Mercure de France

1900

Articles du Mercure de France, année 1900

Source : [Source numérisée]
Ont participé à cette édition électronique : Marguerite Bordry (Relecture) et Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique).

Tome XXXIII, numéro 121, 1er janvier 1900 §

Le centenaire de Claude Lorrain §

Tome XXXIII, numéro 121, 1er janvier 1900, p. 35-55.

Daignera-t-on s’émouvoir ? Cela est peu probable. La mésaventure de Chardin est fort éloquente : les temps sont à d’autres manifestations. Réjouissantes, certes ; équivalentes, non.

Très tard, un jour, on s’apercevra qu’il eût infiniment mieux valu… Ce jour-là, il faudra le marquer d’un énorme caillou noir : ce sera le jour des vains mea-culpa, le jour des constatations mornes, le jour morose où on mesurera, non sans une coquetterie qui a sa saveur, le degré de veulerie atteint, sans qu’il vienne à l’idée qu’on puisse se roidir, encourir le ridicule d’une initiative…

Je me borne à faire observer aux empêcheurs d’exposer en rond, que cette fois ils n’ont pas la part belle : s’il est certain que Claude Lorrain soit né en 1600, on ignore absolument et le jour et le mois ; leur voilà donc enlevée l’excuse du trop tard.

Il est vrai qu’ils en ont tant d’autres…

§

Le plus grand paysagiste du xviie siècle français ne fut ni un tendre comme Meindert Hobbéma, ni un penseur comme Jacob Ruysdaël, ni un réaliste comme Paul Potter : ce fut un paysan au cerveau étroit, à la compréhension difficile et longue, à la main malhabile, un paysan que les hasards de l’émigration firent peintre, — comme d’autres deviennent bas artisans de vulgaires métiers. Mais ce paysan-là avait un œil particulier qui, s’il était sans originalité propre pour discerner les formes extérieures et la couleur des choses, était avide d’éther, de ciel et de lumière, — un œil que le soleil fascinait étrangement, surtout aux heures magiques de ses deux manifestations les plus violentes. Et cette vision particulière, accidentelle, presque monstrueuse, cette préoccupation nouvelle et si complète de l’impondérable, constituent la géniale originalité du moins peintre des peintres.

Paysan, Claude Gellée l’est bien, avec toutes les tares et tous les signes. Malheureusement deux lui manquent : la rudesse et l’amour du sol… L’avez-vous regardé ? La tête est ronde, le front quelque peu plat sous les cheveux broussailleux, la moustache tombe des deux côtés d’une bouche sans expression et, au-dessus du cou large, la barbe s’épand en collier sous le menton. Les deux plis à la naissance marquent la pensée lourde, qui ne se fait jour que du nez très péniblement dans le cerveau. Ainsi, c’est tout à fait le rustaud hirsute rencontré parmi les précieux griffonnages de Rembrandt : seul, l’œil fixe et rond, presque un œil de ruminant, s’ouvre curieusement sous l’arc du sourcil.

Paysan, Claude Gellée l’est jusqu’à la méconnaissance, jusqu’à l’ingratitude, jusqu’à l’incompréhension.

 

Un val étroit au fond duquel coule la rivière bordée de roseaux, ensablée d’îles, de graviers qui miroitent sous l’eau vive ; des arbres en longs chapelets qui découpent des prairies, grasses de sainfoin et de trèfles ; des jours de terre clos de haies épineuses et farouches ; en croix, parmi un fourré noir de charmes et de chênes, des chaumes gris : c’est Chamage.

Dans une masure qui s’étaie entre l’auvent de paille d’une porcherie et le jardin pierreux où se tordent des ceps de pinot, une femme, un homme et cinq enfants : le feu d’Anne Padoue et de Jean Gellée… Et la vie résignée de ces vilains, si pareille, si semblable, si même, si basse, si nulle, et aussi vide et aussi dure que celle des voisins miséreux qui se terrent à l’entour, la petite vie sans une parole, sans un cri, sans une larme pour agiter cette monotonie, faire luire le rayon chaud d’un espoir : ils sont tous de même pâte bise, les fils : Jean, Dominique, Denis, Michel, — et Claude qui doit être nommé lui troisième.

Cependant, au-dessus de la vigne familiale, il y a d’autres vignes qui s’étagent sur les collines lentes, des vignes où des gens courbés besognent du chavrot et de la houe, où vont des petits ânes bâtés d’osier ; puis les pâtures où vaguent les moutons, puis les grands taillis de la grûrie et la forêt profonde qui ne finit qu’à Lunéville. En face, vers Toul, c’est la montagne dans les roches de laquelle se nichent des hameaux ; au sortir du village, au tourne-bride, c’est la tuilerie avec le feu vif de ses terres et l’étoile rouge de son four, et le rû du Genêt, et le chemin qui conduit vers la Vôge, le chemin où est Florémont qui a le chef de saint Crépin, où est Charmes la grand-ville du bailliage, Charmes au grand pont d’où la Moselle s’échappe pour trahir et percer, par la province, là-bas, vers le Rhin. C’est dans cette Lorraine, encore presque intangible, sur cette bonne terre ancestrale de Rénier-au-long-col, que traversent parfois des compagnies de routiers qui suivent l’étendard aux alérions d’argent, terre du bon duc, aux larges horizons, que dort benoîtement ce petit Chamage dans l’épisode infiniment pittoresque et merveilleusement coloré de ses eaux, de ses prés, de ses bois et de ses mélancoliques coteaux.

Libre et fort, Claude a vagabondé par ce pays sans en rien voir, sans comprendre, sans être ému : il n’y avait pas d’église à Chamage.

Le temps vint vite où il fallut donner un état à chaque enfant.

Sandrart a écrit de Claude « Scientia valde mediocri ». Ce qui veut dire, sous la plume éminemment métaphorique du panégyriste, que Jean Gellée mit son fils en apprentissage chez un « boulanger de pâtés ». Commencement de l’exode qui devait le conduire à Rome.

Comment Baldinucci peut-il donner créance au séjour à Fribourg, au frère aîné graveur, aux premiers dessins de feuillages, à Claude élève de Jean ? Cela fait bien avec le château de Chamage. Il est facile de se rendre compte. Il suffit de prendre le LIVRE DES ORDONNANCES des Maîtres peintres, sculpteurs, peintres-verriers et verriers faisant partie de la Confrérie de Saint Luc. On s’aperçoit vite qu’aucun Gellée n’a prêté serment devant l’Avoyer, les Conseils, les Bannerets et les Soixante de la ville de Fribourg…

Donc, Claude passa directement de Lorraine en Italie, incorporé, sans doute, dans une de ces « trouppes d’artisanz et d’apprentiz de cuysine » qui se dirigeaient périodiquement vers la péninsule.

§

La déconvenue de l’émigrant fut grande en arrivant à Rome : son ignorance de la langue jointe à une gaucherie naturelle, à un émoi assez explicable, n’étaient pas pour lui faciliter la trouvaille d’une condition. Il s’engagea, au petit bonheur, chez un certain Agostino Tassi, peintre, qui menait un train de grand seigneur et habitait une superbe maison, non loin de Monte Cavallo.

Ah ! celui-là, par exemple, est bien amusant, avec son allure de matamore, ses héroïques jactances, ses spirituelles et joyeuses canailleries, pimentées d’un parfum chevaleresque tout à fait d’époque. Fils d’un peaussier de Pérouse, qui a nom Buoncompagni, après avoir été page du marquis de Tassi à Rome et lui avoir volé son nom, sans doute en plus de quelques autres choses, il s’enfuit à Florence, pénètre jusqu’à Cosme II, qui l’emploie, mais se querelle à l’intérieur du Palazzo Vecchio si furieusement qu’il est déporté aux galères de Livourne. Pour tout autre, c’eût été l’irrémédiable fin ; pour Tassi, ce fut le commencement de la fortune. Par sa belle humeur, il séduit le capitaine des argousins, qui lui permet de laisser les corvées meurtrières pour dessiner à sa fantaisie. Et voilà que le peintre saisit et note ce monde chatoyant et prestigieux qui l’entoure : levantins, persans, tunisiens, caravelles à voiles latines, ourques de Biscaye, hauts bateaux grecs que les aventures de mer jetaient au port, — et les galères, celles-là même où il aurait dû être. Le retrouver peu après à Rome, en train de peindre en trompe-l’œil la Grande Salle du palais du cardinal Lancalotti, cela n’a plus rien qui puisse étonner. De haute lutte il se fait une large place, travaille pour Urbain VIII et ne sort plus qu’à cheval, l’épée au flanc, une chaîne d’or au cou, naturellement suivi d’un page.

Claude avait pour mission de soigner le cheval.

Mais l’atelier l’intéressa, l’envie le prit de peindre. Tassi consentit, et de domestique il fut promu élève. La nuance n’était pas encore très grande entre les deux états. Tassi, qui ne vivait pas comme tout le monde, — il s’en faut ! — entretenait chez lui nombre de belles filles, d’un commerce facile, à l’aide desquelles il payait les gens de sa maison. Passeri est formel : « Quelle sue femmine, li quali stando nella sua casa per enere invischiata la gioventù, ne’loro allettamenti, facera che quelle litenistero allaciati con lusinghe al servigio di lui senza chiedere alcuna mercedo. » … J’ai dit que c’était un original.

Quand il se fut fatigué des transtévérines du Tassi, le Lorrain, ayant pris goût aux pinceaux et à la palette, chercha un autre maître. Ils n’étaient pas rares dans la Ville Éternelle ! À défaut des géants dont l’œuvre séculaire était terminée, il y avait des artisans tenant écoles partout, triomphateurs du moment vers lesquels des Provinces-Unies, de Bohême, de Franconie, de Basse Saxe, des marches d’Allemagne et d’Espagne, accouraient, comme on vient vers la lumière bienfaisante, tous ceux que tourmentait l’envie de peindre. Comment n’entra-t-il chez aucun de ceux-là ? Il dut peut-être cela au conseil d’un rare artiste, — ou au hasard. Mais si Bologne semble triompher avec les Carrache, avec Guido Reni, avec Zampieri, Florence, Sienne, Ravenne, Ferrare ne sont plus, la lutte s’est déplacée : c’est à Naples que les Écoles bataillent.

Claude s’y rend. C’est dangereux. Terriblement ombrageux, les Napolitains viennent, par leurs persécutions, de lasser le Guide, qui s’est enfui. Si à Rome on bâtonne, à Naples on tue, et, dans peu, Ribéra et il cavaliere Lanfranchi empoisonneront le Dominiquin parce qu’il a osé accepter la décoration de la chapelle de saint Janvier, au Dôme. Voilà qui engageait peu, cependant, — pas plus que la continuelle révolte sourde qui agitait la ville, agonisante sous le garrot espagnol. Néanmoins le Lorrain fait le voyage et entre chez Godefroy Walss, un Allemand de Cologne, qui lui enseigne la perspective et l’architecture.

Et Claude a vite assez de ce nouveau maître, et il repart : la sublimité qui se déroule du Pausilippe à Poggio Reale ne le retient pas ; il continue à ne pas voir…

Il remonte vers le nord, et c’est Venise. Que croyez-vous que va produire sur lui la ville de Giovanni Bellini et du Giorgione, de Carpaccio et de Titien, la Venise de Véronèse ?

Il va passer.

Ici encore la magie du décor et des personnages lui est indifférente.

Ni les canaux bleus, ni les palais roses, ni le Contarini et sa robe de pourpre, ni les nobles en leurs longs habits levantins, ni les « gentilzdonne » grandes, majestueuses et fières, ni la punaisie des Juifs, ni le peuple du pont Saint-Barnabé ; l’or et le sang en débauches géniales aux coupoles saintes et aux murs de marbre des demeures féeriques ; au dehors l’or et le sang de la vie même, cette joie, si bellement libre, sonore et harmonieuse, cette joie de la Joie, — rien n’éveillera en lui un tressaillement, un frisson, un regret…

Impavide et froid, — je veux dire aveugle, sourd et sans pensées, — il ne s’arrête, et, par les cantons suisses, gagne enfin Nancy.

§

S’il a quitté le duché ignorant qu’il y avait pour lui une autre existence que celle que jusqu’alors il y avait menée, il rentre à même de se faire une place parmi les artistes qui s’embesognent à la cour de Charles IV et entretiennent l’intense rayonnement de ce petit foyer.

Au seuil de l’art lorrain du xviie siècle se dresse ce trio formidable : Jacques Callot, Israël Sylvestre, Claude Gellée. Trois œuvres qui conduisent au siècle de Stanislas, au capucin Benoît-Picard, au bénédictin Dom Calmet, à Hugo abbé d’Étival, à Guibal et à Cyfflé, à Héré et à Jean Lamour. Peu de pays, dans un effort fatalement circonscrit, avaient été aussi féconds. C’est à peine si l’on peut compter ses peintres, ses sculpteurs, ses graveurs, ses verriers et ses architectes. Après Ferry, et Thiébaut, et Raoul, René II roi de Sicile, le « seigneur Roy », choie les peintres : c’est Bertrand Maillet dont il pensionne la veuve, c’est Pierre Garnier à qui il paye dix-huit florins du Rhin, et combien d’autres ? Dans les vieux comptes poudreux, des noms surgissent : Bernard de Lunéville, Hugo de Toul, et les enlumineurs Conrard, Henry, Georges, Jehan, auxquels il distribue de beaux marcs d’or ; et le traité par lequel il s’attache, en 1497, Hans Sérobach, allemand, « pour se servir de luy en pièces d’art » ; et Bartholomeus Vest, son compatriote, qu’il emploie aux tables d’autel de l’église des frères Mineurs de Nancy ; et Hans Wachelin, de Strasbourg, pour « besoigner de son mestier » ; et à Jacques Moult « painctre et ymagier de terre » à qui il donne dix francs par mois ; et ce Franz Bounier qui enluminait ses armes, ses harnois et les panneaux de ses chariots ; et ce Pierrequin Fautrel, qui fit les peintures de son mausolée en l’église des Carmes, et qui cette fois eut « mil Puis, sous le duc Antoine, à qui revient l’honneur francs »… de la Porterie de Mansuy Gauvain, sous Charles III : Hugues de la Taille, Gabriel Salmont, Médard Chuppin, Moyse Bogault, et Claude Henriet, et Rémond Constant, et Jacques Bellange… Cette Lorraine des derniers ducs sera comme la fleur, l’épanouissement de ce vieux pays studieux et artiste, de la Lorraine pensive, de Chrodegand, d’Angilram le précepteur de Charlemagne, d’Alpert le moine, de la Lorraine des grands bâtisseurs de Verdun, de Toul et de Metz, de la Lorraine angevine des corporations des verriers, des presses de Jacobi, la Lorraine de la Rusticiade et de la Nancéide, — la Lorraine du bon poète Pierre Gringore.

 

Quand il débarqua à Nancy, il n’était pas beaucoup plus vieux que la ville neuve.

Enserrée en ses murs réguliers, coupée en deux parties inégales rejointes par un étroit pont fortifié, la petite cité grise avait l’air d’un énorme scarabée tombé dans la rivière. Des poivrières de Notre-Dame au bastion de Haraucourt, ce n’étaient que combles fins et clochers, celui en boule de la Maison de l’Oditoire, celui, tout petit, des Minimes ; et, parmi les places vides où éclatait la poussière blanche des chantiers de pierre, l’Hôtel Ducal, ses fontaines jaillissantes, ses parterres en broderies, les maisons de Doyens aux pignons alignés devant d’étroits jardins, les fastueux bâtiments conventuels, riches de prébendes, de cellules et de chapelles, — les quartiers noirs se massaient, aux rues torses, ruches sombres où « ouvriers travaillent en logis expressément construitz et dénommés de leurs dictz artz : architectes, tailleurs de diamants, rubis et pierreries, brodeurs, tapissiers de haulte lice fort experts — qui ouvrent en leurs maisons… ».

Descendit-il rue de la Michotte ou rue du Bon-Pays, à l’Ange, aux Trois Maures, à la Polre d’Or, à l’Escut de Lorraine ou au « Petit Enfer » où on vendait, à huis-coupé, le vin, aux gens de chevaux et aux chemineaux qui n’avaient trouvé gîte ailleurs… On ignore ce tout petit détail, aussi bien que les plus graves circonstances de son séjour. Ce qui est certain, c’est que Claude de Ruet, fraîchement arrivé de Paris où il avait fait fortune, lui confia les motifs d’architecture de sa décoration de sa voûte des Minimes. Il put mettre à profit les leçons de Godefroy Walss et habiter de palais et de colonnades les prétentieuses et lourdes compositions Bien d’autres, à Nancy, eussent pu guider Claude : Rémy Constant, Jean Lecler revenu après vingt années d’Italie, et le plus grand de tous, Jacques Callot.

Claude ne put, ou mieux ne sut approcher de lui. C’est au malheureux caractère réservé et timide du Lorrain, que nous devons d’avoir perdu le peintre merveilleux et national qu’il serait devenu à ce contact.

Évidemment, entrer en relations avec Callot était particulièrement difficile. Callot est maintenant un gros personnage : il y a beau temps qu’il est revenu, lui aussi, d’Italie, après la pension de Cosme II, et ces chefs-d’œuvre la Foire de Florence et les Varie figure Gobbi ; il a même été jusqu’à Anvers où Van Dyck l’a peint les cheveux au vent, la moustache en croc, la royale insolente, l’air décidé et clair d’un de ces capitans que lui-même campait si bien. Mais il a quitté l’Escaut, Henry II lui ayant expressément assigné sur la recette de Blâmont « 900 paires de résaux, moitié bled et avoine, pour lui donner subject de s’arrêter au pays en considération de son art de graveur en taille doulce ». Et le duc actuel vient de lui faire donner deux mille francs encore, pour l’engager à ne pas accepter les offres de l’infante Claire-Eugénie ; la cédule est ainsi rédigée par le trésorier : « Payé à Jacques Callot, graveur en taille doulce, 2.000 francs, que S. A., par l’effect de sa libéralité, luy a octroyé en don, pour luy donner le moyen de continuer sa demeure dans ses pays. » On le voit, toujours la même haute préoccupation. Et cela est d’autant plus méritoire au successeur de Henry II que celui-là n’est autre que Charles IV, le plus extraordinaire sinon le plus fou des princes de son temps.

C’est l’homme aux trois femmes, Nicole de Lorraine, Louise-Marguerite d’Aspremont de Nanteuil et cette Béatrix de Cosenza qu’il devait épouser du vivant de Nicole et qu’il appelait sa « femme de campagne » ; c’est le brouillon et chevaleresque lutteur, mêlé à toutes les intrigues, à toutes les querelles qui l’entourent, — peut-on les énumérer facilement ? — qui rompt vingt fois avec Louis XIII, pactise avec Condé pour s’en séparer immédiatement, veut se faire élire roi des Romains, perd, reprend et reperd son duché, s’amourache de la fille d’un apothicaire, vend ses états pour deux cent mille écus, — et fera si bien tant de folies, tentera tant d’entreprises, aura tant d’idées que c’en sera fait du chardon de Lorraine, de la croix angevine de saint André, des aiglons aux ailes étendues et des quatre royaumes : Hongrie, Deux-Siciles, Jérusalem et Aragon, qui coupent ses armes… La main puissante de Louis XIV s’abattra sur lui.

L’empêchement le plus sérieux que Claude rencontra à entrer en relations avec Callot, fut certainement la querelle grave qui éclata entre ce dernier et de Ruet. Elle naquit à propos d’une suite de fêtes que Charles donnait en ce moment à la très belle ennemie de Richelieu réfugiée à Nancy, à Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse.

Celle qui eût « préféré s’abandonner plutôt à un des soldats des gardes que de ne pas tirer raison de ses ennemis » a eu vite fait de tourner la tête à Charles, avec ses longs cheveux blonds si fins et d’un ambre si chaud, ses grands yeux bleus, la moue significative de sa bouchette, sa gorge merveilleuse et les grâces éloquentes de sa personne. Veuve de Luynes, mariée à l’apoplectique Claude de Lorraine, la maîtresse de Châlais et de Holland practiquera à son loisir avec Charles, complètement subjugué. Entre deux divertissements, il sera question de l’alliance anglaise, des garanties à exiger de l’Électeur et des difficultés qu’on suscitera dans le Mantouan. Pour elle, il donne le spectacle d’un combat à la barrière dans la Salle Neuve. Le mari vient d’arriver le matin même, — pour quoi faire ? — Il y a là la duchesse douairière et Mme la Princesse ; Tuméjus, Chastelet et Gournay seront juges du camp, il n’y aura qu’un seul tenant, le prince de Phalsbourg, — un fils naturel du Balafré, — et Charles fera une entrée magnifique, à la mélodie de plusieurs instruments, costumé en soleil, dans « une lueur capable d’espoiter la veuë la plus pénétrante… ». Il aura le prix de l’épée, naturellement, et le marquis de Moy, sous le nom de Pirandre, celui de la picque. Mais la fête recommencera le lendemain, car il ne veut laisser respirer celle qu’il croit être sa conquête, cette fois au dehors, sous forme de joûte, sur la Carrière, la place habituelle où se font les tournois.

Israël Sylvestre en a laissé une inoubliable estampe : devant les maisons aux façades uniformes, les charpenteries massives contre lesquelles se pressent les gens avides. Et, dans la foule excitée et verveuse, parmi le grouillement amusant des groupes notés curieusement en leur vérité, ici, sur une rossinante un baladin fait ses grimaces devant les badauds ahuris qu’on friponne à l’aise ; plus loin, c’est Arlequin et ses inséparables qui bonissent ; puis, des ivrognes qui se chamaillent, non loin d’autres qui mettent rapière au vent à cause d’une femme qui pleure ; cris, clameurs, rires, pleurs, hoquets, appels des mendiants, tartarelles des éclopés, geigneries des aveugles, huées qui assourdissent et se font jour au milieu du bruit de ferraille dés lourds carrosses plats du sifflement des traîneaux qui s’entrecroisent, du vacarme épouvantable que fait la Machine qui s’avance et qui représente la Victoire traînée par des centaures et conduite par l’Amour. Cela, pendant qu’au loin défile lentement la théorie des tenants aux lances gigantesques, et qu’au premier plan, un patriote hurle :

Lon lon la, laissez-les passer
Les Français dans la Lorraine,
Lon lon la, laissez-les passer
Ils auront du mal assez !…

Callot avait ordonné ces spectacles, de Ruet le magnifique devait les graver sur les dessins du maître des jeux : dans sa superbe il refusa, voulant cette entreprise entièrement sienne : Callot résista ; le débat fut violent.

Je soupçonne fort le Lorrain d’avoir été quelque peu effrayé en toute cette affaire et d’être reparti au cours de la dispute, qui se termina à l’avantage de l’auteur des Bossus.

… Et Chamage, là, tout près ?… Y retourna-t-il ? Non. Ou s’il y fut, la même inconscience l’aveugla et le perdit, cette fois irrémédiablement. Personne ne lui avait soufflé, à cette heure décisive, le bon avis qui sauve, personne ne lui avait montré le danger de l’exil. Jamais peintre n’eût plus ému, ne serait allé plus haut dans la divination et dans le Beau que Claude Gellée, s’il eût réalisé l’admirable union du champ natal, — et du ciel qui lui était propre. Certains génies tiennent à la terre, à la terre seulement, uniquement. Son monde, tout son monde, c’étaient les trente-sept bailliages de Charles IV, les Évêchés et ce petit Barrois mouvant…, ce n’était rien autre. Ses drames ? la vaine pâture le long des chemins, contre les terres des seigneurs, avec les vaches aux robes bigarrées et les moutons en bandes ; ou ce pâquis avec ses arbres aux ombres bleues où, durant le midi, les troupeaux s’abritent du soleil ; ou la rivière avec la note farouche d’un train de bois et, près du cadre, un cavalier qui fait boire son cheval, — cela, noyé dans le grand air limpide, clair et mouillé qu’il avait surpris, si profond et si vif…

Les Hollandais n’ont pas fait autre chose : la Digue, l’Allée de Middelharnis, le Bœuf

§

Maintenant, le poison romain va faire son œuvre.

Claude arrivera dans la ville d’Urbain VIII, le 18 octobre 1627, jour de la Saint-Luc, en compagnie d’Errard, rencontré à Marseille, d’Errard que Sublet des Noyers, le surintendant, envoyait là-bas « avec pension ». Un hasard, le cardinal Bentivoglio, séduit par une toile, lui amène la protection du pape.

Et c’est fini.

Sa vie commence, peu intéressante, pour s’écouler, monotone, de cardinaux en cardinaux, Bentivoglio, Crescenzio, Rospigliosi, Médicis, Gioro, Mellin, Barberini, Spada ; de Pontifes en Pontifes, Urbain VIII, Innocent X, Alexandre VII, Clément IX, Innocent XI, — vie calme, enviée, fortunée, au cours de laquelle il produira méthodiquement ses grandes compositions vides, ces mythologies ennuyeuses et froides, il chantera ces airs de bravoure si fort à la mode, vieillots même dans leur primevère, mais où une note, une seule, constituera son actuel génie.

Il habitera des maisons ridicules où « les portes sont des bouches grimaçantes et les fenestres des yeux étonnés » ; il se liera avec Poussin, l’homme à la couleur fausse et au dramatique conventionnel ; il sera l’ami de Sandrart, qui écrira : « c’était un excellent homme, excessivement droit, qui n’aimait pas les cérémonies et très digne dans son commerce avec les grands », — et de Baldinucci, qui relatera : « quant à mon ami intime et proche voisin à Rome, le très célèbre Claude Gellée recherchait toujours des endroits retirés dans les champs, afin de pouvoir s’exercer à dessiner d’après nature, tandis que pour le coloris il avait une très grande facilité ; il nous arrivait (le dessin et les ombres ayant été indiqués au moyeu de la craie noire ou du crayon) de peindre d’après nature avec des couleurs, — aux champs ensoleillés de Tivoli et dans les endroits qu’on appelle maintenant Frascati, Sobiacho, al San Benedetto et ailleurs, sur du carton dûment préparé ou sur de la toile, les montagnes, les cavernes, les vallées, les terribles chutes du Tibre, le Temple de la Sibylle et d’autres choses semblables ». Il ne sera jamais triste, et durant la peste s’enfermera pour peindre six tableaux où il croit qu’il sera question d’Ulysse et de la tendre Chryseïs, de Cléopâtre et d’Antoine et de David sacré par Samuel ; il peindra pour Monsieur de Fontenay, pour Monsieur Passart « me es-compte, à Paris », pour Monsieur de Béthune, frère de Sully : Philippe IV d’Espagne voudra de ses ouvrages, Louis XIV, ce grand flaireur d’hommes, lui fera faire des invites, auxquelles il ne répondra pas, — et il rédigera le Livre de vérité.

Ce Livre-là est d’une terrible éloquence. Il décèle bien l’inquiétude paysanne, la peur de la fraude, le souci minutieux de ne perdre ni le prix d’une heure, ni le bénéfice d’une commande. Il attriste. Je ne crois guère que « désordre et génie » soient indissolublement accouplés ; mais cette préoccupation si marquée laisse une indéfinissable impression. Si tout au moins les dessins qui le remplissent étaient intéressants ! Ce n’est qu’un registre de marchand qui s’éclaire, mais combien rarement, d’un heureux croquis à la plume.

Voilà sa vie.

De cette Rome encore prestigieuse du Belvédère à la porte Latine, du « Sépulchre de Néron » au Janicule, de cette Rome merveilleuse que le Piranèse restituera magnifiquement dans le bouillonnement de son sang vénitien, en ses Fastes Consulaires, en ses Triomphes, en ses Magnificences, en ses Carcères, évocations titanesques d’une ampleur, d’une sûreté, d’une vérité et d’un pittoresque admirables, de cette Rome affolante et superbe, Claude n’aura rien vu…

Les remparts de Nancy tomberont, Louis XIV ne laissera à sa petite patrie que quatre pauvres alérions et une mince croix d’or : Claude l’apprendra et ne s’en souciera pas…

Et, un matin, on le trouvera mort, sur une planche, dans sa maison, près de l’Arc des Grecs : on ira chercher le notaire Vannius qui partagera ses biens entre ses deux neveux, et Agnès, sa fille adoptive.

§

Si les aides-mémoires du Livre de Vérité sont peu intéressants, les rares dessins de Claude Gellée que nous possédons sont d’une maîtrise incomparable. Il faut bien distinguer en lui l’homme des lignes et l’homme de la couleur.

Il y a, à la National Gallery, je crois, une étude à la plume qui est un véritable chef-d’œuvre, le Troupeau à l’abreuvoir, où se retrouvent les hardiesses et les dernières observations de nos séparatistes contemporains les plus estimables. C’est d’une robustesse, d’une sûreté, d’une largeur qu’ils envieraient, — d’une harmonie des masses qui fait songer à Courbet. Le groupement des vaches dans l’eau est d’une trouvaille et d’un bonheur bien modernes. Toute l’École de la petite salle du Luxembourg est là, — toutefois, avec ses inquiétudes réalisées, ce qui est, pour le moins, piquant. De même cette page magistrale, ces Arbres près d’une rivière ; de même son Étude d’après un groupe de pins, où le ciel, obtenu par une opposition très simple, est d’une lumière vibrante dans l’ébranchement des hauts mélèzes.

Les toiles du maître qui figuraient, au siècle dernier, dans les collections du duc de Kingston, du Dr Mead, de Sir Humphrei Edwin, dans les cabinets du Dr Newton et de Henry Hoare, empruntaient leurs belles qualités aux caractéristiques de ces dessins. Celles-là ôtaient les harmoniques de ceux-ci.

Et cette Étude du Musée des Offices, où est toute la conscience de Théodore Rousseau, et cette autre de la collection Albertine, où il y a une si curieuse recherche des contours et de leur tonalité. Et ces Arbres, lavés d’encre de chine et de sépia (British Museum), qui se fusèlent sur des montagnes éclairantes, dans le rayonnement d’une fin de jour et que, satisfait de l’effroyable difficulté vaincue, il a si visiblement signés ; et le mirage de cette autre Étude sur nature, à la sépia, avec des rehauts blancs (British Museum), avec l’opposition violente des bois qui prennent lourdement la moitié de la feuille, et, d’autre part, le ciel qui s’éploie, léger, infini sur les vallonnements ; et ce superbe Narcisse du Musée de Pesth, où cette fois il a vraiment rendu l’idyllique poème ; c’est à peine indiqué, le pourpre léger des arbres entrelacés sous lesquels le chasseur se repose, le chevauchement doux des arêtes, et le moutonnement des nuages impondérables.

Si ses eaux-fortes n’existent pas, s’il n’est pas maître de l’outil, si les procédés le trahissent, si c’est très mou, avec des rudesses d’ombres chinoises et des fonds cotonneux, d’une neutralité désespérante, — sa Danse au bord de l’eau décèle son impuissance à colorer une planche, — les dessins que je viens de citer (il en est, relevés de sépia, où il va jusqu’au japonisme) constituent une des plus durables parties de son œuvre.

Reste le peintre.

Prisonnier des fastueux amateurs qui le faisaient travailler et qu’il écoutait docilement, Claude Gellée a toujours, ou presque, disposé d’invariable façon ses compositions : un grand rectangle, meublé à droite et à gauche d’édifices en architectures sages et plates, au premier plan la mise en œuvre d’un récit antique, d’une page de la Bible, et, au fond, l’horizon très reculé des montagnes, basses sous le ciel. Les personnages, aux gestes malheureux, sont lourds, épais, noirs, pas dans l’air, d’un arrangement gauche, d’une incroyable maladresse : on les sent tellement ajoutés, ils jouent, si mal, d’ennuyeuses parodies, qu’ils sont bien grandement pénibles. Parfois des portants d’arbres remplacent les palais, parfois ce sont des vaisseaux qui garnissent les côtés ; alors, c’est la mer classique, aux flots sculptés, qui s’enfonce sous la nuée. Rien n’est plus monotone, plus décevant. C’est le cas d’Ulysse remettant Chryséïs à son père, de David sacré roi par Samuel, du Débarquement de Cléopâtre à Tarse, et de tant d’autres qu’on ne voit même plus et qui sont à jamais perdus sous les vernis épaissis et les restaurations assassines.

Mais il ne faut passer vite devant ces toiles.

Il faut s’arrêter longuement et regarder. Bientôt disparaissent les sèches et ridicules choses qui ourlent les bords : dans un lointain très reculé, la grande équation du soleil dans le ciel se pose, magistralement ; autour du disque en feu, des nuages se lisent, à peine perceptibles dans le halo, balbutiements troublants et vus, tachant déjà ce calme de fournaise ; puis, d’autres sont, quoique peu indiqués ; l’orange et le feu des rayons se décomposent plus franchement en s’élargissant, l’eau crépite, les vergues et les voiles, le fort de l’avancée, tout flambe, tandis que monte, en d’insensibles enharmonies, une modulation lente qui va jusqu’au bleu et qui enserre des nuées, plus lourdes, d’une infinie justesse et d’une témérité rare : c’est le ciel de Cléopâtre… D’autre fois, c’est la transparence vaporeuse d’une voûte sans astre : de l’outremer du zénith à la ligne d’horizon, il n’y a pas d’accidents violents, mais une grande nappe voilée et irradiante, où l’on pressent seulement un foyer plus vif qui réchauffe les danseurs, les pierres du pont, les toits du village, le grand plumet de feuillage au milieu de la toile, la rivière qui en devient jaseuse, qui noie d’une atmosphère de joie la composition tout entière : c’est le ciel de la Fête villageoise… Ici, c’est l’heure neutre, sans éclats violents, où chaque chose semble avoir sa lumière propre, les pierres moussues des vieux arcs de triomphe, les colonnes polies des portiques, les façades ocreuses des palais, les murs couronnés d’arbustes qui tremblent, à peine violets, la grande ombre oblique qui se déverse sur ce champ de ruines, la grande ombre où frissonnent, en arpèges, des gammes assourdies aux roseurs pâles et aux bleus lavés : c’est l’atmosphère de ce pur chef-d’œuvre qu’est le Campo Vaccino. Le Piranèse fleurira mieux l’écroulement de la Trajane et le chevet de Santa-Maria-di-Loreto ; mais il faut, pour retrouver la magie de la toile du Lorrain, franchir des siècles, passer dans la Galerie Française, et chercher le petit Corot italien.

… Avoir fait cela en plein xviie siècle, alors que les peintres du roi, cherchant « des effets de nature », peignaient des feuillages sur du fer découpé, pour raccorder les charmilles de Marly…

Et la vie lui aura refusé, à l’heure voulue, le viatique nécessaire. Que n’eût pas fait l’homme qui possédait un tel secret, s’il eût été à même de vivre sans soucis pesants, sur sa terre natale ? Peut-être l’eût-il comprise. Certes, son œil ne se fût agrandi, mais eût découvert d’humbles et de vibrants trésors, sources de splendeurs, d’intimités, de charmes émus, sources fraîches qui ont inspiré ce qu’il y a de plus pur et de plus haut dans les œuvres humaines.

Entre l’audace de Claude Lorrain et Turner, on ne peut mettre personne.

