ? On ne saurait se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point.

Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand soin d’approprier sa Pièce aux nôtres. Sans cette précaution, l’on ne réussit jamais, et le succès même de ceux qui l’ont prise a souvent des causes bien différentes de celles que lui suppose un observateur superficiel. Quand Arlequin Sauvage est bien accueilli des Spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu’ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu’un seul d’entre eux voulût pour cela lui ressembler ? C’est, tout au contraire, que cette Pièce favorise leur tour d’esprit, qui est d’aimer et rechercher les idées neuves et singulières. Or il n’y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C’est précisément leur aversion pour les choses communes, qui les ramène quelquefois aux choses simples.

Il s’ensuit de ces premières observations, que l’effet général du Spectacle est de renforcer le caractère national, d’augmenter les inclinations {p. 22} naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il semblerait que cet effet, se bornant à charger et non changer les mœurs établies, la Comédie serait bonne aux bons et mauvaise aux méchants. Encore dans le premier cas resterait-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point en vices. Je sais que la Poétique du Théâtre prétend faire tout le contraire, et purger les passions en les excitant : mais j’ai peine à bien concevoir cette règle. Serait-ce que pour devenir tempérant et sage, il faut commencer par être furieux et fou ?

Eh non ! ce n’est pas cela, disent les partisans du Théâtre. La Tragédie prétend bien que toutes les passions dont elle fait des tableaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas toujours que notre affection soit la même que celle du personnage tourmenté par une passion. Le plus souvent, au contraire, son but est d’exciter en nous des sentiments opposés à ceux qu’elle prête à ses personnages. Ils disent encore que si les Auteurs abusent du pouvoir d’émouvoir les cœurs, pour mal placer {p. 23} l’intérêt, cette faute doit être attribuée à l’ignorance et à la dépravation des Artistes, et non point à l’art. Ils disent enfin que la peinture fidèle des passions et des peines qui les accompagnent, suffit seule pour nous les faire éviter avec tout le soin dont nous sommes capables.

Il ne faut, pour sentir la mauvaise foi de toutes ces réponses que consulter l’état de son cœur à la fin d’une Tragédie. L’émotion, le trouble, et l’attendrissement qu’on sent en soi-même et qui se prolonge après la Pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et régler nos passions ? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l’habitude et qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin ? Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions, effacerait-elle celle des transports de plaisir et de joie qu’on en voit aussi naître, et que les Auteurs ont soin d’embellir encore pour rendre leurs Pièces plus agréables ? Ne fait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille, et que {p. 24} les combattre l’une par l’autre n’est qu’un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes ? Le seul instrument qui serve à les purger est la raison, et j’ai déjà dit que la raison n’avait nul effet au Théâtre. Nous ne partageons pas les affections de tous les personnages, il est vrai : car, leurs intérêts étant opposés, il faut bien que l’Auteur nous en fasse préférer quelqu’un, autrement nous n’en prendrions point du tout ; mais loin de choisir pour cela les passions qu’il veut nous faire aimer, il est forcé de choisir celles que nous aimons. Ce que j’ai dit du genre des Spectacles doit s’entendre encore de l’intérêt qu’on y fait régner. A Londres, un Drame intéresse en faisant haïr les Français ; à Tunis, la belle passion serait la piraterie ; à Messine, une vengeance bien savoureuse ; à Goa, l’honneur de brûler des Juifs. Qu’un Auteur10 choque ces maximes, il pourra faire {p. 25} une fort belle Pièce où l’on n’ira point ; et c’est alors qu’il faudra taxer cet Auteur d’ignorance, pour avoir manqué à la première loi de son art, à celle qui sert de base à toutes les autres, qui est de réussir. Ainsi le Théâtre purge les passions qu’on n’a pas, et fomente celles qu’on a. Ne voilà-t-il pas un remède bien administré ?

Il y a donc un concours de causes générales et particulières, qui doivent empêcher qu’on ne puisse donner aux Spectacles la perfection dont on les croit susceptibles, et qu’ils ne produisent les effets avantageux qu’on semble en attendre. Quand on supposerait même cette perfection aussi grande qu’elle peut être, et le peuple aussi bien disposé qu’on voudra ; encore ces effets se réduiraient-ils à rien, faute de moyens pour les rendre sensibles. Je ne sache que trois sortes d’instruments, à l’aide desquels {p. 26} on puisse agir sur les mœurs d’un peuple ; savoir, la force des lois, l’empire de l’opinion, et l’attrait du plaisir. Or les lois n’ont nul accès au Théâtre, dont la moindre contrainte11 ferait une peine et non pas un amusement. L’opinion n’en dépend point, puisqu’au lieu de faire la loi au public, le Théâtre la reçoit de lui ; et quant au plaisir qu’on y peut prendre, tout son effet est de nous y ramener plus souvent.

Examinons s’il en peut avoir d’autres. Le Théâtre, me dit-on, dirigé comme il peut et doit l’être, rend la vertu aimable et le vice odieux. Quoi donc ? avant qu’il y eût des Comédies n’aimait-on point les gens de bien, {p. 27} ne haïssait-on point les méchants, et ces sentiments sont-ils plus faibles dans les lieux dépourvus de Spectacles ? Le Théâtre rend la vertu aimable… Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui ! Les méchants sont haïs sur la Scène... Sont-ils aimés dans la Société, quand on les y connaît pour tels ? Est-il bien sûr que cette haine soit plutôt l’ouvrage de l’Auteur, que des forfaits qu’il leur fait commettre ? Est-il bien sûr que le simple récit de ces forfaits nous en donnerait moins d’horreur que toutes les couleurs dont il nous les peint ? Si tout son art consiste à nous montrer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois point ce que cet art a de si admirable, et l’on ne prend là-dessus que trop d’autres leçons sans celle-là. Oserai-je ajouter un soupçon qui me vient ? Je doute que tout homme à qui l’on exposera d’avance les crimes de Phèdre ou de Médée, ne les déteste plus encore au commencement qu’à la fin de la Pièce ; et si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du Théâtre ?

Je voudrais bien qu’on me montrât clairement {p. 28} et sans verbiage par quels moyens il pourrait produire en nous des sentiments que nous n’aurions pas, et nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n’en jugeons en nous-mêmes ? Que toutes ces vaines prétentions approfondies sont puériles et dépourvues de sens ! Ah si la beauté de la vertu était l’ouvrage de l’art, il y a longtemps qu’il l’aurait défigurée ! Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l’homme est né bon, je le pense et crois l’avoir prouvé ; la source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête et nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous et non dans les Pièces. Il n’y a point d’art pour faire naître cet intérêt, mais seulement pour s’en prévaloir. L’amour du beau12 est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même ; il n’y naît point d’un arrangement de Scènes ; l’auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve ; et de {p. 29} ce pur sentiment qu’il flatte naissent les douces larmes qu’il fait couler.

Imaginez la Comédie aussi parfaite qu’il vous plaira. Où est celui qui, s’y rendant pour la première fois, n’y va pas déjà convaincu de ce qu’on y prouve, et déjà prévenu pour ceux qu’on y fait aimer ? Mais ce n’est pas de cela qu’il est question ; c’est d’agir conséquemment à ses principes et d’imiter les gens qu’on estime. Le cœur de l’homme est toujours droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes purement Spectateurs, nous prenons à l’instant le parti de la justice, et il n’y a point d’acte de méchanceté qui ne nous donne une vive indignation, tant que nous n’en tirons aucun profit : mais quand notre intérêt s’y mêle, bientôt nos sentiments se [corrompent ; et c’est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile, au bien que nous fait aimer la nature. N’est-ce pas un effet nécessaire de la constitution des choses, que le méchant tire un double avantage, de son injustice, et de la probité d’autrui ? Quel traité plus avantageux {p. 30} pourrait-il faire, que d’obliger le monde entier d’être juste, excepté lui seul ; en sorte que chacun lui rendit fidèlement ce qui lui est dû, et qu’il ne rendît ce qu’il doit à personne ? Il aime la vertu, sans doute, mais il l’aime dans les autres, parce qu’il espère en profiter ; il n’en veut point pour lui, parce qu’elle lui serait coûteuse. Que va-t-il donc voir au Spectacle ? Précisément ce qu’il voudrait trouver partout ; des leçons de vertu pour le public dont il s’excepte, et des gens immolant tout à leur devoir, tandis qu’on n’exige rien de lui.

J’entends dire que la Tragédie mène à la pitié par la terreur ; soit, mais quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu’il n’avait pas faits lui-même. Ainsi se cachait le tyran de Phèdre au Spectacle, de peur qu’on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu’il {p. 31} écoutait sans émotion les cris de tant d’infortunés, qu’on égorgeait tous les jours par ses ordres.VIII

Si, selon la remarque de Diogène Laërce, le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables ; si les imitations du Théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités ; c’est moins, comme le pense l’Abbé Dubos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu’à la douleur13, que parce qu’elles sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir {p. 32} plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d’être exemptés. On dirait que notre cœur se resserre, de peur de s’attendrir à nos dépens.

Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas Comédien.

Plus j’y réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au Théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne. Quand je vois Le Comte d’Essex, le règne d’Elisabeth se recule à mes yeux de dix siècles, et si l’on jouait un événement arrive hier dans {p. 33}Paris, on me le ferait supposer du temps de Molière. Le Théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtements. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l’on se croirait aussi ridicule d’adopter les vertus de ses héros, que de parler en vers, et d’endosser un habit à la Romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentiments et toutes ces brillantes maximes qu’on vante avec tant d’emphase ; à les reléguer à jamais sur la Scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de Théâtre, bon pour amuser le public, mais qu’il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la Société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures Tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet, tous les devoirs de la vie humaine ; à peu près comme ces gens polis qui croient avoir fait un acte de charité, en disant au pauvre : Dieu vous assiste.

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la Scène, et rapprocher dans la Comédie le ton du Théâtre de celui du monde : {p. 34} mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint, et un laid visage ne paraît point laid à celui qui le porte. Que si l’on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d’effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules ; et de là résulte un très grand inconvénient, c’est qu’à force de craindre les ridicules, les vices n’effraient plus, et qu’on ne saurait guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire ? Pourquoi, Monsieur ? Parce que les bons ne tournent point les méchants en dérision, mais les écrasent de leur mépris, et que rien n’est moins plaisant et risible que l’indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l’arme favorite du vice. C’est par elle qu’attaquant dans le fond des cœurs le respect qu’on doit à la vertu, il éteint enfin l’amour qu’on lui porte.

Ainsi tout nous force d’abandonner cette vaine idée de perfection qu’on nous veut donner de la forme des Spectacles, dirigés vers l’utilité publique. C’est une erreur, disait le grave {p. 35} Muralt, d’espérer qu’on y montre fidèlement les véritables rapports des choses : car, en général, le Poète ne peut qu’altérer ces rapports, pour les accommoder au goût du peupleX. Dans le comique il les diminue et les met au-dessous de l’homme ; dans le tragique, il les étend pour les rendre héroïques, et les met au-dessus de l’humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au Théâtre d’autres êtres que nos semblables. J’ajouterai que cette différence est si vraie et si reconnue qu’Aristote en fait une règle dans sa Poétique. « Comœdia enim deteriores, Tragœdia meliores quam nunc sunt imitari conanturXI ». Ne voilà-t-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n’est point, et laisse, entre le défaut et l’excès, ce qui est, comme une chose inutile ? Mais qu’importe la vérité de l’imitation, pourvu que l’illusion y soit ? Il ne s’agit que de piquer la curiosité du peuple. Ces productions d’esprit, comme la plupart des autres, n’ont pour but que les applaudissements. Quand l’Auteur en reçoit et que les Acteurs les partagent, la Pièce est parvenue à son {p. 36} but et l’on n’y cherche point d’autre utilité. Or si le bien est nul : reste le mal, et comme celui-ci n’est pas douteux, la question me paraît décidée ; mais passons à quelques exemples, qui puissent en rendre la solution plus sensible.

Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver, en conséquence des précédentes, que le Théâtre Français, avec les défauts qui lui restent, est cependant à peu près aussi parfait qu’il peut l’être, soit pour l’agrément, soit pour l’utilité ; et que ces deux avantages y sont dans un rapport qu’on ne peut troubler sans ôter à l’un plus qu’on ne donnerait à l’autre, ce qui rendrait ce même Théâtre moins parfait encore. Ce n’est pas qu’un homme de génie ne puisse inventer un genre de Pièces préférable à ceux qui sont établis : mais ce nouveau genre, ayant besoin pour se soutenir des talents de l’Auteur, périra nécessairement avec lui ; et ses successeurs, dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forcés de revenir aux moyens communs d’intéresser et de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous ? Des {p. 37}actions célèbres, de grands noms, de grands crimes, et de grandes vertus dans la Tragédie ; le comique et le plaisant dans la Comédie ; et toujours l’amour dans toutes deux14. Je demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela ?

On me dira que dans ces Pièces le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques, n’étant que de pures fables, des événements qu’on fait être de l’invention du Poète, ne font pas une grande impression sur les Spectateurs ; à force de leur montrer qu’on veut les instruire, on ne les instruit plus. Je réponds encore que ces punitions et ces récompenses s’opèrent toujours par des moyens si extraordinaires, qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des choses {p. 38} humaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il n’est, ni ne peut être généralement vrai : car cet objet, n’étant point celui sur lequel les Auteurs dirigent leurs Pièces, ils doivent rarement l’atteindre, et souvent il serait un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu’importe, pourvu qu’on en impose par un air de grandeur ? Aussi la Scène Française, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus régulière qui ait encore existé, n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres héros : témoin Catilina, Mahomet, Atrée, et beaucoup d’autres.

Je comprends bien qu’il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l’effet moral d’une Tragédie, et qu’à cet égard l’objet est rempli quand on s’intéresse pour l’infortuné vertueux, plus que pour l’heureux coupable : ce qui n’empêche point qu’alors la prétendue règle ne soit violée. Comme il n’y a personne qui n’aimât mieux être Britannicus que Néron, je conviens qu’on doit compter en ceci pour bonne, la Pièce qui les représente, quoique Britannicus y périsse. Mais par le même {p. 39}principe, quel jugement porterons-nous d’une Tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour eux ? Où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d’un pédant ? où Cicéron, le sauveur de la République, Cicéron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la patrie, le premier qui en fut honoré et le seul qui le mérita, nous est montré comme un vil Rhéteur, un lâche ; tandis que l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait nommer, prêt d’égorger tous ses magistrats, et de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme et réunit, par ses talents, sa fermeté, son courage, toute l’estime des Spectateurs ? Qu’il eût, si l’on veut, une âme forte : en était-il moins un scélérat détestable, et fallait-il donner aux forfaits d’un brigand le coloris des exploits d’un héros ? A quoi donc aboutit la morale d’une pareille Pièce, si ce n’est à encourager des Catalina, et à donner aux méchants habiles le prix de l’estime publique due aux gens de bien ? Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la Scène, {p. 40} telles sont les mœurs d’un siècle instruit. Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste Vertu, tu restes toujours sans honneurs ! Aveugles que nous sommes au milieu de tant de lumières ! Victimes de nos applaudissements insensés, n’apprendrons-nous jamais combien mérite de mépris et de haine tout homme qui abuse, pour le malheur du genre humain, du génie et des talents que lui donna la Nature ?

Atrée et Mahomet n’ont pas même la faible ressource du dénouement. Le monstre qui sert de héros à chacune de ces deux Pièces achève paisiblement les forfaits, en jouit, et l’un des deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragédie :

Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.

Je veux bien supposer que les Spectateurs, renvoyés avec cette belle maxime, n’en concluront pas que le crime a donc un prix de plaisir et de jouissance ; mais je demande enfin de quoi leur aura profité la Pièce où cette maxime est mise en exemple ?

{p. 41}Quant à Mahomet, le défaut d’attacher l’admiration publique au coupable, y serait d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris, si l’Auteur n’avait eu soin de porter sur un second personnage un intérêt de respect et de vénération, capable d’effacer ou de balancer au moins la terreur et l’étonnement que Mahomet inspire. La scène, surtout, qu’ils ont ensemble est conduite avec tant d’art que Mahomet, sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens et l’intrépide vertu de Zopire15. Il fallait un Auteur qui sentît bien {p. 42} sa force, pour oser mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux pareils interlocuteurs. Je n’ai jamais ouï faire de cette scène en particulier tout l’éloge dont elle me paraît digne ; mais je n’en connais pas une au Théâtre Français, où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte, et où le sacré caractère de la vertu l’emporte plus sensiblement sur l’élévation du génie.

Une autre considération qui tend à justifier cette Pièce, c’est qu’il n’est pas seulement question d’étaler des forfaits, mais les forfaits du fanatisme en particulier, pour apprendre au peuple à le connaître et s’en défendre. Par malheur, de pareils soins sont très inutiles, et ne sont pas toujours sans danger. Le fanatisme n’est pas une erreur, mais une fureur aveugle {p. 43} et stupide que la raison ne retient jamais. L’unique secret pour l’empêcher de naître est de contenir ceux qui l’excitent. Vous avez beau démontrer à des fous que leurs chefs les trompent, ils n’en sont pas moins ardents à les suivre. Que si le fanatisme existe une fois, je ne vois encore qu’un seul moyen d’arrêter son progrès : c’est d’employer contre lui ses propres armes. Il ne s’agit ni de raisonner ni de convaincre ; il faut laisser là la philosophie, fermer les livres, prendre le glaive et punir les fourbes. De plus, je crains bien, par rapport à Mahomet, qu’aux yeux des Spectateurs, sa grandeur d’âme ne diminue beaucoup l’atrocité de ses crimes ; et qu’une pareille Pièce, jouée devant des gens en état de choisir, ne fît plus de Mahomets que de Zopires. Ce qu’il y a, du moins, de bien sûr, c’est que de pareils exemples ne sont guère encourageants pour la vertu.

Le noir Atrée n’a aucune de ces excuses, l’horreur qu’il inspire est à pure perte ; il ne nous apprend rien qu’à frémir de son crime ; et quoiqu’il ne soit grand que par sa fureur, il {p. 44} n’y a pas dans toute la Pièce un seul personnage en état par son caractère de partager avec lui l’attention publique : car, quant au doucereux Plisthène, je ne sais comment on l’a pu supporter dans une pareille Tragédie. Sénèque n’a point mis d’amour dans la sienne, et puisque l’Auteur moderne a pu se résoudre à l’imiter dans tout le reste, il aurait bien dû l’imiter encore en cela. Assurément il faut avoir un cœur bien flexible pour souffrir des entretiens galants à côté des scènes d’Atrée.

Avant de finir sur cette Pièce, je ne puis m’empêcher d’y remarquer un mérite qui semblera peut-être un défaut à bien des gens. Le rôle de Thyeste est peut-être de tous ceux qu’on a mis sur notre Théâtre le plus sentant le goût antique. Ce n’est point un héros courageux, ce n’est point un modèle de vertu, on ne peut pas dire non plus que ce soit un scélérat16 ; c’est un homme faible {p. 45} et pourtant intéressant, par cela seul qu’il est homme et malheureux. Il me semble aussi que par cela seul, le sentiment qu’il excite est extrêmement tendre et touchant : car cet homme tient de bien près à chacun de nous, au lieu que l’héroïsme nous accable encore plus qu’il ne nous touche ; parce qu’après tout, nous n’y avons que faire. Ne serait-il pas à désirer que nos sublimes Auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation et nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante, de peur que, n’ayant de la pitié que pour des héros malheureux, nous n’en ayons jamais pour personne. Les anciens avaient des héros et mettaient des hommes sur leurs Théâtres ; nous, au contraire, nous n’y mettons que des héros, et à peine avons-nous des hommes. Les anciens parlaient de l’humanité en phrases moins apprêtées ; mais ils savaient mieux {p. 46}l’exercer. On pourrait appliquer à eux et à nous un trait rapporté par Plutarque et que je ne puis m’empêcher de transcrire. Un Vieillard d’Athènes cherchait place au Spectacle et n’en trouvait point ; de jeunes gens, le voyant en peine, lui firent signe de loin ; il vint, mais ils se serrèrent et se moquèrent de lui. Le bonhomme fit ainsi le tour du Théâtre, fort embarrassé de sa personne et toujours hué de la belle jeunesse. Les Ambassadeurs de Sparte s’en aperçurent, et se levant à l’instant, placèrent honorablement le Vieillard au milieu d’eux. Cette action fut remarquée de tout le Spectacle et applaudie d’un battement de mains universel. Eh, que de maux ! s’écria le bon Vieillard, d’un ton de douleur, les Athéniens savent ce qui est honnête, mais les Lacédémoniens le pratiquent. Voilà la philosophie moderne et les mœurs anciennes.

Je reviens à mon sujet. Qu’apprend-on dans Phèdre et dans Œdipe, sinon que l’homme n’est pas libre, et que le Ciel le punit des crimes qu’il lui fait commettre ? {p. 47} Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée ? Suivez la plupart des Pièces du Théâtre Français : vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables et des actions atroces, utiles, si l’on veut, à donner de l’intérêt aux Pièces et de l’exercice aux vertus, mais dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devrait pas même connaître et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer possibles. Il n’est pas même vrai que le meurtre et le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis, ou pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phèdre incestueuse et versant le sang innocent. Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mère, ne laissent pas d’être des personnages intéressants. Ajoutez que l’Auteur, pour faire parler chacun selon son caractère, est forcé de mettre dans la bouche {p. 48} des méchants leurs maximes et leur principes, revêtus de tout l’éclat des beaux vers, et débités d’un ton imposant et sentencieux, pour l’instruction du Parterre.

Si les Grecs supportaient de pareils Spectacles, c’était comme leur représentant des antiquités nationales qui couraient de tous temps parmi le peuple, qu’ils avaient leurs raisons pour se rappeler sans cesse, et dont l’odieux même entrait dans leurs vues. Dénuée des mêmes motifs et du même intérêt, comment la même Tragédie peut-elle trouver parmi vous des Spectateurs capables de soutenir les tableaux qu’elle leur présente, et les personnages qu’elle y fait agir ? L’un tue son père, épouse sa mère, et se trouve le frère de ses enfants. Un autre force un fils d’égorger son père. Un troisième fait boire au père le sang de son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs dont on pare la Scène Française, pour l’amusement du Peuple le plus doux et le plus humain qui soit sur la terre ! Non… je le soutiens, et j’en atteste l’effroi des Lecteurs, les massacres des Gladiateurs n’étaient pas si {p. 49}barbares que ces affreux Spectacles. On voyait couler du sang, il est vrai ; mais on ne souillait pas son imagination de crimes qui font frémir la Nature.

Heureusement la Tragédie telle qu’elle existe est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursoufflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’à proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il n’en est pas ainsi de la Comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, et dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout en est mauvais et pernicieux, tout tire à conséquence pour les Spectateurs ; et le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe que plus la Comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs : mais sans répéter ce que j’ai déjà dit de sa nature, je me contenterai d’en faire ici l’application, et de jeter un coup d’œil sur votre Théâtre comique.

{p. 50}Prenons-le dans sa perfection, c’est-à-dire, à sa naissance. On convient et on le sentira chaque jour davantage, que Molière est le plus parfait Auteur comique dont les ouvrages nous soient connus ; mais qui peut disconvenir aussi que le Théâtre de ce même Molière, des talents duquel je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt ; ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent ; enfin l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit.

Examinez le comique de cet Auteur : partout vous trouverez que les vices de caractère en sont l’instrument, et les défauts naturels le sujet ; que la malice de l’un punit la {p. 51} simplicité de l’autre ; que les sots sont les victimes des méchants : ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre au Théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens.

Dat veniam corvis, vexat censura columbas.

Voilà l’esprit général de Molière et de ses imitateurs. Ce sont des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu ; de ces gens, disait un Ancien, qui savent bien moucher la lampe, mais qui n’y mettent jamais d’huile.

Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la Société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant, {p. 52} par un charme invincible, les Sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices ; mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un Bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le Gentilhomme, ou du Gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la Pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ? N’a-t-il pas pour lui l’intérêt et le Public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? Quel est le plus criminel d’un Paysan assez fou pour épouser une Demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une Pièce où le Parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du Manant puni ? C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, {p. 53} de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ; et la Pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ?

Je ne m’arrêterai point à parler des Valets. Ils sont condamnés par tout le monde17 ; et il serait d’autant moins juste d’imputer à Molière les erreurs de ses modèles et de son siècle qu’il s’en est corrigé lui-même. Ne nous prévalons, ni des irrégularités qui peuvent se trouver dans les ouvrages de sa jeunesse, ni de ce qu’il y a de moins bien {p. 54} dans ses autres Pièces, et passons tout d’un coup à celle qu’on reconnaît unanimement pour son chef-d’œuvre : je veux dire, Le Misanthrope.

Je trouve que cette Comédie nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son Théâtre ; et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au Public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent : sur ce goût il s’est formé un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lequel il a pris ces caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses Pièces. Il n’a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde ; par conséquent, il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules ; et, comme j’ai déjà dit, il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de Société, après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à {p. 55} jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c’est ce qu’il a fait dans Le Misanthrope.

Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste dans cette Pièce est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’Auteur lui donne un personnage ridicule. C’en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. On pourrait dire qu’il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu’il n’est pas vrai qu’il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de Misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la Nature et le plus grand de tous les vices : puisque, toutes les vertus sociales se rapportant à la bienfaisance, rien ne leur est si directement contraire que l’inhumanité. Le vrai Misanthrope est un monstre. S’il pouvait exister, il ne ferait pas rire ; il ferait horreur. Vous pouvez avoir vu {p. 56} à la Comédie Italienne une Pièce intitulée, La vie est un songe. Si vous vous rappelez le Héros de cette Pièce, voilà le vrai Misanthrope.

Qu’est-ce donc que le Misanthrope de Molière ? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses Contemporains ; qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l’ouvrage. S’il était moins touché des erreurs de l’humanité, moins indigné des iniquités qu’il voit, serait-il plus humain lui-même ? Autant vaudrait soutenir qu’un tendre père aime mieux les enfants d’autrui que les siens, parce qu’il s’irrite des fautes de ceux-ci, et ne dit jamais rien aux autres.

Ces sentiments du Misanthrope sont parfaitement développés dans son rôle. Il dit, je l’avoue, qu’il a conçu une haine effroyable contre le genre humain ; mais en quelle occasion le dit-il ?18 Quand, outré d’avoir vu {p. 57} son ami trahir lâchement son sentiment et tromper l’homme qui le lui demande, il s’en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il est naturel que cette colère dégénère en emportement et lui fasse dire alors plus qu’il ne pense de sang-froid. D’ailleurs, la raison qu’il rend de cette haine universelle en justifie pleinement la cause.

Les uns, parce qu’ils sont méchants,
et les autres, pour être aux méchants complaisants.XII

Ce n’est donc pas des hommes qu’il est dit ennemi, mais de la méchanceté des uns et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avait ni fripons, ni flatteurs, il aimerait tout le monde. Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit Misanthrope en ce {p. 58} sens ; ou plutôt, les vrais Misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi : car au fond, je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte par sa coupable complaisance les vices d’où naissent tous les désordres de la Société.

