Mercure de France

1901

Articles du Mercure de France, année 1901

2018
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2018, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Marguerite Bordry (Relecture) et Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique).

Tome XXXVII, numéro 133, 1er janvier 1901 §

Échos.
Flegrea §

Tome XXXVII, numéro 133, 1er janvier 1901, p. 286-288 [287].

Flegrea, la revue italienne bien connue, dirigée à Naples par M. Riccardo Forster, publiera régulièrement à partir de ce mois (janvier) des articles en langue française. C’est notre collaborateur, M. Remy de Gourmont, qui organise cette partie de la revue. On se souvient qu’il y a déjà donné, en français, des Marginalia sur E. Poe et sur Baudelaire (5 juillet) et la Poésie française contemporaine et l’’influence étrangère (20 octobre). Flegrea paraît le 5 et le 20 de chaque mois.

Tome XXXVII, numéro 134, 1er février 1901 §

La France jugée à l’étranger [extrait] §

Tome XXXVII, numéro 134, 1er février 1901, p. 579-583 [580].

[…]

Fanfulla della Domenica (23 décembre). — Vittorio Pica, Letterati belgi. Revue de la littérature française de Belgique depuis 1870. Il est question de Charles de Coster, Octave Pirmez, Camille Lemonnier, Georges Eekhoud, Eugène Demolder, Maeterlinck, Van Lerberghe, Francis Nautef, Jules Destrée, Octave Maus, Gilkin, Giraud, Van Aremberghe, Séverin, Valère Gille, Le Roy, Elskamp, Khnopff, Théodore Hannon, Rodenbach, Verhaeren, Edmond Picard.

Rassegna Internationale. — Cette nouvelle revue fait une grande part à la littérature française. Nous relevons dans la table du tome Ier (année 1900) : G. S. Gargano, Gustave Kahn ; Vittoris Pica, J. Péladan ; R. Quintieri, J.-H. Rosny, Ed. Rod ; Luciano Zuccoli, « La Lanterne » ; Lucio d’Ambra, La Poesia di Fernand Gregh ; G. Pipparini, Albert Samain ; — et (15 janvier 1901) Riccardo Forster, Idee, ironie e paradossi, excellente et très brillante étude sur la Culture des Idées.

Tome XXXVII, numéro 135, 1er mars 1901 §

Littérature.
Philippe Monnier, Le Quattrocento. Essai sur l’histoire littéraire du xve siècle italien. Librairie académique Perrin, 2 vol. in-8° §

Tome XXXVII, numéro 135, 1er mars 1901, p. 770-776 [775-776].

[…]

Nous parlerons une autre fois, à moins d’abondance extrême, des autres livres annoncés, qui sont presque tous excellents.

Lettres italiennes §

Tome XXXVII, numéro 135, 1er mars 1901, p. 851-856.

Le rapport du dernier Concours dramatique §

La commission du concours dramatique a mis fin à ses travaux en déclarant qu’aucun des drames présentés n’était digne du prix ; ces trois drames étaient Giacomo Vettori, par Enrico Corradini, La Corsa al Piacere, par E.  A. Butti, dont j’ai parlé dernièrement au Mercure, I Parassiti, par Camillo Antona-Traversi. Et, en effet, il n’a jamais été dit que parce qu’il y a un prix de 3,000 fr., il faut absolument le décerner ; mais le rapport, rédigé par un avocat, est dur, âpre, dépourvu de détails critiques ; on dirait que le rapporteur a considéré les auteurs comme trois prévenus de la pire espèce, dignes de la rigueur de son tribunal ; ce qui a fait penser aux malins qu’il n’y a aucun crime plus impardonnable aux yeux d’un auteur raté que d’écrire une pièce et d’en obtenir un succès comptant auprès du public des principales villes d’Italie.

J’ignore si le rapporteur de la Commission a, dans son bagage littéraire, quelque comédie manquée, mais le fait est que le rapport, fruit de la prépondérance excessive d’un seul juge au sein de la commission dramatique, a désagréablement surpris. Le Président, M. Gallo, était très occupé ailleurs comme ministre de l’Instruction publique, et il est probable que tout s’est passé dans le plus parfait sans-gêne, entre l’avocat et les manuscrits des auteurs. Toujours sur la proposition du même rapporteur, on vient d’abolir le concours annuel, qui sera remplacé par un concours triennal avec un prix unique de 9,000 fr. ; ce qui serait une fiche de consolation si la vie de l’homme n’était constituée d’un si petit nombre de triennats qu’il est parfaitement absurde de compter sur ce prix pour s’en tailler une modique rente viagère.

La Casa di Goldoni §

Nos auteurs dramatiques, cependant, continuent leur chemin et la Casa di Goldoni à Rome offre fidèlement une superbe hospitalité aux dernières nouveautés du théâtre italien. Avec cette importante entreprise, M. Ermete Novelli a indéniablement ajouté au respect et à l’admiration que les écrivains, le public, la presse lui portent depuis longtemps. La Casa di Goldoni, c’est-à-dire le vieux Teatro Valle rafraîchi, enrichi de détails élégants, notamment pour ce qui a rapport à la mise en scène, soignée jusqu’au scrupule, — vient de réaliser à un certain point de vue le plan d’une compagnie dramatique permanente dans la capitale ; plan qui échoua jadis, quand l’intelligence énergique du grand acteur n’était pas là pour lui prêter toute sa force. Pour atteindre ce but, M. Novelli a dû vaincre les défiances d’un public habitué aux désenchantements et briser les entraves de la routine. Si les amertumes ne lui furent pas épargnées dès ses débuts, il n’a pas à se plaindre, à l’heure qu’il est, de la fermeté de caractère et du désintéressement qu’il déploya dans l’exécution de son projet, car pendant les six mois qu’il vient de passer à Rome, l’art eut à enregistrer des succès éclatants pour quelques exhumations heureuses, comme l’Aulularia, et pour les productions nouvelles qu’il sut faire apprécier par les spectateurs d’élite que son nom et celui des auteurs appelaient à la Casa di Goldoni.

Giacomo Vettori et Lucifero §

C’est parmi ces productions qu’on a remarqué surtout Giacomo Vettori par M. Corradini, et Lucifero, par M. Butti. Je suis loin, d’ailleurs, de vouloir comparer l’une à l’autre : deux pièces, deux auteurs, deux problèmes, deux méthodes, deux buts différents. Tandis que M. Corradini montre un homme qui n’a confiance qu’en soi et qui, lentement, tout seul, avec l’opiniâtreté de la bonne cause, arrive au faîte de la puissance et de la richesse, — M. Butti poursuit un de ces problèmes mystiques qui révèlent sa préoccupation désormais constante. Lucifero est, en effet, la seconde partie de ce triptyque qui, commencé par la Corsa al Piacere, aura son accomplissement l’automne prochain avec Avanti (En avant !). Le protagoniste de ce drame, dont le sobriquet Lucifero nous renseigne suffisamment sur la renommée que son altruisme et sa propagande matérialiste lui ont créée chez ses concitoyens, est un prêtre qui a jeté la soutane et qui, on dirait par représailles, a depuis longtemps arboré le drapeau de l’athéisme le plus massif et le plus entêté. Ce professeur Alberini considère en toute bonne foi sa rébellion comme la dernière parole de la liberté individuelle, il n’y a qu’un culte pour la Raison et pour la Science, et il élève ses fils, un jeune homme et une jeune fille, dans cette religion matérialiste pour que rien ne vienne les troubler de tout ce qui est surnaturel, mystique, transcendantal ; l’ex-prêtre vit paisible, donnant des leçons de littérature aux élèves d’un Institut et écrivant quelque livre savant. Son fils, Guido, croit près de lui, athée à son tour, dégagé de tout scrupule religieux. Mais le jour arrive où ce fils tombe amoureux d’une demoiselle, Mathilde, élevée en de bien autres principes, et, les deux pères s’opposant à ce mariage dangereux, les jeunes gens s’enfuient et s’épousent loin de leurs familles… Trois mois après, Mathilde gît mourante ; toute la jeunesse de Guido semble s’effondrer avec son bonheur ; près de ce lit de mort, il cherche en vain un espoir, il éprouve le besoin de cette illusion de l’au-delà que le père a soigneusement et, paraît-il, cruellement empêchée de pousser dans son cœur. Le dernier acte de la pièce n’est que la bataille de ces deux âmes, le père et le fils athées, devant Ie mystère de la mort ; acte superbe, je suis heureux de le constater, qui a excité partout un enthousiasme sincère. Guido a pour son père des paroles de fiers reproches, et comme il veut espérer, comme il ne peut pas croire à la science dont le dernier mot lui dirait que sa Mathilde n’est que poussière, il se jette aux genoux du religieux qui vient de sortir de la chambre de sa femme pour en annoncer le trépas, et il lui demande cette parole, cette prière, cet espoir dont il a soif. Le père, lui, l’athée, accablé par ce malheur et par la chute soudaine de tout son édifice, murmure, égaré, la grande parole humaine : Chi sa ? Qui sait ?…

En quelques lignes, voilà la pièce de M. Butti élaguée de tous ses détails et de bon nombre de personnages. C’est cette pièce qui, représentée il y a quelques mois à Milan, vient de traverser toute l’Italie au milieu des discussions les plus vives, mais saluée toujours par un succès exceptionnel. Comme l’espace nous fait défaut, je laisse la critique… au rapporteur du concours dramatique de 1903, et je reviens à Giacomo Vettori.

Le protagoniste du drame de M. Corradini n’est ni un mystique, ni un athée ; il est un de ces travailleurs, rudes, droits, qui n’ont pas le temps de s’arrêter aux problèmes métaphysiques, la vie et la lutte quotidienne les pressant jour par jour. Il a fondé des établissements industriels, il a bonifié et cultivé des terres, il a amassé des richesses dont il fait un usage sobre et savant. Il ne veut pas de faiblesses autour de lui : riche, il travaille encore comme le dernier de ses ouvriers ; père, il a envoyé son fils dans le Nouveau-Monde, pourvu d’à peine quelques milliers de francs qui lui permettent de lutter à son tour et de se faire une position. C’est ce fils qui revient un jour, oh bien ! divers de celui que Giacomo Vettori rêvait dans sa naïve complaisance d’homme d’action. Il a vite gaspillé son argent, en Amérique, il a essayé de toutes les professions, sauf d’en choisir une, et il n’a appris qu’à aimer cette pauvre jeune femme avec qui il revient, pâle et avili, à la maison du père. C’est ça, donc, ce qu’il a su faire, c’est de la sorte qu’il a réalisé l’idéal de Giacomo Vettori ! Le père le chasse : qu’il aille travailler, qu’il apprenne le dur labeur de la terre, dernier ouvrier ou dernier paysan parmi ce peuple de paysans et d’ouvriers que Giacomo Vettori emploie dans ses fermes et dans ses établissements.

Le fils s’en va, avec sa femme, il vit dans la chaumière d’un vieux pâtre, un philosophe qui ne veut rien pour soi-même et qui se contente de sa libre pauvreté. (Entre parenthèses, la silhouette de ce vieux berger est si malheureusement romantique et conventionnelle qu’on pourrait l’appeler une fausse note dans une belle symphonie.) Mais le fils travaille à sa manière ; il travaille à ameuter peu à peu les ouvriers et les paysans contre son père ; et Giacomo Vettori se trouve un jour vis-à-vis d’une grève générale et menaçante. Les grévistes entourent la villa, en exigeant à grands cris justice pour eux et pour ce pauvre fils méconnu, chassé, qui devient un magnifique prétexte à une rébellion tapageuse : ils lancent des pierres, ils fracassent les vitres, ils renversent les grilles, ils vont saccager la villa. Mais Giacomo Vettori, le vieux combattant, n’attendait que cela : tout seul, sans armes, droit et fier, il se présente à la foule enragée. La foule se tait, d’un coup ; le regarde, puis un murmure d’admiration passe, et enfin éclate un applaudissement, des cris, des bravos ; le courage téméraire a imposé à ces énergumènes : Giacomo Vettori, par sa seule présence, a mis un terme à l’émeute ; on se met d’accord et les ouvriers retournent à leurs travaux, confus et repentants.

Cette espèce de trahison de la part de son fils, en blessant au cœur Giacomo Vettori, l’a fait réfléchir ; peut-être a-t-il été trop sévère, a-t-il trop exigé ; et voilà qu’il vient chercher le rebelle dans la chaumière du pâtre. « Que veux-tu ? — lui dit-il. — Veux-tu le plaisir de dominer, de te sentir le maître et le seigneur ? Crois-tu que cela puisse te donner cet élan que je cherche en vain dans ta jeunesse ? Eh bien ! Je laisse tout, je vais partir ; je reviendrai plus tard pour voir ce que tu auras su faire : mes villas, mes fermes, mes établissements sont à toi ; va, et que le souvenir de ton père t’attriste ! » Le fils, touché, veut demander pardon, trouver une parole d’excuse et de tendresse. « Va, va, lui dit Giacomo Vettori ; tout un monde t’attend ! » Et il regarde son fils s’éloigner pour ramasser ce sceptre de seigneur campagnard qu’il vient d’abandonner après la dernière victoire…

La relation du Concours dramatique ne reconnaît à cette pièce que le mérite d’une langue pure et harmonieuse ; le public, plus juste, à rendu hommage à la maîtrise de la scène et à l’intention hautement originale. On ne peut pas nier une exquise conscience d’artiste à M. Corradini, qui nous donnera dans un avenir prochain une œuvre solide, dégagée de ces irrésolutions et de ces tâtonnements dont le dernier acte de Giacomo Vettori et la figure de ce pâtre académique se ressentent encore.