Les Romans.
Matilde Serao : La conquête de Rome, Ollendorff, 3 fr. 50. — Giovanni Verga : Les Malavoglia, Ollendorff, 3 fr. 50 §

Tome XXXIII, numéro 121, 1er janvier 1900, p. 189-197 [197].

Maintenant à signaler les traductions parues des romans suivants : Résurrection, par le comte Tolstoï ; Jonathan Larsen, par P. F. Rist ; la Conquête de Rome, par Matilde Serao ; le Naulahka, par Rudyard Kipling, et les Malavoglia par Giovanni Verga.

Publications d’art.
Marescotti : Erreur Judiciaire (trad. par Henri Charrel), Golio, Milan §

Tome XXXIII, numéro 121, 1er janvier 1900, p. 269-274 [270-271].

Un patricien milanais, dans son admiration pour son compatriote Émile Zola, vient de lui offrir une statue de M. Richard Ripamonti, intitulée Erreur Judiciaire, bien que son exécution remonte à 1891. M. Marescotti publie une reproduction de cette statue, accompagnée d’un texte dont je préfère ne point parler, puisqu’il me suffit de citer pour qu’on en juge. Voici le début :

« La France, comme un formidable Titan à l’exubérance vitale, alterne des pensées cruelles et coupables à d’autres suaves et vertueuses, au point que les massacres de tigres et les repentirs simulés de Louis XI se marient parfois admirablement bien avec les généreux délires de Jeanne d’Arc. — Si ce n’est que, étant terrestre, elle succombe toujours sous cette loi fatale des antithèses, qui gouverne fatalement la terre. Et c’est déjà un privilège merveilleux si, dans de terribles vicissitudes, elle sait imiter le fleuve qui réjouit Genève, d’abord azuré, ensuite disparaissant pour reparaître, puis, revêtu des couleurs des plus séduisantes, embellissant la forêt et fécondant la terre. Il était donc naturel que cet immense cerveau du monde laissât échapper les étincelles initiales d’un droit social, dont l’éclat électrique se répandit rapidement dans toute l’Europe, ayant comme couronnement une représentation nationale française, qui, entraînant la liberté chancelante dans les excès du sang, laissa le champ libre à la savante tyrannie d’un empire glorieux et conquérant, qui devait s’affirmer à Marengo, s’ébranler à Waterloo, et s’éteindre à Sedan, en restituant de nouveau le gouvernement suprême à une liberté actuelle, qui arriva, même dans le tumulte de passions intestines, à se constituer en République juste et progressive… »

Après cet interminable déroulement de tripes, cette définition de Zola :

« Zola est la réparation immédiate, dégorgeant (sic) de la plume qui accuse et gagnant pour son propre pays plus de batailles que ne peuvent gagner les épées tranchantes d’une armée entière. »

Plus loin l’auteur affirme le contraire de ce qu’il veut dire :

« Et ce génie, inspiré et compris de sa haute mission, oubliant son intérêt personnel, son aisance acquise et sa renommée bien affermie, s’éleva, non soucieux d’une popularité déjà conquise ; il s’éleva avec force pour combattre et vaincre glorieusement la cause de l’humanité, en sauvant, en face du monde, la dignité de sa nation. Et la France peut ainsi se vanter aujourd’hui d’avoir, avec le trio Zola, Picquart et Scheurer-Kestner, les vrais apôtres de l’humanité. — Gloire à eux ! Et si Rome antique est fière de son Horace, la France aujourd’hui peut vanter son Zola. »

Je m’excuse de m’être étendu si longuement sur une insignifiante pantalonnade, mais j’ai voulu égayer cette chronique où l’on a rarement l’occasion d’être folâtre.

Lettres italiennes §

Tome XXXIII, numéro 121, 1er janvier 1900, p. 281-286.

Alfredo Oriani : Vortice §

Vortice, roman, par Alfredo Oriani, un auteur qui, quand l’Italie n’avait pas encore salué l’apparition des romanciers qu’on s’obstine à appeler les jeunes, — a eu ses jours de vogue. Ce roman raconte la dernière journée d’un petit bourgeois résolu à s’effacer du monde, à cause d’un billet à ordre dont il a falsifié la signature. Le malheureux tient parole, et il se fait écraser sous un train, probablement en retard, comme d’habitude. Roman minutieux et cruel, avec un sens de minutie psychologique très étrange ; toutefois, il compte de belles pages, et s’il n’est pas trop gai, il porte l’empreinte d’une étude consciencieuse. La langue assez inégale, selon la mode des jours où M. Oriani était presque célèbre.

Ugo Valcarenghi : Politica conjugale §

Politica conjugale, par Ugo Valcarenghi. Recueil de nouvelles dont il faut parler, parce que ce Valcarenghi est un type, dans son genre. Il fonde un grand journal politique ou il écrit un grand roman comme on boirait un verre d’eau ; et l’un et l’autre sombrent, comme deux et deux font quatre. Il y a toute une littérature de Valcarenghi ; personne ne connaît son public ; et toutefois il ne manque ni de talent ni d’esprit d’observation. Ses livres sont opaques, sans éclairs, sans frisson ; ce recueil est né et mort presque le même jour sous cette guigne qui semble accompagner toutes les œuvres de cet écrivain.

G. Grimaldi : Maternità §

Maternità, par Giulio Grimaldi, poésies nobles et remarquables pour la simplicité du ton et la facilité heureuse de l’image et du vers. On y parle de mères et d’enfants avec une tendresse qui ne glisse jamais au conventionnel, et on y revit la gaîté, les petites détresses, les câlineries de cet âge. Bon livre, bonne langue, bonne intention presque complètement atteinte.

J. V. Brusa : Il fiume rosso §

Il fiume rosso (le fleuve rouge), par J. V. Brusa, — par un jeune homme qui a besoin de perdre maintes illusions sur les autres et sur soi-même, — nous arrive avec une lettre de son auteur, toute pimpante d’orgueil et presque d’outrecuidance juvénile. Il croit, évidemment, avoir une voix de jeune coq incomparable, ce qui est loin de la vérité ; nous en avons entendu d’autres, jeunes et vieux, qui chantaient comme celui-ci, et qui à moitié de leur chemin ont été atteints d’aphonie. Quoique sa lettre, qui prétend donc à révéler un chef-d’œuvre, méritât la plus grave des punitions pour les vaniteux, le silence, — je suis assez indulgent pour annoncer aux Rois et aux peuples que M. Brusa a donné le titre de Fiume Rosso à un petit livre de poésies ; lesquelles ont le but exclusif de stigmatiser la guerre et de jouer l’éternel refrain de l’union fraternelle entre toutes les Nations. Je remarque que ces jeunes gens modernes qui tremblent à la voix du canon, au son d’une trompette, ne représentent pas, à mes yeux, l’idéal de la jeunesse vraie, saine et alerte.

G. Lipparini : L’elogio delle acque §

L’elogio delle acque est le travail minutieux et savant d’un jeune homme, M. G. Lipparini, qui s’est plu à construire une prose cristalline, trop travaillée, et souvent trop archaïque ; une prose de réaction contre les tendances de démocratie littéraire qui nous ont affligés jusqu’à l’humiliation. L’argument de ce petit livre si soigné en tous ses détails est un hymne à la Nature ; une idylle gracieuse se développe sur le fond des bois et parmi le chuchotement des ruisseaux ; mince argument, qui ne semble que le prétexte à un patient exercice de forme. M. Lipparini y ajoute le discours d’Aristagoras aux citoyens de Corinthe, une plaidoirie supposée en faveur d’un amant qui a tué sa fiancée ; encore une reconstruction archaïque, comme on voit, mais très élégante et mesurée. Tout en reconnaissant les qualités poétiques de ces travaux d’une portée strictement littéraire, je me garde d’encourager sur cette voie M. Lipparini, qui nous doit une œuvre puissante pour le fond autant que pour la forme.

G. Anastasi : La Salvezza §

La Salvezza, roman, par Guglielmo Anastasi. — Si je me connaissais en fait de femme, j’aurais probablement des observations à adresser à l’auteur de ce roman, que je n’aurais pas supposé si philogine ou ginophile. Le symbole suranné de la femme qui éloigne à jamais l’artiste de son chemin est ici présenté à rebours. L’auteur place la scène dans un milieu d’artistes lyriques, de musiciens, d’imprésarios, de critiques, de journalistes, qu’il doit connaître à ravir ; il nous semble revoir et entendre bon nombre de ces artistes, vrais et faux, qui pullulent à Milan, où plus qu’ailleurs en Italie l’art du bel canto a ses exploiteurs, ses parasites, ses imbroglioni et ses disciples sérieux et passionnés. Parmi cette foule, que M. Anastasi rend courageusement dans tous les détails les plus curieux et les plus odieux, son protagoniste Emilio Almaura travaille depuis longtemps, en s’affaiblissant chaque jour dans la recherche spasmodique d’une perfection surhumaine : il poursuit son chef-d’œuvre, et la fièvre de l’émulation l’énerve, le mine, le tue lentement. Il est sourd à tous les conseils ; il ne s’aperçoit pas que sa mère malade va mourir, que près de lui sa cousine, cette délicieuse figure de jeune fille qui soigne la mère, est devenue l’esclave de ses caprices cruels. Des amis qui l’entourent, les uns tombent sur la voie âpre de l’art ; les autres montent rapidement, inconcevablement à la renommée, peut-être à la gloire. Emilio Almaura travaille, détruit son œuvre, la reprend, la détruit encore ; on le dépasse, on l’abandonne, on l’oublie. Il ne connaît que ces préoccupations et ces surménages ; l’amour est pour lui un mot ironique, l’expression d’une faiblesse banale. Or, de l’amour justement doit lui venir le salut, la Salvezza ; parce que Silvia, cette cousine qu’il embrassait mécaniquement sans un frisson pour sa jeunesse, sans un regard pour sa beauté, veille sur lui. Et lorsqu’il va accomplir son dessein, le suicide, qui le délivre enfin des tourments dont il a été tenaillé jusqu’à hier, Silvia se présente et lui parle un langage si vrai, si ému, si inattendu, qu’il s’arrête. Ce chapitre, le dernier, est dans le roman de M. Anastasi absolument admirable ; chaleur, conviction, mouvement, il y a tout ce qui fait une page d’art puissant. Mais pour le salut du jeune homme, Silvia doit risquer gros jeu, et, en effet, elle lui sacrifie « sa virginité radieuse, en étouffant dans un dernier sanglot, l’angoisse de sa pudeur déchirée ». Le fantôme de la mort a disparu, et parmi les ténèbres de cette nuit, les deux âmes jeunes et aimantes voyaient surgir et s’approcher l’image d’une Foi nouvelle… Je ne donne de ce roman que le squelette, en négligeant une foule de détails précieux ; on pourrait, je le répète, chicaner sur le sens moral et philosophique du livre, mais à quoi bon, si je peux me réjouir d’avoir enfin rencontré un romancier qui connaît toutes les ressources de son art, et qui, à mon avis, est appelé à un avenir brillant et sûr ? Cette Salvezza marque sur ses travaux précédents un progrès inappréciable : je le constate avec plaisir, et je fonde sur ce livre un de ces espoirs qui n’admettent pas de déceptions.

J. Gelli : I duelli mortali del Secolo XIX §

I duelli mortali del Secolo XIX, par J. Gelli. — Le Commandeur J. Gelli, dont l’autorité en matière chevaleresque est universellement reconnue en Italie, a rédigé ce livre curieux, où il raconte avec leurs détails tous les duels à mort de ce siècle, depuis 1801 jusqu’en juin 1899. Il est incroyable qu’on se tue si lestement chez les peuples soi-disant civilisés : le sabre, l’épée, le fusil, le pistolet, le revolver, tout est bon ; ce qui apparaît absolument impuissant à déraciner ce genre de sport, c’est la loi. Je ne sais pas trop si la lecture de ce livre diligent conseillera quelque bretteur à ne pas embrocher son prochain ; l’impression qu’on en tire, c’est avant tout une indulgente commisération pour la bêtise humaine, tellement colossale que souvent on est tenté d’en rire. L’étude de M. Gelli est louable, et elle a été sympathiquement accueillie par la presse, et précisément par ces journalistes qui demain se feront consciencieusement tuer pour un adjectif déplacé. Dans une nouvelle édition, l’auteur comblera sans doute quelque lacune, comme celle du duel du poète russe Lermontow, tombé, à l’instar de Pouchkine, sous la balle d’un de ses amis.

G. Antona-Traversi : La Scuola del marito §

La Scuola del marito, par Giannino Antona-Traversi, est cette comédie spirituelle et hardie qui a remporté un succès éclatant sur toutes les scènes d’Italie, notamment à Rome et à Milan. L’auteur la fait paraître maintenant en brochure, et je constate, après lecture comme après la représentation, que le public cette fois avait raison de saluer un maître du genre dans notre populaire Giannino. Rien de plus fin et de plus vrai que cette pièce, qui sait dire tout, tout faire comprendre, et qui ne s’arrête ni sur le seuil de l’alcôve… ni sur le bord du lit. La corruption d’une jeune femme tombée dans les mains d’un mari insatiable, dont le but unique du mariage paraît être celui de créer une idole magnifique pour sa luxure blasée, cette corruption pénible et dangereuse, lente et inguérissable, M. Antona-Traversi a eu la tranquille audace de l’étudier et de l’anatomiser dans une comédie qui est l’effort d’un talent point vulgaire ; il a bravé la pruderie de son public, et il l’a vaincu par la grâce dont il sait tout présenter de la manière la plus irréprochable. Il n’est que trop juste qu’après le succès de cette pièce originale et individuelle on ait placé l’auteur parmi les Maîtres de notre théâtre contemporain, et qu’on attende avec le plus vif intérêt la suite d’études qu’il va préparer sur la haute société italienne.

Traductions §

Chez l’éditeur Barbèra, de Florence, vient de paraître en deux volumes la traduction italienne, par Mme Emma Boghen-Conigliani, de les Pères et les enfants au xixe siècle, par M. Legouvé. L’œuvre est (ou a été) trop connue en France pour que je puisse m’y arrêter : la traduction, très élégante, décèle chez Conigliani l’habitude du travail littéraire ; et en effet nous sommes redevables à cet auteur de plusieurs travaux critiques indéniablement remarquables.

Revues §

Je dois signaler parmi les nouvelles revues Flegrea, qui, sous la direction savante et énergique de M. Riccardo Forster, acquiert continuellement plus de diffusion et d’importance. Chaque livraison renferme des articles d’auteurs en vue, tels que Matilde Serao, Giovanni Pascoli, Raffaele De Cesare, Corrado Ricci, Pompeo Molmenti, Diego Angeli, Domenico Tumiati, Adolfo Albertazzi, etc., etc.1. Cette élite donne à Flegrea un cachet du plus haut bon goût ; paraissant à Naples, la revue embrasse les manifestations intellectuelles de toute l’Italie, où lentement mais sûrement elle se crée un public choisi. Il faut surtout féliciter M. Forster, qui a su soustraire sa revue aux influences étroites des écoles et des cénacles.

Dans les derniers numéros de la Vita Internazionale, dont le refrain pour la paix universelle finit par devenir assommant, cette revue prend décidément une attitude boérophile et anglophobe. À remarquer une poésie de M. Lipparini pour le vieux Krüger, dont les yeux — dit le poète — ont des reflets d’or. Il n’est que trop naturel !…

Nota §

Nous prions les Éditeurs et les Directeurs de Revues de vouloir bien envoyer directement à notre collaborateur Luciano Zuccoli, Modena (Italie), les livres et publications dont ils désirent qu’il soit parlé dans notre Revue, sous la présente rubrique.

Tome XXXIII, numéro 122, 1er février 1900 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XXXIII, numéro 122, 1er février 1900, p. 496-504 [504].

Revue des Deux-Mondes. — […] (N° du 1er janvier.) Le Doge maudit. La contre-légende de Marino Falier, par M. Paul Hervieu, très compacte étude qui devra lui assurer le suffrage des historiens à la prochaine élection académique.

[…]

Art ancien.
La galerie Borghèse §

Tome XXXIII, numéro 122, 1er février 1900, p. 527-531.

Le gouvernement italien vient de déposer sur le bureau des Chambres un projet de loi tendant à lui permettre l’achat de la galerie Borghèse. La famille voulait aliéner ; elle a passé un compromis avec l’État, aux termes duquel, moyennant le payement d’une somme de 3.600.000 lire, elle cède à celui-ci la célèbre collection de la villa. Avant que de fixer ce chiffre » le ministre a recouru à l’expertise de M. Gaucher, du professeur Wilhelm Bode et du critique Piancastelli. Et rien n’est plus amusant que le résultat des trois estimations. Alors que M. Piancastelli évalue à lire l’ensemble des toiles, le directeur du musée de Berlin les estime 7.294.930 lire, et notre compatriote trouve qu’elles valent 11.903.585 lire. Y a-t-il quelque chose de plus vain que ce jeu-là ?… Je reviendrai, quelque jour, sur l’étrangeté de cette manie, sur le curieux entêtement de vouloir peser en or des œuvres hors de toute estimation et sur le non-sens et le ridicule de cette coutume. Quoi qu’il en soit, c’est M. Léon Gaucher qui me semble être dans le vrai.

Voilà donc bien national cette célèbre galerie privée : les ministres du roi Humbert ont fait là une heureuse opération. L’histoire de ce Cabinet est curieuse et fournirait aisément la matière d’un volume, — au cours duquel il y aurait, certes, maints passages piquants, et plus d’une anecdote joyeuse…

§

Les Borghèse, originaires de Sienne, et qui s’allièrent si heureusement aux Salviati et aux Aldobrandini, ne commencent réellement leur prodigieuse fortune qu’avec Camillo, qui fut pape sous le nom de Paul V. Ce fut Scipion Caffarelli, neveu de Marc’Antonio qui, le premier, aménagea la villa hors les murs, près la porte du Peuple. C’est ce Scipion, alors cardinal-ministre, qui écrivit à François II, capitaine, marquis et duc de Mantoue, la caractéristique lettre suivante :

« Mon Serénissime Seigneur très honoré,

» Pierre-Paul Rubens, peintre flamand, pour se conformer à l’ordre qu’il dit avoir eu de Votre Altesse, retourne à Mantoue. Mais, comme il laisse imparfait le tableau qu’il faisait ici pour la nouvelle église, en ce sens que, jusqu’à présent, il n’a pas été placé où il devra l’être, et comme cette opération nécessite la présence du peintre pour qu’il puisse retoucher et conduire à perfection, je supplie Votre Altesse, lui permettre qu’une fois expédiées les choses de son service il revienne de nouveau à Rome à cet effet, au moins pour quelques jours. Que Votre Altesse soit persuadée que je tiendrai cette permission en particulière grâce. Et je lui baise les mains.

» De Votre Altesse
» Le très affectionné serviteur,
» LE CARDINAL BORGHÈSE. »

Et, sans cesse fidèle à la ligne tracée, les Borghèse se succèdent, enrichissant sans relâche le trésor, — toutefois, jusqu’à ce Camillo Ludovico Borghèse, qui vendit ses antiques à son beau-frère Napoléon, et dont l’effigie de sa femme se dresse encore, en son indiscrète nudité, dans une des salles de l’antique demeure, le corps si aimé et si caressé de Pauline : la Vénus de Canova.

Naturellement, c’est en maîtres italiens que le musée Borghèse est surtout incomparablement riche.

Les Lombards, les Toscans, les Ferrarais, les Vénitiens y sont en foule : le Sodoma et Lucas Signorelli, Benevenuto Garofalo et le Titien, Girolamo Genga et Nicolo Appiani, Lotto et Cesare da Cesto, Dosso Dossi et Solario, Francia et Andrea del Sarto. Puis viennent en foule Giampietrino, Boltraffio, Marco d’Oggione, Bernardino Luini, Vinci, Gaudenzio Ferrari, Predis, Bernardino da Conti, Sofonisba Anguissola, Francia Bigo. Du Sodoma, c’est une Pietà superbe ; de Luini, une femme au sourire franc, au regard profond, à la chevelure étoilée de fleurs, où le grand fresquiste se retrouve. Botticelli a une Vierge absolument merveilleuse qui rappelle le chef-d’œuvre des Uffizi : la mère du Christ se penche dans un mouvement de joie calme ; tranquille dans son infini bonheur, elle semble s’endormir en approchant sa tête de celle de l’enfant-Dieu ; les lys qui fleurissent par toute la composition, en parfument le sentiment simple, grand et haut que troublent à peine, à gauche, les yeux vifs d’un des chérubins aux cheveux bouclés… Lorenzo di Credi s’y retrouve avec sa joie enluminée et poupine, Andrea del Sarto, avec une Vierge admirable, d’une émotion supérieure.

Dosso Dossi a une Circé très décorative, Palma le vieux une œuvre copieuse, et avec eux Lotto, Licinio, Antonello da Messina, Giorgione et Giovanni Bellini. L’Antonello de Messine est de tout premier ordre : c’est bien toujours la même face blanche et pleine ; cette fois l’œil est très fin. Et c’est une époque, une classe sociale qui se révèlent sur ce petit panneau, dans cette figure si curieusement et si durement sertie entre le chaperon lourd et l’habit qui garrotte au cou, et qu’amenuise à peine la valeur étrangement voulue d’un mince pli de la chemisette. De Giovanni Bellini, c’est l’Adam et c’est l’Ève, l’homme avec ce grand coup de lumière sur la jambe gauche et, derrière lui, ce lapin comique entre les fûts des arbres sur le ciel dur, — Ève grasse, au galbe régulier et aux formes pleines d’une plantureuse milanaise ; puis, le même modèle en Vierge et un portrait d’homme assez mou.

Et encore, oubliés dans mon énumération, un Homme qui louche du Bronzino, un Guerchin très heurté, une Vierge de Fra Bartolommeo, un Pinturicchio archaïque et mouvementé, aux couleurs tranchées et aux silhouettes dures, à l’arrangement amusant, une longue histoire en plusieurs actes aux scènes naïves et franches, — un second plus magistral, où est, au premier plan, une figure de femme dont les lignes de la robe rappellent l’enveloppement de gazes légères du Printemps de Botticelli ; un portrait noir du Pontormo ; une Vierge de Carlo Dolci à la grâce maladive ; un Ghirlandajo d’une beauté et d’un calme rares ; une réplique de Rubens ; un Téniers qui ressemble à un Pieter de Hooch et un Pieter de Hooch qui ressemble à un Téniers ; d’autres que j’oublie, — et enfin les trois œuvres, les trois joyaux : le Raphaël, le Corrège et le Titien.

§

La Mise au tombeau n’est pas une des meilleures œuvres de Sanzio ; c’est le dernier tableau qu’il peignit dans sa manière florentine, avant que d’aller à Rome. Il est contemporain de la fresque de San Severo, de la Jardinière et de la Madone du Grand-Duc. Il lui fut commandé par Atalante Baglioni pour sa chapelle de saint François des Conventuels de Pérouse2. L’ordonnance en est sèche, très sèche ; le dessin d’une dureté absolue et le coloris froid. Et puis il y a vraiment trop du Pérugin dans cette œuvre encombrée d’ornements d’or et fatigante de glacis. Dans son exécution réfléchie cette œuvre n’émeut pas, et la grâce infinie et puissante du géant ne se dégage cette fois… Il est vrai qu’elle a dû subir plus d’un remaniement et que c’est à peine un Raphaël qu’on a devant les yeux.

D’Antonio Allegri, c’est la Danaé. Un pur chef-d’œuvre. La robustesse lascive du maître, cette morbidesse qui lui est particulière sont là avec cette femme couchée la bouche entr’ouverte par la surprise et le plaisir. L’art profond des raccourcis lui a fait trouver la si curieuse et audacieuse ligne qui va de la pointe du sein à la naissance de la crisse ; la poitrine, le giron, modelés en pleine pâte sont d’une maîtrise inégalable et ont cette particulière éloquence de la chair qu’il sait relever d’un autre désir supérieur et noble qui lui est propre, — et que seul il sait exprimer dans ces belles batailles d’amour.

Mais l’orgueil de ce Musée Borghèse, ce sont ces Deux femmes assises auprès d’une fontaine où se mire un enfant, du Titien.

C’est une des très rares grandes choses qui soient en peinture.

L’homme qui a fait cela a à peine trente ans. Il vient de quitter, dans les marches allemandes sauvages et montueuses, pays de vignerons et de bûcherons, un village isolé, Pieve di Cadore : il en laissera le Bois dans la montagne (Offices de Florence) et les rudes Moissonneurs du Louvre. Il vient d’arriver à Venise. Voyez-vous ce paysan dans la cité des doges, dans la ville dont Commynes, qui ne s’étonnait facilement, dit : « C’est une maisonnée au milieu de l’eau, … c’est la plus triumphante cité que j’aye jamais vue et qui plus faict d’honneurs à ambassadeurs et estrangiers et qui plus saigement se gouverne… » Il est entré chez Giovanni Bellini, — Gentile, celui que la République avait député à Mahomet II, l’ayant mis à la porte, — et pour compagnons d’atelier il a Jacopo Palma et un grand diable à la belle allure, à la verve endiablée, aimant la vie de plaisir autant que le travail, ardent et élégant dans la débauche, assidu et patient à l’académie et que ses superbes aventures font appeler le grand Giorgio, — il Giorgione.

Eh bien, regardez attentivement après que l’irradiant éblouissement de la première vue se sera un peu dissipé… Vous allez retrouver toute cette jeunesse et toute cette vie du Titien, contée là sur cette toile : au fond, dans l’heure indécise du crépuscule, les horizons de Pieve di Cadore s’embrument, des cavaliers regagnent le château, des chasseurs rallient les chiens et des villageois poussent devant eux les troupeaux vers l’étable ; c’est la campagne qui se vide aux approches de la nuit. Ce crépuscule ajoute à l’antithèse puissante de cette femme, toute lumière sur les frondaisons alourdies, de cette femme enrobe de satin blanc, les cheveux égayés de jasmins, qui rêve, l’œil fixe et profond, accoudée sur le marbre où jouent des nymphes et des papillons… À l’autre extrémité de la fontaine où se mire le bambin, cette autre femme, toute splendeur dans sa nudité aux lignes harmonieuses, c’est la réalité merveilleuse qui tient de l’insaisissable toutes les perfections, c’est humanisée, chaude de sang, de soleil et de passion, la Déesse… Et cette figure-là, vous l’avez vue, au Louvre, dans le Salon Carré : c’est la femme du grand Giorgio, celle du Concert champêtre de Barbarelli…

Ce Titien-là, avec l’énigme de son ordonnance, le vouloir, à jamais caché, qu’il exprime sûrement, et que nous ne déchiffrerons jamais, vaut à lui seul les millions que l’Italie, — pauvre, mais toujours artiste, — va donner pour acquérir la galerie entière.

Tome XXXIII, numéro 123, 1er mars 1900 §

Littérature [extraits] §

Tome XXXIII, numéro 123, 1er mars 1900, p. 774-783 [780-782, 783].

Ernest Tissot : Les sept Plaies et les sept Beautés de l’Italie contemporaine (Perrin et Cie), 3.50 §

Ce titre mi-partie ruskinien, mi-partie journalistique, traduirait assez bien l’esprit du livre, si d’abord l’ouvrage était un livre et si ensuite chaque partie remplissait les promesses de son titre. Mais ce livre qui est plutôt un répertoire fantaisiste — l’auteur en convient — n’est ni réellement artistique ni documentaire. Ce sont, liés bout à bout, des interviews, des critiques littéraires, des discussions politiques, des morceaux de romans, des impressions, des descriptions, des études de mœurs, des instantanés — le tout extrêmement cursif. Il est dommage que M. Ernest Tissot n’ait pas songé à intituler, avec simplicité, ses notes de voyage : Promenades sentimentales en Italie, ou quelque chose d’analogue. On aurait pu toujours lui reprocher qu’elles fussent d’un sentiment un peu rapide, mais on n’eût pas pensé lui en vouloir des vues d’art neuves et transcendantales (les sept Plaies et les sept Beautés !) ou des documents approfondis (de l’Italie contemporaine…) que son ouvrage ne nous donne pas. Car je n’accepte point les excuses de M. Tissot qui nous prie de le considérer comme un recueil de « conversations de fumoir ». C’est déjà bien assez que la nécessité nous impose par les musées, les concerts, les anthologies, les revues des sursauts de sensations constants, — modes grossiers de communication appelés certainement à disparaître dans quelques siècles. S’il faut que le livre s’en mêle et renonce à cette unité sans laquelle il n’est point d’impression sincère et profonde, c’est à désespérer de pouvoir jamais jouir sans sollicitations étrangères de l’intensité d’art qui nous aura conquis.

Les « conversations » de M. Tissot sont d’autant plus fâcheuses qu’elles sont faciles à lire, toujours agréables. On sent que la sensibilité de l’auteur est très supérieure au témoignage qu’il nous en laisse. On lui en veut de n’avoir pas plus souvent sorti du courant banal, hâtif de ses relations, tiré sur la rive comme branches fleuries prêtes à se perdre tant de fines ou, chaudes « images », tant de notations de paysages nerveuses, tendres et déliées.

Les sonnets de Pétrarque à Laure, traduction nouvelle avec introduction et notes, par Fernand Brisset (Perrin et Cie, 3.50) §

Il me semblait doux de demeurer en Italie avec la traduction des Sonnets de Pétrarque à Laure, par Fernand Brisset. Mais dès les premières pages de la préface je tombe sur ces lignes : « Je ne suis point l’ami des traductions en vers, mais j’aime beaucoup les traductions en prose qui donnent la juste mesure de ce qu’un poème contient de véritable poésie. Les beautés de la forme qui ne cachent souvent que le vide du fond disparaissent ; les beautés qui restent sont celles qui méritent réellement de rester. » Et de qui sont ces lignes ? du célèbre romancier italien Fogazzaro. Qui aurait jamais pu croire que ce dussent être là les raison ? de nos préférences pour les traductions en prose !

Pour nous qui pensons qu’il suffit d’être plus ou moins obligé de rendre « l’aura gentil » par « la brise légère », pour que toute la beauté d’un vers chavire et sombre comme si l’on traduisait : « la tempête souffle », ce ne fut pas sans quelque angoisse que nous nous abandonnâmes à ce traducteur pour qui « les beautés de la forme de son poète avaient dû souvent cacher le vide du fond ». M. Brisset en effet a soin de rejeter en notes toutes les expressions vraiment poétiques et savoureuses, tout ce qui constitue l’expression lyrique. Pétrarque écrit : « Voilà brisés la colonne superbe et le vert laurier qui faisaient de l’ombre à mes pensées fatiguées… » M. Brisset repousse dédaigneusement ce mot à mot pour illustrer son beau texte de « … à l’ombre desquels mes tristes pensées trouvaient le calme » (Sonnet II, à Laure morte). Le poète met-il « aveugle et nu », M. Brisset croit bon de transcrire « aveugle et privé de tout » (LXXV1, à L. m.). Pétrarque chantait : « Ma sublime flamme… » ; M. Brisset préfère : « La femme adorée… » (XXI, à L. m.). Pétrarque en sa qualité de poète a tort de se servir de termes figurés : « Celui qui peut dire combien il brûle est dans un bien petit feu. » Mais M. Brisset entend être un traducteur complet et il nous restitue : « Oh ! il aime bien peu celui qui peut dire combien il aime » (CXXIII, à Laure vivante). M. Brisset lui n’aime pas l’obscurité. Si Pétrarque trouve suffisant de dire : « L’esprit est prompt, mais le corps est lent… » le traducteur est là pour ajouter entre parenthèses : « (à se mouvoir) » et la poésie est sauve (CLIV). C’est ainsi que trop de concision trouble l’entendement et qu’il est utile de larder les quatrains des poètes de parenthèses comme celles-ci : « Dames joyeuses et (pourtant) pensives, réunies et (pourtant) solitaires qui vous promenez en causant, où est (celle qui est) ma vie, où est (celle qui est) ma mort ? Pourquoi n’est-elle pas comme d’habitude avec vous ? » Et plus loin : « Mais souvent (ce qu’on a dans) le cœur se lit sur le front… » (CLXVII).

M. Fernand Brisset est à recommander aux bons littérateurs qui nous mettent en défiance contre les traductions trop littérales.

Lettres italiennes §

Tome XXXIII, numéro 123, 1er mars 1900, p. 844-848.

Revues et journaux : Italia Ride. — Il Fanno. — Nuova Antologia. — Flegrea. — Marzocco §

Il faut ce mois commencer à rebours, en parlant des Revues que dans mes chroniques précédentes j’ai négligées à tort. Il y a souvent dans les revues et les journaux quelque chose de vibrant et de frais qu’on cherche parfois en vain dans les livres.

Saluons, avant tout, un journal hebdomadaire qui parait à Bologne et qui n’en est qu’à sa huitième livraison : Italia ride (l’Italie qui rit), c’est son titre étrange ; M. Zamorani, le directeur, MM. Lipparini, de Frenzi, Sarti et Vigi, les rédacteurs, suivis par un cortège de beaux noms parmi les jeunes et les vieux. Tout cela est vif et joyeux. La Revue donne des illustrations charmantes en noir et en couleur ; le texte, plus qu’humouristique, est gai et débonnaire. Comme il est notoire que pour lancer et faire vivre cette feuille on est prêt à des sacrifices pécuniaires, je crois me trouver vis-à-vis d’une force dont j’aimerais que mes amis et confrères de Bologne pussent largement profiter. Avec un croquis ou une silhouette, un sonnet ou un petit dialogue, on peut bouleverser le monde, du moins le monde intellectuel ; et j’ose croire que ces premières livraisons de la Revue n’ont pas encore répondu, par le texte, au type envisagé par ses fondateurs. Nous attendons mieux ; et l’expérience et la réflexion compteront pour beaucoup dans cette amélioration nécessaire.

Toujours à Bologne, et par les soins de MM. Anastasi, Butti, Chitarin, Corradini, Lipparini et Zùccoli, on va fonder une grande Société d’éditions et une Revue mensuelle, littéraire et artistique, Il Fauno (le Faune), Il faudra en parler sous peu, car fervei opus pour atteindre le but d’une manière large et sûre.

Et, après les nouveau-nés et les embryons, voici les vieilles Revues. La Nuova Antologia nous a régalés des Laudi, par Gabriele d’Annunzio, qui, après un silence remarquable rentre dans la vie extérieure par ces poèmes et par des conférences sur Dante. Girolamo Rovetta confie à cette même Revue le dernier de ses trois mille romans, La Signorina, qui menace d’être intéressant et vulgaire, ce qui rentrerait parfaitement dans les habitudes de l’auteur. Il faut, entre parenthèses, rendre justice à l’activité phénoménale de cet écrivain ; ainsi la Flegrea, à Naples, la Nuova Antologia, à Rome, et l’Illustrazione Italiana, à Milan, avaient dernièrement et en même temps des travaux littéraires par Rovetta ; il serait impossible, de cette allure, de ne pas atteindre le faîte de la gloire. D’excellents articles d’économie et de politique qui paraissent dans la Nuova Antologia il ne sied pas de parler ici. Je remarque une élude vigoureuse et profonde par Cesare de Lollis sur le dernier drame d’Ibsen, et quelques croquis par Edmondo de Amicis, qui n’ajoutent rien à la renommée de cet auteur.

