Charles de Marguetel de Saint-Denis de Saint-Evremond

1692

De la tragédie

Édition de Nina Hugot
2014
Source : Des Maizeaux, Œuvres de M. de Saint-Evremond, [s.l.], [s.n.], 1692, tome 3, p. 147-162.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d'édition), Clotilde Thouret (Responsable d'édition) et Chiara Mainardi (XML-TEI).

[FRONTISPICE] §

ŒUVRES
DE MONSIEUR
DE SAINT EVREMOND,
AVEC
LA VIE DE L’AUTEUR.
Par Monsieur Des Maizeaux, Membre
de la Société Royale.

NOUVELLE EDITION
Ornée de Figures et Vignettes en taille-douce.
TOME TROISIEME
M. DCC. XL.

De la tragédie ancienne et moderneI. §

On n’a jamais vu tant de règles pour faire de belles Tragédies, et on en fait si peu qu’on est obligé de représenter toutes les vieilles. Il me souvient que l’Abbé d’Aubignac en composa une selon toutes les lois qu’il avait impérieusement données pour le ThéâtreII ; elle ne réussit point ; et comme {p. 148} il se vantait partout d’être le seul de nos Auteurs qui eût bien suivi les préceptes d’Aristote ; « Je sais bon gré à M. d’Aubignac, dit Monsieur le Prince, d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote : mais je ne pardonne point aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si méchante Tragédie à M. d’Aubignac. »

Il faut convenir que la Poétique d’Aristote est un excellent ouvrage : cependant il n’y a rien d’assez parfait pour régler toutes les nations et tous les siècles. Descartes et Gassendi ont découvert des vérités qu’Aristote ne connaissait pas : Corneille a trouvé des beautés pour le Théâtre qui ne lui étaient pas connues : nos Philosophes ont remarqué des erreurs dans sa Physique : nos Poètes ont vu des défauts dans sa Poétique, pour le moins à notre égard, toutes choses étant aussi changées qu’elles le sont.

Les Dieux et les Déesses causaient tout ce qu’il y avait de grand et d’extraordinaire sur le Théâtre des Anciens, par leurs haines, par leurs protections ; et de tant de choses surnaturelles, rien ne paraissait fabuleux au Peuple, dans l’opinion qu’il avait d’une société entre les Dieux et les hommes. Les Dieux agissaient presque toujours par des {p. 149} passions humaines : les hommes n’entreprenaient rien sans le conseil des Dieux, et n’exécutaient rien sans leur assistance. Ainsi, dans ce mélange de la divinité et de l’humanité, il n’y avait rien qui ne se pût croire.

Mais toutes ces merveilles aujourd’hui nous sont fabuleuses. Les Dieux nous manquent, et nous leur manquons ; et si, voulant imiter les Anciens en quelque façon, un Auteur introduisait des Anges et des Saints sur notre scène, il scandaliserait les dévots comme profane, et paraîtrait imbécile aux libertins. Les Prédicateurs ne souffriraient point que la Chaire et le Théâtre fussent confondus, et qu’on allât apprendre de la bouche des Comédiens, ce qu’on débite avec autorité dans les Eglises à tous les peuples.

D’ailleurs ce serait donner un grand avantage aux libertins, qui pourraient tourner en ridicule, à la Comédie, les mêmes choses qu’ils reçoivent dans les Temples avec une apparente soumission, et par le respect du lieu où elles sont dites, et par la révérence des personnes qui les disentIII

Mais posons que nos Docteurs abandonnent toutes les matières saintes à la liberté du {p. 150} Théâtre, faisons en sorte que les moins dévots les écoutent avec toute la docilité que peuvent avoir les personnes les plus soumises : il est certain que de la doctrine la plus sainte, des actions les plus Chrétiennes, et des vérités les plus utiles, on fera les Tragédies du monde qui plairont le moins.

L’esprit de notre Religion est directement {p. 151} opposé à celui de la Tragédie. L’humilité et la patience de nos Saints sont trop contraires aux vertus des Héros que demande le Théâtre. Quel zèle, quelle force le Ciel {p. 152} n’inspire-t-il pas à Néarque et à PolyeucteVI ; et que ne font pas ces nouveaux Chrétiens pour répondre à ces heureuses inspirations ? L’amour et les charmes d’une jeune épouse chèrement aimée, ne font aucune impression sur l’esprit de Polyeucte. La considération de la Politique de Félix, comme moins touchante, fait moins d’effet. Insensible aux prières et aux menaces, Polyeucte a plus d’envie de mourir pour Dieu, que les autres hommes n’en ont de vivre pour eux. Néanmoins ce qui eût fait un beau Sermon faisait une misérable Tragédie, si les entretiens de Pauline et de Sévère, animés d’autres sentiments et d’autres passions, n’eussent conservé à l’Auteur la réputation que les Vertus Chrétiennes de nos Martyrs lui eussent ôtée.