Livres et romans §

Cette chronique étant prolixe plus que d’ordinaire, je me borne à signaler quelques nouveautés littéraires remarquables, avec l’espoir de pouvoir y revenir plus tard. Ainsi, M. Anastasi vient de publier un roman. Il Ministro, qui marque pour l’auteur une nouvelle voie, fait mieux que de déceler les intentions d’une étude purement psychologique. M. Garlanda publie un Guglielmo Shakespeare, poeta e uomo, qui est un essai de critique et de psychologie digne de l’attention la plus bienveillante. Edmondo de Amicis nous offre ses souvenirs (Ricordi d’infanzia e di Scuola) pleins de philosophie et de bonté ; et M. Luigi Zoppis raconte dans un roman (L’Esteta) les terribles conséquences de l’esthétique appliquée à la vie. M. Zoppis a des qualités littéraires non communes, mais je le prie de ne pas en abuser ; l’épouvantail de l’esthétisme a fait son temps et un artiste doit se garder d’interpréter la morale goitreuse des épiciers.

Une inauguration typique §

Bien qu’il ne s’agisse pas de littérature, je ne peux pas passer sous silence un événement artistique qui a fait la joie des amateurs, ce février, à Rome.

M. Rustelli, un jeune artiste de grand avenir, avait sculpté pour les quatre coins de la fontaine monumentale de la Piazza Termini quatre superbes Naïades en bronze, d’un style libre et puissant. Les Naïades étant toutes nues, de cette belle nudité que le bronze caressé par l’eau jaillissante rend pleine de lumière, trois conseillers communaux, du parti clérical, s’opposèrent à l’inauguration de la fontaine. Ils prétendaient tout simplement appliquer à ces jeunes filles innocentes quelques bandeaux en fer-blanc, qui, ridiculisant les intentions de l’artiste, pussent sauvegarder la moralité des Naïades antiques et des Romains modernes. La discussion menaçant de se prolonger pendant plusieurs séances du Conseil, le peuple décida de couper court à cette logomachie et d’y fourrer lui-même son nez. Un soir, une foule anonyme et artiste prit crânement d’assaut la palissade qui défendait encore à la vue les quatre filles de l’eau et, avec l’aide volontaire de quelques ouvriers accourus pour empêcher qu’on mit le feu au bois de la cloison, découvrit patiemment, planche par planche, les bronzes immoraux ; et ayant trouvé, après une recherche comiquement soigneuse, les clefs de l’eau, ces juges sympathiques et modestes mirent le comble à la fête en inondant les quatre vierges de flots étincelants sous la lumière des lampes électriques. De cette manière caractéristiquement italienne, par un brave référendum populaire, la belle œuvre de M. Rutelli vient d’être inaugurée, aux grands cris joyeux d’une foule amie de l’art ; la presse approuva cette rude manifestation de bon goût qui eut le mérite de sauver la renommée artistique de Rome. Seuls, quelques mélancoliques journaux du Vatican crièrent au scandale, mais je peux donner ma parole que la moralité de Rome n’a pas diminué depuis l’inauguration des quatre Naïades sans bandeaux de fer-blanc…

Tome XXXVIII, numéro 136, 1er avril 1901 §

Les Romans.
Gabriele d’Annunzio : Le Feu, Calmann Lévy, 3.50 §

Tome XXXVIII, numéro 136, 1er avril 1901, p. 182-194 [183-186].

Le Feu, par Gabriele d’Annunzio. Si le poète Stelio Effrena se promenait autrement qu’en la gondole somptueuse de son imagination, s’il pouvait être un autre homme que l’artificier imaginifique, il serait surpris de nous rencontrer, nous, les artificiels — pour ne pas dire les artistes français — nageant et pataugeant dans les ruisseaux d’eaux sales de nos trop spéciales études de mœurs. Le courant qui l’emporte le mène, de la beauté classique des vieilles cités latines, à l’immensité de la mer et de toute sa géniale fantasmagorie. Il cingle, de toutes ses voiles, vers l’absolu. Il est, par excellence, un amoureux de la grandeur sous toutes ses formes et ne craint pas d’en parler avec grandiloquence, mais il n’a pas la possibilité des recherches malpropres, la puissance du vilain, la vision nette des petits côtés pratiques des choses laides. C’est, je pense, pour cela qu’il arrive à s’enivrer de lui-même jusqu’à en perdre la notion des humanités médiocres, jusqu’à oublier de griser le lecteur-peuple avec des alcools moins purs, frelatage nécessaire quand on désire étendre, outre frontière, sa popularité. Je n’ai pas la prétention d’analyser ici les œuvres de l’auteur du Feu, ni de donner de lui une idée nouvelle. Je dois me borner, dans un courrier déjà trop rempli de comptes rendus de lectures disparates, aux quelques réflexions mélancoliques suggérées par un livre sur un ensemble de livres d’un tout autre ordre, et cependant déclarer que quel que soit l’endroit d’où nous vienne la lumière, elle est toujours bénie, ne servirait-elle qu’à plonger en une ombre mauvaise des œuvres qui, loin du soleil, auraient pu nous sembler de suffisants phares sauveurs. Selon les époques de l’année, les ministères ou les tendances de la mode, certains romanciers sont les écrivains du jour. Nous en possédons tout un jeu, en France, dont la souplesse, la forme, le convenu ne laisse rien à entreprendre après eux et leur traité de Moscou. Ils ont (vous le verrez tout à l’heure) tellement de talent à eux tous, que l’homme de génie survenant et rompant la monotonie de leur cercle leur paraîtrait simplement un imbécile ou mieux un Monsieur en retard. Ils sont tour à tour celui qu’il faut et ils se passent la main parce que je crois qu’ils font partie d’un syndicat. Ils ont l’intelligence de ne pas se supposer éternels ni les uns ni les autres, et chacun porte sa bougie à rallumer au dernier lumignon du voisin. C’est même touchant de voir comme ils sont confraternels. Ils ne tentent rien au-delà de leur besogne marquée, n’empiètent jamais sur les droits acquis par le besoin, l’influence et des tas de procédés souterrains qui n’ont généralement rien de commun avec la véritable gloire. Celui qui n’est pas du syndicat est à peine toléré et, au nom de la liberté de la presse, on ne parle jamais de lui. La société des hommes de lettres français devient donc une société industrielle, une maison commerciale chargée de répandre ses différentes denrées sur le monde entier, et bien achalandée, munie de correspondants stylés, elle exporte. Seulement, pour son malheur, on importe ! Comme avec les progrès de notre civilisation, notre division du travail et la répartition des salaires, y compris la bourgeoisie de Monsieur Loubet, nous entendons de mieux en mieux le libre échange du pittoresque, nous envoyons des études sociales habilement torchées à des gens qui nous retournent des portraits individuels supérieurement peints et, par politesse, nous admirons, mais sans saisir pourquoi, décidément, ce qui demeure du talent, du savoir-faire, chez nous, chez des gens peut-être plus naïfs, est du simple génie. Gabriele d’Annunzio a du génie et c’est justement pour cela qu’il embête un peu le lecteur français très habitué aux conventions littéraires françaises. Qu’est-ce que le feu ? Voici, au sens ordinaire du mot, l’histoire du feu : tout ce qui brûle, consume et purifie. L’art, l’expression de la beauté. L’amour, paroxysme de beauté, chez deux artistes. Or, en France, avec deux héros artistes s’éprenant l’un de l’autre et s’exprimant en leur langue, on ne risque plus que des histoires malpropres. L’amour est une névrose entre experts, c’est-à-dire entre blasés, gens qui savent ce que parler signifie. L’amour-passion, ça ne se comprend plus ! Les gestes, les mots, l’écriture artistes sont en dehors de l’amour littéraire. Chaque fois qu’un artiste français fabrique de l’amour, on peut être sûr que ce n’est pas ardent et que ça ne brûlera personne ; c’est de la mécanique et presque toujours une sorte de technicité obscène qui se voile, cérémonieusement, de phrases singulièrement savantes, car l’impuissance génésique se mesure souvent à la puissance… du métier. En somme, il n’y a que les vieillards qui implorent la complication. Nous sommes très vieux depuis quelque temps, chez nous, et l’amour sincère, tout nu, armé de sa jeune flèche, n’est pas d’un attrait suffisant. Gabriele d’Annunzio, sans consulter le goût momentané, s’imagine que le devoir du poète et du romancier est de faire luire le feu sacré très haut.

Pour atteindre ce noble but, il a pris Venise-Anadyomène comme théâtre, Venise où toute grâce se double d’un reflet, où la beauté se dresse hors de son propre miroir, à la fois plus décevante et plus belle d’être multipliée pour le bonheur des yeux, et il a placé, comme entre deux infinis, la mer et le ciel, la mort et l’espoir, un couple d’amants qui, par hasard, savent jusqu’où peut aller la passion. J’ai demandé à une jeune femme de France, douée de beaucoup d’esprit, ce qu’elle pensait de ce roman : « Je voudrais qu’il fût plus simple », m’a-t-elle répondu. Cette jeune femme ne le trouvait-elle pas trop simple, au contraire ? Pourquoi cet étalage extraordinaire de phrases, d’images et de tableaux autour d’un poète aimant simplement une actrice, du créateur s’énamourant de ses propres créations ? C’est un peu comme si on demandait à un prince pourquoi il choisit les plus somptueuses parures pour celle qu’il veut faire monter jusqu’à lui. Dans une flamme il y a des teintes, mais jamais d’ombre. Gabriele d’Annunzio a surtout oublié de faire vilain. Il a outrepassé son humanité de romancier pour arriver à la divinité de son art, mais il ne faut pas s’en plaindre, car il purifie. On devrait bien, à tous les carrefours des lettres françaises, allumer et brandir de pareilles torches. L’amour est le premier, l’unique luxe. Je voudrais qu’il fût l’apanage des pauvres et des rois. En France, il n’y a plus ni pauvres ni rois, il y a des socialistes et des commissaires de police. Alors, il n’est pas étonnant qu’un Italien de la vieille race, amateur de la valeur du sang, songe enfin à s’emparer de l’Amour, le confisque à son profit, lui offre, dernier refuge, un palais de marbre et d’or, en pleine Venise, la ville du rêve où les doges, dédaigneux du vulgaire possible, chastes à force de pure passion, jetaient leurs anneaux dans la mer, espérant toujours que Vénus elle-même le leur rapporterait !…

Tome XXXVIII, numéro 137, 1er mai 1901 §

Littérature §

Tome XXXVIII, numéro 137, 1er mai 1901, p. 481-485 [481-482, 482-483].

André Lebey : Essai sur Laurent de Médicis §

M. André Lebey a mis en tête de son Essai le portrait de Laurent de Médicis par Vasari. Sur un siège aux accotoirs en têtes de lions, est assis, vêtu d’une ample robe à parements de fourrures, le grand Florentin. Son visage est maigre, énergique et subtil. Au fond du tableau, on distingue des vases sculptés et des masques antiques. Cette figure a en elle de quoi faire rêver un poète. M. André Lebey a voulu analyser sa rêverie et la fortifier de tout ce qu’on sait sur le héros, de façon à se l’imaginer plus exactement et plus complètement. M. Lebey a lu beaucoup de chroniques du temps, travaux d’historiens ; il les a comparés et opposés et il s’en est fait une idée particulière. C’est sa vision personnelle qu’il nous donne. Son livre, qui commence fort justement par un portrait peint, est aussi un portrait écrit, portrait minutieux et complexe, d’une touche très intelligente et très libre, avec, pour fond à la vie de l’homme, la vie du temps en sa variété et son pittoresque, en ses personnages nombreux et singuliers. La figure principale n’en demeure pas moins le Magnifique. Nul, mieux que le grand Médicis, n’eut droit à ce surnom glorieux. N’aurait il point été un politique hardi et un souverain fastueux, Laurent ne mériterait pas moins notre admiration, ne fût-ce que pour avoir compris, chose trop rare chez ceux qui gouvernent, que les Arts font partie de la patrie et qu’ils sont non seulement l’ornement d’une époque et la couronne d’un temps, mais participent à la vie commune d’un État.

Ce que j’aime dans le livre de M. André Lebey, outre ses qualités de forte peinture historique, c’est la façon dont il est écrit et composé. Beaucoup d’ouvrages d’histoire, savamment documentés et consciencieusement construits, ont un ton de pédanterie et un aspect de pensum qui gâte ce qu’il y a de meilleur en eux. L’auteur y semble écrire à gages et à la journée. De là un air d’ennui et de lassitude qui se communique peu à peu au lecteur. Rien de cela avec M. André Lebey. Son récit est constamment rapide et passionné. On sent que M. Lebey a plaisir à raconter ce qu’il raconte et qu’il s’y intéresse entièrement, joyeusement et vivement. De là, en son livre, un entrain et une verve qui le parcourent d’un bout à l’autre et le soutiennent même en telles parties secondaires, je veux dire en celles où l’intérêt est moins dramatique et moins apparent. Elles sont rares, du reste, car une vie comme celle du Magnifique semble disposée d’avance par un art mystérieux qui est celui de la Destinée. Ce noble poème humain a tenté M. André Lebey, qui en a rendu la beauté plastique et intellectuelle dans un style souple et coloré. M. Lebey a intitulé Essai cette étude sur un homme et sur un temps. En tout cas, et dans un autre sens, c’est un essai heureux, puisqu’il nous vaut un bon livre tout imprégné de ce que l’auteur appelle, dans la préface, le « parfum de la Renaissance » et qu’on ne respire guère dans l’histoire d’aujourd’hui.

