2014

Séminaires « Débats et polémiques »

Comptes rendus des séances 2013-2014

Édition de François Lecercle et Clotilde Thouret

Séminaire « Débats et polémiques »
Les controverses sur le théâtre en Europe (XVIe-XIXe siècles) »
(CRLC-GRAL, Labex OBVIL)
Comptes rendus des séances §

Introduction
Mercredi 13 novembre 2013 §

Excuses : beaucoup de participants au projet n’ont pu venir : on s’est rendu compte trop tard que cette première séance coïncidait avec le colloque d’IDT à St-Etienne, que le mercredi n’était pas forcément favorable, etc.

1. Origine du projet §

FL nourrissait depuis longtemps un projet de colloque pour faire un bilan des querelles du théâtre en Europe (des études généralement limitées à un pays, quelques-unes confrontant deux traditions culturelles : une tentative de synthèse globale était nécessaire).

Le facteur déclenchant a été le double scandale de l’automne 2011, et surtout l’affaire Castellucci : retour de certains arguments, dans un cadre très différent, mais avec des effets analogues (le théâtre comme exutoire). Impression de vivre dans un monde où de vieux démons n’en cessent pas de revenir. D’où l’urgence de réagir sur notre terrain.

2. Cadre du projet §

Dans le cadre du Labex OBVIL (Observatoire de la vie littéraire).

Deux composantes :

  • Une partie de manifestations savantes : 2 séminaires prévus, pour lancer les 2 premiers colloques, suivis d’une série d’autres (voir la présentation du projet). Ce programme est tout à fait amendable et aménageable : appel aux suggestions.
  • Une partie d’humanités numériques : Avantages : fournir un corpus interrogeable, et du coup nous forcer à réfléchir sur la façon d’indexer, les finalités de l’indexation, etc. Le geste technique doit être un geste intelligent. Inconvénient : travail très vorace en temps et qui demande des compétences : on ne peut pas confier des textes anciens souvent obscurs à des étudiants, sinon avancés et particulièrement bons.

Le site de l’Obvil (lancement fin novembre)

Il doit constituer un

  • Lieu d’affichage : présentation des projets, CR des séminaires et des colloques, corpus
  • Espace de travail : une partie privée pour chaque projet, accessible aux participants
  • Lieu des publications des manifestations scientifiques et des travaux des projets

Numérisation, océrisation

Pour pouvoir lancer des investigations avec des outils numériques divers sur des corpus numérisés, il faut les transformer en fichiers en mode texte.

D’où un gros travail de numérisation, ou plutôt d’océrisation (passage du mode image au mode texte). Voir le projet, I. a. Océrisation : partenariat avec la Bnf ; on fera éventuellement appel à des entreprises spécialisées. Mais besoin de volontaires pour le reste : relecture et indexation (la manipulation sera faite par des machines mais il faut réfléchir sur l’indexation).

 

Indexation

Pourquoi indexer un texte ? Pour le rendre interrogeable par des logiciels (comme l’hypertexte des documents qui constitue la toile). Il faut les équiper de balises (en format TEI – Text encoding initiative), ce que les machines pourront faire en partie.

 

Possibilités d’exploitation

  • Mise en ligne du corpus sur le site de l’Obvil, selon le principe de l’open access
  • Edition de livres numériques (sur des textes phares), anthologie (avec traductions pour les textes étrangers)
  • Interrogation, par des logiciels, des textes indexés

Le LIP 6 (laboratoire d’informatique de l’UPMC, partenaire de l’OBVIL) a développé des logiciels que l’on peut adapter à notre corpus :

  • Comparaison de versions de textes (ex : d’Aubignac 1666-1694)
  • Etudes des réemplois, reprises, plagiats : utilité évidente pour des textes qui compilent les autorités et reprennent les arguments des textes antérieurs
  • Analyse stylistique
  • Cartographies (spatialisation des informations : en fonction par exemple des pays et des thématiques, des sources et des statuts des auteurs…)

3. Les paradoxes de cette histoire §

Retour sur titre : pourquoi « haine » ?

  • fonction d’abord publicitaire : pour qu’il retienne l’attention ;
  • parce que dans les scandales récents, on entendait un véritable discours de haine (explicitement islamophobe, raciste, antisémite, etc.)
  • mais il faut se garder de « psychologiser », même si le discours polémique est largement un discours sur les passions il faut surtout se garder de penser en termes de pulsions et d’affects récurrents à travers les âges (même si le discours polémique pense souvent en termes de conflit éternellement récurrent)

Une polémique « immobile et changeante » §

Elle est immobile parce que :

  • Elle procède par bataille d’autorités, donc par une exploration frénétique du passé, avec constitution d’archives : compulsion archivistique (nombre de traités se présentent sous la forme d’une histoire sans cesse réécrite)
  • Compilation et psittacisme : on n’aligne pas seulement des listes de noms, on invoque en répétant (ou on répète sans invoquer) : comme dans beaucoup de polémiques, volonté d’accumuler et de faire masse.
  • Le discours théâtrophobe donne une image immobile du conflit : il met en scène une lutte « éternelle » entre le Bien et le Mal, contre le démon. Bref, il construit une histoire sans histoire

Elle est changeante parce que :

  • Extrême réactivité : sensibilité aux circonstances
  • En fait, il s’agit davantage d’une série de « crises » (donc circonstancielles) que d’une continuité : du coup, elles sont souvent difficiles à démêler
  • Parce qu’il n’y a pas de position stable : la distribution des rôles change : les mêmes « instances » ne sont pas du même côté (p. ex. les jésuites, la hiérarchie romaine). Sans compter les revirements : une polémique est en partie nourrie par les transfuges (polémiquement, la position du transfuge est forte en ce qu’il peut dénoncer de l’intérieur, puisqu’il a appartenu au camp adverse : voir le cas des premiers polémistes anglais, des puritains qui utilisent le théâtre avant de se retourner contre lui).

Une histoire sans début ni fin §

On peut dater l’apparition de traités spécifiques : Angleterre dernier quart XVIe (fin années 1570)

On peut cerner la « cessation » de cette production : dernières polémiques vers 1840 mais quelques attardés n’en continuent pas moins de lancer leurs anathèmes.

Mais le débat est en place avant : pas simplement parce qu’il y a un discours antispectaculaire (plutôt que théâtrophobe) chez les Pères de l’Eglise (toute une bibliothèque que les polémistes exhument et commentent), mais parce qu’il y a des affaires où l’on constate que tout est déjà en place : p ex. l’affaire du Parlement de Paris en 1541.

Ces débats laissent des traces fortes : l’affaire Castellucci a véhiculé des traces inconscientes.

Un dialogue tronqué §

On n’a souvent que la partie émergée d’un iceberg. On a rarement les discours des deux parties, surtout dans les débuts de la polémique. Les attaques ne prennent pas toujours forme écrite (les prédicateurs jouent un grand rôle, et leurs sermons sont rarement publiés) et on se trompe souvent sur les interlocuteurs (contrairement à ce qu’on a cru, Scudéry ne répond pas à Rivet).

Le théâtre comme exutoire §

Le théâtre attire et concentre la violence, mais en réalité il n’est souvent qu’un enjeu de substitution : le conflit est souvent ailleurs :

  • politico-religieux : entre obédiences rivales (très fort en France, dans les premiers pamphlets) ;
  • politique (affaire Huerne de La Mothe, en 1761, mais aussi affaire Castellucci) ;
  • économique : ce n’est pas un hasard si les pamphlets spécifiques sont contemporains de l’institutionnalisation et la professionnalisation du théâtre.

Lire les enjeux dominants, sous l’apparente répétition du discours §

Il faut éviter de réduire les conflits à une opposition laïcs vs. religieux (même si c’est parfois le cas, comme dans l’affaire Huerne de La Mothe)

Il faut être sensible au poids relatif des différents arguments, qu’on peut classer, grosso modo en quatre domaines principaux : moraux et religieux, sociologiques et pratiques, économiques et politiques.

Le corpus devrait nous aider à dresser une cartographie des arguments et à étudier la variation de leurs usages, voir comment un même argument change de visée – et donc de sens.

Il faut aussi prendre les arguments au sérieux : la concurrence du théâtre avec le sermon, le théâtre comme lieu de débauche ne sont pas de pures affabulations sans aucun fondement.

4. Les questions qui pourraient guider notre réflexion §

  • Les conditions de l’apparition du débat, dans les divers pays
  • Les transferts : traductions, invocations d’autorités modernes, reprises d’arguments, etc.
  • Les spécificités « nationales » : apparemment peu de spécificités (les polémistes semblent se recopier), mais quelques fractures nettes : l’obsession anglaise du travesti vs. l’obsession française du corps peint d’une actrice offerte à la concupiscence publique
  • Le poids des facteurs dramaturgiques : comme la présence ou non des femmes sur scène
  • Les exceptions : le cas particulier du théâtre scolaire
  • Les espaces de la controverse : différents cercles où elle se déploie
  • Les supports de la controverse : différents types de textes, et distinction scènes effectives de la polémique / scènes fictionnalisées.
  • Le lien avec les autres divertissements (la danse, les toros) : recherche de l’amalgame ou de la distinction (un colloque sera consacré aux rapports entre haine du théâtre, iconophobie et hostilité aux autres arts).

Quelques points soulevés dans la discussion §

Rapport périodes « anciennes » / contemporaines : le corpus informatisé/océrisé sera un corpus « ancien » (avant 1840) et le 1er colloque portera sur ces périodes. Mais pour impliquer les spécialistes du théâtre plus contemporain, le 2e colloque, sur le scandale, ira jusqu’à aujourd’hui. On travaillera du reste sur l’articulation entre l’ancien et le contemporain (quelques rapports frappants : condamner ce qu’on ne connaît pas et ne veut pas connaître, le théâtre comme exutoire, les attendus politiques plus ou moins cachés)

Le travail sur le corpus : l’objectif est de mettre à disposition le corpus le plus abondant possible ; les textes étrangers resteront en langue originale (problème pour l’anglais : l’accessibilité en mode texte sur EEBO, ECCO). Dans une dernière phase, on pourra élaborer une anthologie (en traduction) des textes/extraits essentiels.

Les censures ecclésiastiques : le corpus est trop abondant pour le considérer vraiment, on choisira des textes particulièrement diffusés ou représentatifs ou, au contraire, frappants par leur caractère atypique.

Séance sur la France
Mercredi 4 décembre 2013 §

Pierre Frantz (Université Paris-Sorbonne), Sylviane Leoni (Université de Bourgogne), Laurent Thirouin (Université Lumière Lyon 2)

I. « Le discours anti-théâtral, dans la France du XVIIe siècle, a-t-il une consistance intellectuelle ? » §

L’intervention de L. Thirouin est suscitée par le récent et important ouvrage de Déborah Blocker (Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVIIe siècle. Champion, 2009), qui marque comme une alternative critique à la tentative de reconstitution de l’argumentaire anti-théâtral menée dans des travaux comme L’Aveuglement salutaire (1991).

Le bénéfice de la lecture délibérément politique de D. Blocker est d’imposer une méfiance devant tout argument d’apparence philosophique ou poétique, suspect a priori de chercher à masquer l’enjeu réel des affrontements.

La question de la consistance réelle des arguments doit en effet être posée, sans tomber cependant dans une lecture de type conspirationniste, selon laquelle, derrière toutes les difficultés religieuses des comédiens, se cache un pouvoir soucieux d’instrumentaliser et de contrôler. Entre la naïveté critique, et une certaine forme de misologie, qui tend à sous-estimer toute position philosophique ou morale au regard d’un rapport de force politique, il y a un équilibre délicat à établir.

À propos de la Querelle des Anciens et des Modernes, Marc Fumaroli signalait la forme heuristique que représente la querelle à l’âge classique, suscitant des arguments inédits à côté d’arguments retrouvés. Les affrontements autour de la moralité du théâtre peuvent être exploités de la même manière, comme une occasion intellectuelle de retrouver des arguments et d’en déployer d’autres, nouveaux – une machine à penser. Et de fait, la nécessité de mettre en garde contre un genre jugé pernicieux a conduit les ennemis du théâtre à penser, mieux qu’il n’avait souvent été fait, l’extraordinaire puissance du théâtre. Il ne restait plus ensuite qu’à inverser leur démonstration (comme le fera un Antonin Artaud) pour transformer leur réquisitoire en apologie.

 

Plusieurs points factuels doivent être repris par l’historiographie, pour apprécier ensuite à leur juste valeur la portée intellectuelle des positions anti-théâtrales.

1) Les objectifs réels et les conséquences sociales effectives de la déclaration royale du 16 avril 1641. Porte-t-elle le souci de conforter le statut des comédiens, ou participe-t-elle, de façon perverse, à la dégradation de ce même statut, transformant une infamie de fait en infamie de droit ? Autrement dit, ce texte est-il d’inspiration libérale ou répressive ?

2) L’excommunication des comédiens au XVIIe siècle. En dépit d’une historiographie souvent péremptoire, la question reste difficile à trancher. Une confusion existe entre l’excom­munication au sens propre – censure ecclésiastique obéissant à des règles très précises – et l’assimilation des comédiens aux pécheurs publics (à côté des usuriers ou des prostituées). Les deux traitements, même s’ils dénotent une commune animosité à l’encontre des activités de théâtre, n’obéissent pas à la même logique, ne relèvent pas d’un même fonctionnement juridique, et ne revêtent pas le même sens. La mise au rang des pécheurs publics est une mesure d’ordre plus pastoral que juridique ; elle est définie par les rituels, qui ne sont pas véritablement des sources de droit. Que les rituels d’ailleurs adoptent entre eux des positions différentes est bien la preuve que la question n’est pas celle de l’excommunication : on ne saurait parler d’une excommunication limitée à certains diocèses !

Tout porte à croire que le mythe de l’excommunication des comédiens s’est peu à peu installé dans les esprits dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, avant de prendre un caractère d’évidence au siècle suivant. Les grands polémistes de l’époque de Louis XIV, Nicole ou Bossuet, se gardent bien d’évoquer une excommunication, laquelle aurait pourtant servi leur cause.

3) La situation exacte de Molière et de ses comédiens : leur accès aux sacrements de l’Église, leur participation aux baptêmes ou autres cérémonies religieuses. L’importance de Molière dans la décennie 1660-1670, les confrontations diverses qui l’ont opposé à des groupes religieux, donnent évidemment à son cas un intérêt exceptionnel. Là encore, des confusions sont possibles sur la nature des antagonismes qui se déchaînent autour de son œuvre, tandis qu’une analyse attentive des griefs formulés, des condamnations fulminées permet de distinguer entre des intérêts religieux que tout oppose (Port-Royal et la Compagnie du Saint-Sacrement par exemple).

 

Comment apprécier l’engagement de Port-Royal, et notamment de Pierre Nicole, dans la lutte contre le théâtre ? Peut-il s’agir d’une manœuvre politique dissimulée sous une cause esthétique et morale ? Le milieu « janséniste », perçu par certains au XVIIe siècle (à commencer par le roi Louis XIV) comme un foyer d’opposition à l’absolutisme monarchique, développe cependant un enseignement politique particulièrement respectueux de tout pouvoir établi. La loyauté de Port-Royal (dont certains représentants éminents ont pu être associés à l’administration du Royaume) ne saurait faire de doute. Il faut accepter que la croisade menée par Nicole contre le théâtre revêt une fonction essentiellement religieuse, qu’elle obéit à des convictions d’ordre plus anthropologique que politique. Symptomatique est, à cet égard, la mise en accusation prioritaire du théâtre d’inspiration religieuse, comme la Théodore de Corneille.

À titre d’illustration des enjeux théoriques impliqués par la Querelle de la moralité du théâtre, L. Thirouin conclut en évoquant la possibilité de distinguer entre idée et impression. Tandis que cette distinction est au cœur de la condamnation du Dom Juan de Molière dans le pamphlet de Rochemont, la confusion délibérée entre idée et impression est une de ces thèses fortes sur lesquelles repose le discours anti-théâtral de Port-Royal.