Le Théâtre perd tout son agrément dans la représentation des choses saintes, et les choses saintes perdent beaucoup de la religieuse opinion qu’on leur doit, quand on les représente sur le Théâtre.

A la vérité, les Histoires du vieux Testament s’accommoderaient beaucoup mieux à notre scène. Moïse, Samson, Josué y feraient tout un autre effet que Polyeucte et Néarque. {p. 153} Le merveilleux qu’ils y produiraient a quelque chose de plus propre pour le Théâtre. Mais il me semble que les Prêtres ne manqueraient pas de crier contre la profanation de ces Histoires sacrées, dont ils remplissent leurs conversations ordinaires, leurs livres, et leurs sermons. Et à parler sainement, le Passage de la Mer rouge, si miraculeux ; le Soleil arrêté dans sa course, à la prière de Josué ; les armées défaites par Samson avec une Mâchoire d’Âne, toutes ces merveilles, dis-je, ne seraient pas crues à la Comédie, parce qu’on y ajoute foi dans la Bible : mais on en douterait bientôt dans la Bible, parce qu’on n’en croirait rien à la Comédie.

Si ce que je dis est fondé sur de bonnes et de solides raisons, il faut nous contenter de choses purement naturelles, mais extraordinaires ; et choisir en nos Héros des actions principales, qui soient reçues dans notre créance comme humaines, et qui nous donnent de l’admiration comme rares et élevées au-dessus des autres. En deux mots, il ne nous faut rien que de grand, mais d’humain : dans l’humain, éviter le médiocre ; dans le grand, le fabuleux.

Je ne veux pas comparer la Pharsale à l’Enéide ; je connais la juste différence de leur valeur : mais à l’égard de l’élévation, {p. 154} Pompée, César, Caton, Curion, Labienus ont plus fait pour Lucain, que n’ont fait pour Virgile, Jupiter, Mercure, Junon, Vénus, et toute la suite des autres Déesses et des autres Dieux.

Les idées que nous donne Lucain des Grands Hommes, sont véritablement plus belles, et nous touchent plus que celles que nous donne Virgile des Immortels. Celui-ci a revêtu ses Dieux de nos faiblesses, pour les ajuster à la portée des hommes : celui-là élève ses Héros jusqu’à pouvoir souffrir la comparaison des Dieux :

« Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni. »VII

Dans Virgile, les Dieux ne valent pas des Héros : dans Lucain, les Héros valent des Dieux.

Pour vous dire mon véritable sentiment, je crois que la Tragédie des Anciens aurait fait une perte heureuse en perdant ses Dieux avec ses Oracles et ses Devins.

C’était par ces Dieux, ces Oracles, ces Devins, qu’on voyait régner au Théâtre un esprit de superstition et de terreur, capables d’infecter le genre humain de mille erreurs, et de l’affliger encore de plus de maux. Et à considérer les impressions ordinaires que faisait la Tragédie dans Athènes sur l’âme des {p. 155} Spectateurs, on peut dire que Platon était mieux fondé pour en défendre l’usage, que ne fut Aristote pour le conseiller : car la Tragédie consistant, comme elle faisait, aux mouvements excessifs de la Crainte et de la PitiéVIII, n’était-ce pas faire du Théâtre une Ecole de frayeur et de compassion, où l’on apprenait à s’épouvanter de tous les périls, et à se désoler de tous les malheurs ?

On aura de la peine à me persuader qu’une âme accoutumée à s’effrayer sur ce qui regarde les maux d’autrui, puisse être dans une bonne assiette sur les maux qui la regardent elle-même. C’est peut-être par là que les Athéniens devinrent si susceptibles des impressions de la peur ; et que cet esprit d’épouvante inspiré au Théâtre avec tant d’art, ne devint que trop naturel dans les Armées.