Pierre des Brandes : Les Facéties de Pogge §

Ce fut à la cour des Médicis que vécut une partie de sa longue existence le bon Poggio Bracciolini, dont M. Pierre des Brandes nous apporte, traduites en leur entier, les célèbres Facéties. Cette traduction nouvelle est précédée d’une intéressante vie du Pogge. Nous le voyons tour à tour bel esprit, humaniste, secrétaire apostolique, voyageur à la recherche des textes antiques, polémiste acerbe et prieur des Arts à Florence. Le détail de cette destinée est amusant comme un roman et il est dommage que Pogge n’ait pas écrit ses mémoires ; à leur défaut, nous avons les Facéties, et c’est quelque chose, car elles contiennent vraiment de tout. Il y en a de toutes sortes, d’ineptes et de charmantes, de grossières et de délicates, de longues et de brèves. On y trouve des contes, des anecdotes et des bons mots, quelquefois même simplement des faits curieux. Leur particularité, c’est qu’elles ne furent point des notes cursives, griffonnées à la hâte. Elles sont composées et travaillées. Les plus plates sont mises en bon ordre et toutes sont achevées avec soin. Pogge est sérieux même dans la plaisanterie. À tout le moins, il la veut de bonne langue. Imaginez le Masque de fer, le Nain Jaune ou M. de Calinaux raturant et refaisant leurs nouvelles à la main. Seulement celles de Pogge ont près de 500 ans. C’est là leur mérite et leur défaut ; quelques-unes pourtant sont éternelles.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XXXVIII, numéro 137, 1er mai 1901, p. 496-502 [502].

Revue universelle. (30 mars.) L’année jubilaire à Rome, par M. Boyer d’Agen. […]

Lettres allemandes.
Victor Ottmann : Iakob Casanova von Seingalt, Stuttgart, Privatdruck der Gesellschaft der Bibliophilen §

Tome XXXVIII, numéro 137, 1er mai 1901, p. 549-553 [552-553].

Il faut reconnaître à M. Victor Ottmann le mérite d’avoir donné pour la première fois une bibliographie complète et raisonnée des œuvres de Jacques Casanova. Raconter la vie du grand amoureux vénitien était infiniment moins aisé. Aussi M. Ottmann, dans son Jakob Casanova von Seingalt, s’est-il beaucoup simplifié la besogne. Il se contente, après nous avoir montré les origines de Casanova, de nous tracer l’itinéraire de ses déplacements, en donnant, chaque fois qu’un nom historique lui vient sous la plume, une notice de dictionnaire. Pour lui Casanova, c’est, sans plus, l’aventurier du dix-huitième siècle, le grand chevalier d’industrie qui profita de l’inquiétude qui agitait son époque pour duper les gens. Il reconnaît bien la valeur littéraire des Mémoires, mais il ne s’avise pas d’y chercher la psychologie de cet homme extraordinaire. Sans doute le Vénitien était joueur indélicat, bretteur enragé. Mais ce n’est pas cela qui nous importe. Que dire de cet amoureux singulier qui avait fait de l’amour son métier, homme à bonnes fortunes si jamais il en fut, et qui, lorsque la quarantaine approche, gémit encore de sentimentalité exaspérée ? Qu’il me suffise de rappeler la déconvenue avec le Charpillon à Londres, les hésitations avec « la fille d’un savetier gentilhomme » en Espagne, les retards avec la belle juive Lia (je cite au hasard et encore de mémoire). C’est l’énergie amoureuse de Casanova, tant physique que morale, et surtout morale, qu’il faudrait étudier, expliquer, commenter. L’aventure de cœur qu’il cherche sans cesse, l’aventure qu’il ne cesse de trouver remplissait toute sa vie. C’est là son côté génial.

En dehors de cela il y a deux questions qui nous intéressent : Comment les Mémoires sont-ils tombés entre les mains des Brockhaus ? Quels moyens faut-il employer pour obtenir leur publication intégrale ? On nous dit bien que le manuscrit des Mémoires a été acheté en 1820 par Frédéric Arnold Brockhaus à Leipzig, le fondateur de la maison. Les deux individus qui offraient de le lui vendre s’appelaient F. Genzel et C. Angiolini. Mais Brockhaus était un homme trop avisé pour acheter au hasard, sans connaître la provenance de la marchandise. Comment le manuscrit avait-il quitté Dux ? Il est assez indifférent de savoir si la suite des mémoires a été perdue ou si elle n’a jamais été écrite. Si elle ne présente pas plus d’intérêt que Le Polemoscope, ou le Passe-Temps, nous renonçons volontiers à la connaître. Mais il y a les Mémoires publiés. Cette publication est tronquée et il faut absolument que l’un des plus beaux monuments de la passion humaine soit connu dans son intégralité. Il y a même une lacune dans le huitième volume (édition Garnier), que semble ignorer M. Ottmann. Les Brockhaus communiquent le manuscrit aux personnes qui leur sont recommandées. M. Gustave Kahn, qui dans la question Casanova a le mérite d’être presque un précurseur, a pu, je crois, en prendre connaissance chez eux. Il faudrait obtenir de pouvoir en prendre copie. Voilà une tâche toute trouvée pour la Société des Bibliophiles allemands, dont M. V. Ottmann est le secrétaire. On s’entendrait avec un éditeur parisien et l’on ferait un tirage de luxe à deux mille exemplaires, en souscription, sous le manteau. Je ne veux pas oublier de féliciter cette même société du luxe discret qu’elle a mis à éditer le Casanova de M. Ottmann, qui est publié hors commerce.

Lettres italiennes.
Les « Très-jeunes » : Giulio de Frenzi, A. Beltramelli, Lucio d’Ambra, Tullio Giordana, Ceccardi, Guelfo Civinini, Giulio Orsini, etc. §

Tome XXXVIII, numéro 137, 1er mai 1901, p. 559-563.

Voilà assez longtemps que nous nous appelons les jeunes de la littérature italienne. Sans faire tort à personne et tout en laissant à mes confrères le plaisir de se placer toujours parmi cette jeunesse dorée de l’intelligence, je vois que le moment approche où il faudra tourner le regard vers ceux qui viennent après nous et qui nous pressent, l’épée aux reins.

Il y a les « Très-jeunes », désormais, que les cercles littéraires connaissent parfaitement et que le public et la critique connaîtront demain ; c’est toute une pléiade d’auteurs, quelques-uns non encore mûrs, mais qui ont franchement choisi cette voie et qui se préparent à monter le Calvaire du roman, de la poésie, du théâtre. Nous, les jeunes, ne pouvons que tendre la main à cette troupe nouvelle ; nous avons ouvert les rangs des ennemis, éditeurs, journaux, public, et nous les avons habitués à compter avec une littérature italienne moderne ; lorsque les Très-jeunes seront à notre place, ils trouveront encore le sillon que nous avons creusé dans ce terrain âpre et pour cela leur œuvre sera, peut-être, plus féconde et plus retentissante que la nôtre. Nous avons débuté, il y a à peu près dix ans (pour plusieurs d’entre nous ce sera l’unique mérite), lorsqu’on ne lisait que les livres de France, et qu’il paraissait absurde d’attendre quelque chose d’une littérature nationale. Il y avait d’Annunzio, Fogazzaro et plusieurs aujourd’hui oubliés déjà, mais on attendait les traductions françaises des romans de d’Annunzio pour s’apercevoir de son existence chez nous.

Il faut donc que nous tendions la main à ceux qui viennent, chronologiquement, après nous ; d’autant plus qu’il n’est pas à croire qu’on les rencontrera tous dans dix ans. Quoique les conditions de la littérature italienne soient extrêmement plus favorables que jadis, il faut encore, à l’heure qu’il est, du courage et de l’entêtement pour poursuivre cette carrière en Italie. Sur le fronton du temple de l’Art on pourrait écrire en lettres de feu le mot qu’on grave sur les lames des épées et des poignards : Non ti fidar di me se cuor non hai…

J’en ai connu un, de ces Très-jeunes, il y a deux ans à Bologne, où il était encore étudiant ; aujourd’hui sous le pseudonyme de Giulio de Frenzi, il travaille sérieusement et, ce qui importe plus, avec un talent et une énergie, qui, joints à ses vingt-deux ans, lui ouvrent une carrière longue et brillante. Avec M. A. Beltramelli, un autre jeune homme à l’intelligence puissante et féconde, Giulio de Frenzi est maintenant en train de publier une série de profils littéraires italiens avec le titre doucement ironique de Candidats à l’immortalité. Je crois que cet essai d’iconographie contemporaine est appelé à combler un vide sensible dans notre histoire littéraire, et à exciter les discussions les plus curieuses, car MM. Beltramelli et de Frenzi sont singulièrement bien doués pour ce genre d’études. Ils ont déjà débuté avec deux livres remarquables : Il Corruttore, roman de M. de Frenzi ne décèle la jeunesse de l’auteur que par le style trop tourmenté ; mais l’expérience de la vie, la mesure, le dessin des personnages, le développement sobre des scènes y sont complets ; c’est un bon roman, audacieux et honnête, de cette honnêteté littéraire qui est le résultat d’un travail réfléchi et personnel. M. Beltramelli a à son actif un recueil de nouvelles, Antica Madre, dont il peut être content, car sa vision de la vie est sincère, subjective, indépendante de toute suggestion de la mode. Le séjour à Rome, dans le monde politique, journalistique et littéraire lui donnera, j’espère, ce qui lui manque encore : une vue d’ensemble, le coup d’œil plus large et plus synthétique, tout ce, enfin, dont on peut se passer dans un recueil de nouvelles et qui est fort important pour la conception d’un roman significatif. J’aurai, d’ailleurs, une bonne occasion de revenir à ces deux auteurs lorsque les Candidats à l’immortalité paraîtront en volume ; maintenant c’est la Rassegna Internazionale de Florence qui s’en est assuré les prémices.

Un autre, Lucio d’Ambra, je l’ai vu pour la première fois à Gênes, il y a cinq ans : jeune, mince, snob, blasé et poseur, je renonçai à le prendre au sérieux : il n’avait rien écrit encore, je crois, sinon des préfaces… aux livres des autres : plus tard, lorsqu’il fit paraître son roman Miraggio, qui venait après quelques pièces et quelques poésies et un tas d’articles et de nouvelles éparpillés çà et là dans les journaux hebdomadaires et politiques, j’ai dû changer d’opinion. Miraggio, quoique trop long et d’une donnée peu originale, montre un talent vif et prompt d’observateur. Je risque probablement de déplaire à Lucio d’Ambra, mais il faut que je lui dise que jusqu’à ce qu’il ait éprouvé le dramatique de la vie vécue, jusqu’à ce qu’il ait senti, lui le premier, les frissons, tous les frissons d’une vie de bataille, il lui sera bien difficile de nous donner le livre qui puisse nous faire frissonner à notre tour.

C’est par concomitance d’idées que le nom de Lucio d’Ambra me rappelle celui de Tullio Giordana : le premier roman de celui-ci avait une préface de celui-là, et depuis ce jour, Tullio Giordana a marché vite. Ses nouvelles, Le Greche, et son roman, L’occhio del lago, et un petit récit, La fiamma e l’ombra, recommandent son nom comme celui d’un auteur sur lequel l’avenir peut compter ; il est un artiste, qui, peut-être, se cherche encore, mais qui depuis longtemps n’imite pas les autres ; il sent avec son cœur, il pense avec sa tête, il voit les choses à sa manière ; il saura vite rendre ses sentiments et ses sensations, c’est-à-dire qu’il saura s’emparer de cet instrument délicat et précieux qui est le roman moderne pour nous raconter quelque chose de bien intéressant et de bien à lui. Signe caractéristique : Tullio Giordana a pris part, en 1897, à une expédition au secours de la Grèce ; tout frais de souvenirs classiques, il croyait alors à Thémistocle, à Aristide et à leurs confrères, mais maintenant, ça lui a passé.

Celui qui, sans aller au secours d’aucun peuple, vit toujours la vie la plus étrangement mouvementée, c’est M. Ceccardo Roccatagliata-Ceccardi, dont Maxime Gorki aurait créé un type marquant pour quelqu’une de ses nouvelles bohémiennes. M. Ceccardi, au vagabondage près, est un poète de premier ordre ; on ne sait jamais où il peut se trouver, où il a arrêté sa marche, mais on rencontre souvent sa signature dans les journaux sous une lyrique étincelante. Les difficultés de la vie l’ont empêché de se résumer en un livre puissant : il n’a publié que des plaquettes, qui, dans le mouvement fébrile de la littérature moderne, ne suffisent pas à répandre son nom dans le grand public.

M. Ceccardi jouit d’une renommée sûre et claire près des hommes de lettres et des gourmets littéraires : je voudrais le savoir apprécié par tous ceux qui aiment la poésie chez nous et dont le nombre n’est pas mince.

Ces souvenirs m’ayant approché des poètes, je me trouve embarrassé à les choisir, car parmi ces Très-jeunes il y en a plus d’un qui mérite un encouragement.

Mais n’étant pas taillé pour décerner des prix de rhétorique et me plaisant plutôt à des croquis rapides, je rappelle M. Guelfo Civinini, qui n’est pas un vagabond, lui ; il vit à Rome et il voyage assez peu. Son dernier recueil, L’Urna, ne doit pas passer sous silence ; nous y trouvons l’âme d’un poète expressif, mâle et singulier, dont le sens de la mesure est exquis. Cette Urna a été pour moi, je dois l’avouer, la révélation d’un esprit aristocratique et extrêmement vibrant, sensible et réservé. C’est à croire que M. Guelfo Civinini ne se laisse pas décourager par les difficultés de toute nature qui entravent la carrière d’un poète : il est appelé, son entêtement aidant, à une victoire flatteuse sur tous les poétereaux officiels.