Une preuve bien sûre qu’Alceste n’est point Misanthrope à la lettre, c’est qu’avec ses brusqueries et ses incartades, il ne laisse pas d’intéresser et de plaire. Les Spectateurs ne voudraient pas, à la vérité, lui ressembler : parce que tant de droiture est fort incommode ; mais aucun d’eux ne serait fâché d’avoir à faire à quelqu’un qui lui ressemblât, ce qui n’arriverait pas s’il était l’ennemi déclaré des hommes. Dans toutes les autres Pièces de Molière, le personnage ridicule est toujours haïssable ou méprisable ; dans celle-là, quoiqu’Alceste ait des défauts réels dont on n’a pas tort de rire, on sent pourtant au fond du cœur un respect pour lui dont on ne peut se défendre. En cette occasion, la force de la {p. 59} vertu l’emporte sur l’art de l’Auteur et fait honneur à son caractère. Quoique Molière fît des Pièces répréhensibles, il était personnellement honnête homme, et jamais le pinceau d’un honnête homme ne sut couvrir de couleurs odieuses les traits de la droiture et de la probité. Il y a plus : Molière a mis dans la bouche d’Alceste un si grand nombre de ses propres maximes que plusieurs ont cru qu’il s’était voulu peindre lui-même. Cela parut dans le dépit qu’eut le Parterre à la première représentation, de n’avoir pas été, sur le Sonnet, de l’avis du Misanthrope : car on vit bien que c’était celui de l’Auteur.

Cependant ce caractère si vertueux est présenté comme ridicule ; il l’est, en effet, à certains égards, et ce qui démontre que l’intention du Poète est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte qu’il met en opposition avec le sien. Ce Philinte est le Sage de la Pièce ; un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent {p. 60}toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre : attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui.

On voit bien que le flegme raisonneur de celui-ci est très propre à redoubler et faire sortir d’une manière comique les emportements de l’autre ; et le tort de Molière n’est pas d’avoir fait du Misanthrope un homme colère et bilieux, mais de lui avoir donné des fureurs puériles sur des sujets qui ne devaient pas l’émouvoir. Le caractère du Misanthrope n’est pas à disposition du Poète ; il est déterminé par la nature de sa passion dominante. Cette passion est une violente haine du {p. 61} vice, née d’un amour ardent pour la vertu, et aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n’y a donc qu’une âme grande et noble qui en soit susceptible. L’horreur et le mépris qu’y nourrit cette même passion pour tous les vices qui l’ont irritée sert encore à les écarter du cœur qu’elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des désordres de la Société, le détache de lui-même pour fixer toute son attention sur le genre humain. Cette habitude élève, agrandit ses idées, détruit en lui les inclinations basses qui nourrissent et concentrent l’amour-propre ; et de ce concours naît une certaine force de courage, une fierté de caractère qui ne laisse prise au fond de son âme qu’à des sentiments dignes de l’occuper.

Ce n’est pas que l’homme ne soit toujours homme ; que la passion ne le rende souvent faible, injuste, déraisonnable ; il n’épie peut-être les motifs cachés des actions des autres, avec un secret plaisir d’y voir la corruption de leurs cœurs ; qu’un petit mal ne lui donne souvent une grande colère, et qu’en {p. 62} l’irritant à dessein, un méchant adroit ne pût parvenir à le faire passer pour méchant lui-même ; mais il n’en est pas moins vrai que tous moyens ne sont pas bons à produire ces effets, et qu’ils doivent être assortis à son caractère pour le mettre en jeu : sans quoi, c’est substituer un autre homme au Misanthrope et nous le peindre avec des traits qui ne sont pas les siens.

Voilà donc de quel côté le caractère du Misanthrope doit porter ses défauts, et voilà aussi de quoi Molière fait un usage admirable dans toutes les scènes d’Alceste avec son ami, où les froides maximes et les railleries de celui-ci, démontant l’autre à chaque instant, lui font dire mille impertinences très bien placées ; mais ce caractère âpre et dur, donne tant de fiel et d’aigreur dans l’occasion, l’éloigne en même temps de tout chagrin puéril qui n’a nul fondement raisonnable, et de tout intérêt personnel trop vif, dont il ne doit nullement être susceptible. Qu’il s’emporte sur tous les désordres dont il n’est que le témoin, ce sont toujours de nouveaux traits {p. 63} au tableau ; mais qu’il soit froid sur celui qui s’adresse directement à lui. Car ayant déclaré la guerre aux méchants, il s’attend bien qu’ils la lui feront à leur tour. S’il n’avait pas prévu le mal que lui fera sa franchise, elle serait une étourderie et non pas une vertu. Qu’une femme fausse le trahisse, que d’indignes amis le déshonorent, que de faibles amis l’abandonnent : il doit le souffrir sans en murmurer. Il connaît les hommes.

Si ces distinctions sont justes, Molière a mal saisi le Misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur ? Non, sans doute. Mais voilà par où le désir de faire rire aux dépens du personnage, l’a forcé de le dégrader, contre la vérité du caractère.

Après l’aventure du Sonnet, comment Alceste ne s’attend-il point aux mauvais procédés d’Oronte ? Peut-il en être étonné quand on l’en instruit, comme si c’était la première fois de sa vie qu’il eût été sincère, ou la première fois que sa sincérité lui eût fait un ennemi ? Ne doit-il pas se préparer tranquillement à la perte de son procès, {p. 64} loin d’en marquer d’avance un dépit d’enfant ?

Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester.

Un Misanthrope n’a que faire d’acheter si cher le droit de pester, il n’a qu’à ouvrir les yeux ; et il n’estime pas assez l’argent pour croire avoir acquis sur ce point un nouveau droit par la perte d’un procès : mais il fallait faire rire le Parterre.

Dans la scène avec Dubois, plus Alceste a de sujet de s’impatienter, plus il doit rester flegmatique et froid : parce que l’étourderie du Valet n’est pas un vice. Le Misanthrope et l’homme emporté sont deux caractères très différents : c’était là l’occasion de les distinguer. Molière ne l’ignorait pas ; mais il fallait faire rire le Parterre.

Au risque de faire rire aussi le Lecteur à mes dépens, j’ose accuser cet Auteur d’avoir manqué de très grandes convenances, une très grande vérité, et peut-être de nouvelles beautés de situation. C’était de faire un tel {p. 65} changement à son plan que Philinte entrât comme Acteur nécessaire dans le nœud de de sa Pièce, en sorte qu’on pût mettre les actions de Philinte et d’Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, et dans une conformité parfaite avec leurs caractères. Je veux dire qu’il fallait que le Misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il était la victime. Au contraire, le philosophe Philinte devait voir tous les désordres de la Société avec un flegme Stoïque, et se mettre en fureur au moindre mal qui s’adressait directement à lui. En effet, j’observe que ces gens, si paisibles sur les injustices publiques, sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu’on leur fait, et qu’ils ne gardent leur philosophie qu’aussi longtemps qu’ils n’en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandais qui ne voulait pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison. La maison brûle, lui criait-on. Que m’importe ? répondait-il, je n’en suis que le locataire. A la fin {p. 66} le feu pénétra jusqu’à lui. Aussitôt il s’élance, il court, il crie, il s’agite ; il commence à comprendre qu’il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu’on habite, quoiqu’elle ne nous appartienne pas.

Il me semble qu’en traitant les caractères en question sur cette idée, chacun des deux eût été plus vrai, plus théâtral, et que celui d’Alceste eût fait incomparablement plus d’effet : mais le Parterre alors n’aurait pu rire qu’aux dépens de l’homme du monde, et l’intention de l’Auteur était qu’on rît aux dépens du Misanthrope19.

Dans la même vue, il lui fait tenir quelquefois des propos d’humeur, d’un goût tout {p. 67} contraire à celui qu’il lui donne. Telle est cette pointe de la Scène du Sonnet :

La peste de ta chute, empoisonneur au Diable !
En eusses-tu fait une à te casser le nez.

pointe d’autant plus déplacée dans la bouche du Misanthrope qu’il vient d’en critiquer de plus supportables dans le Sonnet d’Oronte ; et il est bien étrange que celui qui la fait propose un instant après la chanson du Roi Henri pour un modèle de goût. Il ne sert de rien de dire que ce mot échappe dans un moment de dépit : car le dépit ne dicte rien moins que des pointes, et Alceste qui passe sa vie à gronder, doit avoir pris, même en grondant, un ton conforme à son tour d’esprit.

Morbleu ! vil complaisant ! vous louez des sottises.

C’est ainsi que doit parler le Misanthrope en colère. Jamais une pointe n’ira bien après cela. Mais il fallait faire rire le Parterre ; et voilà comment on avilit la vertu.

Une chose assez remarquable, dans cette {p. 68} Comédie, est que les charges étrangères que l’Auteur a données au rôle du Misanthrope, l’ont forcé d’adoucir ce qui était essentiel au caractère. Ainsi, tandis que dans toutes ses autres Pièces les caractères sont chargés pour faire plus d’effet, dans celle-ci seule les traits sont émoussés pour la rendre plus théâtrale. La même scène dont je viens de parler m’en fournit la preuve. On y voit Alceste tergiverser et user de détours, pour dire son avis à Oronte. Ce n’est point-là le Misanthrope : c’est un honnête homme du monde qui se fait peine de tromper celui qui le consulte. La force du caractère voulait qu’il lui dît brusquement, « Votre Sonnet ne vaut rien, jetez-le au feu » ; mais cela aurait ôté le comique qui naît de l’embarras du Misanthrope et de ses « je ne dis pas cela » répétés, qui pourtant ne sont au fond que des mensonges. Si Philinte, à son exemple, lui eût dit en cet endroit, Et que dis-tu donc, traître ?XIII qu’avait-il à répliquer ? En vérité, ce n’est pas la peine de rester Misanthrope pour ne l’être qu’à demi : car, si l’on se permet le premier ménagement {p. 69} et la première altération de vérité, où sera la raison suffisante pour s’arrêter jusqu’à ce qu’on devienne aussi faux qu’un homme de Cour ?

L’ami d’Alceste doit le connaître. Comment ose-t-il lui proposer de visiter des Juges, c’est-à-dire, en termes honnêtes, de chercher à les corrompre ? Comment peut-il supposer qu’un homme capable de renoncer même aux bienséances par amour pour la vertu, soit capable de manquer à ses devoirs par intérêt ? Solliciter un Juge ! Il ne faut pas être Misanthrope, il suffit d’être honnête homme pour n’en rien faire. Car enfin, quelque tour qu’on donne à la chose, ou celui qui sollicite un Juge l’exhorte à remplir son devoir et alors il lui fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes et alors il le veut séduire : puisque toute acception de personnes est un crime dans un Juge qui doit connaître l’affaire et non les parties, et ne voir que l’ordre et la loi. Or je dis qu’engager un Juge à faire une mauvaise action, c’est la faire soi-même ; et qu’il vaut mieux {p. 70} perdre une cause juste que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net, il n’y a rien à répondre. La morale du monde a d’autres maximes, je ne l’ignore pas. Il me suffit de montrer que, dans tout ce qui rendait le Misanthrope si ridicule, il ne faisait que le devoir d’un homme de bien ; et que son caractère était mal rempli d’avance, si son ami supposait qu’il pût y manquer.

Si quelquefois l’habile Auteur laisse agir ce caractère dans toute sa force, c’est seulement quand cette force rend la scène plus théâtrale, et produit un comique de contraste ou de situation plus sensible. Telle est, par exemple, l’humeur taciturne et silencieuse d’Alceste, et ensuite la censure intrépide et vivement apostrophée de la conversation chez la Coquette.

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de Cour.

Ici l’Auteur a marqué fortement la distinction du Médisant et du Misanthrope. Celui-ci, dans son fiel âcre et mordant, abhorre la calomnie et déteste la satire. Ce sont les vices {p. 71} publics, ce sont les méchants en général qu’il attaque. La basse et secrète médisance est indigne de lui, il la méprise et la hait dans les autres ; et quand il dit du mal de quelqu’un, il commence par le lui dire en face. Aussi, durant toute la Pièce, ne fait-il nulle part plus d’effet que dans cette scène : parce qu’il est là ce qu’il doit être et que, s’il fait rire le Parterre, les honnêtes gens ne rougissent pas d’avoir ri.

Mais, en général, on ne peut nier que, si le Misanthrope était plus Misanthrope, il ne fut beaucoup moins plaisant : parce que sa franchise et sa fermeté, n’admettant jamais de détour, ne le laisserait jamais dans l’embarras. Ce n’est donc pas par ménagement pour lui que l’Auteur adoucit quelquefois son caractère : c’est au contraire pour le rendre plus ridicule. Une autre raison, l’y oblige encore ; c’est que le Misanthrope de Théâtre, ayant à parler de ce qu’il voit, doit vivre dans le monde ; et par conséquent tempérer sa droiture et ses manières, par quelques-uns de ces égards de mensonge et de fausseté qui {p. 72}composent la politesse et que le monde exige de quiconque y veut être supporté. S’il s’y montrait autrement, ses discours ne feraient plus d’effet. L’intérêt de l’Auteur est bien de le rendre ridicule, mais non pas fou ; et c’est ce qu’il paraîtrait aux yeux du Public, s’il était tout à fait sage.

On a peine à quitter cette admirable Pièce, quand on a commencé de s’en occuper ; et, plus on y songe, plus on y découvre de nouvelles beautés. Mais enfin, puisqu’elle est, sans contredit, de toutes les Comédies de Molière, celle qui contient la meilleure et la plus saine morale, sur celle-là jugeons des autres ; et convenons que, l’intention de l’Auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même : en ce qu’il séduit par une apparence de raison ; en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du monde à l’exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des Spectateurs, il leur {p. 73} persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat.

J’aurais trop d’avantage, si je voulais passer de l’examen de Molière à celui de ses successeurs, qui, n’ayant ni son génie, ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses vues intéressées, en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée et des femmes sans mœurs. Je ne ferai pas à Dancourt l’honneur de parler de lui : ses Pièces n’effarouchent pas par des termes obscènes, mais il faut n’avoir de chaste que les oreilles, pour les pouvoir supporter. Regnard, plus modeste, n’est pas moins dangereux : laissant l’autre amuser les femmes perdues, il se charge, lui, d’encourager les filous. C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la Police, on joue publiquement au milieu de Paris une Comédie, où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la Pièce, s’occupe avec son digne cortège, de soins que les lois paient de la corde ; et qu’au lieu des larmes que la seule humanité fait verser en pareil cas aux indifférents {p. 74} mêmes, on égaie, à l’envi, de plaisanteries barbares le triste appareil de la mort. Les droits les plus sacrés, les plus touchants sentiments de la Nature, sont joués dans cette odieuse scène. Les tours les plus punissables y sont rassemblés comme à plaisir, avec un enjouement qui fait passer tout cela pour des gentillesses. Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est et tout y est applaudi. Le mort s’étant avisé de renaître, au grand déplaisir de son cher neveu, et ne voulant point ratifier ce qui s’est fait en son nom, on trouve le moyen d’arracher son consentement de force, et tout se termine au gré des Acteurs et des Spectateurs, qui, s’intéressant malgré eux à ces misérables, sortent de la Pièce avec cet édifiant souvenir, d’avoir été dans le fond de leurs cœurs, complices des crimes qu’ils ont vu commettre.

Osons le dire sans détour. Qui de nous est assez sûr de lui pour supporter la représentation d’une pareille Comédie, sans être de moitié des tours qui s’y jouent ? Qui ne {p. 75}serait pas un peu fâché si le filou venait à être surpris ou manquer son coup ? Qui ne devient pas un moment filou soi-même en s’intéressant pour lui ? Car s’intéresser pour quelqu’un qu’est-ce autre chose que se mettre à sa place ? Belle instruction pour la jeunesse que celle où les hommes faits ont bien de la peine à se garantir de la séduction du vice ! Est-ce à dire qu’il ne soit jamais permis d’exposer au Théâtre des actions blâmables ? Non : mais en vérité, pour savoir mettre un fripon sur la Scène, il faut un Auteur bien honnête homme.

Ces défauts sont tellement inhérents à notre Théâtre, qu’en voulant les en ôter, on le défigure. Nos Auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des Pièces plus épurées ; mais aussi qu’arrive-t-il ? Qu’elles n’ont plus de vrai comique et ne produisent aucun effet. Elles instruisent beaucoup, si l’on veut : mais elles ennuient encore davantage. Autant vaudrait aller au Sermon.

Dans cette décadence du Théâtre, on se voit contraint d’y substituer aux véritables {p. 76} beautés éclipsées, de petits agréments capables d’en imposer à la multitude. Ne sachant plus nourrir la force du Comique et des caractères, on a renforcé l’intérêt de l’amour. On a fait la même chose dans la Tragédie pour suppléer aux situations prises dans des intérêts d’Etat qu’on ne connaît plus, et aux sentiments naturels et simples qui ne touchent plus personne. Les Auteurs concourent à l’envi pour l’utilité publique à donner une nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion dangereuse ; et, depuis Molière et Corneille, on ne voit plus réussir au Théâtre que des Romans, sous le nom de Pièces dramatiques.

L’Amour est le règne des femmes. Ce sont elles qui nécessairement y donnent la loi : parce que, selon l’ordre de la Nature, la résistance leur appartient et que les hommes ne peuvent vaincre cette résistance qu’aux dépens de leur liberté. Un effet naturel de ces sortes de Pièces est donc d’étendre l’empire du Sexe, de rendre des femmes et de jeunes filles les précepteurs du Public, et de {p. 77} leur donner sur les Spectateurs le même pouvoir qu’elles ont sur leurs Amants. Pensez-vous, Monsieur, que cet ordre soit sans inconvénient, et qu’en augmentant avec tant de soin l’ascendant des femmes, les hommes en seront mieux gouvernés ?

Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme ; mais est-ce d’elles, en général, qu’il doit prendre conseil, et n’y aurait-il aucun moyen d’honorer leur sexe, à moins d’avilir le nôtre ? Le plus charmant objet de la Nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible et de le porter au bien, est, je l’avoue, une femme aimable et vertueuse ; mais cet objet céleste où se cache-t-il ? N’est-il pas bien cruel de le contempler avec tant de plaisir au Théâtre, pour en trouver de si différents dans la Société ? Cependant le tableau séducteur fait son effet. L’enchantement causé par ces prodiges de sagesse tourne au profit des femmes sans honneur. Qu’un jeune homme n’ait vu le monde que sur la Scène, le premier moyen qui s’offre à lui pour aller à {p. 78} la vertu est de chercher une maîtresse qui l’y conduise, espérant bien trouver une Constance ou une Cénie20 tout au moins. C’est ainsi que, sur la foi d’un modèle imaginaire, sur un air modeste et touchant, sur une douceur contrefaite, « nescius aurae fallacis », le jeune insensé court se perdre, en pensant devenir un Sage.

Ceci me fournit l’occasion de proposer une espèce de problème. Les Anciens avaient en général un très grand respect pour les femmes21 ; mais ils marquaient {p. 79} ce respect en s’abstenant de les exposer au jugement du public, et croyaient honorer leur modestie, en se taisant sur leurs autres vertus. Ils avaient pour maxime que le pays, où les mœurs étaient les plus pures, était celui où l’on parlait le moins des femmes ; et que la femme la plus honnête était celle dont on parlait le moins. C’est, sur ce principe, qu’un Spartiate, entendant un Etranger faire de magnifiques éloges d’une Dame de sa connaissance, l’interrompit en colère : ne cesseras-tu point, lui dit-il, de médire d’une femme de bien ? De là venait encore que, dans leur Comédie, les rôles d’amoureuses et de filles à marier ne représentaient jamais que des esclaves ou des filles publiques. Ils {p. 80} avaient une telle idée de la modestie du Sexe, qu’ils auraient cru manquer aux égards qu’ils lui devaient, de mettre une honnête fille sur la Scène, seulement en représentation22. En un mot l’image du vice à découvert les choquait moins que celle de la pudeur offensée.

Chez nous, au contraire, la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit ; de qui l’on parle le plus ; qu’on voit le plus dans le monde ; chez qui l’on dîne le plus souvent ; qui donne le plus impérieusement le ton ; qui juge, tranche, décide, prononce, assigne aux talents, au mérite, aux vertus, leurs degrés et leurs places ; et dont les humbles savants mendient le plus bassement la faveur. Sur la Scène, c’est pis encore. Au fond, dans le monde elles ne {p. 81}savent rien, quoiqu’elles jugent de tout ; mais au Théâtre, savantes du savoir des hommes, philosophes, grâce aux Auteurs, elles écrasent notre sexe de ses propres talents, et les imbéciles Spectateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu’ils ont pris soin de leur dicter. Tout cela, dans le vrai, c’est se moquer d’elles, c’est les taxer d’une vanité puérile ; et je ne doute pas que les plus sages n’en soient indignées. Parcourez la plupart des Pièces modernes : c’est toujours une femme qui sait tout, qui apprend tout aux hommes ; c’est toujours la Dame de Cour qui fait dire le Catéchisme au petit Jean de Saintré. Un enfant ne saurait se nourrir de son pain, s’il n’est coupé par sa Gouvernante. Voilà l’image de ce qui se passe aux nouvelles Pièces. La Bonne est sur le Théâtre, et les enfants sont dans le Parterre. Encore une fois, je ne nie pas que cette méthode n’ait ses avantages, et que de tels précepteurs ne puissent donner du poids et du prix à leurs leçons ; mais revenons à ma question. De l’usage antique et du nôtre, {p. 82} je demande lequel est le plus honorable aux femmes, et rend le mieux à leur sexe les vrais respects qui lui sont dus ?

La même cause qui donne, dans nos Pièces tragique et comiques, l’ascendant aux femmes sur les hommes, le donne encore aux jeunes gens sur les vieillards ; et c’est un autre renversement ces rapports naturels, qui n’est pas moins répréhensible. Puisque l’intérêt y est toujours pour les amants, il s’ensuit que les personnages avancés en âge n’y peuvent jamais faire que des rôles en sous-ordre. Ou, pour former le nœud de l’intrigue, ils servent d’obstacle aux vœux des jeunes amants et alors ils sont haïssables ; ou ils sont amoureux eux-mêmes et alors ils sont ridicules. « Turpe senex miles ». On en fait dans les Tragédies des tyrans, des usurpateurs ; dans les Comédies des jaloux, des usuriers, des pédants, des pères insupportables que tout le monde conspire à tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au Théâtre, voilà quel respect on inspire pour elle aux jeunes gens. Remercions {p. 83} l’illustre Auteur de Zaïre et de Nanine d’avoir soustrait à ce mépris le vénérable Luzignan et le bon vieux Philippe Humbert. Il en est quelques autres encore ; mais cela suffit-il pour arrêter le torrent du préjugé public, et pour effacer l’avilissement où la plupart des Auteurs se plaisent à montrer l’âge de la sagesse, de l’expérience et de l’autorité ? Qui peut douter que l’habitude de voir toujours dans les vieillards des personnages odieux au Théâtre, n’aide à les faire rebuter dans la Société, et qu’en s’accoutumant à confondre ceux qu’on voit dans le monde avec les radoteurs et les Gérontes de la Comédie, on ne les méprise tous également ? Observez à Paris dans une assemblée, l’air suffisant et vain, le ton ferme et tranchant d’une impudente jeunesse, tandis que les Anciens, craintifs et modestes, ou n’osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutés. Voit-on rien de pareil dans les Provinces, et dans les lieux où les Spectacles ne sont point établis ; et par toute la terre, hors les grandes villes, une tête chenue et des {p. 84}cheveux blancs n’impriment-ils pas toujours du respect ? On me dira qu’à Paris les vieillards contribuent à se rendre méprisables, en renonçant au maintien qui leur convient, pour prendre indécemment la parure et les manières de la jeunesse, et que faisant les galants à son exemple, il est très simple qu’on la leur préfère dans son métier ; mais c’est tout au contraire pour n’avoir nul autre moyen de se faire supporter, qu’ils sont contraints de recourir à celui-là, et ils aiment encore mieux être soufferts à la faveur de leurs ridicules, que de ne l’être point du tout. Ce n’est pas assurément qu’en faisant les agréables ils le deviennent en effet, et qu’un galant sexagénaire soit un personnage fort gracieux ; mais son indécence même lui tourne à profit : c’est un triomphe de plus pour une femme, qui, traînant à son char un Nestor, croit montrer que les glaces de l’âge ne garantissent point des feux qu’elle inspire. Voilà pourquoi les femmes encouragent de leur mieux ces Doyens de Cythère, et ont la malice de traiter d’hommes charmants, de vieux {p. 85} fous qu’elles trouveraient moins aimables s’ils étaient moins extravagants. Mais revenons à mon sujet.

Ces effets ne sont pas les seuls que produit l’intérêt de la Scène uniquement fondé sur l’amour. On lui en attribue beaucoup d’autres plus graves et plus importants, dont je n’examine point ici la réalité, mais qui ont été souvent et sottement allégués par les Ecrivains ecclésiastiques. Les dangers que peut produire le tableau d’une passion contagieuse sont, leur a-t-on répondu, prévenus par la manière de le présenter ; l’amour qu’on expose au Théâtre y est rendu légitime, son but est honnête, souvent il est sacrifié au devoir et à la vertu, et dès qu’il est coupable il est puni. Fort bien : mais n’est-il pas plaisant qu’on prétende ainsi régler après coup les mouvements du cœur sur les préceptes de la raison, et qu’il faille attendre les événements pour savoir quelle impression l’on doit recevoir des situations qui les amènent ? Le mal qu’on reproche au Théâtre n’est pas précisément d’inspirer des passions {p. 86} criminelles, mais de disposer l’âme à des sentiments trop tendres qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin ; elles ne donnent pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir ; elles ne choisissent pas la personne qu’on doit aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainsi elles ne sont innocentes ou criminelles que par l’usage que nous en faisons selon notre caractère, et ce caractère est indépendant de l’exemple. Quand il serait vrai qu’on ne peint au Théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux ? Comme si les vives images d’une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible que celles d’un amour criminel, à qui l’horreur du vice sert au moins de contrepoison ? Mais si l’idée de l’innocence embellit quelques instants le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les {p. 87}circonstances s’effacent de la mémoire, tandis que l’impression d’une passion si douce reste gravée au fond du cœur. Quand le Patricien Manilius fut chassé du Sénat de Rome pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille, à ne considérer cette action qu’en elle-même, qu’avait-elle de répréhensible ? Rien sans doute : elle annonçait même un sentiment louable. Mais les chastes feux de la mère en pouvaient inspirer d’impurs à la fille. C’était donc, d’une action fort honnête, faire un exemple de corruption. Voilà l’effet des amours permis du Théâtre.

On prétend nous guérir de l’amour par la peinture de ses faiblesses. Je ne sais là-dessus comment les Auteurs s’y prennent ; mais je vois que les Spectateurs sont toujours du parti de l’amant faible, et que souvent ils sont fâchés qu’il ne le soit pas davantage. Je demande si c’est un grand moyen d’éviter de lui ressembler ?