II §

Le spectacle vivant – celui qui vit par le jeu des acteurs et par la réception des spectateurs – ne trouva sa légitimité, on le sait, ni dans le discours philosophique platonicien ni même dans la poétique aristotélicienne selon laquelle : « [le] spectacle […] est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique ». Manifestation d’un culte impérial d’essence religieuse, fondement du lien social et politique, les spectaculi furent en revanche légitimés dans la société romaine des premiers siècles de notre ère par des textes à valeur juridique1. Mais en opposition radicale avec le message chrétien, ces textes et la « façon romaine de penser le monde »2 dont ils étaient l’expression furent remis en cause au nom d’une autre conception de la société, de l’homme et de l’au-delà.

 

L’un des arguments souvent invoqués par ces détracteurs des spectacles se fonde sur une analyse attentive de ce que la psychologie moderne appelle les mécanismes projectifs et Jean-Marie Schaeffer l’immersion fictionnelle de l’énonciataire3. A rebours de la conception aristotélicienne de la catharsis, les auteurs chrétiens font en effet de la fiction théâtrale et de sa réception une expérience aliénante qui contribuerait à brouiller la distance entre objet regardé et sujet regardant, induirait partant une altération de l’identité du spectateur qui deviendrait irrémédiablement autre par rapport à ce qu’il était avant de venir au spectacle. Assimilée à une non fiction puisque source d’images et de passions bien réelles chez le spectateur, cette expérience est fréquemment représentée comme une possession diabolique. Toutefois, Lactance, Tertullien, Chrysostome et Augustin qui avaient statut d’auteurs en raison de leur savoir et de leurs écrits appréhendent également l’immersion fictionnelle du spectateur au moyen de concepts ou de modélisations empruntés à différents savoirs anciens (en particulier philosophie néo platonicienne, rhétorique, optique et « ordre ancien du regard » qu’elle implique4) attentifs à des degrés divers à souligner le pouvoir inducteur des mots et des images, pouvoir qui contribue à bousculer les frontières entre le sensible et l’intelligible, entre le dedans et le dehors de l’être.

Avec la chute de l’empire romain et l’avènement du Moyen Age chrétien les spectacles païens et les cultes impériaux disparaissent progressivement mais les écrits des auteurs chrétiens référant à cette réalité sociale et culturelle survivent à cette rupture historique et acquièrent même pour certains le statut d’auctoritates. Nourri de ces lectures anciennes, les détracteurs des spectacles des siècles suivants redisent donc l’immersion fictionnelle dans les mêmes termes que dans le passé lointain et réaffirment la même conception d’un corps et d’un esprit - ceux du spectateur- véritablement dépossédés d’eux-mêmes par le spectacle offert à leurs sens et à leur imagination. Mais cette redite fait sens de manière différente car les écrits anciens, même lorsqu’ils sont lus ou écrits en latin, sont dans une situation de proximité et donc d’interférence sémantique avec une autre langue -le français-, ils prennent place dans un ordre du savoir et dans une société qui ne sont pas ceux des IIIe-Ve siècles, ils réfèrent à des spectacles qui ne sont plus les spectaculi impériaux païens. Pour l’époque classique, on se limitera à souligner que, au fur et à mesure que l’on avance dans les XVIIe et XVIIIe siècles, un écart se creuse entre les nouveaux savoirs et la conception de la fiction théâtrale comme fascination aliénante, séduction par les sens et l’imagination. Certes la rhétorique est encore triomphante au XVIIe siècle en même temps que la conceptualisation du langage qui est la sienne, mais le diable et l’enfer ont de moins en moins cours après Loudun (1637), la méthode déductive cartésienne contribue à fragiliser le principe de l’auctoritas. Par ailleurs, l’interaction entre l’esprit et le corps se fonde sur d’autres modélisations avec le Traité des passions (1649). Tout aussi important : suite aux travaux de Kepler, Galilée, Descartes le nouveau savoir optique débarrasse le regard des liens inquiétants qui pendant des siècles avaient relié « l’œil du dehors » et « l’œil du dedans » pour faire de la vision et du regard le lieu d’une séparation irréductible entre le sujet et l’objet, entre soi et les autres, séparation qui est même constitutive de la notion de sujet.

Face à une représentation de l’immersion fictionnelle héritée des auteurs latins mais de plus en plus en porte-à-faux par rapport aux savoirs de l’époque classique, la nouvelle conception lourdement moralisante de la catharsis et de la réception de la fiction théâtrale est toutefois, elle aussi, en discontinuité par rapport à une réalité qui à partir du milieu du dix-huitième siècle est de plus en plus souvent vécue ou pensée en termes d’enthousiasme et de sensibilité. C’est ce face à face consolidé entre deux traditions – fragilisées toutes deux par l’évolution du savoir et des esprits – que viendra bousculer Rousseau en 1758 en énonçant une critique virulente du théâtre qui frappe à la fois le texte et sa représentation vivante : le texte, en mettant à mal les fondements de la poétique classique (la vraisemblance, la purgation des passions, etc.) ; la représentation, en pointant le jeu complexe des mécanismes projectifs dans leur dimension imaginative et affective et en mettant en avant les discontinuités du « moi » qu’implique cette expérience sans reconnaître à ces mécanismes aucune valeur esthétique ou cognitive.

III §

Une formule comme « la haine du théâtre » ne s’applique guère au XVIIIe siècle. Certes Rousseau ne supporte pas les comédiennes, ni les comédiens, mais c’est une voix isolée et discordante. Tout juste peut-on parler de « haine du théâtre » au sujet des jansénistes et de Gresset, ancien dramaturge ayant dans un second temps rejoint les rangs de l’Eglise et qui reprend les arguments formulés à la fin du XVIIe siècle.

 

Plus intéressant est le devenir du rousseauisme après Rousseau, à la fin du siècle et pendant la Révolution. Le discours des assemblées de la Révolution accordent au théâtre un pouvoir grandissant ; il se réfère au théâtre antique, au théâtre grec en particulier et les arguments se traduisent pas des politiques publiques. Voir notamment l’article « Genève » de l’Encyclopédie.

La voie rousseauiste s’égare en fait dans deux types de raisonnements :

  • Le premier : les déistes, avec Robespierre, Payant etc. Le débat a lieu au moment de la fête de l’Être suprême, et manifeste une hantise du théâtre comme le lieu du carnavalesque, par le biais d’une reprise des termes rousseauistes. On prône la fête révolutionnaire et on y organise un transfert de sacralité. Et c’est l’occasion d’une curie et d’une condamnation des actrices dans les défilés, considérées comme des prostituées. Aucun transfert de sacralité vers le théâtre n’est envisagé dans ce cadre.
  • Le second : les athées, avec les Hébertistes, Cloots. Leur voix se fait entendre au Comité d’instruction publique : « la joie et un violon, voilà pour les spectacles ».

Le mépris du théâtre est lisible dans l’usage même qu’on en fait : au moment de la fête de la Raison, à l’automne 1793, on préfère aux simulacres des incarnations allégoriques vivantes, par des actrices prostituées, afin de rendre impossible l’identification de la Raison ou de la Nation à leur représentant et d’éviter ainsi toute idolâtrie.

Les deux courants ne vont pas perdurer très longtemps, la Terreur emporte l’ensemble. An VI, on revient à un débat au sein des Conseils, où se déploient des discours passionnants, sans haine. On y réfléchit notamment sur des moyens de concilier le métier de comédien et la moralité publique.

Discussion §

Le titre : Nous avions choisi pour son caractère « accrocheur » ; par ailleurs, nombre de textes de la controverse manifestent une haine véritable. Les polémistes anglais sont sans doute les plus violents.

 

La circulation des textes : Elle est très inégale. Quelques polémistes français (Conti, Nicole, Bossuet) ont constitué un corpus « transférable », que les Anglais ont traduit. Dans l’autre sens, les transferts sont beaucoup moins nets : on trouve une traduction du pamphlet de Jeremy Collier, certains français citent Prynne, qu’ils n’ont pas lu : la dissymétrie est éclatante.

Les enjeux de la controverse : FL : Il y a une cohérence du propos autour de Port Royal, mais auparavant, jusqu’en 1650, les polémiques sont gouvernées par des problématiques différentes, car elles sont prises dans des attaques religieuses : le théâtre fait figure de moyen d’attaquer la religion catholique : on attaque le théâtre pour attaquer l’ennemi religieux. On constate une série de crises, avec des discours assez violents (comme celui de Rivet), qui sont axés sur des questions ponctuelles, avec des arguments économiques, politiques… Dans ces cas-là, le discours sur le théâtre est un discours déplacé.

L’excommunication des comédiens : LT : c’est en quelque sorte un « mythe ». On voit dans les rituels les comédiens être ajoutés à la liste des pécheurs publics, sur le même plan que les prostituées, les usuriers, les sorciers, etc. On peut renvoyer sur cette question aux travaux de Bruno Neveux, ou de Joan Crosby.

PF : A la fin du XVIIIe s., les prêtres croyaient à la réalité de l’excommunication.

FL : Le problème pour les comédiens était moins l’excommunication que la menace qui plane sur eux, les différentes formes d’ostracisme, soumises à l’arbitraire du clergé local. Comme l’explique D. Blocker, il s’agit de garder la main sur ces trublions, d’avoir des mesures de rétorsion toutes prêtes. La question est celle de leur ostracisme ; il y a une efficacité sociale des condamnations religieuses contre les comédiens. Tout est en place dès le XVIe s., comme le montre le procès de 1541 contre les entrepreneurs du Mystère du Vieil Testament. Dès les débuts de la polémique, fin XVIe, des prédicateurs calvinistes lancent leurs foudres contre les comédiens et ce qu’ils considèrent comme des pratiques papistes. Se diffuse un discours éparpillé, mobile, avec des tropismes récurrents. Il se fixe ensuite sur des auteurs qui ont pignon sur rue, Molière au premier chef.

SL : Dans les manuels de confesseurs, on ne trouve pas de condamnation totale, mais un discours ambigu qui maintient le comédien dans une situation instable.

Séance sur l’Angleterre
Mercredi 19 février 2014 §

Line Cottegnies (Université Paris III-Sorbonne nouvelle), Jeffrey Hopes (Université d’Orléans), Pierre Kapitaniak (Université Paris 8), Denis Lagae-Devoldère (Université Paris-Sorbonne), François Lecercle, Clotilde Thouret, Nathalie Vienne-Guerrin (Université Montpellier III)

« Quelques enjeux de la controverse anti-théâtrale en Angleterre: Thomas Prynne, Histriomastix (1633), Richard Baker, Theatrum Redivivum (1662) » §

Line Cottegnies et Denis Lagae-Devoldère se sont proposé de faire un balisage de la querelle du théâtre en Angleterre, afin de soulever des questions et de dessiner des pistes de recherche qui aient du sens dans le cadre comparatiste.

Un premier constat : l’explosion de traités et de pamphlets contre le théâtre, dans les années 1570, est liée au développement du théâtre professionnel à Londres. 1576 : construction du premier théâtre à Shoreditch ; 1577 : Northbrooke, A Treatise wherein Dicing, Dauncing, Vaine plaies or Enterludes... are reprooved by the authoritie of the worde of God and auncient Writers.

LC et DLD repartent des deux livres les plus connus parmi les études critiques sur les controverses, celui de M. Heinemann (Puritanism and Theatre: Thomas Middleton and Opposition Drama under the Early Stuarts) et celui de J. Barish (The Antitheatrical Prejudice, Berkeley: The University of California Press, 1981).

Deux points divisent les historiens sur le sujet :

  • le rôle joué par les Puritains dans le discours anti-théâtral
  • l’évolution de l’argumentaire dans le discours anti-théâtral

Le rôle joué par les Puritains dans le discours anti-théâtral §

M. Heinemann a montré que les Puritains ne sont pas les seuls à tenir ce discours, et qu’il convient de ne pas caricaturer le lien entre les Puritains et le théâtre. Ils y sont certes représentés de manière satirique, sous les traits d’hypocrites (notamment dans Bartholomew Fair et The Alchemist de Ben Jonson, ou dans Twelfth Night avec le personnage de Malvolio), mais il est trop simple de voir dans la fermeture des théâtres en 1642 un l’aboutissement de la polémique entre Puritains et le théâtre. Il existe des puritains en faveur du théâtre et qui le fréquentent (Middleton a écrit A Game at Chess à leur demande pour critiquer les relations de l’Angleterre avec l’Espagne et pour déstabiliser la politique de Jacques Ier) ; et il y a des opposants au théâtre qui ne sont pas Puritains (Gosson ; les autorités municipales qui commanditent les traités de Munday et de Rankins par exemple).

  • l’éventail des nuances dans le camp des adversaires du théâtre est plus grand qu’on ne le croit ;
  • ce discours est ancré dans des conditions locales et historiques.

L’évolution de l’argumentaire dans le discours anti-théâtral §

Selon Jean Marsden (Fatal Desire: Women, Sexuality, and the English Stage, 1660-1720, Ithaca and London: Cornell UP, 2006), il y a une évolution entre le début du XVIIe s. et la fin du XVIIe s. Au début, les adversaires se concentrent sur les dangers du lieu théâtral, la corruption morale des acteurs, le mensonge, et l’immoralité du travestissement. A la fin du siècle, il est plus question de l’effet de la fiction théâtrale sur les spectateurs, et notamment sur les femmes. Cela tient au phénomène des boy actors avant la fermeture des théâtres et, après la Restauration, à l’influence des polémiques continentales sur la réflexion anglaise, qui donne une coloration européenne au débat.

  • une comparaison avec la France reste à faire pour creuser cette idée.

LC et DLD abordent ensuite deux traités majeurs de la controverse :

1. Prynne, Histriomastix, 1633 §

Ce pamphlet, « Encyclopédie de l’invective » (Morgan), vaut à son auteur une parution devant la Chambre étoilée (Star Chamber) : il est condamné à avoir les oreilles tranchées, il est déchu de son diplôme, emprisonné et mis à l’amende. 50 passages du livre sont condamnés, en particulier, l’entrée de l’index « actresses = notorious whores », interprétée comme une allusion à la reine Henrietta Maria, qui avait participé à une représentation à la cour d’une pastorale.

  • l’étude du procès de Prynne reste à faire.
    Le traité insiste sur l’« effémination » que provoque les pièces, chez les acteurs comme chez les spectateurs. Cet aspect a été notamment étudié par Laura Levine (Men in Women’s Clothing. Anti-Theatricality and Effeminazation 1579-1642, Cambridge: CUP, 1994). L’argument relève chez Prynne d’une obsession personnelle et rencontre une obsession culturelle (le travestissement, menace d’androgynie monstrueuse).
  • creuser la manière dont sont perçus les pouvoirs du théâtre, imaginés comme des pouvoirs magiques : le spectateur est vu comme un moi-néant, sur lequel les passions viennent s’imprimer, ou un moi-saturé de pulsions prêtes à se libérer après le spectacle.
  • comparaison à mener avec l’hystérie collective actuelle d’une partie de la droite, qui relève d’une obsession du genre.

2. Baker, Theatrum Redivivum §

Une réponse de Richard Baker au livre de Prynne ; publié en 1661-1662, de manière posthume ; a été rédigé entre 1632 et 1638. Présenté comme un discours rationnel par opposition aux développements passionnels et sans méthode de Prynne.

Le texte est exhumé par des proches de Charles II, car il peut servir les propagandistes du théâtre de la Restauration, qui associaient l’invective contre le théâtre et le régicide. Donc, une réponse instrumentalisée par le pouvoir royal.

Tonalité railleuse du traité. S’appuie sur l’analogie entre théâtre et sermon et inverse l’idée de Prynne : la représentation de l’adultère enseigne ce qu’il ne faut pas faire. Formule l’idée d’une distance critique : le spectateur fait la différence entre fiction et réalité. Inspiré par Sidney, Baker met en avant une co-responsabilité entre l’acteur et le spectateur (c’est la première fois qu’on pose les choses en ces termes).

« Le théâtre élisabéthain, chef-lieu de l’injure » §

S’appuie sur 5 ouvrages : Northbrooke, A Treatise wherein Dicing, Dauncing ; Gosson, Playes Confuted in Five Actions ; Munday, A Second and Third Blast of Retrait from Plaies and Theatres ; Rankins, A Mirrour of Monsters ; Stubbes, The Anatomie of Abuses.

  • Le théâtre ou l’invective
  • La concurrence entre le théâtre et l’église
  • Le théâtre comme insulte à Dieu
  • La loi de 1606 contre le jurement au théâtre

1. le théâtre ou l’invective

Northbrooke : Histrions = histrix, etc. L’acteur est un porc-épic.