Mais qui pourra nous donner quelque nouvelle de cet autre poète dédaigneux et solitaire, de ce Giulio Orsini dont on parle avec tant d’intérêt dans les cénacles artistiques de Rome ? Personne ne le connaît, personne ne l’a vu : il vit à l’écart, en refusant même les relations avec ses confrères : et on dit de lui, cependant, tout le bien et tout le mal qu’on peut imaginer. Son essai de poème, Orpheus, qu’il publia en plaquette chez un éditeur obscur, m’a fait désirer de lire le poème, puisque, selon mon avis qui n’est pas isolé, il y a en M. Giulio Orsini un des plus formidables et des plus originaux talents poétiques qui se soient révélés à l’Italie depuis trente ans. Les jugements que portent sur lui les critiques et les hommes de lettres oscillent entre l’admiration inconditionnée et la commisération douce. Cela suffit à nous assurer que cet essai dont je parle se détache vigoureusement de tout ce qui est banal et conventionnel.

Le regard que je viens de jeter sur ces jeunes gens marqués par le don fatal du talent littéraire nous montre donc une élite toute prête aux luttes pour l’art ; mais je suis obligé de renvoyer à ma prochaine chronique quelques notes rapides sur bon nombre d’autres ; tels, par exemple, MM. Ricciotto Civinini, Pastonchi, Sinadinò, Roggero, Pantini, etc., qui attendent justement leur tour.

Tome XXXVIII, numéro 138, 1er juin 1901 §

Publications d’art.
Attraverso gli albi e le Cartelle §

Tome XXXVIII, numéro 138, 1er juin 1901, p. 812-817 [817].

Attraverso gli albi e le Cartelle (1er fascicule). — Cette publication, exclusivement rédigée par Vittorio Pica, sera complète en six fascicules. Ce sont des sensations d’art écrites par un artiste nerveux et passionné. Le premier recueil contient des études sur Rops, de Groux, Goya et sur l’art japonais et l’art anglais.

Échos.
Une annonce italienne §

Tome XXXVIII, numéro 138, 1er juin 1901, p. 855-856 [855].

« Coupe-cigare humoristique Très élégante et gracieuse breloque. Elle consiste en un enfant assis sur un vase de nuit et qui bascule sur le fond du vase. C’est le nec plus ultra de l’originalité et du bon goût. Tous les fumeurs élégants voudront l’adopter. »

Tome XXXIX, numéro 139, 1er juillet 1901 §

Littérature.
Pierre de Bouchaud, La Sculpture à Rome, de l’Antiquité à la Renaissance. A. Lemerre, in-18, 2 fr. — Le même, La Sculpture à Sienne. A. Lemerre, in-18, 2 fr. §

Tome XXXIX, numéro 139, 1er juillet 1901, p. 178-185 [184-185].

Parler ici des deux conférences de M. Pierre de Bouchaud, c’est marquer qu’on y trouva des impressions de littérature et d’art autant que des nouveautés d’érudition. La science y est sûre, l’information étendue ; mais ces éléments indispensables, qui auraient pu demeurer inertes, sont vivifiés par un sentiment profond de la beauté. Il faut une belle confiance en soi pour oser traiter en soixante pages ce sujet qui semble vaste comme un monde, la Sculpture à Rome de l’Antiquité à la Renaissance. M. de Bouchaud n’a pas à regretter son audace ; nous y avons gagné un tableau très attachant des destinées de la statuaire romaine, où, une fois de plus, il se montre le digne émule des grands humanistes qu’il aime à célébrer. Mais considérant ici avant tout l’écrivain (et je songe aussi au poète qui, en si beaux vers, chanta Florence), je veux citer cette délicieuse impression des entours de Rome : « Enfin, Rome est aussi la voisine de la campagne où elle étend ses basiliques et ses portes multiples. La nature se donne rendez-vous sous ses murs. Au printemps, au-delà de la Porta Pia, le figuier agite doucement ses feuilles bleues. Les prés sont blancs de pâquerettes et de narcisses. Les amandiers neigeux répandent dans l’air leurs pollens invisibles et parfumés. La vigne en fleurs embaume. Sur le faîte de la vieille église Sainte-Agnès, des colombes volettent en se jouant. Du firmament, un soleil jeune et magnifique comme l’adolescence de l’année, darde ses rayons que tamisent parfois des nuées plus légères que des mousselines. Un souffle tiède, un souffle pareil à la respiration d’une déesse amoureuse, effleure le sol, se perd sur les terres antiques, fait tressaillir les ruines mémorables… » Il faut être poète aussi pour traiter convenablement de l’archéologie.

Cet opuscule est un peu tassé. Il y a plus d’air dans le chapitre sur Sienne. On y voit plus au large la ville et ses pierres sculptées, cette cathédrale qui rendit Taine à peu près ivre, ces Sodoma impurs et mélancoliques et la nudité harmonieuse de ces Trois Grâces, don d’un pape. C’est un Siennois, Cellino di Nese, qui érigea le tombeau de Cino à Pistoie. M. de Bouchaud parle bien de ce poète qui fit, après Dante, quelques-uns des plus beaux vers d’amour de son temps. On voit combien est varié ce livret ; il est parmi les meilleurs ouvrages de son auteur.

Art ancien.
Chez M. Sedelmeyer [extrait] §

Tome XXXIX, numéro 139, 1er juillet 1901, p. 219-226 [221].

Un Raphaël est exposé rue de la Rochefoucauld, par M. Sedelmeyer. N’allez pas croire à une révélation : ce Raphaël est connu, c’est la Grande Madone Colonna, celle qui fut d’abord la Madone de Saint-Antoine de Padoue. Le retable est célèbre.

Peint par Raphaël en 1505, pour le couvent des religieuses de Saint-Antoine de Padoue, à Pérouse, il est vendu en 1677 par les dites religieuses « pour payer leurs dettes », et il passe à Rome, chez les Colonna. En 1802, il quitte la galerie Colonna pour celle de Ferdinand Ier, roi des Deux-Siciles, et devient ensuite la propriété de Ferdinand II, roi de Naples, qui le garde au Palais-Royal, dans sa chambre à coucher, et la lègue à son fils François II. Lors de la révolution de 1860, le roi l’emporte avec lui à Gaëte, puis en Espagne. Les embarras d’argent s’accentuant, il charge Ripalda de le vendre.

Le duc, très lié avec l’impératrice Eugénie, le lui propose pour le Louvre : il en demande un million. Ceci se passait en mai 1870. La guerre éclate, Rome est prise, l’unité italienne faite, — et François II, devenu duc de Castro, réduit les frais de sa maison et garde sa madone ; il la prête au South Kensington, où elle est exposée quelque temps. Enfin, il meurt en 1895, et ses héritiers la cèdent à M. Sedelmeyer.

Que dire de ce chef-d’œuvre qui n’ait été cent fois répété ? C’est Raphaël ingénu et grave, encore roide et pénétré de son maître, et chez qui on sent sourdre pourtant les harmonies profondes qui vont caractériser l’œuvre. Il faudrait, à cette sublime chose, le jour inquiet et mystique d’une basilique ; il faudrait autour d’elle une particulière atmosphère de respect et de crainte, où son rayonnement doux atteindrait toute son ampleur… Mais cette galerie de marchand !… Ah ! elle a là un singulier cortège, la Vierge de Pérouse !

[…]

Lettres italiennes §

Tome XXXIX, numéro 139, 1er juillet 1901, p. 255-259.

Nerone, par Arrigo Boïto §

Depuis 1868, M. Arrigo Boïto se taisait : il avait débuté dans le monde littéraire avec le Libro dei versi, aujourd’hui assez rare, car la dernière édition remonte à 1877. Et, âgé de moins que trente ans, il avait eu l’audace de faire jouer à la Scala de Milan son opéra, Mefistofele.

N’arrivant pas à concevoir qu’un jeune homme pût affronter de but en blanc ce public d’élite, et non avec quelque lever de rideau digne de bienveillance, c’est-à-dire de commisération, mais crânement, avec un opéra aux proportions grandioses, — les Milanais en furent indignés. La première du Mefistofele à la Scala donna lieu à un tel charivari que le maëstro Boïto, dont l’audace était telle qu’il dirigeait lui-même l’orchestre, eut de la peine à conduire la représentation jusqu’au bout.

Cette attitude devant les beautés éclatantes de l’œuvre de M. Boïto ne faisait honneur ni au public, ni à l’importance du Théâtre où l’opéra se jouait. Il suffit de quelques modifications que le maëstro apporta à sa première édition pour voir son travail acclamé à Bologne et immédiatement après dans toutes les villes d’Italie. Milan en est fière aujourd’hui, parce que ce Mefistofele lui rappelle aussi l’étrangeté d’un jugement que tous s’empressent de renier, car de ces spectateurs de 1868 un petit nombre à peine doit survivre.

Après Mefistofele, et, pour la littérature, le Libro dei versi qui à son heure n’avait fait moins de bruit que l’opéra musical, M. Boïto pendant une vingtaine d’années se plut à vivre hors des batailles artistiques, loin des commérages et des stupidités qui agacent ceux qui travaillent.

Il avait rencontré un grand génie, Giuseppe Verdi, il en fut l’ami le plus intime et le plus dévoué : pour lui il composa les libretti de l’Othello et du Falstaff, chefs-d’œuvre dans leur genre ; et à l’étranger, par une de ces bizarreries qui semblent veiller à la carrière de cet artiste, on s’habitua vite à le considérer tout bonnement comme un excellent librettiste : même en France, à la mort de Giuseppe Verdi, lorsqu’il fallut nommer son successeur à l’Institut, on fut quelque temps embarrassé : et le nom qu’on vient de choisir, en apaisant la conscience des membres de l’Institut, n’a pas rencontré toutefois l’approbation des artistes en Italie.

C’est qu’on ignore de quelle trempe de musicien et de poète est l’auteur du Mefistofele : et il faut ajouter que le caractère dédaigneux et nonchalant de M. Boïto l’empêcha toujours de monter cette réclame tapageuse, rapide et éphémère qui remplit le monde de célébrités caduques.

Il en était arrivé à ce point d’indifférence que, musicien formidable lui-même, il se plaisait à écrire des libretti pour ses frères ; et non seulement il travailla pour Verdi, mais La Gioconda de Ponchielli et Ero et Leandro et I profughi fiamminghi de Mancinelli ont été composés avec les libretti de Boïto. Il poussait les autres, il jouissait de leurs triomphes et il s’oubliait de la manière la plus inattendue.

§

Heureusement, voici que la Maison Treves de Milan vient de publier le Nerone.

Jusqu’à il y a quelques mois, personne ne pouvait croire que M. Arrigo Boïto donnât à la poésie italienne une œuvre nouvelle, car ce Nerone, longuement et fiévreusement attendu par le public, n’était envisagé que comme un opéra, et on l’imaginait dans les décors de la scène, à travers les beautés d’une musique puissamment personnelle, exceptionnellement profonde.

L’apparition de Nerone en volume, sous la forme d’une Tragédie en cinq actes, vient de déplacer momentanément l’attention pour nous mettre vis-à-vis d’une conception littéraire, qui est quelque chose de bien plus complet que le libretto. Celui-ci, dans l’intention de l’auteur, n’est qu’un travail d’à côté, élagué de tous ces détails que la musique doit rendre avec son langage frémissant et infini.

Devancer de plus d’une année l’œuvre musicale par l’œuvre littéraire, voilà une audace qui n’appartient qu’à celui qui, comme M. Boïto, a droit à une critique déférente et sérieuse. Mais qu’il s’agisse d’une suggestion ancienne dont nous subissons le contrecoup, ou que les proportions colossales du drame l’imposent, il m’a été difficile, en lisant la Tragédie, de me soustraire au pressentiment de la scène et de la musique.

Sans doute, la vision telle que M. Boïto nous la donne, la vision de ces personnages et de ce monde, de cette heure vague, de ces jours où tous tremblaient, César, la foule et les cohortes, est complète. Mais, que dirai-je ? Elle semble attendre son expression supérieure et définitive par quelque chose de plus insaisissable et de plus ailé que la parole.

Et, toutefois, l’œuvre littéraire doit être jugée à part : elle a sa raison d’être, ses mérites, son but : ici le poète, libre des entraves de la scène, suivait son inspiration dramatique et traçait d’une main sûre les lignes de ce qui, plus qu’une simple ébauche, est déjà un tableau.

Néron y ressort, gigantesque. Il pouvait, dans l’œuvre du poète, se rattacher au type classique ou se rapetisser par l’influence des dernières recherches historiques : nous le voyons, au contraire, sous une lumière sinistre et aveuglante. Il serait difficile de marquer le point où, se détachant de tous ses acolytes, le protagoniste devient inoubliablement « représentatif », si le poète n’avait développé en lui une passion immortelle, le remords.

Il est le remords ; depuis le moment où il s’élance sur la Via Appia pour enterrer bien profondément les cendres de sa mère assassinée, jusqu’à la dernière scène, où, en jouant le rôle d’Oreste, il s’oublie et avoue son crime, — mieux que l’artiste raté et envieux, il est le remords.

Il l’est dans l’ombre du Sacrarium de Simon le magicien, et il l’est à la lumière du jour, au milieu des folies atroces du cirque : il l’est dans sa présomption d’artiste, dans ses amours, dans sa haine, dans sa lâcheté, dans son orgueil.

Près de lui se déroule cette idylle infiniment suave entre Rabria et Fanael, douce de toute la douceur que la tradition prête aux jeunes filles et aux martyrs chrétiens, et qui arrache à la lyre du poète les vers les plus délicats du poème. Et, opiniâtre comme le remords avec lequel elle s’identifie souvent dans l’imagination hagarde de Néron, Astéria poursuit le matricide de son amour sauvage et violent, qui lui apporte enfin la volupté et la mort.

On voit bien que M. Boïto n’a eu qu’une vision de poète, et qu’il faut demander à ce poème ce qu’il peut et doit nous donner : la poésie, avant tout, l’expression incisive d’un talent hors ligne qui crée des âmes vibrantes et porte à la lumière de l’art tout un monde fourmillant d’hypothèses et de doutes, encombré de ruines, éclairé par des mirages incomparables. Il touche souvent à la perfection, et la représentation des sentiments les plus divers trouve dans la poésie du poète des attitudes nouvelles, exquises ou tragiques, hardies, violentes ou délicatement nuancées. Ne lui demandons pas de l’archéologie ; écoutons-en la voix et soyons-lui reconnaissants du langage prestigieux que lui seul pouvait nous parler.