Flegrea, à Naples, continue sa marche puissante. Les dernières livraisons s’ornaient d’un nouveau roman de Matilde Serao, Suor Giovanna della Croce, dont je reparlerai lorsqu’il paraîtra en volume. Le théâtre de François de Corel inspire à M. Ricardo Forster une étude soignée, qui témoigne favorablement de l’esprit d’analyse du jeune directeur de la Revue ; Vincenzo Morello institue une comparaison entre les deux poètes de l’amour, Musset et Catulle, tandis que Giuseppe Lipparini, le savant littérateur bolonais, exprime en vers d’une souplesse et d’un goût merveilleux le mythe d’Hylas. Parmi les auteurs français qui collaborent à cette belle Revue (le manque d’espace m’oblige à passer sous silence une quantité d’articles originaux, curieux et intéressants), — je ne veux pas oublier notre confrère M. Remy de Gourmont, dont les Revues artistiques et littéraires françaises qu’il publie trop rarement dans Flegrea ont une personnalité et une indépendance absolument enviables ; et M. Pierre de Bouchaud, qui dans la livraison de janvier nous offrait une série de sonnets, Hercule et Déjanire, d’un âpre goût païen.

L’invasion des barbares : Tolstoï et Sienkievicz ; une querelle éditoriale §

C’est à nous, maintenant, de subir l’invasion des littératures du Nord. Je ne me rappelle pas un succès qui puisse être comparé à celui du Quo uadis du polonais Henryk Sienkievicz. Nous avons un peu de Quo vadis dans tous les coins des respectables maisons bourgeoises : Quo vadis vient de paraître en livraison et en brochure ; Quo vadis est une des primes offertes aux abonnés du Corriere della Sera ; Quo vadis illustré, Quo vadis commenté, Quo vadis discuté… Je connais des personnes incapables de faire du mal à une mouche et de lire une plaquette de vingt pages, qui ont lu trois fois le Quo vadis ; c’est le premier et le dernier effort intellectuel de classe d’excellentes gens, qui ne pourraient faire tort à Quo vadis que pour lui préférer la Case de l’oncle Tom.

On dit que dans Quo vadis on cherche et l’on admire le triomphe de l’idée chrétienne ; comme je doute toujours des bons mouvements de mes semblables, il me sera permis de croire que le nu et le sang et le panem et circenses qui s’étalent si largement dans Quo vadis comptent pour beaucoup dans l’enthousiasme dont le livre a été salué partout. C’est enfin un hommage rendu aux mœurs païennes plutôt qu’aux théories de Jésus.

Et après la Pologne (vive la Pologne, Messieurs !), la Russie nous lance à la tête Résurrection par Tolstoï, qui obtient un succès plus littéraire, quoique non moins important. Puisque nous causions journaux tout à l’heure, il sied de rappeler ici que le Marzocco de Florence a pris occasion de cette renaissance tolstoïenne pour changer brusquement son programme artistique. Il y a un an à peine il exultait d’admiration pour l’œuvre toute plastique de d’Annunzio, et aujourd’hui le Marzocco prêche un art au fond moral et universel, avec un but et une leçon de vie. Comme le directeur et les rédacteurs d’il y a un an sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre ce qui peut avoir provoqué ce revirement soudain ; mais le fait est singulier, parce qu’il met les écrivains de ce journal aristocratique en contact immédiat avec les socialistes3.

Résurrection a donc son autel en Italie à côté de Quo vadis ; la Pologne et la Russie se trouvent enfin d’accord chez les autres ; et immédiatement une querelle éclata entre les éditeurs. M. Sienkievicz ayant autorisé une seule traduction de ses œuvres par M. Verdinois, il a fait saisir les éditions et les traductions publiées sans approbation de l’auteur. Le tort est de son côté, parce que ni la Russie, ni la Pologne, ce qui est encore la Russie, n’ont aucun traité international pour la propriété littéraire, et bien des auteurs italiens pourraient à leur tour exiger la saisie de leurs œuvres traduites en russe et en polonais à leur insu. Les grands éditeurs de Milan, les Frères Trêves en tête, protestent contre l’incartade de M. Sienkievicz ; celui-ci n’a pour soi que le Corriere della Sera dont les argumentations sentimentales sur les devoirs de la politesse internationale me semblent bien faibles devant la loi sèche et péremptoire ; le tribunal va s’en mêler, mais à propos de M. Sienkievicz il est bon de rappeler le mot italien : Se non ha altri moccoli, può andare a letto all’oscuro, s’il n’a pas d’autres chandelles, il lui faudra se coucher à tâtons.

Théâtre : Come le foglie, par G. Giacosa §

Au théâtre, je me borne à constater un seul succès, mais un succès énorme, et, heureusement, hors du protectorat de Tolstoï ou d’Ibsen. Il s’agit d’une pièce en 4 actes par M. Giuseppe Giacosa, qu’on vient de jouer à Milan, la ville des baptêmes littéraires italiens. Come le foglie (comme les feuilles) jouée au mois de janvier a commencé une tournée triomphale à travers l’Italie, et elle franchira les frontières très prochainement. Il n’arrive pas tous les jours de pouvoir signaler une œuvre qui ait devant soi on long avenir ; cette pièce est la bienvenue dans le Théâtre italien aujourd’hui si restreint comme quantité et si mesquin comme qualité. J’espère placer à côté d’elle la Corsa al piacere (la Course au plaisir) et la Scalata all’Olimpo (l’Escalade de l’Olympe) par Giannino Antona-Traversi, cinq actes, dont la représentation est imminente.

À la prochaine fois le compte rendu des romans, nouvelles et poèmes.

Tome XXXIV, numéro 124, 1er avril 1900 §

Publications d’art.
La Chronique des Arts [extrait] §

Tome XXXIII, numéro 123, 1er mars 1900, p. 252-256 [255].

La Chronique des Arts (3 février). —

« On parle beaucoup de notre admirable musée, en ce moment. Il a de nombreux amis ; il n’en a pas de plus dévoués que nous. Aussi nous permettrons-nous d’adresser une requête instante à ceux qui font présentement sa toilette pour l’échéance de la grande Exposition.

« Il n’est pas digne d’eux de laisser subsister le nom de Piero della Francesca sous la jolie Madone récemment acquise après tant de tribulations. Le Louvre ne possède aucune œuvre de Piero della Francesca. Ce serait faillir à nos traditions nationales de bonne foi, pour le puéril orgueil de tromper quelques visiteurs étrangers dénués d’expérience, que de maintenir une attribution si manifestement erronée, et Paris n’est pas Chicago. »

[…]

Tome XXXIV, numéro 125, 1er mai 1900 §

Musique [extrait] §

Tome XXXIV, numéro 125, 1er mai 1900, p. 535-540 [540].

[…]

Au Châtelet, le Stabat de Pergolèse s’est timidement glissé parmi des œuvres toutes profanes […].

Tome XXXIV, numéro 126, 1er juin 1900 §

Le phénomène Lombroso §

Tome XXXIV, numéro 126, 1er juin 1900, p. 627-650.

L’immense succès des ouvrages de Lombroso, l’influence incontestable qu’ils exercent sur les opinions de la masse du public sont dignes d’attirer l’attention, non seulement du psychologue et de l’historien, mais de quiconque s’intéresse aux tendances de notre époque et cherche à dégager les éléments de la société moderne.

Lombroso est certainement l’un des hommes les plus universellement connus qui soient aujourd’hui : aux yeux du commun des lecteurs, il passe pour un grand savant. Son nom est attaché à différentes idées qui courent les rues et sont répétées par une foule de gens qui n’ont jamais ouvert un de ses livres. Il est considéré comme le chef de l’école anthropologique, comme le créateur de vastes conceptions nouvelles appelées à révolutionner le droit pénal autant que la psychiatrie. La presse, qui a la prétention de représenter l’opinion publique, répand largement les idées de Lombroso ; on les entend proférer du haut de la tribune parlementaire, les orateurs de meeting les hurlent, les avocats ont trouvé en elles un précieux moyen de défense dans les cas désespérés ; bref ces idées fermentent dans tous les milieux où s’active ce que l’on nomme aujourd’hui « la vie publique ».

D’où provient la célébrité de Lombroso ? Quelles sont les causes du succès rapide de ses théories ?

Faut-il les chercher dans les qualités intrinsèques de l’œuvre, ou résident-elles plutôt dans les instincts de la foule ? Lombroso a-t-il découvert une grande vérité scientifique, capable de s’imposer à tous par son caractère d’évidence, de certitude, ou bien a-t-il mis la science au service de certaines opinions courantes, a-t-il construit le système qui correspond le mieux aux besoins actuels d’une grande et puissante portion de notre société ? Tel est le problème que je vais tenter de résoudre.

I §

Lombroso est-il un véritable savant ? A-t-il les qualités essentielles du savant : sait-il observer les phénomènes patiemment, minutieusement, exactement, complètement ? Est-ce un expérimentateur intelligent et consciencieux ? Sait-il interpréter les faits, les critiquer, les coordonner, en induire logiquement des vérités générales ? A-t-il enfin cette probité scientifique qui construit les théories d’après les faits et s’abstient de contraindre les faits à entrer dans des théories préconçues, — qui tient compte de l’ensemble des phénomènes observés et non pas uniquement de ceux qui corroborent telle hypothèse préférée ?

La lecture d’un livre de Lombroso édifie bientôt à cet égard le lecteur, s’il est attentif et intelligent. Troublante lecture ! L’impression qu’elle procure peut se définir par ce terme : l’équivalent psychique du mal de mer. Dès le début l’esprit ressent un singulier malaise : il ne trouve pas un point fixe où s’attacher, tout oscille autour de lui ; il cherche une base d’appui, mais le terrain se dérobe ; il croit apercevoir une idée capable de le guider, mais aussitôt elle vacille et disparaît ; sans cesse les plans se déplacent, sans cesse l’équilibre se modifie ; on est balancé à droite, à gauche, sans cause appréciable, au gré des hasards ; le malaise augmente, la nausée vient…

Jamais Lombroso ne limite son sujet, jamais il ne précise le problème qu’il se pose, jamais il ne définit les termes qu’il emploie, si vagues soient-ils par eux-mêmes. Vous ne trouverez en tête d’aucun de ses livres un énoncé net de la question. Il se contente d’un titre : l’Homme de génie, l’Homme criminel. Ces mots sont aussi vagues que possible ; plus que tout autre, ils demandent à être définis ; ils ne correspondent, psychologiquement parlant, à aucun type déterminé. Qu’est-ce que le génie ? Personne ne s’entend là-dessus. Lombroso se tait, et il jette pêle-mêle dans la catégorie des hommes de génie des savants, des généraux, des artistes, des hommes d’église, voire même des journalistes, des gens profonds et des gens superficiels, des volontés fermes et des caractères faibles, des hommes de toutes races et de tous genres, mais surtout des hommes qui ont eu du succès ; car en somme, pour Lombroso comme pour la foule, le succès est la mesure du génie. À le croire, nous serions encombrés d’hommes de génie !

Qu’est-ce que le crime ? Lombroso ne s’attarde pas à nous le dire. Mais sa conception ressort clairement de son livre : elle est des plus simples, très populaire, à la portée de toutes les intelligences. L’homme criminel est l’homme qui a été condamné par les tribunaux. Cette définition est sans doute nette au point de vue du droit en vigueur, mais au point de vue de la science (que ce soit la psychologie, l’anthropologie ou la sociologie), elle ne signifie absolument rien.

Ainsi Lombroso se soucie très peu de déterminer son point de départ, de nous dire quel est au juste l’objet de son étude, de donner à ses lecteurs la possibilité de suivre sa pensée. Il ne songe pas davantage à faire la clarté dans son propre esprit. Tout ce qui préoccuperait d’abord un savant ne le préoccupe pas du tout. Et il l’avoue ingénument : « Il me faut, ici, avouer que, dans ce livre, bien souvent, volontairement et involontairement, j’ai dû confondre le génie avec le talent ; ce n’est pas que l’un et l’autre ne soient bien différents, mais la ligne qui les sépare était bien malaisée à déterminer4. » Un savant, reconnaissant que la ligne de démarcation était difficile à déterminer, se fût efforcé de préciser davantage, de noter plus exactement les caractères différentiels. Lombroso s’en tire plus aisément : « … Si le génie est l’effet d’une irritation intermittente et puissante d’un grand cerveau, le talent s’accompagne à son tour d’une excitation corticale, mais à un moindre degré et dans un moindre cerveau. » L’on voit que la psychologie, comprise à la manière de Lombroso, est une science des plus simples et que les mystères de notre mécanisme cérébral sont à la portée de toutes les intelligences.

Rien n’embarrasse Lombroso. Les doutes qui assaillent le véritable savant au moment où il pose les préliminaires d’une œuvre, les tâtonnements inévitables qui précèdent la mise au point du sujet, les affres de la conception, sont choses inconnues à Lombroso. Il saute à pieds joints par-dessus les difficultés, et les plus sérieuses objections ne le troublent point.

Dans la préface de la 4e édition de l’Homme criminel, on trouve ceci :

« L’on se demande comment était fait le crâne de ceux qui, dans les temps barbares, commettaient des actes tels que hérésie, blasphème, sorcellerie, punis par les lois alors, tandis que maintenant ils ne le sont plus.

» —Eh bien ! j’ai démontré que ceux qui commettaient des délits contraires à l’usage, aux religions, étaient alors les vrais criminels, tandis que les homicides bien souvent n’étaient pas considérés comme criminels aux époques barbares. Si ceux-là étaient les vrais criminels… il est naturel qu’ils devaient avoir les mêmes caractères que les criminels d’aujourd’hui5. »

Quiconque réfléchit ne trouvera point cela « naturel » du tout ; mais c’est la meilleure preuve de ce que j’affirmais tantôt, à savoir que le crime pour Lombroso est un concept purement juridique et que son type du criminel ne peut avoir psychologiquement aucune valeur. Dans la préface de la 3e édition, Lombroso avoue lui-même qu’on ne trouve que 40 % des criminels offrant plus ou moins les caractères du type qu’il a établi. Et quand on lui reproche de n’avoir construit ce type que d’après un nombre relativement restreint d’observations, il répond : « Les anatomistes sont-ils donc obligés d’examiner des milliers de cadavres pour conclure sur les formes d’un viscère ? »

Cette phrase est un exemple frappant de la manière de raisonner de Lombroso. L’on voit immédiatement par quoi pèche une semblable comparaison : l’anatomiste disséquant une série de cadavres humains rencontrera toujours aux mêmes endroits les mêmes organes, présentant, à part de légères variations, les mêmes formes, tandis que les criminels apparaissent avec des caractères essentiellement différents les uns des autres, si bien qu’ils peuvent être aussi dissemblables que possible. De plus, l’anatomiste s’occupe d’une catégorie nettement limitée d’objets sur la nature desquels aucun doute ne s’élève, à savoir des corps humains. Au contraire, celui qui étudie le criminel au point de vue psychologique ou anthropologique ne peut considérer comme tel à priori quiconque a été condamné par les tribunaux ; ceux-ci sont faillibles ; souvent ils ont des pouvoirs arbitraires ; bien des lois sont faites uniquement pour défendre les privilèges de quelques-uns et l’infraction à ces lois n’est en rien comparable, psychologiquement parlant, à un attentat à la vie humaine par exemple ; d’autre part, une foule de crimes trahissant chez leurs auteurs une immoralité, une perversion ou une brutalité invétérées ne sont pas punis par les lois, certains mêmes sont considérés comme des preuves de vertu et récompensés comme tels, notamment sous le nom de valeur militaire. Il n’y a donc pas de critérium simple permettant de distinguer d’emblée le criminel. Le criminel est du reste une pure abstraction : on peut établir des catégories de criminels, des types de criminels. Mais on ne peut le faire sans une étude attentive des différents cas, sans une critique rigoureuse. Il n’est pas permis d’oublier qu’une foule de criminels ne sont pas en prison et que les prisons renferment souvent des gens qui n’ont commis aucun crime, sous peine de faire une œuvre partiale, sans valeur scientifique.

L’on voit donc que Lombroso donne comme équivalentes des idées qui n’ont entre elles que des ressemblances tout à fait spécieuses. C’est là une habitude de son esprit. Les phrases du genre de celle que j’ai citée surabondent dans ses œuvres. J’en prends quelques-unes au hasard dans le tas :

« Dire qu’un alcoolique est un homme libre comme les autres, c’est dire qu’un linge imprégné d’alcool n’est pas plus combustible que celui qui sort humide du métier à tisser6. »

« Souvent les chiens montrent un véritable fanatisme conservateur… ils aboient et se mettent en fureur contre les trains, le gaz, les musiques, quand ils les rencontrent pour la première fois7. »

« Les enfants présentent physiologiquement un état semblable à la folie morale, si bien que, quand dans leur milieu ils ne trouvent pas de circonstances favorables à la transformation en honnête homme, ils y demeurent, comme les tritons alpestres demeurent au stade de girin dans un milieu froid8. »

« Les dernières recherches tératologiques, celles de Gegenbaur surtout, ont établi que les phénomènes de régression atavique n’indiquent pas toujours une dégradation véritable, mais que, bien souvent, elles compensent un développement considérable, un progrès accompli dans d’autres directions.

» Les reptiles ont plus de côtes que nous ; les singes, les quadrupèdes possèdent un plus grand nombre de muscles que nous, et un organe entier (la queue) qui nous manque. C’est seulement en perdant ces avantages que nous avons conquis notre supériorité intellectuelle.

» Cela posé, toute répugnance à l’égard de la théorie de la dégénérescence disparaît aussitôt. De même que les géants payent la rançon de leur haute taille par la stérilité et par la faiblesse relative de l’intelligence et des muscles, ainsi les géants de la pensée expient, par la dégénérescence et par les psychoses, leur grande puissance intellectuelle. Et c’est pour cela que les signes de la dégénérescence se rencontrent encore plus souvent chez eux que chez les aliénés9. »

Ce dernier passage est d’autant plus caractéristique qu’il contient l’argument principal que donne l’auteur pour justifier sa volte-face dans la question des rapports entre le génie et la folie : dans l’édition publiée en 1889, il se range parmi ceux qui soutiennent que le génie est une névrose, alors que, dans les éditions précédentes de son ouvrage, il admettait l’existence de génies complètement sains. — Que l’on juge de la faiblesse d’une aussi ridicule argumentation ! Voir dans la perte de la queue une compensation de la supériorité intellectuelle acquise par l’homme est déjà une idée d’un grotesque irrésistible. Mais comparer cette régression d’un organe sans grande importance, au cours de l’évolution, à la dégénérescence qui frapperait les hommes à raison de la puissance de leur intellect, est une conception tellement folle qu’elle est inconcevable à tout cerveau sain. Il serait impossible de formuler d’une façon sensée la suite d’idées qui a passé par la tête de Lombroso lorsqu’il a écrit cette phrase. Je crois qu’il est donné à peu de personnes d’atteindre ce degré d’incohérence et d’accumuler autant de bêtises en si peu de lignes.

Nous découvrons ici le trait caractéristique de la mentalité de Lombroso : l’association des idées est chez lui accidentelle, c’est-à-dire que ses idées ne se succèdent pas dans un ordre logique, qu’elles ne suivent pas un même courant, que leur enchaînement n’est pas déterminé par les liens qui existent naturellement entre elles, mais bien par de vagues similitudes d’aspect, par le hasard de rapprochements momentanés, par des analogies entre les mots qui les représentent. À la différence d’intensité près, l’état mental de Lombroso est semblable à celui des maniaques. L’« Ideenflucht » des psychiatres allemands se retrouve chez lui, atténuée mais très nette : les idées se pressent dans sa tête tumultueusement, il n’a pas le temps de les examiner, il ne les domine pas, il ne peut s’en rendre maître. Il faut qu’il leur donne libre essor : et elles sortent pêle-mêle, il les écrit telles qu’elles se présentent, associées fortuitement au gré de son cerveau surexcité. Il écrit comme l’on parle au cours d’une discussion animée dans une réunion de buveurs : là les arguments spécieux, les rapprochements inattendus d’idées, les paroles qui ont l’air profond, les jeux de mots, sont les armes grâce auxquelles on triomphe. J’imagine que les raisonnements de Lombroso peuvent paraître « naturels » au premier degré de l’ébriété.

Qu’on ne se le dissimule pas : toutes les célèbres théories de Lombroso dérivent de l’insuffisance de son intelligence, de l’absence totale de logique qui le caractérise. L’assimilation qu’il fait du génie à la folie repose sur un raisonnement de ce genre-ci : un très grand nombre de génies ont présenté des phénomènes psycho- ou névropathiques plus ou moins accusés ; beaucoup de fous gardent dans les sujets étrangers à leur délire une grande lucidité d’esprit et présentent avec certains hommes de génie quelques analogies d’allure ; donc le génie et la folie sont deux états étroitement apparentés, il n’est même pas possible de les séparer nettement l’un de l’autre.

La théorie qui assimile le fou moral et le criminel à l’épileptique, qui fait, en dernier ressort, des hommes de génie, de tous les criminels et d’une bonne partie des aliénés, des épileptoïdes, repose sur les plus incroyables confusions d’idées, sur les plus flagrantes erreurs. Pour en arriver là, Lombroso a non seulement accumulé les paralogismes, mais il est même parti de fausses prémisses, il a employé des documents faux et a faussé les vrais par ses interprétations ; on ne peut jamais se fier à ce qu’il dit, il faut vérifier chacune de ses assertions ; citations d’auteur, faits d’observation, tout chez lui est sujet à caution. Lombroso, médecin, professeur de psychiatrie, ignore la neuro- et la psychopathologie : il diagnostique l’épilepsie à tort et à travers : un étudiant en médecine qui poserait aussi légèrement le diagnostic d’épilepsie échouerait à l’examen. Le vertige, entre autres, constitue pour lui l’un des symptômes les plus révélateurs de l’épilepsie. Il dit par exemple de Darwin : « Il souffrait de dyspepsie, d’anémies spinales, de vertiges (il faut bien noter le vertige que nous savons être souvent l’équivalent de l’épilepsie) ; il ne pouvait point travailler plus de trois heures par jour », etc.10. Et dans bien des cas il présente le seul vertige sans spécification aucune comme base de son diagnostic11. Or, le vertige est, on le sait, un symptôme tout à fait banal : il existe dans une foule d’affections qui n’ont aucun rapport avec l’épilepsie : il accompagne très fréquemment les maladies du tube digestif ; des tumeurs cérébrales, des affections de l’oreille, l’athéromatose le provoquent communément ; il se rencontre souvent chez les neurasthéniques ; du reste, ainsi que le fait justement observer Oppenheim12, des sensations de vertige peuvent être très aisément produites par autosuggestion. En somme le vertige n’est un symptôme d’épilepsie que dans l’infime minorité des cas. Il est indispensable d’indiquer comment le vertige se manifeste, dans quelles circonstances il apparaît, s’il est objectif ou simplement subjectif, s’il s’agit d’un vertige bien caractérisé, ou de simples sensations vertigineuses vagues, etc. C’est ce que Lombroso ne fait jamais. Or qui dit vertige, sans préciser, ne dit absolument rien.

Voilà Lombroso médecin. Veut-on connaître Lombroso expérimentateur ? — Il prétend avoir constaté que dans la marche des criminels, contrairement à ce qui se passe normalement, il y a prévalence du membre gauche. Et il trouve une démonstration victorieuse de la chose dans l’expérience suivante : on suggère à un homme normal, placé dans l’état d’hypnose, qu’il est un brigand, et aussitôt sa marche se modifie dans le sens indiqué par Lombroso13. Du premier coup d’œil on saisit ce qu’il y a d’erroné dans cette expérience : l’hypnotisé à qui l’on suggère qu’il est un brigand n’acquiert pas magiquement ipso facto la nature du brigand : il agit simplement conformément à la représentation qu’il se fait du brigand. Une telle expérience ne peut donc nous renseigner que sur les idées de l’hypnotisé, et nullement sur le caractère du brigand. — C’est ce que les chiffres donnés par Lombroso comme résultats de l’expérience confirment d’ailleurs : il y a de bien plus grands écarts entre les deux allures du sujet qu’il n’y en a entre la marche de l’homme normal et celle du criminel (si l’on suppose exactes les moyennes de Lombroso) : ainsi l’écartement latéral droit étant en moyenne de 5,46 chez l’homme sain et 7,4 chez le criminel, il est chez le sujet à l’état normal de 7, 5 et après suggestion de 12,8 ; le pas gauche, qui mesure 63 centimètres chez l’homme normal et 72 chez le criminel, est chez le sujet respectivement de 66 et 88,5 cm ? Il est facile de se représenter d’après ces chiffres ce qui s’est passé : le sujet a imité l’allure caricaturale des brigands d’opérettes qui arrivent en scène d’un air sinistre en roulant de gros yeux et faisant des pas énormes !

Ceci tient de la farce. Mais Lombroso n’a pas la moindre conscience de son propre ridicule : il a réédité cette expérience sous différentes formes, il l’a resservie récemment encore (à propos de l’écriture des criminels) dans son petit manuel de graphologie, fidèle en cela à son habitude de grossir ses livres nouveaux en y reproduisant textuellement d’amples fragments de ses anciens livres.

Je terminerai l’analyse des matériaux employés par Lombroso à édifier ses théories, en montrant comment Lombroso écrit l’histoire. Voici, reproduit in extenso, le paragraphe qu’il consacre à Villon dans l’Homme criminel14 :

« Villon, poète et voleur, peignit ses deux qualités opposées dans ses deux poèmes (deux testaments), et dans son Jargon ou Jobelin, composé même en argot, dans lequel les protagonistes sont des voleurs. Ce fut le premier poète réaliste, et au milieu des vices les plus tristes il laisse entrevoir de l’affection pour sa mère et pour sa patrie. Condamné à mort il écrivit, outre l’Épitaphe, ce quatrain :

Je suis François, dont ce me poise,
Né de Paris emprès Ponthoise.
Or d’une corde d’une toise
Saura mon col que mon cul poise.

qui est une preuve curieuse de l’indifférence des criminels en face du supplice. Dans son Grand Testament il dépeint la vie des prostituées et se dépeint lui-même comme entremetteur, avec d’ignobles détails dont la morale au fond est celle-ci :

Il n’est trésor que de vivre à son aise

mais qui pour nous sont précieux pour montrer la complète analogie entre la prostitution et le crime :

Je suis paillard, la paillarde me duit :
L’ung vaut l’autre : c’est à mlau chat mau rat ;
Ordure avons et ordure nous suyt,
Nous deffuyons honneur et il nous fuit,
En ce bourdel où tenon nostre état15 ».

Ceci ne souffre pas de commentaires : portées à ce paroxysme, la bêtise et l’inconscience deviennent quelque chose de complet, d’absolu, qui défie toute analyse.

Je pourrais multiplier à l’infini de tels exemples : une grande partie des « documents » que Lombroso emploie sont de cette force : en réalité, il ne sait pas lire, ses citations sont incomplètes ou altérées : il est matériellement impossible qu’il ait lu tous les ouvrages qu’il cite ; il les a parcourus des yeux rapidement, son attention a été attirée de ci de là par des mots, par une phrase, où il voyait une confirmation de son idée fixe. Peu lui importe que l’ensemble de l’ouvrage, les conclusions de l’auteur contredisent son opinion : il n’en tient aucun compte ! S’il se trouve en présence de différentes source s’il va d’instinct à la moins sûre.— On pourrait l’accuser de manquer totalement de probité scientifique, n’était qu’il ment d’une façon si maladroite, qu’il met à tromper les autres et à se tromper lui-même tant de naïveté, que l’on peut difficilement lui prêter l’intention de ne pas dire toute la vérité : il ne la voit pas, subjugué qu’il est par ses idées délirantes. Ses rêves fous l’obsèdent, il n’est plus capable de saisir les faits dans leur réalité immédiate. Si l’on veut le classer d’après ses propres théories, c’est incontestablement un mattoïde. Et ce passage de l’Homme de génie16 s’applique exactement à lui et à ses œuvres : « … L’analogie que les mattoïdes présentent avec les hommes de génie, dont ils gardent seulement les phénomènes morbides, et avec les hommes sains, dont ils ont l’habileté et le sens pratique, doit conseiller la défiance contre certains systèmes pullulant surtout dans les sciences abstraites ou incertaines, grâce à des hommes non compétents ou étrangers au sujet qu’ils abordent : les déclamations, les assonances, les paradoxes, les conceptions parfois originales, mais toujours incomplètes et contradictoires, y tiennent lieu de raisonnements paisibles, basés sur l’étude minutieuse et calme des faits. De tels livres sont presque toujours l’œuvre de ces véritables charlatans involontaires que sont les mattoïdes, dont la diffusion dans le monde littéraire est beaucoup plus grande qu’on ne le croit généralement. »

Un portrait fidèle en tous points, n’est-il pas vrai ? Charlatan involontaire entre autres est une trouvaille : Lombroso n’aurait su mieux se caractériser en deux mots. Quelle inconscience ! C’est à croire qu’il n’a jamais fait de retours sur lui-même, qu’il n’a pas lu ses livres plus attentivement que les livres d’autrui.

En résumé, Lombroso ne sait ni lire, ni observer, ni expérimenter, ni raisonner ; enfin, étant donnée l’insuffisance de son intelligence, la question de probité scientifique ne peut être soulevée à son propos. Incontestablement Lombroso n’est pas un avant, et aucun véritable savant ne le considère aujourd’hui comme tel. Son succès ne dérive donc pas du caractère de vérité de ses doctrines. Il faut en chercher les causes dans la nature même du public qui accepte ses idées : que représente Lombroso, aux yeux du public ? Que lui a-t-il apporté qu’il attendait ? Quelles tendances modernes ses œuvres semblent-elles justifier ? Tel est le problème central du cas Lombroso.

II §

La psychologie du lecteur moderne est encore à faire : psychologie complexe, en vérité ! Le lecteur moderne n’est pas un type simple, unique. C’est un être multiforme, ondoyant et divers, un Protée ? Le lecteur moderne s’appelle légion ! Le lecteur d’autrefois appartenait à une élite, c’était un homme instruit, sérieux, patient, lisant moins qu’on ne lit aujourd’hui, mais lisant mieux. Le grave, le calme, le profond lecteur de jadis, celui qui méditait sur les grands in-folios dans la lumière douce des intérieurs hollandais, est depuis longtemps oublié. Le journalisme et la neurasthénie l’ont tué ! Aujourd’hui le lecteur capable de lire une œuvre scientifique ou littéraire de longue haleine est lui-même un être nerveux, toujours pressé, ayant pour idéal de lire le plus grand nombre de pages en le plus court espace de temps possible ! il cherche à saisir rapidement, d’un coup d’œil, la suite des idées ; il est obligé de lire tant de livres qu’il retrouve sans cesse les mêmes concepts avec d’indifférentes variations d’expression : il les reconnaît et passe outre.

Mais les ravages produits par la surproduction des livres ne sont rien, comparés à ceux qui résultent de la multiplication des journaux. Il est effrayant de songer que la majorité des gens qui savent lire — non seulement dans les milieux populaires, mais aussi et surtout dans les milieux bourgeois, — ont pour principal objet de lecture le journal ! le journal, c’est-à-dire un ramassis de faits inexacts ou purement inventés, de considérations politiques absurdes ou mensongères, d’informations provenant presque toujours de gens incompétents, de littérature de bas étage, le tout aussi mal écrit que possible. La lecture quotidienne du journal habitue l’esprit à l’imprécision des idées, à la superficialité du jugement, à la non-critique, à la vulgarité des sentiments, à la platitude du style.

C’est un des moyens d’abrutissement les plus puissants de notre civilisation.

On ne saurait trop insister sur ce point que, par le fait du journal, les théories nouvelles ou les découvertes scientifiques ne parviennent au gros public que de seconde ou de troisième main, — donc incomplètes, déformées, travesties. Dans le domaine intellectuel comme dans le domaine économique, entre le producteur et le consommateur existent aujourd’hui de nombreux intermédiaires, qui sont de vrais parasites sociaux. Le journaliste manquant de culture et n’ayant pas de loisirs ne peut puiser ses renseignements directement aux sources ; il s’adresse aux « vulgarisateurs » qui se chargent de mettre la science à la portée des intelligences médiocres et des gens désireux de se procurer ce vernis de savoir qui suffit à faire passer un homme pour érudit dans les salons. Les livres de ces « vulgarisateurs » ont beaucoup plus de lecteurs que ceux des vrais savants : ils forment la principale pâture intellectuelle de la bourgeoisie « instruite ». Ce sont les livres favoris de la plupart des gens exerçant des professions dites libérales. Force et matière, de L. Büchner, par exemple, contient toutes les idées philosophiques générales dont se contente l’immense majorité des médecins : j’ai entendu l’un d’eux dire que ce livre était « son Évangile » !

Les « vulgarisateurs » sont un produit du journalisme dont ils ont les procédés et le style : la lecture de leurs livres ne réclame ni plus d’intelligence, ni plus de réflexion que la lecture du journal, mais simplement plus de loisirs. Les « vulgarisateurs » sont superficiels et légers, adroits et brillants, ils veulent simplifier toutes choses, tout est chez eux aisé à comprendre, rien n’exige une grande tension d’esprit : les problèmes les plus complexes sont résolus sans effort par ces prestidigitateurs qui font métier d’escamoter lestement les difficultés ; ils ne dédaignent pas non plus de distraire et d’amuser leur lecteur, et celui-ci les quitte, content d’eux et de lui-même.

On le voit : nous retrouvons ici les caractères que nous avons reconnus chez Lombroso. Les procédés de Lombroso sont ceux des vulgarisateurs : même absence de critique, mêmes à peu près, mêmes falsifications des problèmes, même langage. Seulement Lombroso propage ainsi ses propres idées. Quoi d’étonnant à cela ? Ne sont-elles pas par elles-mêmes « vulgaires » ? Ne sont-elles pas l’expression d’opinions qui courent les rues ? Ne sont-elles pas la propriété de « l’homme moyen », de « l’homme normal », celui dont l’horizon intellectuel est borné, le conservateur, le « misonéiste », l’être qui voit dans la satisfaction de ses désirs matériels la plus grande source de bonheur ?

Le lecteur de journaux aime d’instinct Lombroso : il sent en lui un allié, un frère, un défenseur ; Lombroso l’élève, le glorifie, l’encense, les premiers deviennent les derniers, les derniers sont les premiers ; les génies sont des dégénérés, les médiocres sont les seuls hommes sains. Quelle joie le lecteur de journaux doit-il éprouver lorsque sa situation lui permet de lire les ouvrages mêmes de Lombroso ! Comme il est bien préparé à les comprendre comme il entre d’emblée dans leur esprit, comme il y découvre ses propres idées, demeurées jusque-là subconscientes, mais qui s’éclairent maintenant tout d’un coup et s’épanouissent ! Lombroso a fourni à une foule de gens des idées correspondant à leur désir ; il les a rehaussés dans leur propre estime et leur a donné prétexte à s’admirer eux-mêmes : là gît le secret de sa popularité !