Gosson dénonce le théâtre comme une école de moquerie et lieu de diffamation publique, bien plus que de justice. Le lieu théâtral ne convient pas, les acteurs ne peuvent avoir pour visée de dévoiler les vices. Ils ne doivent pas blâmer (« rebuke »), c’est au magistrat de le faire, ils doivent au contraire être l’objet du blâme.

Prynne : le propre du théâtre est de dire du mal.

 

2. La concurrence entre le théâtre et l’Eglise

Le théâtre est décrit comme le concurrent de l’Eglise.

Stubbes : le théâtre détourne les hommes de la parole de dieu ; le théâtre est dénoncé comme lieu de spectacle, comme l’église catholique : les catholiques font des « mass-plays ». Il cite un décret italien de 1566 qui interdit au théâtre de traiter des matières sacrées.

 

3. Le théâtre comme insulte à Dieu.

Gosson : compare le théâtre aux écuries d’Augias. Le mal viendrait selon lui de l’Italie, et il en appelle aux magistrats pour débarrasser l’Angleterre du théâtre.

Le théâtre est une insulte à dieu par son existence même, et parce que c’est un lieu où prolifèrent les jurons et les blasphèmes.

 

4. En 1606, promulgation d’une loi intitulée : « an act to restrain abuses of players »

S’ajoute à de nombreuses lois et décrets royaux qui doivent réguler la pratique théâtrale, qui portent par exemple sur la salubrité publique, l’interdiction de jouer le dimanche, etc.

1559 « act of conformity » : interdit les éléments qui dégradent le Book of Common Prayer.

Dès 1551, en Ecosse, une loi sur le jurement est passée.

En Angleterre, la première loi date de 1601 : sur le « swearing », et elle aboutit à la loi de 1606, qui interdit certains jurons au théâtre.

« Jeremy Collier et les attaques contre le théâtre, 1698-1708 » §

Jeremy Collier publie 4 pamphlets contre le théâtre, le premier (A Short View on the Immorality and Prophaneness of the English Stage, 1698) qui lance la controverse, et trois autres dans le courant de celle-ci. Les arguments mis en avant sont globalement les mêmes que chez Gosson, avec une inflexion cependant : ils portent plus directement sur les effets du théâtre. Mais le débat sur le théâtre est toujours un débat sur autre chose : il y a toujours d’autres enjeux à l’œuvre, surtout politiques, et aussi religieux.

 

La « Jeremy Collier Controversy » est en fait la suite de la Glorieuse Révolution de 1688, qui est rejouée à travers un débat sur le théâtre. Collier en effet n’est pas un inconnu : c’est un « non juror », l’un de ceux qui ont refusé de prêter serment à William III, puis il est déclaré hors-la-loi pour avoir donné l’absolution à deux hommes qui avaient tenté d’assassiner le roi. Il appartient donc à l’opposition politique : parmi les auteurs de textes de réponse à son traité, qui défendent le théâtre, se trouvent logiquement beaucoup de Whigs, partisans du nouveau pouvoir.

Dès 1689, le théâtre avait fait également l’objet d’une série d’attaques, menées par les Societies for the Reformation of Manners, présentes partout en Angleterre, et qui parvenaient à obtenir des postes de Constable. Ses membres tentaient notamment de faire appliquer les lois contre le blasphème : ils allaient au théâtre, notaient et dénonçaient au Constable qui arrêtaient les acteurs (et non les auteurs).

Il y a donc deux forces qui manifestent leur opposition au théâtre (Collier / les Societies for the Reformation of Manners) mais elles ne se rejoignent pas, car elles n’appartiennent pas au même camp politique.

En 1704, le théâtre de Haymarket ouvre ses portes, la reine Anne nomme à la tête du théâtre,  Vanbrugh et Congreve, dramaturges whigs très en vue, tous deux cités par Collier. Les attaques ont donc échoué, mais le danger de fermeture des théâtres avait été réel et le roi Guillaume III aurait pu révoquer les licences des théâtres, même si la reine Anne soutenait le théâtre.

Table-ronde – Discussion §

(Yan Brailowski, Line Cottegnies, Jeffrey Hopes, Pierre Kapitaniak, Denis Lagae-Devoldère, François Lecercle, Clotilde Thouret, Nathalie Vienne-Guérrin)

On peut souligner que malgré les divergences saillantes entre l’Angleterre et la France, il y a des similitudes notables :

  • la concurrence avec l’Eglise ; elle est notamment économique (même si elle est dans certains cas à nuancer : Gosson touchait par exemple une bonne rente à St Albans), temporelle, émotionnelle.
  • l’importance du contexte politique
  • le rôle d’exutoire du théâtre, autour duquel se règlent des questions qui lui sont étrangères (politiques, économiques).

 

Cette « concurrence » avec l’Eglise n’est cependant pas un face-à-face ; trois autorités s’affrontent en fait : la couronne, l’Eglise et la ville.

Les imprimeurs qui publient les pamphlets contre le théâtre sont aussi ceux qui publient les grands livres de la propagande calviniste.

De ce point de vue, la situation est analogue en France : les premiers pamphlets, qui sont le fait de luthériens, sont pour leurs auteurs une façon de peser sur les princes (André Rivet cherche ainsi à influencer le prince d’Orange qui bâtit un théâtre pour une troupe française).

 

Le spectateur : l’évolution que Jean Marsden perçoit dans les discours théâtrophobes de la 2e moitié du XVIIe s. concerne en particulier la manière de considérer le spectateur : ce dernier est de plus en plus perçu comme responsable de la contamination des passions. Cette responsabilité sera moins mise en avant au XVIIIe s.

Autorités, citations : Alors que Collier cite les pièces qu’il condamne (il a recours à 20 pièces récentes, écrites de 1668 à 1697, dont 14 depuis 1688), tout comme Bedford, les théâtrophobes de la première moitié du XVIIe s. citent avant tout des autorités. Ce qui correspond à une position stratégique, car c’est une manière, pour l’adversaire du théâtre, de mettre à distance la pratique dramatique (« je n’ai rien à voir avec ces choses-là »).

Les traductions : Bossuet, Caffaro sont traduits ; mais les traités anglais ne sont presque pas traduits en France.

La question du genre (comédie/tragédie).

En Angleterre, la comédie est plus attaquée que la tragédie ; le rire est un problème décisif.

Une hypothèse à creuser : cela tiendrait peut-être à ce que les auteurs viennent des collèges et des Inns of court, et ont donc l’habitude de la tragédie latine ? Rainolds est un contre-exemple (dans sa polémique avec Gager) : à ses yeux, la tragédie latine peut être ce qu’il y a de pire car, sous couvert de vertus pédagogiques, elle a des effets plus pernicieux (il évoque le souvenir cuisant d’avoir joué en travesti Hippolita quand il était étudiant).

 

La question du travestissement (boy actor).

Elle est spécifique au corpus anglais par son importance et parce qu’elle correspond à une caractéristique structurelle du théâtre public anglais avant la Restauration ; mais il faut noter que le corpus français aborde cette question via le théâtre de collège.

L’anomalie, d’une certaine manière, c’est la femme sur scène, car une troupe constituée seulement d’acteurs masculins est en fait dans la continuité des interludes, des moralités, du théâtre des collèges.

En Italie, on retrouvera des arguments similaires, notamment contre les actrices qui apparaissent avec la professionnalisation du théâtre pour attirer le public. Ce qui suscite immédiatement la réaction de l’Eglise. La condamnation, entre fascination et répulsion, insiste sur l’extension de cette nouvelle pratique et sur l’exposition publique de ces corps féminins, en mouvement, qui chantent et dansent.

Séance sur l’Italie
Mercredi 18 mars 2014 §

Intervenants : Françoise Decroisette (Université Paris 8), Bruna Filippi (Rome LUMSA), Marion Lafouge (Université de Bourgogne), Sylviane Leoni (Université de Bourgogne), Elena Maiolini (Université Paris-Sorbonne)

« Entre fascination et réprobation : les métiers du spectacle dans La Piazza universale di tutte le professioni del Mondo de Tommaso Garzoni (1585)  » §

Les débats et polémiques autour du théâtre développés dans la Péninsule italienne ont en commun un « marqueur » précis, l’hésitation entre deux attitudes moins radicalement antithétiques qu’ailleurs, et un pragmatisme « tolérant » des autorités, politiques et religieuses.

Cette attitude a déjà été étudiée et mise en lumière par F. Taviani et F. Marotti / G. Romei dans les deux volets « complémentaires » de leur anthologie intitulée La commedia dell’arte e la società barocca (Roma, Bulzoni, 1991 : 1) La fascinazione del teatro, 2) La professione del teatro). Dans l’introduction au premier volet, Taviani soulignait notamment (p. 44) que dans l’aire italienne, on ne trouve ni « lois somptuaires » comme à Genève, ni édit de Parlement ordonnant la fermeture des théâtres comme en Angleterre, ni grands traités théoriques comme ceux de Nicole ou de Bossuet en France. En revanche on trouve des exemples nombreux de défense du théâtre venant d’hommes d’église, ou des exemples d’hommes d’église (même un futur pape comme Giulio Rospigliosi) qui se lancent dans l’écriture dramatique et dans la gestion théâtrale.

Cette attitude hésitante et paradoxale s’exprime dans une myriade de textes émanant des autorités ecclésiastiques à la fin du XVIe et tout au long du XVIIe siècle, qui s’interrogent sur la pratique théâtrale environnante plus qu’elles ne la condamnent ou la proscrivent, auxquels répond une tout aussi importante myriade de textes « défensifs » écrits et publiés par les « acteurs » et les professionnels du spectacle (que les autorités prennent d’ailleurs souvent en considération de façon positive au même titre que les écrits anciens et les Pères de l’Eglise).

 

Comme le suggère le titre général de l’anthologie, les « débats » contradictoires sur les pratiques théâtrales italiennes se cristallisent dans la deuxième moitié du XVIe siècle (et se prolongent au moins jusqu’au XVIIIe s.) autour d’un point de fixation essentiel et presqu’exclusif : l’affirmation de la nouvelle pratique théâtrale et spectaculaire, diversement appelée (commedia degli zanni, commedia all’improvviso, a braccia, devenue au XVIIIe s. commedia dell’arte). Il s’agit d’une véritable révolution qui vient bouleverser une pratique installée à partir du milieu du XVe siècle dans les différents états, principautés et républiques de la péninsule, sous l’action conjointe et concertée des princes et des familles aristocratiques (dans les Républiques, Venise et Gênes), c’est-à-dire des gouvernements temporels d’essence monarchique ou oligarchique qui forment la mosaïque politique de la Péninsule italienne. Cette pratique théâtrale dominante, courtisane, qui absorbe aussi les pratiques urbaines plus « populaires » de théâtre religieux, comme les Sacre rappresentazioni, peut être qualifiée d’humaniste, académique et savante, elle est élitiste et fermée, avec une finalité essentiellement « politique ». Création et production sont parfaitement encadrées tant du point de vue de l’écriture, de l’édition, de la représentation, que de la réception, restreinte, privée. C’est ce cadre consensuel avec les « autorités » ecclésiastiques que bouleverse l’apparition des premières troupes structurées et itinérantes de comédiens appelées « fraternal compagnie », régies par des règles communautaires strictes, qui transforment le « divertissement princier » en un « métier » lucratif, pratiqué toute l’année selon une logique mercantile. Le bouleversement vient aussi de ce que la partition entre auteur et acteur se fait de moins en moins nette, que non seulement le temps du spectacle se diversifie, mais aussi les lieux de spectacles (palais, maisons aristocratiques, mais aussi places, tréteaux des saltimbanques, et nouveaux édifices spécifiquement dédiés au spectacle, qui parfois leur sont réservés comme à Florence le Teatrino della Dogana, ou de Baldracca, actif vers 1570-1580), et qu’ils touchent donc un public plus vaste, plus diversifié et moins « éduqué », en adaptant leurs répertoires à ce public, ce qui bouleverse aussi les règles de l’écriture qui ont été théorisées.

Cette révolution est progressive – elle se met probablement en place dans le premier tiers du XVIe, dans l’aire vénitienne prioritairement (troupe semi professionnelle de Ruzzante à Padoue, activité d’Andrea Calmo, et des « bouffons » (Zuan Polo etc.) auxquels par exemple l’Arétin fait allusion dans ses Ragionamenti (donc vers 1530-1533) et dans le Marescalco, prologue de l’Histrion). Elle est concrètement scellée en 1545, date du premier contrat d’une fraternal compagnia établi dans la région de Padoue. La date est importante car elle coïncide avec le début de la première session des travaux du Concile de Trente, ce qui a fait émettre l’hypothèse, erronée et romantique, selon laquelle la commedia degli zanni serait une réponse à la prise de position du Concile « contre » le théâtre, une revendication de « liberté », toute politique. Je renvoie encore à F. Taviani, qui a montré que les pères du Concile s’intéressent en priorité et initialement plus à l’impact de la peinture et de la sculpture sur les populations qu’au théâtre, et qu’ils réagissent a posteriori, quand le nouveau « système » théâtral des « compagnies d’acteurs professionnels » est déjà parfaitement rodé. C’est peut-être ce qui explique leur attitude interrogative et hésitante, qui tient compte de l’engouement avéré des spectateurs (de tout niveau social) et veillent à ne pas heurter de front les pouvoirs temporels qui soutiennent partout (y compris et en grande partie hors d’Italie) ces troupes professionnelles.

La Piazza universale di tutte le professioni del mondo de Tommaso Garzoni est précisément une illustration « emblématique » de cette ambivalence du regard que les comédiens professionnels suscitent, et des discours paradoxaux qui se développent autour d’eux.

Il s’agit d’un ouvrage monumental (155 discours qui examinent plus de 450 « professions », en s’appuyant sur plus de 1300 auteurs) publié en 1584-1585 à Venise, qui a connu un énorme retentissement en Italie, et largement diffusé en traduction dans toute l’Europe. Il propose un classement hiérarchisé, illustré et commenté des « professions » présentes dans le corps social à la fin du XVIe siècle, parmi lesquelles trois chapitres concernent explicitement les « professionnels du spectacle », les ch. 104 (De’ comici, e tragedi, così auttori come recitatori, cioè degli histrioni), 105 (Dei formatori di spettacoli in genere et de’ ceretani, o ciurmatori massime) et 119 (Dei buffoni o mimi o histrioni)

La personnalité même de Garzoni est intéressante, puisque c’est un ecclésiastique, prédicateur actif dans la zone Padoue, Trévise, Ravenne, Mantoue (places fondamentales pour le développement de l’arte, et donc on peut supposer un témoin « direct » de leur activité), ami du Tasse et qui produit ses œuvres dans un laps de temps très court (1583-1589). Le paratexte de La Piazza est parlant. Il est certes composé d’un « avis au lecteur » conventionnel où l’auteur affirme la pureté de ses intentions et se met en règle vis-à-vis des Inquisiteurs comme vis-à-vis des « députés vénitiens en matière d’édition », mais l’ouvrage est dédié à deux personnages appartenant à la sphère du pouvoir temporel et intellectuel : (1) le Prince Alphonse II d’Este, duc de Ferrare (dont on connaît l’intérêt pour les sciences, les arts et le théâtre), à qui Garzoni veut faire « connaître le bien et le mal que peuvent comporter toutes les professions du monde » (l’ouvrage a donc valeur d’éducation du prince au gouvernement de la cité, d’essence machiavélienne disent certains critiques), et (2) Abramo Colorni, « ingegnere » architecte et horloger juif de Mantoue, garant de la scientificité de l’ouvrage. Le caractère « laïque » et politique de la Piazza est par ailleurs marqué par le choix des professions sur lesquelles il s’ouvre et se ferme : le premier discours concerne le Prince et le Tyran (suivie par les Governatori, les ecclésiastiques de toutes catégories ne venant qu’en troisième position, et de façon assez critique), le dernier concerne les « humanistes et les savants ».

Par ailleurs Garzoni déclare se démarquer résolument des modèles antérieurs (comme le Specchio di scienza universale du médecin napolitain Leonardo Fioravanti) et vouloir proposer un classement « personnel », nouveau. On peut donc considérer que son encyclopédie des métiers, sans être naturellement un ouvrage anthropologique et sociologique, propose un point de vue personnel, original sur le monde du travail de la fin du XVIe siècle, et à travers lui sur la société tout entière (ce « grand théâtre du monde » qu’il propose aux lecteurs, dans sa préface)…

Quel est le point de vue concernant les métiers du spectacle ?