Une anecdote suffira à démontrer l’importance que la représentation du Nerone va prendre en Italie.

M. le duc Visconti di Modrone, qui depuis quelques ans est le Mécène vraiment splendide de la Scala, — les socialistes du Conseil municipal de Milan ayant refusé à ce grand théâtre la subvention ordinaire de 200.000 fr., d’après un principe démocratique que tous les idiots apprécieront, — le duc Visconti, donc, n’a renouvelé le contrat avec la Scala et ne lui a promis son puissant appui pour un autre triennat qu’à la condition que M. Boïto se décide à faire jouer son opéra l’année prochaine.

Grâce à cette convention, on a le double avantage de pouvoir entendre la musique de M. Boïto et de jouir pour trois ans encore d’une saison théâtrale de premier ordre à la Scala. Après quoi, Messieurs les socialistes voudront bien avouer qu’un seul Duc vaut plus qu’un troupeau de démagogues : ce qui, au demeurant, est plutôt un axiome qu’un théorème.

Les Très-jeunes : Romualdo Pantini §

Mes quelques notes sur les auteurs Très-jeunes ont eu l’honneur de rentrer en Italie par la voie des journaux politiques, qui, en les traduisant, y ajoutaient des expressions bien flatteuses pour cette Revue et pour son indigne collaborateur. Ces croquis étonnèrent en même temps tous les bureaucrates de la critique, qui n’admettent pas qu’on parle d’un écrivain avant qu’il ait atteint quatre-vingt-dix ans et qu’il ne soit totalement réduit à l’instar du parchemin.

Les deux choses étant faites pour me plaire, je profite de l’occasion que M. Romualdo Pantini m’offre avec ses publications pour continuer ma série de Très-jeunes. M. Pantini vient de ces Abruzzes qui nous donnèrent, à ne nommer que les plus fameux, D’Annunzio en littérature, Scarfoglio dans le journalisme, Michetti dans la peinture. M. Pantini vit la plupart du temps à Florence, et il s’occupe d’art d’une manière si probe et si sérieuse qu’on le considère dès aujourd’hui comme une des plus belles et des plus mûres promesses de notre critique d’art et de notre littérature. Ce jeune homme est un mélange de contradictions sympathiques : grave et enthousiaste, ardent et attentif, gai et opiniâtre. Il écrit, il observe, il voyage à l’étranger, et en dépit de ses vingt-quatre ans, sa signature est déjà recherchée par les Revues les plus importantes. Flegrea publiait dernièrement de lui une étude excellente sur Rembrandt dans son pays : et la Rassegna Internationale éditait ces jours en volume lArt à Paris en 1900, où M. Pantini donne la mesure de son goût, de son coup d’œil et de sa culture artistique. Je possède de lui, en outre, une plaquette de vers : Canti, mais comme il vient de me l’envoyer avec cette dédicace menaçante : « pour loyale amitié et non pour autre chose… » je ne lui dirai pas tout le bien que j’en pense et tout le plaisir que ces chants personnels, indépendants et sincères m’ont fait… D’ailleurs il n’est pas de ceux que l’éloge peut gâter, car il est éternellement mécontent de soi, et la fièvre de la recherche le hante.

Dernières publications §

Nous avons eu, ces mois, une floraison exceptionnelle : je cite, Piccolo mondo moderno par A. Fogazzaro ; Il riscatto, par A. Graf ; Suor Giovanna della Croce, par Mathilde Serao ; L’Apostolo, par Remigio Zena ; Il Capolavoro, par Giustino Ferri ; Il Marchese di Roccaverdina, par Capuana ; j’espère pouvoir m’en occuper, du moins rapidement, les mois prochains, où la floraison va faire une pause.

Tome XXXIX, numéro 140, 1er août 1901 §

Archéologie, voyages.
L’art monumental au Salon [extrait] §

Tome XXXIX, numéro 140, 1er août 1901, p. 505-515 [507].

[…] des vues d’Italie dont les meilleures sont celles de M. Alex Bruel, l’église Saint-Marc, les fresques de Tiepolo au palais Labia (Venise), des peintures murales et des portes de palais à Milan ; de M. J. Prévôt une curieuse vue partielle du temple de Minerve à Rome, enterré à demi et dans lequel on a percé les portes et fenêtres d’une habitation ; […]

Les Journaux.
Christine de Suède au Vatican (Le Temps, 8 juillet) §

Tome XXXIX, numéro 140, 1er août 1901, p. 526-533 [531-533].

Christine de Suède est la seule femme qui ait jamais mangé officiellement à la table du pape. Cet honneur lui fut accordé par Alexandre VII, puis, une autre fois, par Clément IX. Sans doute ces papes voulurent-ils témoigner ainsi à la reine leur satisfaction de ce qu’elle avait abjuré le luthérianisme et aussi de ce qu’elle avait choisi Rome comme séjour. On savait sans doute déjà à la cour pontificale la vérité sur la mort de Monaldeschi, vérité qui n’a pas fait encore beaucoup de chemin, — quoiqu’elle marche depuis deux cent cinquante ans. Loin d’être l’amant de Christine, Monaldeschi intriguait bassement pour s’approcher d’elle. C’était un coquin très vulgaire, habile à la lettre anonyme, au mensonge, à la trahison. Christine ne le fit pas assassiner. Elle le condamna à mort et le fit exécuter. Les exécuteurs ne valaient pas mieux que le patient, ils n’étaient point pires. L’acte de Christine, qu’un historien trouverait tout naturel dans l’Italie du quinzième, nous choque dans la France du dix-septième siècle. Ce ne fut pas un crime, mais un anachronisme, et l’amour n’y joua aucun rôle. Et après tout, une femme telle que Christine, l’une des plus extraordinaires qui furent jamais, on peut chercher à la comprendre, mais non se permettre de la juger ; peut-être aussi que l’admiration suffit. Les luthériens, qui ne lui ont jamais pardonné son abjuration, ont propagé avec délices la légende de Fontainebleau. Le Temps, à qui on emprunte la citation qui va suivre, appelle Christine « la criminelle fille du vainqueur de Lutzen ». Propos de religionnaire.

Voici l’anecdote du repas au Vatican :

« Pour l’exécution de son projet, le pape se heurta à une première difficulté. L’usage des fauteuils, en présence du pontife, étant exclusivement réservé aux souverains régnants, les autres personnages devaient se contenter d’une chaise à dossier bas et sans appui pour les bras. Christine ne régnait plus, mais elle prétendait à tous les privilèges. En voulant lui rendre hommage il ne fallait pas risquer de la blesser. Alexandre VII appela le Bernin à son aide. Le créateur du barocco se mit à l’œuvre et imagina un siège hybride, ni chaise ni fauteuil, beaucoup plus bas que celui du pape, mais ayant toutefois une apparence assez majestueuse pour ne pas éveiller les susceptibilités de la reine de Suède.

Le repas eut lieu le 26 décembre 1655, dans la grande salle du Vatican, et voici la description qu’en donne Gualdo, historien de Christine :

Les deux tables étaient distantes l’une de l’autre d’environ deux mains. Celle où était le pontife était de deux doigts plus haute que celle de la reine ; le pape était assis au milieu, sur un fauteuil en velours rouge et une grande estrade, haute d’une demi-main ; la reine s’assit sur le siège royal fabriqué expressément pour elle, du côté droit, sous le baldaquin, mais au ras du pavé sur un tapis. Don Antonio della Cuena donna à Sa Majesté la serviette, le marquis Ippolito Bentivoglio lui servit la coupe, et le comte Francesco Maria Santinelli fit le buffetier, c’est-à-dire l’assaggio (goûter aux mets avant de les passer). Le dîner fut proportionné à la grandeur d’un grand prince vis-à-vis d’une grande princesse. »

Ce cérémonial fut, à peu de choses près, celui qui fut suivi pour le repas que lui offrit Clément IX, le 9 décembre 1668, mais il manqua, et ce fut dommage, le « ni-chaise ni-fauteuil » du Bernin.

Tome XXXIX, numéro 141, 1er septembre 1901 §

Lettres allemandes.
W. Fred : Giovanni Segantini, Vienne, Wiener Verlag, K. 7. 20 §

Tome XXXIX, numéro 141, 1er septembre 1901, p. 819-824 [822-823].

Mais je retrouve le nom de M. Fred sur une monographie consacrée à Giovanni Segantini. Cela est luxueusement édité par le Wiener Verlag et orné de nombreuses illustrations. Caron s’est souvenu que le peintre des Hautes-Alpes étant né à Arco, l’Autriche devait le considérer comme un de ses enfants, quoique, durant toute sa vie, elle ne s’en souciât que médiocrement. Pâtre dans sa première jeunesse, Segantini passe deux ans dans un orphelinat de Milan dont il s’échappe pour être repris l’année suivante. Plus tard il vend ses deux premières médailles d’or pour vivre et c’est à travers une jeunesse de terribles misères qu’il devient le grand peintre qu’il fut. On connaît fort peu de choses sur la vie de Segantini et M. Fred nous en a rapporté tout ce que ses longues recherches lui ont permis de découvrir. Il analyse avec soin l’œuvre de l’artiste, mort prématurément avant d’avoir achevé sa tâche.

Tome XL, numéro 142, 1er octobre 1901 §

Archéologie, voyages [extraits] §

Tome XL, numéro 142, 1er octobre 1901, p. 205-211 [205-207, 208-210].

Eugène Müntz : Florence et la Toscane, Hachette, 15 fr. §

M. Eugène Müntz est peut-être l’homme de France qui connaît le mieux l’art italien des grandes époques du Moyen Âge et de la Renaissance. Il l’a étudié laborieusement par villes et par régions. Ses monographies, ses travaux excellents et toujours renouvelés depuis trente ans, sa grande Histoire de l’Art qui est une des entreprises les plus honorables de la maison Hachette, lui valent une réputation d’historien et de critique d’art dont on peut dire, — et ceci n’est pas un mince éloge au temps où nous sommes ! — qu’elle est une des rares qui ne soient pas usurpées. — Nous aimons, au reste, ces classements et ces spécialisations ; il semble aujourd’hui, tant les matières sont diverses, qu’on ne saurait avoir de compétence que sur un petit nombre de sujets, spécialement choisis et dont on aura fait une étude exclusive ; les esprits encyclopédiques nous déroutent. Mais choisir un domaine aussi vaste que l’art italien en ses manifestations multiples durant quatre siècles, lorsque tant de villes ont été des centres de civilisation et les foyers distincts d’où rayonnèrent les arts dont notre civilisation occidentale est encore glorieuse ; acquérir une connaissance si certaine des artistes, de leur temps, de leurs œuvres, du mouvement qu’ils créèrent ou subirent, — qu’on mérite d’être consulté comme leur meilleur interprète, c’est plus que de la spécialisation ; c’est le travail d’un esprit étendu autant que lucide, heureux de comparer et de comprendre, — le propre d’une intelligence dont le commerce sera non seulement agréable toujours, mais susceptible encore de nous profiter. J’insiste sur cet avantage immédiat, car les livres dans lesquels on peut apprendre quelque chose et s’augmenter soi-même sont peu nombreux. Or avec ceux de M. Müntz, on est assuré de ne pas perdre son temps ; même sous la forme apparemment superficielle de notes crayonnées en voyage, les renseignements qu’ils fournissent sont infinis. Je ne m’étendrai pas autrement sur Florence et la Toscane, qui n’est qu’une réédition, mise au courant d’ailleurs des faits les plus actuels et que son prix relativement modique met, selon la formule, à la portée de tous. Mais, il faut dire combien M. Müntz est un guide sûr et digne d’être adopté ; avec quel plaisir on le suit dans ses explorations de Pise, Sienne, Lucques, et de toutes les petites villes de la Toscane : Volterra, Pienze, Arezzo, Fiézole, Poppi, Pistoja ; de Florence surtout qui est un musée unique en Italie et en Europe, et où il faut raccompagner pas à pas. M. Müntz a fait enfin pour l’Italie ce que nous voudrions tant voir faire pour la France ; il a essayé de ramener l’attention sur des petites villes historiques, dédaignées des touristes parce que leurs Manuels ne les célèbrent pas, situées en dehors des grandes voies de communication, et qui se sont assoupies, leur rôle terminé, gardant intact leur physionomie d’autrefois. Presque toutes, ici et là, recèlent des chefs-d’œuvre et méritent qu’on s’y attarde ; mais tandis qu’en France, après la Révolution qui a tant détruit, les bienfaits de la centralisation se sont fait sentir en dirigeant sur la capitale ou les villes les plus importantes, la presque totalité des choses transportables, en Italie, les petites villes offrent encore, avec leurs édifices demeurés debout, des œuvres de la statuaire, de la peinture, des arts mineurs, souvent si nombreuses qu’on ne peut parler que des principales, des œuvres de tout premier ordre, sous peine de ne donner que des énumérations fastidieuses. — Une telle comparaison, aussi bien, doit-elle être entièrement à notre désavantage ? Je crois qu’il ne faut pas se hâter de conclure. La France en effet, même après de terribles ravages, conserve d’admirables édifices, jusque dans de très petites villes, dans des bourgs et des villages, alors qu’en Italie l’art monumental n’existe pour ainsi dire pas. Que sont les cathédrales de Sienne et de Florence, le dôme de Pise, les églises romaines à côté de nos cathédrales du nord ? C’est en France, dans les villes du Rhin et de Belgique, en Angleterre, qu’il faut étudier les églises du style gothique ; à Sienne où on l’employa, il est dépaysé, presque ridicule. Les églises italiennes valent surtout par la matière employée, la richesse de la décoration, les marbres, les mosaïques ; à l’intérieur par les œuvres qu’y accumulèrent des générations d’artistes ; la plupart n’ont pas même de façade ; elles sont plates et lourdes, gardent l’aspect écrasé des anciennes basiliques ; et même les très belles œuvres architecturales, si exceptionnelles, que l’on a coutume de citer pour l’Italie, les palais Vénitiens et Saint-Marc, le Baptistère et le Campo-Santo de Pisene viennent point modifier cette impression générale ; l’architecture italienne n’a jamais connu la grandeur et la beauté des lignes. — C’est dire que les illustrations rendent très mal un art qui ne vécut que par la couleur et que la plupart des monuments de Toscane dont parle M. Müntz demeureront toujours inconnus à quiconque n’en saurait avoir la vue directe. On goûtera les formes heureuses de quelques édifices comme le Palais Vieux et le palais du Bargello, à Florence, le palais Tolomei à Sienne, le pittoresque de certaines rues et des aspects de ces vieilles villes, comme à Florence le Ponte-Vecchio, l’oratoire d’Or Saint-Michele ; mais comment rendre une chose aussi spéciale que le Dôme de Pise, mesquin comme bâtisse et décoré d’une marqueterie polychrome à motifs géométriques, pavé d’une mosaïque imitant les plus riches tapis de l’Orient, les parois couvertes de cubes d’émail avec des touches d’or et d’argent, dont l’ensemble resplendit comme un gigantesque écrin ? — N’est-ce pas d’un art curieux, un peu étrange et dans lequel, à côté d’œuvres d’une beauté incontestable, on est choqué tout à coup par un étalage barbare de clinquant ?