III §

La haine de tout ce qui s’élève, se distingue, se personnalise est l’un des traits les plus caractéristiques de notre société bourgeoise. Cette haine se retrouve partout, sous toutes les formes, à tous les degrés : il n’est pas plus permis de se vêtir contrairement à la mode courante que d’avoir des idées à soi. La tendance dominante est au nivellement, à l’objectivité : les eunuques règnent. Il faut être conforme ou le paraître sous peine de passer pour un « original » : le titre le plus dangereux que l’on puisse porter aujourd’hui. Un « original », autant dire un fou ! Lombroso n’hésiterait pas, il dirait aussitôt : c’est un fou, — ou plutôt un mattoïde. Le mattoïde, invention de Lombroso, est l’être qui touche par quelque côté à la folie : pour Lombroso c’est, au fond, une sorte de fou ; mais il n’est point assez fou pour qu’il soit possible de le colloquer dans un asile d’aliénés : il ne scandalise pas les passants, il n’est pas immédiatement dangereux, mais il peut le devenir si l’on prête l’oreille à ses discours ; il n’a pas le cerveau en ordre, il ne pense pas comme tout le monde ; d’autre part, souvent il a la langue déliée, il est capable de séduire, de convaincre, de subjuguer les « hommes normaux » qui, selon les théories de Lombroso, ne sont pas des plus malins. L’homme normal en effet « n’est ni le lettré, ni l’érudit : c’est l’homme qui travaille et qui mange17 ». Il réfléchit peu, les grands problèmes humains ne le préoccupent guère : c’est un être inerte, conservateur par essence, misonéiste. « L’homme, naturellement, éternellement conservateur, n’aurait jamais progressé sans la combinaison de circonstances extraordinaires qui le mettaient dans la nécessité de supporter la douleur de l’innovation pour soulager d’autres douleurs plus grandes, et de l’apparition de quelques hommes singuliers comme les fous de génie et les mattoïdes, qui, ayant de par leur organisation anormale un altruisme exagéré et une activité cérébrale supérieure de beaucoup à celle de leurs contemporains, devancent les événements, entraînent aux innovations18… » Telles sont les vues de Lombroso sur la philosophie de l’histoire !

Ainsi l’homme médiocre est proclamé le seul normal, le seul raisonnable. D’une manière assez déshonorante pour lui, il est vrai, puisqu’il est dûment reconnu qu’il n’exerce sur autrui aucune action, qu’il demeure sur place, qu’il croupit dans son marais, la vie durant. Mais qu’importe ! on lui déclare qu’il est sain de croupir dans le marais, que c’est là une vertu, un devoir social. On lui enseigne que ceux qui cherchent à se dégager de la vase sont des fous. Il a le droit d’être fier de lui-même : personne désormais ne lui est supérieur. Ces génies, qu’on l’obligeait naguère à respecter, ne sont plus même ses égaux : il peut les mépriser, il peut regarder leurs œuvres avec un sourire indulgent, comme les produits d’imaginations malades, de cerveaux fêlés. — La bruyante gaîté du triomphe des médiocres cache pourtant une inquiétude encore : les génies, les passionnés, les révolutionnaires sont quand même les plus forts, les mieux doués ; malgré tout, la foule subira leur ascendant, sera entraînée par eux. S’ils ont pu, « en dédaignant et en surmontant les obstacles qui auraient effrayé tout froid calculateur, hâter pour des siècles entiers l’éclosion de la vérité19 », ils le peuvent encore. Comment garantir contre eux l’homme normal ?

C’est ici que l’utilité pratique des théories de Lombroso sur l’épilepsie apparaît. L’assimilation du criminel-né à l’épileptique (et la plupart des criminels peuvent passer pour criminels-nés, grâce au système Lombroso), la nature « épileptoïde » des criminels par passion, des révolutionnaires, des génies, et autres idées analogues, fournissent des moyens de « défense sociale » excessivement simples et d’une application commode. Lombroso a lui-même donné à ce sujet des indications très nettes dans son livre Les Anarchistes :

« La répression violente, écrit-il, a le tort d’enorgueillir les anarchistes, de leur faire croire qu’ils pèsent sur les destins des peuples…

« … Au contraire, l’internement dans des maisons de fous, au moins de tous ceux qui sont épileptiques ou hystériques, serait une mesure plus pratique, spécialement en France, où le ridicule tue. Car les martyrs sont vénérés, tandis que l’on rit des fous — et un homme ridicule n’est jamais dangereux20. »

Observez combien Lombroso se montrait avisé en reculant à l’infini les bornes de l’épilepsie, de manière à pouvoir y faire rentrer le premier cas venu, combien le manque de précision de ses diagnostics rend le système qu’il préconise d’une application large et facile.

Voici quelques mesures de police que tous les États pourraient, selon lui, prendre de commun accord contre les anarchistes : « La photographie générale de tous les adeptes de l’anarchie militante, l’obligation internationale de signaler les déplacements des personnages les plus dangereux, l’envoi aux manicômes de tous les épileptiques monomanes et mattoïdes atteints d’anarchisme — mesure beaucoup plus sérieuse qu’on ne le croirait au premier abord —, la séquestration perpétuelle des individus les plus dangereux, à peine ont-ils commis un grave délit de droit commun, autant que possible dans les îles lointaines de l’Océanie ; la démonstration sous forme populaire et anecdotique, répandue à des milliers d’exemplaires, de leurs absurdités, l’ordre de laisser les populations libres de manifester contre eux, même par la violence : créant ainsi une vraie légende anti-anarchiste populaire dans le milieu même qu’ils cherchent à séduire le plus21. »

On voit que Lombroso mérite d’être mis au nombre des plus fermes soutiens de la société. Il ne recule devant aucun moyen, fût-ce le plus illégal, pour la sauver, — d’accord en cela avec les gouvernements. Mais son idée favorite, sa plus… géniale idée est assurément celle d’envoyer aux petites maisons les gens qui dérangent la digestion paisible des hommes normaux. Aussi cette idée a-t-elle été accueillie avec enthousiasme par la majorité des bourgeois : elle permet de se débarrasser des gêneurs d’une façon définitive, et de plus elle est philanthropique. Jusqu’ici l’on a rempli les prisons de malheureux malades que l’on soignera désormais avec sollicitude, avec tendresse ! On les écartera délicatement de l’organisme social, et on les mettra in pace le reste de leur vie en quelque endroit bien séparé du monde. On épargnera même à ces infortunés la peine de commettre quelque infraction aux lois régnantes : on les colloquera, dès que se manifesteront en eux ces signes de dégénérescence que les livres de Lombroso permettent de reconnaître si aisément ! N’est-il pas vrai qu’il y a de la générosité, de la noblesse dans cette idée ?

IV §

Si l’influence de Lombroso était aussi profonde qu’elle est étendue, il y aurait lieu de parler du « péril Lombroso ». Heureusement il n’en est rien. Ses erreurs sont trop grossières, son incapacité intellectuelle trop flagrante pour qu’il puisse égarer les esprits sérieux. Comme je l’ai dit, son influence auprès des véritables savants est nulle : il y a longtemps déjà que l’absurdité de ses théories a été clairement mise au jour22.Les meilleurs psychiatres modernes citent à peine son nom et l’exécutent en peu de mots. Quant à son succès chez les bourgeois, les hommes médiocres, les journalistes, il n’est inquiétant que par ses effets actuels : il ne saurait avoir de conséquences lointaines, tous ces gens n’exerçant, de l’aveu même de Lombroso, aucune action sur la marche des événements et ne pouvant empêcher « l’éclosion de la vérité », due, comme nous l’avons vu, aux mattoïdes de tous genres !

Dans cinquante ans, les théories de Lombroso auront disparu sans laisser de vestiges : alors sans doute l’historien lui rendra justice et lui reconnaîtra au moins un mérite : celui d’avoir provoqué de nombreuses discussions, d’avoir remué des idées, fait surgir des contradicteurs, attiré vivement l’attention sur des questions d’une grande importance sociale. Lombroso a été l’un des premiers à sentir que tout le droit pénal est construit sur de fausses bases, qu’il est absurde de condamner les criminels en vertu de la nature et des effets de leur crime, que le degré de responsabilité varie considérablement d’individu à individu. Le « criminel-né » existe réellement, mais Lombroso l’a insuffisamment défini, et le donne par suite comme beaucoup plus fréquent qu’il ne l’est effectivement.

L’erreur même est, par quelque côté, féconde : franche et brutale, elle est bien moins dangereuse que le mensonge habile qui peut longtemps simuler la vérité. Sous ce rapport, Lombroso n’est certes pas un médiocre : l’erreur prend chez lui des proportions énormes, il se trompe d’une manière robuste et délibérée ; une fois entré dans une voie, il va droit devant lui et ne se laisse arrêter par rien, il est entier, il a le courage de sa bêtise. Tant d’obstination, un tel aveuglement déconcertent. L’on passerait à côté de lui sans s’arrêter, l’on ne se donnerait même pas la peine de combattre ses théories, n’était que la portion la plus méprisable de notre société s’en est emparée et cherche à en faire un instrument de réaction.

Publications d’art.
Marcel Niké : Un essai d’itinéraire d’art en Italie, Firmin-Didot, 3 fr. 50 §

Tome XXXV, numéro 126, 1er juin 1900, p. 808-814 [810].

Un essai d’itinéraire d’art en Italie, par M. Marcel Niké, est un excellent résumé de l’histoire de l’architecture, de la sculpture et de la peinture en Italie. L’auteur a su caractériser chaque artiste et son œuvre par quelques mots concis, de sorte que son volume en prend l’apparence d’un guide intelligent et sûr. Voilà un excellent livre d’éducation pour les grandes personnes, ce qui n’est pas un compliment banal, car si l’on apprend à tout âge, il est rare de trouver matière à s’instruire si habilement préparée.

Tome XXXV, numéro 127, 1er juillet 1900 §

Littérature.
Pierre de Bouchaud : Michel-Ange à Rome (Lemerre), 1 fr. §

Tome XXXV, numéro 127, 1er juillet 1900, p. 218-223 [223].

Que M. de Bouchaud n’a-t-il joint à sa très belle étude sur Michel-Ange à Rome les diverses pages d’art de son livre augmentées encore de quelques autres ! Au lieu d’une brochure et d’un volume un peu bariolé, nous eussions possédé trois ouvrages de mérite : un d’essais sur l’art, un d’études littéraires, un d’impressions de voyages. Décidément, les écrivains sont trop ménagers de notre plaisir.

Archéologie, voyages.
L’art monumental au Salon [extrait] §

Tome XXXV, numéro 127, 1er juillet 1900, p. 234-241 [235].

[…]

Seul M. Racoura a exposé une dizaine de planches relatives au Cirque de Maxence, hors la porte Saint-Sébastien à Rome, ouvrage sans doute honorable, mais consacré à un édifice de valeur artistique plutôt nulle. De M. Patrouillard on trouve encore des études soignées sur l’Arc de Septime Sévère, de M. Louis Pille sur le Temple de la Victoire à Athènes et le Temple du Soleil à Rome, jardins Colonna ; et c’est à peu près tout ce qui mérite d’être mentionné dans l’architecture antique. — Une aquarelle assez curieuse de M. Sirot nous montre ensuite l’autel et la décoration de l’abside dans l’ancienne basilique de Saint-Clément.

[…]

Tome XXXV, numéro 128, 1er août 1900 §

Romania, folklore.
Fratris Francisci Bartholi de Assisto Tractatus de indulgentia S. Mariae de Portiuncula nunc primum integre edidit Paul Sabatier ; Fischbacher, in-8, 12 fr. §

Tome XXXV, numéro 128, 1er août 1900, p. 513-518 [515-516].

Il faut compléter ainsi le titre de la publication de M. Paul Sabatier : Accedant varia documenta inter quae duo sancti Francisci Assisiensis opuscula hucusque inedita et dissertatio de operibus fr. Mariani de Florentia quae a pluribus saeculis delituerant nunc autem feliciter inventa. Elle forme le tome II de la Collection d’études et de documents sur l’histoire religieuse et littéraire du Moyen-Âge, collection qui s’annonce comme devant être surtout franciscaine. C’est après avoir écrit sa belle Vie de Saint François d’Assise que M. Sabatier a eu l’idée de publier les pièces d’un procès (de canonisation) dont toutes les parties sont loin d’être élucidées. Le présent volume contient les documents qui se rapportent à la fameuse Indulgence de la Portioncule ou pardon d’Assise. « Les historiens orthodoxes racontent longuement de quelle façon saint François obtint du Saint-Siège une faveur inouïe alors, celle d’une indulgence plénière et absolue23 pour tous les péchés passés, accordée à ceux qui, confessés, communiés et absous24, visiteraient le 2 août de chaque année la chapelle Sainte-Marie de la Portioncule, appelée aussi Notre-Dame des Anges. Il y a quelques années, j’ai rejeté en bloc tout ce qui avait trait à ce fameux pardon, mais de nouvelles études entreprises à Florence, à Rome et à Assise m’ont amené à la conviction que j’avais eu tort. » Ainsi s’exprime loyalement le consciencieux critique. Sa conclusion présente est qu’une telle indulgence fut parfaitement conférée à saint François, par le pape Honorius III ; mais elle ne fut pas enregistrée, ce qui a longtemps permis les doutes et même la négation. François était un homme simple. Le pape ayant acquiescé, il s’en allait, la tête inclinée : « O simplicione, dove vai ? » lui dit Honorius. — « Tanto basta solamente la vostra parola », répondit-il.

Quel homme charmant que M. Paul Sabatier de pouvoir se passionner pour ces lointaines histoires, et qu’il est habile de savoir nous y intéresser !

Lettres tchèques.
Memento [extrait] §

Tome XXXV, numéro 128, 1er août 1900, p. 559-566 [566].

Ont paru : […] Scipio Sighele : Co stoleti amirà. Trad. de l’italien par A. Prochazka (ibid.). […]

Échos.
Flegrea §

Tome XXXV, numéro 128, 1er août 1900, p. 568-572 [571].

Le n° du 5 juillet de la revue italienne Flegrea contient, en français, un important article de Remy de Gourmont : Marginalia sur Edgard Poe et sur Baudelaire.

Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900 §

La Mort d’Orphée §

Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900, p. 610-633.

Nulle lueur plus sinistre que celle des torches sur la falaise au pied de laquelle la mer s’étendait toute hérissée de vagues et mugissant avec fracas.

De l’extrémité des torches se détachaient des myriades de fugitives étincelles entraînées par la fumée dans ses tourbillons. Mais la sinistre lueur n’avait jamais éclairé un aussi superbe spectacle de femmes ivres et nues, enguirlandées de pampres, titubant, riant, vociférant, les cheveux épars sur les épaules ou rassemblés autour de la tête en énorme diadème, les bras chargés de bracelets, les mains étreignant les coupes ou soutenant les seins, les bouches vermeilles ouvertes pour chanter ; tout le corps en proie à quelque chose d’horrible et de déréglé, qui était la joie, ou la folie, ou la haine, ou l’insolence d’une effroyable liberté.

Les corps heurtés par les corps, fouettés par le vent et enveloppés par la fumée, avaient de la femme les formes exquises, et tenaient de la bête par les poses auxquelles les abaissait l’excès de la boisson, dans un oubli complet de toute pudeur.

Hippolyte, au milieu du plateau, avait amassé des feuilles et des sarments, et, après y avoir mis le feu, restait à deux doigts de la flamme, la regardant avec de grands yeux, lentement envahie par une chaleur à peine supportable. Cypris, debout, remuant le brasier avec la pointe de son thyrse, jetait le reste de sa torche dans cette fournaise improvisée. Et l’exemple paraissait si contagieux, parmi cette bande de femmes, qu’elles accouraient de toute part, apportant des branches et des palissades, des restes de torches, des tiges de lierre et des fougères sèches.

Tout le troupeau féminin se rassemblait peu à peu autour du bûcher. La flamme se cachait un instant sous l’épaisse fumée, puis, éclatant avec un sifflement, projetait un large rayon de lumière sur la hauteur et sur la mer, en se tordant et en s’agitant comme un serpent.

À chaque flamme qui s’élançait de l’énorme tas, c’était un vacarme prolongé des assistantes ; puis reprenait le mugissement monotone de la mer ; et de nouveau le sifflement des flammes, les cris des femmes, l’embrasement du bûcher par la violence du vent.

— Quand viendra Orphée, disait Hippolyte à Tysandre, nous lui ferons chanter les beautés du feu.

Tysandre, couchée à plat ventre, avait jeté sa coupe et buvait à même à une large amphore, en avançant ses lèvres rouges et sensuelles. Son corps maigre était illuminé tout entier par l’immense clarté. Hippolyte, accroupie, les coudes sur les genoux, tenait ses mains sous ses seins et résistait à la chaleur, en souriant de son supplice volontaire.

— Quand viendra Orphée, cria Stérope aux autres femmes, nous lui ferons chanter les beautés du feu.

Celle-ci était grosse de partout : elle avait de grosses lèvres, de gros yeux bleus comme les bœufs, de grosses mamelles, d’où le lait devait gicler au moindre choc, de grosses hanches. Et elle était belle pourtant, mais si délicieusement bestiale dans ses mouvements qu’on n’aurait pas cru possible de lui adresser la parole en langage humain.

— Évohé ! répétèrent Cypris et Dircé, Polybie et Mélanie. — Entretenons le feu, qu’il ne s’éteigne pas. Apportez du bois.

Alors, un groupe de femmes, qui se tenaient loin de la fournaise, et qui, gorgées de vin, laissaient le liquide courir à flots le long de la pente moussue, — Maïa, Tritonia, Bicornide, Pamphyle, Nauplie et Archiloca, — enlevèrent les torches fichées dans le sol et les lancèrent, accompagnées d’une longue suite d’étincelles, sur le bûcher.

— Prends-la — hurla Bicornide à Cypris, en faisant tournoyer sa torche, qui alla rouler à deux pas de Tysandre, immobile et engourdie, les yeux fixés sur l’amphore vide.

— Prends la torche, prends-la, — répétèrent les autres, tandis que les tisons produisaient un bruit sourd en tombant sur le feu.

Bicornide, la jeune femme aux yeux longs, apporta, en titubant, de nouvelles amphores et de nouvelles coupes à ses compagnes ; elle garda dans ses mains une dernière amphore pleine, et en inclina le bord au-dessus des bouches béantes de Tysandre et d’Hippolyte, en faisant couler dans leurs gosiers habiles un filet rouge de vin.

Chaque exemple paraissait propager sa contagion, et à peine Bicornide eut-elle rassasié de cette étrange manière Tysandre et Hippolyte, que Cypris s’empara d’une autre amphore et renouvela cet essai avec Stérope. —Ouvre bien la bouche, disait-elle en riant ; — ne me regarde pas, ne ris pas.

Mais la grosse femme, étendue par terre, s’appuyant sur les mains et redressant la poitrine, riait ; et le vin, trouvant la gorge close, ressortait en petites cascades.

Stazia fut plus heureuse avec Polybie. Polybie, toute blonde, dirigeait l’amphore en la tenant à deux doigts de sa bouche et buvait ainsi sans s’arrêter le vin qui coulait, comme si elle n’éprouvait pas le besoin de respirer.

— Essayons encore, disait Cypris à Stérope. — Si tu ne réussis pas, je te battrai.

Cypris s’obstinait dans son caprice avec la ténacité des ivrognes. Stérope, docile, avala deux gorgées, et, se sentant suffoquer, ferma aussitôt la bouche.

— Chienne ! chienne ! — hurla Cypris en empoignant Stérope par les cheveux et en la renversant sur le sol.

Mais au même instant il s’éleva une telle clameur qu’elle couvrit le mugissement de la mer, et Cypris fut contrainte d’abandonner sa victime.

Toutes les femmes se tenaient en rond autour de l’ardente fournaise, sur laquelle un énorme tronc d’arbre, abattu par Maïa et Tritonia, était venu tomber en faisant jaillir des étincelles jusqu’à cent pas de distance ; la flamme, étouffée par cette proie gigantesque, rapetissait, laissant un instant le champ libre à la fumée, une fumée épaisse, âcre, piquante, qui s’élevait en volutes immenses… À la vive lumière succédait une obscurité complète et momentanée ; de subites langues de feu, traversant la fumée, éclairaient les corps nus, droits, frémissants ; puis la fumée reprenait le dessus et les corps roses disparaissaient.

— Soufflez, soufflez donc ! — hurla Maïa, en se jetant à genoux auprès du foyer.

Elles se jetèrent toutes à genoux, dans l’obscurité, les cheveux au vent, s’appuyant sur les mains, tendant le cou, les veines gonflées par l’effort. La fumée parut hésiter devant cette attaque inattendue ; elle se balança à droite et à gauche, s’élargit, s’éleva, retomba ; enfin elle céda, le feu apparut décidément à l’extrémité feuillue du tronc devant lequel se tenaient Hippolyte, Stérope et Tritonia ; du dessous il gagna la surface, s’y fixa en répandant une lumière mille fois plus forte, d’un rouge effrayant.

En ce moment les femmes étendues sur le ventre, avec leurs cheveux semblables à des crinières flottantes, avaient l’apparence de vraies bêtes : étranges bêtes, ivres, immobiles à regarder la flamme et leur victoire…

— Évohé ! hurlèrent-elles en se relevant. — Évohé ! Évohé ! Le feu se rallume. Évohé ! Vive le feu !

Puis elles formèrent la chaîne en se prenant les mains et dansèrent en rond autour du bûcher avec une rapidité qui augmentait graduellement. La beauté d’Hippolyte, de Stérope et des autres disparaissait dans cette danse grotesque, sans rythme et sans mouvements marqués, exécutée sans retenue, avec des gestes lourds ou rapides, suivant les caprices de chacune. Les corps agités et les crinières dénouées imprimaient sur le sol des ombres colossales et fugitives.

Tysandre, épuisée, se détacha la première, puis la brune Dircé l’imita et la blonde Polybie la suivit ; en peu de temps il ne resta près du brasier que Cypris, Maïa et Stazia, en proie à une terrible fureur qui les faisait se tordre, les obligeait à hurler, déformait leur figure ardente, comme si une nouvelle flamme invisible leur montait de la gorge et de la poitrine.

Un amas confus de membres, au sommet d’une dangereuse falaise à pic, en face de la mer, un amas confus de membres immobiles et de longs cheveux, montrait le repos des autres femmes, chez qui la fatigue avait agi plus encore que l’orgie. Peu s’en fallut que Stazia, Maïa et Cypris ne vinssent tomber sans voix sur leurs compagnes, avec l’écume aux lèvres et les artères battant avec violence.

Maintenant, l’ardeur de la soif apportait un intolérable supplice dans cet amas de corps humains.

Souple et légère comme la tige d’une fleur, Tritonia se délivra de Nauplie aux cheveux rouges, qui appuyait sa tête sur sa poitrine, et apporta les amphores. Pour ces femmes exténuées, une nouvelle vie semblait découler de ces outres : elles tendaient le cou en avant, retrouvaient les coupes disséminées par terre, et c’était pour elles une jouissance de les remplir outre mesure, parce que le vin, en débordant, leur inondait les bras, la poitrine, le menton ; et une odeur insurmontable de vendange montait, grisait, plus que la liqueur même, imprégnant l’herbe et la terre. Des bras de statue, chargés de bijoux, se levaient vers Tritonia, et Tritonia versait, une main appuyée à l’épaule de Pamphyle, d’une blancheur d’albâtre et les cheveux tellement frisés qu’elle avait l’air d’un jeune garçon.

— Si le divin Orphée tarde à venir, dit Stérope entre deux hurlements de la mer, il nous trouvera toutes endormies.

— Je veux lui demander un hymne au Dieu Bacchus, répondit Archiloca, debout, levant sa coupe,

Archiloca avait des lèvres minces sur un visage maigre, des yeux très noirs et des seins fermes comme du marbre.

— Ne tentons pas Orphée, qui domine les vents et dont la voix calme la mer, dit en riant Maïa avec sa grande bouche humide et voluptueuse.

— Pourquoi donc refusa-t-il toujours ses louanges à notre Dieu ? demanda Mélanie.

— Et pourquoi se vante-t-il d’être plus puissant que lui, et de ne jamais rencontrer d’obstacle dès qu’il entonne un chant ? ajouta Cypris, dont les formes admirables semblaient l’œuvre d’un Dieu.

— Je crois, dit Hippolyte, souple comme un jonc et lascive comme une chèvre, qu’aucune puissance humaine ou céleste ne surpasse celle de la liqueur chère à Bacchus.

— Et cependant Orphée vient impunément parmi nous sans rien voir de nos charmes, et il chante impunément les charmes de son Eurydice, observa Mélanie, dont les yeux glauques et brillants d’une étrange flamme semblaient refléter des visions infinies.

— Peut-être pas pour longtemps encore, interrompit Stérope, menaçante, tandis qu’elle passait les mains sur sa poitrine gonflée.

Stazia se leva du groupe. Quelques petits serpents d’or étincelaient dans ses cheveux rougeâtres, réunis en diadème autour de la tête : sa démarche incertaine la faisait ressembler à une petite fille qui ne saurait pas encore marcher. Soutenue par ses compagnes, elle se leva, sortit du groupe et alla s’asseoir sur le sommet de la falaise ; puis, prenant une sambuca, elle en joua avec des doigts habiles.

— Encore, encore ! hurla Stérope, rappelée au désir de l’orgie par ces sons rauques.

Et le frisson, le vent de la folie effleurait les têtes des femmes avec une nouvelle violence ; c’étaient comme des rêves de grande destruction, comme des aspirations à une œuvre de méchanceté, comme des élans terribles, sous lesquels tombait ce qui restait de la femme, pour pousser aux dernières limites la matière de la bête.

Hippolyte écoutait, toute vibrante d’une volupté maléfique : Tysandre, couchée comme une tigresse, mordait avec ses dents blanches ses lèvres rouges et sensuelles ; Stérope, agrippée à une branche qui tremblait sous son étreinte convulsive, écarquillait ses gros yeux ; Bicornide aux yeux longs, Polybie toute blonde, et Dircé toute brune, ne formant qu’un seul tas, aiguisaient leur attention, prêtes à bondir, à commencer la danse avec plus de fureur ; Tritonia aux flancs agiles, Nauplie aux cheveux rouges, Pamphylie d’une blancheur d’albâtre, Archiloca aux seins marmoréens, Cypris la petite statue semblable à l’œuvre d’un dieu, Maïa avec sa grande bouche humide et voluptueuse, Mélanie aux yeux glauques et brillants d’une étrange flamme sentaient le frisson, le vent de la folie effleurer leurs têtes, et les enfermer dans un cercle étroit où le besoin de s’élancer, de détruire, de déchaîner les instincts antiques et cruels devenait plus fort.

Mais tout d’un coup Stazia interrompit sa musique et, élevant en l’air sa sambuca, s’écria :

— Orphée ! voilà Orphée qui monte ! — et du doigt elle indiquait en bas la route sinueuse.

Ce fut comme un cri de guerre : les femmes se pressèrent derrière Stazia, pointant leurs regards vers le chemin escarpé, s’appuyant l’une sur l’autre, réciproquement, en une confusion magnifique de cheveux de couleurs différentes.

— Monte donc, divin Orphée, — cria Hippolyte à l’homme qui levait la tête vers le sommet.

— Monte, Orphée, pour chanter Eurydice, — hurla Maïa en riant.

— Viens, Orphée, monte.

— Nous t’invitons à un concours de chant avec Stazia.

— La lyre remportera facilement la victoire sur la sambuca.

— As-tu peur ? Aujourd’hui, nous sommes sages, nous t’écouterons en silence.

— Il n’a pas peur ! il n’a pas peur ! dit Stérope en battant des mains dans un élan de joie.

Puis toutes les femmes se turent. Et à l’instant où elles caressaient de monstrueux rêves de sang, Orphée monta et apparut au milieu d’elles.

Parfois, dans la grande voix de la mer, il y avait une voix plus faible, un éclat de rires menaçants et sarcastiques : et ces hurlements, apportés par un vent formidable, arrivaient jusqu’à la falaise au pied de laquelle les flots battaient, se dressaient, retombaient impuissants…

L’obscurité diminuait presque insensiblement, et peu à peu la ligne de l’horizon devenait plus nette : l’aube, dispersant les ténèbres, découvrait les contours fragiles de quelque navire fatigué d’un long voyage.

Orphée se trouva au milieu des Bacchantes, qui le regardaient, muettes, dans un intervalle de calme.

Sur son visage pâle légèrement ambré, aux abondants cheveux blonds et frisés, on voyait l’empreinte d’une race intelligente et faible ; tout son corps, pareil à de l’ivoire, était mince, bien proportionné, d’une élégance incomparable ; et les formes arrondies des femmes qui entouraient le poète, leurs seins gonflés faisaient mieux ressortir encore la sobriété de ses formes adolescentes. La finesse des articulations et la blancheur du teint lui donnaient l’air d’une jeune fille ; seulement ses yeux gris avaient par instants un regard mâle et résolu ; sa bouche aux lèvres pourprées gardait une expression de tendresse enfantine et de dédaigneuse arrogance tout à la fois.

— Qui m’a invité à une lutte ? dit-il en promenant un regard circulaire. — Est-ce toi, Stazia ?

— Je voudrais que tu redises mon nom, répondit Stazia ; j’aime à l’entendre prononcer par ta bouche.

La voix d’Orphée résonnait, en effet, comme une musique dans le silence humain.

— Est-ce toi, Stazia ? reprit Orphée.

— Et mon nom ne le connais-tu pas ? demanda Stérope, en se dressant hors du groupe de ses compagnes, à côté de Stazia, et en pénétrant avec elle dans le cercle de lueur rougeâtre dessiné par les tisons et par les torches.

— Je m’appelle Stérope.

— Tu es Stérope…

Orphée s’approcha davantage de l’amas de corps féminins couchés au-delà de la lumière, dans le vague de l’aube bleutée ; et, prenant goût au jeu, les indiquant l’une après l’autre, il poursuivit :

— Et c’est toi Bicornide… toi Hippolyte… Celle-ci s’appelle Tritonia ; celle-là Archiloca… ; la blonde, là-bas, est Polybie ; la brune, Dircé… Plus loin Nauplie et Tysandre sont enlacées ; dans l’ombre on reconnaît Pamphyle à la blancheur des seins ; Cypris a une chevelure d’une abondance qui dépasse l’imagination. Toutes, vous êtes belles comme un rêve…

Il se tut un instant : le fracas de la mer l’empêchait de se faire entendre… Au reflet de l’aube on vit au loin contre la falaise l’écume crépitante d’une vague plus forte s’élever, puis se replier et rentrer dans le gouffre, pour franger les vagues qui suivent.

— Eh bien, qu’attendez-vous de moi ? reprit-il avec impatience, en quittant soudain son air enjoué.

Mais il n’obtint aucune réponse. Les femmes, charmées par sa voix mélodieuse, continuaient à le regarder, hébétées, avec un vague sourire d’espérance. Ce fut Stérope la plus hardie : s’avançant tout d’un coup — sa peau de tigre était tombée à ses pieds, et les femmes n’avaient pour tout voile que leur chevelure en désordre — elle passa rapidement les mains sous les bras d’Orphée, et, l’attirant sur sa poitrine, lui mit un baiser sur la bouche.

Attentives et les yeux dilatés, les autres virent Orphée se détacher d’elle, bondir en arrière, et rester, les sourcils froncés, à une certaine distance.

Il n’y eut alors qu’un seul cri ; et le groupe des femmes se précipita en avant, se serra en une masse compacte autour du jeune homme. Le moment d’admiration était évanoui, et il ne restait, sur les visages pâlis par l’orgie, que le ressentiment de l’injure et l’idée encore mal définie d’en tirer vengeance.

— Que fais-tu ? Pourquoi t’offenser de nos baisers ?… À qui penses-tu ?

… Viens-tu pour nous mépriser ?… Ni tes vers ni les sons de ta lyre ne peuvent te sauver.

Orphée, reculant de quelques pas, ne semblait pas avoir conscience du danger. Il fixait son regard devant lui, admirant la beauté de ces femmes en furie, devant lesquelles s’avançait Stérope, les bras levés, de telle sorte que sa poitrine jaillissait dans toute sa splendeur, et ses reins dessinaient une courbe accentuée. Quelques-unes la suivaient, en désordre, le cou tendu, les autres restant au sommet de la falaise.

— Vous vouliez des baisers ? — reprit-il avec un sourire calme.— Où sont donc vos hommes des bois, les Faunes agiles, les Satyres velus, les amants infatigables qui bondissent au milieu des broussailles, en vous poursuivant avec des hurlements, et vous, courant en avant à travers bois et à travers champs, fuyant et désirant l’amour jusqu’à ce que les plus hardis vous empoignent par la chevelure et vous couchent par terre dans un transport de rage et de possession ?… Pourquoi ne les appelez-vous pas du haut de ce rocher, ces vigoureux mâles ?

— Orphée, Orphée, demandèrent les Bacchantes, pour qui te réserves-tu ?

Du groupe des femmes, les voix partaient en chœur ; et la voix d’Orphée qui donnait les réponses paraissait être le chant, et entre le chœur et le chant, le flot scandait son rythme liquide. Mais si le chant se maintenait limpide et régulier, le chœur grandissait le rythme des vagues.

— Ceux-là ne vous suffisent pas ? poursuivit Orphée. Contentez-vous alors des joies que vous donnent les grappes mûres… Le jour vient et vous appelle au repos après votre longue nuit d’orgie.

Il regarda la mer qui était blanche sur toute son étendue, et encerclée de petits nuages sombres que le vent devait bientôt déformer et disperser.

— Orphée, Orphée ? — dirent les Bacchantes — es-tu venu pour nous mépriser ?

Elles parlaient, en restant immobiles dans leurs poses de statues ; toutefois ce calme était tragique et félin, Orphée, lui aussi, restait immobile à les regarder.

— Laissez-moi donc redescendre à la plage, — répondit-il, — puisqu’il ne vous plaît pas d’écouter mes paroles.

— Pourquoi n’as-tu pour nous que des paroles blessantes ? — s’écrie Bicornide en étendant les bras d’un air suppliant.

La jeune femme était enveloppée, depuis la taille jusqu’aux pieds, d’un léger tissu couleur safran, et portait sur la tête des cornes d’or recourbées.

— Que puis-je dire qui ne vous blesse pas ? — demanda Orphée en regardant Bicornide qui paraissait craindre pour lui.

— Autre chose, à coup sûr, que ce que tu dis… Tu dois bien trouver de tendres accents pour pleurer Eurydice…

Le visage d’Orphée s’assombrit soudain.

Qui vous rend si hardies d’oser vous comparer à la fille de Nérée et de Doride ? Allons, laissez-moi redescendre à la plage, puisque mes paroles vous blessent.

Bicornide se recula pour laisser libre le sentier qui descendait à la mer ; mais les autres restèrent immobiles derrière lui, rangées en demi-cercle.

— Il est fou ! dit Archiloca en riant d’un mauvais rire.