Positif puisqu’il en fait une « profession » participant à la vie de la cité (voir De Filippo qui dans l’Art de la comédie remarque que « comédien » n’est pas enregistré dans l’annuaire des métiers). Inclure les « comici, mimi, buffoni, istrioni », même en les mélangeant avec les « ciarlatani, ciurmadori » et autres « formatori di spettacolo », c’est prendre acte de la « révolution » proposée quarante ans plus tôt, et c’est aussi accorder une part d’« utilité » au « théâtre » dans la vie de la cité, et plus largement dans le « grand théâtre du Monde ». Ils ne sont pas encore élevés au rang des arts majeurs (arts libéraux), ils font partie des arts mécaniques, mais on peut noter que les comici et formatori di spettacolo (104-105) sont insérés entre les « marchands et fabricants de laine, et les marchands et travailleurs du bois »). Quant au troisième discours (bouffons, mimes et histrions), s’il vient juste après « banditi e fuorusciti », il voisine cependant avec les tisserands, les libraires, les éditeurs, et surtout les poètes et les humanistes qui clôturent l’œuvre.

Toutefois Garzoni déclare dans le « Discours universel à la louange commune des sciences et des arts libéraux et mécaniques » figurant aussi dans le paratexte éditorial, que s’il prend en considération aussi bien les arts de l’esprit (le « savoir ») que les arts mécaniques c’est comme faire-valoir, les seconds n’étant « pas toujours honorables et dignes, et mérit[an] t pour certains d’être blâmés ». Il reste donc attaché à la distinction entre arts nobles et ignobles qui figurait dans le premier titre de l’ouvrage, même si elle a été gommée dans les éditions successives. Et en entrant plus avant dans le discours qu’il produit sur les diverses catégories qu’il décrit, on observe qu’il introduit une hiérarchie nette entre ce qu’il appelle les comici e tragedi et les autres artisans du spectacle (istrioni, buffoni, mimi, et ciarlatani ) : sont sauvés et encensés (cités même par leur nom, et honorés d’adjectifs louangeurs) certaines « stars » – notamment des actrices – qui se sont affirmées sur les scènes princières italiennes et européennes, ce qui relève d’une position politique. Et les termes de comici et tragedi ramènent aussi à une hiérarchie « intellectuelle » : sont encensés ceux qui sont aussi bien autori que recitanti, c’est-à-dire qui manient la plume aussi bien que la gestuelle corporelle et la voix sur scène, et dont la maîtrise et l’intelligence du geste et de la parole leur permet de se rapprocher des orateurs, et donc aussi des « arts libéraux », de l’esprit. Les autres sont réunis sous le vocable profani comici (comédiens profanes, entendez profanateurs), anonymes. Leur activité est décrite certes avec brio, il donne une vision dynamique et stylistiquement originale, de la vie des troupes et des tréteaux, mais il leur reproche néanmoins « d’introduire dans leur comédies des choses malhonnêtes et scandaleuses, qui ne peuvent récolter que le blâme et être taxés d’infâmes », et aussi de « dégrader l’arte comica (l’art du théâtre) » par la nullité et la pauvreté de leurs représentations, portant ainsi atteinte aux comici buoni (ici on retrouve la partition générale entre les bons et les mauvais artisans qui touche tous les métiers). Le reproche majeur qu’il fait à ces catégories de mauvais comédiens, est un usage dégradant et dégradé de la langue (parole sfacciate che sono da meretrici – mots impudiques dignes des maquerelles publiques), qui transforment tout ce qu’ils disent en pourriture, l’utilisation des « dialectes divers » qui se mêlent sur scène, l’utilisation excessive d’une gestuelle éhontée, impudique et dégradante pour l’art de la comédie comme pour eux-mêmes, qui va donc à l’encontre de leur propre intérêt. Ce qui se cache nettement derrière le tableau assez enlevé et vif de l’entrée d’une troupe dans une ville ou de l’activité des saltimbanques sur la place, c’est nettement une stigmatisation « économique », l’attrait pour les représentations proposées par les « zanni » étant cause de désordre dans la vie de la cité, et dans le travail de ceux qui s’empressent d’aller voir les comédies. C’est aussi une condamnation très académique « du rire pour le rire », que l’on trouvait déjà par exemple dans le traité de Giraldi Cinthio sur l’art de composer les romans, les tragédies et les comédies de 1543.

Cette double position est bien évidemment à mettre en rapport avec sa dédicace au Prince, qui l’oblige à exprimer une admiration semblable à celle que les princes eux-mêmes et les spectateurs des cours vouent aux troupes et aux dive et « divi » désormais intouchables. Mais il semble aussi dénoncer cet engouement des princes et aristocrates quand il écrit qu’ils vont partout, en dépit des mises au ban (des interdictions) « a dispetto dei bandi », et qu’ils occupent les places « populaires » sans aucun obstacle, « reçus avec honneur là où on ne pensait pas les voir… », regrettant aussi que les princes dépensent tant d’argent et mettent en jeu leur réputation pour les entretenir et les recevoir…

Ce point de vue double et contrasté, qui va serpenter ensuite longtemps dans les textes autour du théâtre (ecclésiastiques ou pas), avait déjà été exprimé dans un autre cadre et sous une autre forme, vers 1560-1570, par un « auteur » de comédies florentin, Anton Francesco Grazzini, dans ses Rime et poèmes « carnavalesques », Trionfi, carri mascherati ossia canti carnascialeschi andati per Firenze dal tempo del Magnifico al 1559, où il brosse aussi un tableau de l’activité des « Zanni » qui ont conquis la place théâtrale de Florence (il y cite déjà les célèbres Gelosi …). Les vers de Lasca se placent du point de vue de l’auteur, et font état de la perte de légitimité des auteurs par rapport à leurs spectateurs, et de la « guerre » qui les opposent (vainement) aux Zanni. On trouve déjà dans ces vers la même alternance entre (1) l’exaltation de la « bravoure » des zanni (qualifiés de valenti zanni, recitatori perfetti et eccellenti), leur facilité à conquérir l’admiration du public par leurs techniques gestuelles et la diversité de leurs prestations scéniques (mimiques, danse, chants, combats, acrobaties), qui force les auteurs à s’avouer vaincus et à renoncer à leur primauté, voire à leur activité, et (2) l’expression d’un net mépris pour ce que ces nouveaux « teatranti » montrent et disent (= ciarleria, visi di barbagianni) qui ne vise qu’à susciter le rire pour le rire.

C’est donc là déjà, chez Giraldi et chez Lasca, puis chez Garzoni qui manifestement en hérite, que s’affirme – en dehors de jugements juridiques ou moraux – cette alternance de fascination (obligée, contrainte sans doute) et de répulsion – celle-ci attachée surtout à la présence en scène des corps – et des corps féminins – qui va devenir le fonds rhétorique de tout discours sur l’art théâtral.

« Le cas “italien” aux XVIIe et XVIIIe siècles : les paroles et les actes » §

En Italie le refus du théâtre eut pour support le discours – donc les mots – bien plus que les faits et mesures concrètes5. Loin de relever de contradictions ou d’incohérences qui échapperaient à l’analyse, cette discontinuité a, la plupart du temps, des raisons d’être qui tiennent à la nature même du spectacle théâtral qui ne peut prendre vie et forme qu’en habitant un temps et un espace social. Or, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce temps et cet espace relèvent, sauf dans les états du pape, d’instances différentes qui disposent d’instruments et de moyens de communication eux aussi différents pour peser sur l’ordre de la cité. C’est donc à la lumière de cette marqueterie complexe qu’il convient de considérer la défiance à l’égard du théâtre dans une Italie divisée en une mosaïque d’Etats aux régimes politiques différents.

Les constatations que l’on peut faire à ce sujet sont les suivantes :

1. Dans les états de la péninsule italienne, le théâtre fait l’objet d’une tolérance plus grande que dans d’autres pays européens,

2. Lorsqu’il s’exprime, le refus du théâtre ne concerne pas les nombreuses représentations offertes au regard d’un public choisi (spectacle de cour, de collège, etc.) mais le spectacle donné à voir à des spectateurs relativement différenciés d’un point de vue social et qui prennent place dans un espace public. C’est donc bien l’institutionnalisation du théâtre en tant que manifestation profane dans l’espace et le temps social qui est source de tensions, objet à leur tour d’un processus de régulation qui s’étale sur plusieurs siècles.

3. Les mesures et dispositions prises par les autorités catholiques au sujet du théâtre sont régies pour l’essentiel, par le droit canon et le rituel de Paul V. Le Corpus iuris canonici affirme avec clarté la séparation nécessaire entre le temps du théâtre et celui des offices religieux ou de la pénitence. Il est tout aussi clair sur la condamnation des comédies lascives et incorrectes, et sur l’interdiction faite aux religieux de monter sur une scène de théâtre. Mais les autres points restent ouverts à des interprétations ou décisions au cas par cas6. Le concile de Trente ne mentionne ni les comédiens ni le théâtre. En 1614, le rituel de Paul V (qui ne sera pas respecté par les évêques français à partir de 1649) ne comportait aucune condamnation du théâtre ni des comédiens.

4. Dans le droit romain7, le comédien de profession était frappé d’infamie (notion juridique qui impliquait certaines incapacités comme celle de témoigner en justice) et les femmes ne pouvaient pas monter sur scène. En France, une ordonnance royale avait mis fin à l’infamie juridique en 1641 mais cela ne semble pas avoir été le cas en Italie. Au vu des textes normatifs, le comédien italien ne semble donc pas banni de la communauté religieuse. Mais il avait peut-être une existence plus fragile en tant que sujet juridique, et la comédienne plus encore.

 

A partir de ce cadre commun, dans chacun des Etats de la mosaïque italienne la défiance à l’égard des spectacles publics a été déclinée selon des modalités différentes si l’on prend en considération ces marqueurs que sont l’espace et le temps théâtral. Deux exemples illustrent cette différence : les Etats du pape et la république de Venise.

A Rome, le refus du théâtre institutionnalisé fut la règle jusqu’en 1671, et jusque dans les années trente du XVIIIe siècle la présence d’un édifice théâtral fut sans cesse soumise aux aléas du pouvoir et luttes d’influence qui existaient au sein du gouvernement papal. Tout aussi fragile était le temps du théâtre qui se confondait avec le temps du carnaval (quelques semaines en janvier-février, sauf le vendredi). Pendant les conclaves, les années saintes, les périodes officielles de deuil les théâtres devaient fermer. Dans tous les cas, dans les Etats du pape, les femmes ne pouvaient pas monter sur scène (rôles joués par des hommes).

Venise, en revanche, est une ville laboratoire où en 1637 est construite la première salle publique et où le théâtre constitue une activité économique structurée (impresa) totalement soumise aux impératifs de la rentabilité. Toutefois, si le nombre des édifices de théâtre (une quinzaine) témoigne de cette liberté d’entreprendre, le temps de la saison théâtrale reste sous haute surveillance : à la mi-dix-huitième siècle, il coïncide essentiellement avec la période du carnaval.

 

Conclusion : Du XVIIe au XVIIIe siècle, le théâtre public trouve peu à peu une place dans la vie de la cité. Néanmoins le temps du théâtre coïncide pour l’essentiel avec le temps du carnaval qui, on le sait, ne constituait qu’une parenthèse de transgression dans une société qui en tolérait bien peu. Ainsi, le refus du théâtre plane encore non en tant qu’interdiction générale de toute manifestation mais en conditionnant des mesures de restriction et une vigilance sourcilleuse qui fragilisent la légitimité du spectacle théâtral.

« Dans les plis de la « tolérance » du théâtre au XVIIe siècle : les rivalités et les enjeux du langage théâtral » §

Bien que les prédicateurs n’aient jamais cessé de tonner en chaire contre les comédiens et les spectateurs, il n’y a pas eu en Italie une véritable répression contre le théâtre. L’application nuancée des interdits et des discriminations des gens du théâtre, pourtant prévus par le droit canon (interdiction des sacrements et de la sépulture chrétienne, excommunication), montre un écart significatif entre les cadres normatifs et la réalité concrète de leur mise en pratique. Cette « tolérance » relève des multiples ambiguïtés inscrites dans la trame du tissu culturel italien et des nombreux compromis acceptés par les autorités ecclésiastiques, confrontées à la diffusion grandissante du théâtre. À la Renaissance, les nombreuses cours italiennes organisent de grands spectacles théâtraux, qui s’apparentent souvent aux fréquentes cérémonies religieuses de l’époque, et la prolifération des « Académies » dans les villes multiplie les occasions des représentations. À partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, dans les villes du Nord de l’Italie se multiplient les « Stanze » où jouent les compagnies dell’arte. Enfin, entre Florence et Rome, les recherches musicales ont donné forme au « Melodramma », qui est à l’origine de l’ouverture des premières salles publiques commerciales à Venise (1637).

Confrontée à cette abondance d’événements théâtraux, l’Eglise s’adapte au cours des choses, sans pourtant renier ses principes, en changeant son regard sur le théâtre et sa manière d’expliciter sa « tolérance ». Dans un premier temps, Charles Borromée se réfère aux temps et aux espaces de la ville pour les « sacraliser » et la « tolérance » découle des rapports de force et de pouvoir entre les autorités ecclésiastiques et civiles. Puis, au XVIIe siècle, le discours sur la « tolérance » prend appui sur les caractéristiques de l’âme humaine, où s’organisent les sentiments, les désirs et les devoir de l’homme. Le point de départ des analyses devient alors l’individu et non plus la société. La critique contre le théâtre se focalise sur la relation entre la scène et son public, en tant que manière singulière de communiquer. On passe ainsi d’analyses de moraliste centrées sur ce que l’on dit, à celles qui concernent la manière de faire et le sens des moyens utilisés au cours de la représentation théâtrale. Ce changement de perspective est dû principalement aux Jésuites, qui se montrent très attentifs à la capacité qu’a le théâtre de solliciter l’âme et de pénétrer dans le cœur de l’homme par l’entremise des passions.

L’hostilité jésuite contre le théâtre, contre toute forme de spectacle profane (c’est-à-dire contre les visions et les affections que la communication théâtrale provoque), se fonde à la fois sur la pratique théâtrale de leurs collèges et sur les nombreuses « dramatisations » des pratiques dévotionnelles qu’eux-mêmes ont encouragées depuis le Concile de Trente (Carnevale Santificato, Quarant’ore, prédication...). L’expérience théâtrale des collèges et l’assimilation de la communication théâtrale à la prédication ou aux formes de dévotion fournissent aux jésuites les compétences et les connaissances pour élaborer un regard « de l’intérieur » de la scène profane, en rivalisant directement sur le plan des moyens linguistiques.

La singularité de la communication théâtrale devient alors l’axe autour duquel se développent des argumentations rigoureuses pour opposer le théâtre chrétien aux spectacles profanes, mettant ainsi en jeu une étroite confrontation entre le Monde de la Sagesse divine et le Monde dépravé des hommes. Ces argumentations se déploient et se focalisent autour de deux fondements de la réception du discours sacré, que la communication théâtrale met elle-même en oeuvre :

  • La théorie des sens relevant de l’anthropologie chrétienne, où le danger du théâtre profane est lié aux effets provoqués sur les spectateurs par l’engagement de la totalité des sens dans la réception de la représentation : dans les spectacles « s’ouvrent toutes les portes des sens » dit le jésuite Bernardino Rossignoli (Gulielmo Baldesano, Stimolo alle virtù, 1592) ; le confesseur de Mazarin, Francesco Maria del Monaco souligne l’aspect vivant du théâtre parce qu’il fonde la communication sur « les gestes, les visages et les voix » qui sont « forts et puissants dans les actions humaines » (Francesco Maria del Monaco, In actores et spectatores comoediarum nostri temporis paraenesis, 1621) ; le Père Paolo Segneri introduit une distinction entre les bons et les mauvais sens, selon s’ils sont sollicités par le théâtre édifiant ou par les comédies (Paolo Segneri, Il Cristiano istruito nella sua legge, 1686).
  • La référence constante aux trois facultés de l’âme (mémoire, intellection, volonté), qui sont opérationnelles dans la spiritualité pour solliciter les Vertus et qui dans le théâtre profane sont, au contraire, au service des Vices.