Rappelez-vous, Monsieur, une Pièce à laquelle je crois me souvenir d’avoir assisté avec vous, il y a quelques années, et {p. 88} qui nous fit un plaisir auquel nous nous attendions peu, soit qu’en effet l’Auteur y eût mis plus de beautés théâtrales que nous n’avions pensé, soit que l’Actrice prêtât son charme ordinaire au rôle qu’elle faisait valoir. Je veux par de la Bérénice de Racine. Dans quelle disposition d’esprit le Spectateur voit-il commencer cette Pièce ? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d’un Empereur et d’un Romain, qui balance comme le dernier des hommes entre sa maîtresse et son devoir ; qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit par des plaintes efféminées ce caractère presque divin que lui donne l’histoire ; qui fait chercher dans un vil soupirant de ruelle le bienfaiteur du monde, et les délices du genre humain. Qu’en pense le même Spectateur après la représentation ? Il finit par plaindre cet homme sensible qu’il méprisait, par s’intéresser à cette même passion dont il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu’il est forcé d’en faire aux lois de la patrie. Voilà ce que chacun de nous {p. 89} éprouvait à la représentation. Le rôle de Titus, très bien rendu, eût fait de l’effet, s’il eût été plus digne de lui ; mais tous sentirent que l’intérêt principal était pour Bérénice, et que c’était le sort de son amour qui déterminait l’espèce de la catastrophe. Non que ses plaintes continuelles donnassent une grande émotion durant le cours de la Pièce ; mais au cinquième Acte où, cessant de se plaindre, l’air morne, l’œil sec et la voix éteinte, elle faisait parler une douleur froide approchante du désespoir, l’art de l’Actrice ajoutait au pathétique du rôle, et les Spectateurs vivement touchés commençaient à pleurer quand Bérénice ne pleurait plus. Que signifiait cela, sinon qu’on tremblait qu’elle ne fut renvoyée ; qu’on sentait d’avance la douleur dont son cœur serait pénétré ; et que chacun aurait voulu que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer ? Ne voilà-t-il pas une Tragédie qui a bien rempli son objet, et qui a bien appris aux Spectateurs à surmonter les faiblesses de l’amour ?

{p. 90}L’événement dément ces vœux secrets, mais qu’importe ? Le dénouement n’efface point l’effet de la Pièce. La Reine part sans le congé du Parterre : l’Empereur la renvoie « invitus invitam », on peut ajouter invito spectatore. Titus a beau rester Romain, il est seul de son parti ; tous les Spectateurs ont épousé Bérénice.

Quand même on pourrait me disputer cet effet ; quand même on soutiendrait que l’exemple de force et de vertu qu’on voit dans Titus, vainqueur de lui-même, fonde l’intérêt de la Pièce, et fait qu’en plaignant Bérénice, on est bien aise de la plaindre ; on ne ferait que rentrer en cela dans mes principes : parce que, comme je l’ai déjà dit, les sacrifices faits au devoir et à la vertu ont toujours un charme secret, même pour les cœurs corrompus : et la preuve que ce sentiment n’est point l’ouvrage de la Pièce, c’est qu’ils l’ont avant qu’elle commence. Mais cela n’empêche pas que certaines passions satisfaites ne leur semblent préférables à la vertu même, et que, s’ils sont contents de voir {p. 91}Titus vertueux et magnanime, ils ne le fussent encore plus de le voir heureux et faible, ou du moins qu’ils ne consentissent volontiers à l’être à sa place. Pour rendre cette vérité sensible, imaginons un dénouement tout contraire à celui de l’Auteur. Qu’après avoir mieux consulté son cœur, Titus ne voulant ni enfreindre les lois de Rome, ni vendre le bonheur à l’ambition, vienne, avec des maximes opposées, abdiquer l’Empire aux pieds de Bérénice ; que, pénétrée d’un si grand sacrifice, elle sente que son devoir serait de refuser la main de son amant, et que pourtant elle l’accepte ; que tous deux enivrés des charmes de l’amour, de la paix, de l’innocence, et renonçant aux vaines grandeurs, prennent, avec cette douce joie qu’inspirent les vrais mouvements de la Nature, le parti d’aller vivre heureux et ignorés dans un coin de le terre ; qu’une Scène si touchante soit animée des sentiments tendres et pathétiques que le sujet fournit et que Racine eût si bien fait valoir ; que Titus en quittant les Romains leur adresse un discours, tel que la {p. 92}circonstance et le sujet le comportent : n’est-il pas clair, par exemple, qu’à moins qu’un Auteur ne soit de la dernière maladresse, un tel discours doit faire fondre en larmes toute l’assemblée ? La Pièce, finissant ainsi, sera, si l’on veut, moins bonne, moins instructive, moins conforme à l’histoire, mais en fera-t-elle moins de plaisir, et les Spectateurs en sortiront-ils moins satisfaits ? Les quatre premiers Actes subsisteraient à peu près tels qu’ils sont, et cependant on en tirerait une leçon directement contraire. Tant il est vrai que les tableaux de l’amour font toujours plus d’impression que les maximes de la sagesse, et que l’effet d’une Tragédie est tout à fait indépendant de celui du dénouement !1

Veut-on savoir s’il est sûr qu’en montrant les suites funestes des passions immodérées, la Tragédie apprenne à s’en garantir ? Que l’on consulte l’expérience. Ces suites funestes sont représentées très fortement dans Zaïre ; il en coûte la vie aux deux Amants, et il en coûte bien plus que la vie à Orosmane : puisqu’il ne se donne la mort que pour {p. 93} se délivrer du plus cruel sentiment qui puisse entrer dans un cœur humain, le remords d’avoir poignardé sa maîtresse. Voilà donc, assurément des leçons très énergiques. Je serais curieux de trouver quelqu’un, homme ou femme, qui s’osât vanter d’être sorti d’une représentation de Zaïre, bien prémuni contre l’amour. Pour moi, je crois entendre chaque Spectateur dire en son cœur à la fin de la Tragédie : ah ! qu’on me donne une Zaïre, je ferai bien en sorte de ne la pas tuer. Si les femmes n’ont pu se lasser de courir en foule à cette Pièce enchanteresse et d’y faire courir les hommes, je ne dirai point que c’est pour s’encourager par l’exemple de l’héroïne à n’imiter pas un sacrifice qui lui réussit si mal ; mais c’est parce que, de toutes les Tragédies qui sont au Théâtre, nulle autre ne montre avec plus de charmes le pouvoir de l’amour et l’empire de la beauté, et qu’on y apprend encore pour surcroît de profit à ne pas juger sa Maîtresse sur les apparences. Qu’Orosmane immole Zaïre à sa jalousie, une femme sensible y voit sans {p. 94} effroi le transport de la passion : car c’est un moindre malheur de périr par la main de son amant, que d’en être médiocrement aimée.

Qu’on nous peigne l’amour comme on voudra ; il séduit, ou ce n’est pas lui. S’il est mal peint, la Pièce est mauvaise ; s’il est bien peint, il offusque tout ce qui l’accompagne. Ses combats, ses maux, ses souffrances le rendent plus touchant encore que s’il n’avait nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes effets rebutent, il n’en devient que plus intéressant par ses malheurs même. On se dit, malgré soi, qu’un sentiment si délicieux console de tout. Une si douce image amollit insensiblement le cœur : on prend de la passion ce qui mène au plaisir, on en laisse ce qui tourmente. Personne ne se croit obligé d’être un héros, et c’est ainsi qu’admirant l’amour honnête on se livre à l’amour criminel.

Ce qui achève de rendre ses images dangereuses, c’est précisément ce qu’on fait pour les rendre agréables ; c’est qu’on ne le voit {p. 95} jamais régner sur la Scène qu’entre des âmes honnêtes, c’est que les deux Amants sont toujours des modèles de perfection. Et comment ne s’intéresserait-on pas pour une passion si séduisante, entre deux cœurs dont le caractère est déjà si intéressant par lui-même ? Je doute que, dans toutes nos Pièces dramatiques, on en trouve une seule où l’amour mutuel n’ait pas la faveur du Spectateur. Si quelque infortune brûle d’un feu non partagé, on en fait le rebut du Parterre. On croit faire merveilles de rendre un amant estimable où haïssable, selon qu’il est bien ou mal accueilli dans ses amours ; de faire toujours approuver au public les sentiments de sa maîtresse ; et de donner à la tendresse tout l’intérêt de la vertu. Au lieu qu’il faudrait apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l’amour, à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l’estime, et à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet indigne de ses soins. Je ne sache guère que Le Misanthrope où le héros de la Pièce ait fait un mauvais choix23. {p. 96} Rendre le Misanthrope amoureux n’était rien, le coup de génie est de l’avoir fait amoureux d’une coquette. Tout le reste du Théâtre est un trésor de femmes parfaites. On dirait qu’elles s’y sont toutes réfugiées. Est-ce là l’image fidèle de la Société ? Est-ce ainsi qu’on nous rend suspecte une passion qui perd tant de gens bien nés ? Il s’en faut peu qu’on ne nous fasse croire qu’un honnête homme est obligé d’être amoureux, et qu’une amante aimée ne saurait n’être pas vertueuse. Nous voilà fort bien instruits !

Encore une fois, je n’entreprends point de juger si c’est bien ou mal fait de fonder sur l’amour le principal intérêt du Théâtre ; mais je dis que, si ses peintures sont quelquefois dangereuses, elles le seront toujours quoiqu’on fasse pour les déguiser. Je dis que c’est en parler de mauvaise foi, ou sans le connaître, de vouloir en rectifier les impressions par d’autres impressions étrangères qui ne les accompagnent point jusqu’au cœur, ou que le cœur en a bientôt séparées ; impressions qui même en déguisent les dangers, {p. 97} et donnent à ce sentiment trompeur un nouvel attrait par lequel il perd ceux qui s’y livrent.

Soit qu’on déduise de la nature des Spectacles, en général, les meilleures formes dont ils sont susceptibles ; soit qu’on examine tout ce que les lumières d’un siècle et d’un peuple éclairés ont fait pour la perfection des nôtres ; je crois qu’on peut conclure de ces considérations diverses que l’effet moral du Spectacle et des Théâtres ne saurait jamais être bon ni salutaire en lui-même : puisqu’à ne compter que leurs avantages, on n’y trouve aucune sorte d’utilité réelle, sans inconvénients qui la surpassent. Or par une suite de son inutilité même, le Théâtre, qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer. En favorisant tous nos penchants, il donne un nouvel ascendant à ceux qui nous dominent ; les continuelles émotions qu’on y ressent nous énervent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions ; et le stérile intérêt qu’on prend à la vertu ne sert qu’à contenter notre amour-propre, {p. 98} sans nous contraindre à la pratiquer. Ceux de mes Compatriotes qui ne désapprouvent pas les Spectacles en eux-mêmes, ont donc tort.

Outre ces effets du Théâtre, relatifs aux choses représentées, il en a d’autres non moins nécessaires, qui se rapportent directement à la Scène et aux personnages représentants, et c’est à ceux-là que les Genevois déjà cités attribuent le goût de luxe, de parure, et de dissipation dont ils craignent avec raison l’introduction parmi nous. Ce n’est pas seulement la fréquentation des Comédiens, mais celle du Théâtre, qui peut amener ce goût par son appareil et la parure des Acteurs. N’eût-il d’autre effet que d’interrompre à certaines heures le cours des affaires civiles et domestiques, et d’offrir une ressource assurée à l’oisiveté, il n’est pas possible que la commodité d’aller tous les jours régulièrement au même lieu s’oublier soi-même et s’occuper d’objets étrangers, ne donne au Citoyen d’autres habitudes et ne lui forme de nouvelles mœurs ; mais ces {p. 99}changements seront-ils avantageux ou nuisibles ? C’est une question qui dépend moins de l’examen du Spectacle que de celui des Spectateurs. Il est sûr que ces changements les amèneront tous à peu près au même point ; c’est donc par l’état où chacun était d’abord, qu’il faut estimer les différences.

Quand les amusements sont indifférents par leur nature, (et je veux bien pour un moment considérer les Spectacles comme tels) c’est la nature des occupations qu’ils interrompent qui les fait juger bons ou mauvais ; surtout lorsqu’ils sont assez vifs pour devenir des occupations eux-mêmes, et substituer leur goût à celui du travail. La raison veut qu’on favorise les amusements des gens dont les occupations sont nuisibles, et qu’on détourne des mêmes amusements ceux dont les occupations sont utiles. Une autre considération générale est qu’il n’est pas bon de laisser à des hommes oisifs et corrompus le choix de leurs amusements, de peur qu’ils ne les imaginent conformes à leurs inclinations {p. 100} vicieuses, et ne deviennent aussi malfaisants dans leurs plaisirs que dans leurs affaires. Mais laissez un peuple simple et laborieux se délasser de ses travaux, quand et comme il lui plaît ; jamais il n’est à craindre qu’il abuse de cette liberté, et l’on ne doit point se tourmenter à lui chercher des divertissements agréables : car, comme il faut peu d’apprêts aux mets que l’abstinence et la faim assaisonnent, il n’en faut pas, non plus, beaucoup aux plaisirs de gens épuisés de fatigue, pour qui le repos seul en est un très doux. Dans une grande ville, pleine de gens intrigants, désœuvrés, sans Religion, sans principes, dont l’imagination dépravée par l’oisiveté, la fainéantise, par l’amour du plaisir et par de grands besoins, n’engendre que des monstres et n’inspire que des forfaits ; dans une grande ville où les mœurs et l’honneur ne sont rien, parce que chacun, dérobant aisément sa conduite aux yeux du public, ne se montre que par son crédit et n’est estimé que par ses richesses ; la Police ne saurait trop multiplier les plaisirs permis, ni trop {p. 101}s’appliquer à les rendre agréables, pour ôter aux particuliers la tentation d’en chercher de plus dangereux. Comme les empêcher de s’occuper c’est les empêcher de mal faire, deux heures par jour dérobées à l’activité du vice sauvent la douzième partie des crimes qui se commettraient ; et tout ce que les Spectacles vus ou à voir causent d’entretiens dans les Cafés et autres refuges des fainéants et fripons du pays, est encore autant de gagné pour les pères de famille, soit sur l’honneur de leurs filles ou de leurs femmes, soit sur leur bourse ou sur celle de leurs fils.

Mais dans les petites villes, dans les lieux moins peuplés, où les particuliers, toujours sous les yeux du public, sont censeurs nés les uns des autres, et où la Police a sur tous une inspection facile, il faut suivre des maximes toutes contraires. S’il y a de l’industrie, des arts, des manufactures, on doit se garder d’offrir des distractions relâchantes à l’âpre intérêt qui fait ses plaisirs de ses soins, et enrichit le Prince de l’avarice des sujets. Si le pays sans commerce, nourrit {p. 102} les habitants dans l’inaction, loin de fomenter en eux l’oisiveté à laquelle une vie simple et facile ne les porte déjà que trop, il faut la leur rendre insupportable en les contraignant, à force d’ennui, d’employer utilement un temps dont ils ne sauraient abuser. Je vois qu’à Paris, où l’on juge de tout sur les apparences, parce qu’on n’a le loisir de rien examiner, on croit, à l’air de désœuvrement et de langueur dont frappent au premier coup d’œil la plupart des villes de provinces, que les habitants, plongés dans une stupide inaction n’y font que végéter, ou tracasser et se brouiller ensemble. C’est une erreur dont on reviendrait aisément si l’on songeait que la plupart des gens de Lettres qui brillent à Paris, la plupart des découvertes utiles et des inventions nouvelles y viennent de ces provinces si méprisées. Restez quelque temps dans une petite ville, où vous aurez cru d’abord ne trouver que des Automates : non seulement vous y verrez bientôt des gens beaucoup plus sensés que vos singes des grandes villes, mais vous manquerez rarement d’y {p. 103} découvrir dans l’obscurité quelque homme ingénieux qui vous surprendra par ses talents, par ses ouvrages, que vous surprendrez encore plus en les admirant, et qui, vous montrant des prodiges de travail, de patience et d’industrie, croira ne vous montrer que des choses communes à Paris. Telle est la simplicité du vrai génie : il n’est ni intrigant, ni actif ; il ignore le chemin des honneurs et de la fortune, et ne songe point à le chercher ; il ne se compare à personne ; toutes ses ressources sont en lui seul ; insensible aux outrages, et peu sensible aux louanges, s’il se connaît, il ne s’assigne point sa place et jouit de lui-même sans s’apprécier.

Dans une petite ville, on trouve, proportion gardée, moins d’activité, sans doute, que dans une capitale : parce que les passions sont moins vives et les besoins moins pressants ; mais plus d’esprits originaux, plus d’industrie inventive, plus de choses vraiment neuves : parce qu’on y est moins imitateur, qu’ayant peu de modèles, chacun tire plus de lui-même, et met plus du sien dans tout ce {p. 104}qu’il fait : parce que l’esprit humain, moins étendu, moins noyé parmi les opinions vulgaires, s’élabore et fermente mieux dans la tranquille solitude : parce qu’en voyant moins, on imagine davantage : enfin, parce que, moins pressé du temps, on a plus le loisir d’étendre et digérer ses idées.

Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neufchâtel un spectacle assez agréable et peut-être unique sur la terre. Une montagne entière couverte d’habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en sorte que ces maisons, à distances aussi égales que les fortunes des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne, le recueillement de la retraite et les douceurs de la société. Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de tailles, d’impôts, de subdélégués, de corvées, cultivent, avec tout le soin possible, des biens dont le produit est pour eux, et emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains, et à mettre à profit le génie {p. 105}inventif que leur donna la Nature. L’hiver surtout, temps où la hauteur des neiges leur ôte une communication facile, chacun renfermé bien chaudement, avec sa nombreuse famille, dans sa jolie et propre maison de bois24 qu’il a bâtie lui-même, s’occupe de mille travaux amusants, qui chassent l’ennui de son asile, et ajoutent à son bien-être. Jamais Menuisier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de profession n’entra dans le pays ; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l’est pour autrui ; dans la multitude de meubles commodes et même élégants qui composent leur ménage et parent leur logement, on n’en voit pas un qui n’ait {p. 106} été fait de la main du maître. Il leur reste encore du loisir pour inventer et faire mille instruments divers, d’acier, de bois, de carton, qu’ils vendent aux étrangers, dont plusieurs même parviennent jusqu’à Paris, entre autres ces petites horloges de bois qu’on y voit depuis quelques années. Ils en font aussi de fer, ils font même des montres ; et, ce qui paraît incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l’horlogerie, et fait tous ses outils lui-même.

Ce n’est pas tout : ils ont des livres utiles et sont passablement instruits ; ils raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit.25 Ils font des siphons, des aimants, des lunettes, des pompes, des {p. 107}baromètres, des chambres noires ; leurs tapisseries sont des multitudes d’instruments de toute espèce ; vous prendriez le poêle d’un Paysan pour un atelier de mécanique et pour un cabinet de physique expérimentale. Tous savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte, plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition. De ceux que j’ai vus savoir la musique, l’un me disait l’avoir apprise de son père, un autre de sa tante, un autre de son cousin, quelques-uns croyaient l’avoir toujours sue. Un de leurs plus fréquents amusements est de chanter avec leurs femmes et leurs enfants les psaumes à quatre parties ; et l’on est tout étonné d’entendre sortir de ces cabanes champêtres, l’harmonie forte et mâle de Goudimel, depuis si longtemps oubliée de nos savants Artistes.

Je ne pouvais non plus me lasser de parcourir ces charmantes demeures, que les habitants de m’y témoigner la plus franche {p. 108}hospitalité. Malheureusement j’étais jeune : ma curiosité n’était que celle d’un enfant, et je songeais plus à m’amuser qu’à m’instruire. Depuis trente ans, le peu d’observations que je fis se sont effacées de ma mémoire. Je me souviens seulement que j’admirais sans cesse en ces hommes singuliers un mélange étonnant de finesse et de simplicité qu’on croirait presque incompatibles, et que je n’ai plus observé nulle part. Du reste, je n’ai rien retenu de leurs mœurs, de leur société, de leurs caractères. Aujourd’hui que j’y porterais d’autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays ? Hélas ! il est sur la route du mien !

Après cette légère idée, supposons qu’au sommet de la montagne dont je viens de parler, au centre des habitations, on établisse un Spectacle fixe et peu coûteux, sous prétexte, par exemple, d’offrir une honnête récréation à des gens continuellement occupés, et en état de supporter cette petite dépense ; supposons encore qu’ils prennent du goût pour ce même Spectacle ; et cherchons {p. 109} ce qui doit résulter de son établissement.

Je vois d’abord que, leurs travaux cessant d’être leurs amusements, aussitôt qu’ils en auront un autre, celui-ci les dégoûtera des premiers ; le zèle ne fournira plus tant de loisir, ni les mêmes inventions. D’ailleurs, il y aura chaque jour un temps réel de perdu pour ceux qui assisteront au Spectacle ; et l’on ne se remet pas à l’ouvrage, l’esprit rempli de ce qu’on vient de voir : on en parle, ou l’on y songe. Par conséquent, relâchement de travail : premier préjudice.

Quelque peu qu’on paie à la porte, on paie enfin ; c’est toujours une dépense qu’on ne faisait pas. Il en coûte pour soi, pour sa femme, pour ses enfants, quand on les y mène, et il les y faut mener quelquefois. De plus, un Ouvrier ne va point dans une assemblée se montrer en habit de travail : il faut prendre plus souvent ses habits des Dimanches, changer de linge plus souvent, se poudrer, se raser ; tout cela coûte du temps et de l’argent. Augmentation de dépense : deuxième préjudice.

{p. 110}Un travail moins assidu et une dépense plus forte exigent un dédommagement. On le trouvera sur le prix des ouvrages qu’on sera forcé de renchérir. Plusieurs marchands, rebutés de cette, augmentation, quitteront les Montagnons26, et se pourvoiront chez les autres Suisses leurs voisins, qui, sans être moins industrieux, n’auront point de Spectacles, et n’augmenteront point leurs prix. Diminution de débit : troisième préjudice.

Dans les mauvais temps, les chemins ne sont pas praticables ; et comme il faudra toujours, dans ces temps-là, que la troupe vive, elle n’interrompra pas ses représentations. On ne pourra donc éviter de rendre le Spectacle abordable en tout temps. L’hiver, il faudra faire des chemins dans la neige, peut-être les paver ; et Dieu veuille qu’on n’y mette pas des lanternes. Voilà des dépenses publiques ; par conséquent des contributions de la part des particuliers. Établissement d’impôts : quatrième préjudice.

{p. 111}Les femmes des Montagnons allant, d’abord pour voir, et ensuite pour être vues, voudront être parées ; elles voudront l’être avec distinction. La femme de M. le Châtelain ne voudra pas se montrer au Spectacle, mise comme celle du maître d’école ; la femme du maître d’école s’efforcera de se mettre comme celle du Châtelain. De là naîtra bientôt une émulation de parure qui ruinera les maris, les gagnera peut-être, et qui trouvera sans cesse mille nouveaux moyens d’éluder les lois somptuaires. Introduction du luxe : cinquième préjudice.

Tout le reste est facile à concevoir. Sans mettre en ligne de compte les autres inconvénients, dont j’ai parlé, ou dont je parlerai dans la suite ; sans avoir égard à l’espèce du Spectacle et ses effets moraux ; je m’en tiens uniquement à ce qui regarde le travail et le gain, et je crois montrer par une conséquence évidente, comment un peuple aisé, mais qui doit son bien-être à son industrie, changeant la réalité contre l’apparence, se ruine à l’instant qu’il veut briller.

{p. 112}Au reste, il ne faut point se récrier contre la chimère de ma supposition ; je ne la donne que pour telle, et ne veux que rendre sensibles du plus au moins ses suites inévitables. Otez quelques circonstances, vous retrouverez ailleurs d’autres Montagnons, et mutatis mutandis, l’exemple a son application.

Ainsi quand il serait vrai que les Spectacles ne sont pas mauvais en eux-mêmes, on aurait toujours à chercher s’ils ne le deviendraient point à l’égard du peuple auquel on les destine. En certains lieux, ils seront utiles pour attirer les étrangers ; pour augmenter la circulation des espèces ; pour exciter les Artistes ; pour varier les modes ; pour occuper les gens trop riches ou aspirant à l’être ; pour les rendre moins malfaisants ; pour distraire le peuple de ses misères ; pour lui faire oublier ses chefs en voyant ses baladins ; pour maintenir et perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue ; pour couvrir d’un vernis de procédés la laideur du vice ; pour empêcher, en un mot, que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage. En d’autres {p. 113} lieux, ils ne serviraient qu’à détruire l’amour du travail ; à décourager l’industrie ; à ruiner les particuliers ; à leur inspirer le goût de l’oisiveté ; à leur faire chercher les moyens de subsister sans rien faire ; à rendre un peuple inactif et lâche ; à l’empêcher de voir les objets publics et particuliers dont il doit s’occuper ; à tourner la sagesse en ridicule ; à substituer un jargon de Théâtre à la pratique des vertus ; à mettre toute la morale en métaphysique ; à travestir les citoyens en beaux esprits, les mères de famille en Petites-Maîtresses, et les filles en amoureuses de Comédie. L’effet général sera le même sur tous les hommes ; mais les hommes ainsi changés conviendront plus ou moins à leur pays. En devenant égaux, les mauvais gagneront, les bons perdront encore davantage ; tous contracteront un caractère de mollesse, un esprit d’inaction qui ôtera aux uns de grandes vertus, et préservera les autres de méditer de grands crimes.

De ces nouvelles réflexions il résulte une conséquence directement contraire à celle que {p. 114} je tirais des premières ; savoir que, quand le peuple est corrompu, les Spectacles lui sont bons, et mauvais quand il est bon lui-même. Il semblerait donc que ces deux effets contraires devraient s’entredétruire et les Spectacles rester indifférents à tous ; mais il y a cette différence que, l’effet qui renforce le bien et le mal, étant tiré de l’esprit des Pièces, est sujet comme elles à mille modifications qui le réduisent presque à rien ; au lieu que celui qui change le bien en mal et le mal en bien, résultant de l’existence même du Spectacle, est un effet constant, réel, qui revient tous les jours et doit l’emporter à la fin.

Il suit de là que, pour juger s’il est à propos ou non d’établir un Théâtre en quelque Ville, il faut premièrement savoir si les mœurs y sont bonnes ou mauvaises ; question sur laquelle il ne m’appartient peut-être pas de prononcer par rapport à nous. Quoi qu’il en soit, tout ce que je puis accorder là-dessus, c’est qu’il est vrai que la Comédie ne nous fera point de mal, si plus rien ne nous en peut faire.

