Yves de Paris

1658

L’agent de Dieu dans le monde

Édition de Doranne Lecercle
2017
obvil.paris-sorbone.fr/corpus/haine-théâtre/yves_agent-dieu_1658.
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Yves de Paris, L’agent de Dieu dans le monde, Paris, Denis Thierry, 1658, p. 486-494.
Ont participé à cette édition électronique : François Lecercle (Responsable d’édition) et Clotilde Thouret (Responsable d’édition).

[FRONTISPICE] §

L'AGENT
DE DIEU
DANS
LE MONDE
PAR LE R.P.YVES de Paris, Capucin
Seconde Edition, reveuë et corrigée
A PARIS
Chez la vefve THIERRY, et DENIS THIERRY, ruë
Sainct Jacques, proche St Yves, a l'enseigne
Saint Denis et de la Ville de Paris
MDCVIII
Avec Aprobations et Privilege du Roy.

{p. 486}

Des théâtres et des Romans.
CHAPITRE XVIIII. §

Le temps est tout ensemble et trop lent et trop vite pour l’amour que les hommes portent aux affaires de ce monde, car il n’en donne la jouissance, qu’après beaucoup de remises, et puis il la réduit bientôt au rang des choses passées. On a trouvé l’art d’ajuster aux désirs humains, ces deux mouvements qui semblent contraires et en deux heures représenter aux yeux sur les théâtres, toutes les grandes actions avec les aventures d’une longue et célèbre vie ; comme si elles étaient présentes.

Ces expressions où l’on emploie les deux sens plus familiers de l’esprit, où la parole est animée de l’exemple, où l’on voit ce qu’elle enseigne seraient extrêmement efficaces pour porter les hommes à la vertu, et les théâtres feraient en cela plus que les prédications, si l’on n’y représentait, comme autrefois, que les choses saintes. Mais parce que l’acteur a pour dessein principal d’exciter les passions ; de tous les sujets il choisit ceux où {p. 487}elles se portent le plus, il passe ainsi pour fort adroit à mouvoir les cœurs en leur représentant ce qu’ils aiment, comme à notre façon de parler, c’est faire du feu, qu’y mettre du bois, et c’est donner cours à l’eau, de lui préparer une pente.

Tous les hommes ont naturellement l’ambition de régner ; c’est le grand sujet qui fait le plus de bruit dans le monde, qui tient les peuples en alarme, qui occupe le conseil des Princes, qui cause les guerres et les alliances, enfin l’on rapporte toutes choses à cette gloire, comme si c’était le souverain bien. Aussi pour gagner les attentions on représente sur les théâtres un Héros avec toutes les belles qualités qui sont les présages des grandes fortunes, ensuite on en fait un conquérant qui se jette dans les combats, qui s'asujettit les Princes et les peuples par le sort des armes, et par les adresses de la police, sans autre droit que la force. Cependant on lui décerne des triomphes, on n’approuve pas seulement, mais on déifie ces violences qui ont versé tant de sang, et ce Démon exterminateur du genre humain, est considéré comme un homme miraculeux choisi de Dieu, pour en tenir le gouvernement. Un politique usurpateur, se plaît en ces feintes, qui expriment sa conduite au naturel, qui la justifient par un applaudissement public ; ce que les autres prennent pour un divertissement lui est une étude, un secret conseil, où il corrige, retranche, ajoute beaucoup de choses par les promptes ouvertures de l’esprit, et ayant vu le dernier point où peut porter l’autorité {p. 488}dominante, il croit faire une grande miséricorde de n’aller pas à toutes les extrémités. Là se débitent les impitoyables maximes des tyrans, confirmées par des exemples qui donnent de l’audace aux moins résolus, avec espérance que la nature des choses n’étant point changée, on peut encore, aujourd’hui faire ce qui s’est fait autrefois. N’est ce pas autoriser les fourbes et les violences, dresser encore des Autels à Mars, et lui offrir le sang humain en sacrifice avec des chants d’allégresse ; N’est ce pas éluder toutes les clameurs du peuple et des consciences, de faire un spectacle d’honneur et de joie des crimes publics ? La Religion Chrétienne a beau persuader la paix entre les peuples, la clémence au gouvernement, l’usage modéré des choses extérieures sans s’y corrompre ; le théâtre met au contraire le souverain bien de la vie, à s'élever sur les ruines des peuples, à remporter des victoires, sans avoir égard à la justice des armes, à juger des entreprises par l'evènement, à tenir les sceptres moins du Ciel que de l’audace et de la fortune.