La summa théâtrale du jésuite Gian Domenico Ottonelli, les cinq volumes Della Cristiana moderazione del teatro, (1646-1652), qui récapitulent et déploient les analyses des polémistes précédents, est composée pour « le désir de la modération nécessaire du théâtre chrétien » dans le sillage de S. Thomas. Dans cet ouvrage, la règle morale abstraite devient objet de l’expérience, elle est centrée sur ce « que l’on voit et sur ce que l’on écoute ». Cette vision pragmatique du théâtre montre et démontre en maints passages le statut à double tranchant du théâtre, qui par des procédures identiques peut facilement engendrer des effets opposés. C’est en raison de cette proximité dangereuse et ambiguë que le père Ottonelli adresse aux comédiens cette exhortation à une transformation possible et souhaitable : « par la faveur de la Vertu divine, d’emblée efficace, tu te trouves transformé et de Comique burlesque, gentil et vain, tu deviens Acteur sérieux, chrétien et saint ; et que tu changes la Comédie sacrilège et dérisoire en Tragédie sacrée et glorieuse » (l. 1, 2, p. 20).

« Haïr le théâtre par amour du théâtre : le cas du dramma per musica » §

ML envisage une modalité particulière de la haine du théâtre en Italie au début du XVIIIe siècle, la haine du théâtre au nom et par amour du théâtre, à partir du cas paradigmatique de l’opéra. Jusqu’à la fin du XVIIe, le dramma per musica se développe en toute liberté sans donner lieu à une réflexion théorique en forme ; mais la réforme des lettres programmée par l’Académie de l’Arcadia, fondée en 1690 pour réagir contre les excès du Seicento baroque, fait bientôt émerger une « questione dell’opera », genre qui a peu à peu monopolisé tout le territoire dramatique.

 

2 raisons principales à cette haine de l’opéra :

  • dramma per musica défini comme théâtre paroxystique portant au carré tous les reproches qu’on fait traditionnellement au théâtre : sensualité du spectacle (dimension visuelle/machines) et de la musique ; immoralité du texte et des intrigues amoureuses ; impudicité, voire monstruosité des chanteurs (problème des castrats).
  • dramma présenté comme la cause directe de la décadence du théâtre italien : l’opéra ruine le théâtre en mélangeant les genres, en les phagocytant et en proliférant, tel une cellule cancéreuse. Topos de l’âge d’or perdu et appel à une réforme poétique et dramatique, selon le schème « âge d’or-décadence-régénération » récemment mis en évidence par T. Picard à propos de l’imaginaire musical européen. D’où l’urgence de la réforme, portée par les Arcades, et ce d’autant plus que le dramma est devenu la vitrine publique de la littérature et de la culture italienne dans la péninsule et en Europe.

Mais cette haine est ambiguë ; elle peut en cacher d’autres, et revient en réalité toujours à un rapport d’amour-haine souvent paradoxal :

  • corrélation entre la haine pour l’opéra et l’amour pour la tragédie – en particulier fascination/jalousie/rivalité avec le modèle tragique français (voir la querelle Orsi-Bouhours).
  • la haine théorique de l’opéra n’empêche pas qu’on y prenne plaisir en pratique, d’où de nombreux cas de « schizophrénie dramatique » (pourfendeurs par devant mais spectateurs passionnés par derrière).

Face à ce constat partagé, les stratégies de réaction diffèrent :

  • pragmatisme tolérant d’un Crescimbeni, le custode de l’Arcadia, qui prône une simple réforme du dramma.
  • intolérance absolue d’A. L. Muratori, historien, critique et polygraphe, lui aussi membre de l’Arcadie et auteur en 1706 de Della perfetta poesia italiana. Muratori dénonce cette caricature de théâtre qu’est le dramma, forme dégénérée et efféminée et appelle à son éradication totale en tant que poésie fondamentalement imparfaite, voire littéralement apoétique car monstrueuse. D’où l’inutilité, ou mieux, l’impossibilité de toute réforme : l’opéra doit disparaître.

NB : Muratori, exemple typique de schizophrénie : la condamnation radicale du dramma dans ses écrits publics est contredite par l’enthousiasme manifesté dans sa correspondance privée. Mais cette contradiction n’en est peut-être pas une : le problème de l’opéra est précisément qu’il s’adresse au particulier, non au citoyen de la cité et de la République des lettres.

 

En dernière analyse, c’est, comme toujours, le pragmatisme tolérant qui vaincra, contre le programme sacrificiel de Muratori : la réforme appelée par Crescimbeni et la plupart des Arcades sera accomplie par Zeno puis Métastase.

« Réponses manzoniennes aux arguments anti-théâtraux des moralistes français (1er tiers du XIXe siècle) » §

1. Nicole et Bossuet

En 1816, avant d’écrire ses tragédies Il conte di Carmagnola et Adelchi, Alessandro Manzoni sentait la necessité de justifier le statut moral du théâtre par rapport aux arguments anti-théâtraux de Pierre Nicole et Jacques-Bénigne Bossuet, qui faisaient des écrivains de théâtre des « empoisonneurs publics » coupables de familiariser les consciences avec la violence des passions. Il est généralement d’accord avec ces auteurs sur les thèmes éthiques et religieux, mais ce jugement, au lieu d’apaiser son esprit, le conduit à une analyse passionnée de la question.

 

2. Réponses manzoniennes

  • « Materiali estetici » (1816-17). Les passions sont nécessaires pour une œuvre de théâtre, parce que c’est dans le « fondo del cuore » qu’on trouve la vérité de l’homme.
  • « Della moralità delle opere tragiche » (1818) : une réponse qui est aussi un projet littéraire : faire du spectateur un juge des passions des personnages, au lieu d’un complice.
  • « Lettre à M. Chauvet » (1820). Une pièce ne pourra pas être nuisible et haïssable si elle représente « ce que l’histoire ne donne pas, l’histoire de l’âme, et le spectacle de l’homme intérieur qui veut, qui supporte, qui se propose un but, qui est entraîné, affecté, modifié, par les événements extérieurs ».

Les sermonneurs ont pu reprocher aux grands tragiques français d’avoir laissé trop de place aux passions dans leurs pièces parce qu’ils étaient plus ou moins respectueux des unités de temps et de lieu, qui les auraient forcés à circonscrire la représentation du cœur de l’homme en concentrant dans un éclat éblouissant le développement progressif des passions. Shakespeare constituerait le modèle à opposer à cette considération du genre théâtral.

 

3. Le cas de l’amour

Une seule accusation d’immoralité trouve Manzoni en plein accord avec les moralistes : l’empire que prend l’amour sur les personnages. Convaincu que, dans le monde, « ve n’ha quanto basta », dans une digression de Fermo e Lucia (1821-22) sur l’amour en littérature (qui n’est pas reprise dans les Fiancés), il se déclare « del parere di coloro i quali dicono che non si deve scrivere d’amore in modo da far consentire l’animo di chi legge a questa passione ». En distinguant entre deux Jean Racine – le flatteur des vices des puissants (« che scriveva rime d’amore ») et l’homme modeste et retiré (« che si pentiva di avere scritte rime d’amore ») – il ne doutait pas de préférer ce dernier. Au point que si Racine avait voulu brûler ses écrits galants, et que l’auteur italien avait possédé le dernier volume existant de ses tragédies amoureuses, il l’aurait donné sans regret au poète français.

L’amour excepté, Manzoni voit dans les passions l’élément central pour un écrivain qui veut se « flatter de découvrir et de développer quelque vérité importante du cœur humain, et de représenter des hommes et une époque avec sa couleur distinctive d’opinions, de passions et de conduites ».

Discussion
(interventions de Lucie Comparini, François Lecercle, Stéphane Miglierina) §

La moralisation de la comédie, plus dangereuse ?

Concina, au XVIIIe siècle, présente une version italienne du paradoxe de Senault (« Plus [la comédie] est charmante, plus elle est dangereuse ; […] plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle »). Mais l’argument, généralement exprimé plus clairement et plus fréquemment chez les moralistes français (Godeau, Bossuet, etc.), est moins présent en Italie. Il trouvera des échos chez Gozzi, même si ses attaques contre le théâtre de Goldoni tiennent avant tout à sa dimension politique et idéologique.

 

Sur l’écart entre les paroles et les actes :

A Venise, au XVIIIe siècle, un grand nombre de décrets imposent aux nobles d’aller au théâtre avec un masque, mais ils ne sont pas appliqués. Tout comme les lois somptuaires. Mais cette absence de respect est sans conséquence.

Garzoni fait l’éloge des dive et des divi, mais ajoute qu’il vont partout en dépit des bans et des interdictions car ils sont protégés par les princes ; et plus encore à Venise (contradiction entre pouvoir religieux et pouvoir politique).

La diffusion de la commedia dell’arte dépend en grande partie de la protection des puissants et de l’invitation des troupe dans les théâtres privés, en particulier dans les palais des cardinaux.

 

Précisions sur Muratori :

Il est possible de voir dans sa haine pour le dramma une position d’historien prudente vis-à-vis de l’opéra, une vision plus philologique que dénonciatrice.

Il fait preuve de mauvaise foi, car c’est un genre dominant chez Barberini.

 

La défense des acteurs et de leur moralité :

Gozzi défend des acteurs qu’il connaît, devient le parrain de certains enfants.

Ottonelli, dans son livre IV, évoque la vie de Barbieri, homme pieux, qui envoie ses enfants étudier chez les religieux.

Ce discours existe en France et en Angleterre. Il deviendra central au XVIIIe s. en France, en particulier autour de l’affaire d’Adrienne Lecouvreur, en 1761, et avec le traité d’Huerne de la Motte.

 

La langue dans les collèges :

Des pièces qui ne sont pas en latin ? En 1632, à Rome, est jouée la première tragédie en langue vernaculaire ; des pièces jouées en italien sont éditées en latin. Mais à la fin du siècle, on rejoue en latin.

Séance sur l’Espagne
Mercredi 9 avril 2014 §

Intervenants : Florence d’Artois (Université Paris-Sorbonne), Christophe Couderc (Université Paris Ouest Nanterre), Carine Herzig (Université Michel de Montaigne Bordeaux 3), Anne Teulade (Université de Nantes-IUF), Marc Vitse (Université de Toulouse 2-Le Mirail)

« Un état de la question : facta et facienda » §

Marc Vitse fait un premier constat à propos de la controverse sur la licéité du théâtre dans l’Espagne du Siècle d’or : depuis la parution de l’anthologie fondamentale de Cotarelo (Bibliografía de las controversias sobre la licitud del teatro en España. Madrid, Est. Tip. de la Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, 1904 ; facsimilé de l’ouvrage, avec une étude préliminaire et des index, en 1997) et depuis sa propre synthèse de 1988, aucune étude générale n’a vu le jour. Si une trentaine d’articles sur des points de détail ont paru, seule la thèse de Carine Herzig (« L’affaire Guerra » : un épisode de la Controverse éthique sur la légitimité du théâtre dans l’Espagne de Charles II. Textes et contextes (1682-1684), Toulouse, 2003) envisage avec brio l’ensemble d’un des moments forts de ladite polémique.

    En raison des limites et graves insuffisances de l’ouvrage de Cotarelo, la tâche encore à accomplir est immense, tant sur le plan de l’édition que sur celui des analyses de chacun des textes et des considérations générales sur l’évolution du propos ou les rapports des productions espagnoles en la matière avec les textes correspondants en Europe.

    Pour donner quelques exemples, MV partira d’un texte du romancier sicilien Andrea Camilleri, La disparition de Judas (La Scomparsa di Pató), pp. 116-118 et 134-135, dont l’action se déroule en 1890. De sa lecture il dégage six aspects relatifs à la querelle su théâtre :

  • l’opposition radicale entre Augustin et Thomas d’Aquin ;
  • la circulation internationale des textes de la polémique ;
  • les positions divergentes des différents membres du clergé ;
  • l’importance du contexte local ou régional ;
  • la différence entre condamnation par ouï-dire et approbation du spectateur ;
  • le cas particulier du théâtre hagiographique.

MV retiendra plus précisément les trois thèmes suivants : 1) augustinisme et thomisme ; 2) querelle des autorités ; 3) circulation internationale et nationale des textes

  • Au seul saint Thomas d’Aquin qu’il avait invoqué comme fil directeur de son ouvrage de 1988, il conviendra, dans la ligne des travaux de Marc Fumaroli, de rappeler et d’évaluer à sa juste mesure la place de saint Augustin dans le débat, afin de définir avec plus de justesse la spécificité de la querelle espagnole.
  • Grâce à un travail — à peine engagé — d’édition ou de réédition des textes espagnols, on sera mieux en mesure de constituer un très souhaitable Dictionnaire raisonné des citations et références dont usent à l’envi les polémistes : son principal intérêt sera de permettre l’établissement des filiations éventuelles ainsi que l’étude des variations évolutives dans la manipulation des autorités considérées.
  • Cela devrait également faciliter l’examen de la circulation des textes, soit à travers l’Europe, soit au sein d’un même ensemble national. Le cas de la Circuncisión de las comedias, du jésuite catalan Jaime Albert (1629), texte traduit par le jésuite Ottonelli vingt ans plus tard est révélateur (à côté de la diffusion européenne du traité, en latin, de Mariana) de l’importance du réseau jésuite international, dont on retrouve des manifestations dans nombre des textes de l’affaire Guerra.

Par ailleurs, MV évoque un autre écrit — la Respuesta du curé oratorien de Valencia, Luis Crespí de Borja (1649) — pour illustrer plusieurs éléments jusqu’ici insuffisamment étudiés de la polémique espagnole ; à savoir : son inscription au terme de la plus grave crise du théâtre au xviie siècle (1644-1649), dont la véritable histoire reste à écrire ; ses prolongements nationaux dans l’affaire Guerra ; l’impact du contexte régional avec l’opposition entre diverses factions cléricales et les tentatives de fermetures locales des corrales ; la prise en compte, timide encore, des œuvres littéraires, dans le débat (on est très loin de ce qui se passe en France).

« La singularité du débat espagnol : la place de la question ontologique (1) » §

L’intervention souhaite donner des pistes pour apprécier ce qui distingue la polémique espagnole des débats français. Ces derniers sont en effet fortement travaillés par une réflexion sur l’essence du théâtre, notamment sur la représentation et ses effets, envisagés au filtre d’une perspective ontologique. Or la situation espagnole semble très différente.

 

Dans une première partie, on s’arrête sur le théâtre religieux (tragédie chrétienne et comedia de santos) et sur les débats virulents qu’il a suscités dans les deux pays. Loin d’être anodin, ce cas est symptomatique de la manière dont se nouent les débats, car il suppose la possibilité de penser un théâtre moral, idée que les détracteurs du théâtre se doivent de déconstruire. Les augustiniens français soulignent l’incompatibilité fondamentale entre théâtre et christianisme : le théâtre se définit par les passions profanes qu’il met en scène : soit il est amené à dégrader l’ethos chrétien, soit il s’avère incapable de le mettre en scène. Les théâtrophobes espagnols ont pour principale cible le théâtre de leur époque, comme l’indiquent les anecdotes sur le comportement des acteurs dans les théâtres publics et la stigmatisation régulière des traits propres à la comedia nueva – présence d’une intrigue galante et des personnages bouffons, ou gracioso. Les vertus chrétiennes sont selon eux souillées par le contact avec certains aspects du théâtre contemporain, alors que selon les Français, il y a une exclusion réciproque et essentielle entre vertu et théâtre. Les arguments espagnols sont clairement historicisés, alors que ceux des Français sont transhistoriques et s’attaquent à un théâtre considéré dans sa permanence.

La seconde partie de l’exposé développe plus largement la polarisation contextuelle des débats en Espagne.