A Sparte et à Rome, où le public n’exposait à la vue des Citoyens que des exemples de valeur et de fermeté, le peuple ne fut pas moins fier et hardi dans les combats, que ferme et constant dans les calamités de la République. Depuis qu’on eut formé dans Athènes cet art de craindre et de se lamenter, on mit en usage à la guerre ces malheureux mouvements qui avaient été comme appris aux représentations.

Ainsi l’esprit de superstition causa la déroute des armées ; et celui de lamentation fit {p. 156} qu’on se contenta de pleurer les grands malheurs, quand il fallait y chercher quelque remède. Mais comment n’eût-on pas appris à se désoler dans cette pitoyable école de commisération ? Ceux qu’on y représentait étaient des exemples de la dernière misère, et des sujets d’une médiocre vertu.

Telle était l’envie de se lamenter, qu’on exposait bien moins de vertus que de malheurs ; de peur qu’une âme élevée à l’admiration des Héros, ne fût moins propre à s’abandonner à la pitié pour un misérable : et afin de mieux imprimer les sentiments de crainte et d’affliction aux Spectateurs, il y avait toujours sur le Théâtre des Chœurs d’Enfants, de Vierges, de Vieillards, qui fournissaient à chaque événement, ou leurs frayeurs, ou leurs larmes.

Aristote connut bien le préjudice que cela pourrait faire aux Athéniens, mais il crut y apporter assez de remède en établissant une certaine Purgation que personne jusqu’ici n’a entendueIX, et qu’il n’a pas bien comprise lui-même à mon jugement : car y a-t-il rien de si ridicule que de former une science qui donne sûrement la maladie, pour en établir une autre qui travaille incertainement à la guérison ? Que de mettre la perturbation dans une âme, pour tâcher après de la calmer par les réflexions qu’on lui fait faire sur le honteux état où elle s’est trouvée ?

{p. 157} Entre mille personnes qui assisteront au Théâtre, il y aura peut-être six Philosophes, qui seront capables d’un retour à la tranquillité, par ces sages et utiles méditations ; mais la multitude ne fera point ces réflexions ; et on peut presque assurer que par l’habitude de ce qu’on voit au Théâtre, on s’en formera une de ces malheureux mouvements.

On ne trouve pas les mêmes inconvénients dans nos représentations que dans celles de l’Antiquité ; puisque notre crainte ne va jamais à cette superstitieuse terreur, qui produisait de si méchants effets pour le courage. Notre crainte n’est le plus souvent qu’une agréable inquiétude qui subsiste dans la suspension des esprits ; c’est un cher intérêt que prend notre âme aux sujets qui attirent son affection.

On peut dire à peu près la même chose de la pitié à notre égard. Nous la dépouillons de toute sa faiblesse, et nous lui laissons tout ce qu’elle peut avoir de charitable et d’humain. J’aime à voir plaindre l’infortune d’un grand homme malheureux ; j’aime qu’il s’attire de la compassion, et qu’il se rende quelquefois maître de nos larmes : mais je veux que ces larmes tendres et généreuses regardent ensemble ses malheurs et ses vertus, et qu’avec le triste sentiment de la {p. 158} pitié nous ayons celui d’une admiration animée, qui fasse naître en notre âme comme un amoureux désir de l’imiter.

Il nous restait à mêler un peu d’amour dans la nouvelle Tragédie, pour nous ôter mieux ces noires idées que nous laissait l’ancienne par la superstition et par la terreur. Et dans la vérité, il n’y a point de passion qui nous excite plus à quelque chose de noble et de généreux qu’un honnête amour. Tel peut s’abandonner lâchement à l’insulte d’un ennemi peu redoutable, qui défendra ce qu’il aime jusqu’à la mort contre les attaques du plus vaillant. Les Animaux les plus faibles et les plus timides ; les animaux que la nature a formés pour toujours craindre et toujours fuir, vont fièrement au-devant de ce qu’ils craignent le plus, pour garantir le sujet de leur amour. L’amour a une chaleur qui sert de courage à ceux qui en ont le moins. Mais, à confesser la vérité, nos Auteurs ont fait un aussi méchant usage de cette belle passion, qu’en ont fait des Anciens de leur crainte et de leur pitié : car, à la réserve de huit ou dix Pièces, où ses mouvements ont été ménagés avec beaucoup d’avantage, nous n’en n’avons point où les Amants et l’Amour ne se trouvent également défigurés.

