Mercure de France

1894

Articles du Mercure de France, année 1894

2018
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2018, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Marguerite Bordry (Relecture) et Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique).

Tome X, numéro 50, février 1894 §

Fantaisie §

Tome X, numéro 50, février 1894, p. 116.
Tu parles ; et cédant à la molle brise de ta voix
L’âme s’abandonne
Sur les ondes caressantes de ton parler
Et vogue vers d’étranges plages.
Vogue en une tiédeur de soleil occidental
Riant aux céruléennes solitudes :
Entre ciel et mer de candides oiseaux volent,
Des îles vertes s’éloignent.
Sur les cimes, ardues les temples flamboient.
De nitide Paros dans le couchant rose ;
Et les cyprès de la rive frémissent,
Et les épais myrtes odorent.
L’effragrance se propage sur les haleines salines.
Et se mêle aux chansons traînantes des marins,
Cependant qu’une barque en vue du port amène
Avec lenteur ses voiles rouges.
Je vois des jeunes filles descendre de l’Acropole
En théories ; elles ont des tuniques blanches,
Au front des guirlandes, en main des lauriers :
Elles tendent les bras et chantent.
Sa haste enfoncée dans l’arène-patrie,
Atterrit un homme en armes splendide :
N’est-ce point Alcée qui revient des combats
Vers les vierges lesbiennes ?

Les Livres.
Les Déclins, par Sfenosa (Lemerre) §

Tome X, numéro 50, février 1894, p. 178-184 [184].

Elle est morte la Poésie !

proclame M. Sfenosa. Voyons, Monsieur, ne blaguez pas l’éternité. Auriez-vous donc conscience que vous étranglez cette pauvre Muse ? D’ailleurs, la Poésie morte, je ne vois pas pourquoi vous continuez à faire des vers ; on demande grâce.

Journaux et revues [extrait] §

Tome X, numéro 50, février 1894, p. 184-189 [185].

[…]

La Tavola Rotunda a publié un numéro double tout entier consacré à M. Gabriele d’Annunzio.

Même attention de la part de la Vita Moderna pour Wagner et la Walkyrie.

[…]

Tome X, numéro 51, mars 1894 §

Les Livres [extraits] §

Tome X, numéro 51, mars 1894, p. 279-283 [279-280, 280-281].

I Canti dei Goliardi, o studenti vaganti del medio-evo, par Corrado Corradini (Turin, L. Roux) §

Les Goliards étaient des clercs vagabonds, des clercs ribauds, qui s’en allaient de ville en ville, ou d’abbaye en abbaye, récitant à qui les logeait et les nourrissait de légères ou même d’obscènes poésies latines. C’est la contrepartie et souvent la parodie de la poésie latine mystique du moyen-âge. Quelques-uns de ces poètes eurent une grande réputation, au moins dans le monde clérical, Primat, Walter Map, Serlon de Wilton, Philippe de Grève, mais la majeure partie de la littérature goliardique est anonyme. Les clercs vagabonds chantaient les joies printanières :

Terra jam pandit gremium
Vernali lenitate…
Estivali gaudio
Tellus renovatur…
Fronde sub arboris amena
Suave est quiescere,
Suavius ludere in gramine
Cum virgine speciosa.

Ils ont d’exquises façons de dire la beauté de leur belle :

Nudam fovet Floram lectus,
Caro candet tenera,
Virginale lucet pectus
Parum surgunt ubera.

Ils parodient les hymnes de l’Église ; au lieu du Procul recedant somnia, ils chantent :

Procul sint jam tristia ;
Dulcia gaudia
Solemnizant omnia
Veneris gymnazia.

Et au lieu du Rorate cœli :

Rorate scyphi desuper
Et nubes pluant mustum.

M. Corrado Corradini a traduit en vers élégants un choix de cette bizarre littérature, mais il faudrait le texte ; ce latin a son charme que ne peut rendre nulle transposition.

Nous croyons d’ailleurs qu’il se prépare, texte et traduction en prose littérale, une petite Anthologie goliardique. Ce sera pour les lettrés curieux la révélation d’un moyen-âge bien inattendu, — mais d’ailleurs amplement connu de tous les érudits moyenâgistes.