Quand le dessein principal serait de condamner la tyrannie, en faisant voir ses progrès toujours orageux, et sa fin ordinairement misérable, ces noires pratiques salissent toujours l’esprit des assistances ; elles y laissent les idées d’un mal, dont la passion se peut servir en mille rencontres, et qu’il était meilleur d’ignorer. On voit même des hommes possédés d’une ambition si furieuse, qu’ils tenteront tous les moyens possibles quoique abominables {p. 489}en méchanceté pour monter au faîte de la grandeur, quand ils seraient assurés d’en descendre par le précipice ; ils ne se soucient pas comment la vie se termine, pourvu qu’elle se passe dans l'éclat, car ils n’y voient rien pire que la mort qui la finit. Quand les peuples considèrent ces célèbres iniquités qui ont violé la foi divine et humaine pour l’accomplissement d’un dessein, les péchés de la vie commune en comparaison de cela ne leur paraissent plus que des atomes, leur conscience s’y tient assurée, et sans en concevoir des remords, elle se croit assez juste de n’être point si méchante.

L’amour est une autre passion, la plus vive, la plus universelle dans tous les cœurs, et dont chacun fait gloire, d’être possédé par excellence. Aussi le théâtre en fait, ou son sujet principal, ou l’intermède qui donne de l’agrément et de l’attention à toute la pièce. Il représente toujours son héros, son invincible devenu l’esclave de quelque beauté, et parce que la vaillance gagne plus l’admiration de ce sexe infirme, pour réussir en ses recherches ; le plus puissant moyen, c’est de rendre plusieurs combats. Là l’on fait la représentation de toutes les secrètes pratiques, des feintes, des adresses, des confidences qui trompent des yeux jaloux ; et la passion qui échappe à tous les liens, des lois, de la conscience, de l’honneur, qui l’emporte sur l’amour des frères, et le respect des parents, est hautement louée, comme une généreuse fidélité. Faut-il corrompre l’innocence {p. 490}par ces mauvaises impressions ? hâter ces transports inconsidérés de la nature qui viennent toujours trop tôt troubler les tranquillités de la vie ? pourquoi jeter de l’huile dans un feu déjà trop ardent, et que toutes les lois tâchent de tempérer ? pourquoi mener la jeunesse à cette école d’incontinence, où elle n’apprend qu’à perdre la pudeur, la honte et la chasteté.

On dit que les théâtres sont aujourd’hui si reformés, qu’on n’y représente rien de lascif. Mais cette courtoisie, cet art d’aimer qui en apparence n’a rien que d’honnête, ne laisse pas de porter à la déshonnêteté, comme la main qui pousse quelqu’un sur le premier pas du précipice, l’y jette quoique elle ne le conduise pas jusques au fond. Ce n’est pas un amour purement brutal et sensible, qui fait les grands désordres dans le monde ; c’est cet autre amour qui tient de l’esprit, qui se repaît de ses idées ; qui ne veut pour prix que des complaisances, qui se figure quelque choses de divin en son objet, et qui lui croit aussi rendre des respects fort innocents ; c’est cet amour qui met les soupirs au cœur, les larmes aux yeux, la pâleur sur le visage, qui occupe jour et nuit toutes les pensées, qui porte l’extravagance et à la fureur, et voilà l’amour que les plus chastes théâtres mettent dans les cœurs. Vous étonnez-vous, si vos enfants pèchent contre ce qu’ils vous doivent de respect, s’ils des déshonorent vos familles par des mariages désavantageux, et par quelquechose de pis, quand vous les menez {p. 491} vous-même à cette leçon publique de désordres ? ce n’est pas merveille s’ils en retiennent quelque chose, s’ils se laissent aller à une désobéissance, qu’une voix commune fait passer pour une invincible fidélité, s’ils sont emportés par cette foule ; s’ils tombent étant tirés et poussés dans un chemin si glissant.

Je ne dis rien de la farce, dont le sujet, les gestes, les paroles, les rencontres sont toujours dans une effrontée lasciveté ; où les prostitutions, les rapts, les adultères, ces crimes qui noircissent les maisons, qui perdent les âmes, et offensent Dieu, passent pour des gentillesses, enfin où l’on pèche par les yeux et par les affections de tout un peuple. C’est ce qui rend les comédies infâmes par les lois, et néanmoins si célèbres, par la coutume qu’elles ont les puissances et les juges de la terre pour auditeurs, qu’elles sont à leur gage et sous leur protection. Nous ne saurions plus douter que la foi Chrétienne ne soit extrêmement faible dans les cœurs, puis qu’on autorise avec tant de pompe, les passions et les désordres qu’elle condamne.