Il faudrait ajouter quelques mots sur les reproductions de peinture et sculpture données par M. Müntz. Elles sont légion. Mais telle est l’abondance de sa documentation malgré tout qu’on les trouve trop peu nombreuses. C’est en dire le prix, et en même temps c’est dire la suprême habileté d’un écrivain qui, dans une pareille matière, ayant donné à profusion, nous laisse avec le désir de recevoir encore.

G. Weichardt : Le palais de Tibère à Capri, Schleicher, 12 fr. 50 §

Dans les publications d’art et cette fois nous venant d’Allemagne, je dois mentionner encore Le Palais de Tibère et autres édifices romains de Capri, par G. Weichardt, de qui l’on connaît déjà les travaux consciencieux sur Pompéi. C’est, dit l’auteur, une restitution dont le rapport avec les choses véritables de l’antiquité est à peu près celui d’un roman historique à l’histoire réelle. M. Weichardt, toutefois, a utilisé tout ce qu’il a pu réunir de renseignements historiques et archéologiques sur Capri, et sa restauration nous donne une idée probablement très juste de ce qu’était l’île à l’époque romaine, — couverte de palais, de villas, de villes et de jardins, et dominée par le palais de Tibère, la « villa Jovis », où, nous apprend Suétone, l’empereur s’amusait si délicatement avec « ses petits poissons ». — Les restes du palais de Tibère constituent les plus importantes ruines de Capri, — dont le niveau au-dessus de la mer a fort varié au cours des siècles, d’abord plus élevé, s’enfonçant ensuite pour se relever partiellement, si bien que des édifices romains qui bordaient le rivage sont restés recouverts par 6 m. d’eau. Mais des débris nombreux, des substructions de monuments remontant pour la plupart au règne d’Auguste ont été reconnus et fouillés, en différents points de l’île ; on en cite à la Certosa, sur le monte Castiglione, sur le monte Michele, à la punta Tragara ; un escalier gigantesque, dont 159 marches existent encore et sont utilisées par les habitants, de préférence à la route moderne, conduisait de la mer à l’antique Caprée, et de là jusqu’à Anacaprée, à une altitude de 270 mètres. Quant au palais de Tibère, qui étageait ses constructions, ses colonnades, ses portiques, ses colonnes triomphales à la pointe d’un rocher surplombant à 300 mètres le niveau de la mer, c’était bien le nid d’aigle qu’on pouvait rêver pour le César vieilli, soupçonneux, misanthrope, ruiné de débauches, poursuivi par le souvenir de ses crimes, — et cette ville tragique, par sa somptuosité fabuleuse autant que par la beauté de ses lignes, au sommet de ce promontoire pittoresque, vient heureusement réhabiliter, dans les planches de M. Weichardt, l’art romain que tant de froides et maladroites imitations depuis trois siècles nous avaient fait prendre en horreur. — Aussi bien, le souvenir de Tibère pèse aujourd’hui encore sur l’île ensoleillée. On fait le signe de la croix quand on parle du tyran païen dont la cruauté et la sensualité ont été même exagérées dans l’imagination populaire. Il a sa légende et, dit-on, la statue équestre de l’empereur, d’une valeur inestimable, toute en or et avec des pupilles de diamant, se trouve dans une cavité sous le château. Un jeune pêcheur, égaré dans les roches, l’a vue un jour par une ouverture ; il n’a jamais retrouvé son chemin. Comme dans la tradition allemande sur Frédéric Barberousse, Tibère se réveillera, le temps venu, et sortira tout armé de la montagne. Alors ce sera une ère de prospérité et le plus pauvre pêcheur de l’île aura droit à ses richesses.

Ce volume, paru, à la librairie Schleicher, a été imprimé à Leipzig et ornementé par les élèves de l’Académie des Beaux-Arts. Il en faut louer la beauté curieuse, peut-être un peu lourde, mais qui s’harmonise fort justement avec le travail de M. Weichardt. — Hélas ! il n’est guère que l’Allemagne pour nous donner de telles éditions ; ici nous devons nous contenter « du papier à chandelle et des souliers à clous de l’Auvergnat » dont parlait Huysmans ; — et encore nous n’en avons pas toujours.

Publications d’art.
André Mellerio : Rome, la question d’art et la question politique, Henri Floury, 2 fr. 50 §

Tome XL, numéro 142, 1er octobre 1901, p. 241-246 [242].

Dans une plaquette fournie sur Rome, la question d’art et la question politique, M. André Mellerio, esprit sagace et critique averti, étudie le fonctionnement et l’état des musées italiens, aussi bien nationaux que pontificaux, tant au point de vue matériel qu’intellectuel ; il s’élève avec raison contre le mauvais goût des édifices nouveaux et contre les destructions qui viennent défigurer la Rome artistique et il étudie quelles seraient pour la Ville éternelle les conséquences des divers changements politiques possibles. Un profitable appendice groupe un certain nombre de documents sur la législation italienne vis-à-vis des questions d’art.

Lettres italiennes §

Tome XL, numéro 142, 1er octobre 1901, p. 258-262.

Antonio Fogazzaro : Piccolo mondo moderno §

Depuis quelques mois je suis bien sage, mes chroniques ont été respectueuses, calmes, dignes. Je tiens à déclarer que la faute n’en est pas à moi : je me suis rencontré avec des livres et des auteurs qui me plaisaient, qui étaient donc très bien, et qui n’excitaient aucunement l’envie de danser autour une toute petite danse ironique. Mes amis de Milan, de Florence, de Rome, de Naples… (voit-on assez que je suis un auteur lu dans les villes les plus intellectuelles d’Italie ?) mes amis étaient un peu interdits par cette chance qui présidait à mes lectures ; et c’est probablement pourquoi ils m’ont provisoirement conseillé la lecture des romans dont je vais parler.

Ayant acquis par de longs mois de paix le droit de me soulager avec quelque peu de médisance, je suis heureux de pouvoir exprimer mon manque absolu d’admiration pour le dernier roman de M. Fogazzaro, Piccolo mondo moderno. J’avais à peine lu un roman français profondément catholique et voici que Piccolo mondo moderno… (Je demande la permission d’indiquer ce livre par ses initiales P. M. M., ce qui peut rappeler la marque d’une fabrique d’automobiles ou un réseau du chemin de fer, mais c’est infiniment plus court que le titre tout entier.) Et voici donc que P. M. M. me rejette dans ce monde clérical, parmi ces catholiques lascifs et ignorants, cruels et lâches, scrupuleux et asexuels, qui m’ont donné tant de mal en lisant le roman, d’ailleurs admirable, de l’auteur français.

J’avoue, avec une franchise abominable, que si M. Fogazzaro n’écrivait que pour moi, il pourrait bien, à l’heure qu’il est, se passer de tremper la plume dans l’encrier ; mais j’ai le vague soupçon qu’il y a des milliers et des milliers de lecteurs qui prennent un plaisir fou aux aventures mi-religieuses mi-politiques des personnages du roman de M. Fogazzaro. Il doit y avoir tout un monde que ce genre de livres excite à commettre un tas d’incroyables bêtises, telles qu’à porter autour des flancs un cilice, comme le protagoniste du roman français, ou à se brûler le bras à la flamme d’une chandelle, comme le protagoniste du roman de M. Fogazzaro, pour échapper aux tentations d’une jolie femme de chambre.

Je suis loin de nier le mérite littéraire du Piccolo Mondo Moderno. M. Fogazzaro, indépendant et personnel, est indéniablement un artiste : il fait vivre une quantité de types avec une aisance parfaite, quoique on puisse observer qu’il se plaît trop aux milieux restreints, aux figurines humbles, plaisantes, inoffensives, ce qui fait penser à un plateau chinois patiemment historié. Mais en lisant ce roman, on irait qu’il faut se faire un cas de conscience de chacune de nos occupations quotidiennes et déranger le bon Dieu pour qu’il nous assiste à chaque pas et nous accompagne dans tous les coins où nos plaisirs et nos affaires nous traînent.

Remigio Zena : L’Apostolo §

Plus rusé, et donc moins irritant, bien que dévoué lui aussi à l’Église, voici M. Remigio Zena avec son Apostolo. M. Remigio Zena, que j’ai eu le plaisir de connaître personnellement à Milan il y a six ou sept ans, appartient à l’aristocratie génoise et occupe une haute charge dans l’armée italienne. Bref, il n’est autre que le marquis Gaspare Invrea, mais en littérature on doit soigneusement l’ignorer : sous son pseudonyme de Remigio Zena, il a publié un recueil de vers curieusement originaux, Le Pellegrine, qui donnaient une impression subjective et pourtant très spontanée de son séjour dans l’Afrique italienne ; il exploita de cette manière une région presque inconnue à la grande majorité de ses lecteurs, en se montrant poète bizarre, hardi, spirituel, piquant. Le succès fut double et la critique professionnelle et le public saluèrent ce recueil avec une sympathie très marquée. J’ai entendu, encore dernièrement, quelques hommes politiques, — (voit-on assez que je vis, à Rome, dans les coulisses du monde parlementaire ?) — j’ai entendu des hommes politiques rappeler les vers de Remigio Zena avec un plaisir qui témoignait de leur admiration. Mais avec le roman L’Apostolo, il vient de se placer parmi nos romanciers les plus en vue ; il s’agit vraiment d’un travail solide, mis en juste lumière, indépendant de toute école et des préoccupations exclusivement propagandistes.

La vie fourmillante et infatigable du monde catholique à Rome, de ce monde qui donna tant de peine à M. Zola, lequel en eut une vision étrangement puérile, — est le décor du roman de Remigio Zena. Celui-ci, qui le connaît bien, car il y a des liens de famille et d’habitudes, peint ce grand tableau d’une main vigoureuse : tous y entrent, sénateurs, députés, journalistes, prélats, cardinaux, zélateurs laïques, aventuriers et aventurières, aristocrates de la plus vieille souche et rastaquouères. C’est Rome à l’époque des esclandres de la Banca Romana. (Entre nous, il y avait alors au ministère l’ineffable Giolitti : et au moment où j’écris, le voici encore, mais remis à neuf, plus inconscient et plus pernicieux que jamais !) M. Remigio Zena nous promène dans cette énorme Bourse des affaires publiques, tandis que le drame de l’Apostolo, Marco Cybo, se développe sourdement sur ce fond de vie fiévreuse.

Marco Cybo est un apôtre discret et il ne nous ennuie pas avec ses tirades sur l’immortalité de l’âme ou sur les tourments de l’Enfer : tel l’a voulu son créateur spirituel et tel nous le voyons agir. Catholique fervent, il a les meilleures intentions d’entrer dans la Compagnie de Jésus, pour s’adonner entièrement au Roi des Cieux, et il déploie une énergie et une activité admirables dans les pèlerinages et dans les réunions pour accomplir cet apprentissage laïque qu’un cardinal lui conseille avant de dire un adieu définitif aux tentations de l’orgueil et de la chair. Mais Marco Cybo est jeune, et sur ce point le diable va lui livrer bataille (entre parenthèses, je crois que si on l’interrogeait, le diable, il serait bien étonné de voir qu’on le suppose encore si stupidement enthousiaste des âmes chrétiennes). La rencontre qu’il fait de la princesse roumaine Nicoletta Brancovenu, une adorable gamine arrivée on ne sait d’où avec sa mère, menace d’être fatale à l’apôtre. M. Remigio Zena a si savamment extériorisé les deux caractères de ces jeunes gens qu’ils restent dans ma mémoire avec leurs couleurs : lui tout noir et sombre ; elle toute riante et rouge. Tous deux s’éprennent rapidement l’un de l’autre : Rome prête à la passion son décor inoubliable de grandeur et de beauté. Mais le tas de préjugés qui est au fond de toute conscience catholique fait de Marco Cybo un lutteur acharné et opiniâtre contre cet amour, tandis que la petite princesse Brancovenu non seulement se plaît à aimer, mais elle sait étaler précocement une science de séduction exquise. Bref, après une série d’épisodes qui se nouent au brouhaha de la grande vie romaine, une dernière scène se passe dans un petit couvent aux environs de la ville, où Marco Cybo vient de se réfugier pour ses pratiques religieuses et où Nicoletta arrive à pénétrer grâce au désordre que la mort d’un religieux produit dans la maison. Lutte violente pour arracher le jeune homme aux méditations mystiques et pour lui offrir toute une vie de jeune et dévouée passion. Il va tomber sous l’élan de la jeune fille, lorsqu’on accourt l’appeler : le religieux mourant désire le voir une dernière fois, le fortifier dans sa croyance.