La Fata e la Musa. I Notturni. Leggende Reali, par C. Reina (Naples, Luigi Pierro) §

Ce sont des vers, disant de beaux sentiments en une langue imagée et colorée, mais le poète qui a de l’imagination a aussi de la mémoire. En décrivant un vol de corbeaux :

Con l’ali aperte e ferme, pel cielo senza vento.

Le vers est beau, mais il appartient, au moins pour la moitié, à Dante.

Journaux et revues [extrait] §

Tome X, numéro 51, mars 1894, p. 284-285 [285].

[…]

L’Idea Liberale du 4 février a publié un article des plus importants et des plus intéressants, La Réaction antidémocratique, par G. Martinelli. Le dégoût qu’inspire la démocratie à tout intellectuel et même à tout esprit sensé est bien plus violent en Italie qu’en France, et il faut voir comme M. Martinelli, avec un courage évident, signale et approuve « le vif courant d’antipathie et de dégoût pour toutes ces pompeusement grotesques manières de gouverner et de diriger l’activité humaine qui caractérisent les institutions jusqu’ici sacrées de la Démocratie ». Et plus loin : « La réaction que je constate contre la tyrannie médiocratique du nombre a quelque chose de plus intime, de plus systématique que ne le serait un simple dégoût inspiré par les turpitudes et infamies de quelques hommes. » Comme bien d’autres, il semble moins choqué de la malhonnêteté des gouvernants actuels, que de leur stupidité et de leur bassesse : c’est ça qui fait les lois ! C’est ça qui nous commande ! Mais M. Martinelli se garde des idées anarchistes, il est simplement dans la pure signification du mot un libéral, et il associe intimement ces deux idées : Aristocratie et Liberté.

Il appelle Aristocratie le triomphe et le gouvernement des meilleurs. On reconnaît là l’inspiration de M. H. Mazel et la théorie qu’il a déjà indiquée et qu’il développera certainement, puisqu’elle est bien accueillie.

Cette même Idea Liberale nous avait donné, il y a quelque temps, une remarquable étude sur Nietzsche, par Domenico Oliva ; la Gazetta Letteraria du 10 février revient sur l’inquiétant iconoclaste et analyse sa philosophie sans dénigrement, mais sans enthousiasme, reconnaissant son influence, en art, en littérature et même en politique.

[…]

Tome X, numéro 52, avril 1894 §

Les Livres [extraits] §

Tome X, numéro 52, avril 1894, p. 364-371 [367, 368].

Le Paesane, par Luigi Capuana (Catane, M. Giannotta) §

C’est un recueil de nouvelles écrites de 1881 à 1892 par l’auteur de Giacinta et de Storia Forca. Le titre le dit, ce sont des paysanneries, et, le nom de l’auteur le dit, — naturalistes, mais d’un naturalisme pas méchant, presque sentimental et presque spirituel. Généralement, la psychologie de ses personnages est juste quoique assez superficielle ; si ces petites études de mœurs étaient plus serrées, plus synthétiques, elles ne seraient pas sans valeur, mais que tout cela est anecdotique ! Puis, un style fort médiocre, sans être cependant absolument impersonnel : trop de détails, trop de petites vulgarités. Oh ! qu’elles m’intéressent peu, ces paysannes siciliennes.

Vincenzo Bellini, par Antonino Amore. II. Vita, Studi e Ricerche (Catane, N. Giannotta, éditeur) §

En un premier volume, paru en 1891, M. A. Amore avait étudié l’art de Bellini, en se plaisant peut-être à surfaire un peu le génie de l’auteur de Norma. En Italie, on surfait toujours ; c’est préférable au dénigrement, qui est notre maladie, à nous. En ce volume, c’est la vie de Bellini qui est racontée. Comme documentation, c’est un travail excellent, — et voilà Bellini « fait » pour bien des années. On n’y reviendra pas ; le sujet a été traité à fond.

Journaux et revues [extrait] §

Tome X, numéro 52, avril 1894, p. 371-376 [375-376].