{p. 115}Pour prévenir les inconvénients qui peuvent naître de l’exemple des Comédiens, vous voudriez qu’on les forçât d’être honnêtes gens. Par ce moyen, dites-vous, on aurait à la fois des Spectacles et des mœurs, et l’on réunirait les avantages des uns et des autres. Des Spectacles et des mœurs ! Voilà qui formerait vraiment un Spectacle à voir, d’autant plus que ce serait la première fois. Mais quels sont les moyens que vous nous indiquez pour contenir les Comédiens ? Des lois sévères et bien exécutées. C’est au moins avouer qu’ils ont besoin d’être contenus, et que les moyens n’en sont pas faciles. Des lois sévères ? La première est de n’en point souffrir. Si nous enfreignons celle-là, que deviendra la sévérité des autres ? Des lois bien exécutées ? Il s’agit de savoir si cela se peut : car la force des lois a sa mesure, celle des vices qu’elles répriment a aussi la sienne. Ce n’est qu’après avoir comparé ces deux quantités et trouvé que la première surpasse l’autre, qu’on peut s’assurer de l’exécution des lois. La connaissance de ces {p. 116} rapports fait la véritable science du Législateur : car, s’il ne s’agissait que de publier édits sur édits, règlements sur règlements, pour remédier aux abus, à mesure qu’ils naissent, on dirait, sans doute, de fort belles choses ; mais qui, pour la plupart, resteraient sans effet, et serviraient d’indications de ce qu’il faudrait faire, plutôt que de moyens pour l’exécuter. Dans, le fond, l’institution des lois n’est pas une chose si merveilleuse, qu’avec du sens et de l’équité, tout homme ne pût très bien trouver de lui-même celles qui, bien observées, seraient les plus utiles à la Société. Où est le plus petit écolier de droit qui ne dressera pas un code d’une morale aussi pure que celle des lois de Platon ? Mais ce n’est pas de cela seul qu’il s’agit. C’est d’approprier tellement ce code au Peuple pour lequel il est fait, et aux choses sur lesquelles on y statue, que son exécution s’ensuive du seul concours de ces convenances ; c’est d’imposer au Peuple à l’exemple de Solon, moins les meilleures lois en elles-mêmes, que les meilleures qu’il puisse comporter {p. 117} dans la situation donnée. Autrement, il vaut encore mieux laisser subsister les désordres, que de les prévenir, ou d’y pourvoir par des lois qui ne seront point observées : car sans remédier au mal, c’est encore avilir les lois.

Une autre observation, non moins importante, est que les choses de mœurs et de justice universelle ne se règlent pas, comme celles de justice particulière et de droit rigoureux, par des édits et par des lois ; ou si quelquefois les lois influent sur les mœurs, c’est quand elles en tirent leur force. Alors elles leur rendent cette même force par une sorte de réaction bien connue des vrais politiques. La première fonction des Ephores de Sparte, en entrant en charge, était une proclamation publique par laquelle ils enjoignaient aux citoyens, non pas d’observer les lois, mais de les aimer, afin que l’observation ne leur en fût point dure. Cette proclamation, qui n’était pas un vain formulaire, montre parfaitement l’esprit de l’institution de Sparte, par laquelle les lois et les mœurs, {p. 118} intimement unies dans les cœurs des citoyens, n’y faisaient, pour ainsi dire, qu’un même corps. Mais ne nous flattons pas de voir Sparte renaître au sein du commerce et de l’amour du gain. Si nous avions les mêmes maximes, on pourrait établir à Genève un Spectacle sans aucun risque : car jamais citoyen ni bourgeois n’y mettrait le pied.

Par où le gouvernement peut-il donc avoir prise sur les mœurs ? Je réponds que c’est par l’opinion publique. Si nos habitudes naissent de nos propres sentiments dans la retraite, elles naissent de l’opinion d’autrui dans la Société. Quand on ne vit pas en soi, mais dans les autres, ce sont leurs jugements qui règlent tout ; rien ne paraît bon ni désirable aux particuliers que ce que le public a jugé tel, et le seul bonheur que la plupart des hommes connaissent est d’être estimés heureux.

Quant au choix des instruments propres à diriger l’opinion publique ; c’est une autre question qu’il serait superflu de résoudre pour vous, et que ce n’est pas ici le lieu de {p. 119}résoudre pour la multitude. Je me contenterai de montrer par exemple sensible que ces instruments ne sont ni des lois ni des peines, ni nulle espèce de moyens coactifs. Cet exemple est sous vos yeux : je le tire de votre patrie, c’est celui du Tribunal des Maréchaux de France, établis juges suprêmes du point d’honneur.

De quoi s’agissait-il dans cette institution ? De changer l’opinion publique sur les duels, sur la réparation des offenses, et sur les occasions où un brave homme est obligé, sous peine d’infamie, de tirer raison d’un affront l’épée à la main. Il s’ensuit de-là :

Premièrement, que la force n’ayant aucun pouvoir sur les esprits, il fallait écarter avec le plus grand soin tout vestige de violence du Tribunal établi pour opérer ce changement. Ce mot même de Tribunal était mal imaginé : j’aimerais mieux celui de Cour d’honneur. Ses seules armes devaient être l’honneur et l’infamie : jamais de récompense utile, jamais de punition corporelle, point de prison, point d’arrêts, point de Gardes armés. {p. 120} Simplement un Appariteur qui aurait fait ses citations en touchant l’accusé d’une baguette blanche, sans qu’il s’ensuivît aucune autre contrainte pour le faire comparaître. Il est vrai que ne pas comparaître au terme fixé par devant les Juges de l’honneur, c’était s’en confesser dépourvu, c’était se condamner soi-même. De là résultait naturellement note d’infamie, dégradation de noblesse, incapacité de servir le Roi dans ses Tribunaux, dans ses armées, et autres punitions de ce genre qui tiennent immédiatement à l’opinion, ou en sont un effet nécessaire.

Il s’ensuit, en second lieu, que, pour déraciner le préjugé public, il fallait des Juges d’une grande autorité sur la matière en question ; et, quant à ce point, l’instituteur entra parfaitement dans l’esprit de l’établissement : car, dans une Nation toute guerrière, qui peut mieux juger des justes occasions de montrer son courage et de celles où l’honneur offensé demande satisfaction, que d’anciens militaires chargés de titres d’honneur, qui ont blanchi sous les lauriers, et prouvé cent {p. 121} fois au prix de leur sang, qu’ils n’ignorent pas quand le devoir veut qu’on en répande ?

Il suit, en troisième lieu, que, rien n’étant plus indépendant du pouvoir suprême que le jugement du public, le souverain devait se garder, sur toutes choses, de mêler ses décisions arbitraires parmi des arrêts, faits pour représenter ce jugement, et, qui plus est, pour le déterminer. Il devait s’efforcer au contraire de mettre la Cour d’honneur au-dessus de lui, comme soumis lui-même à ses décrets respectables. Il ne fallait donc pas commencer par condamner à mort tous les duellistes indistinctement ; ce qui était mettre d’emblée une opposition choquante entre l’honneur et la loi : car la loi même ne peut obliger personne à se déshonorer. Si tout le peuple a jugé qu’un homme est poltron, le Roi, malgré toute sa puissance, aura beau le déclarer brave, personne n’en croira rien ; et cet homme, passant alors pour un poltron qui veut être honoré par force, n’en sera que plus méprisé. Quant à ce que disent les édits, que c’est offenser Dieu de se {p. 122} battre, c’est un avis fort pieux sans doute ; mais la loi civile n’est point juge des péchés, et, toutes les fois que l’autorité souveraine voudra s’interposer dans les conflits de l’honneur et de la Religion, elle sera compromise des deux côtes. Les mêmes édits ne raisonnent pas mieux, quand ils disent qu’au lieu de se battre, il faut s’adresser aux Maréchaux : condamner ainsi le combat sans distinction, sans réserve, c’est commencer par juger soi-même ce qu’on renvoie à leur jugement. On sait bien qu’il ne leur est pas permis d’accorder le duel, même quand l’honneur outragé n’a plus d’autres ressources ; et, selon les préjugés du monde, il y a beaucoup de semblables cas : car, quant aux satisfactions cérémonieuses, dont on a voulu payer l’offensé, ce sont de véritables jeux d’enfant.

Qu’un homme ait le droit d’accepter une réparation pour lui-même et de pardonner à son ennemi, en ménageant cette maxime avec art, on la peut substituer insensiblement au féroce préjugé qu’elle attaque ; mais il n’en {p. 123} est pas de même, quand l’honneur de gens auxquels le nôtre est lié se trouve attaqué ; dès lors il n’y a plus d’accommodement possible. Si mon père a reçu un soufflet, si ma sœur, ma femme, ou ma maîtresse est insultée, conserverai-je mon honneur en faisant bon marché du leur ? Il n’y a ni Maréchaux, ni satisfaction qui suffisent, il faut que je les venge ou que je me déshonore ; les édits ne me laissent que le choix du supplice ou de l’infamie. Pour citer un exemple qui se rapporte à mon sujet, n’est-ce pas un concert bien entendu entre l’esprit de la Scène et celui des lois, qu’on aille applaudir au Théâtre ce même Cid qu’on irait voir pendre à la Grève ?

Ainsi l’on a beau faire ; ni la raison, ni la vertu, ni les lois ne vaincront l’opinion publique, tant qu’on ne trouvera pas l’art de la changer. Encore une fois, cet art ne tient point à la violence. Les moyens établis ne serviraient, s’ils étaient pratiqués, qu’à punir les braves gens et sauver les lâches ; mais heureusement ils sont trop absurdes {p. 124} pour pouvoir être employés, et n’ont servi qu’à faire changer de nom aux duels. Comment fallait-il donc s’y prendre ? Il fallait, ce me semble, soumettre absolument les combats particuliers à la juridiction des Maréchaux, soit pour les juger, soit pour les prévenir, soit même pour les permettre. Non seulement il fallait leur laisser le droit d’accorder le champ quand ils le jugeraient à propos ; mais il était important qu’ils usassent quelquefois de ce droit, ne fut-ce que pour ôter au public une idée assez difficile à détruire et qui seule annule toute leur autorité, savoir que, dans les affaires qui passent par-devant eux, ils jugent moins sur leur propre sentiment que sur la volonté du Prince. Alors il n’y avait point de honte à leur demander le combat dans une occasion nécessaire ; il n’y en avait pas même à s’en abstenir, quand les raisons de l’accorder n’étaient pas jugées suffisantes ; mais il y en aura toujours à leur dire : je suis offensé, faites en sorte que je sois dispensé de me battre.

Par ce moyen, tous les appels secrets {p. 125} seraient infailliblement tombés dans le décri, quand, l’honneur offensé pouvant se défendre et le courage se montrer au champ d’honneur, on eût très justement suspecté ceux qui se seraient cachés pour se battre, et quand ceux que la Cour d’honneur eût jugé s’être mal27 battus, seraient, en qualité de vils assassins, restés soumis aux tribunaux criminels. Je conviens que plusieurs duels n’étant jugés qu’après coup, et d’autres même étant solennellement autorisés, il en aurait d’abord coûté la vie à quelques braves gens ; mais c’eût été pour la sauver dans la suite à des infinités d’autres, au lieu que, du sang qui se verse malgré les édits, naît une raison d’en verser davantage.

Que serait-il arrivé dans la suite ? A mesure que la Cour d’honneur aurait acquis de l’autorité sur l’opinion du peuple, par la {p. 126}sagesse et le poids de ses décisions, elle serait devenue peu à peu plus sévère, jusqu’à ce que les occasions légitimes se réduisant tout à fait à rien, le point d’honneur eût changé de principes, et que les duels fussent entièrement abolis. On n’a pas eu tous ces embarras à la vérité, mais aussi l’on a fait un établissement inutile. Si les duels aujourd’hui sont plus rares, ce n’est pas qu’ils soient méprisés ni punis ; c’est parce que les mœurs ont changé28 : et la preuve que ce changement vient de causes toutes différentes, auxquelles le gouvernement n’a point de part, la preuve {p. 127} que l’opinion publique n’a nullement changé sur ce point, c’est qu’après tant de soins mal entendus, tout Gentilhomme qui ne tire pas raison d’un affront, l’épée à la main, n’est pas moins déshonoré qu’auparavant.

Une quatrième conséquence de l’objet du même établissement, est que, nul homme ne pouvant vivre civilement sans honneur, tous les états où l’on porte une épée, depuis le Prince jusqu’au Soldat, et tous les états même où l’on n’en porte point, doivent ressortir à cette Cour d’honneur ; les uns, pour rendre compte de leur conduite et de leurs actions ; les autres, de leurs discours et de leurs maximes : tous également sujets à être honorés ou flétris selon la conformité ou l’opposition de leur vie ou de leurs sentiments aux principes de l’honneur établis dans la Nation et, réformés insensiblement par le Tribunal, sur ceux de la justice et de la raison. Borner cette compétence aux nobles et aux militaires, c’est couper les rejetons et laisser la racine : car si le point d’honneur fait agir la Noblesse, il fait parler le peuple ; les uns ne se {p. 128} battent que parce que les autres les jugent, et pour changer les actions dont l’estime publique est l’objet, il faut auparavant changer les jugements qu’on en porte. Je suis convaincu qu’on ne viendra jamais à bout d’opérer ces changements sans y faire intervenir les femmes mêmes, de qui dépend en grande partie la manière de penser des hommes.

De ce principe il suit encore que le tribunal doit être plus ou moins redouté dans les diverses conditions, à proportion qu’elles ont plus ou moins d’honneur à perdre, selon les idées vulgaires qu’il faut toujours prendre ici pour règles. Si l’établissement est bien fait, les Grands et les Princes doivent trembler au seul nom de la Cour d’honneur. Il aurait fallu qu’en l’instituant on y eût porté tous les démêlés personnels, existants alors entre les premiers du Royaume ; que le Tribunal les eût jugés définitivement autant qu’ils pouvaient l’être par les seules lois de l’honneur ; que ces jugements eussent été sévères ; qu’il y eût eu des cessions de pas et de rang, personnelles et indépendantes du droit des places, {p. 129} des interdictions du port des armes ou de paraître devant la face du Prince, ou d’autres punitions semblables, nulles par elles-mêmes, grièves par l’opinion, jusqu’à l’infamie inclusivement qu’on aurait pu regarder comme la peine capitale décernée par la Cour d’honneur ; que toutes ces peines eussent eu par le concours de l’autorité suprême les mêmes effets qu’a naturellement le jugement public quand la force n’annule point ses décisions ; que le tribunal n’eût point statué sur des bagatelles, mais qu’il n’eût jamais rien fait à demi ; que le Roi même y eût été cité, quand il jeta sa canne par la fenêtre, de peur, dit-il, de frapper un Gentilhomme29 ; qu’il eût comparu en accusé avec sa partie ; qu’il eût été jugé solennellement, condamné à faire réparation au Gentilhomme, pour l’affront indirect qu’il lui avait fait ; et que le Tribunal lui eût en même temps décerné un prix d’honneur, pour la modération du {p. 130} Monarque dans la colère. Ce prix, qui devait être un signe très simple, mais visible, porté par le Roi durant toute sa vie, lui eût été, ce me semble, un ornement plus honorable que ceux de la royauté, et je ne doute pas qu’il ne fût devenu le sujet des chants de plus d’un Poète. Il est certain que, quant à l’honneur, les Rois eux-mêmes sont soumis plus que personne au jugement du public, et peuvent, par conséquent, sans s’abaisser, comparaître au tribunal qui le représente. Louis XIV était digne de faire de ces choses-là, et je crois qu’il les eût faites, si quelqu’un les lui eût suggérées.

Avec toutes ces précautions et d’autres semblables, il est fort douteux qu’on eût réussi : parce qu’une pareille institution est entièrement contraire à l’esprit de la Monarchie ; mais il est très sûr que pour les avoir négligées, pour avoir voulu mêler la force et les lois dans des matières de préjugés et changer le point d’honneur par la violence, on a compromis l’autorité royale et rendu méprisables des lois qui passaient leur pouvoir.

{p. 131}Cependant en quoi consistait ce préjugé qu’il s’agissait de détruire ? Dans l’opinion la plus extravagante et la plus barbare qui jamais entra dans l’esprit humain, savoir, que tous les devoirs de la Société sont suppléés par la bravoure ; qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur, qu’il est civil, humain, poli, quand il sait se battre ; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, sitôt qu’on soutient tout cela le fer à la main ; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée ; et qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue. Il y a, je l’avoue, une autre sorte d’affaire où la gentillesse se mêle à la cruauté, et où l’on ne tue les gens que par hasard ; c’est celle où l’on se bat au premier sang. Au premier sang ! Grand Dieu ! Et qu’en veux-tu faire de ce sang, Bête Féroce ! Le veux-tu boire ? Le moyen de songer à ces horreurs sans émotion ? Tels sont les préjugés que les Rois de France, armés de toute la force publique, ont vainement attaqués. {p. 132} L’opinion, reine du monde, n’est point soumise au pouvoir des Rois ; ils sont eux-mêmes ses premiers esclaves.

Je finis cette longue digression, qui malheureusement ne sera pas la dernière ; et de cet exemple, trop brillant peut-être, « si parva licet componere magnis » XVI, je reviens à des applications plus simples. Un des infaillibles effets d’un Théâtre établi dans une aussi petite ville que la nôtre, sera de changer nos maximes, ou si l’on veut, nos préjugés et nos opinions publiques ; ce qui changera nécessairement nos mœurs contre d’autres, meilleures ou pires, je n’en dis rien encore, mais sûrement moins convenables à notre constitution. Je demande, Monsieur, par quelles lois efficaces vous remédierez à cela ? Si le gouvernement peut beaucoup sur les mœurs, c’est seulement par son institution primitive : quand une fois il les a déterminées, non seulement il n’a plus le pouvoir de les changer, à moins qu’il ne change, il a même bien de la peine à les maintenir contre les accidents inévitables qui les attaquent, et contre la {p. 133} pente naturelle qui les altère. Les opinions publiques, quoique si difficiles à gouverner, sont pourtant par elles-mêmes très mobiles et changeantes. Le hasard, mille causes fortuites, mille circonstances imprévues font ce que la force et la raison ne sauraient faire ; ou plutôt, c’est précisément parce que le hasard les dirige, que la force n’y peut rien : comme les dés qui partent de la main, quelque impulsion qu’on leur donne, n’en amènent pas plus aisément le point qu’on désire.

Tout ce que la sagesse humaine peut faire, est de prévenir les changements, d’arrêter de loin tout ce qui les amène ; mais sitôt qu’on les souffre et qu’on les autorise, on est rarement maître de leurs effets, et l’on ne peut jamais se répondre de l’être. Comment donc préviendrons-nous ceux dont nous aurons volontairement introduit la cause ? A l’imitation de l’établissement dont je viens de parler, nous proposerez-vous d’instituer des Censeurs ? Nous en avons déjà30 ; et si {p. 134} toute la force de ce tribunal suffit à peine pour nous maintenir tels que nous sommes ; quand nous aurons ajouté une nouvelle inclinaison à la pente des mœurs, que fera-t-il pour arrêter ce progrès ? Il est clair qu’il n’y pourra plus suffire. La première marque de son impuissance à prévenir les abus de la Comédie, sera de la laisser établir. Car il est aisé de prévoir que ces deux établissements ne sauraient subsister longtemps ensemble, et que la Comédie tournera les Censeurs en ridicule, ou que les Censeurs feront chasser les Comédiens.

Mais il ne s’agit pas seulement ici de l’insuffisance des lois pour réprimer de mauvaises mœurs, en laissant subsister leur cause. On trouvera, je le prévois, que, l’esprit rempli des abus qu’engendre nécessairement le Théâtre, et de l’impossibilité générale de prévenir ces abus, je ne réponds pas assez précisément à l’expédient proposé, qui est d’avoir des Comédiens honnêtes gens, c’est-à-dire, de les rendre tels. Au fond cette discussion particulière n’est plus fort nécessaire : {p. 135} tout ce que j’ai dit jusqu’ici des effets de la Comédie, étant indépendant des mœurs des Comédiens, n’en aurait pas moins lieu, quand ils auraient bien profité des leçons que vous nous exhortez à leur donner, et qu’ils deviendraient par nos soins autant de modèles de vertu. Cependant par égard au sentiment de ceux de mes compatriotes qui ne voient d’autre danger dans la Comédie que le mauvais exemple des Comédiens, je veux bien rechercher encore, si, même dans leur supposition, cet expédient est praticable avec quelque espoir de succès, et s’il doit suffire pour les tranquilliser.

En commençant par observer les faits avant de raisonner sur les causes, je vois en général que l’état de Comédien est un état de licence et de mauvaises mœurs ; que les hommes y sont livrés au désordre ; que les femmes y mènent une vie scandaleuse ; que les uns et les autres, avares et prodigues tout à la fois, toujours accablés de dettes et toujours versant l’argent à pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations, que {p. 136} peu scrupuleux sur les moyens d’y pourvoir. Je vois encore que, par tout pays, leur profession est déshonorante, que ceux qui l’exercent, excommuniés ou non, sont partout méprisés,31 et qu’à Paris même, où ils ont plus de considération et une meilleure conduite que partout ailleurs, un Bourgeois craindrait de fréquenter ces mêmes Comédiens qu’on voit tous les jours à la table des Grands. Une troisième observation, non moins importante, est que ce dédain est plus fort partout où les mœurs sont plus pures, et qu’il y a des pays d’innocence et de simplicité où le métier de Comédien est presque en horreur. Voilà des faits incontestables. Vous me direz qu’il n’en résulte que des préjugés. J’en conviens : mais ces préjugés étant universels, il {p. 137} faut leur chercher une cause universelle, et je ne vois pas qu’on la puisse trouver ailleurs que dans la profession même à laquelle ils se rapportent. A cela vous répondez que les Comédiens ne se rendent méprisables que parce qu’on les méprise ; mais pourquoi les eût-on méprisés s’ils n’eussent été méprisables ? Pourquoi penserait-on plus mal de leur état que des autres, s’il n’avait rien qui l’en distinguât ? Voilà ce qu’il faudrait examiner, peut-être, avant de les justifier aux dépens du public.

Je pourrais imputer ces préjugés aux déclamations des Prêtres, si je ne les trouvais établis chez les Romains avant la naissance du Christianisme, et, non seulement courants vaguement dans l’esprit du peuple, mais autorisés par des lois expresses qui déclaraient les Acteurs infâmes, leur ôtaient le titre et les droits de Citoyens Romains, et mettaient les Actrices au rang des prostituées. Ici toute autre raison manque, hors celle qui se tire de la nature de la chose. Les Prêtres païens et les dévots, plus favorables que {p. 138} contraires à des Spectacles qui faisaient partie des jeux consacrés à la Religion,32 n’avaient aucun intérêt à les décrier, et ne les décriaient pas en effet. Cependant, on pouvait dès lors se récrier, comme vous faites, sur l’inconséquence de déshonorer des gens qu’on protège, qu’on paie, qu’on pensionne ; ce qui, à vrai dire, ne me paraît pas si étrange qu’à vous : car il est à propos quelquefois que l’Etat encourage et protège des professions déshonorantes, mais utiles, sans que ceux qui les exercent en doivent être plus considérés pour cela.

J’ai lu quelque part que ces flétrissures étaient moins imposées à de vrais Comédiens qu’à des Histrions et Farceurs qui souillaient leurs jeux d’indécence et d’obscénités ; mais cette distinction est insoutenable : car les mots de Comédien et d’Histrion étaient parfaitement {p. 139} synonymes, et n’avaient d’autre différence, sinon que l’un était Grec et l’autre Etrusque. Cicéron, dans le livre De l’Orateur, appelle Histrions les deux plus grands Acteurs qu’ait jamais eus Rome, Esope et Roscius ; dans son plaidoyer pour ce dernier, il plaint un si honnête homme d’exercer un métier si peu honnête. Loin de distinguer entre les Comédiens, Histrions et Farceurs, ni entre les Acteurs des Tragédies et ceux des Comédies, la loi couvre indistinctement du même opprobre tous ceux qui montent sur le Théâtre. « Quisquis in Scenam prodierit, ait Prætor, infamis estXVII ». Il est vrai, seulement, que cet opprobre tombait moins sur la représentation même, que sur l’état où l’on en faisait métier : puisque la Jeunesse de Rome représentait publiquement, à la fin des grandes Pièces, les Attellanes ou Exodes, sans déshonneur. A cela près, on voit dans mille endroits que tous les Comédiens indifféremment étaient esclaves, et traités comme tels, quand le public n’était pas content d’eux.

Je ne sache qu’un seul Peuple qui n’ait {p. 140} pas eu là-dessus les maximes de tous les autres, ce sont les Grecs. Il est certain que, chez eux, la profession du Théâtre était si peu déshonnête que la Grèce fournit des exemples d’Acteurs chargés de certaines fonctions publiques, soit dans l’Etat, soit en Ambassades. Mais on pourrait trouver aisément les raisons de cette exception. 1°. La Tragédie ayant été inventée chez les Grecs, aussi bien que la Comédie, ils ne pouvaient jeter d’avance une impression de mépris sur un état dont on ne connaissait pas encore les effets ; et, quand on commença de les connaître, l’opinion publique avait déjà pris son pli. 2°. Comme la Tragédie avait quelque chose de sacré dans son origine, d’abord ses Acteurs furent plutôt regardés comme des Prêtres que comme des Baladins. 3°. Tous les sujets des Pièces n’étant tirés que des antiquités nationales dont les Grecs étaient idolâtres, ils voyaient dans ces mêmes Acteurs, moins des gens qui jouaient des fables, que des Citoyens instruits qui représentaient aux yeux de leurs compatriotes {p. 141}l’histoire de leur pays. 4°. Ce Peuple, enthousiaste de sa liberté jusqu’à croire que les Grecs étaient les seuls hommes libres par nature,33 se rappelait avec un vif sentiment de plaisir ses anciens malheurs et les crimes de ses Maîtres. Ces grands tableaux l’instruisaient sans cesse, et il ne pouvait se défendre d’un peu de respect pour les organes de cette instruction. 5°. La Tragédie n’étant d’abord jouée que par des hommes, on ne voyait point, sur leur Théâtre, ce mélange scandaleux d’hommes et de femmes qui fait des nôtres autant d’écoles de mauvaises mœurs. 6°. Enfin leurs Spectacles n’avaient rien de la mesquinerie de ceux d’aujourd’hui. Leurs Théâtres n’étaient point élevés par l’intérêt et par l’avarice ; ils n’étaient point renfermés dans d’obscures prisons ; leurs Acteurs n’avaient pas besoin de mettre à contribution les Spectateurs, ni de compter du coin de l’œil les gens qu’ils voyaient passer la porte, pour être sûrs de leur souper.

Ces grands et superbes Spectacles donnés sous le Ciel, à la face de toute une nation, {p. 142} n’offraient de toutes parts que des combats, des victoires, des prix, des objets capables d’inspirer aux Grecs une ardente émulation, et d’échauffer leurs cœurs de sentiments d’honneur et de gloire. C’est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever et remuer l’âme, que les Acteurs, animés du même zèle, partageaient, selon leurs talents, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier, exercé de cette manière, leur donnât cette fierté de courage et ce noble désintéressement qui semblait quelquefois élever l’Acteur a son personnage. Avec tout cela, jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs ; et Sparte, qui ne souffrait point de Théâtre,34 n’avait garde d’honorer ceux qui s’y montrent.

Revenons aux Romains qui, loin de suivre à cet égard l’exemple des Grecs, en donnèrent un tout contraire. Quand leurs lois déclaraient les Comédiens infâmes, était-ce {p. 143} dans le dessein d’en déshonorer la profession ? Quelle eût été l’utilité d’une disposition si cruelle ? Elles ne la déshonoraient point, elles rendaient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable : car jamais les bonnes lois ne changent la nature des choses, elles ne font que la suivre, et celles-là seules sont observées. Il ne s’agit donc pas de crier d’abord contre les préjugés ; mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés ; si la profession de Comédien n’est point, en effet, déshonorante en elle-même : car, si par malheur elle l’est, nous aurons beau statuer qu’elle ne l’est pas, au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-mêmes.

Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce {p. 144} que la profession du Comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincère de dire s’il ne sent pas au fond de son âme qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. Vous autres philosophes, qui vous prétendez si fort au-dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas tous de honte si, lâchement travestis en Rois, il vous fallait aller faire aux yeux du public un rôle différent du vôtre, et exposer vos Majestés aux huées de la populace ? Quel est donc, au fond, l’esprit que le Comédien reçoit de son état ?Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme qu’il abandonne.

Je sais que le jeu du Comédien n’est pas celui d’un fourbe qui veut en imposer, qu’il ne prétend pas qu’on le prenne en effet {p. 145} pour la personne qu’il représente, ni qu’on le croie affecté des passions qu’il imite, et qu’en donnant cette imitation pour ce qu’elle est, il la rend tout à fait innocente. Aussi ne l’accusé-je pas d’être précisément un trompeur, mais de cultiver pour tout métier le talent de tromper les hommes, et de s’exercer à des habitudes qui, ne pouvant être innocentes qu’au Théâtre, ne servent partout ailleurs qu’à mal faire. Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes ? Ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la Scène, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? Ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un père avare pour celle de Léandre ou d’ArganXVIII 35 Partout la tentation de mal faire augmente avec la facilité ; et il faut que les Comédiens soient plus vertueux que les autres hommes, s’ils ne sont pas plus corrompus.

{p. 146}L’Orateur, le Prédicateur, pourra-t-on me dire encore, paient de leur personne ainsi que le Comédien. La différence est très grande. Quand l’Orateur se montre, c’est pour parler et non pour se donner en spectacle : il ne représente que lui-même, il ne fait que son propre rôle, ne parle qu’en son propre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu’il pense ; l’homme et le personnage étant le même être, il est à sa place ; il est dans le cas de tout autre Citoyen qui remplit les fonctions de son état. Mais un Comédien sur la Scène, étalant d’autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu’on lui fait dire, représentant souvent un être chimérique, s’anéantit, pour ainsi dire, s’annule avec son héros ; et dans cet oubli de l’homme, s’il en reste quelque chose, c’est pour être le jouet des Spectateurs. Que dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, et se dégradent jusqu’à représenter des personnages auxquels ils seraient bien fâchés de ressembler ? C’est un grand mal, sans doute, de voir tant de {p. 147}scélérats dans le monde faire des rôles d’honnêtes gens ; mais y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant, de plus lâche, qu’un honnête homme à la Comédie faisant le rôle d’un scélérat, et déployant tout son talent pour faire valoir de criminelles maximes, dont lui-même est pénétré d’horreur ?

Si l’on ne voit en tout ceci qu’une profession peu honnête, on doit voir encore une source de mauvaises mœurs dans le désordre des Actrices, qui force et entraîne celui des Acteurs. Mais pourquoi ce désordre est-il inévitable ? Ah, pourquoi ! Dans tout autre temps on n’aurait pas besoin de le demander ; mais dans ce siècle où règnent si fièrement les préjugés et l’erreur sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par leur vain savoir, ont fermé leur esprit à la voix de la raison, et leur cœur à celle de la nature.

Dans tout état, dans tout pays, dans toute condition, les deux sexes ont entre eux une liaison si forte et si naturelle que les mœurs de l’un décident toujours de celles de l’autre. Non que ces mœurs soient toujours {p. 148} les mêmes, mais elles ont toujours le même degré de bonté, modifié dans chaque sexe par les penchants qui lui sont propres. Les Anglaises sont douces et timides. Les Anglais sont durs et féroces. D’où vient cette apparente opposition ? De ce que le caractère de chaque sexe est ainsi renforcé, et que c’est aussi le caractère national de porter tout à l’extrême. A cela près, tout est semblable. Les deux sexes aiment à vivre à part ; tous deux font cas des plaisirs de la table ; tous deux se rassemblent pour boire après le repas, les hommes du vin, les femmes du thé ; tous deux se livrent au jeu sans fureur et s’en font un métier plutôt qu’une passion ; tous deux ont un grand respect pour les choses honnêtes ; tous deux aiment la patrie et les lois ; tous deux honorent la foi conjugale, et, s’ils la violent, ils ne se font point un honneur de la violer ; la paix domestique plaît à tous deux ; tous deux sont silencieux et taciturnes ; tous deux difficiles à émouvoir ; tous deux emportés dans leurs passions ; pour tous deux l’amour est terrible et tragique, il décide {p. 149} du sort de leurs jours, il ne s’agit pas de moins, dit MuraltXX, que d’y laisser la raison ou la vie ; enfin tous deux se plaisent à la campagne, et les Dames Anglaises errent aussi volontiers dans leurs parcs solitaires, qu’elles vont se montrer à Vauxhall. De ce goût commun pour la solitude, naît aussi celui des lectures contemplatives et des Romans dont l’Angleterre est inondée36. Ainsi tous deux, plus recueillis avec eux-mêmes, se livrent moins à des imitations frivoles, prennent mieux le goût des vrais plaisirs de la vie, et songent moins à paraître heureux qu’à l’être.

J’ai cité les Anglais par préférence, parce qu’ils sont, de toutes les nations du monde, celle où les mœurs des deux sexes paraissent d’abord le plus contraires. De leur rapport dans ce pays-là nous pouvons conclure pour les autres. Toute la différence consiste {p. 150} en ce que la vie des femmes est un développement continuel de leurs mœurs, au lieu que celle des hommes s’effaçant davantage dans l’uniformité des affaires, il faut attendre pour en juger, de les voir dans les plaisirs. Voulez-vous donc connaître les hommes ? Etudiez les femmes. Cette maxime est générale, et jusque-là tout monde sera d’accord avec moi. Mais si j’ajoute qu’il n’y a point de bonnes mœurs pour les femmes hors d’une vie retirée et domestique ; si je dis que les paisibles soins de la famille et du ménage sont leur partage, que la dignité de leur sexe est dans sa modestie, que la honte et la pudeur sont en elles inséparables de l’honnêteté, que rechercher les regards des hommes c’est déjà s’en laisser corrompre, et que toute femme qui se montre se déshonore : à l’instant va s’élever contre moi cette philosophie d’un jour qui naît et meurt dans le coin d’une grande ville, et veut étouffer de là le cri de la Nature et la voix unanime du genre humain.

Préjugés populaires ! me crie-t-on. Petites {p. 151} erreurs de l’enfance ! Tromperie des lois et de l’éducation ! La pudeur n’est rien. Elle n’est qu’une invention des lois sociales pour mettre à couvert les droits des pères et des époux, et maintenir quelque ordre dans les familles. Pourquoi rougirions-nous des besoins que nous donna la Nature ? Pourquoi trouverions-nous un motif de honte dans un acte aussi indifférent en soi, et aussi utile dans ses effets que celui qui concourt à perpétuer l’espèce ? Pourquoi, les désirs étant égaux des deux parts, les démonstrations en seraient-elles différentes ? Pourquoi l’un des sexes se refuserait-il plus que l’autre aux penchants qui leur sont communs ? Pourquoi l’homme aurait-il sur ce point d’autres lois que les animaux ?

Tes pourquoi, dit le Dieu, ne finiraient jamais.

Mais ce n’est pas à l’homme, c’est à son Auteur qu’il les faut adresser. N’est-il pas plaisant qu’il faille dire pourquoi j’ai honte d’un sentiment naturel, si cette honte ne m’est pas moins naturelle que ce sentiment même ? Autant vaudrait me demander aussi {p. 152} pourquoi j’ai ce sentiment. Est-ce à moi de rendre compte de ce qu’a fait la Nature ? Par cette manière de raisonner, ceux qui ne voient pas pourquoi l’homme est existant, devraient nier qu’il existe.

J’ai peur que ces grands scrutateurs des conseils de Dieu n’aient un peu légèrement pesé ses raisons. Moi qui ne me pique pas de les connaître, j’en crois voir qui leur ont échappé. Quoiqu’ils en disent, la honte qui voile aux yeux d’autrui les plaisirs de l’amour, est quelque chose. Elle est la sauvegarde commune que la Nature a donnée aux deux sexes, dans un état de faiblesse et d’oubli d’eux-mêmes qui les livre à la merci du premier venu ; c’est ainsi qu’elle couvre leur sommeil des ombres de la nuit, afin que durant ce temps de ténèbres ils soient moins exposés aux attaques les uns des autres ; c’est ainsi qu’elle fait chercher à tout animal souffrant la retraite et les lieux déserts, afin qu’il souffre et meure en paix, hors des atteintes qu’il ne peut plus repousser.

A l’égard de la pudeur du sexe en {p. 153}particulier, quelle arme plus douce eût pu donner cette même Nature à celui qu’elle destinait à se défendre ? Les désirs sont égaux ! Qu’est-ce à dire ? Y a-t-il de part et d’autre mêmes facultés de les satisfaire ? Que deviendrait l’espèce humaine, si l’ordre de l’attaque et de la défense était changé ? L’assaillant choisirait au hasard des temps où la victoire serait impossible ; l’assailli serait laissé en paix, quand il aurait besoin de se rendre, et poursuivi sans relâche, quand il serait trop faible pour succomber ; enfin le pouvoir et la volonté toujours en discorde ne laissant jamais partager les désirs, l’amour ne serait plus le soutien de la Nature, il en serait le destructeur et le fléau.

Si les deux sexes avaient également fait et reçu les avances, la vaine importunité n’eût point été sauvée ; des feux toujours languissants dans une ennuyeuse liberté ne se fussent jamais irrités, le plus doux de tous les sentiments eût à peine effleuré le cœur humain, et son objet eût été mal rempli. L’obstacle apparent qui semble éloigner cet objet, est au {p. 154} fond ce qui le rapproche. Les désirs voilés par la honte n’en deviennent que plus séduisants ; en les gênant la pudeur les enflamme : ses craintes, ses détours, ses réserves, ses timides aveux, sa tendre et naïve finesse, disent mieux ce qu’elle croit taire que la passion ne l’eût dit sans elle : c’est elle qui donne du prix aux faveurs et de la douceur aux refus. Le véritable amour possède en effet ce que la seule pudeur lui dispute ; ce mélange de faiblesse et de modestie le rend plus touchant et plus tendre ; moins il obtient, plus la valeur de ce qu’il obtient en augmente, et c’est ainsi qu’il jouit à la fois de ses privations et de ses plaisirs.

Pourquoi, disent-ils, ce qui n’est pas honteux à l’homme, le serait-il à la femme ? Pourquoi l’un des sexes se ferait-il un crime de ce que l’autre se croit permis ? Comme si les conséquences étaient les mêmes des deux côtés ! Comme si tous les austères devoirs de la femme ne dérivaient pas de cela seul qu’un enfant doit avoir un père. Quand ces importantes considérations nous manqueraient, {p. 155} nous aurions toujours la même réponse à faire, et toujours elle serait sans réplique. Ainsi l’a voulu la Nature, c’est un crime d’étouffer sa voix. L’homme peut être audacieux, telle est sa destination37 : il faut bien {p. 156} que quelqu’un se déclare. Mais toute femme sans pudeur est coupable, et dépravée ; parce qu’elle foule aux pieds un sentiment naturel à son sexe.

Comment peut-on disputer la vérité de ce sentiment ? Toute la terre n’en rendît-elle pas l’éclatant témoignage, la seule comparaison des sexes suffirait pour la constater. N’est-ce pas la Nature qui pare les jeunes personnes de ces traits si doux qu’un peu de honte rend plus touchants encore ? N’est-ce pas elle qui met dans leurs yeux ce regard {p. 157} timide et tendre auquel on résiste avec tant de peine ? N’est-ce pas elle qui donne à leur teint plus d’éclat, et à leur peau plus de finesse, afin qu’une modeste rougeur s’y laisse mieux apercevoir ? N’est-ce pas elle qui les rend craintives afin qu’elles fuient, et faibles afin qu’elles cèdent ? A quoi bon leur donner un cœur plus sensible à la pitié, moins de vitesse à la course, un corps moins robuste, une stature moins haute, des muscles plus délicats, si elle ne les eût destinées à se laisser vaincre ? Assujetties aux incommodités de la grossesse, et aux douleurs de l’enfantement, ce surcroît de travail exigeait-il une diminution de forces ? Mais pour les réduire à cet état pénible, il les fallait assez fortes pour ne succomber qu’à leur volonté, et assez faibles pour avoir toujours un prétexte de se rendre. Voilà précisément le point où les a placées la Nature.

Passons du raisonnement à l’expérience. Si la pudeur était un préjugé de la Société et de l’éducation, ce sentiment devrait augmenter dans les lieux où l’éducation est plus {p. 158} soignée, et où l’on raffine incessamment sur les lois sociales ; il devrait être plus faible partout où l’on est resté plus près de l’état primitif. C’est tout le contraire38. Dans nos montagnes les femmes sont timides et modestes, un mot les fait rougir, elles n’osent lever les yeux sur les hommes, et gardent le silence devant eux. Dans les grandes Villes la pudeur est ignoble et basse ; c’est la seule chose dont une femme bien élevée aurait honte ; et l’honneur d’avoir fait rougir un honnête homme n’appartient qu’aux femmes du meilleur air.

L’argument tiré de l’exemple des bêtes ne conclut point, et n’est pas vrai. L’homme n’est point un chien ni un loup. Il ne faut qu’établir dans son espèce les premiers rapports de la Société pour donner à ses sentiments une moralité toujours inconnue aux {p. 159} bêtes. Les animaux ont un cœur et des passions ; mais la sainte image de l’honnête et du beau n’entra jamais que dans le cœur de l’homme.

Malgré cela, où a-t-on pris que l’instinct ne produit jamais dans les animaux des effets semblables à ceux que la honte produit parmi les hommes ? Je vois tous les jours des preuves du contraire. J’en vois se cacher dans certains besoins, pour dérober aux sens un objet de dégoût ; je les vois ensuite, au lieu de fuir, s’empresser d’en couvrir les vestiges. Que manque-t-il à ces soins pour avoir un air de décence et d’honnêteté, sinon d’être pris par des hommes ? Dans leurs amours, je vois des caprices, des choix, des refus concertés, qui tiennent de bien près à la maxime d’irriter la passion par des obstacles. A l’infant même où j’écris ceci, j’ai sous les yeux un exemple qui le confirme. Deux jeunes pigeons, dans l’heureux temps de leurs premières amours, m’offrent un tableau bien différent de la sotte brutalité que leur prêtent nos prétendus sages. La blanche {p. 160}colombe va suivant pas à pas son bien-aimé, et prend chasse elle-même aussitôt qu’il se retourne. Reste-t-il dans l’inaction ? De légers coups de bec le réveillent ; s’il se retire, on le poursuit ; s’il se défend, un petit vol de six pas l’attire encore ; l’innocence de la Nature ménage les agaceries et la molle résistance, avec un art qu’aurait à peine la plus habile coquette. Non, la folâtre Galatée ne faisait pas mieux, et Virgile eût pu tirer d’un colombier l’une de ses plus charmantes images.

Quand on pourrait nier qu’un sentiment particulier de pudeur fût naturel aux femmes, en serait-il moins vrai que, dans la Société, leur partage doit être une vie domestique et retirée, et qu’on doit les élever dans des principes qui s’y rapportent ? Si la timidité, la pudeur, la modestie qui leur sont propres sont des inventions sociales, il importe à la Société que les femmes acquièrent ces qualités ; il importe de les cultiver en elles, et toute femme qui les dédaigne offense les bonnes mœurs. Y a-t-il au monde un spectacle {p. 161} aussi touchant, aussi respectable que celui d’une mère de famille entourée de ses enfants, réglant les travaux de ses domestiques, procurant à son mari une vie heureuse, et gouvernant sagement la maison ? C’est là qu’elle se montre dans toute la dignité d’une honnête femme ; c’est là qu’elle impose vraiment du respect, et que la beauté partage avec honneur les hommages rendus à la vertu. Une maison dont la maîtresse est absente est un corps sans âme qui bientôt tombe en corruption ; une femme hors de sa maison perd son plus grand lustre, et dépouillée de ses vrais ornements, elle se montre avec indécence. Si elle a un mari, que cherche-t-elle parmi les hommes ? Si elle n’en a pas, comment s’expose-t-elle à rebuter, par un maintien peu modeste, celui qui serait tenté de le devenir ? Quoiqu’elle puisse faire, on sent qu’elle n’est pas à sa place en public, et sa beauté même, qui plaît sans intéresser, n’est qu’un tort de plus que le cœur lui reproche. Que cette impression nous vienne de la nature ou de l’éducation, elle est commune à tous les {p. 162} peuples du monde ; partout on considère les femmes à proportion de leur modestie ; partout on est convaincu qu’en négligeant les manières de leur sexe, elles en négligent les devoirs ; partout on voit qu’alors tournant en effronterie la mâle et ferme assurance de l’homme, elles s’avilissent par cette odieuse imitation, et déshonorent à la fois leur sexe et le nôtre.

Je sais qu’il règne en quelques pays des coutumes contraires ; mais voyez aussi quelles mœurs elles ont fait naître ! Je ne voudrais pas d’autre exemple pour confirmer mes maximes. Appliquons aux mœurs des femmes ce que j’ai dit ci-devant de l’honneur qu’on leur porte. Chez tous les anciens peuples policés elles vivaient très renfermées ; elles se montraient rarement en public ; jamais avec des hommes, elles ne se promenaient point avec eux ; elles n’avaient point la meilleure place au Spectacle, elles ne s’y mettaient point en montre39 ; il ne leur était {p. 163} pas même permis d’assister à tous, et l’on sait qu’il y avait peine de mort contre celles qui s’oseraient montrer aux Jeux Olympiques.

Dans la maison, elles avaient un appartement particulier où les hommes n’entraient point. Quand leurs maris donnaient à manger, elles se présentaient rarement à table ; les honnêtes femmes en sortaient avant la fin du repas, et les autres n’y paraissaient point au commencement. Il n’y avait aucune assemblée commune pour les deux sexes ; ils ne passaient point la journée ensemble. Ce soin de ne pas se rassasier les uns des autres faisait qu’on s’en revoyait avec plus de plaisir ; il est sûr qu’en général la paix domestique était mieux affermie, et qu’il régnait plus d’union entre les époux40 qu’il n’en règne aujourd’hui.

{p. 164}Tels étaient les usages des Perses, des Grecs, des Romains, et même des Egyptiens, malgré les mauvaises plaisanteries d’Hérodote qui se réfutent d’elles-mêmes. Si quelquefois les femmes sortaient des bornes de cette modestie, le cri public montrait que c’était une exception. Que n’a-t-on pas dit de la liberté du sexe à Sparte ? On peut comprendre aussi par la Lysistrata d’Aristophane, combien l’impudence des Athéniennes était choquante aux yeux des Grecs ; et dans Rome déjà corrompue, avec quel scandale ne vit-on point encore les Dames Romaines se présenter au Tribunal des Triumvirs ?

Tout est changé. Depuis que des foules de barbares, traînant avec eux leurs femmes dans leurs armées, eurent inondé l’Europe ; la licence des camps, jointe à la froideur naturelle des climats septentrionaux, qui rend la réserve moins nécessaire, introduisit {p. 165} une autre manière de vivre que favorisèrent les livres de chevalerie, où les belles Dames passaient leur vie à se faire enlever par des hommes, en tout bien et en tout honneur. Comme ces livres étaient les écoles de galanterie du temps, les idées de liberté qu’ils inspirent s’introduisirent, surtout dans les Cours et les grandes villes, où l’on se pique davantage de politesse ; par le progrès même de cette politesse, elle dut enfin dégénérer en grossièreté. C’est ainsi que la modestie naturelle au sexe est peu à peu disparue, et que les mœurs des vivandières se sont transmises aux femmes de qualités.

Mais voulez-vous savoir combien ces usages, contraires aux idées naturelles, sont choquants pour qui n’en a pas l’habitude ? Jugez-en par la surprise et l’embarras des Etrangers et Provinciaux à l’aspect de ces manières si nouvelles pour eux. Cet embarras fait l’éloge des femmes de leurs pays, et il est à croire que celles qui le causent en seraient moins fières, si la source leur en était mieux connue. Ce n’est point qu’elles en imposent, {p. 166} c’est plutôt qu’elles font rougir, et que la pudeur chassée par la femme de ses discours et de son maintien, se réfugie dans le cœur l’homme.

Revenant maintenant à nos Comédiennes, je demande comment un état dont l’unique objet est de se montrer au public, et qui pis est, de se montrer pour de l’argent, conviendrait à d’honnêtes femmes, et pourrait compatir en elles avec la modestie et les bonnes mœurs ? A-t-on besoin même de disputer sur les différences morales des sexes, pour sentir combien il est difficile que celle qui se met à prix en représentation ne s’y mette bientôt en personne, et ne se laisse jamais tenter de satisfaire des désirs qu’elle prend tant de soin d’exciter ? Quoi ! malgré mille timides précautions, une femme honnête et sage, exposée au moindre danger, a bien de la peine encore à se conserver un cœur à l’épreuve ; et ces jeunes personnes audacieuses, sans autre éducation qu’un système de coquetterie et des rôles amoureux, dans une parure très peu modeste41, {p. 167} sans cesse entourées d’une jeunesse ardente et téméraire, au milieu des douces voix de l’amour et du plaisir, résisteront, à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les environnent, aux discours qu’on leur tient, aux occasions toujours renaissantes, et à l’or auquel elles sont d’avance à demi vendues ! Il faudrait nous croire une simplicité d’enfant pour vouloir nous en imposer à ce point. Le vice a beau se cacher dans l’obscurité, son empreinte est sur les fronts coupables : l’audace d’une femme est le signe assuré de sa honte ; c’est pour avoir trop à rougir qu’elle ne rougit plus ; et si quelquefois la pudeur survit à la chasteté, que doit-on penser de la chasteté, quand la pudeur même est éteinte ?

Supposons, si l’on veut, qu’il y ait eu quelques exceptions ; supposons

Qu’il en soit jusqu’à trois que l’on pourrait nommer.XXII

Je veux bien croire là-dessus ce que je n’ai {p. 168} jamais ni vu ni ouï dire. Appellerons-nous un métier honnête celui qui fait d’une honnête femme un prodige, et qui nous porte à mépriser celles qui l’exercent, à moins de compter sur un miracle continuel ? L’immodestie tient si bien à leur état, et elles le sentent si bien elles-mêmes, qu’il n’y en a pas une qui ne se crût ridicule de feindre au moins de prendre pour elle les discours de sagesse et d’honneur qu’elle débite au public. De peur que ces maximes sévères ne fissent un progrès nuisible à son intérêt, l’Actrice est toujours la première à parodier son rôle et à détruire son propre ouvrage. Elle quitte, en atteignant la coulisse, la morale du Théâtre aussi bien que sa dignité, et si l’on prend des leçons de vertu sur la Scène, on les va bien vite oublier dans les foyers.

Après ce que j’ai dit ci-devant, je n’ai pas besoin, je crois, d’expliquer encore comment le désordre des Actrices entraîne celui des Acteurs ; surtout dans un métier qui les force à vivre entre eux dans la plus grande familiarité. Je n’ai pas besoin de montrer {p. 169} comment d’un état déshonorant naissent des sentiments déshonnêtes, ni comment les vices divisent ceux que l’intérêt commun devrait réunir. Je ne m’étendrai pas sur mille sujets de discorde et de querelles, que la distribution des rôles, le partage de la recette, le choix des Pièces, la jalousie des applaudissements doivent exciter sans cesse, principalement entre les Actrices, sans parler des intrigues de galanterie. Il est plus inutile encore que j’expose les effets que l’association du luxe et de la misère, inévitable entre ces gens-là, doit naturellement produire. J’en ai déjà trop dit pour vous et pour les hommes raisonnables ; je n’en dirais jamais assez pour les gens prévenus qui ne veulent pas voir ce que la raison leur montre, mais seulement ce qui convient à leurs passions ou à leurs préjugés.

Si tout cela tient à la profession du Comédien, que ferons-nous, Monsieur, pour prévenir des effets inévitables ? Pour moi, je ne vois qu’un seul moyen ; c’est d’ôter la cause. Quand les maux de l’homme lui viennent {p. 170} de sa nature ou d’une manière de vivre qu’il ne peut changer, les Médecins les préviennent-ils ? Défendre au Comédien d’être vicieux, c’est défendre à l’homme d’être malade.

S’ensuit-il de là qu’il faille mépriser tous les Comédiens ? Il s’ensuit, au contraire, qu’un Comédien qui a de la modestie, des mœurs, de l’honnêteté est, comme vous l’avez très bien dit, doublement estimable : puisqu’il montre par là que l’amour de la vertu l’emporte en lui sur les passions de l’homme, et sur l’ascendant de sa profession. Le seul tort qu’on lui peut imputer est de l’avoir embrassée ; mais trop souvent un écart de jeunesse décide du sort de la vie, et quand on se sent un vrai talent, qui peut résister à son attrait ? Les grands Acteurs portent avec eux leur excuse ; ce sont les mauvais qu’il faut mépriser.

Si j’ai resté si longtemps dans les termes de la proposition générale, ce n’est pas que je n’eusse eu plus d’avantage encore à l’appliquer précisément à la Ville de Genève ; {p. 171} mais la répugnance de mettre mes Concitoyens sur la Scène m’a fait différer autant que je l’ai pu de parler de nous. Il y faut pourtant venir à la fin, et je n’aurais rempli qu’imparfaitement ma tâche, si je ne cherchais, sur notre situation particulière, ce qui résultera de l’établissement d’un Théâtre dans notre ville, au cas que votre avis et vos raisons déterminent le gouvernement à l’y souffrir. Je me bornerai à des effets si sensibles qu’ils ne puissent être contestés de personne qui connaisse un peu notre constitution.

Genève est riche, il est vrai ; mais, quoiqu’on n’y voie point ces énormes disproportions de fortune qui appauvrissent tout un pays pour enrichir quelques habitants et sèment la misère autour de l’opulence, il est certain que, si quelques Genevois possèdent d’assez grands biens, plusieurs vivent dans une disette assez dure, et que l’aisance du plus grand nombre vient d’un travail assidu, d’économie et de modération, plutôt que d’une richesse positive. Il y a bien des villes plus {p. 172} pauvres que la nôtre où le bourgeois peut donner beaucoup plus à ses plaisirs, parce que le territoire qui le nourrit ne s’épuise pas, et que son temps n’étant d’aucun prix, il peut le perdre sans préjudice. Il n’en va pas ainsi parmi nous, qui, sans terres pour subsister, n’avons tous que notre industrie. Le peuple Genevois ne se soutient qu’à force de travail, et n’a le nécessaire qu’autant qu’il se refuse tout superflu : c’est une des raisons de nos lois somptuaires. Il me semble que ce qui doit d’abord frapper tout Etranger entrant dans Genève, c’est l’air de vie et d’activité qu’il y voit régner. Tout s’occupe, tout est en mouvement, tout s’empresse à son travail et à ses affaires. Je ne crois pas que nulle autre aussi petite ville au monde offre un pareil spectacle. Visitez le faubourg saint-Gervais ; toute l’horlogerie de l’Europe y paraît rassemblée. Parcourez le Molard et les rues basses, un appareil de commerce en grand, des monceaux de ballots, de tonneaux confusément jetés, une odeur d’Inde et de droguerie vous font imaginer un port de {p. 173} mer. Aux Pâquis, aux Eaux-vives, le bruit et l’aspect des fabriques d’indienne et de toile peinte semblent vous transporter à Zurich. La ville se multiplie en quelque sorte par les travaux qui s’y font, et j’ai vu des gens, sur ce premier coup d’œil, en estimer le peuple à cent mille âmes. Les bras, l’emploi du temps, la vigilance, l’austère parcimonie ; voilà les trésors du Genevois, voilà avec quoi nous attendons un amusement de gens oisifs, qui, nous ôtant à la fois le temps et l’argent, doublera réellement notre perte.