Nous mettons une tendresse affectée où {p. 159} nous devons mettre les sentiments les plus nobles. Nous donnons de la mollesse à ce qui devrait être le plus touchant ; et quelquefois nous pensons exprimer naïvement les grâces du naturel, que nous tombons dans une simplicité basse et honteuse.

Croyant faire les Rois et les Empereurs de parfaits Amants, nous en faisons des Princes ridicules ; et à force de plaintes et de soupirs, où il n’y aurait ni à plaindre ni à soupirer, nous les rendons imbéciles comme Amants et comme Princes. Bien souvent nos plus grands Héros aiment en Bergers sur nos Théâtres, et l’innocence d’une espèce d’amour champêtre leur tient lieu de toute gloire et de toute vertu.

Si une Comédienne a l’art de se plaindre et de pleurer d’une manière touchante, nous lui donnons des larmes aux endroits qui demandent de la gravité ; et parce qu’elle plaît mieux quand elle est sensible, elle aura partout indifféremment de la douleur.

Nous voulons un amour quelquefois naïf, quelquefois tendre, quelquefois douloureux ; sans prendre garde à ce qui désire de la naïveté, de la tendresse, de la douleur : et cela vient de ce que voulant partout de l’amour, nous cherchons de la diversité dans les manières, n’en mettant presque jamais dans les passions.

{p. 160} J’espère que nous trouverons un jour le véritable usage de cette passion, devenue trop ordinaire. Ce qui doit être l’adoucissement des choses, ou trop barbares, ou trop funestes ; ce qui doit toucher noblement les âmes, animer les courages, et élever les esprits, ne sera pas toujours le sujet d’une petite tendresse affectée, ou d’une imbécile simplicité. Alors nous n’aurons que faire de porter envie aux Anciens : sans un amour trop grand pour l’Antiquité, ou un trop grand dégoût pour notre siècle, on ne fera point des Tragédies de Sophocle et d’Euripide, les modèles des Pièces de notre temps.

Je ne dis point que ces Tragédies n’aient eu ce qu’elles devaient avoir pour plaire au goût des Athéniens : mais qui pourrait traduire en Français dans toute sa force l’Œdipe même, le chef-d’œuvre des Anciens ; j’ose assurer que rien au monde ne nous paraîtrait plus barbare, plus funeste, plus opposé aux vrais sentiments qu’on doit avoir.

Notre siècle a du moins cet avantage qu’il y est permis de haïr librement les vices, et d’avoir de l’amour pour les vertus. Comme les Dieux causaient les plus grands crimes sur le Théâtre des Anciens, les crimes captivaient le respect des Spectateurs, et on n’osait pas trouver mauvais ce {p. 161} qui était abominable. Quand Agamemnon sacrifia sa propre fille, et une fille tendrement aimée, pour apaiser la colère des Dieux, ce sacrifice barbare fut regardé comme une pieuse obéissance, comme le dernier effet d’une religieuse soumission.

Que si l’on conservait en ce temps-là les vrais sentiments de l’humanité, il fallait murmurer contre la cruauté des Dieux en impie ; et si l’on voulait être dévot envers les Dieux, il fallait être cruel et barbare envers les hommes : il fallait faire, comme Agamemnon, la dernière violence à la nature et à son amour :

« Tantum Religio potuit suadere malorum. »

dit Lucrèce sur ce sacrifice barbareX.

Aujourd’hui nous voyons représenter les Hommes sur le Théâtre sans l’intervention des Dieux, plus utilement cent fois pour le public et pour les particuliers ; car il n’y aura dans nos Tragédies, ni de scélérat qui ne se déteste, ni de Héros qui ne se fasse admirer. Il y aura peu de crimes impunis, peu de vertus qui ne soient récompensées. Avec les bons exemples que nous donnons au public sur le Théâtre ; avec ces agréables sentiments d’amour et d’admiration, discrètement ajoutés à une crainte et à une pitié rectifiées, on arrivera chez nous à la perfection que désire Horace : {p. 162}

« Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci » ; XI

ce qui ne pouvait jamais être selon les règles de l’ancienne Tragédie.

Je finirai par un sentiment hardi et nouveau. C’est qu’on doit rechercher à la Tragédie, devant toutes choses, une grandeur d’âme bien exprimée, qui excite en nous une tendre admiration. Il y a dans cette sorte d’admiration quelque ravissement pour l’esprit ; le courage y est élevé, l’âme y est touchée.