Dans ce goût-là, on dépassera difficilement la niaiserie de M. Guido Bosio, qui (Gazetta Letteraria) rédige sur Wagner des phrases à résumer ainsi : « Wagner était un dégénéré supérieur, atteint de délire des persécutions et des grandeurs, de folie mystique, de folie anarchique, de graphomanie, d’incohérence, d’émotivité exagérée, de psychopathie sexuelle et de fanatisme religieux. Ses écrits sont incompréhensibles pour qui n’est pas familier avec la psychologie des dégénérés. Il a tous les caractères de la “régressivité”, c’est-à-dire que son art est un recul manifeste vers la pauvreté des conceptions primitives de l’humanité ; sa débilité mentale est manifeste ; enfin il est immoral ; il ne conçoit jamais le coït normal et fécond, patriotique ; les amours qu’il rêve et qu’il fait paraître dans ses œuvres sont de pures conceptions délirantes ; c’est un hystérique et un érotomane, — et ses œuvres n’ont été propagées que par des maniaques qui lui ressemblaient ; en Amérique, c’est l’Armée du Salut qui a fait le succès de Wagner, etc. » Que voulez-vous ? Il y a une hiérarchie intellectuelle, et elle est infrangible.

Tome XI, numéro 55, juillet 1894 §

Les Livres.
Vie de saint François d’Assise, par Paul Sabatier (Fischbacher) §

Tome XI, numéro 55, juillet 1894, p. 284-286 [285].

M. de Wyzewa a annoncé au public que M. Sabatier s’était proposé d’écrire un pendant à la Vie de Jésus de Renan, le pape a envoyé sa bénédiction à « l’éminent théologien », et M. Léon Tolstoï lui a demandé l’autorisation de faire traduire son ouvrage en russe. Après cela, que restait-il à dire en l’honneur de la Vie de saint François d’Assise, qui a atteint, dit-on, un nombre d’éditions considérable ? « Il a fait l’objet de 333 articles dans la presse religieuse et politique de la France et de l’Europe », nous annonce M. Sabatier lui-même dans une lettre adressée au journal Le Christianisme au xixe siècle. « C’est là, ajoute-t-il, un succès inattendu et tel qu’on n’en avait pas vu depuis bien longtemps pour un ouvrage d’histoire religieuse. » Ce succès lui a suggéré l’idée de donner sa démission « de pasteur à l’Église Réformée de Saint-Cierge-la-Serre », situation peu rémunératrice dont il ne s’était d’ailleurs jamais beaucoup soucié, et lui a valu l’honneur d’être traité d’anarchiste par un rédacteur de la feuille protestante nommée plus haut. Le volume de M. Sabatier est un travail consciencieux, une compilation bien faite, avec parfois, sur la vie de son saint, de jolis détails rédigés en style gris. La moitié du livre est remplie de laborieuses indications de sources, le reste était partiellement connu par d’autres biographies et notamment par une très bonne étude sur saint François publiée par Mme Arvède Barine dans une Revue des Deux-Mondes d’il y a quelques années.

Choses d’art [extrait] §

Tome XI, numéro 55, juillet 1894, p. 300-301 [301].

[…]

Chez Durand-Ruel se voient des Jeanne Jacquemin, des Monet, de fatigants Zandomeneghi, et les derniers paysages de Renoir, d’une couleur épanouie et chantante.

[…]

Tome XI, numéro 56, août 1894 §

Les Livres.
L’Arte dell’Estremo Oriente, par Vittorio Pica (Turin, L. Roux) §

Tome XI, numéro 56, août 1894, p. 383-390 [389].

C’est une étude sur l’art japonais, sur Hokusai, Outamaro, Toyokuni, Kuniyoshi, etc., petit résumé agréable à lire, et qui, s’il n’apprend rien de bien nouveau, est tout à fait digne du célèbre critique, dont la curiosité d’esprit ne dédaigne rien d’important.

Journaux et revues [extrait] §

Tome XI, numéro 56, août 1894, p. 390-392 [391].

[…]

Dans la Revue des Revues (15 juillet), Mlle Paula Lombroso, la fille du professeur, publie un article sur la Cérébration inconsciente dans l’Art. […]

Tome XII, numéro 59, novembre 1894 §

À tâtons.
Les Primitifs et la Renaissance §

Tome XII, numéro 59, novembre 1894, p. 226-230.