Genève ne contient pas vingt-quatre mille âmes, vous en convenez. Je vois que Lyon bien plus riche à proportion, et du moins cinq ou six fois plus peuplé entretient exactement un Théâtre, et que, quand ce Théâtre est un Opéra, la ville n’y saurait suffire. Je vois que Paris, la Capitale de la France et le gouffre des richesses de ce grand Royaume, en entretient trois assez médiocrement, et un quatrième en certains temps de l’année. Supposons ce {p. 174}quatrième42 permanent. Je vois que, dans plus de six cents mille habitants, ce rendez-vous de l’opulence et de l’oisiveté fournit à peine journellement au Spectacle mille ou douze cents Spectateurs, tout compensé. Dans le reste du Royaume, je vois Bordeaux, Rouen, grands ports de mer ; je vois Lille, Strasbourg, grandes villes de guerre, pleines d’Officiers oisifs qui passent leur vie à attendre qu’il soit midi et huit heures ; avoir un Théâtre de Comédie : encore faut-il des taxes involontaires pour le soutenir. Mais combien d’autres villes incomparablement plus grandes que la nôtre, combien de sièges de Parlements et de Cours souveraines ne peuvent entretenir une Comédie à demeure ?

{p. 175}Pour juger si nous sommes en état de mieux faire, prenons un terme de comparaison bien connu, tel, par exemple, que la ville de Paris. Je dis donc que, si plus de six cent mille habitants ne fournissent journellement et l’un dans l’autre aux Théâtres de Paris que douze cents Spectateurs, moins de vingt-quatre mille habitants n’en fourniront certainement pas plus de quarante-huit à Genève. Encore faut-il déduire les gratis de ce nombre, et supposer qu’il n’y a pas proportionnellement moins de désœuvrés à Genève qu’à Paris ; supposition qui me paraît insoutenable.

Or si les Comédiens Français, pensionnés du Roi, et propriétaires de leur Théâtre, ont bien de la peine à se soutenir à Paris avec une assemblée de trois cents Spectateurs par représentation43, je demande comment {p. 176} les Comédiens de Genève se soutiendront avec une assemblée de quarante-huit Spectateurs pour toute ressource ? Vous me direz qu’on vit à meilleur compte à Genève qu’à Paris. Oui, mais les billets d’entrées coûteront aussi moins à proportion ; et puis, la dépense de la table n’est rien pour les Comédiens. Ce sont les habits, c’est la parure qui leur coûte ; il faudra faire venir tout cela de Paris, ou dresser des Ouvriers maladroits. C’est dans les lieux où toutes ces choses sont communes qu’on les fait à meilleur marché. Vous direz encore qu’on les assujettira à nos lois somptuaires. Mais c’est en vain qu’on voudrait porter la réforme sur le Théâtre ; jamais Cléopâtre et Xerxès ne goûteront notre simplicité. L’état des Comédiens étant de paraître, c’est leur ôter le goût de leur métier de les en empêcher, et je doute que jamais bon Acteur consente à se faire Quaker. Enfin, l’on peut m’objecter que la Troupe {p. 177} de Genève, étant bien moins nombreuse que celle de Paris, pourra subsister à bien moindres frais. D’accord : mais cette différence sera-t-elle en raison de celle de 48 à 300 ? Ajoutez qu’une Troupe plus nombreuse a aussi l’avantage de pouvoir jouer plus souvent, au lieu que dans une petite Troupe où les doubles manquent, tous ne sauraient jouer tous les jours ; la maladie, l’absence d’un seul Comédien fait manquer une représentation, et c’est autant de perdu pour la recette.

Le Genevois aime excessivement la campagne : on en peut juger par la quantité de maisons répandues autour de la ville. L’attrait de la chasse et la beauté des environs entretiennent ce goût salutaire. Les portes, fermées avant la nuit, ôtant la liberté de la promenade au-dehors et les maisons de campagne étant si près, fort peu de gens aisés couchent en ville durant l’été. Chacun ayant passé la journée à ses affaires, part le soir à portes fermantes, et va dans sa petite retraite respirer l’air le plus pur, et jouir du plus charmant paysage qui soit sous le Ciel. Il y {p. 178} a même beaucoup de Citoyens et Bourgeois qui y résident toute l’année, et n’ont point d’habitation dans Genève. Tout cela est autant de perdu pour la Comédie, et pendant toute la belle saison il ne restera presque pour l’entretenir, que des gens qui n’y vont jamais. A Paris, c’est tout autre chose : on allie fort bien la Comédie avec la campagne ; et tout l’été l’on ne voit à l’heure où finissent les Spectacles, que carrosses sortir des portes. Quant aux gens qui couchent en ville, la liberté d’en sortir à toute heure les tente moins que les incommodités qui l’accompagnent ne les rebutent. On s’ennuie sitôt des promenades publiques, il faut aller chercher si loin la campagne, l’air en est si empesté d’immondices et la vue si peu attrayante, qu’on aime mieux aller s’enfermer au Spectacle. Voilà donc encore une différence au désavantage de nos Comédiens et une moitié de l’année perdue pour eux. Pensez-vous, Monsieur, qu’ils trouveront aisément sur le reste à remplir un si grand vide ? Pour moi je ne vois aucun autre remède à cela que de {p. 179} changer l’heure où l’on ferme les portes, d’immoler notre sûreté à nos plaisirs, et de laisser une Place Forte ouverte pendant la nuit44, au milieu de trois Puissances dont la plus éloignée n’a pas demi-lieue à faire pour arriver à nos glacis.

Ce n’est pas tout : il est impossible qu’un établissement si contraire à nos anciennes maximes soit généralement applaudi. Combien de généreux Citoyens verront avec indignation ce monument du luxe et de la mollesse s’élever sur les ruines de notre antique simplicité, et menacer de loin la liberté publique ? Pensez-vous qu’ils iront autoriser cette {p. 180} innovation de leur présence, après l’avoir hautement improuvée ? Soyez sûr que plusieurs vont sans scrupule au Spectacle à Paris, qui n’y mettront jamais les pieds à Genève : parce que le bien de la patrie leur est plus cher que leur amusement. Où sera l’imprudente mère qui osera mener sa fille à cette dangereuse école, et combien de femmes respectables croiraient se déshonorer en y allant elles-mêmes ? Si quelques personnes s’abstiennent à Paris d’aller au Spectacle, c’est uniquement par un principe de Religion qui sûrement ne sera pas moins fort parmi nous, et nous aurons de plus les motifs de mœurs, de vertu, de patriotisme qui retiendront encore ceux que la Religion ne retiendrait pas45.

{p. 181}J’ai fait voir qu’il est absolument impossible qu’un Théâtre de Comédie se soutienne à Genève par le seul concours des Spectateurs. Il faudra donc de deux choses l’une ; ou que les riches se cotisent pour le soutenir, charge onéreuse qu’assurément ils ne seront pas d’humeur à supporter longtemps ; ou que l’Etat s’en mêle et le soutienne à ses propres frais. Mais comment le soutiendra-t-il ? Sera-ce en retranchant, sur les dépenses nécessaires auxquelles suffit à peine son modique revenu, de quoi pourvoir à celle-là ? Ou bien destinera-t-il à cet usage important les sommes que l’économie et l’intégrité de l’administration permet quelquefois de mettre en réserve pour les plus pressants besoins ? Faudra-t-il réformer notre petite garnison et garder nous-mêmes nos portes ? Faudra-t-il réduire les faibles honoraires de nos Magistrats, ou nous ôterons-nous pour cela toute ressource au moindre accident imprévu ? Au défaut de ces expédients, je n’en vois plus qu’un qui soit praticable, c’est la voie des taxes et impositions, c’est d’assembler nos Citoyens et {p. 182} Bourgeois en conseil général dans le temple de St. Pierre, et là de leur proposer gravement d’accorder un impôt pour l’établissement de la Comédie. A Dieu ne plaise que je croie nos sages et dignes Magistrats capables de faire jamais une proposition semblable ; et sur votre propre Article, on peut juger assez comment elle serait reçue.

Si nous avions le malheur de trouver quelque expédient propre à lever ces difficultés, ce serait tant pis pour nous : car cela ne pourrait se faire qu’à la faveur de quelque vice secret qui, nous affaiblissant encore dans notre petitesse, nous perdrait enfin tôt ou tard. Supposons pourtant qu’un beau zèle du Théâtre nous fît faire un pareil miracle ; supposons les Comédiens bien établis dans Genève, bien contenus par nos lois, la Comédie florissante et fréquentée ; supposons enfin notre ville dans l’état où vous dites qu’ayant des mœurs et des Spectacles, elle réunirait les avantages des uns et des autres : avantages au reste qui me semblent peu compatibles, car celui des Spectacles n’étant {p. 183} que de suppléer aux mœurs est nul partout où les mœurs existent.

Le premier effet sensible de cet établissement sera, comme je l’ai déjà dit, une révolution dans nos usages, qui en produira nécessairement une dans nos mœurs. Cette révolution sera-t-elle bonne ou mauvaise ? C’est ce qu’il est temps d’examiner.

Il n’y a point d’Etat bien constitué où l’on ne trouve des usages qui tiennent à la forme du gouvernement et servent à la maintenir. Tel était, par exemple, autrefois à Londres celui des coteries, si mal à propos tournées en dérision par les Auteurs du Spectateur ; à ces coteries, ainsi devenues ridicules, ont succédé les cafés et les mauvais lieux. Je doute que le Peuple Anglais ait beaucoup gagné au change. Des coteries semblables sont maintenant établies à Genève sous le nom de cercles, et j’ai lieu, Monsieur, de juger par votre Article que vous n’avez point observé sans estime le ton de sens et de raison qu’elles y font régner. Cet usage est ancien parmi nous, quoique son {p. 184} nom ne le soit pas. Les coteries existaient dans mon enfance sous le nom de sociétés ; mais la forme en était moins bonne et moins régulière. L’exercice des armes qui nous rassemble tous les printemps, les divers prix qu’on tire une partie de l’année, les fêtes militaires que ces prix occasionnent, le goût de la chasse commun à tous les Genevois, réunissant fréquemment les hommes, leur donnaient occasion de former entre eux des sociétés de table, des parties de campagne, et enfin des liaisons d’amitié ; mais ces assemblées n’ayant pour objet que le plaisir et la joie ne se formaient guère qu’au cabaret. Nos discordes civiles, où la nécessité des affaires obligeait de s’assembler plus souvent et de délibérer de sang-froid, firent changer ces sociétés tumultueuses en des rendez-vous plus honnêtes. Ces rendez-vous prirent le nom de cercles, et d’une fort triste cause sont sortis de très bons effets46.

Ces cercles sont des sociétés de douze ou {p. 185} quinze personnes qui louent un appartement commode qu’on pourvoit à frais communs de meubles et de provisions nécessaires. C’est dans cet appartement que se rendent tous les après-midi ceux des associés que leurs affaires ou leurs plaisirs ne retiennent point ailleurs. On s’y rassemble, et là, chacun se livrant sans gêne aux amusements de son goût, on joue, on cause, on lit, on boit, on fume. Quelquefois on y soupe, mais rarement : parce que le Genevois est rangé et se plaît à vivre avec sa famille. Souvent aussi l’on va se promener ensemble, et les amusements qu’on se donne sont des exercices propres à rendre et maintenir le corps robuste. Les femmes et les filles, de leur côté, se rassemblent par sociétés, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. L’objet de cette réunion est un petit jeu de commerce, un goûter, et, comme on peut bien croire, un intarissable babil. Les hommes, sans être fort sévèrement exclus de ces sociétés, s’y mêlent assez rarement ; et je penserais plus mal encore de ceux qu’on y voit toujours que de ceux qu’on n’y voit jamais.

{p. 186}Tels sont les amusements journaliers de la bourgeoisie de Genève. Sans être dépourvus de plaisir et de gaieté, ces amusements ont quelque chose de simple et d’innocent qui convient à des mœurs républicaines ; mais, dès l’instant qu’il y aura Comédie, adieu les cercles, adieu les sociétés ! Voilà la révolution que j’ai prédite, tout cela tombe nécessairement ; et si vous m’objectez l’exemple de Londres cité par moi-même, où les Spectacles établis n’empêchaient point les coteries, je répondrai qu’il y a, par rapport à nous, une différence extrême : c’est qu’un Théâtre, qui n’est qu’un point dans cette ville immense, sera dans la nôtre un grand objet qui absorbera tout.

Si vous me demandez ensuite où est le mal que les cercles soient abolis… Non, Monsieur, cette question ne viendra pas d’un Philosophe. C’est un discours de femme ou de jeune homme qui traitera nos cercles de corps de garde, et croira sentir l’odeur du tabac. Il faut pourtant répondre : car pour cette fois, quoique je m’adresse à vous, {p. 187}j’écris pour le peuple et sans doute il y paraît ; mais vous m’y avez forcé.

Je dis premièrement que, si c’est une mauvaise chose que l’odeur du tabac, c’en est une fort bonne de rester maître de son bien, et d’être sûr de coucher chez soi. Mais j’oublie déjà que je n’écris pas pour des d’Alembert. Il faut m’expliquer d’une autre manière.

Suivons les indications de la Nature, consultons le bien de la Société ; nous trouverons que les deux sexes doivent se rassembler quelquefois, et vivre ordinairement séparés. Je l’ai dit tantôt par rapport aux femmes, je le dis maintenant par rapport aux hommes. Ils se sentent autant et plus qu’elles de leur trop intime commerce ; elles n’y perdent que leurs mœurs, et nous y perdons à la fois nos mœurs et notre constitution : car ce sexe plus faible, hors d’état de prendre notre manière de vivre trop pénible pour lui, nous force de prendre la sienne trop molle pour nous, et ne voulant plus souffrir de séparation, faute de pouvoir se rendre {p. 188} hommes, les femmes nous rendent femmes.

Cet inconvénient qui dégrade l’homme, est très grand partout ; mais c’est surtout dans les Etats comme le nôtre qu’il importe de le prévenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent pourvu qu’il soit obéi ; mais dans une République, il faut des hommes47.

Les Anciens passaient presque leur vie en plein air, ou vaquant à leurs affaires, ou réglant celles de l’Etat sur la place publique, ou se promenant à la campagne, dans des jardins, au bord de la mer, à la pluie, au {p. 189} soleil, et presque toujours tête nue48. A tout cela, point de femmes ; mais on savait bien les trouver au besoin, et nous ne voyons point par leurs écrits et par les échantillons de leurs conversations qui nous restent, que l’esprit, ni le goût, ni l’amour même, perdissent rien à cette réserve. Pour nous, nous avons pris des manières toutes contraires : lâchement dévoués aux volontés du sexe que nous devrions protéger et non servir, nous avons appris à le mépriser en lui obéissant, à l’outrager par nos soins railleurs ; et chaque femme de Paris rassemble dans son appartement un sérail d’hommes plus femmes qu’elle, qui savent rendre à la beauté toutes sortes d’hommages, hors celui du cœur dont elle est digne. Mais voyez {p. 190} ces mêmes hommes toujours contraints dans ces prisons volontaires, se lever, se rasseoir, aller et venir sans cesse à la cheminée, à la fenêtre, prendre et poser cent fois un écran, feuilleter des livres, parcourir des tableaux, tourner, pirouetter par la chambre, tandis que l’idole étendue sans mouvement dans sa chaise longue, n’a d’actif que la langue et les yeux. D’où vient cette différence, si ce n’est que la Nature qui impose aux femmes cette vie sédentaire et casanière, en prescrit aux hommes une toute opposée, et que cette inquiétude indique en eux un vrai besoin ? Si les Orientaux que la chaleur du climat fait assez transpirer, font peu d’exercice et ne se promènent point, au moins ils vont s’asseoir en plein air et respirer à leur aise ; au lieu qu’ici les femmes ont grand soin d’étouffer leurs amis dans de bonnes chambres bien fermées.

Si l’on compare la force des hommes anciens à celle des hommes d’aujourd’hui, on n’y trouve aucune espèce d’égalité. Nos exercices.de l’Académie sont des jeux d’enfants {p. 191} auprès de ceux de l’ancienne Gymnastique : on a quitté la paume, comme trop fatigante ; on ne peut plus voyager à cheval. Je ne dis rien de nos troupes. On ne conçoit plus les marches des Armées Grecques et Romaines : le chemin, le travail, le fardeau du Soldat Romain fatigue seulement à le lire, et accable l’imagination. Le cheval n’était pas permis aux Officiers d’infanterie. Souvent les Généraux faisaient à pied les mêmes journées que leurs Troupes. Jamais les deux Catons n’ont autrement voyagé, ni seuls, ni avec leurs armées. Othon lui-même, l’efféminé Othon, marchait armé de fer à la tête de la sienne, allant au-devant de Vitellius. Qu’on trouve à présent un seul homme de guerre capable d’en faire autant. Nous sommes déchus en tout. Nos Peintres et nos Sculpteurs se plaignent de ne plus trouver de modèles comparables à ceux de l’antique. Pourquoi cela ? L’homme a-t-il dégénéré ? L’espèce a-t-elle une décrépitude physique, ainsi que l’individu ? Au contraire : les Barbares du nord qui ont, pour ainsi dire, peuplé l’Europe {p. 192} d’une nouvelle race, étaient plus grands et plus forts que les Romains qu’ils ont vaincus et subjugués. Nous devrions donc être plus forts nous-mêmes qui, pour la plupart, descendons de ces nouveaux venus ; mais les premiers Romains vivaient en hommes49, et trouvaient dans leurs continuels exercices la vigueur que la Nature leur avait refusée, au lieu que nous perdons la nôtre dans la vie indolente et lâche où nous réduit la dépendance du Sexe. Si les Barbares dont je viens de parler vivaient avec les femmes, ils ne vivaient pas pour cela comme elles ; c’étaient elles qui avaient le courage de vivre comme eux, ainsi que faisaient aussi celles de Sparte. La femme se rendait robuste, et l’homme ne s’énervait pas.

{p. 193}Si ce soin de contrarier la Nature est nuisible au corps, il l’est encore plus à l’esprit. Imaginez quelle peut être la trempe de l’âme d’un homme uniquement occupé de l’importante affaire d’amuser les femmes, et qui passe sa vie entière à faire pour elles, ce qu’elles devraient faire pour nous, quand épuisés de travaux dont elles sont incapables, nos esprits ont besoin de délassement. Livrés à ces puériles habitudes à quoi pourrions-nous jamais nous élever de grand ? Nos talents, nos écrits se sentent de nos frivoles occupations50 : agréables, si l’on veut, mais {p. 194}petits et froids comme nos sentiments, ils ont pour tout mérite ce tour facile qu’on n’a pas grand peine à donner à des riens. Ces foules d’ouvrages éphémères qui naissent journellement n’étant faits que pour amuser des femmes, et n’ayant ni force ni profondeur, volent tous de la toilette au comptoir. C’est le moyen de récrire incessamment les mêmes, et de les rendre toujours nouveaux. On m’en citera deux ou trois qui serviront d’exceptions ; mais moi j’en citerai cent mille qui confirmeront la règle. C’est pour cela que la plupart des productions de notre âge passeront avec lui, et la postérité croira qu’on fit bien peu de livres, dans ce même siècle où l’on en fait tant.

{p. 195}Il ne serait pas difficile de montrer qu’au lieu de gagner à ces usages, les femmes y perdent. On les flatte sans les aimer ; on les sert sans les honorer ; elles sont entourées d’agréables, mais elles n’ont plus d’amants ; et le pis est que les premiers, sans avoir les sentiments des autres, n’en usurpent pas moins tous les droits. La société des deux sexes, devenue trop commune et trop facile, a produit ces deux effets ; et c’est ainsi que l’esprit général de la galanterie étouffe à la fois le génie et l’amour.

Pour moi, j’ai peine à concevoir comment on rend assez peu d’honneur aux femmes, pour leur oser adresser sans cesse ces fades propos galants, ces compliments insultants et moqueurs, auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne-foi ; les outrager par ces évidents mensonges, n’est-ce pas leur déclarer assez nettement qu’on ne trouve aucune vérité obligeante à leur dire ? Que l’amour se fasse illusion sur les qualités de ce qu’on aime, cela n’arrive que trop souvent ; mais est-il question d’amour dans tout {p. 196} ce maussade jargon ? Ceux mêmes qui s’en servent, ne s’en servent-ils pas également pour toutes les femmes, et ne seraient-ils pas au désespoir qu’on les crût sérieusement amoureux d’une seule ? Qu’ils ne s’en inquiètent pas. Il faudrait avoir d’étranges idées de l’amour pour les en croire capables, et rien n’est plus éloigné de son ton que celui de la galanterie. De la manière que je conçois cette passion terrible, son trouble, ses égarements, ses palpitations, ses transports, ses brûlantes expressions, son silence plus énergique, ses inexprimables regards que leur timidité rend téméraires et qui montrent les désirs par la crainte, il me semble qu’après un langage aussi véhément, si l’amant venait à dire une seule fois, je vous aime, l’amante indignée lui dirait, vous ne m’aimez plus, et ne le reverrait de sa vie.

Nos cercles conservent encore parmi nous quelque image des mœurs antiques. Les hommes entre eux, dispensés de rabaisser leurs idées à la portée des femmes et d’habiller galamment la raison, peuvent se livrer à des {p. 197} discours graves et sérieux sans crainte du ridicule. On ose parler de patrie et de vertu sans passer pour rabâcheur, on ose être soi-même sans s’asservir aux maximes d’une caillette. Si le tour de la conversation devient moins poli, les raisons prennent plus de poids ; on ne se paie point de plaisanterie, ni de gentillesse. On ne se tire point d’affaire par de bons mots. On ne se ménage point dans la dispute : chacun, se sentant attaqué de toutes les forces de son adversaire, est obligé d’employer toutes les siennes pour se défendre ; c’est ainsi que l’esprit acquiert de la justesse et de la vigueur. S’il se mêle à tout cela quelque propos licencieux, il ne faut point trop s’en effaroucher : les moins grossiers ne sont pas toujours les plus honnêtes, et ce langage un peu rustaud est préférable encore à ce style plus recherché dans lequel les deux sexes se séduisent mutuellement et se familiarisent décemment avec le vice. La manière de vivre, plus conforme aux inclinations de l’homme, est aussi mieux assortie à son tempérament. On ne reste {p. 198} point toute la journée établi sur une chaise. On se livre à des jeux d’exercice, on va, on vient, plusieurs cercles se tiennent à la campagne, d’autres s’y rendent. On a des jardins pour la promenade, des cours spacieuses pour s’exercer, un grand lac pour nager, tout le pays ouvert pour la chasse ; et il ne faut pas croire que cette chasse se fasse aussi commodément qu’aux environs de Paris où l’on trouve le gibier sous ses pieds et où l’on tire à cheval. Enfin ces honnêtes et innocentes institutions rassemblent tout ce qui peut contribuer à former dans les mêmes hommes des amis, des citoyens, des soldats, et par conséquent tout ce qui convient le mieux à un peuple libre.

On accuse d’un défaut les sociétés des femmes, c’est de les rendre médisantes et satiriques ; et l’on peut bien comprendre, en effet, que les anecdotes d’une petite ville n’échappent pas à ces comités féminins ; on pense bien aussi que les maris absents y sont peu ménagés, et que toute femme jolie et fêtée n’a pas beau jeu dans le cercle de sa {p. 199} voisine. Mais peut-être y a-t-il dans cet inconvénient plus de bien que de mal, et toujours est-il incontestablement moindre que ceux dont il tient la place : car lequel vaut le mieux qu’une femme dise avec ses amies du mal de son mari, ou que, tête-à-tête avec un homme, elle lui en fasse, qu’elle critique le désordre de sa voisine, ou qu’elle l’imite ? Quoique les Genevoises disent assez librement ce qu’elles savent et quelquefois ce qu’elles conjecturent, elles ont une véritable horreur de la calomnie et l’on ne leur entendra jamais intenter contre autrui des accusations qu’elles croient fausses ; tandis qu’en d’autres pays les femmes, également coupables par leur silence et par leurs discours, cachent de peur de représailles le mal qu’elles savent et publient par vengeance celui qu’elles ont inventé.

Combien de scandales publics ne retient pas la crainte de ces sévères observatrices ? Elles font presque dans notre ville la fonction de Censeurs. C’est ainsi que dans les beaux temps de Rome, les Citoyens, surveillants {p. 200} les uns des autres, s’accusaient publiquement par zèle pour la justice ; mais quand Rome fut corrompue et qu’il ne resta plus rien à faire pour les bonnes mœurs que de cacher les mauvaises, la haine des vices qui les démasque en devint un. Aux citoyens zélés succédèrent des délateurs infâmes, et au lieu qu’autrefois les bons accusaient les méchants, ils en furent accusés à leur tour. Grâce au Ciel, nous sommes loin d’un terme si funeste. Nous ne sommes point réduits à nous cacher à nos propres yeux, de peur de nous faire horreur. Pour moi, je n’en aurai pas meilleure opinion des femmes, quand elles seront plus circonspectes : on se ménagera davantage, quand on aura plus de raisons de se ménager, et quand chacune aura besoin pour elle-même de la discrétion dont elle donnera l’exemple aux autres.

Qu’on ne s’alarme donc point tant du caquet des sociétés de femmes. Qu’elles médisent tant qu’elles voudront, pourvu qu’elles médisent entre elles. Des femmes véritablement {p. 201} corrompues ne sauraient supporter longtemps cette manière de vivre, et quelque chère que leur pût être la médisance, elles voudraient médire avec des hommes. Quoiqu’on m’ait pu dire à cet égard, je n’ai jamais vu aucune de ces sociétés, sans un secret mouvement d’estime et de respect pour celles qui la composaient. Telle est, me disais-je, la destination de la Nature, qui donne différents goûts aux deux sexes, afin qu’ils vivent séparés et chacun à sa manière51. Ces aimables personnes passent ainsi leurs jours, livrées aux occupations qui leur conviennent, ou à des amusements innocents et simples, très propres à toucher un cœur honnête et à donner bonne opinion d’elles. Je ne sais ce qu’elles ont dit, mais elles ont vécu ensemble ; elles ont pu parler des hommes, mais {p. 202} elles se sont passées d’eux ; et tandis qu’elles critiquaient si sévèrement la conduite des autres, au moins la leur était irréprochable.

Les cercles d’hommes ont aussi leurs inconvénients, sans doute ; quoi d’humain n’a pas les siens ? On joue, on boit, on s’enivre, on passe les nuits ; tout cela peut être vrai, tout cela peut être exagéré. Il y a partout mélange de bien et de mal, mais à diverses mesures. On abuse de tout : axiome trivial, sur lequel on ne doit ni tout rejeter ni tout admettre. La règle pour choisir est simple. Quand le bien surpasse le mal, la chose doit être admise malgré ses inconvénients ; quand le mal surpasse le bien, il la faut rejeter même avec ses avantages. Quand la chose est bonne en elle-même et n’est mauvaise que dans ses abus, quand les abus peuvent être prévenus sans beaucoup de peine, ou tolérés sans grand préjudice, ils peuvent servir de prétexte et non de raison pour abolir un usage utile ; mais ce qui est mauvais en soi sera toujours {p. 203}mauvais52, quoiqu’on fasse pour en tirer un bon usage. Telle est la différence essentielle des cercles aux spectacles.