  • Elle s’attache d’abord au fait que les textes contre le théâtre sont régulièrement adressés au pouvoir ou émis en réaction à une requête de celui-ci (lorsqu’il s’agit de savoir si les théâtres doivent être rouverts), voire même formulés par des instances telles que le Conseil de Castille. Par ailleurs, de nombreux textes contre le théâtre apparaissent dans des ouvrages sur le gouvernement d’une bonne république chrétienne ou sur le comportement de l’homme chrétien, liés au contexte d’émergence de la monarchie moderne. Cet ancrage contextuel qui relativise la portée des critiques en les associant aux seules pratiques contemporaines correspond à un consensus global touchant la nécessité du divertissement.
  • En effet, contrairement à ce que l’on observe en France, les propos de saint Thomas sur la nécessité du divertissement pour la conservation de la vie humaine sont acceptés y compris par les détracteurs du théâtre. L’usage contemporain de l’art théâtral est seul en cause dans leurs diatribes, alors que les opposants français s’attaquent à l’art conçu dans sa permanence et considéré comme mauvais par essence. Cette focalisation sur le théâtre contemporain est renforcée par la mention des genres concernés, comedia de capa y espada, comedia de santos, mais aussi zarzuela et entremés : il s’agit toujours de formes créées et pratiquées à partir de la fin du XVIe siècle.
  • Enfin, les anecdotes, massivement utilisées par les Espagnols (alors qu’elles sont rares en France) pour prouver la dangerosité du théâtre, concernent toujours la pratique dans les théâtres commerciaux contemporains (corrales), qu’il s’agisse des scandales liés aux mœurs des acteurs ou des accidents de mise en scène interprétés comme des châtiments divins. Ces allusions à des événements précis et contemporains contribuent à contextualiser fortement le débat.

 

La troisième partie livre, en guise de conclusion, quelques pistes pour nuancer ce tropisme espagnol qui semble conduire à l’évitement, de la part des théâtrophobes espagnols, d’une réflexion de fond sur les pouvoirs et les effets du théâtre. Outre que certains textes – tel le Traité contre les jeux publics du P. Mariana – parviennent à articuler le combat contre le théâtre contemporain à une réflexion ontologique sur l’art théâtral, on peut par ailleurs s’interroger sur les éléments théoriques qui se dessinent à travers les propos historicisés. Si la polémique espagnole est contextualisée et souvent plus anecdotique que théorique, référant au cas particulier plutôt qu’à l’essence du théâtre, elle révèle néanmoins des éléments de pensée qui pèsent sur le débat, même s’ils sont occultés, volontairement ou involontairement. L’évocation des pouvoirs du théâtre, susceptible de corrompre par la transmission d’une « mala doctrina », ou d’éduquer à l’instar d’un sermon, présuppose tout un arrière-plan sur l’efficacité foncière de la représentation mimétique, même si celle-ci n’est pas vraiment développée pour elle-même. Par ailleurs, l’anecdote est souvent porteuse d’un discours théorique implicite sur le pouvoir de contagion du théâtre, qui désigne une force tenant au medium même. En somme, l’impensé théorique de ces textes est sans doute aussi abstrait, savant et ontologique que dans la polémique française, mais il demeure à l’état latent ou embryonnaire, soit par défaut de capacités théoriques des auteurs (mais cela ne vaudrait pas pour tous), soit parce que la priorité n’est pas de discréditer le théâtre en tant que tel, mais bien sa réalisation au présent et en Espagne.

« La singularité du débat espagnol: la place de la question ontologique (2) » §

Dans un premier temps, Florence d’Artois est revenue sur l’utilisation – a priori paradoxale – de saint Augustin dans un champ qui n’est pas celui du débat sur la moralité du théâtre, mais qui est celui de la poétique. Dans un deuxième temps, elle a essayé de donner une vision d’ensemble de la présence de l’augustinisme dans la polémique sur la moralité du théâtre.

 

1. Dans sa Nueva idea de la tragedia poética (1633), González de Salas analyse le plaisir qui découle de la représentation tragique (Poétique, 1448b) en convoquant le fragment du livre III des Confessions où Augustin analyse le même phénomène (résumé par la formule “et cette douleur est leur plaisir”) mais pour le condamner.

Si d’un point d’un vue externe, cette utilisation est paradoxale (puisque Augustin condamne ce que Salas, après Aristote, place au coeur de l’alchimie du genre tragique), d’un point de vue interne, la référence est en fait très cohérente : elle s’inscrit parfaitement dans la logique de la Nueva idea puisqu’en les condamnant, saint Augustin désignait les ressorts les plus efficaces de la fable.

Cette utilisation est tout à fait singulière, les autres commentaires espagnols de la Poétique évitant la question du paradoxe du plaisir tragique ou s’en tenant à une lecture aristotélicienne plus classique. C’est le cas notamment du Pinciano, qui identifie bien les termes du débat (d’un côté, Platon et Augustin, de l’autre, Aristote et saint Thomas), et invalide dès l’entrée de son commentaire (dans la deuxième épître de la Philosofía antigua) la critique platonicienne et augustinienne, préalable nécessaire à la définition d’une poétique aristotélicienne dans laquelle le deleite (le plaisir) fait à la fois office de finalité instrumentale et architectonique.

2. Dans les textes de la querelle sur la moralité du théâtre, l’augustinisme est relativement peu présent et, à de rares exceptions près, du point de vue du contenu, ses manifestations sont moins subtiles que dans le texte précité de la Nueva idea : sur l’ensemble des textes de l’anthologie de Cotarelo (soit 120-150 textes pour les XVIe et XVIIe), une vingtaine présente une référence explicite à saint Augustin.

Dans les cas de citation explicite, le saint Augustin le plus souvent mobilisé n’est pas celui de l’analyse du plaisir tragique dans les Confessions, mais celui du deuxième livre de la Cité de Dieu. La plupart du temps, la référence est utilisée comme un simple argument d’autorité à côté d’autres figures de la patristique, notamment Tertullien, qui est beaucoup plus présent. Quand elle est développée, elle vise le théâtre antique comme pratique idolâtre et spectacle de turpitudes.

Mais il existe aussi un augustinisme implicite, qui prend presque toujours la forme de la critique de la contagion passionnelle et que l’on ne trouve, assez logiquement, que sous la plume des détracteurs du théâtre.

Du point de vue chronologique, on peut distinguer trois grands moments : d’abord au tournant du siècle (Mariana) ; saint Augustin apparaît ensuite plus discrètement dans les Discursos de Guzmán en 1613, les Diálogos de las comedias (anonymes) en 1620 et la Retractación de Crespí, 1649) ; enfin, on distingue un troisième grand moment autour des années 1680 où l’augustinisme est à la fois plus explicite et plus approfondi (chez Agustín de Guerra surtout, mais aussi chez Fomperosa et Ignacio de Camargo, 1689).

Quand elle est présente, la critique de la contagion passionnelle présuppose une réflexion ontologique sur la nature même de la mimèsis théâtrale, qui détonne avec les enjeux essentiellement éthiques et politiques, et les positionnements (finalement peu théoriques et spéculatifs) dominants dans les textes de la querelle sur la moralité du théâtre. On retrouverait donc dans le contexte espagnol quelque chose de similaire à ce qui a lieu en France, à ceci près qu’en Espagne cela reste un épiphénomène et que, la plupart du temps, la réflexion ontologique reste sous jacente, sans être explicitée. Le raisonnement est tronqué : on s’en tient au constat de la contagion et de ses mécanismes (les circonstances matérielles, de la représentation, du corps de l’acteur à la musique, charment les sens) sans qu’il y ait de critique explicite du caractère fallacieux de la fiction et de la mimèsis en elle-même.

« Lope de Vega et les aristotéliciens : la querelle de la ‘Spongia’ » §

On désigne, depuis la thèse de J. de Entrambasaguas (1929), comme « guerre littéraire » un épisode aigu de polémique lié à la publication en 1617 d’un texte intitulé Spongia. D’autres travaux sont revenus récemment sur cette période (éd. et étude, en 2011, de J. Gonzalez-Barrera ; thèse de X. Tubau en 2008, art. de Conde Parrado, 2012).

 

Cette polémique mêle les attaques personnelles portées contre Lope de Vega et les disputes plus savantes autour des positions d’Aristote, les ennemis du premier étant partisans du second (généralement associé aux poètes italiens pris pour modèle). Elle a intéressé de nombreux écrivains et lettrés : Cristobal Suarez de Figueroa, Juan Pablo Martir Rizo, Francisco Lopez de Aguilar, Tomas Tamayo de Vargas, Luis Tribaldos de Toledo, Manuel Ponce, Luis Vélez de Guevara, Vicente Espinel, fray Hortensio Félix Paravicino, etc.

Le cadre général est celui des rivalités littéraires autour de la personne de Lope de Vega et notamment du succès commercial que remporte son théâtre depuis la fin du XVIe siècle. Mais les critiques ont de façon précoce visé aussi l’activité de Lope comme poète épique, les deux aspects se retrouvant dans la polémique de la Spongia.

 

Les critiques du théâtre nouveau (comedia nueva) associé au nom de Lope de Vega sont nombreuses et continues. On les trouve notamment sous la plume de Cervantès dans le Quichotte (1605), sous celle du poète sévillan et farouche partisan de la Poétique Cristobal de Mesa. La publication par Lope, en 1609, de l’Art nouveau de faire des comédies (en appendice à la seconde édition de ses Rimas) a pu être reçu comme une provocation mais n’a pas vraiment causé un regain d’hostilité.

Peut-être n’est-ce pas la même chose en ce qui concerne Norte de la poesía española, volume de comedias valenciennes, publié en 1616 et précédé d’un texte dont l’auteur a caché son nom sous celui de Ricardo de Turia. Turia est très ouvertement polémique, comme le laisse voir l’entrée en matière, mordante et spirituelle, qui lui permet de s’en     prendre aux adversaires du nouveau théâtre, qu’il appelle les « sectateurs de Térence et de Plaute » (« teresiarcos » et « plautistas » dans le texte original). Or c’est l’année suivante qu’est publié El pasajero de Suarez de Figueroa (qui aura un rôle important dans la querelle), ainsi, donc, que la Spongia (éponge ou pierre ponce grâce à laquelle on devrait réduire à néant l’œuvre de Lope de Vega) signée d’un certain Trepus Ruitanus Lamira (anagramme de Petrus Turrianus Ramila, soit Pedro de Torres Rámila).

 

Une grande importance est accordée dans ce texte à dénigrer Lope comme poète épique. Relativement, les critiques des comédies (comedias) sont moins virulentes, moins précises : celles-ci sont condamnées dans l’ensemble, parce que Lope y dirait des inepties. Les attaques portent pour beaucoup sur son inculture (notamment sa méconnaissance supposée du latin : le seul fait d’avoir écrit la Spongia en latin, et dans une langue recherchée, aurait rendu difficile la simple lecture du texte pour le poète).

Tiré probablement à très peu d’exemplaires, ce texte ne nous est pas parvenu ; aucun exemplaire n’en a été retrouvé, et l’on ne peut reconstituer son contenu que grâce à la réponse qui a été apportée par les amis de Lope de Vega, publiée peu après (1618) sous le titre Expostulatio Spongiae a Petro Turiano Ramila pro Lupo a Vega Carpio (petit livre imprimé apparemment à Troyes – Tricassibus – mais certainement à Madrid et portant le blason du duc de Sessa, protecteur de Lope et qui en a peut-être payé la publication) par Julio Columbario, sous le nom de qui se cache Lopez de Aguilar, Lope lui-même, et le mystérieux Français Simon Chauvel.

Si l’on suit sur cette question Pedro Conde Parrado, qui a exposé ses conclusions dans un article récent, la réponse des amis de Lope est un patchwork, réalisé par un érudit, un savant latiniste, qui prend de ci de là des morceaux de textes écrits récemment afin de réaliser dans une certaine urgence l’Expostulatio.

En réponse aux attaques personnelles, le livre est principalement une « anthologie apologétique », qui propose une série répétitive de comparaisons hyperboliques (Virgile, Homère, etc.). La défense tente également de répondre, en citant les autorités (Aristote et Horace), que Lope a bien respecté les préceptes. L’épilogue s’en prend à Torres Ramila, menacé de représailles physiques, avant une nouvelle série de louanges, un songe burlesque (Oneiropaegnion, sive iocus) et enfin un Appendix signé par Alfonso Sanchez, consacré à la défense du théâtre (on le trouve dans les Ideas estéticas de Menéndez y Pelayo) : en substance, et sans beaucoup d’arguments, celui-ci reprend l’idée que Lope n’a pas besoin de suivre les règles car il est l’inventeur d’un nouveau théâtre.

 

Dans ces mêmes années, et de fait au moins jusqu’en 1621, on trouve de nombreuses réponses de Lope à ces attaques (notamment dans le paratexte : dédicaces de ses comedias et prologues de ses recueils – Partes de comedias).

Plus tard encore, on trouve des traces de ces attaques, ou leur souvenir : dans La Filomena, en 1621, un débat oppose deux oiseaux, dont l’un est Torres Ramila – mais c’est alors une autre polémique, sur la nouvelle poésie, qui s’enclenche là, contre Gongora… Et jusque dans des œuvres plus tardives (Antijauregui, Laurel de Apolo, en 1630, ou dans le prologue de La Dorotea en 1632), on trouvera des allusions à Torres Ramila.

 

On considère qu’en 1622 la polémique est terminée, cependant. En 1621, un changement politique majeur s’est produit avec l’arrivée sur le trône d’un nouveau roi, et surtout le gouvernement du comte-duc d’Olivares (le roi n’a que 16 ans) ; or le valido et le monarque ont du goût pour le théâtre.

Lope a désormais en vue d’obtenir les faveurs des nouvelles figures du pouvoir (il n’y parviendra pas). La polémique, par conséquent, se dilue, ou se multiplie : on trouve alors sous sa plume des attaques contre les gongoriens, contre les aristotéliciens ou grammairiens, mais aussi contre les imprimeurs et les faussaires de diverse nature qui nuisent à sa réputation littéraire et tout simplement le dépouillent de ses œuvres. Enfin, un changement du goût du public affecte dangereusement le ‘Phénix’ qui se sent pour ainsi dire vieillir : il se plaint alors des ‘charpentiers’, des auteurs qui ont recours aux machineries récemment importées d’Italie.

Les paratextes signés par Lope de Vega, qui sont nombreux dans ces mêmes années de polémique, sont le support idoine pour les plaintes du poète, tout comme elles lui donnent l’occasion de remercier les amis qui l’avaient secondé dans sa querelle, en leur dédiant individuellement une comedia.

Lope, en réalité, depuis une bonne trentaine d’années, se plaint de l’envie (envidia) dont il fait l’objet de la part des autres poètes. S’il s’exprime plus que par le passé, grâce au paratexte, c’est que les buts qu’il poursuit sont multiples. Au fond, c’est la preuve que les querelles des doctes sont réellement sans portée : rien ne ressemble à l’ombre d’une possibilité pour ces « théoriciens » ennemis d’avoir pesé dans la pratique de l’écriture théâtrale.

Peut-être en a-t-il été ainsi parce que la querelle avait d’abord un fondement personnel ; qu’il s’agissait d’une vaine polémique, d’une instrumentalisation d’enjeux poétologiques à des fins d’ambition sociale et personnelle (thèse d’Entrambasaguas qui rend Suarez de Figueroa responsable des hostilités).

Il demeure sans aucun doute des zones d’ombre, dans cette polémique, dont la moindre n’est pas que le texte qui a mis le feu aux poudres ne nous soit pas parvenu…

Discussion §

L’invocation des autorités implique-t-elle une mise à distance de la production concrète et des textes dramatiques plus ou moins contemporains ?

A la fin du siècle, les références s’internationalisent ; ainsi chez Camargo (1689) qui met en place cette stratégie nouvelle, notamment pour ne pas être prisonnier des textes des Pères de l’Eglise. Quand les textes sont mentionnés, ce sont surtout des comedias de santos : par exemple, chez Bances y Candamo (Theatro de los theatros de los pasados y presentes siglos, 1690), ou dans la Lettre anonyme de 1682.

Il y a de ce point de vue une différence notable avec la France où les détracteurs mobilisent des pièces précises, où l’on trouve des argumentaires fondés sur une liste de pièces ; et avec l’Angleterre de la « Jeremy Collier controversy ».

 

Est-ce que les décisions prises par les autorités s’appuient sur une réflexion éthique ?

Oui, c’est le cas par exemple du texte du Conseil de Castille en 1666 sur l’interdiction du théâtre (Consulta del Consejo de 6 de Diciembre de 1666), où sont formulés des arguments politiques et des arguments traditionnels.

NB : En Espagne, le théâtre de cour n’est pas attaqué.

 

La question des aumônes (le théâtre détourne l’argent des aumônes) : présente en France au milieu du XVIe s., la question ressurgit au XVIIIe. En Espagne, elle reste constamment présente, dans les mémoires destinés au roi notamment, avec cette différence que les salles de théâtre (corrales) sont parfois les propriétés de confréries et que les dépenses des spectateurs constituent une part des revenus des hôpitaux (à Madrid par exemple).