Celui qui est Dieu entend les paroles de Dieu.

                          Ev. de Saint Jean.

Des règles d’un Idéal, d’un Beau, nous voulons faire abstraction afin de ne point entrer dans de stériles discussions ; car le Beau, illimité comme tout ce qui est Esprit, se révèle, selon les tempéraments, sous les formes les plus indescriptibles et les lois les plus inqualifiables, adéquates à sa splendeur éblouissante. Opterai-je entre ceci ou cela, chercherai-je plus de talent, plus de grâce, plus de science ou en ceci ou en cela ? Telles sont les embarrassantes traverses qui encombrent la voie directe du Beau. Le Beau, c’est ce que l’on sent être Beau, c’est ce qui, même sans plaire, s’impose ; c’est une lueur de l’Éternel devant notre infirmité.

Deux questions ont été longtemps agitées (lesquelles ne semblent pas encore résolues), savoir : celle du Beau antique et du Beau chrétien (ou moderne).

Avant la révélation de la forme de Beauté que nous ont donnée Raphaël, Michel-Ange, Vinci, s’était-il trouvé en le moyen-âge quelque œuvre de génie pouvant s’égaler à cette réalisation ?

Cette question — à l’appui de toutes les théories apprises dès l’enfance et rabâchées durant la vie entière — paraissait des plus embarrassantes aux hommes de ce siècle commençant, qui, épris de perfection (un mot), ne pouvant la trouver nulle part, crurent bon, afin de suivre plus directement un but, de déduire sur la forme la plus antique contentant leur raison et de condamner tout le reste comme nuisible et avorté1. Grandiose stupidité des écoles, démontrant l’infériorité de l’analyse devant une création !

Raphaël, par d’exquis encorbeillements de lignes, par une afféterie que nous voyons s’affadir selon la faiblesse de ses imitateurs, a été le grand oracle et le modèle ; mais non point en ce que son immense génie a de libre, d’imposant, de grandiose ; mais en ce qu’il emprunta de l’art antique : il s’en est suivi que l’art antique, très propice à l’inspiration des trois maîtres les plus éblouissants de la Renaissance, a été proclamé la seule vraie, la seule bonne école de l’art, et nécessaire à son équilibre comme à sa connaissance. Cet aveuglement a produit ce qu’on sait de pires balivernes, de poncifs vides et laids, de rondeurs sans signifiance. Il faut l’amour et la science qu’a un Ingres des œuvres du maître très divin pour historier un peu la froideur et la monotonie de sa doctrine.

Regardons-y de plus près et entrons dans l’esprit même de la chose. Quel est le but de l’art, sinon d’exprimer un mouvement d’âme, une noble aspiration, une parcelle d’harmonie avant la lettre, l’harmonie absolue ne nous devant être révélée qu’au-delà de la vie d’ici ? Or, ces choses ne sont point en dehors de nous, mais en nous, car il n’y a pas, que je sache, de gens qui aillent demander aux autres leur colère propre, leur douleur propre ou leur joie propre ; ils n’obéissent en cela qu’à une impulsion naturelle ; que sera-ce donc pour le génie, qui est créateur ! La lettre tue, l’esprit vivifie, dit le grand apôtre : parole vérifiée clairement dans cette question du Beau.

N’y a-t-il pas eu — avant la Renaissance — d’hommes sentant et pensant ? n’y a-t-il pas eu des souffrants, des attristés, des contemplatifs, des joyeux, des saints, des héros, des génies ? Tout examen fait, il résulte qu’aucune période ne fut plus fertile en gloires anonymes de tous les genres, et cela parce tous se fondaient en un, parce que les esprits possédés d’une science simple et claire fonctionnaient dans un système ayant l’idéal et l’harmonie pour but. Il est donc impossible et même révoltant de dire qu’avant la Renaissance il n’y ait pas eu d’art2.