On doit juger le même des Romans qui rapportent les merveilleuses intentions de l’amour en ses recherches, ses combats, ses aventures qui renversent et puis rétablissent les espérances, par des rencontres prodigieuses qu’on ne peut lire sans admiration et sans plaisir. Il est vrai que ces histoires étant mortes touchant d’abord beaucoup moins, que celles que la voix, l’action, l’habit, les mouvements des personnages animent dessus {p. 492}les théâtres. Néanmoins ces relations peuvent être beaucoup plus nuisibles, parce qu’on les lit, qu’on les retâte, qu’on les médite à loisir, le Roman est une comédie perpétuelle, pour les esprits qui aiment cet entretien.

C’est dites-vous, un plaisir d’y voir les passions naïvement bien représentées, ce plaisir vient de la sympathie et du rapport qui est entre les secrets mouvements de votre cœur, et ceux de ces personnages où vous vous voyez comme dans un miroir, Il semble même qu’ils soient les objets, et que vous en représentiez les espèces, car vous pleurez avec eux dans les disgrâces, vous combattez, vous surmontez, vous jouissez avec eux : les craintes, les espérances, les joies vous sont communes ; vous êtes d’esprit et d’affection dans tous leurs accidents. Ce n’est pas là seulement avoir de l’amour par une surprise d’inclination, c’est aimer son amour, c’est l’agréer, c’est s’y complaire, par un jugement rassis et réfléchi, c’est accroître ses passions par celles des autres ; c’est par la vanité de ces entretiens, nourrir des feux qu’on devait éteindre par des larmes des pénitence.

Ne dites point des Romans, comme des théâtres, que les discours y sont honnêtes, et qu’il ne s’y rencontre aucune parole lascive ; car ces discours ne laissent pas de porter l’impureté dans le cœur ; ce sont des brûlots qui les enflamment, sous prétexte de les venir soulager. Ces personnes infâmes qui font métier de corrompre le chasteté, n’ont rien en leur bouche, ni en leurs actions, {p. 493}qui jette la honte sur le visage, ce ne sont que civilités, que courtoisies, que protestation de fidélité, car leur dessein principal est de gagner doucement le cœur d’où dépend tout ce qu’ils prétendent. Aussi la loi punit ces attraits comme un rapt,L. vui. cod. de rap. virg.L. et comme une violence sur des esprits trop faibles pour n’en être pas emportés. Mais qui en fera les plaintes, qui en poursuivra la justice, puisque les parents même donnent ouverture à cette prostitution, quand ils permettent que les Romans soient entre les mains de leurs filles ? ils mettent le feu à la paille, pourquoi s’étonner si elle brûle ; La justice s’arme afin de punir les auteurs et les complices d’un enlèvement qui blesse l’honneur de quelque illustre famille, elle poursuit avec rigueur et avec toutes les notes d’infamie ces âmes perdues qui corrompent la pudicité des autres ; Néanmoins on permet que les Romans qui sont des bouches toujours ouvertes à persuader le mal, aient libre entrée dans les maisons, dans les cabinets pour y débaucher tous les esprits, pour leur inspirer des affections illicites, avec les moyens d’y réussir ; on punit le corrupteur d’une chasteté particulière, cependant on tolère, l’on agrée, on loue ces méchants livres qui sont les professeurs publics d’une passion, dont la fin est l’incontinence, le péché, le déshonneur, le désordre des familles et des Etats. C’est un grand reproche à la France si Chrétienne de voir que ces méchants livres, ces corrupteurs de jeunesse s’y débitent sous l’autorité d’un privilège. Dieu s’offense, {p. 494}que la Majesté du Roi, qui est son image, soit profanée jusques à la faire servir à cet infâme ministère. Il demande que les Magistrats s’opposent à cela et au commerce de semblables pièces, beaucoup plus que des poisons puis qu’elles infectent les sources de la vie civile, qu’elles étouffent l’amour de la vertu, qu’elle font un jeu des crimes, et qu’elles portent efficacement les hommes à tout ce que les lois divines et humaines leur défendent.