Les citoyens d’un même Etat, les habitants d’une même ville ne sont point des Anachorètes, ils ne sauraient vivre toujours seuls et séparés ; quand ils le pourraient, il ne faudrait pas les y contraindre. Il n’y a que le plus farouche despotisme qui s’alarme à la vue de sept ou huit hommes assemblés, craignant toujours que leurs entretiens ne roulent sur leurs misères.

Or de toutes les sortes de liaisons qui peuvent rassembler les particuliers dans une ville comme la nôtre, les cercles forment, sans contredit, la plus raisonnable, la plus honnête, et la moins dangereuse : parce qu’elle ne veut ni ne peut se cacher, qu’elle est publique, permise, et que l’ordre et la règle y règnent. Il est même facile à démontrer que {p. 204} les abus qui peuvent en résulter naîtraient également de toutes les autres, ou qu’elles en produiraient de plus grands encore. Avant de songer à détruire un usage établi, on doit avoir bien pesé ceux qui s’introduiront à sa place. Quiconque en pourra proposer un qui soit praticable et duquel ne résulte aucun abus, qu’il le propose, et qu’ensuite les cercles soient abolis : à la bonne heure. En attendant, laissons, s’il le faut, passer la nuit à boire à ceux qui, sans cela, la passeraient peut-être à faire pis.

Toute intempérance est vicieuse, et surtout celle qui nous ôte la plus noble de nos facultés. L’excès du vin dégrade l’homme, aliène au moins sa raison pour un temps et l’abrutit à la longue. Mais enfin, le goût du vin n’est pas un crime, il en fait rarement commettre, il rend l’homme stupide et non pas méchant53. Pour une querelle {p. 205} passagère qu’il cause, il forme cent attachements durables. Généralement parlant, les buveurs ont de la cordialité, de la franchise ; ils sont presque tous bons, droits, justes, fidèles, braves et honnêtes gens, à leur défaut près. En osera-t-on dire autant des vices qu’on substitue à celui-là, ou bien prétend-on faire de toute une ville un peuple d’hommes sans défauts et retenus en toute chose ? Combien de vertus apparentes cachent souvent des vices réels ! Le sage est sobre par tempérance, le fourbe l’est par fausseté. Dans les pays de mauvaises mœurs, d’intrigues, de trahisons, d’adultères, on redoute un état d’indiscrétion où le cœur se montre sans qu’on y songe. Partout les gens qui {p. 206} abhorrent le plus l’ivresse sont ceux qui ont le plus d’intérêt à s’en garantir. En Suisse elle est presque en estime, à Naples elle est en horreur ; mais au fond laquelle est le plus à craindre, de l’intempérance du Suisse ou de la réserve de l’Italien ?

Je le répète, il vaudrait mieux être sobre et vrai, non seulement pour soi, même pour la Société : car tout ce qui est mal en morale est mal encore en politique. Mais le prédicateur s’arrête au mal personnel, le magistrat ne voit que les conséquences publiques ; l’un n’a pour objet que la perfection de l’homme où l’homme n’atteint point, l’autre que le bien de l’Etat autant qu’il y peut atteindre ; ainsi tout ce qu’on a raison de blâmer en chaire ne doit pas être puni par les lois. Jamais peuple n’a péri par l’excès du vin, tous périssent par le désordre des femmes. La raison de cette différence est claire : le premier de ces deux vices détourne des autres, le second les engendre tous. La diversité des âges y fait encore. Le vin tente moins la jeunesse et l’abat moins aisément ; {p. 207} un sang ardent lui donne d’autres désirs ; dans l’âge des passions toutes s’enflamment au feu d’une seule, la raison s’altère en naissant, et l’homme, encore indompté devient indisciplinable avant que d’avoir porté le joug des lois. Mais qu’un sang à demi glacé cherche un secours qui le ranime, qu’une liqueur bienfaisante supplée aux esprits qu’il n’a plus54 ; quand un vieillard abuse de ce doux remède, il a déjà rempli ses devoirs envers sa patrie, il ne la prive que du rebut de ses ans. Il a tort, sans doute : il cesse avant la mort d’être citoyen. Mais l’autre ne commence pas même à l’être : il se rend plutôt l’ennemi public, par la séduction de ses complices, par l’exemple et l’effet de ses mœurs corrompues, surtout par la morale pernicieuse qu’il ne manque pas de répandre pour les autoriser. Il vaudrait mieux qu’il n’eût point existé.

De la passion du jeu naît un plus dangereux {p. 208} abus, mais qu’on prévient ou réprime aisément. C’est une affaire de police, dont l’inspection devient plus facile et mieux séante dans les cercles que dans les maisons particulières. L’opinion peut beaucoup encore en ce point ; et sitôt qu’on voudra mettre en honneur les jeux d’exercice et d’adresse, les cartes, les dés, les jeux de hasard tomberont infailliblement. Je ne crois pas même, quoiqu’on en dise, que ces moyens oisifs et trompeurs de remplir sa bourse, prennent jamais grand crédit chez un peuple raisonneur et laborieux, qui connaît trop le prix du temps et de l’argent pour aimer à les perdre ensemble.

Conservons donc les cercles, même avec leurs défauts : car ces défauts ne sont pas dans les cercles, mais dans les hommes qui les composent ; et il n’y a point dans la vie sociale de forme imaginable sous laquelle ces mêmes défauts ne produisent de plus nuisibles effets. Encore un coup, ne cherchons point la chimère de la perfection ; mais le mieux possible selon la nature de l’homme et {p. 209} la constitution de la Société. Il y a tel Peuple à qui je dirais : détruisez cercles et coteries, ôtez toute barrière de bienséance entre les sexes, remontez, s’il est possible, jusqu’à n’être que corrompus ; mais vous, Genevois, évitez de le devenir, s’il est temps encore. Craignez le premier pas qu’on ne fait jamais seul, et songez qu’il est plus aisé de garder de bonnes mœurs que de mettre un terme aux mauvaises.

Deux ans seulement de Comédie et tout est bouleversé. L’on ne saurait se partager entre tant d’amusements : l’heure des Spectacles étant celle des cercles, les fera dissoudre ; il s’en détachera trop de membres ; ceux qui resteront seront trop peu assidus pour être d’une grande ressource les uns aux autres et laisser subsister longtemps les associations. Les deux sexes réunis journellement dans un même lieu ; les parties qui se lieront pour s’y rendre ; les manières de vivre qu’on y verra dépeintes et qu’on s’empressera d’imiter ; l’exposition des Dames et Demoiselles parées tout de leur mieux et mises en étalage {p. 210} dans des loges comme sur le devant d’une boutique, en attendant les acheteurs ; l’affluence de la belle jeunesse qui viendra de son côté s’offrir en montre, et trouva bien plus beau de faire des entrechats au Théâtre que l’exercice à Plainpalais ; les petits soupers de femmes qui s’arrangeront en sortant, ne fût-ce qu’avec les Actrices ; enfin le mépris des anciens usages qui résultera de l’adoption des nouveaux ; tout cela substituera bientôt l’agréable vie de Paris et les bons airs de France à notre ancienne simplicité, et je doute un peu que des Parisiens à Genève y conservent longtemps le goût de notre gouvernement.

Il ne faut point le dissimuler, les intentions sont droites encore ; mais les mœurs inclinent déjà visiblement vers la décadence, et nous suivons de loin les traces des mêmes peuples dont nous ne laissons pas de craindre le fort. Par exemple, on m’assure que l’éducation de la jeunesse est généralement beaucoup meilleure qu’elle n’était autrefois ; ce qui pourtant ne peut guère se prouver {p. 211} qu’en montrant qu’elle fait de meilleurs citoyens. Il est certain que les enfants font mieux la révérence ; qu’ils savent plus galamment donner la main aux Dames, et leur dire une infinité de gentillesses pour lesquelles je leur ferais, moi, donner le fouet ; qu’ils savent décider, trancher, interroger, couper la parole aux hommes, importuner tout le monde sans modestie et sans discrétion. On me dit que cela les forme ; je conviens que cela les forme à être impertinents et c’est, de toutes les choses qu’ils apprennent par cette méthode, la seule qu’ils n’oublient point. Ce n’est pas tout. Pour les retenir auprès des femmes qu’ils sont destinés à désennuyer, on a soin de les élever précisément comme elles : on les garantit du soleil, du vent, de la pluie, de la poussière, afin qu’ils ne puissent jamais rien supporter de tout cela. Ne pouvant les préserver entièrement du contact de l’air, on fait du moins qu’il ne leur arrive qu’après avoir perdu la moitié de son ressort. On les prive de tout exercice, on leur ôte toutes leurs facultés, on les rend ineptes {p. 212} à tout autre usage qu’aux soins auxquels ils sont destinés ; et la seule chose que les femmes n’exigent pas de ces vils esclaves est de se consacrer à leur service à la façon des Orientaux. A cela près, tout ce qui les distingue d’elles, c’est que la Nature leur en ayant refusé les grâces, ils y substituent des ridicules. A mon dernier voyage à Genève, j’ai déjà vu plusieurs de ces jeunes Demoiselles en juste-au-corps, les dents blanches, la main potelée, la voix flûtée, un joli parasol vert à la main, contrefaire assez maladroitement les hommes.

On était plus grossier de mon temps. Les enfants rustiquement élevés n’avaient point de teint à conserver, et ne craignaient point les injures de l’air auxquelles ils s’étaient aguerris de bonne heure. Les pères les menaient avec eux à la chasse, en campagne, à tous leurs exercices, dans toutes les sociétés. Timides et modestes devant les gens âgés, ils étaient hardis, fiers, querelleurs entre eux ; ils n’avaient point de frisure à conserver ; ils se défiaient à la lutte, à la course {p. 213}, aux coups ; ils se battaient à bon escient, se blessaient quelquefois, et puis s’embrassaient en pleurant. Ils revenaient au logis suants, essoufflés, déchirés, c’étaient de vrais polissons ; mais ces polissons ont fait des hommes qui ont dans le cœur du zèle pour servir la patrie et du sang à verser pour elle. Plaise à Dieu qu’on en puisse dire autant un jour de nos beaux petits Messieurs requinqués, et que ces hommes de quinze ans ne soient pas des enfants à trente !

Heureusement ils ne sont point tous ainsi. Le plus grand nombre encore a gardé cette antique rudesse, conservatrice de la bonne constitution ainsi que des bonnes mœurs. Ceux même qu’une éducation trop délicate amollit pour un temps, seront contraints étant grands de se plier aux habitudes de leurs compatriotes. Les uns perdront leur âpreté dans le commerce du monde ; les autres gagneront des forces en les exerçant ; tous deviendront, je l’espère, ce que furent leurs ancêtres ou du moins ce que leurs pères sont aujourd’hui. Mais ne nous flattons pas de {p. 214} conserver notre liberté en renonçant aux mœurs qui nous l’ont acquise.

Je reviens à nos Comédiens et toujours en leur supposant un succès qui me paraît impossible ; je trouve que ce succès attaquera notre constitution, non seulement d’une manière indirecte en attaquant nos mœurs, mais immédiatement, en rompant l’équilibre qui doit régner entre les diverses parties de l’Etat, pour conserver le corps entier dans son assiette.

Parmi plusieurs raisons que j’en pourrais donner, je me contenterai d’en choisir une qui convient mieux au plus grand nombre : parce qu’elle se borne à des considérations d’intérêt et d’argent, toujours plus sensibles au vulgaire que des effets moraux dont il n’est pas en état de voir les liaisons avec leurs causes, ni l’influence sur le destin de l’Etat.

On peut considérer les Spectacles, quand ils réussissent ; comme une espèce de taxe qui, bien que volontaire, n’en est pas moins onéreuse au peuple : en ce qu’elle lui fournit {p. 215} une continuelle occasion de dépense à laquelle il ne résiste pas. Cette taxe est mauvaise : non seulement parce qu’il n’en revient rien au souverain ; mais surtout parce que la répartition, loin d’être proportionnelle, charge le pauvre au-delà de ses forces et soulage le riche en suppléant aux amusements plus coûteux qu’il se donnerait au défaut de celui-là. Il suffit, pour en convenir, de faire attention que la différence du prix des places n’est, ni ne peut être en proportion de celle des fortunes des gens qui les remplissent. A la Comédie Française, les premières loges et le théâtre sont à quatre francs pour l’ordinaire et à six quand on tierce ; le parterre est à vingt sols, on a même tenté plusieurs fois de l’augmenter. Or on ne dira pas que le bien des plus riches qui vont au théâtre n’est que le quadruple du bien des plus pauvres qui vont au parterre. Généralement parlant, les premiers sont d’une opulence excessive, et la plupart des autres n’ont rien55. Il en est {p. 216}de ceci comme des impôts sur le blé, sur le vin, sur le sel, sur toute chose nécessaire à la vie, qui ont un air de justice au premier coup d’œil, et sont au fond très iniques : car le pauvre qui ne peut dépenser que pour son nécessaire est forcé de jeter les trois quarts de ce qu’il dépense en impôts, tandis que ce même nécessaire n’étant que la moindre partie de la dépense du riche l’impôt lui est presque insensible56. De cette {p. 217}manière, celui qui a peu paie beaucoup et celui qui a beaucoup paie peu ; je ne vois pas quelle grande justice on trouve à cela.

On me demandera qui force le pauvre d’aller aux Spectacles ? Je répondrai, premièrement ceux qui les établissent et lui en donnent la tentation ; en second lieu, sa pauvreté même qui, le condamnant à des travaux continuels, sans espoir de les voir finir, lui rend quelque délassement plus nécessaire pour les supporter. Il ne se tient point malheureux de travailler sans relâche, quand tout le monde en fait de même ; mais n’est-il pas cruel à celui qui travaille de se priver des récréations des gens oisifs ? Il les partage donc ; et ce même amusement, qui fournit un moyen d’économie au riche, affaiblit doublement le pauvre, soit par un surcroît réel {p. 218} de dépenses, soit par moins de zèle au travail, comme je l’ai ci-devant expliqué.

De ces nouvelles réflexions, il suit évidemment, ce me semble, que les Spectacles modernes, où l’on n’assiste qu’à prix d’argent, tendent partout à favoriser et augmenter l’inégalité des fortunes, moins sensiblement, il est vrai, dans les capitales que dans une petite ville comme la nôtre. Si j’accorde que cette inégalité, portée jusqu’à certain point, peut avoir ses avantages, vous m’accorderez aussi qu’elle doit avoir des bornes, surtout dans un petit Etat, et surtout dans une République. Dans une Monarchie où tous les ordres sont intermédiaires entre le prince et le peuple, il peut être assez indifférent que certains hommes passent de l’un à l’autre : car, comme d’autres les remplacent, ce changement n’interrompt point la progression. Mais dans une Démocratie où les sujets et le souverain ne sont que les mêmes hommes considérés sous différents rapports, sitôt que le plus petit nombre l’emporte en richesses sur le plus grand, il faut que l’Etat {p. 219} périsse ou change de forme. Soit que le riche devienne plus riche ou le pauvre plus indigent, la différence des fortunes n’en augmente pas moins d’une manière que de l’autre ; et cette différence, portée au-delà de sa mesure, est ce qui détruit l’équilibre dont j’ai parlé.

Jamais dans une Monarchie l’opulence d’un particulier ne peut le mettre au-dessus du Prince ; mais dans une République elle peut aisément le mettre au-dessus des lois. Alors le gouvernement n’a plus de force, et le riche est toujours le vrai souverain. Sur ces maximes incontestables, il reste à considérer si l’inégalité n’a pas atteint parmi nous le dernier terme où elle peut parvenir sans ébranler la République. Je m’en rapporte là-dessus à ceux qui connaissent mieux que moi notre constitution et la répartition de nos richesses. Ce que je sais : c’est que, le temps seul donnant à l’ordre des choses une pente naturelle vers cette inégalité et un progrès successif jusqu’à son dernier terme, c’est une grande imprudence de l’accélérer encore {p. 220} par des établissements qui la favorisent. Le grand Sully qui nous aimait, nous l’eût bien su dire : Spectacles et Comédies dans toute petite République et surtout dans Genève, affaiblissement d’Etat.

Si le seul établissement du Théâtre nous est si nuisible, quel fruit tirerons-nous des Pièces qu’on y représente ? Les avantages même qu’elles peuvent procurer aux peuples pour lesquels elles ont été composées nous tourneront à préjudice, en nous donnant pour instruction ce qu’on leur a donné pour censure, ou du moins en dirigeant nos goûts et nos inclinations sur les choses du monde qui nous conviennent le moins. La Tragédie nous représentera des tyrans et des héros. Qu’en avons-nous à faire ? Sommes-nous faits pour en avoir ou le devenir ? Elle nous donnera une vaine admiration de la puissance et de la grandeur. De quoi nous servira-t-elle ? Serons-nous plus grands ou plus puissants pour cela ? Que nous importe d’aller étudier sur la Scène les devoirs des rois, en négligeant de remplir les nôtres ? La stérile admiration des {p. 221} vertus de Théâtre nous dédommagera-t-elle des vertus simples et modestes qui font le bon citoyen ? Au lieu de nous guérir de nos ridicules, la Comédie nous portera ceux d’autrui : elle nous persuadera que nous avons tort de mépriser des vices qu’on estime si fort ailleurs. Quelque extravagant que soit un marquis c’est un marquis enfin. Concevez combien ce titre sonne dans un pays assez heureux pour n’en point avoir ; et qui sait combien de courtauds croiront se mettre à la mode, en imitant les marquis du siècle dernier ? Je ne répéterai point ce que j’ai déjà dit de la bonne foi toujours raillée, du vice adroit toujours triomphant, et de l’exemple continuel des forfaits mis en plaisanterie. Quelles leçons pour un Peuple dont tous les sentiments ont encore leur droiture naturelle, qui croit qu’un scélérat est toujours méprisable et qu’un homme de bien ne peut être ridicule ! Quoi ! Platon bannissait Homère de sa République et nous souffrirons Molière dans la nôtre ! Que pourrait-il nous arriver de pis que de ressembler aux gens qu’il nous peint, même {p. 222} à ceux qu’il nous fait aimer ?

J’en ai dit assez, je crois, sur leur chapitre et je ne pense guère mieux des héros de Racine, de ces héros si parés, si doucereux, si tendres, qui, sous un air de courage et de vertu, ne nous montrent que les modèles de jeunes gens dont j’ai parlé, livrés à la galanterie, à la mollesse, à l’amour, à tout ce qui peut efféminer l’homme et l’attiédir sur le goût de ses véritables devoirs. Tout le Théâtre Français ne respire que la tendresse : c’est la grande vertu à laquelle on y sacrifie toutes les autres, ou du moins qu’on y rend la plus chère aux Spectateurs. Je ne dis pas qu’on ait tort en cela, quant à l’objet du Poète : je sais que l’homme sans passions est une chimère ; que l’intérêt du Théâtre n’est fondé que sur les passions ; que le cœur ne s’intéresse point à celles qui lui sont étrangères, ni à celles qu’on n’aime pas à voir en autrui, quoiqu’on y soit sujet soi-même. L’amour de l’humanité, celui de la patrie, sont les sentiments dont les peintures touchent le plus ceux qui {p. 223} en sont pénétrés ; mais, quand ces deux passions sont éteintes, il ne reste que l’amour proprement dit, pour leur suppléer : parce que son charme est plus naturel et s’efface plus difficilement du cœur que celui de toutes les autres. Cependant il n’est pas également convenable à tous les hommes : c’est plutôt comme supplément des bons sentiments que comme bon sentiment lui-même qu’on peut l’admettre ; non qu’il ne soit louable en soi, comme toute passion bien réglée, mais parce que les excès en sont dangereux et inévitables.

Le plus méchant des hommes est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même ; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtresse que de s’aimer seul au monde. Mais quiconque aime tendrement ses parents, ses amis, sa patrie, et le genre humain, se dégrade par un attachement désordonné qui nuit bientôt à tous les autres et leur est infailliblement préféré. Sur ce principe, je dis {p. 224} qu’il y a des pays où leurs mœurs sont si mauvaises qu’on serait trop heureux d’y pouvoir remonter à l’amour ; d’autres où elles sont assez bonnes pour qu’il soit fâcheux d’y descendre, et j’ose croire le mien dans ce dernier cas. J’ajouterai que les objets trop passionnés sont plus dangereux à nous montrer qu’à personne : parce que nous n’avons naturellement que trop de penchant à les aimer. Sous un air flegmatique et froid, le Genevois cache une âme ardente et sensible, plus facile à émouvoir qu’à retenir. Dans ce séjour de la raison, la beauté n’est pas étrangère, ni sans empire ; le levain de la mélancolie y fait souvent fermenter l’amour ; les hommes n’y sont que trop capables de sentir des passions violentes, les femmes, de les inspirer ; et les tristes effets qu’elles y ont quelquefois produits ne montrent que trop le danger de les exciter par des spectacles touchants et tendres. Si les héros de quelques Pièces soumettent l’amour au devoir, en admirant leur force, le cœur se prête à leur faiblesse ; on apprend moins à se donner leur courage {p. 225} qu’à se mettre dans le cas d’en avoir besoin. C’est plus d’exercice pour la vertu ; mais qui l’ose exposer à ces combats, mérite d’y succomber. L’amour, l’amour même prend son masque pour la surprendre ; il se pare de fort enthousiasme ; il usurpe sa force ; il affecte son langage, et quand on s’aperçoit de l’erreur, qu’il est tard pour en revenir ! Que d’hommes bien nés, séduits par ces apparences, d’amants tendres et généreux qu’ils étaient d’abord, sont devenus par degrés de vils corrupteurs, sans mœurs, sans respect pour la foi conjugale, sans égards pour les droits de la confiance et de l’amitié ! Heureux qui sait se reconnaître au bord du précipice et s’empêcher d’y tomber ! Est-ce au milieu d’une course rapide qu’on doit espérer de s’arrêter ? Est-ce en s’attendrissant tous les jours qu’on apprend à surmonter la tendresse ? On triomphe aisément d’un faible penchant ; mais celui qui connut le véritable amour et l’a su vaincre, ah ! pardonnons à ce mortel, s’il existe, d’oser prétendre à la vertu !

Ainsi de quelque manière qu’on envisage {p. 226} les choses, la même vérité nous frappe toujours. Tout ce que les Pièces de Théâtre peuvent avoir d’utile à ceux pour qui elles ont été faites, nous deviendra préjudiciable, jusqu’au goût que nous croirons avoir acquis par elles, et qui ne sera qu’un faux goût, sans tact, sans délicatesse, substitué mal à propos parmi nous à la solidité de la raison. Le goût tient à plusieurs choses : les recherches d’imitation qu’on voit au Théâtre, les comparaisons qu’on a lieu d’y faire, les réflexions sur l’art de plaire aux spectateurs, peuvent le faire germer, mais non suffire à son développement. Il faut de grandes villes, il faut des beaux-arts et du luxe, il faut un commerce intime entre les citoyens, il faut une étroite dépendance les uns des autres, il faut de la galanterie et même de la débauche, il faut des vices qu’on soit forcé d’embellir, pour faire chercher à tout des formes agréables, et réussir à les trouver. Une partie de ces choses nous manquera toujours, et nous devons trembler d’acquérir l’autre.

Nous aurons des Comédiens, mais quels ? {p. 227} Une bonne Troupe viendra-t-elle de but en blanc s’établir dans une ville de vingt-quatre mille âmes ? Nous en aurons donc d’abord de mauvais et nous serons d’abord de mauvais juges. Les formerons-nous, ou s’ils nous formeront ? Nous aurons de bonnes Pièces ; mais, les recevant pour telles sur la parole d’autrui, nous serons dispensés de les examiner, et ne gagnerons pas plus à les voir jouer qu’à les lire. Nous n’en ferons pas moins les connaisseurs, les arbitres du Théâtre ; nous n’en voudrons pas moins décider pour notre argent, et n’en serons que plus ridicules. On ne l’est point pour manquer de goût, quand on le méprise ; mais c’est l’être que de s’en piquer et n’en avoir qu’un mauvais. Et qu’est-ce au fond que ce goût si vanté ? L’art de se connaître en petites choses. En vérité, quand on en a une aussi grande à conserver que la liberté, tout le reste est bien puéril.

Je ne vois qu’un remède à tant d’inconvénients : c’est que, pour nous approprier les Drames de notre Théâtre, nous les composions nous-mêmes, et que nous ayons des {p. 228} Auteurs avant des Comédiens. Car il n’est pas bon qu’on nous montre toutes sortes d’imitations, mais seulement celles des choses honnêtes, et qui conviennent à des hommes libres57. Il est sûr que des Pièces tirées comme celles des Grecs des malheurs passés de la patrie, ou des défauts présents du peuple, pourraient offrir aux spectateurs des leçons utiles. Alors quels seront les héros de nos Tragédies. Des Berthelier ? des Lévrery ? Ah, dignes citoyens ! Vous fûtes des héros, sans doute ; mais votre obscurité vous avilit, {p. 229} vos noms communs déshonorent vos grandes âmes58, et nous ne sommes plus assez grands nous-mêmes pour vous savoir admirer. Quels seront nos tyrans ? Des Gentilshommes de la cuiller59, des Evêques de Genève, {p. 230} des Comtes de Savoie, des ancêtres d’une maison avec laquelle nous venons de traiter, et à qui nous devons du respect ? Cinquante ans plutôt, je ne répondrais pas que le Diable60 et l’Antéchrist n’y eussent aussi fait leur rôle. Chez les Grecs, peuple d’ailleurs {p. 231} assez badin, tout était grave et sérieux, sitôt qu’il s’agissait de la patrie ; mais dans ce siècle plaisant où rien n’échappe au ridicule, hormis la puissance, on n’ose parler d’héroïsme que dans les grands Etats, quoiqu’on n’en trouve que dans les petits.

Quant à la Comédie, il n’y faut pas songer. Elle causerait chez nous les plus affreux désordres ; elle servirait d’instrument aux factions, aux partis, aux vengeances particulières. Notre ville est si petite que les peintures de mœurs les plus générales dégénéreraient bientôt en satires et personnalités. L’exemple de l’ancienne Athènes, ville incomparablement plus peuplée que Genève, nous offre une leçon frappante : c’est au Théâtre qu’on y prépara l’exil de plusieurs grands hommes et la mort de Socrate ; c’est par la fureur du Théâtre qu’Athènes périt et ses désastres ne justifièrent que trop le chagrin qu’avait témoigné Solon, aux premières représentations de Thespis. Ce qu’il y a de bien sûr pour nous, c’est qu’il faudra mal augurer de la République, quand on verra les {p. 232} citoyens travestis en beaux esprits, s’occuper à faire des vers Français et des Pièces de Théâtre, talents qui ne sont point les nôtres et que nous ne posséderons jamais. Mais que M. de Voltaire daigne nous composer des Tragédies sur le modèle de La mort de César, du premier acte de Brutus, et, s’il nous faut absolument un Théâtre, qu’il s’engage à le remplir toujours de son génie, et à vivre autant que ses Pièces.