Cet art, puisqu’il y en eut un, que fut-il ? Comportait-il cette sérénité et cette radieuse beauté des œuvres proclamées, ou priait-il, ou pensait-il, ou pleurait-il ? Il eut un plus grand tort encore que tout cela ! il rêva. C’est qu’alors on était en des temps de croyance et de vision, en des temps de guerres terribles et de paix exquises, en des carnages abominables et des féeries délicieuses. Rien n’entravait l’Esprit des hommes ; le Doute n’était point né ; et des millions d’êtres partaient pour délivrer le tombeau du Christ sans avoir songé un instant à ce qu’ils mangeraient en chemin et de quelle étoffe ils se vêtiraient. Une égale ardeur était dans tous les esprits ; aucune entreprise ne semblait dérisoire, pourvu qu’elle eût Dieu pour fin, et le dogmatisme protestant n’avait point encore montré son nez de cafard sur les marches de la chaire.

Parmi une telle effervescence, devant un tel abandon de tout ce qui tient au corps, l’art florissait poussant ses immenses lys de pierre : les cathédrales, les chapelles, les couvents ; couvrant les murs de ses romans, de ses contes, de ses rêveries ; volant trop haut pour s’attarder à un pittoresque étroit : s’élevant toujours au-dessus de son objet, il apportait à l’œuvre ce vague qui est la songerie même de l’inconnu, et cette précision expressive si intense qui ne peut faire douter du but qu’il voulait atteindre. En un mot — et c’est pourquoi il fut condamné — il était trop haut ; il ne pouvait satisfaire l’analyse d’hommes qui descendaient de ces pions, de ces chrétiens à l’âme affaiblie préparant sa destruction dans sa chute même.

Pourtant, combien ce langage incompris était clair et simple ; sans autre désir que la pensée, il la précise dans de grandes lignes plus proches souvent du hiératisme monumental que de la nature imitée ; mariant son essor à toutes les aspirations de son temps, il était un accord de plus, et le plus beau peut-être de cette immense symphonie des cœurs vers Dieu. Loin d’en diminuer le caractère, il l’accentue et le fait entendre par ses hardiesses, par sa force qui ne doute de rien ; il méprise le détail de mauvais aloi, il veut le simple parce qu’il pense au grand, et qu’il soit byzantin, gothique, italien, français ou allemand, il ne cesse jamais d’être Lui et de parler hautement à l’âme. Si Raphaël, si Vinci ont de la science et de la grâce, il n’en manque point, lui qui se promène dans les jardins du ciel ; et apte s’ils sont à tout dire, il ne leur est point inférieur, puisqu’il va de l’ange au démon, de l’Eden à l’abîme. Non, il ne fut jamais vulgaire, plat, lourd, grossier dans son intensité ; non, messieurs les rhéteurs, il fut libre, il fut fort.

Épris des vérités de détail, Stendhal s’écriait : Que manque-t-il à Raphaël ? la science moderne !

Qu’aurait fait Raphaël de Gall et de Lavater, de Desbarolles ou de Charcot ? Ces connaissances ne sont pas des sources d’inspiration, et ces vérités infinitésimales ne peuvent que la mal servir. Sentir, tout est là, et il faut le redire, et il faut le cracher au nez de toute cette bande d’esthéticiens, cause des méconnaissances et des ravages perpétuels commis dans l’histoire de l’art. C. Baudelaire, — le premier et le seul critique d’art de ce siècle — disait : « Décidément, je ne puis m’arrêter à aucune esthétique, le tout consistant à sentir ». L’art tient à l’âme. La médiocrité présente de l’art chrétien est une cause de la tiédeur des fidèles. Les cathédrales ont fait des conversions. La présence réelle de l’Esprit, reflet du Divin, est donc la première condition de l’œuvre ; et après cela, que l’on ne vienne pas nous dire qu’il y a des règles que l’on ne peut outrepasser : au nom du style, tout est permis, car le style c’est l’homme, et c’est l’homme que nous voulons avant tout dans l’œuvre d’art, l’homme moral, l’homme spirituel, l’homme créature de Dieu enfin.