— Il est fou ! reprit Maïa. — Allons, choisis parmi nous celle qui diffère le moins de la fille de Nérée, et chante-lui tes divines lamentations.

— Eurydice était brune, ajouta Mélanie. — Toi, Dircé, tu peux en être l’image.

Dircé bondit du demi-cercle, et se plantant droite devant Orphée, les mains croisées derrière la tête et les bras ployés en arc :

— Voici l’image, dit-elle.

Elle avait le teint d’un brun chaud, et une abondante chevelure noire et brillante, dont les boucles s’enroulaient autour de sa figure d’un bel ovale et autour de son cou. Tout son corps semblait taillé dons le bronze et fort comme le bronze, avec la poitrine haute, le ventre petit, les flancs vierges ; si riche de vie qu’Orphée cligna les yeux comme devant une trop vive lumière.

S’arrachant avec effort au charme de cette séduction, il reprit :

— Laissez-moi retourner à la plage.

— Il ne me voit pas, murmura-t-elle avec un sourire désolé. — Laissons-le retourner à la plage.

Heurtant la foule nue de ses compagnes, Stérope parvint à fendre le cercle autour d’Orphée, et parut, tenant une coupe très haute dont les bords se frangeaient de l’écume du vin qui paraissait y fermenter.

— Veux-tu y tremper tes lèvres ? demanda-telle au jeune homme. C’est la coupe sacrée des hôtes et les poètes y puisent l’inspiration pour leurs chants.

Les doigts d’Orphée rencontrèrent autour du pied du calice les doigts de Stérope, longs, froids, chargés de bagues ; et les deux ennemis souriants se regardèrent dans les yeux, tandis que le jeune homme approchait la coupe d’un air nonchalant. Le vin avait l’âcre et délicieuse odeur des grappes suspendues aux treilles ; et l’écume pétillait en globules minuscules qui montaient du fond, se réunissaient, se dispersaient à la surface limpide, couleur de topaze.

Encore indécises à l’égard d’Orphée, les femmes suivirent d’un œil attentif sa façon de porter la coupe à ses lèvres et de boire la précieuse liqueur.

— Il est riche, votre vin, dit-il en rendant la coupe à Stérope, qui la vida d’un trait et la garda ensuite, le bras pendant. — Il est vraiment délicieux.

— Comme l’amour, ajouta Stérope, en riant. — As-tu quelquefois goûté l’amour ?

Cette demande plut beaucoup aux autres femmes qui la répétèrent comme un écho sur des tons différents.

— As-tu goûté l’amour, Orphée ? Dis. As-tu quelquefois goûté l’amour ?

Orphée sourit et répondit non d’un signe de tête. Mais ses yeux cherchaient un passage à travers ce cercle pressé de Bacchantes nues et provocantes. Il tournait le dos à la mer qui, vue de cette hauteur, s’étendait à l’infini, et il se trouvait encerclé par les jeunes femmes, acharnées dans leurs questions. Orphée resta un moment à écouter la voix mugissante de la mer secouée par l’ouragan qui chassait devant lui d’énormes vagues blanches ; sur la crête des flots qui se poursuivaient, des mouettes, les ailes étendues, apparaissaient et disparaissaient, semblant jouer avec ces jaillissements d’écume. Puis, reportant son regard sur les femmes, il vit le cercle se resserrer sans cesse autour de lui, à tel point qu’il n’aurait pu étendre les bras sans toucher Dircé et Stérope. Si celles-ci avaient avancé d’un pas, il lui eût été impossible de reculer sans se précipiter dans l’abîme.

Alors il perdit courage, et regarda les femmes avec inquiétude.

— Que voulez-vous encore ? demanda-t-il en voyant leurs visages menaçants et cruels. — Pourquoi ne me laissez-vous pas libre ? Si vous m’avez appelé à un concours de chant, où est celle qui doit lutter avec moi ?

— C’est moi, — dit Stazia en levant son bras grêle.

Elle écarta les autres et arriva près des deux qui se trouvaient en tête de la cohorte.

— Ne te laisse pas séduire par ses paroles, murmurèrent ses compagnes, tandis qu’elle passait.

— Mais il est bien tard, ajouta-t-elle à Orphée. — Il fallait accepter tout de suite le défi. Maintenant nous te déclarons vaincu.

— Il est pire que vaincu, il redoute le combat, affirmèrent plusieurs voix.

— Maintenant il est tard. L’aube se lève. Ne le vois-tu pas ? poursuivit Stazia.

— Le jour vient, ajoutèrent les autres. — Il n’est plus temps.

Orphée regarda la bouche de celle qui parlait, une bouche grande et superbe : sur sa peau blanche, Stazia avait d’imperceptibles petites taches jaunes, et les serpents d’or luisaient dans sa chevelure rousse ébouriffée. Elle tenait hardiment dans la main droite un thyrse qui lui dépassait la tête de plusieurs pieds ; et là où le thyrse était orné de grappes, il était pointu comme une épée, et tranchant comme un poignard.

Dans le silence qui suivit pour attendre la réponse d’Orphée, une voix s’éleva soudain :

— Laissez-le aller, disait Bicornide en le regardant avec des yeux attendris. — Il a déjà bu à la coupe des hôtes.

Stazia l’interrompit sans tourner la tête vers celle qui parlait :

— Personne ne le retient. Qu’il aille. Pourquoi craint-il d’avancer ?

— Et pourquoi le vin des hôtes l’a-t-il trouvé si âpre et si discourtois ?

— Voulez-vous l’obliger à vous embrasser ?

— Lui faisons-nous horreur ? Nous dédaigne-t-il ? Pourquoi est-il monté ici ? demandèrent les autres, confusément.

— Il ne s’attendait pas à vos méchancetés. Vous n’avez pas répondu à ses questions.

— Il n’a pas répondu aux miennes, repartit Stérope, irritée.

— Ne voyez-vous pas qu’il est las ?

— Tu le défends, toi ? dit Stazia, en se retournant brusquement, et en baissant la tête comme prête à s’élancer sur l’autre.

Bicornide s’avança. Sous son léger tissu couleur safran elle apparaissait comme toute nue, les flancs agités par sa démarche légère ; et quand elle se trouva devant Stazia, celle-ci hocha la tête et sourit d’un air de dédain, puis elle se retourna vers Orphée :

— Tu es vaincu, Orphée, poursuivit-elle, implacable. — Nous t’avons jugé et il ne nous reste plus qu’à t’imposer ton châtiment.

— Oui, oui, hurlèrent-elles toutes, excepté Bicornide. — Qu’il reste notre prisonnier. !

— Pourquoi ne parles-tu pas, Orphée ? demanda Bicornide, la voix agitée par la frayeur. Demande à partir, humilie-toi, si tu veux être sauf. Tu es en danger.

— Tu as entendu ? continua Stazia. Tu restes notre prisonnier. Tu nous suivras quand nous allons partir.

Orphée regarda encore une fois la mer, que la tempête imminente rendait très noire, et en même temps on aurait cru que l’aube ne surgissait pas encore et que la nuit continuait.

— Écoutez-moi, dit-il, en élevant les mains d’un air demi-suppliant et demi-menaçant. Votre jugement est indigne… Comment pouvez-vous être juges d’un concours qui n’a pas eu lieu et même d’un concours quelconque ? Quand donc avez-vous reçu le don de chanter ? Vos continuelles orgies ont rendu vos voix rauques, et vous ne connaissez rien autre qu’une licence effrénée. Osez-vous espérer que je m’abaisse jusqu’à me comparer à vous ?

— Tais-toi, dit Bicornide avec angoisse, en se tordant les doigts jusqu’à les faire craquer. — Ne te laisse pas aveugler par l’orgueil. Tu es en danger.

— Osez-vous espérer que je réveille ma lyre pour apaiser vos menaces ? poursuivit Orphée avec une voix harmonieuse pleine de superbes frémissements. — Êtes-vous folles ou ivres ? Faites-moi place et cessez cette plaisanterie.

Il y eut un long murmure parmi les femmes ; déjà chez quelques-unes les yeux avaient des reflets farouches et quand Orphée se mit en marche, elles se serrèrent tellement qu’il ne trouva pas moyen d’avancer. Seule, Bicornide avait osé se retirer, mais alors, incapable de résister à ses compagnes, elle se vit repoussée sur le sommet de la falaise d’où on ne voyait qu’une large étendue d’écume bouillonnante à laquelle faisaient barrière des vagues tantôt énormes, tantôt basses.

La respiration des femmes était devenue lourde et sortait avec peine de leurs poitrines comprimées par la colère ; et avec la colère surgissait encore l’obscure substance de la bête, la transformation brutale qui leur faisait voir dans Orphée, non Orphée lui-même, mais une proie à égorger.

— On dirait qu’il a envie de mourir, celui-là, observa Stérope, en dilatant ses narines et avançantes lèvres comme si elle flairait déjà le carnage ; — oublie-t-il qu’un Dieu nous protège ?

— Frappe, murmura Dircé à Stazia.

Celle-ci hésitait, en regardant les formes admirables du jeune homme ramassé sur lui-même, les coudes au corps, prêt à bondir en avant.

— Demande grâce, dit Bicornide tremblante. Et elle tendait les bras en l’air, avec un morne désespoir. — Elles te tueront !

Stérope aperçut Bicornide, et vil son geste de frayeur.

— Tu l’aimes ? hurla-t-elle. — Tu le défends ? Les paroles qu’il nous a jetées à la face, et à toi aussi, ne te brûlent-elles pas ?

Soudain, la prenant à bras le corps, elle la renversa, l’étreignit, la secoua, la balança au-dessus de l’abîme et desserra les bras. Bicornide poussa un cri aigu, qui déchira l’air comme une flèche, et elle tomba, en tournoyant, dans le vide, tandis que ses compagnes regardaient son corps se rapetisser, décrire deux ou trois cercles dans l’espace et tomber lourdement sur la plage, où une vague la recouvrit, vint la prendre et l’emporta au loin parmi les flots en courroux.

Les larmes jaillirent des yeux d’Orphée, pétrifié par ce spectacle.

— Qu’avez-vous fait ? s’écria-t-il. — C’est une de vos compagnes, c’est une de vos sœurs.

Mais les Bacchantes, encore penchées au bord du gouffre, ne l’entendaient pas. La mort de Bicornide les grisait d’une effrayante ivresse ; les thyrses tremblaient dans leurs mains impatientes ; les yeux brillaient d’admiration pour l’acte héroïque de Stérope, quand, avec une vigueur inattendue, elle avait enlevé sa victime, qu’elle l’avait balancée comme une plume et précipitée du haut de la falaise.

La voix de Stérope retentit encore parmi les clameurs :

— Tu as refusé mes baisers par un stupide orgueil.

— Tu n’as pas voulu te mesurer avec moi par mépris, ajouta Stazia.

— Tu nous a insultées toutes.

— Il n’a servi à rien de t’offrir le vin des hôtes.

Les bras croisés, les lèvres agitées par un léger tremblement, la figure très pâle, Orphée se taisait.

— Tes yeux se sont détournés de moi comme d’une chose immonde, s’écria Dircé.

— Si Eurydice est plus belle, va la rejoindre.

— Oui, pourquoi ne retournes-tu pas à la plage ?

— Tu nous as toutes blessées à mort, répéta Dircé, les sourcils froncés.

D’un geste rapide, elle étendit le bras et arracha le thyrse des mains de Stazia.

Le manque d’espace l’empêchait d’abaisser son arme pour frapper ; mais à peine le thyrse fut-il dans la main de la furie que les femmes reculèrent toutes ensemble, l’arme s’abaissa, fut brandie horizontalement comme une lance ; le coup, porté de bas en haut, vint frapper mortellement le cou d’Orphée.

Une clameur immense étouffa le cri du jeune homme.

Dircé avait frappé avec habileté : au lieu de tomber à la renverse et de suivre Bicornide dans le gouffre, Orphée chancela en avant, avec le trait resté dans la blessure, et Dircé l’attira, le soutint, en cambrant les reins dans un suprême effort, et le porta tomber loin du sommet de la falaise, à plat ventre, les bras en croix, les yeux éteints.

— Évohé ! crièrent les Bacchantes, accourant autour de la victime.

Puis elles se penchèrent pour considérer leur proie avec des yeux avides.

— Tu souffres, Orphée ? dit Stérope, agenouillée près du cadavre.

— Veux-tu un sujet de concours ! demanda Stazia.

— Tu n’attendais pas une aussi prompte réponse à tes injures ? observa Dircé, fière de son coup et du sang qui, sorti à flot de la blessure, lui souillait la main et le bras.

— Jetons-le à la mer, proposèrent Polybie et Nauplie.

Réunies toutes en cercles autour d’Orphée, aucune n’avait omis de porter un coup à l’homme étendu à terre, lui ouvrant d’autres plaies rouges d’où le sang coulait faiblement. Mais le plaisir rêvé manquait à cette vengeance, comme si la rapidité de la mort avait empêché d’en jouir longtemps à l’avance, de s’acharner contre le jeune homme, de le torturer avant de lui accorder le repos.

Quelques-unes apportèrent des torches, parce que le ciel, obscurci par l’approche de la tempête, prolongeait la nuit ; et quand la lumière fumeuse couvrit le corps d’Orphée, les femmes le regardèrent en silence, tandis que ses yeux à lui, un peu voilés d’une ironique tendresse, regardaient les femmes. Les membres du poète avaient une splendeur d’ivoire ; ses cheveux blonds formèrent sous sa tête comme un oreiller d’or d’où le sang coulait goutte à goutte ; la bouche seule grimaçait, avec ses dents blanches serrées, et laissait échapper une légère écume sanguinolente ; les poings étaient fermés. Stérope promena attentivement la torche le long du corps, depuis les pieds jusqu’à la tête, et à la fin, ayant remarqué les yeux ouverts, elle dit :

— Il nous regarde. Il vit encore.

Les autres se mirent à rire, incrédules. Mais Dircé bondit sur le cadavre, appuyant fortement ses genoux sur la poitrine ; puis, saisissant le thyrse, elle le replongea deux ou trois fois dans le cou ; et le cou ne fut qu’une plaie, comme s’il était cravaté de rouge.

— Me méprises-tu encore, Orphée ? demanda-t-elle. Pourquoi ne fermes-tu pas les yeux, si je te déplais ?

— Il est mort ! Il est mort ! répétèrent en chœur les autres femmes. — Maintenant, il contemple d’autres images.

— Vois-tu quel beau collier ? dit Stérope en indiquant les plaies saignantes. — Si tu lui donnes un coup de plus, la tête se séparera du tronc.

— Jetons-le à la mer, proposèrent Nauplie et Polybie.

— Portons-le comme un trophée au bout du thyrse.

— Non. À la mer ! à la mer !

— Que dira Bicornide au milieu des flots, en le rencontrant si différent de ce qu’il était ? demanda Dircé, tandis que les autres riaient à pleine gorge, la tête renversée.

— Allons, dépêche-toi. L’orage s’approche, firent observer plusieurs d’entre elles.

— Tiens-le par les cheveux, que je coupe encore ce lambeau, commanda Dircé à Stérope.

Courbée sur le cadavre, Dircé manœuvra son arme avec énergie, et agrandit la blessure ; les narines dilatées, les yeux brillants d’un plaisir malfaisant, elle prolongeait son œuvre, tournant et retournant le fer dans les plaies. Mais la force avec laquelle les autres tiraient sur les cheveux blonds fut couronnée de succès, et leurs mains acharnées finirent par détacher la tête sanglante.

— Évohé ! crièrent-elles toutes ensemble.

Stérope bondit sur ses pieds, jalouse de s’emparer seule du trophée, et le considéra à la clarté des torches.

— Que dira Bicornide en le rencontrant au milieu des flots, si différent de ce qu’il était ? répéta Dircé.

— À la mer ! jetons-le à la mer ! crièrent ses compagnes impatientes.

Elles tournèrent le dos au cadavre décapité, et, suivant Stérope triomphante qui emportait la tête livide d’Orphée, elles chantèrent sur un rythme lent et monotone :

— Nous avons tué le divin Orphée. Il était venu pour nous offenser et il avait repoussé notre amour. Il se vantait de dompter les bêtes féroces par la douceur de son chant, et nous sommes restées sourdes à sa voix qui nous implorait. Un Dieu, notre Dieu l’a aveuglé. Il a bu à la coupe des hôtes et il nous a offert du poison en échange de la précieuse liqueur. Nous l’avons tué.

Quand Stérope se dressa sur le plus haut point de la falaise, les autres se rangèrent en demi-cercle autour d’elle et regardèrent l’horizon qui se déchirait pour livrer de nouveau passage à une lueur jaunâtre.

Les flots s’apaisaient peu à peu, et la mer, qui n’était plus soulevée par des vagues furieuses, s’étendait en une plaine infinie.

— Adieu, Orphée ! cria la femme en élevant son fardeau.

— Adieu ! Adieu ! répondirent les autres bacchantes.

Saisissant à pleines mains la tête d’Orphée par les cheveux, Stérope la fit tournoyer toute dégouttante de sang, la lança dans l’espace où elle décrivit une parabole de gouttelettes rouges, en retombant au loin dans la mer avec un bruit sourd qui ressemblait au hurlement d’une bête menaçante.

Botticelli et la Divine Comédie §

Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900, p. 676-693.

Rien de plus délicat et de plus périlleux que l’illustration d’un livre, soit que l’illustrateur s’attache à suivre le texte de près, soit qu’il préfère l’interpréter librement. Trop littérale, une traduction risque de ressembler à quelque copie d’après photographie ; trop selon l’esprit, elle ne sort guère de l’ambiguïté ou du contresens. Un roman abonde-t-il en pages psychologiques, la bonne représentation de ses personnages devient presque impossible ; offre-t-il, au contraire, une succession ininterrompue de scènes animées, d’épisodes dramatiques, il entraîne l’artiste au théâtral. Il est enfin des livres qu’on ne peut illustrer, ce sont les poèmes. On devrait toujours se borner à les parer de décorations purement ornementales. Art évocateur par excellence, la Poésie crée ses images comme elle crée sa musique ; il est aussi dangereux d’en tirer des illustrations qu’une partition pour piano. Quels dessins s’allieraient dignement à l’Odyssée, au Mahabharata, à l’Énéide, et surtout à la Divine Comédie ?

Certes, entre tous les poèmes, celui de Dante apparaît comme le plus impossible à illustrer. Mais, d’autre part, il offre une telle abondance de thèmes séduisants et d’effets plastiques25, les âmes ont, dans ses deux premiers livres, des formes si terrestres, les décors des aspects si naturels, et les allégories finales contiennent tant de motifs curieux qu’un bel imaginatif du crayon sera toujours tenté de le traduire en images malgré les innombrables dangers de l’entreprise. N’y a-t-il pas des défaites qui honorent ? On comprend donc qu’en plein xve siècle, et sur la terre même d’Alighieri, un maître ès arts du dessin ait cédé à cette tentation.

Botticelli, ce maître, était alors en pleine possession de son art et en pleine période de succès. Il comptait à son actif deux purs chefs-d’œuvre : l’Adoration des Mages de S. Maria Novella et l’Assomption de S. Pietro Maggiore26, et il venait de travailler avec Ghirlandajo et Cosimo Rosselli, à la décoration de la chapelle élevée par Sixte IV27. C’est à son retour de Rome, en 1481, qu’il se lança dans l’écrasant labeur que demande une illustration de la Divine Comédie. Et quoique ses finances fussent dans un état lamentable, tant il manquait de sens pratique, on n’en saurait conclure que le désir de gagner de l’argent ait pesé sur sa détermination. Il brûlait d’une si belle passion pour le chef-d’œuvre de son poète préféré que la joie d’en parer d’images chaque chant pouvait assurément lui faire oublier ses intérêts matériels. Le maître avait l’enthousiasme durable, il le prouva bien lorsqu’il eut pris rang parmi les disciples du vaillant Savonarole.

Botticelli commença par une série de compositions d’après l’Enfer, et il les « mit en estampes, sans s’occuper d’autre chose », nous apprend Vasari, dont les concepts de valet se trouvaient choqués par le moindre exemple de désintéressement, « ce qui lui occasionna une perte de temps considérable qui jeta sa vie dans une infinité de désordres ». Non content d’illustrer ces chants aimés, il en commenta même plusieurs, car il se targuait d’avoir étudié le Dante. En réalité, Sandro était un presque inculte, mais avide de savoir et en désir de s’intellectualiser28. Comme tous les artistes entrés par les sentes perdues dans le monde des idées, il se plaisait à la lecture et s’y livrait sans méthode, on s’en doute, fouillant les ouvrages les plus divers, les plus opposés, voire les moins compréhensibles pour lui, passant du sacré au profane et de l’antique au moderne, vagabondant, musardant à travers les textes, et ramenant tout en somme à son art. Il tira quatre motifs décoratifs des Triomphes de Pétrarque et quatre autres des Aventures de Nastagio degli onesti contées par Boccace. Quant à la Divine Comédie, elle lui fournit une occasion unique de déployer ses ressources imaginatives et de satisfaire ce goût pour les compositions symboliques que développaient en lui son ami le Vinci et son admirateur Palmieri.

Les premières compositions d’après l’Enfer furent gravées, pense-t-on, par Baldini pour l’édition florentine de Landini29. Les dix-neuf estampes que l’on possède présentent des scènes impressionnantes, dont quelques-unes très animées, entre autres les 5e, 13e, 14e et 15e.

Les démons sont des pantins comiques, mais les damnés souffrent avec un réalisme que n’atténue point le léger archaïsme du dessin.

Quoique aucun document ne nous renseigne sur l’accueil fait à cette suite de gravures, on peut conjecturer qu’il fut des plus favorables. Cette tentative audacieuse d’un de leurs maîtres favoris avait tout pour plaire aux délicats de Florence. Ce que l’on sait pertinemment, d’ailleurs, c’est que l’un d’eux, membre de la famille Médicis, s’empressa de confier à Botticelli la décoration originale d’un manuscrit de la Divine Comédie qu’il fit exécuter, selon l’ancien usage, spécialement à cette intention.

De la splendide collection du duc d’Hamilton, ce manuscrit illustré par un maître peintre est passé au Musée de Berlin, dont il enrichit le Cabinet de gravures. Quatre-vingt-huit feuilles gr. in-folio en fin parchemin de chevreau constituent cet ouvrage précieux. Par malheur, il n’est plus complet ; du chant Ier jusqu’au chant VIIe et du IXe jusqu’au XVIe de l’Enfer, les illustrations manquent. Sept d’entre elles peuvent être considérées comme perdues ; les huit autres, celles des chants I, VIII, IX, X, XII, XIII, XV et XVI, ont été retrouvées dans la Bibliothèque Vaticane, avec une composition sur feuille de tête représentant l’ensemble des cercles infernaux. Tous ces dessins se trouvaient dans un volume de mélanges ayant appartenu à la collection de manuscrits de Christine de Suède ; découverts par le Dr Reitzenstein, ils furent révélés par le Dr Strzijgowski30.

Le maître n’ayant pas achevé l’illustration des trois derniers chants du Paradis31, le nombre total des dessins existants est de quatre-vingt-douze, dont quatre-vingt-trois à Berlin. Ébauchés à la pointe d’argent, ces dessins ont été repris partie à la plume et à la même pointe, partie à la plume seule, à l’exception du motif qui correspond au chant XVIII de l’Enfer lequel a été gouaché. Ils sont très supérieurs à ceux des gravures.

Le texte du poème se lit sur le recto des feuilles, le côté poil « haarseiten ». Chaque chant a été écrit dans le sens de la largeur de la feuille, celle-ci divisée en six colonnes. L’écriture employée par le scribe est celle qu’on appelait « alla moderna » par opposition « alla antica », et qui fut très estimée en Italie à partir du xive siècle. Les dessins parent le verso des feuilles, le côté chair « fleischseite ». Et le recueil est disposé de telle manière qu’un texte et son illustration correspondante se trouvent toujours ensemble sous les yeux du lecteur ; il n’y a d’exception que pour le chant XXXIV de l’Enfer, dont le motif, un Lucifer gigantesque, s’étale sur une double feuille. On ne peut douter que ces dessins ne soient de la propre main de Botticelli, tant ils portent l’empreinte de son style, tant ils manifestent sa science de décorateur et sa verve. D’autre part, on relève sur le dessin du chant XXVIII du Paradis la signature Sandro di Mariano. Le maître devait tracer aussi les premières initiales de chaque chant, mais il ne trouva jamais le temps de donner suite à ce projet32. Les places réservées à ces lettres dans le texte sont restées vides.

Dans son amour, sa piété pour Dante, Botticelli s ordonna certainement de reproduire toutes les scènes des drames qui se déroulent dans la Divine Comédie. Au lieu de choisir un thème dans chaque chant, il s’ingénia pour représenter les uns à côté des autres sur un seul motif les divers épisodes d’un chant. D’où une répétition, parfois excessive, des effigies de ses protagonistes et de quelques autres personnages dans la même page33. C’était compliquer la besogne et s’exposer à maints inconvénients. Mais, rompu aux stratagèmes de la composition, il a si bien placé ses figures et leurs doubles, si bien, relié entre elles les scènes de chaque acte, qu’il a évité tout ce qui, dans l’ordre décoratif, équivaut à un solécisme. Même les motifs dont l’intérêt est dispersé donnent un effet d’ensemble parce que les lignes qui les constituent plastiquement ont été équilibrées, disposées de manière à assurer leur unité ; où l’esprit du lecteur a lieu de se plaindre, l’œil du spectateur trouve à se satisfaire. Et comment en aurait-il été autrement ? On sait avec quel tact Botticelli peintre arrangeait ses groupes ; or, les principes de la décoration du livre sont les mêmes que ceux de la décoration murale. Il n’y a qu’une différence d’échelle. La réalisation de l’harmonie s’obtient de la même manière sur toutes les matières.

Le maître se donna tout entier à cette interprétation et son génie s’y manifesta sous toutes ses formes. Mais, pour créer des dessins où revécût le poème, des pages émouvantes et anagogiques, il eût fallu être un Dante du crayon. Génie gracieux, souple, un peu féminin, Botticelli n’avait pas assez d’affinités avec le gran padre Alighieri. C’est au seul point de vue art qu’il convient d’examiner son illustration de la Divine Comédie.

Certaines compositions ressemblent à des études pour fresque, d’autres à des préparations de gravures ; quelques-unes, simples ébauches, ont le charme de croquis enlevés d’un trait preste. Maints personnages exhibent des têtes significatives, mais c’est surtout par les attitudes et les gestes qu’ils sont expressifs. Formes construites et lignes sommaires, tout, dans ces dessins, est indiqué ou écrit avec une énergie parfois brutale ; on les dirait d’un caractériste. Et cela ne doit pas étonner d’un idéalisateur délicat comme le maître de la Naissance de Vénus. L’idéalisation est souvent le résultat d’un travail accompli sur te forme notée avec tous ses signes particuliers ; les esquisses, les études des vrais idéalisateurs ne laissent aucun doute à ce sujet34.

La représentation symbolique des cercles infernaux, laborieux arrangement de motifs minuscules, relève de l’idéographie et n’intéresse guère. Mais dès les premières compositions qui lui succèdent, on est retenu par l’ingénieuse présentation de la mise en scène et par le caractère humain du drame. Ce sont les mouvements d’une populace furieuse que dessinent une partie des damnés assemblés devant la ville de Dité, dans le motif IX ; les autres semblent atterrés par quelque catastrophe. Dans le motif X, consacré à cette cité de feu où le regard ne découvre que les sépulcres des hérésiarques et les flammes qui les environnent, les attitudes de Dante et de Virgile suffisent pour communiquer à la scène un parfum de vérité. Le motif XII représente la vallée d’horreur où coule le fleuve de sang dans lequel sont condamnés à gémir ceux dont les violences affectèrent le prochain. Les tyrans sanguinaires et rapaces y croupissent plongés jusqu’aux cils. Des centaures veillent sur les bords étroits de cette fosse et décochent leurs flèches sur les âmes qui cherchent à sortir du fleuve bouillonnant plus que leur condamnation ne le permet. De ce tableau, où l’affre des damnés se devine à la seule indication des têtes, émane l’horreur des scènes de carnage ; devant le suivant, on ressent la même impression de surprise et d’angoisse qu’en traversant quelque fourré à l’heure où la nuit jette son mystère transfigurateur. C’est le bois sans sentier où le poète, entendant des cris de toutes parts sans apercevoir une seule âme, vient de s’arrêter épouvanté. Là, les feuilles sont noires et les rameaux « souillés d’épines et de substances vénéneuses » ; chaque tronc sert de prison à une âme de suicidé et les difformes harpies, en becquetant les feuilles des branches, entretiennent les coupables dans une douleur aiguë. Et les lignes brisées, tourmentées, lugubres, du dessin disent la plainte de ces arbres étranges. Sur le motif XV, Dante et son guide, en marche dans l’enceinte du sable enflammé sous la pluie de feu, rencontrent des ombres qui les regardent « ainsi qu’on regarde, le soir, des objets peu éclairés, baissant leurs paupières, comme fait un tailleur affaibli par les ans, pour enfiler son aiguille ». C’est la foule infortunée des âmes qui se livrèrent aux pires dépravations. Cette scène, uniquement composée de figures isolées, présente un prodigieux exemple d’équilibre de vides et de pleins. On ne saurait donner avec plus d’harmonie le spectacle de la confusion. Ces figures ont été modelées en brun comme pour servir de carton ; celles de la scène suivante, second tableau du même acte, sont au trait et disposées fort expressivement de la même manière.

On voit ensuite (XVII) les deux aèdes arriver, sur un Géryon quelque peu théâtral, dans le cercle où les avares sont dévorés « par la douleur qui s’élance de leurs yeux » ; puis, on les retrouve, dans le Malébolge, au milieu de l’amas informe de roches sombres comme du fer où sont punis corrupteurs, séducteurs et flatteurs (XVIII). Ce motif, recouvert d’un ton de sépia, sur lequel s’étalent quelques colorations sourdes, cause un effet puissamment lugubre35. C’est l’unique page teintée de l’œuvre, mais, sans doute, le maître avait l’intention d’en enluminer plusieurs autres. Les figures du motif X ont été modelées avec le même ton neutre et, d’ailleurs, Botticelli se livrait volontiers à la miniature. On prétend qu’il décora plusieurs missels de la cathédrale de Florence en collaboration avec Monte di Giovanni36. Si vraiment son projet était de reprendre à la gouache une série de compositions, mieux vaut qu’il n’ait pu le réaliser. Il n’appartenait pas à ce peintre délicat de traduire par le pinceau les colorations farouches et les lumières intenses des tableaux dantesques. Ses moyens d’expression étaient avant tout le trait. Ce n’est que par les physionomies et les attitudes des réprouvés brûlant dans les feux éternels qu’il pouvait donner une idée de ces flammes « plus ardentes que le fer rougi sous la main du forgeron ».

Le motif qui correspond au chant XIX, où éclate la magnifique colère de Dante, n’a rien d’impressionnant ; il montre le supplice des simoniaques, enfoncés, jambes en l’air, dans des trous plein de flammes, et l’on doit reconnaître qu’un pareil thème se prête mal, en dessin, à une interprétation dramatique. Par contre, on s’apitoie devant les devins dont le visage tourné du côté des épaules grimace une désolation muette (XX). Par des indications très sobres, le maître a exprimé rabattement, la navrance de ces âmes qui s’avancent à pas lents « plongées dans un silence entremêlé de pleurs ». Ailleurs, près de la fosse où les âmes vénales cuisent dans un bitume épais, les deux poètes se trouvent menacés par une horde de démons furieux comme des dogues qui attaquent un pauvre (XXI). La luxuriante imagination de Botticelli s’est déployée dans la portraiture de ces diables, mais sans réussir à leur donner un air réellement féroce, ni des regards perfides. Il les a plutôt faits à l’image de ce Barbariccia gouailleur, voyou et simiesque, qui guidait son escouade aux sons d’une trompette « insolente et fétide », selon la traduction courtoise du chevalier Artaud de Montor37. Même interprétation bouffonne dans le motif XXII, où certain Malebranche harponne un réprouvé par le bas du dos. Puis, c’est la procession du « collège douloureux des hypocrites », dont chaque membre, revêtu d’une chape plombée, se traîne péniblement sur le chemin en travers duquel Caïphe se tord crucifié par trois pals (XXIII) ; la course affolée des voleurs qu’étreignent et châtient des reptiles (XXIV et XXV)38 ; et toutes ces scènes présentent des groupes extraordinairement animés.

Deux compositions vides leur succèdent, ce sont celles qui montrent la sombre vallée où les colériques s’agitent, invisibles, au milieu des flammes. On n’y voit, par conséquent, que des feux, sauf dans la XXVIIe où se tordent quelques vagues profils. Mais à partir du motif XXVIII, reparaissent les tableaux mouvementés ou pathétiques. Sur le chemin des pleurs, les spectres de ceux qui semèrent la discorde parmi les hommes exhibent leurs atroces mutilations, leurs plaies livides. On distingue Mahomet fendu depuis le menton jusqu’aux entrailles, qui retombent sur ses jambes, et son cousin Ali, dont la tête est ouverte de haut en bas. À d’autres, il manque le nez ou les mains ; quelques-uns ont la bouche tailladée. Curion n’a plus de langue, Bertrand de Born tient sa tête à la main « suspendue comme une lanterne ».

Dans un coin du cercle empesté, affecté aux faussaires et aux perfides, des maudits labourent de leurs ongles crochus, avec des gestes significatifs, les croûtes lépreuses dont ils sont couverts (XXIX). Dans un autre coin, sur une page très effacée, on reconnaît à son effrayante hydropisie, maître Adamo de Brescia, et l’on devine, non loin de lui, la femme de Putiphar et le fourbe Sinon aux corps fumant « comme des mains mouillées pendant l’hiver » (XXX).

Sur le bord du dernier abîme, lieu de punition des orgueilleux, quelques géants enchaînés se dressent menaçants encore, le regard chargé de défi (XXXI) ; et, tout au fond du puits obscur où ils grelottent dans le « bouillon de glace », les meurtriers, les traîtres et autres méchants, forment d’étonnants assemblages (XXXII et XXXIII). Au milieu de cette multitude, isolés dans une fosse, Ugolin et Ruggieri subissent leur peine, le premier rongeant le crâne du second. Quant aux motifs XXXIV et XXXIV a, consacrés à la figuration du Souverain de l’horrible contrée des pleurs, il faut les regarder avec indulgence. Botticelli n’était pas en puissance de créer du monstrueux.

C’est encore et surtout par l’arrangement des personnages et des masses qu’intéressent les compositions du Purgatoire. Les premières, où s’entassent les âmes nouvellement débarquées, sont d’une eurythmie agréable ; et le motif II, avec son ange bénissant au geste majestueux d’onction, dégage un charme indicible. L’espérance plane sur ces décors. Les ombres qui accourent vers les deux poètes (V), tandis qu’ils gravissent la montagne, ont servi de prétexte à des effets perspectifs audacieux39 ; celles qui se jettent, en foule, sur Dante en implorant ses prières (VI) rappellent par leur grouillement plein de vie, par leur harmonie agitée, certains bas-reliefs de la cathédrale de Bourges. La rencontre du Mantouan Sordello (VII) a donné lieu à quatre groupes ordonnés avec beaucoup de bonheur ; la chasse donnée au serpent par les anges aux ailes verdoyantes (VIII) a fourni le sujet d’une scène animée40, et c’est un petit tableau d’une immense pitié (IX) qui raconte l’arrivée de Dante devant l’ange chargé de marquer sept fois sur son front la lettre P41.