Mercedes Blanco intervient au sujet de la question ontologique : le choix de l’attaque sur les questions pratiques, sur le théâtre tel qu’il est en Espagne au XVIIe est une position stratégique, car invoquer saint Augustin, ce serait se signaler comme calviniste ou comme janséniste… donc une querelle placée sur le terrain théologique serait perdue d’avance.

Séance sur l’espace germanique (XVIe-XVIIIe siècles)
Mercredi 14 mai 2014 §

« Le Verbe, le Corps, les Sens : un bref aperçu des polémiques sur le théâtre dans l’espace germanique (XVIe-XVIIIe siècles) » §

Résumé §

* Problème : très grande disparité au sein du « Saint Empire romain Germanique » (l’Autriche ou la Bavière par exemple n’ont rien à voir avec le Brandebourg ou les villes libres d’Empire) = situations à différencier suivant les contextes géopolitiques (et historiques), synthèse pas encore faite.

* Tournant intervenu au début du XVIe siècle avec la Réforme (Martin Luther) : Le théâtre n’est pas du tout rejeté. Instrument (voire 'arme') mis au service de la nouvelle ecclésiologie. Naissance d’un théâtre scolaire, didactique, à fondement biblique. Production d’une extrême richesse, vitalité et longévité.

* Dans la seconde moitié du XVIe siècle toutefois, mais plus encore au XVIIe siècle : double concurrence. Contre-offensive de la Contre-réforme catholique, avec les Jésuites, qui font précisément du théâtre leur arme de prédilection ; concurrence interne, avec « la Seconde Réforme », menée par les calvinistes, non officiellement reconnus et fort agressifs.

= On ne peut donc affirmer que « les Protestants » seraient hostiles au théâtre. Globalisation abusive (seuls les calvinistes et puritains, à des degrés divers, et principalement pasteurs et prédicateurs). Haine non pas 'religieuse', mais due à des postulats théologiques et anthropologiques précis, qui clivent les camps confessionnels en interne (cf. oppositions au théâtre dans la France catholique, courants janséniste et dévots). Par ailleurs, évolution des positions qui se nuancent = Paysage très différencié et complexe.

* 1er exemple, la Suisse au début du XVIIe siècle : publication anonyme en 1624 du pamphlet Observations sur les comédies ou spectacles (Bedencken gegen die Comoedien oder Spilen), due à Johann Jacob Breitinger (1575-1643), Président du Conseil d’Église à Zurich, calviniste rigoriste. Plaide pour l’incompatibilité entre le statut de chrétien et l’activité théâtrale, active (jouer) et passive (regarder). Crainte de fusion entre l’acteur et le rôle représenté, mais aussi contamination du spectateur. Grand débat sur question des adiaphora (catégorie récusée par calvinistes, au contraire des luthériens) = Attaque frontale contre le théâtre scolaire luthérien, même biblique, et contre théâtre jésuite. Mais aussi contexte de violences (début guerre de Trente Ans). = Prohibition totale jusqu’en 1671.

* 2e exemple : Hambourg à la fin du XVIIe siècle, la « Querelle de l’opéra » : due à la Création en 1678 du premier Opéra bourgeois à vocation commerciale, et à l’introduction du nouveau genre (théâtre chanté) d’origine italienne, dans la Ville Libre. Très forte hostilité d’une partie du clergé luthérien, gagné aux idéaux rigoristes du mouvement piétiste. Querelle en deux temps, 1678-1686 (pasteur Anton Reiser, chef de file des opposants) puis 1688-90. Dimension confessionnelle : haine envers un genre 'papiste' dangereusement séduisant (pour public) par mélange de musique, chant et danses profanes (malgré sujets souvent bibliques ou édifiants). Hostilité d’ordre éthique, et non dramatique : ostentation des corps sur scène, sensualité/ excitation d’affects, volupté des sens= Satan. Mais victoire des partisans de l’opéra, grâce au soutien des autorités civiles, et à la mobilisation des artistes professionnels.

* 3e exemple : Saxe au début du XVIIIe siècle : querelle des danses, danse théâtrale et ballet (de cour, origine française). Première querelle à Gotha (1691-1700) puis à Leipzig (1704-1707). Attaque des pasteurs piétistes contre attraction du théâtre sur générations de jeunes gens qui envisagent de devenir professionnels, puis contre système de représentation des élites princières, qui se produisent sur une scène de théâtre et exhibent leur corps. Le maître à danser Pasch réfute le pamphlet piétiste de J.C. Lange (accusations : « saltations impudiques des mimes païens ») et démontre moralité et même utilité de ce type de théâtre dansé, extrêmement contrôlé et fondé sur des règles. Réflexion nouvelle sur la notion de « représentation ».

Conclusion §

Arguments connus et récurrents, fondés sur Paul (1, Cor, 4, 9) et références patristiques, mais aussi dépendants de débats théologiques alors cruciaux (les adiaphora, le statut des images, la « liberté » du chrétien). Méta-discours qui procède par accumulation quantitative et réitération incantatoire, en décalage de plus en plus flagrant avec la réalité changeante. Postulat d’analogie transhistorique, entre la décadence morale actuelle de l’Allemagne chrétienne et celle qui avait entraîné la chute de la Rome antique, païenne : incompatible avec thèse progressiste, qui valorise l’évolution historique intervenue et la moralisation des spectacles.

Crises et polémiques : symptômes d’une transition douloureuse, d’une difficulté à adapter des valeurs religieuses immuables à un monde et une société en pleine mutation. Rapport tourmenté entre la religion et les arts, entre théologie et esthétique : difficile 'sécularisation’ des expressions culturelles + retard intervenu dans la laïcisation (par rapport à la France). Mais paradoxe : dans 2e moitié du XVIIIe siècle, pleine légitimité du théâtre est acquise. Devient même une expression de l’identité culturelle allemande.

* Travail qui demeure à faire : bilan synthétique de toutes ces manifestations de haine envers les pratiques théâtrales et scéniques au sein de l’espace germanique (différencier + revenir sur cas moins connus). Etude de la dimension européenne de cette haine (circulation des acteurs, s’interroger sur « transferts » d’idées, traduction de livres). Aller en quête d’explications de ce phénomène de coïncidences historiques.

« Représentation sur scène, implication dans la vie théâtrale et bienséances : les polémiques autour des pasteurs au théâtre dans l’Allemagne du XVIIIe siècle » §

I. Les pasteurs sur scène §

1. Le Piétisme en robe à paniers de Luise Gottsched (1736) §

Cas un peu particulier d’une comédie qui ne met pas en scène un pasteur mais un dévot piétiste. Le Piétisme en robe à paniers, publié anonymement en 1736, est en réalité la traduction d’une pièce satirique du Père jésuite Hyacinte Bougeant, La Femme Docteur ou la Théologie tombée en quenouille (1730), à l’origine dirigée contre les jansénistes. Luise Gottsched ayant trouvé une grande ressemblance entre ces derniers et les piétistes allemands8, elle traduit la comédie et la transforme en satire contre les piétistes. La pièce connaît rapidement un succès de scandale : éditée sept fois en deux ans, malgré – ou à cause de – la censure qui la frappe, en particulier dans les villes où le piétisme est bien implanté (Königsberg) ou dispose de soutiens puissants (Berlin, où le roi de Prusse Frédéric Guillaume Ier est favorable aux piétistes). Il semblerait que cette pièce fût le prétexte à un nouvel édit établissant en Prusse une censure sévère concernant l’impression, l’importation et la diffusion des écrits.

Les violentes réactions sont dues au fait qu’il s’agit bien ici d’une satire visant tout un groupe et une forme de foi qui est tournée en ridicule et même calomniée. Le piétisme est qualifié de « secte impie », ses adeptes « d’hypocrites, de méchants, de débauchés sans mœurs ni religion » (V, 8). Si l’on compare avec La Bigote de Gellert, autre comédie sur un thème religieux (1745), on constate un ton et une réception radicalement différents. Gellert écrit certes une comédie satirique, mais empreinte de fine ironie et surtout fustigeant un vice, celui de la fausse piété, et non toute une foi, un groupe et son idéologie.

Le succès de la pièce reste limité : pas de réédition après 1737, une seule représentation attestée (Francfort-sur-le-Main le 4 avril 1750). Et plus personne, hormis Gottsched, ne fait référence à cette œuvre par la suite. « feu de paille de scandale » sans grande postérité ni grandes conséquences (sauf peut-être l’édit de censure prussien).

2. Les Pasteurs de campagne de Johann Christian Krüger (1743) §

Les Pasteurs de campagne est une comédie en trois actes et en prose de Johann Christian Krüger, publiée en 1743. La satire est là aussi violente, et la pièce est confisquée immédiatement après sa parution, mais tout comme Le Piétisme en robe à paniers, elle obtient un succès de scandale (trois éditions en un an). C’est le ton adopté qui semble choquer les bienséances et provoque une levée de boucliers unanime chez les critiques contemporains (exagération, généralisation abusive de la satire des membres du clergé, agressivité à l’égard d’un état tout entier).

Un an après, un auteur anonyme publie une comédie en deux actes dans les Améliorations et compléments à la comédie des Pasteurs de campagne (Verbesserungen und Zusätze des Lustspieles die Geistlichen auf dem Lande, 1744). L’auteur affirme que l’on ne trouve dans la pièce de Krüger « rien que de la rancœur et de la haine, mêlées des choses les plus viles » (sans doute une allusion à l’état de Cathrine, la servante engrossée par Muffel, mais aussi à la familiarité entre le noble Roseneck et le valet Peter). Il met lui aussi l’accent sur la caractère indigne et hargneux de cette satire de tout un état, qui touche en outre une profession des plus honorables et utiles à la société, et qui s’apparente à une trahison, puisque Krüger, ancien étudiant en théologie, s’attaque aux siens et à ceux dont il a voulu faire partie. La comédie de l’auteur anonyme est une satire des hommes de loi corrompus et des nobles débauchés, dans laquelle le pasteur Treulieb représente la vertu et la piété. Il souligne (en gras dans le texte) que seuls « quelques hommes de loi » sont concernés, pour montrer la distance qu’il prend avec les satires à la Krüger. Réplique sous forme de comédie, mais de « fausse » comédie, qui n’est pas réellement destinée à la scène mais qui se place sur le même terrain, pour montrer comment faire autrement / mieux.

II. Les pasteurs dramaturges et spectateurs : la seconde querelle du théâtre de Hambourg (1769) §

Cette seconde querelle (80 ans après la 1ère) n’a étrangement rien à voir avec cette dernière. Elle commence par une affaire de susceptibilités personnelles, et les autorités (religieuses comme municipales) ne s’en emparent pas (sauf finalement le sénat de Hambourg, mais pour y mettre un terme justement). Le déclencheur en est la représentation d’une comédie, Le Duel (Der Zweikampf) sur la scène du théâtre national de Hambourg, en 1768. L’auteur, Johann Ludwig Schlosser, qui est à l’époque pasteur, l’avait rédigée lorsqu’il était étudiant, et a autorisé sa représentation, puis sa publication, à condition que son nom ne soit pas révélé. Or Christian Adolf Klotz, dans sa critique de la pièce dans la Bibliothèque allemande (Deutsche Bibliothek), ne peut s’empêcher de révéler le nom et de glisser une remarque provocatrice à l’encontre du clergé hambourgeois : « Cela mettrait le Ministère de Hambourg hors de lui s’il apprenait que l’un des siens s’est laissé ainsi aveuglé par l’Ennemi. » Le pasteur Johann Melchior Goeze réagit alors vivement, pour deux raisons : 1) la forme de la pointe est à ses yeux inadmissible car elle ridiculise les ecclésiastiques en les présentant comme des hystériques prompts à enrager ; 2) il connaît fort bien Schlosser, avec lequel il entretient des liens d’amitié, et se sent très certainement personnellement blessé ou du moins déçu par cet homme qu’il estimait. Il répond donc très vivement, dans un périodique « adverse », mais de façon anonyme et sur le ton ironique (voire sarcastique), fustigeant en particulier le vain désir de gloire de l’auteur. Les choses s’enveniment, et Goeze finit par se dévoiler, mais sur l’entremise d’un tiers pacificateur, il envoie une lettre d’excuses à Schlosser, qui les accepte. L’affaire aurait pu en rester là si entre-temps, un ami bien intentionné de Schlosser, Heinrich Vincent Nölting, ne s’était avisé de prendre sa défense dans une brochure qui relance la querelle. S’ensuit une dizaine d’opuscules polémiques ainsi que la réédition d’une traduction du discours du Père Charles Porée sur la moralité du théâtre.

L’écrit le plus intéressant de la série est celui de Goeze, Etude théologique sur la moralité de la scène actuelle, dans lequel il s’attache plus particulièrement à deux questions : 1) un prédicateur peut-il fréquenter le théâtre, écrire, faire représenter et imprimer des pièces ? 2) peut-on effectivement vanter les mérites de la scène comme un temple de la vertu et une école des nobles sentiments et des bonnes mœurs, comme ses ardents défenseurs le font alors ? Roland Krebs a consacré un article à cet écrit de Goeze, le remettant en contexte et le présentant comme une réponse parfaitement réfléchie, argumentée et cohérente aux tenants de la scène « morale ». Goeze reconnaît que certaines pièces peuvent justifier le point de vue des défenseurs de la scène, mais il souligne qu’elles sont noyées dans un flot de comédies indignes, qu’elles sont toujours accompagnées d’un Nachspiel et de ballets, et que l’effet produit par la réalité du spectacle est ainsi bien loin de celui escompté ou tant vanté par les Aufklärer. Il s’attaque également à la plaisanterie raffinée, soulignant que raffinement et polissage des mœurs ne sont pas synonymes de moralité. Le théâtre malgré tous ces progrès reste donc une œuvre du diable et les chrétiens doivent s’en tenir éloignés. Pour mieux prouver ce qu’il avance, Goeze ne réclame pas l’interdiction des spectacles mais ébauche lui aussi un projet de scène idéale, afin de montrer à ses opposants à quoi une scène véritablement morale devrait ressembler, et dans quelles conditions elle serait possible. Il élabore un plan en quatre parties :

1) élimination de toutes les pièces amorales, indignes ou même simplement purement divertissantes (perte de temps et d’argent).

2) constitution d’une commission (formée d’hommes sages et pieux) qui jugeraient des nouvelles pièces à choisir (ce choix ne doit pas être laissé aux acteurs ou directeurs, car le souci financier pervertit nécessairement le projet).

3) surveillance étroite des mœurs des acteurs et actrices.

4) suppression des représentations quotidiennes (perte de temps superflue).

Goeze ne se fait pas d’illusion, il sait que ce programme est utopique. R. Krebs émet l’hypothèse que le pasteur poursuit deux objectifs dans cet opuscule : discréditer le théâtre national de Hambourg en montrant qu’il n’a rien de la scène morale idéale qu’il prétend être (en lui opposant ce que serait un théâtre véritablement temple des bonnes mœurs), et démontrer l’impossibilité même d’une scène parfaitement vertueuse au vu de ces conditions irréalisables. R. Krebs souligne également les points communs entre cet « ennemi » du théâtre et les théoriciens du théâtre national « purifié » : le théâtre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des gens de théâtre, et si les troupes dépendent financièrement des revenus des représentations, il n’y a aucune moralité à espérer ; le choix des pièces doit être fait par des gens « éclairés » (= censure) ; la moralité des acteurs et actrices doit elle aussi être strictement surveillée. Les deux parties dialoguent, ce qui illustre bien la thèse avancée dans l’introduction du récent volume sur l’hostilité au théâtre (Theaterfeindlichkeit) d’un rapport productif et d’une interpénétration des discours pro et anti-théâtre, qui se répondent et se fécondent mutuellement, les mouvements de réformes théâtrales naissant souvent des critiques sur le théâtre.