Un mauvais tableau est plus répugnant qu’un imbécile, parce que l’imbécile dissimule toujours malgré lui quelque côté de sa sottise, tandis que dans l’œuvre on le voit d’un coup tout entier. N’avons-nous pas assez de concierges, de cireurs de bottes qui se mettent du « métier de la Peinture » ? On ne saurait assez les exécrer. Le malheur est qu’ils se sont glissés partout, faux prêtres interceptant la lumière, et qu’ils gardent les écoles, les musées, les places, dignes cerbères de la médiocrité triomphante. C’est ce reflet de leur trivialité éclatant en tout qui nous force à nous boucher le nez devant l’azur (Mallarmé). C’est à eux surtout que s’adresse cette note hâtive pleine de haine, car c’est d’eux que vient le mépris du passé et le doute de l’avenir, avenir qu’ils déclarent lumineux quoiqu’ils aient mis le néant au bout. Grâce à leur éclatante crasse, Raphaël, Michel-Ange eux-mêmes ne sont plus compris, car, armés de formules aussi stériles que creuses, ces pédants gouvernent l’univers répétant comme des automates forains les mêmes gestes secs et les mêmes accents discordants. Nous concluons donc : haine à eux et gloire au Beau sous toutes ses formes, place à l’Esprit dans son éclat.

Musique.
Othello §

Tome XII, numéro 59, novembre 1894, p. 274-276.

Bien que d’une grande simplicité de moyens, de ligne et de composition, bien que d’une clarté dont Verdi est coutumier, pourquoi cette œuvre, qui est une belle œuvre, n’atteint-elle point à l’effet considérable que visiblement elle sollicite ? À cela plusieurs raisons : l’une, c’est que, de par les nécessités de l’adaptation, le drame shakespearien a été falsifié comme il convient en tout opéra qui se respecte jusqu’à ne point respecter les chefs-d’œuvre. De l’Othello du grand Will il ne reste plus qu’une carcasse dont la maigreur égale celle de la fable originelle des Hecatommithi de Cinthio ; la psychologie a disparu et, selon l’expression de M. Henry Baüer, le « fait divers » demeure. En outre, l’image légendaire et préjudicielle que nous suggéra le génie anglais persistant en notre rétine cérébrale avec la force des créations éternelles, une étrange superposition, un parallélisme constant nous déroute au grand désavantage de l’œuvre italienne. Enfin, par suite de l’idéalisation nécessaire (est-ce bien une idéalisation, est-elle nécessaire ?) réalisée par M. Boito, les personnages ont changé d’allures au point qu’on croit assister par moments à une parodie, à une succession inexplicable de sentiments sans liens logiques, dénués de cette merveilleuse gradation qui dans Shakespeare rend vrai l’invraisemblable. Quelques traits souligneront ces observations :

L’acte à Venise étant supprimé, nous ne connaissons pas Desdémone, si bellement sculptée en le noble langage qu’elle tient à Brabantio. — Othello est âgé d’environ cinquante ans ; ce n’est pas en vain que Shakespeare a élu pour victime de la jalousie un homme mûr, un rude soldat ignorant l’amour léger des damerets. Le duo de passion qui termine le premier acte de Verdi est au contraire juvénile et tendre, et M. Saléza l’a chanté comme s’il se fût agi de Roméo, La musique et le livret l’y portaient. — Enfin Iago n’est pas un philosophe plus ou moins diabolique, un machinateur d’intrigues, c’est une brute malfaisante, un soldat de fortune ayant roulé partout, pas très intelligent, mais pervers, cruel et dissimulé. La forte et curieuse physionomie de cet homme disparaît dans le livret de M. Boito pour laisser la place à une façon de Méphisto de cour, de sous-Machiavel, d’ailleurs merveilleusement animé par le superbe artiste qu’est M. Victor Maurel, mais tout autre que nous n’avons coutume de l’imaginer et qu’il n’est en réalité.

Voilà pour le livret.