Nous sommes à présent en plein Purgatoire. Les bas-reliefs taillés sur une paroi du mont occupent presque tout le motif X ; la suave Annonciation, le char de l’arche sainte et les chœurs sacrés, l’épisode de Trajan promettant son appui à la veuve, tout est silhouetté d’un dessin ferme et pur. Aussitôt après, paraît l’armée des âmes qui se purifient du péché d’orgueil (XI) ; courbées sous des poids écrasants, elles s’épuisent dans des efforts sans cesse renouvelés et leurs faces disent leurs ahans. Puis, s’ouvre une autre route couverte de sculptures à enseignements, d’un dessin lâché, celles-là, mais très expressif (XII) ; Troie en ruines, Nimroud pris de furie, au pied de la Tour de Babel, Saül percé de sa propre épée, Satan après sa chute42. Et voici le cercle où l’on se lave des péchés d’envie. Des âmes dont les yeux sont cousus se tiennent assises, serrées les unes contre les autres, se soutenant mutuellement, tels des aveugles à la porte des maisons de pardon (XIII et XIV). Leurs manteaux sont couleur livide comme le rocher le long duquel elles demeurent, et, sans le secours des teintes, Botticelli a rendu la navrance de cette monochromie. On chercherait en vain dans l’œuvre de Callot ou de quelque autre chantre de l’humaine misère des scènes d’où suinte plus de tristesse, des types inspirant autant de compassion.

C’est ensuite le cercle où l’on se purifie, dans une fumée « noire comme la nuit », des péchés de colère. Un ange indique aux deux poètes le sentier qu’ils doivent suivre (XV) ; le motif suivant les montre au milieu d’ombres bien hurlantes, parmi lesquelles la physionomie de Marc le Lombard, tout souriant d’avoir rencontré son ami, jette une note attendrissante.

Une foule immense d’âmes expiant les péchés de paresse emplit le motif XVIII et l’anime de sa course. Le mouvement du groupe central, où presque toutes les ombres se mordent, suffirait pour en faire une des très belles pages de cette illustration.

Ailleurs, sur les feuilles d’un diptyque fort affectif (XIX et XX), les âmes de ceux qui furent avares soupirent renversées sur le sol où les rive leur ancienne passion. Et comme Dante assignait à la prodigalité le même lieu d’expiation qu’à la parcimonie, c’est près de ces roches désolées qu’apparaît l’âme délivrée de Statius Papinius (XXI). Les trois poètes vont désormais cheminer de compagnie jusqu’à la fin du second livre. Au motif XXII, ils arrivent devant l’arbre de la tempérance dont le tronc s’amenuise à mesure qu’il se rapproche du sol. Sous ses rameaux chargés de fruits doux-odorants, les âmes qui ont abusé des plaisirs de la table expient en supportant la faim et la soif. Quelques-unes de ces ombres sont si décharnées que leurs yeux paraissent « des chatons privés de leurs pierres ». Leur troupe famélique exhibe ses formes vraiment « deux fois mortes », ses faces inoubliables, ses gestes lamentables, dans les motifs XXIII et XXIV.

Au motif XXV, le trio des aèdes pénètre dans le dernier cercle, où la montagne vomit des flammes que repousse le vent. Là, brillent dans la soif et dans le feu les âmes des luxurieux (XXVI), et celles-là aussi obligent à se condouloir. Après avoir traversé cette région embrasée (XXVII), Dante et ses guides gagnent la forêt divine aux frais ombrages et aux fleurs délicieuses. Ils y écoutent la vierge si belle qui s’embrase « à des rayons d’amour », et c’est le délicieux motif XXVIII qu’on pourrait prendre pour une ébauche de fresque. Alors, à travers la prée fleurie, aux accents d’une mélodie ineffable, s’avance la blanche et mystérieuse procession du char de l’Église. Sept candélabres d’or dont les flammes s irisent et de nobles vieillards couronnés de lys précèdent le char, qu’entourent le Tétramorphe évangélique et des femmes symbolisant les vertus. D’autres vieillards vénérables et des personnages diadémés de fleurs ferment la marche. La tête de cette procession se déroule, non sans majesté, dans le motif XXIX ; Mathilde, la vierge belle, s’y profile sur le plan de gauche, avec un naturel charmant43.

Le cortège entier entoure le char sur la composition suivante, un peu trop chargée de figures, attachante néanmoins et d’un curieux travail de gravure. Là, Béatrice, la tout exquise, la céleste, fait son apparition,

Sovra candido vel, cinta d’oliva,
…… sotto verde manto,
Vestita di color di fiamma viva44.

Bientôt les vertus cardinales amènent Dante devant elle, et, après l’apostrophe au poète, celui-ci est submergé par Mathilde dans le fleuve purificateur. Ces deux épisodes sont interprétés l’un à côté de l’autre avec une ingéniosité décorative dans la composition XXXI. Mais à partir de ce moment, les incidents se succèdent de telle sorte qu’il devient impossible de les noter en une seule page. Tandis que les yeux de l’aède purifié se fixent, « murés », sur l’Aimée, la procession se remet en marche. Elle est remontée au ciel, et il ne reste plus dans la forêt que Béatrice, les vertus, Mathilde, Statius et Dante lorsque l’aigle, image de l’Empire, s’abat sur le char et le remplit de ses plumes. Surgissent ensuite le renard de l’hérésie, puis le dragon infernal qui, de sa queue, démolit une partie du char et, enfin, cette prostituée et son géant dont on ignore l’exacte signification. En voulant traduire tout cela (XXXII), Botticelli, malgré sa virtuosité, est tombé dans la confusion. On retrouve avec joie un motif simple. Sur le XXXIII, les Vertus, affligées par le spectacle qu’elles viennent de voir, se groupent en des attitudes très typiques, et si le paysage y avait plus d’importance, ce tableau ne serait pas loin décompter parmi les excellents ; mais il ne semble pas que l’opulent décor de l’Eden, si prestigieusement décrit par Dante, ait inspiré à l’illustrateur le désir de reproduire quelque beau site.

L’illustration des chants du Paradis présente au dessinateur toute la gamme des difficultés. Le long dialogue théologique entre Dante et sa pieuse conductrice ne peut être interprété que par une série d’attitudes, et l’apparition des âmes bienheureuses sous l’aspect de lumières éblouissantes ne se prête qu’à de bien pâles effets de dégradations de teintes. Botticelli n’a, d’ailleurs, pas essayé d’obtenir de tels effets à la pointe d’argent, et ce nous est une raison de plus pour croire qu’il se proposait d’enluminer certaines compositions ; il a préféré donner aux âmes une forme en analogie avec leur état. C’est ainsi que les saintes lueurs qui se meuvent entre les rayons d’or ensoleillé de l’échelle de Jacob sont transformées en amours (XXI), parce qu’une ardente lumière de charité les enveloppe45. Plus loin (XXIII), le jardin mystique composé par les bienheureux, ce jardin d’allégresse où resplendit la rose belle entre toutes dans laquelle le Verbe Divin se fit homme, est suggéré par de traditionnelles flammes, chaque âme ayant apparu au poète comme une lueur. Quant à la substance éblouissante que Dante aperçut à travers une photosphère et qui n’était autre que le Saint Aspect, « la sapience et la puissance qui ouvrirent, entre le ciel et la terre, la voie si ardemment désirée », le maître l’a figurée très heureusement par la tête du Divin Sauveur au centre d’un soleil. Enfin, quelques lueurs, plus lumineuses que celles des autres bienheureux, ne pouvant être indiquées d’une manière compréhensible par des galbes flamboyants, Botticelli a pris le parti d’écrire au-dessous le nom des âmes qu’elles revêtent. Le nom de Piero se lit sous une langue de feu dans le motif XXIV. On le retrouve dans le XXV avec les noms de Giovani et de Jacopo, et celui d’Adamo s’ajoute, dans le XXVI, à celui des trois apôtres. Ces noms étant tracés en caractères menus ne détonnent point dans l’ensemble.

Avec une délicatesse merveilleuse, Botticelli a varié les attitudes et les gestes de ses protagonistes pendant les vingt-sept premiers motifs. Dans le XXVIe, c’est avec un mouvement admirable que Dante couvre d’une main son visage ébloui par l’éclat de S. Jean. Dans le XXVIIe, les deux figures répétées de Béatrice et du poète se relient agréablement. Certes, l’harmonie qui s’en dégage reflète mal l’immense joie qui déborde du vibrant Gloria Patri entonné par l’église triomphante ; mais une illustration adéquate exigerait des dons si spéciaux ! Seul, peut-être, l’Angelico eût réussi à dire sur le vélin la sainte ivresse, le ravissement des élus plongés dans la béatitude ; seul, assurément, le moine de Fiesole eût pu retracer, en de radieuses enluminures, les ciels embrasés, les esprits enflammés d’amour et les visages éclairés « col lume d’un sorriso46 ».

Dans l’impossibilité d’esquisser les splendeurs du Paradis, Sandro a bien soigné ses arrangements de figures avec une tendre sollicitude ; par malheur, il n’a pas toujours écrit les expressions faciales avec le style désirable. Même plusieurs faces choquent par leur vulgarité ; celles de Riccarda et de ses compagnes, par exemple (III) et, parfois, hélas ! celle de Béatrice. On s’étonne que l’auteur de la Primavera, que le portraitiste de la Simonetta, n’ait pas doté de physionomies plus gracieuses les habitants du céleste royaume et qu’il ne se soit pas fait un devoir d’indiquer les embellissements progressifs de la donna di virtu47. Il faut, encore une fois, considérer ces dessins comme une préparation ; on ne saurait admettre que le maître au trait charmeur n’ait pas résolu de reprendre toutes les têtes hâtivement construites.

Éminemment décorateur, Botticelli a triomphé toutes les fois qu’il a dû grouper quelques personnages ou mettre en place des légions, équilibrer des lignes ou arabesquer sur l’espace d’expressifs contours. Les âmes du motif IV (les mêmes qu’il a si fâcheusement portraiturées dans le III) s’envolent avec un élan gentiment aérien. Les chœurs des Anges évoluent dans une composition réellement grandiose (XXVIII), très évocatrice du temple incomparable qui n’a pour confins que lumière et amour. Et quelques rangs de cette céleste armée décrivent d’augustes paraboles dans le motif XXIX. Quant à la dernière scène achevée, elle a, quoique allégorique, le charme d’un décor agreste. Sur l’une des rives du fleuve de lumière qu’égaye un printemps sans fin, et d’où ne cessent de jaillir d’étincelantes topazes, se dressent des fleurs aux volutes si naturellement ornementales qu’on ne voit qu’elles.

L’œuvre tracée par Botticelli à la gloire de Dante est, on le voit, inégale, mais très originale, et ses bonnes pages ne suscitent que des éloges. Toutes sont expressives par des moyens aussi simples qu’harmonieux, toutes ont des traits, des linéatures, à valeur de nuances, et l’on oublie facilement en les regardant loin du texte inspirateur qu’il leur manque le souffle dantesque. Un autre maître eût-il exécuté avec plus de succès cette redoutable illustration ? C’est, en vérité, peu probable. Michel-Ange orna de dessins, lui aussi, et pour sa propre satisfaction, un manuscrit de la Divine Comédie, dont il était possesseur, et l’on sait, par Lanzi, sa partialité pour Dante48. Mais, si Botticelli n’avait pas assez de terribilità pour bien illustrer l’Inferno, Buonarotti était certainement trop dépourvu de tendresse, de grâce, pour bien illustrer le Paradiso. D’ailleurs, l’individualité puissante, dominatrice, du transfigurateur de la Sixtine pouvait-elle s’accommoder d’un rôle de collaborateur, et n’est-il pas à craindre que son esprit, si peu chrétien, ne se soit substitué souvent à celui du gran padre ? Ne regrettons pas trop la perte de son manuscrit ; regrettons plutôt qu’il ne se soit pas trouvé trois artistes pour se consacrer, chacun selon ses dons, à l’interprétation d’un des livres du Poème sacré, et réjouissons-nous de ce que les dessins de Botticelli aient échappé à la destruction. S’ils ne réalisent pas l’illustration idéale, du moins sont-ils un rare exemple d’illustration artiste, de décoration du livre. Ils prouvent l’inanité de l’image à effet théâtral et de la vignette à prétentions de tableau. Ils démontrent, avec l’éloquence du génie, que rien ne pare mieux un texte que la composition ordonnée comme une décoration murale et travaillée comme une étude. Méditez-le,

O voi, ch’avete gl’intelletti sani49.

Les Revues.
La Revue de Paris : Venise en danger ; un appel à tous les artistes §

Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900, p. 775-782 [775-779].

On ne dira jamais assez combien l’Ingénieur est un monomane redoutable. Pourvu qu’il place ses machines, bouleverse le sol, étale son béton, édifie ses cheminées, tout lui est indifférent. Il s’appelle volontiers « l’homme de l’Avenir », se croit une mission, dédaigne le Passé comme inutile et sacrifie à l’Idéal sous l’espèce des chiffres. M. Octave Mirbeau l’a heureusement classé parmi les fantoches de notre belle société à qui son ironie inspire des discours à peine forcés et féroces, qui passent et laissent leur trace. Dans le Carillonneur, Georges Rodenbach montrait Bruges menacée par le « Génie civil ». Il faut avoir visité quelques-unes de ces villes du Nord sommeillantes, où c’est un échange de confidences, de chaque vieille maison à l’eau qui la réfléchit, pour mesurer le mal que peuvent les « barbares modernes ». Enkhuizen sur le Zuijdersee, avec ses canaux aveuglés qui deviennent des rues trop larges et mornes, aura bientôt perdu toute beauté. Hoorn s’éteindra toute, quand la dernière ceinture d’émeraude de son dernier canal lui aura été enlevée. On bâtit tout un quartier, à Amsterdam, en cubes de nougat, en maisons de cet affreux torchis pistache dont on peut voir les bois de Garches, la Malmaison, tous les environs de Paris, déshonorés…

M. Robert de Souza (la Revue de Paris, 1er août) pousse un cri d’alarme qui devra réunir dans une commune indignation et, surtout, dans une efficace protestation, tous les artistes du monde : Venise en danger ! Si une pétition que tous signeraient pouvait avoir quelque utilité, il faut la répandre à cent mille exemplaires immédiatement ! Les Vandales qui menacent Venise ne cherchent que la satisfaction d’un pécule à gagner ; — qu’on ouvre une souscription pour les désintéresser, en achetant le droit de préserver la ville ! Il est impossible qu’il n’y ait pas un moyen salutaire d’intervenir, — et que la prophétie de M. d’Annunzio se réalise : « Je ne donne pas quarante ans pour que le Grand Canal soit comblé, pavé en bois et sillonné de tramways ! » On a vu comme un crime de lèse-justice peut soulever les consciences, dans l’univers. Aujourd’hui, comme l’écrit M. de Souza : « Une patrie d’art éblouissante, une patrie de miraculeuse beauté, Venise, est en danger. » Il faut savoir gré à cet écrivain de son avertissement et nous honorer de ce que cet appel vienne d’un poète « d’entre nous » ; — mais il importe d’agir.

Que préparent à Venise, les ingénieurs, les architectes, les financiers, les barbares ?

Le danger paraîtra d’autant plus pressant que de nombreuses commissions réunissent des savants et des artistes pour l’œuvre de conservation de Venise, et que toutes leurs bonnes volontés alliées à l’action plus énergique de la section vénitienne de la Società nazionale per l’Arte pubblica, si elles ont « empêché ou retardé quelques extravagants vandalismes », menacent d’être impuissantes contre l’assaillant.

« On a laissé, — dit M. de Souza, — il y a sept ou huit ans, édifier près de la Salute, un vaste palais neuf pastiché des anciens, faussement régulier, cela va sans dire, sec et symétrique. Il a remplacé quelques vagues bicoques très basses qui continuaient les pittoresques dépendances de l’ancienne abbaye de San Gregorio, auxquelles il est accolé — et qui servent maintenant de dépôt aux propriétaires de la construction nouvelle, deux frères génois, négociants en vins.

» Or, ce n’est pas sans intention que Longhena, cet architecte hardi du xviiie siècle, avait enlevé la majestueuse coupole blanche de son église au bout de cette ligne basse. Lorsqu’on tournait le dernier coude du Grand Canal, combien était saisissante la brusque cime de marbre ! L’effet maintenant est à moitié détruit par cet affreux palais qui n’a même pas été habité. Il fut, à peine fini, abandonné, les fenêtres clouées de planches. C’est pour cette sorte de ruine neuve qu’on laissa gâter une des plus importantes perspectives du Grand Canal. »

Au contraire des cités qui s’ensevelissent doucement et retiennent des souvenirs splendides qui animent de poésie leur atmosphère, — Venise s’est réveillée d’un sommeil de plusieurs siècles. Elle compte près de 200.000 habitants, sa population au xve. « Cet essor entraîne la confiance de l’ardent étranger », remarque M. de Souza, et il montre la prépondérance du capital anglais. Celui-ci exploite les industries nationales, des « concessions de bateaux électriques pour remplacer les vaporetti actuels ».

« Le danger — lisons-nous, — est que cette prospérité renaissante réveille le vandalisme des ingénieurs, stimule l’amour-propre des administrations, plus destructif que leur indolence. Et c’est naturellement au nom de l’hygiène, puis afin d’assurer cette rapidité des communications “imposée — suivant la fallacieuse formule — par les besoins nouveaux”, qu’on a établi des projets qui se résument ainsi : démolition, dégagement de certains quartiers ; élargissement des ruelles, des calli ; construction d’un viaduc qui, partant de la côte de Mestre, permettrait de gagner Venise, non seulement à pied, mais en voiture, — et surtout à bicyclettes !

» On sait que Venise est déjà reliée à la terre ferme par un pont de chemin de fer qui traverse les lagunes et la mer sur près de quatre kilomètres. Or les partisans du projet vous disent sournoisement : « En quoi attentons-nous à la beauté de la ville ? Nous avons déjà ce viaduc qui, entre parenthèses, amène les locomotives sur le bord du Grand Canal, à l’extrémité de Venise, sans que d’un point quelconque, si ce n’est du haut du Campanile, on puisse se douter qu’il existe un chemin de fer. On le double simplement d’un autre viaduc à route carrossable, et la ville y gagne, sans être touchée, des communications avec la terre complètes et faciles. Quant aux quelques masures qu’on peut abattre et aux calli qu’on veut çà et là élargir, simple mesure d’hygiène pour nettoyer des quartiers sans intérêt !

» On reconnaît là les arguments doucereux, “avant la lettre”, de messieurs les ingénieurs — et qui nous ont valu l’abattage de l’Esplanade des Invalides. — Par malheur, fatigués de lutter, beaucoup d’artistes même, peu à peu, s’y laissent prendre. »

Si l’opposition des artistes a triomphé jusqu’à présent, M. de Souza craint le triomphe final de leurs adversaires, avec un projet « modifié, aggravé peut-être ». Il montre combien ce prétexte d’hygiène est inadmissible :

« À considérer la situation et la destinée analogue des deux peuples, le Hollandais et le Vénitien durent leur triomphe à des moyens rigoureusement opposés : le Hollandais luttant sans relâche contre la mer, se battant avec elle comme avec une bête sauvage, toujours prête à vous arracher vos petits ; le Vénitien se confiant à elle comme à une nourricière tranquille, d’autant plus abondante qu’on ne lui dispute pas ses aises et son champ. Il y a aux origines des peuples et de leur puissance, comme des villes et de leur beauté, des causes particulières qu’à n’importe quelle phase du développement national on ne peut négliger sans les risques les plus graves. Et Venise n’avait cessé de s’allonger en pleine eau vive, fille absolue de la mer : vouloir la rendre terrienne, c’est méconnaître les conditions les plus élémentaires de son existence, la vouer aux poussières mortelles, aux exhalaisons paludéennes, à l’anémie lente, à la dernière solitude. »

Mais voici le projet barbare, — inimaginable, — que nourrissent des financiers :

« Une idée de derrière la tête hante certains spéculateurs, dont la réalisation marquerait pour Venise le dernier degré de l’inconscience. Cette idée n’existe pas encore à l’état de plan, ni même de projet avéré. Les intéressés se gardent de la répandre ; et lorsqu’on en parle à des Vénitiens, ces derniers rient, haussent les épaules. Ils ne riront plus lorsque, tous les plans arrêtés, la coalition des intérêts formée et bien solide, ils ne pourront empêcher ce qu’ils pouvaient prévoir.

» Il s’agit — tout simplement — d’un chemin de fer qui, par des travaux devenus aujourd’hui peu difficiles, relierait la ville au Lido avec gare plus ou moins invisible, à la place Saint-Marc… Vous lisez bien : à la place Saint-Marc !

» Ceux qui ne se sont pas rendu compte des transformations latentes de ces dernières années tomberont des nues, à cette nouvelle, et ne comprendront guère. C’est qu’ils ne savent pas que “l’affreux Lido”, comme disait Musset, est devenu un des bains de mer les plus en vogue de la péninsule, non seulement pour les Italiens, mais pour les Allemands et les Hongrois. C’est qu’ils ne se doutent pas que dans dix ans le Lido sera entièrement construit. La plage de sable, peu large, est longue et nue en face de l’Adriatique. Un grand hôtel s’élève, depuis cet hiver, d’un côté des “Bains” ; un autre s’élèvera de l’autre côté, l’année prochaine. Tous les terrains de l’île sont achetés par une “société” de ces riches Israélites italiens qui, il faut le reconnaître, ont été, avant la phase présente, la providence des industries vénitiennes qu’ils soutenaient de leurs deniers. Des villas se bâtissent, le long de l’avenue à tramway qui relie les deux rives de l’île. Le Lido ne tardera pas à devenir un petit Brighton, avec pier et tout ce qui s’ensuit. Or, les spéculateurs s’imaginent que le chemin de fer, avant d’être absolument nécessaire aux agglomérations de cette ville nouvelle, facilitera son développement, et ils comptent que, pour être vraiment fructueux, il devra partir du centre de Venise ; — pourquoi pas d’entre les deux colonnes de la Piazzetta ? »

Il faudrait reproduire partout les lignes suivantes par quoi se termine l’article de M. de Souza, — et l’on voudrait que leur lecture, arrachant une minute M. Barrès à ses préoccupations politiques, il retrouvât, pour plaider la défense de Venise, le grand talent qu’il dépensa à en décrire la merveille :

« Une ville qui, de siècle en siècle, a gardé jusqu’à nous le privilège d’une splendeur souveraine, ne peut sans déchéance, sans même une sorte d’inhumanité, songer à autre chose qu’à sa conservation. Son rôle, et son rôle moderne, n’est pas celui d’une tâcheronne, d’une Marthe ménagère, mais d’une Marie dont la tendresse rêveuse repose le cœur de l’homme.

» Loin d’être les “mortes”, les villes anciennes, toutes jaillissantes de souvenirs dans leur fraîcheur d’ombre et de silence, ne sont-elles pas, ne doivent-elles pas être par le monde comme les oasis du désert ? Chacun, de plus en plus, les découvre, y vient reprendre des forces après les luttes desséchantes du jour. Maintenant que la terre est si réduite, que ses continents ne nous apparaissent guère plus grands que jadis les provinces d’un seul pays, ces villes régénératrices ne s’appartiennent plus, elles appartiennent au monde, dans le grandissement d’un rôle qui dépasse peut-être celui de leur jeunesse. Alors que partout le sol est comme brûlé d’un travail qui dévaste plus qu’il ne fonde, par la fièvre de son mouvement même, elles restent de véritables sources de vie. Et ces cités élues nous sont toutes proches de quelques heures, de quelques jours ; notre affluence croissante leur est acquise : leur devoir d’humanité leur est donc facile, puisqu’elles peuvent vivre de notre admiration. »

Les Journaux.
Lamartine à Florence (Le Temps, 10 août) §

Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900, p. 782-789 [782-784].

Vers 1826, ni un littérateur ni un poète n’étaient nécessairement méprisés par le pouvoir. La Restauration ne mit pas sa gloire, comme la présente république, à faire mourir M. Villiers de l’Isle-Adam à l’hospice, un Verlaine dans une chambre de bonne, ni un Mallarmé dans un ermitage laborieusement conquis par trente ans d’un dur labeur. Lamartine, ayant publié les Méditations, désira voir l’Italie ; on le nomma secrétaire d’ambassade à Florence. Il n’avait d’autres droits que son génie. Quel scandale, de nos jours, si tel ministre, apprenant qu’un climat doux pût être favorable à un poète, l’avait envoyé en quelque Sorrente gérer un consulat illusoire ! Qu’on nous parle plutôt des cochers, qui gagnent rarement plus de douze francs par jour, quand ils n’ont pu exploiter l’émoi d’un couple amoureux !

Lamartine séjourna donc à Florence, en qualité de secrétaire de la légation, de 1826 à 1828.

« Il avait affaire à un personnage fort curieux, le comte Vittorio Fossombroni, conseiller intime du grand-duc de Toscane, secrétaire d’État, etc., en un mot le véritable maître du grand-duché. C’était un homme intelligent, courtois, sceptique : il avait servi Napoléon. Il était né en 1754. Il avait une Égérie que les Florentins appelaient : la Madonnina delle Grazie. Sa maxime favorite était : Il mondo va da se. Le monde va tout seul !

» Un jour, son secrétaire particulier lui apporte une liasse de lettres à signer. Fossombroni, distrait, confond l’encrier avec la sébile à poudre et en répand tout le contenu sur les papiers places devant lui. Le secrétaire, stupéfait, hasarde un :

» “Et maintenant ? — Maintenant, répond tranquillement le ministre, maintenant, on va dîner. — Mais, les affaires ? — Demain, cher ami, demain. Le dîner brûle, mais l’État, non.” Cette présence d’esprit, qui était souvent de l’esprit tout court, lui servit plus d’une fois à se défendre contre les exigences de l’Autriche.

» Le représentant de cette puissance lui demandait un jour le payement d’une dette de trois cent mille écus. “On pourrait discuter, Excellence, dit Fossombroni, si cette somme est due à Sa Majesté ; mais ce serait du temps perdu, car les trois cent mille écus, je ne les ai pas. — Mais Sa Majesté l’empereur les veut. — Excellence, s’il venait en tête à Sa Majesté l’empereur de me demander trois cent mille éléphants, je ne pourrais que répondre : Je ne les ai pas. — Mais je dois écrire à Vienne… — Excellence, écrivez que le ministre Fossombroni est toujours prêt à complaire à Sa Majesté l’empereur, quelle que soit la chose que celui-ci daigne lui demander, mais que, pour le moment, il est à court d’écus comme d’éléphants.”

» Voilà quel était le premier ministre. Lamartine a tracé de lui un portrait très ressemblant :

» “Le comte Fossombroni, dit-il, est un homme âgé, mais non fini. Élevé à l’école des philosophes français du dix-huitième siècle, leur esprit vit encore en lui. Il a pris de leurs doctrines pratiques tout ce qu’un Italien d’un esprit supérieur pouvait en prendre : un matérialisme politique complet, quelques systèmes d’économie administrative, un grand goût pour l’indépendance, un profond mépris pour l’Autriche, une large indifférence pour les doctrines religieuses et morales autour desquelles les idées générales gravitent depuis plusieurs années. Son système est de n’en avoir aucun, de ne se fier qu’aux événements, de ne croire qu’aux chiffres, de ne se dévouer qu’à ses propres intérêts. On suppose qu’il a longtemps nourri le grand-duc dans ses principes, et le danger de voir ainsi se corrompre un caractère si pur et se rabaisser un esprit si élevé était imminent. La noblesse du naturel du prince l’a emporté. Il a conservé le ministre, mais il n’a pris de lui que ce qu’il devait en prendre : une sagacité merveilleuse pour les affaires, une profonde connaissance des hommes et des choses, une main facile et douce dans l’administration, une grande tolérance de régime intérieur. Le comte Fossombroni aime la France comme la source des principes dont il a été nourri, comme l’Orient des idées nouvelles, comme un pays enfin où il a été employé et honoré par le dernier gouvernement ; il l’aime surtout de toute la haine qu’il a contre l’Autriche. Son influence, en cas d’une décision imminente, sera donc vraisemblablement pour nous. La faveur avec laquelle il me traite m’en est un sûr indice.”

» L’Autriche avait pour représentant à Florence le comte de Bombelles. Fils de l’ancien évêque d’Amiens, émigré dès l’enfance, il avait adopté ce pays pour patrie. “Homme d’esprit, mais d’un esprit superficiel et léger, … très influent en Toscane à la fin du règne précédent et au commencement de celui-ci, il avait vu depuis peu diminuer sa situation personnelle.” Resté très Français d’esprit et de manières, aimant le plaisir comme on l’aimait avant la Révolution, il entretenait avec notre légation les relations privées les plus charmantes, mais tout ce qu’il gardait d’influence politique était employé contre la France.

» Le ministre de Russie, M. Svertchkof, était un aimable et excellent homme, très agréable au grand-duc et aux Toscans. “Les relations que nous avons ensemble, disait Lamartine, ont toujours été de la nature la plus amicale et la plus confidentielle.” Et il ajoutait avec un bien curieux pressentiment : “Partout où les influences politiques et diplomatiques des autres puissances se trouvent en collision, la France et la Russie paraissent une même nation, tant leurs intérêts sont nécessairement communs. Cette sympathie des deux gouvernements qui pèsent aux deux extrémités de l’Europe semble une révélation de leur destinée future. Elle se fait sentir aussi entre les individus de ces deux nations qui se rencontrent à l’étranger.” »

Lettres italiennes §

Tome XXXV, numéro 129, 1er septembre 1900, p. 810-817.

Les dernières manifestations littéraires et politiques de M. Gabriel d’Annunzio §

Les dernières manifestations littéraires et politiques de M. d’Annunzio ont un tel fond d’étrangeté qu’une explication s’impose, du moins vis-à-vis de ceux qui ne vivent pas de la vie publique italienne. Voici, en abrégé, une liste de ces aventures malheureuses : la publication du roman Il Fuoco, la polémique avec M. Marcel Prévost, le passage à l’Extrême Gauche, l’échec final, à Florence, aux élections.

Gabriel d’Annunzio, sous prétexte de suivre, dans les grandes lignes, les théories de Frédéric Nietzsche, dédaigne la morale bourgeoise. Il y a, dans cette morale, un article observé par la plupart des hommes, qui leur défend de prononcer le nom de leur maîtresse et d’en décrire avec trop de relief les vertus intellectuelles et les dons physiques. Je constate, je ne discute pas ; chez les hommes et un peu aussi chez les femmes modernes, on apprécie beaucoup celui qui entoure de la plus mystérieuse discrétion ses aventures et ses conquêtes, celui enfin qui jouit pour soi-même de ses bonnes fortunes ; et c’est, peut-être, le moyen le plus sûr pour ne pas en arrêter brusquement le cours.

M. d’Annunzio ne l’entend pas de cette manière ; en gentilhomme à la Nietzsche, il fait part à ses lecteurs des aventures qui égaient sa vie ; peu à peu, grâce à l’indulgence que ses admirateurs internationaux ne lui marchandaient pas, il est arrivé à ce dernier roman, Il Fuoco, où l’amour le plus passionné d’une grande actrice italienne, où la figure morale et physique de cette grande actrice, où tous les souvenirs d’alcôve, toutes les folies et les postures amoureuses d’une femme, dont on lit clairement le nom sous le pseudonyme, sont étalés d’une manière violente. Les commérages littéraires racontent qu’une autre grande actrice, française, à laquelle M. d’Annunzio avait présenté son livre en hommage, l’a renvoyé à son auteur ; qu’une Auguste Personne, italienne, en a été désagréablement impressionnée ; mais il est probable que M. d’Annunzio aurait continué sa route avec ce sourire olympien qui est l’empreinte indéniable du génie, si M. Marcel Prévost ne s’était avisé de lui reprocher le mauvais goût de ces révélations intimes. La parole de M. Prévost a, pour notre jeune Maître, une importance incalculable, simplement parce que M. Prévost est un auteur en vue et qu’il écrit en français.

Il y eut un moment d’anxiété dans le monde littéraire italien. M. d’Annunzio allait-il s’excuser ? Il aurait, d’un seul coup, renié tout son système à la Nietzsche ; du haut de son piédestal, il serait soudainement descendu au niveau des bourgeois les plus ventrus.

On n’arriverait pas à exprimer la stupéfaction de tout le monde lorsqu’on apprit que l’auteur du Fuoco repoussait les accusations et priait M. Prévost de relire son œuvre pour la juger avec plus d’indulgence. On se trouvait, tout à coup, devant ce problème : quelle grande actrice italienne était donc la protagoniste du roman ? Il y a, je crois, depuis longtemps un problème semblable pour le divertissement des marmots : voici un chien, qui a la tête, le museau, les oreilles, la queue, les jambes d’un chien, et ce n’est pas un chien ; c’est une chienne… De même, voilà une grande actrice, qui a la figure, les allures, la voix, les mains d’une grande actrice, et ce n’est pas une grande actrice… Quoi donc ? Un grand acteur ?! Je ne sais pas si M. Marcel Prévost a pris la peine de relire Il Fuoco pour tâcher de résoudre ce curieux problème ; mais, en Italie, l’incartade de M. d’Annunzio a fait mauvais effet, et dernièrement on se disposait à conclure que ce héros de l’égoarchie n’a pas le courage de ses opinions.

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La première moitié de l’an 1900 n’a pas été favorable à notre grand écrivain. Il faut savoir, — d’ailleurs on le saura sans doute, parce que rien de ce qui touche à M. d’Annunzio ne peut échapper aux peuples civilisés — il faut savoir que l’auteur du Fuoco était député. Il jouissait d’un grand crédit à la Chambre, quoiqu’il n’eût jamais ouvert la bouche ; sa place était à droite ; ses idées étaient les plus réactionnaires, les plus impérialistes ; il dédaignait le peuple, les socialistes et les républicains ; ses livres ont des passages admirables à ce sujet ; il dédaignait aussi les électeurs et les députés, mais par une de ces distractions qu’on est toujours enclin à pardonner chez les grands hommes, un jour il débita un discours énorme aux électeurs de son pays, et ceux-ci l’envoyèrent à la Chambre.

Personne n’ignore que le régime parlementaire italien a été, dans les premiers mois de cette année, en proie à une vingtaine de députés de l’Extrême Gauche, qui, profitant de la naïveté incroyable du Règlement et de la bonté excessive du troupeau ministériel, empêchaient tout travail et toute discussion moyennant un système complet d’obstructionnisme.