III. L’Université contre le théâtre §

L’hostilité des milieux universitaires  est un autre phénomène intéressant et qu’il conviendrait de comparer avec la traditionnelle hostilité religieuse : dans quelle mesure les réticences de certaines universités allemandes au théâtre ne sont-elles que le prolongement de positions théologiques ? Y a-t-il des spécificités dans l’argumentation ? A première vue, il semblerait que les motifs des universités soient plus « pragmatiques » que les justifications théologiques : les étudiants préfèrent la fréquentation des salles de spectacle à celle des salles de cours, le théâtre incite à la dissipation, écarte de l’étude, conduit à des dépenses inconsidérées (comédie, cafés et brasseries), se révèle préjudiciable pour la moralité de la jeunesse (mauvaises fréquentations, bousculades et rixes).

Exemples : A Halle, bastion piétiste, l’université obtient dès sa fondation en 1700 l’interdiction de toute représentation, et ce jusqu’en 1745. Mais en 1771, le principal Doebbelin est chassé de la ville à la suite d’incidents entre étudiants et officiers de la garnison, ce qui met fin à la vie théâtrale de Halle jusqu’à la fin du siècle. Ce bannissement de Doebbelin ne se fait pas sans remous et donne lieu à de multiples écrits pour et contre le théâtre. A Göttingen également, le théâtre n’est toléré qu’entre 1746 et 1784. Et même à Leipzig, centre de la réforme littéraire et théâtrale de Gottsched, l’université a essayé de limiter les représentations à la durée des trois foires annuelles (demande rejetée par le Landtag) ; en 1768, l’université cherche encore à empêcher la troupe de Koch de se produire dans la ville (alors que l’influence des piétistes y est minime). A Giessen, le professeur Christian Heinrich Schmid, auteur d’une Chronologie du théâtre allemand, fut poursuivi en justice par son recteur pour s’être déshonoré en publiant un poème à la gloire d’une troupe de théâtre (celle de Seyler).

Conclusion – questions §

Caractère récurrent des querelles sur le théâtre dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, avec encore et toujours les débats sur la moralité du théâtre et la question des bienséances.

Le point commun entre les trois principaux exemples semble être en réalité leur peu d’impact sur la suite des événements, leur absence totale de postérité. Question : qu’est-ce qui fait qu’une polémique sur le théâtre ou qu’un écrit en particulier a un impact, une diffusion et une réception plus ou moins féconde ? Est-ce lié aux conditions (temps et lieu), aux personnes, à la qualité de l’argumentation ?

Éléments de bibliographie §

Sources §

  • Breitinger, Johann Jacob : Bedencken von Comoedien oder Spilen, Zurich 1624. Réédition par Thomas Brunnschweiler, Johann Jakob Breitingers « Bedencken von Comoedien oder Spielen ». Die Theaterfeindlichkeit im Alten Zürich. Edition – Kommentar – Monographie, Bern, P. Lang, 1989.
  • Reiser, Anton :

    • A. (Omega) THEATROMANIA, Oder Die Wercke Der Finsterniß, In denen öffentlichen Schau-Spielen von den alten Kirchen-Vätern verdammet/ Welches aus ihren Schrifften zu getreuer Warnung Kürtzlich entworffen L.ANTON. Reiser/ von Augspurg/ der Zeit Pastor bey S. Jacob in Hamburg. Ratzeburg/ gedruckt bey Niclas Nissen/ 1681.
    • Der Gewissen-lose ADVOCAT mit seiner THEATROPHONIA Kurtzlich abgefertiget von Lic. Antonio Reisern/ Pastorn zu St Jacob in Hamburg/ Cum Adpendice ad Polycarpum quendam, &c. Hamburg/ bey Arnold Lichtenstein/ 1682.
  • Rauch, Christopher : THEATROPHONIA, Entgegen gesetzet Der so genanten Schrifft THEATROMANIA. Zur Vethädigung der Christlichen/ vornemlich aber/ deren Musicalischen Operen/ und Verwerffung aller Heidnischen und von den Alten Kirchen-Vättern allein Verdammeten Schau-Spielen. In Druck verfertiget Durch Christophorum RAUCH, AA LL. & Philosophiae Magistrum. Hannover 1682.
  • Elmenhorst, Heinrich : Q.D.B.V.DRAMATOLOGIA Antiquo-Hodierna: Das ist: Bericht von denen OPER-Spielen/ Darinn gewiesen wird/ Was sie bey den Heyden gewesen/ und wie sie des darbey vorgegangenen abgöttischen und lasterhafften Thuens halber von den Patribus und Kirchen- Lehrern verworffen/ Ferner Was die heutige Oper-Spiele seyn/ und daß sie nicht zur Unerbarkeit/ und sündlicher Augen-Lust/ sondern zur geziemenden Ergetzung/ und Erbauung im Tugend-Wandel vorgestellet/ Dannenhero von Christlicher Obrigkeit/ als Mittel-Dinge/ wohl können erlaubet/ und von Christen ohn Verletzung des Gewissens geschauet und angehöret werden/ Aus Liebe zur Wahrheit geschrieben von Hinrich Elmenhorst/ Pr.z.S.C., Hamburg (s.D. =1688). Réédition Zentralantiquariat der DDR, Leipzig 1978.
  • Lange, Johann Christian : Vernunfft=mässiges Bescheidenes und UnpartheyischesBedencken Uber dieDurch mancherley öffentliche Schrifften und anderweitig zum öfftern angeregteStreitigkeit vom Tantzen/in welchem Hauptsächlich auf das bey der heutigen galanten Welt höchst-beliebte manierliche und Kunst-mässige Tantzen reflectiret/ und nach wohl-geprüften Gründen gesunder Vernunfft untersuchet wird/ was Weisheit- und Tugend-liebende Personen mit Grunde davonhalten können. Bey gewisser Gelegenheit/ Auf gnädigstes Erfordern einer hohen Person/ vor etlichen Jahren zu erst verfasset; Anjetzo aber mit einiger Aenderung und Zusatz zum öffentlichen Druck überlassen J.C.L.P.P. z.G. Franckfurt und Leipzig 1704.
  • Pasch, Johann : Beschreibung wahrer Tanz-Kunst, Nebst einigen Anmerckungen über Herrn J.C.L.P.P. zu G. Bedencken gegen das Tantzen/ und zwar wo es als eine Kunst erkennet wird. Worinnen er zu behaupten vermeynet/ daß das Tantzen/ wo es am besten ist/ nicht natürlich/ nicht vernünfftig/ nicht nützlich; sondern verdammlich/ und unzulässig sey/ mit angeführtem Text des Herrn Gegners. Franckfurth 1707. Réédition Leipzig 1981.
  • Fuhrmann, Martin Heinrich : Das in unseren Opern-Theatris und Comoedien Bühnen […] siechende Christenthum, Berlin 1728; Die an der Kirchen Gottes gebauete Satanskapelle, Berlin 1729.
  • Gottsched, Luise Adelgunde Viktorie : Die Pietisterey im Fischbein-Rocke, oder Die Doctormäßige Frau, Rostock (recte Leipzig), 1736, Neuausgabe hrgs. von Wolfgang Martens, Stuttgart, Reclam, UB 8579, 1968.**
  • Krüger, Johann Christian : Die Geistlichen auf dem Lande, in: Werke. Kritische Gesamtausgabe, hrsg. von David G. John, Tübingen, Niemeyer, 1986.**
  • Anonyme : Verbesserungen und Zusätze des Lustspieles die Geistlichen auf dem Lande In Zweien Handlungen Samt Dessen Nachspiel, Franckfurt und Leipzig, 1744. http://vd18.de/de-sub-vd18/content/titleinfo/12853586

Seconde querelle du théâtre à Hambourg (1769) §

NB: * Les ouvrages marqués d’un astérisque ont été numérisés et sont disponibles gratuitement sur Google livres. ** Les ouvrages marqués de deux astérisques sont également disponibles gratuitement sur Google livres, mais dans une autre édition, plus ancienne.

Études §

  • Pierre Béhar (éd.) Image et Spectacle, Amsterdam, Rodopi 1993 (Chloe 15)
  • Pierre Béhar & Helen Watanabe-O'Kelly (éd.), Spectaculum europæum. Histoire du Spectacle en Europe (1580-1750), Wiesbaden, Harrassowitz 1999.
  • Stefanie Dieckmann, Gabriele Brandstetter, Christopher Wild (éd.), Theaterfeindlichkeit, München, Fink 2012.
  • Otto Deneke, Göttinger Theater im 18. Jahrhundert, Göttingen, 1930.
  • Laure Gauthier, L'opéra à Hambourg (1648-1728). Naissance d’un genre, essor d’une ville, Paris, PUPS 2010.
  • Johannes Geffkgen: « Der Streit über die Sittlichkeit des Schauspiels im Jahre 1769 (Goeze, Schlosser, Nölting) », Zeitschrift des Vereins für Hamburgische Geschichte, Bd. 3 (1851), Hamburg : Verl. Verein für Hamburgische Geschichte, p. 56-77.*
  • Peter Höyng, « Die Geburt der Theaterzensur aus dem Geiste bürgerlicher Moral. Unwillkommene Thesen zur Theaterzensur im 18. Jahrhundert ? “, in : Wilhelm Haefs und York-Gothart Mix (Hrsg.), Zensur im Jahrhundert der Aufklärung : Geschichte – Theorie – Praxis, Göttingen, Wallstein, 2007.
  • Bernhard Jahn, Die Sinne und die Oper. Sinnlichkeit und das Problem ihrer Versprachlichung im Musiktheater des nord- und mitteldeutschen Raumes (1680-1740), Tübingen, Niemeyer 2005.
  • Catherine Kintzler, Passions et esthétique à l’âge classique en France : l’exemple de l’opéra. Pourquoi haïr l’opéra ? In : Die Affekte und ihre Repräsentation in der deutschen Literatur der Frühen Neuzeit, éd. Jean-Daniel Krebs, Bern, P. Lang, 1996, p. 265-280.
  • Doris Kolesch, Theater als Sündenschule. Für und wider das Theater im 17. und 18. Jahrhundert, in: Dieckmann/ Brandstetter/ Wild (éd.), Theaterfeindlichkeit, p. 19-30.
  • Roland Krebs, « Der Theologe vor der Bühne. Pastor Goezes Theologische Untersuchung der Sittlichkeit der heutigen deutschen Schaubühne als Streitschrift gegen das Theater und Projekt einer Idealbühne », in: De Gottsched à Goethe, 24 études sur le théâtre allemand, Berne, Peter Lang, 2012, p. 57-68. (1ère parution dans Ariane Martin und Nicola Roßbach (Hrsg.) : Begegnungen: Bühne und Berufe in der Kulturgeschichte des Theaters, Tübingen, Francke Verlag, 2005, p. 43-52)
  • Wolfgang Mertens, Officina Diaboli. Das Theater im Visier des halleschen Pietismus, in: Halle. Aufklärung und Pietismus, éd. Norbert Hinske, Heidelberg 1989, p. 183-208.
  • Günter Meyer, Universität gegen Theater, Hallisches Theater im 18. Jahrhundert (=Die Schaubühne, Band 37), Lechte, Emsdetten, 1950.
  • Helmut Thomke, Die Zügelung und Unterdrückung des Theaters durch die Obrigkeit in den reformierten Staaten, in : Religion und Religiosität im Zeitalter des Barock, éd. Dieter Breuer, Wiesbaden 1995, p. 631-642.

Réflexions générales §

Impression d’une même histoire qui se répète, avec les mêmes ingrédients réinvestis dans des circonstances différentes. Rien ne change et tout change à chaque fois. Aussi conviendrait-il de mettre des pluriels partout : les « Haines des théâtres ».

Cependant, distinguer deux cibles principales : comédie et danse/ballet. La tragédie est moins mal traitée.

 

Il y a 3 pôles producteurs du théâtre : les cours, les écoles, la rue. Chacun est traversé par des clivages, et des enjeux différents. Par exemple, à l’intérieur des répertoires des cours, existe une opposition entre le modèle français et une volonté de mettre en place un répertoire national. Une cour peut être le lieu de production d’un genre honni par d’autres défenseurs et réformateurs.

  • contexte général de polémique, qui se manifeste par une exagération dans l’argumentation ; l’hostilité de Lessing envers le théâtre français risque ainsi d’être surévaluée.

La question du profit éducatif du théâtre clive les polémistes en deux camps dans une opposition radicale. Schiller par exemple voit, en particulier dans un écrit des années 1780, la scène comme une institution morale (à la suite de Luther, Mélanchton), ce qui induit une rivalité avec la chaire.

 

La résolution du conflit survient à la fin XVIIIe siècle, avec l’autonomie de la sphère esthétique : il s’agissait de faire sortir l’objet esthétique de cette impasse éthique (opposition utile/nuisible), en ne revendiquant que la valeur esthétique.

Le piétisme est lui aussi marqué par la diversité. Il ne réunit pas seulement des puritains poussiéreux, mais il a également produit, en 2-3 générations, des piétistes assouplis qui, en 1740-50, représentent le fer de lance de l’université de la 2e moitié du siècle.

 

Ex : Göttingen est un cas tout particulier, car elle est l’université du Hanovre, dont le souverain est, depuis la fin du XVIIe siècle, le roi d’Angleterre. Elle bénéficie d’une large libertas philosophandi qui y favorise une avant-garde intellectuelle. Mais ce milieu avancé sur plan de l’hétérodoxie est aussi peu favorable, voire hostile au théâtre. Pas de représentation av 1746 (université fondée en 1734) ni après 1784. 1746-1784, seule période de théâtre, avec 7 séjours des troupes les plus brillantes de l’époque (voir Otto Deneke, Göttinger Theater im 18. Jahrhundert, Göttingen, 1930). Elles séjournent pendant un mois quand elles obtiennent de la municipalité l’autorisation de jouer (et ça se passe mal) : 7 mois sur 38 ans ! Interruption de 1749 à 1764. Un directeur de troupe est-il chahuté par le public estudiantin : cela fournit un prétexte pour ne pas donner nouvelle autorisation. Autorisation donnée pour des représentations à l’extérieur de la ville. On interdit le transit des troupes ambulantes. Un exemple de clivage. Mosheim théologien (piétiste modéré) vient assister : est chancelier de l’université.

Autre exemple de clivage localisé : Gottsched aurait fait brûler en scène le personnage de Hans Wurst (Arlequin viennois) en 1737. En fait, il ne fit rien de tel, mais on joua une parade où le personnage est exilé (verbannt, banni, et non verbrannt, brûlé). Cette légende de l’autodafé est née en 1766, quand le théâtre est en reconstruction, sous la plume de Leuwen, directeur de troupe. Dans le camp des réformateurs, on trouve une hostilité au spectacle farcesque qui fait espérer que le grand réformateur a brûlé Arlequin.

Circulation des troupes ; auteurs aussi :

Les réflexions, issues des théories théologiques, survivent très bien à la sécularisation des mœurs.

Discussion §

L’importance du contexte

Il faut généraliser les investigations (l’espace germanique semble un domaine foisonnant), creuser les cas de manière précise et contextualiser au maximum, car les polémiques sont liées aux circonstances.

 

Transferts culturels

Jusqu’à la fin du XVIIe, les livres sont majoritairement en latin.

Par ailleurs, les ouvrages français sont traduits en allemand, ou les Allemands lisent le français.

 

Une spécificité germanique

La fréquence des cas d’interdiction. Ailleurs, il y a des interdictions majeures (interregnum anglais, Borromée) mais temporaires.

 

Le clergé dans la polémique

Les pasteurs (Goeze, etc.) opposants au théâtre, quel point de vue adoptent-ils ? disent-ils aller au théâtre, ou prétendent-ils ne pas le connaître ? Reiser ne serait jamais allé au théâtre. Mais il y a d’autres cas, qui goûtent au fruit défendu du théâtre, puis deviennent relaps ; adoptent la position du transfuge, ancien idolâtre qui reconnaît ses fautes et connaît ce qu’il attaque.

 

Des utilisations confessionnelles de la polémique ? en France, le théâtre devient une arme anti-catholique pour les calvinistes (Rivet, Vincent). Et en Allemagne ?

Le calviniste Johann Jacob Breitinger (cas de la Suisse au début du XVIIe) : en 1624, il importait en effet de se distinguer des Jésuites et des Luthériens.

 

Il existe une argumentation qui oppose le théâtre à la passion, sur le principe suivant, emprunté à Saint Paul : nous avons été donnés en spectacle au monde et le chrétien doit suivre le modèle du Christ : il est indécent de se livrer à une actio fictionnelle ; le seul rôle que le fidèle peut jouer dans le théâtre du monde c’est la Passion du Christ.