La partition, abstraction faite de plusieurs tares, est dans son ensemble fort belle. Si elle ne produit point tout l’effet qu’on est en droit d’en attendre, c’est d’abord que les situations sont plus intérieures qu’extérieures et par suite moins musicales au sens habituel des œuvres lyriques ; c’est aussi que l’inspiration manque certainement d’intensité ; cette dernière appréciation peut sembler hasardée lorsqu’il est question de Verdi, mais j ai toujours pensé que chez ce maitre la magui-loquence donna souvent l’illusion de la force. Expressive à un haut degré, parfaite de sobriété et de justesse (sauf en quelques endroits), la musique d’Othello manque pourtant de puissance, et ce n’est pas le fameux Credo d’Iago qui me fera revenir sur cette opinion ; il y a là, comme on dit, plus de beurre que de pain. Ajoutez à tout cela l’effacement voulu ou involontaire du commentaire orchestral sous le fallacieux prétexte de donner plus d’importance aux voix, quelques airs de bravoure d’un bel italianisme, tels que le :

Tout m’abandonne… Adieu, rêves de gloire,

un certain finale du IIIe acte qui nous ramène aux plus mauvais jours de notre histoire, et vous aurez une idée des quelques vices qui entachent la partition.

Malgré tout, l’œuvre est d’un maître, et d’une superbe tenue. Il faut en louer l’ordonnance générale et la belle harmonie. Le second acte notamment contient d’admirables pages parmi lesquelles le « rêve de Cassio », supérieurement chanté par Maurel. Le trio qui ouvre le troisième acte est d’exquise élégance et d’une écriture orchestrale qui égale les plus gracieuses instrumentations de Mendelssohn. Enfin le quatrième acte tout entier est un chef-d’œuvre ; le monologue de Desdémone, l’Ave Maria, la scène d’Othello, portent l’empreinte d’un grand musicien qui a su créer une atmosphère sonore d’une sombre et douloureuse mélancolie à l’entour d’âmes destinées par la Volupté à la Mort.

Dirai-je pour terminer que, contrairement à quelques critiques, l’absence de leitmotifs ne m’a point du tout choqué. À ce point de vue, Othello me paraît, dans une certaine mesure, démontrer que le leitmotif n’est pas indispensable au drame lyrique. De ce que Wagner en a fait la pierre angulaire de son temple, il ne s’ensuit nullement qu’une autre conception musicale soit inadmissible. Le leitmotif est un procédé remarquable, mais un procédé seulement, et ce n’est point de l’employer systématiquement qui fait le génie. Il y a d’autres moyens encore de donner de l’unité à une partition, et, quoi qu’on dise, Othello est une œuvre marquée d’unité. J’en trouve la preuve dans la scène II de l’acte III entre Othello et Desdémone, commençant par ces mots :

Que Dieu te tienne en joie, ô maître de mon âme,

et dans plusieurs autres scènes qui sont développées suivant le modèle symétrique de l’ancienne manière sans nuire à l’évolution des sentiments. Par contre, l’absence de leitmotif rend son usage accidentel infiniment plus expressif : nous en avons un exemple dans Othello avec la phrase du « Baiser », dont la réapparition à la fin du IVe acte provoque une très intense émotion :

La mise en scène est fastueuse. L’interprétation est bonne. M. Saléza a du feu et de l’intelligence ; mais la voix manque d’ampleur, se fatigue vite et tend à baisser. Le rôle est d’ailleurs écrasant et je ne connais qu’un Tamagno capable de le remplir.

Madame Rose Caron est une agréable Desdémone.

Il faut mettre hors de pair M. Victor Maurel, qui dans le costume, la démarche, le geste, la diction, est simplement surprenant. Avec ce grand artiste on a la sensation d’un art spécial et synthétique qui n’est ni la tragédie seule, ni l’opéra, mais l’un est l’autre. Imaginez un Talma qui aurait su chanter comme il disait. C’est en vérité cela, l’acteur du drame lyrique, et je voudrais que M. Maurel, qui incarne si aisément un Iago après un Falstaff, nous fît la joie de créer à Paris Hans Sachs des Maîtres chanteurs.

Tome XII, numéro 60, décembre 1894 §

Journaux et revues [extrait] §

Tome XII, numéro 60, décembre 1894, p. 382-383 [383].

[…]

Un des écrivains italiens qui connaissent le mieux la littérature française dans ses dernières manifestations, M. F. Accinelli, publie dans Il Vero, de Savone, une excellente tradition italienne d’Albert, le roman de notre collaborateur Louis Dumur. Le même journal annonce la publication en italien de la Motte de Terre, à laquelle il consacre en attendant un article des plus élogieux.