M. d’Annunzio, arrivé à la Chambre tout pimpant du succès mi-littéraire, mi-scandaleux de son dernier roman, vit un jour une vingtaine d’imbéciles qui étaient en train de sauver l’Italie en agitant les jambes, les bras, des papiers, enfin tout ce qu’on peut agiter sans conséquence. Il serait difficile d’analyser ce qui se passa dans la tête de notre égoarche, à ce spectacle ; mais le fait est qu’enthousiasmé par cette éloquence d’un genre si aisé, M. d’Annunzio s’avança vers les plus forcenés de ces agitateurs, et, tombant dans leurs bras, leur déclara qu’ils pouvaient désormais compter sur lui. À vrai dire, cette nouvelle incartade n’eut pas un effet plus éclatant que l’autre ; l’Extrême Gauche n’avait aucun besoin de l’appui de M. d’Annunzio ; il lui suffisait de la balourdise double du Président de la Chambre et du Président du Conseil ; c’est pourquoi un faible applaudissement salua cette incartade incroyable de l’auteur du Fuoco ; quant à la presse, ministérielle ou d’opposition, elle fut d’accord pour rire de cette trouvaille naïve. On voyait de loin que M. d’Annunzio avait joué sur une mauvaise carte sa vie politique.

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Le Président du Conseil des Ministres n’arrivant pas à désarmer ces vingt énergumènes de l’Extrême Gauche, on prit le parti de fermer la Chambre et de faire des élections générales. C’est probablement le moment où M. d’Annunzio commença à se repentir de son attitude doucement révolutionnaire, car il ne trouvait pas où poser sa candidature. Il ne pouvait pas être question d’Ortona a Mare, son premier collège, car ici même il avait battu trois ans auparavant son adversaire Altobelli avec un programme de la plus pure Droite ; et il aurait été très embarrassant de se présenter cette fois avec un programme de la plus pure Gauche et encore contre Altobelli qui n’avait jamais manqué à son programme.

M. d’Annunzio a toujours nourri l’illusion mélancolique que Florence, cette ville molle, sceptique et parfumée, avait été fondée pour lui ; il ne sait encore précisément si c’est Florence qui projette sa lumière sur lui, ou si c’est lui qui projette sa lumière sur Florence ; le jour où il résoudra la question ce sera sans doute en ce dernier sens. Poussé par une illusion que ses amis n’osèrent pas contrarier, M. d’Annunzio s’avisa donc au dernier moment de poser sa candidature à Florence. Le quartier le plus aristocratique de Florence vit donc le nouveau rebelle venir quêter ses suffrages ; le Giorno de Rome accueillit la prose électorale du poète, une prose sonnante et imagée qui voulait avoir les frissons d’une révolte dont personne ne sentait aucunement la nécessité. Il est impossible de passer sous silence que ces articles politiques de M. d’Annunzio étaient trop longs ; on ne badine pas avec la patience des lecteurs, même lorsqu’ils se posent en intellectuels ; ces articles avaient aussi une légère couche de ridicule, que les journaux adversaires, jusqu’au Corriere della Sera de Milan, qui n’a jamais été la dernière expression de l’esprit, ne laissèrent pas échapper.

Il ajouta à cette campagne politico-littéraire quelques conférences dans les quartiers populaires, conférences remarquables surtout par les bottines magnifiquement vernies de l’auteur. On a beau être un révolté de la dernière heure, un révolutionnaire des plus à craindre, l’ami de la Foscarina reprend toujours le dessus.

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Les prévisions du Ministère à propos des élections ayant été très bonnes, il était de rigueur que les élections réussissent très mal. Et en effet elles ne pouvaient être plus écrasantes pour cette Exposition universelle de vieilles perruques qui constituaient le Ministère d’alors ; l’Extrême Gauche rentrait au Parlement avec cette variante qu’au lieu de vingt énergumènes nous en avons aujourd’hui quatre-vingt-dix. Le Ministère donna sa démission et il laissa la place à une nouvelle Exposition du même genre ; il suffit de dire qu’il y a dix ans j’ai vu M. Saracco, l’actuel Président du Conseil, plié en deux par l’effet sans doute de sa verte jeunesse : je ne l’ai plus vu dès lors, mais j’espère que maintenant il est plié en quatre.

De son côté, M. d’Annunzio avait tant écrit, tant travaillé, tant parlé pour sa petite candidature florentine, que le jour des élections il réussit à grappiller 600 voix ; il est bien vrai que son adversaire en compta le triple, mais c’est justement la raison par laquelle celui-ci entrait à la Chambre pendant que M. d’Annunzio restait dehors.

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Je ne sais pas trop comment l’auteur du Fuoco pourra mettre d’accord ses malheurs politiques et littéraires avec ses Théories sur la joie. Il est notoire qu’en bon imitateur de Frédéric Nietzsche M. d’Annunzio prêche dans ses livres et ses discours la religion de la joie. À moins qu’il n’ait l’idée bizarre de déclarer que rien n’est plus amusant que de se faire battre dans les élections, et que rien n’est plus gai que d’entendre siffler au Théâtre ses propres tragédies, l’ex-représentant d’Ortona à Mare doit avouer que la religion de la joie lui a porté une jettatura, une guigne invraisemblable.

Toute exagération à part, il était fort bien vu à Florence il y a quelques mois ; et coup sur coup le Fuoco, le passage à l’Extrême Gauche, les articles politiques, les indiscrétions amoureuses, la défaite finale sont venus gâter une position enviable. M. d’Annunzio se plaint constamment d’être négligé par ses compatriotes ; il semble au contraire que l’Italie a été pour lui d’une indulgence peu commune ; qu’on se rappelle, par exemple, la campagne de 1896 contre ses plagiats indéniables et la manière large et généreuse dont il fut absous ; il n’aurait trouvé ni en France ni ailleurs un public plus confiant dans son génie.

Mais il n’a pas voulu ménager cette faveur nationale ; peu à peu, ses succès à l’Étranger aidant, une légère folie mégalomane lui monta à la tête ; il parla plusieurs fois au nom de l’Italie sans en avoir eu le mandat, et à chaque occasion il se montra envers ses compatriotes d’une rudesse entièrement déplacée. Nous sommes un peuple de bons enfants qui avons toutefois la caractéristique de ne pas vouloir nous laisser duper au-delà du vraisemblable ; quelqu’un vient-il se prétendre nécessaire au bonheur de la Nation, on lui tourne le dos, parce qu’on sait, d’après l’histoire, qu’il n’y a eu en ce monde rien de nécessaire, ni personne. M. d’Annunzio eut ce tort de croire à sa nécessité nationale, tout en déclarant à qui voulait l’entendre qu’il se trouve très mal en Italie et qu’il aurait préféré naître chez les Esquimaux, par exemple. Ce n’est pas le moyen le plus sûr pour obtenir des hommages.

D’autre part, le Fuoco, dans son essence purement intellectuelle, a froissé plus de lecteurs qu’on ne peut croire ; c’est le poème de la mégalomanie littéraire ; M. d’Annunzio y apparaît continuellement dans la pose aérienne du Mercure de Jean de Bologne dont les reproductions sont si populaires chez nous, et il aime à nous faire croire qu’il entend le langage des eaux, des fleurs, du vent, des oiseaux, des regards, des pierres et du feu, et il se montre entouré d’une suite de jeunes inspirés qui ont eu l’air de le prendre au sérieux.

Comme l’Italie est le pays du monde où les poseurs ont le moins de succès, il va sans dire qu’une risée irrévérencieuse a été l’accueil de ce roman si anxieusement attendu ; M. Panzacchi, qui, toute proportion gardée avec d’Annunzio, n’est pas le dernier venu, se fit l’interprète de ce sentiment général avec une lettre à son confrère publiée par la Nuova Antologia.

Si M. d’Annunzio daigne prendre en considération les conseils du poète polonais, il se relèvera sans aucun doute, et complètement, de sa double culbute littéraire et politique

La Monarchie populaire §

On s’approchait du Roi Humbert comme on s’approche du premier bourgeois qui passe tout seul dans sa voiture ou qui se promène à cheval ; on pouvait lui donner une supplique, un bouquet de fleurs, une poignée de main.

L’Anarchie militante en a profité pour lui loger trois balles dans la poitrine : c’est tout son programme ; c’est le dernier cri de cette civilisation que nous sommes en train d’imposer aux Chinois.

On a voulu faire chez nous de la Monarchie une institution populaire et démocratique ; pour atteindre à cette absurdité sociale, on inspire au Prince la confiance absolue dans son peuple, comme si ce peuple était un personnage bien connu, toujours le même, indissoluble, sans multiplicité ; absurdum absurdum invocat. Le Prince, de bonne heure, lorsqu’il n’est que le rejeton de la Maison Royale, apprend à être partout ; les fêtes, les cérémonies, les inaugurations ne peuvent plus se passer du roi, ni le roi des fêtes et des inaugurations, pour bêtes et vulgaires qu’elles soient. Une société quelconque prie le Roi de lui concéder son haut patronage ; l’habitude veut que le Roi en devienne patron, bienfaiteur et parrain. Parmi les hommes qui constituent ces ministères dont l’incapacité est la moins navrante des caractéristiques, pas un n’a jamais osé réfléchir à l’inconvenance de cette méthode ; car dans ces pauvres têtes d’employés, la popularité semble le but suprême de la Monarchie… Le Roi donnant une poignée de main à l’ouvrier : quelle science d’État, mon Dieu, quel sujet magnifique pour une lithographie à dix sous !

Mais ces lithographies se multipliant par trop, l’anarchie a saisi l’occasion d’en modifier le sujet.

Les Ministères actuels peuvent répondre que le 29 juillet, le soir de l’assassinat, ils étaient à Rome ; sans doute, mais le Roi, à Monza, s’inspirait de leur absurdité fondamentale en daignant se rendre, le soir, à une petite fête de gymnastique, parmi une foule inconnue. Les Ministres n’étaient pas là : il n’y avait que leur colossale insouciance, représentée, dans l’intérieur de la Palestre, par une garde de trois gendarmes et quinze soldats désarmés. À cette fête, l’anarchie était la souveraine absolue ; à vingt pas du Roi, deux ou trois jeunes canailles en parlaient en ricanant. C’est de l’histoire ; on ne pousse pas plus loin la popularité.

Quelques heures après, la voiture royale rentrait à la villa à toute volée ; la monomanie démocratique avait enfin sa victime, et le Roi n’était plus qu’un cadavre. L’assassin avait accompli son œuvre d’autant plus sûrement que la police italienne, accusée si souvent de trop s’occuper de politique, n’avait aucune idée de cet anarchiste ; tous le connaissaient, la Belgique, la Suisse, les États-Unis, la Hollande ; notre Ministère de l’Intérieur l’ignorait complètement ; cela rentre dans le système démocratique et populaire.

Et pendant que le Roi Humbert mourait, personne au Ministère ne savait où le Prince Royal, devenu Roi à son tour par ce coup de foudre, pouvait se trouver. Il voyageait dans son yacht Yéla ; la Princesse Hélène était avec lui ; les deux heureux jeunes gens étaient loin de corps et d’esprit des préoccupations de la Couronne ; mais, ce qui est énorme, les Ministres en étaient très loin aussi, sans voyager sur aucun yacht, et ils auraient donné quelque chose pour savoir où le Prince débarquait. Deux jours s’écoulèrent à la recherche du navire et de son précieux fardeau ; enfin le sémaphore le signala.

Il y a une bêtise humaine qui a du tragique ; ces petits détails nous prouvent que la bêtise des courtisans est de ce genre. Rien de plus facile que de plier l’échine devant le chef de l’État et de protester du plus chaud dévouement à la Monarchie ; et cependant quel abîme entre les hommages et les faits ; ce Roi livré à lui-même, assassiné au milieu de la populace, cet autre Roi qui voyage on ne sait où, ces télégrammes qui reflètent le désarroi des grands dignitaires, ces ordres sans un but… Quelles scènes, quelles révélations pour un jeune Prince brusquement arraché aux doux plaisirs d’une excursion en Orient !

Au lieu d’étudier l’anarchisme et ses brutes, j’ai mieux aimé suivre, dans le pêle-mêle de la semaine affreuse, ce qui se passait en haut, d’où vient la lumière, dit-on. En bas, tout un peuple pleurait ; c’était simple et profond : en haut, je crains qu’on ne se dispose à nous servir encore toute cette gélatine politique dont les esprits clairs et fermes sont rassasiés, cette popularité obligatoire, cette douceur, cette bonté, ces faiblesses.

Le cœur de la Nation, en voyant monter au trône un Prince jeune, sérieux et taciturne, s’est ouvert tout grand à l’espoir que le règne de l’énergie commence. La popularité marche souvent d’un côté et l’énergie de l’autre ; comprendra-t-on enfin, parmi les Ministres responsables, que l’heure est venue de choisir ?

Tome XXXVI, numéro 130, 1er octobre 1900 §

Le prix de Rome de Fragonard [extraits] §

Tome XXXVI, numéro 130, 1er octobre 1900, p. 95-125 [97-98, 104-125].

[…]

Et cela s’appellera Jéroboam sacrifiant aux Idoles … Boucher avait bien concouru avec : Evilmerodach, fils et successeur de Nabuchodonosor, délivrant Joachim des chaînes dans lesquelles son père le retenait depuis longtemps

Fragonard remporta le prix. Dans sa toile, timidement, un secret vouloir de faire clair s’exprime : il y a une gamme de blancs, de gris et de jaunes pâles, la robe du grand-prêtre, le manteau de l’assistant, celui du suppliant, qui se relient fort heureusement aux tons neutres des architectures ; les autres draperies ne sont pas de ce bleu et de ce rouge désagréables, violents, qu’on lui donne en exemples de toutes parts, — elles encadrent plutôt discrètement l’échappée claire du centre de la composition. Mais l’ensemble demeure poncif. Si ce n’est pas le trou noir de Cazes, de Galloche ou de Natoire, l’étincelle d’où naîtra la grande lumière de plus tard est falote. Au secours du vainqueur l’Italie bienfaisante viendra, l’Italie et Tiepolo ; l’école française n’aura pas à compter un émule de Durameau et de Lefebvre-Desforges : c’est un peintre de clarté et de force qui va lui naître.

[…]

Cependant le terme approchait où il allait falloir partir pour Rome. Une occasion s’était déjà présentée l’année d’avant, et le jeune homme l’avait laissée échapper pour rester encore auprès de Carle van Loo. En effet, une place était devenue vacante au palais Mancini. Le frère de la Pompadour fit offrir à celui qui eût voulu l’occuper, de le dispenser des trois années de stage réglementaire. Voici la réponse que Lépicié, remplissant les fonctions de premier peintre du roi, lui adressa :

« Monsieur, en conséquence de vos ordres, M. Vanloo a déclaré ceux que vous avez la bonté d’envoyer à l’Académie de Rome, et il a fait part en même temps de vos intentions pour remplir une sixième place de peintre vacante en ladite Académie. Le choix ne pourrait tomber que sur trois élèves peintres qui restent, savoir : le sieur Fragonard, depuis un an ou deux dans l’école ; le sieur Monnet, depuis neuf mois ; le sieur Brenet, depuis quatre mois. Cependant, Monsieur, ces trois élèves ressentent si vivement le besoin qu’ils ont encore des leçons et des exemples de M. Vanloo, pour la couleur et pour la composition qu’ils vous supplient très respectueusement de leur permettre d’achever leur temps sous un si bon maître. En cela j’ose vous assurer qu’ils n’ont d’autre but que de se rendre plus dignes de l’honneur de votre protection, de profiter plus efficacement du voyage d’Italie et de mieux lire dans les productions des Raphaël et des Carraches. »

Ceci est tout à l’honneur de la vie saine de travail fructueux et de bonheur paisible que l’auteur de la Hutte de chasse faisait mener à ses pupilles. Si redouté qu’il fût, le temps vint quand même et, à l’automne de 1756, Fragonard partait pour Rome, emportant, paraît-il, un dernier avis de Boucher à propos de Raphaël et de Michel-Ange : « Si tu prends ces gens-là au sérieux, tu es un garçon f…. ! »

À en juger par le Jéroboam, la Bascule, le Colin-maillard, cette Récréation dans un parc qui appartenait à Baudoin, ainsi que par des études de têtes de vieillards très enlevées et un certain Philosophe appuyé sur sa main, à en juger par les toiles exposées à Versailles, il s’en allait là-bas avec un incontestable acquis, un savoir étendu déjà, mais fait des traditions mourantes de Lebrun, de Jouvenet, de Rigaud, des audaces peu pénétrées de Watteau et de Chardin, de la grâce trop absorbée de Boucher. Il faut, pour la trouver dans ses premières œuvres, la chercher patiemment la précieuse indication, la promesse d’où va germer l’enchantement et la joie, — le soleil d’Italie aidant, et aussi des hasards heureux, à son retour. La genèse de Fragonard sera longue, son inquiétude, ses incertitudes se prolongeront : son esprit mobile et primesautier y aidera, — et peut-être, une certaine indifférence, une répugnance secrète à accepter les idées reçues. Ce n’est que tard qu’il trouvera sa voie : c’est la plus périlleuse qui soit, il y faut plus de génie qu’en aucune autre. Il y réussira merveilleusement, et dans aucune école aucun peintre ne sera capable de l’y égaler.

 

Le 24 novembre 1756, Natoire écrivait à Marigny :

« … Je viens de recevoir deux nouveaux pensionnaires ; l’un est peintre et l’autre sculpteur : ce sont les deux frères Brunet. Ils m’ont dit que leurs trois autres confrères, qui doivent venir, accompagnoient Mme Vanloo à Turin, et qu’ils seroient bientôt icy… »

Ces trois autres confrères c’étaient : Monnet, Dhuez et Fragonard. Turin, Bologne, Florence, la montagne de Viterbe, et la compagnie débarquait bientôt à l’Académie de France, au coin de la via Lata et du Corso, en pleine Rome.

Du logis de la rue Fromenteau à la maison du marquis Mancini, la transition avait été brusque. Frago ne devait s’en remettre vite. Ce monde nouveau dans lequel il vit, qui l’entoure, l’étonne malgré sa belle faconde de méridional ; cette bourrasque d’œuvres géantes, pierres qui font penser, fresques qui chantent et prient, figures de bronze et de marbre qui surgissent inquiétantes dans l’immobilité décisive du geste, tout cet ensemble formidable le surprend, l’accable presque. L’incertitude, l’indécision qui le hantaient à Paris vont s’accroître, la poussière de la route secouée. S’il est, de suite, le gai compagnon qu’il demeurera toujours, il semble que le frisson particulier et furtif qu’on ressent au premier pas fait hors du pays natal ne l’ait si passagèrement transi que pour étreindre plus longuement son cerveau, engourdir la faculté créatrice, l’empêcher, pendant de longs mois, de se frayer un passage.

L’enseignement qu’il reçoit ne lui apporte que des délicatesses et des franchises inconnues jusqu’alors, et qui ne feront que libérer le pinceau : le coup décisif ne lui sera porté que plus tard en ce pays : certes, il sera redevable aux Italiens de l’éclosion de son génie ; mais ce sera plus encore à la nature même, au soleil, à la lumière particulière du merveilleux pays, aux œuvres quasi mortes et ruinées, qu’aux pages, peintes, laissées vivantes par les géants disparus.

C’est Charles-Joseph Natoire qui présidait alors aux destinées de l’Académie. Depuis Errard, si elle s’était promenée de rues en rues, puis installée au palais Capranica, enfin au palais Mancini, — elle ne devait être à la villa Médicis qu’en 1801, sous le directorat de Suvée, — on y enseignait toujours d’après le même mode. Louis XIV, « voulant se procurer dans toutes les sciences et les arts les plus habiles gens du monde, avoit résolu l’établissement d’une académie de peinture, sculpture et architecture dans la ville de Rome, où les fameux ouvrages de Michel-Ange, de Raphaël, des Carraches, du Dominiquain et de plusieurs autres pouvoient estre d’une grande utilité pour l’avancement de la jeunesse50… ». Ces lignes sont le programme des dix peintres, des quatre sculpteurs et des architectes pensionnés par le roi : copies des tableaux jugés les plus beaux, des statues antiques, plans et élévations des édifices remarquables, — le tout entremêlé de cours de mathématiques et de perspective. C’est ce à quoi veillent, — avec des chances diverses et parfois au milieu d’embarras très graves : manques d’argent à l’époque des grands revers, animosité des Italiens qui se manifeste dès que la toute-puissance du Roi-Soleil s’effrite, — Errard, Noël Coypel, La Teulière, cet ancien précepteur des La Rochefoucauld, que Louvois investissait en lui écrivant : « Je say bien que l’on me dira que vous n’estes ny peintre, ny sculpteur, ny architecte : aussy ne désirerois-je de vous dans cet employ que de maintenir l’ordre et la discipline de l’Académie… » ; Houasse, Pœrson, Wleughels, Lestache, de Troy et enfin Natoire, qui eut son lot d’ennuis. Tout au moins ne finit-il aussi ridiculement que Troy, que Wleughels et qu’Errard, qui épousèrent, étant barbons, des tendrons qui les achevèrent prestement.

À mener l’académie « au mieux du possible », Natoire s’employait assidûment, Natoire, qui était un brave homme quoi qu’en ait pu dire Pydansat de Mayrobert, ce drôle. Comme Catherine Somis secondait Van Loo à l’École royale des Élèves protégés, Jeanne Natoire, « l’illustrissima sorella, » les doigts tachés de pastel, veillait au train régulier de la maison, continuant la tradition de la « bonne maman Wleughels ». Le gouvernement de cette jeunesse n’était pas précisément chose facile, d’autant plus que Natoire s’en laissait distraire en ce moment par les cartons qu’il exécutait d’après les fresques de Saint-Louis, — et qui ne devaient remporter plus de suffrages que le Silène, auquel il allait se mettre ensuite51.

À la vérité, pendant que gravement M. de la Condamine « place sur le balcon de l’Académie la mesure d’une toise, avec toute la justesse qu’exige la rigueur d’un mathématicien » et que cela coûte sept à huit écus, il règne quelque indiscipline à l’intérieur : c’est Lagrenée, qui se fera renvoyer pour avoir maltraité un camarade ; c’est Clérisseau et Martin, qui encourront les mêmes foudres pour leur inconvenance ; c’est Deshays qui, sous prétexte d’étudier d’après nature, amène trop fréquemment des modèles femmes ; ce sont Moreau et Guillard qui sont houspillés par des buffles au cours d’une promenade dans la campagne romaine ; c’est le cuisinier qui se rebelle, c’est le suisse qui a des démêlés avec les sbires pontificaux…

On n’est pas content en haut lieu du travail des pensionnaires. Natoire qui est dans la peinture à fresque jusqu’au cou, répond : « Quand ils sortiront plus avancés de chez M. Vanloo, leurs progrès à Rome seront plus sensibles. »

Que fait Frago ? Tout d’abord, on est sans nouvelles : c’est la visite aux chefs-d’œuvre, les découvertes dans les églises et les palais ; et c’est pour lui le saisissement, l’accablement, presque la désespérance. Sortir des fadeurs de Boucher et se trouver face à face avec le Jugement dernier, la secousse est rude. Michel-Ange et Raphaël l’écrasent ; devant le formidable de leur œuvre, sa jeune et confiante pratique s’évanouit. Jamais, à aucun âge de l’évolution chez le peintre, la nature ne se décèle plus violemment, plus complètement : c’est la crise dernière qui précède la première manifestation vraiment originale, c’est l’heure de l’ultime engouement instinctif, du suprême et irréfléchi désir d’égaler quelqu’un, de faire une œuvre semblable à une autre œuvre. Il naît de cette fièvre une curieuse et hybride manifestation, où l’alliage du maître qui a hanté ne domine plus exclusivement, où l’artiste jette des caractéristiques nouvelles et franches qui s’élargiront, se fortifieront pour former l’originalité.

Fragonard n’ose plus. Il lui faudra des mois pour se ressaisir. Sa syntaxe il la refait, jour et nuit, d’après le modèle et l’écorché ; mais il se heurte, toujours en vain, à ceux qui doivent fatalement lui demeurer impénétrables. Las enfin, le voilà qui regarde moins haut, — et son œil ne connaît plus la courbature, l’éblouissement : il s’est tourné vers Murillo, vers Cortone, vers Baroccio, vers Solimène. Trop faible pour répondre aux fresques vaticanes, il va converser librement, maintenant, avec ces aimables, ces doux rayonnants qui n’aveuglent, ni n’oppressent, mais dont le flottement et l’incertitude le charment. Ils ont en eux un peu de cette buée irisée qui deviendra l’éther chaud et argentin dont sa fantaisie baignera parfois ses figures, — pour se reposer de la franchise, de la furia, de la justesse et de l’audace qu’il puisera dans Tiepolo, Tiepolo auquel il n’a dû arriver facilement, qui n’a certes pas été sans l’étourdir au début. Mais la rouerie du Vénitien devait lui être accueillante et perceptible.

Marigny s’impatientait. Natoire était assez fort dans l’embarras, ce qui n’était pour beaucoup le changer. Il ne peut envoyer les études des nouveaux pensionnaires qu’au commencement de l’année nouvelle ; il leur a fait déjà recommencer celles qu’il pensait pouvoir adresser à Paris. Il y revient sans cesse et se lamente : « La foiblesse de leur talent est cause de tout. Ils ne sçavent s’arrêter à aucun party et quoy que je puisse dire pour les fixer… » Dans son épître du 22 juin 1757 au directeur des bâtiments, il est plus morose :

« Vous me marquez d’abandonner l’idée que j’avois eue de faire copier la Sainte-Pétronille du Guerchin, il faudra pourtant que je cherche quelque autre bon tableau aprouvé par vous, Monsieur, pour faire copier aux nouveaux venus. Il en est un qui fait une petite copie de ce beau morceau d’André Sacchi, de Saint-Romualdi. Les autres s’occupent à faire diverses études. Le sieur Huet, sculpteur, vient de faire un modèle d’après le Moyse de Michel-Ange et il a bien réussi. Il fait actuellement la Sainte-Thérèse du Bernin ; après quoy il se remettra à travailler sérieusement d’après l’antique. Le sieur Guiard a modelé l’Hercule Farnèse avec succès ; il fait souvent des études d après des chevaux, genre où il a beaucoup d’inclination, et il y réussit bien. Cela ne peut que lui être avantageux. »

Pas un mot de Fragonard qui tâtonne et s’épuise dans ses premières recherches.

Puis, entre deux toiles, sûrement la ville le captive. C’est si différent de Paris et de sa fièvre !… Comme tout est matière à gazette dans la vie uniforme de la cité qui s’ennuie en ses murs trop larges, avec ses écroulements et ses brèches, ses jardins, ses vignes, ses villas, vertes de cyprès et de lauriers, —de même, au dehors, le moindre incident prend du relief dans la lente pulsation romaine : Ce monde noir par les rues losangées de lave, soutanes râpées, manteaux d’abbés qui cachent les menus bourgeois, les curiali, les médecins, les gens d’affaires ; jeunes gens aux allures louches, vieux à têtes d’apôtres qui mendient ou racolent pour les sœurs et les filles qui se cachent ; ces fricasseurs en plein vent qui triturent dans leurs poêles le macaroni gluant de fromage, les œufs ou le poisson huileux ; ces émois de pouilleux, pour une écuellée de soupe, au guichet d’un couvent ; ces femmes qui vont sans rouge et la coiffe sur le nez, un sigisbée dans leur ombre ; ces autres à leurs fenêtres, glorieuses volontaires et fainéantes, une branche de jasmin dans leurs cheveux noirs et qui le regardent de leurs yeux vifs dans leurs figures placides ; ces grands diables vautrés aux margelles des fontaines ou aux porches des églises, qui ne se relèvent qu’à l’Ave Maria, pour quelque coup de leur façon ; ces lourds carrosses des cardinaux escortés de laquais mal frisés ; ce bon petit moine souriant, devant lequel tout le monde s’agenouille dévotieusement, qui bénit et qui passe entre des Cent-Suisses assez mal retapés sous leurs énormes chapeaux à plumets blancs : le pape ; les fantoccini écoutés, perdu dans le bas peuple en veste et en bonnet ; le jeu de boules le long des murs du Vatican ; les promenades pour un paule dans les parcs seigneuriaux ; les longues courses entre les maisons de paysans et les moulins qui somment les pilastres des tombes de la via Appia ; les nuits claires sur l’escalier de la Trinité-du-Mont, tandis qu’autour de lui on danse, que des musiques résonnent, que des femmes, affranchies des mégères et la figure nue, s’échevèlent en des rondes lentes, que les hommes chantent, que les cordes des instruments s’énervent, que les marbres et les bronzes s’animent, que les profils merveilleux des ruines, fleuris d’arbrisseaux et d’herbes folles, tremblent dans l’opale ; le cadavre heurté du pied en regagnant l’Académie et laissé là pour donner quelque occupation aux gens de la police… tout cela doit bien aussi lui prendre quelque temps…

Enfin, voici le premier envoi :

« Voilà le rouleau que j’ay l’honneur de vous envoyer des études de trois pensionnaires nommés Monnet, Flagonard (sic) et Brunet. Je souhaitterois fort qu’elles fussent au point de vous faire oublier par leurs mérites le retard à s’acquitter de ce devoir. C’est tout ce que j’ay pu tirer de leurs talens, et ce n’a pas été sans peine. Parmi ces desseins, il y a quelques traits pris au papier verni sur des tableaux antiques, que M. le comte de Caylus m’a demandé : je vous prie, Monsieur, de les séparer et de vouloir bien luy faire tenir… On vient de trouver une statue de Vénus antique aux environs de Rome ; on la restaure actuellement ; si vous jugiez à propos que l’on trouvât le moyen de la mouler, cela feroit un bon meuble pour l’Académie. »

L’Académie jugea les envois de Fragonard assez peu satisfaisants, une tête de prêtresse « était peinte d’une manière un peu trop doucereuse, on a été plus satisfait de ses desseins, qu’on trouve dessinés avec finesse et vérité ».

Ce à quoi Natoire répond :

« … Je suis charmé que les remarques que vous avez faittes se rapportent parfaitement à ce que je leur avois dit. J’espère qu’ils en profiteront… Flagonard, avec des dispositions, est d’une facilité étonnante à changer de party d’un moment à l’autre, ce qui le fait opérer d’une manière inégale. Ces jeunes cervelles ne sont pas aisées à conduire ; je tâcheray toujours d’en tirer le meilleur party sans trop les gêner, car il faut laisser au génie un peu de liberté. »

Le voici maintenant aux prises avec Cortone.

« … Le sieur Flagonard avance celle qu’il fait d’après Pietre de Cortone au Capucin. Ce jeune artiste a un peu de peine à peindre les chairs et à donner le vray caractère des airs de teste. Je l’héxhorte à ne point se lasser pour la retoucher de nouveau, car il s’imagine déjà avoir fait tout ce qu’il falloit et tout ce qu’il pouvoit. »

Le 22 août 1759, autre « rouleau52 ». On répond :

« On est satisfait de l’exécution soignée et de l’étude qu’on remarque dans la figure académique d’homme peinte par le sieur Fragonard, cependant on craint que l’excès des soins ne refroidisse entièrement le feu que l’on connoissoit dans cet artiste. La peine s’y laisse apercevoir et l’on n’y découvre point de ces heureux laissés, ny de cette facilité de pinceau qu’il portoit peut-être cy-devant à l’excès, mais qu’il ne faut cependant pas perdre entièrement en les rectifiant. Sa couleur ne présente point de ces tons frais, hasardés par l’enthousiasme, et qui sont suivis du succès dans un artiste qui a étudié son talent et qui se livre avec connoissance aux mouvemens de son génie. Tout est fondu, tout est fini ; il est temps que le sieur Fragonard prenne confiance en ses talens et que, travaillant avec un peu plus de hardiesse, il retrouve ce premier feu et cette heureuse facilité qu’il avoit et qu’il semble qu’une étude trop sérieuse a captivés presque au point de les détruire.

« On est très satisfait de ses desseins, ils sont purs, savants et corrects, mais ne sont-ils pas dessinés avec trop peu d’arrondissement et d’effet ? Ils seroient infiniment louables s’ils estoient de quelqu’un qui se destinoit à la sculpture, mais un peintre doit-il oublier la couleur et l’effet même quand il dessine ? »

Comme ces lettres, ces fragments de rapports montrent bien la lente formation du peintre, avec des phases qui sont pour surprendre ; comme ces documents font assister, de près, au dégagement de sa nature impérieuse et originale !

Parmi ceux avec qui Fragonard devait se rencontrer à Rome, Deshayes, Doyen, Pajou, Clérisseau, Bridan, les frères Hélin, Allegrain, etc., il faut distinguer Greuze et Hubert Robert. Avec Greuze il commença là-bas ce commerce d’amitié qui devait se prolonger si tard. L’auteur de la Cruche cassée avait été amené en Italie par l’abbé Gougenot. Il venait d’y peindre, à son retour de Naples, deux tableaux expressément commandés pour l’appartement de Mme de Pompadour, à Versailles […]. Ils se virent peu toutefois, car Greuze s’apprêtait à regagner Paris, mettant fin par son départ à la belle passion qu’il avait inspirée à une jeune princesse romaine ; petit drame amoureux qu’on retrouvera, en deux actes, dans son œuvre : la Prière à l’Amour, et l’Embarras d’une Couronne.

Après Greuze, Hubert Robert. Sa liaison avec celui-ci fut plus intime, plus décisive.

C’est auprès de lui, vivant la même vie sous le même toit, travaillant à ses côtés, qu’il va s’assouplir définitivement, interpréter en pleine nature, librement, d’une main plus légère, se laisser aller, gagner cette confiance raisonnée sans laquelle il n’est rien, et penser enfin, ce qu’il avait peu fait jusqu’ici, je crois. Et ils seront guidés tous les deux par un homme qui partagera leur intimité, un homme d’infiniment d’esprit, de sens artistique supérieur, artiste lui-même et graveur original : l’abbé de Saint-Non.

Le très gai compagnon qu’était Robert avait dû être très vite sympathique à Fragonard. Mais l’inaltérable bonne humeur du beau garçon robuste et aventureux, qui se promenait sur la corniche du dôme de Saint-Pierre comme sur la place d’Espagne et qui escaladait volontiers le Colisée jusqu’à la plus haute pierre, pour gagner un pari dont l’enjeu était six cahiers de papier gris, n’avait pas seule fait les frais de cette sympathie : à l’Académie, Natoire qui a « de la peine à faire aler certains particuliers » le donnait volontiers en exemple aux autres. Il s’embesoignait même si fort, s’inspirant de Panini, travaillant pour Choiseul, qu’il compromit gravement sa santé. Une telle application, un tel vouloir d’atteindre le but, une telle inquiétude à l’époque troublée où Frago passait lui-même ses nuits à faire de l’anatomie et de la perspective, devaient fatalement rapprocher les deux jeunes gens.