Je serais d’avis qu’on pesât mûrement toutes ces réflexions, avant de mettre en ligne de compte le goût de parure et de dissipation que doit produire parmi notre jeunesse l’exemple des Comédiens ; mais enfin cet exemple aura son effet encore, et si généralement partout les lois sont insuffisantes pour réprimer des vices qui naissent de la nature des choses, comme je crois l’avoir montré, combien plus le seront-elles parmi nous où le premier signe de leur faiblesse sera l’établissement des Comédiens ? Car ce ne seront point eux proprement qui auront introduit ce goût de dissipation : au contraire, ce même {p. 233} goût les aura prévenus, les aura introduits eux-mêmes, et ils ne feront que fortifier un penchant déjà tout formé, qui, les ayant fait admettre, à plus forte raison les fera maintenir avec leurs défauts.

Je m’appuie toujours sur la supposition qu’ils subsisteront commodément dans une aussi petite ville, et je dis que si nous les honorons, comme vous le prétendez, dans un pays où tous sont à peu près égaux, ils seront les égaux de tout le monde, et auront de plus la faveur publique qui leur est naturellement acquise. Ils ne seront point, comme ailleurs, tenus en respect par les grands dont ils recherchent la bienveillance et dont ils craignent la disgrâce. Les Magistrats leur en imposeront : soit. Mais ces Magistrats auront été particuliers ; ils auront pu être familiers avec eux ; ils auront des enfants qui le seront encore, des femmes qui aimeront le plaisir. Toutes ces liaisons seront des moyens d’indulgence et de protection, auxquels il sera impossible de résister toujours. Bientôt les Comédiens, sûrs de {p. 234}l’impunité, la procureront encore à leurs imitateurs ; c’est par eux qu’aura commencé le désordre, mais on ne voit plus où il pourra s’arrêter. Les femmes, la jeunesse, les riches, les gens oisifs, tout sera pour eux, tout éludera des lois qui les gênent, tout favorisera leur licence : chacun, cherchant à les satisfaire, croira travailler pour ses plaisirs. Quel homme osera s’opposer à ce torrent, si ce n’est peut-être quelque ancien Pasteur rigide qu’on n’écoutera point, et dont le sens et la gravité passeront pour pédanterie chez une jeunesse inconsidérée ? Enfin pour peu qu’ils joignent d’art et de manège à leur succès, je ne leur donne pas trente ans pour être les arbitres de l’Etat61. On verra les aspirants aux charges briguer leur faveur pour obtenir les suffrages ; les élections se feront {p. 235} dans les loges des Actrices, et les chefs d’un Peuple libre seront les créatures d’une bande d’Histrions. La plume tombe des mains à cette idée. Qu’on l’écarte tant qu’on voudra, qu’on m’accuse d’outrer la prévoyance ; je n’ai plus qu’un mot à dire. Quoiqu’il arrive, il faudra que ces gens-là réforment leurs mœurs parmi nous, ou qu’ils corrompent les nôtres. Quand cette alternative aura cessé de nous effrayer, les Comédiens pourront venir ; ils n’auront plus de mal à nous faire.

Voilà, Monsieur, les considérations que j’avais à proposer au public et à vous sur la question qu’il vous a plu d’agiter dans un article où elle était, à mon avis, tout à fait étrangère. Quand mes raisons, moins fortes qu’elles ne me paraissent, n’auraient pas un poids suffisant pour contrebalancer les vôtres, vous conviendrez au moins que, dans un aussi petit Etat que la République de Genève, toutes innovations sont dangereuses, et qu’il n’en faut jamais faire sans des motifs urgents et graves. Qu’on nous montre donc la pressante nécessité de celle-ci. Où sont les désordres {p. 236} qui nous forcent de recourir à un expédient si suspect ? Tout est-il perdu sans cela ? Notre ville est-elle si grande, le vice et l’oisiveté y ont-ils déjà fait un tel progrès qu’elle ne puisse plus désormais subsister sans Spectacles ? Vous nous dites qu’elle en souffre de plus mauvais qui choquent également le goût et les mœurs ; mais il y a bien de la différence entre montrer de mauvaises mœurs et attaquer les bonnes : car ce dernier effet dépend moins des qualités du Spectacle que de l’impression qu’il cause. En ce sens, quel rapport entre quelques farces passagères et une Comédie à demeure, entre les polissonneries d’un Charlatan et les représentations régulières des Ouvrages Dramatiques, entre des tréteaux de Foire élevés pour réjouir la populace et un Théâtre estimé où les honnêtes gens penseront s’instruire ? L’un de ces amusements est sans conséquence et reste oublié dès le lendemain ; mais l’autre est une affaire importante qui mérite toute l’attention du gouvernement. Par tout pays il est permis d’amuser les enfants, et peut être {p. 237}enfant qui veut sans beaucoup d’inconvénients. Si ces fades Spectacles manquent de goût, tant mieux : on s’en rebutera plus vite ; s’ils sont grossiers, ils seront moins séduisants. Le vice ne s’insinue guère en choquant l’honnêteté, mais en prenant son image ; et les mots sales sont plus contraires à la politesse qu’aux bonnes mœurs. Voilà pourquoi les expressions sont toujours plus recherchées et les oreilles plus scrupuleuses dans les pays plus corrompus. S’aperçoit-on que les entretiens de la halle échauffent beaucoup la jeunesse qui les écoute ? Ainsi font bien les discrets propos du Théâtre, et il vaudrait mieux qu’une jeune fille vît cent parades qu’une seule représentation de L’Oracle.XXVIII

Au reste, j’avoue que j’aimerais mieux, quant à moi, que nous pussions nous passer entièrement de tous ces tréteaux, et que petits et grands nous sussions tirer nos plaisirs et nos devoirs de notre état et de nous-mêmes ; mais de ce qu’on devrait peut-être chasser les Bateleurs, il ne s’ensuit pas qu’il faille appeler les Comédiens. Vous avez vu {p. 238} dans votre propre pays, la ville de Marseille se défendre longtemps d’une pareille innovation, résister même aux ordres réitérés du Ministre, et garder encore, dans ce mépris d’un amusement frivole, une image honorable de son ancienne liberté. Quel exemple pour une ville qui n’a pas encore perdu la sienne !

Qu’on ne pense pas, surtout, faire un pareil établissement par manière d’essai, sauf à l’abolir quand on en sentira les inconvénients : car ces inconvénients ne se détruisent pas avec le Théâtre qui les produit, ils restent quand leur cause est ôtée, et, dès qu’on commence à les sentir, ils sont irrémédiables. Nos mœurs altérées, nos goûts changés ne se rétabliront pas comme ils se seront corrompus ; nos plaisirs mêmes, nos innocents plaisirs auront perdu leurs charmes ; le Spectacle nous en aura dégoûtés pour toujours. L’oisiveté devenue nécessaire, les vides du temps que nous ne saurons plus remplir nous rendront à charge à nous-mêmes ; les Comédiens en partant nous laisseront l’ennui pour arrhes de {p. 239} leur retour ; il nous forcera bientôt à les rappeler ou à faire pis. Nous aurons mal fait d’établir la Comédie, nous ferons mal de la laisser subsister, nous ferons mal de la détruire : après la première faute, nous n’aurons plus que le choix de nos maux.

Quoi ! ne faut-il donc aucun Spectacle dans une République ? Au contraire, il en faut beaucoup. C’est dans les Républiques qu’ils sont nés, c’est dans leur sein qu’on les voit briller avec un véritable air de fête. A quels peuples convient-il mieux de s’assembler souvent et de former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu’à ceux qui ont tant de raisons de s’aimer et de rester à jamais unis ? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques ; ayons-en davantage encore, je n’en serai que plus charmé. Mais n’adoptons point ces Spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes {p. 240} images de la servitude et de l’inégalité. Non, Peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes ! C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur. Que vos plaisirs ne soient effémines ni mercenaires, que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne, qu’ils soient libres et généreux comme vous ; que le soleil éclaire vos innocents Spectacles ; vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu’il puisse éclairer.

Mais quels seront enfin les objets de ces Spectacles ? Qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. Je n’ai pas besoin de renvoyer aux jeux des {p. 241} anciens Grecs : il en est de plus modernes, il en est d’existants encore, et je les trouve précisément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues ; des prix publics ; des Rois de l’arquebuse, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des établissements si utiles62 et si agréables ; on ne {p. 242} peut trop avoir de semblables Rois. Pourquoi ne ferions-nous pas, pour nous rendre dispos et robustes, ce que nous faisons pour nous exercer aux armes ? La République a-t-elle moins besoin d’ouvriers que de soldats ? Pourquoi, sur le modèle des prix militaires, ne fonderions-nous pas d’autres prix de Gymnastique, pour la lutte, pour la course, pour le disque, pour divers exercices du corps ? Pourquoi n’animerions-nous pas nos Bateliers par des joutes sur le Lac ? Y aurait-il au {p. 243} monde un plus brillant spectacle que de voir sur ce vaste et superbe bassin, des centaines de bateaux, élégamment équipés, partir à la fois au signal donné, pour aller enlever un drapeau arboré au but, puis servir de cortège au vainqueur revenant en triomphe recevoir le prix mérité. Toutes ces sortes de fêtes ne sont dispendieuses qu’autant qu’on le veut bien, et le seul concours les rend assez magnifiques. Cependant il faut y avoir assisté chez le Genevois, pour comprendre avec quelle ardeur il s’y livre. On ne le reconnaît plus : ce n’est plus ce peuple si rangé qui ne se départ point de ses règles économiques ; ce n’est plus ce long raisonneur qui pèse tout jusqu’à la plaisanterie à la balance du jugement. Il est vif, gai, caressant ; son cœur est alors dans ses yeux, comme il est toujours sur ses lèvres ; il cherche à communiquer sa joie et ses plaisirs ; il invite, il presse, il force, il se dispute les survenants. Toutes les sociétés n’en sont qu’une, tout devient commun à tous. Il est presque indifférent à quelle table on se mette : ce serait {p. 244} l’image de celle de Lacédémone, s’il n’y régnait un peu plus de profusion ; mais cette profusion même est alors bien placée, et l’aspect de l’abondance rend plus touchant celui de la liberté qui la produit.

L’hiver, temps consacré au commerce privé des amis, convient moins aux fêtes publiques. Il en est pourtant une espèce dont je voudrais bien qu’on se fît moins de scrupule, savoir les bals entre de jeunes personnes à marier. Je n’ai jamais bien conçu pourquoi l’on s’effarouche si fort de la danse et des assemblées qu’elle occasionne : comme s’il y avait plus de mal à danser qu’à chanter ; que l’un et l’autre de ces amusements ne fût pas également une inspiration de la Nature ; et que ce fût un crime à ceux qui sont destinés à s’unir de s’égayer en commun par une honnête récréation. L’homme et la femme ont été formés l’un pour l’autre. Dieu veut qu’ils suivent leur destination, et certainement le premier et le plus saint de tous les liens de la Société est le mariage. Toutes les fausses Religions combattent la Nature ; {p. 245} la nôtre seule, qui la suit et la règle, annonce une institution divine et convenable à l’homme. Elle ne doit point ajouter sur le mariage, aux embarras de l’ordre civil, des difficultés que l’Evangile ne prescrit pas et que tout bon Gouvernement condamne ; mais qu’on me dise où de jeunes personnes à marier auront occasion de prendre du goût l’une pour l’autre, et de se voir avec plus de décence et de circonspection que dans une assemblée où les yeux du public incessamment ouverts sur elles les forcent à la réserve, à la modestie, à s’observer avec le plus grand soin ? En quoi Dieu est-il offensé par un exercice agréable, salutaire, propre à la vivacité des jeunes gens, qui consiste à se présenter l’un à l’autre avec grâce et bienséance, et auquel le spectateur impose une gravité dont on n’oserait sortir un instant ? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne point tromper autrui, du moins quant à la figure, et de se montrer avec les agréments et les défauts qu’on peut avoir, aux gens qui ont intérêt de nous bien connaître avant de {p. 246} s’obliger à nous aimer ? Le devoir de se chérir réciproquement n’emporte-t-il pas celui de se plaire, et n’est-ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses et chrétiennes qui cherchent à s’unir, de préparer ainsi leurs cœurs à l’amour mutuel que Dieu leur impose ?

Qu’arrive-t-il dans ces lieux où règne une contrainte éternelle, où l’on punit comme un crime la plus innocente gaieté, où les jeunes gens des deux sexes n’osent jamais s’assembler en public, et où l’indiscrète sévérité d’un Pasteur ne fait prêcher au nom de Dieu qu’une gêne servile, et la tristesse, et l’ennui ? On élude une tyrannie insupportable que la Nature et la Raison désavouent. Aux plaisirs permis dont on prive une jeunesse enjouée et folâtre, elle en substitue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent la place des assemblées publiques. A force de se cacher comme si l’on était coupable, on est tenté de le devenir. L’innocente joie aime à s’évaporer au grand jour ; mais le vice est ami des ténèbres, {p. 247} et jamais l’innocence et le mystère n’habitèrent longtemps ensemble.

Pour moi, loin de blâmer de si simples amusements, je voudrais au contraire qu’ils fussent publiquement autorisés, et qu’on y prévînt tout désordre particulier en les convertissant en bals solennels et périodiques, ouverts indistinctement à toute la jeunesse à marier. Je voudrais qu’un Magistrat63, nommé par le Conseil, ne dédaignât pas de présider à ces bals. Je voudrais que les pères et mères y assistassent, pour veiller sur leurs enfants, pour être témoins de leur grâce {p. 248} et de leur adresse, des applaudissements qu’ils auraient mérités, et jouir ainsi du plus doux spectacle qui puisse toucher un cœur paternel. Je voudrais qu’en général toute personne mariée y fût admise au nombre des spectateurs et des juges, sans qu’il fût permis à aucune de profaner la dignité conjugale en dansant elle-même : car à quelle fin honnête pourrait-elle se donner ainsi en montre au public ? Je voudrais qu’on formât dans la salle une enceinte commode et honorable, destinée aux gens âgés de l’un et de l’autre sexe, qui ayant déjà donné des citoyens à la patrie, verraient encore leurs petits enfants se préparer à le devenir. Je voudrais que nul n’entrât ni ne sortît sans saluer ce parquet, et que tous les couples de jeunes gens vinssent, avant de commencer leur danse et après l’avoir finie, y faire une profonde révérence, pour s’accoutumer de bonne heure à respecter la vieillesse. Je ne doute pas que cette agréable réunion des deux termes de la vie humaine ne donnât à cette assemblée un certain coup d’œil attendrissant, et qu’on ne {p. 249} vît quelquefois couler dans le parquet des larmes de joie et de souvenir, capables, peut-être, d’en arracher à un spectateur sensible. Je voudrais que tous les ans, au dernier bal, la jeune personne qui, durant les précédents, se serait comportée le plus honnêtement, le plus modestement, et aurait plu davantage à tout le monde au jugement du Parquet, fût honorée d’une couronne par la main du Seigneur-Commis64, et du titre de Reine du bal qu’elle porterait toute l’année. Je voudrais qu’à la clôture de la même assemblée on la reconduisît en cortège, que le père et la mère fussent félicités et remerciés d’avoir une fille si bien née et de l’élever si bien. Enfin je voudrais que, si elle venait à se marier dans le cours de l’an, la Seigneurie lui fît un présent, ou lui accordât quelque distinction publique, afin que cet honneur fût une chose assez sérieuse pour ne pouvoir jamais devenir un sujet de plaisanterie.

{p. 250}Il est vrai qu’on aurait souvent à craindre un peu de partialité, si l’âge des Juges ne laissait toute la préférence au mérite ; et quand la beauté modeste serait quelquefois favorisée, quel en serait le grand inconvénient ? Ayant plus d’assauts à soutenir, n’a-t-elle pas besoin d’être plus encouragée ? N’est-elle pas un don de la Nature, ainsi que les talents ? Où est le mal qu’elle obtienne quelques honneurs qui l’excitent à s’en rendre digne et puissent contenter l’amour-propre, sans offenser la vertu ?

En perfectionnant ce projet dans les mêmes vues, sous un air de galanterie et d’amusement, on donnerait à ces fêtes plusieurs fins utiles qui en feraient un objet important de police et de bonnes mœurs. La jeunesse, ayant des rendez-vous sûrs et honnêtes, serait moins tentée d’en chercher de plus dangereux. Chaque sexe se livrerait plus patiemment, dans les intervalles, aux occupations et aux plaisirs qui lui sont propres, et s’en consolerait plus aisément d’être privé du commerce continuel de l’autre. Les particuliers {p. 251} de tout état auraient la ressource d’un spectacle agréable, surtout aux pères et mères. Les soins pour la parure de leurs filles seraient pour les femmes un objet d’amusement qui ferait diversion à beaucoup d’autres ; et cette parure, ayant un objet innocent et louable, serait là tout à fait à sa place. Ces occasions de s’assembler pour s’unir, et d’arranger des établissements, seraient des moyens fréquents de rapprocher des familles divisées et d’affermir la paix, si nécessaire dans notre Etat. Sans altérer l’autorité des pères, les inclinations des enfants seraient un peu plus en liberté ; le premier choix dépendrait un peu plus de leur cœur ; les convenances d’âge, d’humeur, de goût, de caractère seraient un peu plus consultées ; on donnerait moins à celles d’état et de biens qui font des nœuds mal assortis, quand on les suit aux dépens des autres. Les liaisons devenant plus faciles, les mariages seraient plus fréquents ; ces mariages, moins circonscrits par les mêmes conditions, préviendraient les partis, tempéreraient l’excessive inégalité, maintiendraient {p. 252} mieux le corps du Peuple dans l’esprit de sa constitution ; ces bals ainsi dirigés ressembleraient moins à un spectacle public qu’à l’assemblée d’une grande famille, et du sein de la joie et des plaisirs naîtraient la conservation, la concorde, et la prospérité de la République65.

{p. 253}Sur ces idées, il serait aisé d’établir à peu de frais et sans danger, plus de {p. 254}spectacles qu’il n’en faudrait pour rendre le séjour de notre ville agréable et riant, même aux étrangers qui, ne trouvant rien de pareil ailleurs, y viendraient au moins pour voir une chose unique. Quoiqu’à dire le vrai, sur beaucoup de fortes raisons, je regarde ce concours comme un inconvénient bien plus que comme un avantage ; et je suis persuadé, quant à moi, que jamais étranger n’entra dans Genève, qu’il n’y ait fait plus de mal que de bien.

Mais savez-vous, Monsieur, qui l’on devrait s’efforcer d’attirer et de retenir dans nos murs ? Les Genevois mêmes qui, avec un sincère amour pour leur pays, ont tous une si grande inclination pour les voyages qu’il n’y {p. 255} a point de contrée où l’on n’en trouve de répandus. La moitié de nos Citoyens épars dans le reste de l’Europe et du Monde, vivent et meurent loin de la Patrie ; et je me citerais moi-même avec plus de douleur, si j’y étais moins inutile. Je sais que nous sommes forcés d’aller chercher au loin les ressources que notre terrain nous refuse, et que nous pourrions difficilement subsister, si nous nous y tenions renfermés ; mais au moins que ce bannissement ne soit pas éternel pour tous. Que ceux dont le Ciel a béni les travaux viennent, comme l’abeille, en rapporter le fruit dans la ruche ; réjouir leurs concitoyens du spectacle de leur fortune ; animer l’émulation des jeunes gens ; enrichir leur pays de leur richesse ; et jouir modestement chez eux des biens honnêtement acquis chez les autres. Sera-ce avec des Théâtres, toujours moins parfaits chez nous qu’ailleurs, qu’on les y fera revenir ? Quitteront-ils la Comédie de Paris ou de Londres pour aller revoir celle de Genève ? Non, non, Monsieur, ce n’est pas ainsi qu’on les peut ramener. {p. 256} Il faut que chacun sente qu’il ne saurait trouver ailleurs ce qu’il a laissé dans son pays ; il faut qu’un charme invincible le rappelle au séjour qu’il n’aurait point dû quitter ; il faut que le souvenir de leurs premiers exercices, de leurs premiers spectacles, de leurs premiers plaisirs, reste profondément gravé dans leurs cœurs ; il faut que les douces impressions faites durant la jeunesse demeurent et se renforcent dans un âge avancé, tandis que mille autres s’effacent ; il faut qu’au milieu de la pompe des grands Etats et de leur triste magnificence, une voix secrète leur crie incessamment au fond de l’âme : ah ! où sont les jeux et les fêtes de ma jeunesse ? Où est la concorde des citoyens ? Où est la fraternité publique ? Où est la pure joie et la véritable allégresse ? Où sont la paix, la liberté, l’équité, l’innocence ? Allons rechercher tout cela. Mon Dieu ! avec le cœur du Genevois, avec une ville aussi riante, un pays aussi charmant, un gouvernement aussi juste, des plaisirs si vrais et si purs, et tout ce qu’il faut pour savoir les goûter, {p. 257} à quoi tient-il que nous n’adorions tous la patrie ?

Ainsi rappelait ses citoyens, par des fêtes modestes et des jeux sans éclat, cette Sparte que je n’aurai jamais assez citée pour l’exemple que nous devrions en tirer ; ainsi dans Athènes parmi les beaux-arts, ainsi dans Suse au sein du luxe et de la mollesse, le Spartiate ennuyé soupirait après ses grossiers festins et les fatigants exercices. C’est à Sparte que, dans une laborieuse oisiveté, tout était plaisir et Spectacle ; c’est là que les plus rudes travaux passaient pour des récréations, et que les moindres délassements formaient une instruction publique ; c’est là que les citoyens, continuellement assemblés, consacraient la vie entière à des amusements qui faisaient la grande affaire de l’Etat, et à des jeux dont on ne se délassait qu’à la guerre.

J’entends déjà les plaisants me demander si, parmi tant de merveilleuses instructions, je ne veux point aussi, dans nos Fêtes Genevoises, introduire les danses des jeunes Lacédémoniennes ? Je réponds que je voudrais {p. 258} bien nous croire les yeux et les cœurs assez chastes pour supporter un tel Spectacle, et que de jeunes personnes dans cet état fussent à Genève comme à Sparte couvertes de l’honnêteté publique ; mais, quelque estime que je fasse de mes compatriotes, je sais trop combien il y a loin d’eux aux Lacédémoniens, et je ne leur propose des institutions de ceux-ci que celles dont ils ne sont pas encore incapables. Si le sage Plutarque s’est chargé de justifier l’usage en question, pourquoi faut-il que je m’en charge après lui ? Tout est dit, en avouant que cet usage ne convenait qu’aux élèves de Lycurgue ; que leur vie frugale et laborieuse, leurs mœurs pures et sévères, la force d’âme qui leur était propre, pouvaient seules rendre innocent sous leurs yeux, un spectacle si choquant pour tout peuple qui n’est qu’honnête.

Mais pense-t-on qu’au fond l’adroite parure de nos femmes ait moins son danger qu’une nudité absolue, dont l’habitude tournerait bientôt les premiers effets en indifférence et peut-être en dégoût ? Ne sait-on pas {p. 259} que les statues et les tableaux n’offensent les yeux que quand un mélange de vêtements rend les nudités obscènes ? Le pouvoir immédiat des sens est faible et borné : c’est par l’entremise de l’imagination qu’ils font leurs plus grands ravages ; c’est elle qui prend soin d’irriter les désirs, en prêtant à leurs objets encore plus d’attraits que ne leur en donna la Nature ; c’est elle qui découvre à l’œil avec scandale ce qu’il ne voit pas seulement comme nu, mais comme devant être habillé. Il n’y a point de vêtement si modeste au travers duquel un regard enflammé par l’imagination n’aille porter les désirs. Une jeune Chinoise, avançant un bout de pied couvert et chaussé, fera plus de ravage à Pékin que n’eût fait la plus belle fille du monde dansant toute nue au bas du Taygète. Mais quand on s’habille avec autant d’art et si peu d’exactitude que les femmes font aujourd’hui, quand on ne montre moins que pour faire désirer davantage, quand l’obstacle qu’on oppose aux yeux ne sert qu’à mieux irriter l’imagination, quand on ne cache une {p. 260} partie de l’objet que pour parer celle qu’on expose,

« Heu ! male tum mites defendit pampinus uvas. »

Terminons ces nombreuses digressions. Grâce au Ciel voici la dernière : je suis à la fin de cet écrit. Je donnais les fêtes de Lacédémone pour modèle de celles que je voudrais voir parmi nous. Ce n’est pas seulement par leur objet, mais aussi par leur simplicité que je les trouve recommandables : sans pompe, sans luxe, sans appareil, tout y respirait, avec un charme secret de patriotisme qui les rendait intéressantes, un certain esprit martial convenable à des hommes libres66 Je sens bien que ce spectacle dont je fus si touché, serait sans attrait pour mille autres : il faut des yeux faits pour le voir, et un cœur fait pour le sentir. Non, il n’y a de pure joie que la joie publique, et les vrais sentiments de la Nature ne règnent que sur le peuple. Ah ! Dignité, fille de l’orgueil et mère de l’ennui, jamais tes tristes esclaves eurent-ils un pareil moment en leur vie ? ; sans affaires et sans plaisirs au {p. 261} moins de ce qui porte ces noms parmi nous, ils passaient, dans cette douce uniformité, la {p. 262} journée, sans la trouver trop longue, et la vie, sans la trouver trop courte. Ils s’en retournaient chaque soir, gais et dispos, prendre {p. 263} leur frugal repas, contents de leur patrie, de leurs concitoyens, et d’eux-mêmes. Si l’on demande quelque exemple de ces divertissements publics, en voici un rapporté par Plutarque. Il y avait, dit-il, toujours trois danses en autant de bandes, selon la différence des âges ; et ces danses se faisaient au chant de chaque bande. Celle des vieillards commençait la première, en chantant le couplet suivant.

« Nous avons été jadis,
Jeunes, vaillants, et hardis. »

Suivait celle des hommes qui chantaient à leur tour, en frappant de leurs armes en cadence.

« Nous le sommes maintenant,
A l’épreuve à tout venant. »

Ensuite venaient les enfants qui leur répondaient, en chantant de toute leur force.

« Et nous bientôt le serons,
Qui tous vous surpasserons. »

Voilà, Monsieur, les Spectacles qu’il {p. 264} faut à des Républiques. Quant à celui dont votre article Genève m’a forcé de traiter dans cet essai, si jamais l’intérêt particulier vient à bout de l’établir dans nos murs, j’en prévois les tristes effets ; j’en ai montré quelques-uns, j’en pourrais montrer davantage ; mais c’est trop craindre un malheur imaginaire que la vigilance de nos magistrats saura prévenir. Je ne prétends point instruire des hommes plus sages que moi. Il me suffit d’en avoir dit assez pour consoler la jeunesse de mon pays d’être privée d’un amusement qui coûterait si cher à la patrie. J’exhorte cette heureuse jeunesse à profiter de l’avis qui termine votre article. Puisse-t-elle connaître et mériter son sort ! Puisse-t-elle sentir toujours combien le solide bonheur est préférable aux vains plaisirs qui le détruisent ! Puisse-t-elle transmettre à ses descendants les vertus, la liberté, la paix qu’elle tient de ses pères ! C’est le dernier vœu par lequel je finis mes écrits, c’est celui par lequel finira ma vie.

FIN.