Nicoletta est vaincue : la mort avec toute sa majesté surnaturelle va le faire repentir, il n’écoutera plus la voix de l’amour et de la jeunesse. Et alors, tandis que Marco Cybo, s’arrachant aux bras de Nicoletta, monte rapidement voir l’ami qui se meurt, on entend un bruit sourd, le choc d’un corps qui tombe et s’écrase sur le pavé. Nicoletta vient de se jeter par la fenêtre.

Sincèrement, en dépit des préventions qu’on peut avoir contre les théories, d’ailleurs bien dissimulées, qui inspirent ce livre, le roman de Remigio Zena ne peut pas être facilement oublié : c’est le résultat d’une longue et impartiale observation, qui crée des types vivants, marqués, exacts.

Giustino Ferri : Il Capolavoro §

Il Capolavoro, par Giustino Ferri, que la Société Éditrice Nationale de Rome, sous la direction de M. G. de Rossi, vient de publier avec son élégance habituelle, nous fait regretter que le journalisme politique absorbe trop souvent cet écrivain souple, fantastique, spirituel. Ses romans, qui paraissent d’avance dans les feuilletons des journaux romains, ont ce seul défaut d’avoir quelques pages trop voulues, comme si la crainte de n’être pas assez et pas toujours intéressant avait hanté l’auteur. Mais lorsqu’il peut se soustraire à cette préoccupation, M. Giustino Ferri a une personnalité robuste et un style à lui.

Il Capolavoro raconte les aventures d’un gentilhomme catholique et détraqué, artiste et vicieux, qui, ayant trouvé une jeune fille pauvre et belle, veut en faire son Capolavoro, son chef-d’œuvre, une création complexe d’intelligence, de méchanceté, de raffinement : et la petite surpasse de telle manière l’attente de son maître, qu’après avoir été à lui et lui avoir fait commettre les bizarreries les plus dangereuses, elle lui échappe des mains et se jette à la grande vie d’aventures. C’est très curieux le caractère du gentilhomme, toujours en proie à des scrupules religieux qui rehaussent le goût poivré de ses exploitations féminines et débauchées : mélange abominable de bigot et de lascif, qui semble être le pendant des bigots vertueux dont nous venons de voir les héroïsmes dans les œuvres de MM. Fogazzaro et Zena. Probablement tous ont raison, nos auteurs : il n’y a rien de plus invraisemblable dans les types des uns que dans celui de l’autre, et il y a cela de commun aux premiers et au second que, évidemment, le fanatisme catholique porte à des excès blâmables où la foi n’a rien à voir.

Au demeurant, il n’y a pas à craindre que M. Ferri nous serve des prêches : écrivain plein de goût et de verve, avec cet aimable scepticisme des hommes qui ont beaucoup vu et vécu, il cherche le beau où il le trouve, laissant aux moralistes la tâche malaisée de confondre l’art avec la vertu.

A. Rusconi et A. Valeri : La Vita di Benvenuto Cellini §

La même Société Éditrice Nationale vient de publier en un fort et beau volume cette divine autobiographie de Benvenuto Cellini que Goethe admira et traduisit. La vità di Benvenuto Cellini, i Trattati della Oreficeria e della Scultura e glî Scritti sull’Arte, enrichis par quelques centaines d’illustrations et par les notes historiques et philologiques de MM. A. Jahn Rusconi et A. Valeri, est une publication d’ordre supérieur qui témoigne du goût et du savoir des deux compilateurs. Cette autobiographie franche, rude, crâne, sincère jusqu’au cynisme, est un document d’art et d’histoire si important qu’en Italie on rougirait de ne pas la connaître et de ne pas pouvoir en citer les passages les plus caractéristiques. Mais MM. Rusconi et Valeri ont été fort bien avisés d’y ajouter les Traités sur l’orfèvrerie et sur la sculpture du grand-maître que François Ier aima et chérit et qui aima à son tour la France. Les Traités ne sont pas si populaires que la Vie, et ils méritent d’être connus à fond, car ils éclairent eux aussi toute cette époque merveilleuse où l’on donnait des coups de marteaux aux statues et de poignard aux ennemis avec la naïve franchise que nous avons malheureusement perdue à jamais,

Tome XL, numéro 143, 1er novembre 1901 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XL, numéro 143, 1er novembre 1901, p. 528-534 [533].

La Nouvelle Revue (15 septembre). […] — La littérature actuelle en Sicile, par M. G. Dejob. […]

La France jugée à l’étranger.
Italie §

Tome XL, numéro 143, 1er novembre 1901, p. 568-573 [568-571].

Sous ce simple titre : Un Maestro, M. Luigi La Rosa a donné à la Rivista politica e letteraria, de Rome, une fort belle étude sur Barbey d’Aurevilly. Après avoir esquissé la vie littéraire du grand écrivain, analysé ses œuvres, conté quelques anecdotes caractéristiques, l’auteur conclut ainsi :

« Un profond déséquilibre l’agite, il a les douloureuses fascinations de l’inconnu, et, poussé par sa volupté d’atteindre à l’essence des choses, il s’abîme en un océan peuplé de fantômes, de chérubins, de belles femmes. C’est ainsi. Le mysticisme n’est, en fait, à le considérer dans ses sources, qu’une déviation de la volupté. Même à travers les nuages de l’encens, au milieu de ces églises gothiques qui montent comme un soupir des âmes vers Dieu, même d’entre les invocations de ces antiques dévotes, il s’exhale un âcre parfum de sensualité mêlé aux tendresses de la prière. Et la pensée qui suivait la grande idée de l’éternité, qui évoquait les royaumes d’outre-tombe dans la pénombre des chapelles, tout d’un coup revient à la réalité : les visions prennent une forme visible… Et il écrit des pages pleines de parfums, de nuances, de caresses. Au moment même où on dirait, selon le mot de Voltaire, qu’il a “le diable au corps”, son style, qui semblait avoir emprunté aux tourbillons dantesques ses intonations et ses couleurs, s’élève vers les cieux limpides de la spiritualité et se purifie… Jamais la langue, a dit Saint-Victor, n’a été forcée à un plus hautain paroxysme ; là, elle est quelque chose de brutal et de fin à la fois, de violent et de délicat, d’amer et de doux. Elle rappelle ces breuvages de la sorcellerie où il entrait des fleurs et des reptiles, du miel et du sang de tigre.

» “Je n’aime, disait-il, que ce qui est rare. Le plus grand éloge que l’on puisse faire d’un diamant est de l’appeler un solitaire.” Dans la littérature, Barbey d’Aurevilly est bien un solitaire. Il n’a suivi que la trace éclatante de son propre esprit. Il y a dans son attitude quelque chose de l’Alighieri ; du Divin Poète, il a l’altière éloquence qui flagelle et la seconde vue, don cruel et terrible, qui permet de descendre dans l’enfer du siècle. Son œuvre est une épopée sublime, grotesque, indélimitée : on y voit passer non des bourgeois lilliputiens, mais des athlètes ; on y entend non la petite tragi-comédie quotidienne, mais l’ouragan indompté grossi de tous les hurlements de la nature irritée.

» Quelqu’un a accolé son nom à celui du marquis de Sade, mais la mauvaise foi seule ou l’ignorance peut essayer un pareil rapprochement. D’Aurevilly a décrit tous les délices des sens, il est entré dans la forêt des vices, il s’est fait l’historien du mal : mais en somme son œuvre est celle d’un moraliste, qui a éclairé d’une tragique lumière la corruption de son siècle… »

Si l’on trouve exagéré l’enthousiasme du critique italien, on conviendra peut-être cependant qu’il est plus raisonnable et plus équitable que la froideur de nos professeurs de littérature devant l’auteur inimitable, après tout — des Diaboliques.

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Nous trouvons dans Flegrea une étude intitulée Remy de Gourmont, par Giuseppe Vorluni, un des jeunes écrivains italiens les plus distingués et les mieux instruits de la récente littérature française. Cette étude, bien comprise, renferme l’analyse méthodique des principaux ouvrages de M. de Gourmont ; cela lui donne un caractère d’utilité fort appréciable. Les jugements critiques, inspirés par une grande sympathie littéraire, sont des plus intéressants. En voici quelques passages :

« Remy de Gourmont a une sérénité de conception et de jugement difficile à dépasser. Si parfois il frappe les vaincus, c’est que, se souvenant du précepte machiavélique, il sait qu’il faut achever les blessés pour les mettre hors d’état de prendre part à de nouveaux combats.

» Son œuvre littéraire donne l’impression d’un solide esprit philosophique et d’une culture variée à miracle. Peut-être, de tous les écrivains contemporains, est-il celui qui dérive le plus directement de Nietzsche, et même pour certaines particularités de style. La doctrine du grand philosophe n’est point passée en lui par une assimilation plus ou moins complète ; mais il y a puisé des enseignements et des préceptes, des raisons directrices pour la création de ses œuvres d’art et la maturation de ses jugements.

» Un illustre écrivain français parlant, il n’y a pas longtemps, de Remy de Gourmont, se plaisait à faire remarquer la plénitude de pensée de son œuvre. Selon sa fine et juste expression, chaque phrase de Gourmont contient une idée et chaque période cache une vérité. Louange qui n’est pas médiocre si l’on considère l’actuelle production littéraire, privée la plupart du temps de tout contenu réel et vrai, parée extérieurement de tous les attraits d’une forme impure.

» Remy de Gourmont pense, comme Stendhal, que la forme fait partie de la pensée. Il exagère même cette idée en disant avec Hobbes, Veritas in dicto non in re consistit, vérité profonde sous une apparence paradoxale. Et c’est pourquoi nul mieux que lui en France n’est maître de l’instrument formel. Il connaît l’histoire de la langue française, de ses vicissitudes et de ses transformations, il a pénétré dans son essence et dans sa structure, et les mots lui obéissent immédiatement selon les nécessités de l’expression…

» De l’accord parfait entre la noblesse et l’élévation de la pensée et la pure élégance d’une forme choisie, il ne pouvait naître que de supérieures œuvres d’art.

» L’œuvre de Remy de Gourmont est complexe et nombreuse. Il a tenté tous les genres, non sans succès, et si une aptitude particulière semble le désigner plutôt à la critique où trouve à s’employer la solide et abondante culture de son esprit, la sérénité et la pénétration de son jugement, cependant ses romans, ses contes, ses poèmes, son théâtre, prouvent qu’il peut cultiver également n’importe quel genre littéraire, encore que, nécessaire et naturelle gradation, tels de ses écrits en ces derniers genres paraissent légèrement inférieurs au reste de son œuvre. »

M. Vorluni passe ensuite à l’examen de chacun des ouvrages, dont il donne un résumé et des citations. Le dernier mot de cette remarquable étude est une allusion classique spirituellement rajeunie par l’ironie :

« Remy de Gourmont, assis solidement, se plaît à regarder tomber, les uns après les autres, les fétiches encensés et adorés, et il contemple avec sérénité l’écroulement des Vieillards aux pieds d’argile. »

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M. Vorluni déclare franchement ne pas aimer beaucoup Lilith « qui n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans l’œuvre dramatique de Remy de Gourmont ». Il est donc piquant de signaler l’opinion tout opposée de M. Luciano Zuccoli, qui fait de ce livre un grand éloge dans l’Italie1. Ce journal a ceci de particulier qu’il est rédigé en français par des Italiens qui ont ainsi à vaincre une double difficulté : s’assimiler une pensée étrangère et exprimer leur jugement dans une langue étrangère. On sait avec quelle bravoure M. Zuccoli affronte ce danger et avec quelle habileté il en vient à bout dans ses Lettres Italiennes. Il est parfois incorrect ; cela n’est pas déplaisant pour qui aime la prose de l’abbé Galiani, le maître de tous les Italiens qui veulent écrire en français. L’esprit et la fougue valent mieux qu’une honorable et parfaite froideur.

De l’article, chacun pouvant le lire, nous ne détacherons que ce paragraphe :

« Personne n’use de l’anachronisme avec plus d’esprit et de goût que notre historien de la comédie talmudique. Le mélange savant de cette époque nébuleuse et des passions qui nous hantent, aujourd’hui encore, nous autres les fils de la civilisation la plus recherchée, — produit une impression étrange et pleine de saveur. »

En conclusion, M. Zuccoli appelle Lilith « le poème capricieux d’un artiste extrêmement singulier ».

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C’est encore M. Zuccoli, mais cette fois dans le Marzocco, qui étudie le recueil de drames publiés par M. Claudel, sous ce titre, L’Arbre. Ayant analysé les cinq poèmes dont le plus célèbre est Tête-d’Or, M. Zuccoli termine en regrettant l’obscurité de la langue et certaines dispositions scéniques qui empêcheront certainement ces pièces admirables d’être jouées sur l’un de nos théâtres réguliers, bourgeois et financiers.

Peut-être, comme le dit l’excellent critique, lui-même auteur dramatique applaudi, M. Claudel pourrait-il essayer quelques concessions à la lâcheté et à l’avarice des Clareties. Mais à quoi bon ? M. Claudel « apporte du nouveau », dit Zuccoli, cela suffit pour que toutes les portes lui soient fermées, — portes des théâtres, portes des intelligences. To the happy few. Respectons son orgueil.