Pendant que Clément XIII faisait voiler les figures nues de Michel-Ange à la Sixtine, par le Possi53, Frago copiait, ici ou là, les fresques, les coupoles, les tableaux votifs, dessinait les villas délabrées, croquait dans la campagne romaine les paysans et les bœufs, peignait le Sauveur lavant les pieds à ses apôtres pour l’exposition dans l’appartement du roi54, ou l’Enjeu perdu, — un jouvenceau qui embrasse un tendron dans un intérieur rustique, — cette petite toile très fine aux tons rompus et doux qui discorde déjà sur le reste de sa production : le premier en date de ses Baisers. Il l’avait composée pour l’ambassadeur de Malte : « le goust qu’il a pour la peinture fait que j’ay l’honneur de le voir assez souvent, écrit Natoire. Il achète de tems en tems quelques petits tableaux… » Cet ambassadeur-là n’est autre que le bailly de Breteuil55 qui devait être l’ami elle protecteur d’Hubert Robert qui avait pris, avec Fragonard, la tête de l’Académie lorsque Saint-Non arriva à Rome.

Depuis l’abbé de Choisy, qui passa sa vie habillé en femme, jusqu’au moins joyeux abbé Terray, dans toute la gamme il est impossible de rencontrer une plus aimable figure que celle de Jean-Claude Richard de Saint-Non. De soutane il en a bien peu, — juste assez pour détester les monsignors et aimer les arts en toute quiétude. Fils d’un receveur général des finances et d’une demoiselle de Boullongne, nièce et petite-fille des peintres de Louis XIV, il a de qui tenir. Abbé commendataire de Poultières56, conseiller-clerc au Parlement, il avait de bonne heure parcouru l’Angleterre incrédule et savante, passé fort heureusement son temps à Poitiers, lors de l’exil du Parlement, en gravant les Vaches à la fontaine de Le Prince. Puis, pris soudain de dégoût pour toutes ces vilenies et toutes ces querelles, il vend sa charge et ne vit plus que pour l’art. Excessivement modeste, il gravera des lavis qui inspireront Debucourt, il s’intéressera à tous les artistes qu’il rencontrera sur sa route pour les aider de ses très judicieux conseils et de sa bourse, ceci avec un empressement et une discrétion rares, se ruinera presque à vouloir réaliser de belles éditions qui demeureront incomprises, sera l’ami de Jean-Jacques, de Chamfort, de Voltaire et de Franklin… Voilà qui est suffisant, je crois, pour remettre à sa place cette figure qu’on avait quelque peu travestie.

Saint-Non n’eût dû connaître Fragonard, car le temps prévu de son séjour venait justement de finir, lors de l’arrivée de l’abbé. Il demande à rester. Marigny accorde une prolongation d’une année, c’est une bien grosse faveur, étant donné l’état effroyable des finances. Natoire en sent tout le prix et s’empresse d’écrire :

« Je n’y ai point à appréhander que le sr Flagonard refroidisse le feu qu’il a naturellement pour son talent : il est vrai qu’il arrive quelquefois que pour vouloir se surpasser on se trouve au-dessous de soy-même, mais je crois que celui-ci reprendra aisément ce que la nature luy a donné et je voy de lui des choses par intervalles qui me donnent de grandes espérances. »

Au printemps de 1760, après avoir visité la ville éternelle, Saint-Non décide de pousser plus loin, en compagnie des deux amis. Il voit d’abord Naples avec Robert. À son retour, il doit repartir avec Fragonard.

« Il luy fera voir Venise et les autres villes où il y aura de belles choses. Cet amateur de la peinture rendra service à cet artiste qui travaille avec succès et qui promet beaucoup. »

Et Marigny répond au directeur :

« Ce sera un double avantage pour le sr Fragonard que M. l’abbé de Saint-Non veuille bien remmener avec luy à son retour. Il voyagera avec un amateur et sera à portée de faire des études des beaux morceaux qui sont à Venise. »

Toutefois, ce n’est que l’année suivante qu’il devait aller étudier Solimène et Tiepolo chez eux : Saint-Non et Robert vont revenir, et il passera avec eux l’été à la villa d’Este, à Tivoli, que l’envoyé de Modène a mise à la disposition de l’abbé.

Cette villégiature sera l’épisode le plus considérable de la vie artistique de Fragonard. Banal en apparence, cet incident est une incalculable chance ; c’est la bonne fortune que tant d’autres n’ont pas eue, c’est l’aubaine rare qui vient à l’heure voulue, en pleine jeunesse, en pleine fièvre, réconforter, assurer par des moyens nouveaux l’acquis un peu hâtif, opérer la suprême évolution qui fait le maître.

À six lieues de Rome, après les plaines arides parsemées de tombeaux ruinés, après la villa Adrienne, après des cascatelles qui n’alimentent plus que le bac tuilé d’un lavoir public, après le temple de la Sibylle, la maison de Mécénas, c’étaient, sommant les terrasses et les fontaines, un monumental escalier à colonnes, encore une terrasse et, enfin, la grande demeure blanche, — la villa d’Este. Édifiée par Hippolyte d’Este, fils de la nonchalante et belle Lucrèce Borgia et descendant de Lionel d’Este, ce bâtard, qui aimait tant les artistes, les poètes et les savants et dont Pisanello a laissé sept merveilleuses effigies, cette retraite était un charme. Le temps n’avait eu raison de la magnificence de ses bassins, de ses grottes rustiques, de ses antres, de ses fontaines, de ses bosquets, de ses rampes, de ses larges escaliers aux courbes molles, de tous ces amusements grandioses que relevaient les mosaïques, les bas-reliefs, les statues, les vases monumentaux aux panses fleuronnées de mascarons et de guirlandes, les vasques aux galbes doux, marbres égrisés comme ils ne le sont que sous ce ciel ou sous celui de l’Hellade et qui vieillissaient parmi les grands roseaux, les lauriers et les cyprès toujours verts. Les ronces et les pampres avaient mêlé leur furie à la primitive ordonnance : le chèvrefeuille comblait les niches, envoilait les statues, le panache des sureaux aveuglait les sphinx des gradins, il fallait déchiffrer sous le lierre et les saxifrages le stuc des rondes amoureuses, le cloître de l’« Antre de la Sibylle » s’écroulait à demi, les orgues à eau du « Grand Bosquet » ne jouaient plus, — mais cette désolation emperlée, rafraîchie par les caprices de l’Anio, était suprêmement pittoresque et variée.

Fragonard et Robert se livrèrent à une véritable orgie de croquis, de dessins et surtout de sanguines […].

La sanguine, c’est le fusain gai. Elle jette sur le papier une vie intense : c’est du sang, du feu ou seulement la tiédeur de l’aurore ; et nul plus que Fragonard, ne devait se servir de cette pierre aussi magistralement. À côté de lui, Hubert Robert, dont ce crayon est presque le génie même, est sec et dur. La moisson fut précieuse et abondante, grands cyprès qui encadrent l’éboulis des cascades et le château, innombrables vues du parc avec les agréments et les surprises de son architecture d’eau : fontaines en rocaille, verdures empanachées et en grappes, coupées des coulées de pierres fouillées, temples nains dont les frises croulantes se dressent sur le soubassement rustaud d’un terrier de maraîcher, aqueducs rongés d’arbrisseaux, charmilles soigneusement taillées et dont les savants enroulements se piquent de bouquets de peupliers hirsutes, fabriques aux toits plats et aux fenêtres étroites entrevues dans l’échappée des pins parasols, sites toujours habités de gens qui conversent, qui font la sieste ou qui admirent, — c’est d’une liberté de touche et d’une facture hautement savoureuses.

J’ai dit l’importance qu’il fallait attribuer à ce séjour à la villa d’Este.

Fragonard y trouva plus qu’une villégiature agréable et de nouveaux motifs… Veut-on bien se figurer ce que durent être les mois passés dans l’intimité parfaite de cet homme de qualité, aimable, bon et savant qu’était Saint-Non, dans celle de ce compagnon lettré, ouvert et franc qu’était Hubert Robert ? Là, fut donnée à Frago, qui n’avait aucune culture, toute la philosophie de son art. Aux brillantes qualités de nature qui, certes, eussent pu lui permettre de vaincre et auxquelles tant de maîtres véritables ont été réduits par l’inclémence et la difficulté de la vie, il eut l’inestimable fortune de joindre ces notions précieuses recueillies dans d’autres cycles de la pensée, notions sans lesquelles l’artisan domine trop l’artiste réduit à la seule et prenante magie de ses couleurs, notions absentes, hélas ! des leçons de ce brave Lépicié aux Élèves protégés, —lueurs de Vrai éternel qui augmenteront l’acuité de sa vision et sourdront maintenant sous sa pâte.

Dans ce répit merveilleux, où il n’y a ni école ni férule, dans ces causeries familières de tous les jours, l’abbé lui découvre des choses inconnues, insoupçonnées, qui déchirent les couches dures de son cerveau. Les soirs, après le souper, Robert, gagné par le lyrisme du décor lui chante, en lui traduisant, la musique de Virgile et d’Horace. Et alors, pour lui, s’anime l’antiquité croulante qui s’efface sous les feuilles : voici la nymphe Echo qui cache sous les taillis la honte qui fait rougir son front ; Narcisse qui contemple ses yeux au cristal de la source ; c’est le fils de la déesse de Bérécynthe qui mue les branches de chêne en rameaux d’or, c’est Euterpe et sa flûte, Polymnie et la lyre de Lesbos… Pour lui, ces jardins deviennent ces frais ombrages des bois, ces chœurs légers des satyres unis aux nymphes qui séparaient le poète latin de la foule.

C’est pourquoi, dans ce temps-là, sont sortis de sa pointe agile ces jeux et ces danses, ces Bacchanales, pures fleurs païennes où le corps nu et souple des filles sacrées se joue si imprudemment parmi les chèvre-pieds et les faunins, dans des cadres d’un archaïsme et d’une fraîcheur inégalables. Ces quatre petites planches sont de grandes œuvres, par le faire, la pensée et la divination.

Parfois aussi, la scène se modernise : on a parlé de Fiorilli et de la Commedia dell’arte… et dans le sentier entre les menthes et les térébinthes, Horace et Isabelle roucoulent, sous le berceau Francisquine est aux prises avec le Matamore, et le Docteur surgit, tout de noir habillé, une sentence macaronique sur sa fraise, quelque bon juron bergamasque dans la bouche…

Frago peut maintenant revenir à Paris ; il évoluera avec infiniment d’aisance parmi les masques et les bouffons qui l’attendent : sa tâche sera glorieuse. La grande retraite qu’il vient de faire l’a merveilleusement préparé : son génie s’est reconnu, affiné. Il a maintenant les armatures puissantes de son œuvre, — la morbidesse et l’esprit. Et chaque fois que, dans la suite, une page étincelante, inattendue, osée jusqu’au scandale et délicieuse jusqu’à la séduction, naîtra de son pinceau ou de son crayon, il faudra en venir chercher le secret dans cette maison d’été des ducs de Ferrare.

Combien de pièces Saint-Non a-t-il faites d’après le Fragonard de cette époque ! Basan fait paraître en 1761, les différentes vues dessinées d’après nature dans les environs de rome et de naples, par robert et fragonard ; — et dans ce recueil sont le Temple de la Sibylle, la Grande Cascade, les Grottes de Tivoli, les Grands cyprès de la villa d’Este, etc. Les Fragonards que Pierre-Adrien Paris, l’architecte de Louis XVI, légua au musée de Besançon sont de cette époque, de même que la Vue prise à la Villa d’Este à Tivoli, qui figura à la vente de Natoire.

Une seconde fois Frago sollicita une prolongation de séjour et l’obtint, malgré de grosses difficultés.

« … J’ay fait parts aux srs Flagonard et Monet de ce que vous voulez bien leur accorder la continuation des prérogatives de pensionnaires jusqu’à l’arrivée des nouveaux : ils vous sont infiniment obligés de votre bonté. Le sr Flagonard est bien prest de son départ. M. l’abbé de Saint-Nom, toujours porté à rendre service à ce pensionnaire, puisqu’il l’emmène avec luy, vient de l’envoyer à Naples pour voir les belles choses que renferme cette ville, avant de commencer leur voyage. Cet amateur porte avec luy une quantité de joly morceaux de ce jeune artiste qui, je crois, vous feront plaisir à voir. »

Ce voyage-là, nous le retrouverons clans les fragments choisis de peintures et tableaux d’italie, gravés au lavis par saint-non, et dans son voyage pittoresque de naples.

Ce furent à Naples « il cavaliere Lanfranco » et Solimène, aux Saints-Apôtres, à la coupole du Dôme, aux plafonds du palais du roi… Puis, au retour, Bologne et les maîtres des Serviles, de Saint Pétrone ; et Venise avec Véronèse, Titien, Ricci, Palma, le Tintoret, les Bellini et le Giorgione, mais surtout avec l’homme de la fresque des Carmélites, de Saint-Dominique, de Saint-Jacques-Majeur, ces Amours d’Antoine et de Cléopâtre au palais Labia, de la Notre-Dame des Scalzi, Giambattista Tiepolo, le maître des draperies claires, des cortèges, des fêtes ensoleillées où les pavois flottent dans l’air scintillant, où les pourpres baignent dans l’eau transparente, l’harmoniste amoureux des jaunes, des ors, des ocres, de l’orpiment et du topaze, le fougueux et le décidé dont il s’inspirera si souvent.

Échos.
Une lettre de M. Émile Bernard à propos de Venise §

Tome XXXVI, numéro 130, 1er octobre 1900, p. 285-288 [286-287].
Cher Monsieur Vallette,

Je reviens de Venise, et je suis terrifié en lisant dans le Mercure les lignes rapportées de la Revue de Paris : Venise en danger. Je ne vous cache pas que la beauté presque intacte de Venise m’avait surpris, et je n’en croyais pas mes yeux : en plein xixe siècle vandale et constitutionnel, une ville d’art est un étonnement.

J’ai beaucoup questionné dans la ville des doges, soucieux de son avenir. J’ai découvert que Venise a contre elle trois classes : les protestants, saxons qui n’entendent jamais rien à la délicatesse et qui pourtant se flattent d’être les civilisateurs présents ; les juifs, qui, ayant abandonné le ghetto, sont tous logés au grand canal, dans des palais restaurés et remis à neuf (j’entends par juifs les israélites seulement soucieux d’or) ; les politiciens de la constitution, gens n’ayant aucune intuition de la beauté, y restant insensibles par brutalité native, et formés à l’école de la presse ignarde et du Progrès. Quant aux défenseurs de Venise, ce seront, à quelques exceptions près, les artistes, les littérateurs, les poètes, les musiciens, c’est-à-dire une classe fort peu puissante, et que MM. les entrepreneurs, ingénieurs et spéculateurs craignent peu.

Malgré ses transformations, déjà trop nombreuses, au dire de quelques peintres de là-bas, Venise reste un tableau entier et d’une tonalité une ; mais on vient de donner un ordre meurtrier ; et je crains beaucoup que, sans démolir une maison, sans couvrir un rio, cet ordre ne porte à Venise un coup terrible.

Cet ordre est que tout propriétaire doit faire nettoyer ou blanchir (selon qu’elle est en marbre ou en crépi) sa façade. Or, pour qui a vu Venise, une des principales beautés de la ville consiste en cette teinte ancienne, cette rouille historique dont les maisons se revêtent comme d’un deuil, et c’est selon moi un des plus impressionnants aspects de cette cité surnaturelle. Reblanchir Venise, voici l’ordre le plus néfaste que l’on pouvait donner. Il est donné — et l’on a commencé déjà.

Puisque l’attention se fixe sur Venise, il ne serait peut-être pas mauvais de l’attirer un peu aussi sur le Caire. Le Caire était en Orient un des endroits que les poètes avaient préférés ! Or, depuis que MM. les Saxons s’y sont établis, depuis que soit Anglais, soit Allemands, nos administrateurs opèrent, la ville tombe sous la pioche des spéculateurs, et journellement c’est le massacre d’un quartier par la démolition, d’une mosquée par la réparation. On a reconstruit (!) les tombeaux des Khalifes ; et la mosquée Hassan (une des merveilles du Caire) est sur le point d’être massacrée par un ignorant qui a tout dans les mains de l’art arabe.

Les tramways ont détruit le khalig, un canal qui était une des beautés de notre vieille ville et qui donnait raison chaque année à des réjouissances supprimées depuis. À chaque instant c’est un nouveau projet de percement de rue, un nouveau plan d’amélioration ; et toujours ces plans et projets ont pour but d’attaquer quelque point intéressant du pays. À l’heure où je vous écris, il flotte sur ma maison même, située en plein quartier arabe, un drapeau qui la condamne à une démolition prochaine, et il y en a deux ou trois cents, plus ou moins intéressantes, condamnées par cette entreprise.

Mais revenons à Venise. Je doute que l’on puisse vaincre l’esprit borné et anti-artiste venu du Nord. Je doute que les réclamations des poètes et les pétitions puissent aboutir à quoi que ce soit et arrêter la soif d’or des avides. Je doute également que la politique de grossièreté qui semble avoir envahi l’Italie cède le terrain aux revendications des amoureux d’art ; cependant, si une pétition s’ouvre pour sauver Venise, je veux y inscrire mon nom, mon très humble nom ; si ce n’est pour obtenir quelque chose, du moins comme gage de mon admiration et de ma reconnaissance à nos frères du passé, aux artistes, qui ont édifié sur le monde un lieu conforme à leur rêve.

Je vous prie de croire, etc.
ÉMILE BERNARD.

Tome XXXVI, numéro 131, 1er novembre 1900 §

Archéologie, voyages.
Les Monuments historiques au Grand Palais [extraits] §

Tome XXXVI, numéro 131, 1er novembre 1900, p. 511-520 [511, 512, 514].

Contrairement à ce qu’on pouvait attendre après tant de travaux, d’études sur les monuments, de relevés et de restaurations plus ou moins heureuses au cours de ce siècle, la section d’architecture à l’exposition centennale est d’un intérêt à peu près nul ; tout a été sacrifié, semble-t-il, à la peinture, à la sculpture, à l’illustration et à l’ameublement ; […] une aquarelle de H. Daverin sur la Chapelle du Palais communal à Sienne, […] — c’est à peu près tout ce qu’on peut mentionner. — L’exposition centennale, remarquable à plus d’un titre, n’a pas cru devoir admettre la seule chose que l’architecture du siècle ait à son actif : la conservation de quelques monuments des siècles antérieurs.

L’exposition décennale a été mieux partagée, — peut-être parce que les exposants, encore debout et bien en vie, étaient aptes à réclamer leur place, — et si l’on n’y trouve point l’ensemble des travaux qui méritaient d’être présentés, au moins la section d’architecture échappe au ridicule, et dans les deux cent cinquante numéros du catalogue il en est beaucoup qui sont dignes d’attention.

[…]

De M. André, il faut indiquer un bon travail sur le Théâtre et le forum d’Ostie, et de M. Espouy la Basilique de Constantin à Rome ; de M. Sortais, des aquarelles et restitutions de Canope (Villa Hadriana, Tivoli) ; […] de M. Chédanne, enfin, de très belles études sur le Panthéon d’Adrien à Rome, d’après les travaux et fouilles de 1891 à 1893. — Cet envoi de M. Chédanne ne comprend pas moins de dix-huit cadres, et l’on est attiré surtout par une vue du vieux monument dans son état actuel, — rotonde basse et lourde, écrasée, aux pierres verdies, bien loin de l’idée qu’évoque le nom seul du Panthéon et que donnèrent tant de descriptions enthousiastes, — mais suggestive et devant laquelle on s’attarde, tant elle symbolise la civilisation pesante et les religions sans idéal du peuple romain. — Du même auteur, le Panthéon d’Agrippa, avec un essai de restitution de la décoration intérieure, dont un combat naval surprenant de fougue et de coloris dans le raccourci d’un entre-deux de colonnes.

[…]

Quelques études faites à l’étranger viennent compléter cette exposition de réelle valeur, malgré la place réduite qu’elle occupe, et l’on y peut justement signaler les relevés exécutés à Venise par M. Eustache, — tombeau du Doge Vendramen, plafond de la salle du Grand Conseil ; de L. Pille le Tombeau de Pierre et Jean de Médicis ; les aquarelles de M. Sortais sur Saint-Marc de Venise et le dôme de Montreale ; la façade du palais de la Seigneurie à Florence et de curieux intérieurs d’églises : Saint-Pierre et Sainte-Marie, à Toscanella, par M. Tournaire ; le grand palais vénitien dit Ca d’Oro, détail de la façade sur le grand canal, par M. Defrasse ; un cadre de M. Charpentier Bosio contenant des aquarelles sur Venise, Florence, Tunis […].

Lettres italiennes §

Tome XXXVI, numéro 131, 1er novembre 1900, p. 551-556.

E. A. Butti : La Corsa al Piacere §

E. A. Butti, qu’on connaît en France par ses romans (l’Automate, traduit par M. Lécuyer, l’Âme, traduit par M. J. di Casamassimi, etc.), vient d’accomplir son évolution philosophique, et on peut, dès maintenant, le ranger parmi les auteurs croyants, dont on n’avait en Italie qu’un spécimen en M. Fogazzaro. Toutefois, E. A. Butti n’a pas encore débordé dans le catholicisme ; sa religion me paraît du déisme pur, dépourvu des formes, peut-être intolérables aux Ames artistes, païennes et indépendantes, d’une religion humaine et organisée. Il est à souhaiter qu’il ne franchisse jamais ces bornes, car il suffit à un peuple d’avoir un Fogazzaro pour recommander non seulement la substance et l’esprit, mais les formes et les extériorités du catholicisme. La foi, qui a décidément jailli sur le fond mystique que tous les amis de E. A. Butti lui connaissaient, peut avoir cependant ce résultat de le faire devenir un prédicant, ce qui me fait trembler pour lui.

Sa dernière pièce en cinq actes, La Corsa al Piacere (la Course au plaisir) a ce seul défaut, de vouloir nous avertir que la course au plaisir n’est, au fond, qu’une course au désespoir, à l’isolement, à l’hypocondrie ; chose qui est vraie et fausse en même temps, comme il est superflu de le démontrer. Mais il ne faut pas oublier que ce prétexte moral et le goût de parler de Dieu et de sonner le tocsin aux oreilles des libertins n’a pas empêché M. Butti de nous présenter un drame fort et bien proportionné, des caractères nets et vifs.

Tout le monde peut rencontrer un Aldo Rigliardi, le protagoniste du drame ; bon parce qu’il n’a aucun intérêt à être méchant ; adorant la vie et le plaisir, notamment sous la forme souple et tactile des femmes jeunes et jolies ; trouvant le temps d’aimer aussi sa femme à lui, sa vieille mère et les pauvres diables sans le sou, qu’il aide par son talent d’avocat ou qu’il séduit par ses talents de libertin, s’il s’agit de quelque jeune fille ; il est gai, exubérant et… socialiste ; trois choses qui ne coûtent pas cher. Mais en marchant de ce pas vertigineux, il s’aperçoit trop tard qu’il a ouvert les yeux à sa femme, qu’il a tué sa mère malade, dont les plus douces illusions ont été ravagées par lui ; et il a, secousse suprême, la révélation de toute sa vie fausse et égoïste, devant le cadavre de sa mère, le jour même où il croit toucher au faîte de la gloire (sancta simplicitas !) avec son élection à la Chambre des députés.

Les deux derniers actes du drame ont provoqué le succès, même devant le public le plus défiant, car, savamment placés après une série de scènes piquantes, légères et spirituelles, ils ne pouvaient manquer de produire une impression profonde.

Tous les personnages, assez nombreux, ont leur physionomie. M. Butti est un peintre sobre ; il a dessiné, par exemple, avec un goût exquis la silhouette d’un viveur éternellement affligé par le lumbago et les rhumatismes, et de cette figure si simple il a su tirer les effets les plus plaisants. La mère du protagoniste, est, d’autre part, une de ces vieilles âmes douces et confiantes, que l’on croit avoir connues et qu’on n’oublie jamais ; elle appartient à un monde qui malheureusement ne peut pas être le nôtre.

Mais, on m’objectera, où est Dieu en tout cela ? où est l’évolution philosophique de l’auteur ? Comment, répondrai-je, ne voyez-vous pas Dieu ? Moi aussi, pendant la représentation, je ne l’ai vu qu’en raccourci ; on l’entend nommer, avec discrétion, par ci par là. Ce qui m’inquiète ce n’est pas de ne pas avoir trouvé Dieu sur le premier plan du drame, mais bien plutôt, cette pièce n’étant que la première partie d’un triptyque, d’avoir à le rencontrer trop souvent dans la pièce prochaine de M. Butti. Quant à l’évolution philosophique de l’auteur, il nous suffira de savoir qu’il y a deux ou trois ans à peine, M. Butti aurait donné un tout autre sens à son drame ; je n’ose pas dire qu’il aurait démontré que le plaisir est le motif unique, selon la vieille maxime de Malebranche, mais à peu près…

Et maintenant, allez apprendre la vie au théâtre !

Gabriele d’Annunzio et Giovanni Pascoli : Odi §

Tandis que M. Butti revient donc à la scène avec tant de vigueur et de succès, une autre floraison littéraire nous réjouit. La vie italienne qui semble s’épanouir d’un élan nouveau, a donné occasion à deux poètes de chanter les derniers événements, qui, sombres ou glorieux, ont attiré l’attention du monde sur cette Italie dont parlent si mal ceux qui ne la connaissent qu’à travers les romans… russes ou les articles de la première Ouida qui passe.

Je veux signaler les Odes civiles de d’Annunzio et de Giovanni Pascoli. Envers le premier je ne suis pas suspect de flatterie et je peux donc laisser libre cours à mon admiration pour l’Ode au nouveau roi, l’Ode pour la mort d’un destructeur (c’est Nietzsche, mais pourquoi destructeur ?), l’Ode aux marins morts en Chine ; trois merveilles d’harmonie, d’images, de pensées, de mouvement, qui nous rappellent le d’Annunzio des beaux jours, lorsqu’il n’était que poète et artiste et que la politique ne l’avait pas encore empoisonné. Du haut de cette poésie, riche et puissante, il parle en homme libre, sans préoccupations de la pose, avec un sentiment national tout à fait rare ; il n’en fallait pas moins pour faire oublier son dernier roman et les mésaventures politiques que j’ai racontées dans le Mercure de septembre. Une chose bien curieuse, c’est la guerre que certains journaux lui déclarent à propos même de ces Odes, dont la grandeur ne peut être en discussion ; mais le phénomène devient supérieurement désopilant lorsque ces journaux impriment les Odes cacochymes de quelque poétereau, en guise de leçon pour d’Annunzio.

Quant à Giovanni Pascoli, son Hymne funèbre au roi Humbert, publié dans le Marzocco de Florence, est une vision hautement tragique et humaine des derniers instants du souverain assassiné, une vision rendue avec un tel emportement de rythmes, qu’elle suffirait toute seule à la révélation d’un poète.

Giovanni Pascoli, que les savants étrangers connaissent bien, car il est seul, depuis bon nombre d’années, à gagner la grande médaille d’or au concours de poésie latine d’Amsterdam, nourrit dans son âme une harmonie bizarre et inattendue, qui à côté d’un hymne comme celui dont je parlais tout à l’heure, peut placer un Hymne de retour, au duc des Abruzzes, un hymne au rythme brisé, qui paralyse dans un certain sens l’émotion pour ne laisser que l’admiration, froide peut-être, des difficultés vaincues. Avec l’Ode à Umberto Cagni (dans le Marzocco), il revient à l’harmonie large et joyeuse, quoique la pensée soit moins originale que dans la composition précédente.

Je ne peux pas entrer dans l’analyse des détails, peu intéressants pour des lecteurs français, et qui d’ailleurs pour tous ces poèmes de D’Annunzio et de Pascoli me mèneraient bien loin ; je remarque brièvement la personnalité si diverse des deux poètes, dont l’un affirme son idéal d’empire et de domination, toujours inassouvi, et l’autre, Pascoli, laisse percer ses tendances pacifiques, humanitaires, presque tolstoïennes ; dans une mesure, toutefois, assez discrète pour que ni l’un ni l’autre ne gâtent le sens et le goût de la poésie pure.

À remarquer aussi, comme un heureux symptôme, que des journaux tels que la Tribuna et le Giorno de Rome n’aient pas craint de placer, au milieu des platitudes de la politique quotidienne ces spécimens de haute littérature.

Revues et journaux §

Notre éminent confrère M. Remy de Gourmont a ajouté à sa collaboration à la Flegrea de Naples les chroniques littéraires, toujours savoureuses et originales qu’il envoie à la Rassegna Internazionale de Florence, une Revue de nouvelle date, mais fort sérieuse et de grand avenir. Parmi les auteurs étrangers j’y remarque, outre M. de Gourmont, MM. Paul Adam, Jules Case, Pierre de Bouchaud Jules de Gaultier, Pierre Hortala, Hugues Rebell, des Anglais, des Polonais, des Hongrois, des Espagnols, etc., qui constituent une Internationale de l’intelligence et de l’esprit ; des Italiens, les meilleurs, jeunes et vieux y collaborent fidèlement ; c’est donc une entreprise intellectuelle dont tous les honneurs vont à M. Riccardo Quintieri, directeur et fondateur de cette Revue, dont plusieurs articles ont déjà été l’occasion d’intéressantes discussions.

Dans une des dernières livraisons de la Flegrea, un excellent article de M. Mario Morasso qui, objectant à quelques observations que E. A. Butti publiait dans la Nuova Antologia de Rome, expose avec profondeur et maîtrise toute la théorie philosophico-artistique de Frédéric Nietzsche.

Cette Nuova Antologia donne trop de place à la politique et à l’économie politique ; il est difficile désormais d’y pouvoir lire quelque chose de purement littéraire et artistique. Son directeur, M. Maggiorino Ferraris, pourvu d’un goût et d’un talent indéniables, semble ne pouvoir se débarrasser de son âme d’homme parlementaire ; sa Revue va gagner de cette manière une grande influence dans le monde politique, mais elle perd d’autant dans le monde des intellectuels, ce qui est regrettable. Les Odes de d’Annunzio et de Pascoli devraient logiquement paraître dans cette grande Revue, et elles y paraissent, au contraire, en seconde édition, ou n’y paraissent pas du tout. Nous n’avons jamais compris pourquoi M. Maggiorino Ferraris ne pense pas à confier la direction littéraire de la Revue à quelque homme de lettres, en se réservant la direction politique ; quatre yeux voient mieux que deux, en général.

Le Marzocco de Florence, qui a eu ces mois une vogue extraordinaire grâce aux poèmes de Pascoli, continue sa marche avec la sûreté d’un journal accrédité et de bonne foi. Il soutient avec esprit et érudition la cause du Grand Art, qu’à Venise, comme à Florence, comme un peu partout, les ingénieurs de la bourgeoisie menacent continuellement avec leur monomanie de démolitions et d’élargissements. Ce journal éloigne, enfin, de toutes ses forces, le jour où l’on proposera d’abattre le Dôme de Florence pour y faire passer les automobiles, que Dieu tienne dans sa bonne et sainte garde !

Tome XXXVI, numéro 132, 1er décembre 1900 §

Philosophie.
La philosophie de H. Taine, par G. Barzellotti, traduit de l’italien par Aug. Dietrich : 1 vol. in-8, de 448 p., Alcan, 7 fr. 50 §

Tome XXXVI, numéro 132, 1er décembre 1900, p. 798-803 [798-800].

M. Barzellotti a entrepris de révéler Taine au public italien. Il y a si bien réussi, et de son effort est sortie une étude si exacte, que c’est à lui que nous serons tentés de nous adresser désormais, en France même, pour connaître à fond notre compatriote. Sa critique est complète, pleine, animée d’une large sympathie, mais impartiale et assez pénétrante pour mettre comme il faut, et juste comme il faut, en lumière les faiblesses et les valeurs durables de cette œuvre complexe, qui commence avec l’Essai sur les fables de La Fontaine et qui finit, inachevée, avec les Origines de la France contemporaine. La philosophie de Taine, et par là nous entendons le système latent qui coordonne implicitement tous ses aperçus sur le monde et la société, sur la psychologie, l’histoire et l’art, se ressent de sa double origine, allemande et française ; elle souffre de la contradiction, peut-être irréductible, entre la métaphysique synthétique d’outre-Rhin et le positivisme analytique propre au tempérament français. Spinoza, Hegel et Goethe sont ses premiers inspirateurs, elle ne les abandonne jamais ; mais Condillac et les idéologues de l’école sensualiste l’accompagnent également et interviennent toujours pour en arrêter les élans, en modérer les hardiesses. Entre ces deux courants si radicalement opposés, si hostiles même l’un à l’autre, la pensée de Taine ne s’est jamais franchement décidée et n’a pas su s’élever non plus à un point de vue supérieur de conciliation. De là cet étonnant spectacle qu’offre le philosophe : partir de Spinoza, du réalisme logique qui assimile plus ou moins l’Univers à une dialectique, de l’ivresse hégélienne qu’il a si éloquemment dépeinte, et aboutir à la conception mécanique de l’esprit et au nominalisme étroit formulés dans le traité de l’Intelligence. M. Barzellotti note avec raison l’incompatibilité de ce nominalisme avec la croyance, affirmée en maints endroits, à la valeur objective et absolue des vérités logiquement nécessaires. La contradiction est à la source, avons-nous dit, chez les maîtres du philosophe, et c’est elle qui l’a empêché d’être un métaphysicien, étant trop psychologue, et d’être strictement psychologue, étant trop métaphysicien.

Quelle est donc l’originalité véritable de Taine, comme penseur ? L’idée qui revient constamment dans ses livres, et qui les domine, dit M. Barzellotti, est celle de la race, dont il examine l’action sur le génie des individus et des peuples. Elle le conduit à une intuition historique d’une intensité et d’une profondeur presque sans égales, à cette idée du devenir des sociétés, puisée dans la métaphysique allemande, mais interprétée avec une admirable clarté d’analyse et appliquée aux faits avec un art tout français. Philosophe médiocre, osons le dire, psychologue embarrassé dans les théories explicatives, Taine trouve dans l’histoire le terrain le plus favorable au développement de sa « faculté maîtresse », et, comme historien, il est et il restera un sommet.

Ce sont là les principales réflexions que suggère le beau livre de M. Barzellotti. Nous ne pouvons suivre ici l’éminent professeur dans tous les détails de sa démonstration. Elle se dégage de l’ensemble, et non d’un chapitre en particulier. C’est l’historien que l’on retrouve encore chez le critique d’art et chez le critique littéraire. C’est une vérité historique qui fait la valeur de son esthétique, et qui fait qu’on ne la juge correctement que lorsqu’on la rattache à sa conception de l’histoire. L’idée qui domine la philosophie et la critique de Taine, conclut M. Barzellotti, consiste, comme il l’écrivait lui-même à Prévost-Paradol en 1852, à « faire de l’histoire une science, en lui donnant, comme au monde organique, une anatomie et une physiologie ». Mais cette idée, quand on veut la mettre au net, laisse bientôt percer la contradiction initiale signalée plus haut. Caro reprochait à Taine de revêtir des formules de Hegel le naturalisme de Diderot. Il reste dans ce jugement, trop sommaire et trop peu bienveillant pour être entièrement fondé, cependant un grain de vérité définitive ; car il exprime approximativement la raison de l’impuissance d’un Taine à devenir jamais un maître de la spéculation pure.