Tome XL, numéro 144, 1er décembre 1901 §

Histoire.
Comte de Reiset : Mes souvenirs : Les Débuts de l’Indépendance italienne, préface par Robinet de Cléry, Plon, 7.50 §

Tome XL, numéro 144, 1er décembre 1901, p. 785-791 [790-791].

Ces souvenirs intéressent par les événements qu’ils retracent et plaisent par l’alerte simplicité du récit. Très jeune encore, le comte de Reiset fut nommé premier secrétaire d’ambassade à la cour du roi Charles-Albert, le 15 mai 1848. Il avait fait à Rome quelques années durant son apprentissage diplomatique et mondain, puis occupé quelques semaines un poste à Francfort. Il arrivait à Turin en un moment de crise pour la monarchie de Savoie et pour l’Italie tout entière. Il fut le témoin des suprêmes efforts de Charles-Albert pour secouer le joug autrichien, de ses brefs succès, de ses revers et de son abdication.

Le caractère de ce souverain paraît avoir frappé M. de Reiset qui lui consacre plusieurs chapitres rétrospectifs, depuis les premières années du xixe siècle, où le fils orphelin de Charles-Emmanuel de Savoie-Carignan se trouvait à Genève dans la très modeste pension de M. Vaucher, où l’on était fort mal nourri. Heureusement la sœur du maître de pension, s’attachant à M. Charles, lui faisait faire ses commissions pour la ville, et en retour le régalait de bons repas supplémentaires. En 1821, l’ambassadeur de France, marquis de la Tour du Pin, écrivait au baron Pasquier : « On ne peut pas, si jeune encore, être pourvu d’une réputation pire que celle du prince de Carignan… il est en horreur à tous les partis. » Jugement de l’opinion trop sévère sans doute et que la carrière du prince devenu roi devait démentir, puisque M. de Reiset conclut sur son compte : « Je regarde Charles-Albert comme un des souverains les plus distingués que j’aie jamais connus… Sous une apparence de froideur, il cachait un cœur très aimant, et qui savait souffrir sans jamais se plaindre… Non seulement le roi Victor-Emmanuel ne lui a jamais ressemblé physiquement, mais moralement il ne pouvait y avoir aucune sympathie entre eux. Le roi Charles-Albert avait en lui de la race, de l’élégance, tandis que la nature du roi Victor était commune. »

Et le comte de Reiset connaissait Victor-Emmanuel qui prince royal, venait chez lui avec une fausse barbe, et sous le nom de Martin, tant pour causer des choses de l’état que pour faire confidence de ses escapades.

Il était l’intime ami de Massimo d’Azeglio, chef d’un des premiers ministères de Victor-Emmanuel, et il assiste aux débuts de Cavour. Après le deux décembre il fut envoyé comme premier secrétaire à Saint-Pétersbourg. Il est à souhaiter qu’un second volume de souvenirs nous fasse connaître ce qu’il y vit. Celui-ci a un double intérêt ; il présente un tableau suivi de la politique piémontaise, pendant la période si intéressante qui va du soulèvement de 1848 à l’arrivée au pouvoir de Cavour, et en outre il contient, tant sur les personnages de cette période que sur quelques princes antérieurs de curieuses anecdotes. L’histoire du mariage du futur empereur Guillaume — l’inoubliable grand-père — est piquante et n’était plus guère connue de notre temps.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome XL, numéro 144, 1er décembre 1901, p. 796-804 [804].

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La Revue hebdomadaire a commencé, le 2 novembre, la publication de Miranda, par A. Fogazzaro.

[…]

Lettres italiennes.
Le Roi de Nirvanie, pièce en quatre actes par Riccardo Carafa §

Tome XL, numéro 144, 1er décembre 1901, p. 839-843.

Il y a en Italie un drame d’un intérêt artistique peu commun qu’on ne peut pas jouer, faute de la permission de l’autorité politique. J’ignore profondément ce que cette autorité, si peu remarquable en toute occasion où elle devrait être remarquée, peut avoir relevé dans le drame de Riccardo Carafa : en le lisant, il m’a été difficile de comprendre ces préoccupations qui doivent avoir troublé la censure. Mon étonnement est peut-être justifié par l’indifférence que la même autorité déploie vis-à-vis des événements politiques proprement dits, et par l’allure libertaire que le Gouvernement prend toutes les fois qu’il a peur de sombrer quelques mois avant sa mort naturelle.

Le fait est que le Roi de Nirvanie a été soustrait au jugement du public, et que Riccardo Carafa, qui a probablement travaillé pour livrer une forte et belle bataille, est bien sûr de ne voir pas une seule fois son drame à la place qui lui conviendrait. L’auteur est assez spirituel pour ne pas se stalactiser sur cette aventure de sa vie littéraire, mais cependant le travail important et soigné d’un artiste risque d’être totalement perdu pour la grande majorité du public intelligent. Le Roi de Nirvanie n’est pas un drame à clef, quoique la censure ait voulu voir sous les noms et les faits de ces quatre actes toute l’histoire contemporaine du royaume d’Italie. Il est inadmissible qu’un écrivain probe et aristocrate tel que Riccardo Carafa se soit volontairement adonné à ce genre de cryptographie littéraire, qui place tous ses espoirs sur le bruit irrévérencieux que la découverte successive des personnages vrais produit autour d’une œuvre ; tapage d’un jour, où l’art n’a rien à voir.

La censure, avec ce flair que, pour faire une chose originale, on peut lui accorder de temps à autre, a probablement remarqué que ce roi de Nirvanie et tout son entourage sont vraisemblables, et de la vraisemblance littéraire à la réalité quotidienne il n’y a qu’un pas. On a défendu ce drame parce qu’il n’était pas absolument dépourvu de sens commun et parce qu’on ne voit pas le roi marcher la tête en bas, les pieds en haut, suivi par les aides de camps et les dames d’honneur dans la même extraordinaire position locomotrice. Probablement que si ce pauvre monarque pouvait imiter l’homme-mouche, délice et terreur de mon enfance, le drame, quoique complètement renversé, serait joué sur tous les théâtres.

Mais n’abusons pas, avec notre esprit facile, de la situation délicate de la censure, qui, après tout, mérite un sincère respect. Voyons de près l’œuvre de Riccardo Carafa, car j’espère que tôt ou tard elle pourra compter sur un public plus nombreux qu’aujourd’hui.

Le roi de Nirvanie, Othon III, appartient à celle élite de rois philosophes qui constituent un danger quotidien pour eux-mêmes, pour leur maison et pour le royaume qui est en leurs mains. Othon n’est sûr de rien et il doute avant tout du principe par la grâce duquel il règne ; doué d’un esprit mobile et d’une âme profondément sensible, il est toujours un peu de l’avis de ses adversaires et des adversaires de la Monarchie. Incapable donc d’une action suivie, il est, au commencement du drame, au pouvoir d’un ministère qui règne à l’aide, c’est-à-dire avec la permission de l’extrême gauche. Ce roi moderne, bon et faible, rêveur et paresseux, voit le monde à travers les œuvres de Nietzsche, de Tolstoï, de Spencer et de Marx, d’où un état d’âme contradictoire qui en paralyse la volonté. Il n’y a rien d’étonnant, donc, qu’il approuve les fiançailles de la Princesse Béatrice, sa fille, avec le Prince de Muringie, en obéissant à la raison d’État, bien qu’il sache que ce mariage n’exerce aucun attrait sur la jeune Princesse et quoique il se demande incessamment si le bonheur du royaume vaut son bonheur à lui et celui de toute la famille.

Mais les choses marchent : le peuple, longuement labouré par les démagogues, réclame impérieusement l’amnistie, une amnistie quelconque qui soit un bon prétexte à des démonstrations et à des meetings. Le ministère maladroit ne sait pas céder à temps, d’où un malentendu sourd et dangereux entre le peuple et la couronne. Quelques échauffourées ont pour épilogue la mort d’un enfant qui tombe le crâne ouvert sous une décharge des soldats ; on porte le cadavre au Palais Royal au seuil duquel l’orage populaire gronde menaçant. Le roi Othon accepte les démissions du ministère et il fait appeler deux des chefs les plus en vue pour connaître leur pensée s’ils en ont une. L’entrevue se passe tandis que les huées de la foule montent et le désarroi de ces hommes politiques devient de plus en plus clair et significatif. Enfin, M. Fadda-Cuci, un des chefs de la gauche, est chargé de la composition du nouveau cabinet et il s’empresse de calmer le peuple avec la promesse de l’amnistie.

Tous ces événements se développent dans ces deux premiers actes ; dessinés d’une main robuste et précise, ils témoignent de longues méditations et d’une profonde connaissance du milieu, mérites qu’il faut reconnaître à l’auteur. Dès les premières scènes, les personnages montrent leur physionomie : nous avons parlé du Roi, mais cette douce Princesse Béatrice, cette vaillante Reine Alexandre, toute dévouée à un idéal de sacrifice pour son auguste époux, ce député Forca qui se pose en maître de la populace tandis qu’il n’en est que l’esclave tremblant, et d’autres silhouettes ne sont pas moins heureusement présentées en quelques traits bien choisis. Jusqu’à un certain point la censure trouve ici sa justification, car ces types ont un tel relief de vérité qu’il ne serait assurément pas impossible d’en rencontrer de pareils dans une cour européenne ou dans un vrai Parlement quelconque.

Cependant le sang innocent de ce bambin, tué plutôt par la bêtise de ses parents que par les coups des soldats, mérite une vengeance. Au troisième acte, dans un cabaret du faubourg, un rendez-vous a lieu entre divers anarchistes, quelques femmes de joie et quelques esprits ignorants enflammés par des lectures mal comprises. La mère de l’enfant tué survient, ivre de rancune : elle échange quelques mots avec Achille Lucchi, un de ces hommes qu’on lui a indiqués comme les plus résolus, et sans appuyer trop sur les détails, presque avec des sous-entendus, tout un complot se déroule à nos yeux, entrecoupé par la propre histoire d’Achille Lucchi, histoire navrante qu’il raconte lui-même, tableau fidèle de la vie du prolétariat et des malentendus qui règnent entre toutes les classes sociales.

Au Palais, on fête, au quatrième acte, le triomphe de la Princesse Béatrice, revenue d’une longue promenade au milieu du peuple. Elle lui a apporté, comme son cadeau de noces, cette amnistie qu’on vient de concéder à l’occasion de mariage, et le peuple l’a couverte de fleurs et de bénédictions. Le roi Othon est fier du succès de sa fille : tout le monde entoure la fiancée, heureuse enfin d’avoir donné à son sacrifice pour la raison d’État une signification d’apaisement. La foule revient, cependant, mais cette fois frémissante d’enthousiasme : on désire saluer le roi et sa famille pour leur témoigner ces sentiments de gratitude qui gonflent le cœur du peuple. Du haut du balcon, le Roi, la Reine, les Princes se montrent à la foule. Les cris et les vivats redoublent et montent au ciel ; la joie est au comble… Soudainement, un éclair, un coup de feu : la Princesse Béatrice, frappée en pleine poitrine, chancelle et tombe, elle vient de recevoir le plomb destiné à son père. Achille Luchi a manqué son coup et le sang innocent de l’enfant du peuple a été vengé par le sang d’une jeune vierge innocente. La Princesse, transportée immédiatement dans ses appartements, rend le dernier soupir avec une parole de paix et de pardon.

On dirait que l’heure vient de sonner d’une action énergique, après tant d’incertitudes et de faiblesses. Les ministres, les grands dignitaires, les Princes, la Reine entourent le Roi pour qu’il donne l’ordre de cette action sévère qui tranche tous les doutes : une répression s’impose, terrible comme le crime qu’on vient de commettre. Le Roi semble pencher lui aussi en ce sens : oui, qu’on arrête, qu’on poursuive, qu’on disperse la foule parmi laquelle le traître se cachait… Mais la parole du pardon chuchotée par la vierge mourante lui revient à la mémoire et il retombe dans l’hésitation de toute sa vie. Il retient les ministres et les officiers et, devant sa famille et ces personnages réunis par une même douleur, le Roi Othon III de Nirvanie accomplit la suprême lâcheté philosophique de son règne : il abdique en faveur du fils, le Prince Adolphe.

L’abdication survenue si rapidement n’est pas faite, je crois, pour convaincre. À mon avis, elle est un trait que rien ne justifie et qui fausse le caractère de ce personnage, jusqu’ici remarquable et, par certains côtés, sympathique. Il est invraisemblable qu’il ne songe pas un moment aux conséquences de cette espèce de fuite devant le danger, le jour même où un crime odieux vient de jeter le deuil parmi ses fidèles. Le drame psychologique de ce Roi supérieur et absurde atteint son apogée avec la bataille de sentiments auxquels il tombe en proie lorsque la Princesse est tuée, et il a sa conclusion avec le triomphe des idées clémentes et humanitaires. Les épisodes suivants n’ajoutent rien, et l’abdication gâte l’effet sobre et poignant de cette scène très belle et d’une puissance dramatique rare.

Riccardo Carafa peut ne tenir aucun compte de cette observation que l’intérêt pour son œuvre me suggère. Il est probable que le manque de perspective, c’est-à-dire la simple lecture d’un drame qui devrait être joué et vivifié par les personnages, trompe mon œil ; d’ailleurs, en matière de critique, il est bon d’imiter le Roi de Nirvanie et de se garder des affirmations catégoriques. Mais l’impression générale reste sûre en moi, et c’est que l’auteur vient de donner un essai éloquent de sa connaissance du théâtre et des ressources d’un art hérissé de difficultés enfantines et énormes.

En attendant que la censure désarme et que de quelque manière on puisse voir ou lire ce travail d’un talent original et personnel, je souhaite à Riccardo Carafa de ne pas s’arrêter sur la route. Nous avons besoin pour notre art dramatique de quelques esprits qui comprennent toute la noblesse et toute la force dont on peut animer une pièce destinée au grand public.